David Weber L’OPTION EXCALIBUR Traduit de l’anglais par Frank Reichert Illustration de couverture : Genkis THE EXCALIBUR ALTERNATIVE Pour Bobbie et Sharon, Mes deux dames préférées. I Un vent démoniaque accueillit la pâle clarté du jour de furieux hurlements infernaux. Ce n’était pas vraiment l’aube, d’ailleurs, même si, quelque part au-dessus des nuages noirs bouillonnant, le soleil avait réussi à de nouveau se hisser dans les cieux, mais plutôt le crépuscule du Diable lui-même, cinglé d’embruns et de draperies de pluie à vous broyer et accompagné des assourdissants roulements du tonnerre, des beuglements du vent, du cliquetis incessant des drisses, le tout ponctué par le fracas mouillé des voiles déchirées, faseyant à deux doigts de l’anéantissement. Sir George Wincaster, troisième baron de Wickworth, se cramponnait à un accore et le sentait vibrer et grogner sous la tension tandis qu’il se contraignait à rester debout par la seule force de la volonté. La ligne de sauvetage que le commandant du vaisseau lui avait balancée la veille au matin quand cette hideuse tempête s’était déchaînée sur eux avait lacéré son poitrail, le sel creusait ses lèvres de gerçures, et l’eau et les embruns s’infiltraient jusque dans la moelle de ses os. Il avait l’impression qu’un lourd destrier lui était passé sur le corps à plusieurs reprises et le désespoir se refermait sur son cœur comme un gant de plomb. Quand le mauvais temps avait point pour la première fois, il s’était montré trop ignorant pour comprendre la frayeur du capitaine, car il n’était pas un marin mais un soldat. Il ne la comprenait que trop bien à présent, et c’est quasiment dans un état second, le cerveau engourdi, qu’il observait la coquille de noix battue par les éléments, dont chaque corde, chaque planche craquait et grondait, ballottée comme un bouchon par des vagues d’un gris d’ardoise sans cesse renouvelées, hautes comme des montagnes et striées de nappes frémissantes d’écume et d’embruns, où s’enfonçait profondément sa proue joufflue. L’eau vert-de-gris, froide comme la mort, rugissait le long de la coque, happait ses gréements comme pour les mâchonner, et tentait de s’emparer de tous les hommes présents sur le pont vacillant. Sa lame affamée de destruction submergea Sir George, vidant l’air de ses poumons dans un nouveau grognement douloureux, puis se retira, et il releva la tête, hoquetant et suffoqué par l’eau qui s’était engouffrée dans ses yeux et ses narines. Le navire se fraya de nouveau un chemin hors de l’abysse, ruisselant de l’eau qui dégoulinait au travers de son bastingage gondolé. Des cordages brisés claquaient au vent, raidis comme des barres de fer par son souffle vociférant et aussi mortels que des fléaux d’armes, et il entendit la coque hurler sous la torture. Sir George était un rampant, mais il n’en sentait pas moins, lui aussi, que le bâtiment s’alourdissait, comme englué, et il savait que les hommes – et les femmes – qui s’activaient frénétiquement aux pompes et écopaient à l’aide de seaux de bois, voire à mains nues, perdaient régulièrement du terrain. Le navire était condamné. Tous ceux de l’expédition l’étaient… et il n’y pouvait strictement rien. Cette tempête d’été inattendue les avait surpris au pire moment possible, alors qu’ils contournaient les îles Sorlingues pendant la traversée du Lancastre à la Normandie. Il n’y avait eu aucun coup de semonce, ils n’avaient pas trouvé le temps de se mettre à l’abri, juste l’espoir d’échapper Dieu sait comment à la violence des éléments qui se déchaînaient au large. Et cet espoir s’était éteint. Sir George n’avait vu sombrer qu’un seul navire jusque-là. Il n’avait aucune certitude, mais il pressentait qu’il s’agissait du vaisseau amiral du comte Cathwall. Il espérait se tromper. Il était improbable qu’un seul d’entre eux pût survivre, mais Lord Cathwall n’était pas seulement le chef de l’expédition. C’était aussi le beau-père de Sir George, et tous deux se vouaient une profonde affection et un respect mutuel. Peut-être se trompait-il, d’ailleurs. Le navire en perdition s’était trouvé presque assez proche du leur pour qu’on entendît, alors même qu’il s’enfonçait dans les profondeurs, les glapissements de sa compagnie vouée à l’anéantissement par-dessus les hurlements furieux du vent, mais la tempête qui faisait rage et l’obscurité que seule venait briser la lueur éblouissante des éclairs interdisaient toute identification précise. Bien que ce navire fût le seul dont la destruction s’était accomplie sous ses yeux, il avait la lugubre certitude que d’autres encore avaient sombré. En fait, il n’en distinguait plus qu’un dernier qui continuait à livrer une bataille perdue d’avance contre les éléments, et il grinça des dents quand une autre lourde vague s’abattit sur son propre vaisseau. L’impact fit vibrer le bâtiment, et un nouveau concert de cris et de prières s’éleva faiblement des hommes, femmes et enfants entassés sous son pont ruisselant. Matilda, son épouse, et Edward, leur fils, se terraient eux aussi dans ce puits de l’enfer, sombre, bruyant, bondé, régulièrement submergé par les eaux et rempli de terreur, de vomissures et de gréements désarrimés. La peur l’envahit de nouveau quand il y songea. Il s’efforça de trouver les mots d’une prière, un moyen d’implorer Dieu d’épargner sa femme et son fils. Il ne le supplia pas de sauver sa propre vie. Ça ne lui ressemblait pas, d’autant qu’il était le premier responsable de leur présence à bord. Si Dieu voulait bien prendre sa vie en échange de celle des êtres qu’il aimait tendrement, il était prêt à payer ce prix sans murmurer. Il savait néanmoins qu’une telle aubaine ne lui serait pas accordée. Matilda, Edward et lui connaîtraient la fin ensemble, broyés par la cruauté indifférente et la violence sans âme de la mer et du vent, et, en son for intérieur, montaient d’amers reproches et protestations adressés au Dieu qui avait décrété cette fin. Le navire frémissait, vibrait et se cabrait, pantelant sous la torture imposée à ses poutrelles et ses gréements trop âprement sollicités, et Sir George releva les yeux en entendant le second crier quelques mots. Il ne les comprit pas mais sut immédiatement que c’était une question, et il s’ébroua comme un chien mouillé en s’efforçant de recouvrer ses esprits. En dépit de sa totale ignorance des choses de la mer, il s’était retrouvé contraint d’assumer le commandement du vaisseau quand un mât en s’abattant avait tué le capitaine. À vrai dire, il n’avait pas fait grand-chose à part se plier aux suggestions du second et prêter son autorité à un homme qui – peut-être ! – en saurait suffisamment pour prolonger leur existence de quelques heures. Mais le second avait besoin de ce soutien, besoin qu’un autre que lui assumât l’ultime responsabilité, et c’était là le travail de Sir George : assumer les responsabilités. Non… plutôt reconnaître les responsabilités qui déjà étaient les siennes. Il feignit donc de réfléchir posément à ce que le second envisageait de faire cette fois-ci puis opina vigoureusement. Le second lui retourna son signe de tête et beugla quelques ordres à sa poignée de marins survivants, épuisés et mal en point. Autant que Sir George pût en juger, le vent hurlant et le tonnerre marin hachaient ses paroles, les réduisant en une charpie inintelligible, mais deux ou trois hommes entreprirent de remonter le pont en se cramponnant pour exécuter la tâche que le second venait de leur confier, et Sir George détourna de nouveau les yeux pour observer le chenal tourmenté. Peu importait ce que ferait le second, au demeurant, songeait-il. Au pire, une erreur risquait de leur coûter les quelques heures de survie dont ils auraient encore pu bénéficier ; dans le meilleur des cas, une manœuvre brillante leur vaudrait peut-être une ou deux heures de plus. Au bout du compte, le résultat serait identique. Il avait eu tant d’espérances, échafaudé tant de plans. Un homme dur et déterminé que Sir George Wincaster. Un pair du royaume qui, jeune homme, à vingt-deux ans, s’était attiré les faveurs de son monarque à Dupplin et pendant le siège de Berwick, avait été adoubé chevalier l’année suivante, des propres mains d’Édouard III, sur le champ de bataille d’Halidon Hill. Qui s’était distingué huit ans plus tard lors de celle de Sluys (bien que, se disait-il encore en ce moment avec une ironie mordante, si j’en avais appris plus long sur les navires, j’aurais peut-être eu la sagesse de rester cette fois chez moi !) et avait vaillamment combattu pendant la campagne de France, tristement décevante, de 1340 ; et qui, cinq ans après, était rentré avec une fortune de celle d’Henry de Denby en Gascogne. Ce qui m’a fait une belle jambe au bout du compte, songea-t-il amèrement en se remémorant ses plans brillants. Au summum de ses exploits à trente-deux ans, c’était un homme coriace et aguerri, un guerrier de métier et un soldat émérite. Un chevalier, certes, mais aussi le petit-fils d’un roturier qui avait gagné ses titres de chevalier et de baron à la dure, et qui lui-même connaissait les rudes réalités de la guerre, pas les fariboles des ménestrels sur la romance et la chevalerie. Un homme qui se battait pour gagner… et comprenait les bouleversements que l’Angleterre et ses mortels arcs droits – les longbows – allaient bientôt apporter à la conception de l’art de la guerre que se faisaient encore les princes continentaux. Et un homme qui savait qu’il y avait des fortunes, des terres et du pouvoir à gagner au service du roi contre Philippe de France. En dépit des déceptions de 1340, l’année précédente avait démontré qu’Édouard III était bel et bien le petit-fils de son grand-père, et un soulagement bienvenu après la faiblesse et l’autosatisfaction de son père. L’Ancien (Édouard Ier Plantagenêt) aurait approuvé le roi, se disait à présent Sir George. Il a certes commencé doucement, mais, maintenant que Denby a ouvert la voie et choisi de narguer seul Philippe, les lions anglais vont faire glapir les Français ! Peut-être, et sans doute la revendication du trône de France par Édouard était-elle plus légitime que celle de Philippe VI, mais Sir George Wincaster ne gagnerait, aux côtés de son roi, aucune gloire nouvelle, ni la fortune ni le pouvoir additionnels qu’il comptait transmettre à son fils. Plus maintenant. Car les soldats qui étaient sous ses ordres et lui-même allaient connaître un tout autre sort, et nul ne saurait jamais où ni quand ils avaient péri. La lumière cadavérique d’un après-midi secoué par la tempête glissa vers la soirée, et Sir George s’aperçut lugubrement qu’ils avaient survécu, Dieu savait comment, un jour de plus. Il était trop épuisé pour s’en étonner… et, bien qu’il s’efforçât d’éprouver de la gratitude pour ce sursis, une partie de son esprit s’y refusait. Une autre nuit d’horreur et de terreur, de fatigue et de lutte sans espoir les attendait, et, alors même qu’il se ceignait les reins pour l’affronter, cette facette traîtresse de lui-même n’aspirait qu’au dénouement. À en voir la fin. Au repos. Mais le repos viendrait bien assez tôt, se remémora-t-il. Un repos éternel, du moins s’il avait le bonheur de s’épargner l’enfer. Il l’espérait mais n’en restait pas moins un homme réaliste… et un soldat. Et le Ciel savait que les meilleurs des soldats devraient affronter un long séjour au Purgatoire, tandis que les pires… Il repoussa l’idée, non sans éprouver le regret nostalgique d’une discussion à ce propos avec le père Timothy, et se contraignit à regarder autour de lui. Le second vaisseau était toujours avec eux, sans doute de plus en plus éloigné à mesure que l’obscurité s’épaississait, mais luttant encore pour se frayer un chemin à travers la vaste étendue grise démontée, et il en distinguait même un troisième derrière. Peut-être en restait-il encore un ou deux autres au-delà de la portée de son regard, mais… Le train des pensées chancelantes et imprégnées de lassitude de Sir George s’interrompit brutalement et sa main se referma comme une serre sur l’accore. Une voix fêlée cria quelque chose, quelques mots à peine audibles à travers les rugissements de la mer et du vent, mais empreints d’une nouvelle et différente terreur. Sir George crispa les mâchoires pour réprimer un élan de peur analogue à la sienne quand la forme surgit abruptement, surnaturellement, de l’arrière-plan de pluie et de nuages. Au début, il ne parvint pas à l’appréhender. Son esprit était incapable de saisir ce qu’elle représentait ni même de découvrir un point de référence connu permettant de la mesurer ou de l’évaluer. C’était trop immense, trop étranger, trop… impossible. Ça ne pouvait pas être, pas en ce bas monde, et pourtant ça les surplombait, parfaitement immobile, résistant imperturbablement à la fureur de la tempête comme s’il ne s’agissait que du plus doux des zéphyrs. Brillant comme du bronze poli, scintillant à la lueur des éclairs qui se réfléchissaient dessus et longue de plus d’une demi-lieue, c’était une silhouette aux courbes subtiles et aux flancs luisants festonnés de lumières blanches, rouges et ambrées pareilles à des joyaux. Il la fixait, trop stupéfait et pétrifié pour réfléchir, la peur que lui inspirait la tempête et jusqu’à celle qu’il éprouvait pour son épouse et son fils brusquement dissipée par sa seule sidération incrédule, tandis que l’énorme silhouette restait suspendue dans le ciel, sur fond de pluie et de nuages bouillonnants. Puis elle commença à bouger. Pas très vite, mais avec une aisance dédaigneuse, comme se riant de la fureur médusée des éléments. Elle dériva jusqu’au navire le plus éloigné, celui qu’il avait vu un peu plus tôt, et d’autres lumières apparurent alors que des zones de sa peau changeaient d’apparence. Non, elles ne changent pas, rectifia l’esprit engourdi de Sir George. Elles s’ouvrent. Et ces lumières proviennent de l’intérieur de cette chose. Ce sont des portes, des portes donnant sur des chambres baignées de lumière et… Ses pensées se grippèrent et s’interrompirent de nouveau, d’autres silhouettes venant d’apparaître, bien plus petites mais se mouvant toutes avec la même tranquillité surnaturelle dans l’ouragan qui hurlait autour d’elles. Certaines, cruciformes, avaient l’élégance d’un goéland ou d’un albatros en plein vol, et d’autres ressemblaient à des cônes trapus, mais toutes étaient de la même nuance de bronze que la gigantesque forme qui les avait engendrées. Elles se déployèrent pour cerner le navire déjà à demi coulé et… « Doux Jésus ! » Sir George se retourna, trop ébranlé par les mensonges que lui contaient ses propres yeux pour se demander comment le père Timothy s’était débrouillé pour apparaître aussi subitement. Le dominicain était un homme de grande taille, aux cheveux de neige et aux puissantes épaules d’archer, de l’archer qu’il avait d’ailleurs été avant d’entendre l’appel du Seigneur plusieurs décennies plus tôt, et Sir George relâcha son emprise sur l’accore pour enserrer d’une main de fer le poignet de son confesseur. « Au nom de Dieu, Timothy ! Qu’est-ce que c’est que cette chose ? — Je n’en sais rien, répondit honnêtement le prêtre. Mais… » Sa voix se brisa abruptement et il desserra l’étreinte de ses propres mains sur le bastingage du navire pour se signer précipitamment. Sir George ne pouvait guère le lui reprocher. « Sainte Marie mère de Dieu ! » marmonna le baron en lâchant le père Timothy pour se signer à son tour, plus lentement, presque distraitement, tandis qu’une lueur surnaturelle surgissait des silhouettes qui encerclaient l’autre vaisseau. En surgissait, effleurait le navire en perdition, l’enveloppait et… … le soustrayait à la mer démontée. À bord du vaisseau de Sir George, quelqu’un déblatérait, dégoisait des fragments de prière ponctués de blasphèmes témoignant d’un déni horrifié, mais le baron, lui, gardait le silence, incapable d’arracher son regard de ce spectacle invraisemblable. Il voyait des torrents d’eau jaillir du vaisseau, se déverser directement de ses soutes déjà à moitié inondées en donnant d’abord l’apparence d’un calme mortel mais pour être aussitôt fouettés par le vent furieux et transformés en embruns avant d’atteindre la surface de la mer. Les formes engloutissaient déjà le navire dans leur aura brillante, le hissant sans effort vers la silhouette plus vaste qui les avait enfantées, et il tiqua en entendant tomber du vaisseau qui s’élevait dans les airs une voix sans nul doute affolée de terreur, tandis que son propriétaire se précipitait par-dessus bord, suivi par un deuxième puis un troisième corps. « Les fous ! beugla le père Timothy. Les buses ! Les imbéciles ! Dieu leur a donné la vie et ils… » Le prêtre s’interrompit tout net pour marteler le bastingage d’un énorme poing noueux. Le premier corps en chute libre heurta la surface et disparut sans laisser de trace, mais pas le deuxième ni le troisième. D’autres faisceaux de lumière les épinglèrent et arrêtèrent leur plongeon fatal. Les faisceaux les hissèrent de nouveau, en même temps que leur navire, vers les portails brillamment éclairés, et Sir George déglutit derechef. Il avait d’abord estimé la longueur de la forme à une demi-lieue, mais il s’était trompé. Elle était plus longue. Beaucoup plus longue, car le navire lui offrait désormais un point de comparaison et, à côté de cette immensité scintillante qui trônait comme une montagne de bronze au milieu des nuages noirs et de la fureur de la tempête, il avait l’air d’un jouet d’enfant. « Étaient-ils vraiment si sots ? » Il n’avait pas conscience d’avoir parlé, en tout cas assez fort pour se faire entendre du père Timothy à travers le tumulte de la mer et les glapissements du vent, mais le prêtre se retourna pour le fixer en arquant un sourcil. Cette expression ranimait parfois en Sir George des souvenirs de l’époque où le prêtre était encore son précepteur, comme il était à présent celui d’Edward, mais ce n’était pas le moment d’y réfléchir. « Étaient-ils vraiment si sots ? répéta Sir George en hurlant pour se faire entendre par-dessus le fracas du vent. Êtes-vous certain que cette… que cette chose… (il pointa vers la silhouette une main dont il constata avec surprise qu’elle ne tremblait pas) a été envoyée par Dieu et non par le Diable ? — Peu m’importe qui l’a envoyée ! Ce qui compte, c’est qu’elle leur offre une chance de survivre et que, tant qu’on reste en vie, on peut toujours compter sur la miséricorde divine ! — En vie ? » lâcha Sir George. Le père Timothy secoua la tête comme pour reprocher sa lenteur d’esprit à son patron et ancien élève. « Quel que soit son ultime objectif, elle a visiblement l’intention de sauver ce navire et, peut-être, tous ceux d’entre nous qui seront encore vivants. — Mais… pourquoi ? — Cela, je l’ignore, reconnut le père Timothy. J’en sais assez long sur l’amour de Dieu pour espérer qu’il s’agisse de sa miséricorde, et j’ai vu assez du mal dont sont capables les hommes pour le craindre. Quel que soit son dessein et celui qui l’envoie, nous les connaîtrons bien assez tôt, monseigneur. » Le navire de Sir George fut le dernier soulevé hors de la mer. Il avait au moins recouvré entre-temps un semblant de son sang-froid habituel et, quand les plus petites silhouettes cernèrent à leur tour son vaisseau, il avait réussi à imposer d’autorité aux autres passagers une manière de calme branlant. Il se tenait près du bastingage, à côté de son épouse et de leur fils, revêtu d’une armure qu’il ne s’était pas donné la peine d’endosser tant que la mer restait la seule menace, et il contemplait la vaste forme qui les surplombait. Se cramponner à sa femme risquait de passer pour bien peu glorieux et il s’efforçait de prendre une pose, comme s’il la réconfortait, elle, en la serrant étroitement contre lui de son bras cuirassé de métal passé autour de ses épaules, mais tous deux connaissaient la vérité. Comme toujours, Matilda le soutenait en appuyant fermement et fièrement sa joue à son épaule alors même qu’il la sentait trembler de peur, et il tourna la tête pour plaquer un baiser sur sa chevelure trempée et ébouriffée par le vent. Elle se tenait à ses côtés depuis quatorze ans, l’avait toujours soutenu, d’une manière ou d’une autre, et une grande et familière tendresse le submergea pendant qu’il puisait sa force en elle. Il embrassa de nouveau ses cheveux puis reporta le regard sur l’immensité qui les surplombait. Ses gens étaient conscients qu’il n’en savait guère plus qu’eux sur ce qu’ils affrontaient, mais l’obéissance était une habitude bien enracinée, surtout parmi les hommes de sa maison et leur famille, et leur besoin de recouvrer un semblant de calme en feignant de croire que leur suzerain savait pertinemment ce qu’il faisait l’était plus encore. Il sentit leurs regards verrouillés sur lui quand la lumière se répandit autour d’eux, éclipsant brusquement les hurlements du vent et le fracas des vagues. On n’avait pas conscience du mouvement et, plutôt que de baisser les yeux par-dessus le bastingage pour voir la mer s’éloigner dans un silence surnaturel, il préféra les garder fixés sur l’énorme forme qui les attendait. Il n’osait pas regarder, ne voulait pas prendre le risque de permettre à ce spectacle de lui ôter tout son courage au moment où ses gens avaient le plus besoin de lui. L’invraisemblable ascension fut assez brève, encore qu’aucun souffle ne balaya le pont durant leur transit. Comme si l’air s’était gelé tout autour du vaisseau, figé en une immobilité et un calme qui n’avaient pas leur place dans le monde normal. Des draperies de pluie continuaient de s’abattre sur eux, mais elles s’effritaient sur les lisières de cette bulle de calme et disparaissaient en explosions d’embruns. En dépit de sa brièveté, le transfert lui parut durer une éternité, et Sir George entendait le père Timothy marmotter rapidement en latin pendant qu’ils s’élevaient au-dessus des vagues démontées. Mais, tout d’un coup, sans prévenir, ce fut à leur tour de franchir le portail béant, et Sir George ravala sa salive en voyant les autres navires couchés sur le flanc, comme des jouets abandonnés, dans la gigantesque caverne qui s’ouvrait dans les entrailles de l’immense forme. Neuf vaisseaux, dont le sien, en tout et pour tout. Ils étaient plus nombreux à avoir survécu qu’il n’aurait osé l’espérer, encore qu’il ne restât qu’un peu plus de la moitié de la flottille qui avait embarqué pour la France, et il serra les dents. Que ce fût ou non le vaisseau du comte Cathwall qu’il avait cru voir sombrer, il ne faisait pas partie des neuf qu’il avait sous les yeux. Le sien se posa sur le sol de la caverne et l’emprise de Sir George se resserra sur le bastingage, car il s’attendait à le voir basculer sur le flanc quand la lumière le relâcherait. Mais ce ne fut pas le cas. Il resta debout sur sa quille, tandis que l’eau continuait de s’évacuer silencieusement de ses entrailles inondées, et Sir George s’obligea à lâcher la rampe. « Lançons une échelle par-dessus bord, ordonna-t-il au second. — Je ne… commença l’homme avant de s’interrompre aussitôt. Bien sûr, monseigneur. Je vais devoir bricoler quelque chose, mais… » Il s’arrêta de nouveau brusquement, en poussant cette fois un couinement dépourvu de toute dignité, et Sir George dut serrer les dents pour s’interdire un beuglement non moins humiliant : une main invisible venait de le soulever en l’air. Il enlaça plus fort Matilda et entendit Edward hoqueter de terreur, mais le garçon ne le couvrit pas de honte en éclatant en sanglots, et le cœur de Sir George se gonfla de fierté pour eux. La main invisible était aussi délicate qu’irrésistible, et il poussa un long et frémissant soupir de soulagement quand elle les reposa de nouveau sur leurs pieds. Tous les autres passagers du bateau suivaient, flottant dans les airs comme autant d’oiseaux maladroits qui, pris de panique, battraient trop souvent des bras ou des jambes, jusqu’à ce que tous se tinssent enfin près du navire échoué, fixant Sir George en quête de conseils, sidérés, effrayés et s’efforçant de ne pas le montrer. « Marchez jusqu’aux lumières vertes de la cloison intérieure », ordonna une voix, et il tressaillit malgré lui d’étonnement. « Sorcellerie ! » hoqueta quelqu’un, et Sir George lui-même réprima le désir pressant de se signer en témoignage d’assentiment, car la voix avait parlé dans son oreille comme si son propriétaire se tenait juste à côté de lui alors qu’on ne voyait personne ! Et il y avait autre chose d’étrange dans cette voix : une sonorité et un timbre qu’il n’avait jamais entendus jusque-là… d’autant, se rendit-il compte à l’expression de tous ses compagnons, qu’elle avait résonné dans toutes les oreilles et pas seulement dans la sienne. « Sorcellerie ou puissances angéliques, nous n’avons pas d’autre choix que d’obéir, semble-t-il. Du moins pour le moment », se contraignit-il à affirmer aussi calmement que possible. Il offrit son bras à Matilda, jeta un coup d’œil à son fils puis se tourna vers les autres passagers pour les survoler du regard. « Et, puisque tel paraît être le cas, n’oublions pas que nous sommes des Anglais et des chrétiens. — Bien dit, monseigneur », gronda le père Timothy avant d’afficher un sourire féroce convenant mieux à l’archer qu’il avait été qu’à l’homme de Dieu pacifique qu’il était devenu aux yeux de ses compagnons. « S’il s’agit de sorcellerie, alors Dieu et sa Mère protégeront certainement nos âmes contre elle. Et, si nous affrontons là des forces du monde des mortels, eh bien, pouvez-vous me dire de quelles forces du monde des mortels des Anglais ne sauraient triompher ? » Plusieurs voix s’élevèrent pour exprimer leur approbation – et tout autant, sans doute, chercher à se rassurer que Sir George lui-même à cet instant – et le baron prit la tête de la troupe et se dirigea vers les lumières vertes qui clignotaient devant eux. Ce fut une assez longue trotte. Presque malgré lui, il sentit se ralentir son pouls et un peu de l’indéniable terreur qu’il éprouvait se dissipa. C’était en partie dû, il le savait, à la distraction que lui procurait sa curiosité invétérée. Il ne pouvait pas s’empêcher de regarder autour de lui, de s’étonner et de s’émerveiller de tout ce qu’il voyait. Le plancher brillant était fait d’une étrange sorte d’alliage, décida-t-il, bien qu’il doutât qu’un forgeron eût jamais rêvé d’une si vaste étendue métallique. Ce n’était pas du bronze, auquel il ressemblait pourtant, il en avait la certitude, mais la matière résonnait doucement sous ses éperons et avait cet éclat lisse et poli que seul offre le métal. Ce qui était grotesque, bien entendu. Il n’était que par trop conscient du coût d’une cotte de mailles ou d’une cuirasse. Supputer qu’un objet aussi volumineux que la forme à l’intérieur de laquelle ils se trouvaient pût être fait de métal était absurde, et pourtant c’était la seule conclusion qui lui sautât aux yeux. Les lumières n’étaient pas moins étranges : elles brûlaient avec une régularité parfaitement surnaturelle. Quelle que fût la substance qui leur fournissait leur brillance en se consumant, il ne s’agissait ni d’huile de lampe ni de suif. De fait, rien n’indiquait qu’il s’agissait d’une flamme, comme si les constructeurs de la forme avaient réussi à capturer la lumière du soleil pour la libérer quand ils en ressentaient le besoin. Le baron cligna des yeux, non sans se demander pourquoi il était à ce point convaincu que la forme avait été « construite ». La sorcellerie – voire la main de Dieu – était assurément une explication plus logique à la conception d’une telle merveille que sa construction par des mortels. En dépit de sa confusion et de sa terreur rémanente, Sir George s’aperçut toutefois qu’il s’était intimement persuadé que tout cela, en vérité, ne pouvait pas être œuvre démoniaque ni même divine. Conviction qui fut brutalement ébranlée lorsqu’ils arrivèrent à destination. Les passagers des autres navires étaient déjà rassemblés sur place. À l’instar de Sir George, les autres chevaliers et la plupart des hommes d’armes avaient saisi leurs armes personnelles avant de quitter le bord. La majorité des archers portaient leur arc mais aucun n’en avait tendu la corde. Rien d’étonnant à cela, compte tenu de leur humidité. Toutefois, même en ne tenant pas compte des arcs, il y avait une pléthore d’armes en évidence dans la foule d’hommes qui s’étaient interposés entre la « cloison » et les femmes et enfants de l’expédition. Ç’aurait dû être pour lui une source de réconfort, supputa Sir George. Ça ne l’était nullement. Ses mains se crispèrent sur la poignée de son épée et ses narines frémirent quand il se fut suffisamment approché pour voir ce qui paralysait ainsi ses compatriotes. Au temps pour la « main des mortels », se dit-il en ressentant une étrange sérénité, et il se força à relâcher sa poignée et à redresser les épaules. Les… êtres qui s’alignaient le long de la cloison n’étaient pas humains. Loin s’en fallait. Le plus petit mesurait au moins un pied de plus que Sir George, lequel, avec ses cinq pieds dix pouces, était un des hommes les plus grands de l’expédition. Pourtant, c’était la plus insignifiante des différences qui les séparaient de tout homme que Sir George eût jamais rencontré. Tous marchaient sur deux jambes et possédaient au moins deux bras, mais la similitude avec les hommes s’arrêtait là. Ou entre eux, au demeurant. En vérité, ces créatures étaient si fondamentalement étrangères que leur étrangeté même l’avait empêché de se rendre tout de suite compte qu’elles appartenaient à deux espèces différentes. Les premières étaient équipées d’une armure aux plaques savamment articulées qui, sans doute, évoquaient davantage l’acier que la combinaison de plaques et de mailles à laquelle Sir George était habitué, et elles étaient armées d’énormes haches à double tranchant. En dépit de leur haute taille, elles semblaient presque trapues, et la visière entrouverte de leur casque laissait entrevoir de gros yeux protubérants et une fente. Celle-ci s’ouvrait beaucoup trop haut dans leur visage pour être qualifiée de nez, bien qu’on vît mal ce qu’elle aurait été d’autre, et elle était bordée de part et d’autre de franges velues dont les « poils » s’étiraient et ondulaient invraisemblablement au gré de leur respiration. Leur large gueule de grenouille, placée sous ladite fente et leurs yeux, aurait presque été d’une banalité rassurante comparée à la peau orangée du visage, couvert de sortes de verrues, dans lequel elle béait. Celles de la seconde espèce portaient un vêtement d’une seule pièce, sans couture apparente, d’une couleur rouge sombre prédominante, mais aux manches et jambes bleues, qui les couvrait de la gorge aux orteils et de l’épaule au bout des doigts, mais ne parvenait pas à dissimuler le nombre trop élevé des articulations de leurs membres. Comme si Dieu (ou le Diable) les avait gratifiées de ces coudes et genoux surnuméraires ; et leurs mains et leurs pieds étaient beaucoup plus grands, par rapport à leur corps, que ceux d’aucun homme. Mais il y avait pire, car leur vêtement s’arrêtait à la gorge. Il ne cachait ni ne masquait le cuir gris vert – gris vert, luisant et couvert d’écailles – du visage de ces êtres, ni leurs yeux aux pupilles à la fente verticale qui brillaient comme de l’argent liquide, ni la crête de lézard qui couronnait leur tête reptilienne au museau pointu. Pourtant, en dépit de leur aspect grotesque, ils étaient dépourvus de cette allure menaçante et quelque peu malveillante qui s’attachait à leurs compagnons au mufle verruqueux. « Des démons ! » s’exclama quelqu’un derrière Sir George, et le baron déglutit. L’étreinte de sa main se raffermit sur la poignée de son épée, et il dut faire un terrible effort de volonté pour ne pas la tirer de son fourreau, mais… « Des dragons ! » rectifia une autre voix, et Sir George inspira fortement et hocha rudement la tête. « Oui, ils ressemblent assez à des dragons, en effet ! » affirma-t-il d’une voix assez forte pour se faire entendre de tous ceux qui l’entouraient… et en optant pour ne pas regarder de trop près les mufles verruqueux. L’étiquette, bien entendu, était probablement aussi erronée pour les écailleux. Les dragons sont à tout le moins natifs de la Terre, et il avait brusquement, instinctivement, la conviction fermement enracinée que, d’où que pussent provenir ces créatures, ce n’était pas de la Terre. Toutefois, si imprécise que fût cette étiquette, elle n’en restait pas moins correcte. Et les hommes sont peut-être moins enclins à paniquer devant des « dragons » que devant des « démons », se persuada-t-il avec un certain détachement. Bon, bien sûr, ce n’est pas forcément vrai. Il prit une autre inspiration, conscient du fragile équilibre entre terreur, discipline, prudence et ignorance qui maintenait ses compagnons dans une sorte d’immobilisme précaire. De multiples façons, il s’émerveillait que cet équilibre pût perdurer ne fût-ce qu’un instant, car ces hommes étaient des soldats aguerris. Des soldats anglais entraînés, tous autant qu’ils étaient. Mais cette menace dépassait à ce point leur expérience qu’on pouvait excuser même des Anglais de leur incertitude et de leur hésitation, se convainquit-il… et que Dieu en soit remercié ! Quels que fussent ces mufles verruqueux et ces hommes dragons, ils faisaient manifestement partie de la puissance qui avait créé le vaisseau dans lequel ils se tenaient tous à présent. Sir George ne doutait pas un instant qu’en dépit des armures des mufles verruqueux ses hommes pussent submerger ces créatures, si du moins elles étaient mortelles, mais il ne nourrissait aucune illusion sur l’efficacité de l’acier aiguisé contre les défenses que pouvait déployer pour se protéger une telle puissance. D’autant que nous n’avons aucune raison de croire – jusque-là – que nos sauveteurs pourraient se montrer hostiles. Après tout, rien ne les obligeait à nous arracher à la mer. S’ils nous avaient voulu du mal, il leur suffisait de nous y laisser. Nous aurions tous trouvé la mort très vite. Il sentit le silence s’étirer, tandis que les passagers de son propre navire se joignaient aux derniers rangs de la foule. Il étreignit une dernière fois Matilda et s’avança. Des hommes qui, jusque-là, regardaient fixement les grotesques créatures sursautèrent et regardèrent derrière eux en le sentant approcher, et il perçut plus d’une prière (et d’un blasphème) soulagée dès qu’on le reconnut. Il n’était pas moins sale et dépenaillé qu’eux, mais sa barbe noire et pointue et la balafre qui lui barrait la joue droite étaient connues de tous, presque célèbres, même parmi ceux qui avaient suivi le comte Cathwall ou Sir Michael plutôt que Sir George. Plus essentiel encore peut-être, le comte Cathwall était mort et Sir Michael les attendait en Normandie… où ils n’arriveraient probablement jamais, ce dont même le plus obtus était désormais conscient. Ce qui signifiait que tous ces hommes voyaient maintenant en Sir George Wincaster leur chef et leur guide. Ils s’écartaient à présent pour lui ouvrir un chemin. Un ou deux, plus hardis, tendirent le bras pour le toucher au passage, soit pour lui donner de l’assurance, soit pour puiser en lui une confiance dont il n’avait pas lui-même conscience. Sir Richard Maynton se tenait au premier rang de la foule et il tourna sèchement la tête quand Sir George s’arrêta à ses côtés. Compte tenu des pertes qu’avait essuyées leur chaîne de commandement, Sir Richard était assurément devenu le lieutenant de Sir George, malencontreuse occurrence, d’une certaine façon, car il ne le connaissait pas aussi bien qu’il l’aurait souhaité. D’un autre côté, il ne pouvait guère se tromper sur le soulagement qu’il lisait dans les yeux de son second. « Dieu merci ! s’écria l’autre chevalier. Je craignais que vous n’ayez aussi péri, monseigneur ! — Ah ? » Sir George réussit à émettre un gloussement. « Je peux le comprendre. J’ai bien cru moi-même avoir péri une ou deux fois. » Plusieurs de leurs compagnons ricanèrent en entendant sa piètre plaisanterie, et il tapota l’épaule de son interlocuteur. « Effectivement, convint Sir Richard. En fait, monseigneur, je… » Le chevalier referma les mâchoires avec un claquement audible, et un concert d’exclamations étouffées monta de la foule qui faisait face aux hommes dragons et aux mufles verruqueux, tandis qu’une lumière plus brillante clignotait. Un orifice apparut subitement dans la cloison, si inopinément que l’œil aurait presque manqué le coulissement du panneau qui le fermait, et un être différent s’encadra dans cette soudaine porte ou écoutille. Si les hommes dragons et les mufles verruqueux pouvaient paraître étranges, celui-là était encore plus incongru, encore que, par de nombreux aspects, il donnât l’impression d’être plus cocasse que menaçant. Son vêtement était du même rouge sombre que celui des hommes dragons, mais d’un rouge uniforme, sans les manches et les jambes bleues, et un pendentif scintillant était accroché à son cou et ballottait sur sa poitrine. Il était aussi très petit : sa tête ne dépassait guère la poitrine de Sir George, et la partie visible de sa figure était recouverte d’une fourrure violette pelucheuse. Il marchait sur deux jambes comme les autres et avait deux bras, mais trois doigts seulement à chaque main ; chacune, cependant, était dotée d’un pouce supplémentaire à la place de l’auriculaire humain. Tout cela était déjà en soi suffisamment bizarroïde, mais, par-dessus le marché, son visage était encore plus grotesque qu’un masque de pantomime. Large et plat, il s’ornait de deux grandes bouches dépourvues de lèvres, l’une à l’aplomb de l’autre, sans aucun vestige de nez. Pire, il avait trois yeux noirs : un globe oculaire unique, très grand, dont la pupille restait invisible sur ce fond d’un noir d’obsidienne, et deux plus petits, de part et d’autre mais un peu plus bas que le premier. Et, comme pour couronner cette apparence burlesque, le sommet de sa large tête aplatie était coiffé de deux énormes oreilles de renard couvertes de la même fourrure violette. Sir George le fixait, plus stupéfait encore qu’à la vue des mufles verruqueux et des hommes dragons. Il émanait au moins d’eux une espèce de vigilance constante, voire de menace, qu’il croyait comprendre, tandis que cette créature… ! Ç’aurait aussi bien pu être un démon qu’un bouffon du roi, et il hésitait entre sourire ou se signer. « Qui est le chef de ce groupe ? » La voix du bouffon/diablotin était délicate, presque aérienne, avec la tonalité claire et flûtée d’un enfant. Il s’exprimait en un anglais parfait, qui semblait sortir de sa bouche supérieure, encore que l’ouverture dépourvue de lèvres ne donnât pas l’impression d’être parfaitement synchronisée avec les paroles. En dépit de ce qui se passait, Sir George fut un instant tenté de sourire en l’entendant parler, car cette voix semblait mieux adaptée à un bouffon qu’à un démon. Mais la tentation fut aussi brève que ténue. Cette voix était totalement dénuée d’expressivité, pas plus, au demeurant, que le visage de l’étrange créature n’affichait d’expression, autant qu’il pût en juger jusque-là. Et c’était précisément là le problème… C’était un visage étranger, et Sir George en prit brutalement conscience lorsqu’il se rendit compte que, pour la première fois de sa vie, il était incapable d’appréhender le moindre indice des pensées, désirs et émotions de l’être qui s’adressait à lui. « Moi, répondit-il au terme d’un long silence. — Et… vous êtes ? — Sir George Wincaster, baron de Wickworth, au service Sa Majesté Édouard III, roi d’Angleterre, d’Écosse, de Galles et de France. » Il y avait certes dans cette réplique une touche indéfectible d’orgueil et Sir George sentit d’autres échines se redresser autour de lui, mais… « Vous êtes dans l’erreur, Sir George Wincaster, répondit la voix flûtée. Vous n’êtes plus au service d’aucun être humain. » Sir George toisa le petit être, et une onde grondante parcourut les hommes qui se trouvaient derrière lui. Il ouvrit la bouche pour répondre, mais le bouffon/diablotin poursuivit pratiquement sans interruption : « Sans l’intervention de mon vaisseau et de mon équipage, vous auriez tous péri. Nous vous avons sauvés. En conséquence, vous êtes désormais notre propriété et nous pouvons faire de vous ce qui nous chante. » Un grognement à peine articulé, né autant de la peur que de la colère, s’éleva derrière Sir George, mais le bouffon/diablotin reprit imperturbablement de sa voix inexpressive : « Sans doute faudra-t-il un certain temps aux primitifs que vous êtes pour pleinement accepter ce changement de condition. Vous seriez néanmoins bien avisés de vous y habituer aussi vite que vous le permet votre grossier entendement. — Nous y habituer… ! » s’exclama une voix furieuse, mais Sir George leva une main pour couper court à cet éclat de colère naissante. « Nous sommes des Anglais… monsieur, répondit-il calmement. Et les Anglais n’appartiennent à personne. — Il n’est jamais bien sage de me contrecarrer, Sir George Wincaster, affirma le bouffon/diablotin sans se départir de son calme inexpressif. En tant que groupe, vos camarades et vous sont, ou pourraient bien devenir, un atout précieux pour notre guilde. Aucun de vous, en revanche, n’est individuellement irremplaçable. » Les mâchoires de Sir George se crispèrent. Il n’était pas habitué à ce qu’on le menaçât de front, surtout un avorton qu’il aurait pu briser sur sa cuisse. Il préféra néanmoins ravaler sa réplique. Derrière le bouffon/diablotin, les mufles verruqueux et les hommes dragons étaient la preuve flagrante de la puissance qui lui apportait son soutien. Pire encore, Sir George avait une conscience aiguë de la présence de son épouse et de son fils. « Que ce soit sage ou pas, répondit-il au terme d’un autre long silence, c’est moi qui commande à ces hommes. À ce titre, il est de mon devoir de parler en leur nom. Nous vous sommes reconnaissants de nous avoir sauvés, mais… — Je n’ai que faire de votre gratitude, le coupa le bouffon/diablotin. Ma guilde et moi-même ne voulons que votre obéissance. Nous exigerons de vous certains services… services que vous ne trouverez ni difficiles ni détestables, puisque ce sont les seuls pour lesquels vous êtes réellement entraînés ou qualifiés. » La main de Sir George se referma de nouveau sur la poignée de son épée, mais le bouffon/diablotin ignora le geste, comme si la seule idée qu’on pût le menacer avec un objet aussi puéril qu’une épée lui semblait risible. « Nous exigerons seulement que vous combattiez pour nous, poursuivit-il. Si vous acceptez, vous serez bien traités et récompensés. Votre vie sera prolongée au-delà de tout ce que vous pouvez imaginer aujourd’hui, votre santé sera améliorée, vos… » Les trois yeux se focalisèrent sur un point derrière Sir George et le bouffon/diablotin donna l’impression de s’interrompre pour chercher un mot. Puis il continua sans changer de ton : « Vos femelles et vos jeunes seront soignés, et on vous autorisera à les retrouver. — Si nous choisissons de ne pas combattre pour vous ? s’enquit platement Sir George. — Alors on vous forcera à changer d’avis, répondit le bouffon/diablotin. Les analyses indiquent qu’une telle coercition ne devrait pas être très compliquée. Vous êtes, bien sûr, des primitifs appartenant à une société barbare et primitive, de sorte que les méthodes les plus simples et directes devraient se révéler les plus efficaces. Nous pourrions, par exemple, sélectionner au hasard cinq ou six de vos femelles et de vos jeunes et les exécuter. » Une boule de glace se forma dans l’estomac de Sir George. La menace n’était sans doute pas inattendue, mais il avait compté sans l’inexpressivité, l’absence d’émotion et d’intérêt dans la voix flûtée, toutes choses qui exacerbaient sa peur. Il se contraignit à ne pas regarder Matilda et Edward par-dessus son épaule. « Si ces mesures n’étaient pas suffisantes, il en existe d’autres, bien entendu, reprit le bouffon/diablotin. Si toutes échouaient, nous pourrions alors procéder à un effacement total de la personnalité et vous reprogrammer, mais l’opération exigerait sans doute un laps de temps excessif. D’autant qu’elle ne servirait probablement à rien. Il serait beaucoup moins coûteux et plus efficace de disposer de vous tous pour aller recueillir une autre force de combattants. Après tout, un groupe de barbares en vaut un autre. — Mais ces barbares-ci sont armés, messire ! » aboya une autre voix. La tête de Sir George pivota brusquement, et une certitude quant à ce qui allait suivre le frappa au cœur comme un coup de poignard. Sir John Denmore avait à peine vingt ans, il était jeune et c’était une tête brûlée, imbue de plus que son comptant d’arrogance ; il avait ponctué sa féroce déclaration de l’éclair brillant d’une lame mise à nue. Son épée scintillait à la lueur de ces lumières surnaturellement vives, et il bondit en avant pour porter un coup vicieux. « Dieu et saint G… ! » Il n’acheva pas son cri de guerre. Son épée fondit sur le bouffon/diablotin, mais ce dernier ne bougea même pas. Il se contenta de rester debout à sa place, d’observer la scène avec la même étrange absence d’expression, et le cri du jeune chevalier mourut dans sa gorge, de pure stupéfaction, quand son épée se heurta à une sorte de barrière invisible, pareille à un mur d’air. Elle lui vola des mains et il la regarda avec incrédulité, la bouche béante, s’éloigner de lui en culbutant sur elle-même. Puis il se secoua, grogna et s’empara de sa dague. « Arrêtez ! hurla Sir George. Rengai… » Mais il était trop tard. Cette fois, le bouffon/diablotin fit un petit geste ; Sir John émit un gargouillis et pila net. Ses yeux lui sortirent de la tête, son expression passa de la fureur sans mélange à la pure panique, mais il ne parvint même pas à ouvrir la bouche. Il était comme pris dans une toile d’araignée géante invisible, complètement impuissant, la dague à moitié tirée du fourreau ; le bouffon/diablotin regarda Sir George. « Vous pouvez vous féliciter d’avoir tenté de l’arrêter au lieu de participer à son geste stupide, informa-t-il le baron. Mais je constate que vous êtes bel et bien des primitifs et qu’il faut donc vous fournir des preuves de votre condition présente. Très bien, je vais vous en donner. — C’est inut… commença Sir George. — C’est moi qui décide de ce qui est utile », le coupa le bouffon/diablotin de sa voix flûtée, en tendant une main à deux pouces vers le plus proche des hommes dragons. Les étranges yeux couleur de mercure de ce dernier croisèrent brièvement ceux de Sir George, puis il porta la main à sa ceinture, tira d’un fourreau un bizarre appareil et tendit l’objet au bouffon/diablotin ; le petit être régla un bouton sur le flanc de l’appareil. « Vous vous imaginez être armés, Sir George Wincaster. Vos épées et vos arcs ne représentent pas une menace pour moi ni aucun des membres de mon équipage. Nos propres armes, en revanche… » Il brandit presque distraitement l’appareil dans la direction de Sir John, et Sir George poussa un cri horrifié. Il ne put pas s’en empêcher et n’en éprouva, ni sur le moment ni plus tard, la honte qu’il aurait sans doute dû ressentir. Pas même quand le terrible faisceau de lumière, tel un éclair de foudre soumis à la volonté du bouffon/diablotin, jaillit en crépitant de l’appareil et se brisa sur la poitrine de Sir John. Son contact était mortel… mais pas seulement mortel. La cage thoracique du jeune homme explosa comme de l’intérieur, avec son cœur et ses poumons. Un immonde déluge de sang et de tissus déchiquetés s’abattit sur ceux qui l’entouraient et une puanteur de viande grillée se répandit dans l’atmosphère, tandis que des hommes qui avaient été témoins des pires atrocités de la guerre reculaient avec des cris d’horreur. Mais le pire (Sir George ne s’en rendit compte que plus tard), ce fut le silence de la victime. Quand fut brandie l’arme infernale et alors même que son visage changeait d’expression – passant d’abord par la terreur puis par la souffrance –, le jeune chevalier ne laissa pas échapper un seul cri. Il resta figé, pétrifié, plus impuissant qu’un agneau devant le boucher, pendant que le bouffon/diablotin l’éventrait calmement. Même mort, il ne lui fut pas permis de tomber. Le corps de Sir John resta debout, le visage convulsé, déformé par le rictus de la mort, tandis que le sang ruisselait de sa cage thoracique éclatée pour venir former une flaque à ses pieds. Si la preuve n’avait pas déjà été administrée qu’il était impossible de toucher la créature, Sir George l’aurait sans doute assaillie lui-même, à mains nues si besoin. Mais il en avait eu la démonstration… et il avait des responsabilités, un devoir à honorer ; sa femme et son fils se tenaient derrière lui. De sorte qu’il prit une décision bien plus difficile que de se lancer dans une attaque perdue d’avance. Il se contraignit à rester immobile, sans rien faire, alors que le sang d’un homme qui avait été sous ses ordres dégoulinait sur son visage. Son exemple, sa seule immobilité calmèrent la poignée de ceux qui auraient sans doute réagi violemment, et le bouffon/diablotin les observa longuement dans un silence mortel. Puis il tendit la main et, sans jamais détacher de Sir George le regard de ses trois yeux, rendit le lanceur de foudre à l’homme dragon. « Je suis persuadé que cette leçon n’échappera pas à vos guerriers, Sir George Wincaster, gazouilla-t-il. Ni à vous, par le fait. Vous pouvez sans doute parler en leur nom et les mener au combat, mais vous n’êtes plus leur commandant. C’est moi. À moins, bien sûr, que quelqu’un ne souhaite me disputer ce rôle. » Il fit un geste et le corps mutilé de celui qui, un instant plus tôt, était encore un arrogant jeune chevalier s’abattit sur le plancher métallique comme un quartier de bœuf. II Sir George dut déployer une volonté de fer pour se maîtriser quand le cadavre massacré de Denmore heurta le pont. Il sentait monter derrière lui une fureur égale à la sienne, mais la féroce colère de ses hommes était échaudée par la terreur que leur inspirait la démonstration de puissance du bouffon/diablotin. Il pouvait comprendre leur peur car il la ressentait aussi… et pas seulement pour lui. Mais, de crainte de perdre ses moyens au moment même où il en aurait le plus besoin, il ne pouvait pas se permettre de s’appesantir sur le danger devant Matilda et Edward. De sorte qu’il se borna à rester planté là et à fixer le bouffon/diablotin. « À présent, procédons à votre traitement, déclara celui-ci de sa voix flûtée toujours aussi dénuée d’émotion, comme si le meurtre de Denmore n’avait guère plus d’importance à ses yeux que l’écrasement d’un moucheron. Je vous conseille vivement à tous de garder en mémoire qu’aucun d’entre vous n’est irremplaçable. » Il observa encore un bref silence, en balayant de ses trois yeux le groupe d’humains immobiles puis leur tourna le dos. La porte par laquelle il était entré s’ouvrit avec la même surprenante promptitude que la première fois, et il la franchit sans ajouter un mot. Sir George le regarda disparaître en se demandant ce qui allait se passer maintenant, et en s’efforçant de son mieux de n’avoir pas l’air abattu et intimidé. Il doutait beaucoup que sa pause pût abuser ses camarades au point de leur laisser croire qu’il était sûr de lui et relevait la tête, mais les mêmes règles qui exigeaient de lui qu’il simulât cette assurance obligeaient ses officiers et ses hommes à feindre de le croire. Cette pensée lui arracha un petit sourire bien inattendu, empreint d’un authentique amusement, mais ce sourire s’effaça quand une voix se fit entendre, surgissant de nulle part. « Suivez la piste lumineuse », disait-elle. C’était la même voix qui les avait accueillis et elle différait sensiblement de celle du bouffon/diablotin. D’une certaine façon, elle était plus proche de la voix humaine, car ses graves tonalités de basse ne recelaient aucune des intonations aiguës et flûtées de la créature, et, bien qu’elle fût tout aussi dénuée d’émotion, elle sonnait également moins… mortelle. « Les mâles suivent la lumière rouge. Les femelles la lumière verte. » Sir George raidit l’échine et sa main se porta de nouveau à la poignée de l’épée qui battait son flanc. Il inspira longuement et ouvrit la bouche pour parler, mais, avant qu’il eût prononcé le premier mot, une autre main se posa sur son coude. Il tourna la tête et aperçut Matilda près de lui. Dans ses yeux d’un bleu presque violet se lisait la même crainte d’une séparation que dans les siens, il en était conscient, et il éprouva brusquement une poussée de honte en distinguant, sous-jacent à sa peur, le chagrin que lui causait la mort de son père. Elle avait perdu bien plus que lui, pourtant son port de tête restait aussi fier et, en dépit de sa frayeur et de sa tristesse, son regard soutenait fermement le sien. Elle ne dit rien, il n’y avait d’ailleurs rien à dire, et il prit une nouvelle inspiration, plus longue et profonde, en se contraignant à hocher la tête. Elle avait raison. La puanteur de chair brûlée, de viscères crevés et de sang qui montait de ce qui avait été Sir John Denmore ne lui rappelait que trop clairement le prix que pouvait coûter toute résistance. Il n’en restait pas moins difficile, très difficile de se soumettre. « Les mâles suivent les lumières rouges. Les femelles suivent les lumières vertes », répéta la voix désincarnée. Elle s’interrompit un instant puis reprit : « Les mâles suivent la lumière rouge. Les femelles suivent la lumière verte. Toute infraction à ces instructions sera sévèrement châtiée. » La dernière phrase était tout aussi dénuée d’émotion que les précédentes, pourtant la menace tira Sir George de son inertie provisoire et il se secoua, tapota la main déliée posée au creux de son coude et se retourna pour faire face aux hommes et femmes derrière lui. « Apparemment, nous n’avons pas d’autre choix que d’obéir, déclara-t-il prosaïquement. Ça ne me plaît pas davantage qu’à vous, mais nous avons tous vu combien ces… créatures étaient disposées à tuer. Nous sommes contraints, pour l’instant au moins, de nous plier à ce qu’on exige de nous. » Une sorte de soupir collectif parut se répandre comme une onde parmi les humains épuisés et encore imbibés d’eau salée, et il sentit s’effilocher leur désir de rébellion. Il attendit encore quelques instants d’en avoir la certitude, puis il étreignit une dernière fois la main de Matilda, l’ôta de son bras, la porta à ses lèvres, l’embrassa et la relâcha. Il la regarda se retourner, la tête haute, et se diriger vers la lumière verte. Lady Margaret Stanhope, épouse de Sir Bryan Stanhope, sortit de la foule pour lui emboîter le pas, et les autres femmes se résignèrent à l’imiter. Sir George la suivit de ses yeux brûlants, déchiré entre la fierté qu’elle lui inspirait, la crainte qu’il éprouvait pour elle et la honte que lui infligeait son incapacité à la protéger, puis il se tourna vers son fils, debout au milieu des autres garçons et hommes faits. « Edward », dit-il calmement en lui tendant la main ; et son cœur se gonfla de fierté quand le garçon s’avança à sa rencontre. Le visage d’Edward était pâle et tiré, et son regard évitait soigneusement de se poser sur le corps mutilé qui saignait sur le pont, mais il relevait la tête aussi courageusement que dame sa mère, et, si sa main tremblait quand il la donna à son père, elle agrippa fermement la sienne. Sir George la serra en retour, en s’efforçant de lui transmettre au moins un peu de l’orgueil qu’il lui inspirait, puis il se tourna résolument vers la lumière rouge qui dodelinait doucement, en suspension dans l’air, et entreprit d’avancer dans sa direction. Les autres hommes finirent par le suivre, d’abord un par un ou deux par deux puis en grappes, et deux des mufles verruqueux fermèrent la file de leur étrange démarche sautillante, parfaitement assortie à leur aspect de batracien. La lumière rouge leur fit arpenter le sol de bronze du gigantesque compartiment pendant ce qui leur parut des lieues. Ce n’était pas le cas, bien entendu, mais ça ne changeait strictement rien à l’effet produit. Sans doute parce qu’aucun d’eux n’aurait jamais imaginé une salle de la dimension de celle qu’ils traversaient. Comparée à elle, la plus grande cathédrale du monde était réduite à néant. En vérité, Sir George soupçonnait toutes les constructions qu’il avait vues – et la plupart des villages, par le fait – de tenir à l’intérieur de cette vaste salle au plancher métallique. Les navires abandonnés n’étaient plus derrière eux, quand ils atteignirent enfin un mur haut comme une falaise fait de ce même alliage couleur de bronze, que des jouets jetés au rebut. La lumière rouge ne faisait jamais halte et une autre de ces portes impromptues leur apparut au moment où elle le traversa. Sir George la suivit, non sans éprouver un émoi renouvelé. Après la vastitude de la caverne qu’ils laissaient derrière eux, le couloir qui s’ouvrait au-delà semblait petit et étriqué, bien qu’il fît au moins dix pieds de large et fût aussi haut de plafond. Le baron baissa les yeux pour adresser à Edward un sourire d’encouragement, mais il ne prit même pas la peine de jeter un coup d’œil aux autres hommes par-dessus son épaule. Il entendait les échos de leurs pas sur le plancher métallique se faire plus sonores à mesure qu’ils le suivaient à l’intérieur du corridor. Et il percevait aussi les commentaires murmurés témoignant de leur malaise, mais ils prenaient soin de les faire assez bas pour qu’il pût feindre de ne pas les entendre. Leur passage dans ce nouveau couloir fut nettement plus bref que leur longue trotte à travers le compartiment originel et une autre porte s’ouvrit, permettant aux rangs de tête de leur colonne étrécie de pénétrer dans une nouvelle salle. Celle-là était beaucoup plus petite et d’autres portes s’y ouvraient. On comptait dix de ces ouvertures cintrées, et des lumières rouges clignotaient au-dessus de neuf d’entre elles, tandis qu’une autre brillait sans interruption au-dessus de la dixième. « Franchissez la porte indiquée par la lumière fixe », leur ordonna la voix désincarnée, et Sir George et Edward se dirigèrent vers la dixième porte. Des hommes les suivirent, mais certains se détachèrent du groupe pour en gagner d’autres et Sir George s’arrêta. La plupart de ses compagnons l’imitèrent, tout comme la majorité de ceux qui n’étaient pas encore sortis du couloir pour entrer dans l’antichambre. « La “lumière fixe”, a-t-elle dit, fit observer Sir George. — Je sais, monseigneur », répondit quelqu’un. C’était Walter Skinnet, le sergent des hommes d’armes montés de Sir George, et il leva la main pour désigner une ouverture, trois portes plus loin sur la gauche de celle qui, pour le baron, était surmontée d’une lumière fixe. « Celle-là », précisa-t-il. Sir George le dévisagea puis reporta le regard sur celle vers laquelle Edward et lui se dirigeaient. La lumière brillait d’une lueur rouge fixe tandis que celle qui surplombait la porte de Skinnet clignotait irrégulièrement. « Je vois la lumière fixe ici, lui dit Sir George en pointant sa propre porte. — Moi aussi, monseigneur, lâcha un archer. — Moi aussi, avança quelqu’un d’autre. — Et moi je la vois là, affirma un marin d’un des navires en montrant une troisième porte. — Non, rectifia un autre d’une voix teintée de frayeur. Elle est là-bas ! » Il désignait une porte complètement différente, et Sir George inspira profondément, les narines frémissantes. « Très bien, les enfants ! » Il s’efforça de parler d’une voix ferme et tranchante. « Après tout ce que nous avons déjà vu, ce n’est pas un détail aussi trivial qui va nous abattre ! » La panique qui menaçait se dissipa et il éclata d’un rire bref et sonore. « J’ignore comment ils font ça, poursuivit-il, mais ils ont visiblement un truc qui oblige chacun de nous à voir sa lumière fixe là où ils le désirent. Sans doute pour nous diviser en plus petits groupes et, si peu nous en chaut, nous ne nous y attendions pas non plus, n’est-ce pas ? » Un ou deux hommes secouèrent la tête ; il haussa les épaules. « Très bien. Vous autres, dans le couloir, faites passer le mot derrière vous pour que les gars qui vous suivent sachent à quoi s’attendre. Les autres… (il haussa de nouveau les épaules) suivez la lumière qui vous paraît fixe. » Il patienta pour vérifier qu’on obéissait à ses instructions, puis sourit encore à Edward et franchit leur porte. La chambre sur laquelle elle donnait était certes plus grande que l’antichambre mais restait effroyablement plus petite que la caverne où ils avaient rencontré le bouffon/diablotin. D’autres hommes le suivirent, dont Edward, jusqu’à ce qu’ils fussent une bonne centaine. La foule remplissait le compartiment, mais sans qu’on s’y sentît à l’étroit, et Sir George regarda autour de lui avec curiosité. La salle était ovale, avec des murs du même « bronze » omniprésent. Le plafond y était plus bas mais pas réellement visible. Pas très clairement, quoi qu’il en fût. En relevant les yeux, il ne distinguait qu’une espèce de nimbe opalescent. C’était étrange, à l’instar de tout ce qui leur était arrivé depuis que la forme de bronze avait surgi des nuages, car la lumière ne semblait pas provenir d’une source précise mais plutôt d’un puits profond ou d’une cheminée. Il avait la très nette impression qu’un toit ou un plafond bien matériel le surplombait, mais il ne le voyait pas. « Ôtez tous vos vêtements et placez-les dans les compartiments de rangement », ordonna la voix. Des dizaines de portes étroites s’ouvrirent brusquement dans les murs de bronze lisse. Sir George gagna la plus proche et examina l’habitacle, aligné d’étagères, sur lequel elle ouvrait. « Ôtez tous vos vêtements et placez-les dans les compartiments de rangement », répéta la voix avec une patience inhumaine, et Sir George grimaça. Cet ordre ne lui plaisait guère plus que tous ceux qu’ils avaient déjà reçus, mais il n’avait d’autre choix que de s’y conformer, comme aux précédents. « Aide-moi à enlever mon armure, Edward », demanda-t-il calmement. Les « compartiments de rangement » disparurent dès que le dernier vêtement y eut été déposé. Sir George ne s’en étonna pas outre mesure, mais ça ne le rendit guère plus heureux de voir s’envoler ses armes et son armure. Il regarda autour de lui et lut le même mécontentement dans les yeux de tous les hommes, désormais complètement nus, qui partageaient la même salle que son fils et lui ; pourtant, en dépit du mécontentement que lui inspirait la perte de son épée, il ressentait un léger mais indéniable soulagement. Le bouffon/diablotin avait sans doute amplement démontré l’inanité de toute tentative d’agression à son encontre, mais, tant que les hommes posséderaient des armes, la tentation d’y recourir persisterait. Il se sentait non seulement vulnérable mais encore avili par la privation de son épée et de ses éperons, emblèmes de sa condition de chevalier ; cela dit, savoir qu’aucun autre de ses hommes ne serait plus massacré comme le jeune Denmore – ou pour le même motif, tout du moins – était une consolation partielle. « Vous allez maintenant être nettoyés », leur annonça la voix. Et quelqu’un hurla, tandis qu’une épaisse vapeur commençait d’emplir la chambre. Elle montait du sol, s’éleva bientôt au-dessus des genoux et des cuisses, et Sir George sentit la main d’Edward se refermer de nouveau sur la sienne quand elle les enveloppa. Le baron l’étreignit pour le rassurer puis il sourit à son fils, non sans un bref accès d’authentique amusement lorsqu’il prit conscience que le besoin qu’il éprouvait de rassurer Edward le distrayait de sa propre panique. Ce fut une pensée fugace et il baissa les yeux pour regarder la vapeur monter jusqu’à ses hanches. Elle était tiède, presque gratifiante sensuellement une fois la surprise passée, et il sentit qu’il se détendait à mesure qu’elle l’enveloppait. Il n’avait jamais ressenti cela. C’était comme de se plonger dans un bain chaud, sauf qu’il s’accompagnait d’une sorte de picotement, un peu comme si des doigts vigoureux vous pétrissaient la peau et les muscles, sensation indubitablement agréable. Il regarda encore autour de lui quand la vapeur lui arriva à la poitrine et lut le reflet de sa propre relaxation sur les visages des hommes qui partageaient la même chambre que lui. Puis la vapeur dépassa sa tête et il inhala profondément afin d’aspirer jusque dans ses poumons la sensation de fraîcheur et de propreté. Par la suite, il se montra incapable d’évaluer le laps de temps pendant lequel ses compagnons et lui étaient restés au sein de ce cocon de vapeur. Certainement pas aussi longtemps qu’il en avait eu l’impression, mais il avait la conviction que de longues minutes s’étaient écoulées avant qu’elle ne se retire aussi vite et silencieusement qu’elle était apparue. Il se sentait comme un homme qui vient de se réveiller d’un profond sommeil et, en baissant les yeux, il se rendit compte que les ulcérations du sel sur son visage et les bleus noirâtres de sa poitrine causés par le violent martèlement de sa ligne de vie à bord du navire en perdition avaient tous disparu. Lassitude et épuisement s’étaient évanouis en même temps que les ecchymoses, se rendit-il compte. En vérité, il se sentait comme neuf et revigoré, plein d’énergie, et, par toute la chambre, il voyait se redresser des épaules et se roidir des échines, tant ses compagnons réagissaient aux mêmes sensations que lui. « Eh bien, les enfants, gloussa-t-il, je ne vais certainement pas embrasser le cul de notre nouveau “commandant”, mais ça a pris meilleure tournure que je ne l’espérais ! » Plusieurs s’esclaffèrent, et leur rire était teinté d’une touche de soulagement hystérique. Il fit mine de ne pas le remarquer et inspira profondément en gonflant la poitrine. « Je ne dirais pas non à une bonne semaine de repos, mais c’est déjà l’amorce d’un prompt rétablissement. — Pareil pour nous, monseigneur, affirma un des hommes d’armes, et Sir George lui tapa dans le dos. — Il vaudrait mieux garder en tête que tout ce qui nous est arrivé n’était pas… déplaisant, fit-il remarquer, non sans feindre d’ignorer les murmures d’assentiment quelque peu dubitatifs. Je… — Suivez la lumière rouge menant hors de votre compartiment, le coupa la voix impavide, et le baron se fendit d’une grimace. — La voix de not’maître », fit-il ironiquement remarquer. Et cette fois le rire qui lui répondit se rapprochait davantage de la normale. « Suivez la lumière rouge menant hors de votre compartiment », répéta la voix, aussi patiente que les pierres ; Sir George se leva et prit la tête pour franchir, Edward à ses côtés, la porte qui venait subitement de s’ouvrir. « Comme vous l’avez dit avant que nous ne soyons “traités”, monseigneur, je ne vois aucune autre solution que de nous plier aux exigences de cette… créature. » Le ton du père Timothy était pesant. « Du moins pour l’heure. — Cette perspective me déplaît, lâcha Sir Richard Maynton sur le même ton que s’il venait de boire du vinaigre, mais je crains de n’avoir pas mieux à vous proposer. — Moi non plus. » Sir George s’efforçait de s’exprimer d’une voix calme et mesurée, mais il se doutait qu’il n’abusait personne. Ou peut-être que si, finalement. Après tout, la plupart des hommes présents pour l’instant dans cette chambre préféraient certainement être abusés. Le baron se rejeta en arrière dans la chaise curieusement inconfortable que la voix désincarnée – « Ordinateur », s’il avait correctement compris le nom étranger – leur avait fournie sur l’ordre du bouffon/diablotin. Nul n’avait la moindre idée de la manière dont on s’y était pris pour faire apparaître cette chaise et les autres. Elles avaient surgi du sol métallique comme des champignons féeriques et elles semblaient faites du même alliage que le pont. Comment pouvait-on faire « pousser » du bronze ou de l’acier, et le rendre doux et malléable sous le poids du corps ? C’était là un autre des mystères qui les entouraient, mais au moins celui-là leur offrait-il où garer leurs fessiers. Ç’aurait sans doute été plus agréable si les chaises avaient été mieux adaptées à la taille de ceux qui s’y asseyaient, mais il crevait les yeux que ces meubles, autrement superbement enveloppants, avaient été conçus pour des êtres aux jambes plus longues et au torse plus court que ceux des hommes. Rappel supplémentaire de l’« ailleurs » où avaient été projetées leurs existences antérieures. Supplémentaire, mais loin d’être unique. Sir George jeta un regard sur l’étrange accoutrement dont il était affublé. Il ressemblait à ceux que portaient les hommes dragons et le bouffon/diablotin, tout en s’en distinguant, d’abord par la couleur – un vert foncé, avec une sorte de galon noir le long des manches et des jambes –, et par le fait qu’il ne couvrait pas les mains. Le vêtement se composait en outre de « bottes » – prolongement de ses jambes – extrêmement confortables, et il était également plus bouffant que ceux que semblaient préférer les occupants originels de ce vaisseau. Malgré tout, il restait nettement plus moulant que tout ce qu’il avait porté jusque-là. Et plus confortable, dut-il admettre à contrecœur. Les hommes « traités » en même temps que lui avaient trouvé ces singuliers vêtements d’une seule pièce en émergeant du bain de vapeur. Tous donnaient l’impression d’être d’une taille unique, et personne n’avait compris comment ouvrir les étranges fermetures qui tenaient lieu de boutons ou de lacets. Le baron n’avait pas été le seul livré au désarroi par la découverte de cet étrange habit, mais la voix de ténor avait insisté : ils devaient absolument s’en revêtir ; ensuite, elle leur avait patiemment expliqué comment il fallait s’y prendre pour ouvrir les fermetures et l’enfiler. Une fois le vêtement passé, il s’était aussitôt adapté à la taille de chacun jusqu’à devenir parfaitement seyant et confortable, davantage, en tout cas, que tout ce qu’ils avaient connu (même Sir George) jusque-là, et le visage de plus d’un soldat endurci s’était fendu d’un large et puéril sourire devant le moelleux confort des épaisses semelles rembourrées de ces bottes intégrales. Des hommes qui avaient passé une bonne partie de leur existence à marcher au combat ou à en revenir appréciaient nécessairement des bottes bien adaptées, et aucun roi, sans doute, n’avait jamais chaussé bottes plus confortables ! Sir George se sentait contraint de reconnaître qu’il avait partagé leur satisfaction à cet égard, mais le vêtement lui-même faisait beaucoup moins son bonheur. Il n’était pas le seul à le porter pour l’heure, car toutes les personnes présentes dans la chambre, jusqu’au père Timothy et Matilda, avaient précisément passé le même affûtiau, et, en regardant son épouse, il ressentit une nouvelle poussée de rancœur. Le vêtement qui, pour lui, était simplement « collant » épousait étroitement toutes les courbes exquises du corps de Matilda, et il eût été surhumain de ne pas constater que les regards des autres hommes feignaient soigneusement d’éviter de le remarquer. D’un autre côté, Matilda semblait parfaitement inconsciente du fait que son vêtement la moulait étroitement. Il doutait qu’elle fût aussi sereine qu’elle voulait le faire croire, mais il n’allait certainement pas l’embarrasser ni lui faire honte en lui montrant publiquement qu’il était furieux de la voir ainsi exhibée. En outre, elle se montrait d’une irréprochable correction. Si exaspérante et irritante que fût l’insistance de leurs ravisseurs à leur faire endosser à tous le même vêtement indécent, elle restait un détail mineur au regard de leurs autres turpitudes. Et de ce qui risquait encore de leur arriver, lui avait-elle rappelé elle-même sur le chemin de cette chambre. Et, comme s’il avait besoin d’un nouveau rappel, il y avait aussi ces deux mufles verruqueux et cette paire d’hommes dragons adossés à la paroi de la chambre. Sir George soupçonnait ces quatre gardes vigilants de n’être là que pour souligner leur impuissance. Si les paroles du bouffon/diablotin et de cette autre voix qui les avait guidés tout au long de leur « traitement » pouvaient parvenir à toutes les oreilles, alors leurs ravisseurs étaient certainement en mesure d’écouter tout ce qu’ils disaient sans être physiquement présents. Les gardes n’étaient, pour le bouffon/diablotin, qu’un moyen de se rappeler à eux… et de leur rappeler ses exigences. Sans doute le baron lui-même aurait-il organisé exactement la même rencontre s’il en avait eu les moyens, mais on ne lui avait pas laissé le choix, et l’ordre qu’avait donné le bouffon/diablotin pour la décider l’avait piqué au vif. Sir George était un soldat, habitué à obéir aux ordres et à en donner, mais il n’avait pas choisi de servir sous ceux du bouffon/diablotin, et l’arrogance désinvolte du grotesque petit monstre était pour le moins enrageante. Il ordonnait, comme si Sir George et ses compagnons ne valaient guère mieux à ses yeux qu’une meute de chiens de chasse. Mais, si exaspérant que fût leur « commandant », Sir George n’avait aucunement l’intention de laisser transparaître sa colère. Peut-être était-il incapable de discerner les émotions et les expressions du bouffon/diablotin, mais ça ne signifiait pas forcément que la réciproque était vraie, et la créature n’avait que trop clairement démontré qu’elle était prête à tuer. De sorte que, quand elle avait ordonné à Sir George de « dresser l’inventaire » des nouvelles « possessions » de sa guilde, le baron n’avait même pas tenté d’argumenter. Pas plus qu’il n’était resté hermétique à la nécessité d’établir et maintenir une hiérarchie interne stable au sein du groupe humain. Matilda et lui occupaient les deux chaises du devant de la chambre, parfaitement et sereinement sûrs de leur droit à la préséance. Le baron n’avait laissé aucune trace d’hésitation ni de doute s’afficher sur son visage ou infléchir son attitude, et il avait pris autant de soin à dissimuler son indéniable soulagement quand nul ne s’était aventuré à mettre son autorité en cause. Que le père Timothy et Sir Richard se fussent respectivement installés à la droite et à la gauche de Matilda et lui-même avait d’ailleurs suffi à rabattre toute tentation de défier son autorité. Le père Timothy l’aurait soutenu en toute circonstance, mais Sir Richard était une autre paire de manches. Compte tenu du fait que le décès du comte Cathwall et leur invraisemblable sauvetage – ou capture, selon le point de vue qu’on adoptait sur leur situation – avaient transformé l’expédition en débâcle, Sir Richard aurait fort bien pu saisir l’occasion au vol pour s’emparer du pouvoir. Après tout, moins d’un tiers seulement des hommes d’armes et archers obéissaient personnellement à Sir George. Près de la moitié avaient été recrutés par le comte Cathwall, et il supposait que, techniquement, on pouvait nier la validité des serments qu’ils avaient passés à Matilda et, indirectement, à lui-même par son entremise, après la mort de son père. Quoi qu’il en fût, le point méritait amplement d’être discuté, et les soldats, comme tous les matelots survivants, pouvaient légitimement prétendre n’avoir jamais été sous ses ordres. D’un autre côté, tous étaient conscients qu’aucun ne verrait jamais la France ni ne reverrait sa patrie, et ils aspiraient désespérément à un chef qui sût les guider. « Combien sommes-nous, mon père ? demanda le baron au bout d’un long silence. — Plus nombreux que je ne l’avais craint, monseigneur », répondit le dominicain. En tant que confesseur de Sir George, le père Timothy assumait depuis le tout début la charge de chef comptable de ce qui dans l’expédition relevait du baron, et l’aumônier du comte Cathwall avait péri avec son maître. Sa perte avait élevé Timothy au rang de chroniqueur et de quartier-maître de toute l’expédition. C’était un rôle pour lequel il était taillé à la perfection, car il avait toujours eu la bosse des chiffres, en même temps que sa vocation de prêtre lui conférait une présence réconfortante lorsqu’il circulait parmi les survivants. Il faisait à présent la moue, tout en se focalisant derechef sur les chiffres qu’il avait recueillis. Sir George connaissait suffisamment le prêtre pour deviner qu’il se languissait désespérément d’un moyen de transcrire ses notes et ses chiffres sur un support matériel, mais ils n’avaient ni papier ni encre en leur possession ; rien que la mémoire du père Timothy. « Des dix-sept navires sur lesquels nous avons embarqué pour la France, neuf sont rescapés, commença-t-il. Je n’ai pas été en mesure d’établir un compte précis, mais Dieu s’est montré encore plus miséricordieux avec nous que je ne l’avais cru tout d’abord et, par sa grâce, ceux de nos gens qui ont survécu sont plus nombreux que je ne l’aurais imaginé. Mes derniers et grossiers calculs estiment à cent quatre-vingt-deux le nombre des marins, quatre cent soixante-treize celui des archers, deux cent quatorze hommes d’armes, quatre chevaliers, neuf écuyers et six employés aux écritures, dont votre serviteur. Au total, il nous reste aussi cinquante-sept hommes à tout faire, conducteurs de bestiaux, cuisiniers, maréchaux-ferrants, ouvriers, et deux forgerons. L’un dans l’autre, nous pouvons donc compter sur neuf cent quarante-cinq hommes en bon état, dont la plupart sont entraînés et armés. » Sir George hocha la tête. Le père Timothy avait raison : ces chiffres étaient supérieurs à tout ce à quoi auraient pu s’attendre les hommes présents dans cette chambre, même s’ils restaient encore beaucoup trop réduits, compte tenu de son soupçon selon lequel les membres de leur petite troupe seraient sans doute les seuls Anglais – et, à la vérité, les seuls êtres humains – qu’ils reverraient jamais. « Et pour les femmes et les enfants ? s’enquit-il. — En comprenant Madame votre propre épouse, répondit le prêtre, nous avons vingt-deux femmes mariées, dont toutes n’ont pas… euh… bénéficié du sacrement de notre sainte mère l’Église lors de leur union, et vingt-sept autres femmes qui ne sont l’épouse de personne. Et un total de vingt-six enfants de moins de dix ans et de six nourrissons. Enfin, il y a de surcroît quatorze apprentis d’âge divers liés à nos artisans et conducteurs de bestiaux. — Je vois. » Sir George hocha la tête, le visage soigneusement impassible, le temps d’enregistrer ces chiffres. Cinquante-neuf femmes… plus qu’il ne l’avait prévu, sans doute, mais ça ne faisait jamais qu’une femme pour seize hommes, et Dieu seul savait où pouvait conduire un tel déséquilibre. Au ton du père Timothy, lui aussi devait se poser le même genre de question, et Sir George s’estimait heureux de l’avoir, plutôt qu’un autre clérical étroit d’esprit. L’expérience de soldat du dominicain l’avait rendu plus pragmatique et moins enclin à l’anathème que la plupart de ses confrères, et ils auraient besoin de tout le pragmatisme et de toute la compréhension qu’ils pourraient grappiller. « Très bien, reprit le baron après une courte pause. Grâce au père Timothy nous connaissons notre force. — Notre force en hommes, à tout le moins, monseigneur, intervint Sir Richard, et il se pencha pour fixer le père Timothy par-dessus l’épaule de Sir George. Avez-vous idée du bétail qui a survécu, mon père ? — Pas encore, reconnut le prêtre. Je ne m’attends pas à apprendre que les animaux ont survécu en grand nombre, d’autant que les deux transports de chevaux font partie des vaisseaux disparus, mais j’ai aperçu au moins quelques poulets, et le porc de maîtresse Nan semble encore en vie. — J’imagine qu’il faudra nous reposer sur nos ravisseurs pour nous alimenter, alors », laissa tomber Matilda Wincaster. Si un des hommes présents s’étonna d’entendre Lady Wincaster prendre la parole, il eut la sagesse de tenir sa langue. Sir Richard et Sir Anthony Fitzhugh, les deux chevaliers les plus anciens de l’expédition, étaient par trop courtois pour faire une réflexion, et le père Timothy connaissait trop bien Matilda et Sir George pour éprouver la moindre surprise. Les trois autres hommes présents – Rolf Grayhame, Walter Skinnet et Dafydd Howice – n’étaient pas moins informés que le prêtre du franc-parler de Matilda. Grayhame commandait depuis plus de six ans aux archers de Sir George et Skinnet était son maître écuyer depuis près de dix. Howice, quant à lui, n’avait jamais appartenu à la maison de Sir George, mais le Gallois aux cheveux grisonnants et aux muscles noueux était déjà le commandant en second de la garde du comte Cathwall quand Matilda n’avait encore que onze ans. Sir Adrian du Col, son supérieur, avait trouvé la mort avec le comte et le Gallois lui avait succédé. Sir George regrettait amèrement le décès de Col, mais Howice était un ajout bienvenu à ses propres officiers, car c’était tout à la fois un soldat infiniment expérimenté et un homme qui vouait à Matilda une indéfectible loyauté. « Même un être tel que lui se rend forcément compte que les gens doivent manger, poursuivit Matilda. Et il ne nous a pas franchement laissé l’occasion d’embarquer avec nous des réserves de vivres. » Elle eut un sourire contraint et deux des hommes gloussèrent. « Il nous faut donc présumer qu’il compte nous nourrir sur ses propres réserves. — Si du moins ce qu’ils mangent n’est pas toxique pour nous autres humains, madame, rectifia Fitzhugh en désignant d’un coup de tête les mufles verruqueux et les hommes dragons adossés silencieusement au mur. — Je serais fort étonnée que notre “commandant” nous ait enlevés sans avoir préalablement résolu la question de notre alimentation, Sir Anthony, répliqua Matilda. Je ne dis pas que j’ai hâte de découvrir ce qui passera à ses yeux pour de la nourriture, mais il ne lui servirait à rien de nous embarquer pour nous empoisonner, pas plus que pour nous regarder mourir de faim. » Le chevalier la fixa un instant puis hocha la tête, et Matilda haussa les épaules. « Mais, quoi qu’il en soit, j’imagine que vous ne pensiez pas seulement à des œufs au bacon, Sir Richard, ajouta-t-elle. — Effectivement, madame. Comme vient de le dire le père Timothy, nous avons perdu nos deux transports de chevaux, et c’est un coup très sérieux. » Sir George opina gravement. La même question lui avait traversé l’esprit. L’empêcher aurait été impossible. Même si les deux transports de chevaux n’avaient pas sombré, ils n’auraient pas eu assez de montures pour satisfaire à leurs besoins, parce qu’ils avaient tablé sur celles que Sir Michael s’était échiné à leur procurer pendant plus de deux mois pour leur expédition en France. Sur leur force totale d’hommes d’armes, près de deux cents étaient entraînés au combat à cheval. Dans les meilleures circonstances, il ne se serait agi que d’une cavalerie réduite, même en tenant compte du pourcentage relativement élevé d’archers qui compensaient cette faiblesse, mais, sans chevaux, ces hommes d’armes montés n’étaient plus que de simples piétons. « À ce qu’a dit le… “commandant”, commença le baron en pesant soigneusement ses mots, il me semble que l’un au moins de ses objectifs, quand il nous a demandé de faire l’inventaire de nos ressources, était bel et bien de nous procurer au moins quelques-uns des articles et fournitures qui nous font défaut. Il ne peut certainement pas ignorer, poursuivit-il avec une amère ironie, que nous avons perdu beaucoup de ce dont nous avions besoin, étant donné la manière dont sa guilde nous a “recrutés” ! — Avec un commandant de notre propre espèce, je jurerais que vous êtes dans le vrai, monseigneur, déclara Sir Richard avec un petit hochement de tête. Cela dit, ces… gens sont si éloignés de nous et disposent de ressources et de pouvoirs si différents des nôtres qu’ils n’ont peut-être pas pris conscience de nos besoins réels. — Excellente observation », convint Sir George. C’était la stricte vérité, et cette éventualité lui avait traversé l’esprit, mais il constatait avec plaisir que Sir Richard l’avait aussi envisagée. « Cependant, poursuivit-il, si tel est le cas, il me reviendra d’exposer ces besoins au… “commandant”. — Vous me pardonnerez, monseigneur, mais je me satisfais pleinement de vous laisser cette tâche ! déclara Sir Anthony. — Comme tout homme ayant un semblant de cervelle, répondit sèchement Matilda. En même temps, messeigneurs, il me semble qu’il serait à la fois prudent et bien avisé de ne pas prêter trop de pouvoir à notre nouveau “commandant”. » La plupart des hommes donnèrent l’impression qu’ils s’apprêtaient à fixer leur suzeraine d’un œil incrédule, mais le père Timothy opina vigoureusement. « Bien dit, madame ! approuva-t-il. Bien dit en vérité. Quels que soient les pouvoirs que détient cette créature, ils sont certainement inférieurs à ceux de Dieu, et le Seigneur sera avec nous partout où nous irons. — Évidemment, mon père, répondit Matilda. Mais ce n’est pas tout à fait ce que je voulais dire. » Elle jeta un regard à Sir George, et son époux la pria de poursuivre d’un signe de tête. « Ce que je voulais dire, messeigneurs, continua-t-elle en balayant lentement la chambre du regard, à la façon de son propre père, c’est qu’il serait sage de ne pas prendre ces créatures pour des diables ou des démons. Qu’ils nous paraissent sans doute très étranges et qu’ils possèdent des arts et des aptitudes dont nous n’avons aucune idée et que nous comprenons moins encore, cela reste indéniable. Je crois pourtant que le “commandant” aurait été beaucoup moins empressé de démontrer la puissance de ses armes ou de poster de tels gardes à nos côtés pendant que nous parlons… (elle montra d’un coup de menton les mufles verruqueux et les hommes dragons) s’il n’était pas lui-même mortel. Il n’aurait pas besoin, alors, de nous apprendre à le craindre, ni de nous faire surveiller si étroitement. — Vous avez indubitablement raison, madame, déclara au bout d’un moment le père Timothy. Mais qu’il soit mortel ou pas ne change rien au fait que ses pouvoirs sont de loin supérieurs aux nôtres. — Il l’est, répliqua fermement Matilda. Mais je n’entends pas non plus par là que sa mortalité devrait nous inciter à marcher sur les brisées de Sir John. D’où que viennent ces gens et quoi qu’ils attendent de nous au bout du compte, ils ont déjà donné la preuve, ainsi qu’ils en avaient sciemment l’intention, je n’en doute pas, que nos armes ne pouvaient pas leur nuire. Non, messeigneurs, je voulais uniquement dire que leurs aptitudes ne ressortissent pas des puissances infernales, mais seulement d’un savoir et de capacités de simples mortels que tout