LA DISPARUE DE L'ENFER PROLOGUE Le plus grand calme régnait dans la pièce grandiose. Assis en silence, quatre humains et treize chats sylvestres, dont quatre encore tout jeunes, gardaient les yeux rivés sur l'holoviseur qui ne diffusait que des tourbillons muets de couleurs apaisantes —un écran d'attente. Les seuls mouvements provenaient du chat qui balançait lentement sa queue, blotti dans les bras de Miranda LaFollet, et de la féline Samantha qui réconfortait sa fille Andromède en la caressant de sa patte préhensile. Andromède était la plus nerveuse des chatons sylvestres, mais tous les quatre se sentaient mal à l'aise et se pressaient contre leur mère, les oreilles à demi aplaties. Leurs sens télempathiques ne leur transmettaient que trop clairement les violentes émotions des adultes — humains comme félins — mais ils étaient trop jeunes pour comprendre ce qui justifiait la tension terrible de leurs aînés. Allison Harrington détacha son regard de l'holoviseur silencieux pour le poser une fois de plus sur le profil de son mari. Il regardait droit devant lui, le visage tendu, et elle n'avait nul besoin d'être empathe pour sentir son chagrin faire écho à son propre tourment. Mais il refusait de reconnaître sa douleur — il s'y refusait depuis le début — comme si, en la niant ou en la combattant dans la solitude et l'angoisse de son cœur sans « l'ennuyer avec ça », il pouvait d'une façon ou d'une autre lui ôter sa réalité. Il savait pourtant que c'était faux. Les chirurgiens l'apprennent ne serait-ce qu'en regardant leurs patients faire face à ces démons tout seuls. Mais il le savait dans sa tête et non dans son cœur, et même maintenant il refusait de quitter l'holoviseur des yeux. Les deux petites mains d'Allison pressèrent la sienne, large, qu'elles avaient capturée presque de force quand il s'était assis à côté d'elle, mais son mari restait aussi expressif que le granite de Sphinx, et elle s'imposa de détourner le regard. Un soleil éblouissant, filtré doublement par le grand dôme couvrant Harringtonville puis par le plus petit du manoir Harrington, se déversait mal à propos par la fenêtre. Il aurait dû faire nuit dehors, se disait-elle. Nuit noire, à l'image de l'obscurité qui régnait sur son âme; et elle ferma les yeux dans sa peine. L'intendant en chef James MacGuiness la vit et se mordit une fois de plus la lèvre. Il aurait voulu lui tendre la main comme elle l'avait fait en insistant pour qu'il soit là, « avec le reste de la famille », en ce jour terrible. Mais il ne savait pas comment s'y prendre et il inspira profondément, les narines évasées. Puis il sentit un corps chaud et doux atterrir sans ménagement sur ses genoux et il baissa les yeux vers Héra qui posait ses deux pattes intermédiaires sur son torse et effleurait tout doucement son visage d'une patte préhensile. Le regard vert brillant du chat sylvestre croisa le sien d'un air soucieux qui lui fit monter les larmes aux yeux, et il caressa sa fourrure duveteuse avec gratitude tandis qu'elle ronronnait gentiment à son adresse. L'holoviseur émit un son discret et tous les regards, humains comme sylvestres, se tournèrent vers lui. Très peu de gens sur Grayson connaissaient l'objet du bulletin d'information qui allait suivre. Ceux réunis dans cette pièce et dans une autre similaire au Palais du Protecteur étaient pour leur part au courant, car le responsable du bureau local du Service d'information interstellaire les avait prévenus par courtoisie. Bien sûr, la plupart des Graysoniens se doutaient de sa teneur. Le temps où l'information se répandait instantanément était révolu depuis des siècles, depuis que l'humanité n'était plus cantonnée sur une seule et unique planète. Aujourd'hui, l'information circulait entre les étoiles à la vitesse des vaisseaux qui la transportaient. L'humanité avait revu ses attentes pour se réadapter à des nouvelles qui arrivaient par à-coups, sous forme de morceaux indigestes et de rumeurs attendant confirmation. Or cette histoire précise avait donné lieu à trop de « flashs spéciaux » et de spéculations pour que les Graysoniens n'en aient pas une petite idée. L'holoviseur émit un nouveau son, puis un texte aux lettres bien nettes et découpées s'afficha : Le flash spécial qui suit comporte des scènes violentes susceptibles de choquer certains spectateurs. Accord parental recommandé. Puis l'avertissement céda la place à une date et une heure : 23:31:05 GMT, 24 or 1912 PD. Les chiffres flottèrent dans l'holoviseur devant un logo du SH animé d'un lent mouvement de rotation pendant dix secondes environ, annonçant que ce qu'on allait voir avait été enregistré presque un mois T plus tôt. Puis ils disparurent, remplacés par les traits familiers de Joan Huertes, la présentatrice du SH pour le secteur de Havre. « Bonsoir, dit-elle d'un air solennel. Ici Joan Huertes depuis les locaux du SH à La Nouvelle-Paris, en République populaire de Havre, où, cet après-midi, Léonard Boardman, second adjoint au directeur de l'Information publique, s'exprimant au nom du comité de salut public, a fait la déclaration suivante. L'image de Huertes disparut, remplacée par celle d'un homme aux cheveux clairsemés dont le visage étroit semblait vaguement déplacé sur un corps boudiné. Malgré son air plutôt doux, des rides profondes creusaient son visage, de celles qu'on acquiert quand l'inquiétude devient un mode de vie, mais il semblait se maîtriser parfaitement. Il croisa les mains sur le pupitre derrière lequel il se tenait et balaya du regard la grande salle de conférence confortablement meublée, pleine de journalistes et de caméras d'holovision. Au milieu de l'habituel brouhaha de questions dont tout le monde savait qu'elles resteraient sans réponse, il restait simplement debout; puis il leva la main pour obtenir le silence. Le brouhaha faiblit progressivement, et il s'éclaircit la gorge. « Je ne répondrai à aucune question cet après-midi, citoyens, dit-il aux journalistes. J'ai toutefois préparé une déclaration, et des puces HV complémentaires vous seront distribuées à l'issue de cette conférence de presse. » Un murmure de déception monta de l'assistance, sans trace de surprise néanmoins. Nul ne s'attendait réellement à plus... et tous connaissaient déjà grâce à des « fuites » bien orchestrées l'objet de la déclaration. « Ainsi que nous l'avons déjà annoncé, commença Boardman d'une voix monocorde (il lisait manifestement un prompteur holo que personne d'autre ne voyait), il y a de cela quatre mois, le 23 octobre 1911 post Diaspora, la meurtrière notoire Honor Stéphanie Harrington a été capturée par les forces armées de la République populaire. À l'époque, le ministère de l'Information publique a affirmé l'intention qu'avait le comité de salut public d'appliquer la loi dans toute sa sévérité, mais en en respectant strictement la lettre. Malgré la guerre d'agression que les ploutocrates élitistes et monarchistes du Royaume stellaire de Manticore et les régimes fantoches de la prétendue "Alliance manticorienne" ont choisi de lancer contre la République populaire en l'absence de provocation, la République observe scrupuleusement les dispositions des accords de Deneb depuis le début des hostilités. Après tout, ce n'est pas la faute de ceux qui portent l'uniforme si les maîtres d'un régime corrompu et oppressif, obnubilés par leur propre intérêt, leur ordonnent de se battre, même si cela implique de procéder à des actes d'agression caractérisés contre les citoyens et les planètes d'une nation qui ne souhaite que vivre en paix et permettre aux autres de faire de même. « Le fait que, au moment de sa capture, Harrington servait en tant qu'officier dans la flotte du Royaume stellaire compliquait toutefois une situation déjà complexe. Vu son insistance à se prétendre protégée des conséquences de son crime par sa position dans la Flotte manticorienne en vertu des accords de Deneb, le gouvernement de la République, déterminé à agir sans précipitation, a demandé à la cour suprême de justice populaire d'examiner les détails de l'affaire, la condamnation et les accords afin de s'assurer que tous les droits juridiques de la prisonnière soient scrupuleusement respectés. « La condamnation d'Harrington ayant été prononcée par un tribunal civil avant le début des hostilités, la cour suprême, au terme d'une longue délibération, a statué que, en vertu de l'article quarante et un des accords de Deneb, les protections normalement accordées au personnel militaire ne s'appliquaient pas à son cas. La cour suprême a donc ordonné qu'Harrington soit confiée à la garde du Service de sécurité en tant que prisonnière civile plutôt qu'à la Flotte populaire comme les prisonniers de guerre. En donnant l'ordre de renvoi en détention, la juge Thérésa Mahoney, dans sa rédaction de l'opinion unanime de la cour, faisait observer que... (Boardman prit une feuille de papier sur le pupitre et lut à voix haute) : "Ce fut une décision difficile. Bien que le droit civil et l'article quarante et un soient sans équivoque à ce sujet, aucun tribunal ne souhaite établir de précédent susceptible de mettre ses propres concitoyens militaires en péril si l'ennemi choisissait d'exercer des représailles. Toutefois, cette cour n'a pas d'autre choix que d'ordonner la remise de la prisonnière aux autorités civiles, elles-mêmes assujetties à leurs propres exigences légales. Au vu des circonstances particulières entourant cette affaire et compte tenu des inquiétudes de la cour concernant de possibles représailles de la part des ennemis du peuple, la cour demande respectueusement au comité de salut public, en tant que représentant du peuple, d'envisager la clémence; non que cette cour exprime la conviction que la prisonnière mérite la clémence car ce n'est manifestement pas le cas, mais elle s'inquiète sincèrement pour la sécurité des citoyens de la République actuellement aux mains de l'Alliance manticorienne." Boardman posa la feuille de papier et croisa de nouveau les mains devant lui. «Le comité, tout particulièrement le président Pierre, a très soigneusement examiné l'opinion et les recommandations de la cour, fit-il d'une voix solennelle. Le peuple préférerait toujours se montrer clément, même envers ses ennemis, mais les exigences de la loi dans ce cas étaient parfaitement claires, ainsi que l'a souligné la cour suprême. De plus, si cléments que nous souhaitions nous montrer, le gouvernement populaire ne peut faire preuve de faiblesse face aux ennemis du peuple au moment où nous combattons pour sauver nos vies. Dans cet esprit, et le crime haineux commis par la prisonnière — le meurtre de sang-froid, délibéré et prémédité de l'équipage complet du vaisseau marchand havrien Sirius — interdisant par sa nature toute réduction de la peine décidée par la cour à l'époque de sa condamnation, le citoyen président Pierre a renoncé à exercer son droit de grâce. En conséquence, Harrington a été livrée aux autorités compétentes du camp Charon, dans le système de Cerbère, et, à 7:20 GMT ce 24 janvier, le quartier général du Service de sécurité à La Nouvelle-Paris a reçu confirmation de la part du camp Charon que la sentence avait été exécutée conformément aux ordres. Quelqu'un inspira bruyamment dans la pièce silencieuse noyée de soleil, sans qu'Allison sache bien qui. Peut-être elle-même. Ses mains se refermèrent comme des serres sur celle de son mari, qui ne cilla même pas. Le choc paraissait émoussé, bizarrement, comme si leur longue attente l'avait recouvert de tissus cicatriciels qui muselaient les terminaisons nerveuses, et ni elle ni aucun des autres ne parvenaient à quitter l'holoviseur des yeux. Ils étaient comme hypnotisés et s'infligeaient une terrible punition : ils savaient ce qu'ils allaient voir, mais détourner le regard aurait constitué une trahison. Ils se devaient d'être là, même s'il était irrationnel de se soumettre à cette épreuve : le cœur a ses raisons... Sur l'holoviseur, la salle de conférence resta elle aussi parfaitement silencieuse pendant la pause de Boardman. Puis il regarda la caméra en face, le visage sombre, et reprit d'un ton serein : « La République populaire de Havre met en garde les membres de la prétendue "Alliance manticorienne" contre tout mauvais traitement de personnel havrien en représailles à cette exécution. La République populaire rappelle à ses ennemis — et à la Galaxie tout entière — qu'il s'agissait d'une affaire unique et particulière, dans laquelle un criminel condamné échappait depuis plus de onze années standard au châtiment légal qu'exigeait son crime atroce. Toute velléité de maltraiter notre personnel en réaction aurait les plus graves conséquences pour les responsables lorsque la paix sera rétablie dans cette région. De plus, la République populaire souhaite souligner que toute initiative de ce type mènerait inévitablement à la dégradation des conditions de détention des prisonniers de guerre des deux camps. Honor Stéphanie Harrington était une meurtrière à grande échelle, et c'est pour ce crime et non pour ses actes en tant que membre des forces armées du Royaume stellaire de Manticore depuis le début des hostilités qu'on l'a exécutée. » Il resta un moment immobile, puis inspira et inclina brusquement la tête. « Merci, citoyens. Ceci conclut ma déclaration. Mes assistants vont vous distribuer les puces vidéo. Bonne journée. » Il se retourna et s'éloigna d'un pas vif, ignorant le bruit renouvelé des questions qui s'élevaient dans son dos, et l'image disparut une fois de plus. Puis Huertes reparut, l'air plus grave encore qu'auparavant. Cette scène avait lieu dans la Tour du peuple cet après-midi, alors que Léonard Boardman, second adjoint au directeur de l'Information publique, s'exprimant au nom du comité de salut public, procédait à une annonce que, très franchement, les sources informées en République populaire attendaient depuis plus de deux mois T. Il est impossible d'évaluer les conséquences qu'auront les événements d'aujourd'hui sur le front, mais de nombreuses sources habituellement fiables, ici, dans la capitale, ont confié officieusement au SH s'attendre à des représailles manticoriennes et se disent prêtes à réagir. » Elle s'interrompit, comme pour laisser à l'idée le temps de faire son chemin, puis s'éclaircit la gorge. « En attendant, voici les images HV fournies par le ministère de l'Information publique. Le SII tient une fois encore à attirer l'attention de ses holospectateurs sur le caractère violent et explicite de ce que vous allez voir. » Il y eut un lent fondu au noir, comme pour donner au public le temps de fuir s'il le souhaitait... ou pour s'assurer que quiconque s'était temporairement éloigné ait le temps de revenir savourer la dose de violence promise. Puis l'holoviseur revint à la vie. Le décor était très différent de la salle de conférence où Boardman avait fait sa déclaration. Cette pièce-ci était beaucoup plus petite, les murs nus et le sol de béton céramisé uniforme. Sous le plafond haut, une plateforme de bois brut occupait presque toute la surface au sol. Une volée de marches y menait, et une corde dont l'extrémité formait la traditionnelle boucle du pendu tombait du plafond, au milieu de la plate-forme. Pendant quelques secondes, on ne vit que la pièce vide et la potence lugubrement fonctionnelle, puis on entendit le bruit soudain d'une porte brutalement ouverte, et six personnes pénétrèrent dans le champ de la caméra. Quatre hommes portant l'uniforme noir et rouge du Service de sécurité formaient un nœud compact autour d'une grande brune en combinaison de détenu orange vif. Un cinquième homme, vêtu du même uniforme mais arborant l'insigne de colonel, entra à leur suite puis obliqua et s'arrêta. Il adopta une espèce de repos de parade, le pied près d'une discrète pédale incrustée dans le sol, et regarda la prisonnière traverser la pièce. Ses poignets étaient enchaînés dans son dos et d'autres chaînes pesaient à ses chevilles. Son visage n'exprimait rien du tout, mais elle fixait la potence des yeux, comme hypnotisée, tandis que ses gardes la faisaient avancer. Ses pas entravés se firent plus lents et hésitants à mesure qu'ils approchaient des marches, et son masque inexpressif commença de se fissurer. Elle tourna la tête et regarda ses gardes avec une lueur de désespoir dans les yeux, mais aucun ne lui rendit son regard. Les hommes de SerSec gardaient l'air sombre et déterminé, et, comme sa résistance augmentait, ils l'attrapèrent par les bras et la poussèrent autant qu'ils la tirèrent pour monter les marches. Elle se mit à respirer plus bruyamment alors qu'ils la forçaient à gagner le milieu de la plateforme, et elle leva les yeux vers la corde puis, dans un effort douloureux que chaque spectateur put véritablement ressentir, elle s'imposa de détourner le regard. Elle ferma les yeux et ses lèvres s'animèrent. Elle priait peut-être, mais aucun son ne sortait de sa bouche, puis elle inspira et sursauta comme on lui passait une cagoule noire sur la tête. Sa respiration haletante faisait vibrer le tissu léger comme la poitrine d'un oiseau terrifié, et elle se mit à agiter les mains et à résister aux menottes lorsque la corde fut passée par-dessus la cagoule, serrée autour de son cou et ajustée de façon à placer le nœud derrière son oreille. Les gardes la lâchèrent et reculèrent. Sa silhouette anonyme vacilla : la terreur parfaitement compréhensible de ce qui l'attendait lui coupait les jambes. Puis le colonel parla d'une voix dure, bourrue, qui pourtant trahissait un peu de compassion — l'air d'un homme qui n'aime pas ce que son devoir exige de lui. « Honor Stéphanie Harrington, vous avez été reconnue coupable de crime contre le peuple sous la forme d'un meurtre prémédité. La peine prononcée par le tribunal, exécutoire ce jour, est la mort. Souhaitez-vous faire une déclaration ? » La prisonnière secoua convulsivement la tête, la poitrine agitée par la terreur et l'hyperventilation, et le colonel acquiesça en silence. Il n'ajouta rien. Il tendit simplement le pied et appuya fermement sur la pédale, d'un mouvement charitable par sa rapidité. La trappe s'ouvrit dans un claquement retentissant, soudain, et, comble de l'horreur, un bruit sinistre s'entendit clairement lorsque le poids de la prisonnière tendit la corde. Il y eut un souffle bref et explosif — un dernier effort douloureux pour respirer, étouffé dans l'œuf — puis la femme fut agitée d'un spasme violent tandis que la corde lui brisait le cou. Le corps pendait inerte, décrivant un cercle lent au milieu des plaintes de la corde, et la caméra le fixa encore au moins dix secondes. Puis le noir gagna l'holoviseur et le doux contralto de Huertes se fit entendre. « C'était Joan Huertes de SH, depuis La Nouvelle-Paris », dit-elle doucement. La plainte déchirante de treize chats sylvestres lui répondit ainsi que les larmes silencieuses de Miranda LaFollet et James MacGuiness, et Allison Harrington tendit une main tremblante vers les cheveux de son mari dont la cuirasse cédait enfin, le laissant à terre et sanglotant sur les genoux de sa femme. LIVRE PREMIER CHAPITRE PREMIER À un Sphinxien, le vent d'automne cinglant n'aurait paru que vivifiant, mais il était froid si loin au sud sur la planète Manticore. Il s'abattait sur les terres depuis la baie de Jason, faisant claquer les pavillons en berne au-dessus de la foule dense et muette qui s'étirait sur le parcours de la procession, de Port-Royal au cœur de la ville d'Arrivée. En dehors des sifflements du vent et des claquements des drapeaux, on n'entendait que le lent battement d'un unique tambour en deuil, l'écho anachronique de sabots et le cliquetis tout aussi anachronique de roues ferrées. Le capitaine de vaisseau Rafael Cardones conduisait le défilé de cavalerie, raide comme la justice, les yeux fixés droit devant lui tandis qu'il lui faisait descendre le boulevard du Roi Roger-1er, si calme que le temps semblait s'être arrêté, entre deux rangées d'hommes issus de toutes les spécialités, portant brassard noir et armes renversées. La foule observait, figée dans une immobilité surnaturelle, et le tambour solitaire — une jeune femme, aspirant en deuxième année sur l'île de Saganami, qui avait revêtu sa tenue de cérémonie — suivait le caisson d'artillerie drapé de noir. Le son amplifié du tambour était répété par le haut-parleur qui couronnait chaque hampe, et tous les récepteurs HV dans le système de Manticore retransmettaient les images et les bruits, ainsi que le silence qui semblait étrangement les entourer et les avaler. Un aspirant de la même promotion marchait derrière elle, menant un troisième cheval — celui-ci noir comme le charbon, sellé, deux bottes renversées dans les étriers —, et d'autres gens le suivaient en nombre restreint. Une femme à la peau noire portant l'uniforme de capitaine de la Liste et le béret blanc de commandant de vaisseau stellaire marchait derrière le cheval, tenant bien droit entre ses mains gantées le sabre Harrington dans son fourreau. Ses yeux brillaient de larmes contenues, les pierres précieuses ornant le fourreau étincelaient dans le soleil timide, et huit amiraux — Sir James Bowie Webster, officier commandant la Première Flotte, ainsi que les sept Lords de l'Amirauté en uniforme — suivaient sur ses talons. Et c'était tout. Une procession dérisoire comparée à la pompe et à la majesté que les régisseurs de la République populaire auraient pu déployer, mais elle suffisait car ces douze personnes et trois chevaux étaient la seule source de mouvement et de bruit dans une ville qui abritait plus de onze millions d'êtres humains. À travers toute la foule en deuil on ôtait chapeaux et casquettes au passage du cortège, avec maladresse parfois, ou l'air un peu gêné, et Allen Summervale, duc de Cromarty, Premier ministre du Royaume stellaire de Manticore, se tenait aux côtés de la reine Élisabeth III sur les marches de la cathédrale royale et regardait approcher lentement la colonne. Très peu de ceux qui assistaient au passage du véhicule savaient ce qu'était un « caisson d'artillerie » avant que les journalistes couvrant les funérailles le leur apprennent. Plus rares encore étaient ceux conscients que ces véhicules avaient servi à tirer des pièces d'artillerie sur la vieille Terre — Cromarty lui-même ne le savait que grâce à un ami d'enfance féru d'histoire militaire — ou au fait de leur rôle dans les funérailles militaires. Mais aucun de ces spectateurs n'ignorait que le cercueil que supportait le caisson était vide, que le corps de la femme dont ils étaient venus partager les funérailles ne serait jamais rendu au sol de son royaume natal. Pourtant elle n'avait pas été vaporisée dans la fureur des combats spatiaux ni n'était partie à la dérive, perdue à jamais dans l'espace comme tant des fils et filles de Manticore, et, malgré la solennité, le calme et la douleur que portait le vent, Cromarty sentait la colère féroce, la fureur de la foule endeuillée battre au rythme du tambour. Un bruit d'étoffe déchirée et de tonnerre lointain résonna dans les cieux, et l'on quitta des yeux la procession pour les lever sur cinq Javelots, appareils de formation de Kreskin, sur l'île de Saganami, qui passaient au-dessus des têtes. De larges panaches blancs les suivaient dans le ciel d'automne bleu délavé, puis l'un d'eux monta à pic, s'éloignant des autres, s'éclipsant dans le soleil éclatant comme un esprit en fuite, selon la formation dite « du disparu » que les pilotes présentaient depuis plus de deux mille ans pour marquer le décès d'un des leurs. Les quatre autres appareils se croisèrent au-dessus du cortège puis disparurent à leur tour. Cromarty inspira profondément et se retint de regarder par-dessus son épaule : ce n'était pas vraiment nécessaire, il savait ce qu'il verrait. Les dirigeants de tous les partis politiques représentés tant à la chambre des Lords qu'à celle des Communes se tenaient derrière lui, son monarque et la famille royale, image de la solidarité du Royaume stellaire tout entier dans ce moment de douleur et de colère. Bien sûr, songea-t-il avec une amertume soigneusement dissimulée, certains d'entre eux ne sont là que parce qu'il s'agit de funérailles. Enfin, ça et le fait qu'aucun n'aurait osé décliner l'« invitation » d'Élisabeth. Il parvint à ne pas exprimer bruyamment son dégoût et se répéta que toute une vie passée en politique l'avait rendu cynique. Sans le moindre doute. Mais je sais aussi bien qu'Élisabeth que certains de ceux qui se tiennent derrière nous se réjouissent de ce qu'ont fait les Havriens. Seulement, ils ne peuvent pas l'admettre, sinon ils le paieraient cher aux prochaines élections. Il prit une autre inspiration profonde alors que la procession entrait enfin sur la place de la cathédrale du roi Michael. La Constitution du Royaume stellaire interdisait très clairement l'établissement d'une religion d'État, mais les membres de la maison de Winton étaient des catholiques de la Seconde Réforme depuis quatre siècles. Le roi Michael avait commencé la construction de la cathédrale qui portait désormais son nom sur la fortune privée de la famille royale en 65 après l'Arrivée —soit 1528 post Diaspora selon le calendrier de l'humanité au sens large — et tous les membres de la famille avaient été enterrés là depuis. Les dernières funérailles d'État du Royaume en la cathédrale avaient eu lieu trente-neuf années T plus tôt, après la mort du roi Roger III. Seuls onze étrangers à la maison royale y avaient jamais été « inhumés » et, sur ce nombre, trois des cryptes étaient vides. Tout comme le resterait la douzième, songea tristement Cromarty, car il doutait pour une raison obscure que le corps d'Honor Harrington soit jamais retrouvé, même après la défaite de la République populaire. Mais elle serait en bonne compagnie même dans ce cas, se dit-il, car la crypte vide qu'on lui destinait se trouvait entre celles tout aussi vides d'Édouard Saganami et Ellen d'Orville. Le cortège s'arrêta devant la cathédrale, et une garde d'honneur d'officiers mariniers supérieurs et de sous-officiers des fusiliers triés sur le volet descendit les marches à un rythme strictement régulier et identique, marqué par les battements incessants et douloureux du tambour. Une frêle colonel des fusiliers les suivit d'un pas exact malgré un boitillement discret et salua le capitaine portant le sabre avec une précision digne de la parade. Puis elle prit de ses mains gantées fourreau et lame, exécuta un demi-tour parfait tandis que la garde d'honneur faisait glisser le cercueil vide du caisson d'artillerie et monta les marches à leur tête du même pas lent. Le tambour suivit, battant toujours son tempo chagrin, jusqu'à ce que ses talons touchent le seuil de la cathédrale. Alors les battements s'interrompirent (à l'instant même où son pied se posait), et les accents riches et tristes des Lamentations sur la beauté perdue de Salvatore Hammerwell se déversèrent à leur place depuis les haut-parleurs. Cromarty inspira profondément puis se retourna enfin pour faire face aux personnalités endeuillées derrière lui. À leur tête venait la reine Élisabeth, accompagnée du prince consort Justin, du prince héritier Roger et de sa sœur, la princesse Joanna, ainsi que de la reine mère Angélique. La tante d'Élisabeth, la duchesse Catherine Winton-Henke, et son mari Édouard Henke, comte du Pic-d'Or, se tenaient juste derrière eux, flanqués de leur fils Calvin et des deux oncles d'Élisabeth, le duc Aidan et le duc Jeptha, ainsi qu'Anna, l'épouse d'Aidan. Le capitaine Michelle Henke rejoignit ses parents et son frère aîné après s'être déchargée du sabre aux pieds de la cathédrale, et la famille immédiate de la reine se trouva au complet. Seul manquait son frère cadet, le prince Michael, car il était capitaine de frégate dans la Spatiale et son vaisseau se trouvait alors basé dans le système de l'Étoile de Trévor. Cromarty s'inclina devant sa reine et, d'un ample geste du bras, l'invita officiellement à gagner les portes de la cathédrale. Élisabeth inclina la tête en réponse, puis elle se retourna et, avec son époux, emmena la foule clinquante des endeuillés officiels en haut des marches et dans la musique, à la suite du cercueil. Bon Dieu, je déteste les enterrements. Surtout ceux des gens comme Lady Harrington. » Cromarty leva les yeux à la remarque amère et discrète de Lord William Alexander. Le ministre des Finances, deuxième homme de son gouvernement, tenait un plateau de hors-d’œuvre et observait les allées et venues autour d'eux. Les coins de la bouche de Cromarty esquissèrent un sourire. Et pourquoi donc mange-t-on toujours pendant une veillée funèbre? se demanda-t-il. Serait-ce parce que l'acte de manger nous pousse à croire que la vie continue? Est-ce vraiment si simple? Il écarta cette idée et regarda autour de lui. La chorégraphie officielle établie par les spécialistes du protocole pour les funérailles et ce qui suivait avait pris fin. Pour la première fois depuis ce qui lui paraissait des jours et malgré la foule qui l'entourait, Alexander et lui jouissaient d'un semblant d'intimité. Ça ne durerait pas, évidemment. Quelqu'un finirait par les remarquer, adossés au mur, et fondrait sur eux pour discuter d'un point politique absolument vital ou des affaires du gouvernement. Mais pour l'heure il n'y avait aucune oreille indiscrète à redouter, et le Premier ministre s'autorisa un soupir fatigué. « Je déteste ça aussi, admit-il à son tour à voix basse. Je me demande comment s'est passé celui de Grayson. — Il ressemblait probablement beaucoup au nôtre... en pire », répondit Alexander. C'était sans doute une première, mais le protectorat de Grayson et le Royaume stellaire de Manticore avaient organisé des funérailles d'État simultanées pour la même personne. L'idée de simultanéité pouvait sembler futile pour des planètes séparées par trente années-lumière, mais la reine Élisabeth et le protecteur Benjamin avaient insisté. Et l'absence de dépouille avait finalement simplifié les choses, car on n'avait pas eu à se chamailler pour savoir sur lequel des deux mondes Honor Harrington serait enterrée. — J'ai été surpris que le Protecteur nous permette d'emprunter le sabre Harrington pour notre cérémonie, fit Cromarty. Reconnaissant, certes, mais surpris. — La décision ne lui appartenait pas vraiment », souligna Alexander. En tant que second de Cromarty sur le plan politique, il avait pris en charge la coordination avec Grayson par l'intermédiaire de son ambassadeur sur Manticore, et il était bien plus au courant des détails que le Premier ministre, qui avait manqué de temps pour cela. « Le sabre appartient au domaine Harrington et au seigneur Harrington, ce qui signifie que la décision revenait à Lord Clinkscales et non au Protecteur. Non que Clinkscales se serait opposé à la volonté de Benjamin –surtout que les parents de son seigneur étaient eux aussi d'accord. Et puis ils auraient été obligés de présenter deux sabres s'ils avaient gardé le sien. » Cromarty haussa un sourcil, et Alexander les épaules. « C'était aussi la championne de Benjamin, Allen. Du coup le sabre de l'État lui revenait également. — Je n'avais pas pensé à ça », répondit Cromarty en se frottant le sourcil d'un air las. Alexander eut un soupir ironique. — Ce n'est pas comme si tu n'avais pas eu deux ou trois autres sujets de préoccupation., — C'est vrai. Bien trop vrai, hélas. » Cromarty soupira de nouveau. « Que t'a dit Hamish de sa réaction à l'atmosphère qui règne sur Grayson ? Je dois avouer que leur ambassadeur m'a flanqué la trouille lors de ses condoléances officielles, et pour un peu il aurait fallu vérifier que le message personnel du Protecteur à la reine ne contenait pas de tête laser. En tout cas, j'étais bien content de ne pas être havrien après l'avoir visionné ! — Ça ne me surprend pas du tout. » Alexander regarda de nouveau autour de lui pour s'assurer que nul ne pouvait les entendre, puis il revint à Cromarty. « Ce salopard de Boardman a trop bien joué la carte de la crainte des représailles à mon goût, grommela-t-il d'un air profondément écœuré. Même les nations neutres que les actes des Havriens révoltent d'habitude le plus s'attendent à ce que nous, les "gentils", nous abstenions de répliquer. Mais d'après ce que dit Hamish, la Flotte spatiale graysonienne tout entière est prête à apporter autant d'eau au moulin de la propagande havrienne que Ransom et ses sbires pourraient l'espérer. — Selon lui, ils iraient jusqu'à maltraiter des prisonniers de guerre ? » Cromarty paraissait sincèrement choqué malgré les propos qu'il venait lui-même de tenir, car un tel comportement était à l'exact opposé des codes de conduite graysoniens habituels. — Non, il ne s'attend pas à ce qu'ils les "maltraitent", répondit sombrement Alexander. Il craint qu'ils refusent désormais purement et simplement d'en faire. » Cromarty haussa les sourcils, et Alexander se mit à rire sans joie. « Allen, toute notre population est unie, au moins provisoirement, parce que l'ennemi a assassiné l'un de nos meilleurs officiers, mais Harrington n'était pas qu'un officier, même brillant, aux yeux des Graysoniens. C'était une espèce d'icône vivante pour eux... et ils ne prennent pas très bien sa mort. — Mais si nous entrons dans un cercle vicieux de représailles et contre-représailles, nous allons faire le jeu de Havre ! — Bien sûr. Bon Dieu, Allen, la moitié des journalistes de la Ligue solarienne sont déjà les marionnettes de la République populaire ! La ligne officielle de Pierre en politique intérieure est beaucoup plus au goût du pouvoir en place dans la Ligue qu'une monarchie. Peu importe que nous soyons aussi une démocratie participative et Havre non. Ou que la ligne officielle se rapproche autant de la réalité que moi d'une idole d'holovision! Ils ont une "république", nous un "royaume", et tout bon idéologue solarien sait dans son petit cerveau que les gentils vivent en république et les méchants en monarchie ! Et puis le SH et Reuters diffusent la propagande havrienne directement et sans coupure sur les ondes. — Ce n'est pas tout à fait juste... commença Cromarty, mais Alexander l'interrompit en renâclant rageusement. — Foutaises, comme dirait Hamish ! Ils ne disent même pas à leurs spectateurs que l'ennemi censure le moindre rapport en provenance de Havre ou de n'importe quelle branche du ministère de l'Information publique, et tu le sais aussi bien que moi ! Mais ils gueulent comme des putois dès que nous faisons la même chose sur des rapports purement militaires ! — Je te l'accorde, je te l'accorde ! » Cromarty agita la main, pressant Alexander de baisser d'un ton, et le ministre des Finances regarda aussitôt alentour. Il avait l'air un peu honteux, mais la colère brillait plus fort que jamais dans ses yeux bleus. Et il avait raison, songea Cromarty. Ni le Sil ni Reuters ne dénonçaient jamais la censure des Havriens... pas plus d'ailleurs que leurs « actualités » manifestement mises en scène. Mais c'était parce qu'ils avaient vu le sort réservé aux Journaux intragalactiques unis quand ils avaient insisté pour signaler que les rapports en provenance de République populaire étaient systématiquement censurés. Onze de leurs correspondants avaient été arrêtés pour « espionnage contre le peuple », déportés et définitivement interdits de séjour dans l'espace havrien, et tous leurs reporters avaient été expulsés des mondes situés au cœur de la République. Ils devaient maintenant se contenter de sources secondaires et des rapports de pigistes indépendants relayés par leurs bureaux restants en périphérie, et tout le monde en connaissait la véritable raison. Mais nul n'avait osé en parler de peur de se retrouver à son tour exclu de l'une des régions de la Galaxie les plus fertiles en nouvelles. Le Royaume stellaire avait protesté contre cette conspiration du silence, évidemment. D'ailleurs, Cromarty lui-même s'était violemment accroché avec les responsables des bureaux manticoriens de Reuters et SIL mais en vain. Ils avaient soutenu qu'il était inutile d'informer les spectateurs de la censure ou des reportages truqués. Le public était suffisamment intelligent pour reconnaître un bidonnage quand il en voyait un, et prendre une position de principe sur la question leur vaudrait seulement de se faire virer eux aussi de la République. Ce qui ne laisserait que la version des événements de l'Information publique, avaient-ils souligné d'un air sombre, sans aucun reportage indépendant pour contrer la propagande. De l'avis personnel de Cromarty, leur noble argument en faveur de « l'indépendance des journalistes » de même que leur prétendue foi en l'esprit critique des spectateurs masquaient simplement la course à la sacro-sainte audience, mais son avis n'importait pas. À moins que le Royaume stellaire et l'Alliance manticorienne se montrent prêts à « gérer l'information » d'une main aussi lourde – ce que leur propre presse ne tolérerait jamais –, il n'avait aucun moyen de riposter. Or, en dehors de représailles, rien ne pousserait les journalistes de la Ligue solarienne à faire preuve de plus d'indépendance. « Au moins, ils accordent une couverture médiatique honnête à ces funérailles, fit le duc au bout d'un moment. Ça compte pour quelque chose – même de la part des Solariens ! — Ça durera peut-être trois jours, répondit Alexander en renâclant de nouveau, à peine moins amer. Et puis un autre événement viendra les chasser de l'attention si ténue de leur public, et on en reviendra au mal que nous font toujours ces poules mouillées. » Cromarty eut un instant d'inquiétude sincère. Il connaissait les frères Alexander depuis l'enfance et il avait tâté plus qu'il ne l'aurait voulu du célèbre mauvais caractère familial, pourtant ce genre de frustration et de colère à peine rentrée ne ressemblait pas à William. « Je crois que tu forces un peu le trait, William », dit-il au bout d'un moment. Alexander lui lança un regard noir, et il poursuivit en choisissant soigneusement ses mots. « Nous avons certes des motifs parfaitement légitimes de penser que les services d'information solariens se laissent manipuler par Havre, mais je soupçonne leurs responsables d'avoir raison, du moins dans une certaine mesure. La plupart des Solariens se rendent bien compte que les Havriens mentent et prennent sans doute les nouvelles en provenance de la République avec des pincettes. — Pas d'après les sondages », répondit carrément Alexander. Il regarda de nouveau alentour, se pencha un peu plus près de Cromarty et baissa la voix. « J'ai reçu les derniers résultats ce matin, Allen. Deux gouvernements solariens de plus ont annoncé leur opposition à l'embargo et réclamé un vote pour envisager sa suspension, et, d'après les chiffres des JIU, nous avons encore perdu un point et quart dans les sondages d'opinion. Et plus les Havriens continueront d'asséner leurs mensonges, pire ce sera. Bon Dieu, Allen ! La vérité a tendance à être désordonnée, maladroite et complexe, mais un mensonge bien orchestré paraît presque toujours plus cohérent et bien plus simple, Cordélia Ransom en est consciente. Ses sbires de l'Information publique travaillent à partir d'un script dont on a tellement arrondi les angles qu'il n'a plus grand rapport avec la réalité, mais pour sûr il passe bien, surtout auprès de gens qui n'ont jamais figuré sur la liste des victimes désignées de Havre. Et, d'une certaine façon, l'enchaînement de nos victoires rend leur version encore plus crédible aux yeux des Solariens. C'est comme si chacune des batailles que nous gagnons transformait un peu plus les Havriens en pauvres opprimés, bon sang ! — Peut-être », admit Cromarty. Puis il leva la main en voyant les yeux de son interlocuteur lancer des éclairs : « D'accord, sans doute ! Mais la plupart des gouvernements industrialisés de la Ligue nous en ont toujours voulu pour l'embargo, William. Tu sais combien ils ont détesté que je leur force la main comme j'ai dû le faire ! Tu crois vraiment qu'ils ont besoin de la propagande ennemie pour leur souffler d'aborder publiquement le sujet ? — Bien sûr que non ! Mais ce n'est pas là que je voulais en venir, Allen. Ce qui compte, c'est que les sondages indiquent que nous nous attirons davantage les critiques des gouvernements solariens parce que nous perdons du soutien parmi leurs électeurs, et les gouvernants le savent. D'ailleurs, nous avons encore perdu un tiers de point ici même, au Royaume stellaire. Du moins c'était le cas avant que la République n'assassine Harrington. » Cette dernière phrase déforma son visage sous l'effet combiné de sa honte à l'ajout de cette réserve et sa colère de la savoir vraie, mais il soutint le regard de Cromarty sans ciller, et le Premier ministre soupira. Il avait raison, évidemment. Certes la chute était minime pour l'instant, mais la guerre faisait rage depuis huit années T. Le soutien du public était massif au début et se maintenait encore à plus de soixante-dix pour cent –jusque-là. Pourtant, alors que la Flotte royale manticorienne et ses alliés avaient remporté presque toutes les grandes batailles, la fin du conflit n'était toujours pas en vue, et le nombre de victimes manticoriennes, beaucoup plus faible dans l'absolu, était bien plus élevé relativement à la population totale que celui de la République populaire. De plus, le poids du conflit commençait à ralentir l'économie pourtant vigoureuse et diversifiée de Manticore. L'optimisme et un solide fond de détermination subsistaient, mais ni l'un ni l'autre aussi vivaces qu'auparavant. Et, bien qu'il rechignât à le reconnaître, même intérieurement, c'était là une des raisons qui avaient poussé Cromarty à demander des funérailles d'État pour Honor Harrington. Elle les avait sans nul doute méritées, et la reine Élisabeth avait encore plus insisté que lui-même, mais la tentation d'utiliser sa mort pour rassembler à nouveau l'opinion publique manticorienne derrière l'effort de guerre – de se servir d'une atrocité commise de sang-froid pour donner à tous une raison personnelle de vouloir battre la République populaire – s'était révélée irrésistible pour l'homme chargé de mener cette guerre. C'est sans doute pour ça qu'on a toujours mis en avant les victimes, songea-t-il tristement. Parce que ça marche. Mais il n'était pas tenu d'aimer ça pour autant, et il comprenait le nœud d'émotions qu'Alexander dissimulait si mal. — Je sais, soupira-t-il enfin. Et tu as raison. Et je ne vois absolument rien à y faire si ce n'est battre ces salopards à plate couture une fois pour toutes. — Tout à fait d'accord, fit Alexander avant d'esquisser un sourire maladroit. Et, d'après la dernière lettre d'Hamish, je dirais que c'est exactement ce que les Graysoniens et lui s'apprêtent à faire. Avec enthousiasme. » Au même instant, à près de trente années-lumière de Manticore, Hamish Alexander, treizième comte de Havre-Blanc, était assis dans son immense cabine de jour à bord du supercuirassé Benjamin le Grand, les yeux rivés sur son holoviseur. Un verre de whisky terrien non dédouané reposait, oublié, dans sa main, et les glaçons en fondant diluaient la coûteuse liqueur. Il fixait d'un regard bleu lugubre la rediffusion du service de l'après-midi en la cathédrale Saint-Austin. Le révérend Jérémie Sullivan avait personnellement dirigé la liturgie pour les morts, et les nuages d'encens, les vêtements sacerdotaux richement brodés ainsi que la musique tristement belle et sévère ne formaient qu'un piètre masque devant une haine furieuse. Non, c'est injuste, songea Havre-Blanc avec lassitude. Il se rappela soudain son verre et prit une gorgée de whisky dilué. La haine est présente, certes, mais ils sont réellement parvenus à la mettre de côté d'une façon ou d'une autre – du moins pour la durée de la cérémonie. Mais maintenant qu'ils l'ont pleurée, ils ont l'intention de la venger, et cela pourrait se révéler... salissant. Il posa son verre, prit la télécommande et parcourut les différentes chaînes, qui diffusaient toutes les mêmes images. Toutes les cathédrales de la planète et presque toutes les églises avaient célébré en même temps la liturgie pour les morts, car Grayson prenait très au sérieux sa relation avec Dieu et son devoir envers t, en faisant défiler service après service, il sentait lui aussi 'acier froid et dur de Grayson au fond de son âme. Pourtant il tait aussi honnête avec lui-même et il savait pourquoi cet acier e trouvait là, pourquoi il était plus déterminé encore que les graysoniens, peut-être, à venger le meurtre d'Honor Harrington. Car il savait une chose dont ni le peuple de Grayson, ni son frère, ni sa reine ni personne dans l'univers n'était conscient et, malgré tous ses efforts, il ne parvenait pas à l'oublier. Il savait qu'il était celui qui l'avait poussée à partir vers sa perte. CHAPITRE DEUX Il était très tard, et Léonard Boardman aurait dû être sur le chemin du retour pour s'offrir un verre bien mérité avant le dîner. Au lieu de cela, il se carra dans son confortable fauteuil et ressentit une nouvelle bouffée de fierté en regardant l'holoviseur de son bureau rediffuser une fois de plus l'exécution d'Honor Harrington. Il s'agissait d'une véritable œuvre d'art, reconnaissait-il avec la modestie qui s'imposait — et c'était normal après plus de deux semaines de mise au point par les meilleurs programmeurs de l'Information publique. Boardman n'aurait pas su par où commencer sur le plan technique pour obtenir un pareil résultat, mais les experts en effets spéciaux avaient suivi son script et ses instructions, et il était très content de son travail. Il regarda de nouveau la séquence jusqu'à son terme puis éteignit l'holoviseur avec un petit sourire. Ces quelques minutes d'images ne lui apportaient pas seulement la satisfaction du travail bien fait, elles représentaient aussi une victoire majeure sur le premier directeur adjoint à l'Information publique, Éléonore Younger. Celle-ci avait insisté pour saisir cette occasion de miner le moral des Manticoriens en faisant sangloter et supplier leur Harrington générée par ordinateur, et en la faisant résister désespérément à ses bourreaux tandis qu'on la traînait vers l'échafaud, mais Boardman avait tenu bon contre ses arguments. Ils disposaient d'une foule d'archives visuelles d'autres exécutions pour modèle, ainsi que de piles de puces holo tirées des films que Cordélia Ransom avait expédiés vers Havre avant son départ funeste — dans tous les sens du terme — pour le système de Cerbère. Les techniciens n'avaient pas douté un instant de pouvoir créer une Harrington virtuelle qui agirait conformément aux souhaits de Younger sans qu'on décèle la supercherie — après tout, ils avaient produit suffisamment d'images « corrigées » en un siècle T —, pourtant Boardman en était moins sûr. Les services de presse solariens s'étaient montrés trop crédules pour effectuer des vérifications sur ces corrections, mais les Manticoriens étaient beaucoup plus sceptiques et leurs compétences en informatique bien supérieures dans l'ensemble à celles des Havriens; donc, s'ils voyaient la moindre raison de soumettre ces images à une analyse poussée, ils avaient de fortes chances de mettre au jour la tromperie. Toutefois, en la faisant mourir dignement — avec juste assez de signes physiques de terreur pour miner sa réputation d'héroïne sans peur —, Boardman avait procédé à un assaut beaucoup plus subtil contre le moral de Manticore... et lui avait donné ce ton réaliste qui devrait éviter toute analyse. Après tout, quitte à se donner la peine de produire des images truquées, on en profiterait sûrement pour faire paraître sa victime plus faible et méprisable, non? Mais il ne l'avait pas fait. Ces images sonnaient juste sans souiller la mémoire d'Harrington d'humiliation gratuite, ce qui signifiait qu'elles n'offraient rien à mettre en doute une seule seconde à l'autre camp. C'était important aux yeux de Boardman pour une question de fierté professionnelle, mais, mieux encore, sa victoire sur Younger devait avoir renforcé ses chances de succéder à Cor-délia Ransom en tant que ministre de l'Information publique. Il ne se berçait pas de l'illusion que son successeur hériterait aussi du pouvoir phénoménal qu'elle exerçait au sein du comité de salut public, mais le poste de ministre à lui seul accroîtrait énormément son pouvoir personnel et, avec lui, ses chances de sur vivre et prospérer dans le nœud de vipères qu'était La Nouvelle-Paris. Bien sûr, les responsabilités supplémentaires liées à ce pouvoir et cette autorité seraient à leur tour source de nouveaux dangers, mais tous ceux qui occupaient les échelons supérieurs de la bureaucratie s'exposaient à ce genre de risques chaque jour. Le comité de salut public, et plus particulièrement le Service de sécurité, avaient la fâcheuse habitude de démettre... définitivement ceux qui les décevaient. Ce n'était pas aussi systématique que dans l'armée (du moins dans l'armée avant qu'Esther McQueen ne prenne en mains le ministère de la Guerre), mais tout le monde connaissait quelqu'un qui avait disparu dans les griffes de SerSec pour manque d'efficacité au service de la cause du peuple. Mais la faute glissait souvent vers le bas, se rappela-t-il. Et il serait beaucoup plus aisé au citoyen ministre Boardman de dévier les critiques vers un subalterne — comme, par exemple, le premier assistant adjoint Younger — qu'il n'avait été simple au deuxième assistant adjoint Boardman d'esquiver le chapeau que d'autres voulaient lui faire porter. Il gloussa à cette idée et décida qu'il avait encore le temps de visionner l'exécution une fois avant de rentrer pour la nuit. Esther McQueen travaillait tard, elle aussi. Concession à son nouveau poste, elle portait des vêtements civils sobres, voire sévères, plutôt que le costume d'amiral auquel elle avait droit, mais la charge de travail n'avait pas changé; elle repoussa sa chaise et se frotta les yeux, lasse, en atteignant la fin du rapport. Un autre l'attendait, et un autre encore, puis un autre, dans une enfilade de paperasse qui semblait s'étirer de son bureau dans l'Octogone sur Havre jusqu'au système de Barnett. Rien que de penser à tous ces rapports, elle se sentait plus fatiguée encore, mais elle nourrissait aussi un sentiment qu'elle n'avait guère fréquenté ces huit dernières années : l'espoir. Cela restait une petite chose fragile, mais il était présent. Invisible peut-être à tous les autres, et certainement à ses maîtres civils, mais là pour ceux qui savaient le voir – et avaient accès à toutes les données. L'élan de l'Alliance manticorienne s'était amoindri, peut-être même essoufflé, si le terme n'était pas trop fort. On aurait cru qu'elle avait rassemblé toutes ses ressources pour l'ultime assaut contre l'Étoile de Trévor et que, ayant arraché à la République ce système vital, elle était désormais à bout de forces. Avant d'être rappelée sur Havre, McQueen s'attendait à ce que l'amiral de Havre-Blanc continue sur sa lancée et fauche le système de Barnett sur pieds, mais il ne l'avait pas fait. Les derniers rapports de la section d'espionnage spatial de SerSec le situaient même encore à Yeltsin, en train d'essayer de réorganiser une force toute neuve à partir des éléments de bric et de broc que les alliés du Royaume stellaire parvenaient à réunir. Et au vu de tous les autres rapports auxquels elle avait désormais accès, elle comprenait pourquoi. La porte de son bureau s'ouvrit en sifflant, et elle leva les yeux avec un sourire en coin sur Ivan Bukato qui entrait, un plein classeur de puces de données sous le bras. Sous l'ancien régime, Bukato aurait été chef des opérations spatiales de la Flotte populaire, mais ce poste avait été supprimé en même temps que les autres titres « élitistes » hérités des Législaturistes. Dans le nouveau système, il n'était que le citoyen amiral Bukato, qui se trouvait cumuler tous les devoirs et très peu des avantages qu'aurait eus le chef des opérations spatiales Bukato. Il s'arrêta juste après la porte et haussa les sourcils en la trouvant encore à son bureau. Il n'était pas vraiment surpris car, comme ses autres subordonnés, il avait constaté depuis longtemps qu'elle travaillait souvent plus et plus dur qu'elle ne l'exigeait de quiconque, mais il secoua la tête d'un air de reproche. — Vous devriez vraiment songer à rentrer chez vous une fois de temps en temps, citoyenne ministre, dit-il d'une voix douce. Une bonne nuit de sommeil par-ci par-là vous ferait sans doute le plus grand bien. — Il y a trop de fumier à sortir des écuries, répondit-elle ironiquement, et il haussa les épaules. — Peut-être, mais j'ai tendance à douter que vous vous priviez autant de sommeil sur le front. » Elle grommela, irritée qu'il ait fait mouche. Mais il y avait de grosses différences entre diriger l'état-major complet de la République et commander une force sur le front. Un commandant de flotte ne savait jamais quand une force d'intervention ennemie allait soudain surgir de l'hyperespace et s'élancer à l'attaque de sa zone de commandement. Il devait toujours être alerte, prêt à faire face, et garder suffisamment d'énergie pour gérer l'assaut. Mais le ministre de la Guerre se trouvait à plusieurs semaines derrière la ligne de front. Le temps qu'une question remonte jusqu'à lui pour décision, il était rarement utile de tenter de gagner quelques secondes ou quelques heures – voire quelques jours. Si le problème était urgent à ce point, alors soit les officiers du front l'avaient déjà résolu, soit ils étaient morts et, de toute façon, McQueen ne pouvait pas faire grand-chose d'où elle était pour recoller les morceaux. Non, son travail consistait à indiquer la direction générale, sélectionner les officiers qu'elle jugeait les plus aptes à mener à bien les missions qu'on leur assignait, choisir les cibles contre lesquelles les diriger, puis trouver comment empêcher ces imbéciles meurtriers de SerSec de leur tomber dessus et leur apporter le soutien matériel dont ils avaient besoin pour accomplir leur mission. Si elle parvenait, pendant ses longues heures de loisir, à trouver un moyen de remonter le moral de la Flotte, compenser l'infériorité technologique de ses systèmes d'armement, remplacer d'un coup de baguette magique les dizaines d'escadres de combat perdues depuis le début de la guerre et détourner l'attention des Manticoriens de leur objectif (à savoir arracher le reste de la République au comité de salut public), il s'agirait là d'un bénéfice supplémentaire. Elle eut un sourire ironique à cette idée, bascula le dossier de son fauteuil et croisa les mains derrière la nuque en fixant sur Bukato un regard vert brillant. Elle commençait seulement à le connaître – Robert Pierre et Oscar Saint-Just n'avaient pas été stupides au point de la laisser bouleverser la chaîne de commandement existante en choisissant elle-même ses principaux subordonnés – mais ils travaillaient plutôt bien ensemble. Et, ainsi que l'indiquait le ton taquin qu'il venait d'employer, il semblait commencer à se sentir raisonnablement à l'aise avec elle pour supérieure. Non que quiconque soit assez bête pour laisser transparaître la moindre gêne envers un supérieur dans la République populaire actuelle. Surtout s'il s'agissait aussi d'un membre mineur du comité de salut public. « Je devrais sans doute essayer de m'astreindre à des horaires plus réguliers, admit-elle en dépliant le bras le temps de passer la main dans ses cheveux bruns. Mais, d'une façon ou d'une autre, il faut bien que je reprenne en mains tous les problèmes que mon prédécesseur a laissés foisonner comme de mauvaises herbes. — Sauf votre respect, citoyenne ministre, vous avez déjà débroussaillé plus de terrain que je ne l'aurais cru possible il y 'a quelques mois. Du coup, j'aimerais mieux ne pas vous voir vous effondrer sous l'effet du surmenage et me laisser avec la charge de mettre au parfum un ministre de la Guerre de plus. — Je m'efforcerai de garder ça en tête », répondit-elle simplement dans un sourire. Pourtant, alors même qu'elle souriait, elle se demandait dans un coin de son esprit où allait la loyauté de Bukato. C'était terriblement difficile à deviner, de nos jours... et d'une importance vitale. En apparence, c'était un subordonné aussi travailleur, loyal et fiable qu'on pouvait en rêver, mais les impressions de surface étaient dangereuses. En fait, son apparente loyauté la mettait même mal à l'aise, car elle était parfaitement consciente que la plupart des officiers la jugeaient dangereusement ambitieuse. Elle ne le leur reprochait pas –puisqu'elle l'était bel et bien – et elle parvenait en général à conquérir ses subordonnés directs malgré sa réputation. Mais cela prenait d'habitude plus longtemps, et elle ne pouvait s'empêcher de se demander dans quelle mesure son apparente aisance face à elle n'était pas simulée. « En attendant, toutefois, poursuivit-elle en laissant son dossier basculer vers l'avant et en posant la main sur les puces entassées sur son bureau, je dois encore fixer dans mon esprit la situation globale et tous ses paramètres. Vous savez, je n'en reviens toujours pas de constater à quel point, au cœur de l'action, on manque effectivement de recul pour juger du tableau général. — Je sais. » Bukato hocha la tête. « Évidemment, il est tout aussi vrai que les commandants sur le front ont souvent une bien meilleure compréhension de leur propre secteur du "tableau général". — Tout à fait approuva-t-elle avec chaleur au souvenir de son immense frustration a de sa rage contre ses supérieurs à l'époque où il lui revenait personnellement de mener un combat désespéré pour conserver l'Étoile de Trévor. s Mais ce qui m'étonnait le plus, c'est que les Manticoriens ne poussent pas davantage. Jusqu'à ce que je trouve le temps d'examiner tout ceci (elle tapota de nouveau les puces) et que je comprenne à quel point leurs effectifs sont étirés. — J'ai tenté de le faire comprendre au citoyen ministre Kline avant son... départ, fit Bukato. Mais il n'a jamais paru saisir ce que j'essayais de lui dire. Il glissa son classeur de puces dans le panier de courrier entrant, gagna le fauteuil qui faisait face au bureau et haussa un sourcil interrogateur. D'un signe de tête, McQueen lui permit de s'asseoir. « Merci, citoyenne ministre. » Il installa son grand corps dégingandé dans le fauteuil, se cala contre le dossier et croisa les jambes. « Je dois admettre, poursuivit-il sur un ton beaucoup plus grave, que c'est une des raisons pour lesquelles j'étais heureux de vous voir le remplacer. De toute évidence, le gouvernement civil doit conserver l'autorité suprême sur les forces militaires populaires, mais le citoyen ministre Kline n'avait aucune expérience militaire et il était donc parfois difficile de lui expliquer certaines choses. » McQueen acquiesça. Pour sa part, elle était plus qu'étonnée de voir Bukato prêt à tenir des propos que l'on pourrait interpréter comme une critique de l'ancien ministre. Certes, s'il avait perdu son poste, c'est qu'il était tombé en disgrâce, mais Bukato devait être conscient que SerSec avait probablement truffé le bureau de micros, et tout officier sous-entendant qu'il doutait d'un supérieur politique ou le méprisait s'exposait à des sanctions sévères. Bien sûr, il s'était couvert par sa pieuse observation concernant l'autorité civile, se dit-elle. « J'aime à penser qu'il s'agit d'une difficulté que vous ne rencontrerez pas dans notre relation de travail, fit-elle. — Je ne m'y attends pas, citoyenne ministre. Pour commencer, en tant qu'officier de l'active, vous savez combien la. Galaxie est étendue... et combien il nous reste de profondeur défensive. — En effet. En même temps, toutefois, je sais également que nous ne pouvons pas nous permettre de céder sans cesse du terrain si nous ne voulons pas que le moral s'effondre, souligna-t-elle. Et cela s'applique aux civils aussi bien qu'aux militaires. La Flotte ne peut pas l'emporter sans le soutien du secteur civil, et si les civils décident qu'il est inutile de soutenir des gens qui n'arrêtent pas de se replier... » Elle haussa les épaules. « Bien évidemment, nous ne pouvons pas nous le permettre. Mais chaque système que nous perdons est un de plus que les Manticoriens doivent occuper, et chaque année-lumière d'avancée à l'intérieur de nos frontières est une année-lumière de plus de tension logistique pour eux. — C'est juste. D'un autre côté, la prise de l'Étoile de Trévor a d'ores et déjà grandement simplifié leur logistique. Tôt ou tard, ça va finir par se ressentir dans leurs déploiements. — Mouais. » Bukato grimaça à son tour et hocha la tête. La prise de l'Étoile de Trévor avait apporté à l'Alliance manticorienne le contrôle de tous les terminus du nœud du trou de ver de Manticore, ce qui signifiait que les cargos manticoriens pouvaient désormais effectuer le voyage depuis le Royaume stellaire jusqu'au front quasi instantanément... et sans risque d'interception. « Cela se ressentira sans doute tôt ou tard, citoyenne ministre, dit-il au bout d'un moment, mais pour l'instant cela ne les aide pas beaucoup. Ils doivent toujours couvrir le même volume défensif avec le même nombre de vaisseaux de guerre. Pire peut-être, ils doivent s'assurer qu'ils vont tenir l'Étoile de Trévor après tout le temps qu'ils ont mis et le mal qu'ils se sont donné à prendre le système. D'après ma propre lecture des rapports d'espionnage, c'est véritablement pour cette raison qu'ils ont envoyé Havre-Blanc organiser une force toute neuve à Yeltsin. Ils maintiennent presque l'intégralité de son ancienne force dans le système de l'Étoile de Trévor pour le protéger. — Vous avez raison. Pour l'instant du moins, cela les détourne bel et bien d'activités plus offensives. Mais la situation n'est pas figée. En tenant Trévor, ils éliminent la menace d'une invasion de leur système mère par le nœud. Du coup, ils peuvent commencer à désarmer ces satanés forts qu'ils ont construits pour couvrir le terminus central, et cela va libérer un sacré paquet de personnel qualifié. — Mais pas tout de suite », répliqua Bukato dans un sourire que McQueen lui rendit. Ni l'un ni l'autre n'avait encore rien dit de particulièrement brillant ou visionnaire, mais ce genre de séance de réflexion collective s'était fait très rare dans la Flotte populaire. « Même s'ils fermaient les forts demain – ou s'ils l'avaient fait hier, d'ailleurs ils ne peuvent pas réellement utiliser le personnel libéré contre nous tant qu'ils n'auront pas construit les bâtiments dont il devra fournir les équipages. — Exactement ! » Les yeux de McQueen se mirent à briller. Bien sûr, ils peuvent encore produire des vaisseaux plus vite que nous. Mais nous possédons bien plus de chantiers navals qu'eux et notre productivité augmente. Il leur faut peut-être moins de temps pour construire un bâtiment donné, mais, tant que nous pouvons travailler à en produire plus dans le même temps, nous avons une chance d'obtenir une production équivalente en termes de nombre total de coques. Ajoutez-y le fait que nous pouvons armer autant de vaisseaux que nous en produisons alors qu'eux disposent d'une base de population bien plus étroite, et les "gros bataillons" sont encore de notre côté... pour l'instant. Mais cet afflux d'hommes d'équipage en provenance des forts va alimenter un sacré regain de force dans leur présence sur le front d'ici un an ou deux. Nous devons trouver un moyen de mettre à profit le fait que leur implication à Trévor les détourne du reste avant qu'ils ne parviennent à profiter à nos dépens de l'avantage que leur confère sa possession. — Ah ? » Bukato inclina la tête. « Vous parlez comme si vous aviez en tête une façon d'en tirer parti, remarqua-t-il lentement. — C'est... peut-être le cas, admit-elle. L'un des sujets sur lesquels je viens de me pencher était la disponibilité chiffrée de nos bombardiers. » Bukato ne put s'empêcher de grimacer, et elle gloussa. « Je sais, je sais ! Chaque fois qu'on a dégotté une idée géniale pour les utiliser, on s'est retrouvé avec moins de bombardiers quand les débris ont refroidi. Et, très franchement, nous en avons perdu un nombre impressionnant dans les opérai ions qui ont précédé l'affrontement pour l'Étoile de Trévor, pour la simple raison que nous n'avions d'autre choix que de les consacrer à des actions défensives contre des cuirassés et super-cuirassés. Mais j'ai été surprise de constater combien il nous en restait. En dépouillant complètement les secteurs orientaux, nous pourrions en assembler une flotte conséquente pour soutenir un noyau de véritables vaisseaux du mur. — Vous pensez en termes de contre-attaque, fit doucement Bukato. — Oui. » C'était la première fois qu'elle en soufflait mot à quiconque, et un intérêt intense brilla dans les yeux sombres et enfoncés de Bukato. «Je vais encore garder secret un petit moment le point exact d'où je veux la lancer, dit-elle, mais l'une des tâches que le citoyen président Pierre m'a confiées consiste à remonter le moral des troupes. Eh bien, si nous pouvons refouler les Manticoriens à un endroit de notre choix, même brièvement, nous devrions nous occuper d'urgence de cette lâche particulière. Ça ne ferait pas de mal non plus au moral des civils, d'ailleurs, sans compter l'effet produit sur celui de l'ennemi... et ses choix de déploiement à venir. — Je ne peux que vous rejoindre sur ce point, citoyenne ministre, dit Bukato. Les transferts technologiques en provenance de la Ligue solarienne ont aidé certains des nôtres à se défaire de leur sentiment d'infériorité, mais la plupart conservent un état d'esprit trop défensif à mon goût. Nous avons besoin de plus d'amiraux comme Tourville et Theisman, et nous devons leur offrir le soutien qu'ils exigent puis leur lâcher la bride. — Mmmm. » McQueen hocha la tête, mais elle ne put dissimuler une grimace de mécontentement, l'évocation de Lester Tourville et Thomas Theisman lui rappelant l'épisode Harrington. Elle vit une lueur d'inquiétude traverser le visage de Bukato lorsque sa propre expression s'altéra, et elle effaça bien vite sa grimace avant qu'il puisse décider qu'elle était dirigée contre lui pour une raison ou une autre. Et ce n'est pas comme si cette affaire était un désastre complet, se dit-elle. Tu sais très bien que Ransom allait purger Tourville et l'intégralité de son état-major – sinon Theisman lui-même – pour avoir tenté de protéger Harrington de SerSec. Au moins, cette chienne paranoïaque a réussi à se faire tuer avant de causer plus de dégâts à la Flotte! Et ça signifie aussi que je n'ai pas besoin de me battre bec et ongles contre elle à propos de la moindre décision. D'un autre côté, SerSec traite Tourville et ses gens comme si c'étaient eux qui l'avaient tuée! Le Comte Tilly est revenu de Cerbère depuis près de quatre mois maintenant, et son équipage tout entier est encore séquestré pendant que les sbires de Saint-Just « enquêtent » sur l'incident. Bande d'imbéciles! « Je me rends compte que le citoyen amiral Theisman est encore un peu... vieux jeu, fit Bukato en réponse à sa grimace, mais son palmarès au combat est irréprochable, citoyenne ministre, et cela vaut également pour Tourville. J'espère que vous n'avez pas l'intention de laisser des rumeurs ou des rapports biaisés vous empêcher de... — Détendez-vous, citoyen amiral, dit McQueen en agitant la main, et il ferma aussitôt la bouche. Vous n'avez pas besoin de me faire l'article sur Tourville ou Thomas Theisman – pas en tant que commandants de flotte, en tout cas. Et je n'ai pas l'intention d'en faire des lampistes pour ce qui est arrivé à la citoyenne ministre Ransom. Quoi que d'autres puissent en penser, je sais – et j'ai veillé à ce que le citoyen président Pierre et le citoyen ministre Saint-Just sachent également – que rien de ce qui s'est produit n'était leur faute. » En tout cas, je pense m'en être assurée, et Saint-Just se dit plus soucieux de maintenir l'équipage du comte Tilly « hors de vue du public au moins jusqu'à l'annonce officielle de la mort de Cordélia ». De là à savoir s'il le pense vrai-nient ou non, cependant... Elle observa Bukato quelques instants puis se résigna. Elle taisait tout ce qu'elle pouvait pour Tourville, mais il n'était pas très malin d'en discuter avec Bukato. Toutefois, peut-être le temps était-il venu de tâter le terrain avec lui d'une autre manière. « Je regrette simplement de ne pas avoir réussi à convaincre le comité de s'opposer aux plans de la citoyenne ministre Ransom concernant Harrington, dit-elle. Nous aurions peut-être pu évier du vilain si elle avait accepté de laisser Harrington aux mains de la Flotte au lieu de la traîner jusqu'au camp Charon pour la mire pendre ! Bukato écarquilla les yeux au ton amer de cette dernière phrase. Le nouveau ministre de la Guerre prenait un gros risque en ouvrant à un subordonné cette fenêtre sur ses pensées – surtout si celles-ci étaient critiques vis-à-vis du comité de salut public ou de l'un de ses membres, actuels ou passés. -Évidemment, il s'agissait peut-être d'une façon de le tester – sûrement, d'ailleurs. Le hic, c'est qu'il ignorait sur quoi exactement portait le test. Sa loyauté envers le comité, qu'il pourrait prouver en la dénonçant ? Ou sa loyauté envers la Flotte et son supérieur hiérarchique (à supposer qu'il ne s'agisse pas en réalité de deux choses différentes), qu'il pouvait prouver en gardant le silence ? « On ne m'a pas consulté à ce sujet, citoyenne ministre », dit-il très lentement, choisissant ses mots avec grand soin. Puis il décida de la tester à son tour. « Toutefois, la décision m'a semblé... contestable. — Pas à moi », lança McQueen avec un reniflement méprisant. Elle vit une lueur d'angoisse dans son regard et se fendit d'un sourire pincé. « Elle m'a paru carrément stupide, et je l'ai bien dit au citoyen président Pierre et au citoyen ministre Saint-Just à l'époque. » Surprise et respect transparurent sur le visage de Bukato, et elle réprima un petit rire. Elle ne s'était pas exprimée aussi franchement devant eux, mais elle n'en avait pas été loin. Si les hommes de SerSec écoutaient les puces audio qu'ils enregistraient à coup sûr, sa version serait assez proche des souvenirs de Saint-Just (ou des puces sur lesquelles il avait peut-être enregistré cette réunion, à supposer qu'il soit suffisamment paranoïaque – et il l'était) pour être qualifiée de fidèle. Et à en juger par l'expression de Bukato, le fait qu'elle était prête à s'ouvrir franchement à lui sur un tel sujet venait de considérablement augmenter son crédit dans son esprit. Enfin, ce n'était pas leur idée, et je ne pense pas non plus qu'elle remportait leurs suffrages, poursuivit-elle, toujours consciente des micros dissimulés. Mais la citoyenne était membre du comité, elle avait déjà balancé son histoire et son intention d'exécuter Harrington aux réseaux d'information solariens, et l'affaire des niveleurs datait de quatre mois T à peine à l'époque. Pas besoin de vous rappeler la secousse que cela avait créée. Ils estimaient ne pas avoir d'autre choix que de la soutenir, de peur que la Galaxie nous croie en proie à des dissensions potentiellement graves au sommet ou que cela n'incite nos ennemis de l'intérieur à tenter un nouveau coup d'État. C'est également pour cette raison qu'ils ont demandé à l'Information publique de simuler cette scène de pendaison. — Je dois reconnaître que je n'avais pas bien compris le raisonnement qui y avait mené, fit Bukato. J'espère que vous pardonnerez ma réaction, mais cela m'avait semblé gratuit. — "Gratuit." » McQueen renifla. e D'une certaine façon, le mot n'est pas mal choisi, j'imagine. Et je pense que cette scène poussera au moins quelques Manticoriens à essayer de la venger. Mais la décision a été prise au ministère de l'Information publique, et je dirais qu'elle lui revenait de droit. Ses spécialistes sont plus à même de juger de ses effets sur une opinion publique civile et neutre que nous depuis la Spatiale. » Sa grimace amère ne reflétait pas son ton sérieux et pensif, et Bukato fut surpris de l'étincelle rieuse qu'il découvrit au fond de lui. Sans nul doute, quiconque écouterait les puces entendrait exactement ce qu'elle voulait qu'on entende, mais elle parvenait à faire passer son véritable message malgré tout. Et j'imagine qu'il devait y avoir une ou deux bonnes raisons de simuler l'exécution d'Harrington, songea-t-il. Au moins, comme ça, nous n'avons pas besoin d'admettre que... combien ? trente ?... prisonniers de guerre qui tentaient vainement d'échapper à leurs geôliers ont réussi à détruire un croiseur de combat à eux tout seuls! Dieu sait quel effet ça aurait sur notre moral si nous rendions l'affaire publique, même s'il ne s'agissait que d'un vaisseau de SerSec. Sans parler des dégâts causés à la réputation d'invincibilité de SerSec et de leurs conséquences la prochaine fois qu'ils s'apprêteraient à supprimer quelques pauvres types. Et que nous l'ayons ou non pendue, elle n'en est pas moins morte. Nous ne pourrions pas la ramener même si nous le voulions, alors je suppose qu'il n'y a pas de mal à en tirer un peu matière à propagande si on peut. En admettant que ce soit le genre de propagande qu'on voulait de toute façon. Et j'ai mes doutes. Il abandonna ses pensées et se concentra encore une fois sur le nouveau ministre de la Guerre en s'efforçant de deviner ce qui se passait derrière ses yeux verts. Il connaissait sa réputation, bien sûr. Comme tout le monde. Mais jusque-là il n'avait décelé qu'étonnamment peu de preuves de sa fameuse ambition politique, et elle en avait fait plus pour redresser la situation de la Flotte en six mois à peine depuis sa nomination que Kline en plus de quatre années T. L'officier spatial professionnel qu'il était ne pouvait s'empêcher d'admirer – et d'apprécier -- cette réalité, pourtant il sentait un tournant se profiler pour lui. Elle ne sortait pas de sa coquille par hasard ce soir. Elle le testait bel et bien et, s'il laissait s'installer un sentiment de loyauté envers elle, les conséquences pourraient bien se révéler... malheureuses. Voire fatales. Et pourtant... « Je comprends, madame », dit-il tout bas. Il vit une lueur passer dans ses yeux : c'était la première fois qu'il utilisait la forme de politesse traditionnelle et « élitiste » plutôt que de l'appeler « citoyenne ministre ». Techniquement, elle avait droit à ce titre en tant que membre du comité de salut public, mais il avait jusque-là semblé plus raisonnable d'éviter ce terme interdit au sein de la Spatiale depuis l'assassinat du président Harris. « Je m'en réjouis, Ivan répondit-elle au bout de quelques instants, et une lueur de compréhension s'alluma dans les yeux de son interlocuteur tandis qu'elle l'appelait pour la première fois par son prénom. Ils venaient d'effectuer le premier pas d'une danse complexe. Ni l'un ni l'autre ne savait réellement encore où elle les mènerait, mais c'est toujours le premier pas qui coûte. Toutefois il était temps pour McQueen de couvrir encore un petit peu ses arrières, et elle adressa un sourire sardonique à Bukato tout en prenant une voix grave et songeuse. « Nous allons à notre tour devoir prendre quelques décisions difficiles concernant nos futures recommandations en matière de politique militaire au sens strict. Je me rends compte que des décisions politiques et diplomatiques auront un impact sur l'équation militaire mais, en toute franchise, tant que notre boutique ne fonctionne pas parfaitement, je suis ravie de ne pas avoir à me préoccuper de questions non militaires. Il sera encore temps de nous inquiéter d'affiner notre coordination avec les diplomates quand nous serons certains de pouvoir contenir ces salopards de Manticoriens ! — Bien sûr, madame. » Et ils se regardèrent avec un mince sourire. CHAPITRE TROIS Le maître Scott Smith savait de longue expérience qu'il devait récupérer son casier malmené parmi tous ceux entassés au bout du boyau de déchargement de la navette réservée au personnel, activer son antigrav et le tirer sagement plus loin avant toute chose. Ce n'est qu'ensuite qu'il se mit en quête du tableau d'orientation. Il le repéra et traversa le hall, puis étudia les informations qui défilaient en posant une main légère sur son casier. Voilà : le HMS Candice, le même nom que sur son ordre de transfert. Il grimaça. Il n'avait toujours pas la moindre idée de cc qu'était ce foutu « Candice », mais il n'aimait pas la sonorité de son nom. On dirait un nom tout sucré qui conviendrait parfaitement à une satanée escorte de vaisseau marchand armé, grommela-t-il intérieurement. Ou peut-être un bâtiment de soutien logistique. Un remorqueur? Il haussa les épaules, irrité. Fichu nom pour un vaisseau de guerre, en tout cas. Et, bon Dieu, pourquoi ne pouvait-on pas me laisser tout bêtement à bord du Lutzen ? j'ai mis trois ans T à obtenir ce poste, et maintenant on m'en tire pour Dieu sait quoi. Il grimaça de nouveau, mais les ordres sont les ordres. Il vérifia une nouvelle fois sur l'écran le code couleur à suivre et s'engagea de mauvais gré dans les entrailles de la station spatiale de Sa Majesté Weyland vers sa destination. Le lieutenant de vaisseau Michael Gearman regarda le maître blond et plutôt grand qui suivait le code couleur juste devant lui et haussa un sourcil intrigué. Ils étaient tous deux arrivés par la même navette et il se demandait s'ils avaient la même destination. Cela semblait probable, mais Weyland était une grande station — pas autant que Vulcain ou Héphaïstos, mais longue de près de trente kilomètres malgré tout. Elle était aussi cachée en orbite autour de Gryphon, également connue sous le nom de Manticore-B V, ce qui lui avait valu les soupirs compatissants de plus d'un de ses copains, à l'hôpital, quand ils avaient entendu parler de ses ordres. Des trois planètes habitables que comptait le système de Manticore, Gryphon était celle qui ressemblait le moins à la Terre. Elle avait exigé une terraforrnation bien plus longue que Manticore ou Sphinx, et sa très forte inclinaison axiale valait à son climat une réputation peu enviable auprès des habitants de ses planètes sœurs. Pire, du point de vue de certains cracks de la Spatiale, sa population très dispersée était connue pour sa condescendance envers les femmelettes peuplant les autres mondes du Royaume. Cette attitude déteignait hélas sur celle qu'adoptaient les civils locaux face au personnel militaire en visite qui cherchait à se distraire, ce qui, ajouté à l'absence de villes dignes de ce nom, ne laissait qu'un choix très limité d'activités de loisir à ce même personnel militaire pendant son temps libre. Mais cela convenait à Gearman. Après dix-neuf mois de thérapie régénératrice, il avait eu tout le temps libre qu'il pouvait supporter. Il avait hâte de reprendre du service, et ses amis compatissants avaient beau dire de Gryphon que c'était un coin pourri, il avait l'intuition que sa nouvelle affectation pourrait se révéler bien plus intéressante qu'ils ne s'y attendaient. Il était devenu habituel pour la Flotte royale, ces vingt ou trente dernières années T, d'affecter les prototypes les plus sensibles issus des sections recherche et développement aux équipes techniques de Weyland, avant tout parce que la composante secondaire du système binaire voyait passer beaucoup moins de fret étranger. Les énormes ceintures d'astéroïdes de Manticore-B nourrissaient une présence industrielle lourde, et d'immenses cargos transportaient à la fois produits finis et chargements de matières premières depuis ses fonderies jusqu'à Manticore-A. Toutefois les points de transit essentiels du fret pour le Royaume stellaire se trouvaient en orbite de Manticore ou de Sphinx, et c'était là que restait cantonné l'immense majorité du fret en provenance de l'extérieur. Gryphon était principalement desservie — même en temps de paix — par des cargos battant pavillon manticorien qui faisaient la navette entre elle et le reste du Royaume, et la Flotte avait officialisé l'interdiction complète des bâtiments non manticoriens dans l'espace de Manticore-B dès le début des hostilités. Ce qui expliquait pourquoi ConstNav et ArmNav aimaient produire et tester leurs prototypes à Weyland. Les Renseignements ne pouvaient toujours pas garantir le secret, mais au moins la Flotte n'avait pas à se demander lesquels des cargos prétendument neutres présents dans la zone espionnaient en réalité pour le compte des Havriens. Non que Gearman eût la moindre preuve concrète qu'on l'affectait sur un de ces projets top secret. D'un autre côté, il avait vérifié la dernière liste de bâtiments disponible à réception de ses ordres, et aucun v HMS Candice » n'y figurait. Bien sûr, le nom des nouvelles unités était généralement gardé secret depuis le début de la guerre, et quelqu'un de son grade était loin d'avoir accès aux informations les plus récentes. Mais l'absence de son nom sur les listes d'avant-guerre suggérait que, quelle que soit sa nature, le Can(lice devait avoir moins de huit ans. (Ou bien, insista un coin de son esprit, c'est un vaisseau marchand reconverti, stocké là après le début de la guerre. Beurk.) Si l'on ajoutait à cela le fait que ses ordres ne lui donnaient pas le moindre indice quant à ses fonctions à bord (ce qui était pour le moins inhabituel), toutes sortes de possibilités intéressantes lui venaient à l'esprit. Il sourit à la fertilité de son imagination et continua d'avancer d'un pas vif. « Scooter ! » Le maître Smith leva les yeux, abasourdi, lorsqu'on cria son surnom, puis il se fendit d'un large sourire en voyant un visage familier émerger de la foule. L'homme, petit, poilu et terriblement laid, donnait l'impression que ses bras devaient toucher terre quand il marchait tant il ressemblait à un singe. Il portait une combinaison de service courant identique à celle de Smith, ornée des trois mêmes chevrons sur la manche, et sur la plaque d'identité au-dessus de sa poche on lisait MAXWELL, RICHARD. « Eh bien, eh bien ! Mais c'est l'Homme qui faisait tomber les clefs anglaises ! » lança Smith en tendant la main pour serrer une patte hirsute, et Maxwell fit la grimace. « Lâche-moi, Scooter ! C'était – quoi ? Il y a six ans T ? — Vraiment ? » Les yeux gris de Smith prirent un éclat espiègle. « J'ai l'impression que c'était hier. Peut-être parce que le résultat était si... spectaculaire. Et coûteux. Il ne m'est pas donné de voir un court-circuit sur la barre omnibus principale d'une salle d'impulsion tous les jours, tu sais. — Ah oui. Eh bien, un de ces jours je serai là quand toi tu merderas, Scooter ! — Tu peux rêver, Clef d'argent, tu peux rêver. — L'arrogance précède la chute, mon pote, fit sombrement Maxwell. — Bah ! » Smith désactiva l'antigrav de son casier et le laissa se poser au sol avant de jeter un regard curieux alentour. Il s'attendait à ce que le code couleur le mène à la cale du Candice et, au lieu de cela, il se retrouvait dans une galerie de hangar d'appontement, ce qui indiquait que son vaisseau n'était pas arrimé à la station pour l'instant, et il haussa un sourcil à l'adresse de Maxwell. « T'as une idée de ce qu'on fout là, Max ? demanda-t-il sur un ton beaucoup plus grave. J'ai posé des questions, mais les gens à qui j'ai parlé ne savaient que dalle. — je sais pas, admit Maxwell en ôtant son béret noir pour se gratter la tête. Un pote à moi qui bosse à ConstNav m'a dit que le Candice est un nouveau bâtiment chantier destiné à couvrir de longues distances – un truc à grande vitesse; peut-être qu'il est censé rejoindre le train d'escadre d'un groupe d'assaut de croiseurs ou quelque chose du genre. À part ça, je sais rien du tout. Eh, je sais même pas ce que je ferai une fois à bord ! — Toi non plus, hein ? » Le front de Smith se plissa. Les ordres de la FRM comportaient normalement au moins un bref paragraphe décrivant le poste auquel on était affecté, pas un simple nom de bâtiment sans autre information. L'omission sur un exemplaire pouvait être mise sur le compte d'une négligence bureaucratique, mais sur deux cela ressemblait beaucoup plus à une mesure de sécurité délibérée. Mais si le Candice n'était qu'un vaisseau chantier, même s'il s'agissait d'un modèle tout nouveau, tout beau, qu'y avait-il à cacher ? Et si... « À l'attention du personnel du groupe d'incorporation sept-sept-six-deux, annonça soudain la voix du responsable du hangar d'appontement sur les haut-parleurs de la galerie. Premier appel pour transport vers le HMS Candice. La navette partira dans quinze minutes du boyau d'accès bleu-quatre. Je répète. Le transport à destination du HMS Candice partira dans quinze minutes du boyau d'accès bleu-quatre. — Je crois qu'on ferait bien d'y aller », dit Maxwell, et ils suivirent la galerie en tirant leur casier derrière eux. Smith était devant lorsqu'ils arrivèrent au boyau d'accès désigné, et il émit un grognement en voyant ce qui reposait sur les butoirs d'arrimage de l'autre côté de l'épaisse cloison de plastoblinde. — Quoi ? » demanda Maxwell, la vue bloquée par son compagnon plus grand. Smith soupira. — C'est une foutue poubelle, répondit-il d'un air sombre. Merde ! Ils pourraient au moins nous fournir une navette équipée de hublots ! — Une navette, c'est une navette, fit Maxwell en haussant les épaules, indifférent. J'ai pas besoin de hublots. J'ai déjà vu une station spatiale et j'ai déjà vu un vaisseau chantier. Tout ce que j'espère, c'est que le trajet sera assez long pour faire une petite sieste. — Max, t'es un guignol, lança Smith, amer. — Évidemment ! » répondit Maxwell, plein d'enthousiasme. Puis il fronça les sourcils, soudain méfiant. « C'est quoi, un guignol ? » « Garde-à-vous ! » Le capitaine de vaisseau Alice Truman regardait l'image de contrôle sur l'afficheur de sa salle de briefing lorsque cet ordre acéré mit fin au brouhaha qui emplissait la galerie du hangar d'appontement numéro trois du HMS Minotaure. Le dernier contingent de matelots et officiers mariniers affectés au projet Anzio se mit au garde-à-vous le long des lignes peintes au sol avec une promptitude due à des réflexes bien ancrés, l'ordre familier coupant court aux spéculations concernant leur affectation. La femme qui l'avait aboyé arborait trois chevrons et trois arcs sur la manche de son uniforme immaculé. Entre eux figurait l'ancre d'or désignant sa spécialité, la manœuvre, au lieu de l'étoile que la plupart des autres branches utilisaient, et l'arc supérieur portait une couronne brodée qui la distinguait comme un major, plus haut grade non cadre dans la FRM. Le visage dénué d'expression, elle contempla la masse d'hommes et de femmes silencieux, puis croisa les mains derrière le dos et remonta lentement la première ligne. Elle atteignit l'extrémité de la rangée, s'arrêta en équilibre sur les talons, puis regagna le centre et eut un mince sourire. « Bienvenue à bord de votre nouveau vaisseau, dit-elle avec un fort accent gryphonien. Je m'appelle McBride. Bosco McBride. » Son public muet digéra l'annonce : c'était elle l'officier marinier le plus gradé de leur nouveau bâtiment et, en tant que telle, la représentante directe de Dieu. Elle sourit à nouveau. « Pour ceux d'entre vous qui ne l'auraient pas encore deviné, vous n'êtes pas à bord d'un vaisseau chantier. Ça vous trouble sans doute profondément, et je sais que vous êtes curieux et inquiets de savoir ce que vous faites ici, pauvres petits agneaux égarés. Eh bien, je suis certaine que le pacha ne voit rien de plus important dans l'univers que tout vous expliquer. Hélas, elle a un vaisseau à commander et elle est un peu occupée en ce moment, alors je crains que vous ne deviez vous contenter de moi. Ça pose problème à quelqu'un ? » On aurait entendu un moucheron voler dans le silence qui lui répondit, et son sourire se fit sardonique. « C'est bien ce que je me disais. » Elle leva la main droite, claqua des doigts, et une demi-douzaine d'officiers mariniers s'avancèrent, bloc-mémo sous le bras. « À l'appel de votre nom, vous vous signalerez et vous mettrez en ligne derrière celui qui l'aura appelé, continua-t-elle plus vivement. Il vous assignera votre poste et vous indiquera votre place dans le rôle de quart. lit on ne traîne pas les pieds pour s'installer non plus ! Briefing d'orientation pour tous les nouveaux personnels à vingt et un zéro zéro, et je contrôlerai personnellement la présence. » McBride observa encore les nouveaux arrivants pendant une dizaine de secondes, puis elle hocha la tête, et un maître principal imposant s'avança à ses côtés et alluma son bloc. — Abramovitz, Carla! lut-il. — Présente ! » Une femme leva la main en bout de formation et s'avança en tirant son casier tandis qu'on s'écartait devant elle pour la laisser passer. « Carte, Jonathan ! » continua le maître principal. Truman coupa l'image et releva la tête comme son second faisait entrer une enseigne de vaisseau de première classe, un lieutenant de vaisseau et un capitaine de corvette dans la salle de briefing. « Les nouveaux, madame. » Comme le bosco, le capitaine de frégate Haughton venait de Gryphon, bien que son accent fût moins prononcé. Truman inclina une tête couronnée de cheveux blonds tandis que les trois officiers formaient une ligne devant le plateau clair de la table de conférence et se mettaient au garde-à-vous. Elle devinait une curiosité brûlante dans les trois paires d'yeux et dissimula un petit sourire amusé. « Capitaine de corvette Barbara Stackowitz au rapport, madame ! » lança la brune aux yeux gris qui fermait la ligne. Truman la salua d'un signe de tête et regarda l'officier suivant. « Lieutenant de vaisseau Michael Gearman au rapport, commandant », dit-il. Cheveux et regard sombres, mince et l'air un peu voûté, il avait une présence indéniable. Truman salua encore puis haussa le sourcil à l'adresse du dernier. « Enseigne de vaisseau de première classe Ernest Takahashi au rapport, madame ! » Takahashi était petit, musclé, les cheveux plus sombres encore que ceux de Gearman et les yeux si foncés qu'ils paraissaient noirs. C'était aussi le moins gradé des trois et, bien que sa curiosité transparût autant que celle des autres, son corps exprimait à la fois confiance et aisance. Non qu'il eût l'air particulièrement content de lui, mais on devinait à le voir qu'il avait l'habitude de tout réussir du premier coup. « Repos », dit Truman au bout de quelques instants. Elle vit leurs épaules se relâcher, sourit et jeta un regard à son second. « Toute la paperasse est en règle, John ? — Oui, madame. Elle est entre les mains de votre assistante. — Bien. » Truman sourit. « Je suis sûre que le maître principal Mantooth s'en occupera avec toute l'efficacité dont elle est coutumière. » Elle reporta son regard sur les nouveaux venus puis désigna de la main les chaises qui lui faisaient face à l'autre bout de la table. « Asseyez-vous », dit-elle, et ils s'exécutèrent. Elle bascula en arrière le dossier de son fauteuil et se permit de les examiner à nouveau pendant qu'elle passait en revue mentalement leurs dossiers personnels, qu'elle avait déjà étudiés. Stackowitz était un officier tactique à la réputation de petit génie des missiles. Cerise sur le gâteau, elle avait aussi servi un temps comme commandant d'un bâtiment d'assaut léger. Elle était pressentie pour un poste dans l'état-major du capitaine de vaisseau Jacqueline Harmon, mais Truman avait l'intention de l'emprunter très souvent. Son visage ovale aux traits marqués présentait une bouche ferme et des yeux calmes. Pour l'instant elle paraissait un peu tendue, presque nerveuse, mais c'était assez compréhensible. Aucun de ces officiers n'avait reçu la moindre indication quant à la nature de leur nouvelle affectation et, bien que l'absence de hublots dans la navette les eût empêchés d'apercevoir leur nouveau bâtiment en approche, ils devaient bien commencer à se rendre compte qu'ils se trouvaient à bord d'un vaisseau très inhabituel. Gearman, d'un autre côté, paraissait presque serein. Il était manifestement curieux, mais son aura plus intense n'était pas le reflet d'une quelconque anxiété. Il aurait peut-être été plus juste de parler de concentration, songea Truman. Il était aussi très bronzé – résultat, sans doute, du séjour en centre de réadaptation que les physiothérapeutes du centre médical de Bassingford lui avaient imposé pour parfaire sa guérison. Elle l'avait soigneusement observé à son entrée dans le bureau, et rien dans sa démarche ne trahissait qu'il avait perdu sa jambe gauche quand le feu ennemi avait définitivement exclu des combats le supercuirassé Ravensport lors de la première bataille de Rossignol. Il était alors troisième ingénieur mécanicien mais, auparavant, en tant qu'enseigne, il avait passé près d'un an sur un poste de mécanicien navigant de deuxième classe à bord d'un BAL. Et puis il y avait Takahashi. Enseigne de première classe, il ne se trouvait là que parce qu'il était sorti premier de sa promotion à l'école de pilotage de Kreskin (malgré un blâme impressionnant suite à certain incident autour des simulateurs de vol de l'école) et avait ensuite fait preuve d'une virtuosité naturelle éblouissante aux commandes de tous les bâtiments légers qu'il avait touchés depuis son départ de l'Académie. Sur son dernier poste, il avait tenu le rôle de meneur d'une section de navettes d'assaut à bord du grand transporteur fusilier Lutzen, où l'on avait sans doute apprécié son talent à sa juste valeur. Dans d'autres circonstances, il y serait probablement resté encore un an, mais Truman et le projet Anzio étaient prioritaires. « Très bien, dit-elle enfin, rompant le silence avant qu'il ne devienne intimidant. Tout d'abord, permettez-moi de vous souhaiter la bienvenue à bord du Minotaure. » Stackowitz écarquilla les yeux, et Truman eut un sourire ironique. « Il existe bel et bien un HMS Candice, mais je doute fort qu'aucun d'entre vous mette jamais le pied à son bord. C'est aussi un genre de prototype, mais il s'agit d'un vaisseau chantier, pas d'un bâtiment de guerre. Il est en ce moment affecté à Wevland pour évaluation et afin de servir de vaisseau école pour la formation d'unités similaires, mais il se balade en général ailleurs dans le système pour donner à ses recrues un maximum d'expérience. De plus, il emporte un équipage de six mille personnes environ, ce qui, ajouté à son programme de déplacement instable, en fait une excellente couverture pour nous. Personne ne se demande pourquoi les nouveaux contingents doivent y être amenés par navette, et son équipage est suffisamment nombreux — et provisoire — pour que nous puissions faire passer beaucoup de personnel sous son nom sans qu'on le remarque. » Truman laissa l'information faire son chemin tandis que les trois officiers se regardaient, l'œil spéculateur. Elle les observa calmement, comparant leurs réactions à celles de tous les officiers avec qui elle avait déjà eu cette même discussion. Jusque-là, ils étaient dans la moyenne. « Il y a une bonne raison à tous ces secrets, fit-elle au bout d'un moment. Dans quelques minutes, le capitaine Haughton (elle désigna d'un signe de tête son second, un homme blond aux yeux marron qui avait pris place à sa droite) veillera à ce que vous soyez présentés à vos chefs de section respectifs, qui vous fourniront une description plus détaillée de ce que nous faisons et de votre rôle particulier. Vu la nature de notre mission ici, toutefois, je préfère me charger du premier briefing de mes nouveaux officiers, alors mettez-vous à l'aise. Elle sourit tandis qu'ils se carraient dans leur fauteuil. Takahashi était le seul à paraître réellement détendu, mais les deux autres faisaient de leur mieux pour obéir à son injonction. Elle redressa le dossier de son fauteuil et croisa les mains sur la table devant elle. « Le Minotaure est la première unité d'une nouvelle classe expérimentale, annonça-t-elle. Je sais que vous ne l'avez pas vu avant de monter à bord, alors le voici. » Elle enfonça une touche de son terminal, et une image holo très précise apparut au-dessus de la table. Ses nouveaux subordonnés tournèrent la tête vers elle, et elle vit Stackowitz froncer les sourcils sous l'effet de la surprise. Truman ne pouvait guère le lui reprocher, car nul n'avait jamais vu de vaisseau tel que le HMS Minotaure. Il s'agissait manifestement d'un bâtiment de guerre — il en avait les extrémités typiques en tête de marteau — et il jaugeait presque exactement six millions de tonnes, ce qui le situait dans le tiers supérieur de la catégorie des cuirassés. Pourtant un seul regard suffisait à révéler que le Minotaure n'était sûrement pas un cuirassé. Les rangées de sas énormes sur ses flancs ne pouvaient pas passer pour des compartiments d'armement classiques, et elles étaient disposées d'une manière jamais vue jusqu'alors. « Vous venez d'intégrer l'équipage du premier porte-BAL de la Flotte royale manticorienne », fit doucement Truman. Gearman se tourna aussitôt vers elle. Il la fixa et elle lui adressa un sourire en coin. « C'est exact, monsieur Gearman. Un porte-BAL. Puis-je partir du principe que vous avez au moins entendu quelques rumeurs concernant les bâtiments d'assaut léger dont nos vaisseaux pièges se sont servis en Silésie ? — Euh... oui, madame, répondit le lieutenant après un bref regard à ses collègues. Mais il ne s'agissait que de "rumeurs". Personne ne m'a jamais parlé d'un bâtiment approchant... ceci. » Il désigna l'image holo d'un geste timide, et Truman étouffa un rire, puis son sourire s'effaça. « Si on vous en avait parlé, monsieur Gearman, on aurait contrevenu à la loi sur les secrets d'État. Une contrainte qui s'applique d'ailleurs désormais à chacun de vous. Vous êtes officiellement affectés au projet Anzio, et votre travail consiste à rendre le Minotaure – et sa flottille de BAL – opérationnel, puis à prouver que le concept tient la route. Afin de préserver au mieux la sécurité de cette entreprise, nous partirons pour Hancock dès que nos deux premières escadrilles de BAL auront rejoint le bord. La base de la Flotte qui s'y trouve soutiendra nos efforts et, puisque seuls les nôtres s'intéressent à Hancock ces temps-ci, cela devrait éviter que des yeux "neutres" ne se posent sur nous et retournent bien vite cancaner auprès de La Nouvelle-Paris. C'est clair ? Ils hochèrent la tête, et elle laissa son dossier basculer à nouveau. « Bien, dit-elle avant de désigner l'image holo. Comme vous pouvez le voir, le Minotaure – au passage, je vous déconseille de l'appeler le "Minnie" devant moi – est de conception inhabituelle. À l'origine, ConstNav souhaitait construire un modèle expérimental beaucoup plus petit destiné à prouver la validité du concept, mais les différentes études recommandaient toutes des unités finales de classe cuirassé, et le vice-amiral Adcock a convaincu l'amiral Danvers de le construire grandeur nature. Ses termes exacts, je crois, étaient : "La meilleure échelle pour une expérience, c'est quand dix millimètres représentent un centimètre !" » Elle sourit à nouveau. « Et voici le résultat. » Vous aurez remarqué, j'en suis sûre, poursuivit-elle sur le ton d'un conférencier de Saganami tout en se levant et en s'armant d'un bon vieux pointeur lumineux pour souligner des détails de l'image holo, qu'il est totalement dépourvu d'armes sur les flancs – en dehors des BAL, bien entendu. Il jauge un tout petit peu moins de six millions de tonnes et mesure en tout deux virgule deux kilomètres, sur une hauteur maximale de trois cent soixante-sept mètres. L'armement offensif embarqué se limite à l'équipement de poursuite, toutefois assez lourd : quatre grasers et neuf tubes lance-missiles par affût, en proue comme en poupe. Sur le flanc, nous ne disposons que de défenses antimissiles et des hangars des BAL, vides pour l'instant. » Le capitaine Stackowitz fronça les sourcils, et Truman eut un petit rire. L'officier tactique releva prestement la tête en l'entendant, et le commandant lui sourit. « Ne vous inquiétez pas, capitaine. Nous disposons quand même d'une batterie d'artillerie... dont le premier volet est pratiquement prêt pour l'embarquement. Mais nos supérieurs ont jugé – à juste titre, je pense – que le Minotaure avait besoin d'un vol d'essai. Et c'est ce à quoi nous avons employé les deux derniers mois T, pendant que les cartels Hauptman et Jankowski bouclaient la production de nos BAL au chantier Hauptman de la Licorne. » Une lueur passa dans le regard des trois officiers qui commençaient à comprendre. La ceinture de la Licorne était la ceinture d'astéroïdes la plus proche de Manticore-B et la plus riche des trois. Minerais gryphoniens, SARL, une des entreprises du cartel Hauptman, en possédait près de trente pour cent et disposait de baux à long terme sur trente autres. Le cartel avait construit d'énormes centres d'extraction et fonderies destinés à traiter les produits issus de ses opérations minières, et des rumeurs insistantes couraient déjà avant-guerre selon lesquelles Chantiers Hauptman, SARL, l'unité de construction spatiale du puissant cartel, se servait de son chantier dans la ceinture de la Licorne pour construire les unités expérimentales de la Flotte loin des yeux des curieux. Quant au cartel Jankowski, bien que beaucoup plus petit que celui de Hauptman, il était très spécialisé et jouait un rôle capital dans les opérations de recherche et développement de la Flotte. En fait, songea Gearman, c'est Jankowski qui s'est coltiné le gros des recherches quand on a voulu adapter pour la Flotte le compensateur de conception graysonienne, non ? L'équipage de base du Minotaure ne comporte que six cent cinquante hommes », poursuivit Truman, et ses nouveaux subordonnés ouvrirent de grands yeux : cela représentait à peine soixante-dix pour cent de ce qu'embarquaient la plupart des croiseurs lourds de cinq pour cent son tonnage. « Nous y sommes parvenus en recourant à un degré d'automatisation beaucoup plus élevé que ConstNav n'était prêt à l'accepter avant-guerre et, bien sûr, en éliminant toutes les armes de flanc. De plus, nous n'embarquons qu'une seule compagnie de fusiliers au lieu du bataillon normalement affecté aux cuirassés ou supercuirassés. D'un autre côté, notre tableau d'allocation d'équipement prévoit que nous embarquions environ trois cents personnes supplémentaires afin de fournir un soutien tactique et mécanique permanent à la flottille de BAL. C'est là que vous entrez en jeu, capitaine Stackowitz. L'interpellée haussa un sourcil, et Truman lui adressa un semblant de sourire. — Vous avez la réputation d'être un as en tactique de déploiement missile, capitaine, et je crois que vous avez passé six mois sur le projet Cavalier fantôme. C'est bien cela? » Stackowitz hésita un instant puis acquiesça. « Oui, madame, en effet, répondit-elle. Mais ce projet tout entier est classé secret-défense. Je ne sais pas si je peux... enfin... » Elle désigna d'un air penaud les autres officiers présents, et Truman hocha la tête. — Votre prudence est louable, capitaine, mais ces messieurs vont faire très ample connaissance avec Cavalier fantôme dans les semaines qui viennent. Pour nos péchés, nous avons été désignés pour tester les premiers fruits de ce projet-là aussi. Pour l'instant, ce qui compte c'est que, même si vous serez un atout pour la section tactique du Minotaure du fait de votre... statut d'initiée, votre premier devoir sera en tant qu'officier tactique numéro un du contingent BAL. — Bien, madame. — En ce qui vous concerne, lieutenant Gearman, poursuivit Truman en se tournant vers l'ingénieur bronzé, vous occuperez le poste d'ingénieur dans l'escadre Or. Il s'agit de l'élément de commandement de la flottille, et je suppose que vous servirez également en tant que mécanicien navigant du capitaine de vaisseau Harmon à bord de Or-un. En tout cas, c'est la tournure que semblent prendre les choses. — Bien, madame. » Gearman hocha fermement la tête, l'esprit déjà tourné vers cette nouvelle affectation totalement inattendue. — Quant à vous, enseigne Takahashi, reprit Truman en braquant un regard sévère sur lui, vous devez être le timonier de Or-un. D'après ce que j'ai vu de votre dossier, je m'attends à ce que vous jouiez aussi un rôle majeur dans la mise en place des logiciels de base pour les simulateurs, et je vous recommande vigoureusement de ne pas y inclure l'un des éléments de ce "scénario surprise" que vous avez mis au point à Kreskin. — Oui, madame ! Je veux dire non, madame. Bien sûr que non ! » répondit aussitôt Takahashi, qui arborait un immense sourire à l'idée des jouets merveilleux que la Flotte allait lui laisser manier. Truman jeta un coup d'œil au capitaine Haughton, qui secoua la tête d'un air résigné, et elle rit intérieurement de son expression face au sourire béat du jeune enseigne. « Très bien, fit-elle plus brusquement pour capter de nouveau leur attention. Voici de quoi nos BAL auront l'air. » Elle enfonça d'autres touches, et l'image du Minotaure disparut, remplacée instantanément par celle d'un engin brillant et dangereux qui semblait tout droit sorti des profondeurs de la mer avec sa gueule pleine de crocs. Les trois officiers se raidirent dans leur fauteuil en remarquant son caractère peu conventionnel. La première chose à sauter aux yeux, en dehors de l'absence complète de plan de sustentation, c'était que ce vaisseau à la proue agressive ressemblait plus à une grosse pinasse qu'à un BAL classique car il lui manquait la poupe et la proue en forme de marteau de tous les bâtiments de guerre à impulsion. La deuxième, c'était qu'il était parfaitement dénué de compartiments d'armement de flanc – et de défenses actives. Mais le plus étonnant passait presque inaperçu : le bâtiment représenté sur cette image holo n'était équipé que de la moitié des noyaux d'impulsion habituels. Aucun BAL n'était hypercapable, donc on n'avait jamais eu besoin d'y installer les noyaux alpha des véritables vaisseaux stellaires. Mais, depuis plus de six cents ans, un anneau d'impulsion complet pour tout bâtiment de guerre à impulsion comportait seize noyaux bêta. Tout le monde le savait. Sauf que ce BAL-ci dérogeait à la règle. On ne comptait que huit noyaux dans chacun de ses anneaux, bien que ceux-ci eussent l'air un peu plus grands qu'ils n'auraient dû. « Ceci, messieurs dames, fit Truman en utilisant une fois de plus le pointeur lumineux, est l'unité leader de la classe Écorcheur. Elle jauge vingt mille tonnes et, comme vous l'avez sans nul doute remarqué (le pointeur se déplaça sur l'image), elle a subi quelques modifications, dont l'omission des extrémités classiques en marteau. C'est parce que l'essentiel des armes à énergie de ce bâtiment se trouve juste ici. » Le pointeur indiqua la proue du petit vaisseau. « Un affût d'un mètre cinquante équipé des dernières lentilles gravitiques, dit-elle en observant leur regard, ce qui lui permet d'emporter un graser – et non pas un laser – à peu près aussi puissant que celui des croiseurs de combat de classe Homère. » Gearman en eut le souffle coupé. Et ce n'était guère surprenant, songea Truman. Les armes à énergie de poursuite étaient toujours les plus puissantes d'un vaisseau de guerre, mais le graser qu'elle venait de décrire possédait une ouverture de cinquante-six pour cent supérieure à celle des armes de poursuite embarquées sur la plupart des croiseurs légers, eux-mêmes six fois plus gros que l'Écorcheur. Mais elle avait observé cette réaction de la part d'au moins une personne dans presque tous les groupes qu'elle avait briefés sur les nouveaux BAL, et elle l'ignora donc pour continuer sur le même ton de conférencier. « Si ce graser peut être aussi puissant, c'est parce que l'Écorcheur n'emporte pas d'autre arme à énergie offensive, parce que son armement en missiles a été largement réduit, que la masse de ses noyaux d'impulsion a été diminuée de quarante-sept pour cent et que son équipage est moins nombreux que celui d'un BAL classique. Il comptera en tout et pour tout seulement dix membres d'équipage, ce qui permet une réduction spectaculaire du tonnage d'équipement de régulation vitale. De plus, la masse combustible normale en soute a été omise. » Elle s'interrompit, et Gearman la regarda avec une expression très bizarre. Elle se contenta d'attendre, et il finit par secouer la tête. « Excusez-moi, madame. Vous avez bien dit que sa masse combustible en soute avait été omise? — Mise à part celle nécessaire aux réacteurs d'attitude, oui, confirma Truman. — Mais... » Gearman s'arrêta, puis haussa les épaules et se jeta à l'eau. « Dans ce cas, madame, qu'utilise-t-il pour alimenter sa centrale à fusion ? — Il n'en a pas, répondit simplement Truman. Il utilise un réacteur à fission. » Trois paires de sourcils se haussèrent de concert, et Truman esquissa un sourire. L'humanité avait abandonné la fission dès qu'elle avait su produire des centrales à fusion fiables. Non seulement la fusion comportait moins de risques au niveau des radiations, mais l'hydrogène était bien plus facile et plus sûr (moins cher aussi) à transformer que les matières fissiles. Et puis, Truman en était consciente, les néoluddistes, ces fanatiques de la vieille Terre qui avaient fait de leur mieux pour abolir jusqu'au concept de technologie (à leurs yeux intrinsèquement mauvais) à peu près à l'époque où la fusion était apparue, avaient réussi à marquer la fission du chiffre de la Bête et à en faire l'emblème de tout ce qui était vil et destructeur. D'ailleurs, la course à la fusion avait davantage ressemblé à une ruée irraisonnée et, contrairement au reste du baratin débité par les néoluddistes, la réputation atroce de la fission était restée. Les journalistes de l'époque tenaient pour acquis ses défauts puisque « tout le monde savait » qu'ils étaient réels, et aucun historien populaire ne s'était réellement préoccupé de réexaminer les preuves depuis, surtout que cette technologie était désormais obsolète. Et donc, pour l'essentiel de l'espèce humaine, le concept même de fission nucléaire sortait d'un passé sombre, primitif, vaguement dangereux et mal connu. « Oui, j'ai bien dit "fission", reprit Truman après leur avoir accordé presque une minute pour digérer l'information. Encore une chose que nous avons adaptée des Graysoniens. Contrairement au reste de la Galaxie, ils utilisent encore des centrales à fission, bien qu'ils aient régulièrement réduit leur dépendance vis-à-vis de cette énergie ces trente ou quarante dernières années. Mais Grayson – de même que les ceintures d'astéroïdes de Yeltsin, d'ailleurs – regorge de métaux lourds... et fissiles. Ils s'étaient débrouillés pour redécouvrir la fission quand leur guerre civile a éclaté et, le temps que nous tombions sur eux et que nous leur rendions la fusion, ils avaient porté leur maîtrise de la fission à des niveaux d'efficacité inégalés jusqu'alors. De sorte que, lorsque nous avons ajouté des composites antiradiations modernes et légers ainsi que des champs antiradiations à ce qu'ils avaient déjà, nous avons réussi à produire une centrale plus petite encore – et considérablement plus puissante – que tout ce qu'ils avaient obtenu de leur côté. » Je ne m'attends pas à ce qu'on en installe à la surface d'une planète avant un bon moment. Pour tout dire, je doute que nous en voyions beaucoup dans des vaisseaux du mur. Mais une seule des nouvelles centrales fournit toute l'énergie dont un Écorcheur a besoin et, malgré toutes les histoires effrayantes qui courent sur la fission, la gestion des combustibles utilisés et autres déchets ne posera aucun problème particulier. Tout le travail de transformation se fait en espace profond, et nous n'aurons qu'à lâcher nos déchets dans le cœur d'une étoile voisine. Et, contrairement aux centrales à fusion, les réacteurs à fission ne requièrent pas la présence d'une réserve de combustible. Selon nos estimations actuelles, le réacteur d'un Écorcheur lui offrirait une autonomie énergétique de dix-huit mois, ce qui signifie que la seule limitation pratique à l'endurance de cette classe d'appareils sera sa capacité de régulation vitale. » Gearman pinça les lèvres comme pour émettre un sifflement admiratif à cette annonce. L'un des nombreux inconvénients du BAL conventionnel était que sa taille lui interdisait d'emmagasiner autant de masse de réacteur en soute que les vaisseaux de guerre normaux. Les croiseurs de combat de la FRM pouvaient embarquer suffisamment de combustible pour près de quatre mois, mais ils étaient tout spécialement conçus pour les raids à longue distance et forte pénétration de même que pour la protection de convois. Les bâtiments d'assaut légers, quant à eux, avaient de la chance s'ils parvenaient à stocker assez d'hydrogène pour un déploiement de trois semaines, ce qui réduisait considérablement leur autonomie par rapport aux autres. Mais s'ils ne devaient plus refaire le plein que tous les dix-huit mois ! — Ça semble impressionnant, madame, répondit-il au bout d'un moment. Mais je ne connais absolument rien à la fission. — Comme tout le monde en dehors de Grayson, monsieur Gearman – à l'exception des équipes qui ont développé les nouveaux réacteurs pour nous, bien sûr. Nous ne disposons d'équipages complètement formés que pour dix ou douze de nos BAL. Les autres le seront ici, à bord du Minotaure, et sur la base de Hancock. On nous a dotés des simulateurs nécessaires. Nous disposons également d'un encadrement adéquat mis à disposition par le cartel Jankowski pour aider nos ingénieurs à se familiariser avec le système. Vous aurez environ trois semaines T d'ici à Hancock pour un premier contact, et il est prévu que vous et vos collègues des machines vous familiarisiez bien avec votre nouvel équipement sous trois mois, époque à laquelle nous commencerons l'entraînement pratique avec les BAL. » Elle haussa les épaules. « On fait tout à l'envers, je sais. Vous auriez dû bénéficier d'une formation sur les nouvelles centrales avant même qu'on ne monte la quille du Minotaure. Mais bien qu'on ait accordé au projet Anzio le plus haut degré de priorité, des aspects... matériels ont posé des problèmes malencontreux. Et puis, pour être honnête, certains types de la sécurité préféraient depuis le début que la phase de formation se déroule à bord, loin des curieux, plutôt que dans des simulateurs sur un quelconque chantier. » Elle envisagea brièvement de mentionner l'opposition bornée de quelques officiers supérieurs qui ne voyaient dans tout le concept des nouveaux BAL qu'un détournement inutile de ressources et de personnel aux dépens de solutions d'armement plus pratiques (et plus classiques). Mais la tentation ne dura pas. Aucun de ses trois subordonnés n'était suffisamment gradé pour être impliqué dans ce genre de querelles intestines au plus haut niveau, et il était inutile de les inquiéter avec ça. Mais si nous ne sommes pas formés pour utiliser les centrales, comment... » Gearman s'interrompit en rougissant. Un lieutenant prudent ne pressait pas un capitaine de la Liste de révéler des informations qu'elle choisissait de ne pas donner, mais Truman se contenta de sourire encore une fois. « Comment les embarquerons-nous sans énergie ? demanda-t-elle, et il acquiesça. Nous n'allons pas le faire, dit-elle simplement. Nous en chargerons dix-huit à bord avant de partir pour Hancock; les autres unités de la flottille sont déjà parties pour ce système, dissimulées dans les cales d'une demi-douzaine de cargos. Cela répond à votre question ? — Euh... oui, madame. — Bon. Maintenant, si vous voulez bien examiner de nouveau l'image holo, poursuivit Truman, vous remarquerez ces saillies, ici. » Le faisceau lumineux du pointeur balaya une série de huit cloques ouvertes et allongées, juste derrière l'anneau d'impulsion de proue, placées de telle façon qu'elles s'alignaient avec les espaces entre les noyaux composant l'anneau. « Il s'agit de tubes lance-missiles. Ces quatre gros tubes (le pointeur les désigna) sont des lanceurs antivaisseau, équipés chacun d'un chargeur cinq coups de type "revolver". L'Écorcheur n'emporte que vingt missiles de ce genre, mais il peut en lancer un depuis chaque tube toutes les trois secondes. » Ce fut au tour de Stackowitz de pincer les lèvres en silence, et le pointeur de Truman indiqua les quatre autres tubes. « Ceux-ci sont destinés aux anti-missiles, et la réduction de l'armement missile normal nous permet d'en loger soixante-douze. De plus, si vous regardez ici (le pointeur effleura de nouveau la proue), vous verrez des grappes de lasers de défense active : il y en a six, disposées en rond autour de l'affût de graser. — Excusez-moi, commandant. Puis-je vous poser une question ? » C'était Takahashi, apparemment enhardi par la réponse qu'elle avait faite à Gearman, et elle acquiesça de la tête. « Merci, madame. » Il s'interrompit un moment, comme s'il cherchait les mots justes, puis reprit prudemment : « Ce que je vois là ressemble à une grosse pinasse ou navette d'assaut, madame, avec tout l'armement installé à l'avant. » Elle acquiesça, et il haussa les épaules. « Est-ce que ce n'est pas un peu... disons risqué pour un engin aussi petit qu'un BAL de croiser son propre T dès qu'il tire sur un vaisseau ennemi, madame ? — Je laisserai vos chefs de section rentrer dans les détails, enseigne, répondit-elle, mais en termes généraux, la réponse est à la fois oui et non. Telle qu'on l'envisage pour l'instant, la doctrine d'utilisation de l'Écorcheur l'appelle à approcher les bâtiments de guerre classiques selon un angle d'attaque oblique, interdisant à l'ennemi de viser les ouvertures en poupe et en proue de ses bandes gravitiques. Si on l'a conçu sans armement de flanc, c'est en partie pour éviter d'affaiblir ses barrières latérales avec des sabords. De plus, je suis certaine que vous avez tous remarqué le nombre réduit de noyaux d'impulsion. » Elle désigna l'anneau de proue et ils hochèrent la tête à l'unisson. « Il s'agit d'une innovation supplémentaire que pour l'instant nous appelons des noyaux "bêta-carré", bien plus puissants que les anciens. Ils ont aussi été équipés d'une nouvelle version de notre communicateur supraluminique, dotée d'un taux de répétition des impulsions beaucoup plus élevé, ce qui devrait rendre les Écorcheurs très utiles en tant qu'éclaireurs longue distance. J'imagine que nous verrons quelque chose de ce genre sur des vaisseaux plus gros d'ici peu. Mais ce qui importe dans notre cas, c'est que les nouveaux noyaux sont à peu près aussi puissants que les noyaux alpha ancienne génération et que nous avons aussi équipé l'Écorcheur de générateurs de barrières latérales beaucoup plus lourds par la même occasion. Il en résulte des barrières latérales environ cinq fois plus solides que tout ce qu'on a jamais monté sur un BAL. » Sans compter que ces appareils sont dotés de contre-mesures électroniques étendues et d'une panoplie de leurres qui coûtent presque aussi cher que la coque. Toutes nos simulations indiquent qu'ils formeront des cibles très difficiles pour les missiles, même à distance relativement faible, et plus particulièrement s'ils sont soutenus par des leurres supplémentaires et des missiles brouilleurs. Nous essayons en ce moment de déterminer s'il serait plus efficace d'utiliser des vaisseaux conventionnels pour fournir ces missiles ou s'il serait plus sensé de les charger directement dans les tubes des BAL, au prix d'une réduction du nombre de leurs missiles antivaisseau. » Et enfin, les experts de la branche R & D ont eu une idée vraiment sympathique pour ces engins. » Truman sourit à son public comme un requin. « Comme nous le savons tous, il est impossible de fermer les extrémités avant et arrière de bandes gravitiques par une barrière latérale, n'est-ce pas ? » Ils hochèrent la tête une nouvelle fois. « Et pourquoi donc, enseigne Takahashi ? » s'enquit-elle aimablement. L'enseigne la regarda quelques instants avec l'air d'un homme dont le passage sur l'île de Saganami était encore assez frais dans sa mémoire pour qu'il se méfie des questions insidieuses. Hélas, elle était capitaine de la Liste et lui seulement enseigne de première classe, et il devait donc lui répondre de toute façon. « Parce qu'isoler la poche de n-espace des bandes de contrainte grâce à leur fermeture vous empêche d'accélérer, décélérer ou d'utiliser les bandes gravitiques pour changer de direction, madame, répondit-il. Vous voulez la démonstration mathématique ? — Non, ça suffira, enseigne. Mais imaginez que vous ne vouliez ni accélérer ni décélérer ? Est-ce qu'alors vous ne pourriez pas générer une barrière "latérale" en proue ? — Eh bien, si, madame, je suppose qu'on pourrait. Mais dans ce cas on serait incapable de changer de... » Takahashi s'arrêta brusquement, et le capitaine Stackowitz hocha brièvement la tête. « Exactement, leur dit Truman. L'idée, c'est que les BAL attaqueront un même vaisseau en nombre suffisant pour qu'il leur soit toujours possible de l'approcher selon une trajectoire oblique. Les nouveaux tubes lance-missiles, ajoutés aux récentes améliorations des têtes chercheuses, aux circuits moléculaires qui peuvent gérer des changements de vecteur à gravité augmentée et à un délai acceptable plus long entre le lancement et le passage de relais du contrôle de feu des vaisseaux vers les systèmes embarqués des missiles, leur permettront de les lancer efficacement vers une cible écartée de l'âme du canon jusqu'à cent vingt degrés. Cela veut dire que les Écorcheurs peuvent attaquer au missile – et lancer des antimissiles contre le feu ennemi – même sur une approche oblique. Une fois entrés à portée d'armes à énergie, toutefois, ils se tournent directement vers leur cible et activent leur barrière de proue... qui ne comporte qu'un seul sabord, pour le graser, et est deux fois plus puissante qu'une vraie barrière latérale. Elle est donc aussi solide qu'une barrière latérale de cuirassé, messieurs dames, et, d'après les simulateurs du Cours de perfectionnement tactique, une cible aussi petite qu'un BAL de face devrait être beaucoup plus difficile à toucher qu'un vaisseau plus imposant engagé dans un combat flanc à flanc, même dans des circonstances normales. Si on prend en compte les capacités de guerre électronique de ces appareils, ils deviennent des cibles plus difficiles encore, et la présence – ainsi que la puissance – d'une barrière de proue devrait les rendre plus durs à éliminer même si l'ennemi parvient à verrouiller son contrôle de feu sur eux. » Elle s'arrêta un moment puis reprit d'une voix beaucoup plus sombre : « Néanmoins, un tir précis atteint même une cible difficile, et si l'un de ces BAL est directement touché par quoi que ce soit, il sera détruit. Donc, une fois que nous les engagerons dans l'action, nous en perdrons forcément quelques-uns. Mais même si nous en perdons une douzaine, cela ne représentera que cent vingt personnes – le tiers de l'équipage d'un contre-torpilleur et moins de six pour cent de celui d'un croiseur de combat de classe Hardi. Et à eux tous, ces douze BAL auront vingt et un pour cent de plus de puissance de feu en armes à énergie qu'une bordée de Hardis. Bien sûr, ils n'auront qu'une fraction ridicule de la puissance d'un croiseur de combat en termes de missiles, et ils devront parvenir en position de combat rapproché pour réellement blesser l'ennemi. Nul ne prétend qu'ils peuvent remplacer des vaisseaux du mur par un coup de baguette magique, mais toutes les études et prévisions affirment qu'ils peuvent apporter une amélioration capitale au mur de bataille. Ils devraient également nous fournir une force de défense locale capable de résister aux escadres de raid havriennes et qui nous permettra de retirer nos vaisseaux du mur des détachements de surveillance. Et puis leur endurance en poste ainsi que leur rayon d'action devraient en faire des outils précieux pour les raids derrière les lignes ennemies. » Ses trois nouveaux subordonnés la fixaient, s'efforçant manifestement de digérer toutes les informations qu'elle venait de déverser. Mais quelque chose brillait aussi dans leurs yeux à mesure qu'ils envisageaient les possibilités qu'elle avait énumérées... et se demandaient quoi d'autre imaginer pour ces nouvelles unités. « Commandant ? » Stackowitz leva discrètement la main pour obtenir la parole, et Truman hocha la tête. « Je me demandais juste, madame, combien de BAL le Minotaure allait emporter. — Si l'on compte les butoirs d'arrimage et les points de raccordement ombilical, le coût par BAL en termes de masse –coque incluse – se monte à trente-deux mille tonnes environ, fit Truman sur un ton presque badin. Nous ne pouvons donc en emporter qu'une centaine. — Une cen...? » Stackowitz s'interrompit, et Truman sourit. « Une centaine, oui. Notre flottille sera sans doute divisée en douze escadres de huit BAL, et nous garderons les quatre restants en soutien, dit-elle. Mais je pense que vous voyez combien nous pouvons multiplier notre force si un seul porte-BAL de la taille du Minotaure peut en larguer autant dans l'espace. — Tout à fait, madame, murmura Stackowitz tandis que les deux autres acquiesçaient avec conviction. — Bien ! Parce que maintenant, messieurs dames, il faut faire marcher tout ça aussi bien que les planificateurs et les simulations l'ont prévu. Et évidemment, ajouta-t-elle en montrant les dents, aussi bien que moi je l'ai prévu. » CHAPITRE QUATRE « Lord Prestwick et Lord Clinkscales, Votre Grâce », annonça le secrétaire. Benjamin Mayhew IX, Protecteur planétaire de Grayson et Défenseur de la Foi par la grâce de Dieu, se carra dans son fauteuil confortable derrière le bureau très simple d'où il dirigeait Grayson, et le chancelier passa ]a porte que le secrétaire tenait poliment ouverte. « Bonjour, Henry, fit le Protecteur. — Bonjour, Votre Grâce répondit Henry Prestwick en s'effaçant pour laisser passer le vieil homme chenu au visage féroce qui l'accompagnait. Ce deuxième visiteur tenait un mince bâton à pommeau d'argent et portait une clef de seigneur en argent en sautoir. Benjamin lui adressa un salut de bienvenue. « Howard, dit-il d'une voix beaucoup plus douce. Merci d'être venu. Le vieil homme se contenta de lui rendre son salut avec une certaine brusquerie. De la part de n'importe qui d'autre, c'eût été une insulte mortelle à la dignité personnelle et officielle de Benjamin Mayhew, mais Howard Clinkscales avait quatre-vingt-quatre ans T, dont soixante-sept consacrés au service de Gray-son et de la dynastie Mayhew. Il avait servi trois générations de Mayhew pendant cette période et, jusqu'à sa démission huit ans et demi plus tôt, il commandait les forces de sécurité planétaires qui veillaient sur Benjamin lui-même depuis le berceau. Et même si ce n'était pas le cas, songea tristement Benjamin, je lui en passerais tout autant. Il a une mine... affreuse. Il dissimula ses pensées derrière un visage serein et accueillant et fit signe à ses invités de s'asseoir. Clinkscales regarda quelques instants Prestwick, puis choisit le fauteuil situé près de la table basse tandis que le chancelier prenait place sur le petit divan qui flanquait le bureau du Protecteur. « Un café, Howard ? » proposa Benjamin pendant que le secrétaire hésitait. Clinkscales fit non de la tête, et Benjamin se tourna vers Prestwick, qui donna la même réponse. « Très bien. Vous pouvez disposer, Jason, dit-il au secrétaire. Veillez à ce que nous ne soyons pas dérangés, s'il vous plaît. — Bien sûr, Votre Grâce. » Le secrétaire s'inclina brièvement mais respectueusement devant chaque invité, puis plus bas devant Benjamin, avant de sortir en fermant discrètement l'archaïque porte de bois poli derrière lui. Le léger déclic de la clenche résonna comme un coup de tonnerre dans le bureau silencieux, et Benjamin fit la moue en regardant Clinkscales. Le visage inflexible et usé du vieil homme s'était transformé en forteresse défiant l'univers, et la peine y avait creusé de nouvelles rides profondes, comme l'eau d'une rivière érode la pierre. Il y avait du chagrin dans son regard – un chagrin plein de colère, furieux, qu'il muselait par la seule force de sa volonté mais qui n'en bouillonnait pas moins et restait chargé de douleur. Benjamin comprenait non seulement sa peine mais aussi sa colère et sa douleur, et il avait souhaité accorder à Clinkscales du temps pour y faire face à sa manière. Mais il ne pouvait plus attendre. « Et même si je pouvais, je ne pense pas qu'il arrivera jamais à y faire face » tout seul. « J'imagine que vous savez pourquoi je vous ai demandé de venir, Howard », dit-il, brisant enfin le silence. Clinkscales le regarda quelques instants puis secoua la tête, toujours muet, et Benjamin sentit sa mâchoire se raidir. Le vieillard ne pouvait pas manquer de savoir, au moins dans les grandes lignes, ce que voulait le Protecteur, et le fait qu'il avait amené le bâton qui symbolisait son devoir de régent du domaine Harrington ne faisait que confirmer qu'il avait deviné la raison de sa convocation. Mais il agissait comme si, en ne l'admettant pas consciemment, même à lui-même, il pouvait nier cette raison, lui faire perdre toute réalité. Mais il ne peut pas, se dit sombrement Benjamin, et moi non plus. Nous avons tous les deux des devoirs à remplir. Bon sang, je ne veux pas m'immiscer dans son chagrin, mais je ne peux pas me permettre de prendre ça en considération maintenant. « Je pense que vous le savez très bien, Howard, dit-il au bout d'un moment d'une voix très calme, et les joues de Clinkscales prirent une couleur rouge sombre. Je regrette profondément les événements et considérations qui m'imposent de mettre le sujet sur le tapis, mais je n'ai pas d'autre choix que d'y faire face. Et vous non plus, mon seigneur régent. — Je... » Clinkscales sursauta en entendant ce titre, comme pour éviter un coup. Il regarda son Protecteur pendant une brève éternité, puis la fureur s'effaça de ses yeux, ne laissant que le chagrin. À cet instant, il faisait cruellement son âge, et il prit une inspiration profonde et douloureuse, les narines évasées. « Pardonnez-moi, Votre Grâce, dit-il tout bas. Oui... je sais. Votre chancelier (les lèvres de Clinkscales esquissèrent une brève parodie de sourire alors qu'il désignait de la tête son vieil ami et collègue) m'aiguillonne depuis des semaines. — Je sais. » La voix de Benjamin s'était adoucie à son tour, et il soutint le regard de Clinkscales en espérant que le vieil homme lirait autant de douleur et de peine dans le sien. » Oui, eh bien... » Clinkscales détourna la tête, puis carra les épaules et se releva péniblement du fauteuil. Il prit le bâton de régence à deux mains, gagna le bureau, le tendit devant lui sur ses paumes ouvertes et prononça les phrases rituelles qu'il avait espéré ne jamais avoir à réciter. « Votre Grâce, dit-il d'une voix calme, mon Seigneur est tombé, ne laissant aucun héritier de son sang. De même qu'elle tenait de vos mains son domaine, je tenais des siennes la responsabilité de le gouverner en son absence. Mais... » Il s'arrêta, trébuchant sur les phrases rituelles, et ferma les yeux un instant avant de pouvoir reprendre. « Mais elle ne viendra jamais plus me réclamer sa clef, poursuivit-il d'une voix rauque, et il n'est nul autre pour qui je puisse la garder où à qui je puisse la transmettre. En conséquence, je vous la rends, à vous dont elle est venue, par la grâce de Dieu, afin que vous la gardiez pour le Conclave des Seigneurs. » Il tendit les mains, offrant le bâton de régence, mais Benjamin ne le prit pas. Au lieu de cela, il secoua la tête, et Clinkscales ouvrit de grands yeux. Il était rare qu'un seigneur graysonien périsse sans laisser d'héritier, si indirecte soit la ligne de succession. Cela ne s'était produit que trois fois sur les mille ans d'histoire de la planète – en dehors du massacre des Cinquante-trois qui avait marqué le début de la guerre civile... et la déchéance de leurs droits des Fidèles qui l'avait conclue. Mais le précédent existait, et le refus de Benjamin de reprendre le bâton avait complètement déstabilisé le régent du domaine Harrington. « Votre Grâce, je... » commença-t-il avant de s'interrompre pour regarder Prestwick, l'air interrogateur. Le chancelier se contenta de soutenir son regard, et Clinkscales reporta son attention vers le Protecteur. « Rasseyez-vous, Howard », dit fermement Benjamin. Il attendit que le vieil homme ait repris place dans son fauteuil, puis il sourit sans humour. « Je constate que vous ne savez effectivement pas pourquoi je vous ai convoqué aujourd'hui. — Je croyais le savoir, répondit prudemment Clinkscales. Je refusais de l'admettre, mais je pensais savoir. Et si ce n'était pas pour que je rende le bâton de régence, alors je dois reconnaître que je n'ai aucune idée de ce que vous mijotez, Benjamin ! » Benjamin sourit à nouveau, cette fois avec une nuance d'amusement sincère. Le ton acerbe qui s'insinuait dans la voix du vieil homme de même que le recours à son prénom ressemblaient davantage à ce vieil oncle officieux irascible qu'il connaissait depuis toujours. « De toute évidence », répondit-il simplement. Il lança un regard à Prestwick. « Henry ? fit-il sur le ton de l'invitation. — Bien sûr, Votre Grâce. » Prestwick se tourna vers Clinkscales avec un sourire un brin ironique et secoua la tête. « Comme vous pouvez le constater, Howard, Sa Grâce compte encore une fois me laisser la basse besogne et les explications. — Les explications ? — Hum. Le soin de faire le point, peut-être. » Clinkscales haussa le sourcil, et Prestwick fit la moue. « Notre situation actuelle est peut-être un peu plus unique que vous n'en avez conscience, Howard, dit-il au bout d'un moment. — Inhabituelle, certainement, répondit Clinkscales, mais sûrement pas "unique" ! J'en ai longuement discuté avec le juge Kleinmeuller. » Son regard s'assombrit à nouveau, le souvenir de cette conversation avec le principal juriste du domaine Harrington ravivant sa douleur. Il déglutit puis secoua la tête comme un vieil ours en colère. « Il m'a très clairement exposé le précédent du domaine Strathson, Henry. Lady Harrington (il parvint à prononcer son nom d'une voix presque sereine) n'a pas laissé d'héritier... et cela signifie que le domaine revient au Sabre, tout comme celui de Strathson il y a sept cents ans. — Oui et non, fit Prestwick. Vous voyez, elle a bel et bien laissé des héritiers – un bon nombre, même – si on veut voir les choses sous cet angle. — Des héritiers ? Quels héritiers ? s'enquit Clinkscales. Elle était fille unique ! — Certes. Mais la famille Harrington au sens large est assez étendue... sur Sphinx. Elle avait des dizaines de cousins, Howard. — Mais ce ne sont pas des Graysoniens, protesta Clinkscales, et seul un Graysonien peut hériter d'une clef de seigneur ! — Non, ce ne sont pas des Graysoniens. Et c'est ce qui complique tant la situation. Tout comme vous en avez parlé avec le juge Kleinmeuller, Sa Grâce et moi-même en avons discuté avec la Haute Cour. Et, d'après elle, vous avez raison : la Constitution exige clairement que l'héritier de tout domaine soit citoyen de Grayson. Toutefois, cette exigence découle simplement du fait que la Constitution n'a jamais envisagé qu'un citoyen étranger puisse se trouver sur la ligne de succession d'un domaine. Ou qu'un étranger soit fait seigneur tout court, d'ailleurs. — Lady Harrington n'était pas une "étrangère" ! déclara Clinkscales avec raideur, et ses yeux lançaient des éclairs furieux. Où qu'elle ait pu naître, elle... — Calmez-vous, Howard », intervint doucement Benjamin avant que le vieil homme puisse donner libre cours à sa colère. Clinkscales se reprit, et Benjamin eut un geste apaisant. « Je comprends ce que vous dites, mais elle était sans conteste étrangère quand nous lui avons offert son domaine. Oui, oui, je sais que la situation était sans précédent – et si je me souviens bien, vous-même n'étiez guère enthousiasmé par cette idée, vieux dinosaure rigide et réactionnaire ! » Clinkscales s'empourpra puis, à sa propre immense surprise, il se mit à rire. Ce n'était pas un rire bien gai, il sonnait rouillé et maladroit, mais c'était la première fois qu'il riait vraiment depuis deux mois et demi, depuis qu'il avait visionné l'exécution d'Honor Harrington. Il secoua la tête. « C'est bien vrai, Votre Grâce, fit-il. Mais elle est devenue citoyenne de Grayson quand elle a prêté son serment de seigneur à vos pieds. — Bien sûr. Et si je choisis de m'en servir comme précédent, alors ce que je devrais faire, c'est envoyer chercher son plus proche héritier – son cousin Devon, n'est-ce pas, Henry ? – et lui faire prêter serment en tant que son successeur. Après tout, si nous avons pu faire d'elle une Graysonienne, nous pouvons agir de même avec lui. — Non ! » Clinkscales se redressa dans son fauteuil en même temps qu'il laissait échapper cette protestation instinctive et immédiate. Benjamin pencha la tête de côté en le considérant d'un air moqueur. Le régent rougit à nouveau, mais il soutint sans ciller le regard de son Protecteur. Il n'ajouta rien pendant quelques secondes, le temps d'organiser ses idées et de dépasser l'instinct pour faire parler sa raison. Puis il reprit très prudemment : — Lady Harrington était des nôtres, Votre Grâce, avant même de prêter serment devant vous. Elle l'est devenue en déjouant le complot des Maccabées puis en empêchant ce boucher de Simonds de bombarder Grayson. Mais son cousin... » Il secoua la tête. « C'est peut-être un homme bien, un homme de valeur. D'ailleurs, dans la mesure où il est le cousin de Lady Harrington, c'est précisément ainsi que je l'imagine. Mais c'est aussi un étranger et, peu importe sa valeur, il n'a pas gagné son domaine. — Le "gagner", Howard ? » Benjamin agita la main. « Est-ce que vous ne placez pas la barre un peu haut pour lui ? Après tout, combien d'héritiers de seigneurs "gagnent" leur clef plutôt qu'ils ne la reçoivent ? — Ce n'est pas ce que je voulais dire », répondit Clinkscales. Son front se plissa quelques instants sous l'effet de la réflexion, puis il soupira. « Ce que je voulais dire, Votre Grâce, c'est que notre peuple – notre monde – compte encore un très grand nombre de vieux dinosaures rigides et réactionnaires. Une bonne part siège au Conclave des seigneurs, ce qui sera fort gênant si vous leur exposez ce projet, mais bien plus encore sont de simples citoyens. Beaucoup acceptaient malaisément que Lady Harrington soit seigneur, vous le savez au moins aussi bien que moi. Mais même ceux-là étaient bien obligés d'admettre qu'elle avait gagné sa position... et leur confiance. Bon sang, Benjamin – vous l'avez vous-même décorée de l'Étoile de Grayson ! — Je le sais parfaitement, Howard, répondit patiemment le Protecteur. — Alors, au nom de Dieu, comment est-ce que ce... Devon, c'est ça ? » Benjamin acquiesça, et le vieil homme haussa les épaules, irrité. « Bon, comment ce Devon va-t-il gagner le même degré de confiance ? Il sera certainement considéré comme un étranger, et ceux qui acceptaient difficilement Lady Harrington auront encore plus de mal à l'accepter, lui! Quant aux véritables réactionnaires, ceux qui persistaient à la haïr et à lui en vouloir simplement parce qu'elle était étrangère... » Clinkscales leva les bras en signe d'impuissance, et Benjamin hocha gravement la tête. Il n'en laissa rien paraître, mais il était personnellement ravi de la violence de la réaction du régent. C'était le signe de vie le plus convaincant qu'il donnait depuis des semaines, et il apparaissait clairement que sa tête marchait toujours bien. Il suivait exactement le même raisonnement que Benjamin et Prestwick avant lui, et le Protecteur lui fit signe de continuer. C'eût été différent si elle avait eu un fils, poursuivit Clinkscales. Même né sur une autre planète, ça aurait toujours été son fils. Bien sûr, il aurait mieux valu qu'il naisse ici, sur Grayson, mais la lignée et l'ordre de succession auraient été clairs, sans ambiguïté. Mais ça! Je n'ose même pas imaginer où cette histoire nous mènerait si vous l'exposiez aux autres Clefs. Et, restauration Mayhew ou non, vous comprenez bien que vous n'avez pas d'autre choix que de l'exposer aux autres seigneurs, n'est-ce pas ? — Certainement, mais... — Mais rien du tout, Benjamin, grommela Clinkscales. Si vous pensez parvenir à faire avaler cette couleuvre à la faction conservatrice du Conclave, alors c'est que vos jolies études à l'étranger se mettent encore une fois en travers du chemin de vos instincts ! Vous l'admettez vous-même, il faudrait créer un nouveau précédent constitutionnel – un de plus – pour que ça marche ! Et quoi que Mueller et ses sbires aient pu dire devant elle, ils ne lui ont jamais pardonné d'être une étrangère et une femme, et le fer de lance de vos réformes en prime. Ils n'avaleraient jamais un autre étranger – surtout un qui ne porte pas l'Étoile de Grayson ! — Si vous voulez bien me laisser finir mes phrases, Howard, répondit Benjamin sur un ton encore plus patient, une lueur dans le regard comme le bon vieux Clinkscales irascible réapparaissait entièrement, j'essayais justement de traiter ce point. — Ah bon ? » Clinkscales fronça les sourcils puis se carra de nouveau dans son fauteuil. « Merci. Et, oui, vous avez parfaitement raison quant à la façon dont les autres Clefs réagiraient à toute décision de ma part de transmettre la clef Harrington à un "étranger". Et je n'en sais pas suffisamment sur ce Devon Harrington, en plus, pour prévoir quel genre de seigneur il ferait. Je crois que c'est un professeur d'histoire, donc il pourrait s'en sortir mieux qu'on ne s'y attendrait. Mais cela pourrait également signifier que, en tant qu'universitaire, il n'est absolument pas préparé aux responsabilités de commandement qu'impose le statut de seigneur. — En tout cas, Lady Harrington était on ne peut plus prête à assumer cet aspect-là », murmura Prestwick. Benjamin renifla. « En effet, Henry. C'est le moins qu'on puisse dire. Dieu la garde. » Il s'arrêta un moment, le regard réchauffé par son souvenir plutôt qu'assombri par le chagrin, puis il se reprit. « Mais pour en revenir au professeur Harrington, reste la question de savoir s'il lui est seulement jamais venu à l'idée qu'il pourrait hériter d'elle. Avons-nous le doit de bouleverser son existence ? Même si nous le lui demandions, accepterait-il la clef ? — Mais, si nous ne la lui proposons pas, nous pourrions ouvrir une autre boîte de Pandore », ajouta calmement Prestwick. Clinkscales se tourna vers lui, et le chancelier haussa les épaules. « En vertu de notre traité avec Manticore, le Protectorat et le Royaume stellaire ont chacun promis de reconnaître le caractère contraignant des contrats et lois de l'autre – y compris en matière de mariage et d'héritage. Et, en vertu de la loi manticorienne, Devon Harrington est l'héritier de Lady Harrington. C'est lui qui héritera de son titre manticorien et deviendra comte Harrington. — Et donc ? fit Clinkscales lorsque Prestwick s'interrompit. — Et donc, s'il veut la clef Harrington et que nous ne la lui offrons pas, il pourrait intenter une action en justice pour nous forcer à la lui remettre. — Intenter une action contre le Protecteur et le Conclave ? » Clinkscales le fixa, incrédule, et le chancelier haussa les épaules. « Pourquoi pas ? Il pourrait présenter un dossier qui tiendrait parfaitement la route devant notre propre Haute Cour... et un meilleur encore devant la Cour du Banc de la reine. Il serait sans doute intéressant de voir quelle instance il choisirait et comment le dossier serait défendu. Mais, bon, j'imagine qu'il est aussi "intéressant" de regarder le compte à rebours d'une bombe défiler jusqu'à détonation quand on se trouve à côté, tant que dure l'aventure. — Mais... vous êtes le Protecteur ! protesta Clinkscales en se retournant vers Benjamin Mayhew, qui eut un geste d'impuissance. — Certes. Mais je suis aussi l'homme qui s'efforce de réformer cette planète, vous vous rappelez ? Et si je veux que les seigneurs renoncent à leur autonomie et se plient à la Constitution, alors je dois moi aussi m'y plier. Et le précédent constitutionnel sur ce point est hélas très clair. On peut m'attaquer en justice –pas personnellement, mais en tant que Protecteur et chef d'État – pour m'imposer de respecter les lois existantes. Et d'après la Constitution, les traités signés avec des puissances étrangères ont force de loi. » Il haussa de nouveau les épaules. « Je ne pense pas vraiment qu'il aurait gain de cause devant notre propre Haute Cour, vu nos lois gouvernant l'héritage, mais le procès pourrait durer des années, et son effet sur les réformes, voire l'effort de guerre, pourrait être néfaste. Ou il pourrait se plaindre auprès d'une cour manticorienne, auquel cas il pourrait bien avoir gain de cause et mettre notre gouvernement en porte à faux vis-à-vis du Royaume stellaire alors que nous nous battons tous pour sauver notre peau face aux Havriens. Ça ne serait pas bon, Howard. Pas bon du tout. — Je vous l'accorde », fit Clinkscales, mais il fronçait à nouveau les sourcils. Il posa l'extrémité du bâton de régence entre ses pieds et prit le pommeau à deux mains. Penché en avant dans son fauteuil, il regarda son Protecteur d'un œil soupçonneux. « Je vous l'accorde, répéta-t-il, mais je vous connais aussi plutôt bien, Votre Grâce, et je sens que vous préparez un mauvais coup. Vous avez déjà réfléchi à tout ça et vous aviez décidé ce que vous comptiez faire avant même de me convoquer, n'est-ce pas ? — Eh bien... oui, en fait, reconnut Benjamin. — Alors ne tournez plus autour du pot, Votre Grâce, ordonna sombrement le vieil homme. — Ce n'est pas compliqué, Howard, assura Benjamin. — Vous voulez bien arrêter d'essayer de me "préparer psychologiquement" et en venir au fait? grogna Clinkscales avant d'ajouter "Votre Grâce" après coup. — Très bien. La solution consiste à transférer la clef Harrington au Graysonien qui peut le plus logiquement y prétendre... et qui a le plus d'expérience de sa charge, au moins en tant que mandataire », fit simplement Benjamin. Clinkscales le fixa dans un silence complet pendant quinze secondes puis bondit sur ses pieds. — Non! J'étais son régent, Benjamin – juste son régent! Je ne pourrais jamais... Ce serait... Bon sang, elle me faisait confiance! Je ne pourrais jamais usurper sa clef ! Ce serait... — Assis, Howard ! » Pour la première fois, Benjamin avait pris le ton du commandement, et ces deux mots coupèrent Clinkscales dans son élan. Il ferma la bouche en continuant de fixer le Protecteur, puis il se renfonça dans son fauteuil et un silence fragile plana sur eux. — C'est mieux, dit Benjamin au bout d'un moment, d'une voix si calme que c'en était presque un choc. Je comprends vos hésitations, Howard. Pour tout dire, je m'y attendais – et c'est précisément pour cette raison que je vous "préparais psychologiquement", comme vous dites. Mais vous n'usurperiez rien du tout. Bon Dieu, Howard ! Combien d'hommes sur Grayson ont donné la moitié – le dixième, même ! – de ce que vous avez consacré au service du Sabre ? Vous êtes le meilleur choix possible par quelque bout qu'on prenne la question. Vous avez mérité par vous-même tous les honneurs que je pourrais vous rendre et vous étiez le régent de Lady Harrington, le seigneur dans les faits dès que ses devoirs militaires l'appelaient à quitter la planète. Elle vous faisait confiance, et vous savez exactement quels étaient ses projets et ses espoirs. Qui peut en dire autant? Et puis elle vous aimait, Howard. » La voix de Benjamin s'adoucit, et quelque chose brilla dans l'œil de Clinkscales avant qu'il ne détourne la tête. « Je ne vois aucun homme sur Grayson qu'elle aurait préféré voir lui succéder et prendre soin de son peuple pour elle. — Je... » commença Clinkscales pour s'arrêter aussitôt et inspirer profondément. Il détourna encore les yeux quelques secondes puis s'imposa de croiser ceux du Protecteur. « Vous avez peut-être raison, dit-il tout doucement. En ce qui concerne ses sentiments, je veux dire. Et j'aurais "pris soin de son peuple pour elle" avec joie jusqu'à mon dernier souffle, Benjamin. Mais, s'il vous plaît, ne me demandez pas ça. S'il vous plaît. — Mais, Howard... » intervint Prestwick sur un ton persuasif, pour s'arrêter quand le vieil homme leva la main, lui imposant le silence, et soutint le regard de Benjamin avec une dignité infinie. « Benjamin, vous êtes mon Protecteur. Je vous honore et je vous respecte, et je vous obéirai en toute chose légale comme c'est mon devoir. Mais, s'il vous plaît, ne me demandez pas ça. Vous avez dit qu'elle m'aimait, et j'espère que c'était le cas, parce que Dieu sait que je l'aimais aussi. C'était comme une fille pour moi, et je ne pourrais jamais prendre sa place, porter sa clef, pas plus qu'un père ne peut hériter de son fils. Ne me demandez pas de faire ça. Ce serait... mal. » Le silence s'installa de nouveau, puis Benjamin s'éclaircit la gorge. « Est-ce que vous envisageriez au moins de conserver le rôle de régent? — Je le ferais – tant que je suis sûr que vous n'essayez pas de me faire glisser vers autre chose », répondit Clinkscales. Benjamin se tourna vers Prestwick. « Henry ? Ça marcherait ? — À court terme, Votre Grâce ? » Le chancelier fit la moue. « Sans doute, oui. Mais à long terme ? » Il secoua la tête et eut un geste d'impuissance tout en se tournant vers Clinkscales. « Si vous n'acceptez pas officiellement la clef, alors nous n'aurons fait que repousser la crise, Howard. Évidemment, c'est déjà bien en soi. Si nous parvenions à la repousser encore une dizaine d'années, peut-être une partie de la tension se dissiperait-elle. Nous pourrions même ne plus avoir à nous soucier de Havre et de la guerre. Mais tant que nous n'avons pas de successeur légal, connu et accepté à la clef Harrington, l'incertitude planera simplement au-dessus de nos têtes. Et, pardonnez-moi, Howard, mais vous n'êtes plus un jeune homme, et dix ans... » Il haussa les épaules, et Clinkscales fronça les sourcils, contrarié. « Je sais, dit-il. Je suis dans une forme correcte pour mon âge, mais même avec les capacités médicales manticoriennes désormais disponibles sur la planète, je... » Il s'interrompit, les yeux soudain écarquillés, et Benjamin et Prestwick se regardèrent. Le chancelier allait parler, mais Benjamin leva la main pour l'empêcher de rompre le fil de la pensée qui venait de frapper Clinkscales, puis il s'enfonça dans son fauteuil, l'air profondément intrigué. Plus de deux minutes s'écoulèrent, et Clinkscales se mit à sourire. Il se secoua et adressa un petit signe d'excuse à Benjamin. « Pardonnez-moi, Votre Grâce, dit-il, mais je viens d'avoir une idée. — Nous avions remarqué, répondit Benjamin, si laconique que le vieil homme gloussa. Et quelle était donc cette idée ? — Eh bien, Votre Grâce, nous tenons bel et bien une solution à notre problème. Une solution qui serait parfaitement en accord avec nos lois – ainsi qu'avec celles de Manticore, je crois – et qui éviterait que la clef m'échoie, Dieu soit loué ! — Vraiment ? » Le Protecteur et le chancelier échangèrent un regard, puis Benjamin haussa un sourcil poli à l'adresse de Clinkscales. « Et quelle est donc cette solution merveilleuse qui a jusqu'ici échappé à Henry, la Haute Cour, le révérend Sullivan et moi-même ? — La mère de Lady Harrington se trouve ici, sur Grayson, répondit Clinkscales. — Je suis au courant, Howard, fit patiemment Benjamin, fronçant les sourcils à son manque apparent de suite logique. — J'ai discuté avec elle avant-hier de la clinique de Lady Harrington et de son projet concernant le génome. — Ah oui, Votre Grâce ? » Clinkscales sourit. « Elle ne m'en a pas parlé. En revanche, elle m'a dit que le père de Lady Harrington et elle-même avaient décidé de rester ici sur Grayson au moins quelques années. D'après elle (le sourire du vieil homme s'estompa légèrement), ils pensent que le plus bel hommage qu'ils puissent rendre à leur fille est d'élever le système médical du domaine Harrington au niveau de celui du Royaume stellaire, donc ils souhaiteraient installer leur cabinet ici. Et puis, bien sûr, elle est très engagée dans le projet du génome. — Je ne connaissais pas leurs plans, fit Benjamin au bout d'un moment, mais je ne vois pas vraiment ce que cela change, Howard. Vous ne suggérez quand même pas que nous offrions la clef à l'un des parents de Lady Harrington ? Ils ne sont pas non plus citoyens de Grayson, et la loi est bien claire sur ce point : les parents ne peuvent "hériter" d'un titre que lorsque celui-ci leur revient après qu'ils l'ont transmis, or ce n'est manifestement pas le cas ici. Si vous tenez absolument à ce que la clef se transmette par héritage, alors elle doit aller "vers l'aval" à partir de la première génération à la porter – ce qui signifie un enfant, un frère, une sœur, ou un cousin – et cela nous ramène tout droit à Devon Harrington et notre problème du début ! — Pas forcément, Votre Grâce. » Clinkscales semblait plutôt content de lui, et Benjamin ouvrit plus grand les yeux. « Je vous demande pardon ? — Vous avez beaucoup réfléchi à vos réformes, Benjamin, mais je crois que vous avez négligé une conséquence pourtant évidente de tous les changements qu'a produits l'Alliance, fit Clinkscales. Ce n'est sans doute pas surprenant, d'ailleurs. Moi le premier, je l'aurais négligée – probablement parce que j'ai grandi sur une planète qui ne connaissait pas le prolong et j'avais fini par me faire à l'idée que mon seigneur avait la cinquantaine. Ce qui signifie, évidemment, que ses parents doivent avoir à peu près mon âge. — Le prolong ? » Benjamin se redressa soudain derrière son bureau, et Clinkscales acquiesça. « Exactement. Sa clef pourrait passer à un frère ou une sœur si elle en avait, or ce n'est pas le cas. Pour l'instant. — Mon Dieu! murmura Prestwick, manifestement impressionné. Je n'y avais même pas songé ! — Ni moi », reconnut le Protecteur, fronçant les yeux en réfléchissant à toute vitesse. Howard a raison, pensa-t-il. Cette possibilité ne m'a jamais effleuré, mais elle aurait dû. Qu'importe que le docteur Harrington, les deux docteurs Harrington aient plus de quatre-vingts ans ? Physiquement, la mère d'Honor n'a qu'une petite trentaine. Et même s'ils étaient trop vieux pour avoir des enfants « naturellement toutes les connaissances médicales de Manticore sont là pour nous aider! Nous pourrions concevoir un enfant in vitro, en admettant que les Harrington soient d'accord. Et si l'enfant naissait ici, sur Grayson, il aurait la citoyenneté graysonienne quelle que soit celle de ses parents. « Ça réglerait parfaitement le problème, n'est-ce pas ? dit-il enfin sur un ton pensif. — Si on va dans ce sens, il y a encore une possibilité », fit remarquer Prestwick. Les deux autres le regardèrent, et il haussa les épaules. « Je suis à peu près sûr que la mère de Lady Harrington garde des échantillons du matériel génétique de sa fille, ce qui veut dire qu'il serait presque certainement possible de produire un enfant de Lady Harrington même à ce jour. Voire un clone direct, d'ailleurs ! — Je pense que nous ferions mieux de ne pas nous engager sur ce terrain, avertit prudemment Benjamin. Sûrement pas sans consulter le révérend Sullivan et la Sacristie au préalable, en tout cas ! » Il frémit en imaginant la réaction probable de ses sujets les plus conservateurs face aux élucubrations du chancelier. « Et puis un clone ne ferait sans doute que compliquer les choses. Si je me souviens bien – et je ne suis pas sûr de ce que j'avance, il faudrait vérifier –, le Royaume stellaire adhère au code des sciences de la vie de Beowulf, au même titre que la Ligue solarienne. — Ce qui implique ? s'enquit Clinkscales, manifestement intrigué par cette idée. — Ce qui implique, tout d'abord, qu'il est parfaitement illégal d'utiliser le matériau génétique d'un mort à moins que l'individu concerné ne l'ait expressément autorisé dans son testament ou toute autre déclaration officielle. Ensuite, cela signifie qu'un clone est l'enfant de son ou de ses parents donneurs et peut prétendre à toutes les protections légales d'un être doué de raison, mais qu'il ne s'agit pas de la même personne, et le clonage posthume ne peut pas être utilisé pour contourner les lois gouvernant la succession. — Vous voulez dire que si Lady Harrington s'était fait cloner avant sa mort, alors son clone aurait légalement été son enfant et aurait pu hériter de son titre mais que, si nous la faisons cloner maintenant, l'enfant ne pourra pas hériter ? » fit Prestwick. Benjamin acquiesça. « C'est exactement ce que je veux dire, bien qu'il soit également possible – et légal – de stipuler par testament que l'on souhaite être cloné après sa mort et voir le clone posthume hériter. Mais personne ne peut prendre cette décision à la place du testateur, or c'est précisément ce que nous ferions en décidant de cloner Lady Harrington maintenant pour résoudre nos problèmes. Et quand on y réfléchit, un raisonnement solide soutient cette interdiction. Par exemple, imaginez qu'un parent peu scrupuleux parvienne à arranger la mort de quelqu'un comme Klaus Hauptman ou Lady Harrington sans se faire prendre, et qu'ensuite cette même personne fasse cloner sa victime et se fasse nommer tuteur de l'enfant, s'arrogeant ainsi le contrôle du cartel Hauptman – ou du domaine Harrington – jusqu'à la majorité du clone. Sans parler de la question épineuse de la fin de la période d'exécution testamentaire ! Je veux dire, si un tiers pouvait légalement produire un clone posthume de la personne qui a rédigé le testament, la volonté de ce clone prendrait-elle le pas sur le testament? Le clone pourrait-il attaquer en justice ceux à qui "ses" biens ont déjà été légalement distribués – en accord avec ses propres "dernières volontés" couchées légalement devant témoins – pour les récupérer ? Cela pourrait se prolonger sans fin. — Je vois. » Prestwick se frotta le bout du nez puis hocha la tête. « Très bien, je comprends parfaitement. Et il ne serait sans doute pas malvenu d'insérer discrètement ce code de Beowulf dans nos propres textes, Votre Grâce, puisque nous avons désormais accès à des techniques médicales qui rendraient ce genre de choses possibles. Mais dans quelle mesure cela affecterait-il un enfant né des parents du seigneur Harrington après sa mort ? — Cela n'aurait aucune incidence, affirma Clinkscales. Les précédents sont clairs sur ce point, Henry, et ils remontent presque à la Fondation. C'est inhabituel, certes, mais j'imagine que ce serait parfaitement légal : la clef devrait échoir à Devon Harrington jusqu'à ce que les parents de Lady Harrington aient un enfant à qui le domaine reviendrait alors. En fait, je crois qu'il y a même eu un cas dans votre propre histoire familiale, Votre Grâce. Vous vous souvenez de Thomas II ? — Mon Dieu! » Benjamin se frappa le front. « Comment ai-je pu l'oublier, celui-là ? — Parce que ça remonte à cinq siècles, je suppose, répondit Clinkscales. — Et parce que Thomas n'est pas quelqu'un dont le souvenir est cher à la famille Mayhew, ajouta Benjamin. — Toutes les familles ont leur brebis galeuse, Votre Grâce, fit Prestwick. — J'imagine, oui. Mais toutes les familles n'ont pas un homme qui a sans doute fait assassiner son propre frère pour hériter du Protectorat ! — On n'a jamais rien prouvé, Votre Grâce, souligna Clinkscales. — Oui. Bien sûr, lança Benjamin sur un ton ironique. — Rien, réaffirma Clinkscales. Mais ce qui importe, c'est que Thomas a bel et bien été nommé Protecteur... jusqu'à la naissance de son neveu. — Oui, fit Benjamin. Et s'il avait su que l'une des femmes de son frère était enceinte, et si Dietmar Yanakov ne l'avait pas discrètement sortie du palais, son neveu ne serait jamais né tout court! — Peut-être bien, Votre Grâce, répondit Prestwick, sévère. Mais l'important, c'est que cela crée un précédent solide dans nos propres lois pour ce que suggère Howard. — J'espère en effet qu'une guerre dynastique de six ans permet au moins d'établir un précédent "solide" ! — Votre Grâce, cela vous amuse peut-être de ressasser les méfaits de l'un de vos ancêtres, mais cela ne nous amuse pas du tout, fit le chancelier. — D'accord, d'accord. Je serai sage », promit Benjamin. Il resta un moment à tambouriner sur son bureau tout en réfléchissant. « Évidemment, reprit-il enfin, la belle-sœur de Thomas était déjà enceinte quand son mari est mort, mais n'est-il pas arrivé la même chose aux débuts du domaine Garth ? — Pas exactement, bien que ce soit le précédent auquel je pensais, dit Clinkscales. Je suis un peu rouillé en histoire et je n'arrive pas à me souvenir du prénom du premier seigneur Garth – Henry, c'était John, non ? » Prestwick agita la main en signe d'ignorance, et Clinkscales haussa les épaules. « En tout cas, le domaine venait d'être créé et il avait été confirmé en tant que son premier seigneur quand il est mort. Il était fils unique, lui-même sans fils, et la clef Garth ne pouvait pas "revenir" à ses parents, du coup personne ne savait que faire, et on a passé près de deux ans à se disputer à ce sujet. Puis l'Église et le Conclave ont découvert que la plus jeune femme de son père était enceinte et sont tombés d'accord : la clef pouvait passer à son enfant s'il était mâle. Et ce fut le cas. » Il haussa de nouveau les épaules, mains tendues tournées vers le ciel. « Hum. » Benjamin se frotta le menton. «Je me rappelle les détails maintenant, et j'y vois quelques problèmes à bien y regarder. Cela précède la Constitution de plus de deux cents ans, et il s'agissait manifestement d'une manœuvre politique qui permettait d'éviter une guerre de succession. Toutefois, je suppose que nous pourrions faire valoir le précédent en le présentant de façon convaincante. Et avec le soutien du révérend Sullivan. Mais tout cela implique que les parents de Lady Harrington soient prêts à coopérer avec nous. Or le seraient-ils ? — je crois, répondit Clinkscales avec une certaine prudence. Aucune raison physique ne les en empêche, et le docteur Harrington – la mère du seigneur, si vous préférez – a discuté de cette possibilité avec mes femmes, sur le plan théorique au moins. Et si produire l'enfant de façon... euh... naturelle ne leur convenait pas, ils pourraient toujours le faire in vitro. Ce ne serait pas un clone de Lady Harrington, je ne vois donc pas de problème potentiel. — Nous serions toujours en terrain glissant si l'un d'eux était mort, fit Benjamin, songeur. Mais n'y pensons pas. Ils sont tous les deux vivants, physiquement capables de concevoir et porter des enfants, et tous les deux sur Grayson. » Il réfléchit encore un moment puis hocha la tête d'un air décidé. « Je pense qu'il pourrait s'agir d'une excellente idée, Howard. S'ils acceptent, l'enfant sera citoyen graysonien de naissance puisqu'il verra le jour ici. Garderiez-vous le poste de régent dans ce cas ? — Vous voulez dire jusqu'à la naissance de l'enfant au cas où ils accepteraient ? — Eh bien, oui. Et puis en tant que régent au nom de l'enfant après sa naissance. — En admettant que je dure aussi longtemps, oui, j'imagine, répondit Clinkscales après quelques secondes de réflexion. Je doute de tenir jusqu'à la majorité de l'enfant, même avec l'aide médicale de Manticore, toutefois. » Il parlait calmement, avec la sérénité d'un homme qui avait vécu une vie plus remplie que la plupart des gens. Benjamin le regarda et se demanda s'il serait aussi calme que lui quand son tour viendrait. Ou bien le fait que des gens plus jeunes que lui d'à peine cinq ou six ans pourraient espérer vivre deux ou trois cents ans de plus le rendrait-il envieux et amer ? Il espérait que ce ne serait pas le cas, mais... Il écarta cette idée et hocha la tête. — Très bien, messieurs, je pense que nous voici dotés d'un plan. Il reste juste un petit détail qui me chagrine. — Vraiment, Votre Grâce ? » Prestwick plissa le front. « J'avoue que je n'en vois pas. Il me semble que Howard a résolu nos problèmes d'une main de maître. — Oh, ça oui ! Mais, ce faisant, il en a créé un nouveau. — Ah bon, Votre Grâce ? — Oh, oui ! » Les deux conseillers du Protecteur le regardèrent sans comprendre, et il eut un sourire espiègle. « Eh bien, ce n'est sûrement pas moi qui vais aller discuter d'abeilles et de papillons avec la mère de Lady Harrington, messieurs ! CHAPITRE CINQ « Vous voulez que je quoi? » Allison Harrington se radossa dans le fauteuil en écarquillant ses yeux en amande, ébahie, et Howard Clinkscales rougit comme cela ne lui était pas arrivé depuis des années. Pour la première fois depuis la diffusion de l'exécution par Sil, quelque chose soulageait le regard du docteur Harrington d'un chagrin discret mais persistant, toutefois le vieil homme en aurait mieux profité s'il s'était senti un peu moins embarrassé. Ce n'était pas un sujet qu'un Graysonien bien élevé abordait avec la femme d'un autre, et il avait fait de son mieux pour échapper à cette responsabilité. Mais Benjamin avait insisté : puisqu'il avait eu l'idée, il lui appartenait de s'assurer de la coopération des Harrington. « Je me rends compte que je dois vous paraître impertinent d'oser seulement évoquer le sujet, milady, disait-il d'une voix bourrue, mais cela semble la seule façon d'éviter une crise politique probable. Et cela permettrait de garder la clef dans sa lignée directe. — Mais... » Allison s'interrompit et tira un stylet de sa poche. Elle le glissa entre ses lèvres et se mit à le mordiller de ses petites dents blanches (une mauvaise habitude qui remontait à son internat de médecine sur Beowulf) et elle s'imposa d'envisager cette... requête ? proposition ? supplique ? aussi sereinement que possible. Incroyable comme sa propre réaction était complexe, décida-t-elle. Alfred et elle parvenaient enfin à accepter la mort de leur fille – elle mieux que lui, soupçonnait-elle, mais ils l'acceptaient néanmoins. C'était douloureux, et elle regrettait personnellement qu'ils aient si longtemps repoussé le moment d'avoir un deuxième enfant. C'était peut-être sa faute à elle : après tout, c'est elle qui venait de Beowulf, ce vieux monde cosmopolite (comprenez : surpeuplé, suffisant et obsédé de stabilité, songea-t-elle amèrement) où les contributions manifestes à l'augmentation de la population faisaient plus que froncer les sourcils. Sphinx, d'un autre côté, demeurait une planète assez récente, dont la population totale n'excédait pas les deux milliards. Les familles nombreuses étaient la règle là-bas, plutôt que l'exception, et n'étaient pas stigmatisées. En plus, j'ai toujours voulu avoir plusieurs enfants, non ? Bien sûr que si ! C'est une des choses qui m'ont attirée sur Sphinx à l'origine, quand Alfred m'a demandée en mariage. Seulement c'était... J'avais tellement d'autres choses à faire, et rien ne pressait vraiment. Mon « horloge biologique » ne s'arrêtera pas avant au moins un siècle ! Mais s'ils l'avaient fait, s'ils avaient eu ces autres enfants plus tôt, peut-être le terrible coup porté par la mort d'Honor n'aurait-il... Elle coupa court à cette idée... une fois de plus. Ce qui aurait pu être ne pouvait pas changer le passé et, même si c'était le cas, faire plus d'enfants comme une sorte de police d'assurance émotionnelle – un moyen de se protéger du traumatisme que causerait la mort d'un de leurs rejetons – eût été méprisable. Et cela n'aurait pas marché, de toute façon. Pourtant, maintenant que Clinkscales évoquait cette idée – en donnant les raisons qui l'y poussaient –, elle se sentait... mal à l'aise. Cela participait sans doute de cette réaction instinctive ancrée en elle qui lui faisait prendre le contre-pied dès qu'on lui disait ce qu'elle « devait » faire. Elle avait pris l'habitude de s'imposer des objectifs plus durs, plus exigeants qu'on n'aurait songé à exiger d'elle, mais que quelqu'un — n'importe qui — lui dise qu'elle « devait » faire quelque chose, qu'on « attendait » quelque chose d'elle, que c'était son « devoir », et elle se raidissait aussitôt. Elle en était à peu près sûre, ce réflexe remontait à l'enfance et à son sentiment que la population de Beowulf tout entière faisait pression sur elle pour la faire rentrer dans le moule. C'était idiot, évidemment. Elle s'en était rendu compte des décennies plus tôt et travaillait depuis à combattre cet instinct, pourtant il demeurait, et elle le sentait se réveiller. Mais, plus que cela, elle avait le sentiment confus que si Alfred et elle décidaient d'avoir un autre enfant maintenant, surtout pour hériter du domaine d'Honor, ils trahiraient en quelque sorte la fille qu'ils avaient perdue. Ce serait comme si... comme si elle n'avait rien été de plus qu'une pièce de plastique produite par une chaîne de montage robotisée, remplaçable par une autre pièce issue de la même chaîne. C'était un sentiment ridicule et irrationnel, mais cela ne diminuait en rien sa puissance. Et puis il y a aussi ma propre conviction concernant les titres hérités, n'est-ce pas? se demanda-t-elle au bout d'un moment. Elle renifla avec ironie et mordilla de plus belle son stylet. La plupart des étrangers s'arrêtaient à la réputation de Beowulf, célèbre pour ses styles de vie particuliers et son inventivité sexuelle, sans voir combien la planète était en réalité conformiste. Allison s'était souvent demandé si cela provenait du fait que la « norme » à laquelle se pliaient ses habitants était un étalon si peu orthodoxe, mais la pression qui pesait sur chacun pour ne pas faire offense au système ni aux idées préconçues qui fondaient cette norme n'était que trop évidente aux yeux d'un autochtone. On pouvait faire ce qu'on voulait sur Beowulf... tant que ce qu'on voulait figurait sur la carte des choix approuvés par le consensus social — et économique — de la planète, et tout le monde se montrait terriblement fier de la supériorité de son « ouverture d'esprit » au regard de toutes ces planètes arriérées. Toutefois, malgré son souci d'ordre et de stabilité, Beowulf ne s'était pas dotée d'une monarchie héréditaire ni d'une aristocratie. Il s'agissait d'une forme d'oligarchie représentative et élective, gouvernée par un conseil d'administration dont les membres étaient élus en interne, issus de tout un ensemble de conseils inférieurs élus au suffrage direct et représentant des catégories professionnelles plutôt que des zones géographiques, et cela fonctionnait — plus ou moins et malgré quelques ratés occasionnels — depuis près de deux mille ans. Venant d'un tel milieu, elle avait toujours considéré la tradition aristocratique de Manticore avec un léger amusement. Cette tradition ne l'affectait pas directement, ni son franc-tenancier de mari et sa famille, et, en tant que mode de gouvernement, elle le reconnaissait volontiers meilleur que bien d'autres. D'ailleurs, elle avait poussé un immense soupir de soulagement quand elle avait compris que, aristocratique ou non, le Royaume stellaire fichait la paix à ses habitants. Elle avait pris grand plaisir à scandaliser ses voisins plus austères de Sphinx pendant près de soixante-dix ans, mais très peu d'entre eux s'étaient jamais rendu compte qu'elle le faisait uniquement parce qu'elle pouvait le faire. Que, si intense soit la désapprobation de certains citoyens de sa nation d'adoption, la pression paralysante, terriblement raisonnable et infiniment patiente qu'exerçait Beowulf pour que chacun se conforme à un idéal extérieur et soit « heureux » n'existait pas là-bas. Elle en était reconnaissante à sa nouvelle patrie, qu'elle avait fini par aimer profondément, mais l'idée d'hériter une position de pouvoir et d'autorité (même limités par la Constitution du Royaume stellaire) lui avait toujours paru absurde. Peut-être est-ce la généticienne en moi qui parle. Après tout, je suis bien placée pour savoir quelle dose de hasard intervient dans le patrimoine génétique de chacun! Mais elle avait trouvé cette idée absurde beaucoup moins drôle le jour où Honor était devenue seigneur Harrington. Il lui avait fallu du temps pour se faire à l'idée que son Honor s'était bizarrement transformée en grand seigneur féodal. Pour tout dire, elle ne s'y était jamais faite – pas vraiment – avant l'assassinat d'Honor. Mais elle avait vu les changements qui s'opéraient chez sa fille, la façon dont quelque chose au plus profond d'elle-même relevait le défi de ses nouvelles obligations. Et une chose qu'Honor n'aurait jamais faite sciemment, c'était de laisser ses sujets – ou sa planète d'adoption – avec sur les bras une crise politique telle que celle que Clinkscales venait de décrire. « Je ne sais pas, dit-elle enfin. Je veux dire, Alfred et moi n'avons jamais eu à réfléchir en ces termes auparavant, Lord Clinkscales. » Elle baissa le stylet, y jeta un coup d'œil et eut un sourire en coin devant les profondes marques de dents qu'elle avait imprimées dans le plastique; puis elle regarda de nouveau le régent du domaine Harrington. « L'idée que nous essayons en quelque sorte de la... remplacer serait difficilement supportable », fit-elle plus bas. Clinkscales hocha la tête. « Je le sais, milady. Mais ce n'est pas ce que vous feriez. Personne n'en serait capable. Dites-vous plutôt qu'il s'agit de l'aider à garder intacte la chaîne de commandement de son domaine. — Hum. » Elle se rendit compte qu'elle mordillait à nouveau le stylet et s'arrêta net. « Mais cela laisse deux points en suspens, milord, dit-elle. Tout d'abord, cela serait-il honnête envers mon neveu Devon ? Il ne s'attendait certainement pas à tout cela, mais le Collège d'héraldique lui a déjà annoncé qu'il hériterait des titres manticoriens d'Honor, même s'il ne deviendra pas officiellement comte Harrington avant plusieurs mois. Or si Alfred et moi accédions à votre requête, j'imagine que ce titre-là aussi échoirait à notre nouvel enfant... et nous le lui enlèverions donc au nom de quelqu'un qui n'a même pas encore été conçu. » Elle secoua la tête et fit la grimace, puis soupira. « Je vais être franche avec vous, milord. Je préférerais mille fois qu'Alfred et moi n'ayons pas à nous soucier de tout cela. Que nous puissions avoir la certitude que nos enfants à venir naîtraient parce que nous les voulons pour eux-mêmes et non parce qu'il y a quelque part une place qu'ils "doivent" occuper ! Et puis, très honnêtement, au fond, je n'apprécie guère qu'une décision aussi personnelle de notre part intéresse quiconque... ou ait de telles conséquences sur autant de gens ! » Elle contempla son sous-main d'un air maussade pendant quelques secondes, puis se secoua et soupira de nouveau profondément. « Et même si je n'apprécie guère, et indépendamment de la façon dont cela pourrait affecter Devon, il y a un autre aspect, plus important encore, qu'Alfred et moi devons prendre en compte. — Et de quoi s'agit-il, milady ? demanda Clinkscales comme elle s'interrompait à nouveau. — Est-ce que ce serait honnête envers l'enfant ? dit-elle doucement. Quel droit mon mari et moi avons-nous de mettre au monde un être humain non pas pour ce qu'il ou elle pourrait devenir mais parce qu'un gouvernement ou un leader politique – ou nous, Dieu nous vienne en aide ! – a décidé de son avenir sans lui en laisser le choix, avant même sa conception. Ma fille a choisi d'accepter la charge de seigneur. Alfred et moi avons-nous le droit d'imposer unilatéralement ce même choix à quelqu'un que nous n'avons même pas encore rencontré ? Et comment cet enfant réagira-t-il en comprenant ce que nous avons fait... et pourquoi ? Décidera-t-il que nous n'avons agi que pour des raisons politiques, et non parce que nous le désirions et l'aimions pour lui-même ? » Clinkscales resta muet quelques secondes, puis se renfonça dans son fauteuil et soupira doucement. « Je n'avais pas envisagé la question sous cet angle, milady, admit-il. Je ne pense pas que la plupart des Graysoniens le feraient. Nos structures familiales et claniques sont à tel point organisées dans une optique de survie depuis les premiers jours de la colonisation de la planète que nous nous sentirions sûrement perdus sans ce facteur externe qui nous aide à définir ce que nous sommes. Mais, malgré tout, j'ai vu ce qui pouvait arriver quand on produisait un héritier par pur sens du devoir ou par ambition. Rappelez-vous la disparité entre nos taux de natalité de garçons et de filles et le fait que, il y a neuf ans encore, seul un homme pouvait hériter. Alors, en effet, j'ai vu l'amertume et la douleur que peut ressentir celui qui sait que ses parents l'ont conçu uniquement parce que le domaine ou le clan avait besoin d'un héritier. » Mais cela n'arrive pas souvent, continua-t-il franchement. Les enfants sont les dons les plus précieux du Seigneur, milady. Et les Graysoniens sont bien placés pour le savoir. Les enfants sincèrement aimés ne se disent pas en grandissant qu'ils ne sont nés que pour satisfaire les besoins politiques de leurs parents. — Oui, pourtant... commença Allison, mais Clinkscales l'interrompit en secouant doucement la tête. — Milady, je connaissais votre fille. Et quiconque a eu le privilège de la connaître aussi bien que moi sait qu'il ne s'est pas passé un instant dans sa vie sans qu'elle soit absolument certaine de son amour pour vous et son père ainsi que de votre amour pour elle. En conséquence, j'ai une excellente opinion de vous et de votre capacité à élever un autre enfant avec le même amour et la même assurance. Ne laissez pas votre chagrin vous pousser à douter de vous-même sur ce point. » Allison cligna des yeux, au bord des larmes, et sentit ses lèvres frémir un instant. Mon Dieu, songea-t-elle„ ébahie. A notre première rencontre, je l'ai pris pour une sorte de vieux fossile bon pour le musée – un spécimen du temps où les hommes marchaient appuyés sur les phalanges dans un brouillard de testostérone... quand ils ne se frappaient pas le torse en poussant des cris de triomphe. Mais là... Elle ressentit une certaine honte à l'avoir si mal jugé par le passé, mais celle-ci se perdit au milieu de son profond étonnement face à la clairvoyance et la douceur dont il venait de faire preuve, et à la façon dont cela exposait l'absence de fondement de ses craintes. Elle doutait encore qu'Alfred et elle doivent produire sur commande un héritier de la clef Harrington, pour tout dire, mais pas de leur capacité à élever un autre enfant avec le même amour qu'ils avaient voué à Honor. Bien sûr, il y a cet autre petit problème : Clinkscales ignore ce que j'ai découvert dans le projet de décryptage du génome... et je n'ai toujours pas décidé si j'allais rendre mes résultats publics. Je me demande si le Protecteur Benjamin et lui auront toujours envie de « produire » un héritier Harrington si ce nom est traîné dans la boue quand j'annoncerai la nouvelle – si je l'annonce! Elle écarta cette idée, se secoua et se leva de derrière son bureau. Clinkscales fit de même, et elle lui sourit. « J'y réfléchirai, milord, dit-elle. Alfred et moi devrons en discuter, bien sûr, et il nous faudra peut-être du temps pour prendre une décision. Mais nous y réfléchirons sans faute, je vous le promets. » Elle tendit la main, et Clinkscales se pencha pour la baiser à la mode traditionnelle de Grayson. « Merci, milady, répondit-il doucement. Nous ne vous en demandons pas plus. Que le Seigneur vous aide à prendre votre décision. » « Je ne sais pas, Allison. » Alfred Harrington dominait sa toute petite femme : il mesurait quatre bons centimètres de plus que sa fille et possédait la musculature et l'ossature solides de qui était né et avait grandi sur un monde à la gravité de dix pour cent supérieure à celle de Beowulf. Pourtant, malgré son physique imposant, il avait paru bien plus fragile qu'elle dans les mois consécutifs à la capture d'Honor, et sa mort l'avait frappé avec une violence inouïe. Il s'en remettait enfin, et les nuits où Allison s'éveillait sous ses larmes tièdes et salées, serrée férocement dans ses bras, s'espaçaient heureusement; mais il avait mis beaucoup de temps à parcourir ce chemin. Il s'assit sur le divan à côté d'elle, dans leur suite splendide du manoir Harrington, et passa le bras droit autour de ses épaules. « J'ai dit à Clinkscales que nous devions y réfléchir », dit-elle en tournant le visage pour obtenir un baiser avant de se lover contre lui. La taille ne fait pas tout, mais rien ne vaut un grand quand il s'agit de faire des câlins, se dit-elle avec délice en appuyant sa joue contre son torse; puis elle sourit lorsque deux chats sylvestres – Nelson et Samantha – se glissèrent sur le divan pour les rejoindre. Samantha avait amené avec elle Jason qui, de ses enfants, restait le plus intrépide explorateur, et le chaton s'avança maladroitement pour bondir sur la main libre d'Allison et la soumettre de force. Samantha le surveillait, assise sur ses quatre membres arrière, la queue enroulée autour de ses pattes tandis qu'elle lissait ses moustaches d'une patte préhensile, mais Nelson se coula avec plaisir sur les genoux d'Alfred. « Hum. » Alfred se radossa, les yeux posés sur Jason sans le voir, une moue songeuse aux lèvres, tout en caressant les oreilles de Nelson. Le chat émit un ronronnement puissant et s'étala encore un peu plus, affichant sans honte sa sensualité, mais au bout de quelques secondes Alfred secoua la tête. « Tu sais, la question va se poser dès que nous aurons d'autres enfants, Allison. » Elle leva les yeux vers lui, et il haussa les épaules. « Ce seront toujours les frères ou sœurs d'Honor (il parvint à prononcer le nom de sa fille avec un simple trémolo dans la voix, cette fois), et ça veut dire que cette histoire d'héritage reviendra nous hanter tôt ou tard, qu'on le veuille ou non. — Je sais », soupira-t-elle. Jason enveloppait complètement sa main désormais : il s'était enroulé autour comme une boule de fourrure et serrait ses six membres – et sa queue préhensile –autour de son poignet et de son avant-bras ; son ronronnement de plaisir s'accrut lorsqu'elle le fit rouler sur le dos. « Je n'y avais pas pensé avant... enfin, tu sais. » Alfred acquiesça, et elle soupira de nouveau. « L'héritage dynastique n'est pas une question dont une bonne fille de Beowulf a besoin de se soucier, fit-elle d'un ton plaintif. — Pour le meilleur et pour le pire, je crois que c'est ce que tu as dit », répondit-il en passant l'index gauche sur le bout du nez de sa femme, tandis qu'un rire grave qui s'était fait trop rare ces derniers mois grondait dans sa poitrine. « Et je le pensais... à l'époque ! lança-t-elle, espiègle. De toute façon, tu as fait la même promesse. — En effet. » Il reposa la main gauche sur Nelson et caressa doucement le dos du chat. Puis il soupira à son tour. « Eh bien, dit-il tout doucement, j'imagine que la vie continue bel et bien, mis à part dans les mauvais bouquins et les holodrames pires encore. Et nous avons toujours voulu avoir d'autres enfants. Dans ces conditions, la véritable question n'est pas de savoir si nous laissons des considérations "dynastiques" nous pousser à agir mais plutôt si nous les laissons nous pousser à renoncer à nos projets antérieurs. — C'est juste. » Il leva la main droite pour caresser sa longue chevelure noire et lisse, et elle émit un petit gloussement de plaisir tout en se tortillant d'une façon au moins aussi féline qu'un chat sylvestre, et il rit de nouveau. Puis le sourire d'Allison s'atténua. « Évidemment, les résultats de mes recherches sur le génome vont encore tout compliquer, tu sais. — Je ne vois pas pourquoi. Tu n'as rien à voir avec ça. Tu n'as fait que le remarquer. — Certaines cultures ont la désagréable habitude de punir le messager quand la nouvelle est mauvaise, mon chéri. Au cas où tu l'aurais oublié, Grayson est une planète plutôt religieuse. Et vu la position originelle de l'Église de l'Humanité sur la science en général, je crains beaucoup que les autochtones ne réagissent pas aussi calmement que toi ou moi à cette information ! — Eh bien, ce ne serait pas la première fois qu'une Harrington les irriterait, fit-il remarquer en retour. Ils devraient commencer à s'y faire, depuis le temps. Sinon, ils feraient bien de s'y résoudre rapidement s'ils ont l'intention de refiler une clef seigneuriale à un autre de nos enfants. — Mon Dieu, quelle férocité ! » murmura Allison avant de glousser comme il lui montrait les dents. Comme c'était bon de le voir plaisanter avec elle à nouveau! Son regard s'adoucit tandis qu'elle levait les yeux vers lui et voyait l'homme qu'elle aimait depuis plus de soixante années T émerger du désespoir et du chagrin. Elle eut envie de dire quelque chose pour célébrer son retour, mais c'était prématuré. Elle se contenta donc de reposer sa joue contre son torse avec un petit soupir de joie doux-amer pour se concentrer sur sa lutte avec Jason. « Vois-tu, fit Alfred au bout d'un moment, tu devrais plutôt aller en parler à quelqu'un dont tu sais qu'il sera discret mais qui pourra aussi te donner un point de vue compétent sur la façon dont les Graysoniens risquent de réagir à ta découverte. — J'y avais pensé toute seule, répondit-elle, un peu acerbe. Mais qui avais-tu en tête ? Lord Clinkscales a déjà suffisamment de préoccupations, et Miranda... » Elle secoua la tête. « Miranda était trop proche d'Honor, et elle est désormais trop proche de nous. Elle ne le ferait pas exprès, mais elle filtrerait sa réponse à travers le prisme des sentiments que je lui inspire. En admettant, bien entendu, qu'elle ne réagisse pas en réalité de façon très négative et religieuse elle-même ! — Mais tu n'y crois pas vraiment, fit Alfred, sûr de lui. — Non, en effet, reconnut Allison. D'un autre côté, il m'est déjà arrivé de me tromper en de très rares occasions dans ma vie, et je préférerais ne pas découvrir qu'il s'agit de l'une d'elles. — Je m'en doute. » Alfred caressa Nelson puis eut un petit rire : Samantha avait décidé que les mâles recevaient beaucoup trop d'attention. Elle se leva et, d'un pas décidé, alla s'installer entre les deux Harrington, s'y coulant comme l'argile du potier avant de tapoter impérieusement la cuisse d'Allison d'une patte jusqu'à ce que la main que Jason n'avait pas capturée vienne la flatter. Mais le rire d'Alfred fit place à un silence songeur, et Allison le regarda en haussant le sourcil. « Tu sais, dit-il lentement, je crois que je viens d'avoir une idée. — De quel genre ? — Eh bien, ton problème, c'est avant tout la dimension religieuse, n'est-ce pas ? La réaction probable des éléments les plus conservateurs de l'Église ? » Elle acquiesça, et il haussa les épaules. « Dans ce cas, pourquoi ne pas aller directement au sommet? D'après ce que Mac disait ce matin, j'ai cru comprendre que le révérend Sullivan serait ici, sur le domaine Harrington, dans deux semaines. — Le rêve... » Allison fronça les sourcils et plissa le front, songeuse. « Je l'avais moi-même envisagé très brièvement, reconnut-elle au bout d'un moment. Mais je me suis dégonflée. D'après ce que j'ai vu de lui, il est beaucoup plus... virulent que feu le révérend Hanks. Et si cela voulait dire qu'il est moins tolérant ou plus autoritaire ? Et s'il essayait de me forcer à taire mes résultats ? — Et si tu arrêtais de tout voir en noir ? répliqua Alfred. Je t'accorde qu'il ne ressemble pas au portrait qu'Honor nous avait brossé du révérend Hanks – du moins pas dans l'image qu'il offre au public. Mais si je me fie à ce que j'ai vu des Graysoniens, je ne crois pas que leur Sacristie aurait désigné un imbécile ou un fanatique comme révérend. D'ailleurs, Honor ne nous a-t-elle pas dit que Hanks lui-même avait plus ou moins choisi Sullivan pour Second Ancien afin de le préparer à prendre sa succession ? » Allison hocha la tête, et il esquissa encore un haussement d'épaules. « Alors je dirais qu'il y a de fortes chances qu'il réagisse de manière raisonnable. Et même si ce n'est pas le cas, il faudra bien que tu en passes par là en fin de compte. De toute façon, tu ne le laisserais pas t'empêcher de publier, dans l'hypothèse peu probable où il essaierait bel et bien de dissimuler ta découverte, n'est-ce pas ? » Elle secoua la tête. « Eh bien, voilà. Autant être fixée dès maintenant, et, en allant le voir le premier, tu auras plus de chances d'obtenir son soutien actif si la situation paraît problématique. Et quelle que soit la réaction individuelle des Graysoniens, nul n'est mieux placé sur cette planète pour te donner une idée précise de la réaction officielle de l'Église ! — C'est juste », acquiesça Allison. Elle y réfléchit encore quelques secondes puis hocha la tête contre son torse. « Tu as sans doute raison. Tu as toujours été plus doué que moi face à une hiérarchie. — Grâce à toutes ces années perdues de service spatial, passées à survivre malgré la négligence de MedNav, ma chérie, dit-il dans un sourire. Soit on apprend à se servir du système, soit on finit patient au lieu de médecin. — Ah oui ? Je croyais que tu le devais simplement à la société médiévale, autoritaire, aristocratique et féodale dans laquelle tu as grandi. — Par contraste avec la société stratifiée à l'extrême et le ramassis d'hédonistes conformistes, libertins et lascifs au milieu desquels, toi, tu as grandi ? s'enquit-il gentiment. — Bien sûr », acquiesça-t-elle joyeusement. Puis elle eut une petite moue de regret et se redressa en entendant un discret carillon. « Le dîner est servi, soupira-t-elle. Je suis décoiffée ? — Pas trop, répondit-il après un bref examen critique. — Zut. Maintenant Miranda et Mac vont savoir que nous n'avions même pas entamé les réjouissances avant qu'ils nous interrompent. Il va falloir que tu fasses mieux que ça, Alfred ! J'ai une réputation à tenir, tu sais. » Son mari riait encore quand ils entrèrent dans la salle à manger deux minutes plus tard. CHAPITRE SIX « Merci d'avoir accepté de me recevoir si vite, mon révérend. — Croyez-moi, Lady Harrington, je suis toujours heureux de vous voir, et mon bureau et moi-même sommes parfaitement conscients de l'importance de la tâche dans laquelle vous vous êtes engagée. Alors quand ces deux facteurs sont réunis... » Le révérend et Premier Ancien de l'Église de l'Humanité sans chaînes, un homme chauve au nez crochu, plaça la petite main d'Allison dans le creux de son bras d'un geste possessif, sourit et l'escorta à travers les bureaux. Ils se trouvaient au troisième étage de la cathédrale Harrington qui, comme toutes les cathédrales de Grayson, comprenait un vaste et confortable ensemble de bureaux réservé en permanence à l'usage du révérend lors de ses visites au domaine. Sullivan fit asseoir sa visiteuse dans l'un des fauteuils rembourrés qui flanquaient la table basse en pierre polie, à côté de son bureau, et il versa cérémonieusement le thé. La théière en argent brilla dans le soleil qui se déversait par les immenses fenêtres occupant un mur entier de la pièce, et le nez d'Allison frémit de surprise lorsqu'elle reconnut l'arôme qui s'élevait en même temps que la vapeur. L'odeur du thé vert numéro sept de la plantation solaire était typique pour les connaisseurs, et elle était ébahie que Sullivan (ou un autre) se soit donné la peine de découvrir sa variété préférée de Beowulf. S'il n'était pas difficile de s'en procurer dans le Royaume stellaire, il était toutefois assez coûteux, et elle avait déjà constaté qu'on n'en trouvait pas facilement sur Grayson. « Prenez-vous du sucre, Lady Harrington ? » s'enquit Sullivan, et cette fois Allison sourit tandis que son hôte haussait des sourcils broussailleux d'un air interrogateur. Si lui ou l'un de ses assistants (ce qui paraissait plus probable, maintenant qu'elle y réfléchissait) avait pris la peine de déterminer quelle était sa variété de thé préférée, elle ne doutait pas une seconde qu'il connût également la réponse à cette question. « Oui, merci, mon révérend. Deux carrés. — Bien sûr, milady. » Il les laissa tomber dans le liquide fumant, remua délicatement puis lui tendit la tasse et la sous-tasse. « Et je vous assure, milady, que, tout comme le thé, le taux de métaux dans ce sucre est aussi faible que ce que vous pourriez croiser dans votre Royaume stellaire. — Merci », répéta-t-elle. Elle attendit qu'il remplisse sa propre tasse avant de goûter la sienne. « Mmmm... c'est délicieux », souffla-t-elle, et le révérend lui sourit, prenant plaisir à la voir se régaler. Allison reconnut ce sourire, car elle l'avait souvent vu. La plupart des hommes semblaient prendre un plaisir simple à la rendre heureuse (et ils ont plutôt intérêt, songea-t-elle sans vergogne), mais le sourire de Sullivan la surprenait un peu. Certes, elle avait bien vite découvert que les hommes de Grayson se montraient beaucoup plus galants que la moyenne, mais elle savait avant même d'arriver dans le système de l'Étoile de Yeltsin que, si galants fussent-ils, ils pouvaient aussi être suffisants, condescendants et paternalistes. Elle avait débarqué bien décidée à les renvoyer dans leurs foyers si nécessaire pour obtenir une amélioration, et jusque-là elle n'avait pas eu à fermer son clapet à quiconque plus d'une fois. D'un autre côté, elle avait passé presque tout son temps sur Grayson ici, dans le domaine Harrington, où les mentalités avaient tendance à être un peu plus « modernes », et c'était la première fois qu'elle rencontrait le révérend Sullivan, si l'on excluait la journée très officielle et émotionnellement épuisante des funérailles d'Honor. Mais même si elle n'avait pas eu le temps de se forger une opinion personnelle de l'homme, elle avait conclu des dires de Miranda — et des lettres d'Honor — que Sullivan était beaucoup plus conservateur que ne l'avait été le révérend Hanks. Nul n'avait suggéré qu'il engageait moins que toute l'influence de sa charge en soutien aux réformes de Benjamin Mayhew, pourtant il semblait beaucoup moins à l'aise devant elles sur le plan personnel que, disons, Howard Clinkscales. D'une façon ou d'une autre, elle avait cru que cela se traduirait par la même gêne face aux femmes occupant des positions d'autorité qu'elle avait perçue chez les plus réactionnaires des médecins graysoniens. Et même s'il n'avait pas été raide et mal à l'aise avec elle, elle s'attendait néanmoins à ce que le chef spirituel de l'Église de l'Humanité paraisse plus... ascétique ? Était-ce le terme approprié ? Non, pas tout à fait, mais quelque chose dans ce genre. Sauf que le révérend Sullivan ne ressemblait en rien à ce qu'elle attendait. En effet, elle lisait dans ses yeux sombres qu'il appréciait son charme et, juste derrière la façade attentive, elle le sentait prêt à rentrer dans le jeu. Elle le savait marié — pourvu même des trois épouses consacrées par la coutume planétaire —et elle devinait qu'il n'envisageait pas un instant d'aller plus loin qu'un flirt badin, mais il dégageait une vitalité sans complexes qu'elle n'avait pas prévue. Quoique ce soit peut-être logique, après tout, songea-t-elle. Honor a pu ne pas s'en rendre compte — son cœur se serra en pensant à sa fille, mais elle suivit le fil de son idée malgré la douleur — vu que, Dieu la garde, l'univers devait lui asséner un coup de brique entre les deux yeux pour qu'elle remarque qu'il existait un sexe opposé! Mais derrière toute cette galanterie et ces codes de conduite en présence des femmes d'un autre homme, ces gens sont aussi dépourvus de complexes (elle gloussa intérieurement à cette idée) que mon prof d'éducation sexuelle sur Beowulf. Bon sang, il suffit de mettre le nez dans une boutique de lingerie huppée pour le comprendre! Et c'est plutôt sain, je trouve. Mais cela pouvait aussi expliquer l'attitude de Sullivan envers elle. Les femmes telles qu'Honor le déstabilisaient probablement — moins parce qu'elles détenaient et exerçaient une autorité « masculine » que du fait qu'elles étaient issues d'un cadre qui lui était parfaitement étranger. Lui et les autres Graysoniens qui lui ressemblaient s'efforçaient encore de s'adapter à un nouvel ensemble de signes et de codes sociaux, et ils ne parviendraient sans doute jamais à réellement les comprendre, même une fois qu'ils auraient appris à les identifier. Mais Sullivan avait reconnu la lueur qui brillait dans le regard d'Allison et il savait comment réagir à ce signe-là tant qu'ils respectaient les règles de Grayson. Tant mieux, décida-t-elle en sirotant son thé tout en abandonnant la stratégie prévue pour annoncer sa découverte en faveur d'une autre. Il avait l'air si strict et rébarbatif qu'elle lui avait automatiquement attribué une certaine étroitesse d'esprit, à tort. Elle voulait bien le croire affligé du mauvais caractère que lui attribuait la rumeur et peu enclin à supporter les imbéciles, mais derrière ces yeux brillait un esprit beaucoup plus vif qu'elle ne l'aurait cru et, s'il était prêt à se sentir à l'aise devant elle sur un plan personnel, tant mieux pour l'aspect professionnel aussi. Elle prit sa décision, posa tasse et sous-tasse et saisit sa petite mallette laissée au pied de la chaise pour la poser sur ses genoux. — Je me rends compte que vous avez un emploi du temps serré, mon révérend, et que vous m'y avez ménagé une petite place dans des délais très brefs, donc, avec votre permission, j'aimerais vous faire perdre le moins de temps possible et en venir immédiatement à la raison pour laquelle j'ai demandé à vous voir. — Mon emploi du temps est presque toujours "serré" au service de notre Père l'Église, milady, fit-il sur un ton ironique, mais croyez-moi, on ne peut pas perdre son temps avec vous. — Ciel ! murmura Allison en affichant un sourire et deux dangereuses petites fossettes. Comme j'aimerais que le Royaume stellaire importe quelques manières graysoniennes ! — Oh, ce ne serait qu'un piètre dédommagement pour votre présence parmi nous, milady, répondit Sullivan avec un grand sourire. Votre Royaume n'obtiendrait que l'expression de notre appréciation de la beauté et du charme, alors que nous jouirions de sa réalité. » Allison partit d'un petit rire complice, mais elle secoua aussi la tête et ouvrit la mallette tandis que Sullivan se carrait dans son fauteuil, une tasse au creux de la main. Son air charmeur s'effaça, il croisa les jambes et la regarda attentivement installer un minuscule projecteur holo et allumer son bloc-mémo. « Monseigneur, dit-elle beaucoup plus sérieusement, je dois vous avouer que j'étais un peu anxieuse à l'idée de solliciter cet entretien. Comme vous le savez, je travaille depuis plus de six mois maintenant à dresser la carte du génome graysonien, et j'ai découvert une chose que certaines de vos ouailles pourraient, je le crains, juger... troublante. » Les sourcils broussailleux se froncèrent – non pas sous l'effet de la colère mais plutôt de la concentration et, peut-être, d'une certaine inquiétude. Elle prit une profonde inspiration. « Que savez-vous du patrimoine génétique de votre planète, monseigneur ? — Pas plus qu'un autre profane, j'imagine, répondit-il au bout d'un moment. Nos médecins avaient plusieurs siècles de retard sur la question avant l'Alliance, bien évidemment, mais en tant que peuple nous sommes conscients depuis la Fondation du besoin de surveiller nos lignées et d'éviter les mariages consanguins. En dehors de cela et des informations généalogiques ou portant sur l'histoire médicale de la famille que mon médecin et ceux de mes femmes nous ont demandées au fil des ans, j'ai bien peur d'en savoir très peu. » Il s'interrompit pour l'observer avec attention, et elle devina le muet « pourquoi ? » qui flottait entre eux. « Très bien, monseigneur. Je vais essayer de procéder de la manière la plus simple et la moins technique possible, mais je dois vous montrer quelque chose. » Elle alluma l'unité holo, et la représentation graphique d'un chromosome apparut dans les airs, au-dessus de la table basse. Il ne ressemblait guère à un véritable chromosome en gros plan car il s'agissait d'une représentation schématique plutôt que d'une image fidèle, toutefois un certain intérêt brilla dans les yeux de Sullivan quand il comprit qu'il contemplait le « plan » d'une vie humaine. Ou, plus précisément, une portion de ce plan. Puis Allison entra une commande dans l'unité holo, et l'image se transforma : un zoom s'opéra sur un détail, l'agrandissant démesurément. « Voici le bras long de ce qu'on appelle le chromosome sept, monseigneur, commença-t-elle. Plus particulièrement, nous avons (elle entra une instruction dans l'unité holo et un curseur se mit à clignoter, indiquant un point de l'image) un gène qui traîne une longue histoire, parfois très laide, dans les sciences médicales. Une simple mutation sur ce site provoque une maladie connue sous le nom de mucoviscidose, qui altère les fonctions sécrétoires des poumons et du pancréas. Elle s'abstint de mentionner qu'il s'agissait aussi d'une maladie éradiquée depuis plus de mille cinq cents ans sur les planètes dotées d'une médecine moderne... mais qui se manifestait encore de temps en temps sur Grayson. « Je vois », fit Sullivan au bout d'un moment. Puis il haussa un sourcil interrogateur. « Et pour quelle raison m'en parlez-vous, milady ? s'enquit-il poliment. — La raison pour laquelle je vous en parle, monseigneur, c'est que mes recherches et leurs résultats suggèrent de manière concluante que cette portion du code génétique de votre peuple... (elle pointa l'index vers le curseur) a été délibérément altérée il y a près de mille ans. — Altérée ? » Sullivan se redressa dans son fauteuil. — Altérée, en effet, monseigneur. » Allison prit une profonde inspiration. « En d'autres termes, votre peuple et vous avez été génétiquement modifiés. Elle resta immobile, dans l'attente d'une explosion possible, mais Sullivan se contenta de la regarder quelques secondes sans rien dire. Puis il se renfonça dans son fauteuil, reprit sa tasse et but une lente gorgée. Elle ne savait pas très bien s'il gagnait du temps pour arriver à réorganiser ses pensées dévastées ou s'il désamorçait simplement la tension, mais il finit par reposer la tasse et sa sous-tasse sur ses genoux et inclina la tête. « Poursuivez, je vous prie », dit-il d'une voix si calme qu'Allison en fut troublée. Elle resta encore quelques instants immobile, puis elle baissa les yeux vers son bloc-mémo et fit défiler deux ou trois pages de notes préliminaires destinées à calmer l'hystérie et dont il apparaissait désormais qu'elle n'aurait pas besoin. En complément de mon travail en laboratoire, dit-elle après une ou deux secondes, j'ai effectué des recherches assez poussées dans vos bases de données. » Ce qui représentait sacrément plus de boulot que ça n'en aurait demandé chez moi, avec l'aide d'un réseau informatique digne de ce nom. « J'étais en particulier à la recherche des archives médicales les plus anciennes – remontant à la Fondation, si possible – qui auraient pu un tant soit peu confirmer mes découvertes. Hélas, bien que beaucoup