PROLOGUE La bordée de missiles hurlants arriva par-derrière. Les antimissiles en éliminèrent onze. Le leurre tracté tribord, endommagé, en détourna deux de plus. Le leurre bâbord avait été détruit deux bordées auparavant – ou était-ce trois ? Il ne se le rappelait pas, et il n'avait pas le temps d'y réfléchir, trop occupé à aboyer ses ordres. Virez de quatre-vingt-dix degrés ! À tribord, toute ! Levez-nous le nez, cipal ! Hissez-nous sur la pointe des pieds ! — Tribord, quatre-vingt-dix degrés, rotation du vaisseau engagée ! » lança en réponse le maître principal Mangrum, en tirant à fond sur le manche à balai. La proue du Défi se leva. Le bâtiment vira, grimpant à la force des griffes, tentant de dérober son flanc bâbord vulnérable à l'ennemi et aux missiles meurtriers lancés à ses trousses. Les lasers de défense active du croiseur léger pivotèrent, mirent au point avec une rapidité tout électronique, dépourvue d'affolement, et crachèrent leur lumière cohérente. Un nouveau missile vola en éclats puis deux de plus – et un autre encore. Mais il en arrivait toujours. Le Vaillant a perdu son anneau d'impulsion de proue, commandant ! Il... » L'officier tourna vivement la tête vers l'écran au moment où le jumeau du Défi encaissait une bordée lancée par le croiseur de combat havrien le plus proche. Les ogives laser explosèrent quasi simultanément, à moins de cinq mille kilomètres de la proue du Vaillant. Les redoutables lasers à détonateur se mirent en action, transperçant une barrière latérale bâbord fluctuante telles des aiguilles chauffées à blanc dans du beurre. Le blindage léger vola en éclats, les noyaux d'impulsion flamboyèrent puis explosèrent à l'instar d'ampoules électriques de l'ère pré-spatiale, l'atmosphère fut aspirée à l'extérieur, puis tout le tiers avant du vaisseau se démantela. Il n'explosa pas... il se démantela, tout simplement. La coque brutalement mutilée se mit à tournoyer follement, puis son vase de fusion cessa de fonctionner et elle explosa bel et bien. « Le Handley et le Flux de Plasma traversent le mur alpha, commandant ! » cria Franklin depuis les communications, et son supérieur sut qu'il aurait dû ressentir quelque chose. Du triomphe, peut-être. Que seuls deux vaisseaux du convoi se fussent échappés lui laissait toutefois dans la bouche un amer goût de cendres froides. Les autres marchands ne s'en étaient pas tirés, le Vaillant et le Résolu étaient déjà détruits, et c'était à présent le tour du Défi. Les défenses actives arrêtèrent un dernier missile — puis les six autres détonèrent. Le Défi fut animé d'indescriptibles soubresauts. Les alarmes d'avaries se mirent à hurler, et le commandant sentit les chocs violents des membrures qui cédèrent quand l'énergie de transfert des lasers percuta la coque. « Missiles dix-sept, dix-neuf et vingt détruits ! Alpha quatorze, bêta vingt et un et trente détruits ! Lourds dégâts subis par les membrures arrière six, neuf et sept ! Défenses actives vingt-cinq à trente détruites ! Une brèche dans la soute quatre ! Lasers dix-sept et dix-neuf détruits ! Lourdes pertes humaines aux machines et... » La litanie frénétique des blessures horribles du vaisseau se poursuivait sans discontinuer mais l'officier n'avait pas le temps de l'écouter. D'autres devraient s'en occuper de leur mieux, car son univers à lui se réduisait à la timonerie et à son répétiteur tactique. « Préparez et lancez des leurres mike-lima par tous les tubes avant ! Roulez à tribord ! Manœuvre d'évitement uniforme-Xray ! » Le maître principal Mangrum fit de son mieux. Le Défi pivota sur la gauche, rebroussant chemin, tournant la proue vers la salve qui approchait. Les drones — pas des Cavaliers fantômes, déjà tous utilisés, mais des engins plus faibles et moins raffinés, tout ce qui restait — se déployèrent devant le vaisseau, appelant les capteurs des missiles voués à sa destruction. Le commandant sentait l'odeur de la fumée, la puanteur de la matière isolante et des circuits qui brûlaient — sans parler de la chair — et il entendait vaguement, dans un coin de son cerveau, quelqu'un hurler de douleur sur une ligne de com ouverte. « Défense active, feu, plan Horatius ! » ordonna-t-il, et ce qui restait du département tactique commença à lancer des conteneurs d'antimissiles par ses tubes de proue. Ces conteneurs étaient peu employés, en particulier par un bâtiment aussi petit qu'un croiseur léger, mais c'était exactement le genre de situation pour laquelle ils étaient conçus. Le Défi avait perdu plus de la moitié de ses tubes antimissile. Les conteneurs, toutefois, partaient des tubes lance-missiles standard pour propulser dans l'espace des grappes supplémentaires de projectiles défensifs et, malgré tous les dégâts subis, le vaisseau possédait encore les trois quarts de ses liaisons antimissile, ce qui lui laissait plus qu'assez de canaux de contrôle. Au moins les deux tiers des missiles en approche se perdirent, filant à la suite des drones dans les profondeurs de l'espace. D'autres disparurent quand les bandes gravitiques des antimissiles du croiseur léger dressèrent un cône devant eux. La riposte du Défi perça donc un tunnel au milieu du dense essaim meurtrier, et le vaisseau s'y engouffra, tandis que ses dernières grappes laser tiraient désespérément, sans discontinuer, sur les ogives ennemies arrivées sur ses flancs. Les lasers à détonateur qui le martelaient se voyaient bloqués par ses impénétrables bandes gravitiques, car son virage en épingle à cheveux avait pris leurs ordinateurs intégrés par surprise, si bien qu'ils n'avaient pas eu le temps de se remettre en position de tir. Et ils avaient de quoi être surpris, songea avec gravité un fragment du cerveau du commandant. Son vaisseau blessé fonçait à présent tout droit dans la gueule de la force ennemie écrasante, plutôt que de s'en éloigner, et les lourds grasers de son armement de poursuite avant mettaient en joue un croiseur lourd de classe Mars. Ils ouvrirent le feu. La distance était importante pour n'importe quelle arme à énergie, y compris les grasers, mais le Havrien avait distancé ses pareils ainsi que les massifs croiseurs de combats, impatient d'en terminer, et les canonniers du Défi avaient toujours été doués. Leur cible frémit quand une furieuse décharge d'énergie, des dizaines de fois plus puissante que les ogives laser d'un vaisseau du mur, la percuta tel un marteau-pilon. Ce fut comme si elle avait heurté un rocher en plein espace. Les armes de poursuite passèrent à un tir rapide, incessant, aspirant le moindre erg que pouvaient leur fournir les machines et leurs propres anneaux de condensateurs. Alors que les grasers surchauffaient de manière catastrophique, de nouvelles alarmes ajoutèrent leur stridence à la cacophonie des sonneries d'avaries, au vacarme du combat et aux signaux prioritaires aigus, mais il était impossible de revenir en arrière et l'officier le savait. De même que les servants des grasers. Ils ne tentèrent pas de réduire l'intensité du tir, se contentant de balancer tout ce qu'ils avaient tant qu'ils l'avaient, jusqu'à ce que leur cible explose d'un coup, s'éparpillant en éclats déchiquetés, en capsules de survie et en corps revêtus de combinaisons antivide. La marée destructrice se propagea d'avant en arrière, détruisant membrure par membrure le vaisseau, qui finit par disparaître dans une boule de feu aussi éclatante que le soleil... deux secondes avant que les circuits torturés de l'affût de poursuite deux n'explosent à leur tour. Le commandant n'eut pas le temps d'éprouver de l'exultation, ni même une vague satisfaction. Le bref répit que lui avait valu sa manœuvre désespérée s'acheva quand les Havriens s'adaptèrent à la situation. Les compagnons d'escadre du croiseur détruit roulèrent pour présenter leurs flancs. Ils ouvrirent le feu par torrents, propulsant leur haine vers l'assassin de leur frère. Des missiles jaillissaient en hurlant de tous les postes de tir, se joignant à l'holocauste opéré par les vaisseaux de classe Mars, et il n'existait aucun moyen de les éviter tous. Plus d'astuces. Plus de manœuvres habiles. Il n'eut que le temps de considérer le répétiteur, d'y lire l'arrêt de mort de son bâtiment et de son équipage, de maudire sa décision d'engager le combat. Puis... Réveille-toi, Aivars ! » Ses yeux bleus s'ouvrirent d'un coup, presque instantanément. Presque... mais pas assez pour tromper Sinead. Il tourna la tête sur l'oreiller pour la regarder, le souffle quasi normal, et elle se pelotonna contre lui. Comme il sentait chaleur et douceur à travers le tissu soyeux de la chemise de nuit, une courte chevelure roux sombre, pareille à un plumage, lui effleura l'épaule droite à l'instar d'un baiser tout aussi soyeux. C'est fini », chuchota-t-elle. Ses yeux verts étincelaient telles des émeraudes à la lueur de la lampe de chevet. Elle a dû allumer en entendant le cauchemar, songea-t-il. Je sais, fit-il sur le même ton, mais la bouche de sa femme se tordit en un triste sourire aimant. — Menteur ! dit-elle en levant une main fine pour lui caresser sa barbe soigneusement taillée. — Non, répliqua-t-il, tandis qu'il sentait refroidir sur son front la sueur de la terreur, du chagrin et de la culpabilité. Ce n'est peut-être pas fini comme tu le voudrais, mon amour. C'est juste "fini" autant que ça peut l'être. — Oh, Aivars ! » Elle l'étreignit, posa la tête sur sa poitrine et sentit le rude battement de son cœur contre sa joue, tentant de ne pas pleurer. De ne pas montrer sa rage farouche et amère face aux ordres qui l'arrachaient de nouveau à elle. De ne pas être furieuse contre l'Amirauté qui les avait émis, ni contre lui qui les avait acceptés. « Je t'aime énormément, tu sais, dit-elle doucement, sans trace de colère, de ressentiment ou de peur dans la voix. — Je sais, murmura-t-il en la serrant contre lui. Crois-moi : je le sais. — Et je ne veux pas que tu partes, continua-t-elle en fermant les yeux. Tu en as fait assez – plus qu'assez. J'ai déjà failli te perdre une fois. J'ai cru un moment que c'était le cas, et l'idée de te perdre à nouveau, pour de bon, me terrifie. — Je sais », dit-il encore, tandis qu'il la serrait dans ses bras avec une douleur bienvenue. Mais il ne dit pas « Je reste », et elle dut combattre une autre vague de colère. Parce qu'il ne pouvait pas le dire. Il ne pourrait jamais dire une chose pareille sans cesser d'être l'homme qu'elle aimait. Hyacinthe l'avait blessé de bien des manières, mais l'homme qu'elle avait toujours connu était encore là, à l'intérieur. Sinead le savait et elle s'accrochait à cette certitude qui était son rocher. « Je ne veux pas que tu partes, répéta-t-elle en pressant le visage contre sa poitrine. Même si je sais que tu y es obligé. Mais tu as intérêt à me revenir, Aivars Terekhov. Tu as intérêt à me revenir! — Je reviendrai », promit-il, avant de sentir une unique larme brûlante sur son torse. Il serra son épouse encore plus fort, et ni l'un ni l'autre ne parla plus durant très longtemps. Parler était inutile car, depuis quarante-trois ans T qu'ils étaient mariés, il avait toujours tenu ses promesses. Et il tiendrait également celle-là... du moins si on lui laissait le choix. CHAPITRE PREMIER L'amiral des rouges Lady dame Honor Harrington, seigneur et duchesse Harrington, assise au côté du vice-amiral des rouges, dame Béatrice McDermott, baronne d'Albe, regardait en silence s'emplir le vaste amphithéâtre accueillant le colossal simulateur holographique. Le public était très discipliné. Et aussi bien plus réduit qu'il ne l'aurait été quelques années plus tôt. Il incluait en outre moins d'uniformes non manticoriens, et la grande majorité de ceux qui restaient arboraient le bleu sur bleu de la Flotte graysonienne. Plusieurs petits alliés du Royaume stellaire avaient fortement diminué le nombre d'aspirants qu'ils envoyaient sur l'île de Saganami, et on ne distinguait strictement aucun uniforme erewhonien. Dame Honor parvint — plus ou moins — à conserver une expression sereine en se rappelant les aspirants aux traits tirés qui avaient en masse quitté leurs classes quand leur gouvernement avait dénoncé son alliance de longue date avec Manticore. Elle n'en voulait pas à ces jeunes gens, dont bon nombre avaient été ses élèves durant le temps qu'elle avait elle-même passé sur l'île, malgré son sentiment d'avoir été trahie. Pas plus qu'elle ne pouvait réellement en vouloir à leur gouvernement. Bien qu'elle eût, d'une certaine manière, apprécié le contraire, elle estimait important d'être honnête avec elle-même, et ce n'était pas Erewhon qui avait trahi la confiance du Royaume stellaire. C'était le gouvernement même de Manticore. Elle regarda le dernier aspirant prendre place avec une précision militaire susceptible de satisfaire même un fusilier de Saganami. Dame Béatrice quitta alors le siège voisin du sien et se dirigea d'un pas décidé mais mesuré vers l'estrade traditionnelle. « Gaaaarde...-À-VOUS ! » La voix dure du sergent-chef Sullivan, avec une puissance que le meilleur chanteur d'opéra aurait été bien en peine d'égaler, emplit jusqu'à l'immensité du simulateur et un bang! tonitruant, parfaitement synchronisé, lui répondit alors que onze mille bottes cirées avec soin claquaient en une réaction instantanée. Cinq mille cinq cents aspirants et aspirantes se mirent au garde-à-vous, regardant devant eux, les épaules carrées, le dos droit comme un I, le petit doigt sur la couture du pantalon, et dame Béatrice leur rendit leur regard sans ciller. Ils sortaient de l'école en avance. Pas autant que certains de leurs prédécesseurs, avant l'offensive décisive de la Huitième Force commandée par le comte de Havre-Blanc. Mais bien plus que leurs prédécesseurs immédiats, à présent que le triomphe de la Huitième Force avait été jeté à la poubelle comme une ordure. Et ils ne se préparaient pas à un premier déploiement paisible mais allaient plonger tout droit dans le chaudron d'une nouvelle guerre. Une guerre qu'on était en train de perdre, songea dame Béatrice avec aigreur, en se demandant combien de ces visages juvéniles mourraient durant les prochains mois. Combien d'esprits, derrière ces visages, comprenaient-ils quelle monumentale trahison s'apprêtait à les envoyer au cœur de la fournaise ? Elle les contempla comme un maître armurier observe l'éclat des lames qu'il vient de forger, cherchant les tares cachées sous le tranchant étincelant, se demandant si leur acier aiguisé suffira à affronter le cyclone de combats qui les attend alors même qu'il prépare leur trempe ultime. « Repos, mesdames et messieurs. » La voix égale du commandant de l'école, mélodieux contralto qui s'écoulait dans le silence attentif, emplissait l'amphithéâtre de sa force tranquille. Un grand crissement de bottes lui répondit tandis que les milliers d'aspirants adoptaient la position de repos de parade, et elle les observa encore quelques secondes sans chercher à éviter leur regard. « Vous êtes ici pour la dernière réunion avant votre premier déploiement, commença-t-elle. Il s'agit là d'une coutume, d'un dernier partage de ce qu'est réellement le service spatial, de ce qu'il peut coûter, et elle se pratique sur l'île de Saganami depuis plus deux siècles. Par tradition, c'est le commandant de l'école qui s'adresse alors aux étudiants, mais il y a eu des exceptions. L'amiral Ellen d'Orville en était une. De même que l'amiral Quentin Saint James. » Cette année nous fournit une autre exception, car l'amiral Lady dame Honor Harrington nous fait l'honneur et le privilège de sa présence. L'amiral ne restera sur Manticore que trois jours avant de rejoindre la Huitième Force, d'en achever la réactivation et d'en reprendre le commandement. Nombre d'entre vous ont eu la chance de l'avoir comme professeur durant leurs études. Et, tous, vous feriez bien de prendre en compte son exemple à l'heure où vous entamez vos propres carrières. S'il est une femme portant l'uniforme de la Reine pour comprendre vraiment la tradition qui nous réunit aujourd'hui, c'est bien elle. » Honor sentit la chaleur lui monter aux joues tandis qu'elle se levait à son tour, dans un silence complet. Le chat sylvestre crème et gris qu'elle portait sur l'épaule demeura immobile, grand, fier, et tous deux goûtèrent les émotions émanant de l'assemblée. Émotions concentrées sur elle, certes, mais seulement en partie. Car, aujourd'hui, elle n'était réellement qu'un rouage, le porte-parole de quelque chose de plus grand qu'aucun homme ou femme, quels qu'en fussent les accomplissements. Les aspirants muets ne le comprenaient peut-être pas tout à fait mais ils le sentaient, et leur impatience sous-jacente était pareille à un volcan endormi sous un froid manteau de neige immaculée. Dame Béatrice se tourna vers elle, se mit au garde-à-vous et la salua. La main d'Honor, en réponse, remonta en un éclair, aussi vive et précise que lors de sa propre dernière assemblée. Puis les mains retombèrent et les deux femmes demeurèrent face à face. « Votre Grâce », dit simplement dame Béatrice, avant de faire un pas de côté. Honor gonfla ses poumons puis gagna d'un pas vif le lutrin qu'on venait de lui abandonner. Se tenant très droite, dressée de toute sa hauteur, avec Nimitz aussi immobile qu'une statue sur son épaule, elle laissa son regard explorer la mer d'yeux juvéniles étincelants. Elle se rappelait sa dernière assemblée, alors qu'elle était l'une des aspirantes derrière ces yeux. Se rappelait Nimitz sur son épaule, ce jour-là aussi, tandis qu'elle levait les yeux vers le commandant Hartley, ressentant une fusion mystique entre elle, lui et tous les autres aspis, tous les officiers ayant porté avant elle l'uniforme noir et or du Royaume stellaire. À présent, c'était à son tour de se tenir devant un nouvel arsenal de lames brillantes, polies, d'en contempler la jeunesse et la promesse... ainsi que la mortalité. Et de sentir pour de bon, car elle les percevait cette fois physiquement, l'impatience étouffée mais bourdonnante et l'union qui les possédait tous. « Dans quelques jours, dit-elle enfin au milieu de leur silence, vous vous présenterez pour votre première véritable affectation à bord d'un vaisseau. Je forme des vœux pour que vos instructeurs vous aient correctement préparés à cette expérience. Vous êtes les meilleurs et les plus intelligents de nos jeunes gens, le maillon le plus récent d'une chaîne de responsabilité, de devoir et de sacrifice forgée et martelée sur l'enclume de cinq siècles de service. Il s'agit d'un lourd fardeau à porter, un fardeau qui, pour certains d'entre vous, s'achèvera par la mort. » Elle marqua une pause, écoutant le silence, sentant son poids. « Vos instructeurs ont fait de leur mieux, ici, sur l'île, pour vous préparer à cette réalité. Mais la vérité, mesdames et messieurs, est que nul ne saurait vraiment vous y préparer. Nous pouvons vous enseigner un savoir, vous entraîner, partager avec vous notre expérience, mais nul ne saurait vous accompagner dans la fournaise. La hiérarchie, vos supérieurs comme les hommes et les femmes placés sous vos ordres... tous seront là. Pourtant, au moment précis où vous serez confrontés pour de bon au devoir et à la mort, vous vous retrouverez seuls. Et cela, mesdames et messieurs, c'est un instant auquel aucun entraînement ni aucun professeur ne peut vous préparer. » Vous n'aurez alors que quatre alliés pour vous soutenir. Votre entraînement, que nous avons rendu aussi complet, aussi exigeant et aussi rigoureux que possible. Votre courage, qui ne peut venir que de l'intérieur. Votre loyauté envers les hommes et les femmes en compagnie desquels vous servirez. Et la tradition de Saganami. Certains d'entre vous, la plupart, relèveront le défi. D'autres s'y essaieront avec tout ce qu'ils abritent en eux et découvriront que tout l'entraînement et tout le courage du monde ne rendent pas immortel. Et d'autres encore, que nous devons espérer rares, craqueront. » Le bruit d'un unique soupir eût été assourdissant alors que tous les yeux lui rendaient son regard. « Le travail auquel vous êtes appelés, le fardeau que vous avez accepté de porter pour votre reine et votre royaume, pour votre Protecteur et votre planète, pour les gens que vous servez, quels qu'ils soient, est le plus terrifiant, le plus dangereux et le plus honorable de tout l'univers. De votre propre volonté, vous avez choisi d'interposer vos vies entre le peuple des nations stellaires que vous aimez et ses ennemis. De combattre pour les défendre; de mourir pour les protéger. C'est un fardeau dont d'autres se sont chargés avant vous et, si nul ne peut réellement vous enseigner la réalité de ce qu'il signifie et de ce qu'il coûte avant que vous n'en ayez fait l'expérience par vous-mêmes, vous pouvez néanmoins apprendre beaucoup de ceux qui vous ont précédés. Et c'est là, mesdames et messieurs, la raison pour laquelle vous êtes aujourd'hui ici, où toutes les classes terminales d'aspirants se sont tenues à la veille de leur premier déploiement depuis deux cent quarante-trois ans T. » Honor appuya sur un bouton du panneau de contrôle, devant elle, et les lumières baissèrent. Un instant, il n'y eut plus qu'une obscurité épaisse, veloutée, seulement brisée par la minuscule lueur des voyants du panneau qui brillaient dans les ténèbres telles des étoiles perdues et isolées. Puis, soudain, il y eut une autre lumière — au sein des profondeurs du simulateur. C'était une sculpture lumineuse adoptant forme humaine. Un homme dont l'apparence n'avait rien d'extraordinaire : de taille un peu inférieure à la moyenne, il avait le teint sombre, le nez fort, des cheveux châtain foncé un peu clairsemés et des yeux noirs très bridés. Il portait un uniforme antique, démodé depuis plus de deux siècles T, et, sous le bras, la casquette à visière que la Flotte royale manticorienne avait remplacée par un béret cent soixante-dix ans T plus tôt. « Votre Majesté », dit-il. À l'image de son uniforme, son accent était d'autrefois; précis et compréhensible mais cependant pareil à l'écho d'une autre ère. Fantôme conservé dans un linceul électronique. Pourtant, malgré toutes les années écoulées depuis que cet homme avait respiré, dormi, rêvé, quelque chose en lui, une espèce d'étincelle difficile à définir, brûlait encore. « Avec votre permission, je vous informe que les forces placées sous mon commandement ont engagé le combat contre l'ennemi, poursuivit-il. Quoique je regrette profondément de devoir vous annoncer la perte du HMS Triomphe et du HMS Défi en action contre les vaisseaux pirates basés à l'Étoile de Trautman, je vous informe également que nous avons été victorieux. Nous confirmons la destruction de treize croiseurs, croiseurs légers et contre-torpilleurs hostiles, ainsi que de toute l'infrastructure de soutien du système. En outre, nous avons capturé un contre-torpilleur, un croiseur lourd et un léger, ainsi que deux croiseurs de combat. Plusieurs de ces unités semblent être de construction solarienne récente et disposer d'un armement significativement plus important que celui de la plupart des "pirates". Nos propres pertes en personnel et en matériel ont été lourdes et j'ai dû envoyer les HMS Victorieux, Vif-Argent, Mars et Agamemnon au radoub. J'ai transféré assez de membres de leurs équipages sur d'autres unités placées sous mon commandement pour qu'aucun de mes bâtiments restants ne soit en sous-effectif, et j'ai ordonné au capitaine de vaisseau Timmerman, le commandant du Vif-Argent, officier le plus ancien en grade du détachement, de convoyer nos proies jusqu'au Royaume stellaire. » A la lumière des pertes subies et de l'affaiblissement de mon escadre, il s'avère nécessaire de suspendre temporairement nos opérations contre les bases pirates identifiées. Je regrette de vous informer que nous avons réuni des preuves supplémentaires, notamment la qualité des vaisseaux ennemis, des rapports entre les soi-disant "pirates" opérant dans la Confédération, d'une part, et la société Manpower ainsi que des individus en place aux plus hauts niveaux du gouvernement silésien, d'autre part. Compte tenu des circonstances, je ne pense pas que nous puissions nous fier à la flotte de la Confédération pour protéger notre commerce. D'ailleurs, la collusion entre des membres du gouvernement et les gens qui attaquent notre commerce explique sans aucun doute l'inefficacité des unités spatiales confédérées assignées à l'escorte des convois. » Compte tenu de ces nouveaux indices et de mes effectifs réduits, je n'ai d'autre choix que de disperser ma force pour fournir des escortes dans les zones à haut risque. Je regrette les facteurs qui me contraignent à abandonner temporairement toute action offensive, mais j'ai la ferme intention de reprendre les opérations à grande échelle quand je recevrai les renforts déjà en route pour la Silésie. Ayant préparé un rapport détaillé pour l'amirauté, j'en joins une copie à cet envoi. J'ai l'honneur de rester le plus loyal et obéissant serviteur de Votre Majesté. » Saganami, terminé. » Il s'inclina légèrement, avec une immense dignité, et son image enregistrée s'évanouit. Un moment d'obscurité laissa l'assistance avec le seul souvenir de son message – son dernier message à la reine Adrienne, le monarque qui avait envoyé son escadre en Silésie. Puis la projection holo revint à la vie. Cette fois, il y avait deux images, toutes les deux représentant un poste de commandement. L'un était celui d'un cargo, l'autre la passerelle d'un bâtiment de guerre. Les officiers du premier étaient assis à leur poste, les épaules crispées, l'expression tendue, voire terrifiée. Le commandant paraissait tout aussi anxieux mais il se tenait debout près de son fauteuil, observant l'écran de communication qui le reliait à l'autre vaisseau. La passerelle du « croiseur de combat », plus petit que bien des croiseurs lourds plus récents, était pittoresque et exiguë selon les critères modernes, équipée d'écrans et de consoles d'armement désespérément vieillots. Le même officier aux yeux en amande se tenait sur la passerelle, dans une combinaison antivide démodée bien plus encombrante et moins maniable qu'une combinaison souple moderne. Alors que des plans de batailles luisaient d'un éclat cramoisi sur le pupitre tactique du vaisseau, le brouhaha des échanges disciplinés de ses subordonnés couvait sous la surface de sa voix quand il parlait. Mes ordres ne sont pas discutables, capitaine Hargood, dit-il platement. Le convoi va se disperser immédiatement et franchir l'hyperlimite par la voie la plus rapide. Immédiatement, capitaine. — Je ne refuse pas vos ordres, nom d'un chien ! renvoya Hargood d'une voix dure. J'essaie juste de vous empêcher de sacrifier votre vaisseau et la vie de tous ceux qui l'occupent. — J'apprécie vos efforts, répliqua le commodore Saganami avec un petit sourire. Je crains toutefois qu'ils ne soient inutiles. À présent, faites demi-tour et fichez le camp d'ici. — Mais, bon Dieu de merde, Eddy ! explosa le commandant du cargo. Il y a six de ces salopards, dont deux croiseurs de combat ! Qu'est-ce que vous croyez bien pouvoir accomplir, hein, bordel ? Contrairement à nous, vous êtes assez rapide pour les semer, alors faites-le, nom de Dieu! — Ils ne seront plus six quand nous en aurons terminé, dit Saganami, l'air sinistre, et tout bâtiment que nous détruirons, ou même que nous endommagerons sérieusement, est un bâtiment qui ne poursuivra ni vous ni aucune autre unité du convoi. À présent, j'ai fini de discuter avec vous, James. Prenez votre vaisseau, votre équipage, et foncez retrouver votre femme et vos gosses. Saganami, terminé. » Le visuel du capitaine Hargood devint noir et les épaules de son hologramme s'affaissèrent. L'officier continua d'observer l'écran vide durant une demi-douzaine d'inspirations, puis il se secoua et se tourna vers son astrogateur. « Vous l'avez entendu, dit-il lourdement, le visage vieilli de plusieurs décennies en un instant. Sortez-nous de là ! — À vos ordres, commandant. » L'image du simulateur se modifia une nouvelle fois quand prit fin l'échange entre Hargood et Saganami, dévoilant un immense répétiteur tactique, si ancien qu'on avait ajouté des icônes plus récentes, lisibles par un tacticien contemporain, à ses symboles surannés. Le nom d'un vaisseau clignotait sur une barre lumineuse en bas de l'image : RMMS Prince Harold, le cargo du capitaine James Hargood. En dépit de toutes les améliorations obtenues par ordinateur, l'image n'était pas très détaillée. La distance était importante et les capteurs mis en œuvre produits par une technologie primitive, limitée, selon des critères modernes. En outre, le Prince Harold était un vaisseau marchand, pas un bâtiment de guerre. Toutefois, les détails présents suffisaient. Une icône verte, marquée du nom « Nike filait bon train, accélérant en direction de six autres icônes qui brillaient de la couleur de sang frais des unités hostiles. Deux de ces dernières étaient identifiées comme des croiseurs de combat. Une autre représentait un croiseur lourd. Les trois dernières n'étaient « que » des contre-torpilleurs. Quoique la distance qui les séparait parût absurdement courte, nul n'avait encore ouvert le feu. Les armes de l'époque étaient trop rudimentaires, trop courtes sur pattes. La situation était toutefois sur le point de changer, car le Nike se portait rapidement à la rencontre de l'ennemi. Les premiers missiles quittèrent leurs tubes en rugissant, et l'image captée par le Prince Harold fut soudain hachée par des interférences déchiquetées. Les icônes disparurent presque au sein de ce chaos électronique, mais cela ne dura qu'un instant. Ensuite, de multiples couches d'amélioration du signal aplanirent les parasites, les remplaçant par une clarté vitreuse. La pénurie de données révélait combien les capteurs du Prince Harold avaient été endommagés, mais le peu qu'il y avait était clair comme le cristal... et brutal. La bataille se prolongea plus de quarante minutes, malgré l'atroce disproportion des forces en présence. Quarante minutes durant lesquelles il n'y eut pas un bruit, pas un chuchotement, dans tout l'immense auditorium, tandis qu'onze mille yeux d'aspirants observaient le spectacle. Regardaient cette unique perle de lumière verte insolente se ruer droit vers un ennemi qui avait plus de quatre fois sa puissance de feu. La regardaient concentrer son propre feu avec une précision froide qui faisait fi de sa survie, visant non les croiseurs de combat mais les contre-torpilleurs. Elle les soumettait au tonnerre thermonucléaire d'antédiluviennes ogives explosives à contact. Et plus la distance diminuait, plus elle les griffait de la lumière cohérente de ses lasers. Personne dans l'assistance ne se méprit sur ce qu'il voyait : le commodore Saganami ne se battait pas pour sa vie; il se battait pour détruire ou handicaper autant de vaisseaux pirates que possible. Du point de vue d'un vaisseau marchand lent et désarmé, il ne faisait aucune différence d'être arraisonné par un contre-torpilleur ou un supercuirassé. Tout pirate pouvait détruire tout vaisseau marchand, et il y avait là autant de pirates que d'unités dans le convoi de Saganami. Chaque fois qu'il en détruisait un, il assurait donc la survie d'un de ses bâtiments... et il lui était plus facile de détruire des contre-torpilleurs que des croiseurs de combat. Le Nike s'enfonça tel un coin, adoptant un mouvement de tire-bouchon autour de son vecteur de base, roulant follement pour opposer ses bandes gravitiques aux salves qui le visaient, puis se redressant brutalement afin d'envoyer toute une bordée de lasers perforer la fragile barrière latérale d'un contre-torpilleur. Ce dernier fut projeté de côté, vomissant son atmosphère dans un sillage de débris. Ses bandes gravitiques fluctuèrent, moururent, et le Nike envoya alors son équipage à l'enfer qui l'attendait à l'aide d'un unique missile, alors même qu'il effectuait une volte-face pour attaquer un de ses compagnons. L'icône verte zigzaguait, louvoyait, spiralait à travers ses ennemis, s'en approchant à une distance suicidaire, même compte tenu de l'armement rudimentaire de l'époque. Il y avait dans les manœuvres du Nike une grande élégance, une grande pureté. Il se précipitait tout droit vers sa destruction, mais c'était en dansant. Alors qu'il acceptait son immolation, la main qui le guidait déterminait sa course avec une immense maîtrise. Toutefois, l'élégance ne faisait pas office d'armure ni la grâce d'immortalité. Un autre vaisseau eût succombé bien plus tôt que lui, déchiqueté par le feu ennemi en s'engageant maladroitement sur le trajet d'une salve meurtrière. Même lui, cependant, ne pouvait esquiver la totalité du cyclone de destruction que déchaînait contre lui l'ennemi, et des signaux d'avarie flamboyèrent près de son icône alors que les missiles, l'un après l'autre, le frappaient. Un deuxième contre-torpilleur explosa. Puis le troisième dériva sur le côté, son anneau d'impulsion de proue démoli, et le Nike se tourna vers le croiseur lourd. Ses missiles le déchirèrent, endommageant ses impulseurs, le handicapant au point que même un cargo poussif pourrait le distancer. Soudain, l'icône du vaisseau de Saganami s'entoura d'un halo écarlate qui signalait une fuite d'atmosphère. Son accélération se réduisit rapidement tandis que des noyaux alpha et bêta étaient arrachés à ses anneaux d'impulsion. Sa puissance de feu diminua quand lasers et tubes lance-missiles — ainsi que les hommes qui les servaient — se virent pulvérisés un à un. Dame Honor et Nimitz avaient vu les horreurs de la guerre, vu des amis déchiquetés, de splendides bâtiments disloqués, brisés. Au contraire des aspirants attentifs de dame Béatrice, ils savaient ce qu'on avait éprouvé sur la passerelle du Nike, dans ses coursives, dans les capsules blindées où les artilleurs se battaient, juraient... et mouraient. Mais ces mêmes aspirants savaient qu'ils ne possédaient pas l'expérience de dame Honor, qu'ils observaient un événement dépassant leur expérience, leur entendement. Et que cet événement pourrait un jour se produire pour eux comme il s'était produit pour Édouard Saganami et l'équipage du HMS Nike, il y avait tant d'années. Le vaisseau atrocement blessé se souleva et, à bout portant, huit mille kilomètres à peine, déchargea toutes les armes intactes que conservait sa batterie bâbord sur l'un des croiseurs de combat ennemis. Le pirate se déporta sur le côté tandis que l'énergie de transfert défonçait son blindage et plongeait profondément dans sa coque. Il continua d'avancer sur son erre durant quelques secondes puis disparut dans une explosion titanesque. Le Nike paya toutefois cette victoire. Comme il roulait pour absorber le coup, le deuxième croiseur pirate, encore intact, trouva enfin une ligne de mire correcte, non obstruée par des bandes gravitiques habilement interposées. Ses armes à énergie parlèrent aussi fort que celles du Nike. Le vaisseau de Saganami disposait d'un blindage plus solide que celui de n'importe quel croiseur ou contre-torpilleur, mais ce n'était ni un bombardier ni un cuirassé. Seulement un croiseur de combat. Son blindage se fissura donc, l'atmosphère se précipita hors de la coque fracturée, et son anneau d'impulsion de proue flamboya puis mourut. Il frémit, tentant de se dégager à reculons, mais le croiseur lourd qu'il avait handicapé lui décocha alors une salve de missiles. Les défenses actives en arrêtèrent plusieurs mais quatre des projectiles explosèrent contre sa barrière latérale vacillante, et une partie de leur fureur terrassa ses générateurs exténués, ravagea son flanc, faisant flamboyer de nouveaux signaux d'avaries. Puis le croiseur de combat hostile tira à nouveau. L'icône verte fut animée d'un soubresaut, se cercla de la bande rouge clignotante indiquant des avaries critiques, et une fenêtre s'ouvrit dans le répétiteur tactique. C'était un écran de com. Le nom Prince Harold clignotait dans le cartouche date/heure, en bas à droite, identifiant le destinataire de la transmission enregistrée. Plus d'un aspirant frémit en découvrant cette image du vestibule de l'enfer. La passerelle du Nike était emplie d'une fumée qui refluait en direction des cloisons perforées et, au-delà, de l'éternelle voracité du vide. Des feux électriques faisaient rage sans que nul ne tentât de les étouffer, les postes d'astrogation n'étaient que des ruines démantelées, et des cadavres jonchaient le pont. Le visage d'Édouard Saganami, face à la caméra, et le côté droit de sa combinaison antivide étaient couverts du sang qui jaillissait par saccades d'une profonde blessure à l'épaule. Le répétiteur tactique se dressait encore derrière lui. Ses icônes, ses barres latérales et ses signaux d'avaries aux couleurs crues sur le diagramme de contrôle des dégâts clignotaient et vacillaient avec les fluctuations du courant. Mais ils étaient toujours là, ils montraient toujours l'autre croiseur de combat en train de manœuvrer pour décocher un dernier coup fatal que le Nike n'était plus capable d'éviter. C'est terminé, James », dit Saganami. Il avait la voix rauque, durcie par la douleur et l'épuisement dû à la perte de sang, mais son expression restait calme. « Dites à la reine. Dites-lui ce qu'a fait mon équipage. Et dites-lui que je suis déso... » Le simulateur devint noir. Un silence absolu régnait dans l'auditorium plongé dans les ténèbres. Soudain, une dernière image apparut : la croix d'or et l'explosion d'étoiles de la Médaille parlementaire du courage, sur son ruban bleu, blanc, rouge. Les mêmes couleurs luisaient parmi les rubans ornant la poitrine de dame Honor, mais cette Médaille du courage-là était différente. C'était la toute première MPC jamais décernée, et elle demeura suspendue devant les spectateurs pendant une vingtaine de secondes. Puis les lumières se rallumèrent et dame Honor Harrington, commandant de la Huitième Force de l'Alliance manticorienne, nouvellement reformée, contempla la quatre cent onzième classe de terminale de l'École spatiale royale de Manticore. Comme les étudiants lui rendaient son regard, elle prit une profonde inspiration. « Mesdames et messieurs, dit-elle d'une voix de soprano qui sonnait clair et fort, la tradition est vivante! » Soixante secondes de plus s'écoulèrent dans un silence empli d'échos, puis... Vous pouvez disposer, mesdames et messieurs », conclut-elle sur un ton très doux. CHAPITRE DEUX Elle jeta un dernier coup d'œil à sa chambre d'étudiante. Qu'elle eût oublié quelque chose constituait une donnée fondamentale. C'était toujours le cas. L'unique question qui se posait était de savoir à quel point elle serait ennuyée ou gênée lorsqu'elle découvrirait de quoi il s'agissait cette fois-ci. Cette pensée lui inspira un grognement, tandis qu'elle souriait et imaginait comme l'aurait taquinée Berry — laquelle affirmait qu'Hélène était la seule personne de toute la Galaxie à transporter un univers de poche personnel. Cela seul pouvait expliquer la perte de certains objets qu'elle se débrouillait pour... égarer. Bien entendu, Berry était ordonnée jusqu'à la maniaquerie, quoique nul ne l'eût jamais deviné au vu de sa négligence vestimentaire. Il s'agissait toutefois là de la mode en vogue chez les adolescents, supposait Hélène, qui redevint sérieuse en songeant que Berry ne la suivrait désormais plus. Elle haussa les épaules fermement, comme si elle avait ainsi pu se débarrasser de ses inquiétudes à propos de sa sœur adoptive, qui lui faisait d'ailleurs plus l'effet d'être sa fille adoptive. C'était idiot, elle le savait. Pourtant, elle s'était crue naguère à jamais la protectrice de la gamine brutalisée qu'elle avait secourue dans les bas-fonds du vieux Chicago, mais, à présent... ce ne serait pas le cas. Ce qu'on s'attendait à voir se produire s'y refusait souvent, se dit-elle. Comme sa mère, qui aurait dû venir la voir recevoir son diplôme... et qui n'était pas venue. Elle ressentit une pointe de douleur et de chagrin familière, et elle écrasa une larme. Que c'était donc bête. Elle n'avait pas pleuré la mort de sa mère depuis des années. Non parce que cela ne lui faisait plus rien, mais parce que les blessures les plus cruelles finissent par guérir si l'on continue à vivre. Elles laissent des cicatrices mais elles guérissent et l'on poursuit son chemin. C'était juste la dernière assemblée, songea-t-elle. Le simple fait de voir, comme tant d'autres classes avant la sienne, Édouard Saganami et tout son équipage mourir pour sauver les vaisseaux marchands sous sa protection... et de se rappeler que le capitaine Hélène Zilwicki en avait fait autant. Mais cela s'était produit bien des années plus tôt, alors qu'elle-même n'était qu'une enfant. Malgré l'angoisse profonde générée par cette perte, une angoisse qui ne s'éteindrait jamais tut à fait, sa vie avait continué, avec d'autres chagrins, d'autres joies. Si elle avait perdu sa mère, il lui restait l'indestructible amour de son père et, à présent, elle avait aussi Berry, Lars et Catherine Montaigne. Dans un univers où ce qui comptait vraiment, c'étaient les gens qu'on aimait, cela en disait long. Sacrément long, même, songea-t-elle, farouche. Elle prit une profonde inspiration, secoua la tête et décida qu'il était inutile de rester là à tenter de deviner ce qu'elle avait oublié, perdu ou égaré. Si elle en avait été capable, rien n'aurait le oublié — ou perdu, ou égaré. Ille ferma le loquet de sa cantine, régla la combinaison puis mit en marche l'antigrav intégré. Le bagage se souleva avec souplesse, flottant au bout de sa laisse. La jeune femme disposa à la perfection son béret sur sa tête, se détourna et quitta à jamais sa chambre d'étudiante. Hélène ! Hé, Hélène ! Elle regarda par-dessus son épaule quand cette voix familière la son nom. Un petit aspirant aux cheveux et aux yeux noirs filait telle une boule de billard animée d'un fort effet latéral à travers la foule qui gagnait le hall des navettes alpha-trois. Hélène n'avait jamais compris de quelle manière Aïkawa Kagiyama obtenait un tel résultat. Certes très mince, il lui rendait en outre au moins dix centimètres. La jeune femme tenait plus, physiquement, de sa mère décédée que de son colosse de père mais restait bien plus... charpentée qu'Aïkawa. La petite taille de ce dernier lui permettait de se glisser dans des ouvertures qu'elle n'eût jamais pu emprunter. Cependant, il n'y avait pas que cela. Peut-être était-il seulement plus bravache qu'elle. En tout cas, songea-t-elle en le voyant dépasser – voire fendre –un troupeau gesticulant d'hommes d'affaires civils, il avait des coudes nettement plus énergiques. Il s'arrêta près d'elle dans une glissade, souriant, et elle secoua la tête tandis que les regards meurtriers des voyageurs bafoués échouaient étonnamment à le réduire en un petit tas de cendres fumantes. « Aïkawa, déclara-t-elle, sévère, je te jure qu'un de ces jours quelqu'un va t'aplatir. — Non, répliqua-t-il sans cesser de sourire. Je suis trop mignon. — Mignon, c'est vraiment un mot qui ne s'applique pas à toi, Aïkawa Kagiyama. — Mais si. C'est juste que tu n'apprécies pas. — Peut-être, mais je te conseille de ne pas compter sur ton OREO pour apprécier non plus. — Pas au début, sans doute. Mais je suis sûr qu'il finira par m'adorer, dit joyeusement Aïkawa. — Pas quand elle te connaîtra mieux, répliqua Hélène pour doucher son enthousiasme. — Tu me piques au vif. » Aïkawa se pressa la main sur le cœur et considéra sa compagne d'un air triste. Comme elle se contentait de renifler, il haussa les épaules. « Ça valait le coup de se fatiguer un peu, dit-il. — Oui, tu peux être très fatigant. — Eh bien, en ce cas, je pourrais peut-être me cacher de l'OREO derrière toi, dit-il, empli d'espoir. — Te cacher derrière moi ? » Hélène haussa un sourcil. « Et comment ! » Les yeux d'Aïkawa brillaient de délices à peine réprimées. « À moins que... est-ce possible ? Non, sûrement pas ! Ne me dis pas que tu ignores que nous sommes tous les deux affectés à l' Hexapuma ! — Ah bon ? » Elle cligna des yeux. « Tu ne disais pas hier soir avoir reçu l'ordre de rejoindre l'Intransigeant? — C'était hier soir. Aujourd'hui c'est aujourd'hui. » Le jeune homme haussa les épaules. « Pourquoi ce changement ? — Je n'en sais fichtre rien, admit-il. Peut-être a-t-on décidé qu'il te fallait un bon exemple. » Il leva le nez en prenant l'air supérieur. « Et puis quoi ? renvoya Hélène, aigre. Si on a décidé quelque chose, c'est qu'il te faut, à toi, quelqu'un pour te marcher dessus dans ton propre intérêt chaque fois que ta grosse tête menace de t'attirer des ennuis. Encore une fois. — M'attirer des ennuis ? » Il secoua la tête. « Et c'est qui, déjà, qui nous a fait prendre à rentrer sur le campus un quart d'heure après minuit ? — C'est la seule et unique fois que je nous ai fait pincer, monsieur J'ai-le-Record-des-Mauvais-Points. Alors que toi, en revanche... — Ruminer le passé est le signe d'un esprit étriqué. — Oui, bien sûr. » Elle renifla puis remit sa cantine en mouvement d'une traction, suivant la ligne de guidage à travers le hall bondé. Aïkawa trottait auprès d'elle, tirant sa propre cantine, et elle fit de son mieux pour paraître indifférente à sa présence. Non qu'elle trompât quiconque, et surtout pas lui. Il était sans doute le meilleur ami qu'elle avait dans tout l'univers, quoique ni l'un ni l'autre ne l'aurait exprimé de cette manière et avec ces mots-là. Leur amitié n'avait rien de sexuel, ni de près ni de loin. Non que l'un ou l'autre eût des préventions contre les rapports sexuels. Toutefois, ils ne se plaisaient pas particulièrement et n'étaient pas disposés à risquer de tuer leur amitié en tentant de la changer en autre chose. « Alors, qui d'autre a tiré l'Hexapuma ? demanda Aïkawa. — Comment ? » Hélène le considéra avec un amusement feint. « Le grand Kagiyama, le maître du téléphone arabe, ne sait pas qui d'autre est assigné à son propre vaisseau ? — Je sais très exactement qui est assigné à l'Intransigeant. Et, jusqu'à ce matin, c'était lui, mon vaisseau. Ce que je ne sais pas, c'est qui est assigné à ton vaisseau. — Ma foi, je n'en suis pas totalement sûre moi-même, admit Hélène. Je sais que Ragnhilde en est. Elle a un billet pour la même navette que moi à destination d'Héphaïstos – eh bien, la même que nous deux, maintenant, je suppose. — Vraiment ? Formidable ! » Aïkawa eut un large sourire. « Je me demande ce qui les a pris de mettre les Trois Mousquetaires au complet sur le même bâtiment. — Un moment d'inattention, sans doute, dit sèchement la jeune femme. Bien sûr, d'après ce que tu dis, ils ne nous avaient pas affectés tous les trois à l'Hexapuma au départ, non ? — Tu marques un point. Tout à fait. Donc Ragnhilde est la seule autre pour laquelle tu es au courant ? — Non, il y a Léopold Stottmeister. Il a pris la navette de ce matin parce qu'il devait déjeuner avec ses parents chez Dempsey avant de se présenter au rapport. Je suis sûre de lui aussi, mais il peut très bien y en avoir un ou deux autres. — Stottmeister... » Aïkawa plissa le front. « Le fana de foot ? — Ouais. J'ai suivi quelques cours avec lui et il a l'esprit sacrément vif. Mais il prend la voie des machines. — Ah... » Aïkawa leva la tête vers elle et leurs regards se croisèrent, identiques. Tous les deux empruntaient la voie tactique, traditionnellement le plus sûr moyen d'obtenir un commandement de vaisseau. Il n'y avait bien sûr aucun mal à s'intéresser davantage au matériel qu'aux manœuvres, et Dieu savait qu'il fallait des gens pour maintenir les machines en état de marche, mais ni l'un ni l'autre ne comprenait tout à fait pourquoi quiconque choisissait de devenir un mécanicien amélioré. « Bon, fit Aïkawa au bout d'un moment, les lèvres plissées, avec toi et moi, ça fait quatre bleus, donc ? Deux du genre mâle et deux du genre femelle ? — Ouais, répéta Hélène, le front plissé. Je crois qu'il y en a un autre, cela dit. Je n'ai pas reconnu son nom... » Elle haussa les épaules. « Quelque chose comme Rizzo ou d'Arezzo. — Paolo d'Arezzo ? Un petit mec qui fait à peine quatre ou cinq centimètres de plus que moi ? — Je ne sais pas. Autant que je sache, je ne l'ai même jamais rencontré. — Je crois que moi si, une fois, dit Aïkawa, alors qu'ils passaient l'angle d'un nouveau couloir, lequel ne tarda pas à s'étrécir, si bien que la foule se retrouva encore plus dense, les voyageurs plus pressés les uns contre les autres. « Si c'est le gars auquel je pense, c'est un petit génie de l'électronique. » Comme Hélène l'interrogeait du regard, il haussa les épaules. « Je n'ai fait que le croiser, mais Jeff Timberlake a bûché sur un problème tactique pendant les dernières siens, le semestre dernier, avec d'Arezzo comme officier GE. D'après Jeff, c'était un méchamment bon OGE. — Ça m'a l'air prometteur, fit Hélène. — Donc c'est ça ? On est cinq? — En te comptant, acquiesça-t-elle tandis qu'ils continuaient de progresser dans la cohue. Et pour ce que j'en sais. Mais la liste des affectations n'était pas encore complète quand j'ai reçu mes ordres. On m'a dit qu'il y aurait un bleu de plus, mais ils ne savaient pas encore qui. Je suppose que c'est la case qu'ils t'ont donnée. À ce propos, comment as-tu réussi à faire changer ton affectation ? — Hé, je disais la vérité, pour une fois ! protesta-t-il. Tout ce que je sais, c'est qu'Herschiser m'a fait venir dans son bureau ce matin et m'a dit que mes ordres avaient été modifiés. Je crois qu'ils m'ont carrément échangé avec quelqu'un qui était affecté à l'Hexapuma. — Ah. bon ? » Elle inclina la tête vers lui. « Et tu aurais idée de qui est le "quelqu'un" en question ? J'espère que ce n'est pas Ragnhilde. — Il se trouve que je le sais, oui. Et ce n'est pas Ragnhilde. » Comme il se taisait, elle baissa vivement les yeux vers lui. Il haussa les épaules devant le froncement de sourcils interrogateur de la jeune femme, moins amusé qu'avant. « C'est pour ça que je te demandais qui d'autre était affecté avec nous, reprit-il, parce que je n'ai pris la place d'aucun de ceux que tu viens de mentionner. À moins que mes sources habituelles ne m'aient trompé, le mec que je remplace, c'est Bashanova. — Bashanova ? » Hélène grimaça, surtout par irritation de s'entendre répéter les paroles de son compagnon à l'instar d'un perroquet stupide, mais elle n'était pas sûre non plus d'apprécier les implications du nom. Kenneth Bashanova n'avait ni la faveur d'Aïkawa ni la sienne. Ni, pour tout dire, celle de quatre-vingt-dix-neuf pour cent des gens qui avaient le malheur de le connaître. Et cela ne le gênait guère. Un quatrième fils de comte et petit-fils de duc n'a pas besoin de s'inquiéter de tous les humbles agglutinés autour de ses chevilles. Si la réaffectation de dernière minute d'Aikawa sur le H1VIS Hexapuma lui avait épargné un premier déploiement à bord du même vaisseau que Kenneth Bashanova, la jeune femme en était sincèrement heureuse. L'aristocrate se montrait assez déplaisant avec tout le monde, mais il était aussi de ceux qui méprisaient les montagnards de Gryphon, telle Hélène, autant qu'ils étaient méprisés par eux, et il avait pris de grandes peines pour lui marcher dessus... une fois. Quoi qu'elle pensât de lui, et aussi ravie qu'elle fût de son départ, Bashanova n'était cependant pas un individu que pouvait toucher un changement aléatoire de dernière minute. S'il avait été affecté à un autre vaisseau, c'était que quelqu'un avait tiré les bonnes ficelles. Voilà qui expliquait peut-être pourquoi la liste des affectations à l'Hexapuma était encore incomplète la veille au soir. Et qui posait une question intéressante. Avait-il été transféré sur l'Intransigeant parce que ce bâtiment procurerait une chance remarquable à qui aurait la bonne fortune d'accomplir sa première affectation à son bord ? Ou bien avait-il été transféré pour l'éloigner de l'Hexapuma? « Tu n'as rien entendu dire de plus que moi au sujet de Hexapuma, hein ? demanda-t-elle au bout d'un moment, et Aïkawa ricana. — Les beaux esprits se rencontrent, à ce que je vois. » Il secoua la tête. « Non. La première question qui m'a traversé l'esprit, c'est pourquoi le noble rat avait voulu quitter le navire, donc