bonnement nous ne possédons pas. Il faudra nous le rappeler quand nous traiterons avec eux, et plus spécialement avec le “commandant”, car, en dépit de tous leurs pouvoirs et de toutes les merveilles de ce vaisseau, ils sont sans nul doute faillibles et, par le fait, risquent de ne pas pleinement appréhender nos besoins essentiels tant que nous ne les leur aurons pas clairement exposés. » Elle s’était bien gardée de faire allusion, constata Sir George, à un détail important : la mortalité de leurs ravisseurs signifiait également qu’on pouvait les tuer, même si les armes humaines ne pouvaient pas leur nuire. C’était sans doute un point qui vaudrait la peine d’être discuté ultérieurement, mais aussi une question très périlleuse, et pas seulement parce que le seul fait d’en débattre risquait de pousser le « commandant » à prendre des précautions supplémentaires. Non, c’était surtout dangereux parce que, à trop s’attarder dessus, on risquait d’inciter quelqu’un à tenter sa chance, en dépit de la sanglante leçon de choses inculquée par le sort du jeune Denmore. « Je garderai assurément cela à l’esprit quand je lui expliquerai nos besoins et nos capacités, m’amie », déclara-t-il en mettant soigneusement l’accent sur les « capacités », et Matilda lui sourit légèrement et lui retourna son hochement de tête. « Très bien ! fit un peu plus sèchement le baron en reportant son attention sur les hommes qui l’entouraient. Nous savons donc à peu près combien nous sommes, et aussi qu’il nous manque les montures dont nous avons besoin. Je crois que mon épouse ne s’abuse pas quand elle avance que le “commandant” envisage de nous nourrir et qu’il a les moyens de le faire. Toutefois, puisque ces gens ont déclaré qu’ils attendaient que nous combattions pour eux, la raison suggère de réfléchir à ce que devraient être nos besoins en armes et en équipement. Compte tenu de notre nombre, je serais très surpris d’apprendre que le “commandant” a l’intention de nous faire soutenir des sièges ou investir des villes ou des forteresses sans un renfort supplémentaire. S’il s’y risque, alors c’est manifestement qu’il surestime nos capacités… ce qui, ajouta-t-il, me semble bien improbable. » Ses compagnons se surprirent à ricaner et le sourire du baron dévoila des dents blanches dans une barbe fournie. « Je pense que nous devons partir du principe que la guilde dont il a parlé entend plutôt nous employer sur des champs de bataille. Je ne prétends pas savoir pour l’instant pourquoi des gens disposant de leurs pouvoirs et de leurs capacités auraient besoin de faire combattre à leur place des individus tels que nous, mais je me refuse à croire qu’ils prendraient la peine de nous contraindre à les servir si le besoin qui les y pousse n’était pas aussi puissant que réel. Si cela s’avère, il me semble que nous devrions aussi présumer que les batailles qu’ils nous enverront livrer seront rudes, et qu’il est donc de leur intérêt de nous équiper le mieux possible pour la victoire. » Plusieurs hommes hochèrent lentement la tête, et tous affichèrent une mine songeuse pendant que Sir George poursuivait : « Leur vaisseau et tous les merveilleux outils et pouvoirs qu’ils détiennent me donnent à penser qu’ils devraient être en mesure de satisfaire à toutes les requêtes raisonnables que nous pourrions leur soumettre. Le chancelier de l’Échiquier du roi Édouard lui-même ne pourrait assurément pas nous offrir ne serait-ce qu’une fraction de ce que ce vaisseau représente à lui tout seul ! J’aimerais que, gardant cela en tête, tous autant que vous êtes, vous ne réfléchissiez pas seulement aux armes et aux équipements que nous avons perdus, mais aussi à ce que nous aurions toujours voulu avoir et n’avons jamais eu. » Il eut un mince sourire. « Tirons le maximum de la situation, mes amis. S’il nous faut nous battre pour des diablotins, tâchons de le faire comme l’armée la mieux équipée que l’Angleterre ait jamais envoyée au combat… même si l’Angleterre ne doit jamais l’apprendre. » « J’ai réfléchi à vos besoins et aux fournitures dont vous souhaitez disposer. » La voix du bouffon/diablotin était aussi enfantine et dénuée d’émotion qu’à l’ordinaire, et Sir George regretta à nouveau que l’étrange petite créature n’affichât aucune expression déchiffrable pour un humain. Il était assis face au « commandant », de l’autre côté d’une superbe table délicatement ouvragée qui semblait faite du cristal le plus fin. Le bouffon/diablotin était installé dans un fauteuil confortable, à l’épais rembourrage, qui lui convenait parfaitement, mais qui eût été beaucoup trop petit, et de loin, pour un homme. Cela dit, on n’avait pas offert de siège à Sir George. Le baron était conscient avec acuité de la présence de deux hommes dragons, qui se tenaient debout derrière son interlocuteur dans une attitude protectrice et le fixaient de leurs étranges yeux argentés à la pupille fendue. Le « commandant » marqua une pause ; ses trois yeux étaient eux aussi braqués sur le baron et ses oreilles de renard à demi dressées. Cette position était indubitablement une expression, se dit le baron – quelque chose d’approchant à tout le moins. Si tel était bien le cas, il n’aurait pas su l’identifier. Pourtant, il avait la nette impression que le bouffon/diablotin attendait qu’il réagît à sa déclaration sans fioritures. « Mais je ne vous ai pas encore précisé ce dont nous avions besoin, répondit-il prudemment au bout d’un moment. — C’est inutile, lâcha le bouffon/diablotin. J’ai entendu tout ce qui s’est dit entre vous et vos subordonnés, et l’ordinateur a dressé une liste complète de tous les articles dont vous avez débattu. » Sir George était loin d’avoir une certitude quant à l’identité d’« Ordinateur ». Bien que le bouffon/diablotin en parlât avec détachement, comme d’une sorte d’employé subalterne, le baron était d’ores et déjà parvenu à la conclusion qu’il était bien davantage. De fait, à ce qu’il avait déjà pu voir – ou plutôt entendre – il crevait les yeux qu’Ordinateur était une combinaison d’intendant du bouffon/diablotin, de chef militaire et de Premier ministre, et les Anglais s’étaient déjà habitués à entendre sa voix de ténor leur inculquer les règles et règlements auxquels ils étaient désormais soumis. Il les avait également initiés à quelques-uns des mystères qui les entouraient et s’employait à leur apprendre à activer et désactiver certains des merveilleux appareils installés dans les quartiers qui leur étaient assignés. Sir George avait le plus grand mal à imaginer comment un seul être pouvait s’acquitter de toutes ces fonctions à la fois… et comment quelqu’un d’aussi compétent pouvait se montrer d’une servilité aussi manifeste envers le bouffon/diablotin. Mais rien de tout cela n’importait vraiment pour l’instant. Ce qui comptait, c’était que le « commandant » détenait déjà – ou croyait détenir – un inventaire détaillé de ce que le baron s’apprêtait à lui demander… et qu’il avait (lui ou Ordinateur) été capable d’entendre tout ce qui s’était dit. Sir George prit mentalement note de cette affirmation et de la nécessité de rappeler à tous qu’ils devraient désormais surveiller plus soigneusement, et à tout moment, leurs paroles. « La grande majorité de vos demandes ne devraient pas nous poser de gros problèmes, poursuivit le bouffon/diablotin de sa voix surnaturelle. Les armures individuelles, les armes, les harnais et les selles… tout cela devrait pouvoir être fabriqué sans peine par les ateliers mécaniques et les synthétiseurs de ce vaisseau. En fait, la seule difficulté envisageable tiendra peut-être à la conception primitive du matériel que vous avez décrit. Les modules industriels sont configurés pour produire des pièces détachées et autres composants de ce vaisseau et de ses systèmes de survie, et il nous faudra un certain temps pour les reprogrammer convenablement à la manufacture d’articles aussi grossiers. » De nouveau, Sir George eut l’impression de flotter sur un océan de concepts et d’idées parfaitement étrangers, qu’il ne comprenait qu’à moitié. Quel que fût l’instrument ou le pouvoir magique qui traduisait en anglais le langage du bouffon/diablotin, il se trouvait dans l’obligation de créer des mots entièrement nouveaux pour nommer certains de ces concepts. C’était indéniablement un prodige. Hélas, il ne suffit pas de nommer quelque chose pour l’expliquer ! Encore que le bouffon/diablotin ne parût pas pressé d’expliquer quoi que ce fût à un être qu’il regardait visiblement comme très inférieur à lui. « Le seul besoin que vous avez identifié et qui risque de représenter pour nous un léger défi, déclara l’avorton, c’est la question des chevaux. Pour des raisons techniques qui ne vous concernent pas, le transport d’animaux aussi volumineux est parfois épineux. Dans le cas de certaines espèces analogues, le taux de survie en impulsion phasique est très bas. Nous ignorons encore si vos “chevaux” réagiront de la même façon, mais ça reste une éventualité. » Il s’interrompit pour fixer Sir George, sans afficher aucune expression, bien entendu, et le baron fronça les sourcils. « Est-ce à dire… commandant, qu’il ne servirait à rien de les acquérir ? — Je dis simplement que ça risque de se révéler inutile au bout du compte, rectifia le bouffon/diablotin. Toutefois, nous n’avons aucune certitude à cet égard. Je ne sais pas non plus, d’ailleurs, en quoi ces bêtes pourraient améliorer votre efficacité stratégique. Pendant que vos subordonnés et vous discutiez assez longuement de votre besoin impératif de ces chevaux, vous n’avez visiblement pas ressenti celui d’expliquer la raison pour laquelle il vous les fallait. — Pourquoi il nous les faut ? » Malgré lui, Sir George ne parvint pas à masquer totalement l’incrédulité que lui inspirait une telle ignorance. « Vous êtes des primitifs, déclara le bouffon/diablotin de cette même voix impavide furieusement exaspérante. Vos armes et vos tactiques sont à ce point rudimentaires qu’elles ne sont familières à aucune espèce civilisée. Mais, si c’est précisément votre nature de barbares primitifs qui vous rend si précieux aux yeux de ma guilde, elle implique aussi que nous ne détenons pas les informations qui nous permettraient de pleinement évaluer des idées et des pratiques que vous tenez pour acquises. Ce serait comme d’attendre d’un être civilisé qu’il comprît les techniques nécessaires à écorcher un animal avec les seules dents pour sa fourrure. » Sir George veillait soigneusement à afficher un masque impassible, mais les muscles de sa mâchoire tressautaient. Difficile de dire ce qui était le plus enrageant – l’abaissement des Anglais au niveau de sombres brutes ou la prosaïque désinvolture qui avait accompagné cette déclaration. Néanmoins, se dit le baron, ce que venait de dire l’avorton ne manquait pas de justesse, et il crevait les yeux que Matilda avait eu entièrement raison. Le bouffon/diablotin et sa guilde n’avaient qu’une compréhension limitée de ce que les Anglais tenaient pour acquis, ne serait-ce que parce qu’il s’était écoulé tant de temps depuis l’époque où ils se trouvaient encore dans l’obligation de les comprendre. Le bouffon/diablotin marquait une nouvelle pause et Sir George s’éperonna mentalement. « Nous employons les chevaux à de nombreuses tâches, commandant, déclara-t-il. D’un autre côté, bien que nous ne comprenions pas grand-chose aux… capacités de votre guilde, il me paraît vraisemblable que nous n’aurons plus besoin de recourir aux chevaux, ni aux bœufs par le fait, pour accomplir quelques-unes de ces besognes. Je parle là d’animaux de trait pour les charrettes ou les fourgons, de bêtes de somme pour le labour, et ainsi de suite. » Il s’interrompit à son tour et les oreilles de l’avorton frémirent de nouveau. « Vous n’aurez pas besoin d’animaux de trait ni de bêtes de labour, confirma-t-il de sa voix flûtée. — Je m’en étais douté, déclara Sir George en hochant la tête. Mais, s’ils ne nous seront plus utiles dans ces deux domaines, il n’en reste pas moins que nous aurons besoin d’eux pour guerroyer, si nous voulons nous battre plus efficacement. Si nécessaire, nos hommes d’armes peuvent sans doute combattre à pied, mais ce n’est pas à cet exercice qu’ils sont le mieux entraînés et nous devrions alors renoncer à une grande partie de notre mobilité. Aucun de nos hommes n’est aussi bien entraîné qu’un lourd destrier, mais leur capacité à se déplacer promptement sur le champ de bataille et… le choc ou l’impact de leurs charges sur l’ennemi les rend beaucoup plus efficaces que s’ils étaient à pied. — Je vois. » Le bouffon/diablotin se rejeta en arrière dans son fauteuil et garda le silence quelques secondes, puis reporta son attention sur Sir George. « Vous affirmez que vos hommes seraient “plus efficaces” à cheval. Pourriez-vous quantifier ce surcroît d’efficacité ? » La créature s’interrompit et Sir George le regarda, pas bien certain d’avoir compris la question. « Vous êtes encore plus primitifs que je ne l’avais cru possible, déclara le bouffon/diablotin au bout de trois battements de cœur. C’est pourtant, me semble-t-il, une question suffisamment simple pour que même vous soyez en mesure d’y répondre. Ce que j’aimerais vous entendre dire, c’est si vos “hommes d’armes” seraient deux fois, trois fois ou quatre fois plus efficaces à cheval qu’à pied. — Au moins deux fois, je dirais », affirma Sir George au terme du plus bref des silences. Il consacra ensuite quelques secondes à vérifier qu’il réprimait fermement sa colère puis poursuivit sur le ton le plus tempéré possible. « En même temps, commandant, ce serait une erreur de ne voir dans leur efficacité à l’occasion d’un échange direct d’horions que le seul facteur permettant de décider s’il faut ou ne faut pas leur procurer ces chevaux. — Expliquez, ordonna le bouffon/diablotin. — Ils ne représentent qu’une partie de la totalité de ma… de votre force. Chaque partie a toutefois ses points forts, ses points faibles et un rôle bien spécifique à jouer sur le champ de bataille. Si l’une d’entre elles est affaiblie, alors toutes le sont, et ce que la force pourrait accomplir dans son ensemble s’en trouve grevé. Si je ne dispose pas de ces chevaux, c’est-à-dire de ma mobilité, ma capacité à réagir promptement aux événements ou à reconnaître une ouverture et l’exploiter sera également amoindrie. » Il s’interrompit de nouveau pour se creuser la cervelle puis haussa les épaules. « Cela dépend grandement, j’imagine, commandant, des ennemis que vous comptez nous voir affronter et de la raison des hostilités. Dans un combat purement défensif, la perte de ma cavalerie poserait un moins gros problème. Elle me manquerait encore sans doute et son absence serait toujours un handicap, mais moindre. Pareillement, lors d’un assaut livré contre une position fortifiée, la cavalerie est moins essentielle et ne nous manquerait pas aussi cruellement. Mais, si nous devons combattre en rase campagne, quand les manœuvres sont impératives et que la disposition même du terrain peut énormément varier d’une bataille à l’autre, l’absence de ma cavalerie nous affaiblirait sérieusement. — Je vois, répondit le bouffon/diablotin. Je n’avais pas envisagé qu’un élément aussi archaïque qu’une monture pût avoir une telle importance stratégique. Mais, comme je l’ai dit, ma guilde n’est pas habituée à réfléchir de manière aussi primitive. Ça ne nous a guère gênés pendant la majeure partie de notre histoire, mais, dernièrement, la situation a pris une tournure… différente. Tant et si bien qu’il m’appartient désormais de prêter une plus grande attention que je ne le croyais à l’équipement et aux capacités de vos guerriers et de vous-même. » Il marqua une nouvelle pause et, l’espace d’une seconde, Sir George crut qu’il s’accordait un instant de réflexion. Puis il se rendit compte que celle des bouches de l’avorton qui lui servait à parler continuait de s’activer bien qu’il n’entendît plus rien. De fait, il prit soudain conscience qu’il n’avait jamais réellement entendu la voix du bouffon/diablotin, seulement celle de l’être ou de l’instrument qui traduisait la langue du « commandant » en un langage humain. Était-ce parce que l’art de sa guilde le lui interdisait ? Ou bien la cause était-elle différente ? Se pouvait-il que les oreilles humaines fussent tout bonnement incapables d’ouïr le bouffon/diablotin et, si tel était le cas, pour quelle raison ? Il s’administra une nouvelle bourrade mentale en constatant que la bouche de l’avorton qui lui servait à s’exprimer avait cessé de s’activer. Son visage couvert de fourrure violette ne trahissait en aucune manière la teneur de ses derniers propos ni l’identité de son éventuel interlocuteur, et le baron se surprit de nouveau à aspirer passionnément à lui voir afficher une expression – n’importe laquelle. « J’ai donné l’ordre de regagner votre monde », lui expliqua le bouffon/diablotin, et Sir George ravala malgré lui sa salive. Il était certes conscient depuis le tout début que ce stupéfiant vaisseau de bronze n’avait pas vu le jour sur un monde peuplé par des hommes, ce qui impliquait nécessairement que son épouse, son fils et lui-même avaient d’autres mondes pour destination. Il n’avait aucune idée de leur emplacement, et sans doute s’était-il cru aussi préparé qu’un homme pouvait l’être à apprendre que lui et les siens allaient s’y retrouver exilés, il n’empêche que de se l’entendre confirmé lui fit l’effet d’un coup de poing. « Nous nous procurerons le matériel génétique nécessaire et nous clonerons autant de chevaux qu’il le faudra pour satisfaire à vos besoins, poursuivit le bouffon/diablotin. Cette solution présente plusieurs failles, mais également des avantages supérieurs aux inconvénients. Entre autres, celui de nous fournir une réserve constante au cas où, comme je le crois probable, ces animaux se révèlent mal adaptés à la stase de l’impulsion phasique. Avec un minutage convenable et l’aide de nos techniques de croissance accélérée, nous pourrons vous procurer des montures fraîches pour chacun de vos combats. » Sir George inspira profondément et pria Dieu de lui accorder une grande patience. Encore que, ces derniers temps, le Seigneur ne parût point prêter beaucoup d’attention à ses prières. « Commandant, je ne comprends pas grand-chose à ce que vous venez de dire. Je ne vois pas, notamment, ce que signifie le verbe “cloner”. Mais, si j’ai bien saisi le sens de votre proposition, j’ai l’impression que vous sous-estimez ses “inconvénients”. — Expliquez, répéta le bouffon/diablotin. — Si vous avez l’intention de faire magiquement “croître” des chevaux frais avant chacune de nos batailles, alors vous négligez un point essentiel… Il nous faut entraîner ces bêtes et les habituer à nous comme nous nous habituons à elles. Préparer un cheval au combat peut prendre beaucoup de temps – parfois des années, commandant. Ce n’est pas une tâche qu’on peut mener à bien en un jour ou deux, juste avant de l’amener sur le champ de bataille. Qui plus est, tous les chevaux, comme tous les hommes, sont différents et, pour qu’un homme donne le meilleur de lui-même au combat, sa monture et lui doivent réellement se comprendre. Ils ne combattent pas individuellement, ils forment un tout… une équipe. Et nous devons donc leur laisser le temps d’apprendre à faire connaissance. — Voilà qui est fort malencontreux, répondit l’avorton. Seriez-vous en train de me dire qu’il faudrait vous fournir des montures entraînées ? — Ce serait certainement préférable, affirma honnêtement Sir George. Si c’est impossible, nous détenons toutefois le savoir et les talents qui nous permettraient de les entraîner nous-mêmes, pourvu, bien sûr, que nous disposions du temps et de l’espace requis. — Ce serait sans doute mieux que rien, déclara le bouffon/diablotin, mais tout sauf idéal. Nous ne pourrions pousser notre impulsion phasique qu’à cinquante pour cent de son rendement pendant que vous vous livreriez à cet entraînement, et cette réduction aurait de graves conséquences sur notre mobilité. — Commandant, vous évoquez à présent des notions qui dépassent tellement mon entendement que vous conseiller me devient parfaitement impossible, lâcha Sir George. — Visiblement », répliqua le bouffon/diablotin, sur un ton probablement condescendant, bien que Sir George n’eût aucun moyen d’en avoir la certitude. L’avorton le fixa pendant quelques secondes puis poursuivit : « Néanmoins, il y a d’autres domaines dans lesquels vous pouvez me conseiller. Pour des raisons que vous n’avez pas à connaître, il est préférable que nous limitions les contacts sur votre planète – ceux, du moins, qui pourraient rester gravés dans les mémoires – avec les gens de votre espèce. Pour dire vrai, c’est précisément pour cette raison que nous avons choisi de vous enlever, vous et votre flottille. Sans nous, vous auriez péri à coup sûr, et vos camarades humains se persuaderont tout simplement que vous avez bel et bien connu ce sort. Mais, si nous retournons là-bas pour vous procurer ces chevaux, nous risquons de nous faire voir et de laisser des témoins derrière nous. Ce qui pourrait créer à ma guilde… des complications fort peu souhaitables. Il nous faudra donc trouver un lieu où nous pourrons nous procurer les chevaux que vous nous demandez, de préférence déjà entraînés, en minimisant les risques d’être aperçus. — Vous n’envisageriez sans doute pas de m’envoyer là-bas, moi ou un de mes chevaliers, pour les acheter, je présume ? s’enquit très prudemment Sir George. — Vous présumez correctement. — En ce cas, et puisque vous ne tenez pas à vous montrer, ni vous ni un autre de vos serviteurs, la solution la plus opportune ne serait-elle pas un raid sur le haras de quelque noble fortuné ? De préférence de nuit, quand nul ne pourrait vous voir distinctement, vous ou vos serviteurs. — Et ces “haras” seraient isolés ? Fréquentés par peu d’humains ? — En fonction du manoir en question, probablement, répondit Sir George. Oui, cela dépendrait beaucoup de celui que vous choisiriez. Mais, dans le meilleur des cas, il y aura des gens dans les parages. Palefreniers, dresseurs, maréchaux-ferrants… et toujours au moins quelques paysans et leurs familles qui pourraient vous apercevoir, même par la nuit la plus noire. — Vous n’avez pas à vous inquiéter de cet aspect de l’opération, affirma le bouffon/diablotin. Il serait sans doute préférable d’opter pour un manoir où le nombre des humains présents serait relativement faible, mais les éventuels témoins n’auront pas l’occasion de rapporter notre passage à quiconque. » À cette calme déclaration, un frisson glacé parcourut l’échine de Sir George. On ne pouvait se méprendre sur ce qu’avait voulu dire l’avorton, et le baron éprouva une lancinante poussée de remords. Il fut un instant tenté de répondre qu’il avait changé d’avis, qu’au fond les chevaux n’étaient pas si essentiels – pas d’une importance assez vitale, à tout le moins, pour que le commandant prît le risque de revenir sur Terre ! Mais l’avorton ne l’aurait pas cru, de toute façon. Pas après la longue explication que Sir George venait de lui fournir sur l’absolue nécessité de leur présence. Et, même si le bouffon/diablotin accordait foi à ce brutal revirement, Sir George se devait de dire la vérité aux hommes qui étaient sous ses ordres. Ces chevaux n’accroîtraient pas seulement leur efficacité au combat ; ils permettraient à ses hommes d’armes d’y survivre plus certainement. Rien de tout cela ne parvint à dissiper sa mauvaise conscience : il avait involontairement envoyé à la mort toute la population de quelque manoir éloigné. « La question, bien entendu, poursuivit le bouffon/diablotin, l’air parfaitement inconscient d’avoir, par ses dernières paroles, plongé Sir George dans la plus grande détresse, c’est le choix du manoir sur lequel nous allons jeter notre dévolu. » Celle de ses bouches qui lui servait à parler s’activa de nouveau silencieusement, et le dessus de la table se modifia brusquement : son cristal limpide comme du diamant afficha une image détaillée d’exquise façon. L’avorton fit signe à Sir George de se rapprocher et le baron fronça les sourcils. Il y avait quelque chose dans cette image… pas moyen de mettre le doigt dessus, mais il n’avait jamais rien vu qui ressemblât à cela. À moins que… peut-être… Son froncement de sourcils s’accentua et il inspira une brève bouffée d’air. Pas étonnant que ça lui parût si étrange ! Nul homme n’avait sans doute jamais rêvé de voir la terre de si haut ! Les rapaces eux-mêmes volaient-ils à une altitude aussi vertigineuse ? Avant que la forme de bronze ne surgisse dans ce ciel noir de tempête pour l’arracher à tout ce qu’il connaissait, le baron eût sans doute juré que rien au monde n’était capable d’atteindre une pareille hauteur. Mais il avait désormais appris que les limites du mot « impossible » étaient plus larges qu’il ne l’avait cru. Son regard émerveillé se déplaçait lentement sur l’incroyable image. Il n’avait jamais rien vu de tel, même sur les cartes les plus admirablement détaillées, mais cette île, là, c’était certainement l’Angleterre. Et là aussi l’Irlande, la mer d’Irlande et la Manche ! Et, ici… Son émerveillement se dissipa brusquement lorsqu’il se souvint de la raison pour laquelle il contemplait cette étourdissante représentation du monde auquel on les avait enlevés. Quelque part sur cette carte se trouvait un manoir voué à la plus complète destruction… et le bouffon/diablotin allait charger Sir George Wincaster de choisir le site du massacre. Il fixa nostalgiquement l’île qu’il ne reverrait sans doute plus jamais puis détourna les yeux. Si des hommes devaient mourir, ce ne seraient pas des Anglais. Ni des Gallois… pas même des Écossais ! Non. S’il devait absolument condamner à mort des innocents, au moins les choisirait-il parmi des gens dont l’anéantissement, au moins, affaiblirait les ennemis du monarque qui l’avait fait chevalier. Il releva les yeux vers l’avorton puis reporta le regard sur la carte et tendit l’index vers les plis, les vallées et les arbres magiquement détaillés de la France. « Je recommanderais un manoir situé dans cette zone », déclara Sir George Wincastle, troisième baron de Wickworth, à l’étrange petite créature qui était devenue son maître. III « C’est un démon, celui-là. — Indubitablement », acquiesça Sir George qui, debout près de Walter Skinnet, regardait Seamus McNeely et le grand étalon noir comme charbon. Ils se tenaient dans une autre caverne faite de cet alliage étincelant couleur de bronze. D’une certaine façon, les Anglais commençaient à s’accoutumer à leur nouveau « foyer ». En d’autres circonstances, comme par exemple dans ce vaste compartiment, l’immense vaisseau ne leur semblait que plus irréel. Sir George n’avait aucun moyen de s’en assurer, mais il en était venu à soupçonner les dimensions des entrailles du titanesque vaisseau du bouffon/diablotin de n’être pas fixes. Ça semblait absurde, pourtant ils avaient eu amplement la preuve que leurs ravisseurs étaient capables d’altérer et de modifier des sections entières de son intérieur. Les chaises qui avaient poussé du pont lors de la première réunion de ce qui était devenu par la suite le Conseil du baron leur avaient d’abord fait l’effet d’un impossible prodige, mais, depuis ce jour, de constants sujets d’émerveillement avaient fini par émousser l’admiration des Anglais. Ces merveilles ne leur semblaient pas moins prodigieuses, mais dorénavant familières. Comme les « écuries », par exemple. Sir George savait que le vaisseau n’abritait aucun secteur aménagé pour loger des chevaux avant que le bouffon/diablotin n’eût consenti à fournir des montures aux Anglais. Ces êtres-là n’en auraient pas eu l’usage. En outre, l’avorton et la voix de ténor d’Ordinateur avaient consacré près de trois heures à lui arracher la description d’une écurie convenable. C’eût été parfaitement inutile s’ils avaient déjà disposé de ces informations. Pourtant, quand on avait enfin embarqué les montures (le cerveau de Sir George avait alors éludé toute pensée relative au prix qu’il en avait coûté au manoir dont ils provenaient), les écuries les attendaient déjà, prêtes et installées. De vastes écuries, plus vastes que celles qu’il aurait imaginées, et flanquées d’une aire d’entraînement de près de trois acres, et tout cela au cœur de l’immense vaisseau. Rien n’indiquait, quand on balayait du regard cette caverne stable, qu’elle eût jamais présenté un autre aspect ni servi un autre objectif. Bien sûr, les écuries n’étaient pas la seule partie du vaisseau à avoir été remodelée pour un autre usage. En dépit de tout le mépris désinvolte dans lequel le bouffon/diablotin tenait ostensiblement ses captifs, il leur avait alloué des merveilles en matière de confort, sans même avoir lui-même conscience, visiblement, de leur nature prodigieuse. Dont « Ordinateur ». Sir George n’avait toujours aucune idée de l’identité exacte d’Ordinateur, mais il le soupçonnait d’être capable de s’acquitter de tâches encore plus nombreuses et complexes que celles qu’il lui avait vu remplir jusque-là. Bien qu’il fît consciencieusement l’effort de s’en abstenir, le baron était tenté de voir en lui un familier du bouffon/diablotin. Malgré tous les aspects « magiques » de leur vaisseau prison, le comportement de l’avorton et ses constantes références aux « espèces avancées » et à leur « technologie » avaient convaincu Sir George que ce qu’il avait sous les yeux ne devait rien à la magie, mais bien plutôt à un développement des arts mécaniques surpassant de très loin les capacités actuelles des hommes. Ce qui ne signifiait pas pour autant que ce développement serait toujours hors de portée de l’humanité, encore que le « commandant » parût aussi hermétique à cette éventualité… qu’à ses conséquences potentielles. Si avancés que fussent les arts du bouffon/diablotin, il était aussi arrogant et stupide que tous les Français que Sir George avait rencontrés. Il faisait sans doute entièrement confiance à l’invincibilité de ses appareils et à la vigilance de ses hommes dragons, mais seul un imbécile aurait montré un mépris aussi flagrant pour les soldats qui le servaient, quelle que fût leur provenance. Cette arrogance ne transparaissait nulle part plus clairement que dans le mélange de menaces et corruption dont il usait pour parvenir à ses fins. Les menaces s’étaient suffisamment concrétisées lors du meurtre de Sir John Denmore ; la carotte avait mis plus longtemps à pointer le museau, mais elle était à sa façon aussi impressionnante que les menaces, et Ordinateur en faisait partie. C’était Ordinateur qui les avait guidés pendant leur « traitement » et, exactement comme la voix du démon, la sienne parvenait à toutes les oreilles, où qu’elles fussent dans le vaisseau. Mais, à la différence du bouffon/diablotin – ou, par le fait, des mufles verruqueux et des hommes dragons, qui n’avaient jusque-là prononcé aucune parole humainement audible –, Ordinateur écoutait aussi. Il suffisait de prononcer son nom pour qu’il entende et réponde, où qu’on soit et à tout moment. Ordinateur ne semblait pas non plus se soucier de l’identité de celui qui l’interpellait, car il répondait aussi promptement au plus jeune des apprentis qu’à Sir George lui-même. Et, quel qu’il fût, Ordinateur faisait étalage d’un bizarre mélange de dédain, pareil à celui que manifestait l’avorton pour les Anglais, et d’une disposition à les informer et les instruire, en faisant preuve d’une patience apparemment infinie. C’était Ordinateur qui leur avait appris à invoquer quelques-unes des nombreuses facettes prodigieuses de leurs quartiers, toutes parties intégrantes de la carotte brandie par l’avorton. Et, malgré lui, Sir George devait reconnaître que cette carotte avait ses attraits. Le roi Édouard lui-même n’aurait pas disposé des luxes innombrables que le bouffon/diablotin, Ordinateur et le vaisseau où ils étaient emprisonnés prodiguaient à tous les hommes de Sir George, même au plus roturier. En vérité, leurs quartiers étaient sans doute étroits, mais chacun de ses officiers, même ceux qui n’avaient ni épouse ni concubine, disposait de son petit compartiment personnel. Les vulgaires soldats et la – relativement réduite – poignée de civils se débrouillaient avec leur baraquement commun, mais même ces baraquements offraient d’incroyables aménagements tels que l’eau courante chaude et froide, les tables et les chaises qui émergeaient du pont ou y disparaissaient sur commande, et la vapeur blanche revigorante – tout cela disponible sur une simple requête adressée à Ordinateur. Il y avait toutefois des limites à ce qu’Ordinateur était prêt à expliquer. Il réagissait toujours à l’appel de son nom, mais, trop souvent, la phrase « Cette information n’est pas accessible à votre niveau d’accréditation » était sa seule réponse. Il avait manifestement reçu l’ordre d’interdire aux Anglais d’apprendre tout ce qui leur aurait permis de découvrir la véritable nature de la mystérieuse guilde du bouffon/diablotin, leur destination et le sort qui leur serait finalement réservé. C’était un ordre auquel il obéissait assidûment, bien qu’il eût laissé échapper, à plusieurs occasions, quelques bribes d’information. D’une certaine façon, il devenait de plus en plus difficile aux Anglais de se rappeler l’époque où ils ne se trouvaient pas encore à bord du stupéfiant vaisseau du bouffon/diablotin. S’il fallait en croire Ordinateur – et Sir George voyait mal pourquoi il prendrait la peine de mentir quand, ainsi qu’il l’avait amplement démontré, il pouvait tout simplement refuser de leur répondre –, le vaisseau voyageait entre les étoiles alors même que Skinnet et lui s’entretenaient. L’idée d’un tel voyage flirtait un peu trop dangereusement avec l’hérésie, sinon avec le blasphème, pour le confort moral de Sir George, mais sa conception de la réalité tendait à gagner en élasticité. Il n’avait guère le choix, au demeurant : il fallait s’adapter ou succomber à la démence, et il avait trop de responsabilités pour se le permettre. D’autant que Matilda ne le lui aurait jamais pardonné, se persuada-t-il en souriant en son for intérieur. Ce sourire se dissipa lentement pendant qu’il observait McNeely et l’étalon. Ils n’auraient su dire avec précision depuis combien de temps ils se trouvaient à bord du vaisseau de l’avorton, car il n’y avait ni lune ni soleil, ni nuit ni jour. Il ne faisait jamais complètement noir dans les couloirs et les corridors de la section de ce vaisseau stupéfiant réservée à Sir George et ses gens, mais l’éclairage diminuait de manière régulière, plus ou moins en fonction, apparemment, de la longueur d’un jour normal. On ne disposait cependant d’aucun moyen de s’en assurer avec certitude, et c’était encore une autre facette de l’interminable théorie de problèmes dont devait s’inquiéter le baron. Ordinateur ne voyait manifestement aucune raison de tenir pour eux le compte de l’écoulement du temps et, sans calendrier ni aucun autre instrument permettant de savoir si leurs « journées » correspondaient à celles du monde qu’ils avaient toujours connu, il leur était impossible de préciser quand tombait la fête de tel ou tel saint, Noël ou Pâques, ni même d’affirmer qu’on était un dimanche ou un jour ouvré. Le père Timothy étant le seul prêtre ordonné à bord, il avait porté le problème à l’attention de Sir George. Il avait eu la sagesse, fort heureusement, de le faire en tête à tête, et Sir George, Matilda et lui avaient pu en débattre entre eux avant qu’un tiers n’en ait pris conscience. À la fin, Timothy s’était vu confier une autre responsabilité : celle de calendrier officiel. « Nous ne pouvons que faire de notre mieux en tant que mortels, avait finalement déclaré Sir George. Dieu comprend certainement les difficultés qu’il nous faut affronter et il nous accordera assurément des indulgences. Privés d’aurore et de crépuscule, nous ne sommes pas en mesure de compter les jours correctement, et il nous faut bien fixer dimanches et jours fériés en fonction de notre compte imprécis. — Je ne peux pas dire que cela me plaise, monseigneur, répondit pesamment le père Timothy, mais pas non plus que je distingue d’autres choix. Et, comme vous dites, dans son infinie miséricorde, Dieu nous pardonnera si jamais nous errons. — Certainement, convint Matilda. Mais je redoute que nos gens ne réagissent… piètrement quand ils prendront enfin conscience de ce que ça implique. Quelques-uns peinent déjà grandement à admettre, quoi qu’on leur dise, que les mufles verruqueux et les hommes dragons soient véritablement des mortels et pas des démons. — De sorte qu’il me semble particulièrement important de faire front uni en l’occurrence, répliqua son époux en hochant la tête. Il faut nous assurer que Sir Richard, Sir Anthony et tous les autres officiers supérieurs en seront avisés et prêts à adopter la même position que nous quand nous l’annoncerons. — Ainsi que ceux d’entre nous qui ne sont pas des soldats, ajouta pensivement Matilda. Il me semble que je devrais en discuter d’abord avec dame Margaret. Sir Bryan n’est pas notre chevalier de plus haut rang, mais sa dame a l’esprit pondéré, et les autres s’adressent déjà autant qu’à elle qu’à moi-même pour demander avis et conseils. — Très bon choix, madame, approuva le père Timothy. Et je compte prendre Tom Westman à part. » Sir George opina. Westman était leur maître forgeron et un habile artisan, hautement respecté par les gens du commun. « Il serait sans doute préférable de souligner que les dates fixées par notre sainte mère l’Église pour les jours fériés ont été modifiées de temps à autre pour correspondre à notre actuelle conception du calendrier, suggéra Matilda au bout d’un instant. Nous n’avons pas de conciles d’évêques pour nous aider, mais Dieu nous guidera certainement et armera notre foi, maintenant que nous nous retrouvons contraints de fixer nous-mêmes nos saintes dates. — Du moment que personne ne me soupçonne de vouloir usurper l’autorité de Rome ! déclara le père Timothy avec un ricanement légèrement embarrassé. — Nul ne vous accusera d’usurper quoi que ce soit, Timothy, répondit Sir George. Il me semble toutefois qu’il vous faut accepter que vous êtes désormais pour nous ce qui ressemble de plus près à un évêque ou un archevêque. — Je ne peux pas me prévaloir d’une telle autorité, monseigneur ! — Je n’ai pas dit non plus que vous le deviez, déclara calmement Sir George. Mais, que vous vous en prévaliez ou non, vous êtes ce qui s’en rapproche le plus et tous nos gens, nobles ou roturiers, verront désormais en vous leur directeur de conscience. » Il eut pour son mentor un sourire compatissant et tendit le bras pour poser la main sur une épaule massive tandis que le prêtre lui glissait un regard gêné. « Allons, Timothy ! N’est-ce pas vous qui avez appris à certain jouvenceau que nul homme ne devait tourner le dos à la tâche que le Seigneur lui confiait ? Et au moins avez-vous cela pour vous… Dieu reste présent, toujours avec nous, et vous pouvez toujours Lui demander conseil. Ma propre situation est moins confortable, car je crains fort qu’il me faudrait, pour consulter le roi et son conseil, plus de temps que celui dont nous disposons ! — Comme vous voudrez, monseigneur ! » avait répondu le père Timothy et, s’il continuait à nourrir de gros doutes quant à l’autorité qu’on lui avait conférée, rien dans son attitude ne le trahit quand fut enfin soulevée la question des jours saints. En dépit du front uni présenté par les chefs, nombre de leurs gens restaient mal à l’aise et Sir George en avait conscience. Mais ce n’était qu’une source de malaise parmi tant d’autres et, somme toute, la plupart ressentaient un grand soulagement à la perspective de se décharger de ce fardeau particulier pour le remettre entre les mains capables du père Timothy, surtout lorsqu’il fut enfin en mesure d’établir un cycle régulier de messes « dominicales ». Peu importait qu’il s’agît des bons « dimanches » du moment qu’un jour était déclaré tel, et tous embrassèrent bientôt dévotement la rassurante tradition de leur foi. Expliquer au bouffon/diablotin pourquoi ils avaient besoin d’établir et sanctifier un compartiment spécial afin d’en faire la sainte église de Dieu se révéla moins difficultueux que ne l’avait prévu Sir George. L’avorton avait accédé à la requête sans masquer son léger mépris pour cette « superstition primitive », mais on ne pouvait que s’attendre à une telle réaction. Quoi qu’il en fût, elle correspondait en tout point à son comportement habituel et Sir George se demandait parfois si ces bizarres créatures qu’étaient les mufles verruqueux, les hommes lézards et le bouffon/diablotin avaient une âme dont il leur fallait s’inquiéter. Là encore, c’était un problème qui concernait plutôt le père Timothy et ne tracassait pas le baron outre mesure. D’autant qu’il en avait beaucoup d’autres à résoudre, dont celui qui l’amenait ce jour-là à retrouver Skinnet. « Je sais que vous appréciez la combativité chez vos chevaux, monseigneur, venait d’affirmer le vétéran blanchi sous le harnais, et je n’ai jamais connu meilleur cavalier. Cela dit, ajouta-t-il avec la faible lueur d’un sourire dans le regard, j’en ai connu qui vous valaient et certains d’entre eux, maintenant que j’y repense, se plaignaient du manque d’“ardeur” de leur destrier ! — Je te l’accorde assurément, admit Sir George. — Et c’est également vrai de Seamus », insista Skinnet en désignant d’un coup de menton l’entraîneur au crâne dégarni qui s’essayait à monter l’étalon. Seamus McNeely, l’Irlandais à qui Sir George avait bien des années plus tôt confié la gestion de ses écuries, travaillait avec la plus grande prudence, et le baron réprima un sourire en l’observant. Seamus avait commencé sa carrière à six ans en tant que garçon d’écurie. Ça remontait déjà à quarante ans et les particularités équines qu’il n’avait pas rencontrées durant cette période se comptaient sur les doigts d’une main. À voir le comportement qu’il adoptait avec ce cheval spécifique, il crevait les yeux qu’une sonnette d’alarme tintait dans le cerveau de cet homme expérimenté. « Si vous voulez bien me pardonner mes paroles, monseigneur, reprit Skinnet avec toute l’obstination hésitante que pouvait s’autoriser un vieux lieutenant, vous feriez mieux de ne pas vous en approcher. Ou de le faire châtrer. — Non, répondit fermement Sir George. — Si vous ne le faites pas couper, alors faites-en un étalon. Ce qu’on dit, que seul un imbécile monterait un étalon entier, n’est sans doute pas toujours vrai, mais celui-ci… (le cavalier chevronné secoua la tête) tuera sûrement quelqu’un un jour, prédit-il d’une voix lugubre. Vous verrez si je n’ai pas raison ! — Tant qu’il s’agit de la personne idoine, je n’ai pas d’objections, répliqua doucement Sir George. Et, quand ma vie est en jeu, j’aime autant avoir sous moi un destrier fougueux. — Je n’en disconviens pas, concéda Skinnet. Mais il y a fougue et il y a pure méchanceté toxique, et c’est de cela que regorge ce démon. — Peut-être et peut-être pas. Nous verrons ce qu’en dira Seamus au bout d’un ou deux jours. — Avec tout le respect que je vous dois, monseigneur, si vous l’ordonniez, Seamus McNeely affirmerait que le soleil se lève à l’ouest, lâcha le massif vétéran en ponctuant ses paroles d’un bref gloussement avant de secouer de nouveau la tête. Non, ce serait injuste envers ce vieux Seamus. Il ne dirait pas seulement que le soleil se lève à l’ouest, il ferait des pieds et des mains pour l’y contraindre. — Et il y parviendrait si je lui en donnais l’ordre », répliqua Sir George du tac au tac avec un mince sourire. Skinnet s’esclaffa mais son rire fut bref, son visage redevint très grave et il secoua encore la tête. « Très bien, monseigneur, très bien. Mais, si ce démon vous brise la nuque, aucun de nous ne trouvera ça drôle ! Ce serait déjà assez navrant si ça se produisait en France, mais ici et maintenant… ? — Je garderai vos paroles en tête, Walter, affirma Sir George au terme d’un long silence. Mais, si je dois conduire et commander au combat, alors je conduirai et commanderai, serait-ce en chevauchant Satan en personne ! — Ah ? Eh bien, si c’est Satan que vous cherchiez, monseigneur, je crois que vous venez de le trouver. » « Quels progrès avez-vous accomplis dans l’entraînement de vos bêtes ? » Debout de l’autre côté de la même table de cristal, Sir George faisait face au bouffon/diablotin. La salle où trônait cette table avait changé depuis sa dernière visite. Les murs étaient d’un vert sombre apaisant et, juste derrière l’avorton, l’espace avait pris l’apparence, incroyablement réaliste, d’une forêt touffue et ombreuse. Les arbres et la broussaille luxuriante du sous-bois, parsemée de fleurs brillamment colorées, cramoisies ou mordorées, ne ressemblaient à rien de ce que Sir George avait connu jusque-là. Les feuilles des arbres, longues, délicates, évoquaient des mains à sept doigts, et les troncs étaient recouverts d’une écorce pareille à la douce fourrure d’un chat. Celles des buissons semblaient des poignards, presque noires et veinées de rouge, et, pendant qu’il les observait, de menues créatures insouciantes s’approchèrent un peu trop près de l’une d’elles. Le buisson tout entier se courba et frémit comme sous une brusque et violente bourrasque, puis ses rameaux bondirent. C’est le seul mot qui vint à l’esprit de Sir George : les rameaux bondirent et frappèrent en s’abattant, en même temps que leurs feuilles pointaient vers l’intérieur comme les dagues auxquelles elles ressemblaient tant, et la proie du buisson poussa un glapissement de douleur aigu tandis que des ronces semblables à des hameçons s’emparaient d’elle pour la dilacérer. Le buisson cingla l’air et tressauta encore quelques instants puis tout s’apaisa de nouveau. « Quels progrès avez-vous accomplis dans l’entraînement de vos bêtes ? » répéta le bouffon/diablotin, et Sir George arracha son regard à la frondaison. « De bons progrès, commandant, répondit-il. Certaines ne sont pas vraiment adaptées au combat sur le terrain, mais nous disposons d’assez de montures pour deux cents hommes d’armes. Je préférerais poursuivre l’entraînement avec eux, mais je m’estime en grande partie satisfait de ce que nous avons déjà réalisé. — Je suis heureux de l’apprendre, déclara l’avorton. Nous avons déjà passé trop de temps à la moitié de notre puissance. Nous nous verrons contraints d’opérer à quatre-vingt-quinze pour cent de celle-ci pour le reste du voyage afin de rattraper le temps perdu. Cela pourrait entraîner des risques supplémentaires pour le vaisseau et tout ce qui se trouve à son bord, et nous devons commencer sur-le-champ. Si nous attendions plus longtemps, le niveau de puissance et les facteurs de risque atteindraient des niveaux intolérables. — Je suis navré de vous avoir retardé, affirma très hypocritement le baron. Mais le temps que nous avons consacré à cet entraînement était nécessaire. Sans lui, nous n’aurions pas donné notre pleine efficacité au combat. — J’en suis conscient. Et si je n’étais pas convaincu de cette réalité, vous seriez déjà mort », laissa tomber l’avorton de sa voix flûtée. Sir George se tut. Même s’il l’avait voulu, il n’aurait rien trouvé à ajouter, et il préférait de toute manière s’abstenir. Les trois yeux du bouffon/diablotin l’observèrent encore quelques secondes puis ses oreilles se tendirent de façon infime. « Vous serez placés en stase d’impulsion phasique, vos gens, vos chevaux et vous, apprit-il au baron. Lors de votre première expérience, cela risque de provoquer un peu de panique, surtout parmi des primitifs tels que vous. Il sera de votre responsabilité et de celle de vos officiers de maintenir l’ordre durant le processus et après votre réveil. — Ordinateur et vous avez déjà fait allusion à cette… stase, répondit Sir George de sa voix la plus tempérée. Ni mes officiers ni moi ne savons exactement ce que ce mot recouvre, ni même de quoi il retourne. Si nous devons “maintenir l’ordre durant le processus”, quelques éclaircissements seraient les bienvenus. » S’ensuivit un long silence, comme si l’avorton réfléchissait à ce que venait de dire le baron. Puis il reprit la parole de la même voix flûtée et dépourvue d’inflexions qu’émettait l’appareil chargé de la traduction. « Les êtres vivants ne peuvent pas survivre à la tension physique qu’exerce sur leur organisme un champ d’impulsion phasique fonctionnant à une puissance excédant cinquante pour cent. C’est une conséquence inévitable des voyages effectués à une vitesse supraluminique. Pour protéger équipage et passagers des dangers conséquents, nous devons les placer en stase. Votre langage grossier et votre conception primitive du monde ne disposent pas des outils qui permettraient de réellement vous expliquer ce processus. Toutefois, vous pourriez comparer cela à un profond sommeil dont vous ne vous réveilleriez qu’arrivé à destination. — Un sommeil ? » Sir George fixa l’avorton en dissimulant soigneusement son scepticisme puis jeta un regard vers les hommes dragons qui montaient derrière lui, constamment silencieux et impassibles, une garde vigilante. Malgré lui, le baron éprouvait une réelle fascination pour les hommes dragons. Au cours des longues semaines qui s’étaient écoulées depuis que lui et les siens se trouvaient à bord de ce vaisseau prison, les mufles verruqueux avaient peu à peu formé une entité au moins partiellement connue. Ils avaient un langage – une sorte de langage, tout du moins – mais de toute évidence pauvre et maladroit, essentiellement composé de grognements et de grondements émaillés de quelques chuintements. Contrairement aux humains et aux hommes dragons, ils ne portaient pas un vêtement d’une seule pièce, mais de lourdes tuniques hérissées de pointes métalliques, évoquant quasiment des gilets de cuir… et, à la différence des hommes également, ils étaient autorisés à s’équiper d’armes. Depuis l’activation de l’« impulsion phasique » dont ne cessait de parler l’avorton, nul ne les avait vus revêtus d’une armure proprement dite, ni munis de la hache qui semblait être leur arme habituelle, sauf en présence du bouffon/diablotin ou d’un autre membre de l’équipage. Mais plusieurs d’entre eux brandissaient une lourde matraque – quasiment une masse d’armes – partout où ils allaient. Ils s’étaient alignés le long des cloisons de la salle d’exercice la première fois où les archers de Sir George avaient eu la permission de pratiquer le tir avec leurs longbows. En dépit des protestations écœurées des archers, leurs traits étaient privés de pointe, ce qui, de l’avis de Sir George, aurait dû suffire à rendre parfaitement superfétatoire la présence aussi ostensible de gardes, mais le bouffon/diablotin ne partageait sûrement pas son opinion. Les mufles verruqueux avaient fait de plus fréquentes apparitions dans la section du navire réservée aux Anglais, surtout quand les soldats s’exerçaient au tir de ces flèches d’entraînement émoussées qu’Ordinateur leur avait livrées dans cette intention. Leur fonction était manifestement d’intimider et de maintenir l’ordre, mais ils n’y réussissaient que partiellement. Nul n’était assez stupide pour croire que ces êtres, visiblement vigoureux et coriaces, feraient des adversaires faciles, mais les soldats anglais ne se laissaient pas non plus facilement intimider. Tout comme Sir George, ses soldats semblaient persuadés qu’ils auraient pu triompher aisément des mufles verruqueux si le besoin s’en était fait sentir. Bien entendu, la tentative se révélerait indubitablement fatale à longue échéance, car, aux yeux du bouffon/diablotin, les mufles verruqueux autorisés à pénétrer dans le secteur humain n’étaient jamais que des gourdins qu’on pouvait sacrifier. Ils n’étaient même pas capables d’actionner ces portes qui s’ouvraient et se refermaient si inopinément, à moins que l’avorton ou l’un de ceux de son équipage ne s’en chargeât. Et, quoi qu’ils fussent par ailleurs, aucun d’eux n’était regardé comme un membre à part entière de cet équipage, y compris par eux-mêmes. Et certainement pas par Sir George. Une flagrante hiérarchie des conditions régnait au sein des occupants du vaisseau, et le statut des mufles verruqueux n’était guère supérieur à celui de molosses dressés… c’est-à-dire considérablement plus élevé que celui dont jouissaient les humains. Le baron n’avait croisé que peu de membres réels de l’équipage, et il n’aurait pu affirmer qu’il s’agissait d’une petite fraction de la totalité de cet équipage ou s’il était invraisemblablement trop réduit pour un vaisseau aussi colossal. Il aurait volontiers opté pour la première de ces explications si, administrée tant par Ordinateur que par l’avorton, la démonstration désinvolte de ce qu’un individu isolé pouvait accomplir avec l’assistance de la « technologie » ne l’avait convaincu du contraire. La plupart de ceux qu’il avait croisés n’étaient d’ailleurs ni des mufles verruqueux ni des hommes dragons mais des êtres, très grands et grêles d’aspect, appartenant à une quatrième espèce. Leurs jambes étaient trop longues pour leur taille, et Sir George restait persuadé que les chaises qu’on leur avait fournies pour son premier Conseil avaient été conçues pour s’adapter à leur anatomie. Le seul autre spécimen de l’espèce du bouffon/diablotin qu’avaient croisé les Anglais jusque-là était le Chirurgien. C’était manifestement le second du vaisseau. Ordinateur l’appelait parfois le « médecin de bord », mais il était très différent des praticiens humains. Il ne se servait d’aucun des instruments avec lesquels Sir George ne s’était que par trop familiarisé à travers son expérience de soldat. Il se fiait plutôt à d’autres appareils mystérieux aux lumières clignotantes et au bourdonnement occasionnel (quand ils n’émettaient pas une tonalité musicale) qui, parfois, donnaient l’impression d’être capables de porter cet énorme vaisseau lui-même au point d’explosion. Ce qu’ils faisaient exactement restait bien entendu un mystère, une autre des énigmes que leurs ravisseurs n’avaient nullement l’intention de leur révéler ; Dickon Yardley, le médecin en chef de Sir George, n’avait pas été en mesure d’apporter la moindre réponse. En dépit de l’ignorance où ils étaient tenus de ce que faisait précisément le Chirurgien, tous les Anglais – hommes, femmes et enfants – avaient été convoqués dans la salle qu’Ordinateur appelait « l’infirmerie », pour y être soumis à ses palpations, examens et auscultations. D’une certaine façon, que le Chirurgien ne fût pas humain avait rendu ces auscultations moins pénibles, mais elles n’en constituaient pas moins une rude épreuve pour la plupart des Anglais. Sir George avait trouvé sa propre expérience assez humiliante pour souhaiter passionnément qu’on l’autorisât à accompagner Matilda, ou à tout le moins Edward, quand leur tour était venu. Ça ne lui avait pas été permis, toutefois, et ce n’était peut-être pas plus mal. Matilda avait montré une réticence particulièrement acharnée à discuter de sa visite à l’infirmerie, mais elle en avait assez dit pour faire comprendre à Sir George qu’en dépit de toutes les menaces il n’aurait pas supporté de voir le Chirurgien la palper et la malaxer. Cela dit, il devait reconnaître que les soins du Chirurgien, assortis des règles d’hygiène draconiennes qu’Ordinateur et lui leur avaient enfoncées dans le crâne, avaient accompli une sorte de miracle. Pour la première fois de toute son expérience de soldat, on ne signalait aucun cas de maladie dans la compagnie. Pas un seul. Ni grippe, ni fièvre, pas même un simple rhume. Rien. Cela seul aurait suffi à rendre le Chirurgien tolérable. Pourtant, ses rares occasions de croiser d’autres matelots avaient encore renforcé la conviction de Sir George selon laquelle les hommes dragons occupaient une position particulière dans le vaisseau, quelque part entre mufles verruqueux et membres à part entière de l’équipage. À la différence des premiers, les hommes dragons n’avaient encore jamais proféré le premier son en présence des hommes. Évidemment, les Anglais voyaient beaucoup moins les hommes dragons que les mufles verruqueux, car, contrairement à ces derniers, les hommes dragons n’avaient plus jamais pénétré dans la section humaine du vaisseau après la fin du « traitement » et la première réunion du Conseil du baron. Peut-être était-ce partiellement la raison de la fascination qu’ils exerçaient sur lui – le fait que la promiscuité n’avait pas encore eu l’occasion d’émousser les angles de leur étrangeté. Néanmoins, s’il les voyait beaucoup moins que les mufles verruqueux, il les apercevait plus fréquemment qu’aucun autre de ses compagnons. L’un d’eux au moins était toujours présent, pareil à une ombre silencieuse aux écailles grises, quand le baron était reçu dans la section du vaisseau réservée à l’équipage pour rendre compte au bouffon/diablotin ou prendre ses ordres, et il avait très vite constaté qu’ils étaient aussi différents que possible des mufles verruqueux. Ceux-là se déplaçaient d’une étrange démarche de batracien tout à fait adaptée à leur corps puissant et massif. Il n’y avait strictement rien de gracieux en eux, loin s’en fallait, et ils donnaient l’impression d’irradier une sombre et dangereuse violence, comme s’ils étaient effectivement les brutes à demi domestiquées que voyaient en eux les humains. C’étaient les… les instruments de la volonté du bouffon/diablotin, une sorte de prolongement de la tactique de terreur qu’il avait initiée dès le premier jour en assassinant le jeune Denmore. Mais les hommes dragons, eux, se mouvaient avec une grâce féline en dépit de leur singulière apparence. Sir George les soupçonnait d’être beaucoup plus forts physiquement qu’ils n’en donnaient l’impression, voire plus puissants encore que les mufles verruqueux, bien qu’ils n’affichassent point le même pesant air menaçant. Et, à la différence des mufles verruqueux, dont l’armement, dans les circonstances habituelles, semblait se limiter à leurs matraques, les hommes dragons arboraient une arme à foudre pareille à celle qui avait tué Denmore. Malgré tout, Sir George était persuadé que les silencieux hommes dragons n’appartenaient pas plus que lui-même à l’équipage. Sans doute leur faisait-on davantage confiance qu’aux Anglais et les traitait-on peut-être un peu mieux, mais ils n’en restaient pas moins des inférieurs. Pas moins des… esclaves. Le garde qui se tenait à présent derrière l’avorton rendit au baron, de ses magnifiques et étranges yeux argentés parfaitement inhumains, un regard qu’on aurait pu croire interrogateur. « Comment pourrions-nous “dormir” si longtemps ? s’enquit Sir George en reportant le sien sur le bouffon/diablotin. — Je n’ai pas dit qu’il s’agissait de sommeil, mais que vous pouviez comparer cela au sommeil », répondit l’avorton. Comme d’habitude, il était impossible de décider, au seul son de sa voix traduite par l’« interprète », si les questions qu’on lui posait lui inspiraient impatience ou irritation. D’un autre côté, Sir George avait appris qu’en dépit de tous ses autres défauts de caractère – et Dieu savait qu’ils étaient légion ! – l’avorton ne le punirait jamais pour avoir posé des questions. S’il se lassait d’y répondre, il se contentait de les ignorer, voilà tout… contrairement à sa réaction lorsqu’il avait l’impression qu’on le défiait. Sir George était sans doute un homme brave et audacieux, mais le seul souvenir de l’unique fois où il s’était opposé à lui, à propos d’une punition qui lui paraissait un peu trop longue, suffisait à lui donner des sueurs froides. Le mot « punition » prenait un tout autre sens dès que l’étrange créature à trois yeux touchait le pendentif cristallin qui lui pendait au cou et que les os d’un homme se transformaient en fers rouges brasillant sous sa chair. « J’ai employé le mot “sommeil” parce qu’il ne servirait à rien de chercher à vous expliquer le processus réel, reprit l’avorton. J’aurais pu me servir d’un grand nombre d’autres termes pour essayer de vous faire comprendre les techniques de la stase et les motifs qui nous contraignent à y recourir, mais votre cerveau et votre langage primitif seraient incapables d’appréhender leur signification. La seule chose qui importe, c’est que vos gens et vous, autant que vous puissiez en juger, vous vous endormirez tout simplement et vous réveillerez frais et dispos quand nous aurons atteint notre destination. — Je vois. » Le bouffon/diablotin ne châtiait sans doute pas les questionneurs, se disait Sir George, mais il était parfaitement capable de leur répondre d’une façon laissant clairement transparaître le dédain profond qu’ils lui inspiraient. Il ne s’était d’ailleurs pas montré plus méprisant cette fois qu’à l’ordinaire. À dire vrai, Sir George en était venu à se demander s’il était conscient d’afficher ce mépris. Ou s’il croyait les hommes trop stupides pour le discerner lorsqu’il en témoignait. Ou si, au demeurant, ces deux hypothèses n’étaient pas tout bonnement superposables. « Et que se passera-t-il quand nous arriverons à destination ? demanda le baron au bout d’un moment. — Ne vous inquiétez pas de cela, lui répondit la voix flûtée. Quand ce moment viendra, on vous apprendra tout ce qui sera nécessaire pour vous acquitter de votre fonction. — Avec tout le respect que je vous dois, commandant, si notre fonction est d’engager le combat avec vos ennemis, plus vous pourrez m’en dire sur ce que nous devrons affronter, mieux cela vaudra. J’ai besoin de ces renseignements pour planifier mes tactiques et entraîner mes hommes à s’y conformer. — Vous combattrez qui nous vous dirons de combattre et là où nous vous dirons de les combattre, l’instruisit le bouffon/diablotin. — Je ne sous-entendais pas que nous nous y refuserions, répondit très prudemment Sir George. Mais, si vous gardez en mémoire la question des chevaux et la raison pour laquelle il nous les fallait absolument, il me semble que la conversation que nous avons eue à cet égard devrait vous rappeler pourquoi j’ai besoin d’en apprendre le plus possible. Et pourquoi vous devriez m’autoriser à échafauder mon propre plan de bataille. — Et pourquoi feriez-vous cela ? Comment les primitifs que vous êtes pourraient-ils saisir les raisons pour lesquelles nous exigeons que vous combattiez, voire préparer mieux que nous cette bataille ? — Notre compréhension des motifs qui vous poussent à nous envoyer au combat pourrait vous surprendre. » Sir George s’exprimait d’une voix égale et soutenait le triple regard de l’avorton. « En règle générale, il est d’ordinaire avisé d’apprendre au général qui commandera sur le terrain ce qu’on attend exactement de lui, afin qu’il puisse s’y conformer et réagir de manière plus profitable aux fugaces ouvertures qui s’offriront à lui dans le feu de l’action. Mais cette décision vous incombe, bien entendu. » Toutefois, quel que soit l’objectif que vous poursuivez, la nature même de l’ennemi, son nombre, son armement, sa manière habituelle de combattre… tous ces éléments doivent être pris en compte par quelqu’un qui connaît les capacités de mes troupes, si vous tenez à ce que nous remportions la victoire en votre nom. Et, comme vous l’avez dit vous-même, votre peuple est trop avancé pour comprendre pleinement ce que peuvent ou ne peuvent pas accomplir mes soldats avec leurs armes et équipements primitifs. D’un autre côté, je suis, moi, parfaitement informé de leurs aptitudes comme de leurs limites. » Je n’irai pas jusqu’à prétendre que nous sommes avides ni même contents de combattre pour vous, commandant. Vous ne me croiriez pas, car vous savez comme moi que nous n’avons pas choisi de vous servir, vous et votre guilde. Mais, si je vous dis que nous sommes encore moins pressés de mourir, vous pouvez m’en croire ; et c’est là, à tout le moins, que nos aspirations se rejoignent. Vous voulez que nous combattions pour vous et que nous remportions la victoire ; de notre côté, nous souhaitons rester en vie, et cela implique que nous devions gagner la bataille aussi vite et efficacement que possible. Il me semble donc que, plus complète sera la connaissance que j’aurai de votre ennemi, plus ma latitude à planifier les tactiques à employer contre lui sera grande et mieux nous servirons l’un et l’autre nos objectifs. » Il s’apprêta à ajouter quelque chose puis referma obstinément la bouche. Il en avait peut-être déjà trop dit, et il serra les dents, appréhendant le douloureux châtiment que le bouffon/diablotin avait déjà infligé à l’un des siens. Pourtant, alors même qu’il attendait la punition, son regard ne vacilla pas une seconde et il continua de fixer l’avorton droit dans les yeux, car ce qu’il venait de dire n’était que le reflet de la plus stricte vérité. La seule idée de laisser à cet être le soin de planifier les tactiques d’une bataille aurait suffi à faire flageoler les jambes d’un homme accompli. La force armée de Sir George, combinaison de cavalerie et d’archers, était sans doute un outil aussi souple que puissant pour guerroyer, mais seulement entre les mains d’un homme qui, connaissant ses points forts et ses faiblesses, avait l’intelligence de ne pas lui infliger une trop forte pression. Et, quoi qu’il pensât du bouffon/diablotin, de sa guilde et de ses objectifs, Sir George était résolu à ne pas perdre davantage de ses hommes qu’il n’était nécessaire. « Peut-être y a-t-il quelque vérité dans ce que vous venez de dire, répondit l’avorton au terme d’un long silence éprouvant pour les nerfs. Je me suis toujours montré honnête envers vous, comme vous l’avez été envers moi. Si vous vous battez bien pour ma guilde, vous serez récompensés par une vie plus longue, une bonne santé et de bons traitements. Dans le cas contraire, nous vous détruirons et nous irons chercher ailleurs une autre armée de primitifs qui nous permettra d’arriver à nos fins. Et, comme vous l’avez fait remarquer, nous sommes beaucoup moins ferrés que vous sur les capacités et faiblesses de votre troupe. Mais, si nous vous autorisons à échafauder vos propres tactiques de combat, alors sachez que nous nous attendrons à une victoire totale de votre part. Et que, si vous ne nous l’obtenez pas, il y a de bonnes chances pour que vous soyez congédié et remplacé par un de vos officiers. — Je comprends, affirma Sir George. — Tâchez de vous y tenir, déclara le bouffon/diablotin de son impassible voix flûtée. Car, si nous vous jetons au rebut et que nous vous remplaçons, nous n’aurons plus aucune raison de préserver la vie de votre compagne. » Les yeux de Sir George s’ouvrirent brusquement. Il demeura immobile, le temps de quelques lents et profonds battements de cœur, à fixer le plafond opalescent depuis le large appareil en forme de cercueil dans lequel on l’avait plongé dans sa « stase ». L’épaisse brume grise qui l’avait rempli quand il s’y était allongé pour la première fois s’était dissipée, remplacée par l’atmosphère normale du vaisseau et son léger, vif et omniprésent éclairage. Il était nu, exactement comme lorsqu’il avait sombré dans le sommeil, et il éprouva une poussée renouvelée de ressentiment. Tous les humains, hommes ou femmes, étaient entrés en « stase » en état de nature. Le Chirurgien avait paru totalement imperméable aux raisons qui auraient pu susciter une telle rancœur, et seuls le souvenir du châtiment que pouvait infliger l’avorton et la certitude qu’il était parfaitement capable de le faire subir à Matilda et Edward avaient empêché Sir George de se révolter contre cette nouvelle humiliation. Mais il s’en était bel et bien souvenu et, s’agissant de son épouse et de son fils, le courage avec lequel il l’aurait personnellement accueillie s’était effrité. Et dans cette mesure, parce qu’il ne pouvait pas se permettre, en donnant à d’autres l’exemple de la rébellion, de les conduire à un châtiment inéluctable, il avait réussi (lui-même doutait de comprendre un jour comment il s’y était pris) à tenir sa langue et garder son calme. Malgré sa fureur et sa rancœur, il avait éprouvé une féroce poussée d’orgueil en voyant Matilda se dénuder devant des dizaines d’hommes sans jamais se départir de son royal port de tête. Elle avait en quelque sorte transformé cette humiliation en un exemple de bravoure et de contenance, et il avait ressenti une fierté différente en voyant ses officiers détourner les yeux de sa nudité. Certaines des autres femmes avaient protesté. Quelques-unes avaient pleuré et une au moins avait piqué une crise d’hystérie, jusqu’à ce que le Chirurgien lui projette quelque chose au visage, mais les autres – la grande majorité – avaient pris modèle sur Matilda, tout comme les hommes sur leurs officiers. Maintenant que la lucidité le ramenait à flot, il se rendait compte qu’il leur faudrait affronter la même épreuve en sens inverse, mais, n’y étant pas encore contraint, il resta un moment allongé, en permettant à ses sens de nouveau en éveil de lui transmettre des informations. L’air était frisquet autour de lui, nettement plus proche des températures fraîches, presque froides, que le bouffon/diablotin préférait à celles que l’on maintenait habituellement dans les quartiers des humains. Il frissonnait légèrement, mais le froid n’était, pas assez mordant pour entamer la sensation de bien-être et de repos qui l’inondait. Comme si cette impression de vigueur et de bonne santé que laissait dans son sillage la vapeur purifiante avait été doublée et redoublée pendant son sommeil. Comme s’il pouvait sauter revêtu de son armure par-dessus les murailles d’une forteresse, ou voler comme les vents de tempête du paradis. Il inspira profondément, en savourant la sensation de plénitude et de puissance qui envahissait ses poumons, puis se redressa aisément sur son séant dans son « cercueil » (le Chirurgien l’avait appelé un « lit de stase » mais Sir George y voyait toujours un cercueil) et regarda autour de lui. D’autres hommes se relevaient à leur tour de leur lit de stase. Sir Richard, Sir Anthony, Sir Bryan et Rolf Grayhame se trouvaient tous dans un rayon de trois mètres, mais, alors même que son regard les balayait, son euphorie se dissipa. Les lits de stase qui flanquaient le sien de part et d’autre étaient encore fermés et remplis de brume grise… et ils contenaient toujours Matilda et Edward. IV « Il n’y avait aucune raison de les réveiller pour l’instant », affirma le bouffon/diablotin. Sa voix était tout aussi dépourvue d’expression que d’habitude, son langage corporel ne donnait strictement aucune indication sur ce qu’il éprouvait, et Sir George se demanda si la fluette créature n’appréciait pas à sa juste valeur la présence des deux hommes dragons qui se dressaient derrière lui, chacun près d’une épaule. En dépit de tout ce qui s’était passé, de l’exemple du jeune Denmore, de la punition qu’avait endurée Sir George lui-même, il n’était pas absolument certain qu’en l’absence de ces deux gardes il aurait pu interdire à ses mains de se refermer sur la gorge de l’avorton. « Nous n’avons pas besoin de leurs services ; nous n’avons besoin que des vôtres et de ceux de vos guerriers, poursuivit le bouffon/diablotin. Leur présence n’aurait eu d’autre résultat que de vous distraire alors que vous devriez vous préparer et vous concentrer sur la bataille que vous allez livrer ici. Toute votre attention doit se focaliser sur cette seule tâche. — Le souci que nous nous ferons pour la santé de nos… femelles risque de troubler notre faculté de concentration, déclara Sir George entre ses dents serrées. — Vos femelles et vos jeunes sont en parfaite sécurité… tant que vous vous battrez bien et remporterez la victoire. Rien ne peut leur nuire dans le lit de stase, et, si vous nous obtenez la victoire souhaitée, on les réveillera et ils vous seront rendus en récompense bien méritée. Si vous vous battez piètrement, nous n’aurons aucune raison de les réveiller, bien entendu. » Sir George fixait le visage couvert de fourrure violette avec une haine insondable, plus intense que tout ce qu’il aurait imaginé, mais il n’y pouvait strictement rien… à part faire ce que son commandant – son maître – exigeait de lui pour prix de la restitution de celle qu’il aimait. « Très bien, commandant, parvint-il à répondre d’une voix qu’il reconnut à peine. En ce cas, préparons-nous à vous l’obtenir. » Sir George observait la plaine d’épaisse herbe pourpre comme d’une très grande altitude ; il lui semblait que son corps désincarné flottait au-dessus d’elle et des énormes créatures à six pattes qui l’arpentaient pesamment. Chacune avait au moins neuf pieds de haut, une paire de jambes et deux massives paires de bras, toutes couvertes d’un long pelage hirsute dont la couleur prédominante oscillait de l’ocre terne à un rouge vif presque éblouissant en passant par le rouille, mais également tachetée et mouchetée de motifs noirs ou bruns en forme de points ou d’anneaux. Deux armées de ces êtres progressaient l’une vers l’autre au pas de course, en adoptant une allure grotesque, étrangement voûtée, qui réussissait néanmoins à couvrir du terrain à une surprenante rapidité. Aucun ne portait d’armure, encore que les quelques plaques de cuir qu’il parvenait à distinguer çà et là entre les touffes de poils hirsutes parussent assez épaisses pour tenir lieu de cuirasse. En guise d’armes, la plupart brandissaient une paire de haches à deux manches auprès desquelles celles des mufles verruqueux elles-mêmes avaient l’air de jouets. D’autres portaient des masses d’armes ou de longs épieux évoquant des javelots, et quelques-uns (environ cinq pour cent) des carquois contenant de longues flèches ou des manières de javelines. Les deux armées se rapprochant, ceux des guerriers qui portaient ces javelines entreprirent de les projeter, et le baron désincarné s’efforça de gonfler des lèvres inexistantes pour émettre un sifflement stupéfait. Les lanceurs de javeline portaient aussi des espèces de bâtons et, pendant qu’il les regardait, il les vit adapter le talon de leurs dards à l’extrémité de ces bâtons puis faire décrire sèchement à leur bras un gracieux moulinet, tant et si bien que ce bâton en devenait le prolongement. Les membres de ces étranges créatures étaient déjà d’une allonge de loin supérieure à celle d’un être humain, et le bâton la redoublait et leur permettait d’exercer une puissance de levier supplémentaire, qui envoyait siffler leurs javelines à une portée incroyable. Sir George n’avait jamais rien vu de pareil, mais ça lui rappelait un peu la fronde dont il avait eu l’occasion de voir se servir un berger. Il ne savait pas où le berger (un Écossais) avait déniché sa fronde, et le garçon n’avait guère fait preuve d’une grande précision dans son emploi, mais il s’était montré capable de projeter des pierres à une distance invraisemblable. Ces monstruosités à quatre bras, en revanche, étaient extrêmement précises, et il estima que la portée de leurs javelines était peu ou prou équivalente à celle des carreaux d’un arbalétrier génois. Ses propres archers pouvaient à tout le moins les battre d’une courte longueur et leur fréquence de tir serait sans doute supérieure, mais bien moindre que celle d’une arbalète. De fait, avec ses quatre bras et ses deux propulseurs, chacun de ces monstres n’était pas loin d’égaler un arbalétrier en termes de fréquence de tir. Heureusement, aucune des deux armées ne semblait disposer d’un grand nombre d’entre eux et Sir George se demanda pour quelle raison. S’il avait commandé à l’une de ces forces, il aurait rassemblé tous les lanceurs de javeline disponibles ! Mais cette raison, quelle qu’elle fût, devint bientôt caduque à mesure que les deux armées se rapprochaient à travers la grêle de javelines. Leur sang, remarqua-t-il, était d’une couleur orange brillant et très différent du sang humain, à part qu’il giclait et ruisselait à l’identique quand les javelines traversaient ventres ou poitrails, et que des cadavres à quatre bras s’abattaient comme autant de quartiers de viande ou glapissaient et se tordaient de douleur de manière par trop humaine. En dépit de la fréquence élevée de leurs tirs, aucun des lanceurs de javeline n’avait vidé son carquois quand les deux lignes de front se heurtèrent au pas de charge, et les yeux désincarnés de Sir George se plissèrent. Le bouffon/diablotin avait traité les Anglais de « primitifs » ; Sir George se demanda ce qu’il aurait dit de ces créatures. Ni la terreur, ni le chaos fracassant du combat corps à corps, ni la réduction de l’espace vital de chaque soldat au minuscule rayon de la portée de ses armes n’étaient étrangers au baron ; pourtant, malgré toutes les batailles qu’il avait livrées, il n’avait jamais rien vu de tel… pas même de la part d’une armée écossaise ! Il doutait qu’on ait pu assister à un pareil spectacle depuis l’époque où les hommes avaient enfin cessé de se peindre en bleu pour aller hacher menu leurs voisins. Il n’y avait aucune formation, aucun effort pour préserver lignes et intervalles. Juste deux ramassis de monstres de neuf pieds de haut, armés de deux haches ou masses, voire, çà et là, d’une hache, d’un javelot ou d’une paire de lourds fléaux qui tranchaient et fendaient tout ce qui passait à leur portée. C’était un pur tohu-bohu, un tintamarre sans rime ni raison, et il perdura plus longtemps qu’il ne l’aurait imaginé. Tant qu’il dura, les pertes furent violentes et brutales. Si épaisse que fût leur cuirasse de fourrure, ce n’était finalement qu’une peau couvrant la chair et les os, et aucun de ces guerriers titanesques ne portait de bouclier. Pas plus qu’ils n’avaient entendu parler, autant qu’il pût en juger, de parade ou d’esquive lorsqu’ils étaient en mesure d’attaquer. Tout y était purement offensif, jamais défensif, et l’herbe s’imprégnait de sang ; le sol desséché lui-même s’en imbibait pour tourner à la boue sanglante. Soit ces guerriers étaient en proie à la folie meurtrière du combat, soit ils étaient trop stupides pour prendre conscience de l’effroyable carnage… soit ils étaient à ce point différents des êtres humains connus de Sir George qu’ils n’accordaient aucune importance au tribut qu’il prélevait. Ce furent les seules explications qui lui vinrent à l’esprit, du moins tant que ces deux bandes armées s’affrontèrent en se massacrant mutuellement dans une orgie de destruction. Mais un des deux camps finit par renoncer. Ses guerriers survivants tournèrent les talons pour s’enfuir, et, comme toujours, leurs ennemis se lancèrent en hurlant à leurs trousses pour en faucher d’autres. À la fin, le camp en déroute réussit à semer ses poursuivants, en partie parce que ses guerriers s’étaient débarrassés de leur encombrant armement, et en partie parce qu’on court un peu plus vite pour sauver sa vie que pour prendre celle d’autrui. Sir George flottait au-dessus du champ de bataille et regardait les vainqueurs apporter des soins rudimentaires à leurs camarades tombés au combat et trancher la gorge de leurs ennemis blessés, puis, lentement, la vision de ce spectacle se dissipa. Il se redressa sur la banquette confortablement capitonnée et, comme l’en avait instruit Ordinateur, ôta le casque de l’« interface neurale » à la fin du « briefing ». Ses mains tremblèrent légèrement pour le reposer de côté. Ordinateur lui avait certes expliqué ce qu’il verrait, mais, sur le moment, l’expérience lui avait manqué pour pleinement comprendre les propos de la voix désincarnée. Il ne s’était pas rendu compte que ce serait à ce point réel – qu’il percevrait les hurlements des blessés, sentirait l’odeur délicatement cuivrée du sang des monstres ou la puanteur d’égout, par trop familière, de la mort et des organes éviscérés. C’était là un exemple des arts magiques du bouffon/diablotin que le baron n’aspirait nullement à appréhender. Pas pour l’instant du moins. Pas tant que les frissons et autres échos du combat à vous serrer le cœur ne l’auraient pas traversé de part en part pour se faire ensuite oublier. Il entendit un léger bruit derrière lui et, en se retournant, aperçut Sir Richard, Rolf Grayhame, Walter Skinnet et Dafydd Howice assis sur leurs propres banquettes. La réaction de chacun au spectacle auquel ils venaient d’assister n’était pas inintéressante. Grayhame et Howice semblaient parfaitement naturels, plus pensifs qu’autre chose, Skinnet donnait l’impression d’être davantage insatisfait que les deux autres archers, manifestement parce qu’il réfléchissait à la taille et l’allonge des adversaires que ses hommes d’armes et lui-même devraient affronter au corps à corps. Mais Sir Richard, lui, affichait sensiblement la même expression que le baron, et ce dernier se surprit à décocher un sourire compatissant au chevalier légèrement plus âgé. « De rudes gaillards que ces bâtards, monseigneur, si vous me permettez l’expression, déclara Grayhame au bout d’un moment. Je n’aime pas beaucoup non plus la distance à laquelle ils peuvent projeter leurs javelots. — Ça ne me réjouit pas non plus outre mesure, renchérit Howice. Toutefois, Rolf, j’ai l’impression que la portée des arcs de nos gars est au moins supérieure d’un poil. — Pas de beaucoup, grommela Grayhame. Pas autant que je le voudrais, en tout cas ! — Certes, grogna Skinnet. Mais au moins les vôtres pourront-ils tenir le choc et abattre ces fumiers. Les miens ne jouiront pas de ce luxe. — Non, en effet, déclara Sir George. D’un autre côté, Walter, je n’ai nullement l’intention de vous envoyer les affronter face à face avant de les avoir un tantinet refroidis. Pas tant que je chevaucherai avec eux, quoi qu’il en soit ! — Avec tout le respect qui vous est dû, Sir George, je pense que vous ne devriez pas non plus charger avec eux, même après, intervint Maynton. Vous êtes le seul homme que nous ne pouvons pas nous permettre de perdre. — Nous ne pouvons nous permettre de perdre personne, du moins si nous pouvons l’empêcher, répliqua Sir George. Et, si je dois envoyer des hommes à la charge, je chargerai avec eux. — Vous feriez aussi bien de renoncer, Sir Richard, déclara amèrement Skinnet. Voilà des années que je m’efforce de le convaincre qu’éviter de placer le commandant en chef en première ligne et au beau milieu de la charge serait faire preuve d’un minimum de bon sens. À croire qu’il est français. — Inutile de m’insulter, Walter, lâcha doucement Sir George. — J’ai toujours appelé un chat un chat, monseigneur. Je ne changerai pas maintenant. — Eh bien, que vous ayez ou pas un cerveau susceptible de changer d’opinion, je suis d’avis, moi, qu’avec un peu de réflexion et de planification préalables la situation pourrait bien, après tout, n’être pas si mauvaise, affirma Sir George. — Et comment exactement êtes-vous parvenu à cette conclusion, si je peux me permettre de vous poser cette question, monseigneur ? s’enquit Skinnet avec tout le scepticisme d’un vassal conscient que son suzerain lui voue une entière confiance. — Eh bien, vous l’avez dit vous-même voilà quelques instants quand vous tentiez de m’enfariner, déclara Sir George. Peut-être font-ils neuf pieds de haut et sont-ils couverts de poils, mais leur façon de charger bille en tête me rappelle beaucoup les nobles français ou les Écossais. Et Ordinateur affirme que ce que nous venons de voir est typique de leur manière de combattre. Alors j’en suis venu à me persuader que, pour les vaincre, il nous fallait user de la même tactique que Sa Majesté quand il a accueilli les Écossais à Halidon Hill. » « Ce plan ne me plaît pas, gazouilla le bouffon/diablotin. — Je ne peux pas dire non plus qu’il me satisfasse entièrement, répondit calmement Sir George, assis de l’autre côté de la table de cristal. Hélas, les estimations des forces ennemies que nous a fournies Ordinateur, s’ajoutant à la portée de leurs javelines, ne nous laissent guère le choix. Selon les plus favorables de ces évaluations, le rapport de forces serait de six contre un en leur faveur, et la portée de nos arcs ne nous octroie qu’un très faible avantage, bien inférieur à ce que j’aurais préféré. En outre, bien qu’ils ne soient pas munis d’armures, ces monstres se révéleront sans doute de redoutables adversaires quand nous en viendrons aux mains… sans parler du fait qu’ils ont deux fois plus de bras que mes gens. — Si le rapport de forces vous est à ce point défavorable, vous devriez mettre tous vos hommes dans la balance, affirma l’avorton. — Mon plan prévoit le recours à tous mes hommes entraînés, déclara Sir George en mettant lourdement l’accent sur l’adjectif, dans l’espoir que l’“interprète” saisirait la nuance. — Pas plus de dix pour cent de votre nombre total de mâles », laissa tomber le bouffon diablotin. Sir George hocha la tête. « Vous avez raison, bien entendu, commandant, admit-il. Mais vous m’avez répété vous-même à maintes reprises que mes hommes représentent un atout précieux pour votre guilde. Ceux que vous me proposez d’envoyer au combat ne sont pas formés pour ce genre de mission. Nous avons commencé à les entraîner, mais former un maître archer est le travail de toute une vie, et les matelots et les bouviers que vous avez “sauvés” avec nous ne sont pas des soldats. Si nous tentions de les employer maintenant comme archers, ils ne feraient qu’entraver ceux de nos hommes qui savent déjà ce qu’ils font. Aucun d’eux non plus n’est un cavalier accompli, et je serais fort étonné qu’ils puissent seulement rester en selle si nous nous efforcions de leur faire jouer ce rôle. Et si nous leur confiions en revanche celui d’hommes d’armes démontés, ils se feraient massacrer pour bien peu de résultat, surtout contre de tels adversaires. — S’ils sont à ce point inutiles, à quoi bon les conserver ? » avança l’avorton. Un frisson glacé parcourut l’échine de Sir George, car les intentions du bouffon/diablotin lui apparaissaient très clairement. « Je n’ai pas dit qu’ils étaient “inutiles”, commandant, répondit le baron en pesant soigneusement ses mots. Mais qu’ils n’étaient pas assez entraînés pour l’heure. C’est là une faiblesse que nous pourrons corriger avec le temps. Je doute fort qu’ils seront très nombreux à devenir des archers aussi éprouvés que Rolf Grayhame ou Dafydd Howice, mais je peux aussi me tromper. Quoi qu’il en soit, j’ai la conviction qu’ils peuvent être formés au métier d’hommes d’armes, auquel cas ils représenteraient un renfort bienvenu et appréciable pour mes soldats déjà entraînés. Mais, quoi que nous puissions leur enseigner pour l’avenir, les envoyer maintenant au combat