d'informations y figurent, y compris les dossiers médicaux personnels d'un nombre surprenant de colons, je n'ai pas pu trouver la moindre donnée concernant les points spécifiques qui m'inquiétaient. Ce qui justifie d'ailleurs en partie mon inquiétude », ajouta-t-elle en soutenant le regard de Sullivan avec une franchise qu'elle n'avait pas eu l'intention de montrer lors de cet entretien avant de se faire une idée de sa personnalité. « Et vous vous disiez que ces archives avaient pu être effacées ? fit-il avant de glousser en voyant sa mine. Milady, malgré votre franchise, vous avez été très prudente dans votre formulation. Toutefois, pensiez-vous réellement qu'il fallait – comment dit-on chez vous ? un hyperphysicien, non ? – pour deviner la raison de votre inquiétude ? » Il secoua la tête. « J'imagine qu'il est possible, voire probable, que les serviteurs de l'Église se soient de temps à autre au cours de notre histoire débarrassés d'informations... déplaisantes, mais, si c'est le cas, ils l'ont fait sans l'approbation de l'Église. Ou de Notre-Seigneur. » Elle haussa involontairement des sourcils étonnés, et il eut un petit rire. — Milady, nous croyons que Dieu nous appelle à subir l'épreuve de la vie, qui nous impose d'éprouver à la fois notre personne, nos croyances et nos préjugés à mesure que nous grandissons et mûrissons dans son amour. Comment pourrions-nous y parvenir et quelle valeur auraient nos épreuves si notre Père l'Église soi-même déformait les données qui en constituent le fondement ? — Je... je n'avais pas vu ça sous cet angle, monseigneur, répondit lentement Allison, et cette fois Sullivan éclata franchement de rire. — Non, milady, mais vous y avez mis plus de formes que certains étrangers. Nous sommes un peuple attaché à ses coutumes, un peuple qui a depuis longtemps fait le choix d'une foi et d'un mode de vie très consensuels, pourtant notre foi est aussi question de conscience personnelle, une affaire dans laquelle nul – ni seigneur, ni Protecteur, ni même révérend ou Sacristie –ne peut dicter sa vérité spirituelle à autrui. Voilà le principe fondamental de nos croyances, et le préserver n'a jamais été chose aisée. Et ce n'est que justice, car Dieu n'a jamais promis que l'épreuve serait facile. Mais cela signifie, malgré le consensus, que nous avons connu de nombreux épisodes d'affrontement doctrinal et de débats passionnés, voire amers. Je pense qu'en fin de compte cela nous a fortifiés, mais le souvenir de ces périodes met certains d'entre nous mal à l'aise lorsqu'il s'agit d'accepter les changements de notre Église et notre société. Pour être tout à fait franc, j'ai moi-même des réserves concernant au moins quelques-uns des changements que je constate autour de moi – ou peut-être la vitesse à laquelle ils se produisent. Toutefois, même les prêtres de l'Église, ou peut-être surtout eux, ne peuvent rien imposer à la conscience de nos ouailles. Nous ne pouvons pas non plus décider que telle ou telle information, même si nous redoutons qu'elle ait des conséquences très déplaisantes, doit être dissimulée ou sa diffusion limitée. Alors, je vous en prie, poursuivez votre explication. Je ne la comprendrai peut-être pas complètement, et elle pourrait bien me choquer ou m'inquiéter, mais en tant qu'enfant de Notre-Seigneur et de notre Église il est de mon devoir d'entendre et d'essayer au moins de comprendre... sans reprocher la teneur du message à celui qui le délivre. — Oui, monseigneur. » Allison se secoua de nouveau puis esquissa un sourire. « Oui, en effet, dit-elle avant de désigner l'image holo d'un air beaucoup plus détendu. Pour autant que j'aie pu reconstituer la chaîne probable des événements, monseigneur, au moins un membre de votre première équipe médicale coloniale – peut-être plus – devait être un généticien hors pair, compte tenu des limites de la technologie disponible à l'époque. Vous le savez peut-être, on utilisait encore des virus pour insérer les corrections génétiques, plutôt que les nanomachines dont nous nous servons aujourd'hui, et, vu l'aspect rudimentaire de cette technique "à l'emporte-pièce", ce qu'il a – ou ce qu'ils ont – réussi à obtenir est remarquable. — Je suis moins surpris d'entendre cela que vous ne pourriez le croire, milady, intervint Sullivan. Les premiers disciples de saint Austin s'opposaient à la façon dont la technologie avait, selon eux, détourné les hommes de la vie que Dieu souhaitait leur voir mener. Mais ils voyaient dans les progrès des sciences de la vie le don d'un Père aimant à ses enfants et, dès le départ, ils ont eu l'intention de transférer autant de ce don sur Grayson que possible. Et cela s'est révélé une très bonne chose pour nous tous quand nos ancêtres ont découvert sur quel genre de monde ils étaient arrivés. — Vous ne croyez pas si bien dire, je vous assure, monseigneur, fit Allison, l'air ironique. Parmi les éléments qui intriguent ceux d'entre nous qui ont étudié votre situation figure cette énigme : comment votre colonie a-t-elle bien pu survivre plus d'une génération ou deux au milieu de ces concentrations mortelles de métaux lourds ? De toute évidence, vos organismes devaient s'être adaptés, mais aucun de nous ne comprenait comment cela avait pu se produire assez vite pour sauver la colonie. Maintenant, je crois que je sais. Elle but une gorgée de thé et croisa les jambes à son tour, s'enfonçant dans son fauteuil, les mains autour de sa tasse en porcelaine fine comme du papier de soie. « Les métaux lourds pénètrent dans le corps par le biais des voies respiratoires et digestives, monseigneur, d'où vos systèmes de filtration de l'air et le combat incessant que vous livrez pour décontaminer les terres arables. Apparemment, le responsable de ceci... (elle désigna du menton l'image holo) avait l'intention d'incorporer également un système de filtration à vos organismes en modifiant les muqueuses des poumons et du système digestif. Vos protéines sécrétoires sont notablement différentes des miennes, par exemple. Elles se lient aux métaux – du moins à une bonne part ce qui permet de les évacuer sous forme de crachats et autres déchets, plutôt que de les absorber en gros dans les tissus. Elles n'accomplissent pas un travail parfait, bien sûr, mais c'est à elles que vous devez votre tolérance aux métaux lourds tellement supérieure à la mienne. Jusqu'à il y a deux ou trois mois, vu les ressources technologiques limitées de vos ancêtres et leur... attitude envers celles dont ils disposaient, nous partions du principe qu'il devait s'agir d'un exemple d'adaptation, une évolution naturelle, même sans comprendre comment elle s'était produite aussi vite. — Mais vous ne croyez plus que ce soit le cas, dit tranquillement Sullivan. — Non, monseigneur. J'ai trouvé des lambeaux du matériel génétique d'un rhinovirus autour du site de la mucoviscidose pointé sur cette image holo, et je crois pouvoir dire avec un bon degré de certitude qu'il n'est pas arrivé là par hasard. — Un rhinovirus ? — Le vecteur du rhume, fit Allison, ce qui pouvait avoir plusieurs avantages aux yeux des équipes médicales qui s'en sont servies. D'une part, les gens étaient si confinés dans les quelques résidences filtrées qu'ils avaient pu construire qu'il était très facile de répandre un vecteur aérosol comme celui-ci. Dans la mesure où je n'en ai pas trouvé la moindre mention dans les archives, j'avancerais aussi l'hypothèse que ce projet a été tenu secret à l'époque – peut-être pour éviter de provoquer de faux espoirs en cas d'échec. Ou encore pour d'autres raisons. Et dans ce cas, répandre la modification par l'intermédiaire d'un "rhume" avait en prime l'avantage de la discrétion. — En effet, et il pouvait bien y avoir d'autres raisons de procéder discrètement, fit Sullivan, qui sourit à son tour d'un air ironique. En dépit de mon analyse personnelle des raisons pour lesquelles l'Église ne croit pas à la dissimulation, je n'aurais pas emporté sur ce point l'adhésion de tout le monde au cours de notre histoire, et il y a sans doute eu des époques où nos plus libres penseurs jugeaient la, discrétion... de mise. Comme vous l'avez sûrement découvert au fil de vos recherches, milady, beaucoup de nos fondateurs étaient des fanatiques. Bon sang, il suffit de voir les illuminés qui provoquèrent une guerre civile quatre cents ans plus tard. Si difficile que soit notre époque contemporaine, elle n'est rien comparée aux épreuves qu'ont affrontées les pères fondateurs, et il est fort possible qu'ils aient craint que certains des plus aveuglément fidèles de leur troupeau réagissent mal à l'idée qu'on modifie de façon permanente leur organisme et celui de leurs descendants. — Comme vous dites, monseigneur », murmura Allison. Puis elle haussa les épaules. « En tout cas, nous pourrions le considérer comme une espèce d'arme de guerre biologique positive, un agent destiné à modifier le patrimoine génétique de votre peuple afin de lui donner une chance de survivre dans cet environnement. Hélas, il semble que la méthode ait été rapide mais pas très propre, même d'après les critères de la technologie d'alors. » Sullivan fronça les sourcils, et elle secoua aussitôt la tête. — Ce n'est pas une critique, monseigneur ! Celui qui a fait ça travaillait manifestement avec des moyens financiers limités. Il devait tirer le meilleur parti de ce dont il disposait, et ce qu'il a accompli était brillamment conçu et fut manifestement exécuté de manière efficace. Mais je crains que l'urgence, ajoutée à des installations très sommaires, n'ait empêché cette équipe de mener une analyse aussi approfondie qu'elle l'aurait souhaité, et il semble que le vecteur portait une seconde modification, involontaire, qu'ils n'ont pas remarquée sur le coup. — Une modification involontaire ? » Sullivan fronça un peu plus les sourcils, sous l'effet non pas de la contrariété mais de la réflexion, et Allison hocha la tête. — Je suis persuadée qu'elle l'était. Et la nature de leur problème peut sans doute aider à comprendre ce qui s'est passé. Vous voyez, celui qui a conçu cette modification devait rendre la mutation héréditaire. Se contenter de modifier le gène de ceux qui seraient effectivement exposés au rhinovirus ne suffisait pas, parce qu'il se serait agi d'une mutation purement somatique, qui se serait donc éteinte avec la première génération d'hôtes. Pour éviter que cela ne se produise, il a – ou ils ont – dû passer de la lignée somatique à la lignée germinale, c'est-à-dire modifier le rhinovirus pour lui faire traverser la tunique muqueuse et montrer une prédilection pour les cellules germinales primordiales dans les ovaires ou les testicules de l'hôte, afin que la modification se transmette à ses enfants. Il devait réussir un parcours analogue à... disons celui du virus des oreillons. Celui-là infecte les glandes salivaires, mais il attaque aussi les ovaires et les testicules et peut expliquer certains cas d'infertilité masculine. » Sullivan hocha la tête pour signifier qu'il comprenait, et Allison sourit de nouveau intérieurement. Intéressant qu'il ne montre aucune gêne face à la tournure que prenait la conversation. Bien sûr, vu le fort pourcentage de garçons mort-nés sur cette planète, les Graysoniens étaient depuis des siècles des acharnés de l'accompagnement prénatal, et les hommes étaient tout aussi impliqués dans cette affaire que les femmes (enfin, presque! rectifia-t-elle). « Ils n'avaient pas tellement le choix, reprit-elle. Pas s'ils voulaient que ce changement se fixe de manière permanente dans le génome planétaire. Mais, ce faisant, ils ont aussi obtenu une mutation indésirable. Leur intervention a introduit une répétition de triplets stable sur le chromosome X, ce qui n'aurait pas posé problème si cela n'avait pas à son tour affecté l'un des codons AGG. » Sullivan la fixait sans comprendre. « Les codons AGG sont des séquences de nucléotides adénine-guanineguanine qui verrouillent l'expansion d'autres triplets répétés, expliqua-t-elle pour l'aider. — Bien sûr », fit Sullivan. Ça n'avait pas l'air de beaucoup l'avancer, mais il lui fit signe de continuer, et elle tapa une nouvelle commande sur son unité holo. L'image se transforma en un schéma coloré de nucléotides – une immense chaîne composée des lettres A, C, G et T de différentes couleurs, se répétant à l'infini selon des motifs confus. Sous les yeux de Sullivan, elle agrandit la représentation d'une section : deux séquences CGG en jaune, vert et vert, séparées par une séquence AGG en rouge, vert et vert. « En fait, il s'agissait d'un changement mineur, reprit Allison. Une adénine ici... (elle enfonça une touche et le code AGG se mit à clignoter) s'est transformée en cytosine (une autre touche, et le A rouge devint un C jaune, et la séquence de trois lettres située à sa droite s'allongea soudain en une immense chaîne du même code répété sans fin), ce qui a désactivé le verrou et permis l'expansion instable des... — Excusez-moi, milady, intervint Sullivan, mais je crois que nous dérivons vers des considérations hautement techniques. Qu'est-ce que ça signifie précisé... Non. » Il s'arrêta et leva la main. « Je suis sûr que si vous me disiez ce que cela signifie, je n'y verrais pas plus clair. Ce que j'ai réellement besoin de connaître, je pense, ce sont les conséquences de ce... truc instable. « Mmmm. » Allison but un peu de thé puis haussa les épaules. « L'ADN est composé de quatre nucléotides, monseigneur : adénine, cytosine, guanine et thymine. Ils se lient en milliers de triplets – de codes, si vous préférez – qui se combinent pour porter le "plan" de notre corps... et le transmettre à la génération suivante. Ils se lient par groupes de trois, d'où le terme de triplets, qu'on trouve généralement par "séries" de trente ou moins, mais il existe plusieurs maladies, telle que celle dite de l'X fragile, dans lesquelles le nombre de répétitions s'accroît de façon spectaculaire pour atteindre souvent plusieurs milliers, ce qui "brouille" en quelque sorte le code principal. Vous me suivez jusque-là ? — Je crois, répondit-il prudemment. — Très bien. Ce schéma représente un échantillon de nucléotides – ici adénosine, cytosine et guanine – tiré du génome graysonien. Ce triplet-ci... (elle manipula les commandes et l'image reprit son aspect précédent, retrouvant le code AGG clignotant) est ce qu'on appelle un verrou, destiné à empêcher les triplets CGG qui l'entourent de se répéter à l'excès et de brouiller le code. Ce qui s'est passé, toutefois, c'est que lorsque l'adénine s'est transformée en cytosine, le verrou a disparu... ce qui a permis une expansion instable de la chaîne CGG en aval. — Je ne vais pas faire semblant d'avoir tout compris, dit Sullivan au bout d'un moment, mais je crois avoir saisi l'idée générale. Mais quel est le degré de gravité de cette "expansion instable" ? — Eh bien, dans le cas de l'X fragile, la conséquence est un retard mental léger – ou du moins l'était-ce avant que nous n'apprenions à le corriger. Mais ici ce fut pire, bien pire. Il en est résulté la destruction d'un segment du chromosome nécessaire au développement embryonnaire précoce. — Ce qui veut dire ? s'enquit Sullivan, concentré. — Que cela a produit une mutation mortelle chez les mâles au stade embryonnaire, monseigneur », répondit simplement Allison. Cette fois, le révérend se redressa brusquement dans son fauteuil, et elle désigna de la tête l'image qui brillait toujours au-dessus de la table basse. « Aucun embryon mâle porteur de cette mutation ne peut être mené à terme, dit-elle. Les embryons femelles ont chacun deux chromosomes X, toutefois, ce qui leur donne une chance de posséder une copie supplémentaire du gène détruit. Et le processus de ionisation, qui inactive l'un des chromosomes X chez la femme, inactive presque toujours dans ce genre de cas celui qui est structurellement endommagé. En conséquence, contrairement aux mâles porteurs elles survivent. — Mais alors... » Sullivan fixa l'image holo pendant quelques secondes puis se tourna vers Allison. « Si je comprends bien, milady, vous dites qu'aucun enfant mâle affligé de cette mutation ne peut vivre ? » Elle acquiesça. « Dans ce cas, comment nos ancêtres ont-ils bien pu survivre ? Si tous ceux qui recevaient la mutation bénigne recevaient celle-là en même temps, alors comment des enfants mâles ont-ils pu naître vivants ? — Les deux mutations sont liées en ceci qu'elles ont été introduites par le même vecteur, monseigneur, mais c'est leur seul point commun. Tout le monde a reçu la mutation prévue – enfin, j'exagère sans doute un peu. Disons que tous ceux qui ont survécu ont intégré la mutation intentionnelle, mais l'autre, heureusement, n'a eu qu'une pénétrance incomplète. En clair, environ trente pour cent des mâles n'exprimèrent pas cette mutation et survécurent donc – mais même ceux-là pouvaient être porteurs. » Pour reprendre l'analogie avec le syndrome de l'X fragile, le site fragile lié à cette maladie est présent dans quarante pour cent des cellules des mâles atteints, mais les porteurs peuvent ne pas montrer de site fragile du tout. — Je... vois, fit très lentement Sullivan. — Personne n'y pouvait rien, monseigneur. La modification d'origine était essentielle à la survie même de votre peuple. Elle devait être introduite et, même à supposer qu'un membre de l'équipe médicale source était encore en vie lorsque l'effet secondaire néfaste a commencé à se manifester, à supposer de plus qu'il disposait encore des capacités techniques nécessaires à des examens génétiques, il était trop tard pour y changer quoi que ce soit », dit doucement Allison. Puis elle se renfonça dans son fauteuil et attendit. « Doux Seigneur », murmura enfin Sullivan, d'une voix si basse que son interlocutrice l'entendit à peine. Puis il se carra au fond de son fauteuil et inspira profondément. Il la fixa pendant quelques secondes qui durèrent une éternité, puis il se reprit. « Je me doute que vous devez être parfaitement sûre de votre découverte puisque vous l'avez portée à mon attention, milady. J'imagine que vous pouvez en fournir des preuves qui suffiront à convaincre d'autres experts ? — Oui, monseigneur, affirma-t-elle. D'abord, elle élucide les deux mystères qui intriguent le plus les généticiens du Royaume stellaire depuis le début de l'Alliance. » Sullivan fronça le sourcil, et elle haussa les épaules. « J'ai déjà mentionné la vitesse incroyable à laquelle vos ancêtres ont bâti des défenses "naturelles" contre les métaux lourds. C'était le premier mystère. Mais une disparité des naissances garçon/fille telle qu'en connaît Grayson, bien que déjà vue dans des conditions de grande souffrance, se prolonge rarement autant qu'ici. — Je vois. » Il la regarda, songeur, puis reprit du thé. « Et y a-t-il quelque chose à y faire, milady ? — Il est encore trop tôt pour répondre par la négative ou l'affirmative avec un degré raisonnable de certitude. J'ai identifié deux ou trois approches possibles, mais le site concerné risque de compliquer la tâche, car le gène modifié sur l'X se situe près du gène ZFX, celui qui code la protéine à doigt de zinc. Il s'agit d'un gène clé dans la détermination du sexe et il se trouve en Xp22.2 » Elle s'arrêta car la mine du révérend indiquait qu'il était de nouveau perdu. « Un changement à cet endroit peut provoquer des dizaines d'états pathologiques, monseigneur, dit-elle pour simplifier. Nombre d'entre eux sont mortels et d'autres peuvent causer des troubles de la détermination sexuelle. Nous en savons beaucoup plus sur la différentiation sexuelle que celui qui a concocté votre modification de survie, mais nous n'aimons pas interférer là-dedans, particulièrement dans cette zone. Les risques sont gros qu'une petite erreur ait de lourdes conséquences et, même si nous évitons les états pathologiques les plus sévères, le code de Beowulf interdit spécifiquement la manipulation génétique en vue de prédéterminer le sexe d'un enfant. » Elle grimaça. « Des épisodes fort désagréables – et honteux –impliquant cette technologie se sont produits au cours des premier et deuxième siècles ante Diaspora, et ils se sont répétés depuis, j'en ai peur, sur certaines des colonies les plus arriérées. Toutefois, je pense être capable d'améliorer au moins la situation. Mais, quoi que je fasse, il faudra du temps pour parfaire la méthode... et il en résultera sans doute un amoindrissement de la fertilité de la population mâle planétaire. — Je vois », répéta-t-il. Il tourna de nouveau les yeux vers l'image holo flottant au-dessus de la table basse. « En avez-vous déjà parlé aux autorités sanitaires du Sabre, milady ? — Pas encore, admit Allison. Je voulais être sûre de mes données avant de le faire, et puis votre visite au domaine Harrington m'a offert l'occasion de vous parler en premier. Vu le rôle que votre Église joue dans la vie quotidienne de Grayson, je me suis dit qu'il serait peut-être plus sage de commencer par vous approcher. — De toute évidence, l'Église devra se préoccuper de la question, fit Sullivan, mais ses serviteurs savent d'amère expérience qu'il vaut mieux ne pas se mêler des problèmes séculiers. Je pense que vous devriez porter ceci à l'attention du Sabre dès que vous le pourrez, milady. Si mon bureau peut vous aider en la matière, n'hésitez pas. — J'apprécie votre proposition, monseigneur, mais je dispose des canaux nécessaires pour m'en charger moi-même. — Bien. Et si je puis me permettre un petit conseil – ou, peut-être, une requête ? — Vous pouvez certainement, monseigneur », répondit Allison. Évidemment, je ne suis pas obligée de suivre votre conseil s'il viole mes serments professionnels, songea-t-elle en se préparant à ce qu'il la presse au dernier moment d'étouffer ses découvertes. « Cette information doit être rendue publique, et le plus tôt sera le mieux, dit-il d'un ton ferme. Toutefois il serait plus sage, à mon avis, de permettre au Sabre de procéder à l'annonce. » Elle inclina la tête de côté, et il haussa imperceptiblement les épaules en esquissant un sourire d'excuse. « Vous demeurez une femme, une étrangère et – pardonnez-moi ce terme – une "infidèle". Nous avons appris grâce à votre fille que tout cela n'était pas forcément mauvais, mais certains de nos concitoyens, surtout les plus conservateurs, acceptent encore difficilement l'idée qu'une femme occupe une position d'autorité. Moi y compris, hélas, par moments. Je lutte contre cette tendance par la prière et, avec l'aide de Dieu, je pense avoir fait quelques progrès, mais j'avais espéré que Lady Harrington... » Il s'interrompit, l'air triste, et Allison ressentit pour un bref instant une douleur poignante. « j'avais espéré que Lady Harrington vivrait assez longtemps pour nous faire changer d'avis », acheva-t-elle intérieurement à sa place, les larmes aux yeux. Eh bien, ça n'a pas été le cas. Mais ça ne veut pas dire que d'autres ne peuvent pas reprendre le flambeau, et je peux sûrement être du nombre! La requête de Howard Clinkscales lui traversa l'esprit à cette idée, mais elle se contenta de regarder Sullivan en hochant la tête. « Je sais, monseigneur », dit-elle d'une voix juste un peu rauque. Elle inspira profondément. « Et je comprends. Laisser le personnel du Protecteur Benjamin se charger de l'annonce ne me pose aucun problème. Et puis rien ne presse vraiment : votre planète a survécu près de mille ans avec ce problème et, de toute façon, je suis loin d'avoir mis au point un procédé correctif qui me satisfasse. Mieux vaut passer par les canaux officiels et peut-être même donner au Sabre un peu de temps pour réfléchir à la meilleure manière de rendre la nouvelle publique... et à la position qu'il adoptera quand les journaux s'en empareront. — C'était bien mon idée, fit Sullivan. Toutefois, je crois que je glisserai aussi personnellement au Protecteur que vous devriez être présente lors de l'annonce – et que cette découverte vous soit clairement attribuée. — Ah bon ? » Allison ouvrit de grands yeux étonnés, et il haussa les épaules. « Milady, c'est bel et bien vous qui l'avez découvert, et c'est vous et la clinique que votre fille a fondée qui mènerez sans aucun doute les efforts de recherche d'un futur "procédé correctif". Et puis, si nous devons un jour surmonter le problème qu'ont nos concitoyens les plus têtus envers les "étrangers" et les femmes (il sourit et pointa brièvement le doigt vers lui-même), nous ne devons pas rater une occasion pareille. — Je vois. » Allison le regarda, songeuse. Le révérend Sullivan n'était pas simplement moins à l'aise que son prédécesseur face aux changements qui agitaient sa société, il en était aussi conscient. Sa foi et sa raison lui imposaient de les accepter et de les soutenir, mais une part de lui-même regrettait les rôles bien définis et la stabilité de son enfance et résistait à son devoir d'aider à mettre fin à ces définitions. Sa dernière suggestion n'en était que plus impressionnante, et Allison ressentit un profond élan d'affection envers lui. « Merci, monseigneur. J'apprécie cette idée – et le fait que vous y ayez pensé. — Mais de rien, milady », répondit-il en posant sa tasse pour se lever. Elle en fit autant et éteignit le projecteur holo avant de le ranger dans sa mallette. « Vous n'avez pas à me remercier, poursuivit-il en lui prenant le bras pour la raccompagner jusqu'à la porte. Cette planète et tous ses habitants sont bien trop redevables envers la famille Harrington, notamment envers les femmes remarquables qui portent ce nom, d'ailleurs. » Allison rougit et il se mit à rire, ravi, puis il s'arrêta comme ils arrivaient à la porte. Il se pencha sur sa main qu'il baisa galamment avant d'ouvrir la porte. « Au revoir, Lady Harrington. Que Dieu qui nous éprouve, l'Intercesseur et le Consolateur, vous accompagne, vous et votre mari, et qu'Il vous apporte la paix. » Il s'inclina encore une fois et elle pressa sa main pour le remercier. Puis elle franchit la porte, qui se referma doucement derrière elle. CHAPITRE SEPT Les sentinelles du portail oriental du manoir Harrington se mirent au garde-à-vous avec plus de précision encore qu'à leur habitude tandis qu'un géodyne de luxe empruntait l'entrée principale du dôme. Un petit fanion raidi par le vent (un triangle bordeaux et or portant la Bible ouverte et les sabres croisés qui constituaient l'emblème du Protecteur) battait au bout d'un montant fixé au pare-chocs, et des glisseurs gravitiques biplaces de surveillance planaient au-dessus du véhicule. Plus haut, invisible depuis le sol, un appareil transatmosphérique montait une garde tout aussi attentive, et des équipes de tireurs d'élite — certains arborant le bordeaux et or des Mayhew, d'autres le vert sur vert des Harrington — occupaient discrètement des positions stratégiques sur le toit du manoir et les passerelles du dôme, pendant que des systèmes électroniques sophistiqués scannaient sans cesse le terrain. Tout cela paraissait un peu excessif à Allison Harrington. Elle connaissait les dispositifs de sécurité intégrés du manoir et s'était faite à l'idée que les hommes d'armes du domaine insistent pour veiller sur son mari et sur elle — même si, fort heureusement, ils se montraient beaucoup moins importuns que lorsqu'il s'agissait de protéger la pauvre Honor. Plus exactement, sans doute, elle s'attendait à l'avance à un déploiement de ce type, vu la nature de l'événement. Et même sans cela, la tête qu'avait fait Miranda LaFollet en apprenant son projet aurait suffi à l'avertir. Miranda continuait à jouer le rôle de chef du personnel sur le domaine Harrington et il lui était donc revenu d'envoyer l'invitation officielle, ce qui n'avait pas manqué de lui inspirer une certaine anxiété. Allison ne doutait pas que les invités accepteraient, et elle avait eu raison. Mais, si elle avait su qu'une simple invitation à dîner allait mettre en alerte ce qui lui semblait une brigade de fusiliers au complet, elle n'aurait sûrement pas eu le courage de l'envoyer. « Pas le « courage », se reprit-elle. Le culot, plutôt. Cette pensée l'aida, et elle souriait plus naturellement quand Alfred et elle franchirent le seuil en compagnie d'Howard Clinkscales afin de saluer leurs invités. Miranda et Farragut se tenaient à droite d'Allison, et James MacGuiness, en costume civil depuis son retour sur Grayson, à gauche d'Alfred. À la demande expresse de Benjamin IX, la FRM avait accordé à l'intendant un congé illimité pour lui permettre de servir en tant que majordome du manoir Harrington, et il balayait les lieux du regard presque aussi attentivement que les hommes d'armes en faction, à la recherche de la moindre imperfection. Il n'en trouva pas. Les hommes en uniforme vert de chaque côté de la porte observaient un garde-à-vous rigide, les yeux braqués droit devant eux, quand le véhicule s'arrêta. L'effet antigrav terrestre cessa, et le gravier crissa sous le géodyne qui se posait. Puis la portière du passager avant s'ouvrit, et un major athlétique en descendit, vêtu de bordeaux et or, l'aiguillette tressée du service de sécurité du Palais à l'épaule droite. L'homme d'armes Mayhew resta immobile à examiner les environs tout en écoutant les rapports que lui transmettait son oreillette. Des glisseurs gravitiques passèrent le portail et se posèrent; une douzaine d'hommes portant les mêmes couleurs se joignirent au major pour former un cercle ouvert mais alerte autour de la voiture. Puis il hocha la tête, et un sergent ouvrit la portière arrière avant de saluer Benjamin IX qui en descendait. Le Protecteur agita la main en direction d'Allison, Alfred et Clinkscales qui descendaient les escaliers pour l'accueillir, puis il se retourna et aida Katherine Mayhew, sa première femme, à sortir du véhicule. Allison et Katherine s'étaient brièvement rencontrées en plusieurs occasions pendant les jours précédant les funérailles d'Honor, mais les exigences du protocole et la solennité du moment les avaient empêchées de réellement faire connaissance. Toutefois, Allison avait deviné en Katherine une âme sœur » malgré le caractère toujours très officiel de ces journées lugubres, et pour une fois son enfance étrangère à toute tradition aristocratique l'avait sans doute aidée. Elle en comprenait les rouages et elle en était venue à les respecter –dans l'ensemble –, mais ils ne faisaient pas réellement partie de son bagage culturel. En conséquence, elle était moins impressionnée par le rang de Katherine Mayhew qu'elle n'aurait pu l'être et se réjouissait à l'avance de mieux la connaître malgré sa position prestigieuse, car elle pressentait qu'elles se ressemblaient trop pour ne pas devenir amies. Elles se trouvaient également avoir la même taille – c'est-à-dire toute petite –, et la première dame de Grayson lui tendit la main en souriant lorsque Allison se dirigea vers elle. « Bonjour, madame Mayhew », fit la Manticorienne sur un ton formaliste. Katherine secoua la tête. « Je préférerais que vous m'appeliez Katherine ou même Kathy, répondit-elle. "Madame Mayhew" me semble bien trop officiel de la part d'une Harrington. — Je vois... Katherine », murmura Allison. Katherine pressa sa main et se tourna pour saluer Alfred tandis que Benjamin aidait sa seconde épouse, Élaine, à quitter le véhicule. Élaine était la timide, se rappela Allison, bien que la jeune femme du Protecteur eût manifestement beaucoup gagné en assurance comparée à la personne presque timorée qu'Honor avait décrite après leur première rencontre. Allison la salua chaleureusement. « Merci de nous avoir invités, répondit Élaine, tout sourire, en regardant Alfred se pencher sur la main de Katherine aussi galamment que tout Graysonien. Nous ne sortons pas souvent en dehors du cadre protocolaire. — Parce que vous ne trouvez pas ça "protocolaire" ? lança Allison en désignant de sa main libre les saluts militaires pointilleux et l'étalage de puissance de feu autour d'elles. — Oh, mon Dieu, non ! » Élaine se mit à rire. « Avec toute la famille – à l'exception de Michaël, bien sûr – au grand air au même endroit? C'est la sécurité la plus relâchée que j'aie vue depuis des lustres! » Allison resta un instant persuadée qu'elle plaisantait, puis elle jeta un coup d'œil au major et comprit qu'Élaine était parfaitement sérieuse. Le major était trop bien formé pour le montrer ouvertement, mais il ne semblait guère apprécier de voir ses protégés ainsi exposés aux dangers potentiels, et Allison dissimula une grimace de compassion en le voyant ravaler son envie de presser le Protecteur et ses épouses de gagner l'intérieur du manoir pour se mettre à couvert. Malheureusement pour le major, Benjamin n'était pas pressé, et Allison gloussa quand une avalanche de rejetons Mayhew dégringola de la voiture sur les talons d'Élaine. À vrai dire ils n'étaient que quatre et l'avalanche n'était qu'une impression. Des hommes d'armes s'arrachèrent au cercle pour s'attacher chacun aux pas d'un enfant avec l'aisance née d'une longue pratique. Il paraissait terriblement injuste que des enfants aussi jeunes soient déjà affublés de leur garde du corps personnel permanent, mais il valait sans doute mieux pour eux s'habituer très tôt à la garde forcenée que les Graysoniens montaient autour de leurs seigneurs et Protecteurs. Et, pour tout dire, la présence de leurs hommes d'armes ne semblait pas avoir gêné le développement turbulent des petits Mayhew. À onze ans, la première ressemblait beaucoup à Katherine et, bien que déjà aussi grande que sa mère, elle promettait de continuer à grandir. Rachel Mayhew avait été en son temps la terreur de la crèche du Palais et semblait engagée dans un combat d'arrière-garde acharné contre les « servitudes » de la civilisation. D'après quelques commentaires amusés lâchés par Clinkscales, Allison se doutait qu'Honor avait joué un rôle majeur dans le goût que Rachel avait développé pour les sports qui n'étaient pas « faits pour les dames ». Elle suivait déjà une formation de pilote et s'en tirait avec une moyenne fort respectable, mais ses goûts la portaient plutôt vers les cours de sciences et d'ingénierie, des domaines traditionnellement masculins sur Grayson. Pire encore aux yeux des conservateurs, elle était déjà ceinture noire de coup de vitesse. Un garçon manqué, se disait Allison chaque fois qu'elle posait les yeux sur la jeune fille – qu'on avait plus de chances de trouver occupée à démonter joyeusement les générateurs gravi-tiques d'un aérodyne pour voir comment ils fonctionnaient qu'en train d'apprendre à danser, de glousser en parlant de garçons ou autres activités attendues à son âge. À cet instant, elle avait déjà un ruban dénoué dans les cheveux et elle avait réussi à récolter une marque noire sur la joue. Ce qui demandait un certain talent, songea Allison, car la voiture les avait amenés tout droit de l'astroport, elle et sa famille. C'est drôle. je pensais qu'Honor était la seule gamine capable de téléporter de la crasse dans un environnement a priori stérile! Jeannette et Thérésa – dix et neuf ans, respectivement les filles biologiques d'Élaine et Katherine – la suivaient, à peine plus calmes. Jeannette avait les mêmes yeux noirs que Rachel, mais ses cheveux étaient d'un châtain éclatant, alors que la ressemblance de Thérésa avec leur sœur aînée était presque surréelle. Sauf que Thérésa était tirée à quatre épingles et n'avait manifestement pas fait connaissance avec la réserve secrète de crasse de Rachel. Enfin Benjamin se pencha dans la voiture et en tira sa cadette. Le bébé de la famille – pour l'instant : ce statut tendait à rester transitoire dans des familles comme celles qu'on élevait sur Grayson. Elle n'avait que quatre ans et c'était clairement la fille d'Élaine. Grande pour son âge, elle avait les mêmes cheveux auburn que Miranda LaFollet, d'immenses yeux bleu-gris, et son visage enfantin promettait déjà élégance et beauté. Elle se cacha timidement dans les bras de son père en voyant tous ces inconnus, puis se redressa et demanda qu'il la dépose à terre. Benjamin s'exécuta, et elle attrapa la main de Katherine qu'elle serra très fort en fixant Allison d'un air curieux. « Notre petite dernière, fit doucement Katherine en caressant les cheveux bouclés de l'enfant de son autre main. La filleule de votre fille. » Allison savait déjà qui était la petite, mais ses yeux s'embuèrent néanmoins quelques instants. Elle se baissa avec grâce pour se mettre à la hauteur de l'enfant, s'éclaircit la gorge et tendit la main. « Je m'appelle Allison, dit-elle. Et toi ? L'enfant regarda gravement la main tendue pendant quelques secondes puis reporta son attention sur le visage d'Allison. « Honor », répondit-elle au bout d'un moment. Son accent graysonien adoucissait le nom, mais elle s'exprimait clairement et distinctement. « Honor Mayhew. — Honor », répéta Allison, faisant en sorte que sa voix ne trahisse pas son chagrin. Puis elle sourit. « C'est un très joli nom, tu ne trouves pas ? » Honor acquiesça sans un mot. Puis elle posa sa main dans celle qu'Allison tendait toujours. Elle leva les yeux vers Katherine et Élaine comme pour obtenir leur approbation, et Katherine lui sourit. Elle fit de même puis regarda Allison. « J'ai quatre ans, annonça-t-elle. — Quatre ans ! fit Allison. — Oui. Et je suis numéro quatre aussi, répondit la petite avec un sourire. — Je vois. » Allison hocha gravement la tête et se redressa, la main d'Honor toujours dans la sienne. Chacun des adultes Mayhew avait attrapé une des autres filles, et les fossettes d'Allison se creusèrent lorsque le major soupira de soulagement en voyant MacGuiness commencer à pousser tout le monde vers le haut des escaliers, avec l'aide précieuse de Miranda et Farragut. « ... et nous avons donc été ravis de votre invitation », dit Benjamin en se carrant dans un confortable fauteuil de la bibliothèque du manoir Harrington, un verre du précieux delacourt d'Alfred Harrington à la main. Allison avait décidé de recevoir dans la bibliothèque plutôt que dans l'un des salons plus officiels dessinés par les architectes. Mis à part l'immense sceau Harrington incrusté dans le plancher poli, cette pièce parvenait à ne pas crier trop fort qu'elle faisait partie d'une « grande maison » conçue en conscience, et les titres qui figuraient sur ses étagères ainsi que les meubles relativement simples mais confortables et les systèmes de consultation de données efficaces lui faisaient penser à Honor. La sachant décidée à ce que la soirée reste informelle, Clinkscales s'était poliment retiré avec un sourire pour rejoindre ses épouses tandis que les Harrington se consacraient à leurs invités. Les Mayhew, Alfred et elle discutaient donc en petit comité, bien installés près du terminal principal. Benjamin agita doucement son verre de vin. « Je ne dirais pas que nous ne sortons jamais – il y a toujours une cérémonie d'État ou une autre – mais sortir simplement pour rendre visite à quelqu'un ? » Il secoua la tête. « Pour tout dire, intervint Katherine, le sourire espiègle, nous espérons tous secrètement que les autres Clefs décideront de suivre votre exemple, Allison. Dieu sait que la moitié de leurs épouses ne se remettent pas de votre coup d'éclat social : elles ont bien failli en mourir de jalousie. » Allison haussa les sourcils, et Katherine eut un petit rire chaleureux. « Évidemment ! Vous êtes la première hôtesse en dehors du clan Mayhew immédiat ou l'une de ses branches principales à avoir eu le culot d'inviter tout simplement le Protecteur et sa famille à dîner entre amis en plus de deux cents ans T ! — Vous plaisantez, n'est-ce pas ? — Oh non, elle est très sérieuse, fit Benjamin. Elle a vérifié dans les archives. À quand remonte la dernière fois, Kathy ? — Bernard VII et ses femmes ont été invités à une fête d'anniversaire surprise par John Mackenzie XI le 10 juin 3807... euh, 1704 post Diaspora, répondit-elle aussitôt. Et cette expérience a manifestement fait forte impression à Bernard car j'ai retrouvé le menu, jusqu'au parfum des crèmes glacées, dans son journal. — Deux cent huit ans ? » Allison secoua la tête, incrédule. « Votre famille est restée si longtemps sans la moindre invitation en dehors des cérémonies d'État ? — Allison, j'imagine qu'il n'y a pas grand monde qui ose appeler simplement la reine Élisabeth pour lui proposer de passer boire un coup, fit remarquer Alfred. — Non, mais elle doit bien recevoir des invitations à une fréquence un peu plus soutenue que tous les deux siècles ! protesta Allison. — Peut-être, intervint Benjamin. Mais ici, sur Grayson, toutes les invitations informelles ou personnelles vont traditionnellement du Protecteur aux seigneurs et non l'inverse. — Oh, mon Dieu. Nous avons à ce point piétiné le protocole ? soupira Allison. — Oh oui, répondit Benjamin. Et vous avez rudement bien fait. » Allison paraissait encore un peu inquiète, mais Élaine approuva son mari d'un vigoureux hochement de tête tout en ôtant des griffes d'Honor un antique livre imprimé avant qu'il ne subisse de sérieux dégâts. Benjamin nous a prévenues des lourdeurs du protocole avant de nous demander en mariage, Katherine et moi », lança Élaine par-dessus son épaule tout en ramenant une Honor indignée vers l'endroit où ses aînées jouaient à un jeu de plateau avec Miranda LaFollet. Rachel avait exprimé de sérieuses réserves quant aux capacités de ses jeunes sœurs mais, d'un tempérament naturellement positif, elle s'était laissé persuader de jouer. Elle avait à ce stade oublié d'afficher une patience exagérée et s'était prise au jeu autant que Jeannette et Thérésa, tandis que Farragut les observait toutes depuis le dos de la chaise de Miranda. Allison n'avait jamais entendu parler de ce jeu avant d'arriver sur Grayson mais, de même que leur étrange sport, le « base-ball », il semblait presque faire partie de leur patrimoine génétique. À cet instant, Miranda venait de lancer le dé et finissait de déplacer son pion – une vieille godasse fatiguée en argent – le long du périmètre du plateau de bois marqueté, jusqu'à une case proclamant AVENUE VENTNOR, et Thérésa poussa un cri triomphal. « J'ai un hôtel ! J'ai un hôtel ! annonça-t-elle. Tu dois me payer, Miranda! — Je vois bien les impôts grimper si jamais tu deviens ministre des Finances », marmonna Miranda, provoquant l'hilarité des trois sœurs, puis elle se mit à compter des billets de plaspapier aux couleurs gaies. Élaine plaça Honor près d'elle, sur un tabouret, et Miranda releva la tête et sourit à la petite fille. « Je crois que j'ai un problème, lui confia-t-elle. Tu nous aides, Farragut et moi, à compter tous les billets que je dois à ta sœur ? » Honor acquiesça d'un vigoureux hochement de tête, toute indignation soudain oubliée, tandis que Farragut descendait de son perchoir pour s'installer près de son tabouret et s'appuyer contre sa jambe. Élaine rejoignit Katherine sur le divan en face d'Allison, devant une table basse en feuilles de cuivre. Il nous a prévenues des lourdeurs du protocole, fit-elle en reprenant le fil de la conversation, mais je ne pense pas que nous l'ayons vraiment cru, ni l'une ni l'autre. En tout cas, moi pas. Et toi, Kathy ? — Oh, intellectuellement peut-être, répondit Katherine, mais au fond ? » Elle secoua la tête et s'adossa pour passer le bras autour de sa presque-sœur. Élaine s'appuya confortablement contre elle. « Nous avons toutes les deux grandi sûr Grayson, bien sûr, mais je ne pense pas que quiconque n'a pas vécu ça de l'intérieur puisse réellement comprendre à quel point le protocole est... rigide au palais du Protecteur. C'est impossible. — Nous avons eu un millier d'années pour le couler dans l'acier, fit Benjamin en haussant les épaules. C'est une sorte de constitution qui ne serait pas écrite et que personne n'oserait enfreindre... à l'exception, Dieu soit loué, d'étrangers qui n'y connaissent rien. C'est une des raisons pour lesquelles Honor nous apportait une telle bouffée d'air frais. » Il eut un sourire chaleureux à ce souvenir. « Elle a commencé à malmener le protocole pendant la guerre contre Masada et n'a jamais vraiment cessé par la suite. Je crois qu'elle essayait d'apprendre à bien faire, mais elle n'a jamais vraiment saisi le "truc", Dieu merci. » Allison hocha la tête, serrant la main d'Alfred à la mention du nom de leur fille, puis changea délibérément de sujet. Après ce que vous venez de dire, je m'en veux vraiment d'aborder un sujet qui puisse être même de loin considéré comme officiel, Votre Grâce, mais avez-vous eu l'occasion de lire le rapport que je vous ai envoyé ? — S'il vous plaît, Allison, en privé au moins », protesta Benjamin. Allison jeta un coup d'œil aux deux hommes d'armes en faction aux portes de la bibliothèque et aux deux autres qui montaient une garde attentive bien que discrète sur les filles du Protecteur en plein jeu, puis haussa les épaules. « En privé »... il s'agissait manifestement d'un concept tout relatif ! « Très bien. Mais avez-vous eu l'occasion de le lire, Benjamin ? — Oui, répondit-il, l'air soudain plus sérieux. Mieux que ça, même, je l'ai fait lire à Kathy. Elle a des connaissances plus poussées en sciences de la vie que je n'ai jamais réussi à en acquérir. — Ça, c'est parce que je ne me suis pas spécialisée en histoire ancienne et administration, comme certaines personnes sans imagination, fit Katherine, adressant un regard brillant à Allison. Et je voulais vous remercier d'avoir été celle à découvrir la vérité, Allison. C'est exactement le genre de coup de pied aux fesses en série que j'ai appris à attendre des Harrington ! — Je vous demande pardon ? » Allison semblait perplexe, et Katherine se fendit d'un sourire espiègle. — J'imagine que vous avez entendu au moins quelques olibrius marmonner que les Graysoniennes dignes de ce nom ne travaillent pas ? — Euh... oui, en effet, admit Allison. — Eh bien, il s'agit d'une des plus stupides fables sociales qui circulent, lança sévèrement Katherine. Traditionnellement, les femmes ne sont pas payées pour leur travail, mais croyez-moi, diriger une maison sur cette planète exige plus que de porter et élever des enfants. Évidemment, la plupart d'entre nous n'ont jamais eu droit à la formation que reçoivent les hommes – Benjamin s'est montré terriblement anticonformiste à cet égard –, mais essayez donc de démonter un poste de filtrage atmosphérique, de surveiller les niveaux de métaux lourds des légumes que vous comptez servir au dîner, de gérer la station de recyclage, de régler les alarmes de toxicité de la crèche ou d'effectuer toute autre des mille et une corvées dites domestiques sans un minimum de connaissances pratiques en biologie, chimie, hydraulique, et j'en passe ! déclama-t-elle avec panache. » Élaine et moi avons les diplômes qui correspondent à nos connaissances. Ce n'est pas le cas de la plupart des Graysoniennes, mais cela ne veut pas dire qu'elles soient ignorantes. Et puis, bien sûr, Élaine et moi sommes issues de la crème de l'aristocratie. Nous n'avons pas besoin de travailler si nous ne le souhaitons pas, et la plupart des femmes peuvent au moins se tourner vers leur famille ou leur clan pour leur faire une petite place dans un foyer même si elles n'arrivent jamais à se trouver de mari, mais il y a toujours eu des femmes qui n'avaient pas d'autre choix que de subvenir à leurs besoins par le travail. La plupart des gens font comme si elles n'existaient pas, mais c'est faux, et c'est une des raisons pour lesquelles nous avons tous les trois (elle désigna Élaine et son mari) été ravis de découvrir des femmes telles qu'Honor et vous. Pas besoin d'être un génie pour savoir que les femmes peuvent travailler aussi dur que n'importe quel homme sur cette planète, qu'elles l'ont déjà fait et continuent à le faire, mais Honor et vous en faites une évidence. Vous êtes encore plus visibles qu'Élaine et moi, en un sens, et c'est grâce à vous et d'autres Manticoriennes que de nouvelles femmes entrent enfin dans notre force de production. D'ailleurs, je crois qu'Honor a insisté pour que le chantier de Merle recrute activement des Graysoniennes, et j'espère bien que d'autres employeurs auront le bon sens de faire de même ! — Je vois », fit Allison. Et intellectuellement c'était vrai. Émotionnellement, en revanche, une société qui pouvait opérer de telles distinctions lui était trop étrangère pour qu'elle la comprenne réellement. Elle réfléchit quelques secondes puis haussa les épaules. « Je vois, répéta-t-elle, mais je n'ai pas vraiment de quoi me vanter, vous savez. Je me contente d'agir comme je l'ai toujours fait. — Je sais bien, dit Katherine. Et c'est pour ça que vous êtes un exemple aussi efficace. Il suffit de vous voir pour savoir que vous avez plus envie de faire votre travail que de faire passer un message idéologique... ce qui, bien entendu, ne fait que souligner le message en question. » Elle sourit avec douceur. « C'est exactement ce qui rendait Honor tout aussi efficace. » Allison ravala des larmes inattendues et sentit le bras d'Alfred se glisser autour de ses épaules et les serrer. Le silence plana un moment, puis Katherine reprit : « Bref, comme l'a dit Benjamin, j'ai lu votre rapport. Les appendices étaient un peu trop compliqués pour moi, mais je trouve que vous avez très bien expliqué les points principaux dans le corps du texte. » Elle secoua la tête avec une tristesse ineffable née d'une source très différente, et Allison se souvint qu'à elles deux Élaine et Katherine Mayhew avaient perdu cinq fils par fausse couche. « Dire que nous avons fait cela tout seuls à notre taux de natalité », soupira Katherine. Allison secoua la tête à son tour. « Sans en avoir l'intention et sans le savoir, fit-elle remarquer. Et si le responsable, quel qu'il soit, ne l'avait pas fait, il n'y aurait pas de Graysoniens tout court aujourd'hui. C'était une approche brillante d'un problème fatal, surtout au vu des limitations technologiques de l'époque. — Oh, je le sais bien, fit Katherine, et je ne me plaignais pas. » Et c'était vrai, comprit Allison avec une certaine surprise. Elle doutait fort que ça aurait été son cas à la place de son invitée. « C'est simplement que... » Katherine haussa les épaules. « C'est une drôle de surprise, après tous ces siècles, j'imagine. Je veux dire... D'une certaine façon, c'est si... prosaïque. Surtout pour quelque chose qui a eu un effet si radical sur notre société et nos structures familiales. — Mmm. » Allison inclina la tête de côté quelques instants, puis elle ouvrit la main, paume vers le ciel. « D'après ce que j'ai vu de votre monde, vous m'avez l'air de vous être adaptés de façon remarquablement saine au niveau familial. — Vous le pensez vraiment ? » s'enquit Katherine, inclinant la tête à son tour. Sa voix était légèrement tendue, et Allison haussa un sourcil interrogateur. « Oui, je le pense, dit-elle calmement. Pourquoi ? — Parce que ce n'est pas le cas de tous les extra-planétaires. » Katherine regarda quelques instants son mari et sa presque-sœur, puis reporta son regard vers Allison, d'un air de défi. « Certains ont l'air de trouver le style de vie que nous avons adopté... offensant sur le plan moral. — Dans ce cas, c'est leur problème, pas le vôtre », répondit Allison dans un haussement d'épaules. Intérieurement, elle se demandait quel étranger avait été assez bête pour offenser Katherine Mayhew... en espérant qu'il ne s'agissait pas d'un Manticorien. Elle ne pensait pas que cela soit possible. Dans l'ensemble, le Royaume stellaire ne tolérait pas l'intolérance, bien qu'il s'en vantât moins que Beowulf, mais elle voyait bien un ou deux Sphinxiens suffisamment prudes pour se montrer offensants. Étant donné l'énorme disparité entre les naissances de filles et de garçons, l'attitude des Graysoniens face à l'homosexualité et la bisexualité était inévitable, et Sphinx était de loin la plus « coincée » des planètes du Royaume stellaire. Pendant un instant terrible, Allison se demanda si Honor pouvait en quelque façon... Mais non. Sa fille était peut-être moins épanouie sexuellement qu'Allison ne l'aurait souhaité, mais elle n'avait jamais été prude ni bigote. Et même si ça avait été le cas, Katherine Mayhew n'était pas du genre à en parler pour la faire souffrir maintenant qu'Honor était morte. « Évidemment, je viens de Beowulf, et nous savons tous comment sont les Beowulfiens, reprit-elle calmement, et Katherine gloussa presque malgré elle. D'un autre côté, les chirurgiens généticiens sont confrontés à des structures familiales plus variées encore que la plupart des médecins de famille. C'est lié aux recherches diagnostiques que nous devons effectuer. J'assure des tournées à l'hôpital Macomb, ici, au domaine Harrington. Cela m'a donné une bonne occasion de comparer les normes graysoniennes et manticoriennes, et je persiste dans mes propos. Vos enfants comptent parmi les moins inquiets et les plus aimés que j'aie jamais vus, et je les compare à la fois à ceux de Beowulf et du Royaume stellaire. C'est ce qui importe le plus, à mon avis, et votre structure familiale traditionnelle – surtout au vu de votre environnement – représente une réaction extrêmement saine à vos taux de natalité dissymétriques. » Katherine la fixa un moment puis hocha la tête, et le visage d'Allison s'éclaira soudain d'un sourire. « Maintenant, vos réactions sociales à la situation, comme vous venez, je crois, de le souligner, laissent un brin à désirer pour une bonne femme arrogante, têtue et insolente telle que moi ! — Vous n'êtes pas la seule de cette trempe dans la pièce, croyez-moi ! s'exclama Benjamin en riant. Et je fais de mon mieux pour changer les règles, Allison. Je me dis que si Katherine, Élaine et moi parvenons à ouvrir la porte et à la maintenir en l'état, ces magnats de l'immobilier en herbe, là-bas... (il eut un mouvement de tête en direction des joueuses alors que Jeannette triomphait à son tour) vont introduire plus de changements encore. Pour le ramassis de conservateurs que nous sommes, c'est incroyablement rapide. — Je m'en suis rendu compte. » Allison se radossa près d'Alfred et leva les yeux vers lui, le sourcil élégamment interrogateur. Il lui rendit son regard puis haussa les épaules. « C'est toi qui mènes la danse ce soir, ma chérie, dit-il. C'est toi qui décides. — Décider quoi ? s'enquit Katherine. — Si oui ou non elle empoisonne la première sortie "buissonnière" de la famille Mayhew en deux siècles, en parlant malgré tout de choses sérieuses, j'imagine, répondit paresseusement Benjamin. — C'est un peu ça, reconnut Allison. J'avais prévu de discuter avec vous de quelques approches possibles en vue de thérapies géniques correctives, mais cela peut sans doute attendre une autre occasion. Et puis, ajouta-t-elle en souriant, maintenant je sais avec quel Mayhew en parler, n'est-ce pas, Katherine ? — Les sciences avec moi et les finances avec Élaine, acquiesça Katherine sans complexe. Pour les détails mineurs tels que guerres, diplomatie et crises constitutionnelles, vous pouvez consulter Benjamin. » Elle eut un geste désinvolte de la main. « Oh, merci. Merci beaucoup ! fit l'intéressé en agitant un poing faussement menaçant à l'adresse de ses épouses tout sourire. — Eh bien, en dehors des génomes et autres questions du même genre, Alfred et moi voulions effectivement vous annoncer quelque chose ce soir », fit Allison sur un ton plus grave. Elle se retourna vers la table de jeu dans le coin : « Miranda ? — Tout de suite, milady. » Miranda porta son bracelet de com à ses lèvres – manœuvre sensiblement compliquée par la nécessité de contourner Honor, désormais bien installée sur ses genoux, Farragut serré dans ses bras, et un immense sourire aux lèvres – et y souffla quelques mots. Les Mayhew adultes se regardèrent curieusement, mais nul ne dit mot pendant plusieurs secondes. Puis on frappa discrètement à la porte. L'un des hommes d'armes Mayhew ouvrit, et James MacGuiness entra dans la bibliothèque. « Vous avez besoin de quelque chose, milady ? demanda-t-il à Allison. — Pas de quelque chose, Mac : de quelqu'un, répondit-elle gentiment. Asseyez-vous, je vous prie. » Elle désigna le fauteuil près du canapé qu'Alfred et elle occupaient. MacGuiness hésita, sa déférence naturelle le disputant à l'invitation. Puis il prit une profonde inspiration, haussa imperceptiblement les épaules et s'exécuta. Elle sourit et lui pressa doucement l'épaule, puis se retourna vers les Mayhew. a L'une des choses qu'Alfred et moi voulions vous dire est que Willard Neufsteiler arrivera la semaine prochaine du Royaume stellaire à bord du Tankersley. Il sera porteur du testament d'Honor. » Un vent froid parut souffler dans la bibliothèque confortablement meublée, mais Allison l'ignora. « Comme près de la moitié de ses activités commerciales et financières étaient encore basées au Royaume stellaire, le testament a déjà été homologué par un tribunal manticorien, mais je crois que les parties qui concernent Grayson devront l'être officiellement ici également. Tous les détails juridiques, les histoires d'investissements croisés et de fiscalité me donnent mal à la tête – donnez-moi plutôt un bon chromosome tout simple à cartographier ! – mais Willard nous a envoyé un précis dont Alfred et moi désirons partager les grandes lignes avec vous ce soir, si personne n'y voit d'objections. » Benjamin secoua la tête en silence, et Allison se tourna vers MacGuiness. Le visage de l'intendant s'était figé, et elle lut le chagrin dans ses yeux, comme s'il avait compris pourquoi elle souhaitait sa présence et qu'il ne voulait pas faire face à une autre preuve formelle de la mort de son commandant. Mais il finit lui aussi par secouer la tête, et Allison lui sourit. » Merci », dit-elle doucement. Elle prit un instant pour rassembler ses idées puis s'éclaircit la gorge. a Tout d'abord, j'ai été abasourdie par l'étendue du patrimoine qu'Honor a laissé. Sans compter ses biens féodaux ici, sur Grayson, en tant que seigneur Harrington, mais en incluant la valeur de ses intérêts privés dans la société Dômes aériens et votre nouveau chantier naval de Merle, elle pesait en valeur financière nette au moment de sa mort un peu moins de dix-sept virgule quatre milliards de dollars manticoriens. » Malgré lui, Benjamin pinça les lèvres, faisant mine de siffler, et Allison hocha la tête. « Alfred et moi n'avions aucune idée que sa fortune avait pris de telles proportions, poursuivit-elle sur un ton très factuel, et seule la pression de sa main sur celle de son mari montrait combien le calme qu'elle affichait lui pesait. Pour tout dire, je ne suis pas persuadée qu'elle-même s'en rendait compte, surtout qu'un quart du total a été généré ces trois dernières années par le chantier naval de Merle. Mais Willard avait tout organisé pour elle de manière splendide, comme toujours, et il semble avoir réussi à complètement exécuter ses souhaits. » L'essentiel de ce qu'elle voulait consistait à rassembler tous ses biens et fonds encore au Royaume stellaire – à l'exclusion de quelques legs spécifiques – pour les investir dans la société Dômes aériens. Lord Clinkscales en reste P.-D.G., et la société sera administrée par fidéicommis pour le prochain seigneur Harrington, à la condition que toutes les opérations financières à venir soient basées ici, sur Grayson, et qu'une majorité des membres du conseil d'administration de Dômes aériens soient citoyens du domaine Harrington. Nous avons cru comprendre que Willard allait emménager sur Grayson pour agir à plein temps en tant que gestionnaire et trésorier principal de Dômes aériens. — C'est très généreux de la part de votre fille, fit doucement Benjamin. Un tel investissement en termes de capital dans le domaine Harrington et Grayson – et dans notre assiette fiscale –aura un impact colossal. — C'est exactement ce qu'elle voulait, acquiesça Alfred. Il reste toutefois ces legs spécifiques dont Allison a parlé. En dehors d'une somme très généreuse qu'elle nous laisse, elle établit également un fonds de soixante-cinq millions de dollars pour les chats sylvestres sur Grayson, elle ajoute cent millions à la dotation de la clinique et fait une donation de cinquante millions au musée du Sabre d'Austin. De plus, elle va établir un fonds destiné aux familles de ses hommes d'armes personnels pour un montant de cent millions encore et... (il se tourna vers MacGuiness) elle vous lègue quarante millions de dollars, Mac. » MacGuiness se raidit et blêmit sous l'effet de la surprise, et Allison lui prit de nouveau l'épaule. « Il y a juste deux conditions, Mac, dit-elle doucement. L'une est que vous preniez votre retraite de la Flotte. Je crois qu'elle jugeait vous avoir entraîné dans suffisamment de batailles, et elle voulait vous savoir en sécurité. La seconde est que vous preniez soin de Samantha et des enfants pour elle et Nimitz. — Bien... bien sûr, milady, fit l'intendant d'une voix rauque. Elle n'était pas obligée de... » Sa voix se brisa, et Allison lui adressa un sourire triste. « Bien sûr, elle n'était pas "obligée", Mac. Elle voulait le faire. De la même façon qu'elle voulait laisser vingt millions à Miranda. » Miranda inspira brusquement, mais Allison continua sur un ton serein. « Il reste quelques stipulations mineures, mais voilà les principales. Willard amènera tous les documents officiels avec lui, évidemment. — C'était une femme remarquable, souffla Benjamin. — Oui, en effet », acquiesça Allison. Le silence se prolongea quelques secondes, puis elle prit une profonde inspiration et se leva. « Et maintenant, puisque nous vous avions invité à dîner, j'imagine que nous devrions passer au dîner en question ! Sommes-nous prêts, Mac ? — Je crois, madame. » MacGuiness se reprit et se leva. « Je vais m'en assurer. » Il ouvrit les portes de la bibliothèque, puis s'arrêta et recula, un sourire ironique aux lèvres, pour laisser passer un quatuor de chats sylvestres. Jason et sa sœur Andromède ouvraient la voie, mais Hipper et Artémis les suivaient de près et gardaient sur eux un œil vigilant. Les chatons se précipitèrent de l'avant avec une indifférence apparemment suicidaire envers le risque de se faire marcher dessus, mais Allison ne s'inquiétait pas particulièrement pour eux. Elle avait craint, au début, mais les chatons sylvestres possédaient une incroyable vitesse de réaction et, bizarrement, ils arrivaient toujours à se trouver ailleurs que sous un pied quand celui-ci se posait. Elle les regarda s'arrêter et s'asseoir bien droit en captant les émotions des filles du Protecteur. Leurs oreilles se dressèrent brusquement et leurs yeux verts se firent attentifs car c'était la première fois qu'ils découvraient les émotions d'enfants humains, et leur queue se mit à se balancer. Artémis s'arrêta lourdement, l'air maternel, et les commentaires qu'Allison avait faits à Katherine un peu plus tôt lui revinrent en tête. Il existait de nombreuses similitudes entre les conceptions sylvestres et graysoniennes d'éducation des enfants, songea-t-elle. Et ça n'était pas plus mal car, si les Havriens n'en avaient pas pipé mot, tous les proches d'Honor — humains comme chats sylvestres — savaient que Nimitz ne lui avait pas survécu. Bien souvent, les chats se suicidaient à la mort de leur humain d'adoption, pourtant c'était un enchaînement plus qu'improbable dans le cas présent : en effet, pour pouvoir pendre Honor, ils devaient d'abord avoir tué Nimitz. C'était le seul moyen de... Allison perdit brusquement le fil de ses pensées car quelque chose sollicitait son attention et la tirait de ses souvenirs amers. Elle cligna des yeux, reportant son attention sur la bibliothèque tout en essayant de comprendre ce que son subconscient avait remarqué, puis elle écarquilla les yeux. Artémis regardait les chatons tandis que les enfants Mayhew se précipitaient vers eux pour les saluer — avec la prudence voulue suite à un rappel à l'ordre d'Élaine, mais néanmoins ravis. Ça n'était guère surprenant : Honor avait raconté à sa mère combien les enfants adoraient Nimitz, et ils étaient là face à des chatons. Des chatons tout neufs, formidables, qu'on avait envie de serrer dans ses bras. Mais si Artémis observait avec affection et amusement, ce n'était pas le cas de Hipper. Lui était tendu sur ses six pattes comme un coureur dans les starting-blocks, la queue bien droite derrière lui. Seule l'extrémité en décrivait rapidement de tout petits arcs de cercle. En dehors de cela, il était immobile et n'avait pas un regard pour les chatons. Ses yeux vert d'herbe étaient braqués sur les Mayhew. Non, songea Allison, comprenant soudain. Pas sur les Mayhew mais sur un Mayhew. Elle s'en rendit compte en un instant et ouvrit la bouche, mais elle ne fit pas assez vite. Hipper se reprit soudain et bondit comme une tache gris et crème, traversant la bibliothèque à toute vitesse en direction des enfants. L'homme d'armes personnel de Rachel Mayhew le vit arriver et réagit avec la rapidité instinctive que lui conférait son entraînement. Intellectuellement, il savait qu'aucun chat sylvestre ne menacerait jamais un enfant, toutefois ses réflexes n'en avaient cure et sa main s'élança pour écarter la petite fille et se placer entre elle et la menace potentielle. Mais il n'y parvint pas tout à fait car, alors même que Hipper s'élançait, Rachel avait brutalement tourné la tête comme si on venait de crier son nom. Ses yeux marron se posèrent sur le chat avec une précision sans faille et, lorsque son homme d'armes voulut l'attraper, elle évita son bras avec une agilité surprenante. Elle s'accroupit en ouvrant les bras avec un sourire de bienvenue éblouissant, et Hipper y bondit. Elle n'avait que onze ans et Hipper, avec ses 10,3 kg standard, était l'un des plus gros chats sylvestres qu'Allison eût jamais rencontrés. Ce qui, ajouté à la gravité de 1,17 g régnant sur Grayson et le principe de conservation du mouvement, eut un résultat parfaitement prévisible. Rachel retomba bruyamment sur les fesses quand le chat lui atterrit dans les bras, et la main d'Allison jaillit par pur réflexe, sans qu'elle y réfléchisse, pour saisir le poignet du garde de Rachel. Elle ne se rendit compte qu'ensuite qu'elle avait arrêté sa main sur le chemin du pulseur qu'il portait à la hanche. Mais cela importait peu en réalité. Alors même qu'elle lui saisissait le poignet, elle sentit les muscles du garde se relâcher soudainement, soulagés, en entendant le ronronnement puissant et bienheureux de Hipper et en le voyant, en extase, frotter sa joue contre celle de Rachel. Les sœurs de Rachel la fixaient, ébahies, et les adultes ne valaient guère mieux. Seule Miranda bougea. Elle prit Farragut et vint s'agenouiller à côté de Rachel, mais la petite fille ne le remarqua même pas. À cet instant, son univers se réduisait à Hipper, et celui du chat à elle. « Oh... mon Dieu », murmura enfin Katherine. Elle se secoua et regarda Allison. « Il s'agit bien de ce que je pense, n'est-ce pas ? » demanda-t-elle tout doucement. Allison soupira. « En effet. Et vous avez mon entière sympathie. — Votre sympathie ? » Le front de Katherine se plissa. « Vous ne voulez pas dire qu'il pourrait lui faire du mal ou... — Oh, non ! Rien de tel ! Mais... eh bien, il est très inhabituel, disons, qu'un chat sylvestre adopte un enfant. C'est déjà arrivé, bien sûr. La toute première adoption sur Sphinx impliquait un enfant du même âge que Rachel approximativement... ou de celui d'Honor. Et c'est une très bonne chose, dans l'ensemble. Seulement, il y aura quelques... ajustements. — De quel genre ? » s'enquit Élaine en venant se placer à côté de sa presque-sœur. Allison eut un sourire ironique. « D'une part, il va être pire encore qu'un garde du corps graysonien. Vous ne pourrez jamais les séparer, pas même pour le bain ou les visites chez le médecin, et inutile de croire que vous pourrez le laisser à la maison lors des événements officiels ! Et elle ne va jamais vouloir le poser par terre non plus. — Eh bien, je ne vois aucune raison d'essayer de l'en convaincre ce soir, fit Katherine après un coup d'œil à Élaine. — Je ne voulais pas dire qu'elle refuserait de le poser ce soir, répondit Allison, moqueuse. Je voulais dire qu'elle ne voudra jamais le poser par terre. Le contact physique est très important pour les deux êtres liés dans l'adoption, surtout quand l'humain est aussi jeune, et principalement pendant les premiers mois. J'avais l'impression que Nimitz était greffé sur Honor la première année T ! — Oh, mon Dieu, soupira Katherine sur un ton très différent. — Et, autre chose, vous allez devoir prévenir les adultes susceptibles de l'approcher de surveiller leurs émotions. » Élaine lui adressa un regard vif, et Allison haussa les épaules. « Dans l'ensemble, les chats sylvestres sont des baby-sitters idéaux. Aucune personnalité abusive n'arrivera à les tromper, et votre famille est bien placée pour savoir qu'ils sont des gardes du corps plus qu'efficaces. » Les deux femmes hochèrent la tête, et Allison haussa de nouveau les épaules. « Hélas, les chats sont aussi très sensibles aux émotions dirigées vers leur humain... et à celles qui, selon eux, pourraient bien se retourner vers lui. Ce qui signifie qu'il sera très tendu face à des personnes en colère en présence de Rachel, qu'elles soient en colère contre elle ou pour un motif sans aucun lien. Et, pour finir, vous allez vivre des moments très intéressants à sa puberté. » Katherine écarquilla les yeux, et Allison se mit à rire. « Non, non. D'après ce que j'ai pu en voir, les chats sylvestres ne montrent aucun intérêt pour les aventures galantes de leur humain. Mais ce sont des empathes. Quand Rachel aura des sautes d'humeur hormonales, ils seront tous les deux terriblement irritables. Le seul point positif c'est que, d'après nos estimations, Hipper doit avoir cinquante ans T. Il a donc à peu près le même âge que Nimitz quand celui-ci a adopté Honor. Cela signifie également qu'il est beaucoup plus mûr que Rachel et, s'il ressemble un tant soit peu à Nimitz, il ne tolérera pas de jérémiades de la part de son humaine. Et ce n'est pas un détail mineur avec une adolescente, à mon avis. — Oh là là. » C'était Élaine, cette fois, mais son soupir dissimulait un petit rire et elle secoua la tête. Puis elle redevint sérieuse. « En fait, ce sera peut-être le moindre de nos soucis, Kathy, dit-elle tout bas. Comment vont réagir les autres filles ? — Vous craignez qu'elles soient jalouses ? » fit Allison sur le même ton, les yeux sur Rachel et Hipper. Les sœurs de Rachel s'avançaient maintenant et s'agenouillaient autour d'elle tandis que Jason et Andromède observaient la scène, l'œil brillant d'intérêt. Alfred et Benjamin se tenaient sur le côté, parlant à voix basse, et elle sourit avant de se retourner vers les épouses Mayhew. « Honor était fille unique, donc vous ne vivrez sans doute pas la même chose que moi, mais je ne pense pas que cela pose problème, assura-t-elle. — Pourquoi cela ? demanda Katherine. — Parce que Hipper est un chat sylvestre, expliqua Allison. Il est empathe : il sera capable de capter leurs émotions aussi bien que celles de Rachel, et c'est un des aspects les plus positifs des adoptions pendant l'enfance. Elles sont rares, mais très bonnes pour l'enfant parce que le chat lui apprend à être sensible aux sentiments des autres. Il vaut mieux garder un œil sur elle pendant quelques semaines, bien sûr. Même les gosses les plus gentils peuvent devenir suffisants et se croire meilleurs que les autres quand un événement aussi particulier se produit, et le lien prendra quelques mois pour se stabiliser. Elle pourrait vraiment se mettre ses sœurs à dos dans l'intervalle, avec toute sorte de conséquences à long terme. Mais, à moins qu'une chose de ce genre arrive – et je n'y crois pas –, Hipper va passer énormément de temps à jouer avec les autres aussi. » Elle secoua la tête en souriant. « Pour tout dire, il va se croire au paradis des chats sylvestres quand il se rendra compte qu'il en a quatre pour le gâter ! » LIVRE DEUX CHAPITRE HUIT « Aaaaaaa... tchoum ! » L'éternuement lui projeta la tête en arrière si violemment qu'elle crut voir des étoiles. Ses yeux s'embuèrent, ses sinus picotaient, et le commodore Lady dame Honor Harrington, seigneur et comtesse Harrington, lâcha en hâte son peigne métallique et se frotta le nez dans un effort désespéré pour bloquer celui qui se préparait encore. En vain. Une nouvelle explosion résonna dans sa tête, tentant une sortie par les oreilles, et un nuage de duvet arachnéen s'éloigna d'elle dans un tourbillon. Elle secoua la main devant son visage, essayant de disperser le nuage comme s'il s'agissait de moucherons... avec à peu près la même réussite. Les fins poils duveteux se collèrent à sa main moite et elle éternua de plus belle. Le chat sylvestre sur ses genoux leva vers elle des yeux dépourvus de la malice rieuse qu'ils auraient affichée en d'autres circonstances. Au lieu de cela, simplement tourner la tête semblait requérir toute son énergie, car le pauvre Nimitz était étiré de tout son long, dans la mesure où ses côtes mal ressoudées, son membre intermédiaire droit et son bassin abîmés le lui permettaient, et il haletait misérablement. Même sa queue était aplatie au point d'atteindre le double de sa largeur habituelle. Les hivers à la fois longs et rudes de Sphinx exigeaient une isolation thermique efficace chez ses indigènes, et si la fourrure épaisse des chats sylvestres était extrêmement chaude et douce, elle était aussi soyeuse et très lisse... ce qui pouvait représenter un inconvénient considérable quand il s'agissait pour la queue préhensile d'un être arboricole d'exercer une traction. Lâcher prise alors qu'on était suspendu par la queue, tête en bas, à une centaine de mètres de haut était après tout une façon peu recommandée de descendre d'un arbre. Les chats sylvestres avaient relevé ce défi grâce à l'évolution, se dotant d'une queue à la fois plus large que la plupart des gens ne le pensaient et sans pelage sur le dessous. Des muscles puissants la maintenaient normalement roulée serré pour former un long tube qui ne montrait que la surface extérieure couverte de fourrure et dissimulait le cuir qui s'agrippait aux branches même humides ou gelées sans glisser. Il s'agissait d'un compromis qui permettait de garder au mieux la chaleur pendant les mois d'hiver glaciaux sans priver les chats de l'usage de leur queue. Mais c'était sur Sphinx, où il faisait frais même en été. Contrairement à la planète Hadès (plus communément surnommée « l'Enfer » par les malheureux qu'on y envoyait). En orbite autour de Cerbère-B, sa primaire G3 distante de sept petites minutes-lumière, avec une inclinaison axiale de seulement cinq degrés, elle n'était pas prévue pour les chats sylvestres. Sa jungle à triple canopée (bien que, par souci d'exactitude, on aurait pu la dire à quadruple canopée) offrait une ombre verdâtre qui paraissait fraîche — à tort. La température à cet endroit proche de l'équateur dépassait en fait largement les quarante degrés Celsius (près de cent cinq sur la vieille échelle Fahrenheit), et l'humidité relative approchait les cent pour cent. Il pleuvait — souvent —, mais la pluie ne perçait jamais directement ce toit dense et feuillu. Au lieu de cela, une brume permanente formée de minuscules gouttelettes imprégnait le sol boueux à mesure que l'eau filtrait à travers le couvert des feuilles. Ce genre de chaleur et d'humidité faisait le cauchemar d'Honor mais pouvait devenir franchement dangereux pour la vie de Nimitz. Les chats sylvestres ne muaient pas selon un cycle calendaire régulier. L'épaisseur de leur fourrure (qui comptait trois couches) était déterminée par la température ambiante de leur environnement. Un système qui fonctionnait bien sur Sphinx, où un hiver qui traînait un peu en longueur (en termes relatifs) pouvait facilement durer trois ou quatre mois T supplémentaires, et où les changements de saison s'opéraient progressivement. Mais le passage soudain de la température modérée maintenue à bord de la plupart des vaisseaux spatiaux à équipage humain au bain de vapeur de l'Enfer avait été pour le moins brutal, et Nimitz avait subi un choc sévère. Avant même leur capture par les Havriens, il perdait déjà tout doucement l'épaisseur de fourrure plus courte qu'il ne gardait qu'en hiver et qui avait poussé lors de leur dernier séjour sur Sphinx, mais la transition avec l'Enfer avait énormément accéléré la chute des poils. Il perdait non seulement l'épaisseur hivernale mais aussi le duvet intermédiaire que les chats sylvestres gardaient en général toute l'année (bien qu'il se clairsemât par temps chaud) à une vitesse folle, et Honor et ses compagnons humains passaient leur temps enveloppés dans un mince brouillard de poils de chat sylvestre. Heureusement pour ses perspectives de survie, peut-être, tous les bipèdes de son entourage savaient qu'il souffrait plus encore de la situation qu'eux de sa mue. Ils comprenaient également l'importance de réduire son épaisseur de fourrure et les difficultés qu'il avait à s'en occuper lui-même suite à la mauvaise cicatrisation de ses blessures. Ainsi, malgré les tourbillons de duvet que la procédure impliquait, il trouvait toujours un volontaire pour le peigner ou le brosser. En d'autres circonstances il aurait profité avec délices de l'attention qu'on lui accordait, mais dans le cas présent il était aussi pressé que tout le monde d'en voir la fin. Il leva les yeux vers sa compagne avec un petit blic qui semblait presque s'excuser, et Honor cessa de se frotter le nez pour lui caresser les oreilles. « Je sais, boule de poils, dit-elle en se penchant pour frotter sa joue contre sa tête. Ce n'est pas ta faute. » Elle resta immobile encore quelques instants. Son nez la chatouillait comme pour l'avertir sans pour autant repartir tout à fait dans les éternuements, mais elle savait qu'il en restait au moins un en réserve quelque part, et elle était bien décidée à se montrer plus patiente que lui. Pendant ce temps, elle leva les yeux vers les branches du semblant d'arbre à côté d'elle, une espèce de vague palmier très grand. Le tronc mesurait facilement un mètre de diamètre à la base et elle discernait à peine Andrew LaFollet dans le feuillage, trente mètres au-dessus de sa tête. Son homme d'armes graysonien avait amené là-haut une unité de com, une gourde, une paire de jumelles électroniques, un pulseur, une carabine lourde dotée d'un lance-grenades et, pour ce qu'elle en savait, peut-être même un engin thermonucléaire miniaturisé. Elle eut un sourire plein d'affection. Même s'il a une ogive nucléaire, je m'en fiche, se dit-elle fermement. Si ça lui fait plaisir, alors ça me convient aussi et, au moins, en lui ordonnant d'occuper le poste de guet, j'évite qu'il passe la journée à surveiller mes arrières. Comme ça, il surveille nos arrières à tous... et on a — j'ai — une sacrée veine de l'avoir. En plus... Le cours de ses pensées s'interrompit comme l'éternuement attendu profitait de sa distraction pour lui déchirer les sinus. L'espace d'un instant, elle eut l'impression de s'être décroché le sommet de la tête, et ce fut terminé. Elle attendit encore un peu, puis renifla bruyamment et se pencha de côté pour ramasser le peigne. Une entreprise périlleuse si elle ne voulait pas que Nimitz glisse de ses genoux, étant donné qu'elle n'avait plus de bras gauche pour le maintenir en place. Il enfonça l'extrémité de ses griffes dans son pantalon trop grand — avec prudence car il provenait des stocks de secours d'une navette d'assaut havrienne et il était non seulement plus fin que celui qu'elle portait d'habitude mais bel et bien irremplaçable — jusqu'à ce qu'elle parvienne à attraper le peigne entre les doigts de la main qui lui restait et qu'elle se redresse dans un soupir de soulagement. « Je l'ai ! » s'exclama-t-elle triomphalement, et un nouveau nuage de duvet s'éleva lorsqu'elle se remit à peigner le chat. Il ferma les yeux et, malgré l'épuisement dû à la chaleur et son mal-être global, se mit à ronronner. Leur lien empathique transmettait à Honor la gratitude de Nimitz pour ses soins — et pour leur survie à tous les deux, qui permettait à sa compagne de les lui offrir et à lui-même de les accepter. En réponse, le coin droit de la bouche d'Honor se releva en un sourire teinté de tristesse pour les hommes et femmes qui avaient péri en les aidant à échapper à SerSec. Il s'interrompit assez longtemps pour ouvrir un œil et le tourner vers elle, comme si une part de lui-même voulait lui reprocher son chagrin, mais il se ravisa et reposa le menton en recommençant à ronronner. « Est-ce qu'il sera un jour à court de poils ? » s'enquit une voix sur un ton faussement résigné. Elle se retourna pour chercher celui qui venait de parler, mais il se trouvait sur sa gauche, contre le vent, or les Havriens avaient grillé les circuits de son œil cybernétique de ce côté pendant qu'elle était leur prisonnière. Elle entama un tour complet, mais le nouveau venu intervint aussitôt. « Oh, ne bougez pas, pacha! C'est ma faute, j'oubliais votre œil. » Il y eut des bruits de pas dans les pseudo-fougères basses perpétuellement humides qui couvraient tous les espaces libres, et le demi-sourire d'Honor s'élargit tandis qu'Alistair McKeon et Warner Caslet décrivaient un cercle pour se placer devant elle. Comme la plupart des autres membres de leur petit groupe, ils s'étaient taillé des shorts de fortune dans les pantalons havriens dont ils s'étaient emparés et ne portaient au-dessus que des teeshirts tachés de sueur. Ça et la machette longue de quatre-vingt-dix centimètres qui pendait à leur épaule gauche. McKeon avait également un pulseur lourd de classe militaire (havrien d'origine, lui aussi) dans un étui à la hanche, côté droit, et une paire de bottes très abîmées – dernier vestige de son uniforme manticorien – complétait l'ensemble. « La dernière mode chez les naufragés grand style, je vois », fit remarquer Honor, et McKeon eut un sourire ironique en s'examinant. Impossible de moins ressembler à un commodore de la Flotte royale manticorienne, songea-t-il... à part peut-être pour la femme qui se trouvait devant lui. « Peut-être pas grand style, mais c'est ce qui s'approche le plus du confort sur cette fichue planète », répondit Caslet avec humour. Il était originaire de Danville, dans le système de Paroa, contrôlé par la République populaire de Havre, et son anglais standard se teintait d'un accent marqué mais assez agréable, bizarrement. « Allons, ne soyons pas injustes, intervint Honor. Nous sommes en plein milieu de la zone équatoriale et, à ce que m'a dit le maître principal Harkness, les zones tempérées peuvent être tout à fait agréables. — Oh, bien sûr, renifla McKeon en essuyant d'un geste quelques gouttes de sueur sur son front. J'ai cru comprendre que la température tombait carrément à trente-cinq degrés – la nuit du moins – dans la zone arctique. — Une exagération flagrante. » Honor s'exprimait aussi clairement que les nerfs inertes de sa joue gauche le permettaient, et une étincelle dansait dans l'œil qui lui restait, mais McKeon sentit son propre sourire se faire légèrement forcé et ravala l'envie de lancer un regard accusateur à Caslet. Les geôliers avaient grillé ses nerfs faciaux artificiels en même temps que son œil, et la diction pâteuse que lui valait la moitié figée de sa bouche empirait toujours quand elle oubliait de parler lentement et de se concentrer sur ce qu'elle disait. Il ressentit un nouvel accès de colère brûlante comme la lave en l'entendant. Et il se répéta –une fois de plus – que Warner Caslet n'avait rien à voir avec ça. Qu'en fait l'officier havrien se préparait lui-même alors un sort au moins aussi peu enviable que l'Enfer à cause des efforts qu'il fournissait pour aider McKeon et tous les autres prisonniers alliés présents à bord du Tepes. C'était la vérité, et McKeon le savait, mais il avait terriblement envie de passer sa haine sur quelqu'un – n'importe qui –dès qu'il pensait à ce que les brutes épaisses du Service de sécurité avaient fait subir à Honor. Officiellement, désactiver tous les implants cybernétiques d'un prisonnier, quel qu'il soit, passait pour une « mesure de sécurité », de même qu'on ne lui avait rasé la tête que pour raison « sanitaire ». Mais, bien qu'Honor refusât d'entrer dans les détails, il savait parfaitement que les préoccupations sécuritaires et sanitaires n'avaient rien à voir là-dedans. On avait agi par pure et simple cruauté, avec préméditation, et quand il y songeait il se désolait presque que les responsables soient déjà morts. « D'accord, trente degrés, dit-il en essayant d'adopter un ton aussi léger qu'elle. Mais uniquement en automne et en hiver. — Vous êtes désespérant, Alistair. » Honor secoua la tête avec un autre de ses demi-sourires ironiques. McKeon était trop maître de lui-même pour laisser paraître ses émotions, mais Nimitz et elle avaient ressenti sa soudaine pointe de rage, et elle en connaissait exactement la source. Toutefois, en parler ne changerait rien, et elle se contenta donc de regarder Caslet. « Et que dire de votre journée, Warner ? — Chaude et humide », répondit-il dans un sourire. Il jeta un coup d'œil à McKeon puis tendit une main. « Donnez-moi votre gourde, Alistair. Dame Honor veut manifestement vous parler, alors je vais filer la remplir avec la mienne avant que nous ne repartions. — Merci, c'est sans doute une bonne idée », fit McKeon en décrochant la gourde de sa ceinture, côté droit, où elle faisait pendant au pulseur. Il la lança à Caslet, qui l'attrapa, esquissa un vif demi-salut et s'éloigna vers les navettes rivées au sol. Honor tourna la tête pour le regarder partir puis reporta son attention vers McKeon. « C'est un type bien », dit-elle calmement, sans insistance particulière. Il soupira bruyamment et hocha la tête. « Oui. Oui, en effet », répondit-il. Cela ne ressemblait pas à des excuses, mais Honor n'avait pas besoin des dons empathiques de Nimitz pour savoir que c'en était. En réalité, Caslet et McKeon étaient devenus bons amis à bord du Tepes et suite à leur évasion, mais il demeurait une certaine tension inévitable. Quoi qu'il en soit, Warner Caslet restait – au moins sur le plan technique – officier de la Flotte populaire. Honor l'appréciait beaucoup et lui faisait confiance, toutefois une frontière invisible persistait. Et Caslet le savait aussi bien qu'elle. D'ailleurs, c'était lui qui avait discrètement soufflé à Honor qu'il vaudrait probablement mieux qu'on ne lui offre ni pulseur ni carabine, et son départ pour remplir sa gourde et celle de McKeon était typique de son habitude de dissiper avec tact tout malaise potentiel. Mais elle ne savait toujours pas très bien ce qu'ils allaient faire de lui. Il avait été poussé à s'opposer au Service de sécurité à cause du traitement qu'on leur infligeait, à elle et aux autres prisonniers, toutefois elle le connaissait trop bien pour croire qu'il pouvait facilement tourner le dos à la République populaire. Il haïssait et méprisait le gouvernement en place sur Havre mais, tout comme elle, il prenait au sérieux son serment d'officier, et le moment viendrait où des choix difficiles s'imposeraient à lui. Ou, plus exactement, des choix encore plus difficiles, car sa présence ici résultait déjà d'un choix précédent. Qui expliquait à lui tout seul qu'il soit encore en vie, se rappela-t-elle. Il aurait péri avec tous les autres quand Harkness a fait sauter le Tepes si Alistair ne l'avait pas emmené. Et même si le vaisseau n'avait pas explosé, on ne lui aurait pas rendu service en le laissant derrière nous. Ransom n'aurait jamais voulu croire qu'il ne nous avait pas aidés à nous échapper, et quand elle en aurait eu terminé avec lui... Honor frissonna à cette seule pensée, puis s'en libéra et fit signe à McKeon de s'asseoir sur la bûche à côté d'elle. Il passa les mains dans sa chevelure sombre pour en retirer la sueur et obéit à l'ordre implicite. Il circulait très peu d'air sous l'épais plafond vert de la jungle, mais il prit garde à profiter du peu qu'il y avait et à rester en amont du nuage de duvet qui dérivait. Honor gloussa. « Fritz m'a apporté une bouteille d'eau fraîche il y a dix minutes, dit-elle, l'œil valide fixé sur Nimitz tout en maniant le peigne. Elle est dans le sac à dos, là. Servez-vous. — Merci, fit McKeon, reconnaissant. Warner et moi avons fini la nôtre il y a une heure. » Il plongea la main dans le sac à dos et écarquilla les yeux en entendant un bruit liquide suivi de plusieurs chocs. Il sortit prestement la bouteille d'eau, l'agita près de son oreille et eut une moue ravie. « Hé, des glaçons ! Vous ne l'aviez pas précisé ! — Les privilèges du rang, commodore McKeon, répondit Honor d'un air désinvolte. Allez-y. » McKeon n'avait pas besoin qu'on le lui répète une troisième fois : il ouvrit d'un tour de poignet la bouteille thermos et la porta à ses lèvres. Il bascula la tête en arrière et but avidement, les yeux fermés, en extase, pendant que le liquide glacé descendait dans sa gorge. Parce que destiné à Honor, il contenait des compléments protéiniques et éléments nutritifs concentrés en plus des électrolytes et autres additifs que Montoya insistait pour ajouter à l'eau bue par tous. Ils lui donnaient un arrière-goût bizarre et légèrement déplaisant, mais sa fraîcheur paraissait si décadente qu'elle écartait ces considérations mineures. « Oh, bon sang ! » Il baissa enfin la bouteille, les yeux toujours fermés, savourant la fraîcheur qui persistait dans sa bouche, puis il soupira et la referma. « J'avais presque oublié le goût de l'eau fraîche, dit-il en la replaçant dans le sac. Merci, pacha. — Bah, ça n'est pas grand-chose », répondit Honor en secouant la tête avec un certain embarras. Il sourit et acquiesça. Elle en voulait un peu à Montoya d'insister de la sorte pour la dorloter. Elle essayait de dissimuler sa gêne sous des airs désinvoltes, mais cela lui semblait terriblement injuste, surtout dans la mesure où tous les autres membres de leur petit groupe de naufragés en avaient fait tellement plus qu'elle pour permettre leur évasion. En même temps, elle savait qu'il était inutile de discuter. Elle avait été blessée beaucoup plus gravement qu'aucun autre pendant leur sortie désespérée, et elle mourait déjà à moitié de faim avant cela. Malgré l'écart entre leurs grades respectifs, le médecin en chef de deuxième classe Montoya lui avait carrément ordonné de la fermer et de le laisser « l'engraisser un peu », et elle avait souvent l'impression que tous les autres lui gardaient les meilleurs morceaux de leurs rations. Non que l'expression « meilleurs morceaux » lui parût réellement s'appliquer aux rations de survie havriennes. Avant son arrivée sur l'Enfer, elle pensait que rien ne pouvait avoir plus mauvais goût que celles de la FRM. Comme quoi on en apprend tous les jours, songea-t-elle avant de changer de sujet. « Les patrouilles ont trouvé du nouveau ? » demanda-t-elle. McKeon haussa les épaules. « Pas vraiment. Warner et moi avons ramené les spécimens que Fritz réclamait, mais je ne pense pas qu'ils donneront de meilleurs résultats que les autres. Jasper et Anson sont tombés sur une autre de ces bestioles mi-ours, mi-lynx, et elle avait aussi mauvais caractère que la précédente. » Il émit un grognement dégoûté. « Bien dommage que les bébêtes locales ignorent qu'elles ne peuvent pas nous digérer. Elles nous ficheraient peut-être la paix si elles savaient. — Ou peut-être pas, répondit Honor tout en frottant le peigne contre sa cuisse pour en ôter un nœud de fourrure. Il y a pas mal de choses que les hommes – et les chats sylvestres –digèrent mal, voire pas du tout, et dont ils raffolent. Pour ce que nous en savons, cet ours-lynx serait peut-être parfaitement heureux de passer l'après-midi à vous mastiquer. Il pourrait même voir en vous un en-cas à "faible apport calorique" ! — Il peut voir en moi ce qui lui chante, répondit McKeon, mais s'il s'approche assez pour se montrer impoli, je vais lui ouvrir l'appétit avec les fléchettes de mon pulseur. — Pas très amical, mais sans doute prudent, concéda-t-elle. Au moins, ces bêtes sont plus petites que les hexapumas ou les ours des cimes. — Certes. » McKeon se retourna sur la souche et jeta un regard à leur campement par-dessus son épaule. Chacune des deux navettes d'assaut havriennes qu'ils avaient saisies mesurait soixante-trois mètres de long et au moins dix-neuf d'envergure, même avec les ailes repliées au maximum pour faciliter le stationnement. Et si tout leur groupe maudissait avec ferveur cette jungle aux relents de pourriture, vorace, chaude et humide, il aurait été impossible de cacher des appareils de cette taille sur n'importe quel autre terrain. En l'occurrence, les arbres qui formaient la couche supérieure de la canopée étaient juste assez espacés pour permettre aux pilotes de se frayer un chemin entre leurs larges troncs sans les abattre. Et une fois les navettes à terre, le filet de camouflage qui faisait partie de leur équipement standard, ajouté aux lianes, feuilles, branches et troncs de la jungle, leur avait permis de tout dissimuler simplement. La mise en place des filets avec seulement dix-sept paires de bras et quatre malheureux élévateurs gravifiques portatifs avait exigé des efforts titanesques, mais la crainte d'être repérés les avait motivés : ils en avaient leur claque de l'hospitalité du Service de sécurité. — Les convertisseurs tiennent bon ? s'enquit-il au bout d'un moment. — Ils continuent à produire du courant », répondit Honor. Ayant dégagé le nœud des dents du peigne, elle se remit au travail sur la fourrure de Nimitz. « Plus je vois l'équipement de survie havrien, plus je suis impressionnée, admit-elle sans lever les yeux de sa tâche. Je m'attendais à ce que la plupart des appareils soient plutôt minables comparés aux nôtres, mais quelqu'un en République populaire a bien réfléchi avant d'équiper ces deux navettes. — Le Service de sécurité, grommela 1VIcKeon, amer. Ils obtiennent le meilleur de tout le reste, alors pourquoi pas aussi le top de l'équipement de survie ? — Je ne pense pas que ce soit le cas ici. Harkness, Scotty et Warner ont parcouru les modes d'emploi et ce sont tous des publications standard de la Flotte. Ils sont un peu simplifiés par rapport aux nôtres, mais ils viennent de la Flotte, pas de SerSec. » Elle eut droit à un grognement qui n'engageait à rien et sourit à Nimitz en sentant l'envie de la contredire que réfrénait Alistair. Il détestait l'idée même que les Havriens puissent faire ou avoir quoi que ce fût qui vaille son équivalent manticorien. — Pour tout dire, poursuivit-elle, je pense que leurs convertisseurs électriques pourraient même être un peu meilleurs que les nôtres. Ils sont légèrement plus volumineux et beaucoup plus lourds, mais j'ai l'impression que leur rendement est supérieur à poids égal. — Ah oui ? Eh bien, au moins, leurs armes craignent encore par rapport aux nôtres ! lança McKeon, se tournant vers elle avec un sourire montrant qu'il avait compris qu'elle le taquinait. — Certes, dit-elle sur un ton solennel. Et j'imagine que si je devais choisir entre un meilleur affût graser pour mes bâtiments du mur, disons, ou un convertisseur de secours plus efficace pour mes appareils de sauvetage et mes navettes, j'opterais peut-être bien pour le graser. Mais le choix serait probablement difficile. — Surtout dans ces circonstances », acquiesça McKeon beaucoup plus gravement. Elle releva les yeux de la fourrure de Nimitz pour hocher simplement la tête. McKeon n'avait jusque-là que très peu réfléchi à ce qu'ils feraient ensuite. Amener les évadés à terre en un seul morceau, convaincre les Havriens de leur mort à tous afin d'éviter qu'on ne lance des équipes à leur recherche, dissimuler les navettes d'assaut pour se prémunir d'une détection accidentelle et explorer les environs, tout cela avait amplement suffi à l'occuper. Toutefois il soupçonnait Honor d'avoir déjà plusieurs longueurs d'avance dans la réflexion concernant leur prochain mouvement, et il était persuadé que ces navettes jouaient un rôle capital dans le plan qu'elle avait en tête. Mais le climat de l'Enfer n'aurait pas pu se montrer plus rude pour des machines et équipements électroniques fragiles, même s'il l'avait voulu. Les équipes du maître principal Barstow travaillaient quotidiennement à tailler les plantes grimpantes et autres lianes qui s'entêtaient à vouloir se glisser dans les arrivées d'air des turbines ou à s'infiltrer dans les compartiments électroniques en passant par les petites portes ouvertes du train d'atterrissage. Malgré cela, la coque des navettes, en acier de combat, était sans doute insensible à tout ce que l'Enfer pouvait lui infliger, mais le fort taux d'humidité, la température élevée et les moisissures, champignons et autres mousses qui pullulaient dans cet environnement pouvaient en ronger les entrailles, ne laissant que des coquilles inutiles. Pour cette raison, il était essentiel de laisser en marche les systèmes environnementaux des navettes, comme ils le faisaient, de façon à maintenir les variétés végétales locales dehors; mais il fallait pour cela du courant. Pas beaucoup, comparé à ce qu'exigeait un vaisseau stellaire, peut-être, mais excessivement quand il s'agissait de cacher une centrale électrique aux capteurs aériens. Évidemment, ils avaient veillé à atterrir de l'autre côté de la planète par rapport à l'île sur laquelle la garnison de gardiens de prison de SerSec avait son quartier général et, d'après ce que Harkness avait pu déterminer en piratant les ordinateurs du Tepes, les Havriens n'avaient pas implanté de colonies pénitentiaires à moins de mille kilomètres de leur localisation actuelle. En toute logique, ils n'avaient donc aucune raison de rechercher quoi que ce fût ici, au beau milieu de la jungle. Toutefois, ni Alistair McKeon ni Honor Harrington n'aimaient fonder leurs plans sur des hypothèses invérifiables. Et même en l'absence de menace de détection par satellite ou capteurs aériens, maintenir en fonctionnement les centrales à fusion embarquées des navettes aurait fait fondre la masse de réaction disponible, même en veille. Mais les Havriens qui avaient conçu le rôle d'équipement de ces navettes les avaient dotées d'au moins deux fois la capacité de conversion thermique d'un appareil léger manticorien. Si les convertisseurs étaient sans doute destinés à fournir l'énergie nécessaire pour recharger les accumulateurs des armes et d'autres petits accessoires d'équipement personnel, ils produisaient aussi suffisamment d'énergie — à peine — pour maintenir en ligne les systèmes de régulation vitale des deux navettes. La température intérieure dépassait de plusieurs degrés celle qui y aurait régné en service régulier mais paraissait carrément froide comparée à celle de la jungle, et les déshumidificateurs tenaient en échec l'humidité qui s'infiltrait partout. Et ils fournissent aussi juste assez d'énergie pour produire un peu de glace, songea McKeon, évoquant avec nostalgie la fraîcheur de la bouteille d'Honor. Il ne s'agissait déjà plus que d'un souvenir, et une part vile de lui-même aurait voulu lui « emprunter » sa bouteille pour une petite gorgée supplémentaire, mais il l'étouffa sévèrement. C'était son eau à elle, de même que les éléments nutritifs qui y nageaient, de même que la ration supplémentaire dans son sac à dos, expressément réservée à son usage. Et puis, se dit-il en dissimulant un sourire, Fritz me casserait la figure si je la privais de quoi que ce soit d'un peu calorique — et il aurait raison ! L'envie de sourire disparut et il secoua la tête. Le métabolisme amélioré qui allait de pair avec la musculature d'Honor, génétiquement modifiée pour s'adapter aux fortes gravités, avait fait d'elle un sac d'os pendant sa captivité. Contrairement à ceux de sa petite équipe, elle prenait même du poids en se nourrissant de rations de survie, ce qui en disait long sur la façon dont ses geôliers havriens l'avaient traitée. Mais il lui restait encore au moins dix kilos à reprendre et, bien qu'elle détestât l'idée qu'on la dorlote ou qu'on prenne soin d'elle, Alistair McKeon comptait bien continuer à le faire jusqu'à ce que Montoya annonce qu'elle était totalement remise. « Vous avez déjà réfléchi à notre prochain mouvement ? demanda-t-il, et elle le regarda en haussant le sourcil droit. C'était la première fois qu'il posait franchement la question, et elle dissimula un sourire en comprenant qu'il devait la juger en voie de rétablissement s'il osait la pousser sur des décisions de commandement. « J'ai quelques idées », reconnut-elle. Elle termina la toilette de Nimitz et glissa le peigne dans une poche au niveau de sa hanche, puis se baissa pour sortir la bouteille d'eau du sac. McKeon étouffa le réflexe qui le poussait à la lui prendre des mains pour l'ouvrir à sa place. Il avait peut-être deux mains et elle une seule, mais il avait aussi une idée assez précise de la façon dont elle réagirait s'il essayait. Il resta donc assis à la regarder. Elle coinça la bouteille entre ses genoux pour dévisser le bouchon, qu'elle posa sur la souche à côté d'elle, et la tint pour Nimitz. Le chat se mit péniblement debout, hésitant sans le soutien de son membre abîmé, et tendit les mains vers la bouteille. Il but une longue gorgée d'eau glacée, puis soupira d'aise et s'appuya contre Honor, frottant sa tête contre le sternum de sa compagne tandis qu'elle rebouchait et rangeait la bouteille. Elle passa quelques secondes à lui caresser le coin du menton, et il ronronna avec beaucoup plus d'entrain qu'auparavant. Elle soupçonnait qu'ils voyaient enfin le bout de sa capacité à muer, et elle partageait son plaisir à constater combien il se sentait plus au frais. Elle gloussa et lui caressa encore le menton, puis se retourna vers McKeon. « Je crois que les principaux éléments commencent à se mettre en place là-dedans, dit-elle en tapotant de l'index sur sa tempe. Mais nous allons devoir agir avec prudence. Et ça va prendre du temps. — Agir avec prudence, ça n'est pas un problème, répondit McKeon. Le temps, en revanche, pourrait compliquer les choses selon la quantité dont nous aurons besoin. — Je pense que ça ira, fit Honor, songeuse. Le véritable facteur limitant, ce sont les ressources alimentaires, bien sûr. — Oui, bien sûr. » Comme la plupart des appareils légers embarqués dans des vaisseaux de guerre, les navettes avaient été approvisionnées en tant qu'embarcations de sauvetage en situation d'urgence. Normalement, cela représentait environ une semaine de vivres pour un nombre raisonnable de survivants, mais les évadés étaient plus qu'à l'aise dans leurs deux navettes volées. Ce qui aurait duré une semaine pour un nombre « raisonnable » de survivants leur durerait des mois, et sa première estimation personnelle du temps que les rations leur permettraient de tenir avait péché d'au moins quarante pour cent par excès de pessimisme. Toutefois ils ne tiendraient pas éternellement sans une autre source d'alimentation, et Honor et lui sentaient le besoin se préciser. « Fritz a-t-il trouvé quelque chose ? s'enquit-il au bout d'un moment. — Je crains bien que non, soupira Honor. Il a passé tout ce sur quoi nous avons pu mettre la main dans son analyseur et, à moins que ce que vous et Warner avez ramené soit radicalement différent de tout ce qu'il a déjà vérifié, il n'y a guère d'espoir de ce côté. Notre système digestif peut tirer tous les sels minéraux dont nous avons besoin des plantes locales, et la plupart ne nous tueront pas immédiatement si nous en mangeons, mais c'est à peu près tout. Nous ne disposons même pas des enzymes nécessaires pour métaboliser l'équivalent local de la cellulose, et je ne sais pas ce que vous en pensez, mais je ne tiens pas particulièrement à laisser un gros morceau de fibre végétale indigeste se promener dans mes entrailles. En tout cas, nous ne ferons sûrement pas durer nos rations de survie en consommant la flore ou la faune locales. — J'aimerais pouvoir dire que cela me surprend, fit McKeon avant de glousser. Et puis quoi, pacha! Si ça avait été facile, ils n'auraient pas eu besoin de nous pour s'en occuper, n'est-ce pas ? — Ce n'est que trop vrai », acquiesça Honor. Elle passa le bras autour de Nimitz, le serrant contre elle quelques secondes, puis reporta son attention vers McKeon. « Pourtant, je crois qu'il est temps que nous nous y mettions, fit-elle doucement. Je sais que Fritz et vous veillez encore sur moi comme deux papas poules inquiets, mais j'ai suffisamment récupéré pour commencer le travail. » Il ouvrit la bouche comme pour protester puis la referma. Elle tendit la main qui lui restait et lui tapota le genou. « Ne vous inquiétez pas tant, Alistair. Nous sommes des durs, Nimitz et moi. — Je sais bien, murmura-t-il, seulement c'est si in... » Il s'interrompit et esquissa un haussement d'épaules. « À mon âge, je devrais sans doute avoir compris que l'univers est injuste, mais certains jours je suis vraiment fatigué de le voir faire de son mieux pour nous écraser et nous recracher ensuite. Alors faites-moi plaisir et allez-y mollo, d'accord ? — D'accord. » Sa voix de soprano était un peu rauque et elle lui tapota de nouveau le genou. Puis elle se redressa et prit une profonde inspiration. « D'un autre côté, ce que j'ai en tête pour commencer ne devrait guère nous fatiguer, ni moi ni personne. — Ah bon ? » McKeon inclina la tête de côté, et elle acquiesça. « Je veux que Harkness, Scotty et Russel déploient le matériel de communication satellite et trouvent un moyen de s'introduire dans le système de com havrien. — S'introduire, répéta prudemment McKeon. — Pour l'instant, je veux seulement trouver un moyen d'écouter leurs communications et de nous familiariser avec leurs procédures. Au final, nous aurons peut-être besoin de savoir s'il est possible de pirater aussi les ordinateurs du camp Charon. — C'est ambitieux avec le matériel dont nous disposons ici, l'avertit McKeon. En ce qui concerne le piratage, en tout cas. Et à moins que ce ne soient des imbéciles finis, leurs systèmes centraux n'accepteront jamais une reprogrammation à distance. — Je sais. Je n'envisage pas de programmation, uniquement de leur dérober des données. Et si tout marche comme je le souhaite, nous n'aurons peut-être jamais besoin de le faire. Mais je veux que nous en soyons capables si cela s'avère nécessaire. Et si Harkness est capable de pirater les ordinateurs centraux d'un croiseur de combat de SerSec avec un malheureux mini-ordinateur, j'imagine qu'il doit être en mesure d'infiltrer un simple réseau de com. Surtout que nos adversaires "savent" sans l'ombre d'un doute que personne sur la planète n'a la moindre capacité électronique. — Bon argument. Excellent, même. D'accord, pacha, je vais aller les chercher et leur dire de commencer à installer leur matériel. » Il gloussa et se leva avec un sourire. « Quand ils comprendront qu'ils vont pouvoir passer du temps dans la luxueuse ambiance climatisée d'une des navettes, je n'aurai sans doute même pas à leur botter les fesses pour les mettre au travail ! CHAPITRE NEUF — Tu sais quoi ? fit remarquer le lieutenant de vaisseau Russel Sanko. Si ces types se décidaient à discuter entre eux une fois de temps en temps, on arriverait peut-être à quelque chose ici. — Je suis certain que s'ils savaient à quel point ils t'indisposent, ils se jetteraient sur leur micro et se mettraient à déblatérer, répondit Jasper Mayhew dans un sourire. En même temps, nous ne les écoutons que depuis deux semaines et... » Il haussa les épaules, renversa le dossier de son fauteuil confortable sous la grille d'aération et se prélassa dans l'air frais et sec qui se déversait sur lui. « Tu n'es qu'un hédoniste, Mayhew, grommela Sanko. — N'importe quoi. Je suis simplement le produit d'un environnement planétaire hostile, répondit Mayhew sans complexe. Ce n'est pas ma faute si cette expérience d'une vie dangereuse vous colle des psychoses orientées vers la survie. Nous autres Graysoniens devenons terriblement nerveux quand nous devons opérer en plein air, sans système de filtrage alentour. Il simula un frisson. « Un truc psychologique. Incurable. C'est d'ailleurs pour ça que Lady Harrington m'a affecté à cette tâche, tu sais. Raisons médicales. Pouls et taux d'adrénaline trop élevés. » Il secoua tristement la tête. « C'est terrible d'avoir besoin de tout ce luxe climatisé pour raisons médicales uniquement. — Ouais, c'est ça. » Mayhew gloussa, et Sanko secoua la tête avant de reporter son attention vers le pupitre de com. Le Graysonien et lui avaient à peu près le même âge – en réalité, à vingt-neuf ans, Mayhew comptait trois ans de plus – et le même grade de lieutenant de vaisseau. Techniquement, Mayhew avait environ trois mois d'ancienneté de plus que Sanko, et il était l'officier de renseignements de l'état-major de Lady Harrington avant qu'ils ne se retrouvent tous aux mains de l'ennemi, alors que Sanko était l'officier de com du HMS Prince Adrien. Une tradition antique bien connue voulait qu'une rivalité tacite oppose les membres de l'état-major d'un officier supérieur et les tacherons qui opéraient les vaisseaux de l'escadre ou de la force d'intervention de cet officier, même s'ils étaient tous issus de la même flotte. Mais Mayhew était un collègue agréable et, si décontracté qu'il se plût à paraître, il était acéré comme une vibrolame et, à l'image de la plupart des Graysoniens que Sanko avait rencontrés, toujours prêt à donner un coup de main. Il était aussi de la famille du Protecteur Benjamin, mais il en parlait rarement et semblait par bonheur exempt de l'arrogance que Sanko avait vue chez certains Manticoriens beaucoup moins bien nés. Hélas, peu importe que le collègue soit agréable si on n'a rien sur quoi travailler, comme cela semblait être le cas. Ca aurait dû être si simple, songea tristement Sanko. Après tout, les Havriens disposaient d'un réseau de com planétaire en lequel ils avaient pleine confiance, pour des raisons parfaitement logiques. Non seulement la garnison de SerSec disposait de la seule base technologique et des seules installations de production d'électricité de la planète entière, mais leurs messages étaient transmis par des équipements dernier cri en matière de sécurité. D'accord, pas tout à fait le dernier, même selon les critères havriens, mais sacrément bons quand même. Sanko lui-même était un spécialiste des communications, et l'équipement de SerSec était bien supérieur à ce que tous les briefings top secret de la Flotte auxquels il avait assisté laissaient entendre. Il ne valait pas celui du Royaume stellaire, mais il était meilleur qu'il n'aurait dû, et le camp Charon avait bénéficié de la meilleure technologie disponible à sa construction. Heureusement, l'Enfer semblait avoir pris un peu de retard dans ses mises à jour matérielles depuis. La garnison planétaire disposait d'un réseau satellite impressionnant — et pourquoi pas, puisque l'antigrav permettait d'accrocher où l'on voulait des satellites météo ou de communication pour des clopinettes ? —mais ses stations terrestres n'étaient plus toutes jeunes. Et puis, évidemment, ceux qui essayaient de les espionner à leur insu se trouvaient en possession de deux navettes d'assaut qui, jusque récemment, appartenaient aussi à SerSec... et avaient été équipées du tout dernier cri en matière de lignes de communication sécurisées. En fait, les systèmes qu'utilisait Sanko avaient au bas mot quinze à vingt ans de moins que les stations terrestres havriennes et avaient été expressément conçus pour interagir avec des équipements plus anciens aussi bien qu'avec leurs contemporains. En conséquence, Sanko et Mayhew — de même que le maître principal Harkness et le capitaine de corvette Tremaine, ou le capitaine de corvette Lethridge et l'enseigne de seconde classe Clinkscales, à qui on avait attribué les deux autres tours de garde à ce poste — auraient dû être capables d'ouvrir ce « réseau de com sécurisé » comme une vulgaire ration de survie. Hélas, les Havriens n'avaient pas l'air de beaucoup utiliser le réseau car, en dehors des téléchargements automatiques de données télémétriques des satellites météorologiques vers la section opérations de vol du camp Charon, il ne connaissait aucun trafic. Et les informations météo étaient parfaitement inutiles dans l'optique de Sanko et Mayhew. Mais j'imagine que c'est assez logique, reconnut-il amèrement. Après tout, ils sont tous posés sur leur cul là-bas, au camp Charon soi-même. Ils n'ont pas besoin de satellites de communication pour discuter, et ils se fichent pas mal de ce qui se passe dans les camps de prisonniers, donc ils n'ont aucune raison d'y installer des stations terrestres non plus. Merde, leur commandant peut sans doute se contenter de passer la tête par la fenêtre et de gueuler le nom de celui à qui il veut parler! Les indiscrets n'avaient pas grand-chose à faire dans ces conditions. Si seulement ils avaient eu un équipement informatique digne de ce nom, ils n'auraient même pas eu besoin de rester là : ils auraient pu laisser la garde audio de routine aux soins des ordinateurs. Enfin, pour être honnête, ils auraient sûrement pu leur confier une garde audio de routine, mais il s'agissait d'ordinateurs havriens, qui lui évoquaient immanquablement le terme antique et honorable de « bidouille » à chaque fois qu'il avait affaire à eux. Pas étonnant que le maître principal Harkness ait réussi à griller le réseau à bord de ce satané croiseur de combat ! Pire encore, les navettes disposaient de capacités informatiques extrêmement limitées par rapport à leurs équivalents alliés. Les éléments nécessaires aux opérations de vol, missions de soutien de tir, largages de troupes, etc., étaient adéquats — pas extraordinaires mais adéquats. En revanche, la plupart des fonctions qui n'étaient pas absolument essentielles s'accomplissaient à l'ancienne : à la main ou à l'aide de logiciels spécialisés à l'extrême, très limités et aux heuristiques grossières à pleurer. De véritables êtres humains devaient donc rester assis là pour surveiller les ordinateurs, parce que leurs IA étaient si stupides qu'elles se seraient perdues dans le centre-ville d'Arrivée par une nuit de pleine lune si... « Base, ici Harriman, fit soudain une voix blasée sur les haut-parleurs. Vous voulez bien me donner les chiffres pour Alpha-sept-neuf ? » Sanko écarquilla les yeux, et ses mains s'élancèrent vers le pupitre tandis que Mayhew se redressait brutalement dans son fauteuil au poste tactique. Harriman, espèce d'andouille ! répondit une voix de femme exaspérée sur un ton qui aurait pu fendre de l'acier de combat. Ma parole, t'es plus con qu'un balai attardé ! Comment t'as fait pour perdre ces chiffres une fois de plus ? Les doigts de Mayhew dansaient sur le clavier de l'ordinateur principal de la navette pendant que Sanko travaillait avec la même frénésie au pupitre de com. Toutes les informations concernant l'Enfer que Horace Harkness était parvenu à extraire des bases de données du Tepes avant sa destruction avaient été transférées de son mini-ordinateur vers la mémoire plus vaste de la navette, et Sanko entendit un grognement triomphal de la part de Mayhew quand une phrase de la conversation corrobora les données volées par le maître principal. Dans le même temps, Sanko lui-même travaillait sur le satellite de com qui servait de relais entre « Harriman » et le camp Charon. Son équipement n'était peut-être pas à la hauteur de celui de la Flotte royale manticorienne, mais il était plus récent que celui de ses adversaires, et son logiciel à. jour lui avait permis de pénétrer les ordinateurs embarqués du satellite sans qu'on en sache rien sur la planète. La liaison par faisceau étroit qu'il avait établie avait été taillée dans celle du camp Charon, les ordinateurs surveillant le transit de données depuis la base ignoraient donc qu'il fallait l'enregistrer, et ses yeux se mirent à briller à mesure que les informations en provenance du satellite de com se déversaient tranquillement sur son pupitre. Toutes les données de sécurisation et d'encryptage cachées dans les liens de sécurité automatiques des transmissions s'étalaient à l'écran devant lui, et il découvrit les dents comme un hexapuma sphinxien en chasse. « Comment tu veux que je sache ce qui leur est arrivé ? grommela Harriman. Si j'avais une idée d'où cette fichue liste est passée, elle ne serait pas perdue, hein ? — Oh, par pitié ! murmura la base. Elle est dans tes ordinateurs, pauvre naze, pas gribouillée sur un bout de papier je ne sais où ! — Ah ouais ? » Harriman paraissait encore plus décidé à en découdre. « Eh bien, il se trouve que je suis justement en train de consulter le répertoire, Shrevner, et qu'elle n'y est pas ! Alors que dirais-tu de bouger ton gros cul et de me la trouver ? Je procède à la livraison pour Alpha-sept-huit dans environ douze minutes, et j'en ai encore un paquet à effectuer. — Bon Dieu! grogna l'autre voix. Ces imbéciles de pilotes à la noix, vous êtes si... Oh. » Son interlocutrice s'interrompit brutalement puis s'éclaircit la gorge. « La voici, annonça-t-elle sur un ton beaucoup plus professionnel (et moins méprisant). Chargement en cours. » Personne ne parla pendant quelques secondes, puis Harriman renifla bruyamment sur la ligne. « Intéressant, l'horodatage de ces données, base, dit-il presque aimablement. On dirait que ces chiffres ont été compilés, quoi... soixante-dix minutes après mon départ? — Oh, va te faire foutre, Harriman ! coupa la base. — Dans tes rêves, ma belle », répondit Harriman avec une douceur forcée, et la base coupa la ligne dans un clic. « Tu l'as eu ? demanda Mayhew. — Je crois. » Sanko tapa d'autres commandes, appelant une revue des données qu'il avait été trop occupé à télécharger pour les évaluer, et il sentit son visage se fendre d'un sourire d'exultation. « Ça m'a l'air pas mal par ici, Jasper ! Et de ton côté ? — À voir, mais c'est intéressant », répondit Mayhew. Il entra une série de requêtes dans le système puis hocha la tête. « Je crois qu'il est temps d'aller chercher Lady Harrington et le commodore McKeon et... — Base, ici Carson. Je suis à Gamma-un-sept et j'ai un problème. D'après mes chiffres... » La nouvelle voix résonnait depuis les haut-parleurs, et Sanko comme Mayhew se jetèrent une fois de plus sur leurs pupitres. « Et donc voilà, milady, fit Mayhew. Nous avons capté six autres conversations complètes ou non sur les quatre-vingt-dix dernières minutes. Évidemment, nous ne travaillons que sur les satellites de com en vue de notre site, donc j'imagine que nous en avons manqué. — Logique », gronda Alistair McKeon de là où il était assis, près d'Honor. Il se frotta le menton et passa le bout de sa langue sur les trous que la crosse d'une carabine havrienne avait laissés dans sa dentition. C'était un tic qu'il avait attrapé à bord du Tepes et qui semblait l'aider à réfléchir. « Quand on envoie autant de navettes, on a forcément du blabla sur le com. Surtout quand la moitié des équipages de vol sont des incapables notoires ! — Allons, allons, Alistair. Du calme », murmura Honor avec un petit sourire pendant que Nimitz émettait un blic rieur depuis ses genoux. Il avait terminé sa mue la semaine précédente, et le climat local aux allures de sauna ne représentait plus le poids écrasant qu'il avait été, mais il était ravi dès que sa compagne et lui pénétraient dans l'enceinte climatisée de la navette. Il découvrit ses crocs acérés en un sourire paresseux à McKeon, et Honor gloussa. Elle caressa doucement la tête du chat sylvestre puis se pencha sur la carte que Mayhew avait étalée sur le bureau escamotable. Le seul appareil d'imagerie polo digne de ce nom dans la navette havrienne se trouvait dans le cockpit, mais la section tactique pouvait utiliser les mêmes données pour imprimer une bonne vieille carte en plaspapier qui suffisait amplement pour ce qu'elle voulait en faire. Elle se pencha un peu plus afin de lire les petites annotations manuscrites bien propres de Mayhew et étouffa un certain regret pour la perte de son œil cybernétique et de ses modes de vision améliorée. Elle termina de déchiffrer les notes de son officier de renseignements sans leur aide et se rassit pour y réfléchir. Elle avait attrapé un nouveau tic, elle aussi : elle caressa de la main droite le moignon de son bras gauche dans un effort futile pour apaiser la douleur fantôme du membre manquant. Il s'agissait plutôt d'une démangeaison fantôme, d'ailleurs, et elle aurait sans doute dû se réjouir de s'en tirer à si bon compte, mais son incapacité à se gratter la rendait folle. — Ouais, bon, ils ne sont quand même pas bien doués ! insista McKeon avec un sourire à trous. Bon sang, d'après ce qu'ils disent là-dessus (il désigna de l'index une transcription papier du trafic com intercepté), ces types seraient incapables de retrouver leur cul sans un plan de vol détaillé, une douzaine de balises de navigation et un radar d'approche ! — Peut-être, mais je ne vais pas m'en plaindre, répondit Honor, et Nimitz émit un petit bruit approbateur. — C'est juste, acquiesça McKeon à son tour. C'est tout à fait juste. » Honor hocha la tête et cessa de frotter le bras qu'elle n'avait plus pour passer l'index sur la carte, tout en réfléchissant à ce qu'ils avaient appris. En réalité, il s'agit essentiellement de confirmer ce que Harkness nous avait dégoté, mais cela vaut le coup aussi, se dit-elle. Contrairement à ce que décrit dans ses œuvres le poète de l'ère préspatiale Dante, l'Enfer comportait non pas neuf cercles mais quatre continents (et une très grande île qui ne pouvait pas réellement prétendre au titre de cinquième continent). Pour l'essentiel, ni SerSec ni les équipes d'exploration qui avaient les premières étudié la planète ne semblaient avoir vu l'intérêt de gaspiller leur talent pour nommer ces masses de terres, et les continents avaient finalement été désignés tout simplement sous les noms d'Alpha, Bêta, Gamma et Delta. Quelqu'un s'était toutefois creusé pour baptiser l'île, bien qu'Honor jugeât le choix de « Styx » un peu lourd, mais leur imagination se limitait à peu près à cela. Elle ne trouvait pas non plus très heureuse la reprise de ce thème que traduisaient les noms des trois lunes de la planète : Tartare, Shéol et Nffiheim. Mais, bien entendu, personne n'avait pensé à la consulter lors du choix. À partir des informations que Harkness avait collectées avant d'organiser leur évasion, McKeon avait choisi de poser leurs navettes sur la côte orientale d'Alpha, le plus grand des quatre continents, ce qui les plaçait à un peu plus de vingt-deux mille kilomètres du camp Charon sur l'île de Styx – soit presque exactement de l'autre côté de la planète. Honor était alors inconsciente, mais elle aurait pris exactement la même décision pour exactement les mêmes raisons. Toutefois, celle-ci avait généré quelques inconvénients. S'il était extrêmement improbable qu'on les survole par hasard et plus encore qu'on les recherche activement, cela les privait également de toute occasion de surveiller le trafic com à courte portée du camp Charon. Mais, ainsi qu'Honor l'avait espéré, les Havriens semblaient beaucoup plus volubiles quand arrivait le moment de livrer des provisions aux divers camps. — Russel, sur combien de leurs appareils avez-vous obtenu les codes IAE? demanda-t-elle. — Euh... neuf pour l'instant, madame. — Et leur encodage ? — Il n'y en avait pas, madame – enfin, en dehors de l'auto-encodage du système. Il était plutôt honnête quand on l'a installé, j'imagine, mais notre logiciel est plus récent que le leur, de plusieurs générations. Il décrypte automatiquement leur trafic grâce à notre liaison satellite, et nous avons chargé toutes les données crypto en mémoire, évidemment. » Il regarda son commodore d'un air songeur. « Si vous le souhaitiez, madame, nous pourrions reproduire le format de leurs messages sans aucun mal. — Je vois. » Honor acquiesça et se renfonça dans son fauteuil, caressant les oreilles de Nimitz tout en y réfléchissant. Sanko avait sûrement raison, se dit-elle. Les occupants actuels de l'Enfer étaient peut-être devenus trop sûrs d'eux, mais ceux qui en avaient fait une planète prison quelque quatre-vingts ans plus tôt, pour l'ancien bureau de la Sécurité intérieure, avaient intégré des systèmes de sécurité dernier cri dans leurs installations. Parmi eux, un protocole de communication qui exigeait et enregistrait l'identité de l'expéditeur du moindre message; mais il apparaissait que les propriétaires actuels s'inquiétaient beaucoup moins de ces questions que leurs prédécesseurs. Ils n'étaient pas allés jusqu'à désactiver le protocole, mais ils avaient manifestement la flemme de le prendre au sérieux, et le système de routage central du camp Charon assignait simplement à chaque navette un code unique dérivé de sa balise d'identification ami/ennemi puis interrogeait automatiquement la balise dès qu'une navette transmettait un message. Toute transmission en provenance d'une même navette portait donc un unique code IAE afin que les enregistrements puissent en garder la trace sans demander d'effort au personnel humain. Pour le reste, plutôt que de se fatiguer à changer les codes d'authentification assez souvent pour offrir une véritable sécurité, le même personnel humain se fiait à un logiciel d'encodage obsolète, pire encore que l'absence totale de sécurisation. Si quelqu'un se donnait la peine d'y réfléchir – et Honor doutait que cela se produise très souvent –, il était clair que l'existence d'un filtre de sécurité incitait à développer cette assurance arrogante qui les empêchait de se demander si ce filtre était ou non adapté. Et, presque aussi important que cette faille béante dans leurs défenses électroniques, seuls les ordinateurs centraux gérant le « standard » du camp Charon se préoccupaient d'authentifier la source d'une transmission. En ce qui concernait les opérateurs humains, le simple fait qu'un message se trouvait sur le réseau impliquait automatiquement qu'il avait le droit d'y être. A dire vrai, ils ne sont probablement pas aussi stupides que je voudrais le croire, se dit Honor. Après tout, ils « savent » qu'ils sont les seuls sur la planète – et même dans tout ce système stellaire, d'ailleurs – à disposer d'un équipement de com. Et s'il n'existe pas d'adversaire pour lire votre courrier, inutile de se montrer paranoïaque quant à la sécurité ou de l'encoder avant de l'expédier, non ? Elle leva la main pour masser doucement sa joue privée de terminaisons nerveuses, et l'autre grimaça. On pouvait trouver des excuses aux Havriens pour leur négligence, mais ils n'en étaient pas moins négligents. Et Honor savait depuis longtemps que cette attitude faisait souvent tache d'huile. Les gens qui ne portaient pas assez de soin ou d'attention à un aspect de leur travail tendaient à agir de même pour le reste. Et les Havriens présents sur cette planète sont beaucoup trop confiants et contents d'eux-mêmes. Enfin, je ne vais pas m'en plaindre! « Très bien, dit-elle en faisant signe à McKeon de s'approcher et en tapotant de nouveau la carte. On dirait qu'ils utilisent des codes IAE simplistes, Alistair... et il se trouve que nous disposons exactement du même matériel dans nos navettes. Alors, si nous pouvions juste emprunter l'un de leurs codes IAE... — Nous pourrions l'installer sur nos propres balises », termina McKeon à sa place. Elle hocha la tête et il se gratta le nez quelques instants avant de soupirer bruyamment. « Vous avez raison sur ce point, fit-il, mais il s'agit de navettes d'assaut, pas des poubelles qu'ils utilisent pour livrer les provisions. Nous n'aurons pas la même signature énergétique et, s'ils nous examinent avec des capteurs, ils nous repéreront en un clin d'œil. — Je n'en doute pas, répondit Honor. D'un autre côté, tout ce que nous avons vu jusqu'ici indique que ces gens sont paresseux. Sûrs d'eux et paresseux. Vous vous souvenez de ce que l'amiral Courvosier disait pendant les cours de perfectionnement tactique ? "Presque invariablement, la surprise est ce qu'on obtient quand un côté faillit à reconnaître quelque chose qu'il a vu depuis le début." — Vous pensez qu'ils se contenteront d'interroger notre IAE. — Je pense qu'ils s'en contenteront, exactement. Et pourquoi agiraient-ils autrement ? Tous les appareils volants sur cette planète sont en leur possession, Alistair. C'est pour ça qu'ils ne se foulent pas. Ils penseraient sûrement à un simple dysfonctionnement matériel, du moins au début, même s'ils obtenaient un signal non identifié d'une balise, parce qu'ils savent que tous les engins volants qu'ils détectent sont forcément à eux. » Elle renifla d'un air méprisant. « Les techniciens de détection font cette même erreur depuis longtemps : depuis la bataille dite de Pearl Harbour, sur la vieille Terre ! — C'est logique », dit-il au bout d'un moment tout en se creusant les méninges pour savoir où il pourrait localiser cette référence sans qu'elle en ait vent. Elle avait en mémoire les plus obscures données historiques, et comprendre ce qui avait ramené telle ou telle référence à la surface de ses pensées était devenu une sorte de passion pour McKeon. « La question, fit Honor qui réfléchissait à voix haute, c'est : à quelle fréquence effectuent-ils ces tournées de livraison ? — J'ai compilé quelques chiffres à ce sujet, milady », intervint Mayhew. Il se trouvait à sa gauche, et elle tourna dans son fauteuil pour le fixer de son œil valide. «Je ne suis pas sûr de leur Fiabilité, mais j'ai effectué des extrapolations à partir des données volées par le maître principal Harkness et de ce que j'ai pu glaner des transmissions que nous avons captées. — Continuez, fit Honor. — Eh bien, le capitaine Lethridge, Scotty et moi avons un peu joué avec ce que le maître principal a tiré des bases de données sécurisées du Tepes. Il n'avait pas le temps de prêter beaucoup d'attention à la planète – il était trop occupé à comprendre comment accéder aux systèmes de contrôle du bâtiment et à nous descendre ici – mais des chiffres intéressants figuraient dans ce qu'il n'avait pas eu le temps d'examiner. D'après nos calculs à Scotty et moi, il y a au moins un demi-million de prisonniers ici. — Un demi-million? répéta Honor, et Mayhew acquiesça. — Au moins. N'oubliez pas que les Havriens abandonnent ici ce qu'ils considèrent comme des cas vraiment difficiles depuis quatre-vingts ans, milady. Nous avons des chiffres relativement précis concernant les prisonniers de guerre militaires envoyés ici. La plupart sont issus des divers systèmes stellaires conquis au début par les Havriens, de Tambourine à l'Étoile de Trévor. Il fallait être assez dangereux pour se faire débarquer sur cette planète, évidemment – la crème de la crème, en quelque sorte, de ceux qui se mettent à monter des cellules de résistance si on les laisse faire. Bien sûr, si SerSec avait été aux commandes à l'époque, on aurait sans doute simplement exécuté les fauteurs de troubles potentiels sur place pour ne pas se donner le mal de les envoyer jusque-là. » En tout cas, il n'y a pas eu beaucoup de nouveaux arrivages dans la population de PG pendant les dix ans qui ont précédé l'attaque de l'Alliance, et le profil de ceux qu'on a expédiés ici depuis le début de la guerre diffère un peu de ce à quoi je m'attendais. » Honor haussa le sourcil, et Mayhew les épaules. À leur place, si je disposais d'une prison dont la sécurité ne faisait pas un doute à mes yeux, c'est là que j'enverrais les prisonniers supposés détenir des informations vraiment sensibles. Ainsi je pourrais prendre mon temps pour les leur extorquer, et je bénéficierais d'une sécurité physique complète tout du long : impossible pour eux de s'évader, impossible de les libérer, d'ailleurs personne ne saurait qu'ils sont là puisque la localisation même du système est secrète. Mais SerSec préfère apparemment procéder aux interrogatoires plus près du centre de la République, probablement sur Havre. Donc, plutôt que d'utiliser l'Enfer pour y garder les prisonniers de valeur, ils s'en sont servis comme d'une décharge. Ceux qui posent problème dans d'autres camps sont relégués ici, où ils ne peuvent plus créer d'ennuis. — Et quel genre d'ennuis créaient-ils ? s'enquit McKeon, l'air intéressé. — À peu près tout ce qu'on peut imaginer, monsieur, répondit Mayhew. Tentatives d'évasion pour beaucoup... sinon ils étaient coupables d'être de ces officiers et officiers mariniers qui insistent pour maintenir la discipline et la cohésion de leur unité même au sein d'un camp de prisonniers. Des fauteurs de troubles. — Et ils les ont écrémés pour les entasser ici, hein ? murmura Honor, une lueur mauvaise dans son œil valide. On pourrait presque dire qu'ils les ont isolés par distillation du reste de leur population carcérale, non ? — Oui, milady, on pourrait, acquiesça Mayhew. D'après les chiffres que Scotty et moi avons obtenus, il doit y avoir entre cent quatre-vingt et deux cent mille prisonniers militaires ici. On pourrait monter jusqu'à deux cent cinquante, mais c'est le grand maximum. Les trois ou quatre cent mille autres sont des civils. Un tiers environ ont été expédiés ici suite au démantèlement de divers groupes de résistance sur les planètes conquises, mais la plupart sont des prisonniers politiques tout ce qu'il y a de plus classique. — Mmmm. » Le front d'Honor se plissa à cette annonce, et elle se frotta le bout du nez. Au bout d'un moment, elle abandonna son nez pour caresser le dos de Nimitz. Un fort pourcentage de ceux-ci viennent de Havre même, dont une très grande part de La Nouvelle-Paris, poursuivit Mayhew. Apparemment, Séclnt et SerSec ont tous deux concentré leurs opérations de nettoyage sur la capitale. — C'est logique, intervint de nouveau McKeon. L'autorité a toujours été centralisée en République populaire, et elle passe tout entière par les nœuds de contrôle et de commandement de Havre. Quiconque contrôle la capitale contrôle le reste de la République, il n'est donc pas déraisonnable de vouloir s'assurer que les fauteurs de trouble potentiels sur Havre soient maîtrisés. Et ça doit marcher, en plus. "Hé, le proie ! Tu deviens tin peu trop arrogant dans les parages, et pli& ! Aller simple pour l'Enfer !" Sauf que, depuis l'assassinat de Harris, ils envoient des "élitistes" plutôt que des proies, évidemment. — Sans aucun doute, fit Honor. Mais leur présence en si grand nombre pourrait bien nous poser problème. » McKeon la regarda d'un air interrogateur, et elle esquissa un petit geste. « Je ne voudrais pas faire de généralités, mais je ne peux m'empêcher de penser que des prisonniers politiques sont en moyenne plus susceptibles de collaborer avec SerSec. — Pourquoi donc ? » McKeon était manifestement surpris. « Ils sont là parce qu'ils s'opposent à ce qui se passe à La Nouvelle-Paris, non ? -- Ils sont là parce que les gens qui dirigeaient la République au moment de leur arrestation jugeaient qu'ils représentaient une menace pour ce qui se passait à La Nouvelle-Paris à l'époque, répondit Honor. Il ne s'ensuit pas forcément que c'était réellement le cas et, comme vous venez de le souligner, les choses ont changé sur le front intérieur ces huit ou neuf dernières années. Certains de ces prisonniers étaient probablement aussi loyaux envers la République que vous et moi envers la Couronne, que les forces de sécurité l'aient cru ou non. Et même s'ils ne l'étaient pas, ceux que les Législaturistes ont envoyés ici pourraient bien être d'accord avec ce que Pierre et ses sbires ont fait depuis le coup d'État. Ils pourraient être en quête d'une façon de prouver leur loyauté envers le nouveau régime et de gagner leur liberté en fournissant des informations sur leurs codétenus. Pire, ce pourraient être d'authentiques patriotes qui détestent ce qui se passe en République pour l'instant mais n'hésiteront pas à dénoncer les ennemis de la RPH en temps de guerre. D'ailleurs, SerSec peut sûrement introduire des espions et des informateurs n'importe où en utilisant des otages : il suffit de menacer les proches de quiconque refuse de jouer le jeu. — Je n'avais pas vu ça sous cet angle, reconnut lentement McKeon. — Je ne dis pas qu'il n'y a pas de prisonniers politiques qui s'opposent réellement à Pierre et Saint-Just et qui seraient prêts à nous soutenir pour le prouver, dit Honor. Et je ne dis pas non plus qu'il n'y a aucun collabo parmi les prisonniers de guerre. Chaque groupe compte autant de taupes potentielles, et le désespoir prolongé peut briser l'esprit d'hommes et de femmes qui résisteraient à une torture directe. L'espace d'un instant, le côté droit de son visage fut aussi inexpressif que le gauche, et McKeon frémit. Elle parlait d'expérience, songea-t-il. De quelque chose qu'elle avait affronté et surmonté pendant les longues semaines qu'elle avait passées en isolement. Elle regarda pendant plusieurs secondes un point que personne d'autre ne voyait, puis elle se secoua. « Enfin, dit-elle, nous finirons bien par devoir nous fier à quelqu'un d'autre qu'à nos hommes, et je pense que les prisonniers militaires capturés en combattant les Havriens pour défendre leur propre planète ou parqués ici pour les empêcher de devenir une menace après la conquête de leur monde sont plus susceptibles de résister à la tentation de collaborer. Mais je ne compte pas faire de généralisations hâtives. Ce sera à voir au cas par cas. » Elle caressa de nouveau Nimitz et la lueur sinistre dans son œil se mua en un éclat presque malicieux. McKeon la regarda d'un air curieux, mais elle se contenta de secouer la tête et il haussa les épaules. Il ne savait pas bien comment elle procédait, mais elle avait fait preuve d'une aptitude surnaturelle à déchiffrer les gens un peu trop souvent par le passé pour qu'il doute de sa capacité dans ce domaine. « Vous avez sans doute raison, dit-il, mais Jasper parlait de la fréquence de leurs tournées de livraison, non? — Oui, en effet. » Elle se tourna vers Mayhew. « Jasper ? — Oui, milady. » Mayhew désigna la carte sur le bureau. « Les points rouges indiquent les camps dont nous connaissons les coordonnées, expliqua-t-il. La liste n'est pas complète, bien sûr. Même si le Tepes l'avait eue, ses dernières données dataient de deux ans déjà quand le maître principal Harkness s'en est emparé. Mais nous nous efforçons de les mettre à jour et, comme vous pouvez le voir, les camps que nous connaissons sont regroupés sur Alpha, Bêta et Gamma. Delta se trouve trop loin vers l'antarctique pour constituer un site pratique mais, même avec un demi-million de prisonniers, ils ont bien assez d'endroits où les mettre sans les coller là-bas. Et comme vous pouvez le constater, les camps se raréfient à mesure qu'on se rapproche de la zone équatoriale, ici sur Alpha. » Honor hocha la tête. Vu le climat qui régnait en dehors des navettes, elle le comprenait très bien. Faire vivre dans ces conditions des prisonniers de la plupart des planètes habitées constituait un châtiment cruel et inhabituel selon n'importe quels critères. En soi, cela n'aurait sans doute pas tellement gêné SerSec, mais la jungle avait aussi tendance à avaler toute installation ou base permanente, ce qui, pour le coup, leur aurait posé problème. En tout cas, ça leur aurait imposé de se bouger. Ils pouvaient forcer les prisonniers à effectuer le travail de maintenance nécessaire, mais il leur aurait quand même fallu fournir les outils et les matériaux, et transporter le tout. A moins, bien sûr, qu'ils ne choisissent simplement de laisser les camps disparaître... et les prisonniers avec, songea-t-elle sombrement. Mais l'absence presque totale de camps dans la zone équatoriale expliquait en grande partie pourquoi son groupe et elle se trouvaient au beau milieu, où aucun Havrien n'avait la moindre raison de s'aventurer. D'après nos calculs, poursuivit Mayhew, la population de chaque camp tourne autour de deux mille cinq cents personnes, ce qui signifie qu'ils ont environ deux cents sites en tout. De toute évidence, il n'y en a aucun sur l'île de Styx – le camp Charon lui-même n'est qu'une escale, un dépôt central pour les autres sites – mais les camps situés sur les continents sont tous séparés par au moins cinq cents kilomètres. Cela les étale trop pour permettre aux détenus d'un camp de coordonner aucune action avec ceux d'un autre, dans la mesure où ils ne peuvent communiquer qu'en établissant un contact physique. — Je ne me risquerais pas à ce genre d'hypothèse à la place des Havriens, Jasper, intervint McKeon. Cinq cents kilomètres, ça semble beaucoup, surtout en l'absence de routes ou de transports aériens pour les prisonniers, mais j'ai une grande confiance en l'ingéniosité humaine. Par exemple (il se pencha et désigna l'immense lac du quart nord d'Alpha, puis passa le doigt sur la pléthore de points rouges situés sur ses rives), s'ils ont installé des camps sur une étendue d'eau pareille, je m'attendrais à ce que les prisonniers construisent – et dissimulent – suffisamment de petites embarcations pour au moins établir des communications avec d'autres camps. — Je ne prétends pas le contraire, monsieur, fit Mayhew en hochant la tête. Et j'aurais peut-être dû dire que les Havriens semblent sûrs qu'il leur serait impossible de coordonner une action efficace, et non que tous les camps resteraient totalement isolés les uns des autres. — Ils auraient pu obtenir un isolement complet en acceptant d'augmenter la population de chaque camp, cependant, indiqua Sanko. Cela aurait diminué le nombre de camps et ils auraient donc pu les espacer beaucoup plus. — Ils auraient pu, fit Honor. Mais avec un inconvénient : chaque camp aurait posé un problème de sécurité plus épineux. Deux mille cinq cents personnes représentent une menace bien moins grande que, disons, trente mille, même si chaque individu dans le camp plus petit participe aux actions envisagées. Et puis, plus la population carcérale sur un même site est nombreuse, plus il est aisé pour un petit groupe bien organisé de se fondre dans le décor. » Sanko hocha la tête, et elle reporta son œil vers Mayhew, lui faisant signe de poursuivre. « Quel que soit le raisonnement qui les pousse à étaler les prisonniers et qu'il soit bon ou mauvais, fit l'officier graysonien, je voulais souligner que quand ce vol... (il désigna la transcription de la première communication qu'ils avaient interceptée) s'est adressé à la base, les opérations de vol lui ont envoyé les chiffres qu'il réclamait, ce qui nous révèle combien de rations il a livrées à ce camp, Alpha-sept-neuf : un peu plus de deux cent vingt-cinq mille. En admettant qu'il y ait deux mille cinq cents prisonniers là-bas, cela suffirait pour un mois T, et cela confirme une autre information interceptée qui nous donnait le même ordre de chiffres pour le camp Bêta-deux-huit. Il semble donc que le cycle d'approvisionnement soit mensuel pour tous. Ce que nous ignorons – et que nous n'avons pas encore les moyens de déterminer –, c'est s'ils étalent leurs tournées d'approvisionnement ou les effectuent toutes en un temps relativement restreint. Vu le climat de flemme générale dans lequel ils opèrent, je les vois bien faire les deux. Ils pourraient effectuer une poignée de vols quotidiens et visiter progressivement tous les camps, ce qui leur permettrait d'affecter la corvée à des pilotes différents chaque jour sans surcharger un équipage. Ou choisir de tous les caser dans une opération impliquant tous les pilotes sur un jour ou deux par mois de façon à pouvoir passer le reste du temps à ne rien faire. Pour l'instant, j'ai l'impression qu'ils ont choisi l'option "courte durée" puisque nous écoutons leurs satellites de corn depuis plus de deux semaines et qu'il s'agit des premières transmissions que nous entendons, mais c'est impossible à prouver. — Un mois », murmura Honor. Elle fixa une fois de plus un point qu'elle seule voyait, puis elle hocha la tête. « Très bien, Alistair, dit-elle sur un ton professionnel, cela nous laisse de toute façon un délai pour tout camp donné. Et, à mon avis, Jasper a sans doute raison : ils fournissent un gros effort de livraison une fois par mois. Dans ce cas, nous avons une petite idée du temps qui nous est imparti pour agir. Il ne nous reste plus qu'à décider ce que nous allons en faire. » CHAPITRE DIX « Ah, voilà qui m'intéresse, murmura le capitaine Scotty Tremaine. — De quoi s'agit-il ? fit une voix au doux accent graysonien. Tremaine quitta des yeux son écran et se retourna vers l'autre officier du compartiment. Le capitaine de frégate Salomon Marchant était le second du croiseur lourd graysonien Jason Alvarez avant qu'ils ne tombent tous aux mains des Havriens. Le poste de Tremaine, officier d'électronique dans l'état-major de Lady Harrington, l'avait amené à rencontrer régulièrement le second du vaisseau amiral, et il l'aimait bien. Contrairement à certains de ses compatriotes, Marchant ne vénérait pas spécialement la Flotte royale manticorienne. Il la respectait, mais la FRM en avait autant appris – toutes proportions gardées – au contact de la flotte de Grayson que celle-ci, et il le savait. De plus, il ne supportait pas les imbéciles et il pouvait se montrer très cassant avec les pires d'entre eux, mais il considérait en général jusqu'à preuve du contraire que son interlocuteur était un adulte qui savait ce qu'il faisait. « Je viens de voir un détail que nous avons tous laissé passer jusque-là », répondit Tremaine. Marchant haussa le sourcil, et le Manticorien désigna de la main l'écran d'ordinateur devant lui. J'aurais dû m'en apercevoir plus tôt, mais bizarrement ça m'a totalement échappé. À jasper et Anson aussi, j'imagine. — Alors de quoi s'agit-il ? » s'enquit Marchant d'une voix légèrement teintée d'exaspération, et Tremaine dissimula un sourire. Tout le monde devenait un peu dingue à force de ne rien faire. L'image classique des naufragés travaillant diligemment – si ce n'est avec l'énergie du désespoir – pour assurer leur survie ne collait tout simplement pas ici. De toute façon, ils ne pouvaient pas vivre de la terre, donc ils n'avaient rien à planter ni à chasser. Et vu la nécessité absolue de tenir secrète leur présence, toute activité dont on pouvait se passer et susceptible d'attirer l'attention était proscrite. Les patrouilles du commodore McKeon avaient exploré la jungle environnante dans toutes les directions sur trente bons kilomètres mais, une fois la tâche accomplie et les lignes de fibre optique nécessaires pour former un réseau terrestre de capteurs passifs éloignés indétectables posées, on leur avait ordonné de rester près du camp et à couvert. Ce qui signifiait que, à part pour quelques bienheureux comme le maitre principal Linda Barstow, responsable du hangar d'appontement numéro deux du Prince Adrien, qui assumait la maintenance des navettes, il n'y avait pas grand-chose à quoi s'occuper. Au point que des officiers supérieurs en venaient presque à supplier Barstow de les laisser donner un coup de main sur les tâches subalternes pour ne pas rester inactifs. Lady Harrington s'en rendait compte, et elle avait morcelé les affectations pour essayer de donner à tout le monde au moins quelque chose à faire. Certaines tâches ne valaient vraiment que pour passer le temps, mais aucun des survivants du Tepes n'était stupide, et multiplier les points de vue intelligents sur les données brutes qu'ils parvenaient à acquérir par bribes ne pouvait pas faire de mal. C'est ainsi que le brun capitaine Marchant s'était retrouvé à jouer la cinquième roue du carrosse, l'oreille attentive des séances d'analyse du blond Tremaine, tandis que les capitaines de corvette Metcalf et DuChêne faisaient de même pour Mayhew et Lethridge respectivement. Eh bien, fit Tremaine, il semble qu'il y ait un camp de prisonniers ici sur Alpha, sans code chiffré. » Marchant se renfonça dans son fauteuil, l'air interrogateur, et Tremaine lui sourit. ,t Au lieu de ça, il a un nom : le camp Brasier. Et ce n'est pas tout à fait le top en matière d'immobilier. C'est même le seul camp de toute la planète situé pile sur l'équateur. — Sur l'é... ? » Marchant se leva et se dirigea vers la carte à côté du pupitre de Tremaine pour consulter celle qu'il avait affichée sur son écran. Je ne le vois pas, dit-il au bout d'un moment. — Parce que ceci est notre carte d'origine, et Brasier n'y figure pas, répondit Tremaine. Quand Jasper et moi avons généré les fichiers, nous nous sommes servis d'une vieille liste trouvée dans les dossiers, et celui-ci n'était pas dessus. Mais hier Russel a effectué un gros téléchargement télémétrique depuis les satellites météo. Il comprenait des cartes météorologiques pour Alpha sur lesquelles les camps étaient indiqués, dont une demi-douzaine créés depuis la dernière mise à jour du fichier que nous utilisions. Comme ceux-ci. » Il enfonça une touche, et de nouveaux points rouges s'affichèrent à l'écran, l'un d'eux clignotant. Et voilà qu'apparaît ce camp que nous ne connaissions pas, en plein milieu d'Alpha, où il n'aurait pas dû se trouver. Donc, quand je suis arrivé cet après-midi, j'ai essayé d'obtenir des renseignements le concernant. Au début, j'ai cru qu'il s'agissait juste- d'un nouveau camp, et puis j'ai fini par trouver ceci... (il enfonça d'autres touches, et l'image changea pour se transformer en un laconique mémo interne de SerSec) dans l'un des fichiers sécurisés du Tepes concernant l'Enfer, et il s'avère qu'il n'a rien de nouveau. Simplement, la liste ne le mentionnait pas – pour des raisons de sécurité, semble-t-il. — je vois », fit Marchant en étouffant un sourire, car Tremaine avait ajouté ce dernier élément avec un air de profond dégoût qu'il ne comprenait que trop bien. Aucun des naufragés manticoriens ou graysoniens n'avait encore réussi à comprendre quel raisonnement (ou ersatz de raisonnement) SerSec appliquait pour décider quand il fallait se préoccuper de sécurité et quand c'était superflu, mais le cheminement logique impliqué promettait d'être plus tortueux que la moyenne. L'officier graysonien se pencha sur l'épaule de Tremaine et ses yeux verts parcoururent le mémo. Puis il inspira brusquement. — Je vois, en effet, répéta-t-il star un ton très différent. Et je crois que nous devrions mettre Lady Harrington et le commodore McKeon au courant dès que possible. » « Oh là là, fit tout bas Honor en examinant un exemplaire papier des données trouvées par Tremaine. Comme ça pourrait être pratique... peut-être. — En tout cas, ça m'a l'air d'offrir des possibilités, madame », fit remarquer Géraldine Metcalf. Le capitaine de corvette, une blonde aux yeux noirs, était l'officier tactique de McKeon à bord du Prince Adrien, et elle s'exprimait avec un accent gryphonien plus prononcé qu'à l'habitude tout en pesant elle aussi les données. Je suis d'accord, Géraldine, fit McKeon, mais évitons les conclusions hâtives. Le mémo de Scotty date de plus de deux ans T. Beaucoup de choses ont pu changer dans ce laps de temps et, en dehors du facteur des vivres, nos opérations ne sont pas limitées dans le temps. S'il y a eu le moindre changement, nous pourrions nous planter en beauté en agissant trop vite. Je préférerais ne pas me presser et procéder à des vérifications plutôt que de me précipiter et me mettre la corde au cou. — Ça me va, pacha, répondit Metcalf. Mais si ce document dit vrai, alors l'ennemi vient de nous rendre un grand service. — Vous avez cent fois raison », fit Honor. Elle se carra dans son fauteuil et plissa le front tout en caressant doucement Nimitz. Le chat sylvestre était encore une fois allongé sur ses genoux, car son membre intermédiaire abîmé lui interdisait d'occuper sa position habituelle sur l'épaule d'Honor, mais ils étaient tous deux en bien meilleure santé. Elle reprenait du poids et la fourrure de Nimitz s'était réduite à un facteur d'isolation supportable, et, si ses os mal ressoudés lui faisaient encore mal quand il bougeait, il rayonnait de joie et-de confiance, ce qui faisait plus pour l'humeur de sa compagne qu'elle n'aurait cru possible. « Évidemment, ils ignoraient qu'ils nous rendaient service, poursuivit-elle au bout d'un moment. Enfin, de leur point de vue, ça se tient. Et ils n'ont aucune raison de modifier une politique de longue date comme celle-ci : après tout, ils ne savent pas que nous sommes là, donc ils ne peuvent pas voir à quel point cela pourrait nous aider. C'est pourquoi j'aurais tendance à me fier à ces données malgré leur âge. — Hum. » McKeon se gratta le menton et plissa les yeux, puis hocha lentement la tête. « Je ne vois rien à redire à votre raisonnement, mais j'aurais bien aimé qu'on me donne un dollar chaque fois que j'ai suivi un raisonnement logique et que je me suis trompé. — Certes. » Honor accorda une autre caresse à Nimitz puis feuilleta de nouveau les pages imprimées par Tremaine. Si seulement je pouvais demander à Mimer ce qu'il en pense. Géraldine et Salomon sont forts, et Scotty aussi... même s'il peut se montrer un peu trop enthousiaste. Mais ils sont tous moins gradés qu'Alistair et moi. Aucun d'eux, n'a réellement envie de nous contredire. Alistair me le dirait immédiatement s'il pensait que je me trompe – Dieu sait qu'il l'a fait par le passé! – mais lui et moi nous connaissons depuis trop longtemps. Nous savons à l'avance ce que l'autre va dire avant qu'il n'ouvre la bouche. C'est très bien quand il s'agit d'exécuter des ordres, mais cela peut nous amener à négliger certains aspects dans nos séances de réflexion communes. Mimer n'a pas ce problème„ et il est très intelligent. j'ai pu le constater en Silésie, et sa vision des choses me serait bien utile ici aussi... si ça ne devait pas le mettre autant en difficulté. Et si j'étais certaine que son sens du devoir n'allait pas se réveiller et se retourner contre nous, reconnut-elle. Elle détestait ajouter ces réserves. Si Caslet se retrouvait dans sa situation actuelle, difficile, c'était avant tout précisément parce que son sens du devoir lui avait fait prendre le parti du personnel captif d'Honor contre SerSec, et son lien avec Nimitz lui permettait de goûter ses émotions. Elle savait qu'il était son ami, que ses actes avant et pendant l'évasion du Tepes avaient été motivés par une intégrité têtue, le respect mutuel et une honnêteté foncière. Hélas, elle savait aussi qu'une part de sa personnalité se rebellait contre le reste – non pas au vu de ce qu'il avait fait, mais de ce qu'il pourrait faire. Il n'avait pas encore rompu son serment en tant qu'officier de la Flotte populaire, mais il n'était pas passé loin, et elle ignorait quel degré de coopération il pourrait encore accorder à ses hommes, car cela même pour lequel elle l'appréciait et le respectait le rongeait avec des crocs taillés dans les vestiges de son serment. Mais il n'en saurait pas vraiment plus que nous sur le sujet, se rappela-t-elle, donc le moins que je puisse faire, c'est de le laisser en paix. « Brasier a-t-il été couvert par la dernière tournée de livraisons ? demanda-t-elle. — Nous l'ignorons, madame », répondit Anson Lethridge. L'officier d'Erewhon, un homme laid aux allures de brute épaisse, était l'astrogateur d'état-major d'Honor. Avec Jasper Mayhew et Tremaine„ il était assis au niveau du sas de la section tactique, faisant face à l'arrière de la navette et à leurs supérieurs occupant la première rangée de sièges passagers. « Les seules livraisons que nous puissions confirmer avec certitude sont celles qui ont occasionné une communication avec le camp Charon que nous avons pu intercepter, poursuivit-il d'une voix de ténor cultivée qui semblait toujours déplacée par rapport à son physique – comme celle d'Alpha-sept-neuf où le nombre de rations à livrer manquait. » Il frotta la barbe bien taillée qu'il avait refusé de raser malgré le climat et haussa les épaules. ( S'ils n'ont pas discuté d'une livraison particulière ou si nous avons manqué la discussion, nous ne pouvons pas affirmer à coup sûr qu'une livraison a eu lieu. En admettant que nous ayons raison quant à la fréquence de leurs tournées, alors, oui, Brasier a probablement été couvert, mais nous n'avons aucun moyen de nous en assurer. — Je redoutais précisément cette réponse. » Elle lui adressa un de ses demi-sourires, puis soupira et fit basculer son dossier d'avant en arrière, songeuse. Je pense que nous devons en profiter », dit-elle enfin en regardant McKeon. Il soutint son regard deux ou trois secondes puis hocha la tête. — Très bien, Géraldine, dit-elle en se tournant vers Metcalf, Sarah et vous, voyez le maître principal Barstow. » Elle tourna la tête vers Tremaine. Scotty, je voudrais que le maître principal Harkness et vous donniez aussi un coup de main. Je veux que les deux navettes soient prêtes à s'envoler avant la nuit. — Les deux ? » fit McKeon. Elle eut un sourire ironique. — Les deux. Il ne servirait pas à grand-chose d'en laisser une derrière, et disposer des deux nous offrira peut-être un peu plus de souplesse si nous en avons besoin. — Mais nous mettons tous nos œufs dans le même panier, dit McKeon. Et il est plus difficile d'en cacher deux qu'une seule. » Ce n'était pas une critique, juste une observation, et Honor acquiesça. — Je sais, mais je ne veux pas que nous nous séparions. Maintenir tout le monde au même endroit concentrera notre personnel, si besoin, et diminuera les transmissions même dans le cas contraire. D'après l'aspect du terrain dans cette zone, nous pourrons sans doute cacher les deux navettes, même si ce sera moins aisé que d'en cacher une seule. Et ne former qu'un groupe divisera par deux le nombre d'occasions d'être repérés. Si les événements tournent mal au point qu'une mission de secours ou quelque chose du genre devienne nécessaire, garder une navette en réserve ne fera sans doute pas grande différence. Si le camp Charon se rend compte que nous sommes là avant que nous ne soyons prêts à frapper, la garnison devrait être capable de contrer tout ce que nous tenterons sans verser une goutte de sueur. McKeon hocha encore la tête et elle prit une brusque inspiration. « Très bien, les enfants. Mettons-nous au travail », dit-elle. Ca aurait dû être un trajet assez court. Le camp Brasier ne se trouvait qu'a environ mille quatre cents kilomètres de leur site d'atterrissage, ce qui aurait représenté un vol de moins de vingt minutes à vitesse maximale pour une des navettes. Mais ils n'osaient pas passer en vitesse maximale. Ils pensaient avoir localisé tous les satellites de reconnaissance susceptibles de les inquiéter et, s'ils avaient vu juste, ils disposaient d'une fenêtre de trois heures où personne ne devrait les observer. Mais ils ne pouvaient en être certains. Il était possible qu'ils en aient manqué un et, même sinon, le seul échauffement des coques dû à un trajet sous vitesse max risquait d'être détecté par les satellites météo en orbite géosynchrone. Alors, au lieu de voler haut et vite, ils volaient bas et lentement, à une vitesse inférieure à Mach 1. De plus, ils effectueraient le vol entier sans recourir à l'antigrav, ce qui les cacherait aux yeux des capteurs gravifiques et réduirait suffisamment la quantité d'énergie nécessaire pour qu'on puisse se passer d'allumer les centrales à fusion des navettes. Cette approche comportait toutefois quelques inconvénients, et Scotty Tremaine et Géraldine Metcalf, désignés pilotes pour l'occasion, passèrent une grande partie du vol à jurer en silence. Ce n'était pas une promenade de santé que de voler à l'ancienne, à l'œil nu au niveau des arbres, au-dessus de cette jungle que produisait l'Enfer, tous capteurs actifs éteints pour éviter de se trahir par des émissions électroniques. Tremaine manqua écrêter un léviathan végétal qui se dressait sur son passage, et la navigation était franchement pénible. Ils avaient réussi à situer leur point de départ avec une précision honnête, et la carte météo qui leur avait révélé l'existence de Brasier fixait la latitude et la longitude du camp. Tremaine et Metcalf avaient déterminé leur trajectoire avant l'envol en se servant de ces données, mais ils n'avaient pas de balises de navigation pour se repérer en cours de route, et l'idée d'utiliser les astres paraissait ridicule. Ils auraient pu recourir aux satellites havriens comme aides à la navigation — après tout, c'était ce que faisaient les pilotes de Ser-Sec — mais les satellites n'étaient pas des balises. Ils ne transmettaient que lorsqu'on les interrogeait depuis le sol, pas en continu, et, s'il était sans doute possible de les frapper d'un faisceau étroit depuis une navette en mouvement, Honor et McKeon avaient décidé que cela augmentait le risque de trahir leur présence de façon inacceptable. En conséquence, les pilotes en étaient réduits à se servir d'instruments pas plus sophistiqués que le compas et leurs yeux, or, sur un vol de mille quatre cents kilomètres, même des erreurs minimes pouvaient les écarter beaucoup de leur trajectoire. Ça n'aurait sans doute pas été si pénible avec une meilleure visibilité, mais elle n'était pas meilleure ». Pour tout dire, elle était même franchement pourrie. Certes, les trois lunes de l'Enfer étaient grosses et brillantes, mais cela ne faisait qu'empirer les choses car deux d'entre elles — Tartare et Niflheim — se trouvaient simultanément au-dessus de l'horizon, et les zones d'ombre et de lumière que ces deux sources lumineuses rivales projetaient sur la canopée irrégulière avaient un effet saisissant sur la vision humaine. Et le camp Brasier ne risquait pas de constituer un repère très visible quand ils l'atteindraient enfin. La jungle avait sans doute été taillée tout autour, ne serait-ce que pour faire de la place pour les pilotes havriens en tournée de livraison, mais même une grande clairière pouvait disparaître sans effort sur ce fond qui évoquait un océan d'arbres et d'ombre. Et les camps étant privés d'électricité, il y avait peu de chances de voir un éclairage artificiel repérable de loin. Tout cela signifiait que les navettes allaient passer beaucoup plus de temps qu'on ne se plaisait à y penser à avancer lentement en quête de leur destination. Ce qui augmentait encore le risque de se faire repérer par un satellite météo ou un satellite de reconnaissance imprévu, mais aussi celui qu'on les entende depuis le sol et qu'on se demande ce que des appareils SS faisaient là-haut au beau milieu de la nuit. Ce qui ne serait pas un problème, pensait Honor depuis le siège de copilote dans la navette de Tremaine, le regard fixé de l'autre côté du pare-brise, si nous étions sûrs que SerSec n'a pas mis d'informateurs ici. or, bien que je rechigne à l'admettre, à leur place, c'est un camp où je m'assurerais d'avoir au moins un ou deux espions. « Nous devrions avoir vu quelque chose, depuis le temps, madame », fit Tremaine. La plupart des gens n'auraient pas remarqué la tension dans sa voix, mais Honor le connaissait depuis son premier déploiement en tant qu'enseigne, et elle se tourna vers lui avec un demi-sourire. « Patience, Scotty. Patience. On vient à peine de commencer à chercher. » Il grimaça devant ses commandes, puis soupira et força ses épaules à se détendre. Je sais, madame, reconnut-il. Et je sais que tout ce qui se trouve en bas est pour ainsi dire invisible, mais... » Il s'interrompit et haussa encore les épaules. Elle se mit à rire. « Mais vous voulez le repérer quand même et vous poser en sécurité, c'est ça ? — Eh bien, en fait, oui, madame. » Il tourna la tête pour lui rendre son sourire. « Je crois que j'ai toujours été un tout petit peu impatient, non ? — Juste un peu. — Eh bien, ça me vient naturellement, dit-il, et... — Excusez, monsieur Tremaine, interrompit une voix sur le com, mais je crois que je vois quelque chose. — Et où donc, maître principal ? s'enquit Tremaine. Vous devriez vraiment être plus précis quand vous faites ces rapports sans importance, vous savez, ajouta-t-il sur un ton sévère. — Oui, monsieur. Désolé, monsieur. Je crois que je me fais vieux, monsieur, répondit le maître principal Harkness d'un air si franc qu'Honor dut camoufler un rire en toux étouffée. Je veillerai à ce que ça ne se reproduise plus, monsieur, poursuivit Harkness. Peut-être que je pourrai vous trouver un mécanicien navigant plus jeune et plus compétent la prochaine fois, monsieur. Et ensuite... — Et ensuite vous pourrez me dire où vous avez vu ce que vous avez vu avant que je ne descende demander au major Ascher de s'occuper de vous pour moi, MP ! coupa Tremaine. — Ah, ah! Des menaces maintenant, hein ? renifla Harkness sur le com, mais il enfonçait des touches depuis la section tactique tout en parlant. Un visu holo tête haute apparut soudain, dessinant une carte simplifiée sur le pare-brise, avec une icône clignotante pour signaler la situation approximative de ce que Harkness avait vu. L'icône se trouvait derrière eux, à bâbord, et Tremaine fit décrire un ample demi-tour à la navette. — Numéro deux toujours en place ? » demanda-t-il. Honor se pencha de côté pour regarder à travers le plastoblinde de son côté du cockpit, mais elle ne vit rien. Harkness, toutefois, avait une meilleure vue depuis sa place. « Il vous colle comme de la glu, monsieur, répondit-il. Il s'est replié légèrement à tribord, mais il tient bien sa position. — Ça, MP Harkness, c'est parce que c'est un officier et une femme. Et contrairement à certains individus qui ne me signalent avoir vu des choses qu'une fois qu'on les a dépassées, elle fait très bien son boulot. — Continuez comme ça, monsieur, fit Harkness sans aucune gêne, et la prochaine fois que vous avez besoin de trouver votre postérieur, vous pourrez vous servir de votre lampe de poche. — Je suis choqué – choqué, vraiment – que vous puissiez tenir de tels propos à un officier et gentleman », répondit Tremaine sur un ton légèrement distrait. Il se penchait en avant, les yeux balayant la nuit. « Je pensais qu'après toutes ces années vous auriez au moins... » Il s'interrompit soudain, et la vitesse de la navette faiblit encore. « Je crois bien que je vous dois des excuses, MP, murmura-t-il. Des petites, en tout cas. » Il jeta un coup d'œil à Honor. « Vous voyez ça, madame ? -- Oui. Honor leva vers son œil droit une paire de jumelles, regrettant une fois de plus la vision améliorée de son œil cybernétique. Ce n'était pas grand-chose – pas plus d'une torche ou deux brûlant dans la noirceur de la jungle, aurait-on dit – et elle ressentit une lointaine surprise à ce que Harkness les ait discernées. Évidemment, il a accès aux capteurs tactiques à son poste, se dit-elle, mais les capteurs passifs havriens ne valent pas qu'on s'extasie dessus. « Comment voulez-vous que je m'y prenne, madame ? demanda Tremaine sur un ton faussement calme. — Prévenez le capitaine Metcalf, puis faites-nous monter de quelques centaines de mètres, répondit-elle. Voyons si nous pouvons trouver une autre trouée dans la canopée. — Bien, madame. » Il enfonça un bouton sur le manche pour actionner une fois la rampe lumineuse du stabilisateur vertical, puis tira le manche vers lui en envoyant un peu plus de puissance aux turbines. La grosse navette grimpa doucement tandis que son acolyte, prévenu par le bref allumage de la rampe, rompait le contact et restait plus bas, le suivant visuellement sur le ciel illuminé par les lunes. Elle grimpa encore trois cents mètres puis se stabilisa, contournant les faibles lueurs que Harkness avait repérées. On les voyait mieux depuis cette altitude, et la moitié de la bouche d'Honor se tordit en une moue soucieuse tandis qu'elle les étudiait à travers ses jumelles. Il s'agissait en fait de deux doubles 'rangées de sources lumineuses, disposées à angle droit. La plupart étaient assez faibles, mais cinq ou six brillaient un peu plus à l'intersection des lignes, et elle eut l'impression de discerner les vagues reflets de ce qui ressemblait à des toits plats. Elle les observa encore un moment, puis posa les jumelles sur ses genoux et frotta son œil de la paume de sa main dans un effort pour évacuer la douleur due à la concentration. Nimitz émit un doux blic de là où il était allongé, à côté de son siège, dans un nid de couvertures absolument pas conforme au règlement. Puis elle souleva de nouveau les jumelles et étudia la jungle. Qu'est-ce que c'est que cette ligne à l'est ? demanda-t-elle au bout d'un moment. — À quelle distance du camp, milady ? fit la voix de Jasper Mayhew sur le com. — Je dirais... combien, Scotty ? Vingt, vingt-cinq kilomètres ? — Quelque chose comme ça, madame, répondit Tremaine. MP ? — Je dirais vingt-trois kilomètres d'ici, madame, fit Harkness depuis la section tactique au bout d'un moment, en étudiant les données vagues et frustrantes de ses capteurs passifs. — Dans ce cas, je pense qu'il s'agit d'une rivière, milady », dit Mayhew, et elle entendit le froissement du plaspapier comme il examinait la carte que Russel Sanko et lui avaient dressée. Les fichiers du Tees ne donnaient pas de détails quant au terrain, mais ça ressemblait à ça sur les cartes météo satellite que nous avons obtenues. S'il s'agit d'une rivière, ce n'est pas une grosse, en tout cas. — Hum. » Honor reposa les jumelles et se frotta le nez, songeuse, avant de regarder Scotty. » Vous pensez qu'on pourrait poser une navette là-bas sans antigrav ? — Sans... ? » Tremaine la regarda un moment puis prit une inspiration bruyante. Bien sûr, répondit-il, l'air beaucoup plus confiant qu'il ne devait l'être, et Honor gloussa. — Ne lâchez pas la bride à votre testostérone maintenant, Scotty. Je suis sérieuse. Vous pouvez nous poser là-bas ? — Probablement, madame, dit-il au bout d'un moment avant d'ajouter sans enthousiasme : Mais je ne garantis rien. Avec une de nos pinasses, si. Mais cette navette est lourdaude, madame. Hile est beaucoup plus raide au niveau des commandes et je n'ai pas encore vraiment testé sa poussée vectorielle. — Mais vous pensez pouvoir y arriver. — Oui, madame. » Honor réfléchit encore quelques secondes puis soupira en secouant la tête. « J'aimerais vous prendre au mot, dit-elle, mais je ne pense pas que nous puissions courir ce risque. Maître principal Harkness ? — Oui, madame ? — Mettez en route la centrale. — À vos ordres, madame. Allumage enclenché. La centrale devrait être nominale d'ici environ quatre minutes. — Merci, MP. Scotty, faites signe au capitaine Metcalf, s'il vous plaît. — Bien, madame. » Tremaine fit pivoter la navette pour montrer toute la surface de ses ailes à Metcalf et alluma deux fois les témoins situés aux extrémités. « Signal réponse de la navette numéro deux, madame, annonça une voix graysonienne. — Merci, Carson », répondit Honor en se carrant dans son fauteuil à côté de Tremaine. Allumer les centrales à fusion et l'antigrav ajoutait au risque de détection au cas où un satellite de reconnaissance regarderait de leur côté. Elle avait espéré l'éviter, mais elle savait à l'avance qu'elle ne pourrait peut-être pas. C'est pourquoi elle avait convenu d'un signal pour avertir Metcalf sans rompre le silence com. Au moins les centrales ne seraient-elles pas en ligne bien longtemps et l'antigrav rendrait l'atterrissage beaucoup plus sûr – et plus simple. L'antigrav est alimentée, madame », fit Tremaine, interrompant le fil de ses pensées. Elle hocha la tête. « Vous voyez cette courbe en forme de S, au sud ? demanda-t-elle. — Oui, madame. — On dirait que c'est la plus grosse trouée dont nous disposions. Voyez si vous pouvez nous caser là, sur la rive occidentale. — Bien, madame. » Tremaine parvint presque à ne pas avoir l'air dubitatif, et Honor sentit sa bouche dessiner un autre sourire tandis qu'il virait de nouveau et effectuait un demi-tour. Elle baissa la main pour la poser sur le flanc de Nimitz et sentit une patte préhensile musclée dotée de longs doigts lui caresser le poignet en réponse. Puis Tremaine réduisit l'altitude et la vitesse. Malgré ses commentaires quant à la raideur des commandes, il mit le gros engin en position avec une délicatesse à faire pâlir un passereau sphinxien. L'antigrav lui permit de replier les ailes, pleinement déployées vers l'avant lors de l'examen à faible vitesse des sites possibles d'atterrissage, et de leur faire reprendre leur position de grande vitesse sans perdre le contrôle, et elle entendit les turbines gémir comme il maintenait un poids apparent modéré sur la navette et inversait leur poussée. Le fuselage long de soixante-trois mètres glissa presque élégamment vers le sol, planant avec une grâce pesante, et Honor regarda par le pare-brise plastoblindé. L'ouverture dans la canopée était bien une rivière où une eau peu profonde se précipitait sur des rochers moussus en un torrent noir et blanc baigné de lumière lunaire. Les arbres poussaient jusqu'aux berges, mais l'humidité était beaucoup moins élevée ici, au milieu du continent, que sur la péninsule où ils avaient atterri, et le sous-bois paraissait moins luxuriant et touffu. En tout cas, elle l'espérait. Difficile d'en être sûre, et ils n'avaient vraiment pas besoin que quelque chose soit aspiré dans une turbine. « Par là, madame. À bâbord, fit Tremaine. Qu'en pensez-vous ? — Mmm. » Honor se tortilla sur SOIS1 siège pour regarder dans la direction indiquée. Un des arbres – un titan parmi les titans – devait être tombé et en avoir entraîné deux ou trois autres dans sa chute. Il en résultait une brèche dans la canopée qui semblait offrir une voie d'accès sous le reste. — D'accord, dit-elle enfin, mais allez-y doucement. Et allégez-la encore un peu de façon à pouvoir diminuer la poussée des réacteurs. Essayons de ne pas soulever trop de poussière et de ne pas bloquer une turbine. — Bien, madame. Ça me semble une excellente idée », répondit Tremaine, puis il eut un sourire pincé malgré la tension qui montait. « Le maître principal Barstow l'apprécierait aussi, j en suis sûr. ' — Eh, au diable Barstow, grommela Harkness sur le com. Ça, c'est mon vaisseau, monsieur. Elle n'a qu'à s'occuper du numéro deux. — J'admets mon erreur – ou du moins sa correction », fit Tremaine sur un ton un peu distrait, les mains dansant sur les commandes avec la précision d'un pianiste professionnel, sans jamais quitter des yeux le site où il comptait se poser. Le pilote en Honor aurait voulu l'aider, mais elle savait qu'il valait mieux ne pas essayer. Privée d'une main, elle serait lente et maladroite; autant le laisser gérer toute la charge plutôt que risquer de le gêner. La navette s'engagea très lentement, luisant à la lumière des lunes, et l'ombre noire de la jungle s'a,„Tança vers elle. Tremaine la fit glisser vers l'avant, à une demi-douzaine de mètres à peine du sol, et Honor observa la manœuvre en dissimulant soigneusement sa nervosité tandis que le feuillage tremblait et dansait sous eux. Même avec une poussée réduite, il y avait beaucoup de déchets en suspension, et les dégâts causés à une turbine par un corps étranger pouvaient avoir des conséquences fatales si près du sol. Mais les turbines poursuivirent leur chant geignard, et Tremaine posa soigneusement la navette un peu plus loin. Le long fuselage glissa sous le couvert des arbres, et il donna une poussée de côté pour s'orienter à bâbord. « Nous n'allons pas pouvoir nous enfoncer aussi profondément qu'au site numéro un, madame », fit-il remarquer, la mâchoire sel-rée. Il s'exprimait encore sur le ton de la conversation malgré la sueur qui brillait sur ses traits tendus, et ses mains manœuvraient le manche et les commandes des réacteurs avec douceur et délicatesse. » Le mieux que je puisse faire, c'est nous caser aussi loin que possible par ici et laisser Géraldine occuper le côté droit. — Je vous fais confiance, Scotty », répondit doucement Honor, sans commenter le fait qu'il s'était attribué de loin le site d'atterrissage le plus ardu. Mais c'était un pilote né, meilleur que Metcalf – aussi doué qu'Honor elle-même, mais avec plus de pratique récente et surtout deux mains –, et il déporta sa navette d'encore vingt mètres sur la gauche puis hocha la tête pour lui-même. » Déployez le dispositif d'atterrissage, madame », dit-il. Ça, elle pouvait le faire, manchote ou non, et elle tira donc la poignée. Les pas d'atterrissage se déployèrent vite„ en souplesse, et Tremaine laissa la navette se reposer progressivement sur eux. Il y eut un instant de frayeur lorsque le pied tribord extérieur se tordit de façon alarmante et qu'un témoin rouge se mit à clignoter sur le pupitre, mais les navettes d'assaut sont conçues pour les atterrissages difficiles et l'ordinateur contrôlant le pied corrigea vite l'erreur. Le témoin rouge s'éteignit, et Tremaine réduisit doucement l'antigrav, surveillant ses cadrans pendant quelques secondes tendues. Puis il expira bruyamment. — Nous y sommes, madame, annonça-t-il. MP, arrêtez la centrale à fusion. — À vos ordres, monsieur », répondit Harkness. Honor tendit la main droite pour tapoter l'épaule de Tremaine à sa gauche. » Bon travail, Scotty », dit-elle, et il lui sourit. Puis elle se détourna pour regarder par le hublot latéral Géraldine Metcalf poser la deuxième navette de l'autre côté de la clairière. D'où elle se trouvait, cela ne semblait pas demander grand effort, mais Honor imaginait très bien l'ambiance à l'intérieur de l'autre cockpit. Après tout, elle venait de vivre la même expérience. » Très bien, dit-elle comme l'autre navette se posait enfin et coupait ses turbines. Nous allons devoir travailler plus vite que prévu pour installer les filets. MP O'Jorgenson ? — Oui, madame ? Le maître principal Tamara Olorgenson était une compatriote sphinxienne qui occupait le poste de technicienne en systèmes environnementaux à bord du Prince Adrien mais se trouvait aussi parfaitement qualifiée en tant qu'artilleur sur bâtiment léger. — Vous occuperez la tourelle dorsale pendant que nous mettrons tout en place, MP, fit Honor. — À vos ordres, madame. — Très bien. » Honor appuya sur le bouton libérant sa ceinture de sécurité et se leva. « Mettons-nous au travail, les enfants. » CHAPITRE ONZE L'aube se levait lorsqu'ils finirent de remettre les filets en place, et Honor s'inquiétait plus de la qualité de ce camouflage qu'elle ne voulait bien le montrer. Le climat était sans conteste plus sec ici, et le sol semblait moins riche. Le sous-bois était beaucoup moins dense que dans la zone de jungle à quadruple canopée férocement féconde où ils avaient d'abord atterri, et les arbres, dans l'ensemble, tendaient à s'élever moins haut. Il était beaucoup plus difficile de dissimuler les navettes sous leur couvert, et il y avait moins de plantes grimpantes et de lianes pour compléter le camouflage. Elle savait McKeon aussi peu satisfait qu'elle de la situation, et ils avaient déjà prévu de demander à la plupart de leurs hommes de passer la nuit suivante à mêler davantage de végétation aux filets, mais pour l'instant ils ne pouvaient qu'espérer que cela suffirait. » Si tout se passe bien, nous devrions peut-être envisager de renvoyer rune des navettes au premier site, pour finir », dit-elle doucement alors qu'ils étaient assis sous une aile à regarder le soleil se lever. Il lui jeta un coup d'œil, et elle haussa les épaules, sachant qu'il reconnaîtrait ces excuses obliques pour ce qu'elles étaient. » Peut-être, fit-il au bout d'un moment. J'imagine que nous pourrions utiliser un faisceau étroit transitant par l'un des satellites de com havriens pour rester en contact sans qu'ils le remarquent, si nous sommes prudents. Un peu risqué quand même. » Elle murmura discrètement son approbation et s'adossa contre la housse de siège que Harkness et Andrew LaFollet avaient prélevée pour elle dans la navette. Elle n'avait pas retrouvé son énergie d'avant la capture et se sentait complètement éreintée. « Vous n'auriez pas dû vous fatiguer autant », grommela tout bas McKeon tandis que Nimitz rejoignait en boitant sa compagne et se lovait sur sa poitrine. Elle passa le bras autour du chat sylvestre et ferma les yeux d'un air las. « Je devais faire ma part du boulot. Un commandant doit montrer l'exemple. J'ai lu ça quelque part quand j'étais à Saganami, répondit-elle, et McKeon renifla avec la ferveur d'un vieil ami. — Oui, sûrement. Mais, même si vous n'avez peut-être pas remarqué qu'il vous manque un bras, nous l'avons tous vu. Alors la prochaine fois que Fritz vous "suggère" de faire une pause, vous feriez mieux d'obéir ! — C'est un ordre ? » demanda-t-elle d'une voix ensommeillée, sentant le ronronnement de Nimitz se fondre dans ses os et son amour apaisant pour elle se répercuter jusque dans les derniers recoins de son âme. McKeon renifla de nouveau, bien qu'avec moins de panache. « Eh bien, je crois que oui, dit-il au bout d'un moment. Nous sommes commodores tous les deux, après tout. C'est vous-même qui me l'avez dit, même si les Lords ne l'ont pas encore rendu officiel. On dirait qu'ils ont perdu mon adresse ces derniers mois. » Honor émit un petit grognement ironique, et il lui sourit. « En plus, mademoiselle Coup de vitesse, je dois pouvoir vous flanquer une correction dans votre état actuel. En admettant qu'Andrew ne me blesse pas avant. — Pour tout dire, je ferai de mon mieux pour ne pas vous blesser, monsieur, intervint doucement le major LaFollet de son perchoir, en haut de l'aile, d'où il veillait sur son seigneur. — Là, vous voyez ? fit Honor, la voix de plus en plus ensommeillée. Andrew vous en empêchera. — Oh, je n'ai pas dit ça, milady ! gloussa LaFollet. Je voulais (lire que je m'efforcerais de ne pas le blesser tout en l'aidant à vous faire prendre une pause forcée. — Sale traître ! » murmura Honor. Une fossette creusa sa loue droite sans que le sourire n'atteigne la joue gauche, puis elle s'enfonça dans le sommeil. Il ne faisait pas seulement plus sec, il faisait aussi plus chaud. Ils se trouvaient au beau milieu du continent, loin de l'influence des océans, et le bien nommé camp Brasier était effectivement posé pile sur l'équateur. Heureusement, Nimitz avait perdu son duvet hivernal avant le voyage, mais, même ainsi, Honor et lui furent forcés de se retirer dans l'une des navettes avant midi. Toutefois, aucun Havrien en vol ne semblait les avoir repérés, vers le soir, McKeon, Marchant et Metcalf avaient organisé des équipes pour intégrer plus de verdure locale dans la couverture des filets de camouflage. Pendant ce temps, Harkness, Barstow et Tremaine mirent tous les convertisseurs thermiques en marche, et la température dans les navettes baissa de façon spectaculaire à mesure que l'électricité supplémentaire venait alimenter leurs batteries de secours. Il restait trois ou quatre heures de jour quand Honor se retrouva sous l'aile en compagnie de LaFollet, Carson Clinksmies et Jasper Mayhew. Le teint pâle du roux Clinkscales n'avait las bien réagi au climat de l'Enfer. Au moins, la canopée dense du premier site, ajoutée à de bonnes doses de protection solaire trouvée dans les réserves d'urgence des navettes, l'avait protégé du soleil et il n'était pas brûlé – pas encore – mais, du fait de la chaleur, il tendait à conserver en permanence une couleur rouge betterave inquiétante, qui ne laissait pas d'impressionner sur un homme de sa taille. Du haut de son mètre quatre-vingt-dix, il mesurait deux centimètres de plus qu'Honor, ce qui en faisait un véritable géant pour un Graysonien. Pour l'instant, toutefois, il la regardait, les bras croisés et l'air aussi mécontent qu'Andrew LaFollet. Ou d'ailleurs que Jasper Mayhew. Ou encore, songea-t-elle ironiquement, qu'Alistair et Fritz quand ils seront au courant. Heureusement, le grade offre quelques privilèges... et nous serons partis depuis longtemps avant qu'ils ne découvrent ce que je mijote. Carson, Jasper et moi pouvons très bien faire ça nous-mêmes, milady, fit LaFollet sur un ton monocorde. Franchement, vous allez seulement nous gêner. — Ah bon ? » Elle inclina la tête de côté. <, Voyons un peu. Jasper ici présent a grandi à Austinville, si je me souviens bien. Je ne me rappelle pas y avoir vu de jungle. Et notre ami Carson, lui, est né sur le domaine Mackenzie, où je ne crois pas en avoir vu non plus. D'ailleurs, Andrew, je n'ai pas souvenir d'un seul Graysonien qui ait grandi en courant les bois. Ce n'est pas une activité recommandée sur une planète aussi truffée de dangers liés à l'environnement que Grayson. Moi, en revanche, j'ai grandi dans les Murailles de cuivre. Et si nous n'avons pas de jungle sur Sphinx, nous avons toutefois l'arbre à piquets, le chêne couronné et la liane étrangleuse, sans parler de grands prédateurs affamés, et il se trouve que j'ai appris à me débrouiller face à tout ça alors que je n'étais qu'une enfant. » Elle tendit une main innocente, paume vers le ciel, et leur sourit; son geste fut accueilli par un grincement de dents audible de la part de LaFollet. Quoi qu'il en soit, milady, ce n'est pas un boulot pour vous. Vous êtes encore faible et vous êtes aveugle d'un œil. Il ne mentionna pas qu'il lui manquait un bras, mais cette omission ne faisait qu'attirer l'attention dessus. « Et bien que vous ayez raison concernant les conditions de vie sur Grayson, milady, et bien que je n'aie pas su nager avant d'entrer à votre service, la Sécurité du Palais offre à ses hommes une formation complète en terrain difficile et sauvage de même qu'en environnement urbain. En fait, nos recevons exactement la même formation que les équipes des forces spéciales de l'armée. Je n'ai pas eu de cours de remise à niveau ces dernières années, mais je crois que c'est un peu comme faire du vélo. — Andrew, cessez de discuter, dit-elle fermement mais avec un sourire beaucoup plus doux tout en posant la main sur son bras. Je vous accorde que je suis faible et aveugle d'un œil, mais j'ai besoin de me trouver là-bas. Vous n'aurez pas le temps d'envoyer des messages et d'attendre des réponses s'il faut prendre des décisions. » Et vous savez que je ne peux pas envoyer quelqu'un d'autre au-devant d'un risque pareil sans le prendre moi-même, se retint-elle prudemment d'ajouter, mais l'étincelle dans les yeux gris du major lui révéla qu'il l'avait entendu malgré t out. Il la fusilla du regard pendant encore de longues secondes, puis il soupira et secoua la tête. (^ D'accord. D'accord, milady ! J'imagine que, depuis le temps, je devrais savoir qu'il est inutile de discuter avec vous. — Eh bien, ce n'est sûrement pas ma faute si vous ne vous en êtes pas encore rendu compte », répondit-elle en riant. Elle abattit la main sur son épaule. D'un autre côté, je crois avoir entendu quelque part que les Graysoniens sont un tout petit peu têtus. — Pas encore assez, manifestement ! grommela-t-il, et cette Lois Mayhew et Clinkscales rirent eux aussi. Bon, si vous devez venir, milady, nous ferions bien de nous mettre en route avant que le commodore McKeon ou le capitaine Montoya le remarquent. Je suis sûr que vous ne les laisseriez pas non plus vous t'aire changer d'avis, mais le temps qu'ils abandonnent toute discussion, il serait minuit. — Bien, monsieur », murmura-t-elle d'une voix docile. Il lui lança un regard noir, puis se pencha pour ramasser le porte-chat sylvestre qu'elle avait demandé à Harkness de fabriquer et l'aida à le passer. Jusqu'à ce qu'ils ramènent Nimitz à la maison et le remettent aux mains d'un bon vétérinaire sphinxien pour soigner son membre abîmé, il lui était impossible d'occuper l'épaule de sa compagne comme il le faisait normalement. Et même s'il avait pu, Honor n'avait aucune de ses vestes taillées sur mesure et renforcées pour résister aux griffes d'un chat sylvestre et, en leur absence, Nimitz aurait vite réduit son tee-shirt en lambeaux... ce qui n'aurait pas non plus arrangé son épaule. Mais, du fait de ses propres blessures, elle ne pouvait pas le porter dans ses bras comme en d'autres circonstances, donc Harkness et le major Ascher avaient bricolé une espèce de sac à dos légèrement rembourré. Il était juste assez grand pour que Nimitz s'y tienne debout et couvrait son ventre plutôt que son dos depuis les épaules, de sorte qu'il puisse regarder vers l'avant depuis sa position plus basse. « Je préférerais quand même que vous ne bougiez pas, milady, murmura LaFollet beaucoup plus bas, de manière à ce que les deux autres ne l'entendent pas. Sérieusement. Je n'aime pas l'idée que vous preniez de tels risques personnels, et vous êtes encore faible. Vous le savez bien. — Oui, je le sais. Et je sais aussi que c'est mon rôle en tant qu'officier le plus gradé d'être présente si vous rencontrez tous les trois bel et bien quelqu'un de Brasier, répondit-elle sur le même ton. Je suis responsable de toutes les décisions qui sont prises, j'ai donc besoin d'être là quand elles sont prises. Et puis il est essentiel que je puisse... évaluer ceux que nous contacterons. » LaFollet avait ouvert la bouche pour une ultime protestation, mais il la referma brutalement en entendant sa dernière phrase. Il faisait partie des très rares personnes à avoir compris que l'empathie de Nimitz lui permettait de ressentir les émotions de ceux qui se trouvaient auprès d'elle. Il avait vu cette faculté lui sauver la vie à une occasion au moins et, plus important encore, il savait qu'elle avait raison. Si quelqu'un dans leur groupe était capable de déterminer à qui se fier ou non sur cette satanée planète, c'était bien Lady Harrington – avec l'aide de Nimitz. Il l'aida à régler la tension des bretelles du porte-chat, ramassa sa carabine à impulsion et procéda à un examen rapide mais complet de l'équipement de son seigneur, Ils emportaient tous des machettes et, comme lui, elle portait autour du cou une paire de lunettes de vision nocturne en prévision de l'obscurité à venir. Elle avait aussi un pulseur lourd dans un étui à la hanche droite pour faire pendant à l'étui des lunettes et à sa gourde. Il soupira et regarda les deux autres. Mayhew et lui portaient tous deux une carabine à impulsion et une arme de poing, mais le jeune enseigne Clinkscales s'était équipé d'un triple-canon léger. LaFollet avait d'abord failli protester en le voyant ainsi armé, puis il avait changé d'avis. Clinkscales était assez grand et fort pour se charger de cette arme et, bien que LaFollet jugeât son choix excessif, certains arguments plaidaient nettement en sa faveur. L'arme de soutien d'infanterie alimentée par bandoulières était capable de cracher de cent à deux ou trois mille fléchettes hypervéloces de calibre cinq millimètres par minute, ce qui la rendrait terriblement efficace tant que dureraient les munitions contenues dans le gros réservoir installé sur le dos de « Très bien, milady, soupira l'homme d'armes. Allons-y. » Honor fit de son mieux pour dissimuler son profond soulagement quand LaFollet décida d'imposer un nouvel arrêt. Elle n'avait pas l'intention de ralentir les autres – ni de donner à LaFollet l'occasion de sous-entendre (avec la plus grande politesse) qu'il l'avait bien dit – mais son homme d'armes ne s'était pas trompé concernant sa condition physique. Elle se portait bien mieux qu'avant mais, côté endurance, elle demeurait l'ombre d'elle-même. La gravité de l'Enfer l'aidait, qui s'élevait à soixante-douze pour cent à peine de celle de sa planète natale, mais elle ne se leurrait pas. Son état actuel lui semblait pire encore après toute une vie de pratique sportive régulière et presque quarante ans d'arts martiaux, et elle se laissa tomber, s'adossant contre un arbre pour respirer profondément (et aussi calmement que possible). LaFollet décrivit une ronde attentive autour des lieux pendant encore quelques minutes et, malgré les sarcasmes d'Honor un peu plus tôt, il se déplaçait presque aussi silencieusement qu'un léopard des neiges sphinxiens. Évidemment, à cet instant, je ne pourrais même pas entendre un troupeau de buffles de Beowulf à travers le vacarme de mon pouls, songea-t-elle ironiquement. Puis elle releva la tête comme son homme d'armes émergeait de l'obscurité et s'agenouillait souplement près d'elle. Il se tourna pour la regarder avec une expression indéchiffrable derrière ses lunettes de vision nocturne. Mais elle n'avait pas besoin de lire son visage. Grâce à Nimitz, elle lisait directement ses émotions, et elle se faisait l’effet d'une petite fille sous le regard d'un professeur qui se demandait où étaient passés ses devoirs. Nimitz, dans son porte-chat, s'adossa contre la poitrine de sa compagne et émit un petit blic, mais ni l'amusement qui émanait de lui ni la résignation affectueuse de LaFollet n'aidaient beaucoup Honor. Toutefois elle esquissa un demi-sourire ironique et essuya la sueur sur son front avant de laisser sa main retomber sur la tête du chat sylvestre. « J'espère que vous ne vous sentez pas trop conforté, Andrew », dit-elle tout bas. Il gloussa puis secoua la tête. « Milady, j'ai cessé d'attendre de vous la moindre prudence, répondit-il. — Je ne suis pas si difficile que ça! protesta-t-elle, et il gloussa de nouveau, plus fort. — Non, pas du tout. Vous êtes encore pire, dit-il. Bien pire. Mais ça n'est pas un problème, milady. Nous ne saurions pas quoi faire de vous si vous étiez différente. Et, tout bien considéré, je crois que nous allons vous garder. — Oh, merci », marmonna-t-elle, puis elle entendit rire dans le noir, dans la direction approximative de Jasper Mayhew. L'avantage d'être coincés ici, se dit-elle, c'est que nous ne sommes bas assez nombreux pour nous 'montrer formalistes. C'était un. immense soulagement par bien des aspects. Elle s'était habituée à son statut de seigneur Harrington, bien qu'il ne lui parût encore parfois pas -très naturel, et elle faisait partie depuis ses dix-sept ans du monde stratifié de la Flotte avec ses grades ; elle comprenait donc l'intérêt de la discipline et de l'autorité militaires. Mais son « commandement » actuel était plus réduit que celui qu'on lui avait confié en tant que commandant du BAL 113 vingt ans plus tôt, et elle avait appris alors que l'absence de formalisme était tout aussi précieuse, tant que la chaîne d'autorité demeurait intacte, dans un groupe qui devait être solidaire et complètement interdépendant. Plus important encore à cet instant, il faisait bon ne pas être séparée par un mur de gens qui étaient ses amis aussi bien que ses subordonnés. « Combien de chemin avons-nous fait, à votre avis ? » demanda-t-elle au bout d'un moment, et LaFollet consulta les indicateurs qui brillaient faiblement à son poignet. « Je dirais environ dix-neuf kilomètres, milady. » Elle hocha la tête puis appuya sa nuque contre l'arbre tout en réfléchissant. Pas étonnant qu'elle soit fatiguée ! Le sous-bois était peut-être beaucoup moins dense qu'autour de leur premier site d'atterrissage, mais il représentait encore un obstacle épuisant, surtout une fois la nuit tombée. Il avait ralenti leur progression à un rythme d'escargot et, même avec leur équipement de vision nocturne, ils avaient chacun rencontré plus qu'assez de lianes, branches basses, buissons, racines et bons vieux trous et cailloux pour trébucher. Honor elle-même n'était tombée que deux fois mais, avec la perte de son bras, il lui était difficile de se rattraper. La première fois, elle avait fait une chute assez violente pour déchirer son pantalon au niveau du genou gauche. L'éraflure désormais recouverte d'une grosse croûte qui en résultait était douloureuse et lui infligeait un boitillement énervant, mais la seconde chute avait été pire. Tout ce qu'elle avait pu faire, cette fois, c'était passer le bras autour de Nimitz et projeter son épaule droite en avant de façon à atterrir dessus puis rouler plutôt que d'écraser le chat sous son poids. Jasper Mayhew avait surgi de nulle part pour l'aider à se relever et, bien qu'elle refusât de se faire dorloter plus qu'elle ne pouvait l'éviter, elle s'était autorisée à s'appuyer sur lui quelques secondes jusqu'à ce que la tête cesse de lui tourner. Elle testait maintenant prudemment son épaule, évaluant l'ecchymose et soulagée de ne pas détecter d'entorse comme elle l'avait d'abord craint, tout en pensant à leur progression. Elle ne voyait pas le ciel de là où elle se trouvait, mais ici et là la lumière des lunes de l'Enfer perçait le couvert des arbres pour dessiner de petites flaques argentées sur les troncs et le sous-bois. Shéol devait être presque couchée désormais, et Tartare ferait de même d'ici une heure. Il leur restait environ trois à quatre heures d'obscurité pour couvrir les quatre ou cinq kilomètres qui les séparaient du camp Brasier. Elle prit une profonde inspiration et se releva dans un effort. LaFollet inclina la tête en levant les yeux vers elle, et elle sourit à nouveau en lui tapotant l'épaule. — Je suis peut-être faible, Andrew, mais je ne suis pas encore décrépite. — Je ne l'ai jamais pensé, milady, assura-t-il. Je pense seulement que vous êtes trop têtue pour votre bien. » Il se releva souplement, l'évalua encore du regard pendant quelques secondes, puis il hocha la tête et se remit en marche sans ajouter un mot. « Voici donc le camp Brasier », murmura Honor. Les trois Graysoniens et elle-même étaient à plat ventre sur une petite colline raide à l'est de leur objectif. Elle posa le menton sur le dos de sa main tout en observant le camp. Plusieurs grands arbres poussaient au sommet de la colline, leur promettant une meilleure couverture et un peu d'ombre une fois que le soleil se lèverait, mais l'essentiel du relief était couvert d'herbes hautes comme un homme et raides comme des lames. En revanche, la zone entourant l'îlot de structures en contrebas avait manifestement été fauchée à l'installation du camp ; toutefois, deux ou trois ans avaient dû passer depuis le dernier entretien. Des bosquets d'arbrisseaux émergeaient à nouveau de I'herbe de la clairière, et la clôture entourant le camp était recouverte à l'ouest d'une épaisse couche de plantes grimpantes. Le tout donnait au site un air débraillé, négligé. D'un autre côté, songea-t-elle, les premières impressions peuvent être trompeuses. L'herbe avait été coupée ou piétinée pour former comme une douve de quinze mètres autour de la zone enclose, et on avait peut-être fait pousser cette plante sur la clôture à dessein. Quatre huttes plus grandes que les autres, construites à partir de matériaux locaux, se serraient le long de la clôture à cet endroit et, si elle ne se trompait pas, cette épaisseur de plantes grimpantes leur offrirait de l'ombre dès midi passé. Une piste d'atterrissage en béton céramisé ainsi que des espèces de hangars de stockage se dressaient au milieu de l'herbe à environ un kilomètre au nord du camp, et un réservoir d'eau en plastique occupait le centre du périmètre enclos sur de longues et fines pattes. Un moulin gémissait avec une patience infinie et sans âme sa plainte claire et désespérée dans le calme qui précédait l'aube, et de l'eau jaillissait d'un déversoir sur le réservoir. Le moulin fournissait manifestement l'énergie nécessaire pour garder le réservoir plein, mais il était tout aussi clair que nul n'avait utilisé cette énergie mécanique pour produire de l'électricité. La source des lumières qu'elle avait vues pendant leur approche était évidente depuis leur poste d'observation dissimulé par un peu plus de ces herbes hautes. La clôture comportait quatre portes situées aux quatre points cardinaux et soigneusement fermées pour l'instant. Des pistes en terre battue les reliaient pour former une intersection en forme de croix juste au sud du réservoir d'eau. Deux rangées de lanternes brillaient faiblement, fixées sur des poteaux de trois mètres de chaque côté des pistes, et deux lanternes plus vives de chaque côté marquaient l'intersection. « Combien sont-ils à votre avis, milady ? » demanda tout bas Carson Clinkscales. Il était fort peu probable qu'on puisse les entendre là où ils étaient, même si quelqu'un s'était trouvé éveillé pour écouter, mais ils parlaient néanmoins tous à voix basse. « Je ne sais pas », répondit-elle franchement. Nimitz était allongé près d'elle, et elle ôta la main de sous son menton pour lui gratter la mâchoire tout en réfléchissant à la question de l'enseigne. Les huttes étaient grandes. Selon que les prisonniers s'y serraient ou non, elles pouvaient contenir entre quinze et cinquante personnes. Alors coupons la poire en deux et disons à peu près trente. Dans ce cas.. « Mettons six ou sept cents », dit-elle enfin. Elle tourna la tête vers LaFollet, à plat ventre à sa droite. «  Andrew ? — Votre estimation vaut la mienne, milady. » Il haussa légèrement les épaules. Je dirais que vous êtes sans doute proche de la vérité, mais je pensais que chacun de ces camps était censé contenir plus de deux mille personnes. — Les autres, oui, répondit-elle, mais celui-ci est une autre affaire. Il ne s'agit pas d'une simple zone de détention mais d'un camp de redressement. — Eh bien, en tout cas, ils l'ont mis à l'endroit rêvé pour ça, milady ! murmura Clinkscales, et elle entendit sa main s'abattre sèchement sur un autre des insectes que Sarah DuChêne avait baptisés monstriques ». Par bonheur, ils ne formaient pas de nuées comme les moustiques de la vieille Terre auxquels ils ressemblaient, parce qu'une nuée de prédateurs assoiffés de sang d'une envergure plus large que la paume d’Honor aurait été fatale. D'un autre côté, il aurait été plus heureux encore qu'ils se rendent compte que, même si les humains avaient bon goût, ils ne pouvaient pas en vivre. D'ailleurs, le sang humain semblait les tuer rapidement... ce qui n'empêchait pas leurs imbéciles de parents de se précipiter pour boire un petit coup à leur tour. — Je pourrais sincèrement en venir à détester ce pays », ajouta l'enseigne sur un ton ironique, et elle gloussa. Clinkscales avait peut-être changé sur d'autres points encore, mais en tout cas il n'avait plus rien de la catastrophe ambulante qui avait intégré l’état-major de la dix-huitième escadre de croiseurs en tant qu'aide de camp timide et maladroit, et elle aimait bien le jeune homme solide qu'il était devenu. « Je soupçonne que c'était bien là l'intention des Havriens, répondit-elle, et un petit rire secoua le large torse de Clinkscales. D’un autre côté, je n'ai pas l'intention de me plaindre de leur logique alors qu'ils se sont montrés assez obligeants pour rassembler les gens que je voulais précisément rencontrer en un seul endroit agréable comme celui-ci. » Les trois autres hochèrent la tête, et Nimitz émit pour sa part un blic approbateur. Il apparaissait clairement d'après le mémo que Scotty Tremaine avait tiré des données du Tepes que SerSec se servait du camp Brasier pour se défaire des fauteurs de troubles sévissant dans tous les autres camps. Apparemment, les prisonniers qui perturbaient suffisamment le statu quo pour mettre