je me suis renseigné. — Et alors ? — Et alors je n'ai rien trouvé pour l'expliquer. En fait, Bashanova lui-même aurait dû vouloir rester en place, nom d'un chien ! — Pourquoi ? demanda Hélène. — Tu n'as donc pas la moindre "source autorisée" ? — Hé, c'est moi qui savais qui d'autre était affecté avec nous, gros malin. Et ce n'est pas parce que les journaux ont sorti l'histoire de mon vieux qu'il faut me prendre pour une espèce de barbouze. Un espion par famille, ça suffit, merci bien. Quoique, quand j'y pense, Lars donne l'impression de s'intéresser au boulot. Mais ça n'a jamais été le cas de Berry et moi ! — Alors comment ça se fait qu'elle se soit retrouvée plongée jusqu'au... jusqu'aux yeux dans cette histoire en Erewhon et sur Congo ? demanda son compagnon. — Torche, pas Congo, corrigea-t-elle. Congo, c'est le nom du système. La planète, c'est Torche. Et je n'ai pas encore compris ce qui s'est passé exactement, mais je vais te dire une bonne chose : Berry ne jouait pas aux espions ! » Son grognement dédaigneux frôla la magnificence. « Berry est la personne la plus saine d'esprit de tout le Royaume stellaire. Elle l'était, du moins. Pas question qu'elle ait joué à barbouze junior avec papa – qui ne l'aurait pas laissée faire même si elle l'avait voulu ! Je suis sûre qu'un de ces jours l'un ou l'autre se décidera à m'expliquer toute cette affaire, mais, en attendant, je sais au moins ça. » En vérité, elle en savait beaucoup plus, mais une bonne partie de ce qu'elle savait n'était en aucun cas destinée à être rendue publique. « Mais rien de tout cela n'a de rapport avec le fait que j'aie ou non cultivé la même bande de mouchards et d'informateurs que toi, reprit-elle, revenant à son sujet. Alors, au lieu d'avoir l'air exaspéré, dis-moi donc ce que l'Hexapuma a de si spécial, en dehors du fait qu'il est tout neuf. — Rien de particulier, je suppose. À part son capitaine, bien sûr. » Aïkawa parlait d'un ton badin si travaillé qu'Hélène envisagea de l'étrangler, mais il éclata alors de rire. « D'accord, j'arrête de faire des mystères. Il se trouve que le commandant qui vient d'être affecté à l'Hexapuma est un certain capitaine Aivars Terekhov. Le Terekhov d'Hyacinthe. » La jeune femme écarquilla les yeux. Elle n'avait pas besoin de son compagnon pour savoir qui était Aivars Terekhov. Tout le monde connaissait ses états de service, tout comme chacun savait qu'il avait reçu la Croix de Manticore après la bataille d'Hyacinthe. « Attends une seconde. » Elle se figea, tournant vers Aïkawa un regard perplexe. « Terekhov... est-ce que ce n'est pas un parent éloigné de Bashanova ? — Si, mais ils sont cousins au douzième degré, ou quelque chose dans ce goût-là. Ça vaut le coup de s'en rappeler si on a besoin d'un service, mais à part ça... » Aïkawa haussa les épaules et fit la moue. Il était originaire de la planète capitale de Manticore, pas de Gryphon, mais son attitude envers les membres de l'aristocratie manticorienne les plus orgueilleux (et imbus d'eux-mêmes) était aussi méprisante que celle des montagnards. « Mais, s'ils sont parents, pourquoi diable Bashanova aurait-il demandé à quitter l'Hexapuma? J'imagine que sa famille aurait été ravie de le voir faire son premier déploiement sous les ordres d'Un cousin – surtout un cousin qui commande un croiseur lourd tout beau tout neuf. C'est comme ça que ces gens-là fonctionnent. — À moins qu'il n'existe une querelle familiale quelconque, suggéra Aïkawa. Si Terekhov ne s'entend pas avec le reste de la famille – et, d'après ce que je sais des proches parents du noble rat, je ne serais pas le moins du monde surpris qu'un type comme Terekhov ne puisse pas les supporter –, il est possible que Papa Rat soit plus rassuré de sortir son adorable fils du champ de tir. Ou alors... (il haussa les épaules) l'Intransigeant a quelque chose de spécial que je n'ai pas réussi à découvrir... pas encore. Il est possible que le noble rat cherche à profiter d'un avantage et non à éviter un problème, tu sais. — J'imagine », dit Hélène, peu convaincue, en remettant sa cantine en mouvement d'une traction avant de recommencer à suivre la ligne de guidage qui menait à la piste de décollage des navettes. Aïkawa n'avait pas tort, elle l'admettait. Alors même qu'elle se disait cela, toutefois, elle savait ses oreilles métaphysiques tendues pour surprendre le bruit d'un talon en train de s'abattre sur elle. La station spatiale de Sa Majesté Héphaïstos était toujours bondée, particulièrement en ce moment. Avec la reprise abrupte et désastreuse de la guerre contre Havre, le plus grand chantier spatial qui fût tournait à bien plus de cent pour cent de sa capacité nominale. La destruction des chantiers satellites de Grendelsbane – et des vaisseaux de guerre en construction qu'ils abritaient – n'avait fait que rendre le rythme frénétique d' Héphaïstos encore plus infernal. Les halls abritaient une masse d'humanité quasi solide, avec des civils employés par les divers entrepreneurs s'empilant sur le personnel militaire affecté à – ou simplement passant par –Héphaïstos. Il était impossible de traverser les artères principales de la gigantesque station spatiale avec quoi que ce fût ressemblant à de la hâte. Ce qui, hélas ! n'empêchait pas certains individus d'essayer. Un de ces individus – un civil corpulent, bien nourri et sans conteste important (au moins à ses propres yeux) – se frayait un chemin à travers les corps humains compressés tel un super-cuirassé à travers une escadre de BAL de la vieille école. Quoique dépourvu des bandes gravifiques du supercuirassé, il leur substituait avantageusement ses épaules et ses coudes charnus. Puisqu'il mesurait par ailleurs un mètre quatre-vingt-cinq, ceux que leurs bonnes manières n'empêchaient pas de le bousculer en retour se voyaient intimidés par sa masse et par le fait qu'il était à l'évidence disposé à piétiner les mortels inférieurs. La plupart d'entre eux en tout cas. Sa progression de bulldozer connut un terme abrupt quand ce qu'il prenait jusque-là pour une force irrésistible rencontra ce qui était sans aucun doute un objet immuable. Ou, pour être plus précis, un homme en uniforme gris et bleu qu'il n'avait encore jamais vu. Un homme très grand, qui le dominait de douze centimètres, et aussi très épais au bas mot deux cents kilos, sans un gramme de graisse. Le civil heurta ce torse massif et rebondit. Littéralement. Il se retrouva assis par terre, le souffle coupé, à contempler l'ogre sur lequel il venait de s'écrabouiller à la manière d'une mouche sur un pare-brise. Des yeux bruns assez doux le considéraient avec un vague intérêt, comme si leur propriétaire se demandait s'il pouvait ou non avoir été la source de l'insignifiant impact ayant attiré son attention. Le jeune homme corpulent ouvrait déjà la bouche, les traits tirés par la colère, mais il la referma plus vite encore lorsqu'il découvrit celui qu'il avait heurté. Le géant en uniforme le regarda un instant de haut, toujours avec douceur, puis le contourna avec soin, fit poliment signe à deux autres piétons de le précéder, et continua son chemin sans jeter un regard en arrière. Le civil, rudement secoué, demeura encore plusieurs secondes assis avant de se remettre sur ses pieds en vacillant et de reprendre sa propre progression... d'un pas bien plus circonspect. Cherchant du regard d'autres ogres de cet acabit, il ne remarqua pas même la jeune et mince enseigne de vaisseau de première classe, elle-même assez grande, qui filait dans le sillage du premier. Sans doute parce qu'en dépit de sa taille, haute pour une femme, le sommet de son crâne n'atteignait pas même le niveau des épaules massives de son compagnon. « J'ai tout vu, Matéo, dit l'enseigne Abigail Hearns, tentant vaillamment d'adopter un ton réprobateur. — Vu quoi, milady ? s'enquit innocemment Matéo Gutierrez. — Vous avez délibérément changé de direction afin de renverser ce... cette personne, continua-t-elle, sévère. — Comment pouvez-vous suggérer une chose pareille, milady ? » Gutierrez secoua tristement la tête, en homme visiblement habitué à l'incompréhension et à la diffamation. « C'est peut-être parce que je vous connais », répondit-elle d'un ton aigre. Comme il se contentait de secouer à nouveau la tête, ajoutant un soupir pour faire bonne mesure, elle parvint à ne pas éclater de rire. Ce n'était pas la première fois qu'elle remarquait la tendance de Gutierrez à s'offusquer de voir quelqu'un se servir de sa taille ou de sa force pour intimider les autres. Matéo Gutierrez n'aimait pas les brutes. Abigail avait été un peu surprise, quoique surtout de ne pas l'être, le jour où elle s'était avisée que, malgré sa rudesse et sa stupéfiante efficacité au combat, c'était l'un des êtres les plus gentils qu'elle connût. Il n'y avait rien de « doux » ni de fadasse en Gutierrez mais, quoiqu'il prît bien soin de le cacher, c'était le genre d'homme qui adoptait sans cesse des chatons abandonnés, des chiens perdus... et des filles de seigneur. Son envie de rire disparut lorsqu'elle se rappela comment ils s'étaient connus. Elle n'aurait pas cru survivre à sa rencontre brutale et impitoyable avec les pirates qui ravageaient la planète Refuge. Et elle n'aurait pas survécu sans lui. Elle savait, sans fausse modestie, avoir fait sa part de cette bataille épuisante, interminable, mais il ne s'agissait pas de son type de combat. De celui de Matéo Gutierrez si, et il s'en était acquitté magnifiquement. Comme il convenait à un sous-officier du corps des Fusiliers royaux de Manticore. Cela, elle le comprenait. Ce qui la laissait encore perplexe, c'était la manière précise dont un sergent des fusiliers manticorien se changeait en lieutenant de la garde du seigneur Owens. Oh, elle détectait là sans aucun doute la touche inimitable de son père : en tant qu'aristocrate de Grayson, il avait bien sûr assez d'influence pour « convaincre » les Fusiliers d'autoriser le transfert d'un de leurs sergents dans la garde d'Owens. Ce qu'elle ne comprenait pas, c'était comment il avait convaincu Gutierrez, lui, d'accepter ce transfert. À tout le moins, elle savait pourquoi il l'avait fait, sinon comment, et cette pensée lui inspira une pointe d'affectueuse irritation. Puisque de sexe féminin, elle n'avait eu aucun droit à la succession du fief Owens lorsqu'elle avait quitté son logis pour devenir la toute première femme de Grayson à faire ses études sur l'île de Saganami. Elle était donc parvenue à voyager sans l'homme d'armes personnel qui, selon la loi de sa planète, devait accompagner tout héritier, ne fût-ce que potentiel, d'un domaine. Cela avait eu lieu toutefois avant que le Conclave des seigneurs ne prît pleinement conscience de ce qu'impliquaient les altérations apportées par Benjamin Mayhew à la loi de succession. Les filles n'étaient plus rayées de la liste des héritiers nobles, et le Conclave avait en conséquence décidé qu'elles ne seraient plus exemptées des obligations de leur rang. Abigail s'était mise en colère quand son père lui avait annoncé qu'elle aussi devrait désormais être partout accompagnée de son homme d'armes personnel. À tout le moins, elle n'aurait pas à supporter l'équipe de sécurité complète qui escortait en tous lieux l'aîné de ses deux frères, mais un officier de la Spatiale n'avait en aucun cas besoin d'un garde du corps ! Le seigneur Owens s'était toutefois montré inflexible. Comme il le lui avait fait remarquer, la loi était claire. Lorsqu'elle avait voulu discuter encore, il lui avait opposé deux arguments de plus. Primo : lady Harrington, qui était sans aucun doute « un officier de la Spatiale », avait elle-même accepté d'être accompagnée par ses hommes d'armes personnels. Si elle le pouvait, Abigail le pouvait aussi. Secundo, puisque la loi était claire, elle n'avait en fait qu'un seul choix : obéir ou voir la Spatiale de Grayson lui retirer son brevet. Il ne plaisantait pas. Aussi fier qu'il fût d'elle, autant qu'il acceptât son choix de carrière, il ne plaisantait pas. Et il ne s'agissait pas d'une simple question d'intransigeance paternelle. Trop de Graysoniens pourvus de postes importants restaient horrifiés par la seule idée de voir leurs compatriotes féminines porter l'uniforme. Si elle rejetait les diktats de la loi, ces mêmes individus horrifiés exigeraient que la Spatiale la mette à pied. Et la Spatiale, que cela lui plût ou non, n'aurait plus qu'à s'exécuter. D'une manière ou d'une autre, une fois qu'elle avait admis ne pas avoir le choix, le seigneur Owens avait convaincu Matéo Gutierrez de devenir l'homme d'armes de sa fille. Il lui avait ainsi trouvé le chien de garde le plus imposant, le plus résistant et le plus dangereux qui fût, et il avait joué sans scrupule sur le lien qui unissait la jeune femme à l'ancien fusilier pour la convaincre de l'accepter. Elle avait continué de protester assez longtemps pour s'assurer que l'honneur n'eût pas à souffrir, mais tous les deux savaient la vérité. Quitte à supporter un garde du corps, il n'existait personne, dans l'univers entier, à qui elle se fierait plus qu'à Gutierrez. Bien sûr, qu'elle vînt d'être réaffectée à un vaisseau de guerre de Manticore plutôt qu'à un bâtiment graysonien compliquait un peu les choses, et elle se demandait les raisons de ce changement. L'amiral Matthews lui avait expliqué qu'on voulait lui faire acquérir toute l'expérience – et l'ancienneté – possible dans une Spatiale habituée aux officiers féminins avant de prendre ses fonctions à bord d'un vaisseau de Grayson. Elle le croyait – en grande partie. Restait toutefois un vague doute agaçant... « Par ici, milady », dit Gutierrez. Abigail se secoua en prenant conscience qu'elle rêvassait et ne s'était pas même rendu compte que leur ligne de guidage les menait dans un passage latéral, en direction d'une rangée d'ascenseurs. « Je sais, dit-elle en levant la tête pour sourire en coin à son homme d'armes massif. — Mais bien entendu, milady, répondit-il, apaisant. — Je le savais vraiment ! » insista-t-elle. Comme il se contentait de sourire, elle secoua la tête. « Et autre chose, Matéo : nous sommes affectés à un croiseur manticorien, pas à un vaisseau graysonien; à son bord, je ne serai qu'un officier insignifiant, alors je pense qu'il ne serait pas mauvais d'oublier un peu tous ces "milady". — Il m'a fallu des mois pour m'y habituer, ronchonna-t-il, de la voix même qu'on se fût attendu à entendre sortir de ce torse colossal. — Les fusiliers sont adaptables, répliqua-t-elle. Quand ils rencontrent un obstacle imprévu, ils improvisent et ils triomphent. Vous n'avez qu'à considérer ça comme un problème anodin – comme de pénétrer dans un bunker en béton céramisé, seulement armé d'un couteau à beurre tenu entre vos dents viriles – et je suis sûre qu'un rude fusilier expérimenté comme vous s'en tirera très bien. — Ah ! Depuis quand un fusilier a-t-il besoin d'un couteau à beurre pour prendre un malheureux bunker ? s'exclama Gutierrez avec un rire sonore. C'est pour ça que Dieu nous a donné des dents et des ongles ! — Exactement. » Elle lui sourit à nouveau mais secoua également la tête. « Sérieusement, Matéo, continua-t-elle, je sais que papa et le colonel Bottoms ont insisté sur le "milady", et c'est peut-être justifié sur Grayson ou dans la Spatiale locale. Mais on va déjà rencontrer assez de problèmes avec les gens qui considèrent comme une absurdité néo barbare d'affecter un garde du corps à un officier d'aussi fraîche date que moi. Alors, ne leur frottons pas le nez dans ceci ou cela si on peut l'éviter. — Vous n'avez pas tort, milady », acquiesça l'ancien fusilier au bout d'un moment. Quand ils atteignirent l'ascenseur, il pressa le bouton d'appel puis attendit derrière Abigail. Même en ces lieux, ses yeux étaient toujours en mouvement, balayant les environs en un cycle sans cesse renouvelé. Bien qu'il eût reçu un entraînement de soldat, non de garde du corps, il s'acquittait de ses nouveaux devoirs comme s'il était né pour cela. « Merci, dit la jeune femme. Et, puisqu'il est question de ne pas frotter les nez – ou d'éviter de les fracasser –, avez-vous réussi à vous entendre avec le capitaine FitzGerald ? — Oui, madame. Quoique, à la vérité, c'était au capitaine Kaczmarczyk qu'il me fallait m'adresser. Je vous l'avais dit. — Et je vous avais cru. Tout ce que je pensais, c'était que vous deviez aboutir avec le second du bord avant de discuter avec le commandant du détachement de fusiliers. — Vous aviez raison, concéda-t-il. Probablement. » Il n'avait pu résister à l'envie d'ajouter cet adverbe, si bien qu'elle secoua la tête avec un petit rire. — Matéo Gutierrez, dit-elle tandis que les portes de l'ascenseur s'ouvraient avec un soupir, ce qu'il vous faudrait, c'est un bon coup de pied au fond de culotte. Et je me ferais un plaisir de vous l'assener si j'étais capable de lever le pied aussi haut sans saigner du nez. — Ah, ces menaces de violences incessantes, se plaignit Gutierrez, tandis que ses yeux balayaient l'intérieur de la cabine. Heureusement que je sais que vous ne le pensez pas, milady. C'est la seule chose qui m'empêche d'avoir des sueurs froides quand vous me parlez comme ça. — Mais oui, bien sûr », fit-elle en levant les yeux au ciel, comme il lui faisait signe d'avancer et qu'elle le précédait dans l'ascenseur. Se postant avec le plus grand naturel entre elle et les portes, il appuya sur le bouton de fermeture de la cabine. « Destination ? interrogea une aimable voix générée par ordinateur. — HMS Hexapuma », répondit Gutierrez. CHAPITRE TROIS « Allons, jeunes gens, ne bloquez pas la galerie, s'il vous plaît. » Le léger accent graysonien paraissait plus amusé qu'autre chose mais la voix possédait une indéniable autorité. Hélène jeta un bref coup d'œil par-dessus son épaule et haussa les sourcils en reconnaissant la jeune femme qui se tenait derrière elle. Pour autant qu'elle sût, il n'y avait qu'un officier féminin dans la Spatiale graysonienne. Et, même sinon, ce visage-là s'était étalé sur tous les HV du Royaume stellaire un an T plus tôt, après l'affaire de Tibériade. Hélène interrompit sa conversation avec Ragnhilde Pavletic et s'écarta vivement. Le géant en uniforme bleu et gris qui marchait au côté de l'enseigne considéra les trois aspirants, pensif. Quoique son uniforme fût celui d'un homme d'armes de Grayson, lui-même ne pouvait être originaire que de San Martin, avec son teint sombre, son physique adapté à une forte gravité et son profil d'aigle caractéristique. Si aucune menace ne brillait dans ses yeux, quelque chose en lui suggérait qu'il était préférable de ne pas les serrer de trop près, sa protégée t lui. Les deux autres aspic se hâtèrent de suivre l'exemple d'Hélène. Le grade de l'enseigne eût suffi à obtenir ce résultat en toutes circonstances; la qualité de son chien de garde personnel y ajouta un peu de célérité, et le sourire de la Graysonienne prouvait qu'elle en était consciente. « Inutile d'être accommodant à ce point-là », leur assura-t-elle sur un ton léger, avant de se tourner pour regarder à travers le plastoblinde épais de la galerie des bassins spatiaux. Le fuseau à double tête d'un croiseur lourd de classe Édouard Saganami flottait vers ses faisceaux d'amarrage dans le vide cristallin, connecté physiquement au pont d'observation de la galerie par des tubes de transport du personnel militaire, tandis que des équipes de radoubeurs se pressaient au-dessus de son anneau d'impulsion arrière. Techniquement, l'Hexapuma était un Saganami-C, une version « améliorée » du modèle d'origine. On l'aurait naguère estimé d'une classe à part entière mais la nomenclature de ConstNav s'était un peu assouplie sous la dernière Amirauté. En baptisant ce modèle Saganami, plutôt que d'admettre qu'il appartenait à une nouvelle classe, on avait obtenu des fonds pour en poursuivre la construction – quoique en nombre très limité – grâce au souci qu'avait l'Amirauté Janacek d'augmenter le parc de vaisseaux légers de la Spatiale. Avec ses 483 000 tonnes, l'Hexapuma était plus grand de soixante et un pour cent que les vaisseaux de classe Chevalier stellaire, les plus récents – et les plus gros – croiseurs lourds de la Spatiale avant ce qu'on commençait à appeler la Première Guerre havrienne. Toutefois, malgré cette augmentation de son tonnage et, surtout, de sa puissance de feu, son équipage était très réduit par rapport à celui d'un Chevalier stellaire. Le fait que la réduction du personnel, donc des dispositifs de survie, libérait de l'espace participait d'ailleurs autant à sa puissance de combat accrue que les progrès de la technologie en matière d'armement. Contrairement aux Saganami d'origine, l'Hexapuma était tout particulièrement conçu pour le combat par missiles. Bien qu'il ne fût équipé que de quarante tubes, moins que les Saganami-B intermédiaires, il disposait tout de même d'une batterie une fois et demie supérieure à celle d'un Chevalier stellaire. Ses tubes, plus gros que ceux des Saganami-B, pouvaient lancer des missiles plus puissants, tandis que sa soute à munitions se trouvait considérablement agrandie. Ses armes à énergie étaient moins nombreuses – il n'en avait que deux par batterie, plus l'armement de poursuite – mais, sur le modèle graysonien, elles étaient individuellement plus puissantes que celles qui équipaient les croiseurs de combat de la plupart des flottes. Il pourrait attaquer moins de cibles à portée d'énergie mais les coups qu'il assénerait ainsi seraient dévastateurs. En outre, les Saganami-C étaient les premiers bâtiments à recevoir les nouveaux générateurs de barrière de proue biphasés améliorés. En bref, compte tenu de son choix de distances pour engager le combat, l'Hexapuma aurait pu attaquer et détruire n'importe quel croiseur d'avant-guerre – manticorien aussi bien que havrien. « Bel engin, n'est-ce pas ? observa l'enseigne graysonienne. — Oh oui, tout à fait... lieutenant Hearns », répondit Hélène. L'autre femme – elle n'était son aînée que de deux ou trois ans T – lui jeta un coup d'œil surpris. Sans doute habituée à être reconnue, au moins par d'autres membres de la Spatiale, elle semblait toutefois se demander pourquoi cette aspirante lui avait montré qu'elle la reconnaissait. Hélène espéra qu'on ne la crût pas en train d'essayer de faire de la lèche. Elle soutint un instant le regard de Hearns, laquelle finit par hocher légèrement la tête et reporter son attention sur l'Hexapuma. « Nos nouveaux bleus ? demanda l'enseigne sans les regarder. — Oui, madame. — Je sais qu'accueillir un aspi à bord avant qu'il ne se soit officiellement présenté au rapport est censé porter malheur, reprit Hearns, fixant toujours le croiseur flottant, aussi continuerai-je de supposer que vous ne faisiez que passer et vous êtes arrêtés pour admirer le paysage. Il ne serait pas correct de violer la tradition. — Non, madame, approuva Hélène, parlant toujours pour eux trois. — Si j'étais vous, continua Hearns avec un léger sourire, je prendrais encore quelques minutes pour l'admirer. Vous ne le verrez pas très bien de l'intérieur. » Son sourire s'élargit. « Et vous n'aurez pas beaucoup de temps libre pour admirer quoi que ce soit une fois que vous aurez pris votre service. » Elle eut un petit rire, leur adressa un signe de tête et, mince et gracieux contre-torpilleur suivi d'un supercuirassé pataud, continua son chemin en direction du tube de transport avant. Le fusilier qui montait la garde regarda sans expression le trio d'aspirants approcher du bout du tube d'embarquement principal de l'Hexapuma. Ce caporal devait les avoir vus jouer aux touristes ébahis et avoir observé leur échange avec l'enseigne Hearns, mais nul ne s'en fût douté à le voir. D'après l'insigne cousu sur sa manche, il avait au moins six années manticoriennes – plus de dix ans T – de service. Il avait aussi sans doute vu durant cette période plus d'aspirants qu'il n'aurait pu en compter, et il considérait cette nouvelle fournée avec une impassibilité toute professionnelle. Les bleus se mirent en formation sans un mot et sans cesser de marcher. C'était Pavletic qui avait obtenu le meilleur classement dans leur promotion, bien qu'elle n'eût devancé les deux autres (qui avaient terminé ex aequo) que de moins de deux points. Ce qui comptait était toutefois que son résultat lui donnait la préséance et, sur le moment, Hélène n'avait guère envie de la lui disputer. L'aspirante aux cheveux de miel et à l'ossature délicate ouvrit la marche jusqu'au bout du tube; le fusilier se mit au garde-à-vous et salua. Elle lui rendit son salut avec vigueur. « Aspirante Pavletic et son groupe, prêts à monter à bord, caporal », annonça-t-elle. Les autres lui avaient confié la puce enregistrée de leurs ordres officiels, aussi donna-t-elle les trois à la sentinelle. « Merci, madame », répondit le fusilier. Il inséra la première puce dans son bloc-mémo et tapa le code permettant d'en afficher le contenu, qu'il étudia durant une ou deux secondes. Puis il releva les yeux vers Ragnhilde, comparant de toute évidence son nez retroussé et ses taches de rousseur à l'image qui figurait dans l'ordre d'affectation. Il hocha la tête, éjecta la puce et la lui rendit. Ayant inséré l'ordre suivant, il observa tour à tour la photo obtenue et Aïkawa, lequel soutint son regard sans frémir. Le caporal acquiesça à nouveau, restitua la puce à Ragnhilde puis compara enfin le visage d'Hélène à l'image idoine. Tout cela ne lui prit pas beaucoup de temps mais il ne faisait visiblement pas preuve d'inattention : aussi routiniers que fussent ses devoirs, il ne considérait rien comme acquis. « Merci, madame, dit-il enfin à Ragnhilde, vous êtes attendus. L'officier en second n'est pas à bord en ce moment, j'en ai peur. Je pense que le capitaine de frégate Lewis, la chef mécanicienne, est l'officier le plus gradé à bord. — Merci, caporal », répondit Ragnhilde. Il n'avait pas été obligé de préciser que Lewis était chef mécanicienne, et certains fusiliers, elle le savait, s'en seraient dispensés. La finalité d'une première affectation était, au moins en partie, de jeter les aspirants dans le grand bain. Leur cacher les éléments permettant de déterminer qui était qui à bord de leur bâtiment n'était qu'un des multiples moyens d'alourdir ce processus de mise à l'épreuve. « Je vous en prie, madame », répondit la sentinelle, avant de s'écarter pour permettre aux trois jeunes gens de pénétrer dans la gravité zéro du tube d'embarquement. Ils y nagèrent en file indienne, chacun prenant soin de laisser assez de place pour la cantine tirée par celui qui le précédait. Par bonheur, ils avaient tous obtenu de bons résultats en travaux pratiques d'apesanteur, si bien qu'ils ne commirent aucune maladresse gênante avant de s'engager un par un dans le hangar d'appontement central de l'Hexapuma et de retrouver une gravité normale. Un enseigne de vaisseau de première classe portant au bras gauche le brassard d'officier du hangar d'appontement du pont, et le nom « Maclntyre, Fréda » sur sa plaque, les attendait avec un air d'impatience à peine poli. Les trois aspirants saluèrent. « Permission de monter à bord afin de rejoindre l'équipage du vaisseau, lieutenant ? » requit Ragnhilde sur un ton raide. La femme leur rendit leur salut, et Ragnhilde lui remit leurs puces enregistrées, qu'elle examina dans son propre bloc-mémo. Cela lui prit un peu plus longtemps qu'à la sentinelle, mais pas énormément. Hélène eut l'impression que l'OHAP lisait les ordres de Ragnhilde – ou au moins les parcourait –mais se contentait pour les autres de vérifier le visuel. Cela lui parut un peu laxiste mais elle se rappela alors qu'elle n'était qu'une bleue. Par définition, nul n'avait moins d'expérience qu'elle à bord de 1 'Hexapuma, et peut-être l'enseigne avait-il simplement appris à reconnaître les conneries façon Mickey Mouse et à les traiter en conséquence. « Il semble que vous arriviez un peu en retard, lieutenant Pavletic », observa Maclntyre en rendant les puces. Ragnhilde ne répondit pas – qu'eût-elle pu répondre ? – et son interlocutrice eut un léger sourire. « Enfin, vous êtes là, et c'est sans doute tout ce qui compte », conclut-elle. Tournant la tête, elle fit signe à un technicien en systèmes environnementaux. « Jankovich ! — Oui, lieutenant. » L'accent gryphonien prononcé dudit Jankovich fut pour Hélène une bouffée d'oxygène de sa planète natale, tout droit sortie des montagnes de son enfance. Et elle y reconnaissait autre chose : une note d'aversion profonde. La nuance n'était pas particulièrement flagrante mais les montagnards étaient remarquablement peu doués pour cacher leurs sentiments... à des montagnards. Dans le reste du Royaume stellaire, on considérait tout ce qui venait de Gryphon comme si mal dégrossi qu'on remarquait rarement les signes subtils immanquables pour d'autres Gryphoniens. « Escortez ces bleus à leurs quartiers, ordonna sèchement Maclntyre, visiblement inconsciente des vibrations subliminales que percevait Hélène chez le technicien. — À vos ordres, lieutenant, répondit Jankovich, avant de s'adresser aux aspirants. Si ces messieurs dames veulent bien me suivre ? » Il ouvrit la marche en direction des ascenseurs au centre du hangar d'appontement. Ils parvinrent à ne pas se tordre le cou ni ouvrir de grands yeux tandis qu'on les conduisait au compartiment de repos des aspirants. C'était là le nom officiel qui figurait sur le diagramme du vaisseau mais, comme tous les compartiments de ce type à bord de tous les vaisseaux de la Flotte royale manticorienne, il était plus connu sous le surnom de « quartiers des bleus ». L'Hexapuma était un bâtiment neuf qui s'apprêtait à partir pour sa première mission. En tant que tel, et comme il convenait à un croiseur de son tonnage (surtout du fait des systèmes automatiques qui en réduisaient l'équipage), ses quartiers des bleus étaient bien plus vastes et plus confortables que tout ce qu'on aurait pu trouver à bord de vaisseaux plus anciens, plus petits ou plus étriqués. Toutefois, cela n'était pas synonyme de luxueux, loin de là. Tout aspi disposerait pour dormir d'un logement privé, isolé par des panneaux mobiles, mais à peine plus grand que la couchette individuelle, non des plus larges, qu'il abritait. Chacune de ces couchettes était munie d'un crochet auquel son occupant pouvait fixer sa cantine. Un « salon » exigu jouxtait la cloison avant, ainsi qu'une grande table à la surface dure antidérapante, laquelle abritait une unité de com orientable et au moins trois terminaux d'ordinateur. Les cloisons étaient peintes d'un bleu pastel profond curieusement agréable et, à tout le moins, le compartiment – comme l'ensemble du vaisseau – dégageait-il encore une odeur et une impression de « véhicule neuf ». Deux autres aspirants les attendaient lorsqu'ils arrivèrent. Les nouveaux venus en connaissaient déjà un – Léopold Stottmeister – de manière plus ou moins familière. Mesurant à peine moins d'un mètre quatre-vingt-huit, Léo avait les cheveux auburn, les yeux sombres, et il était bâti pour la vitesse et l'endurance, non pour la force brute. Hélène et lui se connaissaient depuis presque trois ans T, soit depuis plus longtemps qu'il ne connaissait personne d'autre ici, aussi lui adressa-t-il un sourire de bienvenue. — Hé, voilà Zilwicki la Terrible ! lança-t-il. Je me demandais où tu étais passée. — Nous autres, pauvres tacticiens, sommes incapables de trouver notre chemin si un brillant mécanicien comme toi ne leur montre pas le plan du pont, répondit-elle en joignant pieusement les mains et en levant les yeux vers le plafond. — Mais oui, bien sûr », répondit-il de son agréable voix de ténor, avant d'adresser un signe de la main aux autres arrivants, tandis qu'Hélène reportait son attention sur le cinquième membre du contingent d'aspirants de l'Hexapuma. La plaque d'identité sur sa poitrine disait « d'Arezzo, Paolo », il lui rendait six bons centimètres, il avait les cheveux blonds et les yeux gris. Ce qui la frappa immédiatement, toutefois, ce fut son incroyable beauté. Toutes sortes d'alarmes se déclenchèrent en elle tandis qu'elle observait ce profil classique parfait, ce haut front réfléchi, ce menton fort – avec une fossette, pas moins ! – et ces lèvres fermement ciselées. Si un producteur d'holovision avait cherché un acteur pour jouer un jeune Preston de l'Espace, d'Arezzo aurait été exactement l'homme de la situation. Particulièrement avec les hanches étroites et les larges épaules qui complétaient l'ensemble. Les expériences d'Hélène avec des gens approchant ce degré de beauté physique (elle ne pensait pas avoir jamais rencontré quiconque le surpassant) n'avaient pas été très heureuses. Les biosculpts nécessaires pour produire pareille apparence étaient très chers, et ceux qui acceptaient de se les payer très gâtés, très riches ou les deux. Pas exactement le genre d'individus avec lesquels un montagnard de Gryphon risquait d'avoir beaucoup d'atomes crochus. À l'arrivée des nouveaux, il était assis en bout de table, plongé dans un liseur. Encore un mauvais signe, songea-t-elle. Il ne s'était pas soucié d'engager la conversation avec Léo, l'un des êtres les plus sympathiques et les plus amicaux qu'elle eût jamais connus. À tout le moins, il avait levé la tête à leur entrée, mais une froide réserve couvait derrière ses yeux gris. Il ne fit aucun effort pour participer à la conversation tandis que Ragnhilde et Aïkawa serraient la main de Léo. Ensuite, ses lèvres mâles s'étirèrent en un sourire poli, distant. « D'Arezzo. Paolo d'Arezzo, se présenta-t-il, la main tendue vers Hélène, qui se trouvait être la plus proche de lui. Hélène Zilwicki », répondit-elle en la lui serrant avec autant d'enthousiasme qu'elle le put. Quelque chose étincela dans les yeux de d'Arezzo et elle dissimula une grimace mentale. Son accent était trop prononcé pour être déguisé, même si elle avait eu envie d'essayer, et cela semblait avoir affecté son interlocuteur autant que le trop beau visage de ce dernier l'affectait, elle. Les deux autres nouveaux se présentèrent à leur tour et il les accueillit avec la même poignée de main irréprochable. Puis il adressa un signe de tête à Léo. « Visiblement, vous vous connaissez tous, observa-t-il, avec une inutilité manifeste, donc je suppose que Léo est mieux placé que moi pour vous faire les honneurs du lieu. » Après leur avoir adressé un dernier sourire poli, il se replongea dans son liseur. Hélène échangea un coup d'œil avec Ragnhilde et Aïkawa puis interrogea Léo du regard. L'aspirant aux cheveux auburn haussa très légèrement les épaules puis désigna les couchettes. « Si nous ne sommes pas plus nombreux, et je crois que ce sera le cas, nous disposerons de trois couchettes en rab. Paolo et moi avons déjà annexé deux de celles du bas – premier arrivé, premier servi, tout ça... (il leur adressa un large sourire) mais vous n'avez qu'à vous répartir le reste comme ça vous chante. Tâchez seulement de ne pas laisser de sang par terre. — Certains d'entre nous savent résoudre les conflits personnels sans violence », observa Hélène. Elle renifla avec ostentation puis se tourna vers les deux autres nouveaux. « Et, afin que tous les conflits possibles se résolvent amicalement, ajouta-t-elle, je pense sage que vous acceptiez tous les deux de me laisser une des deux couchettes du bas restantes. — Résolues "amicalement", comme tu dis ! railla Ragnhilde. Tu t'imagines que tu auras tout ce que tu veux parce que tu as été instructrice de combat à mains nues, et tu le sais. — Moi ? » Hélène la regarda d'un air innocent. « Ai-je lancé la moindre menace ? Ai-je suggéré un instant que je n'hésiterais pas à attacher quelqu'un jusqu'à ce qu'il ressemble à un bretzel ? — En fait, oui », répondit Aïkawa. Comme elle le dévisageait avec curiosité, il agita la main. « Oh, pas à l'instant, sans doute, mais on te connaît tous au moins de réputation. On n'ignore pas à quel point tu sais te montrer brutale et intimidante, Hélène Zilwicki. Et on ne va pas se laisser intimider plus longtemps, hein? » Il lança un regard implorant aux autres aspis. Ragnhilde regarda le plafond en sifflotant, tandis que Léo ricanait. « Ne compte pas sur moi, dit-il. Moi, je jouais au foot. Et je restais aussi loin du combat à mains nues que me le permettaient les instructeurs. Je n'ai jamais affronté Hélène mais j'ai entendu parler d'elle. Et si tu crois que je vais faire chier quelqu'un qui en remontrait aux instructeurs, tu te fourres le doigt dans » Tous les autres s'esclaffèrent, y compris Hélène, mais son rire recouvrait un noyau froid de souvenirs déplaisants. Elle adorait le NeueStill Handgemenge, le dérivé du judo mis au point plusieurs siècles plus tôt sur La Nouvelle-Berlin, et elle avait eu la chance, alors que son père et elle résidaient sur la Vieille Terre, d'avoir pour professeur le sensei Robert Tye, sans doute l'un des deux ou trois adeptes les plus expérimentés du NeueStil. Elle était très reconnaissante à cette technique de la discipline physique et mentale ainsi que du sentiment de sérénité qu'elle lui avait apportés. Ses entraînements et ses katas étaient pareils à une danse gracieuse apaisante. Avant d'avoir atteint quinze ans T, elle avait toutefois utilisé cette même technique pour tuer trois hommes à mains nues, défendant non seulement sa vie mais celles de son frère et de sa sœur adoptifs. « Bien, puisque tout est résolu démocratiquement, fit Aïkawa à Ragnhilde, une fois les rires retombés, on pourrait peut-être tirer la dernière couchette du bas aux cartes. » Hélène venait de déballer ses affaires de toilette quand le terminal de com sonna. D'Arezzo, qui lisait toujours, était le plus proche de l'unité, aussi appuya-t-il vivement sur la touche d'acceptation. « Compartiment des aspirants, d'Arezzo, annonça-t-il. — Bonjour, monsieur d'Arezzo, fit une voix de soprano, alors qu'apparaissait sur l'écran le visage d'une rousse séduisante. Je suis le capitaine Lewis. J'ai cru comprendre que tous vos collègues aspirants étaient arrivés. Je me trompe ? — Je pense que non, capitaine, répondit d'Arezzo, prudent. En tout cas, nous sommes à présent cinq. — Ce qui vous met au complet, confirma le capitaine Lewis avec un hochement de tête. Je viens d'apprendre que le capitaine FitzGerald sera encore retenu durant plusieurs heures. Compte tenu des circonstances, il m'a demandé de vous accueillir officiellement à bord. Vous conviendrait-il de me rejoindre sur la passerelle ? — Bien sûr, capitaine », répondit instantanément d'Arezzo sans jeter un coup d'œil à ses compagnons. Ce fut le premier point qu'Hélène approuva sans réserve chez ce garçon au trop beau visage. Une « requête » d'un capitaine de frégate, aussi polie qu'elle fût, constituait un ordre direct de Dieu du point de vue de n'importe quel aspirant. « Très bien. » Lewis leva la main comme pour éteindre son com puis s'interrompit. « Excusez-moi, monsieur d'Arezzo, reprit-elle, mais j'oublie que vous venez tous d'arriver à bord de l'Hexapuma. Dois-je vous envoyer un guide en attendant que vous ayez repéré les lieux ? — Non, merci, capitaine, répondit poliment son interlocuteur. Je suis sûr que nous réussirons à nous retrouver. — Très bien, répéta Lewis. En ce cas, rendez-vous sur la passerelle dans un quart d'heure. — À vos ordres, capitaine. » Cette fois, elle coupa bel et bien la communication, et d'Arezzo releva les yeux pour voir les quatre autres le regarder avec une certaine intensité. Un vague sourire apparut sur ses lèvres pleines et il haussa les épaules. « Quoi ? demanda-t-il. — J'espère que tu sais ce qu'on fait, répondit sèchement Ragnhilde. Parce que moi, en tout cas, je n'ai pas la moindre idée du chemin de la passerelle. — Oh, je ne doute pas qu'on réussisse à la trouver, même en partant de rien, si on y était obligés, répondit-il. Il se trouve cependant que... » Il fit glisser son liseur au centre de la table et Ragnhilde se pencha au-dessus. Avec un petit rire, elle le fit pivoter afin que les autres pussent voir ce qu'il affichait. C'était un diagramme de l'Hexapuma. Hélène sentit sa bouche s'étirer en un sourire contraint. Elle n'appréciait toujours pas la manière dont d'Arezzo s'était plongé dans le visionneur, ignorant ses compagnons, mais, à tout le moins, ce qu'il étudiait avec tant d'attention était plus utile que le roman dans lequel elle l'avait cru plongé. « Comme vous le savez, commença Ginger Lewis, assise très droite sur le siège au bout de la table de la salle de briefing qui jouxtait la passerelle de l'Hexapuma, la tradition veut que les aspirants en premier déploiement soient accueillis officiellement à bord du vaisseau. En général, ce devoir est échu au commandant en second ou à l'officier tactique subalterne, car c'est souvent ce dernier qui leur servira d'officier responsable des élèves officiers. Malheureusement, le capitaine de frégate FitzGerald, second du commandant, se trouve à l'heure actuelle retenu par un problème avec les radoubeurs, et notre OTS ne s'est pas encore présenté au rapport. En conséquence, mesdames et messieurs, vous êtes coincés avec moi. » Elle eut un sourire où se lisait un curieux mélange d'espièglerie, de compassion et de froide autorité. « D'une certaine manière, je me trouve en position d'infériorité, reprit-elle, car je n'ai jamais fréquenté l'École spatiale. Je suis sortie du rang, et j'ai fait mon apprentissage d'officier à bord du Vulcain. Je n'ai donc jamais accompli de premier déploiement, si bien que ce rite de passage particulier se situe en dehors de mon champ d'expérience personnel. » Hélène ne bougea pas un seul muscle mais se surprit à examiner Lewis avec bien plus d'attention. Le capitaine paraissait jeune pour son grade, même dans une société disposant du pro-long. Et, à présent qu'Hélène s'intéressait aux médailles qui décoraient sa tunique noir espace, elle en était impressionnée. La principale était la Croix d'Osterman, laquelle se situait environ un échelon en dessous de la Croix de Manticore et, comme elle, n'était décernée que pour récompenser un acte de courage — mais uniquement à des matelots ou sous-officiers. La Médaille d'honneur tenait compagnie à la CO, ainsi que le galon rouge signifiant que le capitaine avait été blessé au combat, et le galon supplémentaire indiquait que son nom avait été mentionné dans des dépêches. Une collection impressionnante, songea Hélène, et qui justifiait presque à coup sûr un brevet d'officier. La Flotte royale manticorienne avait toujours abrité plus de « mustangs » — des officiers sortis du rang — que la plupart des spatiales, mais il semblait que Ginger Lewis n'eût rien d'ordinaire, même à l'échelle du Royaume stellaire. « Malgré cela, continua-t-elle, je sais en grande partie par ouï-dire à quoi vous vous exposez. J'ai vu bon nombre de bleus aller et venir, y compris avant de devenir moi-même officier de la Reine, et je ne désire imprimer en vous que quelques points bien particuliers. » Le premier, on vous l'a déjà assené encore et encore, mais c'est parce qu'il est important. Le présent déploiement, à bord de l'Hexapuma, est votre véritable examen final. Quel qu'en soit le résultat, chacun d'entre vous recevra officiellement son diplôme de l'École pour récompenser sa réussite scolaire, sauf au cas improbable où il commettrait un crime passible de la cour martiale. Mais... (elle laissa ses yeux verts balayer les visages de l'assemblée, et ils ne recelaient plus la moindre trace d'humour) si vous merdez très fort à bord de 1 'Hexapuma, vous ne recevrez pas d'affectation au sein de la Spatiale. Si vous merdez un peu moins, vous en aurez peut-être une mais elle ne sera pas prestigieuse et vous ne commanderez jamais un vaisseau de la Reine. Rappelez-vous cela, mesdames et messieurs. Ça passe ou ça casse, et ce n'est pas un jeu. Pas un examen que vous pourriez retenter ou réussir en trichant. Je sais que vous êtes tous intelligents, motivés et bien éduqués. Je m'attends à ce que vous brilliez, et je vous recommande fermement d'en attendre —et d'en exiger — autant de vous-mêmes. » La deuxième chose que je désire vous faire comprendre est que ça va être difficile. C'est censé l'être. En fait, c'est conçu pour l'être plus que nécessaire. Certains aspis craquent lors de leur premier déploiement, c'est toujours une tragédie, mais il vaut bien mieux qu'ils craquent à ce moment-là qu'au beau milieu d'un combat, après avoir reçu leur affectation... ou même leur propre commandement. Il y aura donc des moments, durant les prochains mois, où vous vous sentirez harcelés, poussés vers le point de rupture. Quand vous y aurez survécu, toutefois, vous saurez que vous étiez capables d'y survivre et, avec de la chance, vous aurez appris à vous faire confiance pour relever des défis. » Le troisième point que je tiens à souligner est que, même si vous disposez d'un poste d'officier de la Reine temporaire pour ce déploiement, et même si vos positions dans la hiérarchie de l'Hexapuma sont bien réelles, vous n'avez pas seulement encore atteint ce qu'un civil pourrait appeler un "premier job". À vrai dire, mesdames et messieurs, l'aspirant est en quelque sorte une larve d'officier. Soyez-en bien conscients. Vous allez affronter la tâche difficile de projeter de l'autorité sur des hommes et des femmes bien plus âgés et dotés de beaucoup plus d'expérience que vous. Vous devrez vous faire confiance avant d'espérer qu'ils en fassent autant. Et soyez sûrs qu'ils identifieront aisément toute tentative de les prendre pour des cons, de même qu'ils reconnaîtront un petit tyran en germe s'ils en voient un. Mais votre confiance en vous ne s'arrête pas à la capacité de vous faire obéir d'eux. Elle doit aussi vous conduire à leur permettre de vous instruire sans sacrifier votre autorité. « Et le quatrième point est que, contrairement à la plupart de vos pareils, vous effectuez votre premier déploiement en temps de guerre. Il est tout à fait possible que r Hexapuma soit appelé au combat alors que vous serez à bord. Vous risquez d'être blessés. Vous risquez d'être tués. Et, ce qui est encore pire, je puis vous l'assurer par expérience personnelle, vous risquez de voir se faire blesser ou tuer des gens qui comptent pour vous — vos amis ou vos subordonnés. Acceptez-le dès maintenant mais ne permettez pas que votre raisonnement en soit entravé ni que vous vous retrouviez paralysés si ce moment arrive pour de bon. Et rappelez-vous qu'à bord vous êtes des officiers de la Reine. Vous vivrez ou mourrez mais vos actes — quels qu'ils soient — rejailliront sur tout homme ou femme ayant jamais été appelé à porter le même uniforme. Assurez-vous que le reflet que vous projetez soit celui par lequel vous désirez qu'on se souvienne de vous... parce qu'on s'en souviendra. » Elle s'interrompit, ses yeux firent un nouveau tour de table et, dans la salle de briefing, le silence devint pesant. Elle le laissa se prolonger plusieurs secondes puis, soudain, sourit à nouveau. « Et maintenant que j'espère vous avoir bien terrorisés, reprit-elle sur un ton plus chaleureux, j'imagine que je dois aussi vous signaler que tout ne sera pas non plus triste et noir. Il est possible que, de temps en temps, vous soyez absolument épuisés, et vous aurez peut-être même l'impression que vos supérieurs prennent un malin plaisir à participer à votre épuisement. Si ça se trouve, vous aurez raison. Mais cela ne signifie pas que vous n'aurez pas parfois l'occasion de vous amuser. Et, quoique nous attendions de vous un comportement professionnel, vous ne serez pas de service en permanence. Je pense que vous découvrirez que ces mêmes officiers supérieurs sont étonnamment prêts à vous écouter si vous avez besoin de conseils. Rappelez-vous une bonne chose, tous : vous êtes là autant pour apprendre que pour être mis à l'épreuve, et, si une partie de notre travail consiste à identifier les maillons faibles potentiels, une autre est d'aider à tremper et à affiner les plus forts. * Et maintenant... » Elle appuya sur un bouton de l'accoudoir de son siège et l'écoutille de la salle de briefing coulissa en silence. Un maître principal aux cheveux bruns la franchit. D'une taille à peine supérieure à la moyenne, mince mais doté d'une musculature impressionnante et revêtu d'un uniforme impeccable, il se mit au garde-à-vous. « Voici le maître principal Wanderman, mesdames et messieurs, les informa Ginger Lewis. Le maître principal Wanderman va vous faire faire une visite guidée. Avant que vous ne commenciez, toutefois, je vous suggère de retourner dans vos quartiers le temps de remplacer ces beaux uniformes par une tenue sur laquelle vous pourrez étaler un peu de cambouis. Le maître principal est partisan d'une approche... disons directe. N'est-ce pas, Wanderman ? » Quand elle sourit à l'impassible sous-officier, une infime lueur d'amusement passa peut-être dans le rude regard de ce dernier, mais il aurait fallu y regarder de très près pour s'en rendre compte. » Comme dit le capitaine, répondit-il avant de se tourner vers les aspirants. Il est maintenant treize heures vingt-cinq, mesdames et messieurs. Si cela vous convient, je pense que nous pourrions commencer la visite vers treize heures quarante-cinq. » C'était tout à fait remarquable, songea Hélène. Jusqu'à cet instant, elle n'avait pas imaginé que la « requête » polie d'un sous-officier pût aussi constituer un décret direct de Dieu. CHAPITRE QUATRE Le capitaine de frégate Ansten FitzGerald franchit l'écoutille de la salle de briefing, son bloc-mémo sous le bras. « Pardon d'être en retard, commandant, dit-il à l'homme blond de haute taille, coiffé d'un béret blanc, assis au bout de la table. J'ai été contraint de... remettre à sa place le capitaine Bennington. — Ah. Les radoubeurs sont encore mécontents des pièces de rechange des machines ? » Le capitaine de vaisseau Aivars Aleksovitch Terekhov se cala au fond de son siège, un léger amusement dans ses yeux d'un bleu glacial. « Oui, commandant. » FitzGerald haussa les épaules. « Selon Bennington, nous dépassons les normes de vingt pour cent dans presque toutes les catégories. — Affreux », murmura Terekhov. II haussa un sourcil à l'adresse de sa chef mécanicienne. « Avez-vous une idée de la manière dont a pu s'installer une situation aussi déplorable, capitaine Lewis ? — Pas la moindre, commandant, répondit Ginger Lewis en secouant la tête et en ouvrant grand ses yeux verts innocents. — Lieutenant Duncan ? » Terekhov se tourna vers l'officier assis à l'autre bout de la table. Petite et séduisante, Andrea Duncan était la cadette de l'assemblée et elle paraissait assez gênée. Quoique chargée de la logistique à bord de 1 'Hexapuma, elle n'avait pas de dispositions naturelles pour le chapardage. Elle prenait ses responsabilités au sérieux mais, au contraire de Lewis, paraissait mal à l'aise chaque fois qu'il fallait passer outre les circuits officiels. Et le fait que Terekhov n'était arrivé que depuis moins de trois semaines ne l'aidait pas à se décontracter en sa présence. FitzGerald lui-même n'était guère plus décontracté. Toutefois, un bon second ne le montrerait jamais. « Euh, non, monsieur, répondit Duncan au bout d'un moment, en jetant un coup d'œil à l'expression sereine de Lewis. Aucune idée. — C'est bien ce que je pensais », conclut Terekhov avant de désigner à son second le siège qui l'attendait. FitzGerald y prit place, puis le commandant barbu avança son propre fauteuil. « Et comment votre conversation avec le capitaine Bennington s'est-elle déroulée, capitaine ? Est-ce que la patrouille de la station risque de venir nous mettre tous en état d'arrestation ? — Non, monsieur, répondit FitzGerald. Je lui ai rappelé que, quel que soit le nombre exact de pièces de rechange que nous ayons à bord, toutes nos demandes de matériel ont été soumises et approuvées dans les règles. Je l'ai informé que, s'il désirait remplir les papiers nécessaires pour que nos requêtes originales soient récusées, toutes nos pièces de rechange déchargées, de nouvelles requêtes rédigées, étudiées et approuvées, et de nouvelles pièces de rechange embarquées, c'était son droit le plus strict. Je lui ai fait remarquer également