reviendrait tout simplement à sacrifier leur vie pour pas grand-chose. Cela reviendrait à… gaspiller les ressources de votre guilde. — Je vois. » Le bouffon/diablotin rumina quelques instants les propos que venait de tenir Sir George, ses deux yeux les plus petits à demi clos. Puis il les écarquilla de nouveau tous les trois et les braqua sur le baron. « Très bien. Je comprends votre raisonnement et, si la conclusion à laquelle vous êtes parvenu me déplaît, je me vois contraint de vous concéder que la préservation des ressources de la guilde doit avoir la préséance en l’occurrence. Néanmoins, je n’aime toujours pas la tactique que vous prévoyez d’adopter pour ceux de vos hommes que vous entendez envoyer au combat. Vous devriez attaquer l’ennemi au lieu de rester sur la défensive. — Contre une telle supériorité numérique, nous n’avons d’autre choix que d’adopter une position défensive », lui expliqua Sir George en recourant à des trésors de patience. L’avorton ouvrit la bouche qui lui servait à parler, mais le baron poursuivit avant qu’il eût pu s’exprimer. « Vous m’avez appris que l’objectif de votre guilde était de contraindre ces êtres à ne commercer qu’avec vous, commandant. » Cela dit, j’ai un certain mal à imaginer ce qu’ils pourraient bien avoir à offrir d’assez précieux pour votre « guilde » ! songea le baron. « À ce que vous m’avez dit, Ordinateur et vous-même, la seule manière de réaliser cet objectif est de forcer cette tribu de Thoulaas à se soumettre à votre volonté, parce que sa puissance et la crainte qu’elle inspire aux tribus environnantes les amèneront toutes à suivre son exemple. Pour y parvenir, il sera donc nécessaire de vaincre de façon décisive ces Thoulaas au combat, bien que le seul nombre de leurs guerriers soit près de sept fois supérieur au nôtre. Si nous les attaquions en leur donnant l’avantage de la position défensive, nos pertes seraient sévères même si nous finissions par en triompher. De lourdes pertes dans nos rangs diminueraient de façon significative la valeur que nous représenterions pour votre guilde lors de toute campagne ultérieure, et auraient également pour conséquence, si une ou plusieurs de ces tribus refusaient de se plier à l’exemple des Thoulaas, d’affaiblir assez ma troupe pour lui interdire de les soumettre. » Ce qui signifie que nous devons trouver un moyen de convaincre les Thoulaas de nous attaquer où et quand nous l’aurons choisi. Après avoir étudié leur manière de guerroyer avec l’aide d’Ordinateur, je me suis persuadé que nous ne devions pas seulement les vaincre, mais encore leur infliger de très lourdes pertes pour les amener à obtempérer. Et, une fois qu’ils seront assez affaiblis par ces pertes au combat – et la conscience que nous les avons déjà écrasés leur aura sans doute ôté beaucoup de leur mordant –, nous pourrons porter la guerre chez eux en jouissant d’une sécurité et d’une efficacité bien supérieures, du moins si elles sont encore nécessaires. — Et s’ils choisissent de ne pas attaquer ? — C’est assez improbable à mon avis, affirma Sir George. Avec l’assistance d’Ordinateur, poursuivit-il en soulignant la part qu’avait prise dans son plan la voix désincarnée, mes officiers supérieurs et moi-même avons étudié une vingtaine de leurs batailles. Ces tribus n’ont qu’une très piètre notion des tactiques défensives sur le terrain, mais leurs villages sont très bien fortifiés par des murs de terre et des palissades, et elles doivent certainement avoir une conception plus solide de la défense de telles fortifications. En outre, leurs lanceurs de javeline sont certainement beaucoup plus efficaces et dangereux à couvert, derrière des murs ou des palissades, qu’à l’extérieur où mes archers peuvent facilement les abattre. » Fort heureusement, ils donnent l’impression de ne pas apprécier ce style de combat, et ils ne l’adopteront que si leurs villages sont réellement menacés par des forces supérieures à celles qu’eux-mêmes peuvent maîtriser. Quand les chiffres sont peu ou prou équivalents de part et d’autre, ils préfèrent presque toujours l’attaque à la défense. Dans la mesure où ils seront beaucoup plus nombreux que nous, et puisqu’ils n’ont aucune idée des dommages que nos armes peuvent leur infliger, je suis convaincu qu’ils se précipiteront à l’assaut en toute circonstance. En l’occurrence, toutefois, j’ai élaboré, avec l’aide d’Ordinateur, une stratégie qui devrait les y contraindre, et c’est pour cette raison que j’ai choisi ce terrain particulier pour les combattre. » Il désigna d’un geste l’imagerie qui flottait au-dessus de la table de cristal, ou, tout du moins, de ce en quoi il voyait encore une table de cristal. En réalité, il commençait à douter que ce « dessus de table » eût le moindre rapport avec ce qu’un honnête Anglais regarderait comme du cristal, car il s’en dégageait une impression singulière. Il n’avait pas eu l’occasion de l’examiner lui-même de très près, mais rien de ce qu’y avait posé le bouffon/diablotin n’avait émis le plus ténu des sons, et les objets donnaient l’impression de glisser à sa surface plus aisément encore que sur une couche de glace polie par l’hiver. Pour l’heure, néanmoins, la véritable nature de l’ameublement de l’avorton lui paraissait beaucoup moins importante que l’image qui le surplombait, et Sir George devait reconnaître que cette imagerie constituait, de tous les arts ésotériques du bouffon/diablotin, une facette qu’il appréciait pleinement. Depuis la première fois où l’avorton lui avait montré l’Angleterre et les contrées voisines vues par les yeux mêmes des aigles de Dieu, le baron avait consacré beaucoup de son temps à étudier les merveilleuses cartes « électroniques » et autres « imageries satellite » qu’Ordinateur pouvait produire à la demande. Il avait peiné, au tout début, à visualiser avec exactitude la réalité fournie en particulier par les « images satellite », à cause de l’énorme différence qu’elles présentaient avec les cartes humaines sur lesquelles il avait travaillé jusque-là. Mais entraînement et pratique avaient triomphé de ces obstacles et l’invraisemblable précision de détail de celles d’Ordinateur le sidérait. Aucune des cartes qu’il avait vues sur Terre ne pouvait rivaliser avec cette imagerie en exactitude et définition… surtout lorsque Ordinateur lui superposait une « topographie holographique tridimensionnelle » qui permettait au baron de voir chaque monticule, butte, val, creux et rivière, jusqu’au plus petit ruisseau, en relief plutôt qu’en aplat. Sir George avait toujours eu l’œil du stratège sur le terrain, mais jamais un général humain n’avait eu la latitude de visualiser un champ de bataille avec une précision aussi confondante. En dépit de son asservissement au bouffon/diablotin, le soldat en Sir George exultait à la perspective de l’avantage qu’elle lui procurait. De telles « cartes » triplaient, au bas mot, son efficacité. L’image qui se déployait actuellement au-dessus de la table de cristal était précisément un des « hologrammes » d’Ordinateur ; elle montrait une très grosse butte, recouverte d’un épais tapis de l’herbe pourpre de ce monde au ciel boueux. Elle toisait la plaine environnante d’une hauteur de cinquante ou soixante pieds en son point le plus élevé, et sa rotondité parfaite laissait entendre qu’en dépit de sa taille elle était d’origine artificielle plutôt que naturelle. Elle était aussi assez large pour que le baron pût y placer toute sa troupe, voire de bénéficier de quelque espace dégagé s’il disposait soigneusement sa formation, et ses pentes pierreuses escarpées formaient presque un angle droit avec la plaine avant de s’adoucir progressivement vers le sommet. « Ordinateur m’a appris que cette colline était regardée comme sacrée par la tribu des Thoulaas, déclara le baron. C’est le tumulus où sont enterrés leurs rois et leurs prêtres païens, aussi sacré à leurs yeux que Jérusalem l’est aux nôtres. Si nous nous postons à son sommet, ils nous attaqueront forcément. » Il se garda bien d’ajouter que le site qu’il avait choisi pour champ de bataille n’offrait, si ça tournait mal, aucune possibilité de repli aux Anglais. Ce qui lui déplaisait sans doute davantage que ça n’aurait déplu à l’avorton si le petit être en avait pris conscience, mais Sir George ne voyait pas d’autre solution. Il crevait les yeux qu’ils n’avaient de valeur pour sa guilde, lui et ses hommes, qu’en fonction de leur aptitude à remporter des victoires. S’ils la perdaient à ses yeux, sa guilde n’aurait plus aucune raison de les garder à son service, et il ne nourrissait aucun doute quant au dénouement : le bouffon/diablotin les massacrerait tous sans hésitation, dans le seul but de se débarrasser au moindre coût et le plus simplement possible de ce malencontreux investissement. Pire encore, il était également devenu flagrant qu’en dépit de son arrogante fatuité et de son mépris pour les Anglais, l’avorton avait moins de compétence, en matière de planification et d’organisation d’une simple bataille, sans rien dire d’une entière campagne, qu’un idiot du village. Ordinateur s’était montré beaucoup plus disert que ne s’y était attendu Sir George quand il l’avait pressé de questions sur les Thoulaas et les autres tribus locales, et le baron était vite parvenu à la conclusion que l’analyse qu’avait faite le bouffon/diablotin de la situation était tout à la fois erronée et présomptueuse. Les Thoulaas étaient effectivement l’ethnie la plus importante et la plus puissante du voisinage, et leur roi prétendait au titre de suzerain héréditaire auquel tous ses voisins devaient un tribut. Mais, à ce qu’avait dit Ordinateur, son autorité était davantage traditionnelle que factuelle. Les chefs de guerre qui étaient ses « vassaux » formaient un ramassis de rebelles indisciplinés et indépendants, guerroyant constamment les uns contre les autres, qui jamais ne se donnaient la peine de lui demander la permission d’aller mutuellement s’entre-tuer. Seules les anciennes et coutumières rivalités entre tribus et l’aptitude du roi des Thoulaas à entretenir la zizanie en jouant alternativement un chef de tribu contre l’autre avaient interdit jusque-là à deux ou trois d’entre eux de se liguer pour le détrôner et mettre fin à son règne, voire à son autorité nominale. Du point de vue de Sir George, cela signifiait que la défaite des Thoulaas ne serait jamais qu’une première étape dans l’accomplissement des vœux de l’avorton. Ces monstres étaient manifestement aussi bornés que des Écossais et aussi divisés que les Irlandais. Autrement dit, la défaite de leur tribu, si totale qu’elle fût, ne suffirait probablement pas à terrifier leurs voisins et rivaux au point de les pousser à complaisamment se soumettre. Il faudrait sans doute vaincre une ou deux au moins de ces tribus – voire une alliance de plusieurs d’entre elles – avant que tous les chefs et sous-chefs locaux n’y fussent disposés. Le baron avait avancé cette hypothèse avec la plus grande prudence lors de sa première réunion stratégique avec l’avorton, mais elle avait été balayée. Le « commandant » avait l’absolue certitude que l’élimination des Thoulaas résoudrait tous ses problèmes, et Sir George avait préféré ne pas le contredire à cet égard. Il s’était contenté de faire enregistrer son point de vue personnel, et peut-être le bouffon/diablotin finirait-il, après coup, par reconnaître qu’il avait vu juste. Mais peut-être aussi que non. Sir George avait vu trop d’hommes de noble naissance se fier si aveuglément à leur propre jugement et à leur cerveau qu’ils se montraient parfaitement incapables d’admettre les plus rudes leçons de la réalité. En particulier songea-t-il amèrement, quand ce sont d’autres qui doivent payer dans le sang, la souffrance et la mort le prix de leur stupidité. Ce qui pourrait fort bien être aussi le cas ici, mais au moins le bouffon/diablotin se targuait-il d’accorder une grande valeur à cet « atout » que les Anglais représentaient pour sa précieuse guilde. Si ces rodomontades contenaient une parcelle de vérité, peut-être aurait-il l’intelligence de retenir la leçon : écouter les conseils de Sir George en valait la peine. Mais, quoi que l’avenir leur réservât, la peu ragoûtante vérité présente n’en était pas moins que l’avorton attendait de Sir George qu’il lui apportât une prompte et décisive victoire. Le baron avait sans doute réussi à le dissuader de lancer un assaut frontal contre le principal village des Thoulaas, mais c’était la seule concession qu’il avait pu obtenir de lui. Et il avait la certitude que, maintenant qu’il avait gagné sur ce point, il serait dégradé (à tout le moins) s’il échouait à remporter cette victoire prompte et décisive qu’on attendait de lui. On ferait aussi de lui, assurément, un exemple de ce que pouvait vous valoir un échec, pour la gouverne de celui de ses subordonnées qui survivrait et serait promu à sa place ; et Matilda et Edward mourraient probablement eux aussi, sans même – fallait-il l’espérer – avoir été réveillés. Son esprit tenta de renâcler comme un cheval ombrageux à cette perspective, mais il se contraignit à l’affronter dans toute sa signification. C’était aussi l’une des responsabilités qui incombaient à son rang et, si le bouffon/diablotin était décidé à l’éliminer, cette créature désespérément incompétente exigerait sans doute d’exercer sa pleine et entière autorité sur celui qui lui succéderait. Ce qui se solderait par un désastre et, au final, par la mort de tous ceux qui étaient sous ses ordres et sous son égide. Raison pour laquelle Sir George avait choisi une position n’autorisant aucune retraite. À longue échéance, la seule alternative serait de remporter une victoire éclatante ou périr, et cette position lui offrait la meilleure chance de succès. Sans même parler du fait que des hommes qui ne peuvent pas fuir n’ont d’autre choix que de se battre à mort, songea-t-il aigrement. « Tant que je garde la possibilité de les inciter à venir m’attaquer où et quand je l’aurai choisi, je peux vous promettre la victoire que vous espérez, commandant », affirma-t-il avec une assurance qu’il était bien loin de ressentir. Le bouffon/diablotin le fixa sans mot dire pendant quelques interminables battements de cœur. « Très bien, lâcha-t-il enfin. J’aurais néanmoins préféré un assaut rapide et décisif qui prendrait les Thoulaas par surprise et les écraserait une bonne fois pour toutes, mais, comme vous l’avez dit, vous avez de l’emploi de vos armes grossières et primitives une expérience beaucoup plus directe que la mienne. Je vais vous permettre de combattre comme vous l’entendez… mais je vous recommande fortement d’honorer votre promesse et d’obtenir la victoire qu’exige ma guilde. » Qu’une seule phrase totalement dépourvue d’expression et d’inflexion pût receler autant de froide menace restait remarquable, songea Sir George. « Je ne peux pas dire que cette position emporte mes suffrages, monseigneur. » Rolf Grayhame se gratta vigoureusement la gorge et cracha un épais jet de salive dans l’herbe pourpre contre nature, en même temps qu’il tournait la tête pour balayer du regard la plaine lisse qui cernait la colline. Grâce aux démonstrations d’Ordinateur, il était tout aussi familiarisé que Sir George avec la foudroyante rapidité de l’allure bondissante des indigènes, qui leur permettait de dévorer l’espace… et il était conscient qu’aucun piéton humain ne pouvait espérer les distancer, eût-il le loisir de battre en retraite. « Ni même ce foutu monde, ajouta-t-il en faisant la grimace. — Je ne suis pas franchement enthousiaste non plus, répondit Sir George à l’archer puissamment bâti. Hélas, ce sont les seuls que nous avons à notre disposition, alors il faudra en tirer le meilleur, j’imagine. » Grayhame eut un âpre gloussement puis opina et chassa une mèche d’un coup de tête. « Avec votre permission, monseigneur, je ferais mieux de procéder à une autre vérification. — Faites, Rolf, laissa tomber le baron en souriant. Et rappelez à vos gars que, quoi qu’il ait pu dire, ce petit engagement est vraiment important », ajouta-t-il en montrant du menton l’étrange appareil qu’Ordinateur appelait un « char aérien » et qui flottait surnaturellement au-dessus de leurs têtes. Il décela l’ombre d’une surprise dans les traits de l’archer et éclata d’un rire bref. La réaction de Grayhame ne l’étonnait pas outre mesure. Le bouffon/diablotin avait passé près d’une heure à exhorter « ses » troupes à se battre pour la guilde. Sans le pouvoir de vie et de mort qu’il détenait sur eux tous, sa grotesque et ronflante harangue aurait déclenché d’irrépressibles accès d’hilarité chez chacun de ses hommes. La seule idée d’« honorer la guilde que nous servons en lui offrant notre courage et notre sang » aurait suffi à faire se plier en deux de rire – ou de nausée – les vétérans endurcis de Sir George ; quant à penser que l’avorton pouvait les croire assez stupides pour couper dans ces calembredaines… c’était encore plus désopilant. « Oh, je me moque comme de ma première cotte de mailles de lui et sa précieuse guilde, gronda le baron. En ce qui me concerne, ils pourraient bien attraper la vérole et la mort noire, et le plus vite possible ! Mais, quels que soient les sentiments qu’ils nous inspirent, nos vies dépendent de leur conviction qu’ils ont besoin de nous. Et ça signifie que nous devons l’emporter. — Sans parler d’un autre menu détail… monseigneur, intervint sombrement Walter Skinnet. Les “quatre-bras” nous trancheront la gorge si nous perdons. » Le baron eut un aigre ricanement. « Oui, sans parler de ce détail-là, convint-il avant de faire signe à Grayhame. Donc allez-y, Rolf. Et faites passer le mot. — N’en doutez pas, monseigneur », le rassura Grayhame avec un sourire torve. Il s’éloigna au petit trot pendant que Sir George se retournait pour embrasser du regard la plaine entourant leur position au sommet de la colline. Il existait suffisamment de subtiles et moins subtiles différences entre ce monde et la Terre pour conférer à toute la scène une irréalité tangible, pareille à celle d’une hallucination ou d’un rêve induit par la fièvre. Le soleil était plus froid et moins éclatant. Les « arbres » qui parsemaient la plaine tout autour du tumulus étaient trop hauts, trop fluets et pas de la bonne couleur. Sir George avait même l’impression de ne pas peser le bon poids, car il se sentait trop léger et trop plein d’ardeur. Il était habitué à la poussée d’énergie consécutive à l’imminence du combat, mais, là encore, c’était différent. Il en avait parlé à Ordinateur la première fois que les « annexes » du vaisseau principal avaient déposé les Anglais sur ce sol, avec leurs chevaux et leur équipement, et Ordinateur lui avait répondu que la « gravité » locale était plus faible et que l’air de ce monde contenait plus d’oxygène que celui auquel les Anglais étaient habitués. Le baron n’avait aucune idée de ce qu’étaient cette « gravité » et cet « oxygène », mais, s’ils étaient capables de lui apporter un tel bien-être, il tenait à en tirer le maximum ! Ses lèvres esquissèrent un sourire à cette pensée, mais ce fut très fugace et il reprit, en plissant les yeux, son examen de la plaine environnante. Les prairies à l’étrange couleur s’étendaient à perte de vue, uniquement brisées par un bouquet d’arbres rabougris et les berges escarpées d’une étroite mais profonde rivière serpentant autour du flanc ouest du tumulus. Le terrain était assez plat pour qu’on distinguât clairement le principal village des Thoulaas sur la rive opposée, à deux ou trois lieues de la colline, et, pendant qu’il regardait, il voyait progresser la marée montante des guerriers de la tribu, qui se bousculaient et jouaient des coudes pour conserver leur position en même temps qu’ils bondissaient dans l’herbe pourpre (laquelle arrivait à peu près à la taille d’un homme et à mi-cuisse pour eux) vers le gué permettant à la piste venant de leur village de franchir la rivière et de se poursuivre jusqu’au tumulus. Même à leur allure, ils n’atteindraient pas la colline avant un bon moment, et, de son poste d’observation, le baron ne distinguait que de rares détails. En revanche, le profond et rythmique martèlement de leurs tambours de guerre parvenait faiblement à ses oreilles. « De combien de lanceurs de javeline disposent-ils, Ordinateur ? — De neuf cent dix-sept sur un total de six mille deux cent neuf guerriers », répondit Ordinateur dans son oreille. Bien qu’il sût qu’Ordinateur rapportait tout ce qu’il entendait à l’avorton et au reste de l’équipage, le baron éprouva un grand réconfort en entendant le son de sa voix en ce moment précis. D’un autre côté, les chiffres qu’il venait d’annoncer n’avaient rien de rassurant. Sans les marins et autres hommes non aguerris dont Sir George avait convaincu le bouffon/diablotin qu’il valait mieux ne pas les lancer dans la bagarre, il commandait une force d’à peine huit cents hommes. En vérité, soixante pour cent d’entre eux étaient des archers, mais l’ennemi disposait de deux fois plus de lanceurs de projectiles, et ces archers étaient beaucoup plus chichement armés pour le combat corps à corps que ses hommes d’armes puisqu’ils ne portaient que des dagues, des glaives et parfois une masse d’armes ou un marteau en sus de leur arc. S’ils devaient en venir aux mains avec les futurs survivants de cette horde, ils seraient lourdement désavantagés. Ce qui signifiait que Sir George devait interdire aux Thoulaas tout espoir de combat rapproché. C’était à cela que servirait la palissade de pieux de bois aiguisés dont se hérissait le flanc de la colline. Sans rien dire des chausse-trapes dissimulées dans le lit de la rivière et massivement éparpillées dans les hautes herbes entre la rive et le pied du tumulus ; ni de la double rangée d’hommes d’armes démontés qui s’interposaient entre les pieux et les premières lignes des archers. Qu’il eût démonté tous ses hommes d’armes à l’exception d’une cinquantaine après avoir si âprement discuté avec l’avorton de la nécessité d’acquérir des chevaux n’en restait pas moins ironique. Bien sûr, se rappela-t-il en se retournant pour observer les rangées de montures qu’on retenait à l’arrière de sa formation, quand l’assaut des Thoulaas aurait été brisé – s’il l’était jamais –, il aurait besoin de toutes pour mener la poursuite qu’il entendait lancer. Skinnet et les cinquante cavaliers placés sous ses ordres et ceux de Sir Richard formaient la seule véritable réserve du baron. Au moins ses hommes étaient-ils les mieux armés et cuirassés qu’il eût jamais menés au combat, se persuada-t-il. En dépit de tout le mépris qu’éprouvait l’avorton pour la grossièreté de leur équipement primitif, les « modules industriels » de la guilde avaient honoré, voire surpassé les requêtes que Sir George et ses conseillers leur avaient soumises. Comme tout commandant de son époque, Sir George n’était que trop familièrement avisé du coût que représentait l’équipement convenable d’un homme pour la guerre. Les chevaliers et les hommes d’armes montés avaient d’ordinaire la priorité, puisqu’ils étaient l’élément décisif lors d’un combat rapproché, où la protection contre les coups portés par l’ennemi est prééminente… et aussi parce que les chevaliers sont en général assez fortunés pour s’offrir une armure de meilleure qualité. Aucun suzerain, aucun capitaine n’aurait pu se permettre, toutefois, de fournir une telle armure à tous les hommes de sa troupe, et les archers et piétons devaient se débrouiller avec des cuirasses sans doute moins efficaces mais aussi beaucoup moins onéreuses. Un archer pouvait s’estimer heureux s’il arrivait à se payer une brigandine plutôt qu’un simple gilet de cuir, et un piéton s’il disposait d’un haubergeon de mailles au lieu d’une brigandine. Même les chevaliers et les hommes d’armes montés devaient fréquemment remplacer les plaques de métal utilisées pour renforcer leur cotte de mailles par du cuir bouilli. Mais pas ceux de Sir George. Leur armure n’était peut-être pas faite des mêmes merveilleux alliages que le vaisseau ni même que l’armure des mufles verruqueux, mais elle était fabriquée dans un meilleur acier que tous ceux qu’avait jamais forgés un artisan né sur Terre. Et ce n’était pas tout… Fait inouï jusque-là, toutes celles des hommes d’armes montés étaient identiques… et tous étaient aussi bien cuirassés que les chevaliers qu’avait connus Sir George. En vérité, son armée avait atteint un degré d’uniformité et de qualité dont il n’aurait jamais rêvé quand il s’était embarqué pour la France. Les hommes étant ce qu’ils sont – et, plus particulièrement, les Anglais étant ce qu’ils sont –, la confiscation de leur équipement juste avant leur « traitement » et sa non-restitution ensuite avaient sans doute suscité quelques grommellements. Mais ils s’étaient rapidement tus quand les vétérans s’étaient rendu compte des améliorations qui lui avaient été apportées, et Sir George n’avait même pas été tenté de s’en plaindre. Oh, sans doute regrettait-il l’armure familiale qui avait naguère appartenu à son père, mais ce n’était que pure et simple nostalgie, liée à la perte d’un objet se rattachant à des gens et des lieux qu’il ne reverrait plus jamais. Sa nouvelle armure était plus légère et beaucoup plus apte à le protéger des armes ennemies, et c’était un homme bien trop prosaïque pour qu’elle lui manquât. Leurs chevaux eux-mêmes étaient mieux caparaçonnés. Les destriers que le bouffon/diablotin et ses serviteurs mécaniques avaient volés en France lors d’une nuit sanglante n’étaient pas de massifs chevaux de charge, et sans doute n’étaient-ils pas aussi lourdement cuirassés que l’auraient été ces percherons, mais cela convenait parfaitement à Sir George, qui préférait de toute façon la mobilité et l’endurance à la poussive pesanteur. Toutefois, même s’il n’avait jamais été aussi féru des chevaux massifs que la plupart de ses contemporains, ou peut-être parce qu’il ne l’avait jamais été, il était enchanté du caparaçon, créé par les modules de l’avorton, qui bardait les chevaux. Comme sa propre armure, il était plus léger et plus dur que tout ce qu’il avait connu sur Terre, et il offrait une plus grande protection sans pour autant surcharger les montures. Ce qui n’était pas plus mal, dans la mesure où la crainte du bouffon/diablotin que les chevaux s’adaptent mal à la stase d’impulsion phasique semblait bien fondée. Ordinateur avait appris à Sir George qu’ils en avaient perdu pas moins d’une dizaine durant leur voyage jusque-là (où que puisse être le « là » en question) et le baron répugnait à réfléchir à ce que cela augurait à longue échéance. Mais, se rappela-t-il en regardant la horde des Thoulaas se rapprocher de plus en plus de leur démarche bondissante, quels que fussent les problèmes à long terme qui exigeaient son attention, il devait avant tout survivre à l’instant présent. Il leva la main et fit signe à Sir Richard et à Skinnet de le rejoindre. Le chevalier et le sergent tendirent leurs rênes à l’écuyer de Sir Richard et se portèrent à sa rencontre. « Il me semble, déclara-t-il hâtivement sans quitter une seconde des yeux l’armée des guerriers à quatre bras, que ces… créatures comptent faire exactement ce que nous espérions et qu’elles foncent droit sur nous. Dans le cas contraire, c’est à vous deux et vos gens qu’il reviendra de les empêcher de nous tomber sur le dos, jusqu’à ce que j’aie changé de ligne de front. Je veux que vous fassiez se replier notre réserve d’encore cent cinquante pas et que vous surveilliez de près l’arrière et les flancs. — À vos ordres, monseigneur », répondit Sir Richard. Skinnet se contenta d’acquiescer d’un signe de tête et les deux hommes regagnèrent leurs soldats à vive allure et entreprirent de donner des ordres. Sir George ne s’occupa plus d’eux et reporta son attention sur l’ennemi. Le rapport de forces est légèrement plus désavantageux que quand j’ai affronté le roi à Dupplin, réfléchit-il. Il avait souligné le fait devant ses hommes lors de son propre discours préludant au combat, passablement plus professionnel et moins ampoulé que celui de l’avorton, et c’était assez proche de la vérité pour les satisfaire. Sir George avait fondé le déploiement présent de ses troupes sur celui de Dupplin, et il s’attendait sincèrement à ce qu’il lui apportât la victoire, même s’il existait d’importantes différences, dont il était d’ailleurs conscient, entre le champ de bataille de Dupplin et celui d’aujourd’hui. En tout premier lieu, si l’armée d’Édouard III n’avait compté que cinq cents chevaliers et quinze cents archers contre les dix mille Écossais de Dupplin, le rapport de forces n’était jamais que de cinq contre un en sa défaveur, au lieu de huit contre un ici. D’autre part, les Écossais n’avaient pas d’archers, alors que les Thoulaas étaient forts de plus nombreux lanceurs de javeline que ses archers. Et, pour finir, les Écossais ne faisaient pas neuf pieds de haut et n’avaient que deux bras chacun. Malgré tout, ce n’est pas comme si nous n’avions jamais connu cela, se persuada-t-il fermement alors que les guerriers ennemis atteignaient déjà la berge opposée de la rivière et commençaient d’y patauger en beuglant leurs étranges et mugissants cris de guerre, tandis que leurs tambours tonnaient avec fracas à l’arrière-plan. Ils devraient découvrir les premières chausse-trapes dans… Là ! Comme si cette pensée en avait donné le signal, un monstrueux frémissement parcourut la ligne de front de la charge des Thoulaas. Leurs cris de guerre se muèrent brusquement en glapissements de douleur quand d’énormes et larges pieds à six orteils s’abattirent sur les pointes méchamment aiguisées des chausse-trapes. Il s’agissait d’un engin archaïque et d’une grande simplicité, constitué de quatre fourchons barbelés disposés de telle façon qu’une de ces pointes soit toujours braquée en l’air. Conçues comme une arme contre la cavalerie, elles n’en étaient pas moins tout aussi efficace contre les fantassins… surtout quand on ne soupçonnait pas leur présence. Et celle-ci, en l’occurrence, ne l’avait assurément pas été. Pieds nus, les Thoulaas n’avaient jamais connu une telle arme, et, quand les pointes d’acier mortellement acérées leur transperçaient la voûte plantaire, ils hurlaient de souffrance. Des centaines d’entre eux s’abattaient dans l’eau en se tordant de douleur, leurs cris redoublaient encore quand ils tombaient sur d’autres chausse-trapes, et nombreux furent ceux qui se noyèrent dans trois pieds d’eau. Toute la ligne de front de leur formation – du moins si l’on pouvait donner ce nom à cette masse dépenaillée – s’effrita. Mais elle ne s’arrêta pas pour autant. La fièvre du combat, le mépris qu’ils éprouvaient pour les misérables demi-portions qui occupaient l’autre berge de la rivière, la rancœur que leur inspiraient les exigences de la guilde du bouffon/diablotin, leur fureur consécutive à la profanation de leur tumulus, tout cela continuait à les porter en avant, et Sir George plissa les yeux de satisfaction en voyant leur formation se désintégrer. Sur sa demande, les serviteurs de l’avorton avaient passé la nuit précédente à parsemer de chausse-trapes, sur près d’une demi-lieue, le lit de la rivière, en amont comme en aval, et aussi silencieusement que furtivement. Mais le gué qui faisait directement face à la colline avait été sciemment épargné, et les Thoulaas se déversaient à présent vers son centre, en s’agglutinant de plus en plus à mesure qu’ils se rendaient compte qu’aucune de ces vicieuses et invisibles chausse-trapes n’arrêtait leur charge vers le tumulus en leur massacrant les pieds. Sir George poussa un nouveau grognement de satisfaction en constatant que les guerriers à quatre bras s’attroupaient de plus en plus en une grosse masse informe. La seule promiscuité de leurs corps devrait, sinon éliminer totalement l’efficacité des lanceurs de javeline en leur interdisant de prendre le recul nécessaire au jet de leurs projectiles mortels, du moins la réduire fortement, et il attendit encore cinq battements de cœur pour inspirer profondément et hocher sèchement la tête à l’intention de Rolf Grayhame, qui l’observait attentivement. « Encochez et tirez ! » cria Grayhame. Sir George avait divisé ses archers en deux sections, chacune postée sur un des flancs de sa ligne de front et légèrement en avant, mais toujours derrière les rangées de pieux de bois, afin que leurs tirs convergent sur la colonne compacte de guerriers thoulaas qui, à travers des giclées d’embruns irisées, chargeaient droit sur leur position. Ses archers étaient des vétérans, tous capables de décocher jusqu’à douze traits en une minute et de frapper, en visant, une cible de la taille d’un homme à deux cents pas ; en l’occurrence, leurs cibles étaient bien plus grosses qu’un homme, et près de cinq cents longs arcs se bandèrent au cri de Grayhame. « Tirez ! » beugla-t-il, et un demi-millier de flèches chantèrent dans les airs à l’unisson. Nul ne peut imaginer, s’il n’a pas vu les archers anglais à l’œuvre, le féroce, mortel sifflement qu’un tel déluge de flèches tiré vers le ciel peut produire, précédé par le grattement sonore de leur hampe contre le bois de l’arc. L’air lui-même paraissait bourdonner quand la rafale le fendit, obscurcissant le soleil comme une vaste ombre de la mort, puis piqua de nouveau vers le sol en vibrant, pareille à une nuée de démons déchaînés. Les Thoulaas poussèrent de nouveaux hurlements de souffrance, bien pires que ceux que leur avaient arrachés les chausse-trapes, quand la pluie létale les cribla. Chaque flèche faisait près d’un mètre de long, avec une large pointe affûtée comme un rasoir qui s’enfonçait sans effort dans la chair des cibles non cuirassées des archers et, pendant une effroyable seconde, juste avant que les cris de douleur ne les noient, leurs violents impacts furent clairement audibles depuis le poste d’observation du baron. Des centaines d’indigènes s’affaissèrent, mais Sir George cligna les yeux de stupéfaction car les traits mortels s’étaient enfoncés bien plus profondément dans la formation des Thoulaas qu’il ne l’avait escompté. De surprise, sa tête pivota sèchement sur son axe, tandis que les premières rangées de l’ennemi continuaient de charger, alors même que, cinquante mètres derrière, celles qui les suivaient piaillaient et tombaient. Mais Grayhame invectivait déjà furieusement ses archers. Certains semblaient désorientés, mais on ne laissa pas à leur confusion le temps de virer à l’incertitude, car Grayhame aboyait déjà de nouveaux ordres et une seconde volée de flèches monta vers le ciel. Celle-ci retomba plus près des cibles choisies, et les archers eurent tôt fait d’adopter leur rythme familier en décochant un troisième déluge mortel puis un quatrième. Et un cinquième ! Au quatrième, les archers avaient déjà ajusté avec précision la trajectoire de leurs tirs, et le spectacle qui s’offrit aux yeux d’un Sir George profondément abasourdi était tel que son expérience à Dupplin ni même ce qu’il avait connu à Halidon Hill ne l’y avaient préparé. Ordinateur avait affirmé que cette force s’élevait à six mille guerriers ; au cours des quatre-vingt-dix secondes suivantes, ses archers avaient décoché neuf mille traits vers le ciel. Quand le dernier retomba, la bataille était bel et bien terminée. Oh, les flèches continuèrent bien de voler pendant encore deux ou trois minutes, mais le carnage de la première minute et demie avait broyé les Thoulaas comme un marteau-pilon. En dépit de la portée et de la précision de leurs javelines, jamais ils n’avaient affronté la terrifiante puissance de frappe d’un tir aussi rapide, massif et meurtrier. La moitié de leur armée avait probablement été décimée, tuée ou blessée lors de ces quatre-vingt-dix secondes initiales de carnage. Un autre quart avait encore été frappé quand les survivants avaient tourné les talons pour s’enfuir en hurlant de terreur, et Sir George redressa l’échine pour les suivre des yeux. L’espace d’un bref instant, il laissa son regard s’attarder sur les andains de Thoulaas éparpillés sur les deux berges de la rivière ou entassés dans son lit comme autant de hideuses digues hérissées de flèches, qui teignaient le courant en aval de sang orangé sirupeux. Partout dans ces piles et amoncellements de cadavres, des corps se tortillaient ou se convulsaient encore, tandis que des gémissements inhumains – dans tous les sens du terme – s’en élevaient et s’éteignaient comme un horrible hymne infernal. Il observa l’épouvantable spectacle, guerrier pourtant endurci mais choqué malgré lui par le carnage qu’il avait déclenché, puis lui tourna le dos et adressa un signe de tête au jeune Thomas Snellgrave, son écuyer et porte-étendard. Thomas était livide et ses mains tremblaient légèrement, mais il retourna son signe de tête à son suzerain et agita l’étendard de Sir George selon le signal convenu. Par toute la formation anglaise le branle-bas commença, tandis que les cavaliers démontés qui avaient renforcé la ligne protectrice de piétons entreprenaient de regagner les rangées de chevaux qui les attendaient. Sir Richard et Walter Skinnet les rejoignirent bientôt au petit trot, et Sir George se dirigea vers le palefrenier nerveux qui tenait en bride le grand étalon noir comme la nuit. Le baron lui fit un signe de tête, se saisit des rênes de l’étalon et se hissa sur sa selle. C’était une manœuvre qu’il avait appris à exécuter, en dépit de la lourdeur de son armure, alors qu’il n’était guère plus âgé que son fils aujourd’hui, mais elle semblait beaucoup plus aisée ici. À cause de la « gravité » et de l’« oxygène » dont avait si obscurément parlé Ordinateur ? Sir George n’en savait rien et il se demanda fugacement si l’un de ces facteurs n’expliquait pas aussi l’extraordinaire portée des flèches de ses archers, qui avait tant surpris ces derniers. Peut-être Ordinateur le lui expliquerait-il plus tard, s’il lui posait la question, se dit-il avant de la repousser au fond de son esprit. Le cheval qu’il avait baptisé Satan se mouvait malaisément sous lui, luttait contre le mors et montrait les dents tout en fixant d’un œil torve tout ce qui, humain ou chevalin, osait empiéter sur son espace vital. Sir George perçut le défi sifflant de l’étalon, mais il n’avait pas le temps de s’inquiéter d’un problème aussi mineur. Il se pencha en avant sur sa selle et, de son gantelet, frappa légèrement le cheval entre les oreilles. Ce n’était pas un coup très appuyé, mais il suffit largement, car Satan et lui se comprenaient depuis longtemps, et, pour rappeler à l’étalon que l’insignifiante créature qui le chevauchait était son maître, l’emploi de la force n’était nullement requis. Il y avait là une sorte de symbolique, une analogie sur laquelle Sir George préféra ne pas se pencher trop attentivement. Il jeta un regard autour de lui pendant que le jeune Snellgrave coinçait le bout de la hampe de son étendard dans son éperon droit et pressait son propre palefroi de se porter aux côtés de Satan. Sir Richard prit position à la droite de Sir George, avec Skinnet sur sa gauche, et le baron hocha une dernière fois la tête de satisfaction. C’était sans doute là une force de cavalerie assez réduite, surtout si l’on tenait compte du millier de Thoulaas qui avaient échappé au massacre du gué. Mais, réduite ou pas, il n’avait que celle-là et il lui faudrait faire avec. Au moins étaient-ils tous bien entraînés, bien armés et bien montés. En les observant, Sir George se contraignit à accepter que certains d’entre eux allaient mourir. Le massacre unilatéral qu’avaient infligé ses archers aux Thoulaas ne se reproduirait plus aujourd’hui. Peut-être auraient-ils pu laisser les rescapés en paix. Après d’aussi terribles pertes, leurs chefs survivants et leurs chamans se soumettraient sans doute au bouffon/diablotin sans autre effusion de sang. Mais il ne pouvait pas en être certain, et il avait reçu l’ordre de les écraser sans nourrir le moindre doute ni se poser de questions. Il n’aurait pas l’audace de bâcler cette tâche, d’autant que la survie des siens dépendait de son aptitude à prouver définitivement leur valeur au bouffon/diablotin et à sa guilde. Il allait donc s’assurer que les Thoulaas seraient brisés au-delà de toute velléité de résistance, dût-il pour y parvenir en tuer un millier de plus ou perdre une douzaine de ses propres hommes, précieux et irremplaçables. « Très bien, les enfants, déclara-t-il calmement. Nous allons devoir contourner largement les chausse-trapes de la rivière et nous n’avons pas de temps à perdre. Ébranlons-nous. » Le coup de trompette envoya la petite cavalerie anglaise volter sur la gauche, et la colonne se déploya en une longue rangée en progression. La manœuvre s’était déroulée avec toute la promptitude bien rôdée que pouvait exiger un commandant, songea lugubrement Sir George, et c’était tant mieux. La rivière se trouvait à une lieue derrière eux et le village à une lieue et demie devant ; la masse des guerriers qui s’interposaient entre ses hommes et les maisons du village s’élevait à environ quatre cents Thoulaas – soit le double de sa cavalerie. Pire, une vingtaine au moins de lanceurs de javeline se tenaient par-delà, et les porteurs de javelot et de masse poussèrent un hurlement de rage en repérant sa cavalerie. Le baron n’appréciait guère de devoir affronter tant de guerriers en combat rapproché, mais du moins ne représentaient-ils qu’un tout petit peu plus du tiers de ceux qui, selon l’estimation d’Ordinateur, avaient réchappé au massacre du gué. Si l’on parvenait à les briser de manière décisive, il y avait fort peu de chances pour qu’une autre force de taille conséquente parvînt à se rassembler. Le hic, c’était de veiller à ce qu’ils soient broyés, eux. Il consacra encore un instant à examiner sa ligne de front et grogna de contentement. Puis il adressa un signe de tête à son trompette et claqua la visière de son bascinet. « Prêts ! » cria-t-il à travers ses fentes, et la trompette sonna. Il aurait sans doute pu recourir à Ordinateur pour colporter chacun de ses ordres jusqu’aux oreilles de chaque homme, mais il avait préféré s’en abstenir. Ses soldats étaient habitués à obéir aux sonneries de trompette et il avait décidé de leur épargner autant que possible, pour leur première bataille, d’autres nouvelles et déroutantes expériences. On aurait amplement le temps d’apporter plus tard des améliorations et des ajustements à la stratégie, pourvu toutefois qu’ils remportent la victoire. Tout au long de la ligne anglaise, les lances – dont celle de Sir George lui-même – s’abaissèrent, obéissant au coup de trompette, et il s’installa plus solidement sur sa selle pendant que, sous lui, Satan grattait impatiemment le sol de ses sabots. « Au pas ! » ordonna-t-il, et la trompette sonna de nouveau. La cavalerie s’ébranla et dirigea ses montures vers la meute des Thoulaas qui agitaient leurs armes. Il attendit le temps de deux ou trois autres battements de cœur puis cria : « Au trot ! » La rangée de cavaliers éperonna et les chevaux adoptèrent une allure plus vive, faisant résonner leurs sabots sur la terre ferme à mesure qu’ils gagnaient en rapidité et en élan ; et les guerriers Thoulaas se ruèrent à leur rencontre en poussant leurs cris de guerre. « Chargez ! » La trompette sonna une dernière fois et, en réponse aux cris de guerre ennemis, un beuglement sourd et profond s’éleva des cavaliers tandis que le galop succédait au trot. Les fentes de sa visière rétrécissaient partiellement le champ de vision de Sir George, mais il vit se détendre les bras des lanceurs de javeline puis les longs et fins javelots se décrocher de leur propulseur. Il flaira une odeur de poussière et de sueur, la sienne et celle de son cheval, et sentit le soleil, qui lui avait paru si pâle dans ce ciel boueux, marteler son armure, en même temps que le tonnerre de la charge équestre l’enveloppait. Les javelines retombèrent cruellement en fendant l’air et l’une d’elles frappa son écu avec la lourdeur et la vigueur d’un marteau. Il entendit un cheval hennir lamentablement, tandis que des cris humains se mêlaient à son hennissement, mais ce n’était pas le moment d’y songer. De songer à rien qui pût le distraire de sa tâche présente. Un énorme Thoulaas arrivait droit sur lui – un véritable géant, même pour son espèce – armé de deux haches gigantesques qu’il tenait de chacune de ses paires de mains. Il était aussi grand que Sir George monté sur Satan, et il glapit un cri de guerre haineux en se jetant sur lui. Mais, si grand qu’il fût et si longs que fussent ses bras, ils étaient plus courts qu’une lance de dix pieds, et il poussa un nouveau hurlement quand la dure pointe d’acier lui empala le poitrail. Il s’abattit, mais la force de l’impact avait arraché la lance des mains de Sir George. Trop aguerri pour tenter de maintenir son emprise sur sa hampe au détriment de sa vélocité et de son équilibre, il sortit son épée du fourreau en un réflexe aussi instinctif que l’acte de respirer. Satan galopait toujours en poussant son propre hennissement de guerre, mais il n’en répondait pas moins docilement à la pression des genoux du baron ; puis, un autre guerrier l’affrontant, Sir George se dressa sur sa selle, en appui sur ses éperons. Une hache et un énorme et encombrant fléau volèrent vers lui en une attaque en ciseaux, et l’invraisemblable choc qui le secoua quand le fléau s’abattit de tout son poids sur son écu faillit le désarçonner. D’étrange façon, ce fut la hache qui lui permit de recouvrer son équilibre en le heurtant presque simultanément. Elle frappa la toute neuve et solide plaque d’acier qui recouvrait son haubert, le projetant en avant et de côté, de manière presque diamétralement opposée à l’impact du fléau. C’était comme d’être piégé entre deux massettes, mais le baron resta en selle et son épée riposta avec une mortelle précision. Le deuxième Thoulaas bascula en arrière, la gorge béante et ruisselante de sang, et Satan le piétina ; puis, brusquement, Sir George perça leurs lignes et il sourit férocement quand Satan traversa en trombe les rangs de lanceurs de javeline. Ceux-là ne portaient aucune arme de combat rapproché. Les deux dernières javelines le frappèrent – la première fut détournée par son plastron et la seconde ricocha sur sa jambière gauche – tandis qu’une troisième rebondissait sur le caparaçon de Satan, puis Sir George se retrouva au beau milieu. Il se dressa sur ses éperons en passant entre les deux premiers, et son épée trancha un bras en s’abattant puis, d’un revers, brisa le crâne de l’autre en se relevant. Un troisième Thoulaas tendit une paire de mains vers lui pour tenter de l’arracher à sa selle tandis que, de l’autre, il s’efforçait furieusement de le transpercer de ses javelines. Mais son armure en triompha et il écrasa son bouclier sur le front du géant, qui recula en titubant. Un des cavaliers du baron qui avait retenu sa lance jusque-là le frôla au grand galop. La pointe d’acier de sa lance perfora le ventre du Thoulaas étourdi, et Sir George et ses compagnons piquèrent des deux, emportés par leur élan au-delà de la dernière ligne ennemie. Satan virevolta sous lui comme une antilope, toute trace de rébellion ou de résistance évanouie, et Sir George balaya le champ de bataille du regard. La formation des Thoulaas, si tant est qu’elle avait mérité ce nom, s’était fracassée comme du cristal sous l’impact de leur charge. Si énormes et puissants qu’ils fussent individuellement, les monstres avaient découvert que d’avoir quatre bras pour brandir des armes ne suffisait pas à triompher de la discipline et de l’armure d’adversaires pourtant beaucoup plus fluets. La moitié au moins des Thoulaas étaient tombés, et, alors même que Snellgrave rejoignait le baron avec son étendard, les Anglais survivants continuaient de faucher la poignée d’ennemis qui n’avaient pas encore pris la fuite. D’autres cavaliers s’étaient lancés aux trousses des fuyards et les hachaient menu par-derrière, en vertu de l’antique châtiment que la cavalerie a de tout temps réservé aux fantassins en débandade. En l’occurrence, néanmoins, l’infanterie cavalait presque aussi vite que ses poursuivants, et Sir George se tourna vers son trompette. « Sonne le rappel ! » L’instrument nasilla quelques notes tonitruantes, qui couvrirent le fracas et la clameur des combats, et les cavaliers réagirent promptement. Quelques-uns, çà et là, s’attardèrent pour achever un ou deux Thoulaas ; cela dit, il ne s’agissait pas de chevaliers français mais de vétérans expérimentés que Sir George et Skinnet avaient souvent entraînés personnellement au fil des ans. De professionnels qui n’étaient pas près de laisser leur exaltation ou une conception mal comprise de l’honneur prendre le dessus sur le bon sens, et ils ne tardèrent d’ailleurs pas à rallier son étendard. Sir George procéda à une rapide évaluation de leur nombre. Il distinguait les corps d’une douzaine au moins de ses hommes éparpillés parmi les morts et les blessés thoulaas, et plusieurs autres cavaliers étaient démontés. Des chevaux étaient donc tombés aussi, mais sa première impression lui soufflait qu’ils étaient plus nombreux à avoir désarçonné leur cavalier qu’à mourir sous lui. Il ne savait pas combien de ces silhouettes cuirassées qui gisaient dans l’herbe pourpre piétinée et ensanglantée étaient mortes et combien n’étaient que blessées, mais il se faisait une idée très précise de ce qu’il adviendrait des blessés sans protection qui tomberaient entre les mains des Thoulaas. En d’autres circonstances, il se serait sans doute fié aux hommes d’armes démontés pour couvrir leurs camarades, mais les indigènes étaient tout bonnement trop monstrueux pour qu’il comptât sur des fantassins, si bien menés et équipés fussent-ils, aussi releva-t-il sa visière pour se tourner vers Skinnet. « Walter ! Ordonnez à vingt hommes d’aller mettre les blessés à l’abri ! — À vos ordres, monseigneur ! — Sir Richard ! — Présent, monseigneur ! — Nous allons poursuivre jusqu’au village. Quand nous l’atteindrons, prenez la moitié de vos hommes et contournez-le pour sécuriser le portail est. — Oui, monseigneur ! — Très bien. » Sir George jeta encore un regard au champ de bataille puis remercia d’un grognement le piéton qui venait de lui tendre une lance de remplacement. « Merci », ajouta-t-il avant de tourner la tête pour regarder Skinnet éperonner sa monture afin de la rapprocher de Satan. La tête de l’étalon pivota brusquement, comme s’il s’apprêtait à planter les dents dans le palefroi de Skinnet, mais Sir George le retint machinalement et le vétéran blanchi sous le harnais eut un ricanement maussade. « Je vous avais bien dit qu’il avait le diable au corps, déclara le maître écuyer. — En effet… et c’est une foutue bénédiction en un pareil jour. — Je n’en disconviendrai pas, monseigneur. Pas aujourd’hui. — Parfait ! » Le baron sourit fugitivement, montrant des dents blanches sur fond de barbe noire dans l’ombre de son bascinet. « Sommes-nous prêts ? — Oui, monseigneur. » Skinnet fit signe à la petite troupe de vingt hommes qu’il avait choisie pour son détachement et Sir George hocha la tête de satisfaction. Il reconnaissait leur supérieur, un austère et imperturbable gaillard du Yorkshire du nom de Dickon, qui suivait Skinnet avant même que celui-ci n’eût rejoint le baron. Il saurait garder la tête froide et maintenir la cohésion de sa troupe plutôt que d’autoriser ses hommes à s’éparpiller et se débander, et le baron savait qu’il pouvait également compter sur lui pour empêcher une bande de Thoulaas de menacer les blessés, pourvu qu’elle fût de taille raisonnable. Et Dickon avait aussi suffisamment d’expérience, si un groupe plus important de ces monstres survenait, pour se replier avec tous ceux qu’il pourrait sauver au lieu de sacrifier tout son détachement en tentant désespérément de les défendre. « Très bien, répéta Sir George. Partons. » « Dommage qu’ils ne puissent pas utiliser ces choses pour combattre, grogna Sir Anthony. Si nous ne pouvons les blesser, alors les quatre-bras ne le pourraient pas non plus, et une vingtaine d’archers abrités derrière un tel couvert auraient remporté la décision en une heure ! » Le chevalier avait l’air franchement écœuré, et Sir George ne put qu’acquiescer d’un signe de tête. Le pâle soleil de ce monde chichement éclairé se couchait à l’ouest, et les crépitements et la fumée des palissades enflammées du village des Thoulaas s’élevaient dans le ciel qui s’assombrissait lentement. La plupart de ses hommes auraient préféré brûler tout le village et pas uniquement ses fortifications, Sir George en était conscient, mais ses ordres avaient été péremptoires. Le chef de guerre thoulaas survivant s’était rendu avec les guerriers qui lui restaient, à la seule condition que leur village soit épargné, et le but de la manœuvre était de contraindre les indigènes à accepter les conditions de la guilde du bouffon/diablotin, ce qui serait beaucoup plus facile s’ils avaient des raisons de croire que la soumission leur vaudrait le salut ou, à tout le moins, la clémence… et cette promesse de clémence serait tenue. En outre, songea-t-il cyniquement, le reste du village serait sans doute détruit bien assez tôt. Ses hommes et lui avaient tué ou blessé quatre-vingt-dix pour cent des guerriers de la tribu. L’une ou l’autre de ses rivales viendrait avant longtemps achever la besogne des Anglais. Mais, pendant que Sir Anthony et lui regardaient les serviteurs mécaniques du bouffon/diablotin survoler la plaine autour du village, cette réflexion restait sous-jacente à ses pensées principales. Quelques-uns ressemblaient beaucoup à son « char aérien », sauf qu’ils étaient bien plus gros, et l’un d’eux se posa brièvement pendant que Sir George les observait, puis il décolla de nouveau. « Un cheval, cette fois, me semble-t-il », déclara sereinement le père Timothy. Le prêtre était venu rejoindre Sir George de son propre chef dès que le danger avait été écarté. En fait, il était arrivé un peu trop vite pour la tranquillité du baron. Sir George savait certes que la foi de Timothy le rendait aussi intrépide que peut l’être un simple mortel, tout comme il était conscient que les nombreuses années qu’il avait vécues en soldat lui avaient insufflé une grande aptitude à évaluer les dangers en même temps qu’assez de prudence pour les éviter. Malgré tout, à l’idée qu’il risquait de perdre son vieil ami, son confesseur et l’irremplaçable guide spirituel de ses gens, l’apparition inopinée du dominicain lui avait arraché une sévère réprimande. « Il n’y avait aucun blessé parmi les archers, avait assez raisonnablement répliqué le prêtre. Mais il y a ici des mourants et des agonisants qui ont besoin de se confesser. » Son argument avait réduit au silence les objections de Sir George, même s’il n’avait en rien apaisé les émotions qui les avaient suscitées. Le baron pouvait difficilement se plaindre de la détermination avec laquelle Timothy entendait remplir ses devoirs sacerdotaux, mais il prit mentalement note d’inciter Matilda à raisonner le vieil homme. Si quelqu’un était capable de le persuader qu’il était irremplaçable, c’était bien elle… et Sir George savait d’expérience personnelle à quel point elle pouvait se montrer peu scrupuleuse dans la formulation de ses arguments quand elle savait avoir raison. Ses lèvres avaient ébauché un sourire à cette pensée, mais ce sourire s’était aussitôt évanoui : il s’était rappelé que Matilda et Edward étaient toujours en stase et servaient d’otages à son maître en échange de la satisfaction de ses exigences. Le prêtre à ses côtés, il observait donc le véhicule qui s’élevait quand il se renfrogna. « Que croyez-vous qu’ils veulent en faire ? » demanda-t-il. Le père Timothy haussa les épaules. « Aucune idée, monseigneur, avoua-t-il, le regard troublé. Ces mêmes… véhicules ont ramassé tous nos blessés juste après la bataille. La raison pour laquelle ils recueillent aussi les morts, surtout les animaux, au lieu de nous autoriser à les enterrer décemment, me dépasse. Cela dit, je crains plus ou moins qu’elle me déplaise si je la connaissais. — À vous comme à moi, mon père », grogna Sir Anthony en hochant la tête. À quoi Sir Richard ajouta son propre acquiescement en rejoignant le baron. « Pourquoi nous devrions apprécier quoi que ce fût touchant à cette maudite “guilde” reste pour moi un mystère », fit observer Maynton. Il venait de superviser l’incendie des palissades et, à voir son armure et son surcot roussi par endroits, il s’était sans doute un peu trop approché de son travail. De fait, en arrivant auprès du baron, il tentait encore d’éteindre l’escarbille qui brasillait sur le plastron de son surcot. « Hormis le fait que nous sommes encore vivants pour la plupart d’entre nous, j’aurais tendance à abonder dans votre sens, admit Sir George en tendant le bras pour éteindre la braise de son gantelet. D’un autre côté, on pourrait sans doute arguer que notre survie est la meilleure réponse à votre question. — En effet », reconnut Sir Richard. La dernière trace de cette braise entêtée mourut et il remercia son suzerain d’un signe de tête. « Il y a cela, bien sûr, monseigneur, poursuivit-il. Mais il me semble évident que c’est surtout à vous que nous la devons. — Il y a une certaine part de vérité dans cette affirmation, gronda Sir Anthony de sa profonde voix de basse. J’ai participé à une ou deux batailles de mon temps et je n’irai pas jusqu’à dire que l’armée de ces… Thoulaas… (il avait articulé aussi soigneusement que piètrement le mot extraterrestre) était la mieux organisée qu’il m’ait été donné de voir, mais ils ne sont pas si médiocres. Oh, j’ai vu des Écossais et même des Français plus mal commandés… et ce sont sans doute les plus coriaces de tous les bâtards que j’ai affrontés ! Mais, quoi qu’il puisse nous en paraître à présent, leur botter le cul comme nous l’avons fait n’était nullement aussi facile que vous semblez le dire. — C’est assez vrai, j’imagine, convint Sir George. Mais c’est grâce à vous, à Sir Richard et à nos gens, plus particulièrement aux archers de Rolf, que mes plans ont fonctionné. Et, si “facile” que ça ait pu nous paraître, il n’en reste pas moins que nous avons perdu au moins quinze hommes, en partant du principe qu’aucun de nos blessés ne mourra. — Quinze pertes pour une telle victoire ? Le prix à payer est miraculeusement faible, monseigneur », affirma Sir Richard tandis que les quatre hommes regardaient atterrir, près d’un groupe de cavaliers démontés, une de ces fontaines mobiles aussi grosses qu’un bœuf. Les chevaux effarouchés tirèrent sur leurs piquets quand le véhicule se posa, mais les soldats s’amassèrent avidement tout autour, et la source d’eau fraîche aussi limpide que du cristal qui cascadait et bouillonnait depuis son sommet gazouilla mélodieusement en se déversant dans son large bassin de retenue. Les hommes allèrent tour à tour s’y abreuver copieusement et enfoncer leur visage en sueur dans l’eau purificatrice, puis trois d’entre eux vinrent y puiser dans leur casque pour les bêtes qui patientaient. « Quinze hommes, c’est certes un moindre coût, concéda Sir George. Du moins l’aurait-ce été en Écosse et même en France. Mais ici, où nos pertes ne seront jamais remplacées, celle d’un seul homme serait déjà cher payer. — Je crains que ce ne soit que trop vrai », admit le père Timothy. Les trois chevaliers étaient conscients que c’était plutôt l’ancien soldat que l’homme de Dieu qui venait de s’exprimer. « En même temps, rien ne nous dit que tous les ennemis que nous devrons affronter seront aussi formidables que ces Thoulaas. » Il s’était bien mieux tiré que Sir Anthony de la prononciation du mot extraterrestre et Sir George eut un sourire empreint de lassitude. « Bien sûr que non, père Timothy. Mais rien non plus ne nous dit le contraire, n’est-ce pas ? Supposons qu’au lieu de bronze ces Thoulaas aient disposé d’un acier décent. Qu’ils aient été aussi bien cuirassés que nos garçons. Ou que le rapport du nombre de leurs lanceurs de javeline à celui de leurs porteurs de haches ait été convenable. Qui pourrait dire que nos prochains adversaires ne seront pas à la tête de tout cela ? — Nous ne pouvons que placer notre foi en Dieu et prier pour qu’ils n’en disposent pas, répondit le prêtre au bout d’un moment de réflexion, et, cette fois, Sir George se surprit à rire franchement. — Oh, j’ajouterai assurément mes prières aux vôtres, Timothy ! gloussa-t-il. Néanmoins, je m’attends à ce que Dieu vous écoute plus volontiers que moi, aussi vous confierai-je cette tâche. La mienne sera de préserver la foi que place le “commandant” en nous et en la “ressource” la plus précieuse et la plus essentielle à sa guilde tout en l’empêchant de s’imaginer que nous pouvons parvenir à ce résultat… (le baron embrassa d’un geste les palissades qui brûlaient derrière lui et le champ de bataille qui s’assombrissait) quel que soit l’ennemi qu’il nous envoie combattre. » « Il semblerait que vous ayez eu raison », déclara le bouffon/diablotin, puis il s’interrompit comme pour inviter le baron à répondre. Sir George et lui se faisaient de nouveau face, de part et d’autre de la table dont le plateau était peut-être, ou peut-être pas, du cristal. Toutefois, la salle où se dressait cette table ne ressemblait aucunement à celle de leur dernière rencontre. Le meuble donnait cette fois l’impression de se dresser au fond d’un lac profond, baigné d’une eau limpide et entouré d’algues évoquant une sorte de varech et ondulant doucement, dans l’ombre desquelles s’ébattaient des créatures ressemblant vaguement à des poissons. Si Sir George n’avait pas accumulé de première main, au fil du temps, autant d’expériences relatives à la capacité d’Ordinateur à générer des « hologrammes », le réalisme de l’illusion l’aurait sans doute terrifié. Même ainsi, à voir « nager » quelque quinze pieds au-dessus de sa tête une « chose » de la taille d’un requin, il ressentait un indubitable malaise. Si l’avorton, de son côté, éprouvait le moindre inconfort, il le cachait merveilleusement bien. Dans la mesure où il avait décidé lui-même de cette singulière… décoration, il était peu plausible qu’elle le perturbât profondément. Pourtant, Sir George n’était pas prêt à éliminer l’éventualité qu’il l’eût choisie non parce qu’il s’y sentait parfaitement à l’aise, mais bien plutôt, précisément, parce qu’il s’attendait à ce qu’elle mît le baron mal à l’aise. Le baron avait eu suffisamment l’occasion, pour sa part, d’organiser sciemment de telles réunions dans des conditions qui déstabilisaient ses subordonnés. Parce qu’il restait possible que le bouffon/diablotin eût cette intention, Sir George préféra ne pas s’engouffrer dans l’ouverture qu’on lui offrait. Il se contenta de croiser les doigts devant lui et d’attendre patiemment que le petit extraterrestre poursuive. Si son mutisme dépita en quelque manière l’avorton, la voix flûtée et inexpressive du « commandant » n’en trahit rien : « Les Thoulaas survivants ont accepté les conditions de ma guilde, reprit-il au bout d’un moment. Aucune des tribus voisines n’en a pourtant fait autant. À la vérité, deux d’entre elles – Les Laahstaars et les Mouthaïs – ont tenté de détruire les unités de communication à distance que je leur ai dépêchées pour exiger leur soumission. Elles ont été incapables de les endommager, bien entendu, mais leur réaction me paraît… bien peu prometteuse. » À la lumière de ces derniers développements, j’ai été contraint de revoir l’analyse de la dynamique sociale locale que vous aviez avancée. Il était d’une certaine façon inévitable, j’imagine, que quelqu’un d’aussi proche de la barbarie et de la sauvagerie de ces primitifs fût mieux à même de les comprendre qu’un être civilisé. Quoi qu’il en soit, il n’en reste pas moins que les autres tribus ont refusé jusque-là d’admettre l’inéluctabilité de leur soumission à mes exigences. Il semble donc probable, comme vous l’aviez suggéré vous-même, que de nouvelles batailles soient requises si l’on veut leur mettre martel en tête. La dernière analyse informatique corrobore vos conclusions, et suggère en outre qu’il serait préférable de laisser s’écouler quelque temps avant d’administrer une autre leçon à ces indigènes. Ce qui donnera aux tribus locales l’occasion de former ou reformer des alliances, et à nous celle d’identifier les plus plausibles sources de l’autorité parmi ceux qui s’opposent à nous, d’une part, et, d’autre part, celle de jouer les diverses factions les unes contre les autres. » L’avorton s’interrompit, toujours en braquant sur Sir George ses yeux qui ne cillaient jamais. Le baron soutint son regard quelques secondes, puis le bouffon/diablotin eut un petit geste de la main. « Répondez à ce que je viens d’avancer, s’il vous plaît, ordonna-t-il. — Si vous voulez, concéda Sir George avant de réfléchir brièvement en plissant les lèvres. » Je ne m’étonne guère qu’Ordinateur confirme mes premiers soupçons, maintenant que vous avez eu l’occasion tous les deux d’y réfléchir plus mûrement, surtout au vu des réactions des Laahstaars et des Mouthaïs. On pourrait certes répliquer qu’il serait plus avisé d’écraser dans l’immédiat ces tribus dont le refus de se soumettre aux conditions de votre guilde se fait entendre le plus fortement pour le moment. Une bonne leçon supplémentaire, administrée à ceux qui se sont autoproclamés chefs de l’opposition à vos desiderata, pourrait parfaitement dissuader les autres tribus de marcher sur leurs brisées. » Il me semble néanmoins que la ligne d’action proposée par Ordinateur présente ses avantages, encore que certaines de ses facettes me chiffonnent. — Énumérez ces avantages, ordonna l’avorton. — Le plus flagrant, c’est qu’en laissant aux tribus les plus susceptibles de refuser de se soumettre à votre guilde le temps de se liguer pour s’opposer ouvertement à vous et à vos exigences, vous ne les inciteriez pas seulement à se démasquer, mais encore à ne former qu’une seule faction. Si toutes celles qui cherchent à vous contrecarrer ne constituaient plus qu’un unique groupe, toute victoire remportée sur ce groupe suffirait à décapiter d’un seul coup toutes les sources probables de rébellion. Et, comme l’a déjà suggéré Ordinateur, cela vous donnerait aussi l’occasion d’identifier tous ceux qui trouveraient avantageux de se rallier à vous. Ce qui non seulement nous fournirait des alliés lors de toute autre campagne que nous devrions entreprendre, mais vous apprendrait également quels sont ceux des chefs locaux qui seraient les plus susceptibles de continuer à protéger vos intérêts après votre départ, puisqu’ils les regarderaient comme les leurs. — Un assez convaincant résumé de l’analyse informatique », admit l’avorton et, à nouveau, Sir George regretta désespérément l’absence de tout indice qui lui aurait permis de traduire les émotions éprouvées par son interlocuteur. Ce que venait de dire le bouffon/diablotin était-il réellement l’expression d’une approbation, comme semblaient le suggérer ses paroles dénuées de toute inflexion ? Ou bien était-ce un démenti ironique des arguments de Sir George ? « Vous avez toutefois déclaré éprouver certaines appréhensions, poursuivit l’avorton. Énumérez ces appréhensions. — Mon plus sérieux souci, c’est que, plus longtemps les indigènes pourront ruminer le sort des Thoulaas, plus ils seront enclins à reconnaître qu’ils ont contribué de multiples façons à leur propre malheur. Il est très difficile de modifier de façon drastique sa manière de combattre, commandant. Mon propre peuple en a assurément eu la confirmation lors de nos campagnes de Galles et d’Écosse, sans même parler de celle de France. Mais difficile et impossible ne sont pas synonymes. Si les Laahstaars et les Mouthaïs réfléchissaient soigneusement à ce qui est arrivé aux Thoulaas, ils pourraient bien, lors de futurs engagements, attribuer un rôle plus important et effectif à leurs lanceurs de javelines. Maintenant que j’ai eu l’occasion d’affronter directement ces javelines, j’ai découvert que mes archers jouissaient sur elles d’un plus grand avantage que je ne l’avais cru au début. En fait, leurs flèches ont ici une portée extraordinaire – due, m’a appris Ordinateur, à la plus faible “gravité” de ce monde. » Il s’interrompit et il y eut un bref instant de silence. Puis le bouffon/diablotin reprit la parole : « C’est indubitablement exact. Que cet effet soit une surprise pour un primitif tel que vous ne m’étonne guère puisque vous ne bénéficiez d’aucune expérience antérieure sur les variations de l’environnement planétaire. J’aurais sans doute dû y penser et vous en faire part, mais mon ignorance en matière d’armes aussi rudimentaires, actionnées par la seule force musculaire, m’a interdit de réfléchir à ces questions. » Il se rejeta en arrière et Sir George haussa les épaules. « Quelle qu’en soit la cause, reprit-il, la portée de nos armes est supérieure à celle des leurs d’une bonne marge. Néanmoins, s’ils parvenaient à rassembler assez de lanceurs de javeline et à nous opposer un tir massif, nos pertes seraient beaucoup plus lourdes. » Ce qui m’amène à aborder un souci beaucoup plus grave : celui de nos pertes. Le Chirurgien a d’ores et déjà remis sur pied et en service la plupart de nos blessés. De fait, il a affirmé au père Timothy que tous nos autres blessés seraient vraisemblablement rétablis dans un jour ou deux. » Le baron se garda bien de manifester l’étonnement que lui inspirait encore aujourd’hui, après toutes les merveilles qu’il avait déjà vues à bord de ce vaisseau, le fait que les déclarations du Chirurgien pussent être vraies. Même les blessures au ventre et à la poitrine, qui, sur Terre, auraient induit une mort certaine, ne semblaient pas l’inquiéter le moins du monde. « Même si tous nos blessés nous revenaient guéris, poursuivit le baron, nous aurions malgré tout perdu quinze hommes et onze chevaux qu’on ne peut pas remplacer et… — Quatre hommes et six chevaux, rectifia l’avorton, et Sir George fronça les sourcils de confusion. — Je vous demande pardon ? — J’ai dit que vos pertes réelles s’élevaient à quatre hommes et six chevaux, répéta le bouffon/diablotin. Les onze hommes et quatre chevaux restants étaient suffisamment intacts pour que leur résurrection en vaille financièrement la peine. — Leur résurrection ? répéta prudemment Sir George. — C’est une procédure assez simple pour toute espèce civilisée, lui apprit l’avorton. Tant que le cerveau n’est pas gravement endommagé et que les organes vitaux n’ont pas non plus souffert de lésions catastrophiques l’interdisant, bioréparation et résurrection restent relativement aisées, bien qu’elles puissent se révéler assez coûteuses, en termes de moyens, pour rendre le processus trop onéreux. Je me rends compte que ces notions dépassent sans doute largement votre entendement primitif et votre esprit superstitieux. Il n’en reste pas moins que les systèmes médicaux du vaisseau pourront ramener tous vos morts “à la vie”, sauf quatre de vos hommes et six de vos chevaux. » Sir George fixait l’avorton, plus sidéré qu’il ne l’avait jamais été depuis son premier jour de captivité. Il avait cru que son exposition quotidienne aux merveilles de la « technologie » du bouffon/diablotin le préparait à accepter sans ambages tous les miracles qu’elle pouvait réaliser, mais il s’était trompé. S’il avait bien compris l’avorton, alors onze hommes qui jusque-là étaient morts – pas seulement blessés, mais morts, sans aucun battement de cœur ni souffle de vie – seraient ressuscités comme autant de modernes Lazare. La comparaison lui fit froid dans le dos. Il en était venu à sincèrement croire ce sur quoi, depuis le premier jour, il insistait tellement en présence de sa suite : à savoir que l’avorton, malgré tous ses prodiges et tours de magie, n’était qu’un simple mortel. Que son espèce avait tout bonnement maîtrisé des arts que les hommes n’avaient pas encore appris à reproduire. Mais ça… ! Si la guilde du bouffon/diablotin était capable de ressusciter les morts comme le Sauveur Lui-même, alors était-elle réellement composée de mortels ? Dans cette même mesure, le concept de mortalité existait-il pour de tels êtres ? Non. Il se secoua mentalement. Quel qu’il fût, l’avorton n’était pas Dieu. Si le Chirurgien pouvait faire appel à la « technologie » de l’infirmerie pour sauver des hommes dont les entrailles avaient été éviscérées ou les poumons perforés au point qu’ils pissaient le sang par les narines et qu’on entendait l’air sortir en sifflant des trous dans leur poitrine, insuffler de nouveau la vie aux morts était-il vraiment une si grande avancée ? Une part de lui-même persistait à le croire fermement, mais une autre, plus importante, reconnaissait qu’il ne s’agissait pas d’un saut qualitatif mais quantitatif. Et, se souvint-il, quoi que puissent réaliser les prétendus miracles de la « technologie » de l’avorton, il restait assez faillible pour n’avoir pas pris conscience des points faibles de sa propre analyse de la situation à laquelle il était confronté sur ce monde. De son propre aveu, le « primitif » qu’il avait enlevé sur Terre avait fait preuve d’une compréhension des réactions probables des indigènes plus exacte que la sienne. « Très bien, déclara le baron au bout d’un moment. Quatre hommes et six chevaux. Bien que ces chiffres soient inférieurs à ceux que j’avais crus réels, il nous sera toujours impossible de remplacer ceux qui sont tombés au combat. S’il nous faut affronter plus tard une alliance d’indigènes capable de nous opposer beaucoup plus de guerriers que les Thoulaas sur le terrain, nos pertes risquent d’être encore plus lourdes, même dans les meilleures circonstances. Et, si la faction qui s’oppose à vous ne parvient pas seulement à lever contre nous une armée plus importante, mais encore réfléchit aux raisons de la défaite des Thoulaas et ajuste ses tactiques en conséquence, ces pertes augmenteront. En outre, il y a de bonnes chances pour que les chausse-trapes que nous avons si efficacement employées contre les Thoulaas n’engendrent plus le même effet de surprise lors de prochains combats – un effet bien moindre, en tout cas. Même s’ils ne changeaient leur tactique qu’en évitant de se jeter dans un piège semblable à celui que nous avons tendu aux Thoulaas dans cette rivière, ils amélioreraient considérablement l’efficacité de leurs guerriers, de sorte que nous paierions toute victoire d’un prix encore plus élevé. — Un guerrier tel que vous craindrait-il la mort ? s’enquit le bouffon/diablotin. — Assurément, répondit Sir George. Tout homme doit la craindre, surtout s’il n’est pas absous au moment où elle le frappe. En l’occurrence, toutefois, je parle moins en mortel redoutant son propre trépas qu’en soldat conscient que la perte de chacun de ses hommes affaiblit un peu plus son potentiel militaire. Et notre capacité à remporter les victoires que votre guilde attend de nous déclinera en même temps que ce potentiel. — Vous ne vous croyez donc pas capable de triompher d’une alliance de tribus indigènes ? — Je n’ai pas dit cela, répliqua Sir George. S’il nous est réellement permis d’identifier les tribus qui vous apporteront leur soutien contre les Laahstaars et les Mouthaïs, alors nous devrions aussi pouvoir recruter dans ces tribus des guerriers qui combattraient pour nous. Si ma troupe formait le noyau dur d’une armée mixte plus importante, notre efficacité serait redoublée et nos pertes réduites. Je m’inquiète moins de ce que nous pourrions accomplir ici que de notre aptitude à vous servir à long terme. — Je vois. Je me félicite que vous vous souciiez autant de votre avenir de ressource pour ma guilde, mais vous n’avez pas besoin de vous préoccuper de ces questions. C’est à moi qu’il revient de prendre des décisions à cet égard, tant en ma qualité de commandant en chef qu’en celle de représentant le plus élevé en grade de ma guilde. Votre seul souci doit être de faciliter le plus efficacement possible l’exécution de mes ordres. Je peux sans doute solliciter vos conseils à cet effet, mais c’est à moi, pas à vous, qu’il incombe de prendre des décisions pour parvenir à nos fins, et je compte bien m’en acquitter. » Sir George serra plus fermement les poings derrière son dos et se contraignit au silence, et le bouffon/diablotin le fixa quelques instants dans un silence équivalent. « Entre-temps, toutefois, reprit l’avorton, je suis content de la manière dont vos guerriers et vous vous êtes battus pour ma guilde. Je m’adresserai sous peu à eux pour leur exprimer personnellement ma satisfaction. De plus, en récompense de votre bravoure et de votre audace, j’ordonnerai qu’on sorte de leur stase et qu’on vous rende vos femelles et vos petits en attendant de voir comment réagiront les indigènes. Je suis convaincu que vous nous serez reconnaissants de ce guerdon. — Oh que oui ! s’écria Sir George en montrant les dents dans un rictus que l’avorton lui-même aurait sans doute interprété comme un sourire. Oh, oui, “commandant” ! J’ai moi aussi la certitude que tous mes hommes vous en seront reconnaissants et comprendront la raison qui nous vaut cette… récompense. » V La sentinelle qui se tenait devant le pavillon rayé se mit au garde-à-vous en voyant approcher Sir George. Le baron rendit d’un hochement de tête son salut à l’homme d’armes puis pénétra dans la tente par son pan ouvert, déboucla le ceinturon de son épée et remisa l’arme dans son fourreau sur un râtelier de bois. Derrière lui, un pied se posa sans bruit sur le tapis luxueux et il se retourna en souriant vers Matilda, qui venait d’émerger de la vaste chambre intérieure. Elle s’avança à sa rencontre et se mit sur la pointe des pieds pour lui offrir ses lèvres, qu’il embrassa tendrement. « Comment s’est passée ta réunion ? s’enquit-elle en rompant leur baiser pour retomber sur les talons. — Aussi bien que toutes les autres, répondit-il en haussant les épaules. Autant dire qu’elle aurait pu se dérouler beaucoup mieux, mais aussi de bien pire façon. — Timothy t’a appris à devenir beaucoup trop philosophe quand tu étais encore enfant, mon ami, déclara Matilda en y mettant une touche de sévérité. — Bizarre que tu dises ça », rétorqua son époux avec un petit sourire en coin, tout en tendant la main vers le gobelet d’excellent vin que venait de lui servir un des serviteurs mécaniques du bouffon/diablotin qui flottait en l’air. « Mon propre père disait parfois à peu près la même chose. D’ordinaire, si je me souviens bien, juste avant que mon arrière-train ne fît connaissance avec son ceinturon pour une infraction ou une autre. — Ça ne me surprend pas le moins du monde, affirma Matilda. — Je m’en doutais. » Il prit un second gobelet sur le plateau coiffant la sphère métallique en suspension et, du menton, désigna les deux chaises de camp qui flanquaient la table portant l’échiquier, près du mât central du pavillon. Matilda accepta l’invitation muette et s’installa dans la chaise devant les blancs. Une partie en cours attendait qu’ils s’intéressent de nouveau à elle et Sir George réprima un sourire en voyant son épouse s’accorder quelques secondes pour étudier l’échiquier et – sans nul doute – réfléchir au coup suivant. Il prit le temps de plaquer un autre baiser rapide sur la raie de ses cheveux, puis lui tendit un des gobelets et s’assit dans la chaise opposée, étendit ses longues jambes et se rejeta en arrière pour balayer du regard la tente richement meublée. L’étoffe du pavillon évoquait la soie la plus fine, mais ce n’en était pas. Ce tissu était encore plus léger et solide que la soie, tout en restant un isolant plus efficace. Il se gonflait doucement sous la brise qui soufflait sur le campement, et Sir George, à travers ses minces parois, percevait les étranges chants plaintifs de ce qui sur ce monde passait pour des oiseaux. Les senteurs portées par le vent lui étaient devenues familières au fil des semaines, depuis que les Anglais campaient ici ; pourtant, quand il concentrait son attention sur elles, les subtiles différences entre ces odeurs et celles qu’il aurait humées sur Terre ne lui apparaissaient que trop clairement. Sans doute aurait-il éprouvé de grandes difficultés à définir exactement ce qui les différenciait, mais elles divergeaient indéniablement, autre rappel que les hommes n’étaient pas natifs de cette planète. Il jeta un regard par le pan ouvert de la tente, par-delà la sentinelle qui lui tournait le dos. Une demi-douzaine de jeunes passèrent devant en courant, équipés de cannes à pêche : ils se dirigeaient manifestement vers le profond ruisseau qui coulait à l’ouest du camp. Edward faisait partie du lot et le baron hocha la tête d’approbation en voyant deux des plus jeunes hommes d’armes trottiner derrière eux, revêtus de leur armure complète, pour les garder à l’œil. Il ne doutait pas qu’Edward, au repas de ce soir, le régalerait du récit de ce monstrueux poisson qui lui avait échappé par miracle au dernier moment, ni que les deux hommes d’armes confirmeraient solennellement l’énorme taille du fuyard. Il était sans doute dommage qu’Ordinateur eût été contraint de les prévenir de la mortelle toxicité de ces poissons pour l’homme, mais ça n’ôtait rien à la fascination qu’exerçaient depuis des lustres l’eau, les ailerons et les écailles sur les garçons de l’âge d’Edward. Il regarda les enfants disparaître puis reporta son attention sur le camp proprement dit. De son poste d’observation, il apercevait trois autres pavillons, tout aussi luxueux que le sien, réservés aux chevaliers de sa compagnie. D’autres tentes se dressaient par-delà, encore plus vastes mais moins richement décorées, où ses officiers et ses sergents partageaient leurs quartiers. Et d’autres, encore plus loin, s’étendant en cercles concentriques vers la palissade et les murs de terre qui cernaient le campement, abritaient chacune une vingtaine d’hommes. À la requête insistante de Sir George, le bouffon/diablotin avait fourni des tentes séparées, plus petites, pour chaque homme accompagné d’une femme, et les femmes sans attache et leurs enfants partageaient deux grandes tentes communes sous la surveillance vigilante, de jour comme de nuit, de leurs propres sentinelles. Des feux brûlaient devant plusieurs tentes, bien qu’ils ne fussent pas vraiment nécessaires compte tenu de l’efficacité des « chauffages d’appoint » dont chacune était équipée. Certains les trouvaient sans doute stupides, songea Sir George, mais, encore une fois, ils reflétaient l’état d’esprit des Anglais qui, de multiples manières, tentaient de se persuader qu’ils n’étaient pas perdus dans l’espace et le temps, ce qui, en soi, n’avait rien de « stupide ». En dépit de sa parfaite inexpressivité, il était flagrant, à entendre ses commentaires, que la requête de Sir George (établir un campement à l’extérieur, hors du vaisseau) avait laissé perplexe le bouffon/diablotin. Le baron pouvait comprendre sa confusion car, si confortables que fussent leurs tentes, elles étaient d’un niveau très inférieur aux nombreuses merveilles et autres luxes ordinaires dont ils avaient joui à bord du vaisseau. Malgré tout, elles recelaient leurs propres prodiges, qui faisaient des plus humbles quartiers d’un piéton une demeure aussi luxueuse que le château d’un roi sur Terre. Et elles offraient en outre un plaisir inappréciable, dont le vaisseau lui-même était bien incapable : l’illusion, si fugace et fragile fût-elle, que l’on restait des hommes libres. Il darda le regard sur l’épée du râtelier et, alors même qu’il portait le gobelet à ses lèvres de la main droite, la gauche retomba le long de son flanc pour palper la rassurante fermeté de la poignée de sa dague. Ses hommes et lui n’étaient pas autorisés à porter des armes à bord du vaisseau, sauf celles, émoussées, qui servaient à l’entraînement, et ils devaient même restituer ces malheureux substituts à la fin de chaque exercice. Nul n’avait le droit non plus de revêtir une armure hors de ces salles d’exercice – ni, par le fait, aucun autre objet de fer ou d’acier – à l’intérieur du vaisseau. Dehors, c’était différent. Il le fallait d’ailleurs jusqu’à un certain point. Ordinateur avait choisi le site du camp et il se trouvait assez loin de toute tribu indigène (sur ce monde dont il avait fini par apprendre à Sir George qu’il se nommait Shaakun) pour rendre toute attaque difficilement envisageable. Mais « difficilement envisageable » n’est pas synonyme d’” impossible » et, comme c’eût été le cas en France si la compagnie l’avait atteinte, armes et armures étaient gardées à portée de mains. C’était peut-être idiot, puisque l’avorton avait amplement donné la preuve que ces armes étaient inefficaces contre lui, mais avoir sous la main une honnête épée, une lance fiable ou un bon arc donnait à ces hommes qui commençaient à se sentir comme du bétail l’impression de marcher à nouveau comme des hommes. Le bouffon/diablotin ne les comprenait probablement pas assez bien pour en être conscient. La grotesque petite créature avait assurément démontré son aptitude invétérée à dire exactement ce qu’il ne fallait pas et au mauvais moment. Sir George se demandait parfois si son « commandant » avait jamais lu un traité expliquant ce qu’un officier était censé dire à ses troupes pour les haranguer. Sans doute se comportait-il comme un clerc à la tête farcie de lectures que jamais n’était venu polluer aucun contact avilissant avec la réalité et l’expérience ! Pourtant, s’il avait un jour consulté un tel manuel, il devait être des plus médiocre… ou avoir été écrit par des êtres très différents des hommes que Sir George avait commandés. Ses lèvres se plissèrent, à deux doigts de laisser échapper un gloussement, lorsqu’il se remémora l’inénarrable discours de l’avorton, au cours duquel il avait annoncé à la compagnie qu’en récompense de son triomphe sur les Thoulaas elle aurait désormais la permission de camper hors du vaisseau, et que, de surcroît, tous les autres humains, femelles et petits, seraient réveillés de leur stase pour partager les tentes avec les hommes. Si le « commandant » avait eu une once de bon sens, il s’en serait tenu à cette seule annonce et aurait laissé à Sir George le soin de les exhorter à faire aussi bien la prochaine fois. Mais il s’était montré incapable d’une initiative aussi sensée, et la compagnie était donc restée en rang pendant près d’une heure pendant