leurs geôliers en rogne sans tout à fait donner à SerSec l'envie de les fusiller pour s'en débarrasser étaient envoyés au camp Brasier. La peine moyenne pour une première visite était d'une année locale – un peu moins d'un an T – et s'allongeait en cas de récidive; certains y avaient même été consignés de façon permanente. Ce qui était sans doute la véritable raison d'être du camp. Il s'agissait d'un châtiment moins radical que l'exécution, dont tout le monde connaissait l'existence, et y faire séjourner les mauvais sujets à intervalles plus ou moins réguliers maintenait sa réalité – et la menace – à l'esprit de tous. Quant à en laisser quelques-uns à demeure, la mesure sous-entendait que, même sur cette planète, SerSec pouvait toujours vous pourrir un peu plus la vie... et la laisser en l'état. Mais les maîtres de l'Enfer ignoraient que des rats couraient dans la charpente, songea Honor, l'œil brillant dangereusement dans l'obscurité. Ils n'imaginaient même pas qu'une poignée de naufragés pourraient vouloir se trouver des alliés locaux dans le but global de semer le plus gros bazar possible. Ni que les naufragés en question avaient détourné deux navettes d'assaut appartenant à SerSec... avec leurs pleins râteliers d'armes. S'il y avait bel et bien six cents personnes dans ce camp, alors Honor possédait juste assez de pulseurs et de carabines à impulsion – et autres lance-grenades, carabines à plasma et triples-canons – pour équiper chacun d'une arme. Une surprise qui ne ferait pas plaisir aux Havriens. Et ces rats ont les dents longues et acérées, messieurs, songea-t-elle, mauvaise. Si les gens qui peuplent ce camp sont bien les fauteurs de troubles que vous redoutiez, en tout cas. Et il n'y a qu'un seul moyen de le savoir, pas vrai ? « Très bien, dit-elle tout bas. Replions-nous sous les arbres et installons une forme ou une autre de couverture au-dessus de nos têtes. Je veux que nous disposions de toute l'ombre nécessaire quand le soleil se mettra vraiment à taper. Mais que cela reste discret. — Bien, milady. » LaFollet acquiesça puis adressa un signe de tête à Mayhew et Clinkscales, et les deux autres officiers disparurent du sommet de la colline. Lui-même resta immobile à côte d'Honor, la regardant inspecter encore une fois le site à travers ses jumelles électroniques, et il haussa un sourcil à son adresse. — Une idée de comment nous procédons exactement pour établir le contact, milady ? » demanda-t-il. Elle haussa les épaules. « Nous allons devoir jouer ça à l'oreille, mais nous avons assez à manger pour trois ou quatre jours et l'eau ne manque pas. » Elle désigna de la tête le ruisseau issu du réservoir et de la pompe là où il serpentait sous la clôture dans leur direction. « Je ne suis pas pressée. Nous allons les observer un moment, voir à quoi ils s'occupent. Idéalement, l'aimerais en attraper un ou deux isolés en dehors du camp et me faire une idée de la façon dont les choses sont organisées là-bas avant que nous n'y sautions à pieds joints. — Ça me paraît sensé, milady, fit-il au bout d'un moment. Jasper, Carson et moi prendrons les tours de garde une fois le camp établi. — Je peux... commença Honor, mais il secoua fermement la tête — Non, coupa-t-il d'une voix douce et monocorde. Vous aviez sans doute raison de vouloir nous accompagner, milady, niais nous pouvons faire ça aussi bien sans vous, et je veux que vous soyez reposée quand le moment viendra de parler à ces gens. Et je ne veux pas que vous exposiez Nimitz au soleil non plus. — C'est un coup bas », fit-elle au bout d'un moment; il sou- rit en montrant les dents. « Parce que vous ne me laissez guère le choix, milady, dit-il en pointant le pouce en direction des arbres. Et maintenant, en marche ! » ordonna-t-il. CHAPITRE DOUZE « Je parierais sur ces deux-là, Andrew », fit doucement Honor. C'était le matin de leur deuxième jour d'observation du camp Brasier, et elle était allongée sur la fourche d'un arbre à quatre mètres du sol, l'œil rivé à ses jumelles. LaFollet n'avait pas sauté de joie à l'idée de laisser son seigneur diminué d'un bras grimper à un arbre, pas plus qu'a celle de la voir lâcher le tronc pour tenir les jumelles à son œil, mais elle ne lui avait pas vraiment donné voix au chapitre. Déjà, elle lui avait permis de raider à grimper, et il la surveillait attentivement d'un peu plus haut. Et, il le reconnaissait, il n'y avait pas tant de chances qu'elle tombe. I ,es arbres de la région étaient très différents des vagues palmiers qui poussaient sur le site du premier atterrissage. Au lieu de troncs lisses, presque dépourvus de branches, ceux-ci avaient l'écorce dure, épaisse et velue, et des branches aplaties qui hérissaient le tronc dans toutes les directions. Plutôt que de s'effiler en pointe, leur feuillage leur donnait l'air d'immenses cônes retournés, car ils devenaient de plus en plus larges à mesure qu'ils montaient, et si les branches se faisaient moins épaisses, leur réseau s'étalait de plus en plus loin. Celle sur laquelle était perché son seigneur se trouvait assez bas dans ce réseau et était deux à trois fois plus large qu'elle – bref, elle tenait plus de l'étagère que de la branche ordinaire. Mais cela ne l'empêchait pas .de s'inquiéter. Il serra les dents et étouffa une nouvelle envie de protester, puis leva les yeux vers Nimitz. Le chat sylvestre se trouvait quelques mètres plus haut sur le tronc auquel il s'accrochait de ses membres valides, les griffes plantées dans l'écorce dure, et LaFollet avait pris un plaisir un peu pervers à voir Honor s'inquiéter pour lui tandis qu'il se hissait maladroitement dans l'arbre. C'était la première fois qu'il essayait de grimper depuis leur arrivée sur l'Enfer, et il s'en était beaucoup mieux tiré que LaFollet ne l'aurait cru en observant sa démarche hésitante au sol. Il paraissait encore maladroit au vu de sa grâce sinueuse habituelle, certes, et sa douleur évidente faisait encore souffrir l'homme d'armes tout au fond, mais Nimitz ne s'apitoyait pas sur lui-même. Il considérait manifestement que la machine était de nouveau en marche, bien que dans certaines limites, et il agita la queue avec un air indéniable d'amusement tout en adressant un petit blic à LaFollet. L'homme d'armes se détourna et protégea ses yeux d'une main pour observer les deux personnages que son seigneur étudiait avec tant d'attention. Il ne discernait pas beaucoup de détails depuis son poste de guet, mais il en voyait assez pour savoir qu'il s'agissait des deux mêmes qu'il avait vus la veille. L'homme était petit, chauve comme un œuf, la peau presque pourpre tant elle était noire, et il affichait une préférence pour les vêtements aux couleurs vives, voire criardes. La femme qui l'accompagnait mesurait au moins quinze centimètres de plus que lui, s'habillait en nuances de gris sombre et portait ses cheveux blonds en une tresse qui tombait jusqu'à la ceinture. Difficile d'imaginer un duo plus improbable, et LaFollet s'était demandé, le premier jour, ce qu'ils pouvaient bien faire à se déplacer lentement tout au bord de la zone défrichée du camp. Il n'avait toujours pas de réponse à cette question. On aurait cru qu'ils fouillaient des yeux la forêt au-delà des herbes hautes, à la recherche de quelque chose, mais leurs mouvements ne trahissaient aucune hâte. En fait, ils marchaient si lentement – et restaient si longtemps immobiles entre deux déplacements – qu'il n'était pas loin de penser que leur expérience de l'Enfer les avait poussés à la folie. « Vous êtes sûre de vouloir parler à ces deux-là, milady ? demanda-t-il enfin, essayant vainement de ne pas paraître dubitatif. — Je crois, oui, répondit calmement Honor. — Mais... ils ont l'air si... si... » LaFollet s'interrompit, incapable de trouver le terme qu'il cherchait, et Honor gloussa. « Paumés ? À l'ouest ? Cinglés ? suggéra-t-elle, et il esquissa un sourire amer en réponse à son ton taquin. — Pour tout dire, oui, milady, reconnut-il au bout d'un moment. Je veux dire, regardez-les. S'ils savaient que nous étions là et qu'ils nous cherchaient, ce serait une chose, mais ils ne peuvent pas le savoir. Ou alors c'est la paire d'éclaireurs la plus incompétente que j'aie jamais vue ! Se balader là au vu de tous en fixant les bois... » Il secoua la tête. « Vous n'avez peut-être pas tort, Andrew. Après tout, un séjour ici rendrait n'importe qui au moins un peu fou, mais je doute qu'ils soient aussi atteints que vous semblez le penser. Toutefois ce n'est pas vraiment pour ça que je les ai choisis. Regardez par vous-même. » Elle roula sur le flanc pour lui tendre les jumelles puis balaya du bras la zone défrichée. Les seules autres personnes là-bas sont toutes par groupes de quatre ou cinq au minimum, et chacune d'elles effectue manifestement Line tâche particulière. » LaFollet n'avait pas besoin des jumelles pour savoir qu'elle avait raison : cela se voyait à l'œil nu. Deux groupes de dix ou quinze personnes transportaient branches, lianes et feuilles semblables à des fougères depuis la jungle pendant que cinq autres, armées de longues lances, les protégeaient. Un autre groupe équipé de faucilles apparemment peu pratiques s'affairait à couper l'herbe aux abords de la zone défrichée près de la clôture, sous la protection d'une autre petite troupe armée de lances, et d'autres encore s'occupaient de tâches diverses, pour la plupart indiscernables à cette distance. Seule la paire sélectionnée par Lady Harrington n'était clairement pas impliquée dans ce genre de travail. « Non seulement ces deux-là sont seuls, poursuivit-elle, mais ils se dirigent probablement vers nous. Je pense que Jasper et vous pourrez les intercepter à peu près là... (elle désigna un bosquet qui se dressait au pied de leur colline) sans vous faire remarquer, et les inviter à monter me parler. — Les inviter ! » renifla LaFollet. Puis il secoua la tête d'un air résigné. « Très bien, milady. Tout ce que vous voudrez. » Honor, Nimitz sur les genoux, était assise sur une épaisse racine noueuse, adossée au tronc d'où elle partait, lorsque les deux prisonniers de guerre furent escortés vers elle. Ils se trouvaient encore trop loin pour qu'elle ressente clairement leurs émotions, mais la façon dont ils se mouvaient proclamait leur incertitude et leur méfiance. Ils restaient tout près l'un de l'autre, regardaient souvent par-dessus leur épaule, et l'homme avait passé le bras autour de la femme dans un geste protecteur qui aurait pu sembler ridicule, vu leur différence de taille, s'il avait été moins féroce. Jasper Mayhew les suivait, carabine à impulsion négligemment dégainée, mais son canon pointé de côté ne menaçait pas directement ses « invités », et Andrew LaFollet fermait la marche. Son homme d'armes, put-elle constater, avait ramassé les lances des PG. Il les avait reliées ensemble de façon à pouvoir les porter d'une main tout en tenant son pulseur de l'autre. Les lances étaient dotées de longues pointes en forme de feuille taillées dans une pierre blanc laiteux, et chacun des deux prisonniers de guerre portait un étui de ceinture vide. Honor jeta un nouveau regard à LaFollet et vit des couteaux ou des dagues de la même pierre blanche passés dans sa ceinture. Elle les regarda s'approcher, et Nimitz s'agita sur ses genoux, mal à l'aise. Elle explora le lien empathique qui les unissait et grimaça comme si elle avait pris un coup de poing en pleine figure. Elle avait déjà ressenti une peur similaire à celle de ces prisonniers de guerre, mais jamais une fureur si terrible, sombre et désespérée. Le tourbillon d'émotions était si violent qu'elle s'attendait presque à en voir un des deux s'enflammer spontanément – ou du moins se retourner pour charger Mayhew et LaFollet en une folle attaque suicide –, mais ils se maîtrisaient trop bien pour cela. Et peut-être y avait-il une raison autre que l'autodiscipline car, même au milieu de leur rage brûlante, elle devinait un minuscule petit quelque chose. De l'incertitude peut-être. Ou de la curiosité. Un sentiment, en tout cas, qui leur soufflait que ce qui était en train de se passer n'était peut-être pas ce qu'ils avaient tout d'abord cru. Ils atteignirent le sommet de la colline et s'arrêtèrent soudain cil apercevant Honor et Nimitz. Ils se regardèrent, et la femme lit une remarque à voix trop basse pour qu'Honor l'entende, mais elle sentit l'étincelle de curiosité grandir et comprit que c'était la vue de Nimitz qui l'avait amplifiée. Mayhew lui dit quelque chose en réponse, sur un ton courtois mais pressant, et ils se remirent en route, marchant droit vers elle. Elle cala Nimitz dans le creux de son bras, se leva et sentit un autre éclair de surprise et de curiosité les traverser alors qu'ils cuiraient à l'ombre de son arbre et s'arrêtaient à trois ou quatre mètres, les yeux rivés sur elle. La femme se secoua alors et inclina la tête de côté. « Mais qui êtes-vous, à la fin ? » demanda-t-elle d'une voix douce et interrogative. L'anglais standard était le langage interstellaire de l'humanité depuis les premiers jours de la Diaspora. Une évolution inévitable car ça avait été la langue internationale de la vieille Terre et elle avait migré vers les autres astres du système solaire bien avant de partir pour les étoiles. Sur bien des mondes et dans beaucoup de nations, les citoyens parlaient entre eux d'autres langues – l'allemand dans l'Empire andermien, par exemple, l'espagnol sur Saint-Martin, le français sur La Nouvelle-Dijon, le chinois et le japonais sur Kirin et Nagasaki, et l'hébreu dans la Ligue judéenne – mais tout être humain instruit parlait l'anglais standard. Et, pour la plupart, les enregistrements électroniques ainsi que le mot imprimé en avaient maintenu une prononciation assez proche d'un monde à l'autre pour en faire une véritable langue universelle. Mais Honor devait fournir un gros effort de concentration pour suivre l'accent épais de cette femme. Elle n'en avait jamais entendu de semblable, et elle se demanda quelle était sa langue maternelle. Toutefois, elle ne pouvait pas laisser ce détail la distraire ; elle se dressa donc de toute sa taille et les salua de la tête. « Je m'appelle Harrington, énonça-t-elle calmement. Commodore Harrington, Flotte royale manticorienne. — Flotte royale manticorienne ? » Cette fois, la voix de la femme était dure, et Honor décela de sa part un nouvel accès de colère – et de mépris – lorsque ses yeux tombèrent sur son pantalon noir de SerSec. « Sûrement, oui, dit-elle au bout d'un moment, le regard gris et dur. — Oui, c'est vrai, répondit Honor sur le même ton calme. Et quoi que vous en pensiez, l'habit ne fait pas forcément le moine. Nous avons dû faire avec les uniformes que nous avons pu... comme qui dirait... réquisitionner, je le crains. » La femme la contempla en silence, l'œil dur, pendant encore quelques secondes, puis ses sourcils se relevèrent soudain dans une expression de surprise. « Attendez, vous avez dit "Harrington". Vous êtes Honor Harrington ? fit-elle brusquement, et ce fut au tour d'Honor d'écarquiller les yeux consternée. — C'était le cas la dernière fois que j'ai vérifié », répondit-elle prudemment. Elle jeta un coup d'œil à Mayhew derrière les nouveaux venus, le sourcil haussé, mais le Graysonien se contenta de secouer la tête. « Mon Dieu », murmura la femme avant de se retourner vers min compagnon. Il lui rendit son regard sans un mot, puis abaissa les épaules et leva les mains en un geste d'ignorance. « Puis-je vous demander par quel hasard vous connaissez mon prénom ? s'enquit Honor au bout d'un moment, et la femme se retourna vivement pour lui faire face. — Une vingtaine de prisonniers manticoriens ont été largués dans mon dernier camp juste avant que les "pattes noires" ne m'envoient à Brasier, répondit-elle lentement, les yeux étrécis, fixés sur le visage d'Honor. Ils avaient beaucoup à dire sur votre compte – si vous êtes bien l'Honor Harrington dont ils parlaient. Ils disaient que vous aviez détruit un croiseur de combat havrien avec un croiseur lourd avant même le début de la guerre, puis que vous aviez mis en pièces une force d'intervention havrienne a un endroit du nom de Hancock. Et ils disaient que vous aviez un drôle d'animal familier », ajouta-t-elle en fixant Nimitz. Elle s'arrêta et inclina la tête d'un air agressif. « C'est vous ? — Le récit est un peu enjolivé, mais je dirais que oui », répondit Honor encore plus prudemment. Il ne lui était jamais venu à l'idée que quiconque sur cette planète avait déjà entendu parler d'elle, et elle ne s'était pas préparée à l'enthousiasme féroce et exultant que son nom semblait avoir éveillé chez cette blonde aux traits sévères. « je n'avais pas le commandement à Hancock – j'étais le capitaine de pavillon de l'amiral Sarnow – et j'ai reçu beaucoup d'aide dans l'affrontement du croiseur de combat. Et puis Nimitz n'est pas un "animal familier". Mais oui, je crois être celle dont vous parlez. — Bon sang, souffla la femme. Bon sang ! Je savais bien qu'il n'était pas issu d'une branche de l'évolution sur cette planète ! » puis son exultation s'évanouit et son visage se fit froid et amer. « Alors ces salauds vous ont eue aussi, lança-t-elle, hargneuse. — Oui et non, répondit Honor. Comme vous l'avez peut-être remarqué, nous sommes un peu mieux équipés que vous ne semblez l'être. » LaFollet l'avait rejointe pendant la conversation, et elle lui tendit Nimitz avant de prendre les lances. Elle les soupesa un moment, puis les rendit à son homme d'armes et désigna la crosse du pulseur qu'elle gardait dans son étui, mais elle ne s'attendait pas à la réaction de son interlocutrice. « Oh mon Dieu, vous en avez abattu une, pas vrai ? dit-elle, l'air parfaitement horrifié. — Abattu quoi ? répéta Honor. — Abattu une des navettes de ravitaillement, répondit durement la femme, dont l'expression d'horreur et les émotions s'étaient faites accusatrices. — Non, nous n'avons pas abattu de navette de ravitaillement, répondit Honor. — Mais bien sûr, ironisa la blonde. Vous avez trouvé ces armes à l'état sauvage, dans la jungle ! — Non, nous les avons prises aux Havriens, fit calmement Honor. Mais nous l'avons fait avant même de pénétrer dans l'atmosphère de la planète. » Les deux prisonniers de guerre la regardaient fixement comme s'ils avaient affaire à une folle, et le coin vivant de sa bouche dessina un sourire sinistre. « Vous n'auriez pas vu une assez forte explosion là-haut il y a environ cinq mois T, par hasard ? demanda-t-elle en désignant du pouce le ciel invisible au-delà des branches. — Ouais, répondit très lentement la femme, étirant le mot, les yeux de nouveau étrécis. À vrai dire, on en a vu plus d'une. Pourquoi ? — Parce que c'était nous, en train d'arriver », fit simplement Honor. LaFollet changea légèrement de position à ses côtés, et elle sentit qu'il n'était pas content. Il ne voulait pas qu'elle en dise autant si vite sur leur compte à ces étrangers, mais Honor se contenta de lui effleurer l'épaule. Il cessa de s'agiter, et elle lui adressa un bref sourire. À moins qu'elle ne décide qu'elle pouvait pleinement se fier à ces deux-là, ils retourneraient avec elle ci ses compagnons aux navettes cachées, à la pointe du fusil si nécessaire. Mais pour l'instant elle devait les convaincre qu'elle disait vrai parce que, si elle n'y parvenait pas, ils ne lui levaient jamais confiance et elle ne pourrait jamais leur faire confiance. « Vous ? » La femme plissa le front, incrédule, et elle hocha la tète. « nous. Les Havriens nous ont capturés dans le système d'Adler et nous ont confiés à SerSec pour expédition ici. Ils comptaient bien me pendre à l'arrivée, mais certains de mes hommes avaient... d'autres plans. — D'autres plans ? » Honor hocha encore la tête : « Disons simplement que l'un de tics MP s'y connaît en informatique. Il a eu accès au réseau du vaisseau et a désactivé tout le système. Dans la confusion, le reste des miens m'a sortie d'isolement, a pris le contrôle d'un hangar d'appontement, volé des navettes et fait sauter le bâtiment en partant. Elle ressentit de nouveau un terrible chagrin pour la perte de ceux qui étaient morts afin de permettre la réussite de l'opération, mais elle n'en laissa rien paraître sur son visage. Pas maintenant. Pas tant qu'elle n'avait pas convaincu ces gens qu'elle leur disait la vérité. « Et ils ont fait ça comment, au juste ? » s'enquit la femme, manifestement sceptique. Honor lui adressa un sourire ironique. « Ils ont démontré ce qui se passe quand on active les bandes gravifiques d'une pinasse à l'intérieur d'un hangar d'appontement », répondit-elle très doucement. Son interlocutrice ne montra aucune réaction pendant deux ou trois secondes, puis de grimaça comme si elle venait de recevoir un coup de poing dans le ventre. « Mon Dieu! souffla-t-elle. Mais ça a... — Tué tous ceux qui étaient à bord, termina Honor à sa place d'un air sinistre. C'est exact. Nous avons détruit le vaisseau tout entier... et personne sur la planète ne sait que nous en sommes sortis – et descendus – vivants. Avec, comme je le disais, un équipement un peu supérieur à celui dont vous semblez disposer. — Comment le savez-vous ? » fit l'homme, qui s'exprimait pour la première fois. Son élocution ressemblait à celle de sa compagne, mais plus pâteuse encore et plus dure à suivre, et il eut un geste impatient quand Honor inclina la tête en le regardant, interrogative. « Comment savez-vous qu'ils ne sont pas au courant ? précisa-t-il avec son accent presque incompréhensible, très lentement et en s'efforçant de toute évidence d'être clair. — Disons simplement que nous avons vérifié leur courrier, répondit Honor. — A/lais ça veut dire... » La femme la regarda fixement puis se tourna brusquement vers son compagnon. « Henri, ils ont une pinasse ! siffla-t-elle. Doux Jésus,» ont une pinasse ! — Mais... » commença Henri avant de s'arrêter net. Ils s'entre-regardèrent, l'air parfaitement abasourdis, puis se retournèrent vers Honor comme un seul homme, et cette fois le soupçon et la crainte avaient fait place à une excitation sans bornes. ‹, C'est ça, n'est-ce pas ? demanda la femme. Vous avez une pinasse et... Mon Dieu, vous devez avoir l'équipement de com qui va avec ! — Quelque chose dans ce goût-là », répondit Honor en l'observant avec attention, intérieurement stupéfaite de la vitesse à laquelle elle avait tiré les conclusions qui s'imposaient. Certes il devait être évident que, s'ils s'étaient posés sans que lès Havriens le sachent, ils devaient au moins disposer d'une capsule de sauvetage, mais cette femme avait surmonté surprise et incrédulité pour rassembler tous les indices beaucoup plus vite qu'Honor ne l'aurait cru possible. Était-ce parce que son drôle (l'accent lui donnait l'air d'une plouc sans instruction venue d'une planète perdue dont les écoles ne pouvaient même pas enseigner un anglais standard correct ? « Mais que faites-vous... » reprit la blonde d'un air absent, comme si elle se parlait à elle-même. Puis elle s'arrêta de nouveau. « Évidemment, dit-elle tout doucement. Évidemment. Vous cherchez du personnel, n'est-ce pas, commodore ? Et vous vous êtes dit que le camp Brasier était le meilleur endroit où le recruter ? — Quelque chose dans ce goût-là », répéta Honor, encore une fois stupéfaite et s'efforçant de ne pas le montrer. Elle ignorait depuis combien de temps cette femme était prisonnière, mais la captivité n'avait manifestement pas émoussé ses capacités intellectuelles. Eh bien, les bras m'en tombent », dit la femme comme une prière, et elle s'avança si vite que même LaFollet n'eut pas le temps de réagir. Honor sentit son homme d'armes se crisper à côté d'elle, mais la blonde tendit simplement la main droite, et Honor goûta le plaisir échevelé, presque maniaque, qui la traversait. « Ravie de faire votre connaissance, commodore Harrington. Absolument ravie ! Je m'appelle Benson. Harriet Benson. Et voici Henri Dessouix, ajouta-t-elle avec son accent pâteux en désignant son compagnon de la tête. Il y a environ deux vies de 0, j'étais capitaine de vaisseau dans la flotte du système de Pégase, et Henri était lieutenant chez les fusiliers de Gaston. Je suis coincée sur ce misérable caillou depuis quelque chose comme soixante-cinq ans, et je ne me suis jamais autant réjouie de ma vie de faire la connaissance de quiconque ! » CHAPITRE TREIZE « Voilà à peu près tout ce qu'il y a à en dire », conclut Benson un quart d'heure plus tard. Les présentations complètes avaient été faites, et les deux prisonniers de guerre étaient assis en tailleur sous l'ombre du même arbre qu'Honor tandis que LaFollet se tenait derrière elle, attentif, et que Mayhew et Clinkscales montaient la garde. « J'étais assez bête – et aussi assez jeune, stupide et mécontente – pour me joindre à ceux qui tentaient d'organiser un mouvement de résistance après la reddition, et SécInt m'a jetée ici en un clin d'œil. » Elle grimaça. « Si j'avais su que personne ne réussirait à tenir leur foutue flotte en échec pendant les cinquante années qui suivraient, j'aurais sans doute plutôt gardé profil bas à l'époque. » Honor acquiesça. Elle n'avait qu'une vague idée de la localisation du système de Pégase, mais elle le savait proche de Havre : ça avait été l'un des tout premiers trophées de la République populaire. Et vu le goût des émotions d'Harriet Benson et l'acier qu'elle devinait au cœur de son aînée, elle se doutait que le capitaine de vaisseau aurait tenté de résister à l'ennemi qu'elle ait ou non connu l'avenir. « Et vous, lieutenant ? demanda-t-elle poliment en regardant Dessouix. — Henri est arrivé ici environ dix ans après moi », répondit Benson à sa place. L'espace de quelques instants, Honor s'étonna légèrement de son intervention, mais Dessouix se contenta de hocher la tête avec un petit sourire, et ses émotions ne trahissaient aucun ressentiment. Était-ce à cause de son accent ? Il était certes beaucoup plus épais que celui de Benson, ci il avait peut-être pris l'habitude de la laisser parler pour lui. — En venant d'où ? — De Toulon, dans le système de Gaston, répondit Benson. Quand les Havriens ont attaqué Toulon, les forces spatiales de Gaston leur ont opposé une meilleure résistance que nous à Pégase. Mais bon, dit-elle en faisant la moue, ils savaient que ces salauds arrivaient. De notre côté, on n'en a rien su avant l'apparition de la première force d'intervention. » Elle ressassa en silence pendant quelques instants puis haussa lus épaules. « Bref. Henri servait dans un détachement de fusiliers à bord d'un de leurs vaisseaux. — Le Dague, précisa Dessouix. — Oui, le Dague. » Benson hocha la tête. « Et quand le gouvernement du système s'est rendu, le commandant du Dague a ordre de se plier à l'ordre de cesser le feu. Elle a mené une campagne de frappes isolées contre la flotte marchande havrienne pendant plus d'une année T avant qu'ils ne finissent par la coincée et mettre le Dague en morceaux. Les Havriens les ont fusillés pour piraterie, elle et ses officiers supérieurs, et les officiers subalternes ont été envoyés ici, où ils ne pouvaient plus causer de problèmes. Je crois que nous nous sommes rencontrés – quoi, environ dix ans T, Henri ? – après cela. — À peu près dix ans, confirma Dessouix. Ils m'ont transféré dans ton camp pour me séparer de mes hommes. — Et comment avez-vous tous les deux échoué au camp Brasier? s'enquit Honor au bout d'un moment. — Oh, j'ai toujours été une fauteuse de troubles, commodore, fit Benson avec un petit sourire amer avant de poser la main sur l'épaule de Dessouix. Henri pourra vous le confirmer. — Arrête de dire ça. » Le ton était ferme, et Dessouix détachait soigneusement chaque mot comme s'il était déterminé à rendre compréhensible son drôle d'anglais standard. « Ce n'était pas ta faute, ma bien-aimée*. J'ai pris ma décision tout seul, Harriet. Comme nous tous. — Et c'est moi qui vous y ai tous poussés », répondit-elle d'une voix monocorde. Puis elle prit une brusque inspiration et secoua la tête. « Bref, il a tort, dame Honor. Mais mon Henri, c'est un homme têtu. — Parce que tu ne l'es pas, toi ? renifla Dessouix avec un peu moins de force. — Pas un homme, en tout cas », fit remarquer Benson, esquissant lentement un petit sourire. C'était le premier qu'Honor lui voyait, et il transforma son visage de sévère en presque doux. « J'avais remarqué », répondit sèchement Dessouix, et Benson se mit à rire. Puis elle se retourna vers Honor. Mais vous vouliez savoir comment j'ai atterri ici. La réponse est très simple, je le crains. Affreuse mais simple. Vous voyez, ni SécInt ni les nouveaux salauds de SerSec n'ont jamais vu la moindre raison de se soucier d'un détail comme les accords de Deneb. À leurs yeux nous ne sommes pas des prisonniers mais des objets. Ils peuvent nous faire ce que bon leur semble sans qu'aucun de leurs "officiers supérieurs" ne fasse seulement mine de leur taper sur les doigts. Alors quand on est jolie et qu'un des pattes noires se met à vous convoiter... » Elle haussa les épaules, et le visage d'Honor se fit plus dur que la pierre. Benson plongea un instant son regard dans son œil valide puis hocha la tête. « Exactement », dit-elle d'une voix dure. Elle détourna les yeux et prit une profonde inspiration. Honor sentit la discipline de fer que l'autre femme devait déployer pour étouffer la rage qui menaçait d'exploser en elle. « J'étais l'officier le plus gradé de notre ancien camp, ce qui faisait de moi le commandant, reprit-elle au bout d'un moment, la voix calme grâce à un gros effort de volonté, et il y avait deux autres prisonniers, des amis, qui m'aidaient à gérer le camp. C'étaient des jumeaux, un frère et une sœur. Je n'ai jamais très bien su de quelle planète ils étaient originaires. je crois qu'il s'agissait de Havre même, mais ils ne l'ont jamais dit. Je pense qu'ils avaient peur, même ici, mais je savais qu'ils étaient prisonniers politiques et non militaires. Ils n'auraient vraiment pas dû se trouver dans le même camp que nous autres PG, mais ils ("laient sur la planète depuis longtemps – presque aussi longtemps que moi – et SécInt ne prenait pas tant soin de nous séparer au début. Bref, ils étaient tous les deux beaux et, contrairement à moi, ils avaient bénéficié du traitement prolong de deuxième génération. Elle porta la main à sa natte blonde. De près, Honor y voyait (les cheveux blancs, bien qu'ils fussent difficiles à discerner des blonds, et le visage bronzé de Benson était plus vieux qu'elle ne l'avait d'abord cru. Pas étonnant, si elle avait subi un prolong de première génération, comme Hamish Alexander. Pourquoi faut-il que je pense à lui dans un moment pareil? se demanda-t-elle, nais la question ne fit que lui traverser l'esprit, et elle garda l'œil fixé sur Benson. « Toujours est-il qu'il y a – combien, Henri ? six ans ? » Elle regarda Dessouix, qui acquiesça, puis se retourna vers Honor. « Il y a six années locales environ, l'un de ces nouveaux salauds de pattes noires a décidé qu'il voulait la sœur. C'était le mécanicien navigant de la tournée de ravitaillement, et il lui a ordonné de monter dans la navette pour le vol de retour vers Styx. » Honor bougea légèrement, sourcil arqué, et Benson s'interrompit, la regardant à son tour d'un air interrogateur. — Je ne voulais pas vous interrompre, fit Honor, s'excusant à demi. Mais nous avions cru comprendre qu'aucun prisonnier n'était admis sur Styx. — Les prisonniers, non. Les esclaves, si, répondit durement Benson. Nous ignorons combien — sans doute pas plus de deux cents — et j'imagine que cela va à l'encontre des directives officielles, mais ce n'est pas ça qui les arrête. Ces malades se prennent pour des dieux, commodore. Ils peuvent faire tout ce qu'ils veulent — tout — et ils ne voient pas de raison de s'en priver. Alors ils amènent sur Styx un nombre juste suffisant d'entre nous pour faire le sale boulot... et chauffer leur lit. — Je comprends. La voix d'Honor, glaciale, semblait coupante comme un scalpel. » Je crois que vous comprenez, en effet, répondit Benson avec une moue amère. Bref, ce salopard a ordonné à Amy de monter à bord, et elle a paniqué. Personne ne revient jamais de Styx, dame Honor, alors elle a essayé de s'enfuir, mais il ne l'entendait pas de cette oreille. Il a couru après elle, et Adam s'est jeté sur lui. C'était sans doute stupide, mais il aimait sa sœur et il savait très bien pourquoi ce salaud en avait après elle. Il a même réussi à mettre le Havrien au tapis... et c'est à ce moment-là que le pilote est sorti de la navette armé d'une carabine à impulsion et l'a réduit en bouillie. » Elle se tut une fois de plus, les yeux rivés sur ses mains. — Je voulais tous les tuer, dit-elle d'une voix soudain froide et distante. J'avais envie de les tirer de leur foutue navette et de les mettre en pièces à mains nues, et nous aurions pu le faire. » Elle releva les yeux vers Honor et lui adressa un sourire cadavérique. Oh oui, ça a déjà été fait, commodore. Deux fois. Mais les Havriens ont une politique très simple. C'est pour cette raison que j'étais si furieuse quand j'ai cru que vous aviez abattu un de leurs vols de ravitaillement, parce que si vous frappez l'une de leurs navettes, aucune autre ne viendra plus jamais à votre camp. Point. Ils vous rayent simplement d'un trait, fit-elle en agitant la main droite, et quand les vivres n'arrivent plus... » Sa voix mourut, et elle haussa les épaules. « j'étais au courant, et je savais donc que nous ne pouvions pas investir la navette, même si ces enflures de meurtriers, ces malades le méritaient. Mais je ne pouvais pas non plus les laisser prendre Amy — pas après qu'Adam était mort pour elle. Alors, quand ils ont voulu recommencer à courir après elle, je les ai bloqués. — Bloqués ? répéta Honor, et Dessouix eut un rire dur. — Elle s'est plantée au milieu du chemin de ces bâtards*, dit-il avec une fierté féroce juste sous leur sale nez. Elle refusait de bouger. J'ai cru qu'ils allaient lui tirer dessus, mais elle ne reculait pas d'un centimètre. — Et Henri non plus. Il s'est avancé près de moi, puis deux aunes l'ont imité, et une douzaine, jusqu'à ce que finalement nous soyons deux ou trois cents. Nous n'avons pas levé le petit doigt, pas même quand ils ont essayé de se frayer un chemin à coups de crosse. Nous restions simplement là, et quelqu'un d'autre prenait la place et refusait de les laisser passer. Et ils ont fini par abandonner, ils sont partis. » Elle se releva vers Honor ses yeux gris brillant du souvenir de ce moment, de la solidarité de ses compagnons derrière elle, puis son regard retomba, et Honor sentit l'amertume de ses émotions comme de la soude sur son lien avec Nimitz. « Mais ils nous l'ont fait payer, dit-elle doucement. Ils ont quand même cessé les livraisons. » Elle inspira encore profondément. Vous avez remarqué notre accent, à Henri et moi ? — Eh bien, oui, pour tout dire », reconnut Honor, manquant de tact sous l'effet de la surprise face à ce passage du coq à l’âne Benson se mit à rire sans joie. « Ce n'est pas un accent mais un défaut d'élocution. Vous n'êtes sans doute pas sur la planète depuis assez longtemps pour vous en rendre compte, mais il y a une plante que nous pouvons manger et au moins partiellement métaboliser. Nous l'appelons la "fausse patate" et elle a un goût de... Non, vous ne voulez pas vraiment savoir quel goût elle a... et pour ma part je préférerais l'oublier. Mais pour une raison obscure, notre système digestif parvient à l'assimiler – partiellement, comme je vous disais – et on peut même en vivre pendant un certain temps. Pas longtemps, mais si on s'en sert pour faire durer des aliments de type terrestre, elle peut aider à tenir. Hélas, elle contient une espèce de toxine qui s'accumule dans le cerveau et affecte les centres de la. parole presque comme une attaque cérébrale. Il n'y a pas beaucoup de médecins sur la planète, et je n'ai jamais eu l'occasion de parler à quelqu'un d'un autre camp, alors j'ignore s'ils ont seulement découvert que l'homme pouvait manger ces fichus machins, et encore moins pourquoi ou comment ils nous affectent exactement. Mais nous connaissions leur existence et, quand les vols de ravitaillement ont cessé, nous n'avons pas eu d'autre choix que d'en manger. C'était soit ça, soit se manger entre nous, ajouta-t-elle d'une voix dépourvue de toute émotion, et nous n'y étions pas encore prêts. — Ils l'étaient dans les autres camps, les deux autres que les tiges noires* ont laissés mourir de faim, fit doucement Henri à l'adresse d'Honor, et Benson hocha la tête. — Oui, en effet. À la fin. Nous le savons parce que ces tarés de Havriens en ont tourné des puces holo et nous ont forcés à les regarder pour être bien sûrs que leur petite démonstration ferait son effet. — Doux Seigneur », murmura LaFollet derrière Honor, et l'estomac de la Manticorienne se souleva, mais elle n'en laissa rien paraître sur son visage. Elle se contenta de regarder Benson el d'attendre, et elle la sentit puiser son sang-froid dans son propre calme apparent. « Nous avons tenu trois mois, dit-elle enfin, et chaque mois ces salauds passaient au-dessus de nous comme pour nous ravitailler, mais ils planaient simplement là et nous regardaient d'en haut. Nous savions tous ce qu'ils voulaient, et les gens sont les mêmes partout, commodore. Certains voulaient céder et livrer Amy avant que nous ne crevions tous, mais les autres... » Les autres étaient bien trop têtus, trop fous, et ils en avaient marre de se faire traiter ainsi. Nous refusions de la livrer. Bon Dieu, nous refusions même de la laisser se livrer, parce que nous étions certains du sort qu'elle subirait quand ils l'auraient amenée sur Styx. » Elle se tut encore, ressassant le poison froid de ses vieux souvenirs. « je pense que nous étions tous un peu cinglés. En tout cas, moi, je l'étais. Comprenez : ça ne rimait à rien que deux mille personnes se laissent mourir de faim – ou s'empoisonnent à petit feu avec ces maudites fausses patates – simplement pour un protéger une. Mais c'était... je ne sais pas. Une question de principe, j'imagine. Nous ne pouvions pas nous y résoudre – pas si nous voulions encore nous considérer comme des êtres humains. » Et puis Amy a pris une décision à notre place. » Les mains de Benson étaient comme des serres sur ses genoux, on n'entendait plus que le vent dans les feuilles et le gazouillis dur et distant d'une créature des forêts de l'Enfer. « Quand la navette est revenue la quatrième fois, elle s'est avancée là où l'équipage pouvait la voir, fit Benson d'une voix mécanique comme une succession de coups de marteau sur de la ferraille. Elle nous a pris par surprise, elle s'est faufilée jusqu'à la piste d'atterrissage avant que nous puissions l'en empêcher et elle est restée plantée là, à les regarder descendre. Puis, quand la navette s'est posée, elle a tiré son couteau... (elle désigna du menton les armes que LaFollet portait encore à la ceinture) et s'est tranché la gorge devant eux. » Andrew LaFollet inspira brutalement, et Honor sentit la surprise et la fureur se déchaîner en lui. Il était graysonien, le produit d'une société qui protégeait les femmes – parfois contre leurs propres souhaits – avec fanatisme depuis près de mille ans, et l'histoire de Benson l'avait frappé comme un coup de poing. — Ils sont partis, fit-elle d'un air absent. Ils ont décollé et l'ont laissée allongée là comme un animal égorgé. Et ils ont encore attendu un mois, nous laissant penser qu'elle s'était sacrifiée pour rien, avant de reprendre les tournées de ravitaillement. » Elle découvrit les dents en une grimace. Onze de mes compagnons sont morts de faim ce dernier mois, commodore. Nous n'avions perdu personne jusque-là, mais onze périrent. Quinze autres se suicidèrent plutôt que de mourir de faim, persuadés que le ravitaillement ne reprendrait jamais, et c'est exactement ce que cherchaient ces salopards, ces assassins ! — Doucement, ma petite* », intervint tout bas Henri. Il tendit le bras, emprisonna sa main entre ses doigts sombres et puissants et la serra. Benson se mordit un moment la lèvre puis haussa les épaules avec colère. — En tout cas, c'est comme ça qu'Henri et moi nous sommes retrouvés ici, dame Honor. Nous sommes condamnés à perpétuité, parce qu'ils nous ont traînés au camp Brasier, nous les "meneurs", à titre d'exemple supplémentaire pour les autres. — Je vois, dit calmement Honor. — Je pense en effet, commodore », répondit Benson en la regardant. Elles soutinrent chacune le regard de l'autre pendant quelques secondes, puis Honor prit un peu de recul par rapport a l'intensité du moment. — Évidemment, j'ai encore beaucoup de questions », dit-elle en s'efforçant d'adopter un ton aussi naturel que sa bouche à demi figée le lui permettait. Eh bien, quelle bande de bras cassés nous formons ! songea-t-elle dans un éclair d'humour. Benson et Dessouix peinent à cause de leurs fausses patates, et moi à cause des dégâts subis par mes terminaisons nerveuses. Mon Dieu, c'est déjà un miracle que nous nous comprenions nous-mêmes, alors que dire des autres ! Nimitz suivit le cours de ses pensées et émit un petit Hic rieur depuis ses genoux; elle se secoua. — Comme je le disais, j'ai encore des questions, dit-elle plus naturellement, mais il y en a une à laquelle j'espère que vous pourrez répondre tout de suite. — C'est-à-dire ? s'enquit Benson. — Que faisiez-vous au juste, le lieutenant Dessouix et vous, pendant mes hommes vous ont... disons... invités à venir me parler ? — Ce qu'on faisait ? répéta Benson sans comprendre. — Oui. Nous avons compris certaines des activités par là-bas, fit Honor en agitant la main en direction de la clairière devant le camp, mais le lieutenant et vous nous avez laissés perplexes. — Oh, ça ! » Le visage de Benson s'éclaira, puis elle se mit à ire avec une certaine gêne. Nous faisions... eh bien, nous appelons ça de l'ornithologie, dame Honor. — De l'ornithologie ? » Honor prit un air étonné, et Benson haussa les épaules. — Eh bien, ce ne sont pas des oiseaux, bien sûr. Il n'y a pas d'oiseau sur cette planète. Mais ils s'en rapprochent assez, et ils même jolis. » Elle haussa encore les épaules. C'est un centre d'intérêt que nous partageons – un passe-temps, pourrait-on dire – et hier et aujourd'hui étaient nos journées de repos, alors nous avons décidé de voir si nous ne pourrions pas observer un ménage que nous avons vu fouiller les herbes-lames ces deux dernières semaines. Vous savez, n'est-ce pas, que toutes les formes de vie locales sont trisexuelles ? » Son visage s'anima d'un intérêt sincère. « À vrai dire, il y a quatre sexes, mais nous pensons que seuls trois d'entre eux sont réellement impliqués dans la procréation, expliqua-t-elle. Le quatrième est un neutre, mais c'est celui-là qui s'occupe d'élever les petits chez l'équivalent des mammifères, et il semble aussi chasser et explorer pour les autres. Le taux de natalité pour les quatre sexes paraît déterminé par une espèce de mécanisme biologique qui... » Elle s'interrompit brusquement et s'empourpra. Le résultat sur son visage sévère de commandant était fascinant, et Dessouix rit avec ravissement. « Vous voyez, dame Honor ? dit-il au bout d'un moment. Même ici, certains ont des passions. — Oui, je vois ça », répondit Honor avec un de ses demi-sourires. Puis elle s'adossa contre l'arbre et les observa tous les deux pendant quelques secondes muettes tout en réfléchissant. Nimitz appuya son menton sur le genou de sa compagne, le corps vibrant d'un ronronnement très discret par rapport à la normale. Les émotions de Benson et Dessouix l'avaient malmené comme un fouet pendant qu'ils expliquaient comment ils étaient arrivés au camp Brasier, mais il avait résisté à l'orage et restait désormais calmement allongé sur les genoux d'Honor, détendu. Il était à l'aise avec ces gens, comprit-elle. Et, à dire vrai, elle aussi. Elle devinait des courants sombres et dangereux chez Benson comme Dessouix, des blessures profondes, et la rage lugubre et sans pardon d'un fou furieux rôdait dans le cœur de Benson. Mais elle la tenait sous un contrôle de fer, Honor le savait. Et pour ne pas développer ce genre de trouble en plus de soixante ans sur ce caillou paumé, il faut être soi-même psychopathe. Et l'important pour l'instant c'était qu'Honor savait grâce à Nimitz que tout ce qu'ils lui avaient dit était vrai. Mieux encore, elle devinait la curiosité qu'ils avaient réussi à verrouiller, la montagne de questions qu'ils brûlaient de lui poser. Et leur espoir terrible que peut-être, oui, peut-être, son irruption dans leur vie signifiait... quelque chose. Ils ignoraient encore quoi mais ils avaient soif de pouvoir, même brièvement, s'en prendre en retour à leurs geôliers d'une façon ou d'une autre. Et après avoir entendu leur histoire, Honor le comprenait très bien. « Êtes-vous aussi l'officier le plus gradé ici, au camp Brasier ? demanda-t-elle à Benson. « Non », répondit le capitaine de vaisseau, et Honor se résigna intérieurement. Ca aurait sans doute été trop demander aux dieux du hasard que de lui faire attraper le commandant du camp pour premier contact. « En fait, j'imagine que je suis l'officier le plus ancien en grade par certains aspects, reprit Benson au bout d'un moment. Je faisais partie du deuxième contingent de prisonniers militaires envoyés sur cette maudite planète, donc j'imagine que, techniquement, je suis "plus ancienne en grade" que quiconque ici. Mais le condamné à perpétuité le plus gradé de Brasier est un type du nom de Ramirez, un commodore de Saint-Martin. Elle eut un sourire ironique. « En un sens, je pense qu'ils ont construit Brasier spécialement pour lui, puce qu'il s'est très, très mal conduit quand les Havriens ont essayé de prendre l'Étoile de Trévor. C'était l'officier survivant le plus gradé de la force d'intervention qui couvrait le terminus du nœud de votre trou de ver dans le système de l'Étoile de Trévor pendant que les derniers vaisseaux de réfugiés s'y précipitaient, et il a fait plus de vagues quand ils l'ont largué sur la planète qu'Henri et moi n'en avons jamais fait. — Il a l'air impressionnant, fit Honor, puis elle inclina la tête et regarda ses deux "invités". Seriez-vous prêts, tous les deux, à me servir d'émissaires auprès de lui ? Benson et Dessouix se regardèrent un moment, puis haussèrent les épaules presque à l'unisson et se retournèrent vers Honor. — Qu'avez-vous en tête exactement ? demanda Benson avec une certaine prudence. — D'après ce que vous avez dit, il semble peu probable que les Havriens aient des espions au camp Brasier, répondit Honor. Si j'étais le responsable, j'en aurais mis, ou au moins installé des dispositifs d'écoute, mais il ne me semble pas que SerSec soit réellement très à cheval sur la sécurité. — Oui et non, dame Honor, fit Benson. Ils sont suprêmement arrogants, et Dieu m'est témoin qu'Henri et moi savons qu'ils se moquent totalement de ce qu'ils nous font et de nos sentiments à cet égard. Et, en effet, je ne pense pas qu'ils aient des espions ni des micros dans le camp. Mais ils pourraient, et ils ne prennent aucun risque quand il s'agit de leur sécurité personnelle en dehors de Styx. Seul un camp rempli de parfaits cinglés essaierait de s'attaquer à l'une de leurs navettes de ravitaillement. Même s'ils la prenaient, ils n'iraient nulle part avec, et ils n'obtiendraient qu'un mois de vivres, alors que tout le monde dans les camps sait que les Havriens les laisseraient tous mourir de faim en cas d'assaut. Mais ils viennent armés, et ils tirent sur quiconque a l'air de représenter une menace. Nous avons besoin de nos lances pour nous défendre contre les prédateurs locaux – ils n'ont pas encore compris qu'ils nous digéraient mal – et nos couteaux sont des outils de survie, ajouta-t-elle en désignant les armes à la ceinture de LaFollet. Mais qu'une seule lame se retrouve à moins de cent mètres de la piste d'atterrissage et ils l'arroseront d'un tir de pulseur lourd et tueront tous les prisonniers présents dans la zone d'atterrissage avant de se poser. » Elle haussa les épaules. « Comme je vous le disais, tout le monde se fout de ce que les pattes noires nous font subir. — Je tâcherai de m'en souvenir, dit sombrement Honor, et le moment approche peut-être où certains de ces pattes noires vont devoir reconnaître leurs erreurs. » Le coin droit de ses lèvres se releva, découvrant ses dents. «ce qui importe pour l’instant c'est que nous ne pouvons pas prendre le risque de nous tromper quant à leur surveillance ou non de Brasier, or j'ai vraiment besoin de parler à ce commodore Ramirez. Seriez-vous d'accord pour l'inviter à monter ici me rencontrer ce soir ? Et pourriez-vous le convaincre de le faire sans rien en trahir, au cas où les Havriens auraient mis le camp sur écoute ? — Oui et encore oui, répondit aussitôt Benson. -- Bien ! Honor tendit la main, et le capitaine de Pégase la secoua fermement. Puis ils se levèrent tous les trois et Honor sourit à LaFollet. « Rendez leurs lances à nos amis, Andrew. Je crois qu'ils sont de notre côté. — Bien, milady. » LaFollet adressa un demi-salut de la tête à Benson et lui tendit les lances, puis il tira les couteaux de sa ulnaire et les lui passa. « Et si je puis me permettre, ajouta-t-il avec une confiance née de sa foi en la capacité de son seigneur et du chat sylvestre à lire les émotions des autres, je suis bien content de les voir avec nous plutôt que contre nous ! » CHAPITRE QUATORZE L'homme qui grimpait la colline derrière Benson et Dessouix dans le soleil couchant était titanesque. Honor se disait que c'était simplement le soleil dans son dos pendant l'ascension qui lui donnait l'air d'un géant sans visage ou d'un troll sorti d'un terrifiant conte pour enfants, mais elle fut forcée de réviser son jugement à mesure qu'il approchait. Il mesurait cinq bons centimètres de plus qu'elle, et ce n'était qu'un début, car Saint-Martin était l'une des planètes à plus forte gravité jamais colonisées. Même les gens comme Honor – les descendants de colons génétiquement modifiés pour s'adapter à ces planètes avant que l'humanité ne renonce à cette pratique –, même eux ne pouvaient pas respirer l'atmosphère de Saint-Martin au niveau de la mer. Elle était trop dense et présentait des concentrations mortelles de dioxyde de carbone et même d'oxygène. La population de Saint-Martin s'était donc installée au sommet des montagnes et sur les hauts plateaux de son immense planète, et sa constitution physique reflétait la gravité qui l'avait vue naître. À l'image de l'homme qui venait d'atteindre le sommet de la colline et s'arrêta net en la voyant. Elle sentit sa surprise, mais il ne s'agissait que de surprise, pas de stupéfaction. Enfin, de la surprise et une curiosité intense et maîtrisée. Elle ignorait ce que Benson et Dessouix lui avaient raconté pour l'amener jusqu'ici, et ils ne lui avaient manifestement pas tout dit, sinon il n'aurait pas été surpris, mais il avait assimilé l'information dans la foulée avec une souplesse mentale qu'Honor ne pouvait que lui envier. « Et qui êtes-vous donc ? » Sa voix ressemblait à un grondement souterrain, comme on pouvait s'y attendre de la part d'un homme qui devait bien peser ses cent quatre-vingts kilos, mais l'accent de Saint-Martin lui conférait une douceur musicale. Honor avait déjà entendu cet accent – le plus récemment dans la bouche d'un garde de SerSec depuis décédé, au goût prononcé pour le sadisme. Pourtant, à l'entendre maintenant, cette voix avait quelque chose de... Elle s'approcha en se décalant un peu sur le côté pour ne plus avoir la lumière du soleil dans et elle inspira brusquement en discernant enfin clairement son visage. Il portait une barbe soignée, mais cela ne suffisait pas à masquer ses traits, et elle entendit LaFollet étouffer brutalement un juron en voyant à son tour le nouveau venu pour la première fois. Ce n'est pas possible, se dit-elle. C'est juste... Et puis il est mort. tout le monde le sait! Cette éventualité ne m'a même jamais traversé l'esprit... et pourquoi l'aurait-elle fait? C'est un nom de famille répandu sur Saint-Martin, et quelles sont les chances que je... Elle se reprit vigoureusement en main et s'imposa de répondre. « Harrington, s'entendit-elle déclarer sur un ton presque engourdi. Honor Harrington. — Harrington ? » Le H initial disparut dans les réverbérations graves et musicales de sa voix. Puis ses yeux marron s'étrécirent lorsqu'il aperçut le pulseur dans son étui... et le pantalon et le Tee-shirt de SerSec qu'elle portait. Son regard passa aussitôt à la carabine à impulsion de LaFollet, et derrière lui à Mayhew et clinkscales, et il porta vivement la main au manche de son cou-eau de pierre. La lame quitta son étui, et Honor sentit l'éruption soudaine des émotions de Ramirez : choc, trahison, fureur, et une détermination sinistre et terrible. Il s'élança en avant, 'nais Honor leva la main devant elle. « Stop ! » aboya-t-elle. L'ordre déchira l'air du soir comme un coup de tonnerre, étoffé par trente ans d'expérience du commandement. C'était la voix d'un commandant – une voix qui savait qu'on lui obéirait – et le géant hésita un instant. Un tout petit instant... mais cela suffit à Andrew LaFollet pour lever le canon de sa carabine à impulsion et le mettre en joue. « Salauds ! » Sa voix n'avait plus rien de doux et ses yeux brûlaient de rage, mais il se maîtrisait de nouveau. La haine ne le pousserait pas à tenter une attaque furieuse, mais il tourna la tête vers Benson et Dessouix et leur montra les dents. « Un instant, commodore ! » fit durement Honor. Il reporta aussitôt son attention vers elle, presque contre son gré, et elle eut un demi-sourire. « Je ne vous reproche pas de vous montrer méfiant, continua-t-elle sur un ton plus normal. Je me méfierais moi aussi, à votre place. Mais vous ne m'avez pas laissée terminer les présentations. Je suis officier de la Flotte royale manticorienne et non de SerSec. — Ah bon? » Sa réponse dégoulinait d'incrédulité, et il inclina la tête de côté. Est-ce que je vais devoir en passer par là avec tous ceux à qui je me présente sur cette planète ? se demanda Honor. Mais elle contrôla son exaspération et acquiesça calmement. « Oui, dit-elle, et, comme je l'ai expliqué au capitaine de vaisseau Benson et au lieutenant Dessouix un peu plus tôt, j'ai une proposition à vous faire. — Je n'en doute pas, répondit-il d'une voix monocorde, et cette fois elle laissa transparaître son exaspération. — Commodore Ramirez, quelle raison les Havriens pourraient-ils bien avoir de vous attirer ici en se faisant passer pour des Manticoriens ? S'ils voulaient vous voir morts, ils n'auraient qu'à cesser leurs livraisons ! Ou s'ils étaient trop impatients pour cela, je suis sûre qu'un peu de napalm ou quelques grappes de sous-munitions antipersonnel – ou une bonne vieille attaque au sol par l'infanterie, bon sang – feraient l'affaire ! — Sans doute », dit-il, toujours sur le même ton, et Honor sentit la colère qui l'écrasait comme une avalanche de rochers. Cet homme avait appris à haïr. Sa haine ne le contrôlait peut-être pas, mais elle faisait partie de lui – et c'était le cas depuis si longtemps que sa certitude qu'elle appartenait à SerSec l'empêchait de réfléchir sereinement. « Écoutez, dit-elle, nous devons parler, vous et moi. Parler, commodore. Nous pouvons nous entraider et, avec un peu de chance, je crois, nous pourrions même réussir à quitter définitivement cette planète. Mais pour que cela se produise, vous devez au moins envisager la possibilité que mes hommes et moi ne soyons pas havriens. — Pas havriens, mais comme par hasard vous débarquez en uniforme de patte noire avec des armes havriennes sur une planète qu'eux seuls savent trouver. Bien sûr, vous n'en êtes pas. » Honor le fixa une dizaine de secondes en fulminant, puis elle leva le bras, exaspérée. « Oui, c'est exactement ça! fit-elle d'une voix tranchante. Et si vous n'étiez pas aussi tête de mule et impossible à raisonner que votre fils, vous vous en rendriez compte ! — Mon quoi? » Il la regarda, sa méfiance instinctive enfin ébranlée par ce passage du coq à l'âne. « Votre fils, répéta Honor. Tomas Santiago Ramirez. » Le commodore Ramirez ouvrit de grands yeux ébahis, et elle soupira. « Je le connais bien, commodore. D'ailleurs, j'ai même fait la connaissance de votre femme, Rosario, ainsi que d'Elena et Josépha. — Tomas... » souffla-t-il. Puis il cligna des yeux et se reprit. « Vous connaissez mon petit Tomacito? — Il n'est plus vraiment "petit". En fait, il n'est pas loin de faire votre taille. Moins grand, mais vous êtes tous les deux bâtis comme des murs de pierre. Et il est aussi colonel des fusiliers royaux manticoriens. — Mais... » Ramirez secoua de nouveau la tête comme un boxeur sonné, et Honor émit un gloussement de sympathie. « Croyez-moi, monsieur. Vous ne pouvez pas être plus surpris que moi de notre rencontre. Votre famille vous croit mort depuis que Havre a pris l'Étoile de Trévor. — Ils s'en sont sortis ? » Ramirez la regardait fixement, la suppliant de lui dire que c'était vrai. « Ils ont atteint Manticore ? Ils... » Sa voix se brisa, et il se frotta le visage. « Ils s'en sont sortis, fit doucement Honor, et Tomas est l'un de mes plus proches amis. » Elle eut un sourire ironique. « J'imagine que j'aurais dû comprendre que vous étiez le "commodore Ramirez" dont parlait le capitaine Benson dès que j'ai entendu votre nom. Si Tomas était sur cette planète, je suis sûr qu'il se retrouverait lui aussi au camp Brasier. Mais qui aurait cru que... » Elle secoua la tête. « Mais... » Ramirez s'interrompit et prit une longue inspiration, et Honor posa la main sur son épaule, qu'elle pressa quelques instants. Puis elle désigna du menton les racines de l'arbre sous et dans lequel elle avait passé la journée. « Asseyez-vous dans mon bureau, là, et je vous raconterai tout. » Jésus Ramirez, songea Honor une heure plus tard, ressemblait vraiment beaucoup à son fils. Par bien des côtés, Tomas Ramirez était l'un des hommes les plus doux et faciles à vivre qu'elle eût jamais rencontrés, sauf en ce qui concernait la République populaire de Havre. Tomas s'était engagé chez les fusiliers manticoriens pour une seule raison : il croyait la guerre contre la RPH inévitable, et il avait voué sa vie à la destruction de la République populaire et de ses œuvres avec une dévotion inébranlable qui semblait parfois un peu trop confiner à l'obsession pour la tranquillité d'esprit Honor. Maintenant, elle savait d'où il la tenait, se dit-elle avec ironie, et elle s'adossa contre le tronc tandis que le père de Tomas digérait ce qu'elle lui avait raconté. « je me demande quelles étaient les probabilités, se dit-elle une fois de plus. Ramirez a déjà accompli un exploit en parvenant à survivre pour atteindre l'Enfer, mais que je tombe sur lui de cette façon... Elle secoua la tête dans l'obscurité qui était tombée après le coucher du soleil. D'un autre côté, j'ai toujours soupçonné Dieu d'avoir un drôle de sens de l'humour. Et si Ramirez devait arriver sur la planète – sans se faire exécuter pour avoir causé des problèmes –, il était sans doute inévitable qu'il finisse au camp Brasier. Et vu que j'ai précisément besoin de « fauteurs de troubles » si je compte réussir mon opération, j'imagine qu'il était tout aussi inévitable que nous nous rencontrions. « D'accord, je comprends ce que vous voulez, commodore Harrington, tonna soudain la voix grave dans le noir, mais comprenez-vous ce qui se passera si vous essayez et que vous échouez ? — Nous mourrons tous, répondit sereinement Honor. — Il ne s'agit pas simplement de mourir, commodore. Si nous avons de la chance, ils nous abattront pendant les combats. Si nous n'en avons pas, nous serons le troisième camp Kilkenny. — Kilkenny ? » répéta Honor. Ramirez se mit à rire sans humour. « C'est le terme qu'utilisent les pattes noires pour les camps auxquels ils cessent de fournir des vivres. Ils appellent ça l'approvisionnement façon "chat de Kilkenny*". Vous connaissez cette histoire qui vient de la vieille Terre ? — Oui, fit Honor, écœurée. Oui, je la connais. * D'après l'histoire de deux chats de la ville irlandaise de Kilkenny, qui se seraient battus jusqu'à ce qu'il ne reste d'eux que leur queue. (NdT.) — Eh bien, ils trouvent ça drôle, en tout cas. Mais l'important c'est que vous sachiez pour quels enjeux vous vous risquez dans le cas présent, parce que si vous échouez – si nous échouons –, tous les êtres humains de ce camp paieront le prix en même temps que nous. » Il soupira bruyamment. « Et il valait sans doute mieux qu'il en soit ainsi, reconnut-il. Sinon, si je n'avais eu à me soucier que de ce qu'il adviendrait de moi, j'aurais probablement fait quelque chose d'éminemment stupide depuis des années. Et dans ce cas, avec qui pourriez-vous tenter cette opération... éminemment stupide ? » Une lueur d'humour dériva vers elle dans la nuit, portée par son lien avec Nimitz, et elle sourit. « Elle n'est pas si stupide que ça, commodore. — Non... si elle marche. Mais sinon... » Elle devina son haussement d'épaules invisible. Puis il resta muet pendant près de deux minutes, et elle le laissa ainsi car elle sentait l'intensité de sa réflexion alors qu'il examinait de nouveau le plan qu'elle avait ébauché pour lui, le retournant dans tous les sens afin d'en envisager tous les aspects. « Vous savez, dit-il enfin, songeur, le plus fou, c'est que ça pourrait bien marcher. Il n'y a pas de position de repli en cas d'échec, mais, si tout se passe bien, voire à moitié bien, ça pourrait réellement fonctionner. — J'aime à penser que je m'accorde en général au moins une petite chance de réussir, fit sèchement Honor, et il se mit à rire doucement. — Je n'en doute pas, commodore. Mais j'étais comme vous, et regardez où j'ai fini ! — C'est assez juste. Mais, si je puis me permettre, commodore, je vous suggère de voir en l'Enfer non pas l'endroit où vous avez "fini", mais une étape temporaire que vous allez quitter avec nous. — Je vois que vous êtes une optimiste. » Ramirez se tut de nouveau pour réfléchir, puis il frappa des mains dans un bruit soudain et surprenant semblable à une explosion. « D'accord, commodore Harrington ! Si vous êtes assez folle pour essayer, j'imagine que je suis assez fou pour vous aider. — Bien, fit Honor avant de poursuivre sur un ton prudent : Il reste encore un détail, commodore. — Oui ? » Sa voix ne laissait rien paraître, mais Honor percevait les émotions qui la sous-tendaient, et, parmi elles, étouffé, un sentiment auquel elle ne s'attendait pas : l'amusement espiègle. « Oui, dit-elle fermement. Nous devons régler la question du commandement. — Je vois. » Il s'adossa, formant un bloc d'obscurité plus solide à côté d'elle en croisant les jambes et reposant les bras sur son torse massif. « Eh bien, j'imagine que nous devrions prendre en compte notre ancienneté en grade relative, dans ce cas, répondit-il poliment. Je suis personnellement commodore depuis 870 post Diaspora. Et vous ? — Je n'avais que onze ans en 1870! protesta Honor. — Vraiment? fit-il d'une voix moqueuse. Alors je crois que je suis commodore depuis un peu plus longtemps que vous. — Eh bien, oui, mais... je veux dire... sauf votre respect, vous êtes coincé sur cette planète depuis quarante ans, commodore ! Il y a eu des changements, des évolutions dans... » Elle s'arrêta et serra les dents. Faut-il que je lui dise que je suis amiral dans la flotte de Grayson ? Mais si je fais ça maintenant, je vais avoir l'air de... « Oh, ne vous inquiétez pas tant, commodore Harrington ! Ramirez éclata de rire, interrompant le cours de ses pensées. « Vous avez raison, bien sûr. Ma dernière expérience opérationnelle date d'il y a si longtemps que j'aurais du mal à retrouver le pont d'état-major. Et puis c'est vous et vos hommes qui avez réussi à descendre ici avec les navettes et les armes qui pourraient bien faire le succès de ce projet. » Il secoua la tête dans le noir, et sa voix – comme ses émotions, qu'Honor captait grâce à Nimitz – était parfaitement sérieuse quand il reprit : « Si vous parvenez réellement à mener cette opération à bien, vous aurez sans nul doute gagné le droit de commander, dit-il. Et s'il est une chose que nous ne pouvons pas nous permettre,- c'est la division dans nos rangs ou la compétition pour l'autorité entre vous et moi. Je suis peut-être techniquement plus ancien en grade que vous, mais j'accepterai volontiers votre autorité. — Et vous me soutiendrez après l'opération initiale ? le pressa-t-elle. Ce qui se passera alors sera plus capital encore que la phase préliminaire – en tout cas si nous comptons quitter la planète –, et on ne dirige pas ce genre de campagne à plusieurs. » Elle s'interrompit un moment puis reprit posément : « Il y a autre chose encore. Je me rends très bien compte que vous et des milliers d'autres sur cette planète aurez vos propres idées quant à ce qu'il faut faire des Havriens et comment. Mais si nous devons arriver à un stade qui nous offre véritablement une chance de quitter l'Enfer, notre structure de commandement devra tenir jusqu'au bout... y compris sur le plan "intérieur". — Alors on a peut-être un problème, fit carrément Ramirez. Parce que vous avez raison. Ceux d'entre nous qui ont passé des années sur cette planète ont bel et bien des comptes à régler avec la garnison. Si vous sous-entendez que vous essaierez d'empêcher cela... — Ce n'est pas ce que j'ai dit. Le capitaine Benson m'a donné une idée du traitement que les Havriens infligent à leurs prisonniers, et j'en ai eu une petite expérience pour ma part, avant même qu'ils ne me fassent prisonnière. Mais qu'ils aient pris sur eux de violer les accords de Deneb ne me libère pas, moi, en tant qu'officier manticorien, de mon obligation de les respecter. J'ai failli l'oublier en une occasion. Et même si je jugeais alors – et je juge toujours – ma réaction parfaitement justifiée sur un plan personnel, elle aurait constitué une violation de mon serment d'officier. Je ne vais pas laisser ça se reproduire, commodore Ramirez. Pas sous mon commandement. — Alors vous avez... commença Ramirez, mais Honor l'interrompit. — Laissez-moi finir, commodore ! le coupa-t-elle, et il se tut. Comme je vous le disais, je dois observer les accords de Deneb, mais, si j'ai bonne mémoire, ces accords prévoient le châtiment de ceux qui les violent tant qu'il résulte d'une action en justice. Je sais que la plupart des autorités légales interprètent cette clause comme signifiant que les personnes accusées de violation des accords doivent être jugées par des tribunaux civils après la fin des hostilités. Toutefois, nous sommes dans une situation de conflit... et je suis à peu près sûre qu'il y a suffisamment d'officiers sur la planète, issus de diverses organisations militaires, pour nous permettre de former une cour martiale digne de ce nom. — Une cour martiale ? répéta Ramirez, et elle hocha la tête. — Exactement. Comprenez bien que toute cour martiale formée sous mon autorité ne sera rien d'autre : une cour où tous les aspects légaux, y compris les droits de l'accusé, seront scrupuleusement respectés. Et, en admettant que des verdicts de culpabilité tombent, les peines infligées seront celles prévues par les codes juridiques concernés. Nous agirons en êtres humains civilisés, et nous punirons les crimes plutôt que de les aggraver en commettant à notre tour des actes de barbarie. — Je vois. Et vous n'en démordrez pas ? — Non, monsieur, dit-elle sans ciller. — Bien «, répondit-il sereinement. Elle haussa le sourcil. « Un procès honnête et légal, voilà qui dépasse ce que nous avons jamais espéré pour ces gens, expliqua-t-il comme s'il avait vu sa surprise malgré l'obscurité. Nous pensions que personne ne parlerait jamais en notre nom, que personne ne leur demanderait jamais de comptes pour tous ceux qu'ils ont violés et assassinés sur ce foutu coin d'enfer. Offrez-nous cette occasion, commodore Harrington, et cela vaudra le coup même si nous ne quittons jamais cette planète et que SerSec revient nous tuer plus tard. Mais en admettant que nous survivions tous à cette épreuve, je veux pouvoir me regarder dans le miroir dans dix ans et ne pas mépriser l'homme que j'y verrai; or, si vous me laissez faire ce que j'ai envie de faire à ces salopards, je ne pourrai pas. » Honor laissa échapper un long soupir de soulagement, car ses émotions confirmaient ses propos. Il était sincère. « Et les autres prisonniers de cette planète partageront-ils votre opinion ? demanda-t-elle au bout d'un moment. — Sans doute pas tous, reconnut-il. Mais, si vous réussissez, vous aurez l'autorité morale nécessaire pour les maintenir dans le rang, à mon avis. Et sinon... » Sa voix se fit plus sombre, mais il poursuivit sans ciller : « Sinon, vous posséderez toujours toutes les armes et le seul moyen de quitter la planète. Je ne pense pas que beaucoup d'entre nous s'élèveraient contre une telle combinaison juste pour lyncher des pattes noires, même si nous les haïssons. — Je vois. Dans ce cas, puis-je vous considérer de la partie, commodore Ramirez ? — Vous pouvez, commodore Harrington. » Une main de la taille d'une pelle émergea de l'obscurité, et elle la serra fermement, sentant sa force tout en savourant la détermination et la sincérité qui l'animaient. LIVRE TROIS CHAPITRE QUINZE « Merci d'être venu, citoyen amiral. Et vous aussi, citoyen commissaire. — De rien, citoyenne ministre », répondit le citoyen amiral Javier Giscard, comme s'il avait eu le choix face à une « invitation » du ministre de la Guerre de la République. Son commissaire du peuple, Héloïse Pritchart, une femme à la peau noire et aux cheveux platine, se contenta d'un hochement de tête muet. En tant que représentant direct (» espion » étant un terme beaucoup trop grossier – et adéquat) du comité de salut public dans l'état-major de Giscard, elle se situait techniquement hors de la chaîne de commandement et faisait ses rapports à Oscar Saint-Just lui-même plutôt qu'à Esther McQueen. Mais l'étoile de McQueen était manifestement en phase ascendante – du moins pour l'instant. Pritchart le savait comme tout le monde, de même qu'elle savait cette femme réputée pour outrepasser les limites de son autorité personnelle, et ses yeux bleus restaient circonspects. McQueen le nota avec intérêt en faisant signe à ses hôtes de prendre place dans les fauteuils qui faisaient face à son bureau, et elle s'abstint soigneusement de regarder son propre chien de garde issu de SerSec. Érasme Fontein était son gardien politique depuis l'assassinat de Harris ou presque, et elle avait fini par se rendre compte ces douze derniers mois qu'il était infiniment plus compétent – et dangereux – que son air abruti ne le laissait penser. Elle ne l'avait jamais vraiment sous-estimé, mais... Non, c'était faux. Elle avait toujours su qu'il devait être au moins un peu plus malin qu'il ne choisissait de le paraître, mais elle avait sous-estimé l'ampleur du camouflage. Et si cette erreur de jugement ne lui avait pas été fatale, c'était uniquement parce qu'elle avait l'habitude de toujours imaginer le pire et donc d'utiliser des lignes de communication doublement, voire triplement sécurisées. Bon, également parce qu'elle était la meilleure à son poste dans la République populaire. Et puis Fontein avait lui aussi découvert qu'elle était plus dangereuse qu'il ne s'y attendait, alors ils étaient quittes, d'une certaine façon. Et le fait que Saint-Just ne l'avait pas remplacé en découvrant combien Fontein l'avait sous-estimée en disait long sur la foi qu'il avait en son agent. Évidemment, si Fontein avait recommandé que je sois purgée avant l'affaire des niveleurs, il n'y aurait même plus de comité de salut public aujourd'hui. Je me demande comment la décision a été prise. Est-ce qu'il a marqué des points pour ne pas m'avoir jugée dangereuse quand j'ai prouvé ma « loyauté » au comité ? Ou pour m'avoir soutenue quand je suis intervenue contre les cinglés de LeBceztf ? Ou peut-être l'un a-t-il compensé l'autre ? Elle se mit à rire intérieurement. Peut-être qu'on lui avait simplement collé celui dont on pensait qu'il la connaissait le mieux, en partant du principe que, s'étant fait rouler une fois, il ne se laisserait pas avoir une seconde fois. Enfin, cela importait peu. Elle avait des projets pour le citoyen commissaire Fontein, le moment venu... de même qu'il en avait sûrement pour elle si elle abattait ses cartes trop tôt. Bah, si le jeu était simple, n'importe qui pourrait jouer et on se bousculerait! « Si je vous ai demandé de venir, citoyen amiral, dit-elle une fois que ses invités eurent pris place, c'est pour discuter avec vous d'une nouvelle opération. Une opération susceptible selon moi d'avoir un impact majeur sur la guerre. » Elle s'interrompit, les yeux fixés sur Giscard pour exclure Pritchart et Fontein de la discussion. Faire semblant que les amiraux étaient toujours aux commandes des flottes faisait partie du jeu, même si tout le monde savait que l'autorité était désormais exercée par le comité. Bien sûr, c'était un des éléments que McQueen comptait bien changer. Mais Giscard ne pouvait pas le savoir, n'est-ce pas ? Et même s'il l'avait su, il ne l'en aurait peut-être pas crue capable. Il la regardait maintenant sans accorder ne serait-ce qu'un coup d'œil à Pritchart, et il inclina la tête de côté. Il était grand —un peu plus d'un mètre quatre-vingt-dix — mais mince, le visage osseux et le nez busqué. Ce visage formait un excellent masque devant ses pensées, mais ses yeux noisette étaient une autre histoire. Ils observaient McQueen avec la vigilance et la prudence d'un homme qui a déjà échappé de peu au désastre après qu'on l'eut désigné comme bouc émissaire pour l'échec d'une opération censée elle aussi avoir « un impact majeur sur la guerre ». « L'une des raisons pour lesquelles je vous ai choisi, reprit aussitôt McQueen, c'est que vous êtes un spécialiste des raids sur le commerce ennemi. Je me rends compte que les opérations en Silésie n'ont pas tourné comme tout le monde l'avait espéré, mais on peut difficilement vous en tenir responsable, et j'ai fait part de mon opinion sur ce point au citoyen président Pierre. » Une lueur passa au fond des yeux noisette à cette annonce, et McQueen dissimula un sourire. Ce qu'elle venait de dire était l'exacte vérité, parce que Giscard était un commandant de trop grande valeur pour qu'on s'en débarrasse à cause d'une opération ratée. Et il n'était pas responsable de cet échec — même son chien de garde, Pritchart, l'avait dit. Il restait peut-être un espoir pour la République si un commissaire du peuple était prêt à défendre un commandant de flotte en soulignant que la responsabilité de « son» échec incombait aux imbéciles qui avaient rédigé ses ordres. Bon, ça et puis les navires-Q manticoriens dont nul ne connaissait l'existence. Sans compter Honor Harrington, reconnut intérieurement McQueen. Mais, au moins, celle-là ne fait plus partie de l'équation... et Giscard est toujours là. Pas si mal pour le système à la noix avec lequel nous devons composer. « Merci, citoyenne ministre, fit Giscard au bout d'un moment. — Ne me remerciez pas pour avoir dit la vérité, citoyen amiral, répondit-elle, découvrant les dents en un sourire qui trahissait une personnalité de fer. Attelez-vous simplement à votre tâche de toute votre énergie et prouvez-nous à tous les deux que c'était bel et bien la vérité. — Je ferai de mon mieux, madame, répondit Giscard avant de sourire, ironique. Évidemment, j'aurai une meilleure chance d'y arriver quand j'en saurai suffisamment sur cette opération pour décider par où commencer. — Je n'en doute pas, fit McQueen en souriant à son tour, et c'est exactement ce pourquoi je vous ai invité – ainsi que la citoyenne commissaire Pritchart. Si vous voulez bien me suivre ? Elle se leva et, par la vertu d'une sorte d'aura personnelle magique, tous les autres – y compris Érasme Fontein – s'écartèrent pour la laisser contourner son bureau et ouvrir le chemin vers la porte. C'était elle la plus petite, et de loin : une femme mince, fine, qui mesurait quinze bons centimètres de moins que Pritchart, pourtant elle les dominait sans fournir d'effort apparent tandis qu'elle les guidait le long d'un petit couloir. Je suis impressionné, reconnut intérieurement Giscard. Il n'avait jamais servi sous les ordres de McQueen, bien que leurs chemins se soient croisés une fois ou deux avant l'assassinat de Harris, et il ne la connaissait pas bien. Pas personnellement, en tout cas, car seul un imbécile aurait omis d'étudier soigneuse ment le personnage depuis qu'elle avait été nommée ministre de la Guerre. Il croyait volontiers les histoires qu'il avait entendues concernant son ambition, mais il ne s'attendait pas vraiment au magnétisme qu'elle dégageait. Bien sûr, le dégager trop ouvertement pourrait être très mauvais, songea-t-il. Bizarrement, je vois mal SerSec apprécier l'idée d'un ministre de la Guerre charismatique qui se trouve aussi avoir un palmarès irréprochable au combat. Ils atteignirent le bout du couloir, et un fusilier en faction se mit au garde-à-vous pendant que McQueen entrait un code bref sur un boîtier à côté d'une porte anonyme. La porte s'ouvrit en silence, et Giscard et Pritchart entrèrent à la suite de McQueen et Fontein dans une salle de briefing vaste et bien équipée. Le citoyen amiral Ivan Bukato et une demi-douzaine d'autres officiers (dont le moins gradé était capitaine de vaisseau) attendaient assis autour d'une grande table de conférence, et des plaques nominatives marquaient les places réservées à Giscard et Pritchart. McQueen gagna vivement la tête de table et s'assit dans un immense et confortable fauteuil noir qui la faisait paraître plus frêle encore, puis fit signe à ses invités de prendre place à leur tour. Fontein s'installa dans un fauteuil tout aussi impressionnant à sa droite, et Giscard se retrouva encadré à droite par la ministre, à gauche par Pritchart. Leurs fauteuils à eux étaient toutefois beaucoup moins luxueux que ceux destinés à leurs supérieurs. — Citoyen amiral Giscard, je crois que vous connaissez le citoyen amiral Bukato ? fit McQueen. — En effet, madame. Le citoyen et moi-même nous sommes déjà rencontrés, répondit Giscard en saluant de la tête celui qui était de fait le chef d'état-major de la flotte havrienne. — Vous aurez l'occasion d'apprendre à bien connaître le reste de l'assemblée dans le mois à venir, poursuivit McQueen, mais pour l'instant je veux surtout vous offrir une vue d'ensemble de ce que nous avons en tête. Citoyen amiral Bukato ? — Merci, citoyenne ministre. » Bukato tapa une ligne de commande sur le terminal devant lui, et les lumières de la pièce faiblirent. Un instant plus tard, un hologramme complexe apparaissait au-dessus de l'immense table. Il consistait essentiellement en une carte stellaire à petite échelle montrant le quartier occidental de la République populaire et le territoire de l'Alliance manticorienne jusqu'à la frontière silésienne, mais il y avait également des éléments secondaires. Des représentations graphiques de la force comparée des vaisseaux des deux adversaires, classe à classe, comprit Giscard, et pour chaque type d'unité le nombre mis sur la touche pour réparations ou révision. Il se carra dans son fauteuil pour étudier l'holo et sentit Pritchart faire de même à ses côtés. Contrairement à bien des officiers de la Flotte populaire, Giscard avait hâte d'entendre les impressions et avis de son commissaire. En partie parce que Pritchart possédait un des esprits les plus brillants qu'il lui eût été donné de rencontrer et repérait souvent des détails que les œillères professionnelles d'un officier spatial de formation pouvaient le pousser à négliger, ce qui contribuait à expliquer qu'elle formait avec lui l'une des rares équipes de commandement vraiment fluides de la Flotte populaire. Toutefois, il avait d'autres raisons d'apprécier ses interventions. — Comme vous pouvez le constater, citoyen amiral Giscard, fit Bukato au bout d'un moment, alors que les Manticoriens se sont beaucoup enfoncés dans notre territoire depuis le début de la guerre, ils n'ont guère poussé plus loin depuis la prise de l'Étoile de Trévor. De l'avis de nos analystes, cela reflète leur besoin de marquer une pause, réparer leur matériel, reprendre leur souffle, remplacer les pertes et, de manière générale, consolider leur position avant de reprendre les opérations offensives. De plus, une opinion minoritaire mais assez répandue veut qu'ils se montrent un peu moins offensifs maintenant qu'ils ont ajouté tant de notre territoire à leurs obligations défensives. Ni la citoyenne McQueen ni moi ne croyons toutefois qu'ils envisagent de renoncer volontairement à l'initiative. Nous pensons qu'ils ont bel et bien l'intention de reprendre l'offensive dans un avenir très proche et que, quand ils y viendront, ils s'attaqueront à Barnett depuis l'Étoile de Trévor. En vue de ce moment, nous avons continuellement renforcé les effectifs du citoyen amiral Theisman. L'intention du citoyen ministre Kline – ou peut-être devrais-je dire son "espoir" – était que le citoyen Theisman attire l'attention de l'ennemi sur sa zone de commandement et l'y retienne aussi longtemps que possible de manière à le détourner d'incursions plus profondes en République. Et, bien évidemment, Theisman était censé pousser l'Alliance à une guerre d'usure, dans l'espoir qu'elle y perdrait plus de tonnage que lui-même. Ce qu'on n'attendait pas de lui, en revanche, c'était qu'il défende Barnett avec succès. » Giscard parvint à se retenir de bondir dans son siège ou d'attirer autrement l'attention sur sa réaction, mais il écarquilla les yeux au ton acide des deux dernières phrases. Giscard savait Kline impopulaire auprès de ses subordonnés portant l'uniforme – ce qui n'avait rien d'étonnant puisqu'il s'agissait d'un incompétent politique qui aimait à humilier tout officier en qui il voyait un « élitiste récidiviste » rêvant de restaurer l'ancienne indépendance d'action du corps des officiers. Mais que Bukato montre si ouvertement son mépris envers un ex-ministre devant à la fois Pritchart et Fontein indiquait des bouleversements à la tête du ministère de la Guerre plus importants encore que la plupart des gens ne l'imaginaient. « Nous aspirons cependant à mieux qu'une autre glorieuse défaite, continua Bukato. Nous renforçons les effectifs de Fheisman dans l'espoir qu'il réussisse à tenir Barnett – pour nous en servir si possible comme d'un tremplin afin de reprendre Trévor. Ce n'est pas un exploit que nous parviendrons à accomplir dès la semaine prochaine, ni même le mois prochain, mais l'heure est venue de cesser de perdre du terrain devant l'ennemi à chaque fois qu'il nous frappe. » Un murmure fit le tour de la table, et Giscard frémit intérieurement. Il y avait longtemps qu'il n'avait pas entendu ce grognement d'approbation affamé de quiconque en dehors de son propre état-major, et il se demandait un peu comment McQueen avait insufflé tant de fermeté à ses subordonnés directs en si peu de temps. Pas étonnant qu'elle soit si efficace au combat si elle arrive à faire ça, se dit-il. Et pas étonnant que les commissaires pâlissent à la simple idée de ses ambitions politiques! « Nos données concernant l'importance de la flotte dont dispose aujourd'hui l'ennemi ne sont pas aussi fines que nous l'aimerions. Nos opérations d'espionnage dans le Royaume stellaire ont beaucoup souffert depuis le début de la guerre. En fait, nous soupçonnons désormais, fit Bukato en jetant un regard en coin à Fontein et Pritchart, que les réseaux principaux établis par le service de renseignements de la Flotte étaient compromis avant même l'ouverture des hostilités. On dirait que les Manticoriens se sont servis de nos propres espions pour nous transmettre des informations bidonnées et fausser notre déploiement initial. » Cette fois encore, Giscard ne laissa rien paraître sur son visage, mais ce fut difficile. La plupart des officiers supérieurs de la nouvelle génération devaient s'être posé la question. En tout cas, Giscard se l'était posée, même si — comme tous les autres — il n'avait pas osé le dire à voix haute. Pourtant c'était logique. Quelque chose avait bien dû pousser Amos Parnell à modifier radicalement la structure de ses forces à la veille de la guerre, et nul ne croyait sérieusement que cela faisait partie d'un obscur complot ourdi par les officiers législaturistes en vue de trahir le peuple pour des raisons énigmatiques. Mais la version officielle tenait le corps des officiers pour entièrement responsable du désastre des premiers temps de la guerre, et ce 4 crime » avait fourni à la nouvelle direction politique le prétexte nécessaire pour faire exécuter la plupart de ses membres les plus gradés. Alors, si Bukato déclarait ouvertement que ce n'était peut-être pas la faute de Parnell, que le commandant tombé en disgrâce avait été roulé dans la farine par le contre-espionnage manticorien... Seigneur, les choses sont bel et bien en train de changer! se dit-il, étonné, et il tourna les yeux vers Fontein. Le commissaire n'avait pas cillé. Il restait assis, impassible, sans même plisser le front, et cette attitude renseigna plus encore Giscard que les propos de Bukato. « Toutefois, malgré le manque de données fermes en provenance de sources protégées, nous avons pu établir quelques estimations fondées sur les déploiements ennemis connus. Il est important de noter que, quand le citoyen contre-amiral Tourville a frappé le système d'Adler, les Manticoriens n'avaient apparemment pas déployé leur réseau habituel de capteurs supraluminiques. Pour avoir observé leurs déploiements avancés et leurs patrouilles autour de l'Étoile de Trévor, nous pensons qu'ils n'y disposent pas encore d'un réseau complet, ce qui suggère un problème de production quelque part. Il faut toujours prendre ce genre d'hypothèse avec des pincettes, mais elle semblerait cohérente avec les vitesses de construction que nous avons relevées. Ils ont régulièrement accéléré leur rythme de production depuis le début des hostilités, mais nous estimons aujourd'hui que leurs chantiers navals sont saturés. Si l'on tient compte non seulement du manque de satellites de reconnaissance supraluminiques autour d'Adler et de l'Étoile de Trévor mais aussi de leur recours aux navires-Q, à cause d'une apparente incapacité à libérer des croiseurs et croiseurs de combat pour les opérations de la flotte en Silésie, il semble que nous assistions aux conséquences d'un temps pour maximiser la production de nouvelles unités. En d'autres ternies, on dirait qu'ils sont parvenus aux limites de leur capacité industrielle d'avant-guerre. Dans ce cas, ils vont devoir construire de nouveaux chantiers pour que leur flotte retrouve une courbé de puissance ascendante. Et cela expliquerait aussi leur passivité apparente depuis qu'ils ont pris Trévor. » Il s'interrompit pour boire une gorgée d'eau glacée et donner à son public le temps de digérer ses paroles. Puis il s'éclaircit la gorge. « D'autres éléments indiquent une baisse du rythme des opérations offensives de leur part, reprit-il. Entre autres, l'amiral du Havre-Blanc se trouve encore dans le système de l'Étoile de Yeltsin, où il s'efforce d'assembler une nouvelle force à partir d'unités alliées plutôt que de seuls vaisseaux manticoriens. De plus, nous commençons à relever des signes impliquant que certains des vaisseaux du mur manticoriens en déploiement avancé ont de plus en plus besoin d'une révision. La fiabilité de leurs systèmes semble décliner. » Eh bien, en voilà une bonne nouvelle, songea Giscard avec ironie. La Flotte populaire était en manque perpétuel de techniciens de maintenance et de réparation compétents, ce qui entraînait un taux d'aptitude au service désagréablement bas. Les Manticoriens, en revanche, parvenaient régulièrement à des taux largement supérieurs à quatre-vingt-dix pour cent. Mais cela ne dépendait pas seulement de la présence à bord d'excellents techniciens : il fallait également un système de soutien complet, bien organisé et très compétent... et le temps de confier les vaisseaux à ce système quand ils avaient besoin d'une révision. Si la fiabilité des équipements manticoriens diminuait, cela signifiait sans doute qu'ils étaient dans l'incapacité de retirer du front leurs unités du mur pour les opérations de maintenance prévues à l'arrière. Et, vu que se maintenir à jour dans les prévisions était aussi instinctif pour un commandant manticorien que faire le plein de ses réservoirs d'hydrogène à la moindre occasion, c'était un signe plus clair d'étirement grandissant de leurs ressources que tout ce que Bukato avait cité d'autre. « Enfin, dit l'amiral, nous devons envisager ce qui pourrait se produire d'ici un an. De notre côté, les programmes de mobilisation et de formation de la main-d’œuvre devraient nous permettre d'exploiter à plein les capacités de nos chantiers jusqu'alors inutilisées, mais il y a peu de chances que cela augmente beaucoup notre production ni n'améliore notablement son rythme. Du côté des Manticoriens, plusieurs nouveaux chantiers devraient ouvrir d'ici là — à l'image de leurs nouvelles installations de Merle dans le système de l'Étoile de Yeltsin — et, plus menaçant encore, ils devraient trouver le personnel nécessaire pour former les équipages des nouvelles coques, grâce aux loris qu'ils mettent hors d'état d'alerte maintenant qu'ils contrôlent tous les terminus du nœud du trou de ver de Manticore. Il semble donc que nous disposions d'une opportunité limitée dans le temps, d'une fenêtre pendant laquelle leurs ressources disponibles sont toutes engagées et leur position stratégique pourrait à juste titre être qualifiée de trop étirée. » Il s'arrêta une fois encore, et la citoyenne ministre McQueen se pencha en avant. Elle posa les avant-bras sur la table et regarda Giscard en coin avec un sourire qui mêlait défi, avertissement et, bizarrement... espièglerie. Comme si elle l'invitait à partager une plaisanterie... ou à risquer sa vie à ses côtés en une quête chevaleresque pour sauver la nation. Et en voyant ce sourire, il comprit qu'il n'y avait pas grande différence entre les deux interprétations... et qu'un dynamisme dangereux émanant d'elle lui donnait envie d'accepter. « Et c'est là que vous intervenez, citoyen amiral Giscard, lui dit-elle. Nous comptons effectivement renforcer Barnett, et j'ai entièrement confiance dans le citoyen amiral Theisman pour faire le meilleur usage des forces que nous lui enverrons. Mais je n'ai pas l'intention de me contenter de tenir ce que nous avons déjà jusqu'à ce que l'ennemi reprenne son souffle et décide où nous frapper la prochaine fois. Nous possédons toujours une supériorité numérique en termes de tonnage et de nombre d'unités – loin de ce qu'elle était au début de la guerre, certes, mais bien réelle, et je compte m'en servir. » Si les Manticoriens ont réussi à nous battre jusqu'à maintenant, c'est que notre stratégie présente un défaut fondamental. Pour je ne sais quelle raison (même à cet instant elle ne regardait pas Fontein, remarqua Giscard), notre approche consistait à essayer de tenir toutes nos positions, d'être forts partout; résultat : nous n'avons réussi à stopper net l'ennemi nulle part. Nous devons prendre quelques risques, découvrir des zones moins vitales afin de libérer la force dont nous avons besoin pour mener l'offensive contre lui, pour changer. Et c'est précisément ce que je propose de faire. » Ouah! songea Giscard. « Découvrir des zones moins vitales » ? Elle sait aussi bien que moi que nous protégions en fait certaines de ces « zones moins vitales » d'une agitation locale. Serait-elle en train de dire qu'elle a convaincu le comité de... ? « Nous assemblerons une force de frappe et organiserons une nouvelle flotte, poursuivit-elle sereinement, confirmant ainsi qu'elle avait bel et bien convaincu le comité. Son mur de bataille sera principalement composé de vaisseaux retirés de déploiement dans des régions moins vulnérables, moins exposées et, franchement, moins précieuses. Nous n'effectuons pas ces retraits à la légère, et il sera impératif, une fois qu'ils seront faits, que nous utilisions efficacement les unités ainsi dégagées. Ce sera votre boulot, citoyen amiral. — Je comprends, madame », répondit-il d'une voix si calme qu'il en fut lui-même étonné. Elle lui offrait la chance de sa vie, l'occasion de commander une flotte puissante à un moment potentiellement décisif du conflit, et patriotisme, professionnalisme et ambition bouillonnaient en lui à cette idée. Mais elle lui offrait aussi l'occasion d'échouer, et, s'il échouait bel et bien, rien dans l'univers ne le sauverait de ceux qui dirigeaient en ce moment la République populaire de Havre. « Je pense que vous comprenez en effet, citoyen amiral, dit-elle doucement, le même sourire toujours aux lèvres tandis que ses yeux verts perçaient les siens comme pour voir le cerveau qu'ils cachaient. Nous vous soutiendrons d'ici de toutes les manières possibles. Vous aurez – ainsi bien sûr que la citoyenne commissaire Pritchart, ajouta-t-elle avec un signe de tête à l'adresse de celle-ci – autant de liberté pour choisir votre état-major et vos subordonnés que possible. Le citoyen amiral Bukato et son état-major travailleront avec vous pour permettre au reste de la Flotte de vous accorder le soutien le plus efficace possible. Mais ce sera votre opération, citoyen amiral. Vous serez responsable de son succès. » Et je vous donnerai la meilleure équipe de commandement possible pour y parvenir, songea-t-elle, y compris Tourville si j'arrive enfin à l'arracher aux griffes de Saint-Just ! « Une enquête » – bah! Je devrais sans doute être reconnaissante qu'il se contente de garder l'équipage du Comte Tilly au secret pour qu'il ne puisse raconter à personne ce qui est réellement arrivé à l'autre salope, mais j'ai besoin de Tourville, bon sang! Et dix mois d'inactivité en orbite, c'est simplement suffisant! « Bien, madame, fit Giscard. Et mon objectif ? — Nous en viendrons aux objectifs territoriaux dans une minute, dit-elle sans que son visage ni sa voix trahissent sa frustration face au manque de coopération de Saint-Just. Mais, au-delà des systèmes que vous pourriez attaquer ou prendre, ce qui compte réellement, c'est l'objectif moral. Jusqu'ici dans ce conflit, les Manticoriens nous ont menés par le bout du nez. Je sais que ce n'est pas la position officielle mais, dans cette salle de briefing, nous ne pouvons pas nous permettre d'ignorer la réalité objective. » Cette fois elle jeta bien un coup d'œil à Fontein, mais son commissaire du peuple lui rendit son regard sans un mot, et-elle reporta son attention vers Giscard. « Ça s'arrête maintenant, Javier, dit-elle doucement, prononçant pour la première fois son prénom. Nous devons affirmer au moins un certain degré de contrôle sur notre propre destin stratégique en les menant à notre tour par le bout du nez, pour changer. Et vous êtes celui que nous avons choisi pour cela. Vous êtes partant ? Bon sang, qu'elle est forte, fit remarquer une petite voix dans l'esprit de Giscard. Il ressentait l'appel irrésistible de sa personnalité, l'enthousiasme et l'espoir qu'elle avait stimulés par ce geste apparemment simple et pourtant capital : admettre ouvertement la vérité... et l'inviter à la suivre. Et j'en ai envie, se dit-il, étonné. Malgré tout ce que j'ai entendu sur son compte, malgré ce que je risque en ayant seulement l'air de me lier à sa « faction j'ai envie de la suivre. « Oui, madame, s'entendit-il répondre. Je suis partant. — Bien, dit-elle avec un sourire plus féroce... et accueillant. Dans ce cas, citoyen amiral Giscard, bienvenue aux commandes de l'opération Icare. » CHAPITRE SEIZE Le citoyen amiral Giscard, commandant en chef de la Douzième Flotte, franchit le sas de la salle de briefing de son nouveau vaisseau amiral et balaya du regard l'équipe tout aussi nouvelle chargée de l'aider à planifier et exécuter l'opération Icare. Pour sa part, il aurait préféré l'appeler Dédale, vu qu'au moins celui-ci avait survécu au premier vol de l'humanité, mais on ne lui avait pas demandé son avis. De toute façon, je me soucierais sans doute moins de ce que présage le nom des opérations si les Manticoriens ne nous avaient pas si souvent botté les fesses. Il écarta cette idée et gagna le fauteuil libre en tête de table, Héloïse Pritchart sur les talons. Elle le suivait, l’œil silencieux mais mobile du comité de salut public, le visage froid et sans passion, comme toujours en service, et elle prit place dans son fauteuil à la droite de l'amiral sans un mot. Dans l'ensemble, Giscard était satisfait à la fois de son vaisseau amiral et de son état-major. Le Salamine n'était pas le supercuirassé le plus récent dans l'inventaire de la Flotte populaire et il avait été gravement endommagé à la troisième bataille de Rossignol. Mais il venait de subir des réparations et une révision complète, et il était donc rutilant de l'intérieur pour le moment. Mieux encore, d'après la citoyenne capitaine Petit, son capitaine de pavillon, la fiabilité de ses systèmes améliorés frisait les cent pour cent. Restait à voir combien de temps cela durerait, mais Petit semblait satisfaite de la qualité de sa section machines, et ils pouvaient donc espérer une maintenance plus efficace que d'habitude. Il régla confortablement son fauteuil et alluma son terminal tout en passant mentalement en revue les détails de l'état de préparation du Salamine déjà bien rangés dans sa mémoire. Puis il les mit de côté et posa ses yeux noisette sur les personnes assises autour de la table. Malgré la « plus grande liberté possible » dans son choix promise par McQueen, il n'avait pas pu exercer, et de loin, le degré de contrôle dont un officier de son grade aurait bénéficié avant l'assassinat de Harris. Il n'avait réellement insisté que sur la présence de deux personnes : le capitaine de frégate Andrew Macintosh, son nouvel officier opérationnel, et le capitaine de frégate France Tyler, son astrogatrice. Il n'avait en fait jamais travaillé avec Macintosh, mais il en attendait de bonnes choses. Par-dessus tout, le capitaine aux yeux gris était réputé pour son énergie et son audace, deux qualités qui seraient très utiles pour l'opération Icare et s'étaient hélas faites rares depuis les purges. Tyler était une autre affaire. A seulement vingt-neuf ans T, elle était jeune pour son grade, même dans la Flotte populaire d'après le coup d'État, et Giscard avait fait de son mieux pour guider et protéger sa carrière ces cinq ou six dernières années. Ce n'était pas sans danger — pour tous les deux — bien que Tyler ignorât probablement à quel point il avait agi comme son protecteur. La jeune femme, rousse et énergique, était très séduisante et d'aucuns auraient pu croire qu'il n'avait pas que des raisons professionnelles de s'occuper de sa carrière, mais ils auraient eu tort. Il avait senti son potentiel alors qu'elle n'était qu'enseigne de première classe : elle n'était pas seulement compétente — elle l'était, certes, mais elle se montrait aussi prête à prendre des risques pour accomplir son devoir. Comme Macintosh, elle ne se contentait pas d'accepter des responsabilités accrues, cette perspective semblait carrément la réjouir, comme si (à l'inverse de ses contemporains plus sages et avisés) elle y voyait des opportunités plutôt que l'occasion d'échouer et de s'attirer les foudres de ses supérieurs et de SerSec. Ce genre d'officier était plus précieux qu'un rubis de Detweiler aux yeux de n'importe quelle flotte, et plus encore dans le cas de la Flotte populaire. Physiquement, le capitaine de vaisseau Léandre Joubert, le nouveau chef d'état-major de Giscard, ressemblait beaucoup à Macintosh. Il était plus grand — un mètre quatre-vingt-cinq contre le mètre quatre-vingt-un de Macintosh — et avait les yeux marron plutôt que gris, mais ils partageaient un teint foncé et une chevelure noire et n'avaient pas plus de quatre ans T d'écart. La ressemblance s'arrêtait là. À trente et un ans, il était plus jeune encore pour son grade que Tyler pour le sien, et cela suffisait en toute circonstance à sonner l'alarme dans l'esprit de Giscard. Non que Joubert fût incompétent. Ce n'était pas le cas. Seulement, face à un homme bombardé de lieutenant à capitaine de vaisseau en moins de quatre ans T, on se demandait forcément si son ascension extraordinaire n'était pas due à des raisons autres que sa compétence professionnelle. Si l'on ajoutait à cela que la citoyenne commissaire Pritchart avait insisté —assez lourdement — pour sa nomination, avec le soutien puissant d'anonymes au sein de SerSec, la question ne se posait plus. Giscard avait protesté aussi vigoureusement qu'il l'osait, car on ne pouvait pas s'attendre à ce qu'un amiral se réjouisse de travailler avec un informateur politique pour chef d'état-major, mais, en vérité, la présence de Joubert le dérangeait moins que ses plaintes ne le laissaient croire. Après tout, il y avait des moyens de neutraliser les espions de ses supérieurs... surtout quand on en connaissait l'identité. Il en savait moins sur le reste de son équipe. La citoyenne capitaine de corvette Julia Lapisch, son officier de com d'état-major, mais Petit semblait satisfaite de la qualité de sa section machines, et ils pouvaient donc espérer une maintenance plus efficace que d'habitude. Il régla confortablement son fauteuil et alluma son terminal tout en passant mentalement en revue les détails de l'état de préparation du Salamine déjà bien rangés dans sa mémoire. Puis il les mit de côté et posa ses yeux noisette sur les personnes assises autour de la table. Malgré la plus grande liberté possible » dans son choix promise par McQueen, il n'avait pas pu exercer, et de loin, le degré de contrôle dont un officier de son grade aurait bénéficié avant l'assassinat de Harris. Il n'avait réellement insisté que sur la présence de deux personnes : le capitaine de frégate Andrew Macintosh, son nouvel officier opérationnel, et le capitaine de frégate France Tyler, son astrogatrice. Il n'avait en fait jamais travaillé avec Macintosh, mais il en attendait de bonnes choses. Par-dessus tout, le capitaine aux yeux gris était réputé pour son énergie et son audace, deux qualités qui seraient très utiles pour l'opération Icare et s'étaient hélas faites rares depuis les purges. Tyler était une autre affaire. À seulement vingt-neuf ans T, elle était jeune pour son grade, même dans la Flotte populaire d'après le coup d'État, et Giscard avait fait de son mieux pour guider et protéger sa carrière ces cinq ou six dernières années. Ce n'était pas sans danger — pour tous les deux — bien que Tyler ignorât probablement à quel point il avait agi comme son protecteur. La jeune femme, rousse et énergique, était très séduisante et d'aucuns auraient pu croire qu'il n'avait pas que des raisons professionnelles de s'occuper de sa carrière, mais ils auraient eu tort. Il avait senti son potentiel alors qu'elle n'était qu'enseigne de première classe : elle n'était pas seulement compétente — elle l'était, certes, mais elle se montrait aussi prête à prendre des risques pour accomplir son devoir. Comme Macintosh, elle ne se contentait pas d'accepter des responsabilités accrues, cette perspective semblait carrément la réjouir, comme si (à l'inverse de ses contemporains plus sages et avisés) elle y voyait des opportunités plutôt que l'occasion d'échouer et de s'attirer les foudres de ses supérieurs et de SerSec. Ce genre d'officier était plus précieux qu'un rubis de Detweiler aux yeux de n'importe quelle flotte, et plus encore dans le cas de la Flotte populaire. Physiquement, le capitaine de vaisseau Léandre Joubert, le nouveau chef d'état-major de Giscard, ressemblait beaucoup à Macintosh. Il était plus grand — un mètre quatre-vingt-cinq contre le mètre quatre-vingt-un de Macintosh — et avait les yeux marron plutôt que gris, mais ils partageaient un teint foncé et une chevelure noire et n'avaient pas plus de quatre ans T d'écart. La ressemblance s'arrêtait là. À trente et un ans, il était plus jeune encore pour son grade que Tyler pour le sien, et cela suffisait en toute circonstance à sonner l'alarme dans l'esprit de Giscard. Non que Joubert fût incompétent. Ce n'était pas le cas. Seulement, face à un homme bombardé de lieutenant à capitaine de vaisseau en moins de quatre ans T, on se demandait forcément si son ascension extraordinaire n'était pas due à des raisons autres que sa compétence professionnelle. Si l'on ajoutait à cela que la citoyenne commissaire Pritchart avait insisté —assez lourdement — pour sa nomination, avec le soutien puissant d'anonymes au sein de SerSec, la question ne se posait plus. Giscard avait protesté aussi vigoureusement qu'il l'osait, car on ne pouvait pas s'attendre à ce qu'un amiral se réjouisse de travailler avec un informateur politique pour chef d'état-major, -mais, en vérité, la présence de Joubert le dérangeait moins que ses plaintes ne le laissaient croire. Après tout, il y avait des moyens de neutraliser les espions de ses supérieurs... surtout quand on en connaissait l'identité. Il en savait moins sur le reste de son équipe. La citoyenne capitaine de corvette Julia Lapisch, son officier de com d'état-major, avait l'air compétente, mais elle semblait très discrète. Avec quelques années de plus que Tyler, elle était apparemment de ces officiers qui avaient trouvé le salut dans l'apolitisme le plus complet et n'émergeait de sa coquille que pour s'occuper de questions professionnelles. Cette attitude, associée au physique délicat qu'elle devait à son monde natal d'Équinoxe, lui donnait un air de détachement elfique, comme si elle n'était pas tout à fait en phase avec l'univers autour d'elle. Le citoyen lieutenant de vaisseau Madison Thaddeus, son nouvel officier de renseignement, était une autre énigme. À quarante-deux ans, c'était le plus âgé des membres de l'état-major de Giscard malgré son grade relativement peu élevé. Ses rapports d'efficacité étaient tous excellents et il avait une réputation d'analyste doué, capable de se mettre à la place de l'ennemi lorsqu'il s'agissait d'analyser ses intentions, pourtant il semblait bloqué au grade de lieutenant. Cela indiquait probablement que, quelque part dans son dossier SerSec (que même Pritchart n'avait pas encore eu l'occasion de consulter), on avait émis des doutes concernant sa fiabilité politique. Il n'y avait pas d'autre explication plausible à sa stagnation, toutefois le fait qu'il n'avait pas été purgé — ou du moins relevé d'un poste aussi sensible que celui d'officier de renseignement — semblait signaler un des rares triomphes de la compétence sur la paranoïa. La citoyenne lieutenant de vaisseau Jessica Challot, son officier en charge de la logistique et du ravitaillement, avait à peu près trente-cinq ans — encore une fois, un âge avancé pour son grade dans une flotte où l'ennemi et SerSec avaient conspiré pour faire le vide dans les rangs élevés. Contrairement à Thaddeus, cependant, Giscard soupçonnait sans joie que l'absence de promotion de Challot s'expliquait sur le plan professionnel. Ses comptes étaient en ordre, mais elle faisait preuve d'une mentalité de comptable plus adaptée à un chantier naval qu'à une affectation sur un vaisseau. Giscard répugnait à l'admettre, mais les responsables chargés de superviser la sortie du matériel et des pièces détachées dans les chantiers devaient bel et bien s'assurer, que ce qu'ils distribuaient au compte-gouttes était utilisé avec la plus grande parcimonie — dans la limite, bien sûr, de l'efficacité. Mais un officier logistique d'état-major se devait de veiller à ce que son commandant dispose de tout ce dont il avait besoin (et si possible d'un peu plus, au cas où) pour accomplir sa mission... et de faire tout ce qu'il fallait pour fournir tout ce que son commandant n'avait pas. Hélas, Challot paraissait dépourvue de sens de l'initiative. Elle ne prendrait sûrement pas le risque de recourir à des canaux officieux, et Giscard doutait fort qu'elle prît sur elle d'anticiper les besoins. Eh bien, il ferait avec s'il le fallait. Au moins, elle avait l'air assez compétente en tant que préposée au ravitaillement. Si Giscard ou un autre — comme Macintosh, peut-être ? — faisait le gros du travail en recensant les besoins et le moyen de les satisfaire, on pouvait sans doute se fier à elle pour remplir la paperasse nécessaire. Il se rendit compte que ses pensées l'avaient plongé dans un silence contemplatif et il se secoua. Il était temps de passer aux choses sérieuses. « Bonjour, dit-il. Je sais qu'il s'agit de la première occasion que nous ayons de nous réunir et j'aimerais que nous disposions de plus de temps pour apprendre à nous connaître avant de plonger au cœur de l'action, mais ce n'est pas le cas. Les unités affectées à l'opération Icare arrivent de toute la République. Les rassembler prendra déjà plus de deux mois T. L'entraînement minimal et la répétition des manœuvres nécessiteront au moins un mois de plus, et nous avons ordre de commencer les opérations dès que possible. Cela signifie que nous devons mettre au point dès maintenant les détails et la composition de nos forces d'intervention, sans attendre que nos escadres soient assemblées. » Il parcourut leurs visages, les laissant assimiler l'information et prenant note de leur réaction. Pas de vraies surprises pour l'instant, décida-t-il. « La citoyenne commissaire Pritchart et moi avons travaillé ensemble par le passé avec un certain succès », reprit-il au bout d'un moment. Après tout, un amiral qui ne reconnaissait pas explicitement la présence de son chien de garde – et son autorité – avait peu de chances de rester bien longtemps aux commandes, malgré tous les changements qu'Esther McQueen préparait au sommet. « Je crois parler en notre nom à tous les deux en disant que l'esprit d'initiative, le zèle et les suggestions nous intéressent plus que l'observation rigide de toutes les nuances des procédures militaires consacrées. Citoyenne commissaire ? » Il jeta un coup d'œil à Pritchart, l'air froid, et elle acquiesça. « Je crois qu'il s'agit d'une affirmation juste, répondit-elle. Ce qui compte, après tout, c'est la défaite de notre ennemi élitiste... et, bien sûr, celle des éléments intérieurs à la République qui pourraient conspirer contre les besoins du peuple ou lui faillir. Un certain froid s'abattit sur la pièce, et Giscard s'autorisa à pincer les lèvres. Mais un amiral prudent ne pouvait pas se permettre d'exprimer plus ouvertement son désaccord, et il s'éclaircit donc la gorge pour continuer sur un ton résolument normal. « Ces prochains jours, nous allons décortiquer le plan opérationnel du ministère de la Guerre, en examiner tous les aspects puis le réassembler. De toute évidence, chacun et chacune d'entre vous auront leur propre sphère de responsabilité et d'expertise. Toutefois, je ne veux pas que vous censuriez vos idées ou les questions qui vous viennent à l'esprit sous prétexte qu'elles ne relèvent pas de votre domaine. La réussite de notre mission importe beaucoup plus que les susceptibilités personnelles, et je préfère avoir des officiers prêts à courir le risque de poser une question potentiellement stupide ou à faire des suggestions qui marcheront ou non. N'importe qui peut rester muet et avoir l'air d'un sage, citoyens, mais seuls ceux qui acceptent de paraître idiots dans l'exercice de leur devoir peuvent réellement prétendre à la sagesse. Souvenez-vous-en, et je pense que nous nous entendrons bien. » Il omit délibérément de regarder Pritchart cette fois. Il ne «'agissait pas précisément d'un défi lancé à la commissaire du peuple, mais il affirmait ainsi clairement qu'il entendait exercer l'autorité dans la sphère professionnelle. « Et maintenant, fit-il en se tournant vers Macintosh, je me demande si vous ne pourriez pas commencer par exposer les paramètres de base du plan opérationnel, citoyen capitaine. — Bien, citoyen amiral », répondit respectueusement MacIntosh. Il balaya encore un instant du regard les notes figurant sur son écran, puis il releva les yeux et croisa ceux de ses collègues. « En gros, commença-t-il, la citoyenne ministre McQueen et le citoyen amiral Bukato ont jugé que l'absence actuelle d'activité des Manticoriens nous offrait l'occasion de reprendre Fini-native stratégique pour la première fois depuis le début de la guerre. Notre marge de supériorité sur l'ennemi, bien qu'encore substantielle en termes de tonnage, est beaucoup plus restreinte qu'avant-guerre, notamment pour ce qui concerne les vaisseaux du mur. Cela signifie que réunir les forces nécessaires à Icare imposera une tension considérable des ressources dans d'autres régions. De plus, les forces qui peuvent nous être attribuées ne nous permettent pas une marge d'erreur aussi large que nous pourrions le souhaiter. Le QG insiste – avec raison, je crois –pour que nous les employions de la manière la plus économe. Des pertes opérationnelles dans la poursuite de notre objectif sont attendues, et celles qui résultent d'une prise de risque calculée ne nous seront pas reprochées. » Croyez ça si vous voulez, songea Giscard, ironique. « D'ailleurs, la citoyenne ministre McQueen nous demande particulièrement de garder à l'esprit que l'audace et la surprise seront nos deux armes les plus efficaces. Mais pour que nous menions à bien Icare, nous devons répartir très soigneusement les forces disponibles. » Il marqua une pause comme pour leur laisser le temps d'y réfléchir puis baissa de nouveau les yeux vers ses notes. « À cette heure, il est prévu que notre ordre de bataille comprenne l'équivalent de deux escadres de cuirassés et quatre de supercuirassés — soit un total de quarante-huit unités du mur —soutenues par dix escadres de bombardiers, pour un total de cent vingt-huit bâtiments de ligne. Nous aurons des croiseurs de combat à hauteur de trois escadres, soit vingt-quatre unités, et le citoyen amiral Tourville nous rejoindra sous peu à bord de l'un d'eux et servira en tant que second de la Douzième Flotte. Plusieurs personnes relevèrent la tête à cette annonce, et Giscard dissimula un sourire en voyant leur expression. Comme lui-même, la plupart des officiers présents dans la salle de briefing étaient écœurés par le meurtre « légal » d'Honor Harrington, mais le fait que Tourville l'avait capturée, ajouté à sa victoire écrasante dans le système d'Adler, avait renforcé son envergure professionnelle déjà grande. Bien sûr, on ne demanderait à aucun des membres de l'équipe de Giscard de surveiller un officier dont la renommée de génie tactique n'avait d'égale que sa réputation d'adolescent au style flamboyant, dopé aux tripes et à la gloire, qui refusait de grandir. Mais ils voyaient manifestement en son affectation à la structure de commandement de leur flottille un signe que le QG considérait bel et bien Icare comme vitale, ainsi qu'il le prétendait, ce qui n'était pas toujours le cas dans la Flotte populaire. Pour sa part, Giscard gardait quelques réserves — non pas sur les capacités de Tourville, mais sur le motif de son affectation à Icare. Il devait y avoir une bonne raison pour que Tourville et son vaisseau amiral aient été détachés de son commandement précédent pour escorter la citoyenne ministre Ransom jusqu'au système de Cerbère, et il doutait bizarrement que Ransom ait voulu obtenir l'opinion de Tourville concernant la couleur dont elle devait repeindre ses quartiers à bord du Tepes. Mais personne n'en saurait jamais rien désormais. Giscard était de la poignée d'officiers de la flotte à savoir ce qui était arrivé au Tepes —et à Ransom — et il n'était au courant que parce qu'il disposait de moyens d'information à la portée de très peu d'officiers en service. Dix mois s'étaient écoulés depuis la destruction du Tepes, et il se demandait souvent quand aurait lieu l'annonce officielle du décès de la ministre (et comment le ministère de l'Information publique tournerait les circonstances de son départ de cette vallée éphémère, à l'usage du public national et étranger). Mais ceux qui se trouvaient au sommet devaient bien se douter qu'elle avait une bonne raison de traîner Tourville à Cerbère. Alors la survie du citoyen amiral — sans parler de son affectation sur une mission ultrasensible — indiquait-elle que les collègues de Ransom au sein du comité de salut public remettaient en cause son jugement et ne s'affligeaient pas franchement de sa mort? Ou qu'Esther McQueen avait réussi à le protéger parce qu'elle reconnaissait sa valeur ? Ou peut-être que le succès de l'opération Icare n'était pas considéré comme aussi vital en réalité que McQueen et Bukato le laissaient entendre ? Les trois hypothèses étaient plausibles... et si le QG comptait se servir de Tourville comme d'un bouc émissaire au cas où cet Icare volerait lui aussi trop près du soleil, ne pourrait-il faire de même avec un autre officier qui n'était que récemment sorti de disgrâce après une opération ratée en Silésie ? ... avec au moins une flottille de croiseurs légers et un écran de contre-torpilleurs substantiel bien que sans doute en sous-effectif. » Macintosh poursuivait sa liste des ressources engagées dans Icare, et Giscard écarta ses considérations sur Tourville pour se concentrer à nouveau sur le briefing de l'officier opérationnel. « Tous ces chiffres sont encore provisoires, ce qui va compliquer un peu plus la planification. On m'a toutefois signifié que nous pouvions considérer les chiffres des supercuirassés, cuirassés et bombardiers comme des minima. L'Octogone va s'efforcer de nous en libérer encore davantage de chacune de ces classes. Sachant qu'il n'en a pas dit autant des croiseurs de combat et qu'ils manquent cruellement, je dirais que c'est là que nous risquons le plus de tomber sous les chiffres annoncés. En même temps, nous manquons autant de forces légères que de vaisseaux du mur pour l'instant, et réunir notre composante de bombardiers va seulement exacerber la situation à certains égards. Les systèmes dont nous les retirons devront être couverts par quelqu'un... (pour des raisons politiques, mais il omit de le préciser) et il semblerait que le QG compte faire appel pour cela à des BAL et des croiseurs légers, ce qui réduira ce qu'on aurait pu nous allouer. » Côté logistique, fit-il en désignant de la tête la citoyenne Challot, qui n'avait pas l'air ravie de se retrouver sur le devant de la scène, nous obtenons un soutien très conséquent. En plus des tankers et des navires hôpitaux et de réparation, le QG nous affecte deux escadres de service complètes constituées de cargos rapides, dans le seul but de nous assurer un approvisionnement adéquat en nouvelles capsules lance-missiles. » Il découvrit les dents sur un sourire féroce tandis que plusieurs officiers autour de la table manifestaient leur satisfaction dans un murmure. « Le fait que nous pouvons enfin égaler les capacités des Manticoriens dans ce domaine n'est certainement plus un secret maintenant — ils pourraient difficilement l'ignorer après la façon dont le citoyen amiral Tourville leur a botté les fesses à Adler —mais ce sera notre premier déploiement massif du système. De plus, nos drones de reconnaissance bénéficient de capacités améliorées grâce à... euh... une assistance technique. » Même là, remarqua Giscard, Macintosh veillait à ne pas mentionner explicitement la Ligue solarienne. « Et nos capacités globales de guerre électronique se rapprocheront beaucoup plus de celles de l'ennemi. Je n'essaierai pas de vous faire croire que les Manties ne gardent pas un avantage considérable, mais il sera plus faible que ces quatre dernières années et, avec un peu de chance, ils ne sauront même pas que nous arrivons. Avec un pareil effet de surprise, nous devrions pouvoir nous tailler une belle bande de terrain avant qu'ils ne parviennent à redéployer leurs unités pour nous ralentir. » Les sourires se multipliaient autour de la table. Même le citoyen capitaine Joubert marchait, et seule Challot semblait moins emballée par cette perspective que ses collègues. « Maintenant, fit Macintosh en entrant des lignes de commande sur son terminal, un petit coup d'œil à notre zone d'opérations. Comme vous le savez, le QG voulait une région jusque-là plutôt calme, où l'ennemi a réduit sa présence pour renforcer les opérations en première ligne, mais suffisamment importante pour être sûr d'attirer son attention. Je crois qu'il l'a trouvée », dit-il en souriant et en tapant une dernière commande. Une image holo apparut au-dessus de la table, et Giscard vit la citoyenne capitaine Tyler se redresser dans son fauteuil en découvrant pour la première fois la région dans laquelle on leur proposait d'opérer. Et elle ne fut pas la seule à réagir ainsi : seuls Giscard, Pritchart, Joubert et Macintosh savaient jusque-là où l'opération Icare devait se dérouler. Les yeux s'étrécirent et les visages se tendirent sous l'effet combiné de l'anticipation et de l'inquiétude tandis que le reste de son état-major absorbait l'information. Les étoiles étaient rares à l'image, mais celles qui flottaient là avaient une valeur inversement proportionnelle à leur densité. Une éruption de points rouges lumineux indiquait les bases spatiales ou les systèmes membres de l'Alliance manticorienne, mais tous étaient dominés par la lueur violacée d'une étoile unique : Basilic, le terminus du nœud du trou de ver de Manticore, où la guerre avait failli commencer quatre ans avant l'heure. « Le QG nous accorde pas mal de flexibilité dans le choix et l'ordre d'attaque de nos cibles exactes dans cette zone, poursuivit Macintosh, mais le plan de base nous demande de commencer les opérations par ici... (un curseur apparut en bas de l'image) puis de remonter dans cette direction... » Le curseur remonta au milieu des étoiles, se dirigeant résolument vers Basilic, et Giscard se carra dans son fauteuil pour écouter aussi attentivement que le dernier des membres de son état-major. « J'ai besoin de vous parler, citoyen amiral. En privé. » La voix monocorde de la citoyenne commissaire Pritchart perça le bruit des départs alors que la réunion d'état-major prenait fin, deux heures plus tard. Plus d'un officier présent cilla –non parce qu'elle avait élevé la voix ou qu'elle avait dit quoi que ce fût d'ouvertement menaçant, mais parce qu'elle en avait si peu dit pendant la réunion. En règle générale, les commissaires du peuple n'étaient pas connus pour leur retenue. Après tout, une partie de leur travail consistait à s'assurer que nul n'oubliait la présence bien vivante de SerSec, ce gardien du peuple. Ce qui évoquait au moins la possibilité que le citoyen amiral Giscard –ou peut-être l'un de ses officiers – ait mis un pied tellement de travers qu'elle comptait amputer directement la jambe coupable. « Bien sûr, citoyenne commissaire, répondit Giscard après une hésitation minime. Ici ? — Non. » Pritchart balaya le compartiment, du regard, passant calmement sur ses officiers. « Votre cabine de jour, peut-être », suggéra-t-elle. Il haussa les épaules. « Comme vous voudrez, citoyenne commissaire, dit-il avec une sérénité apparente qui lui valut l'admiration et l'inquiétude de certains de ses nouveaux subordonnés. Citoyen capitaine Joubert, j'attends votre rapport ainsi que ceux des citoyens capitaine Macintosh et lieutenant Thaddeus pour quatorze zéro zéro. Bien, citoyen amiral. » Joubert eut un signe de tête respectueux, mais il glissa un regard furtif vers Pritchart. La commissaire ne releva pas son geste, et il se tourna vers Macintosh tandis que Giscard désignait doucement le sas du compartiment. « Après vous, citoyenne commissaire », dit-il froidement. CHAPITRE DIX-SEPT Il n'y avait pas de sentinelle en faction devant les quartiers de Giscard comme il y en aurait eu à bord d'un vaisseau manticorien : il s'agissait d'un de ces privilèges e élitistes » auxquels le corps des officiers de la Flotte populaire avait dû renoncer sous le nouveau gouvernement. Mais, en cet instant précis, Javier Giscard se réjouissait plutôt de cette perte, car elle signifiait qu'il y avait une paire d'yeux en moins pour surveiller ses allées et venues. Même si la plupart des gens considéraient sans doute que se faire accompagner par l'espionne en chef et dictatrice politique du Salamine compensait largement l'absence de la sentinelle. Toutefois, ils avaient tort. Ou plutôt ils avaient parfaitement raison, mais pas dans le sens qu'ils auraient imaginé, car Giscard et son chaperon entretenaient une relation très différente de celle qu'on leur prêtait. Ils passèrent le sas d'entrée de sa cabine de jour, et Pritchart sortit une petite télécommande manuelle de sa poche et appuya sur un bouton tandis que le sas se fermait derrière eux. « Dieu merci, c'est fini », soupira-t-elle en posant la télécommande des dispositifs de surveillance installés dans la cabine de Giscard sur le coin du bureau. Puis elle se retourna et lui ouvrit les bras. « Amen », répondit-il avec ferveur, et leurs lèvres se mêlèrent en un baiser affamé dont la violence l'étonnait encore. Elle l'étonnait même peut-être plus qu'avant, car la passion entre son commissaire du peuple et lui-même n'avait fait que grandir pendant les deux années T écoulées depuis l'effondrement catastrophique des opérations républicaines en Silésie, comme si leur flamme brillait de plus en plus fort dans un effort pour repousser les ombres toujours plus noires qui les entouraient. Si quelqu'un à SerSec s'était douté même un instant que Pritchart et lui étaient amants, les conséquences auraient été fatales... et rendues très largement publiques. Sans doute. Mais le choix aurait peut-être été difficile pour Oscar Saint-Just, en fin de compte. Valait-il mieux faire de leur exécution un exemple éclatant du prix que le peuple ferait payer à tout agent de SerSec qui se laisserait détourner de l'accomplissement froid de son devoir : déceler et détruire toute velléité d'indépendance parmi les officiers de la Flotte ? Ou fallait-il simplement les faire disparaître parce qu'ils avaient réussi à garder leur secret près de quatre ans T maintenant et que cet exemple risquait d'inciter d'autres commissaires du peuple à glisser dans l'apostasie ? Giscard n'avait aucune idée de la façon dont Saint-Just répondrait à cette question... et il ne voulait surtout pas le découvrir. Pritchart et lui jouaient donc leur jeu dangereux, assumant les rôles que le hasard leur avait attribués avec un talent qui aurait fait pâlir n'importe quel acteur, dans une pièce où la simple survie valait une critique dithyrambique. L'entreprise était ardue pour tous les deux, notamment le besoin de projeter le bon mélange de méfiance, d'animosité rentrée et de coopération prudente, mais ils n'avaient pas eu d'autre choix que d'apprendre à bien interpréter leurs personnages. « Mmmm... » Elle mit fin à leur baiser et se recula tout en restant dans ses bras, pour le regarder avec un sourire aveuglant qui aurait stupéfié quiconque l'avait déjà vue dans son rôle de commissaire du peuple — où ses yeux topaze de bourreau surveillaient chaque mouvement avec une indifférence froide. D'ailleurs, cela surprenait encore parfois Giscard car, quand ils s'étaient rencontrés trois ans et demi plus tôt, il avait été trompé par son masque comme les autres. « Je suis bien contente d'être à nouveau dans l'espace », soupira-t-elle en passant un bras autour de lui et en posant la tête sur son épaule. Il la serra fort, puis ils gagnèrent ensemble le petit canapé qui faisait face à son bureau. Ils s'y enfoncèrent, et il déposa un baiser sur ses cheveux qui sentaient bon, les narines évasées pour inhaler son odeur. « Moi aussi, dit-il, et pas seulement parce que cela signifie que nous ne figurons officiellement plus sur la liste noire. » Il l'embrassa de nouveau et elle gloussa – un son argentin comme celui d'une clochette, et tout aussi musical, ce qui l'étonnait toujours. Il paraissait si joyeux et contagieux venant d'une femme pourvue d'un tel passé et de talents d'actrice si formidables ! Sa spontanéité lui était plus précieuse que tout. « Ça aide d'être à nouveau l'espionne en chef qui surveille son amiral », acquiesça-t-elle, et ils redevinrent sérieux. Les évaluations officielles de Giscard par Pritchart étaient devenues encore plus difficiles à rédiger après leur retour de Silésie. Elle avait eu un mal fou à trouver le ton juste pour détourner de lui la responsabilité de l'échec des opérations de raids commerciaux, en insistant sur ses compétences militaires tout en restant fidèle à son personnage de chien de garde méfiant. À leur connaissance, Oscar Saint-Just et ses principaux analystes continuaient de se fier uniquement à ses rapports, mais ils n'avaient aucun moyen de s'en assurer, et il était certainement possible que Saint-Just les fasse surveiller tous les deux afin d'obtenir une confirmation indépendante de sa version des événements. Maintenant, enfin, ils pouvaient toutefois respirer un peu plus tranquilles, car on ne leur aurait jamais confié leurs ordres actuels si les supérieurs de Pritchart avaient entretenu le moindre soupçon quant à la nature de leur relation. Cela ne voulait pas dire qu'ils pouvaient baisser leur garde ou se montrer un tant soit peu moins convaincants dans leurs rôles publics, car SerSec plaçait souvent de petits informateurs à bord des vaisseaux de la Flotte. Pour l'instant, ceux-ci en référaient tous à Pritchart – pensaient-ils. Mais il était possible, voire probable, qu'il y ait au moins un ou deux observateurs indépendants dont elle ne savait rien, et même ceux dont elle connaissait l'existence pourraient passer par-dessus sa tête s'ils en venaient à soupçonner combien elle était en réalité proche de Giscard. Pourtant, malgré tout, servir dans l'espace leur offrait un certain contrôle sur le risque, qui leur avait fait complètement (et cruellement) défaut depuis leur retour de Silésie. « Ce Joubert est un individu encore plus effrayant que je ne le pensais, fit remarquer Giscard au bout d'un moment, et Pritchart eut un mince sourire. — Oh, pas de doute. Mais c'est aussi notre meilleure police d'assurance. Quant à tes objections à sa nomination une œuvre d'art ! Exactement ce qu'il fallait de "réserves professionnelles" et de soupçons non exprimés. Saint-Just a adoré, et tu aurais dû voir ses yeux briller quand j'ai "insisté" pour nommer malgré tout Joubert au poste de chef d'état-major. Et il a l'air de connaître son boulot. — En termes techniques, oui. » Giscard s'adossa, le bras toujours passé autour d'elle, et elle posa la tête sur sa poitrine. «Je suis plus qu'inquiet du retentissement que sa présence aura sur l'esprit du groupe, toutefois. Macintosh au moins le considère déjà comme un informateur, je crois. Et France... elle n'a pas non plus confiance en lui. — Moins qu'on puisse dire ! grommela Pritchart. Elle surveille ce qu'elle dit en sa présence presque autant qu'en la mienne ! — Ce qui est très prudent de sa part, fit simplement Giscard, et elle acquiesça d'un air contrarié. — Je me rends bien compte qu'il va te poser problème, Javier, dit-elle au bout d'un moment, mais je ferai pression sur lui de mon côté pour éviter les frictions s'il le faut. Et, au moins, c'est à moi qu'il fera ses rapports. Connaître l'informateur, c'est déjà avoir gagné la moitié de la bataille; et contrôler la destination de ses informations, c'est gagner l'autre. Et puis l'avoir choisi malgré tes protestations ne peut que renforcer ma crédibilité auprès de SerSec. — Je sais, je sais. » Il soupira. « Et ne crois pas un instant que je ne te sois pas reconnaissant. Mais si nous devons faire de cette opération un succès -- et je crois que McQueen a raison : Icare a vraiment les moyens d'exercer un effet majeur sur la guerre –, alors je dois pouvoir me fier à mon équipe de commandement. Je ne m'inquiète pas trop de ma capacité personnelle à travailler avec Joubert s'il le faut, mais tous les autres membres de l'état-major sont moins gradés que lui. Il pourrait devenir un véritable obstacle une fois les combats engagés, et nous ne pouvons pas nous le permettre. — Si c'est le cas, je le relèverai de son poste, fit Pritchart au bout d'un moment. Mais ça m'est impossible pour l'instant. Il faut que tu te montres raisonnable et... — Oh, chut ! » Giscard embrassa encore ses cheveux et reprit la parole sur un ton délibérément léger. « Je ne te demande pas de prendre de mesures contre lui, idiote ! Tu me connais. Je m'inquiète à l'avance pour ne pas être surpris le moment venu. Et tu as entièrement raison sur un point : il nous fournit une couverture idéale. — Surtout à moi », dit-elle tout bas, et son bras se resserra autour d'elle dans une réaction de peur instinctive. C'est bizarre, songea-t-il dans un coin de son esprit. je peux être relevé au moindre caprice de SerSec, sachant que des dizaines d'autres amiraux ont déjà été fusillés pour avoir « trahi le peuple » –en général parce que ceux qui gouvernent « le peuple » leur avaient donné des ordres impossibles à exécuter –, et voilà que je me fais un sang d'encre pour la femme par qui SerSec a choisi de me faire espionner! Par moments, Giscard se demandait si ça avait été une chance ou une malédiction de découvrir qu'Héloïse Pritchart était un commissaire du peuple très inhabituel, car sa vie était bien plus simple du temps où il pouvait considérer chaque mignon de SerSec comme un ennemi. Pour autant, il ne verserait pas une larme sur l'ancien régime. Les Législaturistes avaient creusé leur propre tombe, et Giscard était mieux placé que beaucoup pour constater les dégâts que leur monopole du pouvoir avait causés à la République et à la Flotte. Mieux que ça, il avait soutenu avec enthousiasme bien des buts avoués du comité de salut public –et c'était toujours le cas, d'ailleurs. Certes, pas les âneries vomies par Ransom et le ministère de l'Information publique pour mobiliser les proies, mais les véritables réformes fondamentales dont la République populaire avait désespérément besoin. Toutefois les excès commis au nom de la « sécurité du peuple » et le règne de terreur qui avait suivi – les disparitions et les exécutions d'hommes et de femmes qu'il avait connus et dont le seul crime était d'avoir failli aux tâches impossibles qu'on leur avait confiées –, ces choses-là lui avaient appris une leçon plus froide et laide. Elles lui avaient montré le gouffre béant qui séparait la terre promise du comité de l'endroit où ils se trouvaient maintenant... et la barbarie des masses une fois qu'on brisait leurs chaînes. Pire, elles lui avaient montré quelque chose qu'il n'osait pas dire à voix haute devant âme qui vive : que les membres du comité de salut public eux-mêmes étaient terrifiés de ce qu'ils avaient déchaîné et prêts à embrasser tous les extrémismes au nom de leur survie personnelle. Et il se trouvait donc face à l'ironie suprême de la situation : sous l'ancien régime, il était une denrée rare, un patriote qui aimait et servait son pays malgré les nombreux défauts qu'il lui trouvait. Et sous le nouveau, il était exactement la même chose. Seule la nature des défauts avait changé – et la virulence des excès. Mais, au moins, il savait alors que faire pour survivre. C'était simple en réalité. Obéir aux ordres, réussir si impossible que fût la mission et ne jamais, au grand jamais, se fier à un agent de SerSec, car la moindre erreur, le moindre mot hâtif ou mal choisi devant l'un des espions d'Oscar Saint-Just seraient plus dangereux qu'un supercuirassé manticorien. Et puis Héloïse était devenue son commissaire. Il avait d'abord supposé qu'elle était comme les autres. À tort. Comme lui, elle croyait en ce que le comité avait promis de faire au début. Il avait mis des mois à l'accepter, persuadé qu'il ne s'agissait que d'un masque destiné à lui faire baisser sa garde. Mais ce n'était pas le cas. « J'aimerais vraiment que tu sois moins exposée », disait-il maintenant, inquiet et conscient que sa remarque était inutile et révélerait seulement son anxiété, mais incapable de la retenir. « Commissaire du peuple pour une flotte complète et avriliste par-dessus le marché... ils ne vont pas te quitter des yeux. — Ex-avriliste, rectifia-t-elle sur un ton beaucoup plus badin que son état d'esprit ne devait l'être, et elle lui caressa la main. Ne gâche pas ton temps et ton énergie à t'inquiéter pour moi, Javier ! Contente-toi de mener Icare à bien. Personne ne mettra en cause le soutien que je t'apporte tant que tu assures et que tu ne dis ni ne fais rien qui aille complètement à l'encontre de la ligne du parti, surtout avec McQueen au ministère de la Guerre. Et tant que nous maintenons tous les deux les apparences en public et agissons efficacement sur le terrain, nul ne se souciera de mes affiliations passées. — Je sais », répondit-il, penaud. Non parce qu'il était d'accord avec elle, mais parce qu'il n'aurait pas dû aborder le sujet. Ils ne pouvaient rien y faire, ni l'un ni l'autre, et mainte nant elle risquait de passer la prochaine heure de leur précieux temps ensemble à s'efforcer de le convaincre qu'elle était parfait eurent en sécurité alors qu'ils savaient tous deux que ce n'était pas le cas... même en dehors de sa relation avec lui. Tout cela relevait de la même folie, songea-t-il amèrement. I Moïse avait été chef de cellule dans les équipes d'action de l'Union pour les droits des citoyens, tout comme Cordélia Ransom, mais les similitudes entre elle et feu la ministre de l'Information publique s'arrêtaient là. Le terme de « terroriste » était faible, appliqué aux membres des forces de frappe de l'UDC, et bon nombre d'entre eux – dont Ransom – acceptaient volontiers, voire fièrement, cette étiquette. En fait, Giscard soupçonnait que les gens comme Ransom envisageaient principalement la lutte contre les «oppresseurs élitistes » comme une occasion de déchaîner la violence et la destruction dont ils avaient soif, qu'ils y voyaient au mieux un prétexte idéologique pervers. Mais la cellule d'Héloïse avait fait partie du Tribunal d'avril, me petite mais influente (et redoutablement efficace) faction dissidente de l'UDC qui tirait son nom du massacre par SécInt de manifestants proies en avril 1861 post Diaspora. Même les avrilistes n'avaient jamais cru que le « massacre d'avril » était un acte délibéré de la part des Législaturistes. Il ne s'agissait que d'un accident, une opération bâclée qui avait mal tourné. Mais l'ancien régime l'avait justement traité comme un accident –mineur, qui plus est –, comme s'il ne voyait dans la mort de quatre mille sept cents êtres humains (des mères, des pères, fils et filles, frères et sœurs, maris et femmes) que le banal prix à payer pour mener ses affaires. En tout cas, personne n'avait jamais suggéré que les responsables de ces morts devraient être désignés et punis. Sauf les membres du Tribunal d'avril, et c'était ce qui les rendait fondamentalement différents du reste de l'UDC. Alors que les cellules traditionnelles attaquaient régulièrement des cibles civiles législaturistes — après tout, elles menaient une campagne de terreur —, les attaques avrilistes s'étaient uniquement portées contre Séclnt, l'armée et les locaux officiels du gouvernement. Ils réclamaient la justice — et, par la nature des choses, avaient certes un peu trop glissé vers la vengeance — et non pas le pouvoir. La distinction était parfois subtile, mais elle était capitale et, comme la plupart des avrilistes, Héloïse n'avait rejoint l'UDC qu'après avoir souffert un deuil personnel cruel et amer. Mais les avrilistes s'étaient retrouvés dans une position délicate suite à l'assassinat de Harris. D'un côté, même auprès de gens qui désapprouvaient la violence de l'UDC, ils étaient réputés pour avoir mené une guerre « propre » en guérilleros urbains plutôt qu'en terroristes. De ce point de vue, les compter au nombre des soutiens du comité de salut public était précieux pour Robert Pierre et ses sbires, car ils amenaient un élément de modération et de raison. Presque de respectabilité. Toutefois les avrilistes étaient aussi suspects aux yeux de gens comme Cordélia Ransom, précisément à cause de leur réputation de modérés, et ce n'était pas sans danger à mesure que les promesses faites aux proies devenaient plus extrêmes et que les pogroms et les purges contre les « ennemis du peuple » gagnaient en intensité. Heureusement pour Pritchart, sa position d'avant le coup d'État lui avait permis d'être cooptée très tôt par le nouveau Service de sécurité de Saint-Just, et elle était trop intelligente pour refuser l'honneur qu'on lui faisait et se rendre suspecte aux yeux de SerSec. En conséquence, à une époque où bon nombre des autres meneurs avrilistes avaient été discrètement remplacés par des défenseurs plus vigoureux de la cause populaire, elle était déjà bien installée dans son rôle de commissaire du peuple. Son expérience de combattante de l'ombre lui avait rendu de grands services pour adopter un camouflage protecteur et, contrairement à certains de ses compagnons d'armes moins circonspects (et depuis manquants), elle avait refusé de succomber à l'euphorie enivrante des premiers jours du comité. Et quand celui-ci avait agi pour consolider l'acier de son pouvoir et que ces compagnons imprudents s'étaient retrouvés discrètement détenus (puis « disparus ») par ceux qu'ils avaient crus leurs alliés, le personnage officiel que Pritchart avait soigneusement façonné avait déjà effectué la transition de combattant apolitique à gardien engagé du nouvel ordre au nom du peuple. Un trajet sur la corde raide, mais Saint-Just avait été très impressionné par ses rapports perspicaces concernant les officiers relativement peu gradés qu'on lui avait d'abord demandé de surveiller. En fait, à dire vrai, il appréciait d'autant plus sa modération qu'elle était rare parmi les commissaires du peuple. elle avait donc été affectée à des missions de plus en plus sensibles, s'élevant au sein de SerSec sans que ceux qui dirigeaient le service aient jamais conscience de ce qui se passait dans sa tête. Jusqu'à ce qu'elle tombe sur Giscard. Était-ce réellement moins de quatre ans T plus tôt? Cela lui semblait impossible à chaque fois qu'il y pensait. Cela devait faire plus longtemps ! L’intensité de cette vie sur le fil du rasoir, prise dans les turbulences fiévreuses de la nouvelle République populaire de Robert Pierre, engagée dans une guerre où l'on risquait autant de se taire tuer par ses propres supérieurs que par l'ennemi, tout cela dormait un aspect surréaliste à l'existence, et surtout à une entreprise aussi folle et dangereuse qu'une liaison entre un officier spatial et son commissaire du peuple. Et pourtant, bizarrement, ils avaient réussi à survivre tout ce temps. Chaque jour était un nouveau triomphe contre les probabilités dans un jeu où la banque finissait tôt ou tard par gagner, mais au fond d'eux-mêmes ils savaient que leur chance ne durerait pas toute la vie. Ils ne pouvaient que poursuivre comme ils l'avaient fait jusque-là, marcher sur leur corde raide en évitant les balles à mesure qu'elles les frôlaient, dans l'espoir qu'un jour, d'une façon ou d'une autre, les choses changeraient... Ce qui était vraiment étrange, bien que Javier Giscard n'y ait jamais songé en ces termes, c'est que, même maintenant, aucun d'eux n'avait une seule fois sérieusement envisagé de déserter. Une poignée d'officiers avaient fait ce choix, y compris Alfredo Yu, l'ancien mentor de Giscard. Mais malgré tout le respect qu'il vouait à Yu, il ne pouvait tout simplement pas suivre cet exemple, et il se demandait parfois si c'était une vertu ou la preuve incontestable de sa propre stupidité. « Tu crois vraiment que McQueen peut y arriver ? demanda-t-il au bout d'un moment. Pritchart se recula suffisamment pour le regarder d'un air interrogateur, et il haussa les épaules. « Tu crois qu'elle peut réorganiser le ministère de la Guerre au point de faire la différence sans finir victime d'une purge ? — Je crois qu'elle en est capable, répondit sérieusement Pritchart. Et qu'on lui a sans doute offert une meilleure occasion de se servir de ses capacités qu'à n'importe qui d'autre. Mais de là à savoir si elle peut recoller tous les morceaux... » Elle haussa les épaules à son tour. « Je me sentirais beaucoup mieux si je n'avais pas entendu autant d'histoires sur ses ambitions, soupira-t-il. — Saint-Just a entendu les mêmes, je peux te l'assurer, dit-elle, beaucoup plus sombre. Je n'ai pas vu son dossier, bien sûr; elle ne relève pas de ma responsabilité. Mais j'ai entendu les ragots que partageaient les autres commissaires et, quand Pierre l'a choisie pour remplacer Kline, certains étaient très nerveux. — Alors qu'elle venait d'écraser les niveleurs ? » Il voulait plaisanter, mais le ton n'y était pas et elle grimaça. « Surtout alors qu'elle venait d'écraser les niveleurs, je crois. Elle a fait ça trop bien, en faisant preuve de trop d'initiative et de sang-froid – et trop peu de pitié. Et elle est devenue trop populaire auprès des masses. Et puis la moitié d'entre eux pensent qu'elle aurait continué d'avancer si sa pinasse ne s'était pas écrasée. Je pense – tout comme Fontein et, j'en suis sûre, Saint-Just lui-même – qu'ils se trompent. À mon avis, elle savait qu'il lui manquait une base sur laquelle asseoir son pouvoir et que cela l'empêcherait de supplanter le comité. Et je crois honnêtement qu'elle aurait refusé de provoquer l'anarchie qui aurait résulté d'un coup d'État manqué de sa part. Mais ça ne veut pas dire que d'autres lui font confiance... ni même que je pense qu'elle ne s'y risquerait pas si elle croyait avoir réuni suffisamment de soutien pour avoir une chance de réussir. — Elle s'en rend sûrement compte, fit Giscard qui réfléchissait à voix haute. Elle est assez intelligente pour ne rien faire qui puisse bénéficier à ses adversaires. — J'aimerais le penser, et il faut reconnaître que ça a été le cas jusqu'à maintenant. Mais elle se heurte au même problème que nous, Javier. Mieux elle fait son boulot, plus elle réussit, et plus elle devient dangereuse. — Splendide, soupira-t-il, amer. Les fous ont pris le contrôle de l'asile. — Oui, répondit Pritchart sans ciller. Mais nous ne pouvons rien y faire si ce n'est survivre et peut-être accomplir un petit quelque chose pour la République en chemin. » Leurs regards se croisèrent une fois de plus, et Giscard eut un sourire en coin. Comme lui, elle ne parlait jamais du « peuple quand ils étaient seuls. Leur loyauté allait à la République ou, du moins, aux vestiges de l'idéal républicain que Robert Pierre avait juré de restaurer. Et cela, bien sûr, aurait établi pour SerSec la preuve définitive qu'on ne pouvait pas leur faire confiance. Il gloussa à cette idée, et elle haussa le sourcil comme pour lui demander de partager la plaisanterie. Mais il se contenta de secouer la tête, puis il se pencha pour l'embrasser à nouveau. Les lèvres de la commissaire se réchauffèrent sous les siennes qu'elles pressaient avec une avidité désespérée, et il sentit le désir monter en lui. Cela faisait des mois qu'ils n'avaient pas été seuls tous les deux, et il s'arracha à leur baiser juste assez pour plonger son regard dans les yeux topaze brillants de Pritchart. « Oh, je crois qu'il y a encore un petit quelque chose que nous pouvons faire, citoyenne commissaire », murmura-t-il en se levant pour gagner le sas de sa chambre, Pritchart dans les bras. CHAPITRE DIX-HUIT « sors de là, espèce de saloperie de... ah ! ah ! » Scooter Smith ;s'assit par terre avec un sourire triomphant comme l'arbre de transmission récalcitrant de la grappe de lasers du BAL numéro rois cédait enfin sous ses efforts. Il ignorait comment la pièce défectueuse était passée au travers de la myriade d'inspections censées détecter ce genre de problèmes, mais cela importait moins que son installation même. Enfin, ça et le fait que son matériau de qualité inférieure s'était tordu, bloquant le mécanisme d'entraînement de la grappe à un moment peu opportun des exercices de la veille. Elle avait aussi réussi à se fendiller et à se déformer suffisamment pour résister avec flegme à tous ses efforts pour la retirer ces deux dernières heures, et ils avaient dû démonter l'unité beaucoup plus qu'il ne l'aurait cru. Mais maintenant ils l'avaient. Il la lança à l'un de ses assistants et se leva en se frottant les reins avant de descendre de l'échafaudage. L'un des aspects les plus agréables des hangars à BAL du HMS Minotaure, c'est qu'on s'était donné la peine de réfléchir aux exigences de maintenance et de ravitaillement. Sur sa dernière affectation en tant que chef de la section navettes d'assaut du HMS Lutzen, Smith, comme tous les spécialistes en maintenance de navettes, avait eu l'impression de passer environ un tiers de son temps de service en combinaison souple ou rigide, à flotter dans le vide et l'apesanteur d'un hangar d'appontement pour effectuer des opérations de maintenance de coque sur l'un ou l'autre des appareils légers sous sa responsabilité. Par bien des côtés, les BAL du Minotaure n'étaient rien d'autre que des appareils légers qui auraient pris des vitamines, et il s'attendait à faire face au même problème amplifié. Mais, s'il passait bel et bien un certain temps en combinaison, cela restait très éloigné de ce qu'il avait craint. Les concepteurs du Minotaure s'étaient donné un mal fou pour augmenter l'efficacité de l'équipage, au point que, après cinq mois à bord, Smith était encore impressionné par son degré d'automatisation. Traditionnellement, les vaisseaux de guerre embarquaient des équipages bien plus nombreux qu'aucun vaisseau marchand de tonnage équivalent, essentiellement parce que les vaisseaux marchands n'étaient souvent rien d'autre que d'immenses coques creuses dans lesquelles on entassait des biens, alors que les bâtiments de guerre débordaient d'armes, munitions, systèmes électroniques de défense et d'attaque, générateurs de barrières latérales, centrales à fusion de secours, et possédaient de plus grandes voiles Warshawski, des noyaux bêta plus puissants, et un tas d'autres choses que les cargos n'emportaient pas et pour lesquelles ils n'avaient donc pas d'équipage à fournir. Mais il demeurait néanmoins qu'ils se reposaient beaucoup plus que les vaisseaux de guerre sur des systèmes automatisés et commandés à distance afin de réduire un peu plus leurs exigences de main-d'œuvre. Les bâtiments de guerre auraient pu en faire autant mais s'en abstenaient. Du moins jusque-là. Officiellement parce qu'un équipage nombreux garantissait des redondances. Après tout, si les jolis systèmes automatisés subissaient une frappe qui les grillait, il fallait bien des techniciens armés de boîtes à outils pour les réparer. Et les hommes demeuraient les meilleurs systèmes autoprogrammants commandés à distance. Si l'affût d'une arme ou un système de régulation vitale critique se trouvait isolé du réseau de contrôle central suite à des dommages subis au combat, ou si les ordinateurs centraux eux-mêmes lâchaient, un vaisseau de guerre gardait les ressources nécessaires pour prendre le relais et faire fonctionner ses systèmes sous contrôle local malgré tout. C'était le raisonnement officiel. Pour sa part, Smith avait toujours soupçonné la tradition d'avoir autant à voir dans l'affaire. Les bâtiments de guerre avaient toujours eu des équipages pléthoriques pour leur tonnage, donc ils auraient toujours des équipages pléthoriques, c'était comme ça. Même dans la Flotte royale manticorienne, il s'en était vite rendu compte, l'esprit militaire aimait les choses carrées et prévisibles. Mais le Royaume stellaire ne pouvait plus se permettre de s'accrocher à la tradition. Smith n'avait pas vu les chiffres — les simples maîtres spécialité machines n'étaient généralement pas conviés par PersNav à étudier les chiffres secrets concernant le personnel -- mais il n'en avait pas besoin pour savoir que la Spatiale était de plus en plus à court d'équipages. Tout le monde savait aussi que la Flotte et les fusiliers employaient désormais quelque chose comme vingt millions de personnes, et l'appétit de l'armée royale en matière de recrutement s'était fait de plus en plus vorace à mesure que la Flotte s'emparait de planètes havriennes où l'armée devait installer des garnisons. En tout, il devait y avoir près de trente millions de Manticoriens sous les drapeaux à ce jour, soit à peu près un pour cent de la population Male du Royaume. Ce qui ne paraissait pas grand-chose... jusqu'à ce qu'on le retranche des secteurs les plus productifs de l'économie au moment même où il fallait être fin prêt à mener une guerre interstellaire sur une échelle que la Galaxie n'avait pas connue depuis au moins quatre cents ans. Alors cela devenait énorme et, soit la pression de PersNav qui réclamait une réduction par tous les moyens de la demande de main-d’œuvre, ConstNav avait fini par céder sur la question des systèmes automatisés. Ainsi, même avec à son bord tout le personnel des escadres de BAL, le Minotaure n'emportait qu'une compagnie de deux mille personnes à peine au total, moins qu'un croiseur de combat sept fois plus petit que lui. Certes, il n'était pas équipé des armes de flanc normales d'un vaisseau du mur, mais Smith se disait que même l'équipage d'un bâtiment de guerre conventionnel pourrait être réduit d'au moins soixante pour cent si on lui appliquait les mêmes procédures d'automatisation. Et cela pourrait avoir des conséquences majeures sur la présence de la Flotte sur le front. Il était sans doute inévitable — les hommes étant ce qu'ils sont — que le nouveau concept ait ses détracteurs, et certaines des critiques seraient sûrement fondées. Toutefois, ceux qui geignaient sur le thème de la dépendance lourde que cette nouvelle conception imposait vis-à-vis des ordinateurs avaient tendance à l'irriter. Évidemment qu'elle impliquait une forte dépendance vis-à-vis des ordinateurs ! Il fallait être idiot pour ignorer que cela avait toujours été le cas. Les êtres humains pouvaient accomplir bien des tâches dont leurs joujoux électroniques se chargeaient pour eux, mais il y en avait fort peu qu'ils étaient capables d'effectuer aussi bien — ou aussi vite — que leurs ordinateurs. Et il restait pas mal d'opérations impossibles sans assistance informatique. Comme la navigation spatiale. Ou la gestion d'une centrale à fusion. Ou l'une quelconque de ces milliards de tâches absolument essentielles, complexes à l'extrême et minutées qu'il fallait sans cesse accomplir à bord d'un vaisseau de guerre. Il était sans doute logique de limiter autant que possible la dépendance aux ordinateurs et aux boucles d'intelligence artificielle, mais on ne pouvait tout simplement pas l'éliminer. Et tant qu'il conservait un atelier d'électronique intact, un atelier machines pour le soutenir, du courant et un système de régulation vitale, Scooter Smith était capable d'assembler tout ordinateur de remplacement nécessaire à son bâtiment. Bref, il n'avait qu'une envie : que les geignards et les coupeurs de cheveux en quatre dégagent hors de son chemin afin qu'il puisse continuer de profiter de toutes les merveilleuses nouveautés auxquelles le changement de philosophie de conception avait donné naissance. Dans le cas du Minotaure, ces nouveautés signifiaient entre autres que plus de quatre-vingts pour cent de la maintenance de routine sur les BAL embarqués pouvait être effectuée par voie cybernétique sans jamais exiger la présence d'un homme en combinaison. Évidemment, certaines personnes — à l'image de Maxwell Clef d'argent — pouvaient casser n'importe quoi en y mettant du leur, et c'était précisément ce qu'avait fait Maxwell dans le hangar quarante-six. Smith n'avait jamais bien compris comment un homme aussi doué pour son travail pouvait aussi être une telle catastrophe ambulante, mais il fallait se rendre à l’évidence. On aurait cru qu'il représentait une sorte de force chaotique naturelle, l'incarnation de la loi de Murphy. Il faisait toujours tout comme le préconisait le manuel... et l'affaire finissait néanmoins en désastre. Smith espérait seulement que le transfert de son ami du pont du Minotaure à un nouveau poste en tant que mécanicien navigant adjoint sur le BAL clôturerait enfin le cycle infernal, mais il se demandait quand même à quoi le capitaine Harmon pensait quand elle l'avait choisi pour s'occuper de son appareil personnel. Enfin, quoi qu'il advienne de « Clef d'argent », Smith était ravi de son nouvel équipement à distance, presque aussi impressionnant que celui d'un chantier naval, et il était infiniment reconnaissant d'en disposer. Mais les concepteurs étaient allés plus loin dans la simplification de sa tâche en équipant les hangars à BAL de grands boyaux d'accès par la proue. Au lieu des classiques butoirs et bras d'arrimage qui maintenaient tous les engins légers dans les hangars, les faisceaux tracteurs d'amarrage des BAL les attiraient proue en avant dans un ber complet. Ce faisant, ils alignaient le nez pointu des petits bâtiments avec des boyaux d'accès larges de quinze mètres qui se fixaient en proue. Et puisque c'était là que se trouvait tout l'armement tant défensif qu'offensif des BAL, cela permettait à Smith de travailler sans combinaison sur des problèmes tels que le blocage de la grappe laser. D'autres boyaux de service reliés aux lance-missiles permettaient aussi de transporter directement les recharges de munitions du stock principal de missiles du Minotaure vers les chargeurs rotatifs des BAL. Dans l'ensemble, Smith voyait dans cette nouvelle conception une immense amélioration par rapport à ce qu'il avait dû supporter à bord du Lutzen. Les BAL étaient plus gros que les navettes d'assaut sur lesquelles il travaillait là-bas, d'un facteur de trente-cinq environ, pourtant il gérait plus facilement la section de six bâtiments dont il avait la charge à présent que celle de six navettes dont il s'occupait à bord du Lutzen. Bien sûr, il valait mieux ne pas penser à l'effet qu'un coup ennemi bien placé sur un de ces beaux hangars à BAL si grands, efficaces et vulnérables aurait sur l'intégrité de la coque du vaisseau, mais c'était une conséquence inévitable du rôle assigné au Minotaure. « Bon, Sandford, à vous de jouer, dit-il en descendant le dernier échelon de l'échafaudage pour reprendre pied dans le boyau. Installez la pièce de rechange et faites-moi savoir quand vous êtes prêt à la tester. D'accord ? Le BAL dressait sa proue au-dessus de leur tête et, malgré sa taille minuscule comparée à celle d'un vaisseau comme le Minotaure, il faisait passer toute son équipe pour des nains. Ce qui donnait une idée très impressionnante du reste du bâtiment pour des gens qui ne le voyaient jamais que de l'intérieur. « À vos ordres, patron. » Le technicien qui avait attrapé la pièce déformée la secoua pour renforcer son propos. « Je pense que ça va encore nous prendre une cinquantaine de minutes. — Ça me semble raisonnable », dit Smith en faisant le dos rond et en massant de nouveau ses reins douloureux. Il avait eu un mal de chien à extraire la pièce endommagée, mais la remplacer devrait être assez simple. « Je serai du côté du trente-six si vous avez besoin de moi, reprit-il. Caermon veut discuter de l'équipement radar principal. — Okay », fit Sandford, et Smith hocha la tête puis s'en alla. Il avait encore un petit arrêt à faire, mais c'était sur le chemin du hangar trente-six où Caermon l'attendait, et il eut un sourire espiègle en tapotant la puce de données dans sa poche. Il aimait beaucoup le capitaine de corvette Ashford, sincèrement, mais quel délice en toute honnêteté que de recevoir non seulement l'autorisation officielle mais l'ordre de jouer un tour à un officier. Pour sûr, ça les aide à rester modestes, se dit-il avec bonne humeur. Et les officiers modestes sont plus à même de se rappeler qui exactement fait tourner la flotte de Sa Majesté. D'un autre côté, protection de mes supérieurs ou non, j'espère bien qu'il ne se doutera jamais que c'est moi qui lui ai fait ça! Il sourit à nouveau et s'arrêta en atteignant le boyau d'accès au BAL d'Ashford. L'appareil était là tout seul, dans l'attente des équipes de maintenance qui s'occuperaient de lui en temps pour les exercices de l'après-midi, et il hocha la tête pour lui-même. Il ne retrouverait pas meilleure occasion, songea-t-il, et il s'engagea dans le boyau d'un air innocent. « Et, bon sang, qu'est-ce que vous foutiez là, Ashford ? » s'enquit aimablement le capitaine Harmon tout en se servant d'une bonne vieille règle même pas lumineuse pour désigner l'image holo figée au-dessus de la table tactique de la salle de briefing des pilotes. De minuscules BAL pas plus gros que l'ongle de son auriculaire y grouillaient, identifiés par le code couleur de leur escadre, tandis qu'ils « attaquaient » un holo du Minotaure long comme la moitié de son bras. La plupart des trente-six BAL avaient modifié leur trajectoire dans la seconde précédant le gel de l'image, tournant ainsi leur proue directement vers le Minotaure, sauf une section de six, et le capitaine de vaisseau aux cheveux et aux yeux noirs se tourna vers le capitaine de corvette qui commandait les appareils pris en faute. « Euh... eh bien, en fait, madame... » Ashford soupira. « En fait, admit-il d'une voix résignée, je me plantais dans les grandes largeurs. — Une analyse concise à défaut d'être très utile », fit Harmon sans recourir au ton coupant que le capitaine de corvette redoutait. Sa franchise lui avait au moins rapporté ça – car ceux qui essayaient de se dérober ou d'excuser leurs erreurs (voire, pire, de faire porter la responsabilité à un autre) apprenaient vite à craindre sa langue acérée. Et elle ne s'arrêtait pas là. Deux commandants d'escadre avaient déjà dû faire leurs valises, dont une accompagnée d'un rapport d'efficacité si cinglant qu'elle aurait besoin d'une intervention divine pour assumer de nouveau un commandement. « Est-ce que vous sauriez, par hasard, pourquoi vous vous êtes planté ? demandait-elle maintenant, tenant la règle à deux mains devant elle. -- J'essaye encore d'en définir la raison, pacha, répondit Ashford. On dirait qu'on est tombé sur un bogue dans le programme de l'ordinateur tactique. On est en train de sortir le code pour effectuer des comparaisons avec les fichiers principaux, au cas où, mais pour l'instant je parierais plutôt sur l'erreur humaine – la mienne, je le crains – pendant l'entrée des données figurant dans l'une des mises à jour de la mission après le lancement. Kelly était occupée à refaire les calculs d'accélération quand la mise à jour concernant cette manœuvre particulière est arrivée, alors j'ai pris le contrôle de l'ordinateur et j'ai entré la modification. Et j'ai dû le faire de travers parce que, quand nous avons atteint le point de rotation, les ordinateurs nous ont fait pivoter de cent quatre-vingts degrés dans le mauvais sens. — Avec ce résultat », acquiesça Harmon. Elle fit un signe de tête. Le capitaine de frégate McGyver, son chef d'état-major dans les faits (bien que le Manuel n'eût pas encore décidé si oui ou non un commandant de flottille de BAL devait avoir un état-major – officiellement), remit l'holo en mouvement en appuyant sur une touche à cet ordre implicite. Tout le monde regarda la section d'Ashford tourner le dos au Minotaure... Au même moment, tous les BAL qui la composaient se mirent à clignoter d'un rouge criard car ils exposaient l'arrière béant de leurs bandes gravitiques au vaisseau, et ses grappes de laser de défense active jouant le rôle de lasers et grasers de flanc profitaient de l'aubaine pour les détruire. McGyver enfonça de nouveau la touche pause, figeant tout mouvement, et les BAL « morts » se détachèrent à l'image comme des gouttes de sang frais. « S'il s'était agi d'une véritable attaque plutôt que d'un exercice d'entraînement, observa Harmon, les conséquences de cette petite erreur auraient été permanentes. La bonne nouvelle, c'est que vous n'auriez pas souffert. La mauvaise, c'est que vous n'auriez pas souffert parce que vous auriez tous été morts avant même de le savoir. Nous ne pouvons pas laisser une chose pareille se produire en opérations, messieurs dames. » Elle soutint leurs regards d'un œil sévère jusqu'à ce qu'ils acquiescent tous. Puis elle se radoucit et se tourna vers Ashford. « Pour mémoire, dit-elle, le capitaine .McGyver, le capitaine Stackowitz et moi-même avons visionné les puces et votre interprétation des événements tient debout. L'exercice était long et nous vous avons bombardés de nombreuses mises à jour et autres modifications du profil de mission. En conditions réelles, nous n'aurions sûrement pas eu à apporter autant de changements au profil d'origine. » Un ou deux officiers acquiescèrent de nouveau. Les opérations d'entraînement étaient presque toujours plus difficiles —enfin, en dehors de la poussée d'adrénaline, de la terreur et de la mort — que les véritables missions d'attaque. Et c'était logique. Lors des vraies opérations de combat, on n'effectuait en général qu'un seul assaut par sortie — en admettant que tout se passe bien et qu'on tombe bel et bien sur l'ennemi. Mais, pendant les vols d'entraînement, on se voyait souvent confier plusieurs assauts différents lors d'une même sortie, et on pouvait compter sur les concepteurs des profils de mission pour consacrer au moins un peu de temps à inclure un élément de surprise expressément destiné à vous embrouiller le plus possible au moment le moins opportun. Ils en comprenaient tous la nécessité, de même qu'ils comprenaient bien que Harmon et son équipe, s'efforçant d'établir des règles d'engagement à partir de rien, devaient se montrer plus impitoyables encore que d'habitude. Toutefois, un ou deux chefs de section et d'escadre s'étaient plaints qu'elle ait ajouté Ernest Takahashi à son groupe de concepteurs de missions. Tout le monde ou presque appréciait le jeune enseigne un peu trop sûr de lui, mais sa réputation l'avait précédé. L'histoire des modifications qu'il avait apportées aux simulateurs de vol de Kreskin les avait tous mis sur leurs gardes... et la suite leur avait hélas donné raison. Jacqueline Harmon savait exactement ce que pensaient les officiers devant elle, et elle dissimula un sourire. Le capitaine de corvette Ashford allait blêmir en découvrant enfin le problème, songea-t-elle. À supposer que ses hommes et lui comprennent comment cela s'était produit quand ils le trouveraient. Et, après tout, cela faisait partie de leur mission d'exercice, même s'ils l'ignoraient en commençant leurs recherches, et il serait intéressant de voir s'ils iraient un peu plus loin et essaieraient de démêler le comment et le pourquoi en plus du quoi. Même si Ernest était trop sournois pour qu'il soit aisé de comprendre ce qui s'était passé. Elle jeta un coup d'œil à l'enseigne impassible, secoua intérieurement la tête puis détourna les yeux. Un air si jeune et innocent pour une âme si dépravée, se dit-elle gaiement. Et le fait que le MT Smith et lui aient servi ensemble sur le Lutzen nous a bien aidés. Mais je veux voir la réaction d'Ashford s'il comprend un jour que j'ai demandé au maître de sa propre section de glisser une modification délibérément piégée dans son ordre de mission d'origine. Et se rendre compte que l'erreur était délibérée n'allait pas être facile. Le fichier corrompu qui avait transposé le changement de trajectoire parfaitement correct tapé par Ashford, bien qu'étrange, avait l'air tout à fait accidentel. Bruce McGyver lui avait parié cinq dollars que l'équipage d'Ashford ne verrait jamais qu'il s'était fait rouler, mais si Harmon appréciait Ashlord (bien qu'elle ne soit pas près de le lui dire), c'est d'abord parce qu'il n'était pas seulement intelligent mais aussi consciencieux comme personne. Si quelqu'un risquait de se rendre compte qu'il s'était fait avoir, c'était bien lui... et, s'il y parvenait, il hériterait en récompense de l'un des postes vacants de commandant d'escadre. Mais jouer avec sa matière grise afin de l'évaluer en vue d'une promotion n'était qu'un objectif secondaire de l'exercice, se rappela-t-elle, et elle s'éclaircit la gorge. Quelle que soit la cause du problème, toutefois, examinons-en les conséquences si vous voulez bien. » Elle adressa un nouveau signe de tête à McGyver, et quelqu'un grogna tandis que la faille soudaine dans le plan d'attaque des BAL ouvrait la voie à une avalanche d'erreurs de plus en plus fréquentes de la part d'autres commandants d'escadre et de section... dont aucun n'avait l'excuse' que Harmon et Takahashi avaient trafiqué leurs ordinateurs. Et c'était là le véritable but de ses machinations diaboliques, songea Harmon en regardant la frappe soigneusement orchestrée dégénérer en attaque chaotique. Parce qu'une chose était sûre : la première loi de la guerre, c'était celle de Murphy ou de l'emmerdement maximal, et des unités aussi fragiles que les BAL avaient tout intérêt à lui montrer plus de respect encore que quiconque. «Eh bien, ils ont eu l'air de comprendre la leçon, pacha, fit remarquer le lieutenant de vaisseau Gearman avec un sourire tandis que le dernier des commandants d'escadre et de section quittait la pièce. Vous croyez qu'un seul d'entre eux se doute que vous avez piégé le capitaine Ashford ? — Quand ai-je dit rien de la sorte, Mike ? demanda innocemment Harmon à son mécanicien navigant personnel. — Vous n'aviez pas besoin d'ouvrir la bouche, pacha. Pas alors qu'Ernest souriait comme le fameux chat du comté de Chester ! — Il n'y a aucun félin parmi mes ancêtres, monsieur, protesta Takahashi. — Évidemment », fit le capitaine McGyver. Originaire de Sphinx, c'était un homme très séduisant aux cheveux blond platine et au physique puissant, qui boitait suite à une blessure de ski qui avait obstinément refusé de guérir malgré tous les efforts du réparaccel. Il souriait maintenant, et ses dents blanches régulières brillaient dans son visage bronzé de star de l'holovision. « Personnellement, j'ai toujours trouvé que vous teniez plus de la fouine que du félin, Ernest, déclara-t-il. Ou peut-être un peu du serpent. Vous savez... (il leva le bras et traça une ligne sinueuse dans les airs) le genre sournois, qui glisse dans les herbes et vous mord les fesses quand vous avez le dos tourné. — Je ne connais rien aux serpents, monsieur, répondit Takahashi. On n'en a pas sur Manticore, vous savez. — Sur Sphinx, si, intervint Stackowitz. Bien sûr, là-bas, ils ont des pattes, et je ne crois pas que ceux de la vieille Terre en aient. Enfin, de toute façon, Sphinx s'est toujours distingué par les... particularités de sa flore et de sa faune. — Et de ses habitants ? suggéra aimablement McGyver, les yeux brillants. — Oh, monsieur, non ! Qui irait imaginer cela ? » Comme akahashi, Stackowitz venait de Manticore, et son visage aurait difficilement pu exprimer plus d'innocence. « Pour ma part, lança Harmon en se laissant tomber sans grâce dans son fauteuil et en s'y étalant confortablement, je me suis toujours dit que Lewis Carroll avait dû rencontrer un chat sylvestre dans un rêve induit par l'opium ou quelque chose du genre quand il a inventé le chat du comté de Chester. — Et vous êtes en train d'essayer de changer de sujet, fit remarquer Gearman. Vous avez bien demandé à Ernest de trafiquer son ordinateur, non ? — Peut-être », concéda Harmon avec un sourire paresseux. Gearman n'obtiendrait pas mieux de sa part en termes d'aveux, il le savait. Il secoua la tête et s'adossa dans son propre fauteuil. Le capitaine Harmon ne ressemblait à aucun des capitaines de vaisseau qu'il avait jamais rencontrés. Elle était au moins aussi sûre d'elle que tous les petits prodiges choisis avec soin qui servaient sous ses ordres et facilement taquine. Elle montrait également un enthousiasme très contagieux pour ses nouvelles fonctions et encourageait activement la fraternisation entre tous ses officiers – pas simplement dans son état-major – en dehors des heures de service. Elle aurait dû naître deux mille ans plus tôt, se disait souvent Gearman, à une époque où des illuminés, écharpe au vent, s'installaient à bord d'« engins volants » plus fragiles qu'une aile delta moderne mais armés de mitrailleuses et partaient à la poursuite les uns des autres. Ses techniques d'entraînement étaient peu conventionnelles – pour dire le moins – mais elle obtenait des résultats remarquables et transmettait sciemment, délibérément à ses hommes l'esprit des anciens « cochers » de la chasse. Stackowitz avait été la première à en parler en ces termes —que Gearman n'avait jamais entendus auparavant. Il avait dû chercher l'expression dans un dictionnaire pour comprendre ce qu'elle voulait dire mais, cela fait, il avait bien dû admettre qu'elle correspondait parfaitement au capitaine Harmon. Et vu son affectation peu conventionnelle, songea-t-il, son style de commandement était sans doute tout à fait adapté. Aucun des capitaines respectueux à outrance des procédures sous les ordres de qui il avait servi n'aurait pu en accomplir autant qu'elle sur une période missi courte. Il s'adossa et se mit à se masser les paupières tout en réfléchissant à ce qu'ils avaient tous accompli ces cinq derniers mois. Le capitaine Truman et le capitaine Harmon auraient sûrement pu donner des leçons aux contremaîtres des esclaves qui avaient construit les pyramides de la vieille Terre, mais au moins le travail était fait. Et elles avaient réussi à former un solide esprit de corps* dans la foulée. * En français dans le texte. C'était un peu déstabilisant d'avoir deux capitaines de vaisseau à bord du même bâtiment, toutes les deux sur des postes de commandement, même si l'une figurait sur la Liste et l'autre non. Et cela aurait pu donner lieu à des confusions dangereuses concernant celle dont on parlait ou à qui l'on s'adressait, de sorte qu'on désignait presque toujours Harmon sous le nom de « combal », un tout nouvel acronyme pour « commandant de la flottille de BAL ». Harmon avait d'abord résisté sous prétexte que ce surnom sonnait trop comme « tombal », mais il était resté. Il semblait encore bizarre, mais de moins en moins, et il avait le mérite de bien identifier celle dont on parlait. (Ernest Takahashi avait innocemment proposé, si Harmon objectait au titre de « commandant de la flottille de BAL », qu'on adopte plutôt « commandant des escadres résidentes », mais sa suggestion avait été rejetée avec une promptitude étonnante. Plus étonnant encore, l'enseigne avait survécu à sa proposition.) Ce nouveau titre ne représentait qu'une part infime de tous les ajustements et nouveaux départs auxquels le Minotaure et son équipage avaient dû faire face. Pour la première fois dans l'histoire spatiale moderne — la première en près de deux mille ans, d'ailleurs — la batterie d'armement principale d'une unité considérée comme un vaisseau du mur n'opérait pas directement depuis le bâtiment... et le commandant de ce bâtiment ne la contrôlait pas. Gearman n'envisageait pas de meilleur choix qu'Alice Truman pour assumer le commandement du Minotaure. Elle possédait la souplesse, l'assurance, sans parler de l'expérience nécessaires pour embrasser les changements qu'impliquait l'introduction du porte-BAL dans les circuits de commandement traditionnels de la FRM, et il n'était pas sûr que beaucoup d'autres capitaines de vaisseau auraient pu en dire autant. Mais le fait était qu'une fois les BAL du Minotaure lancés, Jacqueline Harmon — simple capitaine de vaisseau — aurait sous ses ordres deux fois plus d'armes à énergie que le commandant d'un croiseur de combat de classe Hardi, et six fois et demie son nombre de lance-missiles. Sans compter que la seule réelle fonction du Minotaure après le lâcher de sa couvée consisterait à se tirer vite fait pendant que Harmon et ses commandants d'escadre feraient le travail. Cela exigeait un véritable partenariat entre Truman et Harmon. Il n'y avait aucun doute quant à l'identité du commandant, mais Truman devait se montrer suffisamment intelligente pour savoir quand une décision appartenait à Harmon, et elles avaient défini ensemble les sphères d'autorité et de responsabilité du commandant et du combal sans friction notable. Mieux, c'était à elles qu'il revenait de pondre les pages du manuel concernant les porte-BAL en opérations, et elles y avaient inscrit ces sphères. D'ici que le prochain porte-BAL soit armé, son commandant saurait déjà comment l'autorité devait se partager. Et, dans les faits, il revenait à Gearman d'écrire le chapitre consacré aux mécaniciens navigants des BAL. Son poste auprès de Harmon à bord du Harpie (encore officiellement connu sous son immatriculation « Or-un ») faisait aussi de lui en pratique le mécanicien navigant d'état-major et, il devait bien le reconnaître, il avait l'impression que c'était Noël chaque fois qu'il pensait aux merveilleux joujoux que la Flotte lui avait confiés. Les Écorcheurs étaient de jolis petits bâtiments équipés de compensateurs d'inertie- dernière génération et dotés d'un taux d'accélération maximal qu'il fallait voir pour le croire. Quant aux systèmes dont ils étaient pourvus... Le cycle éprouvant d'exercices imposé par Truman et Harmon semblait en passe de démontrer que la doctrine forgée pour eux par le CPA était dans l'ensemble saine, bien que quelques défauts aient déjà été détectés et corrigés, et le matériel se comportait pour sa part presque parfaitement. Mais ce qui l'avait le plus étonné, c'était les différences liées au changement de type de centrale. Il en connaissait dès le début la nature — du moins intellectuellement — mais la pratique était bien différente, et il se demandait parfois combien d'autres vérités tenues pour universelles pourraient ainsi chanceler. Dans un sens, le plus beau cadeau de Grayson au Royaume stellaire avait été de forcer les employés de structures telles que ConstNav à reconsidérer certains « faits avérés » sous un jour nouveau, se disait-il en se demandant combien de temps il leur faudrait encore pour se décider à installer des centrales à fission au moins dans les plus petits vaisseaux spatiaux. Maintenant qu'on lui avait enseigné la théorie qui les sous-tendait, il comprenait pourquoi ces réacteurs étaient réellement dangereux dans leur version primitive sur la vieille Terre (ou, d'ailleurs, dans leur première version réinventée sur Grayson). Bien sûr, la plupart des nouvelles technologies — voire des technologies établies — étaient dangereuses si on en faisait un mauvais usage ou qu'on les comprenait mal. Et il apparaissait clairement dans les livres d'histoire que ConstNav était allé déterrer pour rédiger le programme de formation final pour les nouvelles centrales que les pionniers de la fission sur la vieille Terre avaient mal compris, ou du moins sous-estimé, certains des aspects négatifs de leur travail. Gearman ne comprenait vraiment pas comment on pouvait se mettre en tête d'entasser des quantités fabuleuses de déchets radioactifs sans avoir la moindre idée de la façon de s'en débarrasser. D'un autre côté, il devait bien admettre que ceux qui avaient prédit que les moyens de s'en défaire seraient trouvés en leur temps avaient eu raison à long terme — ou auraient eu raison si des imbéciles hystériques n'avaient pas jeté le bébé avec l'eau du bain avant qu'on les trouve — mais quand même... Enfin, malgré ce que ses lointains ancêtres pensaient sans doute de la fission, Gearman adorait les piles qui équipaient ses nouveaux vaisseaux. Elles étaient plus petites, plus légères et même plus faciles, à opérer qu'une centrale à fusion, et le gain d'endurance était ahurissant. Au cours de sa précédente affectation sur des BAL, il s'était montré plus paranoïaque encore concernant les niveaux de masse de réacteur que la plupart des mécaniciens navigants de vaisseaux de guerre parce qu'il avait très peu de marge de manœuvre. Désormais il n'avait plus besoin d'y réfléchir, et ce luxe incroyable était des plus séduisants. Bien sûr, il y avait quelques petits inconvénients — dont la procédure d'arrêt d'urgence en cas d'avarie au combat. Si le vase magnétique d'une centrale à fusion tenait assez longtemps pour qu'on coupe le flux d'hydrogène, la question était réglée. Dans une centrale à fission, en revanche, vous aviez sur les bras un cœur de réacteur qui constituait son propre combustible... et qui causerait de gros dégâts si le circuit de refroidissement défaillait. Mais les représentants des techniciens de Grayson semblaient avoir confiance dans leurs mécanismes de sécurité. Ce qui ne voulait pas dire que tous les ingénieurs du Royaume stellaire seraient d'accord avec eux. Après tout, leur base technologique était beaucoup plus fruste et recourait à tellement de stratégies compensatoires... Il se secoua intérieurement. Avant, la technologie de Grayson était beaucoup plus fruste que celle de Manticore, oui. Mais ils avaient grandement comblé leur retard sur les neuf ans et demi qui s'étaient écoulés depuis leur entrée dans l'Alliance, et « fruste » n'était pas forcément synonyme de « basique », comme le montrait amplement la nouvelle génération de compensateurs d'inertie. Tout comme ces nouvelles centrales à fission vont encore en faire la preuve, se dit-il fermement. Il leva les yeux alors que le capitaine Harmon tournait son attention vers le capitaine de corvette Stackowitz. « J'ai convaincu le commandant d'approuver l'utilisation de quelques missiles pour des exercices de tir réel demain, Barbara, dit-elle à l'officier d'état-major en charge des opérations. — Vraiment, pacha ? » Le visage de Stackowitz s'illumina. « Ogives chargées ou d'entraînement ? — Les deux, répondit Harmon avec un sourire de prédateur. Ogives d'entraînement pour les tirs en direction du Minnie, bien sûr, mais on a la permission d'utiliser des têtes chargées pour tout le reste. Y compris un exercice général de guerre électronique, fit-elle avec un sourire de plus en plus large. Sur cinq escadres. — On peut s'amuser avec Cavalier fantôme, alors ? » Les yeux de Stackowitz brillaient à cette idée, et Harmon hocha la tête. « Ouaip. La logistique vient de nous livrer un jeu tout neuf de leurres dotés d'amplificateurs de signal nouvelle génération –ceux dont vous me parliez il y a un mois, d'ailleurs. Nous devons les partager avec Hancock, mais il y en a largement assez pour tout le monde. — Oh, mon Dieu, murmura Stackowitz sur le ton de la prière, avant d'adresser à McGyver un sourire qui éclipsait celui du combat. Je vous ai dit qu'ils allaient faire une sacrée différence, Bruce. Eh bien, maintenant, je vais vous le montrer. Je vous parie cinq dollars qu'ils réduiront la capacité de détection du Minotaure de trente-cinq pour cent contre nous – sachant que le centre d'opérations de combat sera au courant! — Pari tenu », acquiesça McGyver en riant. Harmon secoua la tête : « Certains parieraient même sur la direction dans laquelle le soleil va se lever, soupira-t-elle. Mais maintenant que ces détails financiers cruciaux sont réglés, passons aux conditions particulières de ces exercices. Tout d'abord, Barbara... » Elle se pencha sur la table et les membres de son état-major l'écoutèrent attentivement, prenant à l'occasion des notes sur leur bloc-mémo tandis qu'elle décrivait précisément ce qu'elle voulait faire. CHAPITRE DIX-NEUF Le comte de Havre-Blanc se tenait dans la galerie du hangar d'appontement et contemplait à travers le plastoblinde le vide cristallin et illuminé du hangar. Bizarre, songeait-il. Il avait quatre-vingt-douze ans T et il avait passé bien plus de temps dans l'espace que sur une planète ces soixante-dix dernières années, pourtant sa perception de la « normale » demeurait inextricablement liée aux impressions de sa jeunesse planétaire. L'image rebattue d'un « air limpide comme le cristal » ne prenait tout son sens que lorsqu'on avait contemplé la pureté et l'acuité bien réelles du vide, qui restaient pourtant à jamais surnaturelles et donnaient inévitablement une impression surréaliste défiant toute définition précise. Il renifla ironiquement à la direction que ses pensées avaient prise tout en prêtant une attention très distraite à l'oreillette qui relayait dans son oreille gauche les discussions entre l'officier de contrôle du hangar d'appontement et la pinasse en manœuvre d'approche de son vaisseau amiral. Son esprit tendait toujours à se plonger dans des abîmes contemplatifs quand il n'avait rien de particulier à quoi se consacrer, mais il le faisait de plus en plus souvent ces derniers temps. Il tourna la tête vers la garde d'honneur des fusiliers qui prenait place. Ils agissaient avec tout le professionnalisme que l'on pouvait rêver, mais ils portaient l'uniforme brun et vert de Grayson plutôt que le noir et or de Manticore, car le super cuirassé Benjamin le Grand — connu de l'équipage (hors de portée du commandant) sous le surnom de « Benji » — était un bâtiment graysonien. Construit à peine un an T plus tôt, c'était sans doute le plus puissant vaisseau de guerre de l'univers. Enfin, c'était le cas quand on l'avait achevé, mais les normes concernant les bâtiments de guerre changeaient désormais à une vitesse sidérante. Après sept siècles d'évolution progressive —voire à un rythme d'escargot — le concept même de ce qui constituait un vaisseau de guerre efficace avait été remis sur le métier, et nul ne savait vraiment ce qu'il en sortirait cette fois. La seule certitude était que l'assurance confortable d'armes, de tactiques et de stratégies familières allait être remplacée par quelque chose de nouveau et de différent qui risquait fort d'invalider des compétences chèrement acquises. Et personne en dehors de l'Alliance ne semble avoir la moindre idée de la façon dont les choses évoluent... pour l'instant, se dit-il, maussade, tout en se retournant vers la perfection stérile et immobile du hangar d'appontement. Une part de lui-même aurait préféré que l'Alliance n'y pense pas non plus, bien qu'il ne siérait guère de l'avouer. En fait, il avait bien failli le reconnaître à une occasion, se rappela-t-il — du moins par implication. Mais Lady Harrington lui avait remonté les bretelles pour sa peine, et il l'avait mérité. Comme toujours, il ressentit au fond de son être une douleur presque physique en pensant brièvement à Honor Harrington, et il maudit sa mémoire, cette traîtresse. Elle avait toujours été excellente, et maintenant elle insistait pour lui rejouer toutes leurs rencontres — chaque fois qu'il l'avait conseillée ou engueulée (ce n'était pas arrivé souvent), ou qu'il l'avait regardée ramener ce qui restait d'elle-même à la maison après une nouvelle tentative stupide, courageuse et glorieuse de se faire tuer au nom de son devoir. Elle qui n'avait jamais été bête, pourquoi donc avait-elle persisté dans cette voie alors qu'elle devait bien savoir que, si elle revenait encore et encore au front, tôt ou tard les Havriens auraient un coup de chance et... Il arracha son esprit de cette ornière familière, mais pas avant que la brûlure sourde de la colère ne se fasse sentir à nouveau en lui. C'était stupide, il le savait, mais il lui en voulait d'être morte, et une part irrationnelle de lui-même l'en rendait responsable... et refusait de lui pardonner encore maintenant, plus de huit mois T plus tard. Ii soupira et ferma ses yeux bleus tandis que la douleur et le chagrin l'envahissaient une nouvelle fois, et une autre part de lui-même manifesta son mépris pour ses propres émotions. Évidemment qu'il l'en rendait responsable. Il fallait bien, sinon il n'aurait plus que lui-même à blâmer, et il ne pouvait pas l'accepter, si ? Il rouvrit les yeux et serra les dents en s'imposant de regarder la vérité en face. Il avait connu Honor Harrington pendant neuf ans et demi, du jour où ils s'étaient rencontrés pour la première fois dans ce système... et qu'il l'avait regardée emmener un croiseur lourd tout droit vers les bordées d'un croiseur de combat pour défendre la planète de quelqu'un d'autre. Pendant tout ce temps, il avait eu la certitude qu'elle était le plus brillant jeune officier qu'il avait jamais rencontré, sans exception, et elle n'avait rien représenté d'autre à ses yeux. Du moins était-ce ce qu'il avait cru jusqu'à cette soirée dans la bibliothèque du manoir Harrington où elle l'avait tancé si vertement que ses oreilles en avaient résonné. Elle avait eu le culot de lui dire que son rejet des nouvelles propositions de la commission d'étude et de développement des armements n'était qu'une réaction instinctive et automatique, à l'image de celles en sens inverse qu'il avait toujours méprisées de la part de la jeune école. C'était ce qui l'avait le plus frappé. Elle avait eu le culot de le lui dire ouvertement, et elle avait eu raison. Et dans l'instant de stupéfaction et de semi-fureur où il s'en était rendu compte, il l'avait aussi regardée, et il avait vu une autre personne. Une personne très différente du jeune officier brillant sur la carrière duquel il avait veillé parce qu'il revenait aux officiers les plus gradés de prendre soin de la génération qui les relèverait. S'il la respectait beaucoup, s'il admirait profondément et sincèrement ses exploits, elle n'avait jamais rien été de plus qu'un officier moins gradé que lui. Quelqu'un qu'il fallait guider, instruire et former pour assumer des commandements plus lourds. Quelqu'un qui surpasserait peut-être tout ce que lui-même avait réussi... un jour. Mais ce soir-là, dans la bibliothèque, il avait soudain compris que ce jour était venu. Techniquement, elle demeurait moins gradée que lui — au service de Manticore en tout cas, son rang dans la Flotte de Grayson étant une tout autre affaire — mais le sentiment confortable qu'il en aurait toujours plus à lui enseigner, qu'elle aurait toujours plus à apprendre de lui, était tombé en pièces et il l'avait vue comme son égale. Et cela l'avait tuée. Les muscles de sa mâchoire se crispèrent et le reflet de ses yeux bleus glacés brûlait le plastoblinde tandis qu'il s'imposait enfin de regarder la vérité en face. Ce n'était pas vraiment le moment idéal ni l'endroit, mais choisir le mauvais endroit au mauvais moment pour redécouvrir Honor Harrington semblait être devenu une seconde nature chez lui. Et que la révélation arrive à point nommé ou non, elle restait vraie : ça l'avait tuée. Il ignorait encore ce qu'il avait fait, comment il s'était trahi, mais elle avait toujours eu un don surnaturel pour voir clair dans la tête de ses semblables. Il avait dû faire quelque chose pour lui permettre un coup d'œil dans la sienne au moment précis où tous les rôles, relations et masques professionnels se défaisaient à ses yeux. Cela n'aurait pas dû arriver. Ils étaient tous deux officiers de Sa Majesté. Ils n'auraient pas dû être autre chose l'un pour l'autre, toutefois sa perception des capacités d'Honor Harrington, de son talent et de son aptitude immédiate aux commandements lourds avait changé. Mais il avait été pris au piège de sa propre découverte car, dans cet instant de révélation, il avait compris autre chose encore : il n'avait plus vu en elle un officier qui était son égal, mais une femme dangereusement séduisante. Et elle l'avait remarqué, ou l'avait deviné, ou senti d'une façon ou d'une autre. Et, pour cette raison, elle avait repris du service actif plus tôt que prévu, ce qui expliquait pourquoi son escadre avait été envoyée à Adler et comment les Havriens l'avaient capturée... la seule façon dont ils pouvaient la tuer. Un nouvel accès de rage brûlante traversa son chagrin, et sa maudite mémoire lui repassa la scène. Le corps qui tombait, la corde qui se tendait, le craquement et le balancement... Il chassa cette image, mais il ne put repousser ce qu'il venait enfin d'accepter, tout en attendant debout dans le hangar d'appontement. Sa prise de conscience avait été soudaine, mais elle n'aurait pas dû. Il aurait dû voir comment ses sentiments pour elle s'étaient développés et avaient changé. Mais cela s'était passé si progressivement, si loin de la surface de ses pensées qu'il n'avait même pas soupçonné le processus. Ou, pour être parfaitement honnête, peut-être l'avait-il deviné depuis le début et avait-il étouffé l'information comme l'exigeait son devoir. Mais il savait maintenant, et elle était morte, et il était inutile de se mentir plus longtemps. Ça vient de moi? C'est un truc que je fais? se demanda-t-il. Ou bien est-ce simplement une mauvaise blague de l'univers qui me rend fatal à celles que j'aime ? Émilie, Honor... Il renifla amèrement, sachant qu'il s'apitoyait sur son sort mais incapable de s'en empêcher cette fois-ci. Et s'il sombrait dans le mélo, qui est-ce que ça regardait sinon lui-même ? Bon sang, il avait bien droit à sa dose de mélo ! Des rampes lumineuses orange se mirent à clignoter au-dessus des butoirs d'arrimage, signe que la pinasse se trouvait en approche finale et que son pilote recherchait ce signal visuel, usais Havre-Blanc ne le remarqua même pas. Ou peut-être que si, car les lumières intermittentes le ramenèrent à ce jour horrible, cinquante ans en arrière, où le vol médical supersonique aux gyrophares d'urgence violents, éblouissants, avait amené le corps brisé de sa femme au centre général de traumatologie d'Arrivée. Il était présent pour accueillir le vol, arraché à son bureau de la maison de l'Amirauté, mais il n'avait pas été là pour empêcher l'accident d'aérodyne, pas vrai ? Bien sûr que non. Il avait sons devoir » à accomplir, ses e responsabilités » à assumer, et comme ils avaient tous deux bénéficié d'un traitement pro-long, ils avaient encore des siècles pour rattraper le temps que ces concepts exigeants leur avaient volé. Mais il était là pour la voir amenée à l'intérieur, pour constater les dégâts et grimacer d'horreur car, contrairement à lui, Émilie faisait partie de cette minorité de l'espèce humaine pour qui les thérapies régénératrices ne pouvaient rien. Comme Honor, glissait maintenant un coin de son esprit. Exactement comme Honor — encore un point commun. Et parce que ces thérapies ne marchaient pas sur elle, il avait été terrifié. Elle avait survécu. Les médecins ne s'y attendaient pas vraiment, même avec tous les miracles qu'accomplissait la médecine moderne, mais ils ne la connaissaient pas comme Havre-Blanc. Ils n'avaient pas la moindre idée de sa volonté inébranlable et de son courage. Mais ils connaissaient leur métier, et ils avaient eu raison sur un point. Elle les avait peut-être surpris en survivant, et plus encore en conservant toute sa tête, mais ils lui avaient certifié qu'elle ne quitterait plus son fauteuil médicalisé, et en cinquante ans elle ne leur avait pas donné tort. Comprendre enfin que les médecins avaient vu juste avait manqué le détruire. Il avait combattu et rejeté cette idée, il s'était flagellé de sa terrible cruauté. Il avait refusé la réalité, se disant que s'il persistait à chercher, s'il y consacrait toute la fortune de sa famille, s'il écumait toutes les universités et les centres hospitaliers universitaires de la vieille Terre, de Beowulf et d'Hamilton, il finirait bien par trouver la solution quelque part. Et il avait essayé. Seigneur, il s'était donné du mal. Mais il avait échoué, car il n'existait aucune solution. Rien que le fauteuil médicalisé devenu la prison à vie de la femme énergique et magnifique qu'il aimait de tout son cœur et de toute son âme. L'actrice, écrivain, productrice d'holovids, analyste politique et historienne dont le cerveau avait survécu intact à la ruine de son corps, qui comprenait tout ce qui lui était arrivé et continuait à se battre avec le courage sans faille qu'il aimait et admirait tant, refusant de capituler face à l'affreux cataclysme qui avait déchiré son existence. La cavalière, joueuse de tennis et grav-skieuse qu'une dérivation artificielle partie du cerveau reliait au système de contrôle de son fauteuil et qui, à part ça, n'avait sous le cou que l'usage à soixante-quinze pour cent d'une main. Point. Rien d'autre. C'était tout ce qu'elle avait et qu'elle aurait jamais plus, aussi longtemps qu'elle vivrait. Il s'était effondré. Il ignorait comment Émilie avait survécu à cela, à la culpabilité et au sentiment d'échec qu'il ressentait. Nul ne pouvait changer ce qui lui était arrivé ni « réparer » les dégâts, pourtant c'était son boulot de les réparer ! Quand on aime quelqu'un, on doit toujours pouvoir tout arranger pour lui ou elle, or il avait échoué, et il s'en était voulu avec une virulence et une amertume dont le souvenir le choquait encore maintenant. Mais il s'était repris. Cela n'avait pas été facile, et il lui avait fallu de l'aide, mais il y était parvenu. Bien sûr, ce succès avait été la source d'un sentiment de culpabilité renouvelé, car il s'était tourné vers Théodosia Kuzak pour recevoir l'aide dont il depuis l'enfance. C'était son amie et sa confidente ; ainsi, brièvement, elle était aussi devenue sa maîtresse. Il n'en était pas fier, mais il était alors à bout de forces. Un Alexander de Havre-Blanc comprenait les notions de devoir et de responsabilité. Un Alexander, comme un officier de Sa Majesté ou un mari, était censé se montrer fort. Et il avait essayé d'être fort pendant si longtemps qu'il n'en était simplement plus capable. Théodosia l'avait compris. Elle savait qu'il ne s'était tourné vers elle que parce qu'il le fallait, parce qu'il pouvait lui faire confiance, et non parce qu'il l'aimait. Et comme elle était son amie, elle l'avait aidé à rassembler les morceaux épars de l'homme qu'il avait toujours cru être et à les recoller pour obtenir quelque chose qui ressemblait à son idée de lui-même. Une fois cette tâche accomplie, elle lui avait fait un cadeau qu'il ne pourrait jamais espérer lui revaloir : elle l'avait gentiment repoussé pour redevenir son amie. Il avait survécu, grâce à Théodosia, et il avait découvert quelque chose en chemin — ou peut-être l'avait-il redécouvert : s'il souffrait, s'il portait ce poids intolérable qui avait fini par le briser, c'était parce qu'il aimait sa femme. Il l'avait toujours aimée et l'aimerait toujours. Rien ne pouvait changer cet état de mais cela rendait sa détresse d'autant plus profonde, lui interdisait de se pardonner son incapacité à tout arranger... et l'avait poussé à se tourner vers quelqu'un d'autre pour se reconstruire quand il s'était effondré. C'était lâche de sa part, par bien des aspects, mais il ne pouvait tout simplement pas se résoudre à faire porter à Émilie le poids de sa propre faiblesse pendant qu'elle faisait face à tout ce que Dieu lui avait déjà infligé. Et il avait donc fui vers Théodosia jusqu'à ce qu'elle le guérisse et le renvoie vers sa femme. Elle avait deviné. Il ne lui en avait rien dit, mais il n'avait pas eu à le faire, et elle l'avait accueilli avec ce sourire qui avait encore la faculté d'illuminer une pièce, qui faisait encore fondre son cœur dans sa poitrine. Ils n'en avaient jamais parlé ouvertement, c'était inutile. L'information avait été échangée à un niveau plus profond car, de la même façon qu'elle avait su qu'il fuyait, elle avait su pourquoi... et pourquoi il était revenu. Et il ne l'avait plus jamais fuie. Il y avait eu une poignée d'autres femmes ces quarante dernières années. Émilie et lui étaient tous deux issus de familles aristocratiques de Manticore, la plus cosmopolite des planètes du Royaume stellaire, aux mœurs et conceptions assez différents de ceux de Gryphon, ce monde de pionniers, et de Sphinx la stricte. Le Royaume avait ses courtisans et courtisanes professionnels travaillant sous licence, mais quatre-vingt-dix pour cent d'entre eux se trouvaient sur la planète capitale, et Havre-Blanc avait eu recours à leurs services à l'occasion. Émilie le savait, de même qu'elle savait qu'il s'agissait toujours de femmes qu'il appréciait et respectait sans les aimer. Pas comme il l'aimait, elle. Après toutes ces années, c'est avec elle qu'il partageait encore tout à l'exception de l'intimité physique qu'ils avaient perdue à jamais. Ses brèves aventures la faisaient souffrir, il le savait — non qu'elle se sentît trahie, mais elles lui rappelaient ce qu'on lui avait volé — et, pour cette raison, il se montrait toujours discret. Il ne permettait jamais que quiconque en ait vent, il ne laissait pas l'ombre d'un scandale potentiel l'exposer à une humiliation possible. Mais il n'essayait jamais non plus de lui dissimuler la vérité car il se devait d'être honnête envers elle et, handicapée ou non, elle demeurait l'une des personnes les plus fortes de sa connaissance... et la seule femme qu'il avait jamais aimée. Jusque-là. Jusqu'à Honor Harrington. Jusqu'à ce que, d'une manière inexplicable, sans qu'il s'en rendît compte, le respect professionnel et l'admiration se transforment, passent sa garde et le prennent au piège. Quelle que soit la façon dont il s'était trahi, dont il avait révélé un soupçon de ce qu'il ressentait, il n'aurait jamais été plus loin. Mais il ne pouvait plus se mentir maintenant qu'elle était morte, et ce qu'il avait ressenti pour elle ne ressemblait en rien à son amitié pour Théodosia ou les professionnelles discrètes auxquelles il avait eu affaire au fil des ans. Non, c'était bien pire que ça. Un sentiment aussi profond et intense — et soudain — que ce qu'il avait ressenti pour Émilie la première fois, des décennies auparavant. Ainsi, par une ironie macabre dont personne d'autre dans l'univers ne se douterait lamais, il avait trahi les deux femmes qu'il aimait. Ses sentiments pour Honor n'avaient rien changé à ce qu'il éprouvait pour Emilie. Ils n'avaient aucun lien avec Émilie, ou peut-être venaient-ils en plus de son amour pour elle. Pourtant, s'autoriser à les ressentir représentait une trahison beaucoup plus grave que son aventure avec Théodosia. Et en laissant transparaître une ombre de sentiment, il avait poussé Honor vers sa perte. Il n'avait jamais eu l'intention de faire cela et, encore mainte-liant, il n'avait pas commis d'acte intentionnel pour trahir l'une ou l'autre. En fait, le reste de l'univers ne le considérerait sans doute même pas comme un traître, puisqu'il ne s'était jamais rien passé entre Honor et lui. Mais il savait, et cela le blessait profondément dans l'idée qu'il se faisait de lui-même, comme ;on aventure avec Théodosia n'y avait jamais réussi, car cette Dois il n'avait aucune excuse. Pas de blessure béante à soigner. Il ne lui restait que la conscience terrible de s'être trouvé sans le vouloir désespérément amoureux