qu'à mon avis tout cela lui prendrait un minimum de trois semaines et que nos ordres nous feront quitter Héphaïstos dans moins de deux. » Comme le second haussait les épaules, un ou deux officiers assis autour de la table ricanèrent. Compte tenu de la situation sur le front, aucun radoubeur ne risquerait le déplaisir des Lords de l'Amirauté en retardant le départ d'un des vaisseaux spatiaux de Sa Majesté. « Si je comprends bien, le capitaine n'a pas donné l'impression de devoir accepter votre généreuse invitation ? — En effet, commandant. » FitzGerald eut un léger sourire. « En fait, Bennington n'est pas un mauvais bougre, monsieur. Oh, il compte ses boulons mais, au fond, il préfère que nous ayons les pièces nécessaires en cas d'urgence, que ça dépasse ou non les normes. Il trouve simplement que nous sommes un peu trop doués pour les réquisitions nocturnes. J'ai juste eu besoin de lui fournir une excuse dont il pourra se servir si un de ses supérieurs lui reproche nos frasques. — Ça me convient, tant que ça n'aboutit pas effectivement à retarder notre départ », dit Terekhov, avant d'effectuer de la main droite le geste de jeter quelque chose. FitzGerald ne le connaissait pas depuis longtemps mais avait déjà appris à reconnaître ce tic, par lequel le capitaine de vaisseau passait mentalement d'un centre d'intérêt au suivant. L'avait-il toujours eu ou bien cela ne se manifestait-il que depuis la régénération de sa main ? « Que vous semble de notre programme, capitaine Lewis ? interrogea Terekhov. Est-ce que le chantier en aura fini avec nous à temps ? — Pas loin, commandant, répondit la mécanicienne en le regardant dans les yeux. Pour être franche, je ne crois pas que les radoubeurs aient le temps de tout faire, alors je leur ai demandé de se concentrer sur bêta trente. Ça, au moins, ça devrait être terminé avec plusieurs jours d'avance. La plupart des autres soucis sont assez bénins, en fait. Mon équipe pourra les régler en route, grâce à nos propres ressources. C'est une des raisons pour lesquelles j'ai, euh... acquis autant de pièces de rechange. » Elle haussa les épaules. « Bon, bref, c'est un vaisseau neuf, monsieur. Nous avons passé nos épreuves et, en dehors du noyau bêta en question, notre liste comprend surtout des gonds qui grincent et des pièces qui ont besoin de se faire. » Terekhov l'observa un instant et elle lui rendit son regard sans ciller. Bien des mécaniciens auraient semblé moins confiants qu'elle. Ils auraient affirmé qu' Héphaïstos se devait de régler tous les problèmes identifiés par leurs services, au lieu d'accepter cette responsabilité avec bonne humeur. Surtout compte tenu de l'attitude probable de leur commandant s'il s'avérait qu'ils ne pouvaient les régler eux-mêmes, finalement. FitzGerald attendit la réaction de Terekhov. C'était le capitaine de vaisseau Sarcula qui avait été nommé commandant de l'Hexapuma alors que le bâtiment n'était encore qu'une lueur dans l'œil de ConstNav. Il en avait supervisé la construction depuis la plaque de quille et avait entrepris d'assembler des officiers triés sur le volet, à commencer par un certain Ansten FitzGerald et une certaine Ginger Lewis. Toutefois, la nomination de Sarcula avait été annulée par les événements. L'ordre qu'il avait reçu de prendre le commandement du croiseur de combat Bravecoeur, après la mort au combat de son pacha, avait été totalement inattendu, et l'abrupte affectation de Terekhov à l'Hexapuma, alors qu'il sortait tout juste du centre médical de Bassingford, avait dû constituer pour lui une surprise tout aussi grande que le soudain transfert de Sarcula ne l'avait été pour FitzGerald. Ce genre de redistribution des commandements devenait hélas ! moins rare qu'elle n'aurait dû l'être. ConstNav et PersNav luttaient toujours pour conserver leur équilibre après les pertes colossales infligées par les premières offensives havriennes. Quoi qu'il en fût, les choses ne pouvaient être simples pour Terekhov. Ayant manqué les essais de construction et d'homologation de l'Hexapuma, il héritait de l'équipe de commandement d'un autre, composée d'officiers qu'il n'avait même jamais rencontrés. Ils ne le connaissaient pas et il n'avait pas eu très longtemps pour se former une opinion de leur compétence. Il disposait donc de fort peu d'éléments sur lesquels fonder une évaluation du jugement de Ginger Lewis. Si cela l'inquiétait, il ne le montra pas. « Très bien », dit-il simplement, et sa main droite s'agita à nouveau. Il porta alors son attention sur le capitaine de corvette Tobias Wright, l'astrogateur de l'Hexapuma. Wright, le plus jeune des officiers supérieurs du bord, était aussi le plus réservé. « Avez-vous reçu tous les téléchargements que vous aviez requis, capitaine ? demanda Terekhov. — Oui, monsieur », répondit le jeune homme aux cheveux de sable. Le commandant le considéra encore un instant, comme dans l'attente d'un ajout à cette réponse lapidaire, mais Wright se contenta de lui rendre son regard. « Bien, dit-il avant de s'intéresser au capitaine de corvette Amal Nagchaudhuri. « Avons-nous reçu nos téléchargements de communications, capitaine ? — Pas encore, monsieur. » Nagchaudhuri était très grand –plus d'un mètre quatre-vingt-treize. Ses yeux bruns et ses cheveux noirs contrastaient de façon saisissante avec un teint approchant l'albinisme, un legs de la planète Sandor d'où ses parents avaient immigré avant qu'il ne sût marcher. « Nous en avons une partie, commandant, continua-t-il, mais nous ne recevrons le téléchargement crypto complet que quarante-huit heures avant le départ. J'attends toujours aussi les codes marchands sécurisés de l'Union commerciale, mais on m'assure que nous les aurons d'ici un jour ou deux. En dehors de cela, nous sommes prêts à partir. » Il avait mis quelque chose dans cette dernière phrase, rien qu'on pût vraiment toucher du doigt, mais qui n'en était pas moins là, et FitzGerald le considéra avec une légère inquiétude. Nagchaudhuri était un homme chaleureux et extraverti. Certains sous-estimaient l'esprit acéré qui se dissimulait derrière le plaisantin amateur de calembours qu'il affichait pour l'univers. Il se trouvait derrière cette façade un officier spatial très sérieux et très dévoué, animé par le patriotisme fervent propre aux citoyens naturalisés. Amal n'avait pas très bien pris le changement de commandement de l'Hexapuma quand il en avait été informé. FitzGerald non plus, d'ailleurs. Mais un ordre était un ordre et il n'eût servi à rien de rendre cette déception trop flagrante aux yeux de leur nouveau commandant. Surtout si l'ordre en question était arrivé pour les raisons qu'il soupçonnait. Si Terekhov avait remarqué la même vague intonation que FitzGerald, il ne le montra pas. Au lieu de cela, il se contenta de hocher la tête. « Je suis sûr que vous aurez tout ce dont nous avons besoin avant notre départ, capitaine », dit-il. Sa main droite remua, puis il se tourna vers le petit officier à l'ossature fine assis à la gauche de FitzGerald. « Capitaine Kaplan. — Oui, commandant. » Le capitaine de corvette Naomi Kaplan était physiquement aux antipodes d'Amal Nagchaudhuri. Elle mesurait quarante centimètres de moins et, alors que la peau pâle de l'officier de com l'obligeait à porter un écran solaire nanotech permanent, elle avait le teint presque aussi noir que la reine Élizabeth. Ce qui ne faisait ressortir qu'avec plus d'éclat ses cheveux blonds, si clairs qu'ils en étaient presque –mais pas tout à fait – platinés. Ses yeux, quoique aussi sombres que ceux de Nagchaudhuri, étaient bien plus intenses. Elle rappelait beaucoup à FitzGerald l'Hexapuma qui donnait son nom à leur vaisseau : jalouse de son territoire, naturellement agressive, toujours prête au grabuge et munie de griffes tranchantes, très tranchantes. « J'ai peur d'avoir des nouvelles potentiellement mauvaises pour votre département, capitaine. Le lieutenant Grigsby ne se présentera pas au rapport, finalement. Il semble qu'il ait eu un accident d'aérodyne. » Il haussa les épaules. « Et il y a aussi votre demande d'un subalterne pour le lieutenant Bagwell. — Oui, commandant ? » fit Kaplan en jetant un coup d'œil au lieutenant assis à sa gauche. Guthrie Bagwell était un individu solidement bâti, qui mesurait plus de trente centimètres que l'officier tactique, mais doté d'un physique presque douloureusement banal. Ses traits étaient éminemment oubliables et ses cheveux d'un châtain tout à fait quelconque, alors qu'il avait très probablement le cerveau plus vif que tous les autres officiers de l'Hexapuma. En tant que responsable de la guerre électronique du croiseur lourd, il était placé sous les ordres de Kaplan mais, depuis que les nouveaux matériels mis au point dans le cadre du projet Cavalier fantôme avaient atteint le stade du déploiement, la GE était redevenue un travail de spécialiste. Bagwell, malgré l'indéniable génie dont il faisait preuve dans son domaine spécifique, était totalement dépourvu de l'expérience tactique élargie que le lieutenant Grigsby était censé apporter à l'Hexapuma en tant qu'officier tactique subalterne. « Toute la Spatiale manque chroniquement d'officiers GE », dit Terekhov. Tandis qu'il l'observait avec attention et l'écoutait parler d'un ton calme, raisonnable, FitzGerald se demanda à quel point ce qu'il disait reflétait sa propre opinion et à quel point il s'agissait de la rationalisation invoquée par PersNav quand la requête de Kaplan avait été rejetée. « Les unités affectées à des opérations actives contre Havre sont prioritaires, en ce qui concerne les spécialistes de la guerre électronique, sur celles qui sont affectées à... d'autres devoirs, continua Terekhov. Et, pour être tout à fait franc – quoique sans vouloir faire gonfler les chevilles de personne –, les rapports concernant le lieutenant Bagwell lui prêtent une efficacité remarquable. Il est de loin supérieur, tant par ses compétences que par son expérience, à ceux que la plupart des vaisseaux pourraient raisonnablement espérer voir muter à leur bord. C'est en partie pour cette raison que PersNav estime les besoins de l'Hexapuma couverts de manière adéquate : les maigres réserves d'officiers GE qualifiés ne doivent pas être diminuées encore pour fournir à un tel parangon une aide qui ne lui sera probablement jamais nécessaire lors de ce déploiement. » Non, songea FitzGerald. Il n'est pas d'accord avec l'explication. En fait, j'ai l'impression que ça lui fiche carrément les boules. Intéressant qu'il le montre si peu. « Sauf votre respect, commandant, et – j'espère ! – sans risque de me faire gonfler les chevilles, je préférerais que PersNav ait une un peu moins haute idée de mes compétences », déclara le lieutenant Bagwell. Comme il souriait, les lèvres de Terekhov s'étirèrent brièvement en ce qui était aussi presque un sourire. « Je crois pouvoir dire sans me tromper que le capitaine Kaplan et moi-même sommes d'accord avec vous, dit le commandant. Malheureusement, cela ne changera pas la position de PersNav. Si cela devait être le cas, la... euh, la conviction avec laquelle j'ai exprimé cette opinion aurait déjà porté fruit. Compte tenu des circonstances, je pense qu'il va juste nous falloir répartir la charge de notre mieux. J'ai cru comprendre qu'au moins un de nos aspirants s'est montré très prometteur lors du programme GE de l'île. » FitzGerald parvint à ne pas ciller mais ne put s'empêcher de se demander où Terekhov avait glané cette information-là. Si elle se trouvait dans le dossier d'un des aspirants, lui-même n'était pas encore tombé dessus. « Un aspirant, commandant? » répéta Kaplan sur un ton très prudent. Cette fois, Terekhov ne sourit pas, et il n'y avait guère d'humour dans son expression. « Je ne suis pas en train de proposer que nous nommions un matelot d'aussi fraîche date au poste d'OGE, capitaine. Mais j'espère que le lieutenant Bagwell pourra à tout le moins employer ce bleu-là comme assistant. Après tout, le premier déploiement est censé constituer une sorte d'apprentissage. — Ma foi, j'imagine que c'est vrai, monsieur, admit l'officier tactique, faisant de son mieux pour ne pas montrer ses doutes. — En attendant, reprit Terekhov, dont la main droite s'agita à nouveau, j'ai relancé PersNav à propos du remplacement de Grigsby. J'ai signalé que, puisque nous partirions déjà sans officier chargé de la guerre électronique subalterne, ils auraient intérêt à nous fournir au moins un officier tactique subalterne. Je crains d'avoir insisté sur ce point avec une certaine emphase, et ils ont promis de nous trouver un remplaçant – un autre remplaçant, devrais-je dire – avant notre départ. Toutefois... (son sourire était devenu absolument glacial) compte tenu des circonstances et du temps qu'il leur a fallu pour faire peur à Grigsby, je ne parierais pas un sou sur la probabilité pour qu'ils le fassent. Il semble donc que nous risquions de partir avec le service tactique en sous-effectif de plus d'une manière. — Je vois, commandant. » Kaplan, les yeux mi-clos, fronçait les sourcils. « Je ne peux pas dire que je suis ravie de l'entendre. Comme vous le dites, cela va nous laisser en sous-effectif. Avec tout le respect que je dois à Guthrie – je veux dire au lieutenant Bagwell – je crois que nous sommes en légèrement meilleure position de nous en sortir sans OGE que sans OTS. L'enseigne Hearns est très compétente mais extrêmement jeune pour occuper un poste d'OTS sur un croiseur lourd. Cette jeune femme a fait plus que gagner ses éperons, ses résultats scolaires et les rapports concernant son efficacité depuis la fin de ses études sont remarquables, mais son expérience du combat proprement dit se limite à cette sale affaire sur Refuge. » J'admets qu'elle n'a pas eu l'occasion de démontrer sa compétence en plein espace, dans de véritables conditions de combat, dit Terekhov. D'un autre côté, comme vous le dites, elle a "gagné ses éperons" et prouvé qu'elle n'est pas sujette à l'affolement. Le fait qu'elle ait accompli sa première affectation avec Michael Oversteegen est aussi sans doute assez bon signe, vous ne croyez pas ? — Comme je le disais, commandant, Abigail – l'enseigne Hearns – est très compétente, répondit Kaplan, un peu raide. Je n'ai absolument aucune réserve en la matière. Ma seule inquiétude concerne son niveau d'expérience. — Ma foi, compte tenu de nos ordres de déploiement, elle devrait pouvoir s'accoutumer progressivement à ses nouveaux devoirs », conclut Terekhov, sur un ton monocorde. Kaplan s'était préparée à ajouter quelque chose. Au lieu de cela, elle ferma la bouche et se contenta de hocher sèchement la tête. « Il y a tout de même une autre question en ce qui concerne la qualification de l'enseigne Hearns pour devenir OTS », dit prudemment FitzGerald au bout d'un moment. Comme le commandant le regardait, son second leva la main droite, la paume en avant. « Nous avons cinq aspirants à bord, monsieur, et c'est traditionnellement l'OTS qui joue le rôle d'officier responsable des élèves officiers. Hearns n'est qu'enseigne de vaisseau de première classe et n'a qu'un ou deux ans T de plus que les bleus. — Je vois ce que vous voulez dire », murmura Terekhov. Il se balança sur la chaise, les lèvres plissées, pensif. Enfin, il haussa les épaules. « Je vois ce que vous voulez dire, répéta-t-il, et j'admets que c'est un point qu'il faudra garder en mémoire. Toutefois, j'ai été très impressionné par le dossier d'Abigail Hearns. N'oubliez pas qu'elle est fille de seigneur : je ne crois pas qu'exercer son autorité sur des gens d'à peu près le même âge qu'elle lui pose autant de problèmes qu'à quelqu'un qui ne serait pas issu du même milieu. En outre, cette expérience pourrait lui profiter, à elle aussi. » Il secoua la tête. « Non, au cas malheureusement probable où PersNav ne nous trouverait pas de remplaçant pour le lieutenant Grigsby, je pense que nous devons mettre Hearns à l'épreuve. De toute évidence, il nous faudra voir de quelle manière elle s'acquitte de sa charge, et nous aurons peut-être besoin de tout repenser si cette solution ne paraît pas viable. » FitzGerald acquiesça. Il n'était pas du tout certain d'approuver Terekhov, en dépit de sa propre impression très favorable d'Abigail Hearns. Toutefois, en bon second, il avait signalé un problème possible ; à présent, en tout aussi bon second, il consacrerait tous ses efforts à couronner de succès la décision de son commandant. Tous les officiers présents dans la salle de briefing levèrent les yeux quand le capitaine Nagchaudhuri éclata soudain de rire. « Quelque chose vous amuse, capitaine ? » Le ton de Terekhov aurait pu être tranchant. Au lieu de cela, il n'exprimait qu'un vague intérêt, si bien que l'officier des communications ne secoua la tête qu'avec une légère contrition. « Excusez-moi, commandant. J'étais en train de penser que le lieutenant Hearns est aussi mademoiselle Owens. — En effet. Il me semble avoir moi-même rappelé qu'elle était fille de seigneur. — Je le sais bien, monsieur. Mais je viens de réaliser que cela fait d'elle l'équivalent d'une princesse du sang. Ce qui pourrait la rendre encore plus qualifiée pour devenir notre OREO. » Comme Terekhov arquait un sourcil, Nagchaudhuri ricana à nouveau. « Eh bien, un de nos aspirants est Hélène Zilwicki, la fille d'Anton Zilwicki. Ce qui signifie, après cette histoire en Congo, qu'elle est elle aussi princesse du sang. D'une certaine manière, bien sûr. En fait, si j'ai bien saisi ce que j'ai lu à propos de la Constitution de Torche, elle est sans doute l'héritière présomptive de droit si un malheur arrivait à la reine Berry. — Tiens, fit Terekhov en souriant. Je n'avais pas songé à cela. » Il eut un petit rire. « Pour un vaisseau qui partira sans un seul pair manticorien dans les quartiers des bleus, il semble que nous ayons une abondance – certains diraient surabondance –de sang noble à bord. » Il médita encore la situation quelques secondes, toujours avec le même sourire léger, puis il se secoua. « Eh bien, il sera intéressant de voir comment tout cela tourne, dit-il. En attendant, toutefois, nous avons encore quelques détails à régler. Capitaine Orban. » Il se tourna vers le chirurgien-chef Lajos Orban. — Oui, commandant. — J'ai étudié votre demande d'infirmiers supplémentaires. À la lumière de la situation dans l'amas... » — Vous désiriez me voir, Sir Lucien ? — Oui, Terence. Entrez... asseyez-vous. » L'amiral des Verts Sir Lucien Cortez, Cinquième Lord de la Spatiale, Flotte royale manticorienne, leva les yeux et désigna la chaise de l'autre côté de son bureau. Le capitaine de vaisseau Terence Shaw, son chef d'état-major, prit le siège désigné et leva des yeux interrogateurs. Sir Lucien n'avait repris sa place que depuis moins de trois mois, et l'amiral Draskovic, son prédécesseur immédiat, avait laissé dans son sillage un désordre monumental. Peut-être pas aussi grave que le désastre laissé à ConstNav ou à la Direction générale de la surveillance navale, mais grave tout de même. Particulièrement du fait que la guerre se déroulait si mal pour le moment. « J'ai réfléchi à propos de Terekhov, commença brutalement Cortez. — Aivars Terekhov, monsieur ? » demanda Shaw. Ayant été l'un des assistants de Cortez durant le précédent mandat de Sir Lucien en tant que cinquième Lord de la Spatiale, il n'était pas étonné par la capacité de son supérieur à conserver en mémoire noms et visages. Impressionné, oui. Admiratif, même. Toutefois, le voir si souvent accomplir la même prouesse avait érodé l'étonnement proprement dit. « Oui. » L'amiral se renversa dans sa chaise, le front plissé. « Il y a dans ses ordres quelque chose qui me chiffonne. — Sauf votre respect, monsieur, je pense que c'est peut-être exactement ce dont il a besoin », dit Shaw. Certains auraient jugé étrange que le commandant du personnel navigant et son chef d'état-major passent du temps à discuter la nomination d'un simple capitaine. D'aucuns auraient même estimé qu'ils « perdaient » du temps, compte tenu de toutes les décisions urgentes qui réclamaient leur attention. Mais Sir Lucien Cortez avait trop souvent prouvé sa maîtrise dans l'art de nourrir la carrière de brillants officiers pour que Shaw s'en étonnât à présent. Ses états de service au combat sont trop prestigieux, reprit Cortez. Et Dieu sait que nous avons besoin de tous les capitaines ayant prouvé leur valeur à cet égard que nous pouvons trouver. — Je suis d'accord avec vous, monsieur, mais, compte tenu de ce qui s'est passé à Hyacinthe... » Shaw laissa sa phrase en suspens, et l'amiral grimaça. « Je suis au courant pour Hyacinthe, Terence. Je sais aussi que toutes les médailles de l'univers ne pourraient soulager un homme comme Terekhov d'avoir perdu son vaisseau ou laissé détruire une telle proportion de son convoi. Les psychiatres de MedNav le disent toutefois redevenu apte au service actif. — J'ai lu leur évaluation, monsieur, et je ne vais en aucune façon mettre en doute leurs conclusions. Je dis juste que, même s'il est apte au service, il est peut-être souhaitable de lui donner un commandement dans un secteur un peu plus calme que l'Étoile de Trévor. Il faut aussi tenir compte de son expérience au ministère des Affaires étrangères. — Hum. » Cortez fronça le sourcil mais il hocha la tête. Aivars Terekhov avait quitté le service actif de la Spatiale durant presque trente ans T pour mener une carrière diplomatique. Bien qu'il eût obtenu de bons résultats lors de ses vingt-huit ans au ministère des Affaires étrangères, il avait conservé son brevet de réserviste. Les promotions étant bien plus lentes dans la réserve que dans le service actif, il n'était arrivé qu'au grade de capitaine de corvette avant de se porter à nouveau volontaire pour le combat au lendemain de la bataille de Hancock – comme tant d'autres réservistes. Par ailleurs, ainsi que cela s'était produit dans le cas d'énormément de « revenants », le PersNav de Cortez avait mis plus de temps qu'il ne l'aurait dû à reconnaître ses talents et le guider vers les promotions et les responsabilités accrues qu'il méritait. Ce qui l'avait ultimement fait envoyer vers Hyacinthe et la catastrophe, se rappela sombrement l'amiral. — Vous savez que le contre-amiral Khumalo va avoir besoin de capitaines expérimentés et intelligents, monsieur, continua Shaw. Je ne vois personne à lui envoyer qui puisse égaler l'expérience diplomatique de Terekhov. Notre homme pourrait fournir une aide inappréciable à la baronne de Méduse et au contre-amiral, surtout grâce à sa capacité souvent démontrée à réfléchir par lui-même, hors des cadres traditionnels. Et, pour parler franchement, vous savez comme moi que Khumalo dispose de fort peu d'officiers possédant cette qualité. — Et que lui-même n'en est guère pourvu », compléta Cortez avec une nouvelle grimace. Shaw ne répondit pas. Aussi exacte que fût cette affirmation, un capitaine n'avait pas à passer jugement sur un contre-amiral des Verts. En fait, ce que j'aimerais vraiment, ce serait rappeler Khumalo, continua Cortez. Malheureusement, il s'agirait là d'une décision politique autant que militaire. Par ailleurs, qui envoyer à sa place ? Pour être franc, le Talbot n'a pas exactement la même priorité que le front. Ni, d'ailleurs, que la Silésie. » Il se pencha encore un peu en arrière, tout en se pinçant l'arête du nez d'un air las. Trop d'incendies, murmura-t-il, en grande partie pour lui-même. Trop d'incendies et pas assez de gens pour pisser dessus. » Il demeura ainsi durant plusieurs secondes puis laissa son siège se redresser. Vous avez peut-être raison, Terence, soupira-t-il. Il nous faut bien un ordre de priorités, et le comte de Havre-Blanc a été aussi clair que possible. Primo, le front et nos principales formations de combat. Secundo, l'intégration de notre part de la Silésie dans le Royaume stellaire. Tertio, la protection du commerce. Et le Talbot n'arrive qu'en quatrième position. Non parce que c'est dépourvu d'importance, mais parce que c'est moins important – en tout cas moins vital – que le reste... donc moins susceptible de se retourner pour nous mordre le derrière. Au moins, là-bas, tout le monde a pu voter pour décider de son avenir ! » — Et, en outre, ajouta Terence Shaw pour lui-même, que le gouvernement veuille ou non l'admettre publiquement, le Talbot ne constituera jamais une question de vie ou de mort pour le Royaume stellaire, quoi qu'il s'y produise. j'espère. Cortez tambourina un instant des doigts sur son bureau, puis il haussa les épaules. « Très bien. Ça ne me satisfait toujours pas mais il faut que quelqu'un se tape le Talbot et Dieu sait que, quoi qu'il arrive là-bas, il leur faudra au moins quelques vaisseaux modernes. Par ailleurs, Khumalo a vraiment besoin d'un type ayant l'expérience de la diplomatie et qui puisse l'aider à transcender les conventions. Par ailleurs, vous avez peut-être raison : il est possible que Terekhov ait réellement besoin de se remettre en selle à un poste assez calme – en tout cas, il le mérite. » CHAPITRE CINQ Cinq hommes et trois femmes occupaient la luxueuse salle de conférence. Leurs vêtements étaient parfaitement adaptés à leur environnement, chers et coupés sur mesure à la dernière mode solarienne; leurs bijoux – pour la plupart discrets –étaient tout aussi onéreux. Tous étaient élégamment apprêtés et manifestaient cette assurance décontractée que leur apportait la certitude d'être les maîtres des mondes qui les entouraient. Par ailleurs, à cet instant, ils n'étaient pas contents. « Pour qui se prennent-ils exactement, ces putain de néo barbares, bordel de merde ? » interrogeait l'homme assis en tête de table. Peut-être était-il un peu trop gros, mais son visage restait d'ordinaire tout à fait séduisant. Pour le moment, toutefois, la colère qui flamboyait dans ses yeux bruns et faisait virer ses joues au rouge brique battait en brèche cette séduction. « Le Royaume stellaire de Manticore ! Pffff ! » Au mouvement de ses lèvres, on l'aurait cru prêt à cracher sur la luxueuse moquette de la salle de conférence. « J'admets que c'est ridicule, commissaire Verrochio », dit l'une des femmes sur un ton bien plus calme. Ses yeux gris étaient aussi furieux que ceux de Verrochio, mais froids. Très froids. « Néanmoins, c'est bel et bien ce qui se produit. — Pas tant que j'y pourrai quelque chose, mademoiselle Anisimovna ! cracha Verrochio. — Le problème, Lorcan, déclara un des autres hommes, c'est qu'on dirait de plus en plus que nous n'y pouvons pas grand-chose. Du moins ouvertement. — C'est risible, lâcha le commissaire. Nous sommes la Direction de la sécurité aux frontières, et eux ne sont qu'un "royaume" néo barbare tombé de la dernière pluie, avec des illusions de grandeur. Merde : Sol, à lui tout seul, possède trois ou quatre fois la population de leur "royaume stellaire" à la con. C'est comme si un ongle d'orteil menaçait tout le reste du corps. — Non, commissaire, ce n'est pas le cas », dit la femme qui avait déjà parlé. Comme il lui jetait un regard furieux, Anisimovna haussa les épaules. Son visage à la beauté spectaculaire, produit des meilleurs biosculpts et modifications génétiques accessibles à qui en avait les moyens, était aussi calme et concentré que celui de Verrochio était coléreux. « Ce n'est pas le cas pour deux raisons. La première, c'est que les Manticoriens ne sont pas juste n'importe quels "néo barbares" en ce qui concerne la Ligue. Leur système d'origine ne se trouve qu'à peine à une semaine de celui de Sol, via le terminus de Beowulf de leur maudit nœud. Et il est pacifié depuis des siècles – plus que certains systèmes de la Vieille Ligue elle-même, et bien plus que plusieurs de ceux de la Grande Couronne ! Contrairement à la plupart des royaumes néo barbares, ils s'entendent bien avec Beowulf et parviennent à rester en assez bons termes avec Sol. Ils ont été harcelés par les médias durant leur première guerre contre Havre, et la plupart des autres systèmes de la Ligue les croient isolés à leur petit bout de la Galaxie explorée, mais ils entretiennent de remarquablement bons contacts avec la Vieille Terre. Et ce depuis plus de trois siècles T, depuis que le nœud de Manticore a été découvert et exploré. » Haussant les épaules, aussi calme de voix et de gestes que d'expression, elle marqua une pause, comme si elle avait mis quiconque au défi de la contredire. Nul ne le fit, si bien qu'elle eut un très léger sourire. « La deuxième raison pour laquelle ce n'est pas comme un ongle d'orteil menaçant le reste du corps, c'est qu'en vérité les Manticoriens n'ont menacé aucun citoyen de la Ligue, fit-elle remarquer. À entendre leur ambassadeur présenter la situation au conseil exécutif, sur la Vieille Terre, ils ne font qu'accepter le résultat d'un vote organisé librement – et spontanément – par les citoyens de l'amas de Talbot. Les résultats du référendum ont été écrasants, vous savez. Presque quatre-vingts pour cent en faveur de la demande d'annexion par le Royaume stellaire. — Mais on s'en fiche, Aldona, non ? demanda avec dédain un très jeune homme aux yeux noisette. Les référendums ! » Il renifla. « Combien en avons-nous achetés au fil des siècles ? — C'est justement ce qui rend la situation actuelle aussi... problématique, monsieur Kalokainos », remarqua la femme brune assise près d'Anisimovna. Ses yeux étaient aussi froids que ceux de sa compagne mais ses iris avaient une nuance argentée très particulière et sa tenue en soie de ver telluridienne, artistiquement brève (quoique affreusement onéreuse), révélait des tatouages et des piercings extravagants. « On pourrait dire que notre propre pétard nous saute à la figure. » Elle grimaça. « Je m'étais toujours demandé d'où venait ce cliché-là, mais il s'applique parfaitement au cas qui nous occupe. Nous avons parlé aux précieux électeurs de tant de nos référendums à nous qu'ils sont prêts à accepter le plébiscite de n'importe qui comme justification d'une annexion. Et certains des contacts étroits des Mamies sur la Vieille Terre, dont mademoiselle Anisimovna vient de nous rappeler l'existence, sont entretenus avec quelques-unes des meilleures sociétés lobbyistes de la planète. Elles savent présenter le plébiscite manticorien sous un jour très favorable, surtout avec ce genre de chiffres démesurés. » Comme elle haussait les épaules, Anisimovna hocha fermement la tête. « Isabelle a raison, commissaire Verrochio. Aussi honnête ou truqué qu'ait pu être le vote, il a été écrasant. Ce qui signifie qu'il nous est impossible d'user d'une main de fer dans cette situation. La question est de savoir quelle version du gant de velours il nous faut enfiler à la place. — Et quel genre de coup de poing américain nous pouvons mettre à l'intérieur ? murmura l'homme assis à la droite de Verrochio. — Exactement, Junyan, approuva Anisimovna. — Excusez-moi, vice-commissaire Hongbo, dit Kalokainos, mais, d'après moi, la dernière chose que nous devons faire, c'est accorder la moindre crédibilité à cette annexion territoriale pure et simple. Nous devons adopter une position publique claire. Dénoncer le soi-disant référendum comme la parodie et l'escroquerie qu'il représente, proclamer la responsabilité souveraine de la Sécurité des frontières pour protéger le véritable droit à disposer d'eux-mêmes des citoyens du Talbot, et assembler une force armée FLS afin de renvoyer ces foutus Manties d'où ils viennent à grands coups de pied dans le cul ! » Aldona Anisimovna parvint à ne pas lever les yeux au ciel sous l'effet de l'exaspération, mais cela lui fut difficile, malgré ses décennies d'expérience de la langue de bois. Kalokainos parvenait à avoir l'air de croire en sa propre rhétorique. Non qu'il y eût la moindre chance pour que ce fût le cas – même s'il était sans doute sincère, hélas ! en ce qui concernait le dernier point. « Peut-être n'avez-vous pas bien conscience de ce dont est capable la Flotte manticorienne de nos jours, Volkhart ? » Il lui jeta un coup d'œil furieux mais elle y répondit par la même maitrise de soi glaciale dont elle avait fait preuve avec Verrochio. « Je vous assure que, nous, nous le savons, ajouta-t-elle. — Ce dont ils sont capables n'a vraiment aucune importance, renvoya le jeune homme. Ce sont des minus. » Il agita une main, irrité. « Oui, je vous accorde que ce sont des minus aux dents longues et acérées. Mais ils auraient autant de chances de survivre à une confrontation avec la Flotte de la Ligue qu'un flocon de neige en enfer. Aussi au point que soit leur technique, nous les écraserions comme des Pygmées, ne serait-ce que sous le poids du nombre. Et ils sont assez malins pour le savoir aussi. Ils n'oseraient pas s'opposer à nous, surtout parce qu'ils sont de nouveau en guerre ouverte contre les Havriens » Ses paroles s'adressaient à Anisimovna mais elle se rendit compte que ses yeux ne cessaient de glisser vers Verrochio. Elle pinça imperceptiblement les lèvres. Elle entretenait déjà des soupçons au sujet de ses véritables intentions et il lui semblait de plus en plus ne pas se tromper. « Tenter de prédire ce que fera ou non le Royaume stellaire de Manticore est un jeu dangereux, Volkhart. Comme vous vous le rappelez peut-être, j'en ai fait la douloureuse expérience personnelle. » Contrairement aux yeux de Kalokainos, les siens demeuraient exactement où elle le leur disait – sur le visage de son interlocuteur – mais cela ne l'empêchait pas d'observer avec soin l'expression de Verrochio. « Vous pouvez dire ce que vous voulez des Manticoriens, et je vous assure qu'il est très peu de choses que nous n'ayons pas dites d'eux, à Manpower, au fil des siècles, ils ont déjà prouvé qu'ils étaient capables de courir des risques que n'importe qui d'autre considérerait comme insensés pour défendre leurs précieux "principes". » Ses lèvres se crispèrent de mépris, mais elle était trop honnête avec elle-même pour tenter d'esquiver les conséquences logiques de son analyse. « Si nous les poussons trop, il sera impossible de prévoir leur réaction. Je ne devrais pas être obligée de vous rappeler quelle forme de pression ils ont choisi d'exercer dans le passé par leur contrôle de ce fichu nœud du trou de ver. » Verrochio tiqua. Ce fut très fugace, une simple contraction nerveuse au coin de mais elle en éprouva une bouffée de satisfaction. Quelque chose venait peut-être enfin de percer la rage égoïste et vaniteuse du commissaire. « Les temps ont changé, rétorqua Kalokainos. Cette fois-ci, ils sont le dos au mur. Leur économie est en pleine crise et ils ont besoin de tous les crédits qu'ils peuvent réunir. Ils ne vont pas risquer une guerre commerciale avec la Ligue solarienne alors qu'ils tentent désespérément de construire autant de vaisseaux de combat que possible. — Je pense que vous avez tort, déclara Anisimovna. Je vous rappelle que leur position était tout aussi "désespérée" au début de leur première guerre contre Havre, et qu'alors ils n'ont pas hésité à menacer de fermer le nœud manticorien à tous les bâtiments solariens. « Aldona n'a pas tort », intervint Hongbo Junyan, en se glissant dans la conversation avec la souplesse et le talent dont il faisait preuve depuis des années pour diriger subtilement son supérieur théorique. Kalokainos lui jeta un coup d'œil irrité. Plus important, du point de vue d'Anisimovna, Verrochio tourna vers lui un visage automatiquement attentif. — Je ne dis pas que l'argument de monsieur Kalokainos n'est pas logique, continua le vice-commissaire. Le problème est que les Manties ne se sentiront peut-être pas d'humeur logique. Bon sang ! » Il s'autorisa un sourire. « S'ils étaient logiques, ils ne se seraient jamais lancés dans un concours de bites potentiel avec la Sécurité aux frontières en un moment pareil ! » Ce que je veux dire, toutefois... (son expression redevint sérieuse) c'est qu'ils sont sûrement en train de se forger leur propre estimation de la situation et de l'équilibre du pouvoir sur une base qui comprend leur contrôle du nœud de Manticore. Et je me permets de signaler que nous trouverions très difficile de nous attaquer directement à leurs systèmes d'origine. Même si nous parvenions à leur reprendre le Talbot à l'aide de forces armées locales, leur intégrité territoriale fondamentale – à la fois chez eux et en Silésie – serait à l'abri de nos coups pendant au bas mot plusieurs mois. Il leur suffirait de faire retraite jusqu'au terminus central du nœud et nous ne pourrions pas les atteindre du tout. En revanche, ils pourraient interdire le nœud à tous nos vaisseaux marchands, au moins jusqu'à ce que nous ayons réussi à envoyer là-bas une flotte puissante par l'hyper. Je suis sûr qu'en tant que représentant des Transports Kalokainos, monsieur Kalokainos est en meilleure position que moi pour estimer combien de milliards de crédits cela coûterait dans l'intervalle aux armateurs et aux corporations de la Ligue. » Verrochio fronçait à présent intensément le sourcil. Kalokainos eut un haussement d'épaules irritable. « Bien sûr qu'ils pourraient nous blesser économiquement, s'ils étaient assez stupides, concéda-t-il. Mais, s'ils le faisaient, même les abrutis du conseil exécutif autoriseraient des opérations militaires de grande envergure contre eux ! Ce qui est précisément ce que vous et vos petits camarades aimeriez voir se produire, n'est-ce pas, Volkhart? songea froidement Anisimovna. « Aucun doute, admit Hongbo, dont la sécheresse de ton indiquait qu'il partageait ces soupçons. Ce dont je doute, en revanche, c'est des bonnes dispositions du conseil envers ceux qui auraient permis à une telle situation de se présenter. — Moi aussi », déclara Verrochio, d'une voix plus calme et plus réfléchie qu'elle ne l'avait été depuis le début de la conférence. Kalokainos ne dissimula pas aussi bien qu'il le croyait sa grimace de colère mais le commissaire était trop obnubilé par les conséquences funestes sur sa carrière que venait d'évoquer la dernière phrase de son assistant pour le remarquer. — Non, continua-t-il en secouant la tête, ferme. J'admets qu'il nous faut répondre – énergiquement et efficacement – à l'intrusion des /Viandes dans une zone des Marges où ils n'ont rien à faire. Toutefois, nous ne pouvons risquer une escalade au point de perdre le contrôle de la situation. Autant que je partage votre avis sur le degré de folie qu'il leur faudrait atteindre pour affronter la Ligue solarienne, Volkhart, Aldona et Junyan ont parfaitement exposé leur point de vue. Je ne suis pas prêt à prendre le risque qu'ils soient assez cinglés pour monter sur le ring avec nous. — À l'évidence, il s'agirait d'une situation sous-optimale pour nous tous, concéda Kalokainos, presque avec grâce. — Ce qui nous ramène à la question des gants de velours, fit remarquer Anisimovna. — Oui, en effet », acquiesça un homme blond aux yeux bleus. Kalokainos arbora un certain manque de surprise devant le soutien que ce dernier apportait à la représentante de Manpower. — Devons-nous en déduire que vous avez une suggestion, monsieur Ottweiler ? demanda-t-il. — Il se trouve que j'en ai une, en effet », répliqua fraîchement ledit Ottweiler. Comme plusieurs des autres le fixaient, dans l'expectative, il dissimula un sourire. En dehors de Verrochio et Hongbo – ainsi, bien sûr, que du général de brigade Francisca Yucel – il était ici seul à représenter légalement une nation stellaire. Il s'agissait certes d'une entité politique formée d'un unique système mais Mesa possédait bien plus d'influence que n'en avait généralement un système isolé. « Avec tout le respect que je vous dois, Valéry, déclara d'un ton léger le seul homme qui n'avait pas encore parlé, Izrok Levakonic, le représentant des Industries Technodyne de Yildun, Mesa n'a pas exactement volé de triomphe en triomphe lors de ses contacts avec les Mancies. — Non, en effet. » Ottweiler n'aimait visiblement pas en convenir mais il le fit sans flancher. « J'aimerais toutefois vous faire remarquer que Mesa, pour plusieurs raisons... (il évita soigneusement de regarder Anisimovna et Isabelle Bardasano) est une ennemie déclarée du Royaume stellaire. Aussi étendue et puissante que soit la Ligue, Mesa n'est qu'un unique système stellaire. Nous ne disposons pas, et de loin, des mêmes ressources. En outre... (il ajouta ces mots en jetant un regard lourd de sens à Verrochio et Hongbo) lors de notre dernier petit fiasco de Verdant Vista, les Mandes avaient le soutien d'un gouverneur de secteur de la Sécurité aux frontières, ainsi que du détachement FLS affecté à ce secteur. — Ne nous rendez pas responsables de la folie de Barregos ! grogna Verrochio tel un sanglier furieux. Nous nous en serions débarrassés en un clin d'œil s'il ne s'était pas rendu politiquement inattaquable là-bas, en Maya. — Bien entendu, commissaire, acquiesça Ottweiler, mais vous apportez de l'eau à mon moulin. Si vous n'êtes pas en position de contrer ouvertement un gouverneur dans un secteur placé depuis si longtemps sous contrôle de la DSF, le degré de contrôle direct que nous serions raisonnablement en droit d'attendre de vous ici, dans une zone des Marges n'ayant même pas le statut de protectorat, serait encore moins élevé. » Verrochio hocha gravement la tête, et Anisimovna réprima un ricanement appréciateur. Quoique Ottweiler servît officiellement un gouvernement élu, quiconque avait un QI supérieur à celui d'une bûche savait parfaitement que le « gouvernement » de Mesa était une filiale des corporations interstellaires y ayant établi leurs sièges sociaux. Si bien que, dans les faits, Valéry Ottweiler était le laquais d'Aldona Anisimovna et d'Isabelle Bardasano. En dépit de cela, il disposait d'une habileté qu'elles n'auraient pu égaler pour traiter avec des bureaucrates carriéristes tels que Verrochio. — Je suppose que je n'ai pas la patience de faire semblant de les prendre pour autre chose que des cochons exceptionnellement gras qui se gavent dans l'auge que nous leur emplissons. En dehors du fait, bien sûr, que les cochons sont des animaux bien plus intelligents. « Que préconiseriez-vous, Valéry ? demanda Bardasano, comme s'ils n'en avaient pas décidé tous les trois bien avant la réunion. — La situation requiert une préparation très prudente ainsi que du doigté, répondit-il. Telles que je vois les choses, notre problème est que les Manticoriens sont parvenus à s'assurer le bon droit, d'un point de vue relations publiques, grâce à leur référendum. En outre, ils disposent d'un accès physique à Sol au moins égal au nôtre, et d'un bien meilleur accès à l'amas de Talbot. — Oh, je vous en prie ! protesta Kalokainos. Ils ont peut-être des contacts avec les firmes de lobbying et les médias de la Vieille Terre, mais rien qui approche ceux que nous avons, nous. — C'est bien pour cela que j'ai parlé spécifiquement d'accès physique, monsieur Kalokainos, répondit calmement Ottweiler. Il est évident qu'ils ne peuvent exercer le même genre de pressions que nous. Ils ont choisi de rester à l'écart des structures politiques et bureaucratiques de la Ligue, alors que nous sommes intimement liés aux deux. Aussi riches qu'ils soient, ils ne peuvent par ailleurs en aucun cas égaler les ressources que nous consacrons en permanence à entretenir nos relations avec la direction politique de la Ligue, ses médias et sa fonction publique. Ils n'en ont tout bonnement pas les moyens, alors que nous sommes contraints de rester profondément et directement impliqués dans notre propre système politico-économique. Tout ce que je disais, c'est qu'ils y ont au moins autant d'accès physique que nous. Nous ne pouvons pas bloquer cet accès, et nous ne e trouvons a redire ce qu'ils en feront – pas avec certitude. Tout cela implique que nous devons leur arracher leurs crocs politiques avant de prendre la moindre mesure pour discréditer leur référendum. » En ce qui concerne le Talbot, continua-t-il sur le même ton pondéré, ils peuvent déplacer presque instantanément des unités de leur système à l'amas et vice-versa, alors qu'il nous faudrait des mois pour déployer une flotte supplémentaire conséquente dans cette région. À supposer bien sûr que nous puissions convaincre la Spatiale de nous envoyer des unités en plus. Pour couronner le tout, ainsi que nous venons d'en convenir, le nœud du trou de ver de Manticore leur donne un pouvoir économique dangereux. » Nul ne contredit cette analyse. Une ou deux personnes –dont Volkhart Kalokainos – hochèrent même la tête avec une impatience évidente devant cette récitation de faits notoires. — Or donc, reprit Ottweiler, nous devons trouver le moyen de désamorcer autant que possible leurs avantages. Mon propre domaine de compétence étant la politique, j'aimerais aborder le problème de ce point de vue. Je suis sûr que, parmi vous, d'autres seront mieux placés pour discuter les aspects militaire et économique de la situation. » Il eut un léger sourire et Verrochio acquiesça avec un air d'approbation auguste. « De toute évidence, continua Ottweiler, comme l'a déjà fait remarquer Isabelle, nous ne pouvons pas dénoncer le référendum comme une manœuvre de leur part sans une préparation minutieuse, à moins d'accepter de soulever des questions quant à notre propre usage des plébiscites pour légitimer l'extension de la sécurité aux frontières. Nul ne nous remercierait de faire quoi que ce soit qui mettrait en doute la validité de nos précédents référendums. » Toute contestation du plébiscite manticorien doit donc viser l'honnêteté avec laquelle ont été comptabilisées les voix. En outre, elle doit prendre en considération le fait que les résultats du vote ont été rapportés dans les journaux solariens. Qu'ils aient été imprimés leur donne un certain degré de légitimité pour la majorité des citoyens de la Ligue. De plus, contrairement à la plupart des néo barbares, les Manties peuvent envoyer tout aussi facilement que nous leurs porte-parole sur la Vieille Terre pour participer aux talk-shows. Il nous faut donc attaquer les résultats d'une manière qui les place fermement sur la défensive dès le départ. — D'accord, fit Hongbo Junyan quand Ottweiler marqua une pause. Comment vous proposez-vous d'accomplir ce remarquable exploit ? — Supposons un instant que les votes aient été comptabilisés honnêtement », dit Ottweiler. Comme tous le savaient dans la salle de conférence, c'était bel et bien le cas. « Il n'a cependant pas été unanime. Dire que quatre-vingts pour cent des électeurs inscrits ont voté pour l'annexion revient à dire que vingt pour cent ont voté contre, n'est-ce pas ? Comme des têtes se hochaient, il haussa les épaules. « Eh bien, je serais fort surpris si, parmi ces vingt pour cent, il n'y avait pas une bonne quantité de tarés extrémistes prêts à résister à l'annexion. Éventuellement par la force. » À vous entendre, Valéry, on croirait vraiment que nous n'avons pas encore effectué les recherches nécessaires, songea Anisimovna, admirative. « Je pense que vous pouvez compter là-dessus sans trop de risque, monsieur Ottweiler », déclara le général Yucel. En tant que commandant du corps de la Gendarmerie solarienne affecté au commissaire Verrochio, Yucel effectuait des opérations de renseignement dans toute la zone. « D'ailleurs, continua-t-elle, plusieurs groupes sont déjà en train de se changer en mouvements de résistance potentiels. » Elle grimaça. La Gendarmerie gardait ces groupes à l'œil parce qu'ils seraient aussi les plus susceptibles de résister à une occupation de l'amas par la DSF. « Si – pure hypothèse, vous le comprenez, reprit Ottweiler avec un sourire de conspirateur, si ces groupes opposaient une résistance héroïque aux impérialistes manticoriens qui ont honteusement truqué le référendum, les privant ainsi de leur droit sacré à disposer d'eux-mêmes, il est clair que le mandat de la Direction de la sécurité aux frontières l'obligerait à examiner la légitimité du vote d'origine aussi rigoureusement qu'elle examine les résultats de ses propres plébiscites. » Son sourire s'élargit, digne d'un requin. « Et si les violences dans l'amas de Talbot étaient correctement présentées par des journalistes au fait des terribles réalités de combattants de la liberté décidés à reconquérir leur indépendance, cela pourrait, hum... annuler une bonne partie de l'avantage que la proximité du terminus de Beowulf et de Sol procure aux Mamies. Des porte-parole peuvent être convaincants, mais le public de la Ligue est assez raffiné – on pourrait dire assez cynique – pour savoir que les représentants officiels arrangent la vérité afin de servir leurs buts. Et des sacs à cadavres, des bâtiments en feu, des bombardements, le tout absolument authentique et filmé en haute définition pour le journal du soir, sont plus convaincants qu'aucun porte-parole. Si les combattants de la liberté du Talbot réussissent à faire passer le message, les citoyens de la Ligue pourraient fort bien reconnaître la différence entre nos référendums scrupuleusement justes, honnêtes, et l'escroquerie que les Manticoriens tentent de nous faire avaler. — Voilà qui me plaît assez », déclara Izrok Levakonic. Ce petit homme nerveux était paré d'une expression sardonique, et son sourire avait une authentique touche de fantaisie. « Ça nous fait paraître tellement... nobles. — Tout à fait », approuva Verrochio, un peu à regret. Le commissaire de la DSF était plus à l'aise quand il serpentait sous des rochers diplomatiques. Les gens n'hésitant pas à avouer qu'ils travaillaient à truquer le système le mettaient mal à l'aise. « Bien sûr, pour que ces patriotes opposent une résistance efficace, il leur faudra des armes, dit pensivement Yucel, dont les yeux sombres brillaient. Peut-être même un soutien financier. » Elle considéra Anisimovna et Bardasano, de l'autre côté de la table, et la représentante de Manpower eut un sourire grave. « Je suis sûre qu'ils les trouveraient, dit-elle, et son interlocutrice hocha légèrement la tête. — Et si les Mamies les écrabouillent, vos combattants de la liberté ? » interrogea Kalokainos. De tous, lui seul arborait une expression qu'on pouvait qualifier d'aigre. « Ce serait... difficile, répondit Yucel. Pas impossible, je vous l'accorde, monsieur Kalokainos, mais difficile. Il leur faudrait à la fois la volonté politique et les moyens physiques de le faire. Je ne suis pas sûre qu'ils auraient la première, car ils découvriraient très vite que cela impliquerait une certaine dose d'effusions de sang. Il me semble que les Manties sont par nature plus durs que le Solarien moyen, mais ils n'ont pas beaucoup d'expérience des conséquences déplaisantes inévitables d'une expansion impériale. Les Andermiens seraient sans doute prêts à faire le nécessaire; je ne suis pas sûre que ce soit le cas des Manties. » Et, même s'ils l'étaient, il leur faudrait en avoir les moyens. Compte tenu de leurs autres obligations militaires actuelles, je me demande s'ils pourraient dégager assez de vaisseaux et de troupes pour étouffer rapidement ce type de résistance. » Anisimovna hocha la tête, bien qu'elle ne fût pas certaine de pouvoir se fier tout à fait à cette analyse. Yucel était certainement intelligente – bien plus que Verrochio, sans aucun doute, et peut-être même que Hongbo. Mais elle était aussi d'une brutalité avérée. Les rapports de Manpower laissaient entendre qu'elle avait été transférée dans les eaux reculées de Verrochio parce que ses tendances sadiques lui avaient valu un peu trop de notoriété lors de son affectation précédente. Quoi qu'il en fût, il ne faisait aucun doute que sa conception du combat contre la résistance impliquait un recours extrême à la force, le plus vite possible, afin de créer des exemples qui terrifieraient tout rebelle potentiel et le pousseraient à la reddition. Ni que, selon elle, quiconque ne partageait pas son point de vue était faible et méprisable. « Nous pouvons considérer comme acquis, je pense, que l'annihilation de tout mouvement de résistance ayant obtenu un soutien significatif en financement extérieur et en armes serait à tout le moins coûteuse et sanglante, dit Anisimovna. Or tout ce dont nous aurions besoin pour mettre en cause la légitimité du référendum, ce serait d'assez de