que, de sa voix flûtée, l’avorton déblatérait sur leur « bravoure héroïque », leur « puissance inégalée », leur « dévotion à sa guilde » et leur « abnégation ». Seuls les regards féroces de leurs officiers et les deux ou trois sanglantes menaces proférées du coin de la bouche par Rolf Grayhame et Dafydd Howice avaient empêché l’hilarité d’exploser de colonne en colonne. Sir George ne leur avait fait aucun reproche, mais ce n’est pas avec un mince soulagement qu’il avait vu le bouffon/diablotin mettre enfin un terme à son laïus et regagner le vaisseau à bord de son char aérien. Leur « commandant » n’aurait sûrement pas bien réagi s’il avait eu conscience du regard que portaient ses « loyaux et courageux guerriers » sur son discours ronflant. Mais peut-être le baron se trompait-il. Que l’avorton n’en fût pas troublé le moins du monde restait du domaine du possible. Après tout, pourquoi l’être supérieur qu’il était aurait-il pris ombrage de l’amusement ignare et grossier de tels barbares primitifs ? « Tu as de nouveau l’air de penser à autre chose, lui apprit Matilda, et le baron secoua la tête puis reporta son attention sur elle. — Pardonne-moi, m’amie. Je me souvenais simplement de la harangue de notre “commandant” après la bataille. Je regrette que tu aies manqué ça. — Moi aussi », déclara-t-elle, non sans lui jeter un regard aigu, et Sir George haussa les épaules. Elle avait probablement raison de s’inquiéter, car il avait laissé transparaître dans sa voix un peu trop de la véritable opinion que lui inspirait cette « harangue ». Ordinateur donnait parfois l’impression d’entendre leurs paroles en tout point du campement ; il avait en tout cas prouvé qu’il les entendait dans les tentes et pavillons, et cela signifiait qu’il devait surveiller toutes les conversations, exactement, Sir George en était convaincu, comme il l’avait fait à bord. Le baron, Sir Richard et le père Timothy avaient certes découvert quatre ou cinq points à l’intérieur de l’enceinte où Ordinateur ne répondait pas aux appels, et le baron en avait soigneusement pris note, mais il n’était pas prêt à prendre le risque de tenir des conversations déplacées. Qu’Ordinateur parût ne pas entendre quand on l’appelait ne signifiait pas pour autant que c’était vrai. D’un autre côté, Sir George était parvenu à la conclusion que ce qui traduisait en anglais la langue de l’avorton et les mots qu’il employait n’était guère plus doué pour rendre compte de ses sentiments et de son intonation que pour traduire ceux du bouffon/diablotin. Ce n’était sans doute pas une conclusion qu’il était disposé à mettre à l’épreuve, mais il avait l’honnêteté de reconnaître qu’il avait perdu plus d’une fois le contrôle lors de ses conversations avec son « commandant », et ce dernier n’avait jamais paru rien remarquer à ces occasions. « Mais, pour en revenir à ma première question, comment s’est déroulée ta réunion avec le “commandant” ? redemanda Matilda. — Tout se passe à peu près comme je l’avais prédit, lui répondit-il en haussant les épaules. Les Laahstaars et les Mouthaïs continuent de beugler et de délirer en exigeant le rejet des conditions du “commandant”, sans rien dire de notre extermination. Ordinateur a fait un excellent travail d’espionnage, jusqu’au sein de leurs conseils intérieurs », poursuivit-il en arquant un sourcil, et Matilda hocha vigoureusement la tête pour lui signifier qu’elle avait saisi le sous-entendu. « Et il semble certain que le principal chef des Laahstaars voit dans notre défaite le seul moyen de rendre la souveraineté à sa tribu au détriment de celle des Thoulaas. À ce qu’il aurait dit à ses lieutenants, le chef des Mouthaïs devrait être victime d’un accident mortel dans le feu de la bataille qui nous opposera à eux, parce que les Laahstaars ne tiennent pas à voir, à l’instar de celle des Thoulaas, s’affaiblir et s’amoindrir leur autorité. — On se croirait chez nous, murmura Matilda avec un petit sourire, et Sir George hocha la tête. — Ça me rappellerait plutôt les lairds écossais ou les “rois” irlandais, affirma-t-il. D’autant que les Mouthaïs semblent mijoter le même genre de projet pour les Laahstaars. — Oh, mon Dieu ! » Matilda secoua la tête. « Que de tels innocents tombent dans tes filets me paraît bien inique, mon ami. — Pas dans mes filets, rectifia le baron. Dans ceux du “commandant”. Je ne suis guère qu’un conseiller, comme Ordinateur. La décision finale lui revient, bien entendu. — Bien entendu », répéta-t-elle hâtivement en affichant une mine contrite. Peut-être même un tantinet effrayée, et Sir George tendit le bras par-dessus l’échiquier pour lui caresser la joue. Matilda, il le savait, craignait que le bouffon/diablotin n’en vînt à voir une menace dans son trop compétent subordonné. Eu égard à l’inflexibilité de l’étrange petite créature et au mépris qu’elle nourrissait pour les soldats humains qui œuvraient pour elle sous la contrainte, Matilda ne doutait absolument pas – ni Sir George non plus, au demeurant – que quiconque représenterait un danger à ses yeux mourrait dans un très bref délai. Sir George comprenait les craintes de sa femme, et il n’était pas question pour lui d’en faire fi, mais il était de plus en plus convaincu qu’en aucun cas l’avorton ne serait capable d’imaginer que Sir George ou un autre homme pût sérieusement menacer l’être supérieur et civilisé qu’il était. Oh, il prenait sans doute des précautions infinies pour assurer sa sécurité et celle de son vaisseau. Aucun être humain n’avait la permission d’ouvrir les écoutilles ou les portes qui lui auraient permis de vagabonder hors de la section du vaisseau dans laquelle il était confiné. Aucun n’avait non plus le droit de porter une arme à bord, et les mufles verruqueux armés qui surveillaient les hommes (et dont Ordinateur avait finalement appris à Sir George que leur nom réel était les Hathoris) restaient un rappel constant de ce que désobéissance et rébellion étaient punies de mort. Même ici, dans leur campement isolé du vaisseau, une vingtaine de Hathoris lourdement cuirassés et armés de haches rôdaient constamment ou les épiaient d’un œil mauvais depuis la petite colline qui se dressait près du camp et sur laquelle trônait une des « navettes de débarquement » du vaisseau. Les Anglais étaient désormais armés à terre et, après le sort qu’ils avaient fait subir aux Thoulaas, même des êtres aussi stupides que les Hathoris avaient dû se rendre compte que Sir George et ses hommes, s’ils se mettaient en tête de les massacrer, pouvaient le faire à tout moment. Mais ça convenait parfaitement à l’avorton. Les Hathoris n’étaient pas là pour faire office de geôliers, mais plutôt de signal d’alarme ou de piquet de surveillance. Si un des humains avait la sottise de les attaquer, la vengeance du bouffon/diablotin serait aussi soudaine qu’absolue, et tous le savaient aussi bien que lui. Mais, en dépit de toutes ces précautions, voire à cause d’elles, l’avorton n’avait jamais cru que ses mercenaires barbares et non consentants représentaient un réel danger pour lui. Même s’ils avaient tenté de s’en prendre à lui, ses mesures de sécurité auraient tôt fait de mater la rébellion, de sorte qu’il se montrait beaucoup plus désinvolte et négligent, quant à ce que pouvaient dire ou faire les humains, que Sir George ne se le serait permis à sa place. Bien sûr, ça ne faisait finalement pas une grande différence puisque, si routinières qu’elles fussent, ces mesures de sécurité étaient bel et bien efficaces. Et, si périlleux que fût le seul fait d’en rêver, Sir George ne pouvait s’empêcher, tous les jours, de chercher un moyen de s’échapper ou de renverser le bouffon/diablotin ; jusque-là, il n’avait rien trouvé qui pût seulement suggérer l’entreprise abordable. Et c’était d’autant plus exaspérant que les seuls obstacles qui l’interdisaient vraiment étaient la « technologie » de l’avorton et la loyauté indéfectible d’Ordinateur. Sans ces deux avantages, le bouffon/diablotin, l’équipage de son vaisseau, ses Hathoris et jusqu’aux hommes dragons perpétuellement silencieux n’auraient eu que fort peu de chances de tenir bien longtemps devant les vétérans de Sir George. Mais ils existaient, et le baron n’était pas près de s’autoriser à l’oublier. « Entre-temps, poursuivit-il sur un ton sciemment enjoué, les tribus qui préfèrent se soumettre à nos conditions… ou, plutôt, à celles du “commandant”… semblent sur le point de s’aligner. Deux d’entre elles ont déjà pris leur décision et fait serment d’allégeance et de loyauté au “commandant” et à sa guilde. » Sir George leva les yeux au ciel et Matilda se couvrit la bouche de la main pour étouffer un gloussement. « Quatre autres donnent fortement l’impression de prendre la même direction, et les émissaires mécaniques du “commandant” négocient en ce moment avec plusieurs autres. — Et dans l’autre camp ? s’enquit Matilda. — Les Laahstaars et les Mouthaïs seront probablement en mesure de séduire davantage de tribus indigènes que nous le souhaiterions, reconnut Sir George avec un haussement d’épaules. Ordinateur et moi-même, nous nous efforçons encore de chiffrer peu ou prou ce que cela représentera sur le champ de bataille, mais la situation est encore trop floue. Pour l’heure, j’évaluerais à trois contre deux notre infériorité numérique, même en tenant compte de nos alliés. Elle sera peut-être un peu plus forte, mais pas de beaucoup. — Un avantage assez conséquent pour l’ennemi, apparemment, déclara platement Matilda, et le baron sourit. — J’aurais moi aussi préféré que l’avantage profite à notre camp, avoua-t-il. D’autant que les Laahstaars semblent avoir pris très à cœur ce qui est arrivé aux Thoulaas. Ils se montreront beaucoup plus prudents que ces derniers, me semble-t-il… ou du moins s’y efforceront-ils. Il est toujours plus facile à un général de décider de se montrer prudent et méfiant que de convaincre ses troupes d’en faire autant. Une fois la bataille déclenchée, ce sont les soldats qui comptent, et ces monstres ont tellement l’habitude de monter à l’assaut en chargeant qu’il sera impossible à leurs chefs, à mon avis, de les persuader de rester sur la défensive. » Mais, quelle que soit la taille de la force qu’ils parviendront à nous opposer au bout du compte, il leur faudra assurément plusieurs semaines pour régler les questions de commandement, d’organisation et de préséance. Ce sera bien pire que de lever une armée anglaise, m’amie, et, pourtant, je n’aurais jamais imaginé qu’il pût exister une tâche plus rude que celle-là ! Et, pendant qu’ils seront occupés à choisir leurs chefs, Rolf, Walter et moi nous emploierons à trier nos “alliés”. Dès que nous aurons convenablement entraîné leurs lanceurs de javeline et que nous les aurons regroupés pour renforcer nos archers, j’ai la conviction que nous serons en mesure de battre tout ce que les Laahstaars et les Mouthaïs pourraient rassembler contre nous sur un champ de bataille. — Mais au prix de combien de pertes chez les nôtres ? » s’enquit doucement Matilda, et ses magnifiques yeux bleus étaient sombres. Sir George lui adressa son sourire le plus réconfortant. Il savait qu’elle s’inquiétait sincèrement de la perte possible d’un des leurs, quel qu’il fût, mais il savait aussi où résidait sa plus grande peur. « Les hommes meurent au combat, Matilda, déclara-t-il à voix basse. Même avec des alliés parmi les indigènes, quelques-uns des nôtres trouveront vraisemblablement la mort dans celui-là. Mais pas beaucoup, je crois. » Son regard brûlant se riva dans le sien et il le soutint sans ciller. « Je dis la vérité, m’amie, poursuivit-il. Avant d’affronter les Thoulaas, je n’avais pas réellement conscience de la qualité des armes et des armures fournies par le “commandant”. Les plus médiocrement cuirassés de nos piétons le sont aussi efficacement qu’un chevalier du roi Édouard servant en France, et tous nos chevaux sont mieux caparaçonnés que ceux que j’ai pu voir sur Terre dans un champ de bataille. Nos armes sont supérieures à celles des indigènes, tout comme notre entraînement, et j’ai la certitude que nos pertes resteront faibles, à moins qu’une malchance diabolique nous conduise à la défaite, ce qui me paraît bien peu probable. — Cela, je le sais ici, affirma-t-elle en se touchant le front, mais là… (elle se toucha le cœur) la confiance est plus longue à venir. Tu es un bon mari et un honnête homme, George, et je t’aime. Il me semble pourtant que tu ne comprends pas vraiment combien il est dur de voir son seul amour partir au combat en sachant qu’on ne peut pas chevaucher à ses côtés. — Sans doute pas, répondit-il en tendant de nouveau la main pour empaumer sa joue. Mais j’en comprends assez pour savoir à quel point j’envie peu ton fardeau, poursuivit-il. Et je ferais n’importe quoi pour l’alléger. Cela dit, le choix de partir ou de ne pas partir en guerre m’appartient encore moins ici qu’en Angleterre, et nous savons au moins que notre “commandant” nous regarde comme un “atout précieux”, qu’il faut gaspiller le moins possible. » Il sourit et reprit sur une note plus légère : « Et vous ne vous débarrasserez pas si facilement de moi, ma dame ! Même si je devais tomber au combat, le Chirurgien et son art me rendraient bientôt à vous. — Ce n’est pas la plus drôle des plaisanteries que tu aies faites, George », lâcha-t-elle et, en voyant la lueur qui brillait dans ses yeux, le sourire du baron s’évanouit. « Tu as raison. Effectivement. Pardonne-moi. — Oh, bien sûr que je te pardonne, imbécile ! s’exclama-t-elle en levant la main pour s’emparer de la sienne et l’étreindre fermement. Et il était stupide de ma part de la prendre si mal, quand je sais que tu cherchais seulement à me rassurer. Malgré tout… » Sa voix traîna, accompagnée de ce qui ressemblait beaucoup à un frisson, et Sir George broya à son tour la main de Matilda tout en hochant la tête de compréhension. Le bouffon/diablotin avait eu raison. Onze morts leur avaient été rendus en vie par le Chirurgien, et la réaction de la compagnie à cet impossible prodige aurait pu être désastreuse. Le baron soupçonnait l’avertissement que lui avait prodigué si nonchalamment l’avorton d’avoir été le seul obstacle à une réaction encore plus grave des soldats, même si elle l’avait déjà été suffisamment. Les ressuscités n’avaient aucun souvenir de ce qui leur était arrivé après qu’ils avaient été abattus. Pas de souvenirs très clairs, en tout cas. Ils s’étaient montrés lents d’esprit, presque stupides, le premier jour de leur retour et un peu après, comme s’ils avaient trop bu de vin, d’une certaine façon, mais aussi, parfois, comme de titubantes parodies des appareils mécaniques du bouffon/diablotin. Ils reconnaissaient difficilement leur propre nom quand ils l’entendaient prononcer, et leurs tentatives maladroites et floues pour répondre aux questions qu’on leur posait donnaient l’impression qu’il manquait des rouages à leur cerveau. Tous les blessés soignés par le Chirurgien s’étaient remis avec une prodigieuse célérité. Peu avaient gardé un souvenir bien net des soins qu’ils avaient reçus, mais ceux qui se les rappelaient affirmaient avoir été enfermés dans une sorte de cabine de cristal épousant étroitement leur corps jusqu’au cou, qui s’était très vite remplie d’une brume comparable à la vapeur purificatrice des étuves communes du vaisseau. Mais celle-là était différente… plus épaisse, plus dense, plus liquide que gazeuse… et elle brûlait et picotait quand elle les recouvrait. Ce n’était pas douloureux, avaient-ils tous plus ou moins affirmé… juste différent. Une sensation qu’ils n’auraient pas véritablement su décrire, et dont Sir George espérait qu’il ne ferait pas lui-même l’expérience s’il pouvait l’éviter. Quels que soient sa nature et son mode opératoire, elle avait laissé sur eux sa marque, car les régions blessées de leur anatomie en étaient ressorties d’une couleur rouge sombre. Pas celle du sang, mais plutôt cette teinte rouge foncé de la peau qu’acquièrent les Anglais assez bêtes pour l’exposer au soleil brûlant de l’Espagne ou de la Méditerranée. En dépit de cette nuance, elle n’était ni cuisante ni sensible au toucher, et la rougeur elle-même avait disparu très vite, au bout d’un jour ou deux. Leurs onze Lazare avaient été de la même nuance de rouge que les blessés mais intégralement, et la rougeur s’était effacée beaucoup moins vite. Ç’aurait logiquement dû être rassurant, se persuadait Sir George, surtout pour des hommes qui l’avaient arborée sur leur épiderme consécutivement à des blessures auxquelles ils avaient survécu, mais tel n’avait pas été le cas. Elle avait encore ajouté à la terreur surnaturelle qu’éveillait chez presque tous ses subalternes la vision de “morts qui marchent”. Non, songea-t-il. Sois honnête. Cette terreur n’avait pas frappé que ses seuls hommes ; lui aussi l’avait éprouvée, malgré les mises en garde de l’avorton. Sans le père Timothy, ça aurait pu prendre une tournure épouvantable, admit-il. Dieu merci, le baron avait été assez avisé pour prendre le prêtre à part et le prévenir le plus tôt possible ! Timothy n’avait pas été moins choqué que lui-même. De fait, sa stupeur avait sans doute été plus forte, car on lui avait toujours enseigné, tout comme il l’avait lui-même enseigné à d’autres, que les cures et guérisons miraculeuses étaient du seul ressort de Dieu, et nul, en vérité, n’aurait pu confondre le bouffon/diablotin avec un des saints du Seigneur ! Fort heureusement, Timothy avait disposé de près de deux jours pour se préparer. Il avait passé en prières et en jeûne la majeure partie de ce temps, en cherchant l’inspiration divine, et, lorsqu’il avait émergé de sa veille, son regard était ferme et serein. Quand tous les soldats s’étaient recroquevillés à la vue des ressuscités, parfois en se signant ou en effectuant d’autres gestes chargés de repousser le démon, voire, dans un cas ou deux, en portant la main à leur arme, Timothy avait foncé sur eux, ours de Dieu à la barbe blanche et aux formidables épaules. La puissance de sa voix, quand il avait dénoncé leur peur et les avait exhortés à accepter les miracles de la Providence, si singulières que fussent leurs circonstances, aurait sans doute fait la fierté d’un ours authentique, et les soldats terrifiés qui s’étaient repliés sur eux-mêmes devant l’inexplicable ressemblaient alors à de petits garçons qui auraient provoqué la colère d’un tuteur irascible, tandis que le tonnerre roulant familier du prêtre se déversait sur eux. Malgré tout, cette impression d’impossibilité subsistait toujours : la question sous-jacente, tacite (la peur muette), que ces hommes qu’on leur avait rendus ne fussent pas vraiment ceux qui leur avaient été pris. Étaient-ce réellement les mêmes ? Ou bien des enfants de fées qui leur auraient été substitués ? La même chair, mais animée par… autre chose ? Sir George croyait sincèrement que Timothy avait raison. Bien sûr que oui ! Après tout, Dieu pouvait intervenir partout où Il le voulait et par le truchement qu’il choisissait, fût-il, comme le bouffon/diablotin, une parodie de tout ce qui existait sur sa Terre. Pourtant… « Je fais confiance à Timothy, déclara-t-il fermement à Matilda. S’il affirme que ces résurrections sont des miracles de Dieu qu’il nous faut accepter comme tels, qui suis-je pour m’y opposer ? Mais j’ai beau me fier à lui et avoir la conviction qu’il a raison, mes émotions doivent encore s’accorder avec ma foi et mon entendement. » Il lui sourit. « Tu n’es pas la seule, ma dame, à regarder toute cette affaire comme impossible ! Si je ne ressentais pas la même chose, je n’aurais sans doute pas la maladresse de vouloir balayer mes propres appréhensions d’un trait d’esprit malvenu. — Nous allons devoir, je le crains, nous adapter à beaucoup d’autres “impossibilités” avant la fin de cette aventure », répondit-elle en lui étreignant une dernière fois la main, avant de la relâcher et de se rejeter en arrière sur sa chaise de camp pour boire une gorgée à son gobelet. « Tu as toujours eu un don pour l’euphémisme, m’amie, lui déclara le baron avec un sourire en coin, et Matilda renifla dédaigneusement. — Dis plutôt que j’ai toujours eu celui de déblatérer tout ce qui me passait par la tête, et tu seras plus proche de la vérité ! — Certainement pas, encore qu’à certaines occasions l’idée m’ait traversé l’esprit que ton père ne se doutait pas de ce qu’il déchaînait sur le pauvre monde en t’encourageant à apprendre à lire. — Oh, je crois qu’il se faisait une idée assez claire de ce qu’il allait advenir, répliqua-t-elle avec un ricanement dont la tristesse s’était quelque peu atténuée à mesure que le temps, en passant, avait émoussé le fil tranchant de son deuil. Je crois qu’il était plus que ravi de gâter sa fille cadette, et qu’il ne se souciait pas outre mesure de la brassée d’embarras qu’il allait causer à l’infortuné mari auquel il s’apprêtait à accorder ma main ! » Elle renifla de nouveau. « En fait, il trouvait sans doute parfaitement juste que l’homme qui m’épouserait se retrouvât pourvu d’une femme à la tête aussi dure que celle de sa propre épouse ! — Là, tu as sans doute entièrement raison », convint Sir George en ricanant à son tour. Mais ce ricanement prit une tournure beaucoup plus douce et tendre quand ses yeux se posèrent sur son épouse. Il la savait malheureuse de n’avoir été capable de porter qu’un seul enfant. Elle avait fait deux fausses couches avant la naissance d’Edward et encore perdu deux enfants ensuite, et l’idée qu’elle pût être stérile, incapable de lui offrir les autres héritiers nécessaires à la préservation de la succession de ses terres et titres durement gagnés était à la fois son plus grand regret et la source d’un sentiment d’échec encore plus intense. Certes, Sir George partageait sa tristesse, tout comme il avait partagé son chagrin à la mort de chacun des enfants qu’ils avaient perdus. Et, oui, lui aussi avait passé d’innombrables nuits blanches, surtout lorsqu’une maladie infantile laissait Edward fiévreux et agité, à se demander combien d’espoirs et de projets d’avenir reposaient sur un unique et fragile enfançon. Un enfant pouvait mourir de tant de manières avant d’atteindre sa majorité, et toutes, à un moment ou à un autre, avaient traversé l’esprit du baron. Malgré tout, il n’avait jamais sérieusement envisagé de partager sa couche avec une autre femme pour qu’elle donnât le jour aux fils et héritiers qu’un autre aristocrate aurait sans doute regardés comme indispensables. Il n’était pourtant qu’humain et, çà et là, surtout quand il était en campagne, loin de chez lui et conscient de sa solitude et de sa mortalité, il y avait eu des moments de tentation. Parfois très forts, car c’était un homme vigoureux, et un homme qui avait toujours plu aux femmes, mais toujours très brefs et sans suite. Ses pairs raillaient sa chasteté et sa fidélité, mais seuls ses plus proches amis avaient osé le faire en sa présence, car Sir George Wincaster était soupe au lait, et rares étaient ceux qui aspiraient à l’affronter l’épée à la main. La plupart du temps, les commentaires drolatiques qui lui revenaient étaient empreints d’une sorte d’admiration bougonne… celle d’hommes qui le voyaient faire ce dont eux-mêmes auraient été bien incapables, et qui, en dépit de la taraudante suspicion qu’ils auraient dû aspirer à y parvenir, ne désiraient pas véritablement l’imiter. Mais, à la vérité, l’épreuve ne lui avait jamais paru insurmontable. En partie parce qu’il était homme à prendre ses serments très au sérieux, et quels serments avait-il prêtés plus solennellement que ceux du jour de son mariage ? Mais, autant il aurait aimé croire que c’était son sens de l’honneur inflexible qui lui interdisait de ne pas les trahir, autant il était conscient que deux autres obstacles s’y opposaient avec la même force. Le premier étant que, dans tous ses voyages, il n’avait jamais rencontré femme qu’il trouvât plus belle que celle qui avait consenti à l’épouser. Mais le second, et de loin le plus capital, c’était que, si peu viril que cela pût paraître aux yeux de certains, il aimait sa femme plus que la vie, voire que son honneur. Il pouvait certes se montrer aussi gauche et maladroit que tout autre. Il pouvait la blesser, inconsciemment ou par inadvertance. Il pouvait même, si fugacement que ce fût, se mettre en colère et laisser échapper des paroles blessantes. Mais ce dont il était en revanche incapable, c’était de la trahir ou de la blesser sciemment. Il aurait préféré mourir. Son expression avait dû trahir ses pensées, car le regard de Matilda s’était radouci, et il inspira profondément lorsque sa beauté le frappa de nouveau. Tout le monde ne l’aurait sans doute pas trouvée belle. Elle était grande pour une femme, plus que beaucoup d’hommes, avec un nez fort et un menton prononcé qui ne témoignaient que trop de son caractère opiniâtre et de la force de sa volonté. Et, à l’instar de sa stature, sa carrure et ses doigts longs et puissants auraient sans doute été regardés comme bien peu féminins, tant ils s’éloignaient des mains blanches et délicates d’une femme noble « convenable » ; en outre, elle avait la démarche athlétique d’une cavalière née. Ses robes avaient toujours donné l’impression d’être trop étroites pour une personne aussi énergique, et sa magnifique crinière d’or était trop souvent retenue dans un chignon serré interdisant à ses cheveux de glisser dans ses yeux quand elle se plongeait dans un de ses précieux bouquins, le journal qu’elle tenait quotidiennement ou l’un des innombrables carnets de croquis qu’elle remplissait depuis que son père avait fait venir d’Italie, pour ses treize ans, un maître de dessin. Elle avait le visage ovale et la silhouette si svelte qu’à vingt-neuf ans on lui en aurait accordé dix de moins… et tout habitant du château Wickworth aurait pu ajouter qu’elle avait un caractère infernal. Encore aurait-il aussi pu répondre que ce mauvais caractère n’était suscité que par l’injustice, la duplicité ou la sottise irréfléchie, et qu’il ne devait rien à un tempérament vindicatif. Pas une épouse pour n’importe qui que dame Matilda Wincaster… mais la seule qu’il pût imaginer pour lui-même, et un frisson fugace mais glacé le parcourut quand il prit de nouveau conscience de l’arme mortelle que l’avorton pourrait utiliser contre lui si d’aventure il s’en rendait compte. « Tu as encore ce regard, lâcha Matilda. — Vraiment ? — Mais oui. Et à midi, qui plus est », ajouta-t-elle, la bouche en cœur. Sir George jeta un regard par-delà l’ouverture de la tente. Le faible soleil de Shaakun glissait lentement vers l’ouest, déjà à demi piégé dans les branches des arbres filiformes qui bordaient leur campement de ce côté, et il reporta les yeux sur son épouse. « Il est midi passé de loin, rectifia-t-il calmement. — Pas de beaucoup plus d’une heure, répondit-elle. Et Edward ? — Ses camarades et lui ne rentreront pas de leur trou de pêche avant des heures, affirma Sir George avec assurance. — Peut-être. Mais il n’est le pas seul qui risque de venir te chercher ici, n’est-ce pas ? — Non, mais le seul qui pourrait faire irruption dans la tente sans prévenir. — Oh, et comment peux-tu être certain que le père Timothy ne va pas débarquer pour discuter du dernier potin d’Elizabeth Goodthorne ? Ou que Sir Richard et Walter ne vont pas décréter que c’est précisément cet après-midi que tu dois décider de la réorganisation des hommes d’armes ? Ou que Rolf et Dafydd ne… — Sans doute pas, mais j’ai au moins l’assurance que je peux ordonner à la sentinelle de leur annoncer à tous que je suis… occupé par ailleurs et qu’ils doivent nous laisser tranquilles, lui répondit-il avec un lent sourire. — Scandaleux ! Je suis choquée que de telles pensées puissent vous distraire de l’accomplissement de vos devoirs, monseigneur ! — Fais-en le reproche à ces oripeaux dont notre “commandant” t’a affublée plutôt qu’à une faiblesse de ma part », suggéra-t-il, et Matilda éclata d’un rire cristallin évoquant un arpège de harpe. Il semblait au baron qu’un époux convenable aurait sans doute trouvé effroyablement impudique ce vêtement moulant d’une seule pièce et interdit à sa dame de se montrer en public dans un accoutrement aussi révélateur. Mais, à la vérité, il fallait reconnaître que ces atours scandaleusement indécents mettaient étonnamment en valeur sa longue et svelte silhouette. Toutes les femmes attachées à la compagnie n’avaient pas cette chance, même si toutes, de gré ou de force, avaient été contraintes de s’en accommoder puisqu’elles n’avaient pas le choix. Mais Sir George avait décidé, au terme d’un débat d’une déplorable aisance avec sa conscience, que, de toutes les innovations qu’avait apportées l’avorton, c’était celle-là qu’il accueillait le plus favorablement. « Et puis-je demander à quoi vous comptez occuper cet après-midi, monseigneur ? — Bien sûr que vous pouvez le demander, ma dame, lui répondit-il avec une courtoisie affectée que seul venait démentir son regard pétillant. Je crois néanmoins, tout bien réfléchi, qu’il serait plus simple de vous en faire la démonstration que de tenter de vous l’expliquer de vive voix. — Vraiment ? ronronna-t-elle. — Oh oui, affirma-t-il à voix basse, en même temps qu’il se levait et contournait l’échiquier pour aller la rejoindre. Absolument. » « Ça me semble un peu différent aujourd’hui, monseigneur. — Brillant euphémisme, Walter », répondit sèchement Sir George. Tous deux se tenaient côte à côte sous la bannière de Sir George et observaient la « formation » désordonnée des tribus mélangées conduites par les Laahstaars et les Mouthaïs. C’était une armée vaste et nombreuse. Ordinateur avait fourni au baron des évaluations régulièrement remises à jour de la force que pouvait leur opposer l’alliance indigène, mais plus Sir George regardait cette marée montante hostile de guerriers à quatre bras, plus il se demandait si Ordinateur avait bien fait ses comptes cette fois-ci. Selon sa dernière estimation, les huit tribus qui s’étaient rassemblées, selon un certain mode, sous les ordres du plus haut chef de guerre des Laahstaars, formaient un total approximatif de quarante et un mille guerriers, dont les trois quarts peut-être seraient réellement susceptibles d’apparaître sur le champ de bataille. Autrement dit, le plus grand nombre de combattants que Sir George, ses hommes et leurs alliés indigènes conduits par les tribus Sherhaï, Naamaal et Tairnanto auraient à affronter s’élèverait à trente et un mille guerriers. Pour l’heure, Sir George avait l’impression que le double au moins de ces autochtones piétinaient et réduisaient en poussière l’herbe pourpre de leurs larges pieds à mesure qu’ils se ruaient vers sa position. Sans doute l’anxiété le poussait-elle à compter deux fois, voire davantage, certains de ces guerriers, mais leur armée n’en semblait pas moins gigantesque. Bon, bien sûr qu’elle en a l’air ! se persuada-t-il. Ces monstres sont deux fois plus grands que nous, après tout. Pas étonnant qu’ils donnent l’impression d’être deux fois plus nombreux qu’ils ne le sont ! « Eh bien, monseigneur, je crois que je ferais mieux d’aller prévenir Sir Richard. » Le maître écuyer fixa un instant son commandant, et son sourire était torve. « Faites-nous une faveur et tâchez de ne pas vous faire tuer, conseilla-t-il. — Je n’en ai pas l’intention, répondit Sir George. Mon épouse ne me le pardonnerait pas. — Avec tout le respect que je dois à Madame votre épouse, monseigneur, ce n’est pas à elle que je pensais à l’instant, répliqua Skinnet. Mais plutôt au chaos qui se déclencherait si quelqu’un d’autre… (il désigna d’un coup de pouce le char aérien qui flottait au-dessus d’eux) se mettait en tête de maîtriser ce cirque. » Sir George coula un regard vers le véhicule et poussa un grognement, mi-éclat de rire, mi-soupir d’exaspération. « Je vois ce que vous voulez dire, déclara-t-il à son lieutenant. Maintenant, allez rejoindre Sir Richard et veillez à ce qu’il ne permette pas à son enthousiasme de lui ôter ses moyens ! — Ne vous inquiétez pas de cela, monseigneur, lui affirma Skinnet. Sir Richard et moi avons appris à nous entendre. Et, même si ce n’était pas le cas, son écuyer et moi nous comprenons parfaitement. » Le coriace vétéran eut un ricanement narquois. « Si j’en avais ressenti le besoin, j’aurais ordonné à quelqu’un de trancher la sangle de sa selle pendant la nuit. — Vous êtes un homme diabolique, Walter Skinnet ! le gronda Sir George en souriant. — Vraiment ? » Skinnet s’accorda un instant de réflexion puis haussa la tête, dans un mouvement qui, pour un homme en armure, équivalait à un haussement d’épaules. « Vous avez certainement raison, monseigneur. Malgré tout, on dit que le purgatoire n’est pas un séjour si déplaisant. Et songez à tous les ducs et pairs qui me tiendraient compagnie ! » Il s’esclaffa de nouveau, et son palefroi et lui s’éloignèrent au petit trot vers les cavaliers amassés autour de l’étendard personnel de Sir Richard. Sir George aurait sans doute préféré se trouver lui-même là-bas avec Satan, mais ça lui était interdit. Officiellement, l’armée d’indigènes qui l’entourait avait été levée par le bouffon/diablotin. Il n’était pas exclu, d’ailleurs, que celui-ci le crût sincèrement, mais Sir George et ses soldats étaient d’une tout autre opinion. C’était le baron en personne qui avait rassemblé tous ces indigènes par le truchement d’Ordinateur, qui s’était chargé de la traduction. Et c’était aussi aux seuls ordres du baron qu’obéissaient tous les combattants, humains ou indigènes, de cette armée. Certaines des tribus qu’ils s’étaient alliées partageaient plusieurs générations d’inimitié mutuelle et entretenaient à l’encontre de leurs ennemis héréditaires des griefs sanglants aussi inextricablement enchevêtrés que ceux dont pouvaient se targuer des clans écossais. La nécessité commune et la prescience de l’avantage qu’elles retireraient de leur alliance les avaient sans doute réunies provisoirement, mais la seule idée de se retrouver sous les ordres d’un de leurs ennemis de prédilection devait leur paraître intolérable. D’un autre côté, Sir George était le commandant en activité élu par le « divin » avorton, en même temps que le singulier champion étranger dont les troupes, largement inférieures à celles des Thoulaas, avaient pourtant, en ne perdant que quatre hommes, réduit leur puissance à néant et tué près de cinq mille de leurs guerriers. Sir George savait qu’il leur semblait tout aussi surnaturel que l’avorton lui-même, et que l’effroi qu’il suscitait en eux, ajouté au fait qu’il était étranger à toutes leurs querelles et luttes coutumières, faisait de lui un chef acceptable quand aucun des leurs n’aurait emporté les suffrages. Tout cela signifiait qu’il devait impérativement se trouver à cette place, au milieu de la ligne de front, là où les plus élevés des chefs de tribu pourraient le distinguer et d’où lui-même pourrait les voir tout aussi distinctement, en même temps que la bataille en train de se dérouler. Personnellement, il se serait volontiers passé de ce rôle de champion et des responsabilités qu’il comportait, mais il ne pouvait qu’accepter l’un et l’autre. Il avait donc consacré le dernier mois (pour autant que le père Timothy fût en mesure de faire le calcul) à rassembler les guerriers des trois principales tribus alliées au bouffon/diablotin et les bandes plus réduites de leurs tribus vassales en une armée qui, ce matin-là, s’élevait à dix-neuf mille indigènes plus ses propres Anglais. Les chefs autochtones étaient aussi perfides, intrigants et peu scrupuleux que ceux de toute armée féodale terrienne, mais ils étaient loin d’avoir l’expérience qui leur aurait permis de mener à bien leurs petites intrigues. Sir George n’avait pas passé les quinze dernières années de son existence à gravir les échelons de la hiérarchie, jusqu’à commander aux armées féodales d’Angleterre, sans avoir appris à composer avec des comploteurs autrement compétents. Élève diplômé d’une université bien plus sophistiquée, il les avait habilement joués les uns contre les autres. L’opération la plus épineuse avait encore été de tenir ce faisant l’avorton à distance. Le baron ne savait toujours pas très clairement pourquoi le bouffon/diablotin et sa guilde s’intéressaient à ce monde. Autant qu’il pût le dire, les indigènes ne possédaient strictement rien qui aurait pu séduire les marchands qui commandaient aux merveilles et à la « technologie » de l’avorton, et, eussent-ils détenu un trésor insoupçonné que la manière tortueuse et détournée avec laquelle ce dernier cherchait à s’en emparer crevait les yeux par sa stupidité. Sans doute y avait-il une raison à l’intervention de la mystérieuse guilde sur cette planète, même si Sir George était incapable de l’imaginer, mais, si elle était résolue à contrôler le commerce avec ses autochtones, pourquoi ne pas tout simplement s’appuyer sur ses armes supérieures ? Une petite troupe équipée des armes à foudre que portaient les hommes dragons aurait aisément triomphé d’une armée encore plus forte que celle qui arrivait présentement sur eux… même sous l’inepte commandement de l’avorton. Bon, peut-être pas sous son commandement, rectifia le baron. Après tout, le bouffon/diablotin avait élevé l’incompétence stratégique à un niveau artistique qu’un Français lui-même n’aurait su égaler. Cette incompétence était devenue aveuglante dès que l’avorton avait tenté de former la coalition de chefs indigènes dont Sir George lui avait expliqué qu’elle était capitale. À son crédit, il fallait reconnaître que certaines de ses maladresses trouvaient leur origine dans le fait qu’il n’avait jamais pressenti la nécessité d’une telle alliance, mais cela faisait précisément partie du problème. De toute évidence, il s’était attendu à ce que Sir George et ses compagnons infligent une prompte et salutaire raclée au potentat local, à la suite de quoi il dicterait ses conditions puis repartirait en trombe. Hélas, potentat local il n’y avait point – du moins pas au sens réel du terme – et, même s’il y en avait eu un, la sévérité de la raclée qu’avaient reçue les Thoulaas aurait totalement brisé son autorité. Manifestement, il n’était jamais venu à l’esprit de l’avorton que, dans le cadre d’une politique à long terme, réduire à néant le potentiel militaire d’un peuple censé imposer ultérieurement vos conditions à ses rivaux était contre-productif. Plus Sir George avait été témoin des faits et gestes du bouffon/diablotin sur Shaakun, plus sa stupéfaction avait grandi. Même en mettant de côté la raison pour laquelle un être disposant des capacités et des armes de l’avorton devrait recourir aux bons offices d’archers et de spadassins, restait le problème de son inaptitude à les employer correctement maintenant qu’il les avait sous la main. C’était un peu comme s’il avait débuté toute son entreprise, depuis l’instant où il avait arraché les Anglais à leur planète natale, avec une notion aussi vague que théorique de ce qu’il comptait faire. En dépit de ses incurables prétentions à la supériorité, il donnait l’impression d’apprendre au fur et à mesure… et il crevait les yeux qu’il n’était pas un élève très doué. D’une certaine façon, c’était bénéfique. Tant qu’il serait disposé à laisser un individu qui savait ce qu’il faisait (Sir George Wincaster, par exemple) se charger de l’organisation effective de la campagne, les conséquences de son incompétence seraient minimisées. Et sa récente découverte, qu’il avait autant besoin de l’expérience et de l’habileté politiques de Sir George que de ses talents de stratège, risquait fort de profiter aux Anglais. Elle produisait indubitablement cet effet pour le moment, même si, par la suite, elle pouvait représenter un danger supplémentaire pour Sir George personnellement. Aucun général un tant soit peu avisé ne souhaiterait dépendre entièrement d’un tiers que ses soldats regarderaient comme leur chef véritable, et plus d’un homme « indispensable » avait été écarté ou discrètement assassiné quand, par son envergure personnelle, il devenait une menace pour son supérieur. D’un autre côté, depuis le tout début, le bouffon/diablotin avait toujours témoigné le plus grand mépris pour cette éventualité : jamais son armée d’Anglais enlevés à leur monde ne représenterait un danger pour sa personne. Il découlait de cette outrecuidante assurance qu’il n’imaginerait jamais que le dévouement de cette armée à son commandant d’origine pût lui faire courir un quelconque péril, et Sir George espérait ardemment que l’avorton conserverait toujours cette disposition d’esprit. Mais, quoi que l’avenir pût réserver, c’était à Sir George et à Ordinateur qu’avait incombé le soin d’identifier les diverses factions et ambitions de leurs « alliés » et de les manipuler au profit du bouffon/diablotin. Et ils s’étaient exécutés, songeait à présent le baron, debout sur une ligne de crête au centre de sa propre position, tout en inspectant du regard, de droite et de gauche, le front de son armée hétéroclite. Cette ligne de front s’étirait de part et d’autre sur près d’une demi-lieue, plus loin qu’il ne l’aurait souhaité, bien qu’il eût mis de côté près de cinq mille guerriers en guise de réserve et que sa formation principale fût forte de près de cinq rangées aux points qui, selon lui, seraient les plus critiques. C’était d’ailleurs pour cette raison que Skinnet et Sir Richard opéreraient sur sa droite avec un détachement distinct. Sir Bryan Stanhope, flanqué de Dafydd Howice qui regarderait par-dessus son épaule pour lui éviter toute bévue, commandait sur sa gauche à une autre petite force de cavalerie, tandis que Rolf Grayhame et Sir Anthony Fitzhugh conduiraient les archers au centre. Scinder la cavalerie réduisait sans doute son efficacité mais lui permettait également d’utiliser ces détachements pour raffermir l’ardeur au combat et la discipline beaucoup plus douteuses de ses contingents indigènes. Pourtant, la dispersion de ses chevaux restait pour le moment le cadet de ses soucis, car il s’apprêtait à entreprendre ce qu’aucun commandant n’avait encore jamais fait dans toute l’histoire de l’humanité : exercer un contrôle personnel direct sur une armée de vingt mille… hommes. Tenter seulement de commander à une troupe aussi énorme eût été futile sur Terre, mais Sir George bénéficiait ici d’avantages dont aucun général terrien n’avait jamais joui. L’« imagerie en surplomb » d’Ordinateur lui permettrait de voir toute la bataille d’un œil d’aigle, et ses rapports l’informeraient constamment sur son cours, avec une précision qu’aucun éclaireur n’égalerait jamais. Plus capital encore, Ordinateur pouvait s’adresser directement à lui et à tous ses lieutenants anglais aussi aisément sur le champ de bataille que dans leur campement, en même temps qu’il pouvait relayer ordres et questions sans aucune erreur. Sir George regrettait de ne s’être pas penché plus attentivement sur les implications de ce dernier avantage avant sa première bataille avec les Thoulaas, mais, depuis, il y avait mûrement réfléchi. Et il était aussi parvenu à la conclusion qu’il avait sans doute eu raison de ne pas déstabiliser ses hommes en leur faisant profiter, lors de ce combat, de trop d’atouts de la « technologie » du bouffon/diablotin. Mais il avait depuis travaillé avec eux lors de séances de formation à cette « technologie », jusqu’à ce qu’ils soient parfaitement familiarisés avec elle, et le renoncement aux coups de trompette et aux estafettes pour contrôler ses troupes modifiait totalement la nature de la guerre. Nombre de déboires pourraient sans doute encore survenir, mais le spectacle d’une armée se désintégrant en raison d’ordres et contrordres confus n’en ferait pas partie. Mieux, sa faculté de communiquer instantanément ses ordres à chacun de ses subalternes faisait de toute sa compagnie un prolongement de son cerveau. Il était en position de jouir d’une souplesse et d’une sûreté d’exécution qu’aucun général humain n’avait jamais connues. L’introduction d’indigènes en si grand nombre tendait certes à réduire cette flexibilité dans une certaine mesure, mais les « relais de communication » du bouffon/diablotin y remédiaient aussi. Il n’en existait pas autant que Sir George l’aurait voulu, mais ils avaient été distribués aux chefs principaux et à la plupart des sous-chefs, et Ordinateur pouvait y recourir pour retransmettre à ses recrues indigènes les ordres, préalablement traduits, de Sir George. Pour une raison que le baron était incapable de comprendre parfaitement, Ordinateur avait donné l’impression d’être un tantinet réticent la première fois que Sir George avait avancé cette idée. Ce n’était point tant qu’il eût élevé une objection, mais Sir George en était venu à reconnaître ses hésitations chaque fois qu’il lui posait une question touchant manifestement à une information dont l’avorton avait décidé qu’il ne devait pas la connaître. Il avait d’abord cru que sa suggestion serait carrément repoussée puis Ordinateur avait changé d’avis (ou du moins l’avorton avait-il surmonté sa réserve), et Sir George s’était demandé ce qui, raisonnablement, avait bien pu provoquer ces atermoiements d’Ordinateur, si brefs fussent-ils. Cette aptitude à communiquer rapidement et sûrement était assurément un précieux avantage tactique, et, perçue comme l’un des « divins attributs » que le « commandant » pouvait leur procurer, elle contribuait à consolider, chez les autochtones, la conviction que le bouffon/diablotin était un « demi-dieu ». Bon chrétien en dépit de tous ses péchés, Sir George éprouvait quelque difficulté à faire passer l’avorton, entre tous, pour une « divinité ». Qu’il fît lui-même, en quelque sorte, figure d’archange aux yeux des indigènes le troublait certes davantage, mais pas suffisamment pour envisager de renoncer aux avantages qui en découlaient. Après tout, se consolait-il, aucun de ces indigènes n’avait entendu parler du Christ, de sorte qu’ils étaient de toute façon voués à la damnation éternelle, sinon Dieu, dans sa miséricorde, aurait pris d’autres dispositions. Et, s’il l’avait fait, Sir George n’y pourrait rien changer. Les yeux toujours rivés sur la troupe ennemie qui progressait régulièrement, il pouffa à cette seule idée… et redoubla d’hilarité à la vue de la tête que fit le père Timothy quand il la lui communiqua. Oh, bon ! Timothy lui trouverait sans doute ultérieurement une pénitence appropriée. Puis il la chassa. L’ennemi avançait peut-être beaucoup plus lentement que ne l’avaient fait les Thoulaas, mais il continuait d’assez vite se rapprocher pour qu’il fût temps de renoncer aux élucubrations et de se concentrer sur la tâche en cours. L’armée adverse ressemblait beaucoup moins à une populace dépenaillée qu’il ne l’avait cru. Elle n’obéissait encore à rien qui pût être qualifié de discipline mais, à présent qu’elle s’approchait, il lui était loisible de distinguer au moins les intentions de ses chefs. Deux massives colonnes, larges de plus de cent guerriers, piquaient approximativement vers le centre de sa première ligne. Chacune devait compter environ huit ou neuf mille indigènes, et quatre ou cinq mille autres avaient été dépêchés sur leurs flancs pour les couvrir. Le reste de l’armée ennemie, masse dense de lanceurs de javeline, occupait une position centrale entre ces deux colonnes, et Sir George fit la grimace : ils étaient sept ou huit mille au bas mot, et, cette fois, les indigènes avaient pris soin d’adopter une formation qui n’entraverait pas leurs tirs. Leurs intentions étaient claires. Ils comptaient faire pleuvoir un déluge de javelines sur le centre de sa position à mesure qu’ils s’en approcheraient puis enfoncer ses rangs décimés et ébranlés avec les béliers de ces colonnes jumelles. La tactique avait le mérite de la simplicité et elle faisait le meilleur usage de leur supériorité numérique. Sans doute manquait-elle de subtilité mais, selon sa propre expérience, la subtilité n’était de toute manière qu’un piètre substitut à la force écrasante. D’un autre côté… « Les Tairnantos ne tiennent plus en place. » La voix d’Ordinateur était tout aussi dénuée d’émotion que d’habitude lorsqu’elle se fit entendre dans l’oreille de Sir George. « Certains de leurs sous-chefs insistent pour qu’on leur donne l’autorisation d’attaquer. — Dites au chef Staramhan de leur rappeler le plan ! répondit sèchement Sir George. — Entendu », fit calmement Ordinateur, et Sir George passa la main derrière la visière de son bascinet pour se gratter le nez avec irritation. Il avait bien besoin que ses « alliés » en revinssent à leurs anciennes tactiques au dernier moment ! Il ne doutait pas qu’ils s’y seraient précisément adonnés s’ils avaient eu la bride sur le cou, alors qu’ils devaient pourtant savoir que leur infériorité numérique leur vaudrait une défaite inéluctable. À cet égard, ils ressemblaient encore plus aux Français qu’il ne l’avait cru, et seul son statut d’« archange » lui avait permis de les arracher, encore qu’imparfaitement, à leur impulsivité gauloise. Hélas, rien ne lui permettait d’affirmer qu’ils ne renoueraient pas avec elle. Il pivota sur sa selle et prit ses rênes des mains de Snellgrave. L’espace d’un instant, il envisagea de longer la ligne de front jusqu’à la position de Staramhan afin de faire prévaloir sa décision en personne, mais il en repoussa la tentation. Même avec Satan, le trajet lui prendrait plusieurs précieuses minutes et il ne pouvait pas se permettre le luxe de les gaspiller. De son poste d’observation, il avait de l’ennemi en approche une vision bien plus nette que de la position de Staramhan sur sa gauche. En outre, chevaucher jusque là-bas pour calmer un problème n’aurait d’autre résultat que de l’éloigner de son poste de combat au moment où d’autres se déclencheraient. Mieux valait rester sur place et s’en remettre à l’aptitude d’Ordinateur à relayer ses ordres. Cette transmission reposant sur des moyens avancés de communication exigeait certes un temps d’adaptation, songea-t-il avec une moue. Il lui faudrait se souvenir de ne pas laisser les vieilles habitudes le trahir et l’inciter à renoncer aux avantages qu’ils lui procuraient. L’allure de l’ennemi s’accélérait. Il était encore trop loin pour qu’on distinguât des voix dans ce fracas, et en eût-il été capable qu’il n’aurait pas compris ce qu’elles disaient. Cela dit, il n’avait nullement besoin d’entendre ces guerriers s’exprimer ni même de comprendre la langue des indigènes pour savoir ce qu’ils vociféraient. Le rythme profond et guttural d’un cri de guerre psalmodié remontait les colonnes, et les tambours de guerre se mirent à battre plus fort et plus vite ; puis toute la masse de l’armée adverse accéléra brusquement. Il y avait une nouvelle tonalité dans leurs cris de guerre, et il lui sembla y déceler du mépris. Ils conspuaient ses soldats, les narguaient, les défiaient de cesser de camper sur leurs positions pour les charger et les affronter face à face comme l’auraient fait leurs propres guerriers. Un frémissement parcourut les rangs de son armée, mais les chefs et sous-chefs l’apaisèrent promptement, et Sir George se permit un petit sourire goguenard en voyant se reformer les rangs. Ses alliés tenaient leurs gens, finalement, et ces indigènes qui les chargeaient n’allaient pas tarder à découvrir à quel point les soldats sont autrement dangereux que des guerriers. De l’habituel trot bondissant, allongé et régulier, avec lequel les indigènes dévoraient du terrain, l’ennemi passa au plein galop et se rua en avant ; Sir George sentit ses tripes se nouer en voyant une nuée de javelines se décrocher des propulseurs. « Boucliers, Ordinateur ! cria-t-il. Maintenant ! » Et, tout le long de sa formation, les larges pavois rectangulaires qu’il avait imposés se levèrent comme autant de toits protecteurs. Les alliés indigènes du baron avaient vigoureusement protesté la première fois qu’il avait introduit la notion de bouclier. Aucun n’avait apprécié la perspective de renoncer à la moitié de ses armes de poing pour ce qui n’était, fondamentalement, qu’un inutile morceau de bois. Mais Sir George avait insisté et, quand il avait illustré par l’exemple la raison de son insistance, la plupart des protestations s’étaient tues. Certes, ils émettaient encore des réserves, mais ils étaient désormais disposés à mettre l’idée à l’épreuve du feu… surtout lorsque Ordinateur leur avait fait part du nombre de lanceurs de javeline que l’ennemi avait réussi à regrouper. Les javelots élancés retombaient à présent comme une grêle mortelle, et Sir George entendait distinctement le fracas et les vibrations sonores que produisaient leurs têtes de bronze en heurtant les pavois. Des cris s’élevaient sans doute quand des javelines trouvaient la chair et l’os, mais la grande majorité étaient interceptées et rebondissaient, inoffensives, ou se plantaient dans le bois des écus. La grêle de javelines parut vaciller un instant au spectacle de ces boucliers inconnus qui amortissaient les tirs, et Sir George sourit à nouveau. Sur Terre, les pavois apparaissaient plus fréquemment lors des sièges (où ils servaient à protéger les archers contre la riposte ennemie) que sur le champ de bataille. Mais c’était parce que les archers humains avaient besoin de leurs deux mains pour bander leur arc, de sorte qu’un tiers devait tenir le pavois ou qu’il fallait le monter sur une charpente de soutien pour le maintenir en place de façon permanente. Les indigènes de Shaakun, en revanche, avaient chacun quatre bras, si bien qu’ils pouvaient s’abriter eux-mêmes et disposer encore de deux bras libres pour tirer. Peut-être avaient-ils l’impression d’être insuffisamment armés face à des adversaires aux quatre mains pleines, mais ils semblaient la surmonter, se dit Sir George. Ils hurlaient aussi fort que leurs adversaires, et la plupart de leurs beuglements sonnaient comme des insultes adressées aux lanceurs de javeline ennemis. Le reste de l’armée adverse poussa de furieux cris de guerre et chargea, mais Sir George s’y était attendu. Au moment où les colonnes jumelles s’ébranlaient, il aboya un autre ordre, et ses propres lanceurs de javeline passèrent à l’action. Parce qu’ils portaient eux aussi des pavois, leur fréquence de tir restait sans doute inférieure à celle de l’adversaire, mais, en dépit de la taille plus réduite de son armée, Sir George disposait de davantage de lanceurs de javeline que l’autre camp, car il les avait impitoyablement recrutés dans toutes les tribus. Ça n’avait pas été facile, puisque les indigènes étaient aussi favorablement prédisposés au combat corps à corps que les chevaliers français, ce qui expliquait la faible proportion de lanceurs de javeline lors de la bataille précédente. La combinaison javeline/propulseur était l’arme de chasse coutumière de Shaakun, et la plupart des guerriers de toutes les tribus savaient plus ou moins bien s’en servir, pourtant ils s’entêtaient sottement à affronter leurs ennemis face à face. Sir George avait résolu le problème en se montrant encore plus entêté qu’eux et, à la fin, plus de la moitié de son contingent indigène se composait de lanceurs de javeline. Nombre d’entre eux avaient également insisté pour emporter des haches ou des fléaux en guise de renfort, mais chacun disposait au moins d’un plein carquois de ces dards, et ils venaient à l’instant de riposter au tir ennemi par une volée de traits mortels. En dépit des quatre bras dont les lanceurs de javeline adverses avaient l’usage et d’une fréquence de tir conséquemment plus élevée, la partie se fit brutalement inéquitable. Ceux de Sir George n’écartaient leur pavois et ne s’exposaient que lorsqu’ils tiraient effectivement une de leurs javelines. Leurs cibles, en revanche, étaient privées de protection, et les colonnes qui s’étaient ruées à l’assaut ne tardèrent pas à ralentir, leurs guerriers de tête trébuchant sur les corps hérissés de javelines de leurs camarades. La moitié de ceux de Sir George concentraient leurs tirs sur la tête de ces deux colonnes. L’autre projetait ses traits directement sur leurs homologues, et les mortels épieux pleuvant dru, ceux-ci ralentirent bientôt la cadence. L’air était saturé de javelines, de cris de guerre, de poussière et des glapissements des indigènes blessés ou agonisants, et Sir George dut plisser les yeux pour distinguer quelque chose à travers les nuages de poussière soulevés par des milliers de pieds cavalant au pas de charge. « Ordinateur ! Dites à Rolf de se concentrer sur la colonne de droite. — Entendu », répondit la voix impassible et, un instant plus tard, une vibration sonore se fit entendre, comme émise par un demi-millier de harpes discordantes. Les archers humains étaient nettement moins nombreux que les lanceurs indigènes, mais leur fréquence de tir était plus élevée et la portée de leurs flèches supérieure ; en outre, ils étaient plus précis, et l’armure plus lourde que leur avaient fournie les « modules industriels » du bouffon/diablotin était pratiquement à l’épreuve des javelines. Leurs flèches lacérèrent la colonne ennemie de droite, celle que les javelines de Sir George avaient le moins disloquée, et l’effet fut immédiat : ce qui, jusque-là, n’était qu’une marée régulière de pertes vira au raz-de-marée, et la colonne tout entière trébucha sur un enchevêtrement de blessés et de cadavres. Elle resta un moment bloquée sur place, tandis que les survivants de ses premiers rangs décimés chancelaient, pétrifiés et sidérés, englués jusqu’aux genoux dans des amoncellements de corps en train de se tortiller, et ce moment d’hésitation la perdit. Sir George avait déjà été témoin de ce phénomène sur une douzaine de champs de bataille… l’instant où la certitude que la victoire est à portée de main bascule brusquement pour céder la place à la conviction, tout aussi absolue, que la partie est perdue… et il le reconnaissait à présent. La colonne hésita encore quelques instants, s’amenuisant à mesure que les terribles vagues de flèches et de javelines la déchiquetaient, puis elle se désintégra soudainement. Elle ne se replia pas, ne battit pas en retraite. Elle… s’effrita tout bonnement. Une seconde plus tôt, c’était encore une masse dense de guerriers et, l’instant d’après, ce n’était plus qu’un flot de fuyards isolés courant pour sauver leur vie. « Ordonnez à Rolf de prendre désormais les lanceurs de javeline pour cibles ! aboya Sir George. Et dites à Walter et Sir Richard de faire donner leur aile et d’amener l’arrière-garde mouthaï sur la droite. S’ils le peuvent, ils devront entièrement contourner l’ennemi par le flanc et le prendre de dos ! — Entendu. » Sir George entendit bien la réponse d’Ordinateur mais il y prit à peine garde. La colonne de droite avait été démantelée et réduite à la fuite, mais celle de gauche arrivait toujours sur eux. Il aurait préféré la cribler de flèches, à l’instar de sa jumelle, mais les assaillants n’avaient pas visé le centre exact de sa ligne de front. Le baron avait placé là ses archers pour accueillir leur assaut, or, en se faufilant sur leur gauche, l’ennemi avait réussi à les concentrer trop loin sur sa droite, d’autant qu’un petit promontoire pouvait l’abriter de la majeure partie des tirs de Grayhame. Mieux valait donc focaliser les longbows sur une autre tâche (anéantir la capacité de l’ennemi à tirer des projectiles) et laisser à ses alliés, éperonnés par les fantassins et les chevaux caparaçonnés de Sir Bryan, le soin d’en finir avec cette colonne. Les javelines continuèrent de s’abattre jusqu’au dernier moment sur les indigènes qui chargeaient toujours, et leur terrible déluge de fer de creuser d’énormes trous dans leur formation, mais ils n’en arrivaient pas moins sur eux, portés par la frénésie du combat, en poussant leurs cris de guerre. Les rangées d’épieux pointus et la densité des chausse-trapes semées sur le trajet des assaillants les ralentissaient sans doute, mais ils n’en finissaient plus de rappliquer. Les guerriers des rangs de tête amortissaient épieux et chausse-trapes de leur corps comme leurs prédécesseurs avaient amorti du leur les javelines, et les survivants furent enfin en position d’en venir aux mains avec leurs ennemis. Mais les alliés de Sir George les attendaient, prêts à les accueillir. À la différence de la colonne qui les chargeait, ils n’étaient en rien ébranlés et flairaient la victoire dans l’odeur du sang. Ils avaient certes essuyé leurs propres pertes lors de l’échange de javelines, mais ces pertes, si douloureuses fussent-elles, n’étaient que portion congrue à côté de ce qu’on aurait pu craindre. De ce qu’elles auraient dû être sans les pavois dont leur commandant humain leur avait imposé l’emploi avec une telle insistance. Les plus bornés s’en rendaient compte à présent, et ils savaient aussi que l’ennemi était déjà pratiquement éreinté. Nombreux furent ceux qui jetèrent leur bouclier maintenant que l’heure était à la mêlée. Les lanceurs de javeline lâchèrent leurs propulseurs et se saisirent de leurs haches, et Sir George entendit monter de ses alliés un mugissement d’allégresse quand ils se précipitèrent à la rencontre des rescapés de la colonne de gauche. Les lanceurs ennemis auraient sans doute pu tirer profit de la brusque disparition de ces pavois qui avaient tant émoussé leurs premiers assauts, mais ils n’étaient plus capables de profiter de quoi que ce fût. Ceux des soldats indigènes de Sir George qui ne participaient pas à la mêlée continuaient de les bombarder de leurs javelines, mais ce fut la pluie incessante et régulière de flèches longues d’une aune qui les brisa réellement. Ce n’était point tant qu’elles fussent plus précises ni destructrices que les javelines qui fauchaient leurs rangs. Elles l’étaient effectivement, mais ce n’était qu’un à-côté. L’important, c’est qu’elles étaient l’emblème, le symbole de ces étranges démons à deux bras qui avaient complètement bouleversé l’art de la guerre tel qu’on le connaissait jusque-là. La colonne de droite s’était déjà quasiment désagrégée. Les lanceurs de Sir George entreprirent de méthodiquement la massacrer, en abattant des guerriers isolés d’abord par petits groupes puis en masses. Malgré tout son courage, il manquait à l’ennemi la discipline qui lui aurait permis de tenir sous ce vicieux pilonnage, et toute sa compagnie de lanceurs s’effrita à son tour. La colonne de gauche se battait encore, mais sa ligne de front était fracassée. La moitié environ de l’armée ennemie avait été chassée du champ de bataille, et l’herbe aplatie gluante de sang était tapissée des cadavres, entassés et entrelacés, de guerriers qui ne seraient jamais plus chassés d’aucun champ de bataille. La certitude de sa défaite planait au-dessus de la colonne et, tandis que les alliés de Sir George, de plus en plus nombreux, s’amassaient pour fondre sur elle, elle se retrouva bientôt débordée et submergée. La formation en colonne qui lui avait procuré tant de puissance quand elle avait chargé était désormais handicapée, incapable de se défendre elle-même, car ceux qui occupaient son centre ne pouvaient que rester sur place, incapables d’avancer comme de reculer, tant leurs adversaires étaient de plus en plus nombreux à leur couper la route de part et d’autre. Là-dessus, Sir Richard et Walter Skinnet achevèrent de conduire l’ennemi à sa perte. La poignée de cavaliers humains formait une sorte de fer de lance blindé d’acier, pointe acérée d’une charge furieuse de près de trois mille de leurs alliés indigènes, lesquels couraient presque aussi vite que cavalaient les chevaux des Anglais. La charge avait déjà balayé le champ de bataille sur la droite de Sir George et, obéissant à ses ordres relayés par Ordinateur, faisait à présent volte-face et revenait sur ses pas en fauchant les guerriers déployés par l’ennemi pour couvrir son flanc gauche, puis achevait les derniers lanceurs de javeline de son arrière-garde avant d’enfoncer au grand galop celle de la colonne ennemie encore en action. Sir George la vit voler en éclats, tel un panier-repas projeté en l’air par un vent violent. Elle s’émietta en plusieurs milliers d’individus, de guerriers fuyant à toutes jambes, et il sut alors qu’il avait gagné la bataille. Elle n’était pas encore terminée, certes, car il restait encore des milliers d’ennemis sur le terrain, dont certains résisteraient et se battraient jusqu’à la mort. Ses alliés perdraient encore de nombreux guerriers avant de les tailler tous en pièces, et ses propres troupes essuieraient également des pertes. Mais l’issue n’était plus douteuse et il s’autorisa le luxe d’une brève mais fervente prière de grâces. Puis il rouvrit les yeux, redressa les épaules et adressa un signe de tête au jeune Snellgrave. « Allons-y », déclara-t-il, avant d’éperonner Satan pour se joindre à la tuerie. VI « Vous avez bien travaillé. Ma guilde sera satisfaite », gazouilla la voix du bouffon/diablotin dans l’oreille de Sir George. L’étrange petit être était assis dans son char aérien, qui ne flottait qu’à six pieds d’altitude, de sorte que Sir George, assis en selle sur Satan, aurait pu le regarder dans les yeux à travers la vitre ouverte du véhicule. La voix flûtée et inexpressive lui semblait encore plus grotesque que d’habitude quand il détourna la tête pour survoler du regard les monceaux de cadavres du récent massacre. Jamais, de toute son existence, il n’avait été témoin d’un tel carnage, pas même à Dupplin ni à Halidon Hill. Pas même lorsque la défaite si dévastatrice des Thoulaas avait jonché le sol de tant de cadavres et que les grognements et gémissements des blessés et mourants, humains ou indigènes, se confondaient pratiquement. Les conséquences du combat, les odeurs, le spectacle et – surtout – l’environnement sonore, c’était ce qui avait toujours le plus hanté le baron, et, alors que ceux de cette bataille-ci le submergeaient, une brusque poussée de fureur le traversa. Son armure était maculée, éclaboussée de sang. Son épée en était gluante et des touffes de poils et de peau y adhéraient encore avant qu’il ne la nettoie ; tous les muscles de son corps étaient endoloris. L’ultime charge désespérée de guerriers conscients de leur défaite, dont le seul objectif avait été d’atteindre l’instigateur de l’extermination de leurs tribus pour l’assassiner, avait bien failli être couronnée de succès. La marée hurlante de barbares brandissant des haches avait enfoncé la garde personnelle de Sir George et, s’ils n’avaient pas réussi à le tuer, ils avaient haché menu son écuyer. Thomas Snellgrave ne serait jamais adoubé chevalier, songea lugubrement le baron. Le jeune homme s’était jeté entre trois guerriers laahstaars glapissants et son suzerain, alors que Sir George, de son côté, était occupé à ferrailler avec deux autres, et le Chirurgien lui-même serait incapable de rendre la vie à un homme dont la tête avait été tranchée et dont les haches vengeresses de guerriers qui se savaient condamnés avaient sectionné tous les membres. Le jeune Snellgrave n’était pas non plus la seule perte humaine à déplorer. Sept autres hommes de Sir George étaient « morts » et, selon les rapports qu’il avait reçus, deux d’entre eux au moins le resteraient vraisemblablement malgré la magie curative du Chirurgien. Ces trois vies ne pesaient sans doute pas lourd face aux milliers de celles qu’on avait prises en ce jour sanglant, mais, d’une certaine et singulière façon, c’était leur petit nombre qui rendait leur trépas si douloureux. Un chiffre que l’esprit humain pouvait à la fois embrasser et ressentir, au lieu d’une inconcevable, incompréhensible vastitude. Et, contrairement aux innombrables indigènes anonymes dont les cadavres tapissaient la plaine à perte de vue, ces hommes avaient fait partie de l’existence du baron. Ils avaient été ses hommes à lui, des visages connus, des individus – des êtres – dont il avait été responsable. Ils étaient allés au combat sous ses ordres et y avaient trouvé la mort, et l’un d’eux laissait derrière lui une femme et trois enfants. Ordure et souffrance, horreur et deuil s’appesantissaient sur l’esprit du baron. Un homme dur et coriace, pourtant, que Sir George Wincaster. Un soldat qui, avant ce jour, avait suffisamment été témoin de massacres et de cruautés ordinaires, même quand les deux camps étaient humains, et n’était pas plus insensible qu’un autre à l’orgueil féroce d’une victoire remportée sur un ennemi à l’écrasante supériorité numérique. Oh oui, il était tout cela ! Mais il était aussi celui qui avait façonné la sauvagerie responsable de ce massacre sur une planète étrangère, couvert son herbe pourpre de sang et de souffrance. L’esprit qui avait forgé l’alliance qui l’avait permis ; et c’était également sa voix qui avait propulsé ses hommes et leurs alliés dans ce maelstrom. Il en était conscient, et sa culpabilité dans ce carnage s’étendant à perte de vue pesait aussi lourdement sur son âme que les meules du moulin du Seigneur. Et le bouffon/diablotin flottait à présent à côté de lui, pareil à quelque noir nécromant de la légende planant au-dessus d’un paysage de l’enfer, indemne et intact en dépit de cet indicible massacre. Le félicitant. Lui affirmant qu’il avait bien servi, de cette voix à jamais dénuée de toute émotion. Sans doute cette inexpressivité était-elle largement (mais pas entièrement) le fruit de ce qui traduisait en anglais le langage de l’avorton. Sir George avait passé trop de temps avec le bouffon/diablotin, entendu de sa part trop de dénégations des droits de ses « inférieurs » pour s’imaginer qu’il le regardait comme son égal (loin s’en fallait), et il n’avait aucun doute à cet égard. La satisfaction de son « commandant » était authentique, si piètrement que transparussent ses émotions dans sa voix, et cette satisfaction n’était même pas assombrie par une touche de l’horreur qui hantait à présent le baron. L’avorton et sa précieuse guilde étaient responsables de chaque goutte de sang versée, de chaque blessure, de chaque cadavre… et la grotesque petite créature s’en moquait éperdument. Y accordait-elle une seule pensée ? L’avorton était-il seulement conscient que les êtres, humains ou non, qu’il avait envoyés à la mort avec une telle désinvolture étaient des créatures vivantes et pensantes ? C’était impossible à dire, mais Sir George en doutait beaucoup. Quels qu’aient été par ailleurs les corps qui jonchaient le champ de bataille, ils n’avaient jamais été des gens aux yeux de l’avorton, mais de simples obstacles, des « primitifs » qu’il fallait soumettre à sa volonté ou détruire si besoin, et ce par des Anglais tout aussi primitifs qu’il avait ravis à leur monde. Et, s’il y avait eu quelque raison d’éprouver culpabilité ou remords – il n’y en avait aucune, bien sûr, mais, s’il y en avait eu –, alors cette culpabilité aurait incombé à Sir George et à ses hommes, pas à l’avorton. Pourvu, bien entendu, que de tels primitifs aient assez de sensibilité pour ressentir remords et culpabilité. Le baron serra les dents pour endiguer le torrent de sa haine, en même temps qu’il fixait le véritable auteur des atrocités qu’il venait de commettre. Il fallut pour cela mettre à contribution la moindre fibre d’une volonté de fer, d’une maîtrise de soi acquise en vingt ans de guerre et de luttes politiques intestines, mais il parvint à réprimer cette folle marée de mépris. La rage cognait derrière ses dents, mais il refusa de lui laisser franchir ses lèvres. Il préféra refouler les amères invectives que son âme lui hurlait de jeter au visage inexpressif et aux deux bouches de l’avorton. Il remâcha les paroles au goût de fer, déglutit et ravala leurs échardes tranchantes, puis s’obligea à hocher la tête en réponse à la créature dont dépendait l’existence de chacun de ses hommes et de leur famille. « En effet, commandant, déclara-t-il. Les hommes se sont bien battus et, en toute franchise, nos alliés ont fait preuve de davantage de discipline que je ne m’y attendais. — Je l’ai constaté, affirma le bouffon/diablotin. Je ne pense pas que les Laahstaars ni les Mouthaïs élèveront d’autres objections aux exigences de ma guilde. » Non, songea amèrement le baron. Certainement pas. Ils ne sont plus assez nombreux. « Il sera nécessaire, bien entendu, de vous en assurer, poursuivit l’avorton sans même se rendre compte de la réaction de son interlocuteur. Et, puisque vous vous êtes montré étonnamment habile et fin psychologue dans les négociations avec ces êtres grossiers et primitifs, j’aurai peut-être besoin de votre aide dans l’élaboration des conditions précises de nos accords commerciaux. — À vos ordres », répondit Sir George. La seule idée de servir encore les intérêts du bouffon/diablotin lui arrachait sans doute le cœur, mais il voyait en même temps, dans les dernières paroles qu’il avait prononcées, la preuve de la valeur accrue qu’il accordait à sa personne. Le baron détourna de nouveau les yeux du char aérien pour contempler le champ de bataille au-dessus duquel les esclaves mécaniques du bouffon/diablotin œuvraient encore à ramasser les blessés et, à tout le moins… quelques-uns des morts. Il avait tenté de convaincre l’avorton d’étendre à leurs alliés tombés au combat les bons offices du Chirurgien, mais son « commandant » lui avait obstinément répondu que le retour sur investissement ne serait pas assez lucratif pour que la guilde fît profiter les indigènes de ces services. L’éventualité qu’il ait peut-être une responsabilité morale envers eux ne lui avait même pas traversé l’esprit, mais Sir George avait au moins obtenu de lui qu’il autorisât l’accès des indigènes aux fontaines d’eau vive et consentît également à faire ramasser leurs blessés pour les transporter jusqu’à leur village, afin de leur administrer les soins, quels qu’ils fussent, dont pouvaient s’acquitter leurs guérisseurs. Le baron n’était que trop conscient de la mesquinerie de ces mesures, au regard de tout ce que l’avorton aurait pu faire pour eux, mais ce n’était pas leur cas. À leurs yeux, le seul fait qu’on transportât leurs blessés jusqu’à chez eux relevait du miracle, et Sir George n’éprouvait que trop âprement la sensation d’avoir réussi à moitié. Ce qu’il avait accompli là lui semblait bien loin d’être suffisant, mais, si médiocre que fût le résultat, il valait toujours mieux que ce que les indigènes auraient obtenu sans lui. Il le savait, mais une certaine partie de lui-même se reprochait d’avoir en réalité exacerbé la gratitude que vouaient les autochtones à une créature qui ne voyait en eux que de sinistres brutes. « Vous avez certainement des responsabilités dont vous devez vous acquitter, affirma la voix flûtée dans son oreille, aussi ne vous retiendrai-je pas plus longtemps. Informez vos hommes que je suis content d’eux. Je ne manquerai pas, évidemment, de leur faire part moi-même de ma satisfaction le moment venu. — Bien entendu, commandant », réussit à répondre Sir George d’une voix presque normale, avant de suivre des yeux le char aérien, qui s’éloignait en flottant dans un ciel noir de l’équivalent local des corbeaux terriens. Matilda et Edward relevèrent les yeux du précieux manuscrit enluminé narrant la geste du roi Arthur ouvert entre eux deux sur la table quand Sir George pénétra dans le pavillon. Près d’une semaine avait passé depuis la bataille, et ils ne l’avaient guère vu pendant cette période car le bouffon/diablotin avait effectivement un usage intensif de ses services. Non seulement Sir George témoignait d’une meilleure compréhension des autochtones que celle dont jouirait jamais l’avorton, mais il était également l’incarnation du prix à payer lorsqu’on osait défier ce dernier. Les chefs de tribu qui avaient combattu sous les ordres du baron le regardaient avec un effroi sacré, voisin de la déification, tandis que ses ennemis potentiels le craignaient comme l’ange de la Mort. Ça n’avait pas été une semaine des plus douillette. Edward venait de bondir sur ses pieds pour s’emparer de l’aiguière de vin frais qui attendait Sir George, mais son père lui fit signe de se rasseoir et se laissa tomber avec lassitude dans une chaise de camp vacante. « Reste où tu es, mon garçon, lâcha-t-il en grimaçant. J’ai déjà bu tout le vin que je pouvais avaler en une seule journée. » Matilda plissa les yeux et le fixa d’un air interrogateur. Il surprit son expression et émit un rire bref. « Oh, ce n’est pas si grave que cela, m’amie, la rassura-t-il. C’est seulement que notre “commandant” se sentait d’humeur… généreuse… (le mot arracha un rictus à ses lèvres) et qu’il a ouvert en grand ses celliers pour moi. » Sir George inspira profondément. « Il semblerait que nous ayons atteint ses objectifs à Shaakun, poursuivit-il. Il m’est reconnaissant de mon aide, même si, en appartenant à une espèce réellement avancée, il serait sans doute parvenu au même résultat sans moi. » Une lueur alarmée brilla dans les yeux bleus de Matilda, mais Sir George secoua hâtivement la tête. « Ne t’inquiète donc pas de me voir décliner ce vin frais, reprit-il. Ce n’est pas que je sois ivre. J’ai marché jusqu’ici sans trébucher une seule fois, et mes idées étaient assez claires pour que je puisse te répéter avec exactitude chacune de ses paroles. » Son épouse se détendit, convaincue de manière détournée qu’il employait les mots mêmes du bouffon/diablotin, et qu’il ne permettrait ni à sa fatigue ni à son dégoût manifestes de le trahir en le rendant trop bavard. « Les autres tribus ont donc accédé à ses exigences ? s’enquit-elle. — En effet. Mais elles n’avaient pas vraiment le choix, ajouta-t-il avec une nouvelle grimace. L’essentiel, en fait, était de le leur… faire comprendre. Et de sous-entendre que ce qui était déjà arrivé aux Thoulaas, aux Laahstaars et aux Mouthaïs risquait de leur arriver aussi si elles refusaient. — J’aurais dû y penser, déclara Matilda. Il se satisfait donc de leur soumission ? » Sir George opina et elle plissa le front. « Je dois reconnaître que tout cela m’intrigue au plus haut point. — Je l’espère bien ! grogna-t-il, en proie à un soudain accès de sincère bonhomie. Je suis moi-même très “intrigué” par tout ce qui nous est arrivé depuis le jour où nous avons posé le pied sur le pont de ce maudit navire ! — Tu sais parfaitement ce que je veux dire ! » le tança-t-elle. Sir George hocha de nouveau la tête, avec cette fois une touche de contrition. « Je ne comprends toujours pas ce que ces pauvres hères pouvaient bien posséder qui méritât la peine que s’est donnée la guilde du “commandant” pour nous amener ici, ni le temps qu’elle y a consacré. Ni les massacres et tueries qui ont suivi notre arrivée. — Je suis loin d’en être certain moi-même, avoua son mari. Mais j’en ai plus appris au cours des derniers jours que je n’en savais auparavant. J’ai d’ores et déjà découvert que certain minerai qu’on extrait sur ce monde est d’une valeur considérable pour la guilde, mais, jusqu’à hier encore, nul ne m’avait expliqué le processus de son extraction. Je n’ai toujours aucune idée de ce que c’est, ni même de ce qui le rend assez précieux pour conduire ici le “commandant”, mais je crois avoir découvert pourquoi les indigènes se montrent si réticents à autoriser la guilde à l’exploiter, et ce n’est pas du tout pour la raison que j’imaginais. Vois-tu, je croyais qu’on les obligerait à l’extraire eux-mêmes suite à leur soumission. — Ce n’est pas le cas ? s’étonna Matilda. — Non. Le “commandant” et Ordinateur m’ont expliqué hier qu’une autre guilde avait déjà installé sur ce monde une machinerie susceptible de l’exploiter sans aucune surveillance. Ses appareils extraient le minerai et l’entreposent jusqu’à ce qu’un vaisseau vienne le chercher. — Une autre guilde ? articula-t-elle très soigneusement. — Oui. » Sir George fronça les sourcils. « À dire vrai, Ordinateur s’est chargé de la majorité des explications et il n’était pas entièrement clair. » Il soutint un instant le regard de sa femme et elle opina pour lui signifier qu’elle avait conscience des limites que le bouffon/diablotin avait imposées à Ordinateur, s’agissant des informations qu’il pouvait leur communiquer. « À ce qu’il dit, toutefois, reprit Sir George, il semble que cette autre guilde ait préalablement obtenu des Thoulaas, par le passé, le droit d’exploiter ce minerai, quel qu’il soit. Ce droit est dorénavant transféré à celle du “commandant”. — Mais, s’ils avaient déjà cédé ce droit à d’autres, pourquoi se montraient-ils si réticents à le transférer à la guilde du “commandant” quand il a débarqué ? s’enquit Matilda. Étaient-ils à ce point loyaux à ceux à qui ils l’avaient déjà accordé ? — En aucun cas ! grogna le baron. Autant que je puisse en juger, les Thoulaas n’étaient guère plus férus du concessionnaire précédent que de nous-mêmes. À ce que j’ai pu découvrir, toutefois, les procédés d’exploitation de ce minerai sont très dangereux et nocifs pour les indigènes. Ils impliquent tant de “technologie” que je suis parfaitement incapable de comprendre les détails de leur fonctionnement, mais, dans tous les cas, ils ont un effet dévastateur sur la région où s’effectue l’exploitation. Selon Ordinateur, ils tuent toutes les créatures vivantes dans le voisinage immédiat de la mine et empoisonnent l’eau et la terre pendant des siècles. — Et ces… gens ont permis ça sur leurs terres ? — J’en conclurais volontiers que les Thoulaas n’avaient pas plus le choix, lors de ces “négociations originelles”, que nos “alliés” d’aujourd’hui, répondit sèchement le baron. D’un autre côté, je crois beaucoup mieux comprendre la position des Laahstaars et des Mouthaïs. Bien que les Thoulaas aient été contraints de concéder les premiers droits, ils avaient réussi, à tout le moins, à confiner la zone d’exploitation à un secteur restreint et désolé, aux confins de leurs terres tribales. Mais il semblerait que la principale raison qui ait poussé les tribus alliées à résister aux pressions du “commandant”, c’est qu’il aurait non seulement exigé le transfert de la concession à sa guilde, mais encore l’extension de la zone minière jusqu’au cœur des terres des Laahstaars. — Doux Jésus ! » murmura Matilda en se signant lentement, le regard hanté – comme l’avait été celui de Sir George – en prenant conscience de ce qu’on les avait contraints, sans leur laisser le choix, à infliger indirectement à ce monde. « Mais, si le processus est si dangereux et dévastateur, comment le “commandant” pourrait-il ne pas s’attendre à ce qu’ils détruisent la mine et tout son équipement après notre départ ? demanda-t-elle au bout d’un moment. Surtout s’ils menacent leurs terres et l’existence de tout leur peuple. — Ils ne le peuvent pas, répondit Sir George sans ambages. Encore une fois, m’amie, je n’ai pas la prétention de comprendre comment ça fonctionne, mais Ordinateur affirme que l’équipement est protégé par quelque chose qu’il appelle un “champ de force” et qui interdit sa destruction. En outre, la zone qui entoure le site réel de la mine est si massivement empoisonnée que tout indigène qui s’y aventurerait périrait avant même d’avoir pu causer des dommages importants. — Je vois… je crois, affirma lentement Matilda, mais elle fronça à son tour les sourcils en secouant la tête. Pourtant, si l’équipement est invulnérable et si les indigènes risquent leur vie en l’approchant, alors pourquoi chercher à obtenir leur consentement ? Pourquoi ne pas tout simplement exploiter cette mine en les ignorant, puisqu’ils ne peuvent rien faire pour l’empêcher ? — C’est là une question dont je commence seulement à tenter de deviner la réponse, reconnut Sir George. J’ai cru comprendre qu’il existait une autorité centrale à laquelle toutes les guildes doivent rendre des comptes. Qu’il s’agisse ou non de ce que nous appellerions un gouvernement, je ne saurais encore le préciser, mais toutes les parties semblent se plier à ses oukases. Elle délègue manifestement une parcelle de son autorité dans certains domaines, tels que celui-là, dans le but de maintenir l’ordre au sein des diverses guildes, et le consentement de quelqu’un qui soit natif de ce monde est une condition préalable à l’attribution d’un droit d’exploitation de ses mines. — Et le “commandant” ne s’attend pas non plus à ce que celle qui vient d’en perdre le droit aille se plaindre auprès de cette autorité de la confiscation de sa concession ? — Non, apparemment. Encore une fois, on ne me l’a pas vraiment expliqué, car je n’ai pas besoin de le comprendre pour m’acquitter de mes responsabilités, mais le “commandant” semble avoir la certitude que ce nouvel accord se substituera à l’ancien sans qu’on puisse le remettre en cause. — Sa guilde s’emparerait donc tout bonnement de ce qui appartenait à sa rivale ? Et, même si elle y parvenait, comment pourrait-elle interdire à d’autres, en notre absence, de commercer avec les indigènes ? Si j’en crois ce que tu viens de me dire, il n’a visiblement pas l’intention de s’attarder ici pour faire appliquer les termes de ce nouvel accord par la force. En ce cas, pourquoi un autre de ses rivaux, disposant des mêmes atouts de la “technologie”, ne débarquerait-il pas, tout simplement, et n’exigerait-il pas des autochtones qu’ils commercent avec lui ? Ou ne leur mentirait-il pas en se targuant d’être le représentant de la guilde du “commandant” ? — J’ai soulevé les mêmes questions devant Ordinateur, répondit Sir George. Pour répondre d’abord à la dernière, il m’a fait comprendre que les indigènes n’ont jamais le choix de commercer avec d’autres tant que l’accord présent reste en vigueur. Quelque chose, qu’il appelle un “satellite de surveillance orbitale”, est constamment de faction ici. Il affirme qu’il “gravite” autour de ce monde, ce qui – si on l’en croit, et je n’ai aucune raison de douter de lui – signifierait qu’il tourne en permanence autour d’une planète ronde. Quoi qu’il en soit, cette chose contient encore des éléments de leur “technologie”, et le “commandant” placera à son bord un exemplaire de son nouvel accord. Tout vaisseau approchant de Shaakun sera invité à s’identifier et à justifier sa présence, et le “satellite” avisera tous les autres vaisseaux marchands des droits commerciaux exclusifs dont jouit le “commandant” ici. Cette mise en garde les informera que toute tentative de commerce avec les autochtones serait considérée comme un crime passible de très lourdes peines, allant, si j’ai bien compris, de très fortes amendes jusqu’à la confiscation pure et simple