de deux femmes totalement différentes et pourtant tout aussi splendides l'une que l'autre... ;:i(.1-tant que l'une était à jamais invalide et l'autre morte. Et Dieu qu'il en souffrait ! La forme élancée d'une pinasse apparut soudain de l'autre côté du plastoblinde, dérivant vers les butoirs dans le silence du vide; il prit une profonde inspiration et se secoua. Il enleva son oreillette, la fit glisser dans une de ses poches et lissa sa veste tandis que le clairon du Benjamin le Grand prenait place et que la garde d'honneur se mettait au garde-à-vous. La pinasse se posa délicatement entre les butoirs, les ombilicaux se dressèrent, s'arrimèrent, et le boyau d'accès s'élança vers le sas. Hamish Alexander, treizième comte de Havre-Blanc, eut un sourire amusé en regardant la haie d'honneur de spatiaux se rassembler sous le regard d'un lieutenant de vaisseau graysonien contrarié et affolé. Ce n'était pas tous les jours que le premier Lord de la Spatiale de l'Amirauté manticorienne et le ministre des Finances de Sa Majesté rendaient visite à un système stellaire voisin au beau milieu d'une guerre, et l'équipage du Benjamin le Grand était fermement décidé à tout faire dans les règles. De même que Havre-Blanc. Il lui restait au moins ça, se dit-il. Son travail. Son devoir. Qui il était et ce qu'il devait. En cela, il était comme Émilie et Honor. Ni l'une ni l'autre n'avaient jamais su tourner le dos à leur devoir. Il pouvait donc au moins essayer de se montrer digne des deux femmes extraordinaires qui représentaient tant pour lui, et il se secoua brutalement. Tu as décidément le chic pour connaître ce genre de révélation intime aux moments les plus... inopportuns, on dirait, Hamish, fit un coin de son cerveau, moqueur. Les commissures de ses lèvres se relevèrent en un sourire ironique et sans joie. Il y avait bien des années de cela, alors qu'il était aspirant dans son quatrième trimestre, un instructeur tactique avait pris à part un très jeune Hamish Alexander après un exercice en simulateur. Ce n'était pas vraiment la faute d'Hamish si l'exercice avait mal tourné pour l'équipe bleue, mais il en était le commandant et il avait l'impression de porter la responsabilité de son échec, alors le lieutenant de vaisseau Raoul Courvosier l'avait fait asseoir dans son bureau et l'avait regardé droit dans les yeux. « Il y a deux choses qu'aucun commandant — aucun être humain — ne peut contrôler, monsieur Alexander, avait dit Courvosier. On ne peut pas contrôler les décisions d'autrui ni celles de Dieu. Un officier intelligent essaiera d'anticiper ces deux éléments et d'en tenir compte, mais un officier avisé ne se reprochera rien quand Dieu intervient et fait échouer un plan tout à ['ait valable sans crier gare. » Le lieutenant de vaisseau s'était renfoncé dans son fauteuil et lui avait souri. e Il faut vous y faire, monsieur Alexander, parce qu'une chose est certaine : Dieu a un sens de l'humour très particulier... et un sens de l'à-propos qui l'est plus encore. » Raoul, tu savais vraiment présenter les choses, hein? songea Hamish Alexander avec affection avant de s'avancer pour saluer Sir Thomas Caparelli et son frère à qui les riches notes du clairon souhaitaient la bienvenue à bord. CHAPITRE VINGT « C'est un vaisseau superbe, Hamish, dit Lord William Alexander tandis que le lieutenant de vaisseau Robards, l'officier d'ordonnance graysonien de son frère aîné, les faisait passer dans la cabine de jour de l'amiral après une longue visite du Benjamin le Grand. Et ta cabine n'est pas mal non plus, fit-il remarquer en découvrant le compartiment immense, quasi princier. — En effet, reconnut Havre-Blanc. Asseyez-vous tous les deux, je vous prie », dit-il en désignant les fauteuils confortables qui faisaient face à son bureau. Robards attendit qu'ils aient obéi et que Havre-Blanc se soit assis derrière le bureau, puis il enfonça un bouton de com. Oui ? répondit une voix de soprano. — Nous sommes rentrés, fit simplement le lieutenant. — Bien, monsieur », répondit l'intercom, et un autre sas s'ouvrit aussitôt. Celui-ci menait à l'office, et l'intendant principal Tatiana Jamieson le passa, chargée d'un plateau d'argent poli surmonté de quatre verres à vin en cristal et d'une bouteille poussiéreuse. Elle posa le plateau à l'extrémité du bureau de Havre-Blanc et brisa soigneusement le vieux sceau de cire qui couronnait la bouteille, puis en retira habilement l'antique bouchon. Elle le huma, sourit puis versa le vin rouge sombre dans les verres. Elle en tendit un à chacun des invités de Havre-Blanc, un autre à lui et le dernier à Robards, puis elle salua et disparut aussi discrètement qu'elle était venue. — Alors, Jamieson est toujours avec toi ? lança William, tenant son verre en hauteur pour regarder la lumière jouer dans son cœur de rubis. Ça fait... quoi ? Quatorze ans T maintenant? — Oui aux deux, répondit Havre-Blanc. Et tu peux cesser de rêver, tu n'arriveras pas à la détourner de son poste. C'est une fille de la Spatiale jusqu'au fond de son être, et une carrière civile à gérer ta cave à vins ne l'intéresse pas du tout. » William prit un air blessé assez convaincant, et son frère renifla. « Et tu peux aussi arrêter de regarder le vin avec autant de méfiance. Ce n'est pas moi qui l'ai choisi. Jamieson l'a sélectionné elle-même parmi une demi-douzaine de grands crus envoyés par le Protecteur. — Oh, dans ce cas ! » William eut un sourire moqueur et prit une gorgée. Il écarquilla les yeux, surpris et approbateur, avant de reprendre une autre gorgée, plus longue. « Il est vraiment bon. Heureusement pour le béotien que tu es que Jamieson veille sur toi ! — Contrairement aux civils oisifs, les officiers de l'active sont parfois un peu trop occupés pour élever le snobisme épicurien au rang d'art, répondit le comte avant de se tourner vers Caparelli. Vous êtes d'accord, Sir Thomas ? — Certainement pas, milord », répondit aussitôt le Premier lord de la Spatiale dont la bouche esquissait toutefois un sourire. Sir Thomas Caparelli n'avait jamais vraiment été très à l'aise face au comte, et ils ne s'appréciaient pas beaucoup, mais l'essentiel de leur animosité personnelle s'était érodé ces huit ou neuf dernières années au contact bien plus rude de la guerre. Malgré le prolong, des mèches blanches couraient désormais dans la chevelure de Caparelli, et elles ne devaient pas grand-chose à l'âge. La responsabilité écrasante de mener la guerre contre Havre avait aussi creusé de nouvelles rides d'inquiétude sur son visage, et le comte de Havre-Blanc avait été son principal bras armé contre la Flotte populaire. « Ce n'est pas une mauvaise décision stratégique », répondit Havre-Blanc en guise de compliment avant de goûter son propre verre. Il le posa ensuite et leva les yeux vers le lieutenant Robards. « Le capitaine Albertson est-il prêt en vue du briefing, Nathan ? — Oui, milord. Quand vous le souhaitez. — Mmm. » Havre-Blanc plongea les yeux dans son verre pour quelques secondes puis acquiesça de la tête à quelque chose que personne d'autre ne voyait. « Vous voulez bien aller lui dire qu'il nous faudra encore... disons trente ou quarante minutes ? — Bien sûr, milord. » Il s'agissait d'un changement de programme plutôt abrupt, mais les yeux marron de Robards ne cillèrent même pas à recevoir ainsi congé. Il vida simplement son verre, salua les invités de son amiral et s'éclipsa presque aussi discrètement que Jamieson. « Un jeune homme bien formé », fit William Alexander tandis que le sas se refermait derrière lui. Il se tourna vers son frère. J'imagine que tu avais une bonne raison de le renvoyer ? — Oui. » Havre-Blanc quitta son vin des yeux et regarda ses hôtes. « En fait, j'en avais deux, mais la plus pressante est le sentiment qu'il doit y avoir d'autres raisons à votre venue que celles données par le communiqué officiel. J'ai aussi un désagréable pressentiment concernant l'une d'elles. Dans ces conditions, je me proposais de dégager le terrain, pour ainsi dire, de sorte que nous puissions discuter de mon pressentiment d'un point de vue purement manticorien. — Ah ? » William but une autre gorgée, regarda son frère d'un air mi-moqueur, mi-prudent, puis haussa le sourcil pour l'inviter à poursuivre. « J'essaye d'assembler la Huitième Force depuis presque un an T maintenant, fit Havre-Blanc sans détour. Cela aurait dû se terminer il y a plus de neuf mois standard, et je n'ai toujours pas reçu toutes les unités mentionnées dans mes ordres. Plus exactement, j'ai reçu les unités promises par Grayson, Erewhon et les autres flottes alliées. Celles que je n'ai pas vues, ce sont les unités manticoriennes. Il me manque encore plus de deux escadres de combat complètes – dix-sept vaisseaux du mur – du côté de la FMI, et rien de ce que j'ai lu dans les messages en provenance du Royaume n'indique que ces bâtiments risquent d'arriver demain. Dois-je en conclure que l'une des raisons pour lesquelles Allen Summervale a envoyé le numéro deux de son gouvernement et le numéro un de l'Amirauté ici est de s'en expliquer auprès de moi – et peut-être du Protecteur ? » Il s'interrompit, et Caparelli et William se regardèrent avant de se retourner vers lui. « En effet, répondit calmement Caparelli au bout d'un moment. Et, non, ils ne risquent pas d'arriver demain, milord. Nous ne pourrons pas vous les envoyer avant au moins deux mois T supplémentaires. — C'est trop long, milord, fit Havre-Blanc sur le même ton. Nous avons déjà trop attendu. Vous avez vu les estimations du mois dernier concernant la présence havrienne à Barnett ? — Oui. — Alors vous savez que les effectifs de Theisman grossissent plus vite que les miens. Nous leur donnons du temps – du temps pour se remettre d'aplomb et reprendre leur souffle –, or nous ne pouvons pas nous le permettre. Pas avec quelqu'un comme McQueen aux commandes chez eux, pour changer. — Nous ne savons pas de quelle liberté de commandement dispose McQueen, fit remarquer Caparelli. Patricia Givens travaille encore là-dessus. Ses analystes n'ont pas grand-chose à se mettre sous la dent, mais ils évaluent à vingt-cinq pour cent les chances que le comité accorde à un officier spatial quel qu'il soit l'autorité d'élaborer sa propre stratégie. Ils ont encore trop peur d'un coup d'État militaire. — Sauf votre respect, Sir Thomas, Patricia a tort sur ce coup, répondit franchement Havre-Blanc. J'ai combattu McQueen et, à mon avis, c'est le meilleur officier général qui leur reste. Je crois qu'ils en sont conscients aussi, mais tout ce que les renseignements ont réussi à glaner sur son compte souligne son ambition personnelle. Si nous en avons eu vent, Saint-Just et SerSec aussi. Dans ces conditions, je ne vois pas les Havriens la choisir pour ministre de la Guerre s'ils n'avaient pas l'intention depuis le début de lui donner au moins un rôle majeur dans le choix de leur stratégie. — Je ne saisis pas bien ton raisonnement, Hamish, fit son frère au bout d'un moment. — Réfléchis, William. Si tu sais qu'une personne constitue une menace pour ton régime et que tu la mets néanmoins dans une position de pouvoir, c'est que tu dois avoir une excellente raison – quelque chose que tu regardes comme plus important que le danger potentiel qu'elle représente. Si le comité de salut public a rappelé McQueen et l'a nommée ministre de la Guerre, c'est parce qu'il juge sa situation militaire tellement critique qu'elle nécessite l'intervention d'un professionnel... même si le professionnel en question pourrait être tenté de lancer un coup d'État. » Havre-Blanc haussa les épaules. « S'ils suivent cette logique, ils ne seraient pas simplement idiots mais franchement crétins de ne pas fournir tous les efforts pour profiter de son expertise. C'est pour ça, fit-il en se tournant vers Caparelli, que leur laisser autant de temps est une erreur absolument cruciale, monsieur. — Je n'ai rien à redire à votre raisonnement, reconnut Capa-relui en passant une main large sur son visage las avant de se renfoncer dans son fauteuil. Les analystes de Patricia ont suivi le même, et peut-être qu'ils se trompent à vouloir trop réfléchir. Ils partagent votre opinion concernant son rappel sur Havre, mais ils se demandent si une République dirigée par le comité de salut public et le Service de sécurité est capable de faire bon usage de ses compétences. Ce n'est pas un simple changement mais un véritable bouleversement des relations entre le corps officier et les commissaires du peuple qui serait nécessaire. — Officiellement peut-être, mais il est évident que certains de leurs commandants et commissaires ont déjà procédé à des changements informels, fit Havre-Blanc. Prenez Theisman, par exemple. Les tactiques qu'il a utilisées à Seabring – comme sa décision de dévoiler leur version de la capsule lance-missiles lors de l'attaque d'Adler, d'ailleurs – indiquent que lui au moins sait pouvoir compter sur le soutien de son commissaire. C'est dangereux, monsieur. Que la structure de commandement havrienne soit divisée joue en notre faveur; mais que les officiers politiques et militaires travaillent ensemble et se fassent confiance, c'est une tout autre affaire. Mais là où McQueen est concernée, c'est que le comité pourrait choisir d'autoriser une autre exception – une autre "relation privilégiée" – entre son commissaire et elle. Surtout dans la mesure où elle a écrasé les niveleurs pour eux. » Il fit la grimace. «Ils le paieront sans doute a un moment ou un autre, mais cela ne veut pas dire qu'ils n'essaieront pas – surtout si la situation militaire paraît suffisamment alarmante. — Tu as peut-être raison, Hamish, dit William, mais je ne peux pas tirer d'unités de mon chapeau. Peu importe ce que nous voudrions, nous n'avons tout simplement pas de vaisseaux t'envoyer pour l'instant. Nous essayons, mais nous sommes à court. — Mais... commença Havre-Blanc, pour s'arrêter car Caparelli levait la main. — Je sais ce que vous allez dire, milord, mais Lord Alexander a raison. Nous ne les avons pas, tout simplement. Ou, plutôt, nous avons trop d'autres obligations et nous avons poussé nos cycles de maintenance trop loin dans le rouge dans notre effort pour pénétrer aussi loin en territoire havrien. — Je vois. » Havre-Blanc se radossa, tapotant son bureau du bout des doigts tout en réfléchissant, les sourcils froncés. En tant que commandant sur le terrain, il n'avait pas accès aux données complètes concernant toute la Flotte que Caparelli voyait régulièrement, mais les statistiques de disponibilité devaient être encore pires qu'il ne le pensait. « La situation est grave ? demanda-t-il au bout d'un moment. — Elle n'est pas bonne, reconnut Caparelli. C'est vous qui avez pris l'Étoile de Trévor, vous devez savoir que nous reportions sans cesse les IEI des vaisseaux sous vos ordres pour vous permettre de conserver des effectifs à même de prendre le système. » Il s'interrompit, et Havre-Blanc hocha la tête. Presque vingt pour cent des bâtiments qu'il avait engagés dans les opérations finales avaient beaucoup de retard sur leurs cycles d'indisponibilité d'entretien intermédiaires... et cela se ressentait dans leur taux d'efficacité. Ça ne s'est pas amélioré, reprit le Premier Lord. En fait, pour votre gouverne, nous n'avons pas eu d'autre choix que de rappeler un peu plus du quart de tous nos vaisseaux du mur. — Un quart? » Havre-Blanc ne put dissimuler sa surprise, et Caparelli acquiesça d'un air sombre. Cela représentait soixante-quinze pour cent de plus que les quinze pour cent de l'effectif de la Flotte censés pouvoir se rendre indisponibles pour entretien à tout moment. « Un quart, confirma Caparelli. Et si nous pouvions nous le permettre, je serais monté à trente pour cent. Nous avons trop sollicité le matériel pour arriver à notre position actuelle. Il faut absolument que nous prenions la flotte en mains – et pas uniquement pour de la maintenance de routine. Nous équipons les unités des nouveaux systèmes, armes et compensateurs au coup par coup depuis le début de la guerre, mais plus de la moitié de nos vaisseaux du mur ont deux ans de retard au moins sur les dernières évolutions technologiques. Cela remet gravement en cause notre capacité à faire le meilleur usage des nouveaux équipements, notamment des compensateurs, puisque nos escadres ne sont plus homogènes. À quoi bon avoir trois vaisseaux capables d'accélérer à cinq cent quatre-vingts gravités si les cinq autres de l'escadre ne dépassent pas les cinq cent dix ? Nous devons installer toutes les améliorations actuelles sur un pourcentage plus élevé d'unités du mur. — Mmm. » Havre-Blanc jouait avec son verre à vin vide, l'esprit en effervescence. Les chiffres étaient bel et bien pires que ce qu'il craignait, toutefois il comprenait le raisonnement de Caparelli. Et le Premier Lord de la Spatiale avait raison. Mais il se trompait aussi. Ou plutôt, son éventail de choix « justes » baissait dangereusement. « Nous augmentons les effectifs de la Flotte aussi vite que possible, Hamish. » William grimaça. « Évidemment, ce n'est pas aussi rapide que je le voudrais. La pression que nous imposons à notre économie commence à être vraiment forte. Il y a même des secrétaires et sous-secrétaires d'État dans mon ministère qui parlent d'imposition progressive sur le revenu. — Quoi ? » La nouvelle fit redresser Havre-Blanc dans son fauteuil, et il écarquilla les yeux en voyant son frère acquiescer. « Mais c'est anticonstitutionnel ! — Pas tout à fait, répondit William. La Constitution stipule que tout impôt permanent sur le revenu doit être à taux fixe, mais elle prévoit la possibilité d'ajustements temporaires. — Temporaires, tu parles ! lança Havre-Blanc. — Oui, temporaires, répéta fermement William. Toute taxe à taux progressif doit être adoptée en mentionnant une limite précise dans le temps et prend automatiquement fin lors des premières élections législatives qui suivent son adoption. Laquelle nécessite de toute façon une majorité des deux tiers des deux chambres. — Pfff ! — Tu as toujours été conservateur sur le plan fiscal, Hamish. Et ce n'est pas moi qui te donnerai tort, bon sang : je le suis moi-même ! Mais nous avons déjà multiplié par quatre le tarif de transit par le nœud du trou de ver et levé des taxes exceptionnelles sur notre propre fret marchand – sans parler de l'augmentation des taxes sur les produits importés, qui n'avaient pas atteint de tels sommets depuis deux cent cinquante ans. Jusque-là, nous avons réussi à ne pas déshabiller Pierre pour habiller Paul – ou du moins à le faire sans recourir à la menace d'une arme et à la violence. Mais sans imposition progressive nous ne tiendrons plus très longtemps. Nous avons déjà dû limiter les augmentations normalement indexées sur le coût de la vie dans les pensions versées par le gouvernement et les programmes d'aide... et je te laisse imaginer par toi-même la réaction de Marisa Turner et de ses partisans à cette annonce-là. — Elle n'était sûrement pas bonne », grommela Havre-Blanc. Puis il haussa les sourcils. « Tu n'es pas en train de dire que Nouvelle-Kiev s'en est plainte en public, hein ? — Pas ouvertement. Elle a plutôt tourné autour du pot, en tâtant le terrain. L'opposition ne nous a pas encore critiqués franchement, Allen et moi, à ce sujet. Ils en sont encore au stade du "nous regrettons cette âpre nécessité". » William renifla. « Je te garantis qu'ils ne retiennent pas leurs coups par principe, Hamish ! Ils redoutent ce qui leur arriverait aux prochaines élections s'ils paraissaient vouloir tirer un avantage partisan de la situation. — C'est vraiment si grave ? fit Havre-Blanc, inquiet, et cette fois Caparelli répondit avant que son frère puisse ouvrir la bouche. — Oui et non, milord. Nous faisons tout notre possible à l'Amirauté pour maîtriser les coûts et, d'un point de vue purement militaire, il y a encore pas mal de mou dans notre capacité industrielle. Le problème auquel Lord Alexander et le duc de Cromarty sont confrontés consiste à déterminer comment utiliser cette capacité sans handicaper le secteur civil, et, même là, nous avons encore dans les faits une certaine marge de manœuvre. Mais la politique est affaire de perceptions et, en vérité, nous en sommes au stade où il va falloir imposer des sacrifices bien réels à la population civile. » Havre-Blanc cilla. Le Thomas Caparelli qu'il connaissait depuis trois quarts de siècle n'aurait pas fait cette remarque parce qu'il n'en aurait simplement pas saisi les nuances. Manifestement, son poste de Premier Lord de la Spatiale sollicitait son esprit d'une manière que Havre-Blanc n'avait pas anticipée. « Sir Thomas a raison, intervint William avant que le comte ait pu suivre cette pensée jusqu'au bout. Oh, nous sommes encore loin de parler de rationnement, mais nous avons un véritable problème d'inflation pour la première fois en cent soixante ans, et il ne fera qu'empirer à mesure qu'une plus grande part de notre capacité industrielle totale se consacre directement à l'effort de guerre alors même que l'augmentation des salaires met plus d'argent entre les mains des consommateurs. Encore une fois pour ta gouverne, j'ai participé à des négociations secrètes avec les responsables des principaux cartels pour discuter d'une planification centralisée de l'économie. — Mais ça existe déjà, protesta Hamish. — Non. Je parle d'une véritable centralisation, répondit gravement son frère. Pas simplement de bureaux de planification et de conseils de répartition purement militaires. Un contrôle complet de toutes les facettes de notre économie. — Mon Dieu, ça ne passera jamais. Vous perdrez forcément les loyalistes. — Peut-être, mais peut-être pas, répondit William. Ils sont plus conservateurs que nous en matière de fiscalité, mais souviens-toi que la centralisation serait sous contrôle de la Couronne. Cela flatterait leur base en renforçant dans les faits le pouvoir du monarque. Là où nous souffririons, en revanche, ce serait auprès des indépendants, que nous pourrions perdre – notamment chez les Lords –, et à cause de l'ouverture que cela offrirait aux libéraux et aux progressistes. » Il secoua la tête, le front plissé par l'inquiétude. « Cela ne nous réjouit pas le moins du monde, Hamish. Mais nous craignons de ne pas avoir d'autre choix si nous comptons utiliser la marge de manœuvre industrielle et économique dont Sir Thomas parlait à l'instant. — Je vois », fit lentement Havre-Blanc en se frottant la lèvre inférieure, songeur. Les libéraux et progressistes souhaitaient depuis toujours que le gouvernement intervienne davantage dans l'économie du Royaume, et les centristes de Cromarty avaient toujours combattu cette idée bec et ongles, surtout depuis que la République populaire avait commencé sa descente aux enfers fiscale. D'après les centristes, un marché libre encouragé à se réguler lui-même représentait l'économie la plus productive. Trop d'intervention gouvernementale risquerait de tuer la proverbiale poule aux œufs d'or alors que la productivité d'une économie dérégulée signifiait que, même avec un taux de taxation plus faible, elle finirait par produire plus de revenus fiscaux en valeur absolue. Les libéraux et les progressistes, de leur côté, arguaient que le capitalisme dérégulé était par nature injuste dans sa répartition des richesses et qu'il revenait au gouvernement de le réguler et de formuler des politiques fiscales susceptibles d'influer sur la redistribution d'une manière qui aboutirait à un équilibre plus équitable. Intellectuellement, Havre-Blanc se disait que les deux côtés avançaient des arguments légitimes. Il savait mais il devait admettre que son propre héritage d'argent et de pouvoir n'y était sans doute pas étranger. Enfin, quoi qu'en pensât Hamish Alexander, Cromarty et William devaient ressentir une pression vraiment forte pour envisager d'ouvrir cette boîte de Pandore. Une fois que le gouvernement aurait établi un contrôle centralisé fort de l'économie - quel que soit le prétexte –, son démantèlement constituerait par la suite une tâche herculéenne. Il y aurait toujours des bâtisseurs d'empire bureaucratiques pour se battre jusqu'à la mort afin de préserver leur petit carré de pouvoir, et n'importe quel gouvernement trouvait toujours des postes de dépense pour l'argent sur lequel il faisait main basse. Mais, plus important encore, les libéraux et leurs alliés pourraient souligner – avec raison, par bien des aspects – que, si le Royaume avait accepté ce genre de contrôle pour gagner une guerre, il accepterait sûrement des mesures moins draconiennes en temps de paix pour lutter contre la pauvreté et les privations. À moins, bien sûr, que les conservateurs en matière fiscale ne souhaitent avancer qu'il était moins moral ou noble d'offrir aux citoyens ce dont ils avaient besoin quand ils n'étaient pas occupés à tuer d'autres gens ? « Nous envisageons d'autres solutions – et nous entrevoyons quelques lueurs d'espoir à l'horizon, fit William, interrompant le cours de ses pensées. Ne va pas croire que tout est sombre sur le front intérieur. La preuve, des gens comme les Graysoniens supportent beaucoup plus de l'effort de guerre que nous ne l'aurions cru quand les hostilités ont commencé. Et savais-tu qu'Alizon et Zanzibar sont sur le point d'inaugurer leurs propres chantiers navals ? — Zanzibar ? » Havre-Blanc eut l'air étonné, et son frère acquiesça. « Ouais. C'est une version plus petite du chantier graysonien de Merle, encore née d'une association avec le cartel Hauptman. Il se limitera à la production de croiseurs, voire de croiseurs de combat, au moins les premières années, mais il sera à la pointe de la technologie, comme celui d'Alizon. Quant aux Graysoniens, ils sont tout simplement impressionnants. Peut-être est-ce parce que tant de batailles se sont déjà déroulées dans leur secteur de l'espace, ou que leur niveau de vie était beaucoup moins élevé que le nôtre avant la guerre, mais ces gens s'investissent à fond, Hamish... et leur économie civile connaît encore une croissance phénoménale dans le même temps. J'imagine qu'une partie de la différence vient de ce que leur marché civil est encore loin de la saturation, alors que le nôtre... » Il haussa les épaules. « Et le fait que nous ne sommes toujours pas capables de fournir des conditions de sécurité dignes de ce nom à nos bâtiments de commerce en Silésie n'arrange rien. Nos échanges avec la Confédération sont en chute de près de vingt-huit pour cent. — Les Andermiens récupèrent-ils les parts de marché que nous perdons ? s'enquit Havre-Blanc. — On dirait plutôt que ce sont les Solariens, répondit William en haussant de nouveau les épaules. Nous constatons de plus en plus de pénétration du marché de leur part dans ce secteur... ce qui pourrait expliquer pourquoi certains éléments de la Ligue sont prêts à exporter des technologies militaires vers les Havriens. — Splendide. » Havre-Blanc se massa les tempes d'un geste las, puis reporta son attention vers Caparelli et ramena la conversation sur son premier souci. « Mais en ce qui concerne la Huitième Force, il faudra encore patienter quelques mois avant de voir le reste de mes escadres de combat, n'est-ce pas ? — Oui, fit Caparelli. Nous avons dû choisir entre vous et le maintien des forces de l'Étoile de Trévor et, en toute honnêteté, ce qui s'est produit à Adler continue d'avoir des répercussions. Pour l'instant nous parvenons à les gérer, mais l'étendue de notre défaite là-bas effraie tout le monde – en particulier les plus petites nations membres de l'Alliance. Je fais de mon mieux pour rassembler les bâtiments que nous avons dû disperser sur des postes isolés pour des raisons politiques, mais Trévor est une autre histoire. À la place des Havriens, j'assignerais à ce système – et au terminus du nœud qui s'y trouve – une priorité absolue dans la hiérarchie de mes cibles, et je dois partir du principe qu'ils sont au moins aussi malins que moi. — Mmm. » Havre-Blanc réfléchit à la question puis hocha lentement la tête. S'il se trouvait à la place d'Esther McQueen et qu'il en avait les moyens, il reprendrait l'Étoile de Trévor en un clin d'œil. Évidemment, il n'était pas à sa place et, pour ce qu'il en savait, elle n'avait pas les moyens de reprendre le système, nais il comprenait que Caparelli soit déterminé à s'assurer qu'elle n'aurait pas cette chance. Enfin, il avait beau comprendre, cela ne changeait rien aux conséquences sur sa propre zone de commandement. — Très bien, dit-il enfin. Je comprends ce qui se passe et pourquoi nous occupons cette place sur la liste des priorités. Mais j'espère que vous, Sir Thomas, et le reste de l'Amirauté comprenez que je n'essaye pas de me trouver d'excuses à l'avance en prévision d'un échec quand je dis entretenir de gros doutes sur notre capacité à exécuter notre mission si ces vaisseaux sont retardés aussi longtemps que vous le suggérez. Au rythme où l'ennemi semble renforcer Barnett, ce qui aurait dû nous offrir une confortable marge de supériorité ne sera guère plus qu'une parité quand nous agirons enfin. Et tout ce que j'ai vu du citoyen amiral Theisman indique que ce n'est pas en lui accordant la parité des forces qu'on remporte une bataille contre lui. — Je comprends, milord, soupira Caparelli. Et nous ne pouvons que vous demander de faire de votre mieux. Je vous assure que tout le monde à l'Amirauté s'en rend compte, et personne ne regrette plus que moi le retard dans la constitution de votre effectif. Je verrai ce que je peux faire pour presser les choses à mon retour. — Au moins le rythme de construction continue d'augmenter, fit remarquer William de l'air de qui cherche à toute force un point positif. Et les exigences en termes de personnel devraient chuter si les rapports que j'ai reçus de ConstNav et PersNav se confirment. — En effet, acquiesça Caparelli, et si le projet Anzio... » Il s'interrompit puis sourit à Havre-Blanc. « Disons simplement que nous tenons une possibilité bien réelle de multiplier nos forces, milord. Si ces salauds veulent bien m'accorder encore quatre mois, je pense que nous serons prêts à reprendre l'offensive. — Souvenez-vous de ce que Napoléon disait du temps », fit Havre-Blanc. Le Premier Lord de la Spatiale hocha la tête. « Vous avez raison, milord. Mais personne n'a mené de guerre à cette échelle depuis au moins trois cents ans T, et, même alors, les distances étaient bien plus courtes. Nous inventons plus ou moins les règles de déploiement stratégique à mesure, et les Havriens font de même. D'ailleurs, nous savons quels sont nos propres problèmes, mais ne commettons pas l'erreur de croire que l'ennemi n'a pas les siens pour compenser. — C'est juste », dit Havre-Blanc. Il bascula de nouveau le dossier de son fauteuil en arrière et prit une gorgée de vin, le front plissé tandis qu'il assimilait ce qu'on venait de lui annoncer. Son frère l'observa plusieurs secondes avant de s'éclaircir la gorge, et le comte releva les yeux, l'air interrogateur. « Tu disais avoir deux choses à discuter avec nous, lui rappela William. Avons-nous déjà couvert le second sujet ? — Hein ? » Havre-Blanc fronça les sourcils, puis son visage s'éclaircit et il secoua la tête. « Non. Non, nous n'en avons pas parlé. » Il redressa son dossier et reposa son verre sur le bureau. — Je voulais connaître l'impression officielle du gouvernement concernant les conséquences de la mort de Ransom. — Ah ! Tu es comme moi, frérot, répondit William avec amertume — Je déduis de ta réaction que cette histoire vous a semblé à tous aussi suspecte qu'à moi ? — C'est le moins que l'on puisse dire. » William jeta un coup (l'œil à Caparelli puis se retourna vers son frère. « Les renseignements de la Spatiale et les RG s'accordent à dire que quelque chose là-dedans n'est pas très orthodoxe, mais bien évidemment ils ne sont pas d'accord sur quoi. Havre-Blanc ravala un petit rire devant la mine de William. I ,es renseignements de la Spatiale et leur équivalent civil avaient l'habitude de se contredire, et quand leurs champs de compétence se chevauchaient, les batailles pouvaient être spectaculaires. « Ça te gênerait d'être plus précis ? fit-il au bout d'un moment. — Eh bien, répondit William en s'adossant et en croisant les jambes, ils pensent tous deux qu'elle devait être morte depuis un certain temps quand l'annonce a été faite. Cette histoire de "tuée par l'ennemi pendant qu'elle inspectait le front pour le compte du comité" ne tient pas debout. Nous savons exactement quand et où nous avons détruit des croiseurs de combat havriens, et aucune de ces dates ne correspond à celle qu'ils ont donnée. C'est un peu plus sophistiqué que les prétendus accidents d'aérodyne par lesquels ils aiment expliquer les disparitions, surtout quand ils ont une bonne raison de vouloir en dissimuler le moment exact, mais ça reste une couverture, nous le savons. Quant à la date réelle de sa mort, d'après ce que nos analystes ont pu déterminer, elle n'a pas été vue en public depuis des mois et, partant de là, nous avons aussi examiné de très près les plus récentes images HV que nous avons d'elle. Quelques-unes au moins étaient fausses – et très bien truquées, ajouterai-je – mais la plus ancienne que nous ayons identifiée n'avait que quelques mois T. Elle est peut-être morte depuis plus longtemps que ça, mais nous ne pouvons rien affirmer. — Nous savons au moins qu'elle était vivante assez récemment pour assassiner Lady Harrington », lança Caparelli d'une voix si chargée de colère que Havre-Blanc braqua son regard sur lui. Le comte observa son supérieur pendant une poignée de secondes muettes, puis hocha la tête sans aucune expression et se retourna vers son frère. — Dois-je comprendre que les renseignements civils et militaires ne sont pas d'accord sur la raison pour laquelle les Havriens ont repoussé l'annonce de sa mort ? demanda-t-il. — Oui, fit William. Les RG pensent qu'elle a été éliminée dans le cadre d'une lutte personnelle pour le pouvoir entre elle et Saint-Just, voire elle et le duo Pierre-Saint-Just. Certains de leurs analystes les plus... créatifs ont évoqué l'hypothèse qu'elle aurait pu être un membre infiltré de la conspiration des niveleurs et que Saint-Just, l'ayant découvert, aurait ordonné son élimination. Pour ma part, je trouve ça un peu dur à avaler, mais ce n'est sûrement pas impossible vu la rhétorique qu'elle employait habituellement. Mais dans ce cas, ou s'il s'était simplement agi de régler une rivalité personnelle, le comité aurait sans doute voulu rester discret jusqu'à s'être assuré d'avoir identifié – et purgé – tous ses fidèles. » De leur côté, les renseignements de la Spatiale sont beaucoup moins catégoriques. Ils jugent eux aussi que Ransom représentait un danger intérieur et que, au moins secrètement, Pierre doit être profondément soulagé qu'elle soit morte. Mais ils ne pensent pas qu'il s'agissait d'une lutte personnelle pour le pouvoir ni que Ransom avait aucun lien avec la tentative de coup d'État des niveleurs. Selon eux, cela relève de la même logique qui a amené McQueen au poste de ministre de la Guerre. Tout le monde sait combien Ransom se méfiait des militaires, et la réputation d'ambition personnelle de McQueen en ferait l'emblème de la paranoïa de Ransom. Pour eux, donc, Pierre et Saint-Just avaient décidé qu'il leur fallait absolument un professionnel pour diriger la flotte – comme tu le disais, Hamish – et que McQueen, ayant écrasé les niveleurs, représentait un choix séduisant... à leurs yeux. Mais pas à ceux de Ransom. Par conséquent, soit elle a tenté quelque chose de [intérieur pour empêcher sa nomination, soit ses "amis" du comité se sont dit qu'elle pourrait bien décider de tenter quelque chose et ont choisi de jouer la sécurité en la supprimant. » William s'interrompit et haussa les épaules. « Dans les deux cas, le comité aurait tenu à ce que l'informai ion ne filtre pas avant le moment le plus opportun, d'où le délai dans l'annonce de sa mort. Quant aux circonstances supposées, il s'agit manifestement d'une tentative pour masquer le conflit interne qui a mené à sa disparition tout en amplifiant la propagande en faveur de la guerre. Les renseignements de la Spatiale et les RG sont d'accord là-dessus, notamment au vu de la popularité jamais démentie de Ransom auprès des foules. — Je vois. » Havre-Blanc se frotta un moment le menton puis soupira. « Je ne peux pas dire que sa mort m'ait attristé », reconnut-il. En fait, elle m'a carrément enchanté, après ce qu'elle avait fait à Honor ! « Mais je déplore les conséquences qu'elle pourrait avoir. » William inclina la tête, l'air interrogateur, et le comte haussa les épaules. « Rappelle-toi ce que j'ai dit des structures de commandement divisées, William. Saint-Just et SerSec n'étaient qu'un des grains de sable dans les engrenages de leur machine militaire et, honnêtement, Ransom leur posait un problème bien pire. Qu'ils s'en soient rendu compte et l'aient tuée pour faire disparaître un obstacle ou que cela n'ait été que fortuit, le fait est que McQueen en verra la tâche pour laquelle on l'a nommée grandement facilitée. Et ce n'est pas bon de notre point de vue. » Il fixa son sous-main d'un air pensif et morose pendant encore un long moment, puis se reprit et quitta son fauteuil, un sourire ironique aux lèvres. « Eh bien, j'imagine que ça répond à mes questions d'une façon ou d'une autre. Mais maintenant, messieurs, mon état-major et mon capitaine de pavillon vous attendent pour vous informer du statut de la Huitième Force. Je crois que nous ne devrions pas les faire attendre plus que nécessaire, alors si vous voulez bien m'accompagner ? » Il contourna le bureau et prit la tête du groupe pour quitter sa cabine de jour. CHAPITRE VINGT ET UN « Et voici le premier vaisseau de notre nouvelle classe de super-cuirassés », annonça l'amiral de Grayson Wesley Matthews à ses invités, désignant avec une fierté toute pardonnable l'immense coque quasi terminée qui dérivait de l'autre côté de la baie d'observation plastoblindée. « Nous en avons neuf autres en cours de construction dans la même classe », ajouta-t-il, et William Alexander ainsi que Thomas Caparelli hochèrent la tête, l'air très impressionnés. Et ils ont de quoi l'être, songea Havre-Blanc qui se tenait derrière son frère pour écouter Matthews décrire l'intense activité qui régnait dans le chantier naval de Merle, système de Yeltsin. « Évidemment, ils n'ont pas encore découvert les caractéristiques techniques de cette classe, donc ils ne savent pas à quel point ils devraient être impressionnés, se dit-il, ironique. je me demande comment Caparelli va réagir. L'idée ne fit que lui traverser l'esprit machinalement, sans jamais détourner son attention de la scène derrière la baie d'observation. Il était venu souvent ces derniers mois, pourtant la vue et l'énergie qui se dégageait de ce site ne manquaient jamais de le fasciner, car le chantier de Merle ne ressemblait en rien aux immenses stations spatiales du Royaume stellaire. Malgré le caractère relativement « primitif » de sa technologie, Grayson avait maintenu une présence à grande échelle dans l'espace pendant plus d'un demi-millier d'années. Au début, il n'y avait pas de quoi se vanter : les Graysoniens avaient (à peine) réussi à exiler les vaincus de leur guerre civile vers Endicott, le système voisin, mais cela ne représentait qu'un saut de moins de quatre années-lumière. Pour cela, il leur avait fallu réinventer une forme grossière du procédé cryogénique de Pineau et quasiment réduire à la mendicité leur planète déchirée par la guerre – et ils n'envoyaient pourtant que dix mille « colons » à peine dans le vide interstellaire. Le sacrifice avait été presque intolérable pour les survivants de la guerre civile, et il avait probablement retardé de cinquante ans leurs efforts pour exploiter leur propre système. Toutefois, c'était le seul moyen de se défaire des Fidèles vaincus (et de leur arme apocalyptique), et Benjamin et son gouvernement avaient donc fait en sorte que le projet se réalise. Mais tout cela datait de six cents ans. Depuis, malgré des hauts et des bas – et une période de quatre-vingts ans durant laquelle le Conclave des seigneurs avait dû affronter trois Protecteurs d'affilée qui, avec un dogmatisme digne de leurs ancêtres néoluddistes, préféraient se concentrer sur des solutions planétaires « pratiques » et tourner le dos aux possibilités sans limite de l'espace –, la présence spatiale des Graysoniens s'était considérablement accrue. Lorsque leur planète avait rejoint l'Alliance manticorienne, l'infrastructure en espace lointain de Grayson, bien que presque exclusivement subluminique et beaucoup plus grossière que celle du Royaume, équivalait par la taille à celle de Manticore A, avec une main-d’œuvre bien plus nombreuse (inévitablement, vu leur base technologique gourmande de ce côté), et ils avaient leur propre conception de la façon de procéder. « Excusez-moi, amiral Matthews, fit Caparelli, l'air soudain très intéressé, mais est-ce que ce bâtiment... » Penché en avant, le nez presque écrasé contre le plastoblinde, il montrait du doigt la coque presque terminée, et Matthews acquiesça. « C'est notre équivalent de vos Méduses, confirma-t-il avec le large et fier sourire d'un père. — Mais, bon sang, comment avez-vous fait pour le mettre en production aussi vite ? — Eh bien, certains des employés de notre Agence de construction spatiale se trouvaient dans le Royaume stellaire pour travailler sur le nouveau compensateur et les projets impliquant des BAL quand les Méduses ont été envisagés pour la première fois, expliqua Matthews. ConstNav a impliqué deux d'entre eux – dont le frère du Protecteur Benjamin, Lord Mayhew – dans le processus de planification quand vous avez commencé à dégrossir les rapports puissance/masse pour leurs impulseurs et compensateurs, et ils sont restés impliqués. De sorte que nous avons eu les plans en même temps que vous et... » Il haussa les épaules. « Mais nous n'avons mis la touche finale à leur conception qu'il y a treize mois T ! se récria Caparelli. — Oui, monsieur. Et nous avons mis ce bâtiment en chantier il y a un an. Il devrait être armé d'ici deux mois, et les neuf autres le seront normalement dans les deux à trois mois qui suivront. » Caparelli allait rajouter quelque chose, mais il ferma brusquement la bouche et lança un regard noir au comte de Havre-Blanc, qui lui rendit un sourire mielleux. Il avait transmis l'information dès qu'il l'avait apprise, environ neuf mois T plus tôt, mais il apparaissait clairement, d'après les réflexions de Caparelli, que personne ne lui avait confié de copie du rapport de Havre-Blanc. Eh bien, ce n'était pas la faute du comte ! Et puis le choc qu'il aurait en découvrant combien la Flotte de Grayson était en avance ferait du bien au Premier Lord de la Spatiale, songea-t-il avant de retourner à ses considérations sur les approches manticorienne et graysonienne de la construction spatiale. La plus grande différence, se dit-il pendant que leur pinasse s'approchait du vaisseau que Matthews était encore en train de décrire, c'est que les chantiers de Grayson étaient beaucoup moins centralisés. Le Royaume stellaire préférait concentrer sa capacité de construction dans des structures énormes, centralisées et extrêmement sophistiquées, mais les Graysoniens optaient pour la dispersion. Ce choix découlait sans doute de leur grossière base technologique pré-Alliance. Étant donné l'intense consommation de main-d’œuvre que faisaient les chantiers navals graysoniens (d'après les critères manticoriens, en tout cas), il était bel et bien logique d'étaler physiquement les projets (tant qu'on restait dans des limites raisonnables) de façon que les hommes ne se gênent pas. Or, s'il était une chose dont tout système stellaire disposait à foison, c'était bien d'espace pour s'étaler. Toutefois, bien que les Graysoniens eussent désormais accès à la technologie moderne, ils ne montraient aucune intention de reproduire le modèle manticorien et, ainsi que Havre-Blanc pouvait en témoigner d'après son expérience personnelle – sans parler des discussions qu'il avait eues avec son frère, qui tenait les finances du Royaume –, les arguments ne manquaient pas en faveur de leur approche. Tout d'abord, elle était beaucoup moins chère et permettait des mises en service plus rapides. Les Graysoniens ne s'étaient pas encombrés de cales, de bassins et de dizaines d'autres éléments que les constructeurs manticoriens tenaient pour acquis. Ils faisaient dériver les matériaux de construction jusqu'au site choisi, soit à distance raisonnable de l'un de leurs immenses nœuds centraux de traitement des minerais astéroïdes. Puis ils montaient le minimum requis en matière d'échafaudages afin de maintenir le tout et d'offrir un point d'ancrage à leurs ouvriers, et ils commençaient tout simplement à assembler les différentes pièces. Cela ressemblait un peu à ce qu'on faisait aux premiers temps de la Diaspora, quand les vaisseaux de colonisation étaient construits en orbite terrestre ou martienne, mais cela fonctionnait. Il y avait des inconvénients, bien sûr. Les Graysoniens économisaient des sommes phénoménales sur l'investissement initial, mais leur productivité horaire n'atteignait que quatre-vingts pour cent environ de celle de Manticore. Cela ne paraissait pas grand-chose mais, au vu des milliards et milliards de dollars consacrés aux constructions militaires, même de petites sommes finissaient par donner des cumuls énormes. Et leur capacité dispersée était aussi beaucoup plus vulnérable à un éventuel raid havrien sur le système. Les stations spatiales massives de la Flotte royale manticorienne se trouvaient au cœur des fortifications et des défenses orbitales du système binaire de Manticore, protégées par une puissance de feu immense et – surtout – une forte capacité antimissile. Le chantier de Merle, lui, dépendait entièrement de la protection des forces mobiles de Grayson, et les coques incomplètes seraient terriblement vulnérables à quiconque parviendrait à portée de missiles. D'un autre côté, les Graysoniens et leurs alliés avaient jusque-là réussi à empêcher l'ennemi de s'approcher suffisamment pour endommager les chantiers, et les habitants du système de Yeltsin se montraient prêts à consacrer une foule d'ouvriers à ce projet, ce qui compensait amplement leur productivité horaire inférieure. — C'est terriblement impressionnant, amiral, fit Caparelli. Pas seulement que vous ayez lancé la production en série de ce nouveau modèle alors que nous tergiversions encore pour savoir si nous le construirions tout court, d'ailleurs ! Je parle de l'activité qui règne ici. » Il désigna la baie d'observation. e Je ne crois pas avoir jamais vu autant de gens travailler en même temps sur un seul vaisseau. — Nous sommes pratiquement obligés de procéder ainsi, Sir Thomas, répondit Matthews. Nous n'avons pas tout l'équipement robotique dont vous bénéficiez dans le Royaume stellaire, mais nous avons beaucoup d'équipes de construction expérimentées en espace lointain. De fait, le côté vieillot de notre industrie d'avant l'Alliance nous garantit un surplus de personnel qualifié. — Ah bon ? » Caparelli se tourna vers Havre-Blanc et haussa le sourcil. « Lucien Cortez m'a dit la même chose la semaine dernière, alors que je me préparais à venir ici, mais je n'ai pas eu le temps de lui demander ce qu'il entendait par là, reconnut le Premier Lord de la Spatiale. — C'est assez simple en réalité, fit Matthews. Avant l'Alliance, déjà, nous étions fortement engagés au niveau des fermes orbitales, des industries d'extraction minière sur les astéroïdes et de la présence militaire nécessaire contre les fanatiques de Masada. Ce n'était peut-être pas très impressionnant à l'échelle manticorienne, mais c'était sûrement plus extensif que ce qu'on trouve dans la plupart des systèmes stellaires. Enfin, ce qui compte, c'est que nous avions mis tout cela en place avec une base industrielle qui atteignait au mieux vingt pour cent de l'efficacité de la vôtre. Ce qui signifie qu'il nous fallait quatre ou cinq fois plus de main-d’œuvre pour accomplir la même tâche. Mais nous avons désormais presque rattrapé les normes manticoriennes, et il est plus facile de former – ou recycler – nos ouvriers à se servir de vos machines qu'il ne l'avait été de leur apprendre à utiliser les nôtres. Nous avons donc pris tous ces gens qui avaient l'habitude de travailler à l'ancienne, nous les avons formés aux nouvelles méthodes, leur avons fourni les outils dont ils avaient besoin, et puis nous les avons laissés faire. » L'amiral soupira. « Ils ont pris le relais. — Bizarrement, je ne pense pas que ça ait été si simple, amiral, fit William Alexander. J'ai suffisamment d'expérience de la pression financière que ce niveau d'activité impliquerait chez nous, dit-il en désignant la baie. Vous avez... quoi ? l'équivalent de trois cents milliards de dollars manticoriens de vaisseaux de guerre en construction là-dehors, monsieur, et il ne s'agit que d'un seul chantier. » Il secoua la tête. J'aimerais beaucoup savoir comment vous y arrivez. — En fait, nous approchons plutôt les sept cents milliards de dollars de tonnage en construction, corrigea Matthews avec une fierté digne. Et cela sans compter nos investissements courants pour améliorer les forteresses orbitales et agrandir nos chantiers et autres infrastructures. Si l'on additionne le tout, on dépasse sans doute largement les deux mille milliards de dollars pour les constructions en cours à cette heure, et le nouveau budget vient d'autoriser des dépenses qui devraient augmenter ce chiffre d'environ cinquante pour cent sur les trois prochaines années T. — Mon Dieu », souffla Caparelli. Il se retourna pour regarder encore quelques secondes par la baie d'observation puis secoua la tête à son tour. « Je suis encore plus impressionné qu'il y a cinq minutes, amiral. Cela représente une bonne part du budget de construction de la Flotte royale. — Je sais, et je ne vous dirai certainement pas que c'est facile, mais nous avons quand même quelques avantages qui compensent la difficulté. D'une part, votre niveau de vie civil et les engagements économiques et industriels nécessaires pour le maintenir sont beaucoup plus élevés que les nôtres. » Il agita la main avec un sourire ironique. « Je ne dis pas que vos citoyens sont plus "mous" ou que les nôtres n'aimeraient pas jouir du même niveau de vie. Mais le fait est que nous ne l'avons jamais eu, et nous ne l'avons toujours pas. Nous travaillons à élever le nôtre, mais les gens d'ici savent qu'il faut consentir des sacrifices pour se défendre – nous avons eu la pratique nécessaire face à Masada – et nous avons délibérément choisi d'augmenter notre capacité militaire beaucoup plus vite que la capacité civile. Même au rythme de croissance civile que nous permettons, le niveau de vie local a grimpé d'environ trente pour cent – en moyenne planétaire – ces six dernières années, alors il n'y a pas grand monde pour se plaindre. » Entre-temps, dit-il en adressant un grand sourire à Caparelli, nous faisons même des bénéfices en vendant des vaisseaux de guerre et des composants au Royaume stellaire ! — Ah bon? » Caparelli écarquilla les yeux puis tourna un regard dur vers Alexander, qui haussa les épaules. « Je n'ai pas consulté les chiffres dernièrement, Sir Thomas. Je sais toutefois que, bénéfices ou non du côté graysonien, nous économisons pour notre part quinze pour cent sur les pièces que nous leur achetons. — Je n'en doute pas, Lord Alexander, intervint Matthews. Mais, avec nos salaires plus faibles, nos coûts de production sont aussi bien moins élevés que les vôtres. En fait, si Lady Harrington a su inciter le cartel Hauptman à investir dans Merle, c'était pour nous impliquer aussi davantage dans les constructions civiles. » Il désigna de la tête la baie plastoblindée. « Vous ne le voyez pas d'ici mais, de l'autre côté du chantier, nous construisons une demi-douzaine de cargos de classe Argonaute pour Hauptman. Il se trouve que nous les lui fournissons à prix coûtant – à titre d'acompte dans le processus qui permettra en fin de compte à Grayson et Dômes aériens de racheter la part de Hauptman dans le chantier – mais si tout se passe ne serait-ce qu'à moitié aussi bien que ce que nous attendons, nous devrions recevoir des commandes des autres cartels d'ici un an ou deux. — Vous construisez tout ça, plus des bâtiments civils ? s'étonna Caparelli. — Pourquoi pas ? » Matthews haussa les épaules. « Nous approchons la limite de ce que le gouvernement peut se permettre sur nos programmes militaires actuels mais, grâce à l'investissement initial de Hauptman – et à celui de Lady Harrington, bien sûr – notre capacité de production totale est beaucoup plus forte. Alors nous consacrons une partie de notre main-d’œuvre aux programmes civils et construisons des bâtiments pour soixante pour cent environ de ce qu'ils coûteraient au Royaume stellaire – en admettant qu'un seul de vos principaux constructeurs puisse trouver un chantier libre pour y travailler –, et Hauptman obtient des cargos flambant neufs pour quatre-vingts pour cent de ce qu'il aurait payé à une entreprise manticorienne. Le coût réel pour le cartel ne se monte qu'à quarante pour cent – les quarante autres passent dans le retrait progressif de son investissement dans le chantier – mais cela suffit à couvrir les dépenses de Merle puisque le Sabre a exempté la transaction d'impôts afin d'accélérer le rachat. Pendant ce temps, les salaires contribuent à l'économie du système, et tout le monde est content. — Sauf peut-être les constructeurs manticoriens qui ne produisent pas ces bâtiments, fit remarquer Alexander sur un ton plutôt glacial. — Milord, si on pouvait trouver des cales civiles libres chez vous, vous auriez peut-être raison, répondit Matthews sans faire mine de s'excuser. — Il te tient, là, William, intervint Havre-Blanc avec un sourire. Et puis la politique du gouvernement de Sa Majesté n'est-elle pas encore d'aider Grayson à augmenter sa capacité industrielle ? — Si. Si, en effet, répondit Alexander au bout d'un moment. Si j'ai semblé sous-entendre le contraire, je vous présente mes excuses, amiral. Vous m'avez simplement surpris. — Nous savons ce que nous devons au Royaume stellaire, Lord Alexander, fit gravement Matthews, et nous n'avons absolument pas l'intention de vous arnaquer ni de vous saigner à blanc. Mais notre économie était si loin derrière la vôtre au départ que cela nous offre des chances qu'il serait stupide de ne pas saisir. Et cela fonctionnera dans les deux sens pour encore un bon moment. Le volume de nos échanges interstellaires s'est multiplié par plusieurs dizaines en moins d'une décennie, ce qui a produit un boom économique malgré le coût de l'effort de guerre. Pendant ce temps, même en tenant compte de tous les prêts et des mesures d'incitation au commerce dont votre gouvernement nous a fait bénéficier au moment de l'Alliance, vous économisez de l'argent en nous achetant des bâtiments et des composants. Et, en ce qui concerne la seule flotte de Grayson, ajouta-t-il en découvrant des dents blanches bien égales, j'aime à penser que notre présence accrue ajoute un petit quelque chose à la sécurité militaire de nos deux nations. — Sur ce point au moins, je dirai que cela ne fait aucun doute », répondit Havre-Blanc. Alexander et Caparelli acquiescèrent tous deux gravement. Sans parler de toutes ces innovations comme les nouveaux compensateurs d'inertie et piles à fission des nouveaux BAL que nous n'aurions jamais eues sans Grayson, songea le comte. Ou la façon dont leur habitude de foncer bille en tête, comme avec leur propre version des Méduses, nous presse un peu plus que nous ne le ferions seuls. Non, se dit-il en croisant les mains derrière le dos, les yeux fixés sur l'énorme supercuirassé distant désormais de moins de dix kilomètres, peu importe ce que nous avons investi dans ce système. Quelle que soit la somme finale, nous en avons déjà pour bien plus que notre argent! William Alexander avait vu beaucoup trop de dîners officiels dans sa vie. Contrairement à son frère aîné, il appréciait les grandes réceptions mais, même pour lui, les dîners officiels comme celui-ci prenaient trop de place dans sa vie quotidienne politique. La plupart du temps, ce n'étaient que des repas de travail aussi passionnants et agréables qu'une jambe cassée. Pourtant celui-ci était différent. C'était son premier dîner d'État graysonien, et il faisait partie des invités qu'on honorait plutôt que des hôtes anxieux. C'était déjà un soulagement en soi et, en prime, l'accueil des Graysoniens était chaleureux et sincère. De plus, le repas lui avait offert l'occasion de rester assis à méditer sur ce qu'il avait vu et découvert ces deux derniers jours. Il y avait suffisamment d'informations nouvelles pour lui faire tourner la tête, mais il était vraiment content d'avoir effectué le déplacement, et pas seulement pour jouer le rôle de porte-parole personnel du Premier ministre afin d'expliquer le retard dans la formation de la Huitième Force. Non, il avait appris durant ce voyage des choses dont il n'aurait jamais eu connaissance en restant dans son bureau sur Manticore, et cela suffisait déjà à le justifier. Étrange, se disait-il, comme bon nombre des huiles du Royaume stellaire – lui-même y compris, parfois – tendaient à voir en Grayson une société immature qui souffrait encore de la barbarie liée à sa jeunesse. Sa visite du chantier naval de Merle avait entamé cette perception dans son esprit, mais ce n'était qu'un début. La visite étourdissante d'une demi-douzaine de vaisseaux organisée par l'amiral Matthews pour Caparelli et lui-même, la tournée des écoles flambant neuves dans laquelle Katherine Mayhew l'avait entraîné et ses entretiens répétés avec Lord Prestwick et le reste du Conseil du Protecteur lui avaient fait comprendre sans ménagement que ce peuple était tout sauf grossier ou rustre. Et ici, dans la capitale planétaire avec ses rues étroites et ses vieilles pierres, l'illusion d'une société « jeune » était particulièrement difficile à conserver. Contrairement à bien des mondes colonisés, le Royaume stellaire n'avait jamais connu de période néobarbare. Ses colons avaient repris leur vie exactement là où ils l'avaient laissée, au sein d'une société technologique. En fait, grâce aux investissements avisés de Roger Winton et des premiers dirigeants de l'expédition manticorienne qui avaient établi la S. A. Colonie Manticore sur la vieille Terre, ils avaient même trouvé des instructeurs à leur arrivée, prêts à les mettre au courant des progrès de l'humanité pendant les six cents ans de leur voyage cryogénique. Même la peste de 1454 n'avait pas réellement menacé leur maîtrise technologique ni leur certitude de contrôler leur propre destin. Mais Grayson avait connu la néobarbarie. Elle était retournée à son stade le plus bas et avait tout recommencé — une expérience dont ses habitants avaient conservé une certaine conscience du monde. À la différence de leurs alliés manticoriens, les ancêtres des Graysoniens avaient dû affronter et résoudre le conflit fondamental entre ce qu'ils avaient cru vrai et ce qui l'était réellement et, ce faisant, ils avaient développé une tournure d'esprit dans laquelle s'interroger revenait déjà à détenir une partie de la réponse. Et cela, se dit Alexander, n'était sûrement pas la marque de la jeunesse et de la barbarie. Les réponses que les Graysoniens avaient trouvées à la question comment bâtir une société ? » différaient de celles du Royaume stellaire, pourtant, dans l'ensemble, ils étaient prêts — contrairement aux Manticoriens — à continuer de se poser des questions et de réfléchir, et Alexander se sentait tout petit face à cette démarche. Les Manticoriens remettaient rarement en question leur évolution en tant que culture ni les raisons de cette évolution. Ils pouvaient se disputer quant au chemin à suivre — comme, par exemple, dans les débats idéologiques amers et sans fin qui opposaient ses centristes et les libéraux de la comtesse de Nouvelle-Kiev — mais c'était parce que les deux partis étaient déjà sûrs de connaître les réponses... et convaincus que l'autre avait tort. Il y avait une certaine suffisance (et un côté superficiel) dans cette certitude absolue et ce rejet de tout point de vue adverse et, malgré les caricatures que certains Manticoriens faisaient des Graysoniens, rares étaient les sujets de Benjamin qu'on pouvait dire suffisants. Cela surprenait encore plus Alexander quand il songeait que la civilisation humaine sur cette planète avait deux fois l'âge du Royaume stellaire, et cela se voyait dans le caractère historique que dégageaient les quartiers les plus anciens de la capitale. Les ruelles étroites du Vieux Quartier, conçues pour donner passage à des charrettes tirées par des animaux, ainsi que les fortifications décrépites construites pour résister à la poudre noire et aux béliers témoignaient encore en silence du combat que cette planète avait mené pour revenir du bord de l'extinction et en arriver là, un combat épique qu'elle avait mené seule. Nul ne savait que ses habitants existaient et avaient besoin d'aide — en admettant que quiconque aurait pris la peine de les aider de toute façon. C'était sans doute en grande part de là que les observateurs non avertis qui ne faisaient qu'effleurer la surface retiraient cette impression de conservatisme galopant. Cette planète avait trouvé ses propres réponses, développé sa propre identité très reconnaissable sans se mesurer à l'étalon interstellaire du reste de l'humanité... Et d'une façon qui échapperait à tout ressortissant du Royaume qui ne viendrait pas le voir de ses yeux, c'était Grayson et non Manticore le partenaire le plus mûr de cette Alliance. Il se carra sur sa chaise et sirota son thé glacé tout en détaillant le décor officiel impressionnant qu'était la Grande Salle du vieux palais. Le thé glacé était inhabituel au Royaume stellaire où l'on servait cette boisson chaude, mais c'était un produit courant sur Grayson, et il trouvait intéressant le goût qu'ajoutaient le sucre et le zeste de citron. Cela pourrait faire un tabac comme boisson d'été sur Manticore, décida-t-il, et il se promit d'en servir lors de son prochain dîner politique. Mais il le fit sans vraiment y penser et, levant les yeux vers les bannières qui pendaient du plafond, ressentit à nouveau la charge historique de Grayson. La Grande Salle se trouvait au cœur même du vieux palais — un immense bâtiment de pierre datant de la fin de la guerre civile, construit pour un roi guerrier nommé Benjamin IV. La guerre civile avait été menée avec les armes d'un âge industriel, si grossiers et primitifs que pussent paraître les tanks, le napalm et les ogives nucléaires de première génération d'alors selon les critères modernes, mais le vieux palais respectait la tradition architecturale d'un autre âge. En grande part, se disait Alexander, parce que Benjamin le Grand était bien décidé à faire comprendre à tous que le Sabre régnait désormais — qu'il n'était plus le premier parmi ses pairs. Tout comme sa nouvelle constitution, son palais avait été conçu pour exprimer aussi clairement que possible la primauté du Sabre, et il avait donc bâti un immense édifice de pierre dont l'apparence sinistre reflétait sa poigne de fer et dont la taille dépassait de loin tout ce qu'un « simple » seigneur pouvait appeler sa maison. Il en avait fait un petit peu trop, songea Alexander. En toute honnêteté, attendre d'un homme qui avait déjà prouvé son génie de guerrier, stratège, homme politique, théologien et législateur qu'il se révèle aussi génial en matière d'architecture, c'était peut-être beaucoup demander, mais cet énorme labyrinthe de pierre devait déjà être un archaïsme flagrant à l'époque de sa construction. Et celle-ci remontait à six cents ans. Est-il possible que Benjamin et Gustave Anderman aient tous les deux eu du mal à savoir dans quelle époque ils vivaient? se demanda-t-il. Après tout, Anderman se prenait pour la réincarnation de... qui ça déjà? Frédéric le Grand. le me demande pour qui Benjamin se prenait. Mais, quoi qu'il en soit et bien que ce palais ait été modernisé plusieurs fois au cours des siècles — la famille Mayhew avait d'ailleurs emménagé avec joie dans le Palais du Protecteur, beaucoup plus récent, quelque soixante ans plus tôt —, le vieux palais demeurait plus ancien que le Royaume stellaire de Manticore tout entier... et on voyait encore son dur squelette de forteresse, inflexible. Le plafond de la salle de banquet s'élevait à une hauteur de trois étages au-dessus du sol carrelé de marbre, supporté par des poutres à section carrée d'un mètre de côté, noircies par le temps. Certaines des bannières qui pendaient des poutres étaient à peu près impossibles à identifier car leurs broderies éclatantes s'étaient effacées avec l'âge, mais Alexander savait laquelle se trouvait juste au-dessus du siège de Benjamin IX. Son emblème se distinguait mal, mais peu importait : Benjamin le Grand avait personnellement ordonné que l'étendard du défunt domaine de Bancroft soit pendu au-dessus de son siège ici, dans la Grande Salle, et le trophée s'y trouvait depuis six cents ans. Pourtant, malgré son âge, la Grande Salle était aussi étrangement moderne, équipée d'un éclairage dernier cri, du chauffage central (et de l'air conditionné) et de systèmes de filtrage atmosphérique dignes d'un habitat spatial. Et les personnes assises aux tables présentaient un mélange tout aussi étrange d'ancien et de moderne. Les femmes paraissaient parfaitement à leur place — comme évadées d'un documentaire historique avec leurs tuniques aux broderies élaborées, leurs robes qui descendaient jusqu'au sol et leurs coiffures compliquées — et les hommes en tenue graysonienne traditionnelle presque aussi archaïques. Alexander ne comprenait pas pourquoi une société irait préserver les « cravates » que portaient les hommes (elles étaient plusieurs fois passées de mode au cours de l'histoire de la planète; ce qui le dépassait, c'était qu'elles y soient revenues), mais cela mettait encore plus en évidence les Manticoriens et autres étrangers dispersés au milieu des convives. Pourtant, ici et là chez les Graysoniens, on trouvait des îlots moins anachroniques à ses yeux. Bon nombre de femmes, dont les deux épouses du Protecteur, portaient ainsi des robes beaucoup plus simples dont son sens aigu de la mode lui permit de voir qu'elles s'inspiraient de celles qu'Honor Harrington avait introduites. Et certains hommes avaient abandonné le costume graysonien pour des vêtements plus modernes. Mais ce qui attirait vraiment c'était le nombre impressionnant d'hommes en tenue militaire d'un genre ou d'un autre... et combien le pourcentage de femmes en uniforme était plus faible. Des facteurs liés à l'environnement avaient figé la population de Grayson pendant des siècles, mais elle augmentait régulièrement depuis cinquante ou soixante ans T, et sa courbe de croissance avait fortement grimpé au cours de la dernière décennie. La population de la planète approchait désormais les trois milliards d'individus, pas loin de celle des trois planètes du Royaume stellaire réunies. Mais, étant donné les particularités du taux de natalité local, sept cent cinquante millions seulement étaient de sexe masculin. Ajouté à des moeurs qui interdisaient aux femmes de servir dans l'armée depuis la colonisation de la planète, cela n'offrait à Grayson qu'une réserve de personnel militaire équivalente à un quart seulement de celle du Royaume. En fait, vu l'impact du prolong sur la société manticorienne et le pourcentage en conséquence plus élevé d'adultes dans sa population totale, la différence était sûrement encore plus importante. Mais cela impliquait néanmoins qu'un pourcentage beaucoup plus fort des hommes de Grayson travaillaient pour les forces militaires planétaires en constante expansion. Et, à cet instant, on aurait cru qu'ils se trouvaient tous dans la Grande Salle pour dîner. Cela donnait à Grayson une autre vision de la guerre contre Havre, songea Alexander. L'amiral Matthews avait évoqué la question à plusieurs reprises pendant la visite guidée de Merle, toutefois Alexander n'y avait pas bien réfléchi avant ce voyage. Il aurait dû, car Hamish y faisait assez souvent allusion, mais cela comptait parmi ces réalités qu'il fallait voir et sentir par soi-même pour vraiment les comprendre. Avant le début des hostilités, le Royaume stellaire avait passé un demi-siècle à fortifier sa flotte et consolider ses alliances en prévision de l'inévitable. Manticore avait abordé le combat contre la République populaire de Havre avec une prudence déjà ancienne et un sentiment d'inéluctabilité (bien que certains et Alexander pouvait citer plus d'un nom dans quelques cercles politiques en vue — eussent fait de leur mieux pour se cacher la vérité), ce qui était presque devenu un handicap une fois les combats engagés. On aurait dit que certaines tranches de [opinion publique jugeaient que tout le temps, l'argent et les efforts investis dans la préparation à la guerre auraient dû aller sur une sorte de compte épargne métaphysique et y constituer un acompte qui leur éviterait plus ou moins tout investissement supplémentaire maintenant que la guerre avait bel et bien commencé. Ils n'étaient pas fatigués au sens propre. Ni las des combats — pas vraiment, pas encore —, mais ils paraissaient... déçus. Ils avaient passé tout ce temps à se préparer à résister à une campagne éclair comme celles que Havre avait menées pour écraser tous ses adversaires précédents, et ils s'attendaient à une décision aussi rapide. Mais ça ne s'était pas passé comme ça. Alexander et Allen Summervale savaient depuis le début qu'il ne s'agirait pas d'une guerre courte, rapide — pas s'ils avaient la chance de survivre —, de même que leur reine et l'armée, et ils avaient fait leur possible pour préparer le public à la réalité d'un combat prolongé. Pourtant ils avaient échoué. Ou peut-être était-il plus juste de dire qu'ils n'y avaient pas complètement réussi. Il y avait des gens qui comprenaient, après tout, et Alexander soupçonnait leurs rangs de grossir lentement. Mais ce sentiment que la guerre aurait dû être terminée maintenant, surtout après toutes les défaites cinglantes que la Flotte royale et ses alliés infligeaient les unes après les autres aux forces havriennes, voilà qui l'inquiétait. La lame de fond n'était pas encore vraiment formée, mais William Alexander était en politique depuis soixante ans T, et il avait acquis le regard acéré d'un navigateur. Un orage potentiel se préparait à l'horizon et il se demandait comment le vaisseau qu'il avait aidé à construire pendant six décennies tiendrait la tempête si elle éclatait — ou quand elle éclaterait. Mais les Graysoniens voyaient les choses autrement. Ils avaient eu connaissance sur le tard des guerres havriennes... pourtant ils avaient passé les six derniers siècles à se préparer pour une autre guerre - et à la mener. Avec le recul, on pouvait dire que la victoire écrasante d'Honor Harrington et du frère aîné d'Alexander sur les descendants masadiens des Fidèles avait été la première bataille de la guerre actuelle. Mais pour les Graysoniens il ne s'était agi que d'une transition, le passage d'un ennemi à un autre. Ils en connaissaient un rayon en matière de guerres prolongées, et ils ne s'inquiétaient pas plus de la durée probable de celle-ci que du côté interminable de la précédente. Cela prendrait le temps qu'il faudrait... et Grayson était fermement décidé à être présent jusqu'à la fin. Et cette détermination produisait des changements dans la société locale qu'on aurait dénoncés sans détour à peine cinq ans plus tôt. Il n'y avait toujours pas de Graysoniennes en uniforme, mais les femmes militaires « prêtées » par la FRM à la FSG ou servant dans d'autres flottes minaient progressivement cet interdit. Et les Graysoniennes entraient désormais dans le personnel civil en nombre sans précédent. Alexander et l'amiral Caparelli avaient été stupéfaits de découvrir que plus de quinze pour cent des employés de bureau et des petits cadres étaient des femmes, dont une poignée seulement venaient d'autres systèmes. Plus frappant encore, il y avait aussi quelques femmes -un pourcentage infime jusque-là, mais en augmentation - dans les équipes d'ingénierie. Certaines faisaient même partie des équipes de construction ! Alexander ignorait tout de cette Rosie la riveteuse » que son historien de frère aîné avait mentionnée, mais il avait été saisi de voir des Graysoniennes autorisées à assumer ces rôles traditionnellement masculins. Toutefois, Grayson n'avait pas le choix. Pour trouver les hommes dont avait besoin son armée, il fallait libérer d'une façon ou d'une autre le personnel requis. Et le seul moyen de le faire consistait à user de manière rationnelle de l'énorme potentiel que représentaient les femmes. Avant l'Alliance, c'eût été impensable. Aujourd'hui, ce n'était que difficile, et la difficulté n'avait jamais arrêté un Graysonien. Le manque de personnel expliquait aussi pourquoi Grayson avait bondi avec enthousiasme sur la chance d'augmenter l'automatisation à bord des vaisseaux de guerre alors que ConstNav avait eu tant de mal à faire accepter ce concept dans ses propres rangs. (j'imagine que nous sommes tout aussi attachés aux « traditions » que les Graysoniens, songea Alexander. Simplement, les nôtres sont... différentes. Sûrement pas moins profondément ancrées - ni bêtes.) La Flotte royale construisait encore des prototypes expérimentaux afin de tester ce concept, mais la FSG l'avait déjà intégré à tous ses nouveaux modèles, y compris les dix bâtiments de la nouvelle classe de supercuirassés en construction à Merle. L'amiral Matthews était tellement occupé à s'extasier sur ce système qui réduirait les besoins impérieux de personnel qu'il avait manqué le regard qu'Alexander et Caparelli avaient échangé. Il ne suffisait pas qu'ils arment notre nouveau modèle de vaisseau du mur au moins une année T pleine avant nous, il fallait aussi qu'ils prennent l'initiative d'y incorporer les nouveaux systèmes automatisés! Dieu, que c'est embarrassant! Enfin (et il esquissa un sourire à cette idée), si Sir Thomas et moi rentrons à la maison en soulignant que Grayson, cette planète « primitive et arriérée », nous a pris de vitesse en la matière, nous arriverons peut-être à bouger les fesses d'un ou deux réactionnaires et à obtenir l'autorisation d'en produire quelques-uns nous aussi. À moins, bien sûr, qu'ils ne décident qu'il est plus logique de laisser les Graysoniens tester ce concept en action avant de casquer pour des innovations « radicales et mal avisées » ! Il renifla ironiquement et se rappela qu'il n'était que le comptable du Royaume et non un Lord de l'Amirauté. C'était un civil et, en tant que tel, il devait se concentrer sur d'autres questions et laisser les soucis militaires à Hamish et Sir Thomas. Il prit une nouvelle gorgée de thé et balaya encore la Grande Salle du regard. En tant que visiteur de sexe masculin non accompagné d'une épouse, on l'avait installé à une table de convives masculins, juste en bas de l'estrade du Protecteur. Le vieux général assis à côté de lui (il était sans doute plus jeune qu'Alexander en réalité, mais il n'avait pas bénéficié du prolong) s'intéressait plus à son assiette qu'à la conversation avec un étranger, et le Manticorien ne s'en portait pas plus mal. Ils avaient échangé les banalités d'usage avant le début du repas puis s'étaient mutuellement ignorés — avec courtoisie — pour se consacrer à ce dîner réellement délicieux. Alexander se promit d'essayer de soutirer à Benjamin le livre de recettes de son chef lors de leur dernière rencontre officielle le lendemain. Il avait l'habitude des taquineries de son frère quant à ses tendances « épicuriennes » et il ne pouvait pas vraiment s'en plaindre : après tout, Hamish avait raison. Mais si lui n'était qu'un barbare qui tenait pour décadent tout plat plus complexe qu'un steak saignant et une patate au four, rien n'obligeait William à rejeter pour autant les plaisirs les plus délicats de l'existence. Il gloussa pour lui-même et jeta un coup d'œil à son frère. Havre-Blanc était assis avec l'amiral Matthews à la table du Protecteur — marque de la haute estime dans laquelle Grayson tenait le vainqueur de Masada. À cet instant, il avait la tête tournée pour adresser une remarque à la très belle femme placée ainsi que son mari entre Katherine Mayhew et lui-même. Alexander avait été présenté aux deux docteurs Harrington la veille et stupéfait de découvrir qu'une femme du gabarit de Lady Harrington avait une mère si frêle. Et, il le reconnaissait, à mesure qu'il discutait avec elle et découvrait l'esprit acéré que dissimulait son visage magnifique, il s'était pris à envier la bonne fortune du docteur Alfred Harrington. Son voisin le général dit quelque chose, rappelant son attention à sa table, mais, avant qu'il ait pu demander au Graysonien de répéter sa question, le tintement cristallin d'une fourchette ou d'une cuiller contre un verre à vin perça le brouhaha. Alexander se retourna comme tout le monde, et toutes les conversations moururent, les convives ayant remarqué que Benjamin Mayhew s'était levé. Il leur sourit, attendant d'être certain d'avoir leur attention pleine et entière, puis il s'éclaircit la gorge. « Milords, miladies, messieurs dames, dit-il avec l'aisance d'un orateur rompu à l'exercice, on vous a promis un "dîner d'État sans les inconvénients", c'est-à-dire qu'on vous épargnerait la corvée des discours... » Un grondement hilare lui répondit, et son sourire s'élargit. « Et je vous assure que je ne vous infligerai rien de la sorte. 'Toutefois, j'ai deux annonces à vous Faire, pour lesquelles le moment me semble bien choisi. » Il s'interrompit et reprit une expression sobre et sérieuse. «Tout d'abord, l'amiral Matthews m'a informé que l'Agence de construction spatiale a choisi de nommer le dernier super cuirassé de notre Flotte Honor Harrington et que la mère de Lady Harrington a accepté de le baptiser pour nous », fit-il en s'inclinant légèrement vers Allison. Il s'arrêta, coupé par une salve d'applaudissements qui se firent de plus en plus vigoureux. Alexander tourna la tête et vit plusieurs hommes en uniforme de la FSG se lever. D'autres Graysoniens se joignirent à eux, puis les femmes commencèrent à se lever elles aussi, et la salve se mua en un tonnerre qui résonna dans l'espace caverneux de la Grande Salle. Le vacarme submergea Alexander et il sentit qu'il se levait pour se joindre à l'ovation. Pourtant, tout en tapant des mains, il sentit autre chose sous l'approbation : une faim, des crocs acérés qui lui firent froid dans le dos, car il comprenait désormais combien Hamish avait interprété avec justesse la réaction de ces gens au meurtre d'Honor Harrington. Benjamin attendit que les applaudissements se calment lentement et que chacun ait repris sa place, puis il sourit à nouveau. En dépit de la violente vague d'émotion qui venait de balayer la salle, son sourire avait un côté presque espiègle, et il secoua la tête. « Vous auriez dû attendre, dit-il à son public. Maintenant vous allez devoir recommencer, parce que voici ma deuxième nouvelle : hier matin, Lady Allison Harrington a annoncé à ma première femme que son mari et elle attendent un enfant. » Cette simple phrase causa un silence retentissant, et il hocha la tête beaucoup plus gravement. « Demain, j'informerai officiellement le Conclave des seigneurs qu'un héritier du sang de Lady Harrington recevra sa clef et la responsabilité des sujets de son domaine. » Les applaudissements qui avaient accueilli la déclaration précédente avaient seulement paru faire un bruit de tonnerre. L'ovation qui s'éleva cette fois ne faisait pas semblant. Elle l'assomma comme à coups de poing, enflant telle une mer exultante, et il vit Allison Harrington rougir – de plaisir ou de gêne, il n'aurait su le dire – en se levant à la demande du Protecteur. Il fallut une éternité, lui sembla-t-il, pour que l'ovation se calme et, à cet instant, Alexander vit quelqu'un d'autre se lever à la table du Protecteur.. L'homme, musclé, chevelure auburn, paraissait très jeune pour porter l'uniforme d'amiral de la FSG, et ses yeux gris brillaient lorsqu'il fit face à son dirigeant. « Votre Grâce », s'écria-t-il. Benjamin se retourna vers lui. « Oui, amiral Yanakov ? fit le Protecteur, manifestement surpris que l'amiral l'interpelle. — Avec votre permission, Votre Grâce, j'aimerais proposer un toast. » Benjamin le regarda un instant puis hocha la tête. « Bien sûr, amiral. — Merci, Votre Grâce. » Yanakov se baissa pour prendre son verre de vin et le tint devant lui, où la lumière jouait sur son cœur fauve. « Votre Grâce, milords, miladies, mesdames et messieurs, déclara-t-il d'une voix sonore, je porte un toast au seigneur Harrington... et à la damnation des Havriens ! » Le rugissement qui lui répondit aurait dû, en toute logique, provoquer l'effondrement de la Grande Salle. LIVRE QUATRE CHAPITRE VINGT-DEUX « Vous croyez qu'on aura l'ouverture ce mois-ci ? » demanda Scotty Tremaine en passant d'un geste énervé un bandana de couleur vive sur la sueur qui lui coulait le long du visage. Il s'efforçait de ne pas laisser son inquiétude transparaître dans sa voix, niais son interlocuteur le connaissait trop bien pour s'y tromper. « Et comment le saurais-je, monsieur ? fit en réponse Horace Harkness avec tant de patience forcée, en dépit d'un ton parfaitement respectueux, que Tremaine sourit malgré lui. — Désolé, maître principal. » Il fourra le bandana dans la poche de son pantalon – qui ne venait plus des stocks de SerSec mais avait été produit, comme le bandana, par Henri Dessouix, tailleur en chef du camp Brasier – et haussa les épaules. « C'est juste que cette attente me tape sur les nerfs. Et quand des trucs comme ça se rajoutent à l'attente... Eh bien, disons que je ne suis plus aussi patient que je ne l'étais. — Moi non plus, monsieur répondit le maître principal d'un air absent, avant de pousser un grognement triomphal : le panneau d'accès bloqué sur lequel il travaillait venait enfin de s'ouvrir. « Lumière, monsieur ? » demanda-t-il, et Tremaine braqua le faisceau de sa lampe torche dans le compartiment de communications de la navette numéro deux. — Mmm... » Comme Tremaine, il portait désormais des vêtements de confection locale, et il appréciait manifestement les mêmes couleurs criardes que Dessouix. À sa décharge, Dessouix disposait d'un choix de teintes limité par les plantes qui poussaient à distance raisonnable du camp, mais il semblait prendre plaisir à rudoyer les nerfs optiques des autres. De même que Harkness apparemment, qui, penché sur le petit compartiment bourré de composants électroniques, ressemblait beaucoup plus à l'image qu'un scénariste d'holovision peut se faire d'un pirate qu'à un maître principal de la Flotte royale manticorienne – surtout avec le pulseur et la machette qu'il insistait pour emmener partout avec lui. Les installations havriennes étaient souvent plus volumineuses que celles de Manticore, notamment parce qu'elles recouraient moins aux composants intégrés. Les techniciens havriens n'étaient pas capables de la maintenance sur pièce que les Manticoriens pratiquaient régulièrement et donc, dès que possible, on ôtait simplement le composant défectueux pour l'envoyer à un dépôt central de maintenance où des techniciens qualifiés pouvaient le réparer. Hélas pour la Flotte populaire, cela supposait d'avoir une unité de remplacement sous la main pour la brancher à la place du composant qu'on enlevait – une des causes principales du taux d'indisponibilité sans cesse croissant des bâtiments havriens pendant les deux ou trois premières années de la guerre. La Flotte était conçue en vue de campagnes brèves et intensives, où l'on avait tout son temps pour effectuer la maintenance entre deux bouchées successives du domaine de quelqu'un d'autre. La filière logistique avait été pensée pour répondre à ce genre de besoins et n'avait pas réussi à faire transiter les composants de rechange entre les systèmes situés sur le front et les dépôts de maintenance et de réparation à l'arrière sur une période prolongée d'opérations actives. Malheureusement, l'ennemi avait l'air de surmonter peu à peu ce problème, songea Tremaine en regardant Harkness sortir un testeur et commencer à vérifier les circuits. Son système de soutien logistique approchait enfin des normes alliées et... « Oh, oh. » Le murmure de Harkness tira Tremaine de ses pensées, et il regarda par-dessus l'épaule de l'imposant maître principal. « On dirait qu'on a un petit problème dans le transpondeur même, monsieur. — Gros comment, votre "petit problème" ? s'enquit Tremaine„ laconique. — Tout ce que je peux dire pour l'instant, c'est qu'il ne marche pas, monsieur. Je ne saurai rien de plus avant de l'avoir retiré mais, entre nous, ça ne se présente pas bien. Le problème se situe dans le module de cryptage. » Il tapota le composant en question et haussa les épaules. « C'est un gros bloc de circuits moléculaires, et je n'ai pas vu d'atelier d'électronique moléculaire dans l'une ou l'autre des navettes. — Merde, souffla Scotty. Je ne crois pas que Lady Harrington va apprécier. » — Harkness en est sûr, Scotty ? » demanda Honor Harrington ce soir-là. Alistair McKeon et elle étaient avec le commodore Ramirez et le capitaine Benson dans la hutte de Ramirez, et ce qui tenait lieu d'insectes dans l'écologie de l'Enfer bourdonnait en butant avec une obstination typique contre les lampes à huile végétale accrochées au-dessus des têtes. — Je le crains, madame, répondit Tremaine. Les circuits moléculaires eux-mêmes sont morts, et nous n'avons pas de module de cryptage de rechange. Le major Ascher et lui essayent de bidouiller quelque chose avec l'équipement de corn, mais il y a toutes sortes d'incompatibilités. Même s'ils arrivent à réparer provisoirement, Ce ne sera pas vraiment très fiable. » Il secoua la tête. « Désolé, madame, mais on dirait que la balise IAE de la navette numéro deux est bel et bien en panne. — Merde », murmura McKeon. Honor le regarda puis se retourna vers Tremaine. « Barstow et lui ont-ils vérifié la balise de l'autre navette ? — Oui, madame. Elle semble en bon état », répondit-il en prenant bien soin de ne pas insister sur le verbe et de ne pas ajouter « pour l'instant ». Honor l'entendit malgré tout, et le côté vivant de sa bouche se tordit en un rictus ironique. — Bien, retournez les voir, s'il vous plaît, et dites-leur que je sais qu'ils feront de leur mieux pour nous. — À vos ordres, madame. » Tremaine salua et se retourna pour partir, mais elle se mit à rire. « Il sera encore temps demain matin, Scotty ! N'allez pas traîner dans les bois dans le noir... vous pourriez vous faire dévorer par un ours-lynx ! — Passez donc à ma tente, intervint Harriet Benson dont, après deux mois, la majorité des membres de l'équipage d'Honor parvenaient à suivre sans trop de mal l'élocution pâteuse. Henri et moi serons ravis de vous loger cette nuit. Et puis il a bien réfléchi à votre dernier coup, poursuivit-elle comme Tremaine la regardait. Le capitaine Caslet et lui pensent avoir trouvé un moyen de s'en sortir, en fin de compte. Honor dissimula une grimace à la remarque de Benson. Aucun des détenus du camp Brasier ne faisait jamais précéder le grade de Warner Caslet de « citoyen ». Ils n'étaient pas spécialement à l'aise à l'idée de compter dans leurs rangs un officier spatial havrien, mais tout de même plus qu'Honor ne l'avait craint. Il y avait apparemment assez d'anciens officiers législaturistes disséminés parmi les prisonniers politiques de l'Enfer pour qu'ils se montrent tolérants. D'ailleurs, Honor se demandait si le nom qu'ils donnaient au personnel de SerSec – les « pattes noires » – n'était pas apparu autant pour différencier le véritable ennemi des autres prisonniers havriens que par référence au pantalon noir de l'uniforme SS. Non que les habitants de l'Enfer aient eu l'intention de prendre le moindre risque avec Caslet. Tout le monde s'était montré très poli envers lui, et plus encore, une fois que l'équipage d'Honor avait eu l'occasion de les prendre à part pour expliquer comment ce Havrien-là était arrivé sur la planète, mais ils le gardaient à Et ce n'était pas pour rien qu'on l'avait affecté à la hutte que partageaient Benson et Dessouix. « Alors maintenant ils se mettent à deux contre moi, hein ? fit Tremaine avec un sourire, ignorant tout des pensées de son commandant. Eh bien, ils ont tort. Je parie que je sais ce qu'ils ont cogité, et ils seront quand même mat en six coups ! — Tâchez de ne pas les humilier, Scotty, conseilla Honor. J'ai entendu dire que le lieutenant Dessouix était très calé en combat à mains nues. » Ce qui constituait, bien sûr, l'une des raisons principales pour lesquelles il avait Caslet pour colocataire. « Bah, s'il ne voulait pas se faire humilier, il n'aurait pas dû me battre à plate couture comme il l'a fait dans les deux premières parties, madame ! » répliqua Tremaine, l'œil brillant. Il salua ses supérieurs et disparut dans la nuit. « Un jeune homme distrayant », lança Ramirez de sa voix grave. Nimitz l'approuva d'un blic amusé depuis la table taillée à la main. Benson tendit le bras pour le caresser entre les oreilles et il se frotta contre sa main en ronronnant. « En effet », dit Honor tout en regardant Benson caresser Nimitz. Le chat sylvestre avait entrepris de séduire les résidents du camp Brasier avec son habileté habituelle, et il les menait désormais tous par le bout du nez. Certes, il avait plus de raisons que de coutume de se montrer charmant : la phase de séduction lui avait permis – ainsi qu'à Honor – de goûter les émotions de tous les êtres humains du camp. Quelques-uns étaient à deux doigts de craquer, dangereusement instables après les longues années de désespoir passées sur l'Enfer, et elle avait discrètement parlé à Ramirez et Benson de ses inquiétudes les concernant, mais un seul des six cent douze résidents du camp posait un réel problème de sécurité. Honor avait été stupéfaite de découvrir que les Havriens avaient bel et bien placé un agent au camp Brasier, et les autres détenus plus encore qu'elle. L'homme en question était leur expert en techniques de filage et tissage de l'équivalent local du lin, qui fournissait le tissu que Dessouix et ses deux assistants utilisaient pour vêtir les prisonniers. Cela en faisait un rouage vital dans une économie orientée vers la survie et, qui plus est, presque tous les autres voyaient en lui un ami proche. L'idée qu'il était en fait un agent de SerSec posté là pour trahir leur confiance avait déclenché une rage meurtrière chez ses compagnons d'infortune. Seulement, il ne s'agissait pas d'un véritable agent mais d'un simple informateur. Une différence subtile, mais qui avait retenu Ramirez d'ordonner (ou de permettre) son exécution lorsque, sur une suggestion d'Honor, Benson et Dessouix avaient découvert le poste de com à courte portée caché dans son matelas. S'ils ne l'avaient pas trouvé avant que la tournée de ravitaillement suivante n'amène une navette à portée, un seul bref rapport de sa part les aurait tous tués, et ils le savaient. Mais ils avaient aussi découvert pourquoi il était devenu agent de SerSec, et on pouvait difficilement reprocher à un homme d'accepter de tout faire pour sauver sa maîtresse de la mort. Alors, au lieu de le tuer, ils avaient confisqué son poste de com et envoyé une demi-douzaine d'hommes garder un œil sur lui. Tout bien considéré, Honor se réjouissait que l'affaire se soit conclue de la sorte. Malgré son double jeu, trop de prisonniers le considéraient comme un ami depuis trop longtemps, et la situation serait bientôt suffisamment détestable sans qu'ils soient obligés de commencer par tuer l'un des leurs. Elle cilla et leva la tête en comprenant que 1VIcKeon venait de lui parler. « Excusez-moi, Alistair, je pensais à autre chose. Vous disiez ? — Je demandais si vous vous rappeliez le jeune chiot qu'était Scotty à Basilic, fit McKeon avant de sourire à Ramirez et Benson. Il voulait bien faire, mais Dieu qu'il manquait d'expérience ! — Et il était aussi plus riche de... disons deux cent mille dollars à la fin de ce déploiement, riposta Honor avec un demi-sourire. — Au moins, confirma McKeon. Il avait vraiment du nez pour repérer la marchandise de contrebande, expliqua-t-il aux deux autres. Ça l'a rendu très populaire auprès de ses collègues quand l'Amirauté s'est mise à partager les récompenses. — Je m'en doute ! répondit Benson en riant. — Mais c'est aussi un jeune homme qui a la tête sur les épaules », dit Honor, et son sourire s'évanouit au souvenir de l'occasion où ce « jeune homme » avait sauvé sa carrière. « Je veux bien le croire aussi », fit Benson. Elle regarda Honor comme si elle avait plus ou moins compris ce que celle-ci taisait, mais elle choisit de ne pas insister. Elle se secoua au contraire et prit un air beaucoup plus grave. « Dans quelle mesure cela va-t-il affecter nos plans ? — S'il n'arrive rien à la balise de la navette numéro un, cela n'aura aucune incidence », répondit Honor. Elle tendit la main vers Nimitz, qui se leva et boitilla jusqu'à elle. Elle le prit sur ses genoux et s'adossa, le serrant contre son cœur pendant que son œil valide croisait le regard de ses trois subordonnés les plus gradés. « De toute façon, nous comptions utiliser l'une des navettes pour nous occuper du courrier, et une balise IAE ne sert à rien pour cette partie de l'opération. — Et s'il arrive quelque chose à celle de l'autre navette ? s'enquit calmement McKeon. — Dans ce cas, soit nous trouvons le moyen de prendre une navette de ravitaillement intacte, soit nous abandonnons complètement l'opération Panier Repas en faveur d'une approche plus directe », répondit Honor sur le même ton, le visage sombre. Cette perspective n'emballait pas ses interlocuteurs, mais ils ne la contredirent pas pour autant. Malgré sa complexité, l'opération « Panier Repas », comme Honor avait décidé de baptiser son plan d'opérations, constituait leur plus grande chance de réussite, et ils le savaient tous. En réalité, c'était sans doute leur unique chance. Recourir à l'un des plans de secours risquait plus de les faire tuer que de leur faire quitter la planète, mais nul ne pipa mot non plus. Après tout, se faire tuer en essayant de partir valait mieux que de rester. « Dans ce cas, dit McKeon au bout d'un moment, j'imagine que nous ferions bien de nous appliquer pour qu'il n'arrive rien à la balise de la navette numéro un. » Son ton était si comique qu'Honor faillit glousser malgré elle et secoua la tête. Ça me semble raisonnable, dit-elle. Évidemment, comment s'y prendre au juste est une question intéressante. — Enfin, Honor... c'est pourtant simple ! s'exclama McKeon dans un sourire. Il suffit de lâcher Fritz sur le problème. Il nous mettra en place un de ses célèbres programmes de soins préventifs, prescrira un peu d'exercice, programmera des visites régulières à son bureau, et en un tournemain nous serons à la maison. » Cette fois, Ramirez et Benson se joignirent au rire d'Honor. Fritz Montoya avait déjà prouvé sa valeur pour le camp Brasier dans tout ce qu'on aurait pu lui demander. On envoyait peu d'officiers du corps de santé sur la planète et, de ces rares spécimens, aucun ne s'était retrouvé à Brasier. Dans l'ensemble, les microbes locaux tendaient à laisser en paix les intrus humains indigestes, mais quelques maladies indigènes s'obstinaient à les assaillir comme des monstriques ou des ours-lynx. Et puis, bien sûr, il y avait toujours le risque d'intoxication alimentaire, les accidents ou un microbe bien terrestre pour semer le désordre (plus d'un camp de l'Enfer s'était complètement dépeuplé entre deux tournées d'approvisionnement), et Montoya avait dû faire race à toute une litanie de plaintes et de petits bobos. Il ne pouvait s'appuyer sur aucune infrastructure, et ses fournitures médicales se limitaient à l'équipement de secours des navettes, mais il était très doué. Même réduit aux capacités primitives d'un médecin de la fin de l'ère préspatiale sur la vieille 'Ferre, il avait géré tous les cas qui se présentaient avec aplomb. Mais il avait aussi bien failli avoir une attaque en découvrant certaines procédures de routine du camp. Il avait par exemple complètement revu les pratiques de traitement des déchets et instauré un programme inflexible de bilans de santé réguliers. Il avait même repéré les plus sédentaires des résidents et harcelé Benson jusqu'à ce qu'elle réorganise l'attribution des tâches de manière à leur offrir suffisamment d'exercice. Pour la plupart, les habitants du camp étaient encore stupéfaits le concernant, comme s'ils ne savaient pas bien comment réagir face à cette boule d'énergie venue d'ailleurs, mais ils étaient trop contents de le voir pour lui en vouloir. Honor réprima une nouvelle grimace à cette idée. Encore une chose dont les Havriens n'avaient que faire. Dans l'optique de SerSec, il était plus économique de perdre un camp complet de deux ou trois mille détenus que de se donner la peine de fournir des soins médicaux dignes de ce nom. Celui qui tombait malade ou se blessait survivait ou mourait tout seul, ne pouvant compter que sur les ressources et l'équipement grossiers que ses compagnons parvenaient à bricoler pour le maintenir en vie. Je devrais sans doute leur être reconnaissante d'arroser les rations de contraceptifs, songea-t-elle sombrement. Même s'ils ne font pas ça par bonté d'âme : après tout, des gosses ne seraient que des bouches supplémentaires à nourrir. Et Dieu seul sait jusqu'où grimperait le taux de mortalité infantile sur une planète pareille sans assistance médicale ! « Je suis persuadée que Fritz serait touché de votre foi en ses prouesses, dit-elle à McKeon en écartant ses idées noires. Hélas, je doute que même ses excellentes manières au chevet des malades impressionnent beaucoup les circuits moléculaires. — Je ne sais pas, répliqua McKeon en souriant. Chaque fois qu'il me bassine avec ses histoires d'exercice physique et de régime, je guéris instantanément par réflexe d'autodéfense ! — Mais vous êtes très influençable et facilement dominé, Alistair, répondit Honor, mielleuse, et il se mit à rire. Vous êtes fatigué, très fatigué, entonna-t-elle d'une voix sonore tout en agitant les doigts sous ses yeux. Vos paupières sont de plus en plus lourdes. — Non, elles ne le sont pas », fit-il... avant d'écarquiller soudain les yeux et de s'étirer en bâillant prodigieusement. Honor rit avec délice, suivie par Nimitz qui émit un blic moqueur, et McKeon leur adressa un regard blessé en finissant de s'étirer. « Dame Honor, je ne suis ni influençable ni facilement dominé, fit-il d'un air sévère. Je tiens à vous dire, à vous et votre ami, que ceux qui prétendent le contraire mentent ! Toutefois (il bâilla de nouveau) je suis resté debout toute la journée et, par pure coïncidence, il se trouve que je suis un peu fatigué ce soir. Dans ces circonstances, je crois que je devrais me mettre au lit. À demain matin. — Bonne nuit, Alistair », répondit-elle. Il esquissa un salut qui la fit sourire puis disparut dans la nuit en riant. « Vous êtes vraiment très proches, n'est-ce pas ? » remarqua doucement Benson après le départ de McKeon. Honor fronça le sourcil, et son interlocutrice haussa les épaules. « Pas comme Henri et moi, je le sais bien. Mais vous prenez soin l'un de l'autre... — Notre amitié remonte à très loin. » Honor eut un autre de ses demi-sourires et se pencha pour poser doucement le menton sur la tête de Nimitz. «Je pense que c'est devenu une espèce d'habitude que de prendre soin de l'autre maintenant, mais Alistair – Dieu le garde – a plus de boulot que moi dans ce domaine, on dirait. — Je sais. Henri et moi sommes rentrés avec vous jusqu'aux navettes, vous vous rappelez ? fit Benson. J'ai été impressionnée par la richesse de son vocabulaire : je ne crois pas qu'il se soit répété plus de deux fois. — Il n'aurait sûrement pas été aussi furieux si je ne m'étais pas éclipsée sans lui en parler. » Sa joue se creusa d'une fossette tandis que son œil brillait à ce souvenir. « Bien sûr, il ne m'aurait pas permis de le laisser derrière moi si je l'avais mis au courant. Parfois je me dis qu'en réalité il ne comprend vraiment rien à la chaîne de commandement. — Ah ah ! » Le rire de Ramirez retentit dans la hutte comme le grondement du tonnerre. « À ce que j'ai vu de vous jusqu'à maintenant, je dirais que c'est l'hôpital qui se moque de la charité, dame Honor ! — Ridicule. Je respecte toujours la chaîne de commandement, protesta Honor en gloussant. — Ah oui ? » Benson secoua la tête à son tour. « J'ai entendu parler de vos frasques à... Hancock, c'est bien ça ? » Elle éclata de rire en voyant la mine stupéfaite d'Honor. « Vos hommes sont fiers de vous, Honor. Ils aiment parler et, pour être honnête, Henri et moi les y avons encouragés. Nous avions besoin d'en savoir plus sur votre compte avant de remettre nos vies entre vos mains. » Elle haussa les épaules. « Il ne nous a pas fallu longtemps pour nous décider une fois qu'ils ont commencé à parler librement. » Honor sentit le feu lui monter aux joues et baissa la tête vers Nimitz, le faisant rouler doucement sur le dos pour lui caresser la fourrure du ventre. Elle se concentra intensément sur cette tâche pendant les quelques secondes qui suivirent puis releva les yeux une fois que son visage eut repris sa couleur normale. « Il ne faut pas croire tout ce que vous entendez, dit-elle avec un calme méritoire. Les gens exagèrent parfois. — Sans doute, fit Ramirez pour clore tacitement les hostilités, ce qui lui valut un demi-sourire reconnaissant. — En attendant, repartit Benson, acceptant le changement de sujet, la perte de cette balise m'inquiète pour Panier Repas. — Moi aussi, reconnut Honor. Elle divise notre marge de sécurité opérationnelle par deux, et nous ne savons toujours pas quand nous aurons enfin l'occasion de tenter le coup. » Elle grimaça. « Ils ne font vraiment rien pour nous aider, hein ? — Je suis sûr que c'est uniquement parce qu'ils ignorent ce que nous préparons, dit Ramirez, ironique. Ils sont si courtois qu'ils ne poseraient pas tant de problèmes s'ils avaient la moindre idée de la façon dont ils nous incommodent. — Ouais, bien sûr », renifla Honor. Ils éclatèrent tous les trois de rire, mais l'humour se teintait indéniablement d'inquiétude, et elle se carra dans son fauteuil et se mit à caresser régulièrement Nimitz tout en réfléchissant. La clef de leur plan résidait dans la combinaison des tournées de ravitaillement depuis Styx et la faible sécurisation des communications de l'ennemi. Ses analystes avaient vu juste quant au programme que suivaient les Havriens : ils effectuaient une série de tournées sur une période relativement courte – en général trois jours – une fois par mois. Étant donné le statut « punitif » du camp Brasier, il comptait souvent parmi les derniers servis, ce qui était un autre facteur dans le plan d'Honor. Entre les tournées, les pattes noires restaient cloîtrés sur Styx à se distraire, laissant la population des camps livrée à elle-même, et, malgré la paresse manifeste des gardiens, ce mode d'emprisonnement était franchement efficace. Le coût total de l'opération était sûrement impressionnant, mais par tête il devait être ridicule. Quand ils avaient besoin d'un nouveau camp, les Havriens se contentaient de choisir le site et d'y déposer le nombre voulu de prisonniers, ainsi que des outils basiques et un minimum de matériaux de construction. Leur investissement total s'élevait à une vingtaine de haches, marteaux, scies à main, pioches et pelles, suffisamment de barbelé pour établir un périmètre de protection contre les prédateurs locaux, quelques kilos de clous et – s'ils étaient d'humeur particulièrement généreuse –trois ou quatre panneaux de plastique profilé destinés à former le toit des huttes d'habitation. Si quelques constructeurs de huttes se faisaient croquer par les animaux sauvages du coin avant d'avoir terminé le camp, ils ne s'en inquiétaient pas : il restait encore des tas de prisonniers là d'où ils venaient. SerSec ne supportait même pas le coût de l'envoi et de la distribution des rations de survie dont son équipage et elle se nourrissaient. Les Havriens cultivaient des produits frais sur Styx qui, contrairement au reste de l'Enfer, avait été complètement terraformée lors de l'établissement de la prison. Plus précisément, leur équipement agricole automatisé et une poignée de mandataires » effectuaient tout le travail, et eux se contentaient d'en distribuer les fruits. Elle s'en était d'abord étonnée mais, à la réflexion, cela tenait parfaitement debout. Car, bien que plus volumineux et demandant plus de travail au niveau de la distribution, les produits frais ne se conservaient pas indéfiniment comme les rations de survie. En conséquence, il aurait été beaucoup plus difficile pour l'un des camps de se rationner dans le but de constituer un stock de provisions susceptible de permettre à ses résidents de commettre des méfaits que la garnison désapprouvait. De plus, c'était cohérent d'un point de vue logistique : en faisant pousser leurs vivres sur place, les , Havriens pouvaient réduire au minimum le nombre de trajets de ravitaillement vers la planète. En fait, il semblait qu'ils ne procédaient qu'à une livraison majeure par an. Mais il y avait plus de circulation en provenance du système de Cerbère et vers lui (encore qu'à une fréquence très erratique) qu'elle ne l'aurait cru. Pour commencer, les déportations avaient augmenté de manière spectaculaire depuis l'arrivée au pouvoir du comité de salut public. L'une des erreurs de l'ancien Bureau de la Sécurité intérieure avait été de ne pas se montrer suffisamment répressif : un régime qui reposait sur sa poigne de fer pour demeurer au pouvoir tendait le bâton pour se faire battre s'il la relâchait ne fût-ce que d'un millimètre, et les gouvernants législaturistes avaient commis l'erreur de réprimer assez durement pour faire enrager leurs ennemis, mais pas assez pour les éliminer ni les réduire à l'impuissance par la terreur. Pire, ils avaient à l'occasion ordonné des amnisties de prisonniers politiques afin de calmer le peuple, ce qui remettait en circulation des gens qui avaient vécu de l'intérieur la brutalité de Séclnt et leur permettait de raconter leurs mauvais traitements — une aubaine pour la propagande des agitateurs de l'Union pour les droits des citoyens et des autres groupes dissidents. Plus grave encore, cela donnait une impression de faiblesse de la part de Séclnt : pourquoi essayer de calmer l'ennemi si l'on se sent en position de force ? Le comité de salut public, ayant bénéficié de ces largesses de la part de ses prédécesseurs, avait décidé de plutôt pécher par l'excès inverse. Sa détermination à ne pas encourager ses propres ennemis expliquait en grande part la brutalité minutieuse qui avait rendu les forces de sécurité d'Oscar Saint-Just si violemment impopulaires. Cela expliquait également pourquoi les Havriens larguaient encore plus de prisonniers sur l'Enfer désormais. La planète leur servait à la fois de dépotoir pour les fauteurs de troubles potentiels et de menace à peine voilée pour maintenir les autres dans le droit chemin à domicile. Et puis c'était beaucoup plus avisé que d'exécuter tous ceux qui commettaient une faute. Non que SerSec reculât devant les exécutions sommaires, mais le problème, quand on exécute quelqu'un, c'est que le résultat est hélas permanent... et prive l'État de l'usage qu'on aurait pu finir par trouver à cette personne. En déposant les renégats sur l'Enfer et en les y laissant, on se gardait la possibilité de les récupérer plus tard s'il apparaissait qu'on en avait besoin pour une tâche importante. En fait, SerSec semblait considérer l'Enfer — et plus particulièrement ses prisonniers politiques — comme un réservoir de main-d’œuvre consignée. Même la plus moderne des bases industrielles (ce que n'était pas celle de la RPH) comptait sa part de métiers allant de déplaisants à franchement dangereux. Et puis le Service de sécurité avait ses propres projets confidentiels qu'il préférait tenir aussi secrets que possible, or il y avait parmi les détenus politiques de l'Enfer des personnes dont les compétences étaient parfois très utiles à certains projets. D'ailleurs, avant que n'éclate la guerre contre le Royaume stellaire, les prédécesseurs de SerSec au Bureau de la Sécurité intérieure utilisaient l'Enfer comme vivier de e colons » (ou du moins d'équipes de construction) sur certaines planètes peu accueillantes où la Flotte avait besoin d'infrastructures, avant de les renvoyer dans leur prison une fois le travail accompli. Du coup, les transports de personnel armés par SerSec arrivaient désormais toujours dans le système avec une escorte de vaisseaux de guerre, à des intervalles totalement imprévisibles mais assez rapprochés. Plus rarement, l'un des bâtiments de SerSec qui se trouvait dans la région ou passait par là pour ses propres raisons s'arrêtait pour faire provision de produits frais, refaire le plein de masse de réacteur au réservoir immense que SerSec maintenait en orbite autour de l'Enfer, ou s'accorder un peu de détente sur la planète. On n'imaginerait pas normalement que quiconque puisse vouloir prendre sa permission sur une planète prison, mais le camp Charon était en réalité assez luxueux (Séclnt avait choisi de dorloter le personnel qui se retrouvait coincé là-bas, et SerSec n'avait vu aucune raison de modifier cette politique), et le climat de Styx valait celui de n'importe quelle station balnéaire. Logique, sans doute. Le bon sens voulait que l'on implante sa base permanente à l'endroit le plus accueillant et, avec une planète entière à disposition, il y a moyen de trouver au moins quelques régions très agréables. Et puis, songea sombrement Honor, c'est la planète de SerSec. Ils en possèdent jusqu'au dernier grain de sable, et ils se sentent en sécurité ici. je ne pense pas que la DGSN se soit jamais rendu compte de l'importance que cela revêt à leurs yeux. La planète est loin de tout et il peut se passer des mois sans que personne ne s'y arrête, mais ils savent qu'elle est là, comme une espèce de refuge. Ou le repaire d'un petit gang d'adolescents vicieux. Elle renifla et écarta cette idée. Elle avait sans doute de multiples dimensions psychologiques, mais pour l'instant elle demeurait secondaire par rapport au problème auquel ils étaient confrontés. Et pour le résoudre il fallait que certaines conditions préalables soient remplies. Comme un vol de ravitaillement de Brasier qui se trouverait arriver à un moment où aucune autre navette n'aurait établi de ligne directe de transmission vers Charon, et qui n'utiliserait pas son com en arrivant mais s'en serait servi à un moment ou un autre avant cela. Trois cycles de ravitaillement étaient déjà passés sans remplir les conditions nécessaires, et Honor était assez honnête pour reconnaître que l'attente lui pesait. Au moins, les rations que les Havriens déposaient suffisaient à nourrir tout son effectif en plus de la population « légale » de Brasier. La garnison ne prêtait guère attention au nombre de bouches excepté lors du recensement semestriel de la prison, or une douzaine de détenus du camp étaient morts de causes naturelles depuis le dernier décompte, et il y avait donc bien assez à manger pour tout le monde. En fait, les Havriens se montraient plutôt généreux dans leur distribution de vivres – quand ils ne réduisaient pas les rations en guise de sanction, en tout cas. Sans doute parce que cela ne leur coûtait rien d'offrir aux prisonniers un régime alimentaire qui les maintenait en bonne santé. Honor avait presque retrouvé son poids de forme, et ses cheveux ne formaient plus un duvet frisé mais des boucles courtes. Fritz Montoya ne pouvait rien faire pour son bras amputé, son œil mort et ses nerfs grillés, et elle avait découvert que l'absence de son bras surtout compliquait énormément son programme d'exercice normal. Mais Montoya était on ne peut plus satisfait du reste de ses soins, et elle devait reconnaître qu'il avait de quoi. Elle se secoua mentalement en reconnaissant ces signes de fatigue : son esprit recommençait à battre la campagne, ce qui signifiait qu'Alistair n'était pas le seul à rester debout trop tard. Elle se leva, tenant Nimitz dans le creux de son bras, et sourit aux deux autres. « Eh bien, quoi qu'il arrive, nous ne pouvons rien faire avant le prochain ravitaillement. Je crois que j'ai besoin de sommeil. Je vous retrouve au petit-déjeuner. — D'accord », répondit Ramirez. Benson et lui se levèrent, et Honor les salua de la tête. « Bonne nuit », dit-elle en passant la porte vers la nuit vibrante du chant des insectes. CHAPITRE VINGT-TROIS « Commodore Harrington ! Commodore Harrington! » Honor leva la tête et se retourna aussitôt. L'absence d'un bras l'empêchait de beaucoup aider dans la plupart des tâches nécessaires à la survie de la petite communauté du camp Brasier, mais elle s'était découvert un œil insoupçonné pour les couleurs. Après tout, ce n'était pas un sujet qu'elle avait eu le loisir d'explorer avant son arrivée sur la planète. Mais depuis son installation à Brasier, elle avait entrepris d'aider Henri Dessouix et ses assistants à tenter des mélanges à partir des teintures qu'ils utilisaient pour leurs vêtements faits main. En tant que second de Ramirez, Harriet Benson gérait la main-d’œuvre du camp, et elle avait choisi pour aider Honor le lieutenant de vaisseau Stephenson, précédemment de la flotte spatiale de Lowell. Stephenson n'avait aucun goût en matière de couleur, mais il avait deux bras solides et musclés pour manier le pilon du mortier où Dessouix écrasait racines, baies, feuilles et tout ce qu'il trouvait susceptible de produire des teintures. Il avait aussi un caractère enjoué, et Honor et lui testaient de nouvelles combinaisons depuis près de trois mois maintenant. Ils étaient à deux doigts de produire un vert identique au jade foncé qu'Honor avait choisi pour les vestes de ses hommes d'armes graysoniens, mais elle oublia cela en un instant en voyant la tête de la messagère de Ramirez et en ressentant ses émotions chaotiques. « Oui », dit-elle brusquement. Elle entendit Andrew LaFollet heurter le sol en quittant l'arbre d'où il montait la garde sur son seigneur. « Le commodore Ramirez... vous demande de venir tout de suite, madame, haleta la messagère, le souffle coupé après sa course folle dans la chaleur étouffante de l'après-midi. Il dit... Il dit que Mère-grand arrive ! Honor tourna brutalement la tête, son œil valide rencontra ceux de LaFollet et elle sentit son homme d'armes exploser soudain d'enthousiasme. Il la fixa pendant une seconde, puis décrocha la petite unité de com qui pendait à sa ceinture et la lui tendit sans un mot. Elle la prit et inspira profondément avant d'enfoncer le bouton de transmission. Il s'agissait d'un des coms de sécurité de SerSec, et les exilés avaient choisi une fréquence aussi éloignée que possible de celles dont les gardiens de l'Enfer se servaient généralement, tout en les réglant pour des transmissions discontinues. Toutefois ils n'utilisaient pas de cryptage, partant du principe que si la transmission était malgré tout détectée, il valait mieux que les techniciens du camp Charon surprennent des bribes de conversation sans queue ni tête mais qui devaient forcément venir des leurs plutôt que les pousser à se demander pourquoi quelqu'un cryptait ses transmissions. De toute façon, elle n'avait pas l'intention d'être longue. « Loup, dit-elle dans l'unité de com. Je répète, Loup. » Il y eut un instant de silence, puis la voix étonnée de Sarah DuChêne lui parvint. « Bien reçu, Loup, fit-elle. Je répète, bien reçu, Loup. » Le demi-sourire féroce qui découvrit les dents du côté droit de la bouche d'Honor tenait plutôt du rictus bestial, et elle lança l'unité de com à LaFollet puis plaça Nimitz dans son porte-chat, pivota et s'élança vers le camp aussi vite qu'elle le pouvait. Le citoyen lieutenant de vaisseau Allen Jardine bâilla sans retenue en effectuant un demi-tour pour s'aligner sur le tarmac de béton céramisé. Il s'agissait du seul espace libre au milieu des herbes-lames – en dehors du grossier village des PG, bien sûr –, ce qui le rendait aisément repérable même à quatre ou cinq mille mètres d'altitude. De sa position basse actuelle, on le distinguait encore mieux, et Jardine regarda par-dessus son épaule tout en réduisant sa vitesse. — On approche de Brasier, lança-t-il aux trois membres de son équipage qui s'ennuyaient. Tu retournes là-haut, Gearing. — Ouais, ouais », grommela le citoyen caporal Gearing. Il remonta dans les étriers de la tourelle dorsale et secoua la manette pour tester le triple-canon lourd. La tourelle gémit en tournant sans à-coups, et la voix excédée de Gearing retentit dans l'oreillette de Jardine. « Vérification de la tourelle. Mise en route. Arme parée. — Vérification de la tourelle confirmée », répondit jardine sur un ton professionnel. Malgré l'ennui presque insupportable que lui aussi ressentait, le citoyen lieutenant de vaisseau insistait pour suivre à la lettre les procédures. Cela en faisait un phénomène unique parmi les pilotes de vols de ravitaillement (et un personnage très impopulaire auprès des équipages), mais il n'était sur l'Enfer que depuis neuf mois T et fermement décidé à éviter la torpeur désinvolte qui semblait avoir gagné tant de ses collègues. Il soupçonnait que c'était aussi la raison pour laquelle le citoyen maréchal de camp Tresca le choisissait si souvent pour les vols vers Brasier. Si un camp risquait de poser des problèmes, c'était bien ce ramassis d'irréductibles hautains. Non que les prisonniers de Brasier soient assez bêtes pour tenter quelque chose, se rappela Jardine. Tout ce qu'ils y gagneraient serait de mourir lentement de faim, et ils le savaient. Les autres avaient sans doute raison quand ils le pressaient d'être moins rigide avec ses équipages. Il en était conscient. Seulement il n'était pas dans sa nature d'agir plus négligemment que nécessaire, et il eut un sourire ironique à son propre entêtement tandis qu'il coupait la propulsion, sortait le train d'atterrissage et descendait vers le tarmac. « Tenez-vous prêts », murmura Honor. Elle était assise en tailleur sous le filet de camouflage qu'ils avaient étendu sur la colline d'où elle avait observé le camp Brasier la première fois. Cette position était de bon augure, songea-t-elle... de même que le fait que, d'après ses calculs approximatifs, les Havriens avaient pris le Prince Adrien un an plus tôt, presque jour pour jour. On se doit un petit cadeau d'anniversaire, se dit-elle, et le côté droit de sa bouche se tordit en un sourire prédateur. Derrière elle, l'équipement de communication satellite qu'ils avaient traîné depuis les navettes et dissimulé avec grand soin au sommet de la colline était branché sur le réseau satellite ennemi, épiant les moindres bribes de transmission entre la base et la navette qui descendait vers le tarmac à l'extérieur du camp. Contrairement à la plupart des autres, le pilote de cette navette avait fait un rapport après chaque atterrissage, ce qui avait offert à ses hommes tout le temps nécessaire pour s'approprier ses réglages IAE. Il se conformait strictement aux procédures, comme très peu de pilotes havriens le faisaient, et c'était presque dommage, songea-t-elle avec regret. Les gens qui se donnaient la peine de faire leur travail correctement méritaient mieux en récompense de leur conscience professionnelle que d'attirer sur eux les foudres de la destruction. Elle releva-ses jumelles tout en écoutant son oreillette reliée au réseau de SerSec, consciente que McKeon à ses côtés était prêt et tendu. Nimitz se tenait tout droit dans le porte-chat en bandoulière sur le dos d'Honor, son menton triangulaire pressé contre l'épaule de sa compagne tandis qu'il observait avec elle le tarmac, et la flamme vive de son instinct de prédateur brûlait dans le cœur d'Honor comme un grand feu. La navette se posa avec précision au milieu de la piste, et Jardine s'accorda un petit sourire de félicitations. Cette poubelle n'avait rien de sexy, mais il aimait faire la preuve qu'il possédait toujours cette maîtrise qui lui avait valu d'être promu au camp Charon. « Ouais, et si j'avais su comme ça allait être passionnant, tu parles que j'aurais saboté mes propres chances d'être envoyé ici, prestige ou non! se dit-il avec un petit rire silencieux. Il enclencha son communicateur. « Base, ici Jardine, annonça-t-il. Posé au camp Brasier. — O. K., Jardine », répondit une voix teintée d'un ennui sans borne. La femme à l'autre bout de la ligne n'alla pas jusqu'à inviter le citoyen lieutenant à lui foutre la paix, mais le ton de sa voix était assez explicite. Et c'est exactement pour ça que j'aime tant faire mes rapports, se dit Jardine avec un sourire mauvais. La citoyenne commandant Steiner valait plutôt mieux que le reste du personnel de la base et elle était même assez compétente. Mais elle était autant prisonnière de ses habitudes que les autres et elle avait insisté plus lourdement pour qu'il relâche sa stricte application du règlement. Elle n'était pas allée au conflit, mais elle s'était très clairement fait comprendre, et elle était trop gradée pour qu'il puisse lui répondre comme il l'aurait voulu. Mais, bien sûr, elle ne peut pas se plaindre officiellement si je me contente de respecter le règlement, n'est-ce pas ? Et s'il se trouve que ça l'irrite profondément... Il pouffa de rire et regarda son équipage par-dessus son épaule. « Il a transmis », fit doucement Honor, l'œil douloureux à force de le coller aux jumelles. Allez, jardine, pria-t-elle en silence, sois négligent rien que cette lois. Oublie un tout petit peu les procédures, s'il te plaît. je ne veux pas te tuer si je peux l'éviter. « C'est bon, Rodgers. À Fierenzi et toi. — Ouais, mille fois merci », murmura le citoyen sergent Rodgers juste assez fort pour que Jardine l'entende, mais pas assez pour lui interdire de prétendre qu'il se parlait à lui-même si le lieutenant le reprenait. Non que Rodgers s'en préoccupât réellement. C'était un vieux routier de l'Enfer et il avait vu passer son lot de soldats d'élite comme Jardine. La pénible obsession du détail et du règlement dont faisait preuve le citoyen lieutenant durait plus longtemps qu'à l'accoutumée mais, tôt ou tard, l'Enfer débarrassait les plus tatillons de leur rigidité. Néanmoins, il ne serait pas fâché de voir Jardine passer cette étape et en finir une bonne fois pour toutes avec le règlement. Mais il ne le ferait pas – pas tout de suite en tout cas – et cela signifiait qu'il resterait aux commandes, turbines en action, et que Gearing resterait dans la tourelle dorsale, au cas où. Du coup, il revenait à Rodgers et au caporal Fierenzi de se taper le déchargement de la bouffe destinée à ces sales parasites du camp Brasier. Évidemment, il y a quelques bons côtés, se rappela Rodgers en enfonçant le bouton qui commandait l'ouverture du grand sas arrière. je suis peut-être coincé à décharger tous ces trucs, mais ça me donnera une nouvelle occasion de passer en revue les talents locaux. Si cette jolie petite brune est toujours dans le coin, je la séparerai peut-être du reste du troupeau pour la ramener à Styx avec moi. Ou peut-être pas. Les gibiers de potence qu'on envoyait au camp Brasier n'y atterrissaient pas pour bonne conduite, après tout. Cette nénette était certes mignonne, mais lui ordonner de se glisser dans son lit n'était peut-être pas la chose la plus intelligente à faire. Il gloussa à cette idée et sortit dans le soleil éclatant, Fierenzi sur les talons. C'est marrant, se dit-il. Ils ont forcément dû nous entendre atterrir, alors pourquoi y en a pas un seul d'arrivé pour décharger la bouffe ? Ils respectent le règlement, fit Honor, et McKeon perçut la tristesse qui teintait sa voix. Ils ne sont que deux, et ils commencent déjà à regarder tout autour, poursuivit-elle. Je crains que nous n'ayons pas le choix, Alistair. » Elle s'interrompit un instant puis soupira. « Allez-y », souffla-t-elle. Le commodore Alistair McKeon enfonça un bouton, et un câble de bonne vieille fibre optique transmit le signal aux détonateurs fixés sur cinq cents kilos des meilleurs explosifs chimiques anciennement propriété de SerSec. Ces cinq cents kilos étaient enterrés juste au centre du tarmac – au point exact où le pilotage précis du lieutenant Jardine avait déposé la navette. L'explosion retentissante frappa Honor au visage et aux tympans même à un kilomètre de distance, et les équivalents locaux des oiseaux s'élancèrent hors des arbres dans un chœur aigu de protestations tandis que le bruit effroyable se répercutait. La navette disparut dans une fontaine de poussière et de débris enflammés, emportant avec elle tout son équipage, et Honor ressentit une terrible culpabilité. Elle n'avait pas eu le choix... mais cela ne lui ôtait pas le sentiment d'être un assassin. « Louveteau, ici Loup. Allez-y », dit-elle sur la ligne de com, d'une voix calme qui ne trahissait rien de ses regrets. « C'est bon, maître principal. On y va! aboya Scotty Tremaine. — Bien, monsieur. Tout a l'air en ordre par ici », répondit Horace Harkness d'une voix très professionnelle, et Tremaine jeta un coup d'œil par le hublot latéral de sa cabine de pilotage. Géraldine Metcalf et Sarah DuChêne pilotaient la navette numéro deux, avec le major Ascher pour mécanicien navigant, nais dans l'esprit de Tremaine il n'y avait jamais eu l'ombre d'un doute quant à qui obtiendrait la navette numéro un pour l'opération Panier Repas. Il regardait maintenant Salomon Marchant et Anson Lethridge crier leurs ordres à l'équipe au sol. Les muscles se bandèrent pour dégager les filets de camouflage, puis les équipes au sol pénétrèrent dans la navette numéro un. « Filets écartés, monsieur, annonça Harkness. Sas en cours de fermeture. Je suis prêt quand vous l'êtes. — Compris. » Les turbines gémirent et l'engin s'éleva. « Code IAE entré, monsieur, fit la voix du maître principal Barstow depuis la section tactique. À leurs yeux, nous sommes un des leurs désormais. — Eh bien, ça n'est pas si faux, répondit le lieutenant de vaisseau Sanko, avec cette bonne humeur dont on fait preuve pour masquer sa tension. Après tout, nous sommes bel et bien un des leurs. Sous un nouveau commandement. » Honor, McKeon, LaFollet et Carson Clinkscales descendirent la colline au pas de course tandis que la grosse navette d'assaut passait bas au-dessus de leurs têtes pour se poser dans les herbes-lames juste devant la barrière du camp. Ramirez et Benson avaient déjà rassemblé la force d'assaut, et les premiers effectifs -Se dirigeaient vers la navette avant même que Harkness n'ait ouvert les sas et déployé les rampes d'embarquement. Le train d'atterrissage était assez haut pour maintenir les turbines au-dessus des herbes, et Honor sentit la forte impression que l'appareil faisait à bon nombre de prisonniers qui le voyaient pour la première fois. C'était une chose de savoir qu'il existait, mais c'en était une autre de le voir de ses yeux et de savoir que l'heure était venue. Marchant et Lethridge organisaient le flux le long des rampes lorsque ses compagnons et elle arrivèrent. La navette était assez grosse pour déposer une des compagnies hypertrophiées de SerSec – soit deux cent cinquante hommes de troupe – en un seul vol, et il s'agissait de l'une des navettes prêtes à l'action du Tepes, râteliers d'armement personnel garnis et chargement d'artillerie complet. Il n'y avait que cent trente armures corporelles simples, mais les râteliers étaient chargés de manière à fournir à chacun des hommes de la compagnie une arme de poing en plus des carabines à impulsion, carabines à plasma ou triples-canons. Transférer du matériel au camp et courir le risque – même minime – de se faire repérer par les Havriens avant d'avoir eu l'occasion de lancer l'opération Panier Repas était hors de question, mais les MP O'Jorgenson et Harris se tenaient en haut des rampes pour distribuer armures et armes aux prisonniers entrants. En les serrant tous debout, Honor pouvait faire tenir à bord trois cents résidents du camp, et chacun aurait de quoi tirer sur l'ennemi. LaFollet força l'entrée dans la colonne, ouvrant la voie pour Honor et McKeon. Deux ou trois personnes parurent irritées par son intrusion... mais seulement jusqu'à ce qu'elles reconnaissent ceux pour qui elles devaient s'écarter. Alors elles se pressèrent contre leurs voisins, dégageant une voie plus large encore, et Honor sentit une poignée de téméraires lui donner une petite tape dans le dos ou simplement la toucher – comme pour se porter bonheur – lorsqu'elle les dépassa. Nimitz s'agitait dans le porte-chat sur son dos, et les griffes de ses pattes avant préhensiles lui pétrissaient doucement l'épaule à force de rentrer et sortir. L'enthousiasme, la peur et l'effroi des humains qui les entouraient coulaient en lui; et, dominant toutes les autres émotions, l'impatience, le besoin brûlant de contre-attaquer au moins une fois, quelle que soit l'issue finale. Elle atteignit le principal compartiment de transport des troupes et se fraya un chemin au milieu des gens qui enfilaient leurs gilets de protection balistique et activaient les circuits de test sur les coms des casques et les visus tête haute. Elle portait déjà un pulseur dans son étui, mais elle n'essaya pas de récupérer d'autre arme. Une manchote et un chat sylvestre handicapé n'avaient rien à faire dans le combat qui se préparait... et Andrew LaFollet l'aurait assommée et retenue de force si elle avait fait mine de vouloir y participer. Elle sourit à cette idée malgré sa tension – ou peut-être à cause d'elle – et regarda par-dessus son épaule. LaFollet s'était emparé d'une armure et d'un casque et s'était arrêté au niveau de la section tactique pour les enfiler pendant qu'elle continuait jusqu'au poste de pilotage pour s'installer dans le siège du copilote. En réalité, elle n'avait rien à faire là non plus : la perte de son bras n'en faisait pas le pilote idéal pour prendre le relais si quelque chose arrivait à Tremaine. D'un autre côté, s'il arrive quelque chose à Scotty, ce sera sans doute assez grave pour que le nombre de bras du copilote importe peu, songea-t-elle avant de sourire alors que le capitaine de corvette levait les yeux vers elle. Tout va bien pour l'instant, madame, annonça-t-il. La navette numéro deux est prête à décoller dès qu'on aura besoin d'elle. — Bien, Scotty. Bien. Vous me donnez un coup de main ? Elle défit la sangle du porte-chat et se tourna de côté pour que Tremaine l'aide à le faire passer sur l'avant, puis elle s'attacha – maladroitement, avec une seule main et en s'efforçant de ne pas écraser le chat sylvestre – et ajusta l'angle du fauteuil de vol. Quelqu'un se présenta au sas qui séparait la cabine de pilotage et la section tactique, et elle tourna la tête pour voir pardessus son épaule. « Ce n'est que moi, fit Alistair McKeon. Jésus et Harriet disent qu'il leur faut encore un quart d'heure pour faire monter tout le monde à bord. — Mmm. » Honor vérifia son chrono. Le bon côté de l'attention que feu le citoyen Jardine portait au règlement, c'était que personne au camp Charon ne s'attendrait à ce que « sa » navette se conduise mal en arrivant. Le mauvais côté, c'était qu'il avait informé la base de l'heure exacte de son atterrissage et que, dans la mesure où le camp Charon savait combien de temps il était censé mettre à décharger ses palettes antigrav de vivres, il savait aussi par conséquent à quel moment il devait repartir. Or il aurait dû démarrer à cet instant. « Dites-leur de se dépêcher, Alistair », répondit-elle calmement. Il hocha la tête et quitta la cabine de pilotage. Honor reporta son attention vers la console devant elle, et sa bouche se tordit d'un côté en un rictus d'hexapuma tandis qu'elle branchait la station d'armement. Ça, elle pouvait le faire d'une seule main... et elle s'en réjouissait à l'avance. « Vérification des circuits d'artillerie », dit-elle sereinement à Tremaine, l'œil brillant. C'est l'heure de l'addition, songea-t-elle. « Allez, allez ! Du nerf, on avance ! » répétait le capitaine Harriet Benson, tendant le bras pour pousser les gens sur la rampe. L'embarquement prenait plus longtemps qu'escompté. On aurait dû s'en douter, se dit-elle, l'esprit ailleurs. On pensait avoir prévu un délai suffisant, mais la loi de Murphy s'en mêle toujours. Pourtant cette idée ne fit qu'effleurer la surface de son esprit, comme un aparté, un détail sans importance. Ce qui comptait, c'était qu'ils passaient réellement à l'action. Après soixante-dix ans sur l'Enfer, elle allait avoir l'occasion de flanquer une raclée aux pattes noires. Pour sa part, elle évaluait à trente pour cent au plus les chances du plan du commodore Harrington de tirer qui que ce fût de cette planète, mais peu importait. Qu'ils parviennent à quitter leur prison ou non, ils allaient faire un sacré trou dans la garnison de SerSec, et cela suffisait à Harriet Benson. « C'était le dernier, ma petite! lui dit Henri qui montait la rampe en courant. — Alors grimpe à bord, baudet! » Il éclata de rire, s'arrêta juste le temps de lui faire baisser la tête pour un baiser brûlant et la dépassa au pas de course. Elle releva les yeux pour découvrir Jésus Ramirez en train de rire et elle le menaça du poing, puis ils suivirent Dessouix et le sas se referma derrière eux. CHAPITRE VINGT-QUATRE « La voici, madame », fit Scotty Tremaine d'une voix très calme, et Honor acquiesça. L'île de Styx était une tache brun vert sur le bleu ridé de l'océan Duquesne, d'après le puissant Législaturiste qui avait conçu le premier plan de conquête de la République. Drôle de nom pour un océan sur une planète qui appartient à SerSec, se dit-elle distraitement. je me demande pourquoi ils n'ont pas abandonné ce nom « élitiste » pour quelque chose de plus prolétaire quand ils en ont pris possession. Cela n'avait aucune importance. Juste une de ces échappatoires que recherche l'esprit humain quand la tension monte, elle le savait. « Je la vois, Scotty. » Elle alluma l'intercom. « Très bien, tout le monde. Nous sommes à environ cinq minutes de l'objectif. Tenez-vous prêts. » Elle relâcha le bouton, caressa doucement Nimitz et regarda Tremaine. « La navette est à vous. » La citoyenne commandant Ceilia Steiner se frotta le bout du nez en pensant à la relève qui approchait. Elle avait rendez-vous avec plusieurs amis pour surfer tout l'après-midi, et elle se réjouissait à l'avance d'essayer le nouvel étalon que la citoyenne capitaine Harper avait ramené le mois dernier de Delta un-neuf. C'était un prisonnier politique, une huile du ministère du Trésor sous l'ancien régime, ce qui ajoutait un certain piquant à exiger de lui des « prestations sur commande ». Et puis Steiner avait toujours adoré le côté distingué-tempes-grisonnantes et, s'il était moitié aussi bon au lit qu'agréable à regarder, ce serait sans doute une expérience mémorable. Elle sourit paresseusement à cette perspective. je me demande ce que dirait « le peuple » s'il savait le bon temps qu'on prend ici. En fout cas, moi, je n'aurais jamais cru qu'il existait un poste pareil! Certes on s'emmerde quand on est de service - trop de routine pour qu'il en soit autrement. Mais il y a les avantages en nature, pas vrai ? On comprend mieux pourquoi tous ces vieux pourris de Législaturistes prenaient tant leur pied à jouer les seigneurs de la création, hein? Eh bien, maintenant c'est notre tour, et je compte m'amuser autant qu'eux. Elle eut un petit rire. Pourtant au fond de sa mémoire vivait le souvenir du jour où elle avait rejoint SerSec, toute pimpante et décidée à protéger le peuple de ses ennemis. Il ne lui avait pas fallu longtemps pour abandonner ses illusions et son innocence et, tout au fond, elle n'avait jamais cessé de le regretter. Mais la réalité ne ressemblait pas aux rêves ni aux promesses des gens tels que Cordélia Ransom. Dans le monde réel, on agissait du mieux qu'on pouvait, on soignait ses propres intérêts et on couvrait ses arrières, car si une chose était sûre, c'était bien que personne ne le ferait à sa place. Elle se secoua et se tourna vers les rangées de navettes et de pinasses précisément alignées dehors autour des cercles de parking, sur le côté de la piste principale. Ici et là, un petit groupe de techniciens travaillait sur l'une d'elles sans véritable méthode. Rien ne pressait. Les deux ressources dont le camp Charon disposait en abondance étaient le temps et - surtout - les appareils légers. Steiner se demandait parfois pourquoi au juste il y en avait tant, mais personne n'avait l'air de le savoir. Évidemment, ils étaient déjà là quand SerSec avait pris le relais de Séclnt, et la garnison de l'époque était deux fois plus nombreuse qu'aujourd'hui. Peut-être avaient-ils réellement besoin de tous ces engins alors... mais pour quoi faire ? Cela n'avait aucune importance en réalité. Ils appartenaient tous à Steiner – quand elle était de garde, en tout cas – et ils dessinaient un motif géométrique satisfaisant, garés côte à côte, ailes déployées, brillant dans le soleil de l'après-midi. Sauf que le motif n'était pas parfait : il y avait un trou là-bas, sur le cercle vingt-trois, et Steiner sourit. « Tss, tss, citoyen lieutenant Jardine! Monsieur Parfait est en retard ? Seigneur! t'as pas fini d'en entendre parler. Elle pouffa de rire à cette idée et vérifia son radar d'approche. Il était là. Le témoin représentant sa navette décrivait sa trajectoire sur l'afficheur holo, code IAE clignotant à côté de son icône, et elle secoua la tête. Puis elle fronça les sourcils. Il était décalé de quelques degrés par rapport à la trajectoire la plus courte depuis le camp Brasier et, pendant qu'elle regardait, il s'en écarta encore plus. En fait, il décrivait un cercle pour approcher la piste par l'ouest, et elle se frotta le sourcil, perplexe. Aucune raison opérationnelle ne lui interdisait d'arriver par l'ouest mais, en règle générale, les pilotes faisaient de leur mieux pour l'éviter même quand la tour voulait qu'ils passent par là, car cette approche leur faisait survoler les installations principales de la base... et les quartiers personnels du citoyen maréchal de camp Tresca. Pour sa part, Steiner n'avait pas effectué de tournée de ravitaillement depuis plus de trois ans T, mais elle se souvenait de sa propre expérience. Survoler les défenses antiaériennes de la base tandis qu'elles interrogeaient automatiquement ses codes IAE ne l'avait jamais autant inquiétée que l'éventualité de déranger le maréchal pendant la sieste. Après tout, même le plus détraqué des missiles sol-air ne pouvait vous tuer qu'une seule fois. Mais Jardine faisait manifestement un crochet pour approcher par l'ouest. Sans compter qu'il se trouvait trop haut. Steiner grimaça en se demandant à quoi le lieutenant accro au règlement pouvait bien jouer. Jardine, espèce de connard, même ton obsession du règlement ne te sauvera pas la peau si tu déranges Tresca pendant la sieste! Elle regarda encore son icône quelques instants, puis haussa les épaules et tendit la main vers le com. « Jardine, ici Steiner. » La voix venait du terminal de com, et 'Li-semaine et Honor échangèrent un regard. « Tu veux bien me dire ce que tu fous ? Tu sais les quartiers de qui tu t'apprêtes à survoler, hein ? — Arrivée au point initial dans trente-huit secondes, annonça Linda Barstow depuis la section tactique. — Compris, tactique », répondit Honor. Elle releva l'écran plastique qui protégeait le bouton déverrouillant l'armement principal. Qu'y a-t-il dans ton panier, petit chaperon rouge ? s'enquit un coin de son esprit; elle enfonça fermement le bouton du pouce, puis déplaça calmement la main jusqu'au sélecteur multipostions de la manette de contrôle de tir et choisit les missiles. « Armement prêt. » Steiner plissa le front, se demandant pourquoi Jardine n'avait pas répondu, comme la navette poursuivait son approche. Son icône clignota en vert à l'entrée dans la zone de contrôle antiaérien de la base, les ordinateurs ayant interrogé sa balise IAE et l'ayant déclarée amicale. Son front se plissa un peu plus. Elle n'était pas encore inquiète, juste irritée. Elle ralluma le communicateur. « Écoute, Jardine, dit la voix en provenance de la base sur un ton beaucoup plus acerbe. Tu peux faire le malin là-haut si t'as envie, mais si tu mets le vieux en rage, c'est pas moi qui te sauverai la mise ! Alors, bon sang, qu'est-ce que tu fous ? — On dirait qu'ils continuent à se fier à la balise, madame », fit remarquer Tremaine. Sa voix était empreinte d'un calme surhumain, mais une goutte de sueur roulait sur son front malgré l'air conditionné de la cabine de pilotage, et Honor rit sans joie. Elle gardait l'œil rivé sur l'image holo de la base que diffusait son visu tête haute. Ils avaient pu générer des images topographiques relativement détaillées grâce aux données que Harkness avait volées au Tépes, et les capteurs passifs de la navette mettaient à jour le VTH en ajoutant des codes cibles spécifiques depuis cinq minutes. Une demi-douzaine de sites numérotés figuraient désormais au centre de cercles de visée rouge vif, et elle sourit. « Pour l'instant, oui, fit-elle. Mais il est temps de leur montrer les grandes dents du grand méchant loup. » Un carillon discret retentit comme la distance au cercle de visée le plus proche tombait en dessous de douze mille mètres, et elle se redressa dans son siège, la voix soudain froide et professionnelle. « Tactique, illuminez cible un », ordonna-t-elle. Une alarme hurla derrière Ceilia Steiner, et un objet heurta le sol dans un bruit de métal froissé tandis qu'elle faisait pivoter son fauteuil pour y faire face. Le citoyen sergent responsable de la console de défense aérienne venait de lâcher son liseur et fixait bouche bée le témoin lumineux rouge clignotant qui annonçait que des lasers de visée venaient d'illuminer ses stations de tir éloignées. Il savait exactement ce qu'il était censé faire dans cette situation, que l'engin en approche soit ami ou non, mais il n'avait eu absolument aucune raison d'anticiper l'événement et il était aussi figé par la surprise que Steiner. De toute façon, cela importait peu. Il était déjà bien trop tard. « Tir un ! » La voix de soprano d'Honor était plus froide que l'espace en annonçant le tir alors qu'elle pressait la détente de la manette. Un unique missile à guidage laser quitta son lanceur et accéléra à quatre mille gravités. « Un lancé ! fit-elle pour confirmer le tir. — Cible deux prête ! s'écria Linda Barstow depuis la section tactique, illuminant la cible suivante de sa liste. — Tir deux », répondit Honor, et un second missile fut lancé, acquit sa cible et se précipita vers elle en hurlant. « Deux lancé ! — Cible trois prête ! — Tir trois ! » S'ils avaient été lancés à plus grande distance, les missiles auraient fait d'honnêtes armes cinétiques, mais les assaillants avaient dû s'approcher trop pour cela. Enfin, peu importait : SerSec avait très aimablement équipé ces missiles d'ogives massives conçues pour détruire des cibles fortifiées, et le premier projectile frappa de plein fouet le radar primaire de contrôle de tir des défenses aériennes du camp Charon. Une énorme boule de feu se forma au sol et s'éleva vers le ciel, brisant des fenêtres et créant des ondes de choc qui se propagèrent dans toutes les structures à un kilomètre à la ronde. Puis le deuxième missile heurta Radar deux, le troisième réduisit en morceaux la batterie de missiles numéro un, et le quatrième explosa au beau milieu de la batterie numéro deux. Et lorsque Ceilia Steiner bondit sur ses pieds, contemplant avec horreur la destruction qui progressait vers elle, les missiles cinq à dix étaient déjà dans les airs et se dirigeaient vers leur cible. Des cris de triomphe s'élevèrent dans le compartiment des troupes, rappelant le hurlement d'une meute de loups, lorsque les passagers les plus proches des hublots aperçurent les explosions, mais Honor ne pouvait pas se permettre d'y prêter attention. Elle était concentrée sur sa mission et ne faisait qu'un avec Barstow et Scotty Tremaine. Barstow était les yeux, fouillant le terrain, trouvant les proies et les marquant du sceau de la mort. Scotty était les ailes qui les emmenaient de l'avant à la manière d'un faucon fondant sur ses victimes. Et Honor était la main même de la mort, et ses doigts pressèrent de nouveau la détente, l'œil dur et sombre comme la pierre, pour envoyer un dernier missile dans l'océan de feu, de fumée et d'explosions secondaires qu'étaient devenues les défenses aériennes du camp Charon. Puis la navette s'aligna sur la piste. — Désignation des appareils prêts à l'envol ! annonça Barstow. — Acquisition », répondit Honor quand les lasers de visée désignèrent la section de pinasses prêtes à l'envol. L'image grossie de son VTH lui montrait les missiles fixés sous leur fuselage, mais c'étaient les seuls appareils armés de toute la piste, et ils n'avaient pas été conçus pour un décollage d'urgence en combat contre l'une de leurs propres navettes. Ils devaient servir de brigade d'intervention au cas où un camp rempli de prisonniers perdrait la tête et prendrait d'assaut une navette de ravitaillement, ou autre événement improbable. Pourtant rien de tel ne s'était jamais produit... et les planificateurs n'avaient jamais rien envisagé d'aussi étrange que ce qui arrivait là. Mais malgré tout quelqu'un avait manifestement gardé la tête froide : Honor vit une pilote courir à toutes jambes vers l'un des appareils. Quoi qu'il en soit, elle arrivait trop tard, et la Manticorienne déplaça le sélecteur sur la position « bombes ». La citoyenne commandant Steiner regarda l'intrus survoler la piste avec un sentiment d'horreur incrédule. Ce n'est pas jardine, se dit-elle, affolée. Ce n'est même pas une navette cargo! C'est une putain de navette d'assaut! Mais d'où elle sort, celle-là? Elle ignorait sa provenance, mais ça n'en était pas moins une navette d'assaut, et elle distinguait l'insigne de SerSec sur son fuselage. Ce n'était pas Jardine, pourtant c'était bel et bien l'un des leurs. Bon Dieu, mais qu'est-ce qui se passait ? Dieu ne lui répondit pas, et elle se jeta à terre, essayant de s'enfoncer dans le sol de la tour, en voyant des formes menaçantes se détacher de la navette pour tomber vers les seules pinasses armées de toute la planète. Les bombes grappes crachèrent leurs sous-munitions sur les pinasses. Il ne s'agissait pas de sous-munitions de type « flocon » à usage antipersonnel, mais de « dents de dragon », destinées à paralyser ou détruire des équipements lourds de combat au sol. Chaque sous-munition était de la taille d'une balle de base-ball graysonienne, et des centaines s'abattirent sur les pinasses bien alignées. Puis elles explosèrent en une longue vague incandescente qui déchaîna la destruction sur toute la piste. La fureur rouge et blanc des projectiles perforants fut noyée par des flammes bleu vif dues à l'hydrogène contenu dans les réservoirs des pinasses, et Honor regarda un fuselage déchiré partir en culbute sur le béton céramisé, comme un jouet délaissé par un enfant coléreux géant. « Posez-nous, Scotty, dit-elle avant de brancher son com. Louveteau, ici le grand méchant loup. Nous sommes entrés. » « Qu'est-ce que vous venez de dire ? » demanda le citoyen capitaine de corvette Proxmire en fixant son officier de com d'un air incrédule. Le camp Charon est attaqué, monsieur ! » répéta le citoyen lieutenant de vaisseau Agard. S'il n'avait pas eu l'air aussi stupéfait et incrédule que Proxmire, celui-ci l'aurait soupçonné de lui faire une blague macabre. Mais s'il ne s'agissait pas d'une plaisanterie, alors qu'est-ce que c'était? Comment quiconque pouvait-il attaquer la base ? Les prisonniers n'avaient pas les moyens de le faire, c'était certain, et personne d'autre n'aurait pu arriver jusque-là sans avoir d'abord à affronter les défenses orbitales ! Alors, si on attaquait la base, qui cela pouvait-il bien être ? Il se frotta la bouche de la main, réfléchissant à toute vitesse. Son poste était sans doute le plus ennuyeux de tous ceux que SerSec offrait dans le système de Cerbère, car il était le e facteur » du camp Charon en cas d'urgence, le seul moyen pour l'Enfer d'expédier un message au reste de la Galaxie si le besoin s'en faisait sentir. Quelqu'un devait se taper la corvée, si assommante soit-elle, et Proxmire se disait qu'il n'avait sans doute pas trop à se plaindre que son tour soit enfin venu. Il avait passé quatre années T à jouer les messagers diplomatiques pour diverses ambassades avant qu'on le colle ici. Une sinécure, pour le moins, dont on devait le relever dans huit mois T, comme il avait pris l'habitude de se le répéter tous les matins. Aucune de ces idées brillantes et ensoleillées ne lui était d'une grande utilité. Son courrier de quarante mille tonnes était l'un des bâtiments les plus rapides de l'espace, mais il se réduisait essentiellement à une paire de voiles Warshawski et un jeu d'impulseurs, avec un espace de vie strictement limité. C'est pourquoi la moitié de son équipage de trente hommes se trouvait en général sur Styx tour à tour, ce qui leur accordait suffisamment de liberté pour éviter que le cloisonnement ne les rende dingues et offrait à ceux restés coincés à bord un surplus d'espace vital salutaire pour leur propre santé mentale. C'était parfaitement contraire au règlement, bien sûr, mais aucun commandant de base n'avait jamais protesté. Après tout, on aurait tout le temps de faire remonter l'équipage de Proxmire avant d'envoyer son bâtiment porter un message. Et puis, de toute façon, aucun commandant de l'Enfer n'avait jamais eu besoin de recourir à son vaisseau de liaison. Proxmire se frotta la bouche encore plus fort, se maudissant d'avoir été trop sûr de lui. Pourtant, tout en se faisant ce reproche, il comprit que son erreur était inévitable. Personne n'avait jamais menacé l'Enfer. Bon sang, personne en dehors de SerSec ne savait seulement où se trouvait la planète ! Et il était inutile d'imposer à ses hommes des conditions de vie plus difficiles que nécessaire pour le seul plaisir de respecter le règlement. Mais maintenant il se passait quelque chose là en bas – allez savoir quoi ! – et il n'avait qu'une moitié d'équipage à bord, et aucun ordre de la part du citoyen maréchal de camp Tresca. Mais... Commencez à faire monter les impulseurs en puissance, ordonna-t-il d'une voix dure. — Bien, monsieur. » Proxmire hocha la tête puis reporta brusquement son attention sur l'afficheur. Il faudrait près de quarante minutes pour chauffer les noyaux d'impulsion, et il espérait bien que d'ici là la situation se serait suffisamment clarifiée sur la planète pour qu'il n'en ait pas besoin en fin de compte. Scotty Tremaine posa la navette, et les deux tourelles dorsales se mirent à gémir tandis que leurs pulseurs lourds arrosaient la base. L'unique tourelle ventrale se joignit à elles, et les véhicules en stationnement explosèrent sous leur tir féroce tandis que les sas de débarquement s'ouvraient. Trois cents hommes et femmes descendirent les rampes, armés jusqu'aux dents et soigneusement informés de leurs objectifs. Ils se séparèrent en trois groupes sous les ordres hurlés par les officiers, puis ils disparurent dans le chaos et les flammes comme des esprits vengeurs. — Dernier homme dehors ! annonça Horace Harkness sur l'intercom. Fermeture du sas... Sas fermé ! Étanchéité O. K.. Envol ! — Bien reçu », répondit Tremaine, et la navette s'élança en hurlant vers le ciel. Il n'y avait pas de défenses antiaériennes pour l'ennuyer — il n'y en avait plus — et elle se positionna juste au-dessus du parc de véhicules lourds, prête à détruire tout blindé que la garnison parviendrait à mettre en action. « Allez, allez, allez! » tonna Jésus Ramirez. Son équipe avait un rôle crucial. Alistair McKeon menait le deuxième groupe pour s'emparer du parc de véhicules et s'approprier tous les blindés qu'il pourrait trouver, et Harriet Benson (accompagnée, inévitablement, d'Henri Dessouix) commandait le troisième pour sécuriser le périmètre de la piste d'atterrissage. Il s'agissait dans les deux cas de missions vitales, mais le groupe de Ramirez les leur abandonna et traversa tout droit la base, en route pour le cœur même du chaos d'explosions et de flammes semé par le commodore Harrington, car son objectif se trouvait au beau milieu. C'était, en fait, la seule installation défensive qu'elle eût soigneusement épargnée, et les assaillants devaient absolument la prendre intacte. Un petit groupe de soldats SS surgit soudain de la fumée. Un ou deux portaient des armes de poing, les autres ne semblaient pas armés, mais ils se trouvaient au mauvais endroit au mauvais moment et personne ne voulait prendre de risques. Les carabines à plasma gémirent et un lance-grenades cracha. L'un des soldats avait peut-être essayé de se rendre, mais personne ne le saurait jamais. Ramirez et ses troupes piétinèrent les corps. La citoyenne commandant Steiner se remit difficilement debout. Les oreilles sonnantes et le visage ensanglanté, elle avait eu une chance incroyable, elle le savait. Le mur extérieur de crystoplast de la tour de contrôle avait été réduit en charpie et les morceaux avaient traversé sa zone de travail comme du shrapnel, tuant tous ceux de son équipe. Elle se dirigea en chan celant vers la porte : elle devait sortir de là, songea-t-elle, sonnée. Elle devait se trouver une arme. Il n'y avait qu'une seule lavette d'assaut et elle ne devait pas contenir plus de deux cents personnes. Les défenseurs étaient dix fois plus nombreux et équipés de blindés et d'armures de combat. Ils avaient simplement besoin de temps pour se remettre de leur surprise et se reprendre... Elle franchit la porte d'un pas plus assuré au moment même où le peloton de vingt-cinq hommes mené par Henri Dessouix passait l'angle du couloir, et une douzaine de carabines à impulsion ouvrirent le feu de concert. Si cela avait intéressé quelqu'un, il aurait fallu des jours à un médecin légiste pour identifier ses restes. « Allez-y ! » s'écria McKeon, et une demi-douzaine de ses hommes traversèrent précipitamment la zone découverte en direction du parc de véhicules. Une poignée de soldats SS s'étaient repris, et un triple-canon léger ouvrit le feu depuis les bâtiments où logeaient les troupes, face au garage principal. Deux des hommes de McKeon tombèrent, tués sur le coup, mais les autres quittèrent son champ de tir avant qu'il puisse les viser. Le tireur aurait été plus inspiré de s'attaquer plutôt à la navette qui planait au-dessus d'eux, se dit sombrement McKeon. Avec une arme légère, il était peu probable qu'il parvienne à détruire l'appareil d'assaut lourdement blindé, mais il aurait pu avoir un coup de chance. Au lieu de cela, il n'avait réussi qu'à tuer deux personnes et attirer l'attention de la navette. Celle-ci fit demi-tour sur place. Son nez s'abaissa légèrement, et le bâtiment d'où étaient venus les tirs vomit des flammes et de la fumée tandis qu'Honor le perçait d'un missile suivi d'une rafale d'une demi-seconde de ses triples-canons lourds montés en proue. McKeon fit signe à son groupe d'avancer, et ils s'élancèrent en terrain dégagé. Au moment de l'attaque, une dizaine de techniciens travaillaient sur des véhicules ou sur les armures de combat stockées dans la « morgue » de la base, mais la moitié d'entre eux seulement étaient armés, et uniquement d'armes de poing. Certains firent de leur mieux, avec bien plus de cran que McKeon n'en attendait de la part des brutes de SerSec, et il perdit encore onze hommes et femmes avant d'obtenir le contrôle des lieux. Mais lorsque ce fut fait, il chargea quinze personnes de tenir la « morgue » et d'empêcher la garnison d'accéder aux armures de combat stockées là, pendant que le reste de son effectif s'occupait de lancer les centrales alimentant les transports de personnel blindés et les tanks légers. McKeon se tenait sur la plateforme arrière d'un char, sentant la carapace blindée frémir sous ses pieds tandis que les turbines se mettaient à geindre, et son sourire irrégulier faisait franchement peur à voir. « Maintenant! » aboya Ramirez, et la femme qui se trouvait près de lui enfonça le bouton. La charge en nids d'abeilles posée sur la porte blindée devant eux souffla le sas, et l'équipe de tête de Ramirez, armée de pistolets à fléchettes et de lance-grenades, chargea à travers la fumée sans attendre que les débris retombent. Elle fut accueillie par des tirs de pulseur, et deux hommes s'effondrèrent. Mais la femme qui les suivait tira une rafale de son lance-grenades. Les projectiles passèrent l'ouverture et explosèrent dans un déchaînement de lumière et de fureur, et la femme chargea à leur suite. Il ne s'agissait que d'armes légères qui produisaient beaucoup de bruit et de lumière, destinées à choquer et paralyser plutôt qu'à tuer. Non que quiconque ressentît une compassion particulière pour ceux qui se trouvaient derrière cette porte, mais il était absolument essentiel de prendre l'équipement de la pièce intact. Jésus Ramirez avait déjà perdu dix-neuf des siens en chemin et il était déterminé à faire en sorte que leur sacrifice n'ait pas été vain. « Allez, allez ! » hurla quelqu'un, et une demi-douzaine d'hommes et de femmes s'élancèrent et passèrent la porte sur les talons de la première. Des pistolets à fléchettes crachèrent, des pulseurs gémirent et une seule grenade – pas une légère cette fois – explosa dans un bruit de tonnerre. Puis une femme repassa la tête par la porte. « Objectif pris, commodore ! s'écria-t-elle. Il y a quelques dégâts liés au souffle, mais rien qui ne se répare. — Maravilloso ! » Ramirez serra le poing d'un air victorieux et s'avança tout en attrapant déjà son unité de com. «Le commodore Ramirez a pris le site de contrôle, commodore ! » annonça le maître principal Barstow, et Honor perçut le sentiment de triomphe féroce qui s'emparait de l'équipage réduit encore à bord de la navette. Cela avait pris vingt minutes de plus que le plan d'opérations ne l'espérait, car le groupe de Ramirez s'était embourbé dans une demi-douzaine e petits combats vicieux en chemin. Mais ce qui comptait, c'est qu'il avait réussi ! Il contrôlait désormais la base au sol dont dépendaient toutes les défenses orbitales de la planète. Il ne pouvait pas encore s'en servir – même s'il avait pris le site de contrôle intact, ce qui était peu probable – car aucun d'eux ne connaissait les codes. Mais ils auraient tout le temps de les trouver plus tard, surtout avec Horace Harkness pour chatouiller les ordinateurs de SerSec, et ce qui importait pour l'instant, c'est que les Havriens ne pouvaient pas non plus s'en servir. Elle enfonça de nouveau le bouton de com. « Louveteau, ici Loup. Vous pouvez partir. Je répète, vous pouvez partir ! — Ici Louveteau, bien reçu, Loup, répondit la voix de Géraldine Metcalf. On y va, pacha. » À l'autre bout de la planète par rapport au camp Charon, la navette numéro deux s'élança tout droit vers le ciel dans un hurlement, Géraldine Metcalf et Sarah DuChêne aux commandes. Le major Gianna Ascher, anciennement officier marinier le plus gradé du centre d'opérations de combat du Prince Adrien, s'occupait de la section tactique, et le maître principal Halburton faisait office de mécanicien navigant. Ce n'était pas la première fois que Metcalf et DuChêne emmenaient cette navette en action, mais cette fois elles avaient du retard, et elles se lancèrent un regard sombre tandis que le ciel de l'autre côté des hublots virait à l'indigo foncé. « Eh bien ? s'enquit brusquement le citoyen capitaine de corvette Proxmire auprès de son malheureux officier de com. — Monsieur, je n'arrive à obtenir de réponse de personne en bas, répondit Agard, penaud. La base opérationnelle a cessé d'émettre presque aussitôt, et tout ce que je capte maintenant, ce sont quelques transmissions codées, sans doute des échanges liés aux combats. Je ne saurais pas vous dire qui raconte quoi à qui, mais vous pouvez voir par vous-même à quoi ça ressemble. » Il désigna l'afficheur holo, et Proxmire se mordit la lèvre. Le vaisseau n'était pas équipé d'une section tactique à proprement parler puisqu'il n'était pas armé, mais il possédait une panoplie respectable de capteurs, et le ciel au-dessus de Styx était clair et dégagé. Cela leur permettait de générer une image très précise des événements qui s'y déroulaient, et son estomac se noua à cette vue. Feu, fumée : le chaos était général, mais l'afficheur projeta les icônes de véhicules sortant du garage. Hélas, ils paraissaient tirer sur les positions SS et non sur les assaillants. Et s'il était besoin d'autre chose pour confirmer qui les contrôlait, cette foutue navette d'assaut n'ouvrait pas le feu sur eux. Elle leur offrait même un tir de soutien ! Il secoua la tête, sonné. C'était sûrement impossible. Forcément! Il n'avait toujours aucune idée de l'identité des ennemis ni de l'endroit d'où ils venaient, mais ils avaient mis à peine quarante minutes pour envahir les secteurs clés de la base. La garnison était coupée de ses armes lourdes – d'ailleurs, les assaillants utilisaient même celles-ci contre eux – et les chiffres comptaient peu face à un ennemi qui contrôlait les airs et possédait toute la puissance de feu lourde. Mais tant que la navette restait occupée sur la planète, elle n'inquiétait pas Proxmire. Tant qu'il était libre d'aller chercher de l'aide, peu importait que l'ennemi – quel qu'il soit – parvienne ou non à prendre la base. « Impulseurs dans trente-cinq secondes, pacha! » annonça le second mécanicien, épuisé, et il eut un petit sourire. « Géraldine, le voilà, murmura le capitaine de corvette DuChêne lorsque l'icône du courrier apparut sur son VTH. — Je le vois, confirma Metcalf en corrigeant légèrement sa course. Gianna ? — Je l'ai, madame, répondit le major Ascher, mais ces capteurs sont vraiment merdiques. » Elle renifla d'un air méprisant et, malgré sa propre tension, Metcalf sourit. Ascher et elle avaient travaillé ensemble à bord du Prince Adrien pendant presque deux années T, et elle savait combien le major était fier de l'équipage et de l'équipement de son vaisseau perdu. « Dites-moi seulement ce que vous avez, Gianna. — Je ne peux pas... » commença Ascher avant de s'arrêter net. Il y eut un instant de silence, et elle reprit d'une voix atone : « Ses impulseurs sont chauds, madame. Il est déjà en route. — Merde ! » souffla Metcalf. Elle se tourna vers DuChêne. « Sarah, vous avez un bon angle de tir ? — Non, pas un bon, répondit DuChêne, tendue. — Parlez-moi des courbes d'accélération, Gianna, ordonna Metcalf. — Nous avons l'avantage en termes de vélocité pour l'instant, mais il a un puisard de compensation plus profond et beaucoup plus de puissance brute que nous, madame. Il peut atteindre cinq cent trente g contre nos quatre cents, mais notre vitesse actuelle est d'environ soixante-sept km/s et la sienne de seulement vingt-sept. Distance actuelle treize mille trois cent cinquante kilomètres, et il atteindra notre vitesse en un peu plus de trente et une secondes, soit à douze mille sept cent vingt kilomètres. Ensuite, il s'éloignera de nous à un virgule vingt-cinq km/s2. — Sarah ? » Metcalf se retourna vers DuChêne, et la capitaine de corvette se mordit la lèvre pendant un instant puis soupira, l'air insatisfait. « Ces missiles ne sont pas conçus pour détruire des vaisseaux spatiaux – pas même des petits », fit-elle, et Metcalf acquiesça impatiemment. Elle était elle-même officier tactique, après tout, mais elle était aussi meilleure pilote que DuChêne, et les missiles relevaient de la responsabilité de sa collègue. « Je peux le détruire mais, à cette distance, ce sera un tir à vraiment très longue portée pour nos armes, surtout s'il sait que les projectiles arrivent et prend des mesures d'évitement. Mais si nous ne devons nous rapprocher que de six cents kilomètres... » Elle s'interrompit, et Metcalf hocha la tête sombrement pour lui signifier qu'elle comprenait, tandis que ses pensées défilaient à la vitesse de l'éclair, envisageant options et résultats, pesant et rejetant certains choix. Les courriers n'étaient pas équipés de défenses actives ni des systèmes de guerre électronique sophistiqués des vaisseaux de combat. Mais la navette n'emportait pas non plus les ogives nucléaires et laser que ceux-ci s'échangeaient en général. Même son stock limité de missiles à impulseurs destinés au combat contre d'autres appareils légers avait été dépensé pendant l'évasion du Tepes. Ceux qui restaient étaient conçus pour le travail à courte portée contre des cibles planétaires et portaient tous des ogives chimiques – c'était là le problème. Bien que beaucoup plus efficaces que tous les explosifs chimiques de l'ère pré-Diaspora, ces ogives exigeaient une frappe directe; or, à cette distance, il était déjà très dur d'obtenir une frappe directe avec des missiles d'attaque au sol sur une cible qui ne tentait pas d'évitement. Pire encore, il ne suffirait pas d'une seule frappe pour arrêter un vaisseau de la taille de celui-ci. Par conséquent, à cette distance, elles seraient contraintes de tirer sans sommation afin d'empêcher la cible de prendre des mesures d'évitement ou de rouler pour présenter l'une de ses bandes gravifiques... et elles ne pouvaient pas assez réduire l'écart pour changer cela. Elles ne pouvaient donc prendre le risque d'essayer de convaincre l'équipage de se rendre. Ce n'était pas censé se passer comme ça. Ils devaient être trop déboussolés pour allumer leurs impulseurs aussi vite, et nous devions arriver plus tôt. Peu importerait que nos missiles n'aient qu'une courte portée si notre cible ne pouvait pas bouger. Bon sang, nous aurions même pu les forcer à se rendre avec de bons vieux pulseurs, parce qu'aucune autre possibilité ne se serait offerte à eux! Mais maintenant... Maintenant, si elle prenait le risque de leur demander de se rendre, si elle leur adressait le moindre avertissement, ils pourraient bien s'échapper. Et, dans ce cas, ils ramèneraient suffisamment de puissance de feu pour transformer l'Enfer en une boule de billard bien lisse. Et donc... Toutes ces pensées défilèrent en moins de trois secondes, et elle inspira profondément. « Tirez », dit-elle calmement. Et que Dieu ait pitié de nous tous. « Monsieur, je détecte quelque chose qui nous rattrape par l'arrière. — Quoi ? » Proxmire fit pivoter son fauteuil de commandement pour faire face à son astrogatrice. « Quel genre de chose ? — Je n'en suis pas sûre, monsieur. » Elle assumait le poste de l'officier tactique absent du vaisseau (appliquer le nom d'« officier tactique » à quelqu'un qui ne contrôlait que des capteurs et aucune arme avait toujours paru un peu ridicule à Proxmire) et elle semblait douter tout en enfonçant les touches. « C'est un genre d'engin léger, annonça-t-elle une seconde plus tard, mais je n'obtiens pas de code de transpondeur de sa part. — Pas d'IAE ? fit Proxmire tandis qu'un poing de glace lui étreignait l'estomac. — Non, monsieur.» La femme se figea puis tourna brusquement la tête vers Proxmire. «Il nous prend pour cible! » Mais à ce moment-là les premiers de seize missiles se trouvaient en phase d'acquisition finale, et il était déjà bien trop tard. « Loup, ici Louveteau. » La voix dans l'oreillette d'Honor semblait épuisée. « La cible est détruite. Je répète, la cible est détruite. Nous approchons à la recherche de survivants... mais je ne pense pas qu'il y en aura beaucoup. — Compris, Louveteau », répondit calmement Honor. Elle baissa les yeux sur le carnage en contrebas. Les Havriens se repliaient – pour tout dire, ils prenaient leurs jambes à leur cou –mais ils gardaient un énorme avantage numérique. Elle avait besoin que Metcalf et DuChêne rentrent à Brasier pour amener le reste des prisonniers en renfort, mais elle ne pouvait pas le leur dire. Pas encore. Comme elles, elle était officier spatial et elle connaissait le code. On n'abandonnait pas des survivants potentiels – ni les siens ni ceux de l'ennemi –, et encore moins quand on venait de détruire leur bâtiment. Et pourtant... « Faites vite, Louveteau, dit-elle. Nous avons besoin de vous ici dès que possible. — Compris, Loup. Nous ferons au plus vite, répondit Metcalf, et... » Elle s'interrompit soudain puis éclata d'un rire dur et froid, empli de dégoût pour elle-même. « De toute façon, ça ne devrait pas prendre longtemps. Son vase de fusion vient de lâcher. » Honor grimaça, mais elle ne pouvait pas se permettre d'y penser pour l'instant. « Compris, Géraldine. » Elle coupa le circuit et reporta son attention sur le viseur de son VTH en quête d'autres gens à tuer. CHAPITRE VINGT-CINQ Un carillon résonna, et Honor leva les yeux du terminal devant elle. Elle enfonça un bouton sur la console anciennement propriété du citoyen maréchal de camp Tresca, et la porte du bureau (lui aussi anciennement propriété du citoyen Tresca, désormais mort, et qui n'en aurait plus besoin) s'ouvrit pour révéler Alistair McKeon en grande conversation avec Andrew LaFollet. L'homme d'armes avait quitté Honor assez longtemps pour participer à la prise du parc de véhicules et récolter une blessure légère dans la foulée. Mais Fritz Montoya avait enfin accès à un hôpital digne de ce nom, et la blessure de LaFollet réagissait bien au réparaccel. Plus important encore, son seigneur occupait de nouveau un vrai bureau devant lequel il pouvait monter la garde et, s'il n'avait toujours pas récupéré son véritable uniforme, il avait repris son rôle désigné avec un soupir de soulagement presque audible. McKeon leva la tête à l'ouverture de la porte et fit signe à Honor par-dessus l'épaule de LaFollet. Il voulait manifestement finir ce qu'il avait à dire à l'homme d'armes, mais il avait l'air sombre, et l'estomac d'Honor se serra en saisissant ses effluves émotionnels. Warner Caslet, qui l'accompagnait, paraissait encore plus lugubre que lui. Nimitz, somnolant sur le perchoir qu'Honor et LaFollet avaient bricolé à son intention, leva la tête. Il y faisait beaucoup la sieste depuis cinq jours et, malgré son appréhension quant à ce qui lui amenait McKeon avec une mine pareille, Honor sentit son moral remonter en tendant la main pour gratter les oreilles du chat sylvestre. Il répondit à sa caresse par un ronronnement sonore et une douce vague d'amour, puis il se leva et s'étira longuement mais avec prudence. Son membre intermédiaire infirme et son bassin tordu lui faisaient encore mal à chaque mouvement malvenu, pourtant il rayonnait de satisfaction en considérant les changements intervenus dans leurs conditions de vie. Non seulement il faisait bien plus frais qu'au camp Brasier, mais les installations prises aux Havriens bénéficiaient même de la climatisation. Et comme si cela ne suffisait pas, il avait vite découvert que les immenses fermes de SerSec sur l'île produisaient du céleri. En réalité, c'est Carson Clinkscales qui avait fait cette découverte. Il était apparu devant les quartiers d'Honor à leur deuxième matin sur Styx et lui avait tendu d'un geste timide une branche de céleri frais, encore humide de rosée, et Nimitz s'était cru au paradis. Il avait toujours apprécié Clinkscales, mais ce geste avait fait passer le jeune officier graysonien dans le cercle fermé de ses amis proches. Honor sourit à ce souvenir, puis son sourire s'effaça. McKeon ayant terminé ce qu'il avait à dire à LaFollet, Caslet et lui entraient maintenant dans son bureau. « Bonjour, Alistair, Warner. » Elle les salua calmement, s'interdisant de montrer la moindre réaction à l'anxiété qui émanait d'eux. « Bonjour, madame », fit Caslet. McKeon se contenta d'un signe de tête, ce qui aurait suffi à révéler son inquiétude si elle n'avait pas été capable de percevoir ses émotions, et elle désigna les fauteuils qui faisaient face à son bureau. Ils s'assirent à son invitation silencieuse, et elle fit basculer le dossier de son propre fauteuil, très confortable, pour les observer brièvement. Le séjour sur la planète leur valait à tous deux un teint hâlé et une silhouette plus mince – McKeon, en particulier, avait perdu deux bons centimètres de tour de taille. Eh bien, c'était normal. Même le teint pâle d'Honor avait pris un ton doré, et elle commençait à récupérer de la masse musculaire malgré la difficulté d'exécuter ses exercices avec un seul bras. Ce qui, songea-t-elle au passage, n'était rien en comparaison du maniement d'un clavier à une seule main. Mais l'autre chose qu'Honor et McKeon avaient en commun, c'était le pulseur qu'ils portaient encore tous deux... et que Caslet n'avait pas. « Vous avez l'air contrarié, Alistair, dit-elle au bout d'un moment. Pourquoi ? — Nous avons encore retrouvé deux corps ce matin, madame », répondit-il sans détour, et Honor grimaça en devinant le terrible sentiment d'impuissance que masquaient ces paroles. Elle haussa le sourcil, et il esquissa un rictus avant de soupirer. « Ce n'était pas joli à voir, Honor. Les coupables ont pris leur temps avec les deux. À mon avis, il devait y avoir cinq ou six meurtriers, et certaines mutilations avaient un caractère nettement sexuel. — Je vois. » Elle se renfonça dans son fauteuil et se frotta le visage du bout des doigts. Il lui paraissait presque naturel après tous ces mois de ne rien sentir de la pression qu'elle exerçait sur sa joue gauche et, à cet instant, elle aurait voulu ne rien sentir non plus au fond d'elle-même. Mais cela ne dura qu'un instant. Ensuite elle écrasa sans pitié cette velléité d'apitoiement sur son sort et baissa la main. « Une idée de l'identité des coupables ? — Je ne pense pas qu'il s'agissait de nos recrues du camp Brasier, répondit McKeon avant de jeter un regard à Caslet. — Je ne le crois pas non plus, madame », fit le Havrien. En un sens, il était encore plus isolé depuis la prise du camp Charon, car leurs nombreux prisonniers SS le considéraient avec le mépris amer qu'on réserve aux traîtres tandis que les esclaves libérés de l'île se fichaient éperdument de savoir comment il avait atterri là. Tout ce qu'ils voyaient, c'est qu'il était officier havrien... et il était donc contraint de toujours se déplacer en compagnie d'un garde armé. « Pourquoi ça ? s'enquit Honor. — Essentiellement à cause des mutilations, madame, répondit-il sans ciller. Je ne doute pas que certains des prisonniers de Brasier adoreraient massacrer tous les hommes de SerSec qui leur tomberaient sous la main et, honnêtement, je ne leur en veux pas. Mais là... » Il secoua la tête d'un air lugubre. « Ceux qui ont fait ça haïssaient vraiment leurs victimes. Je ne suis pas calé en psycho, mais la nature des mutilations me pousse à penser qu'au moins certains des meurtriers sont des gens qu'on avait ramenés ici pour servir d'esclaves sexuels. Et, pour tout dire (il croisa fermement son regard), je leur en veux encore moins d'aspirer à la vengeance qu'à ceux de Brasier. — Je vois. » Honor plissa le front en contemplant son terminal, passant l'index le long de la console tout en réfléchissant à ce qu'il venait de dire. Il avait raison, évidemment. Comme Harriet Benson le lui avait appris dès le premier jour, les membres de la garnison SS considéraient les prisonniers sous leur responsabilité comme leur propriété. Non, pire que ça : comme des jouets. Et ils étaient trop nombreux à avoir traité leurs jouets en gamins cruels et méchants, de ceux qui dévissent la tête d'un chiot pour voir ce que ça ferait. La majorité des esclaves purement sexuels qu'ils avaient amenés sur Styx étaient des prisonniers politiques – des civils issus de la RPH –, ce qui témoignait sans doute d'un minimum de précaution de leur part. Après tout, la plupart des armées inculquent au moins à leur personnel des notions rudimentaires de combat à mains nues. Mais la roue avait tourné. Les deux tiers de la garnison SS avaient été tués, blessés ou capturés, mais au moins six ou sept cents d'entre eux avaient jusqu'alors échappé à toute arrestation. Et sur Styx, contrairement au reste de l'Enfer, on pouvait bel et bien disparaître dans la nature et vivre de la terre tout en continuant à s'efforcer d'échapper à la capture. Honor et ses alliés manquaient trop de personnel pour les traquer sur une île aussi immense, et Styx avait été si complètement terraformée qu'en dehors des températures plus élevées et de la gravité plus faible l'île lui rappelait presque douloureusement Sphinx. Les fugitifs n'avaient même pas besoin de connaître les plantes sauvages comestibles, car les fermes de la planète couvraient des dizaines et des dizaines de kilomètres carrés. Hélas pour les Havriens, toutefois, leurs esclaves connaissaient l'île encore mieux qu'eux. Un réseau de communications clandestin existait depuis des décennies entre les esclaves sexuels et les travailleurs forcés des fermes – dont bon nombre avaient eux-mêmes commencé comme « jouets » avant que leur propriétaire ne s'en lasse. En fait, plus de vingt esclaves étaient en cavale au moment où Honor avait attaqué Styx. Ils avaient réussi à s'échapper en mettant en scène leur propre mort – le suicide par noyade figurait au top des classiques, vu les courants et les prédateurs aquatiques de la côte sud-ouest de l'île – et les ouvriers agricoles en avaient caché et nourri certains pendant des années. Mais pour ne pas être découverts il leur avait fallu trouver des planques sur toute l'île... ce qui signifiait que les esclaves étaient bien mieux armés que les hommes d'Honor pour deviner où leurs maîtres d'hier pouvaient se cacher aujourd'hui. D'ailleurs, ils se montraient même plus efficaces à ce jeu que les Havriens à se trouver une cachette, et certains n'avaient pas du tout envie d'attendre les cours martiales promises par Honor et Ramirez. Et ils n'hésitaient pas à déposer le résultat de leurs menées macabres là où d'autres Havriens en fuite risquaient de les trouver. Le point positif, songea-t-elle, c'est que la terreur va sûrement encourager le reste des hommes de SerSec à se rendre avant que quelqu'un ne leur mette la main dessus et ne les assassine. Le point négatif, c'est que je ne voulais surtout pas qu'il arrive des choses pareilles. je leur ai promis la justice, pas la vengeance animale, et je ne me laisserai pas – ni personne sous mon commandement –abaisser à devenir ce que je hais ! Elle inspira profondément et releva les yeux de la console. J'imagine que je ne peux pas non plus leur en vouloir d'essayer de se venger », dit-elle calmement. Elle vit le regard de ses amis se porter sur la moitié morte de son propre visage, mais elle choisit de l'ignorer et secoua la tête. « Néanmoins, nous avons des responsabilités en tant qu'êtres humains civilisés, et cela signifie que nous ne pouvons pas laisser passer cela sans réagir, même si nous comprenons les motivations des meurtriers. » Elle tourna son œil valide vers l'officier havrien : « Warner, je veux que vous parliez aux prisonniers. Je sais qu'ils vous détestent... et je sais que vous détestez vous adresser à eux. Mais vous êtes ce qui se rapproche le plus d'un élément neutre. » Elle marqua une pause et le regarda fixement. Il n'avait pas l'air réjoui, mais il finit par hocher la tête. « Merci, souffla-t-elle. — Que voulez-vous que je leur dise, madame ? — Racontez-leur ce qui se passe. Expliquez-leur que je ne veux pas que ça continue mais que je n'ai pas le personnel nécessaire pour y mettre un terme ni patrouiller dans l'île entière. » McKeon s'agita dans son fauteuil à cette annonce, et elle lui adressa un demi-sourire. « Ça ne va guère les surprendre, Alistair, et ce n'est pas comme si nous leur fournissions des informations militaires d'importance ! Et puis les gardiens de prison sont toujours moins nombreux que leurs prisonniers. La raison d'être d'une prison, c'est de réduire la force de garde, ils sont mieux placés que quiconque pour le savoir ! Et s'il leur vient des idées, ils n'ont qu'à regarder les triples-canons des tours de guet autour du camp pour comprendre qu'ils auraient grand tort de vouloir les mettre en application. » Elle soutint un moment son regard, jusqu'à ce qu'il lui rende son sourire et hausse les épaules. Puis elle reporta son attention vers Caslet. « Expliquez-leur que la seule façon pour moi de garantir la sécurité de leurs collègues, c'est de les amener là où je peux les mettre sous bonne garde pour les protéger de leurs anciens esclaves. Et, Warner, fit-elle d'une voix soudain beaucoup plus sombre, vous pouvez aussi leur dire que je ne tiens pas spécialement à protéger un seul d'entre eux, parce que c'est la vérité. Mais cela ne change rien à mes responsabilités. — Bien, madame », répondit Caslet. Toutefois il baissa les yeux sur ses mains pendant quelques secondes puis soupira. « Je le leur dirai, madame, et je sais que c'est la vérité. Mais j'aurai l'impression de leur mentir, sachant ce qui les attend. — Devrions-nous laisser les coupables s'en tirer impunément, alors ? demanda-t-elle doucement, et il secoua aussitôt la tête. — Non, madame. Bien sûr que non. J'ai trop vu ce que SerSec était capable de faire – pas seulement à ces gens, mais à vous et vos hommes. Ou à des officiers que je sais loyaux et qui ont fait de leur mieux mais... » Il s'interrompit avec une grimace emplie de colère. « Quelqu'un doit leur faire rendre des comptes, je le sais bien. Simplement... — Simplement, vous avez l'impression de les inviter à sauter de Charybde en Scylla », intervint doucement McKeon. Caslet regarda un moment le commodore aux larges épaules puis hocha la tête. « J'imagine que c'est ce que vous faites, d'une certaine façon, poursuivit McKeon. Mais au moins ils auront droit à un procès, Warner. Et les peines infligées aux coupables seront en accord avec la loi militaire en vigueur. Elles ne naîtront pas d'un caprice, et vous savez aussi bien que moi qu'Honor ne permettrait jamais les horreurs que vous et moi venons d'observer. Le pire qu'ils puissent redouter, c'est le peloton d'exécution ou la corde et, entre nous, c'est mieux que certains ne méritent. — Je sais, Alistair. Je... » Caslet s'interrompit et haussa imperceptiblement les épaules. « Je sais, et je ferai cette même réponse à tous les prisonniers qui me poseront la question. — Merci, répondit Honor. Et quand vous le ferez, dites-leur que j'apprécierais l'aide de tous ceux qui seraient prêts à enregistrer des ordres ou des appels à se rendre pour leurs collègues. Dites-leur que je ne leur demanderai ni ne leur permettrai d'inclure aucune promesse d'immunité ou d'amnistie. S'ils souhaitent ajouter un avertissement comme quoi des cours martiales seront formées, ils seront libres de le faire. Mais vous pouvez aussi leur dire, comme Alistair vient de le rappeler, que je ne permettrai à personne sous mon commandement de commettre les atrocités qui ont lieu en ce moment. — Bien, madame. — Et pendant que Warner se charge de ça, Alistair, je veux que Jésus, Harriet et vous tâchiez de trouver un moyen de tenir les esclaves à « fit-elle, la mine sombre. Je leur parlerai de nouveau cet après-midi, à la fois pour leur rappeler que nous avons promis des procès... et pour leur dire que nos hommes seront autorisés à recourir à la force, voire à tuer, si nécessaire, pour empêcher ce genre de vendetta. En venir là ne me plaît pas, mais ils en ont tellement vu que je doute qu'une mesure moins spectaculaire porte avec eux. Et si Jésus, Harriet et vous le jugez nécessaire, je suis également prête à proclamer un couvre-feu sur l'île dans l'espoir de limiter au moins ces pratiques. — Ce n'est peut-être pas une mauvaise idée, fit McKeon, songeur. Ils sont près de cinq cents en comptant les ouvriers agricoles. Nous avons réussi à les empêcher de mettre la main sur des armes – en dehors de ce qu'ils pourraient avoir "réquisitionné" auprès des pattes noires dont ils ont déjà... réglé le sort, en tout cas – mais ils restent aussi nombreux que nous. — Je sais. » Honor soupira. « Mais je déteste l'idée de les enfermer plus ou moins après tout ce qu'on leur a déjà fait. Et je crains un peu que cela nous désigne comme l'ennemi. — je ne m'inquiéterais pas trop pour ça, dit McKeon en secouant la tête. Certes, ça va leur déplaire et certains nous haïront peut-être, du moins pour un temps. Mais il y a un monde de différence entre instaurer un couvre-feu – même appliqué en recourant à la force – et le traitement que leur ont infligé les pattes noires ! La situation sera peut-être un peu tendue pendant un moment, mais quand ils comprendront que vous avez vraiment l'intention de les traduire en justice, je pense qu'ils changeront d'avis. — Tant que nous arrivons à tenir la situation jusqu'à ce qu'ils comprennent... » Honor soupira de nouveau. « Nous avons besoin de plus de monde, Alistair. Grand besoin. — Je vous l'accorde. » McKeon se laissa glisser dans son fauteuil pour ne plus reposer que sur l'extrémité de sa colonne vertébrale et plissa les yeux, pensif. « Du progrès dans la recherche de données ? s'enquit-il au bout d'un moment. — Oui, il y a un léger progrès, en effet. » Honor désigna son terminal où elle venait de lire le dernier mémo en provenance de l'équipe d'assaut informatique. « Harkness, Scotty, Anson, Jasper et Ascher s'amusent comme des petits fous avec la base de données sécurisée des Havriens, et ces gens se montraient incroyablement sûrs d'eux. La possibilité qu'on prenne le contrôle de l'intérieur ne les a même jamais effleurés. C'était inconcevable. Et pour cette raison, les seules personnes à pou voir purger les fichiers étaient Tresca et son second... et ils ne pouvaient le faire que depuis le centre de commandement de la défense planétaire. » Elle secoua la tête. « La seule menace réelle venant forcément de l'extérieur et devant passer les défenses orbitales, ils se disaient sans doute que celui qui se trouverait en service là-bas serait le mieux placé pour décider quand purger les fichiers, et c'est donc là également qu'ils ont placé leur noyau central de traitement des données. Mais comme Jésus a neutralisé le centre de commandement depuis le sol avant qu'aucun des commandants autorisés ne s'y rende... » Elle haussa les épaules et tourna la paume de sa main vers le ciel. Alors on a vraiment saisi leurs archives intactes ? — C'est l'impression de notre équipe de fouineurs, en tout cas. Et les mesures de sécurité sont encore moins sophistiquées que celles auxquelles Harkness a été confronté à bord du Tepes. Il y en a beaucoup plus, donc les passer prend plus de temps, mais, selon Anson, c'est plus long que difficile. — On dispose d'une estimation du délai ? — Très approximative. Harkness et Ascher pensent être capables de produire une liste complète des prisonniers d'ici deux jours. Sera-t-elle précise et à jour ? Cela dépend de la façon dont les Havriens faisaient leur boulot... » Sa grimace signifia à. ses interlocuteurs qu'il ne valait mieux pas trop espérer de ce côté. « Mais cela devrait au moins nous fournir un point de départ pour commencer à chercher des renforts. — Bien, fit McKeon avec un immense soupir de soulagement. Et, sauf le respect que je dois à Jésus et ses hommes, madame, je préférerais que nous commencions par tous les personnels issus de l'Alliance que nous pourrons trouver. » Honor lui adressa un regard vif, et il haussa les épaules. « J'ai une confiance absolue en nos hommes du camp Brasier, dit-il, mais nous avons eu des mois pour faire connaissance et pour qu'ils apprennent à nous faire confiance. Et acceptent votre autorité. Mais maintenant nous allons devoir nous "diversifier", et j'aimerais constituer un encadrement solide issu de notre propre chaîne de commandement avant d'essayer d'intégrer le personnel de x dizaines de nations différentes dans une force cohérente. Surtout que, vous le savez comme moi, certains seront aussi assoiffés de vengeance que tous ceux que SerSec a traînés ici pour se distraire. — Il n'a pas tort, madame, intervint Caslet avec une légère hésitation, le sourire ironique. Je me rends bien compte que je suis un peu l'intrus sur cette planète pour l'instant, mais, pour ma part, j'apprécierais beaucoup de vous voir commander une force dont la loyauté et l'unité ne feraient pas un doute... ne serait-ce que pour me protéger de ceux qui voudraient me coller dans le même sac que la garnison ! — Mmm. » Honor fit doucement pivoter son fauteuil d'un côté puis de l'autre en se mordillant l'ongle du pouce, puis elle acquiesça. « Très bien, Alistair. Vous n'avez pas tort. Mais je veux en parler avec Jésus et Harriet avant d'agir. Je ne veux pas qu'ils pensent que nous prenons des décisions dans leur dos parce que nous ne leur faisons pas confiance. — Je suis entièrement d'accord », répondit McKeon. Honor hocha la tête, l'esprit déjà tourné vers le sujet d'inquiétude suivant. « Avons-nous trouvé d'autres membres de l'équipage de Proxmire ? — Pas d'après ce que j'ai entendu ces deux dernières heures », fit McKeon dans une grimace. Metcalf et DuChêne culpabilisaient encore pour la destruction du courrier. Elles n'avaient pas eu le choix, elles le savaient, mais la défaillance du vase de fusion l'avait détruit corps et biens, et elles en portaient le poids. Il ne doutait pas qu'elles finiraient par s'en remettre, et elles ne laissaient pas leurs sentiments les empêcher d'accomplir leur devoir, mais il détestait les voir se punir de cette façon. En attendant, toutefois, ils avaient retrouvé sept membres d'équipage du courrier en permission à terre au moment de sa destruction. Certains avaient obstinément refusé de donner plus que leur nom, grade, spécialité et matricule, mais d'autres étaient si sonnés par le bouleversement complet de leur situation qu'ils s'étaient mis à parler dès qu'on leur posait une question. Hélas, aucun des bavards n'était officier, et ce qu'ils savaient se limitait à leurs propres tâches. D'après ce qu'ils avaient confié à McKeon, huit autres membres d'équipage devaient se trouver sur l'Enfer, et il espérait encore les dénicher – ou les identifier au milieu de la masse des autres prisonniers – mais il était tout à fait possible que les huit soient morts. La force d'assaut d'Honor comptait plus de cinquante blessés et cinquante-deux morts, dont deux rescapés du Tees. Il savait qu'Honor avait été personnellement bouleversée par le décès des maîtres principaux Halburton et Harris. Elle s'était efforcée de ne pas le montrer, toutefois les perdre après avoir traversé tant d'épreuves ensemble leur avait à tous paru terriblement injuste. Mais les pertes de SerSec étaient au moins trois fois plus élevées. Du moins leurs pertes connues, corrigea-t-il, car on découvrait encore des corps et des membres dans les ruines. « Continuez à chercher, Alistair, fit Honor. Sans Tresca (ce fut son tour de grimacer, car le commandant du camp Charon avait donné l'exemple à son personnel, et ses esclaves privés l'avaient littéralement mis en pièces avant qu'on puisse le mettre aux arrêts) ni son second, il n'y a personne pour nous dire combien de temps encore Proxmire était censé rester ici, ni s'il avait déjà reçu une autre affectation. S'il avait des ordres et qu'il ne se présentait pas à la date prévue... » Elle haussa de nouveau les épaules, et McKeon se contenta de hocher la tête. L'éventualité d'avoir à détruire le courrier de l'Enfer existait depuis le début, mais il savait qu'Honor avait espéré le prendre intact. Il n'aurait pas pu emporter même une fraction de leur effectif — qui incluait désormais tous ceux du camp Brasier aussi sûrement que ses propres survivants du Prince Adrien — mais on aurait pu l'envoyer au système le plus proche tenu par l'Alliance. Le système de Cerbère se trouvait au cœur de la RPH, mais si les Alliés en connaissaient les coordonnées, un convoi de transports rapides avec escorte militaire pouvait effectuer l'aller-retour sans que les Havriens en aient vent. L'opération aurait comporté un certain risque, mais elle était faisable, surtout avec une Flotte populaire sur la défensive. Et l'impact psychologique d'un sauvetage massif de prisonniers, en bien pour l'Alliance et en mal pour les Havriens, aurait été énorme. Toutefois, privés du courrier, ils pouvaient faire une croix sur cette possibilité, et il ne leur restait d'autre choix que de se replier sur le plan B d'Honor. Elle avait depuis le début l'intention de prendre le contrôle des défenses orbitales de la planète et de s'en servir pour la protéger de tout vaisseau de guerre SS qui passerait pendant qu'ils attendaient les secours que le courrier devait ramener. Maintenant, il leur faudrait les utiliser pour obtenir un courrier. En admettant, bien sûr, qu'elle ait le temps de le faire avant que quelqu'un n'envoie une escadre de croiseurs voir ce qui retenait le citoyen capitaine de frégate Proxmire quand il aurait manqué de se présenter là où on l'attendait. C'était là le vrai problème, songea McKeon, maussade. Les défenses orbitales disposaient certes d'une puissance de feu imposante, mais elles avaient de grosses faiblesses. Avant tout, elles étaient toutes fixes, incapables de manœuvrer pour éviter les tirs, ce qui signifiait que la plupart pouvaient être détruites à l'aide de missiles à longue portée par n'importe quel commandant de flotte compétent sachant à quoi il avait affaire. McKeon avait été très soulagé — et Honor aussi, il le savait — de découvrir que les Havriens avaient, en réalité, au moins pris la précaution d'installer des lance-missiles blindés sur chacune des trois lunes de l'Enfer. Il aurait été encore plus logique d'y poster des équipes d'artillerie pour les manier sous contrôle local au cas où il arriverait malheur au site de commandement central de Styx, mais il n'allait sûrement pas se plaindre de cette omission. Les lanceurs contrôlés à distance possédaient un chargeur de faible capacité, et les transmissions limitées à la vitesse de la lumière rendaient leur contrôle de feu un poil arthritique, vu leur éloignement de la planète. Nifiheim, la plus grande et la plus éloignée, par exemple, avait un rayon orbital supérieur à une seconde-lumière et demie, et même Tartare, la plus proche, se trouvait à près de cent cinquante-six mille kilomètres au périgée. Mais il n'y avait pas eu d'équipe d'artillerie là-haut pour ouvrir le feu sur Styx, et elles offraient au moins une certaine puissance de feu défensive à longue distance qu'un assaillant aurait bien du mal à neutraliser. Toutefois, la plupart des défenses d'Honor étaient horriblement vulnérables... si l'ennemi savait devoir les attaquer, bien sûr. C'était là le côté positif de la destruction du bâtiment de Proxmire : n'ayant pu s'échapper, il n'irait dire à personne ce qui s'était passé, donc les premiers vaisseaux de SerSec à passer dans le coin ignoreraient qu'un personnel autre que leurs collègues contrôlait désormais les armes orbitales de l'Enfer. Tant qu'il ne se passait rien qui éveillât leurs soupçons, ils devraient effectuer une approche normale de la planète pendant qu'Honor et ses hommes attendraient comme l'araignée au cœur de sa toile. Et une fois qu'ils seraient suffisamment près pour que les défenses les mettent en joue, l'avantage passerait du côté d'Honor, ne leur laissant qu'une alternative : se rendre ou mourir. Ce qui constituait sûrement le moyen de mettre la main sur le courrier dont ils avaient besoin, songea-t-il. « Combien de leurs spécialistes en communications avons-nous ramassés ? » La question d'Honor interrompit la rêverie de McKeon, et il ouvrit de grands yeux. « Euh... je n'en suis pas sûr, dit-il en revenant au présent. Je sais que nous en avons quelques-uns, mais la situation est encore trop chaotique - et nous manquons trop de personnel -pour commencer à trier les prisonniers par spécialité. — Je sais, mais il faut nous en charger le plus vite possible, surtout dans le cas des com », fit Honor. Il haussa un sourcil interrogateur et elle les épaules. « D'après ce que nous avons pu découvrir jusqu'à maintenant, le Comte Tilly est le seul bâtiment de la Flotte à être jamais venu ici. Le Service de sécurité semble avoir gardé les coordonnées du système pour lui auparavant. Je ne sais pas ce qu'il est advenu de Tourville et son équipage - je prie le ciel pour qu'une fois Ransom morte on ait eu le bon sens de ne pas les punir pour s'être conduits en êtres humains civilisés - mais je doute assez que Saint-Just les encourage à partager leurs données d'astrogation avec le reste de la Flotte. Donc, si quelqu'un passe par ici, ce sera presque à coup sûr SerSec. Elle marqua une pause, et McKeon hocha la tête bien que manifestement encore perplexe. — SerSec n'a pas tant de vaisseaux de guerre que ça, Alistair. Ils ne peuvent pas. Ceux qu'ils ont font donc partie d'une force relativement réduite. Leurs officiers de com pourraient bien connaître ceux du camp Charon de nom, de visage et de voix, et s'ils ne voient personne de leur connaissance à l'écran à leur arrivée, ils risquent de se méfier. — Ah. » McKeon acquiesça et se frotta le sourcil. Elle recommençait : alors qu'il en était encore à se soucier de régler leurs problèmes immédiats, elle avait déjà deux ou trois coups d'avance et envisageait ce qu'ils devraient faire ensuite. « Même si vous parvenez à identifier leurs officiers de com, vous voulez vraiment leur confier une responsabilité pareille ? s'enquit doucement Caslet. Les deux autres le regardèrent, et il haussa les épaules. « Je n'ai pas non plus une très haute opinion de SerSec, madame, mais certains d'entre eux se sont battus jusqu'au bout contre vos troupes malgré leur surprise totale. Et plus d'un a fait exactement la même chose contre LeBoeuf et ses niveleurs. Certains pourraient essayer de prévenir les bâtiments en approche, même avec un pulseur braqué sur la tempe. — En effet », reconnut Honor. Elle ne mentionna pas le fait que Nimitz et elle devraient être capables de reconnaître ceux-là mais, même si Warner avait su, il n'aurait pas eu tort pour autant. Des personnes inattendues pouvaient se retourner contre leurs ennemis comme des lions quand on poussait le bouton adéquat et, même avec l'aide du chat sylvestre, il lui serait impossible de savoir quel était ce bouton pour chacun d'eux. Mais elle y avait déjà réfléchi et elle lui adressa un de ses demi-sourires. « En effet, répéta-t-elle, mais l'équipement du centre de com de la base est plutôt bon, Warner. Il est même bien meilleur que ses logiciels d'exploitation... et j'ai tout un groupe de programmeurs très doués prêts à lui apprendre toutes sortes de nouveaux tours. Quand ils en auront eu l'occasion, et une fois identifiés les officiers de com, je ne doute pas que nous puissions enregistrer suffisamment d'images d'eux pour que nos ordinateurs rééduqués nous permettent de produire un faux buste parlant acceptable. Harkness a déjà trouvé un énorme fichier qui contient apparemment des conversations entre Tresca et les vaisseaux en approche. Nous n'en serons assurés qu'une fois franchies les sécurités mais, si c'est bien le cas, nous devrions pouvoir produire à peu près n'importe quoi à partir de son contenu. Il est possible - et même probable -. que nous trouvions des fichiers similaires pour les officiers de communication, ce que j'espère. Mais je tiens également à être prête si nous n'en trouvons pas. — Je vois. » Caslet lui lança un regard empreint de respect, sans savoir que McKeon et lui pensaient à peu près la même chose à cet instant. Honor sentit leur admiration, mais elle n'en laissa paraître aucun signe sur son visage en redressant le dossier de son fauteuil. Ce qu'ils admiraient tant, après tout, n'était rien de plus que la planification minimale requise par sa position. « Très bien, fit-elle sur un ton professionnel. On dirait que nous sommes aussi avancés que possible avec le peu de personnel dont nous disposons, donc nos priorités sont, premièrement, de pousser les hommes de SerSec encore dans la nature à se rendre pour que nous puissions les protéger. » Elle secoua la tête d'un air désabusé en le disant, mais poursuivit sans s'arrêter. « Deuxièmement, de convaincre leurs anciens esclaves de cesser de les massacrer et de se fier à notre promesse de les faire passer en jugement. Troisièmement, de nous introduire dans les archives du personnel afin de découvrir où nous pouvons trouver des renforts – de préférence manticoriens ou du moins alliés, précisa-t-elle à l'intention de McKeon. Quatrièmement, de localiser les autres survivants de l'équipage de Proxmire et de déterminer s'il attendait d'être relevé et sous quel délai. Enfin, d'identifier et de séparer des autres tout le personnel de communication que nous trouverons. C'est tout ? — Oui, fit McKeon. Je voudrais toutefois aborder un autre sujet préoccupant. » Elle lui fit signe de continuer, et il haussa les épaules. « Les ennemis qui se cachent dans la brousse savent peut-être déjà quand est attendue la prochaine arrivée, ce qui inspire à mon esprit diabolique et soupçonneux deux idées déplaisantes. L'une est que s'ils savent quand un vaisseau doit arriver, ils pourraient essayer de trouver un moyen de le prévenir. Nous contrôlons leur principale structure de communication et nous pensons avoir pris tous leurs véhicules, mais nous ne pouvons être certains qu'ils ne se sont pas enfuis avec quelques transmetteurs disposant d'une portée supérieure à celle d'un bracelet de corn. Dans ce cas, ils pourraient tenter de bricoler quelque chose. Cela n'aurait pas besoin d'être très sophistiqué : même un signal très grossier pourrait suffire à éveiller des soupçons. Dans cet esprit, il faudrait à mon avis commencer à effectuer des survols. Les capteurs havriens ne sont pas assez sensibles pour détecter des hommes cachés dans les bois, mais nous devrions parvenir à détecter des véhicules dissimulés ou des sources énergétiques en cherchant bien et assez longtemps, à basse altitude. — Excellente idée, Alistair, répondit Honor en hochant vigoureusement la tête. Mais vous parliez de deux idées ? — Oui. » Il se gratta de nouveau le sourcil. « La deuxième idée qui m'est venue, c'est que, dans des circonstances normales, même les fuyards