violence pour justifier notre enquête. — Vous avez peut-être raison, concéda Kalokainos, manifestement sans enthousiasme. Malgré cela, une guerre de guérilla ne suffirait pas à retourner l'opinion publique. Surtout compte tenu des contacts entre les Manties et la Vieille Terre que nous venons d'évoquer. — Nous n'avons pas besoin de la retourner complètement, dit Ottweiler. Juste de créer assez de scepticisme pour changer l'amas de Talbot en une poignée de néo barbares envahis par une autre poignée de néo barbares. Les Manties peuvent bien présenter une façade civilisée, elle a déjà pris un grand coup en raison de leur confrontation avec Havre. Les médias ont fait un battage terrible à propos des efforts de réforme des Havriens. Et tous les imbéciles du gouvernement Haute-Crête ont ignoré la Vieille Terre presque autant que Havre. Ils n'ont fait aucun effort pour empêcher les réformateurs havriens de devenir très populaires au sein du public solarien. Ensuite, le gouvernement Alexander a entamé une évidente politique d'expansion impérialiste en Silésie. La même chose est en train d'arriver dans le Talbot, visiblement contre la volonté d'une portion significative de ses citoyens. Façade civilisée ou non, ce genre d'agression brutale contre des systèmes stellaires trop faibles pour se défendre démontre amplement que Manticore est une nation néo barbare. Qu'attendre d'autre d'une monarchie, de toute façon ? » Il haussa les épaules. « Une fois la situation explicitée en ces termes, tout le monde en viendra presque à souhaiter l'intervention de la Sécurité aux frontières. — Mais cela ne surmonte pas comme par magie la difficulté que vous évoquiez vous-même il y a quelques minutes, à savoir les avantages militaires des Mandes, intervint Kalokainos. Nous serons peut-être capables de créer – pardon : de découvrir – une situation qui nous permettrait de justifier auprès du public une intervention militaire, mais obtenir la puissance de feu suffisante pour la mener à bien ou convaincre les Manties de renoncer, c'est une autre histoire. » Anisimovna haussa un sourcil sardonique dans sa direction, et il rougit. — Je maintiens mon analyse première, dit-il, sur la défensive. Je pense toujours qu'il serait insensé de leur part d'affronter la Flotte de la Ligue. Mais d'autres, lors de cette conférence, ont expliqué en long, en large et en travers que nous ne pouvions espérer qu'ils s'en rendent compte. Je me contente donc de signaler qu'il nous faut trouver un moyen de neutraliser cette possibilité, aussi improbable qu'elle soit. — À mon avis, les mesures proposées par Valéry feraient radicalement évoluer la situation, répondit Anisimovna d'une voix posée. Et la suggestion du général Yucel selon laquelle les citoyens du Royaume stellaire seraient sans doute trop pusillanimes pour écraser une résistance armée n'est pas non plus dépourvue de mérite. Mais même si tous les deux se trompent, si Manticore s'avère prête à déployer assez de vaisseaux de guerre et de troupes pour écraser la résistance tout en s'opposant aux efforts... stabilisateurs de la Sécurité aux frontières, que perdons-nous ? Nous ne serons pas plus mal lotis que nous ne le sommes aujourd'hui. Après tout, aucune loi cosmique ne nous oblige à aller jusqu'à une véritable confrontation militaire si nous choisissons de ne pas le faire. » Kalokainos allait répliquer puis il se tut, et Anisimovna vit presque la lumière s'allumer derrière ses yeux. Pas trop tôt! songea-t-elle. « Je vois, dit-il, au lieu de ce qu'il s'était préparé à déclarer. Je n'avais pas pris en compte le fait que la décision d'en arriver ou non à une escalade nous appartient entièrement. — Cependant, intervint Verrochio, pensif, il ne ferait pas de mal de demander discrètement à ce que les unités de la Spatiale qui me sont affectées soient renforcées. » Je crois que nous pourrons justifier au moins la requête de quelques contre-torpilleurs supplémentaires, même s'il n'y a pas d'explosion de violence dans l'amas, approuva Hongbo. Le simple fait qu'une nation stellaire engagée dans une guerre de longue haleine fasse son apparition à nos portes constitue sans doute une raison suffisante. — Et, comme le dit monsieur Ottweiler, souligner la manière dont Manties et Andermiens viennent de se partager froidement la Silésie ne fera pas de mal non plus, observa Kalokainos. — Non, en effet, approuva Anisimovna, avant d'explorer du regard la table de conférence. Il me semble que nous tenons un début de stratégie. » S'il paraissait bizarre que ce fût la représentante d'une corporation multi stellaire qui se chargeât de résumer leur réunion, plutôt que le commissaire Verrochio, nul n'en fit la remarque. « Ce n'est évidemment qu'un début, et je suis sûre que nous aurons tous des suggestions pour la perfectionner. Si je puis me permettre, je propose que nous en restions là pour l'instant. Discutons de tout cela de manière informelle entre nous durant un jour ou deux puis réunissons-nous à nouveau pour voir où nous en sommes. » « Vous aviez raison à propos de Kalokainos », dit-elle quarante minutes plus tard en acceptant une grande boisson fraîche. Elle secoua la tête. « Je dois admettre que j'avais des doutes. — C'est parce que vous ne vous occupez pas de l'aspect transport de nos affaires », répondit Bardasano. Elle s'installa dans l'un des fauteuils confortables de la suite privée luxueuse, son propre verre à la main. De la musique douce s'élevait en fond sonore, un des murs abritait une mosaïque de motifs lumineux abstraits aux lentes évolutions, évoquant le soleil sur un plan d'eau, et une petite table antigrav, sur sa droite, soutenait un plateau de sushi. « Nous prêtons plus d'attention aux agissements du petit cartel de Kalokainos parce qu'il a une influence plus directe sur nos opérations », ajouta-t-elle en s'emparant d'une paire de baguettes. Anisimovna hocha la tête puis but une gorgée, pensive, tout en regardant sa compagne opérer sa sélection sur le plateau. Bien qu'il fût notoire que Manpower et Jessyk & Co., de Mesa, travaillaient en étroite collaboration, l'ensemble de la Galaxie ignorait que Jessyk était en fait la propriété (par l'intermédiaire de leurres et de découpages appropriés) de Manpower. En partie à cause du soin avec lequel on dissimulait les rapports entre ces deux géants interstellaires, Anisimovna n'était pas précisément au fait des opérations de la filiale. Bien que membre de plein droit du conseil d'administration de Manpower, alors qu'Isabelle n'était que membre associé, non votant, de celui de Jessyk, la plus jeune des deux femmes connaissait bien mieux les réalités du fret interstellaire. Et, Anisimovna en convenait, la manière dont ces réalités influaient sur les problèmes – et les chances – que connaissaient les deux sociétés. « Son père et lui croient donc réellement pouvoir pousser les Manties à une guerre contre la Ligue. » Elle secoua la tête. « Ça me paraît un peu ambitieux, même à l'échelle de nos cercles. — Mais vous saisissez la beauté de la chose de leur point de vue », remarqua Ottweiler. Aucun serviteur humain n'était présent, et la suite d'hôtel privée était protégée par les meilleurs dispositifs de sécurité solariens, aussi n'avait-il aucune raison de feindre de ne pas s'adresser à deux des plus puissants représentants de ses véritables employeurs. « Réfléchissez-y de leur point de vue, continua-t-il. Aussi forts que soient les Manties, ils seraient incapables de résister à toute la Flotte de la Ligue. Toute guerre se terminerait donc fatalement par leur défaite absolue – et sans doute rapide. Avec de la chance, cela signifierait la destruction pure et simple de leur "Royaume stellaire". Dans tous les cas, le traité de paix exigerait d'eux des concessions importantes en ce qui concerne la propriété et l'usage du nœud. — Personnellement, je parie que le vieux Heinrich raisonne en termes de destruction totale, dit Bardasano, un petit morceau de poisson cru local tenu entre ses baguettes. Et en ce qui concerne son fils, ça ne fait aucun doute. Vous l'avez vu saliver à l'idée d'une confrontation directe entre les unités de Verrochio et les Mandes ? Il aurait aussi bien pu se peindre une enseigne holo sur le front ! L'idée que la situation pourrait dégénérer en guerre ouverte – ou bien que ses gens pourraient la pousser à dégénérer – a visiblement envoyé une bonne décharge à ses centres du plaisir. — Son père et lui estiment sans doute que la DSF serait chargée d'administrer Manticore après une défaite militaire écrasante, dit Anisimovna. — Exactement, fit sa compagne. Et que leurs fonctionnaires apprivoisés, comme Verrochio – Hongbo, devrais-je dire, car nous savons tous qui tire réellement les ficelles –, seraient libres de diviser le contrôle du nœud à leur guise. Donc, en déposant assez d'argent dans les bonnes poches... » Elle haussa les épaules puis sourit et tapota du bout du doigt le clou élaboré qui ornait sa narine gauche, avant de déposer le sushi dans sa bouche. « Je n'aurais pas vraiment le cœur brisé de voir un malheur arriver aux Manties. » La douceur du ton d'Anisimovna ne trompait personne. « Dieu sait qu'ils me font copieusement chier depuis toujours, même sans parler de nos récents petits soucis en Tibériade et Congo. Mais ce n'est pas comme si ces foutus Havriens n'étaient pas tout aussi chiants. — D'ailleurs, c'est Havre, encore plus que les Manties, qui a organisé le cafouillage en Congo », ajouta Bardasano, amère, tandis que disparaissait son sourire. La perte du nœud du trou de ver de Congo avant qu'il eût seulement pu être correctement exploré avait été presque aussi ennuyeuse pour Jessyk & Co. que celle de l'industrie pharmaceutique et des élevages d'esclaves de Verdant Vista pour Manpower. « Je suis d'accord, dit Anisimovna, avant de poursuivre en fixant Ottweiler de ses yeux gris acérés. Voilà pourquoi toute solution de nos problèmes actuels dans le Talbot qui laisse Havre intact n'est pas, selon nous, la meilleure. Nous voulons Manticore et Havre hors de nos vies pour de bon. Et nous ne voulons absolument pas d'une solution qui élimine l'un des deux mais épargne l'autre. Pour l'instant, au moins, ils sont trop occupés à se tirer dessus mutuellement pour nous accorder toute leur attention. — Bien sûr, répondit Ottweiler. Toutefois, je suis sûr que nous sommes tous un peu anxieux à l'idée de voir Manticore s'installer militairement dans le Talbot. L'amas ne se situe qu'à un ou deux siècles-lumière de Mesa – il en est donc plus près de presque cinq cents années-lumière que le système de Manticore. — Cela, nous le savons tous, Valéry, acquiesça sèchement Anisimovna. Nul ne dit que nous n'avons pas intérêt à rabattre leur caquet aux Manticoriens et à les chasser du Talbot. Mais je ne suis pas favorable à un plan qui provoquerait une guerre entre Manticore et la Ligue. Pas tout de suite, en tout cas. — Cela dit, Volkhart a soulevé une question intéressante, même s'il ne l'a pas posée à haute voix, intervint Bardasano, pensive. Si nous bousculons assez les Mamies en soutenant les mouvements de résistance autochtones, nous déclencherons un processus dont la maîtrise risque de nous échapper. Surtout si quelqu'un comme lui s'emploie à provoquer un incident assez grave pour déboucher sur la guerre totale qu'il désire. — Seulement si Verrochio et Yucel affrontent directement les Mamies, répondit Anisimovna avec un sourire mauvais. Je crois le temps venu de suggérer à notre cher ami Junyan qu'il serait utile de glisser un mot à Roberto Tyler. — Junyan ? Pas Verrochio ? » Au ton d'Ottweiler, on devinait qu'il ne discutait pas ses directives mais s'assurait de bien les comprendre. « Junyan », confirma Anisimovna, et le Mesan hocha la tête. Le vice-commissaire Hongbo était bien plus habile aux manœuvres directes que mettrait en jeu toute conversation avec Tyler. « Compris. » Ottweiler sirota un instant sa boisson, le regard dans le vague, tandis qu'il étudiait les conséquences possibles. Puis ses yeux retrouvèrent la réalité et se posèrent sur l'envoyée de Manpower. « Je crois que je vois où cela mène, dit-il. Mais, même en supposant que Tyler soit coopératif et que Hongbo lui donne – ou plutôt convainque Verrochio de lui donner – les garanties qu'il désirera, les Monicains n'ont pas la moitié de la puissance de feu nécessaire pour affronter Manticore. — Voilà pourquoi je dois rencontrer demain Izrok Levakonic en privé, reprit Anisimovna. Je crois pouvoir convaincre TIY de fournir quelques renforts à notre ami Tyler. — Même après ce qui s'est produit en Tibériade ? » Cette fois, il y avait une trace de surprise, voire de scepticisme, dans la voix d'Ottweiler. « Croyez-moi, dit Bardasano avant qu'Anisimovna n'eût pu répondre. Les directeurs de Technodyne vendraient leur propre mère à Aldona contre un accès direct au matériel militaire manticorien. J'imagine qu'Izrok, notamment, préférerait s'allier à Volkhart. Ils pourraient voler bien plus de technologie s'ils s'emparaient pour de bon des chantiers navals du système de Manticore. Mais je ne crois pas qu'ils entament une épreuve de force avec nous. Et ils sont trop impliqués dans la "communauté des affaires légales" de la Ligue pour agir ouvertement en solo. » Elle secoua la tête. « Non, ils ont besoin d'une façade. Un groupe "hors la loi" comme nous... ou comme Tyler. Donc, si nous le leur demandons, et surtout si nous sommes prêts à augmenter un peu la mise, ils soutiendront les Monicains. » CHAPITRE SIX « Rival Trois change de cap, commandant ! Il nous contourne... douze degrés supplémentaire par bâbord, et il grimpe au-dessus de nous. Son accélération augmente également. Cinq virgule quatre-vingt-dix-huit km/s2. — Bien reçu. » Hélène Zilwicki baissa les yeux sur le répétiteur déployé depuis l'estrade du fauteuil de commandement, au centre de la passerelle auxiliaire de l'Hexapuma. Ce visuel était plus petit que le répétiteur principal tactique, mais elle pouvait le manipuler comme elle le désirait, sans déranger la représentation première. Elle tapa une séquence d'ordres sur le clavier situé dans l'accoudoir de son fauteuil, et le répétiteur, obéissant, recentra son affichage sur l'icône de Rival Trois. Le contre-torpilleur havrien plongeait en effet plus à bâbord, et un deuxième ordre sur le clavier fit apparaître son nouveau vecteur. Il tentait visiblement de contourner l'Hexapuma en restant hors de portée de missiles, afin d'atteindre le convoi qui le suivait, tandis que ses compagnons manœuvraient pour retenir l'attention du vaisseau manticorien. Et il accélérait à plus de six cents gravités. Même compte tenu de la nouvelle génération de compensateurs d'inertie havriens, cela signifiait qu'il filait à plus de quatre-vingt-dix pour cent de sa vitesse maximale théorique. En supposant que ses techniciens connaissent leur boulot, il pouvait prendre le risque de diminuer ainsi sa marge de sécurité, mais cela constituait un bon indice de l'importance qu'attachait le commandant de la force havrienne à la destruction du convoi. « Statut de Rival Un ? interrogea la jeune femme d'une voix tendue. — Maintient son profil à deux virgule quatre-vingt-seize km/s2, commandant, répondit Paolo d'Arezzo, au poste tactique, tout aussi tendu, avec son accent de Sphinx. Ses bandes gravitiques fluctuent toujours. — Bien reçu », répéta Hélène. Elle n'appréciait toujours pas beaucoup d'Arezzo, et que sa voix de basse musicale correspondît exactement à son visage façon Preston de l'Espace n'aidait en rien. Elle devait toutefois admettre que l'ami d'Aïkawa ne s'était pas trompé en ce qui concernait ses compétences. Elle eût d'ailleurs préféré le voir travailler au poste de guerre électronique, car il semblait avoir une sorte d'arrangement mystique avec le démon Murphy en ce qui concernait les systèmes GE du bord. Les heures supplémentaires accomplies depuis qu'il avait été bombardé assistant du lieutenant Bagwell ne faisaient qu'affiner ce qui était à l'évidence un grand talent inné. Et à tout le moins, se dit-elle, tant qu'il est avec Bagwell, il n'est pas sur mon dos dans les quartiers des bleus. Elle était injuste, elle le savait, mais le savoir ne changeait en rien ce qu'elle éprouvait. Ni ne changeait le distant d'Arezzo en un plus agréable compagnon. Toutefois, elle aurait terriblement aimé mettre en œuvre ses talents en lui confiant l'équipement de guerre électronique de l'Hexapuma pour cette bataille, mais le lieutenant Hearns avait assigné Aïkawa à la GE, avec Ragnhilde (bien sûr pas Léo Stottmeister) aux machines. Intellectuellement, Hélène comprenait pourquoi l'OREO faisait délibérément tourner leurs postes pendant les simulations, mais elle n'aimait pas la sensation de déséquilibre que cela lui procurait. « Timonier ! Virez à zéro-un-trois par deux-sept-cinq, dit-elle. Faites rouler le vaisseau de quinze degrés à bâbord et poussez l'accélération à six km/s2. C'était considérablement plus élevé que les « quatre-vingts pour cent de la puissance maximum » recommandés par le Manuel dans des circonstances normales, mais cela laissait tout de même une réserve de presque dix pour cent avant la rupture du compensateur. « Virons à zéro-quatre-un par deux-sept-cinq, à vos ordres », répondit le maître principal Waltham et, sous sa conduite experte, le croiseur modifia sa course en douceur. « Aïkawa, je veux bousiller les capteurs de Rival Trois, surtout en ce qui concerne ses défenses antimissile, dit Hélène. Des suggestions ? — Je recommande une salve immédiate de Fracas, répondit promptement l'interpellé. Puis une deuxième qui précédera les projectiles d'attaque de, mettons, quinze secondes. Ça devrait nettement diminuer les capacités des capteurs. Ensuite, décocher une demi-douzaine de Dents de dragon dans le flanc du vaisseau. — Ça me plaît », fit Hélène avec un sourire malicieux. Les Fracas étaient de puissantes ogives de brouillage qui perceraient des trous dans les capteurs du contre-torpilleur mais laisseraient intacts les systèmes de visée des missiles de l'Hexapuma. À l'inverse de l'ennemi, ces derniers sauraient exactement pour quel trajet les Fracas avaient été programmés et pourraient l'être eux-mêmes afin de « voir » à travers les fenêtres erratiques que laissait cette programmation. Si les yeux électroniques endommagés du contre-torpilleur parvenaient à vaincre ce brouillage, ne fût-ce qu'un peu, les Dents de dragon, chacune chargée d'assez de faux émetteurs pour imiter toute une salve de missiles, devraient assez efficacement monopoliser les capacités de pistage de leur victime. Allez-y, Tactique, ordonna-t-elle à d'Arezzo. Et mettez en place une double bordée. Je veux finir cette boîte de conserve et retourner voir le spectacle principal. — À vos ordres ! Téléchargement GE en cours. Réception par les projectiles. Paré à lancer dans... vingt-sept secondes. » Hélène hocha la tête. Il fallut un peu plus de temps pour préparer la double bordée en utilisant le système de lancement à grand cône d'ouverture que la FRM avait mis au point, lequel permettrait de propulser presque quarante missiles vers lé contre-torpilleur. Ce serait sans aucun doute excessif, en supposant que la suggestion d'Aïkawa fonctionne à moitié aussi bien qu'on pouvait s'y attendre. Toutefois, mieux valait achever cette cible – ou, à tout le moins, l'endommager sérieusement – en un seul échange, afin de pouvoir s'en retourner attaquer le reste de la force d'assaut havrienne. L'Hexapuma était plus lourd et plus puissant qu'aucun des assaillants, et il avait en outre pris livraison des récents MPM Mark 16. Rien de plus petit (ou de plus vieux) qu'un vaisseau de classe Saganami-C ne serait jamais capable de les manipuler, mais les Saganami-C avaient été bâtis autour des nouveaux tubes Mark 9-c, plus grands que les anciens. Même compte tenu de la réduction massive de l'équipage, ConstNav n'était parvenu qu'à en caser vingt sur chaque flanc, mais le Mark i6 était équipé de propulseurs jumeaux. Voilà qui donnait à l'Hexapuma une enveloppe de missile de presque trente millions de kilomètres, que ses adversaires du moment ne pouvaient espérer égaler. S'il les surclassait tous, ils étaient cependant cinq fois plus nombreux, et leur commandant avait bien minuté son attaque. Les bandes gravifiques de ses vaisseaux baissées, passé inaperçu en raison des difficultés que rencontraient en hyper les capteurs à longue portée, il avait ainsi rattrapé l'Hexapuma et son convoi, glissant d'une onde gravitationnelle à une autre sous impulseurs. Il avait en outre attendu le dernier moment avant de mettre ses noyaux en activité, ce qui l'avait pratiquement amené à portée de missile de l'Hexapuma avant que ce dernier ne l'eût seulement aperçu. S'il avait pu attendre un quart d'heure de plus, le vaisseau manticorien se fût bel et bien trouvé à portée et eût probablement été détruit avant d'avoir compris que l'ennemi était là. Par malheur pour les Havriens, la géométrie ne leur avait pas été tout à fait favorable. Il leur avait fallu démarrer quand ils l'avaient fait, faute de quoi le vecteur du convoi les aurait empêchés de l'intercepter. Ils avaient toutefois bien failli réussir. En fait, par un coup de chance pur et simple, les ordinateurs de simulation avaient décidé que la première bordée de l'Hexapuma avait emporté une portion critique de la propulsion du vaisseau amiral, un croiseur lourd. Ce dernier – de l'obsolète classe Épée, à en juger par sa signature énergétique – continuait de s'approcher mais avec lenteur. La bande gravitique fluctuante repérée un peu plus tôt par d'Arezzo était pareille à une nappe de pétrole dans la marine d'antan, qui suivait le vaisseau telle une traînée de sang, le disant gravement blessé. Ne restaient donc que quatre contre-torpilleurs, lesquels s'apprêtaient à devenir trois contretorpilleurs. Le nouveau cap d'Hélène contraignit l'Hexapuma à presque tourner le dos au vaisseau amiral havrien endommagé, tandis qu'il manœuvrait pour éviter le contre-torpilleur trop pressé qui tentait de le contourner. Quiconque commandait, de l'autre côté, n'avait apparemment pas lu les derniers mémos concernant la portée des missiles manticoriens : les efforts du contretorpilleur pour rester en dehors allaient échouer, et de loin –d'environ douze millions de kilomètres. D'ailleurs, ils auraient même échoué de deux millions de kilomètres contre les missiles Mark 13 d'un croiseur lourd plus ancien de la FRM. La distance restait assez longue pour altérer la précision de l'Hexapuma — les progrès du contrôle de feu n'avaient pas encore rattrapé ceux des nouveaux missiles — mais pas assez pour empêcher une double bordée de pulvériser sa cible. Et le mieux était que nul, du côté ennemi, n'avait les capacités nécessaires pour riposter. Les Havriens disposaient de leurs propres missiles à propulsion multiple mais ils n'avaient encore réussi à les adapter à aucun tube installé sur leurs croiseurs lourds. Leurs bâtiments de ligne et croiseurs de combat pouvaient égaler ou surpasser les effets des nouveaux projectiles manticoriens mais leurs vaisseaux plus petits n'en avaient qu'à peine le quart de la portée. L'Hexapuma acheva sa rotation et fila vers le contretorpilleur. « Lancer des Fracas... maintenant », annonça d'Arezzo, et des voyants rouges, sur son tableau, passèrent au vert quand les brouilleurs filèrent vers leur cible. L'aspirant regarda durant quelques secondes un affichage numérique procéder à un compte à rebours puis il déclara : « Deuxième lancer de Fracas dans cinq... quatre... trois... deux... un... zéro! Début de l'attaque de flanc dans quinze secondes. » Hélène réduisit l'échelle de son répétiteur afin d'observer toutes les unités ennemies, y compris le vaisseau amiral handicapé. Sur une image aussi large, les minuscules icônes de couleur représentant le vol en quinconce des Fracas se déplaçaient lentement, même compte tenu de l'extraordinaire accélération des projectiles, et elle jeta un nouveau coup d'œil au vaisseau amiral. Une fois qu'elle en aurait fini avec le contre-torpilleur de tête, elle reviendrait affronter les trois qui fonçaient toujours sur elle par-derrière et, quand ils seraient tous éliminés, elle pourrait s'occuper à sa guise du classe Épée. Clair et net, se dit-elle. Même ce connard snobinard de d'Arezzo a fait de l'excellent boulot, cette fois-ci. Elle se reprocha aussitôt cette pensée. D'Arezzo continuait à l'évidence de préférer sa propre compagnie à celle de qui conque, mais il semblait doué d'assez de talent et de compétences pour compenser ce défaut. « Lancement de l'assaut latéral, maintenant! » annonça-t-il, et le répétiteur se moucheta soudain de dizaines d'icônes de missiles. Hélène les observa avec satisfaction. Encore deux minutes et... « Lancer de missiles ! aboya soudain d'Arezzo. Lancer ennemi multiple ! Commandant, c'est Rival Un qui nous tire dessus. » Hélène quitta vivement du regard les projectiles qu'elle avait décochés au contre-torpilleur ennemi. D'Arezzo ne se trompait pas : le vaisseau amiral leur avait lancé des missiles, et pas seulement quelques-uns; la salve en comprenait au moins trente. Sous les yeux de la jeune femme, les bandes gravitiques « fluctuantes » du croiseur se remirent en place. Son accélération le propulsa en hauteur, avec un pic supérieur à quatre cent quatre-vingts gravités, et il pivota sur son axe. Dix-neuf secondes plus tard, une deuxième bordée colossale en jaillissait, la rotation ayant amené son autre batterie en position. Cette seconde salve avait été tirée avec une accélération initiale encore supérieure. Elle rattrapait déjà la première, et Hélène savait très exactement ce qui allait se produire. Baisés, bordel de merde! se dit-elle. Ce n'est pas un croiseur lourd, c'est un putain de croiseur de combat maquillé en croiseur lourd! Exactement comme il a fait mine d'être blessé afin que je l'ignore pour me concentrer sur les contre-torpilleurs. Et ça, c'est des MPM. Des MPM lancés avec assez de puissance dans leur premier étage de propulsion pour qu'ils atteignent leur cible au même moment, en une seule salve gigantesque. « La barre à bâbord toute ! Électronique, je veux deux leurres Novembre-Charlie — déployez-les à tribord, en hauteur ! Tactique, reconfigurez Rival Un en tant que cible principale. » Elle entendit sa voix articuler sèchement les ordres. Ils furent lancés avec force et clarté, presque instantanément, en dépit de la consternation et des remords qui bouillonnaient en elle. Alors même qu'elle les donnait, toutefois, elle sut qu'il était trop tard. À la distance à laquelle l'ennemi avait tiré, l'Hexapuma disposait de cent cinquante secondes pour riposter avant que les ogives laser n'atteignent leur distance d'attaque et ne détonent. Si Hélène avait eu deux minutes de plus, voire une seule, les leurres dont elle avait ordonné le déploiement — trop tard, bordel à queue, trop tard! — auraient peut-être eu le temps d'attirer une bonne partie du feu loin de leur vaisseau mère. En l'occurrence, ce ne fut pas le cas. La jeune femme jura quand, sur son répétiteur, les deux salves havriennes se fondirent et que leurs accélérations respectives firent soudain un bond en avant. L'OT ennemi connaissait son boulot, bon Dieu! Largement assez près pour atteindre sa cible, il avait laissé le deuxième étage de propulsion de ses projectiles prendre le relais dès que les vecteurs de base de ses deux bordées s'étaient fondus. Ils s'épuiseraient bien plus tôt mais cela leur permettrait d'atteindre l'Hexapuma encore plus rapidement, et à plus grande vitesse, que d'Arezzo et Hélène ne l'avaient estimé. En outre, même si le deuxième étage s'épuisait tout à fait, il resterait le troisième. Leurs horloges leur accorderaient encore bien assez de temps pour les manœuvres d'attaque finales. Ces salopards savaient exactement ce qu'ils faisaient quand ils ont minuté ça, songea-t-elle, mauvaise. On est obligés de couper le contact avec nos propres missiles afin de libérer la détection et les liaisons de données nécessaires pour s'occuper de ce maudit croiseur de combat! Les missiles continueraient de filer vers le contre-torpilleur visé mais, sans les capteurs et les ordinateurs de l'Hexapuma pour les guider, ils auraient terriblement moins de chances d'atteindre leur cible, surtout à une telle distance. Cela signifiait que le contre-torpilleur allait peut-être survivre, lui aussi. «  Troisième salve ennemie ! » annonça d'Arezzo, tandis que le croiseur de combat, encore en train de rouler, continuait de leur tirer dessus. Hélène assena un coup de poing sur l'accoudoir de son fauteuil de commandement, frustrée. Même s'il survivait à la double bordée, l'Hexapuma serait très endommagé, toutes ses capacités fortement diminuées, si bien que les salves suivantes seraient destructrices. Les antimissiles de d'Arezzo filèrent à la rencontre de l'attaque initiale, contre laquelle on n'aurait le temps d'opérer que deux lancers défensifs. Hélène se mordit la lèvre, regardant les doigts de l'aspirant danser et voler sur son clavier. Légèrement penché sur son siège, il faisait preuve d'une intense concentration. Les codes lumineux de son premier lancer passèrent de l'ambre clignotant au rouge sang tandis que les têtes chercheuses des antimissiles se verrouillaient sur leurs cibles désignées. Quand chaque AM <4 voyait » la sienne, il sortait de la file d'attente de contrôle de l'Hexapuma, libérant une capacité de détection et des liaisons de contrôle supplémentaires pour le second lancer. Il était doué, dut-elle admettre. Pas tout à fait autant qu'elle-même ou Aïkawa, peut-être, mais tous les deux voulaient devenir officiers tactiques généralistes avant même d'arriver sur l'île; d'Arezzo, lui, avait concentré ses études sur les systèmes GE. Pour un bleu électronicien, il se débrouillait carrément bien. Dommage que cela fût insuffisant. Les missiles havriens ne contenaient pas autant de CME que les manticoriens : en dépit des améliorations de sa technologie depuis la guerre précédente, Havre demeurait à la traîne dans bien des domaines. Ce dont ils disposaient était cependant nettement plus performant qu'autrefois, et le répétiteur de d'Arezzo fut pris de l'équivalent électronique d'une crise de panique tandis qu'une complexe orchestration d'émetteurs de contre-mesures s'activait au tout dernier moment. Fouettés par un blizzard brouillant, les deux tiers des antimissiles de d'Arezzo perdirent leur cible. Une nouvelle fois, tout ne fut qu'une question de minutage : s'ils avaient disposé de plus de temps, ils auraient pu se réajuster; si la distance au moment du lancer avait été plus grande, les missiles havriens auraient été interceptés bien plus loin, donc forcés de dresser plus tôt leurs CME, donnant de ces dernières une vue plus prolongée aux systèmes intégrés et aux ordinateurs de d'Arezzo. Cela aurait permis de les analyser et d'affiner des solutions pour les contrer pendant que les antimissiles acceptaient encore des données transmises par l'Hexapuma. Cela aurait aussi autorisé un troisième lancer. Rien de tout cela n'arriverait. Les missiles havriens dépassèrent la première volée d'antimissiles sans guère subir de pertes. La seconde se débrouilla mieux, détruisant quatorze de ses cibles. Ce qui en laissait tout de même soixante-six. Certaines devaient être des plateformes CME, sans ogives laser. Le centre d'opérations de combat (CO) en avait identifié une douzaine, ordonnant au feu défensif de les ignorer. Il y en avait fatalement plus mais le temps manquait pour les repérer : tous les autres missiles devaient être considérés comme des projectiles d'attaque, et les lasers de défense active, dernier recours de l'Hexapuma, se mirent à cracher avec un désespoir contrôlé par ordinateur. Ils dégommèrent trente-deux missiles supplémentaires durant les courtes secondes dont ils disposèrent pour les mitrailler. Onze de plus gâchèrent leur fureur sur les bandes gravifiques dorsale ou ventrale impénétrables. Sur les quinze qui restaient, sept se révélèrent être des plates-formes CME. Huit n'en étaient pas. L'univers se convulsa autour d'Hélène quand les ogives laser détonèrent comme une seule, fouettant le vaisseau avec une violence meurtrière. Les ordinateurs qui contrôlaient la simulation y avaient intégré des plaques antigravité du contrôle auxiliaire. À présent, les sens des aspirants leur assuraient que le ConAux se tordait et se cabrait, que la coque de l'Hexapuma se gondolait, tandis que l'énergie de transfert le ravageait. Ses barrières latérales avaient tordu et émoussé la plupart des lasers arrivants, et son blindage avait absorbé encore plus de dégâts, mais ces missiles-là venaient d'un croiseur de combat, pas d'un croiseur ordinaire, et les ogives de vaisseaux de lignes havriennes étaient plus grosses et plus puissantes que les manticoriennes pour compenser leurs CME et leur GE moins performantes. Les parois d'aucun croiseur de la Galaxie n'auraient vraiment pu les arrêter. — Impacts en bêta trois, bêta cinq et alpha deux ! annonça Ragnhilde, depuis les machines, alors même que se déclenchaient des alarmes stridentes. Lourdes pertes dans l'impulseur un ! Nous avons perdu les barrières latérales deux, quatre et six ! Radar deux et lidar deux hors d'usage ! Impacts directs sur graser quatre et graser huit, lance-missiles quatre, six et dix démolis ! Soute trois ouverte à l'espace ! Lourds dégâts entre membrure trente-neuf et membrure soixante-six. L'accélération de l'Hexapuma chuta tandis que le feu ennemi martelait ses noyaux alpha et bêta avant. Sa barrière latérale tribord fluctua quand d'autres coups au but démolirent les générateurs de proue. Puis elle se remit en place — avec une force grandement réduite — tandis que Ragnhilde étendait le champ d'action des générateurs survivants pour couvrir la terrible faille. Sans le brutal changement de cap ordonné par Hélène, qui avait amené l'Hexapuma de profil par rapport au croiseur de combat havrien, dressant ses bandes gravifiques sur le chemin de la salve, c'eût été encore pire. Non que ce ne fut pas assez mauvais comme ça. Tactique de fuite Delta-Québec-Sept ! lâcha-t-elle. Timonier ! Demi-roulement inversé ! — Delta-Québec-Sept, à vos ordres ! répondit le maître principal Waltham. Roulement engagé ! » La manœuvre déroba à l'ennemi le flanc tribord blessé de l'Hexapuma. Elle priva ses bandes gravitiques de leur angle de protection idéal mais présenta son flanc bâbord intact, éloignant la barrière latérale affaiblie et rendant le vaisseau plus difficile à toucher. Les leurres étaient aussi en place, à présent, ce qui ferait peut-être une différence. Et puis nos capteurs tribord ont été réduits en bouillie, songea Hélène, grave. Au moins, comme ça, on voit ces enfoirés ! D'Arezzo envoya à son tour une double bordée qui croisa la seconde salve ennemie quelques secondes après le lancer, moment auquel le répétiteur se changea en une confusion fulminante de missiles allant ou venant qui perçaient la couverture de capteurs de l'Hexapuma telles d'antiques armes fumantes, d'antimissiles qui perforaient la vague d'attaque des Havriens, de grappes laser qui faisaient feu furieusement, puis... Le contrôle auxiliaire se convulsa follement une dernière fois et toutes les lumières s'éteignirent. Les ténèbres se prolongèrent durant les quinze secondes prescrites. Puis le répétiteur principal se ralluma et deux mots rouge sang flottèrent dans le noir, malédiction désincarnée. « SIMULATION TERMINÉE. » « Asseyez-vous, mesdames et messieurs », dit Abigail Hearns, et les aspirants reprirent les sièges de la salle de briefing qu'ils avaient quittés à son entrée. Elle gagna d'un pas vif le bout de la table, s'assit à son tour puis tapa le code qui mettait son terminal en ligne. Ayant jeté un coup d'œil aux notes qu'il affichait, elle releva les yeux avec un léger sourire. « Ça aurait pu se passer mieux », observa-t-elle, et Hélène frémit mentalement à l'incroyable litote que représentait cette petite phrase. Elle ne s'était pas fait malmener aussi fort en simulation depuis sa deuxième année d'études. Une ignoble part d'elle-même voulait en rendre responsable son équipe de commandement. En particulier son officier tactique, se rendit-elle compte avec une pointe de culpabilité. Mais, aussi tentant que cela fût, c'eût tout de même été un mensonge. « Souhaitez-vous commenter ce qui, selon vous, s'est mal passé, mademoiselle Zilwicki ? » demanda Abigail en la regardant calmement. Sa cadette carra les épaules, mais ce fut là le seul signe extérieur de la frustration intense que, l'enseigne le savait, elle ressentait à cet instant. — J'ai fait une évaluation tactique initiale erronée, madame, répondit-elle, tendue. J'ai mal apprécié la véritable composition de la force hostile et fondé mes options sur mon idée fausse des capacités de l'ennemi. Je n'ai pas non plus remarqué que le vaisseau amiral ennemi ne faisait que simuler les dégâts subis par ses impulseurs. Pire encore, j'ai permis à mes erreurs initiales d'affecter mon interprétation des intentions de l'ennemi. — Je vois. » Abigail se tourna vers l'aspirant d'Arezzo. « Confirmez-vous cette analyse, monsieur d'Arezzo ? demanda-t-elle. — L'évaluation initiale était sans conteste erronée, madame, répondit-il. Je dois toutefois signaler qu'en tant qu'officier tactique c'est moi qui ai pris le vaisseau amiral havrien pour un croiseur lourd, de même que je l'ai déclaré endommagé par nos tirs. L'aspirante Zilwicki a formulé ses tactiques en fonction de mes fausses informations. » Hélène l'épiait de profil tandis qu'il parlait, et Abigail crut déceler en elle une trace de surprise. Bien, songea-t-elle. Je n'ai toujours pas déterminé ce qu'elle a exactement contre d'Arezzo, mais il est temps qu'elle le surmonte, quoi que ce soit. — Mademoiselle Zilwicki ? invita-t-elle. — Euh... » Hélène se secoua mentalement, gênée d'une hésitation à laquelle elle ne pouvait rien. Elle ne s'était en aucun cas attendue à voir l'égocentrique Paolo d'Arezzo assumer de son propre chef une part de culpabilité dans ce monumental fiasco. « Il est possible que monsieur d'Arezzo ait mal identifié le vaisseau amiral ennemi et mal estimé l'étendue des dégâts subis par lui, madame, déclara-t-elle au bout d'une seconde, chassant sa surprise, mais je ne crois pas que ça a ait été sa faute. Il est évident, rétrospectivement, que les Havriens se servaient de leur GE pour tromper nos capteurs et leur faire croire que Rival Un était un croiseur lourd – et même une unité ancienne, totalement obsolète. En outre, le CO a fourni la même identification. Enfin, quelles qu'aient pu être ses évaluations, je les ai jugées parfaitement valables. » Abigail hocha la tête. D'Arezzo avait raison de signaler ses erreurs d'identification mais Zilwicki tout autant de faire remarquer l'erreur identique du CO. Après tout, la principale responsabilité du centre d'opérations de combat était de traiter les données des capteurs, de les analyser, de les placer sur le répétiteur et d'afficher les informations nécessaires à l'équipe de quart sur la passerelle du vaisseau. L'officier tactique, lui, avait accès aux données brutes. Il appartenait au commandant de jauger la validité de toute identification de vaisseau ou estimation de degré d'avaries – et, en cas de doute, de demander une nouvelle vérification au CO. Si d'Arezzo avait étudié avec assez d'attention la signature énergétique du « croiseur lourd », il aurait sans doute remarqué de petites incohérences. Abigail avait bâti avec beaucoup de soin la fausse image du vaisseau havrien lorsqu'elle avait modifié le scénario original du capitaine Kaplan. « C'est tout à fait exact, mademoiselle Zilwicki, déclara-t-elle. De même que l'étaient les commentaires de l'aspirant d'Arezzo. Toutefois, il me semble que vous ignorez l'un comme l'autre un point significatif. » Elle marqua une pause, se demandant si elle devait ou non interroger un des autres aspirants. À l'expression de Kagiyama, elle soupçonnait qu'il devinait où elle voulait en venir et, pour les deux responsables, entendre cette remarque de la bouche d'un de leurs camarades lui donnerait sans doute plus de force – soulignant le fait qu'ils auraient dû y penser eux-mêmes sur le moment. Toutefois, cela risquait aussi de créer du ressentiment, l'impression d'avoir été rabaissés par un des leurs. « J'aimerais que vous considériez le point suivant, dit-elle au bout d'un moment, au lieu de s'adresser à Kagiyama. Vous n'avez pas fait pleinement usage des capacités de vos capteurs. Certes, au moment où l'ennemi a dressé ses impulseurs, il se trouvait déjà à portée de vos capteurs du bord. Mais il demeurait assez loin, particulièrement du fait que les capteurs ne fonctionnent jamais aussi bien en hyper que dans l'espace normal. Se fier uniquement aux ressources du bord était donc imprudent. Si vous aviez déployé un dispositif télécommandé, il aurait presque certainement eu le temps de s'approcher assez du "croiseur lourd" pour en perforer la GE avant qu'il ne réussisse à vous déséquilibrer autant et à vous faire quitter à ce point votre position. » Elle vit la consternation – et les remords – flamboyer dans les yeux de Zilwicki. Visiblement, cette solide aspirante n'était pas habituée à perdre. Tout aussi visiblement, elle détestait cela... surtout si elle estimait que la faute était sienne. « Bien, continua Abigail, satisfaite de n'avoir pas besoin d'insister là-dessus, je vous accorde que l'identification initiale erronée et le fait de n'avoir pas réalisé que le vaisseau amiral ennemi ne faisait que simuler ses avaries ont été les principales causes du désastre, mais il y a eu d'autres faux pas. Par exemple, quand un contre-torpilleur s'est écarté pour vous contourner, vous avez changé de cap afin de vous en approcher. Était-ce là le meilleur parti à prendre ? Mademoiselle Pavletic ? — Rétrospectivement, non, madame, répondit Ragnhilde. Sur le moment, compte tenu de ce que nous pensions être la situation, j'aurais fait la même chose. Mais, quand j'y repense, je crois qu'il aurait mieux valu garder notre cap d'origine, même si nos erreurs d'interprétation n'en avaient pas été. — Pourquoi ? demanda Abigail. — La boîte de conserve n'allait pas sortir de l'enveloppe missile du Chaton, et... » L'aspirante s'interrompit brutalement et son visage adopta une nuance intéressante de rouge profond. Abigail sentit ses lèvres frémir mais parvint – Dieu merci ! – à s'empêcher de ricaner ou même de sourire, achevant ainsi la destruction de Pavletic. Un silence de mort emplit la salle de briefing, et elle sentit les yeux de tous les aspis fixés sur elle, attendant l'éclair meurtrier qui ne tarderait pas à incinérer feu leur regrettée collègue pour sa terrible impiété. « La portée de missile du... euh... quoi, mademoiselle Pavietic ? demanda calmement Abigail, une fois raisonnablement sûre de se maîtriser. — Je vous demande pardon, madame, dit Ragnhilde sur un ton malheureux. Je voulais dire l'Hexapuma. L'enveloppe missile de l'Hexapuma. — J'avais compris que vous faisiez allusion au vaisseau, mademoiselle Pavletic, mais j'ai peur de n'avoir toujours pas bien saisi le nom que vous lui avez attribué, reprit l'OREO sur un ton léger, regardant sans ciller dans les yeux l'aspirant aux cheveux de miel. — Je l'ai appelé le Chaton, madame, admit enfin Ragnhilde. C'est, euh, en quelque sorte le surnom officieux que nous lui donnons. Seulement entre nous, je veux dire. On ne s'en est jamais servi devant personne d'autre. — Vous appelez un croiseur lourd le Chaton... fit Abigail en répétant le nom avec soin. — Hum, en fait, madame, on l'appelle le Chaton méchant, intervint Léo Stottmeister, volant courageusement à la rescousse de sa condisciple – ou cherchant à tout le moins à détourner les coups qui la visaient. C'est... un compliment, en vérité. Une référence au fait qu'il est tout neuf et puissant, et, eh bien... » Il laissa mourir sa voix, et leur supérieure le fixa aussi calmement qu'elle avait fixé Pavletic. Plusieurs secondes d'un silence tendu s'écoulèrent, puis elle sourit. La plupart des équipages finissent par donner un surnom à leur vaisseau, dit-elle. En général, c'est une marque d'affection. Parfois non. Et certains surnoms sont plus agréables que d'autres. Un de mes amis a servi sur un bâtiment – le William Hastings, un croiseur lourd de Grayson – qu'on a fini par surnommer Willy la Tremblote à cause d'une vilaine vibration qu'il a récoltée un beau jour dans deux de ses noyaux d'impulsion de proue. Il y a aussi le HMS Rétorsion, connu de son équipage sous le nom de HMS Torse Ration, pour des raisons dont plus personne ne semble se souvenir. Ou encore le HMS Ad Astra, un respectable cuirassé qu'on appelait Ce Gras d'Astor quand il était encore en service. Compte tenu des alternatives, je suppose que Chaton méchant n'est pas si mal. » Les voyant se détendre un peu, elle eut un doux sourire. « Bien sûr, ajouta-t-elle, je ne suis pas le commandant. » Comme la relaxation de fraîche date disparaissait instantanément, elle étouffa un autre ricanement mort-né puis secoua la tête et désigna à nouveau Pavletic. « Avant que nous ne soyons interrompues, je crois que vous vous apprêtiez à expliquer pourquoi aller à la rencontre du contre-torpilleur n'était pas la meilleure solution, mademoiselle Pavletic. — Euh... oui, madame, répondit l'aspirante. Je disais qu'il ne réussirait pas à sortir de notre enveloppe missile, quoi qu'il fasse. Pas avec des Mark 16 dans les tubes. S'il avait tenté de faire un détour assez large pour cela, il n'aurait plus du tout été en position d'attaquer le convoi, et il n'avait de toute façon ni le temps ni l'accélération nécessaires pour y parvenir. Donc, si nous avions maintenu notre cap, nous aurions tout de même pu l'attaquer sans tourner le dos au vaisseau amiral havrien. — Ce qui aurait aussi gardé nos capteurs de proue orientés vers le "croiseur lourd", ajouta Hélène, et Abigail hocha la tête avec un léger sourire approbateur. — Oui, en effet », dit-elle. Les capteurs de proue embarqués sur la plupart des vaisseaux de guerre étaient notablement plus puissants que ceux des flancs, car c'était en général sur eux que s'appuyait un équipage poursuivant un ennemi en fuite. Compte tenu de la « vague de proue » de particules chargées qui se formait sur l'écran antiparticules de tout vaisseau approchant une vélocité relativiste, les capteurs conçus pour voir à travers devaient être puissants. Ils auraient donc eu plus de chances que les capteurs de flanc de l’Hexapuma de percer la GE de l'ennemi. Une fois prise la décision de se rapprocher de Rival Trois pour l'attaquer, continua Abigail, il se posait une question de distribution du feu. Assurer la prompte destruction de votre cible s'imposait mais une double bordée complète était très excessif. Peut-être aurait-il été plus sage de jeter en même temps quelques missiles de plus vers le "croiseur lourd". À défaut d'autre chose, ça l'aurait obligé à se défendre, ce qui aurait pu mettre en évidence le fait qu'il possédait bien plus de défenses actives et de tubes antimissile que n'en a un croiseur lourd. En outre, s'il avait vraiment été ce qu'il faisait semblant d'être, et si vous lui aviez vraiment infligé les dégâts qu'il feignait d'avoir reçus, ses défenses auraient peut-être été assez endommagées pour que vous portiez d'autres coups au but avec un pourcentage minime de votre puissance de feu. Ce dernier point, toutefois, est discutable de bien des manières. La concentration du feu est un principe cardinal de la tactique efficace et, quoique le contre-torpilleur ne fût pas encore assez près pour menacer le convoi, il représentait bel et bien la menace la plus proche. Et, naturellement, si le "croiseur lourd" avait subi les avaries que vous supposiez à ses impulseurs – et s'il avait été incapable de les réparer –, vous auriez eu tout le temps nécessaire de vous en occuper. » Elle marqua une nouvelle pause, regardant ses élèves –encore qu'il lui fût toujours bizarre de considérer comme ses élèves des individus presque aussi âgés qu'elle – digérer ce qu'elle venait de dire. Elle leur donna quelques secondes pour méditer tout cela puis se retourna vers Ragnhilde. « Bien, mademoiselle Pavletic, dit-elle avec un charmant sourire. En ce qui concerne votre réaction de contrôle des avaries aux premiers dégâts subis, avez-vous envisagé, quand la barrière latérale deux a été détruite, la possibilité de rediriger... » CHAPITRE SEPT « Je me sens idiote », dit la jeune femme, fulminante. Ses yeux marron foncé brûlaient de colère mais les deux hommes assis en face d'elle à la table du bar-restaurant bondé, à l'éclairage tamisé, ne s'en inquiétaient pas. Ou plutôt ils ne craignaient pas que cette colère fût dirigée contre eux. Agnès Nordbrandt était furieuse d'un tas de choses, ces derniers temps. Et c'était, après tout, ce qui les réunissait. Il vaut mieux se sentir idiot que se faire choper par les dos gris », répondit un des hommes. Le surnom faisait référence aux tuniques gris cendre de la Police nationale kornatienne. Peut-être. » Nordbrandt triturait avec irritation la perruque blonde qui couvrait sa chevelure noire. Comme un des autres haussait un sourcil, elle grogna. « Me faire arrêter me donnerait peut-être une tribune plus visible. — Pendant un jour ou deux », admit le deuxième homme. Il était à l'évidence l'aîné des deux et son physique – cheveux bruns, yeux marron, traits banals, teint moyen – était si quelconque qu'il ne s'était sûrement jamais soucié de se déguiser, songeait la jeune femme avec irritation. « Peut-être même quelques semaines. Allez, soyons généreux, mettons trois mois. Ensuite, on vous condamnerait, on vous enverrait purger votre peine, et vous disparaîtriez de l'échiquier politique. C'est ça que vous voulez ? — Bien sûr que non. » Les yeux de Nordbrandt explorèrent nerveusement la salle plongée dans la pénombre. Une bonne partie de son agacement actuel, elle en avait tout à fait conscience, venait du fait qu'elle détestait tenir ce genre de conversation dans un lieu public. L'homme qu'elle ne connaissait que sous le nom du « Brandon » était toutefois sûrement dans le vrai : compte tenu du peu de technologie moderne dans l'amas de Talbot, le bruit de fond des autres clients leur fournissait tout le camouflage sonore dont ils avaient besoin. Et il y avait aussi beaucoup à dire en faveur de la technique consistant à se cacher en pleine vue afin de passer inaperçu. C'est bien ce qu'il me semblait, dit le Brandon. Mais si vous avez la moindre tentation de ce genre, j'aimerais le savoir tout de suite. Moi, je n'ai aucun désir de voir l'intérieur d'une prison, que ce soit ici, sur Kornati, ou une geôle manticorienne à l'autre bout de l'univers. Je n'ai donc pas très envie de travailler avec quelqu'un qui voudrait attaquer une grande tournée carcérale en guise de geste politique. — Ne vous inquiétez pas, grogna Nordbrandt. Vous avez raison. Les laisser m'enfermer serait plus qu'inutile. — Je suis heureux que nous soyons d'accord. Et le sommes-nous sur le reste ? » La jeune femme le considéra par-dessus les chopes de bière posées sur la table, étudiant son expression avec autant d'attention que l'autorisait l'éclairage tamisé. Contrairement à la plupart des habitants des « Marges » – la vaste ceinture irrégulière de mondes situés hors des frontières officielles de la Ligue solarienne –, elle avait bénéficié du prolong. Elle était cependant encore presque aussi jeune qu'elle en avait l'air. Seules les thérapies prolong de première génération étaient disponibles sur Kornati, et elles interrompaient le processus de vieillissement apparent bien plus tard dans la vie du bénéficiaire que celles de deuxième et troisième générations, mises au point plus récemment. À trente-trois ans, Nordbrandt était aussi mince qu'un lévrier, elle avait le teint sombre, et elle semblait vibrer de l'éternelle tension interne de la jeunesse : colère, intensité et engagement. Malgré cela, elle hésitait. Enfin, elle secoua ses fausses boucles blondes et se lança, hochant la tête. — Oui, dit-elle