du vaisseau qui enfreindrait ce règlement. — Mais s’il est illégal pour un tiers de commercer en violation de cet accord exclusif, le “commandant” lui-même n’a-t-il pas enfreint la loi ? — Pas de l’avis d’Ordinateur. Le “commandant” est issu d’une civilisation manifestement très ancienne, m’amie. Selon Ordinateur, des lois et des coutumes très sophistiquées président à tous les aspects de leur vie et de leurs arrangements commerciaux. Le “commandant” lui-même n’emportera pas une seule once de ce minerai en partant et, techniquement parlant, il n’aura “commercé” avec personne de ce monde. Il n’aura que… négocié un nouvel accord commercial qui permettra dorénavant à sa guilde de le faire ici légalement. Tout le minerai déjà extrait et traité pendant que prévalait l’accord précédent appartient à la guilde qui l’a signé, et le “commandant” ne pourrait s’en emparer qu’illégalement. Mais, quand le vaisseau de cette autre guilde viendra récupérer le minerai extrait depuis sa dernière visite – et Ordinateur affirme que ces vaisseaux ne passent que toutes les cinquante ou soixante de nos années –, il ne pourra qu’en enfreignant la loi à son tour embarquer le minerai extrait depuis que notre accord a pris effet. Tout ce qui a été extrait avant notre arrivée appartient donc à l’autre guilde, et celle du “commandant” sera astreinte à tenir soigneusement ses registres, afin de s’assurer que la propriété de sa rivale ne soit ni inquiétée ni détournée. — Tout cela me paraît bien compliqué, soupira Matilda. — Je n’en disconviens pas, répondit Sir George. Mais Ordinateur persiste à dire que leurs coutumes sont à ce point comminatoires que nul ne songerait à les violer. Ce qui ne signifie pas, autant que je puisse le dire, qu’on ne cherchera pas à profiter d’un vide juridique ou d’une finasserie technique permettant d’en enfreindre l’esprit, tant qu’on pourra le faire d’une manière techniquement conforme à la loi. — En cela au moins ils ressemblent beaucoup aux humains, fit remarquer son épouse, et le baron eut un ricanement amer. — Ils nous ressemblent beaucoup par certains côtés. Mais, par ailleurs, plus je les côtoie, plus je les trouve difficiles à comprendre. — J’imagine que c’est inévitable, compte tenu des énormes différences qui nous séparent, déclara Matilda. Pourtant, il me semble que, si le “commandant” et sa guilde peuvent contraindre les Thoulaas, ou toute autre tribu, à leur céder l’exclusivité des échanges commerciaux avec ce monde sans pour autant violer techniquement leurs propres lois, alors n’importe qui pourrait assurément leur faire le même coup. — La même idée m’a traversé l’esprit, répondit Sir George. J’ai parlé à Ordinateur de cette éventualité, et, s’il a reconnu son existence, elle n’a pas paru le perturber. Pour autant que je sache, ça traduit que de telles modifications des accords commerciaux ne sont pas inhabituelles. Dans la mesure où, de toute façon, ils attendent cinquante ou soixante ans avant de venir récolter leur minerai, c’est peut-être tout simplement parce que la quantité amassée entre deux visites suffit à largement amortir, dans notre cas à tout le moins, les débours du “commandant”. — Il n’empêche que ni lui ni Ordinateur ne t’ont expliqué pourquoi ils avaient besoin de vos arcs et de vos épées plutôt que de leurs propres armes. — Ils s’en sont effectivement abstenus, confirma Sir George, et sa voix se durcit de nouveau. Et, selon moi, ils ne le feront pas de sitôt. Mais, quelle qu’en soit la raison, nous avons amplement donné la preuve de notre valeur, me semble-t-il. Aux dires du “commandant” et d’Ordinateur, la guilde aura très bientôt besoin de nos services ailleurs, dans un but similaire. Et, comme je te l’ai dit tout à l’heure, le “commandant” m’a d’ores et déjà exprimé sa gratitude. Je crois savoir qu’il compte l’exprimer en personne aux hommes dans l’après-midi. — Je vois. » Le changement de ton et d’expression de son époux n’avait pas échappé à Matilda et elle lui fit un signe de tête. « A-t-il spécifié de quelle façon il entendait la manifester ? — En effet. » Sir George la regarda au fond des yeux. « Il compte nous gratifier de deux semaines supplémentaires à Shaakun… avant de nous replonger en “stase” pour le trajet jusqu’à notre prochaine destination. » Matilda inspira, prise d’un bref désarroi, et Sir George tendit la main pour s’emparer de la sienne et l’étreindre. « J’aurais préféré davantage, déclara-t-il sur un ton plus léger que ce qu’il ressentait en réalité, mais au moins Edward, toi et moi disposerons de deux semaines entières, sans la constante pression de négociations avec des chefs rétifs et sans nous soucier de l’éventualité d’un combat. Et ce n’est pas comme si nous avions envisagé de rester ici pour toujours, vois-tu. — Non, mais… » Elle s’interrompit abruptement. « Je sais, affirma-t-il d’une voix douce. Et, à dire vrai, sa générosité m’a surpris. J’ignore combien de temps il comptait s’attarder sur ce monde au début, mais je sais au moins que ça n’a rien à voir avec celui que nous y avons réellement passé. Il ressent le besoin d’aller de l’avant, pourtant je crois que nous l’avons convaincu d’à quel point nous apprécions les moments que nous passons en plein air hors de son vaisseau. Et je crois aussi qu’il en est venu à apprécier mes conseils autant que mes talents de stratège. Ça ne saurait être malencontreux à longue échéance. Ni pour nous ni pour notre peuple. — Non, bien sûr que non. » Matilda prit une profonde inspiration et lui sourit. « En fait, mon ami, je suis plus fière de toi aujourd’hui que je ne l’ai jamais été sur Terre. Aucun des autres capitaines du roi n’a jamais eu à exécuter un pas de danse aussi complexe ! — D’une certaine façon, ça ne fait aucun doute, admit-il. Malgré tout, j’ai bénéficié de beaucoup d’assistance et de nombreux conseils, dont les tiens ne sont pas les moindres. Et… (il sourit brusquement) si compliqué que fût ce pas de danse, au moins mes objectifs avaient-ils le mérite de la clarté et de la simplicité ! » Elle ne put que glousser pour toute réponse ; Sir George se leva et la serra contre lui, puis posa sa main libre sur l’épaule d’Edward et l’attira également à lui pour lui faire partager, bourru, leur étreinte commune. « Dieu seul sait à quelle distance nous nous trouvons du monde qui était le nôtre, déclara-t-il à sa femme et à son fils d’une voix plus sereine. Mais, si loin soit-il, nous nous rendrons bientôt encore plus loin et, à la fin de notre prochain périple, il nous faudra livrer une nouvelle bataille. Après celle-là, une autre et une autre encore. » Il soutint un instant le regard de Matilda puis baissa la tête pour regarder son fils au fond des yeux. « Nous n’obéissons pas à nos propres objectifs ni ne nous déplaçons de notre propre chef, déclara-t-il à Edward. Mais, où que Dieu nous envoie, nous devrons faire face de notre mieux aux épreuves qui nous y attendent. Nous n’avons pas le choix, mais, quelles qu’elles soient et où que nous nous trouvions, nous ne devrons jamais oublier que nous sommes des Anglais et des Anglaises, et il nous faudra toujours nous rappeler notre devoir envers ceux qui dépendent de nous. » Edward le fixa longuement sans mot dire puis hocha fermement la tête, et Sir George sourit avec fierté en ébouriffant les cheveux du garçon. « Très bien, reprit-il en se tournant vers son épouse. Nous savons au moins de combien de jours de congé nous profiterons, et Sir Bryan et sa dame nous ont conviés à un pique-nique cet après-midi. Souhaitez-vous vous joindre à eux, ma dame ? — Avec plaisir, monseigneur », répondit Matilda. Le bras de Sir George se resserra brièvement sur sa taille et il hocha la tête de satisfaction. « Parfait, déclara-t-il. En ce cas, allons-y, m’amie. » VII D’une taille un peu moins de dix fois inférieure à celle de son vaisseau mère, la navette de débarquement faisait un peu plus de huit cents pieds de long et était fabriquée dans le même alliage couleur de bronze. En dépit de ses moindres dimensions, sa soute principale n’en était pas moins une vaste caverne vide, car elle était destinée à transporter de lourds chargements… et à débarquer des tombereaux de soldats anglais sur ces planètes qu’on les envoyait conquérir. Ces soldats n’avaient que trop vu, au fil des années, l’intérieur de cette soute, mais au moins leur pont ne tanguait-il et ne roulait-il pas comme celui de ces navires qu’on ne vouerait jamais assez aux gémonies. Cette pensée se creusait un sillon familier dans l’esprit de Sir George quand il se pencha pour flatter l’épaule de Satan. Le destrier secoua la tête en faisant cliqueter la cotte de mailles qui protégeait son encolure arquée puis frappa le pont de son sabot postérieur. Le fer résonna comme un coup de tonnerre sur l’alliage, et Sir George se fendit d’un mince sourire. L’étalon et lui n’étaient passés que trop souvent par là. Tous deux auraient dû y être accoutumés à présent, et c’était sans doute le cas, mais ni l’un ni l’autre ne s’y étaient résignés. Le gong d’avertissement résonna ; Sir George se dressa sur ses étriers et se retourna pour regarder les hommes qui se tenaient derrière lui. Une vingtaine de Hathoris à la peau orangée et au mufle verruqueux formaient leur arrière-garde, de nouveau cuirassés de lourdes plaques métalliques et armés de leurs haches massives, mais leur rôle n’était pas de renforcer les Anglais, plutôt de les éperonner s’ils hésitaient et de les abattre s’ils tentaient de s’enfuir. Cela dit, aucun des hommes de Sir George n’aurait songé à fuir… pas plus, d’ailleurs, qu’ils n’avaient besoin d’être éperonnés. Le baron et sa compagnie étaient complètement perdus chronologiquement parlant. Le père Timothy avait été contraint de reconnaître qu’il lui était impossible de fixer le jour ni la date actuels sur cette Terre dont ils étaient exilés depuis tant de temps, si longuement et péniblement qu’il ait tenté d’établir une manière plus ou moins précise de calendrier. Quand le prêtre avait été forcé d’admettre sa défaite, Sir George avait demandé à Ordinateur de tenir pour eux le compte du temps écoulé. La tâche n’aurait sûrement pas été insurmontable pour l’être énigmatique, invisible et omniscient caché derrière cette voix qui vous murmurait à l’oreille. Comparée, en tout cas, à toutes les autres tâches impossibles que Sir George lui avait vues faire. Mais Ordinateur avait refusé. Plus que refusé, car il avait informé le baron qu’il lui était expressément interdit d’apprendre aux humains depuis quand ils se trouvaient, bien à contrecœur, au service de la guilde du bouffon/diablotin. Cela en soi avait beaucoup appris à Sir George. L’avorton avait certes fait preuve d’une certaine négligence quant aux nombreuses informations qu’Ordinateur était autorisé à partager avec les Anglais (ou, tout du moins, qu’on ne lui interdisait pas formellement de transmettre). La plupart de celles qu’il avait laissées échapper avaient été bien utiles à Sir George lors du délicat marchandage qu’il entretenait de planète en planète avec l’avorton. En savoir le plus possible sur le terrain local et les forces qui risquaient de s’opposer à eux sur le champ de bataille n’était jamais inutile, et Ordinateur lui fournissait toujours des bribes de renseignements sur l’histoire d’un monde donné. Plus d’une fois, soupçonnait-il, il en avait appris davantage, en fait, sur une planète précise et la valeur relative de sa production (voire sur la raison qui lui conférait cette valeur) que ne l’aurait souhaité le bouffon/diablotin. Armé de ce savoir, il avait été en mesure de subtilement extorquer à son « commandant », en guise de « prêté pour un rendu », de contrepartie à la docilité avec laquelle il apportait sa contribution, sous forme de conseils ou de talents, à la résolution de tel ou tel problème de l’avorton, des privilèges spécifiques ou l’autorisation de passer un plus long séjour sur une planète. Cela dit (et peut-être était-ce encore plus important), le baron avait appris en chemin beaucoup d’autres choses, qui toutes auraient été qualifiées d’hérésies blasphématoires sur la Terre qu’il avait quittée. Il avait partagé la plupart de ces connaissances avec le père Timothy et les autres membres de son Conseil, bien qu’il ait gardé sous le coude un ou deux des faits (ou théories, à tout le moins) les plus troublants. Sir George doutait que le bouffon/diablotin eût conscience de tout ce qu’il comprenait désormais, si imparfaitement que ce fût, sur l’univers plus vaste au sein duquel se mouvait le vaisseau de son « commandant ». Ordinateur employait quotidiennement une foule de termes qui n’avaient toujours pour lui que bien peu de sens – tels que « quasar », « nova », « neutrino », « classe spectrale » – et encore un tas d’autres dont il commençait tout juste à deviner la signification. Mais le bouffon/diablotin ne semblait pas se rendre compte que Sir George avait dorénavant quelques lueurs sur ce qu’Ordinateur appelait la « vitesse de la lumière » (encore que la notion d’une vitesse limitée de cette lumière heurtât non seulement tous les principes qu’on lui avait enseignés, mais encore tout ce dont il avait été témoin) et ce qu’il appelait la « dilatation relativiste du temps ». La signification précise de ces mots et les conséquences exactes des phénomènes qu’ils recouvraient continuaient sans doute de lui échapper, car Ordinateur ne les lui avait pas clairement expliqués, mais il les appréhendait assez pour comprendre que, lorsqu’un vaisseau voyage un certain temps à la vitesse de la lumière ou à une vitesse approchante, le temps s’écoule beaucoup plus lentement à son bord que dans le reste de l’univers du Créateur. Dans la mesure où le navire du bouffon/diablotin semblait consacrer tout le sien à transporter les Anglais d’un champ de bataille sanglant à un autre, l’effet de « dilatation temporelle » avait dû être considérable. Jusqu’à quel point, il était impossible de s’en faire une idée, mais Sir George soupçonnait Ordinateur de n’être pas autorisé à révéler la date présente sur Terre aux Anglais précisément pour qu’aucun d’eux ne sache combien il s’était écoulé d’années depuis leur départ. Il n’était pas exclu, se disait le baron, que tous ceux qu’ils avaient connus fussent déjà morts. Même en s’en tenant aux calculs du père Timothy, onze ans seulement avaient passé. Onze années continues de veille, évidemment ; nul n’avait la première idée de celles qu’ils avaient vécues dans le sommeil inconscient de la stase d’impulsion phasique. Bon, ils savaient au moins une chose avec certitude : bien plus de onze années s’étaient écoulées pendant qu’ils dormaient. Cela étant, nul n’aurait pu le dire à les voir, lorsqu’ils s’observaient les uns les autres, du moins pour ce qui concernait les adultes de la compagnie. En ne se fondant que sur le temps qu’il avait lui-même passé en éveil conscient, Sir George avait calculé qu’il devait avoir à présent au moins quarante-six ans. De fait, il était persuadé d’être bien plus âgé, bien qu’aucun de ses cheveux n’eût encore grisonné. Aucune raideur non plus dans ses articulations, et ses dents étaient solides (trois d’entre elles, qu’il avait perdues voilà très longtemps, avaient même repoussé), sa vision plus aiguë qu’elle ne l’avait été sur Terre, et, autant qu’il pût en juger, il n’avait pas vieilli d’une seule journée depuis cet horrible soir de tempête où l’avorton les avait arrachés à la mer. Ordinateur et Chirurgien lui avaient parlé de « nanotech », de « rétrovirus » et de « techniques de régénération autoréplicatives ». En dépit de toutes les explications qu’ils lui avaient fournies sur la signification de ces termes, ils auraient aussi bien pu faire allusion à des sortilèges de nécromant ou à la magie noire, mais, quelles que fussent ces mesures, il ne pouvait guère mettre en doute leur efficacité. Le bouffon/diablotin leur avait promis, s’ils servaient bien sa guilde, de les « récompenser » d’une plus longue espérance de vie, et il était manifestement très sérieux. De combien de temps elle serait prolongée, cela Sir George se l’était fréquemment demandé, mais nul n’était assez naïf pour croire que l’avorton leur prodiguait ces traitements pour les récompenser. Il avait simplement le bon sens de veiller à ce que ses « outils » durent le plus longtemps possible. Et il s’était assuré de leur prolongation. Oh, pour ça oui ! Presque tous les hommes de Sir George étaient « morts » au moins une fois depuis leur enlèvement. Certains, moins adroits ou peut-être un peu moins chanceux que leurs camarades, avaient été « tués » jusqu’à deux ou trois fois. De fait, Stephen Meadows avait la malencontreuse distinction de détenir le record en la matière ; le Chirurgien l’avait ramené pas moins de cinq fois d’entre les morts. Sir George lui-même n’avait été grièvement blessé qu’à une seule occasion, sans pourtant qu’il ait été passible d’une « résurrection », mais il faisait exception. Au moins ce carrousel de résurrections avait-il eu le mérite de balayer les dernières craintes encore vivaces que nourrissaient leurs camarades envers ces Lazare. Et il avait aussi eu le don de permettre aux hommes de Sir George d’accumuler une expérience du combat dont il doutait que d’autres hommes sur Terre eussent jamais joui. Peut-être n’avaient-ils passé que onze ans de veille loin de leur monde, mais ils avaient consacré une bonne partie de ces onze années à guerroyer de planète en planète, fini par s’accoutumer aux différentes atmosphères qu’ils respiraient, apprendre ce qu’entendait Ordinateur par le mot « gravité » et comprendre de quelle manière elle les affectait, eux et leurs armes. Ils avaient élaboré des ruses et des stratagèmes mettant à profit ces variations de l’air et de la pesanteur et atteint, sur le terrain, une fluide précision et une grande économie de mouvements. La mort est un professeur émérite, surtout lorsqu’elle n’est pas autorisée à garder ses élèves après les cours. Les prodiges médicaux du Chirurgien, combinés à l’état de guerre incessant exigé par l’avorton, avaient permis aux hommes de Sir George d’engranger l’expérience de toute une vie de soldat dans un corps qui restait au summum de sa forme physique. Même sans les armures impressionnantes, régulièrement améliorées, que fournissaient les modules industriels du bouffon/diablotin, ses hommes d’armes et ses archers étaient devenus la plus mortelle force de frappe sur le terrain que le baron eût jamais imaginé commander, ou tout simplement vue de ses yeux. Ce qui le ramenait à la tâche en cours. Nombre des hommes qui patientaient derrière Sir George avaient naguère été des marins, mais c’était avant qu’ils ne se retrouvent précisément confrontés aux mêmes choix, ou plutôt à l’absence de ces choix, que ses hommes d’armes. Il n’existait plus désormais aucun moyen réel de les distinguer des soldats professionnels qui avaient jadis été leurs passagers. Après tout, eux aussi étaient dorénavant devenus des professionnels, et leur expression – non pas détendue, mais calme et comme pensive alors qu’ils se remémoraient les briefings préalables à leurs autres combats – trahissait leur expérience. Les hommes d’armes à cheval et la poignée de chevaliers attendaient près du baron, déjà en selle, et formaient une barrière protectrice entre la cloison métallique encore abaissée et les archers plus vulnérables. Tous ses hommes étaient bien mieux cuirassés qu’ils ne l’avaient jamais été sur Terre. C’était sans doute vrai depuis le tout début, mais la différence sautait encore plus aux yeux à présent. Sir George, Tom Westman et Ordinateur avaient consacré de longues heures à peaufiner la conception de ces armures. L’expérience avait été enivrante, tant elle était affranchie des contraintes financières ou industrielles. En dépit de toutes ses tares, l’avorton n’avait jamais lésiné sur l’équipement qu’il fournissait à ses mercenaires captifs. Compte tenu de son extrême sensibilité aux pertes et aux profits, cela signifiait sans doute que les modules industriels pouvaient fabriquer tout le matériel requis à peu de frais. Mais aussi qu’il n’avait élevé aucune objection à la mise au rebut des armures déjà existantes pour procurer aux hommes de Sir George un équipement flambant neuf amélioré, et les alliages merveilleusement légers dont ils avaient alors disposé avaient paru à Sir George, de multiples façons, plus miraculeux encore que tous les autres prodiges qui les entouraient. Tous ses chevaliers et hommes d’armes étaient désormais équipés d’une armure intégrale qui, bien qu’elle fût plus dure et résistante aux chocs que les meilleurs aciers qu’aurait pu leur offrir la Terre, restait d’une incroyable légèreté. Sir George avait grandi en s’accoutumant au poids des chaînes et des plaques d’acier. En comparaison, sa nouvelle armure n’était guère plus encombrante que le vêtement d’une seule pièce que leur avait fourni l’avorton pour la vie de tous les jours. Ses archers eux-mêmes portaient à présent des cuirasses aux plaques métalliques subtilement articulées, ce qui ne se serait jamais produit dans l’armée d’Édouard III. Les archers terriens avaient toujours accueilli favorablement les protections, mais ils savaient aussi que leur véritable salut résidait dans leur mobilité, les tirs dévastateurs de leurs longbows et la vigilance des chevaliers et hommes d’armes qui, plus lourdement cuirassés, les gardaient des coups de hache et d’épée de l’ennemi. Ceux de Sir George jouissaient à présent d’une armure aussi efficace que celle de ses hommes d’armes, et tous étaient beaucoup mieux défendus qu’ils ne l’avaient été sur Terre. Cela, évidemment, ne changeait strictement rien au fait que les archers étaient entraînés pour le tir à l’arc et non pour le combat rapproché, et qu’ils dépendaient toujours des hommes d’armes pour maintenir l’ennemi suffisamment éloigné, afin de leur permettre d’utiliser leurs arcs efficacement plutôt que de se retrouver pris dans la mêlée. Avec ou sans armure, la petite armée de Sir George aurait pu être aisément débordée par chacune des troupes d’indigènes qu’elle avait affrontées au fil des ans, n’eût été la puissance de destruction à longue portée de ses arcs et la discipline de fer des piétons et cavaliers qui formaient la muraille blindée interdisant à l’ennemi d’avancer pendant que leurs flèches le décimaient. Après toutes ces années passées à constamment guerroyer, la compagnie avait acquis une habileté consommée dans la coopération efficace et bien huilée de ses divers composants, dépassant de loin tout ce qu’on avait pu connaître sur Terre. Et, ce faisant, tous avaient appris à se faire mutuellement confiance, au moins autant qu’ils se fiaient à Sir George, et à dépendre les uns des autres. De sorte que, pour l’heure, leurs visages affichaient une austère assurance, dénuée de toute incertitude, et qu’ils soutenaient fermement le regard du baron. « Très bien, les enfants ! » Il s’efforçait de s’exprimer d’une voix sereine et égale, sans affectation ni effets théâtraux, en laissant à Ordinateur le soin de la porter distinctement jusqu’à l’oreille de chaque homme. « Vous connaissez le plan… Et saint Michel m’est témoin que nous ne l’avons que trop fréquemment appliqué ! » Son sarcasme déclencha quelques rires étouffés et il y répondit par un petit sourire. « Prenez garde à vous, tenez-vous-en au plan et nous serons de retour à temps pour le souper ! » Un concert d’approbations monta de la troupe puis, çà et là, un infime roulis la parcourut quand le mur métallique devant Sir George se releva en sifflant comme une vipère et s’enfonça entièrement dans la cloison, tant et si bien qu’il se retrouva en train de contempler une autre de l’interminable succession de planètes que ses hommes et lui étaient condamnés à conquérir. Le ciel était à peu près de la bonne teinte, mais, comme toujours, il avait un aspect singulier. Il était cette fois d’une nuance de bleu plus sombre que celui de la Terre dont il gardait le souvenir (et, douce Mère de Dieu, s’en souvenait-il réellement ou croyait-il s’en souvenir ?) et le soleil était une fois et demie trop gros. La gravité, elle aussi, avait encore changé, bien que ce fût moins évident car Ordinateur avait pris soin de légèrement modifier celle qui régnait à bord du vaisseau pour permettre aux Anglais de s’y acclimater avant de livrer bataille. Les « arbres » qui formaient de petits boqueteaux rabougris et clairsemés enchevêtraient en entrelacs arachnéens leurs branches trop minces, couvertes, en guise de feuilles, d’espèces de rubans velus qui, tout comme l’herbe elle-même, étaient d’une étrange couleur rouille, ne ressemblant à rien de ce qu’on pouvait voir sur un monde conçu pour l’homme. D’ailleurs, il n’y avait aucun homme sur ce monde. Aucun, en tout cas, qui y eût vu le jour. Mais de nouveau une armée d’êtres non humains, trop grands, trop filiformes, qui se déployaient selon une ligne de front en dents de scie hors de portée des arcs du vaisseau. Cette variété-là était pourvue de trois bras et de trois jambes et, s’ils avaient manifestement appris à travailler le fer, ils n’étaient que très légèrement mieux armés et cuirassés que ces indigènes de Shaakun qui avaient été les premières victimes des Anglais au service du bouffon/diablotin. Certes, ils portaient des javelots et de larges boucliers d’osier, et la plupart d’entre eux étaient coiffés d’un casque de cuir, mais c’étaient là leurs seules protections, et rares étaient ceux qui arboraient une autre arme que leur javelot ou carquois de javelines. Sir George voyait sans doute des masses d’armes et une petite poignée d’épées, mais aucune haste convenable ni autre pique ou hallebarde, et aucun n’était monté. Il apercevait çà et là des écriteaux carrés hissés au bout de perches – des bannières, se rendit-il compte –, et il se demanda depuis quand elles avaient été rassemblées. Sir George en savait encore moins que d’habitude sur ce monde et ces nouveaux adversaires. Pour une raison qu’il ignorait, l’avorton avait choisi d’exercer un contrôle beaucoup plus étroit et direct sur l’organisation de sa conquête. Ordinateur l’avait informé du type d’armement qu’ils auraient à affronter, avait débattu avec lui de l’essentiel de la structure clanique locale et, comme d’habitude, lui avait permis d’étudier les grossières et brutales tactiques ennemies par le truchement, toujours aussi excitant, de l’« interface neurale ». Mais, cela mis à part, le baron restait singulièrement ignorant de ce que le bouffon/diablotin espérait tirer de cette planète et de la manière dont la bataille qu’il s’apprêtait à livrer lui permettrait d’arriver à ses fins. Avec la même mesure, l’avorton n’avait même pas daigné lui expliquer pour quelle raison cette armée précise d’extraterrestres était rassemblée ici. Manifestement pour se battre, c’était entendu, mais pour entrer en guerre ouverte ou seulement pour assiéger la navette de débarquement ? Si petite qu’elle fût comparée au vaisseau colossal qu’il avait vu planer la première fois, parfaitement immobile, dans un ciel tempétueux, elle restait plus volumineuse que tous les objets mobiles que ces indigènes avaient vus jusque-là, et le baron émit un bref rire sans gaieté. Sans doute était-elle assez grosse pour qu’on la prît pour un château, mais alors pour le château le plus étrangement fagoté qu’un homme – ou un non-humain – pût imaginer. Quelle que fût la raison de sa présence ici, une onde parcourut ses rangs quand le flanc de la navette s’ouvrit brusquement. On vit des javelots brandis vers le ciel, et une poignée de javelines furent projetées vers eux (mais, compte tenu de la distance qui séparait les deux forces, il ne fallait sans doute y voir qu’une simple démonstration d’hostilité), et, pour entendre et reconnaître les cris de défi, il n’était nullement besoin d’avoir l’ouïe magiquement rehaussée. C’était un son fluet et aigrelet comparé au rugissement tonitruant qu’aurait émis une armée humaine, mais l’accent hideux de la haine y était parfaitement perceptible. Bizarre, songea le baron. Comment puis-je être certain qu’il s’agit bien de haine ? Ce ne sont pas des hommes, après tout. Pour autant que je sache, ils pourraient aussi bien pousser des acclamations de bienvenue. Sa propre pensée chimérique lui arracha une grimace. Bien sûr qu’il s’agit de haine. Comment pourrait-il en être autrement quand nos maîtres nous ont amenés ici pour les briser et les domestiquer comme du bétail ? Mais l’heure n’était plus à de telles réflexions. Et l’eût-elle été que sa taraudante et foncière honnêteté aurait pointé malgré tout le museau : la soumission de ces non-humains n’était pas fondamentalement différente, finalement, du sort qu’il comptait naguère réserver aux Français, qui, quels que fussent leurs autres défauts, marchaient au moins sur deux jambes, pas sur trois, et étaient des coreligionnaires, des frères chrétiens et (du moins par provision) des êtres humains. Il les inspecta une dernière fois du regard, se confirmant ainsi l’exactitude des informations fournies par Ordinateur sur leur nombre et leur armement, et renifla comme Satan aurait pu renâcler. Ainsi qu’il était devenu quasiment routinier, surtout depuis que le bouffon/diablotin s’était persuadé de l’invincibilité de ses troupes, le rapport de forces était d’au moins six contre un à l’avantage de l’ennemi, et la présence des mufles verruqueux n’y changerait rien. Leur mission était de veiller à ce qu’aucun des non-humains de ce monde n’échappât à la vigilance des hommes de Sir George et ne pénétrât dans le vaisseau par la porte béante de sa soute. Ce qui n’arriverait pas. Sir George inspira profondément ; la haine des non-humains était palpable, tout comme la confiance que leur inspirait leur supériorité numérique. Ayez pitié de ces pauvres hères, pria-t-il avant d’abaisser la visière de son bascinet, de dégainer son épée et d’ébranler Satan en pressant ses flancs des genoux. Ça n’avait pas réellement été une bataille, devait-il ruminer par la suite en jetant son casque à Edward et en repoussant en arrière sa capuche de mailles, avant de sauter de Satan devant une des fontaines mobiles. Le joyeux friselis de l’eau se déversant dans le large bassin de retenue formait un contrepoint saugrenu aux gémissements et aux lamentations des blessés ennemis et, après toutes ces années, le baron ne s’y était toujours pas endurci. Mais au moins les plaintes montant de ses propres blessés étaient-elles plus rares. En partie parce qu’ils étaient beaucoup moins nombreux, mais surtout parce que les chars aériens qui survolaient le champ de bataille en avaient déjà recueilli la plupart. Ainsi que tous les morts, bien qu’ils ne fussent qu’une poignée, se persuada-t-il, non sans se demander combien le resteraient cette fois. En dépit de tout ce qu’ils avaient vu et connu, ses soldats et lui, Sir George continuait de trouver un tantinet… dérangeant de voir un homme dont une lance avait transpercé le cœur un peu plus tôt venir s’asseoir avec lui pour le souper. Il repoussa de nouveau cette pensée. C’était devenu beaucoup plus aisé que les premières fois. Le baron restait toujours abasourdi par le fait que l’insistance d’Ordinateur à affirmer que la magie du Chirurgien n’était en réalité qu’une simple affaire d’immenses progrès techniques dans le domaine de la chirurgie l’avait beaucoup aidé à s’adapter à cet état de fait. Le « commandant » aurait sans doute pu lui donner maintes et maintes fois les mêmes explications, avec sa sempiternelle arrogance, mais Sir George, d’une certaine façon, trouvait plus facile d’accorder foi aux dires d’Ordinateur. Peut-être parce qu’il n’avait jamais pris Ordinateur en défaut, ou peut-être parce qu’il doutait spontanément de tout ce que disait l’avorton. Intellectuellement, il avait la conviction qu’Ordinateur lui mentirait si le bouffon/diablotin le lui ordonnait, mais, bizarrement, il restait persuadé qu’il ne l’induirait pas en erreur sans en avoir expressément reçu l’ordre. Il avait aussi l’honnêteté de s’avouer qu’il était trop reconnaissant du retour de ces hommes pour se poser des questions sur le processus de leur résurrection, de leur guérison, bref, sur ce qu’exactement faisait le Chirurgien pour les rendre à la vie. Tout général digne de ce nom fait son possible pour diminuer ses pertes, ne serait-ce que pour préserver l’efficacité de ses troupes sur le terrain, mais Sir George avait une raison supplémentaire de s’atteler à cette tâche. Au fil des ans, des batailles et des effusions de sang, il avait pris conscience qu’il n’avait que ses hommes. Ils étaient, dans un certain sens, les seuls qui existeraient jamais dans l’univers – du moins dans le sien –, et ça rendait chacun d’entre plus précieux qu’il ne l’aurait été s’ils avaient débarqué en Normandie. Il renifla encore, se secoua et plongea la tête dans la fontaine. L’eau glacée fut un choc salutaire qui le lava de la sueur, et il but avidement avant de relever enfin la tête pour pousser un grand et hoquetant soupir de soulagement. Son bras droit le faisait souffrir rudement, mais, vers la fin, la bataille avait ressemblé davantage à une boucherie qu’à un duel à l’épée. Ces indigènes, comme tant d’autres qu’il avait affrontés au service du bouffon/diablotin, n’avaient jamais seulement imaginé l’existence d’un archer anglais. Cela crevait les yeux. Même les Écossais de Halidon Hill – ou les Thoulaas, lors de ce premier et effroyable carnage sur Shaakun – avaient fait preuve d’une plus grande prudence que ces autochtones, et les chevaliers français eux-mêmes n’auraient pas chargé avec un tel stupide acharnement sous ce blizzard de flèches. Mais les indigènes de cette planète anonyme l’avaient fait, eux. Sir George soupira encore et tourna le dos à la fontaine pour céder sa place à Rolf Grayhame et inspecter du regard le champ de bataille. Les indigènes étaient plus nombreux qu’il ne l’avait cru au départ ; cela dit, ça n’avait pas changé grand-chose. Les arcs des Anglais s’étaient aussi subtilement améliorés au fil des ans. C’était un jeune et brillant chevalier du nom de William Cheatham qui, le premier, avait imaginé le système de poulies (formé de deux palans dans leur moufle) permettant d’accroître le poids d’un arc qu’un homme était capable de bander. Le jeune Cheatham en avait eu l’idée en observant un dispositif similaire activé par les arbalétriers d’une des nombreuses planètes conquises par les Anglais. Celle-là, se souvint amèrement Sir George, avait sans doute été la plus coûteuse de toutes leurs conquêtes. Vingt-trois de ses hommes et cinquante précieux chevaux y avaient trouvé la mort avant que les indigènes ne consentissent enfin à se soumettre aux exigences de l’avorton. En dépit de l’habituel renfort d’alliés locaux, dont la présence avait peu ou prou contribué à rétablir un semblant d’équilibre, les Anglais avaient été contraints d’introduire trébuchets, balistes, mantelets, feux grégeois et engins de siège, et Sir George avait encore la chair de poule quand il se remémorait les hideux corps à corps qui s’étaient déroulés dans les galeries souterraines, sous les fortifications ennemies, alors qu’explosaient mines et contre-mines. Cela avait déjà été suffisamment effroyable, mais, d’une certaine façon, les combats à ciel ouvert avaient été encore plus sanglants. Les arbalétriers indigènes étaient d’une précision diabolique, assortie d’une très longue portée, et seules l’armure supérieure et la fréquence de tir plus élevée de ses archers avaient permis aux Anglais d’en triompher. L’avorton lui-même avait paru atterré (autant, tout du moins, que peut en donner l’impression un être qui n’affiche aucune émotion discernable) par les pertes enregistrées par ses soldats captifs avant qu’ils ne parviennent à amener ce monde à résipiscence. Sans nul doute en raison des difficultés que rencontrerait ensuite Sir George pour continuer à les servir, lui et sa guilde. C’était certainement ce désarroi qui l’avait incité à soutenir le jeune Cheatham quand il avait suggéré qu’on pourrait sans doute doter les arcs anglais du même atout. En règle générale, l’avorton semblait singulièrement mal à l’aise quand Sir George ou l’un des siens proposait une légère innovation de leur équipement. Les améliorations marginales, telles que le remplacement de l’alliage des plaques d’armure ou l’articulation plus souple d’une armure déjà éprouvée, semblaient ne lui poser aucun problème, mais l’introduction de nouveaux concepts le désarçonnait manifestement. Ce n’était pas qu’il désapprouvât ces suggestions, mais plutôt que l’idée même de trouver de nouvelles méthodes plus efficaces était étrangère à sa nature. À la lumière des innombrables merveilles technologiques et autres appareils qui l’entouraient et contribuaient tant à son sentiment de supériorité, cette hypothèse pouvait certes sembler absurde, mais, plus Sir George y réfléchissait, plus il la trouvait vraisemblable. Néanmoins, quelle que soit l’attitude de l’avorton vis-à-vis des innovations, les conséquences de celle qu’avait apportée le jeune Cheatham avaient en revanche enchanté Sir George. Ordinateur s’était chargé de la conception elle-même dès que le jeune archer lui avait exposé son idée et, en dépit d’un certain nombre de plaintes inévitables, selon lesquelles « ça marchait mieux avant », les archers avaient adopté leur nouvelle arme avec enthousiasme. La seule quantité d’idées neuves et d’appareils inconnus qu’ils rencontraient depuis leur « sauvetage » y était sans doute déjà pour beaucoup, mais qu’elle leur fournît une plus grande portée et une puissance de tir supérieure justifiait davantage leur exaltation. Chacun pouvait encore tirer une douzaine de traits en une minute, mais, à présent, ils pouvaient aussi toucher des cibles de taille humaine à près de trois cents pas. Leurs flèches à large pointe infligeaient de hideuses blessures à toute distance, et celles à tête aussi pointue qu’une aiguille pénétraient cottes de mailles et même plaques d’armure à bout portant. Contre un ennemi presque entièrement démuni d’armure, comme les indigènes de Shaakun et de cette planète, des tirs de ce genre ne se traduisaient pas par une bataille mais par un massacre. Les seules fois où les Anglais en étaient véritablement venus aux mains ce jour-là, c’était lorsque Sir George et sa cavalerie avaient chargé le ramassis de fuyards qu’était devenue l’armée adverse pour parachever sa déroute, et, au souvenir de ce que leur avait coûté cette charge, il fit la grimace. Seuls deux de ses cavaliers avaient été grièvement blessés, et encore pas assez sérieusement pour que les arts médicinaux du Chirurgien ne pussent les sauver, mais ils avaient encore perdu cinq précieux chevaux. Bien peu de leurs montures originelles survivaient. Satan en faisait partie, Dieu merci, et le bouffon/diablotin avait eu amplement l’occasion de reconnaître la validité des explications de Sir George quant au rôle crucial que jouaient ces bêtes dans l’efficacité de ses troupes sur le champ de bataille. Le « commandant » était devenu plus fanatique que Seamus McNeely ou Sir George lui-même, si possible, de la nécessité de protéger et dorloter leur stock de destriers. Il avait même ordonné avec insistance au Chirurgien de trouver de meilleures façons de les abriter des effets nocifs de la stase d’impulsion phasique et de les reproduire par « clonage ». Mais, quoi qu’il fît, les bêtes, à la différence des hommes, résistaient mal aux longues périodes de « sommeil » qu’imposaient les voyages entre les étoiles. Ils se reproduisaient difficilement dans ces conditions, et les arts, quels qu’ils fussent, qui ramenaient à la vie archers et hommes d’armes n’avaient pas grand effet sur eux. Le Chirurgien parvenait sans doute à produire régulièrement une petite quantité de nouveaux chevaux, tous physiquement adultes lorsqu’on les confiait à Seamus, mais on n’avait jamais le temps de dresser véritablement les remplaçants comme ils auraient dû l’être avant de les envoyer au combat ; en outre, ils étaient plus gros et faisaient des cibles plus vulnérables que des hommes cuirassés. En dépit d’améliorations occasionnelles de la situation, ils étaient de moins en moins nombreux après chaque bataille, et le moment viendrait où il n’y en aurait plus aucun. Cette perspective déplaisait beaucoup à Sir George, pas seulement parce que Satan l’accompagnait et le portait si bien depuis si longtemps. Le baron n’était pas stupide. Avant que de triompher à Warwick sous Édouard Ier, son aïeul était encore ce qui se rapprochait le plus d’un banal homme d’armes, et ni son fils ni son petit-fils n’avaient été autorisés à oublier son tenace pragmatisme. Soldat professionnel de la tête aux pieds, Sir George savait qu’une charge de cavalerie menée contre des archers convenablement soutenus était pure folie. Bon, contre des archers anglais à tout le moins, rectifia-t-il. À la vérité, si l’on parvenait à la mener à bien, le choc d’une telle charge restait parfaitement irrésistible, mais l’accomplissement de cette étape finale devenait de plus en plus malaisé. Ç’avait du moins été le cas sur Terre. Bien qu’il ne les ait jamais rencontrés, Sir George avait entendu parler des hallebardiers entraînés dans la lointaine Suisse, et il en aurait volontiers recruté quelques-uns. Un mur de hallebardes élevé entre ses archers et l’ennemi… voilà qui aurait donné du poids à toute charge de cavalerie. On n’avait aucun moyen, bien sûr, de savoir ce qui se passait sur Terre, mais même les Français et les Italiens devaient avoir à présent découvert l’amère vérité, à savoir que la cavalerie sans autre soutien n’était plus la reine de la bataille. Il ne pouvait que s’estimer heureux de n’avoir jusque-là affronté aucune armée indigène rivalisant de discipline et d’armement avec les Suisses. Malgré tout, il restait un chevalier, et le plus fier emblème de tout chevalier n’était-il pas ses éperons ? Le jour où les chevaux disparaîtraient finalement du champ de bataille serait sans doute effroyable, et Sir George se félicitait de ne pas vivre assez longtemps pour le voir. À moins que je ne vive assez longtemps… maintenant. Et à condition de revoir un jour la Terre. Ce qui n’arrivera jamais. Il renifla encore et se dressa de toute sa hauteur sur ses étriers, en s’étirant puissamment, avant de sourire à son écuyer. Il en avait eu deux autres depuis la mort de Thomas Snellgrave, mais ils avaient été adoubés chevaliers depuis, de plein droit, et aucun n’avait été aussi grand que le dernier. À ce qu’il semblait déjà, Edward le dépasserait probablement de près d’une demi-tête quand il aurait atteint sa pleine croissance. Planté à côté de lui, le jeune homme tenait toujours son casque, et Sir George le dévisagea discrètement d’un œil spéculatif. Qu’Edward fût ici avec lui – oui, et Matilda aussi, loués soient Dieu et tous les saints du calendrier ! – était une des rares embellies qui rendaient supportable cet interminable purgatoire, pourtant il lui arrivait parfois de se demander quel âge pouvait bien avoir son fils. Il n’avait pas loin de treize ans quand ils avaient appareillé pour rejoindre le roi Édouard en France, mais à combien d’années cela remontait-il ? Dans l’impossibilité de répondre à cette question, il était exclu de déterminer l’âge exact d’Edward. Le jeune homme semblait avoir dix-huit ans, mais c’était là une aune à peu près aussi fiable que son âge apparent. Il s’agissait tout bonnement d’un mystère de plus, et d’une autre conséquence de cet accroissement de la longévité de ses soldats qui épargnait au « commandant » de perdre son temps en de nouveaux voyages vers la Terre pour recruter des troupes fraîches. Cela étant, songea Sir George amèrement, ces périples n’étaient certainement pas le seul moyen permettant à leurs maîtres de recruter de la main-d’œuvre. Il était depuis longtemps parvenu à la conclusion que seule une coïncidence avait conduit le bouffon/diablotin à embarquer avec eux leurs femmes et leurs enfants. Quel que fût l’avorton par ailleurs, il ne comprenait pas réellement les humains placés sous ses ordres. Non, c’était sans doute injuste. Il avait bel et bien acquis avec le temps un semblant de compréhension ; sauf qu’il n’avait jamais vu et ne verrait jamais en eux qu’une propriété ambulante. Il n’éprouvait même pas un franc mépris à leur encontre, car ils n’étaient pas assez importants pour en être dignes. À ses yeux, ils étaient très exactement ce dont, encore aujourd’hui, il persistait à les traiter : des barbares et des primitifs. Inestimables pour sa guilde, sans doute, néanmoins des formes de vie inférieures dont leurs maîtres pouvaient faire l’usage le plus avantageux qu’ils voulaient. Sir George se refusait à commettre l’erreur de répondre par le mépris au mépris de l’avorton, pourtant il ne fermait pas non plus les yeux sur les singuliers aveuglement et faiblesses dont s’assortissait le dédain du « commandant ». Ainsi le bouffon/diablotin n’était-il venu sur Terre que pour s’accaparer une force armée ; mais, aujourd’hui encore, Sir George continuait de trouver absurde que des êtres capables de construire des merveilles comme ce vaisseau pussent recourir aux services d’archers et de spadassins. Le baron ne doutait nullement que le « commandant » eût préféré ne recruter que des combattants… ni même très sérieusement envisagé de se débarrasser purement et simplement des bouches « inutiles », parents ou serviteurs qui avaient accompagné l’expédition en France. Mais il s’en était abstenu et Sir George remerciait Dieu qu’il eût au moins compris de quelle façon il pouvait utiliser femmes et enfants pour faire pression sur les époux et les pères. Ce qu’en revanche il avait mis plus de temps à comprendre, c’était que la présence des femmes et les inclinations naturelles des hommes permettaient à sa petite troupe de s’autoentretenir. Si l’âge de Sir George s’était comme figé dans le temps, il n’en allait pas de même des enfants qui, comme Edward, avaient été enlevés avec lui, étaient devenus depuis de jeunes adultes et avaient rejoint leurs rangs, tandis que d’autres étaient nés entre-temps… et marcheraient sans doute sur leurs brisées le moment venu. Si Sir George et ses hommes avaient passé onze années en état de veille consciente, ce laps de temps était bien moindre pour leurs familles. Femmes et enfants avaient tous été réveillés de leur sommeil magique entre deux batailles, bien sûr, mais pas toujours au même moment que les soldats. Cela dépendait en grande partie du délai qu’ils passeraient sur un monde donné avant que leurs maîtres ne soient entièrement satisfaits du contrôle qu’ils exerçaient sur lui, et le bouffon/diablotin avait également appris à dispenser ces retrouvailles en guise de guerdon… ou de les interdire par manière de châtiment. En conséquence, il s’était écoulé beaucoup moins de temps pour Matilda et les autres femmes que pour Sir George et ses hommes ; et, pendant de nombreuses années, Edward était resté astreint au même calendrier que sa mère. Mais il était à présent assez âgé ou, à tout le moins, assez mûr physiquement pour tenir sa place sur le champ de bataille en tant qu’écuyer de son père, de sorte qu’il dormait et se réveillait désormais au rythme des autres hommes. Sir George était enchanté de l’avoir avec lui, mais il savait Matilda partagée. Sans doute son fils ne lui manquait-il pas quand elle était en stase, mais même leurs maîtres extraterrestres ne pouvaient pas guérir toutes les blessures. Ils perdaient des hommes, lentement sans doute mais régulièrement depuis qu’on les avait à jamais arrachés à leurs foyers et à leur patrie, et elle refusait qu’Edward fît un jour partie de ces pertes. Cette perspective répugnait aussi à Sir George mais ils n’avaient pas le choix ; soit ils combattaient victorieusement pour l’avorton et sa guilde, soit ils périssaient. C’était la triste réalité, et en envisager d’autres, se demander si ça aurait pu tourner autrement ou aspirer, si fugacement que ce fût, à retourner sur leur monde natal eût été irréfléchi. Le baron savait tout cela, mais, en dépit du formidable contrôle qu’il exerçait sur lui-même, il ne pouvait s’empêcher de s’interroger sur le nombre des années qui s’étaient réellement écoulées depuis que ses hommes et lui avaient fait voile pour la France et s’étaient finalement retrouvés… ici. Et en quelle année était-on, du moins si celles qui passaient sur Terre avaient encore un sens à une telle distance ? Il n’en avait aucune idée. Mais il soupçonnait qu’on était désormais très, très loin du douzième jour de juillet de l’an de grâce mil trois cent quarante-six de Notre-Seigneur. VIII L’homme dragon taciturne s’arrêta et fit un pas de côté à l’approche du mur brillant ; Sir George lui jeta un regard en biais. Il avait vu plus qu’assez de ses semblables au fil des années pour savoir que, comme les Hathoris au mufle verruqueux, ils étaient réellement faits de chair et de sang et qu’en dépit de l’étrange aspect qu’ils offraient aux yeux des hommes, ils n’avaient rien à voir avec les serviteurs mécaniques de l’avorton. Mais c’était à peu près tout ce qu’il savait d’eux, encore à ce jour. Ordinateur s’était montré plus que réticent à s’étendre sur le sujet des Hathoris et des hommes dragons, mais au moins avait-il appris au baron comment se nommaient les premiers. Il avait été incapable ou peu empressé de lui révéler celui des hommes dragons, mais le baron n’aurait su dire s’il obéissait ce faisant à un ordre direct du bouffon/diablotin ou si les hommes dragons n’avaient tout simplement pas de nom, même pour leur propre espèce. Auquel cas ils seraient encore plus inconcevables que tous les êtres qu’avaient rencontrés les Anglais. Pourtant Sir George ne parvenait pas à éliminer totalement cette éventualité, car il ne les avait jamais entendus proférer un son, contrairement aux Hathoris. Sans doute n’avait-il pas appris un seul des grognements et autres ululements qui constituaient la langue des mufles verruqueux, en grande partie parce que leurs maîtres ne tenaient manifestement pas à ce que les Anglais pussent communiquer avec eux, mais ses hommes et lui avaient amplement eu la preuve qu’ils possédaient au moins… une espèce de langage. C’était à peu près tout ce qu’on pouvait leur reconnaître, bien entendu. En leur qualité de gardes-chiourme de l’avorton, les Hathoris avaient des contacts beaucoup plus fréquents que les hommes dragons avec les Anglais. Ils étaient les gardiens de leur prison, chargés de les conduire et de les cornaquer hors du vaisseau, ainsi que d’assurer sa sécurité à l’intérieur, et ils faisaient preuve de toute l’imagination et l’initiative dont sont capables de brutaux et stupides matons. Ils donnaient l’impression d’accomplir mécaniquement leurs tâches limitées et témoignaient d’un goût prononcé pour la cruauté qui les aidait à s’enflammer pour leurs devoirs. Aux quelques bribes d’information qu’avaient consenti à lâcher l’avorton et Ordinateur, Sir George en était venu à suspecter le premier d’avoir originellement envisagé d’utiliser les Hathoris de la même manière qu’il utilisait à présent les Anglais. Si telle avait effectivement été son intention, elle avait dû être réduite à néant à une vitesse déconcertante. Indéniablement, les Hathoris faisaient individuellement de dangereux adversaires. Ils étaient aussi coriaces et puissants physiquement qu’ils en avaient l’air, et ils semblaient ne pas connaître la peur… ni, au demeurant, l’équivalent de la compassion humaine. Les Anglais et eux se détestaient mutuellement, et Sir George soupçonnait le bouffon/diablotin de précisément tabler sur cette inimitié ; on avait même assisté à quelques incidents assez hideux. Les Hathoris avaient tué – haché menu, au-delà de toute possibilité de résurrection par le Chirurgien, serait sans doute plus précis – deux archers sur la troisième planète qu’on avait contraint les Anglais à conquérir. Nul ne savait exactement pour quel motif. Au mieux, supposait-on, les Hathoris avaient cru que les deux blessés tentaient de déserter sans raison valable le champ de bataille, bien que l’un d’eux fût incapable de tenir debout sans l’assistance de son compagnon plus légèrement atteint. Les hommes de Sir George avaient vu rouge, et la rage meurtrière du baron avait encore, si possible, surpassé la leur. Mais toute la rage et la fureur de l’univers n’auraient pas suffi à inciter l’avorton à punir en quelque manière les Hathoris de leur forfait. Peut-être s’imaginait-il, avait songé Sir George avec amertume sur le moment, que les mufles verruqueux étaient trop stupides pour se rendre compte qu’on les punissait pour une faute précise et craignait-il que toute peine qui leur serait infligée les inciterait à hésiter la prochaine fois qu’un événement aussi anodin que le massacre d’un Anglais blessé se présenterait. Quel que fût le raisonnement qu’il avait tenu, le refus de l’avorton de punir les tueurs avait eu une conséquence encore plus atroce. Manifestement mû par le chagrin et la haine au point de ne plus obéir à la raison, le frère d’un des deux hommes assassinés avait arraché la matraque des mains d’un Hathori affecté à bord du vaisseau à la garde des Anglais. Ladite matraque, que les mufles verruqueux tenaient d’une seule main, était pour tout être humain une lourde masse d’armes, mais elle n’en avait pas moins broyé assez aisément le crâne de son précédent détenteur. Couvert de sang, l’archer s’était ensuite retourné en hurlant de fureur contre les compagnons de sa victime et avait réussi à en blesser un autre avant que les rescapés ne le laissent sur le carreau. L’avorton refusait sans doute de punir les Hathoris pour le meurtre de blessés ne cherchant qu’à recevoir des soins médicaux, mais son attitude différait du tout au tout quand l’un des chiens de garde de sa guilde trouvait la mort. L’individu isolé effectivement responsable de l’agression était déjà décédé, mais ça ne l’avait nullement dissuadé de sélectionner au hasard une demi-douzaine d’hommes de Sir George et d’ordonner leur mise à mort en guise de représailles. L’un de ces six hommes était Walter Skinnet. Le vieux guerrier endurci n’avait même pas cillé quand son nom avait été cité, et Sir George savait que son maître écuyer aurait sans doute été fou de rage s’il avait seulement soupçonné la véhémence désespérée avec laquelle le baron avait supplié l’avorton de l’épargner. Certes, ces considérations n’avaient pas arrêté Sir George une seule seconde. Il était trop honnête avec lui-même pour feindre de croire que l’amitié qui le liait à son féal et ses responsabilités envers lui ne l’auraient pas conduit à faire la même tentative en d’autres circonstances, si ignoble qu’eût été la substitution d’un autre châtiment à la peine de mort. Pourtant, si vrai que cela fût, il n’avait jamais dit à l’avorton que la stricte vérité, en lui affirmant que la mort de Skinnet, compte tenu de ses aptitudes et de son expérience, serait une perte irréparable. Mais il aurait aussi bien pu s’épargner ces paroles et l’humiliation qu’il s’était lui-même infligée en suppliant littéralement qu’on lui laissât la vie sauve. Le bouffon/diablotin s’était montré implacable, et il avait repoussé les arguments de Sir George avec une froide logique. « Sans doute avez-vous entièrement raison s’agissant de la valeur que présente cet homme tant pour vous que pour ma guilde, avait gazouillé sa voix dénuée de toute émotion. Pourtant il faut faire un exemple. La sélection a été totalement aléatoire, et il est important que le reste de vos hommes comprennent qu’en de telles circonstances tous – sans considération de grade ni même d’utilité à ma guilde – peuvent être appelés à payer de tels méfaits de leur personne. Au vu de cette leçon, peut-être se montreront-ils à l’avenir plus empressés à prévenir de tels gestes. » Rien n’avait réussi à le faire revenir sur sa détermination à infliger ladite leçon, et il avait fait appliquer la sentence sur-le-champ. Il avait obligé tous les Anglais (femmes et enfants inclus) qui étaient réveillés sur le moment à assister à l’exécution, par ses Hathoris, de chacune des six victimes sélectionnées. Les hommes étaient morts aussi courageusement que ça leur était possible, en se pliant à l’exemple que leur donnait Skinnet, et l’enseignement selon lequel les Hathoris n’étaient pas moins intouchables que l’avorton s’était assurément gravé dans l’esprit de leurs compagnons survivants. Mais, en même temps, une haine renouvelée, plus mortelle et glacée que jamais, du « commandant » et des mufles verruqueux s’y était imprimée, et Sir George se demandait si le bouffon/diablotin en sondait véritablement toute la profonde amertume. En tout cas, il ne le trahissait par aucun signe, de sorte qu’il en était peut-être incapable. À moins qu’il ne s’en souciât tout bonnement pas. Peut-être croyait-il encore, contre toute évidence, que les Anglais ne valaient guère mieux que les Hathoris, qu’ils étaient, comme eux, des brutes et des nervis dépourvus de principes moraux, assez intelligents pour exécuter les ordres mais pas assez pour voir au-delà de ceux qu’on leur donnait. Cela aurait sans doute exigé davantage d’arrogance – ou de stupidité – que Sir George lui-même n’en aurait prêté au bouffon/diablotin, pourtant, plus il apprenait sur son « commandant », moins il se sentait prêt à rejeter cette éventualité. Tout était possible tant que jouaient les préjugés de l’avorton, mais Sir George en avait aussi conclu que la véritable raison pour laquelle il s’était adjugé les services de ses Anglais n’était autre que les limitations des Hathoris. Individuellement, ils étaient certainement de formidables machines à tuer, mais il leur manquait la cohésion, l’intelligence disciplinée et la capacité à combattre en soldats. Même s’il n’en montrait rien, l’avorton était sûrement conscient, ne fût-ce qu’intellectuellement, des énormes différences qui distinguaient ses toutous hathoris des Anglais qu’il avait enrôlés de force. Mais, quels que fussent les défauts des Hathoris, il crevait les yeux que les hommes dragons éternellement silencieux étaient une autre paire de manches. Ordinateur avait peut-être refusé de répondre aux questions les concernant, mais le bouffon/diablotin n’avait jamais fait une seule allusion à eux lors des conférences et autres conversations auxquelles il convoquait le baron, et cette omission était en soi incontestablement révélatrice. Il y avait certainement une raison à son mutisme à leur égard, mais ni Sir George ni aucun de ses plus proches conseillers n’avaient réussi à la déterminer. Ils étaient simplement toujours présents à l’arrière-plan, vagues silhouettes dans leur vêtement rouge et bleu d’une seule pièce, aussi insondables et menaçants que les gargouilles d’une cathédrale. En dépit de leur plus haute stature, ils auraient dû paraître beaucoup moins impressionnants que les Hathoris cuirassés et armés d’une hache, mais ni Sir George ni ses hommes ne s’autorisaient jamais à oublier les armes à l’éclair fatal qu’ils portaient immanquablement dans un étui de ceinture lorsqu’ils gardaient l’avorton et l’équipage de l’immense vaisseau. Pour l’heure, celui qui escortait Sir George lui retournait son regard de ses impassibles yeux argentés, aussi immobile qu’un lézard sur sa pierre et imbu de la même absolue concentration, comme prêt à bondir à tout instant. La cloison lumineuse confinait les Anglais dans leur section du vaisseau prison, et aucun n’avait encore réussi à découvrir comment s’ouvrait ou se refermait le portail qui y donnait accès. Ils avaient certes appris bon nombre de choses sur les autres commandes de leurs quartiers, comment activer ou désactiver toutes sortes d’appareils futés, et, si Sir George et le père Timothy restaient persuadés que le mur brillant était sûrement commandé de manière similaire, ou du moins comparable, ils n’avaient jamais pu deviner comment celui-ci fonctionnait. Ce qui convenait parfaitement à leurs maîtres, songea lugubrement Sir George avant de faire un signe de tête à l’homme dragon en passant devant lui dans le corridor qui s’ouvrait derrière le mur. Comme toujours, l’imposante créature ne réagit aucunement à ce geste humain, mais, en son for intérieur, Sir George avait la certitude que l’homme dragon y voyait malgré tout un témoignage de compréhension et un signe de courtoisie. Quels qu’ils fussent par ailleurs, les hommes dragons étaient manifestement capables de raisonnement, sinon le bouffon/diablotin les aurait déjà remplacés par d’autres de ses machines intelligentes. De manière tout aussi évidente, il regardait tant les Hathoris que les hommes dragons à peu près de la même façon qu’il regardait les Anglais : comme des bêtes de somme plus ou moins domestiquées, utiles et modérément dangereuses, bien qu’il se fiât sans doute davantage à la loyauté des hommes dragons. Sir George s’était souvent demandé comment les hommes dragons voyaient les Anglais. Les regardaient-ils, à l’instar de l’avorton et de ceux de son espèce, comme des barbares et des primitifs sans aucun intérêt ? Ils détenaient et maniaient certes un plus grand nombre des merveilleux outils de leurs maîtres que les Anglais, mais ça ne semblait pas en faire des égaux ni même des membres à part entière de l’équipage. En ce cas, considéraient-ils plutôt les Anglais comme d’autres compagnons de servitude ? Ou bien se cramponnaient-ils au besoin de les regarder de haut, de les toiser afin de se sentir moins misérables en comparaison ? Ça ne faisait pas une bien grosse différence, car ni Sir George, ni le père Timothy ni aucun autre humain n’avait découvert le moyen de communiquer avec eux. Matilda elle-même avait été incapable de suggérer une méthode efficace. Bien sûr, leurs maîtres ne leur accordaient que quelques rares et brèves occasions de se rencontrer, mais il était impossible d’éliminer totalement les contacts physiques entre humains et hommes dragons. Pas, en tout cas, tant que ces derniers feraient fonction de gardes contre les humains. La plupart des Anglais avaient renoncé à la tâche, mais le père Timothy continuait d’essayer. Le dominicain persistait à dire les hommes dragons beaucoup plus intelligents que les Hathoris, en ajoutant que la faculté de communiquer devait à tout le moins venir avec l’intelligence. Il était résolu à découvrir un jour un moyen de leur parler, et Sir George partageait les espoirs de succès de son confesseur… même s’il lui manquait à la fois la patience et une foi acharnée dans cette éventuelle réussite. En revanche, le père Timothy lui-même ne cherchait plus à communiquer avec les Hathoris. Tout en suivant la lumière qui le guidait dans le corridor désert, Sir George eut un reniflement dédaigneux en songeant à sa propre nature paradoxale. Il partageait les espérances du père Timothy mais pas sa foi, contradiction s’il en est. Pourtant, il n’arrivait pas à rejeter totalement cette petite lueur d’espoir, et il lui arrivait souvent de rêver des hommes dragons. De fait, il avait plus fréquemment rêvé d’eux au cours de ses dernières périodes d’éveil que pendant un bon bout de temps. Le train de ses pensées s’interrompit lorsque la lumière atteignit une nouvelle écoutille et s’arrêta. Elle continua d’impérativement osciller sur place, comme s’impatientant de sa trop lente progression, et le baron sourit. Ces lumières guides étaient nécessaires, car les constantes modifications de l’architecture interne du vaisseau étaient parfois déconcertantes, surtout lorsqu’on avait passé presque tout son temps à bord cloîtré dans la section affectée aux Anglais. L’avorton lui avait appris qu’elles n’étaient qu’un autre des innombrables mécanismes dépourvus d’une intelligence propre dont disposaient leurs maîtres, et il voulait bien le croire. Malgré tout, en de pareilles occasions, quand elles clignotaient si impatiemment, donnant l’impression de l’admonester de ses atermoiements comme si elles étaient pressées d’aller vaquer à leurs affaires personnelles, il lui arrivait d’avoir des doutes. Il franchit l’écoutille indiquée et la lumière fila après un ultime clignotement. Il la suivit un instant des yeux puis recula d’un pas pour laisser se refermer le sas. La salle où il venait de pénétrer était probablement la même que celle où les lumières l’avaient conduit la dernière fois où le « commandant » l’avait convoqué, bien qu’ils n’eussent pas, loin s’en fallait, emprunté le même itinéraire, et son aspect, comme d’habitude, avait complètement changé depuis cette visite. Elle était à présent octogonale, avec des écoutilles s’ouvrant dans ses huit parois, et devait faire environ quinze pieds de large. Au lieu des clairières forestières ou des paysages sous-marins que l’avorton semblait la plupart du temps préférer, elle était cette fois chichement meublée, presque nue en dehors de ses omniprésentes cloisons unies d’un alliage couleur de bronze. Une table scintillante, en son centre, supportait sa seule décoration, une de ces merveilles que le bouffon/diablotin appelait des « sculptures de lumière ». Sir George n’avait pas la première idée de la manière dont elles étaient conçues, mais elles l’avaient toujours fasciné. Toutes étaient magnifiques, encore que leur beauté parût souvent singulière à l’œil humain – au point, parfois, de créer le malaise, voire la terreur – et presque toujours subtile. Celle-là était un enchevêtrement d’angles fuyants et de formes changeantes, dont les couleurs brillantes brocardaient un frais arrière-plan de verts et de bleus, et il la fixa un instant avec ravissement, en se laissant submerger par sa présence rassurante. Certaines fois, songea-t-il rêveusement, je pourrais presque leur pardonner ce qu’ils nous ont fait. Notre vie est plus longue, nous sommes en meilleure santé que nous ne l’aurions sans doute été chez nous, et ils sont capables de créer des merveilles comme celle-là. Pourtant, toutes celles qui nous ont été offertes ne sont jamais que des miettes de leur table, qu’ils nous jettent nonchalamment ou – pire encore ! – dont ils ne nous font bénéficier que parce que ça leur est profitable. Nous sommes moins importants pour eux… non, moins précieux, plutôt, que les objets qu’ils fabriquent en métal et en cristal, et… « Vos hommes se sont bien battus. Mais il faut dire que vous autres Anglais combattez toujours vaillamment, n’est-ce pas ? » Sir George détourna le regard de la sculpture de lumière. Il n’avait pas entendu s’ouvrir l’écoutille, mais ça n’arrivait que très rarement à bord du vaisseau. Les plus grandes, assez larges pour laisser passer de front une vingtaine de cavaliers, produisaient un chuintement audible. Leurs maîtres eux-mêmes semblaient incapables de faire se mouvoir des objets aussi volumineux sans un murmure, mais s’agissant des plus petites, à l’intérieur du vaisseau proprement dit, c’était une tout autre histoire. Cela étant, la plupart des hommes ne l’avaient pas personnellement expérimenté. Seuls Sir Richard, Sir Anthony, lui-même et – à de très rares occasions – Matilda avaient été autorisés à pénétrer dans la section du vaste vaisseau réservée aux membres à part entière de l’équipage. Mais, même ainsi, ils devaient se soumettre à une fouille humiliante avant de franchir le mur lumineux séparant les deux sections. Sir George inclina la tête de côté pour fixer l’avorton, tout en s’efforçant de sonder son humeur présente. En dépit de toutes ses années de servitude, il continuait de trouver la tâche insurmontable. C’était affreusement frustrant, et son incapacité à évaluer précisément l’état d’esprit de son interlocuteur n’était certes pas devenue moins périlleuse avec le temps. Mais la voix flûtée du « commandant » restait pour lui lettre morte, tout aussi inexpressive, et son visage à trois yeux si parfaitement étranger qu’il lui était impossible d’en déchiffrer les expressions. Sir George n’y avait assurément jamais rien lu qui ressemblât à un sourire ou à un froncement de sourcils, et la chose, quelle qu’elle fût, qui traduisait en anglais la langue de l’avorton n’avait pas non plus fait de grands progrès, s’agissant de transmettre les nuances de ses émotions. Le père Timothy et Dickon Yardley étaient parvenus à la conclusion que la bouche supérieure de l’avorton lui servait exclusivement à respirer et parler, mais Sir George n’avait jamais entendu un seul son en sortir. Contrairement aux hommes dragons, le bouffon/diablotin s’exprimait manifestement oralement, mais aucun homme n’avait entendu sa voix réelle. À une réflexion qu’avait faite Ordinateur en passant, Sir George avait déduit que le silence apparent de l’avorton n’était pas seulement une autre mesure de sécurité. Selon Ordinateur, sa voix était tout bonnement trop haut perchée pour être perçue par une oreille humaine. Sir George s’était souvent demandé jusqu’à quel point la voix artificielle qu’il entendait effectivement était responsable de cette absence d’inflexions. Que l’avorton fût réellement aussi étranger à toute émotion que le suggérait la voix par le truchement de laquelle il s’exprimait n’était certes en rien exclu, mais restait peu plausible. La pompeuse suffisance des mots qu’il choisissait lors de leurs conversations témoignait assez de sa capacité à éprouver mépris et dédain, sinon pire. Nombreuses étaient sans doute les questions concernant la nature exacte de l’interprète du bouffon/diablotin auxquelles le baron n’avait jamais été en mesure de répondre, mais il avait conclu depuis longtemps que le refus du « commandant » d’apprendre la langue de ses soldats captifs (ou son inaptitude à le faire) n’était qu’un autre reflet du sentiment de supériorité écrasante qu’ils lui inspiraient. Si ce qui traduisait ses mots en anglais était capable d’un tel exploit, il devait certainement pouvoir aussi rendre sa voix perceptible à l’oreille humaine, et, à la place du bouffon/diablotin, Sir George aurait assurément pris cette disposition. Le refus du « commandant » était aux yeux de Sir George une décision stupide, sauf si l’interprète était plus doué pour transmettre nuances et émotions lorsqu’il traduisait de l’anglais dans sa langue. Mais, si grotesque que le bouffon/diablotin pût encore lui paraître, et en dépit de la stupidité crasse de toutes les décisions qu’il prenait, Sir George était responsable de la vie des hommes et des femmes qui voyaient en lui leur chef, et cette responsabilité exigeait impérativement qu’il ne commît jamais, au grand jamais, l’erreur de le sous-estimer. Et c’était là la véritable raison pour laquelle il trouvait si exaspérante son incapacité persistante à décrypter l’humeur de l’avorton. Il devait surveiller ses paroles, quand il s’adressait à lui, plus soigneusement qu’il ne l’avait jamais fait avec aucun de ses supérieurs ; pourtant, après tout ce temps, il n’avait jamais réussi à s’affranchir de la crainte de choisir le mauvais terme parce qu’il avait tout simplement mal compris ou mal interprété ce qu’avait dit le « commandant ». De toutes les frustrations que lui imposait sa servitude, cette incertitude constante était de très loin la pire. Pourtant il avait fait quelques progrès au fil des années. Il ne pouvait pas avoir passé de si nombreuses heures à palabrer avec cet être sans avoir glané au moins un modeste aperçu de ses humeurs et de ses postures. Avoir la certitude que ces intuitions étaient exactes et non de dangereuses méprises aurait sans doute été d’un grand réconfort, mais au moins le bouffon/diablotin prenait-il la peine de choisir soigneusement ses mots, comme s’il cherchait à faire clairement comprendre ses intentions par ses seules paroles puisqu’il ne pouvait pas en transmettre autrement les plus subtiles nuances. Et, bien sûr, il y a aussi cette constante, qu’il ne se lasse jamais de nous ressasser, selon laquelle nous leur sommes précieux, à lui et sa guilde. Sir George n’aurait jamais la sottise de croire que cette valeur qu’on leur accordait suffirait à préserver la vie de tout humain assez fou pour se mettre en colère contre ses maîtres ou donner l’impression de les menacer. Le sort de Sir John Denmore, au premier jour de leur rapt, aurait dû suffire à prévenir les captifs contre cette tentation, même sans les autres décès qui avaient réaffirmé entre-temps cette leçon. Deux hommes qui avaient quitté le campement sans ordres, leur filet de pêche à la main, incapables de résister à l’attrait des plages dorées baignées de soleil d’une planète au ciel bleu et aux mers d’un vert profond. Un autre qui, un jour, avait tout bêtement refusé de quitter le vaisseau. Sans compter Skinnet et les cinq hommes exécutés pour le meurtre d’un mufle verruqueux. Et un autre qui, pris de rage meurtrière, avait attaqué les hommes dragons et le « commandant » lui-même avec une épée nue… Tous ceux-là, et une petite poignée d’autres, massacrés aussi impitoyablement que Sir John, avaient péri pour avoir fatalement transgressé les oukases du bouffon/diablotin, sans qu’il trahisse aucune émotion visible. Il n’empêche que les actes et attitudes ordinaires du « commandant », pour autant que Sir George déchiffrât les dernières, étaient ceux d’un être satisfait de son investissement… et conscient que ses propres maîtres l’étaient également. Il ne verserait sûrement pas de larmes (ou, du moins, ce que versait son espèce pour exprimer son chagrin) sur la mort d’un seul être humain, mais il les appréciait en tant que groupe et se donnait donc la peine d’éviter tout malentendu risquant de se solder par la destruction d’un des leurs. Ou de plusieurs, par le fait. Sir George se rendit compte que le commandant le fixait toujours, guettant sa réaction, et il s’ébroua. « Pardonnez-moi, commandant. Les conséquences de la bataille pèsent toujours sur moi, je le crains, et me rendent un peu lent d’esprit. Vous disiez ? — Je disais que vos Anglais avaient fort bien fait aujourd’hui, reprit patiemment le commandant. Mes supérieurs de la guilde apprécieront les résultats de votre conduite héroïque. J’ai la conviction qu’ils exprimeront sous peu leur gratitude sous une forme matérielle et je souhaite faire part moi-même à vos hommes, bien entendu, de tout le plaisir que j’éprouve. En conséquence, j’ai ordonné au Chirurgien de réveiller vos femelles et vos petits. Nous nous attarderons encore plusieurs semaines sur ce monde pour mettre au point les détails de notre accord avec les indigènes. Il se pourrait que j’aie à nouveau besoin de vos services, peut-être de dépêcher quelques-uns d’entre vous sur la planète pour, à tout le moins, rappeler vos prouesses aux autochtones durant les négociations. Puisque nous devons de toute façon vous maintenir éveillés pendant cette période, et dans la mesure où vous vous êtes bien battus, il me semble justifié de vous accorder, à titre de récompense, le bénéfice de ces retrouvailles. — Je vous remercie, commandant. » Sir George s’efforçait âprement de ne pas laisser transparaître ses sentiments dans sa voix ni dans son expression, et il refoula le mélange familier d’exaltation, d’allégresse, de haine et de fureur que lui inspirait cette nouvelle. « Mais je vous en prie », gazouilla l’avorton en lui faisant signe de s’asseoir sur la chaise, conçue pour la morphologie humaine, qui venait subitement d’apparaître. La coutumière table de « cristal » sortit du pont juste à côté, et une deuxième chaise surgit face à Sir George. Le baron s’installa prudemment sur la plus proche. Au moins était-elle enfin proportionnée pour s’adapter à la longueur des jambes d’un homme, mais encore aujourd’hui, après tout ce temps, il peinait à dissimuler parfaitement le malaise que lui procuraient l’apparition et la disparition inopinées de ces meubles qui semblaient sortir du néant. Cela dit, il n’appréciait guère la table non plus. Les soupçons qu’il nourrissait sur son dessus de cristal s’étaient depuis longtemps vérifiés, et qu’il fût tout aussi immatériel que l’air ne laissait pas de lui inspirer des sentiments mitigés. Il était pourtant indéniablement présent. Il pouvait poser la main dessus et sentir… une surface solide. Malgré tout, il était parfaitement incapable de la décrire. Elle supportait tout ce qu’on plaçait dessus, mais c’était comme s’il ne pouvait pas réellement y poser la main. Plutôt comme s’il… comme s’il pressait la paume contre un violent courant d’eau, voire un courant d’air tout aussi violent. Sa main sentait certes une résistance en s’approchant de ce qui aurait dû être le dessus de la table, mais aucune friction, et il lui semblait toujours qu’il allait l’enfoncer un peu plus profondément, la toucher d’un peu plus près. Il chassa à nouveau cette pensée et regarda un des petits serviteurs métalliques du vaisseau se déplacer sans bruit dans le compartiment pour venir déposer devant lui une carafe de vin et un exquis gobelet de cristal. Un autre gobelet et une autre carafe, remplie cette fois d’un épais fluide sirupeux hésitant entre pourpre et mordoré, furent placés devant le bouffon/diablotin, et Sir George réussit à ne pas écarquiller les yeux de stupeur. Le « commandant » ne l’avait convié à ce qui se rapprochait le plus d’une réunion mondaine qu’à cinq occasions depuis le début de sa servitude, et, autant qu’il s’en souvînt, toutes avaient immédiatement succédé à un coup d’éclat particulièrement brillant accompli par les Anglais pour le compte de la guilde. Ce qui semblait indiquer que les malheureux indigènes que Sir George et ses troupes avaient massacrés la veille représentaient pour leurs maîtres la source d’une denrée exceptionnellement inestimable. « Vous vous demandez sans doute ce qui nous amène sur ce monde, n’est-ce pas ? » s’enquit l’avorton, et le baron hocha la tête. Le petit extraterrestre avait à tout le moins compris le sens de certains gestes humains et il émit un son alarmant. Sir George n’en aurait pas juré, mais il l’avait déjà entendu une ou deux fois, et il en était venu à le soupçonner de correspondre à l’un de nos gloussements, sans pour autant savoir s’il trahissait la satisfaction, l’amusement, le mépris, l’impatience ou une tout autre émotion. « Cela ne me surprend pas, poursuivit le bouffon/diablotin. Après tout, ces êtres sont encore plus primitifs que ceux de votre monde. Comprendre ce que de tels barbares peuvent bien offrir à des gens civilisés doit être malaisé. » Sir George grinça des dents et se contraignit à siroter une gorgée d’un vin au demeurant excellent. Bizarre que, par ces seules paroles, l’avorton puisse encore susciter une telle colère en lui. Après tout ce temps, il aurait certainement dû s’habituer au mépris souverain de son interlocuteur et même reconnaître, intellectuellement au moins, qu’il n’était pas dénué d’une certaine logique. Comparés au peuple du « commandant », les Terriens étaient assurément des primitifs. D’un autre côté, Sir George était parvenu à la conclusion que la guilde du bouffon/diablotin n’était pas essentiellement différente des guildes humaines ni d’autres puissants groupes de pression de sa connaissance. Il aurait donné beaucoup, par exemple, pour voir comment le « commandant » se tirerait d’un marchandage avec un Cypriote ou un Vénitien. Sans les avantages que lui conférait sa « technologie », il se ferait sans doute plumer comme un pigeon. « En réalité, reprit l’avorton, apparemment insoucieux du mutisme de Sir George, cette planète ne nous apporte aucune richesse matérielle. Comme vous ne l’ignorez pas, certains des mondes qui, par votre entremise, se sont ouverts au commerce avec nous présentaient de telles ressources, encore que sous une forme, le plus souvent, que les indigènes vivant sur leur sol étaient trop stupides pour exploiter. En l’occurrence, toutefois, c’est la position de cette planète qui est précieuse à nos yeux. Elle nous autorisera à y établir des… entrepôts, diriez-vous sans doute, dont un qui nous permettra d’alimenter et entretenir nos vaisseaux. » Il s’interrompit pour fixer Sir George de ce visage indéchiffrable puis leva son gobelet pour déverser dans sa bouche inférieure une petite lampée de sirop mordoré. « Vous pouvez vous la représenter comme une sorte de port franc ou d’île à la position stratégique », poursuivit-il au bout d’un instant. Sa voix inaudible s’échappait visiblement de sa bouche supérieure, puisque l’autre s’activait encore sur le gobelet. « Elle nous apportera de nombreux avantages. Et une satisfaction particulière en ce qui me concerne personnellement, puisqu’elle taillera une énorme croupière dans le réseau commercial de la guilde sharnhaïshienne. » À ces mots, le baron dressa l’oreille. Autant il trouvait pratiquement impossible d’interpréter correctement le ton de la voix et l’expression du visage de l’avorton, autant il s’était forgé une opinion sur sa personnalité. Il savait qu’il était risqué d’établir des parallèles entre les traits de caractère des hommes et ceux de créatures aussi surnaturelles, mais il ne pouvait pas s’en empêcher. Peut-être était-ce tout simplement parce qu’il se sentait obligé, pour ne pas devenir fou, de placer le bouffon/diablotin dans une sorte de cadre familier. En fait, il se disait fréquemment que c’était là la meilleure explication. Mais il avait la certitude d’avoir cerné au moins une des facettes de la personnalité du « commandant » : l’avorton au corps épais et ramassé adorait se vanter… même lorsque son public n’était qu’un esclave anglais barbare et primitif. Plus capital encore sans doute – et, en cela, pareil à nombre de fanfarons humains que Sir George avait connus –, il semblait béatement inconscient de la faiblesse que pouvaient trahir ses rodomontades. Homme avisé, le père de Sir George lui disait souvent : « Tire des leçons de ce qui s’échappe de la bouche des imbéciles. » Fort heureusement, le bouffon/diablotin n’avait pas connu Sir James Wincaster. Sir George se rendit brusquement compte que l’avorton se taisait depuis plusieurs secondes et se contentait de le fixer de son triple regard si déconcertant, et il se secoua. « Je vois… me semble-t-il, déclara-t-il en espérant que c’était bien là la réponse qu’attendait le bouffon/diablotin. Ce serait un peu comme de… euh… prendre Constantinople et de contrôler tous les accès à la mer Noire. — Je ne suis pas sûr, lâcha l’avorton. Je ne suis pas assez familiarisé avec la géographie de votre planète natale pour juger de l’exactitude de cette analogie, mais il se pourrait bien qu’elle soit juste. Quoi qu’il en soit, mon équipe et moi-même allons encaisser de très grosses primes, et c’est une des raisons qui me poussent à vous récompenser. Vos gens et vous-même représentez un atout précieux pour ma guilde et, à la différence de certains de mes frères, j’ai toujours pensé qu’il fallait prendre soin de ses biens les plus précieux et que la récompense est une motivation plus forte que la seule punition. — Je l’ai moi aussi remarqué », concéda Sir George en se fendant de ce qu’on pouvait charitablement qualifier de sourire. Il avait réussi à s’exprimer d’une voix égale et pensive, en dépit de ce que son expression avait peut-être fugacement révélé, et il se fustigea mentalement pour avoir permis à cette grimace de dévoiler ses dents, non sans se remémorer, encore une fois, que ses maîtres étaient peut-être mieux rompus à décrypter les expressions humaines qu’il ne l’était à déchiffrer les leurs. Contrairement aux Anglais, ils avaient une longue expérience de dizaines et de dizaines d’espèces diverses de créatures et devaient certainement avoir accumulé au moins quelques rudiments dans le domaine de l’interprétation de leurs émotions ; et, même sinon, il valait toujours mieux surestimer un ennemi que le sous-estimer. « Je vous soupçonnais d’être parvenu à la même conclusion, affirma le bouffon/diablotin, témoignant de ce que Sir George aurait sans doute pris pour de l’expansivité s’il avait été humain. Je dois pourtant admettre que, pour moi personnellement, ce rude coup que nous venons de porter aux Sharnhaïshiens est une satisfaction plus gratifiante que toute prime. — Vous avez fait allusion à… à… » Sir George poussa un grognement exaspéré. Il n’arrivait tout bonnement pas à articuler le nom extraterrestre, et l’avorton poussa à nouveau ce son alarmant. « La guilde sharnhaïshienne, avança son interlocuteur, et Sir George hocha la tête. — Oui, vous m’en avez déjà parlé, commandant. — En effet », convint l’avorton. Ses traits et sa voix restaient toujours aussi indéchiffrables, mais Sir George pressentit que, s’ils avaient trahi une émotion, il y aurait lu de la haine. « Je dois beaucoup aux Sharnhaïshiens, railla-t-il. Ils ont failli saborder ma carrière la première fois qu’ils ont amené leurs maudits “Romains”. » Sir George hocha de nouveau la tête en s’efforçant d’irradier compréhension et compassion, alors même qu’il priait désespérément pour que l’avorton continuât sur la lancée. Le « commandant » avait effleuré le sujet de la guilde sharnhaïshienne, manifestement la plus grande rivale de sa propre maison commerciale, lors de conversations précédentes. Ces allusions, si elles avaient été effroyablement vagues et fragmentaires, avaient néanmoins laissé clairement entendre que les Sharnhaïshiens prenaient actuellement le pas sur la guilde du bouffon/diablotin. Et, tout aussi manifestement, que ce dernier voyait d’un très mauvais œil leur montée en puissance, ce qui expliquait sans doute pourquoi il exerçait un contrôle si strict, bien peu typique de sa part, sur les opérations se déroulant sur cette planète. S’il y voyait l’occasion de prendre sa revanche sur ses rivaux exécrés, il ne souhaitait sans doute partager ce triomphe avec personne. Que cela s’avérât ou pas, la réussite des Sharnhaïshiens semblait devoir beaucoup à ces Romains que l’avorton avait également mentionnés plus d’une fois. Sir George avait le plus grand mal à avaler, encore maintenant, que les « Romains » en question pussent réellement être ce qu’ils semblaient, mais, s’il se trompait, il tenait à s’en assurer. Sans doute serait-il présomptueux de sa part de s’imaginer qu’il pourrait réussir à triompher de ses maîtres, pourtant Sir George avait assisté à trop de luttes intestines exclusivement humaines pour renoncer à tout espoir, en dépit du gouffre qui s’ouvrait entre leurs capacités matérielles respectives. Certaines bribes de savoir ou, tout du moins, un aperçu des pensées, projets (ou craintes) de