auraient d'aussi bonnes raisons que nous de garder les fermes intactes – voire de meilleures, puisque nous contrôlons tous les lieux de stockage. Mais pour eux comme pour nous, ces fermes représentent la seule source de nourriture de la planète. » Il s'interrompit, et Honor lui signifia de la tête qu'elle suivait son raisonnement. » Eh bien, s'ils savent que quelqu'un arrivera d'ici, disons, trois à cinq mois T, ils pourraient bien décider d'essayer de détruire les récoltes. Réfléchissez. S'ils supprimaient toutes les sources d'alimentation, nous serions presque obligés de nous rendre au premier vaisseau havrien venu sous peine de mourir de faim en même temps qu'eux. — Alistair, voilà une idée extrêmement déplaisante, fit calmement Honor. — Tout à fait, intervint Caslet. Et je crois que nous devrions la prendre au sérieux. Toutefois, il s'agit pour moi d'un scénario peu probable, je dois bien le dire. » Les deux Manticoriens le regardèrent, et il gloussa sans joie. « Nous parlons de personnel recruté par SerSec. Je sais, je viens de dire que certains pour- raient vous surprendre par leur loyauté, mais ce scénario impliquerait qu'ils agissent en tant qu'individus. Je ne les vois pas prendre de gros risques en tant que groupe, et tenter de détruire leur source de nourriture en même temps que la nôtre représenterait un sacré risque. Même si quelqu'un là-dehors connaît le programme des arrivées pour les douze prochains bâtiments, il ignore s'il sera respecté. Et même dans ce cas, il sait bien qu'il existe une forte probabilité que les vaisseaux en question soient pris ou détruits une fois à portée des défenses orbitales, vu que vous les contrôlez. De plus, je doute fort qu'aucun d'eux sache que le bâtiment de Proxmire a été détruit. Ils doivent prendre en compte la possibilité que vous l'ayez saisi, sachant désormais que vous disposiez d'au moins deux navettes d'assaut. Dans ces conditions, à leur connaissance, vous pouvez déjà avoir envoyé quérir les renforts... et, à votre place, ils savent ce qu'ils feraient dans ce cas. — Et quoi donc ? demanda McKeon comme il s'interrompait. — Se tirer en les laissant ici, répondit simplement Caslet. À votre place, ils ne se soucieraient de personne – sans doute même pas des autres PG de la planète. Ils grimperaient à bord du premier vaisseau qui se présenterait et se précipiteraient à la maison le plus vite possible... et ils pourraient bien détruire les fermes eux-mêmes avant de partir, dans l'espoir que vous mourriez de faim avant que quiconque se présente pour vous sauver. — Vous avez peut-être raison, dit Honor au bout d'un moment. C'est même fort probable. Néanmoins, nous ne pouvons pas nous permettre de prendre le risque. Alistair, parlez-en à Harriet et Henri. Demandez-leur de mettre au point des tours de garde – ils peuvent se servir des pinasses et même de quelques blindés s'ils le souhaitent – pour s'assurer que personne n'a l'occasion de saboter les exploitations agricoles. Et organisez vos vols de reconnaissance à basse altitude au plus tôt. Impliquez aussi Sarah. Que Géraldine et elle soient trop occupées pour battre leur coulpe. — J'y veillerai, promit McKeon. — Bien. Dans ce cas, je crois que nous avons tout vu... à l'exception d'un petit détail. — Ah oui? Lequel ? s'enquit McKeon. — J'ai parlé à Fritz ce matin, dit Honor. Il est enchanté d'avoir récupéré des installations médicales correctes, et il m'a expressément demandé de vous livrer à lui, commodore McKeon. — Je vous demande pardon ? » McKeon écarquillait les yeux, et Honor gloussa. « Il a un hôpital entier à sa disposition, Alistair. Sans capacité de régénération mais, franchement – sans vouloir vous vexer, Warner –, je ne suis pas persuadée que je me fierais à une technologie régénératrice havrienne même si la méthode marchait sur moi. En revanche, il y a un équipement dentaire assez sophistiqué. » McKeon porta la main à sa bouche comme s'il se souvenait soudain des trous béants que la crosse d'un fusil ennemi avait laissés dans sa dentition, et elle sourit. « On ne pourra pas vous faire repousser les dents avant le retour à la maison, Alistair, mais dans l'intervalle Fritz m'assure qu'il a lu le mode d'emploi et qu'il n'attend que l'occasion de tester ses connaissances toutes neuves sur un pauvre cobaye qui ne se doute de rien. Il est tout prêt à vous faire de sublimes bridges à l'ancienne. Donc, une fois que vous vous serez occupé de ce dont nous venons de discuter, je veux que vous vous rendiez à l'hôpital pour qu'il prenne vos empreintes. — Mais j'ai trop d'autres choses à faire pour... commença McKeon, pour refermer bien vite la bouche quand elle l'interrompit. — Mais rien du tout, commodore McKeon, dit-elle ferme- ment. Avec Fritz, Andrew et... oui, vous aussi, Warner Caslet, vous avez tous aidé Fritz à me mener la vie dure après l'évasion du Tepes. Eh bien, maintenant, c'est mon tour, je vous le dis, et vous irez voir le médecin. Vous m'avez bien comprise, commodore ? — Ça vous fait plaisir, hein ? » demanda-t-il. Elle lui adressa un sourire serein. « Oh que oui ! » répondit-elle d'un air satisfait. CHAPITRE VINGT-SIX « Vous avez perdu la tête ? Le contre-amiral Harold Styles se leva, posa les poings sur le bureau d'Honor et la fusilla du regard. « La base contestable sur laquelle vous avez choisi de vous fonder pour conserver le commandement vous met déjà sur un terrain suffisamment glissant, amiral Harrington ! Si vous insistez pour convoquer des cours martiales en temps de guerre sous votre propre autorité, vous feriez bien de vous assurer que tout est limpide ! Parce que si ce n'est pas le cas, amiral, je vous jure que je veillerai personnellement à vous faire juger en appliquant le Code de guerre dans toute sa sévérité ! Nimitz se dressa à demi sur son perchoir, découvrant des crocs blancs dans un sifflement mauvais tandis que la fureur de Styles submergeait son sens empathique, et Honor sentit une lueur de rage briller en réponse au fond d'elle-même. Mais ce fut Andrew LaFollet qui détourna son attention du visage du contre-amiral violacé par la colère, et elle leva aussitôt la main, agitant les doigts juste à temps pour empêcher son homme d'armes de saisir le Manticorien par le collet et l'expulser manu militari du bureau – de préférence avec une belle collection de bleus. Une part d'elle-même rêvait de laisser Andrew agir, mais elle ne pouvait pas, si forte soit la tentation. Pas encore, en tout cas, songea-t-elle froidement. Mais s'il débite ses âneries une seule minute de plus... « Vous allez vous asseoir, amiral Styles », dit-elle plutôt, et chaque mot était un trésor de clarté, sans trace de l'élocution traînante qu'imposait normalement sa bouche à demi figée. Son œil unique était plus glacial encore que sa voix, et l'angle droit de sa bouche s'agitait en un tic menaçant qui faillit pousser LaFollet à prendre Styles en pitié malgré son attitude révoltante. Mais le contre-amiral ne la connaissait pas aussi bien que son homme d'armes : il vit dans ce tic un signe de nervosité, sa conscience de se trouver en porte-à-faux, et la fureur vertueuse qu'il ressentait depuis qu'il était arrivé sur Styx et qu'elle avait refusé de lui céder le commandement se déchaîna en lui comme un incendie. « Oh, mais sûrement pas ! commença-t-il d'un air agressif. De l'instant où je suis arrivé i... » Il s'arrêta à mi-mot comme Honor se levait d'un mouvement trop gracieux pour être qualifié d'explosif et pourtant trop abrupt pour une autre épithète. Il eut un geste de recul, inquiet, puis s'empourpra un peu plus, honteux de sa réaction. Il allait lancer une autre réplique quand la main d'Honor s'abattit sur le bureau dans un bruit semblable à un coup de canon. « Maintenant vous allez la fermer, amiral Styles, dit-elle très calmement tout en se penchant sur le bureau pendant le silence qui s'ensuivit, sinon je vous fais placer aux arrêts et je vous y laisse jusqu'à ce que nous quittions la planète et retournions sous juridiction manticorienne, où je vous ferai inculper et traduire en cour martiale pour insubordination, ignorance délibérée des ordres d'un supérieur, conduite dommageable à la chaîne de commandement et incitation à la mutinerie en temps de guerre. » Styles la regarda et ouvrit la bouche sans pouvoir articuler un son, comme s'il n'en croyait pas ses oreilles. Deux de ces chefs d'accusation promettaient la peine de mort à qui en était reconnu coupable, et Honor sentit un frisson de terreur parcourir soudain le contre-amiral sous la surface de ses protestations enflammées, lorsqu'il comprit enfin que ses menaces étaient parfaitement sincères. Elle le fusilla du regard pendant une brève éternité, puis inspira profondément et se redressa. « Je vous ai dit de vous asseoir », fit-elle en espaçant ses mots avec une autorité fatale, et le contre-amiral s'effondra dans le fauteuil dont il avait bondi. Elle resta debout le temps de compter lentement jusqu'à dix puis reprit place sans hâte dans son propre fauteuil. Elle en fit basculer le dossier et resta ainsi, la moitié droite du visage aussi inexpressive que la gauche, à le regarder froidement et à bénir intérieurement la prévoyance d'Alistair McKeon. Elle n'avait pas envisagé cette éventualité avant que les taupes de Harkness ne parviennent à passer les dernières sécurités des fichiers havriens, mais elle n'était pas l'officier manticorien le plus gradé de la planète, au bout du compte. C'était Harry Styles, ce qui aurait pu créer toutes sortes de problèmes. Les prisonniers du camp Brasier avaient accordé leur confiance et leur loyauté à Honor et non à un officier qu'ils ne connaissaient même pas, or, si Styles était plus gradé, logiquement — ou du moins légalement — le commandement lui revenait. McKeon n'avait rien dit ouvertement, mais il avait amplement signifié ce qu'il pensait de cette possibilité par la nature même de son silence. Honor le soupçonnait d'avoir déjà servi sous les ordres de Styles par le passé sans apprécier l'expérience, car il n'avait pas l'habitude de ressentir une aversion si franche pour quiconque. Il était aussi susceptible qu'un autre de se tromper à l'occasion sur le compte d'un officier supérieur ou de succomber à une « absence d'atomes crochus » — Honor était bien placée pour le savoir. Mais elle savait aussi que, lorsque cela se produisait, il se sentait invariablement mal à l'aise, déstabilisé, embarrassé, comme s'il était conscient que quelque chose clochait dans son propre jugement sans pouvoir mettre le doigt dessus. Mais, quelles que soient ses raisons, son avertissement oblique concernant Styles avait frappé dans le mille, et elle se réjouissait d'avoir suivi ses conseils quant à la manière d'affronter le contre-amiral. Elle contrôlait maintenant Styx depuis deux semaines locales, et Henri Dessouix avait découvert avec ravissement un entrepôt plein d'uniformes SS et, mieux encore, une ligne d'extrusion et des machines à coudre. Une reprogrammation judicieuse des machines à coudre et quelques ajustements à la ligne d'extrusion lui avaient permis de fournir des uniformes dignes de ce nom aux prisonniers libérés. Certains, tels Harriet Benson ou d'ailleurs Dessouix lui-même, se trouvaient sur la planète depuis si longtemps que le souvenir de leurs uniformes s'était estompé dans leur esprit. Et il n'existait aucun ouvrage de référence consultable puisque les nations que représentaient ces uniformes avaient disparu dans les cendres de l'histoire... et la mâchoire conquérante de la République populaire. Mais Honor était persuadée que nul ne se plaindrait si quelques erreurs de détail se glissaient dans leur confection, et tous (à l'exception peut-être de Horace Harkness) avaient ressenti un immense soulagement à endosser de nouveau l'uniforme. Il ne s'agissait pas simplement de retrouver un monde qu'ils connaissaient, bien que cela n'y fût certainement pas étranger. Ils y voyaient plus le symbole du changement de statut qu'ils avaient obtenu sous l'impulsion d'Honor, une preuve tangible de ce qu'ils avaient déjà accompli et l'expression visible de ce qui les rassemblait en un tout cohérent. Mais, sur l'insistance de McKeon, Honor n'avait pas repris l'uniforme manticorien. Au lieu de cela, elle portait le bleu sur bleu de Grayson et les cinq étoiles à six branches correspondant à son grade dans la FSG. Jésus Ramirez avait écarquillé les yeux la première fois, mais sans surprise excessive car le personnel d'Honor avait eu plus de temps qu'il n'en fallait pour le mettre au courant ainsi que tout le camp Brasier de sa carrière graysonienne. Et puis, aussi vite qu'il avait exprimé l'étonnement, son regard lui avait signifié son approbation, car McKeon avait vu juste : il pouvait y avoir plus d'un officier général allié sur la planète, mais sûrement pas plus d'un amiral. Honor s'était sentie ridicule à faire ainsi étalage de son grade graysonien, si légal et mérité fût-il, mais cela n'avait duré que le temps de rencontrer elle-même Styles. Au bout de cinq minutes à peine, elle était parvenue à la conclusion que la Flotte populaire avait rendu un immense service à l'Alliance en capturant Harry Styles et en le mettant en sécurité sur l'Enfer, où il ne pouvait plus faire de tort à l'effort de guerre. Elle ignorait complètement pourquoi il se trouvait là plutôt que dans un camp de prisonniers de guerre dirigé par la Flotte, à moins, peut-être, que son grade ait poussé SerSec à voir en lui une prise de valeur à garder dans sa collection personnelle de trophées. Après tout, c'était non seulement l'officier manticorien le plus gradé jamais capturé par la République populaire mais aussi le seul officier général pris pendant les six premières années et demie de la guerre. Ils le tenaient depuis plus de huit ans T, depuis le jour où ils avaient détruit son escadre de surveillance complète dans le système de Yalta au cours de l'une des attaques tests qui avaient ouvert les hostilités. Ils l'avaient surpris impulseurs froids — ce qui en disait long sur ses compétences — et la défense qu'il avait alors tentée ne valait pas qu'on s'attarde sur le sujet. Mais il ne voyait pas les choses ainsi, bien sûr. À ses propres yeux, il n'avait été que la malheureuse victime de la duplicité havrienne, attaqué en temps de paix et en l'absence de déclaration de guerre officielle. Apparemment, pendant ces lointains jours de paix, il n'avait pas remarqué un détail mineur : les Législaturistes à la tête de la RPH ne s'étaient jamais donné la peine d'alerter une victime potentielle en lui déclarant la guerre avant de frapper. Il ne semblait pas avoir appris grand-chose depuis. Sans compter qu'il était arrogant, borné, imbu de lui-même, vaniteux et stupide. Et il s'agissait là de ses qualités, se dit-elle amèrement. « J'ai supporté toute l'insubordination que je compte tolérer, amiral Styles », dit-elle dans le silence fragile. Sa voix était encore froide, les mots précisément énoncés, et elle sentit la haine rentrée qu'il lui vouait la submerger. « C'est moi qui commande dans ce système stellaire, amiral; pas vous. Vous garderez cela en permanence à l'esprit, et vous vous adresserez non seulement à moi-même mais à tous ceux sur cette planète qui se sont volontairement placés sous mon commandement avec la courtoisie de rigueur à tout instant, sinon je vous jure que je vous renvoie rouiller dans la jungle ! C'est bien clair, amiral Styles ? » Il lui lança un regard noir puis acquiesça brièvement. « Je ne vous ai pas entendu, amiral, dit-elle sur un ton glacial. — Oui », grinça-t-il, et son teint vira plus sombre encore comme le regard d'Honor lui extorquait aussi un « madame ». « Bien », fit-elle d'une voix légèrement moins froide. Elle savait qu'il n'avait pas vraiment renoncé. Sa capture dès le début de la guerre signifiait qu'il se trouvait là depuis bien avant la bataille de Hancock et son duel avec Pavel Young. Le personnel capturé plus récemment aurait pu le mettre au fait – d'ailleurs, pour ce qu'elle en savait, certains avaient sans doute essayé – mais cela n'avait pas pris. Dans son esprit, la Flotte spatiale de Grayson demeurait une espèce de flotte d'opérette vouée à la défense locale, et Honor un simple commodore aux illusions de grandeur. Il ne paraissait pas croire que la quatrième bataille de Yeltsin – ni même la bataille de Hancock – ait jamais eu lieu et considérait comme un mensonge éhonté sa prétention au grade d'amiral. À ses yeux, il ne s'agissait que d'un stratagème destiné à lui permettre de conserver le commandement qui aurait légalement dû lui revenir, et ses subordonnés directs étaient tous de mèche avec elle pour faire tenir son histoire. Elle se demandait parfois si elle n'était pas un peu dure avec lui. Il avait peut-être perdu les pédales du fait de son long séjour sur la planète prison, après tout. Mais elle n'y croyait pas. Il était trop borné, trop fermement convaincu de sa propre droiture pour qu'un événement aussi mineur que huit années en tant que prisonnier de guerre parvienne à l'entamer. « Maintenant, reprit-elle plus sereinement, que vous choisissiez de me croire ou non, amiral, j'ai beaucoup réfléchi à vos objections. Certaines sont bien argumentées, même si je ne suis pas forcément d'accord avec vous, et vous avez sans nul doute le droit de les consigner officiellement par écrit afin qu'elles soient visées par une autorité supérieure. Pour l'instant, toutefois, c'est moi l'officier le plus gradé présent, et il est de mon devoir d'après le Code de guerre – manticorien comme graysonien –de punir ceux qui se sont rendus coupables d'actes criminels dans ma zone de commandement. Je n'accepte pas cette responsabilité à la légère, et je ne compte pas exercer mon autorité de manière capricieuse. J'ai néanmoins l'intention de convoquer des cours martiales chargées d'examiner les accusations de conduite criminelle portées contre le personnel de SerSec sur cette planète. — Sauf votre respect, amiral, intervint Styles, il s'agit d'une décision dangereuse et fort mal avisée. » Son ton n'avait rien de respectueux, mais elle décida de laisser couler tant qu'il surveillait son vocabulaire. « Je n'aime par SerSec – Dieu sait que j'ai été leur prisonnier plus longtemps et que j'ai plus souffert entre leurs mains que y... » Il s'interrompit de nouveau, rougissant d'embarras comme elle haussait froidement le sourcil. Son regard glissa de son visage à moitié inerte à la manche gauche vide de sa veste, et il s'éclaircit bruyamment la gorge. « Bref, ce n'est pas la question, dit-il brusquement. La question, amiral Harrington, c'est que si vous vous mettez à convoquer des cours fantoches au nom de l'Alliance manticorienne dans le seul but de fusiller du personnel havrien pour exercer une forme de vengeance, peu importe que vous appeliez ça une "cour martiale" ou un meurtre. Les conséquences d'une telle initiative en termes de propagande uniquement font pâlir, sans parler de la question de sa légalité ! je crois que vous outrepassez les limites de votre autorité, sans considération de grade, et je doute sérieusement que vous puissiez légalement appliquer notre Code de guerre à la conduite de ressortissants étrangers, si répréhensible fût-elle ! — Je vous fais confiance pour en douter », répondit Honor. Et, bien qu'elle s'abstînt de le mentionner, elle lui faisait aussi confiance pour n'avoir protesté que parce qu'il voyait dans l'illégalité supposée de ses intentions le moyen de saper sa légitimité auprès de ses subordonnés. De la même façon qu'il s'était convaincu qu'elle n'avait promis de cours martiales aux détenus du camp Brasier et aux esclaves de Styx que pour acheter leur soutien dans son usurpation continue de son autorité. « Néanmoins, si vous vous étiez donné la peine de lire mon mémo, poursuivit-elle, ou d'écouter ce que j'ai déjà dit, voire de poser la question, vous sauriez que je n'ai nullement l'intention de leur appliquer le Code de guerre. » Le visage du contre-amiral s'empourpra de nouveau sous l'effet de la rage tandis que ses mots froids faisaient mouche, et elle lui adressa un demi-sourire glacial. — Je compte les juger selon leurs propres lois, amiral. — Vous... » Il resta bouche bée, et elle acquiesça brièvement. Leur propre règlement et le code de conduite de la Flotte populaire figurent dans la base de données de Styx, amiral Styles. Je vous accorde que les gens qui ont archivé ces documents ne les ont jamais considérés comme autre chose que des outils de propagande – de la poudre aux yeux destinée à prouver combien le régime actuel est "éclairé". Mais ils existent, ils n'ont jamais été modifiés et ils sont légalement aussi contraignants pour le personnel de SerSec que pour quiconque. Voilà les lois d'après lesquelles ils seront jugés, amiral, et les peines infligées aux condamnés seront en stricte conformité avec elles. — Mais... commença Styles, pour se voir interrompu par un geste impatient d'Honor. — Je vous ai convoqué pour vous informer de ma décision, amiral, pas pour en débattre, lui dit-elle sans détour. En tant qu'officier manticorien le plus gradé de la planète, vous étiez le représentant logique de la Flotte de Sa Majesté à la commission en charge des cours martiales, et je comptais donc vous attribuer cette position. Toutefois, puisque vous avez exprimé vos objections avec tant de force et de conviction, il me semble que je ne peux pas décemment vous demander de participer à une procédure à laquelle vous êtes si profondément opposé sur le plan moral. De ce fait, vous êtes dispensé de service en cour martiale. Le commodore McKeon prendra votre place. — Mais si vous comptez utiliser leurs propres lois... » reprit Styles, au désespoir, et Honor ne put que le mépriser en sentant l'évolution chaotique de ses émotions. Elles étaient trop confuses et changeaient trop vite pour qu'elle les isole avec précision, mais elle n'en avait pas vraiment besoin. Il était venu prêt à tempêter et à la malmener – tout en exprimant très clairement son opposition morale au cas où une autorité supérieure déciderait plus tard de la sanctionner pour cela. Mais malgré la violence de ses protestations, il ne supportait pas non plus d'être écarté. Elle venait de lui faire un nouvel affront, et elle sentit une nouvelle vague de haine s'emparer du contre-amiral. « Non, amiral, dit-elle fermement. Je ne vous demanderai pas de compromettre vos principes sur cette question. » Il rouvrit la bouche, mais elle secoua encore la tête. « Vous pouvez disposer, amiral Styles », fit-elle doucement. « Ouah ! Vous lui avez sacrément remonté les bretelles, pacha », s'écria Alistair McKeon. Styles avait quitté le bureau avec l'air d'un homme perdu dans un mauvais rêve, si sonné – temporairement – qu'il ne leva même pas la tête pour fusiller McKeon du regard quand il le croisa à la porte. Ils ne s'appréciaient guère, et Honor se demandait parfois quelle part de leur animosité remontait aux événements qui avaient formé l'opinion d'Alistair. De toute façon, elle n'avait pas vraiment besoin du passé pour expliquer leur hostilité mutuelle : Honor avait nommé Styles à la tête de son équivalent de PersNav, ce qui lui valait la responsabilité de la coordination des vols de navettes vers les camps de prisonniers, destinés à les informer de ce qui s'était produit sur Styx et à recenser les vivants. Il s'agissait d'une tâche importante, mais Styles savait aussi qu'elle l'avait délibérément casé sur ce poste pour justifier de le couper de la chaîne de commandement. Jésus Ramirez était désormais le commandant du camp Charon, avec Harriet Benson pour second, mais le véritable second d'Honor était Alistair McKeon. Elle s'était débrouillée pour que Styles lui fasse directement ses rapports plutôt que de passer par Alistair, mais il était le seul sur la planète dans ce cas, et il vouait à son subordonné une haine implacable. McKeon le savait aussi bien qu'Honor, et elle releva brusquement la tête, surprise par son commentaire. Il comprit sa réaction et eut un sourire ironique. « Les murs ne sont pas très épais dans le coin, Honor, fit-il observer, et j'attendais à côté pour vous voir. Et puis, vu la façon dont il beuglait avant que vous lui infligiez cette double orchidectomie, on a dû l'entendre jusque sur la piste d'atterrissage ! — Oh, non », soupira Honor. Elle se carra dans son fauteuil et se massa le front du bout des doigts. « Je ne voulais pas que ça se produise. — Ce n'est pas votre faute en tout cas, souligna McKeon. — Peut-être pas, mais je n'ai pas vraiment fait grand-chose pour l'éviter. Et que nos hommes sachent que je suis à couteaux tirés avec le deuxième officier allié le plus gradé de la planète ne va pas nous aider ! — D'abord, votre rôle n'était pas d'éviter que cela se produise, fit gravement McKeon. Vous êtes là pour exercer le commandement et nous garder tous en vie. Si un imbécile fini devient par sa propre faute la risée de tous, votre rôle consiste à empêcher sa bêtise de paralyser nos efforts pour quitter la planète et non à le protéger des conséquences de ses actes. En plus, c'est sans doute une bonne chose plutôt qu'une mauvaise. — Pardon ? » Honor le regarda, l'air surpris. « Vous pensez peut-être que notre personnel non allié ne va pas entendre parler de cet incident ? » McKeon secoua la tête. « Vous le savez bien. Les murs ont des oreilles quand il se passe quelque chose de ce genre et, si, moi, j'ai entendu, vous pouvez être sûre que quelqu'un d'autre aussi. Ce qui signifie que l'histoire aura fait le tour de l'île d'ici ce soir. En conséquence, nos hommes de Brasier, les anciens esclaves et tous les autres sauront que vous avez passé outre les objections du PG manticorien le plus gradé afin de faire ce que vous avez promis au début. La plupart de ces gens sont – ou étaient – des militaires professionnels, Honor. Ils connaissent les règles du jeu... et la façon dont vous les appliquez contribuera davantage à les unir que vous ne l'imaginez. — Ce n'est pas pour ça que je mets en place les cours martiales, Alistair ! répondit-elle durement. — Bien sûr que non, fit-il tristement. Mais, ça aussi, ils le savent. Et c'est pour cette raison précise que l'incident avec Styles aura cet effet. » Elle plissa le front, embarrassée par son argument et les émotions qui le sous-tendaient, mais il se contenta de soutenir son regard sans ciller. « Eh bien, dans ce cas... » Elle s'interrompit quand on frappa au cadre de la porte encore ouverte. Elle leva la tête et haussa les sourcils en voyant Salomon Marchant dans l'encadrement. Son visage rayonnait d'excitation, et elle écarquilla l'œil en le sentant à la fois surpris, circonspect, confus et enthousiaste comme le porteur d'une grande nouvelle. — Oui, Salomon? dit-elle. — Je suis désolé d'arriver comme ça sans prévenir, milady, mais le maître principal Harkness et moi sommes venus à bout d'un autre code de sécurité, et je me suis dit que vous aimeriez savoir ce que nous avons trouvé. — Vous avez sans doute raison », fit Honor tandis qu'il marquait une pause pour ménager ses effets. Il rougit puis se mit à rire. — Désolé, milady. J'ai moi-même été tellement surpris que... » Il haussa les épaules. «  Nous sommes tombés sur une liste top secrète de prisonniers politiques législaturistes considérés Comme détenant des informations si sensibles et capitales ou potentiellement si utiles pour l'avenir qu'on ne pouvait envisager de les exécuter. Alors, au lieu de les fusiller, on les a officiellement déclarés morts avant de les envoyer ici sous de fausses identités. — Ah oui ? » Honor fit basculer le dossier de son fauteuil et inclina la tête de côté. Eh oui, milady. La plupart d'entre eux étaient de hauts responsables de Séclnt ou des sous-secrétaires d'État permanents du gouvernement Harris – des gens de cet acabit. Mais quelques-uns étaient militaires... comme par exemple l'amiral Amos Parnell. — Parnell? » McKeon bondit de son fauteuil, stupéfait, et se tourna pour faire face à l'officier graysonien. Marchant hocha vigoureusement la tête. — Oui, monsieur. — Mais ils l'ont exécuté il y a des années ! Juste après la troisième bataille de Yeltsin ! protesta Honor. — Ils ont prétendu l'avoir exécuté, rectifia Marchant. Mais d'après les archives il se trouve ici, et j'ai envoyé une pinasse le chercher. Euh... (il eut soudain l'air un peu nerveux) je... je me suis dit que c'était ce que vous voudriez, milady, ajouta-t-il aussitôt. — Vous avez bien fait », dit lentement Honor. Elle resta assise quelques secondes pour réfléchir à la nouvelle stupéfiante de Marchant. Amos Parnell ne serait jamais devenu chef d'état-major de la spatiale sous l'ancien régime s'il n'avait pas été législaturiste, mais il faisait très bien son boulot d'où qu'il le tienne. Quand elle avait accepté d'intégrer la Flotte graysonienne, Honor avait eu l'occasion de lire les rapports classés concernant la troisième bataille de Yeltsin, et la conduite de Parnell lui avait fait forte impression. Attiré dans une embuscade en espace lointain puis assailli par le double de la puissance de feu qu'il attendait, le tout sous le commandement d'un tacticien aussi brillant qu'Hamish Alexander, il avait néanmoins réussi à en tirer la moitié de sa flotte intacte. Et, comme tout le monde, elle le croyait mort depuis huit ans T. Et s'il ne l'est pas, qui sait où cela pourrait mener? se dit-elle. Il connaît tous les vilains secrets des Législaturistes et il n'a aucune raison d'apprécier le régime actuel! Nous avons beaucoup appris quand Alfredo Yu a fait défection pour nous rejoindre, mais Parnell pourrait nous en révéler bien plus encore s'il le voulait. L'essentiel serait daté, mais même s'il ne s'agit que d'informations d'arrière-plan... Elle se reprit et émergea de ses pensées comme d'une eau 'profonde, puis regarda de nouveau Marchant. — Bon travail, Salomon. Et dites la même chose à Harkness de ma part, s'il vous plaît. — Bien sûr, milady. — Et vous avez pris la bonne décision en envoyant la pinasse, ajouta-t-elle avant de se mettre à rire. — Qu'y a-t-il de si drôle ? lui demanda McKeon. — Je réfléchissais, répondit Honor en faisant pivoter son fauteuil pour lui faire face à nouveau. — À quoi ? — Au fait que la situation de Warner pourrait bien être sur le point de changer », répondit-elle avec un lent sourire ironique. McKeon la regarda puis rit à son tour avant de secouer la tête. — Vous avez peut-être raison. En fonction de ce que Parnell voudra nous dire – s'il ne se tait pas –, vous pourriez bien avoir raison, Lady Harrington ! » CHAPITRE VINGT-SEPT L'homme que Géraldine Metcalf escorta jusque dans le bureau d'Honor avait les cheveux blancs comme neige et le visage creusé de rides. D'après les images que contenait son dossier, ce n'était pas le cas avant qu'on l'envoie sur l'Enfer... mais à l'époque il n'avait pas non plus les doigts de la main gauche tordus, ni la moitié droite du visage et ce qu'elle voyait de l'avant-bras droit troués d'affreuses cicatrices dues à des brûlures cruelles et profondes. Il lui manquait aussi encore plus de dents qu'à Alistair McKeon, et il marchait en titubant bizarrement de côté, comme si son genou droit lui posait un gros problème. Mais l'ossature volontaire de son visage ravagé n'avait rien de vieux ni de vaincu, pas plus que les yeux bruns et durs qui croisèrent le regard d'Honor alors qu'elle se levait derrière son bureau pour l'accueillir. — Amiral Parnell, dit-elle calmement. — Je crains que vous n'ayez l'avantage sur moi », répondit-il en l'observant soigneusement. Sa bouche se plissa en remarquant la moitié morte de son visage et son bras manquant, et il renifla – en signe d'amusement peut-être, ou pour constater qu'ils faisaient tous les deux partie du club de ceux que SerSec avait en quelque sorte « initiés ». « Uniforme graysonien, je crois, murmura-t-il. Mais sur une femme ? » Il inclina la tête, observa de nouveau la partie inerte de son visage, puis quelque chose changea visiblement dans son regard. « Harrington », souffla t il. Elle acquiesça, surprise qu'il la reconnaisse. Honor Harrington, confirma-t-elle„ et voici mes officiers supérieurs : le contre-amiral Styles, Flotte royale manticorienne; le commodore Ramirez, Flotte de Saint-Martin; et le commodore McKeon, lui aussi de la Flotte royale manticorienne. Enfin voici le citoyen capitaine de frégate Warner Caslet de la Flotte populaire », dit-elle en désignant le quatrième officier présent. Parnell les regarda tour à tour et ses yeux féroces s'attardèrent juste un instant sur Caslet. Puis il hocha la tête avec une courtoisie curieusement brusque, et elle désigna le siège placé devant son bureau. « Asseyez-vous, je vous prie, amiral. — Merci. » Il s'installa prudemment dans le fauteuil avec une grimace de douleur, son genou raide refusant de se plier. Il s'adossa, posa sa main infirme sur ses genoux puis les balaya tous du regard. Enfin il se retourna vers Honor et sourit. « Je vois que vous avez été promue depuis la dernière fois qu'on s'est donné la peine de me fournir des nouvelles de la guerre, amiral Harrington, remarqua-t-il sur un ton presque espiègle. Dans mes souvenirs, vous étiez capitaine de vaisseau de la Flotte manticorienne. — Mais vous avez quitté le circuit depuis quelque temps, monsieur, répondit-elle avec un petit sourire en coin. — Certes, fit-il sombrement. Ce n'est hélas que trop vrai. Mais, vous savez, j'ai passé tout le vol vers Styx à me demander ce qui pouvait bien se passer. Il ne s'agit pas de mon premier retour sur l'île, évidemment. » Il leva légèrement sa main écrasée. « Ils insistaient beaucoup pour tenter de m'extorquer certaines informations et déclarations, et notre programme d'immunisation fonctionne très bien, hélas... en tout cas contre toutes les drogues de notre propre pharmacopée. » Mais comme l'équipage de la pinasse portait des uniformes de Manticore, Grayson et même Erewhon – sans parler d'un quatrième que je n'ai même pas reconnu –, j'ai bien été obligé de conclure qu'il était arrivé malheur au caporal Tresca. » Il vit Honor hausser une nouvelle fois les sourcils, et il éclata d'un rire dur. « Eh oui, amiral. Le "citoyen maréchal de camp" Tresca était caporal à Séclnt avant le coup d'État. Vous l'ignoriez ? — D'après son dossier personnel, il était capitaine chez les fusiliers, répondit Honor. — Ah. » Parnell hocha la tête. « Ça ne devrait sans doute pas m'étonner. Il possédait les codes d'accès aux fichiers du personnel et il a toujours aimé concrétiser ses fantasmes. » Malgré son ton léger, son regard avait la dureté de l'agate, et Honor perçut la haine qui émanait de lui comme un brouillard hivernal. « Puis-je imaginer qu'il lui est bel et bien arrivé quelque chose ? — On peut le dire, monsieur, fit Honor. — J'.espère que ça lui a été fatal ? » s'enquit-il poliment. Au signe de tête affirmatif d'Honor, ses yeux se mirent à briller. « Ah, bien, murmura-t-il. Ça fait déjà une chose en moins. — Je vous demande pardon, monsieur ? — Hein ? » Le Législaturiste se reprit. « Excusez-moi, amiral Harrington. Mon esprit semble un peu vagabond ces temps-ci. » Il eut un mince sourire. « Oh. J'ai dressé une petite liste de choses à faire si l'occasion s'en présentait un jour, et tuer Tresca y figurait en deuxième position. A-t-il connu une mort atroce ou est-ce trop espérer ? — Je pense pouvoir dire qu'il a eu la mort la plus atroce qu'on puisse imaginer, monsieur, répondit McKeon à la place d'Honor en se rappelant le tas de viande sauvagement mutilé que ses hommes avaient découvert dans les quartiers de Tresca éclaboussés de sang. — Eh bien, j'imagine qu'il faudra s'en contenter », fit Parnell. Un éclair d'émotion indéchiffrable passa sur le visage de Warner Caslet, presque trop vite pour être perceptible, mais l'œil alerte de Parnell ne le manqua pas. Il sourit à nouveau, et cette fois il n'exprimait aucun humour, juste une haine froide et laide. « Mon attitude vous choque, "citoyen capitaine" ? » demanda-t-il doucement. Caslet l'observa un moment en silence puis acquiesça, et Parnell haussa les épaules. — Cela m'aurait choqué aussi autrefois, j'imagine. Mais c'était avant que je ne regarde le caporal Tresca enfoncer lui-même un clou de six centimètres dans le crâne de mon chef d'état-major parce que ni lui ni moi ne donnions à SerSec les "confessions" désirées. » Caslet blêmit, et les narines de Parnell s'évasèrent. Ils ont travaillé sur lui pendant plus de deux heures ce jour-là avant de s'attaquer à moi, bien sûr, ajouta-t-il sur le ton de la conversation, et le premier clou ne l'a pas tué immédiatement. Le commodore Pérot a toujours été un homme solide. Tresca s'est donc servi du même marteau sur ma main et mon genou droit pendant dix ou quinze minutes avant de s'occuper d'enfoncer le deuxième. » Honor entendit un haut-le-cœur et, en levant la tête, vit le contre-amiral Styles quitter précipitamment la pièce, la main sur la bouche. La nausée secouait son propre estomac, mais elle la combattit. Étrangement, son accès aux émotions de Parnell l'y aida car elle perçut la haine sans fond et la souffrance que masquait cette surface placide. Son chef d'état-major et lui étaient très proches, comprit-elle, peut-être autant qu'elle et McKeon, et sa main se ferma en un poing blême à l'idée de voir quiconque infliger ce genre de torture à Alistair. « Des confessions, amiral ? » s'entendit-elle demander, et il la remercia d'un signe de tête pour son ton banal, comme s'il constituait un rempart contre quelque chose qu'il ne voulait pas affronter de trop près. « Oui. Il voulait que nous confessions avoir participé au complot pour l'assassinat du président Harris. Nous avions déjà été condamnés à mort pour ce motif, bien sûr, mais il voulait un enregistrement de nos aveux pour ses archives. À des fins de propagande, j'imagine. Je peux me tromper, toutefois. C'était peut-être seulement pour le plaisir. » Il inclina la tête et soupira. « C'est sans doute un juste retour des choses. Après tout, c'est SerSec qui l'a créé. Et, pour être honnête, nous avons mérité Pierre et son foutu comité par pure incompétence. N'est-ce pas, citoyen capitaine ? » Cette fois, sa voix exprimait une haine glaciale et Caslet cilla. La question de Parnell et son mépris sans fond — mépris pour un traître au service de traîtres — le blessèrent comme une lame, et il ouvrit la bouche pour se défendre. Mais aucun mot n'en sortit. Il ne pouvait que rester assis à fixer l'infirme féroce qui seulement huit ans plus tôt était encore son commandant en chef. L'homme qui lui avait fait prêter son serment d'officier à l'Académie spatiale tant d'années auparavant, bien que Parnell n'eût aucune raison de se rappeler un aspirant particulier parmi des centaines. « Je comprends vos sentiments, amiral », fit doucement Honor. Le Législaturiste la regarda, lèvres pincées, prêt à rejeter son affirmation, et elle bougea imperceptiblement le moignon de son bras gauche. C'était un geste très discret, imaginé plus que vu, mais les lèvres de Parnell se détendirent. « Je comprends vos sentiments, répéta-t-elle, mais il faut que vous sachiez que le cit... le capitaine de frégate Caslet se trouve ici sur l'Enfer parce qu'il a fait de son mieux pour que du personnel allié prisonnier soit traité correctement, humainement par SerSec. Je vous assure, monsieur, qu'à ma connaissance il a toujours fait preuve de toutes les vertus de l'ancien corps d'officiers havrien... et d'aucun de ses vices. » Elle soutint le regard de l'ancien chef d'état-major, qui finit par détourner les yeux. « Je l’avais bien cherché, amiral Harrington, dit-il au bout d'un moment avant de se tourner vers Caslet. Je vous présente mes excuses, capitaine. Je suis coincé sur cette planète depuis un moment, mais j'ai parlé à d'autres prisonniers politiques envoyés ici depuis mon arrivée. Je suis au courant d'une partie au moins des pressions que vous et d'autres avez subies et, dans votre position, j'aurais peut-être... » Il s'interrompit et inclina la tête comme pour réfléchir à quelque chose, puis il haussa les épaules. « Non, soyons honnête. Dans votre position, j'aurais gardé profil bas et essayé d'accomplir mon devoir du mieux possible tout en m'efforçant de rester en vie. » Il rit doucement, presque naturellement. « J'oublie parfois qu'il est un peu plus facile de choisir "la mort plutôt que le déshonneur" quand on sait qu'on finira de toute façon par se faire tuer. — Monsieur... Amiral Parnell », commença Caslet. Il s'arrêta et ferma les yeux, restant immobile plusieurs secondes avant de pouvoir les rouvrir. « Nous vous croyions tous mort, monsieur, dit-il enfin d'une voix rauque. Vous, l'amiral Rollins, l'amiral Horner, le vice-amiral Clairmont, l'amiral Trevellyn... Tout s'est passé si vite, monsieur ! La veille tout allait bien, et puis d'un seul coup le président et tout le gouvernement ont disparu, et nous étions déjà en guerre contre Manticore, et... » Il s'arrêta de nouveau, la respiration laborieuse, et regarda Parnell droit dans les yeux. « Je suis désolé, monsieur, dit-il tout bas. Nous n'aurions pas dû laisser tout ça se produire, mais nous n'avions pas le temps, pas... — Stop, capitaine, fit Parnell d'une voix presque douce cette fois. Vous n'étiez pas assez gradé pour l'empêcher. C'était mon boulot, et c'est moi qui ai échoué, pas vous. Et ne versez pas trop de larmes sur l'ancien régime. Moi je le pleure – sur un plan personnel, du moins. À ma connaissance, pas un membre de ma famille n'a survécu aux purges. Je peux me tromper. Je l'espère. Mais si un seul a survécu, il n'a pu le faire qu'en passant dans une clandestinité telle que SerSec n'a su le dénicher, et les chances d'y parvenir sont... » Il haussa les épaules. « Mais l'ancien régime était pourri lui aussi, reprit-il au bout d'un moment. Sinon, Pierre n'aurait pas réussi. Bon sang, capitaine... nous savions tous, au sommet, que le système partait en pièces ! Seulement nous ignorions comment l'amender, et nous avons donc laissé la pourriture se répandre et, pour finir, Pierre nous a tous jetés à terre pour la mise à mort. Mais nous savions exactement ce que nous faisions en vous envoyant, vous et d'autres comme vous, conquérir d'autres systèmes. Ne croyez pas un instant que nous l'ignorions. Et pour être tout à fait franc, je ne le regrette toujours pas vraiment. » Il sourit vaguement tandis que Ramirez se raidissait dans son fauteuil, furieux. « C'était la seule issue pour nous, dit-il en guise d'excuse, le seul jeu que nous maîtrisions, et je mentirais en disant que nous ne tirions pas une certaine fierté de jouer nos cartes aussi bien que nous le pouvions. » Ramirez serra les dents et se tut. Le silence plana dans le bureau pendant quelques instants, puis McKeon se carra dans son siège et croisa les jambes. « Excusez-moi, amiral Parnell, intervint-il, mais vous avez dit que tuer Tresca figurait en deuxième position sur votre liste. » Parnell le regarda avec une lueur d'amusement sombre et acquiesça. « Dans ce cas, voudriez-vous nous dire ce qui occupe la première position ? — Tout à fait, commodore, répondit-il poliment. D'ailleurs, c'est sans doute un point de départ tout aussi valable qu'un autre. Vous voyez, tuer Tresca n'était qu'une aspiration purement égoïste, un geste que j'aurais fait pour moi-même. C'est pour cette raison que je l'avais placé en deuxième position sur ma liste. Mais avant tout je veux répéter au reste de la Galaxie ce que Tresca m'a révélé le jour où il a assassiné Russ Pérot et m'a brisé la main. — C'est-à-dire ? fit courtoisement McKeon alors que le Législaturiste s'interrompait. — C'est-à-dire l'identité des trois personnes qui ont en réalité fomenté l'assassinat du président Harris, répondit Parnell sans détour, car il ne s'agissait pas du tout de la Flotte. » Caslet inspira bruyamment, et l'ancien chef d'état-major le regarda. « Vous deviez sûrement vous en douter, capitaine. Vous pensiez réellement que nous aurions pu faire ça alors que nous venions d'entrer en guerre ? — Au début, non, fit Caslet à voix basse. Et puis sont arrivées toutes les confessions et les preuves. Ça paraissait impossible... et pourtant... — Je sais. » Parnell soupira. « D'ailleurs j'y ai moi-même ajouté foi un moment, donc je ne devrais pas vous le reprocher. Mais ce n'était pas nous, capitaine. Ni la Flotte ni les Législaturistes. C'était Pierre lui-même. Lui, Saint-Just et Cordélia Ransom ont monté toute cette opération afin de décapiter le gouvernement tout en paralysant du même coup la seule force qui aurait pu les arrêter : la Flotte. — Dios, souffla Ramirez, mais Parnell regardait Honor et il inclina la tête. — Vous n'avez pas l'air étonnée, amiral, fit-il remarquer. — Les services de renseignement civils et militaires manticoriens s'en doutaient depuis un bon moment, monsieur, répondit-elle sur un ton égal. Toutefois nous n'avions aucune preuve, et je crois que la décision de ne pas faire d'allégations que nous n'étions pas en mesure d'appuyer s'est prise au plus haut niveau. » Elle haussa les épaules. « Étant donné les circonstances, je pense que c'était la bonne décision. En l'absence de preuves, cela n'aurait pu que passer pour de la propagande et diminuer notre crédibilité. — Je vois. Mais vous savez, n'est-ce pas, qu'il y a au moins une dizaine de personnes sur cette planète, dont moi-même, qui peuvent corroborer cette version en détail ? D'ailleurs, il doit même y avoir quelque part dans la base de données un enregistrement de la séance d'interrogatoire pendant laquelle Tresca me l'a révélé. » Warner Caslet inspira brusquement, et Parnell se tourna de nouveau calmement vers lui. Le capitaine ouvrit la bouche puis la referma, et Parnell lui adressa un sourire triste. « La trahison est dure à avaler, même maintenant, n'est-ce pas, capitaine ? fit-il doucement. Je suis là à collaborer avec les ennemis de la République en temps de guerre, et ça vous déçoit. Ce n'est pas ce que vous attendiez d'un amiral qui a juré de la défendre, pas vrai? — Monsieur, vos décisions vous appartiennent, fit Caslet, blême sous son hâle, le regard troublé. Dieu sait que je n'ai pas le droit de vous juger. Et d'après ce que vous venez de dire, ceux qui dirigent la République aujourd'hui sont des traîtres doublés de monstres et de meurtriers de masse. Je ne... je veux dire, j'y ai réfléchi moi-même. Mais comme vous j'ai prêté serment, et il s'agit de ma patrie, monsieur ! Si je renonce à ce serment, je renonce à moi-même... et dans ce cas que me reste-t-il? — Mon garçon, fit Parnell avec compassion, vous n'avez plus de patrie. Si vous rentriez un jour chez vous, vous vous retro illico ici – ou six pieds sous terre, plus probablement – parce que rien de ce que vous pourriez dire ne saurait excuser le fait que vous êtes assis dans cette pièce en compagnie de ces gens... et de moi. Et j'ajouterai autre chose, capitaine. D'après ce que vous venez de me dire, je vous assure que la République ne vous mérite pas, parce que vous lui êtes encore fidèle alors qu'elle ne l'a jamais été envers vous. Elle ne l'était pas quand des hommes comme moi la dirigeaient, et ça n'a sûrement pas changé ! — Je ne peux pas l'accepter, monsieur », répondit Caslet d'une voix rauque, mais Honor perçut son tourment intérieur. La douleur, la désillusion et, plus encore, le terrible soupçon qu'en réalité il pouvait l'accepter. Que, dans les faits, il l'avait déjà fait. Et ce soupçon terrifiait Warner Caslet car, s'il s'avérait, il le pousserait inexorablement vers une décision, lui imposerait de prendre sa situation en main et de s'avancer en connaissance de cause dans la direction vers laquelle il n'avait fait que dériver jusque-là. « Peut-être, fit Parnell au bout d'un moment, lui permettant de se raccrocher à ce mensonge – pour l'instant du moins –s'il en faisait le choix. Mais cela ne change rien aux faits que je viens d'exposer, capitaine. Toutefois, j'imagine qu'un reste de ce même idéalisme me colle encore à la peau. Comme c'est étrange. » Il secoua la tête. « Quarante ans de service spatial, des dizaines de campagnes de sang-froid à mon actif – bon sang, c'est même moi qui ai conçu les plans de lancement de cette guerre-ci ! je les ai plantés, certes, mais c'est bel et bien moi qui ai autorisé leur application ! Et huit ans ici pour couronner le tout. Et pourtant quelque chose au fond de moi persiste à prendre la putain ivre que je servais pour une grande dame immaculée qui mérite que je risque ma vie à la défendre. » Il soupira et secoua encore la tête. « Mais c'est faux, mon garçon. Elle ne l'est plus. Peut-être le redeviendra-t-elle un jour, et il faudra des hommes et des femmes comme vous – qui lui restent fidèles et se battent pour elle de l'intérieur – pour que cela advienne. Mais il faudra que ce soit des gens comme vous, capitaine. Vous ne pouvez plus être l'un d'eux... et moi non plus. Parce que, quels que soient vos sentiments pour elle, elle nous tuera tous deux dans l'instant si elle remet jamais la main sur nous. » Sa voix mourut, et le silence plana dans son sillage. Les autres officiers présents s'observèrent pendant quelques secondes, puis Honor s'éclaircit la gorge. « Vous êtes en train de dire que vous prendrez du service auprès de l'Alliance, monsieur ? demanda-t-elle sur un ton prudent. — Non, amiral Harrington. Du moins pas directement. Je ne peux pas vous aider à tuer des gens tels que lui. » Il désigna Caslet d'un geste. « J'ai contribué à le former, j'ai modelé ses convictions, je l'ai poussé à servir le même système que moi. La responsabilité de ce qui se passe aujourd'hui m'incombe au moins autant qu'à Pierre, et je ne peux pas participer à la destruction d'officiers pris dans le chaos que j'ai laissé. D'ailleurs, quand on y pense, il sortira peut-être un jour de bonnes choses de ce fichu "comité". Bon Dieu, je l'espère ! Si on a souffert tout ça pour rien... » Il secoua de nouveau la tête, les yeux sur un horizon qu'aucun d'eux ne voyait. Puis un frisson sembla l'agiter et il fut de retour parmi eux, le visage calme tandis qu'il adressait un sourire ironique à Honor. « Non, je ne peux pas. Je m'y refuse, dit-il. Mais cela ne veut pas dire que je ne peux pas causer du tort à Pierre, parce que, ça, je peux le faire la conscience tranquille. Je crains que les services de renseignement de vos forces armées ne tirent pas grand-chose de moi, amiral Harrington – même en admettant que ce que je savais autrefois soit encore d'actualité –, mais, si vous pouvez me faire passer dans la Ligue solarienne, je pense que vous ne le regretterez pas. — La Ligue ? » La voix d'Honor trahissait son étonnement, et il se mit à rire. « Il y a un certain nombre de gens sur cette planète qui seraient heureux de venir avec moi, j'en suis sûr, ajouta-t-il. En fait, il y en aura sans doute pour offrir directement leurs services à votre Alliance. À votre place, je ne les accepterais qu'avec une certaine circonspection – il n'est jamais facile de changer d'allégeance. En tout cas pour ceux que vous voudriez avoir de votre côté ! Mais ceux d'entre nous qui ne peuvent s'y résoudre ont encore le recours de demander asile à la Ligue, qui affiche toutes ces belles lois couvrant les personnes déplacées et les réfugiés politiques. Et j'imagine que les journalistes vont se ruer sur nous quand nous reviendrons d'entre les morts. » Il sourit sans joie au murmure que laissa échapper Ramirez en comprenant ses intentions, et il acquiesça à l'adresse du grand Saint-Martinien. « SerSec nous a proclamés morts, et cela seul, j'imagine, contribuera à miner la crédibilité du régime, dit-il, et si le moindre élément de confirmation se trouve dans les archives de la base et que vous êtes assez aimables pour nous permettre d'en emmener des copies, nous veillerons à ce qu'elles tombent en de bonnes mains. D'après ce que j'ai entendu des derniers arrivants sur la planète, les Solariens transfèrent des technologies vers la République depuis quelque temps maintenant. Je pense qu'un changement de position de l'opinion publique intérieure pourrait avoir un impact... négatif sur cette pratique. Et même si ce n'est pas le cas, des informations en provenance de la Ligue parviennent toujours à passer dans la République malgré tous les efforts de l'Information publique. Quand le nom des véritables assassins de l'ancien gouvernement filtrera, cela devrait sans doute aider à miner le comité. — C'est peut-être beaucoup espérer, monsieur », fit sobrement Caslet. Parnell le regarda d'un air interrogateur, et il haussa les épaules. « Les gens qui soutiennent le comité aujourd'hui se répartissent en trois catégories, monsieur : ceux qui croient réellement en son programme officiel, ceux qui veulent le maintenir en place juste le temps de le remplacer par leur propre conception du système adéquat... et ceux qui sont trop terrifiés pour agir autrement. Les seuls qui se préoccuperaient de ce qui s'est passé il y a huit ans sont ceux du premier groupe, et même eux ne sont guère susceptibles de réagir, je le crains. Ils ne peuvent pas – pas sans renoncer aux réformes qu'ils appellent de leurs vœux, et certainement pas au beau milieu d'une guerre telle que celle-ci. — Vous avez peut-être raison, capitaine, dit Parnell au bout d'un moment sur un ton empreint d'un respect considérable. Mais je dois essayer quand même. Dans un sens, je suis aussi piégé que n'importe quel homme de la Flotte. Je suis obligé de le faire, même si ça n'apporte aucun résultat positif. C'est à la fois le plus et le moins que je puisse faire. — Je comprends, monsieur. » Caslet serra les poings sur ses genoux et baissa les yeux, le dos tendu. Puis il soupira. « Et j'imagine que je vais devoir décider ce que, moi, je peux faire aussi, n'est-ce pas ? murmura-t-il au bout d'un moment. — Prenez les choses sous cet angle, capitaine : je ne sais pas exactement comment vous avez atterri ici, et l'Enfer n'est pas un séjour où quiconque de ma connaissance choisirait de se rendre volontairement, mais se trouver ici comporte néanmoins quelques avantages. » Caslet leva vers lui un regard incrédule, et l'amiral législaturiste sourit. « La liberté de conscience, capitaine Caslet! » Il éclata de rire face à la mine de son compatriote. « Vous êtes dans une merde telle que vous ne pouvez pas vous enfoncer plus profondément, mon garçon, donc la seule chose qui compte maintenant, c'est ce que vous choisissez de faire. Ce n'est pas une activité que nous encouragions lorsque nous dirigions la République, et Pierre et ses sbires ne voudraient sûrement pas vous voir vous y adonner. Mais, entre nous, nous vous avons acculé dans un coin, dos au mur, et d'une certaine façon un homme qui n'a rien à perdre a plus de liberté de choix que n'importe qui dans l'univers. Alors servez-vous de ce que nous vous 'avons offert, capitaine. » Sa voix était désormais dépourvue d'humour, et il se pencha en avant dans son fauteuil, le regard sombre et attentif. « Vous avez payé un prix formidable pour ça, et c'est un cadeau qui peut vous tuer en un clin d'œil, mais il est à vous maintenant — rien qu'à vous. Faites-vous votre idée, choisissez votre voie et où va votre loyauté, mon garçon. C'est le seul conseil que je puisse encore vous donner, mais suivez-le... et crachez à la figure du premier qui vous reproche la décision que vous aurez prise ! » SUITE ET FIN DE « LA DISPARUE DE L'ENFER » DANS LE TOME 2 TOME 2 LIVRE CINQ CHAPITRE VINGT-HUIT Le citoyen Saint-Just est là, citoyen président », annonça le secrétaire, et Robert Pierre releva la tête derrière son bureau tandis qu'on faisait entrer son chef de la sécurité. Ce n'était pas le meuble de son antre officiel, équipé de tous les accessoires holo pour impressionner. C'était celui depuis lequel il dirigeait en réalité la République populaire, entouré de meubles confortablement miteux et du désordre que seuls ses plus proches alliés étaient jamais autorisés à voir. Et ils étaient beaucoup moins nombreux que huit ans T auparavant. À un observateur non averti, Oscar Saint-Just aurait paru tout aussi insipide, inoffensif et passif qu'à son habitude, mais Pierre le connaissait trop bien. Il reconnut le mécontentement profond que masquait son regard sans passion et soupira à ce spectacle. Il avait deviné à l'avance pourquoi Oscar désirait le voir, mais il avait aussi espéré — juste une fois — se tromper. Hélas, ce n'était pas le cas. Il désigna l'un des vieux fauteuils qui faisaient face au bureau et fit basculer le dossier du sien en dissimulant une grimace tandis que Saint-Just s'asseyait. L'espace d'un instant, Pierre se laissa gagner par le souvenir d'un autre bureau et d'une autre rencontre avec l'homme qui était alors numéro deux du bureau de la Sécurité intérieure des Législaturistes. Un souvenir qui lui inspira des émotions mitigées. D'un côté, il lui rappelait tout ce qu'ils avaient accompli. D'un autre, c'était le premier pas qui avait mené Robert S. Pierre à chevaucher cette bête affamée qu'était la RPH, et s'il avait su alors ce qu'il savait maintenant... Si tu avais su, tu l'aurais fait quand même, se tança-t-il intérieurement. Il, fallait que quelqu'un s'y colle. Et sois honnête, Robert : tu voulais le faire. Tu ne serais pas là si tu n'avais pas décidé de jouer ta main, alors cesse de gémir sur les cartes que tu as tirées et fais ton boulot! — Pourquoi vouliez-vous me voir, Oscar ? demanda-t-il en guise d'entrée en matière. — Je voulais juste vous demander une fois de plus si vous teniez vraiment à le faire », répondit Saint-Just. Il s'exprimait aussi calmement que de coutume, mais il fallait bien avouer qu'il avait paru tout aussi calme pendant que les illuminés de LeBoeuf se frayaient un chemin vers le comité, étage après étage. Pierre se demandait parfois si par un caprice de l'évolution il ne lui manquait pas le lien entre tension et ton de la voix commun aux autres mortels. Ou si, peut-être, on ne lui avait pas refilé en douce l'un des fameux androïdes des auteurs de fiction de l'ère préspatiale. « J'imagine que vous voulez parler de la dévaluation ? — En partie, répondit Saint-Just. Ce problème-là ne manque pas de m'inquiéter. Mais, pour être franc, il m'inquiète beaucoup moins que la liberté que vous accordez à McQueen. — Nous pouvons écraser McQueen à tout moment, répliqua Pierre. Bon sang, Oscar ! C'est vous-même qui avez falsifié son dossier pour en faire une bombe devant une cour populaire ! — Je m'en rends bien compte, fit calmement Saint-Just. Et je sais aussi que c'est moi qui l'ai examinée, moi qui ai contresigné les évaluations de Fontein et moi qui enregistre presque chacun de ses mots. En temps normal, je me sentirais parfaitement en confiance. Mais nous ne sommes pas "en temps normal". Vous le savez aussi bien que moi, et je n'aime pas trop la... complicité qui commence à s'établir entre elle et ses officiers supérieurs. » Pierre fronça les sourcils et s'apprêtait à répondre durement, mais il se retint. C'était précisément sa paranoïa, tant personnelle qu'institutionnelle, qui faisait de Saint-Just un homme si précieux. Il se méfiait de tout le monde à l'exception – peut-être – de Pierre. D'ailleurs, le président n'en était pas lui-même certain. Enfin, paranoïaque ou non, Saint-Just avait amplement prouvé la justesse de ses impressions... la plupart du temps. Malheureusement, Pierre avait aussi eu la preuve que le chef de SerSec pouvait à l'occasion partir dans des délires personnels, et Saint-Just ne croyait guère aux vertus de la modération. Il était plutôt partisan de ne pas prendre de risques... ce qui, de son point de vue, impliquait de fusiller toute personne qu'il soupçonnait de seulement envisager la trahison. De cette façon, au moins, il était assuré de liquider tous les coupables, et si un innocent se faisait effacer à l'occasion, eh bien, il fallait bien sacrifier quelques œufs pour faire une omelette, Dans une certaine mesure, ce n'était pas une mauvaise chose – sauf du point de vue des œufs, peut-être. Un peu d'imprévisible rendait un règne fondé sur la terreur plus efficace. Mais c'était bien le problème. S'ils voulaient battre les Manticoriens, ils devaient commencer à s'éloigner d'un usage systématique de la terreur. Oscar lui-même en avait convenu lorsqu'ils avaient discuté pour la première fois de la nomination de McQueen au poste de ministre de la Guerre. La question était de savoir si ses inquiétudes actuelles étaient fondées ou résultaient d'un de ses délires personnels. « Je n'ai aucune formation militaire, Oscar, fit le président au bout d'un moment. Vous le savez. Mais j'ai une certaine habitude de la façon dont les personnages politiques travaillent avec leurs assistants et subordonnés les plus proches, et je dirais que le degré de "complicité" qui s'instaure entre McQueen et ses subordonnés est assez bon signe. Elle a toujours été de ceux qui mènent plutôt qu'ils ne poussent. Je sais ! » Il leva la main avant que Saint-Just ne puisse l'interrompre. « C'est l'une des qualités qui en font un danger pour nous. Mais c'est comme ça que fonctionne son style de commandement, et c'est précisément son style qui en fait un danger pour les Manticoriens. Je crois que nous allons simplement devoir la laisser faire à sa façon – comme nous le lui avons promis – pendant que vos hommes et vous gardez un œil sur elle. Si elle s'écarte du droit chemin, évidemment, nous devrons nous en débarrasser. Mais en attendant donnons-lui l'occasion de prouver qu'elle est capable de réussir ce pour quoi nous avons fait appel à elle. — Et si elle n'en est pas capable ? — Dans ce cas, la décision devient toute simple, répondit calmement Pierre. Si elle n'obtient pas de résultats sur le terrain, alors nous n'avons aucune raison de la laisser se forger un soutien personnel au sein du corps des officiers. » Auquel cas, elle est à vous, Oscar, s'abstint-il d'ajouter à haute voix. « Très bien, dit Saint-Just après un long moment de réflexion. Je ne dirai pas que cela me réjouit, et Fontein ainsi que quelques autres commissaires encore moins. Mais j'étais d'accord avec vous pour estimer que nous avions réellement besoin d'elle, donc j'imagine qu'il est un peu infantile de ma part de me retourner l'estomac maintenant à son sujet. — Je n'irais pas jusque-là personnellement, fit Pierre, prêt à le caresser dans le sens du poil à présent que la décision était ' prise. Vous êtes mon chien de garde, Oscar. Dans l'ensemble, je me fie entièrement à vos instincts, et je sais combien j'en ai besoin. Quant à Fontein et aux autres, je serais surpris qu'ils ne soient pas mécontents. McQueen a largement entamé leur influence dans la sphère opérationnelle, et cela doit forcément se ressentir au moins un peu du côté politique. Ils seraient surhumains de ne pas lui en vouloir pour cette réduction de leur autorité. — Je sais. Et dans le cas de Fontein, je soupçonne qu'il pourrait bien s'agir d'une réaction exagérée aux cachotteries qu'elle lui a faites avant l'histoire des niveleurs. Mais ils sont censés se méfier de leurs homologues militaires, et je ne veux pas que cela cesse. Ni leur donner à penser que je n'accorde pas à leurs rapports l'attention qu'ils méritent. — Et puis, enchaîna Pierre, perspicace, avec une petite lueur dans le regard, vous n'aimez pas son choix de commandant pour l'opération Icare, n'est-ce pas ? — Eh bien... » Pour une fois, Saint-Just semblait un peu hésitant. Il rougit même légèrement en voyant la lueur dans les yeux de son supérieur, puis il se mit à rire et secoua la tête. Non, je n'aime pas son choix, reconnut-il. "Réhabiliter" un officier général est suffisamment risqué sans en réhabiliter deux juste à temps pour la même opération. — Allons ! Vous savez que ce qui s'est passé en Silésie n'était pas vraiment la faute de Giscard ! La seule raison pour laquelle il a fallu le "réhabiliter", c'est que la façon dont Cor-délia a géré la situation réclamait un bouc émissaire. — Je vous l'accorde sans mal. » Saint-Just agita les deux mains. « Et, pour tout dire, Héloïse Pritchart est l'un des rares commissaires haut placés à ne pas craindre que son officier succombe au charme de McQueen. Ce qui, je dois l'avouer, me rassure un peu sur la situation. Pritchart a toujours eu une haute opinion des capacités militaires de Giscard, et elle a émis des commentaires favorables sur sa fiabilité politique, mais elle ne l'apprécie guère. On a l'impression que dire du bien de lui dans ses rapports l'écorche, donc je considère comme un bon signe sa satisfaction. — Tout va bien alors, fit Pierre en haussant les épaules, mais Saint-Just secoua la tête. — Vous ne comprenez pas, Robert. Je ne dis pas que Giscard méritait de devenir un bouc émissaire. Je constate simplement que c'est ce qu'on en a fait, et nous n'avons toujours pas inventé le moyen de lire ce qui se passe dans la tête des gens. La rébellion peut naître de bien des façons, et être humilié, soumis à l'opprobre public pour une chose dont on n'est pas responsable en est certainement une. Alors, si fiable qu'il ait été par le passé, je dois garder à l'esprit que les germes d'un futur manque de fiabilité ont peut-être été plantés là pour grandir plus tard. — Mais, s'il réussit l'opération, nous le couvrirons de toutes les félicitations et de toute la publicité positive dont un homme pourrait rêver. Cela devrait compenser les dégâts infligés par le passé. — Peut-être, mais peut-être pas. En tout cas, c'est un risque que je suis prêt à courir, surtout avec Pritchart qui le garde à En réalité, Tourville m'inquiète plus que Giscard. — Tourville ? » Pierre se carra dans son fauteuil en s'efforçant de ne pas soupirer. « Tourville, oui. Nous savons vous et moi que Cordélia comptait le "purger" à son retour sur Havre – sans doute pour avoir essayé de protéger Harrington. — Nous pensons qu'elle voulait le purger, rectifia Pierre, et Saint-Just éclata d'un rire sec. — Robert, soyons francs l'un envers l'autre, là. Je veux dire, Cordélia est morte – bon débarras –, donc nous n'avons plus besoin de la ménager. Et vous et moi savons mieux que quiconque qu'elle prenait un plaisir personnel à éliminer tous ceux qu'elle considérait comme des ennemis. — Oui. Oui, en effet. » Pierre soupira. Et c'était la grosse différence entre elle et vous, Oscar, n'est-ce pas? songea-t-il. Vous êtes absolument impitoyable et prêt à éliminer tous ceux que vous jugez représenter une menace potentielle. J'imagine qu'en prime vous dormez bien mieux que moi... mais vous ne prenez aucun plaisir à tuer, pas vrai ? « Évidemment, fit Saint-Just, inconscient du cours des pensées du président. La seule raison qu'elle avait de le traîner jusqu'à Cerbère puis de le ramener ici était de lui organiser un grand procès public spectaculaire, et je mettrais ma tête à couper qu'il le savait lui aussi. C'est pour ça que je les ai confinés si longtemps, son équipage et lui. — Je suis au courant, dit Pierre avec une trace d'impatience qu'il ne put tout à fait masquer. — Non, vous n'êtes pas au courant. » Saint-Just n'avait pas l'habitude de le contredire aussi brutalement, et Pierre fronça les sourcils. « Je sais, je vous ai dit que je voulais le garder au frais tant que nous n'aurions pas publiquement reconnu la mort de Cordélia, mais vous pensiez qu'en réalité je me montrais paranoïaque et que j'essayais de décider si je devais ou non le faire éliminer, n'est-ce pas ? — Eh bien... oui, je suppose que c'est ce que je pensais. — Vous aviez en partie raison, mais en partie seulement. Certes, il était bel et bien essentiel de tenir son équipage isolé jusqu'à ce que notre version de la mort glorieuse de Cordélia passe dans les journaux, mais aucun de nous ne se doutait que cela prendrait aussi longtemps. » Il secoua la tête. « Je n'aurais jamais cru qu'elle pouvait être aussi utile une fois qu'il était possible de se servir de sa réputation et de son image auprès des foules sans avoir à supporter ses caprices ! » Saint-Just se mit à rire, puis il secoua la tête. — Mais tout en sachant que le mettre en "résidence surveillée" à bord de son vaisseau a dû le rendre plus furieux encore qu'il ne l'était, je n'ai jamais eu envie de l'éliminer, Robert. Je craignais simplement que nous n'ayons pas le choix. Je me rends compte de l'atout tactique qu'il représente pour la Flotte, et j'abhorre l'idée de le jeter par la fenêtre alors que nous en avons tant besoin. Mais, d'une certaine façon, je le considère comme une menace plus grande que McQueen. — Ah bon ? » Le front de Pierre se plissa sous l'effet de la surprise. — Oui. J'ai lu son dossier et les rapports de son commissaire, et je l'ai interrogé moi-même au moins une dizaine de fois depuis Cerbère. Il y a un cerveau derrière cette allure de cow-boy, Robert. Il fait de son mieux pour le cacher et il y a étonnamment réussi auprès de bon nombre de gens, mais il a l'esprit acéré comme une vibrolame. Et notre "citoyen amiral Cow-boy" n'a pas la réputation d'être un ambitieux comme McQueen. Si lui décide que sa meilleure chance de survie à long terme consiste à monter une cabale par mesure d'autodéfense, ses frères officiers se montreront beaucoup moins circonspects avant de s'impliquer à ses côtés. » Alors que vois-je quand je le regarde ? Un homme qui, à cet instant, remercie le ciel avec effusion d'avoir évité une fléchette de pulseur, tout en se demandant au fond de lui s'il l'a réellement évitée ou si c'est juste une impression. Il a passé neuf mois sous le microscope, et il doit bien se douter que nous sommes conscients qu'il sait que Cordélia allait le faire exécuter. Par conséquent, il sait aussi que nous allons devoir le surveiller très, très attentivement, même si nous avons décidé de libérer son vaisseau amiral et son état-major pour le moment. S'il fait un pas de travers, nous n'aurons pas d'autre choix que de l'éliminer, et il le sait aussi. Il doit donc au moins avoir envisagé de s'allier avec quelqu'un comme McQueen par simple réflexe d'autodéfense. Ou de monter sa propre cabale. » Pierre resta un moment immobile à fixer son chef de la sécurité d'un air songeur, puis il secoua la tête. « Je me réjouis de vous avoir pour diriger SerSec, Oscar. Je tournerais chèvre si je devais jongler trop longtemps avec ces considérations à tiroirs. Êtes-vous en train de me dire en toute franchise que, selon vous, Lester Tourville va faire passer sa force d'intervention du côté manticorien ou quelque chose du genre ? — Bien sûr que non, fit Saint-Just en gloussant une nouvelle fois, contrairement à son habitude. Mais mon boulot, comme vous venez de le souligner, consiste à envisager toutes les éventualités afin de préserver notre position d'un désastre, dans la mesure du possible. Il y a de fortes chances pour que Tourville soit en réalité un deuxième Theisman. Plus extraverti et... disons... pittoresque, mais apolitique avant tout et plus intéressé par l'idée de bien faire son travail que par le pouvoir personnel. Quoi qu'il en soit, je le soupçonne d'être encore moins épris du comité en ce moment que Theisman, et, très franchement, il a de bonnes raisons. Je compte les surveiller tous les deux de près, mais nous avons besoin d'eux contre Manticore et je le sais parfaitement. — Eh bien, quel soulagement ! — Je n'en doute pas, fit Saint-Just avant de s'adosser et d'adresser un autre regard perçant au président. Et maintenant que je vous ai fait part de mes inquiétudes à ce sujet, je vous demande une nouvelle fois si vous êtes déterminé à procéder à la dévaluation et à la réduction de l'AMV. — Oui », répondit Pierre sans détour. Saint-Just ouvrit la bouche, mais le président poursuivit avant qu'il ait pu dire un mot. » Je me rends compte du risque que je prends, mais nous devons mettre un peu d'ordre dans notre économie. C'est tout aussi important que de redresser la tournure militaire de la guerre... et puis, nom de Dieu, c'est pour ça que j'ai voulu ce foutu boulot à l'origine ! » Saint-Just ouvrit de grands yeux en saisissant la passion qu'exprimait soudain la voix de Pierre. Le chef de SerSec savait sans doute mieux que personne dans l'univers combien son incapacité à remédier aux maux économiques de la RPH minait Robert Pierre. Et, à vrai dire, c'était la probabilité d'un effondrement économique de la nation qui avait poussé Saint-Just à rejoindre Pierre au début. Du point de vue d'Oscar Saint-Just, son véritable rôle consistait à préserver le pouvoir et la stabilité de l'État en tant que source de l'autorité qui cimentait la République populaire. Dans les faits, il se préoccupait moins de savoir qui exerçait cette autorité que de la savoir bien exercée, et les Législaturistes avaient failli à cette épreuve cruciale. Toutefois la détermination de Pierre à s'attaquer maintenant à l'économie l'inquiétait. Il se passait trop de choses en même temps, créant un terrain favorable à l'émergence de foyers de combustion spontanée. Or il s'agissait des troubles les plus difficiles à prévoir pour un officier de sécurité car, par la force des choses, il voyait rarement l'incendie venir avant que les flammes ne se déclarent bel et bien. — Je me rends compte que nous devrons un jour ou l'autre nous occuper des problèmes fondamentaux, dit-il sur un ton circonspect. Je me demande simplement si le moment est bien choisi. Nous tentons déjà une expérience avec McQueen et le ministère de la Guerre, après tout. — Mais c'est justement McQueen qui en fait le meilleur moment, répondit brusquement Pierre. En éliminant les niveleurs pour nous, elle nous a débarrassés de l'élément de loin le plus radical du peuple. » Et vous et moi avons pris le coup d'État pour prétexte afin de régler leur compte aux plus gênants des « modérés » par mesure de précaution, pas vrai, Oscar ? ajouta-t-il intérieurement. « Ce faisant, elle a montré aux autres apprentis radicaux ce qui arrive à ceux qui tentent de renverser le comité. Et elle a clairement indiqué à l'opinion publique que l'armée nous soutient. » Il eut un mince sourire. « Même si elle essaye en réalité d'élargir sa base de pouvoir personnelle, la foule l'ignore et pense donc que si nous lui ordonnons d'aller en tuer encore un petit million, elle le fera. Sans compter que les éléments modérés de la population de La Nouvelle-Paris ont compris ce qu'une véritable insurrection coûte à tous ceux qui se trouvent à proximité, même aux innocents. Ils ne veulent pas en voir une autre, et les radicaux ne tiennent vraiment pas à ce que l'amiral Bombe-grappe leur rende à nouveau visite. Alors, si nous devons introduire une politique qui risque d'avoir des répercussions au sein du public, c'est le meilleur moment pour s'y prendre. — Je comprends votre raisonnement et je ne mets pas en doute la nécessité d'agir. Le timing m'inquiète, mais ce serait sans doute le cas quel que soit le moment où nous déciderions d'appliquer des réformes. J'imagine que ce qui me pose problème, c'est aussi l'idée de dévaluer la monnaie et de diminuer l'AMV simultanément. — Mieux vaut leur faire avaler un remède amer en une seule fois que faire traîner l'opération en longueur, rétorqua lierre. L'inflation était déjà grave sous l'ancien régime, mais elle a empiré ces dernières années et elle nuit au peu de commerce extérieur que nous avons su maintenir avec la Silésie et les Solariens. De mon point de vue, nous avons deux possibilités : nous pouvons aller jusqu'au bout et nationaliser l'ensemble de l'économie, sur le vieux modèle totalitaire de l'ère préspatiale, ou bien nous pouvons commencer à réintroduire progressivement une économie de marché, mais ce socialisme interventionniste à la noix est en train de nous tuer. — Entièrement d'accord. — Eh bien, je pense que nous avons fait la preuve que les bureaucrates sont presque aussi peu doués pour gérer l'économie sous notre direction que sous celle des Législaturistes. Au vu de leurs antécédents épouvantables, je ne suis pas particulièrement enthousiaste à l'idée de leur accorder plus de contrôle encore. Ce qui ne nous laisse que la solution de l'économie de marché et, pour que cela fonctionne, nous devons avoir une monnaie stable – dont le cours ait au moins un certain rapport avec sa valeur réelle – et une main-d’œuvre motivée pour se mettre au boulot. La plupart des planètes extérieures sont en bien meilleure position sur ce plan que Havre – elles n'ont jamais eu la proportion d'allocataires que nous avons connue dès le début – et même la population de La Nouvelle-Paris reprend l'habitude de travailler depuis l'ouverture des hostilités. Si nous dévaluons la monnaie et réduisons l'AMV, nous en attirerons également plus sur le marché civil du travail. Et comme je vous le disais, c'est sans doute le moment rêvé pour tenter le coup. Je sais que c'est risqué. Seulement je ne vois pas comment nous pouvons contourner ce risque-là. — Très bien. » Saint-Just soupira. « Vous avez raison. Mais la seule idée du pain que j'aurai sur la planche si ça tourne mal me rend... nerveux. Nous jouons avec plusieurs sortes de feux, Robert. J'espère disposer d'assez de pompiers pour tout gérer si la situation nous échappe. — Je me rends compte de ce que je vous colle sur les épaules, fit Pierre, et j'aimerais trouver un moyen de faire autrement. Hélas, je n'en ai pas. Mais la bonne nouvelle, c'est que, d'après les projections de mes analystes, si nous passons les douze à dix-huit prochains mois sans trop d'encombres, nous aurons franchi le cap critique des réformes. Donc, si McQueen arrive à fournir de bonnes nouvelles du côté du front pendant que la menace de lâcher à nouveau ses pinasses sur la foule pousse les radicaux restants à bien se conduire et que vous gardez un œil sur tous les autres, nous pourrions bel et bien nous en sortir. — Et dans le cas contraire ? s'enquit très calmement Saint-Just. — Dans le cas contraire, eh bien, nous finirons de toute façon par perdre la guerre, répondit Pierre sur le même ton, les yeux soudain dans le vague comme s'il regardait quelque chose que Saint-Just ne voyait pas, et cela signera sans doute notre perte, au comité, à vous et à moi. Mais vous savez, Oscar, ce ne serait peut-être pas une telle tragédie. Et nous l'aurions certainement mérité, non ? Parce que si nous ne pouvons pas faire passer une réforme aussi simple, alors nous aurons failli à la République et à nous-mêmes. Tout ce que nous avons fait – et tous les gens que nous avons tués – depuis le coup d'État, tout cela n'aura servi à rien. Et si ça ne sert à rien, Oscar, alors nous méritons ce qui nous arrivera. Saint-Just fixa le président tandis qu'une onde de choc glaciale le traversait. Il avait vu Pierre s'assombrir à mesure que la guerre progressait, mais c'était la première fois qu'il l'entendait tenir de pareils propos. Pourtant il n'était pas si surpris que cela, constata-t-il. Peut-être au fond de lui-même avait-il senti le vent venir depuis le début. Et puis même sans cela, il n'avait pas vraiment le choix. Pour le meilleur et pour le pire, il avait accordé sa loyauté à Pierre. Pas la loyauté institutionnelle qu'il avait jurée aux Législaturistes avant de les trahir, non; une loyauté personnelle. Pierre était son chef parce que lui seul était assez visionnaire et courageux pour essayer de sauver la République. Il était temps de s'en souvenir, se dit Saint-Just. Temps de se rappeler que la plupart des gens auraient pris Pierre pour un illuminé avant le coup d'État, qu'il semblait impossible qu'ils arrivent aussi haut. Si quelqu'un dans la Galaxie était capable de réussir la suite, c'était Robert Pierre. Et si lui n'y parvenait pas... Oscar Saint-Just décida de ne pas y penser et hocha la tête à l'adresse de l'homme assis derrière le bureau. « Si ça ne vous fait rien, Robert, j'essaierai d'éviter que cela se produise. » CHAPITRE VINGT-NEUF « Signal en provenance du Salamine, citoyen amiral, annonça le lieutenant de vaisseau Frasier. Le citoyen commissaire Honeker et vous-même devez vous présenter à bord dans vingt-cinq minutes. Le citoyen amiral Giscard demande que vous ameniez également votre chef d'état-major et votre officier en charge des opérations. — Merci, Harrison. » Le vice-amiral Lester Tourville jeta un coup d'œil à Évrard Honeker puis plongea la main dans la poche intérieure de sa veste pour en tirer un cigare. L'emballage craqua quand il le défit, et il reporta son regard vers Frasier. « Informez le citoyen capitaine Hewitt que le citoyen commissaire Honeker et moi allons quitter le vaisseau, s'il vous plaît. Puis dites à mon pilote que j'aurai besoin de ma pinasse. — À vos ordres, citoyen amiral. » Frasier se mit à parler dans son micro, et Tourville se tourna vers le chef de quart. « Citoyen premier maître Hunley, vous voudrez bien demander au citoyen capitaine Bogdanovitch et à la citoyenne capitaine Foraker de rejoindre le citoyen commissaire et moi-même au hangar d'appontement numéro deux dès que possible. — À vos ordres, citoyen amiral. » Tourville indiqua d'un signe de tête à l'officier marinier qu'il pouvait prendre congé, puis il se donna le temps de glisser le cigare entre ses lèvres, de l'allumer et de s'assurer qu'il tirait bien. Il l'ôta de sa bouche pour souffler un rond de fumée parfait vers une bouche d'aération, se frotta la moustache – qu'il avait féroce – et se tourna de nouveau vers Honeker. « Vous êtes prêt, citoyen commissaire ? s'enquit-il poliment. — J'imagine », répondit Honeker. Ils se dirigèrent côte à côte vers l'ascenseur du Comte Tilly, une bannière de fumée odorante dans leur sillage. Tourville permit à Honeker de le précéder dans l'ascenseur, puis il entra le code de destination et s'adossa contre une cloison, se tapotant la cuisse de la main droite, l'air songeur. « J'aurais préféré que vous attendiez que je m'absente pour allumer cette chose », fit remarquer Honeker au bout d'un moment, et Tourville sourit. Le commissaire du peuple le tannait à ce sujet depuis ses premiers pas à bord de son précédent vaisseau amiral. C'était devenu une espèce de plaisanterie entre eux, un jeu auquel ils jouaient, mais seulement quand personne ne les observait. Il n'aurait pas fallu que le reste de la Galaxie se doute qu'un amiral et son commissaire étaient devenus pour ainsi dire amis, après tout. Et surtout pas ces neuf derniers mois T. « Je me disais que j'en profiterais le temps d'arriver, à la pinasse », lui répondit joyeusement Tourville. En fait, il soupçonnait Honeker d'avoir compris qu'il regrettait assez d'avoir intégré ces saloperies à son image. La médecine moderne avait peut-être éliminé les différents maux auxquels le tabac contribuait autrefois, mais la nicotine n'en provoquait pas moins une dépendance, et les cendres qui semaient son uniforme étaient plutôt fâcheuses. « Ouais », renifla Honeker. Le sourire de Tourville s'adoucit d'une nuance d'affection sincère qu'il aurait veillé à ne trahir devant personne. Surtout maintenant. Les survivants d'une collision frontale entre deux aérodynes n'allument pas leur briquet pour vérifier si le réservoir d'hydrogène fuit ou non. Il renifla à son tour à cette idée. En réalité, vérifier l'absence de fuite d'hydrogène à l'aide d'un briquet était sans doute beaucoup moins dangereux que ce qu'il avait fait, et il n'arrivait toujours pas à croire qu'il avait osé – sans parler de survivre à son geste ! On avait peu de chances de survivre après avoir défié un membre du comité de salut public pour quelque motif que ce soit. À moins bien sûr que le membre en question ne subisse un accident fatal avant de pouvoir vous réserver le même sort. Malgré lui, Tourville sentit la sueur commencer à perler sur son front au souvenir de la façon dont Cordélia Ransom l'avait provoqué. Cette folle voulait en réalité qu'il défie son autorité. Il ne s'était pas rendu compte, alors, à quel point elle haïssait et redoutait la Flotte, mais il avait fini par comprendre • qu'elle voulait le voir faire quelque chose – n'importe quoi –qu'elle pourrait saisir comme prétexte pour l'éliminer. Pas tant à cause de qui il était mais de ce qu'il représentait... et parce que ses efforts pour traiter ses ennemis comme des êtres humains plutôt que de la vermine à exterminer l'avaient convaincue qu'il n'était pas fiable. Eh bien, elle avait réussi à le provoquer, mais il était toujours là... et elle non. I1 n'avait rien à voir dans sa mort, mais il avait refusé de verser la moindre larme de crocodile au cours de ses entretiens interminables avec SerSec. Ça eût été aussi bête qu'hypocrite, et aussi dangereux. À sa connaissance, elle n'avait jamais fait part à personne de ses intentions le concernant, mais des gens comme Oscar Saint-Just devaient bien savoir qu'elle ne lui avait pas ordonné de l'accompagner jusqu'à Cerbère puis de rentrer avec elle sur Havre pour le seul plaisir de le prendre dans ses bras. Et puisqu'ils le savaient forcément, ils auraient identifié comme hypocrite tout regret qu'il aurait exprimé. Pire, ils se seraient peut-être demandé s'il n'affichait pas ces regrets pour éviter qu'on ne se penche sur son rôle éventuel dans la mort de Ransom. Heureusement, les preuves de son innocence abondaient. En fait, il avait même insisté — avec le soutien énergique de Honeker — pour qu'un gradé de la garnison SS de l'Enfer regagne Havre avec lui pour témoigner. Cela n'avait pas enchanté le citoyen Tresca, mais il avait vu que son intérêt n'était pas de tergiverser, surtout après avoir lui-même minimisé les premiers avertissements de Tourville concernant les événements inquiétants qui devaient se dérouler à bord du Tepes. Tresca allait avoir suffisamment de problèmes comme ça : maréchal de camp SS ou non, il n'avait pas besoin d'en rajouter en refusant les ordres d'un commissaire du peuple haut placé ou en ayant l'air d'essayer de gêner l'enquête. Tourville et Honeker étaient donc arrivés sur Havre avec le citoyen commandant Garfield dans leurs valises. Garfield avait apporté les données du scanner du camp Charon enregistrées pendant l'événement, ainsi qu'un enregistrement du trafic de com entre le Comte Tilly et Charon qui démontrait clairement que Tourville avait été le premier à sonner l'alarme et avait fait tout ce qui était en son pouvoir pour éviter la tragédie. D'ailleurs, l'ensemble donnait une bien meilleure image de Tourville et son équipage que des agents de SerSec, et les rapports d'Évrard Honeker à Oscar Saint-Just avaient souligné l'attention exemplaire qu'ils avaient portée à leur devoir. Je me demande si ce n'est pas un peu pour ça qu'ils nous ont si longtemps tenus au secret, songeait maintenant Tourville. SerSec appartient à Saint-Just, après tout, et c'est son joujou personnel que nous avons fait passer pour un ramassis d'imbéciles. II renifla. Formidable, Lester! Voilà que tu viens de trouver au chef de SerSec une nouvelle raison de te haïr personnellement. Bon boulot. Rien sûr, Saint-Just ne connaissait pas toute l'histoire. Même Honeker l'ignorait, car seuls Tourville et Shannon Foraker avaient vu les données du drone de reconnaissance que Tourville avait effacées. Les capteurs du camp Charon étaient alors aveuglés par l'impulsion électromagnétique, personne d'autre ne pouvait donc savoir ce qui s'était passé, et Tourville n'avait pas l'intention d'admettre ce qu'il avait vu. Mais c'était aussi pour cela qu'il avait tant insisté pour emmener un témoin issu de SerSec, capable d'expliquer les événements en détail... et qu'il avait commencé à se faire du mouron après les cinq ou six premiers mois de confinement (In Comte Tilly en orbite de garage. Tôt ou tard, ils vont se rendre compte que Lady Harrington —(lu du moins quelques-uns des membres de son équipage — en est sortie vivante. Nous aurions été en grand danger si cela s'était produit pendant qu'ils nous tenaient encore aux arrêts dans le l'aliment, sans moyen de communication. Mais maintenant ce seul le problème de SerSec le moment venu, pas le mien. Et mon équipage et moi ne serons pas non plus là où ils pourraient tranquillement nous faire disparaître, songea-t-il, assez satisfait. En I ait, il se réjouissait à l'avance de voir SerSec punir l'un des siens pour une négligence aussi grossière, bien que, pour tout dire, il préférerait qu'ils ne rattrapent jamais les Manticoriens. Et s'ils y arrivent, ils seront pratiquement obligés de tous les nier cette fois, se dit-il, moins joyeux. Après avoir officiellement exécuté » Lady Harrington pour éviter d'avoir à admettre ce qui s'est vraiment passé, ils ne pourraient sûrement pas laisser vivre des témoins aussi gênants. El le déplorait, mais il avait fait tout ce qu'il pouvait pour eux. Il avait la conscience aussi tranquille que possible dans la République populaire du moment, et il rangea ces idées et souvenirs dans un coin de son esprit tout en réfléchissant à sa situation actuelle. Sans doute certains verraient-ils dans sa promotion au grade de vice-amiral une récompense digne de l'officier qui avait remporté la victoire havrienne la plus écrasante de la guerre. Pour sa part, Tourville soupçonnait qu'il s'agissait plutôt d'un genre de pot-de-vin — une compensation tacite pour l'avoir si longtemps laissé en attente — et il aurait largement préféré rester contre-amiral. Les vice-amiraux étaient trop gradés, trop susceptibles de porter le chapeau si quelque chose tournait mal pour les forces sous leur commandement et, ces huit ou neuf dernières années, les officiers coiffant ce couvre-chef avaient tendance à y laisser leur tête. En conséquence, il avait consacré beaucoup d'efforts à éviter toute promotion, mais cette fois il s'était fait rattraper par les honneurs et il ne pouvait rien y faire. Toutefois, se dit-il alors que l'ascenseur atteignait le hangar d'appontement et s'ouvrait en silence, avec Esther McQueen au ministère de la Guerre, on pouvait presque croire à la promesse du comité de ne plus fusiller les amiraux battus. Une bonne nouvelle. La mauvaise, c'était que McQueen avait personnellement choisi Tourville pour cette affectation et harcelé Oscar Saint-Just pour qu'il les libère, lui et son bâtiment, en vue de l'opération. Donc, si elle s'avérait préparer un coup ambitieux, le fait qu'il la connaissait à peine ne signifierait rien aux yeux de SerSec. Que ça lui plaise ou non, il venait d'être publiquement identifié comme l'un des membres de sa « faction »... ce qui pourrait bien signifier qu'il venait de tomber des arrêts en Scylla. Un autre jeu de portes s'ouvrit devant son chef d'état-major, un homme large d'épaules, et son officier opérationnel. Le capitaine de vaisseau Bogdanovitch adressa à Tourville et Honeker un salut accompagné de ce qui ressemblait fort à un sourire normal, mais le visage long et fin de Shannon Foraker n'exprimait absolument rien. D'ordinaire il émanait d'elle une séduction discrète, mais ses traits n'évoquaient désormais qu'un masque glacial et contrôlé, et Tourville ressentit un nouvel accès d'inquiétude. Quelque chose avait changé en Foraker depuis la capture d'Honor Harrington, plus particulièrement pendant leur long confinement, et il ne savait plus très bien ce qui se passait dans sa tête. Elle était la seule autre personne à savoir que des Manticoriens avaient survécu à la destruction du Tépes et, s'il se fiait à elle pour ne rien faire qui puisse mettre leur secret en danger, sa personnalité tout entière semblait avoir changé. Elle n'était plus cette joyeuse obsédée de la technologie indifférente aux relations interpersonnelles autour d'elle et aux marées politiques qui balayaient la Flotte. Elle observait désormais tout ce qui se passait et choisissait ses mots avec autant de soin qu'elle en avait toujours mis à exposer un plan d'opération, sans plus jamais oublier les formes de politesse consacrées. Pour quiconque la connaissait, ce dernier détail était plus qu'inquiétant. Il révélait que cet esprit brillant qui l'avait rendue si dangereuse pour les Manticoriens envisageait désormais d'autres menaces, d'autres options... et d'autres ennemis. Il était peu probable qu'un simple capitaine de frégate représente une grosse menace pour le comité de salut public, 'nais Shannon Foraker n'était pas un capitaine de frégate ordinaire. Si elle décidait de réagir à la façon dont Cordélia Ransom et SerSec avaient traité Honor Harrington, les conséquences seraient presque à coup sûr radicales. Il était peu probable qu'elle-même y survive, mais il était tout aussi peu probable qu'elle sombre sans infliger des dégâts extrêmes. Intellectuellement, l'idée qu'on puisse causer du dégât à SerSec et au comité ne posait plus aucun problème à Lester Tourville. À vrai dire, plus le dommage serait grand, mieux ce serait. En revanche, il refusait de perdre Shannon Foraker, qui valait cent fois n'importe lequel des membres du comité dont le nom lui venait spontanément à l'esprit. Et, bien évidemment, il n'aimait pas non plus l'idée que d'autres dans son entourage — comme un certain Lester Tourville, par exemple — pourraient tomber avec elle. Tout bien considéré, se dit-il en jetant son cigare dans une fente vide-ordures avant d'ouvrir la voie vers le boyau d'accès de la pinasse, cette affectation promet d'être beaucoup plus... « intéressante » que je ne le voudrais. Enfin, c'est toujours mieux que ce qui m'attendait, j'imagine. Tourville, assis, regardait par la baie plastoblindée tandis que la pinasse manœuvrait vers le point de rendez-vous avec le Salamine. Le spectacle était impressionnant, il le reconnaissait. Il n'avait pas vu un tel tonnage en un même endroit depuis le début de la guerre. En fait, il n'était pas certain d'avoir jamais vu rassemblé un tel poids de métal. Il arrivait rarement qu'on puisse observer plus d'une poignée de vaisseaux de guerre en même temps à l'œil nu. Ils étaient volumineux, notamment les bâtiments du mur, dotés de bandes gravitiques dont la largeur se mesurait en centaines de kilomètres. Cela leur imposait de se déplacer en maintenant un certain écart, et ils avaient tendance à rester suffisamment éloignés pour que leur périmètre d'impulsion soit libre, même en orbite de garage. Sinon ils devaient manœuvrer à coups de réacteurs d'attitude avant de pouvoir déployer leurs bandes gravitiques, ce qui était coûteux à la fois en termes de masse de réaction et de temps. En réalité, les vaisseaux qu'il voyait étaient sans doute assez dispersés pour allumer leurs impulseurs — seulement ils étaient si nombreux qu'on ne l'aurait pas cru. La faible lueur de l'étoile M2 connue sous le nom de Secours-C se reflétait sur les coques blanches des unités de la Douzième Force, en orbite autour d'une géante gazeuse presque aussi massive que son étoile. Un brouillard sombre de cristaux de glace dans l'atmosphère haute offrait un arrière-plan lugubre à la flotte rassemblée, et, d'où il se tenait, on avait l'impression de pouvoir faire le tour de la planète à pied en sautant de vaisseau en vaisseau. Trente-six supercuirassés, seize cuirassés, quatre-vingt-un bombardiers, vingt-quatre croiseurs de combat et quarante croiseurs lourds, s'étonna-t-il, et personne ne sait qu'ils sont là. C'était une idée difficile à accepter, même pour un officier aussi expérimenté que Tourville, car Secours était un système habité. Bien sûr, tout le monde vivait sur ou près de Marienhad, la planète habitable en orbite autour de Secours-A, l'étoile F9 qui dominait ce système ternaire. Secours-B abritait une faible présence industrielle, mais Secours-C n'approchait jamais à moins de trente-six heures-lumière de Secours-A, même à son périastre, et rien ici n'avait assez de valeur pour attirer quiconque dans les parages. Ce qui en faisait un site logique pour rassembler la force expéditionnaire de Javier Giscard sans que personne ne s'en rende compte. Et McOueen ne s'est pas moquée de Giscard, songea-t-il. L'écran est léger — seulement vingt-trois contre-torpilleurs et croiseurs légers en tout et pour tout — mais ça représente en cumulé plus de huit cents millions de tonnes, sans compter les vaisseaux de ravitaillement. En les additionnant tous, on doit dépasser le milliard de tonnes. En termes de tonnage, ce doit être la plus grosse concentration de la Flotte en quinze ou vingt ans. Il se demanda — une fois de plus — comment McQueen avait bien pu convaincre ses maîtres politiques de la laisser rassembler une force pareille. Il aurait fallu le faire depuis des années, mais elle devait avoir découvert à l'extrême l'essentiel des systèmes reculés de la République pour cumuler une telle puissance de feu. Même si les nouvelles unités commençaient à entrer en fonction, elle avait concentré en un seul point dix pour cent des supercuirassés havriens, cinquante pour cent de ses nouveaux cuirassés et plus du tiers de ses bombardiers restants. Et, ce faisant, elle avait créé une arme offensive potentiellement décisive pour la première fois depuis la troisième bataille de Yeltsin. Et elle a intérêt à obtenir des résultats. Si elle échoue – ou si cette aventure se termine comme la quatrième bataille de Yeltsin – alors que Pierre l'a laissée prendre le risque de réduire la sécurité à l'arrière, sa tête ne manquera pas de tomber. Et la nôtre avec, évidemment... bien que, dans notre cas, les Manticoriens se chargeront peut-être de la corvée si nous nous plantons. Il sourit à cette idée malgré sa tension. Peut-être son personnage public de tête brûlée était-il plus proche de la réalité qu'il ne voulait bien l'admettre car, pour sûr, le défi de participer à la mise en œuvre d'une telle puissance de feu l'attirait quelles que soient les conséquences éventuelles. Davier Giscard leva les yeux tandis que le vice-amiral Tourville, Évrard Honeker, le chef d'état-major de Tourville et son officier opérationnel entraient dans la salle de briefing. Il vit les yeux sombres du vice-amiral s'étrécir en remarquant les carafes pleines d'eau glacée, les verres, tasses et autres accessoires d'une réunion formelle d'état-major, et il dissimula un sourire. « Veuillez vous asseoir. » Il attendit que ses invités aient pris place dans les sièges désignés. Puis il lança un regard à Pritchart, assise à côté de lui, avant de reporter son attention sur Tourville. « Comme vous venez de le comprendre, j'en suis sûr, citoyen amiral, nous allons sous peu être rejoints par les autres commandants d'escadre et de division de la force. Le citoyen capitaine de vaisseau Joubert et le citoyen capitaine de frégate MacIntosh présenteront alors notre plan d'opérations général à tous ceux qui sont concernés. Toutefois, la citoyenne commissaire Pritchart et moi-même souhaitions nous entretenir auparavant avec vous et vos officiers les plus gradés dans la mesure où votre rôle dans cette campagne sera particulièrement crucial. » Giscard marqua une pause, la tête légèrement inclinée de côté, et Tourville ravala une envie de se tortiller sur son siège. Il jeta un coup d'œil à Pritchart, mais son visage était presque aussi impassible que celui de Foraker, et il réprima un frisson. Il avait entendu des rumeurs sur le compte de Pritchart. On disait que de la glace coulait dans ses veines et qu'elle était dévouée corps et âme au comité – il remerciait le ciel de ne pas l'avoir pour commissaire personnel. Honeker était devenu plus humain pendant ces derniers mois interminables, mais même au pire de leur relation il n'avait jamais émané de lui cet air de menace impersonnel qui semblait entourer Pritchart comme une brume hivernale. « Je vois, dit enfin le vice-amiral avant que le silence ne devienne trop long, et Giscard lui adressa un mince sourire. — Je n'en doute pas, citoyen amiral », dit-il avec peut-être une légère pointe de raillerie innocente, puis il tapa une ligne de commande sur son terminal et une carte stellaire se déploya. « La zone d'opérations de la Douzième Force », annonçai-il simplement, et Tourville sentit Bogdanovitch se raidir à côté de lui. Honeker n'était pas suffisamment familiarisé avec les cartes stellaires pour comprendre aussi vite que le chef d'état-major ce qu'il avait sous les yeux, mais Shannon Foraker se redressa dans son fauteuil et ses yeux bleus manifestèrent son tout premier signe d'intérêt. Tourville la comprenait. Lui-même sentait ses doigts frémir de l'envie de saisir un autre cigare pendant qu'il étudiait les éclats lumineux et lisait les noms affichés à côté d'eux. Seaford Neuf, Hancock, Zanzibar et Alizon, Suchien, Yalta et Nouada. Il les connaissait tous... de même qu'il reconnaissait l'icône rouge vif du système de Basilic. CHAPITRE TRENTE Les portes de l'ascenseur s'ouvrirent et laissèrent passer la citoyenne capitaine de vaisseau Joanne Hall — connue de sa famille et de ses amis sous le nom de « Froggie » pour des raisons qui demeuraient un sombre mystère aux yeux des officiers et de l'équipage du Schaurnberg. « La citoyenne commandant est sur le pont ! » annonça un officier marinier, et le capitaine de frégate Oliver Diamato, qui était de quart, leva la tête et quitta prestement son siège. Hall lui adressa un regard serein, et il ravala un juron. Il aurait dû la voir arriver, ou au moins entendre l'ascenseur s'ouvrir avant que l'officier marinier n'annonce sa présence, et il était à peu près sûr qu'elle trouverait le moyen de le lui faire savoir dans un avenir très proche. Elle était coutumière du fait. « Bonjour, citoyen capitaine. » Les cheveux et le teint foncés de Hall étaient à l'opposé de la peau claire et des cheveux d'or de Diamato, et elle planta son regard sombre dans ses yeux bleus. Son apparence collait parfaitement à la personnalité sévère qu'elle présentait à l'univers et, bizarrement, dans sa bouche, le « citoyen » glissé devant le grade de Diamato semblait comme rajouté après coup. « Bonjour, citoyenne commandant ! répondit-il. Je vous prie de m'excuser pour ne pas avoir remarqué votre arrivée, poursuivit-il, prenant le taureau fermement par les cornes. Je visionnais à nouveau les enregistrements des simulations d'hier, et je me suis laissé captiver plus que je n'aurais dû. — Mmm. » Elle l'observa attentivement pendant un long moment puis haussa imperceptiblement les épaules. « Dieu ne nous a pas encore dotés d'yeux derrière la tête, citoyen capitaine. Dans ces conditions, j'imagine qu'il n'y a pas de mal... pour cette fois. — Merci, citoyenne commandant. J'essaierai d'éviter que cela ne se reproduise », répondit Diamato en se demandant s'il était le seul sur le pont à trouver cet échange plutôt archaïque et peu naturel. Enfin, il ne s'attendait pas à ce que quiconque le fasse remarquer, même s'il le pensait. Hall donnait parfois l'impression de ne jamais avoir entendu dire que l'ancien corps d'officiers élitiste et ses traditions avaient été dépassés par les événements, et elle se montrait particulièrement pointilleuse quant au respect de la (^ discipline militaire ». Diamato, alors capitaine de corvette, n'avait pas été ravi de le découvrir lors de son affectation sur le Schaumberg onze mois T auparavant, en tant que tout nouvel officier tactique adjoint du bombardier. C'était un produit des promotions qui avaient suivi le coup d'État : il était passé d'enseigne de vaisseau de première classe sous l'ancien régime à son grade actuel en à peine huit ans T sous le nouveau. Il le devait essentiellement à ses compétences – c'était l'un des meilleurs officiers tactiques que la Flotte populaire eût produits au cours de cette guerre – mais son implication politique avait aussi joué un grand rôle dans son ascension spectaculaire. La gangrène qui touchait la Flotte du temps où le corps des officiers législaturistes défendait fermement ses privilèges lui avait inspiré envers l'ancien ordre élitiste tout le mépris dont aurait pu rêver un bon commissaire du peuple, et il s'était immédiatement méfié de la citoyenne Hall, si conservatrice (et sans doute réactionnaire). Il s'attendait à ce que le commissaire Addison partage ses réserves concernant son commandant. Le commissaire du peuple, un homme mince et blond, était après tout résolument engagé derrière le nouveau régime. Diamato n'avait eu qu'à assister à l'une des séances d'éveil de la conscience politique que tenait régulièrement Addison pour s'en rendre compte, et son égalitarisme féroce aurait dû en faire l'ennemi juré de Hall. Pourtant le commissaire la soutenait et, à mesure que Diamato la voyait en action, son extrême compétence avait fini par balayer ses doutes. Oui, elle fonctionnait à l'ancienne, et il doutait fort qu'elle entretînt les bonnes opinions politiques. Mais cela devait surtout découler de ce qu'elle n'avait aucune opinion politique. Elle faisait son travail exactement de la même façon que sous l'ancien régime – et bien mieux que la plupart – tout en laissant ses supérieurs politiques se préoccuper d'idéologie. Cela paraissait encore contre nature à Diamato mais, sept mois plus tôt, elle avait prouvé l'efficacité de sa méthode. Le vieux citoyen capitaine de frégate Young était l'officier tactique du Schaumberg à l'époque, un de ces officiers qui forçaient Diamato à reconnaître que même le nouveau système avait des faiblesses. La ferveur idéologique de Young et ses protections politiques lui avaient valu une affectation qu'il n'aurait jamais gagnée sur la seule base de ses compétences (ou plutôt de son manque de compétence), et Hall et Addison n'avaient pas réussi à se débarrasser de lui. Pour cette raison, la citoyenne avait personnellement pris le commandement du vaisseau et entrepris de montrer au capitaine de corvette Diamato ce que lui aussi valait. Tout le monde savait que les bombardiers ne pouvaient pas combattre de vrais vaisseaux du mur et que les croiseurs de combat étaient encore plus surclassés par les bombardiers que ceux-ci par les supercuirassés. Heureusement, les vaisseaux du mur n'arrivaient généralement pas à attraper les bombardiers, et les bombardiers ne pouvaient pas rattraper les croiseurs de combat. Hélas pour la Flotte royale manticorienne, cette règle ne s'appliquait pas toujours. Et plus particulièrement quand le commandant du bombardier avait le cran d'éteindre ses propres impulseurs et de rester là comme un trou dans l'espace en attendant que l'ennemi parvienne à portée extrême de missiles. Hall avait ce cran-là et, moins d'un mois après que le citoyen contre-amiral Tourville eut détruit le détachement du système d'Adler, elle avait tendu une belle embuscade à trois croiseurs de combat manticoriens. Ils n'avaient pas soupçonné sa présence jusqu'à ce que leurs vecteurs ne leur laissent plus d'autre choix, même avec leur accélération supérieure, que d'entrer à portée d'engagement. Les croiseurs de combat de la FRM étaient de sérieux clients, vu la supériorité de leurs systèmes de guerre électronique et de leurs missiles. Plus d'un officier havrien aurait hésité à en affronter trois à la fois, même si le rapport de masse s'établissait à deux contre un en sa faveur. D'ailleurs, ça avait été la recommandation très sincère du capitaine Young. Toutefois, Hall ne l'avait pas suivie... et elle avait rayé deux de ses opposants de l'espace. Le troisième s'en était tiré, mais avec des dommages tels qu'il ne redeviendrait pas opérationnel avant des mois, alors que les réparations du Schaumberg n'avaient demandé que cinq semaines. C'était une action à petite échelle, mais elle était aussi très difficile, et Diamato se trouvait sur le pont au moment crucial. Malgré l'avantage numérique des Manticoriens — sans parler de leur écran de deux contre-torpilleurs —, Hall avait donné l'impression qu'il s'agissait d'une opération de routine. Les seuls à paraître plus sûrs qu'elle de sa capacité à la mener à bien étaient les membres de son équipage de pont (Young excepté) et, en observant leur efficacité et leur professionnalisme, Diamato avait compris quelque chose qui lui avait toujours échappé jusque-là. Une structure militaire n'était pas le laboratoire idéal pour déterminer la forme que devait prendre une théorie sociale égalitariste. La défense d'une société chérissant l'égalité économique et politique devait être assurée par une hiérarchie autoritaire dotée d'une chaîne de commandement clairement définie de manière à mettre une seule personne aux commandes, car les opérations de combat n'étaient pas des tâches a accomplir en comité. Le fait que, même après avoir gagné la bataille en prenant le contre-pied des propositions de Young, il avait fallu à Hall et Addison sept mois encore pour venir à bout de l'influence politique de l'officier tactique et s'en débarrasser avait enfoncé le clou aux yeux de Diamato. Cette idée lui avait causé des moments d'angoisse alors qu'il réfléchissait à l'existence du comité de salut public, mais il avait vite compris que la comparaison était faussée. Les opérations militaires étaient une sphère limitée et spécialisée de l'activité humaine. Le macrocosme plus vaste de la Repu-Nique populaire exigeait une approche différente, et la combinaison d'un pouvoir centralisé et de points de vue multiples représentée par le comité de salut public était sans nul doute le meilleur compromis possible. Mais le style de commandement ferme et exigeant du commandant Hall avait bel et bien sa place dans la Flotte. Diamato avait fini par comprendre que c'était la raison pour laquelle Addison la soutenait sans réserve. Le commissaire du peuple n'avait pas l'air de beaucoup l'aimer, en réalité, mais il la respectait, et le palmarès du Schaumberg sous son commandement expliquait pourquoi la citoyenne contre-amiral Kellet avait choisi le bombardier pour vaisseau amiral de la force d'intervention 12.3. « Ne vous excusez pas sans arrêt, citoyen capitaine, dit Hall avec un léger sourire qui adoucit son propos. Après tout, vous êtes mon officier tactique. J'imagine qu'il n'est pas totalement déraisonnable que vous consacriez un peu de temps à étudier des problèmes tactiques... même quand vous êtes de quart. » Elle le dépassa et prit place dans le fauteuil de commandement, et Diamato croisa les mains dans son dos tandis qu'elle balayait du regard les indicateurs afin de se mettre au courant de l'état du vaisseau. « Les machines ont trouvé la source de l'harmonique dans le noyau bêta trente ? — Non, citoyenne commandant. » Diamato n'était pas mécontent d'avoir vérifié le statut de la salle d'impulsion de poupe auprès du citoyen capitaine de corvette Hopkins moins d'un quart d'heure plus tôt. Être surpris par le commandant autrement que bien informé était une expérience fort déplaisante, et le commissaire Addison ne ferait rien pour préserver le fautif des conséquences. En réalité, songea Diamato, il aurait tendance à passer derrière elle et à appuyer sur la tête quand elle s'en prend à quelqu'un. « Mmm », répéta-t-elle. Puis elle se pencha et tapa un code sur le clavier intégré au bras de son fauteuil. Le répétiteur tactique s'alluma, et elle observa d'un air pensif les données qui traversaient l'afficheur. Diamato jeta un regard discret pardessus son épaule et se rendit compte qu'elle repassait la simulation qu'il était en train d'examiner à son arrivée. Elle laissa le duel défiler à un taux de compression temporelle de six pour un, puis releva les yeux si vite qu'elle le prit en train de la regarder. Il se raidit, prêt à encaisser l'explosion, mais elle se contenta de sourire. « Je comprends pourquoi vous étiez si concentré, citoyen capitaine », dit-elle en lui faisant signe d'approcher. Elle relança la simulation. « Je n'avais pas vu sur le coup à quel point vous aviez réussi cette manœuvre », poursuivit-elle en figeant l'image, et Diamato hocha la tête, circonspect. Il était lui-même plutôt fier de son coup. Ce n'était pas une manœuvre praticable dans une action de groupe, évidemment. Les murs de bataille n'appréciaient guère les unités qui partaient brusquement à la verticale de leur plan d'origine tout en opérant une rotation sur leur axe long et en effectuant un virage radical. Ce genre d'initiative entraînait des conséquences désagréables si des bandes gravitiques entraient en collision, mais la simulation n'impliquait que deux bâtiments et non toute une flotte, et cette manœuvre peu orthodoxe lui avait offert un tir direct dans l'espace béant qui s'ouvrait en proue des bandes gravi-tiques de son adversaire virtuel, infligeant des dégâts très graves. « La question, poursuivit Hall, s'adossant et croisant les jambes tout en le regardant avec un sourire presque fantasque, est de savoir si vous l'avez vue venir ou si vous avez réagi instinctivement. » Diamato sentit ses traits se figer, mais elle secoua la tête. « Quelle que soit la réponse, elle vous place de toute façon bien au-dessus de la courbe de performance normale, citoyen capitaine. Je veux seulement la connaître pour usage ultérieur. Alors ? — Je... je ne suis pas sûr, citoyenne commandant, reconnut-il au bout d'un moment. Tout s'est mis en place sans que j'y réfléchisse consciemment et j'imagine qu'on pourrait appeler ça de l'instinct. Mais ce n'était pas tout à fait automatique. Je... Enfin, j'avais vu le motif s'esquisser et identifié cette possibilité, et j'avais toute la manœuvre dans un coin de la tête au cas où les événements se confirmeraient en quelque sorte et... » Il haussa les épaules en signe d'impuissance, et elle se mit à rire. « Ainsi donc vous avez le coup d'œil, citoyen capitaine ! C'est ce que je pensais. Très bien. C'est très bien, Oliver. » Diamato se retint d'écarquiller les yeux. Il était sors numéro trois depuis un peu moins d'un mois et son officier tactique depuis trois, mais c'était la première fois qu'elle l'appelait par son prénom. En fait, c'était même la première fois qu'elle donnait le moindre signe qu'elle connaissait son prénom. Pourtant, ce qui l'étonna vraiment, c'était la satisfaction qu'il tirait de l'entendre l'employer avec approbation. Elle inclina la tête, l'observant comme si elle attendait quelque chose, et son esprit s'emballa tandis qu'il se demandait ce qu'il était censé dire maintenant. « Je suis heureux que vous approuviez, citoyenne commandant, dit-il enfin. — Oh, ça ne durera peut-être pas longtemps, Oliver, répondit-elle avec ce qui ressemblait bien à un sourire. Vous voyez, maintenant que vous avez prouvé ce talent, le citoyen capitaine de frégate Hamer, vous et moi-même allons consacrer au moins quatre heures de plus par jour à le développer. » Son sourire s'élargit devant sa mine, et elle lui tapota le coude. « Je vais demander au citoyen second de vous concocter une demi-douzaine de nouveaux problèmes dans le simulateur numéro sept, promit-elle. Je serai intéressée de voir les solutions que vous y aurez trouvées d'ici votre prochain quart. » « Vous pensez réellement que nous pouvons réussir ? demanda calmement Évrard Honeker. Lester Tourville faillit éclater de rire, mais il releva les yeux, l'air beaucoup plus grave, en remarquant le ton de son commissaire du peuple. « Voilà qui ne ressemble guère à l'attitude que devrait avoir l'un des meneurs visionnaires de l'avant-garde populaire dans le nouvel ordre national », dit-il d'une voix bien plus confiante que son regard, et il observa attentivement Honeker, guettant sa réaction avec une assurance apparente qu'il était loin de ressentir. Son commissaire et lui se rapprochaient de plus en plus d'un véritable partenariat depuis près d'une année T, toutefois c'était la première fois que le vice-amiral osait exposer si clairement son mépris personnel pour ses maîtres politiques. Et il n'avait pas choisi le meilleur moment, se dit-il, ironique. Il avait gardé le Comte Tilly pour vaisseau amiral au sein de la force d'intervention 12.2 de la Flotte populaire, et la Douzième Force de Giscard tout entière venait de quitter le système de Secours. Dans vingt-quatre jours T, les différentes forces d'intervention arriveraient simultanément sur leurs objectifs respectifs et l'opération Icare serait lancée. Les circonstances n'étaient donc pas rêvées pour risquer une fracture dans l'équipe de commandement de la force d'intervention 12.2. D'un autre côté, il commençait à avoir l'habitude de l'aire les choses à des moments moins qu'opportuns depuis quelque temps et, malgré son apparente réhabilitation, il avait du mal à croire qu'il pouvait encore s'enfoncer beaucoup plus. Et puis il était sûr que Cordélia Ransom avait écœuré Honeker autant que lui-même. Reste à savoir, se dit le vice-amiral, si le dégoût qu'elle lui a inspiré va s'étendre au reste du comité maintenant qu'elle n'est plus là. Cela pourrait m'être très... utile, si c'était le cas. Peut être. Surtout si Giscard et moi devons finir identifiés comme deux ‘les hommes de McQueen, qu'on le veuille ou non! « Nous qui sommes à l'avant-garde du peuple semblons passer beaucoup de temps à regarder par-dessus notre épaule qui nous suit », répondit Honeker après quelques instants de silence. Ce qui pouvait être interprété de plusieurs façons. Le commissaire du peuple le laissa encore douter quelques secondes avant de se fendre d'un sourire glacial. « Vu que certains tendent à réagir de manière un tant soit peu déraisonnable en cas d'échec, mon intérêt pour l'issue de notre mission est toutefois un peu plus qu'académique. Et, pour tout dire, l'idée de plonger si loin en espace manticorien me rend nerveux. Très nerveux. — Oh, eh bien, si ce n'est que ça, vous pouvez dormir tranquille, citoyen commissaire », répondit Tourville avec un grand sourire, tout en essayant de dissimuler son immense soulagement. « Déraisonnable » n'était pas un terme que les commissaires du peuple étaient censés utiliser – du moins pas en lien avec leurs supérieurs politiques – lorsqu'ils s'adressaient aux officiers qu'ils surveillaient. Son emploi par Honeker constituait un progrès majeur dans le pas de deux prudent qu'ils esquissaient depuis la capture d'Honor Harrington, et l'entendre faisait presque paraître mineure la perspective d'être mis en pièces par l'ennemi. « J'apprécie la confiance que vous affichez, citoyen amiral, fit Honeker. Cependant, si ça ne vous dérange pas, je pense que je préférerais une argumentation un peu plus détaillée que "vous pouvez dormir tranquille", dans la mesure où nous devons pénétrer de plus de deux siècles-lumière en territoire allié pour frapper le système mère de l'un des alliés de Manticore avec seulement trente-six bâtiments du mur ! Si vous permettez, cela ressemble un peu trop à ce qui est arrivé au citoyen amiral Thurston à l'Étoile de Yeltsin, et j'aimerais mieux ne pas reprendre son rôle. Si je me souviens bien, la première représentation n'a laissé que très peu de survivants. — Il y a quelques différences, monsieur », répondit doucement Tourville en se retenant de hausser les sourcils. La franchise de Honeker surenchérissait sur la sienne de quelques milliers pour cent, et il se carra dans son fauteuil pour envisager la meilleure réaction. La bonne nouvelle, c'est qu'ils se trouvaient seuls dans la salle de briefing d'état-major de Tourville, et Honeker n'aurait sans doute pas exprimé ses inquiétudes s'il n'avait pas désactivé les micros espions ou s'il n'était pas sûr de pouvoir contrôler l'accès aux enregistrements. Évidemment, ce n'est pas parce qu'il est sûr de lui qu'il a raison de l'être. Et j'imagine que je ne devrais pas négliger la possibilité qu'il essaye de me piéger, de me pousser à tenir des propos dont il pourra se servir pour me coincer devant SerSec. D'un autre côté, pourquoi attendre aussi longtemps et se donner tant de mal alors qu'il n'avait qu'à rappeler à n'importe qui sur Havre l'entente splendide qui régnait entre Ransom et moi avant son malheureux départ ? Et puis il faut bien que je prenne des risques à un moment ou un autre. Tout cela lui traversa l'esprit en un éclair, et il sourit à Honeker. « Tout d'abord, monsieur, il y a des différences substantielles entre Zanzibar et l'Étoile de Yeltsin. Zanzibar est beaucoup plus peuplé, mais il s'agit essentiellement d'un monde agricole. Les ceintures d'astéroïdes du système sont plus riches qu'ailleurs et les Zanzibariens ont développé une industrie d'extraction minière respectable ces trente dernières années T, mais ils exportent avant tout des matières premières – leur économie demeure fondée sur le secteur primaire. À cette heure, Yeltsin en est au moins au secteur secondaire, et on pourrait sans doute arguer qu'ils évoluent rapidement vers une économie où le secteur tertiaire prédomine. Plus important, la flotte de Zanzibar est encore une force d'autodéfense subliminique qui a besoin du soutien d'un détachement manticorien substantiel, alors que la Flotte graysonienne a fait de Yeltsin un véritable trou noir pour nos vaisseaux. » Il s'interrompit de nouveau, et Honeker acquiesça. Mais le commissaire du peuple n'avait toujours pas l'air convaincu et Tourville ne pouvait pas vraiment le lui reprocher. « II y a aussi des différences à la fois entre la planification opérationnelle de Poignard et d'Icare et leur direction, reprit-il, et c'est sans doute encore plus important que la difficulté des objectifs. Je n'ai jamais servi sous les ordres de l'amiral Thurston, mais je le connaissais de réputation. C'était un honnête stratège sur le papier, mais il avait plutôt sa place au quartier général. Un "rat d'état-major", si on peut dire. Le citoyen amiral Giscard est un homme de terrain, pas le genre à classer des enregistrements, et à eux deux McQueen et lui ont évité les points les plus faibles de la stratégie de Thurston concernant l'Étoile de Yeltsin. — À savoir ? — À savoir ses manœuvres élaborées pour pousser les Manticoriens et les Graysoniens à quitter leurs positions avant l'assaut, répondit Tourville sans hésitation. Il a voulu la jouer trop fine, il a essayé de les manipuler, de les mettre hors de son chemin de façon à libérer pour ainsi dire le champ vers son objectif. Pire, je crois qu'il s'est amouraché de son propre plan. Quand il a finalement frappé Yeltsin, il avait passé tellement de temps à se convaincre que ses opérations préliminaires avaient parfaitement réussi qu'il est arrivé la bouche en cœur. Certes, il était confronté à un ennemi doté de meilleures capacités de guerre électronique, ce qui a contribué sur le plan matériel à sa mauvaise évaluation des forces ennemies quand il a fini par les voir, mais il était psychologiquement mûr pour se faire berner, rien qu'à cause du type d'approche choisi. Du coup, il s'est retrouvé sous le feu conjoint de six supercuirassés à portée minimale. » Le vice-amiral haussa les épaules et esquissa un geste d'impuissance. « S'il avait pris plus de précautions en avançant, s'il avait maintenu ses distances, il aurait disposé d'une puissance de feu plus que suffisante pour s'emparer du système. Ses bombardiers ne valaient pas des supercuirassés en combat un contre un, mais il en avait trente-six et vingt-quatre croiseurs de combat pour les soutenir. S'il avait maintenu ses distances et pilonné les Graysoniens de missiles, il aurait eu les plus grandes chances d'annihiler les défenseurs du système malgré out, mais il ne l'a pas fait. » C'était une erreur tactique de sa part une fois toutes les pièces en place, mais, franchement, tout stratège qui se repose sur la nécessité de convaincre ses adversaires de faire ce que lui veut commet une erreur que même les amateurs devraient éviter. Oh, essayer d'induire l'ennemi en erreur, de lui faire croire qu'on va frapper au point A alors qu'on compte bien exploser le point B, ça vaut toujours le coup, mais jamais, au grand jamais, il ne faut mettre au point de stratégie exigeant que l'ennemi fasse ce qu'on en attend pour assurer le succès de l'opération. — Mais n'est-ce pas ce que Thurston a fait ? Vous venez de dire qu'il avait amené une puissance de feu suffisante pour gagner s'il l'avait utilisée correctement alors même que l'ennemi ne faisait pas ce qu'il voulait. — En effet, mais il n'avait pas la volonté et la préparation nécessaires pour bien s'en servir car sa stratégie tout entière visait à éviter le besoin d'un véritable combat. Pour tout dire, il pensait peut-être ne pas avoir d'autre choix que de la concevoir de la sorte pour convaincre ses supérieurs de le laisser t enter le coup. J'ai rencontré une fois le citoyen ministre Kline lors d'une visite à l'Octogone, et j'espère que vous ne le prendrez pas mal, monsieur, mais c'était l'incarnation des pires arguments en faveur du contrôle civil de l'armée qu'on puisse imaginer. » Il regardait les yeux d'Honeker tout en parlant, mais le commissaire du peuple ne cilla pas. « Le plus gros défaut du citoyen Kline en tant que ministre de la Guerre, reprit-il au bout d'un moment, c'est qu'il avait trop peur de perdre pour s'accorder une véritable chance de gagner. Pour être honnête, la Flotte ne résistait pas très bien dans les affrontements à l'époque – nous étions encore en phase de réorganisation suite à l'assassinat du président Harris, et beaucoup de notre effectif se formait sur le tas – mais Kline était partisan de rester sur la défensive et de laisser l'ennemi venir à nous. Je crois qu'il espérait que, de cette façon, les Manticoriens commettraient les erreurs à notre place, mais vous avez peut-être remarqué qu'ils n'ont pas l'air de faire tant d'erreurs que ça. Et puis une stratégie avant tout défensive est forcément vouée à l'échec quand la zone d'opérations s'étend sur deux ou trois siècles-lumière. Il est impossible de poster un détachement assez étoffé dans chaque système pour déjouer une attaque déterminée, et s'y efforcer offre seulement à l'adversaire le choix de ses combats. Et, s'il a la moindre idée de ce qu'il fait, il frappe forcément à l'un des endroits où la défense est trop faible pour l'arrêter. Pour se donner une chance quelconque de gagner une guerre, il faut prendre des risques et agir de manière offensive. Je crois qu'un amiral de la marine, sur la vieille Terre, disait quelque chose comme "Qui ne risque rien n'a rien", et cela reste vrai aujourd'hui. Donc, si je pensais qu'en réalité Thurston avait construit sa proposition afin de minimiser la probabilité d'un affrontement, dans le but de... pousser l'Octogone et le comité à le laisser tenter sa chance alors qu'il comptait bel et bien se battre, j'aurais beaucoup plus de respect pour lui. Les citoyens amiraux Theisman ou Giscard – ou la citoyenne ministre McQueen – l'auraient sans doute fait. Mais, dans ce cas, ils seraient allés jusqu'au bout même en sachant que leur stratégie de diversion officielle n'avait pas complètement réussi. Je crois que ce qui s'est produit, c'est que Thurston a vraiment mis sur pied un mauvais concept opérationnel – ou du moins un plan trop faible – qui s'est simplement trouvé correspondre au profil de contre-attaque "sans risque" que recherchaient ses supérieurs. Il ne cherchait pas le combat, il croyait sincèrement pouvoir l'éviter – obtenir le beurre et l'argent du beurre, si vous voulez – et il s'est jeté dans la gueule du loup. » La différence, ici, c'est que la citoyenne ministre McQueen ne veut pas spécialement pousser l'ennemi à faire quelque chose. Elle compte plutôt profiter de ce qu'il a déjà tait. Et, contrairement à Thurston ou au citoyen ministre Kline, elle est prête à prendre quelques risques pour gagner. Elle s'attend donc à ce que nous affrontions une certaine résistance lorsque nous atteindrons nos objectifs, mais elle les a choisis en fonction, afin de nous donner les meilleures chances de remplir notre mission malgré tout. — Mais Zanzibar est l'allié de Manticore depuis près de dix ans T maintenant, fit remarquer Honeker. C'est pour ça que l'Alliance y a installé son nouveau chantier naval, et il était déjà sous protection avant même que Parks ne nous prenne Seaford Neuf. — En effet, mais pour l'instant ils se trouvent à peu près dans la même position que nous au moment où Thurston a lancé l'opération Poignard, bien que pour des raisons différentes. Une grosse partie de leur mur de bataille est en RECO - remise en condition opérationnelle – au moment Même où leurs forces sont stratégiquement trop étirées suite à leurs succès. Cela signifie qu'ils ne peuvent pas être présents en force partout – comme nous en notre temps – parce qu'ils n'ont tout simplement pas les vaisseaux nécessaires. Donc un système tel que Zanzibar, qui se trouve très loin du front et qui n'a pas vu d'opérations actives d'un côté ni de l'autre depuis plus de huit ans, ne bénéficiera que d'une couverture légère. Il y aura suffisamment de puissance de feu pour s'occuper d'une ou deux escadres de croiseurs de combat... mais c'est bien pour ça que nous avons trois escadres de bombardiers en soutien. » Tourville s'interrompit de nouveau, observant les yeux de Honeker, puis il haussa les épaules. — Honnêtement, dit-il, nous aurions dû le faire depuis des années, monsieur. Nous avons perdu beaucoup de bombardiers en essayant d'arrêter les Manticoriens avant l'Étoile de Trévor, mais il nous en reste encore plus de deux cents, et le nombre de nos supercuirassés remonte depuis un an environ. Par conséquent, nous devrions utiliser les bombardiers de la manière la plus agressive possible. Puisqu'ils ne sont pas adaptés au mur de bataille – et que notre effectif croissant de supercuirassés nous permet enfin de ne plus les y intégrer de toute façon –, ils devraient être consacrés à une campagne de raids avancés. Ils possèdent une accélération suffisante pour échapper à des supercuirassés ou cuirassés et la puissance de feu nécessaire pour écraser un croiseur de combat. Cela en fait presque l'outil idéal pour forcer les Manticoriens à garder à l'esprit la sécurité de leurs régions reculées. Et tous les vaisseaux du mur que nous pouvons les inciter à poster dans un système situé à vingt ou trente années-lumière en arrière du front sont autant hors d'action que ceux que nous détruisons. Nous préférerions en réalité reprendre l'initiative pour la première fois depuis le début de la guerre mais, même si nous ne le faisons pas, nous devons au moins en priver les Manticoriens. Et je vous assure, citoyen commissaire, que ce serait sacrément mieux que ce que nous avons réussi jusqu'à présent ! — Donc vous croyez réellement en ce plan d'opérations ? » Honeker semblait presque surpris, et Tourville eut un bref éclat de rire. « J'y crois à fond, monsieur, dit-il. Je pense que nous perdrons probablement quelques unités – les Manticoriens ne sont peut-être pas en bonne position, mais quiconque les a déjà combattus sait qu'ils ne se laisseront pas faire –, mais leurs forces sont trop clairsemées pour nous empêcher (l'entrer et de causer d'énormes dégâts. Nous allons détruire davantage de leurs vaisseaux qu'eux des nôtres, et je ne parle même pas des dommages que pourraient subir leurs infrastructures... et leur moral. » Il secoua la tête. « Si cette opération marche ne serait-ce que moitié aussi bien que la citoyenne ministre l'espère, elle aura un impact formidable sur la suite de la guerre. » Et puis, ajouta-t-il en lui-même, McQueen évite deux autres erreurs commises par Thurston : elle reste loin de l'Étoile de Yeltsin... et elle ne nous envoie pas affronter Honor Harrington. « J'espère que vous avez raison, citoyen amiral », fit doucement Honeker. Il avait encore l'air soucieux, mais moins qu'avant, et Tourville décida de ne pas évoquer le fait que les supérieurs du commissaire du peuple pourraient bien décider de les considérer tous les deux comme membres d'une « faction McQueen » si de nouvelles purges étaient lancées. Le pauvre, mieux vaut le laisser ne se soucier que d'un problème à la fois, songea le vice-amiral. « Eh bien, monsieur, nous serons fixés dans environ trois semaines T », dit-il en souriant. CHAPITRE TRENTE ET UN Eh bien, nous y voilà... finalement ! Le comte de Havre-Blanc savait que ses paroles résonnaient de manière agressive, mais il ne pouvait s'en empêcher. Les deux mois de délai de livraison promis par l'amiral Capa-relui pour les supercuirassés manticoriens de la Huitième Force s'étaient transformés en cinq, et Havre-Blanc avait donc presque quinze mois de retard dans la mise sur pied de sa force de frappe. En tout cas, il les aurait quand les deux derniers supercuirassés de la FRM arriveraient, le surlendemain. Et mon effectif ne serait toujours pas complet si la FSG n'avait pas fourni trois supercuirassés supplémentaires en remplacement de vaisseaux manticoriens que je ne verrai jamais, songea-t-il tout en observant son état-major rassemblé autour de la table de la salle de briefing. Enfin, j'imagine qu'il faut se contenter de ce qu'on a. Au moins ça m'a permis d'obtenir le Harrington et une autre unité de la même classe. Il jeta un coup d'œil au schéma de sa flotte affiché sur son terminal, cherchant automatiquement des yeux les icônes du contingent graysonien. La FSG avait fourni un travail de titan pour que le Harrington soit prêt à temps pour la date de baptême prévue. Il y avait eu un retard dans la fabrication de ses noyaux bêta et il avait fallu en prélever une demi-douzaine sur une autre unité pour tenir les délais, mais ils avaient réussi... et une Allison Harrington visiblement enceinte avait enfoncé le bouton commandant l'explosion de la bouteille de champagne fixée à la proue du bâtiment au premier anniversaire –à la minute près – de la réception sur Grayson de l'émission du Sll montrant l'exécution d'Honor Harrington. Je doute que la dimension symbolique de l'événement ait échappé à quiconque, se dit Havre-Blanc, morose. En tout cas pas à moi, ni à judas Yanakov quand il a choisi le Harrington pour vaisseau amiral. Mais je suis ravi de l'avoir. Et, autant le reconnaître, j'ai hâte de voir comment ce nouveau concept passera l'épreuve de l'action. Les coins de sa bouche se relevèrent ironiquement à cette pensée, mais il bannit aussitôt toute ombre de sourire. De toute façon les membres de son état-major n'auraient pas remarqué : ils étaient tous trop occupés à fixer la table pour éviter de croiser son regard. Mmm... je me suis peut-être laissé aller à un peu trop d'agressivité dans le ton. Ou peut-être ai-je plus agi comme un hexapuma qui a mal aux dents que je ne le croyais ? Possible. Tout à fait possible. Voire probable. — Très bien, messieurs dames, reprit-il d'un ton beaucoup plus léger. Mieux vaut tard que jamais, dit-on, alors voyons si nous pouvons donner un peu de mordant à ce vieux cliché. Jennifer, quel est le statut de Barnett ? — Le dernier rapport date d'une semaine, monsieur, mais les chiffres n'avaient pas changé depuis l'expédition précédente. » Jennifer O'Brien, l'officier de renseignement de Havre-Blanc, était une rousse aux yeux bleus native de Manticore. C'était aussi un simple lieutenant de vaisseau qui avait bénéficié d'un traitement prolong de troisième génération : à trente et un ans, le mince lieutenant avait l'air d'une adolescente de l'ère pré-prolong mais, malgré sa jeunesse et son grade peu élevé, Havre-Blanc avait expressément requis sa présence dans son état-major. Juste avant la première bataille de Seabring, elle qui n'était encore qu'enseigne de deuxième classe s'était fermement opposée à l'appréciation des forces ennemies que faisait le capitaine de frégate alors officier de renseignement du comte. Il se trouvait qu'elle avait eu raison et le capitaine tort... et Thomas Theisman avait infligé de tels dommages à la force d'intervention que Havre-Blanc avait envoyée prendre Seabring qu'elle avait dû battre en retraite de manière humiliante. Havre-Blanc n'avait rien reproché à son officier de renseignement – il avait lu les mêmes rapports et tiré . les mêmes conclusions – mais il n'avait pas non plus oublié qu'O'Brien avait vu juste là où ils s'étaient tous les deux trompés. Et qu'elle avait eu le cran de s'opposer à la fois à son supérieur immédiat et au commandant d'une flotte entière. « Si vous voulez bien nous les rappeler, s'il vous plaît, fit-il, et O'Brien enfonça une touche de son terminal. — Nos estimations actuelles portent ses effectifs à vingt-six vaisseaux du mur, vingt-huit bombardiers, vingt croiseurs de combat, trente à quarante croiseurs légers et au moins quarante contre-torpilleurs. Nous ignorons combien de BAL il peut avoir, mais Enki et la base Duquesne étaient lourdement fortifiées avant la guerre, et nous devons partir du principe qu'il va se servir de capsules lance-missiles pour étoffer sa puissance de feu orbitale. Disons cent quatre-vingt-dix unités hypercapables et six ou sept fois leur puissance de feu du côté des défenses fixes et/ou des BAL. » Elle esquissa une grimace. « Je suis désolée du manque de précision de ce dernier chiffre, monsieur, mais nous ignorons purement et simplement l'état actuel de leurs fortifications. Nous savons qu'ils ont eux aussi rencontré des problèmes de maintenance, et il est possible qu'un certain nombre de leurs armes fixes soient hors d'usage, mais je ne compterais pas là-dessus. À mon avis, s'ils étaient prêts à lui apporter des renforts aussi importants en unités mobiles, ils auront aussi fourni tous les efforts possibles pour mettre ses défenses permanentes en service, et ils ont les techniciens nécessaires s'ils veulent bien les rapatrier d'autres systèmes moins importants. — Mmm. » Havre-Blanc retourna cette idée dans son esprit. Il avait tendance à lui donner raison, mais il regarda son chef d'état-major. « Alyson ? — Je suis d'accord avec Jennifer, répondit fermement le capitaine de vaisseau Lady Alyson Granston-Henley. Toutes nos sources confirment que McQueen a fait du ménage depuis qu'elle a pris la tête du ministère de la Guerre, et elle doit savoir que Theisman est l'un de ses meilleurs commandants de flotte. Quoi que Kline ait envisagé, McQueen ne le collera pas au bout d'une branche pour mieux la scier sous lui. Elle a forcément fourni un gros effort pour mettre ses forts en service. Sinon elle lui aurait sûrement envoyé davantage d'unités mobiles – et des unités plus lourdes – pour faire la différence. Ou alors elle aurait réduit un peu plus ses effectifs pour rendre la perte du système moins douloureuse. » Havre-Blanc acquiesça lentement et balaya la table du regard. Le visage de la plupart de ses officiers exprimait leur accord, mais le capitaine de frégate Yerensky, son astrogateur manticorien, paraissait légèrement dubitatif, et le capitaine de frégate Yanakov, son officier logistique graysonien, semblait partager les réserves de Yerensky. « Qu'en pensez-vous, Trévor ? » demanda-t-il à Haggerston, son officier opérationnel de la flotte d'Erewhon. Le capitaine de frégate trapu se gratta un moment le sourcil, puis haussa les épaules et eut un sourire en coin. « Je crois que Jennifer et le capitaine Granston ont raison, dit-il. Dieu sait que nous avons mis longtemps pour rassembler la Huitième Force, et McQueen ne peut pas être certaine que nous n'avons pas l'intention d'y ajouter d'autres unités en provenance de la Troisième Force avant de prendre Barnett d'assaut. Et bien que Theisman ait cinquante-quatre vaisseaux de ligne à opposer à nos quarante-neuf, vingt-huit des siens sont des bombardiers. Nous possédons un avantage de quinze pour cent en termes de tonnage du côté des bâtiments de ligne – sans compter les croiseurs de combat –, qui s'élève à quarante-sept pour cent si on ne tient compte que des seuls vaisseaux du mur. Nous pourrions doubler ces chiffres en y ajoutant quelques unités de la Troisième Force, McQueen et lui doivent le savoir. Dans ces conditions, une femme aussi prudente que McQueen aurait retiré ses vaisseaux de Barnett avant que nous ne les détruisions – ou du moins aurait-elle remplacé les cuirassés et supercuirassés par des bombardiers qu'elle pouvait mieux se permettre de perdre – si elle avait jugé que ses défenses fixes ne suffisaient pas à compenser leur handicap. — Sauf votre respect, amiral, cela suppose que McQueen soit en position d'agir selon son jugement », intervint le capitaine Yanakov. Le blond Graysonien avait trente et un ans, un âge assez jeune pour avoir reçu le traitement prolong de première génération peu après que Grayson eut rejoint l'Alliance. Cousin au troisième degré de l'amiral Yanakov, il possédait un physique très avantageux et des yeux bruns semés d'or mystérieux qui faisaient des ravages dans le cœur des femmes officiers de l'Alliance qui croisaient son chemin. « Je pense que nous devons partir de cette hypothèse, capitaine », répondit tranquillement O'Brien. Elle, au moins, paraissait insensible à son allure et à son charme indéniable, bien qu'à sa décharge l'officier graysonien semblât lui-même inconscient de son pouvoir de séduction. « Je me rends bien compte que c'est ce qu'indiquent toutes les analyses, fit calmement Yanakov, et elles peuvent très bien être exactes. D'ailleurs, je les crois justes. Mais nous devons l'ester ouverts et envisager qu'elles ne le soient pas. Lui accorder l'autorité de commander sans interférence civile représente une immense exception aux politiques havriennes en œuvre. Il me semble que nous devrions envisager qu'ils n'aient pas changé de cap aussi complètement que nous le pensons. En tout cas, nous devons nous méfier quand il s'agit de poser des hypothèses opérationnelles fondées sur la foi aveugle en leur revirement. — J'entends bien, Zacharie, acquiesça Havre-Blanc. Toutefois, je crois que les renseignements civils et militaires ont raison quant à l'étendue de l'autorité de McQueen. — Comme je le disais, monsieur, je suis moi-même enclin à le penser, répondit Yanakov avec une obstination polie. Mais en admettant qu'elle soit bel et bien en charge de leurs déploiements, pourquoi n'a-t-elle pas envoyé de renforts plus conséquents à Theisman ? Les renseignements de la Flotte ont perdu la trace d'au moins trois escadres de leurs supercuirassés, sans parler de tous ces autres bombardiers. Si j'étais McQueen et que je comptais sérieusement tenir Barnett, certains de ces vaisseaux manquants seraient réapparus ici depuis des mois. Or ça n'a pas été le cas. » Il haussa les épaules et tendit les mains, paumes vers le ciel. « Le capitaine Yanakov n'a pas tort, monsieur, reconnut le lieutenant O'Brien. Je me suis également posé cette question. Comme vous le savez, j'ai aussi demandé son avis au capitaine Leahy (Leahy était l'officier de renseignements en chef de la Troisième Force), ainsi qu'aux services manticoriens et graysoniens de renseignement. Hélas, la seule réponse qu'on a pu me donner c'est : on ne sait pas. » Elle haussa à son tour les épaules d'un air impuissant. « La seule chose que nous sachions pour l'instant, c'est qu'ils n'ont pas reparu ailleurs non plus, et la DGSN estime que les supercuirassés ont sans doute été rappelés en RECO. Dans la mesure où des technologies en provenance de la Ligue solarienne semblent continuer de filtrer malgré l'embargo, il serait logique qu'ils équipent leurs vaisseaux du mur par rotation afin de profiter de ce qu'ils ont obtenu. Et puis, très franchement, nous avons été tellement occupés à consolider nos positions ces dix-huit derniers mois que nous leur avons donné l'occasion de le faire. — Je sais, Jennifer. » Havre-Blanc se frotta le menton et jeta un coup d'œil à l'hologramme qui flottait au-dessus de la table. Il s'agissait d'une image scindée en deux parties : une carte du système de l'Étoile de Trévor et une reproduction de ce qu'affichait le visuel principal du pont de commandement, un visuel plus impressionnant encore par certains aspects que le schéma sur son terminal. La Huitième Force flottait devant lui – deux cents unités au total, menées par trente-sept supercuirassés manticoriens et graysoniens et douze cuirassés d'Erewhon, stationnées à quarante-cinq secondes-lumière du terminus du nœud de Manticore en attendant l'arrivée de ses derniers supercuirassés via le nœud. L'énorme puissance de feu massée que représentait cette flotte brillait à l'image comme de minuscules paillettes reflétant le soleil, blotties relativement près (à l'échelle de l'espace lointain) du terminus, mais la carte stellaire montrait avec quoi ils partageaient le système. Les cinquante-cinq supercuirassés de la Troisième Force se trouvaient en orbite autour de Saint-Martin, de garde permanente pour protéger le système et la lourde grappe de forteresses spatiales à demi terminées qu'on assemblait sous leur œil vigilant. Plus tard, la moitié de ces forteresses serait laissée en couverture de la planète tandis que l'autre irait protéger directement le terminus. Elles auraient pu être achevées depuis longtemps si les Havriens avaient effectué un travail de destruction de l'industrie orbitale locale un peu moins efficace avant d'abandonner le système. En l'occurrence, l'Alliance avait dû expédier l'équipement nécessaire à la construction des installations requises pour l'assemblage des composants préfabriqués des Hises. Cela prenait beaucoup plus de temps qu'il n'aurait fallu, mais les dernières projections prévoyaient que le premier groupe de forts soit terminé d'ici six à sept mois T – (.suite, tout le monde pousserait sans doute un profond soupir de soulagement. Mais pour l'instant les rangées épaisses d'unités du mur restaient sur leur orbite de surveillance, protégeant fièrement ce qu'on avait conquis au prix de nombreuses vies et nombreux bâtiments, et Havre-Blanc laissa son regard s'appesantir sur leurs icônes. Il détestait ce spectacle. Certes, leur vue et le souvenir des combats acharnés qui leur avaient gagné le système lui inspirent à chaque fois une profonde fierté. De même, il n'éprouvait que respect pour Théodosia Kuzak, qui l'avait remplacé aux commandes de la Troisième Force dans le système de l'Étoile de Trévor. Mais il détestait la façon dont le terminus pesait comme une ancre sur la Troisième Force. On avait conquis l'Étoile de Trévor dans la perspective de libérer (le la puissance de combat, pas de la scotcher sur place, mais, tant que les forts n'étaient pas prêts, l'Amirauté refusait de réduire d'une unité la Troisième Force. Non, tu es injuste, se rappela-t-il. En réalité, le commandement de Théodosia Kuzak avait déjà été amputé de plus de vingt unités du mur, mais celles-ci avaient toutes été renvoyées aux chantiers navals centraux de la FRM pour des opérations de maintenance désespérément urgentes. Aucune n'avait été libérée pour opérer ailleurs... et aucune des unités restantes de Théodosia ne serait détachée vers la Huitième Force non plus. Trévor était le trophée pour lequel la FRM s'était battue plus de trois ans, et on ne prendrait jamais le risque de rendre le système aux Havriens. Tout ira bien, se dit-il. Nous sommes sur le point de reprendre Pensive et, quoi que McQueen et Theisman envisagent, ils ont trop attendu. Theisman ne dispose pas de la puissance de feu mobile nécessaire pour nous arrêter – pas avec notre avantage en termes de systèmes GE et de missiles, même s'il est équipé de leur version des capsules lance-missiles. Une fois que nous aurons éliminé Barnett, tout ce qu'ils envisagent devra être repensé en réaction aux opérations de la Huitième Force. Nous avons mis beaucoup trop longtemps, mais on dirait que nous avons quand même fait plus vite qu'eux. Très bien ! Voilà, c'est comme ça qu'une opération doit se dérouler ! » Jacqueline Harmon adressa un grand sourire à son état-major et ses commandants d'escadre rassemblés – dont Stewart Ashford, nouvellement promu capitaine de frégate. L'holo qui flottait au-dessus de la table était fort différent de celui qui montrait les icônes « mortes » de la section d'Ashford six mois plus tôt. Au lieu de cela, il affichait les ruines spectaculaires (bien que virtuelles) de trois croiseurs de combat, douze contre-torpilleurs et des trente-trois cargos que ces vaisseaux de guerre escortaient. Un tableau sur le côté exposait les pertes des BAL : six unités détruites, huit endommagées au-delà des capacités de réparation embarquées du Minotaure et des dégâts plus légers sur treize autres. Le rapport de tonnage était en faveur des BAL, et ce de manière frappante : deux cent quatre-vingt mille tonnes de BAL perdus ou gravement endommagés contre la destruction complète de près de quatre millions de tonnes de vaisseaux de guerre et un impressionnant quart de milliard de tonnes de cargos. Le concept des BAL m'a l'air d'avoir fait ses preuves... dans les simulations du moins », fit remarquer le capitaine Truman. Le commandant du Minotaure avait été invitée au débriefing du groupe et elle aussi souriait aux jeunes commandants de BAL ravis, mais sa voix résonnait d'un avertissement. — En effet, madame, répondit le capitaine de frégate Mc( iyver. Ça nous fait un rapport de tonnage d'à peu près huit cents contre un, et Dieu seul sait quel a été le rapport de pertes humaines ! — Environ cent cinquante-deux contre un, glissa aussitôt Barbara Stackowitz. Nous avons eu dix-neuf blessés et quatre-vingt-treize morts alors qu'ils ont perdu seize mille neuf cent cinquante et une personnes – mais plus de onze mille se trouvaient à bord des escortes. — Dans une simulation », souligna avec aigreur le contre-amiral des Verts Georges Holderman. Contrairement à Truman, Holderman n'avait pas été convié à participer au débriefing : il s'y était invité. Ça ne se faisait pas chez les officiers généraux manticoriens, mais personne n'était assez 'radé pour lui dire non, et sa personnalité avait fortement contribué à plomber l'ambiance à bord du Minotaure depuis son arrivée. Il faisait partie des officiers qui combattaient le concept du porte-BAL depuis le début, et il continuait d'y résister avec obstination. Son propre palmarès au combat était suffisamment bon pour donner du poids à son opinion, et c'était devenu l'un des porte-parole des « amiraux du pont d'armement », comme on avait surnommé les opposants traditionalistes au projet. Il considérait cette idée comme un gaspillage inutile de ressources dont on avait désespérément besoin, et tout le monde le savait. Pourtant, malgré tous les efforts de l'amiral Adcock, il avait réussi grâce à son grade – et à des alliés dans le service – à se faire nommer à la tête de la commission spéciale créée pour évaluer l'efficacité du Minotaure. « Sauf votre respect, amiral, fit Truman d'une voix monocorde, tant que l'Amirauté n'accepte pas de lâcher une flottille de BAL sur une cible réelle, nous n'avons pas d'autre moyen d'éprouver ce concept que lors de simulations. Au cours desquelles, si je puis me permettre, ils sont sortis vainqueurs de tous les affrontements à ce jour. » Le visage massif de Holderman s'assombrit tandis que la blonde Truman le regardait droit dans les yeux. Elle n'appréciait pas la manière dont il s'était imposé pour ce débriefing, et elle ne l'appréciait guère non plus en tant qu'homme. Sans parler de la façon dont il s'était mis à bricoler les simulations, convaincant les arbitres d'incorporer des hypothèses « plus réalistes »... qui se trouvaient toutes rogner les avantages des BAL en termes de vitesse, d'agilité et de surface exposée. Le contre-amiral savait exactement ce qu'elle sous-entendait et il n'aimait guère le ton qu'elle employait. D'ailleurs, il n'avait jamais aimé les subalternes arrogants qui exprimaient leur désaccord avec des officiers généraux même en privé –encore moins publiquement –, et la colère brillait dans ses yeux. Mais l'Honorable Alice Truman n'était pas n'importe quel subalterne arrogant. C'était un capitaine de la Liste réputé, qui avait des alliés et des protecteurs personnels, et il savait qu'elle figurait sur la prochaine liste de promotion au grade de contre-amiral. Il était inhabituel de bombarder directement un officier contre-amiral sans passer par commodore, même en temps de guerre, et Holderman serra les dents en se demandant si elle savait ce qui l'attendait. Ce qui justifierait certainement le défi qu'il décelait dans sa voix et son regard. Mais, quoi qu'elle devînt à l'avenir, elle n'était pour l'instant que capitaine de vaisseau, et il se permit de se pencher vers elle, profitant de ses vingt centimètres de plus pour la toiser d'un air belliqueux. « Oui, il ne s'agissait que de simulations, capitaine, dit-il sur un ton plus monocorde encore que celui de Truman. Et les choses resteront ainsi tant que cette commission et l'Amirauté ne seront pas convaincues que le concept mérite d'être testé en action. Et, très franchement, les hypothèses irréalistes appliquées jusqu'alors aux paramètres opérationnels des exercices ont peu contribué à me convaincre de recommander son approbation. — Irréalistes, monsieur ? » Les yeux bleus de Truman étaient durs, et plusieurs de ses subalternes se regardèrent avec inquiétude en sentant l'orage se préparer. « Irréalistes en quoi, si je puis me permettre ? — En tout ! aboya Holderman. Les paramètres des exercices partaient du principe qu'aucun des commandants d'escorte n'avait jamais rencontré les nouveaux BAL auparavant. Ils étaient obligés de les affronter dans l'ignorance complète de leurs capacités réelles ! — Je vois, monsieur. » Truman inclina la tête et découvrit les dents sur ce qui aurait pu passer pour un sourire. « Puis-je demander si un seul des commandants impliqués avait bel et bien connaissance des capacités des Écorcheurs ? — Bien sûr que non ! Comment auraient-ils pu alors qu'ils figurent encore sur la liste officielle du secret-défense ? — En effet, monsieur, répliqua Truman. Mais, à moins que j'aie mal lu le briefing que m'ont envoyé les arbitres, c'était précisément l'objectif de l'exercice : voir comment une force qui ne les avait jamais rencontrés se débrouillerait contre eux. Ai-je peut-être commis une erreur d'interprétation ? » Le teint de Holderman vira à un rouge inquiétant. Les paroles de Truman étaient respectueuses, mais son ton glacial et coupant. Pire, elle avait parfaitement raison quant au but de la simulation. Peu importe l'objet de la simulation, grinça-t-il, le véritable test consistera à voir comment le tout fonctionne en espace réel, en temps réel, contre des ennemis qui savent ce qui les attend, capitaine. Quelqu'un de l'autre côté finira bien par découvrir ce dont ces BAL sont capables, après tout, et prendra des mesures pour exploiter leurs faiblesses, non ? Alors ne croyez-vous pas qu'il serait bon d'identifier ces faiblesses nous-mêmes avant de gaspiller des vies contre les Havriens ? La Flotte aimerait bien se servir de ces vaisseaux et de leur équipage plus d'une fois chacun, vous savez ! — Certainement, monsieur, fit Truman. Je me contente de souligner que l'objet de cet exercice précis consistait à déterminer quels résultats nous pouvons attendre de leurs premières interventions. — Leurs premières interventions ! cracha Holderman, lèvre retroussée. Même en admettant que vous ayez raison sur ce point, capitaine, aucune simulation ne prouvera grand-chose tant que ses hypothèses de départ ne ressembleront pas un tant soit peu à la réalité. N'importe qui dans un exercice peut piper les dés en faveur d'un côté ou de l'autre ! — En effet, monsieur, acquiesça Truman avec une affabilité empoisonnée. Bien sûr, on peut parfois faillir à dicter le résultat que l'on souhaite même en pipant complètement les dés, n'est-ce pas, monsieur ? Holderman vira au brun rougeâtre, et on inspira bruyamment autour de la table car tout le monde savait à quoi elle faisait référence – simplement, on n'arrivait pas à croire qu'elle avait eu le culot d'en parler. Le contre-amiral Holderman avait convaincu les arbitres de modifier les règles de base du dernier exercice en date en fournissant aux officiers affectés au commandement de la division simulée de supercuirassés opposée au Minotaure un briefing détaillé sur les Écorcheurs et leurs capacités. Ce briefing constituait un changement majeur par rapport au plan d'exercice approuvé à l'origine par ConstNav, ArmNav et l'amiral Adcock, ainsi que l'agence de formation, et tout le inonde savait qu'il visait à donner un avantage marqué aux supercuirassés. Malgré cela, pourtant, les deux bâtiments du mur avaient été détruits, bien qu'ils eussent réussi à emporter trente des BAL du Minotaure avec eux et à en endommager onze autres. Les pires pertes du porte-BAL jusque-là... et les combats avaient tout de même coûté aux défenseurs dix-sept taillions de tonnes de vaisseaux de ligne contre seulement six cent mille tonnes de BAL. Sans parler des douze mille Hommes d'équipage comparés aux trois cent trente-deux perdus par les BAL. — Vous pensez peut-être que ces... joujoux sont des vaisseaux de guerre, capitaine, mais ils ne vaudront rien face à un mur en alerte dont les capteurs et le contrôle de tir sont intacts ! fit-il sèchement. — Je suis persuadée que les pertes augmenteront contre un adversaire préparé, monsieur, répondit Truman. Personne n'a jamais prétendu le contraire. À ce que je sache, il n'a jamais été sous-entendu non plus que ces "joujoux" pouvaient se substituer en bataille rangée à des vaisseaux du mur bien commandés. Mais jusqu'à présent ils ont relevé tous les défis qu'on leur a lancés et s'en sont même sortis mieux que prévu dans presque tous les cas. Il me semble, monsieur, que le capitaine Harmon et ses équipages ont amplement démontré la viabilité du projet Anzio en phase initiale. — Il peut vous sembler ce que vous voulez, capitaine ! cracha Holderman, les yeux emplis d'une lueur menaçante. Fort heureusement, la décision appartient à la commission et non à vous-même, et nous continuerons de mettre ce concept à l'épreuve jusqu'à ce que mes collègues et moi ayons acquis la conviction que ces choses ont une réelle valeur. — Je vois. » Truman le regarda d'un air calme et froid, sans trahir aucune émotion, puis elle haussa les épaules. « Très bien, monsieur, je ne peux bien évidemment pas vous reprocher votre détermination à évaluer ce concept de manière exhaustive et impartiale. » Sa voix glaciale dégoulinait de vitriol au point qu'elle aurait aisément pu décaper les cloisons. « En attendant, toutefois, le capitaine Harmon et ses officiers ont beaucoup à faire pour préparer les exercices de demain. Puis-je suggérer que vous et moi les laissions à cette tâche ? Holderman la fusilla du regard, mais il n'avait pas grand-chose à répondre. Et puis c'était elle le commandant du Minotaure et, malgré la différence de grade entre eux, il n'était que visiteur à bord de son vaisseau. Si elle choisissait de le faire, elle était légalement en droit de lui ordonner de quitter le compartiment – voire le bâtiment. Ce serait suicidaire sur le plan professionnel, malgré les soutiens dont elle bénéficiait, mais son regard indiquait qu'elle s'en fichait un peu à cet instant. Quant à Holderman, faire l'objet d'un tel ordre n'aiderait pas non plus sa carrière. Au mieux, il deviendrait la risée de la Flotte. Au pire, l'incident pourrait en convaincre certains que Truman avait raison concernant les BAL et que c'était lui qui se trompait. Une idée ridicule, évidemment, mais qu'il ne pouvait pas se permettre d'ignorer. « Vous avez sans doute raison, capitaine », dit-il, et si la voix de Truman semblait pouvoir décaper les murs, celle du contre-amiral indiquait clairement qu'elle venait de s'en faire un ennemi mortel. « Si vous voulez bien faire appeler ma pinasse, je vais regagner la base orbitale afin de m'entretenir avec les arbitres de l'exercice de demain. — Bien sûr, monsieur, avec grand plaisir. » Une fois encore, les mots étaient innocents et le ton assassin. Il lui lança un regard noir, puis se détourna et quitta le compartiment à grands pas. Truman regarda le sas se refermer derrière lui puis se retourna vers ses subalternes sans voix pour leur adresser un sourire ironique. « Puis-je prendre un moment de votre temps, Jacqueline ? demanda-t-elle poliment tout en désignant le sas de la tête. — Certainement, madame », répondit Harmon. Elles sortirent dans la coursive extérieure à la salle de briefing. Holdertitan avait déjà disparu, et Truman sourit à nouveau – presque naturellement cette fois – au tombal du Minotaure. — J'imagine que j'aurais pu gérer la situation avec un peu plus de tact, commença-t-elle, mais ce salopard m'a énervée. — Moi aussi, fit Harmon. Toutefois... — Toutefois, rien de ce que nous faisons ne saurait changer sa détermination à annuler le projet tout entier, coupa ' Truman. Bien que j'aie fait de mon mieux pour le pousser à accentuer ses efforts. — Vous... » Harmon ouvrit de grands yeux étonnés puis secoua la tête. « Vous voulez bien m'expliquer ? — C'est assez simple, Jacqueline, gloussa Truman. Le commodore Paget et lui sont les officiers les plus gradés de la commission, et ils gardent les résultats des simulations pour eux depuis des mois. Vous et vos officiers avez régulièrement balayé vos adversaires, mais ils refusent obstinément de l'admettre. Vous l'avez sûrement remarqué ? — Eh bien, oui. Bien sûr que je l'ai remarqué. — Alors qu'est-ce qui vous fait croire qu'ils vont cesser de tenir les résultats secrets ? demanda Truman. Pire, à eux deux, ils vont continuer à bricoler les paramètres des simulations jusqu'à trouver un moyen pour les défenseurs de vous écraser massivement. Et ils ne sont pas stupides. En fait, ce sont tous les deux d'excellents tacticiens conventionnels, même s'ils se conduisent de manière ridicule aujourd'hui. Ils trouveront un moyen, et vous le savez comme moi, parce qu'ils ont raison quant à la fragilité des BAL. Tôt ou tard, ils imagineront des conditions qui vous imposeront d'accepter des pertes catastrophiques pour accomplir votre mission. Le scénario n'aura pas besoin d'être raisonnable, ni la situation susceptible de se reproduire en action. Il suffit qu'elle soit théoriquement plausible et inflige de lourdes pertes à votre déploiement pour un résultat minime. Parce que, quand ils y arriveront, c'est cet exercice-là qu'ils utiliseront pour fonder leur rapport à l'Amirauté. Harmon la regardait fixement, et Truman soupira. Le combal était un officier brillant à sa manière iconoclaste, mais elle était issue d'une famille de tradition civile. Par bien des aspects, elle lui rappelait Honor Harrington car, malgré la carrière d'Alfred Harrington en tant que médecin dans la Spatiale, Honor venait elle aussi d'une famille sans tradition militaire et n'avait bâti sa carrière que sur ses seules compétences. Alice Truman, d'un autre côté, était la fille d'un vice-amiral, la petite-fille d'un capitaine de vaisseau et d'un contre-amiral, l'arrière-petite-fille d'un commodore, deux contre-amiraux et un Premier Lord de la Spatiale. Elle comprenait les querelles complexes et les machinations des grandes dynasties de la Flotte royale comme jamais Jacqueline Harmon ne les comprendrait, et elle savait exactement comment Holderman et ses comparses pouvaient s'y prendre – et s'y prendraient – pour enterrer ou retarder l'opération Anzio. Elle savait même qu'ils le feraient parce qu'ils croyaient sincèrement que c'était leur devoir. Le seul problème, c'est qu'elle ne pouvait pas les laisser faire, car la Flotte avait désespérément besoin du potentiel que représentaient les Écorcheurs. « Faites-moi confiance sur ce point, Jacqueline, dit-elle doucement. Je ne dis pas qu'ils peuvent totalement anéantir ce concept, parce que je ne crois pas cela possible. L'idée est trop sensée, nous en avons trop besoin et elle a trop de sou- liens. Mais ils peuvent bel et bien retarder sa mise en œuvre d'un an ou deux, et nous ne pouvons pas nous le permettre. — Et en quoi les rendre furieux les arrêtera-t-il ? — En ce que, si j'ai vu juste, Holderman est tellement remonté à cette heure qu'il est impatient de rentrer à Hancock, de convoquer les arbitres et de tordre l'exercice de demain dans tous les sens, répondit joyeusement Truman. Quand il en aura terminé, le résultat de la simulation sera le pire désastre qu'aura essuyé votre flottille depuis qu'Amos Parnell est parti avec un mois d'avance pour la troisième Intaille de Yeltsin. — Et c'est une bonne chose ? » demanda Harmon, l'air horrifié. Truman se mit à rire. « C'est même excellent, Jacqueline, parce que j'ai déjà rédigé un message à l'intention de l'amiral Adcock d'ArmNav avec copie pour information à l'amiral Caparelli, au vice-amiral Givens de TacNav, au vice-amiral Danvers de ConstNav et au vice-amiral Tanith Hill à FormNav – exprimant mes inquiétudes concernant le réalisme des paramètres des simulations. » Harmon écarquilla les yeux, car il s'agissait de cinq des Lords de l'Amirauté. Pour ainsi dire tous, en réalité, à l'exception de l'amiral Cortez à PersNav et du vice-amiral Mannock, chef du service médical. Truman sourit en voyant sa mine. « Naturellement, je ne me permettrais jamais de soupçon-lier quiconque de parti pris, fit-elle pieusement, mais, pour je te sais quelle raison, j'ai l'impression d'avoir décelé une... tendance à ne pas examiner pleinement et objectivement les possibilités du concept de porte-BAL dans les derniers exercices. En fait, je crains que le problème ne soit de plus en plus marqué, et je l'ai donc porté à l'attention de toutes les autorités concernées, exactement comme je suis censée le faire. Hélas, le maître principal Mantooth a comme qui dirait omis d'adresser une copie du courrier à l'amiral Holderman comme aux membres du comité d'évaluation ici, à ,Hancock. Un oubli regrettable, bien sûr. Les copies destinées à la commission se sont sans doute perdues en transit quelque part. — Vous voulez dire... » Harmon la fixait avec respect, l'air impressionné. « Je veux dire que les grands pontes vont avoir d'excellentes raisons d'examiner très, très soigneusement les paramètres des simulations et comment on en est venu à les établir de la sorte. Et ce qu'ils vont trouver, c'est un long chapelet de réussites des BAL suivies – espérons-le – d'un unique échec cinglant. Ce qui les poussera à examiner encore plus soigneusement cet exercice précis, à parler aux arbitres... et à découvrir comment les paramètres ont été modifiés et par qui. Truman eut un sourire mauvais. « Je pense que l'amiral Holderman et le commodore Paget auront quelques explications à fournir par la suite. — Mon Dieu, Alice... » Harmon se tut pendant quelques secondes puis secoua la tête. « Je comprends ce que vous mijotez, mais s'il ne mordait pas à l'hameçon ? S'il prenait son mal en patience ? Et s'il décidait de se venger plus tard ? C'est quand même un contre-amiral, après tout. — D'abord, je pense qu'il est trop irrité – et trop convaincu d'avoir raison – pour résister à la tentation, répondit Truman. Ensuite, le germe est planté. Même s'il attend encore quelques jours – voire plus –, tôt ou tard il ira un peu trop fort et, à ce moment-là, le piège se refermera sur lui. Quant à se venger sur moi... » Elle haussa les épaules. « S'il réagit comme je le pense, il se sabotera tout seul. Sa carrière y survivra peut-être mais, s'il fait mine d'exercer des représailles, il passera pour un supérieur rancunier qui cherche à user de sa position pour punir un subalterne qui faisait simplement son boulot quand lui s'est ridiculisé. Oh, bien sûr, certains comprendront ce qui s'est réellement passé – et quelques-uns y verront probablement clair dès le début – mais ils ne m'inquiètent pas. (;eux qui comprendront sauront aussi pourquoi j'ai agi ainsi. Ils ne seront peut-être pas ravis du spectacle : un capitaine de vaisseau qui aide un contre-amiral à se saborder... Et je pourrais avoir quelques problèmes si l'un d'eux se retrouve en commission d'avancement à m'évaluer pour une position d'officier général, mais je franchirai cet obstacle-là le moment venu. Et puis je me dis que la plupart auront constaté la valeur des BAL bien avant que cela ne se produise. — Et si vous vous trompez ? demanda calmement Harmon. — Si je me trompe, ma carrière va se révéler très décevante selon les critères familiaux, répondit Truman avec une insouciance feinte. Ça ne me plaira pas, ni à mes parents. Mais ils sauront pourquoi j'ai agi, et ça me suffit. Et puis, au moins, de cette façon (elle sourit naturellement cette fois), je n'aurai rien sur la conscience... et je me ferai ce fumier de Holderman quoi qu'il arrive. Croyez-moi, Jacqueline, ça en vaudrait presque la peine rien que pour ça ! » CHAPITRE TRENTE-DEUX L'alarme résonna très calmement. Le lieutenant de vaisseau Gaines s'en souviendrait toute sa vie — à quel point elle était calme, civilisée. Comme si l'ordinateur central s'éclaircissait poliment la gorge pour capter son attention. Ce n'est que plus tard, dans les cauchemars qui le poursuivraient tant d'années, qu'il comprendrait combien ce timbre pacifique était parfaitement inapproprié. Il tendit la main et fit taire l'alarme puis vérifia l'affichage central. La froide primaire Ka du système de Seaford Neuf flottait au milieu de la cuve holo, et il fronça les sourcils tout en balayant du regard la sphère indiquant l'hyperlimite de l'étoile, à la recherche de l'icône qui devait s'y trouver. Il la découvrit et hocha la tête, puis commença d'entrer des lignes de commande sur son pupitre. Les ordinateurs examinèrent ses instructions et projetèrent obligeamment un holo plus petit, juste sous son nez. Il n'était pas encore très détaillé — un simple point lumineux un peu flou qui clignotait orange et rouge, signe d'un contact inconnu et peut-être hostile. Ses capteurs gravitiques avaient décelé l'empreinte hyper mais, à plus de deux ou trois minutes-lumière de distance, même les meilleurs capteurs ne pouvaient en dire long sur la masse et le nombre des vaisseaux à la source d'une empreinte donnée. Il avait besoin des signatures d'impulsion individuelles avant de pouvoir se livrer à cette estimation, et il attendit donc patiemment que les nouveaux venus enclenchent leurs impulseurs. Il s'agissait sans doute d'une arrivée amie imprévue, se dit-il, même si cela pouvait être aussi l'un des éclaireurs havriens qui passaient de plus en plus souvent. Gaines l'espérait presque. L'ennemi paraissait choisir ses meilleurs pilotes pour ces passages brefs occasionnels, et regarder l'amiral Hennessy manœuvrer pour tenter de les intercepter était toujours divertissant, parfois carrément passionnant. Et puis il n'avait pas encore vu l'amiral Santino en action, et il était curieux de voir comment il soutiendrait la comparaison avec son prédécesseur. En même temps, songea-t-il, le chiffre de durée attaché à l'empreinte indique presque à coup sûr des transits multiples, non ? Mmmm... Cela rendait d'autant plus probable l'arrivée d'unités amies non annoncées. Toutefois, il ne pouvait pas écarter l'éventualité que trois ou quatre éclaireurs aient été envoyés travailler de concert, et une interception multiple de ce genre serait encore plus intéressante que la moyenne, mais il allait lui falloir un certain temps pour déterminer à quel cas de figure il avait affaire. Il hocha la tête pour lui-même alors que des symboles commençaient à clignoter à côté du point lumineux sur son afficheur. Les capteurs détectaient désormais des impulseurs, mais la distance était encore trop grande, et il attendit que le système affine laborieusement les faibles émissions qui avaient attiré l'attention de l'ordinateur. Si cela prenait aussi longtemps, il y avait une raison. Mauvaise, à son humble avis, mais une raison tout de même. On avait bien projeté d'équiper Seaford Neuf d'une enveloppe de détection supraluminique aussi performante que celle des autres bases manticoriennes hors du système mère mais, pour une raison obscure, le projet n'avait pas abouti. Pour sa part, Gaines soupçonnait la paperasse nécessaire de s'être simplement perdue quelque part dans les entrailles du commandement logistique de ConstNav. Le commandement logistique était ce que l'humanité produirait jamais de plus ressemblant à un véritable trou noir, se disait-il toujours, parce que tous les ordres de travaux ou demandes de pièces qui passaient trop près étaient condamnés à se faire aspirer, déformer, et à disparaître à tout jamais de l'univers connu. Bien sûr, il pouvait se tromper dans ce cas précis. Malgré les installations orbitales titanesques que les Havriens avaient mises en place avant que Sir Yancey Parks ne leur prenne le système, Seaford n'avait jamais été une véritable priorité pour la Flotte royale manticorienne. ConstNav et ArmNav s'en étaient donné à cœur joie pendant un an ou deux, observant en détail les capacités techniques ennemies. Mais une fois qu'ils eurent fini de fouiner dans tous les recoins des bases de radoub, entrepôts de stockage de pièces détachées et fonderies d'astéroïdes, d'inspecter le contenu des dépôts d'armes et de prélever des échantillons du matériel informatique havrien récent, le Royaume stellaire n'avait pas trouvé de réelle utilité à la base. Oh, elle était plus grande que Hancock et, en théorie, la FRM aurait pu reprendre les anciens chantiers navals havriens et s'en servir pour ses propres programmes de construction. Et si le Royaume ne souhaitait pas le faire, même les portions limitées des structures de réparation où il avait choisi d'envoyer du personnel auraient pu soutenir une force de défense locale bien plus importante que Hancock. Hélas, l'équipement de Seaford Neuf ne valait rien comparé au matériel manticorien, et le système n'avait pas de population locale ni même de planète habitable. Mettre le chantier aux normes de l'Alliance et y envoyer une main-d’œuvre suffisante pour le faire tourner aurait coûté presque autant que de construire de nouveaux bassins de zéro, et le système était mal placé pour former un noyau défensif majeur. Hancock était en bien meilleure position pour jouer ce rôle, et si Parks avait voulu prendre Seaford, c'était avant tout afin d'éliminer la menace qu'il constituait pour l'hyper-route longue distance Manticore-Basilic et priver les Havriens d'un tremplin vers Hancock, Zanzibar, Alizon, Yorik ou tout autre des systèmes alliés de la région. Des plans avaient été élaborés à un moment afin de mettre à niveau, malgré le coût, au moins la partie de l'infrastructure du système vouée aux réparations, et on les ressortait périodiquement des cartons. Mais les effectifs de la Flotte étaient trop éparpillés pour que cela en vaille la peine. L'Amirauté l'avait reconnu des mois plus tôt, lorsqu'elle avait commencé à renvoyer des détachements à Hancock ou au système mère pour maintenance, sans prendre la peine de les remplacer. Si le Royaume avait décidé qu'il pouvait se passer d'un système, c'était bien de Seaford Neuf. En conséquence, il n'y avait pas grand-chose dans le coin : un détachement plutôt étoffé de techniciens chargés de maintenir l'immense base essentiellement vide plus ou moins opérationnelle, deux escadres de croiseurs lourds et une division renforcée de supercuirassés soutenue par une demi-escadre de croiseurs de combat et deux contre-torpilleurs. Et puis, bien sûr, le lieutenant de vaisseau Heinrich Gaines, officier commandant la station de détection de Sa Majesté à Seaford Neuf. Un titre bigrement impressionnant, songea-t-il en riant, mais les mêmes considérations qui valaient au système une très faible priorité pour les opérations de modernisation et d'agrandissement avaient également réduit sa priorité pour l'équipement en capteurs de première ligne. Il disposait d'un réseau supraluminique extrêmement limité, bâti essentiellement sur des plateformes de première et deuxième générations à peine plus performantes que celles que Lady Harrington avait employées lors de la deuxième bataille de Yeltsin. Elles possédaient un taux de transmission des données beaucoup plus lent que celui des systèmes de troisième génération dont il avait entendu parler et... Ses réflexions s'interrompirent brusquement comme l'image holo de son pupitre se dissolvait pour se reformer. Il la fixa et sentit ses sourcils tenter de remonter jusqu'à ses cheveux et sa bouche s'assécher. Les informations n'étaient pas complètes. Plus de la moitié des codes d'identification continuaient de clignoter, indiquant que les ordinateurs avaient été forcés d'affecter des identifications provisoires en attendant des données plus fines, et les sources d'émission se trouvaient encore sur l'hyperlimite de la primaire K2, ce qui les positionnait à plus de dix minutes-lumière des principaux dispositifs de détection de Gaines. Cela signifiait que tout ce qu'il apprenait -- en dehors des signatures d'impulsion, elles-mêmes supraluminiques – avait déjà plus de dix minutes le temps de lui parvenir. Mais même les données limitées dont il disposait suffisaient à lui nouer l'estomac. Il regarda encore un moment son écran puis tapa un code prioritaire sur le communicateur. L'attente lui parut interminable, bien qu'elle ne dépassât sans doute pas cinq ou dix secondes, puis une voix parla dans son oreillette. « Centre d'opérations de combat du groupe d'intervention, annonça-t-elle sur un ton professionnel qui parvenait malgré tout à exprimer un ennui ineffable. Ici le capitaine de frégate Jaruwalski. — CO, ici capteur un, fit Gaines, concis. Nous avons des entrants inconnus – je répète, inconnus – dans le système, trajectoire un-sept-sept zéro-neuf-huit par rapport à la primaire, distance à la base dix virgule soixante-dix-sept minutes-lumière. Ils n'ont pas transmis de rapport d'arrivée supraluminique. — Des entrants inconnus ? » L'ennui avait disparu de la voix de Jaruwalski, et Gaines imaginait très bien le capitaine de frégate en train de se redresser brusquement dans son fauteuil. « Identification de leur classe ? demanda-t-elle. — Je travaille avec des capteurs limités à la vitesse de la lumière, capitaine, lui rappela Gaines. Mes gravifiques discernent... (il vérifia pour s'en assurer) cinquante-quatre sources. Pour l'instant... » Il s'interrompit et s'éclaircit la gorge. « Pour l'instant, les ordinateurs y voient quinze à vingt unités du mur et au moins dix bombardiers. L'estimation se fonde uniquement sur la puissance de leurs signatures d'impulsion, mais l'affinement des données paraît fiable, madame. » Pendant un instant, le silence fut total à l'autre bout du communicateur, mais Gaines entendait presque les idées qui traversaient le cerveau de Jaruwalski. Vingt-cinq vaisseaux de ligne – au bas mot –, ce n'était pas la composition typique (l'une formation pour un raid. Et les trois supercuirassés et quatre croiseurs de combat du détachement de Seaford ne pourraient jamais résister à ce qui se dirigeait vers eux. — Compris, capteur un, fit Jaruwalski après quelques secondes. Transmettez-moi vos données directement et faites votre possible pour les affiner. — À vos ordres, madame. Gaines ressentit un immense soulagement à l'idée d'avoir transmis son information à quelqu'un d'autre, un supérieur maintenant chargé de la gérer. Tout ce que lui avait à faire désormais consistait à maintenir le flux de données... en espérant réussir à survivre à ce qui allait forcément se produire. « Eh bien, s'ils ne nous avaient pas encore sur leurs capteurs, il est clair qu'ils nous voient maintenant », remarqua la citoyenne vice-amiral Ellen Shalus à l'adresse de son commissaire du peuple tandis que des lueurs correspondant à des impulseurs manticoriens commençaient à apparaître sur l'afficheur du pont d'état-major. Elle les observa soigneusement puis se gratta le sourcil tout en plissant le front. Le commissaire Randal s'en aperçut et inclina la tête. « Quelque chose vous ennuie, citoyenne amiral ? demanda-t-il. Elle haussa les épaules. « Je ne vois pas suffisamment de signatures d'impulsion, monsieur, répondit-elle avant de regarder son officier opérationnel par-dessus son épaule. D'après le QG, quel type d'opposition devions-nous rencontrer ici, Oscar ? — Les analystes envisageaient au moins six ou huit unités du mur, plus une douzaine de croiseurs de combat, citoyenne amiral », répondit aussitôt le capitaine de frégate Levitt. Son ton révélait qu'il était conscient de ne répondre à cette question que pour les archives officielles et non parce que son amiral n'avait pas déjà assimilé l'information. Shalus reporta son attention vers Randal et désigna l'afficheur du menton. « Nous sommes encore trop loin pour obtenir des données précises, mais, en tout cas, ce n'est sûrement pas une escadre du mur, citoyen commissaire. Et je serais fort surprise qu'il y ait une douzaine de croiseurs de combat là-dehors. À mon avis, ça ressemble davantage à trois ou quatre unités du mur accompagnées d'un écran de croiseurs lourds. — Les autres unités pourraient-elles être en mode furtif? » L'inquiétude aiguisait la question de Randal, et Shalus eut un mince sourire. La même idée lui était déjà venue parce que c'était exactement le genre d'amabilités que ces salopards de Manticoriens adoraient faire. « Je l'ignore, monsieur, répondit-elle franchement. C'est tout à fait possible. D'un autre côté, le citoyen amiral Giscard et le citoyen lieutenant Thaddeus nous ont prévenus que bon nombre de nos données étaient périmées. Nous n'avons pas précisément fait crouler cette région sous les vaisseaux éclaireurs depuis le début de la guerre, après tout. C'est une des raisons pour lesquelles nous pensons que l'ennemi se sent probablement fort et en sécurité ici. Et j'imagine que la réponse pourrait être simplement qu'ils ont renvoyé les super-cuirassés manquants à la maison pour des opérations de maintenance. D'après nos services de renseignements, ils ont beaucoup de bâtiments de ligne au radoub. — Mmm. » Randal vint se planter à côté d'elle et croisa les bras, les yeux plongés dans l'image holo. « Pouvez-vous essayer de deviner ce qu'ils font ? demanda-t-il au bout d'un moment. — Pour l'instant, ils courent partout comme des poulets à qui on vient de couper la tête, j'imagine, répondit Shalus avec un sourire froid. Même s'ils dissimulent des unités en mode furtif, ils n'ont sûrement pas la puissance de feu nécessaire pour nous arrêter – pas si loin de la ligne de front. J'ai l'intuition que leur force se résume à ce que nous voyons : ils essayent simplement de se rassembler le temps de décider quoi faire. Quant à ce qu'ils peuvent faire... » Elle haussa les épaules. « Nous tractons des capsules lance-missiles et nous avons l'avantage du nombre, du tonnage et de la surprise, monsieur. Je ne vois pas ce qu'ils pourraient faire à part s'enfuir... ou mourir. Et très honnêtement, dit-elle, le sourire de plus en plus froid et l'œil brillant d'un prédateur, je me fiche de ce qu'ils choisiront. » « J'attends des propositions, messieurs dames ! » aboya le contre-amiral des Rouges Elvis Santino. Dans ce cas, tu aurais dû bouger ton gros cul et passer au moins quelques heures à envisager ce genre de situation à l'avance! songea froidement Andréa Jaruwalski. Santino avait succédé au vice-amiral Hennessy deux mois et demi plus tôt, lorsque le détachement avait été réduit à son effectif actuel, et il n'avait pas impressionné Jaruwalski. Il avait fait tout un plat de sa décision de conserver l'état-major de Hennesy en reprenant son vaisseau amiral, faisant passer leur maintien en poste pour un signe généreux de sa confiance en eux. Après tout, s'il n'avait pas eu confiance, il aurait amené sa propre équipe de commandement, non ? Hélas, Jaruwalski ne croyait pas un instant à cette version. Pour sa part, elle soupçonnait Santino d'avoir été envoyé là parce que, si prestigieux que pût paraître son commandement sur le papier, ce système était à peu près aussi utile au Royaume stellaire qu'une moustiquaire sur un sas étanche. Il s'agissait d'un poste suprêmement dépourvu d'intérêt, parfait pour se débarrasser de nullités qui auraient pu gêner sur des affectations importantes. Et Santino n'avait pas gardé l'état-major de Hennesy parce qu'il lui accordait sa confiance mais simplement parce qu'il n'en avait rien à faire. En tout cas, il ne s'était pas donné la peine de rien mettre en place qui ressemblât de près ou de loin à un planning d'exercices. D'ailleurs il n'avait pas non plus organisé de sessions régulières de planification ! Elle ne laissa son visage trahir aucun signe de son mépris malgré ses pensées, mais elle n'était pas la seule à ne pas déborder de confiance en lui, elle le savait. — Monsieur, dit-elle sur son ton le plus dénué de passion, en admettant que les chiffres de capteur un sur la force ennemie soient exacts – et je suis à peu près persuadée que c'est le cas –, nous n'avons pas beaucoup de choix qui s'offrent à nous. Ils ont au moins douze supercuirassés et huit cuirassés, nous avons trois bâtiments du mur. Ils alignent douze bombardiers et quatre croiseurs de combat, nous cinq croiseurs de combat. » Elle haussa imperceptiblement les épaules. « Nous n'avons pas la puissance de feu nécessaire pour les arrêter, monsieur. À mon avis, notre seule option est d'ordonner l'évacuation immédiate des techniciens de la base orbitale et de nous replier. — Hors de question ! aboya Santino. Je ne serai pas un deuxième France Yeargin, je ne laisserai pas ces foutus Havriens prendre ma zone de commandement sans combattre ! — Sauf votre respect, monsieur, fit Jaruwalski, nous ne pouvons pas faire jeu égal avec eux, et ils le savent. » Elle vérifia les données tactiques que le CO transmettait à son terminal dans la salle de briefing à mesure que des mises à jour émanaient de capteur un. « Ils sont à l'intérieur de l'hyperlimite depuis onze minutes et demie, ils se trouvent désormais à neuf minutes-lumière et avancent à plus de quatre mille cinq cents km/s. En admettant qu'ils visent une interception zéro-zéro avec les principales installations orbitales, ils devraient atteindre le point d'inversion dans cent dix-sept minutes et la hase dans deux cent cinquante-neuf minutes. À peine plus de quatre heures, amiral, et cela laisse très peu de temps aux vaisseaux d'évacuation pour partir. — Bon sang, vous êtes censément mon putain d'officier en charge des opérations, pas une Topette de civil ! Ou peut-être vous moquez-vous de faire preuve de lâcheté face à l'ennemi ? » Jaruwalski releva brusquement les yeux de son écran. La colère brûlait dans son regard quand elle le planta dans celui de Santino, et l'officier assis près d'elle s'écarta sous la pression de la férocité soudaine qui émanait d'elle. « Rien dans le Code de guerre ne m'impose d'écouter ce genre de propos, amiral Santino, répondit-elle sur un ton glacial. Mon devoir consiste à vous fournir mon opinion concernant la situation tactique, or mon opinion est que cent quarante-sept millions de tonnes de vaisseaux du mur se dirigent vers nous et que nous n'avons qu'un peu plus de vingt-cinq millions de tonnes à leur opposer. Ce qui représente un avantage en termes de tonnage pour l'ennemi d'environ six contre un, monsieur – sans tenir compte des douze bombardiers en soutien. — Vous écouterez tout ce que je vous dirai d'écouter, capitaine ! » beugla Santino en abattant un poing musclé sur la table. Jaruwalski fit mine de se lever et ouvrit la bouche pour lui asséner une réponse de nature à mettre un terme à sa carrière tandis qu'une fureur équivalente la traversait, mais elle se figea en plein mouvement, comprenant soudain ce qui sous-tendait la colère belliqueuse de Santino. La peur. Non pas la peur absolument normale que ressentirait n'importe qui sain d'esprit en voyant une telle force se précipiter sur lui, non. Plutôt la peur – la terreur, presque –face à ses responsabilités. Ça et la crainte de ce que fuir sans tirer un seul missile pourrait faire à sa carrière. Elle déglutit tandis que, dans le silence de la salle de briefing soumise à un déchaînement d'émotions, la tension grondait. Rien dans sa formation ne lui indiquait comment se comporter face à un commandant pris d'une panique telle que son cerveau avait cessé de fonctionner, pourtant c'était ce à quoi elle était confrontée. J'imagine qu'on ne pourrait pas reprocher à un commandant d'avoir peur de son devoir dans cette situation, se dit-elle presque calmement, mais c'est pire pour Santino après les propos qu'il a tenus sur Adler et le commodore Yeargin. Et la façon dont il s'est tourné les pouces et a végété ici. Ce type a toujours été une plaie et un fieffé moralisateur, mais toutes ces grandes déclarations sur ce que lui-même aurait fait s'il avait été à sa place... D'ailleurs Santino n'avait pas été le seul. La destruction complète de la force d'intervention de Yeargin avait profondément ébranlé la Flotte royale manticorienne, même si elle n'aimait pas le reconnaître, parce que les Havriens n'étaient pas supposés pouvoir infliger pareil camouflet. Pas à la FRM. I commission d'enquête officielle avait rendu son verdict six mois plus tôt, faisant suivre son analyse douloureusement objective des (nombreuses) erreurs de Yeargin d'une condamnation acerbe de l'état d'esprit qui l'avait poussée à les commettre. La commission n'avait pas retenu ses coups, et c'était tant mieux. La Flotte n'avait surtout pas besoin qu'on la blanchisse, ce qui aurait permis à d'autres commandants de base de répéter les mêmes erreurs. Toutefois le rapport avait également quelques inconvénients car, à sa suite, certains officiers avaient commencé à craindre d'être qualifiés de « manquant de préparation », « insuffisamment combatif » ou dépourvu de l'esprit d'initiative attendu d'un officier général » plus qu'ils n'avaient peur de mourir. Et Elvis Santino venait de prouver qu'il était l'un de ces officiers terrifiés. Pire, on le prenait en faute, à la fois manquant de préparation, insuffisamment combatif et dépourvu de l'esprit d'initiative attendu d'un officier général... et, qu'il choisît de le reconnaître ou non devant son état-major, il en était conscient. Ce qui ne faisait qu'accentuer sa terreur... et sa détermination désespérée à prouver le contraire. « Monsieur, fit Jaruwalski au bout d'un moment, la voix aussi calme et apaisante que possible, dans un effort pour le convaincre, ce que vous et moi pourrions souhaiter ne changera pas les données de notre situation tactique. Les faits bruts sont que, en termes d'armement, nos bâtiments de ligne sont dépassés par les leurs : cinq grasers contre un, cinq lasers et demi contre un et plus de six tubes lance-missiles contre un... en admettant, bien sûr, qu'ils n'ont pas, encore quelques unités en mode furtif quelque part. Dans ces conditions... — Je n'abandonnerai pas ce système sans tirer un missile, capitaine, répondit Santino d'une voix soudain monocorde et intense, plus effrayante que ses beuglements précédents. J'évacuerai le personnel non combattant, mais il est hors de question – absolument hors de question, capitaine – que je leur laisse Seaford Neuf sans combattre. Je connais mon devoir, même si d'autres officiers ignorent le leur ! — Monsieur, nous ne pouvons pas les affronter bordée pour bordée ! Si nous essayons... — Je ne compte pas le faire, répliqua Santino sur le même ton monocorde. Vous oubliez nos capsules lance-missiles et notre avantage en systèmes GE. — Monsieur, ils ont eux aussi des capsules ! » Jaruwalski s'efforçait de ne pas laisser le désespoir percer dans sa voix, mais en vain, elle le savait. « Et d'après la DGSN, ils se servent de technologies solariennes pour amélio... — Leurs capsules ne sont pas aussi performantes que les nôtres, s'entêta Santino. Et même si c'était le cas, leurs défenses actives et leurs CME sont minables. Nous pouvons nous approcher, tirer à distance maximale et rompre l'engagement. Tous nos supercuirassés sont équipés des nouveaux compensateurs : ils ne nous rattraperont jamais en nous pourchassant par l'arrière et, s'ils essayent malgré tout, cela les empêchera simplement de poursuivre les vaisseaux d'évacuation. Jaruwalski sentit un frisson d'horreur la parcourir en voyant les yeux du contre-amiral s'illuminer sur cette dernière phrase. Oh mon Dieu, songea-t-elle, au désespoir, il vient de trouver une justification tactique à sa folie! Il va tous nous faire tuer parce qu'il est trop bête – et pétrifié à l'idée de manquer d'esprit combatif – pour agir raisonnablement, et maintenant il a trouvé une « raison logique » qu'il pense pouvoir utiliser dans son rapport afin de justifier sa stupidité! « Monsieur, peu importe que nos capsules soient meilleures s'ils en ont plus que nous, dit-elle sur le ton le plus raisonnable possible. Et... — Vous êtes relevée de vos fonctions, capitaine, grinça tiantino. J'ai besoin de conseils et d'esprit offensif, pas de lâcheté. » Jaruwalski sursauta comme s'il l'avait giflée et elle blêmit –non pas de honte ou de peur, mais de rage. « Amiral, il est de mon devoir de vous faire part de mon commença-t-elle, mais la main de Santino s'abattit sur la table dans un bruit de canon. — J'ai dit que vous étiez relevée de vos fonctions ! s'écria-t-il. Maintenant sortez d'ici ! D'ailleurs, je veux que vous quittiez tout de suite mon vaisseau amiral, espèce de lâche ! » Elle le fixa, sans voix, et il esquissa un rictus mauvais. « Je transmettrai l'ordre d'évacuation à la base dans cinq minutes. Maintenant, tirez-vous d'ici ! — Monsieur, je... — Silence! » beugla-t-il, et, au milieu de sa colère et de son désespoir, elle comprit qu'elle n'était que la cible sur laquelle il défoulait la rage née de sa panique. Mais le savoir ne lui était pas d'un grand secours, car il n'aurait pas pu moins bien choisir. Elle était son officier opérationnel, son tacticien d'état-major, l'officier qu'il devait absolument écouter dans cette situation, et il s'y refusait. Elle le regarda fixement, s'efforçant de trouver un moyen – n'importe lequel – de l'atteindre, et il enfonça brutalement un bouton du communicateur. « Ici la passerelle, commandant Tasco, répondit une voix. — Commandant, je viens de relever le capitaine Jaruwalski de ses fonctions, déclara méchamment Santino, ses yeux brûlants rivés sur l'officier opérationnel. Je veux qu'elle quitte ce vaisseau maintenant. Vous lui fournirez une pinasse afin de l'amener immédiatement à l'un des vaisseaux d'évacuation. Je me fiche lequel. Veillez-y simplement. Et, commandant... » Il s'interrompit brièvement et s'autorisa une grimace méprisante avant de reprendre. « Si nécessaire, dit-il froidement, vous demanderez au colonel Wellerman de lui faire quitter l'Hadrien sous bonne garde. » Le com resta muet au moins dix secondes. Puis : « Monsieur, fit Tasco d'une voix un peu trop sereine, en êtes-vous certain ? Je... — On ne peut plus certain, commandant, coupa Santino, glacial, avant d'ôter son pouce du bouton de com. Sortez », lança-t-il à l'adresse de Jaruwalski. Il lui tourna le dos et fit face au reste de son état-major blême. L'officier opérationnel le fixa encore un moment puis balaya des yeux les autres officiers. Aucun n'osa croiser son regard. C'était devenu une paria, sa carrière avait pris fin à cet instant. Peu importerait par la suite qu'elle ait eu tort ou raison : on ne retiendrait que le fait qu'elle avait été relevée de ses fonctions pour lâcheté, et ses collègues – ses amis – refusaient de lever les yeux, comme s'ils craignaient que la même lèpre les gagne s'ils établissaient un contact ne serait-ce que visuel. Elle avait envie de hurler, d'exiger leur soutien, qu'ils présentent un front uni contre la folie de Santino. Mais c'était inutile. Rien de ce qu'elle pourrait dire ne les ferait bouger, même s'ils savaient forcément qu'elle avait raison, et elle sentit sa colère la quitter aussi soudainement que l'eau passe une digue brisée. Ils préféraient risquer leur propre vie et celle de milliers d'autres plutôt qu'encourir la rage de Santino... et mettre en péril leur carrière. Elle les regarda encore une seconde, sachant tout au fond qu'elle ne les reverrait jamais, puis elle se détourna et quitta la salle de briefing en silence. Au moins, le plan d'évacuation paraissait fonctionner, songea le lieutenant Gaines, reconnaissant, tout en flottant dans le boyau d'accès de la pinasse vers le hangar d'appontement du HMS Sortilège. Hélas, c'était apparemment la seule chose qui tournait bien. Il atteignit l'extrémité du boyau, attrapa la barre d'appui et s'élança dans la zone de gravité interne du croiseur lourd. « Gaines, Heinrich O., lieutenant de vaisseau », dit-il à l'enseigne harassée qui attendait près du boyau. Les doigts de la jeune femme coururent sur son bloc tactile portable, entrant le nom dans les ordinateurs du vaisseau pour le confronter à la liste du personnel que les ordinateurs de la troisième base orbitale avaient transmise vingt minutes plus tôt. Le bloc émit presque aussitôt un bip, et elle regarda pardessus son épaule le lieutenant qui agissait en tant qu'officier du hangar d'appontement. « Dernier homme à bord, monsieur ! annonça-t-elle. Tout le monde est confirmé. » Le lieutenant hocha la tête et se pencha sur son com. « Le dernier vaisseau d'évacuation est en route, monsieur », annonça le commandant Tasco à l'amiral Santino. Il savait que sa voix manquait de naturel, mais il n'y pouvait rien. Il avait essayé de raisonner avec Santino, pour se voir interrompu avec une violence aussi extrême que soudaine et inattendue. Maintenant il était pris au piège de son propre devoir, de ses responsabilités, et savoir que c'était stupide ne changeait absolument rien au problème. Bien », fit Santino, et son large visage se para d'un sourire féroce sur le petit écran de com qui reliait Tasco au pont d'état-major de l'Hadrien. Puis le sourire de l'amiral disparut. Vous avez renvoyé cette co... » Il serra les dents et prit une profonde inspiration. « Le capitaine Jaruwalski a quitté le vaisseau ? demanda-t-il au bout d'un moment. — Oui, monsieur », répondit machinalement Tasco. Il avait été le capitaine de pavillon du vice-amiral Hennesy pendant deux ans et avait collaboré avec Jaruwalski tout ce temps, mais il n'était que capitaine de vaisseau, Santino contre-amiral, et, le Code de guerre interdisant les e commentaires nuisant à l'autorité d'officiers supérieurs », il ne pouvait donc pas dire à cet imbécile ignorant ce qu'il pensait réellement de lui. Notre pinasse l'a déposée à bord du Sortilège il y a dix-huit minutes. — Excellent, Justin ! Dans ce cas, mettez-nous sur la trajectoire voulue et allons-y. — À vos ordres, monsieur », fit Tasco d'une voix monocorde avant de commencer à donner ses ordres. Malgré son grade modeste, Gaines parvint à obtenir un accès au centre d'opérations de combat du croiseur lourd en baratinant ses interlocuteurs sur la base de son statut d'officier de détection le plus gradé de Seaford. Ou du moins de mon récent statut de plus gradé, songea-t-il avec un humour noir tandis que l'officier tactique adjoint du bâtiment lui faisait signe d'entrer puis de s'écarter du chemin. Gaines s'adossa à une cloison d'où il pouvait voir la sphère holo de l'afficheur principal et prit un moment pour s'orienter par rapport à l'image. Puis il se raidit sous l'effet de la surprise. Mais bon sang... » Il secoua la tête et se pencha en avant, regardant, horrifié, le gros du détachement se mettre en mouvement, non pour escorter hors système les vaisseaux chargés de l'évacuation, mais pour avancer vers l'ennemi ! e Mais, bon sang, qu'est-ce qu'ils croient ? marmonna-t-il. — Ils croient qu'ils vont "détourner l'attention" de l'ennemi », répondit un soprano fatigué à côté de lui, et il tourna brusquement la tête. La femme aux cheveux sombres et au visage de faucon portait une combinaison frappée de l'insigne de capitaine de frégate et une plaque d'identité au nom de JARDWALSKI, ANDRÉA sur la poitrine. Ses yeux étaient les plus las, les plus découragés que Gaines avait jamais vus. Comment ça, "détourner leur attention" ? » demanda-t-il. Elle tourna la tête vers lui et le regarda d'un air songeur. Puis elle haussa les épaules. Vous connaissez l'expression "pour l'honneur du drapeau", lieutenant ? — Bien sûr, oui. — Savez-vous d'où elle vient ? — Eh bien, non... Non, je l'ignore. — Sur la vieille Terre, l'une des anciennes marines avait une tradition, fit Jaruwalski, distante, les yeux de nouveau sur l'afficheur. Je ne me souviens plus de quelle marine il s'agissait, mais c'était avant même qu'on invente le bateau à vapeur. Aucune importance. » Elle haussa les épaules. Bref, lorsque l'un de leurs commandants se retrouvait face à un ennemi qu'il craignait d'affronter ou qu'il ne pouvait combattre efficacement, il tirait une unique bordée – souvent du côté où il n'y avait personne de façon à éviter d'énerver l'adversaire au point qu'il réponde à son tir -- puis il amenait le drapeau aussi vite qu'il pouvait. — Pourquoi ? demanda Gaines, fasciné malgré le désastre qui se préparait sous ses yeux. — Parce qu'amener le drapeau était l'équivalent de couper ses bandes gravitiques aujourd'hui, expliqua Jaruwalski de la même voix détachée. C'était le signal de la reddition. Mais en tirant d'abord une bordée – "pour l'honneur du drapeau" – le commandant se couvrait contre l'accusation de lâcheté ou de reddition sans combat. — C'est l'idée la plus stupide que j'aie jamais entendue ! s'exclama Gaines. — Eh oui, c'était stupide, acquiesça-t-elle tristement. Et ça ne l'est pas moins aujourd'hui. » « Mais qu'est-ce qu'ils croient, bon sang ? demanda le commissaire Randal. — Je n'en suis pas sûre », répondit la citoyenne vice-amiral Shalus, les yeux rivés sur l'afficheur. Puis elle releva la tête avec un sourire à vous glacer le sang. « Mais je ne me plains pas non plus, citoyen commissaire. » Elle se tourna vers son officier opérationnel. « Délai avant portée de tir optimale, Oscar ? — Sept minutes, citoyenne amiral, répondit aussitôt Levitt. — Bien », souffla Shalus. « Nous sommes à portée, monsieur, annonça le capitaine Tasco à l'amiral Santino. Dois-je donner l'ordre de tirer ? — Pas encore, Justin. Laissez la distance se raccourcir un peu plus. Nous ne pourrons effectuer qu'un seul tir, alors faisons en sorte qu'il soit efficace. — Monsieur, d'après leur courbe d'accélération, ils doivent tracter des capsules lance-missiles, fit remarquer Tasco. — J'en suis bien conscient, commandant, rétorqua Santino, glacial. Et je donnerai l'ordre de tirer quand je serai prêt à le faire. Compris ? — À vos ordres, monsieur », répondit sombrement Tasco. « Ils doivent se dire qu'ils peuvent nous toucher avec une ou deux grosses salves puis s'en tirer grâce à leurs compensa- leurs plus performants », fit doucement le capitaine de frégate Levitt, et Shalus acquiesça. Elle avait du mal à croire que quiconque – et plus particulièrement un Manticorien – puisse se montrer aussi stupide, même en le constatant de ses yeux, pourtant c'était la seule explication à ces bouffonneries. Ils avaient approché sa force d'intervention en phase de décélération puis avaient exécuté à leur tour une inversion. La distance qui les séparait était presque tombée à six millions et demi de kilomètres, et elle ne réduisait plus l'écart qu'à raison de quatre cents kilomètres par seconde. Elle ne les rattraperait jamais s'ils