sèchement. Je n'ai pas passé ma vie à me battre pour empêcher ces ljigavci de la Sécurité aux frontières d'envahir ma planète pour la remettre à quelqu'un d'autre. — Nous partageons à l'évidence ce point de vue, sinon nous ne serions pas là, dit le compagnon du Brandon. Mais, au risque de me faire l'avocat du diable, il y a tout de même une différence entre la DSF et les Mandes. — Pas pour moi, non, répliqua Nordbrandt d'une voix encore plus sèche, tandis que ses yeux flamboyaient. Personne ne s'est jamais préoccupé de commercer avec nous ou de nous traiter en égaux. Et à présent que la Galaxie a découvert le terminus de Lynx, avec tout l'argent qu'il représente pour qui le contrôle, vous voudriez me faire croire que, d'un seul coup, ces foutus Solariens et les si nobles Manticoriens se disputent la joie de nous intégrer juste pour nos beaux yeux ? » Ses lèvres remuaient comme si elle avait eu envie de cracher sur la table, et l'homme auquel elle venait de s'adresser haussa les épaules. C'est assez vrai, mais les Mandes n'ont même pas suggéré que nous nous rattachions à eux. Leur demander de nous annexer est l'idée de nos voisins et amis. — Je suis au courant du référendum sur l'annexion, répliqua Nordbrandt, amère. Et de la manière dont mes prétendus "alliés politiques" ont déserté en masse quand Tonkovic et ce salaud intégral de Van Dort ont commencé à agiter leurs promesses, la richesse qui deviendrait nôtre une fois que nous serions de bons petits serfs des Mandes. » Elle secoua farouchement la tête. « Tous ces riches salopards estiment qu'ils s'en sortiront bien mais, nous autres, on se fera juste baiser par une nouvelle couche de seigneurs avides. Alors ne me parlez pas de ce référendum ! Qu'une bande de moutons stupides entre volontairement dans un antre de loup derrière une chèvre traîtresse ne rend pas le loup moins carnivore. — Et vous seriez prête à appuyer vos opinions par autre chose que des mots et des projets d'annulation du plébiscite ? demanda le Brandon d'une voix calme. — Oui. Et pas seulement moi. Comme je suis sûre que vous le saviez avant même de me contacter. » Il hocha la tête, se recommandant de ne pas laisser l'intensité et l'obsession de Nordbrandt lui faire sous-estimer son intelligence. Ce fut à son tour de l'observer, pensif. Agnès Nordbrandt avait été l'un des plus jeunes députés du parlement de Kornati, seul monde habité du système de Faille, avant que la découverte du terminus de Lynx ne mît le Royaume stellaire de Manticore en contact avec sa planète. Elle avait obtenu cette fonction en tant que fondatrice du Parti de la Rédemption nationale de Kornati, dont le nationalisme extrémiste avait séduit une grande partie de la population qui craignait l'inévitable arrivée en Faille de la Direction de la sécurité aux frontières. Ces craintes assez justifiées ne pouvaient toutefois seules expliquer son succès. Bien qu'elle eût été adoptée, toute petite, et élevée par un couple sans enfant issu de l'élite oligarchique, elle avait aussi touché la bien trop nombreuse classe inférieure, les défavorisés qui luttaient au jour le jour pour nourrir et chausser leurs enfants. Beaucoup de ses opposants l'avaient raillée à ce sujet, affirmant que le Parti de la Rédemption nationale était un fourre-tout mal conçu, dépourvu de programme cohérent. Quant à bâtir un appareil politique en s'appuyant sur la classe inférieure, la seule idée en était ridicule ! Quatre-vingt-dix pour cent de ces gens ne s'étaient pas même inscrits sur les listes électorales : quelle base auraient-ils bien pu fournir ? Mais Nordbrandt s'était révélée un animal politique plus rusé qu'ils ne l'avaient prévu. Manœuvrant tels les meilleurs d'entre eux, bâtissant des alliances entre son PRN et des politiciens ou des partis moins radicaux, comme le Parti de la réconciliation de Vuk Rajkovic. Même si les pauvres urbains marginalisés, ses plus ardents partisans, ne votaient pas, il y avait eu assez d'électeurs de la classe moyenne, dont la peur des Solariens s'était combinée à la conviction qu'une réforme économique était nécessaire, pour lui donner une force surprenante au moment des élections. Du moins jusqu'à ce qu'atteignît Kornati la tentation de se jeter dans les bras de Manticore afin d'échapper à des générations d'exploitation et d'asservissement aux intérêts commerciaux solariens, sous les auspices de la DSF. Le niveau de vie manticorien, malgré plus d'une décennie de guerre acharnée contre la République populaire de Havre, était l'un des plus élevés de la Galaxie explorée. Le Royaume stellaire était petit mais d'une incroyable richesse que ne se privaient pas de vanter ceux qui en parlaient. La moitié des habitants de Kornati semblaient croire que la simple acquisition de la citoyenneté manticorienne les rendrait eux aussi instantanément très riches. La plupart d'entre eux, au fond, savaient que c'était faux et, à leur décharge, les Manticoriens n'avaient jamais fait une telle promesse. Toutes les illusions que pouvaient entretenir les Kornatiens à propos de Manticore ne changeaient cependant pas le fait qu'ils savaient exactement qu'attendre de la DSF. Sommés de prendre une décision, soixante-dix-huit pour cent d'entre eux avaient décidé que tout était préférable à cela et que se lier de manière permanente à Manticore était le meilleur moyen de l'éviter. Nordbrandt, d'un avis contraire, avait monté une campagne politique agressive, sans mesure, pour résister au référendum sur l'annexion. Cette décision avait fait voler en éclats le Parti de la Rédemption nationale : il était vite devenu apparent que la volonté de ne pas se laisser absorber par la Sécurité aux frontières manifestée par bien des partisans du PRN était davantage motivée par la crainte que par le farouche socialisme nationaliste qui inspirait son leader. Sa base de soutien s'était effondrée rapidement, tandis que sa rhétorique se faisait de plus en plus extrémiste. Il semblait qu'elle fût désormais prête à franchir l'étape logique suivante. Combien d'autres militants sont-ils d'accord avec vous ? interrogea franchement le Brandon au bout d'un moment. — Je n'ai aucune intention de citer des chiffres précis à ce stade, répondit-elle avec un léger sourire, en se reculant un peu sur sa chaise. Nous nous connaissons à peine, et je n'ai pas l'habitude de tant d'intimité dès le premier rendez-vous. » Le Brandon eut un petit rire appréciateur, mais son sourire atteignit à peine ses yeux. — Je ne vous en veux pas d'être prudente, dit-il. D'ailleurs, je ne m'associerais pas avec quelqu'un qui ne le serait pas. Pour les mêmes raisons, cependant, vous devez me convaincre que ce que vous avez à offrir justifie que je vous fasse confiance. — Je comprends, répondit-elle, et je suis d'accord. Moi, pour ne rien vous cacher, je n'accepterais pas de vous rencontrer à moins de croire que vous puissiez nous offrir quelque chose d'assez précieux pour justifier de prendre quelques risques. — Je suis ravi que nous nous comprenions. Mais je maintiens ma question : qu'avez-vous à offrir ? — Un vrai Kornatien, répondit-elle brutalement, avant de sourire devant la lueur involontaire surprise – et inquiète – qui flamboya dans les yeux du Brandon. Vous avez un très bon accent, vraiment. Pas de chance pour vous, la linguistique a toujours été un de mes dadas. Je suppose que c'est en rapport avec l'oreille du politicien. J'ai toujours trouvé utile de savoir m'exprimer comme une "fille bien de chez nous" quand il fallait porter la politique au niveau des pâquerettes. Et, comme on dit ici : "Vous, vous n'êtes pas du coin." C'est une conclusion très dangereuse, mademoiselle Nordbrandt », déclara le Brandon, les yeux étrécis. La main de son compagnon avait disparu dans l'échancrure de sa veste. La jeune femme sourit. « Je suis sûre que vous ne croyez ni l'un ni l'autre que je suis venue seule, dit-elle doucement. Je suis sûre aussi que votre ami pourrait me tuer à sa guise. S'il le faisait, toutefois, ni vous ni lui ne quitteriez ce bar vivant. Bien entendu, je suis tout aussi sûre que nous préférerions tous les trois éviter cette conclusion... déplaisante. N'est-ce pas ? — Moi, oui, en tout cas », acquiesça le Brandon, les traits tendus. Son regard attentif ne quittait pas le visage de Nordbrandt. Peut-être mentait-elle, mais il ne le croyait pas. Ce n'était pas ce qu'il lisait dans ses yeux. « Bien. » Elle prit en main sa chope de bière, but une gorgée avec plaisir puis la reposa. « J'ai eu des soupçons la première fois que nous nous sommes parlé, dit-elle, mais pas de certitude avant la présente réunion. Vous êtes vraiment très doué. Soit vous avez étudié de manière intensive notre version de l'anglais standard, soit vous avez eu énormément de contacts avec nous. Pour répondre à votre question concernant ce que j'ai à proposer, je crois que de vous avoir identifié comme étranger à ce monde et d'avoir pris des précautions appropriées pour me couvrir avant de vous rencontrer parle en faveur de mes compétences. Et, en laissant tout cela de côté, il est évident pour moi que vous cherchez un allié kornatien. Ma foi... » Elle haussa légèrement les épaules et leva la main gauche, la paume vers le haut, pour rendre la parole. Le Brandon leva sa propre chope et but à son tour. Il n'agissait ainsi que pour gagner du temps et savait qu'elle ne l'ignorait pas. Au bout d'un moment, il reposa la bière et inclina la tête sur le côté. « Vous avez raison, admit-il, je ne suis pas de Kornati. Mais ça ne signifie pas que je n'ai pas à cœur les intérêts du système de Faille. Après tout, il fait partie de l'amas. Si l'occupation mantie se déroule ici en douceur, cela affectera la réaction de tout le reste du Talbot. Je cherche donc des alliés kornatiens. — C'est bien ce que je pensais. » La voix de Nordbrandt était calme mais, en dépit de ce que le Brandon en venait à reconnaître comme un degré de maîtrise de soi encore plus impressionnant qu'il ne l'avait prévu, il y avait une lueur d'enthousiasme dans ses yeux. « Pardonnez-moi, dit-il, mais, au vu de votre... patriotisme bien connu, je dois me montrer un peu méfiant. Après tout, votre position durant le débat sur le référendum était assez claire. Je crois que vous disiez : "Kornati aux Kornatiens." — Et j'étais sincère, répondit-elle d'une voix égale. En fait, je tiens à ce que vous vous en souveniez. Parce que si, à un moment quelconque, je soupçonne que vous avez vous-même des vues sur Kornati, je me retournerai contre vous en un clin d'œil. Cela dit, ça ne signifie pas que je suis assez bête pour croire que je n'ai pas au moins autant besoin d'alliés que vous. » Elle agita la main entre eux, comme pour chasser de la fumée. « Oh, je peux mener la vie dure aux Manties et à leurs riches porcs de collaborateurs, ici, en Faille. Je peux leur causer tout un tas d'ennuis, au moins à court terme. Théoriquement, il me serait même possible de renverser Tonkovic et ses copains, ce qui mettrait les Manties dans une position assez intéressante. Si j'étais présidente planétaire, tiendraient-ils leurs promesses concernant notre autodétermination ou bien hisseraient-ils leurs vraies couleurs et enverraient-ils leurs troupes au sol ? » Pour rester réaliste, toutefois, mes partisans et moi n'avons guère la possibilité de déloger Tonkovic à l'aide de nos seules ressources. Et, même si nous y parvenions, il serait très facile aux Manties de recourir à la répression armée contre un système stellaire "hors la loi" isolé. Non... (elle secoua la tête) je suis prête à les combattre seule si je n'ai pas le choix mais nous aurions bien plus de chances de faire œuvre utile si Faille n'était pas l'unique système qui se soulevait. Même si nous échouions à renverser les collaborateurs, un mouvement de résistance unifié dans tout l'amas pourrait convaincre les Manties qu'ils ont mis le nez dans un nid de frelons. Ils sont déjà en guerre. Si le prix de notre pacification devient trop élevé, sa mise en œuvre trop compliquée, ils peuvent très bien décider qu'ils ont d'autres chats à fouetter, plus près de chez eux. Le Brandon prit une autre gorgée de bière, plus longue, puis il posa sa chope sur le côté, l'air décidé. « Vous avez raison, dit-il. Que ça nous plaise ou non, à vous comme à moi, nous sommes clairement sur le plateau le plus léger de la balance du point de vue politique et militaire. Il nous est impossible d'espérer, en restant réalistes, un complet changement de gouvernement dans tout l'amas. Mais vous avez aussi raison de dire que, si nous rendons le jeu trop désagréable, le prix trop élevé, les Mandes décideront sans doute de reprendre leurs billes. Ils n'auront pas les moyens d'agir autrement. Et, si nous leur faisons plier bagage, nous pourrons peut-être, sur notre lancée, nous appuyer sur le prestige de cette réussite pour chasser les collaborateurs, finalement. » Il hocha lentement la tête, sombre. « Je vais être franc avec vous, mademoiselle Nordbrandt. Vous n'êtes pas la seule personne que nous ayons envisagé de contacter sur Kornati. Il y a aussi Belostenic et Glavinic, par exemple. Ou Dekleva. Mais vous m'impressionnez. L'alliance de perspicacité et de pragmatisme dont vous venez de faire la preuve est exactement ce que je recherche. Je n'ai besoin ni d'idéalistes larmoyants ni de fanatiques enragés. Je veux quelqu'un qui sache faire la différence entre le fantasme et ce qui est possible. Cela dit, j'ai besoin de savoir jusqu'où vous êtes prête à aller. Les fanatiques enragés sont à exclure mais les gens qui ne sont pas prêts à faire le nécessaire sont tout aussi pénibles. Alors êtes-vous une analyste coincée dans sa tour d'ivoire, capable d'élaborer de grandes théories mais peu disposée à se salir les mains... ou à les couvrir de sang ? — Je suis prête à aller aussi loin qu'il le faudra, déclara-t-elle, son corps sec lové autour de la tension qui l'animait, tandis qu'elle rendait sans ciller son regard au Brandon. Je ne suis pas une amoureuse de la violence, si c'est ce que vous entendez par "fanatiques enragés", mais je n'en ai pas peur non plus. Au bout du compte, la politique et le pouvoir sont menés par la force et la volonté de faire couler le sang au besoin. L'indépendance de mon système stellaire est assez importante pour justifier tout ce que je pourrais faire afin de la protéger. — Bien, dit-il doucement. Très bien. Pour le moment, nous sommes encore en train de mettre nos pièces en place. J'ai des collègues qui mènent des conversations similaires à celle que nous venons d'avoir sur d'autres planètes, dans tout l'amas. D'ici quelques semaines, au plus un ou deux mois, nous devrions être en position d'élaborer des projets concrets. — Alors tout ça, votre blabla sur ce dont "j'ai besoin", n'est qu'un exercice hypothétique ? » Les yeux de Nordbrandt étaient devenus froids. Son interlocuteur se contenta de secouer calmement la tête. « Pas du tout. C'est juste que nous en sommes à un stade très précoce. Me croyez-vous vraiment en position de prendre des décisions instantanées pour toute mon organisation sur la seule base d'une discussion ? Voudriez-vous avoir affaire à moi si c'était le cas ? » Il soutint son regard jusqu'à ce qu'elle secoue à son tour la tête, puis il haussa les épaules. « Je vais faire mon rapport à notre comité central et fermement recommander une alliance officielle avec vous et les vôtres sur Kornati. Et, à mesure que nous trouverons des alliés similaires sur d'autres planètes, nous coordonnerons les opérations pour vous ou bien vous mettrons en contact direct les uns avec les autres. Au bout du compte, nous espérons créer un conseil de coordination central – où vous occuperiez sans aucun doute un siège – afin d'organiser et soutenir un mouvement de résistance étendu à tout l'amas. Mais bâtir cela, surtout si nous voulons éviter que les autorités locales, comme votre présidente Tonkovic, ne nous infiltrent et ne nous éliminent avant que nous n'ayons rien pu accomplir, va prendre un peu de temps. » La jeune femme acquiesça, visiblement à regret. Ses yeux brûlaient de déception, du désir frustré d'agir sans tarder, mais il y avait de la discipline derrière la frustration. Et la conscience que ce qu'il disait était sensé. — En attendant, continua-t-il, il est possible que je sois en mesure de vous fournir un soutien financier et matériel limité. Il est évident qu'à terme nous espérons vous apporter une aide plus conséquente, notamment sous forme d'armes et d'informations. Si nous parvenons à créer notre structure de coordination centrale, nous devrions recevoir des renseignements de tous nos membres sans mettre en danger aucun d'entre eux. Nous serons capables d'assembler les pièces qu'on nous fournira en un tout cohérent qui nous permettra de formuler des stratégies plus efficaces. Et nous espérons aussi mettre en commun nos ressources financières. En parlant de cela, j'espère que vous vous rendez compte qu'il nous sera peut-être nécessaire de prendre des initiatives qu'aucun d'entre nous n'a vraiment envie de prendre, afin de financer nos opérations ? — C'est évident. » Une bonne dose de répugnance marquait sa voix mais, une nouvelle fois, Nordbrandt ne cillait pas. « Ça ne m'enthousiasme pas, mais les mouvements clandestins ne peuvent guère envoyer des agents de l'État collecter l'impôt sur le revenu. — Je suis content que vous en soyez consciente, approuva le Brandon, grave. Pour le moment, toutefois, je pense que nous allons nous procurer au moins la base financière de départ par une judicieuse petite manipulation électronique. — Vraiment ? fit la jeune femme, intéressée. — Oui, continua le Brandon avec un sourire mauvais. Je n'ai bien sûr pas le droit de vous donner des détails. D'ailleurs, au point où nous en sommes, je n'en aurais pas tellement à donner. Cela dit, vers la fin du trimestre fiscal courant, Bernardus Van Dort va se rendre compte que l'Union commerciale est affligée d'un déficit inattendu. » Nordbrandt se plaqua la main sur la bouche pour étouffer un éclat de rire, et ses yeux bruns entamèrent une danse malicieuse. Le Brandon lui rendit son sourire à la manière d'un petit garçon venant de sécher impunément une semaine d'école. Il pensait bien qu'elle apprécierait l'idée de piller les coffres de la puissante organisation, en théorie apolitique, qui avait beaucoup contribué à organiser le référendum sur l'annexion. — Il y a là une certaine justice, n'est-ce pas ? demanda-t-il, et elle hocha la tête avec enthousiasme. Comme je le disais, je ne connais pas les détails mais, si l'opération réussit à moitié aussi bien que je l'espère, nous devrions commencer à vous fournir discrètement des fonds d'ici un ou deux mois. Peut-être même un peu plus tôt, mais je vous conseille de ne pas compter dessus. Bien sûr, avant cela, nous devrons nous faire une idée de l'importance et du degré d'activité probables de votre organisation. » Je ne vous demande pas de détails, continua-t-il aussitôt, chassant cette idée d'un revers de main. Mais il est évident que nous devrons connaître les besoins et les compétences respectives des différentes organisations que nous espérons rassembler, afin d'utiliser au mieux des ressources fatalement limitées. — Je comprends, dit-elle. Mais je vais devoir en discuter avec mes camarades avant de m'engager pour eux. — Naturellement. » Le Brandon eut un nouveau sourire. Je sais que vous aurez l'impression que cette mise en place prend une éternité, mais je crois sincèrement qu'une fois terminée elle fera la différence entre la réussite et l'échec pour tout l'amas. — Alors, espérons que nous réussirons », conclut Agnès Nordbrandt en levant sa chope de bière à la santé de ses nouveaux alliés. « Tu as perdu la tête ou quoi ? » interrogea à voix basse le compagnon du Brandon, tandis qu'ils arpentaient côte à côte un trottoir, vingt minutes plus tard. Un observateur non averti n'aurait vu en eux que deux amis rentrant à la maison après une soirée conviviale et se réjouissant de prendre une bonne nuit de repos avant leur prochaine journée de labeur. « Je ne crois pas, répondit l'intéressé, avant de pouffer. Mais, bien sûr, si j'avais perdu la tête, je ne m'en rendrais sans doute pas compte. — Ah non ? Eichbauer ne nous a jamais autorisés à aller aussi loin, tu le sais. Pour l'amour du ciel, Damien ! Tu as quasiment promis des fonds à cette malade mentale ! — Oui, j'ai fait ça, hein ? » Le capitaine Damien Harahap, qu'Agnès Nordbrandt appelait le Brandon, ricana. « Je trouve que mon explication de leur origine est vraiment inspirée. En tout cas, elle, ça lui a plu, non ? — Tu veux bien être sérieux deux minutes, bordel ? » Un observateur éventuel ne s'en fût pas avisé, mais l'exaspération de son compagnon était évidente pour Harahap, qui soupira. Il avait déjà travaillé deux ou trois fois avec cet agent, aussi aurait-il dû être habitué à sa rigidité. Que l'homme eût si peu de notions des règles du Grand Jeu était assez triste. « Je suis tout à fait sérieux, même si c'est une manière peut-être un peu particulière, répondit-il au bout de quelques secondes. Et je me permets de te rappeler que je travaille avec Ulrike – je veux dire : le commandant Eichbauer – depuis bien plus longtemps que toi. — Je sais. Mais nous n'étions censés effectuer qu'une reconnaissance du terrain. Nous cherchions des renseignements, pas la mise en place d'un putain de réseau! Tu t'es tellement écarté de nos instructions que ça n'est même plus drôle. — Ça s'appelle l'esprit d'initiative, Tommy, répliqua Harahap avec, cette fois, un sourire vaguement méprisant. Crois-tu vraiment qu'Eichbauer nous aurait envoyés rassembler des informations de cette nature s'il n'y avait pas eu une opération potentielle dans l'air ? Il secoua la tête, tandis que l'autre homme grimaçait. — C'est toi qui commandes, et le Talbot est paraît-il ton domaine d'expertise, alors c'est ton cul qui se fera botter en cas de pépin. Je pense toujours que la patronne t'y percera un deuxième trou dès qu'elle lira ton rapport, cela dit. — C'est possible, mais j'en doute. Au pire, "le Brandon" ne reviendra jamais sur Kornati. Nordbrandt ne me reverra pas et il ne lui restera que des questions sans réponses et des spéculations inutiles. » Harahap haussa les épaules. « Elle se dira que je jouais avec elle ou bien que j'ai été arrêté et exécuté discrètement. Mais si Ulrike prépare bel et bien quelque chose, établir un contact crédible avec quelqu'un comme Nordbrandt pourra se révéler très utile. Et je suis sûr que nous pourrons rassembler assez de fonds pour faire tenir ma petite fable de pillage de l'UCR sans jamais dépasser la caisse discrétionnaire d'Ulrike. — Mais pourquoi ? Cette nana n'est pas saine d'esprit, et tu le sais. En plus, elle est intelligente. C'est un mauvais mélange. — Tout dépend de ce qu'on cherche à obtenir, non ? renvoya Harahap. Je t'accorde qu'elle n'a pas l'air d'avoir toutes ses billes. Si je voulais empêcher la Sécurité aux frontières de mettre les pieds sur ma planète, moi, je bondirais sans hésiter sur l'occasion de m'allier à Manticore. De même que quiconque dont l'esprit réside dans l'univers réel. Mais Nordbrandt se croit sans doute pour de bon capable d'orchestrer un mouvement de résistance susceptible de convaincre non seulement Manticore mais aussi la DSF d'aller voir ailleurs, et, si ça se trouve, de renverser le système économique de Kornati tout entier. — C'est bien ce que je disais : une malade. — Pas complètement », objecta Harahap. Comme son collègue le regardait avec incrédulité, il eut un nouveau rire. « Oh, si elle croit que la Sécurité aux frontières aurait le moindre scrupule à les transformer, elle et ses loyaux disciples, en bouillie pour les chats, elle rêve. La DSF a trop d'expérience de l'élimination des gens comme elle. Mais elle a peut-être raison en ce qui concerne Manticore. Or, si le commandant Eichbauer et ses estimés supérieurs envisagent une opération dans l'amas de Talbot, contre qui crois-tu qu'elle sera dirigée ? — Je suppose que c'est un argument raisonnable, répondit l'autre de mauvaise grâce. — Évidemment. Et c'est aussi la raison – une des raisons, plutôt – pour laquelle je vais recommander la ratification de mon offre de fonds. Et la recherche de l'amitié de Westman. — Westman? Je l'aurais cru encore plus dangereux que Nordbrandt. — De notre point de vue ? » Harahap hocha la tête. « Oui, tout à fait. Elle se figure simplement qu'il n'y a pas de différence entre la DSF et Manticore. Pour elle, toute puissance étrangère venant trafiquer dans le Talbot est l'ennemi. Il est difficile de lui en vouloir, vraiment, même si elle est un peu fanatique sur la question. » Durant quelques brefs instants, son expression se durcit, tandis que ses yeux se troublaient au souvenir de l'enfance d'un petit garçon, sur une planète pas si différente de Kornati. Puis cela passa et il rit à nouveau. Ce qui compte, en fait, c'est qu'elle est tellement décidée à combattre n'importe quelles "visées impérialistes" sur sa planète qu'elle est viscéralement incapable de comprendre qu'elle pourrait obtenir des termes bien plus favorables de Manticore que de la Sécurité aux frontières. » Le cas de Westman est tout autre. Nordbrandt déteste Van Dort et l'Union commerciale à cause du rôle qu'ils ont joué dans l'invitation lancée à Manticore; Westman, lui, déteste Manticore parce que c'est Van Dort qui a eu l'idée de l'inviter. Il hait l'Union commerciale de Rembrandt, et il s'en méfie, depuis sa création. Il a passé tant de temps à s'inquiéter de son impérialisme mercantile qu'il s'oppose automatiquement à toute idée que l'UCR pourrait considérer comme bonne. Mais, pour dire les choses comme elles sont, il n'en sait pas plus que Nordbrandt sur les Manticoriens. Il les voit à travers un prisme encore réglé sur ce qu'était la situation avant que Manticore n'acquière soudain un terminus du trou de ver dans la région. À mon avis, il est mieux organisé et mieux financé qu'elle, et le nom qu'il porte lui donne une énorme influence sur Montana. Mais si quelqu'un réussit à lui expliquer la différence entre Manticore et la Sécurité aux frontières, il a de bonnes chances de décider que l'arrivée du Royaume stellaire abrite peut-être une bonne aubaine pour Montana, finalement. — Et tu vas recommander que nous cultivions son amitié ? — Bien sûr que oui. Il y a un vieux dicton disant qu'il faut rester près de ses amis mais encore plus près de ses ennemis. » Harahap renifla. « Si nous pouvons le convaincre de notre sincérité – et disposer de Nordbrandt comme d'un camouflage protecteur local nous y aiderait –, nous serons en bien meilleure position quand il deviendra nécessaire de le contrôler. Ou au moins de le contenir. » Il marcha en silence durant encore une minute, puis il haussa les épaules. « N'oublie jamais ce que nous faisons réellement ici, Tommy. Je suis convaincu qu'Eichbauer prépare une opération ou, à tout le moins, reconnaît le terrain pour être prête si on lui ordonne d'en monter une. En ce cas, le but sera fatalement d'empêcher Manticore d'annexer l'amas. Nordbrandt et West-man pourraient tous les deux se révéler très utiles dans un tel contexte. Les "encourager" et les diriger aussi efficacement que possible serait valable en soi. Le fond du problème, toutefois, c'est que, si nous réussissons à virer Manticore, ce sera pour nous installer à sa place. Dans ce cas, il sera encore plus important d'entretenir des rapports solides avec des gens comme Nordbrandt et Westman. » Lorsqu'il regarda de nouveau son compagnon, son sourire était devenu glacial. Il est toujours tellement plus facile de rassembler l'opposition locale pour s'en débarrasser si elle est persuadée d'avoir affaire à des alliés. » CHAPITRE HUIT Ansten FitzGerald releva les yeux en entendant quelqu'un se racler la gorge. Naomi Kaplan se tenait sur le seuil de son petit bureau. Le chef Ashton dit que vous voulez me voir ? fit-elle. — Oui, en effet. Entrez donc. Prenez un siège. » Il désigna la chaise de l'autre côté de son bureau, et sa visiteuse s'avança pour y prendre place, tout en lissant d'une main ses longs cheveux blonds. « Merci d'être venue aussi vite, continua-t-il, mais il n'y avait pas d'urgence. — J'étais en route pour la base quand Ashton m'a interceptée, répondit-elle. Je dois retrouver Alf pour dîner au Dempsey's dans environ... (elle consulta son chrono) deux heures et je voulais faire quelques achats entre-temps. » Elle sourit, tandis que ses yeux marron foncé étincelaient. « J'aimerais encore m'en occuper, si possible. Pour être franche, cependant, je préférerais profiter de mon temps libre pour rester dehors après dîner, papa. Alors je me suis dit que j'allais passer vous voir aussi vite que possible. — Je vois. » FitzGerald lui rendit son sourire. Ce petit et séduisant officier tactique lui rappelait un hexapuma, et pas seulement pour sa férocité au combat. Il ne savait trop s'il enviait Alf Sanfilippo ou s'il le plaignait, mais il savait que l'autre ne s'ennuierait pas ce soir-là. — Je pense que vous pouvez compter sur le temps libre que vous souhaitez, lui dit-il, avant de cesser de sourire. Mais vous n'en aurez sans doute pas beaucoup plus. » Comme elle inclinait la tête de côté, l'interrogeant du regard, il haussa les épaules. « Que pensez-vous des progrès de l'enseigne Hearns ? » demanda-t-il. Kaplan cligna des yeux devant ce coq-à-l'âne apparent. « Vous me demandez mon opinion sur elle en tant qu'officier tactique subalterne ou en tant qu'OREO de l'Hexapuma? — Les deux, répondit le second en s'adossant et en observant avec attention sa compagne. — Bien. D'abord, vous devez comprendre que je n'ai pas vraiment eu l'occasion de la voir en action. » FitzGerald hocha la tête. Pour quelqu'un qui ne faisait preuve d'aucune hésitation lorsque la matière fécale heurtait l'impulseur d'air rotatif lors d'un combat, Kaplan avait une tendance prononcée à multiplier les précautions dans les situations non belliqueuses. « Cela dit, continua-t-elle, je dois dire que, jusqu'ici, elle s'est fort bien comportée en tant qu'OTS. J'ai travaillé avec elle dans le simulateur, en même temps que toute notre équipe tactique, et elle est très, très douée. Comme je m'y attendais d'ailleurs après avoir vu ses résultats scolaires et son évaluation par le capitaine Oversteegen. » Elle eut un grognement. « En fait, ce serait un miracle si elle n'était pas une excellente tacticienne après avoir été l'élève de la duchesse Harrington sur l'île puis achevé ses études sous les ordres d'Oversteegen. — J'imagine que certains seraient capables de rester joyeusement incompétents, même en ayant eu les meilleurs professeurs, dit FitzGerald. — Peut-être, mais je vous garantis qu'ils se feraient alors assommer dans leurs évaluations par la Salamandre et Oversteegen. — Hum... » FitzGerald réfléchit un instant – cela ne lui prit pas plus longtemps – puis il hocha la tête. « Bien reçu, admit-il. — Comme je le disais, continua Kaplan, elle s'est fort bien comportée en combat simulé. Compte tenu du sang-froid dont elle a fait preuve sur le terrain, pendant cette histoire sur Refuge, je ne crains pas que ses nerfs craquent et qu'elle panique quand les missiles voleront pour de bon. Je n'ai pas eu autant l'occasion de l'évaluer du côté administratif, en revanche. Tout ce que j'ai vu suggère que, selon elle, être à jour dans sa paperasse et se tenir au courant de la vie du département est presque aussi important que la résolution de problèmes tactiques – ce qui est assez rare, même chez des officiers ayant deux fois plus d'expérience qu'elle. Mais nous ne travaillons ensemble que depuis à peine plus d'une semaine. L'un dans l'autre... (elle haussa les épaules) je pense qu'elle saurait tenir sa place si elle y était obligée. » Et c'était là, songea le second, la réponse la plus précise qu'il pouvait attendre à l'heure actuelle. Ce n'était pas que Kaplan fît partie de ces officiers obsédés par leur sécurité : elle était prête à assumer la responsabilité de ses décisions ou recommandations. Toutefois, si elle n'en craignait pas les conséquences pour elle-même, elle avait sa version personnelle d'une crainte morale des conséquences pour les autres. De prendre la mauvaise décision par excès de hâte et de trahir ainsi ceux qui avaient le droit de se fier à son jugement. Il ignorait quel épisode de son passé était responsable de cette tendance, et il doutait de l'apprendre jamais. « Et sa performance en tant qu'OREO ? demanda-t-il. — Pour l'instant, excellente, lui répondit-on avec une promptitude qui le surprit. J'avais d'ailleurs plus de réserves à propos de cet aspect de ses devoirs qu'en ce qui concerne son comportement sur la passerelle. Ce qui m'inquiétait le plus, c'était ce que vous avez fait remarquer au commandant : sa jeunesse. Je craignais qu'elle n'ait peine à maintenir la distance nécessaire, du fait que les bleus ont presque le même âge qu'elle. Mais nous nous faisions du souci pour rien. J'ai suivi les sims qu'elle a faites avec eux, par exemple, y compris ses commentaires consécutifs. Non seulement elle conserve son autorité sans avoir besoin de taper du poing sur la table mais, pour quelqu'un d'aussi jeune, elle fait preuve d'une étonnante sensibilité à leur dynamique sociale. — Vraiment? » FitzGerald espérait ne pas avoir l'air aussi surpris qu'il l'était. Jamais encore il n'avait entendu Kaplan se fendre de commentaires évoquant autant une recommandation inconditionnelle. — Vraiment, affirma l'officier tactique. À la vérité, pour cette question de dynamique, elle est plus douée que je ne l'ai jamais été. Je sais reconnaître quelqu'un qui s'en sort bien, mais ça n'a jamais vraiment été mon fort. Même si j'en suis capable, ça ne me vient pas naturellement, alors que je crois que c'est le cas pour Abigail. Par exemple, je sais qu'il y a un problème entre Zilwicki et d'Arezzo. J'ignore ce que c'est, je ne crois pas qu'Abigail le sache non plus, mais il existe une source de friction qui semble émaner de Zilwicki. — Quelque chose qui réclame mon intervention en tant que commandant en second ? demanda FitzGerald, ce qui lui valut une dénégation immédiate. — Non, rien de tel, mais, pour une raison ou une autre, elle ne l'apprécie pas. En outre, d'Arezzo est quasiment un étranger dans les quartiers des bleus. Les autres ont tous suivi les mêmes cours sur l'île, alors qu'il ne semble jamais avoir eu le même emploi du temps qu'eux. Sa tendance prononcée à rester seul n'arrange rien. C'est ce que j'ai vu de plus proche d'un vrai solitaire dans les quartiers des bleus depuis un bon moment. Et, pour être honnête, que nous l'ayons embauché pour travailler avec Guthrie aggrave le problème. Ça l'écarte des paramètres normaux des bleus, si bien que ça souligne son statut d'étranger. » Elle haussa les épaules. « Ce n'est pas que Zilwicki ou aucun des autres le persécutent ou lui manifestent une hostilité ouverte. D'une part, ce sont tous de braves petits. D'autre part, ils prennent tous au sérieux leurs responsabilités d'officiers subalternes. Aucun n'ira pisser dans la bière des autres pour une petite connerie. Mais Zilwicki est autant un leader naturel que d'Arezzo est un solitaire, et son attitude affecte celle des autres. Même si elle ne tape pas activement sur lui, le fait qu'elle ne l'aime pas beaucoup contribue à le garder à l'écart. Abigail les fait donc délibérément travailler ensemble dans des situations qui les obligent à coopérer. Tôt ou tard, ça leur permettra de dépasser ce qui est resté en travers du nez montagnard au col raide de Zilwicki, quoi que ce soit. Ou bien ça fera tout éclater au grand jour, si bien qu'Abigail pourra régler la question une bonne fois pour toutes. » FitzGerald la considéra un instant avec un sourire mystérieux puis il secoua la tête. "Le nez montagnard au col raide" ? Est-ce que vous vous rendez compte à quel point cette métaphore est alambiquée, Naomi ? — Vous n'avez qu'à porter plainte contre moi. » Elle lui adressa une grimace. « Et puis qu'elle soit alambiquée ne veut pas dire qu'elle n'est pas exacte, hein ? — Non, sans doute pas. » Il se balança sur sa chaise pendant un instant, les lèvres plissées, pensif. « Donc vous êtes satisfaite de la performance d'Hearns ? -- Tout à fait, répondit Kaplan avec une fermeté inhabituelle – avant de sourire brusquement. Au fait, je vous ai dit comment, selon elle, les bleus ont rebaptisé le vaisseau ? — Les bleus ? répéta FitzGerald en haussant un sourcil. — Ouaip. On dirait que le surnom officiel a été adopté : le Chaton méchant. — Chaton méchant... » Le second fit rouler le nom sur sa langue puis eut un petit rire. « Ma foi, j'ai entendu pire. J'ai même servi sur des bâtiments qui en avaient de pire, d'ailleurs. Vous avez une idée de qui l'a trouvé ? — Aucune. D'après Abigail, c'est Pavletic qui s'en est servie la première – et qui a bien failli mourir sur place en se rendant compte qu'elle l'avait laissé échapper. Bien sûr, Abigail a profité de l'occasion pour leur remonter un peu les bretelles à tous. De manière gentille et sympa, naturellement. — Oh, naturellement ! » FitzGerald médita à nouveau sur le surnom et estima qu'il serait homologué, à moins qu'un sobriquet encore plus mémorable n'eût déjà cours au sein de l'équipage. Et, comme il l'avait dit, il avait entendu pire. Bien pire. « Ma foi, que le vaisseau ait reçu son nouveau nom est une bonne chose, dit-il. Et que vous soyez satisfaite d'Abigail est encore mieux. » Il eut un sourire amer et ce fut au tour de Kaplan de hausser les sourcils. « Il semble que le commandant Terekhov ait eu raison. Aucun OTS plus expérimenté ne nous sera affecté avant notre départ. Surtout compte tenu du fait que ce départ vient d'être avancé de quarante-cinq heures. » Kaplan se recula sur son siège, soudain pensive. Quarante-cinq heures représentaient deux jours planétaires manticoriens. « Puis-je savoir si on nous a donné la raison de cette précipitation ? — On ne nous en a donné aucune mais il peut y en avoir plusieurs. Notamment le fait qu'Héphaïstos a clairement besoin de notre cale. Des vaisseaux endommagés au combat sont en train de revenir du front. Je n'en voudrais pas aux radoubeurs s'ils avaient envie de nous voir dégager parce qu'ils ont quelqu'un de prioritaire qui fait la queue derrière nous. Bien entendu, il se pourrait aussi que l'amiral Khumalo ait besoin de nous dans l'amas de Talbot de manière plus pressante que nous ne le pensions. — Il a fort à faire, en tout cas, acquiesça l'officier tactique. Même si, d'après les rapports que j'ai lus, la situation du Talbot est nettement moins tendue que celle de la Silésie, pour le moment. — L'amiral Sarnow vit "une époque intéressante" en Silésie, c'est sûr, confirma FitzGerald. D'un autre côté, il dispose de bien plus de vaisseaux que Khumalo. Quelle que soit la logique de nos seigneurs et maîtres, toutefois, ce qui nous importe, c'est que nous partons dans trois jours au lieu de cinq. — Tout à fait. » Kaplan tambourinait sur les accoudoirs de son fauteuil, préoccupée. Elle jeta un coup d'œil à FitzGerald, ouvrit la bouche, hésita puis la referma. Il lui rendit son regard, impassible : la connaissant, il savait combien elle devait être inquiète pour passer aussi près de poser la question impensable. — Vous croyez que le capitaine sera à la hauteur? Nul officier ne pouvait poser cette question-là à un supérieur. Surtout quand le supérieur était le second du bord. L'alter ego du capitaine. Le subordonné chargé de veiller à ce que le vaisseau comme son équipage demeurât une arme parfaitement aiguisée, prête à bondir sur un signe de son commandant. Cette même question, pourtant, le torturait lui aussi depuis qu'il avait appris qui remplacerait le capitaine Sarcula. Il n'aimait pas cela, et ce pour plusieurs raisons, à commencer par le fait qu'aucun être sain d'esprit ne voudrait qu'un officier commande un vaisseau de la Reine s'il doutait le moins du monde de sa capacité à se commander lui-même. En outre, Austen FitzGerald était par nature profondément loyal; c'était l'une des qualités qui faisaient de lui un second remarquable. Mais il voulait que l'objet de cette loyauté la mérite, il en avait besoin. Que le commandant soit capable de faire son propre travail si FitzGerald accomplissait convenablement le sien, et qu'il mérite les sacrifices pouvant à tout moment être exigés du vaisseau et de son personnel. Aucun homme portant l'uniforme de la Reine n'avait davantage prouvé son courage et son talent qu'Aivars Aleksovitch Terekhov. Forcé de passer à l'action dans des conditions désastreuses dont il n'était nullement responsable, il s'était battu jusqu'à ce que son vaisseau et toutes les troupes qui l'occupaient fussent littéralement réduits en bouillie. Jusqu'à ce que les trois quarts de son équipage fussent morts ou blessés et lui-même tellement brûlé par le feu ayant ravagé la passerelle que les médecins havriens avaient dû amputer son bras et sa jambe droits, les régénérer à partir de rien. Ensuite, il était resté presque un an T prisonnier de guerre, en attendant qu'aboutisse l'échange général mis en œuvre par le gouvernement Haute-Crête. Il avait donc regagné le Royaume stellaire, unique officier dont les forces avaient été pulvérisées, détruites jusqu'au dernier vaisseau, aussi valeureuse et déterminée qu'ait été leur résistance, alors que, pendant ce temps, la Huitième Force, emportée par une marée de victoires, détruisait les uns après les autres les détachements havriens. FitzGerald n'avait jamais rencontré Terekhov avant qu'il ne fût assigné à l'Hexapuma. L'un de ses condisciples de l'école, si. Et l'opinion de cet homme était que Terekhov avait changé. Ce qui était bien normal. N'importe qui aurait changé après avoir subi tout cela. Le Terekhov d'autrefois était un individu chaleureux, souvent impulsif, doté d'un grand sens de l'humour. Très amical avec ses officiers, qu'il invitait souvent à dîner en sa compagnie, et amateur de farces. Ce qui était fort différent de l'être froid et détaché qu'avait rencontré FitzGerald. On voyait toujours en lui des traces de ce sens de l'humour, et il n'était jamais trop occupé pour discuter avec son second de toute question relative au vaisseau ou à l'équipage. En outre, malgré son détachement, il manifestait une conscience étonnante de ce qui se produisait à bord de l'Hexapuma. La manière dont il avait pressenti en d'Arezzo un subalterne potentiel pour Bagwell le prouvait. Toutefois, la question bourdonnait dans un coin du cerveau de FitzGerald à la manière d'un irritant insecte. Le commandant serait-il bien à la hauteur ? Ce détachement nouveau, cette froide attention n'étaient-ils qu'une réaction inévitable à la perte de son vaisseau et de ses subordonnés, aux blessures qu'il avait subies, à une thérapie et une convalescence interminables ? Ou bien masquaient-ils une faiblesse ? Une faille dans ses défenses ? Si le besoin s'en faisait sentir, Terekhov aurait-il le cran de placer un autre vaisseau, un autre équipage, au beau milieu de la tempête comme il l'avait fait en Hyacinthe ? Ansten FitzGerald était un officier de la Reine. Il avait dépassé l'âge où la gloire paraît primordiale mais il croyait au devoir. Il n'exigeait pas la garantie de sa survie personnelle mais il exigeait en revanche de savoir que son commandant ferait sans flancher tout ce qu'exigerait le devoir. Que, s'il mourait – si son vaisseau mourait –, ce serait face à l'ennemi et non en s'enfuyant. Je suppose que je crois toujours à la « tradition Saganami ». Et, dans le fond, ça n'est pas une si mauvaise chose. Mais, bien entendu, il ne pouvait pas plus formuler tout cela que Kaplan n'avait pu poser la question, aussi dit-il simplement : « Profitez de votre dîner avec Alf, Naomi, mais j'aimerais que vous soyez de retour à bord vers huit heures trente. J'ai prévu une réunion de tous les chefs de département pour onze heures zéro-zéro. — Bien, capitaine. » Sa compagne se leva, ses yeux mi-clos prouvant qu'elle savait ce qu'il pensait aussi bien qu'il savait ce qu'elle pensait. « Je serai là », ajouta-t-elle, avant de hocher la tête et de sortir du bureau. — Nous avons reçu l'autorisation préliminaire du central du nœud, commandant, annonça le capitaine de corvette Nagchaudhuri. Nous portons le numéro dix-neuf pour le transit. — Merci, capitaine », répondit calmement Terekhov sans jamais écarter ses yeux bleus du répétiteur de navigation déployé depuis son fauteuil de commandement. L'icône de l'Hexapuma décélérait en souplesse en direction d'un point situé juste sur la ligne de départ de la file d'attente de transit pour le terminus de Lynx. Sous ses yeux, le numéro 19 apparut en chiffres écarlates sous le point lumineux, et il eut un acquiescement approbateur presque imperceptible. Il leur avait fallu longtemps pour arriver là. Le trajet aurait pu s'effectuer en quelques minutes dans l'hyperespace mais on ne pouvait passer en hyper pour voyager entre le voisinage de l'étoile associé avec un terminus du nœud et le terminus lui-même. Le puits de gravité du corps céleste soumettait en effet le volume d'hyperespace en question à des contraintes qui y rendaient la navigation très difficile et extrêmement dangereuse. Il fallait donc effectuer le trajet à la manière longue et lente, dans l'espace normal. Hélène Zilwicki, assignée à l'astrogation pour cette manœuvre, était assise au côté du capitaine de corvette Wright. L'astrogation était fort loin d'être son devoir préféré mais, pour une fois, elle préférait son assignation à celle de Ragnhilde. L'aspirante aux blonds cheveux et aux taches de rousseur était voisine du capitaine Kaplan, ce qui était en général la position qu'Hélène convoitait le plus. En général. Quand le répétiteur d'astrogation et l'affichage visuel ne montraient pas le terminus central du nœud du trou de ver manticorien. La primaire Go du système de Manticore était à peine visible, sept heures-lumière derrière eux, et sa compagne G2, plus éloignée, brillait encore moins fort. Autour de l'Hexapuma, l'espace était cependant loin d'être vide. Une bonne partie de la Première Force était déployée là, prête à plonger dans le nœud pour renforcer au besoin la Troisième Force à l'Étoile de Trévor, voire protéger le système de Basilic contre une attaque comme celle qui l'avait dévasté lors de la guerre précédente. Et, bien entendu, pour protéger le nœud lui-même. Naguère, cette protection aurait été confiée aux forteresses du nœud. Toutefois, leur mise hors service avait été achevée sous l'Amirauté Janacek, une mesure d'économie parmi d'autres. Pour être honnête, le processus avait été entamé avant même l'entrée en fonctions du gouvernement Haute-Crête car, une fois l'Étoile de Trévor fermement entre les mains manticoriennes, le danger d'une attaque surprise par le nœud avait pratiquement disparu. Plus important encore, peut-être, supprimer ces forteresses très peuplées avait libéré nombre de matelots entraînés pour étoffer la force ayant porté avec tant de succès la guerre sur le territoire de la République populaire. À présent, l'Alliance manticorienne affaiblie se trouvait à nouveau sur la défensive, et les menaces contre son système d'origine – et contre le nœud – n'avaient plus besoin de passer par le nœud. Pourtant, il n'était pas question de refaire prendre du service aux forteresses. Leur technologie était obsolète, elles n'avaient jamais été modifiées pour accueillir les nouvelles générations de missiles, leurs systèmes GE avaient au moins trois générations de retard, et PersNav grattait toujours autant les fonds de tiroir pour trouver du personnel qualifié. En conséquence, la Première Force devait assumer cette responsabilité, en dépit du fait que tout bâtiment de ligne déployé pour protéger le nœud se trouvait à plus de dix-neuf heures de l'orbite de Manticore – presque vingt et une heures trente, en tablant sur les quatre-vingts pour cent de l'accélération maximum qu'autorisait la Spatiale. Nul n'appréciait de maintenir un si grand pourcentage de la Flotte si loin de la planète capitale mais, à tout le moins, le système d'origine grouillait-il de BAL. Un bâtiment d'assaut léger n'était qu'un Pygmée comparé à un vaisseau du mur, mais il y avait des milliers d'Écorcheurs et de Furets déployés pour protéger les planètes du Royaume stellaire. Ils seraient probablement capables de ralentir assez n'importe quel agresseur pour permettre à la Flotte de se rassembler et de lui régler son compte. Probablement, songea Hélène. C'était là le mot important. Plus étrange que la vue de tant de vaisseaux du mur assignés à la protection du nœud, nombre d'entre eux possédaient des codes de transpondeur andermiens. Durant toute l'histoire du Royaume stellaire – depuis même avant sa fondation –, l'espace territorial manticorien avait été protégé par des vaisseaux manticoriens. Ce n'était plus le cas. Presque la moitié des super-cuirassés figurant sur le répétiteur tactique de Ragnhilde appartenaient aux alliés du Royaume stellaire, Grayson et l'Empire andermien. Aussi ravie qu'Hélène fût de les voir, qu'on eût besoin d'eux avait quelque chose de... troublant. Le code numérique jouxtant l'icône de l'Hexapuma continuait son compte à rebours tandis que la jeune femme brassait ces sombres pensées. Lorsqu'il passa de -II à 10, la voix du capitaine Nagchaudhuri s'éleva à nouveau. « Autorisation de préparation immédiate, commandant, dit-il. — Merci, capitaine, répéta Terekhov, avant de se tourner vers la timonière de l'Hexapuma. Engagez-nous sur la voie de départ, major. — À vos ordres, commandant, répondit le major Jeannette Clary. En approche du cap de départ. » Ses mains se déplaçaient avec assurance et souplesse. Le vaisseau répondit tel le pur-sang qu'il était : il avança lentement, sous une accélération d'à peine quinze gravités, tandis que Clary l'alignait précisément sur la ligne invisible qui s'étendait au cœur du nœud. Hélène regarda l'icône du croiseur lourd se poser sur la ligne lumineuse verte du répétiteur et comprit que le major ne faisait rien qu'elle-même n'aurait su faire... avec trente ou quarante ans T d'expérience en plus. « Sur la voie, commandant, déclara Clary quatre minutes plus tard. — Merci, major. Jolie manœuvre », répondit Terekhov, tandis qu'Hélène se tournait à nouveau vers l'affichage visuel. Le nœud était une sphère d'une seconde-lumière de diamètre – un volume énorme mais qui semblait bien plus réduit lorsque des vaisseaux à voiles Warshawski le traversaient. En outre, il possédait à présent sept terminus secondaires, chacun ayant ses voies de départ et d'arrivée distinctes mais étroitement liées. Même en temps de guerre, son taux d'utilisation n'avait fait que croître. Quinze ans plus tôt, les contrôleurs du trafic opéraient un transit toutes les trois minutes. À présent, il pouvait y en avoir plus de mille par jour T, dans un sens ou dans l'autre – un toutes les quatre-vingt-cinq secondes sur l'une des quatorze voies – et une étonnante quantité de ces vaisseaux surnuméraires empruntaient la voie Manticore-Lynx. Sous les yeux d'Hélène, un cargo de six millions de tonnes venu de Lynx déboucha hors du terminus central, sur la voie d'arrivée. Un instant il n'y avait rien, celui d'après un léviathan surgi de nulle part apparaissait. Ses voiles Warshawski étaient des disques parfaits de trois cents kilomètres de diamètre, irradiant tels des miroirs étincelants une merveilleuse énergie de transit bleue. Laquelle se dissipa rapidement dans le néant avant que le vaisseau ne replie ses ailes. Ses voiles se reconfigurèrent en bandes gravitiques et, à peine sorti du terminus, il s'élança dans l'espace. Il s'éloignait du système de Manticore pour gagner la zone de garage de Lynx, ce qui signifiait qu'il ne faisait que passer – comme la grande majorité des vaisseaux qui traversaient le nœud – et demandait sans doute déjà son insertion dans une file d'attente de départ. L'Hexapuma avançait régulièrement. Hélène contemplait avec fascination les lucioles d'azur de voiles Warshawski, flamboyant et clignotant telle la foudre d'été, têtes