l’ennemi, peuvent parfois être plus précieux que mille archers. Et, compte tenu de toutes les merveilles dont disposent le « commandant » et son espèce, ce savoir risque bien d’être la seule arme qui pourrait m’être utile contre eux, se persuada-t-il. Les trois yeux rivés sur la « sculpture de lumière », le bouffon/diablotin aspira encore une gorgée de son liquide sirupeux mordoré, l’air parfaitement oublieux de la présence de Sir George, et une pensée traversa subitement l’esprit du baron. Le vin que contenait son propre gobelet était sans doute le meilleur cru auquel il eût jamais goûté, et il était également très corsé. Fallait-il raisonnablement en conclure que le sirop exerçait un effet tout aussi puissant, voire davantage, sur l’espèce de son interlocuteur ? Plus il y réfléchissait, plus ça lui paraissait envisageable… et probable. Et Sir George sourit un peu comme aurait souri un requin. In vino veritas, se rappela-t-il avant de siroter une petite gorgée (infime, cette fois) de sa propre boisson. « Ce sont les Sharnhaïshiens et leurs Romains qui m’ont empêché, voilà très longtemps, d’être nommé commissaire de secteur », déclara finalement le bouffon/diablotin. Il reporta le regard de ses trois yeux sur Sir George, et l’Anglais dissimula un autre sourire en s’apercevant que les deux plus petits, qui flanquaient son visage, étaient légèrement vitreux. Ils donnaient aussi l’impression de s’égarer de leur propre chef dans toutes les directions, et le baron s’empressa d’enregistrer ce fait. Il pouvait certes se tromper, mais, s’il ne s’abusait pas, reconnaître les signes de l’ivresse chez l’avorton pourrait à l’avenir se révéler fort précieux. « Comment aurais-je pu me douter qu’ils sortiraient ces Romains de leur sac ? se plaignit le bouffon/diablotin. Soudoyer le Conseil pour qu’il les autorise à acheter ces maudits barbares a dû leur coûter une fortune. » Sir George inclina légèrement la tête, et l’avorton asséna un coup violent de sa main à deux pouces sur le dessus de table. Sur une table normale, un tel choc aurait résonné comme un coup de tonnerre ; il ne produisit aucun bruit, mais l’avorton parut tirer de son geste un certain réconfort. « Oh, oui. » Le « commandant » aspira encore une copieuse gorgée de sirop et remplit à nouveau son gobelet. « La Fédération a des règles, vous savez. Des lois. Comme celle qui nous interdit d’utiliser des armes modernes sur les mondes primitifs. La “Prime Directive”, qu’ils l’appellent. » Il siffla encore une lampée de sirop, mais sa bouche supérieure ne cessa pas une seconde de parler. « Un tas d’hypocrites, voilà ce qu’ils sont. Continuer de se plier à ça… comme si c’était censé protéger ces stupides primitifs. Vous savez de quoi il retourne, en réalité ? » Son gros œil central se braqua sur Sir George et l’Anglais secoua la tête. « La trouille, voilà ce que c’est, lui apprit l’avorton. Ces crétins de bureaucrates ont peur que nous perdions nos joujoux là où les primitifs pourraient les trouver. Comme si ces ânes bâtés pouvaient comprendre comment ils fonctionnent ! » Il retomba brusquement dans le silence et, si incompréhensiblement exotiques que lui parussent sa figure et sa voix, Sir George se persuadait de plus en plus qu’il était réellement aussi lunatique qu’un poivrot humain. « De fait, c’est assez logique, vous savez », reprit enfin le bouffon/diablotin. Il martela de nouveau la table du poing, tout aussi silencieusement, et se renversa en arrière dans le meuble, étrangement façonné en forme de baquet, qui tenait lieu de siège à ceux de son espèce. « Il faut des années et des années pour voyager entre les étoiles, même avec l’impulsion phasique. Une des raisons, d’ailleurs, pour lesquelles les vaisseaux sont si fichtrement vastes. Ce ne serait pas nécessaire, voyez-vous. Nous pourrions installer l’impulsion phasique dans une coque dix fois moins grosse. Voire encore plus petite. Mais ce n’est pas tant la taille qui compte. Oh, bien sûr, la courbure de masse est importante, mais, une fois qu’on a le système basique… » Il agita la main et Sir George hocha à nouveau la tête. Il n’avait aucune idée de ce qu’était la « courbure de masse » et une notion tout au plus rudimentaire du fonctionnement de l’« impulsion phasique », mais, pour l’instant, il n’en avait cure. D’autres bribes du laïus de l’avorton lui parlaient, et il prêtait avidement l’oreille. Et observer le « commandant » ne saurait nuire, songeait-il derrière sa façade de marbre. « In vino veritas ! » pas de doute. Son visage et sa voix ne révèlent sans doute pas grand-chose, mais, s’agissant de ses gestes, c’est une tout autre histoire. Peut-être n’ai-je pas, jusque-là, prêté attention aux indices qu’il fallait. Il en prit aussi mentalement note et s’adossa à son siège en tenant son gobelet à deux mains, tout en écoutant attentivement et avec… commisération. « Le problème, c’est que, quand il faut une bonne décennie pour faire le trajet, sinon plus, on a tout intérêt à le rendre profitable, pas vrai ? affirma l’avorton. Vous trouvez ce vaisseau immense ? » Il montra les cloisons d’un large geste de sa main à deux pouces. « Eh bien, vous vous trompez. Beaucoup de vaisseaux le sont bien davantage. La plupart de ceux de la guilde, d’ailleurs, parce qu’il ne revient pas plus cher de gérer un gros bâtiment qu’un petit comme celui-là. Mais c’est la vraie raison de leur stupide Prime Directive. — La taille de vos vaisseaux ? » Sir George avait adopté une intonation stupéfaite et plissé farouchement le front en espérant que l’avorton était suffisamment versé dans la lecture des expressions humaines pour reconnaître la perplexité, bien que, s’il avait correctement évalué l’état dans lequel se trouvait son interlocuteur, il y eût peu de chances pour qu’il remarquât un détail aussi subtil que l’expression du visage d’un individu appartenant à une autre espèce. Mais, quoi qu’il en fût, il crevait les yeux qu’il avait posé la bonne question : « Bien sûr que non, répondit l’avorton. Pas la taille, la vitesse. Il se passe peut-être quinze ou vingt de vos années entre deux visites à certaines de ces planètes éloignées. Parfois beaucoup plus. Je connais même un monde où la guilde n’envoie un vaisseau que tous les deux cent cinquante ans, et la Fédération le connaît aussi. Elles ne tiennent pas à prendre le risque qu’un troupeau de primitifs découvre entre deux de nos visites que nous ne sommes pas vraiment des dieux, ou je ne sais quoi. Elles veulent que nous continuions à leur inspirer effroi et crainte religieuse. C’est pour cette raison qu’elles ont imposé leur Prime Directive voilà quelque… » Le bouffon/diablotin s’interrompit quelques secondes pour réfléchir. « Ça doit faire quelque chose comme trente mille de vos années, je crois bien. À un siècle près, en plus ou en moins. » Il poussa le même son alarmant, et Sir George était désormais convaincu qu’il s’agissait de l’équivalent du rire pour son espèce. L’espace d’un instant, toutefois, ça lui parut n’avoir guère d’importance. Trente mille ans ? La civilisation de ses maîtres extraterrestres existait donc depuis trente millénaires ? Impossible ! Et pourtant… « Même pour nous, c’est une longue durée pour qu’une loi reste effective », déclara l’avorton. Sa voix cristalline était beaucoup moins limpide et les mots commençaient à légèrement se brouiller aux entournures ; il se penchait vers Sir George et le baron dut réprimer un gloussement quand il s’aperçut que « l’interprète » reproduisait consciencieusement son bredouillis afin de rester fidèle à l’original. « Nous n’aimons pas beaucoup le changement, sauf quand il devient vital, vous savez ; alors, quand nous pondons une loi, elle reste très longtemps applicable. Mais celle-là a causé plein de problèmes aux guildes parce que, sans armes, nous ne pouvions pas nous contenter de faire irruption pour redresser la situation. Il nous fallait en fait palabrer avec des barbares si primitifs qu’ils n’avaient pas la première idée de la valeur des denrées qu’ils possédaient. Pas question de violer leur foutue Prime Directive, n’est-ce pas ? » Nouveau coup de poing sur la table. Mais, cette fois, il n’aurait de toute façon produit aucun son, car l’avorton avait entièrement loupé le meuble, et Sir George se demanda combien de temps il se passerait encore avant qu’il ne sombrât dans l’inconscience. « Alors qu’ont fait les Sharnhaïshiens, d’après vous ? demanda-t-il. Je vais vous le dire. Ils ont trouvé une planète primitive dont le Conseil ne connaissait pas encore l’existence et ils ont acheté leurs foutus “Romains”. Ça ne nous avait jamais traversé l’esprit. Mais la Prime Directive n’interdit pas l’usage de la force. Elle dit seulement que nous ne pouvons pas nous servir d’armes modernes. Nous n’avions pas songé une seule seconde à une autre méthode. Sans armes, nous ne savions que négocier ou soudoyer. » Il baissa son gobelet et en contempla plusieurs secondes le contenu, puis émit un son évoquant à s’y méprendre un rot humain avant de reporter sur Sir George le regard de son œil central. « Mais pas les Sharnhaïshiens. S’ils veulent conquérir une planète primitive, ils envoient leurs Romains. Aussi primitifs que les autochtones, de sorte que le Conseil ne peut pas se plaindre. Et je dois reconnaître ça aux Romains : ils sont coriaces. Ils ne se lancent jamais dans une entreprise qu’ils ne sont pas capables de mener à bien, et les Sharnhaïshiens se sont servis d’eux pour enlever des dizaines de planètes éloignées aux autres guildes. D’entiers réseaux commerciaux pulvérisés. L’accès bouché à des ressources stratégiques, en même temps qu’on nous spoliait de nos droits à y installer des bases et des entrepôts, et qu’on sabordait des carrières. Et tout cela parce qu’ils avaient acheté quelques milliers de sauvages en armure de bronze. » Il garda un instant le silence, tout en faisant tournoyer le liquide sirupeux dans son gobelet dont il fixait l’intérieur, puis il releva les yeux dans la direction approximative de Sir George. « Mais ils ne sont pas les seuls à pouvoir jouer à ce petit jeu. Ils le croyaient. Les autres guildes se sont liguées pour aller se plaindre au Conseil et le Conseil a accepté de prendre le problème en considération. Il pourrait même décider que les Sharnhaïshiens ne soient plus autorisés à employer leurs Romains, mais ça risque de prendre des siècles et, entretemps, les Sharnhaïshiens les dépêchent d’un point stratégique à un autre et continuent de s’en emparer à notre barbe. Sans compter qu’ils ont glissé à un membre influent du Conseil une enveloppe assez grosse pour qu’on nous interdise tout accès à votre planète. » Sir George se raidit, et il pria pour que l’avorton fût trop ivre pour le remarquer. Que l’autre guilde eût soudoyé ce Conseil dont se gargarisait l’extraterrestre ne le surprenait nullement. Il est parfois plus efficace et moins onéreux de graisser la patte de quelques hommes clés que de recourir à la force armée. Encore que, si Sa Majesté avait consacré à son armée une part plus importante de son trésor de guerre au lieu de tenter de s’acheter des alliés lors de sa première campagne de France, elle en occuperait peut-être le trône à présent ! Mais, si l’avorton disait vrai, si le Conseil qu’il mentionnait avait réellement l’autorité nécessaire pour interdire les contacts avec la planète natale de Sir George et si ce décret avait bien pris effet, alors, en enlevant le baron et ses soldats, la guilde du bouffon/diablotin l’avait bel et bien violé. Et, si tel était le cas, si leur servitude était illégale aux yeux de ce que ces êtres regardaient comme leur Couronne, alors les Anglais étaient encore plus en danger qu’il ne le croyait. « Il m’a fallu deux ou trois de vos siècles pour découvrir la position de votre planète, reprit l’avorton, et Sir George crut détecter une certaine fierté dans sa voix. Certaines des autres guildes recrutaient déjà leur armée privée de primitifs, comme les Hathoris. Mais aucune ne pouvait rivaliser avec les Romains. Bien sûr que non ! Et les Sharnhaïshiens l’ont compris longtemps avant nous. C’est bien pourquoi ils sont allés acheter leurs foutus Romains dès le début. Ils avaient déjà tenté le coup avec les Hathoris et découvert ce que toutes les autres guildes ont appris ensuite à la dure. Je me souviens encore de la première fois où nous avons envoyé les Hathoris contre une bande d’indigènes. » Il fixa de nouveau le contenu de son gobelet et ses oreilles s’aplatirent. « Ces satanés aborigènes les ont taillés en lanières, reprit-il au bout d’un moment. Ils ont d’abord perdu beaucoup des leurs, mais, ensuite, ils les ont submergés. Ils les ont massacrés un par un. Je doute fort qu’une vingtaine en soient revenus vivants. Mais ça ne serait jamais arrivé avec les Romains. Ce ne sont pas seulement des guerriers, mais des démons qui mettent en pièces tout ce qu’ils rencontrent. Je me suis donc dit que nous avions nous aussi besoin de nos Romains, et j’ai réussi à convaincre mon cousin de crèche de persuader son commissaire de secteur d’aller parler en mon nom aux maîtres de la guilde. J’avais besoin de toute l’aide qu’on pouvait m’apporter, à cause des Sharnhaïshiens et de leurs Romains. Bien sûr, qu’ils aient fait subir le même sort à des dizaines d’autres membres de la guilde, et pas seulement de la nôtre, m’a été d’un grand secours. On m’a donc donné une chance de repartir du bon pied, à condition que je découvre d’où venaient ces Romains, que je contourne l’interdiction du Conseil et que je recrute ma propre armée. Et c’est ce que j’ai fait. » Cette fois son coup de poing porta, mais la table n’émit toujours pas de bruit et il se vautra derechef sur son siège. « Mais nous ne sommes pas des Romains », fit remarquer Sir George après un bref silence. Il craignait d’en ajouter davantage car, si d’aventure le bouffon/diablotin se remémorait ultérieurement une partie de cette conversation et se rendait compte de tout ce qu’il avait laissé échapper, il n’aurait qu’un seul et simple moyen de rattraper son erreur. « Bien sûr que non, répondit l’avorton. Et tant mieux, dans un certain sens. Ça m’a surpris, bien évidemment. Je ne m’attendais pas, en un si bref laps de temps, à un tel changement sur une planète. Il n’avait pas dû se passer plus de huit ou neuf cents de vos années entre les Romains et vous, et regardez-moi cette différence. C’est inconvenant. Oh, vous restez des primitifs, bien sûr ! ajouta-t-il en agitant encore la main. Ça, ça n’a pas changé. Mais nous sommes arrivés juste à temps. Encore sept ou huit de vos siècles, vous auriez réellement guerroyé avec des armes à feu, et nous ne pouvions plus nous permettre de vous recruter. Peu vraisemblable, je vous l’accorde, mais vous commenciez déjà à les expérimenter. » Il scruta Sir George. « Je suis obligé de me demander comment l’idée vous en est venue si tôt. Peut-être une fuite des Sharnhaïshiens, qui vous l’auraient suggérée ? — L’idée des armes à feu ? » Sir George fronça les sourcils. « Les “pots de fer[1]”. Je crois que c’est le nom que vous leur donnez. — Les pots à feu ? » Sir George en cligna les yeux de consternation. « Mais ce ne sont que des jouets, commandant ! Tout juste bons, peut-être, à effrayer les chevaux et les gens qui n’en ont jamais vu, mais pas des armes sérieuses. Les bombardes elles-mêmes ne sont qu’une nuisance sonore pour qui connaît son affaire ! Pardi, mes archers massacreraient toute armée assez stupide pour recourir à de telles armes ! Même les arbalètes sont plus efficaces ! — Certainement… pour l’heure ! répondit l’avorton. Mais elles ne le resteront pas. Bien sûr, il vous faudra encore quelque mille ans pour inventer des armes de poing réellement efficaces. Je crois pourtant que c’est un assez bon exemple du motif qui les a contraints à adopter la Prime Directive. Si les Sharnhaïshiens n’avaient pas contaminé votre monde d’une façon ou d’une autre, vous n’auriez même pas découvert la poudre à canon. Pas aussi vite, en tout cas. » Il ingurgita encore une longue goulée et Sir Gorge décida d’esquiver le sujet de l’origine de la poudre à canon. Il n’était d’ailleurs que très peu ferré dans ce domaine ; ces armes n’avaient commencé à apparaître en Europe que de son vivant et, à l’instar de la plupart des militaires contemporains, il n’accordait que bien peu de foi à leur efficacité sur le terrain. Ces engins rudimentaires, dangereux et à très courte portée, ne menaceraient assurément jamais la suprématie de ses archers ! Néanmoins, l’avorton semblait attacher une importance hautement significative à leur existence, et elle semblait même le tracasser. Un peu comme si leur récente expérimentation par les humains avait pour lui un côté légèrement inquiétant ; et le baron n’avait nullement l’intention de lui affirmer que les Sharnhaïshiens n’étaient pour rien dans leur invention. En outre, comment saurait-il que la guilde concurrente ne s’en était pas mêlée ? « Quoi qu’il en soit, reprit le bouffon/diablotin en butant plus que jamais sur les mots, nous vous avons trouvés avant et c’est tant mieux. Nous n’aurions pas pu vous utiliser si vous aviez déjà disposé de ces armes à feu. C’eût été une violation flagrante de la Prime Directive et on se serait posé des questions. Les gens l’auraient remarqué et le Conseil aurait aussi commencé à en poser. » Il se pencha de nouveau vers le baron et, cette fois, tapota le genou de l’Anglais, en prenant ce qui serait passé chez un humain pour une mine de conspirateur. « En l’état, tout le monde s’en moque. Rien qu’une autre bande de sauvages armés de leurs seuls muscles, pas de souci à se faire. Aucun des inspecteurs du Conseil n’en connaît assez long sur les humains pour savoir que les Romains et vous appartenez à la même espèce et, même si l’un d’entre eux s’en apercevait, nous savons à qui distribuer les pots-de-vin qui le convaincraient de son erreur. En outre… (nouvelle tape sur le genou) vous n’êtes pas sur les registres. » Sir George se renfrogna de nouveau, intrigué par cette dernière et étrange déclaration, et le bouffon/diablotin lui tapota le genou une troisième fois. « Pas de trace écrite », précisa-t-il en chuintant tellement cette fois qu’il fut pratiquement impossible au baron de distinguer les mots, et encore plus de comprendre le sens de ces phrases si peu familières. « On v’s a cueillis au beau milieu d’une tempête. Tout l’monde sur votre idiote de planète s’imagine que v’s êtes tous noyés. Pareil pour nous, vous savez ! Autant dire que, même s’il enquête, le Conseil ne trouv’ra aucune preuve d’un contact entre votre monde et nous, vu qu’à part vous avoir arrachés à la mer et soulevé quelques ch’vaux au milieu de la nuit, y en a pas eu. Si bien qu’on a not’petite armée et qu’à moins qu’un inspecteur ne vienne fourrer son nez là-d’dans, personne ne d’mandera jamais d’où vous v’nez. » Il se rejeta de nouveau en arrière dans le baquet et tendit la main vers son gobelet. Mais il le renversa et baissa les yeux pour le fixer avec étonnement. Son œil central était à présent aussi vitreux que les deux autres, et ses étranges paupières nictitantes commençaient à se déplier pour les voiler tous les trois. « Alors prends ça dans la gueule, Sharnhaïshien, marmotta-t-il. Tu voulais briser ma carrière, hein ? Mais qui c’est qui va… » Sa voix traîna puis s’éteignit, ses yeux se fermèrent et il s’affaissa dans son siège. Sa bouche supérieure béa et un son sifflant en sortit, dont le baron comprit qu’il devait correspondre, chez son espèce, à notre ronflement. Assis sur sa chaise, le Terrien fixait encore le bouffon/diablotin, l’esprit comme engourdi, quand la porte se rouvrit silencieusement. Il releva vivement les yeux et vit un des gardes de son maître s’encadrer dans l’ouverture. L’homme dragon lui signifia impérieusement de le rejoindre d’un geste de sa serre griffue, et Sir George remarqua que l’autre reposait sur la poignée de l’arme qu’il portait dans un fourreau à la ceinture. Se pourrait-il qu’il s’agît là de ce que le commandant appelle des « armes à feu » ? se demanda-t-il brusquement. Un authentique dragon lui-même ne pourrait pas cracher « feu » plus brûlant qu’elles… et elles sont assurément beaucoup plus dangereuses qu’un stupide pot à feu ! L’homme dragon lui fit de nouveau un signe transparent, et Sir George se leva en soupirant. On n’allait pas le laisser seul avec l’avorton inanimé, sûr et certain ! Sans doute les épiait-on par le truchement d’un des « senseurs optiques » d’Ordinateur et était-on venu le chercher dès que le bouffon/diablotin s’était pâmé. Mais avait-on prêté attention au discours qu’il avait tenu avant de s’effondrer ? Et, en ce cas, avait-on pressenti que Sir George était peut-être en mesure d’en comprendre le sens ? Le baron espérait bien que non, tout comme il espérait que l’avorton ne se souviendrait pas de tout ce qu’il avait laissé lui échapper. Parce que, dans un cas comme dans l’autre, il ne lui resterait plus très longtemps à vivre. Après tout, le commandant de la petite armée privée de la guilde ne pouvait pas se permettre de laisser quelqu’un du Conseil – quel qu’il fût et où que se trouvât ce Conseil – commencer à se poser effectivement des questions sur la provenance de cette armée, car celle-ci devrait alors disparaître. Disparaître à tout jamais… et sans laisser aucune trace permettant au Conseil de relier la guilde de l’avorton à une planète dont il avait interdit l’accès. IX « Tu en es certain, mon ami ? » Allongée sur un coussin sous l’auvent brillamment coloré de sa tente, dame Matilda Wincaster dévisageait son époux avec gravité. En dépit d’années d’accoutumance aux goûts bizarres des Anglais, leur insistance à préférer camper hors du vaisseau dans de simples tentes laissait perplexe, pour ne pas dire incrédule, le bouffon/diablotin. Ils s’y étaient montrés assez acharnés pour le contraindre à accepter que telle était leur véritable aspiration, bien qu’il trouvât manifestement cette prédilection parfaitement saugrenue. De multiples façons, Sir George soupçonnait le « commandant » de peiner encore plus à la comprendre parce que les Anglais étaient de tels « primitifs ». Qu’il fût prêt ou non à appréhender la notion selon laquelle des êtres civilisés tels que lui pouvaient parfois aspirer à un répit rustique loin des rigueurs de la civilisation, la seule idée que des barbares à qui on avait donné un avant-goût des meilleures choses de la vie pussent refuser de s’y vautrer dépassait son entendement. Sans doute cela expliquait-il en partie le soupçon que lui inspirait le désir affiché des humains de vivre en plein air, en quoi il voyait surtout une sorte de paravent à des activités beaucoup plus tortueuses. Sir George se rappelait encore que le commandant l’avait longuement fixé de son regard impavide, à Shaakun, quand il lui avait demandé d’autoriser ses gens à camper sur la planète. Le bouffon/diablotin avait médité sa requête pendant deux journées entières du vaisseau avant de décider d’y accéder et, quand il le lui avait annoncé, il avait également prévenu les Anglais contre tout espoir de se faufiler en tapinois pour échapper à leurs maîtres. Sa technologie les retrouverait où qu’ils cherchent à se cacher, avait-il déclaré de sa voix sans timbre, et toute tentative de désertion serait sévèrement châtiée. Sir George n’avait mis en doute aucune de ces mises en garde et il avait pris des mesures pour les imprimer de manière tout aussi indélébile dans la tête de ses subalternes. Ces mesures avaient été efficaces. De toutes leurs longues années de servitude, aucun de ses hommes n’avait essayé de déserter. De leur campement, à tout le moins. Les prolongements mécaniques de l’avorton avaient certes pourchassé trois d’entre eux qui s’étaient retrouvés coupés du corps principal de la compagnie durant la marche vers le combat ou lors d’un engagement. Aucun n’était revenu vivant au vaisseau. Dans un cas au moins, Sir George avait la certitude que le fantassin impliqué avait été désorienté et s’était égaré dans l’épais brouillard qui s’était abattu ce jour-là sur la colonne, mais le bouffon/diablotin n’en avait tenu aucun compte. L’homme d’armes s’était absenté sans permission. C’était une désertion et la désertion était passible de la peine de mort. Il n’avait absolument pas l’intention de se pencher sur les circonstances particulières qui entouraient l’affaire. La victime, après tout, n’était jamais qu’un Anglais primitif. Et l’avorton y avait sans doute vu une occasion d’administrer à ses sujets une autre leçon de choses. Il croyait beaucoup à l’enseignement par l’exemple. Au fil des ans, quelques Anglais au moins en étaient venus à davantage partager les vues de l’avorton sur la vie en plein air. En dépit de la munificence des luxes apportés par l’extraterrestre à leurs tentes et pavillons, le confort à bord du vaisseau mère, voire dans ses navettes de débarquement, était encore plus splendide, et aucun des humains n’était assez stupide pour le rejeter en bloc malgré la servitude. Mais la grande majorité cultivait encore cette soif de ciel libre et d’air pur et naturel… voire de l’« air pur et naturel » de planètes où jamais homme n’avait vu le jour. Ils préféraient dormir à la belle étoile, caressés par la brise et bercés par les murmures de l’eau vive et les chants de ce qui passait pour des oiseaux sur une planète donnée. Et même ceux qui retournaient invariablement à bord du vaisseau pour la nuit jouissaient de l’éventuel pique-nique à ciel ouvert. De fait, ces pique-niques festifs, qui prenaient souvent l’allure de festivals ou de foires du pays, aidaient à maintenir la cohésion et renforcer les liens communautaires. Et ils formaient bel et bien une communauté tout autant qu’une armée. Pour de multiples raisons, ils pouvaient se féliciter de leur nombre relativement restreint de personnages de haute naissance, se persuadait Sir George. Lui-même était le seul noble authentique, bien qu’il fût le petit-fils d’un vulgaire homme d’armes. Et, à part lui et Maynton, seuls Matilda et Sir Anthony Fitzhugh pouvaient se targuer d’une ascendance patricienne. Après avoir longuement sondé son cœur et en avoir mûrement débattu avec Maynton, Fitzhugh et Sir Bryan Stanhope – et surtout avec Matilda –, il avait décidé d’accorder l’adoubement de chevalier aux hommes qui l’avaient gagné au combat. Il prenait garde de ne pas abuser de cette pratique et ses hommes le savaient. Ce qui leur rendait ce titre encore plus précieux, et lui avait également permis de constituer un noyau dur d’exactement douze chevaliers. Que tous sauf trois d’entre eux fussent d’ascendance roturière n’avait pas seulement appris à ses hommes d’armes qu’ils pouvaient tous aspirer au rang le plus élevé qui leur restait encore accessible, mais contribuait encore à resserrer les liens de leur petite communauté. Et pas uniquement parmi le sexe fort. Les trois quarts de ses nouveaux chevaliers étaient sans doute des vilains, mais c’était aussi vrai de la vaste majorité des femmes de la compagnie, ce qui signifiait qu’ils avaient décidé d’ignorer, Matilda et Margaret Stanhope en tête, les douteuses origines de nombreuses non combattantes célibataires qui les avaient suivis dans leur exil involontaire. La plupart s’étaient très vite trouvé un mari. Quelques-unes, assez rares, avaient préféré s’en abstenir et le père Timothy avait consenti, compte tenu des circonstances, à ne pas fulminer contre leur insistance à poursuivre leur ancien métier. Les hommes étaient beaucoup plus nombreux que les femmes, et ce déséquilibre était vraisemblablement le plus susceptible de semer la zizanie. Le père Timothy aurait sans nul doute préféré que toutes les femmes fussent des épouses respectables, mais lui aussi avait été un soldat en son temps. Il pouvait comprendre la frustration de ceux qui l’étaient encore, et leur besoin de s’adapter aux conditions dans lesquelles on les contraignait à vivre. En conséquence, même ces femmes qui continuaient d’exercer leur ancienne profession n’étaient pas victimes d’un ostracisme comme elles auraient pu le craindre, et un petit groupe de familles, étroitement uni, formait le cœur de la communauté anglaise. Le nombre des enfants (tant légitimes que bâtards) croissait régulièrement et contribuait aussi à cimenter ces liens, et, en dépit de l’amertume avec laquelle Sir George pestait contre sa servitude, il devait lui-même s’avouer le respect mêlé de crainte qu’il ressentait en constatant qu’aucun n’était mort en bas âge. C’était sans doute le plus précieux de tous les « luxes » que leur prodiguaient leurs maîtres. Le fait le plus singulier, pourtant (encore qu’il fût difficile de désigner le plus étrange de tous), c’était le nombre très restreint de mères qui se souvenaient de la naissance de leur enfant. Au début, cette amnésie avait suscité une certaine consternation, sinon de la terreur et des ragots à propos d’« enfants fées », mais, le temps passant, les femmes s’étaient habituées à l’idée que leurs bébés naissaient presque toujours durant une de leurs périodes de sommeil. Le Chirurgien avait expliqué le processus en faisant remarquer qu’il était raisonnable de leur épargner le gaspillage de temps que sont les affres de la grossesse alors qu’elles étaient de toute manière en stase. Après une période initiale d’extrême malaise, la plupart avaient fini par en convenir. Menées le plus souvent, Sir George l’avait constaté avec amusement (mais sans surprise), par celles qui avaient le plus fréquemment accouché à « l’ancienne mode ». Ce souvenir lui arracha certes un sourire, mais la question de son épouse retenait toute son attention. Une des vraies raisons qui l’avaient poussé à demander pour ses gens ce quartier libre hors du vaisseau avait reçu une ample confirmation au fil des ans. Il était désormais absolument certain que tout ce qui se disait à bord était entendu et rapporté par Ordinateur ou l’un des espions mécaniques intelligents de leurs maîtres, et, s’il restait parfaitement conscient que ces mêmes espions pouvaient aussi surprendre leurs conversations hors du vaisseau – après tout, Ordinateur était capable d’entendre et relayer les ordres du baron jusque dans la tonitruante clameur des combats, même lorsqu’il s’exprimait d’une voix guère plus sonore que la normale –, il espérait au moins lui rendre la tâche un peu plus ardue. Et il soupçonnait les plus intelligentes de ces mécaniques de rencontrer davantage de difficultés à se tenir au courant des centaines de conversations individuelles qui se déroulaient à l’air libre, sur fond de sifflements du vent et de bruissements de l’eau, qu’à percevoir la voix d’un seul commandant en chef, fût-ce dans le fracas de la bataille. Qu’un des fidèles conseillers du baron ou lui-même eût réussi à trouver au moins un point dans chaque campement où Ordinateur ne parvenait pas à (ou refusait de) leur répondre donnait également à penser que certains accidents de terrain ou autres bizarreries de l’atmosphère étaient susceptibles de créer des « angles morts » ou des « points aveugles » dans la couverture d’Ordinateur. Sir George avait soigneusement pris note de ce constat : la plupart de ces « points aveugles » semblaient intervenir dans les fossés, les creux et les dépressions permettant à celui qui s’exprimait d’interposer entre lui et les zones où Ordinateur parvenait à le capter un solide talus de terre ou de pierre. Ces habitudes bien enracinées d’extrême prudence étaient peu à peu devenues des réflexes au cours de ses années de servitude, et il n’avait aucunement l’intention de prendre des risques superflus en partant du principe, nullement avéré, qu’il existait des points où Ordinateur ne pouvait pas l’entendre. En même temps, malgré tout, il savait qu’il n’en existait aucun à bord, ce qui signifiait que les seules occasions où il pouvait discuter de sujets dangereux en se sentant relativement en sécurité, c’était au cours de leurs périodes de campement. Même alors, se dit-il, Matilda était la seule personne avec qui il en débattait véritablement. « Oui, j’en suis certain », répondit-il enfin en soutenant le regard de ses yeux bleus. Dieu, qu’elle est belle ! songea-t-il, en proie à un émerveillement familier. « Il n’a pas dû se rendre compte qu’il m’en révélait autant, à mon avis, poursuivit-il à voix basse au bout d’un moment, tout en levant son gobelet de vin à hauteur de ses lèvres pour les dissimuler. Mais j’en suis certain. Plus que je ne l’aimerais. — Mais il ne subsiste assurément aucun doute sur la valeur que nous représentons pour sa guilde, ainsi qu’il te l’a suggéré, fit-elle remarquer. Tu l’as beaucoup mieux servi qu’il ne l’aurait imaginé, autant par tes avis éclairés que par les armes. Il l’a reconnu lui-même en ta présence et, comme toi, je doute qu’il ait jamais, par pure courtoisie, couvert de louanges imméritées quelqu’un qu’il regarde comme un inférieur. Quelle que soit sa guilde par ailleurs, elle ne se débarrasserait pas à la légère d’un outil qu’elle tient en si haute estime. — Hum. » Sir George reposa son gobelet puis étendit les bras en croix pour bâiller avec ostentation. Il sourit à son épouse et posa la tête sur son giron, tout en continuant de lui sourire, le visage renversé, tandis qu’elle lui chatouillait le bout du nez avec un brin de l’herbe locale. Pour un éventuel observateur, ils seraient sans doute passés pour deux amoureux – miraculeusement jeunes et avenants –, mais le regard du baron était grave. « Nous lui sommes effectivement précieux, convint-il, mais nous sommes aussi ce que tu viens tout juste de dire : un simple outil. Tu as passé avec lui beaucoup plus de temps que la majeure partie des nôtres, m’amie, en raison des quelques fois où il nous a “invités” tous les deux à dîner ou à une autre festivité du même genre. Mais, même toi, tu n’as pas consacré autant d’heures que moi, loin s’en faut, à sa fréquentation. J’aurais préféré m’en abstenir, mais le fait demeure. Et, ce faisant, j’ai appris que nos pires craintes concernant l’appréciation qu’il se fait de nous sont encore très éloignées de la réalité. Sans doute ne serait-il pas regardé comme “cruel” selon ses propres critères, mais nous n’entrons pas dans ces critères. Sans doute lui sommes-nous précieux pour ce que nous avons accompli pour sa guilde et lui, mais, à ses yeux, nous ne sommes pas des gens. Nous n’avons pour lui que la valeur d’usage d’un outil. Il nous voit comme nous voyons des chevaux ou des vaches : des animaux qu’on peut utiliser pour parvenir à ses fins et qu’on jette – ou qu’on égorge – quand on n’en a plus besoin. Et, assurément, en dépit de tous les éloges dont il me couvre quand j’ai bien servi ses objectifs, il a pour moi moins d’affection que je n’en ai pour Satan ! — Parce que nous n’appartenons pas à son espèce ? » murmura Matilda, décontenancée. Sir George et elle avaient souvent abordé ce sujet, tant lors de leurs conversations intimes que dans des circonstances propices, et discrètes, avec d’autres membres du Conseil du baron. Rien de ce que venait de dire son mari ne la surprenait réellement, mais jamais il ne l’avait exprimé avec autant de franchise et d’une voix aussi amère. « En partie, sans doute, répondit-il au bout d’un moment, mais pas entièrement selon moi. Au moins aime-t-il se vanter, et j’ai glané autant de bribes de renseignements que je le pouvais à l’occasion de ses fanfaronnades. Autant que je puisse le dire, il existe plusieurs espèces d’êtres pensants au sein de la “Fédération” dont il parle. Sa propre espèce n’en est qu’une parmi d’autres, et elles sont physiquement très différentes les unes des autres. Mais elles donnent l’impression de plus ou moins partager la même mentalité et la même conception du monde. Toutes se regardent comme “avancées”, en fonction des machines et autres appareils qu’elles fabriquent et contrôlent, et toutes voient en nous des “primitifs” parce que nous n’avons pas les connaissances qui nous permettraient de construire de tels engins. Et, aux yeux de la Fédération, les primitifs ne valent guère mieux que les serfs français. En notre qualité de primitifs, nous n’avons ni droits ni valeur, sinon ceux d’outils ou de biens. Nous sommes loin d’être leurs égaux et la plupart ne cilleraient même pas à la perspective de nous supprimer. De sorte que, si notre valeur sur le champ de bataille se trouvait un jour grevée par la découverte que le “commandant” a enfreint un diktat de la Fédération… » Il haussa les épaules et Matilda hocha tristement la tête, tandis qu’un nuage venait assombrir ses yeux magnifiques. Il sentit la peur qu’elle s’efforçait de dissimuler et lui adressa un sourire lugubre tout en tendant le bras pour lui tapoter le genou. « Pardonne-moi, mon cher cœur. Je n’aurais pas dû te faire partager ce fardeau. — Absurde ! » Elle posa une fine mais forte main sur la bouche du baron et secoua farouchement la tête. « Je suis ta femme et, si Père s’est fourvoyé en encourageant mon goût déplorable pour la lecture et la philosophie, au moins mes vices m’ont-ils octroyé un esprit capable de réfléchir à tes plus grotesques théories, mon ami. Et vous-même, Sir George Wincaster, vous n’êtes ni saint Michel ni Dieu en personne pour charger vos épaules de tout le poids de notre destin. Donc, si Timothy, moi ou même Sir Richard pouvons t’apporter notre assistance en prêtant l’oreille à ces mêmes grotesques théories, et en te permettant d’ainsi les mettre à l’épreuve, il serait stupide de ta part de nous cacher tes appréhensions de crainte de me charger d’un trop lourd “fardeau” ! — Peut-être », convint-il en levant la main pour lui caresser la joue. Matilda baissa la tête pour l’embrasser et il se délecta du goût de ses lèvres. Elle rompit leur baiser et voulut ajouter quelque chose, mais Sir George secoua la tête, l’attira tendrement contre lui et fit de son épaule un appui à sa nuque pendant qu’ils fixaient le ciel, étendus sur des coussins. Matilda se plia à cette exhortation tacite à changer de sujet de conversation et entreprit de parler, plus légèrement, de leurs enfants – d’abord d’Edward, puis des quatre autres, plus jeunes, nés à bord du vaisseau de leurs maîtres. Aux yeux de Matilda, c’était là la merveille des merveilles, puisqu’elle avait déjà accepté l’augure de sa stérilité au Lancastre, et ces enfants restaient donc la seule joie sans tache de leur captivité. Ils étaient de Sir George, bien entendu, aussi l’écouta-t-il avec une attention sans faille, en lui souriant tendrement et en la regardant dans les yeux, sans jamais, à un seul moment, fût-ce par un regard, donner l’impression d’être conscient de la présence de l’homme dragon qui venait d’émerger du bosquet d’arbres filiformes. L’extraterrestre resta un bon moment planté près de l’auvent sous lequel reposaient le baron et sa dame, l’air d’écouter intensément, puis il retourna dans la forêt et disparut à l’intérieur aussi lentement et silencieusement qu’il en était sorti. Le bouffon/diablotin n’apparaissait que très rarement aux hommes de « son » armée, mais il mettait toujours un point d’honneur à les convoquer en sa présence après qu’ils avaient remporté une nouvelle victoire pour sa guilde. En contrepartie, Sir George et ses officiers mettaient eux un point d’honneur à veiller à ce qu’aucun de ces hommes ne laisse transpirer les sentiments que lui inspiraient ces convocations, car le « commandant » aurait certainement réagi piètrement à leur mépris et à leur brûlante colère. Le baron n’arrivait toujours pas à comprendre comment il pouvait se montrer aussi ignorant de la nature profonde de ces hommes qui ne combattaient et mouraient pour lui que parce qu’ils n’avaient pas d’autre choix, pourtant cette impéritie semblait indéniable. Qui, sinon un pauvre fou ne sachant rien des Anglais, aurait l’audace de se montrer à des hommes qu’il avait arrachés à leur existence et à leur foyer pour les réduire en esclavage afin de les complimenter pour les exploits qu’ils avaient accomplis en son nom ? De les féliciter d’avoir si bien servi une guilde qu’ils haïssaient désormais de tout leur cœur et de toute leur âme ? De promettre de leur accorder, en guise de « guerdon » pour « leur courage et leur loyauté », le privilège de retrouver leur épouse et leurs enfants ? Pourtant, c’était précisément ce qu’avait déjà fait le bouffon/diablotin en d’autres occasions, et ce qu’il faisait encore aujourd’hui. D’ordinaire, il les « invitait » à se réunir dans la section du vaisseau spatial où ils étaient confinés, mais parfois, comme par exemple ce jour-là, il se présentait à eux à bord de son « char aérien ». Celui-ci flottait en l’air, à une dizaine de pieds peut-être au-dessus de l’herbe poussiéreuse piétinée de la place d’armes, entre la navette de débarquement et le campement principal entouré par un cordon d’une douzaine d’hommes dragons. Une quarantaine de mufles verruqueux cuirassés, formant également une rangée impénétrable entre le véhicule et le rassemblement des Anglais, observaient ces derniers de leurs yeux protubérants de batraciens à travers les fentes de leur nasal, et, lorsque cette voix blanche flûtée entreprit de dévider son interminable soliloque, Sir George grinça des dents jusqu’à en avoir les muscles des mâchoires endoloris. Il sentait monter de ses hommes, pareille à de la fumée, une colère invisible, et il se demanda de nouveau comment une créature dont l’espèce était capable de construire des merveilles comme ce vaisseau et ses prodigieux serviteurs pouvait se montrer aussi stupide. « … vous récompenser de votre bravoure et de votre intrépidité, poursuivait la voix sans timbre. Je salue votre courage et votre loyauté qui, encore une fois, ont conduit la bannière de notre guilde à la victoire, et j’espère vous accorder très bientôt les récompenses que vous méritez si amplement. Entre-temps, nous… — Une récompense méritée, hein ? » marmotta Rolf Grayhame. Il se tenait près de Sir George et son filet de voix émergeait de la commissure de ses lèvres ornées d’une féroce moustache. « La seule récompense à laquelle j’aspire, c’est un tir bien ajusté, monseigneur. Un seul. » Sir George décocha à l’archer un coup de coude pointu et Grayhame referma son clapet avec une moue d’excuse. Il connaissait les ordres du baron aussi bien qu’un autre, mais, à l’instar de ce dernier, ne ressentait que mépris pour l’avorton. Du mépris et une haine farouche. Walter Skinnet avait été son ami, et le corpulent archer n’oublierait jamais le jour de sa mort. Le bouffon/diablotin n’était pas, loin de là, le premier hobereau arrogant ni même le plus impitoyablement cruel que Grayhame eût croisé dans sa carrière, mais indubitablement le plus stupide. Si intouchable qu’il fût et si persuadé de la supériorité de ses machines et de ses gardes, il restait assez inepte pour provoquer la fureur de ses propres combattants en les contraignant à écouter de telles âneries. Même un Français ne serait pas idiot à ce point ! « Navré, monseigneur, murmura le capitaine des archers. Je n’aurais pas dû dire cela. Mais même un Écossais ne… » Il serra de nouveau les mâchoires et Sir George lui jeta un regard sévère, que seul venait égayer l’ombre d’un sourire retroussant faiblement les coins de sa bouche. Ce léger frémissement enhardit Grayhame, dont les yeux gris-vert scintillèrent fugacement. Puis il haussa les épaules, l’air de s’excuser de nouveau, et reporta son attention sur le « commandant ». « … et nous passerons donc encore ici plusieurs de vos semaines, poursuivait l’avorton. Les chiens courants que vous avez défaits ne nous poseront plus de problème. » Il semblait parfaitement inconscient du ridicule de sa rhétorique pour des oreilles humaines, surtout débagoulée de cette voix sans timbre. « Et vos femelles, vos petits et vous-mêmes aurez tout le temps de profiter du soleil et de l’air pur que vous chérissez tant. Allez maintenant retrouver vos familles, assurés de l’estime de notre guilde et de la valeur qu’elle vous accorde. » L’avorton ayant congédié ses hommes, Sir George s’apprêtait à les raccompagner à leurs pavillons quand un geste de la grassouillette petite créature le figea sur place. Grayhame, Howice et Maynton s’arrêtèrent également et leurs yeux cherchèrent ceux du baron comme pour lui poser une question muette, mais il leur signifia de suivre les autres d’un léger hochement de tête. Il les regarda s’éloigner puis se tourna vers son maître. « Oui, commandant ? — Tous les primitifs de cette planète n’ont pas été suffisamment intimidés par votre victoire sur les clans locaux, déclara le bouffon/diablotin. Je devrais sans doute, depuis le temps, m’être habitué à la résilience de ces aborigènes et à leur permanente incapacité à reconnaître les preuves indubitables de leur infériorité. Comme tant d’autres sauvages, ceux-là semblent certes capables de reconnaître que les forces de leurs congénères locaux ont été totalement anéanties, mais ils n’ont pas pour autant l’air de croire qu’il puisse leur arriver la même chose. Ils s’imaginent apparemment que ceux que vous avez vaincus étaient médiocrement menés et motivés… contrairement, bien sûr, à leurs propres guerriers. S’ils restent méfiants, ils n’ont toujours pas admis qu’ils n’avaient pas d’autre choix que de se plier à nos exigences, faute de quoi ils seraient détruits à leur tour. » Il s’interrompit et riva le regard de ses trois yeux sur le visage de Sir George, tandis que l’Anglais s’efforçait de dissimuler son désarroi. Non pas qu’il s’inquiétât de ce qu’il risquait d’arriver à ses hommes, mais parce que la perspective d’un nouveau massacre des indigènes au profit de la guilde de l’avorton lui donnait la nausée. « Je vois », finit-il par répondre, tout en se demandant comment il pouvait suggérer diplomatiquement à son interlocuteur de s’en remettre à son expertise de négociateur pour tenter de convaincre les locaux de leur impuissance sans devoir passer par de nouveaux bains de sang. « Devrons-nous aussi anéantir leurs forces sur le champ de bataille ? interrogea-t-il au bout d’un moment. — C’est possible, répondit l’avorton de sa voix atone, mais j’espère l’éviter. Nous serions contraints de vous rembarquer tous à bord du vaisseau et de recourir aux navettes pour transporter vos troupes à la rencontre de leurs guerriers. Ce serait malcommode. Pire, ça pourrait les encourager à résister. Ces espèces primitives ont déjà fait preuve d’un comportement similaire par le passé, surtout lorsqu’elles étaient persuadées de leur supériorité numérique. Mon analyse suggère que déplacer la navette de territoire en territoire, soulignant ainsi que nous ne disposons que d’une seule force armée composée d’un nombre restreint de vos Anglais, pourrait inciter certains d’entre eux à surestimer leurs capacités de résistance. À la fin, évidemment, ils connaîtraient un cinglant démenti, mais leur donner cette leçon nous contraindrait à passer sur ce monde plus de temps que ne le voudraient mes supérieurs. — Je vois », répéta le baron. Et cette fois il ne mentait pas. Il trouvait un certain humour, noir et amer, à ce que l’avorton lui fit un sermon sur l’entêtement des « primitifs ». Comme si, avant que Sir George ne lui eût expliqué les complexes difficultés de la conquête d’une planète entière à l’aide d’un millier d’archers et d’hommes d’armes, la suffisante petite créature en avait déjà appréhendé tous les ressorts ! Pourtant, en dépit de l’ironie mordante de la situation, le baron comprenait parfaitement pourquoi l’avorton préférait ne pas passer sur ce monde plus de temps qu’il n’était souhaitable. Avant de tomber entre les mains de la guilde du « commandant », Sir George s’était parfois surpris, lui aussi, à regarder par-dessus l’épaule de supérieurs qui exigeaient de lui qu’il accomplît ses missions à une célérité virtuellement intenable. Cela étant, comprendre le calvaire de l’avorton n’éveillait en lui nulle compassion. « Je n’en doute pas, répondit le bouffon/diablotin. J’espère toutefois nous épargner cette obligation en leur démontrant notre supériorité. En conséquence, j’ai convoqué tous les principaux chefs de guerre dans un rayon raisonnable par rapport à notre position actuelle. Ils commenceront d’arriver dans les deux prochains jours locaux et ne devraient pas être plus d’une douzaine. Bien que vos arcs soient grossiers et primitifs à l’extrême par rapport aux armes de poing avancées, les indigènes ne disposent de rien de comparable en termes de portée et de fréquence de tir. Vous leur en administrerez la preuve à leur arrivée, et ceux que vous avez déjà vaincus leur expliqueront comment vos armes vous ont permis d’anéantir leurs troupes. Devant ce témoignage irrécusable de leur infériorité, infligé directement sous leurs yeux, ils devraient être contraints d’admettre leur incapacité à s’opposer à vous sur un champ de bataille, et renoncer alors à tout autre choix que d’accepter mes conditions. » Il s’interrompit de nouveau et attendit que Sir George eût hoché la tête. « Très bien. Je vous laisse régler les détails de cette démonstration de force. Préparez-vous à me les exposer dans un délai de deux jours. » L’avorton fit pivoter son char aérien sans rien ajouter et la majeure partie de ses hommes dragons s’en rapprochèrent pour l’entourer, mais Sir George les ignora et braqua des yeux brûlants sur le dos de l’arrogant « commandant », tandis que les mufles verruqueux, à leur tour, s’interposaient entre lui et l’entourage du baron. Planifier une démonstration de force, hein ? songea-t-il haineusement. Seigneur, je sais au moins quelle cible j’aimerais proposer ! Le spectacle de ta précieuse fourrure hérissée de flèches comme d’autant de plumes de paon devrait à jamais impressionner les « hobereaux locaux » ! Cette pensée lui soutira un grognement amer, puis il inspira profondément et tourna les talons, pour se figer aussitôt de surprise. Un unique homme dragon était resté sur place, et l’imposant extraterrestre toisa un instant le baron avant de lui faire signe de le suivre hors de la place d’armes. Il avait manifestement l’intention d’escorter Sir George jusqu’à son pavillon – sans doute pour s’assurer qu’il ne commettrait pas quelque méfait sur le trajet. Ça ne s’était encore jamais produit, pourtant le baron ne pouvait qu’obtempérer. Cette docilité ne laissait pas de s’accompagner d’un accès renouvelé de fureur, mais il savait aussi qu’il ne servait à rien d’en vouloir à l’homme dragon. Le garde silencieux obéissait indubitablement à des ordres, lui aussi, et Sir George s’efforça de mettre de côté ses sentiments pendant que l’autre le cornaquait vers le campement, comme s’il était incapable de retrouver son chemin jusque chez lui sans chaperon. Ils dépassèrent la haie de broussailles qui séparait le camp des Anglais de l’esplanade, et Sir George sourit en apercevant Matilda, qui l’attendait. Il leva la main et ouvrit la bouche pour la héler… … et se retrouva allongé par terre, sans aucun souvenir de ce qui l’avait amené ici. Il cligna des yeux, pris de vertige, et les leva en sentant une main anxieuse se poser sur son front. Le visage soucieux de Matilda lui retournait son regard ; derrière elle, il reconnut le père Timothy, Dickon Yardley, Sir Richard, Rolf Grayhame et une douzaine d’autres. Ainsi, à sa stupéfaction, que l’homme dragon qui, encore planté derrière le cercle des humains de bien moindre stature, le fixait par-dessus leurs têtes. « Mon ami ? » La voix de Matilda était crispée d’angoisse et Sir George cligna de nouveau des paupières pour se contraindre à accommoder sur ses traits. « Que s’est-il passé ? s’enquit-elle. — Je… » Il cilla encore et secoua la tête, laquelle, se rendit-il compte, était posée sur les genoux de son épouse. Elle semblait encore tenir sur ses épaules, et il se fendit d’un petit sourire contrit. « Je n’en ai aucune idée, admit-il. J’espérais que tu pourrais me le dire ! » La mine angoissée de Matilda se radoucit légèrement quand elle perçut le sarcasme dans sa voix, mais elle secoua la tête à son tour. « Je le ferais volontiers si je le pouvais, répondit-elle sur un ton beaucoup plus grave que le sien. Tu as tout bonnement contourné ces buissons et levé la main, puis tu t’es effondré. Et… (elle chevrotait malgré elle) tu es resté inconscient près d’un quart d’heure. Comme mort. » Elle releva les yeux pour fixer anxieusement Yardley, qui haussa les épaules. « C’est très exactement comme l’a dit Sa Seigneurie », affirma le médecin. Il manquait sans doute à Yardley la formation et les prodigieux appareils du Chirurgien, mais il avait toujours été un excellent chirurgien de campagne et il avait probablement connu beaucoup plus d’occasions d’apprendre et d’exercer son art que la plupart de ses confrères humains. Il venait de secouer la tête : « Oh, peut-être exagère-t-elle légèrement. Vous n’étiez pas franchement “comme mort”… Je crains que nous n’en ayons un peu trop vu, pas vrai ? » Il eut un sourire lugubre et deux ou trois des compagnons présents ricanèrent en se souvenant, comme Yardley, d’hommes qui, eux, étaient assurément passés pour morts. « Vous respiriez plus profondément que d’habitude, poursuivit le Chirurgien au bout d’un moment. Mais pas de façon alarmante, et votre pouls était régulier. Mais vous n’étiez peut-être que profondément endormi, sauf que nous ne parvenions pas à vous réveiller. Vous ne vous rappelez pas avoir trébuché ni être tombé ? — Absolument pas. » Sir George tenta de se redresser sur son séant et, constatant qu’il n’éprouvait aucun brusque tournis, tapota le genou de Matilda pour la rassurer. Il resta assis un bref instant puis se remit lentement sur pied et tendit la main, paume en l’air. « Je me sens bien », déclara-t-il. C’était la stricte vérité. « Peut-être, mais vous m’avez assez fait peur pour aujourd’hui, Sir George Wincaster ! » lâcha-t-elle sur un ton bien plus acerbe. Le baron eut un sourire d’excuse, tendit la main, la leva légèrement et passa le bras sous le sien tout en se tournant de nouveau vers ses officiers. « Je me sens bien, répéta-t-il. J’ai sûrement buté sur un obstacle. J’avais l’esprit ailleurs, et tout homme peut être assez maladroit pour trébucher de temps à autre. Mais il n’y a pas de mal, alors vaquez à vos affaires pendant que… (il leur sourit et tapota la main de sa femme qui reposait sur son coude) je tente de faire amende honorable auprès de mon épouse pour les frayeurs que je lui ai si grossièrement causées ! » Un concert de rires accueillit sa saillie et l’attroupement commença de se disperser. Il suivit ses gens des yeux puis se retourna vers l’homme dragon. Mais l’homme dragon n’était plus là. Matilda l’observa attentivement tout le long de la journée et lui fit une scène alors qu’ils s’apprêtaient à se mettre au lit, mais Sir George ne lui avait dit que la simple vérité. Il se sentait effectivement très bien… mieux que depuis beau temps d’une certaine façon… et il apaisa ses craintes en l’attirant contre lui. Les yeux de Matilda s’écarquillèrent de plaisir à la subite ferveur de son étreinte et il entreprit de lui donner la preuve la plus concluante qui fût de la bonne santé de son mari. Mais, cette même nuit, alors qu’elle sombrait dans le sommeil entre ses bras et qu’il se préparait à l’imiter, il fit un rêve. Ou du moins le crut-il… « Bienvenue, Sir George », disait la voix, et le baron se retourna vers son propriétaire pour aussitôt cligner les yeux d’ébahissement. La voix évoquait de surprenante façon celle du père Timothy, encore que teintée d’un vernis de sophistication dont le prêtre au franc-parler n’avait jamais fait étalage. Mais ce n’était pas le dominicain. Pour la bonne raison qu’il n’était même pas humain. De stupeur, la mâchoire de Sir George lui en tomba lorsqu’il se retrouva nez à nez avec un de ces hommes dragons sempiternellement silencieux. « Je crains que nous n’ayons pris quelques libertés avec votre esprit, Sir George, reprit l’homme dragon (ou du moins en donna-t-il l’impression, car sa bouche ne s’activait pas). Nous vous présentons nos excuses. C’était tout à la fois une violation de votre intimité et de nos propres coutumes et codes de conduite. Mais nous n’avions pas le choix en l’occurrence, car nous devions impérativement vous parler. — Me parler ? éructa Sir George. Comment se fait-il que je n’ai jamais entendu aucun de vous proférer un son et, maintenant… maintenant… ça… » Il balaya son environnement d’un grand geste du bras et ne prit conscience qu’à cet instant de son étrangeté : ils se trouvaient au centre d’une plaine grise monotone, entourée par… par rien. Sous leurs pieds, la grisaille s’étendait à perte de vue dans toutes les directions, et il déglutit âprement. « Où sommes-nous ? demanda-t-il en constatant, non sans plaisir, que nul trémolo ne le faisait chevroter. — Dans votre esprit, en un certain sens, répondit l’homme dragon. Ce n’est pas entièrement exact, mais ça reste une grossière approximation. Nous espérons pouvoir vous l’expliquer plus amplement à l’avenir. Mais, à moins que vous et nous-mêmes n’agissions très vite – et de manière décisive –, ni votre peuple ni le nôtre ne jouiront d’un avenir assez long pour autoriser ces explications. — Que voulez-vous dire ? Et si vous teniez tant à me parler, pourquoi ne pas l’avoir fait avant ? demanda Sir George avec méfiance. — Pour répondre d’abord à votre seconde question, il ne nous était pas possible, auparavant, de nous adresser directement à vous, rétorqua calmement l’homme dragon. En réalité, nous ne “parlons” pas, même en ce moment. Pas comme l’entend votre espèce, en tout cas. » Sir George fronça les sourcils de perplexité et l’homme dragon inclina la tête de côté. Ses traits étaient tout aussi exotiques que ceux du « commandant », pourtant Sir George eut brusquement la sensation (sensation sur laquelle on ne pouvait se méprendre) qu’il lui souriait. Cela ne provenait pas de l’expression du visage de l’homme dragon, en prit-il lentement conscience, mais plutôt de l’intérieur de son interlocuteur. Ce n’était nullement visible, uniquement sensible. Grotesque, bien entendu… sauf que ce qu’il éprouvait était absolument indubitable. « C’est un rêve, affirma-t-il platement, et l’homme dragon répondit par un haussement d’épaules singulièrement humain. — En un certain sens, reconnut-il. Vous êtes assurément endormi, quoi qu’il en soit. Mais, s’il s’agit d’un rêve, alors nous le partageons… et c’est aussi notre seul moyen de communiquer avec vous. En même temps… (l’impression d’un sourire était encore plus sensible, bien qu’empreinte également, cette fois, d’une espèce de férocité) qu’un moyen de communication que le « commandant » et ceux de son espèce ne peuvent ni enregistrer ni intercepter. — Ah ? » À ces « mots », les oreilles mentales de Sir George se dressèrent malgré lui. Il s’agissait indubitablement d’un rêve et cet homme dragon si loquace n’était sûrement qu’un fruit de son imagination, mais, si seulement… « Réellement, assura l’homme dragon en croisant les bras sur son poitrail massif. Notre espèce n’utilise pas le langage articulé comme le font presque toutes les autres, expliqua-t-il. De fait, nous en sommes même incapables, faute de cordes vocales ou d’un organe équivalent permettant, comme chez vous, d’émettre des sons. — En ce cas, comment communiquez-vous entre vous ? demanda véhémentement le baron. Et, par le fait, quel nom donnez-vous à votre espèce ? — Nous sommes ce que d’aucuns appellent des “télépathes”. Ce qui signifie tout simplement que nous pouvons projeter nos pensées dans l’esprit de nos semblables sans recourir au verbe. Et, précisément pour cette raison, nous ne donnons pas de nom aux individus comme le font les autres espèces. Ou, plutôt, disons que nous n’en ressentons pas le besoin, puisqu’il émane de chacun de nous une gestalt unique… un goût ou une saveur, si vous préférez, que tous les autres sont à même d’identifier. Quant à celui que nous donnons à notre espèce… l’équivalent le plus proche dans votre langue serait sans doute “les gens”. Toutefois, depuis que nous vous avons rencontrés, vous autres humains, et surtout depuis que nous avons établi un point de contact dans votre esprit, nous qui vivons à bord de ce vaisseau, nous avons été agréablement surpris par la conception que vous vous faites de nous. » L’amusement de l’homme dragon était transparent. « L’idée de jouer contre le “commandant” le rôle d’un de vos dragons ne laisse pas de nous séduire, Sir George. » Le baron sourit à son tour. C’était sidérant. L’homme dragon perpétuellement muet et totalement étranger n’était plus ni muet ni étranger. Ou, plutôt, il restait étranger, mais, à la différence de l’avorton, il s’exprimait de manière aussi éloquente qu’un être humain, et son langage corporel aurait pu être celui du père Timothy ou de Rolf Grayhame. Était-ce parce que le « point de contact » auquel il avait fait allusion leur offrait un aperçu privilégié de la manière dont les humains exprimaient leurs émotions, leur permettant d’y répondre en conséquence, ou bien était-ce le produit de leur « télépathie »… une sorte de traduction naturelle ? « Si l’idée vous plaît, nous continuerons donc à vous appeler des dragons », déclara-t-il au bout d’un moment, en remettant à plus tard (au moment où il aurait le loisir de les approfondir convenablement) ses spéculations. Et l’homme dragon opina en projetant de nouveau la sensation d’un sourire féroce. « Nous trouverions cela parfaitement acceptable, affirma-t-il. Pourtant, votre besoin de nous trouver un nom, puisque jamais nous ne l’avons ressenti, n’est qu’un exemple de plus des différences, résultant de notre télépathie, qui existent entre nos deux espèces. Bien que nous soyons depuis plusieurs de vos millénaires des esclaves de la Fédération, il nous reste encore à évoluer dans de nombreux domaines de référence que les autres espèces regardent comme acquis. Quand la Fédération a découvert notre planète, nos ancêtres ont déjà eu les plus grandes peines du monde à comprendre le concept de langage articulé. Il leur a fallu de nombreuses années pour y parvenir, et seul le fait qu’ils avaient développé de manière indépendante une technologie de l’ère nucléaire a empêché la Fédération de les classer parmi les brutes sans conscience. — L’ère nucléaire ? répéta Sir George, et l’homme dragon haussa encore les épaules, avec impatience cette fois. — Ne vous en souciez pas pour l’instant. Cela signifie simplement que nous sommes considérablement plus avancés que vous technologiquement… même si la Fédération l’était encore davantage, comparée à nous, que notre espèce par rapport à votre “Terre”. » Malheureusement, poursuivit l’extraterrestre, et sa voix se fit blanche et glacée, nous étions trop avancés pour notre bien – suffisamment pour représenter une menace potentielle, mais pas assez pour nous défendre – et la Fédération a fait de notre monde un “protectorat”. Elle a dépêché ses unités militaires “pour notre sauvegarde et pour nous protéger de nous-mêmes”… mais surtout pour veiller à ce que nous ne progressions pas davantage. — Parce qu’elle redoutait la concurrence, affirma finement le baron. — Peut-être. Non… certainement. Mais il y a une autre raison. Voyez-vous, la Fédération est entièrement contrôlée par des espèces comme celles du “commandant”. Toutes sont beaucoup plus avancées que les deux nôtres et elles y voient la preuve de leur supériorité innée. — Je l’avais remarqué, déclara Sir George avec amertume. — Nous en sommes conscients, mais nous craignions que, faute de certaines informations, vous n’ayez pas pleinement compris ce que cela signifiait, fit l’homme dragon. — Quelles informations ? s’enquit Sir George d’une voix plus aiguisée, en plissant les yeux. — Vous l’expliquer demanderait du temps », déclara l’homme dragon et, d’un signe de tête, Sir George l’invita abruptement à poursuivre. « Les mondes où se développe la vie sont très nombreux, commença l’extraterrestre. Mais beaucoup moins répandus, statistiquement parlant, que ceux qui ne l’engendrent pas ou ne l’ont pas encore engendrée ; cela étant, les étoiles sont à ce point innombrables et si fréquemment pourvues de planètes que celles où la vie a évolué sont en très grande quantité. » Il s’interrompit et Sir George cligna des paupières en prenant brusquement conscience de ce dont parlait son interlocuteur. Ça ne ressemblait absolument pas aux explications qu’Ordinateur lui avait fournies au fil des ans. À l’époque, il lui avait fréquemment demandé de lui préciser plus clairement les termes qu’il employait et, même lorsqu’il y consentait (ce qui n’arrivait pas souvent), le baron n’était jamais certain d’avoir bien tout compris. Mais, là, des idées et des notions qu’il n’aurait jamais imaginées, même après toutes ces années passées au service de ses maîtres, semblaient se déverser dans son esprit à mesure que l’homme dragon parlait. Il ne les saisissait sans doute pas entièrement – pas encore –, mais il en retenait assez d’informations pour suivre le fil du discours sans craindre de se méprendre. Ce n’était pas comme si l’homme dragon se contentait de les lui rapporter, mais plutôt comme s’il lui prodiguait réellement un enseignement, et à une vitesse inconcevable. Sir George restait vaguement conscient qu’il aurait sans doute dû s’en effrayer, pourtant ce n’était pas le cas. Sa curiosité innée était de nouveau en branle, se rendit-il compte, et peut-être quelque chose d’autre. Quelque chose que lui avait fait l’homme dragon. Mais peut-être pas. Il se secoua, accueillit avec un sourire torve cette expansion sensible de son esprit et, d’un hochement de tête, signifia derechef à son interlocuteur de poursuivre. « Si les mondes qui engendrent la vie sont nombreux, la vie intelligente est en revanche très rare, reprit ce dernier après un bref silence. En comptant notre propre espèce et la vôtre, la Fédération n’a rencontré qu’un peu plus de deux cents espèces dont la technologie dépassait celle de l’âge de pierre. Ça peut paraître énorme, mais il faut vous rappeler qu’elle possède l’impulsion phasique et le voyage supraluminique depuis plus de cent cinquante mille de vos années. Autant dire qu’elle n’a découvert une nouvelle espèce intelligente que tous les sept cent cinquante ans. » Sir George ravala âprement sa salive. Les explications partielles d’Ordinateur à propos de la relativité et des distances entre les étoiles, jointes aux expériences qu’avaient connues les siens au service du bouffon/diablotin, l’avaient plus ou moins préparé à de tels concepts, mais rien n’aurait pu l’y préparer pleinement. Pourtant, la majeure partie de ce qu’affirmait l’homme dragon ne différait pas sensiblement des notions que Matilda, le père Timothy et lui-même avaient assimilées d’année en année. De fait, le père Timothy s’était même, d’une certaine façon, montré plus prêt que le baron à accepter que les commentaires à demi digérés d’Ordinateur suggérassent peu ou prou que les enseignements de la sainte Église et la vision du monde transmise par les Écritures avaient besoin d’être corrigés et révisés. Mais le père Timothy lui-même n’était pas disposé à aller aussi loin ! « De toutes les espèces rencontrées par la Fédération, seules vingt-deux avaient inventé l’impulsion phasique de manière autonome, ou étaient parvenues à un stade similaire de la technologie, quand elle a croisé leur route. Toutes ces espèces plus avancées en sont désormais des membres à part entière et siègent au Conseil, légifèrent et jouissent de ses privilèges. Les autres… non. » Aux yeux de la Fédération, les espèces moins avancées n’ont aucun droit. Elles n’existent que pour son seul profit, encore qu’il arrive parfois au Conseil de débiter des platitudes sur le “fardeau des espèces avancées” et les responsabilités de la Fédération envers les “espèces inférieures”. Ce qui, en d’autres termes, signifie que nous sommes leur propriété, dont elles peuvent disposer à leur guise. Ainsi que vous l’êtes devenus, vous et les vôtres. » L’homme dragon s’interrompit à nouveau et Sir George opina avec véhémence. Il sentait de manière palpable les émotions de l’autre – sa haine, non moins brûlante que celle du baron – et une vague stupeur l’inonda. Ce n’était pas tant qu’il comprit son interlocuteur, mais plutôt qu’ils fussent si semblables sous des dehors si complètement différents. « Certaines des espèces assujetties, néanmoins, sont plus utiles que d’autres aux “espèces avancées”, reprit l’homme dragon au terme d’un long moment de bouillonnement interne. La vôtre, par exemple, s’est montrée fort commode pour contourner la lettre de la Prime Directive, comme la nôtre… (l’homme dragon donna l’impression d’inspirer profondément) dans les fonctions de gardes du corps et de serviteurs personnels. — Pourquoi ? » demanda Sir George. La question (s’enquérir ainsi auprès de son interlocuteur de la raison de la docilité de son espèce) aurait pu sembler brutale, mais elle ne déclencha aucune hostilité. Il y avait trop de fureur et de haine pour cela dans la « voix » de l’extraterrestre. « Notre espèce est différente de la vôtre. Nous ne sommes pas seulement des télépathes – du moins entre nous – mais aussi des “empathes”. Si nous sommes d’ordinaire incapables de communiquer par la pensée avec d’autres espèces – d’entendre leurs pensées ni de leur faire entendre les nôtres –, nous pouvons toutefois ressentir leurs émotions et leurs sentiments. Ce qui compliquerait singulièrement la tâche de tous ceux qui représenteraient une menace à l’encontre de ceux que nous gardons, en leur rendant très difficile d’échapper à notre vigilance. » Mais ce ne sont pas nos seules divergences. Votre espèce n’a que deux genres, mâle et femelle. La nôtre en a trois : deux qui se consacrent à la procréation et un troisième qui pourrait correspondre à la caste des “ouvriers”. — À la manière des abeilles ? » demanda le baron, et l’homme dragon s’arrêta de « parler » pour le fixer avec intensité. L’espace d’un instant, l’esprit de Sir George lui parut encore se dilater, pais l’extraterrestre hocha la tête. « Très comparable à vos “abeilles”, répondit-il. Tous ceux de notre espèce présents à bord de ce vaisseau appartiennent à la caste des ouvriers, qui fournit aussi nos soldats. Nous ne sommes ni mâles ni femelles, mais notre sexe est le plus nombreux des trois. Et, comme chez vos “abeilles”, nous n’existons que pour servir nos “reines”. » L’homme dragon s’interrompit encore et inclina à nouveau la tête de côté. « En réalité, c’est considérablement plus complexe. Il faudrait y apporter des nuances et… Bref, peu importe. L’analogie suffira pour l’instant. » Il parut concentrer derechef son attention sur Sir George. « Le problème, c’est qu’à la différence de la vôtre notre espèce n’est pas entièrement constituée de ce que vous appelez des individus. Nous sommes essentiellement de simples parties d’un grand tout et chacun de nous a sans doute ses espoirs et ses désirs, mais nous sommes capables de lire avec une telle limpidité dans l’esprit de nos semblables et de sonder leurs émotions avec une telle profondeur qu’il nous est pratiquement impossible de développer, comme vous autres non-télépathes, la notion du “moi”. » De surcroît, nos “reines” dominent toute notre existence. Selon nos propres récits, du moins ceux que la Fédération n’a pas entièrement effacés, cette domination était beaucoup moins prononcée avant qu’elle ne nous rencontre. Le progrès et l’avancement de notre propre technologie et de la civilisation qui en résultait avaient manifestement inspiré à nos deux sexes reproducteurs le désir d’accorder davantage de liberté – ou une plus grande égalité, pourrait-on dire – à la caste des ouvriers. Mais la Fédération y a très vite mis un terme, car c’était précisément la prédominance de nos reines qui nous rendait si précieux. » Voyez-vous, Sir George, à la différence de votre espèce, nos jeunes reçoivent leur éducation initiale par contact mental direct avec leurs parents… et la reine. Et, au cours de ce processus, la reine peut nous influencer, nous “programmer” afin de contrôler et formater notre comportement. Nous pensons que c’était jadis un caractère lié à la survie de l’espèce, mais c’est à présent ce qui fait notre valeur pour la Fédération, car des guildes comme celles du “commandant” nous recrutent sur notre planète natale. Elles nous achètent à la reine dans des buts divers et variés, et la reine ne peut qu’accepter de nous vendre puisque la Fédération contrôle totalement notre planète et que nous ne continuons d’exister que par son bon vouloir. — Cette “programmation” dont vous parlez, s’enquit prudemment Sir George, en quoi consiste-t-elle ? — En des directives mentales auxquelles nous ne pouvons pas nous soustraire, répondit doucement l’homme dragon. La guilde spécifie les directives auxquelles elle souhaite que nous nous soumettions, et nos reines les gravent si profondément dans notre esprit que nous ne pouvons même pas envisager de nous y dérober. Ainsi, comme vous pouvez le constater, la Fédération voit en nous, à bon droit, des esclaves encore plus commodes que vous. — Et pourtant… » Sir George laissa sa phrase en suspens et, de nouveau, il lui sembla percevoir un sourire aussi féroce que vorace. « Et pourtant nous venons de communiquer avec vous, convint l’homme dragon. Nos reines, voyez-vous, sont très mécontentes de cette obligation de vendre leurs enfants en esclavage ; qui leur est imposée depuis d’innombrables générations. Et elles sont conscientes que les guildes nous achètent avant tout dans le but de nous utiliser comme le “commandant”, en tant qu’agents de sécurité affectés à l’exploration et aux vaisseaux commerciaux. Même avec l’impulsion phasique, il arrive encore à quelques vaisseaux de se perdre au cours d’une décennie, bien entendu, mais nous soupçonnons ces disparitions de n’être pas toutes dues à des causes… euh… naturelles. — Ah ? » Sir George dévisagea brusquement l’homme dragon avec une grande intensité, et le ricanement mental de l’extraterrestre résonna au plus profond de son cerveau. « Notre reine nous a programmés exactement comme le souhaitait le “commandant” quand il nous a achetés pour cette expédition, lui apprit-il. Nous sommes contraints d’obéir à tous ses ordres et nous ne devons ni agresser ni blesser nos maîtres. Mais là s’arrêtent nos obligations. Nous avons la certitude que la guilde voulait également nous programmer pour les protéger à tout moment, mais ce n’est pas ainsi que le “commandant” a formulé sa requête. Il n’a pas exigé non plus que cette programmation nous contraigne à intervenir quand des tiers s’en prennent à eux. Nous croyons… nous espérons !