choisissaient de passer sous accélération maximale, ce qui signifiait qu'ils lui permettaient délibérément de passer à leur portée. Sont-ils si sûrs de la supériorité de leurs systèmes ? se demanda-t-elle. Rien dans les briefings des services de renseignements n'indique qu'ils devraient l'être... mais, évidemment, nous ne savons pas tout de leurs recherches, n'est-ce pas ? Enfin, je n'arrive pas à croire qu'ils puissent disposer d'un avantage tactique suffisant pour justifier de nous laisser entrer à leur portée! Ils ne peuvent pas traîner plus de quarante-cinq ou cinquante capsules... et j'en ai trois cent vingt-huit! « Ils sont morts », entendit-elle murmurer derrière elle, et elle acquiesça. « Laissez la distance diminuer encore un peu, fit calmement Santino. Je veux le meilleur verrouillage possible au niveau du contrôle de tir. Et quand nous lancerons, je veux que tout notre feu se concentre sur les deux supercuirassés de tête. — À vos ordres, monsieur. » Santino eut un sourire mauvais. Même après avoir détaché une escadre entière de croiseurs lourds pour l'évacuation, il avait cinquante-quatre capsules. En y ajoutant les lanceurs internes de ses vaisseaux, il pouvait envoyer près de neuf cents missiles dans l'espace, et il retroussa la lèvre en imaginant l'effet que cela aurait sur des bâtiments équipés de systèmes de défense antimissiles havriens. je vais réduire ces deux saloperies de supercuirassés en pièces, se dit-il. Et, sincèrement, la valeur cumulée de tout ce qui se trouve dans ce système n'atteint pas celle de deux unités du mur. Certes, ça a peut-être une certaine valeur pour eux, mais ces cochonneries méritent à peine le temps que nous y consacrons. Tout le monde le comprendra. Et personne ne pourra dire que je n'ai pas fait payer le prix fort à ces salauds pour prendre le contrôle de ma zone de commandement, et... « Tirs ennemis ! s'écria quelqu'un. Tirs ennemis multiples ! Tirs... Mon Dieu ! » « Lancez ! » aboya la citoyenne vice-amiral Shalus, et trois cent vingt-huit capsules lance-missiles crachèrent leur feu. Les missiles de la Flotte populaire étaient moins performants que ceux de la FRM et leur portée un peu plus courte mais, pour compenser, chacune de leurs capsules était équipée de seize lanceurs contre dix pour Manticore. Elles vomirent toutes leurs projectiles, et les lanceurs internes de la force d'intervention 12.1 en ajoutèrent mille cinq cents autres. Au total, plus de six mille sept cents missiles se précipitèrent vers la force d'intervention manticorienne dépassée. Elvis Santino agrippa les bras de son fauteuil de commandement de ses deux mains blêmes, et ses yeux formèrent deux puits d'horreur en voyant le mur solide d'icônes de missiles se diriger vers lui. C'était impossible. Il savait que c'était impossible. Mais c'était en train de se produire, et il entendit des ordres fuser sur le lien de com avec le pont de commandement de l'Hadrien tandis que le commandant Tasco s'efforçait frénétiquement de sauver son vaisseau. Le capitaine de corvette Uller, qui agissait en tant qu'officier opérationnel de Santino suite à l'éviction de Jaruwalski, ordonna qu'on fasse donner les capsules sans attendre les consignes du contre-amiral, mais la réaction manticorienne paraissait faible face au raz-de-marée havrien, et Santino ferma les yeux comme s'il pouvait échapper à sa terrible responsabilité rien qu'en en refusant le spectacle. La DGSN l'avait prévenu et Jaruwalski aussi, mais il ne les avait pas crues. Certes, il avait entendu les rapports, hoché la tête face aux avertissements, mais il n'y avait pas cru. Il avait vu la tempête de missiles que Manticore déchaînait contre les havriens, mais il n'avait jamais vu l'équivalent en réponse et, tout au fond, il était persuadé qu'il ne le verrait jamais. Maintenant il savait qu'il s'était trompé. Néanmoins, il avait presque eu raison, après tout : il ne le verrait qu'une fois. Heinrich Gaines et Andréa Jaruwalski se serrèrent l'un contre l'autre comme pour se tenir chaud, écœurés, les yeux rivés sur l'afficheur. Le Sortilège était en sécurité hors de portée de l'ennemi, avec un avantage en termes de vélocité qui lui ferait passer l'hyperlimite bien avant qu'un bâtiment havrien songe seulement à s'occuper de lui. Mais aucun ne pensait à rien d'aussi insignifiant qu'un croiseur lourd en fuite. Leur attention se concentrait sur une proie plus intéressante, et Gaines gronda en lisant les codes associés aux icônes. Les analystes de la DGSN avaient tort, songea Jaruwalski, détachée. Ils disaient que les systèmes solariens avaient sans doute amélioré les défenses actives havriennes de quinze pour cent mais c'est plus proche de vingt. Et leurs assistants de pénétration doivent être meilleurs que nous ne le pensions. Évidemment, avec autant de projectiles en approche pour noyer les systèmes... Ses pensées se figèrent lorsque les missiles havriens atteignirent leur portée d'attaque. Les défenses actives désespérées de Santino avaient dégrossi leurs rangs, mais aucune force aussi limitée que la sienne ne pouvait détruire suffisamment de ces missiles pour faire la moindre différence. Près de quatre mille survécurent pour attaquer, et un holocauste de lasers à rayons X se déchaîna contre des bandes gravitiques impénétrables, des barrières latérales bien trop fragiles... et les extrémités béantes des bandes gravitiques de Santino. Ce fut vite terminé, se dit-elle, engourdie. Ce fut le seul point positif. Trois supercuirassés manticoriens menaient quatre croiseurs de combat et huit croiseurs lourds pour effectuer un passage et tirer une salve de missiles, et dix-neuf secondes après que la première tête laser havrienne eut frappé il n'y avait plus que deux croiseurs lourds endommagés, une coque infirme de croiseur de combat... et rien d'autre que des débris et la fureur éblouissante de vases de fusion défaillants. Elle entendit quelqu'un pester d'une voix dure et monocorde, elle devina les larmes, la rage et l'impuissance que masquait le juron, mais elle ne quitta pas des yeux l'afficheur tandis que les lanceurs internes de l'ennemi s'occupaient des vaisseaux endommagés. Le tir de réponse de Santino n'avait pas été complètement futile, constata-t-elle. Un supercuirassé havrien explosa aussi violemment que le vaisseau amiral manticorien, et un autre quitta la formation, bande gravitique coupée, vomissant capsules de survie et débris. Mais le reste de l'armada havrienne n'hésita pas un instant. Elle continua droit devant, et Jaruwalski détourna enfin les yeux quand les batteries de missiles qui avaient massacré des hommes et des femmes qu'elle connaissait et avec qui elle travaillait depuis plus de deux ans T arrivèrent à portée des installations orbitales. De bonnes vieilles ogives nucléaires explosèrent comme des bourgeons trop brillants pendant que la flotte ennemie réduisait en poussière les installations abandonnées sans défense. Andréa Jaruwalski se sentit vieille, battue et inutile; elle tourna enfin le dos à l'affreuse image et quitta le centre d'opérations de combat du Sortilège. CHAPITRE TRENTE-TROIS « Tu te rends compte, Max ? » fit Scooter Smith dans un murmure écœuré. Le MT Maxwell et lui étaient assis au fond de la salle de briefing et écoutaient le lieutenant Gearman expliquer le programme du jour à l'équipe de mécaniciens de vol des BAL. Le capitaine de corvette Stackowitz et le capitaine de vaisseau Harmon brieferaient les chefs d'escadre et de section un peu plus tard mais, comme toujours, les efforts de tous dépendaient finalement du travail des mécaniciens. Ce qui signifiait qu'ils devaient recevoir leurs consignes les premiers et, en cet instant, en regardant Maxwell, Smith avait envie de cracher. « Bah ! qu'est-ce qu'il y a ? » répondit son ami poilu tout en se cachant derrière les officiers subalternes et officiers mariniers supérieurs assis entre lui et le pupitre pour se gratter vigoureusement les côtes. Puis il haussa les épaules. « Les huiles ont décidé de flanquer une raclée au Minnie. Tu vas pas me dire que t'as jamais pris part à ce genre de procédure ? — C'est tout ce que tu trouves à en dire ? » Smith le regarda d'un air désapprobateur, et Maxwell haussa de nouveau les épaules. « Hé, ce que j'en dis – ou ce que toi t'en dis –, ça compte pas, Scooter. Ce qui compte, c'est que cette enflure de Holderman a décidé qu'on allait foirer cet exercice. Je sais pas pourquoi il tient tellement à nous faire passer pour des mauvais, mais on peut rien y faire, toi et moi, alors je te suggère de te défouler un peu moins bruyamment. Ou sur quelqu'un d'autre, en tout cas. — Tu sors jamais le nez de ta boîte à outils, hein ? renifla Smith. — Non, fit Maxwell avant d'ajouter avec un sourire en coin : Évidemment, c'est peut-être pour ça que j'ai un peu plus d'expérience que toi quand il s'agit d'éviter les sanctions officielles, mon petit Scooter. — Ah, ça n'est pas faux ! grommela Smith en riant. Tu as plus d'expérience dans ce domaine que n'importe qui dans le service, "Clef d'argent". — C'est un coup bas, fit tristement remarquer Maxwell, mais pas pire que ce que j'attendais de quelqu'un comme toi. » Smith sourit, réconforté par leur échange malgré l'écœurement que lui inspirait le briefing. Mais Maxwell avait manifestement raison quant à ce qui se passait ici. Le contre-amiral Holderman avait fait pression sur les arbitres, et le résultat était l'ordre pour les BAL d'effectuer leur approche sur Hancock sans utiliser leurs systèmes furtifs. Ils pouvaient arriver sous l'accélération de leur choix, sur n'importe quel vecteur, depuis un point de départ qu'on laissait complètement à leur jugement, mais ils ne pouvaient tirer aucun avantage de leur puissant équipement GE pendant l'approche. Pire, les arbitres avaient décidé de réduire l'efficacité de leurs défenses actives de quarante pour cent afin de «refléter les améliorations probables de l'affinement des données 'de scan et du contrôle de feu ennemis » – de belles conneries s'il en avait jamais entendu. Mais, au moins, ils pourraient tenter leur chance dans l'espace plutôt qu'en simulateurs, se rappela-t-il. À défaut d'autre chose, cela empêcherait Holderman et sa joyeuse équipe de tricher un peu plus sur les paramètres de l'exercice une fois celui-ci lancé – chose dont Scooter Smith les jugeait parfaitement capables. Contrairement à Maxwell, il avait une petite idée de ce qui avait poussé Holderman à bout, et il se demandait ce qui avait bien pu prendre le commandant d'agir aussi bêtement. Enfin, j'imagine que même les capitaines de vaisseau peuvent se planter, songea-t-il avec toute la philosophie dont il était capable, et au moins il n'y aura pas tant d'ennemis que ça à nous chercher. En dehors de la base, il n'y a que cinq supercuirassés et les croiseurs de combat. Ça fait une sacrée capacité de détection, mais le capitaine Harmon est rusée. Je suis sûr que le capitaine Stackowitz et elle trouveront un moyen de nous approcher beaucoup plus avant détection que ce vieux Holderman ne le croit possible ! « Délai avant translation ? » demanda la citoyenne contre-amiral Kellet à son astrogatrice en arrivant sur le pont d'état-major du Schaumberg en compagnie de la commissaire Ludmilla Penevski. « Environ six heures et quarante-trois minutes, citoyenne amiral ! répondit promptement la citoyenne capitaine de frégate Jackson. — Bien. » Kellet accusa réception de l'information d'un signe de tête et se tourna vers Penevski, qui soutint impassiblement son regard avant de sourire. « Notre équipage semble confiant, citoyenne amiral », fit-elle remarquer à voix basse tandis qu'elles se dirigeaient vers l'afficheur principal. Kellet haussa les épaules. « Il a toutes les raisons de l'être, citoyenne commissaire. Je ne dédaignerais pas un tonnage supérieur et quelques vaisseaux du mur, mais je suis persuadée que nous pouvons faire bonne figure face à n'importe quel détachement que nous risquons d'affronter. — Même si, contrairement à nous, ils ont des supercuirassés ? » fit Penevski plus bas, et cette fois ce fut Kellet qui découvrit des dents blanches régulières en un mince sourire. Un sourire affamé et particulièrement déplaisant malgré sa blancheur. Et ses yeux sombres se mirent à briller. « Le gouffre en termes d'efficacité qui séparait nos systèmes embarqués s'est réduit depuis le début de la guerre, citoyenne commissaire, dit-elle. Certes, l'ennemi conserve un avantage, mais d'après nos estimations, nos transferts de technologie l'ont diminué au moins de moitié. Ce qui les rendait si dangereux depuis quelques années, c'est qu'ils possédaient des capsules lance-missiles et nous non. Il serait difficile d'exagérer l'avantage écrasant que cela leur conférait dans les premiers échanges de projectiles. Le seul volume de la salve tirée par une capsule suffisait à ôter toute importance aux différences entre nos capacités de défense antimissiles. Mais maintenant que nous avons notre version des capsules, avec un avantage de soixante pour cent en nombre de projectiles par capsule, le terrain vient soudain de s'égaliser de manière spectaculaire, madame. — C'est ce que j'ai compris, répondit Penevski. Mais inutile que je fasse semblant d'être aussi bien informée que vous sur le plan technique, citoyenne amiral. J'imagine qu'il m'est un peu plus difficile qu'à vous d'accepter les prévisions alors que je ne comprends pas complètement la base sur laquelle on les a faites... surtout que vous semblez dire que nous avons atteint un stade où les capacités relatives de nos défenses comptent à nouveau. — Je comprends, madame », répondit Kellet. Penevski avait été nommée comme son nouveau commissaire du peuple seulement trois mois auparavant, et elles apprenaient encore à se connaître. Toutefois, elle avait déjà découvert que Penevski était prête à admettre son ignorance. Or Jane Kellet pardonnait volontiers bien d'autres défauts à ses supérieurs quand c'était le cas. Elle se tourna donc pour faire franchement face à Penevski. Au bout du compte, les batailles de missiles se règlent à coup de chiffres, citoyenne commissaire, dit-elle, parce que les probabilités ne font pas de favoritisme. Les systèmes de guerre électronique, les brouilleurs et les leurres peuvent détourner le feu d'une cible, réduisant ainsi le nombre de projectiles qui deviennent de véritables menaces, mais si un missile opère son verrouillage et qu'il garde un délai de manœuvre sous impulseurs, seules les défenses actives peuvent l'arrêter. Elle s'interrompit un instant, et Penevski acquiesça pour signifier qu'elle la suivait. « Tout vaisseau, escadre ou force d'intervention n'a qu'une capacité active antimissiles limitée, reprit Kellet, et celle-ci dépend de la sensibilité des scanners, du degré de sophistication du contrôle de feu et des CME de la cible, ainsi que du nombre et de l'efficacité des systèmes d'armement qu'elle peut braquer contre les projectiles en approche. » Depuis le début de la guerre, les Manticoriens possèdent un avantage considérable dans le domaine des scanners, du contrôle de feu et des CME. Les têtes chercheuses de leurs missiles et leurs assistants de pénétration eux aussi sont plus performants que les nôtres, mais il s'agit d'un autre problème, plus difficile à quantifier. Nos antimissiles et nos grappes laser sont à peu près comparables aux leurs, et il semble que nous nous débrouillions un peu mieux qu'eux lorsque nous utilisons notre batterie principale d'armes à énergie en mode antimissiles. Mais la supériorité électronique des Manticoriens, ajoutée à leur monopole des capsules jusqu'alors, leur donnait un avantage conséquent dans les affrontements impliquant des missiles. » Cependant, nos... associés solariens nous ont aidés à améliorer notre électronique et à réduire leur supériorité dans ce domaine : d'environ trente à trente-cinq pour cent, celle-ci est tombée à quinze ou seize pour cent au plus. Plus important encore, toutefois, nous pouvons désormais submerger leur contrôle de feu grâce à des salves massives, exactement comme ils le font pour nous depuis la bataille de Hancock. » Ce que cela implique apparaît bien quand on examine les estimations dans notre cas. Les Renseignements jugent qu'au plus une escadre de combat lourde et son écran nous attendent — disons douze supercuirassés, peut-être autant de croiseurs de combat, et vingt ou trente croiseurs et contretorpilleurs. Si l'on prend les affrontements précédents pour référence, ils auront opté pour un compromis entre le nombre maximal de capsules qu'ils peuvent remorquer et leur courbe d'accélération. Ils n'aiment pas réduire leur accélération maximale, donc leurs supercuirassés traîneront dix ou douze capsules chacun, mais les croiseurs de combat n'en auront sans doute pas plus de quatre, et peut-être deux de plus pour chaque croiseur lourd. Dans le pire des cas, donc, ils en auront cent quarante-quatre derrière les supercuirassés, quarante-huit derrière les croiseurs de combat et environ trente-deux pour les croiseurs lourds. » En tout deux cent vingt-quatre capsules, avec une charge de projectiles totale d'environ deux mille deux cents. De notre côté, nous disposons d'une bien plus grande capacité de traction, et les croiseurs lourds de la nouvelle classe Mars possèdent une puissance d'impulsion brute beaucoup plus élevée que leurs compensateurs ne peuvent en gérer. » Kellet choisit de ne pas compliquer son explication en précisant que c'était dû au fait que la Flotte populaire avait misé sur la capture d'exemplaires intacts du nouveau compensateur d'inertie manticorien et sur la capacité de leurs fournisseurs solariens à comprendre comment il fonctionnait. Ni l'un ni l'autre espoir n'ayant abouti, les Mars se retrouvaient ridiculement trop puissants. Mais cela avait aussi ses bons côtés. D'abord, ils pouvaient perdre un certain nombre de noyaux bêta avant que leur accélération maximale ne chute. Ensuite, ils pouvaient remorquer deux fois plus de capsules lance-missiles qu'un Chevalier stellaire de la FRM pour la même perte d'accélération. Et, à la connaissance de la Flotte populaire, les Manticoriens n'en avaient pas encore la moindre idée. Bien sûr, s'ils avaient bénéficié d'un compensateur aussi efficace que ceux de l'ennemi, ils auraient pu tirer trois fois plus de capsules, mais, qui sait? la République pouvait encore réussir à acquérir cette efficacité d'une façon ou d'une autre et ce jour-là... « Ce que cela signifie, madame, conclut-elle en écartant ces réflexions, c'est que nous arriverons avec douze capsules derrière chaque bombardier et six derrière chaque croiseur lourd. Cela réduira beaucoup notre accélération maximale – d'environ vingt pour cent pour les croiseurs – mais notre première salve impliquera quatre cent cinquante-six capsules et plus de sept mille missiles. C'est pour cette raison, fit-elle en souriant de nouveau avec la même blancheur féroce, que je vois venir avec joie la deuxième bataille de Hancock. » « Translation dans quarante-cinq minutes, citoyen amiral. » Le ton du capitaine de frégate Lowe était empreint d'un calme professionnel caractéristique – celui que semblaient toujours adopter les pilotes et les chirurgiens quand les choses allaient mal tourner. Lester Tourville s'en rendit compte, mais la règle du jeu lui imposait de faire comme si de rien n'était, et il se contenta donc de hocher la tête. « Merci, Karen », répondit-il avec une politesse un peu absente... bien plus absente qu'il n'avait l'impression de l'être. Certes, son attention était distraite par la carte stellaire et la série d'icônes de la force d'intervention 12.2 mais, sous la surface, ses pensées s'éparpillaient dans toutes les directions. Il se réjouissait que Lowe parvienne à paraître si calme, pourtant il se demandait au fond si son sang-froid apparent ne masquerait pas une erreur dans ses calculs jusqu'à ce qu'il soit trop tard. Et le fait que sa force d'intervention était de loin la plus réduite des quatre qui composaient la Douzième Flotte – en termes de tonnage, du moins, car s'il avait cinq vaisseaux de plus que Jane Kellet pour la FI-12.3, elle emmenait neuf bombardiers de plus que lui – et qu'elle ait le plus long trajet à accomplir avant de lancer sa première attaque n'était pas fait pour le rassurer. Malgré la conversation qu'il avait eue avec Évrard Honeker, il ne pouvait pas s'empêcher d'être un peu nerveux à l'idée de frapper le système mère d'un important allié de Manticore alors qu'il se trouvait si loin de tout territoire tenu par la République, et... Arrête, Lester, s'adjura-t-il tandis que ses yeux et le reste de son cerveau identifiaient les icônes et vérifiaient les vecteurs. Oui, ils vont avoir au moins un petit détachement sur place pour soutenir les Zanzibariens. Ils n'en auront pas pour autant la moindre idée de ton arrivée, et, s'il s'avère qu'ils disposent de vaisseaux du mur, le moins qu'on puisse dire c'est que tu possèdes l'accélération requise pour leur échapper! « Les capsules sont-elles prêtes, Shannon ? demanda-t-il sans quitter des yeux la carte. — Oui, citoyen amiral », répondit le capitaine de frégate Foraker de la voix prudente qu'elle avait acquise depuis la bataille d'Adler. Tourville regrettait la circonspection dont elle était empreinte, mais Shannon était redevenue elle-même –ou à peu près – quand il avait fallu planifier l'attaque, et ce qui se passait dans sa tête n'avait pas affecté son flair pour les tactiques tortueuses. Ni sa tendance à justifier l'approche qu'elle avait choisie avec une concision brutale qui ne laissait pas la place aux malentendus... bien qu'elle donnât parfois l'impression à ceux avec qui elle débattait qu'ils s'étaient fait écraser par un géodyne dont le conducteur avait perdu le contrôle. D'abord, elle avait argumenté en faveur d'une entrée à grande vitesse dans le système, malgré la crainte exprimée par certains officiers qu'une telle approche pourrait leur conférer une vélocité dangereusement élevée s'il se trouvait bel et bien des vaisseaux du mur ennemis dans le système. Ils redoutaient qu'une vélocité initiale forte leur donne trop d'élan, dont il faudrait se débarrasser si l'on devait effectuer un changement de vecteur précipité, mais Foraker avait fait preuve d'encore moins de patience qu'à l'accoutumée face à cet argument. Même s'il y avait des bâtiments du mur, avait-elle fait remarquer très froidement, il leur faudrait générer un vecteur d'interception, et moins la FI-12.2 mettrait de temps à atteindre son objectif, plus court serait le délai d'interception dont bénéficieraient les Manticoriens. En fait, la seule façon dont ils pouvaient à coup sûr intercepter une attaque contre la planète Zanzibar consisterait à se trouver en orbite autour d'elle et à y rester... auquel cas la FI-12.2 devrait les voir bien avant qu'ils n'entrent à portée d'engagement et bénéficierait d'une vélocité de base beaucoup plus élevée pour échapper aux défenseurs et s'occuper de son deuxième objectif : l'industrie d'extraction astéroïdale du système. Et puis une vitesse d'approche plus élevée n'imposerait pas seulement des courbes d'accélération plus difficiles en vue de l'interception, elle les forcerait à s'engager plus tôt et avec une plus grande dépense d'énergie, ce qui dégraderait l'efficacité de leurs systèmes furtifs et les rendrait bien plus faciles à détecter suffisamment tôt pour que cela serve à quelque chose. Dans la lignée de cette recommandation, elle avait aussi expliqué qu'il était plus important de conserver la pleine capacité d'accélération de leurs propres bâtiments que de mettre un maximum de capsules dans l'espace. L'agilité dans les manœuvres était, après tout, le gros avantage que les bombardiers possédaient sur les vaisseaux du mur, et elle refusait de le jeter aux orties. Alors, plutôt que de traîner les capsules derrière les unités, elle avait proposé de tirer la leçon des tactiques manticoriennes lors de la quatrième bataille de Yeltsin et de placer les capsules à l'intérieur des bandes gravifiques des bombardiers, où elles n'auraient aucune conséquence sur leur courbe d'accélération. Les croiseurs de combat ne pouvaient en tracter que deux entre leurs bandes, et les croiseurs lourds et contre-torpilleurs manquaient de faisceaux tracteurs et de profondeur de bande pour se charger d'aucune, mais cela ne la gênait pas. Certains officiers opérationnels de l'escadre avaient vu rouge à cette suggestion, mais elle avait simplement attendu la fin de leurs protestations avec une patience froide, presque mécanique. Et quand le brouhaha s'était calmé, elle avait souligné que les bombardiers avaient été conçus comme des bâtiments bons à tout faire, ce qui impliquait, entre autres, qu'ils possédaient plus de faisceaux tracteurs tonne pour tonne que n'importe quel autre type de vaisseau dans l'ordre de bataille républicain. Chacun d'eux pouvait tracter onze capsules —davantage que la plupart des supercuirassés, en fait — au plus près de sa coque. Dès lors, quand ils les déploieraient, ils pourraient encore lancer plus de quatre mille deux cents missiles dans l'espace en même temps, plus trois cent quatre-vingts de la part des croiseurs de combat. En attendant, la capacité de la force d'intervention tout entière à manœuvrer à pleine accélération ne la rendrait pas seulement plus agile : elle pourrait bien convaincre l'ennemi que son agresseur n'avait aucune capsule jusqu'à ce qu'il soit trop tard. La plupart des sceptiques avaient soudain pris l'air songeur à cette idée, et les autres s'étaient tus malgré tout sous le regard assassin de Tourville. Après tout, c'était l'équipe de commandement qui avait produit la bataille d'Adler. Et même sans cela, Lester Tourville était un citoyen vice-amiral qui bénéficiait manifestement du plein soutien de son commissaire du peuple. Tourville eut un sourire en coin à ce souvenir. Peut-être sa promotion présentait-elle quelques avantages, pour finir, se dit-il. Mais ses pensées revinrent à la question de l'astrogation, et il se renfonça dans son fauteuil avec un soupir serein dont il espérait qu'il dissimulerait à ses subalternes la tension qui lui nouait l'estomac. Karen Lowe était une excellente astrogatrice, mais un voyage si long en hyperespace offrait amplement l'occasion à des erreurs d'astrogation mineures de produire des résultats majeurs. Dépasser le point de translation qu'ils visaient en espace normal ne serait pas si terrible que ça... à moins, bien sûr, qu'ils le dépassent trop. Il était impossible à un bâtiment d'opérer sa translation de sortie d'hyperespace à l'intérieur de l'hyperlimite d'une étoile. Tant qu'il s'y essayait dans les vingt pour cent périphériques de cette hyperlimite, la seule conséquence était qu'il ne pouvait passer en espace normal. S'il essayait plus loin, en revanche, il lui arrivait des bricoles. Quelqu'un avait un jour décrit le résultat comme « lancer des œufs à la coque contre un mur de pierre à l'aide d'un canon à impulsion pour voir s'ils rebondiraient ». Lester Tourville doutait un peu du rebond et, même s'il avait tort, il n'avait pas l'intention de vérifier cette théorie de première main. Et c'est ce qui causait tous ces nœuds dans son estomac tandis que l'affichage numérique égrenait le compte à rebours avant translation, parce qu'après un voyage de plus d'un siècle-lumière et demi il suffirait d'une erreur de cinq millionièmes pour cent pour leur donner à tous un aperçu du mur de pierre du point de vue de l'œuf. Il avait confiance dans le capitaine Lowe... mais il n'arrivait pas tout à fait à museler son esprit lorsqu'il gémissait à propos d'erreurs infinitésimales et de virgules mal placées. Et puis, songea-t-il, que j'aie soutenu Shannon dans son insistance pour que nous entrions à vitesse élevée ne facilite pas la tâche de Karen, n'est-ce pas? C'était le cas, et il le savait. Mais il n'allait pas non plus changer d'avis, parce que sa magicienne de Foraker avait raison. Sa force d'intervention se trouvait sur la bande alpha la plus basse, avançant à o,6 c, en route pour une translation violente. Il savait ce que la plupart de ses équipages auraient à en dire, mais ils devraient avoir largement le temps de cesser de vomir avant que les Manticoriens n'arrivent à portée de tir. Et en quittant la bande alpha à environ cent quatre-vingt mille kilomètres par seconde, elle conserverait une vélocité en espace normal d'un peu plus de quatorze mille km/s. La primaire G4 du système avait une hyperlimite à peine supérieure à vingt minutes-lumière, et leur trajectoire avait été choisie de manière à les rendre à l'espace normal au plus proche de la planète autorisé par l'hyperlimite. Ce qui signifiait que, si Lowe les menait pile au bon point, ils devraient arriver en espace normal à onze minutes-lumière et demie de leur cible. Et avec une vélocité initiale de quatorze mille trois cent quatre-vingt-dix km/s et une accélération maximale de quatre cent cinquante gravités pour la flotte, ils pouvaient atteindre l'orbite de Zanzibar en cent seize minutes. Ils la croiseraient donc à plus de quarante-cinq mille km/s, et décélérer puis revenir pour boucler le travail prendrait du temps, mais les avantages d'un passage à grande vitesse compensaient largement cela. Même si Manticoriens et Zanzibariens étaient présents en force suffisante pour lui tenir tête, la vélocité de sa flotte serait telle que leur fenêtre d'engagement resterait très étroite. Et, quoi qu'il arrive, ses unités passeraient assez près de la planète pour détruire les installations orbitales à coups de missiles sans toucher trop de cargos neutres... ni la planète elle-même. En tout cas, il l'espérait. Il ne se le pardonnerait jamais s'il laissait une chose pareille se produire. Mais, plus important encore que la culpabilité personnelle qu'il pourrait ressentir, si traumatisante fût-elle, toute violation de l'interdiction des bombardements planétaires aveugles liée à l'Édit éridanien garantissait à coup sûr à la nation fautive de voir la flotte de la Ligue solarienne s'abattre sur elle comme un marteau. Il n'y aurait pas de débat interne à la Ligue, pas d'argumentation, de résolutions ni de déclarations, car rien de tout cela ne serait nécessaire. L'une des lois fondamentales de la Ligue lui imposait depuis cinq cent trois ans de faire respecter l'Édit éridanien, et les ordres de la Flotte solarienne étaient clairs : tout gouvernement, nation ou groupe de mercenaires qui bombardait sans discrimination une planète habitée ou dirigeait des tirs de toute nature contre une population planétaire qui n'avait pas auparavant été sommée de se rendre serait détruit. C'était sans doute ce qui se rapprochait le plus d'une décision de politique étrangère claire de la part des Solariens, du moins de son vivant, songea Tourville. Mais elle leur venait naturellement... et ils l'avaient appliquée cinq fois depuis 1410 post Diaspora. Les deux premiers siècles après que les voiles Warshawski eurent rendu possible la guerre interstellaire avaient vu plus que leur part d'atrocités, dont des attaques impitoyables contre des populations planétaires sans défense. C'était déjà terrible à l'époque, mais avec les armes disponibles aujourd'hui ce serait bien pire. Un seul supercuirassé — un seul croiseur de combat, même — pouvait exterminer tous les villages, petites et grandes villes d'une planète donnée une fois les défenses de sa cible détruites. Désormais, on pouvait le faire grâce à des frappes de missiles cinétiques, reproduisant à bien plus grande échelle la manœuvre dite < de Heinlein » que les colons rebelles de la vieille Terre avaient employée lors de la révolte lunaire de 39 ante Diaspora. Les rebelles avaient choisi de balancer des navettes cargos chargées de pierres dans le puits de gravité de la vieille Terre. Un missile capable d'accélérations de quatre-vingt ou quatre-vingt-dix mille gravités était incomparablement plus efficace que des armes improvisées aussi rudimentaires. Et une frappe cinétique causerait au reste de la planète des dégâts minimaux et la laisserait déserte à souhait pour les colons de l'assaillant. Sauf que la Ligue solarienne, ayant expérimenté l'horreur amère d'essayer de nettoyer après une telle atrocité sur l'un des mondes qui la composaient, avait non seulement publié l'Édit éridanien mais l'avait aussi incorporé à sa Constitution en tant que quatre-vingt-dix-septième amendement. Sept milliards d'êtres humains avaient péri dans le massacre d'Epsilon Eridani. Les Solariens ne les avaient pas oubliés, même à ce jour, et aucun être raisonnablement sain d'esprit n'avait envie de les leur rappeler et de voir la Flotte solarienne lui tomber dessus pour avoir violé l'Édit. Tourville repoussa cette idée d'une pichenette mentale impatiente. L'Édit éridanien n'avait rien à voir avec sa mission du jour, et il était temps qu'il cesse de s'inquiéter des Solariens pour se concentrer sur les Manticoriens. « Eh bien, vous disiez que vous vouliez le pousser à truquer l'exercice, fit remarquer Jacqueline Harmon à Alice Truman dans l'ascenseur qui les menait à la salle de briefing des BAL. — En effet, répondit calmement Truman. D'un autre côté, je suis un peu déçue s'il ne peut pas faire mieux. — Faire mieux ? » répéta Harmon. Elle secoua la tête. « Voyons : il a accru notre vulnérabilité à la détection d'environ quatre-vingt-cinq pour cent, réduit la capacité de nos systèmes GE à brouiller son contrôle de feu dans les mêmes proportions et diminué l'efficacité de nos défenses actives de quarante pour cent. Que vouliez-vous qu'il fasse de plus ? — Oh, je reconnais que ça devrait suffire, gloussa Truman. Il va balayer l'essentiel de notre formation mais, comme nos gars sont meilleurs qu'il ne veut bien l'admettre, à mon avis il va souffrir beaucoup plus qu'il ne s'y attend. Mais il s'agit d'une approche de force brutale... et il aura énormément de mal à le justifier quand l'amiral Adcock et l'amiral Caparelli commenceront à poser des questions précises. » L'ascenseur s'arrêta, les portes s'ouvrirent et elle continua de parler – à voix plus basse – tandis que Harmon et elle pénétraient dans la coursive. « Il ne pouvait pas choisir changement plus arbitraire que la réduction de vos capacités GE – et c'est une modification totalement injustifiable sur la base des projections de la DGSN concernant les capacités havriennes présentes ou à court terme. Il a eu la main tellement lourde que je me sens presque coupable... comme si je venais de jeter un poussin dans une mare pleine de pseudo-brochets sphinxiens. — Ah oui ? » Harmon pencha la tête de côté pour regarder le commandant du Minotaure, un sourire ironique aux lèvres. « Eh bien, pour l'instant, j'ai plutôt l'impression que le poussin c'est moi, sachant ce qui nous attend. Alors j'espère que vous ne m'en voudrez pas si je ne ressens pas une folle compassion pour ce bon amiral ? — J'imagine qu'il faudra que je fasse avec », répondit Truman dans un grand soupir théâtral comme elles atteignaient le sas de la salle de briefing, qui s'ouvrit devant elles. « Garde-à-vous ! » aboya le capitaine de frégate McGyver à l'apparition des deux capitaines de vaisseau. Barbara Stackowitz et lui s'étaient occupés du briefing préliminaire, et Harmon sourit à nouveau, plus ironique encore, en constatant la réaction de ses officiers à ce qu'ils avaient déjà entendu. « Repos », fit Truman, et ils se rassirent en regardant leurs supérieures d'un air las. Truman prit place sans rien ajouter –elle était l'officier le plus ancien en grade présent, mais c'était le domaine de Harmon – et le combal croisa les bras en se tournant face à ses équipes. « Très bien, dit-elle. Les capitaines Stackowitz et McGyver vous ont déjà annoncé la mauvaise nouvelle. Oui, nous allons au combat avec une dégradation artificielle de nos systèmes électroniques et, oui, nous allons nous faire botter les fesses. Mais, en chemin, nous allons faire un petit... » Une sonnerie aiguë l'interrompit brusquement et elle tourna aussitôt la tête. Stackowitz tendait déjà la main vers le bouton de réception, et elle coupa le signal de communication prioritaire, qui s'éteignit dans un dernier biiiip. L'écran s'alluma, et le capitaine de frégate haussa les sourcils, surprise, en reconnaissant le second du Minotaure. « Salle de briefing numéro quatre, dit-elle. Ici le capitaine de frégate Stackowitz. Que puis-je pour vous, monsieur ? — J'ai besoin du commandant, capitaine », répondit le capitaine Haughton d'un ton sec, son accent gryphonien beaucoup plus prononcé qu'à l'habitude. Truman fronça les sourcils en l'entendant puis vint se poster à côté du fauteuil de Stackowitz. Elle se pencha dans le champ de détection du communicateur. « Oui, John ? Qu'y a-t-il ? — Commandant, nous avons besoin de vous sur le pont, fit Haughton sans détour. Le réseau de com supraluminique vient de signaler un intrus, madame – un très gros intrus qui n'a pas envoyé de notification d'arrivée. Il se dirige droit vers l'intérieur du système à dix mille km/s, sous accélération de quatre km/s2. » Il marqua une pause et s'éclaircit la gorge. « Je ne sais pas qui c'est, madame, mais une chose est sûre : ils ne sont pas des nôtres. » CHAPITRE TRENTE-QUATRE « Le commandant est sur le p... » commença le maître de manœuvre, mais Alice Truman l'interrompit d'un signe en quittant précipitamment l'ascenseur au niveau du pont de commandement du HMS Minotaure. « Section tactique, dites-moi tout ! fit-elle en se dirigeant droit vers le fauteuil de commandement. — Ils ont quitté l'hyperespace il y a cinq minutes, madame, répondit aussitôt le capitaine de frégate Jessup. Ils ont opéré leur translation juste au-dessus de l'écliptique, pile avant l'hyperlimite, et ils ont continué tout droit. Distance actuelle à la primaire : six cent cinquante-six virgule six secondes-lumière. Position par rapport à Hancock : zéro-zéro-trois zéro-neuf-deux, distance avant interception orbitale trois cent cinquante et une virgule quatre-vingt-cinq secondes-lumière, en approche à onze mille deux cent un km/s sous accélération de quatre km/s2. — Mmm. » Truman avait fini de traverser le pont pendant ce temps. Elle bondit dans le fauteuil de commandement que McGyver avait quitté à son approche, baissa les yeux vers la carte, et son front se plissa à la vue des projections vectorielles. Puis elle enfonça une touche pour obtenir une estimation de la classe des ennemis, et son front se plissa un peu plus. Plus de trente bombardiers, dix ou douze croiseurs lourds et une demi-douzaine de contre-torpilleurs, se dit-elle en tambourinant nerveusement sur le bras de son fauteuil. Pris séparément, rien dans cette force ne pouvait tenir tête aux supercuirassés du contre-amiral Truitt. Collectivement, elle pouvait réduire à néant tout ce dont disposait Truitt en vingt minutes d'action rapprochée. Les Havriens souffriraient, mais ils pouvaient le faire. Et vu la faible accélération qu'ils produisaient, elle se demandait s'il leur faudrait réellement vingt minutes... et s'ils souffriraient tant que ça. Ils devaient tracter un sacré chargement de capsules pour expliquer cette accélération, et Adler avait démontré qu'il ne fallait pas prendre à la légère leurs capsules lance-missiles. Hancock allait donc tomber, et c'était pire que catastrophique car il n'y avait pas suffisamment de transporteurs dans tout le système pour évacuer le personnel affecté à la base spatiale en constante expansion. Et... Elle cessa soudain de tambouriner et plissa les yeux, frappée par une idée. C'était ridicule, évidemment. Ou peut-être pas. Elle la tourna et la retourna dans son esprit, l'examinant fiévreusement sous toutes les coutures pendant que les Havriens consolidaient leur vecteur en direction de la base. Était-il réellement possible que... Elle se mit à taper des séries de chiffres sur son répétiteur. — Se peut-il qu'ils aient déjà vu le Minnie? demanda-t-elle à l'officier tactique en utilisant inconsciemment le surnom qu'elle avait fait de son mieux pour étouffer dans l'œuf. — Impossible, madame », répondit Jessup, confiant, et elle acquiesça à sa confirmation. Elle ne s'attendait pas à autre chose. Le Minotaure se dirigeait en mode furtif vers le point d'où Harmon et elle avaient décidé de lancer leur « assaut » contre les défenseurs de la base – pas très loin, à l'échelle de l'espace profond, de l'endroit où les Havriens étaient apparus –, or ce qui pouvait se dissimuler aux yeux du réseau de capteurs de Hancock ne risquait pas d'être détecté par des capteurs havriens, même si ces fichus Solariens avaient doublé leur efficacité. Du coup... Elle s'arrêta, examina les résultats sur le répétiteur et jura en silence. Elle ne pouvait pas tout à fait accomplir ce qu'elle avait espéré, mais l'autre possibilité semblait prometteuse. — Corrigez-moi si je me trompe, dit-elle en se tournant vers la section tactique. J'ai calculé qu'ils étaient sur une trajectoire pour interception à distance et vitesse nulles avec la base orbitale. Vous êtes d'accord ? — Tout à fait, madame, répondit Jessup. En admettant que les accélérations demeurent constantes à quatre km/s2, ils atteindront le point d'inversion dans environ quarante-cinq minutes, à un peu moins de soixante virgule six millions de kilomètres de la base. Délai avant interception zéro/zéro à partir de maintenant : cent trente-six virgule soixante-neuf minutes. » Truman acquiesça de nouveau : cela confirmait ses calculs. Bien sûr, si les Havriens le décidaient, ils pouvaient maintenir une accélération constante, auquel cas ils croiseraient l'enveloppe orbitale de la base dans seulement quatre-vingt-trois minutes. Ils seraient décalés par rapport à la base s'ils s'en tenaient à leur trajectoire actuelle, mais ils auraient largement le temps de la modifier pour un tir de missiles. Mais, quelle que soit l'option choisie, ils demeureraient sans doute sur cette trajectoire sans modifier leur accélération au moins jusqu'à l'inversion en vue de l'approche zéro/zéro, ce qui lui donnait quarante-cinq minutes pour travailler. Elle se tourna de nouveau vers son répétiteur puis regarda le timonier. — Amenez-nous en zéro-un-zéro zéro-sept-huit à trois cents gravités, dit-elle. — À vos ordres, madame. Zéro-un-zéro zéro-sept-huit à trois cents gravités », répondit le timonier. Truman enfonça une touche de com. « Contrôle des BAL, ici le combal, annonça aussitôt la voix de Jacqueline Harmon. — Nous allons pouvoir tester vos bébés sous feu réel pour finir, Jacqueline, dit Truman avec un sourire pincé. Ils se préparent ? — Oui, madame ! Nous sommes en train de les charger en projectiles de combat. Ils seront prêts pour le lancement dans quatre minutes. — Mmm. » Truman tapa une nouvelle série d'hypothèses sur son répétiteur et fronça les sourcils. Cela étirerait encore plus l'enveloppe de portée et exigerait des BAL une accélération plus forte qu'elle ne l'aurait souhaitée, systèmes GE ou non, mais c'était possible. Sans doute. « Très bien, dit-elle. Voici ce que nous allons faire... » « Voici les Manticoriens, citoyenne amiral », annonça la citoyenne capitaine de frégate Morris. Jane Kellet releva aussitôt la tête. Elle savait que les défenseurs auraient sur elle le précieux avantage de données presque en temps réel grâce à leur réseau de capteurs supraluminiques, mais ses propres capteurs gravitiques étaient parfaitement capables de détecter des signatures d'impulsion à cette distance. Elle les voyait maintenant sur son répétiteur, venant vers elle, et elle haussa les sourcils en lisant les codes attachés aux icônes. « Vous êtes certaine de ces identifications, Olivia ? demanda-t-elle à l'officier tactique. — L'indice de confiance du centre d'opérations de combat est élevé, citoyenne amiral, répondit le capitaine Morris. Rien n'indique qu'ils essayent de nous bluffer ni qu'ils avancent en mode furtif. Évidemment, avec des bandes gravitiques aussi puissantes, même les systèmes furtifs manticoriens seraient poussés au maximum. Nous estimons qu'il s'agit de cinq supercuirassés et onze croiseurs de combat, avec un écran de huit croiseurs légers ou contre-torpilleurs. — Et ils accélèrent à quatre cent trente-cinq gravités ? — Oui, madame. Le CO parle précisément de... quatre virgule vingt-six km/s2. C'est pourquoi leur signature est si claire. — Je vois. » Kellet se renfonça dans son fauteuil de commandement en se caressant le menton, et la citoyenne commissaire Penevski la regarda d'un air interrogateur. « Leur tactique me surprend un peu, citoyenne commissaire, reconnut Kellet. Vu leur accélération, ils doivent avoir réduit à la portion congrue le nombre de capsules qu'ils traînent. Tout ce qu'ils ont doit se trouver à l'intérieur de leurs bandes gravitiques, ce qui signifie que nous ne pouvons pas être confrontés à plus d'une centaine de capsules. — Pourquoi feraient-ils ça ? demanda Penevski. — C'est ce que je ne comprends pas bien, répondit Kellet. À moins que... » Elle tapa quelques chiffres sur son répétiteur, et son front se plissa face aux vecteurs que l'afficheur générait obligeamment. « Eh bien, j'imagine que ça pourrait être la solution, dit-elle enfin. — Quoi donc ? » Le ton de Penevski indiquait qu'elle maîtrisait sa frustration pour rester polie... et qu'elle voulait que le contre-amiral le sache. Kellet eut un rictus ironique à cette idée et leva les yeux vers la commissaire du peuple. « Leur trajectoire et leur accélération actuelles intercepteront notre vecteur projeté bien avant le point auquel nous effectuerions l'inversion en vue d'une interception zéro/zéro avec leur base, fit-elle. Ils se disent sans doute que nous devons maintenir notre profil jusque-là quelles que soient nos intentions – et ils ont raison. Ils doivent espérer nous dépasser avec le plus grand différentiel de vélocité qu'ils puissent générer et nous causer un maximum de dégâts dans un engagement en un seul passage, mais je n'aurais pas cru qu'ils tenteraient ce genre de manœuvre. — Pourquoi pas ? — Parce que cela cumule les inconvénients, madame. Leur accélération indique qu'ils emmènent peu de capsules, donc ils ont sacrifié une grande puissance de feu pour l'obtenir. En même temps, notre courbe d'accélération leur a forcément révélé que nous arrivions lourdement chargés de capsules –en tout cas sur les bombardiers. Ils pensent sans doute que les croiseurs lourds en tractent peu puisqu'ils ignorent la réserve de puissance d'impulsion dont disposent les bâtiments de classe Mars. Nos vitesses d'approche ne compteront guère dans un échange de missiles comme celui auquel ils nous invitent, et nous allons au minimum leur causer de lourds dégâts. Ensuite ils seront derrière nous, sur un vecteur qui les dirige vers l'extérieur du système, et incapables de diminuer suffisamment leur vélocité pour rester avec nous pendant que nous continuerons joyeusement vers l'intérieur pour réduire en miettes leur base. — Se peut-il qu'ils aient l'intention d'inverser leur accélération avant que nous ne les interceptions ? demanda Penevski. — Cela se pourrait certainement, et c'est ce que je m'attendais à les voir faire, dans l'hypothèse où ils comptaient nous affronter, répondit Kellet. Mais à leur place je voudrais le faire après que nous aurons effectué notre inversion... surtout que cela leur aurait permis d'adopter une accélération plus faible. Du coup, ils auraient pu se charger d'un maximum de capsules – et recourir à leurs systèmes GE pour dissimuler leur signature plus longtemps afin de nous laisser dans le doute au lieu de réduire leur équipement et d'avancer ouvertement comme ils le font. — Peut-être veulent-ils simplement combattre aussi loin que possible de leur base ? — Peut-être, mais, encore une fois, je ne vois pas pourquoi. Leur accélération leur permet d'avancer plus loin à notre rencontre et d'accorder nos vecteurs plus tôt – et plus loin de leur base – si c'est effectivement ce qu'ils veulent, madame. Ce qu'elle ne fera pas, en revanche, c'est leur conférer un quelconque avantage. Même avec une charge maximale de capsules, ils auraient pu accorder leur vecteur au nôtre bien avant que nous n'entrions à portée de missiles de la base. Nous affronter plus loin hors de cette portée n'offre aucun avantage qui compense le sacrifice consenti en termes de puissance de feu. — La surprise et la panique les ont peut-être poussés à commettre une erreur, suggéra Penevski. — J'imagine que c'est possible... » Qu'est-ce que vous en dites, Ira ? s'enquit calmement le capitaine de vaisseau Hall. — Ça me dépasse, citoyenne commandant », répondit le capitaine de frégate Hamer depuis son écran de com. L'officier en second se trouvait au contrôle auxiliaire, aussi loin que possible du pont, prêt à prendre le relais au cas où il arriverait malheur au pont de commandement du Schaumberg, mais il avait à sa disposition les mêmes écrans que Hall et paraissait perplexe. « Vous avez des suggestions, Oliver ? » demanda ensuite le commandant en jetant un coup d'œil à son officier tactique, mais le capitaine Diamato haussa les épaules pour signifier une égale perplexité. Comme promis, le commandant Hall et le capitaine Hamer avaient amplement occupé Diamato en lui soumettant nombre de problèmes tactiques pendant son temps supposé libre. En chemin, il en était venu à beaucoup les admirer tous les deux — surtout le commandant. Leurs opinions politiques lui causaient encore quelques scrupules, mais ils formaient une brillante équipe de commandement. Et d'ici cinq ou six ans, selon ses propres calculs, Diamato pensait pouvoir faire un aussi bon tacticien que le commandant, en admettant que Hamer et elle continuent de le pousser dur. Pour l'instant, toutefois, il remerciait le ciel de n'être que troisième dans la chaîne de commandement du Schaumberg, car il avait découvert les lacunes de sa propre expérience en travaillant en si étroite collaboration avec Hall. Il avait gravi les échelons trop vite, on l'avait fait monter en grade trop rapidement pour lui permettre d'acquérir les bases dont il avait réellement besoin, et il était reconnaissant au commandant de le lui avoir fait comprendre. « Je crois que quelqu'un là-bas s'est planté, madame », dit-il, et il sentit son visage se raidir et ses yeux se porter sur le citoyen commissaire Addison en remarquant le titre qu'il avait employé. Addison lui adressa un regard noir mais détourna ensuite la tête sans rien dire, et Diamato soupira de soulagement. — Vous avez peut-être raison, fit la citoyenne Hall d'une voix calme, comme si elle n'avait rien entendu qui sortît de l'ordinaire. Mais bien que je n'aie aucune objection à ce que les Manticoriens se plantent — et Dieu sait qu'Adler a démontré qu'ils pouvaient commettre des bourdes aussi splendides que n'importe qui —, je ne suis pas prête à sauter aux conclusions. Restez rivé à vos capteurs, Oliver. J'ai le sentiment que quelque chose de vilain se prépare. Seulement nous ne l'avons pas encore vu. » « Jusque-là tout va bien », murmura Alice Truman pour elle-même. Le Minotaure s'était approché par le côté, selon un angle qui lui permettait de croiser la trajectoire de l'ennemi loin derrière lui. Son système GE était le meilleur de la FRM, ce qui en faisait (normalement) le meilleur de l'espace, du moins pour l'instant, et il l'utilisait à fond. Non que les Havriens s'inquiéteraient trop s'ils repéraient le bâtiment. Il passerait derrière eux dans un peu plus de douze minutes, mais il se trouverait alors à quelque chose comme huit millions de kilomètres, largement hors de portée effective de missile, surtout pour des projectiles tentant un rattrapage par l'arrière. Évidemment, il y avait quelques détails dont les Havriens ignoraient tout. Comme les quatre-vingt-seize BAL qui s'étaient élancés du gros transporteur plus d'une heure et demie auparavant et s'étaient éloignés sur une trajectoire radicalement divergente. Leurs impulseurs étaient bien plus puissants que ceux de n'importe quel modèle de BAL précédent, mais ils demeuraient beaucoup plus faibles que ceux des vaisseaux de guerre conventionnels. Si l'on y ajoutait leurs systèmes GE, ils pouvaient se déplacer à près de cinq cents gravités sans être détectés à une distance aussi réduite que trente secondes-lumière. Ils pouvaient sans doute arriver encore plus près dans des conditions idéales — comme par exemple face à des capteurs havriens maniés par des gens qui ne se doutaient pas de leur existence. Leur taux d'accélération était plus faible que cela pour l'instant, toutefois, car ce n'était pas le moment de prendre des risques inutiles, et ils se dirigeaient vers les Havriens selon un angle fortement convergent. D'ailleurs, ils allaient incessamment ramener leur accélération à zéro. « Rien qui indique qu'ils nous aient détectés ? demanda sereinement le capitaine Harmon. — Non, pacha », répondit l'enseigne de vaisseau de deuxième classe Thomas, officier tactique de Or-un. « Ils s'en tiennent à leur profil de vol d'origine. Ils croiseront notre trajectoire de tribord à bâbord à une distance de deux cent quatre-vingt-quatre mille kilomètres dans... (il tapa sur son clavier) neuf minutes. L'angle ne sera pas terrible, mais notre vélocité d'approche à l'intersection sera de pile deux cents km/s. — Et leurs brouilleurs et leurres sont encore inactifs ? — Affirmatif », répondit Thomas. Puis il sourit d'un air tendu. « Ça semble logique, non, pacha ? Ils ont encore leur part de problèmes de maintenance, et ils n'ont sûrement pas envie de faire vieillir prématurément les leurres. Mais nous nous trouvons à l'intérieur de notre enveloppe effective, donc, s'ils pensent ne pas avoir à allumer leurs systèmes, c'est forcément qu'ils ignorent tout de notre présence. — Bien. » Harmon jeta un coup d'œil à son mécanicien navigant. Le lieutenant de vaisseau Gearman était assis à son pupitre, les mains posées légèrement sur le bord. Il paraissait calme, mais une ligne de sueur le long de sa tempe droite démentait cette impression. « Il me faudra la pleine puissance sur les bandes et la barrière de proue à mon signal, Mike, lui rappela-t-elle. — Oui, pacha. Vous l'aurez. — Bien », répéta-t-elle avant de regarder un peu plus loin vers l'arrière le deuxième pupitre de mécanicien navigant et d'adresser un regard faussement noir au maître aux bras poilus qui l'occupait. « Et quant à vous, patron, fit-elle âprement, je ne veux pas de chute de clefs sur ma passerelle ! — Non, madame », répondit aussitôt le MT Maxwell en roulant des yeux vers son pupitre. Il se doutait depuis long temps que son surnom était arrivé aux oreilles des officiers, mais c'était la première fois que le pacha y faisait allusion. Il n'avait aucun doute quant à l'identité de celui qui lui avait transmis l'information, et il décida de faire un geste en regagnant le vaisseau pour remercier comme il se devait le MT Smith d'avoir pris soin de ce détail. Un truc drôle, songea-t-il, avec de l'huile bouillante ou du plomb fondu... « Je détecte quelque chose d'un peu étrange, citoyenne comm... » Diamato s'interrompit. « Vaisseau inconnu derrière nous ! s'écria-t-il. Il est en mode furtif, citoyenne commandant! — Quelle classe ? » Le ton posé de la citoyenne Hall était calculé de manière à lui rappeler de se calmer, et il inspira profondément. « Je n'ai pas de certitude, citoyenne commandant, répondit-il d'une voix plus proche de la normale. Il est très difficile à garder en détection, même maintenant. Je ne crois pas que nous ayons déjà rencontré de CME aussi efficaces. Il s'apprête à croiser notre trajectoire à environ huit millions de kilomètres par l'arrière, mais on dirait qu'il modifie sa course pour nous suivre. Le CO le qualifie de cuirassé, mais c'est une identification provisoire. • — Et il est tout seul là-derrière ? » Hall haussa les sourcils, surprise, et Diamato acquiesça. — Nous n'en voyons pas d'autre, citoyenne commandant. — Eh bien, il est trop loin pour nous affronter, même s'il n'était pas seul », murmura le second depuis l'écran de com. Hall l'avait divisé en deux, avec Hamer du côté gauche et le contre-amiral Kellet à droite. — Je suis d'accord avec le citoyen capitaine Hamer, intervint Kellet, mais, bon sang, que fait-il à nous contourner tout seul ? Pourquoi ne pas concevoir sa trajectoire pour rejoindre les autres devant nous ? Si ses CME sont aussi efficaces, il aurait dû en être capable. — À moins qu'il n'arrive de l'extérieur du système », fit remarquer Hall en tirant sur le lobe de son oreille, le front plissé au-dessus de son répétiteur. Le timing de l'événement ne lui plaisait pas. Les Manticoriens partis de la base avaient fini par inverser leur accélération. À cet instant, ils se trouvaient à six virgule huit millions de kilomètres droit devant la FI-12.3 et laissaient les vaisseaux républicains les rattraper à un peu plus de neuf mille quatre cents km/s. Cela les mettrait à portée extrême de missiles dans douze minutes, et maintenant ceci... « Ils préparent quelque chose, citoyenne amiral », dit-elle doucement. Mais, malgré ses efforts, elle n'arrivait pas à imaginer quoi. Ce n'était pas sa faute, car la sécurité avait tenu du côté manticorien. Personne dans la Flotte populaire n'avait entendu souffler mot des Écorcheurs ni du HMS Minotaure et de leurs capacités. « En effet, répondit Kellet avant de lancer par-dessus son épaule : Olivia, faites passer la consigne qu'on prépare les leurres, ordonna-t-elle. Je veux qu'ils soient prêts à entrer en action dans cinq minutes. — Bien, madame. Dois-je commencer le brouillage ? s'enquit le capitaine Morris. — Pas encore, fit Kellet après un instant de réflexion. Ils n'ont pas encore commencé à brouiller non plus – ni déployé leurs propres leurres, d'ailleurs. Vu la différence en nombre de missiles dont nous disposons, je ne veux pas les pousser à commencer à jouer avec notre capacité de détection plus tôt que nécessaire. — Compris, citoyenne amiral, répondit Morris. — Et en attendant, citoyenne capitaine, poursuivit Kellet en regardant de nouveau Hall, je pense que je vais devoir avoir une petite conversation avec le citoyen contre-amiral Porter. Les deux femmes se retinrent plus ou moins de grimacer. Après tout, cela aurait été nuisible à une bonne discipline, car Porter était officiellement le second de Kellet... même s'il était con comme une valise sans poignée. « Si vous voulez bien m'excuser ? » fit Kellet. Hall acquiesça, et le commandant de la force d'intervention 12.3 se tourna vers son officier de com : « Passez-moi le citoyen contre-amiral Porter. » « Mon Dieu, ça va marcher ! » murmura Alice Truman sans s'adresser à personne. Elle n'y avait pas vraiment cru en concevant le plan, mais cela lui avait paru la seule possibilité digne d'être explorée, donc elle s'était lancée. Et à sa grande surprise le contre-amiral Truitt avait accepté ses recommandations. Il avait forcément accepté, même s'il ne l'avait pas appelée pour le lui dire, puisque ses bâtiments faisaient exactement ce qu'elle avait suggéré. Transmettre cette proposition l'avait inquiétée. Non pas l'aspect mécanique de la transmission : le Minotaure se trouvait alors à moins de deux secondes-lumière de l'une des plateformes supraluminiques, suffisamment près pour la frapper d'un laser étroit et la laisser diffuser son message dans le système. Elle ne se souciait pas non plus de voir les Havriens détecter le message transmis par impulsions granitiques et comprendre qu'il y avait quelqu'un derrière eux. Ils devaient désormais être capables d'identifier ce type de transmissions –n'importe quel capteur gravifique pouvait les détecter, le truc consistait à savoir les générer... ou les lire – mais le réseau supraluminique entier bourdonnait de tant de transmissions de données que cela aurait pu cacher l'émission du discours annuel du Trône. Non, ce qui l'inquiétait, c'est qu'elle devait engager son bâtiment et les BAL de Jacqueline Harmon sans attendre, s'ils voulaient être en position à temps. Par conséquent, si Truitt avait rejeté sa suggestion, les BAL se seraient retrouvés confrontés seuls à l'ennemi. Mais cela n'allait pas se produire, et elle eut un sourire diabolique en regardant le compte à rebours s'égrener. « On les a, pacha ! annonça l'enseigne Thomas. — Assez bien pour garantir le verrouillage-cible ? demanda brusquement Harmon. — Il faudra que je passe en détection active pour le garantir, madame », fit Thomas avec un peu moins d'enthousiasme, et Harmon grogna. Ses BAL se trouvaient presque à leur point d'attaque prévu, en approche balistique, bandes gravi-tiques à puissance minimum. La distance était légèrement inférieure à une seconde-lumière, et les grasers frappaient à la vitesse de la lumière. Si tout se passait à la perfection, les Havriens n'auraient pas plus de deux secondes – sûrement pas plus de quatre – pour comprendre ce qui leur arrivait. « Très bien, dit-elle. Paré à utiliser les armes à énergie et les missiles. Mike, je veux que vous leviez la barrière de proue d'abord, puis que vous balanciez la pleine puissance aux bandes gravitiques. Vous me faites ça dès que Thomas a lancé ses missiles. — Compris, pacha », répondit Gearman, tendu. Un témoin lumineux se mit à clignoter sur le pupitre du citoyen capitaine Diamato, et il fronça les sourcils. Il entra une requête et fronça un peu plus les sourcils à la réponse du CO. « Nous détectons quelque chose à bâbord, citoyenne commandant, dit-il. — Quelque chose ? » Hall fit pivoter son fauteuil de commandement pour lui faire face. « De quel genre ? — Je ne sais pas vraiment. C'est trop faible pour être la signature d'impulsion d'un vaisseau ou un missile en approche, et nous détectons au moins une douzaine de sources... à moins que ce ne soit un genre de retard dispersif? » Son front se plissa puis il secoua la tête. « Non, madame, dit-il, utilisant cette fois l'ancienne forme de politesse sans y penser. Il s'agit bel et bien de sources séparées, j'en suis sûr. Mais nos fichiers de menace et les archives des capteurs ne contiennent rien de tel. — Est-ce que ça pourrait être un genre de drone ? s'enquit Hall, concentrée. — C'est ce que pense le centre d'opérations de combat, madame, répondit Diamato. Mais je n'y crois pas. Ça ne m'a pas l'air de... coller, bizarrement. Et, même faible, le signal est trop fort pour un drone de reconnaissance furtif manticorien. — Lancez le brouillage et les leurres immédiatement ! » ordonna Hall, et Diamato enfonça aussitôt le bouton. « Mais que... » Le citoyen capitaine de vaisseau Hector Griswold, commandant du Citoyen amiral Tascosa, fronça les sourcils en voyant le Schaumberg allumer soudain tous ses systèmes électroniques de défense. Il regarda les afficheurs une seconde ou deux puis se tourna vers son officier de com. « Rien de la part de l'état-major ? demanda-t-il. — Non, citoyen commandant. » Il se tourna vers la section tactique : « Pourquoi le vaisseau amiral a-t-il allumé ses systèmes GE ? — Je l'ignore, citoyen commandant », répondit l'officier tactique. « Merde ! » jura l'enseigne Thomas lorsqu'un unique bombardier havrien alluma ses CME. S'ils demeuraient très inférieurs à leurs équivalents manticoriens, ces systèmes étaient beaucoup plus performants que dix-huit ou vingt mois plus tôt, et il jura de nouveau en voyant cet unique vaisseau disparaître dans une boule de bruit électronique qui l'empêchait de distinguer quoi que ce fût d'aussi petit qu'un train de capsules lance-missiles. Il s'apprêtait à le signaler, mais Jacqueline Harmon l'avait déjà vu. « Lancez immédiatement ! » aboya-t-elle. « Elle a quoi? » La citoyenne contre-amiral Kellet releva la tête de son écran de com et ouvrit de grands yeux face à son officier tactique. « Elle a allumé nos systèmes GE sans attendre les ordres, citoyenne amiral, répéta Morris, et Kellet fronça les sourcils. — Excusez-moi, Ron », dit-elle au contre-amiral Porter en tendant la main vers l'interrupteur. Mais l'écran se vida de l'image de Porter avant qu'elle enfonce le bouton et se ralluma sur le visage de Hall. — Froggie, mais qu'est-ce que... — Madame, le CO vient de... fit Hall en même temps qu'elle, mais une troisième voix les interrompit avant qu'elle ait pu s'expliquer. — Nous sommes frappés par des lidars ! s'écria Olivia Morris. Émetteurs multiples – et très proches, citoyenne amiral ! « Acquisition effectuée ! annonça Thomas lorsque les impulsions de visée de son lidar revinrent au Harpie. Feu... maintenant ! » Quatre-vingt-seize BAL actionnèrent quatre-vingt-seize grasers en l'espace d'à peine deux secondes. Leur angle d'approche était trop large pour leur permettre de placer les tirs dans les trous béants qui s'ouvraient à l'arrière des bandes gravitiques des vaisseaux havriens, mais ils ne visaient pas les vaisseaux : ils tiraient sur leurs capsules lance-missiles, et ils en détruisirent quatre-vingt-treize dans la première salve. Les capsules étaient absolument sans défense, suivant docilement leur vaisseau mère, et des grasers qui pouvaient transpercer le blindage d'un bâtiment du mur les réduisirent en pièces avec une facilité terrifiante. Lorsque le faisceau d'une arme à énergie frappait une cible, celle-ci ne fondait pas : le transfert d'énergie était trop énorme, trop soudain. Alliage naturel ou synthétique, céramique ou chair humaine, tout explosait avec une violence effrayante, et certaines capsules qui n'avaient pas été prises pour cibles succombèrent à des dégâts de proximité tandis que des fragments les transperçaient comme des balles perce-armure de l'ère préspatiale. Mais les BAL ne comptaient pas sur ces aubaines hasardeuses. Leur contrôle de feu se déchaîna vicieusement contre les autres capsules malgré le fait que les émissions laser offraient à l'ennemi des cibles idéales, et une deuxième salve de tirs de graser partit, alors que les tubes lance-missiles des Écorcheurs passaient en feu maximal. « Mais qu'est-ce qu'il y a là-dehors ? » demanda brutalement Jane Kellet. Elle sentait la panique tenter de se frayer un chemin dans sa voix et elle l'étouffa sauvagement avant que quiconque l'entende. « Je ne sais pas, citoyenne amiral ! » répondit Morris dont les doigts couraient sur sa console pendant que le CO, Oliver Diamato et elle cherchaient un sens à des données ridicules. « Il y a... — Des BAL ! » fit une autre voix sur le circuit. Kellet reporta son attention vers l'écran de com où un cartouche identifiait l'intervenant comme le capitaine Oliver Diamato. « Expliquez-vous ! ordonna-t-elle. — Ce sont forcément des BAL, citoyenne amiral, se hâta-t-il de répondre. Il faudrait une douzaine de croiseurs de combat manticoriens pour produire un tel tir de grasers, mais même eux ne pourraient pas amener aussi près des bâtiments si gros. Et s'il s'agissait de croiseurs de combat, ils tireraient aussi au laser. Et puis toutes ces sources, ce sont... — Missiles en approche ! » annonça le CO. Alice Truman regarda les brouilleurs et leurres havriens s'allumer frénétiquement et découvrit les dents devant son répétiteur tactique. Le Minotaure était trop loin pour récupérer des données précises sur les capsules ennemies, mais ses capteurs avaient signalé le premier raz-de-marée de grasers ainsi que des frappes sur quelque chose à l'arrière des vaisseaux ennemis. Et maintenant l'éclat diamantin des missiles des BAL parsemait son écran devant un holocauste de grasers tirant de manière indépendante qui continuaient à mettre en pièces des capsules. « Très bien, Alfred, dit-elle à Jessup. Voyons ce que le capitaine Stackowitz et vous pouvez faire pour leur donner un coup de main. — À vos ordres, madame ! Feu maintenant ! » Le Minotaure frémit légèrement lorsque ses tubes lance-missiles de proue ouvrirent le feu. Il se trouvait à neuf millions de kilomètres en arrière de l'ennemi et perdait régulièrement du terrain. Son accélération supérieure changerait bientôt cette donnée, mais ce n'était pas encore le cas, ce qui aurait dû rendre futile ce lancer de missiles. Mais ses chargeurs étaient remplis des fruits du projet Cavalier fantôme, et les projectiles qu'il tirait par salves de neuf ne ressemblaient à rien de ce qu'on avait vu jusqu'alors. « Barrière de proue levée ! » aboya Michael Gearman lorsque le dernier de douze missiles antivaisseau eut quitté les tubes de proue du Harpie. « Bandes gravifiques nominales ! annonça le MT Maxwell presque en même temps. — Paré à répondre à la barre sous réacteurs d'attitude, pacha! fit l'enseigne de première classe Takahashi. — Très bien », répondit Harmon en consultant son petit répétiteur tactique, et elle découvrit les dents. La formation avait déjà détruit l'essentiel des capsules havriennes – il leur en restait peut-être une douzaine planquées au milieu des débris, mais sûrement pas assez pour avoir un gros impact sur l'affrontement à venir –, et maintenant les missiles des Écorcheurs se précipitaient sur leurs cibles. L'angle restait mauvais, mais la distance n'était que de deux cent vingt mille kilomètres et la vitesse au lancement approchait les trois cents km/s. Cela laisserait aux projectiles une bonne réserve de propulsion et, avec une accélération de quatre-vingt-cinq mille g, leur durée de vol ne dépasserait pas les vingt-deux secondes. Oliver Diamato regardait horrifié l'énorme nuage de missiles qui s'élançait vers la force d'intervention 12.3. j'avais raison, songea-t-il, comme engourdi. C'étaient forcément des BAL – les salves individuelles de missiles étaient trop petites et venaient de sources trop dispersées pour être issues de bâtiments plus gros. Mais il y en avait tant ! Pire, ils avaient lancé à si faible distance, de tant d'endroits et sur tant de vecteurs différents que les défenses actives se montraient terriblement maladroites. Le CO et les équipes de détection faisaient de leur mieux, mais l'environnement de visée était trop chaotique. Ils avaient besoin de temps pour que leurs cartes s'éclaircissent, seulement le temps manquait. Les missiles manticoriens arrivèrent en acquisition finale sur leurs cibles avant que plus d'une poignée d'antimissiles soient lancés, et lasers et affûts d'armes à énergie vomirent leurs faisceaux dans une tentative désespérée pour les intercepter. Le VFP Alcazar, vaisseau principal du maigre écran de contre-torpilleurs de la force d'intervention, prit une frappe directe du Tascosa au beau milieu de sa coque. Le bombardier essayait seulement de se protéger, et l'Alcazar se trouvait au mauvais endroit au mauvais moment. Le malheureux bâtiment explosa corps et biens lorsque le puissant graser déchira dédaigneusement sa barrière latérale. Le Schaumberg tirait aussi désespérément que tous les autres. Les mains de Diamato couraient sur son pupitre, et tout son univers se résumait à sa responsabilité : percer d'une façon ou d'une autre les systèmes GE des Manticoriens et les trouver pour les soumettre au feu de ses propres armes, mais il sentit le vaisseau frémir et ruer lorsque les lasers des premières ogives le touchèrent. L'ordre qu'avait donné le commandant, de sa propre initiative, d'allumer les CME faisait du vaisseau amiral une cible bien plus difficile que les autres bombardiers, mais au milieu de tant de missiles certains devaient forcément passer, et les alarmes se mirent à hurler dans un nouveau sursaut. « Graser trois détruit ! Frappe directe sur Lidar un, basculement sur l'équipement de secours ! Citoyenne commandant, nous subissons des frappes par l'avant ! Bêta treize et quatorze ne sont plus sur l'anneau d'impulsion! Lourdes pertes sur Défenses actives cinq ! » Diamato grimaça tandis que la litanie des rapports d'avarie se déversait sur le pont. Pourtant, même en grimaçant, il était conscient que cela aurait pu être bien, bien pire — que ça l'aurait été, même, sans la citoyenne commandant. Mais c'était un piètre réconfort... « Frappe directe sur le contrôle auxiliaire ! » s'écria quelqu'un et, malgré lui, Diamato releva la tête de ses afficheurs pour observer le schéma où s'affichaient les dommages. Le contrôle auxiliaire vira au rouge sang sous ses yeux et il jeta un regard furtif au commandant. Le visage de Hall semblait un masque taillé dans la pierre, et sa présence était un îlot de calme qui forçait son équipage de pont à tenir par sa seule volonté, toutefois il lut la douleur dans ses yeux quand elle comprit qu'Ira Hamer était mort. « Trouvez-moi ces BAL, Oliver ! » ordonna-t-elle, la voix presque aussi sereine qu'avant l'attaque ennemie, et il se retourna vers son afficheur. Sous la force brute de leurs réacteurs d'attitude, les BAL de la première formation écartèrent leur proue. La manœuvre paraissait lente et laborieuse comparée à ce qu'elle était sous impulseurs, mais elle leur permettait de maintenir leurs puissantes barrières de proue tout en tournant et roulant pour présenter leurs bandes gravitiques ventrales à l'ennemi. Jacqueline Harmon observa la manœuvre avec une satisfaction féroce. Ce salopard de Holderman les avait fait traîner ici des mois pendant qu'il s'efforçait de saboter l'opération Anzio, mais au moins ses machinations avaient offert à ses équipes tout le temps de s'entraîner. Elles réagissaient comme des vétérans, pivotant suffisamment pour refuser aux Havriens des tirs dans l'alignement de la béance de leurs bandes gravitiques, de façon à pouvoir les poursuivre, et elle se pencha contre son harnais antichoc comme pour presser physiquement le Harpie d'avancer. Puis quelque chose capta son attention, et elle écarquilla les yeux avec une moue surprise en voyant les neuf premiers missiles du Minotaure arriver en trombe par l'arrière. Ils avaient mis cent quarante-trois secondes à rattraper leur cible, et leur vitesse dépassait les cent vingt-six mille km/s. Aucun autre missile au monde n'aurait pu y parvenir : pour obtenir une pareille durée de combustion, il aurait fallu se résoudre à une réduction de trente-cinq pour cent de l'accélération maximale, ce qui leur aurait fait parcourir trois millions de kilomètres en moins, à une vitesse inférieure de presque vingt mille km/s. Plus important encore, n'importe quel autre missile aurait été balistique et incapable de manœuvrer, le temps de rattraper sa proie, alors que ces projectiles-là avaient encore près de quarante secondes de propulsion en réserve. Personne dans la FI-12.3 ne les vit arriver — pas même Oliver Diamato. Mais les équipes tactiques havriennes avaient des excuses. Il régnait une telle confusion sur leurs afficheurs, tant de menaces identifiées approchaient sur une telle multitude de vecteurs que nul n'avait d'attention à consacrer à l'unique cuirassé si loin derrière qu'il ne pouvait pas représenter de danger. Et, parce que personne ne s'en préoccupait, la première salve du Minotaure approcha sans rencontrer aucune opposition. Les neuf missiles étaient verrouillés sur une unique cible et bénéficiaient non seulement d'une large réserve de puissance pour les manœuvres d'assaut terminales, mais aussi d'un angle de tir dans l'alignement direct de la béance de poupe de ses bandes gravitiques. Deux des projectiles explosèrent d'ailleurs entre les bandes, et les sept autres à moins de huit mille kilo mètres. Le motif en hérisson de leurs lasers à rayons X enveloppa la poupe du VFP Mohawk d'une énergie fatale, et la salle d'impulsion de poupe du bombardier explosa, tandis que ses bandes gravitiques fléchissaient. Hélas, toutefois, elles ne lâchèrent pas... et tous les hommes et femmes présents à bord moururent presque aussitôt, car un laser obtint une frappe directe sur son compensateur d'inertie, et deux cents gravités les écrasèrent comme le marteau d'un dieu rageur. Cela retint l'attention des officiers tactiques des confrères du Mohawk, et une nouvelle vague de consternation s'abattit sur eux lorsqu'ils comprirent que les Manticoriens venaient de les frapper avec une nouvelle arme de plus. Leurs antimissiles et grappes de lasers se tournèrent vers l'origine de la menace et tirèrent furieusement contre les salves suivantes —et, au moins, ils avaient tout le temps de détection et d'engagement du monde contre cette menace-là. L'amiral Truitt revient vers eux, pacha! » annonça Evans, et Harmon hocha la tête. Le groupe d'intervention de Truitt avait inversé son accélération et chargeait à la rencontre des Havriens maintenant que leurs capsules étaient détruites dans l'ensemble, et il vida ses propres capsules en entrant à portée. Les missiles arrivèrent droit dans la face des Havriens, et les bâtiments virèrent désespérément, essayant de détourner la proue béante de leurs bandes gravitiques du feu en approche. Mais, ce faisant, ils présentèrent aux BAL de Harmon leur extrémité de poupe vulnérable, et ses équipes avaient suffisamment pivoté pour ne plus présenter leur proue à l'ennemi. Par conséquent, elles avaient pu se défaire de leurs barrières frontales, démasquant à nouveau leurs tubes lance-missiles. « Reprenez le tir aux missiles ! Videz les réserves maintenant ! » ordonna-t-elle sur le canal de commandement de la formation, et les projectiles qu'elle avait gardés de l'assaut initial pile pour cette occasion s'élancèrent. C'était un cauchemar pour Jane Kellet — ou ça l'aurait été si elle avait eu une microseconde pour y réfléchir. Or elle ne l'avait pas. Sa force d'intervention se tordait au cœur d'une embuscade mortelle où des missiles arrivaient apparemment de toutes les directions possibles, et les supercuirassés ennemis se rapprochaient de ses bombardiers. Impossible de combattre ces léviathans — pas à portée d'armes à énergie — et de gagner... sans parler de ces maudits BAL. Les équipes tactiques du Schaumberg parvenaient à les localiser maintenant qu'ils avaient fait sentir leur présence et levé leurs bandes gravitiques, mais leurs brouilleurs et leurres étaient terriblement efficaces pour des bâtiments aussi petits. Les verrouiller aurait dû être une tâche aisée pour le contrôle de feu à cette distance, mais ce n'était pas le cas. Pire, ils se séparaient en deux forces qui s'écartaient l'une de l'autre dans l'intention manifeste de partir chacune sur un flanc avant de revenir l'une vers l'autre en prenant Kellet en tenaille. Elle voyait la manœuvre venir, mais ils avaient tourné leurs bandes gravitiques ventrales vers elle, ce qui signifiait qu'elle ne pouvait les attaquer qu'avec des missiles. « À tous les bâtiments, paré à virer sur trajectoire zéro neuf-zéro par deux-sept-zéro ! » aboya-t-elle. Ce n'était pas grand-chose, mais cela tournerait la poupe de ses vaisseaux un peu plus loin des BAL et tordrait violemment son vecteur pour l'écarter des supercuirassés manticoriens. Même avec leurs nouveaux compensateurs, ces supercuirassés avaient une accélération maximale inférieure à celle de ses bombardiers, et si elle parvenait seulement à quitter leur portée... « Videz les capsules qui restent sur les BAL ! » ordonna-t-elle, le cerveau ronronnant comme un ordinateur pendant qu'elle envisageait les diverses options et possibilités. Elle ne savait pas combien il lui restait de missiles, mais elle avait une chance raisonnable de maintenir les vaisseaux du mur hors de portée d'armes à énergie. Par conséquent, c'étaient les BAL qui représentaient la véritable menace. Eux et eux seuls possédaient l'accélération nécessaire et, pire encore, étaient en position de rattraper ses unités en fuite. Donc tous ceux qu'elle détruirait seraient... Les missiles en approche envoyés par les supercuirassés du contre-amiral 'Train détonèrent à dix-neuf mille kilomètres en avant du Schazianberg, et le bombardier frémit comme un animal torturé sous l'effet de deux lasers à rayon X bien plus puissants que ceux d'un BAL. L'un détruisit trois tubes lance-missiles, éventra une baie de stockage d'armement, démolit un affût de graser et deux des lasers de proue tout en tuant quatre-vingt-sept personnes. L'autre passa droit à travers blindage, portes étanches et cloisons avec une fureur démoniaque, et la citoyenne contre-amiral Jane Kellet ainsi que son état-major au complet périrent dans la destruction de son pont d'état-major. Joanne Hall sentit son vaisseau trébucher, entendit les alarmes, vit l'écran de com du pont d'état-major se vider et sut aussitôt ce qui s'était passé. L'horreur et l'incrédulité montaient en elle, mais elle n'avait pas de temps à leur consacrer. Elle connaissait les intentions et les plans de Kellet et, tandis que les bandes écarlates signalant les dommages dus aux combats clignotaient sur son afficheur tout autour des bâtiments de la force d'intervention, elle n'avait aucune idée de l'identité de l'officier survivant le plus gradé. Et elle n'avait pas le temps de chercher. — Message à tous les bâtiments ! lança-t-elle à l'officier de com sans même lever les yeux de l'afficheur. Les BAL sont nos cibles prioritaires. Je répète, les BAL sont nos cibles prioritaires. Que tous les bâtiments roulent à tribord et exécutent le changement de trajectoire déjà spécifié. » Elle regarda enfin par-dessus son épaule et croisa le regard du lieutenant de vaisseau blême. « Terminez par "Kellet, citoyenne contre-amiral" », ajouta-t-elle d'une voix monocorde. La citoyenne lieutenant se tourna aussitôt vers Calvin Addison, qui regarda Hall un bref instant avant de confirmer l'ordre d'un signe de tête au lieutenant. « Ils se détournent de nous, pacha, annonça l'enseigne Thomas. On dirait qu'ils essayent d'échapper à l'amiral Truitt. — Je vois ça », répondit Harmon. Elle regarda son afficheur, concentrée, l'esprit au galop. Les Havriens tentaient manifestement de s'enfuir et, après le pilonnage qu'ils avaient déjà subi, ils ne reviendraient pas de sitôt. Tout ce que ses BAL et elle avaient à faire, c'était les prendre en chasse. Les attraper n'était plus nécessaire pour sauver Hancock, parce que ces bâtiments n'interrompraient pas leur fuite tant qu'apparaîtrait un seul vaisseau interstellaire ou BAL manticorien sur leurs capteurs. Mais son afficheur lui montrait la projection de leur vecteur, et elle jura en silence. Il allait les sortir de l'enveloppe effective de Truitt – non sans lui donner l'occasion de les assommer de missiles, mais en restant largement hors de portée des armes à énergie – ce qui signifiait que bon nombre allaient s'en tirer. Seuls trois bombardiers, deux contre-torpilleurs et six croiseurs lourds avaient été détruits jusque-là, et elle grinça des dents à l'idée de laisser tous ces bâtiments endommagés s'enfuir. Mais les seuls vaisseaux manticoriens à pouvoir les rattraper et les empêcher de fuir étaient ses BAL, et ils se trouvaient à court de missiles. Ce qui impliquait des attaques à portée de graser sur des cibles chacune immensément plus puissante que ses unités. Sans compter qu'il faudrait aussi tourner dangereusement la proue des éléments de la formation vers l'ennemi pendant la poursuite. Et ils apprennent, songea-t-elle sombrement alors que deux icônes de BAL clignotaient, écarlates, sur son afficheur. L'une rompit l'engagement et claudiqua loin des combats, accompagnée des codes de dommages critiques ; l'autre disparut tout simplement. Ils savent que nous sommes là; donc, si nous les suivons, ça va devenir très laid. Enfin, plus laid encore, rectifia-t-elle amèrement, car elle avait déjà perdu quatre unités – cinq en comptant la dernière en date. Elle n'était pas obligée de le faire. Pas pour sauver le système. Et ce qui s'était déjà produit représentait une splendide justification de l'opération Anzio. Mais ce n'était pas le but de la manœuvre, n'est-ce pas ? « Les BAL nous poursuivent, citoyenne commandant, annonça Diamato. — Et les supercuirassés ? — Ils virent pour nous couper l'angle du mieux qu'ils peuvent, mais ils n'arriveront pas à nous rattraper, madame. Je dirais qu'ils n'approcheront pas plus près qu'un million de kilomètres et demi – largement hors de portée d'armes à énergie de toute façon. L'unité qui se trouve vers l'extérieur du système par rapport à nous pourrait, mais elle n'essaye pas. » Il parvint à esquisser un sourire sinistre. « Je ne crois pas que j'essaierais non plus si j'avais sa portée de missiles. « Compris », grommela Hall. Elle examina la barre de rapports d'avarie en parcourant son afficheur et grimaça. Un tiers des bombardiers survivants étaient quasiment réduits à l'état d'épaves. Et, malgré ce qu'avait dit Diamato, d'eux d'entre eux au moins ne s'échapperaient pas en fin de compte. Ils avaient subi trop de dégâts au niveau des impulseurs pour rester loin des vaisseaux de ligne manticoriens, pourtant la force d'intervention n'avait pas d'autre choix que de les abandonner afin de sauver autant d'autres unités que possible. Bon Dieu, j'espère que les opérations se passent mieux dans les autres systèmes, songea-t-elle amèrement. « Citoyenne commandant, j'ai une requête de com de la part du citoyen contre-amiral Porter. Il veut parler à la citoyenne amiral », intervint discrètement l'officier de com. C'est bien de lui, pensa Hall en regardant voler les missiles. Et il faut que je lui cède le commandement... et ça ne me dérangerait pas du tout – au moins je me débarrasserais de la responsabilité avec! – sauf qu'il n'a pas la moindre idée de ce qu'il convient d'en faire. Elle jeta un coup d'œil à Addison. « Citoyen commissaire ? » Elle ne pouvait pas lui demander ce qu'elle voulait réellement, pas explicitement. Mais il comprit à sa mine et prit une profonde inspiration. Il soutint son regard pendant quelques secondes puis s'adressa à l'officier de com sans même regarder dans la direction de la jeune femme. « Informez le citoyen contre-amiral que la citoyenne amiral Kellet est... indisponible, citoyenne lieutenant, dit-il carrément. Dites-lui... » Il s'interrompit, réfléchissant bien, puis hocha de nouveau la tête. « Dites-lui que nos systèmes de com sont gravement endommagés et que nous avons besoin de laisser libres tous les canaux restants. — Bien, monsieur », fit le lieutenant d'une petite voix, et Hall se retourna vers son répétiteur tactique. « Bien ! » Michael Gearman entendit le cri de plaisir de l'enseigne Thomas tandis que le Harpie et le reste de la section Or concentraient le feu de leurs grasers sur l'un des Havriens endommagés. Les armes dignes d'un croiseur de combat transpercèrent le blindage et les membrures structurelles comme des haches de bataille, et leur cible gémit et vomit atmosphère, débris et corps. Gearman partageait l'exultation de Thomas, mais il se rappelait une autre bataille, un autre vaisseau – un supercuirassé celui-là – qui gémissait tandis qu'on le réduisait à l'état d'épave et que son équipage était massacré... ou mutilé. Il porta la main à sa jambe régénérée et, au cœur de sa propre rage de combattre, ses lèvres murmurèrent une prière silencieuse pour leurs victimes. « Nous avons quitté la portée des supercuirassés, madame, annonça Diamato d'une voix rauque. — Compris. » Hall acquiesça. Oui, ils avaient laissé derrière eux les vaisseaux du mur, mais pas avant que leur feu, ajouté à ces missiles incroyables en provenance du cuirassé solitaire si loin de l'autre côté – et bien sûr les BAL – n'ait détruit quatre autres bombardiers. Elle en avait donc perdu neuf sur trente-trois, et tous les survivants étaient endommagés. Il ne restait pas un seul contre-torpilleur et plus que deux croiseurs lourds qui avaient beaucoup souffert. Donc je n'ai plus du tout d'écran, songea-t-elle froidement tandis que les BAL revenaient sur ses flancs comme un banc de requins. Elle en avait le décompte maintenant, et ses équipes avaient réussi à en détruire seize et à en écarter cinq autres à force de dommages. Mais il en restait soixante-quinze, et leur taux d'accélération était insensé. Ces salauds appliquaient manifestement une manœuvre bien réfléchie : ils chargeaient en remontant les flancs de la FI-12.3, rasés de près par ses missiles – bien moins efficaces qu'ils n'auraient dû – puis s'enfonçaient en séquences coordonnées depuis les deux côtés. Ils coupaient sa formation comme des ciseaux, tirant au passage, et causaient des dégâts immenses. Mais ils perdaient du terrain et de la vitesse sur elle à chaque fois qu'ils croisaient sa trajectoire de base. Pour une raison obscure, ils semblaient cesser toute accélération à chaque fois qu'ils pivotaient pour un passage de tir, mais ils produisaient une accélération supérieure à six cent trente gravités avant cela et y revenaient dès qu'ils reprenaient une trajectoire parallèle à la sienne, à la fin de chaque passage. Ils possédaient donc un avantage de manœuvrabilité plus que suffisant pour continuer à pilonner ses vingt-six bâtiments restants jusqu'à l'hyperlimite. Par conséquent, la seule issue consistait à passer à travers eux. « Très bien », dit Jacqueline Harmon à l'adresse de ses commandants d'escadre et de section. Si sa voix était sereine, presque traînante, elle avait le visage tendu. Elle avait encore perdu trois BAL, dont deux sur des attaques solo de cow-boy qu'ils n'auraient jamais dû tenter, lors du dernier passage. Ses effectifs étaient réduits à soixante-douze en état de combattre, et elle s'efforça de ne pas penser à tous ceux qui avaient péri à bord des BAL manquants. « L'amiral Truitt n'est plus à portée, donc tout dépend de nous désormais. Je veux des attaques par escadre pleine – plus de conneries en individuel, les gars, sinon je perce à certaines pauvres âmes un nouvel orifice anal ! » Elle marqua une courte pause pour être sûre que l'information était assimilée, puis elle hocha la tête. « Bien ! L'enseigne Thomas va désigner les cibles du prochain passage. » « Ils se tournent à nouveau vers nous, madame ! s'écria Diamato. — Je les vois, Oliver », répondit sereinement Hall. Les ordres de la « citoyenne amiral Kellet » étaient déjà partis, et elle découvrit les dents en fixant son répétiteur tactique. Elle savait ce que celui qui commandait là-dehors avait en tête. Les BAL étaient complètement surclassés en termes de masse et d'armement malgré les dégâts subis par la force d'intervention, mais son adversaire ne supportait pas de la voir s'en tirer, et les Manticoriens avaient manifestement épuisé leurs missiles. Ils devaient s'approcher tout près pour utiliser leurs armes à énergie et auraient donc dû faire des cibles faciles pour les bombardiers, mais Diamato et elle avaient déjà compris que ces BAL précis avaient quelque chose de très particulier. Non seulement leur accélération tombait à zéro quand ils faisaient donner leurs grasers, mais même l'accélération de leurs manœuvres latérales chutait de manière spectaculaire, un peu comme ce qu'elle aurait attendu de bons vieux réacteurs d'attitude. Elle ne savait pas exactement ce que cela voulait dire, mais ils faisaient des cibles extrêmement résistantes –très difficiles à verrouiller pour le contrôle de feu et presque aussi dures à éliminer même quand la détection les tenait fermement. Se pouvait-il qu'ils génèrent une espèce de bouclier de proue ? Un genre de barrière latérale ? Mais comment était-ce possible ? Un vague soupçon luisait dans un coin de son cerveau épuisé par l'adrénaline, mais elle n'avait pas le temps de creuser pour l'instant. Il faudrait qu'elle le signale sans faute aux services de renseignements par la suite, toutefois, et... « Les voilà ! » La formation de BAL numéro un modifia sa trajectoire et s'enfonça au cœur de la force d'intervention en tirant sauvagement. Un autre bombardier havrien explosa, ainsi que l'un des croiseurs restants, mais l'ennemi s'attendait à l'attaque, et ses batteries d'armes à énergie répondirent avec la même violence. Plus dangereux encore, les Havriens commençaient à tirer des missiles derrière eux, maintenant, comme si quelqu'un en face avait compris que les BAL avaient des barrières de proue. Un tir de ce type était plus difficile à cibler, mais les têtes laser qui explosèrent en poupe des BAL s'attaquèrent vicieusement à la béance de leurs bandes gravitiques. Il en périt un, puis deux autres et encore un quatrième, mais les survivants maintinrent leur trajectoire, incapables d'accélérer tant qu'ils gardaient leur barrière de proue levée et déversaient leur feu sur l'ennemi. C'est trop! se dit Jacqueline Harmon. j'en perds trop! Ils s'enfuient maintenant, et leur feu est trop puissant pour que nous les affrontions seuls. « Dernier passage, les gars, les filles, annonça-t-elle sur le com. Débrouillez-vous pour qu'il compte, puis rompez les formations et retour au Minnie. » Un autre bombardier explosa, puis encore un autre, et elle fixa son répétiteur tandis que le Harpie atteignait son point de demi-tour et commençait à pivoter. Le VFP Schaumberg trébucha comme un ivrogne lorsque trois grasers transpercèrent sa barrière latérale bâbord comme autant de tisons portés au rouge. La barrière hésita, s'éteignit puis revint à la vie à la moitié de sa puissance, et quatre affûts d'armes à énergie ainsi que deux tubes lance-missiles furent réduits en pièces par les mêmes tirs. Mais un quatrième graser frappa dans le mille, et Oscar Diamato ferma violemment son casque alors que la cloison bâbord se brisait et que l'air s'échappait en hurlant du compartiment éventré. Des fragments d'acier blindé traversèrent le pont, portés par le souffle, tuant et blessant autour de lui, mais Diamato s'en rendit à peine compte. Il avait les yeux rivés sur les codes d'avarie criards de la barrière latérale bâbord, et il jeta un regard désespéré à son afficheur. Voilà ! S'il faisait rouler le vaisseau juste assez... — Faites rouler de douze... non, quatorze degrés à bâbord ! s'écria-t-il. — Roulons de quatorze degrés à bâbord, à vos ordres ! » répondit la voix du timonier sur le communicateur de sa combinaison, et Diamato prit une grande inspiration soulagée en voyant le vaisseau rouler. Puis il subit un choc terrible et soudain en se rendant compte qu'il n'avait pas entendu le commandant confirmer son ordre. Il tourna la tête, et son visage se déforma d'horreur lorsqu'il vit des bulles d'un sang épais et visqueux sortir de la combinaison souple du capitaine de vaisseau Hall, alors que le dernier souffle d'air du pont s'échappait dans le vide. « Merde, je ne pensais pas qu'il pouvait faire ça », murmura Jacqueline Harmon en regardant sa cible rouler. Celui qui était aux commandes là-dedans devait avoir de la glace dans les veines : il avait réussi à rouler à l'angle parfait pour détourner sa barrière bâbord affaiblie des BAL qui suivaient le capitaine de corvette Gillespie depuis bâbord pour les prochains tirs. Hélas pour lui, en revanche, cela l'avait forcé à offrir à Harmon et son groupe un angle de tir presque perpendiculaire à son autre barrière latérale, et elle ne pouvait rêver mieux si ce n'était un bon bain, un bel homme et un milk-shake au chocolat. — Paré à nous faire entrer, Ernest, dit-elle. — À vos ordres, madame. » Takahashi vérifia son répétiteur puis regarda les mécaniciens navigants du Harpie. « Surveillez la puissance qui va aux noyaux de proue quand je réclamerai la barrière, patron, rappela-t-il à Maxwell. — Je n'y manquerai pas, monsieur, promit Maxwell. — Ouais, j'ai entendu parler de vous et des noyaux de proue, Clef d'argent, fit Takahashi avec un sourire ironique, et le maître velu gloussa. — On se lance... maintenant ! » ordonna Harmon lorsque les chiffres attendus s'affichèrent sur son répétiteur. — Commandant ! Commandant Hall ! » Diamato s'agenouilla à côté du fauteuil de commandement tandis que de grosses étincelles bleu blanc jaillissaient en silence dans le vide. La citoyenne capitaine de vaisseau Hall était assise bien droite par terre, mais seulement parce qu'il la tenait, la serrant contre lui tout en essayant désespérément de la faire réagir. Par un miracle inexpliqué, la section tactique était intacte, de même que le coin et la timonerie. Tout le reste était ravagé, et il combattit sa nausée en s'efforçant d'ignorer l'abattoir où avaient péri ses collègues et amis. Le commissaire Addison avait presque été coupé en deux, et le reste du personnel du pont, pour la plupart, était tout aussi mort. Mais Hall vivait... pour l'instant. Il avait appliqué des pièces autocollantes sur les plus gros trous de sa combinaison souple, mais ses indicateurs de signes vitaux clignotaient sur le panneau médical. Diamato n'avait pas besoin d'être médecin pour deviner qu'elle se mourait. L'hémorragie était trop forte et on ne pouvait rien y faire sans lui ôter sa combinaison... ce qui la tuerait sur le coup. « Commandant! essaya-t-il encore, et il se figea en voyant les yeux sombres s'ouvrir dans le casque maculé de sang. — O... Oliver. » C'était un son faible sur son communicateur, accompagné du gargouillis du sang aspiré, et il resserra les mains sur ses épaules. — Oui, pacha ! » Il sentit ses yeux le brûler, sa vue se brouiller, et comprit vaguement qu'il était en train de pleurer. Elle devait l'avoir entendu au son de sa voix, car elle tendit la main et lui tapota faiblement la cuisse. — À vous de jouer, murmura-t-elle, plongeant dans son regard ses yeux brûlant de l'énergie d'une âme qui se consume à l'approche de la mort. Tirez... » Elle s'interrompit, s'efforçant de reprendre son souffle. e Tirez mes gars... de là. Je vous fais... confiance, Oh... Sa respiration s'arrêta, et Oliver Diamato contempla, impuissant, ces yeux qui avaient soudain cessé de brûler. Mais quelque chose lui était arrivé, comme si à l'instant de la mort de Joanne Hall l'étincelle avait bondi de l'âme du commandant vers la sienne; il inspira profondément, les narines évasées, et la reposa doucement. Puis il se leva et gagna calmement son pupitre. La moitié de ses armes à énergie tribord étaient détruites, remarqua-t-il, et la plupart des autres en contrôle local. Mais cela signifiait qu'il en restait la moitié ainsi que les servants pour les manier, et il découvrit les dents tandis que ses doigts gantés couraient sur le clavier. Il n'avait pas le temps de tout préparer en effectuant les vérifications d'usage, et ses liens de transmission de données avaient subi trop de dégâts pour qu'il se fie à une désignation informatique des cibles. Il allait devoir faire ça à la dure – l'équivalent en espace lointain d'un tir depuis la hanche – mais son regard était froid et fixe. Là, se dit-il. Ces deux-là. Il régla les mires et enfonça le bouton de contrôle manuel qui isolait le lidar de visée des ordres de l'ordinateur central et illumina les cibles qu'il avait choisies pour les capteurs des affûts de ses servants d'armes à énergie. Des témoins lumineux verts s'allumèrent – il n'aurait su dire combien au juste – lorsque quelques-unes au moins de ses équipes relevèrent les codes et se verrouillèrent dessus. Quel que soit leur nombre, il faudrait faire avec. « Rendez-vous en enfer, Manticoriens ! songea-t-il méchamment avant d'enfoncer le bouton de tir. Une fraction de seconde plus tard, le BAL, connu sous le nom de Harpie, explosait dans un flash aveuglant : les équipes d'Oliver Diamato avaient transpercé sa barrière frontale de deux grasers de vaisseau de ligne. CHAPITRE TRENTE-CINQ La citoyenne amiral Kellet devrait être en train de frapper Hancock, et la citoyenne amiral Shalus a déjà dû frapper Seaford Neuf », fit remarquer le commissaire Honeker. Tourville acquiesça sans répondre. Évidemment, Honeker ne s'attendait pas vraiment à une réponse. Le commissaire du peuple faisait simplement la conversation tout en s'efforçant d'ignorer l'angoisse qui lui rongeait sans doute le ventre. Douze minutes avant translation, citoyen amiral. » Le capitaine de frégate Lowe paraissait tout aussi professionnel qu'à l'habitude, mais une certaine tension perçait dans sa voix. Merci, Karen. » Tourville s'exprimait sur un ton aussi serein et assuré que possible. Ce n'était pas grand-chose, mais en réalité c'était à peu près tout ce qu'un amiral pouvait faire dans un moment pareil. Le contre-amiral des Verts Michael Tennard jaillit de l'ascenseur d'état-major alors qu'il était encore en train de sceller sa combinaison souple. Les alarmes hurlaient dans les huit millions et demi de tonnes de son vaisseau amiral, et il jura vertement en apercevant l'afficheur principal. Plus de cinquante bâtiments non identifiés se précipitaient vers Zanzibar. Leur vélocité approchait déjà les quinze mille km/s, et elle grimpait sous accélération régulière de quatre cent cinquante gravités. Ce taux d'accélération signifiait que les intrus ne pouvaient pas disposer de bâtiments plus gros qu'un bombardier, mais il n'avait que six vaisseaux du mur, six croiseurs de combat de la FRM et une poignée de croiseurs, contre-torpilleurs et BAL obsolètes de la flotte de Zanzibar pour les arrêter. « Au moins, il est impossible qu'ils tractent des capsules, fit remarquer son chef d'état-major, planté à ses côtés. Pas avec cette accélération. — Manquerait plus que ça », grommela Tennard, et le chef d'état-major hocha sobrement la tête, car le fait était, hélas, que Tennard ne possédait pas non plus un plein effectif de capsules pour ses propres vaisseaux. Il ne pouvait en prendre que soixante-treize en remorque, ce qui serait loin de lui donner la densité qu'il aurait souhaitée pour sa première salve. D'un autre côté, les Havriens n'auraient rien avec quoi répondre, et ses supercuirassés étaient équipés de défenses actives incomparables. S'il parvenait à détruire une demi-douzaine de bombardiers lors de sa première frappe, puis à aligner leurs trajectoires tout en maintenant la séparation pour un duel classique aux missiles, ses troupes auraient une chance d'endommager les survivants assez gravement pour leur faire sérieusement songer à rompre l'engagement. Bien sûr, les Havriens pilonneraient ses vaisseaux à lui pendant ce temps, et ces fichus bombardiers, très orientés sur le tir de missiles, étaient les appareils idéaux pour ce faire. Mais... Il interrompit le cours de ses pensées et se mit à lancer une longue série d'ordres, tout en essayant de se persuader qu'il ignorait ce qui allait se passer. De toute façon, qu'il se l'avoue n'aurait pas fait la moindre différence. Il ne pouvait pas décemment se retirer sans au moins tenter de défendre Zanzibar. Même si l'honneur de la Flotte royale n'avait pas rendu cette attitude impensable, elle aurait annihilé la foi des autres alliés du Royaume en la garantie de protection manticorienne. Mais en vérité, si les Havriens étaient prêts à subir des pertes pour continuer d'avancer, ils se trouvaient là en nombre suffisant pour résister à la maigre salve de ses capsules, mutiler ou détruire ses vaisseaux du mur et poursuivre leur chemin jusqu'à venir à bout de tous les bâtiments et structures en orbite autour de Zanzibar. Tout ce que le contre-amiral Tennard pouvait réellement espérer accomplir, c'était de le leur faire payer cher, et il décida sombrement de s'y appliquer. « Translation dans trente et une minutes, citoyen amiral, annonça la voix sur le com, et Davier Giscard tendit la main pour enfoncer un bouton. — Compris, Andrew, répondit-il au capitaine de frégate Macintosh. La citoyenne commissaire Pritchart et moi serons bientôt sur le pont. — Bien, monsieur, fit Macintosh, et Giscard adressa un sourire en coin à Pritchart en relâchant le bouton. — Je crois bien qu'Andrew se doute de notre relation, observa-t-il. — Tu crois ? » Pritchart le regarda sévèrement, et il hocha la tête. Ils étaient assis dans sa cabine de jour et avaient déjà enfilé leur combinaison souple en attendant le signal qui convoquerait l'équipage du Salamine aux postes de combat. La plupart de leurs subordonnées les pensaient sans doute plongés dans une séance de planification de dernière minute – et c'était le cas, en un sens. Mais aucun ne se serait attendu à trouver la commissaire du peuple assise sur les genoux de l'amiral, sans parler de deviner la nature des plans qu'ils formaient. Du moins était-ce ce que Pritchart croyait jusque-là et, suite à l'observation de Giscard, son regard se teinta d'inquiétude. — Pourquoi dis-tu ça ? demanda-t-elle. — Parce qu'il a pris la peine de raconter quelques incidents entre nous, mon amour, fit Giscard avec un petit sourire. Des incidents qui ne se sont jamais produits – ou du moins, pas tout à fait tels qu'il les décrit – et qui soulignent tous la "tension" qui règne entre nous. — Tu veux dire que... — Je veux dire qu'à mon avis il nous couvre. » Elle le regarda quelques secondes dans les yeux en se mordillant la lèvre de ses dents blanches et égales, puis elle soupira et haussa imperceptiblement les épaules. « Je lui suis reconnaissante si c'est ce qu'il fait, dit-elle sans joie, mais je le serais encore plus s'il n'avait rien deviné. Et il ferait bien d'être prudent dans ce qu'il raconte. S'il devient trop inventif et que SerSec commence à comparer sa version avec celle d'un autre informateur... » Elle laissa la phrase en suspens, et Giscard hocha de nouveau la tête, lentement cette fois. — Tu as raison, bien sûr. Mais je ne crois pas qu'il se laissera emporter par son imagination. Et n'oublie pas que notre relation officielle est bel et bien très tendue en apparence. Il ne fait que... souligner cette tension, et je le soupçonne de ne broder que d'une manière qu'on pourrait juger uniquement destinée à assurer ses effets. Ou peut-être à la façon d'un amateur qui ambitionne un boulot d'informateur officiel. — Mmm. » Pritchart y réfléchit, soupira, résignée, et s'appuya de nouveau contre l'épaule de Giscard. « Eh bien, dit-elle sur un ton résolument plus optimiste, au moins tu as trouvé un excellent moyen de nous débarrasser de Joubert, Javier ! — Oui, hein ? » fit Giscard, assez fier de lui. Il ne doutait pas un instant que SerSec comprendrait que c'était exactement ce qu'il avait fait, mais, de toute façon, il avait claire ment exposé, dès le début, qu'il n'acceptait le chef d'état-major qu'à son corps défendant. Et bien que Pritchart se fût vigoureusement opposée à sa décision de réaffecter Joubert au commandement du VFP Shaldon, même un commissaire aussi attentif qu'elle au service du peuple ne pouvait prétendre qu'il s'agissait d'une rétrogradation. Personne ne s'attendait à voir le capitaine de vaisseau Herndon tomber victime d'un infarctus en chemin vers leur cible, mais son second était bien trop inexpérimenté pour commander un cuirassé en action, alors que le citoyen capitaine de vaisseau Joubert possédait à la fois l'expérience et le grade requis pour le poste. L'amiral Giscard s'était donc à regret privé de ses services en le transférant vers le groupe d'intervention 12.4.2 du contre-amiral Darlington et avait choisi le capitaine de frégate MacIntosh pour remplir à la fois les fonctions de chef d'état-major et d'officier opérationnel, et tout le monde – à l'exception du personnage officiel du commissaire Pritchart –était ravi du changement. Il gloussa discrètement à cette idée, et Pritchart sourit, suivant ses pensées avec son étonnante intuition habituelle. Il resserra un instant les bras autour d'elle, et son humeur s'assombrit. Au moins, m'inquiéter de la réaction de SerSec quand ils découvriront qu'ils ont nommé une avriliste impénitente pour surveiller un amiral rebelle a un côté positif, songea-t-il. Ça remet en perspective des craintes mineures comme celle de se faire tuer au combat. « Mieux vaut qu'on y aille », fit-il doucement, et elle se tourna vers lui pour l'embrasser avec une férocité à la fois calme et désespérée. Puis ils se levèrent et reprirent leur masque respectif. — Ils ont opté pour un duel classique, fit le capitaine de vaisseau Bogdanovitch en secouant la tête. — Et pourquoi pas ? » répondit sereinement Tourville. Ils observaient tous deux l'afficheur principal, les mains-croisées derrière le dos, et le vice-amiral haussa les épaules. « Grâce à Shannon, ils pensent peut-être que nous avons oublié d'amener des capsules, et leurs missiles – comme leurs défenses actives – ont toujours été plus performants que les nôtres. À leur place, je crois que je préférerais entrer à portée d'armes à énergie le plus vite possible, mais moi je suis au courant de la présence de nos capsules. Même si je m'efforce de les oublier, j'en suis incapable, et cela peut affecter mon opinion. — Oh non, répondit le chef d'état-major avec un sourire ironique. De toute façon vous insisteriez pour charger et qu'on en finisse. — Je n'en suis pas à ce point », protesta Tourville. Il se tourna vers Bogdanovitch pour un froncement de sourcils réprobateur, mais le chef d'état-major continua de sourire. « Si ? » fit le vice-amiral d'un air plaintif, et Bogdanovitch acquiesça. « Oh, bah... Vous avez peut-être raison. » Mais peut-être pas, mon ami, ajouta-t-il intérieurement. je crois peut-être aux vertus d'une charge rapide et efficace, mais pas au point d'en être stupide. Et ce n'est pas non plus par hasard si j'ai décidé de garder le Comte Tilly pour vaisseau amiral. Il est plus fragile qu'un bombardier, mais les croiseurs de combat vont attirer largement moins de feu que les bombardiers! Il sourit à cette idée, puis se détourna et gagna le fauteuil de commandement. Le contre-amiral Tennard était tendu par l'attente alors que la distance continuait de décroître. Il s'était avancé à la rencontre de l'ennemi puis avait viré pour décélérer dans le sens d'où il était venu. La distance était maintenant tombée à un peu plus de six virgule sept millions de kilomètres seulement, et il laissait l'écart se réduire de huit cents kilomètres par seconde. Ils se trouveraient à portée extrême de missiles dans un peu plus de quatre minutes, et il attaquerait à ce moment, avant d'augmenter son accélération pour que la distance demeure ouverte le plus longtemps possible. « Paré à lancer », dit-il d'une voix ferme et sereine. « Je recommande le déploiement des capsules, citoyen amiral », fit Shannon Foraker. La tension que tous ressentaient brûlait aussi dans sa voix mais produisait un effet curieux sur elle. C'était un peu comme si cette tension était familière –voire bienvenue – et délogeait celle qui la tenaillait depuis si longtemps. En cet instant, elle sonnait plus comme sa magicienne de la section tactique qu'elle ne l'avait fait depuis la capture d'Honor Harrington, et il tourna la tête vers elle. Elle leva les yeux comme si elle avait senti son regard peser sur elle et, à son grand étonnement, elle se mit à sourire et lui adressa un clin d'œil ! « Recommandation approuvée, citoyenne capitaine », dit-il, et le citoyen lieutenant Frasier transmit l'ordre sur le réseau inter-vaisseaux. « Monsieur ! Amiral Tennard, — Je vois ça », fit Tennard, et sa propre voix le surprit. Elle était égale, presque détendue, alors que chaque cellule de son cerveau lui hurlait son erreur fatale. Il ne lui était même pas venu à l'idée qu'ils pouvaient tracter des capsules entre leurs bandes gravifiques, pourtant il aurait fallu. Une chose si simple à faire... et il n'avait rien vu venir, il n'y avait même pas songé. Mais c'étaient toujours les choses les plus simples... Il savait maintenant. Les longs chapelets de capsules se déployaient à l'arrière des bombardiers et des croiseurs de combat comme des queues peu seyantes, se révélant à ses capteurs. Et l'ennemi en avait beaucoup plus que lui. — Changement de trajectoire, annonça-t-il. On va réduire la distance. — Réduire la distance, monsieur ? demanda le chef d'état-major tandis que le capitaine de pavillon de Tennard accusait réception de l'ordre. — La réduire, confirma sombrement le contre-amiral. Ces gens vont nous massacrer quand ils lanceront. Et ensuite, s'ils ont un peu de bon sens, c'est eux qui maintiendront l'écart. Ils resteront hors de l'enveloppe de nos armes à énergie et nous pilonneront avec d'autres missiles jusqu'à ce que nous soyons bons pour la casse. — Mais... — Je sais, fit Tennard à voix basse. Mais notre meilleure chance consiste à nous approcher suffisamment pour placer quelques bons tirs d'armes à énergie avant qu'ils ne nous anéantissent. » Il parvint à esquisser un sourire pincé, amer. « J'ai merdé et je vais perdre ce système, mais rien de ce que je ferai ne sortira nos équipages du piège dans lequel je les ai jetés, dit-il calmement. Dans ces conditions, le mieux que nous puissions faire, c'est d'essayer d'emmener quelques ennemis avec nous. » — Ils modifient leur trajectoire, citoyen amiral, annonça Foraker en observant attentivement son afficheur. Ils viennent à nouveau à notre rencontre, fit-elle après quelques instants. — Ils essayent d'entrer à portée d'armes à énergie », grogna Tourville. Il caressa un moment sa moustache luxuriante puis haussa les épaules. « Faites-nous virer aussi, Karen, dit-il au capitaine Lowe. Ils doivent avoir compris que Shannon les a roulés, et il paraît qu'il ne faut jamais lâcher de lest à ses pigeons. » Les deux forces continuaient de se rapprocher, mais beaucoup moins vite et, lorsque la distance tomba en dessous de six millions et demi de kilomètres, elles ouvrirent le feu quasi simultanément. Les missiles du contre-amiral Tennard s'élancèrent en direction du noyau de bombardiers de Tourville. Mais, contrairement à Alice Truman, il ne disposait d'aucun des missiles expérimentaux de l'opération Cavalier fantôme. Ceux qu'il possédait avaient une portée et une accélération légèrement plus grandes que ceux de la Flotte populaire, ainsi que des assistants de pénétration et des têtes chercheuses plus performantes, mais pas assez pour compenser la différence de nombre. Même avec ses tubes lance-missiles embarqués pour épaissir la salve, il ne pouvait lancer dans l'espace que mille deux cents projectiles. Lester Tourville et Shannon Foraker répondirent avec près de six mille. Les deux salves se croisèrent et se dépassèrent, et les deux amiraux tournèrent leur mur de façon à en présenter le flanc, écartant les extrémités vulnérables de leurs bandes gravitiques du feu en approche... et libérant leurs tubes de flanc pour échanger des tirs les plus rapides possibles. Les afficheurs du centre d'opérations de combat montraient l'holocauste qui les attendait chacun, la fureur qui fonçait dans l'espace et qui pourtant avait une dimension irréelle, comme sortie d'un rêve. Il ne s'agissait pas de la réalité mais de points lumineux représentant des projectiles hostiles. Pour l'instant, pour quelques secondes encore, il n'y avait que la tension professionnelle, les bords acérés de ce qu'ils avaient d'abord pris pour de la peur avant de sentir la réalité de cette émotion se dissoudre en eux et, tout autour, le ronronnement discret des ventilateurs, les bips et les murmures en fond sonore, et la litanie monotone des officiers de détection. Elles semblèrent durer une éternité, ces dernières secondes, puis l'illusion se brisa en même temps que le silence quand les antimissiles commencèrent à s'élancer, et la réalité de la mort en mégatonnes qui se précipitait vers eux leur apparut. Les projectiles en approche se mirent à disparaître de l'afficheur, effacés par des antimissiles qui faisaient de grands trous dans les hordes destructrices. Et puis les grappes de lasers et les affûts d'armes à énergie de flanc crachèrent le feu, et les deux forces ouvrirent de larges espaces dans les rangs des missiles ennemis. Mais ce n'était pas le genre de bataille auquel la FRM était habituée. Les défenses actives de la force d'intervention 12.2 étaient bien meilleures que celles qui équipaient jusqu'alors la Flotte populaire, ses contre-mesures électroniques améliorées par les Solariens étaient plus efficaces... et beaucoup moins de missiles s'approchaient d'elle. Les antimissiles se débarrassèrent de presque la moitié, et les grappes laser d'un tiers de ceux qui restaient. Quatre cents à peine purent réellement attaquer, et la moitié de ceux-là furent détournés par des leurres et de fausses cibles bien supérieures à tout ce que les Manticoriens attendaient. Deux cents missiles continuèrent, visant vingt-quatre bombardiers, mais ceux-ci roulèrent comme un seul homme, selon une manœuvre superbement chorégraphiée par Shannon Foraker et que Lester Tourville leur avait impitoyablement fait répéter pendant tout le trajet. Une manœuvre qui faisait rouler tout le mur de bataille sur le côté pour ne présenter que les bandes gravifiques ventrales aux missiles. Il y avait des défauts dans ce mur de bandes gravifiques —d'énormes faiblesses, car les bombardiers avaient besoin de grands périmètres de sécurité pour leurs bandes — mais il était bien plus étanche que tout ce que les flottes havriennes avaient assemblé en plus de huit ans T. C'était un style de défense manticorien, que seule une formation parfaitement exercée pouvait réussir, et les failles qu'il présentait étaient moins nombreuses, plus limitées et plus éloignées qu'elles n'auraient dû. Les uns après les autres, les missiles déchaînèrent en vain leur rage sur les bandes intraitables dont il était constitué, et Lester Tourville eut un sourire féroce devant ce spectacle. Il perdit des bâtiments malgré tout, bien sûr. Il savait que cela arriverait. Les missiles manticoriens étaient trop performants, leurs ogives trop puissantes pour qu'il en soit autrement. Mais, comme il l'avait dit à Évrard Honeker trois semaines T auparavant, Esther McQueen et Javier Giscard —et lui-même, d'ailleurs — l'avaient prévu. Ils s'attendaient à perdre des vaisseaux... et à continuer d'avancer néanmoins. Deux bombardiers furent totalement détruits et deux autres poussés hors du mur en perdant des débris, ce qui en laissait toutefois vingt, qui roulèrent à nouveau pour diriger leur feu contre ce qui restait de leurs adversaires. Non qu'il y eût encore grand-chose sur quoi tirer. La salve de la FI-12.2 avait été cinq fois plus lourde que celle du contre-amiral Tennard, et tous les missiles étaient concentrés sur ses supercuirassés. Neuf cent soixante projectiles se précipitèrent sur chacun d'eux, et les bâtiments de Tennard étaient trop éloignés pour reproduire la manœuvre de Tourville et former un mur de leurs bandes gravifiques dans l'espace. L'amiral manticorien ne s'attendait pas du tout à une telle puissance de feu. Étant donné ce à quoi il se croyait confronté, il était logique de maintenir la séparation des unités, de donner à chaque vaisseau la place de manœuvrer indépendamment à l'intérieur de l'enveloppe des défenses actives combinées du groupe d'intervention. Le temps manquait pour resserrer sa formation quand il eut enfin compris à quoi il faisait face... et même s'il avait eu le temps, la terrible vérité était que sa flotte n'était pas suffisamment exercée pour y parvenir. Cette fois-ci, au moins, c'étaient les Havriens honnis qui possédaient le meilleur entraînement, la meilleure puissance de feu... et la meilleure équipe de commandement. Michael Tennard le savait. Il le reconnaissait intérieurement, buvant jusqu'à la lie la coupe amère de ses hypothèses tout en regardant une couronne de feu envelopper son super-cuirassé de tête. Elle se prolongea le long de sa formation, se dirigeant vers le vaisseau amiral comme un dragon monstrueux issu des légendes de la Terre, et puis il n'y eut plus que la succession terrible, incessante et destructrice des frappes, laser après laser pénétrant son vaisseau. Il s'accrocha à l'afficheur principal, s'efforçant de rester debout; il regarda l'éclairage hésiter, la poussière filtrer du plafond, puis il y eut un dernier choc destructeur, un flash éblouissant... et l'obscurité. « Mon Dieu, murmura Youri Bogdanovitch. C'est Adler qui recommence ! — Pas tout à fait, Youri », fit sombrement Tourville en regardant les icônes de ses vaisseaux détruits et endommagés. Trois des vingt bombardiers qu'il avait emmenés dans l'échange final avaient subi de gros dégâts. En tout, l'ennemi avait mis hors d'état de nuire vingt-neuf pour cent de son mur... mais il avait pour cela complètement ignoré les croiseurs de combat. Ceux-ci joignirent alors leur feu à celui des dix-sept bombardiers pour réduire un par un les croiseurs de combat manticoriens à l'état d'épaves avec une concentration impitoyable. Ici ou là, un missile ennemi passait encore les défenses havriennes pour causer des dégâts, mais il n'y en avait pas assez... et leur nombre diminuait à chaque salve car les tirs précis de Shannon Foraker démolissaient sans pitié les plateformes de lancement ennemies les unes après les autres. La nausée grondait dans l'estomac de Tourville tandis qu'il regardait les épaves de plus en plus nombreuses, les capsules de survie et les vestiges non identifiables de ce qui avait été d'énormes vaisseaux du mur, emmenant chacun un équipage de plus de cinq mille personnes. Il se demandait combien avaient survécu. Pas beaucoup, songea-t-il. Non, pas beaucoup. Mais qu'est-ce que je raconte ? Je préférerais peut-être que ce soient mes hommes qui aient péri en si grand nombre ? Bon sang, j'en ai moi-même perdu huit ou neuf mille! je devrais me réjouir que les salauds qui les ont tués soient morts ! Mais il ne se réjouissait pas. Il était fier de ses équipages, oui, et déterminé à mener à bien la mission pour laquelle tant de gens avaient payé si cher. Mais personne ne pouvait regarder cet afficheur, compter tous ces morts et se réjouir. En tout cas, personne que Lester Tourville avait envie de connaître. Il se secoua tandis que le dernier croiseur de combat manticorien explosait. Les croiseurs, contre-torpilleurs et BAL restants continuaient d'avancer, s'efforçant de parvenir à portée d'armes à énergie avec un courage absolu et un désespoir total, et il se détourna, incapable d'assister à leur fin. — Remettez-nous en route pour Zanzibar, Karen, dit-il doucement à l'astrogatrice avant de se tourner vers Shannon Foraker. Commencez à calculer nos séquences de tir, Shannon. Je prie le ciel qu'ils soient assez malins pour se rendre et, alors, je leur accorderai jusqu'à douze heures pour évacuer leurs installations orbitales avant destruction. Mais je n'ai pas l'intention de perdre beaucoup de temps à en discuter avec eux. » Il eut un sourire glacial. « Si ceci ne les convainc pas d'entendre raison, alors rien de ce que je dirai n'y parviendra, n'est-ce pas ? Il s'assit dans le fauteuil de commandement, en fit basculer le dossier vers l'arrière, croisa les jambes et tâta sa poche poitrine en quête d'un cigare. Le tout avec les larmes aux yeux. CHAPITRE TRENTE-SIX — Paré à opérer la translation à mon signal, fit le capitaine de frégate Tyler. Translation dans cinq... quatre... trois... deux... un... translation ! Le groupe d'intervention 12.4.1 composé des supercuirassés de la force d'intervention 12.4 et de leur écran de croiseurs légers passa en espace normal dans une explosion de flashs d'énergie de transit azurée à cent quatre-vingt mille kilomètres à peine de l'hyperlimite de vingt-deux minutes-lumière associée à l'étoile G o connue sous le nom de Basilic A. Un morceau de bravoure en termes d'astrogation, mais Javier Giscard fut incapable de l'apprécier pleinement, tout occupé qu'il était à combattre les puissants effets de la translation rapide : cerveau vrillé et vertige qui retourne l'estomac. Il en entendit d'autres avoir des haut-le-cœur sur le pont d'état-major du Salamine, conscient que des milliers de personnes à l'intérieur de l'immense coque de son vaisseau amiral faisaient de même, et, malgré la nausée, il songea à la vulnérabilité de son groupe d'intervention en cet instant. L'équipage de ses vaisseaux serait aussi incapable que lui de réagir pendant dix secondes à deux minutes selon l'individu. Pendant ces secondes et ces minutes, seules les défenses actives automatisées des bâtiments seraient disponibles pour repousser une attaque et, si un vaisseau hostile s'était trouvé en position de profiter de cette impuissance passagère, le prix en aurait été catastrophique. Mais il n'y avait pas de vaisseau hostile. Et il ne risquait guère d'y en avoir, car un système stellaire est une cible immense, et il avait délibérément évité la trajectoire la plus directe vers la planète Méduse. Non qu'il en fût loin. Il ne comptait pas perdre de temps pour accomplir sa mission, mais même un petit détour augmentait considérablement le volume d'espace normal dans lequel ses unités pouvaient opérer leur translation. Il préférait avoir une petite marge de manœuvre_ et ce n'était pas comme s'il allait pouvoir échapper au réseau de détection que les Manticoriens avaient dû installer dans le secteur. La Flotte populaire ne disposait d'aucune donnée ferme sur le réseau de Basilic, mais Giscard savait ce que la République avait mis en place pour surveiller les systèmes qui formaient le cœur de sa nation. Les immenses plateformes de capteurs passifs très sensibles, enfoncées profondément dans le système, qui montaient la garde sur Havre pour la force principale, par exemple, mesuraient un millier de kilomètres de diamètre et pouvaient détecter l'empreinte d'une translation normale à une distance de cent heures-lumière. Il partait du principe que les équipements ennemis étaient encore plus performants — après tout, leurs autres capteurs l'étaient --„ ce qui signifiait qu'il était inutile d'essayer de les berner par une approche lente et furtive. Et puis les Manticoriens étaient censés le voir. Si le timing était bon, ils auraient presque une heure pour réagir à sa présence avant que le contre-amiral Darlington n'arrive. Ce qui offrirait aux défenseurs le temps de se retrouver bel et bien le cul entre deux chaises quand ils comprendraient ce qui se passait réellement. Évidemment, essayer d'obtenir pareille coordination semble franchement demander l'impossible, reconnut-il intérieurement tandis que les protestations de son organisme s'estompaient et que sa vision s'éclaircissait suffisamment pour lui permettre de distinguer à nouveau son répétiteur. Mais le plus beau c'est que nous n'avons même pas besoin d'y arriver. Ce sera très bien si ça marche, la cerise sur le gâteau, mais nous devrions nous en tirer de toute façon. En théorie. — France, dites-moi tout. — Euh... oui, mons... citoyen amiral. » L'astrogatrice se reprit et baissa les yeux vers ses indicateurs. » Comme prévu, citoyen amiral, fit-elle d'une voix plus professionnelle et plus normale. Position actuelle : trois cent quatre-vingt-quinze virgule neuf millions de kilomètres de Basilic A, zéro-zéro-cinq par zéro-zéro-trois. Vélocité : quatorze virgule un km/s. Accélération de la force d'intervention : trois virgule soixante-quinze km/s2. Distance par rapport à l'orbite de Méduse : deux cent vingt-neuf virgule quatre-vingt-quinze millions de kilomètres. Sur cette trajectoire et sous cette accélération, nous devrions atteindre l'interception avec la planète à distance nulle dans cent trente-deux minutes, avec une vélocité de quarante-trois virgule quatre-vingt-deux mille km/s à l'instant où nous croiserons son orbite. — Andrew ? Quelque chose se dirige vers nous ? demanda Giscard. — Pas encore, citoyen amiral, répondit aussitôt Macintosh. Nous avons pas mal de signatures d'impulsion qui se baladent dans le système, et certaines correspondent presque à coup sûr à des vaisseaux de guerre, mais rien n'a l'air de se diriger vers nous pour l'instant. Bien sûr, nous sommes un peu voyants, citoyen amiral. Leur réseau de capteurs doit avoir détecté notre présence, et je pense que nous verrons bientôt une réaction. — Merci. » Giscard jeta un coup d'œil à Pritchart puis se pinça les lèvres en réfléchissant aux deux rapports. Celui de Tyler confirmait encore le splendide travail d'astrogation qu'elle avait effectué pour arriver si près du point qu'elle visait en espace normal. Les chiffres concernant l'accélération rendaient Giscard un peu nerveux toutefois, bien qu'il les eût lui-même choisis, car ils étaient trop élevés en termes de sécurité. Non que la Flotte populaire eût beaucoup le choix quand il s'agissait de réduire ses marges de sécurité. Comme la Flotte royale manticorienne, la Flotte populaire d'avant-guerre réduisait les paramètres d'impulsion de ses bâtiments à un maximum de quatre-vingts pour cent de la capacité théorique de leur compensateur d'inertie. Cela parce que le seul signe avant-coureur que donnait en général un compensateur qui songeait à tomber en panne consistait à cesser brusquement de fonctionner... réduisant instantanément l'équipage en purée. Dans la mesure où une utilisation plus exigeante augmentait le risque de défaillance, la plupart des flottes (et toutes les compagnies de transport marchand) avaient pris l'habitude de limiter leurs vaisseaux à une marge de sécurité confortable d'environ vingt pour cent. Hélas, les nouveaux compensateurs manticoriens rendaient le procédé inacceptable pour la Flotte populaire : incapable d'obtenir une puissance équivalente, elle avait choisi à la fois de recommencer à construire des cuirassés pour la première fois depuis dix-huit ans T et de diviser par deux la marge de sécurité de ses compensateurs d'avant-guerre. Les nouveaux cuirassés étaient beaucoup moins puissants que ne l'auraient été des supercuirassés, mais leur tonnage inférieur les dotait d'une courbe d'accélération approchant celle d'un supercuirassé manticorien équipé d'un nouveau compensateur. De la même façon, tailler dans la marge de sécurité permettait à la Flotte populaire de compenser à peu près l'avantage global de l'ennemi. Ce qui n'était pas d'un grand secours quand les Manticoriens décidaient d'utiliser leur pleine puissance militaire et de faire une croix sur leurs propres marges de sécurité — mais au moins cela réduisait-il un peu la différence. Mais c'était le rapport de Macintosh qui l'intéressait vraiment. Giscard ne s'attendait pas à ce qu'il signale déjà quelque chose, car n'importe quel détachement défensif aurait besoin d'au moins dix ou quinze minutes pour s'organiser... et jusqu'à quarante minutes si son commandant avait tant péché par excès de confiance qu'il avait laissé ses unités en orbite impulseurs froids. D'ailleurs, Giscard ne le saurait pas avant un certain temps, même une fois que les Manticoriens auraient commencé à réagir, vu la qualité de leurs systèmes furtifs. N'empêche, il se sentirait mieux quand les équipes de détection de Macintosh auraient enfin capté une réaction quelconque à leur arrivée. C'était en grande part parce qu'il détestait le suspense, mais aussi pour une autre raison cette fois. Tant qu'il n'aurait pas une indication quant aux intentions de l'ennemi, il ignorerait complètement si l'effort de diversion avait marché... ou dans quel genre de nœud de vipères il s'était fourré. Le vice-amiral Michel Reynaud, du service d'astrocontrôle manticorien, leva les yeux et haussa le sourcil tandis que retentissait une alarme trois tons caractéristique. Elle n'était pas spécialement bruyante : elle n'en avait pas besoin, car la salle de contrôle principale terrée au cœur de la station spatiale de plusieurs mégatonnes qui abritait le service d'astrocontrôle de Basilic était un endroit calme et silencieux. Non qu'on y chômât. Il surveillait tout le trafic empruntant le terminus local du nœud du trou de ver de Manticore. Une seule erreur de la part de l'un de ses contrôleurs pouvait causer la perte de plusieurs millions de tonnes de fret, sans parler du coût humain pour les équipages, et c'est pour cette raison que la salle de contrôle principale devait être calme, silencieuse et efficace. C'est aussi pourquoi l'éclairage était volontairement tamisé, de façon à ce que les différents afficheurs restent bien visibles, et pourquoi, selon une pratique qui remontait aux premiers jours des veilles électroniques sur la vieille Terre, la température était maintenue résolument fraîche. (Sauf pour la poignée de Sphinxiens de l'équipe, se rappela-t-il ironiquement, qui soutiennent qu'on croirait une douce journée de printemps... Bande de frimeurs!) La fraîcheur délibérée était soigneusement conçue pour empêcher quiconque de se sentir trop à l'aise et de s'assoupir pendant son quart. Non qu'un seul des hommes de Reynaud fût susceptible d'en trouver le temps. Il renifla en poursuivant cette idée familière, mais ses sourcils ne s'abaissèrent pas, car il ne se souvenait pas qu'un exercice ait été programmé avec le détachement de la Flotte ou le commandement de Basilic, or c'étaient eux les seuls à jamais utiliser ce circuit de com précis. Il fit pivoter son fauteuil de commandement bien rembourré de manière à regarder l'officier de com de quart faire taire l'alarme et commencer à entrer le premier code d'autorisation. Il fallait toujours passer un certain temps à entrer des codes et réagir à des requêtes diverses pour convaincre les systèmes de communication supraluminiques de vomir leur contenu. Évidemment, il fallait s'y attendre. À son humble avis, la plupart des gens qui s'engageaient dans la Spatiale semblaient restés coincés au stade anal en phase rétentive (le personnel de l'Astrocontrôle était civil — et fier de l'être — plutôt que militaire, malgré les uniformes et les grades), et ils se montraient particulièrement rétentifs » dès qu'il s'agissait de joujoux tels que leurs communicateurs supraluminiques. En dehors de conditions très particulières et soigneusement définies, l'Astrocontrôle avait l'interdiction formelle d'utiliser son propre transmetteur supraluminique, et le fait que seul Manticore savait lire les impulsions gravifiques n'empêchait pas la FRM d'insister sur toutes sortes de mesures de sécurité internes. Néanmoins, malgré son intime conviction de la futilité du procédé, Reynaud se satisfaisait parfaitement de patienter. D'ailleurs, toutes les âneries bien dans le style des militaires qu'il devait supporter ne le gênaient pas vraiment, car il se rappelait un temps où ses équipes et lui étaient laissés à eux-mêmes dans le secteur. Michel Reynaud était un vieux de la vieille au poste de Basilic – présent depuis quatorze ans T, plus que n'importe qui d'autre à bord de cette immense base – et, à une époque, il ne ressentait que mépris envers la Flotte. Et c'était assez compréhensible, se rappela-t-il, vu les ratés et les fainéants qu'on exilait alors dans la région. Mais à présent... Un témoin lumineux rouge se mit à clignoter sur le pupitre de communication principal, et le vice-amiral Reynaud ne se rendit même pas compte qu'il quittait son fauteuil de commandement. Il se retrouva simplement debout derrière l'officier de com, un peu comme si le témoin rouge sang qui annonçait un signal d'urgence à priorité maximale l'avait téléporté sur place. Et peut-être était-ce le cas, songea-t-il distraitement tout en regardant par-dessus l'épaule de l'officier le message qui commençait à apparaître sur son afficheur. Mais ce n'était qu'une idée lointaine et insignifiante comparée au contenu de ces phrases laconiques, et son esprit s'emballa tandis qu'il découvrait l'estimation des effectifs ennemis en route vers Méduse et tous les hangars orbitaux, centres de transfert de fret, ateliers de réparation et bases de ravitaillement à l'usage des bâtiments commerciaux qui défilaient quotidiennement à Basilic. Il fixa encore un moment les chiffres, la bouche sèche, puis se retourna pour faire face à son personnel. « Votre attention, s'il vous plaît ! aboya-t-il, et des têtes se tournèrent dans toute la salle de contrôle car on ne l'avait jamais entendu s'exprimer aussi durement. Une force d'intervention non identifiée se dirige vers l'intérieur du système. Le vice-amiral Markham l'estime à au moins vingt supercuirassés et quinze à vingt croiseurs légers. » Quelqu'un prit une inspiration horrifiée, et Reynaud hocha sombrement la tête. — Je suis sûr que le détachement du terminus se mettra en route sous peu, poursuivit-il, mais même s'il pouvait arriver là-bas à temps, il n'y aurait pas suffisamment de vaisseaux de guerre dans le système pour stopper cette agression. Ce qui signifie (il inspira profondément) que je déclare un code Zoulou. Jessie, fit-il en se tournant vers sa veilleuse la plus gradée, je vous charge d'organiser la file d'évacuation. Vous connaissez la chanson : les neutres et les transports de passagers d'abord, les gros cargos ensuite. — Je m'en occupe, Michel. » Elle fit signe à deux assistants de la suivre et se dirigea vers l'énorme cuve polo qui montrait tous les mouvements de vaisseaux dans un rayon de cinq minutes-lumière autour du nœud, et Reynaud posa la main sur l'épaule de l'officier de com. Angéla, transmettez l'information au courrier en attente. Incluez le message de Markham, mon propre code Zoulou, et dites-lui de partir. » Il regarda par-dessus son épaule. « Jessie, dégagez un créneau prioritaire pour le courrier dès qu'Angéla aura terminé. » Jessie acquiesça; Reynaud se retourna et fit signe à un autre contrôleur. — Ah Gus et vous êtes chargés du trafic com à courte portée à partir de maintenant. Je ne veux pas qu'on distraie Angéla du canal de la Flotte, au cas où. » Al, le plus gradé des deux, hocha la tête, et Reynaud poursuivit d'une voix à la fois calme et pressante. « Quand ils vont comprendre ce qui se passe, certains commandants de vaisseaux marchands vont se mettre dans une colère noire. Nous sommes à dix heures-lumière de Méduse, mais ils n'y penseront pas ; ils vont exiger un statut prioritaire pour sortir leur précieuse cargaison d'ici. Ne vous laissez pas intimider ! Jessie vous indiquera le planning des mouvements dès qu'elle l'aura établi. Tenez-vous-y. — Oui, monsieur », répondit Al comme s'il allait se mettre au garde-à-vous – ce qui ne se faisait tout simplement pas à l'Astrocontrôle. Mais Reynaud s'était déjà détourné, cherchant des yeux un autre officier. Elle devait bien être quelque part, mais il n'arrivait pas à la trouver. — Cynthia ? appela-t-il. — Oui, amiral ? » Reynaud manqua entrer en lévitation car la réponse venait de juste derrière lui. Il se retourna prestement – si vite, en fait, que le lieutenant Carlu chi recula pour l'éviter – et parvint il ne sut comment à ne pas la fusiller du regard. C'est ma faute, se dit-il. Carluchi commandait le détachement de fusiliers de l'Astrocontrôle de Basilic depuis près de cinq mois maintenant, ce qui aurait dû lui suffire pour s'habituer à sa démarche féline et silencieuse. « Ah, c'est donc là que vous êtes », dit-il avec juste assez d'insistance pour la faire rougir. En d'autres circonstances, il aurait pris le temps de savourer son petit triomphe, car le lieutenant Carluchi était aussi perpétuellement maîtresse d'elle-même qu'elle était jeune et séduisante. Mais il avait d'autres choses en tête aujourd'hui, et il plongea un regard sombre dans les grands yeux bleus de la jeune femme mince et musclée. « Vous avez entendu ce que j'ai dît à Al et Gus ? » demanda-t-il, et elle acquiesça sans aucune trace de la gêne qu'elle ressentait habituellement face à la familiarité des équipes de l'Astrocontrôle, loin du formalisme militaire. « Bien, dit-il, encore plus sombre, parce qu'il vous revient de donner un peu de poids à leurs ordres si certains des commandants là-dehors se mettent à paniquer. C'est bon ? — C'est bon, amiral », répondit simplement Carluchi. Contrairement aux autres, elle lui adressa un brusque salut, et Reynaud se surprit même à le lui rendre, bien qu'avec beaucoup moins de précision. Puis elle fit demi-tour et partit en petites foulées dont il savait qu'elles se transformeraient en d'autres beaucoup plus longues dès qu'elle serait hors de sa vue. Eh bien, ça ne posait aucun problème à Michel Reynaud. Lady Harrington avait lancé une tradition en détachant deux de ses pinasses en soutien aux inspections douanières de l'Astrocontrôle douze ans auparavant. Mais il y avait désormais douze pinasses et non deux, et le personnel requis pour les armer était affecté directement à l'Astro de Basilic par le Corps royal des fusiliers. Les deux canons à impulsion et l'unique laser d'une pinasse n'étaient que des armes d'opérette comparées à celles des véritables bâtiments de guerre, mais elles étaient largement assez puissantes pour s'occuper d'un vaisseau marchand hors de contrôle, sans armes ni blindage. Mieux, Reynaud savait sans l'ombre d'un doute que Cynthia Carluchi et ses équipages de fusiliers feraient usage de ces armes en un clin d'œil si la situation l'exigeait. Il espérait simplement que les marchands le savaient aussi. Le vice-amiral des Rouges Silas Markham ne restait dans son siège à bord de la pinasse que par un violent effort de volonté. Onze minutes plus tôt, il était confortablement installé dans son bureau à bord de Méduse Or-un, le quartier général relativement neuf de la Flotte pour Basilic. Il était plongé jusqu'au cou dans de la paperasse ennuyeuse et frustrante, en rogne – comme d'habitude – à cause de la façon dont on avait réduit son détachement ces sept derniers mois. Il comprenait le raisonnement. Bon sang, il était même d'accord ! Mais cela n'avait pas rendu moins déplaisant d'occuper un poste censément destiné à un vice-amiral et de voir les forces qui lui étaient affectées se réduire à un effectif qu'un contre-amiral aurait sans doute été trop gradé pour commander s'il s'était trouvé ailleurs qu'à un transit du système de Manticore par trou de ver. Mais il n'avait pas pu protester. Les FIavriens n'avaient même pas pointé le bout de leur nez le long du périmètre du système de Basilic depuis une décennie standard. Il s'agissait d'un secteur de routine, non menacé, bien trop éloigné du front pour qu'une flotte à l'état d'esprit aussi défensif que celle de Havre après le coup d'État le frappe. Et si cela devait changer, la Première Force tout entière n'était qu'à un transit de là. On aurait largement le temps d'ajuster les déploiements pour étoffer sa force d'intervention si les Havriens donnaient un jour l'impression de se diriger vers sa zone. Seulement, il apparaissait maintenant qu'on avait oublié de prévenir l'ennemi qu'il était trop timide et sur la défensive pour tenter un raid en profondeur comme celui-ci, parce que, aussi sûr que l'enfer avait le monopole du soufre, il y avait bien quelqu'un en route pour flanquer une sacrée raclée à la zone de commandement de Markham. Et leur assurance confortable — la sienne comme celle de l'Amirauté, il le reconnaissait amèrement — concernant les redéploiements de la Première Force ne valait rien face à une telle opération. Même des croiseurs de combat mettraient près de dix-neuf heures pour seulement atteindre le terminus de Basilic depuis l'orbite de Manticore. Des supercuirassés en mettraient presque vingt-deux... et ce pour des bâtiments équipés de compensateurs dernière génération. Les vaisseaux pouvaient opérer le transit effectif de Manticore à Basilic en quelques secondes, mais ils devaient d'abord pour cela rejoindre le terminus du nœud central à Manticore. Et même une fois dans l'espace de Basilic, ils se trouveraient encore respectivement à vingt-deux et vingt-six heures de Méduse. Ce qui signifiait que faire venir des renforts allait prendre du temps. Presque rien à l'aune des mouvements interstellaires normaux, mais le combat tactique à l'intérieur d'un système se jouait à une tout autre échelle. Et à cette échelle, quarante et une heures, c'était vraiment très long... surtout quand l'ennemi se trouvait à deux heures à peine de Méduse et approchait rapidement. La pinasse fonçait à pleine vitesse dans un effort pour rattraper le HMS Roi Guillaume. Le vaisseau amiral, affectueusement surnommé le Billy Boy par l'équipage, maintenait son accélération suffisamment faible pour permettre au petit appareil de le rejoindre, et Markham observa par le hublot la manœuvre d'approche. Il ne se considérait pas comme un homme particulièrement courageux, et son estomac se nouait d'inquiétude à l'idée de ce que le Roi Guillaume et son effectif diminué s'en allaient affronter. Mais, héroïque ou non, Silas Markham était vice-amiral dans la Flotte royale manticorienne : sa place était à bord de son vaisseau amiral quand celui-ci ferait face à l'ennemi, et non dans un foutu bureau à plusieurs minutes-lumière en arrière de la bataille. Les faisceaux tracteurs du supercuirassé s'étendirent vers la pinasse, la capturèrent et l'amenèrent jusque dans la caverne brillamment éclairée d'un hangar d'appontement. Markham se leva. C'était contraire au règlement, bien sûr : les passagers étaient censés rester assis et harnachés pendant toute manœuvre d'approche, mais il était pressé... et il était aussi vice-amiral, ce qui signifiait que personne n'allait lui faire de reproche. Il renifla à cette idée et se pencha pour continuer de regarder par le hublot tandis que la pinasse descendait vers les butoirs d'arrimage. Son regard se posa sur les armoiries du vaisseau, peintes à l'extérieur de la galerie d'arrimage, en dessous de la zone d'observation plastoblindée, et il eut une grimace. Ces armoiries avaient été conçues à partir du sceau personnel du roi Guillaume à qui le vaisseau devait son nom, et Markham se demanda une fois de plus combien des membres de l'équipage du Billv Boy pensaient jamais au fait que son homonyme avait été assassiné par un fou. Ce n'était pas une idée très réjouissante en un moment pareil. Les voilà, citoyen amiral », annonça le capitaine Macintosh. Giscard leva la main, interrompant un rapport de Julia Lapisch pour se tourner vers l'officier opérationnel. Estimation de leur force ? demanda-t-il. — Ils sont encore trop loin pour un décompte définitif, citoyen amiral, mais on dirait qu'ils sont présents en effectifs beaucoup moins nombreux que prévu. Nous distinguons six à huit unités du mur et un nombre indéterminé de croiseurs de combat. Ils semblent se diriger vers nous sous environ trois cents gravités. — Merci. » Giscard tourna son fauteuil vers le lieutenant Thaddeus. « Des réactions, Madison ? — Ces prévisions étaient ce que nous pouvions faire de plus précis à partir des données disponibles au moment de la préparation d'Icare, citoyen amiral », répondit Thaddeus. Il y avait comme une nuance de défi dans sa voix, mais Giscard était prêt à laisser filer tant que le lieutenant la contrôlait. Il s'était demandé pourquoi quelqu'un d'aussi manifestement doué que lui n'avait jamais été promu, et maintenant il savait, car la réponse figurait dans les fichiers de SerSec que Prit-chan avait reçus juste avant leur départ de Secours. La grande sœur de Thaddeus avait été dénoncée comme ennemie du peuple aux cours de justice populaires par un amant dépité – à tort, manifestement. L'amant s'était pendu une fois que sa colère était retombée et qu'il avait compris ce qu'il avait fait, mais ses remords étaient arrivés trop tard pour sauver Sabrina Thaddeus, et SerSec craignait que le sort de sa sœur ne retourne le citoyen lieutenant de vaisseau contre l'ordre nouveau. D'après ce que Giscard avait vu de lui, les craintes de SerSec étaient justifiées. Mais cela n'avait jamais affecté son travail pour lui, et l'amiral ne se trouvait pas franchement en position de critiquer les allégeances partagées d'un autre. — Je sais que les données des analystes étaient limitées, Madison, fit-il avec juste assez d'impatience dans la voix pour rappeler à l'officier de renseignement qu'il devait surveiller ses manières en public. Mais il s'agit là d'une force très inférieure à ce que nous attendions, et je préférerais ne pas découvrir à mes dépens qu'ils ont bel et bien ces bâtiments que nous nous attendions à voir se diriger vers nous, mais en mode furtif quelque part. Alors, s'il y avait la moindre information, même douteuse, susceptible de faire un peu de lumière sur la question, j'aimerais l'entendre. — Oui, citoyen amiral. Excusez-moi », fit Thaddeus avant de s'enfoncer dans son fauteuil pour réfléchir. Il finit par secouer la tête. « Je ne vois rien de concret qui puisse l'expliquer, citoyen amiral, répondit-il sur un tout autre ton. Mais cela n'est pas aussi significatif que je le voudrais. Nous n'avons effectué aucun passage de repérage à Basilic depuis le début de la guerre et la prise de Seaford Neuf. Nous avons plutôt eu recours à des sources discrètes, des commandants de vaisseaux marchands à notre solde. Pour la plupart, il s'agissait de ressortissants étrangers plutôt que de Havriens, ce qui signifie que leurs rapports doivent être pris avec des pincettes, mais nous n'avons pas trouvé mieux. » Il s'interrompit pour regarder Giscard, et l'amiral hocha la tête autant pour signifier qu'il comprenait que pour lui ordonner de poursuivre. — Dans ces limites, ils ont pu nous fournir un décompte assez fiable des forces déployées pour la surveillance du terminus, reprit Thaddeus. Ces unités se trouvent facilement à portée des capteurs de n'importe quel cargo empruntant le nœud. Mais les chiffres ont toujours été beaucoup moins... précis en ce qui concerne le reste du détachement. — Pourquoi ça, citoyen capitaine ? s'enquit Pritchart sur un ton neutre. Je croyais que plus de la moitié du trafic qui passe par ce système transbordait au moins quelques marchandises aux entrepôts en orbite médusienne avant de poursuivre par le terminus. — En effet, madame », répondit Thaddeus, beaucoup plus raide. Après tout, Pritchart était l'ennemi à ses yeux, pourtant il semblait un peu étonné de sa propre réaction face à elle. Apparemment, il n'arrivait pas à lui vouer la même haine qu'il ressentait pour les autres suppôts de SerSec, et cela le laissait perplexe. « Dans ce cas, ne devraient-ils pas être capables d'observer aussi l'autre composante du détachement en détail ? — Oui et non, madame, fit Macintosh, venant à l'aide de son collègue. Ils auraient une vision précise de toute unité à proximité immédiate de Méduse, mais pas de celles qui se trouveraient plus loin – disons en patrouille ou en exercice. Et les Manties sont aussi sensibles aux risques d'espionnage ici que nous le serions à leur place. Ils n'encouragent pas franchement les vaisseaux de passage à utiliser leurs capteurs actifs dans des zones comme celle-ci, et il y a des limites à ce que les capteurs passifs d'un cargo peuvent détecter. Hélas, un aspect de l'inspection sur laquelle les Manties insistent depuis le début de la guerre consiste à examiner de près l'équipement de détection des vaisseaux marchands en visite et, s'ils le trouvent plus sophistiqué que de raison, le vaisseau en question a intérêt à pouvoir le justifier. Sinon... pffft ! » Le capitaine de frégate agita la main. « Le bâtiment et son commandant sont interdits de passage par le nœud pour la durée des hostilités, ce qui ne leur laisse aucune raison légitime de se trouver où que ce soit dans le système de Basilic, et encore moins à un endroit où ils pourraient apercevoir quelque chose que nous aimerions savoir. C'est un peu arrogant de leur part, j'imagine, mais c'est efficace et j'en ferais autant à leur place. — Le citoyen capitaine a raison, madame, ajouta Thaddeus. Nous avons reçu des rapports comme quoi ils réduisaient les effectifs du détachement ces derniers mois, mais sans preuves solides pour les confirmer. Dans ces conditions, RensNav (il ne s'agissait plus des Renseignements navals en réalité, mais Thaddeus, comme bon nombre d'officiers spatiaux et avec de meilleures raisons personnelles que la moyenne, appelait encore la section de renseignements militaires de SerSec par son nom d'avant le coup d'État) s'est fié au dernier décompte ferme dont nous disposions. J'imagine qu'ils jugeaient plus sûr de partir de l'hypothèse la plus pessimiste. Et, d'après ces chiffres, il aurait dû y avoir au moins douze vaisseaux du mur affectés au détachement inca-système. — Je vois. Merci, citoyen Thaddeus, ainsi qu'à vous, citoyen Macintosh. » Pritchart baissa les yeux quelques secondes vers l'afficheur principal, puis elle regarda Giscard. « Cela change-t-il vos intentions, citoyen amiral ? — Je ne crois pas, citoyenne commissaire, répondit-il avec l'exquise courtoisie qu'il adoptait généralement en public pour limiter ses prétentions à interférer avec ses décisions tactiques. L'opposition est peut-être moindre que ce que nous attendions, mais elle demeure suffisante pour nous infliger des coups sévères. Et la force qui protège le système mère n'est qu'à quarante ou quarante-huit heures de Méduse au plus, même si elle doit partir de l'orbite de Manticore. » Il secoua la tête. « Avec un peu de chance, leurs unités essaieront de passer une à une, ce qui permettra au citoyen contre-amiral Darlington de les tailler en pièces, mais, si quelque chose tourne mal de ce côté, ils peuvent envoyer une puissance de feu bien supérieure à la nôtre dans le système. Je pense que nous allons continuer tout droit sur le même profil pour une séquence de tir au vol en orbite de Méduse. À moins, bien sûr, que vous ne souhaitiez procéder autrement, madame ? — Non, citoyen amiral, répondit-elle froidement. — Excellent », Il croisa les mains derrière le dos et se retourna vers l'afficheur. CHAPITRE TRENTE-SEPT Malgré la fraîcheur ambiante, la majorité du personnel de la salle de contrôle central de l'Astrocontrôle de Basilic suait à grosses gouttes en essayant de faire face. La première réaction des vaisseaux marchands en attente de transit avait été la confusion, vite suivie d'une panique aussi inévitable qu'irrationnelle. Ils se trouvaient à dix heures-lumière de l'objectif manifeste des Havriens et tous les bâtiments hostiles alentour se dirigeaient vers Méduse, soit à leur exact opposé. On avait amplement le temps de tous leur faire franchir le nœud pour les mettre en sécurité et, même dans le cas contraire, ils étaient à l'extérieur de l'hyperlimite de Basilic. Le réseau de détection supraluminique préviendrait suffisamment à l'avance si l'un des vaisseaux ennemis faisait demi-tour et venait vers eux, et il serait relativement simple de gagner l'hyperespace et de disparaître bien avant qu'il n'arrive. Ces idées réconfortantes, toutefois, ne paraissaient pas figurer au premier plan dans l'esprit des commandants des cargos qui s'opposaient bruyamment aux contrôleurs de Michel Reynaud. Le lieutenant Carluchi et ses pinasses avaient déjà dû intervenir physiquement pour empêcher un gros transporteur de minerai andermien et un cargo solarien rempli de produits agricoles raffinés à destination de la Ligue de doubler ceux qui les précédaient dans la file. Malgré sa colère contre les deux commandants et une aversion personnelle pour la Ligue solarienne qui avait crû avec chaque rapport concernant ses transferts technologiques vers Havre, Reynaud ressentait un peu plus de compassion pour la Solarienne que pour l'Andermien : le minerai d'astéroïde n'était pas une denrée des plus périssables, et son plan de vol indiquait un acheminement plutôt tranquille. Mais si la Solarienne se trouvait à moins de deux heures de Sigma Draconis en transit direct via le nœud, elle ajouterait deux mois à la durée de son voyage rien que pour atteindre Manticore si elle devait passer en hyperespace. Et son chargement était on ne peut plus périssable. Toutefois, comprendre la source de la peur panique de ce commandant ne l'avait pas rendu plus patient avec elle, et il avait regardé les pinasses de Carluchi replacer son vaisseau dans la file avec une certaine satisfaction. Mais c'était bien la seule satisfaction qu'il ressentait en ce moment, et il jeta un coup d'œil à l'afficheur principal. Les six cuirassés et huit croiseurs de combat qui composaient le détachement du terminus s'étaient dirigés vers l'intérieur du système sous accélération maximale dès réception du premier rapport. Il leur était impossible d'arriver à temps pour intercepter les Havriens avant qu'ils ne frappent Méduse, mais leur commandant pouvait difficilement rester assis à regarder le système tomber. Les cuirassés avaient tous reçu de nouveaux compensateurs, mais il ne s'agissait que d'un modèle de seconde génération, plus efficace de seulement six pour cent par rapport aux anciens. Néanmoins, le contre-amiral Hanaby les poussait à la puissance militaire maximale — pile quatre cent quatre-vingts gravités — et elle était en route depuis dix minutes. Elle se trouvait à huit cent mille kilomètres du terminus, à une vitesse de deux mille huit cents km/s, et accélérait encore à quatre virgule sept cent six km/s2. En regardant s'éloigner de plus en plus de sa zone de commandement les icônes de ses bâtiments, Michel Reynaud ressentit un frisson de solitude. Le départ de Hanaby ne laissait pas le terminus entièrement sans protection. Mais l'ouverture des hostilités et les besoins plus immédiats de la Flotte avaient largement entamé les fonds destinés à l'origine à construire les forteresses spatiales censées protéger le terminus de Basilic... et réduit le degré de priorité associé à leur construction. Ce qui avait été conçu comme une coquille de dix-huit forts de seize millions de tonnes était passé à dix... dont deux seulement avaient bel et bien été terminés. Les huit autres seraient prêts d'ici six mois à un an T, selon — ce qui signifiait que le plus avancé avait déjà environ cinq ans T de retard sur le programme prévu avant-guerre —, et Reynaud grinça des dents à cette idée. Deux forteresses devaient amplement suffire à tenir en respect n'importe quel croiseur de combat havrien qui pourrait se cacher dans le coin et se jeter sur le terminus dont Hanaby s'était retirée, mais s'il y avait quelque chose de plus gros et de plus dangereux en préparation... Il se détourna une fois de plus de cette idée pour se concentrer sur son propre travail. « Quoi ? » Le comte de Havre-Blanc sursauta et se retourna pour faire face au capitaine de frégate McTierney. Le visage de l'officier de com était blême, et elle appuyait la main droite contre son oreillette comme si en se la vissant dans le crâne elle pouvait trouver un sens à ce qu'elle venait de lui annoncer. Les Havriens attaquent Basilic, monsieur », répéta-t-elle sur un ton qui résonnait encore de son incrédulité et, pour une fois, son accent sphinxien ne rappela pas douloureusement Honor à Havre-Blanc. e L'Astrocontrôle a déclaré le code Zoulou et commencé à dégager le terminus des vaisseaux marchands il y a six... non (elle jeta un coup d'œil au chrono), il y a sept minutes. Force ennemie au moment où le vice-amiral Reynaud a envoyé son courrier estimée à un minimum de vingt supercuirassés accompagnés d'un écran de croiseurs légers. — Mon Dieu », murmura quelqu'un derrière Havre-Blanc, et il sentit toute expression disparaître de son visage tandis que les implications de la nouvelle l'assaillaient. Basilic. Ils frappaient Basilic, et pas avec une petite force de raid composée de croiseurs de combat. Vingt supercuirassés, c'était plus que suffisant pour détruire tout le détachement du système vu la façon dont on avait réduit ses effectifs – en grande partie pour étoffer ton mur de bataille, Hamish! lui souffla un coin de son esprit –, même s'il n'avait pas été réparti entre Méduse et le terminus. Une fois qu'ils auront mis en pièces la force d'intervention de Markham, ils détruiront toutes les installations en orbite de Méduse jusqu'à la dernière, songea-t-il, comme engourdi par l'horreur. Laisseront-ils au personnel des bases orbitales le temps d'évacuer ? Oui, bien sûr... à moins que leur commandant ne soit l'un des fanatiques du nouveau régime. Mais même s'ils autorisent bel et bien l'évacuation, il s'agit quand même de soixante ans T d'infrastructures. Mon Dieu! Qui sait combien de milliards de dollars d'investissement cela représente ? Mais comment allons-nous faire pour remplacer tout ça au milieu de cette foutue guerre ? Le silence qui résonnait autour de lui ne fournit pas de réponse à ses questions, mais une idée plus affreuse encore lui apparut. « Reynaud a-t-il parlé des intentions de l'amiral Hanaby ? demanda-t-il. — Non, monsieur. » McTierney secoua la tête, et Havre-Blanc fronça les sourcils. Reynaud aurait dû transmettre cette information, mais le comte se rappela qu'il ne devait pas être si dur avec le responsable de l'Astrocontrôle. Pour un homme qui n'était après tout qu'un civil en uniforme, il avait déjà fait plus que Havre-Blanc n'était en droit d'en attendre. Ce qui ne rendait pas le manque d'information plus supportable. Mais tu sais déjà ce que fait Hanaby, non ? se dit-il. Exactement ce qu'un amiral digne de ses galons ferait : elle se dirige vers le son des canons. Et c'est peut-être précisément ce que l'ennemi attend d'elle. Il plissa le front en regardant l'afficheur qui montrait sa propre flotte encore stationnée à quarante-cinq secondes-lumière du terminus du nœud situé dans le système de l'Étoile de Trévor, et le train de ses pensées passa trop vite pour lui permettre de le séparer en ses différents composants. Son état-major se tenait derrière lui sur le pont du Benjamin le Grand, les yeux rivés sur son dos, sans la moindre idée de ce qui lui passait par la tête. Leurs propres cerveaux étaient encore trop choqués pour réfléchir avec cohérence, mais ils voyaient le poids de ses conclusions peser sur lui, ses larges épaules s'affaisser lentement pour en porter le fardeau. Puis il se tourna de nouveau vers eux, l'air dur et résolu, et se mit à aboyer des ordres. — Cindy, enregistrez le message suivant à l'attention de l'amiral Webster. Début du message : "Jim, laissez vos bâtiments où ils sont. Cela pourrait être un stratagème pour attirer la Première Force à Basilic afin de dégager la voie pour une attaque sur la capitale. La Huitième Force se rend immédiatement à Basilic." Fin du message. » Quelqu'un prit une inspiration sifflante dans son dos, et il eut un rictus sans humour à cette réaction. Ils auraient dû envisager cette éventualité tout seuls, pensa-t-il distraitement, mais il ne quitta pas McTierney des yeux. « Enregistré, monsieur », répondit-elle. Sa voix paraissait encore secouée, mais son regard revenait à la vie et ,elle opina vigoureusement. « Bien. Deuxième message, celui-ci pour le commandant de l'Astrocontrôle de Manticore. Début du message : "Amiral Yestremensky, sous mon autorité, je vous demande de dégager immédiatement tout le trafic – je répète, tout le trafic – de la file Manticore-Basilic et de vous préparer à un transit prioritaire de la Flotte." Fin du message. — Enregistré, confirma de nouveau McTierney. — Nouveau message, celui-ci destiné au contre-amiral Hanaby via l'Astrocontrôle de Basilic. Début du message : "Amiral Hanaby, j'arrive le plus vite possible en soutien à Basilic depuis l'Étoile de Trévor via le nœud, avec quarante-neuf unités du mur, quarante croiseurs de combat et leur écran." — Enregistré, monsieur. — Très bien. Je veux que des copies pour information soient envoyées à l'Amirauté, à l'attention particulière de l'amiral Caparelli et de l'amiral Givens, au vice-amiral Reynaud et au vice-amiral Markham, poursuivit Havre-Blanc d'une voix claire au débit saccadé. Cryptage standard, priorité maximale. Dès qu'ils sont cryptes, transmettez-les au courrier de l'amiral Reynaud. — A vos ordres, monsieur. » Havre-Blanc lui adressa un bref signe de tête, puis il se tourna vers son chef d'état-major et son officier opérationnel. « Alyson, dit-il au capitaine de vaisseau Granston-Henley, je veux que vous vous occupiez de ce courrier et que vous le renvoyiez tout droit vers Manticore dès que Cindy aura transmis mon message. Ensuite, je veux que Trévor et vous me conceviez un plan de transit de l'Étoile de Trévor à Manticore puis Basilic. — Bien, monsieur. » Granston-Henley se secoua comme pour débarrasser son cerveau des derniers échos de sa stupéfaction et regarda le capitaine Haggerston avant de se tourner à nouveau vers Havre-Blanc. « Ordre de translation habituel, monsieur ? demanda-t-elle. « Non. » Le comte secoua brièvement la tête. « Nous n'avons pas le temps pour un joli transit ordonné. Nous ferons passer les unités aussi vite que possible, dans l'ordre où elles atteindront le terminus. S'il faut choisir entre un vaisseau de ligne et une unité écran, le vaisseau de ligne passe le premier. Sinon, on fonctionne sur la base du "premier arrivé". Et, Alyson (il la regarda droit dans les yeux), je veux que ça aille vite. Les bâtiments gagneront le terminus à puissance militaire maximale et les fenêtres de transit doivent être réduites au minimum possible, pas au minimum autorisé. Servez-vous du courrier pour en informer également l'Astrocontrôle de Manticore. — Je... commença Granston-Henley avant de s'interrompre. Bien, monsieur. Compris », fit-elle calmement, sur quoi Havre-Blanc hocha la tête et se retourna vers son afficheur. Il comprenait la réaction de Granston-Henley, mais il n'avait pas le choix. Sa flotte se trouvait à quarante-cinq secondes-lumière du terminus de l'Étoile de Trévor. Un contre-torpilleur équipé du tout nouveau compensateur pouvait supporter une accélération de six cent vingt gravités si l'on réduisait à zéro sa marge de sécurité, mais ses supercuirassés ne pouvaient obtenir que quatre cent soixante-six g avec la même génération de compensateurs. Cela signifiait que son écran de contre-torpilleurs atteindrait le terminus local sur une trajectoire directe en trente-cinq minutes environ alors qu'il en faudrait plutôt quarante et une à ses super-cuirassés. Mais cela ne tenait pas compte de l'inversion et de la décélération, or une force aussi nombreuse n'aurait pas le choix : il lui faudrait décélérer jusqu'à atteindre une vitesse nulle par rapport au terminus avant d'effectuer le transit, si urgente soit la crise. Du coup, ces mêmes contre-torpilleurs mettraient cinquante minutes et les supercuirassés un peu plus de cinquante-sept. Et, une fois arrivés là, ils devaient encore opérer le transit — pas une fois mais deux — pour se rendre au terminus de Basilic. Et ils ne pouvaient pas tous passer en même temps. Certes, la perspective était tentante. Il existait une limite supérieure au tonnage qui pouvait transiter par un nœud de trou de ver donné. Dans le cas du nœud de Manticore, la masse maximale possible pour un transit unique s'élevait à peu près à deux cents millions de tonnes, ce qui signifiait qu'il pouvait faire passer ce tonnage du mur de la Huitième Force — soit, en gros, vingt-deux supercuirassés — en un mouvement convulsif. Hélas, tout transit par le trou de ver déstabilisait les terminus impliqués pour un minimum de dix secondes, et les bâtiments jaugeant plus de deux millions et demi de tonnes les déstabilisaient pendant un intervalle total proportionnel au carré de la masse en transit... Par conséquent, un transit en limite supérieure de masse bloquerait la voie de Manticore Basilic pendant plus de dix-sept heures. Si vingt-deux supercuirassés suffisaient à faire face à ce que Havre-Blanc redoutait de la part des Havriens, cela ne poserait aucun problème. Mais rien n'était moins sûr, or il en avait quinze autres sous son commandement, plus douze cuirassés. C'étaient les seuls vaisseaux capables d'atteindre Basilic en moins de trente heures, et il n'osait pas en laisser un seul derrière lui. Mais cela impliquait de les faire passer un par un. Tant qu'il n'y avait pas d'unités hostiles en position de les attaquer lorsqu'ils émergeraient en espace normal, aucune raison tac tique ne s'y opposait, et il devrait savoir si des ennemis étaient susceptibles de se trouver à portée avant de commencer à les envoyer. Toutefois chaque transit déstabiliserait aussi le nœud, même si ce n'était que pour des périodes beaucoup plus courtes. Ses unités écran, jusques et y compris ses croiseurs de combat, provoqueraient chacune un blocage de dix secondes pour le suivant dans la file, mais ses cuirassés barreraient la route pour près de soixante-dix secondes et chaque supercuirassé pour cent treize. Transférer sa flotte tout entière prendrait donc au moins cent huit minutes. Si l'on y ajoutait le temps nécessaire pour atteindre le terminus de l'Étoile de Trévor, cent soixante-six minutes — plus de deux heures trois quarts — s'écouleraient avant que son dernier bâtiment n'arrive à Basilic. C'était un délai de réaction bien plus court que celui de n'importe quelle autre formation, mais cela demeurait trop long pour sauver Méduse. Et pour parvenir à ce simple résultat, il devait réduire les fenêtres de transit à leur minimum absolu, ce qui donnerait sans doute une attaque aux gens de l'Astrocontrôle. Dans des circonstances normales, la fenêtre de transit minimale autorisée était d'une minute. En général, elle était beaucoup plus longue car il y avait rarement assez de bâtiments en attente de transit pour que l'Astrocontrôle l'abaisse au minimum. Mais cette limite avait été adoptée pour une raison toute simple : donner aux gens le temps de se pousser. Un vaisseau effectuait son transit sous voiles Warshawski. Ces voiles ne fournissaient pas de propulsion en espace normal, mais un nœud de trou de ver était une sorte de cheminée d'hyperespace qui se trouvait connectée à l'espace normal à chaque extrémité. Cela signifiait non seulement qu'on pouvait utiliser les voiles lors d'un transit, mais que le vaisseau n'avait pas d'autre choix que de s'en servir. Du coup, chaque bâtiment se trouvait dans l'obligation de reconfigurer ses noyaux d'impulsion pour produire des bandes gravitiques plutôt que des voiles lorsqu'il émergeait à l'autre bout du trou de ver. Les voiles lui laisseraient un certain élan, mais un élan limité, et si le premier bâtiment d'un transit tardait un tant soit peu à reconfigurer et que le suivant lui rentrait dedans... Havre-Blanc frémit à cette idée, mais il savait comment lui aurait conçu cette attaque et, fort de ce savoir, il devait se rendre à Basilic dès que possible. Il observait donc son afficheur, le visage sombre et résolu, tandis que la Huitième Force accélérait vers le terminus local à pleine vitesse. L'amiral Leslie Yestremensky, de l'Astrocontrôle de Manticore, fixait le message sur son afficheur, incrédule. Quarante-neuf vaisseaux du mur ? Il allait faire passer quarante-neuf vaisseaux du mur par le trou de ver à intervalle minimum ? Un cinglé ! Mais il s'agissait aussi du troisième officier le plus gradé de la Flotte royale manticorienne et, en temps de guerre, cela lui donnait le droit d'être aussi cinglé qu'il le voulait. En revanche, cela ne rendrait pas le désastre moins effrayant si un astrogateur se plantait dans ses chiffres ne serait-ce que d'un millionième. Elle se secoua et vérifia l'heure. Au moins, elle disposait encore de plus d'une demi-heure avant que le premier contretorpilleur du malade n'arrive. Elle pouvait peut-être faire quelque chose pour réduire l'ampleur de la catastrophe qu'elle sentait venir. — Très bien, tout le monde, annonça-t-elle d'une voix claire qui ne trahissait aucun signe de l'horreur qu'elle ressentait. Nous avons une urgence catégorie Un-Alpha. L'Astrocontrôle de Manticore proclame la condition Delta. Tous les vais seaux marchands en partance doivent dégager immédiatement le nœud. Com, envoyez un message à ce courrier avant de le laisser repartir vers Basilic. Informez le vice-amiral Reynaud qu'il doit interrompre tout trafic en provenance de Basilic dans une demi-heure. Il n'y aura aucune exception, et il peut signifier à tout commandant de vaisseau marchand qui y voit une objection qu'il agit sous mon autorité en vertu de l'article quatre, section trois, des Instructions de transit du nœud. — Bien, madame », répondit le com. À l'Astrocontrôle de Manticore, on avait tendance à se montrer plus formaliste que les équipes qui travaillaient aux terminus secondaires, mais ce fut la stupéfaction plutôt que la discipline qui tira ce madame » au capitaine Adamon. — Jeff, Sam et Séréna, reprit Yestremensky en les désignant du doigt comme un laser de visée. Vous confiez tous les trois vos pupitres à vos remplaçants. Nous avons un double transit en préparation : deux cents vaisseaux, fenêtre minimale, et vous êtes les heureux élus qui le supervisent. Commencez dès maintenant à le préparer. — Deux cents vaisseaux ? répéta Séréna Ustinov, comme persuadée qu'elle avait dû mal comprendre. — Deux cents, confirma sombrement Yestremensky. Maintenant, mettez-vous au boulot. Il ne vous reste plus que... quarante-trois minutes avant que le premier n'arrive de l'Étoile de Trévor. Michel Reynaud écouta la voix saccadée de l'amiral de Havre-Blanc et esquissa une moue silencieuse. Il n'avait jamais pris part à un transit d'une telle ampleur. D'ailleurs, personne ne l'avait jamais fait et, si soulagé qu'il fût par la perspective de l'arrivée de renforts, la possibilité que l'opération tourne au désastre faisait de son estomac une grosse boule de plomb qui suait l'acide. Mais on ne lui demandait pas son avis, et il se tourna vers son équipe. « Poids lourds en provenance de Manticore dans trente-huit minutes, annonça-t-il. Tous les transits vers l'extérieur doivent cesser dans vingt-cinq minutes. Tous ceux que nous ne pouvons pas faire passer dans ce délai doivent immédiatement être détournés. Je veux que la zone d'attente ainsi que les files d'entrée et de sortie soient dégagées dans exactement vingt-six minutes, parce qu'on va avoir sacrément besoin de place pour garer des vaisseaux de guerre. Alors au boulot, les gars, et ne vous en laissez pas conter ! » L'urgence avait déjà trop étiré les voix qui lui répondirent pour qu'elles trahissent une surprise renouvelée, mais il perçut l'incrédulité sous la surface, et sa bouche dessina un sourire ironique. Puis le sourire s'effaça comme il regardait à nouveau l'afficheur central. Le contre-amiral Hanaby était en route depuis dix-neuf minutes maintenant. Elle se trouvait à plus de trois millions de kilomètres... et, message ou non, elle n'avait pas l'air de vouloir ralentir. Eh bien, j'imagine que c'est logique, songea-t-il. Nous avons les deux forts pour nous protéger le temps que Havre-Blanc arrive, et puisque quelqu'un vient surveiller la porte de derrière, elle doit ressentir une pression plus forte encore pour atteindre l'intérieur du système le plus vite possible. Elle ne peut rien changer au sort de Markham mais, si elle arrive assez vite sur les talons des Havriens, ils n'auront peut-être pas le temps de complètement détruire les stations orbitales. Il renifla avec mépris face à son besoin désespéré d'optimisme et retourna à ses obligations. « Délai avant interception avec Méduse, France ? s'enquit calmement Giscard. — Cinquante-neuf minutes, citoyen amiral, répondit Tyler. — Vitesse d'approche actuelle : trente mille neuf cent vingt km/s; distance inférieure à cent trente-neuf millions de kilomètres. En admettant que les trajectoires et les accélérations demeurent constantes, nous atteindrons l'interception à distance nulle dans presque quarante-six minutes. — Très bien. » Giscard hocha la tête et jeta un coup d'œil furtif à Pritchart. Dans des moments comme celui-ci, il regrettait presque de ne pas avoir un autre commissaire du peuple – du genre qui ne lui manquerait pas si le Salamine devait subir une frappe sur le pont d'état-major. Dans des moments comme celui-ci, il détestait aussi amèrement les rôles qu'ils devaient jouer, la façon dont cela l'empêchait de la regarder, de la serrer contre lui en attendant l'ouragan de missiles. Mais les regrets et le mécontentement n'y changeaient rien, et il braqua résolument les yeux sur son afficheur. Les Manties approchaient à toute vitesse, et il ne pouvait pas le leur reprocher. Même avec leur accélération élevée, son groupe d'intervention ne se trouverait qu'à treize minutes de vol de Méduse lorsque leurs vecteurs convergeraient. Si leurs vecteurs convergeaient. Il était très peu probable que les Manticoriens rompent les rangs aussi tard, mais ils devaient traverser son enveloppe effective de missiles pour entrer à portée d'armes à énergie... et même avec une vitesse d'approche supérieure à soixante mille km/s, il doutait fort qu'un seul de leurs bâtiments y survive. Il grimaça à cette idée, ressentant déjà le poids de toutes les morts à venir. Pourtant, ce qui le faisait grimacer, c'était que, même conscient des cauchemars qu'il affronterait les prochaines années, il avait hâte d'y être. Sa flotte avait souffert trop d'humiliations. Trop d'hommes et de femmes qu'il connaissait et appréciait – voire qu'il aimait – avaient péri, et il était malade des conditions défavorables dans lesquelles il avait si souvent emmené d'autres hommes et femmes au combat. Maintenant c'était son tour et, s'il exécutait le plan d'Esther McQueen moitié aussi bien qu'ils l'espéraient tous les deux, la FRM allait souffrir comme jamais. Il s'apprêtait à lui infliger non pas un revers mais une série complète de défaites simultanées telles qu'elle n'en avait pas connu en quatre cents ans d'histoire. Oui, songea-t-il froidement. Voyons comment se porte votre moral après ça, bande de salauds. CHAPITRE TRENTE-HUIT Michel Reynaud poussa un profond soupir de soulagement lorsque le dernier vaisseau marchand dont le commandant protestait s'écarta devant l'approche implacable des pinasses de Cynthia Carluchi. Un bon quart des cargos en attente s'étaient déjà enfuis en hyperespace, où ils mettaient sans doute autant de secondes-lumière qu'ils pouvaient entre eux et Basilic. Les autres — moins de vingt bâtiments en tout et pour tout maintenant — restaient stationnés juste au-delà d'un volume d'une demi-seconde-lumière du terminus, dans l'espoir d'un retour à la normale qui leur .permettrait encore d'opérer le transit vers Manticore. Personnellement, Reynaud pensait qu'il n'y avait pas la moindre chance que Basilic « revienne à la normale » avant un bon moment. Il grommela à cette idée et vérifia une fois de plus son afficheur. Une heure ou presque s'était écoulée depuis l'arrivée des Havriens, et ils se trouvaient à moins de neuf minutes-lumière de Méduse. Le groupe d'intervention de l'amiral Markham, horriblement surpassé en nombre, avançait pour les intercepter, et la perspective de ce qui se produirait quand ils se rejoindraient retournait l'estomac de Reynaud chaque fois qu'il l'envisageait. L'amiral Hanaby était en chemin depuis quarante-quatre minutes maintenant, ce qui la mettait à plus de seize millions de kilomètres du terminus, avec une vélocité qui atteignait les douze mille quatre cent vingt-quatre km/s. Ce qui paraissait terriblement impressionnant, se dit-il amèrement, tant qu'on ignorait que cela signifiait qu'elle avait donc couvert environ un et demi pour cent de la distance entre le terminus et Basilic. Au moins, les premiers contre-torpilleurs de Havre-Blanc devraient arriver d'ici treize minutes et... Une alarme se mit à hurler. Michel Reynaud se redressa d'un bond dans son fauteuil et blêmit en voyant soudain fleurir sur son afficheur les icônes rouge sang d'empreintes hyper non identifiées. Le citoyen contre-amiral Grégor Darlington jura en silence lorsque l'affichage se stabilisa. Il sentit son astrogateur se hérisser derrière lui et il se retint de se retourner pour doter le malheureux capitaine de frégate d'un tout nouveau rectum. Passer sa rage sur quelqu'un lui aurait fait énormément de bien, mais il ne pouvait pas. Ce n'était pas vraiment la faute du capitaine Huff et, même dans le cas contraire, il ne lui aurait pas passé de savon devant un commissaire du peuple. La Flotte populaire avait fourni suffisamment de martyrs comme boucs émissaires. « Je vois que nous avons dû mal placer une virgule, Gorg », dit-il plutôt, incapable de retenir une certaine dureté malgré ses efforts. Puis il s'éclaircit la gorge. « Quel est le bilan ? — Nous... sommes arrivés trop loin d'une virgule trois minutes-lumière, citoyen amiral, répondit Huff. Soit environ vingt-trois virgule sept millions de kilomètres. — Je vois. » Darlington croisa les mains derrière son dos et se balança sur la pointe des pieds pour digérer l'information. Évidemment, ce n'était pas tout à fait aussi simple que la formulation de Huff pouvait le laisser entendre, songea-t-il sombrement. Le groupe d'intervention 12.4.2 était censé émerger de l'hyperespace à quatre millions de kilomètres du terminus de Basilic et se diriger vers lui à une vitesse de cinq mille kilomètres par seconde. Cela l'aurait mis à portée de missiles et en phase de tir le temps que les défenseurs se rendent compte qu'ils arrivaient. Et, avec un peu de chance, le détachement normalement stationné autour du terminus se trouverait en route pour l'intérieur du système sous accélération maximale depuis une bonne heure, ce qui aurait mis ces bâtiments hors de son chemin, ne laissant que les deux forteresses opérationnelles à affronter. Trente-deux millions de tonnes de forts, ça restait un gros morceau, mais il disposait de huit cuirassés, douze bombardiers et quatre croiseurs de combat – un avantage de plus de trois contre un en termes de tonnage – et il aurait dû bénéficier de l'avantage inestimable d'une surprise complète pour couronner le tout. Mais le capitaine Huff avait merdé. En toute honnêteté, c'était en demander beaucoup que de réclamer qu'on calcule une translation hyper aussi précise, mais c'était exactement pour ça qu'on le formait depuis des années... et que le GI12.4.2 était revenu en espace normal à moins de deux mois-lumière de là, afin de lui permettre de recalibrer et de refaire ses calculs. Et il ne s'était pas planté de tant que ça, pas vrai ? Son erreur équivalait à... quoi ? moins de deux pour cent mille du bond total ? Mais c'était suffisant. — Délai nécessaire pour décélérer et revenir au terminus ? demanda le contre-amiral au bout d'un moment. — Il nous faudra environ vingt et une minutes à quatre km/s2 pour décélérer jusqu'au zéro relativement au terminus », répondit Huff en observant attentivement la nuque du citoyen amiral. Il vit ses muscles se tendre et, bien qu'aucune explosion ne survînt, il décida de ne pas mentionner le fait que les bombardiers pouvaient décélérer beaucoup plus vite que cela en laissant les cuirassés derrière eux. Le citoyen amiral Darlington le savait aussi bien que lui. S'il voulait connaître les chiffres pour les seuls bombardiers, il lés demanderait. Après cela, reprit le capitaine de frégate en s'activant furieusement à son pupitre pendant qu'il parlait, nous serons à un peu plus de trente millions de kilomètres du terminus. Une interception zéro/zéro avec le terminus nous prendrait cent onze minutes à compter de maintenant, avec inversion pour la première manœuvre de freinage à vingt et une minutes et pour l'interception à soixante-six minutes. Une trajectoire optimisée, sans deuxième inversion, nous amènerait à distance nulle dans quatre-vingt-quatre virgule trois minutes, mais notre vélocité relative à l'interception serait de près de seize mille km/s. Mmm. » Darlington grogna et se balança de nouveau sur la pointe des pieds. Les Manties l'avaient vu maintenant. Leurs forts mettaient en ligne tous les brouilleurs qu'ils possédaient, dont quelques plateformes éloignées qui paraissaient faire des choses dont la Flotte populaire n'avait jamais entendu parler, et des leurres s'allumaient un peu partout également. Toute la zone du terminus disparaissait dans une énorme boule de bruit électronique et gravitique que ses capteurs seraient incapables de percer à plus de quatre millions de kilomètres. Mauvaise nouvelle. D'un autre côté, il avait repéré les cuirassés et croiseurs de combat ennemis normalement affectés à la surveillance du terminus, et ils se trouvaient beaucoup plus loin que lui. — Délai avant que le détachement de surveillance manticorien regagne le terminus ? demanda-t-il à l'officier opérationnel. — Quarante-cinq virgule deux minutes ne serait-ce que pour annuler leur vecteur actuel vers l'intérieur du système, citoyen amiral », répondit aussitôt l'officier. Il avait manifeste ment anticipé les pensées de son commandant... et n'avait pas l'intention de se faire prendre en défaut comme le malheureux Huff. « Ils auront alors dépassé l'hyperlimite de deux minutes-lumière, et il leur en faudra quatre-vingt-dix de plus pour revenir ici. En admettant qu'ils commencent à décélérer tout de suite, disons cent trente-cinq minutes. — Merci. » Darlington réfléchit encore un moment. Il n'aimait guère s'approcher au milieu de tout ce brouillage. Même avec ses CME et ses capteurs améliorés grâce aux Solariens, il aurait à parcourir un peu moins d'un million de kilomètres pendant lesquels l'ennemi pourrait lui tirer dessus sans qu'il parvienne à discerner de cible précise contre laquelle répliquer. À la vélocité d'approche relativement faible qu'il pouvait générer d'ici là, il mettrait presque une minute pour traverser cette zone de tir. Ce qui n'aurait pas été si grave s'il n'avait pas été persuadé que ces forts allaient déployer des capsules lance-missiles – beaucoup de capsules lance-missiles – en l'attendant. Il envisagea de retourner en hyperespace et de tenter un micro-saut jusqu'au terminus, mais il écarta cette idée aussitôt. Certes, cela paraissait attirant, mais un saut en hyperespace aussi court était en fait plus difficile à calculer pour l'astrogateur. C'était sans doute pour cette raison que le commandant du détachement manticorien se dirigeait vers Méduse en espace normal plutôt qu'en hyper. La maîtrise devait être telle dans le cas de distances aussi faibles que même une infime différence dans le temps de cycle des générateurs hyper de deux vaisseaux différents pouvait décaler leur émergence en espace normal de plusieurs secondes-lumière et désespérément bousculer sa formation. Non, soit il se retirait complètement, soit il revenait à la dure. Bidouiller en cumulant les sauts en hyperespace ne ferait qu'inviter cette vieille malédiction militaire : ordre, contrordre, désordre; et il avait suffisamment de problèmes comme ça. Il se tourna vers le citoyen commissaire Léopold. « Avec votre permission, monsieur, je pense que nous devrions faire demi-tour immédiatement et revenir vers le terminus. — Pouvons-nous encore battre les forteresses ? s'enquit Léopold sans accorder un regard à Huff – ce qui présageait mal de ce que le commissaire écrirait sur son compte dans son prochain rapport, songea Darlington. — Je le pense, monsieur. Nous subirons des pertes plus lourdes que le plan opérationnel ne l'envisageait à l'origine, mais nous devrions être capables de prendre le contrôle du terminus. Que nous puissions y arriver et maintenir ce contrôle jusqu'à ce que le citoyen amiral Giscard nous rejoigne, c'est toutefois une autre question. Le détachement du terminus possède presque autant de cuirassés que nous. Ils peuvent être sur nous bien avant le citoyen amiral Giscard s'ils font bientôt demi-tour et, s'ils le font et que nous avons subi beaucoup de dégâts à cause des forts, je doute que nous puissions leur résister et détruire toute unité issue de la Première Force manticorienne qui opérerait le transit. D'un autre côté, nous nous trouvons du bon côté de l'hyperlimite. Si nous voyons une force que nous ne pouvons combattre se diriger vers nous, nous pouvons nous retirer en hyperespace immédiatement. C'est la raison pour laquelle le citoyen amiral Giscard était prêt à envisager cette manœuvre, monsieur, ajouta-t-il calmement. Parce que nous pouvons toujours nous enfuir si les chiffres se retournent contre nous. — Je vois. » Léopold réfléchit quelques secondes puis hocha la tête. e Très bien, citoyen amiral. Faites en sorte que ça marche. — Citoyen capitaine, dit Darlington en se tournant vers Huff, nous allons opter pour la trajectoire optimisée. Nous devrions avoir le temps de décélérer et de revenir en arrière (il parvint sans trop savoir comment à ne pas insister sur le terme) si le détachement du terminus veut se battre, et je veux traverser la zone de tir des forts aussi vite que possible. — Bien, citoyen amiral », répondit Huff avant de commencer à transmettre les ordres au reste du groupe d'intervention. Reynaud étouffa un grognement lorsque la nouvelle force havrienne se mit à décélérer. Il savait exactement ce qu'elle avait voulu faire et ce qui avait cloché, mais son échec n'était pas d'un grand réconfort. Il savait traiter les nombres aussi bien que l'ennemi, et ses doigts couraient sur le clavier tandis qu'il les rentrait dans son afficheur. Il sentit sa colonne vertébrale se raidir lorsque les nouveaux vecteurs clignotèrent devant lui. Les Havriens pouvaient être là dans à peu près quatre-vingt-cinq minutes – à portée de missiles, même avec le brouillage, dans quatre-vingt-quatre – et, contrairement à eux, Reynaud savait que la réserve de capsules lance-missiles des forts opérationnels était dangereusement basse. À eux deux, ils n'en avaient sans doute pas plus de cent cinquante à lâcher dans l'espace. Mais le premier contre-torpilleur de la Huitième Force arriverait d'ici onze minutes... et son premier supercuirassé sous vingt-six minutes. En admettant que Havre-Blanc parvienne à ne pas transformer ses vaisseaux du mur en boules de billard (ou en plasma en expansion), d'autres supercuirassés émergeraient ensuite du nœud toutes les cent treize secondes. Il pouvait donc avoir... Les doigts du vice-amiral de l'Astrocontrôle coururent à nouveau, et un sourire parfaitement déplaisant apparut sur son visage. Le vice-amiral Markham sentit son cœur bondir quand le réseau supraluminique annonça l'arrivée d'ennemis supplémentaires. Il comprit aussi vite que Reynaud quelle avait été l'intention des Havriens, et l'amertume et le désespoir qu'il s'efforçait de ne pas laisser paraître grandirent devant cette nouvelle preuve que la FRM avait totalement sous-estimé la Flotte populaire qu'elle croyait « sur la défensive Mais il savait également, grâce aux relais de com supraluminiques situés entre le terminus et Méduse, que la Huitième Force était en route, et il découvrit les dents en un sourire féroce tout en compilant lui aussi les chiffres des délais d'arrivée. Cela ne changeait rien à ce qu'il adviendrait de son groupe d'intervention, bien sûr. À part un miracle divin, rien n'aurait pu en modifier le sort. Mais cela changeait ce qui attendait les salopards de Havriens qui se croyaient sur le point de détruire les forts du terminus avant de tendre une embuscade à la Première Force si elle essayait de réagir. « Portée de missiles dans trente-neuf minutes, monsieur », dit tranquillement son officier opérationnel, et il acquiesça de la tête. « Je me demande comment le citoyen amiral Giscard se débrouille », fit Léopold, et Darlington tourna la tête pour croiser son regard. Le commissaire du peuple avait parlé suffisamment bas pour que nul autre ne l'entende, et l'amiral répondit sur le même ton. « Sans doute très bien jusqu'à maintenant, monsieur. Je doute qu'il ait déjà établi le contact avec leur force principale. — J'aimerais pouvoir savoir ce qui lui arrive, fit Léopold, et Darlington haussa les épaules. — Si nous avions les mêmes relais supraluminiques que les Nanties, ce serait possible, monsieur. En leur absence, nous ne pouvons que jouer aux devinettes. Rien de ce qui se passe aussi loin à l'intérieur du système ne peut avoir d'effet immédiat sur nous, et, même si le détachement de Méduse se révélait beaucoup plus lourd que nous ne le pensions et détruisait tous les bâtiments du citoyen amiral avant de se lancer à notre poursuite, nous le saurions assez à l'avance pour gagner l'hyperespace avant qu'il n'arrive. Il releva les yeux, et ses lèvres tremblèrent devant l'air affligé de Léopold. « Je ne voulais pas dire que je m'attends à une telle issue, citoyen commissaire, fit-il en étouffant à grand-peine un petit rire. Je voulais seulement envisager le pire scénario possible. — Ah bon. » Léopold déglutit puis sourit faiblement. « Je vois. Mais à l'avenir, citoyen amiral, vous seriez bien aimable de me prévenir à l'avance que c'est ce que vous faites. — Je m'en souviendrai, monsieur. » La fraîcheur climatisée de la salle d'astrocontrôle de Basilic n'était qu'un souvenir. Le vice-amiral Reynaud sentait la sueur lui dégouliner sur le visage tandis que ses contrôleurs se penchaient sur leur pupitre et, même en le voyant de ses propres yeux, il avait du mal à croire à ce qui se passait. Trente-neuf contre-torpilleurs se trouvaient juste au-delà du seuil du terminus. Ils étaient arrivés en un flux continu, aussi rapide et implacable qu'un train de marchandises de l'ère préspatiale, et Reynaud s'était fait l'effet d'un petit animal terrifié, pétrifié sur les rails dans les phares du train qui se précipitait sur lui. Mais il avait confié chaque vaisseau de guerre à son propre contrôleur, faisant défiler la liste avec fièvre et, d'une façon ou d'une autre – il ignorait encore comment – ils avaient réussi à éviter les collisions. Mais pas quelques dégâts. Le HMS Glorioso avait mis une fraction de seconde de trop à reconfigurer de voiles en bandes gravitiques, et le HMS Vixen avait failli le heurter par-derrière. Heureusement peut-être, le deuxième contre-torpilleur avait prestement allumé ses bandes gravitiques (un instant à peine avant le Glorioso), mais sans les mettre sous puissance maximale. Ce qui signifiait que seuls les noyaux arrière du Glorioso avaient souffert. L'explosion résultante avait vaporisé les deux tiers de sa salle d'impulsion de poupe, et Reynaud préférait ne pas penser au nombre de gens qui avaient dû périr dans l'incident, mais ni la coque ni le compensateur n'avaient été détruits, et les sécurités avaient joué à temps pour sauver ses impulseurs de proue. Son élan – et une réaction d'évitement brillante et instantanée de la part du Vixen – avait tout juste suffi à éviter une franche collision, et deux autres unités l'avaient harponné de leurs faisceaux tracteurs pour le dégager du chemin du bâtiment qui suivait le Vixen. Mais, malgré tout, ils avaient eu très chaud. Un millième de seconde de différence dans l'allumage de leurs bandes respectives, une dizaine de mètres d'écart sur leur position relative, un quart de seconde d'inattention de la part de l'officier de quart ou du timonier du Vixen, et non seulement il y aurait eu collision, mais le vaisseau suivant serait arrivé au beau milieu de leurs débris, amorçant une série de collisions en chaîne qui auraient pu coûter la vie à des milliers de personnes. Mais ils l'avaient évité, et maintenant les premiers super-cuirassés arrivaient. Les énormes bâtiments étaient beaucoup plus lents à la manœuvre, mais presque aussi rapides à reconfigurer de voiles à bandes gravitiques, et leur fenêtre de transit plus longue leur accordait de précieuses secondes supplémentaires pour manœuvrer. Ils étaient en fait plus faciles à gérer que les contre-torpilleurs, et Reynaud se renfonça dans son fauteuil pour essuyer la sueur qui lui coulait sur le front. « On a réussi, bon Dieu », murmura quelqu'un, et il regarda par-dessus son épaule. Les quatre équipes de quart s'étant rassemblées, il y avait donc plus de contrôleurs que de pupitres; et ceux qui, n'étant pas en service, n'avaient rien à faire se trouvaient sans doute dans la position la moins enviable. Ils savaient combien l'opération tout entière était folle et dangereuse, mais ils ne pouvaient rien y faire si ce n'est retenir leur souffle et prier quand la situation paraissait risquée. Neville Underwood, le numéro trois du quatrième quart, s'avança jusqu'au fauteuil de commandement et secoua la tête en regardant l'afficheur. « Peut-être et peut-être pas, répondit Reynaud. Nous avons fait passer trois – non, quatre – supercuirassés sans collision jusqu'à maintenant. Mais si deux d'entre eux se rentrent dedans... » Il frissonna, et Underwood hocha simplement la tête. « Et même s'il ne se produit pas de collision, le risque demeure que les Havriens les détectent et restent soigneusement hors de portée. — Peut-être, fit Underwood. Mais ils auront besoin de sacrés capteurs pour détecter leur arrivée au milieu de tout le brouillage qu'émettent les forts. Et une fois que nos vaisseaux ont dégagé le terrain et réglé leurs bandes gravitiques à un niveau de stationnement, ils sont normalement invisibles au-delà de quelques secondes-lumière. Et puis, à ce stade, fit-il en forçant un sourire, je me satisferais tout à fait de voir l'ennemi rester à distance. C'est infiniment mieux que ce que j'imaginais déjà ! — Ouais, grommela Reynaud en se retournant vers son pupitre. Ouais, sans doute. Mais je veux ces salauds, Neville. Je veux leur peau. » Underwood lui jeta un regard en coin. Michel Reynaud était l'une des personnes les plus faciles à vivre – et les moins militaristes – de sa connaissance. En fait, Underwood soupçonnait depuis toujours Reynaud d'avoir choisi l'Astrocontrôle plutôt que la Flotte à cause de l'horreur viscérale qu'il ressentait à l'idée d'ôter délibérément la vie à un autre homme. Mais il n'était pas dans cet état d'esprit pour l'instant et, quand Underwood jeta un coup d'œil à l'afficheur relié aux capteurs supraluminiques, il comprit exactement pourquoi. La charge courageuse du vice-amiral Markham était à moins de vingt minutes du contact avec la principale force ennemie, et Reynaud comme Underwood savaient ce qui se passerait alors. « Leurs CME s'améliorent encore, citoyen amiral », annonça l'officier opérationnel de Darlington. Le contre-amiral vint se poster à ses côtés et contempla la sphère indistincte qui enveloppait le terminus, puis il fronça les sourcils. « Leurs brouilleurs nous frappent-ils plus fort ? demanda-t-il. — Non, citoyen amiral. En tout cas je ne crois pas. Mais regardez ici et là. » L'officier opérationnel enfonça une touche, et l'afficheur clignota puis répéta ce qui s'était déroulé pendant les dernières minutes en temps compressé. « Vous voyez ça ? » Il désigna le déplacement tremblotant d'icônes contestables à l'écran. « On dirait que leurs leurres sont beaucoup plus perfectionnés et flexibles que nous ne le pensions, citoyen amiral. Nous avons encore un positionnement probable sur les forts, mais notre degré de certitude baisse constamment parce qu'ils nous balancent trop de fausses signatures d'impulsion. — Eh bien, nous savions que ça allait être le cas, soupira Darlington au bout d'un moment. Faites de votre mieux, citoyen capitaine. — Oui, citoyen amiral. » Havre-Blanc se tenait immobile sur le pont d'état-major du Benjamin le Grand et contemplait l'ordre qui s'établissait progressivement dans les profondeurs de l'afficheur principal. Il avait fait transiter ses supercuirassés graysoniens les premiers parce que, n'en déplaise à la Flotte royale, ils étaient plus récents et plus puissants que la plupart de ses unités manticoriennes. Huit avaient déjà passé le nœud, trois suivraient encore, et les vaisseaux manticoriens viendraient ensuite. Il était arrivé à temps pour défendre le terminus contre la deuxième phase de l'attaque havrienne, mais la fierté qu'il en tirait avait un goût de cendres et de bile. Ce n'était pas à cause des dommages subis par le Glorioso, ni même des vies perdues à cette occasion. La liste des pertes confirmées du contre-torpilleur s'établissait déjà à trente-cinq, et des dizaines de personnes restaient manquantes, mortes ou coincées dans les débris de sa poupe. Il ressentait le poids de ces morts sur sa conscience, il savait qu'elles relevaient de sa seule responsabilité. Mais en huit ans d'une guerre sanglante il avait appris qu'il y avait toujours des victimes. Un commandant pouvait au mieux espérer en minimiser le nombre, ne pas perdre plus de personnel qu'il ne le fallait absolument... et s'assurer que les vies qu'il ne pouvait sauver n'étaient pas perdues en vain. Si ce poing de plomb lui écrasait le cœur, ce n'était pas non plus parce que le contre-amiral Hanaby n'avait même pas tenté de revenir en arrière. C'était la chose la plus intelligente à faire, il le reconnaissait – pour le bien que ça leur ferait. Elle ne pouvait guère espérer mieux désormais que donner à la force ennemie principale le sentiment que le temps pressait, et elle n'aurait de toute façon pas pu rejoindre le terminus à temps pour affecter l'issue du combat de ce côté. Mais elle ne sauverait pas le vice-amiral Markham... et le brillant transfert de Havre-Blanc depuis l'Étoile de Trévor non plus. Il prit une profonde inspiration et s'imposa de se détourner de l'afficheur principal pour consulter le petit répétiteur relié au réseau supraluminique intra-système. Il y rechignait. Il y avait une certaine horreur fascinante et bizarrement détachée à voir une telle scène en temps réel sans se trouver assez près pour l'empêcher ou en changer l'issue. Mais il lui était tout aussi impossible de ne pas regarder que de changer le cours des événements. Des icônes semèrent le répétiteur comme de la poussière de diamant lorsque les deux camps vidèrent leurs capsules et que les missiles s'élancèrent. Markham lança le premier, et son contrôle de tir était meilleur, mais les Havriens possédaient plus de projectiles que lui. C'était mécaniquement inévitable, il avait le sentiment d'observer non pas l'affrontement d'adversaires humains, mais un désastre effroyable et cruel produit par les forces implacables de la nature. Dans un recoin de son esprit, il remarqua le nombre énorme de missiles en approche que les vaisseaux de Markham détruisaient ou détournaient grâce à leurs CME et leurres, mais ce n'était pas assez, bien entendu. Il se mordit la lèvre jusqu'au sang en voyant le premier supercuirassé manticorien disparaître de l'afficheur. Puis un autre — un deuxième. Un troisième. Un quatrième. Un cinquième. Trois d'entre eux survécurent au premier échange de missiles, menés par le Roi Guillaume, mais les barres de code d'avarie fluctuantes révélaient la gravité de leur situation tandis qu'ils approchaient à portée d'armes à énergie des Havriens derrière le vaisseau amiral. La boucherie s'intensifia soudain, pourtant nul ne flancha, nul ne se rendit, d'un côté comme de l'autre. Deux supercuirassés havriens avaient péri en même temps que les compagnons d'escadre du Roi Guillaume, et d'autres avaient subi des dégâts, mais aucun n'avait été aussi gravement endommagé que les vaisseaux du mur manticoriens. Maintenant, les deux forces se percutaient et s'interpénétraient, et les armes à courte portée déchaînèrent brièvement leur fureur destructrice titanesque. Cela ne dura que quelques secondes et, à l'issue du choc, il apparut que deux supercuirassés havriens supplémentaires avaient été détruits, au moins trois autres sérieusement endommagés... et tous les bâtiments du groupe d'intervention du vice-amiral Markham oblitérés jusqu'au dernier. Une dentelle grandissante de capsules de survie, tant manticoriennes que havriennes, apparaissait sur l'afficheur. Sa densité était moindre que celle de l'orage de missiles qui l'avait précédée et, ici ou là, un témoin disparaissait suite à la défaillance des systèmes de régulation vitale ou des transpondeurs. Havre-Blanc fit mine de cracher, mais il finit