d'épingles dispersées le long des vastes profondeurs de jais du nœud. Les plus proches, celles de bâtiments qui arrivaient de Lynx, l'étaient assez pour qu'elle en distinguât les détails. Les plus lointaines, appartenant à des vaisseaux venus du système de Grégor, étaient si minuscules que, même avec le grossissement du visuel, elles ne représentaient qu'une poignée d'étoiles supplémentaires. Pourtant, l'aspirante ressentait l'intensité vibrante, palpitante du nœud, qui battait comme le cœur même du Royaume stellaire. Son père lui avait expliqué, alors qu'elle était très jeune, que le nœud était à la fois la source de la richesse du Royaume stellaire et le poignard posé sur sa gorge. Non pas tant à cause d'une possibilité d'invasion passant par lui mais en raison de la tentation qu'il inspirait à des voisins cupides. Tandis qu'elle contemplait ce flot incessant de vaisseaux marchands, chacun d'eux jaugeant des millions de tonnes, chacun d'eux payant sa part de taxes de transit, et sans doute au moins un tiers d'entre eux battant code de transpondeur manticorien, elle comprit ce qu'il avait voulu dire. Le major Clary maintint la place de l'Hexapuma dans la file d'attente sans avoir besoin d'ordres supplémentaires et, lorsque le chiffre sous l'icône tomba à 3, Terekhov jeta un coup d'œil à l'écran de com qui le reliait aux machines. Ginger Lewis lui rendit son regard de ses calmes yeux verts. « Capitaine Lewis, la salua-t-il avec un petit hochement de tête. Tenez-vous prête à reconfigurer en voiles Warshawski sur mon ordre, s'il vous plaît. — À vos ordres, commandant. Paré à reconfigurer en voiles. » Terekhov hocha à nouveau la tête puis consulta le répétiteur de manœuvre du major Clary. Le chiffre qui s'y affichait était passé de 3 à 2 tandis qu'il s'entretenait avec Lewis. Ses yeux se tournèrent brièvement vers l'affichage visuel tandis que le cargo solarien qui devançait l'Hexapuma avançait encore un peu, hésitait un très court instant puis clignotait et disparaissait dans le néant. Comme le chiffre du répétiteur de Clary passait à t, le commandant se tourna vers le capitaine Nagdhaudhuri, un sourcil haussé. Nous avons l'autorisation de transit, commandant, rapporta l'officier des communications. — Très bien, capitaine. Transmettez nos remerciements au central du nœud, dit Terekhov avant de faire légèrement pivoter sa chaise vers Clary. Timonerie ! Faites-nous passer. — À vos ordres, commandant. » L'Hexapuma accéléra un tout petit peu pour monter à tout juste vingt-cinq gravités tandis qu'il se laissait glisser sans faute le long des rails invisibles de la voie de départ. Son code lumineux brilla d'un vert éclatant lorsqu'il atteignit la position exacte, et Terekhov se retourna vers Lewis. Hissez la voile avant pour le transit. — Voile avant, à vos ordres, commandant, répondit-elle. En cours. » Aucun observateur n'eût remarqué de changement visible mais les afficheurs de la passerelle révélèrent toute l'affaire tandis que les bandes gravitiques de l'Hexapuma tombaient brusquement à mi-puissance. Les noyaux de proue n'en généraient plus leur part. Au contraire, les bêta s'étaient coupés et les alpha reconfigurés pour produire une voile Warshawski, un disque circulaire de gravitation concentrée qui s'étendait sur plus de cent cinquante kilomètres dans toutes les directions. « Paré à hisser la voile arrière sur mon ordre », dit tranquillement Terekhov, les yeux rivés à son propre répétiteur de manœuvres. L'Hexapuma continuait d'avancer lentement, propulsé par ses seuls impulseurs de poupe. Une nouvelle fenêtre s'ouvrit dans un coin du répétiteur, encadrant des chiffres qui clignotaient et augmentaient à bonne allure tandis que la voile avant s'engageait dans le nœud. Ce dernier était pareil à l'œil d'un cyclone de l'hyperespace, une énorme onde de gravité, éternellement jetée entre des positions de l'espace normal très éloignées les unes des autres, et dont la voile Warshawski captait l'inépuisable puissance. Il laissa délicatement passer le vaisseau en son sein, à travers l'interface où l'effet de cisaille gravitique aurait fendu une coque non protégée. Les nombres dansants s'envolèrent et Hélène sentit qu'elle se tendait intérieurement. Il existait une marge de près de quinze secondes de chaque côté du seuil critique, mais son imagination insistait pour lui montrer les conséquences répugnantes qui s'ensuivraient si on manquait cette fenêtre de sécurité. Les chiffres franchirent le seuil. La voile avant tirait désormais assez de puissance de l'onde gravitationnelle torturée qui spiralait éternellement au sein du nœud afin de fournir le mouvement, et Terekhov eut un hochement de tête satisfait. « Hissez la voile arrière, capitaine Lewis, dit-il calmement. — À vos ordres, commandant. Voile arrière... en cours », répondit la chef mécanicienne. L'Hexapuma eut un sursaut. Ses bandes gravitiques disparurent, une seconde voile Warshawski se déploya à l'autre extrémité de sa coque, et une vague de nausée s'empara de l'équipage tout entier. Hélène n'était pas étrangère au vol interstellaire mais nul ne s'habituait jamais à l'indescriptible sensation qu'on éprouvait en passant du n-espace à l'hyperespace, et c'était encore pire lors du transit par un nœud car le gradient était bien plus élevé. Il l'était toutefois des deux côtés, ce qui signifiait au moins que le passage s'effectuait beaucoup plus vite. L'affichage de manœuvre clignota à nouveau et, durant un temps que nul n'avait jamais été capable de mesurer, le HMS Hexapuma cessa d'exister. Un instant, il se trouvait à sept heures-lumière de la planète capitale du Royaume stellaire; celui d'après à quatre années-lumière d'une étoile G2 du nom de Lynx... et à un peu plus de six siècles-lumière de Manticore. « Transit achevé, annonça le major Clary. — Merci, timonerie, répondit Terekhov. Excellente exécution. » il reporta son attention sur l'interface de la voile, regardant les chiffres diminuer encore plus vite qu'ils n'avaient augmenté. « Machines. Reconfigurez en impulsion. — À vos ordres, commandant. Reconfiguration en impulsion entamée. Les voiles de l'Hexapuma se replièrent pour former des bandes gravitiques, tandis que le vaisseau accélérait avec régularité sur la voie d'arrivée de Lynx. Hélène s'autorisa un hochement de tête mental satisfait. La manœuvre était routinière mais routinier ne signifie pas sans danger, et le capitaine Terekhov avait touché la fenêtre de transit en plein centre. S'il avait commis une erreur d'une seconde, dans un sens ou dans l'autre, elle ne s'en était pas rendu compte, et elle se trouvait au côté du capitaine Wright, avec les informations détaillées de l'astrogateur juste sous les yeux. À présent que le transit était achevé, elle se surprit à envier Ragnhilde, finalement. Le répétiteur de manœuvres d'astrogation n'était pas aussi performant que le répétiteur tactique pour afficher des détails concernant les autres vaisseaux, et il y avait ici énormément d'autres vaisseaux. La disposition de ce terminus du nœud était moins pratique que la plupart des autres pour au moins une raison. L'étoile la plus proche, située à un peu plus de cinq heures-lumière et demie du terminus, était une naine rouge M8 sans planète, impropre à la colonisation comme à fournir la base de soutien que requérait un terminus. Chaque boulon de l'infrastructure nécessaire devait être envoyé par vaisseau, soit directement de Manticore, soit du système de Lynx – seize heures de vol pour un bâtiment de guerre dans les bandes Zêta et trente pour un vaisseau marchand dans les bandes Delta. Ce n'était pas très long, à l'échelle des voyages interstellaires, mais ça l'était assez pour qu'il fût difficile de faire l'aller-retour dans la journée pour une visite de quelques heures sur une planète adaptée à la vie humaine. En outre, Lynx était un système des Marges, disposant d'une infrastructure industrielle réduite et d'encore moins de technologie moderne. Il existait une limite distincte à presque tout ce qu'on pouvait y produire, hormis les matières premières et l'alimentation, et il faudrait entièrement former ses ouvriers à l'emploi du matériel moderne avant qu'ils ne puissent apporter une contribution significative au développement et à l'exploitation du terminus. Cela dit, il s'y passait tout de même énormément de choses. Même compte tenu des limites de son répétiteur d'astrogation par rapport au tactique, Hélène le voyait fort bien. Si le Royaume stellaire avait choisi de ne pas réactiver les forteresses autour du terminus central du nœud, il y en avait au moins une douzaine en construction près du terminal de Lynx. Elles ne seraient pas aussi massives que leurs aînées mais, apportées par portions préfabriquées, elles accueilleraient les armes, les capteurs et les systèmes GE les plus modernes. En outre, elles seraient équipées des systèmes automatisés réducteurs de personnel que seuls possédaient pour l'instant les vaisseaux de guerre les plus récents de Grayson et de Manticore. Une fois achevée, chacune aurait une masse d'environ dix millions de tonnes, soit notablement plus qu'aucun supercuirassé, et aucune salle d'impulsion ne les encombrerait. Hérissées de tubes lance-missiles et de hangars de maintenance pour BAL, elles constitueraient la déclaration la plus emphatique qui fût de la propriété du Royaume stellaire sur le terminus du trou de ver. Des installations purement civiles étaient aussi en construction, sur un rythme accéléré. La seule existence de ce terminus, en particulier à la lumière de tous les autres, agissait sur le commerce moins comme un aimant que comme un trou noir. Le terminus de Lynx faisait passer la distance entre, par exemple, la Nouvelle-Toscane et Sol de plus de cinq cents années-lumière à moins de deux cent cinquante. C'était là une économie de plus de douze semaines T pour un cargo standard. Par ailleurs, le réseau entrelacé du nœud de Manticore et d'une poignée de plus petits permettait des gains de temps similaires dans les trois quarts du périmètre colossal de la Ligue solarienne. Et, quand l'annexion serait achevée, songea sombrement Hélène, ce terminus porterait la frontière du Royaume stellaire à proximité de celle de la Ligue, et la rapprocherait de cinq cents années-lumière de systèmes tels que Mesa. Observant le visuel, elle vit des équipes de construction travailler sur des hangars, des ateliers de radoub, des hôtels et les dizaines d'autres plates-formes de service que le trafic du trou de ver allait rendre indispensables. Elle vit aussi la longue file de bâtiments qui attendaient patiemment leur tour d'opérer un transit vers Manticore, les vaisseaux marchands ayant précédé l'Hexapuma qui s'écartaient à vive allure du terminus. La plupart laissaient derrière eux l'amas de Talbot pour gagner des planètes plus importantes, plus peuplées et plus riches, au cœur de la Grande Couronne de la Ligue. Certains, toutefois, mettaient le cap sur le Talbot, et elle se demanda combien de ceux-là seraient présents si le terminus n'avait pas réduit les distances de manière si radicale. Elle contemplait toujours le visuel, écoutant d'une oreille le capitaine Nagchaudhuri annoncer leur arrivée au vaisseau qui servait de foyer temporaire au détachement sur Lynx de l'astrocontrôle manticorien, lorsqu'une autre idée s'imposa à elle. Les forteresses étaient en construction, l'infrastructure civile poussait littéralement à vue d'œil, des hordes de cargos franchissaient le terminus... et la présence totale de la Flotte royale de Manticore — en dehors de l'Hexapuma, en simple visite — se réduisait à deux contre-torpilleurs relativement modernes et un très vieux croiseur léger. Eh bien, songea-t-elle, je suppose que le gros de la Flotte est prêt à intervenir depuis le terminus central, mais tout de même... La vue de cette force grossièrement limitée — presque aussi faible que celle affectée par la première amirauté Janacek au poste de Basilic avant la première bataille du même nom — lui donnait encore plus la nausée que ne l'avait fait le transit par le trou de ver. Elle savait que la Spatiale ne pouvait être en force partout, mais aussi que le détachement affecté au poste de Talbot était bien plus puissant que cela. Le contre-amiral Khumalo aurait sans aucun doute pu envoyer un petit quelque chose de plus pour surveiller les milliards de dollars que représentaient les forteresses et les plates-formes de service en construction. Sans parler des millions de milliards de dollars que valaient les vaisseaux marchands et leurs cargaisons passant chaque jour par le terminus. Mais je ne suis qu'une bleue, se rappela-t-elle. Si le comte de Havre-Blanc veut mon opinion sur sa politique de déploiement, il sait où m'adresser sa requête. Cette pensée lui inspira un sourire malicieux. « Mademoiselle Zilwicki. » Hélène sursauta, perdant toute tentation de faire de l'humour, quand s'adressa à elle la voix calme et fraîche du capitaine Terekhov. « Oui, commandant! » Elle parvint à éviter d'avoir l'air sortie en sursaut d'un rêve éveillé, bien que ce fût le cas, mais la chaleur monta à ses pommettes comme elle sentait percer dans sa propre voix un soupçon de lapin terrifié à bout de souffle. Par bonheur, grâce au teint naturellement sombre hérité de son père, elle ne rougissait pas facilement. « Calculez-nous la trajectoire la plus rapide pour le système de Fuseau, je vous prie », ordonna courtoisement Terekhov, et la jeune femme déglutit avec peine. Elle avait calculé une infinité de trajectoires, vers toutes sortes de destinations... dans une salle de classe. « À vos ordres, commandant ! » fit-elle vivement, ce qui était l'unique réponse possible, avant de commencer à taper des recherches de données sur sa console. Le capitaine Wright se cala au fond de son siège, les coudes sur les accoudoirs, l'air vaguement intéressé. Une partie d'elle-même s'offusquait de sa présence mais elle était toutefois grandement soulagée qu'il fût là. Il n'interviendrait peut-être pas pour la sauver d'elle-même s'il la voyait se tromper dans ses calculs mais, à tout le moins, elle pouvait compter sur lui pour l'arrêter au dernier moment si la route qu'elle traçait devait les emmener dans un système stellaire situé de l'autre côté de la Ligue. Son ordinateur, docile, régurgita des informations, et la jeune femme calcula les points extrêmes de la trajectoire voulue, soulagée que l'Hexapuma eût déjà dépassé l'hyperlimite de l'étoile locale. À tout le moins, elle n'avait pas besoin d'intégrer cela dans ses calculs. Elle lança ensuite une nouvelle recherche, ordonnant à la machine de superposer à son esquisse de trajectoire les plus puissantes des ondes gravitationnelles de l'hyperespace et d'isoler celles qui les emporteraient vers Fuseau. Elle se rappela aussi de tenir compte de la perte de vélocité lors des hypertranslations vers l'espace normal pour suivre une onde gravitationnelle donnée. Un jour, ayant oublié de le faire au cours d'un problème d'astrogation, elle avait ajouté plus de soixante heures au trajet qu'elle calculait. Un petit frisson de satisfaction la parcourut lorsqu'elle se rendit compte que la même chose lui serait arrivée à l'instant si elle avait simplement demandé aux ordinateurs de préparer une trajectoire le long des ondes les plus puissantes, car une forte proportion de ces dernières ne s'élevait jamais au-dessus des Landes Gamma, ce qui aurait requis au moins trois translations vers l'espace normal. Voilà qui ne leur aurait pas seulement coûté plus de soixante pour cent de leur vélocité de base lors de chaque translation : la vélocité apparente maximum de l' Hexapuma aurait aussi été bien moindre dans les bandes inférieures. Comme elle insérait des points de navigation le long de la ligne verte clignotante de son ébauche de trajectoire, l'ordinateur affina la sélection des ondes gravitationnelles ainsi que les transitions nécessaires. La ligne cessa de clignoter, demeurant verte mais fixe, tandis que les points se mettaient en place. Hélène savait que cette tâche lui prenait plus de temps qu'elle n'en eût demandé au capitaine Wright. Toutefois, estima-t-elle quand les résultats s'affichèrent enfin, elle n'avait pas à se sentir trop gênée. — J'ai la trajectoire, commandant, déclara-t-elle en relevant enfin les yeux de sa console. — Très bien, mademoiselle Zilwicki, dit Terekhov avec un léger sourire, tout en désignant le major Clary. — Timonerie, dit Hélène, virez à un-un-neuf par zéro-quatre-six à cinq cent quatre-vingts gravités, gradient de translation de huit-virgule-six-deux vers la bande hyper Zeta-un-sept. Je suis en train de charger les points de navigation. — Bien compris, madame, répondit Clary. Virons à un-un-neuf par zéro-quatre-six, accélération cinq-huit-zéro gravités, gradient de translation huit virgule six deux, stabilisation sur Zêta-un-sept. » Hélène écouta avec attention le major répéter ses instructions. Dans des circonstances normales, un sous-officier ayant l'expérience de Clary ne pouvait en aucun cas les comprendre de travers. Même si ça avait été le cas, elle se fût sans aucun doute rendu compte de son erreur en comparant ses réglages de barre effectifs aux données de trajectoire que l'aspirante avait chargées dans ses ordinateurs. Toutefois, même des accidents improbables pouvaient arriver, raison pour laquelle la Spatiale exigeait que les ordres soient répétés verbalement. Et, tout comme il était du devoir de Clary de répéter les ordres, il était de celui d'Hélène de s'assurer qu'ils étaient répétés correctement. L'Hexapuma vira à tribord, grimpant relativement au plan de l'écliptique de l'étoile locale, et, accélérant à sa puissance normale maximum, avança avec une vélocité croissante. « Merci, mademoiselle Zilwicki, dit gravement Terekhov, avant de se tourner vers FitzGerald. Je pense que nous pouvons quitter les postes de transit, capitaine. Établissez le roulement normal des quarts, je vous prie. — À vos ordres, commandant. » Le second se tourna vers le capitaine Wright. « À vous le quart, capitaine Wright. — À vos ordres, capitaine. À moi le quart. Personnel du troisième quart, à vos postes ! Les autres, vous pouvez disposer. » Il y eut une agitation ordonnée quand les membres des trois autres quarts de la passerelle, dont Hélène et Ragnhilde mais pas Aïkawa, abandonnèrent leurs postes à ceux du troisième. Wright s'installa dans le fauteuil de commandement central que le capitaine Terekhov venait de déserter. Il appuya sur le bouton de l'accoudoir qui activait l'intercom général. « Écoutez-moi bien, dit-il. Ici l'officier de quart. Personnel du troisième quart, à vos postes; les autres, vous pouvez disposer. » Il s'installa confortablement sur le fauteuil, le dos calé contre le dossier, tandis que le HMS Hexapuma plongeait à bonne allure dans l'amas de Talbot. CHAPITRE NEUF Abigail Hearns regarda l'intendant en chef Joanna Agnelli ôter les assiettes du dîner. Le repas avait été de première classe, de même que le vin — quoique, si le commandant l'avait choisi lui-même, son palais ne fût pas tout à fait aussi fin que ceux du capitaine Oversteegen ou de Lady Harrington. Ses talents de sommelier mis à part, toutefois, il — ou quelqu'un — avait fait preuve d'un goût excellent pour la décoration de ses quartiers. Le plancher était couvert de magnifiques tapis tissés à la main, faits d'une soie-sisal douce comme le velours, superbement teinte, qui provenait du monde d'origine de l'enseigne —sans doute du fief d'Esterhaus, à en juger par leur motif représentant un bazar de Jerdon stylisé. Elle doutait que quiconque hormis elle, à bord de l'Hexapuma, sût combien rares et chers étaient ces tapis. Elle-même le savait car d'autres tapis, très similaires, avaient orné sa chambre d'enfant. Contempler leurs motifs aux couleurs vives lui donnait envie de se débarrasser de ses bottes afin de les arpenter pieds nus. Les cloisons étaient ornées de plusieurs tableaux — selon elle, tous excellents. La plupart étaient des holoportraits, mais il y avait aussi là une néo-huile originale époustouflante, représentant une femme rousse aux yeux verts rieurs. Cette dernière rappelait un peu le capitaine Lewis, quoiqu'elle parût un peu plus âgée (il était toujours difficile d'avoir une certitude à ce sujet dans une société faisant usage du prolong) et eût le visage plus rond. Un visage d'ailleurs extraordinairement séduisant. Non pas beau mais débordant de vie et de caractère... et de sagesse. Abigail estimait que le modèle lui aurait été sympathique. Le reste de la cabine de jour était imprégné du même mélange de goût, de qualité et de confort — depuis les cruches en cristal posées sur la desserte jusqu'à la table et aux chaises en bois ferrien poli à la main. Malgré cette grâce accueillante, l'ensemble dégageait cependant une impression d'inachevé, de nouveauté. Aucun de ces éléments n'accompagnait le commandant depuis assez longtemps pour s'insérer aisément dans les espaces de son quotidien, songea la jeune femme. Sans doute parce que tout ce dont il s'entourait auparavant avait été détruit avec le HMS Défi lors de la bataille d'Hyacinthe. Elle se demanda ce qu'il ressentait lorsqu'il voyait ces nouveaux tableaux, ces nouveaux meubles. Abigail ne savait trop que penser non plus du dîner lui-même. Terekhov n'était pas un de ces commandants de la FRM qui entretenaient la tradition de dîner régulièrement avec ses officiers. Dans la Spatiale de Grayson, la planète natale d'Abigail, tous les commandants étaient censés agir ainsi, une conséquence de l'empreinte indélébile qu'y avait laissée Lady Harrington, et la jeune enseigne devait admettre que c'était là sa tradition préférée. Or le transit de l'Hexapuma par le nœud datait de deux semaines T et c'était la toute première fois que Terekhov invitait qui que ce fût — en dehors du capitaine FitzGerald et du capitaine Lewis — à dîner en sa compagnie. Lorsqu'elle avait appris qu'elle était sur la liste des invités, Abigail avait plus qu'à moitié craint une soirée ennuyeuse, une épreuve, supporter de voir un commandant qui n'aimait pas les réceptions faire semblant de les aimer. Mais Terekhov l'avait bien eue. Peut-être n'aimait-il pas les réceptions et peut-être n'était-il pas totalement à l'aise durant celle-là mais, si tel était le cas, nul ne s'en fût douté à le voir ou à l'entendre. Quoique demeurant l'être froid et distant qu'il était depuis le début, il s'était débrouillé pour que chaque invité se sentît individuellement le bienvenu. Il avait été tout aussi aimable avec l'aspirant Kagiyama et l'aspirante Pavletic qu'avec le capitaine FitzGerald ou le chirurgien chef Orban, tout en maintenant précisément la distance convenable entre lui et ses subordonnés. De bien des manières, il s'agissait d'un tour de force. Pourtant, sa barrière interne, la sensation de décalage par rapport à son entourage qu'il projetait, demeurait en place. Abigail ne pouvait s'empêcher de se demander ce qui se cachait derrière. Force ou faiblesse ? Quoique tentée de croire en la première, elle ne se rappelait que trop bien à quel point elle s'était trompée sur son premier commandant. Elle demeurait donc indécise, tout en ayant l'impression d'avoir une épée de Damoclès suspendue au-dessus de la tête. Tous les toasts avaient été portés. Aïkawa, en tant que plus jeune officier présent, s'était tiré avec une aisance admirable du toast de loyauté à la reine, et le commandant en personne avait réclamé à Abigail le toast au Protecteur. La jeune femme y avait été sensible, tout comme à la manière dont il s'était acquitté de tous ses devoirs d'hôte. Elle le vit soudain se pencher vers le capitaine Kaplan, à sa gauche. Assise presque à l'autre bout de la table, elle n'entendit pas ce qu'ils disaient, mais Kaplan sourit puis éclata d'un rire franc. Terekhov se redressa, arborant lui-même un petit sourire, mais son expression redevint alors sérieuse, tandis qu'il ramassait son couteau et tapotait légèrement son verre du dos de la lame. Le tintement musical perça le brouhaha des conversations et tous les yeux se tournèrent vers lui. « D'abord, mesdames et messieurs, commença-t-il, permettez-moi de vous remercier tous de vous être joints à moi ce soir. La soirée a été encore plus agréable que je ne l'avais prévu. » Un murmure bas et inarticulé lui répondit, et il eut un très léger sourire. Sans aucun doute pensait-il exactement la même chose qu'Abigail — à savoir que seul un fou à lier envisagerait seulement de refuser une invitation à dîner émanant de son commandant. « Deuxièmement, continua Terekhov, je dois avouer que j'avais au moins une autre petite raison de vous inviter. Le capitaine FitzGerald et moi-même avons discuté longuement de nos ordres, et je ne doute pas que, depuis des semaines, le téléphone arabe du bord retentisse de versions plus ou moins fidèles de ces mêmes ordres. Puisque nous arriverons dans le système de Fuseau d'ici moins de trois jours T, j'ai pensé qu'il serait aussi bien de saisir l'occasion de vous donner à tous la version officielle de notre mission. » Abigail se redressa sur sa chaise et une tranquille agitation anima les deux côtés de la table, tandis que tous les officiers présents en faisaient autant. Terekhov le remarqua et son sourire s'élargit un peu. « Il n'y a pas vraiment de mystère, messieurs dames. Je serais surpris si la version officieuse n'était pas au moins quasi exacte. L'essentiel étant que le Chaton méchant a été assigné au poste de Talbot placé sous le commandement du contre-amiral Khumalo. » Abigail vit Ragnhilde Pavletic et Aïkawa Kagiyama se raidir. Leurs yeux s'écarquillèrent et ils oublièrent de respirer. Le commandant paraissait inconscient de cette réaction mais Abigail surprit un léger pétillement dans son regard ainsi que l'effort désespéré de Naomi Kaplan pour ne pas éclater de rire à nouveau. Voilà donc ce qu'ils s'étaient dit. Dans l'ensemble, les convives semblèrent peu émus. La bouche du capitaine FitzGerald eut un vague sursaut, tandis que celle du capitaine Lewis s'étirait largement. La plupart des autres eurent au moins un sourire et Abigail se surprit à les imiter lorsqu'elle comprit que le surnom venait d'être officialisé. La mission première de l'amiral Khumalo, reprit Terekhov, sans accorder un regard aux bleus paralysés, est d'aider la baronne de Méduse, nommée par Sa Majesté gouverneur provisoire du Talbot, à superviser l'intégration en souplesse de l'amas dans le Royaume stellaire. » Son sourire disparut et son expression se fit grave. « Je sais que bien des nôtres, y compris, sans doute, certains officiers présents dans cette pièce, ont été déçus par notre affectation dans le Talbot. Ils croient, non sans raison, que tous nos vaisseaux sont nécessaires sur le front et que nous trahissons, à notre corps défendant, notre devoir envers la reine et le Royaume stellaire en nous contentant d'aller agiter le drapeau à six cents années-lumière de chez nous. » Je comprends pourquoi certains d'entre eux — certains d'entre vous — ressentent cela. Toutefois, vous vous trompez si vous estimez que notre mission ici est négligeable pour l'avenir de Manticore. Elle est au contraire très importante. Que cela nous plaise ou non, le Royaume stellaire que la plupart d'entre nous ont connu et servi toute leur vie est en train de changer. Il s'étend. Face à la menace havrienne renouvelée, la reine Élisabeth et le Premier ministre Alexander, avec le plein accord du parlement, ont déterminé que nous n'avions d'autre choix que de croître. En Silésie, cette expansion, sanctionnée par un traité avec l'Empire andermien et approuvée par le gouvernement local, nous permettra à long terme d'en finir avec la menace pirate qui a coûté au fil des siècles tant de vies et de vaisseaux manticoriens, à commencer par ceux du commodore Édouard Saganami. Nous pourrons alors réduire radicalement nos effectifs dans cette région, ce qui nous autorisera à conserver un plus grand pourcentage de nos vaisseaux déployé sur le front. Cela mettra aussi un terme au cycle de violence incessant qui afflige depuis bien trop longtemps les planètes de la Confédération. » D'aucuns désapprouveront l'annexion du territoire silésien, quelles qu'en soient les raisons. Une partie de ces contempteurs seront sans aucun doute des Silésiens se retrouvant sous le joug manticorien. D'autres seront des étrangers — certains de la région, d'autres même pas — que l'extension de nos frontières, donc, au bout du compte, notre puissance, froissera ou effrayera. » La situation du Talbot est assez différente. La décision d'annexer la Silésie a été prise par nécessité militaire plus que pour toute autre raison. Celle d'annexer le Talbot est née de la volonté exprimée spontanément par les citoyens de l'amas. Nul n'avait sans doute envisagé que la découverte d'un septième terminus du nœud aurait pour résultat l'admission d'un amas multisystème dans le Royaume stellaire. En dehors de nos inquiétudes légitimes quant à la sécurité du terminus de Lynx, aucun besoin militaire pressant ne nous pousse à acquérir ici des territoires. Mais quand un référendum organisé localement décide par une large majorité de demander l'annexion, Sa Majesté n'a d'autre choix que d'étudier la requête avec le plus grand soin. » Il marqua une pause pour boire une gorgée d'eau puis continua: « À long terme, l'amas sera sûrement d'une grande importance économique et militaire pour Manticore. Sa population est égale à plusieurs fois ce qu'était celle du Royaume avant la guerre et ses systèmes stellaires sont presque tous sous-développés. Il va se créer ici un énorme marché interne pour nos produits et nos services, sans parler d'immenses possibilités d'investissements. La seule existence du terminus de Lynx ne peut que continuer d'attirer de plus en plus de vaisseaux vers le Talbot et, via le nœud, vers Manticore elle-même. » Tout cela, cependant, ce sera pour plus tard. Ce qui nous occupe actuellement, ce ne sont pas les avantages potentiels de l'annexion pour notre royaume mais notre responsabilité envers les habitants de ces systèmes stellaires, lesquels sont en train de devenir volontairement nos concitoyens et les sujets de Sa Majesté. Voilà pourquoi l'amiral Khumalo est ici, et pourquoi l'Hexapuma y est affecté. Et il s'agit d'une mission terriblement dangereuse. » Son sourire avait disparu. Abigail sentit un ou deux de ses voisins s'agiter, soit d'incrédulité soit de désaccord, mais elle n'était pas encline à les imiter. Peut-être était-ce l'Église de l'Humanité sans chaînes en elle, sa foi en la doctrine de l'Épreuve, mais elle n'avait pas imaginé un instant que l'incorporation du Talbot dans le Royaume stellaire dût se dérouler aussi aisément que l'avaient prédit avec tant d'assurance les optimistes. « S'il en est qui s'offusquent de notre expansion en Silésie, qui s'y opposeraient s'ils le pouvaient, continua Terekhov, il y en a encore bien plus qui s'indigneront de notre annexion du Talbot et s'y opposeront. Je n'ai nul besoin de vous rappeler l'existence de la Direction de la sécurité aux frontières, ni du système de Mesa, ni des nombreuses sociétés de transport que gêne terriblement notre domination du fret commercial à la périphérie de la Ligue. Tous ces gens-là seront enragés à la seule idée qu'un lobe du Royaume stellaire va se trouver au seuil même de la Ligue. » Pour le moment, l'amiral Khumalo a fait du système de Fuseau la base centrale du poste de Talbot. Quoique Fuseau ne soit pas... idéalement placé pour la protection du terminus de Lynx, c'est le site de l'Assemblée constituante du Talbot, laquelle réunit des délégués de tous les systèmes, chargés de déterminer les termes qui gouverneront l'admission de l'amas dans le Royaume stellaire. Sa sécurité doit donc être assurée. » Mais il existe d'autres considérations, d'autres systèmes susceptibles d'être exposés à des menaces externes, voire à des troubles internes. De tels troubles sont probablement inévitables, aussi écrasante qu'ait été la majorité en faveur de l'annexion, et il est tout à fait possible que nous devions apaiser de véritables flambées de violence. Si tel était le cas, je veux que tout homme et femme de l'équipage de l'Hexapuma se rappelle que les gens réagissant violemment à notre présence vivent ici. Ils ont été toute leur vie citoyens de ces systèmes et de ces mondes : s'ils craignent ou désapprouvent leur intégration dans le Royaume stellaire, c'est leur droit le plus strict. Ils n'ont peut-être pas celui d'avoir recours à la violence mais c'est une tout autre histoire. Je ne tolérerai pas qu'aucun d'entre nous aggrave la situation en utilisant un iota de force de plus qu'absolument nécessaire à l'accomplissement de la mission. » Il balaya la cabine du regard, fixant tour à tour les officiers présents, puis il hocha légèrement la tête, comme satisfait de ce qu'il avait lu sur les visages. Quant aux menaces extérieures pesant sur les vies et les biens des citoyens du Talbot ou sur les intérêts et obligations du Royaume stellaire, du gouvernement de Sa Majesté, nous les réglerons au fur et à mesure de leur apparition. Une fois de plus, des tensions immenses vont se créer, en particulier avec les entités politiques et économiques que notre présence ici inquiète le plus. Je ne tolérerai aucune action, aucun écart de conduite susceptible de provoquer un incident inutile, mais je n'envisage pas non plus que ce vaisseau, ou n'importe quel spatial de son équipage, recule face à la menace. Nous avons un travail à accomplir, et nous ne pourrons le faire que si nous sommes capables et désireux d'agir aussi résolument que rapidement pour contrer toute menace visant l'amas, le Royaume stellaire ou notre vaisseau. » Il marqua une nouvelle pause, et son sourire réapparut. Je ne considère pas comme acquis que nous allons livrer une lutte à mort, déclara-t-il, ironique. Si jamais nous rencontrions une telle menace, j'ai bien l'intention de faire en sorte que toutes les pertes soient subies par l'autre camp. Mais cela ne signifie pas que je prévois le pire, et j'espère sincèrement que ce déploiement se révélera aussi ennuyeux et paisible que le craignent ceux d'entre nous qui se sentent coupables de ne pas être au front. Parce que, si c'est le cas, cela voudra dire que nous avons accompli la mission pour laquelle Sa Majesté nous a envoyés ici. Et à présent... » Il prit en main son verre de vin et le leva jusqu'à ce que les lumières du plafond en changent le contenu en un globe rubis étincelant. — Mesdames et messieurs de l'Hexapuma, dit-il, je bois au devoir, à la loyauté et à Sir Édouard Saganami. La tradition est vivante ! — La tradition est vivante ! » La réponse monta en un véritable grondement tandis que tous les autres levaient leur verre en réponse. Alors, qu'est-ce que tu en penses ? demanda Afkawa. — De quoi ? renvoya Hélène. De cette histoire de Chaton méchant? » Assis autour de la table, dans la zone commune des quartiers des bleus, ils sirotaient leurs boissons préférées. Hélène buvait une chope de Royale, l'une des meilleures bières brunes de Gryphon, tandis qu'elle et Léo interrogeaient Aikawa et Ragnhilde. Ces derniers étaient tombés en semi-état de choc quand le commandant avait prononcé de manière badine le surnom dont ils étaient les auteurs, mais ils semblaient enfin se remettre. Pour Ragnhilde, ça fait deux fois, songea-t-elle avec une explosion de rire intérieur, en observant la petite aspirante. Elle a dû avoir peine à se retenir de se cacher sous la table! — Non, pas ça, dit Aïkawa en esquissant une moue qui était à moitié un sourire, avant de redevenir sérieux. Qu'est-ce que tu penses de ce bobard du commandant comme quoi il est très important que nous ayons été affectés ici, dans le trou du cul de nulle part ? — Je ne crois pas que ce soit un bobard, dit Ragnhilde en chassant ses propres échos tenaces du guet-apens bienveillant tendu par Terekhov et en relevant les yeux, elle aussi soucieuse. Je crois qu'il pensait chaque mot qu'il a prononcé. Pas vous ? — Bof. » Aïkawa plissa les lèvres et leva les yeux vers le plafond. Puis il haussa les épaules. « Je n'en suis pas sûr, admit-il. Oh... (il agita la main) Je ne crois pas qu'il était en train de mentir, et il n'a rien dit que je n'approuve pas vraiment. Simplement, je ne peux pas m'empêcher de me demander quelle proportion de l'emphase qu'il a mise sur le sujet venait de son propre besoin de croire à l'importance de notre affectation. » Il observa ses compagnons tour à tour, l'air un peu troublé. « Je n'ai pas peur de dire que j'ai eu des crises de culpabilité occasionnelles depuis que je sais où nous allons. Pensez à tous les gens qu'on a connus sur l'île et qui se sont retrouvés directement au front ou même dans la Confédération silésienne, où il y a de véritables pirates. Et voilà que, nous, on a pour mission de "protéger" une poignée de gens qui demandent volontairement à se joindre au Royaume stellaire ! » Il secoua la tête. Son expression abritait un étrange mélange d'émotions, dont la culpabilité, la frustration et une bonne dose de soulagement. « Je n'étais pas là, intervint Léo Stottmeister, mais chaque mot qu'il a prononcé à propos de notre proximité de la Ligue, de Mesa et des transports qui passent d'ores et déjà par Lynx est absolument exact. Et puis je n'ai peut-être jamais eu affaire à la Sécurité aux frontières mais, une fois, le vaisseau de mon oncle Stefan a contrarié un gratte-papier de la DSF. Il n'avait rien fait de mal mais, quand la poussière s'est redéposée, ce salopard de Solarien avait confisqué le vaisseau et toute sa cargaison. Mon oncle a toujours soupçonné que ce fumier avait touché une part de la valeur du bâtiment, mais il dit aussi que ce profit n'était que la cerise sur le gâteau. Son véritable crime, c'était d'avoir soufflé une cargaison profitable à une entreprise de transport solarienne qui disposait d'un arrangement avec la Sécurité aux frontières. » Le grand aspirant haussa les épaules, inhabituellement sérieux. « Je sais que Ragnhilde a de la famille dans les transports mais, pour vous autres, je ne suis pas au courant. Je peux quand même vous dire un truc : l'oncle Stefan n'est pas le seul que j'aie jamais entendu dire combien certaines sociétés de transport solariennes nous détestent. Et la Sécurité aux frontières nous prend pour une bande de néo barbares avec des illusions de grandeur. Mélange tout ça dans un même nœud de serpents, et Dieu sait ce qui en sortira! Mais ne t'attends pas à ce que ce soit bon. — Léo n'a pas tort, acquiesça Ragnhilde, sombre. On est habitué à penser au Royaume stellaire comme à une grande nation, une puissance militaire et économique. C'en est une, mais par rapport à la Ligue, on est minuscule. Il ne faudrait pas grand-chose pour qu'un Solarien trop confiant, cupide ou intolérant – et il n'aurait pas forcément besoin d'être au service de la DSF – fasse quelque chose de terriblement idiot. — Et si ça se produit, intervint Paolo d'Arezzo, ça aura vraisemblablement un tas de ramifications. » Tous se tournèrent vers lui avec surprise. Après plus de deux mois à bord, il était toujours le seul aspirant distant et solitaire dans les quartiers des bleus. Qu'il eût été dispensé d'une partie des devoirs normalement associés à une première affectation, du fait que le lieutenant Bagwell avait besoin d'un assistant, avait encore accentué son isolement, et tous furent donc étonnés de l'entendre prendre la parole. Il se contenta de leur rendre leur regard en secouant la tête. « Si vous commandiez un vaisseau de la Reine en Silésie, et si un marchand ou un pacha manticorien vous disait qu'il a été volé, escroqué, maltraité ou menacé par un capitaine de la Spatiale silésienne, comment réagiriez-vous ? — Mais... commença Aïkawa, avant d'être coupé par Hélène. — Paolo a raison, admit-elle, quoique cela l'irritât de le reconnaître. La situation ne serait pas du tout la même mais elle paraîtrait semblable à un pacha de la FLS. Parce que Léo ne se trompe pas en ce qui concerne l'opinion que les Solariens ont de nous. Je suis allée sur la Vieille Terre et je l'ai vu de mes yeux. D'une certaine manière, c'est encore pire que pour les "néo barbares" qui n'ont pas autant de contacts avec Sol. » Elle grimaça. « Vous savez que mon père était encore en uniforme quand nous étions là-bas, hein ? » Comme les autres hochaient la tête, sa grimace se fit encore plus amère. « Eh bien, nous nous trouvions à une réception, un soir, et j'ai entendu une femme – j'ai appris plus tard qu'elle appartenait à l'Assemblée solarienne, pas moins – dire à une de ses amies en lui désignant papa : "Regarde-moi ça. On dirait qu'il appartient à une vraie flotte, non ?" — Tu déconnes, protesta Aïkawa. — J'aimerais bien. Pour la plupart d'entre eux, même pour certains qui devraient avoir plus de jugeote que ça, nous ne sommes tout bonnement pas réels. Les sociétés de fret et les sbires de la DSF dont parlait Léo ne sont pas nos seules sources d'inquiétude. N'oubliez pas à quel point nous sommes proches de Mesa, parce que je vous garantis que les Mesans, eux, ne l'oublieront pas. — Tu as peut-être raison, admit Aïkawa, visiblement à regret, avant de secouer légèrement la tête et de sourire. Et puisqu'on parle de Mesa et de ton estimé papa, mademoiselle l'aspirante princesse Hélène, si tu nous racontais enfin à tous ce qui s'est passé dans le système de Congo ? — Oh, oui ! » s'exclama aussitôt Léo. Il désigna Aïkawa et Ragnhilde d'un doigt irrité. « Je parie que tu as déjà tout dit à tes loyaux suivants. — Pas tout, protesta Ragnhilde avec un petit rire, sinon on ne poserait pas la question. » Elle se tourna à son tour vers Hélène. « En fait, j'adorerais entendre toute l'histoire. — Il n'y a pas tant que ça à raconter... commença l'intéressée, déclenchant un éclat de rire d'Aïkawa. — Mais non, bien sûr ! fit-il. Allez, vas-y ! Elle laissa un instant errer son regard dans le compartiment, se demandant comment elle devait réagir au juste, et elle sentit tous les yeux fixés sur elle. Ses compagnons – y compris d'Arezzo – étaient animés d'une intense curiosité qu'il lui faudrait satisfaire un jour, qu'elle le voulût ou non. Il y avait certains aspects de l'affaire qu'elle ne comprenait pas tout à fait elle-même, ainsi que d'autres qu'elle comprenait mais qui resteraient très longtemps réservés aux seules personnes ayant besoin de les connaître. Cependant... « Bon, d'accord, dit-elle, mais, d'abord, quelques règles de base. Il y a des choses que je ne peux dire à personne, pas même à vous. Alors il va falloir vous contenter de ce que je peux bel et bien vous confier. Vous ne me posez pas de questions indiscrètes et vous n'essayez pas de me piéger pour en savoir plus. D'accord ? » Ils lui rendirent son regard, redevenus un peu sérieux, puis Aïkawa hocha la tête. « D'accord, dit-il. — Bon, alors je vous fais la version courte. Lors du dernier dix-septième mois, environ six mois T avant la reprise des hostilités contre les Havriens, mon père – vous savez : monsieur Super-Barbouze – et ma sœur Berry ont été choisis par la reine pour être ses représentants aux obsèques de Stein, en Erewhon. Haute-Crête et ses séides n'envoyaient personne, et Sa Majesté leur en voulait un peu. Je ne pense pas qu'elle apprécie vraiment l'Association Renaissance, mais c'est ce que la Ligue a de plus proche d'un parti réformateur populaire, elle se disait donc que le Royaume stellaire devait au moins envoyer quelqu'un à l'enterrement de son président. Bref, elle a décidé de faire de sa nièce, la princesse Ruth, sa représentante personnelle, et elle a demandé à papa de l'accompagner, à la fois pour lui servir de chaperon et à cause de ses rapports avec Cathy Montaigne et la Ligue contre l'esclavage. Elle se disait que cela rendrait encore plus flagrant le fait qu'elle était en train d'enfoncer un doigt dans l'œil de Haute-Crête. » Et aussi, songea-t-elle, parce la reine et Ruth avaient décidé que la Maison de Winton avait besoin d'un espion résident tout à elle, et qu'elles voulaient pour Ruth le meilleur des professeurs. Il s'avère que c'était mon cher papa. « Tout semblait se passer à peu près comme prévu quand papa a été appelé sur Grenouille Fumante. » Elle vit une curiosité supplémentaire naître dans les yeux de plusieurs de ses auditeurs, mais elle n'avait nulle intention d'expliquer ce que recouvrait cet aspect-là de l'affaire. Le Royaume stellaire bourdonnait encore de spéculations quant à la mystérieuse disparition de la comtesse de Nord-Aven, et elle était bien décidée à ce que cela continue. « Une fois qu'il est parti, comme je suis sûre que vous l'avez tous appris par les médias, une bande de dingues masadiens a tenté d'enlever la princesse alors qu'elle se trouvait à bord de la principale base civile d'Erewhon. Où elle portait les habits de Berry, alors que Berry portait les siens, si bien qu'ils ont récupéré la mauvaise proie. Et c'est là que celte situation ridicule s'est nouée. « Ils ont réussi à s'emparer d'elle, mais son détachement de sécurité est parvenu à tuer la plupart des terroristes avant d'être éliminé, et les survivants se sont retrouvés coincés à bord de la base spatiale. » Ce qui est à peu près vrai. Nous laisserons juste de côté toute allusion aux agents secrets havriens, aux terroristes armés du Théâtre Audubon et aux fusiliers de la Ligue solarienne. Tous les Masadiens n'étaient pas impliqués dans l'enlèvement proprement dit; d'autres avaient réussi à s'emparer d'un transporteur de Jessyk & Co qui se trouvait avoir à son bord un contingent d'esclaves génétiques, et ils ont menacé de le faire sauter avec ses milliers d'occupants, à moins que leurs camarades et la princesse ne leur soient livrés. Hélas ! ils ignoraient qu'à ce moment-là tous les camarades en question étaient déjà morts. Donc la princesse... (c'est-à-dire ma sœur, cette espèce d'idiote!) a décidé qu'il était de sa responsabilité de se livrer à eux. Ce qu'elle a fait. » Accompagnée par ce qui doit être le fils de pute le plus effrayant de tout le service secret havrien. Mais, en fait, ce n'était qu'une ruse. Pendant que les Masadiens se congratulaient d'avoir mis la main sur la princesse Ruth, une équipe d'abordage... (et ne commençons pas à nous demander d'où elle venait) est montée discrètement dans le cargo. Ses membres ont réussi à abattre les terroristes, et ils ont remis le vaisseau entre les mains des esclaves. » À ce moment-là, toutefois, puisque tout le monde ou presque le croyait encore aux mains des Masadiens, quelqu'un avait eu la brillante idée de s'en servir comme d'une espèce de cheval de Troie contre Congo. Ce qui est sans doute la seule chose de l'univers sur laquelle les Erewhoniens, les Solariens et nous... (et le service secret havrien) pouvions nous mettre d'accord à ce moment-là, vu comment nos relations avec Erewhon avaient tourné au vinaigre. Le temps que papa rentre de Grenouille Fumante et se rende compte de tout ce qui s'était produit en son absence, la plupart des décisions avaient déjà été prises. Et Berry a fini par se retrouver agent de liaison entre les esclaves et tous les autres. Probablement... (passons aussi vite que possible sur cet épisode) parce qu'en pratique nous sommes toutes les deux les filles de Lady Montaigne (même si papa et elle ne se sont jamais souciés de se marier), et qu'en conséquence tant la Ligue contre l'esclavage que le Théâtre estimaient pouvoir lui faire confiance. » Quoi qu'il en soit, la princesse Ruth a fait intervenir le capitaine Oversteegen et le Bravade et, en compagnie de quelques officiers solariens qui avaient leurs propres haches à aiguiser, elle a ramené le cargo sur Congo, en compagnie d'une troupe d'assaut composée principalement des esclaves libérés et de quelques "terroristes" du Théâtre que papa a su trouver. Troupe qui est montée à bord de la base spatiale de Manpower et s'en est emparée. Elle haussa les épaules, le visage soudain grave. Sans la base pour les couvrir de leur feu orbital, les sbires de Manpower et les esclavagistes de la planète n'avaient aucune chance. Ça a été... assez moche. Un tas d'atrocités et beaucoup de vengeances. Et ça aurait été encore pire sans Berry. Elle a réussi à freiner les pires des massacres et, par la même occasion, je n'ai toujours pas tout à fait compris comment, elle a été enrôlée pour devenir la reine locale. » Hélène haussa à nouveau les épaules, cette fois d'impuissance, et leva les mains, paumes en l'air. Elle ne comprenait vraiment pas comment les événements s'étaient déroulés, quoique Berry eût fait de son mieux pour le lui expliquer dans ses lettres. Tout ce qu'elle savait, c'était que la gamine martyrisée qu'elle avait tirée des labyrinthes souterrains de la Vieille Chicago était devenue monarque en titre de la planète Torche, un royaume peuplé d'esclaves libérés, donc fanatiquement acquis à la destruction de Manpower et de tout ce qui venait de Mesa. Avec un ex-lieutenant des fusiliers solariens pour commandant en chef des forces armées, une princesse de Manticore chef des services de renseignement, le chef local des services secrets havriens comme lien avec Havre et un soutien à l'équilibre précaire du Royaume stellaire comme de la République, équilibre qui semblait devoir se maintenir malgré la reprise des hostilités. Et, bien entendu, son nœud de trou de ver personnel. Avec des terminus à l'emplacement pour l'heure inconnu, car Manpower ne les avait pas explorés ou bien avait réussi à détruire les données les concernant avant de perdre Congo. Elle chassa cette pensée familière d'une grimace et releva la tête pour voir cinq paires d'yeux la contempler avec des degrés d'ahurissement divers. — Bref, c'était la version simple de l'histoire, dit-elle. — Excuse-moi, fit Paolo d'Arezzo, qui lui lançait un de ses rares sourires, tandis que son regard abritait une lueur qu'elle ne parvint pas à identifier, mais si, ça, c'était la version simple, je suis content d'avoir raté la version compliquée. — Alors là, moi aussi », approuva Léo en hochant la tête avec vigueur. Ragnhilde se contenta de regarder Hélène, pensive, mais Aïkawa se cala au fond de son siège et croisa les bras. — Je sais qu'on a tous promis de ne pas essayer de t'en arracher davantage, alors je vais me contenter de signaler que ta petite explication laisse pas mal de fils en l'air. » Comme elle se parait de son expression la plus innocente, il renifla. v En laissant de côté toutes les questions sur la manière exacte dont s'est produit le changement de gérance, pourrais-tu nous dire s'il est vrai que la planète de ta sœur a officiellement déclaré la guerre à Manpower et à Mesa ? — Oh, bien sûr, ça, ce n'est pas un secret, répondit Hélène. Qu'est-ce que tu voulais attendre d'un monde quasi exclusivement peuplé d'esclaves génétiques libérés ? — Et leur flotte se compose des frégates que ton père et ta mère – pardon, ton père et Lady Montaigne – ont construites pour la Ligue contre l'esclavage ? — C'en est le cœur. Cela dit, j'ai cru comprendre qu'ils négociaient autant avec nous qu'avec les Havriens pour obtenir des vaisseaux plus lourds. Même des modèles alliés "dépassés" sont au moins aussi bons que ce que pourraient avoir Manpower ou Mesa. Et tous les habitants de Torche se disent que Manpower, un jour ou l'autre, s'imaginera avoir trouvé le moyen de reprendre possession de Congo. Bâtir une flotte assez conséquente pour décourager la tentation figure donc assez haut sur la liste de priorités des "conseillers de la reine Berry". — Je comprends ça, dit Léo, sobre. Mais, dis-moi, d'après ton père, comment Mesa a-t-elle perçu la part prise par le Royaume stellaire dans ce qui s'est passé en Congo ? — Il pense qu'en Mesa on est fou de rage, dit Hélène avec un sourire. Après tout, ce sont Oversteegen et le Bravade qui ont escorté le cheval de Troie "détourné" jusqu'en Congo. À l'heure qu'il est, on sait forcément que la princesse Ruth – la propre nièce de la reine – était aussi impliquée dans l'affaire jusqu'aux oreilles. En plus, c'est Oversteegen qui a initialement affronté la force d'assaut mesane