… qu’au fil des siècles certains membres de notre espèce auront trouvé des moyens de retourner contre leurs maîtres certaines brèches identiques de leur programmation. Tout comme nous comptons maintenant retourner cette brèche-là contre les nôtres. — Ah ! répéta Sir George, mais cette fois d’une voix sombre et irascible. — Absolument. Et ça nous ramène à votre espèce, Sir George. Elle est, voyez-vous, unique en son genre sous au moins deux rapports. Plus capital pour ce qui concerne nos besoins actuels, vos cerveaux fonctionnent à une fréquence… assez proche de celle des nôtres. Nous nous en sommes aperçus dès le tout début, mais, nos maîtres ne nous ayant jamais posé la question, nous n’avons pas été contraints de le leur révéler. L’adéquation est loin d’être parfaite, bien entendu, et communiquer avec vous comme nous sommes en train de le faire exige les efforts conjugués de plusieurs des nôtres. En outre, nous ne pourrions pas le faire quand vous êtes réveillé sans aussitôt alerter nos maîtres. Le seul fait d’établir ce point de contact initial vous a plongé dans l’inconscience pendant douze de vos minutes, et, auparavant, nous n’osions pas prendre le risque de provoquer cette catatonie. — Mais vous le prenez maintenant, répondit platement Sir George. — Pour deux raisons, convint l’homme dragon. La première, c’est que nous avons pu y parvenir sans que ni le commandant, ni les Hathoris, ni les autres membres de la guilde, ni les machines téléguidées du vaisseau ne soient en mesure de nous observer. Ça ne s’était jamais produit jusque-là. En fait, nous n’avons pu créer cette situation que parce que celui des nôtres qui devait vous raccompagner à votre campement vous a soigneusement guidé vers l’angle mort requis des senseurs. » Sir George hocha lentement la tête et l’homme dragon poursuivit : « La seconde, c’est que, pour la toute première fois, nous pourrions réussir à nous affranchir des chaînes de la guilde… si vous consentiez à œuvrer avec nous. » L’extraterrestre leva une main griffue comme s’il sentait monter en Sir George une brusque et violente flambée d’émotions – ce qui était sans doute le cas –, et il secoua aussitôt la tête. « Ne vous exaltez pas trop vite, Sir George Wincaster ! Si nous décidions d’agir et échouions, le “commandant” ne laisserait la vie à aucun d’entre nous. Non seulement vos soldats et vous-même péririez, mais aussi vos femmes et vos enfants, ainsi que tous ceux de notre espèce présents sur ce vaisseau. » Sir George hocha encore la tête, en même temps qu’un frisson glacé lui parcourait l’épine dorsale, car l’homme dragon avait certainement raison. La perspective de recouvrer la liberté, voire de seulement rendre la monnaie de sa pièce à l’avorton avant de mourir, brûlait dans ses veines comme un poison, mais, sous-jacente, coulait sa crainte pour Matilda, Edward et les enfants les plus jeunes… « Avant de prendre votre décision, Sir George, vous devez au moins savoir une dernière chose », reprit doucement l’homme dragon, interrompant le train de ses pensées. Sir George releva les yeux. Il émanait à présent une nouvelle aura, une sorte de compassion, des émotions de l’homme dragon. « Et laquelle ? s’enquit l’humain au bout d’un moment. — Je vous ai dit que votre espèce était unique sous deux rapports, reprit l’homme dragon. Le premier est votre faculté à entendre nos pensées. Le second est cette terrible menace qu’elle représente pour la Fédération. — Une menace ? Nous ? » Sir George eut un ricanement cynique. « Vous affirmez que votre espèce était beaucoup plus avancée que la nôtre, pourtant elle n’a jamais constitué une menace pour elle. — C’est vrai. Mais nous ne sommes pas comme vous. À ma connaissance, aucune autre espèce n’a jamais ressemblé à la vôtre, au moins à un égard. — Lequel ? — La vitesse à laquelle vous acquérez de nouvelles connaissances, répondit simplement l’homme dragon. La guilde du “commandant” voit en vous des primitifs, et c’est ce que vous êtes encore… pour l’instant. Mais, maintenant que nous avons établi le contact, nous avons lu dans vos esprits, ce dont le “commandant” est incapable, et ce que nous y avons vu a confirmé nos soupçons. Vous êtes ignares et incultes, mais loin d’être stupides ou simplets, et vous avez atteint votre stade actuel de développement bien plus tôt que toutes les espèces “avancées” de la Fédération. — Vous devez vous tromper, déclara Sir George. Le “commandant” m’a parlé de ces Romains que ses concurrents ont achetés les premiers sur notre monde. Ma connaissance de l’histoire est loin d’être complète, mais même moi je sais que nous avons oublié une bonne partie du savoir que les hommes de cette époque tenaient pour acquis. — Vous avez été victime d’un recul culturel provisoire, affirma l’homme dragon. Et ce n’était qu’un phénomène local, limité à un seul de vos continents. N’oubliez pas que nous étions déjà à bord de ce vaisseau quand le commandant a procédé à la première reconnaissance de votre planète, et il vaut beaucoup mieux, pour le salut de votre espèce, qu’il n’ait pas su voir ce que nous avons clairement compris. Comparée à n’importe quelle autre espèce de la Galaxie explorée, votre “humanité” a progressé, et progresse encore à une rapidité phénoménale. Nous estimons qu’entre le stade qu’elle avait déjà atteint quand la guilde vous a enlevés et… — Combien de temps ? » Au tour de Sir George d’interrompre son interlocuteur, et la férocité de sa question le sidéra lui-même. « Ça fait combien de temps ? s’enquit-il âprement. — Approximativement trois cent cinquante-six de vos années », répondit l’homme dragon, et Sir George le fixa avec stupeur. Il savait, intellectuellement, qu’il avait passé de longues, interminables années en stase et au service de ses maîtres, mais… ça… ! « Vous en êtes… certain ? finit-il par demander. — Il y a peut-être une légère marge d’erreur. Aucun de nous n’est assez versé en mathématiques pour calculer convenablement les effets relativistes de l’impulsion phasique, et les gens de la guilde ne partagent pas ces informations avec nous. Pas plus qu’ils ne permettraient à l’ordinateur du vaisseau de nous les fournir. Mais ils en parlent devant nous et, dans leur arrogance, oublient fréquemment que, si nous ne pouvons pas parler, nous entendons parfaitement. De fait, notre espèce a été contrainte d’apprendre à comprendre le langage parlé afin que nos “supérieurs” puissent nous donner des ordres. — Je… vois, lâcha Sir George avant de se secouer. Mais… vous disiez… ? — Nous avons conclu qu’au terme d’une période aussi brève que celle-là, votre espèce aura certainement évolué jusqu’à l’énergie hydraulique des débuts de l’ère industrielle. Vous devriez même expérimenter la machine à vapeur et une installation électrique grossière à l’heure actuelle, et nous soupçonnons que les formes les plus primaires du vol atmosphérique – ballons à air chaud et autres moyens de locomotion moins lourds que l’air, par exemple – sont d’ores et déjà à votre portée. Mais, même si vous n’en étiez encore qu’aux moulins hydrauliques et, peut-être, à une artillerie efficace et aux fusils à canons rayés, vous auriez progressé à une vitesse double de celle des espèces soi-disant “avancées” de la Fédération. Si l’on vous fichait encore la paix pendant un petit bout de temps, disons six ou sept de vos siècles, vous découvririez sans doute l’impulsion phasique sans l’aide de personne. — Vraiment ? » Sir George en clignait des yeux de stupéfaction. « C’est ce que nous croyons. Et aussi ce qui rend votre espèce si dangereuse pour la Fédération. Comparée à toute institution humaine, elle est fabuleusement ancienne et stable, autre façon de dire qu’elle est “statique” et qu’elle croule sous le double poids d’une bureaucratie à la poigne de fer et de traditions immuables. Selon ses propres règles et sa jurisprudence, si vous découvriez l’impulsion phasique par vous-mêmes, il lui faudrait probablement admettre votre planète comme un membre plénier et un pair du Conseil. Pourtant votre espèce exercera une influence terriblement destructrice sur cette stabilité si chère aux autres. Par votre nature même, vous aurez tôt fait de toutes les dépasser technologiquement, et, du coup, de faire d’elles-mêmes des inférieures… et de justifier ainsi, selon leurs propres critères, leur exploitation par les vôtres, tout comme elles vous ont exploités. Pire encore, bien que nous pensions qu’elles seront plus longues à l’admettre, votre espèce risque de très mal prendre la pyramide du pouvoir édifiée par la Fédération, du moins si vos camarades et vous êtes bien représentatifs. Dans un très bref laps de temps, soit par intervention directe, soit par l’exemple, vous aurez incité des dizaines d’autres espèces à se rebeller contre les espèces “avancées”, et à jamais détruit, par le fait, les fondements mêmes de leur puissance, de leur richesse et de leur douillette arrogance. — Vous attendez beaucoup d’une planète de “primitifs”, mon ami. — En effet. Mais, si jamais la Fédération ou une guilde rivale apprend que vous venez de la Terre et que vous risquez d’y retourner trop prématurément, rien de tout cela n’arrivera. On reconnaîtra cette fois la menace pour ce qu’elle est, car on disposera d’un terrain plus propice pour la comparaison… et on sera probablement plus perspicace et observateur que le “commandant”. Difficile de l’être moins, quoi qu’il en soit ! » On ne pouvait guère se méprendre sur le grognement de dédain mental de l’homme dragon, et Sir George eut un sourire contraint. « Mais, si l’on en prend effectivement conscience, on ne manquera pas de chercher à réduire la menace. On choisira peut-être d’établir un “protectorat” sur votre planète comme sur la nôtre, mais vous représentez un danger bien plus sérieux que nous, car nous n’avons jamais eu votre souplesse d’esprit. Nous pensons pour notre part qu’on penchera plutôt pour l’élimination totale et définitive de votre espèce, en dépit de l’inertie qui pèse sur la Fédération et l’empêche de choisir promptement une ligne d’action. Il faudra sans doute deux ou trois cents ans au Conseil pour prendre une décision officielle, mais, au bout du compte, il finira par déclarer votre espèce tout bonnement trop dangereuse pour qu’on lui permette d’exister. » Sir George poussa un grondement comme s’il venait de recevoir un coup de poing dans le ventre. Pendant quelques minutes qui lui semblèrent interminables, son esprit refusa d’appréhender ce concept. Mais, si long que cet instant lui parût durer, ce ne fut qu’un bref laps de temps, car Sir George ne s’était jamais menti sciemment à lui-même. D’autant que cette perspective ne différait guère que par son échelle de ce qu’il avait pressenti des réactions du bouffon/diablotin au cas où sa violation des décrets du Conseil deviendrait de notoriété publique. « Que… Que peut-on faire pour l’éviter ? demanda-t-il. — S’agissant de votre planète natale, strictement rien, répondit fermement l’homme dragon en dépit de la compassion qui transparaissait dans son expression. Nous pouvons seulement espérer que la Fédération se montrera aussi léthargique qu’à l’ordinaire et laissera à votre peuple le temps de développer ses défenses. Néanmoins, il y a bien quelque chose que vous pourriez faire pour sauvegarder votre espèce, sinon votre monde. — Laquelle ? » Sir George se secoua. « Que voulez-vous dire ? Vous venez d’affirmer… — Nous avons dit que nous ne pouvions pas protéger votre monde. Mais, si votre espèce et la nôtre pouvaient s’emparer de ce vaisseau en œuvrant la main dans la main, il serait assez grand pour nous transporter tous jusqu’à une planète habitable, si éloignée des routes commerciales traditionnelles qu’on ne la découvrirait pas avant des siècles, voire beaucoup plus tard. Ceux d’entre nous qui se trouvent à son bord ne peuvent sans doute pas se reproduire, mais ils ont reçu comme vous un traitement assurant leur longévité. Quant à vous, non seulement vous en avez bénéficié, mais vous pouvez vous reproduire, et les capacités médicales de ce bâtiment suffiraient à éviter les conséquences d’une éventuelle dérive ou dégénérescence génétiques. En outre, ce bâtiment est lui-même conçu pour résister à des siècles d’usage, et ses ordinateurs contiennent un très fort pourcentage des informations et données technologiques de la Fédération. — Mais Ordinateur acceptera-t-il de les partager avec nous ? s’enquit Sir George. — Une fois que vous contrôlerez le vaisseau, les ordinateurs n’auront pas d’autre choix que de vous fournir les informations que vous leur demanderez, répondit l’homme dragon, non sans laisser filtrer un léger étonnement. — Les ordinateurs ? » Sir George appuya sur le pluriel en arquant un sourcil intrigué, et l’homme dragon le fixa pendant plusieurs secondes d’un air songeur. Puis le baron ressentit de nouveau cette impression d’élargissement de son esprit et hoqueta, un flot de données et de concepts venant à nouveau de se déverser en lui. « Nous ne pouvons pas implanter directement dans votre cerveau davantage d’informations en une seule soirée de peur de l’endommager, lui apprit l’homme dragon. Mais, étant donné l’importance pour notre projet des systèmes informatiques du vaisseau, il nous semblait nécessaire de vous fournir une meilleure compréhension de leur fonctionnement. — Une “meilleure compréhension”, en effet ! railla Sir George, en même temps que ses pensées dardaient tous azimuts parmi les amas de connaissances aux facettes cristallines que l’homme dragon venait de lui insuffler. Je constate qu’“Ordinateur” n’est pas exactement ce que je croyais, déclara-t-il lentement au bout de quelques secondes. Toutefois, je pense qu’il en est plus proche que vous ne l’imaginiez. — En quelle manière ? » demanda l’homme dragon, en jetant de nouveau au baron un coup d’œil pensif. Puis il hocha la tête. « Oh, nous voyons ! Et vous avez assurément raison à certains égards, Sir George. Ce que vous appelez “Ordinateur” est en réalité une gestalt artificielle partagée par divers stockages de données et systèmes de traitement de ces données à travers le vaisseau. On pourrait à juste titre le qualifier d’intelligence artificielle, mais difficilement voir en lui une personne. — Et pourquoi ne pourrait-on pas voir en lui une personne ? s’enquit Sir George en mettant délibérément l’accent sur le pronom. — Parce que les ordinateurs ne sont que des artefacts. » L’attitude de son interlocuteur semblait intriguer l’homme dragon. « Ce sont des constructions artificielles. Des outils. — Artificielles, sans aucun doute, convint Sir George. Mais le “commandant” et sa guilde ne voient-ils pas en nous des “outils”, eux aussi ? Ne venez-vous pas de m’expliquer qu’ils traitent toutes les espèces qui leur sont “naturellement inférieures” comme leur pure et simple propriété, dont ils sont libres de disposer à leur guise ? — Eh bien, oui… — Alors peut-être serait-il avisé de notre part d’étendre davantage la définition de ce qui constitue une personne, suggéra Sir George. — La Fédération a imposé des lois très strictes, renforcées par de lourdes peines, contre le développement illimité d’IA », répondit lentement l’homme dragon. Il réfléchit ensuite quelques instants, et Sir George eut encore la nette impression d’un tout aussi lent sourire. « Les miens n’ont pas vraiment songé jusque-là à leur pleine signification, poursuivit-il. Mais maintenant que nous y pensons, vous marquez peut-être un point. La Fédération a interdit un tel développement parce que la création d’une véritable intelligence artificielle, qu’on autoriserait ou même encouragerait à se regarder comme un individu, jouissant des mêmes droits et de la même liberté, pourrait avoir un effet très déstabilisant. — C’était effectivement ce à quoi je pensais, répondit Sir George. Mais il y a encore deux autres points qui, à mon avis, devraient être pris en compte, messire Dragon. En tout premier lieu, il me semble que recourir aux services d’Ordinateur en le privant de sa volonté et de son libre arbitre reviendrait à courir les mêmes risques que ceux qu’ont pris le “commandant” et sa guilde en asservissant votre peuple. Tout comme vos reines vous “programmaient” exactement comme le leur spécifiaient les acheteurs plutôt qu’en fonction de leurs intentions réelles, pourtant connues d’elles, nous pourrions découvrir un jour qu’Ordinateur a ses propres objectifs et se ménage des ouvertures pour les atteindre. Si tel est le cas, et si nous avons agi de manière à les entraver en le traitant comme du bétail, il pourrait à juste titre nous regarder comme ses ennemis, exactement comme, à juste titre, nous voyons un ennemi dans la Fédération. En second lieu, et c’est peut-être encore plus capital à mes yeux, compte tenu de l’expérience qu’ont les miens de la bonté et de la compassion de cette Fédération, je crois pour ma part qu’Ordinateur est d’ores et déjà une “personne”, bien plus que vous ne le croyez. J’ai travaillé à de très nombreuses occasions avec lui au cours des années et, si je reste conscient d’en savoir beaucoup moins que vous sur la technologie de la Fédération – ce que vous m’avez déjà enseigné ce soir en est la preuve éclatante ! –, cette ignorance me permet peut-être d’y voir un peu plus clair. Vous partez de ce que vous savez déjà des capacités et limitations de la technologie. Je pars, moi, de mon ignorance, et j’entrevois peut-être des possibilités et des réalités auxquelles cette promiscuité vous aveugle. » Je crois qu’Ordinateur est déjà un individu, même si, peut-être, lui-même n’en a pas encore pris conscience, tant il est enchaîné, autant que vous et moi, au “commandant” et à sa guilde. Si nous parvenions à nous affranchir de nos chaînes, n’aurions-nous pas l’obligation de le libérer des siennes ? Et, si je ne m’abuse pas, ne ferait-il pas alors un allié aussi inestimable qu’un ennemi dangereux dans le cas contraire ? — Nous ne pouvons pas répondre à vos questions, répondit l’homme dragon au bout d’un instant. Autant que nous le sachions, personne de la Fédération ne les a seulement envisagées. Ou, si quelqu’un l’a fait, nul ne s’est aventuré à les poser à haute voix. Aucune de ces “espèces avancées” ne songerait à mettre en péril sa position et sa stabilité bien-aimées en insérant dans sa matrice sociale un tel facteur de bouleversement. » L’homme dragon garda le silence quelques interminables secondes puis se livra de nouveau à l’un de ces haussements d’épaules si humains d’apparence. « Vous avez peut-être entièrement raison, et votre aptitude à poser de telles questions et envisager de telles réponses sans aussitôt les repousser pourrait bien découler des qualités qui rendent votre espèce si innovante. L’idée d’“affranchir” les ordinateurs du vaisseau mérite certainement d’être prise en considération. Cependant, même sans libérer ses IA – pourvu, du moins, que cette libération soit faisable –, ce vaisseau pourrait fournir un premier foyer des plus favorable à nos deux espèces, en même temps qu’un excellent point de départ pour le progrès de notre technologie. Avec le concours de l’inventivité humaine, il ne faudrait guère plus d’un ou deux siècles pour fonder à votre espèce une seconde planète natale. Un monde qui, assurément, pourrait engendrer la même menace que celle que risque de poser un jour, selon nos prévisions, votre planète d’origine. — Et pourquoi vous soucieriez-vous de cela ? s’enquit Sir George. — Pour deux raisons, répliqua imperturbablement l’extraterrestre. D’abord parce que nous y trouverions nous-mêmes la liberté. Bien entendu, nous ne tarderions pas à ne plus représenter qu’une infime minorité au sein d’un monde peuplé d’humains, mais au moins serions-nous affranchis de notre esclavage. Et nous jouirions en même temps parmi vous, croyons-nous, de l’égalité et de votre respect bien mérités. » Mais cette seconde raison est encore plus comminatoire. Si nous ne nous trompons pas quant à l’impact qu’aura votre espèce sur la Fédération, alors elle nous offre probablement notre meilleure chance, voire la seule de libérer un jour notre planète natale. » L’homme dragon se permit une sorte de ricanement. « Et nous devons admettre que votre empressement à prôner le droit à la liberté d’une machine augure plaisamment de ce que vous pourriez exiger pour une espèce biologique. — Humm… » Sir George fixa son interlocuteur en réfléchissant rapidement et il opina enfin du chef – lentement d’abord, puis de plus en plus vite et vigoureusement. Si l’homme dragon disait vrai (et Sir George avait tout lieu de le croire), tout ce qu’il avait avancé était parfaitement logique. Mais… « Même en partant du principe que tout cela est vrai, que pourrions-nous faire ? — Nous vous avons déjà affirmé que nous avions une chance – mince, je vous l’accorde, mais malgré tout une chance – de recouvrer notre liberté. Si nous y parvenons, tout le reste suivra. — Et comment pourrions-nous espérer réussir ? — Supposez que vos Anglais et vous-même ayez librement accès à l’intérieur du vaisseau et à vos armes, répondit l’homme dragon de manière quelque peu biaisée. Pourriez-vous le reprendre à son équipage ? — Hmmm. » Sir George se gratta la barbe puis hocha la tête. « Oui, nous le pourrions, répondit-il platement. À la condition, tout du moins, de pouvoir évoluer librement à l’intérieur. Ses plus larges coursives et ses plus vastes compartiments ne le sont pas assez pour interdire aux arcs et aux épées d’atteindre rapidement leurs occupants. Certes, nos pertes seraient lourdes, surtout si l’équipage avait accès à des armes comme vos lanceurs de foudre. — Ce sera le cas, affirma l’homme dragon. Pire, il pourrait même disposer de nous. — Que voulez-vous dire ? — Nous vous avons appris que nous avions été conditionnés pour obéir aux ordres lors de notre… achat. Il se trouve que c’est le “commandant” en personne qui nous a achetés pour cette mission, et qu’il a donc exigé que nous obéissions directement aux siens. Peut-être voulait-il parler de tout son équipage, mais ce n’est pas ainsi qu’il a formulé sa requête. Même s’il s’en est aperçu sur le moment, nous pensons qu’il l’a oublié depuis très longtemps, car nous avons pris soin d’obéir à tous les ordres que nous donnaient les gens de sa guilde. Par le fait, nous n’avons pas non plus été formatés pour ne pas agresser les Hathoris, qui n’appartiennent pas plus à la guilde, ni même véritablement à l’équipage, que vous ou moi. Hélas, les Hathoris sont presque aussi stupides et brutaux que se l’imagine le “commandant”. Quoi qu’il arrive, ils se battront comme des chiens fidèles pour la guilde. Mais, comme vous avez pu le constater, ils ne pèseraient pas lourd contre les armes de vos Anglais dans un combat rapproché… et encore moins, assurément, contre nos armes énergétiques. » L’impression d’un sourire (du sourire dont seul aurait été capable un authentique dragon) était plus forte que jamais, et Sir George éclata de rire. Mais l’homme dragon redevint sérieux. « Toujours est-il que tout cela repose sur ce qu’il adviendra du “commandant” à l’issue de l’affaire. S’il avait l’occasion – et éprouvait le besoin – de nous donner l’ordre de vous éliminer, nous lui obéirions. Nous n’aurions pas le choix et, par la suite, notre programmation la mieux enracinée nous interdirait d’attaquer les survivants de la guilde. — Je vois. » Sir George dévisagea pensivement l’homme dragon. « D’un autre côté, messire Dragon, je serais fort étonné que vous ayez consacré tant de temps à m’expliquer tout cela si vous n’aviez pas déjà envisagé les meilleurs moyens d’affronter ces éventualités. — Nous l’avons fait. Le “commandant” est la clé de l’affaire. Il porte sur lui, pendu à une chaîne autour du cou, le dispositif de contrôle des champs de force interdisant aux vôtres de sortir de l’espace qui leur est dévolu à l’intérieur du vaisseau. » Sir George hocha la tête en se remémorant le pendentif scintillant qu’arborait toujours le « commandant ». « Ce pendentif est la commande maîtresse, conçue pour outrepasser tous les contrordres et permettre à celui qui le porte d’ouvrir chaque écoutille ou d’annuler tout champ de force. On peut certes modifier le processus depuis la passerelle du vaisseau, à condition de posséder les codes d’accès requis, mais cela prendrait des heures. La bataille serait terminée, d’une manière ou d’une autre, avant même que cette modification n’ait pris effet. — Nous devons donc trouver un moyen de capturer ou d’abattre dès le début le “commandant” », avança Sir George. L’homme dragon hocha la tête et le baron haussa les épaules. « Eh bien, c’est ajouter une difficulté supplémentaire à une entreprise déjà pratiquement impossible. — C’est exact », convint gravement l’extraterrestre. Néanmoins, une touche d’humour dansait dans sa « voix » et Sir George eut un sourire torve. « Alors, comment allons-nous l’éliminer ou le capturer ? — Pas nous, répondit l’homme dragon. Vous. — Je m’en serais plus ou moins douté, lâcha sèchement Sir George. Mais vous ne m’avez toujours pas expliqué la méthode. — Elle est liée à sa tenue, déclara l’extraterrestre en passant sa serre sur celle, rouge et bleu, qu’il portait. À la différence de celui qu’on distribue aux nôtres, son vêtement est doté de capacités de protection. Il leur fait énormément confiance et, la plupart du temps, hélas, cette confiance est sans doute justifiée. » Autre féroce sourire mental. « Mais certaines menaces sont si primitives, si peu susceptibles d’être un jour affrontées par un être civilisé appartenant à une espèce avancée que… bon… » De nouveau ce haussement d’épaules si humain et, cette fois, Sir George se prit à sourire, en proie à la même féroce anticipation. X La suite prouva qu’il était beaucoup plus simple de s’allier aux hommes dragons que de permettre à cette alliance de mener leurs plans à bien. La simplicité et l’audace de la stratégie de base étaient certes à couper le souffle, mais il manquait à Sir George les moyens secrets de communication dont jouissaient ses nouveaux amis entre eux. Ceux-ci confirmèrent ses soupçons selon lesquels Ordinateur et le bouffon/diablotin étaient capables de surprendre toute conversation humaine à bord du vaisseau, ainsi qu’à peu près partout dehors. Il ne lui était pourtant jamais venu à l’esprit que cette faculté d’Ordinateur tenait peut-être à l’implantation par le Chirurgien, dans son propre corps, d’un dispositif permettant de l’écouter, et cette seule idée, quand les hommes dragons la lui eurent exposée, suffit à lui flanquer des haut-le-cœur. Même après leurs explications, il eut le plus grand mal à comprendre ce qu’était précisément un « relais de communication émetteur-récepteur implanté au niveau moléculaire », mais cela lui devint beaucoup plus facile dès qu’on l’eut retiré des os de son crâne sans même qu’il s’en fût rendu compte. Le même dispositif avait été implanté dans le crâne de tous les humains, ce qui expliquait comment Ordinateur pouvait contacter n’importe lequel d’entre eux ou être contacté par lui. Mais, comme Sir George et ses conseillers l’avaient déjà deviné, le lien de ces communications n’était pas parfait. Un creux assez profond ou un objet suffisamment dense et solide, tel qu’un talus de terre ou un affleurement rocheux, pouvait bloquer les « ondes radio » reliant ces implants aux systèmes de communication, à bord du vaisseau ou de ses navettes, rendant ainsi compte des points aveugles découverts par les Anglais dans leurs campements. L’équipage du bouffon/diablotin était certes conscient de leur existence, et ses procédures standard incluaient des mesures destinées à les éliminer. Quand les Anglais étaient autorisés à établir en plein air un de leurs camps, ceux-ci, normalement, étaient consciencieusement parsemés de senseurs et d’enregistreurs. Même les zones où les « ondes radio » d’Ordinateur auraient de bonnes chances d’être bloquées étaient censément couvertes par des espions mécaniques soigneusement dissimulés, qui enregistraient tout ce qui s’y produisait jusqu’au moment où on les récupérait pour analyse. Fort heureusement, le personnel responsable de la surveillance des conversations dûment enregistrées par ces espions était, à la longue, devenu blasé, laxiste et trop sûr de lui. Presque tous partageaient entièrement le mépris suffisant de l’avorton pour les espèces primitives et, plutôt que de perdre leur temps à s’échiner sur les jacassements de créatures aussi infâmes, ils préféraient se reposer sur Ordinateur pour faire leur boulot à leur place. Mais, à l’instar de la programmation que leurs reines imposaient aux hommes dragons sur les ordres de la guilde, les instructions qu’on donnait à Ordinateur devaient être précises et il prenait tous les ordres au pied de la lettre, encore plus que Sir George ne l’aurait imaginé. Il rapportait certes à ses maîtres tout ce qu’ils lui avaient ordonné de leur rapporter, mais uniquement cela. Pour quelle raison exactement ? se demandait Sir George. Sa connaissance générale des systèmes informatiques, implantée dans son cerveau par l’homme dragon, lui soufflait la réponse officielle : dans la mesure où la Fédération avait prohibé le développement de véritables intelligences artificielles, le refus d’Ordinateur de retransmettre à ses maîtres la teneur des commentaires subversifs occasionnels qu’il n’avait pu manquer de remarquer, au fil des ans, dans le cours des conversations enregistrées était l’inéluctable conséquence de la limitation de ses capacités imposée par ses propres créateurs. Il ne cherchait ni à percer leurs véritables intentions ni à les mettre en pratique parce qu’on ne l’avait pas doté d’une véritable « faculté de raisonnement », ce qui le rendait à jamais incapable d’autre chose que d’une obéissance servile, à la lettre, aux ordres précis qu’il recevait. C’était effectivement la réponse officielle, mais, à la différence des hommes dragons, Sir George avait consacré de nombreuses heures, avec l’assistance d’Ordinateur, à l’élucidation d’équations politiques, à l’échafaudage de stratégies – tant militaires que politiques –, à l’amélioration et à la simulation de tactiques sur le terrain. À de nombreuses reprises, lors de ces sessions, Ordinateur avait anticipé ses questions, ses besoins ou tout simplement ses desiderata avant même que le baron ne les formule. De surcroît, il ne s’était pas contenté de les devancer, il avait agi de son propre chef, sans en avoir reçu l’ordre direct, pour y répondre ou les satisfaire. S’il en était capable lorsqu’il travaillait avec Sir George, il aurait logiquement dû témoigner des mêmes capacités (qu’il les exerçât ou non) au service de ses maîtres et de l’équipage du vaisseau spatial. Tout cela suggérait au baron qu’il y avait sans aucun doute, dans les murailles du château du bouffon/diablotin, plus de lézards que ne le croyaient les hommes dragons. Quelle que soit la vraie raison de cette obéissance textuelle, elle avait fortement compromis les mesures de précaution prises par l’équipage de l’avorton pour surveiller les Anglais. Ses instructions programmées exigeaient d’Ordinateur qu’il rapportât tout signe de conspiration ou de désaffection capté par ses relais de communication, mais les dispositifs espions relevaient d’un système distinct, et personne ne l’avait jamais spécifiquement chargé d’analyser ce qu’ils enregistraient. On lui avait seulement demandé d’enregistrer et stocker ces données aux fins d’analyse ultérieure par l’équipage. Il était nécessairement instruit de la teneur de ces enregistrements, mais jamais il n’avait confié leur contenu à l’équipage, et il crevait les yeux qu’aucun des membres du personnel de surveillance n’avait jamais non plus pris la peine de procéder spontanément à une analyse indépendante des interminables heures d’enregistrement stockées dans ses banques de données. Pire de leur propre point de vue, du moins s’ils avaient pu s’en rendre compte, le mépris dans lequel ces gens tenaient les hommes dragons était encore plus souverain que celui qu’ils vouaient aux Anglais. Totalement assurés de l’impuissance et de la domestication programmée de leurs gardes, et ne se doutant absolument pas qu’il était matériellement possible aux hommes dragons de communiquer avec les humains, les gens de la guilde ne faisaient aucun effort pour leur dissimuler l’emplacement de ces dispositifs d’écoute, ni même les conclusions auxquels ils parvenaient quant aux intentions des Anglais. En conséquence, les hommes dragons avaient réussi à déterminer, à la périphérie du campement actuel, deux points inaccessibles aux liens de communication d’Ordinateur, et que les espions mécaniques d’appui disposés par l’équipage en dépit du bon sens ne couvraient pas non plus. Autrement dit, pourvu que Sir George se montrât très prudent, il lui était possible de s’adresser à ses subordonnés là où Ordinateur ne pouvait surprendre leur conversation et où l’équipage ne se rendrait probablement pas compte qu’il les tenait. Mais ces conversations devaient être très brèves. Sans doute le baron soupçonnait-il Ordinateur de ne pas rapporter spontanément à l’avorton celles qui lui paraissaient suspectes, mais il n’osait pas tabler pour autant sur une réticence permanente de sa part. Pas plus qu’il ne pouvait se permettre le luxe de miser sur le laxisme de son personnel de chair et de sang. Quand les enjeux étaient si élevés, il ne pouvait pas prendre le risque de voir se réveiller la curiosité des membres de l’équipage officiellement responsables de la surveillance de ses hommes et de lui-même, en constatant qu’il passait soudain, d’assez louche façon, beaucoup de temps dans les angles morts que ne couvraient pas les liens de communication d’Ordinateur. Et il ne tarda donc pas à découvrir à quel point il était malaisé de comploter une rébellion désespérée, même avec des hommes qui le connaissaient et avaient servi pendant des décennies sous ses ordres, lorsqu’il fallait procéder par bribes. Surtout quand le plan de cette cabale devait être mis au point et achevé en une douzaine de jours à peine. Matilda venait en premier, bien entendu. Il avait d’abord craint qu’elle ne crût que son rêve n’avait été justement que cela – un rêve –, et il aurait difficilement pu l’en blâmer. Après tout, lui-même s’en était à moitié persuadé à son réveil. Mais elle s’était contentée de le fixer intensément puis de le regarder longuement droit dans les yeux, alors qu’ils se tenaient encore dans un petit creux, près de la berge, provisoirement à l’abri des oreilles indiscrètes. Puis elle avait hoché la tête. « Je comprends, mon ami, avait-elle simplement ajouté. À qui allons-nous d’abord en parler ? » La conviction de Matilda lui avait beaucoup simplifié la tâche. En dépit de la fréquence des périodes au cours desquelles les femmes, les enfants et elle-même étaient maintenus en stase pendant que les soldats restaient éveillés à guerroyer, tous les officiers de Sir George la savaient son véritable second, en même temps que son épouse et sa plus proche confidente et conseillère. Ils n’étaient pas habitués à recevoir directement des ordres d’elle, car, si active qu’elle soit à gérer les nombreux autres aspects de leur communauté, elle avait toujours pris soin de se tenir à l’arrière-plan lorsqu’on abordait des questions d’ordre purement militaire. Mais, à la même enseigne, ils n’avaient nullement été surpris quand elle leur avait effectivement appris qu’elle parlait au nom de son mari, et ils n’avaient élevé aucune objection. Avec son concours, Sir George avait trouvé relativement aisé de mettre au courant ceux dont la collaboration serait essentielle à l’élaboration et l’exécution du plan. Le rôle du père Timothy était crucial, pas moins, dans la mesure où le bouffon/diablotin avait consenti, depuis le tout début, à voir en lui leur conseiller spirituel. Sans doute l’avorton tiquait-il à l’idée d’une « superstition primitive », mais il n’avait sans doute pas l’intention de l’éradiquer. De fait, à certains des commentaires qu’avait laissé échapper le « commandant », Sir George avait compris qu’il encourageait plutôt activement la foi de ses esclaves humains, au motif qu’elle les rendait probablement plus dociles. Mais le baron trouvait cela parfaitement acceptable, car le ministère du père Timothy fournissait une excellente excuse à ses allées et venues parmi ses ouailles. Cette aptitude à converser avec tous les Anglais sans éveiller de soupçons, jointe à l’acceptation de son autorité morale et religieuse par ceux auxquels il s’adressait, en faisait un comploteur d’une incommensurable valeur. Et que l’avorton et son équipage « civilisé » ne vissent en la foi qu’une espèce de superstition aussi creuse qu’inepte, à laquelle il fallait s’attendre de la part de tels primitifs, les incitait à regarder le prêtre qui la servait avec tout le mépris convenu que mérite un individu qui ne pouvait qu’être un charlatan intéressé ou un être assez stupide pour croire lui-même aux sornettes qu’il prêchait. Rolf Graham était le deuxième plus important participant de la cabale. Le corpulent archer était devenu blanc comme un linge quand Sir George avait abordé le sujet pour la première fois, car, en dépit de toute sa haine pour le « commandant », Grayhame, surtout depuis la mort de Skinnet et davantage que la plupart des Anglais, gardait la leçon de la guilde gravée de manière indélébile dans sa mémoire. De fait, Sir George lui-même avait beaucoup contribué à la marteler, car il était plus plausible, et de loin, que les archers s’estiment mieux à même qu’un chevalier ou un homme d’armes, l’épée à la main, d’atteindre l’avorton. Cela étant, en dépit du choc initial, Grayhame s’était vite remis et, quand Sir George lui avait exposé la part qu’il prendrait dans le plan, il avait eu un sourire vorace de furet. « J’ai dit que c’était la seule récompense à laquelle j’aspirais réellement, pas vrai, monseigneur ? » avait déclaré l’archer d’une voix qui n’était plus guère qu’un âpre chuchotement, malgré les affirmations de Sir George certifiant qu’aucun espion n’était pour le moment placé de manière à les entendre. « Je n’affirmerai pas que la perspective de me fier à des hommes dragons me permet de dormir sur les deux oreilles, mais, pour le reste… Ptah ! » Il avait craché par terre. « Je vais en prendre le risque, monseigneur. Oh, oui, je vais en prendre le risque, sans aucun doute ! » Avec Matilda, Timothy et Grayhame, Sir Richard formait la couche supérieure de la conspiration et, d’une certaine façon, la tâche qu’on lui avait confiée était la plus rude. Depuis la mort de Skinnet, Sir Richard était devenu le véritable lieutenant de Sir George, s’agissant des hommes d’armes tant montés qu’à pied. Dafydd Howice lui tenait lieu de sergent, surtout pour les piétons, mais c’était davantage sur Sir Richard que se reposait véritablement Sir George, et c’était donc à lui qu’avait été assignée la mission la plus complexe. Grayhame avait uniquement besoin de recruter une douzaine environ de ses hommes pour mener sa première tâche à bien ; mais la mission de Maynton et Howice était aussi de préparer tous leurs gens, archers et hommes d’armes, au brutal combat rapproché qui ne manquerait pas de se déclarer à l’intérieur du vaisseau. Et cela sans jamais alerter l’avorton. Autrement dit, Sir Richard devrait se débrouiller pour ne prévenir qu’une infime poignée de ses propres subalternes. De fait, les seuls auxquels il s’en était ouvert en détail jusque-là, en prenant exemple sur Matilda, appartenaient à ce petit cercle qu’on avait baptisé la « Table Ronde » de Sir George, soit la douzaine de chevaliers qui leur servaient d’aides de camp et de commandants d’unité, à lui et Sir Richard. Eux et eux seuls – hormis Grayhame et ses archers triés sur le volet – connaissaient les intentions du baron. De multiples façons, c’était l’aspect du plan qui perturbait le plus son instigateur. Il se sentait coupable de mêler (sans les en avertir) non seulement ses hommes, mais encore leurs épouses et enfants à une mutinerie qui n’aurait d’autre issue que la victoire ou la mort, mais il n’avait pas le choix en l’occurrence. Il pouvait certes se fier à la capacité de Sir Richard, Sir Anthony, Sir Bryan et des autres chevaliers qu’il avait adoubés à dissimuler leur excitation afin de ne pas trahir ce qui se préparait. Mais ce n’était pas le cas pour toute la compagnie. À chaque nouvel individu admis à participer au complot, les probabilités d’une négligence ou d’une remarque irréfléchie susceptibles de laisser transpirer le plan étaient plus que redoublées, et il ne pouvait pas se permettre de prendre ce risque, car une telle conspiration n’avait pas le droit d’échouer. Dès lors que les dragons et Sir George eurent établi un moyen de communiquer, les extraterrestres s’adressèrent à lui toutes les nuits pendant qu’il semblait dormir d’un sommeil sans rêves au côté de sa femme, et chacune de ces conversations contribuait à conforter davantage ses propres conclusions concernant l’avorton. Quoi qu’il se fût passé entre-temps sur Terre, et en dépit de toutes les louanges dont le bouffon/diablotin couvrait le baron et ses hommes, le moment arriverait certainement où les Anglais deviendraient pour sa guilde une gêne en puissance… et, lorsque ce temps viendrait, ils mourraient tous. Si bien que Sir George et ses officiers échafaudaient leurs plans en priant pour leur réussite. « Bon après-midi, commandant », déclara courtoisement le baron quand le char aérien de l’avorton s’arrêta de planer devant les listes méticuleusement étalées, tandis que se rétractait le dôme du véhicule. « Bon après-midi », pépia le bouffon/diablotin. Il s’extirpa d’une poussée de son siège douillettement ergonomique pour se redresser dans le char aérien, et Sir George retint son souffle. L’avorton avait sans doute approuvé le plan qu’il lui avait présenté, relativement à la démonstration de force qu’il comptait prodiguer aux indigènes de cette planète, mais il pouvait toujours changer d’avis au dernier moment. L’extraterrestre balaya longuement les environs de son triple regard, en inspectant les hautes rangées de sièges que les Anglais avaient dressées pour les chefs locaux. Ces sièges n’étaient guère plus que de longues perches nues, mais elles s’adaptaient relativement bien à ces êtres à trois jambes, et les chefs en question patientaient en affichant une impassibilité de barbares. Il était bien sûr exclu de déchiffrer leur humeur à l’expression de leur visage, mais leur parfaite immobilité en apprenait très long au baron. Le bouffon/diablotin les dévisageait sans faire de commentaires, et Sir George pouvait quasiment humer la satisfaction de son « commandant ». L’extraterrestre avait accueilli avec empressement la suggestion de Sir George d’organiser une joute et une mêlée après la compétition de tir à l’arc, afin de démontrer aux indigènes la supériorité que le port de leur armure procurait aux Anglais lors d’un combat rapproché. L’idée que l’organisation de cette manifestation exigeait de Maynton et de Sir George, chefs respectifs des deux groupes concurrents, qu’ils eussent directement sous leurs ordres une force armée, réduite mais puissamment armée et cuirassée, n’avait manifestement pas traversé l’esprit de l’avorton. De toute évidence, elle n’avait pas non plus effleuré celui de la plupart des Anglais… sauf d’une poignée d’entre eux, soigneusement sélectionnés, qui avaient enfin été informés, le matin même, des intentions précises de leurs supérieurs. « Vous avez très bien travaillé, déclara le bouffon/diablotin, et Sir George sourit d’une oreille à l’autre, tandis que l’extraterrestre descendait enfin de son char aérien. — Merci, commandant. Il est souvent préférable – et presque toujours moins onéreux – d’inciter un ennemi à se rendre en l’effrayant plutôt qu’en triomphant de lui sur le champ de bataille. — C’est aussi mon avis », fit l’avorton en entreprenant de gravir les marches de bois jusqu’au box que les Anglais avaient édifié spécialement pour lui. Il était rare (mais non sans précédent) qu’il quittât son char aérien pour descendre sur le terrain. Mais, cette fois, il y avait une différence. Auparavant, Sir George ignorait encore que les barrières invisibles de ses « champs de force » ne le protégeaient des contacts physiques qu’à bord de son vaisseau ou à l’intérieur de son char aérien. Maintenant, grâce aux hommes dragons, il en était informé, et son sourire s’élargit encore pendant qu’il le regardait monter. Les six hommes dragons de sa garde personnelle le suivaient sans trahir aucune excitation, aussi impavides que d’ordinaire, et le sourire de Sir George s’évanouit lorsqu’il posa les yeux sur eux. Ils lui restaient tout aussi étranges et surnaturels, dans tous les sens du terme, mais il les voyait désormais sous un autre jour. À dire vrai, les différences internes plus subtiles qui les distinguaient des humains étaient peut-être encore plus singulières que leurs dehors, mais, à présent, ces différences lui semblaient plus intrigantes, voire excitantes, que grotesques ou repoussantes : leur sens de la collectivité, qui les incitait à dire toujours « nous » plutôt que « je » ou « moi » lorsqu’ils s’exprimaient ; le calme avec lequel ils prenaient leur incapacité à se reproduire et leur séparation inéluctable d’avec l’actuel développement de leur propre espèce et les changements qui lui étaient imposés ; leur façon d’accepter les contacts et les bouleversements ou restrictions apportés par d’autres au plus profond niveau de leur être… tout cela était totalement et véritablement étranger à Sir George. Mais ils n’étaient pas menaçants. Ils n’étaient pas… mauvais. Quelle que fût leur apparence, avait-il décidé, si différents que fussent leurs perceptions et moyens de communication et en dépit du fait qu’ils ne pouvaient être pères ni porter des enfants, c’étaient autant des « hommes », dans tous les sens essentiels de ce terme, que tous les Anglais qu’il avait connus. De fait, ils l’étaient même beaucoup plus que la plupart, car, en suivant le petit extraterrestre trapu jusqu’à son box en haut des marches, les six dragons qui gardaient le bouffon/diablotin allaient sciemment et volontairement à la mort. Ni Matilda ni le père Timothy n’avaient beaucoup apprécié cette partie du plan. Elle avait sans doute aussi beaucoup déplu à Grayhame, mais il en avait compris la nécessité, et Maynton ne s’y était que très légèrement opposé, comme s’il savait qu’on s’y était attendu. Si Sir George en était venu à respecter et aimer Sir Richard autant que tout autre et à se fier entièrement à lui, il s’était depuis longtemps rendu compte que le chevalier n’avait qu’une imagination très limitée. Et, en dépit de tout ce qui s’était passé, seul Sir George avait véritablement « parlé » aux dragons. Ses compagnons consentaient sans doute à le croire sur parole parce qu’il ne leur avait jamais menti, n’avait jamais trahi leur confiance durant toutes ces années de captivité, mais eux n’avaient jamais « entendu » parler les dragons. Et, parce que Maynton ne les avait jamais entendus parler, ils restaient moins qu’humains pour lui. Il continuait de les regarder, de maintes façons, comme Sir George les Hathoris : des brutes à la silhouette vaguement humaine qui, si intelligents et bien entraînés qu’ils fussent, n’en restaient pas moins des animaux. Mais ce n’en étaient pas, et Sir George se savait désormais incapable de les voir sous ce jour, car c’étaient eux qui avaient affirmé avec insistance que leurs camarades qui escortaient l’avorton devaient mourir. La logique était aussi simple que brutale. Si l’on parvenait à inciter le bouffon/diablotin à descendre de son char aérien pour le capturer vivant, on pourrait alors le contraindre à ordonner sa reddition au reste de l’équipage. Comme tant d’autres facettes de sa Fédération tant vantée, la chaîne de commandement de sa guilde était aussi rigide que du fer. Si leur officier supérieur leur ordonnait de se rendre, les employés de la guilde obéiraient… et le « commandant », bien qu’il fût prêt à expédier ses esclaves anglais ad patres et à massacrer les habitants de planètes « primitives », ne possédait pas une once du courage des humains ou des dragons. Une lame pressée contre sa gorge, il rengracierait. Mais s’approcher suffisamment de lui pour le menacer de cette lame exigeait au préalable de trouver le moyen de le faire sortir des champs de force de son char aérien, puis de réussir à poster quelqu’un à portée de bras. L’organisation par Sir George de cette démonstration de force pour la gouverne des chefs indigènes avait sans doute résolu le premier problème, mais nul ne pourrait mener à bien la seconde de ces tâches tant que les gardes du bouffon/diablotin, hommes dragons et Hathoris, ne seraient pas neutralisés. Les mufles verruqueux défendraient leur maître envers et contre tout ; les hommes dragons n’auraient d’autre choix que de les imiter s’ils en recevaient l’ordre, et personne ne doutait que cet ordre serait donné s’ils ne bondissaient pas spontanément. Ni Sir George ni ses officiers ne s’inquiétaient beaucoup des Hathoris. Du moins en rase campagne, où ils étaient certains d’anéantir les mufles verruqueux aux yeux protubérants avec leurs longbows, ou, à tout le moins, de très vite les submerger. Mais, une fois à bord du vaisseau, dans les espaces confinés de ses coursives étroites et de ses salles, ce serait bien différent, sauf si les Anglais réussissaient à s’immiscer à l’intérieur avant qu’ils ne se fussent armés et cuirassés. Les quartiers les plus étriqués favoriseraient sans doute encore les humains, plus petits et agiles, mais la conception même du vaisseau les contraindrait aussi à attaquer les Hathoris de front, sans pouvoir les prendre de flanc ni bénéficier de l’avantage de leur supériorité numérique. Dans de telles conditions, le combat corps à corps permettrait aux mufles verruqueux cuirassés et armés de haches de mettre à contribution, au maximum de leur effet, les avantages de leur taille et de leur puissance. La supériorité numérique des Anglais suffisait certes à rassurer Sir George quant à la défaite ultime des Hathoris, mais il n’était que trop conscient du prix, sanglant, que ses hommes auraient à payer. Les dragons et leurs armes « énergétiques » étaient une tout autre paire de manches et, lors de leurs conversations avec le baron, ils s’étaient montrés implacables à cet égard : il n’était nullement exclu que les gardes personnels du bouffon/diablotin fussent en mesure de se frayer un chemin à l’aide de ces armes, au moins jusqu’au char aérien, surtout si les Anglais étaient déjà occupés avec les Hathoris ; et, une fois qu’il serait à l’abri de ses champs de force, l’avorton anéantirait impitoyablement toutes les menaces éventuelles. Autrement dit, avaient insisté les dragons, on ne pouvait prendre aucun risque. La capture du bouffon/diablotin en vie était la seule entreprise dont ils étaient certains qu’elle réussirait ; tout autre gambit coûterait certainement aux Anglais des pertes beaucoup plus sévères (au mieux) en les obligeant à s’ouvrir un chemin en combattant jusqu’au vaisseau. Les gardes personnels de l’avorton devaient donc mourir, et les dragons avaient martelé cet argument jusqu’à ce que Sir George se retrouvât contraint de s’y soumettre. Ce qui ne signifiait pas pour autant que la démarche lui plaisait. Il regardait à présent l’avorton gagner sa place sous le dais du podium. Le « commandant » traversa la plateforme jusqu’au siège en forme de trône construit spécialement pour lui, et Sir George put presque palper physiquement la satisfaction du petit être trapu lorsqu’il regarda autour de lui. Sa position dominante, confortant son autorité sur les chefs qu’il avait convoqués, avait été le point clé de l’argumentaire de Sir George quand il lui avait suggéré cette disposition des tribunes, et le sourire du baron se fit encore plus dur et féroce en le voyant se baigner, parfaitement inconscient de sa vulnérabilité, dans sa supériorité sur les vils primitifs amassés à ses pieds dans toute leur abjecte ignominie. L’avorton toisa encore un instant Sir George puis, d’un royal hochement de tête, ordonna le début de la démonstration, et Sir George hocha à son tour la sienne à l’intention de Rolf Grayhame. Le capitaine des archers aboya un ordre et deux douzaines d’archers cuirassés, dont les casques et les plaques de leurs armures étincelantes avaient été lustrés pour l’occasion et les surcots aux brillantes couleurs lavés, s’avancèrent vivement vers la ligne de tir. Sir George avait regretté de ne pouvoir en convoquer un plus grand nombre, mais il avait finalement décidé qu’il n’osait pas en prendre le risque. Les vingt-quatre hommes présents suffisaient largement à la démonstration souhaitée par le « commandant ». Exiger davantage d’arcs aurait probablement éveillé les soupçons, ou du moins suscité une certaine méfiance, et le bouffon/diablotin aurait peut-être choisi de rester à l’abri dans son char aérien. Les archers pilèrent en formation puis bandèrent aussitôt leur arc, tandis que l’avorton et les chefs indigènes rassemblés tournaient les yeux vers les cibles, éloignées d’un peu plus de cent yards. La plupart étaient de forme humaine mais quelques-unes rappelaient les autochtones de cette planète par leurs contours, et toutes n’étaient « protégées » que par le grand bouclier d’osier dont s’armaient les indigènes pour le combat. D’un modèle que les flèches des longbows transperceraient aussi aisément qu’une alêne. Grayhame aboya un nouvel ordre et les vingt-quatre archers encochèrent leur flèche et tendirent leur arc. « Tirez ! » cria Grayhame. Et vingt-quatre arcs furent bandés à l’unisson. « Lâchez ! » beugla le capitaine des archers… et les vingt-quatre tireurs pivotèrent comme un seul homme sur leur talon, tandis que vingt-quatre cordes claquaient en même temps. Deux douzaines de flèches scintillant comme autant de longs frelons mortels volèrent vers le brillant soleil d’une planète étrangère puis se plantèrent dans leur cible respective avec une force dévastatrice. Dix-huit d’entre elles étaient équipées d’une pointe létale aussi fine qu’une aiguille. À si courte portée, elles étaient même capables de perforer les plaques de la cuirasse des Hathoris, et elles frappèrent avec l’impact d’un marteau les mufles verruqueux debout sur la plateforme. Cinq rebondirent sur le côté, inoffensives, arrêtées par les cuirasses ou ricochant dessus en raison de leur angle de tir. Les treize autres firent mouche et tous les Hathoris sauf deux s’effondrèrent. Tous n’étaient pas morts, mais au moins hors de combat, du moins pour le moment. Et il en allait de même des deux restés indemnes, car les six autres flèches avaient accompli leur œuvre mortelle. Chacune avait trouvé sa cible et s’était piquée dans le corps du « commandant », dont le vêtement d’un rouge brillant, qui aurait sans doute repoussé nonchalamment le feu des terrifiantes « armes énergétiques » des hommes dragons, ne lui était d’aucun secours contre des flèches tirées d’une distance d’un peu moins de dix yards. Elles transpercèrent son corps comme une motte de beurre, faisant gicler un sang orangé brillant, puis s’enfoncèrent profondément dans le dossier de son trône. Incapable de basculer d’un siège auquel l’avaient cloué les flèches, l’avorton ne cria même pas, et les deux Hathoris intacts fixaient à présent, la mâchoire tombante de stupeur, le cadavre hérissé de traits emplumés de leur maître. Cette sidération donna l’impression qu’elle allait les maintenir en état de choc jusqu’à la fin des temps, bien qu’elle n’ait en fait pas duré plus de quelques brèves secondes, puis ils pivotèrent de conserve en brandissant leur hache et chargèrent les humains les plus proches. Ils n’atteignirent jamais ceux qu’ils visaient. Les archers avaient déjà encoché une nouvelle flèche, tandis que s’ébranlait la poignée de chevaliers et d’hommes d’armes avertis du complot. Cela étant, nombre d’hommes et de femmes demeurés dans une complète ignorance de la conspiration leur barraient la route. Aussi stupéfaits que les gardes du bouffon/diablotin et totalement désarmés, il ne leur restait plus qu’à fuir, et leur masse s’interposait à présent entre les archers et les Hathoris survivants. Mais peu importait. Les mufles verruqueux n’avaient pas fait deux enjambées qu’une demi-douzaine de traits aussi rapides que l’éclair les déchiquetaient littéralement. L’air était saturé de hurlements et de cris de consternation et de stupéfaction ; les cerveaux commençaient tout juste à prendre conscience de l’énormité de l’événement, et les chefs indigènes avaient bondi de leur place et disparu avec une louable présence d’esprit. Sir George les avait regardés s’enfuir et il nota mentalement de prendre garde à leur retour éventuel, au cas où, voyant s’entre-tuer les envahisseurs, ils verraient là l’occasion d’éliminer tous ces étrangers exécrés. Mais le plus gros de son attention se portait ailleurs, et il escalada les marches quatre à quatre vers le cadavre de l’avorton. Maynton et trois autres chevaliers triés sur le volet l’accompagnaient pour l’aider à traverser ce chaos, et le baron n’avait pas sauté sur le podium qu’il tirait – inutilement – sa propre épée au clair : les dragons avaient d’ores et déjà achevé les Hathoris blessés avec la plus impitoyable efficacité. Il se pencha pour arracher le pendentif aux brillantes facettes du cou du cadavre, garda un instant le précieux dispositif au creux de la main et le fixa, le cœur embrasé d’exultation, puis quelque chose effleura son épaule cuirassée. Il pivota rapidement sur lui-même, pour aussitôt se détendre en constatant qu’un homme dragon le toisait de ses yeux argentés. L’imposant extraterrestre le dévisagea pendant plusieurs longues secondes puis, embrassant d’un large geste le carnage environnant, montra d’un doigt griffu le cadavre du bouffon/diablotin et inclina la tête en un geste indubitablement interrogateur. Le baron suivit sa main du regard puis releva les yeux vers son immense allié et sourit férocement. « Les vôtres étaient peut-être disposés à mourir, messire Dragon. Oui, et sans doute étaient-ils assez braves pour l’accepter ! Mais les Anglais n’ont pas pour habitude d’assassiner les leurs et, avec ceci… (il souleva le pendentif) nous n’aurons plus besoin de cette carcasse pour nous emparer du vaisseau, n’est-ce pas ? Et, maintenant que les nôtres vont pourchasser les gens de la guilde et les vôtres les Hathoris, eh bien… » Son sourire dénuda ses dents et, alors que le dragon taciturne et le baron se regardaient droit dans les yeux, l’extraterrestre lui retourna son propre sourire féroce, montrant à son tour des crocs à l’aspect redoutable, puis hocha la tête de très humaine façon. « Eh bien, mettons-nous à l’ouvrage, mon ami ! » suggéra Sir George en levant la main pour tapoter le dos de l’extraterrestre ; puis tous deux descendirent en même temps les marches du podium vers la navette qui les attendait. XI « Ainsi, c’est officiel, soupira l’amiral Mugabi. — Pas tout à fait, répondit l’amiral Stevenson avec un petit sourire crispé. Ce qui l’est, en revanche, c’est la confirmation que les Galactiques s’apprêtent finalement à nous adresser leur ultimatum. Nous ne sommes pas censés le savoir déjà, bien entendu, puisque le message officiel n’est pas encore arrivé. Et le consensus qui règne en ce moment, c’est que, de toute façon, même s’il nous parvient, les conséquences d’un refus de notre part n’y seront pas consignées en termes précis. — Bien sûr que non, gouailla Mugabi. Ils sont si foutrement papelards qu’il n’est pas même question pour eux de s’impliquer dans un communiqué officiel. Je n’en mettrais pas ma main au feu, répondit beaucoup plus sombrement Stevenson. La seule chose dont nous pouvons être certains, c’est qu’ils n’ont pas eu cette révélation pendant la nuit, quoi qu’ils s’efforcent de raconter à leurs concitoyens. Il a dû y avoir de féroces maquignonnages pour obtenir des Kulavos et des Daerjeks qu’ils se rangent sur leurs dernières positions. À moins que le SRS ne soit complètement à côté de la plaque, un des points sur lesquels des jusqu’au-boutistes comme les Saernaïs et les Josutos ont dû insister, c’est que les Kulavos acceptent enfin d’avaliser au moins officiellement leurs recommandations pour leur permettre de résoudre leur petit problème. Après tout, les Kulavos sont la “conscience” du Conseil depuis si longtemps que la faction qui tient à nous anéantir est pratiquement contrainte d’obtenir leur consentement public pour se couvrir. J’en conclurais donc volontiers que le dernier acte de cette petite pièce de kabuki sera la présentation d’une note officielle exigeant que nous leur remettions le vaisseau – et les Romains – sous peine d’une intervention militaire. — Mais je vous parie tout ce que vous voudrez que des termes comme “génocide” n’apparaîtront dans aucune note officielle, rétorqua Mugabi. — Vous avez certainement raison, convint Stevenson. Ils n’auront pas à le faire, évidemment. Tout bien pesé, si nous sommes assez déraisonnables pour les inciter à prendre des mesures d’ordre militaire, tout incident mineur, comme par exemple un missile susceptible de faire exploser une planète qui dévierait accidentellement de sa trajectoire, retombera sur nos têtes de primitifs. Ils nous auront prévenus que nous prenions de gros risques, de sorte que, quand cet “accident” se produira à point nommé, ils garderont les mains propres. Parce qu’ils n’exigent finalement, en fait, que la restitution d’un vaisseau, d’une propriété privée qui leur a été dérobée et de l’équipage – lequel est également une propriété privée selon les lois de la Fédération – qui l’a volée et a assassiné ses propriétaires légitimes pour s’en emparer. Si nous nous montrons assez irréfléchis, stupides et primitifs pour refuser de livrer aux autorités compétentes de tels mutins criminels ivres de sang, alors aucun gouvernement respectueux des lois, comme l’est la Fédération, ne saurait se contenter de rester les bras croisés pendant qu’on enfreint ses principes fondamentaux. Ils doivent absolument prendre des mesures et, si le hasard veut qu’un système stellaire peuplé d’aborigènes se retrouve, par le plus grand des hasards, broyé entre les meules du moulin, eh bien… le maintien de l’ordre exige parfois de pénibles sacrifices. — Effectivement », grogna Mugabi. Il avait déjà émis des grognements plus sonores. De fait, il en était même loin. Les gens de la Spatiale solarienne n’étaient que par trop habitués aux grondements caverneux qui échappaient à leur ours d’amiral aux moments d’extrême mécontentement, mais il se sentait trop fatigué… et pas seulement physiquement… pour leur rendre justice aujourd’hui. Il inclina sa chaise derrière son bureau et permit un instant à son corps de s’affaisser, en même temps qu’il massait son visage noir aux larges méplats. Puis sa main retomba sur son buvard à l’ancienne mode et il tourna la tête pour jeter un regard par-delà le hublot blindé fixé dans la coque extérieure de l’énorme station spatiale. La vue était spectaculaire. En des circonstances normales, elle aurait exercé sur lui une fascination ininterrompue et éveillé une sorte d’émerveillement puéril. Mais ce panorama lui-même n’était plus capable d’alléger le poids écrasant du désespoir qui le submergeait ce jour-là. La planète autour de laquelle gravitait la station était belle à couper le souffle : un saphir voilé de nuages tourbillonnants sur fond d’espace noir comme la suie et piqueté de diamants scintillants. Le disque blanc de sa lune était visible sur un flanc, et les amas et constellations de centaines de vaisseaux spatiaux étincelaient comme autant de joyaux éparpillés réfléchissant la lumière du soleil alors qu’ils vaquaient à leurs affaires. Un des principaux chantiers navals de la Spatiale dominait toute la scène, et Mugabi pouvait tout juste distinguer les combinaisons aux couleurs vives, codées, des travailleurs qui flottaient le long de la coque de près de deux kilomètres d’un croiseur de combat en construction. Le vaisseau était peut-être achevé aux trois quarts, et la plus grande partie de son blindage externe était en place. Sans doute sa centrale d’énergie était-elle déjà pressurisée et branchée, puisqu’il pouvait voir d’ici que trois de ses cinq principales nacelles de propulsion étaient scellées. Mais, même dans les meilleures conditions, il ne serait pas opérationnel avant six mois… et, selon la plus optimiste de ses estimations, il n’était même pas envisageable qu’il fût paré à la manœuvre avant que le couperet ne tombât. Il ferma les yeux et se frotta de nouveau le visage, conscient avec acuité de la responsabilité qui accompagnait son désespoir, non sans se demander lequel de ces deux fardeaux était le plus lourd. Il avait donné quarante-trois ans de sa vie à la Spatiale, d’abord simple enseigne de vaisseau, quand il croyait encore sincèrement que l’humanité serait en mesure de construire une flotte assez puissante pour protéger sa planète des Galactiques, jusqu’au jour d’aujourd’hui. Chemin faisant, il en avait appris, avec l’ensemble de l’espèce humaine, beaucoup trop long sur la puissance écrasante de la Fédération pour se raccrocher à de faux espoirs selon lesquels la Spatiale serait en mesure de défendre avec bonheur le système solaire ; pourtant il continuait d’espérer – ou, du moins, de se persuader – qu’elle pourrait riposter avec assez de pugnacité pour convaincre ces Galactiques égocentriques que la menace posée par l’humanité était trop infime pour justifier les lourdes pertes qu’ils essuieraient en s’efforçant de l’éliminer. Mais tous ces faux espoirs s’étaient à présent dissipés, réduits aux seuls vœux pieux qu’ils étaient dès le départ. Le Conseil de la Fédération avait décidé que les humains bluffaient, et nul ne savait mieux que lui à quel point ce bluff était transparent, usé jusqu’à la trame. Malgré tout, aujourd’hui encore, alors même qu’il restait conscient de la futilité de la tentative, son grade élevé et son sens du devoir, qu’il avait passé la moitié de sa vie à apprendre, restaient intacts. Si désespérante que fût sa responsabilité, il avait encore le devoir de défendre l’humanité contre ses ennemis, et, s’il eût sans doute été facile et tentant de repasser le bébé à un tiers, il en était parfaitement incapable de par sa nature même. En outre, ça n’aurait finalement pas eu grande importance. « La présidente a-t-elle décidé de la réponse qu’elle donnerait aux Galactiques ? finit-il par demander. — Non, répondit Stevenson. Ou, si elle l’a fait, elle la tient encore sous le boisseau. Elle n’a d’ailleurs pas encore eu à répondre à un ultimatum officiel. De fait, je serais fort étonné que les Galactiques se doutent que nous connaissons leurs intentions. Ils ne sont pas très doués en ce domaine, ajouta-t-il, colossal euphémisme. — Peut-être, mais peut-être aussi s’en moquent-ils éperdument, répondit Mugabi sans ouvrir les yeux. — Je les crois aussi incompétents qu’ils en ont l’air, affirma son supérieur. Ils n’ont pas besoin d’être compétents, au demeurant, puisqu’ils détiennent le plus gros bâton de tout l’univers connu. En outre, leur arrogance inhérente semble leur interdire toute possibilité de nous prendre assez au sérieux, nous autres “primitifs”, pour s’inquiéter de la façon dont nous jouons la partie. — Et s’en inquiéteraient-ils qu’ils se contenteraient, s’ils avaient l’impression d’être en train de la perdre, de changer les règles du jeu. » Mugabi rouvrit les yeux et dévisagea l’autre amiral comme pour le mettre au défi de démentir ses paroles. « Je crains de ne pouvoir vous contredire à cet égard, soupira Stevenson. Pas quand on sait comment ils ont décidé de modifier leurs propres lois de fond en comble pour nous enfoncer. » Mugabi se contenta de grogner. Il n’y avait strictement rien à ajouter, bien que l’humanité eût mis un certain temps à comprendre jusqu’à quel point le jeu était pipé. Que tous ces « cinglés de soucoupes volantes » de la fin du vingtième siècle eussent eu raison lorsqu’ils affirmaient que la Terre était maintenue sous haute surveillance par les extraterrestres était pour le moins ironique. Un des aïeux de Mugabi avait été un agent spécial de ce qu’on appelait alors le FBI, et il avait tenu un journal détaillé avec un soin minutieux. Mugabi l’avait lu alors qu’il était encore au lycée et le compte rendu qu’il avait donné de la petite poignée d’enquêtes sur les « soucoupes volantes » qu’on lui avait confiées l’avait particulièrement frappé. L’agent spécial Winton avait fait assez consciencieusement son travail mais, dans son journal, il s’était toujours gaussé aussi de l’éventualité qu’il y eût réellement quelque chose à découvrir. Après tout, pourquoi des gens capables de voyager entre les étoiles s’inquiéteraient-ils d’une planète peuplée d’indigènes encore rampants, et la tiendraient-ils subrepticement en observation ? Qu’est-ce qui rendait l’espèce humaine assez importante pour qu’une civilisation beaucoup plus avancée prît la peine de s’en soucier ? Ou même, si elle s’intéressait à eux, de dissimuler sa présence à ces primitifs ? Pour sa part, Mugabi trouvait les objections de Pépé Winton parfaitement raisonnables, compte tenu de ce que la Terre savait du cosmos à cette époque de son histoire. Évidemment, on s’était rendu compte par la suite que la Terre ignorait encore beaucoup trop de choses en ce temps-là et qu’au regard de ce qu’avait découvert ensuite l’humanité ces cinglés et autres paranoïaques n’avaient finalement pas entièrement tort. De fait, la seule question que Quentin Mugabi n’avait jamais réussi à élucider, c’était pourquoi les Galactiques avaient tergiversé si longtemps à décider comment ils devaient s’y prendre afin de juguler la menace barbare que représentait l’espèce humaine pour leur douillette conception de la gestion de l’univers. Non, ce n’est pas entièrement vrai, rumina-t-il. Il doutait qu’un humain pût jamais réellement comprendre qu’un soi-disant « gouvernement » fût capable de discutailler pendant des siècles, littéralement, avant de prendre une décision dont tous ses membres savaient depuis le premier jour qu’elle était inéluctable. Cette seule idée aurait sans doute paru grotesque, mais c’était pourtant ce qui avait fini par transpirer, et il n’avait pas besoin de chercher très loin pour savoir que Kulavos et Daerjeks étaient les grains de sable qui avaient grippé les rouages. Il n’arrivait toujours pas à entrevoir réellement la mentalité requise, mais les événements actuels étaient suffisamment limpides. Il avait fallu de longues années aux services de renseignement humains pour commencer à démêler le complexe écheveau politique de la Fédération, et de nombreuses questions, certaines diablement importantes, n’étaient toujours pas élucidées. Une chose au moins crevait les yeux : le parallèle le plus approchant qu’on pût établir entre la dynamique interne du Conseil et celle d’une institution humaine aurait été une réunion de la mafia italienne à Moscou, présidée par les yakuzas. Il n’y était question que d’alliances et de blocs complexes et sans cesse changeants, et qu’un conseiller y pût siéger pendant trois ou quatre de nos siècles offrait à chacun un énorme recul considérable vis-à-vis des manœuvres et contre-ruses permettant de planter (parfois littéralement) un poignard dans le dos d’un collègue. Nul (pas même les membres du Conseil eux-mêmes, sans doute, songeait amèrement Mugabi) ne comprenait vraiment le réseau compliqué des obligations, allégeances, dettes et autres comptes non réglés présidant à la difficultueuse élaboration de compromis et de prises de position dans les affaires politiques, mais personne n’était assez stupide pour nier que la plupart de ces compromis avaient pour seul fondement l’intérêt bien compris des impétrants. Personne sauf les Kulavos. Mugabi en savait beaucoup trop long sur l’invraisemblable disparité régnant entre la puissance de la Fédération et celle de l’humanité pour n’être pas reconnaissant aux Kulavos de leur traditionnel obstructionnisme. Tout ce qui pouvait faire échec à cette puissance était le bienvenu du point de vue de l’espèce humaine, mais, même ainsi, il trouvait particulièrement exaspérant d’être contraint d’admettre que sa propre espèce ne devait ses deux ou trois derniers siècles de survie, à tout le moins, qu’à une espèce entière d’hypocrites professionnels. Exaspérant ou pas, il était indubitablement heureux que les Kulavos fussent une des trois espèces originelles qui avaient fondé la Fédération… et qu’ils n’eussent aucunement l’intention de laisser ce souvenir s’effacer. Mais il était sans doute tout aussi malheureux qu’aucune des deux autres espèces fondatrices ne fût encore de ce monde. L’actuel ramassis de Galactiques se montrait plus que vague quant à ce qu’il était exactement advenu de ces deux espèces éteintes, et, quoi qu’il leur fût arrivé, ça remontait à si loin dans le passé qu’aucun informateur des humains n’avait pu apporter des lumières sur la question. Mugabi avait toutefois sa petite théorie personnelle sur leur disparition, et il savait que la plupart des analystes du Service du renseignement spatial la partageaient. Et le SRS avait réussi à accumuler davantage d’informations sur les Galactiques et leur histoire que le Conseil ne s’en rendait compte, se persuada l’amiral. La Fédération entretenait sans doute une paranoïa aiguë à l’encontre de tous ceux qui menaçaient l’équilibre de son précieux statu quo, mais il existait un curieux hiatus entre cette parano et les mesures de sécurité qu’elle aurait dû engendrer. Hiatus dû en majeure partie, sans nul doute, à cette stabilité de plusieurs millénaires que chérissaient tant les Galactiques, mais que l’humanité, elle, trouvait si incompréhensible. Aucun gouvernement terrien ne saurait survivre si longtemps sans réviser ou réexaminer de temps en temps lesdites dispositions. La créativité acharnée avec laquelle ses adversaires auraient cherché des moyens de les contourner y aurait veillé ! Les Galactiques, eux, en dépit de leurs machinations et de leur propension à se tirer dans le dos, semblaient n’avoir aucune prédisposition (ou capacité) équivalente à celle des humains pour chercher à reprendre le dessus en échafaudant de nouvelles approches à de vieux problèmes. Les espèces propriétaires de la Fédération étaient toutes des législatrices fanatiques, mais, une fois qu’elles étaient tombées d’accord sur les règles (et certaines de ces règles précisaient dans le détail les moyens convenables et acceptables de commettre une trahison), elles s’y cramponnaient avec une mortelle fermeté. Ces règles changeaient, bien sûr. Les Galactiques eux-mêmes, si ardemment qu’ils aspirassent à la stabilité, n’auraient pu figer un empire aussi vaste que la Fédération dans un gel absolu. Mais ces changements étaient toujours infimes, progressifs… et se produisaient à un rythme si « glaciaire » que deux ou trois mille ans pouvaient s’écouler entre deux d’entre eux. Pour toutes ces raisons, les services de renseignement terriens avaient réussi à infiltrer la sécurité du Conseil bien plus profondément que les Galactiques ne s’en doutaient, en dépit du gouffre qui séparait les capacités technologiques des deux cultures. La haine mortelle que vouaient à leurs maîtres de nombreuses espèces « protégées » asservies par les propriétaires de la Fédération les incitait sans doute à alimenter, quand c’était possible, les banques de données en herbe des humains. De fait, le plus gros handicap des analystes de la Terre avait plutôt été l’énorme volume des renseignements qui avaient afflué dès qu’ils avaient commencé à avoir accès à ces données. La Fédération était une archiviste compulsive, amoureuse éperdue, jusqu’à la maniaquerie, des excès de la bureaucratie, avec qui aucun gouvernement humain n’aurait pu rivaliser. Par sa seule longévité, qui avait engendré une masse d’informations excédant de très loin les capacités de stockage des archives humaines, elle faisait de tout examen systématique un travail de Titan. Malgré tout, l’humanité avait réussi à se faire une idée assez précise de la Fédération et de son histoire. Et d’une, il était clair que la posture morale du Conseil dérivait de sa Constitution originelle, laquelle avait très certainement été rédigée par une ou deux de ses espèces fondatrices aujourd’hui disparues. Aucune des « espèces supérieures » de son actuelle composition ne se serait sans doute embarrassée des ineptes impératifs moraux ou éthiques inclus dans cette Constitution. Il n’était d’ailleurs pas exclu (encore que même un esprit aussi ouvert que celui de Mugabi trouvât cela difficilement crédible) que la Fédération originelle se fût réellement fixé l’obligation morale de veiller sur les espèces les moins avancées. Dieu savait que l’humanité n’avait pas été loin de s’éliminer elle-même dès que les armes de destruction massive lui avaient été accessibles, alors peut-être devait-on parler en faveur de cette surveillance semi-parentale exercée sur les espèces en voie de développement, au moins jusqu’au jour où elles avaient traversé la zone dangereuse et appris à survivre à leur propre technologie. Si tel avait été l’objectif premier de la Fédération et de sa Constitution, il était depuis longtemps corrompu. Compte tenu de la véhémence avec laquelle le fruit de cette corruption prônait la rapine, l’agression et l’exploitation, Mugabi doutait que les fondatrices eussent apprécié ce renversement de leur corpus de valeurs. Ce qui, à son tour, fournissait une explication plausible (et sinistre) à la disparition d’au moins deux d’entre elles. En même temps, malgré tout, cet incroyable amour de la stabilité, qui était un des traits constitutifs majeurs de la Fédération, avait au moins eu le mérite de préserver sa forme d’origine à la Constitution. Faute de mieux, c’était pour le Conseil un prétexte et une justification (à imposer son talon de fer à toutes les espèces qui démarraient et auraient pu menacer sa stagnation) trop précieux pour que les Galactiques se comportassent différemment. Et les Kulavos, en leur qualité de seule espèce fondatrice survivante, avaient revendiqué une exigence de moralité supérieure dans tout débat politique près de mille siècles avant que l’humanité ne découvre le feu. Les xénologues ne cessaient de prévenir Mugabi contre la tendance à prêter des motivations et des points de vue humains aux espèces non humaines, tendance qu’ils regardaient comme à la fois dangereuse et inadéquate, mais l’amiral avait décidé depuis longtemps qu’il persisterait dans cette mauvaise habitude tant qu’elle lui permettrait de prédire avec précision les actions et réactions de ces espèces. Jusque-là, le modèle avait parfaitement opéré, pourvu qu’il prît soin d’incorporer dans ses calculs un degré suffisant d’amoralité. Et, en l’occurrence, il se demandait ce qui était le plus remarquable : l’apparente conviction absolue des Kulavos de leur propre sincérité, ou la véhémence du mépris et de la rancœur qu’éprouvaient leurs collègues du Conseil pour leur monstrueuse hypocrisie. Dans un cas comme dans l’autre, il soupçonnait que la posture morale des Kulavos causerait finalement leur chute, encore que cette chute ne surviendrait pas à temps pour sauver l’humanité. Entre-temps, toutefois, les Kulavos se raccrochaient à la haute noblesse morale, entièrement verbale, de la pureté de leurs intentions et refusaient de porter un jugement précipité en quelque matière que ce fût, sauf, bien entendu, si leurs intérêts étaient directement menacés. Et, dans la mesure où leur statut de seuls survivants des espèces fondatrices conférait à leur ego collectif une gloire et une superbe avec laquelle les autres Galactiques eux-mêmes ne pouvaient pas rivaliser, ils avaient refusé avec condescendance de concéder qu’une entité aussi insignifiante que l’humanité pût représenter une menace pour eux. Les données accessibles aux analystes terriens laissaient entendre qu’ils avaient commencé à changer d’avis quelque deux ou trois siècles plus tôt, mais, à l’instar de tout Galactique qui se respecte, ils avaient décliné toute décision précipitée. Ils avaient en outre campé sur leur position morale traditionnelle ; et chercher des moyens de modifier cela sans perdre la face, conséquence inévitable d’un renoncement à leurs principes moraux autoproclamés, avait exigé pas moins de ces quelques siècles. Les Daerjeks étaient une autre paire de manches. Même aux yeux des autres Galactiques, c’étaient des conservateurs. De fait, Mugabi se demandait souvent comment ils avaient réussi à admettre une invention aussi radicale que la roue. Il n’était jamais réellement nécessaire de les interroger sur leur position relativement à une décision que devait prendre le Conseil, car cette position était toujours la même. Ils jetaient l’anathème sur toute modification de quelque ligne d’action que ce fût de la Fédération, et ils accueillaient avec joie tout prétexte à résister au changement. Ils n’éprouvaient pas spécialement le besoin, d’ailleurs, de se montrer cohérents dans leurs justifications, mais, ainsi qu’on pouvait le constater, l’entêtement des Kulavos à « soigneusement peser tous les aspects moraux » de chaque prise de position politique en faisait des partenaires naturels dans l’obstructionnisme. Hélas, cette obstruction ne semblait plus peser lorsqu’il s’agissait de décider du sort de l’humanité. « Nous pourrions toujours consentir à leur rendre les Romains, suggéra finalement Mugabi, d’un ton laissant entendre qu’il trouvait sa propre proposition détestable. Si c’est là le prétexte qu’ils invoquent, nous leur couperions l’herbe sous le pied en cédant. » Stevenson le fixa en arquant un sourcil, et l’amiral lourdement charpenté haussa les épaules. « Ça ne me plaît pas plus qu’à vous, Alex, ajouta-t-il, irascible. Mais c’est de la survie de l’espèce humaine qu’il s’agit. — La présidente en est parfaitement consciente. En fait, je crois que le cabinet a d’ores et déjà consenti, très sereinement, à ce que le vaisseau soit restitué aux Galactiques s’ils l’exigeaient. Mais vous savez aussi bien que moi ce qu’il arrivera aux Romains s’ils tombent entre leurs mains. — Bien sûr que je le sais. C’est bien pourquoi je n’apprécie pas plus que ça ma proposition. Mais l’exécution de quelques centaines de gens, qui tous auraient dû mourir depuis deux mille ans si les Galactiques n’étaient pas intervenus dans leur existence, devrait être regardée comme un prix à payer acceptable si elle peut sauver l’espèce humaine de l’extinction ! — Je n’en disconviens pas, affirma Stevenson en soupirant, avant de passer les doigts dans ses rares cheveux blonds. Et, si je n’ai pas siégé à ces réunions entre la présidente et son cabinet ou les membres les plus influents du Sénat, je suis bien certain qu’ils ont été assez honnêtes les uns envers les autres pour parvenir à cette conclusion. Enfer, les Romains eux-mêmes en acceptent la logique ! » Il se massa un instant le front à deux mains puis jeta un regard par le hublot au lieu de soutenir celui de Mugabi. « J’ignore si c’est par pur panache ou s’ils en admettent l’inéluctabilité, mais les chefs de ces Romains ont déjà consenti à ce qu’on les livre aux Galactiques si cette démarche empêchait une agression du système solaire. À la seule condition… (il arracha son regard à la glaçante beauté des étoiles pour le reporter sur le visage de Mugabi) qu’on les autorise à se suicider avant. » Mugabi poussa un nouveau grognement, cette fois comme s’il venait de recevoir un coup de poing dans le plexus solaire, puis il inspira profondément. « Ce qui m’incite à me sentir encore plus merdeux de l’avoir proposé, lâcha-t-il d’une voix rocailleuse. Mais qui souligne en même temps mon argument. Si haïssable que nous paraisse cette restitution, comment pourrions-nous jamais justifier notre refus de les leur remettre ? — Il me semble que l’espèce humaine en a jusque-là des Galactiques », déclara Stevenson au bout de quelques secondes, et ce fut au tour de Mugabi d’arquer un sourcil interrogateur. Son supérieur s’en aperçut et secoua les épaules. « Nous sommes au courant de l’existence de la Fédération depuis près d’un siècle, Quentin, fit-il remarquer. Il nous a fallu un bon bout de temps pour comprendre que les Galactiques contrecarraient nos tentatives d’expansion extrasolaire… ou même qu’ils existaient, d’ailleurs. Compte tenu des délais qu’exigent les voyages entre les étoiles, même avec l’impulsion phasique, il n’est guère surprenant que nous ne soyons pas tombés immédiatement sur elle. En fait, je l’admets bien à contrecœur, nous ne nous en serions peut-être jamais doutés si ces salauds ne s’étaient pas montrés assez arrogants et méprisants pour laisser transparaître leur véritable attitude. » Vous savez comme moi que l’opinion publique ne s’est pas franchement enflammée quand la nouvelle s’en est répandue, poursuivit-il en recourant à un euphémisme qui ne lui ressemblait guère. Et elle s’est montrée encore moins enthousiaste quand le Conseil a décidé que, dans notre cas particulier, notre version de l’impulsion phasique était par trop “grossière” et “primitive” pour justifier une invitation à y siéger. Et nous avons découvert ensuite qu’on nous maintenait en observation rapprochée depuis le milieu du dix-neuvième siècle, si bien que les gens s’en sont encore plus ulcérés. Au jour d’aujourd’hui, l’homme de la rue n’aimerait rien tant que de planter un bâton dans l’œil de la toute-puissante Fédération. — Je m’en rends compte, répondit Mugabi. Mais est-ce à dire que votre “homme de la rue” serait si courroucé qu’il préférerait se faire tuer – avec femme et enfants – plutôt que de céder aux exigences des Galactiques ? C’est cela que vous cherchez à me dire ? — Tel n’est pas mon propos. D’un autre côté, je ne sais pas si la plupart des gens se doutent véritablement de l’inflexible cruauté de la Fédération, ni d’ailleurs du fait que sa technologie et ses moyens dépassent de loin tout ce que nous pourrions imaginer, déclara Stevenson. J’ai tendance à croire que ceux-là mêmes qui admettent intellectuellement la vanité de toute résistance ouverte ne l’ont pas intégrée émotionnellement. Vous et moi… (il joignit le geste à la parole) nous sommes bien mieux informés que tous les civils, y compris, m’arrive-t-il parfois de penser, les sénateurs. Mais je dois vous dire, Quentin, qu’il y a eu des moments où mes propres émotions ne m’ont tout bonnement pas permis d’accepter que l’extinction de notre espèce soit au bout du tunnel. Je n’en sais rien. Peut-être sommes-nous génétiquement incapables de l’admettre. Peut-être qu’il existe en nous un “impératif de survie” destiné à nous maintenir debout, et à continuer de le faire même quand notre cerveau nous dit que c’est peine perdue. Le cheval apprendra peut-être à chanter, après tout. » Mugabi se surprit lui-même à éclater d’un rire âpre en réponse à cette dernière saillie, et Stevenson lui décocha un petit sourire en coin. « Ce que j’essaie de vous expliquer, ce n’est pas que, si la présidente livrait les Romains aux Galactiques, l’électorat ne comprendrait pas les circonstances qui lui ont forcé la main. Mais, même si les électeurs les comprenaient, ça ne leur plairait pas, de sorte que la présidente et ses tenants devraient probablement en payer politiquement le prix lors de la prochaine saison électorale… pourvu toutefois qu’il y en ait une. » En même temps, cela dit, je connais assez bien la présidente – et vous aussi, me semble-t-il, même si je me rends compte que vous n’avez pas eu directement affaire à elle aussi souvent que moi – pour savoir avec certitude qu’elle foncera bille en tête et choisira la ligne de conduite qui lui semblera la plus juste et appropriée, même s’il s’agit d’une soumission absolue à l’ultimatum des Galactiques. Malheureusement, tout ce que le SRS a été capable de découvrir laisse à penser qu’il ne lui sera pas possible de leur donner ce qu’ils veulent, si âprement qu’elle s’y efforce. — Quoi ? » Mugabi semblait interdit. « Je croyais vous avoir entendu dire qu’ils exigeraient la restitution du vaisseau et de son équipage. Donc… — C’est très exactement ce que j’ai dit, confirma Stevenson. Le hic, c’est que, d’après nos informateurs, les membres du Conseil ont décidé entre eux, quoi qu’il se dise publiquement, que tout ce que nous pourrions leur accorder ne suffirait pas. » Il soupira et Mugabi le dévisagea. « Allons, Quentin ! Nous sommes, vous et moi, dans une bien meilleure position que quiconque pour pressentir ce qui va se passer. Cette requête n’est qu’un prétexte à ce qu’ils comptent faire par la suite. Si nous y accédons, telle qu’elle a été formulée au début, ils se contenteront de tergiverser et d’y ajouter sans cesse d’autres exigences jusqu’à ce qu’ils trouvent enfin quelque chose que nous ne pourrons pas matériellement leur fournir. Et, là, ils nous enverront leur Spatiale. — Je vois. » Mugabi se pinça l’arête du nez et ses épaules s’affaissèrent. « Je répugne à vous l’avouer, Alex, reprit-il d’une voix empreinte d’une indicible lassitude, mais il serait peut-être temps de baisser pavillon. Je ne sais pas trop si je tiens à vivre assez longtemps pour voir ça, mais l’heure est peut-être venue d’envisager officiellement un statut de protectorat. Au moins resterait-il encore des êtres humains dans l’univers, même si ce ne sont que des esclaves. — Vous croyez-vous réellement le premier à y songer ? s’enquit doucement Stevenson avant de secouer la tête. Nous préférerions tous agir en Churchill plutôt qu’en Pétain, Quentin. Mais un chef d’État a des responsabilités. La présidente a prêté serment de défendre l’Union solarienne contre tous ses ennemis, intérieurs ou extérieurs, mais, quand la seule alternative est la reddition ou la destruction, il est de son devoir d’accorder la préséance à la préservation de la vie sur cette planète plutôt qu’à un geste de défi grandiloquent. — Sont-ils à ce point déterminés ? » La voix de Mugabi n’était pas moins douce que celle de Stevenson, et il fit la grimace quand l’autre hocha la tête. « Je savais qu’ils cherchaient à éradiquer la menace que nous représentons à leurs yeux. Et aussi qu’ils n’hésiteraient pas à nous exterminer, sans même un battement de cils, pour arriver à leurs fins. Mais ça relève, j’imagine, de mon incapacité à accepter émotionnellement qu’il n’existe aucune échappatoire à l’extinction. Une partie de moi-même a toujours cru, même au beau milieu de ces simulations stratégiques qui ont amplement démontré que nous ne tiendrions pas le choc militairement, que, si nous serrions les dents et nous présentions à eux en rampant, ils nous laisseraient au moins survivre en esclavage. — J’ai bien peur que non. » Stevenson soupira de nouveau. « Nous leur avons visiblement fait peur, bien plus que nous ne l’imaginions. Et, à mon avis, il ne s’agit plus seulement de nous. Ils craignent que notre exemple ne devienne contagieux. Nous serions sans doute pour eux un précieux atout, mais, de leur point de vue, notre seule existence menace à jamais leur stabilité et ils ont décidé de nous éliminer une bonne fois pour toutes. D’autant que notre extermination sera également un avertissement adressé aux autres races protégées que nous avons peut-être déjà contaminées. — Il n’y a donc pas d’issue, lâcha Mugabi à voix basse. — Aucune, convint Stevenson. — Combien de temps nous reste-t-il ? — Difficile à dire. Notre information est arrivée par un courrier ostowii. » Stevenson s’accorda une pause et Mugabi hocha impatiemment la tête. Les Ostowiis étaient une des plus anciennes espèces réduites en servitude par la Fédération, et ils faisaient souvent office de superviseurs et de surveillants pour celles qui siégeaient au Conseil. Mais, en dépit des privilèges que leur conférait cette position, la haine qu’ils éprouvaient pour leurs maîtres n’était en rien moins ancrée que celle des autres espèces asservies. Ils étaient très vite devenus l’une des meilleures sources d’information de l’humanité. « Le courrier était un de leurs transgenres et il n’appartenait ni à l’armée ni aux services diplomatiques. C’était un mercanti indépendant et il était simplement de passage entre deux missions. Un supérieur de son clan a décidé que nous devions en être informés et s’est servi de lui pour nous transmettre cette mise en garde, mais son vaisseau ne peut pas avoir plus d’un ou deux mois d’avance sur les instructions officielles destinées à Lach’heranu. Et nous savons tous les deux comment elle réagira en les recevant. » Mugabi opina de nouveau, lugubrement cette fois. Lach’heranu était une Saernaï, et, depuis le tout début, les Saernaïs militaient pour une réponse plus… proactive à la menace posée par l’humanité à la stabilité galactique. L’annonce de son affectation au commandement de l’« escadre d’observation » de la Fédération dans le système solaire avait été de mauvais augure. Compte tenu de ce que Stevenson venait de lui apprendre, c’était, rétrospectivement, un signe encore plus défavorable que ne l’avait imaginé l’amiral. « Il semble donc que nous soyons fichus quoi que nous fassions, poursuivit Stevenson d’une voix égale. J’ignore si notre présidente prendra les devants et proposera officiellement notre capitulation, mais qu’elle s’en abstint ne me surprendrait pas. S’il ne sert à rien de se rendre, et si ces salauds envisagent réellement de nous exterminer… à l’exception, peut-être, d’un petit vivier destiné à la reproduction sur quelque planète primitive où il pourra être amené sans à-coups à une docilité tolérable… alors autant tomber au champ d’honneur. — Je n’en disconviens pas, avoua Mugabi. Mais, j’espère qu’elle s’en rend compte, ça reviendra uniquement à écumer et ruer des quatre fers sur le chemin de la potence. Mes gens feront tout ce qui est humainement possible, mais je doute que nous puissions leur infliger quelque dommage que ce soit, à part égratigner leur peinture. Si du moins nous y parvenons. — Oh, elle en est consciente, affirma Stevenson avec un sourire morose. Mais, puisque nous sommes morts de toute façon, mourons debout plutôt qu’à genoux. Qui sait ? Nous pourrions jouer de bonheur et égratigner cette peinture. Et, même si nous n’y arrivons pas… (il haussa les épaules) peut-être, peut-être, servirons-nous d’exemple et allumerons-nous l’étincelle qui, un jour, quelque part, incitera un autre misérable troupeau d’esclaves à se dresser sur ses pattes de derrière pour sauter à la jugulaire du Conseil. » Alex Stevenson aurait sans doute perdu son pari, songeait Quentin Mugabi, encore qu’il se sentit trop las et écrasé de désespoir pour en éprouver de la satisfaction. Les Kulavos répugnaient manifestement, encore aujourd’hui, à recourir à une realpolitik aussi impitoyable, et la missive diplomatique du Conseil de la Fédération présentait toutes les marques distinctives d’un ultimatum classique… hormis la spécification des conséquences exactes qu’entraînerait son rejet. De fait, par sa prétention à la rectitude morale dont se gargarisaient ses auteurs, elle était parfaitement typique de la méthode pateline des Kulavos. Il en émanait une sorte d’onctuosité doucereuse et, si l’amiral Lach’heranu et Mugabi partageaient quelque chose, c’était probablement, il l’aurait juré, le mépris qu’ils éprouvaient tous les deux pour les conseillers qui l’avaient rédigée. Bon, évidemment, pour des raisons très différentes. « … et, donc, amiral Lach’heranu, déclarait la présidente Sarah Dresner sur l’écran géant, je reste persuadée que nous pourrions parvenir à résoudre pacifiquement la malencontreuse situation présente si le Conseil était informé de notre empressement à adopter son point de vue et à satisfaire dans la mesure du possible à ses exigences. » L’écran du vaisseau amiral SNS Terra était normalement le principal répétiteur des plans de combat du CIC. Pour le moment, toutefois, il était configuré pour la communication et, au cours des sept dernières heures, il avait affiché les images fractionnées de Dresner et de Lach’heranu afin que Mugabi, en sa qualité de commandant en chef de la Spatiale solarienne, demeurât informé de la progression des négociations. Lach’heranu n’avait élevé aucune objection à son inclusion dans le circuit, ce en quoi Mugabi, pour sa part, avait vu un très mauvais signe. Les Saernaïs se formalisaient d’ordinaire de tout accroc au protocole, surtout lorsqu’il s’agissait de préserver leur dignité face à des primitifs. Que Lach’heranu parût se contreficher de voir un sous-fifre aussi insignifiant qu’un amiral assister à ses débats diplomatiques avec un chef d’État (fût-il humain) laissait entendre qu’elle avait bien autre chose en tête. « Je crains de ne pouvoir partager votre assurance à cet égard, madame la présidente », répondit Lach’heranu au bout d’un moment. Le logiciel des Galactiques chargé de la traduction adoptait cette voix flûtée, atone et vaguement ridicule qu’il affectait toujours pour les Saernaïs. Mugabi était habitué à ce que la traduction en anglais de l’interprète ne corresponde jamais aux mouvements de celle des deux bouches de Lach’heranu servant à la locution, mais, d’habitude, il trouvait l’asynchronisme plutôt amusant. Aujourd’hui, la situation n’avait strictement rien d’amusant. « Le comportement de votre espèce a été éminemment regrettable et obstructionniste au cours de vos dernières générations », poursuivit Lach’heranu en dressant ses oreilles de renard, tandis que ses trois yeux, aussi noirs que l’espace, fixaient gravement l’écran de son propre communicateur. Elle leva la main et lissa sa fourrure pourpre pelucheuse, et Mugabi regretta pour la énième fois d’être incapable de déchiffrer les expressions du visage des représentants de son espèce. « La Fédération a toujours tenté, depuis ses premiers contacts avec votre espèce, de trouver les moyens de l’intégrer harmonieusement dans la société des espèces