par détourner les yeux de l'afficheur secondaire quand le premier supercuirassé manticorien de la Huitième Force déboucha du nœud derrière lui. Il jeta un regard amer et haineux aux cuirassés et bombardiers qui accéléraient régulièrement dans sa direction, le visage dur. « À notre tour maintenant, bande de salauds », murmura-t-il pour lui-même, si bas que personne ne l'entendit; puis il fit signe au capitaine Haggerston de le rejoindre. Javier Giscard rendit le bloc mémo à son assistant en combinaison souple. Le pilonnage qu'avait subi le Salamine dans les dernières secondes de l'engagement l'avait poussé à se demander si l'ennemi n'avait pas deviné d'une façon ou d'une autre qu'il s'agissait du vaisseau amiral du groupe d'intervention, mais il était apparu que la citoyenne commandant Petit avait eu raison de croire en la qualité de ses techniciens dès Secours. Giscard comptait avoir une petite discussion avec elle et découvrir comment elle s'y était prise pour mettre la main sur une section machines parfaitement qualifiée dans la Flotte populaire du moment, mais pour l'instant cela importait peu. Ce qui comptait, c'était que, d'après le rapport qu'on venait de lui fournir, le Salamine retrouverait l'usage de tous ses noyaux alpha d'ici vingt-cinq minutes. Une bonne nouvelle. Une excellente nouvelle, même, car elle signifiait que son vaisseau amiral – contrairement à son collègue le Guichen – serait capable de se retirer si cela devenait nécessaire. Il soupira et s'installa dans le fauteuil de commandement, puis fit un signe à Julia Lapisch. L'officier de coin leva la tête et se hâta de le rejoindre. « Oui, citoyen amiral ? » Elle gardait un côté un peu déconnecté, mais ses yeux gris vert brillaient d'un feu sombre. Giscard ne savait pas trop ce que cela voulait dire. C'était un peu comme si, ces dernières minutes, elle avait vu quelque chose d'encore plus terrifiant que SerSec soi-même, une menace qui avait mis celle du Service de sécurité en perspective dans son esprit. Ou peut-être venait-elle simplement de découvrir que, comme l'avait dit un jour un dirigeant politique de la vieille Terre, « il n'est rien de plus réjouissant au monde que de se faire tirer dessus... et manquer ». « Vous êtes prête à transmettre ? demanda-t-il, et elle acquiesça. — Oui, citoyen amiral. — Alors, allez-y. » Elle hocha de nouveau la tête et retourna vers son pupitre, la main droite levée, l'index décrivant de petits cercles pour signifier à ses assistants de commencer la diffusion. Giscard se renfonça dans son fauteuil et se frotta les yeux. Ses vaisseaux avaient commencé de décélérer violemment à l'instant où ils avaient ouvert le feu sur les Manticoriens, et ils continuaient. Mais leur vélocité de base était trop élevée pour s'arrêter. Ils ne feraient que passer à côté de Méduse, et ils pouvaient simplement ralentir, étirer un peu la durée de leur passage... et donner aux Manties un peu plus de temps pour évacuer leurs installations orbitales. Il soupira. Il était venu pour ça, c'était ce qui l'avait le plus réjoui à l'avance... et ce qu'il redoutait aussi le plus. La destruction de huit supercuirassés ennemis valait le coup, même s'il en avait perdu quatre – sans doute cinq puisqu'il devrait abandonner le Guichen s'il était contraint de se retirer – pour y parvenir. Mais c'étaient la dévastation de Basilic, l'anéantissement des bases orbitales de Méduse et la destruction par Grégor Darlington des forts en cours d'achèvement et de l'Astrocontrôle de Basilic qui porteraient le véritable coup. Un coup non pas au corps, mais à l'âme du Royaume stellaire, car il ne s'agissait pas d'une base éloignée ni d'un système allié. Méduse était territoire manticorien et faisait partie intégrante du Royaume au même titre que Sphinx, Gryphon et Manticore. Depuis huit ans, l'Alliance portait la guerre sur le territoire de la République, s'y battait et conquérait des planètes républicaines. Mais pas cette fois. Cette fois, c'était leur tour, et Javier Giscard était trop bon stratège – et trop assoiffé de vengeance – pour ne pas enfoncer le clou avec toute la brutalité voulue par Esther McQueen ou Robert Pierre. Pourtant ce gâchis l'atterrait. Les vies qu'il avait gaspillées, manticoriennes comme havriennes, et les milliards et milliards de dollars de matériel qu'il s'apprêtait à détruire. Il savait que beaucoup de ses collègues officiers n'y voyaient que du matériel, et les véritables convaincus parmi eux le percevaient sans doute comme le meilleur moyen et le mieux adapté pour punir leurs ennemis « ploutocrates ». Mais, aux yeux de Giscard, ce n'était pas aussi simple que de les « frapper au portefeuille ». Il ne pouvait s'empêcher d'envisager sa cible en termes de temps consacré, d'efforts, de travail, de sueur, d'espoirs et de rêves en plus de l'investissement financier qui avait contribué à bâtir les bases. Il allait détruire des gagne-pain, même s'il ne fauchait pas de vies supplémentaires, et, au fond, il savait bien qu'il y aurait d'autres morts. Le message que Julia Lapisch diffusait ordonnait l'évacuation immédiate de toutes les structures orbitales. Il demandait aux gens qui y travaillaient de les abandonner et leur fournissait le planning précis selon lequel il lancerait ses missiles, et il savait que seul un idiot n'aurait pas commencé d'évacuer vers la surface de la planète une heure plus tôt, quand il était devenu évident que le groupe d'intervention défenseur ne pourrait pas l'arrêter. Mais il savait également que certains n'étaient pas partis. Que certains ne partiraient pas... et que d'autres ne pourraient pas. Leur devoir, leurs responsabilités les appelaient et, malgré tous les plans qu'on aurait mis en place, malgré tous les exercices, il serait physiquement impossible d'évacuer tout le monde de certaines de ces bases. Ils feraient de leur mieux, et lui retiendrait son tir jusqu'au dernier moment, jusqu'à presque perdre le verrouillage de sa cible et se trouver trop loin. Il ferait tout ce que les accords de Deneb et l'Édit d'Epsilon Eridani exigeaient de lui et plus encore, pourtant ils ne partiraient pas tous... et il les tuerait. Il aurait voulu l'éviter, mais il n'avait pas le choix. Si Darlington avait vaincu les forts et le détachement du terminus, si la Première Force manticorienne était dans l'impossibilité de charger derrière lui en empruntant le nœud, alors il pourrait se permettre de prendre son temps, de décélérer et de revenir un peu moins vite, d'attendre pour être sûr qu'il n'y avait plus de civils à bord de ses cibles. Mais il ne pourrait pas savoir ce qui se passait là-bas avant au moins six heures et il n'osait pas perdre ce temps s'il apparaissait que Darlington avait perdu, qu'ils s'étaient trompés concernant l'effectif du détachement du terminus ou que la Première Force avait déjà effectué son transit dans le système pour se précipiter derrière lui. Il se rassit donc dans son fauteuil et regarda le compte à rebours s'égrener pendant qu'en lui la joie le disputait à la honte, au triomphe et au chagrin. « Ils sont à quatorze minutes du terminus, monsieur », fit doucement le capitaine Granston-Henley, et Havre-Blanc hocha la tête. Il croisa les mains derrière son dos et se détourna de l'afficheur principal. De toute façon, il n'avait plus besoin de le voir pour savoir ce qui se passait. Il avait désormais vingt-trois supercuirassés dans le système, et ils étaient aussi prêts à combattre qu'on peut l'être. Le commandant havrien avait manifestement l'intention d'effectuer un passage à vitesse maximale, en profitant pour vider ses capsules dans l'espoir de saturer les défenses des forts. Il devait posséder des renseignements qu'il jugeait parfaitement fiables quant au statut des autres forts, sinon il n'aurait jamais pris ce risque. Hélas, il le prenait, et Havre-Blanc était soulagé que les équipes de construction aient réussi à abandonner les forts inachevés. Ces coques incomplètes étaient des cibles rêvées, privées de défenses actives et passives. Leur seule protection serait le brouillage et les leurres des deux forts en service — ainsi que la Huitième Force — et tout missile qui parviendrait à les verrouiller était à peu près sûr de les atteindre. Encore des pertes, songea-t-il en grinçant des dents. je serais très étonné qu'un seul d'entre eux sorte de l'affrontement assez intact pour valoir la peine qu'on le termine. Et, bien sûr, cela rendra absolument indispensable la présence continue d'un détachement de la Flotte lourdement renforcé. Il frémit à cette idée, entendant d'ici les gens réclamer à grands cris que la Flotte fournisse une protection suffisante contre ce genre d'opérations. Si les Havriens étaient assez malins et audacieux pour tenter des raids similaires contre un autre système ou deux, ils pourraient glisser de gros bâtons dans les roues de la FRM. Il était déjà difficile jusque-là de grappiller les unités nécessaires pour des actions offensives, mais cela deviendrait immensément plus ardu. Pourtant, si l'on ne reprenait pas l'offensive, on donnait aux Havriens le temps de choisir encore plus soigneusement leurs cibles, de porter leurs coups avec plus de force encore, et cela... Il s'arracha à ces spéculations inutiles et inspira profondément. Les forts actifs disposaient d'un nombre strictement limité de capsules – encore un point à aborder avec la logistique, se dit-il sombrement; quand un fort est déclaré opérationnel, il devrait recevoir sa pleine réserve de munitions aussitôt et non pas « dès que possible » – mais, heureusement, le Harrington et ses deux confrères étaient une autre histoire. Construits selon la conception radicalement innovante proposée par la commission d'étude et de développement des armements, ils étaient bâtis autour d'un immense cœur creux rempli de capsules lance-missiles et de rails d'éjection pour les déployer. À eux trois, ils n'emmenaient pas moins de mille cinq cents capsules, et ils s'affairaient à les lancer depuis leur arrivée. Contrairement aux vaisseaux du mur plus anciens, ils possédaient également le contrôle de feu nécessaire pour gérer chacun deux cents capsules, et ils avaient confié les onze cents autres aux deux forts et aux autres supercuirassés. Mais c'était le Honor Harrington qui donnerait l'ordre de tir pour tous. Non seulement il était équipé du meilleur contrôle de feu, mais c'étaient les capsules de sa flotte... et la FSG avait gagné ce droit. « Toujours aucun signe qu'ils aient détecté notre présence ? demanda-t-il à Granston-Henley. — Aucun, monsieur, répondit-elle fermement, et le capitaine de frégate Haggerston secoua la tête pour confirmer ses dires. — Je ne crois pas qu'ils arriveront à nous voir avant d'être à trois ou quatre millions de kilomètres, monsieur, et ils se trouvent encore à trente-neuf secondes-lumière, dit-il. Les CME des forts ne sont pas aussi performantes tonne à tonne que celles de nos unités mobiles les plus récemment remises à niveau, mais ils en ont un nombre impressionnant à bord de chacune de ces plateformes, et leurs leurres sont beaucoup plus gros – et meilleurs – que ce qu'un vaisseau pourrait déployer. Je pense qu'ils vont devoir approcher pendant encore neuf minutes et demie avant d'avoir une chance de nous distinguer au milieu de tout ce bruit électronique. Alors que nous... » Il haussa les épaules et désigna de la tête le compteur écarlate qui brillait dans un coin de son afficheur : LANCER DANS 00:08:27; et, alors que Havre-Blanc regardait dans la direction indiquée, une autre seconde s'égrena inexorablement. « Citoyen amiral, il semble que nous détections du nouveau de la part des leurres manticoriens, fit l'officier opérationnel de Darlington. — Quel genre de nouveauté ? » s'enquit le contre-amiral avec mauvaise humeur. Ils n'étaient qu'à un peu plus d'une minute de leur propre portée d'engagement effective – ce qui signifiait sans doute qu'ils se trouvaient déjà dans l'enveloppe de tir ennemie, bien que de très peu – et ils avaient de nouveau réussi à verrouiller les deux forts. En tout cas, c'était ce qu'ils croyaient. Ils ne pouvaient en être certains, et la perspective de traverser un raz-de-marée de missiles en se jetant dans la gueule de plateformes de lancement qu'il n'était même pas sûr d'avoir localisées avec assez de précision pour répliquer ne valait rien pour sa tranquillité d'esprit. « Je n'en suis pas certain, citoyen amiral, fit lentement l'officier qui secouait la tête. Nous voyons des signatures fantômes aller et venir au milieu du brouillage depuis le début, évidemment. Mais elles semblent de plus en plus s'affermir simultanément, et il se passe autre chose. On dirait que d'un seul coup nous subissons des impacts radar et lidar en provenance d'unités bien plus nombreuses. — Qu'est-ce que vous dites ? » Darlington se tourna brusquement vers la section tactique, mais il était déjà trop tard. « Monsieur, je viens de capter quelque chose que vous devriez écouter, déclara Cynthia McTierney. — Quoi ? » Havre-Blanc la regarda d'un air irrité. « Cynthia, ce n'est pas vraiment le moment de... — C'est une transmission générale de l'amiral Yanakov à toutes les unités graysoniennes, monsieur », s'entêta-t-elle. Avant qu'il ait pu répondre, elle enfonça un bouton, et l'enregistrement de la voix rude de Judas Yanakov résonna dans l'oreillette de Havre-Blanc. « Amiral Yanakov à toutes les unités graysoniennes, disait-il d'une voix où le Manticorien entendait presque le fracas des sabres. Les ordres sont : Pour Lady Harrington, et pas de pitié ! » « Quoi ? » Havre-Blanc se tourna aussitôt vers son propre communicateur, mais il était déjà trop tard. Mille six cent quatre-vingt-quinze capsules lance-missiles tirèrent en même temps, et les lanceurs de flanc firent feu de concert. Environ dix-neuf mille missiles s'élancèrent vers les Havriens sous accélération de quatre-vingt-quinze mille gravités. La distance à parcourir n'était que de cinq millions de kilomètres, et l'ennemi se dirigeait droit vers eux à plus de quatorze mille kilomètres par seconde. « Emmenez-nous en hyper ! » s'écria Darlington, mais la durée de vol des projectiles était inférieure à quatre-vingt-dix secondes, et il en avait mis quatre à réagir. Les antimissiles partirent dans un effort désespéré, et les grappes de lasers visèrent les projectiles en approche, mais le temps manquait. La section machines avait besoin d'au moins soixante secondes pour faire chauffer les générateurs et, le temps que Darlington lance son ordre au capitaine Huff, que celui-ci le transmette aux commandants des autres vaisseaux et qu'eux-mêmes le relaient à leur section machines, le délai était écoulé. L'espace même sembla disparaître dans la violence titanesque de l'explosion de milliers de têtes laser qui formèrent un mur de fureur solide. Au moins mille des ogives alliées se détruisirent mutuellement dans un bon vieux fratricide nucléaire, mais cela importait peu. Il y en avait plus qu'assez pour s'occuper de huit cuirassés, douze bombardiers et quatre croiseurs de combat. Étonnamment et contre toute raison apparente, deux des six contre-torpilleurs de Darlington parvinrent bel et bien à gagner l'hyperespace. Sans doute parce que personne ne gâchait intentionnellement de munitions sur du menu fretin. Hamish Alexander attrapa son unité de com en toute hâte alors que l'ordre de Judas Yanakov lui résonnait encore à l'oreille. Il était horrifié de ses implications, et son horreur grandit tandis que le contrôle de feu des Graysoniens continuait de balayer les débris et la poignée de capsules de survie qui s'en étaient échappées. Mais nul ne tira et, comme il se détendait lentement dans son fauteuil, sa mémoire lui répéta les mots de Yanakov. « Pas de pitié », avait-il dit, et non « pas de quartier ». Il poussa un long soupir tremblant en comprenant qu'il n'allait pas assister à des atrocités vengeresses de la part d'unités sous son commandement. Il inspira lentement puis se retourna vers Granston-Henley. « Rappelez-moi d'avoir une petite discussion avec l'amiral Yanakov concernant la discipline de communication », dit-il avant d'esquisser un petit sourire ironique et épuisé qui, un jour peut-être, retrouverait véritablement son humour. LIVRE SIX CHAPITRE TRENTE-NEUF La salle de conférence était silencieuse lorsque les quatre autres membres de la cour y pénétrèrent à la suite d'Alistair McKeon. La porte se referma derrière eux, les coupant du murmure des conversations de la salle d'audience, et McKeon les guida jusqu'à la table située au centre de la pièce. Ses collègues et lui prirent place, et il fit basculer le dossier de son fauteuil en soupirant profondément. Il n'était pas le membre le plus gradé de la cour... mais il en était le président. Cet arrangement inhabituel avait été adopté à l'unanimité du reste de la cour, et il le regrettait. Honor avait raison, bien sûr, mais, même s'il était d'accord avec elle, il n'était pas obligé d'apprécier la logique qui l'avait mené à cette responsabilité. Si un semblant de justice devait être rendu concernant les atrocités commises sur l'Enfer, ce devait être par une cour militaire dont les membres, de fait, avaient été les victimes de SerSec. C'était la raison pour laquelle les autres avaient insisté pour que ce soit lui qui la préside, en sa qualité non seulement d'unique Manticorien de la cour mais aussi de seul membre à ne pas avoir été sous la garde de SerSec sur la planète. Ils étaient aussi déterminés qu'Honor et lui à ce que leur procédure soit vue comme celle d'un tribunal et non d'une foule criant vengeance et, pour cette raison, ils avaient eux-mêmes enregistré chaque instant des procès. Personne en République populaire ou en Ligue solarienne ne risquait d'être convaincu que cela faisait une véritable différence, quels que soient les précautions prises et tous les enregistrements, ils en étaient conscients, mais ce n'était pas vraiment le but. Ces gens voulaient que la postérité et leur propre peuple sachent que tout avait été fait légalement, correctement, de la manière la plus impartiale possible vu les circonstances, et conformément aux règles. C'était important, car cela ferait toute la différence entre eux et leurs bourreaux à leurs propres yeux et, à cet instant, c'est tout ce qui leur importait. Après tout, pensa McKeon, amer, si nous échouons, les Havriens reprendront le contrôle de la planète, auquel cas nous serons sans doute tous morts... et la seule chance que nous aurons eue de punir les coupables sera perdue. En fin de compte, c'est ça qui leur tient vraiment à cœur. Il laissa son regard glisser sur les quatre autres membres de la cour. Harriet Benson et Jésus Ramirez avaient tous deux refusé d'y siéger — sagement, de l'avis de McKeon. Honor n'avait pas eu d'autre choix que de le leur proposer, vu le rôle qu'ils avaient joué dans la prise de Styx, mais ils savaient leur haine trop violente pour leur permettre aucune impartialité et ils avaient donc évité la tentation. À leur place, le capitaine de frégate Albert Hurston de la flotte de Helmsport représentait les détenus du camp Brasier tandis que le capitaine de vaisseau Cynthia Gonsalves d'Alto Verde et le commodore Gaston Simmons de la flotte du système de Jameston représentaient les autres prisonniers de guerre militaires de l'Enfer. Simmons était plus ancien en grade que McKeon... de même que l'amiral Sabrina Longmont, qui avait à n'en pas douter la responsabilité la plus difficile de toutes. Contrairement à tous les autres, Longmont était — ou du moins avait été — citoyenne de la République populaire et fervente partisane du comité de salut public dès les premiers jours du nouveau régime. Elle n'appréciait guère ses excès et ses purges, mais elle avait trop bien connu l'ancien régime pour le regretter, et le comité paraissait au moins ouvert et régulier dans ses objectifs, ce qui n'avait pas été le cas des Législaturistes. Hélas, Longmont avait été vaincue au combat par l'Alliance, ce qui lui avait permis de goûter de beaucoup plus près qu'elle ne l'escomptait aux « excès » du comité. D'ailleurs, elle avait eu beaucoup de chance que son comportement politique jusque-là exemplaire ne lui vaille qu'un tour en Enfer plutôt que le peloton d'exécution. À la différence de la plupart des autres prisonniers, elle avait été placée au camp Delta quarante, où les conditions de vie étaient bien meilleures qu'ailleurs sur la planète. À vrai dire, Longmont n'avait aucune idée de ce que SerSec infligeait à ses autres prisonniers, parce que Delta quarante fonctionnait comme un lieu de détention destiné aux officiers havriens qui n'avaient pas déçu au-delà de tout espoir de rédemption. Dans la mesure où il était possible que le comité décide de tendre la main et de pardonner à un ou plus des détenus de Delta quarante afin de se servir à nouveau de leurs compétences, les hommes de SerSec avaient veillé à ne pas leur inculquer d'amertume permanente envers le régime. Par conséquent, Longmont, comme la plupart de ses collègues, était parvenue à la conclusion que les horreurs qu'elle avait entendues concernant la planète avant d'y être envoyée n'étaient que des histoires. Elle n'avait vu aucun indice des mauvais traitements et de la cruauté gratuite que la rumeur y associait... et la découverte de ce qui se passait ailleurs l'avait profondément choquée, ainsi que ses collègues, et ce d'autant plus qu'ils se reprochaient d'avoir été assez crédules pour laisser SerSec les abuser complètement. Ils ne le voyaient pas tous de cet œil, bien sûr. Certains avaient été ravis qu'on leur accorde ne fût-ce qu'une chance minime d'échapper à l'Enfer et de se venger du nouveau régime et de ses sbires. Toutefois une majorité étonnante des détenus de Delta quarante avaient refusé de prendre part aux efforts de fuite. Quelques-uns parce qu'ils s'attendaient à ce que la tentative échoue et préféraient survivre, mais la plupart demeuraient sincèrement loyaux envers la République (bien que pas nécessairement envers le comité de salut public) malgré tout ce qui leur était arrivé. En refusant de s'associer aux efforts d'Honor, ils faisaient la preuve de cette loyauté dans l'espoir manifeste que, lorsque la RPH reprendrait la planète, on leur donnerait une occasion de se réhabiliter au sein de leur peuple plutôt qu'au milieu d'étrangers. McKeon respectait leur choix, mais il respectait plus encore Longmont. L'amiral (qui insistait d'ailleurs encore pour qu'on l'appelle « citoyenne amiral Longmont ») ne savait plus où placer sa loyauté. McKeon soupçonnait qu'elle finirait par se joindre à l'amiral Parnell et s'exiler en Ligue solarienne. Mais, contrairement à Parnell qui avait refusé tout rôle dans les procès pour sensiblement les mêmes raisons que Ramirez et Benson, Longmont avait choisi d'y participer, et elle n'avait pas caché ses motivations. « Ce qui s'est passé sur Hadès est atroce et les coupables doivent être punis, avait-elle dit à Honor sans détour en acceptant son rôle de juge, ses yeux marron lugubres dans un visage de pierre. Mais cela ne veut pas dire que vos hommes et vous avez carte blanche pour condamner et pendre tous ceux qui comparaîtront devant votre tribunal, amiral Harrington. Je ferai partie de la cour, mais à une condition : tout verdict de culpabilité pouvant entraîner la peine de mort devra être soutenu par un vote unanime et non une majorité simple. — Mais c'est... » avait commencé Jésus Ramirez, pour se taire brutalement alors qu'Honor levait la main sans quitter des yeux le visage de granit de Longmont. « Je suis d'accord avec vous que ce doit être un tribunal et non une source de permis de chasse, avait-elle calmement répondu, mais je ne suis pas non plus prête à vous permettre de bloquer tous les verdicts, citoyenne amiral. — Et ce n'est pas ce que je vous demande. Je vous donne ma parole – sous le contrôle d'un détecteur de mensonge si vous le souhaitez – que je voterai conformément à mon interprétation honnête de toutes les preuves qui me seront présentées. Si je crois que la peine de mort est méritée en vertu de notre propre Code de conduite et de notre règlement de terrain, je voterai pour l'imposer. Mais je ne vais pas vous mentir, Lady Harrington. Si je suis prête à accepter ce rôle, c'est uniquement parce que je juge qu'il est de mon devoir et de ma responsabilité d'être la voix du doute, celle qui s'élève pour les accusés au moins jusqu'à ce que vos procureurs et les preuves me convainquent sans l'ombre d'un doute de leur culpabilité. » McKeon s'était demandé comment Honor réagirait à cela. Assis à côté d'elle, il s'efforçait d'ignorer le contre-amiral Styles qui fulminait en silence à un bout de la table de conférence, et il observait l'expression calme de la moitié vivante de son visage tandis qu'elle réfléchissait à ce que Longmont venait de dire. Elle avait pris Nimitz dans le creux de son bras pour le serrer contre elle tout en fixant l'officier havrien, et McKeon avait eu l'impression de sentir l'intensité de son regard. Et puis, à la stupéfaction de toutes les personnes présentes dans la salle de conférence, elle avait hoché la tête. « Très bien, citoyenne amiral », avait-elle simplement répondu, et la question avait été réglée ainsi. McKeon se secoua mentalement pour revenir au présent et redressa son dossier. Il comprenait parfaitement pourquoi Longmont s'était refusée à assumer la présidence de la cour malgré son grade, et il savait que la plupart des prisonniers libérés avaient dû être aussi surpris que le commodore Simmons quand elle avait tenu la promesse faite à Honor. Elle était lucide, sceptique et difficile à convaincre, mais elle votait aussi pour confirmer la peine de mort quand le procureur la convainquait qu'elle était justifiée. « Bon, dit-il, rompant le silence. Qui veut commencer cette fois ? » Personne ne répondit, et il inclina la tête en regardant le capitaine de vaisseau Gonsalves. « Cynthia ? — Je ne sais pas très bien », répondit au bout d'un moment l'Altoverdaine à la peau mate. Elle jeta un regard en coin à Longmont et McKeon réprima un sourire ironique. Bizarrement, ils en étaient tous venus à voir en elle, unique membre havrien de la cour, une sorte de référence sur le plan éthique. D'abord parce qu'elle avait amplement démontré son intégrité, mais il y avait autre chose. Ils savaient tous dans quelle position douloureuse Longmont s'était placée d'elle-même. Si elle pouvait accepter cette responsabilité par sens de son obligation morale, alors aucun des autres ne voulait paraître en faire moins. Longmont et Honor ont beaucoup en commun, songea-t-il une fois de plus. Notamment la façon dont elles nous poussent à nous montrer à la hauteur de leurs exigences en se contentant de présupposer que nous le ferons... et en nous mettant au défi de les décevoir. « Les preuves de ce qui s'est passé à Alpha onze sont assez claires, continua Gonsalves d'un ton hésitant, mais il manque trop d'éléments concernant les événements qui se sont déroulés sur Styx pour que je sois tout à fait à l'aise, monsieur. — Nous avons Jérôme, Lister et Veracruz pour témoins oculaires, commandant, fit remarquer Hurston. Ils ont tous vu Mangrum ordonner au lieutenant de vaisseau Weiller de monter à bord de la navette, et Mangrum a reconnu l'avoir forcée à avoir des relations sexuelles avec lui. C'est au moins du viol. Et deux des autres esclaves ont témoigné que c'est lui qui l'avait tuée. — Ils ont effectivement témoigné dans ce sens, observa le commodore Simmons, mais l'avocat de Mangrum a démontré de manière assez convaincante qu'ils étaient probablement de parti pris contre lui. Pour tout dire, je ne crois pas pouvoir le leur reprocher – j'aurais sûrement un féroce parti pris contre lui à leur place, et je ferais de mon mieux pour le faire pendre par-dessus le marché – mais le fait que nous les comprenons ne nous absout pas de notre responsabilité : nous devons envisager la possibilité que leur parti pris affecte la fiabilité de leur témoignage. — Tout à fait. » Gonsalves acquiesça, l'air troublée, puis se tourna de nouveau vers Hurston. « Je suis d'accord que l'accusation de viol a été clairement prouvée, commandant. Mais le viol n'est pas passible de la peine capitale selon le Code de conduite havrien s'il ne s'accompagne pas de violence et non de simples menaces. Le meurtre, lui, en est passible, mais nous ne disposons d'aucune preuve attestant le crime. D'ailleurs, même les esclaves prétendant qu'il l'a tuée n'arrivent pas à s'entendre quant à l'usage ou non de la force lors du viol tel qu'il est défini par le Code havrien. La femme, Hedges, dit que Weiller avait des bleus au visage et que... (elle tapa une ligne de commande sur son bloc mémo pour se rafraîchir la mémoire et lut à voix haute) "elle boitait beaucoup le lendemain". Mais Hedges elle-même ajoute : "Elle refusait de parler de ce que ce salaud lui avait fait." » Gonsalves haussa les épaules, contrariée, et McKeon dissimula une grimace. Elle avait raison quant aux termes du Code de conduite, mais il n'aimait pas cela pour autant. En vertu du Code de la guerre manticorien, le viol était passible de mort, qu'il ait été fait usage de la force ou de simples menaces, et, vu la situation sur la planète, toute exigence émanant d'un patte noire devait être considérée comme appuyée par la menace. S'il avait eu le choix, McKeon aurait pendu le citoyen lieutenant Mangrum en un clin d'œil avant d'aller pisser sur sa tombe, mais Honor avait raison. Ils devaient procéder sur la base des règles établies pour les Havriens. Sinon la section vingt-sept des accords de Deneb – que ni Honor ni lui n'avaient de toute façon l'intention de violer, vu leur propre expérience – aurait interdit tout jugement de personnel ennemi en temps de guerre. La sous-section quarante-deux réglementait les procès en temps de guerre d'individus accusés de violation des lois locales (dans le cas présent, le propre Code de conduite des Havriens, puisque Hadès était à l'époque des faits territoire souverain de la République populaire de Havre) qui précédaient leur capture, mais interdisait les procès en application rétroactive de la loi de quiconque les capturait. — Je crois que le capitaine Gonsalves n'a pas tort, fit la citoyenne amiral Longmont au bout d'un moment. À mon avis, le viol est amplement prouvé, non seulement par l'aveu de Mangrum, mais par les preuves physiques. Le meurtre, en revanche, ne l'est pas. — Il le serait si les images de surveillance n'avaient pas été perdues, grommela Hurston. — Vous avez peut-être raison, concéda Longmont. En fait, j'ai le sentiment que c'est sans doute le cas. Mangrum a un peu trop vite confessé le viol à mon goût, et je le soupçonne de ne l'avoir fait que dans l'espoir de nous faire gober sa "franchise" et ses "remords", afin que nous le croyions lorsqu'il nierait l'accusation de meurtre. Mais ce que vous ou moi soupçonnons ne constitue pas une preuve. — Il y a quand même le témoignage des deux autres esclaves, Hedges et Ustermann, fit remarquer McKeon. — Oui, répondit Simmons. Toutefois, ils se sont mutuellement contredits sur plusieurs autres points, et Ustermann s'est contredit lui-même par deux fois. Et ni lui ni Hedges n'expliquent comment Mangrum est passé de la "morgue" à ses quartiers pendant que Weiller se faisait tuer sans que personne d'autre ni aucun des systèmes de sécurité de la base ne le voie. — Mmm. » Le grognement de Hurston, bien que mécontent et plein de colère, ne s'adressait pas à Simmons. Le problème, c'est que le commodore avait raison. Aucun des prisonniers échappés ne s'attendait à découvrir que les systèmes de sécurité SS sur l'île même de Styx tenaient à l'œil jour et nuit leur propre personnel. Non que la découverte aurait dû les surprendre, songea McKeon. Les systèmes de surveillance paraissaient avoir été installés dans le but de suivre à la trace les esclaves sexuels et agricoles pour leurs maîtres, mais un réseau possédant une telle couverture devait forcément enregistrer la plupart des activités quotidiennes des maîtres. Quand Harkness et son équipe de taupes avaient pénétré dans ces fichiers, ils s'étaient retrouvés face à une incroyable profusion de preuves. Non seulement ils disposaient des enregistrements audio des gardes discutant de ce qu'ils avaient fait subir aux prisonniers sous leur contrôle, mais ils avaient aussi des images de nombre d'entre eux en train de commettre les crimes dont on les accusait. Or le Code de conduite havrien n'incluait aucune des limitations manticoriennes concernant l'admission de preuves électroniques obtenues sans ordre de la cour. Hélas, l'abondance même de ces enregistrements jouait contre tout sentiment de certitude dans le cas où ils manquaient. Et, en l'occurrence, c'était encore pire car ils possédaient bel et bien les images – horodatées – de Mangrum se présentant dans la zone de stockage des armures de combat de la garnison pour une journée de maintenance programmée. Ce qu'ils n'avaient pas, en revanche, c'était des images de lui travaillant effectivement sur les armures... ou traversant la base pour rejoindre ses quartiers, où le corps de Weiller avait été découvert cet après-midi-là. Les caméras placées dans la « morgue » étaient trop peu nombreuses et trop espacées, et nul ne s'était vraiment soucié de savoir si elles fonctionnaient ou non. Ce qui était logique, puisque aucun esclave n'était jamais admis à proximité des armures et que la fonction principale du système était de garder l'œil sur eux. Mais s'il leur manquait l'image de Mangrum effectuant les tâches prévues, ils avaient ses feuilles de pointage du jour et elles semblaient confirmer qu'il était resté à la morgue toute la journée. ». Évidemment, murmura McKeon, nous n'avons que sa feuille de pointage pour confirmer qu'il a bel et bien effectué les vérifications de maintenance. Il pourrait l'avoir falsifiée. Dieu sait que ce ne serait pas la première fois que quelqu'un le ferait pour échapper à une corvée ! — Je sais, fit Longmont, l'air aussi troublée que Gonsalves auparavant. Et le fait qu'il n'a pas enregistré de remplacement de composant est pour le moins suspect. D'après son rapport il a travaillé sur... combien ? » Elle consulta son bloc mémo. — Voilà. D'après sa feuille de pointage, il a vérifié quatorze jeux d'armure de combat... et tout ça sans trouver de composant défaillant ? » Elle secoua la tête. « Je trouve ça extrêmement suspect, mais ce n'est pas suffisant pour compenser le manque de preuve le situant de manière indubitable sur la scène du crime. — Il connaissait l'existence des caméras dans ses quartiers, fit remarquer Hurston. Nous savons qu'il les a délibérément débranchées à quatre reprises au moins, et il y a bien quelqu'un qui les a neutralisées l'après-midi où Weiller a été tuée. Qu'est-ce qui vous fait croire que ce n'était pas lui cette fois-là ? — Mais qu'est-ce qui prouve que c'était lui ? rétorqua Simmons. Certes, le fait qu'il connaissait leur emplacement et les avait déjà neutralisées indique qu'il aurait pu le faire à nouveau. Mais chacune des quatre occasions où nous savons que les caméras ne fonctionnaient pas par suite de son intervention plutôt que d'une panne était proche du moment où il l'a ramenée sur Styx. On dirait bien qu'il n'avait pas envie d'être enregistré en train d'avoir des relations sexuelles avec elle... — En train de la violer, vous voulez dire ! intervint sombrement Gonsalves, et Simmons marqua une pause puis hocha la tête. — En train de la violer, confirma-t-il, et Longmont opina énergiquement. — Vous avez tout à fait raison, commandant, dit-elle en parvenant à esquisser un sourire glacial. Ni le commodore Simmons ni moi-même n'avons jamais nié qu'il s'agissait d'un individu révoltant, un déchet humain. je dis simplement que nous manquons de preuves pour confirmer les dires de Hedges et Ustermann selon lesquels c'est lui qui l'a tuée. Et je crois que le commodore allait souligner qu'il était devenu de moins en moins réticent à se produire devant les caméras. » Elle jeta un coup d'œil à Simmons, qui hocha la tête comme pour lui abandonner l'initiative, et elle poursuivit. En fait, il ne les avait pas coupées depuis plus de trois mois avant la mort de Weiller. Alors, à moins que nous ne soyons prêts à croire qu'il savait à l'avance qu'il allait la tuer – qu'il s'agissait d'un meurtre soigneusement prémédité et non d'un coup de sang ou d'un accident – et qu'il voulait se forger un alibi, pourquoi les aurait-il neutralisées à son arrivée cette fois-ci ? Et pourquoi se serait-il soucié d'établir un alibi alors que le citoyen maréchal de camp Tresca avait clairement fait savoir que personne ne serait poursuivi pour une faute aussi "mineure" que le meurtre d'un prisonnier sans défense ? » Le mépris qui teintait la voix trop maîtrisée de la citoyenne amiral soulignait son dégoût d'avoir à exposer un argument pour la défense de Mangrum mais, en fin de compte, cela ne lui donnait que plus de poids. — Elle n'a pas tort, Cynthia, fit Hurston, manifestement à contrecœur, et Gonsalves hocha la tête sans joie. — Je sais, reconnut-elle. C'est ce que je voulais dire en parlant du manque d'éléments. Je déteste l'idée de le laisser échapper à la potence. Qu'il ait effectivement tué Weiller ou non, c'est lui le malade qui l'a traînée ici, l'a violée, en a fait son jouet et l'a mise en position de se faire tuer. — Je n'aime pas ça non plus, fit Longmont. Et, entre nous, je voudrais vraiment que le Code de conduite considère n'importe quel viol comme passible de la peine de mort. Mais ce n'est pas le cas. Et si nous voulons pouvoir justifier ces procès selon les accords de Deneb... » Elle haussa les épaules, et McKeon hocha la tête avec un soupir las. — Je crois que nous avons un consensus sur la question, dit-il. Quelqu'un veut-il que le vote ait lieu à bulletins secrets ou le vote à voix haute est-il acceptable ? » Il regarda autour de la table, puis plus particulièrement Longmont en tant qu'officier le plus gradé présent. «  Un vote à voix haute me semble acceptable », répondit la citoyenne amiral. Il se tourna vers les autres. « À voix haute, fit Simmons, s'exprimant clairement pour les greffiers qui notaient fidèlement ce qui se passait dans la salle de conférence. — D'accord, soupira Gonsalves. — D'accord, fit Hurston de moins bonne grâce. — Très bien. Comment votez-vous concernant l'accusation de viol au second degré, commandant Hurston ? s'enquit McKeon avec formalisme, commençant – selon une très vieille tradition militaire – par le membre le moins gradé de la cour. — Coupable, répondit sans détour Hurston. — Concernant l'accusation d'enlèvement ? — Coupable. — Concernant l'accusation d'abus de position d'autorité en vue d'un profit personnel ? — Coupable. — Concernant l'accusation de meurtre ? — Coupable. — Concernant l'accusation de viol au second degré, commandant Gonsalves ? poursuivit McKeon en se tournant vers le membre suivant de la cour par ordre de grade. — Coupable, répondit Gonsalves d'une voix emplie de froide certitude. — Concernant l'accusation d'enlèvement ? — Coupable. — Concernant l'accusation d'abus de position d'autorité en vue d'un profit personnel ? — Coupable. — Concernant l'accusation de meurtre ? — Je m'abstiens », répondit Gonsalves avec une grimace. McKeon se tourna vers Simmons. — Concernant l'accusation de viol au second degré, commodore Simmons ? — Coupable. — Concernant l'accusation d'enlèvement? — Coupable. — Concernant l'accusation d'abus de position d'autorité en vue d'un profit personnel ? — Coupable. — Concernant l'accusation de meurtre ? » Simmons ouvrit la bouche puis la referma. Il resta prostré plusieurs secondes dans son fauteuil, fixant la table d'un regard noir, puis il leva les yeux et regarda McKeon et Longmont d'un air de défi. « Coupable », dit-il d'une voix froide et dure. McKeon acquiesça. Il n'était pas vraiment surpris malgré la discussion qui avait précédé le vote, et il se tourna simplement vers Longmont. « Concernant l'accusation de viol au second degré, citoyenne amiral Longmont ? — Coupable, répondit-elle sans hésitation. — Concernant l'accusation d'enlèvement ? — Coupable. — Concernant l'accusation d'abus de position d'autorité en vue d'un profit personnel ? — Coupable. — Concernant l'accusation de meurtre ? — Acquittement faute de preuves, fit-elle à contrecoeur, et McKeon hocha encore une fois la tête. — Le vote concernant les trois premiers chefs d'accusation étant unanime et celui sur le seul passible de la peine capitale étant divisé, le président de la cour accepte la décision des autres membres sans émettre de vote, dit-il pour les greffiers. Il est toutefois maintenant de la responsabilité de cette cour de recommander une peine à l'amiral Harrington. Le Code de conduite prévoit jusqu'à vingt-cinq ans de prison pour un viol au second degré, cinquante ans pour enlèvement et deux pour abus de position d'autorité en vue d'un profit personnel. D'après mes comptes, cela signifie que le citoyen lieutenant Mangrum est théoriquement passible de soixante-dix-sept ans T de travaux forcés. L'exécution de la peine, toutefois, exige son retour avec nous dans l'espace de l'Alliance lorsque nous quitterons la planète. » Il n'ajouta pas « en admettant que nous puissions la quitter », mais les quatre autres l'entendirent malgré tout et il eut un sourire ironique. Puis il regarda de nouveau Hurston. « Commandant Hurston, que recommandez-vous ? — La peine maximale – soixante-dix-sept ans T sans possibilité de libération conditionnelle, fit-il durement. — Commandant Gonsalves ? — Le maximum, confirma-t-elle d'un air assassin. Dieu sait que ce salaud l'a cherché... et je regrette seulement que nous ne puissions pas le laisser ici pour purger sa peine ! » Le commentaire n'était pas franchement compatible avec l'étiquette ni la procédure, mais McKeon n'avait pas l'intention de le faire remarquer. Il se contenta d'acquiescer avant de se tourner vers Simmons. « Commodore Simmons ? — La même chose. » Sa voix semblait faite d'acier trempé, plus froide encore que celle de Gonsalves, et McKeon se tourna vers Longmont. « Citoyenne amiral Longmont ? — Je souscris aux recommandations de mes collègues, dit-elle sans passion. — De même que le président de cette cour, fit McKeon. Le vote étant unanime, la cour recommandera à l'amiral Harrington de maintenir le citoyen lieutenant Kenneth Mangrum aux arrêts pour toute la durée de notre séjour sur Hadès, de façon qu'il regagne avec nous l'espace de l'Alliance afin d'y purger l'intégralité de sa peine. Quelqu'un désapprouve-t-il la formulation des recommandations de la cour, pour mémoire ? » Nul ne pipa mot, et il hocha une dernière fois la tête. Puis il soupira et ses épaules s'affaissèrent. « Eh bien, ça nous en fait un de moins sur les bras, dit-il sur un ton beaucoup moins formaliste avant de se frotter le visage des deux mains. Dieu! que je serai content quand ce sera enfin terminé ! — Je suis certaine que nous le serons tous, commodore », fit Longmont. Puis elle secoua tristement la tête et regarda les trois autres membres de la cour. « Je suis désolée que nous n'ayons pas trouvé les preuves nécessaires pour me permettre d'approuver sa pendaison, dit-elle, mais... — Ne vous excusez pas, Sabrina ! » A la surprise de McKeon, c'était Simmons qui venait d'interrompre la Havrienne. « Je suis persuadé qu'il est coupable, Cynthia, Albert et Alistair aussi, et vous de même. Mais vous aviez raison. Nous ne pouvons pas le prouver, et, si nous devenons jamais une simple chambre d'enregistrement des ordres d'exécution, nous ne vaudrons pas plus cher que ceux que nous pendons. » Il eut un sourire amer alors que Longmont le regardait en levant le sourcil, et il haussa les épaules. « Je sais, j'ai voté coupable. Et, dans le cas présent, je l'aurais pendu avec joie si m'aviez tous suivi, manque de preuves ou non. Et j'aurais même dormi tranquille cette nuit. Mais c'est pour ça qu'il y a plus d'une personne qui siège à cette cour, et c'est moi qui ai refusé de pendre le major Younce la semaine dernière. Tant que chacun d'entre nous vote à chaque fois en son âme et conscience, alors nous aurons fait à la fois notre possible et le minimum requis étant donné les circonstances. — Vous savez, fit Longmont au bout d'un moment, c'est vraiment dommage que nous ne soyons pas du même côté. Si les hommes politiques – surtout les miens – se mettaient hors de notre chemin et nous laissaient régler le problème tous les cinq, nous pourrions imposer un accord de paix et mettre fin à cette fichue guerre en une semaine. — Je ne parierais pas là-dessus, citoyenne amiral, répondit McKeon avec ironie. Comparés à la guerre, les crimes que nous examinons ici sont assez clairs. Au moins, nous nous sommes tous entendus sur les règles destinées à fonder nos verdicts. Mais si nous commencions à débattre vigoureusement sur des sujets tels que à qui revient telle ou telle planète... eh bien... » Il haussa les épaules, et Longmont éclata d'un petit rire mi-amer, mi-amusé. « Il n'est pas très poli de casser les rêves éveillés d'une dame, commodore ! — Mon grade signifie que je suis officier et gentleman, madame, mais pas que je suis un gentleman poli ! » Longmont gloussa de bon cœur, et McKeon lui sourit. « Et bien qu'il me paraisse très improbable que nous puissions négocier la fin de la guerre, je préférerais de loin vous affronter en paroles qu'à coups de têtes laser, citoyenne amiral ! — Je suis bien d'accord », ajouta le commodore Simmons avec enthousiasme. Puis il écarta son fauteuil de la table. « Et vu que nous venons de conclure notre devoir judiciaire du jour, je propose que nous ajournions la séance, apportions notre verdict et nos recommandations à l'amiral Harrington et qu'ensuite nous allions nous chercher un bon gros steak et une bonne bière. Ça tente quelqu'un ? — Moi, oui, répondit Longmont. En admettant qu'une Havrienne impénitente soit la bienvenue parmi vous, bien sûr ? — Cette Havrienne impénitente-ci est toujours la bienvenue, fit aimablement Simmons. Enfin, tant qu'elle accepte de perdre aux fléchettes après dîner. — Évidemment que j'accepterai de perdre, promit Longmont. Enfin, je suis quand même une Havrienne impénitente, au service d'un ordre politique que vous prétendez tous corrompu et vénal. — Vous voulez dire que vous m'auriez menti ? demanda Simmons. — Bien sûr que non, répondit doucement la citoyenne amiral. Je dis simplement que, malgré l'impolitesse du commodore McKeon à l'égard de mes rêves, je n'envisagerais jamais de ternir notre relation de travail en renversant votre conception du comportement havrien type. » Elle sourit. « Et bien sûr, ajouta-t-elle, c'est le perdant qui paie sa tournée. Vous venez, commodore ? » CHAPITRE QUARANTE La sonnerie agressive la réveilla. Nimitz émit une plainte ensommeillée lorsqu'elle se redressa sur le lit, et elle le comprenait. Ils venaient de s'endormir mais, comme toujours au réveil, elle avait oublié qu'il lui manquait un bras. Elle fut instantanément – ou presque – en éveil, ainsi que le lui avaient appris quarante ans de service spatial, mais elle essaya de se soulever des deux mains et bascula. Les draps s'enroulèrent autour d'elle, renversant le chat sylvestre sur le dos, et elle sentit son indignation embrumée tandis qu'il ouvrait un œil brillant comme une émeraude au reflet de la lumière qui clignotait au-dessus du communicateur de chevet. Elle lui adressa des excuses silencieuses et tendit la main vers le bouton de réception. L'émeraude accusatrice cilla et sa voisine s'ouvrit, puis un pardon légèrement moins ensommeillé parvint à Honor en retour. Elle trouva le bouton et l'enfonça, acceptant l'appel en mode audio. Elle passa ensuite la main dans ses cheveux en désordre. « Oui ? » Sa voix était chargée de sommeil, et elle s'éclaircit la gorge. Pardon de vous déranger, amiral; ici le capitaine de frégate Phillips », annonça une voix de soprano, et Honor sentit son pouls s'accélérer imperceptiblement en détectant la tension que l'autre essayait de dissimuler. Elle savait que Phillips était l'un des officiers de quart de Benson, mais il y avait désormais plus de cinq mille anciens prisonniers sur Styx. Elle avait été trop accaparée par ses propres responsabilités – notamment les cours martiales – pour prêter autant d'attention qu'elle l'aurait voulu à d'autres questions, et elle n'était pas tout à fait sûre du poste sur lequel Phillips était de quart. Le capitaine Benson m'a ordonné de vous prévenir, reprit le capitaine, pour s'interrompre comme en attente de sa réaction. — Me prévenir de quoi précisément, commandant ? s'enquit-elle sur un ton un peu plus irrité qu'à l'habitude. — Désolée, madame, répondit Phillips, penaude. Je ne voulais pas vous paraître obscure. Je suis l'officier en second sur le quart du capitaine Benson, et elle m'a demandé de vous dire que le réseau de capteurs a détecté une empreinte hyper à environ vingt et une minutes-lumière. Honor se raidit, et Nimitz roula sur le côté pour se redresser au milieu des draps tire-bouchonnés près d'elle. Elle le regarda de nouveau comme il posait une patte préhensile musclée sur sa cuisse, et il projeta ses émotions vers celles de sa compagne, affrontant franchement sa tension soudaine. — Je vois, dit-elle à Phillips après une courte pause, la voix calme. Quand sont-ils arrivés ? Et la demande d'identification a-t-elle été transmise ? — Nous avons relevé l'empreinte il y a cinq minutes environ, madame. Nous ne la décelons pas encore sur nos capteurs luminiques, mais les installations gravitiques en espace proche disent qu'il s'agit d'une source d'impulsion isolée. Nous n'avons pas encore de masse précise, mais elle accélère vers l'intérieur du système à plus de trois cent quatre-vingt-dix gravités, donc elle n'utilise pas de compensateur civil. Et en effet, madame, le capitaine Benson m'a demandé d'ordonner la transmission de la demande d'identification il y a plus de trois minutes. — Je vois », répéta Honor. Elle regrettait que Benson ne l'ait pas appelée plus tôt, mais cela n'était dû qu'à l'éternelle aversion qu'elle ressentait dès qu'il lui fallait déléguer son autorité, elle le savait. Harriet avait fait exactement ce qu'elle était censée faire en envoyant immédiatement, de son propre chef, la demande d'identification de SerSec, comme l'auraient fait les véritables pattes noires, plutôt que d'attendre d'avoir prévenu Honor. Et vu que l'envoi de la demande avait lancé une boucle de communication d'au moins vingt-neuf minutes, il n'y avait pas de raison logique à ce qu'elle se précipite pour faire son rapport à Honor avant que l'équipe de détection n'ait eu le temps d'affiner les données initiales autant que possible. — Distance actuelle à la planète ? demanda Honor au bout d'un moment. — Ils se trouvent à quatorze virgule six minutes-lumière d'une interception zéro/zéro avec la planète, madame, répondit aussitôt Phillips. Ils ont effectué une translation à faible vitesse – environ huit cents km/s – et leur vélocité actuelle s'élève à un peu plus de mille neuf cents. Cela les situe à cent vingt-neuf minutes de l'inversion, avec une période de décélération de cent trente-huit minutes. Soit quatre heures et demie à partir de maintenant. — Merci. » Honor resta un moment immobile à réfléchir aux chiffres, puis elle hocha la tête pour elle-même dans la chambre obscure. » Très bien, commandant. Dites au capitaine Benson que j'arrive. Entre-temps, qu'elle réponde selon son propre jugement à tout nouvel échange de com. Le capitaine de frégate Tremaine est-il présent? — Oui, amiral. Et le maître principal Harkness est en route. Je l'attends d'un instant à l'autre. » L'angle intact de la bouche d'Honor se releva car la légère note désapprobatrice et hautaine dans la voix de son interlocutrice lui permettait de mieux se rappeler l'officier à l'autre bout du lien de com. Le capitaine de frégate Susan Phillips avait été spécialiste informatique dans la flotte du système de Sarawak. Mais elle se trouvait aussi sur Hadès depuis plus de quarante années T, et ses compétences étaient tristement dépassées, même face à un équipement havrien, quand son camp avait été libéré et qu'elle avait atteint Styx. Elle s'était très bien tirée des cours de remise à niveau accélérée organisés par Honor, mais elle demeurait un peu rouillée par rapport aux hommes issus du Prince Adrien et du Jason Alvarez — voire comparée à la plupart des PG alliés de la guerre en cours. Phillips le savait et, dans l'ensemble, elle l'acceptait de bonne grâce. Mais au fond elle avalait difficilement l'idée que Tremaine (qui était à la fois moins gradé qu'elle et assez jeune pour être son fils) soit affecté sur son quart pour gérer toute communication « créative » ainsi que les exigences de guerre électronique qui pourraient se présenter. Honor se doutait qu'elle aurait eu moins de mal si Scotty avait été un tout petit peu plus vieux, bien que le fait qu'il ait reçu la troisième génération du traitement prolong et elle la deuxième devait sûrement aggraver sa perception de la situation. Elle aurait sans doute eu moins de difficultés à accepter Anson Lethridge pour supérieur car, s'il n'avait que deux ans T de plus que Scotty, il avait lui aussi reçu le traitement de deuxième génération et paraissait donc beaucoup plus. Hélas, Honor avait besoin d'Anson pour le premier quart. Mais ce qui en Phillips supportait difficilement Tremaine détestait franchement que Harkness, un simple maître principal, soit devenu le cybernéticien en chef de l'Enfer. Eh bien, Honor la comprenait par bien des côtés, même si elle estimait stupide la conviction du capitaine que les officiers pouvaient toujours mieux faire que les officiers mariniers. Bien sûr, Phillips était issue d'une tradition spatiale différente : celle de la République de Sarawak, l'une des cibles que les Havriens avaient dévorées aux premiers jours du plan Duquesne. La flotte de Sarawak se reposait sur un corps d'officiers professionnels, mais les théories sociales égalitaires avancées de la République l'avaient poussée (contrairement à la ploutocratie élitiste dangereuse de Manticore) à se servir de conscrits à courte durée de service pour remplir les rangs des matelots et des officiers mariniers. Le résultat ressemblait fort à la Flotte populaire actuelle : le service ne gardait tout simplement pas ses recrues assez longtemps pour les amener au niveau des exigences manticoriennes. La conviction de Phillips que les officiers devaient être meilleurs que les non-cadres était donc représentative de sa propre expérience et non le fruit d'un préjugé aveugle. Et, pour être honnête, elle en voulait beaucoup moins à Harkness pour son statut que bon nombre des autres officiers non manticoriens. Sans parler du fait qu'elle s'efforçait sincèrement de se débarrasser de ce sentiment. Simplement, elle paraissait avoir du mal. Tant pis pour elle, songea Honor avec un sourire en coin, parce que Harkness ne s'en irait pas. Le maître principal n'était peut-être pas officier, mais il faisait son boulot depuis bien plus longtemps qu'Honor le sien. Et puis, après avoir passé sept mois plongé dans les méandres des ordinateurs du camp, Harkness les connaissait mieux que quiconque sur la planète, y compris le personnel SS à qui Honor et ses hommes les avaient pris. Si une urgence surgissait, elle voulait que la personne la plus compétente — lui, donc -- soit là pour la gérer. « Je comprends, commandant », dit-elle en se reprochant en silence d'avoir jugé Phillips trop durement. Après tout, elles venaient bel et bien de deux flottes différentes, et il était aussi ridicule de la part d'Honor de reprocher à Phillips ses traditions et ses attentes différentes que de la part de cette dernière de les retenir contre Harkness. « J'arrive tout de suite. Harrington, terminé. » Elle coupa le communicateur et tendit la main vers l'interrupteur commandant les lumières, brûlant d'excitation. James MacGuiness lui manqua encore plus que d'habitude pendant qu'elle s'habillait. N'avoir qu'une main la rendait au mieux maladroite, et, quand elle se dépêchait, c'était encore pire. Et ce qui la rendait furieuse contre elle-même, c'est qu'elle le savait... mais qu'elle essayait quand même de se dépêcher. Nimitz émit un blic amusé en goûtant ses émotions, et elle s'interrompit pour le menacer du poing avant de reprendre ses efforts plus posément. Elle savait que LaFollet, entre autres, la jugeait ridicule de ne pas avoir choisi de nouvel intendant parmi les prisonniers que ses hommes avaient libérés, et elle soupçonnait fortement plusieurs de ses officiers supérieurs de partager son avis. McKeon sans aucun doute, bien qu'Honor tînt son jugement pour légèrement suspect quand il l'accusait de « ne pas assez se ménager ». Plus important encore, toutefois, elle savait que la plupart — pas tous certainement mais la plupart — des matelots et officiers mariniers qu'elle aurait pu choisir auraient été heureux de remplir ce rôle pour elle. Pourtant, malgré la frustration que lui inspiraient des tâches telles que fermer son pantalon d'une main et boutonner les boutonnières à l'ancienne dont Grayson insistait pour équiper ses vestes — et qu'Henri Dessouix, après en avoir discuté avec LaFollet, avait tout aussi obstinément tenu à coudre au nom de l'authenticité —, elle n'arrivait pas à s'y résoudre. C'était stupide et elle le savait, ce qui rendait son refus plus obstiné encore. Mais elle n'y arrivait pas. Le contre-amiral Styles en était l'une des raisons, et elle grimaça en pensant brièvement à lui. Il persistait à juger qu'elle avait usurpé l'autorité qui lui revenait de droit. Et, si incompétent fût-il en tant que tacticien et stratège (et elle commençait à se dire que sa première estimation caustique des capacités probables du contre-amiral avait été beaucoup trop généreuse), c'était manifestement un génie du combat bureaucratique. Il lui rappelait irrésistiblement une plante que les premiers colons de Grayson avaient apportée avec eux depuis la vieille Terre pour une raison qu'aucun de leurs descendants ne s'expliquait. La vigne kudzu couvrait très bien le sol, mais il était presque impossible de s'en débarrasser, elle se développait en déployant une énergie féroce et étouffait avec une arrogance impitoyable tous les végétaux en compétition avec elle. Une métaphore assez juste du contre-amiral. Honor se voyait dans l'obligation de lui rabattre le caquet au moins une fois par semaine locale. Il était plus fort en gueule que courageux, ce qui l'aidait en ces occasions, et il n'essayait jamais de miner son autorité deux fois de suite de la même façon quand il l'avait poussée au point de se faire rabrouer une première fois. Hélas, cela faisait trop longtemps qu'il jouait à qui pisse le plus loin, selon les termes acerbes de McKeon, pour rester longtemps coi. Soit il ne croyait pas vraiment qu'elle finirait par l'écraser une fois pour toutes, soit il était trop bête pour se rendre compte des ennuis qu'il se préparait. Quel que soit son problème, il ne paraissait capable de comprendre qu'une leçon à la fois, et il se montrait infiniment inventif dès qu'il s'agissait de trouver une nouvelle façon de la pousser à une de ces explosions de colère qu'elle détestait. Elle rechignait à l'admettre, même intérieurement, mais c'était l'une des raisons les moins nobles pour lesquelles elle refusait de se choisir un intendant. Styles souhaitait manifestement retrouver le style de vie auquel il était habitué en tant qu'officier général de la FRM, avec tous les avantages et privilèges afférents. Peu importait qu'il n'eût absolument rien fait pour les mériter : il possédait le grade requis et il y avait donc droit. Sauf que, si Honor choisissait de ne pas faire valoir ses droits alors que son amputation lui fournissait pour cela un excellent prétexte, il pouvait difficilement insister pour les obtenir sans se ridiculiser, et elle prenait un malin plaisir (qu'elle savait mesquin) à les lui refuser. Et il devrait s'estimer heureux que ce soit le seul plaisir que je m'accorde le concernant, songea-t-elle sombrement tout en parvenant à boutonner le col de sa chemise. Si je lui faisais ce dont je meurs d'envie, on ne retrouverait jamais le corps ! Nimitz bâilla, découvrant des canines blanches et acérées en un sourire paresseux et rayonnant d'approbation à cette idée. Puis il se concentra, et Honor étouffa un soudain éclat de rire comme il lui envoyait l'image d'un petit écureuil sphinxien doté d'une figure qui était la caricature très reconnaissable —bien que fort animale — du visage de Styles s'enfuyant à toutes jambes. Elle regarda le chat sylvestre, stupéfaite, car c'était la toute première fois qu'il essayait de lui transmettre une image qui n'était manifestement pas quelque chose qu'il avait vu et simplement gardé en mémoire. Mais sa stupéfaction se mua en un fou rire cruel et incontrôlable lorsque l'écureuil disparut d'un « côté » de l'image projetée... et qu'un chat sylvestre aux yeux marron, toutes griffes dehors, portant bandeau sur un œil, béret de la FRM. sur la tête et épaulettes rouge et or de commodore bondit à sa poursuite. Elle s'assit et faillit tomber à la renverse sur le bord du lit en riant de bon cœur, et Nimitz émit un blic ravi de l'avoir fait rire. Il se redressa autant que sa patte abîmée le lui permettait, enroulant fièrement sa queue autour de ses pattes arrière, et se lissa les moustaches avec panache et suffisance. « Tu es un bonhomme détestable, fit-elle sévèrement dès qu'elle eut retrouvé la maîtrise de sa voix, et tu n'as aucun respect des grades et positions, hein ? » Il hocha la tête d'un air satisfait et elle sourit en lui caressant les oreilles. Puis elle se pencha pour enfiler ses bottes. Malgré l'opinion que Nimitz avait de Styles, toutefois, elle le savait plus dangereux qu'elle ne voulait bien l'admettre. Non qu'elle pensât que quiconque le prît au sérieux, mais parce que, malgré tout, c'était le deuxième officier allié le plus gradé sur la planète. Ce qui signifiait qu'à moins d'être prête à le démettre officiellement elle ne pouvait pas le couper de la chaîne de commandement, et il était capable d'agir de manière parfaitement stupide par dépit, juste pour lui prouver qu'il ne fallait pas le prendre à la légère. Par conséquent, lui rappeler trop souvent, même de manière oblique, ce qu'elle pensait de lui n'était sûrement pas ce qu'il y avait de plus intelligent à faire dans l'univers. Malheureusement, dans ce cas précis et malgré ce que Machiavel disait des petites cruautés qu'on inflige à ses ennemis, elle ne pouvait s'en empêcher. Cet espèce de crapaud incompétent qui l'empoisonnait, l'irritait et se mêlait de tout était si pompeux et stupide qu'elle devait absolument réagir, et l'égale mesquinerie de sa réaction la rendait appropriée, pratiquement inévitable. Et puis, se dit-elle, quel que fût le plaisir qu'elle prenait à refuser à Styles le luxe qu'il convoitait, il y avait aussi d'autres facteurs. Entre autres, elle se serait sentie prétentieuse... et c'était là sa raison la moins revancharde pour priver Styles. Elle ne doutait pas que la plupart des PG libérés auraient considéré la nomination d'un intendant comme son dû, mais elle n'avait pas l'intention d'élever des murs entre elle et ses subordonnés. Il suffisait déjà qu'elle ait été forcée de faire valoir son grade d'amiral pour maintenir Styles à sa place sans en plus rassembler un état-major personnel qui l'isolerait de ceux qui dépendaient de son commandement. Et il y avait une autre raison, qu'elle admit en se levant pour prendre sa cravate. MacGuiness était son intendant et elle son amiral, et elle refusait de laisser quiconque s'immiscer dans cette relation, même temporairement. Nimitz lança un nouveau blic rieur dans son dos, mais il était accompagné d'une vague d'approbation. MacGuiness était aussi l'ami du chat sylvestre et, comme Honor, il lui manquait beaucoup. Et puis il savait exactement quelle cuisson il préférait pour le lapin. Honor se retourna vers le chat avec un de ses sourires en coin, puis elle gagna la porte de sa chambre et enfonça du coude le bouton d'ouverture. La porte s'ouvrit en silence et, comme elle l'avait prévu, elle trouva Andrew LaFollet déjà en train de l'attendre, immaculé dans l'un des uniformes de la garde Harrington qu'Henri Dessouix avait produits à son intention. Tu sais, pensa Honor, je parierais que c'est aussi pour ça que Phillips a attendu cinq minutes avant de m'appeler. je suis sûre que Harry lui a demandé — à elle ou un autre — de joindre Andrew d'abord. Elle n'y avait jamais songé auparavant mais, maintenant, elle se demandait comment ça ne lui était pas venu à l'esprit plus tôt. LaFollet avait accepté de laisser des fusiliers triés sur le volet (par ses soins), issus des prisonniers de guerre libérés, le remplacer pour monter la garde pendant que son seigneur dormait, mais chaque fois qu'on réveillait Honor au beau milieu de la nuit il était toujours debout et l'attendait, comme s'il ne dormait absolument jamais. Or il dormait, donc la seule façon dont il aurait pu réussir à faire croire qu'il ne prenait pas de sommeil consistait à s'assurer que celui qui envisageait de la réveiller le tirerait du lit avant. En fait, il était possible — non, le connaissant, il était probable — qu'il ait contrôlé ses appels et filtré tous ceux dont il jugeait qu'un autre pouvait s'en charger, juste pour s'assurer qu'elle dormait assez. Tout cela défila dans son esprit alors que la porte était encore en train de s'ouvrir, mais elle n'en laissa rien paraître sur son visage. Elle comptait d'abord poser quelques questions discrètes pour confirmer ses soupçons. Bien sûr, si elle découvrait qu'il avait bel et bien détourné des appels, ils allaient avoir une de leurs petites discussions périodiques. Non qu'elle s'attendît à ce qu'elle ait beaucoup d'effet : après tout, ça n'avait jamais été le cas. Je n'ai peut-être pas Mac et Miranda, mais je suis sûre qu'ils approuveraient tous les deux la façon dont Andrew a pris le relais pour me materner, songea-t-elle avec ironie tout en lui montrant la cravate. « Au secours », fit-elle, puis elle tendit le menton pour qu'il puisse lui passer cet accessoire ridicule autour du cou et le nouer à sa place. j'aurais dû insister pour qu'Henri en fasse un modèle à clip quoi qu'Andrew et Salomon en disent, songea-t-elle, d'humeur sombre, tout en attendant patiemment que LaFollet en finisse. « Voilà, milady », dit-il après quelques instants. Il replia son col et le boutonna pour elle. « Merci », fit-elle avant de retourner dans la chambre prendre sa veste. Sans doute n'y avait-il pas de véritable raison pour qu'elle se trouve en uniforme réglementaire au milieu de la nuit, mais elle refusait d'arriver à moitié habillée et hors d'haleine. Elle avait toujours eu le sentiment que prendre le temps de présenter une apparence soignée était une part importante de la fonction de commandement, si trivial que cela pût paraître à d'autres. C'était une manière de montrer son sang-froid, comme une affirmation subliminale de la capacité d'un officier à contrôler la situation, que ses subordonnés absorbaient par osmose sans vraiment y réfléchir. Et même s'ils y réfléchissaient et y voyaient un subtil outil de combat psychologique de la part de leur commandant. Évidemment, il était vrai aussi qu'elle se demandait parfois quelle part de sa propre foi en l'importance d'une apparence soignée découlait de sa vanité, reconnut-elle avec un petit sourire. Elle prit sa casquette de la FSG tressée d'or sur sa commode, la posa sur sa tête et tendit le bras vers Nimitz. Le chat sylvestre ne pouvait toujours pas y bondir comme il le faisait autrefois, mais il parvint à monter jusqu'au creux de son bras. Elle savait qu'il ressentait son désir de le ramasser comme un chaton pour lui faciliter la tâche, et elle sentit un doux courant de gratitude alors qu'elle se l'interdisait. « Prêt, boule de poils ? » demanda-t-elle, et il acquiesça de nouveau, rajoutant cette fois un petit mouvement approbateur de l'oreille. « Bien », fit-elle en repassant la porte vers l'homme d'armes qui l'attendait. « Bonjour, amiral », fit Harriet Benson sur un ton formaliste lorsque Honor entra dans le centre de commandement de Styx. La Manticorienne jeta un coup d'œil à l'afficheur date/heure et eut un sourire ironique. « J'imagine que c'est le terme approprié », dit-elle, et Benson se mit à rire. La blonde capitaine de vaisseau se déridait de plus en plus souvent depuis qu'ils avaient pris Styx... et plus encore depuis les cours martiales, songea Honor en s'efforçant de ne pas en concevoir d'amertume. C'était parfois difficile, et elle savait qu'elle avait rendu sa tâche plus ardue encore en établissant dès le début qu'elle examinerait et confirmerait personnellement toutes les peines infligées par le tribunal. Elle n'avait jamais accepté facilement la responsabilité de la mort des autres, pourtant il était de son devoir de confirmer ces verdicts. Elle aurait légalement pu l'éviter, mais pas si elle voulait pouvoir se regarder en face par la suite. Ce qui était assez pervers, se dit-elle cruellement. Elle assumait certainement la responsabilité de suffisamment de morts comme ça ! Pourtant il lui semblait parfois qu'elle n'échapperait jamais à ce poids écrasant, que sa vie avait fait d'elle l'incarnation de l'ange de la mort. Où qu'elle aille, la mort suivait au sein de ses équipages comme dans les rangs de l'ennemi, et, à certains moments, le souvenir de tous ces morts la surprenait avec force au détour de ses rêves. Et pourtant elle ne pouvait pas se détourner. C'était le paradoxe de son tempérament : ce qu'elle trouvait plus impossible encore à accepter que le sang sur ses mains était ce qu'il adviendrait si elle refusait de le verser. Elle le savait, mais elle savait aussi que c'était issu de plus qu'une incapacité enracinée à laisser son devoir à d'autres ou à tourner le dos à ceux qui comptaient sur elle. Quoi qu'elle veuille, quoi qu'elle croie vouloir, c'était une tueuse parce qu'elle était... douée pour ça. Elle avait le don, l'œil du tacticien et l'esprit du stratège, un talent indéfinissable. D'une certaine façon, ce don avait exigé d'elle qu'elle devienne une tueuse. Le devoir. L'honneur. La loyauté. Le patriotisme. Elle pouvait lui donner le nom qu'elle voulait mais, dans les heures sombres de la nuit, elle savait qu'elle n'était pas seulement devenue ce qu'elle était parce que quelqu'un devait le faire, mais parce qu'elle le faisait beaucoup mieux que la plupart. Elle connaissait ses propres faiblesses : un tempérament emporté qui avait failli mettre un terme à sa carrière, une incapacité à s'arrêter ou se relâcher qui confinait parfois un peu trop à l'obsession, et une aptitude pour la violence qui, associée à une personnalité un tant soit peu différente, aurait produit un monstre. Elle n'était pas quelqu'un d'inoffensif et elle le savait. Elle avait donc trouvé un moyen de transformer le danger qu'elle représentait en une vertu en vouant sa vie à la défense des gens et des idéaux qui lui étaient chers. La majorité des gens sont des êtres humains plutôt décents. Pas des saints dans l'ensemble, non, mais pas non plus des monstres. Si quelqu'un le savait dans l'univers, c'était bien elle, car son lien avec Nimitz lui conférait une perspicacité et une sensibilité qu'aucun être humain n'avait jamais possédées. Mais elle savait aussi que les animaux à deux pattes qui avaient violé, torturé et assassiné ici, sur l'Enfer, pour le compte de SerSec n'étaient pas uniques et que, comme l'avait dit un habitant de la vieille Terre il y avait très, très longtemps de cela, il suffisait pour que le mal triomphe que les hommes — et les femmes — de bien se croisent les bras. Honor Harrington ne pouvait être de ceux qui se croisaient les bras. C'était le cœur effrayant, simple et inexorable de sa vie, la source de tous les paradoxes. Il fallait que quelqu'un résiste aux SerSecs, aux comités de salut public, aux Pavel Young et aux William Fitzclarence, et ce qui la définissait l'obligeait à remplir ce rôle. Et quand ses morts lui rendaient visite dans ses rêves, elle pouvait les affronter — non sans chagrin et culpabilité, mais sans permettre à ces émotions de la submerger — parce qu'elle n'avait pas eu d'autre choix que d'essayer. Et parce que, si elle avait tenté d'échapper à son devoir ou de le rejeter sur quelqu'un qui n'avait pas son don de tueuse, elle aurait trahi la foi de ses supérieurs en son serment d'officier de la reine et celle de ses subordonnés en sa capacité à les maintenir en vie... ou du moins à donner un sens à leur mort. C'était la raison pour laquelle elle s'était imposé d'examiner ces verdicts, malgré le désir terrible qu'elle avait d'échapper à cette tâche. Parce que c'était son travail. Parce que c'était elle qui n'avait pas trouvé d'autre issue que d'ordonner la tenue de ces procès et qu'elle ne rejetterait pas le poids de cette décision sur Alistair McKeon ni aucun de ses autres subordonnés. Et parce qu'elle devait s'assurer que les peines qu'elle confirmait exprimaient la justice et non la vengeance. C'était encore une de ces tâches qu'elle n'avait pas d'autre choix que d'accomplir, quoi qu'en pense le reste de l'univers, et elle s'en était donc acquittée. Mais le fardeau de ces morts supplémentaires — car les cours martiales avaient pendu cinquante-huit hommes de troupe de SerSec ces six derniers mois — expliquait que son esprit, partiellement à vif et blessé, ne ressentait qu'amertume en entendant rire Harriet Benson. Le capitaine de vaisseau ne se réjouissait pas de la destruction de ses ennemis; c'était juste un être humain qui ne pouvait éviter un profond sentiment de satisfaction à l'idée que ceux qui s'étaient crus au-dessus des lois, qui pensaient ne jamais avoir à rendre de comptes, avaient compris leur erreur. Nimitz la gronda doucement, et elle écarquilla les yeux puis se secoua mentalement et lui adressa des excuses silencieuses. C'était parce qu'elle s'était levée au milieu de la nuit, se dit-elle. L'obscurité à l'extérieur du centre de commandement la rendait plus vulnérable que d'habitude à cette autre noirceur qui couvait en elle, mais la caresse de Nimitz sur son esprit agit comme une lumière éclatante et chassa les ombres de son âme. Il n'était sûrement pas objectif, mais il la connaissait mieux que quiconque. En vérité, il la connaissait mieux qu'elle-même, et son amour sans ambages fit écho à son reproche audible comme il la tançait pour être si dure avec elle-même. « Honor ? » Elle leva la tête et vit Benson qui la regardait en plissant le front, un peu inquiète. « Désolée, dit-elle en souriant d'un air presque naturel. Nimitz et moi venions de nous endormir quand vous m'avez fait appeler par le capitaine Phillips. Nous ne sommes pas encore tout à fait réveillés, je le crains, et j'ai laissé mon esprit vagabonder. — Vous n'êtes pas assez vieille pour faire cela, amiral », fit sévèrement Benson avant de sourire en entendant Honor glousser. « C'est mieux ! » Elle se mit à rire sous le regard faussement grave de la Manticorienne. Son rire souffla l'amertume d'Honor comme une brise vigoureuse et elle s'en réjouit. Il était parfaitement injuste de sa part de reprocher à Harriet d'être plus détendue, moins obsédée et hantée par ses propres démons. De plus, Honor soupçonnait que la moitié au moins des changements intervenus chez le capitaine de vaisseau venaient des activités de Fritz Montoya plutôt que des exécutions. Le médecin leur avait fait passer toute une batterie de tests, à Henri Dessouix et elle – ainsi qu'à ceux de leur camp d'origine qui avaient souffert de leur régime de « fausses patates » –, et il était parvenu à isoler la neurotoxine qui avait affecté leur centre de la parole. Il l'avait aussi trouvée à plusieurs autres endroits dans leur système nerveux, et certains de ses effets potentiels l'inquiétaient beaucoup plus qu'une élocution pâteuse. Il essayait encore de comprendre ce dont il s'agissait, mais il avait pu se servir des installations sanitaires SS pour concevoir des nanomachines spécialement destinées à son élimination. Elles étaient à l'œuvre dans le cerveau de Benson depuis un bon mois maintenant, et son élocution était beaucoup plus claire qu'auparavant. En fait, songea ironiquement Honor, elle est au moins aussi claire que la mienne, mais je ne crois pas que Fritz puisse faire quoi que ce soit pour des nerfs détruits, avec des installations si primitives. « Quelle est notre situation ? » s'enquit-elle, et Benson désigna de la tête la grande sphère holo représentant le système. Honor y porta le regard et inclina la tête tout en absorbant les informations qu'elle offrait. L'image était centrée sur Cerbère-B, une étoile de type spectral G3, plutôt que sur Cerbère-A, la composante primaire F4 du système ternaire. Cerbère-B décrivait une orbite autour de sa compagne plus massive à une distance moyenne de six cent quatre-vingts minutes-lumière, avec une excentricité orbitale de douze pour cent. À cet instant, elle venait de passer l'apoastre, et Cerbère-A se trouvait donc à dix heures-lumière. Cerbère-C – une M9 froide, stérile et dépourvue de planète associée – présentait une orbite beaucoup plus excentrique, mais son rayon orbital moyen était d'environ quarante-huit heures-lumière et elle n'approchait jamais à moins de trente-trois heures-lumière et demie de Cerbère-A. Ce qui signifiait, bien sûr, qu'elle passait à l'occasion beaucoup plus près que cela de l'Enfer, bien qu'à intervalles de quelques siècles. Et Honor n'était pas mécontente que son propre séjour doive être beaucoup trop court (d'une façon ou d'une autre) pour lui permettre de vivre l'événement en direct. Mais pour l'instant l'astrographie locale importait moins que l'icône rouge vif qui clignotait à l'image pour indiquer une signature d'impulsion hostile, et elle regarda la perle rouge avancer le long du vecteur blanc qui figurait sa trajectoire d'intersection avec l'orbite planétaire. « Jusque-là, tout m'a l'air de se dérouler comme il faut, fit Benson tandis qu'Honor examinait l'image. Ils sont à l'intérieur du système depuis vingt et une minutes maintenant, et leur message d'arrivée a croisé notre demande d'identification – nous l'avons reçu il y a... neuf minutes et vingt et une secondes, dit-elle en vérifiant l'heure de réception sur une copie papier du message. Ils ont dû recevoir le nôtre quinze secondes plus tard, et ils restent sur un profil d'interception zéro/zéro sous délai minimal. En admettant qu'ils continuent ainsi, ils opéreront l'inversion dans cent treize minutes. Bien », murmura Honor. Elle regarda encore un moment l'image holo puis se détourna pour venir se poster derrière le capitaine Phillips et Scotty Tremaine, au pupitre de com principal. Horace Harkness était assis sur le côté avec deux techniciens en électronique pour assistants. Le maître principal observait les deux afficheurs simultanément, et il s'adressa à Tremaine sans les quitter des yeux. « Je crois qu'on peut dérider un peu la "citoyenne capitaine de frégate Ragman" pour la prochaine transmission, monsieur, dit-il, oubliant son dialecte des ponts inférieurs sous l'effet de la concentration. — Ça me paraît bien », répondit Tremaine, et Harkness grogna. Il observa l'afficheur puis jeta un coup d'œil à l'un de ses assistants. « Regarde si cette IA pitoyable peut la faire sourire un peu, mais ne te laisse pas emporter. Amène-la sur l'écran trois pour que je la voie dès que possible. — Je m'y mets, fit l'assistant, et Honor regarda de nouveau Benson. — De quel type de vaisseau s'agit-il ? — D'après sa transmission initiale, c'est un croiseur lourd de SerSec, le Krashnark, qui arrive avec un nouveau contingent de prisonniers, répondit Benson, les yeux sur son papier. Je n'ai pas reconnu le nom, mais je l'ai trouvé dans la base de données des vaisseaux. Le Krashnark est l'une des nouvelles unités de classe Mars. D'après ce que j'ai pu découvrir sur leurs capacités, on dirait de sérieux clients. — En effet », acquiesça doucement Honor au souvenir d'une embuscade mortelle, et le coin droit de sa bouche esquissa un sourire. Elle allait apprécier de se venger un peu sur un bâtiment de classe Mars... et le fait qu'il appartenait à SerSec rendrait la revanche encore plus douce. Mais lentement, se répéta-t-elle. Il ne faudrait pas devenir trop sûrs de nous et tout faire rater, Honor! « Capitaine Phillips, le Krashnark est-il déjà venu auparavant ? demanda-t-elle. — Non, madame, répondit aussitôt Phillips. J'ai effectué une recherche de données dès que nous avons eu le nom. Ni lui ni son commandant – un certain citoyen capitaine de vaisseau Pangborn – ni son officier de com ne sont jamais venus à Cerbère avant aujourd'hui. Je ne peux rien dire pour les autres officiers, mais tous ceux qui ont été identifiés dans leur trafic de com viennent ici pour la première fois. — Excellent, murmura Honor. Et vite réagi. Merci, capitaine. — De rien, amiral », répondit Phillips, cette fois sans nuance rancunière, et Honor lui sourit avant de se retourner vers Benson. « Si c'est leur première visite à tous, nous n'avons pas besoin du visage familier du "capitaine Ragman", alors débarrassons-nous de la créature artificielle de Harkness pour la remplacer par un être humain bien vivant, dit-elle. Qui avons-nous qui ait l'accent havrien ? — Moi, dame Honor », fit doucement une autre voix, et Honor se retourna, surprise. Warner Caslet eut un sourire forcé et quitta sa position effacée contre une cloison pour se diriger vers elle. « Vous êtes sûr de vouloir le faire, Warner ? » Elle avait parlé plus bas encore que lui, et elle sentit qu'une dizaine d'autres résistaient à l'envie de se retourner pour les regarder. « Oui, madame. » Il croisa son unique œil valide sans ciller, et Nimitz et elle goûtèrent la sincérité et la certitude qui l'habitaient. Il était loin d'être calme mais, pour la première fois depuis leur arrivée sur l'Enfer, elle ne détectait pas le moindre doute en lui, et le chat sylvestre se redressa dans le creux de son bras pour fixer sur le capitaine de frégate des yeux verts brillants. « Puis-je vous demander pourquoi ? » s'enquit-elle avec douceur. Il sourit encore, d'un sourire un peu plus forcé. « L'amiral Parnell a raison, madame, dit-il simplement. Je ne peux pas rentrer à la maison parce que les bouchers qui dirigent mon pays ne me laisseront pas revenir. Par conséquent, tout ce que je peux faire pour la République, c'est la combattre de l'extérieur. Quelqu'un n'a-t-il pas dit un jour qu'on fait toujours du mal à celle qu'on aime ? Le ton était léger, mais non les émotions qu'il dissimulait, et Honor eut envie de pleurer pour lui. « Et si le comité et SerSec sont renversés ? demanda-t-elle. Vous vous engagez sur une pente dangereuse, Warner. Même si les "bouchers" perdent leur place, ceux qui les remplaceront ne vous feront sans doute plus jamais confiance. Ils pourraient même vous considérer comme un traître. — J'y ai réfléchi, et vous avez raison. Si je franchis le pas et que je collabore activement avec vous, je ne pourrai jamais rentrer chez moi. Mais si je ne le franchis pas, il ne me reste plus qu'à me croiser les bras, et j'ai compris que j'en étais incapable. » Honor fut surprise de l'entendre faire écho à ses propres réflexions d'il y avait quelques minutes, mais il ne parut pas le remarquer. « C'est le revers de la liberté de choix dont parlait l'amiral Parnell, poursuivit-il. Une fois qu'on l'a, on ne peut plus se regarder en face si on refuse de l'exercer. » Il inspira profondément et son sourire devint plus naturel. « Et puis j'ai beaucoup entendu parler du capitaine Yu par l'amiral Parnell ces dernières semaines. S'il a eu le cran non seulement de se mettre au service de l'Alliance mais aussi de retourner à Gray-son pour ça, alors je peux en faire autant, bon Dieu! Si vous me le permettez, bien sûr. » Honor le regarda pendant plusieurs secondes tandis que le silence pesait sur la salle de contrôle. Elle sentait les émotions de tout le personnel de quart l'assaillir, et au moins un tiers d'entre eux étaient convaincus qu'elle serait folle de songer un seul instant à lui accorder une telle confiance. Mais Benson, Tremaine et Harkness – les trois autres qui le connaissaient le mieux – envisageaient calmement cette éventualité. Pour sa part, Honor n'hésitait pas parce qu'elle se méfiait de Caslet, mais parce qu'elle devinait ce que cette décision lui coûterait. Mais il avait le droit de prendre ses propres décisions quant au prix que sa conscience lui ordonnait de-payer, songea-t-elle tristement, et elle hocha la tête. « Bien, Warner. » Elle se tourna vers Harkness. « Pouvez-vous mettre le cit... » Elle s'interrompit. « Votre petite boîte à malices peut-elle mettre le capitaine de frégate Caslet en uniforme SS pour le Krashnark, maître principal ? — D'ici une toute petite minute, madame, répondit Harkness dans un sourire. — Alors asseyez-vous, Warner. » Elle désigna le fauteuil devant le pupitre de com principal. « Vous connaissez le script. » CHAPITRE QUARANTE ET UN Caslet remplit son rôle à merveille. Le croiseur en approche ne se douta de rien, et il n'avait d'ailleurs aucune raison de le faire. Après tout, qu'est-ce qui aurait pu mal tourner sur la prison et base privée la plus sûre de SerSec ? Les défenses orbitales intactes indiquaient clairement qu'aucun ennemi extérieur n'avait attaqué le système. Toutes les procédures de com étaient parfaites car menées en conformité avec les instructions entrées dans les ordinateurs de SerSec, et chaque message portait les codes de sécurité adéquats. Quant aux débris du vaisseau courrier du capitaine Proxmire, ils s'étaient dispersés depuis longtemps. Le VFP Krashnark suivit donc les instructions de Caslet sans poser de questions, car elles aussi correspondaient aux attentes. Le croiseur emprunta la voie sécurisée que les équipes d'Honor avaient dégagée pour lui au milieu des mines et se plaça sur l'orbite de garage qu'on lui avait assignée. Puis il attendit de recevoir les trois navettes que le camp Charon envoyait pour prendre en charge les prisonniers de guerre alliés qu'il venait livrer. Le citoyen sergent Maxwell Riogetti, des forces terrestres de SerSec, se tenait dans la galerie du hangar d'appontement, dos aux boyaux d'accès, pistolet à fléchettes au creux du bras, l'œil rivé sur les prisonniers manticoriens. Évidemment, ils n'étaient pas tous manticoriens. Certains venaient de Zanzibar, d'autres d'Alizon — il y avait même vingt ou trente Graysoniens et une poignée d'Erewhoniens qui avaient eu la malchance de servir à bord des vaisseaux détachés à Zanzibar — mais Riogetti ne voyait en eux que des Manticoriens. Et il espérait de tout cœur que chacun d'eux suait à grosses gouttes à l'idée de se retrouver sur l'Enfer. En tout cas, ils devraient, songea-t-il avec une satisfaction amère. Mais je m'en fous s'ils ne s'inquiètent pas. C'est peut-être même encore mieux. Le citoyen Tresca s'occupera bien assez tôt de faire leur fête à ces salopards! Cette idée lui tira un mince sourire. Ces maudits ploutocrates manticoriens n'étaient pas seulement des salauds avides qui amassaient toutes les richesses qu'ils volaient au peuple, c'étaient aussi des plaies de A à Z. Comme s'ils étaient bien décidés à prouver qu'ils incarnaient jusqu'à la moelle les ennemis du peuple que Cordélia Ransom avait toujours dénoncés. Le sourire de Riogetti se mua en froncement de sourcils à l'évocation de la mort de Cordélia Ransom. Ça, c'était une véritable héroïne populaire ! Et bien que sa perte ait causé une terrible douleur, il paraissait approprié qu'une meneuse aussi courageuse et charismatique périsse au combat contre les ennemis du peuple, comme elle l'aurait souhaité. Toutefois, sa mort avait laissé un grand vide au sein du comité de salut public et dans le cœur du peuple. Le citoyen sergent avait beau essayer, il n'arrivait pas à penser beaucoup de bien du citoyen ministre Boardman. Il faisait de son mieux, certes, mais personne ne pouvait remplacer Ransom après sa disparition tragique. Enfin, Boardman était plein de bonnes intentions et il savait quel danger ces prisonniers méprisables représentaient pour le peuple. Tenez, ces minables n'étaient même pas reconnaissants aux citoyens amiraux Tourville et Giscard d'avoir ramassé leurs capsules de survie ! Ils avaient l'air de croire que ce n'était rien de plus que leur dû, le strict minimum que la Flotte pouvait faire pour eux, malgré la façon dont leurs semblables avaient lâchement abandonné les capsules républicaines bataille après bataille – quand ils ne s'en servaient pas pour s'entraîner à manier leurs défenses actives ! Riogetti sentit la rage trembler dans ses muscles et il s'imposa de retirer son doigt de la détente de son arme. C'était difficile. Il n'avait qu'une envie : la régler en mode automatique, baisser le canon et vider son chargeur sur ces ordures menottées qui attendaient les navettes. Mais il ne pouvait pas, et pourtant ils le méritaient. En tout cas, en l'absence d'ordres, je ne peux pas, songea-t-il à regret. On aurait dû lui donner cet ordre. Oh, certes, il en était (même parmi ses collègues de SerSec) pour croire la propagande manticorienne selon laquelle la FRM ramassait toujours les survivants républicains. Mais Riogetti ne se laissait pas berner par ces mensonges maladroits. Il avait entendu la vérité de la bouche du ministère de l'Information publique assez souvent. Bon sang, le ministère avait même diffusé des enregistrements des capteurs de la Flotte montrant les Man-fies en train de tirer sur des capsules de survie ! Il faudrait plus que des mensonges de ploutocrates pour écarter ces preuves concrètes et... Un carillon résonna, et il regarda par-dessus son épaule les navettes du camp Charon se poser sur les butoirs. Les bras mécaniques d'arrimage se verrouillèrent et un témoin vert se mit à clignoter tandis que les boyaux d'accès se pressurisaient. Eh bien, voilà une manœuvre digne de ce nom, songea le citoyen sergent. Elles se sont posées toutes les trois dans un intervalle inférieur à dix secondes! Il ne se demanda même pas pourquoi des pilotes de navette qui s'ennuyaient sur une planète prison se donneraient la peine d'effectuer leur approche avec une telle coordination. Pas avant que les premiers hommes en armure de combat n'émergent simultanément des boyaux d'accès. Le citoyen sergent resta bouche bée devant ces apparitions, sans comprendre ce qui pouvait bien se passer. Il n'était pas précisément inquiet, malgré leur arrivée abrupte, car leurs armures portaient des insignes de grade et d'unité standard pour SerSec, et ils sortaient de navettes officielles autorisées par le camp Charon et par le CO du Krashnark. Il devait donc y avoir une explication rationnelle mais, il avait beau réfléchir, il ne voyait pas pourquoi des gardiens de prison devraient revêtir l'équivalent préspatial de chars d'assaut pour monter chercher un groupe de PG désarmés et menottes ! Huit ou neuf hommes de troupe en armure avaient quitté chaque navette lorsque le citoyen lieutenant Éricson, officier en charge du hangar d'appontement, surmonta suffisamment sa propre surprise pour réagir. Une minute ! Une minute! s'écria-t-il sur l'intercom du hangar. Mais qu'est-ce qui se passe ici ? Personne ne m'a prévenu! Et d'abord qui est votre commandant ? — C'est moi », répondit une voix amplifiée sur les haut-parleurs d'une armure tandis que quelqu'un sortait du rang des nouveaux arrivants. C'était une voix d'homme, grave mais très jeune, se dit Riogetti, et il avait un drôle d'accent, assez doux... « Et on peut savoir qui vous êtes ? » demanda Éricson en quittant sa cabine de contrôle pour fusiller l'homme du regard. Un homme vraiment très grand, remarqua Riogetti. L'armure de combat grandissait n'importe qui, mais ce type devait être un géant même nu. Et lui comme la plupart de ses hommes étaient armés de pistolets à fléchettes plutôt que de carabines à impulsion. Eh bien, c'était plus logique que le reste des événements. Les pistolets à fléchettes étaient plus efficaces pour contrôler des prisonniers que les carabines à impulsion – et beaucoup moins susceptibles de percer des trous dans la coque des navettes ou d'autres équipements précieux. Le géant se tourna et regarda l'officier d'un air songeur à travers son viseur plastoblindé pendant que d'autres troupes en armure émergeaient des navettes. Il devait y avoir quarante-cinq à cinquante hommes du camp Charon dans la galerie maintenant. Le géant eut un mince sourire et, soudain, il pointa un pistolet à fléchettes dont il avait ôté la sécurité. « En réponse à votre question, je m'appelle Clinkscales. Carson Clinkscales, enseigne de vaisseau de deuxième classe dans la Flotte spatiale graysonienne, et ce vaisseau n'est plus sous commandement de SerSec. » Le citoyen lieutenant resta bouche bée, tout comme Riogetti et chacun des gardes présents dans le hangar. Les mots employés étaient parfaitement clairs, mais ils n'étaient pas logiques. Non, puisqu'ils exprimaient l'impossible. Et puis, soudain, l'une des gardes se secoua et réagit. Elle se tourna brusquement vers le nouvel arrivant le plus proche et, réagissant par instinct plutôt qu'avec sa tête, l'arrosa d'un tir de fléchettes vicieux. Les projectiles acérés s'épuisèrent en vain contre l'armure de sa cible et ricochèrent sauvagement : un autre garde SS hurla quand trois d'entre eux lui lacérèrent le dos. L'un des intrus pointa son arme vers le garde qui avait ouvert le feu, tira une seule fois dans sa direction, la tuant sur le coup, et un officier de SerSec hurla frénétiquement. Peut-être était-ce une offre de reddition ou l'ordre aux gardes du hangar d'appontement de poser leurs armes. Quoi qu'il en soit, il arrivait trop tard. D'autres gardes suivaient l'exemple de la défunte tandis que les prisonniers se jetaient désespérément à terre afin de ne pas être pris dans la ligne de tir, et les intrus répondaient avec une efficacité mortelle. Le citoyen sergent Riogetti vit le lieutenant Éricson tendre la main vers son pulseur et le libérer de son étui, il vit l'arme du géant s'élever, et le corps mutilé du lieutenant fut propulsé en arrière par une volée de fléchettes. Puis il vit le même pistolet à fléchettes se tourner vers lui et un autre flash sortir du canon. Et il ne vit plus jamais rien d'autre. « J'aurais dû les appeler à se rendre avant que les navettes n'abordent », fit Honor avec un calme empreint d'amertume. McKeon, Ramirez, Benson et elle se trouvaient dans la petite salle de briefing attenante au centre de contrôle principal pour visionner le rapport de Salomon Marchant et Géraldine Metcalf en provenance du Krashnark. Marchant avait le contrôle du bâtiment, et il y avait eu remarquablement peu de combats suite à l'accrochage initial dans le hangar d'appontement. Ou peut-être n'était-ce pas si remarquable, étant donné que le commandant du Krashnark avait été mis face à ses options par le central de Charon à peu près au moment où cette imbécile de garde déclenchait le massacre. Avec une puissance de feu équivalente à celle de trois ou quatre escadres de bâtiments du mur braquée sur son vaisseau, le citoyen capitaine Pangborn avait compris où était son intérêt. Hélas, vingt-neuf membres de son équipage – et huit prisonniers de guerre – avaient d'abord péri dans le bain de sang du hangar d'appontement. « Tout le monde peut savoir ce qu'il fallait faire après coup, Honor, dit doucement Jésus Ramirez. — Mais s'ils avaient attendu pour aborder que Pangborn ait accepté de se rendre, rien de tout cela ne serait arrivé, répondit Honor en pointant l'index vers le nombre des victimes affiché sur le terminal devant elle. — Peut-être, mais peut-être pas, fit McKeon avant que Ramirez ne puisse répondre. N'oubliez pas que Pangborn était pris en tenaille : nos hommes le menaçaient de l'intérieur et les plateformes d'armement de l'extérieur. Et nous ignorons quel a été le facteur décisif à ses yeux. Sans l'abordage, il aurait peut-être essayé de bluffer ou menacé de tuer les prisonniers. Bon sang, il aurait même pu se dire que vous n'oseriez pas appuyer sur le bouton puisque vous ne pouviez pas le détruire sans tuer les PG par la même occasion ! — Mais... — Il n'y a pas de "mais" ! gronda Ramirez avec force. Alistair a raison. Ce n'est pas votre faute ni celle du jeune Clinkscales. C'est cette imbécile de patte noire qui est responsable. Une fois le premier coup parti... » Il haussa les épaules et Honor soupira. Alistair et lui avaient raison, et Nimitz et elle sentaient la ferme approbation de Benson pour ses supérieurs. Et pourtant... Elle soupira de nouveau puis s'imposa d'acquiescer sans joie. Malgré la conviction de Ramirez, elle savait qu'elle allait continuer à enfiler les « mais », et la certitude qu'il avait raison n'y changerait rien. Elle avait tenté le coup en espérant que la double menace minimiserait la tentation de résister, et ça aurait dû marcher – d'ailleurs, ça avait marché une fois terminé le premier échange de tirs (si on pouvait appeler ainsi un massacre aussi unilatéral). Mais c'était elle le commandant. C'était son boulot de veiller à ce que tout se déroule bien, or elle avait failli et, raisonnable ou non, elle se le reprochait. Toutefois, elle ne pouvait pas non plus se permettre de ressasser. Elle ouvrit la bouche pour parler, puis leva la tête comme la porte de la salle de briefing s'ouvrait devant Géraldine Metcalf et un étranger en combinaison orange. Honor ressentit un spasme d'émotions confuses – mélange de dégoût, de colère et indéniablement de peur – à la vue de cette combinaison, car elle en avait porté une identique dans la prison du Tepes, mais elle s'en aperçut à peine tant était grande sa surprise de voir Metcalf. La situation à bord du Krashnark commençait seulement à se normaliser, et elle s'attendait à ce que Metcalf reste à bord du croiseur en tant que second de Marchand jusqu'à ce qu'ils aient tout bien en mains. Or elle ne l'avait pas fait... et Honor se raidit dans son fauteuil lorsque ses émotions la heurtèrent de plein fouet. — Géraldine ? fit-elle en tendant la main avant de pouvoir s'en empêcher. — Excusez-moi, madame », répondit Metcalf d'une voix curieusement monocorde et presque hébétée. Elle ne parut même pas voir la main d'Honor et croisa les siennes derrière son dos, adoptant une sorte de repos de parade et se redressant. e Je me rends compte que je n'aurais pas dû vous interrompre ainsi, milady, poursuivit-elle sur le même ton, mais voici le capitaine de frégate Victor Ainspan. C'était le PG manticorien le plus gradé à bord du Krashnark, et Salomon et moi avons jugé que vous deviez entendre les nouvelles qu'il détient le plus tôt possible. — Et de quelles nouvelles s'agit-il ? » La voix d'Honor semblait calme, mais uniquement parce que des décennies d'expérience du commandement contrôlaient ses cordes vocales. Sous sa sérénité apparente, les pics de tension et d'hébétude irradiant de Metcalf lui vrillaient les nerfs, tendus comme des câbles, et elle ne se maintint dans son fauteuil que par la force de sa volonté. Les prisonniers à bord du Krashnark, madame, fit Metcalf. Ce sont tous des militaires, pas des politiques, et quinze d'entre eux sont issus de la flotte de Zanzibar. — De Zanzibar ? » Le front d'Honor se plissa. La flotte du califat ne possédait rien de plus gros qu'un croiseur lourd, et ses unités étaient affectées presque exclusivement à la défense de leur système mère, alors comment... « Oui, Zanzibar, confirma Metcalf d'un ton brusque, les narines évasées. Milady, d'après les prisonniers, les Havriens ont durement frappé Zanzibar il y a deux mois T. » Alistair McKeon jura à mi-voix, incrédule, derrière Honor, mais elle n'arrivait pas à quitter des yeux le visage de Metcalf. « Ils sont passés comme un rouleau compresseur – ils ont poussé le détachement à les affronter tête la première, l'ont effacé à coups de capsules lance-missiles et ont continué leur chemin et détruit toutes les plateformes industrielles du système. » Ramirez et Benson paraissaient perplexes. Ils étaient sur l'Enfer depuis trop longtemps et connaissaient trop mal les membres et la dynamique – sans parler de l'astrographie – de l'Alliance manticorienne pour comprendre combien les Havriens s'étaient enfoncés en territoire allié pour frapper Zanzibar. Mais Honor et McKeon le savaient. « Mon Dieu, Géraldine, fit le commodore. Vous en êtes sûre ? — En tout cas, les prisonniers le sont, pacha, répondit-elle d'un air sombre. Mais ce n'est pas le pire. Capitaine Ainspan ? » Le capitaine de frégate maigre au visage tanné s'avança d'un pas, et Honor se secoua. « Excusez-moi, capitaine, dit-elle. Il est grossier de notre part de vous avoir ignoré. — Ne vous inquiétez pas pour ça, milady », fit Ainspan, et Honor haussa de nouveau les sourcils comme elle se concentrait sur lui pour la première fois et décelait la confusion des émotions qui bouillonnaient en lui. Ses yeux rivés sur son visage ravagé brillaient d'une réaction intense qu'elle n'arrivait pas à démêler. Quoi qu'il en soit, ce n'était pas la même que celle de Metcalf – et c'était assez logique. Après out, la nouvelle que Géraldine venait d'annoncer n'avait rien d'une surprise pour lui. Et pourtant il émanait de lui une stupéfaction presque aussi grande que celle du capitaine de corvette. Simplement elle était d'une autre sorte. Presque déférente. Et il paraissait incapable d'aller plus loin que sa première phrase. « Vous allez bien, capitaine ? s'enquit Honor après quelques secondes de silence, et l'ancien prisonnier s'empourpra. — Je... Oui, milady. Je vais bien, dit-il. C'est juste que... Eh bien, nous pensions tous que vous étiez morte. — Morte ? » Honor fronça un instant les sourcils puis hocha la tête. « Ils ont donc reconnu ce qui était arrivé au Tepes? Je n'aurais pas cru. — Au Tepes ? » Ainspan écarquilla les yeux. « Non, milady. Ils n'ont jamais parlé d'un endroit de ce nom. — Ce n'est pas un lieu, expliqua Honor. C'était un vaisseau, celui de Cordélia Ransom. » Insensé, songea-t-elle. L’assaut des Havriens sur Zanzibar était mille fois plus important que le nom des croiseurs de combat défunts de SerSec, pourtant Ainspan paraissait plus soucieux de cela que d'avoir été sauvé des mains de l'ennemi ! « C'était... ? » commença le capitaine de frégate sur un ton interrogateur. Mais il s'interrompit et se secoua. « Le SB n'a pas mentionné le nom de son vaisseau, milady. Mais comment se fait-il que vous-même le connaissiez ? Ça ne date que de neuf mois. — Quoi donc ? » Cette fois, c'est Honor qui ne comprenait plus. « J'ignore ce qui s'est passé il y a neuf mois, capitaine, mais nous sommes sur cette planète depuis un an T et demi, et le commodore McKeon et ses hommes ont fait exploser le Tépes avant même que nous n'atterrissions ! — Un an et demi ? » Ainspan cilla et s'interrompit de nouveau, réfléchissant à toute vitesse, et Honor se tourna enfin vers ses subordonnés. McKeon semblait encore trop hébété pour raisonner de manière cohérente, mais Ramirez et Benson avaient l'air tout aussi perplexes qu'elle face à l'étrange comportement d'Ainspan. « Ce serait logique, j'imagine, dit-il enfin, et Honor fronça les sourcils. — Qu'est-ce qui serait logique, capitaine ? demanda-t-elle un peu plus brutalement qu'elle ne l'aurait voulu, et il se reprit. — Je vous demande pardon, milady. Mais je ne m'attendais pas... je veux dire, nous pensions tous... Et le capitaine Metcalf n'a pas mentionné votre nom avant l'atterrissage, alors je n'ai pas... » Il s'arrêta de nouveau, prit une profonde inspiration et fit l'effort de se ressaisir. « Lady Harrington, si nous vous pensions morte, c'est parce que les Havriens ont raconté à tout le monde que c'était le cas. Mieux que cela, ils ont diffusé la vidéo de votre exécution sur le SIL — Ils ont fait quoi ? » Honor le fixait, incrédule. « Ils ont diffusé la vidéo de votre exécution – votre pendaison, madame. Ils ont prétendu vous avoir exécutée pour cette histoire dans le système de Basilic, et ils ont montré les images à tout le monde pour le prouver. — Mais pourquoi ? » La surprise lui avait arraché cette question, mais elle la savait stupide même en la posant. Ainspan n'avait aucun moyen de savoir pourquoi ils avaient agi ainsi. Il ne la savait même pas vivante avant que Metcalf ne le lui annonce ! « Ma foi, dit lentement Jésus Ramirez, ça pourrait même être assez logique d'une certaine façon, du point de vue malsain des Havriens. — Logique ? » Honor se tourna vers lui tout en essayant de digérer la nouvelle, et une idée plus noire encore la frappa avec une force soudaine et l'horrifia. Ses parents ! Si les Havriens avaient diffusé sa prétendue pendaison avec un réalisme tel que personne au sein de l'Alliance ne l'avait mise en doute, alors sa mère et son père devaient l'avoir vue... « D'une certaine façon, oui », répéta Ramirez. Sa voix la libéra de l'image atroce de ses parents regardant sa mort sur l'holoviseur, et elle lui en fut si reconnaissante que c'en était presque douloureux. Elle s'accrocha à ses paroles pour se protéger de la réaction qu'avait dû avoir sa mère – et surtout son père ! – face à ces images, et elle acquiesça brutalement pour le pousser à continuer. « Vous n'aviez pas entendu parler du Tepes, n'est-ce pas, commandant ? » demanda Ramirez à Ainspan. Le Manticorien secoua la tête. « Alors je pense que nous tenons notre explication, Honor, fit-il en se retournant vers elle. Ils vous croient morte de même qu'Alistair et tous ceux qui vous accompagnaient et pourraient un jour contester leur version des faits. Et ils n'allaient pas admettre que vingt ou trente prisonniers de guerre avaient échappé à la vigilance de SerSec et fait exploser un croiseur de combat complet dans la foulée ! Même l'annonce qu'ils avaient détruit votre navette au cours de votre fuite n'aurait pas compensé l'image pitoyable que cela aurait donnée d'eux – surtout si cette fameuse Ransom se trouvait à bord. Ils ont donc décidé d'étouffer l'affaire et de procéder à votre "exécution" pour sauver les apparences puisqu'ils avaient déjà dit partout qu'ils allaient le faire. Du coup, ils devaient encore expliquer ce qui était arrivé à Ransom et son vaisseau. Ils ont donc annoncé sa mort après avoir pris le temps de décider comment ils géreraient les retombées. Et à un moment où personne n'aurait l'idée d'associer sa mort à la vôtre. » Il renifla, amer. « Sous les Législaturistes comme sous le nouveau régime, la façon de raisonner du ministère de l'Information publique ne varie guère, on dirait. — Mmm. » Honor le regarda encore un moment puis acquiesça de nouveau, plus naturellement. En effet, il y avait une certaine logique à cette absurdité, et elle aurait dû s'en rendre compte par elle-même. Mais elle savait pourquoi elle n'y était pas parvenue, et elle tendit le bras vers Nimitz qui traversait la table dans sa direction. Elle le serra contre sa poitrine, s'accrocha encore plus au réconfort que lui apportait leur lien et s'imposa de ne plus penser à ses parents pour le moment. Puis elle se retourna vers Ainspan et parvint sans trop savoir comment à lui sourire. — Comme vous pouvez le constater, commandant, les rapports concernant ma mort sont un peu exagérés. Cela, toutefois, importe moins que vos autres nouvelles. Que s'est-il passé à Zanzibar, exactement ? — On s'est fait botter le cul, milady », répondit-il amèrement. Il paraissait lui aussi avoir surmonté sa stupéfaction initiale à la trouver en vie, mais il n'y puisait pas de soulagement, et ses émotions morbides la submergèrent. « Le commandant havrien – d'après leur propagande, il s'agissait de Tourville, le même salopard qui a pris le Prince Adrien – a complètement balayé notre détachement de surveillance et a continué d'avancer pour détruire les infrastructures spatiales du système, comme l'a dit le capitaine Metcalf. Ensuite il est allé faire exactement la même chose à Alizon. « Oh mon Dieu! » souffla McKeon tandis qu'Honor s'efforçait de ne pas laisser paraître sa propre surprise. Une tâche difficile – d'autant qu'elle était encore branchée sur les émotions d'Ainspan. — Pourquoi ai-je le sentiment que ça ne s'arrête pas là, commandant ? fit-elle d'un ton monocorde. — Parce que ça ne s'arrête effectivement pas là, milady, répondit-il sur le même ton. Ils ont aussi frappé Hancock et Seaford Neuf. Je ne sais pas très bien ce qui s'est passé à Hancock. J'imagine que, cette fois, c'est eux qui se sont fait botter le cul, parce que je ne suis tombé sur aucun de nos hommes qui auraient été capturés là-bas, et leur propagande a insisté sur les pertes qu'ils nous ont prétendument infligées, sans jamais dire avoir pris le système. En revanche ils ont eu Seaford, en détruisant un autre détachement et toutes les installations de la FRM qui s'y trouvaient. Mais ce n'est pas le pire. » Il prit une profonde inspiration, comme pour rassembler son courage, puis : « Ils ont aussi frappé Basilic, milady. Ils ont tué l'amiral Markham et détruit le détachement qui couvrait l'intérieur du système, avant de tout mettre en pièces en orbite médusienne. — Basilic ? s'étrangla McKeon. Ils ont aussi frappé Basilic ? — Oui, monsieur. » Ainspan aurait manifestement voulu plus que tout au monde pouvoir fournir une autre réponse, mais c'était impossible. « Je ne dispose pas de chiffres officiels, milady, poursuivit-il à l'adresse d'Honor, mais je sais qu'on a beaucoup souffert. D'après les Havriens, nous avons perdu soixante et un vaisseaux du mur ainsi que la plupart de leurs unités écran. À mon avis, ils noircissent le tableau, mais j'ai personnellement rencontré des prisonniers qui confirment les attaques sur Zanzibar, Alizon et Seaford Neuf. Je crois... » Il inspira de nouveau profondément. « Je crois que cette fois ils disent bel et bien la vérité, milady... au moins concernant les systèmes qu'ils ont frappés. » Honor sentit Ramirez et Benson encaisser enfin le coup à l'énoncé du chiffre. Ils ne connaissaient peut-être pas assez bien l'astrographie de l'Alliance pour situer Zanzibar et comprendre l'importance d'une attaque contre ce système, mais ils pensaient savoir quel coup avait été porté à l'Alliance si les pertes alliées annoncées s'approchaient un tant soit peu de la vérité. Sauf qu'ils se trompaient, songea-t-elle, l'esprit si engourdi qu'elle se sentait presque calme. Les pertes de bâtiments et de vies étaient très graves – même si les Havriens les avaient gonflées de trente ou quarante pour cent, la Flotte royale manticorienne n'avait pas vu pire en quatre cents ans d'histoire --- mais cela importait moins que l'audace incroyable dont l'ennemi avait fait preuve. L'Amirauté a dû prendre le choc de plein fouet, songea-t-elle. Après tout ce temps, qui aurait pu imaginer que les Havriens tenteraient une opération pareille ? Pas moi, en tout cas! Mais s'ils ont effectivement mis Zanzibar et Alizon K-0. avant de frapper Basilic... Elle ferma les yeux et, malgré l'engourdissement né du choc, ses pensées se mirent à galoper. Même la destruction de toute l'industrie de Zanzibar et Alizon serait un coup mineur porté à la base industrielle de l'Alliance dans son entier, et les pertes de vies civiles n'avaient pas dû être trop élevées – pas si Ainspan avait raison quant à l'identité du commandant ennemi. Lester Tourville aurait fait tout son possible pour limiter le nombre de victimes non combattantes. Et, d'un point de vue industriel, le chantier satellite de la FRM à Grendelsbane à lui seul possédait une capacité supérieure à Zanzibar et Alizon réunis. Ce qui signifiait que l'Alliance pouvait compenser les destructions sans trop d'efforts. Mais cela importait peu, car les conséquences politiques et diplomatiques de la réussite d'une telle frappe contre deux alliés du Royaume stellaire avaient dû être dévastatrices. Et la destruction de la structure de soutien de Basilic pire encore. Basilic était territoire manticorien, et nul n'avait osé attaquer l'espace territorial du Royaume depuis trois cent soixante-dix ans. Le coût économique à lui seul devait être catastrophique, au moins équivalent aux pertes subies par Zanzibar et Alizon réunis, mais les autres conséquences d'une telle attaque avaient sans doute fait plus mal qu'aucune perte financière. puis... « Nous sommes livrés à nous-mêmes, dit-elle tout bas, sans même se rendre compte qu'elle parlait. — Qu'est-ce que vous dites ? » C'était McKeon. Il était plus brusque qu'à son habitude, mais au moins il commençait a surmonter assez sa propre surprise pour se remettre à penser, et elle le regarda. « Je vous demande pardon ? fit-elle. — Vous venez de dire "Nous sommes livrés à nous-mêmes". » Elle le regarda un moment sans avoir l'air de comprendre puis hocha la tête. « Alors que vouliez-vous dire ? — Je voulais dire que nous ne pourrons pas compter sur la cavalerie, pour finir », dit-elle sombrement. Il inclina la tête comme pour l'inviter à s'expliquer plus clairement. Elle lisait dans son regard qu'il commençait à comprendre, mais elle poursuivit malgré tout, relevant la tête vers Ainspan tout en s'expliquant, comme si en mettant des mots sur cette réalité elle s'imposait de l'accepter. « Nous pensions pouvoir renvoyer un bâtiment tel que le Krashnark dans l'espace de l'Alliance si jamais nous parvenions à en prendre possession. Alors il nous aurait suffi d'attendre tranquillement que l'Amirauté organise un convoi avec escortes pour nous tirer d'ici. Mais si les Havriens nous ont frappés aussi durement chez nous, l'Alliance ne saurait justifier l'envoi d'une force suffisante pour tous nous rapatrier. Même si l'Amirauté y était prête, le gouvernement ne l'autoriserait jamais – pas à un moment où tous les électeurs du Royaume stellaire et toutes les nations membres de l'Alliance doivent réclamer des vaisseaux du mur à cor et à cris pour renforcer leurs détachements de surveillance ! McKeon croisa son regard. Il fit mine d'ouvrir la bouche, nais elle avait deviné son idée et fit discrètement « non » de la tête. Il referma la bouche, et elle reporta son attention vers ses officiers non manticoriens, occupés à digérer la nouvelle. Manifestement, il ne leur était pas venu à l'idée que les Alliés enverraient certainement un vaisseau chercher le seigneur Harrington s'ils la savaient vivante, et Honor espérait qu'ils n'y penseraient jamais. Envoyer un unique vaisseau rapide chercher une personne – voire quelques dizaines – était une chose. C'en était une autre que de dépêcher suffisamment de transports de personnel pour emmener tous les autres loin de l'Enfer. — Mais si nous ne pouvons pas appeler à l'aide, dit enfin Harriet Benson tout doucement, on est foutus, non ? On avait besoin de ce soutien, Honor. Qu'est-ce qu'on va bien pouvoir faire sans ça ? — Quoi faire, Harriet ? » Honor la regarda, et le côté vivant de sa bouche dessina un sourire froid et lugubre. « On fait ce qu'on a à faire, dit-elle d'une voix qui s'alliait parfaitement au sourire. Et si on ne peut pas choisir la facilité, eh bien, on le fait à la dure. Mais je vais vous dire une chose, à vous tous : il n'y a pas assez de Havriens dans la Galaxie pour m'empêcher de ramener mes troupes à la maison, et en partant je ne laisserai pas derrière moi une seule personne que j'aurai promis d'emmener ! CHAPITRE QUARANTE-DEUX — Voici donc ce que j'ai l'intention de faire, annonça Honor aux officiers installés à la table de conférence. Je sais que c'est risqué mais, vu les nouvelles dont le capitaine Ainspan nous a fait part... (elle hocha poliment la tête à l'adresse du capitaine de frégate qui siégeait en bout de table, d'où il venait de mettre les officiers supérieurs d'Honor au courant) je crois que nous n'avons pas le choix. — Risqué ? Ce plan n'est pas simplement "risqué" : il est insensé ! » Le contre-amiral Styles avait parlé d'une voix dure et monocorde. Il aurait sans doute voulu qu'elle sonne ferme et déterminée, mais Honor ne décela que trop bien la terreur absolue qu'elle masquait. Et en observant la mine de ses autres officiers autour de la table de conférence, elle comprit que cette impression n'était ni le fruit de son imagination ni seulement due à son lien avec Nimitz. — Garder le Krashnark ici, dans le système de Cerbère, on ne pourrait pas faire pire ! poursuivit-il en se détournant légèrement d'elle pour s'adresser aux autres comme il aurait sermonné un troupeau d'écoliers. Je n'ai jamais entendu un officier suggérer une mesure aussi téméraire et irréfléchie ! Je vous rappelle qu'il s'agit de notre unique moyen de communication avec l'Alliance ! Si nous ne l'envoyons pas quérir du secours, personne n'aura la moindre idée que nous sommes là et que nous attendons de l'aide ! — Je suis consciente des risques, amiral. » Honor parvint – sans savoir comment – à garder un ton égal tout en se demandant s'il était sage de réagir ainsi. Ignorer un officier supérieur pour s'adresser à ses subordonnés, surtout pour critiquer les plans de cet officier en des termes aussi violents, constituait une faute grave aux yeux de la FRM. Au mieux, il s'agissait d'insubordination; au pire, d'une tentative de saper la chaîne de commandement, et elle savait qu'elle aurait dû sévir. Mais Styles demeurait le deuxième officier allié le plus gradé de l'Enfer et l'heure n'était pas à la division. Elle serra donc les dents et s'imposa de lui parler raisonnablement, comme s'il avait un cerveau en état de marche et la volonté de s'en servir. « Risqué ou non, toutefois, je ne crois pas que l'Alliance puisse justifier l'envoi d'une force suffisante pour évacuer tous nos hommes de cette planète si loin du front dans les circonstances actuelles. Même en admettant qu'il n'y ait pas eu de nouveaux raids sur des systèmes alliés depuis la capture du capitaine Ainspan, la menace de telles attaques a dû semer la pagaille dans tous nos déploiements. Et vu les inévitables délais de communication, les chefs d'état-major des armées et l'Amirauté ne savent sans doute pas où se trouvent tous nos vaisseaux en cet instant. Et même s'ils estimaient pouvoir prendre le risque de découvrir les systèmes intérieurs juste pour envoyer une expédition nous chercher, il serait criminel de notre part de le leur demander. » Elle secoua la tête. « Non, amiral Styles. Nous devons faire ce que nous pouvons de notre côté, et cela signifie que je ne peux pas justifier l'envoi du Krashnark pour appeler à l'aide. — C'est un avis, répliqua Styles, mais je pense que la décision concernant ce que l'Alliance devrait ou ne devrait pas faire revient à des personnes bien plus haut placées. Qui plus est, permettez-moi de souligner – au cas où vous ne l'auriez pas remarqué – qu'en gardant le Krashnark dans ce système vous jetez sans doute aux orties notre seule chance de faire parvenir quelques-unes au moins des personnes présentes sur la planète en lieu sûr. En réduisant au minimum sa charge utile et ses marges environnementales, nous pourrions y faire monter quarante pour cent des gens qui sont aujourd'hui ici. Il vaut quand même mieux en sauver quelques-uns que le nous faire tous reprendre par SerSec ! — Et quels quarante pour cent exactement proposez-vous l'évacuer, amiral ? » demanda McKeon sans détour. Les autres officiers présents – Jésus Ramirez, Gaston Simmons, Harriet Benson, Cynthia Gonsalves, Salomon Marchant et Warner Caslet – paraissaient tous très gênés, et cela ne fit qu'empirer avec la question de McKeon. Aucun d'eux n'était manticorien et ils étaient tous moins gradés que Styles; on ti rait cru des amis de la famille s'efforçant de ne pas prendre part à une querelle domestique. Mais ils avaient aussi appris à connaître Styles beaucoup mieux qu'aucun ne l'aurait souhaité et, comme McKeon, ils savaient exactement quels quarante pour cent des huit mille personnes présentes sur Styx Styles proposerait d'envoyer en lieu sûr. Après tout, il se trouvait justement qu'environ quarante pour cent d'entre elles appartenaient à l'une ou l'autre des armées alliées... tout comme quarante pour cent des officiers présents à la table de conférence. Mais, si furieux et terrifié fût-il, l'amiral paraissait rechigner à se montrer aussi explicite. « Ce n'est ni le moment ni l'endroit, dit-il. Bien évidemment, il faudrait mettre au point une quelconque procédure de sélection. Mais l'important c'est que nous pourrions évacuer ces quarante pour cent – peu importe lesquels – et informer par la même occasion les autorités compétentes de la situation. Dans ces conditions, il serait suprêmement irresponsable d'envisager un seul instant de retenir le Krashnark ici ! De plus... (il quitta des yeux McKeon juste le temps de lancer un regard en coin à Honor, mais poursuivit comme s'il ne s'adressait qu'à lui) je soupçonne qu'une commission d'enquête pourrait bien conclure que cela dépasse la simple irresponsabilité pour friser la négligence coupable et... — Ça suffira, amiral Styles. » La voix d'Honor avait changé. Contrairement à lui, elle s'exprimait désormais calmement, presque sur le ton de la conversation, mais Andrew LaFollet eut un sourire glacé en l'entendant. Il se tenait dos au mur de la salle, derrière elle, d'où il pouvait tout voir et tout entendre sans gêner, de sorte que nul ne remarquait plus sa présence après tant de semaines, et il regardait le visage coléreux de Styles en se réjouissant à l'avance. Son seigneur en avait supporté plus qu'assez de la part de cet imbécile fort en gueule, et LaFollet se surprit à prier en silence pour que le contre-amiral se méprenne sur le ton et l'attitude d'Honor. «Je vous demande pardon, amiral Harrington, mais ça ne suffit pas ! » répondit brutalement le Manticorien, et le sourire de LaFollet s'élargit, satisfait. Cet imbécile avait effectivement mal interprété la voix d'Honor. Il prenait son calme apparent pour un bon signe. Ou peut-être croyait-il simplement que ce calme révélait une incertitude qu'elle cherchait à dissimuler, ou qu'il avait enfin trouvé un prétexte valable pour miner son autorité à son propre profit aux yeux de ses subordonnés. J'ai mis en cause la sagesse de bon nombre de vos décisions ici, sur Hadès, poursuivit-il, mais celle-ci ne se contente pas d'être déraisonnable : elle est insensée ! J'ai accepté votre autorité malgré... l'irrégularité de votre grade prétendument supérieur dans une flotte non manticorienne, mais votre ligne de conduite actuelle m'amène à douter gravement de la sagesse de ma soumission. Quel que soit le statut réel de votre position à Grayson – voire la légalité d'une position simultanée l'officier dans deux flottes différentes –, cette décision porte la preuve définitive de votre manque d'expérience Asir rapport à votre grade supposé ! » Alistair McKeon avait voulu s'élancer de son fauteuil, furieux, au début de la tirade de Styles, mais il se rassit plutôt en observant le contre-amiral avec cette fascination qu'on ressent à voir deux géodynes glisser inexorablement l'un vers l'autre sur un revêtement glacé. Honor était immobile dans son fauteuil et regardait Styles, la main posée à plat devant clic et la tête légèrement penchée de côté. L'expression de son visage se limitait au léger tic qui agitait le coin de sa bouche comme un métronome, et Nimitz était tapi sur son perchoir, Immobile comme elle, à l'exception de l'extrémité de sa queue (lui battait au même rythme que le tic d'Honor. McKeon quitta Honor des yeux le temps de regarder les autres autour de la table, et il fut rassuré par ce qu'il vit. Aucun d'entre eux ne comprenait pourquoi Honor n'avait pas déjà écrasé Styles et, bien que nul ne souhaitât être impliqué dans une querelle entre elle et un officier de sa propre flotte –Ou du moins, un officier d'une de ses flottes –, ils étaient tout prêts à la soutenir face à lui en cet instant. McKeon trouvait justement comme eux qu'Honor aurait dû écrabouiller ce salopard détestable dès le premier faux pas, mais il savait aussi (bien mieux qu'eux) qu'elle ne procédait pas ainsi. Parfois –comme dans le cas de McKeon il y avait bien longtemps –cela pouvait porter ses fruits. Mais cette fois, à son avis, elle avait beaucoup trop patienté, et il s'installa dans une attente réjouie à la manière d'Andrew LaFollet, tandis que Styles persistait à déblatérer. « Je veux bien croire que vous pensez faire ce qu'il faut et que vous agissez au mieux de vos capacités, poursuivit le Manticorien d'une voix dégoulinant de condescendance, mais on apprend avec l'expérience à reconnaître les limites qu'impose la réalité. Ça, et aussi la véritable nature des responsabilités ! Votre premier devoir en tant qu'officier de Sa Majesté consiste à... — Je crois que vous ne m'avez pas bien comprise, amiral Styles, intervint Honor, toujours sur le ton de la conversation, parfaitement détendue. J'ai dit que j'en avais entendu assez, et je vous rappelle – pour la dernière fois – les sanctions prévues par le Code de guerre pour insubordination. — Insubordination? » Styles la fusilla du regard, apparemment inconscient de l'éclat dangereux de l'œil unique d'Honor. « Où est l'insubordination lorsqu'on s'efforce de montrer à un officier manifestement inexpérimenté que sa conception de son devoir et de son importance personnelle sont de toute évidence en décalage total par rapport à la réalité et... — Major LaFollet! » La voix d'Honor n'avait plus rien de calme : c'était une lame d'acier glacé qui trancha net l'ardeur belliqueuse et grandiloquente de Styles. « Oui, milady ? » LaFollet se mit au garde-à-vous derrière elle. — Avez-vous votre arme de poing, major ? s'enquit-elle sans même regarder par-dessus son épaule ni quitter des yeux le visage congestionné du contre-amiral. — Oui, milady, répondit aussitôt l'homme d'armes. — Très bien. » Le coin droit de sa bouche se releva en un mince sourire menaçant, et Styles écarquilla les yeux en commençant à comprendre qu'elle n'avait pas été le moins du monde intimidée par ses fanfaronnades. LaFollet était déjà en mouvement et faisait le tour de la table vers lui en anticipant les ordres d'Honor, mais le contre-amiral ne s'en rendit même pas compte. Au lieu de cela, il regarda Honor et ouvrit la bouche comme pour parler, mais il était bien trop tard. — Vous allez placer le contre-amiral Styles aux arrêts, poursuivit Honor à l'adresse de LaFollet de la même voix glaciale. Vous l'escorterez immédiatement de cette salle en cellule, où vous le placerez en détention en vertu de mon autorité. Il ne sera pas autorisé à regagner ses quartiers. Vous ne devrez lui permettre aucun contact avec un autre individu entre cette pièce et sa cellule. — C'est ridicule ! Je suis outré ! » Styles bondit sur ses pieds ci fit mine de se pencher vers Honor pour la menacer, mais il s’interrompit en s'étranglant quand Andrew LaFollet, dans son dos, l'attrapa par le col de sa veste. LaFollet ne croyait pas plus que quiconque dans la salle que Styles avait réellement le courage d'attaquer physiquement Honor... mais il s'en fichait. L'occasion était trop belle pour qu'on la laisse passer. Il mesurait cinq bons centimètres de moins que Styles mais il était tout en muscles et, en pivotant, il se servit de son dos et de ses épaules pour le soulever. Styles partit à la renverse et moulina des bras. Il traversa les airs, atterrit sur le dos avec un gémissement apeuré et continua de glisser sur le sol jusqu'à ce que sa tête heurte violemment le mur, l'arrêtant net. Il resta un instant à demi groggy, cligna des yeux et voulut se relever – pour s'immobiliser en posant les yeux sur la gueule du pulseur qu'Andrew LaFollet braquait sur lui d'une main ferme, à deux mètres de distance. Il écarquilla les yeux. Puis son regard remonta lentement le bras du Graysonien jusqu'à son visage, et il eut l'impression que son cœur cessait de battre en comprenant que LaFollet était tout à fait prêt à appuyer sur la gâchette. — Je n'ai pas l'intention de tolérer plus longtemps votre insubordination, votre incompétence, votre lâcheté et votre insolence, amiral Styles, dit froidement Honor. Je vous ai prévenu des dizaines de fois, et vous avez obstinément refusé de changer de comportement malgré des avertissements répétés concernant les limites de ma patience. Très bien. Je me refuse à vous avertir à nouveau. Vous allez maintenant accompagner le major LaFollet en cellule, où vous serez détenu jusqu'à votre mise en examen officielle par la commission des cours martiales de la Flotte de Sa Majesté. Je ne doute pas que les charges évoquées seront retenues contre vous... et vous savez comme moi la peine qu'elles vous font encourir. » Styles parut se ratatiner de l'intérieur : son visage normalement sombre prit une teinte grisâtre maladive sous le regard d'Honor qui l'observait avec la distance d'un scientifique face à une nouvelle bactérie particulièrement repoussante. Elle lui accorda du temps pour répondre, au cas où il serait assez stupide pour aggraver encore son cas, mais il resta muet. D'après l'arrière-goût de ses émotions, il était sans doute physiquement incapable de faire fonctionner ses cordes vocales à cet instant, et elle s'imposa de ne pas grimacer de mépris avant de reporter son regard sur LaFollet. « Exécutez vos ordres, major », dit-elle calmement. L'homme d'armes acquiesça et s'écarta de Styles. Il agita impérieusement son pulseur, et Styles se releva comme si l'arme était une baguette magique qui lui lançait un sort de lévitation. Il fixa LaFollet, incapable de quitter des yeux le visage implacable du Graysonien, et il déglutit en y découvrant le mépris et l'aversion que la discipline l'avait jusque-là retenu d'afficher. Harold Styles comprit alors qu'il n'avait pas du tout intérêt à fournir à Andrew LaFollet un prétexte pour céder à l'envie qui le taraudait. Après vous, amiral. » Le major s'était exprimé presque poliment, et il désigna de la tête la porte de la salle de conférence. Styles le fixa encore un moment puis jeta un regard ébahi aux officiers présents, mais il ne découvrit sur leurs visages qu'un soutien sans faille à Honor et il parut se vider de sa substance. Il se détourna sans un mot et sortit en traînant les pieds, suivi par LaFollet. La porte se ferma en silence der-ère eux. « Je vous présente mes excuses pour cet incident regrettable, dit Honor aux officiers encore assis autour de la table. Je m'étais occupée efficacement de cette situation plus tôt, On aurais pu éviter une confrontation aussi indigne. — Ne vous excusez pas, amiral Harrington, fit Jésus Ramicz en insistant discrètement sur son grade. Toutes les organisations militaires de la Galaxie ont leur part d'imbéciles qui parviennent à être promus bien au-delà de leurs capacités. — Peut-être. » Honor prit une profonde inspiration, assez piteuse maintenant que LaFollet avait emmené Styles. Quoi qu’'en dise Ramirez, elle savait qu'elle aurait pu mieux gérer la .situation. Elle aurait au moins pu ordonner à Styles de se placer aux arrêts dans ses quartiers lors d'une dizaine de précédentes confrontations moins virulentes. Elle n'était pas obligée de laisser les choses s'envenimer à ce point ni de [humilier si complètement devant les autres, et elle se demandait si elle l'avait fait exprès. Elle savait à quel point une part d'elle-même aspirait à l'écraser comme un ver de terre. Avait elle inconsciemment toujours espéré que l'occasion d'agir comme elle venait de le faire finirait par se présenter si elle lui laissait suffisamment de latitude ? Elle l'ignorait... mais elle avait le sentiment confus que la vérité ne lui plairait pas si elle la connaissait. Elle ferma les yeux quelques instants et prit encore une inspiration, puis elle écarta de son esprit le sort de Styles. Elle finirait bien par devoir y revenir, car elle pensait ce qu'elle avait dit. Quelles que soient ses motivations personnelles, elle ne pouvait tout simplement pas laisser passer son comportement récent, elle avait largement assez de témoins – non seulement de cet incident mais d'autres – pour garantir que sa carrière était terminée. Le juge avocat général lui permettrait peut-être de démissionner pour éviter les poursuites, vu les circonstances qui l'avaient si longtemps maintenu sur Hadès, mais, quoi qu'il en soit, il serait déshonoré et ruiné. Pourtant elle ne pouvait pas se laisser distraire par cela pour l'instant, et son visage était calme quand elle rouvrit les yeux. « Quoi que je pense de Styles, dit-elle sereinement, il a fait au moins deux observations exactes. Si je maintiens le Krashnark ici, je renonce délibérément à une chance d'informer l'Alliance de la situation sur cette planète, et j'ai peut-être tort quant à sa capacité et sa volonté de libérer les forces nécessaires pour nous évacuer. Même dans le cas contraire, mon attitude résoudra la question sans même leur donner l'occasion d'y réfléchir. Et il a raison sur un autre point : garder ce bâtiment dans le système équivaut à renoncer à l'évacuation quasi certaine de deux ou trois mille personnes vers l'Alliance. — Si je puis me permettre, milady ? » Salomon Marchant leva le doigt, et Honor lui fit signe de poursuivre. « En ce qui concerne votre première inquiétude, milady, dit-il sur un ton très formaliste, je voudrais simplement souligner que, malgré ce que peut croire l'amiral Styles, vous êtes bel et bien le deuxième officier le plus gradé de la Flotte de Grayson, qui se trouve être la deuxième plus grosse flotte de l'Alliance – et la troisième de cette région de la Galaxie, derrière la FRM et la Flotte populaire. En tant que telle, vous feriez partie des gens qui aideraient normalement à déterminer si l'Alliance peut en toute sécurité consacrer des unités à une telle mission. Dans ces conditions, je crois qu'il est parfaitement approprié que vous exerciez votre jugement en lien avec la situation. » Un murmure d'assentiment presque inaudible accueillit cet argument, et Honor ressentit la sincérité des émotions derrière le murmure. « Quant à votre deuxième inquiétude, milady, reprit Marchant, vous dites que nous pourrions évacuer deux ou trois mille personnes de la planète. » Il se tourna vers Cynthia Gon-salves. « Pourriez-vous nous donner le nombre total de candidats au départ, commandant Gonsalves ? — Trois cent quatre-vingt-douze mille six cent cinquante cl un », répondit aussitôt Gonsalves, très précise. Depuis que les cours martiales avaient ralenti leur activité, elle assumait le poste de second de Styles... ce qui signifiait qu'elle effectuait en réalité presque tout le travail de coordination du projet de contact et de recensement des prisonniers. « À ce jour, deux cent soixante-dix mille trois cent cinquante-quatre personnes ont officiellement refusé de collaborer avec nous. La plupart sont des prisonniers politiques havriens, bien sûr, mais cers aines sont des militaires ou d'anciens militaires. » Sa voix s'était durcie sur la dernière phrase, et Ramirez s'agita sur son fauteuil. « Difficile de leur en vouloir, Cynthia, fit-il d'une voix grave étonnamment douce. La plupart d'entre elles ont tout simplement perdu espoir après tant d'années sur cette planète. Elles ne croient pas que nous puissions réussir et elles ne veulent pas avoir à subir les représailles que les pattes noires exerceront quand ils reviendront – s'ils reviennent. — Je le comprends bien, monsieur, répondit Gonsalves, mais cela ne change rien aux conséquences de leur décision –pour eux-mêmes comme pour nous. — Vous avez raison, évidemment, madame, fit Marchant, reprenant la parole. Mais ce que je veux dire, milady, fit-il en se tournant vers Honor, c'est que, bien que nous puissions Faire monter quarante pour cent des résidents de Styx à bord du Krashnark comme le dit l'amiral Styles, même en les serrant comme des sardines, cela représenterait moins d'un pour cent du total de la population pénitentiaire de l'Enfer. — Mais c'est quand même beaucoup mieux que rien, Salomon, répondit tranquillement Honor. — En effet, intervint McKeon avant que l'officier graysonien puisse ouvrir la bouche, mais je crois que vous ne corn-prenez pas ce que Salomon essaye de dire – ou que vous choisissez simplement de ne pas le reconnaître. » Il lui adressa un sourire ironique comme elle le fusillait du regard, puis il continua plus sérieusement. « Quoi qu'il en soit, vous devez vous demander non pas si le maintien du Krashnark dans ce système revient à renoncer à l'évacuation certaine de huit pour mille d'entre nous mais si, oui ou non, il multiplie les chances de sauver plus de gens par un facteur suffisant pour justifier qu'on accepte de risquer de ne sauver personne. — Alistair a raison, Honor, fit Ramirez avant qu'elle puisse répondre. Il y aura sûrement des gens – comme Styles – qui croiront savoir mieux que vous, quelle que soit l'issue. Et certains de vos critiques ne seront pas des imbéciles, parce que la question peut légitimement être débattue dans les deux sens. Mais en fin de compte, pour tous les autres, ce n'est qu'une question hypothétique... et pas pour vous. C'est vous qui devez faire ce choix, et vous devez le faire maintenant. Alors faites-le. A votre avis, maintenir ce bâtiment dans le système de Cerbère augmente-t-il davantage nos chances de succès que de l'envoyer chercher une aide que l'Alliance peut ou non être en position de nous offrir ? » Honor se carra dans son fauteuil et sentit la présence chaleureuse de Nimitz à son épaule ainsi que son soutien, et elle envisagea sans détour l'alternative qu'exposait brutalement Ramirez. Elle avait déjà réfléchi aux conséquences et aux chances de réussite, évidemment. Dans le cas contraire, elle n'aurait jamais exposé l'intention qui avait horrifié Styles. Mais elle se connaissait trop bien – elle savait que cette fois c'était différent. Marchant, McKeon et Ramirez avaient raison : la décision lui appartenait, et ils attendaient qu'elle fasse le choix qui les lierait non pas à une « intention » permettant encore une certaine liberté, mais à un plan ferme et définitif qu'ils exécuteraient ensemble... quitte à mourir en chemin. « Si nous parlions d'un bâtiment plus léger, dit-elle enfin, ma décision serait peut-être différente. Mais il s'agit d'une unité de classe Mars. Elle jauge six cent mille tonnes – presque aussi imposante et solide que la plupart de leurs croiseurs de combat d'avant-guerre – et, si nous voulons que ça marche, il nous faut des unités mobiles dotées d'une réelle capacité de combat. » Ses narines s'évasèrent. « Ce qui signifie que je ne peux pas justifier l'envoi du Krashnark vers l'Alliance. — Je suis d'accord », fit doucement Ramirez, et d'autres têtes acquiescèrent autour de la table. Honor sentait leur soutien, et cela comptait beaucoup pour elle, mais elle savait aussi qu'il ne s'agissait que de « soutien ». I ,a responsabilité de décider lui appartenait, de même que celle de leur mort à tous si jamais elle échouait. Toutefois elle n'avait pas le choix. Elle ne pouvait tout simplement pas abandonner les PG qui n'avaient pas renoncé à défier leurs geôliers ni les prisonniers non alliés qui l'avaient activement aidée à prendre et sécuriser le camp Charon. « Un risque « calculé », se dit-elle. C'est comme ça qu'on appelle ce genre de décision à Saganami , non ? Et ils ont raison, bien sûr. Mais il est tellement plus facile d'analyser des exemples passés dans une salle de classe et de décider où ceux qui les ont pris se sont plantés que de prendre la responsabilité d'un tel calcul soi-même! « Très bien, dans ce cas, fit l'amiral Lady dame Honor Harrington d'une voix sereine et assurée, nous le gardons. Alistair, je veux que Harriet et vous mettiez la main sur Géraldine Metcalf et le major Ascher. Nous allons avoir besoin d'un maximum de gens capables d'utiliser du matériel havrien au combat parce que, si notre opération doit réussir, il nous faudra beaucoup plus qu'un simple croiseur lourd. Mais il a des simulateurs à son bord, de même que des manuels complets concernant tout son équipement dans ses banques de données. Nous l'utiliserons donc comme vaisseau école pour commencer à remettre nos hommes à niveau. — Bien, madame. » McKeon tapa une note à son intention dans le bloc-mémo havrien qu'il avait réquisitionné. « Je rejoins Géraldine dès la fin de la réunion. Harriet (il se tourna vers le capitaine Benson), pouvez-vous libérer le capitaine de frégate Phillips ainsi que... le capitaine de corvette Dumfries, je pense, pour nous aider, Géraldine et moi, à établir les premières prévisions ? — Je vais devoir réviser un peu les programmes de quart, mais je n'y vois pas d'inconvénient, répondit Benson au bout d'un moment. — Soyez sûre que cela ne pose pas de problème avant de renoncer à elles, Harriet, fit Honor. Parce qu'une fois qu'Alistair aura lancé le programme, Jésus, vous et moi allons devoir commencer à réfléchir sérieusement ensemble à de véritables tactiques. J'ai quelques idées mais, pour que ça marche, nous allons peut-être devoir tirer de bien meilleures performances de nos défenses orbitales que je ne l'avais prévu. Si vous lâchez Phillips et Dumfries, avez-vous quelqu'un pour les remplacer ? — Oui, répondit fermement Benson. — Très bien. Dans ce cas... » Honor se tourna vers Cynthia Gonsalves, l'air calme et concentrée, tandis que son esprit ronronnait efficacement. Elle n'avait plus de doutes. Elle était désormais engagée, son cerveau et ses pensées allaient au-devant du défi sans l'ombre d'une incertitude, et sa concentration était si complète qu'elle ne remarqua même pas le grand sourire qu'échangeaient Alistair McKeon et Jésus Ramirez. CHAPITRE QUARANTE-TROIS Le citoyen capitaine de corvette Heathrow avait été très mécontent en découvrant ses nouveaux ordres, mais pas assez pour le montrer. C'était en effet une très mauvaise idée pour un officier havrien, même quand il n'objectait qu'à des ordres de la Flotte. Pourtant, il lui semblait injuste que ça tombe sur lui. Le Service de sécurité s'était approprié suffisamment de vaisseaux dont on avait cruellement besoin, et il se montrait très secret concernant ses petites affaires. Deux bonnes raisons pour lesquelles SerSec aurait dû pouvoir envoyer là-bas l'un de ses propres courriers ! Mais il ne l'avait pas fait, quelle qu'en soit la raison. Officiellement (et c'était peut-être même vrai), le temps et les ressources manquaient suite aux succès de la Flotte sur le front. Heathrow était trop peu gradé pour avoir accès aux briefings classés, mais même un balourd comme lui savait que les offensives terriblement réussies de la citoyenne ministre McQueen avaient semé la confusion parmi les forces spatiales de la République. En un sens, donner une suite concrète au succès avait causé plus de pagaille dans les déploiements que des années d'un recul lent et continu, et Heathrow se disait que SerSec subissait peut-être le contrecoup de cet effort désordonné pour se réorganiser au vol. Quoi qu'il en soit, le responsable de SerSec à Shilo avait besoin d'un courrier – rapide –, or il n'en avait pas d'immédiatement disponible de son côté. En revanche, il avait l'autorité dévolue à SerSec de réquisitionner le « soutien » de toutes les unités de la Flotte et des fusiliers dont il jugeait avoir besoin. Heathrow et son équipage avaient donc fini par écoper du boulot. Ce qui expliquait pourquoi il regardait très nerveusement depuis son fauteuil de commandement le citoyen lieutenant de vaisseau Bouret suivre les instructions de timonerie extrêmement précises fournies par le camp Charon. Vu le nombre de systèmes de visée braqués sur son vaisseau et les soupçons obsessionnels de SerSec vis-à-vis de la Flotte régulière, ni Heathrow ni Bouret n'avaient la moindre intention de dévier fût-ce d'un mètre de la trajectoire qu'on leur avait dégagée. De toute façon, ces foutues mines avaient l'air de tapisser le secteur. Heathrow s'imposa de se carrer dans son fauteuil et de relâcher sa prise sur les bras du siège. Ce n'était pas aisé, et il essaya de se distraire en étudiant son répétiteur. Le camp Charon l'avait prévenu sur un ton brusque et sans réplique que les bâtiments de la Flotte n'étaient pas encouragés à se servir de leurs capteurs actifs aussi près de la petite planète privée de SerSec, mais même les capteurs passifs et les simples visuels suffisaient à faire comprendre à Heathrow qu'il ne voulait rien avoir à faire avec cet endroit. La vue d'une telle puissance de feu orbitale lui donnait la chair de poule. C'était censément une prison, pas une espèce de forteresse contre l'univers, bon Dieu! Qu'est-ce qu'ils croyaient ? Que les prisonniers allaient réussir à faire signe à une flotte ennemie de venir attaquer le système ? Ce devait être un truc du genre – ou bien une méfiance paranoïaque envers la Flotte régulière de la République – parce qu'en tout cas SerSec n'avait pas besoin de plateformes lance-missiles, grasers et lasers, ni de champs de mines pour se protéger de quiconque a la surface de Hadès. J'espère seulement que le fait qu'ils ont dû me communiquer les coordonnées du système pour que j'y parvienne ne reviendra pas me hanter, songea Heathrow, caustique. Je vois ça d'ici : « Nous pouvons vous dire comment y aller, mais ensuite nous devrons vous tuer. Tenez, apportez ce message au citoyen Tresca, puis revenez pour votre... débriefing. Merci beaucoup et, rappelez-vous : « SerSec est votre ami ! » « Pacha, nous arrivons sur l'orbite désignée, annonça Bouret. — Tant mieux. On risque beaucoup plus d'attirer une mine en se déplaçant comme ça, murmura Heathrow. Délai avant l'extinction des réacteurs ? — Huit minutes. — Très bien. » Heathrow regarda l'icône du courrier dériver très lentement sur le répétiteur vers le point précis qu'on lui avait assigné. Depuis une heure ils se propulsaient sur leurs réacteurs d'attitude, ayant baissé leurs bandes gravifiques comme l'avait ordonné le camp Charon. Son ordre de mission mentionnait qu'il s'agissait de la procédure d'opération standard à l'arrivée : apparemment, SerSec l'imposait à quiconque venait à Cerbère, mais Heathrow, avec la meilleure volonté du monde, ne comprenait pas le raisonnement qui sous-tendait cette absurdité particulière. Cependant, comme à chaque fois qu'on exigeait de lui quelque chose de stupide, il s'était bien gardé de protester. N'empêche qu'il se serait senti plus à son aise avec des bandes gravifiques levées. Cela aurait au moins offert à son vaisseau une certaine protection au cas où l'une de ces innombrables mines autistes se serait mis en tête qu'il s'agissait d'une unité hostile. Or, en étant associées à SerSec depuis si longtemps, les pauvres prennent sans doute tout le monde pour « l'ennemi », se dit sombrement le capitaine de corvette. « Réacteurs coupés, pacha, annonça enfin Bouret. — Très bien. » Heathrow jeta un regard à la section communication par-dessus son épaule. « Irène, vous êtes prête à transmettre ? — Oui, monsieur », répondit aussitôt la citoyenne enseigne de vaisseau de deuxième classe Howard. Heathrow regarda Bouret avec un sourire, mais il ne la corrigea pas. L'une des rares choses qui rendaient l'intérieur confiné d'un courrier supportable, c'est qu'on les considérait comme denrées trop négligeables pour nécessiter la présence d'un commissaire du peuple. Ce qui signifiait qu'il restait donc un poste au sein de la Flotte auquel les officiers pouvaient se conduire en véritables spatiaux. « Alors demandez l'autorisation et la validation avant transfert, ordonna Heathrow après quelques instants. — Transmission enclenchée », fit Howard en enfonçant un bouton sur son pupitre. Elle consulta son afficheur, écouta attentivement son oreillette puis émit un grognement satisfait. « Validité du code de réception confirmée, monsieur, dit-elle. Les fichiers crypto sont en cours de déverrouillage. » Elle resta encore quelques secondes à observer l'afficheur qui dansait et clignotait tandis que les ordinateurs du bord communiquaient avec ceux de la planète en un cyberjeu ultrarapide de questions et de réponses. Puis un témoin vert vif s'alluma, et elle regarda Heathrow par-dessus son épaule. « Déverrouillage de l'encrypteur principal confirmé, monsieur. La file de messages est en cours de transmission. Délai pour transfert complet des données : neuf minutes et dix secondes. — Excellent, Irène. Vous avez été très efficace. — Merci, monsieur ! » Howard se mit à rayonner comme un chiot qui vient de trouver un nouvel objet à mâchonner, et Heathrow se promit d'aborder avec elle la question des formes de politesse malgré tout. C'était un bon élément, et il ne lui rendrait pas service en la laissant prendre l'habitude d'utiliser des formules « récidivistes ». Toutefois, il ne serait pas bon de frapper soudain du poing. Mieux valait attendre et lui parler après son quart – ou, mieux encore, laisser Bouret lui parler. Il était plus proche d'elle par le grade et l'âge, et cela semblerait moins menaçant venant de lui. Et puis, si Heathrow s'en occupait lui-même, il serait pratiquement obligé d'avoir l'air de la réprimander pour quelque chose... sauf à courir le risque de sous-entendre qu'il jugeait ridicules toutes ces histoires de « citoyen machin » et « citoyen truc ». Certes, c'était le cas, mais il n'était pas très avisé de le faire savoir à quiconque. Il fronça les sourcils et se frotta le menton, envisageant mentalement la meilleure façon de s'y prendre, puis il haussa les épaules. Il trouverait une approche satisfaisante... et il aurait tout le temps voulu pour y réfléchir en prime. Ils devaient effectuer deux arrêts supplémentaires après Hadès avant de regagner Shilo, en espérant que là-bas SerSec les laisserait finalement reprendre leur trajet interrompu vers le système de Havre. Ouais, et ce n'est pas à cet arrêt-ci qu'on va nous offrir de descendre nous reposer, songea-t-il. D'ailleurs je ne m'en plaindrai pas. Passer volontairement une permission sur une île qui grouille de sbires SS ? Oh-oh, ça, c'est pas fait pour le petit Edgar à maman Heathrow ! Il y a sûrement des gens très bien au sein de SerSec. Seulement je n'en ai jamais rencontré... et bizarrement je doute de les trouver dans la garnison d'une prison top secrète de sécurité maximum. Il rit doucement à cette idée puis réagit comme Howard reprenait la parole. — Transfert des messages terminé, monsieur. — Y avait-il un code "réponse attendue" dans la file de messages ? s'enquit Heathrow. — Euh... oui, monsieur. Désolée, monsieur. J'aurais déjà dû le signaler. Je n'ai pas... — Quand je jugerai que vous avez besoin d'une engueulade, Irène, je m'en chargerai moi-même, fit-il gentiment. En attendant, ne soyez pas aussi dure avec vous-même. — Oui, monsieur. Merci, monsieur. » Malgré ses remerciements, elle demeurait toute rouge, et Heathrow secoua la tête. Il avait eu vingt-deux ans lui aussi un jour, sûrement – mais il n'arrivait pas à se rappeler quand. Enfin, ce qui comptait, c'était qu'au moins une partie des messages qu'il venait de délivrer – quelle qu'en soit la nature –exigeait une réponse immédiate. Pas de chance. Cela voulait peut-être dire que son équipage et lui allaient devoir patienter plusieurs heures, voire un jour ou deux, le temps qu'on s'organise sur la planète. Comme il n'avait pas la moindre idée du contenu des messages cryptés, il ne pouvait même pas tenter d'estimer combien de temps on le retiendrait. Évidemment, il n'y aurait rien eu à faire pour réduire ce délai même s'il l'avait connu, se dit-il en le déplorant intérieurement. Est-ce qu'on nous demande de recevoir quelque chose ? » demanda-t-il en essayant de ne pas montrer qu'il espérait le contraire. Après tout, il était possible qu'un courrier SS officiel soit passé par hasard et s'en soit chargé avant son arrivée. Ce ne serait pas trop demander, si ? « Non, monsieur », répondit Howard. Il esquissa un sourire, mais l'enseigne poursuivit : « Toutefois ils nous demandent d'attendre, le temps de prendre connaissance des messages. — Génial », marmonna Bouret sur un ton dégoûté auquel Heathrow adhérait de tout cœur. Dieu seul savait combien de temps il faudrait au camp Charon pour lire son courrier et ensuite enregistrer une réponse. Eh bien, on n'a plus rien à faire qu'attendre », dit-il avec boute la philosophie dont il était capable avant de se carrer dans son fauteuil de commandement. Le capitaine de corvette Géraldine Metcalf prit sur elle pour ne pas jurer. Elle se sentait déjà suffisamment déplacée dans son rôle d'officier du quart au central de commandement sans qu'une responsabilité pareille lui tombe sur le dos ! I avait appelé le commodore Simmons, mais il se trouvait de l'autre côté de la planète en compagnie du capitaine GonAves, où il s'entretenait d'un problème survenu à Bêta onze, l'un des camps vers lesquels on avait transféré les prisonniers Iii comptaient rester sur Hadès. Hélas, Bêta onze faisait aussi partie de ces camps dont les résidents avaient décidé de souligner qu'ils n'avaient rien à voir avec les événements de Styx en refusant d'intégrer le réseau de communication des rebelles ». Par conséquent, Simmons ne pouvait être joint immédiatement : il faudrait attendre qu'un membre de l'équipage de sa navette lui apporte la nouvelle – et une unité de soin et Metcalf devait jongler avec sa patate chaude entre temps. Elle faisait lentement les cent pas derrière les pupitres des opérateurs, les mains croisées derrière le dos, et s'efforçait de garder l'air calme pendant qu'Anson Lethridge travaillait à décoder les messages. Le charmant officier d'Erewhon était de quart pour les communications, ce qui jusqu'à... – elle vérifia l'affichage de l'heure – onze minutes plus tôt constituait l'un des aspects les plus agréables de sa charge. Ils se voyaient beaucoup ces derniers temps, même s'ils veillaient scrupuleusement à ne pas aller trop loin trop vite, à la lumière des dispositions de l'article 119. Certes, cet article étant un règlement purement manticorien, il ne s'appliquait pas réellement à Anson, mais il s'agissait d'une zone grise qu'ils préféraient ne pas aborder. Cependant, ils savaient tous deux que cela changerait radicalement dès qu'ils ne seraient plus dans la même chaîne de commandement et ne tomberaient donc plus sous le coup de l'article 1-19. Elle savait que certains se demandaient ce qu'elle pouvait bien à trouver à Lethridge avec son air épais, mais c'était parce qu'ils n'avaient jamais pris la peine de regarder l'homme derrière les apparences. Metcalf l'avait fait et... « Oh, merde ! » C'était un juron discret, presque une prière, et elle se retourna prestement en l'entendant. Lethridge s'enfonça dans son fauteuil, les yeux fixés sur les lignes de texte qui brillaient à l'écran, et elle se dirigea aussitôt vers lui. — Qu'est-ce qu'il y a ? — Nous avons un message qui exige réponse. — À quel sujet ? — Ils ont remarqué l'absence du courrier de Proxmire, dit-il sombrement, et toute vie quitta le visage de Metcalf. — Et ?... » Sa voix était monocorde, impersonnelle, et Lethridge leva promptement les yeux vers elle. Il ouvrit la bouche puis la referma, renonçant à ce qu'il s'apprêtait à dire en identifiant la tristesse de son regard. « Et il s'agit à peu près de ce à quoi l'amiral s'attendait, dit-il au bout d'un moment. La base qu'il devait rejoindre a fait remonter une question de routine sur le bâtiment manquant. — Celui-ci le remplace ? » demanda Metcalf. C'était peu probable, bien sûr. Si le nouveau vaisseau était porteur d'une question sur celui de Proxmire, de toute évidence on s'attendait à ce qu'il revienne avec une réponse et non à ce qu'il s'installe en orbite. « Non. » Lethridge secoua la tête. « Il y a une pièce jointe la question, en revanche... quelque chose concernant un autre message qui explique pourquoi le remplacement de Proxmire a été retardé. Il est identifié sous la référence... alpha-sept-sept-dix. » Il regarda l'officier marinier qui partageait le quart de com avec lui. « Ahvyn, vous avez des détails sur celui-là ? — Désolé, monsieur. Je parcours encore le répertoire de la file de messages. Il y a un nombre incroyable de communications de routine là-dedans : des demandes de rapport, de nouveaux règlements, un tas de conneries. Tous les ouvrir va déjà prendre plusieurs heures, à mon avis, et je n'ai pas encore commencé à décoder les messages à faible priorité. — Trouvez-le maintenant », ordonna Metcalf plus sèchement qu'elle n'en avait eu l'intention. Elle reprit ses allers-retours tandis qu'Alwyn, ayant appelé le message A-7710, s'attelait avec Lethridge à le décoder. Elle n'avait pas pensé à Proxmire et son équipage depuis des mois maintenant. Elle s'en sentait un peu coupable, mais au fond elle savait que c'était plutôt bon signe : elle reconnaissait enfin qu'elle n'avait vraiment pas eu d'autre choix que de les abattre et qu'il était temps de dépasser cette épreuve. Mais on n'avait jamais trouvé quiconque sur Hadès qui sût combien de temps encore ils devaient rester à Cerbère, et le personnel de com négligent du citoyen Tresca n'avait pas pris la peine d'entrer l'information sur ses ordinateurs. Une fois que Harkness et son équipe eurent forcé l'accès aux données sécurisées, ils avaient au moins pu consulter les archives, en quête de la durée d'affectation normale des courriers au camp Charon, mais l'information ne les avait guère avancés. La durée de ces affectations paraissait irrégulière –dans certains cas, suggéraient les archives, parce que le poste était perçu comme une sanction : du coup, un équipage y passait plus ou moins longtemps en fonction du mécontentement qu'il avait causé à ses supérieurs. Ils n'avaient pas trouvé plus court que cinq mois T ni plus long qu'un an et demi. Ils avaient également pu établir que Proxmire ne se trouvait là que depuis trois mois, en espérant que cela signifiait que la durée restante de son affectation leur laisserait assez de temps pour faire ce qu'ils avaient à faire avant qu'on ne vienne à sa recherche. Seulement ce n'était pas le cas. « Je l'ai ! » annonça soudain Lethridge, et Metcalf se retrouva de nouveau près de son fauteuil. « Ils disent là-dedans que... » commença l'officier avant de s'interrompre, ébahi, en levant les yeux pour découvrir que Metcalf s'était mystérieusement téléportée à ses côtés sans faire aucun bruit. Il écarquilla les yeux puis se ressaisit. « Ils disent là-dedans, reprit-il à voix légèrement plus basse, que Proxmire ne s'est pas présenté au détachement SS du secteur de Shilo pour sa nouvelle affectation. Ils paraissent inquiets, mais pas outre mesure. Ils demandent juste à Charon de confirmer qu'il est parti en hyperespace à l'heure dite. Mais ils précisent aussi que son remplaçant n'arrivera pas avant deux mois T – donc avec presque quatre mois de retard en tout. » Lethridge eut un sourire ironique. « Celui qui a rédigé Ce message avait l'air de penser que le retard rendrait Tresca fou furieux. Il s'est donné du mal pour expliquer que le réseau de courriers est un peu perturbé ces derniers temps. Apparemment, SerSec ne possède pas autant de vaisseaux que nous le pensions. Ils semblent beaucoup se reposer sur les courriers de la Flotte, or celle-ci dépêche ses propres courriers aux quatre coins de la RPH pour coordonner les mouvements d'unités ordonnés par la citoyenne ministre McQueen. — Comme quoi à quelque chose malheur est bon, murmura Metcalf. — Bien d'accord. Mais il nous reste un problème : qu'est-ce que je réponds à ce courrier ? fit Lethridge. Je lui balance la réponse préenregistrée ? « Mmm. » Metcalf fronça les sourcils, les mains toujours croisées derrière le dos, se balançant sur la pointe des pieds out en réfléchissant. Il aurait été tellement plus confortable de pouvoir consulter l'amiral Harrington à ce sujet, mais elle Hait injoignable pour la même raison que le commodore Ramirez et le capitaine Benson : aucun d'eux ne se trouvait sur la planète à cet instant. Ramirez et Benson rafraîchissaient leurs compétences de commandement à bord du Krashnark, en lien avec le croiseur léger Bacchante, anciennement propriété de SerSec, et l'amiral Harrington les avait accompagnés en observatrice, pour éventuellement leur soumettre quelques problèmes tactiques impromptus. C'était l'une des raisons pour lesquelles Metcalf avait si soigneusement déterminé la trajectoire d'approche du courrier : le tenir loin de la zone d'exercice. Et elle espérait que les équipes du centre d'opérations de combat qu'Ascher et elle avaient formées à bord du Krashnark avaient profité de l'occasion pour opérer une détection passive sur cible réelle. Et qu'elles ne faisaient pas honte à leurs professeurs. Sa bouche s'anima de nouveau, révélant cette fois une grimace. Ils faisaient d'énormes progrès mais, en dehors des quelque quatre mille prisonniers de guerre manticoriens et graysoniens qui ne se trouvaient pas sur l'Enfer depuis plus de cinq ans T, la crème de leur personnel n'avait pas servi depuis au moins dix ans. Certains, comme Benson, étaient plutôt dépassés d'un demi-siècle, et débarrasser leurs connaissances d'une telle couche de rouille exigeait un traitement de l'ordre (le la bonne vieille -charge nucléaire. Bien sûr, Benson était un cas particulier, Metcalf le reconnaissait. Le capitaine de vaisseau possédait un véritable don – elle était peut-être même aussi efficace dans un fauteuil de commandement que l'avait été, disait-on, l'amiral Harrington – et ses réflexes professionnels revenaient à une vitesse ahurissante. Mais bon nombre des autres demeuraient assez pathétiques selon les critères de la FRM. C'est pourquoi Metcalf priait pour qu'ils n'aient pas affaire à des équipages de la flotte régulière dont la qualité approcherait celle, disons, des hommes de Lester Tourville. L'après-midi ne serait guère plaisant dans l'espace en ce cas. Allez, arrête un peu, se dit-elle avec une sévérité lointaine. Jusque-là, les remises à niveau donnent de meilleurs résultats qu'on n'aurait pu s'y attendre, non ? Et c'était vrai. Le Bacchante était arrivé tranquillement, aussi innocent et confiant que le Krashnark, et Warner Caslet avait guidé son pacha à travers les champs de mines et les plateformes d'armes à énergie aussi facilement qu'il l'avait fait avec le citoyen capitaine de vaisseau Pangborn. La prise du bâtiment lui-même avait été un peu plus problématique, car le Bacchante ne faisait escale que pour permettre à l'équipage de prendre un peu de repos à terre et refaire le plein de légumes frais. Comme il ne livrait aucun prisonnier, il était beaucoup plus difficile de justifier l'envoi de plusieurs navettes pleines d'hommes en armes à sa rencontre. D'ailleurs, ça s'était avéré impossible... mais aussi inutile. Le citoyen capitaine de frégate Vestichov n'aurait pas pu se rendre plus vite quand les systèmes de visée d'une dizaine de plateformes de grasers avaient verrouillé son bâtiment à moins de douze mille kilomètres. Le croiseur léger était ainsi devenu la seconde unité de ce que le commodore Ramirez avait baptisé la Flotte élyséenne. Il n'était pas aussi puissant que le Krashnark, et de loin, et Metcalf savait que l'amiral avait hésité à le laisser partir comme courrier vers l'Alliance, mais le capitaine de corvette lui était reconnaissante de ne pas l'avoir fait. Disposer de deux bâtiments qui pouvaient s'exercer l'un contre l'autre avait au moins multiplié par deux l'efficacité de leur programme de remise à niveau rapide. Et maintenant que nous avons deux vaisseaux, l'amiral est sur l'un, le commodore McKeon sur l'autre, et ils ont emmené Ramirez et Benson avec eux. Ce qui signifie qu'il me revient de choisir comment réagir, à moins de vouloir entraîner Simmons dans cette histoire. Or je ne peux pas le faire tant qu'on ne me l'amène pas à l'autre bout du lien com, et même alors, je ne devrais pas me défausser sur lui de la décision. Parce que plus longtemps ce vaisseau reste planté là, plus les risques sont grands que quelque chose nous pète à la figure, non? « Sortez la réponse standard, Anson », dit-elle, et à sa propre surprise sa voix sonnait presque aussi calme que celle de l'amiral en des conditions équivalentes. « Transmettez-la, et que ce vaisseau dégage avant que l'équipage ne remarque un détail malheureux. — Bien, madame », répondit Lethridge en y mettant les formes, le regard plein de respect pour la rapidité avec laquelle elle avait pris sa décision. Il eut un signe de tête à l'adresse d'Alwyn. « Vous avez entendu le commandant. On les renvoie chez eux. — À vos ordres, monsieur. » L’officier marinier entra une ligne de commande sur son pupitre, et Metcalf regarda un témoin vert clignoter, confirmant la transmission du message préenregistré que l'amiral Harrington avait demandé à Harkness et Scotty Tremaine de créer six mois plus tôt. Il ne dirait rien de bien intéressant à celui qui le recevrait – seulement que Proxmire et son équipage étaient partis comme prévu vers leur destination suivante. Le message venait de l'officier de communication en chef du camp Charon, grâce aux efforts de synthèse d'images informatique de Harkness. La véritable responsable de com s'était pendue cinq mois auparavant plutôt que de passer en cour martiale pour avoir torturé et assassiné des prisonniers, Metcalf ne comprenait pas bien la logique qui l'y avait menée mais, à la lumière des preuves rassemblées contre elle, elle n'avait fait qu'avancer de quelques semaines la date de sa mort, sans rien changer aux modalités. Grâce à Harkness, toutefois, ils n'avaient pas vraiment eu besoin d'elle, et maintenant le message se dirigeait vers le courrier. L'heure et la date avaient été laissées en blanc lors de l'enregistrement, mais les ordinateurs avaient automatiquement rajouté celles du moment de la transmission. En revanche il ne mentionnait pas la destination de Proxmire - et c'était plus gênant - car aucun de ceux qu'ils avaient pu prendre vivants ne paraissait connaître son affectation suivante, et Metcalf avait été tentée de mettre à jour l'enregistrement maintenant qu'ils savaient qu'on l'attendait à Shilo. Mais cela n'était sans doute pas assez important pour justifier qu'elle bidouille le message au risque de dérégler autre chose. Ceux qui leur posaient la question savaient où Proxmire devait aller, et un simple « est parti à la date prévue » devait amplement suffire. « Réception du message confirmée, madame », annonça Alwyn. Metcalf hocha la tête. « Autre chose dans la file qui requière une réponse immédiate ? — Rien d'autre, fit Lethridge. Évidemment, nous n'avons pas encore ouvert la plupart des courriers, ajouta-t-il. — Compris. Mais je veux que ce vaisseau s'en aille le plus tôt possible et, si rien d'autre n'est signalé comme urgent, personne ne s'offusquera que nous ne répondions pas avant de le renvoyer. Transmettez l'autorisation de partir, Anson. — Bien, madame. » « Message entrant de la part du camp Charon », annonça la citoyenne enseigne Howard. Heathrow fit pivoter son fauteuil vers elle, mais elle était occupée à taper des commandes sur son pupitre. Puis elle releva les yeux. « Une réponse reçue et stockée dans les banques de données sécurisées, monsieur. Pas d'autre réponse ni de messages sortants. Nous sommes autorisés à partir. — Les informations concernant le plan de vol ? demanda Bouret. — Elles arrivent, monsieur, répondit Howard. Je les transfère sur votre pupitre. — Je les ai », confirma Bouret un instant plus tard. Il étudia les vecteurs et les accélérations affichés sur son répétiteur de manœuvre puis émit un petit bruit mêlant satisfaction et dégoût. « Pas bien compliqué, pacha. On reprend le même chemin qu'à l'aller, dans l'ensemble, à part deux ou trois petits détours. — Des détours ? répéta Heathrow en haussant les sourcils. — Juste des conneries de planétaires, pacha », assura Bouret - en veillant bien à employer une formule générique plutôt que de traiter les hommes de SerSec d'imbéciles. « Ils roulent un peu des mécaniques. Le citoyen capitaine de frégate Jefferies m'a prévenu, en me donnant les coordonnées du système, qu'ils aimaient bien se conduire ainsi. — Très bien, soupira Heathrow. Si c'est comme ça que ça marche ici, eh bien, on fera avec. Sommes-nous autorisés à partir dès maintenant? — Oui, monsieur, répondit Howard. — Et, d'après ceci, nous avons même le droit d'utiliser nos impulseurs, pacha, intervint Bouret. — Ô jour radieux ! marmonna discrètement Heathrow avant de presser un bouton de com sur le bras de son fauteuil. — Machines, répondit une voix. — Ils vont nous laisser rallumer nos impulseurs, Anderson, fit Heathrow. Sous quel délai pouvez-vous mettre les noyaux en ligne ? — Accordez-moi sept minutes et ce sera prêt, pacha, assura le lieutenant de vaisseau. — Bien. » Heathrow lâcha le bouton et se tourna de nouveau vers Bouret. « Bon, Justin, nous avons de la masse de réaction à brûler, alors on se tire d'ici tout de suite. On opérera la transition avec les impulseurs dès qu'Anderson pourra les enclencher. — Pas de problème, pacha », acquiesça Bouret avec enthousiasme avant de taper des commandes sur son pupitre. Puis il prit la manette en main. « Virons vers nouvelle trajectoire de un-sept-huit relatif, même plan, annonça-t-il, et le courrier frémit à l'allumage de ses réacteurs. — Et c'est ainsi que nous quittons le doux soleil de l'Enfer », marmonna Heathrow. « Eh bien, en tout cas, il s'en est mieux tiré que salît prédécesseur », se dit tout bas Metcalf en regardant les bandes gravitiques du courrier se lever. Le petit appareil s'éloigna de la planète à toute vitesse, accélérant pleinement sur une course qui le faisait passer très loin de la zone d'exercice de l'amiral, et elle eut un sourire en coin. Ces gens ne se doutaient pas qu'ils avaient frôlé la destruction, songea-t-elle, et tant mieux pour eux. Ils furent nombreux dans le central de commandement à laisser échapper un soupir de soulagement tandis que le vaisseau s'éloignait. Bien sûr, certains ne se joignirent pas à eux : tout le monde ne se réjouissait pas de laisser un bâtiment s'en aller, même s'il paraissait n'avoir aucun soupçon. Pour sa part, Metcalf était du même avis que l'amiral, surtout dans le cas présent. Il était bien plus malin de laisser les courriers entrer et sortir de Cerbère et dire que tout y était normal plutôt que de transformer le système en trou noir. Et puis il s'agissait d'un vaisseau de la flotte régulière et non d'une unité de SerSec, ce qui signifiait que son équipage était beaucoup moins susceptible de remarquer les petites anomalies qui auraient pu se glisser dans le comportement des nouveaux maîtres du camp Charon. D'ailleurs, s'ils ressemblaient à la plupart des officiers que Metcalf avait croisés pendant son incarcération à bord du vaisseau amiral de Lester Tourville, ils n'avaient pas envie d'en apprendre plus que nécessaire sur SerSec. Autrefois, Metcalf trouvait que certains de ses collègues de la FRM poussaient leur rivalité traditionnelle avec les fusiliers royaux à des extrêmes ridicules, mais même le pire d'entre eux finissait par admettre à contrecoeur que les fusiliers étaient des êtres humains. La Flotte populaire pour sa part semblait encore indécise sur la question dans le cas de SerSec. Elle eut un sourire ironique, mais elle ne fit part à personne de cette idée. Toutefois, elle le reconnaissait, s'il n'y avait pas eu cette requête à propos du vaisseau de Proxmire, elle aurait peut-être été plus encline à s'accrocher à ce courrier, flotte régulière ou non. Il aurait été simple de décider d'envoyer un courrier sans armes qui ne possédait ni la puissance de feu nécessaire au combat ni des systèmes environnementaux permettant le transport en masse de passagers vers l'Alliance... s'ils n'avaient pas su que quelqu'un attendait l'arrivée immédiate de cette unité avec la réponse à sa question. Le système le plus proche dont ils pouvaient avoir la certitude que l'Alliance l'aurait conservé, même face à la nouvelle attitude agressive des Havriens, était l'Étoile de Trévor, qui se trouvait à plus de cent trente-cinq années-lumière de Cerbère. Même à un courrier, il faudrait plus de deux semaines pour faire un tel voyage – voire vingt jours, à moins de vouloir jouer un jeu très dangereux avec le mur iota de l'hyperespace – en ne comptant que l'aller. Si quelqu'un de plus proche – disons à cinq ou six années-lumière – attendait que le courrier lui ramène des nouvelles du capitaine de corvette Proxmire et qu'il ne se montrait pas, ce quelqu'un pourrait bien décider de venir voir ce qui retardait tant les facteurs de SerSec dans le système de Cerbère. Auquel cas il arriverait certainement bien avant de quelconques renforts de l'Étoile de Trévor. « On a un autre truc intéressant, Géraldine. » Elle se retourna, tirée de ses pensées par la voix de Lethridge, et haussa un sourcil. Le ton de sa voix était très différent cette fois, et son expression aurait pu être qualifiée d'enthousiaste, agitée, songeuse ou un mélange des trois. « De quoi s'agit-il ? demanda-t-elle en retraversant la salle de contrôle dans sa direction. — Les ordinateurs viennent de finir de décoder le message suivant dans la file, et on dirait que nous allons avoir de compagnie. — De la compagnie ? » Sa voix était plus énergique, et il lui adressa un sourire pincé. De la compagnie, répéta-t-il. Les Havriens ont de nouveau frappé l'Alliance. Cette fois, ils ont repris Seabring, et on dirait qu'ils vont essayer de tenir le système. En tout cas ils comptent envoyer un chargement complet de mines et de plateformes à énergie pour étoffer leurs défenses, et ils ont besoin d'un paquet d'ouvriers pour les rendre opérationnelles. — Et... ? l'encouragea Metcalf lorsqu'il s'interrompit. — Et SerSec a décidé de "réhabiliter" provisoirement certains des prisonniers politiques présents ici. Ils prévoient de passer avec une flottille de transporteurs pour en ramasser environ soixante-dix mille, qui serviront de main-d’œuvre en espace profond pour l'installation de tout ce matériel. — Des transporteurs ? » Metcalf se redressa, les yeux brillants. « Hé, c'est génial ! Exactement ce dont on a besoin ! — Certes, approuva sombrement Lethridge. Sauf qu'ils ne viennent pas tout seuls. — Comment ça ? » Le front de Metcalf se plissa en remarquant son changement de ton. « J'ai dit qu'ils avaient l'intention de tenir le système, Géraldine, lui rappela-t-il. Et l'un des éléments qui semblent les inquiéter, c'est que les autochtones préféraient manifestement notre occupation à celle de Havre. Du coup, SerSec envoie l'un de ses principaux généraux avec l'équivalent de deux divisions en bataillons d'intervention avec équipement de combat complet : armures, engins d'assaut et véhicules blindés lourds, afin de les "repacifier" si besoin. Et comme la force tout entière est expédiée sous le contrôle de SerSec depuis son QG de secteur à Shilo, ils se sont dit, tant qu'à faire, qu'il valait mieux regrouper les deux volets de façon à ne fournir qu'une seule escorte. — Vous voulez dire que nous avons deux divisions de sbires de SerSec en route pour le système ? demanda lentement Metcalf. — C'est exactement ce que je veux dire, répondit Lethridge sans détour. Et elles arriveront escortées de croiseurs de combat et de croiseurs lourds appartenant à SerSec. — Mon Dieu seigneur, murmura Metcalf sur le ton de la prière. — J'espère qu'Il vous écoute, fit Lethridge dans un sourire sans joie, parce que nous allons avoir besoin de Lui. D'après le message, nous pouvons les attendre sous trois semaines. Et avec autant de gradés SS réunis au même endroit, je ne crois pas, bizarrement, que nos visiteurs se contenteraient de poignées de main virtuelles avec notre cyberversion du maréchal de camp Tresca, même s'ils ne s'attendaient pas à ce que nous soyons prêts à leur confier soixante-dix mille esclaves ! CHAPITRE QUARANTE-QUATRE Ça représente une sacrée puissance de feu, Honor, fit remarquer Harriet Benson, réaliste. Et un paquet de chances que ça tourne mal si une seule unité ne se comporte pas conformément à nos attentes. — Je vous l'accorde », répondit Honor. Assise avec ses proches conseillers, elle étudiait les données concernant les bâtiments qui devaient arriver sous peu de Shilo. Deux des nouveaux croiseurs de combat de classe Seigneur de la guerre – le Wallenstein et le Farnèse – étaient confirmés, de même que les croiseurs lourds Arès, Huan-Ti et Ishtar et le croiseur léger Hippocampe. La classe des croiseurs n'était pas mentionnée mais, d'après leurs noms, les trois lourds étaient sans doute des Mars comme le Krashnark, et l'Hippocampe appartenait probablement à la nouvelle classe de Frégates, comme le Bacchante. Le reste de l'escorte – la présence même de vaisseaux d'escorte supplémentaires – faisait encore l'objet de débats quand le courrier était parti, mais il y aurait sans doute au moins quelques unités de plus. S'il s'était agi d'une escorte de la Flotte pour des transports de troupes à destination d'un système situé sur le front, disons, ça aurait été le cas, et parmi les unités supplémentaires auraient figuré au moins deux ou trois contre-torpilleurs dans le rôle d'éclaireurs avancés. Mais c'était une opération SS, et le Service ne s'était pas intéressé aux petits bâtiments de guerre quand il avait entrepris de monter sa flotte privée. Honor ignorait pourquoi au juste, bien qu'elle soupçonnât le narcissisme institutionnel de SerSec de ne pas y être étranger. Toutefois, la conviction manifeste des pattes noires qu'ils finiraient tôt ou tard par affronter des vaisseaux mutins de la Flotte populaire pouvait aussi contribuer à l'expliquer, elle l'admettait. Après tout, il était logique d'opter pour un avantage en termes de tonnage si on pouvait se le permettre. Ce qui laissait en suspens une question intéressante : pourquoi SerSec n'avait-il pas voulu de cuirassés ni de supercuirassés ? Parce que des bâtiments de cette taille mobilisent trop de personnel pour leur équipage ? s'interrogeait Honor. C'est possible, j'imagine. Ou peut-être un membre du comité de salut public a-t-il tout simplement compris la folie qu'il y avait à laisser le chef de ses « forces de sécurité » réunir une flotte de combat qui ne dépendait que de lui. Enfin, ça n'a pas vraiment d'importance dans notre cas. « Harriet a raison, madame, intervint doucement Warner Caslet. Les Seigneurs de la guerre sont de gros bâtiments – au -moins autant que vos unités de classe Hardi. Je sais que vous n'avez pas vu grand-chose du Tepes, mais moi si, et il était plus lourdement armé que vos vaisseaux à tonnage équivalent. Bien sûr, leurs systèmes ne sont pas aussi performants que les vôtres, ils ont donc besoin de cette puissance brute pour compenser, mais ce sont quand même de gros clients. — Je n'en doute pas, répondit Honor, et je sais que Harriet a raison : rien que le nombre d'unités auxquelles nous sommes confrontés multiplie les risques que quelque chose tourne mal. Mais je crois que vous ne comprenez pas bien ce que je veux dire. Pour la première prise, en tout cas, peu importe qu'ils envoient des supercuirassés ou des contre-torpilleurs, ni même combien. S'ils respectent les procédures opérationnelles standard, la force tout entière – escortes et transporteurs – restera groupée et s'approchera suffisamment pour que nos armes orbitales les mettent en joue. Dans ce cas, nous pouvons détruire tout ce qui s'impose, et, de notre point de vue, le pire qui puisse arriver serait d'annihiler un vaisseau plutôt que de le prendre intact. Mais qu'un seul contre-torpilleur ne se conforme pas aux procédures standard et n'approche pas assez, et il n'a plus qu'à s'enfuir chercher de l'aide; alors nous sommes morts. » Elle haussa les épaules, et Alistair McKeon hocha la tête. Il avait l'air d'avoir croqué des fruits trop amers et il n'était pas le seul. Personne autour de la table de conférence ne semblait très joyeux... à l'exception peut-être d'Honor. Et en plus je me sens vraiment gaie, songea-t-elle, un peu surprise. Parce que je suis aussi confiante que j'essaye de le paraître ? Ou peut-être parce que je me réjouis que l'orage éclate enfin? Évidemment, il n'avait pas encore éclaté. Ce n'était qu'une première averse – ou la troisième, si on considérait le Krashnark et le Bacchante comme les deux premières – et il y en aurait sûrement d'autres avant que l'aventure ne se termine. « Pour continuer sur une note plus optimiste, dit-elle, regardez toute la capacité de transport sur laquelle nous faisons main basse si nous réussissons notre coup. » Elle désigna de la tête les données concernant les cinq transporteurs de classe Long Cours qu'escorteraient les vaisseaux de guerre. « Ils fournissent de quoi emporter soixante-dix mille travailleurs forcés, en admettant que Tresca puisse en trouver autant en si peu de temps, plus quarante et un mille techniciens et superviseurs, et vingt-quatre mille troupes terrestres SS – sans parler des huit mille hommes affectés en soutien aux bataillons d'intervention. Cela porte le total à plus de cent quarante mille et, d'après les indications, ces vaisseaux sont en fait conçus pour combler chacun les besoins environnementaux de quarante mille personnes en dehors de leur propre équipage, donc SerSec ne les emploiera pas à pleine capacité. — Le message expliquait-il pourquoi ils ne les emploient pas à pleine capacité ? — Non, répondit Honor. À mon avis, ils comptent ramasser du personnel supplémentaire en chemin. Mais ce qui compte pour nous à cet instant, c'est que nous pouvons nous emparer d'une capacité de transport pour deux cent mille de nos hommes rien qu'avec les transporteurs. Ensuite, chacun des croiseurs de combat possède un effectif normal de deux mille deux cents personnes, ce qui nous fait encore quatre mille quatre cents, plus un millier par croiseur lourd – soit, en comptant le Krashnark et les trois que nous savons en route, quatre mille autres. Nous disposerions donc d'un environnement pouvant supporter... combien ? Deux cent huit mille de nos hommes ? — Soit cent quatre-vingt-six mille de moins que ce dont nous avons besoin, souligna McKeon sur un ton qui indiquait qu'il détestait être la voix de la raison. — Si on prend les chiffres réglementaires, vous avez raison, monsieur », intervint Montoya. Honor avait demandé au médecin d'assister à la réunion expressément pour traiter la question des systèmes environnementaux, et il pivotait maintenant pour faire face à tout le monde. « Mais ces transporteurs ont été conçus autour d'une forte capacité environnementale de réserve. Nous pourrions porter la charge d'un Long Cours de quarante mille à environ cinquante mille sans mettre en péril ses systèmes. Au besoin, je serais prêt à parier sur cinquante-six, voire cinquante-sept mille. Il ne faudrait pas pousser plus à moins d'être certain qu'il ne s'agisse que d'un saut de puce, mais les usines environnementales devraient supporter la charge atmosphérique d'un tel nombre aussi loin que nécessaire. Le pire problème sera la promiscuité physique, parce qu'il faut un cubage en conséquence, et les autres systèmes de traitement des déchets seront fortement sollicités. Mais il s'agit de transporteurs militaires. Ils sont aussi conçus pour emporter des équipements de combat lourds, et nous pourrions sans doute renforcer les systèmes de recyclage en cannibalisant toutes les navettes et pinasses de Styx pour ajouter leurs dispositifs environnementaux en appui dans les hangars à marchandises. Ce ne serait ni esthétique ni élégant, mais il devrait y avoir suffisamment d'air à respirer une fois que nous aurons terminé. — Je n'avais pas pensé aux navettes, reconnut McKeon en faisant la moue d'un air absorbé. Vous avez raison concernant les Longs Cours, poursuivit-il. Ils sont beaucoup trop lents pour servir comme de véritables transporteurs d'assaut, mais ils sont conçus pour emporter tout l'équipement de leurs troupes embarquées en plus du personnel lui-même. Si nous nous débarrassons de tout le matériel présent dans leurs cales à véhicules, nous devrions réussir à entasser trois ou quatre douzaines de pinasses dans chacune. D'ailleurs, ils en ont sans doute déjà autant dans leurs hangars d'appontement et, si c'est le cas, nous pouvons même en garer bon nombre sur la coque externe. Souvenez-vous que les Havriens prévoient beaucoup plus de points d'arrimage pour appareils légers que nous. — Vous envisagez d'y mettre des gens plutôt que dans les transporteurs ? demanda Ramirez. — Non, je pensais plutôt à tous les connecter aux systèmes environnementaux internes des vaisseaux en guise d'usines relais, ou peut-être de propulseurs auxiliaires. — Mais même sans cela, les chiffres de Fritz nous mènent au-delà de deux cent quatre-vingt-cinq mille personnes, dit Honor en relevant les yeux d'un bloc-notes à l'ancienne où elle venait de gribouiller des chiffres. — En effet, répondit Cynthia Gonsalves. Mais je n'aime pas ça. Même en admettant que la proposition d'Alistair pour l'utilisation des navettes et des pinasses fonctionne, le résultat sera un assemblage fragile de bric et de broc. Et si nous partons sans marge de sécurité, nous créons une situation dans laquelle, si le moindre élément du système de régulation vitale défaille, des gens mourront. » Elle paraissait inquiète et Honor ouvrit la bouche pour lui répondre, mais Jésus Ramirez la prit de vitesse. — Vous avez raison, dit-il simplement. D'un autre côté, si le système tient le coup, on les sort tous d'ici. Et si nous ne les évacuons pas d'une manière ou d'une autre, ils finiront de toute façon par mourir. À moins que quelqu'un dans cette pièce nous croie capables de tenir la planète indéfiniment contre SerSec... voire la Flotte havrienne régulière, si nous nous révélons un trop gros morceau pour les SS seuls. — Évidemment non, reconnut Gonsalves. Je le sais bien. Simplement, l'idée de pousser les systèmes au maximum sans aucune marge me dérange beaucoup. — Je suis d'accord, fit Gaston Simmons. Mais, pour être honnête, je m'inquiète plus pour les cent mille et quelques que nous n'arriverons pas à caser à bord. » Tous les regards se tournèrent vers lui, et il haussa les épaules. « Je crois que dame Honor a raison de penser que nous pouvons prendre tous les vaisseaux que Shilo envoie par ici. En tout cas, nous devons partir de ce principe, sinon autant laisser tomber dès maintenant. Mais même en admettant que nous entassions autant de gens que possible à bord de ces vaisseaux, que faisons-nous de ceux qu'on ne peut pas y caser ? On les abandonne ici ? — Non, répondit Honor si brutalement que tous se tournèrent vers elle. Nous n'abandonnerons personne qui ait déclaré vouloir quitter cette planète. — Mais si nous ne pouvons pas tous les évacuer... commença Gonsalves. — Nous ne pouvons pas tous les évacuer d'un seul coup à bord des transporteurs que nous pensons avoir à disposition, fit Honor. Donc nous en envoyons autant que nous le pouvons par le premier convoi. — Le premier convoi ? répéta prudemment McKeon. — Exactement. » Honor eut un léger sourire qui n'exprimait aucun amusement. « En admettant que nous prenions les unités de Shilo intactes, nous chargeons les transporteurs et les envoyons vers l'Alliance avec tous ceux qui peuvent tenir à Nord, mais nous gardons les vaisseaux de guerre ici. » McKeon fronça les sourcils. Il la voyait venir et il n'aimait pas du tout son idée. Ce qui ne voulait pas dire qu'il envisageait une solution plus satisfaisante. « Garder les vaisseaux de guerre ici ? » Jésus Ramirez regarda Honor en inclinant la tête et se gratta le menton d'un songeur. « Est-ce que vous pensez à ce que je crois ? — Probablement. » Cette fois il y avait une pointe (l'humour dans le demi-sourire forcé d'Honor. « Nous ne savons pas ce qui viendra après ce premier convoi, ni qui, nais si nous parvenons à nous emparer des deux croiseurs de combat et des trois croiseurs lourds, outre tout ce qu'ils enverront pour compléter l'escorte, nous aurons un embryon d'escadre assez respectable. Si nous installons à leur bord des équipages, quitte à ce qu'ils soient très réduits, nous aurons la capacité d'intercepter les suivants même s'ils se méfient et refusent d'entrer à portée des armes orbitales. Ils nous donneront aussi un élément de combat mobile qui devrait nous permettre de réfléchir à une stratégie défensive beaucoup plus flexible si jamais l'ennemi arrive en force. — J'aime cette idée, Honor, fit Benson, mais vous ne croyez pas qu'on devient un tout petit peu trop ambitieux ? Je sais que, pour ma part, je suis rouillée, et nous n'avons plus que trois semaines pour nous remettre à niveau. Où trouverons-nous le personnel nécessaire pour armer autant d'unités ? — Warner ? » Honor se tourna vers Caslet en haussant le sourcil. « Vous connaissez mieux que nous les exigences des bâtiments havriens en termes de personnel. Quel serait l'effectif minimal requis pour manœuvrer efficacement un Seigneur de la guerre au combat ? — C'est assez difficile à dire, madame, vu que je n'ai jamais servi à bord de l'un d'eux, répondit-il tout en se frottant le sourcil gauche, en pleine réflexion. On peut commencer par faire une croix sur les fusiliers, dit-il, songeur. Nos... Je veux dire, les fusiliers de la Flotte populaire n'ont pas vraiment de rôle à tenir dans les combats entre vaisseaux, ils ne font qu'apporter leur aide au contrôle d'avarie, donc nous emportons des effectifs de fusiliers plus réduits que les unités manticoriennes. Nous économiserions environ trois cents hommes de ce côté, ce qui nous ramènerait à mille neuf cents. Ensuite, nous pourrions sans doute diviser par deux les effectifs de la salle des machines et nous passer de deux cent cinquante personnes supplémentaires. — Diviser par deux les effectifs des machines ? » McKeon paraissait dubitatif, et Caslet haussa les épaules. — Il va bien falloir prendre des risques quelque part, fit-il remarquer, et nos sections "machines" sont beaucoup plus étoffées que les vôtres parce que nos techniciens sont moins bons. Le pire sera la perte de personnel pour le contrôle d'avarie – qui sera encore aggravée par l'absence des fusiliers, bien sûr. — Effectivement, fit Honor. D'un autre côté, je pense que, si nous devons combattre, il faudra que l'affrontement soit court et décisif pour nous être utile. Le contrôle d'avarie pourrait bien ne pas être déterminant dans ces conditions. — Ça me semble un peu optimiste, Honor, dit McKeon avant de hausser les épaules. D'un autre côté, Warner a raison. Nous devons prendre des risques quelque part. Alors de combien pouvons-nous encore réduire les équipages, Warner ? — Nous les avons déjà réduits de plus de cinq cents personnes, répondit Caslet, et si nous limitons les servants d'affût d'armes à énergie au strict minimum nécessaire pour opérer en contrôle local, au cas où nous perdrions le réseau central de contrôle de tir, que nous fassions de même pour les lance-missiles et que nous sabrions complètement la section des hangars d'appontement, nous pouvons sans doute réduire le personnel de... trois cents à trois cent vingt-cinq hommes par vaisseau. Je ne vois pas comment nous pourrions encore restreindre l'équipage d'un Seigneur de la guerre tout en conservant une machine efficace au combat. — Nous disons donc cinq cent cinquante plus trois cent vingt-cinq ? » fit Honor. Il acquiesça. « Très bien, cela nous fait huit cent soixante-quinze, et les effectifs tombent donc à mille trois cents par bâtiment. — Mille trois cent vingt-cinq, d'après mes calculs, rectifia McKeon avec un petit sourire. Mais, bon, qui s'en préoccupe ? — Moi, dit-elle. Et il n'est pas très poli d'attirer l'attention sur mes difficultés en mathématiques. — Vous vous en êtes chargée », répondit-il, et elle se mit à rire. Ses autres officiers la regardaient, perplexes, devinant qu'il y avait là une plaisanterie qu'ils ne comprenaient pas faute de la connaître depuis assez longtemps, mais elle sentit leur humeur s'éclaircir. « Oui, sans doute, reconnut-elle au bout d'un moment, mais en partant de vos chiffres, donc, deux Seigneurs de la guerre exigeraient un effectif total de deux mille six cent cinquante personnes. — Je crois, oui », acquiesça McKeon, l'œil brillant. Elle lui retourna son sourire puis reporta son attention sur Caslet. « Et de combien pourrions-nous amputer les équipages des vaisseaux de classe Mars, Warner ? — À peu près dans les mêmes proportions, madame. Disons quarante pour cent. — Ce qui les met à environ six cents membres d'équipage chacun, murmura-t-elle en gribouillant de nouveau sur son bloc-notes. Donc deux mille quatre cents pour les quatre. Auxquels on ajoute les deux mille six cent cinquante... » Elle inscrivit un total et inclina la tête en le contemplant. « Sans compter le Bacchante et l'Hippocampe, je trouve un résultat de cinq mille cinquante personnes. En ajoutant les deux croiseurs légers à un peu moins de cinq cents chacun, on arrive à six mille tout pile. Ça vous semble honnête ? — Je n'aime pas l'idée de réduire à ce point les équipages, répondit McKeon, le front plissé. Mais Warner a sans doute raison de croire que nous pourrions nous en tirer ainsi en cas d'absolue nécessité. Surtout si nous nous débrouillons pour n'attaquer que sur un flanc. » Il se frotta la mâchoire puis haussa les épaules. « Très bien, six mille me semble un chiffre raisonnable... étant donné les circonstances. » Ramirez et Benson hochèrent vigoureusement la tête, suivis un peu plus lentement par Gonsalves et Simmons. Gonsalves. semblait encore moins enthousiaste que les autres, mais elle acquiesça fermement. « Eh bien, nous avons environ cinq mille prisonniers de guerre alliés dont les connaissances sont encore relativement fraîches dans la mesure où ils n'ont été déposés ici que récemment, fit Honor, et nous en avons mille huit cents autres remis à niveau à bord du Krashnark et du Bacchante. D'après mes calculs, cela fait six mille huit cents personnes... soit huit cents de plus que nécessaire. — Et que ferions-nous des autres vaisseaux de guerre qu'ils pourraient envoyer ? » s'enquit Benson. Tout le monde se tourna vers elle, et elle sourit. « Après tout, puisque nous faisons assaut de confiance, imaginons qu'ils étoffent l'escorte et que nous prenions toutes les unités intactes. Si nous y parvenons, je n'aimerais pas être dans l'incapacité d'utiliser au mieux tout ce dont nous pourrons nous emparer. — Je doute que nous puissions trouver les effectifs nécessaires pour armer davantage d'unités, intervint Simmons. Avec trois ou quatre mois de plus, ce serait sans doute possible. La plupart de nos hommes étaient de formation militaire avant d'être envoyés ici, donc nous savons qu'ils sauraient gérer cette charge, en admettant que nous ayons le temps de les remettre à niveau sur du matériel moderne... ce qui n'est pas le cas. D'ailleurs, un bon pourcentage de ces prisonniers de guerre alliés dont vous parliez vont avoir besoin d'une petite piqûre de rappel avant de se lancer dans l'action, dame Honor. — En effet, répondit-elle. Mais nous pouvons sans doute trouver suffisamment de monde pour s'occuper des centrales et assumer les postes de commandement sur les unités supplémentaires que nous prendrions – il ne nous faudrait pas plus de quarante à cinquante personnes pour cela. Tout en nous permettant de caser encore plus d'anciens prisonniers dans les quartiers de l'équipage. — Et n'oubliez pas que les vaisseaux de guerre ont toujours plus de marge environnementale qu'aucune autre unité spatiale, transporteurs militaires compris, fit remarquer Montoya. Les concepteurs de la FRM partent toujours du principe qu'un bâtiment de guerre va subir des avaries, et ils prévoient donc autant de redondance que possible dans les systèmes de survie. Nous pourrions augmenter les effectifs d'un équipage d'au moins cinquante pour cent et conserver malgré tout de la marge. En fait, nous viendrions sans doute à bout des réserves de place avant de pousser les systèmes environnementaux à leur limite. — Cela nous permettrait donc d'évacuer encore quatre ou cinq mille personnes de plus », fit Ramirez. Il regarda dans le vague quelques secondes puis hocha la tête. « Ça me plaît, dit-il avec conviction. — Je n'irais pas jusque-là pour ma part, répondit Benson avec un petit sourire. Mais je ne vois pas de meilleure solution – ni même d'aussi bonne, d'ailleurs. Alors mettons que ça marche, où allons-nous envoyer les transporteurs saisis ? — L'Étoile de Trévor, proposa McKeon. Nous savons que Manticore ne va pas prendre de risques avec la sécurité de ce système – pas après le mal que nous nous sommes donné pour nous en emparer –, donc nous pouvons être raisonnablement sûrs qu'il sera encore entre des mains amies. Et si la situation s'est dégradée au point que ce ne soit plus le cas, autant rester ici, parce que l'Alliance est foutue. — Je ne sais pas, Alistair. » Honor se carra dans son fauteuil et se frotta le bout du nez. « Je souscris à votre raisonnement, mais n'oubliez pas que nous enverrons des transporteurs militaires havriens potentiellement escortés de vaisseaux de guerre havriens. On risque d'avoir la gâchette .facile dans un système comme l'Étoile de Trévor, après ce qui s'est passé à Basilic. — J'aimerais beaucoup rentrer à la maison », intervint doucement Jésus Ramirez, et la douleur qu'exprimait sa voix grave et grondante leur rappela que Saint Martin était sa planète natale. « Mais je pense que vous n'avez pas tort, Honor. — C'est sans doute vrai, reconnut McKeon, mais ça le sera dans n'importe quel système allié désormais. Trévor est la base amie la plus proche dont nous ayons connaissance, ce qui implique un temps de transit inférieur et un risque de l'alliance moindre pour les systèmes de régulation vitale. — Ce n'est pas à négliger, renchérit Gonsalves. Et puis gardez les compensateurs et les hypergénérateurs de ces transporteurs. Il s'agit en fait de cargos dont les Havriens se servent depuis des décennies pour transporter de la main-d’œuvre ou amener des troupes de maintien de la paix dans les zones intérieures troublées. C'est sûrement pour cette raison que SerSec les avait sous la main, mais, comme le disait Alistair, ils sont beaucoup plus lents que toutes les unités d'une flotte régulière envisagerait d'utiliser aussi près d'une zone de combat. Ils ne peuvent même pas atteindre le haut de la bande delta, donc leur vélocité apparente maximale ne dépassera pas les mille années-lumière, or nous sommes très loin du premier territoire ami. Même le voyage jusqu'à l'Étoile .de Trévor prendrait à peu près cinquante jours en temps de la base. L'effet de dilatation temporelle les réduira à une quarantaine de jours subjectifs, mais ça laisse quand même plus d'un mois T aux systèmes environnementaux pour défaillir. Si nous les envoyons plus loin vers l'arrière... » Elle haussa les épaules. « Je sais. » Honor plissa le front et se frotta le nez plus énergiquement, puis elle soupira. « J'espérais les envoyer tout droit vers Manticore ou au moins Grayson, reconnut-elle, mais Alistair et vous avez raison, Cynthia. Plus le trajet sera court, mieux cela vaudra. Mais, dans ce cas, ils vont devoir se montrer très prudents en approchant le périmètre du système. — Prudents, ça, je pense qu'on peut y arriver, assura McKeon. En tout cas, je sais que j'ai tendance à me montrer horriblement prudent quand je frémis d'une terreur abjecte. — Eh bien, d'accord. » Honor parcourut la table du regard. « Dans ce cas, Cynthia, je veux que Fritz et vous veilliez à estimer au mieux notre capacité environnementale réelle pour chaque bâtiment. Gaston, je vous charge d'établir les listes de priorité en vue de l'évacuation. Il m'en faut trois immédiatement : les gens qui devraient partir par le premier voyage si nous n'utilisons que les Longs Cours; ceux qui sont le plus ,à même de former l'équipage des bâtiments de guerre dont nous nous emparerons; et enfin un récapitulatif de tous ceux qui souhaitent quitter ce caillou mais ne figurent pas sur les deux premières. Je veux également que cette dernière liste précise l'ordre dans lequel les personnes seront évacuées à mesure que de nouveaux voyages seront possibles. Je ne veux pas que certains paniquent ou se battent pour une place dans la file. — Bien, madame. Dois-je envisager une espèce de loterie pour établir un ordre dans les listes ? — Je vous laisse en décider, du moins tant que je n'aurai pas vu comment elles se répartissent. Concernant la deuxième liste, je veux des équipages composés uniquement de volontaires pour les vaisseaux de guerre, si c'est possible, mais si nous avons sous la main quelqu'un dont l'expérience est récente, il me le faut. Essayez de convaincre tous les héros réticents de se porter volontaires. Si vous n'y arrivez pas, donnez-moi leurs noms et laissez-moi tenter ma chance. — Bien, madame. — Alistair, je vous charge, Jésus et vous, d'accélérer le programme de remise à niveau autant que possible, parce que Gaston a raison : nous avons effectivement besoin de rafraîchir au moins un peu les connaissances de tout le monde. Je veux que les stagiaires actuellement sur le Krashnark et le Bacchante en sortent sous soixante-douze heures et que le cycle de formation soit réduit à une semaine. — C'est un peu court, protesta McKeon. — Oui, mais c'est tout ce dont nous disposons, répondit Honor sans détour. Augmentez le pourcentage de ceux dont l'expérience est récente dans chaque cycle. Ils peuvent aider ceux qui sont complètement à la traîne en même temps qu'ils dépoussiéreront leurs compétences et, très franchement, je t ne contenterai d'équipages semi-qualifiés pour prendre en charge les escortes si déjà nous parvenons à nous en emparer. Nous pouvons mettre en place des formations complémentaires à bord des vaisseaux plus tard, si les Havriens nous en laissent le temps, mais je veux au moins qu'ils soient capables de se défendre – ou de fuir, si la situation tourne mal – le plus tôt possible. — Compris, fit McKeon. — Bien. Harriet, dit-elle en se tournant vers Benson, j'aimerais pouvoir vous laisser à bord du Krashnark, mais j'ai besoin de vous au centre de contrôle pour l'instant. Nous devons commencer à accélérer les formations là aussi. Nous nous sommes permis de ralentir le rythme une fois que nous avons eu quatre équipes de quart complètes, mais les pupitres de contrôle des armes orbitales ressemblent beaucoup aux pupitres d'armement présents dans les bâtiments de guerre havriens. Débrouillons-nous pour qu'un maximum de gens y soient