envoyée pour reprendre le système. Sans parler du fait qu'on est nous-mêmes plus ou moins en guerre contre Manpower depuis presque quatre cents ans T. — Et, comme le faisait remarquer le commandant, l'amas ne se trouve qu'à cent ou deux cents années-lumière de Mesa, murmura Léo. — Exactement, appuya d'Arezzo. Nous appartenons à une des rares Spatiales qui font réellement respecter la convention de Cherwell, donc le Royaume stellaire et Mesa s'opposent depuis des siècles. Alors même que nous étions jusque-là séparés par presque mille années-lumière. — C'est tout à fait ça, fit Ragnhilde. Manpower ne se réjouira guère de nous voir installer des bases spatiales si près de son système d'origine. C'est pour ça qu'à mon avis le commandant ne se trompe pas en pensant que ça pourrait tourner mal. Chez nous, on a tendance à considérer Manpower et Mesa comme des entités distinctes – un peu comme Manticore et le cartel Hauptman ou Grayson et Dômes aériens. Mais ce n'est pas exact. Manpower et une poignée d'autres très grosses sociétés tiennent Mesa. Qui possède sa propre Spatiale. Peut-être pas énorme comparée à la nôtre, mais non négligeable et équipée de modèles solariens modernes. En outre, la plupart des entreprises qui ont leur siège social là-bas disposent d'au moins quelques vaisseaux armés personnels. Distraits comme nous le sommes par la Silésie et par le front, elles seront presque à coup sûr tentées d'utiliser ce potentiel militaire pour déstabiliser notre annexion de l'amas. — Et la Sécurité aux frontières serait enchantée de les y aider, approuva sombrement Léo. — Cette affectation va peut-être se révéler moins ennuyeuse que je ne le croyais, finalement », conclut Aïkawa, pensif. CHAPITRE DIX « T'es là, Steve ? » Stephen Westman, des Westman de Buffalo Valley, fit la moue et se recoiffa de son chapeau – un modèle naguère appelé stetson » sur la planète d'origine de l'humanité – dont l'anneau décoratif en argent incrusté d'améthystes étincela quand il secoua la tête, exaspéré. Jusqu'ici, la plupart de ses subordonnés avaient peine à se rappeler l'existence de ce qu'on appelait la sécurité opérationnelle. Au moins, j'ai réussi à mettre la main sur des logiciels crypto solariens destinés au marché commercial. Les Mandes pourront sûrement les briser quand ils arriveront en force, mais tant qu'on n'affronte que nos merdouilles fabriquées localement, on ne devrait pas avoir de problème. « Liberté Trois, ici Liberté Un, déclara-t-il dans son com, sur un ton lourd de sous-entendus. Oui, je suis là. — Ah, merde, Ste... je veux dire Liberté Un. » Jeff Hollister paraissait penaud. « Désolé, j'ai oublié. — Laisse tomber... pour cette fois, trancha Westman. Qu'est-ce qui se passe ? — Les gars sur lesquels tu voulais qu'on garde un œil. Ils remontent le Schuyler. On dirait qu'ils ont l'intention de camper pour la nuit aux environs de Big Rock Dome. — Vraiment » Westman plissa les lèvres, pensif. « Mais c'est très intéressant, ça, Liberté Trois. — Je pensais bien que ça t'intéresserait, dit Hollister, satisfait. — Merci de m'avoir transmis l'info. On se voit plus tard. — À plus », confirma Hollister, laconique, avant de couper la communication. Westman replia son propre com et le rangea dans sa poche, tout en méditant l'information. C'était un homme assez grand, presque un mètre quatre-vingt-huit, les épaules larges et puissantes. Il était en outre d'une beauté frappante avec ses cheveux blonds décolorés par le soleil, ses yeux bleus et un visage que le prolong de première génération conservait raisonnablement jeune mais que soixante et un ans T d'expérience, d'intempéries et d'humour avaient doté de pattes d'oie. À cet instant, ledit visage abritait une expression pensive. Eh bien, songea-t-il, il est grand temps que je mette la machine en route, si je suis vraiment décidé. Et je le suis. Il réfléchit encore un instant, debout dans l'ombre mouchetée de trembles terriens introduits sur Montana plus de trois siècles T plus tôt. Écoutant les feuilles dorées bruire dans le vent, il leva les yeux pour vérifier la position du soleil : un automatisme, presque un instinct. Puis il hocha la tête, résolu, tourna les talons et traversa ce qui paraissait être une paroi de pierre solide pour pénétrer dans une grande caverne. Tels les logiciels crypto achetés pour les communicateurs de ses partisans, le générateur holo qui produisait cette illusion était de fabrication solarienne. Il déplaisait beaucoup à West-man d'utiliser cette technologie-là, puisque la Ligue et la Direction de la sécurité aux frontières, qu'on n'aurait su maudire assez, étaient l'ennemi depuis bien plus longtemps que les Manties. Toutefois, en homme pratique, il n'allait pas se handicaper en se privant du meilleur matériel disponible. Par ailleurs, il y a quelque chose... d'approprié à se servir de matériel solarien contre une autre putain de bande de chats charognards étrangers. Et ces salopards de Rembrandtais sont encore pires. Si ce fils de pute de Van Dort croit se débarrasser de Montana par une pirouette et nous baiser encore un coup, il se prépare une douloureuse surprise. « Luis ! » appela-t-il en s'enfonçant dans la caverne – en grande partie naturelle, mais considérablement agrandie par ses partisans et lui. La chaîne du Nouveau-Cygne était bourrée de minerai de fer, dont une quantité suffisante constituait le meilleur camouflage possible. Il lui déplaisait un peu de mettre tant d'œufs dans le même panier, même un panier aussi bien caché que celui-là, mais il n'avait pas eu tellement le choix lorsqu'il avait décidé de passer dans la clandestinité. Avec de la chance, si tout se déroulait comme il l'espérait, il pourrait s'étendre en un réseau de bases satellites qui réduiraient sa vulnérabilité en dispersant ses biens et son organisation. « Luis ! appela-t-il à nouveau – et cette fois, il y eut une réponse. — Oui, patron ? » renvoya Luis Palacios en remontant d'un pas bruyant les marches de béton coulé qui menaient au niveau inférieur des cavernes. Palacios était le contremaître de Westman – dans les faits, le gérant sur le terrain d'un empire agricole rapportant des profits de l'ordre de quatre-vingt-dix millions de crédits solariens par an –, tout comme il avait été celui de son père. Mince, brun, il mesurait un centimètre de plus que son employeur, et sa joue gauche portait trois cicatrices profondes, léguées par un quasi-couguar. C'était aussi le seul homme de Montana – et, d'ailleurs, de tout l'amas de Talbot – auquel Westman se fiait sans réserve aucune. « Jeff Hollister vient d'appeler, déclara ledit Westman. Les arpenteurs manties et cet abruti de Haven remontent le Schuyler en direction de Big Rock. Qu'est-ce que tu dirais de prendre quelques gars et d'aller leur souhaiter la bienvenue comme il se doit? — Ma foi, je pense que ça serait tout à fait sympa de notre part, patron, répondit Palacios avec un sourire. À quel point voulez-vous que l'accueil soit chaleureux ? — Oh, je ne vois pas de raison de se laisser emporter. Après tout, ce sera notre première fiesta. — Compris. » Le contremaître hocha la tête. « Vous voulez que je choisisse les gars — Vas-y, acquiesça Westman. Assure-toi juste d'en prendre au moins trois de ceux qu'on pense bombarder chefs de cellule. — Pas de problème. Bennington, Travers et Ciraki sont tous les trois de service. — Parfait. » Son employeur sourit, approbateur. « Dis-leur que je compte tomber sur nos invités extraplanétaires demain matin mais qu'on a un bout de chemin à faire. Je veux donc partir d'ici quatre ou cinq heures. » Oscar Johansen consulta son GPS avec satisfaction. Il avait été enchanté de découvrir que Montana disposait d'un réseau étendu de satellites de navigation. Il aurait pu demander les mêmes données aux HMS Eriksson ou Volcan – les vaisseaux de soutien placés ici par la FRM – mais il préférait utiliser l'infrastructure locale... chaque fois que c'était possible. On ne savait jamais ce qu'on pouvait trouver sur une planète des Marges. Certaines ne valaient pas mieux que la Vieille Terre de l'ère pré spatiale, d'autres étaient encore plus avancées que ne l'avait été Grayson avant de se rallier à l'Alliance manticorienne. Montana se situait quelque part entre ces deux extrêmes. Trop fauchée pour s'offrir une base technologique très solide, elle avait cependant fait un usage inventif de ce qu'elle avait pu se payer. Ses satellites de navigation en étaient un bon exemple. Quoique obsolètes depuis au moins deux siècles selon les critères manticoriens, ils remplissaient parfaitement leur fonction. Et ils faisaient en outre office de satellites météo, de réseau radar destiné au contrôle du trafic aérien, de plates-formes de surveillance policière et de points de contrôle de la circulation pour tous les cargos de passage. Il n'y a aucune raison pour que ce monde soit aussi pauvre, songea Johansen en entrant les coordonnées du GPS dans la carte électronique de son bloc mémo. Le bœuf qu'on élève ici se vendrait très cher chez nous et, avec le terminus de Lynx, on pourrait l'envoyer tout frais sur Beowulf ou même la Vieille Terre. Il secoua la tête en songeant au prix astronomique que le bœuf ou le quasi-buffle de Montana pourraient atteindre sur la planète mère. Et il y a des dizaines d'autres possibilités pour quiconque possède un tout petit capital de départ. Ce qui était après tout la raison de sa présence. Le gouvernement Alexander ne cachait pas l'intention de Sa Majesté de ne pas laisser ses nouveaux sujets du Talbot se faire évincer du développement de leurs propres systèmes stellaires par d'avides opérateurs manticoriens. Il avait annoncé qu'il procéderait à ses propres repérages dans l'amas, en conjonction avec les dirigeants locaux, afin de confirmer tous les titres de propriété existants. Ces titres seraient protégés de plein droit et, dans le but d'assurer une participation locale aux projets de développement, le Chancelier de l'Échiquier avait annoncé que, durant ses premiers dix ans T d'existence, toute nouvelle entreprise bénéficierait d'une réduction d'impôts égale au pourcentage de son capital détenu par des citoyens de l'amas. Au bout de cette période, la réduction diminuerait de cinq pour cent par an pendant encore dix ans T, avant de disparaître la vingt et unième année. Compte tenu du montant des impôts exigés par le Royaume stellaire en temps de guerre, cette mesure garantirait une représentation massive des capitaux locaux. Johansen leva les yeux vers le soleil qui soulevait une vague de braises dorées et cramoisies à l'horizon occidental. La primaire de Montana – également appelée Montana – était un peu plus froide que Manticore-A. Et la planète en était plus éloignée de presque une minute-lumière que ne l'était le monde capitale du Royaume stellaire de sa propre primaire. Quand le soir approchait, la fraîcheur se faisait particulièrement remarquable. Il se tourna vers le site où les membres de l'expédition étaient en train de monter leurs tentes pour la nuit. Ces dernières s'élevant avec l'efficacité née d'une longue pratique, ses yeux s'égarèrent vers la feuille liquide ridée, gris acier, qui courait sur les rochers et les galets du Schuyler. Des arbres locaux, parsemés de chênes et de trembles terriens, occupaient les berges, jetant leur ombre sur l'eau cristalline, et la tentation naquit en lui. Il devait bien y avoir des étangs profonds par ici, songea-t-il, et il avait déjà rencontré la quasi-perche de la planète. En général, il est bon de maintenir une certaine distance entre le chef et ses Indiens, songea-t-il avec un petit sourire, donc je ne devrais sans doute pas les déranger à présent qu'ils ont trouvé leur rythme. Si je m'active assez, je pourrais même attraper assez de poisson pour nous apporter un peu de variété au dîner. Et, même si je n'y arrive pas, je pourrai toujours prétendre que c'est ce que j'essayais de faire. Il se dirigea vers son aérodyne personnel afin d'y prendre son matériel de pêche. Le soleil se levait lentement sur le flanc oriental de la vallée du Schuyler. Un givre lumineux faisait étinceler les plus hautes pentes, au nord, tandis que de longs doigts d'ombre découpés dans la matinée montagnarde se tendaient vers le campement des arpenteurs endormis. Stephen Westman regarda le soleil monter de plus en plus haut dans le ciel et consulta son chrono. Il était l'heure, aussi quitta-t-il l'arbre tombé sur lequel il était assis pour empoigner le fusil posé près de lui et commencer à descendre la pente. Oscar Johansen roula sur lui-même et s'étira avec volupté. Sa femme s'était toujours étonnée de la manière dont ses habitudes de sommeil se modifiaient lorsqu'il arrivait sur le terrain. Chez lui, c'était un oiseau de nuit qui veillait jusqu'à des heures indues et dormait aussi tard qu'on le lui permettait. À l'extérieur, au contraire, il adorait les premières heures du jour. Il y avait quelque chose de particulier, voire de sacré, dans ces minutes paisibles, claires, cristallines, durant lesquelles le soleil coulait à nouveau lentement, très lentement, sur le monde. Toute planète habitable par l'homme abritait une grande variété d'oiseaux et Johansen n'en avait encore jamais visité où aucun ne saluait l'aube. Chants et sifflements variaient à l'infini mais il y avait toujours une première note isolée de l'orchestre. Le moment où le premier chanteur s'éveillait, testait sa voix puis lançait le cri qui sonnait officiellement la fin de la nuit, le début d'un nouveau jour. Le tissu de sa tente fabriquée sur Manticore avait gardé toute la nuit la température de vingt degrés qu'il affectionnait —soixante-huit degrés sur l'antique échelle Fahrenheit qu'avaient apportée avec eux les premiers colons de Montana, délibérément archaïques. Il s'empara de la télécommande. Comme il y tapait un ordre, la face est de la tente se transforma obligeamment en une fenêtre à sens unique. Assis sur le confortable matelas en plastique-mémoire, dans la chaleur de son couchage, il observa les ombres du matin et les bancs de brume qui lévitaient au-dessus du fleuve, comme si l'eau respirait. Il admirait encore le lever du soleil quand, soudain, la fermeture à glissière de sa tente s'ouvrit d'un coup. Il se dressa sur son matelas, surpris, puis se figea en se retrouvant nez à nez avec le canon d'un pulseur. Bonjour, l'ami, dit l'homme au teint recuit qui tenait l'arme, charmant. Je suppose que vous êtes un peu surpris de me voir. » « Mais bordel de merde, Steve ! » Les Haven paraissait plus irrité qu'autre chose, se dit Johansen. L'inspecteur du cadastre connaissait visiblement le chef, grand et blond, des trente ou quarante hommes masqués et armés qui avaient envahi le campement. Le Manticorien se demanda s'il s'agissait d'une bonne ou d'une mauvaise chose. « On dirait que tu as de mauvaises fréquentations, Les, répondit le chef, avant de désigner Johansen d'un signe de tête. Tu fournis les maquereaux d'outre-monde, maintenant. — Steve Westman, si tu avais seulement la jugeote que Dieu accorde aux néo dindes, tu saurais que tout ça est parfaitement stupide ! » Johansen se fût senti plus rassuré si Haven s'était montré un tout petit peu moins emphatique. Le Montanien prenait toutefois fermement le mors aux dents. « Bon Dieu, Steve, on a voté en faveur de l'annexion à plus de soixante-douze pour cent. Soixante-douze pour cent, Steve ! Est-ce que tu vas traiter d'idiots une telle proportion de tes voisins ? — Sans doute, si c'en sont », répondit aimablement le blond. Quatre de ses hommes et lui tenaient en respect l'équipe de repérage tandis que ses autres partisans s'employaient à démonter les tentes et à les charger dans les véhicules des arpenteurs. « Et c'en sont ! Des idiots, je veux dire, expliqua-t-il, serviable, quand Haven le fixa avec colère. — Eh bien, tu as eu ta chance de les convaincre que tu avais raison au moment des élections, et tu n'y es pas parvenu, hein ? — On dirait que non. Bien sûr, toute cette planète a toujours été très entêtée, non ? » Westman sourit, de petites rides se creusèrent autour de ses yeux bleus et, malgré lui, Johansen fut sensible au charisme brut de cet homme. « Si, fit Haven. Et tu te prépares à énerver soixante-douze pour cent des gens qui y vivent ! — Ça ne sera pas la première fois », fit son interlocuteur avec un haussement d'épaules. L'inspecteur du Cadastre poussa un soupir bruyant. Ses épaules parurent s'affaisser et il secoua la tête tristement. « Je sais que tu n'as jamais fait plus confiance à Van Dort et à son Union commerciale qu'à ces enfoirés de la Sécurité aux frontières. Et je sais que tu es convaincu que Manticore ne vaut pas mieux que Mesa. Mais je suis ici pour te dire que tu perds complètement l'esprit. Il y a un univers entre ce que nous offre le Royaume stellaire et ce que nous ferait la Sécurité aux frontières. — Bien sûr... jusqu'à ce qu'on soit entre ses griffes. » West-man secoua la tête. « Van Dort a déjà assez planté les crocs dans notre chair, Les. Il n'ouvrira pas la porte à une autre bande de sangsues si je peux m'y opposer. La seule manière de rester maître chez soi, c'est de virer tous les étrangers à coups de pied. Si le reste de l'amas veut passer la tête dans ce nœud coulant-là, je m'en fiche. Grand bien lui fasse. Mais personne ne donnera ma planète à qui que ce soit, sinon à ses habitants, et, si les Montaniens sont trop têtus ou aveugles pour voir le mal qu'ils se font eux-mêmes, je serai obligé de me passer d'eux pour agir. — Les Westman sont respectés sur cette planète depuis la colonisation, reprit Haven, plus calme, et même les gens qui n'étaient pas d'accord avec toi au cours du débat sur l'annexion e respectaient, Steve. Si tu persistes dans cette voie, ça va changer. Les premières familles ont toujours eu beaucoup de poids, 'nais tu sais qu'on n'a jamais été du genre à rouler sur le dos et à aire le mort parce que les grands fermiers nous le disent. Les gens qui ont voté en faveur de l'annexion ne vont pas tellement apprécier que tu leur expliques qu'ils n'ont pas le droit de décider eux-mêmes de ce qu'ils veulent. — C'est bien le problème, vois-tu, Les, répondit Westman. :e n'est pas tellement que je tienne à leur expliquer qu'ils n'ont pas le droit de faire ce qu'ils veulent. C'est juste qu'à mon avis ils n'ont pas le droit de décider pour moi. Cette planète et ce système stellaire ont une constitution, j'ai achevé de la relire hier soir, et elle ne contient pas un seul mot signifiant que quiconque a le droit légal – ou le pouvoir – de vendre notre souveraineté. — Personne ne viole la Constitution, objecta Haven. C'est pourquoi le référendum sur l'annexion a été orchestré comme il l'a été. Tu sais comme moi que la Constitution autorise bel et bien des assemblées constituantes susceptibles de l'amender, et c'est exactement ce qu'a mis en place le vote. Une assemblée, réunie de la manière prévue par la Constitution et exerçant les pouvoirs qu'elle accorde à ses délégués. — Amender ne signifie pas jeter à la poubelle », rétorqua Westman. Quoique visiblement passionné, il demeurait calme et posé, sans permettre à ses émotions, aussi profondes fussent-elles, de le pousser dans une colère aveugle. Ce dont Oscar Johansen se réjouissait beaucoup. « Steve... voulut reprendre Haven, mais son interlocuteur secoua la tête. — Nous ne tomberons jamais d'accord, Les, dit-il, patient. Il est possible que tu aies raison. Je ne le crois pas, note bien, mais j'imagine que c'est possible. Que ce soit le cas ou non, toutefois, j'ai déjà décidé de ma position et de ce que je veux faire. Et je dois te dire, Les, que tu ne vas pas tellement aimer ce que j'ai en tête. Je saisis donc cette occasion de te présenter d'avance mes excuses pour l'indignité que je me prépare à t'infliger. » Comme l'expression de Haven se faisait soudain plus méfiante, Westman lui lança un sourire presque malicieux, puis il se tourna vers Mary Seavers et Adriana Constantin, les deux membres féminins de l'équipe de dix arpenteurs commandée par Johansen. « Mesdames, déclara-t-il, je n'avais pas songé qu'il pourrait se trouver ici des femmes. Je n'ignore pas que, sur Montana, nous sommes un brin attardés par rapport à Manticore, mais il me chiffonnerait tout de même de manquer de respect à une dame. Si vous voulez donc bien vous écarter un peu vers la gauche, toutes les deux ? » Seavers et Constantin lancèrent un regard anxieux au chef de leur expédition, lequel se contenta de hocher la tête sans quitter Westman des yeux. Les deux femmes obéirent donc et le Montanien sourit. « Merci, monsieur... Johansen, c'est bien ça ? » L'intéressé hocha à nouveau la tête. « Eh bien, monsieur Johansen, j'espère que vous n'avez pas pris personnellement l'opinion sur votre Royaume stellaire que j'ai exposée tout à l'heure avec assez de véhémence. Pour ce que j'en sais, vous êtes un type bien, et je vais supposer que c'est vrai. Toutefois, j'estime important de faire passer mon message à vos supérieurs ainsi qu'aux patrons de Les. — Cette matinée va donc nous servir d'exercice d'échauffement. Une démonstration de force, pourrait-on dire. Puisque ce n'est pas autre chose, je préférerais que personne ne soit blessé. Je suppose que vous approuvez ce choix ? — Vous pouvez sans crainte considérer que c'est le cas, lui , dit Johansen lorsqu'il se tut. — Parfait ! s'exclama Westman avec un grand sourire, lequel disparut toutefois assez vite. Cela dit, si nous en arrivons à un affrontement, il est possible qu'un tas de gens soient blessés avant que la situation ne s'apaise. Je veux que vous disiez cela à vos supérieurs. C'est un avertissement gratuit – bon, presque gratuit – et je n'en lancerai plus beaucoup de semblables. Dites-leur ça aussi, à vos supérieurs. — Je leur répéterai vos paroles mot pour mot, lui assura Johansen lorsqu'il s'interrompit à nouveau. — Parfait, répéta le Montanien. Et maintenant, monsieur Johansen, si vous et vos hommes – et vous aussi, Alvin – vouliez avoir la bonté de vous mettre en sous-vêtements. — Je vous demande pardon ? s'exclama l'autre, abasourdi, tandis qu'on lui adressait un sourire étonnamment compatissant. — J'ai dit que j'apprécierais de vous voir vous mettre en sous-vêtements. » Westman désigna les deux femmes d'un signe de tête. « Un véritable gentleman de Montana n'infligerait jamais une telle indignité à une dame, raison pour laquelle ces deux-là ont été excusées. Vous, messieurs, c'est une autre histoire. » Il avait le sourire aimable mais l'expression inflexible, et ses partisans étaient visiblement prêts à faire respecter ses exigences si nécessaire. Johansen le fixa durant quelques secondes puis se tourna vers ses hommes. « Vous l'avez entendu? fit-il, résigné. Je ne crois pas qu'on ait trop le choix, donc autant obtempérer. » Toute l'équipe de Johansen, à l'exception des deux femmes, et leurs collègues locaux, en caleçon, pieds nus, regardaient leurs véhicules et leur équipement s'enfoncer dans les montagnes. Westman et deux de ses acolytes attendaient près du dernier aérodyne. Le chef regarda ses autres troupes s'en aller puis se tourna vers ses prisonniers. « Bien, dit-il. Les connaît le chemin du gué de Bridgeman. Vous n'avez qu'à partir dans cette direction, messieurs. Je vais envoyer un message à ton patron, Les, pour lui dire que vous arrivez, mais il me faudra quelques heures pour le contacter sans lui donner d'indices sur notre position. — Tu as dit ce que tu avais à dire, Steve, déclara Haven, très calme. Dieu seul sait dans quels ennuis tu t'es déjà fourré. Mais on se connaît depuis bien longtemps et j'aime à croire qu'on a été amis. Et c'est pour cette raison que je te dis : laisse tomber. Laisse tomber avant que quelqu'un ne soit blessé. — Je ne peux pas, Les, répondit Westman avec un regret authentique. Et rappelle-toi ce que j'ai dit. On a été amis, et je serais absolument désolé de tirer sur un ami. Mais si tu continues d'aider ces gens à voler ma planète, je le ferai. Tu sais que je suis sincère, alors je te suggère d'en convaincre le président Suffies. Je pense que Trévor Bannister le sait déjà mais, à ce que j'ai constaté, l'intelligence n'est pas exactement le fort de Suttles, donc Trévor aura peut-être besoin d'un peu d'aide pour le persuader. Quant à vous, monsieur Johansen, je vous conseille de convaincre de la même chose votre baronne de Méduse. Il soutint encore quelques instants leur regard, puis ses derniers partisans et lui montèrent dans l'aérodyne qui se souleva dans la matinée fraîche. « Je n'aime pas ce que j'entends, dit Henri Krietzmann d'une voix dure. Je n'aime pas ça du tout. » Sa voix et son expression contrastaient avec la brise fraîche délicieuse qui soufflait sur la terrasse de la suite luxueuse. La primaire du lointain système binaire du nom de Fuseau était une étoile Go mais la planète Lin s'en trouvait à treize minutes-lumière, et c'était le printemps dans son hémisphère nord. Des nuages d'orage spectaculaires – d'un blanc aveuglant dessus et d'un noir de mauvais augure dessous – filaient à bonne allure (l'ouest en est au-dessus de l'océan Humboldt. Il leur faudrait toutefois encore plusieurs heures pour arriver, aussi les trois hommes profitaient-ils du brillant soleil printanier et du parfum (les fleurs apporté par le vent depuis les jardinières multicolores de la terrasse, les yeux tournés vers la capitale, Dé-à-Coudre, .tir la côte ouest d'un continent au nom improbable : Gossyplum. Il s'agissait d'une très jolie ville, surtout pour une planète des Marges. Ses bâtiments étaient bas et proches du sol, à cent licites des tours colossales des cités antigrav modernes. La raison en était que, lors de leur construction, les bâtisseurs ne disposaient pas de l'antigrav. S'ils étaient limités à des technologies primitives, ils avaient toutefois visiblement conçu leur nouvelle capitale avec beaucoup de soin. La grande place centrale, établie autour d'un paysage arboré, couvert de fleurs et de plans d'eau intriqués, était bien visible depuis la terrasse. De même que les avenues principales qui s'en écartaient tels les rayons d'une roue immense. La plupart des bâtiments étaient faits d'une pierre locale, un granit bleu qui étincelait sous le soleil, et d'autres plans d'eau ou espaces verts avaient été intégrés avec soin dans le schéma de la ville. Ce n'était qu'au-delà du centre-ville, en s'éloignant de l'océan, qu'on rencontrait des taudis laids et surpeuplés, le lot des pauvres dans presque tous les systèmes des Marges. « Ça ne plaît vraiment à aucun de nous, Henri », dit d'une voix douce Bernardus Van Dort. Les cheveux clairs et les yeux bleus, mesurant plus d'un mètre quatre-vingt-quinze, il projetait l'assurance d'un homme habitué au succès. « Mais on ne peut pas non plus prétendre que c'est inattendu, hein? — Bien sûr que ce n'est pas inattendu, intervint le troisième homme, Joachim Alquezar, dont les lèvres adoptèrent un pli ironique. Après tout, la bêtise est indissociable de la nature humaine. » Quoique très peu de gens eussent considéré Van Dort comme petit, c'était ainsi que le faisait paraître Alquezar. Ce rouquin natif de la planète San Miguel mesurait deux mètres trois. La gravité de San Miguel – quatre-vingt-quatre pour cent du standard terrien – produisait des individus grands et maigres, et Alquezar ne faisait pas exception à la règle. « Bête n'est pas tout à fait le mot qui convient, le reprit Van Dort. Ignorant, oui. Peu habitué à réfléchir, oui aussi. Et sujet aux réactions émotives, certainement. Mais ce n'est pas pareil que complètement stupide. — Pardonne-moi de ne pas bien voir la différence en pratique, Bernardus. » Alquezar tenait un verre de cognac dans la main droite et agitait doucement un cigare de la gauche. « Les conséquences sont identiques. — Les conséquences sont identiques à court terme, répliqua Van Dort. Mais, s'il est impossible de corriger la véritable bêtise, l'ignorance peut être éduquée et l'habitude de réfléchir peut s'acquérir. — Je suis toujours étonné qu'un capitaliste de Rembrandt au cœur et à la tête durs, avide d'argent, puisse être d'une tolérance aussi écœurante dans sa vision de l'humanité, fit Alquezar avec le sourire d'un vieil ami ressassant une discussion familière. — Ah ? » Comme ses yeux bleus étincelaient, Van Dort sourit à son tour. « Il se trouve, je le sais, que "tolérant" n'est pas devenu pour toi un gros mot avant que Tonkovic ne s'en empare. — Confirmant ainsi le soupçon que j'avais entretenu toute ma vie – sans le formuler, certes, mais il n'en était pas moins ancré en moi – que quiconque croyant les paroles d'un type qui se prétend tolérant souffre de sensiblerie carabinée. — J'espère que vous vous amusez bien, tous les deux. » Le ton de Krietzmann frôlait le mordant. À trente-six ans T, il était le plus jeune des trois. Et aussi le plus petit : brun, les yeux gris, solidement musclé mais mesurant seulement un mètre soixante-dix. Bien qu'il eût vingt ans T de moins qu'Alquezar et plus de quarante de moins que Van Dort, il paraissait plus vieux que l'un ou l'autre, car c'était un citoyen de Dresde. « On ne s'amuse pas, Henri, répondit Van Dort après une très brève pause. Et on ne prend pas la situation à la légère. Mais je crois important de se rappeler que ceux qui ne sont pas d'accord avec nous ne sont pas forcément des monstres de dépravation — La trahison est assez proche de la dépravation, pour moi, dit Krietzmann, sombre. — En fait, dit Alquezar, tandis que la brise agitait le bord du parasol qui les abritait et faisait claquer le drapeau du système de Fuseau, planté au sommet de l'hôtel, je pense qu'il serait plus sage de ne pas utiliser des mots tels que "trahison", même avec Bernardus et moi, Henri. — Pourquoi pas ? renvoya l'autre. Je suis partisan d'appeler les choses par leur nom. Quatre-vingts pour cent de la population totale de l'amas a déclaré vouloir rejoindre le Royaume stellaire. Pour moi, ça rend coupable de trahison quiconque se dispose à employer des moyens illicites pour résister à l'annexion. L'homme de San Miguel eut une petite grimace et secoua la tête. — Je ne vous contredirai pas, encore que j'imagine que ce point pourrait se discuter, du moins jusqu'à ce que soit adoptée une constitution établissant ce qui est ou non légal à l'échelle de l'amas tout entier. Mais, aussi exact que puisse être le terme, s'en servir présente plusieurs inconvénients politiques. Le premier qui vient à l'esprit est que lancer des mots tels que "trahison" ou "traître" aidera l'adversaire à concentrer l'opinion publique en sa faveur. » Krietzmann paraissait furieux. Van Dort se pencha pour lui poser une main sur l'avant-bras. — Joachim a raison, Henri, dit-il doucement. Les gens dont vous parlez ne demandent qu'à vous provoquer au point que vous fassiez quelque chose – n'importe quoi – que leurs partisans et eux pourraient qualifier d'extrémiste. » Le Dresdien fulmina encore un peu, puis il prit une profonde inspiration et hocha sèchement la tête. Ses épaules se détendirent légèrement et il saisit son verre – non de cognac, comme celui d'Alquezar, ou de vin, comme celui de Van Dort, mais une grande chope de bière couverte de buée. Il en but une longue gorgée avant de la reposer. — Très bien, dit-il dans un grognement. Bien reçu. Et j'essaierai de me dominer en public. » Ses yeux lancèrent des éclairs. Mais ça ne change pas mon opinion sur ces salopards en privé. — Je crois que personne ne vous en demande autant », murmura Van Dort. Du moins personne d'à peu près sensé, songea-t-il. Demander du détachement émotionnel à Henri Krietzmann sur un sujet pareil ? Ridicule ! Il sentit une pointe de culpabilité familière à cette pensée. Dresde était d'une pauvreté abjecte, même à l'échelle des Marges. Contrairement à sa propre Rembrandt ou à la San Miguel d'Alquezar, parvenues à acquérir à la force du poignet une fabuleuse richesse – toujours à l'échelle des Marges –, l'économie de Dresde ne s'était jamais élevée au-dessus du niveau marginal. La grande majorité de ses citoyens, encore aujourd'hui, étaient des travailleurs non spécialisés, sans éducation, auxquels l'industrie moderne offrait fort peu d'emplois. La pauvreté du système de Dresde était si criante depuis si longtemps que seuls les cargos les plus décrépits (ou les plus louches) le visitaient et qu'aucun autre système – y compris Rembrandt, admit-il sans enthousiasme – n'avait jamais été tenté d'y investir. De ce fait, la médecine de Dresde était aussi limitée que son industrie. Voilà pourquoi Henri Krietzmann avait vu mourir son père et sa mère avant l'âge de soixante ans T. Pourquoi deux de ses frères et sœurs étaient morts en bas âge. Pourquoi lui-même n'avait plus que trois doigts à sa main gauche mutilée, des suites d'un accident du travail dans une fonderie, sur une planète ne disposant pas de thérapie par régénération. Et pourquoi il n'avait jamais reçu ne fût-ce que le prolong de première génération le plus simple et le moins cher, n'ayant donc pas à espérer encore plus de soixante ou soixante-dix ans de vie. Voilà ce qui alimentait la haine d'Henri Krietzmann pour ceux qui tentaient de faire dérailler l'Assemblée constituante. Voilà ce qui l'avait poussé à étudier, à se hisser à coups de griffes hors des taudis de la ville d'Oldenburg pour plonger dans la tourmente de la politique dresdienne. Le feu qui brûlait dans son ventre était sa haine aveugle de la Ligue solarienne et des pieuses platitudes de la Direction de la sécurité aux frontières : « Assister les planètes des Marges les plus malheureusement rétrogrades. » Si la DSF ou l'un quelconque des groupes de lobbying solariens qui se prétendaient si soucieux des mondes qu'ils engloutissaient s'en inquiétaient réellement, ils auraient apporté la médecine moderne en Dresde plus d'un siècle plus tôt. Pour une fraction de son budget de relations publiques, la Sécurité aux frontières aurait pu fournir à Dresde le système scolaire qui lui aurait permis de construire ses propres bases industrielles et médicales. Durant les vingt dernières années T, en grande partie grâce aux efforts d'hommes et de femmes tels qu'Henri Krietzmann, la situation avait un peu évolué. Ces gens-là s'étaient battus bec et ongles pour sortir leur système de la pire pauvreté imaginable et lui construire une économie simplement pauvre, non plus misérable. Une économie qui fournissait enfin à ses citoyens un service approchant des soins médicaux adéquats – et même les atteignant parfois. Une économie dont les écoles parvenaient, à grands frais, à importer des enseignants extraplanétaires. Une économie qui avait vu les chances offertes à son développement lorsque l'Union commerciale lui avait rendu visite et qui, au lieu de résister à « l'exploitation » de Rembrandt, avait cherché des moyens de l'utiliser à son avantage. Cette bataille dure, sanglante, avait instillé chez les citoyens de Dresde un esprit farouchement combatif et indépendant, n'ayant d'égal que leur mépris sans borne pour les oligarques parasites de systèmes stellaires tels que Faille. Oh non, le détachement n'était pas une qualité très répandue en Dresde. « Bien... » Le ton délibérément léger d'Alquezar apprit à Van Dort que son vieil ami avait suivi – et partagé – ses réflexions. — Quel que soit le nom qu'Henri veuille leur donner en privé, il nous faut tout de même décider que faire d'eux. — C'est tout à fait vrai, approuva le Rembrandtais. Quoique je doive encore une fois prier tout le monde – y compris moi-même – d'éviter de créer une impression indue de collusion entre nous. Surtout entre toi et moi, Joachim, d'une part, et Henri d'autre part. — Oh, arrêtez un peu, Bernardus ! » Un sourire transfigura soudain l'expression grave de Krietzmann, qui rit de bon cœur. « Tous les électeurs de l'amas savent que c'est vous et votre Union commerciale qui avez organisé l'annexion, bande de financiers sans scrupule, sournois et avides que vous êtes. Oui, et aussi que l'avez financée ! Moi, je suis le politicien qui a mené la campagne en Dresde. Quant à Joachim ici présent, président du Parti de l'union constitutionnelle, il se trouve que c'est le premier délégué de San Miguel à l'Assemblée, San Miguel qui se trouve faire partie de l'Union commerciale... dont il se trouve qu'il détient une grande partie des actions. Alors franchement, quoi que nous fassions, aucun individu doté d'un QI supérieur ou égal à celui d'une felsenlarve ne croira que nous ne sommes pas de mèche. — Vous avez raison, concéda Van Dort avec un petit sourire, 'nais il y a tout de même des convenances à observer. Surtout du fait que vous êtes l'actuel président de l'Assemblée. Il est pour vous parfaitement logique et convenable de consulter des leaders politiques et des financiers, et vous avez mené assez ouvertement votre campagne pour l'élection au poste de président sur le thème de l'annexion. Toutefois, il est important de ne pas donner l'impression que nous autres, les financiers sans scrupule, sournois et avides, nous vous avons dans la poche. En tout cas si vous comptez travailler efficacement avec tous les délégués de l'Assemblée. — Vous êtes sans doute dans le vrai, admit Krietzmann. Cela dit, je ne crois pas que Tonkovic, par exemple, se fasse la moindre illusion sur les sentiments chaleureux qu'elle m'inspire. — Évidemment, dit Alquezar, mais c'est à moi de l'affronter ouvertement. Vous, vous devez rester au-dessus de la mêlée. Fignolez votre aura d'homme d'État impartial et laissez-moi le sale boulot. » Il eut un sourire mauvais. « Croyez-moi, c'est moi qui vais le plus m'amuser. — Très bien, je ne me ferai pas tatouer votre marque au fer rouge, Joachim, dit Krietzmann. Mais je ne ferai pas semblant d'aimer Tonkovic. — En fait, Aleksandra n'est pas si mauvaise, vous savez », fit doucement Van Dort. Comme les deux autres le considéraient avec des degrés d'incrédulité variés, il haussa les épaules. « Je ne dis pas que je l'apprécie – ce serait faux – mais j'ai travaillé sans problème avec elle pendant la campagne du référendum, et elle est en tout cas moins répugnante qu'Yvernau et ses copains de Nouvelle-Toscane. Elle est au moins aussi ambitieuse que n'importe quel autre politicien, et, comme ses alliés politiques, au moins aussi égoïste et cupide que n'importe qui, mais elle a travaillé très efficacement à soutenir le plébiscite. Elle désire un degré d'autonomie locale qu'elle n'obtiendra jamais mais je ne pense pas qu'elle prenne le risque de voir l'annexion échouer. — Quelles que soient ses intentions, elle se tourne les pouces pendant que la maison brûle, dit sèchement Krietzmann. — Sans parler du fait qu'elle encourage les mouvements de résistance qui nous inquiètent tous », ajouta Alquezar. Van Dort envisagea de faire remarquer que le programme du PUC d'Alquezar fournissait lui-même quelques encouragements – ou à tout le moins un peu de provocation – mais il y renonça. Ce n'était pas réellement utile. Par ailleurs, qu'il choisît de l'admettre ou non, Joachim en était parfaitement conscient. « Bref, tout ça n'est pas vraiment à l'ordre du jour, dit-il plutôt. La véritable question est de savoir comment nous devons répondre à l'apparition de mouvements de résistance organisés. — La meilleure solution serait encore d'amener l'Assemblée à sa conclusion avant qu'ils n'aient le temps de s'organiser réellement », dit Krietzmann. Ses deux invités approuvèrent du chef. « C'est pour ça que j'en veux tellement à Tonkovic, continua-t-il. Elle sait parfaitement qu'elle n'obtiendra jamais le dixième de ce qu'elle exige, mais il lui convient tout à fait de retarder autant que possible le processus des négociations. Plus elle nous bloque, plus elle peut espérer nous extorquer de concessions pour en arriver enfin à un vote. — Elle dirait sans doute la même chose de moi, fit remarquer AIquezar. — Elle l'a déjà dit, gronda Krietzmann. Mais la véritable différence entre vous deux, Joachim, c'est qu'elle tient ses tactiques dilatoires pour tout à fait légitimes. Elle est tellement décidée à faire passer son programme pour protéger son poste qu’il faille qu'elle ignore la possibilité très réelle de retarder assez longtemps l'Assemblée pour que tout le processus s'enlise. — Elle estime que ça ne risque pas d'arriver, intervint Van Dort. Elle ne croit pas que Manticore le permettrait. — Alors, il faut qu'elle écoute la baronne de Méduse, dit gravement Krietzmann. Cette dame s'est exprimée très clairement pour qui veut bien l'entendre. La reine Élisabeth et le Premier ministre Alexander ne forceront personne à accepter la souveraineté manticorienne. Du moins pas ici, dans l'amas. Nous sommes trop près de la Ligue pour qu'ils risquent des incidents avec la DSF ou la FLS, à moins d'avoir un soutien solide de la population locale. Et ils n'ont réellement besoin d'aucun de nous pour conserver le terminus de Lynx. D'ailleurs, par bien des aspects, notre existence complique l'équation. Pour parler net, nous ne sommes pour l'instant pas assez essentiels aux besoins vitaux du Royaume stellaire pour qu'il commence à balancer des vaisseaux et des fusiliers dans un trou à rats pour réprimer la résistance à une conquête involontaire. — Ni la reine ni le gouverneur ne voient cela comme une conquête ! protesta Van Dort. — Non... pas encore, acquiesça Krietzmann, mais, jusqu'à ce que nous décidions des bases constitutionnelles de notre annexion et que nous les envoyions au parlement pour qu'il les ratifie, il n'est rien qu'Alexander ou même la reine puissent faire. Et plus nous perdrons de temps à nous disputer, plus nous permettrons à nos divisions internes de s'exprimer, plus tard cette saleté se verra seulement rédigée. Et, si le délai se prolonge suffisamment, ou bien si assez de décérébrés adoptent la "lutte armée" que prêche cette malade de Nordbrandt, alors ce qui ressemblait à l'assimilation en douceur de nouveaux citoyens enthousiastes prendra des airs de conquête brutale de patriotes à la résistance désespérée. Ce qui, je n'ai pas besoin de vous le dire, est exactement la manière dont la D SF présente déjà la situation aux médias solariens. — Merde. » Même cette obscénité relative était inhabituelle chez Van Dort, qui secoua la tête. « Vous avez discuté de ça avec Aleksandra ? — J'ai essayé. » Le Dresdien haussa les épaules. « Elle n'a pas paru convaincue par ma logique. Bien sûr, il faut dire que je suis un politicien autodidacte, pas un diplomate bien lisse et cultivé. Et puis nous ne nous sommes jamais tellement aimés, elle et moi, de toute façon. — Et toi, Joaquim ? » Van Dort se tourna vers son ami, et ce fut au tour d'Alquezar de hausser les épaules. « Au cas où tu ne l'aurais pas remarqué, Bernardus, Tonkovic et moi ne nous adressons pas la parole en ce moment. Si je dis que le ciel est bleu, elle affirmera qu'il est vert. Et vice versa, sans doute, ajouta-t-il sans enthousiasme au bout d'un moment. Ça s'appelle la polarisation. » Le Rembrandtais fronça les sourcils, les yeux baissés sur son verre. Il avait tenté de rester le plus possible dans l'ombre depuis que l'Assemblée était réunie. Il n'en avait pas eu le loisir durant la campagne du référendum, mais il n'ignorait pas que son implication avait aidé à produire la résistance qui s'était faite jour. L'Union commerciale de Rembrandt, qui comprenait les systèmes de Rembrandt, San Miguel, Redoute et Prairie, s'était créé énormément d'ennemis au sein de l'amas. Selon Van Dort, une grande partie de cette inimitié était due à la jalousie, mais il était assez honnête pour reconnaître que beaucoup d'autres mondes de l'amas avaient de fort bonnes raisons de penser que l'UCR, usant de sa puissance économique, leur avait extorqué des concessions injustes. — Vraiment beaucoup de très bonnes raisons, songea-t-il. Et je suppose que c'est aussi de ma faute. Aussi nécessaire qu'il eût été d'étendre l'influence et la richesse de l'Union commerciale, la méfiance et l'hostilité engendrées par ses procédés restaient vivaces. Des individus tels que Stephen Westman, sur Montana, avaient fait de l'opposition à exploitation économique permanente » de leurs inondes par Rembrandt et ses partenaires commerciaux la clef de voûte de leur opposition à l'annexion. Bien entendu, West-man avait ses propres raisons, très personnelles, de détester tout ce qui concernait Bernardus Van Dort, mais il ne faisait aucun doute qu'un très grand pourcentage de ses compatriotes Mont miens – et des citoyens d'autres planètes de l'amas – haïssaient l'UCR, quelle que fût leur opinion sur l'annexion. Raison pour laquelle Van Dort s'était délibérément gardé de toute participation publique aux débats de l'Assemblée, en Fuseau. Mais à présent... Il soupira. « Je suppose que je ferais mieux de lui parler. Comme ses deux compagnons lui lançaient un regard signifiant « Ah ! Enfin ! », il eut une grimace. « J'ai encore un peu de crédit auprès d'elle, concéda-t-il, et, au moins pour le moment, je n'entretiens pas avec elle le même genre d'antagonisme que toi, Joachim. Cela dit, n'attendez pas de miracles : une fois qu'elle a une idée ou une stratégie en tête, l'en faire sortir est quasiment impossible. — Ne m'en parle pas ! fit Alquezar avec un grognement. Mais tu as quand même plus de chances que moi d'y arriver. — Sans doute, dit Van Dort, maussade. Sans doute. » CHAPITRE ONZE « Bienvenue au poste de Talbot, capitaine Terekhov. Capitaine FitzGerald. -- Merci, amiral », répondit pour eux deux Terekhov en serrant la main offerte. Le contre-amiral des Verts Augustus Khumalo mesurait trois centimètres de moins que Terekhov, il avait le teint sombre, les yeux noirs et des cheveux brun foncé de plus en plus rares. Il était large d'épaules, avec de grandes mains vigoureuses et un torse encore puissant, malgré sa tendance à l'embonpoint. Par ailleurs cousin éloigné de la reine, il avait quelque chose des Winton dans le nez et le menton. « Je me dis parfois que l'Amirauté ne sait plus ce qu'elle a fait de nous, continua-t-il avec un large sourire. C'est une des raisons pour lesquelles je suis si heureux de vous voir. Chaque fois qu'on nous envoie par erreur un bâtiment moderne, c'est le signe qu'on se souvient de nous. » Comme il ricanait, Terekhov répondit par un sourire poli. Khumalo lui fit signe, ainsi qu'à FitzGerald, de prendre un siège, puis il désigna le jeune et mince capitaine au nez fort qui attendait en sa compagnie quand les deux visiteurs avaient été introduits dans sa cabine de jour. « Mon chef d'état-major, le capitaine Loretta Shoupe, dit-il. — Capitaine », fit le commandant de l' Hexapuma avec un hochement de tête courtois que FitzGerald imita, tandis que le chef d'état-major souriait. Khumalo déposa alors sa masse dans le fauteuil confortable posé derrière son bureau. Son vaisseau amiral était le HMS Hercule, vieux supercuirassé de classe Samothrace, dont la taille impressionnante se reflétait dans celle des quartiers de son pacha, ce qui ne l'empêchait pas d'être tristement obsolète. Comment il avait si longtemps échappé à la casse dépassait l'entendement : si Terekhov avait dû hasarder une hypothèse, il aurait estimé que cette antiquité avait passé l'essentiel de sa très longue carrière en tant que vaisseau amiral affecté à des postes de peu d'importance tels que celui-ci. En tout cas, que ce fût l'unique vaisseau du mur du poste de Talbot et qu'il fût au moins aussi vieux que le capitaine lui-même disait clairement quelle force l'Amirauté était disposée à y affecter. Mais, vieux ou non, c'était tout de même un vaisseau du mur, et Terekhov n'avait encore jamais vu cabine plus luxueuse. Lui-même était plus qu'à l'aise financièrement, et Sinead avait fait entrer dans son crâne un certain goût pour les belles choses, mais l'immensité de la fortune personnelle de Khumalo éclatait dans les tapis tissés main, les tapisseries holo, les bibelots et les cristaux exposés dans des vitrines, les armes antiques pendues aux murs et la riche patine de bibliothèques, tables basses et fauteuils. Le portrait de la reine Élisabeth III, sur une cloison, contemplait cet étalage de richesse d'un air qui, malgré son sourire, paraissait un peu désapprobateur. — À l'évidence, vous êtes plus que bienvenu, capitaine, continua le contre-amiral, de même que les nouvelles que vous apportez. J'ai déjà lu les dépêches que l'Amirauté nous a envoyées par l'Hexapuma. Il semble que la situation au front soit au moins en train de se stabiliser. — Dans une certaine mesure, amiral, dit Terekhov, et je ne crois pas que ça surprenne vraiment quiconque. On a pris une grande gifle au moment des premiers engagements mais les Havriens se sont bien fait étriller en Silésie, eux aussi. Et il ne semble pas qu'ils aient eu autant de capsules lance-missiles, quand ils ont appuyé sur la détente, que ne le supposaient les estimations les plus pessimistes de la DGSN. Je doute aussi qu'ils se soient attendus à ce que les Andermiens se rangent à nos côtés, ni à ce que l'Empire ait mis au point ses propres capsules. Ils ont donc sans doute été obligés de revoir sérieusement leur stratégie. Savoir le comte de Havre-Blanc à l'Amirauté, l'amiral Caparelli de nouveau à son poste de Premier Lord de la Spatiale, et la duchesse Harrington aux commandes de la Huitième Force ressuscitée influe peut-être aussi un peu sur leur raisonnement. — Sans aucun doute. » L'acquiescement de Khumalo fut rapide mais à peine courtois, et un petit éclat de répugnance marqua son regard. Terekhov ne fit pas mine de s'en rendre compte, mais Ansten FitzGerald le vit sans aucun doute et, ajoutant ce manque d'enthousiasme aux rumeurs qu'il avait entendues concernant les rapports de Khumalo avec l'Association des conservateurs, il réprima à son tour une grimace. — Il est plus probable encore que les Havriens attendent, pour engager de nouvelles opérations actives, d'avoir assimilé l'aubaine technologique qu'a représentée pour eux le retournement de veste de ces satanés Erewhoniens ! — Je suis sûr que ça rentre en compte, admit Terekhov sans la moindre expression discernable. — Comme je le disais, reprit le contre-amiral, j'ai visionné les dépêches. Bien sûr, je n'ai pas encore eu le temps de digérer les rapports des services de renseignement. En outre, j'ai toujours pensé que même les rapports les mieux rédigés ne sont pas aussi explicites qu'un briefing en chair et en os. Puis-je supposer que vous en avez reçu un avant de nous être envoyé, capitaine ? — Tout à fait, monsieur. — Alors j'apprécierais que vous partagiez vos impressions avec le capitaine Shoupe et moi-même. » Khumalo eut un sourire crispé. « Il n'est jamais mauvais de savoir ce que l'Amirauté du moment pense de la situation à l'endroit où l'on a son commandement, n'est-ce pas ? — Non, amiral, en effet. » Terekhov s'adossa et croisa les jambes. « Eh bien, pour commencer, l'amiral Givens ne cache pas que nos services de renseignement sont encore à peine en place dans le Talbot et insiste donc pour que tous les vaisseaux de Sa Majesté qui s'y trouvent entretiennent les relations les plus étroites possibles avec les autorités locales. En outre... » De la même voix compétente, un peu détachée, que FitzGerald avait entendue si souvent depuis un mois et demi, il continua de résumer vivement et avec concision plusieurs jours de réunions d'information. Son second admirait tant sa mémoire que l'aisance avec laquelle il organisait les informations pertinentes. Alors même qu'il l'écoutait, toutefois, il ne perdait pas de vue l'expression de Khumalo. Le contre-amiral, attentif, ne semblait pas entendre ce qu'il avait envie d'entendre. « ... bref, voilà à peu près où nous en sommes, acheva Terekhov, quarante minutes plus tard. En gros, la DGSN s'attend à un retour de bâton graduel mais inévitable de la part de ceux qui ont voté contre l'annexion et perdu. Que ce retour de bâton reste pacifique ou s'exprime par des actes de violence, nul ne peut encore le prédire. Mais on s'inquiète de qui pourrait bien décider de venir pêcher par ici si les eaux devenaient assez troubles. Et l'amiral Givens a bien insisté sur l'importance d'assurer la sécurité du terminal de