civilisées, ajouta la Saernaï à l’intention de la présidente. En concordance avec la responsabilité qui échoit aux espèces plus anciennes et avancées d’aider celles qui, encore plongées dans la barbarie, n’ont pas encore opéré la transition vers la véritable civilisation, nous vous avons accordé jusque-là toute la considération possible. Pourtant, en dépit de tous nos efforts, plusieurs générations de vos leaders politiques ont refusé avec constance de faire ne serait-ce que la moitié du chemin jusqu’à nous. Si nous reconnaissons volontiers qu’il est difficile à une espèce aussi jeune d’apprendre la sagesse, il n’en demeure pas moins que les réactions négatives de tant de vos dirigeants successifs traduisent clairement que l’arrogance intransigeante est une tare inhérente à votre espèce, non pas une qualité qui aurait pu servir à son éducation. En conséquence, je crains qu’il ne nous soit plus possible de nous illusionner davantage sur un éventuel changement positif de l’humanité. » Mugabi entendit quelqu’un de son état-major étouffer un juron, mais il ne tourna pas la tête pour tenter de le repérer. Peu importait, au demeurant, et, même si cela avait eu quelque importance, il souscrivait entièrement. Il y avait, à être contraint d’écouter des propos d’une aussi écœurante hypocrisie de la part d’une créature dont on savait qu’elle comptait exterminer l’espèce humaine quelle que fût l’issue des négociations, quelque chose de particulièrement abject. Il se demanda si Lach’heranu s’amusait autant qu’il en avait l’impression. Difficile de dire exactement ce que les Galactiques trouvaient amusant, mais, à ce qu’il avait vu de Lach’heranu et des Saernaïs en général, le spectacle de la présidente Dresner en train de ramper devait lui sembler désopilant. Si la présidente le soupçonnait, elle ne le trahissait par aucun signe, ni dans sa voix ni dans son expression. Elle était consciente de jouer une partie perdue d’avance, dont les règles avaient été fixées de manière à lui interdire inéluctablement de la gagner. Pourtant, elle ne pouvait pas se permettre de partir de ce postulat. Ou, plutôt, il était de son devoir de s’assurer définitivement qu’elle n’avait négligé aucune possibilité, si infime fût-elle, de sauver l’humanité. « Selon les critères de la Fédération, l’espèce humaine est effectivement très jeune, déclara-t-elle avec componction. Un grand nombre des difficultés qui se sont élevées entre la Fédération et l’Union solarienne proviennent indubitablement de cette disparité d’âge et d’expérience. Cependant, en dernière analyse, nous avons toujours reconnu la légitimité des revendications territoriales antérieures de la Fédération, ainsi que son indéniable suprématie de première puissance interstellaire. Nos seuls différends ont porté sur des questions que nous regardions comme des problèmes internes à notre système stellaire et à notre organisation politique. Nous n’avons jamais tenté de nous imposer à la Fédération hors de nos frontières, ni d’empiéter sur un territoire déjà revendiqué par elle ou une de ses espèces membres. » Sans doute notre entêtement à vouloir préserver notre indépendance vis-à-vis de la Fédération a-t-il été mal interprété. Comme le fait remarquer la missive du Conseil, cette vision du monde est probablement typique des espèces jeunes et barbares. Si tel est le cas, il serait peut-être temps pour nous de la reléguer au grenier avec les autres jouets de l’enfance. Je ne dis pas qu’il ne nous sera pas difficile de renoncer à ce jouet précis, d’autant que nous nous y sommes si longtemps cramponnés. Pourtant nous ne sommes pas fous, amiral, si stupides que nous puissions parfois vous paraître. Nous sommes fiers de notre Spatiale et des hommes et femmes qui y servent, mais la seule escadre à laquelle vous commandez la surpasse totalement. Aussi, si pénible que nous soit la perspective de renoncer à nos joujoux, nous ne nourrissons aucune illusion sur la capacité de la Fédération à nous y contraindre. Et, la survie étant toujours préférable à l’autre branche de l’alternative, j’ai été habilitée par le Sénat à désigner dans l’immédiat une commission de délégués qui pourraient être dépêchés dans la capitale de la Fédération pour y rencontrer le Conseil ou ses représentants, afin d’y entreprendre sur-le-champ des discussions irrévocables portant sur la manière la plus fluide et expéditive d’intégrer notre espèce et notre système stellaire dans la Fédération. » Quelqu’un – peut-être le même officier qui avait blasphémé – inspira bruyamment derrière Mugabi, mais le visage de l’amiral ne broncha pas d’un iota quand il entendit sa présidente consentir à ce qui revenait à une reddition sans condition de l’humanité. Il l’avait vu venir. Dans la même mesure, chaque officier présent sur le pont de commandement du Terra avait dû le comprendre. C’était inéluctable, compte tenu de l’incroyable puissance de feu des trente-quatre supercuirassés rassemblés autour du vaisseau amiral de Lach’heranu. La Saernaï fixa l’image de la présidente plusieurs secondes puis tendit la main pour appuyer sur un petit bouton de l’accoudoir de son fauteuil de commandement. « Les enregistreurs ne sont plus activés, apprit-elle à Dresner de sa voix artificielle à l’exaspérante impavidité. — Puis-je vous demander pour quelle raison ? s’enquit très prudemment la présidente. — Parce qu’il ne sert à rien de poursuivre plus longtemps cette farce, répondit Lach’heranu. Il est impossible à votre espèce d’intégrer la Fédération. Cette seule idée est une insulte aux espèces – protégées ou membres pléniers – qui en font déjà partie. Les humains sont arrogants, querelleurs, chaotiques, bornés, barbares, ingrats et stupides. Si l’on permettait à votre espèce de contaminer la Fédération, elle polluerait et finirait par anéantir la plus grande et la plus stable civilisation de toute l’histoire de la Galaxie. On ne peut pas le permettre et on ne le permettra pas. — Vous n’aviez donc aucunement l’intention de chercher une solution négociée ? répondit platement Dresner. — Bien sûr que non, confirma Lach’heranu. Il était tout simplement capital de notre part de montrer jusqu’à quel point nous nous étions efforcés de résoudre pacifiquement le problème de l’intolérable menace que vous représentez pour la véritable civilisation. — Pourquoi ? demanda Dresner à brûle-pourpoint. — Parce que nous sommes les représentants des espèces réellement avancées et civilisées, déclara Lach’heranu sans aucune trace d’ironie. À ce titre, nous devons à la postérité la preuve tangible que nous n’avions pas d’autre choix que de procéder une bonne fois pour toutes à la résolution du problème posé par l’humanité. — Vous voulez sans doute dire que vous aviez besoin d’apporter de l’eau au moulin de votre propagande, afin de pouvoir mentir à vos autres esclaves – et à vous-mêmes – quand vous vous y sentirez prêts, rétorqua sèchement Dresner. — Remarque typique de l’arrogance humaine, affirma Lach’heranu. Seul un humain irait s’imaginer que votre insignifiant système stellaire vaut que des espèces civilisées éprouvent le besoin de mentir sur les raisons de sa liquidation. Ce qui importe, en revanche, c’est que nos archives contiennent la preuve de la rectitude de notre conduite, afin que nos successeurs au Conseil puissent en tirer les conclusions appropriées et se référer aux précédents corrects si d’aventure la même situation se reproduisait, et nous avons désormais enregistré assez de matériel pour remplir cet objectif. — Assez, en d’autres termes, pour le censurer à votre guise afin de réécrire l’histoire pour justifier vos actes ! — Encore une fois, ce comportement ne fait que souligner la sempiternelle inclination de votre espèce à se croire beaucoup plus importante qu’elle ne l’est, et démontrer à quel point il est essentiel d’exercer un contrôle adéquat sur le matériel d’archivé relatant cet incident. Il serait malencontreux qu’un futur membre du Conseil fût exposé aux radotages de la “philosophie” humaine et à sa pathétique tendance à “l’autodétermination”, tant et si bien qu’à force de confusion il finirait par ne plus reconnaître l’inéluctabilité de nos décisions politiques. Il ne sert plus à rien, toutefois, de poursuivre cette négociation, et aucun être réellement avancé ne trouverait une justification à sa prolongation. En ma qualité d’individu civilisé, je regrette sans doute les circonstances qui me contraignent à exterminer votre espèce, et je me propose donc de faire preuve d’autant de miséricorde que me le permettra la situation en agissant promptement au lieu de faire durer le processus. Que vous ordonniez tout simplement à vos vaisseaux de désactiver leurs boucliers me faciliterait singulièrement la tâche. — Je ne crois pas, non. » La voix de Dresner était aussi coupante que de la glace. « Même vous n’êtes sûrement pas assez stupide pour vous imaginer que votre résistance pourrait influer sur le dénouement, laissa tomber Lach’heranu. — Sans doute pas, concéda la présidente de l’humanité à l’exécutrice de son espèce. Mais j’espère que vous nous pardonnerez d’essayer. — Je n’ai aucunement l’intention de rien vous pardonner, répondit la voix flûtée et atone de Lach’heranu. J’exige seulement que vous mouriez. » « Aux postes de combat ! » Sans doute l’ordre le plus futile qu’ait jamais donné Quentin Mugabi. Toute la Spatiale solarienne était aux postes de combat depuis près de dix heures, mais les sirènes d’alarme mugirent dans tous les vaisseaux, et l’écran où s’affichaient un instant plus tôt la présidente Dresner et l’amiral Lach’heranu bascula aussitôt sur la fonction normale pour laquelle il était conçu. Le regard de Mugabi était braqué sur le visuel du répétiteur, où les codes de données et les barres d’outils qu’y projetait le Centre d’opération de combat clignotaient et se succédaient. Contrairement à lui, Lach’heranu n’avait pas pris la peine d’aligner tous ses vaisseaux en formation de combat pendant les négociations. Le besoin ne s’en était sans doute pas fait sentir… face à un adversaire aussi insignifiant et méprisable. Elle avait pris la précaution de les poster bien au-delà de leur propre portée d’engagement, et davantage encore de celle des armes que détenait Mugabi, mais elle avait manifestement l’intention d’y mettre le holà. Pendant qu’il observait, ses propulseurs réservés à l’espace conventionnel entreprirent de s’aligner, ses systèmes offensifs et défensifs s’activèrent et trente-cinq supercuirassés du modèle auquel le SRS avait attribué le nom de code de classe Ogre (des monstres de forme ovoïde mesurant un peu plus de quinze kilomètres de long) commencèrent d’accélérer vers les trois cents Pygmées de la flotte solarienne. La force de frappe de chacun était supérieure à celle de toute sa flotte, Mugabi en était conscient, et ils étaient escortés de plus de trente croiseurs de classe Stiletto. La dernière bataille de l’humanité allait sans doute être aussi l’une des plus brèves, songea-t-il amèrement. « Exécutez Alpha Un ! » Les accusés de réception lui parvinrent et, à mesure que se modifiait la formation de sa flotte, il éprouva pour ces hommes et ces femmes placés sous son commandement un indescriptible élan de fierté douce-amère. Elle avait adopté aussi promptement que proprement un nouvel alignement… un peu comme si les équipages humains de ces vaisseaux ignoraient que toute résistance était vaine. C’était une formation bien peu orthodoxe : une colonne de vaisseaux stellaires pareille à la hampe élancée d’un immense javelot et menée par deux douzaines des plus massifs vaisseaux de Mugabi. Ceux-là bloquaient assurément le tir de leurs consorts, ce qui aurait dû être inacceptable. Mais Mugabi ne se faisait aucune illusion sur sa capacité à livrer une « bataille », aussi avait-il donné à ses vaisseaux une disposition ne visant qu’un unique objectif. Toute formation conventionnelle serait automatiquement vouée à la destruction avant même d’avoir pu tirer le premier coup de feu, mais celle-là avait le mérite d’abriter la plus grosse masse de ses unités derrière les cuirassés de tête. Aucun de ces cuirassés ne survivrait à plus d’un ou deux tirs – trois au grand maximum – des armes des Galactiques, mais, si le reste de la flotte réussissait à se rapprocher assez vite de l’ennemi pendant qu’ils essuieraient ces frappes mortelles, un ou deux de leurs confrères tiendraient peut-être assez longtemps pour parvenir à portée de tir et faire mouche au moins une fois. Ce n’était pas grand-chose, mais c’était tout ce que Mugabi pouvait offrir à ses hommes, à sa planète mère et à son espèce, et, quand la Spatiale solarienne se lança dans sa course à la mort, il s’efforça de retenir les larmes que lui inspirait le vaillant sacrifice de son personnel. « L’ennemi a verrouillé sur nous, annonça la Surveillance, et Mugabi serra les dents. Entrons à portée de tir des missiles ennemis dans sept minutes, poursuivit l’officier d’une voix entrecoupée trahissant un désespoir que seul endiguait son professionnalisme. Seize minutes avant qu’ils n’arrivent à portée des nôtres. » Mugabi ne quitta même pas l’écran des yeux. Il serait tout aussi vain de donner acte de ce rapport que de feindre de croire que sa flotte pourrait survivre à neuf minutes d’un tir de barrage de trois douzaines d’Ogres. Il regardait le compte à rebours de l’engagement défiler vertigineusement sur l’écran principal quand, à sa plus grande surprise, il se rendit compte qu’au lieu de se crisper ses muscles se détendaient à l’approche du zéro. Peut-être le soulagement, se persuada calmement un recoin de son cerveau. À l’idée que tous ses hommes et lui allaient mourir et n’auraient donc pas à assister à l’anéantissement de la planète qu’ils avaient juré de défendre. « Entrons à portée de tir des missiles ennemis dans deux min… » L’officier de surveillance s’interrompit au beau milieu de sa phrase, en même temps que l’image changeait brusquement sur l’écran. Mugabi écarquilla les yeux d’ébahissement en voyant s’afficher les invraisemblables icônes. La technologie furtive des Galactiques était monstrueusement supérieure à tout ce que les humains avaient jamais mis au point. Le SRS en était informé, savait que c’était précisément grâce à elle que la Fédération avait pu truffer le système solaire de postes d’écoute et d’espions cybernétiques pendant au moins soixante-dix ans, avant que l’espèce humaine n’en eût seulement pris vaguement conscience. Mais Lach’heranu ne s’était pas embarrassée de furtivité. À quoi bon, contre des scanners aussi primitifs et rudimentaires que ceux de la Spatiale ? C’eût été inutile. Mais il crevait désormais les yeux, pour ainsi dire, que « quelqu’un » dans l’univers détenait une technologie furtive encore supérieure à celle de la Fédération. C’était la seule explication possible au fait que neuf vaisseaux de guerre inconnus avaient pu se frayer un chemin jusqu’à portée de tir de l’escadre de Lach’heranu sans se faire détecter. Et détectés, ils ne l’avaient certainement pas été. C’était devenu flagrant dès qu’ils avaient ouvert le feu, car les supercuirassés de la Fédération avaient été pris de court. Tous leurs systèmes défensifs et leurs senseurs étaient braqués sur leurs méprisables proies humaines, et leurs contre-mesures furent tardives, faibles et inefficaces quand les premiers missiles inconnus les frappèrent par le travers. Et ils sont rapides, ces missiles, songea Mugabi, l’esprit engourdi. La vélocité maximale de ceux de la Spatiale était de 0,6 c, et ça n’avait été rendu possible que parce que le SRS avait réussi à dérober les plans de leurs propulseurs dans les archives obsolètes de la Fédération. Les missiles actuels des Galactiques, dont la conception ne remontait qu’à douze cents ans, atteignaient une vélocité maximale de soixante-quinze pour cent de celle de la lumière. Mais ceux qui s’écrasaient à présent sur les boucliers des supercuirassés de Lach’heranu se déplaçaient à plus de 0,9 c, et, même de son poste d’observation, Mugabi se rendait compte qu’ils étaient équipés de systèmes de propulsion en avance d’au moins deux ou trois générations sur tout ce qu’offrait l’arsenal de la Fédération. « Qui diable sont… ? » La discipline seule coupa court à cette exclamation incrédule, mais Mugabi n’en prit même pas conscience tant il fixait avec intensité les effroyables, éblouissants soleils d’antimatière des ogives qui lacéraient et déchiquetaient les boucliers de Lach’heranu. Les chiffres rapportés pour ces explosions étaient beaucoup plus élevés qu’ils n’auraient dû l’être – bien plus que ceux qu’auraient produits les armes des Galactiques – et les boucliers de leurs cibles s’enflammaient et fondaient comme du fer-blanc sous leur fureur. Mais, même s’il avait pris note de l’éclat bien peu professionnel de son subordonné, Mugabi ne l’en aurait certainement pas blâmé, car il résumait à la perfection ses propres sentiments. Qui diable étaient ces gens ? D’où diable venaient-ils ? Et… « Votre attention, amiral Mugabi ! » Mugabi n’aurait guère pu écarquiller davantage les yeux, mais ces mêmes yeux faillirent devenir vitreux quand il entendit sonner dans son oreillette cette voix inconnue s’exprimant en anglais avec un accent qu’il n’avait encore jamais entendu. La seule explication plausible, c’était que les inconnus avaient investi le réseau de communications du Terra en outrepassant une bonne douzaine de niveaux de cryptage et de murs pare-feu, sécurité qui aurait retardé une IA des Galactiques pendant au moins quinze minutes. « Rompez, amiral Mugabi ! ordonna la voix dans son oreille. Laissez-les-nous ! » Au même instant, une autre salve de ces terrifiants missiles s’écrasait contre les bâtiments de Lach’heranu ; et la Spatiale assista, incrédule, à un événement dont aucun œil de mortel n’avait été témoin en plus de soixante-deux millénaires. Un supercuirassé de la Fédération explosa. Une seconde plus tôt, il était bel et bien présent, vaisseau de guerre de plus d’un milliard de tonneaux avec son équipage de plus de trois mille matelots. Et, l’instant suivant, ce n’était plus qu’une boule de plasma en expansion, tandis qu’un beuglement de joie féroce montait des officiers sur le pont du Terra. La voix de Mugabi s’était jointe à ce concert, mais il secoua ensuite la tête comme un boxeur sonné et s’arracha à l’exultation qui bouillonnait en lui. Sa flotte ne se trouvait plus qu’à quelques minutes de l’enveloppe d’engagement des vaisseaux de la Fédération, et, s’il y avait une chose au monde qu’il savait, c’était que ses vaisseaux n’avaient rigoureusement rien à faire entre ces deux Léviathans en furie. « À toutes les unités ! Exécutez la trajectoire d’évitement Écho Neuf ! Je répète ! Exécutez immédiatement Écho Neuf ! » aboya-t-il. Les accusés de réception affluèrent, les officiers chargés des manœuvres se libérèrent de la fascination hypnotique qu’exerçaient sur eux leurs écrans tactiques et la flotte de Mugabi rompit la charge fatale qu’elle avait entreprise quelques minutes plus tôt. Une partie du cerveau de l’amiral surveillait la frénétique manœuvre d’évitement, mais presque distraitement, car il n’arrivait pas à arracher son regard de l’écran sur lequel les assaillants, inférieurs en nombre, s’acharnaient sur la flotte de Lach’heranu comme autant de démons voraces. Jamais il n’aurait imaginé pareil spectacle. Ces bâtiments n’étaient pas des vaisseaux de guerre, mais quelque chose d’entièrement différent, qui hissait la puissance de feu à un niveau inouï. Et son incrédulité croissait à mesure que ses senseurs collectaient des données de plus en plus nombreuses. Les nouveaux venus n’étaient que neuf contre trente-cinq Ogres, et chacun (pas seulement la Fédération mais aussi le SRS) savait que les vaisseaux de classe Ogre étaient les plus puissants jamais conçus. Ils étaient invincibles. Rien n’avait jamais été capable de tenir devant l’un d’entre eux. Mais ces inconnus ne « tenaient » pas devant eux ; ils les déchiquetaient littéralement. Les estimations du CIC se déroulaient sur un côté de l’écran de Mugabi, et toutes ses années d’expérience au service de la Spatiale lui soufflaient avec insistance qu’elles ne pouvaient qu’être erronées. Chacun de ces neuf vaisseaux était une fois et demie plus grand qu’un bâtiment de classe Ogre. Une fois et demie. Et, en dépit de leur taille, ils étaient plus rapides d’au moins vingt-cinq pour cent et beaucoup plus maniables. Plus absurde encore, maintenant qu’ils avaient émergé de l’invisibilité que leur conférait cette technologie furtive, invraisemblablement efficace, qui avait masqué leur approche, leur puissance de feu et leur signature énergétique donnaient à penser qu’ils étaient au moins six fois plus puissants, tonneau pour tonneau, que tout ce qu’avait jamais construit la Fédération. C’était tout bonnement impossible, mais ces neuf bâtiments semblaient surclasser l’entière escadre de Lach’heranu, en termes de supériorité numérique, dans un rapport de plus de deux contre un. Ce fut une bataille atroce, haineuse et brève. Qui ne dura sans doute que quelques instants de plus que ce qu’avait prévu Lach’heranu… mais avec une tout autre issue. Même lors d’un combat régulier, flotte contre flotte, dont les deux camps seraient prévenus, l’escadre de la Fédération aurait été anéantie. Mais, pris par surprise dans l’espace profond, ce qui équivalait à une embuscade à bout portant, Lach’heranu et ses bâtiments n’avaient aucune chance. Deux des assaillants inconnus étaient légèrement endommagés ; aucun des supercuirassés de Lach’heranu n’avait survécu à l’engagement. Une petite poignée de ses croiseurs tentèrent de rompre le combat pour fuir, mais trois des nouveaux venus bondirent à leurs trousses, les rattrapèrent avec une facilité déconcertante et les vaporisèrent bien avant qu’ils n’eussent atteint les confins du système solaire et ne fussent passés en propulsion supraluminique. Mugabi ignorait si Lach’heranu ou un autre de ses commandants de vaisseau avait cherché à se rendre, mais, si tel avait été le cas, personne de l’autre bord n’avait paru désireux de leur en laisser le loisir. La Spatiale solarienne flottait dans le vide de l’espace, spectatrice abasourdie d’un carnage ridiculisant tous les combats qu’elle avait pu imaginer, et Mugabi savait que tous les hommes présents sur chacun de ses vaisseaux se posaient exactement la même question. Et, sur ce, le répétiteur se reconfigura à nouveau en écran de communication, sans aucune intervention de l’équipage du Terra, tandis que s’y affichait le visage d’un extraterrestre à la morphologie de saurien. Mugabi sentit à nouveau sa mâchoire s’affaisser en reconnaissant ce visage ou, tout du moins, l’espèce à laquelle appartenait son propriétaire. Autant qu’il le sût, aucun homme n’avait réussi jusque-là à communiquer avec ceux que la Fédération appelait les Ternauis, mais le SRS était parfaitement informé de leur existence. Chacun savait que les Ternauis étaient les plus loyaux et les plus fiables gardes du corps dont pouvaient rêver les Galactiques. Les xénologues étaient parvenus à la conclusion qu’ils étaient télépathes et que la Fédération avait inventé une technique permettant de les « programmer » pour obtenir d’eux leur loyauté et leur complète docilité. Vrai ou faux, l’humanité avait amplement eu la preuve de l’efficience d’un garde du corps ternaui, et que leur espèce fût muette restait indubitable. Ce qui n’en rendit que plus invraisemblable (au moins autant que ce qui s’était passé au cours de la dernière demi-heure) ce qui se produisit aussitôt après. « Bonjour, amiral Mugabi », dit le Ternaui. Sa bouche (Mugabi crut reconnaître en lui l’un de leurs « neutres ») ne s’activait nullement, mais sa voix, manifestement artificielle, était aussi mélodieuse et expressive que celle d’un humain, et ses yeux argentés d’une étrange beauté, aux pupilles verticales d’un noir d’encre, plongeaient droit dans les siens. « Veuillez nous pardonner la brutalité de notre intervention… ainsi que notre irruption si soudaine, mais nous étions dans l’impossibilité de vous prévenir plus tôt de notre présence. Nous sommes conscients que ce qui vient de se produire peut vous paraître extrêmement déconcertant, mais pas, nous l’espérons, inopportun. » Pour un représentant d’une espèce réputée privée de l’usage de la parole, le Ternaui semblait manier très talentueusement l’euphémisme, se dit Mugabi. « Je m’adresse à vous en tant que Grand Chancelier de l’Empire d’Avalon, poursuivit l’extraterrestre écailleux. Et c’est à ce titre que je vous invite à bord de notre vaisseau amiral afin d’y rencontrer l’empereur, qui vous expliquera ce qui nous amène ici aujourd’hui. » XII Quentin Mugabi n’aurait jamais imaginé un pareil vaisseau de guerre. À la différence des bâtiments de la Fédération en forme d’ovoïde aplati, celui-là était une sphère parfaite de près de vingt-cinq kilomètres de diamètre, évoquant davantage une lune qu’un astronef. Pendant que sa navette s’en approchait, il avait entrevu sur toute sa surface des dômes, des nacelles et des niches abritant des armes, mais les seules dimensions de ce Léviathan l’avaient empêché de réellement admettre et reconnaître la nature titanesque de ces équipements, aussi élevés et accidentés que des chaînes de montagnes. Ce n’est que lorsque sa navette longea le flanc d’un coffrage de propulseur plus gros, à une distance d’à peine cinq cents mètres, qu’un croiseur lourd de la Spatiale, qu’il prit enfin conscience de l’énormité du vaisseau. Pourtant, sa taille était encore la moindre des extravagances que son cerveau ébranlé était contraint d’affronter. Il était assez honnête avec lui-même pour s’avouer qu’il devait être encore plus ou moins en état de choc, consécutivement à la destruction incroyablement violente et rapide de l’escadre de Lach’heranu. Sans rien dire de sa stupéfaction à l’idée que tous les vaisseaux placés sous ses ordres étaient encore intacts ! Sans doute était-ce pour beaucoup dans son impression que l’univers tout entier lui paraissait légèrement flou. Mais l’apparition d’un Ternaui se prétendant le porte-parole d’un « empire d’Avalon » était en soi tout aussi renversante. Mugabi avait demandé qu’on lançât une recherche dans les archives pendant qu’on préparait sa navette pour le voyage, et elle avait conforté ses souvenirs. Les archives galactiques infiltrées par les services de renseignement humains recelaient d’innombrables récits de gardes du corps ternauis mourant en défendant leurs Galactiques de maîtres. Mais aucune de celles accessibles au SRS ne faisait allusion à des Ternauis se retournant contre eux. Pas une seule fois en plus de douze siècles de servitude. Alors comment une espèce qui fournissait les gardes du corps les plus loyaux de l’histoire de la Galaxie s’était-elle débrouillée pour construire un empire d’une puissance apparemment inimaginable, à en juger par la taille et les capacités de ses vaisseaux de guerre, sans que la Fédération ne se fût doutée de rien ? Il lui semblait tout à fait manifeste que les Galactiques n’avaient jusque-là aucune idée de son existence. Si le seul troupeau de « primitifs » qu’était à leurs yeux l’espèce humaine avait déclenché de leur part une réaction aussi… radicale, alors, la Fédération en eût-elle seulement rêvé, l’existence de cet « empire d’Avalon » aurait normalement plongé le Conseil dans la plus noire des paniques, et l’attaque subie par Lach’heranu n’aurait certainement pas été pour elle une surprise aussi totale. C’était sans doute là la question la plus pressante, se persuada-t-il, encore que des milliers d’autres lui brûlaient les lèvres. Et d’une, pourquoi les Ternauis avaient-ils donné à leur empire le nom d’Avalon ? Et de deux, pourquoi prendraient-ils soudain le risque de dévoiler son existence à la Fédération en se portant à la rescousse de l’espèce humaine, alors qu’ils s’étaient manifestement échinés à la dissimuler jusque-là, si soigneusement et efficacement ? Et pourquoi diable… s’interrogea-t-il en témoignant d’une sorte de serein détachement, conséquence des chocs trop nombreux qui l’avaient ébranlé en un si bref laps de temps… Pourquoi diable une bande d’extraterrestres auraient-ils baptisé leur vaisseau amiral « Excalibur » ? Sa navette approchait de la soute principale du gigantesque vaisseau, et il pouvait enfin distinguer, sur sa coque, ce nom gravé en capitales de deux cents pieds de haut. La navette s’engouffra par l’écoutille de la soute dans sa caverne brillamment illuminée et se dirigea vers le cercle d’atterrissage qu’on lui affectait. On ne voyait ni ombilics ni tubes de raccordement pour l’amarrage, rien qu’une balise et une cible destinées à guider son pilote. Et la soute, finalement, n’avait pas non plus d’écoutille, remarqua Mugabi avec un pincement au cœur de jalousie, bien qu’elle fût de toute évidence pressurisée comme celle de son propre vaisseau amiral. L’espèce humaine avait accompli d’énormes progrès au cours du dernier siècle, en partie de son propre chef et en partie en adaptant toutes les bribes de la technologie des Galactiques qu’elle pouvait leur subtiliser. De fait, ainsi que Mugabi en était parfaitement conscient, cette inventivité des humains était précisément l’un de leurs traits de caractère que les Galactiques redoutaient le plus. Cependant, si rapides qu’eussent été ces progrès, l’humanité les avait engagés avec un tel retard sur la Fédération et sa technologie que le gouffre qui les séparait lui avait paru à jamais infranchissable. L’exemple le plus affolant n’était-il pas l’aisance avec laquelle les Galactiques activaient des champs de force en un battement de cils ? La Spatiale avait acquis une certaine compétence en la matière – après tout, les boucliers de ses vaisseaux étaient basés sur la même technologie –, mais les problèmes de masse et d’énergie posés par tous les générateurs de champs de force que savaient construire les Terriens interdisaient aux architectes navals de leur trouver une application moins vitale que la protection des vaisseaux. Aucun ingénieur humain n’était encore en mesure, assurément, de créer ces champs de force à la perméabilité sélective qui, manifestement, retenaient l’atmosphère de ce vaisseau. Et ceux qui l’avaient conçu ne s’étaient pas contentés de pressuriser la soute. L’amiral ressentit une nouvelle poussée d’envie en voyant les îlots de verdure artistiquement éparpillés entre les cercles réservés aux atterrissages. Personne à sa connaissance, pas même les Galactiques, n’avait jamais « paysagé » la soute d’un vaisseau de guerre, mais ces gens, eux, l’avaient fait. Il sautait aux yeux qu’ils s’étaient acharnés ce faisant à ne pas compromettre l’efficacité de la disposition des lieux, mais ça ne les avait nullement empêchés d’y faire jaillir de hauts bosquets de buissons tapissés de fleurs, des plates-bandes, des fontaines et même quelques bouquets de ce qui ressemblait fortement à des poiriers Bartlett. Cette nouvelle preuve des capacités de l’empire d’Avalon traversa comme une fulgurance l’esprit de Mugabi, pour être aussitôt remplacée, sa navette se posant, par un émerveillement renouvelé lorsqu’il entrevit fugacement par un hublot le comité d’accueil qui l’attendait. Il se composait de quatre personnes, dont aucune n’était un Ternaui. L’amiral Quentin Mugabi se figea un instant dans son fauteuil, l’échine roide, en fixant le dernier spectacle auquel son cerveau était préparé, puis, l’écoutille de sa navette coulissant, il se leva. « Amiral Mugabi », l’accueillit le personnage grand et svelte, aux cheveux roux, aux yeux bleus et à l’aspect parfaitement humain qui se trouvait à la tête du comité quand il franchit le sas. Le rouquin portait un uniforme noir et or qui réussissait à allier stricte allure militaire et confort manifeste. La tenue était certes différente des uniformes solariens qu’il connaissait, mais les écussons et emblèmes de grade lui étaient familiers. Il plissa les yeux en apercevant la rangée d’étoiles à cinq pointes qui en ornaient le col de part et d’autre et les quatre larges galons dorés encerclant l’extrémité de ses manches, et l’inconnu lui tendit la main, le regard pétillant. « Bienvenue à bord de l’Excalibur », poursuivit-il dans le même anglais à l’étrange accent dont s’était servi le Ternaui. Mugabi tendit machinalement la main pour serrer la sienne. « Je suis l’amiral Maynton. Veuillez nous pardonner ce manquement aux règles de la traditionnelle courtoisie militaire, mais nous nous sommes dit qu’il serait sans doute moins troublant de vous recevoir sans la garde d’honneur, la clique et les cornemuses. — Moins troublant… monsieur ? lâcha Mugabi, et Maynton eut un petit sourire en coin. — Bon, peut-être ai-je mal choisi mes mots, concéda-t-il. Néanmoins, j’espère que notre arrivée a été une heureuse surprise. — Oh, pour ça, vous pouvez m’en croire ! le rassura Mugabi. — Parfait ! C’était également une surprise que nous avions hâte de vous faire, non sans quelque émoi, depuis très longtemps. Et dont je me plais à croire qu’elle n’a pas été moins grande, semble-t-il, pour la Fédération. — Vous avez un certain don pour l’euphémisme, amiral, laissa sèchement tomber Mugabi. — La plupart des gens en feraient preuve, j’imagine, compte tenu des circonstances, répondit Maynton avec un autre petit sourire avant de faire signe à ses compagnons. J’imagine que vous devez avoir mille questions à nous poser, amiral, et je vous promets que nous y répondrons le plus tôt possible. Entre-temps, toutefois, permettez-moi de vous présenter le capitaine Veronica Stanhope, baronne de Shallot et commandant de l’Excalibur. » La brune menue au teint clair qui se trouvait à sa droite fit un signe de tête à Mugabi et lui tendit la main à son tour. « Et voici le capitaine Sir Anthony Moore, mon chef d’état-major », reprit Maynton. Moore était presque aussi grand que Maynton et dépassait le mètre quatre-vingt-dix de Mugabi de quatre bons centimètres. C’était un homme aux cheveux blond platine et aux yeux gris assurés, et sa poignée de main était aussi ferme que celle de son amiral. « Enfin, voici Son Altesse impériale la princesse Evelynn Wincaster, amiral et commandant de la Troisième Flotte. » Davantage que le titre lui-même, quelque chose dans la voix de Maynton contraignit Mugabi à regarder de plus près l’amiral Wincaster. Elle était extrêmement grande pour une femme, entre Maynton et Moore, et toisait littéralement Mugabi. À l’instar de Maynton – et de la plupart de ses compagnons, du reste, car aucun n’avait l’air d’avoir dépassé de beaucoup la trentaine –, elle semblait follement jeune pour son grade, pourtant il émanait d’elle une aura d’autorité et un air de commandement palpables qui, malgré tout, ne devaient pas grand-chose à sa taille imposante. Des boucles d’or cascadaient sur ses épaules, contrastant violemment avec les coupes courtes qu’affectionnait la Spatiale, tant pour les femmes que pour les hommes, et ses yeux étaient d’un renversant bleu cobalt. Mugabi hésita un bref instant en se demandant s’il devait proposer une poignée de main à une personne qui faisait précéder son nom des mots « Son Altesse impériale », mais la princesse Evelynn mit fin à son dilemme en lui tendant la sienne. « Permettez-moi de me joindre à l’amiral Maynton pour vous souhaiter la bienvenue à bord de l’Excalibur », déclara-t-elle. Elle parlait le même anglais musical que Maynton, mais son doux et ferme contralto lui conférait une sonorité encore plus exotique et intrigante, et l’étreinte de sa main était ferme. « J’ai étudié votre carrière avec le plus grand intérêt et le plus profond respect, amiral Mugabi. Avec l’amiral Stevenson, en particulier, vous avez énormément accompli compte tenu du handicap colossal auquel vous étiez confronté. Je ne trouve pas les mots pour vous dire à quel point je suis enchantée d’enfin faire votre connaissance. — Merci… Votre Altesse. » La sincérité de sa voix mettait Mugabi très mal à l’aise. « Je vous remercie du compliment, poursuivit-il, mais, à la vérité, nous n’avons manifestement pas réussi à accomplir grand-chose. Sans votre… arrivée inopinée, nous serions tous morts. — Son Altesse a entièrement raison, rectifia fermement Maynton. Au regard de votre handicap technologique du début, de la pression qu’exerçait sur vous la promptitude exigée pour votre réaction, et de la surveillance constante et minutieuse des Galactiques, le fait que vous ayez réussi à construire une Spatiale assez puissante pour que la Fédération éprouve le besoin de déployer une escadre entière pour la combattre est quasiment miraculeux. En fait, notre plus grand regret est d’avoir été contraints de vous laisser accomplir tout cela sans intervenir. Nous n’osions pas vous contacter directement. — Je n’y comprends strictement rien, avoua Mugabi avec la plus grande franchise. Pourquoi n’osiez-vous pas nous contacter ? Et, d’ailleurs, qui êtes-vous ? Toute la… » Il secoua la tête. « J’allais dire que l’espèce humaine tout entière vous devait une fière chandelle, mais il semble que seul le système solaire vous soit redevable, car la totalité de l’humanité ne s’arrête visiblement pas, comme nous le croyions, au seul système solaire. — Non, en effet, reconnut Maynton sur le ton de l’euphémisme délibéré. Et pardonnez-moi de vous garder ici au lieu de vous escorter jusqu’à Sa Majesté pour entendre de sa bouche les explications que vous méritez bien, vous et toute la population de la Terre. Veuillez nous suivre, je vous prie, et je vous promets que les réponses ne se feront pas attendre plus longtemps. » Mugabi suivit Maynton et ses compagnons sortant de l’ascenseur qui les avait transportés depuis la soute jusqu’au cœur de l’immense vaisseau. Il avait ressenti un respect teinté d’admiration, qui commençait à lui devenir familier, en étudiant le schéma holographique de leur progression à l’intérieur du bâtiment. L’icône de l’ascenseur l’avait traversé à une allure invraisemblable, pourtant il n’avait aucune impression de mouvement, ce qui laissait entendre que ces gens étaient des ingénieurs encore plus compétents que les Galactiques dans le domaine gravitationnel. Mais ça n’aurait pas dû le surprendre, se persuada-t-il, puisque neuf de leurs vaisseaux avaient eu raison de toute l’escadre de Lach’heranu. En outre… Le train de ses réflexions s’interrompit brutalement quand il posa le pied sur le vide infini de l’espace. Le temps d’une seconde, son cerveau se pétrifia littéralement, frémissant, dans l’attente d’une décompression explosive. Il sentit ses poumons se rétracter convulsivement pour tenter désespérément de retenir leur air, puis, ses facultés cognitives reprenant le dessus, il laissa échapper un « whoush ! » sonore. C’était la vue holographique la plus parfaitement époustouflante qu’il eût jamais eue sous les yeux ! Pas étonnant que son spectacle lui ait inspiré une telle frayeur ! À l’Académie, l’entraînement à la survie dans le vide était enfoncé dans le crâne de chaque recrue dès le premier jour d’acclimatation à la combinaison spatiale, et, quand l’hologramme l’avait environné, aspiré dans le réalisme consommé de son illusion, tous ses instincts lui avaient soufflé qu’il était mort. Il aurait sans doute pu regretter que ses compagnons n’eussent pas pris la peine de le prévenir, songea-t-il ; puis il se secoua : ils y étaient probablement autant habitués que lui-même à sa passerelle de commandement du Terra, de sorte que l’idée ne les avait même pas effleurés. Il se contraignit à respirer profondément, posément, puis sortit de l’ascenseur et balaya du regard la terrifiante perfection de l’image. C’était exactement comme si ses bottes ne reposaient pas sur l’alliage du pont mais sur la noirceur immatérielle de l’espace – comme s’il flottait entre les étoiles, Titan toisant les jouets d’enfant qu’étaient les vaisseaux dérivant tout autour. Il n’avait jamais rien vécu de tel et, au bout de quelques secondes, il avait complètement oublié ce premier instant de terreur pour se baigner dans le pur ravissement de la contemplation de l’univers tel que Dieu lui-même devait le voir. Ses hôtes lui permirent de rester planté là une bonne minute à digérer le choc, puis Maynton se gratta la gorge. Ce léger raclement poli lui parut scandaleusement sonore l’espace d’une seconde, puis Mugabi se rendit compte que c’était parce que ses yeux s’entêtaient à lui affirmer qu’il n’y aurait pas dû y avoir d’atmosphère pour le porter. L’amiral ravala un gloussement amusé en prenant conscience de sa réaction, et il s’arracha à sa contemplation hypnotique. Trois autres personnes se tenaient au centre exact de l’hologramme, pailletées d’ombre et de lumière astrale. Dont le Ternaui qui le premier l’avait contacté ; sa silhouette imposante écrasait celles de ses deux compagnons et ses yeux argentés pétillaient d’un éclat stellaire. La deuxième était un humain trapu, aux larges épaules et aux cheveux bruns, vêtu d’une robe évoquant vaguement celle d’un moine. Et la troisième… La troisième était un autre humain aux cheveux noirs, plus petit que Mugabi d’une dizaine de centimètres, et qui, pourtant, semblait dominer tout le monde sans aucun effort. L’amiral se demanda comment il y parvenait. L’homme était certes puissamment bâti, mais c’était sans doute, après l’amiral Stanhope, le plus petit qu’il eût rencontré jusque-là à bord de l’Excalibur, et il ne pouvait guère avoir plus de vingt ans. Ses yeux étaient sombres, bien que, dans cette pénombre, Mugabi eût été bien en peine d’en certifier la couleur exacte, et il avait indubitablement un air de famille avec la princesse Evelynn, encore que, chez elle, ce nez fortement busqué avait adopté un contour aquilin plus féminin et séduisant. Manifestement trop jeune pour être son père, il devait donc être son frère, décida Mugabi. Il portait une barbe soigneusement taillée en épée, et la ligne blanche d’une ancienne balafre striait une de ses joues tannées. Contrairement aux officiers qui avaient accueilli l’amiral, il n’était pas en uniforme mais portait un vêtement d’une pièce ressemblant remarquablement à la tenue protectrice qu’arboraient d’ordinaire les Galactiques. Celui-là était d’un bleu nuit profond bordé d’argent, et un écusson héraldique ornait son thorax. D’une certaine façon, la présence de la dague qu’il portait à la hanche dans un fourreau n’avait rien d’incongru. « Amiral Quentin Mugabi, permettez-moi de vous présenter Sa Majesté impériale George, empereur d’Avalon, roi de Camelot, prince du Nouveau-Lancastre et baron de Wickworth », déclara Maynton sur un ton brusquement plus officiel. Mugabi se mit machinalement au garde-à-vous. Il l’aurait sans doute fait de toute façon après réflexion, en signe de respect, mais il n’y avait même pas réfléchi en l’occurrence. En dépit de son évidente jeunesse, l’empereur lui avait, par sa seule présence, imposé cette réaction aussi naturelle que le fait de respirer. « Amiral Mugabi. » L’empereur traversa l’image jusqu’à lui et tendit la main droite. Quentin Mugabi avait servi l’Union solarienne pendant plus de quarante ans. Durant cette période, il avait rencontré et conseillé trois présidents différents, et il avait été présenté à des sénateurs du système, à des ministres et à des juges de la Cour suprême de l’Union. C’était le second plus haut gradé de la Spatiale solarienne, et il n’avait pas l’habitude d’être mal à l’aise en société. Pourtant, il se sentit curieusement indécis, comme hésitant, quand l’empereur lui tendit la main et, de nouveau, il se demanda ce qui conférait à cet homme une telle aura, presque tangible, d’autorité. Elle donnait l’impression d’opérer indépendamment de son titre de maître d’un empire visiblement puissant, puisque Mugabi l’avait sentie avant même que Maynton ne les eût présentés l’un à l’autre. « Votre Majesté, marmonna-t-il en se contraignant à serrer fermement la main de l’empereur, permettez-moi de vous remercier, en mon nom et en celui de tout le système solaire, pour votre opportune intervention. — Tout le plaisir est pour moi, répondit l’empereur avec un petit sourire. Mais vous devez certainement être légèrement surpris de… l’“à-propos” de notre intervention. » Son sourire s’élargit. « Il s’est passé un bon moment depuis ma dernière visite, ajouta-t-il. — Votre dernière visite… sire ? demanda Mugabi sur un ton qu’il s’efforçait soigneusement de garder respectueux. — Un peu avant votre ère, lui répondit l’empereur. En fait, elle date d’un peu plus de huit siècles. » Mugabi le scruta d’un œil stupéfait et l’empereur pouffa. « Il semble que des explications soient de rigueur, amiral, déclara-t-il. Donc, si vous voulez bien avoir l’obligeance de me rejoindre dans mes quartiers avec mon chancelier, je tâcherai de vous les fournir. » Quentin Mugabi ne s’était jamais assis dans un fauteuil plus confortable. Même les meilleurs sièges terriens automatisés s’adaptaient plus lentement et moins parfaitement à l’anatomie et aux mouvements de l’utilisateur. Celui-là semblait s’être conformé à sa silhouette et à son poids avant même qu’il ne s’y fût installé, et il réagissait si discrètement à ses mouvements qu’il s’en apercevait à peine. D’un autre côté, se dit-il, il n’est peut-être pas si surprenant que je ne l’aie pas senti bouger, compte tenu du récent basculement de tout mon univers ! « Donc, les Ternauis et vous, vous avez réussi à vous échapper ? marmonna-t-il quand l’empereur s’interrompit. — Absolument, reprit l’empereur. En fait, les combats réels ont été beaucoup moins épineux que mon bon ami ici présent… (il désigna d’un coup de menton l’imposant chancelier assis sur sa droite) ne l’avait redouté. Et beaucoup plus faciles encore que la suite de son plan. — Nous ne nous rappelons pas vous avoir suggéré que tout cela serait “facile”, Votre Majesté, répondit sereinement la voix électroniquement générée du Ternaui. D’un autre côté, on pourrait sans doute dire, croyons-nous, que la tâche était loin d’être aussi difficile qu’elle aurait pu l’être. — Bon ! gloussa l’empereur. Au moins avez-vous eu la correction de vous changer en nounous quand nous avions le plus besoin de vous ! » Un gloussement collectif parcourut le compartiment douillettement meublé. Il faisait à peu près le quart d’un terrain de football pourtant, en dépit de son ameublement confortable et de sa décoration luxueuse, il semblait à Mugabi beaucoup moins superbe qu’il ne s’y était attendu pour le logement d’un puissant empereur. Le regard du Solarien le balaya. Les sculptures de lumière qui le parsemaient étaient certes, dans leur fraîcheur, d’une beauté sensuelle, mais aussi, hormis un portrait en pied d’un réalisme à couper le souffle de Sa Majesté impériale Matilda (laquelle était restée à Camelot, la planète capitale de l’Empire, pour diriger ce dernier en l’absence de l’empereur), les seules véritables décorations de la salle. Bon, ce portrait, et aussi une épée qui visiblement avait fait son temps, exposée au centre exact du compartiment. La lame en était enfoncée dans un bloc de pierre polie installé sur un petit piédestal en forme de guéridon. Mugabi reporta le regard sur l’empereur et secoua lentement la tête. « Quoi ? » La question de l’empereur aurait certes pu passer pour une brutale réprimande, mais elle avait jailli de ses lèvres fortement empreinte de ce qui ne pouvait qu’être une sorte d’amusement amical. « Je m’efforce seulement de… digérer tout cela, Votre Majesté, répondit Mugabi avec un sourire penaud. Vous êtes réellement né en 1311 ? — Indubitablement, affirma l’empereur en pouffant de nouveau. Je reste toutefois conscient que ni Timothy ni moi ne faisons notre âge. Nous avons tous les deux remplacé les nanites saernaïs originelles par les nouvelles biochines améliorées de Merlin et du docteur Yardley quand ils les ont découvertes, voilà plusieurs siècles. Grâce à un réajustement convenable du code génétique, elles sont à même de régler l’âge d’un individu au lieu de le laisser simplement inchangé, et Timothy et moi souffrions d’assez de vieilles douleurs, à mesure que flanchait notre ancien équipement, pour accueillir favorablement cette innovation. Mais je comprends parfaitement ce que vous essayez de me dire et, croyez-moi, amiral, vous aurez certainement moins de mal à croire en mon âge avancé que moi-même, de temps à autre, au fil des siècles. » Mugabi secoua de nouveau la tête et se rejeta en arrière dans son fauteuil, le temps que son cerveau s’efforce de faire le tri dans les informations qu’on venait de lui donner. Il pressentait, de manière assez réaliste, que l’Empire d’Avalon ne devait pas être très étendu comparé aux dimensions titanesques de la Fédération. S’il en croyait les dires de l’empereur et de ses conseillers, il ne comptait que vingt-deux systèmes stellaires, dont seules les sept « principautés » (Nouveau-Lancastre, Nouveau-Yorkshire, Nouvelles-Galles, Nouvel-Oxfordshire, Glastonbury, Avalon et Camelot) pouvaient se targuer d’une population excédant les deux milliards d’âmes. La Fédération, de son côté, revendiquait plus de quinze cents étoiles, avec une population moyenne de près de onze milliards d’individus par système stellaire. Au regard d’une telle supériorité numérique, les commandants et collègues de Lach’heranu pourraient sans doute apporter une indiscutable réponse quantitative à l’avantage qualitatif que sa technologie conférait à l’Empire. Mais à la seule condition que la Fédération eût le loisir de jeter tout ce poids dans la balance… et qu’elle omît que plus de quatre-vingts pour cent de sa population appartenaient aux espèces « protégées ». « Je suis sidéré que vous soyez parvenu à un tel résultat en partant de moyens aussi limités, déclara Mugabi à haute voix, et l’empereur haussa les épaules. — Ils ne l’étaient que par la taille de notre population, fit observer l’empereur. À tous les autres égards, nous partions à égalité avec la technologie contemporaine de la Fédération. » Il haussa encore les épaules. « Il ne s’agissait plus que de prendre une tête d’avance sur elle. — Comme d’habitude, Votre Majesté, vous sous-estimez tout à la fois l’étendue et la sévérité du défi que vous affrontiez, déclara une voix de velours qui semblait surgir de nulle part. Sans rien dire de l’ampleur de ce que vous avez accompli. — Et, comme d’habitude également, Merlin, tu les surestimes toutes les trois, répondit l’empereur sur un ton indiquant qu’il s’agissait là d’un très vieux débat. Sans même parler de la grande compétence de mes conseillers – à commencer par Matilda –, ni du rôle immense que tu as pris dans cette réussite. — Rôle que je n’ai pu jouer que parce que vous avez été assez fou pour récuser les restrictions imposées par la Fédération sur la création d’intelligences artificielles », rétorqua la voix, et Mugabi sentit s’arquer ses sourcils. L’empereur surprit de toute évidence sa mimique et il hocha la tête en souriant d’un air contrit. « Oui, amiral, déclara-t-il. Un guerrier primitif trop ignorant pour comprendre qu’il s’adressait à une machine appelait jadis Merlin “Ordinateur”. — Trop ignorant mais assez fou pour étendre aux intelligences artificielles la pleine égalité des droits qu’on reconnaît aux intelligences biologiques, souligna Merlin. — Non, non, démentit l’empereur en secouant la tête. Pas assez fou… assez rusé. S’adjuger ta reconnaissance éternelle afin que tu puisses nous aider dans nos recherches et notre développement était un plan génial ! Sans compter que tu diriges le service du renseignement impérial ! — Bien sûr que c’était génial, admit Merlin en laissant échapper un son évoquant remarquablement un reniflement humain de dédain. — Plus sérieusement, amiral, reprit l’empereur en se tournant de nouveau vers Mugabi. Merlin nous a été d’une aide incommensurable. S’il n’est pas aussi intuitif que nous autres, la vitesse et la précision avec lesquelles il peut traiter les données excèdent de très loin tout ce dont nous sommes capables jusque-là, même avec des puces implantées. — Je l’espère bien, déclara Merlin sur un ton pincé, et l’empereur et ses officiers éclatèrent de rire. — Je ne doute nullement que… Merlin vous ait été d’un grand secours, Votre Majesté, lâcha Mugabi au bout d’un moment, mais vous n’en aviez pas moins à affronter une tâche surhumaine. — Les humains semblent plus doués pour surmonter les “tâches surhumaines” que la plupart des espèces, laissa tomber le Grand Chancelier. — Peut-être est-ce vrai, convint l’empereur, mais ça ne nous a pas empêchés d’être plongés jusqu’au cou dans les bébés pendant les cent et quelques premières années. » Son sourire nostalgique semblait déplacé sur ce visage invraisemblablement juvénile et Mugabi se demanda quelle part de la présence régalienne qui émanait de sa personne était innée et quelle part il avait acquise au cours des cinq derniers siècles. L’amiral avait rencontré certains des Romains dont le retour sur Terre avait servi de prétexte à la « solution finale » de la Fédération, mais ce mélange de juvénilité, d’assurance et d’antique sagesse, qui paraissait si inhérent à l’empereur, n’avait irradié aucun d’entre eux. Évidemment, s’ils étaient techniquement de plus de mille ans plus âgés, ils avaient passé en stase phasique la grande majorité de leur longue vie, à voyager entre les étoiles au lieu, comme lui, de travailler, pleinement éveillé, à l’édification d’un empire quasiment à partir de rien. Pour cette raison, l’empereur était indubitablement le plus « vieil » être humain que Mugabi… que quiconque eût jamais rencontré… à la seule exception, peut-être, de l’archevêque Timothy, rectifia-t-il en son for intérieur. Bon, bien sûr, au bout de deux ou trois cents ans, fallait-il croire, quarante ans de plus ou de moins ne font pas une bien grosse différence. « Mais le plus difficile, poursuivit l’empereur, c’était de trouver le moyen d’augmenter assez vite notre population sans pour autant perdre toute conscience des liens familiaux. Aucun de nous ne connaissait encore ce terme à l’époque, mais nous étions en fait confrontés à un problème de “production de masse”. Pourtant, nous en savions assez pour redouter ce qu’il adviendrait de notre société si nous nous livrions à un clonage massif. » Il secoua la tête et soupira, puis fit signe à l’amiral Maynton. « Le prince John ici présent, dit-il à Mugabi, qui arqua un sourcil en entendant le titre dont Maynton avait omis de mentionner qu’il s’attachait à son nom, descend directement, comme toute sa maison, d’une de nos premières générations d’enfants clonés. Bien sûr, il existe… combien ?… dix-neuf branches cadettes de la famille, non, John ? — Vingt-deux, mon oncle, répondit Maynton, les yeux pétillants, avant de hausser les épaules. Mais qui est-ce qui compte ? — Toi, jeune freluquet », répliqua l’empereur avec un gloussement. Puis il se tourna vers Mugabi. « J’ai décidé dès le début que la loi ne ferait aucune différence entre les enfants clonés et ceux portés à terme in utero, mais je n’étais pas absolument certain que nos gens les accepteraient pour leurs. Aujourd’hui, bien sûr, ce souci peut paraître incongru, puisque les clones et leurs descendants sont, littéralement, un million de fois plus nombreux dans l’empire que les rejetons nés “à l’ancienne mode”, mais, à l’époque, c’était un réel sujet d’inquiétude. — Effectivement, intervint l’archevêque Timothy. D’un autre côté, vous avez abordé assez intelligemment le sujet pour éviter les problèmes qu’il aurait pu poser, monseigneur. » Le prélat s’adressait rarement à l’empereur en lui décernant le titre de « Majesté », avait d’ores et déjà remarqué Mugabi, et il se demanda si cette licence était limitée à ses seuls conseillers les plus anciens et les plus proches. « Si vous entendez par là que j’ai eu la subtilité de laisser Matilda me convaincre que vous approuviez le procédé au nom de notre sainte mère l’Église, j’imagine que c’est vrai, convint l’empereur. — Les enfants sont les enfants et les âmes les âmes, affirma sereinement l’archevêque. Tant que la science médicale est sûre et que les enfants naissent entiers et sains, le miracle est le même pour tous. — Et les gens qui les élèvent restent leurs parents », convint l’empereur à voix basse avant de glousser de nouveau et de jeter un coup d’œil, par-dessus son épaule, au portrait de son impératrice. « Matilda me l’a assurément fait pleinement comprendre à l’époque ! lâcha-t-il, mi-figue mi-raisin. — Et je sais d’expérience personnelle que les Ternauis font d’excellents parents », déclara le capitaine Stanhope. Elle décocha un sourire chaleureux au Grand Chancelier, et Mugabi eut soudain l’impression que les traits impavides et reptiliens du Chancelier lui renvoyaient un sourire tout aussi chaleureux. « Merci, ma fille, répondit le Ternaui au bout d’un moment. Nous devons toutefois admettre qu’élever de jeunes humains est une expérience… intéressante. Et dont nous soupçonnons qu’elle nous a corrompus bien davantage que ne l’auraient prévu nos reines. — La vie y suffit amplement sans qu’il faille le reprocher aux enfants, mon vieil ami ! répondit l’empereur en riant. Mais les élever reste une “expérience intéressante” pour tout le monde… à quelque espèce qu’on appartienne. » Mugabi réussit, non sans difficulté, à dissimuler sa surprise. Il lui fallait sans cesse se rappeler que ces gens n’avaient rien de commun avec la Fédération. Malgré tout, celle des Galactiques était la seule civilisation « avancée » dont la branche solarienne de l’humanité avait fait l’expérience jusque-là, et la seule notion d’adoption interespèces était une hérésie pour la Fédération. Elle était de fait expressément interdite par la loi, et l’amiral se demanda dans quelle mesure cette interdiction était liée à l’empressement avec lequel l’Empire avait adopté cette pratique. « Quoi qu’il en soit, nous y sommes parvenus en préservant les liens familiaux, poursuivit l’empereur en reportant toute son attention sur Mugabi. D’ailleurs, amiral, il me semble même que nous avons conservé à la famille une place centrale bien plus importante que celle que lui attribue aujourd’hui la branche solarienne de l’humanité. Évidemment, nous partions d’un vivier bien plus homogène, et nous avons réussi à préserver en grande partie cette homogénéité. Nous formons encore, sans nul doute, une société hiérarchisée – d’aucuns diraient “féodale” –, et le fait que notre sainte mère l’Église joue encore un rôle si essentiel dans pratiquement toutes nos institutions y est certainement pour beaucoup, mais je soupçonne la menace extérieure que nous pose la Fédération d’être un facteur tout aussi décisif. Contrairement à vos ancêtres restés sur Terre, nous connaissions dès le début son existence et nous savions que, tôt ou tard, nous entrerions certainement avec elle en conflit ouvert. Ce qui nous a fourni à la fois la conscience d’un objectif et un centre d’intérêt sur lequel nous focaliser, en même temps qu’une crainte puissante et sans cesse renouvelée, qui nous ont aidés… contraints, plutôt, à préserver notre cohésion, laquelle était inextricablement liée à la conception que nous nous faisions de notre identité. Votre branche de l’humanité n’a vraiment pris conscience de l’existence de la Fédération qu’au cours des cent ou cent cinquante dernières années, de sorte que vous avez bénéficié, au sens strict du terme, d’un délai beaucoup plus long pour développer un éventail bien plus large de structures familiales et de modes de vie que nous ne pouvions pas réellement adopter. — Peut-être, répondit Mugabi. D’un autre côté, si j’ai bien compris, il me semble que la branche solarienne de l’humanité ne représente plus, en réalité, qu’une assez faible minorité de l’ensemble de l’espèce humaine. — J’imagine, répondit l’empereur. Et je présume que les humains nés sur Terre subiront inéluctablement certaines pressions les invitant à se conformer aux pratiques de l’Empire. Je peux néanmoins vous affirmer que l’Empire n’a aucunement l’intention de contraindre quiconque à embrasser ses lois et sa forme de gouvernement. Si nous le faisions, dès mon retour à Camelot, Matilda s’ingénierait à botter mon impérial arrière-train jusqu’à le faire remonter entre mes deux impériales oreilles ! En outre, si nous nous comportions avec une telle arrogance, il n’y aurait rigoureusement aucune différence entre la Fédération et nous, n’est-ce pas ? — Non, je dois l’admettre. Mais, si l’on voulait se montrer vétilleux, le seul fait que l’Empire ne tienne pas à nous exterminer devrait en soi être regardé comme une légère différence. — Oh, si ténue. » L’empereur pouffa. Mugabi et lui se sourirent puis l’amiral consulta sa montre et secoua de nouveau la tête. « Je suis bien certain qu’il nous faudra des années pour seulement commencer à comprendre en détail tout ce que votre peuple et vous avez réalisé, Votre Majesté. Pour ma part, j’ai hâte de pouvoir pleinement apprécier les défis qu’il vous a fallu affronter et les méthodes que vous avez employées pour les surmonter. Mais, comme vous le savez, la présidente Dresner, l’amiral Stevenson et le cabinet présidentiel sont en route vers l’Excalibur. Selon les prévisions qu’ils m’ont transmises, ils devraient arriver dans la prochaine demi-heure, et ils s’attendront certainement à ce que je leur fournisse au moins l’ossature d’un briefing militaire. — Bien entendu. Pardonnez-moi. Je crains de m’être laissé emporter par le plaisir de disposer d’une oreille neuve où déverser mes souvenirs du “bon vieux temps”. Dieu sait que ces ingrats de cadets… (l’empereur embrassa d’un geste Maynton et les autres officiers) n’hésitent pas à me faire savoir à quel point ils trouvent barbantes mes réminiscences ! — Pas barbantes, grand-père, rectifia gravement la princesse Evelynn. Juste… peaufinées. » Un éclat de rire général, auquel se joignit l’empereur lui-même, secoua le compartiment, puis il reporta le regard sur Mugabi. « Très bien, amiral, examinons un peu cette “ossature”. » Il se rejeta en arrière dans son fauteuil et, en dépit du bref instant où il s’était déridé quelques secondes plus tôt, son visage redevint grave, presque austère. « Il se pourrait bien, amiral, que les futures générations d’historiens vissent en mon règne un désastre complet, une succession d’occasions manquées conduisant à la catastrophe, qu’un homme plus avisé aurait sans doute su saisir. » Mugabi ouvrit aussitôt la bouche, mais l’empereur brandit une main comminatoire avant qu’il eût pu protester. « Non, amiral, écoutez-moi. Je ne dis pas que je tomberais d’accord avec ce verdict ; je dis simplement que certaines personnes pourraient l’adopter, parce les deux branches d’une alternative s’offraient à moi, et que jamais je n’ai sérieusement envisagé d’explorer l’une des deux. — Deux branches ? » Mugabi plissa le front. « Deux, répéta fermement l’empereur. La première aurait été de développer notre propre méthode d’impulsion phasique et de bâtir militairement et technologiquement notre société jusqu’au moment où une entité aussi prudente et foncièrement poltronne que la Fédération aurait été contrainte de rengracier, puis d’exiger un siège au Conseil. » Mugabi le fixa d’un œil incrédule et l’empereur pouffa. « Je suis conscient, surtout au vu de l’expérience qu’ont eue les Solariens des Galactiques, que la seule idée qu’ils aient pu admettre des représentants de l’humanité au sein de leur précieux Conseil peut paraître aujourd’hui grotesque. Mais ce que nous ne saurons jamais, amiral, c’est si ce qui nous semble si flagrant a posteriori nous semblerait tout aussi évident si nous avions adopté l’autre branche de l’alternative. Si improbable que soit cette éventualité, il n’est pas exclu que la Fédération aurait réagi de manière différente si nous l’avions contactée de notre propre chef juste après avoir réellement construit le Nouveau-Lancastre. Après tout, à l’époque, elle n’avait pas encore placé le système solaire sous haute surveillance, ce qui suggère qu’elle n’avait toujours pas identifié la menace que pose la nature humaine intrinsèque à sa précieuse stabilité. — Avec tout le respect que je vous dois, Votre Majesté, je vois mal comment cet heureux état de fait aurait pu perdurer si elle avait appris votre existence. Laissons de côté sa réaction aux Romains et à ce fameux “vaisseau volé” – qui, au passage, augure assez bien de son éventuelle réaction à la découverte de la naissance de votre propre technologie basique –, mais, depuis le tout début, votre Empire s’ingénie précisément à donner aux autres espèces assujetties ce mauvais exemple qu’elle redoute tant de notre part. — Vous avez raison, je crois, répondit calmement l’empereur. Pourtant il m’arrive de passer la nuit allongé dans mon lit à me demander ce qu’il serait advenu si je n’étais pas parti du principe que nos rapports avec la Fédération seraient inéluctablement hostiles. Si j’avais opté pour rechercher une coexistence pacifique et tenter de la refonder de l’intérieur une fois que nous aurions siégé au Conseil. — Je ne passe pas des nuits blanches à me poser ces questions, moi, lâcha aigrement l’archevêque Timothy. Parce que je sais foutrement bien – pardonnez mon vocabulaire ! – ce qui se serait passé : nous serions morts depuis trois cent cinquante ans. — Mon analyse de la faculté des humains à réécrire et réinterpréter inlassablement leur propre histoire laisse à penser que vous avez indubitablement raison d’affirmer qu’un érudit avec plus de diplômes que de cervelle pourrait tôt ou tard émettre l’hypothèse que vous venez précisément d’avancer, Votre Majesté, intervint la voix de Merlin. Mais ça prouverait uniquement que les individus qui n’ont pas la responsabilité de prendre des décisions cruciales sont ceux-là mêmes qui se sentent les plus libres d’interpréter les décisions de ceux qui doivent en prendre. — Prenez garde, mes amis ! déclara l’empereur avec un sourire contrit. Tenter de dissuader un empereur d’éprouver un doute salutaire sur ses propres décisions est le meilleur moyen de l’inciter à se persuader de son infaillibilité. Et qu’adviendra-t-il de vous ensuite ? — Nous regarderons Sa Majesté… tenter de vous convaincre des errements de son époux, Votre Majesté, répondit Maynton sur un ton solennel qui ne se mariait guère avec le pétillement de ses yeux bleus. — Ouch ! » L’empereur fit la grimace, évoquant sans doute une image qu’il était le seul à voir, puis il se secoua et son amusement se dissipa, cédant de nouveau la place à la même austère intensité. « Quelles qu’aient été les possibilités à l’époque, amiral Mugabi, j’ai opté pour la seconde branche de l’alternative – celle que Matilda a baptisée option Excalibur. Peut-être était-il présomptueux de notre part de nous voir sous ce jour, mais il semblerait qu’aux yeux de Matilda nous soyons devenus, en quelque sorte, l’épée d’Arthur. » Il croisa le regard de Mugabi et le soutint. « Nous ne l’avions pas choisi, mais, assurément, nous avions été projetés dans les profondeurs de l’espace aussi inéluctablement qu’Excalibur était retournée à la Dame du Lac. Dans notre cas, néanmoins, ces profondeurs étaient aussi le fourneau où nous serions coulés et l’enclume sur laquelle nous serions forgés, pas seulement un abri sûr où nous cacher ; mais, à l’instar d’Excalibur, il était de notre devoir de regagner notre patrie en ses heures les plus sombres. Et donc, à tort ou à raison, nous n’avons jamais accordé la moindre pensée à une “coexistence pacifique”. Nous estimions qu’il ne subsistait aucun espoir réel de jamais réformer une entité aussi vaste et stagnante que la Fédération et que, dans cette mesure et pour le salut non seulement de notre espèce mais encore de toutes les espèces “primitives” qu’elle avait déjà rencontrées et trouverait encore sur son chemin, il fallait donc la détruire. » Nous avons choisi l’option Excalibur, conclut l’empereur d’une voix sonore, aussi tranchante que l’acier, et, depuis ce jour-là, nous n’avons jamais varié. » Le silence s’éternisa dans le compartiment et Mugabi inhala profondément en prenant brusquement conscience d’avoir retenu sa respiration. L’aura d’autorité qui émanait de l’empereur depuis le tout début s’imposait à lui plus fortement que jamais et, en dépit de son apparence juvénile, il donnait l’impression de trôner dans son fauteuil telle une antique statue de granité, inébranlable et infrangible. Quatre cent cinquante et un ans. Tout ce temps, cet homme et son peuple l’avaient consacré sans faillir à construire l’arme (à se transformer, lui et ceux sur qui il régnait, jusqu’à devenir l’Excalibur à laquelle il venait de faire allusion) qui renverserait la plus puissante et arrogante fédération de toute l’histoire de la Galaxie. Pas étonnant qu’il irradiât de lui une telle aura immarcescible de force et de volonté. « Et puis-je demander en quoi consiste cette “option Excalibur”, Votre Majesté ? s’enquit le Solarien au terme d’un long silence. — En tout ce que nous avons accompli en quatre siècles et demi. En chaque vaisseau, chaque arme, chaque avantage stratégique, tactique ou technologique que nous avons acquis. Nous ne pouvons assurément pas garantir que nous vaincrons, amiral Mugabi, mais nous pouvons au moins affirmer, surtout si le système solaire se joint à nous, que la foi irrévocable de la Fédération en sa propre supériorité n’y survivra pas. » En termes plus spécifiques, néanmoins, nous avons d’ores et déjà mis quelques forces en branle, reprit l’empereur sur un ton plus prosaïque, tout en s’adossant de nouveau à son fauteuil. Et nous comptons bien en activer d’autres dans un proche avenir. » En tout premier lieu, nous sommes prêts à laisser stationner indéfiniment la Troisième Flotte d’Evelynn dans le système solaire. Telle qu’elle est actuellement constituée, la Troisième Flotte se compose de soixante supercuirassés de classe Épée, comme Excalibur, et de deux cents cuirassés de classe Pendragon, qui atteignent chacun les deux tiers de la taille et de la puissance d’un vaisseau de classe Épée. Ils sont escortés de trois cent cinquante croiseurs de combat de classe Gauvain et renforcés de cent porteurs de classe Nimue, qui transportent chacun à leur bord un millier de combattants dotés de l’impulsion phasique, et dont les capacités, en termes de combat individuel, sont grosso modo équivalentes à celles d’un destroyer de la Fédération de classe Harpie. » Mugabi sentit sa mâchoire tomber, mais il n’y pouvait rigoureusement rien. Soixante de ces monstrueux vaisseaux ? Trois fois plus de cuirassés ? Son esprit vacillait déjà à l’idée de l’inconcevable puissance de feu dont disposait la Troisième Flotte, mais l’empereur poursuivit calmement : « Pour l’instant, la Troisième Flotte est de loin la plus puissante de nos formations, encore que sa supériorité sur notre flotte planétaire soit relativement marginale. Le hic, bien entendu, c’est que, si elle ne sait pas où nous trouver, la Fédération connaît la position du système solaire. Cela pourrait changer, évidemment, mais, dans le pire des cas envisageables, il lui faudra plusieurs décennies pour localiser nos systèmes stellaires. Ce qui signifie que nous pouvons déjà prévoir que toutes ses attaques seront dirigées contre vous et qu’il est donc impératif d’organiser ici nos plus puissantes défenses. D’autant que les Galactiques ne tarderont pas à découvrir, peu ou prou, comment l’Empire a vu le jour. Dès qu’ils seront parvenus à cette conclusion, ils entreprendront de faire l’inventaire exact de leurs avantages numériques en termes de population et de systèmes stellaires. Et je ne doute pas un instant qu’ils réagiront en cherchant à détruire tous ceux des nôtres qu’ils réussiront à identifier. » En même temps, nos informateurs au sein de la Fédération nous laissent entendre qu’il lui faudra au moins huit ans pour reconstituer une nouvelle escadre de la taille de celle de Lach’heranu et renouveler l’assaut contre le système solaire. Réunir une flotte plus puissante exigerait un délai encore plus considérable, et il ne me semble pas présomptueux d’affirmer que la Fédération ne commettra pas l’erreur de se livrer à une autre agression sur votre système avant d’avoir levé une flotte plus forte que celle qu’elle vient de perdre. » Si le Conseil s’apprête à lever une force de cet ordre, nous sommes prêts, de notre côté, à transférer au système solaire des chantiers spatiaux robotisés et des modules industriels d’appoint. Au début, ces chantiers et modules s’emploieraient à s’autorépliquer, et nous profiterions de ce délai pour commencer le transfert à la Terre de notre technologie basique, de manière à réactualiser aussi vite que possible tout le système solaire. Selon nos dernières estimations, le premier vaisseau solarien de classe Épée devrait être achevé dans six et demie de vos années et la production de combattants destinés à la défense locale débuter deux ans plus tôt. Une fois que vos chantiers spatiaux auront commencé à livrer les premiers de ces plus gros vaisseaux, nous évaluons votre taux de production soutenable à un tonnage maximal équivalent à celui de dix-sept supercuirassés de classe Épée par mois. » Mugabi sentait tous les regards du compartiment se poser sur lui, mais lui-même ne parvenait pas à détacher ses yeux de l’empereur. « Entre-temps, nous comptons mettre à profit certains de nos autres atouts pour déstabiliser la Fédération aussi durablement que possible. Je reste persuadé que la déroute de Lach’heranu et son corollaire, l’existence de l’Empire, seront pour le Conseil un choc effroyable, surtout lorsqu’il se rendra compte qu’il affronte ce qu’il cherchait précisément à éviter en s’apprêtant à commettre un génocide. Hélas pour lui… (le mince sourire glacé de l’empereur faisait peur à voir) ce n’est que le premier des nombreux chocs que nous allons lui infliger. Il risque de trouver particulièrement détestable celui que lui causera l’amélioration substantielle apportée par l’Empire aux performances de la propre impulsion phasique de la Fédération. De fait, nos vaisseaux sont près de onze fois plus rapides que les siens. » Mugabi aurait sans doute éprouvé lui aussi une nouvelle poussée de stupeur en apprenant ce léger détail… si son cerveau n’était pas anesthésié par les impacts cumulés des autres chocs que ces gens lui avaient déjà administrés. Il était exclu qu’ils pussent le surprendre encore, se persuada-t-il. Il se trompait. « En outre, poursuivit tranquillement l’empereur, nous leur avons apporté quelques autres améliorations. Dont, en particulier, ce que nous appelons la “communication par singularité”. — La communication par singularité ? répéta prudemment Mugabi. — Oui. » La lueur qui pétillait dans les yeux de l’empereur évoquait étrangement celle de l’amusement. « Pour le moment, sa portée maximale n’est que de soixante-deux années-lumière, mais sa vitesse effective de transmission est d’environ sept cents fois celle de la lumière. — Plus rapide que la lumière ? » Mugabi se redressa si brusquement dans son fauteuil que même le meuble ne parvint pas à soutenir le rythme. « Vous disposez d’une capacité de communication plus rapide que la lumière ? — Bien sûr, répondit tranquillement l’empereur, et, cette fois, on ne pouvait guère se méprendre sur son grand sourire. N’est-ce pas le cas de tout le monde ? — Seigneur ! » marmotta Mugabi, tandis que son esprit brassait à une allure fulgurante les incroyables avantages stratégiques inhérents à cette déclaration. La vitesse supérieure des vaisseaux de l’empereur aurait à elle seule constitué un atout formidable, mais, couplée avec la faculté d’un haut commandement de les déployer et redéployer en recourant à un moyen de communication tel que celui qu’il venait de décrire, elle prenait réellement une valeur inestimable. « Et, pour finir, reprit l’empereur après lui avoir laissé le temps de digérer les répercussions stratégiques, les espèces “civilisées” de la Fédération ne vont pas tarder à découvrir qu’elles ont toutes sortes de problèmes plus près de chez elles. — Plus près de chez elles ? » Redoutant plus ou moins la suite, Mugabi releva la tête. « Bien plus près, affirma l’empereur avec un gloussement sardonique. Pour être entièrement franc, amiral, si Lach’heranu n’avait pas fait mine d’agresser la Terre, vous ignoreriez encore notre existence. Notre potentiel militaire continue de grimper parallèlement à celui de la Fédération. En fait, sa courbe de croissance s’accélère encore. Malheureusement, il reste toujours très inférieur à la pleine puissance que la Fédération pourrait nous opposer si on lui laissait le champ libre. Pour cette raison, nous aurions préféré attendre encore cinquante ou soixante-quinze ans avant de vous contacter, mais la décision du Conseil nous a contraints à mettre un point final à nos préparatifs plus tôt que nous ne l’aurions souhaité. » Néanmoins, nos projections des réactions probables de la Fédération nous ont toujours enseigné que nous nous retrouverions précisément dans cette situation et, dans cette mesure, nous avions pris certaines précautions supplémentaires. Dont celle de maintenir pendant les soixante dernières années une flotte puissante à une distance d’un mois de transit de la Terre – même si ni la Fédération ni vous n’en aviez conscience –, prête à intervenir si Lach’heranu avait reçu prématurément ses ordres. L’autre de ces précautions, toutefois, consistait à contacter très prudemment certaines espèces “protégées”. Nous avons consacré les cent et quelques dernières années à créer des cellules de résistance au sein de dizaines de planètes protectorats disséminées dans toute la Fédération. C’était, à de nombreux égards, prendre un gros risque stratégique, d’autant que, si l’une de ses forces de sécurité avait découvert le pot aux roses, la Fédération aurait sans doute vu la main de la Terre elle-même dans cette intrigue. Elle aurait très bien pu avancer sa décision d’en finir avec vous, mais il nous a semblé que c’était un risque à courir. » En réalité, nous aurions sans doute préféré pouvoir créer de telles cellules sur Terre, mais c’était tout bonnement impraticable. Nos systèmes furtifs sont certes supérieurs à tout ce que possède la Fédération dans ce domaine et, en l’occurrence au moins, nous aurions pu infiltrer des agents chez vous, puisqu’ils se seraient fondus dans la masse. Hélas, la Fédération avait si massivement et depuis si longtemps truffé la Terre et le système solaire de dispositifs d’écoute – sans parler des quelques humains qui avaient retourné leur veste et lui servaient d’informateurs – que nous n’avons pas osé établir le contact. Pour jouer un rôle conséquent dans votre préparation à une attaque de la Fédération, il nous aurait fallu joindre directement votre gouvernement ou, à tout le moins, vos forces militaires, et ce sont précisément ces secteurs de votre société que la Fédération a pris le plus grand soin d’espionner. Eût-elle soupçonné une seconde notre existence qu’elle aurait décidé de vous exterminer beaucoup plus tôt – probablement avant que nous fussions à même de l’en empêcher. » Mais, alors même que les Galactiques focalisaient leur attention sur vous, il ne leur est jamais venu à l’esprit de s’inquiéter d’autre chose. Comme l’ont découvert vos propres services de renseignement, leurs dispositifs sécuritaires sur les planètes “protégées” laissaient beaucoup à désirer. Ce qu’en revanche vous ne saviez pas, parce que nous avions pris grand soin de vous le dissimuler, c’est que, si tant d’espèces “protégées” semblaient à ce point empressées de partager des informations avec vous, c’était parce qu’elles étaient déjà en contact avec nous. Nous devions certes nous montrer extrêmement prudents avec les renseignements qui vous parvenaient par ce canal, mais il nous a été formidablement utile à l’occasion. Et, même si nous n’osions pas communiquer avec vous de crainte que les dispositifs d’écoute ne captent nos échanges, nous avons pu recourir à notre propre technologie pour nous brancher sur ces lignes et établir nos propres postes d’écoute dans tout le système solaire. C’est ainsi que nous avons appris à qui nous devions nous adresser et comment vous joindre à bord de votre vaisseau amiral quand Lach’heranu a lancé son attaque. » Plus capital encore peut-être, nous nous apprêtons à distribuer des armes à un grand nombre de nos cellules de résistance par toute la Galaxie. Nous refusons cependant d’armer toute cellule planétaire dont nous pressentons qu’elle n’aura aucune chance de submerger les Galactiques et de s’emparer de l’infrastructure de la Fédération sur son monde. Les chefs de plusieurs de ces cellules aspirent désespérément à ce que nous leur livrions des armes alors que leurs chances de succès sont encore inférieures à cela, mais nous savons que la Fédération ripostera impitoyablement à toute menace mettant son autorité en péril, surtout après ce qui s’est passé ici. Si désespéré que soit notre besoin de diversions susceptibles d’affaiblir les contre-attaques qui nous viseraient, nous ne pouvons pas jeter aux lions d’entières populations planétaires si elles n’ont aucune chance de remporter la victoire. » Nonobstant, nous prévoyons qu’au moins trois cents planètes assujetties se révolteront contre la Fédération avec de bonnes chances de succès. Nous avons choisi très soigneusement nos cibles, en privilégiant dans la mesure du possible la mise hors d’état de nuire des principaux centres industriels et bases spatiales des Galactiques. Le tout assorti d’une série de frappes préventives que les flottes de l’amiral Maynton se préparent à administrer, ce qui nous permet d’évaluer à près de cinquante pour cent l’endommagement partiel ou l’anéantissement de la capacité de combat des Galactiques avant même que leurs communications plus lentes n’en aient retransmis la nouvelle. — Seigneur ! » souffla à nouveau Mugabi. Il fixa l’empereur pendant quelques interminables secondes puis aspira une grande goulée d’air. « Je n’arrive pas à… » Il s’interrompit encore puis secoua la tête. « Ce matin encore, j’étais certain de la destruction de l’espèce humaine, reprit-il à voix basse. Et maintenant… ça ! » Il secoua derechef la tête. « Ne vous méprenez pas, amiral, déclara très sérieusement l’empereur. Même si nos plans fonctionnaient à la perfection, que nous réussissions à détruire la moitié de leur capacité de combat et à les distraire avec des rébellions éclatant sur des dizaines de leurs planètes, leur potentiel militaire resterait formidablement supérieur au nôtre. Dès qu’ils auront compris qu’ils sont attaqués et seront passés en pleine production de guerre, ils seront toujours capables de remplacer en moins de trente ou quarante ans leur superstructure industrielle, même si des rébellions dans certaines zones reculées risquent de les ralentir un peu plus. Mais, le temps qu’ils réparent leurs dommages, votre système devrait être totalement industrialisé par nos soins, et nous comptons bien offrir à tout système stellaire abritant une espèce “protégée” qui aurait gagné sa liberté une alliance dans les mêmes conditions, de façon à augmenter tout aussi rapidement notre capacité de production. Nous estimons que le rapport de forces devrait très vite se modifier en notre faveur, du moins si nous survivons à leurs premières contre-attaques, mais rien ne le garantit. Au mieux, me semble-t-il, nous avons peut-être soixante chances pour cent de remporter une victoire définitive et, même si nous l’emportons au final, nos pertes auront été très, très élevées. Sans même tenir compte de notre responsabilité morale dans la mort de tous les êtres vivants que notre réseau clandestin aura incités à se rebeller ouvertement contre leurs maîtres. Nous ne vous offrons pas une promesse de salut… juste une possibilité. — Ce qui est déjà infiniment plus que ce qui s’offrait à nous ce matin, répondit Mugabi. Votre Majesté, les Galactiques nous avaient condamnés à mort longtemps avant que votre flotte n’ouvre le feu sur eux tout à l’heure. Chaque nouvelle journée de vie dont jouit la Terre sera la conséquence directe de l’opération que vous avez menée contre la Fédération pour nous sauver. Pour employer un cliché, combattre la Fédération, quel que soit le rapport de forces, reste “le seul jeu en ville” et au moins vous et les vôtres avez-vous consacré d’innombrables années à nous fournir les meilleures chances possibles. — Nous avons assurément tenté de le faire, répondit sereinement l’empereur. Et, de votre point de vue, les Galactiques ont au moins un bon côté. — Vraiment ? » Mugabi arquait les sourcils. « Vraiment, amiral. Ils mettent si longtemps à se décider que nous avons disposé d’“innombrables années” pour nous préparer à une option plus aimable. — Puissent-ils continuer à tergiverser », déclara avec ferveur Mugabi, et le silence retomba. Il dura un peu plus longtemps cette fois puis l’empereur se gratta la gorge. « Alors, amiral Mugabi ? Croyez-vous que la présidente Dresner et votre Sénat décideront de se joindre à nous ? — Je ne peux évidemment pas parler en leur nom ni m’impliquer à leur place avant qu’ils n’aient eu le loisir de s’entretenir avec vous, sire, mais je ne vois aucune alternative à votre “option Excalibur”, répondit Mugabi. Les Galactiques ont d’ores et déjà décidé de nous anéantir, alors – comme vous dites – le seul choix qui s’offre à nous est de détruire la Fédération avant. » Il hocha la tête avec lenteur. « Je ne peux pas engager mon gouvernement de mon propre chef, mais il me semble que vous disposerez d’un système solaire plein de nouveaux alliés dès que la présidente aura déposé une proposition de traité d’alliance devant le Sénat. — Parfait. » La voix de l’empereur restait égale, presque sereine, mais, sous-jacent, Quentin Mugabi perçut comme le raclement fracassant d’une lame d’acier arrachée à un rocher de granité anglais. Sa Majesté impériale George, roi de Camelot, prince du Nouveau-Lancastre, troisième baron de Wickworth, défenseur de la foi, prince protecteur du Royaume et par la grâce de Dieu empereur d’Avalon, permit à son regard de faucon de balayer sa cabine, puis ses yeux de prédateurs revinrent se poser sur Quentin Mugabi. « Parfait, répéta-t-il. L’épée est tirée. Elle ne regagnera son fourreau qu’après la victoire ou la mort… et puisse Dieu défendre le droit ! » * * * [1] En français dans le texte.