formés sur la planète. — Oui, madame. » Benson acquiesça fermement, et Honor se tourna vers Caslet avec un de ses fameux sourires en coin. — Quant à vous, Warner, je veux que vous vous rendiez disponible pour tous, partout, à tout instant, vingt-six heures par jour. Je sais bien que nous parlons de SerSec et non de la Flotte populaire, mais vous en connaissez quand même davantage sur les vaisseaux et les procédures en jeu que n'importe lequel d'entre nous. Je suis sûre que nous aurons tous des questions précises à vous poser dans les jours qui viennent, et si vous pensez à quoi que ce soit qui pourrait valoir le coup, n'hésitez pas à en parler. — Bien, madame. » Il lui rendit son sourire, et elle ressentit une satisfaction personnelle intense en décelant le changement de ses émotions. La souffrance que lui causait sa désertion » avait diminué. Elle n'avait pas disparu, et elle doutait qu'elle s'éteigne jamais car c'était un homme d'honneur, un homme bien. Mais il avait fini par en prendre son parti et y voir le prix à payer pour faire ce qu'il estimait juste, et elle le sentait prêt à relever le défi. L'amiral Lady dame Honor Harrington balaya une dernière fois la salle de conférence du regard. Son plan tout entier était insensé, bien sûr... mais ce n'était pas nouveau. Et, insensé ou non, elle les avait amenés jusque-là. Oui, je l'ai fait, songea-t-elle, et, par Dieu, je finirai aussi par tous les ramener à la maison avec moi. « Très bien, dit-elle calmement. Mettons-nous au travail. » CHAPITRE QUARANTE-CINQ I ,e citoyen capitaine de corvette Heathrow se carra dans son fauteuil de commandement et sourit en laissant derrière lui Loïs, seule planète habitée du système de Clarke. Il n'avait pris aucun plaisir à traiter avec le citoyen colonel White, l'officier le plus gradé de SerSec pour le système, mais au moins il y avait d'autres gens sur la planète. Mieux encore, Loïs possédait quelques-unes des plus belles plages de toute la Repu-Nique populaire. Son équipage et lui avaient été accueillis dans le style traditionnel de la Flotte par le capitaine de vaisseau Oison, commandant de la petite patrouille de la FPH détachée sur place, et son personnel des machines avait fait preuve d'un peu de créativité dans les rapports afin de justifier une pleine journée de soleil et de sable supplémentaire. Finalement, songea-t-il avec satisfaction, il y a parfois des avantages à jouer le, rôle de courrier. Ouais, certainement. « Engagez-vous dans la Flotte et vous verrez la Galaxie!» Il renifla dédaigneusement. En fait, c'est sans doute plus vrai pour les équipages des courriers que pour n'importe qui d'autre, maintenant que j'y pense! Il gloussa puis redressa le dossier de son fauteuil dans un soupir à la pensée de leur destination suivante. Il ne se réjouissait pas franchement de l'étape dans le système de Danak. Clarke possédait un détachement SS assez limité qui passait le plus clair de son temps à remplir des fonctions de police. Pour sa part, Heathrow soupçonnait le calme, la chaleur et la langueur de Loïs de les avoir contaminés eux aussi. Le personnel spatial du système se montrait professionnel et efficace à bord des vaisseaux et dans la base orbitale qui servait de quartier général, mais il avait tendance à très vite faire sienne la culture détendue et balnéaire de la planète, tout professionnalisme oublié, dès qu'il touchait le sol — et cela semblait aussi le cas des hommes de SerSec. Mais Danak était une autre affaire... et pas seulement à cause du climat. Certes, le seul monde habité des deux planètes de type plus ou moins terrestre du système, Danak A, se trouvait beaucoup plus loin de sa primaire G8 que Loïs de sa G'. Cela lui valait un climat bien plus frais, et une météo caractérisée par des nuages et des averses additionnées de composés atmosphériques douteux issus de dégazages volcaniques. Ce qui n'en faisait pas moins un séjour plus agréable que Danak B. Celle-ci n'était habitable qu'en théorie et, à la connaissance de Heathrow, personne n'avait jamais exprimé le désir de la visiter, encore moins d'y vivre. Mais Danak, contrairement à Clarke, était colonisé depuis quatre cents ans et, alors que Loïs était un monde balnéaire pourvoyant aux besoins de l'industrie touristique avant son annexion par la République, Danak était déjà fortement industrialisé depuis plus de deux siècles T. Mieux, sa population approchait aujourd'hui les quatre milliards d'individus, un chiffre énorme pour un système aussi proche des frontières de la colonisation. Bref, même si Danak A était une planète affreuse et si ceux qu'on y affectait avaient tendance à devenir austères, le système restait très important aux yeux des autorités. Par conséquent, le commandement du système de Danak avait toujours abrité une forte présence spatiale, et SerSec avait fait de Danak A son QG pour les forces d'intervention du secteur, à l'image de Shilo pour le sien. Bien entendu, la présence massive de SerSec ne contribuait pas à rendre cette planète grise et triste plus attirante pour qui cherchait où prendre sa retraite. Ni, d'ailleurs, pour qui était de corvée de courrier. Heathrow grimaça. Enfin. Nous avons eu notre petit séjour — Loïs. j'imagine que nous devions forcément le payer. Tout ce que j'espère, c'est que le citoyen général Chernock a été remplacé. Il consulta la date et l'heure affichées sur son pupitre. Son vaisseau se trouvait à quatorze jours, seize heures et trente-trois minutes (temps de la base) de Cerbère. Bien sûr, puisque la relativité s'en mêlait, cela revenait à seulement dix jours, vingt-deux heures et quelques pour Heathrow et son équipage, ce qui lui semblait parfaitement injuste. Le reste de l'univers avait profité de quatorze journées pleines entre le moment où il quittait un groupe de SS tatillons et grincheux et celui où il en retrouvait un, alors que ses gars étaient lésés de presque trois jours complets. Bah. Personne n'a jamais dit que l'univers était juste. Le citoyen général de brigade Thornegrave s'élança hors du boyau d'accès vers la gravité interne du VFP Farnèse. Le citoyen lieutenant des forces terrestres SS désigné pour l'accueillir se mit au garde-à-vous et salua. Thornegrave lui rendit brusquement son salut. « Monsieur! Le citoyen lieutenant aura-t-il l'honneur d'escorter le citoyen général à ses quartiers, monsieur? » Le citoyen lieutenant avait un visage rond et poupin assez espiègle, surmonté d'une de ces coiffures soigneusement sculptées que Thornegrave avait toujours détestées. Malgré son uniforme immaculé, il ne ressemblait pas vraiment à l'idée qu'on se fait d'un officier, et il paraissait déterminé à compenser cette impression en forçant un peu sur le panache. Ses yeux étaient rivés quinze bons centimètres au-dessus de la tête de Thornegrave et sa phrase à la troisième personne, bien que correcte sur le plan militaire, semblait un peu trop préparée. Normalement, le général de brigade approuvait les officiers subalternes qui accueillaient leurs supérieurs avec le respect dû à leur grade. Mais tout dans les manières de celui-ci l'irritait profondément — de son formalisme digne de la parade (dont Thornegrave soupçonnait qu'il le tirait plus de l'HV que de sa formation de base) jusqu'aux forts relents de cirage de pompes que dégageait son sourire de bienvenue forcé. Il allait dire quelque chose mais se retint. Les premières impressions peuvent être trompeuses, et ce gamin était peut-être simplement nerveux à l'idée de recevoir un officier si haut placé dans des délais aussi brefs. Gardant cela à l'esprit, il rejeta les remarques cassantes qui lui venaient aux lèvres et se contenta d'un hochement de tête un peu sec. Le lieutenant ne parut pas remarquer cette sécheresse et fit demi-tour pour le précéder jusqu'aux ascenseurs. J'aurais dû lire sa plaque, songea Thornegrave. Il faisait partie du personnel de Harris, donc j'imagine qu'il fait aussi partie du mien. Bah, tous les bleus se ressemblent. Et je ne suis pas sûr d'avoir envie de connaître le nom d'un jeunot qui semble si... désireux de plaire, comparé aux autres. Il suivit son guide puis s'arrêta, les mains croisées derrière le dos, et se laissa aller à un petit élan de culpabilité modérément agréable tout en regardant le lieutenant taper un code pour appeler l'ascenseur. En réalité, il n'aurait pas dû se trouver à bord de ce vaisseau, songea-t-il joyeusement, et le quartier général de SerSec à La Nouvelle-Paris serait sans doute contrarié à l'annonce de sa présence. Il était officiellement affecté au commandement du secteur de Shilo, ce qui impliquait de superviser le déploiement de tous les commissaires du peuple locaux, des bataillons d'intervention, des détachements de sécurité spatiaux, et les milliards de détails liés au contrôle de tant de systèmes au nom du comité. Pour être franc, il prenait plaisir aux responsabilités et à l'autorité qu'il exerçait. Mais cela pouvait parfois devenir ennuyeux à mourir, et le mieux qu'un commandant de secteur aussi éloigné du front — et de la capitale — pouvait espérer, c'était que tout reste calme au point que personne à la Nouvelle-Paris ne remarque qu'il se trouvait là. Si la capitale le remarquait, ce serait presque inévitablement parce qu'il s'était planté dans les grandes largeurs puisque, par définit ion, nul ne se préoccupe jamais des endroits où tout se passe bien. Du coup, ceux qui souhaitaient continuer à grimper dans la hiérarchie de SerSec évitaient les affectations telles que Shilo comme la peste. Thornegrave avait bien compris le danger quand le général de division Tomkins l'avait invité à un entretien personnel au quartier général en commençant par dire de sa nouvelle affectation qu'elle n'était « peut-être pas impressionnante pour un (cil non averti, mais absolument cruciale pour l'effort de guerre. Le genre de poste sur lequel nous avons besoin du meilleur homme que nous pourrons trouver — c'est pourquoi nous avons tout de suite pensé à vous, Prestwick. Je peux vous appeler Prestwick, n'est-ce pas, citoyen général ? Hélas, ses efforts acharnés pour échapper à Shilo avaient échoué, et il était coincé là-bas depuis près de deux ans T, pendant que des hommes et des femmes moins gradés le dépassaient dans la hiérarchie. Et manifestement il n'y avait rien à y faire... en tout cas jusqu'à ce que le général de brigade Harris (aucun lien avec le défunt clan législaturiste du même nom) se montre suffisamment aimable pour tomber raide morte suite à une hémorragie cérébrale. Thornegrave ne lui avait jamais souhaité aucun mal et, pour tout dire, il avait d'abord été consterné. Mais cela n'avait duré que le temps pour lui de se rendre compte que l'expédition projetée vers Seabring était sans conteste un commandement à deux étoiles. Et dans la mesure où il était le seul gradé SS à deux étoiles disponible... Il gloussa gaiement en repensant à ce coup de maître. On pouvait sans doute raisonnablement arguer que Shilo était également un commandement à deux étoiles... et celui qu'on lui avait donné. Mais c'était précisément la beauté de l'affaire : on pouvait argumenter dans un sens ou dans l'autre, et c'était à lui, l'officier le plus gradé sur place, de trancher. Et donc, à regret, il avait conclu que la proximité de Seabring avec le front, ajoutée à l'attitude réfractaire de ses citoyens, lui donnait la priorité sur un secteur calme situé à un siècle-lumière et demi des combats les plus proches. Dans ces conditions, il ne pouvait en aucun cas se permettre de rester dans la sécurité du poste qu'on lui avait officiellement attribué, et il n'avait donc pas eu d'autre choix que de confier Shilo à son second pour prendre le commandement de l'expédition vers Seabring. Si le général de division Tomkins n'était pas d'accord, il pourrait toujours le lui dire... dans environ six mois et demi, quand sa réponse au premier rapport de Thornegrave depuis Seabring lui parviendrait de La Nouvelle-Paris. Le gloussement qu'il avait du mal à étouffer menaçait de se transformer en un rire joyeux, mais seulement jusqu'à ce que le lieutenant le regarde par-dessus son épaule. Pendant un instant, le jeune homme au visage mielleux eut l'air effrayé, puis il se mit lui-même à glousser et adressa au général le sourire large et fade de celui qui rit à une plaisanterie qu'il ne comprend pas. Cela faisait hélas partie des comportements que Thornegrave ne tolérait pas. Qu'un officier supérieur invite un subalterne à partager une plaisanterie, c'était une chose, mais c'en était une autre que de voir un petit con lèche- bottes qui pensait faire preuve de sophistication s'immiscer dans une plaisanterie qu'il ne comprenait absolument pas. Le général cessa aussitôt de glousser et adressa soudain un regard froid au lieutenant — RODHAM, GUILLERMO, annonçait sa plaque. Le lieutenant cessa immédiatement de rire, déglutit, se détourna et appuya sur le bouton d'appel de l'ascenseur comme si cela pouvait faire apparaître comme par magie la cabine qui prenait son temps. Il resta muet, aussi droit que si on lui avait inséré un balai dans le postérieur, tandis que de petites gouttes de sueur perlaient à son front. Thornegrave détourna de nouveau les yeux, satisfait de son effet. Malheureusement, ce faisant, son regard tomba sur les armoiries du Farnèse, et il en conçut une aversion familière. Les armoiries indiquaient le VFP Farnèse », et cela avait le don de l'irriter. Après tout, ce croiseur de combat n'était pas une unité de la Flotte, il appartenait à SerSec et son nom aurait dû le refléter. Sauf que la Flotte prétendait qu'il s'agissait d'une de ses unités, simplement affectée à SerSec, comme si les véritables gardiens de la sécurité du peuple n'avaient pas le droit de se donner des airs de guerriers. Bien sûr, reconnut Thornegrave, inscrire VSS devant le nom d'un bâtiment ferait sans doute un peu bizarre, mais c'est pour le principe! La Flotte et les fusiliers représentent des survivances de l'élitisme décadent de l'ancien régime. Il y a belle lurette que SerSec aurait dû les absorber pour former une organisation unique dont la loyauté envers le peuple et l'État serait absolument sans faille. Les commissaires du peuple sont un pas dans la bonne direction, mais des récidivistes ont encore trop de latitude pour saboter secrètement la guerre et la révolution. Le citoyen ministre Saint-Just et le citoyen président Pierre s'en rendent sûrement compte, « non ? Oui, sans doute, se répéta-t-il alors que l'ascenseur arrivait enfin et que le citoyen lieutenant Rodham se penchait pour l'inviter humblement à entrer. Et il ne doutait pas qu'en temps voulu ils agiraient en conséquence. Mais le timing continuait à poser problème. Opérer des changements de cette ampleur au beau milieu d'une guerre menée à pareille échelle serait forcément difficile, et le fait que McQueen et ses momies élitistes en uniforme avaient enfin réussi à rabattre leur caquet aux Mandes n'arrangeait rien... du moins pour le moment. En tout cas, il avait veillé à ce que la Flotte sache qui commandait ici, à Shilo ! Et il se disait que SerSec devrait sans doute se contenter d'une approche progressive... du moins jusqu'à ce que McQueen fasse un faux pas et fournisse un prétexte à Saint-Just. En attendant, songea-t-il avec un sentiment de triomphe paresseux alors que la porte de l'ascenseur se refermait et que la cabine se mettait en mouvement, j'ai remis à sa place cette petite empoisonneuse de commodore Yang. Oser soutenir qu'escorter les convois relève de la responsabilité de la Flotte! Ah-ah ! Une étoile a toujours tort face à deux, citoyenne commodore, surtout quand elles ornent un col SS! La citoyenne commodore Rachel Yang hocha la tête à l'annonce de l'arrivée du général de brigade Thornegrave. Elle parvint même à ne pas cracher par terre en réaction, ce qu'elle considéra comme un grand triomphe d'autodiscipline. La citoyenne général de brigade Harris était aussi SS, et elle avait sans doute des défauts, mais elle reconnaissait au moins que commander un vaisseau était un boulot réservé à ceux qu'on avait formés dans ce but. Contrairement à Thornegrave. Ou peut-être estimait-il l'officier dépourvu d'ambition personnelle (ah-ah ! je suis sûre que c'est son cas!) et dont la dévotion envers la Révolution était pure automatiquement plus compétent que celui qui avait simplement passé trente-trois ans de sa vie à travailler en vue de cette responsabilité. Bon sang, moi aussi je crois à la Révolution! songea-t-elle rageusement. Bon, certes, je trouve qu'il y a eu des excès, mais on ne peut pas bâtir un ordre nouveau sans que se présentent quelques cas isolés d'injustice. Qui a dit sur la vieille Terre que la liberté était un arbre qu'il fallait parfois arroser du sang des patriotes? Pour qui se prend-il à me tenir tête comme ça ? À son avis, pourquoi la citoyenne Harris avait-elle expressément demandé qu'un officier de la Flotte commande l'escorte ? Il croit peut-être que mon état-major et moi sommes ravis d'être coincés là sur un vaisseau SS où nous sommes les seuls membres de la flotte régulière ? Il croit qu'on a brigué ce poste? Et c'est un foutu piètineur planétaire, bon sang – il n'a même pas de formation de pilote aérien, encore moins d'officier spatial –, alors que sait-il des tactiques d'escorte et de la sécurité des convois? Rien, que dalle, nib, nada! Hélas, il s'était attribué le commandement, et Yang n'avait plus qu'à s'accommoder de ses exigences en évitant au mieux les confrontations et en espérant que cela serve à quelque chose. — Le Mardi Gras a-t-il fini de charger ? demanda-t-elle à l'officier de com. — Non, citoyenne commodore. Le citoyen capitaine Talbot annonce que ses derniers véhicules seront à bord d'ici vingt-deux zéro zéro. — Très bien. Mais renvoyez-lui un message. Dites-lui que le convoi part pour Cerbère à vingt-deux trente sonnantes. — À vos ordres, citoyenne commodore ! Yang hocha la tête et reporta son attention sur son répétiteur. — Le convoi est en route, citoyen général. — Très bien, citoyenne commodore. Merci de m'en avoir informé. Prévenez-moi une demi-heure avant que nous ne passions l'hyperlimite. J'aimerais me trouver sur le pont d'état-major quand nous opérerons la translation. — Bien sûr, citoyen général. » Le visage qu'il voyait sur son écran de com ne cilla pas, mais Thornegrave devina que Yang grinçait secrètement des dents et il dissimula un petit sourire satisfait. Dieu, qu'il était facile de la provoquer ! Et il prenait soigneusement note de son comportement autant que de ses paroles, bien sûr. Toutes les munitions seraient bonnes à prendre pour justifier une action décisive quand viendrait enfin l'heure de supprimer complètement le corps des officiers réguliers. « Merci, citoyenne commodore », répondit-il avec une politesse tout aussi feinte que la sienne, avant de couper le lien de com. Le citoyen capitaine de frégate Heathrow se redressa dans son lit quand le communicateur se mit à sonner. Le commandant et le second d'un courrier étaient les seuls dans l'équipage à disposer de cabines privées, un luxe précieux. Hélas, les concepteurs avaient été forcés de coincer ces cabines dans une section à la forme étrange où la coque se rétrécissait de manière spectaculaire au niveau de l'anneau d'impulsion de poupe. Résultat, le plafond mansardé commençait à une soixantaine de centimètres à peine au-dessus de la couchette de Heathrow. En temps normal, il en tenait compte par réflexe en se levant. Toutefois il avait tendance à l'oublier quand on le réveillait au beau milieu de la nuit, et il gémit lorsque son front heurta violemment le plafond. Heureusement, les concepteurs l'avaient aussi rembourré –sans doute pour éviter de tuer les commandants à la chaîne. Il étouffa un juron en se frottant la tête, mais il ne s'était pas infligé de blessure grave et il tendit la main vers la touche audio-seul. — Oui ? grommela-t-il. — Monsieur, c'est Howard. Je... Monsieur, on a un problème là-haut, et je... » L'enseigne Howard s'interrompit, et Heathrow oublia soudain sa bosse en entendant la panique à peine dissimulée que trahissait sa voix. M'entendait même respirer – elle devait être proche de l'hyperventilation – et il enfonça brutalement la touche de communication visuelle. Howard écarquilla les yeux lorsque l'image de son commandant torse nu apparut à l'écran. Il n'était pas du tout réglementaire qu'il accepte une connexion visuelle sans porter l'uniforme, et qu'il dorme en slip plutôt qu'en pyjama (un détail mineur qu'il avait oublié) ajoutait encore à ses torts, mais un immense soulagement s'épanouit dans le regard de l’enseigne devant son air inquiet et solidaire. « Qu'est-ce qui ne va pas, Irène ? » demanda-t-il, se creusant la tête en quête des réponses possibles à sa question pendant qu'il parlait. Mais rien ne lui vint. Après tout, qu'est-ce qui pouvait bien ne pas aller ici, en orbite autour de Danak ? — Monsieur, c'est à terre, répondit Howard. Je leur ai dit que nous n'avions pas de... Mais ils refusent de m'écouter, et maintenant le citoyen colonel Therret dit que le citoyen général de division Chernock lui-même est... Mais je n'ai pas d'autre message pour eux, monsieur ! J'ai tout transmis hier à notre arrivée ! Alors... — Minute. Minute, Irène ! » Heathrow parvint à se montrer apaisant, ferme et autoritaire à la fois, sans trop savoir comment. Howard s'arrêta, le regard suppliant, et il prit une profonde inspiration pour se calmer. Pour les calmer tous les deux, songea-t-il avec ironie. — Très bien, dit-il ensuite. Je veux que vous recommenciez au début. Ne vous énervez pas. Ne mélangez pas tout. Partez du principe que j'ignore tout de ce qui se passe. Racontez-moi simplement les événements dans l'ordre, d'accord ? — Oui, monsieur. » Howard s'imposa de se caler dans son siège et se ressaisit. Puis elle aussi inspira profondément et reprit d'une voix calme et déterminée. « Je ne voulais pas vous déranger, monsieur, ni... vous donner à penser que je refusais de prendre mes responsabilités, et au début tout avait l'air si banal que j'ai cru pouvoir le gérer moi-même. » Elle déglutit. « J'avais tort, monsieur. » Son visage exprimait l'humiliation d'un jeune officier brillant et zélé qui avait voulu faire son boulot et obtenir l'approbation de son commandant, pour finalement voir sa tentative lui revenir en pleine figure, mais sa voix ne tremblait pas en admettant son échec. « Comme vous le savez, monsieur, nous avons transmis tous les messages à destination de Danak dès notre arrivée en orbite de Danak A. » Elle marqua une pause, et Heathrow lui adressa un signe de tête encourageant. « Eh bien, c'est tout ce qu'il y avait, monsieur. Il n'y en avait pas d'autres, mais ils ne veulent pas me croire, en bas. — Ah bon ? » Heathrow haussa un sourcil perplexe, et elle secoua la tête. « Non, monsieur. J'ai d'abord reçu une requête standard du QG SS de secteur pour vérification des fichiers de stockage des messages et de la transmission complète des données. J'ai donc vérifié, et je leur ai dit que tout était parti, et ils m'ont laissée tranquille. Et puis, un quart d’heure plus tard, un commandant SS est apparu en réclamant une autre vérification. Et quand je lui ai répondu que je l'avais déjà faite, il a insisté pour obtenir un accès à distance aux répertoires des messages. Mais il n'a rien trouvé non plus et, là, il m'a accusée d'avoir fait une bêtise quelconque au niveau du stockage. Mais je lui ai dit que c'était impossible vu que tout était automatisé. Du coup, il m'a accusée de l'avoir fait exprès, si un accident était impossible, et je lui ai dit que je ne pouvais pas délibérément bricoler les fichiers parce que je n'en possédais pas la liste, que je ne savais même pas combien de messages avaient été envoyés à Danak, encore moins ce qu'ils racontaient! Monsieur, je ne peux même pas déverrouiller le dossier central sans le code d'authentification de la station planétaire à qui les messages sont destinés, vous le savez ! — Bien sûr que je le sais, Irène, dit-il d'une voix apaisante pour l'éloigner gentiment d'une nouvelle crise d'hystérie. — Eh bien, je le lui ai répété encore et encore – peut-être bien neuf ou dix fois, et de cinq ou six manières différentes –et il a fini par s'en aller. Mais ensuite c'est le citoyen colonel Therret qui a appelé, le chef d'état-major du général Chernock. Et il a entonné le même refrain que le commandant. Monsieur, il persiste à dire qu'il doit y avoir un message que nous n'avons pas transmis et... il dit qu'il envoie un détachement de sécurité complet pour en "discuter" avec moi ! Elle le regardait avec de grands yeux, une nouvelle fois au bord de la panique, et maintenant Heathrow la comprenait parfaitement. Il ne comprenait pas ce qui se passait ni pourquoi – ni même comment, d'ailleurs – mais il n'imaginait que trop bien la terreur que ressentait Howard. Et, pour tout dire, il sentait la panique le gagner aussi, car si SerSec décidait qu'il était arrivé des bricoles à son courrier sécurisé à bord du bâtiment de Heathrow, on ne se contenterait pas de faire tomber la tête de la petite enseigne qui servait sous ses ordres en tant qu'officier de com. « Très bien, Irène, dit-il après quelques instants de réflexion intense. Je veux que vous sortiez un enregistrement complet de tout le trafic de com échangé entre la planète et vous sur le sujet. Je m'habille pendant que vous vous en occupez. Quand je serai prêt, je vous appellerai pour que vous me l'envoyiez afin que je l'étudie. Ensuite vous me connecterez directement à ce citoyen colonel Therret. Je prendrai la communication d'ici et, à partir de maintenant, tout nouveau message doit m'être immédiatement transmis. C'est bien compris ? — Oui, monsieur. C'est sur le journal de com, monsieur. » Il entendit un immense soulagement dans sa voix, mais son regard était inquiet. « Monsieur, je vous jure que je n'ai rien fait à leurs messages. Vous le savez. — Bien sûr que je le sais, Irène. Bon sang, comme vous le leur avez déjà dit, vous ne pouvez rien faire du tout sans leurs propres codes d'authentification ! — Je suis juste... Je suis désolée, monsieur, dit-elle d'une petite voix. Quoi qu'il en soit, c'est mon boulot et... — Irène, nous n'avons pas le temps de rester assis là pendant que vous vous battez la coulpe pour un problème dont vous n'êtes pas responsable et que vous n'auriez pas pu empêcher. Alors calmez-vous et occupez-vous de cet enregistrement dès que possible. — Bien, monsieur. Il coupa la communication, roula hors de sa couchette et attrapa l'uniforme qu'il avait quitté -trois heures plus tôt. « ... donc je vous assure, citoyen colonel, que j'ai soigneusement examiné cette affaire. Il n'y a aucun message supplémentaire pour Danak dans nos banques de données, aucun message à destination de Danak n'a été transmis par erreur lors d'une étape précédente, et aucun message n'a été manipulé en aucune façon. — C'est ce que votre enseigne m'a déjà dit, citoyen capitaine, répondit froidement le colonel Brigham Therret. Je dois avouer que tout cela me semble très suspect. — Si je puis me permettre, monsieur, pourriez-vous me donner la moindre indication de ce que vous cherchez exactement ? s'enquit Heathrow avec toute la courtoisie dont il était capable. Pour l'instant, nous tâtonnons, ici. Nous savons que vous cherchez quelque chose, mais nous avons passé en revue tous les endroits où ce "quelque chose" aurait pu se trouver sans rien rencontrer. Peut-être que, si nous avions une idée plus précise de ce que nous cherchons, nous pourrions mieux imaginer où et comment il aurait pu être mal dirigé, mal étiqueté ou mal classé. — Mmm. » Therret fronça les sourcils, mais son visage s'illumina en réalité un peu, comme s'il n'y avait pas songé. Il réfléchit pendant quelques, secondes puis fit une grimace qui pouvait autant trahir l'indécision que la contrariété. « Restez en ligne », dit-il brusquement. Son visage disparut, remplacé par l'habituel LIEN COM OCCUPÉ, VEUILLEZ PATIENTER. Heathrow releva la tête pour offrir un sourire d'encouragement à Howard. Après visionnage du journal de com, il avait décidé de mener cette conversation depuis le pont plutôt que du terminal de sa cabine pour plusieurs raisons dont la moindre n'était pas la volonté de se placer dans un cadre aussi officiel que possible. Non qu'il s'attendît à ce qu'un colonel SS soit impressionné par un petit capitaine de corvette de la Flotte, cadre officiel ou non, mais cela ne pouvait pas faire de mal. Plus important, il voulait avoir un accès instantané à Howard et son pupitre au cas où d'autres questions surgiraient... et, il l'admettait, il lui paraissait également bienvenu d'exercer une influence apaisante sur la pauvre enseigne sens dessus dessous. Il aurait seulement voulu que quelqu'un en fasse autant pour lui. L'écran d'attente disparut, et Heathrow ouvrit de grands yeux face au visage qui s'affichait. Il ne s'agissait pas de Therret. Cet homme portait lui aussi l'uniforme de SerSec, mais trois étoiles ornaient ses épaulettes, et Heathrow déglutit en comprenant qu'il était face .au citoyen général de division Chernock lui-même. Le général avait le visage sombre, le nez crochu et des yeux qui donnaient l'impression d'avoir été taillés sur mesure dans le vide de l'espace profond. « Citoyen capitaine », fit le commandant de secteur, et Heathrow hocha la tête. Il savait son mouvement saccadé malgré ses efforts pour paraître calme, mais il ne pouvait pas faire mieux. « Oui, citoyen général ? En quoi puis-je vous aider, monsieur ? — Vous pouvez me donner-mon foutu courrier, voilà en quoi vous pouvez m'aider ! grogna Chernock. — Monsieur, j'ai personnellement vérifié les documents de la citoyenne enseigne Howard concernant votre file de messages – registres d'entrée et de sortie. Et chacun des messages enregistrés comme ayant Danak pour destination a été transmis, monsieur. Nous ne connaissons pas la teneur de ces messages. Les courriers n'en savent jamais rien, je suis sûr que vous êtes au fait de cette pratique, donc je ne peux affirmer avec certitude que vous avez reçu tous les messages sans exception que vous auriez dû recevoir. Mais je peux vous assurer qu'il n'en reste aucun destiné à Danak à bord de ce vaisseau. — J'aimerais vous croire, citoyen capitaine, répondit Chernock, mais j'ai beaucoup de mal. — Monsieur, si vous vouliez bien me donner le moindre indice concernant l'origine possible de ce message, au moins, alors je pourrais peut-être éclaircir un peu la situation. Sans cela, je ne peux absolument rien faire. Et, monsieur (Heathrow prit une inspiration inquiète et profonde), je dois vous signaler très respectueusement que le règlement de SerSec concernant la protection des messages classés m'interdit de vous donner accès aux messages d'un autre destinataire. Chernock s'assombrit, menaçant, et Heathrow continua précipitamment. «Je n'ai pas dit que je m'y refusais, monsieur. simplement, je ne peux pas. Il est physiquement impossible à quiconque sur ce vaisseau d'ouvrir ces fichiers ou même leurs dossiers de stockage sans les codes d'autorisation du destinataire. — Je vois. » Chernock le regarda, sourcils bas, tout en tapotant férocement de ses doigts longs et fins sur le bord du pupitre de com, puis il haussa les épaules. Peut-être y avait-il même une ombre de respect réticent dans ses yeux froids et inexpressifs. « Très bien, citoyen capitaine, dit-il au bout d'un moment de réflexion interminable. J'ai cru comprendre, d'après certains autres messages que vous m'avez transmis, que vous deviez également faire étape à Cerbère. — Oui, monsieur, fit Heathrow lorsque Chernock s'interrompit. Nous y sommes allés directement depuis Shilo. Je me rends compte qu'il n'est pas réglementaire d'utiliser un courrier de la Flotte pour Cerbère, mais le courrier SS qui devait se présenter à Shilo était en retard et le citoyen général Thornegrave a insisté pour nous réquisitio... euh, nous affecter cette tâche. — Et de Cerbère vous êtes allé à Clarke, et de Clarke vous êtes venu tout droit ici ? — Oui, monsieur. Je peux vous transmettre une copie de notre journal de bord si vous souhaitez l'examiner. — Ce ne sera pas nécessaire. J'essaye simplement de m'assurer que j'ai bien assimilé votre itinéraire. » Le général eut un léger sourire. « Voyez-vous, mon problème, c'est qu'il devrait y avoir un message, un message personnel, destiné à n'être vu que par moi, de la part du citoyen maréchal de camp Tresca. — De la part du citoyen maréchal de camp Tresca ? » Heathrow écarquilla de nouveau les yeux puis regarda Howard. Elle lui rendit son regard, l'air impuissant, puis secoua la tête. Mais il n'avait pas vraiment besoin d'elle, car son propre souvenir de leur (très) bref arrêt à Hadès était très clair. — Monsieur, il n'y avait aucun message de sa part, dit-il. Nous n'avons reçu qu'une seule transmission du camp Charon, et elle était adressée au citoyen général Thornegrave à Shilo. — Vous en êtes certain ? Il n'aurait pas pu y avoir d'erreur d'adressage ? — Je ne vois pas comment, monsieur. Il n'était pas nommément adressé au citoyen général Thornegrave mais au "commandant du QG SerSec, secteur de Shilo", pourtant le code de destination était clair. Ça, je peux le soumettre à votre examen si vous le souhaitez. — S'il vous plaît, répondit Chernock, et pour la première fois cela ressemblait bel et bien à une demande polie. — Allez-y, citoyenne enseigne », fit calmement Heathrow, et Howard s'exécuta aussitôt. Cette donnée faisait partie des informations qu'elle avait rassemblées sur les ordres de Heathrow, et ils regardèrent ensemble Chernock l'examiner sur son propre écran de com. — Je vois, dit-il après ce qui parut un délai bien long pour lire une brève série de lettres. Il y a eu méprise, on dirait, citoyen capitaine. Avez-vous la moindre idée de l'objet de ce message ? — Aucune, monsieur », répondit très fermement Heathrow. Même s'il en avait eu une, le reconnaître n'aurait pas été très malin. Les commandants des courriers de la Flotte régulière qui se montraient curieux des communications sécurisées de SerSec finissaient par le regretter. « Tout ce que je peux vous dire, poursuivit-il en essayant de ne pas paraître trop circonspect, c'est que l'un des messages de la file destinée à Hadès demandait une réponse. Il s'agit d'une procédure standard : le courrier est informé dès que c'est le cas, afin de s'assurer qu'il ne regagne pas l'hyperespace avant que quelqu'un sur la planète ait fini de lire ses messages et se tende compte qu'une réponse est nécessaire. Nous ne sommes normalement pas informés de quel message attend réponse ni du contenu ou de l'objet de la réponse, bien sûr, et jamais quand l'objet est classé. Dans le cas présent, toutefois, puisque le seul message que nous ayons reçu du camp Charon portait le code de transmission à Shilo, j'imagine que le citoyen général Thornegrave devait avoir demandé cette réponse. — Je vois », répéta Chernock. Il fixa un point hors de l'écran pendant quelques secondes, l'air énigmatique, puis il hocha la tête. « Très bien, citoyen capitaine. Vous avez été très réactif. Je crois que ce sera tout... pour le moment. » Il rajouta les derniers mots presque sans y penser, comme si le besoin d'intimider les officiers réguliers était si profondément ancré en lui que c'en était devenu un réflexe, et Heathrow acquiesça. — Bien sûr, monsieur. Si je peux vous aider en quoi que ce soit d'autre, faites-le-moi savoir. — Je n'y manquerai pas, assura Chernock avant de couper le circuit. — Mon Dieu, fit Justin Bouret avec ferveur de l'endroit où il s'était posté, hors de vue de la caméra. J'ai cru un moment qu'ils allaient monter et exiger qu'on désosse les banques de stockage des messages ! — Ça n'aurait servi à rien et le citoyen général Chernock le savait », répondit Heathrow avec un étrange détachement. Il sentait des frissons de soulagement lui parcourir les doigts et les orteils, et il leva la main pour éponger la sueur de son front sans même essayer de se cacher de ses subordonnés. « Même s'ils désossaient les banques de stockage, ils ne pourraient rien en tirer. Enfin, à moins de disposer des codes d'authentification de Shilo ou d'une copie du logiciel source du quartier général central de SerSec. — Vous savez, fit Bouret, je parie que, s'ils l'avaient eue, ils seraient montés. — Peut-être. » Heathrow s'efforça de prendre un ton suffisamment définitif pour mettre un terme à la conversation avant que Bouret ne tienne de propos malheureux, puis il se secoua et sourit à Howard. «  Vous vous êtes très bien débrouillée, Irène. Très bien, dit-il en exerçant une légère pression sur son épaule. — Merci, monsieur », fit-elle doucement, les yeux baissés. Puis elle leva la tête vers lui et sourit soudain. » Et vous vous êtes plutôt bien débrouillé aussi, monsieur », ajouta-t-elle avec audace, tout en s'empourprant violemment. — Vous croyez qu'ils disent vrai, Brigham ? s'enquit le général de division Seth Chernock. — Je crois, oui », fit le colonel Therret au bout d'un moment. Face à l'interrogation muette de Chernock, il haussa les épaules. « Tout ce qu'a dit ou proposé Heathrow peut être vérifié dans les faits, monsieur – si ce n'est ici et maintenant, du moins dès que ses autres messages seront déverrouillés pour transmission. » Il secoua la tête. « Je ne le vois pas s'exposer de cette façon s'il avait réellement quelque chose à se reprocher. S'il n'avait pas été certain que tout concorderait –or cela ne concorderait pas s'il nous mentait –, il nous aurait forcés à lui tirer les vers du nez au lieu de collaborer aussi activement. — Mais c'est impossible, fit Chernock. C'était le tour de Dennis. — Monsieur, je comprends l'importance de vos parties d'échecs, mais... — Vous ne comprenez pas, Brigham. Ou en tout cas l'essentiel vous échappe. C'était son tour, il savait que l'itinéraire de Heathrow l'amènerait ici et il n'aurait pas laissé passer l'occasion de me communiquer son mouvement. » Therret resta silencieux. Il n'avait jamais compris quel lien étrange unissait Chernock et Tresca, cet homme grossier à la chair faible. Manifestement, Tresca possédait des appuis et un excellent dossier, sinon il n'aurait jamais été choisi pour un poste aussi sensible que celui de responsable du camp Charon. Mais Therret en avait vu suffisamment pour se faire une idée assez précise du laxisme et de la lascivité grossière qu'il permettait à son personnel sur Hadès. Il ne mettait pas non plus en doute les rumeurs de mauvais traitements infligés aux prisonniers. Et s'il se refusait à verser des larmes sur les ennemis de l'ordre nouveau, il trouvait ce genre de comportement nocif à la discipline. Seth Chernock n'aurait rien dû tolérer de tout cela. Le général était un homme extrêmement discipliné, et l'un des rares véritables intellectuels à servir SerSec depuis le tout début du nouveau régime. Il était professeur de sociologie avant l'assassinat du président Harris, en poste fixe en tant qu'adjoint au directeur de son département à l'université planétaire Rousseau de La Nouvelle-Paris. En tant que tel, il lui avait fallu une autodiscipline de fer sous l'ancien régime pour dissimuler son désamour des Législaturistes et son dégoût face à leur obstination à soutenir les vestiges faiblissants du capitalisme et sa distribution inégale des fruits de la productivité. Non seulement le conseil de l'université ne s'était jamais aperçu de ses opinions, mais Chernock avait également réussi à cacher à Séclnt son appartenance à l'Union pour les droits des citoyens. Suite à l'assassinat du président, il était apparu comme l'un des plus fervents soutiens intellectuels du comité de salut public, même si son engagement auprès de SerSec signifiait sans doute, de l'avis de Therret, qu'il avait été déçu par le comité. Chernock comprenait manifestement que le citoyen président Pierre soit réticent ou (plus probablement) incapable de mener à bien au beau milieu d'une guerre le vaste programme de réformes que l'universitaire appuyait. Mais son propre engagement zélé n'avait jamais fléchi, et SerSec était à n'en pas douter le cadre idéal pour un homme qui ne pensait qu'à préparer le terrain pour son grand projet. Depuis qu'il avait rejoint SerSec, Chernock était devenu plus discipliné encore... et beaucoup plus froid. Therret ne le connaissait que depuis six ans T, mais il l'avait vu changer sur ce laps de temps. Le citoyen général demeurait capable d'une chaleur étonnante et d'amitié, mais on aurait cru qu'il rationnait sa capacité à ressentir des émotions humaines pour les réserver à un cercle d'intimes. En ce qui concernait le reste de l'humanité, il s'était retiré derrière l'armure glacée de son intellect et de son engagement en faveur des buts de la révolution, et il se durcissait délibérément comme si c'était le prix qu'il choisissait de payer pour atteindre ses objectifs! Tout cela aurait dû pousser Chernock à détester Tresca, qui n'avait rien d'un intellectuel, manquait autant de discipline qu'il était possible et s'intéressait bien plus à la cause de Dennis Tresca qu'à celle du peuple (ce que Chernock n'ignorait pas, Therret en était sûr). Pourtant le général s'était pris d'affection pour l'ancien homme du rang dès leur première rencontre. En fait, Chernock était l'un des appuis à qui Tresca devait son affectation actuelle, et il attendait toujours avec impatience les lents mouvements de pièces dans leur partie d'échecs interstellaire. Et si fruste qu'il soit, Tresca faisait un excellent joueur, Therret l'admettait. Enfin, il n'avait jamais prétendu que son intelligence laissait à désirer; en revanche il n'appréciait pas la façon dont il s'en servait... ou omettait de s'en servir. « Non, poursuivit Chernock en se levant pour faire les cent pas, Dennis m'aurait envoyé son mouvement. Mais il ne l'a pas fait – à moins que Heathrow et son hystérique d'officier de com ne mentent tous les deux; or, comme vous l'avez souligné, ce serait incroyablement stupide de leur part alors que nous pouvons si aisément vérifier leurs dires. Bon sang, il nous suffirait de demander à Dennis de confirmer leur version des événements dans notre prochain message ! » Le général se tut, les mains croisées derrière le dos, tout en accélérant le pas. Therret le regarda aller et venir, aller et venir, jusqu'à avoir l'impression d'assister à un match de tennis. Finalement il s'éclaircit la gorge. — Alors qu'en dites-vous, monsieur ? — J'en dis que quelque chose ne va pas sur Hadès », répondit Chernock sans détour, la voix ferme. Il se tourna pour faire face à Therret comme s'il lui était reconnaissant de l'avoir poussé à énoncer ses conclusions à voix haute. — Mais qu'est-ce qui pourrait ne pas aller, monsieur ? demanda Therret, sincèrement abasourdi. Heathrow en revient tout juste. Il aurait sûrement remarqué si quelque chose était anormal ! — Pas nécessairement, fit Chernock, plus réticent. Il aurait vu si on avait attaqué et pris la planète depuis l'espace, oui. Il y aurait forcément eu des trous dans les défenses orbitales, j'en suis sûr, ou des épaves, bref des traces de combat, si ça avait été le cas. Mais si l'attaque n'est pas venue de l'espace... » Il laissa sa phrase en suspens, et Therret blêmit. « Monsieur, vous sous-entendez que les prisonniers auraient pu... Mais c'est impossible ! — Je sais. Mais l'idée que Dennis ne m'ait pas envoyé son mouvement d'échecs – ou au moins une justification de son absence – l'est autant. Brigham, je vous le dis, il a dû se passer quelque chose pour l'en empêcher. Et s'il ne s'agit pas d'une attaque extérieure, alors les prisonniers ont dû trouver un moyen quelconque d'accéder au camp Charon. Et réussir leur opération par-dessus le marché. S'ils avaient lancé un assaut et connu la défaite, Dennis – ou son second, au cas où Dennis aurait été tué – l'aurait sûrement signalé à l'autorité compétente suivante sur le plan de vol de Heathrow. Et cette autorité compétente, c'est le QG de Danak, donc moi. — Monsieur, vous vous rendez compte de ce que vous dites ? fit Therret, très prudent. Vous m'assurez, sur la base d'un mouvement d'échecs que vous n'avez pas reçu, que les détenus de la prison la plus sûre de l'histoire de l'humanité ont d'une façon ou d'une autre pris le dessus sur leurs gardiens et se sont emparés de la planète. — Je sais que ça semble insensé, reconnut Chernock. Mais je sais aussi que c'est ce qui a dû se produire. » Therret le regarda pendant une petite éternité puis soupira. « Très bien, monsieur. Je ne suis pas sûr d'être d'accord avec vous – pas encore, en tout cas – mais je ne peux pas réfuter votre raisonnement sur la base des informations dont nous disposons pour le moment. Alors, en admettant que les prisonniers aient pris la planète, que devons-nous faire ? Alerter La Nouvelle-Paris et les autres QG de secteur ? — Non, fit Chernock d'un ton décidé. Nous intervenons par nous-mêmes, Brigham. Immédiatement. — Monsieur, nous n'avons que deux ou trois de nos propres vaisseaux ici, à Danak, en ce moment. Et si les prisonniers ont réussi à prendre Styx, je pense que nous devons considérer qu'ils ont aussi pris possession des armureries, des stocks d'armures de combat et des parcs de véhicules... Il va nous falloir des troupes et plus de puissance de feu, sans parler d'un moyen de nous occuper des défenses orbitales. — Les défenses orbitales ? fit Chernock, manifestement surpris par la remarque du citoyen colonel. — Monsieur, c'est une conséquence logique de votre hypothèse de départ, fit remarquer Therret. Mettons qu'ils aient bel et bien pris Styx, alors ils ont dû prendre la salle de contrôle central à peu près intacte – et percer la plupart des codes de sécurité – parce qu'ils ont pu recevoir et lire les messages amenés par Heathrow et y répondre. Dans ces conditions, pouvons-nous nous abstenir d'envisager qu'ils aient également la maîtrise des défenses orbitales ? — Non. Non, vous avez raison, répondit le général avec une grimace amère. Très bien, nous avons besoin d'une force de combat au sol – sans doute de bonne taille – et d'une escorte capable d'affronter les défenses orbitales. Bon sang ! Il tapa du poing sur son unité de com. « Ça signifie probablement qu'il nous faut faire appel à la capitale ! — Pas nécessairement, monsieur. — Que voulez-vous dire ? » Chernock se retourna vers le colonel, qui haussa les épaules. « J'ai lu un rapport concernant les défenses de Cerbère il y a quelques mois, monsieur. Il émanait de la section de renseignement de la Flotte suite à cet épisode scanda... » Il s'interrompit en se rappelant qui était responsable de la réaction tardive à cette autre tentative d'évasion à laquelle il s'apprêtait à appliquer cet adjectif. « Après les malheureux événements du Tepes et la disparition de la citoyenne ministre Ransom, poursuivit-il après une hésitation infime. — Et... ? fit Chernock, choisissant d'ignorer la façon dont son chef d'état-major s'était repris. — Il soulignait que le système était beaucoup plus vulnérable à une attaque extérieure qu'on ne s'en était jamais rendu compte à Séclnt, ni d'ailleurs dans notre propre personnel. Apparemment, il existe un moyen d'attaquer les armes orbitales de loin et de les détruire sans jamais entrer à leur portée. » Il haussa de nouveau les épaules. « Je n'ai pas tout compris – le rapport était rédigé du point de vue de la Flotte –mais la conclusion, je crois, était que même quelques croiseurs de combat pouvaient probablement se frayer un chemin à coup de missiles au milieu des défenses planétaires. Nos propres bâtiments, ici à Danak, manqueraient peut-être de puissance de feu mais, si nous emmenions quelques unités de la Flotte, nous pourrions sans doute forcer le passage si nécessaire. — Ah oui ? » Chernock paraissait troublé de savoir Hadès à ce point plus vulnérable qu'il ne l'aurait cru. Ou peut-être l'idée de devenir celui qui percerait un trou dans les défenses que SerSec avait toujours jugées imprenables le dérangeait-elle... surtout s'il recourait pour ce faire à des unités de la flotte régulière tant honnie. Il plissa le front en silence pendant plusieurs longues secondes puis soupira. « Très bien. Si c'est ce qu'il faut faire, eh bien, c'est comme ça. Mais il va falloir du temps pour organiser tout ça. — Certes, monsieur, acquiesça sombrement Therret, puis il eut un sourire en coin. D'un autre côté, nous avons sans doute un peu de temps devant nous : Hadès ne va pas s'envoler ! — Non, mais s'ils mettent la main sur un vaisseau ou deux, les prisonniers pourraient bien le faire, eux. — Pas beaucoup, répondit respectueusement Therret. Il aura fallu des milliers de gens sans armes pour submerger la garnison. Je vous accorde qu'ils pourraient saisir un vaisseau isolé, mais il leur faudrait une capacité de régulation vitale bien supérieure à ce qu'ils peuvent avoir capturé de cette façon pour faire quitter la planète à un pourcentage significatif de la population carcérale. — Et s'ils envoyaient un courrier aux Mamies pour réclamer un convoi de secours ? — Il est possible qu'ils l'aient fait, monsieur, concéda Therret au bout d'un moment. Je ne suis pas persuadé que les Mandes soient en position de répondre favorablement à une requête pareille après la raclée que la Flotte a fini par leur flanquer, mais c'est très possible. Dans ce cas, toutefois, je doute fort que nous disposions d'une puissance de feu suffisante dans le secteur pour les affronter. Alors, soit ils seront déjà passés et repartis avant que nous n'arrivions, soit ils seront là et nous devrons refuser l'engagement, ou bien ils ne seront pas encore venus et nous arriverons avant eux, à moins qu'ils ne viennent pas du tout. Ce qui nous fait cinquante pour cent de chances d'accomplir quelque chose même si les prisonniers ont bel et bien réussi à mettre la main sur un courrier, et si nous envoyons des messages au quartier général central, nous pouvons certainement faire parvenir une force de soutien à Cerbère beaucoup plus vite que les Mancies. — Oui, et ensuite on n'aura plus qu'à poster les coordonnées du système sur un site d'information de la Flotte, soupira Chernock. — On ne peut pas tout avoir, monsieur, fit Therret avec une certaine douceur. Soit il y a un grave problème, et nous avons besoin de l'aide de la Flotte pour nous en occuper, soit il n'y a pas de problème. — Je sais, je sais. » Chernock fronça les sourcils, les yeux dans le vague, puis haussa les épaules. « Très bien, Brigham. Avant toute chose, vérifiez ce que nous avons sous la main. Nous disposons sans doute du personnel nécessaire pour reprendre le contrôle du camp Charon. J'ignore si nous avons suffisamment de bataillons d'intervention prêts à partir, mais je suis sûr que nous pouvons mobiliser assez de fusiliers affectés auprès de la Flotte pour ce travail, surtout si on peut les appuyer de nos tirs depuis l'orbite planétaire. Ce dont je ne suis pas sûr, c'est la disponibilité des transporteurs et des escortes spatiales. Je veux un rapport complet sur mon bureau d'ici trois heures. Vous pouvez faire ça dans ce délai ? — Presque à coup sûr, mais cela va prendre tout le monde par surprise, monsieur. Je dirais qu'il nous faudra au moins une semaine standard – probablement un peu plus – pour organiser un mouvement de troupes à l'échelle que nous envisageons. Et je n'ai aucune idée du temps de réaction de la Flotte. — Alors j'imagine que nous sommes sur le point de le découvrir », fit sombrement Chernock. CHAPITRE QUARANTE-SIX « Bienvenue sur le pont d'état-major, citoyen général, fit courtoisement le commodore Yang. — Merci, citoyenne commodore », répondit le général de brigade Thornegrave, aussi poliment que si tous deux en pensaient un seul mot, et ils se sourirent. « Comme je vous l'ai expliqué lors de mon appel, nous approchons de la translation hors des bandes alpha, monsieur, reprit Yang. Nous rentrerons en espace normal dans... onze minutes et demie, précisa-t-elle après un coup d'œil à l'affichage date/heure. — Excellent, citoyenne commodore. Et de là à l'orbite de Hadès ? — Nous opérons une translation assez douce, monsieur. » Yang sourit à nouveau, cette fois avec humour. « Inutile, après tout, de faire subir à nos nerfs et nos estomacs les affres d'une translation en urgence. Cela signifie que nous arriverons en espace normal avec une vélocité d'un petit millier de km/s, et nous nous trouverons à environ quatorze minutes-lumière et demie de Hadès sur une trajectoire d'interception directe. Hélas, concernant la perspective d'un passage rapide, toutefois, les Longs Cours ne peuvent soutenir qu'environ deux cent vingt gravités. Cela nous fait un temps de vol total de six heures, mais la décélération prendra huit minutes – et cent quinze mille kilomètres – de plus que l'accélération à cause de la vélocité que nous garderons de la translation. — Je vois. » Thornegrave hocha gravement la tête et, malgré son aversion pour les officiers de la flotte régulière en général et sa conscience aiguë du besoin de remettre à sa place cet officier en particulier et de l'y tenir, il lui était reconnaissant du tact dont elle faisait preuve. Sans doute 'un spatial, voire un fusilier, aurait-il su ce qu'impliquait le fait de conserver une vélocité résiduelle en sortie d'hyperespace quant à leur temps de passage vers Hadès. Thornegrave l'ignorait, lui, mais Yang avait trouvé le moyen de lui fournir l'information sans attirer l'attention sur sa carence. Ce n'était peut-être pas très important à long terme, mais son explication pourrait bien lui éviter une réflexion qui paraîtrait au mieux mal informée, au pire stupide, devant un officier subalterne. Yang vit dans son regard qu'il en était conscient, mais elle n'avait pas l'intention de le montrer, car elle avait depuis longtemps conclu qu'il fallait régulièrement le caresser dans le sens du poil si elle ne voulait pas l'avoir sur le dos,, Ce n'était même pas lié à son appartenance à SerSec, d'ailleurs. Elle avait déjà eu des supérieurs de la Flotte qui insistaient autant pour contrôler tout et tout le monde autour d'eux, et elle se demandait parfois si c'était à ce trait de caractère qu'ils devaient leur promotion à un grade aussi élevé. Évidemment, elle n'osait pas faire abstraction un seul instant de ses liens avec SerSec, et il avait bien veillé à ce que ce soit le cas. Le seul élément positif de son affectation actuelle était qu'aucun commissaire du peuple n'était rattaché à son personnel; l'inconvénient, si on l'avait dispensée de commissaire du peuple, qu'elle se retrouvait en pratique attachée au personnel de Thornegrave, ce qui lui permettait de jouer lui-même le rôle de chien de garde. Pire, les Longs Cours ne pouvaient pas grimper au-delà des bandes delta (raison pour laquelle aucun officier de la Flotte n'aurait jamais envisagé de s'en servir pour amener autant d'hommes si près de la ligne de front d'une guerre sérieuse), et le voyage insignifiant de trente-trois virgule soixante-quinze années-lumière de Shilo à Cerbère avait donc pris plus de deux cent quatre-vingt-quinze heures en temps de la base. La relativité avait ramené cela à dix petits jours subjectifs à vitesse maximale pour les transporteurs, mais cela lui avait offert bien assez de temps pour se rendre parfaitement insupportable. Bien sûr, songea-t-elle, morose, un homme de son immense talent inné aurait pu y parvenir en quelques heures seulement. En neuf jours, il avait juste trouvé le temps dont il avait besoin pour parvenir au plus haut degré de son art. Mais ils approchaient enfin de Cerbère, Dieu merci. Elle pouvait au moins espérer que l'occasion de rudoyer un peu plus de ses chers SS en veste rouge le pousserait à oublier de la harceler pendant les prochains jours. Mut autre côté, il est prévu que nous Inondons tout le monde à bord et que nous partions sous soixante-douze heures, et il va nous falloir plus de cinq semaines et deux jours T subjectifs pour atteindre Seabring. Elle frémit à cette seule idée, mais ses frémissements n'y changeraient rien. « La translation d'hyperespace en espace normal est très spectaculaire visuellement, monsieur, reprit-elle de sa voix la plus affable. Avez-vous déjà eu l'occasion d'en observer une ? — Non, répondit-il au bout d'un moment. — Si vous voulez y assister aux premières loges, vous pouvez observer l'afficheur principal ici, sur le pont d'état-major. Le centre d'opérations de contrôle gardera l'œil ouvert pour la section tactique, et je suis sûre que le citoyen capitaine Ferris observera soigneusement son écran de manœuvre. Mais j'apprécie pour ma part de regarder la saignée énergétique due à la translation, et je fais donc souvent configurer l'afficheur principal pour qu'il retransmette les données visuelles des têtes optiques de proue. Sinon, vous pouvez également l'observer directement à l'œil nu depuis la cloche d'observation. » Thornegrave la regarda d'un air songeur. Il la soupçonnait fort de chercher toutes les excuses pour le pousser à quitter son » pont d'état-major mais, si c'était bien le cas, elle avait trouvé un appât qui piquait son intérêt. De plus, elle couvrait ses arrières à sa place avec cette explication habile, et on pouvait donc sans doute dire qu'il lui devait un petit triomphe en retour. Il pesa le pour et le contre en silence pendant quelques secondes, avant de décider que peu importait. Il n'avait pas l'intention de passer les six prochaines heures à poireauter sur le pont d'état-major. Yang allait le faire, mais. c'était son boulot de jouer les chauffeurs. Quant à lui, Thornegrave pouvait saisir le prétexte de la cloche d'observation pour partir dès maintenant et revenir dans quelques heures remplir son rôle de commandant d'expédition sans perdre la face. — Je crois que je vais effectivement l'admirer depuis la cloche d'observation, citoyenne commodore, dit-il aimablement. Merci de votre suggestion. — Oh, mais de rien, monsieur », répondit Yang, les yeux brillants de satisfaction tandis qu'elle le regardait se diriger vers l'ascenseur. Le citoyen lieutenant Rodham l'attendait pour jouer une nouvelle fois les guides. La première opinion que Thornegrave s'en était faite avait été amplement confirmée par la suite du voyage depuis Shilo, et il n'en revenait pas qu'un type aussi peu avenant que le jeune Guillermo parvienne à convaincre tant de femmes différentes de coucher avec lui. Le général n'aimait toujours pas du tout le lieutenant, mais il avait bien été forcé de changer d'avis le concernant sur un point au moins. Il avait cru ce petit con – ce lèche-bottes obséquieux – parfaitement inutile, mais il s'était trompé. Le lieutenant n'était pas particulièrement doué dans ses fonctions officielles, mais il s'y attelait (quand on le regardait, du moins) avec une énergie considérable, et il avait fait preuve d'une certaine prédisposition à s'attribuer le travail des autres, ou du moins à justifier ses propres erreurs. Plus important, toutefois, il possédait une qualité dont SerSec avait parfois grand besoin : l'amoralité. Cela peinait Thornegrave de devoir le reconnaître, car il n'aimait pas voir porter l'uniforme SS par des gens qui se dévouaient à la cause de la révolution par ambition plutôt que par conviction. Il méprisait ces compagnons de voyage sur le plan personnel et, sur le plan professionnel, il les considérait comme de dangereux points faibles dans l'armure du peuple. S'ils étaient prêts à professer telle foi par opportunisme, il n'y avait aucune raison de croire qu'ils ne se convertiraient pas à une autre dès que le vent menacerait de tourner. Pourtant, même s'il rechignait à l'admettre, il savait que les gens tels que le citoyen Rodham faisaient les meilleurs informateurs. Il fallait soigneusement vérifier qu'ils ne dénonçaient pas simplement un obstacle » à leur avancement personnel afin d'écarter l'infortuné de leur chemin, mais les hommes dépourvus de convictions ne laissent pas des convictions déplacées les pousser à risquer leur peau pour en protéger d'autres. Mieux encore, ils possèdent ce don inestimable de tout bon informateur : ils inspirent confiance. Rodham, par exemple, ne s'était pas contenté d'entraîner le commandant Regina Sanderman dans son lit, il lui avait aussi soutiré des confidences très indiscrètes sur l'oreiller. Sanderman l'ignorait encore, mais Thornegrave non. Son chef d'état-major et lui-même observaient soigneusement la citoyenne, attendant des actes qui confirmeraient la désaffection que ses discussions avec Rodham laissaient entendre. je déteste vraiment ce petit opportuniste, songea Thornegrave tandis qu'une fois de plus le lieutenant tapait le code d'appel de l'ascenseur, mais le peuple ne peut pas se permettre de jeter un outil parfaitement utile uniquement parce que son manche colle un peu. Et„ au moins, il sait se diriger mieux que moi dans ce fichu vaisseau. je me demande dans quelle mesure cette connaissance des lieux lui vient de la fréquentation des couchettes des autres? « Le citoyen général souhaite-t-il que le citoyen lieutenant l'escorte à la cloche d'observation, monsieur ? » demanda Rodham à l'arrivée de la cabine d'ascenseur, sur quoi Thornegrave se tourna brusquement vers lui. Le lieutenant ne se trouvait pas sur le pont d'état-major quand Yang lui avait fait sa proposition, et Thornegrave ne lui avait pas encore dit où ils allaient. On dirait que je l'ai sous-estimé. Il a de meilleures sources que je ne le pensais. Mais il pourrait bien être encore plus bête, s'il compte se vanter de me surveiller. À moins qu'il ne soit assez malin – et courageux – pour délibérément risquer de me mettre en rogne en démontrant que sa capacité à rassembler des informations s'étend même à mes propres mouvements, parce qu'il s'imagine que, ayant prouvé sa valeur, il m'impressionnera suffisamment pour compenser l'irritation que j'en aurai conçue. « Oui, dit-il au bout d'un moment. S'il vous plaît, escortez-moi jusqu'à la cloche, citoyen lieutenant. — Bien sûr, monsieur ! Si le citoyen général veut bien me suivre ? » Oh, je te suis. je te suis de près ! décida Thornegrave. Et je vais te donner encore un petit peu de mou, citoyen lieutenant. Tu es bien trop imbu de ton intelligence pour durer longtemps, mais il sera intéressant de voir jusqu'où tu iras avant de tomber du haut de cette falaise que tu t'échines à bâtir... et jusqu'où tu rebondiras. « Empreinte hyper ! » Honor releva la tête lorsque le chef de quart responsable du scanner gravifique lança l'avertissement. Tous les autres bruits cessèrent dans la salle de contrôle et tous les regards imitèrent celui d'Honor, se tournant vers le répétiteur principal tandis que les icônes rouge vif des translations hyper non identifiées naissaient à l'écran. Elle se rendit compte qu'elle retenait son souffle pour compter les sources à mesure qu'elles apparaissaient, et elle s'imposa d'expirer et de détourner la tête pour afficher son calme devant ses troupes. « Dix-sept sources ponctuelles, madame ! annonça le premier maître. — Bien compris, scan. Merci, et restez sur l'affaire », répondit le capitaine de frégate Susan Phillips. Elle assumait désormais le commandement du centre de contrôle de Charon car Harriet Benson était de nouveau dans l'espace, aux commandes du VFE Bacchante, tandis qu'Alistair McKeon avait pris la tête du VFE Krashnark et que Jésus Ramirez faisait office d'officier le plus gradé dans l'espace de la naissante « Flotte élyséenne ». Honor aurait préféré y être elle-même, mais sa place était ici, avec l'essentiel de ses troupes, et à eux deux Jésus et Alistair formaient un duo difficile à battre. Surtout avec Benson en soutien. Le technicien de scan ajouta quelque chose à l'adresse de Phillips – une question cette fois, posée trop vite pour qu'Honor l'entende – et le capitaine hocha la tête. Puis elle tapota l'épaule du maître principal et se dirigea vers Honor. « Des ordres, milady ? — Non, répondit Honor, le regard de nouveau sur le répétiteur. Je... — Excusez-moi, amiral, mais nous avons la projection' de leur trajectoire probable », fit l'officier de détection le plus gradé. Honor la regarda et, d'un signe de tête, lui intima de continuer. Selon nous, ils en ont pour six heures pile avant interception zéro-zéro, madame. Leur accélération actuelle s'élève à deux virgule seize km/s2, ce qui correspond exactement aux capacités des Longs Cours, et ils n'ont pas encore eu le temps de demander des instructions d'approche, mais ils se dirigent tout droit vers le point Alpha. Je dirais que ce doit être la force en provenance de Shilo. — Merci, capitaine. » Le point Alpha était le point d'entrée de la plus courte des trajectoires libres possibles à travers les champs de mines de Hadès. Les quatre points d'entrée étaient repérés sur les cartes standard de SerSec, ce qui prouvait qu'il s'agissait là de vaisseaux SS, mais le centre de contrôle de Charon modifiait régulièrement les trajectoires elles-mêmes. Ce qui signifiait que les nouveaux arrivants demanderaient sûrement bientôt des instructions de vol... en admettant que le capitaine de frégate Ushakovna ne se soit pas trompée, évidemment. Honor étouffa une envie de grimacer et s'abstint noblement de souligner qu'elle n'avait pas demandé à la détection d'émettre des hypothèses, et elle entendit (et ressentit) le discret blic moqueur que Nimitz, depuis son épaule, lança en commentaire. Après tout, le capitaine Ushakovna avait très certainement raison, et Nimitz et sa compagne savaient parfaitement qu'Honor n'avait été tentée de répondre sur un ton coupant que parce qu'elle était elle-même nerveuse et tendue. Eh bien, au moins, je me suis retenue, songea-t-elle avec ironie, et Nimitz exprima son accord sur leur lien télempathique. Le chat sylvestre se pencha vers l'avant dans le porte-chat qu'elle gardait désormais sur le dos, et il passa doucement le museau dans ses cheveux jusqu'à trouver son oreille, tandis que son amour et sa joie se déversaient en elle. « Très bien, vous tous, dit-elle en se tournant vers le personnel opérant dans la salle de contrôle. Nous devrions recevoir leur transmission d'identification d'ici dix minutes environ, mais ils vont devoir effectuer un trajet long et lent avant que nous ne puissions agir. Je veux que vous respiriez tous profondément et que vous vous installiez confortablement. Nous n'avons droit qu'à un essai, mais nous avons déjà réussi à plus petite échelle et nous pouvons y parvenir à nouveau. Commandant Phillips ? — Oui, milady ? — Si vous voulez bien, je souhaite qu'ait lieu une relève par rotation. Nous disposons de suffisamment de personnel qualifié. Assurez-vous que ceux qui seront à leur poste au moment crucial soient reposés et restaurés. — À vos ordres, milady. J'y veillerai. Le général Thornegrave marqua une pause, les mains sur son clavier. Les termes du mémo concernant les conditions de vie à fournir aux forçats à Seabring brillaient sans discontinuer sur son terminal, mais son attention dérivait une fois de plus au loin. Cela ne lui ressemblait pas d'être ainsi distrait... mais il fallait bien dire qu'il avait rarement de souvenir si spectaculaire pour le distraire. La translation avait tenu toutes les promesses de Yang. Il n'avait jamais rien imaginé de tel, et il savait qu'il était resté planté bouche bée sous la lentille gravitique grossissante de la cloche d'observation tandis que chaque vaisseau, l'un après l'autre, suivait le Farnèse à travers le mur de l'hyperespace jusque dans le système de Cerbère. Les croiseurs de combat élancés étaient déjà magnifiques avec les disques de leurs voiles Warshawski – chacune d'un rayon de deux cent cinquante kilomètres – rayonnant de foudre bleue, mais les transporteurs s'étaient révélés plus splendides encore. Ils jaugeaient chacun l'équivalent de cinq croiseurs de combat et, malgré leur propulsion moins puissante, leur voilure était plus grande. Ils étaient apparus dans un éclair Comme d'immenses bulles de savon azur, brillant dans l'obscurité tels de brefs soleils bleus, et cette vision lui avait fait prendre conscience de leur taille. Il y avait beaucoup de bâtiments plus grands dans l'espace; pourtant, pour la première fois dans son souvenir, Thornegrave avait dû reculer et admirer l'échelle immense des rêves de l'espèce humaine. Selon bien des normes, les Longs Cours n'étaient guère que des cargos un peu enflés et il le savait, mais ce n'était pas l'impression qu'ils donnaient à briller ainsi dans la longue nuit. Et si nous pouvons bâtir des vaisseaux pareils„ nous avons. sûrement les moyens de terminer la révolution, s'était-il dit, impressionné par le spectacle. Puis il avait ressenti un frisson car le contre-argument lui était venu sans être invité : à moins que quelqu'un de tout aussi capable — comme ces satanés Mandes — ne parvienne à nous en empêcher. C'est dans ces moments-là que Cordélia Ransom lui manquait le plus. Contrairement à quatre-vingt-dix-neuf virgule neuf pour cent de son personnel, Prestwick Thornegrave savait ce qui était réellement arrivé à Ransom ici même, dans ce système. D'après lui, le ministère de l'Information publique avait été sage d'annoncer qu'elle avait été perdue — ainsi 'que le Tees — au combat alors qu'elle représentait personnellement le comité sur le front. Ce n'était que la vérité (en dehors des détails mineurs concernant le lieu et la manière de la destruction du vaisseau) et cela lui avait valu le statut qu'elle méritait largement de martyre parmi les plus révérés de la Révolution. Sa perte avait néanmoins porté un coup terrible à l'ordre nouveau, et Thornegrave regrettait assez que le retard dans l'annonce de sa mort ait imposé à SerSec de mentir à tant de son propre personnel — au moins par omission — en dissimulant la destruction du Tepes. Mais le comité avait bien compris qu'avouer que les Mamies et leurs sbires l'avaient tuée après qu'elle eut ordonné l'exécution de cette meurtrière aristocrate et élitiste qu'était Harrington aurait miné le moral du peuple — et remonté celui des Manties — plus que sa mort officielle », plus tardive et plus traditionnellement héroïque. Il grommela, irrité, car cette idée familière lui rappelait une fois de plus la perte qu'avait subie le peuple et le ramenait au présent. Il lança un regard noir aux mots affichés sous ses yeux puis renifla, sauvegarda et ferma le fichier. Le moment d'exaltation sous la cloche d'observation remontait à plus de cinq heures et il était temps pour lui de regagner le pont d' état-major. « Ils amorcent leur dernier changement de trajectoire, milady », fit doucement le capitaine Phillips, et Honor hocha la tête sans jamais quitter du regard le répétiteur. La voix de Phillips était un peu plus rauque que lors de la translation des Havriens, et Honor ne s'en étonnait pas. La tension était montée sans cesse à mesure que l'ennemi progressait allègrement dans le système et, bizarrement, son apparente absence totale de soupçons ne faisait qu'empirer les choses. On aurait dit que tout le monde dans la salle de contrôle retenait son souffle et guettait nerveusement la moindre indication que tous leurs plans allaient tomber à l'eau, et chaque instant de répit renforçait encore la crainte que cela puisse se produire. Bien sûr, ce ne sont pas « leurs » plans mais les miens, songea Honor avec ironie. Elle avait la bouche sèche, et Nimitz se pencha sur son dos, appuya le menton sur son épaule et la gratifia d'un ronronnement presque subliminal. Ou peut-être était-il vraiment subliminal, une vibration qu'elle ne faisait que sentir sur leur lien plutôt que l'entendre. Elle prit une profonde inspiration et s'imposa de rester immobile, le pouce de son unique main dans la ceinture. Elle n'aimait pas trop cette pose — elle lui paraissait avachie et pas très professionnelle – mais elle pouvait difficilement croiser les mains derrière le dos comme à son habitude pour signifier « Je ne suis absolument pas tendue ». Cette idée lui tira un petit rire, et elle vit Phillips se tourner vers elle, surprise. Honor secoua la tête à son adresse, déclinant l'invitation à expliquer ce qui la faisait rire. Cela n'aurait guère contribué à son image de commandant calme au combat. Et puis elle ne savait pas très bien pour quelle part sa réaction était liée à la tension. Tout le monde avait senti la nervosité grandir à mesure que la détection obtenait une meilleure vision des dix-sept sources. Ils attendaient deux croiseurs de combat et trois croiseurs lourds, ils se retrouvaient avec six croiseurs de combat et quatre croiseurs lourds, plus deux croiseurs légers pour écran. En fin de compte, la puissance de feu supplémentaire ne ferait sans doute pas grande différence, mais cela n'avait pas empêché cette nouveauté de les pousser à se demander quelles autres surprises les Havriens pourraient bien leur réserver. Enfin, nous leur réservons aussi quelques surprises à notre façon, pensa Honor plus sombrement. Elle jeta un coup d'œil à un répétiteur secondaire qui montrait les deux icônes vertes cachées derrière Niflheim, la plus éloignée des trois lunes de Hadès. Le Krashnark et le Bacchante tenaient leur position, dissimulés par la lune à la vue des capteurs havriens, mais prêts à s'élancer et faire feu si besoin. Ils n'ajouteraient pas grand-chose à l'énorme puissance de feu des défenses orbitales, mais leur mobilité leur conférait une valeur tactique réelle... sans parler de la chute que connaîtrait le moral des Havriens quand ils constateraient que ses hommes avaient déjà saisi au moins deux vaisseaux ennemis. Le convoi de Shilo opéra son dernier changement de trajectoire, virant juste avant l'anneau intérieur de mines pour s'installer en orbite de garage. Les capteurs actifs des bâtiments étaient en ligne, mais ce n'était rien de plus qu'une précaution logique aussi près d'une telle concentration de mines. Il était toujours possible que les impulseurs de maintien d'une ou plusieurs mines défaillent, les envoyant dans une zone supposée sûre, et aucun commandant sain d'esprit (même un commandant SS, manifestement) ne voulait être pris au dépourvu dans cette éventualité. Mais les vaisseaux en approche coupèrent docilement leurs bandes gravitiques en atteignant la position orbitale qui leur était affectée, et Honor releva la tête tandis que Phillips se penchait vers son officier tactique. « Aucun signe de systèmes d'armement actifs ? — Non, madame, répondit le capitaine de corvette de la section tactique. Et ils limitent la puissance des noyaux des transporteurs. — Seulement celle des transporteurs ? » Phillips avait commencé brusquement, mais dès le troisième mot elle contrôlait sa voix, et elle la lissa aussitôt. « Jusqu'à maintenant, confirma l'officier tactique. Attendez une... Baisse de puissance sur les noyaux des croiseurs égale- ment, commandant, mais les croiseurs de combat sont en réglage énergétique d'attente. » Phillips marmonna quelque chose puis regarda Honor, qui haussa les épaules, l'air plus calme qu'elle ne l'était. « Ça faisait partie des possibilités, dit-elle sereinement. Si j'avais le commandement là-haut, j'agirais sans doute de même pour tous mes bâtiments, pas uniquement les croiseurs de combat. C'est le seul moyen d'espérer exécuter une manœuvre radicale assez vite pour faire la différence si jamais une mine se libère. Mais cela ne changera rien contre la puissance de feu avec laquelle nous pouvons les frapper. — Je suis d'accord, milady, dit Phillips avec un sourire tendu. Mais je serais plus rassurée s'ils ne s'étaient pas arrêtés là et qu'ils les avaient tous coupés ! — Vous comme moi, commandant », reconnut Honor. Elle prit une profonde inspiration et se dirigea vers le pupitre de communication: Elle se baissa et prit le micro que l'officier de com lui tendait. Le « maréchal de camp Tresca » mû par intelligence artificielle que Scotty Tremaine et Horace Harkness avaient bâti à partir des images d'archive du défunt avait fait merveille pendant l'approche des Havriens, mais il était temps d'adopter une démarche plus directe, se dit-elle férocement avant de faire signe à Phillips. « Très bien, commandant. Transmettez au Krashnark et au Bacchante l'ordre de se tenir prêts, puis préparez-vous à exécuter Tue-mouches. — Bien, madame. » « C'est bizarre », murmura la citoyenne commodore Yang. Le général Thornegrave leva les yeux de sa conversation avec le commandant du voyageur au son de sa voix. Le pacha du gros transporteur continua de parler en réponse à la dernière question du général, mais celui-ci ne l'écoutait pas : il regardait Yang se pencher sur un affichage en cascade au pupitre tactique puis froncer les sourcils. « Qu'y a-t-il, citoyenne commodore ? — Rien sans doute, monsieur, répondit Yang, les yeux toujours rivés sur l'écran, mais les hommes du camp Charon tiennent toujours un grand nombre de capteurs actifs braqués sur nous, radars et lidars. — Et pourquoi feraient-ils cela ? » Il décela une certaine brusquerie dans sa propre voix, mais aucune inquiétude réelle. De la perplexité simplement, qui grandit encore lorsque Yang haussa les épaules. « Ils nous suivent de cette façon depuis le début, monsieur – je pensais à une mesure de sécurité de routine. En revanche, pourquoi ils continuent alors que nous sommes en orbite, cela me dépasse. Bah, fit-elle en secouant la main pour signifier que cela n'avait pas d'importance, j'imagine qu'ils pourraient bien se livrer à un exercice d'entraînement. Ils ont sans doute intérêt à profiter de toutes les occasions de détection en conditions réelles qui se présentent. Simplement, ils utilisent beaucoup plus de capteurs que je ne m'y attendais, et les lidars servent normalement surtout au contrôle de feu. — Au contrôle de feu ? » Thornegrave fit mine de se lever, mais Yang se tourna vers lui et fit aussitôt non de la tête. « Les équipes de contrôle de feu ont besoin d'entraînement aussi, monsieur, et le fait que leurs capteurs sont actifs ne signifie pas que leurs armes sont déverrouillées. En fait, la procédure opérationnelle standard exige que les armes ne soient pas activées pendant les exercices, donc je ne crains pas du tout qu'on nous tire dessus par accident. C'est juste que l'exercice se déroule à une échelle bien plus imposante que je ne m'y atten... » Elle s'interrompit car son officier de com venait de se redresser brusquement dans son fauteuil. La femme se tourna vers son commandant, puis se rappela la présence de Thornegrave et pivota vers lui, pour s'arrêter à mi-chemin. Elle resta indécise, sa formation et ses préférences la tirant d'un côté, la chaîne de commandement officielle et la peur du SS de l'autre, puis elle secoua sa paralysie. Elle ne fit face à aucun des deux directement. Au lieu de cela, elle fixa un point invisible entre eux. « Citoyen général, je... » Elle paraissait ébranlée, presque ébahie, et elle se tut puis s'éclaircit la gorge. « Je crois que vous feriez mieux d'écouter ce message en provenance de la planète, monsieur, dit-elle sur un ton mécanique et mono- corde. — Quel message ? grommela Thornegrave. C'est le maréchal Tresca ? » Il avait déjà eu une longue conversation avec Tresca pendant l'approche, et celui-ci y avait mis fin moins de dix minutes plus tôt. Pourquoi donc rappelait-il si vite ? « Non, monsieur. » L'officier de com déglutit. « C'est... Tenez, monsieur. » Elle lui tendit une oreillette, et Thornegrave écarquilla les yeux. Elle était de l'autre côté du pont, et il renifla, impatient. « Passez-le sur mon afficheur, citoyenne capitaine », fit-il brusquement. Elle le regarda encore un moment, l'oreillette toujours tendue, puis haussa les épaules et se retourna vers son pupitre. « Bien, monsieur. Répétition de la transmission d'origine. » Thornegrave se carra dans son fauteuil en se demandant ce qui pouvait bien expliquer l'attitude étrange du capitaine de frégate, puis il haussa le sourcil en voyant une autre femme apparaître sur son afficheur. Elle avait quelque chose de vaguement familier, mais l'uniforme ne collait pas du tout. La veste était bleu ciel, le pantalon bleu marine, les étoiles aux épaulettes étaient d'une forme inappropriée pour un officier havrien en uniforme, et il lui manquait manifestement un bras. Les cheveux sous son étrange casquette formaient une masse de boucles duveteuses coupées court et la partie gauche de son visage semblait paralysée. Il plissa le front. Ce visage et cet uniforme lui rappelaient un lointain souvenir désagréable, mais il ignorait pourquoi et, en cet instant, la surprise muselait toute autre réaction. C'est alors qu'une petite tête au museau anguleux apparut sur son épaule droite, et l'air siffla dans ses narines : Grayson ! C'était l'uniforme d'un amiral graysonien, et la femme était... « À l'attention du VFP Farnèse, commença le visage à l'écran d'une voix dure et froide. Je suis l'amiral Honor Harrington, Flotte spatiale graysonienne, et la planète Hadès est sous mon contrôle. Je transmets ce message à l'intention du citoyen général Thornegrave sur un laser étroit, de façon à assurer le secret. Mon but est de vous offrir l'occasion de répondre à ma transmission avant que son contenu ne se répande et ne pousse quelqu'un à paniquer et agir de manière stupide. » Elle marqua une pause très brève, et Thornegrave la regarda, sans réaction, tandis que son esprit glissait et dérapait comme un homme sur une étendue glacée. « J'émets depuis la salle de contrôle central du camp Charon, reprit-elle de la même voix dure comme le diamant, et les systèmes de visée désormais verrouillés sur vos bâtiments sont sous mon commandement. Je vous ordonne de couper immédiatement l'alimentation de vos noyaux et de vous préparer à être abordés. Il sera répondu à toute résistance à ces instructions ou à un ordre quelconque donné par moi-même ou mes subordonnés par la force. J'exige une réponse immédiate à ces instructions. » Thornegrave combattait sa surprise et son horreur, mais il était trop choqué pour réfléchir. C'était impossible, insistait une petite voix froide au fond de lui. Honor Harrington était morte. Elle l'était depuis des semaines déjà quand l'Information publique avait simulé son exécution pour les médias. Il était parfaitement impossible qu'elle le regarde depuis son écran de com et qu'elle lui pose des ultimatums. Bon sang, elle était morte! Mais son air sombre et déterminé était rudement convaincant pour une morte. « Mon Dieu! » Thornegrave releva la tête en entendant murmurer ce semblant de prière et vit Yang debout à côté de lui. « C'est... Ça ne peut pas être elle ! J'ai moi-même vu les images de son exécution ! À moins que... » Elle s'arracha de la contemplation de l'afficheur pour fixer Thornegrave, et le général vit le doute s'insinuer dans ses yeux. Mais il ne pouvait que lui rendre son regard car son propre cerveau refusait les preuves que lui imposaient ses sens. Puis l'officier de corn intervint encore une fois. « Je reçois une nouvelle transmission, monsieur ! » dit-elle brusquement, et Thornegrave sursauta quand elle passa le message sur son afficheur sans attendre les ordres. « J'attends votre réponse, citoyen général Thornegrave, disait froidement Harrington, mais ma patience a des limites. Si vous ne vous conformez pas à mes instructions dès maintenant, j'ouvrirai le feu sur vos vaisseaux. Vous avez trente secondes pour accuser réception de mon message. — Monsieur, il faut faire quelque chose ! le pressa Yang. — Mais nous... Je veux dire, je ne peux pas... » Thornegrave déglutit et força son cerveau à fonctionner par un effort de volonté. « Citoyenne capitaine ! aboya-t-il à l'adresse de l'officier de com. — Oui, monsieur ? — Dit-elle la vérité ou émet-elle aussi à destination des autres bâtiments ? — Je ne crois pas qu'elle émette largement, monsieur. Nous recevons un faisceau étroit encrypté de l'un des satellites de corn de Charon. Je crois qu'elle était sincère en disant qu'elle ne voulait pas que d'autres l'entendent encore. » La citoyenne marqua une pause puis s'éclaircit la gorge. « Y a-t-il une réponse, monsieur ? demanda-t-elle. — Non, il n'y en a pas ! la rabroua Thornegrave. Je vous le dirai quand je déciderai – quand moi je déciderai, citoyenne capitaine ! – de répondre à un message. C'est bien clair ? — Oui, monsieur », répondit l'officier de com d'une voix monocorde, et Thornegrave la fusilla du regard. Au fond, il savait qu'il ne faisait que défouler sur elle sa propre panique naissante, mais il s'en fichait. Et si la prendre pour cible l'aidait à tenir la panique à distance et à pousser son cerveau à se remettre en marche, tant mieux. « Citoyen général, nous n'avons pas le temps pour cela ! fit Yang d'une voix basse et pressante. Son ultimatum va expirer, et nous sommes des cibles rêvées, ici. Vous devez réagir immédiatement ! — Rien ne s'impose à moi, citoyenne commodore ! lui répondit brutalement Thornegrave. — Si ! rétorqua Yang. Elle vous donne une chance de régler la situation sans bain de sang, monsieur. Si vous la dédaignez, Dieu seul sait ce qui arrivera! — Je n'ai pas l'habitude de me laisser dicter ma conduite par des prisonniers en cavale qui... commença Thornegrave, mais Yang l'interrompit sans ménagement. — Ce n'est pas une prisonnière en cavale, c'est une femme qui contrôle une puissance de feu capable de réduire ce convoi tout entier en pièces en un clin d'œil ! — Bêtises ! Vous paniquez... vous exagérez ! — Non, je n'exagère pas ! » Elle lui lança un regard noir. « Monsieur, il s'agit de mon domaine de compétence et non du vôtre, et je vous assure que nous sommes absolument sans défense. Aucun de nous n'a maintenu ses bandes gravitiques. Nous ne pouvons pas manœuvrer, nos défenses actives sont coupées... Bon sang, nous n'avons même pas laissé nos écrans antiradiations ! Si nous faisons mine d'allumer notre contrôle de feu, ses capteurs le détecteront aussitôt, et elle peut nous écraser comme des insectes avant que nous ne verrouillions une cible ou... — Très bien, citoyen général, fit la voix froide et monocorde depuis le com. Le délai est écoulé. Ce qui arrive à partir de maintenant pèsera sur votre conscience. » Elle se tourna I lors du champ de la caméra. « Passez à la fréquence générale. — Quoi ? Qu'est-ce qu'elle veut dire ? » demanda Thornegrave, mais Yang s'était déjà écartée de lui. Elle l'ignora complètement, lançant des ordres pressants à son officier de com en vue d'obtenir une liaison avec les autres commandants. Mais le temps manquait, et Thornegrave vit Harrington se retourner vers la caméra. « À toutes les unités en orbite autour de Hadès. Ici l'amiral Honor Harrington de la Flotte spatiale graysonienne. Je contrôle Hadès et toutes ses installations, défenses orbitales y compris. Vous êtes en ce moment même verrouillés par mon contrôle de feu. Vous allez immédiatement couper l'alimentation de vos impulseurs, éteindre tous vos capteurs actifs et attendre qu'on vous aborde. Tout retard dans l'exécution de ces instructions de même que toute désobéissance se traduiront par la destruction du vaisseau incriminé. Ceci est mon premier, dernier et unique avertissement. Harrington, terminé. — À tous les bâtiments, aboyait Yang dans son propre micro. À tous les bâtiments, ici le vaisseau amiral ! Conformez-vous à toutes les instructions en provenance de Charon ! Je répète, conform... — Citoyenne commodore... l' Attila! » Yang se tourna vers le répétiteur principal, et des épines lui nouèrent l'estomac tandis que le commandant SS du VFP Attila paniquait. Elle ne pouvait pas vraiment le lui reprocher, songea-t-elle, hébétée – pas alors que l'exigence d'Harrington lui tombait dessus sans prévenir. Si cet imbécile de Thornegrave n'avait pas fanfaronné et traîné les pieds, cela ne serait peut-être pas arrivé. En l'occurrence, chaque commandant était livré à lui-même, et les impulseurs de Attila étaient encore en veille. Yang ne saurait jamais exactement ce que le capitaine de vaisseau Snellgrave espérait obtenir. Il s'était peut-être dit que, s'il levait assez vite ses bandes gravitiques, il aurait le temps de détruire Charon d'une frappe de missile avant que les défenses orbitales n'éliminent son vaisseau. Il avait peut-être cru pouvoir s'éloigner sous la protection de ses bandes gravitiques, bien que seul un imbécile – ou quelqu'un que la panique aurait mené à une stupidité fatale – aurait pu avoir une idée pareille. La réponse la plus probable était qu'il n'avait tout simplement pas réfléchi, mais réagi. Quoi qu'il en soit, il ne devait plus jamais commettre d'erreur. L'Attila n'avait pas encore bougé. Ses réacteurs d'attitude d'urgence s'allumèrent précipitamment, ses impulseurs montèrent en puissance, et les capteurs de Charon le détectèrent sans doute à l'instant même. Les bandes gravi-tiques commençaient seulement à se former, bien trop nébuleuses encore pour protéger d'un tir entrant, lorsque huit plateformes graser éloignées ouvrirent le feu simultanément. Elles touchèrent toutes au but, et des rayons capables de déchirer l'acier de combat à trois quarts de millions de kilomètres frappèrent le bâtiment à une distance inférieure à deux mille kilomètres. Ils traversèrent la coque de part en part comme des béliers, brisant le blindage, réduisant en pièces tout et tous ceux qui se trouvaient sur leur passage, et la signature du croiseur de combat connut un pic effréné tandis que les grasers lui communiquaient leur énergie. Ses réacteurs, qui continuaient de fonctionner, le firent pivoter sur son axe long, et les armes à énergie l'éventrèrent comme un requin harponné. Puis, avec une soudaineté choquante, ses centrales à fusion lâchèrent. Le visuel de Yang ne montra plus d'image : les filtres étaient submergés par le terrible bouillonnement de fureur chauffée à blanc. L' Attila se trouvait à moins de six cents kilomètres du Farnèse à l'instant de sa destruction, et la coque du vaisseau amiral se teinta de fluorescences folles lorsque les radiations en provenance de son confrère éviscéré le frappèrent. Seuls ses écrans antiparticules standard à l'arrêt étaient activés, et ils n'étaient prévus que pour empêcher la poussière de s'accumuler sur la coque. Ils n'avaient pas été conçus pour affronter un pareil déluge, et les récepteurs de menace et signaux d'avertissement se mirent à hurler. Ce n'est que plus tard que Yang se rendit compte qu'une seule des centrales de l'Attila avait réellement lâché. Les sécurités des deux autres avaient dû fonctionner comme prévu. Sinon, l'Attila aurait entraîné le Farnèse et sans doute le Wallenstein avec lui. En l'occurrence, les dégâts subis par le vaisseau amiral étaient étonnamment limités. Ses capteurs tribord, ses systèmes de com et ses grappes laser de défense active furent effacés, la moitié de ses sabords d'armement furent déformés et bloqués, jusqu'à un mètre de blindage disparut à certains endroits, il perdit deux noyaux bêta sur l'anneau d'impulsion de proue et trois autres sur l'anneau de poupe, mais le flanc bâbord demeura intact, et les capteurs et lasers de com dorsaux et ventraux survécurent plus ou moins indemnes. S'il avait osé envisager de résister, il aurait encore été en état de combattre... enfin, jusqu'à ce que les grasers qui avaient éliminé l'Attila se tournent *vers lui. Le Wallenstein se trouvait plus loin... et partiellement protégé par le croiseur léger Hachiman. Le gros croiseur de classe Mars avait subi les conséquences de l'explosion de plein fouet. Il s'en trouvait beaucoup plus près que le Farnèse, et le front du choc s'était abattu sur lui juste après le pic énergétique. Qu'un minimum de sa coque ait survécu un tant soit peu intact était un hommage au travail de ses concepteurs et de ses constructeurs, mais il fut transformé en une coquille morte, dévastée, brisée, et nul dans son équipage ne portait de combinaison souple ni ne s'attendait à rien de tel. Deux tiers du personnel moururent presque instantanément. De ceux qui survécurent au premier choc, la moitié engrangèrent des doses de radiations mortelles auxquelles même la médecine moderne ne pouvait remédier. Mais son sacrifice sauva le Wallenstein du sort du Farnèse. Il s'en tira avec des dégâts mineurs, et le Kutuzov, le MacArthur et le Barbarossa, les autres croiseurs de combat de Yang, étaient assez loin pour en réchapper sans dommage significatif. Mieux encore, tous les autres commandants — Dieu merci ! — eurent la bonne idée de ne rien faire pour attirer sur eux les foudres des défenses orbitales. Le reste du convoi se trouvait à l'extérieur du rayon dangereux de l'explosion, et Yang eut un instant amer d'admiration sans réserve en comprenant pourquoi le contrôle de Charon » avait veillé à positionner les vaisseaux de guerre et les transporteurs sur des orbites différentes. Les Longs Cours auraient été mis sens dessus dessous par une fraction du traitement auquel le Farnèse avait survécu, mais, vu leur position, ils n'avaient été que modérément secoués par l'explosion. Le croiseur léger Sabine avait eu presque autant de chance, contrairement à son confrère l'Hippocampe. Le second croiseur léger demeurait à peu près intact, mais la plupart de ses armes et presque tous ses capteurs étaient réduits à néant, sa poupe en tête de marteau était aplatie et tordue, et la moitié de son anneau d'impulsion de poupe — dont deux noyaux alpha — était détruite. Il fallut plusieurs minutes pour que les interférences dues à l'explosion se calment suffisamment pour permettre à Charon d'atteindre le Farnèse par un nouveau laser de com, et un Prestvvick Thornegrave livide contempla, horrifié, le visage de la femme qui venait de tuer quatre mille de ses hommes. — Je regrette la nécessité de cette intervention, dit-elle sans fioritures, mais qu'un seul de vos bâtiments restants refuse d'obéir immédiatement et complètement à la moindre instruction, et je recommencerai. Et je recommencerai autant de fois que nécessaire, citoyen général. Est-ce compris ? » Thornegrave la fixait, et ses lèvres bougeaient sans qu'aucun son n'en sorte. L'expression d'Honor se durcit, et un léger tic apparut au coin de sa bouche tandis qu'il la regardait, bouche bée comme un poisson échoué. Malgré ses efforts désespérés, il n'arrivait pas à prononcer un mot, et Rachel Yang lui adressa un regard puis enfonça des boutons sur son propre pupitre de com. Le visage de Thornegrave disparut de la transmission vers Charon, remplacé par le sien. « Ici la citoyenne commodore Rachel Yang. Nous avons reçu vos instructions et nous y obéirons, amiral Harrington. Toutefois nos communications sont gravement désorganisées pour l'instant. Accordez-nous un peu de temps pour remettre notre réseau sur pied, s'il vous plaît, que je puisse transmettre les ordres adéquats aux autres unités du convoi. — Très bien, citoyenne commodore, répondit Harrington. Vous avez cinq minutes pour ordonner à vos bâtiments de se préparer à être abordés. Mes troupes monteront à bord en armure de combat et équipées d'armes lourdes. La moindre résistance – et je dis bien lg moindre résistance – entraînera le recours massif à la force. — Compris, articula Yang, la mâchoire serrée. — Veillez-y bien, citoyenne commodore, parce que la plupart de mes recrues sont sur Hadès depuis des années, voire des décennies. Elles n'hésiteront pas un instant à tuer le premier qui résistera. Pour tout dire, elles s'en feront sûrement une joie. — Compris, répéta Yang. — Bien. » Le côté droit de la bouche d'Harrington se releva, découvrant ses dents – ce qu'un autre que Rachel Yang aurait pu décrire comme un sourire. « Encore un petit détail, citoyenne commodore. Vous informerez vos commandants que toute tentative pour abandonner leur vaisseau, le saborder ou détruire leur réseau informatique justifiera également l'élimination physique. Vos bâtiments sont nos prises, et il s'agit d'unités de SerSec. En tant que telles et au vu de ce que le Service de sécurité a fait subir aux prisonniers de cette planète, ni vous ni votre personnel n'êtes à nos yeux protégés par les accords de Deneb. Ils seraient bien inspirés de le garder en tête. » Elle n'éleva pas la voix. Elle garda le ton de la conversation, un ton presque normal, mais de l'hélium liquide flottait dans les profondeurs de sa voix, et Rachel Yang sentit un frisson la parcourir tandis qu'elle hochait la tête, se soumettant en silence. CHAPITRE QUARANTE-SEPT « Préparatifs terminés, milady », annonça le capitaine Gon-salves sur un ton officiel depuis l'écran de com, et Honor hocha gravement la tête en réponse. Depuis quarante-sept heures, tous les hommes disponibles travaillaient sans relâche. Maintenant, l'heure était venue. Très bien, capitaine Gonsalves, répondit-elle sur le même ton. Vous êtes autorisés à partir. » Puis sa voix s'adoucit. « Bon vent, Cynthia, conclut-elle plus bas. — Merci. » Gonsalves parvint à sourire. « On vous attend à l'Étoile de Trévor, madame. Ne tardez pas ! » Elle coupa le circuit, et Honor se tourna vers l'afficheur principal de son nouveau pont d'état-major pour regarder les transporteurs accélérer laborieusement depuis leur position en orbite de Hadès vers l'hyperlimite, en compagnie de leur unique vaisseau d'escorte. Ils avaient réussi à entasser à leur bord un peu plus de deux cent quatre-vingt-six mille hommes – ses hommes désormais, qu'importait comment ils l'étaient devenus ? C'était même un peu mieux que Montoya ne l'avait prévu, et les ponts destinés aux troupes étaient bondés à vous rendre claustrophobe. Mais malgré la foule, leurs systèmes environnementaux – renforcés par les dizaines d'appareils légers qu'on avait greffés sur le circuit – devaient suffire à les ramener sains et saufs à la maison. Honor avait encore du mal à croire qu'ils étaient bel et bien arrivés jusque-là, et elle ressentit un féroce accès de fierté à voir partir les Longs Cours. Elle regrettait profondément la destruction spectaculaire de l'Attila et celle, dans les faits, du Hachiman et de l'Hippocampe, et pas uniquement à cause des vies perdues. L'explosion lui avait coûté des unités dont elle avait cruellement besoin, et elle aurait pu être évitée si cet imbécile de Thornegrave avait saisi la chance qu'on lui offrait de se rendre sans violence. Mais il ne l'avait pas fait et elle n'avait pas osé lui accorder un délai. Pour autant qu'elle le sût, il gagnait peut-être du temps pour envoyer des messages aux autres unités du convoi par laser étroit inviolable. Il était peu probable qu'il accomplisse grand-chose par la résistance active, mais il aurait peut-être tenté le coup malgré tout, auquel cas elle aurait été contrainte de détruire tous ses vaisseaux. Une manœuvre plus probable et presque aussi dévastatrice de sa part aurait consisté à ordonner à ses unités de purger leurs ordinateurs avant qu'elle ne l'interdise. Dans ce cas, elle aurait pris les vaisseaux intacts mais lobotomisés, ce qui aurait rendu les croiseurs de combat inutiles en tant que bâtiments de guerre. Elle aurait pu copier les fichiers basiques d'astrogation et de fonctionnement ainsi que les IA des bases de données principales du Krashnark mais, malgré sa taille et sa puissance de feu, le Kraslmark était trop petit pour avoir besoin de tout le soutien informatique nécessaire à un croiseur de combat de classe Seigneur de la guerre. Elle aurait pu les réduire à leur plus simple expression et s'en servir comme transporteurs, mais elle n'aurait pas pu les utiliser au combat. C'était vrai, pourtant une petite part d'elle-même persistait à se demander si elle avait réellement bien réfléchi à tout cela avant de tirer ou bien si elle avait agi avant d'y être forcée, pour exercer une vengeance horrible qui ne s'imposait pas. Elle ne le saurait sans doute jamais, et en vérité cela importait peu. L'important dans les calculs froids et cruels de la guerre, c'était le résultat : dans le cas présent, terrifier le personnel des bâtiments survivants au point qu'ils avaient pratiquement supplié les équipes d'abordage de les prendre en charge et de les emmener sur la planète avant qu'Honor ne décide de les éliminer à leur tour. Mais si utiles qu'ils aient été dans cette optique, les dégâts causés au Farnèse ne pouvaient être considérés que comme un grave revers. Son flanc bâbord était intact et pleinement opérationnel, et le personnel d'Honor avait réussi à dégager les sabords des deux tiers environ des armes tribord (essentiellement en découpant les sas des sabords bloqués et en les larguant dans l'espace), mais Cerbère ne disposait tout simplement pas des installations dont elle avait besoin pour réparer. Les capteurs tribord étaient inutilisables et la barrière latérale tribord ne dépassait pas les quinze pour cent de la puissance pour laquelle elle était conçue. Dans les faits, il ne pouvait se battre que sur un flanc, et si on parvenait à atteindre son côté abîmé... Enfin, endommagé ou non, c'était quand même un croiseur de combat et, avec ses confrères Wallenstein, MacArthur, Barbarossa et Kutuzov, il portait le nombre d'unités d'Honor dans cette classe de bâtiments à cinq. De plus, elle disposait des croiseurs lourds Krashnark, Huan-Ti, Arès et Ishtar, et elle avait aussi gardé le Bacchante. Le Sabine, endommagé, avait été envoyé avec un embryon d'équipage jouer les vaisseaux amiraux pour Cynthia Gonsalves et, servir d'éclaireur aux Longs Cours mais, même en son absence, la « Flotte spatiale élyséenne » de Ramirez commençait à prendre des proportions formidables. D'ailleurs„ Honor avait eu toutes les peines du monde à trouver le personnel nécessaire pour former tous les équipages. Pour être parfaitement honnête, songea-t-elle, regardant toujours les transporteurs et leur unique vaisseau d'escorte s'éloigner en accélérant, je ne pense pas leur avoir vraiment tous trouvé un équipage. Elle eut un sourire en coin à cette pensée. Vu que la moitié des armes du Farnèse étaient de toute façon inutilisables, elle avait fait passer le nouvel équipage du croiseur de combat des mille trois cents personnes envisagées par Caslet à sept cents, ce qui lui avait (à peine) fourni le personnel qualifié et requalifié que réclamaient tous les croiseurs lourds et les mille trois cents requis par chacun des autres croiseurs de combat. Ils n'y étaient parvenus qu'en réduisant le personnel du camp Charon à la portion congrue — le contrôle de Charon n'avait plus qu'un seul quart à effectif plein, avec juste assez de suppléants pour s'assurer qu'il y ait toujours une veille au niveau de la détection et de la com — et en acceptant une définition assez souple du terme « qualifié ». Mais aucun de ses subordonnés n'avait contesté la moindre de ces décisions. Non, ils avaient réservé leurs protestations pour son choix du Farnèse comme vaisseau amiral. McKeen était intervenu le premier, mais uniquement parce qu'Andrew LaFollet avait été un peu plus lent à percer ses intentions. Ni l'un ni l'autre ne voulaient la voir dans l'espace si l'on en venait à une bataille mobile, encore moins sur un bâtiment à demi infirme ! Mais elle était passée outre leurs récriminations — ainsi que celles de Ramirez, Benson et Simmons — et, malgré les noirs soupçons de LaFollet, ce n'était pas lié à des tendances suicidaires de sa part. Le problème, c'était l'expérience. Harriet Benson avait retrouvé ses compétences tactiques et de commandement à une vitesse impressionnante, mais c'était la seule des prisonniers à long terme de l'Enfer qu'Honor jugeait réellement apte à commander un bâtiment en action. Plusieurs autres étaient, selon elle, capables de tenir le poste de chef de section, d'assumer leurs quarts et d'exécuter les ordres d'un commandant, mais ils n'avaient simplement pas eu le temps de développer la confiance et le vernis exigés d'un commandant de vaisseau de guerre. Elle n'avait pas non plus réussi à trouver les pachas nécessaires parmi le personnel allié capturé plus récemment. À l'exception du capitaine de frégate Ainspan et du capitaine de corvette Roberta Ellis, aucun n'avait l'expérience du commandement d'une unité plus grosse qu'un BAL. Ainspan avait commandé le. croiseur léger HMS Adonaï et Ellis le HMS Chant des plaines, un contre-torpilleur, de sorte qu'Honor avait affecté Ainspan sur l'Arès et choisi Ellis pour remplacer Benson sur le Bacchante. Mais cela lui laissait encore huit unités lourdes sur les bras, réclamant chacune le meilleur commandant qu'elle pût leur trouver. Elle avait fait de son mieux en affectant Alistair McKeon au Irillenstein, Benson au Kutuzov, Salomon Marchant au MacArthur et Géraldine Metcalf au Barbarossa. Cela réglait la question des croiseurs de combat intacts, et elle avait choisi Sarah DuChêne pour commander l'Ishtar, Anson Lethridge pour le Huan-Ti et Scotty Tremaine pour remplacer McKeon sur le Krashnark. Elle aurait vraiment voulu confier l'un des croiseurs lourds à Warner Caslet. Quels que soient les critères, c'était lui le commandant le plus expérimenté qu'elle aurait pu trouver pour un bâtiment de conception havrienne, mais trop nombreux étaient les PG libérés qui nourrissaient encore des réserves à l'idée de servir sous les ordres d'un ancien Havrien, indépendamment de qui s'en portait garant. Alors, au lieu de cela, elle en avait fait son second à bord du Farnèse, partant du principe qu'il faudrait au vaisseau amiral boiteux la meilleure équipe de commandement possible, puis elle avait réparti les autres dans un effort pour créer quelque chose comme des équipes solides dans tous ses autres bâtiments. Jésus Ramirez serait le commandant en second de son escadre réquisitionnée, depuis le Mallenstein, mais il n'avait pas réussi à ramener ses compétences tactiques et de manœuvre au niveau requis pour commander un vaisseau de guerre en combat rapproché, et il le savait. Pendant ce temps, le capitaine de frégate Phillips dirigerait le contrôle de Charon et Gaston Simmons assumerait le commandement de la planète. À n'en pas douter, c'était une structure de commandement bancale, faite de bric et de broc si l'on se plaçait du point de vue des niveaux de compétence. Mais la plupart de ces gens avaient eu presque une année T complète pour apprendre à se connaître, et Honor s'attendait à ce qu'ils surmontent bon nombre de leurs difficultés grâce à leur confiance mutuelle et leur cohésion. Ça vaudrait mieux, en tout cas, se dit-elle en se détournant enfin de l'afficheur. Si d'autres Havriens passaient par hasard par Cerbère, ils arriveraient sans doute en toute confiance comme Thornegrave l'avait fait. Elle s'attendait à ce que cela soit possible pendant encore deux ou trois mois — le temps que Thornegrave et ses bataillons d'intervention soient signalés manquants à Seabring — et elle avait l'intention de mettre cet intervalle à profit pour imposer à ses nouveaux équipages un régime d'exercice impitoyable. Hélas, si l'on se fiait à l'année T écoulée, les visiteurs impromptus ne se bousculeraient pas sur une période aussi courte. Ce qui signifiait qu'elle ne pourrait pas récupérer d'autres transporteurs bien pratiques comme les Longs Cours. Selon toute probabilité, donc, il resterait encore plus d'une centaine de milliers de prisonniers libérés coincés sur l'Enfer quand les Havriens remarqueraient le retard de Thornegrave et enverraient quelqu'un vérifier sa position. Elle ignorait de qui ou de quoi il s'agirait. En toute logique, les Havriens devraient envoyer un courrier consulter le camp Charon pour confirmer que Thornegrave était bien arrivé et reparti. Si cela se produisait, elle aurait encore une chance de bluffer et de les convaincre que c'était le cas – que, quoi qu'il soit advenu de lui et de ses bâtiments, cela avait eu lieu ailleurs qu'entre Cerbère et Seabring. Mais, même si elle y parvenait, il ne lui resterait plus beaucoup de temps à partir de ce moment-là, car même SerSec finirait bien par se rendre compte que Cerbère s'était transformé en trou noir pour toute unité plus lourde qu'un courrier. Non, le temps pressait et elle le savait. Elle aurait de la chance d'obtenir ne serait ce que les trois mois sur lesquels elle comptait – ou pour lesquels elle priait, du moins – et chaque jour supplémentaire serait un petit miracle à lui seul. D'une façon ou d'une autre, dans le peu de temps qui lui restait, elle devait trouver le moyen de saisir les vaisseaux dont elle avait besoin pour évacuer tous ses nommes de l'Enfer. Et elle y parviendrait, songea-t-elle sombrement. D'une façon ou d'une autre, elle y parviendrait. « Très bien. Mettons-nous au travail. » Le citoyen contre-amiral Paul Yearman dévisagea tous ceux qui se tenaient à la table de sa salle de briefing et eut un sourire glacial tandis que les conversations mouraient et que tous les yeux se tournaient vers la tête de table. Il attendit encore un instant puis se tourna vers l'homme assis à ses côtés. Voulez-vous commencer, citoyen général ? fit-il poliment. — Merci, citoyen amiral », répondit Seth Chernock. Il marqua une pause pour ménager ses effets, balaya du regard les commandants rassemblés autour de la table. Ils formaient un drôle de mélange : quatre d'entre eux portaient le rouge et le noir de SerSec, et quatorze (dont deux commandants de transporteurs) le gris et vert de la Flotte populaire. Ses commandants d'unités terrestres les plus gradés étaient également présents, car il était important que tout le monde comprenne ce qui était prévu, et ils formaient un mélange tout aussi hétéroclite. Le général de brigade Claude Gisborne était SS, mais près de la moitié des forces terrestres (et deux tiers de ses officiers supérieurs) étaient fusiliers. Ce n'était pas l'équipe de commandement la plus soudée qu'on pût imaginer, songea Chernock à regret. Hélas, c'était tout ce qu'il avait pu réunir, et il lui avait fallu neuf jours standard pour rassembler tous les morceaux de sa force expéditionnaire et la mettre en branle. La bonne nouvelle, c'était qu'il avait réussi à mettre en place une escorte de pas moins de dix croiseurs de combat (bien que l'un d'eux soit de l'ancienne classe Lion) et six croiseurs lourds, et les fusiliers du peuple avaient pu fournir deux transporteurs militaires rapides de classe Baroudeur. La mauvaise nouvelle, c'était qu'il avait trouvé moins de vingt-sept mille hommes de troupe à mettre à leur bord. Bien sûr, si ses bâtiments de guerre parvenaient à prendre le contrôle des installations orbitales hautes, cette puissance de feu au sol devait suffire. Les prisonniers sur Hadès étaient peut-être plus nombreux que ses troupes selon un facteur de vingt contre un, mais quelques frappes d'interdiction cinétiques régleraient avantageusement le problème. Peut-être plus important encore, Gisborne était lui-même un ancien fusilier, et il s'était donné la peine d'établir un rapport harmonieux entre ses subordonnés SerSec et fusiliers. Tout bien considéré, Chernock était très content de la façon dont l'équipe de commandement de ses forces terrestres prenait forme. Il était moins enthousiaste sur le volet spatial, mais Yearman n'y était pour rien. Chernock avait choisi le contre-amiral parce qu'il connaissait ses propres limites : le général de brigade était avant tout un administrateur et un planificateur, et son expérience réduite du combat consistait en une douzaine d'efforts d'intervention à grande échelle. C'était loin de suffire pour établir sa capacité à commander seul une campagne jointe terre-espace, et il avait donc désigné Yearman pour être son commandant en second officiel et le responsable spatial dans les faits. Et d'après ce qu'il en avait vu jusque-là, il avait fait un excellent choix. Yearman n'avait pas l'air d'un stratège inspiré, mais il comprenait très bien les réalités tactiques et il s'était immédiatement attelé à transformer bon gré, mal gré, son escadre bancale en une entité proche d'une force de combat cohérente. Neuf jours, hélas, c'était un peu court. Chernock soupçonnait qu'un groupe d'intervention composé exclusivement d'unités de la Flotte se serait organisé et serait parvenu à un niveau acceptable dans ce délai, mais trois des croiseurs de combat de Yearman — le Cassandre et le Mordred — étaient commandés par des officiers SS, de même que le Morrigane, l'un de ses deux croiseurs lourds de classe Mars. Ces officiers, et surtout le capitaine de vaisseau Isler, aux commandes du Mordred, détestaient particulièrement qu'on les place sous les ordres de la Flotte, même si Chernock lui-même l'imposait. Le capitaine de vaisseau Sorrenson, du Morrigane, l'appréciait sûrement aussi peu qu'Isler mais le montrait moins. Et les exercices de Yearman avaient clairement établi que les quatre bâtiments SS avaient été formés avec des exigences bien plus faibles que leurs confrères de la Flotte, ce qui n'avait rien arrangé. La découverte de leur infériorité opérationnelle avait seulement amplifié le mécontentement des officiers SS... et sans doute inspiré aux officiers réguliers de Yearman un mépris soigneusement dissimulé. Pour sa part, Chernock se réjouissait que la différence dans les niveaux de compétence soit établie. À sa connaissance, il s'agissait de la première opération conjointe entre la Flotte et SerSec, et il avait pris bonne note des inadéquations de son propre service. Il savait déjà que son rapport de fin de mission serait acerbe, et il entendait l'envoyer directement au citoyen ministre Saint-Just en personne. Si, dans les faits, des unités SS devaient un jour affronter des vaisseaux rebelles de la flotte régulière, elles allaient avoir besoin d'une supériorité massive en termes de puissance de feu ou d'une formation bien meilleure, et il était de son devoir de le signaler au responsable de SerSec. En attendant, toutefois, Yearman devait mettre son équipe de commandement bricolée en ordre de combat, et il lui avait mené un rythme d'enfer pendant qu'on rassemblait les forces terrestres à Danak. Il avait obtenu des progrès considérables, même s'il était encore loin de s'en satisfaire, Chernock le savait, et il avait continué à leur imposer des exercices au cours du trajet vers Cerbère. Hélas, celui-ci ne représentait que quarante-cinq années-lumière, et les Baroudeurs étaient rapides pour des transports de troupes. Le voyage tout entier ne durait que huit jours en temps de la base, ce qui accordait à Yearman moins de six jours subjectifs et demi pour les modeler à sa convenance. Après cinq jours d'exercices ininterrompus et de problèmes tactiques, même ses officiers réguliers en avaient franchement assez, et les officiers SS étaient au bord de la rébellion. Pourtant, même le capitaine Isler devait se rendre compte des progrès accomplis, et la présence de Chernock suffisait à assurer une courtoisie de surface. — Je serai bref, dit-il enfin d'une voix très calme. Nous représentons une force assemblée à la hâte dont bon nombre de participants n'ont jamais travaillé ensemble. Je me rends compte que les efforts intenses consentis pour dépasser notre inexpérience des méthodes des autres ont été durs, épuisants et souvent irritants. Je sais que certains sont prompts à s'emporter autour de cette table et je comprends leurs raisons. Néanmoins, je ne to-lé-re-rai pas la moindre manifestation de colère, la moindre hésitation à obéir aux ordres d'un officier supérieur – peu importe l'uniforme qu'il ou elle porte – ni aucune espèce d'insubordination ou de rivalité. Quelqu'un a-t-il besoin d'une déclaration plus claire sur la question ? Plusieurs visages ombrageux s'étaient vidés de toute expression tandis que leurs propriétaires digéraient le ton froid, monocorde et menaçant sur lequel il avait martelé son avertissement. Il attendit quelques secondes, mais personne n'intervint et il eut un mince sourire. « J'espérais bien que non, citoyens, et je suis ravi de constater que mon espoir n'était pas vain. Et maintenant, citoyen amiral Yearman, si vous voulez bien ? — Oui, monsieur. Merci. » Yearman s'éclaircit la gorge, l'air à la fois satisfait et un peu nerveux du soutien ferme et sans équivoque que lui apportait Chernock. Il devait se sentir aussi mal à l'aise que tous les autres face à cette structure de commandement mixte, se dit le général, mais au moins sa voix n'en trahissait rien. « Nos exercices à ce jour me poussent à un certain optimisme, commença-t-il. Notre coordination laisse encore beaucoup à désirer, et je serais nerveux à l'idée de nous engager dans un affrontement traditionnel sans disposer de plus de temps pour polir un peu nos angles bruts, mais je crois que nous pouvons faire face à notre mission actuelle. Je vous rappelle toutefois que l'excès de confiance est l'un des ennemis les plus mortels de l'homme. » Il s'interrompit pour parcourir la table du regard, et Chernock se frotta la lèvre pour dissimuler un sourire involontaire tandis qu'il s'attardait un peu plus sur Isler que sur les autres. « Les paramètres de notre problème sont assez simples, reprit Yearman. Nous avons tous étudié les données que le citoyen général Chernock a pu nous fournir concernant les défenses orbitales, et je suis sûr que nous sommes tous conscients des faiblesses fondamentales inhérentes à leur conception. En dehors des bases au sol sur Tartare, Shéol et Niflheim, aucune des plateformes d'armement n'est protégée par des défenses passives et n'est capable de mouvement. De plus, leur capacité de défense antimissiles est beaucoup plus limitée que leur puissance de feu offensive. Hadès manque de lanceurs de projectiles antimissiles et ne dispose que d'un tiers à peine des plateformes laser antimissiles que j'aurais incluses dans la grille de défense. Dans ces conditions, ses systèmes d'armement sont très vulnérables à des tirs de proximité, et nous pouvons presque à coup sûr pénétrer ses défenses sans recourir à des frappes c-fractionnelles. Nous en baverons peut-être à cause des bases au sol, mais leur stock de munitions est limité, et nous devrions pouvoir percer un sacré trou dans les défenses orbitales avant d'être forcés d'entrer à portée des bases lunaires. » Toutefois, la destruction des défenses relève du scénario le plus pessimiste. Je suis sûr que nous espérons tous que les pires soupçons du citoyen général Chernock se révéleront sans fondement. » Le contre-amiral jeta un coup d'œil à Chernock en parlant, et le général acquiesça. Il était un peu étonné que Yearman ait le cran de le dire ouvertement, mais il ne pouvait pas reprocher à l'officier ses sentiments. Non qu'il crût un instant que ses peurs ne soient pas fondées. « Dans ce cas heureux, poursuivit Yearman, aucune attaque ne sera nécessaire, et notre force pourra regagner Danak ou se disperser en vue d'autres obligations. Même si les prisonniers ont réussi à prendre le camp Charon et à obtenir le contrôle de ses systèmes de com, il est encore possible que la garnison ait eu le temps de mettre hors service les stations de contrôle terrestres avant que les prisonniers ne prennent le contrôle des défenses. Toutefois, il y a peu de chances pour cela, et c'est la raison de notre présence. » Notre rôle, citoyens, est d'amener le citoyen général Gisborne et ses hommes à terre en toute sécurité afin qu'ils s'assurent le contrôle de l'île de Styx. À cette fin, j'ai l'intention d'avancer avec l'escorte entière diminuée du Rapière de la citoyenne capitaine de vaisseau Harken. » Il adressa un signe de tête à l'officier régulier à la chevelure sombre. « La citoyenne Harken utilisera son bâtiment en tant qu'escorte et vaisseau-contrôle pour les transporteurs, qui resteront au moins un million de kilomètres en retrait du corps principal à tout moment. — Est-ce vraiment nécessaire, citoyen amiral ? » Il s'agissait du capitaine de vaisseau Fuhrman, du croiseur de combat le Yavuz, l'un des réguliers, nota Chernock. Yearman tourna vers lui un sourcil interrogateur, et Fuhrman haussa les épaules. Rien dans le dossier d'information ne suggérait qu'il faille une escorte intra-système en espace normal, citoyen amiral. — Non, en effet, lui répondit Yearman, et je suis peut-être paranoïaque. Toutefois, je veux quelqu'un pour protéger les transporteurs – et nos arrières – si nous comptons balancer des missiles sur des défenses aussi denses que celles qui entourent Hadès. Je n'ai pas envie de voir quiconque, même un contre-torpilleur détourné, m'attaquer par l'arrière pendant que je me concentre sur ma tâche, et je pense que nous pouvons nous passer d'un unique croiseur lourd pour surveiller la porte de service. Vous n'êtes pas d'accord ? — Si, citoyen amiral, répondit Fuhrman au bout d'un moment. Vous avez sans doute raison : nous pouvons nous passer de la puissance de feu d'un Sabre – sans vouloir vous vexer, Hélène, ajouta-t-il en souriant à Harken. Et qu'on surveille nos arrières ne peut pas faire de mal. Je me demandais simplement si j'avais manqué quelque chose dans le dossier. — Je ne pense pas, répondit Yearman. Le problème, bien sûr, c'est que les dossiers ne contiennent pas toujours toutes les données importantes, quelle qu'ait été la somme de travail fournie par ceux qui les préparent. Alors faisons donc un petit effort supplémentaire pour que je me sente plus à l'aise, d'accord ? » Un ou deux officiers gloussèrent, plusieurs autres sourirent, et Yearman leur sourit en retour. Puis il s'éclaircit la gorge. « Après avoir détaché le Rapière, je compte former une force de frappe unique à partir de toutes nos autres unités. Citoyen capitaine Isler, vous serez mon commandant en second, et le Mordred prendra la relève si jamais il arrive malheur au Tamerlan. Le citoyen capitaine Rutgers à bord du Pappenheim prendra la vôtre de la même façon. » Yearman s'interrompit une fois de plus, les yeux rivés sur Isler. L'officier SS paraissait surpris par cette annonce, et il regarda Chernock comme s'il se demandait si le général était derrière cette décision. Mais Chernock n'avait rien à y voir et était aussi surpris que les autres. Au moins deux des officiers réguliers de Yearman étaient plus anciens en grade qu'Isler, et Chernock n'avait pas prévu que le contre-amiral se montre assez sensible aux rivalités pour nommer officiellement son subordonné le plus mécontent au poste d'officier en second. — Je comprends, citoyen amiral, dit Isler au bout d'un moment, et Yearman hocha la tête puis passa de nouveau l'assistance en revue. — Si nous devons nous frayer un chemin à coups de missiles, je pense que les croiseurs lourds resteront plus ou moins de côté, du moins au début, à part pour étoffer nos défenses antimissiles. Nous arriverons sans capsules, ce que je déplore, mais on ne peut pas toujours avoir ce qu'on voudrait. » Et c'était surtout vrai, songea Chernock, quand on organisait une opération pareille en toute hâte. Aucun des Baroudeurs n'était configuré pour transporter les encombrantes capsules lance-missiles, et les seuls cargos interstellaires de marchandises du système étaient deux vieux rafiots énormes et ridiculement lents qui auraient plus que doublé la durée de transit vers Cerbère. — Les croiseurs de combat ont la plus grande capacité de stockage de munitions et les missiles les plus puissants, poursuivit Yearman. Je compte tirer parti de cette capacité et de leur portée, et garder les bâtiments plus légers en réserve pour le travail de nettoyage une fois que nous aurons ouvert une brèche. Mon état-major coordonnera la répartition du feu depuis le Tamerlan, mais je veux que vous observiez tous vos répétiteurs avec soin. Nous possédons la capacité de détruire les défenses s'il le faut mais, en l'absence de ravitaillement en missiles, nous ne pouvons pas nous permettre de gâcher ce que nous emmenons avec nous, et il va y avoir une sacrée confusion quand les ogives commenceront à détoner au milieu de plateformes en rangs aussi serrés qu'autour de Hadès. Il est parfaitement possible que vous ou l'un de vos officiers tactiques remarquiez un problème — ou une ouverture potentielle — qui nous échappera sur le Tamerlan. Si cela se produit, je veux en entendre parler à temps pour ajuster notre tir, et non dans vos rapports après l'action. Compris ? » Hochements de tête autour de la table. Il opina en réponse. — Voilà les principaux aspects de mes intentions, dit-il. Mon état-major a prévu un briefing plus formel et nous allons y venir. Auparavant, toutefois, je voudrais rajouter quelque chose. » Nous sommes un groupe d'intervention improvisé. Certains pourraient aller plus loin et nous qualifier de groupe bancal, et nous savons tous quels sont nos problèmes. Je vous ai fait trimer afin de les dépasser, et je veux que vous sachiez que je suis content de la façon dont vous avez réagi. je suis persuadé que nous pouvons remplir notre mission à la pleine satisfaction du citoyen général Chernock, et je veux que vous transmettiez ma confiance à vos équipages. Ils ont travaillé aussi dur que vous et moi et, si nous sommes appelés au combat, c'est eux qui nous permettront en fin de compte de réussir. Veillez à ce qu'ils sachent tous que j'en suis conscient. » Il fit un dernier tour de table, soutenant le regard de chacun tour à tour, puis il s'adressa à son chef d'état-major. «  Et maintenant, citoyen capitaine Caine, si vous passiez à l'exposé des détails ? CHAPITRE QUARANTE-HUIT Honor sourit pendant que Nimitz, à ses côtés, grignotait avec enthousiasme une branche de céleri. Le chat sylvestre était assis bien droit sur le tabouret auquel un de ses machinistes avait ajouté un « accoudoir rembourré qui soulageait son membre intermédiaire abîmé, et il émanait de lui un sentiment de satisfaction intense. La nouvelle force que leur lien avait acquise sur Enki permettait à Honor de ressentir pleinement le plaisir que Nimitz prenait à dévorer son céleri, et elle avait découvert que ce changement lui compliquait la tâche quand il s'agissait de le rationner, même s'il digérait mal la cellulose terrienne. Eh bien, j'imagine qu'on pourrait aussi dire qu'il est mauvais pour un être humain de boire trop de cacao, répondit-elle à sa mauvaise conscience tout en riant intérieurement. Elle commençait à se tourner vers le capitaine de frégate Alyson Inch, son ingénieur en chef, lorsqu'un carillon d'admission (en fait, il s'agissait d'une sonnette à bord des bâtiments havriens) retentit et lui fit relever prestement la tête. Andrew LaFollet, qui insistait pour monter la .garde derrière elle même pendant les repas, quitta sa position et se dirigea vers le sas de la cabine de réception à ce bruit. Il l'ouvrit et passa la tête au-dehors, puis s'écarta pour laisser le lieutenant de vaisseau Thurman entrer dans le compartiment, et Nimitz cessa brusquement de mâcher. À son tour, il releva la tête, en attente, et l'œil valide d'Honor se plissa comme le lieutenant leur communiquait sa nervosité. Elle s'essuya la bouche d'une serviette immaculée qu'elle reposa près de son assiette pendant que Thurman se dirigeait vers elle et se mettait au garde-à-vous. Depuis qu'elle avait pris le commandement du Farnèse, Honor avait mis un point d'honneur à dîner régulièrement avec autant de ses officiers que possible. Elle ne connaissait pas de meilleure façon de se familiariser rapidement avec eux et, comme elle l'avait espéré, ils commençaient à acquérir une existence individuelle dans son esprit. Mais dix jours seulement s'étaient écoulés depuis le départ de Gonsalves avec les Longs Cours. Ce n'était pas grand-chose. En fait, c'était même affreusement tôt comparé au répit qu'elle avait espéré et prévu, et ses troupes et elle découvraient encore leur relation de travail. Mais manifestement ils venaient d'arriver au terme de leur période d'essai, et elle sentit une onde soudaine de tension, comme une extension de la sienne, se propager autour de la table à mesure que les autres officiers présents dans le compartiment s'en rendaient compte. « Je m'excuse d'interrompre votre repas, amiral, fit Thurman. — Ce n'est pas grave, lieutenant, répondit calmement Honor, usant de formalisme pour mieux dissimuler sa propre réaction. Puis-je vous demander la raison de votre venue ? — Oui, madame. » Le lieutenant prit une profonde inspiration et, quand elle reprit la parole, ce fut d'une voix monocorde. « Le commandant Warner vous envoie ses respects, amiral, dit-elle, et nous avons détecté des empreintes hyper. Dix-huit en tout. » Comme la plupart des prisonniers de distantes guerres que la République populaire avait relégués sur Hadès, Amanda Thurman était là depuis suffisamment longtemps pour finir trop âgée pour son grade officiel. Honor était même plus jeune et elle sentait le lieutenant s'accrocher à sa façade sereine de toute la force de sa maturité durement acquise. Un choc violent remplaça la tension indéfinie qui avait accueilli l'arrivée de Thurman lorsque ses officiers digérèrent les chiffres. Dix-huit sources. Un groupe d'intervention com-plet, songea Honor avec un étrange sentiment de détachement. Autant de vaisseaux ne pouvaient pas se trouver là pour une visite fortuite comme celle qui avait amené le Krashnark et le Bacchante à Cerbère, et aucun courrier n'avait dit au camp Charon qu'il devait s'attendre à la venue d'autres visiteurs sur le modèle de Shilo. Ce qui ne pouvait signifier qu'une seule chose. Mais comment ? Shilo avait demandé confirmation du départ de Proxmire pour son poste suivant, et le camp Charon l'avait donnée. Il aurait peut-être été logique que SerSec envoie quelqu'un s'enquérir plus avant de la disparition du courrier, mais pourquoi expédier une force aussi lourde s'ils n'avaient pas complètement gobé l'explication ou s'ils avaient d'autres questions ? À moins qu'on ne se soit également aperçu de la disparition du Krasiznark ou du Bacchante? Mais, même dans ce cas, la réaction logique aurait été d'envoyer quelqu'un poser des questions et vérifier la situation, non de recourir immédiatement à une petite force d'intervention comme celle-ci ! Mais, tandis que les idées se bousculaient dans son esprit, elle savait que la raison en importait peu. Elle devait faire face aux conséquences, indépendamment de la chaîne de décisions qui les avait créées... et quoi qu'il arrive désormais, les autorités havriennes sauraient que quelque chose clochait sérieusement à Cerbère. Même si ses défenses orbitales et son escadre à la puissance de feu inférieure devaient réussir à vaincre ces intrus et prenaient ou détruisaient chacun d'entre eux, ses vaisseaux survivants et elle demeureraient enchaînés à la planète après la bataille par ceux qui restaient coincés à sa surface. Et quand le groupe d'intervention en approche ne se présenterait pas au rapport, une force plus importante encore serait envoyée. Et une plus grosse ensuite si nécessaire. Et ainsi de suite... « Je vois, s'entendit-elle répondre à Thurman d'une voix calme qu'elle ne reconnut pas. Avons-nous un point d'émergence et un vecteur, Amanda ? — Oui, madame. Thurman tira un bloc-mémo de la poche de sa veste et en alluma l'afficheur, mais elle n'eut pas besoin de le regarder. « Ils ont opéré une translation alpha à vélocité relativement faible, juste à l'hyperlimite. En ce moment, ils se trouvent à environ quatorze virgule cinq minutes-lumière de Hadès sur une trajectoire d'interception, avec une vélocité de base à peine inférieure à mille deux cents km/s. » Elle marqua une pause infime, attirant l'œil d'Honor sur son visage, puis elle ajouta : Leur accélération n'est que de deux cents gravités, amiral. — Deux cents ? » Le ton et le regard d'Honor se firent plus perçants, et Truman hocha la tête. Oui, madame. D'après les estimations du CO, deux unités jaugent de quatre à cinq millions de tonnes et sont dotées d'impulseurs de classe civile. Les autres sont manifestement des vaisseaux de guerre – sans doute des croiseurs lourds et des croiseurs de combat. Étant donné la taille des bâtiments de classe Mars, il est encore plus difficile que d'habitude de faire la différence à distance, et le centre d'opérations de contrôle n'est donc pas certain de la répartition. — Je vois », fit Honor. Thurman avait raison, bien sûr. Avec leurs six cent mille tonnes, les Mars étaient aussi gros que plus d'un ancien croiseur de combat, et leurs impulseurs avaient de la puissance brute à revendre. Et leur point d'entrée ? — Au beau milieu de la zone Alpha, amiral », répondit Thurman, et cette fois un sentiment proche de l'exultation sous-tendait les craintes parfaitement compréhensibles que leur handicap lui inspirait. Honor comprenait -très bien pourquoi, et Nimitz émit un son discret, à mi-chemin du grognement et du feulement, car il partageait son intense accès de satisfaction. Il s'agit forcément de deux transporteurs – sans doute pleins à ras bord d'autres unités d'intervention SS, voire de fusiliers – et d'une escorte lourde, se dit-elle. C'est la seule interprétation logique... et le fait qu'il n'y a que deux transporteurs et rien de plus gros qu'un croiseur de combat indique qu'on a mis toute cette force sur pied en hâte. Les croiseurs de combat peuvent suffire à percer une brèche dans les défenses orbitales s'il le Mt, mais, s'ils avaient eu le choix, ils auraient certainement rajouté au moins quelques bombardiers, et de préférence un supercuirassé ou deux. Et s'ils l'ont assemblée trop vite, alors peut-être que... Elle ferma les yeux un instant pendant que son esprit galopait. Ces bâtiments appartenaient-ils à SerSec, à la Flotte ou bien un peu aux deux ? Elle préférait qu'ils soient tous SS, la différence dans leurs exigences de formation et les compétences en général, mais ce serait peut-être encore mieux s'il s'agissait d'une force improvisée issue des deux services et qui n'avait pas encore eu le temps de se transformer en une machine de guerre efficace. Un peu comme nous, à ce niveau-là, songea-t-elle au passage, ironique. Toutefois elle n'avait aucun moyen de deviner l'origine des unités du groupe d'intervention et elle écarta cette idée elle valait le coup qu'on la garde à l'esprit, mais on ne pouvait pas se permettre de perdre du temps dessus. Elle sentit donc son cerveau s'orienter vers une nouvelle branche, descendant doucement l'arborescence logique qu'elle avait établie la semaine précédente. Elle ne s'attendait pas vraiment à en avoir besoin de sitôt, et elle n'était pas sûre du tout que ses équipages soient assez qualifiés pour réussir la manœuvre, même si tout se passait à la perfection. De toute façon, elle bénissait les circonstances qui lui permettaient au moins d'essayer. Et s'ils y arrivaient... Honor avait lancé des analyses informatiques interminables de chaque rapport de détection présent dans la base de données principale du contrôle de Charon, examinant ce qui concernait chaque arrivée dans l'histoire du système. Elle ne savait pas très bien ce qu'elle cherchait – si ce n'est qu'aucune information n'est jamais complètement inutile et qu'elle avait besoin de tous les éléments qu'elle pourrait trouver si elle voulait concevoir une approche tactique viable face à une force ennemie importante. Elle avait donc mis les ordinateurs au travail, leur faisant digérer les rapports bruts, et, la semaine précédente, ils avaient signalé un fait intéressant. Tous les vaisseaux de SécInt et de SerSec à avoir visité Cerbère avaient effectué leur translation en espace normal à des points et sur des vecteurs très proches de la trajectoire la plus courte vers l'Enfer, compte tenu des écarts d'astrogation liés au passage en hyperespace... de même que les deux seules unités de la flotte régulière jamais venues – le Comte Tilly et le courrier de Heathrow. Mais ils l'avaient tous fait au-dessus du plan de l'écliptique. Ça, c'était inhabituel. La plupart des commandants s'efforçaient de procéder au transit sur l'écliptique du système ou tout près car l'hyperlimite avait tendance à être un peu plus « souple sur ce plan. Cela permettait un transit légèrement plus doux, réduisait l'usure des noyaux alpha dans une mesure faible mais perceptible et laissait un peu plus de marge d'erreur dans la position hyperloch du bâtiment en transit. Donc, si tous les commandants opéraient un transit haut en approchant Cerbère-B, il devait y avoir une raison particulière pour ça. Il avait fallu au capitaine Phillips une journée supplémentaire de recherches pour confirmer les soupçons d'Honor, et l'explication l'avait beaucoup amusée, car il n'y avait pas de raison... si ce n'est que l'inertie bureaucratique havrienne semblait plus pesante encore que celle de la FRM. Honor avait toujours cru que la flotte manticorienne détenait le record galactique du volume de paperasse, mais elle s'était trompée car les modalités d'arrivée havriennes remontaient à un décret bureaucratique vieux de soixante-dix ans, aussi stupide aujourd'hui qu'à l'époque. Le tout premier commandant du système pour SécInt avait pris sur lui d'instaurer la procédure par « mesure de sécurité », et personne ne s'était donné la peine d'annuler cet ordre. D'après ce qu'Honor en avait compris, le transit haut avait été imposé comme moyen supplémentaire d'identification. Parce qu'il représentait un mode d'approche atypique, les officiers de détection du camp Charon seraient capables de reconnaître les vaisseaux amis avant même qu'ils ne transmettent leur identifiant. Vu la portée des capteurs et le délai de détection du camp Charon, cette manœuvre comptait parmi les plus inutiles qu'Honor avait jamais vues. La garnison planétaire avait largement le temps d'identifier tout ce qui entrait dans le système bien avant que les bâtiments n'atteignent son enveloppe d'engagement et, au fil des ans, l'approche haute avait sans doute coûté des millions de dollars en usure inutile et prématurée des noyaux alpha des vaisseaux qui l'avaient exécutée. Mais on ne l'avait jamais remise en question. D'ailleurs, elle soupçonnait que plus personne n'avait désormais la moindre idée des raisons pour lesquelles elle avait été mise en place à l'origine. C'était une tradition, tout bêtement, à l'image de la tradition tout aussi irrationnelle de la FRM qui voulait que les croiseurs légers et les contre-torpilleurs puissent approcher les chantiers orbitaux du Royaume de n'importe quelle direction, mais que les croiseurs lourds et vaisseaux du mur arrivent par l'arrière et rattrapent » le chantier sur son orbite. Il y avait eu sans doute un jour une raison à cela (ou un semblant de raison), mais à présent ni Honor ni personne d'autre dans la Spatiale ne s'en souvenait. C'était comme ça, tout simplement. Mais si la raison de l'approche SS traditionnelle importait peu à cet instant, celle-ci avait offert à Honor l'occasion de tendre l'équivalent d'une embuscade en espace profond, et elle l'avait saisie. Le risque existait que quelqu'un rompe avec la tradition mais, s'ils la respectaient, elle pouvait prévoir beaucoup plus précisément qu'à l'habitude leur point d'émergence en espace normal... et bien sûr leur trajectoire subséquente. C'est pourquoi elle avait choisi de placer ses bâtiments où ils étaient pendant que ses équipages travaillaient avec acharnement dans les simulateurs. Elle aurait pu les laisser en orbite autour de l'Enfer ou les cacher derrière les lunes de la planète, mais ils pouvaient faire des simulations aussi bien ici que là-bas, et si quelqu'un se présentait par hasard en attendant... Comme c'était déjà le cas, se dit-elle en rouvrant les yeux. « Délai avant qu'ils atteignent Hadès ? demanda-t-elle à Thurman sur un ton professionnel. — Le CO l'évalue à environ six heures et quart, avec inversion cent quatre-vingt-deux minutes après l'entrée, madame. » Thurman jeta un coup d'œil à son bloc puis vérifia son chrono. Soit six heures à partir de maintenant pour une interception zéro-zéro. — Ils n'opteront pas pour une zéro-zéro », fit Honor, et un ou deux invités la regardèrent bizarrement en entendant l'assurance absolue qu'exprimait sa voix. Elle sentit leurs réserves et tourna la tête vers eux pour les gratifier d'un de ses sourires en coin. « Réfléchissez-y, dit-elle. Ils n'ont pas amené toutes ces escortes pour le plaisir de dire bonjour au maréchal de camp Tresca ! Leur présence en force indique forcément qu'ils ont des soupçons„ au mieux. Et cela signifie que celui qui est aux commandes là-bas n'a absolument pas l'intention de s'aventurer dans l'enveloppe effective des missiles du camp Charon. — Alors où pensez-vous qu'ils s'arrêteront, amiral ? s'enquit doucement le capitaine de frégate Inch. — À pile sept millions de kilomètres des lanceurs », affirma Honor. Une ou deux autres paires d'yeux devinrent inexpressifs le temps de faire les calculs, puis plusieurs officiers hochèrent lentement la tête. Les missiles et les têtes chercheuses manticoriens s'étaient constamment améliorés depuis le début de la guerre, et les armes de front des Havriens avaient fait de même, bien que de manière moins spectaculaire. Mais Cerbère était un système situé à l'arrière et dont la meilleure défense était que personne n'avait la moindre idée de comment le trouver. Ses missiles demeuraient ceux qu'on lui avait fournis avant le début du conflit, avec les anciennes options d'impulsion standard et une accélération maximale de quatre-vingt-cinq mille gravités. Mais en réduisant de moitié leur accélération, on pouvait tripler l'endurance des projectiles, de soixante à cent quatre-vingts secondes... et faire passer la distance parcourue de l'allumage à épuisement des impulseurs d'environ un million cinq cent mille kilomètres à six millions sept cent cinquante mille. L'accélération plus faible les rendait plus faciles à intercepter dans les premières étapes du vol, mais leur vitesse à l'extinction des impulseurs était de cinquante pour cent plus élevée. Tout aussi important, cela leur permettait également d'exécuter des manœuvres terminales d'attaque à des distances beaucoup plus grandes, et le contrôle de Charon possédait suffisamment de lanceurs pour tirer des salves massives au point de submerger n'importe quelles défenses actives. Mais des vaisseaux qui s'arrêteraient au-delà de cette distance par rapport à Charon seraient à peu près intouchables par une attaque de missiles. Bah, les défenseurs pourraient avoir de la chance et passer une ou deux têtes laser au travers du feu défensif. Mais une fois les impulseurs des projectiles coupés, ils seraient une proie facile pour les grappes de lasers des assaillants, et les lanceurs orbitaux, qui n'étaient pas dotés des puissants guides gravitiques incorporés aux tubes lance-missiles d'un vaisseau de guerre, ne pouvaient obtenir qu'une vitesse finale maximale à peine supérieure à soixante-seize mille km/s. C'était beaucoup trop lent pour poser de véritables problèmes au contrôle de feu de défenses actives modernes face à une cible qui, en s'approchant, n'était plus protégée par ses bandes gravitiques ni capable d'exécuter des manœuvres d'évitement. Pire encore, les attaquants (contrairement aux lanceurs orbitaux) étaient mobiles. Ils pouvaient esquiver, rouler pour interposer leurs bandes gravitiques et se rendre globalement impossibles à atteindre pour les projectiles désormais incapables de manœuvrer. « Vous croyez vraiment qu'ils s'approcheront autant, madame ? demanda quelqu'un. — Oui, dit-elle simplement. Sinon ils n'auraient pas approché du tout. S'ils avaient voulu rester réellement à l'abri de notre feu, ils auraient opéré leur translation plus tôt, accéléré à vélocité maximale et lancé à plusieurs minutes-lumière de distance. Leurs missiles seraient arrivés à zéro virgule neuf c ou plus, bien trop vite pour notre contrôle de feu, et nous n'aurions jamais pu les intercepter efficacement. — Pourquoi ne l'ont-ils pas fait, alors, madame ? s'enquit le même officier. — Soit parce qu'ils ne sont pas encore certains que le camp Charon est désormais hostile, soit parce qu'ils craignent de frapper la planète par accident, répondit-elle. Les lanceurs de la ceinture intérieure sont dangereusement proches de l'Enfer pour ce genre de travail. Un léger problème avec un détonateur de proximité ou une solution de visée, et ils pourraient heurter le sol de plein fouet. Je ne pense pas qu'ils se soucieraient outre mesure de tuer cinquante ou soixante mille prisonniers, mais ils ont des collègues à eux en surface. Le responsable de ce groupe d'intervention ne veut pas tuer son propre personnel par erreur. Cela signifie qu'il sait que nous sommes faibles au niveau des défenses actives et des antimissiles; il va donc s'approcher jusqu'au bord de notre enveloppe, s'arrêter et balancer ses missiles à vélocité plus faible. Nous en arrêterons beaucoup – du moins pour commencer – mais il n'a pas besoin de nous frapper dans le mille alors que nous y sommes bien obligés contre ses bâtiments. » Nouveaux hochements de tête. Les vaisseaux de guerre modernes ne succombaient pas aux frappes de proximité – à moins que, comme pour le Farnèse ou le Hachiman, elles soient vraiment très proches, l'explosion extrêmement violente et leurs défenses passives (bandes gravitiques, barrières latérales et écran antiradiations) toutes coupées. Les lanceurs orbitaux et les plateformes d'armement, eux, y étaient vulnérables. Par conséquent, le rapport d'armes détruites serait largement en faveur de l'assaillant. Normalement, songea Honor avec un sourire de prédateur, et elle sentit l'approbation féroce de Nimitz dans un coin de son esprit. Oui „ normalement. Et cette fois aussi, peut-être. Mais, par Dieu, je leur ferai d'abord savoir qu'il y a eu combat! « Lieutenant Thurman, veuillez regagner le pont, dit-elle calmement. Informez le commandant Caslet que l'escadre va exécuter l'opération Nelson. Il transmettra l'instruction aux autres vaisseaux par faisceau étroit, puis définira une trajectoire vers le point Trafalgar et préparera le bâtiment pour l'accélération. C'est compris ? — À vos ordres, madame ! » Thurman se remit au garde-à-vous, pivota sur les talons et s'éloigna aussitôt. Honor la regarda partir puis se retourna vers ses invités. « Je crains que notre repas ne soit terminé, dit-elle calmement. On va avoir besoin de vous à vos postes sous peu. Mais d'abord... » Elle prit son verre de vin et le leva devant elle. « Messieurs dames, à la victoire ! » CHAPITRE QUARANTE-NEUF « Ceci, fit le citoyen général Chernock sans détour, n'est pas Dennis Tresca. » Il tendit un doigt accusateur vers le visage de l'homme qui parlait encore depuis l'écran de com principal. Son propre fauteuil sur le pont était largement hors champ pour les capteurs audio et visuels du citoyen colonel Therret qui discutait avec « Tresca », et le contre-amiral Yearman regarda bizarrement le général. « Sauf votre respect, comment pouvez-vous en être aussi certain, citoyen général ? » demanda-t-il tout bas. Chernock se tourna vers lui, et l'officier spatial haussa les épaules. « Qui que ce soit, il a répondu du tac au tac à toutes les questions que nous lui avons posées jusque-là, monsieur, fit-il remarquer. Et je ne détecte aucun signe d'hésitation ni de coercition. — Je ne crois pas que cet homme subisse de pressions – en admettant que ce soit un homme tout court ! » Chernock grogna, et Yearman haussa le sourcil involontairement. Le voyant, Chernock éclata d'un rire bref et dur qui n'éteignit pas la fureur qui vibrait dans son cœur. Dennis Tresca était – ou avait été – son ami. Mais si ce n'était pas lui à l'autre bout du com, alors une conclusion s'imposait : le maréchal de camp était soit prisonnier, soit mort. Et d'après ce qu'il savait du traitement que Tresca réservait aux ennemis du peuple, il était hautement improbable que les vermines élitistes détenues sur Hadès aient vu un intérêt à lui permettre de se rendre. « À mon avis, nous sommes face à une IA », reprit le général au bout d'un moment. Yearman inclina la tête, l'air douloureusement neutre, et Chernock rit à nouveau, cette fois plus naturellement. Je sais qu'elle est meilleure que ce que nous pourrions produire, encore que certains travaux de la section effets spéciaux de l'Information publique vous surprendraient, citoyen amiral ! » Comme les images de l'exécution d'Harrington, cette plaie, se retint-il d'ajouter. « Mais il y a là un certain nombre de prisonniers de guerre manties récemment capturés, et leurs cybernéticiens ont toujours été meilleurs que les nôtres. L'un d'eux, ou plusieurs travaillant en équipe, auraient pu mettre au point quelque chose de très sophistiqué, hors de notre portée. — Mais dans ce cas comment pouvez-vous savoir qu'il s'agit d'un faux ? — Parce qu'il n'a pas demandé à me parler, alors que Dennis sait que Therret est mon chef d'état-major et qu'il ne serait pas là sans moi. Et puis son vocabulaire ne colle pas tout à fait. Je soupçonne que nous recevons en réalité l'image des réactions de quelqu'un d'autre à nos transmissions, filtrée par une IA. Quelqu'un est assis au centre de contrôle de Charon et improvise des réponses à nos messages, et FIA les restitue avec la voix de Dennis, y ajoute ses attitudes et puise sans doute dans ses archives personnelles et dans les fichiers de conversations précédentes pour les informations générales manquantes. Mais même si son concepteur est très doué, il n'a pas parfaitement réussi. Contrairement au véritable Dennis, celui-ci n'a pas fait le lien entre la présence de Therret et la mienne. C'est cela, ou bien celui qui le contrôle s'efforce d'éviter de me parler parce qu'il craint que je ne le coince. Et les critères de sélection de vocabulaire de l'IA sont un peu à côté de la plaque, ou alors ses filtres ne sont pas assez sensibles, parce que, de temps en temps, des mots qui ne ressemblent pas à Tresca passent au travers. En tout cas, ce n'est pas Dennis, je parierais ma vie là-dessus. — Je vois. Yearman paraissait grave, et Chernock sourit avec une compassion assez caustique. Malgré l'attention qu'il avait consciencieusement portée aux détails, Yearman n'avait jamais cru que des prisonniers désarmés, dispersés, privés de tout soutien logistique pussent d'une façon ou d'une autre avoir traversé l'océan et organisé un assaut amphibie victorieux contre l'île de Styx, le général le savait. Yearman n'en avait rien dit, et Chernock ne pouvait pas lui reprocher d'avoir ménagé ses efforts pour souder son groupe d'intervention, mais le général n'ignorait pas que, tout au fond, l'officier de la Flotte s'était surtout plié à ses caprices. Maintenant, Yearman savait qu'il n'était pas cinglé et, pour la première fois, il réfléchissait soudain à toutes ces défenses orbitales avec un sérieux absolu. Le général l'observait discrètement du coin de l'œil, se demandant si le contre-amiral allait décider de modifier son approche tactique maintenant que son appréciation du danger venait de radicalement changer. Mais Yearman se contenta de hocher lentement la tête, puis il se retourna et se dirigea vers le répétiteur principal. Chernock le regarda s'éloigner puis tourna un œil froid et amer vers le pantin électronique qui se faisait passer pour son ami. Ils se trouvaient dans le système depuis un peu plus de trois heures maintenant. Que cette fichue IA et celui qui la contrôlait continuent donc de croire qu'ils les roulaient dans la farine. Ils avaient opéré leur inversion pour décélérer vers Hadès trois minutes plus tôt. Encore cent quatre-vingt-douze minutes, et Yearman virerait pour dégager ses flancs et envoyer à ce salopard un tout autre genre de message. Honor Harrington était assise dans son fauteuil de commandement et écoutait les rapports d'avaries et de blessures qui affluaient de tout le vaisseau. Elle savait à l'avance qu'il y en aurait, même s'ils avaient tout soigneusement sécurisé pour l'accélération. Les vaisseaux de guerre modernes n'étaient tout simplement pas conçus pour ce type de manœuvre. Ils ne possédaient pas de couchettes d'accélération adaptées à chaque poste, et ceux qui les occupaient n'avaient pas l'habitude de penser à attacher tous les équipements en vue d'une accélération à cinq g. Mais c'était précisément ce qui paraissait faire le succès de la manœuvre, songea-t-elle, et les rapports étaient à la fois moins graves et moins nombreux qu'elle ne l'avait craint en ordonnant à ses unités de faire ce qu'aucun commandant de vaisseau de guerre n'avait tenté en plus de six cents ans. Les rapports prirent fin, et elle eut un sourire taquin quand Nimitz y alla à son tour de ses plaintes. Il avait été remarquablement patient d'attendre que tous les rapports officiels arrivent, mais il n'avait pas du tout apprécié la dernière demi-heure. Les chats sylvestres (de même qu'Honor) toléraient mieux les fortes gravités que la plupart des humains, mais cela ne voulait pas dire que Nimitz appréciait de peser trois virgule sept fois son poids sphinxien pendant trente-cinq minutes. Que l'équipage et surtout ceux qui avaient passé assez longtemps sur l'Enfer pour pleinement s'acclimater à ses o,94 g aient plus souffert encore ne le réconfortait pas le moins du monde non plus, et il le lui fit savoir en termes très clairs. Il émit un blic indigné en la voyant sourire; elle le prit au creux de son bras et le serra contre sa poitrine en essayant de lui transmettre des excuses contrites à souhait et leva encore la tête vers elle une ou deux secondes, puis renifla, caressa sa joue sensible d'une douce patte préhensile et lui pardonna. « Merci, boule de poils », dit-elle tout bas avant de le laisser glisser sur ses genoux pour se retourner vers le répétiteur. La plupart des commandants sous ses ordres l'avaient crue folle quand elle avait proposé pour la première fois d'utiliser les réacteurs d'attitude afin de générer un vecteur d'interception. Ça ne se faisait pas, tout simplement. L'accélération maximale qu'un bâtiment tel que le Farnèse pouvait atteindre grâce à ses réacteurs auxiliaires, même en les poussant au maximum de leur puissance d'urgence, ne dépassait pas les deux cent cinquante gravités, soit moins d'un tiers de celle qu'on pouvait obtenir grâce aux impulseurs. Pire, ces réacteurs étaient des gouffres à carburant qui consommaient l'équivalent de jours entiers de masse de réaction. Et, pour couronner le tout, sans bandes gravitiques, il n'y avait pas de compensateur d'inertie. Les vaisseaux de guerre possédaient des plaques antigravité internes bien plus puissantes que les navettes et autres appareils légers, mais, en l'absence d'une onde gravitique pour alimenter leur compensateur d'inertie, le mieux qu'ils pouvaient faire était de réduire la force apparente de cent cinquante gravités par un facteur de trente environ. Mais Honor avait soutenu que cela marcherait, et le scepticisme de ses subordonnés avait commencé à se fissurer à l'exposé des chiffres. D'après ses calculs, ils pouvaient soutenir une combustion à pleine puissance sur leurs réacteurs principaux pendant trente-cinq minutes tout en gardant assez d'hydrogène en réserve pour alimenter les centrales à fusion des croiseurs de combat à plein pendant douze heures et celles des croiseurs lourds pendant presque huit. Il s'agissait des seuils les plus bas qu'elle était prête à envisager, et ils représentaient l'argument le plus solide contre l'opération Nelson. Grâce à l'énorme réservoir de SerSec en orbite autour de l'Enfer, ils pourraient refaire le plein de chaque bâtiment par la suite, et douze heures suffiraient largement à l'issue de tout combat qu'ils pouvaient espérer gagner, mais aucun de ses vaisseaux ne disposerait d'une masse de réaction suffisante pour fuir si la bataille tournait mal. Eh bien„ je leur ai dit que ça avait marché pour Cortez, songea-t-elle avec ironie. Évidemment, la plupart d'entre eux n'ont pas la moindre idée de qui était Cortez... Quant aux autres soucis de ses subordonnés, passer une demi-heure sous cinq gravités serait pénible mais supportable — la plupart des humains ne commencent à tourner de l'œil que vers six ou sept g, et les natifs de mondes à forte gravité comme Honor toléraient plus encore. Et cela emmènerait les vaisseaux sur plus de trois millions de kilomètres dans la direction prévue en leur conférant une vitesse de presque trois mille cent km/s. Ce n'était pas très impressionnant par rapport au résultat qu'on obtiendrait avec une propulsion par impulsion dans le même laps de temps, mais cela offrait un immense avantage. En l'absence de signature d'impulsion, un bâtiment était pour ainsi dire invisible à plus ou moins grande distance. À l'échelle où Dieu faisait les systèmes stellaires, les capteurs actifs avaient au mieux une portée limitée. Officiellement, la plupart des flottes surveillaient normalement une bulle d'un million de kilomètres de rayon à l'aide de leur radar de recherche. Dans les faits, la plupart des techniciens de détection — même dans la FRM — ne s'embêtaient pas avec les capteurs actifs à plus d'un demi-million de kilomètres. C'était inutile, en réalité, car obtenir un écho utile sur un bâtiment plus petit qu'un supercuirassé se révélait excessivement difficile à grande distance. Pire, presque tous les vaisseaux de guerre intégraient des matériaux furtifs dans la matrice de leur coque. Cela en faisait des cibles radar beaucoup plus petites qu'un bon gros vaisseau marchand quand leurs bandes gravitiques étaient coupées... et, quand elles ne l'étaient pas, pourquoi les chercher avec les capteurs actifs puisque de toute façon les capteurs passifs – et notamment gravitiques – avaient une portée et une résolution bien plus fortes ? Évidemment, ils ne pouvaient pas détecter ce qui n'émettait pas de signal, mais c'était rarement un problème. Après tout, un bâtiment en approche devait se servir de ses bandes gravitiques, non ? Les systèmes furtifs pouvaient rendre une signature d'impulsion bien plus difficile à repérer, mais ils étaient plus efficaces encore contre les autres capteurs; donc, une fois de plus, les capteurs gravitiques formaient la première ligne de défense logique. Ils n'étaient peut-être pas parfaits, mais ils constituaient le meilleur système disponible, et les commandants comme les techniciens de détection avaient une tendance marquée à ne se fier qu'a eux. Mais les bâtiments d'Honor n'émettaient pas de signature d'impulsion. Elle avait attendu deux heures et demie, observé les Havriens et soigneusement calculé leur vecteur avant de lancer la combustion des réacteurs. La période d'accélération avait été aussi difficile que prévue, mais ses vaisseaux fendaient désormais l'espace à trois raille cent km/s, et elle sourit à nouveau – cette fois avec un rictus prédateur en regardant leur vecteur projeté s'avancer sur son répétiteur. En admettant que sa première estimation des intentions de l'ennemi ait été exacte (ce que suggérait leur profil de vol jusque-là), elle couperait leur trajectoire de base trois minutes avant qu'ils ne se retrouvent à vitesse nulle par rapport à l'Enfer. Six à neuf cent mille kilomètres la sépareraient d'eux au moment où leurs trajectoires se croiseraient... et leur proue serait tournée vers elle. Les deux transporteurs – et ces deux gros vaisseaux lents ne pouvaient être autre chose – s'étaient laissé distancer d'un million et demi de kilomètres par le gros du groupe d'intervention, à portée de main mais bien à l'abri de toute surprise désagréable. Un unique bâtiment de guerre – sans doute un croiseur lourd, et même un des vieux Sabres, d'après sa signature d'impulsion – avait été détaché pour leur servir d'escorte rapprochée, mais Honor ne s'en inquiétait pas. Si sa manœuvre réussissait, elle serait en position de lancer après eux une puissance de feu suffisante pour écraser l'escorte sans grande difficulté, et ces trois vaisseaux étaient trop engagés à l'intérieur de l'hyperlimite pour que les transporteurs parviennent à s'échapper avant que ses croiseurs ne les rattrapent. « Je le vois, mais je ne pensais pas réellement que vous pouviez réussir, madame, fit une voix basse, et elle leva la tête pour découvrir Warner Caslet debout à côté de son fauteuil de commandement. — Entre vous, moi et la cloison, j'avais aussi quelques doutes, répondit-elle sur le même ton en lui souriant. — En tout cas, ça ne s'est pas vu fit-il, ironique. Il s'arrêta puis claqua brusquement des doigts, et Honor prit un air étonné en décelant chez lui une émotion vive comme un rayon de soleil alors que quelque chose lui apparaissait ou lui _ revenait. — Qu'y a-t-il ? demanda-t-elle, et il baissa les yeux vers elle d'un air bizarre. — Je viens de remarquer quelque chose, dit-il, et j'espère bien que c'est un bon signe. — Quoi donc ? » fit-elle avec une certaine impatience. Il lui adressa un drôle de sourire. — Cela fait deux ans et un jour que vous avez été capturée, madame », dit-il tout bas, et Honor haussa les sourcils. C'était impossible ! Non ? Elle le fixa un moment, bouche bée, puis jeta un coup d'œil à l'affichage date/heure. Il avait raison ! Elle resta quelques instants immobile, puis se reprit et le gratifia d'un sourire en coin. — Vous devriez éviter de surprendre votre commandant comme ça juste avant une bataille, Warner ! » Elle secoua la tête. « En fait, j'avais oublié la date. — Il faut avouer que vous avez été pas mal occupée ces deux dernières années, et je pense que le comité de salut public sera plutôt contrarié en découvrant comment vous avez employé votre temps. Mais ça semble assez approprié de botter des fesses havriennes en cadeau d'anniversaire. — En effet. » Il lui sourit à nouveau, puis se détourna et regagna son pupitre. Elle le regarda partir, puis se secoua encore une fois, ébahie, et revint à son répétiteur. Vous avez bien raison, Warner, songea-t-elle. je dois en effet à ces gens un « cadeau d'anniversaire »... et si nous pouvons les prendre intacts, qu'ils sont assez gros et offrent des systèmes environnementaux adaptés... Elle repoussa cette idée dans son placard mental. Une chose à la fois, ma fille, se dit-elle. Une chose à la fois. Seth Chernock était un voyageur .interstellaire beaucoup plus expérimenté que son collègue Thornegrave. En règle générale, il aimait assez ce genre de voyages. Contrairement à bon nombre d'officiers de SerSec, c'était un cérébral, un homme qui appréciait l'occasion de se mettre à jour dans ses lectures, de penser, de réfléchir, et il avait coutume de transformer ce que d'autres considéraient comme un trajet ennuyeux en une période profitable et agréable où s'adonner précisément à ces activités. Mais parfois il était d'accord avec ses collègues, et c'était le cas aujourd'hui. Il n'aurait pas précisément qualifié d'ennuyeuse leur lente approche de Hadès, pourtant. Difficile de s'ennuyer quand une fureur dévorante et un frisson de peur irrépressible malgré tous ses efforts lui retournaient l'estomac. Et puis c'était un temps pour l'action et non la réflexion. La réflexion lui avait révélé le problème et l'avait amené ici, mais ce qu'il voulait maintenant, c'était la vengeance. Il vérifia l'heure. Encore onze minutes. Et celui qui contrôlait Hadès, quel qu'il soit, commençait à comprendre ce que le contre-amiral Yearman avait en tête, songea-t-il avec un plaisir froid et vicieux. Il essayait encore de bluffer, mais ses « officiers de com » étaient de plus en plus nerveux, remettaient en cause le vecteur du groupe d'intervention et réclamaient des précisions concernant ses intentions. Presque deux heures maintenant qu'ils réagissaient ainsi et, au début, Yearman avait dicté une série de réponses superficielles qui avaient toutes paru les tranquilliser un peu, du moins temporairement. Mais depuis vingt minutes le contre-amiral se contentait d'ignorer leurs transmissions, et ces salopards devaient commencer à paniquer. Bien, se dit-il froidement. Continuez à vous en faire, bande de salauds. Vous avez tué mon ami – j'en suis sûr désormais – et, pour ça, je vais vous abattre. Alors profitez bien des minutes qui vous restent! « Sept minutes avant que nos vecteurs se croisent, madame », annonça Warner Caslet, et Honor hocha la tête. Ils se trouvaient encore à un million trois cent mille kilomètres du point invisible de l'espace qu'elle avait baptisé « point Trafalgar », et aucun signe n'indiquait que l'ennemi les avait repérés. Les capacités des systèmes de guerre électronique havriens étaient limitées par rapport à celles des équipements dotant les bâtiments alliés, mais ses troupes les utilisaient au mieux. Et vu que leur matériel de détection, tant passive qu'active, était identique à celui de leurs adversaires, ils avaient une idée très claire de ce que les Havriens parvenaient à voir. Jusque-là, la puissance des impulsions radar détectées par leurs récepteurs de danger demeurait bien en deçà des valeurs de détection, et elle devait normalement le rester tant que la distance ne tombait pas en dessous de huit cent mille kilomètres. Et mon estimation de leur trajectoire de vol était parfaitement exacte, songea-t-elle. En fait, l'interception qu'elle s'apprêtait à effectuer serait bien meilleure qu'elle n'avait osé l'espérer. Avec seulement quelques poussées rectificatives minimes pour ajuster leur course, ses vaisseaux couperaient en deux parties presque égales l'intervalle qui séparait les deux forces havriennes : sept cent soixante-dix mille kilomètres de la force principale et sept cent trente mille de la queue. Elle sourit à cette idée, mais son sourire s'effaça lorsqu'elle releva la tête et regarda de nouveau autour d'elle sur le pont. Jusque-là, son plan paraissait marcher à la perfection. C'était assez rare pour la rendre instinctivement méfiante et lui donner la certitude irrationnelle que la loi de Murphy attendait de frapper sans prévenir. Mais même si tout continuait à se dérouler à merveille, elle était très largement écrasée par la puissance de feu, ennemie, et ses hommes ne formaient pas encore franchement une force de combat efficace et bien entraînée. Et pour la plupart nous n'avons même pas de combinaison souple. Elle sourit encore, l'air lugubre. On dirait que ça devient une habitude chez moi. je crois que je ferais bien de veiller à m'en débarrasser. Cette idée lui inspira un reniflement moqueur, et Nimitz rit doucement avec elle dans un coin de son esprit. Bien que ce ne fût pas si drôle. Mais, comme elle n'y pouvait rien, autant en rire. En tout cas, ça valait mieux que d'en pleurer.. Le problème venait de ce que les combinaisons souples, tant alliées que havriennes, étaient fabriquées sur mesure pour leurs utilisateurs. Il s'agissait de matériel affecté de manière permanente, et en modifier une pour l'adapter à quelqu'un d'autre était une tâche intimidante, même pour un dépôt d'entretien et de dépannage parfaitement équipé. Or l'Enfer n'abritait pas de dépôt E & D pour les combinaisons souples car il n'en avait jamais eu besoin. Les techniciens disponibles avaient fait de leur mieux, mais ils n'avaient réussi à équiper que trente-cinq pour cent de ses équipages; le reste ne portait que l'uniforme. Si l'un des bâtiments ennemis subissait une frappe et qu'un compartiment était dépressurisé, les survivants du choc initial survivraient à la dépressurisation. S'il arrivait la même chose à l'un de ses vaisseaux, deux tiers des personnes présentes dans le compartiment périraient... et ce ne serait pas beau à voir. Et, malgré leurs recherches acharnées, Alistair McKeon, Andrew La Follet et Horace Harkness n'avaient pas déniché de combinaison souple havrienne conçue pour une manchote d'un mètre quatre-vingt-huit. En dépit de l'inquiétude de ses amis, Honor était presque soulagée qu'ils aient échoué. C'était irrationnel le doute, mais elle préférait partager les risques que couraient les gens sous ses ordres, et elle se serait sentie terriblement coupable si elle avait été équipée et eux non. Et il y avait aussi autre chose — un élém.ent qu'elle avait préféré ne pas examiner de trop près, même dans le havre de son propre esprit. La combinaison sur mesure de Nimitz avait été confisquée par SerSec et perdue avec le Tepes, et il n'avait pas de module de survie. En cas de dépressurisation, le chat sylvestre mourrait, et la partie de son esprit qu'Honor avait décidé de ne pas examiner reculait comme un animal apeuré face à l'idée de ne pas mourir avec lui. Nimitz émit un son doux et discret, ronronnant à son oreille parce qu'il sentait la noirceur profondément enfouie sous ses émotions. Il n'en comprenait peut-être pas la cause — d'ailleurs, elle l'espérait bien — mais il la sentait en ,elle et il passa son museau plus fermement sous sa veste tandis qu'il l'inondait de son amour. — Nous atteindrons notre position de tir dans cinq minutes, citoyen général, annonça le citoyen Yearman. Souhaitez-vous leur offrir une occasion de se rendre ou dois-je simplement ouvrir le feu ? » Chernock inclina la tête de côté et sourit à l'officier de la Flotte. Yearman avait manifestement accepté ses conclusions quant à ce qui s'était passé sur Hadès, même si ni l'un ni l'autre n'avaient la moindre idée de la façon dont les prisonniers y étaient parvenus. Et sa soif de sang n'avait pas cessé de croître à mesure que ses vaisseaux approchaient et que la planète persistait à lui mentir. À mon avis, le citoyen ministre Saint-Just et le Trésor apprécieraient sans doute que nous parvenions à les convaincre de se rendre, citoyen amiral, fit le général SS sur un ton caustique. Toutefois, je doute qu'ils s'y résolvent. Et dans ce cas vous pourrez percer des trous dans leurs défenses jusqu'à plus soif, et le Trésor devra vivre avec son mécontentement à la perspective de remplacer tout l'équipement détruit. — Sauf votre respect, citoyen général, j'en pleurerais presque pour le Trésor », répondit Yearman. C'était une remarque audacieuse à faire devant un général SS, même pour un officier général, mais Chernock se contenta de rire. Puis il redevint sérieux et son expression se fit sombre. « Entre vous et moi, citoyen amiral, je suis tout à fait d'accord », conclut-il, le regard noir et froid. — Les frappes radar en provenance de la force principale approchent du seuil de détection, madame. — Compris. » La tension était désormais palpable sur le pont du Farnèse, elle les enserrait comme une bête affamée, et Honor répondit d'une voix calme, presque douce, pour apaiser la bête. Les moteurs de son fauteuil de commandement gémirent doucement lorsqu'elle le fit pivoter pour balayer le pont du regard. Avec la perte de son œil gauche, elle ne se contentait plus de regarder par-dessus son épaule comme elle l'aurait fait auparavant, et elle avait perdu une certaine capacité d'observation de la couronne de répétiteurs ceignant son fauteuil. Mais l'écran de combat brillait d'un rouge écarlate rassurant du côté de la section tactique – pour le flanc bâbord du Farnèse, en tout cas – et son timonier était prêt et tendu à son poste. L'écran d'impulsion à côté de lui brillait d'un orange constant indiquant des noyaux en attente, prêts à s'allumer instantanément, et Honor inspira profondément. L'oxygène lui brûlait les poumons comme un vin épicé, et elle regarda Warner Caslet. — Solutions de tir ? — Verrouillées et en mise à jour constante, madame répondit-il, et, comme Honor elle-même, le calme dont il faisait preuve manquait profondément de naturel. Elle acquiesça et reporta son attention sur son répétiteur, regardant les groupes d'icônes se rapprocher régulièrement l'un de l'autre. Contrairement à ses vaisseaux, les bâtiments havriens sous impulsion apparaissaient comme de véritables balises d'énergie gravitique. Les capteurs actifs d'Honor étaient coupés – prêts à se réveiller, mais soigneusement verrouillés pour éviter toute émission susceptible de les trahir – mais la section tactique mettait constamment à jour le plan de tir grâce aux capteurs passifs depuis plus d'une demi-heure. Elle réservait un bel adieu aux Havriens, songea-t-elle férocement, et elle s'apprêtait à accomplir ce qu'aucun officier manticorien n'avait jamais réussi. Elle allait s'intercaler entre deux composantes d'une force ennemie supérieure, dans une position qui lui permettrait de les balayer toutes les deux... et ce à portée effective d'armes à énergie. Deux minutes avant intersection, fit Caslet d'une voix calme et professionnelle. — Paré à engager »„ ordonna doucement Honor Harrington. « Mais que... » Le citoyen lieutenant de vaisseau Henry DesCours se redressa brusquement sur le pont du VFP Sztbotaï alors qu'une icône isolée venait brusquement d'apparaître sur son afficheur. Puis une deuxième fit de même. Et une troisième ! — Citoyenne commandant ! — Quoi ? Le capitaine de vaisseau Jayne Preston se retourna dans son fauteuil avec un froncement de sourcils désapprobateur à ce cri peu réglementaire depuis la section tactique. « Bâtiments non identifiés, madame ! » Les doigts de Des-Cours volaient sur son pupitre, et il braqua les puissants émetteurs de son radar de contrôle de feu géré par électronique vers les échos suspects. Il avait un champ de vision beaucoup plus étroit que son radar de détection, mais il était aussi beaucoup plus puissant, et il blêmit quand d'autres points lumineux fleurirent sur son afficheur. E y en a trois... non, dix! Position trois-cinq-neuf par zéro-zéro-cinq, distance... sept cent trente mille kilomètres ! » L'incrédulité déformait sa voix face aux chiffres qui clignotaient sous ses yeux et, l'espace d'un instant, l'esprit de Jayne Preston s'arrêta. Moins d'un million de kilomètres ? Ridicule ! Puis elle assimila leur position, et une panique empoisonnée explosa au creux de son estomac. Ils se trouvaient devant elle. Quels qu'ils soient, ils se trouvaient droit devant elle ! Il n'y avait donc pas de barrière latérale et, sans barrière latérale pour les arrêter, la portée effective des armes à énergie modernes dotées d'une lentille gravitique était... « Timonier ! Virez à bâbord t... » « Feu ! » aboya Honor Harrington. La principale force havrienne se trouvait à cinquante degrés par tribord avant pour la plupart de ses unités lorsqu'ils croisèrent sa trajectoire, mais le Farnèse était en position inverse par rapport aux autres. Les Havriens étaient pour lui à bâbord et, tout le long de son flanc gauche, des affûts laser et graser lourds tirèrent avec une précision fatale. Ses impulseurs et barrières latérales s'enclenchèrent au même instant, mais Honor le remarqua à peine. Même si la distance était courte selon les normes classiques du combat spatial, elle demeurait supérieure à deux secondes-lumière et demie. Les rayons massifs s'élancèrent à travers l'espace, et il s'agissait d'armes luminiques. Malgré la distance, malgré l'attente éprouvante pour ceux qui avaient tiré, les vaisseaux visés ne virent rien venir. Les rayons étaient déjà en route avant que Jayne Preston n'ouvre la bouche pour ordonner un changement de trajectoire... et ils arrivèrent avant qu'elle n'ait fini. La distance était grande, mais Nul Yearman n'avait pas envisagé une seconde qu'il affronterait des unités mobiles en plus des défenses fixes. Et même s'il y avait pensé, il les aurait sûrement détectées avant qu'elles ne parviennent à portée d'armes à énergie ! Il avait détaché le Rapière pour surveiller ses arrières, mais uniquement pour la forme, par simple réflexe professionnel plutôt que par un réel sentiment de danger. Et parce qu'il n'avait vu aucun signe d'unités mobiles hostiles, les vaisseaux sous son commandement conservaient depuis plus de six heures une trajectoire invariable... et les équipes de contrôle de feu d'Honor avaient donc repéré leur position avec une précision extrême. Quatre-vingt-treize pour cent de ses armes à énergie obtinrent des frappes directes, et il n'y avait pas de barrières latérales pour les dévier car elles se précipitaient par la gorge béante des bandes gravitiques havriennes. Les conséquences étaient inimaginables, même pour Honor — ou peut-être surtout pour elle. C'était elle qui avait planifié cette manœuvre, elle qui l'avait conçue et exécutée, mais, au fond, elle ne s'était jamais autorisée à croire qu'elle s'en sortirait si bien. Et sûrement pas qu'elle lâcherait ses premières bordées sans avoir été détectée et sans opposition. Et pourtant si. Ce n'était pas vraiment la faute de Yearman. Nul n'ayant jamais tenté ce genre d'embuscade, il n'existait pas d'étalon auquel mesurer le carnage qu'une attaque pareille pourrait causer. Mais les proportions du désastre devinrent affreusement claires lorsque le feu d'Honor submergea ses vaisseaux comme un raz-de-marée sphinxien. Les croiseurs de combat han V, Subotaï et Yavuz trébuchèrent violemment tandis que grasers et lasers percutaient leur proue. L'anneau d'impulsion de proue tout entier de l'Ivan /V s'éteignit, tout son armement de poursuite avant fut détruit, et le vaisseau hoqueta de travers pendant que son blindage était pulvérisé et que les rayons démoniaques le déchiraient selon l'axe longitudinal. Ils n'auraient pas pu arriver sous un angle plus fatal, et les alarmes d'avarie se mirent à hurler à mesure que des compartiments s'ouvraient sur l'espace et que les systèmes électroniques subissaient des pics de courant insensés. Les circuits moléculaires explosaient comme des pétards de l'ère préspatiale, des barres de distribution massives et des condensateurs supraconducteurs se transformèrent en boules de foudre coincées dans l'espace confiné d'un bâtiment de guerre, et presque la moitié de son équipage fut tué ou blessé en moins de quatre secondes. Mais Vivat/ /V était le veinard du lot : ses centrales à fusion de proue se mirent en arrêt d'urgence à temps. Celles du Subotaï et du Yavuz n'en firent pas autant, et ils disparurent tous les deux dans des boules de plasma aveuglantes, emportant tous les hommes et femmes de leurs équipages. Et ils ne partirent pas seuls. Leurs confrères Boyard et Cassandre périrent avec eux; les croiseurs lourds Morrigane, Yama et Excalibur explosèrent de façon presque aussi spectaculaire que le Subotaï. Et tous les vaisseaux restants furent terriblement mutilés. Les croiseurs de combat Mordred, Pappenheint, Tamerlan, Roxana et Guépard survécurent au carnage initial mais, comme l'Ivan IV, ils étaient infirmes. Quant au croiseur Épée, il était au moins autant abîmé. Le Durandal, seul autre croiseur lourd de la force principale, quitta la formation en tournoyant, la proue écrasée comme une branche pourrie, tandis que des capsules de sauvetage jaillissaient de sa coque. Le chaos régnait dans ces vaisseaux brisés où les équipages combattaient les ravages et les équipes de secours se précipitaient dans les compartiments éventrés à la recherche de blessés ou de survivants prisonniers. Mais si chaotiques que fussent les cris et la confusion sur les circuits de corn internes, les circuits inter-vaisseaux étaient encore pires, car l'un des grasers du VFE Huan-Ti avait directement frappé le pont d'état-major du Tamerlan. Le contre-amiral Yearman était mort. Le général Chernock avait péri avec lui, et ni l'un ni l'autre n'avaient même su que le groupe d'intervention était attaqué. La mort que les grasers infligeaient à la vitesse de la lumière les avait surpris trop tôt et, avec leur disparition, le commandement avait échu au capitaine de vaisseau Isler, sur le Mordred. Mais l'officier SS n'avait pas la moindre idée de ce qu'il fallait faire. Pour être honnête, il était peu probable que quiconque — même un Édouard Saganami des temps modernes — aurait su réagir efficacement face à une surprise aussi dévastatrice. Mais Isler n'était pas Saganami, et la note aiguë de panique dans sa voix tandis qu'il bafouillait des ordres incohérents sur le réseau de commandement ôta toute trace de cohésion à sa force brisée. Elle céda aux coutures lorsque chaque commandant comprit que son unique chance de survie résidait dans l'initiative indépendante. Quelques missiles furent tirés, et le Pappenheim parvint même à virer et faire feu de son flanc tribord intact tout entier vers le Wallenstein, mais il s'agissait d'une réponse pitoyable à ce que les vaisseaux d'Honor leur avaient infligé. La barrière latérale du Wid/enstein écarta les tirs d'armes à énergie du Pappenheinz avec une aisance hautaine et, malgré la faible distance, les équipes de défense active détruisirent la poignée de missiles havriens lancés. Puis l'escadre entière d'Honor fit feu une deuxième fois, et il n'y eut plus de tirs en réponse. Cinq coques ennemies conservaient une intégrité suffisante pour mériter encore techniquement le nom de vaisseaux, mais tout le reste n'était que débris en expansion, semés çà et là du signal d'un transpondeur de capsule de survie ou d'une poignée de gens en combinaison souple. « Cessez le feu! » s'écria-t-elle avant que les artilleurs ne balayent aussi tous les bâtiments mutilés. Et, à sa relative surprise, ils obéirent. Elle ressentit une stupéfaction distante à les voir se plier aux ordres, car elle savait combien la plupart avaient terriblement soif de vengeance. Mais peut-être étaient-ils aussi sonnés qu'elle par l'étendue de leur succès. Sans doute cet épisode resterait-il dans les livres d'histoire sous le nom de « bataille de Cerbère », mais ce n'était pas le nom approprié. Honor était horrifiée, épouvantée face à la destruction absolue — aussi inattendue pour elle que pour Paul Yearman — qu'elle avait infligée. Elle avait tué plus de gens que ça lors de la quatrième bataille de Yeltsin, mais la rapidité incroyable de sa victoire l'étourdissait. Le massacre de Cerbère » conviendrait mieux, songea-t-elle, l'esprit engourdi. Elle avait eu l'impression de jeter des poussins terriens dans une rivière profonde pleine de brochets-sabres sphinxiens affamés. Pour la première fois, aussi loin qu'elle s'en souvienne, elle avait participé à une bataille au cours de laquelle pas une seule personne sous son commandement n'avait été blessée, encore moins tuée ! Elle consulta de nouveau son répétiteur. Les transporteurs avaient viré brusquement, faisant demi-tour pour se traîner en vain vers l'hyperlimite, mais ils n'iraient pas bien loin. Scotty Tremaine emmenait déjà le Knishilark à la poursuite de l'un tandis que Géraldine Metcalf s'occupait de l'autre à bord du Barbarossa. Personne ne viendrait s'opposer à eux, car l'unique croiseur lourd havrien avait été la cible des flancs bâbord de tous les bâtiments à l'exception du Farnèse. La défaillance de ses vases de fusion n'avait pas fait exploser le VFP Rapière : ils avaient simplement illuminé les fragments de sa coque à l'instant où ils les consumaient ainsi que son équipage entier. Honor resta encore un moment assise à regarder son écran„ puis elle se secoua, prit une profonde inspiration et enfonça le bouton qui la connectait au circuit de com à destination de tous les bâtiments. « Bien joué, vous tous. Merci. Vous nous avez fait honneur. Maintenant faites-nous un peu plus honneur encore en secourant tous les survivants là-dehors, qu'ils soient de la Flotte populaire ou de SerSec. Je... » Elle leva la tête sans couper le circuit alors que Warner Cas-let débouclait son harnais antichoc et quittait son fauteuil. Il se tourna vers elle et se mit au garde-à-vous, et elle haussa le sourcil quand il décrivit de la main un salut de parade. Elle voulut dire quelque chose, mais elle vit alors d'autres gens se lever, se détourner de leurs pupitres et la regarder. La tempête de leur exultation se déchaînait en elle tandis que, pour la première fois, ils prenaient vraiment conscience de ce que leur victoire — et la prise des transporteurs — pouvait signifier, et elle sentit l'univers tout entier retenir son souffle l'espace d'un instant. Puis l'instant se brisa et son pont d'état-major fut noyé sous les hourras. Elle essaya de parler, de les faire taire, mais c'était impossible. Et puis quelqu'un ouvrit l'intercom du vaisseau, et le tonnerre de voix redoubla : les acclamations qui résonnaient dans chaque compartiment de son vaisseau amiral se déversaient par les haut-parleurs. Les mêmes cris de triomphe lui parvenaient des autres bâtiments de l'escadre par le circuit de corn, assez puissants pour faire trembler une galaxie, et Lady dame Honor Harrington restait immobile au milieu du déluge d'émotions de ses troupes, qui la parcourait avec la fureur aveuglante et purifiante d'une nova. Ils avaient réussi, comprit le petit coin de son cerveau encore en état de marche. Ces gens avaient fait l'impossible -- ils avaient conquis l'Enfer lui-même pour elle — et elle ne pouvait plus réfléchir, planifier ni anticiper. Et il importait peu qu'elle les ait menés, ni que leur handicap ait été insurmontable, ni que personne n'aurait pu accomplir ce qu'ils avaient fait. Rien de tout cela n'importait. Elle les ramenait à la maison, ils la ramenaient à la maison, et c'était là tout ce qui comptait dans l'univers. ÉPILOGUE L'amiral de Havre-Blanc, assis devant son terminal, regardait défiler un autre des rapports lugubres et interminables de la DGSN, devenus un peu trop courants ces huit derniers mois 'F. Victimes et dégâts, vaisseaux perdus, listes de morts, millions — milliards — de dollars d'investissements industriels balayés... Il n'y avait pas eu d'autres triomphes havriens faciles à l'image de la série d'attaques par lesquelles Esther McQueen avait proclamé le changement dans la direction militaire de la RPH, car les Alliés ne s'étaient pas laissés aller à un nouvel excès de confiance. Mais la dynamique dont bénéficiait l'Alliance depuis si longtemps avait disparu. Elle n'était pas complètement passée du côté de l'ennemi, mais c'étaient clairement McQueen et Bukato qui imposaient désormais le rythme des opérations. Et, contrairement au citoyen ministre Kline, McQueen comprenait qu'elle pouvait se permettre de perdre des bâtiments si leur sacrifice lui achetait des victoires. Havre-Blanc releva la tête du terminal et passa une main lasse dans sa chevelure un peu plus striée de blanc depuis la bataille de Basilic, et il grimaça en posant les yeux sur la carte stellaire figée sur l'afficheur mural de ses quartiers. Le système de Barnett brûlait toujours du rouge malveillant de la RPH, et Thomas Theisman ne s'était pas croisé les doigts. Voyant qu'aucune attaque ne venait de la Huitième Force — trop occupée à protéger ce qu'il restait du poste de Basilic jusqu'à ce qu'une relève correcte puisse être tirée de quelque part —, Theisman avait fait un saut hors de Barnett pour reprendre Seabring lors d'un raid audacieux. Il avait frappé à la fois ce système et celui de Barnes, puis rapatrié sa force de frappe vers Barnett avant que Théodosia Kuzak n'ait vent de ses activités et ne réagisse à son absence. De toute façon, il était peu 'probable qu'elle obtienne la permission de découvrir l'Étoile de Trévor pour attaquer Barnett, vu le choc qui avait provisoirement paralysé la structure de commandement de l'Alliance et ses leaders politiques, mais Theisman avait fait si vite qu'elle n'aurait pas pu le frapper même si elle en avait eu la permission. Ce qui ne faisait que souligner le danger encouru à laisser à un officier du calibre de Theisman le temps de se redresser et de prévoir ses propres coups, songea Havre-Blanc avec une amertume teintée d'admiration. Nous devrions attaquer Barnett maintenant, songea le comte. Bon sang, nous aurions dû assembler la Huitième Force il y a deux ans, comme on l'avait prévu à l'origine, et frapper Theisman à ce moment-là! Mais même si nous devons effectivement laissé passer cette chance il y a longtemps, nous sommes malgré tout de retour à Trévor avec line Huitième Force réunie, alors pourquoi l'Amirauté et les chefs d'état-major des armées nous ont-ils renvoyés ici s'ils n'avaient pas l'intention de nous voir exécuter nos ordres d'origine ? Mais on ne lui avait pas donné la permission de réactiver son premier plan d'attaque et„ bien qu'il eût besoin d'exprimer sa frustration, il savait pourquoi. L'Alliance avait peur... et cette fois elle avait trop à perdre. Il renifla férocement à cette idée, et pourtant elle était juste. Il soupçonnait que la reine Élisabeth et le protecteur Benjamin étaient aussi convaincus que lui qu'ils devaient reprendre l'initiative, et il avait foi en l'esprit combatif de Sir Thomas Caparelli. Le manque de courage n'avait jamais figuré parmi les reproches qu'il faisait au solide Premier Lord de la Spatiale. Mais même si Élisabeth et Benjamin étaient incontestablement les deux chefs d'État les plus importants de l'Alliance, ce n'étaient pas les seuls, et leurs alliés plus petits, voyant ce qui était arrivé à Zanzibar et Alizon — et Basilic — redoutaient, terrorisés, que le même sort leur soit réservé. Sans compter que ni le Royaume stellaire ni le Protectorat de Grayson n'avaient maintenu un front aussi unifié que leurs dirigeants l'auraient souhaité. L'opposition manticorienne avait été aussi sonnée que tout le monde les premières semaines. Puis, à mesure que l'étendue du désastre apparaissait, cela avait changé. Ses meneurs s'étaient rués devant l'opinion publique, faisant crouler les journaux et les services d'information locaux sous les déclarations condamnant la conduite de la guerre par le gouvernement Cromarty, lui reprochant sa « négligence coupable », son « excès de confiance inexcusable », son « laxisme » et son « inefficacité ». Peu importait que l'opposition ait fait de son mieux dans les décennies menant à cette même guerre pour s'assurer que le Royaume stellaire n'aurait pas de flotte capable de survivre aux premières semaines du conflit. Ni qu'elle ait paralysé le gouvernement du Royaume et retardé les opérations militaires pendant des mois suite à l’assassinat de Harris, permettant ainsi au comité de salut public d'affermir sa position. Rien dans l'univers n'avait de demi-vie plus courte que le souvenir qu'un homme politique gardait des faits embarrassants, et des gens comme la comtesse de Nouvelle-Kiev, le baron de Haute-Crête, Lady Descroix et leurs analystes militaires dociles tels que Réginald Houseman et Jérémie Crichton avaient la mémoire plus courte encore que la moyenne. avaient décelé une ouverture, une occasion de ternir l'image de Cromarty et de ses conseillers aux yeux des électeurs, et ils l'avaient saisie à pleines mains. Sur Grayson, les attaques politiques étaient venues d'une autre source... et s'étaient concentrées sur une autre cible. Un groupe de seigneurs dissidents s'était réuni sous la direction du seigneur Mueller pour dénoncer non pas la guerre en tant que telle, mais plutôt la façon dont les prétendus alliés de Grayson dominaient de manière injuste — et mal avisée — le processus de prise de décision ». Ils savaient bien qu'il ne fallait pas s'attendre à ce que les Graysoniens tremblent face aux dangers du combat, mais ils avaient touché une corde sensible chez une partie au moins de leurs compatriotes. Des siècles d'isolement ne pouvaient pas complètement s'oublier en quelques années, et certains sur Grayson. trouvaient que Mueller avait raison de sous-entendre que leur monde serait mieux loti s'il allait son propre chemin plutôt que d'unir sa puissance militaire et sa politique à une nation — telle que le Royaume stellaire — qui s'était de toute évidence grossièrement trompée dans ses calculs. Et les électeurs du Royaume comme les sujets de Grayson écoutaient toutes ces sornettes. Des hommes et des femmes qui s'étaient préparés à affronter les périls de la guerre avant que les combats ne commencent, mais avaient gagné en assurance au fil des affrontements. Peu d'entre eux se réjouissaient du coût de la guerre, des vies sacrifiées, de la hausse des impôts, de la réduction des services publics ni des centaines d'autres désagréments plus ou moins négligeables qu'ils étaient forcés de supporter. Mais ils avaient confiance en leur flotte et la certitude qu'ils remporteraient la victoire finale. Or ils n'avaient plus confiance. Esther McQueen avait au moins réussi cela, et les répercussions avaient été sérieuses. Beaucoup trop d'électeurs exigeaient désormais que la Flotte tienne tout ce qu'elle avait pris pour former comme une zone tampon contre de nouvelles attaques ennemies. Ils avaient perdu l'habitude de penser en termes crus de victoire ou d'esclavage et, ce faisant, ils avaient aussi perdu celle d'accepter l'idée de prendre des risques. L'idée qu'une flotte surpassée en nombre devait prendre des risques pour saisir et conserver l'initiative. En fait, ils ne se voyaient plus comme surpassés en nombre » : comment une flotte faisant face à un adversaire supérieur aurait-elle pu accomplir tous les exploits de la leur ? C'est pourquoi le choc des offensives de McQueen avait été si rude... et pourquoi les détracteurs exigeaient à cor et à cris que les incompétents au pouvoir soient remplacés par de nouveaux gouvernants mieux informés, qui permettraient à notre Flotte incomparable de sauvegarder nos systèmes et nos planètes »• Ce qui revenait en fin de compte à rappeler la Flotte à la maison afin de se serrer les coudes » pour défendre le périmètre intérieur... et c'était la pire chose à faire. Havre-Blanc se passa la main sur le visage et se tança vertement. Certes, la situation était pire aujourd'hui qu'elle ne l'avait jamais été dans son souvenir. Oui, l'opposition entamait l'autorité et le soutien populaire d'Allen Summervale. Mais l'électorat manticorien n'était pas un ramassis d'imbéciles crédules. À long terme, il estimait que la baisse de la confiance du public dans le gouvernement Cromarty mettrait des années à guérir complètement, mais elle finirait par passer. Et peut-être même plus vite que Havre-Blanc ne le croyait possible en cet instant, vu le soutien ferme et sans faille que la reine accordait à son Premier ministre en difficulté ainsi qu'à son gouvernement. Quant à Grayson... Havre-Blanc eut un petit rire. Samuel Mueller avait peut-être rassemblé une coterie de partisans bruyants, mais ils ne formaient qu'une minorité, et Hamish Alexander n'aurait pas voulu, pour sa part, être de ceux qui défieraient la volonté de Benjamin Mayhew ! Quant à la situation militaire, elle n'était pas désespérée. Malgré de lourdes pertes, Alice Truman, le Minotaure et son escadrille d'Écorcheurs avaient brillamment prouvé la viabilité du concept des nouveaux BAL à Hancock et, d'après les estimations de la DGSN, les Havriens n'avaient pas encore compris ce qui leur était tombé dessus, même s'ils devaient bien nourrir quelques soupçons. En attendant, les nouveaux programmes de construction battaient leur plein. Encore quelques mois et les premières unités d'une vague de porte-BAL rejoindraient la Flotte, et les nouveaux bâtiments de classe Méduse... Non, se reprit-il. Pas de classe Méduse. Pour la première fois de son histoire, la Flotte royale manticorienne avait suivi l'impulsion d'une flotte étrangère, et les supercuirassés de type Méduse chargés de capsules lance-missiles – dont personne ne mettait plus en doute la sagesse de conception – avaient été rebaptisés en classe Harrington. Havre-Blanc ressentit un petit pincement doux-amer familier à cette pensée, mais son chagrin s'était apaisé. Il ne disparaîtrait jamais tout à fait, il le savait maintenant. Mais il s'était mué en un sentiment auquel il pouvait faire face parce qu'il avait accepté la nature et la profondeur de ses sentiments pour elle. Et elle aurait été fière de la façon dont le vaisseau qui portait son nom s'était comporté pendant la bataille de Basilic. Presque autant que de la rage avec laquelle sa flotte d'adoption s'était battue, non seulement à Basilic mais dans une demi-douzaine d'engagements depuis. La FSG était jeune, mais elle continuait de grandir de manière explosive, et la FRM commençait à prendre conscience de ses réelles qualités. Des officiers manticoriens en venaient même à lui rendre cet honneur suprême : ils étaient sincèrement aussi sereins à l'idée de partir au combat en compagnie d'unités de la FSG qu'avec le soutien d'autres unités manticoriennes. L'Alliance retrouvait son équilibre. Elle avait été déstabilisée, mais elle n'était pas à terre, loin de là. Et pendant que des gens comme Hamish Alexander se battaient pour gagner du temps, les programmes de construction massifs derrière eux produisaient à la chaîne les unités qui ramèneraient le conflit chez l'ennemi un de ces jours, beaucoup plus tôt que la plupart des gens ne l'auraient cru possible, et... Le carillon du communicateur interrompit ses pensées, et il enfonça la touche de réception. Le visage du lieutenant de vaisseau Robards apparut, mais Havre-Blanc n'avait jamais vu son officier d'ordonnance faire une tête pareille. Les yeux écarquillés, il paraissait sonné, comme si on avait pris son crâne pour cible au lancer d'objet contondant. — Nathan ? Qu'y a-t-il ? s'enquit aussitôt l'amiral, et Robards s'éclaircit la gorge. — Monsieur, je crois... » Il s'arrêta et prit un air perdu qui aurait presque été comique s'il avait été un peu moins sincère. — Allez-y, encouragea Havre-Blanc. — Amiral, la surveillance du système a détecté un groupe d'empreintes hyper non identifiées il y a environ douze minutes, fit le Graysonien. — Et... ? relança Havre-Blanc comme le lieutenant marquait une nouvelle pause. — Monsieur, ils ont opéré leur transit tout près de l'une des plateformes supraluminiques et ont été identifiés presque aussitôt comme havriens. — Des Havriens ? » Havre-Blanc se redressa soudain dans son fauteuil, et Robards acquiesça. — Oui, monsieur. Il baissa les yeux vers quelque chose dont Havre-Blanc présuma qu'il s'agissait d'un bloc-mémo, s'éclaircit encore une fois la gorge puis lut à voix haute. La détection dénombre cinq croiseurs de combat, quatre croiseurs lourds, un croiseur léger et deux transports de troupes de classe Baroudeur. — Quoi ? » Havre-Blanc ouvrit de grands yeux. Il avait forcément mal entendu. Il s'agissait d'une escadre respectable pour un raid commercial, voire une frappe contre un système de l'arrière au détachement léger, mais douze bâtiments sans même une unité du mur dans leurs rangs n'auraient pas l'ombre d'une chance face à la puissance de feu stationnée à Trévor. Et, en toute logique, que pouvaient bien faire ici deux transporteurs ? Ils seraient une cible aisée pour n'importe quel vaisseau de guerre digne de ce nom – même l'un des bons vieux BAL d'avant les Écorcheurs ! – s'ils passaient l'hyperlimite. « J'imagine qu'ils sont aussitôt repassés en hyperespace ? s'entendit-il dire. La seule explication logique était que quelqu'un de l'autre côté avait commis une erreur. Peut-être l'ennemi préparait-il un assaut contre Trévor et le volet « transport de troupes » était simplement arrivé trop tôt... à moins que la force d'attaque principale ne soit en retard. Dans les deux cas, le commandant havrien n'avait plus qu'à battre immédiatement en retraite dans l'hyperespace. — Non, monsieur, fit Robards avant d'inspirer profondément. Ils n'ont rien fait du tout, monsieur. Si ce n'est transmettre un message au QG de commandement du système. — Quel message ? » Havre-Blanc commençait à être irrité. Quel que soit le problème du lieutenant, il avait l'impression de devoir lui arracher les informations l'une après l'autre comme autant de dents. Bon sang, mais qu'est-ce qui pouvait bien avoir rendu si hésitant et confus un homme aussi équilibré que le jeune Robards ? « Ils ont dit... Mais bien sûr c'est impossible, seulement... Je veux dire, elle est... » Robards s'interrompit une fois de plus et haussa les épaules en signe d'impuissance. « Monsieur, je crois qu'il vaut mieux que vous visionniez le message vous-même », dit-il, et il disparut du terminal avant que le comte ait pu acquiescer ou refuser. L'amiral fronça les sourcils d'un air féroce. Nathan et lui allaient avoir une petite conversation concernant la courtoisie due à un officier général, songea-t-il, d'humeur orageuse, ensuite ils... Ses pensées se figèrent et il s'étrangla brusquement à - l'apparition d'un nouveau visage sur son afficheur. D'autres auraient pu ne pas le reconnaître, avec la chevelure qui l'encadrait réduite à une masse de boucles courtes et une paralysie faciale, mais Hamish Alexander avait déjà vu ce visage une fois dans le même état, et son cœur cessa de battre. « Impossible » songea-t-il, engourdi. C'est Impossible ! Elle est morte ! Elle est... Ses pensées sombrèrent dans le chaos et l'incohérence sous l'effet du choc qui grondait en lui, puis la lemme à l'image prit la parole. « Commandement du système de Trévor, ici l'amiral Honor Harrington. » Sa voix paraissait calme et absolument professionnelle – du moins, c'est ce qu'elle aurait semblé a qui ne la connaissait pas. Mais Havre-Blanc vit l'émotion brûler dans son œil et l'entendit planer dans sa voix de soprano traînante. « Je suis certaine que personne dans l'Alliance ne s'attendait à me revoir, mais je vous assure que les rumeurs concernant mon récent décès étaient très exagérées. je suis accompagnée d'environ cent six mille détenus libérés de la planète prison Hadès, et j'attends l'arrivée d'un quart de million d'autres ex-prisonniers d'ici onze jours – nos transporteurs sont équipés de générateurs hyper de classe militaire et nous avons effectué un passage plus rapide qu'eux. Je regrette la confusion et l'inquiétude que nous avons pu causer en arrivant dans des bâtiments havriens, mais ce sont les seuls que nous ayons pu... réquisitionner pour le voyage. » La moitié droite de sa bouche souriait depuis l'écran, mais sa voix se fit rauque et frémit un instant, et elle s'interrompit pour s'éclaircir la gorge. Havre-Blanc tendit des doigts tremblants et toucha son visage sur le communicateur, aussi doucement qu'il aurait pu toucher un oiseau terrifié. Pourtant c'était lui qui avait peur et il le savait. Nous allons rester où nous sommes, impulseurs, barrières latérales et capteurs actifs coupés le temps que vous vérifiiez, nos déclarations et établissiez notre bonne foi, reprit-elle au bout d'un moment, tout en s'efforçant de conserver un ton professionnel. Mais j'apprécierais que vous fassiez vite. Nous avons été obligés de remplir ces vaisseaux jusqu'à la gueule pour faire tenir tous nos hommes à bord, et nos systèmes environnementaux ont déjà vu des jours meilleurs. Nous... » Elle s'arrêta, les yeux embués, et le cœur d'Hamish Alexander devint un poids insoutenable dans sa poitrine — lourd comme une étoile à neutrons et pourtant soulevé d'émotions tonitruantes, si violentes qu'elles le terrifiaient — tandis qu'il contemplait son visage. Il craignait de respirer de peur que l'oxygène le réveille et anéantisse ce rêve impossible, et il ne se rendit compte qu'il pleurait que lorsque l'image se troubla. Puis elle parla de nouveau, et cette fois tout le monde entendit sa respiration entrecoupée, et dans sa voix les larmes qu'elle refusait fièrement de verser. « Nous sommes de retour, Trévor, dit-elle. Il nous a fallu un moment, mais nous sommes de retour. »