Lynx. L'antenne mentale de FitzGerald le picota soudain quand il perçut le très léger changement d'emphase dans la dernière phrase de son supérieur. Il vit les sourcils du capitaine Shoupe s'abaisser en ce qui était presque une mise en garde, et le visage de Khumalo parut se durcir. « Je n'en doute pas, répliqua le commandant du poste, au bord de l'agressivité. Bien entendu, si l'Amirauté actuelle était disposée à déployer assez d'unités dans le Talbot, je serais en bien meilleure position pour exécuter cet ordre, non ? » Terekhov ne répondit pas, se contentant de rendre calmement son regard au contre-amiral. Ce dernier renifla, sa bouche s'étira en une espèce de sourire et il secoua la tête. « Je sais. Je sais, capitaine ! dît-il, ironique. Il n'y a pas un seul commandant de base au cours de l'histoire qui n'aurait pas voulu plus de vaisseaux qu'il n'en avait. » Il semblait regretter d'avoir laissé paraître son ressentiment, songea FitzGerald. Comme s'il estimait devoir s'attirer les bonnes grâces de Terekhov, ce qui était une attitude étrange pour un contre-amiral de son expérience discutant avec un capitaine de vaisseau. « Mais en vérité, continua Khumalo, dans ce cas précis, notre position très basse sur la liste des priorités de l'Amirauté actuelle signifie bel et bien que nous n'avons pas assez de forces pour être partout où nous avons besoin d'être. Presque deux cent cinquante années-lumière séparent Lynx et le système de Grenat; l'amas tout entier représente cinq millions et demi d'années-lumière cubes – il est un peu aplati, pas tout à fait sphérique, sinon il serait encore plus gros. Cela équivaut à neuf fois le volume de toute la Confédération silésienne, mais l'amiral Sarnow dispose de douze fois plus de vaisseaux que nous, alors qu'il se trouve en position de demander des renforts aux Andermiens en cas d'urgence. J'ajouterais qu'il n'a à se préoccuper d'aucun terminus du nœud. » Il haussa les épaules. « Je suis bien conscient du fait qu'il doit y avoir des priorités et que la Silésie, particulièrement en regard de notre alliance avec les Andermiens, ne peut qu'être prioritaire. D'ailleurs, sa population et son industrie, en dépit de son plus faible volume, sont bien supérieures à celles de l'amas. Toutefois, aussi valables que soient les raisons de l'Amirauté actuelle de nous affecter si peu de forces, je suis tout bonnement trop dispersé pour couvrir notre zone de responsabilité avec l'efficacité que réclamerait la sécurité. » C'est au moins la quatrième fois qu'il parle de l'amirauté « actuelle », songea FitzGerald. je ne suis pas sûr d'apprécier. Particulièrement de la part de quelqu'un dont les alliés politiques étaient si proches du camp de Haute-Crête. « J'ai compris, dès que j'ai lu mes ordres, que nos forces allaient être dispersées de manière inacceptable, amiral, dit. calmement Terekhov. Je crois que personne, chez nous, ne se réjouit du contingent affecté au Talbot, et j'ai eu l'impression –pas seulement en raison de mon briefing par l'amiral Givens mais par bon nombre d'autres indices – que l'Amirauté est tout à fait consciente des difficultés que vous affrontez ici. — Pffff... soupira Khumalo. Je serais bien content que ce soit vrai, capitaine ! Mais, quoi qu'il en soit, je dois tout de même prendre des décisions – des décisions difficiles – quant à l'emploi des unités que je commande. Raison pour laquelle la patrouille affectée à Lynx est insuffisante, comme vous l'avez sans aucun doute remarqué lorsque vous y êtes passé. C'est le seul secteur de toute notre zone où nous pouvons compter sur des renforts rapides du système mère si jamais la merde commence à voler. — Je vois la logique de cette mesure, amiral », dit Terekhov. Ce qui, observa FitzGerald, n'était pas la même chose que de s'en dire d'accord. « Eh oui », ponctua le contre-amiral en étalant une pile de puces-documents sur son bureau, comme pour s'occuper les mains. Au bout d'un moment, il les empila à nouveau avec soin et releva les yeux vers ses visiteurs. « Merci pour le briefing, capitaine, dit-il. J'en apprécie l'exhaustivité. Votre vaisseau et vos talents bien connus seront les bienvenus, vraiment les bienvenus, dans le Talbot. Je crains d'être obligé de vous mener la vie dure, à vous et à vos subordonnés, mais j'ai toute confiance en votre compétence pour relever les défis susceptibles de se présenter. — Merci, amiral, murmura Terekhov, alors que son second et lui se levaient en réponse à ce signe évident que l'entretien touchait à sa fin. — Le capitaine Shoupe va vous raccompagner », continua Khumalo en se levant pour une poignée de main d'adieu. Il serra également celle de FitzGerald et eut un sourire bienveillant. « La présidente du système, Lababibi, m'a invité à un banquet politique à Dé-à-Coudre, demain soir, dit-il, comme s'il venait d'y songer, tandis qu'il les escortait jusqu'au seuil de la cabine. La plupart des délégués principaux de l'Assemblée constituante seront présents, ainsi que la baronne de Méduse. Laquelle a suggéré que j'emmène quelques-uns de mes officiers d'état-major et de mes commandants de vaisseau. J'estime important que la Flotte se présente sous son meilleur jour en la matière, surtout compte tenu de nos responsabilités et des forces dont nous devons nous accommoder. J'imagine que vous-même et quelques-uns de vos officiers pourrez m'accompagner ? — Nous en serons honorés, amiral, lui assura Terekhov. — Parfait, parfait! Je me réjouis de vous y revoir, dit Khumalo avec un large sourire, tandis que l'écoutille s'ouvrait et que le fusilier en faction se mettait au garde-à-vous. Je vous laisse donc aux bons soins du capitaine Shoupe. Bonne journée, capitaine Terekhov. Vous aussi, capitaine FitzGerald. » L’écoutille se ferma en coulissant avant que quiconque pût rien ajouter, et les deux officiers de l'Hexapuma a se retrouvèrent soudain seuls en compagnie de Shoupe et de la sentinelle soigneusement inexpressive. « Par ici, je vous prie. » Le chef d'état-major parlait d'une agréable voix de soprano. Sa main s'agita avec grâce pour désigner la coursive. « Merci, capitaine, dit Terekhov, comme tous trois se dirigeaient vers les hangars d'appontement de l'Hercule. L'amiral semble encore plus démuni que je ne m'y attendais après mon briefing et mes ordres », observa-t-il quand ils pénétrèrent dans un des ascenseurs du supercuirassé, dont la porte se referma derrière eux. Son ton était agréablement neutre, celui d'un homme qui se serait exprimé de manière badine, bien qu'il eût attendu que plus aucune autre oreille ne fût là pour l'entendre. « Oui, c'est le cas », répondit Shoupe après une pause presque imperceptible. Elle leva ses yeux bruns vers les yeux bleus de Terekhov. « Et je crains qu'il ne soit pas aussi sûr qu'il veut bien l'admettre que des facteurs politiques supplémentaires n'entrent pas en jeu dans la priorité accordée au Talbot. — Je vois, fit Terekhov avec un léger hochement de tête. — Pour le moment, nous sommes obligés de jongler avec un nombre de balles impossible, continua le chef d'état-major, et je crains que l'amiral ne soit un peu affecté par la pression. — N'importe qui le serait, dans sa position. — Oui, c'est une des raisons... » L'ascenseur atteignit sa destination, et Shoupe interrompit la phrase qu'elle se préparait à prononcer. Lançant un petit sourire à Terekhov, elle recula avec courtoisie pour le laisser quitter la cabine le premier. Dommage, songea FitzGerald en la suivant à son tour. Elle s'apprêtait à dire quelque chose d'intéressant. Au sens que ce mot prend dans la vieille malédiction : « Puissiez-vous vivre des moments intéressants. » « Très bien », commença Aivars Terekhov quelques heures plus tard, en posant son béret blanc sur la table de la salle de briefing de sa passerelle et en regardant autour de lui. Ansten FitzGerald, Ginger Lewis, Naomi Kaplan et le capitaine Tadislaw Kaczmarczyk, le commandant du détachement de fusiliers de l'Hexapuma, lui rendirent son regard. Le chef Agnelli leur avait apporté des tasses fumantes de café ou de thé, en fonction des préférences de chacun; des Thermos des deux boissons étaient par ailleurs posées sur un plateau au milieu de la table. « J'ai pu étudier les dossiers du capitaine Chandler, l'officier de renseignement de l'amiral Khumalo, continua Terekhov, ainsi que les règles d'engagement de l'amiral et les ordres généraux relatifs au poste. À présent, j'aimerais les survoler avec vous. » Comme des têtes se hochaient, il se balança un peu en arrière sur son fauteuil, serrant à deux mains sa tasse de café. « J'imagine que les gens sur le terrain et ceux qui restent au quartier général ont toujours des points de vue un peu différents, reprit-il. Puisque l'amiral Khumalo est ici depuis la création du poste de Talbot, il est plus à même d'analyser la situation locale que ne le serait n'importe qui à Manticore. » Notre tâche première, telle que définie par ses instructions, consiste à maintenir la paix sur les planètes de l'amas, et entre elles. Ensuite, nous devons aider le gouvernement du système de Fuseau et les fusiliers disponibles de la baronne de Méduse –soit un unique bataillon de force inférieure à la normale – à maintenir la sécurité de l'Assemblée constituante, ici, sur Lin. Notre troisième mission est d'éliminer la piraterie et, bien sûr, l'esclavage génétique au sein de l'amas, ainsi que de décourager... l'esprit aventureux de tout élément extérieur. » Il s'interrompit un instant, balayant la table du regard, mais il n'eut pas besoin de préciser à quels « éléments extérieurs » se référaient au juste les instructions de Khumalo. « Quatrièmement, reprit-il, nous devons aider les autorités locales à éliminer toute résistance illicite à l'annexion. Il semble que ceux qui ont voté contre deviennent de plus en plus bruyants et qu'au moins certains soient sur le point de dépasser la simple expression verbale de leur mécontentement. » Cinquièmement, nous savons déjà que nos cartes de l'espace local sont gravement imprécises. L'amiral considère comme une priorité de mettre à jour nos bases de données d'astrogation, tant en nous informant auprès des pilotes ou capitaines marchands locaux qu'en effectuant nous-mêmes des missions de reconnaissance régulières. » Enfin, sixièmement, nous devons "agiter le drapeau", non seulement au sein de l'amas mais aussi le long de ses frontières. La piraterie dans le Talbot n'a jamais été aussi développée que, mettons, en Silésie, mais il y en a toujours eu un peu. L'amiral désire que ses vaisseaux fassent connaître leur présence le long des arcs Nuncio-Célébrant-Péquod-Grenat et Lynx-MontanaTillerman, où il a mis en place des lignes de patrouilles permanentes. D'un côté, nous devons faire office de publicité aux avantages qu'il y a à s'intégrer au Royaume stellaire; de l'autre, il nous faut rappeler à tout esprit extérieur aux tendances chapardeuses que Sa Majesté prendrait assez mal ses petites plaisanteries. » Il eut un sourire léger devant l'expression de ses officiers. « Comme vous pouvez le constater, il ne s'agira pas tout à fait d'une croisière d'agrément. — On peut le dire, commandant, fit Ginger Lewis. Puisque vous parlez des instructions générales de l'amiral, je suppose que nous n'avons pas encore d'ordres de mouvement spécifiques ? — Vous supposez bien, Ginger, acquiesça Terekhov. Quand nous recevrons ces ordres, toutefois, je pense que nous bougerons énormément. En lisant la liste des vaisseaux, il apparaît évident que l'Hexapuma est l'unité moderne la plus puissante affectée au poste. Je ne vois pas comment l'amiral pourrait se permettre de nous ménager. — C'est évident, monsieur, intervint FitzGerald. Toutefois, si vous voulez bien me permettre, je n'ai rien entendu là-dedans qui concerne spécifiquement la sécurité du terminus. — En effet. Nous avons deux problèmes distincts. L'un est la sécurité du terminus; l'autre la sécurité de tout le reste de l'amas. Que le terminus se trouve, même pour un bâtiment de guerre, à huit jours de voyage de Faille, le système de l'amas qui en est le plus proche, ne simplifie pas l'harmonisation de ces deux responsabilités. » Sa voix était égale, son expression calme, mais, l'espace d'un instant, FitzGerald crut distinguer autre chose derrière ces yeux bleus. Cela disparut aussi vite que c'était venu – en supposant que c'eût bel et bien été là – et Terekhov poursuivit sur le même ton dépourvu de passion. « Des points de vue économique, astrographique et militaire, Lynx est le véritable point d'étranglement de l'amas, en ce qui concerne le Royaume. Mais, du point de vue politique immédiat, Fuseau, où se tient l'Assemblée constituante, est au moins aussi critique. Le besoin de maintenir une présence visible dans les systèmes habités de l'amas est aussi un aimant qui attire nos forces loin de Lynx. Compte tenu des circonstances, en gardant à l'esprit que le terminus peut être renforcé assez vite par la Première Force, l'amiral a décidé qu'à court terme ses efforts devaient surtout s'attacher à soutenir le processus politique de l'Assemblée et les gouvernements planétaires locaux. » Mais vous, que pensez-vous qu'il devrait faire ? se demanda FitzGerald. Il n'envisagea pas même de poser la question à I mute voix, toutefois. « je vois pourquoi vous vouliez que Naomi et Tad participent à cette réunion, commandant, dit Lewis au bout d'un moment, mais je ne comprends pas bien pourquoi je suis là, moi. — D'abord parce que vous êtes mon officier le plus gradé après Ansten, répondit Terekhov. Ensuite parce qu'à moins que je ne me trompe fort, nous allons pousser très durement les systèmes de l'Hexapuma, sans pouvoir compter sur beaucoup de soutien. L'amiral Khumalo dispose de trois vaisseaux magasins – quatre en comptant celui qui est cantonné ici – pour soutenir toutes ses unités. À l'heure actuelle, les autres sont en place en Prairie, Montana et Grenat, afin de couvrir au mieux les unités en patrouille. Il y a aussi des vaisseaux arsenaux en Montana et Prairie. En dehors de cela, nous serons en grande partie livrés à nous-mêmes en matière d'entretien et de logistique en général. » Naomi sera bien sûr terriblement mise à contribution si nous rencontrons – ou devrais-je dire quand nous rencontrerons ? – des pirates ou des esclavagistes. Et les fusiliers de Tadislaw seront au moins également occupés, même en supposant que nous n'ayons pas besoin de déployer des détachements à la surface d'une planète. Je dois d'ailleurs ajouter que je suis presque sûr d'en arriver là. Mais le fond du problème est que tout le monde à bord de ce vaisseau dépend des machines. Si nous étions victimes d'une avarie majeure, cela ferait un trou énorme dans les forces de l'amiral Khumalo. » Il eut un sourire. « Donc, en gros, je voulais vous voir à cette réunion pour me permettre de resserrer les boulons de votre sens des responsabilités. — Oh, merci bien, commandant, rétorqua Lewis, également souriante. — Je vous en prie. Ça s'appelle du gonflement de motivation. » Plusieurs officiers s'esclaffèrent, tandis que Terekhov laissait sa chaise retomber en position verticale. « Il est à l'évidence trop tôt pour réfléchir à autre chose que des généralités, reprit-il sur un ton plus sérieux. Tout ce que nous pouvons considérer comme acquis, c'est que Murphy et son cortège de tuiles nous surprendront en dépit de nos efforts pour préparer leur inévitable apparition. Quand ça arrivera, nous nous accommoderons de cette surprise selon notre agilité et notre flexibilité. C'est l'une des raisons principales pour lesquelles je vous ai demandé d'assister à cette réunion. J'ai l'intention d'organiser un briefing général pour tous les chefs de département dans les prochaines vingt-quatre heures, mais ce sont vos départements à vous qui porteront le plus lourd fardeau, aussi voulais-je vous avertir à l'avance et saisir l'occasion qui nous est offerte de procéder à un échange d'idées préliminaire. » Par exemple, major Kaczmarczyk, la situation politique qui se développe dans l'amas finira sans doute par exiger une intervention des fusiliers du poste de Talbot. En ce qui concerne Hexapuma, il s'agit de vous et de vos gens. — Oui, commandant. » Kaczmarczyk était un homme trapu de près de quarante ans, aux cheveux bruns coupés en brosse et à la moustache bien taillée. Il semblait un peu détaché des officiers de la Spatiale assis avec lui autour de la table, mais ses yeux à l'étrange couleur d'ambre vert rendirent sans flancher son regard à son supérieur hiérarchique. « Je prévois un très large spectre de missions pour vous, major, continua Terekhov, et la nature de l'échiquier politique va requérir une certaine habileté. Quoique tout le monde préférerait l'éviter, j'en suis sûr, nous risquons fort de rencontrer des situations qui nous contraindront à user d'un marteau. Mais il y rit aura d'autres durant lesquelles vos subordonnés devront agir les policiers plutôt qu'en troupes de combat. Je me rends compte qu'il est difficile de passer de l'un à l'autre rôle, les formations et les états d'esprit qu'ils requièrent étant en partie incompatibles. Il n'est, hélas ! rien que nous puissions y faire. Je désire donc que l'essentiel de vos efforts porte sur la prépara-non des vôtres à opérer au besoin en petites unités indépendantes. J'essaierai de ne pas trop vous éparpiller mais je ne peux pus promettre que vous ne serez pas obligé de détacher des escouades individuelles. — J'ai de bons sous-officiers, monsieur, dit Kaczmarczyk, mais je n'ai pas énormément d'hommes et une partie d'entre eux sont franchement novices. — C'est noté », déclara Terekhov. La guerre renouvelée et la soudaine augmentation colossale des territoires du Royaume stellaire s'étaient associées à la nouvelle politique de construction de la Spatiale pour obliger à modifier la taille des détachements de fusiliers qu'embarquaient les vaisseaux de guerre manticoriens. Traditionnellement, la FRM affectait une compagnie aux croiseurs légers et tout un bataillon – y compris ses compagnies d'artillerie lourde – aux bâtiments du mur. Les croiseurs lourds et les croiseurs de combat embarquaient des bataillons « réduits », à savoir amputés des compagnies d'artillerie lourde. D'autres flottes embarquaient alors des détachements bien plus petits mais, avant les guerres havriennes, les responsabilités principales de la Spatiale manticorienne avaient été l'élimination de la piraterie et les opérations de pacification. Détruire en plein espace des croiseurs pirates était une tâche assez simple, mais on s'était vite rendu compte que reprendre les vaisseaux marchands capturés par les pirates sans tuer les survivants de leurs équipages d'origine exigeait des moyens un peu plus subtils qu'une ogive laser ou un Braser. Les équipes d'abordage entraînées à cet effet étaient composées de fusiliers. Idem les groupes envoyés inspecter les cargos suspectés de traite d'esclaves ou de contrebande. Idem ceux qu'on débarquait en des lieux tels que la Silésie pour réprimer des émeutes, des attentats contre des ressortissants de Manticore, ou encore gérer les suites de catastrophes naturelles. Contrairement à ce qui se passait dans la plupart des autres Spatiales – y compris la FLS et celle de l'alliée du Royaume stellaire qu'était Grayson les fusiliers manticoriens étaient aussi intégrés dans des équipes de maîtrise des avaries et affectés à servir des armes de batterie. À bord de l'Hexapuma, par exemple, le personnel de Kaczmarczyk servait une demi-douzaine de grasers. Si les vaisseaux de la FRM avaient pu embarquer tant de fantassins, c'était qu'ils ne prenaient pas la place de matelots ordinaires : ils en faisaient aussi office. Cette pratique leur demandait toutefois un entraînement complémentaire. Former des gens capables d'accomplir sans faillir les multiples tâches qui leur étaient assignées prenait du temps et n'était pas bon marché. C'était là une des raisons pour lesquelles la FRM avait été contrainte de repenser un peu le système. L'automatisation accrue, qui avait permis de réduire radicalement les équipages (donc les équipements de survie) et d'embarquer des systèmes offensifs ou défensifs supplémentaires en était une autre. Conserver l'effectif du détachement de fusiliers traditionnel aurait en grande partie annulé cet avantage. Et cela ne prenait pas même en compte le fait que la soudaine expansion du Royaume stellaire exigeait des garnisons et des forces policières nouvelles. Voilà qui, surtout juste après des réductions radicales des effectifs « par temps de paix », avait quasiment réduit à zéro le nombre de fusiliers disponibles. Tant ces derniers que l'armée recrutaient aussi vite que possible, mais le personnel, non l'argent ni les compétences industrielles, avait toujours constitué le talon d'Achille de Manticore. Tout cela expliquait pourquoi, au lieu des quatre cent cinquante-quatre hommes et femmes affectés naguère à un croiseur lourd, répartis en trois compagnies et commandés par un major, le capitaine Kaczmarczyk (lequel recevait à bord la promotion de courtoisie » au grade de major, car un vaisseau de guerre ne pouvait se permettre aucune confusion sur la personne dont il était question quand on disait « commandant ») disposait d'à peine cent quarante soldats dans son unique compagnie. Cela représentait cependant presque la moitié du contingent total de l'Hexapuma, à savoir trois cent cinquante-cinq personnes. « Il nous faudra faire de notre mieux, reprit Terekhov. J'espère que, dans l'ensemble, les gouvernements locaux sauront régler leurs problèmes. Si nous intervenons, nous autres "impérialistes", nous risquons d'exacerber le mécontentement ayant suscité le problème au départ. S'ils doivent faire appel à nous, j'espère que ce sera pour faire usage de nos systèmes de reconnaissance à des fins de renseignement, ou pour des frappes rapides contre des cibles spécifiques, après lesquelles nous pourrions nous retirer aussitôt. » Dans cet esprit, major, j'aimerais que vous et votre officier de renseignement potassiez ces rapports du capitaine Chandler. » Il tendit un mince classeur de puces enregistrées. « Ce sont des analyses planète par planète, fondées sur les données les plus récentes obtenues des agents de l'autorité locaux. Compte tenu des délais de transit, beaucoup de ces données doivent être à l'heure qu'il est dépassées, mais ce sont toujours les informations les plus fiables dont nous disposions. J'aimerais que vous accordiez une attention toute particulière à... » « Eh bien, Loretta ? Qu'avez-vous pensé de lui ? — Je vous demande pardon, amiral? » Shoupe leva les yeux des puces de données qu'elle était en train de ranger dans un classeur. Elle et le reste de l'état-major venaient d'achever leur rapport quotidien sur l'état du poste, et on était en début d'après-midi, heure du bord. Le contre-amiral Khumalo aimait faire une petite sieste avant le dîner, et les autres officiers étaient déjà partis. « Je vous demande ce que vous pensez de lui », répondit Khumalo. Il lui tournait le dos, contemplant les fraîches et luisantes profondeurs d'une de ses tapisseries holo. « Du capitaine Terekhov, bien sûr. — Je n'ai pas vraiment eu l'occasion de me former une opinion à son sujet, dit-elle. Il m'a paru assez sympathique. — Oui, n'est-ce pas ? fit son supérieur sur un ton un peu lointain. Mais il n'est pas tout à fait tel que je l'attendais. » Elle ne répondit pas, se contentant d'attendre patiemment. Elle accompagnait Khumalo depuis qu'il avait été muté dans le Talbot et, presque en dépit d'elle-même, elle en était venue à beaucoup l'apprécier. Il pouvait se montrer frustrant, hésitant, vaniteux, et c'était sans conteste un des amiraux « politiques » de la Spatiale, mais c'était aussi un travailleur acharné – raison pour laquelle il aimait faire la sieste l'après-midi. Quels que fussent ses défauts, il était authentiquement décidé à mener l'annexion de l'amas à une conclusion heureuse. « J'ai lu les rapports sur la bataille d'Hyacinthe, vous savez, continua-t-il au bout d'un moment. Ça a dû être terrible. » Il se tourna vers elle. « Avez-vous lu ces rapports, Loretta ? — Non, amiral. — Hyacinthe était censé nous appartenir, dit Khumalo en marchant lentement jusqu'à son bureau, avant d'y prendre place. D'ailleurs, c'était le cas au moment où le convoi de Tèrekhov y a été envoyé. On prévoyait d'en faire un des dépôts de matériel avancés de la Huitième Force, mais le détachement qui le protégeait a été frappé par une contre-attaque havrienne. Il ne comptait aucun vaisseau moderne et les Havriens étaient venus en force. Son commandant n'a eu d'autre choix que de se retirer, si bien que, quand Terekhov est arrivé, il s'est jeté tout droit dans un guet-apens. » Le contre-amiral marqua une pause, jouant d'une main avec le poignard ornementé qui lui servait de coupe-papier. Les Havriens l'ont sommé de se rendre, reprit-il au bout de quelques secondes. Il a refusé. Il n'était équipé d'aucune capsule lance-missiles mais il disposait en revanche de tous les nouveaux dispositifs électroniques, notamment les dernières générations de CME et les coms supraluminiques. En outre, les cargos de son convoi transportaient des réalisations technologiques très récentes, notamment des pièces de rechange et des MPM destinés à la Huitième Force. Ne pouvant pas laisser tomber cela aux mains de l'ennemi, il a tenté de s'échapper en combattant ou, au moins, de faire repasser l'hyperlimite aux vaisseaux marchands. » Il a réussi à en sauver deux mais il en a perdu six, ainsi que toute sa division de croiseurs légers et les trois quarts de son personnel. La plupart des matelots des transporteurs ont survécu, après avoir posé leurs charges de sabordage et s'être éloignés dans les chaloupes, mais ses propres subordonnés ont été massacrés. » Khumalo baissa les yeux sur le poignard incrusté de gemmes et le tira du fourreau. La lumière fit étinceler la lame aiguisée, qu'il tourna lentement, observant les reflets. « Qu'auriez-vous fait à sa place, Loretta ? » demanda-t-il doucement. Son interlocutrice se tendit. Comme elle ne répondait pas, il releva la tête. « Ce n'est pas une question piège. Je suppose qu'en fait j'aurais dû vous demander votre opinion sur la décision qu'il a prise. — Je pense qu'il lui a fallu énormément de courage, amiral, répondit-elle au bout d'un moment, toujours un peu raide. — Oh, ça, ça ne fait aucun doute. Mais le courage suffit-il ? Il répondit à son regard interrogateur par un petit haussement d'épaules. « La guerre était presque finie. Quand il a été pris au piège en Hyacinthe, il était clair que les Havriens, quoi qu'ils fassent, n'arrêteraient plus la Huitième Force. Donc son jugement a-t-il été bon ou mauvais ? Aurait-il dû les laisser s'emparer de ses vaisseaux, de la technologie qu'ils transportaient, en sachant qu'ils n'auraient pas le temps d'en profiter ? — Ça aurait été de la lâcheté face à l'ennemi, monsieur, dit Shoupe sur un ton très circonspect. — Vraiment ? » Il la regardait en face. « De la lâcheté ou du bon sens ? — Amiral... » commença Shoupe, avant d'hésiter. Son supérieur avait surtout mené une carrière d'administrateur militaire. Il avait dirigé plusieurs bases et postes d'importance relative, certains très proches du front, lors de la Première Guerre havrienne, mais jamais un vaisseau de combat. Pouvait-il se sentir menacé par la réputation de Terekhov ? « Amiral, reprit-elle au bout d'un moment, ni vous ni moi n'y étions. Tout ce que nous pouvons penser revient à critiquer après coup l'homme qui s'y trouvait. Je ne sais pas quelle était la meilleure décision, mais je sais que le capitaine Terekhov était l'homme qui devait la prendre en un laps de temps très limité. Et, sauf votre respect, amiral, je dois dire que la défaite imminente des Havriens est bien plus évidente aujourd'hui qu'elle ne l'était à l'époque. Je suppose aussi qu'il serait juste d'ajouter que, s'il s'était rendu, si l'ennemi s'était emparé de ses vaisseaux et cargos avec leurs systèmes et leurs cargaisons, nous serions aujourd'hui en plus mauvaise posture que nous ne le sommes déjà face à la Flotte havrienne. — Alors vous dites qu'il a eu raison, au moins compte tenu de ce qu'il savait à l'époque ? — J'imagine que oui, amiral. Je prie Dieu de n'avoir jamais à prendre une décision pareille. Et je suis sûre que Terekhov prie dieu de n'avoir jamais à en prendre une autre, mais je pense que, compte tenu des choix qui lui étaient offerts, il a sans doute fait le bon. » Khumalo paraissait troublé. Remettant le poignard au fourreau, il le posa sur son bureau et resta assis à le contempler un instant, son visage parut las, âgé, et Shoupe éprouva une pointe de compassion aiguë. Elle savait qu'il se demandait pourquoi il n'avait pas été rappelé quand l'Amirauté Janacek s’était effondrée, emportant avec elle ses protecteurs. Était-ce juste parce que nul n'avait encore eu le temps de s'en occuper ? Son ordre de retour était-il déjà à bord d'un messager en route pour Fuseau ? Ou bien quelqu'un avait-il décidé de le laisser ici parce qu'il ferait un bouc émissaire convenable en cas de problème ? C'était un peu comme d'avoir une épée de Damoclès à deux pointes pendue au-dessus de la tête et, maintenant, à l'évidence, un point concernant Terekhov le préoccupait énormément. « Pardonnez-moi, amiral, s'entendit-elle dire, mais nous travaillons en étroite association depuis un bon moment, à présent. Je vois que quelque chose vous chiffonne chez le capitaine Terekhov ou dans ses décisions à Hyacinthe, ou les deux. Puis-je vous demander de quoi il s'agit? » Khumalo tordit la bouche un instant puis il poussa le poignard de côté, carra les épaules et regarda son chef d'état-major. « Le capitaine Terekhov, quoique sa dernière promotion soit toute récente, est à présent le deuxième commandant de vaisseau le plus gradé de ce poste, après le capitaine Saunders. Après Saunders et moi, c'est le troisième officier le plus gradé de tout le Talbot. Ajoutez à cela que son bâtiment est l'unité la plus moderne et peut-être la plus puissante dont nous disposons. Voilà qui les rend, lui et son jugement, nettement plus importants qu'ils ne le seraient ailleurs, surtout compte tenu des aspects diplomatiques de la situation. » Il s'interrompit, les yeux toujours fixés sur Shoupe, laquelle hocha la tête. Bon, c'est au moins une partie du problème, songea-t-elle. Il se demande si le séjour de Terekhov au ministère des Affaires étrangères signifie qu'il est ici pour aider à nous apporter une plus grande « sensibilité politique » ou quelque chose comme ça. Et sa position inconfortable par rapport au gouvernement actuel doit encore amplifier ses inquiétudes. Si tel était le cas, cependant, Khumalo choisit de ne pas l'admettre. « Je dois me demander si ses actes à Hyacinthe reflètent, en plus du courage, un jugement sain ou bien autre chose, dit-il. Avec les centaines d'étincelles potentielles qui flottent alentour, je n'ai pas besoin d'un type dont le premier réflexe sera de balancer de l'hydrogène dans la chaudière. — Le capitaine Terekhov ne m'a pas fait l'effet d'un impulsif, amiral, dit Shoupe. Je n'ai pas eu l'occasion de me former une véritable opinion de son jugement, mais il semble avoir la tête sur les épaules. — J'espère que vous avez raison, Loretta, soupira Khumalo. je l'espère de tout cœur. » CHAPITRE DOUZE — Bonsoir, madame le gouverneur. — Bonsoir, madame la présidente. » Dame Estelle Matsuko, baronne de Méduse et gouverneur provisoire de l'amas de Talbot au nom de la reine Élisabeth III, s'inclina légèrement, et Samiha Lababibi, présidente du système de Fuseau, lui rendit la pareille. Les deux femmes étaient minces et avaient le teint sombre, quoique Lababibi fût bien plus musclée en raison de sa passion pour le yachting et la plongée en apnée. Elle mesurait un mètre soixante-cinq, soit sept centimètres et demi de plus que dame Estelle. Toutefois, toutes les deux avaient les cheveux noirs et les yeux bruns, bridés dans le cas de dame Estelle. La manticorienne était en outre plus vieille de plusieurs décennies, même si le prolong de deuxième génération la faisait paraître plus jeune. Elle avait renoncé au portefeuille de l'Intérieur pour accepter son affectation actuelle. « Je me réjouis que vous ayez pu venir, continua la présidente. J'avais peur que vous ne rentriez pas de Rembrandt à temps. — Le minutage a été un peu plus juste que je ne l'avais prévu, admit Méduse. J'étais au beau milieu de discussions avec le conseil exécutif de l'Union commerciale quand est arrivée la nouvelle de cet incident sur Montana. — Oh, ça! » Lababibi leva les yeux au ciel avec une grimace de dégoût. « Des petits garçons qui se livrent à des blagues de collégiens. — Des petits garçons armés de pulseurs, madame la présidente », répondit Méduse. Comme Lababibi tournait les yeux vers elle, elle eut un sourire qui abritait fort peu d'humour. Cette fois-ci, nous avons eu de la chance que ce monsieur Westman ait été disposé à faire connaître son point de vue sans tue personne. — Stephen Westman et tous les Montaniens, même les femmes ! ont trop de testostérone dans l'organisme. Ils croient toujours toutes ces bêtises concernant les pionniers du premier débarquement. Ou du moins ils prétendent y croire. Mais je vous assure que le vote a été là-bas presque aussi écrasant que sur Lin. Les dingues dans le genre de Westman ne sont qu'une infime minorité, même sur Montana, et en aucun cas... — C'est une réception mondaine, madame la présidente, l'interrompit Méduse avec bonne humeur. Je n'aurais pas dû me laisser entraîner à évoquer monsieur Westman. Je pense que vous... sous-estimez peut-être la gravité potentielle de la situation mais, s'il vous plaît, que cela ne gâche pas cette soirée. Nous aurons tout le temps d'en discuter plus tard officiellement. — Bien sûr, approuva Lababibi, souriante. — Merci. » Dame Estelle se tourna pour observer la salle de bal noire de monde du manoir d'État de la présidente du système de tiseau. Qu'on appelait réellement comme ça, songea-t-elle, à l'exclusion du nom plus court et moins prétentieux qu'on eût utilisé à peu près n'importe où ailleurs. Aucune dépense n'avait (lé épargnée pour la décoration intérieure. La façade se composait de baies vitrées donnant sur les jardins présidentiels entretenus avec soin, parsemés de torches à gaz délibérément archaïques qui flamboyaient dans la fraîche nuit printanière. Le mur opposé était couvert de miroirs du sol au plafond, ce qui donnait à la salle déjà fort grande une impression d'immensité. Les murs latéraux et le plafond, eux, étaient décorés de fresques épiques en bas-relief, que faisaient étinceler quelques touches de feuille d'or. La longue file de tables disposées près de l'orchestre accueillait des nappes d'un blanc neigeux et de la vaisselle de prix, ainsi que de verres soufflés à la bouche. Des lustres massifs, pareils à des cascades de larmes cristallines, pendaient du plafond voûté. Tout cela, quoique affreusement excessif, s'harmonisait pourtant. Les divers éléments se mêlaient avec magnificence, décor parfait offert aux invités vêtus de riches atours à la mode d'une douzaine de planètes différentes. Alors même que Méduse l'admettait en son for intérieur, toutefois, il l'ennuyait un peu de trouver une telle salle chez le premier fonctionnaire d'un système stellaire aussi pauvre que Fuseau. Cela dit, tous ces systèmes sont affreusement pauvres, songea-t-elle. Des économies dévastées au milieu de tout ce dont ils auraient besoin pour être prospères... hormis le coup de pouce initial. Tous sauf Rembrandt et ses partenaires. Mais même les membres de l'Union commerciale sont très pauvres, comparés à Manticore, Sphinx ou Gryphon. Elle le savait intellectuellement avant même d'arriver sur les lieux. Savoir et comprendre étaient néanmoins deux choses différentes. Un des aspects qui la gênaient le plus était l'abîme séparant dans le Talbot les nantis et les autres. Même le plus riche des Talbotiens était à peine aisé, comparé à quelqu'un comme Klaus Hauptman ou la duchesse Harrington. Mais, sur nombre de ces mondes-ci, il n'y avait pas de classe moyenne. Ou, plutôt, ce n'était qu'une mince couche, ni assez nombreuse ni assez forte pour alimenter la croissance d'une économie indépendante. Et cela tenait moins à l'immensité des classes inférieures qu'à la surconcentration de richesse et de biens immobiliers entre les mains d'une classe supérieure minuscule et très fermée. En termes de pouvoir d'achat, de capacité à subvenir aux besoins fondamentaux, la faille qui séparait une Samiha Lababibi d'un habitant des bas quartiers de Dé-à-coudre était littéralement astronomique. Or, si la fortune des Lababibi ne représentait guère plus que de la petite monnaie pour Klaus Hauptman, elle constituait, ajoutée à celle d'une poignée d'autres familles, une part monumentale de la richesse du système de Fuseau... et en privait l'économie d'un capital d'investissement désespérément nécessaire. Il en allait de la politique comme de la puissance économique. Samiha Lababibi paraissait à l'aise dans cette somptueuse salle de bal parce qu'elle l'était. Parce que sa famille était l'une des trois ou quatre qui se repassaient le manoir présidentiel au moment des élections. Méduse venait d'une nation stellaire qui possédait une aristocratie avouée, officielle; Lababibi appartenait à une « démocratie » dont les rangs de la classe gouvernante étaient bien plus serrés et restreints que tout ce qu'aurait imaginé le Royaume stellaire de Manticore. Pourtant, les Lababibi n'étaient pas de purs parasites. Selon les critères de Fuseau, Samiha était même une libérale acharnée, sincèrement dévouée à ce qu'elle percevait comme le bien des citoyens de son système stellaire, quoique Dame Estelle la soupçonnât de passer plus de temps à s'épancher sur les pauvres qu'à réfléchir à leur condition. Et il pourrait difficilement en aller autrement. Elle ne les connaît pas. Vivraient-ils sur une autre planète que leurs chemins n'auraient pas moins de chances de se croiser. Et à quel point cela diffère-t-il d'un libéral de chez nous? Ou bien — Méduse sourit — des « Vieux libéraux ». Ceux de Montaigne ont à coup sûr passé assez de lumps avec les non-nantis, et sa version du parti est totalement différente. « Je vois que monsieur Van Dort et monsieur Alquezar sont fier, dit-elle à haute voix. En revanche, je n'ai pas encore vu mademoiselle Tonkovic ni monsieur Krietzmann. — Henri est par ici, quelque part, répondit Lababibi. Quant à Aleksandra, elle m'a appelée pour s'excuser. Elle compte venir, mais elle a eu un impondérable de dernière minute et elle sera un peu en retard. — Je vois », murmura la baronne. Traduction : elle arrivera quand elle le voudra bien, marquant ainsi sa volonté de ne pas devenir une proche de plus du gouverneur provisoire. Elle s'apprêtait à ajouter quelque chose lorsqu'elle aperçut une grappe d'uniformes noir et or. « Pardonnez-moi, madame la présidente, dit-elle avec un sourire gracieux à l'adresse de Lababibi, mais je remarque l'arrivée de l'amiral Khumalo et de ses officiers. En tant que première représentante civile de Sa Majesté dans le Talbot, je dois leur présenter mes respects. Si vous voulez bien m'excuser. — Bien sûr, madame le gouverneur », répondit Lababibi. Méduse tourna les talons pour traverser la piste de danse. — Alors, dis-moi, que penses-tu de l'humble demeure de la présidente ? murmura Aïkawa Kagiyama à l'oreille d'Hélène. — Une gentille petite cahute, dans le genre humble et modeste, répondit-elle, et son compagnon pouffa. — J'imagine que Lady Montaigne – pardon : mademoiselle Montaigne – pourrait faire mieux si elle en avait envie, admit-il. —. Oh, non ! Cathy a bien trop bon goût pour s'autoriser ce genre de débauche. » Sur un ton plus sérieux, elle ajouta : « Cela dit, les miroirs me plaisent bien. Ils me plairaient encore plus si la climatisation était plus efficace, bien sûr. Ou si on avait ouvert au moins quelques-unes de ces baies vitrées. Quand on entasse autant de corps dans un espace confiné, il fait toujours un peu trop chaud à mon goût. — C'est bien vrai », approuva Aïkawa, avant d'incliner la tête de côté en voyant une petite femme mince se diriger vers eux, vêtue de la tenue de cour manticorienne officielle, pantalon et veste élégants. Les riches habitants de Fuseau et les diplomates extraplanétaires s'écartaient sur son passage sans même paraître s'en rendre compte : c'était tout simplement une loi naturelle. « C'est la personne que je crois ? demanda-t-il doucement. — Bien sûr que non : c'est le pape », répondit Hélène à mi-voix, sarcastique. « Bonsoir, amiral. — Bonsoir, madame le gouverneur. » Augustus Khumalo s'inclina avec grâce devant dame Estelle. « Comme toujours, c'est un plaisir de vous voir. — Plaisir partagé, répondit Méduse avant de se tourner vers l'officier commandant le vaisseau amiral. Et bonsoir à vous aussi, capitaine Saunders. — Madame le gouverneur. » Le capitaine Victoria Saunders était née franc-tenancière de Sphinx. Malgré trois décennies de service spatial, sa révérence ne possédait pas la grâce spontanée, presque instinctive, de celle de son amiral. « Permettez-moi de vous présenter le capitaine Aivars Terekhov, de l'Hexapuma, madame le gouverneur, reprit Khumalo en désignant l'intéressé d'un geste badin. — Capitaine Terekhov, le salua Méduse. — Madame le gouverneur. » Comme tous les subordonnés de Khumalo, ce grand officier large d'épaules était en uniforme de cérémonie. En s'inclinant, il posa la main gauche sur la poignée de son épée. Les yeux sombres de dame Estelle l'observèrent avec attention pendant un bref instant. « L' Hexapuma, dit la baronne en souriant. C'est un Saganami-C, non ? — Eh bien oui, milady, tout à fait. » Elle sourit plus largement en le voyant capable d'écarter toute surprise de sa voix et de son visage devant cette observation. Le visage de Khumalo, quant à lui, avait provisoirement perdu toute expression, aussi réprima-t-elle son envie de rire. — Il me semblait reconnaître le nom, dit-elle. Une de mes nièces est capitaine à ConstNav. Elle m'a appris qu'on donnerait aux derniers Saganamis des noms de prédateurs, et je n'en vois pas de plus féroce que l'hexapuma de Sphinx. Et vous ? — Pas vraiment, non, milady, répondit Terekhov. — Et voici donc vos officiers ? fit-elle en regardant derrière lui. — Certains d'entre eux, oui. Le capitaine FitzGerald, mon second. Le capitaine Lewis, ma chef mécanicienne. Le capitaine Kaplan, mon officier tactique. Le lieutenant Bagwell, mon officier GE. L'enseigne de vaisseau de première classe Abigail Hearns, assistante du capitaine Kaplan. L'aspirante Zilwicki et l'aspirant Kagiyama. » Médusa adressa un signe de tête à chacun des subordonnés de Terekhov, tandis qu'eux-mêmes s'inclinaient. Son regard s'alluma un peu et, au moment où l'enseigne de Grayson lui était présenté, glissa de Hearns au colosse en uniforme non manticorien qui se tenait derrière elle. Puis elle secoua la tête avec amusement quand ce fut au tour d'Hélène Zilwicki. « Ma foi, capitaine, vous disposez d'une salle de garde intéressante, dit-elle. — Nous avons un assortiment assez... varié. — Je vois ça. » Elle sourit à Hélène. « Mademoiselle Zilwicki, j'espère que vous aurez la bonté de transmettre mon salut à mademoiselle Montaigne la prochaine fois que vous la verrez. Bien sûr, je compte aussi sur vous pour présenter mes respects à la reine Berry. — Euh, naturellement, madame le gouverneur, parvint à répondre Hélène, avec une conscience aiguë du regard dur que jetait dans sa direction le contre-amiral Khumalo. — Merci. » La baronne lui sourit à nouveau puis se retourna vers Khumalo. Je reconnais le capitaine Anders et le capitaine Hewlett, dit-elle en inclinant la tête à l'adresse de deux autres officiers en béret blanc, mais je ne crois pas avoir rencontré ces autres messieurs dames. — Non, madame le gouverneur. Voici le capitaine Hope, du Vigilant, et son second, le capitaine Diamond. Et voici le capitaine Jeffers, du Javelot, et son second, le lieutenant Kulinac. Et également... » « Dites-moi, capitaine Terekhov, que pensez-vous de l'amas ? — En toute honnêteté, madame la présidente, je n'y suis pas depuis assez longtemps pour m'être fait une opinion », répondit Terekhov avec aisance. Un verre de vin long et délicat à la main, il était paré d'un charmant sourire et, s'il avait conscience de l'expression un peu contrariée de Khumalo, il ne le montrait pas. La grappe d'officiers manticoriens tranchait nettement sur la foule spectaculaire. Les délégués de l'Assemblée constituante s'étaient agglutinés autour d'eux avec l'inévitabilité de la gravité, et l'arrivée récente comme le grade élevé de Terekhov faisaient de lui un centre d'attention naturel. — Allons, capitaine ! lui reprocha gentiment la présidente du système. Je suis sûr que vous avez été amplement briefé avant d'être envoyé parmi nous. Et vous avez fait le voyage de Lynx à Fuseau. — Oui, madame. Mais un briefing ne permet guère de se forger une opinion personnelle. Quant au trajet depuis Lynx, nous l'avons effectué entièrement en hyperespace. Je n'ai encore pratiquement rien vu de l'amas. — Je comprends. » Elle le considéra, pensive, tandis que le très grand rouquin debout près d'elle partait d'un petit rire. « Je suis sûr que notre bon capitaine aura bien plus l'occasion qu'il ne le voudrait de faire notre connaissance à tous dans un avenir proche, Samiha. Encore que, pour être franc, je soupçonne qu'avant l'annexion les autochtones – dont la plupart de ceux qui sont présents ce soir – n'avaient pas vraiment de meilleure image de leurs voisins que le capitaine Terekhov. — Vous exagérez un petit peu, Joachim, dit Lababibi sur un ton aigre. — Mais pas tellement », déclara une nouvelle voix. Terekhov tourna la tête pour découvrir une femme aux yeux verts et aux cheveux auburn qui ne lui avait pas encore été présentée. « Ah, vous voilà, Aleksandra... enfin », dit la présidente Lababibi. Elle eut un sourire pas tout à fait amical puis se retourna vers Terekhov. « Capitaine, je vous présente mademoiselle Aleksandra Tonkovic, présidente de Kornati et déléguée du système de Faille à l'Assemblée constituante. Aleksandra, voici le capitaine Aivars Terekhov. — Capitaine Terekhov. » Tonkovic tendit la main droite et, comme on la lui serrait, sourit. C'était une femme extrêmement séduisante – non pas belle au sens classique mais avec des traits forts, déterminés, et des yeux vifs pétillant d'intelligence. « Je crains que mon collègue Joachim n'ait raison à propos de notre relative insularité avant le référendum sur l'annexion – même s'il a moins raison sur d'autres questions. — Puisque nous sommes en société, Aleksandra, je m'abstiendrai de vous livrer une bataille philosophique et de vous vaincre. » Joachim Alquezar souriait également... mais il n'y avait guère d'humour dans ses yeux. « Bien », fit la présidente Lababibi avec une certaine emphase. Presque malgré lui, Terekhov haussa un sourcil, et la Fuselienne eut un sourire malicieux. « Je crains que monsieur Alquezar et mademoiselle Tonkovic ne soient Pas exactement dans les meilleurs termes, d'un point de vue politique. — Ah oui, dit Terekhov. Si je me rappelle bien, monsieur Alquezar dirige le Parti de l'union constitutionnelle, et mademoiselle Tonkovic le Parti constitutionnel libéral du Talbot. — Bravo, capitaine », le complimenta Alquezar. L'expression du contre-amiral Khumalo était un peu moins enthousiaste. Comme il faisait mine de s'écarter, la baronne de Méduse l'intercepta d'une manière qui parut innocente. « Je suis officier de la Reine, monsieur Alquezar, disait Terekhov, et j'ai l'honneur de commander un de ses croiseurs dans une situation que chacun ici, j'en suis sûr, reconnaîtra comme... délicate. » Il eut un haussement d'épaules et un sourire léger. « Compte tenu des circonstances, mon devoir me commande de bien apprendre mes leçons. — C'est sûr », murmura le délégué de San Miguel. Son regard se tourna brièvement vers Khumalo puis il jeta un coup d'œil à Tonkovic. Comme d'un même mouvement, tous les deux se rapprochèrent de Terekhov. « Dites-moi, continua Alquezar, en tant qu'officier de la Reine ayant appris ses leçons, que pensez-vous de la... dynamique politique locale ? » Malgré sa conversation avec la baronne, Khumalo était parvenu à se rapprocher un peu de Terekhov et des deux leaders politiques. Si le capitaine s'en rendit compte, il ne le montra nullement. « Puisque je n'ai pas eu l'occasion de me former une opinion de l'amas dans son ensemble, monsieur Alquezar, dit-il avec un petit rire, qu'est-ce qui vous fait penser que j'aurais pu m'en former une significative de son échiquier politique ? Et même si c'était le cas, je doute, d'une part, que mon opinion soit fiable, compte tenu du peu d'informations dont je dispose, et, d'autre part, qu'il m'appartienne, en tant qu'officier, de faire part de mon interprétation à deux des principales personnalités polit igues de la région. Ce serait à tout le moins présomptueux. — Tout à fait, capitaine, déclara Khumalo, chaleureux, en se rapprochant assez pour se greffer sur le petit noyau de discussion. Les officiers de la Spatiale du Royaume stellaire exécutent la politique, monsieur Alquezar. Nous ne sommes pas censés nous mêler de sa formulation. » — Au moins, il a utilisé le mot « censé », remarqua Alquezar en échangeant un coup d'œil bref, presque commisérateur, avec Tonkovic. « D'accord, amiral », dit une autre voix. Une lueur qui évoquait étrangement la panique dansa sur le visage de l'officier général quand Henri Krietzmann se détacha de la foule. « D'un autre côté, la situation politique est assez loin d'être normale, n'est-ce pas ? continua le président de l'Assemblée. — Euh, non. Non, en effet », balbutia Khumalo. Il lança un regard implorant à la baronne de Méduse, qui se contenta de le lui rendre sans paraître saisir, n'ayant à l'évidence aucune intention de lui venir en aide. S'il avait voulu interrompre la conversation de Terekhov, Lababibi, Alquezar et Tonkovic avant que le premier ne dît quelque chose qu'il aurait préféré taire, il avait échoué. Il se retrouvait en outre coincé avec les quatre plus puissants leaders politiques de l'Assemblée et, à le voir, il aurait préféré se trouver dans une cage pleine d'hexapumas... avec un steak cru à la main. « Je pense que nous sommes tous d'accord à ce sujet, Henri. » La voix de Tonkovic s'était nettement refroidie. Krietzmann lui lança un faible sourire. « Je l'espère bien, mais il est parfois difficile de croire que c'est le cas, observa-t-il. — Ce qui signifie ? demanda-t-elle, une étincelle de colère dans ses yeux verts. — Que l'Assemblée est un exercice de politique vivante, Aleksandra, intervint Lababibi avant que le Dresdien ne pût répondre. — Et c'est toujours un peu embrouillé, approuva Méduse en adressant un sourire impartial à tous les concurrents. L'amiral et moi-même pourrions vous raconter bien des histoires à propos de la politique de Manticore ! N'est-ce pas, amiral ? — Oui. » Si Khumalo était reconnaissant au gouverneur provisoire de son intervention – du moins de la forme qu'avait prise cette intervention –, cela n'apparut pas dans son expression. « Oui, madame la baronne, nous le pourrions sans doute. — Je ne doute pas que vous ayez raison, dit Krietzmann, dont les yeux se tournèrent très brièvement vers Alquezar puis vers Lababibi. Toutefois, je dois admettre que j'éprouve une inquiétude non négligeable quand je reçois des rapports sur cette affaire de Montana ou, si vous voulez bien me pardonner, Aleksandra, cette "Alliance pour la liberté" qu'a fondée Agnès Nordbrandt sur Kornati. Je commence à me dire que la maison brûle et que nous sommes trop occupés à nous disputer sur la couleur du tapis pour essayer d'éteindre les flammes. — Oh, vraiment, Henri, vous êtes inutilement alarmiste. » Le sourire de Tonkovic était aussi fin qu'un scalpel. « Westman et Nordbrandt représentent une minorité de fous dont nous ne nous débarrasserons jamais. Je suis sûre qu'on en connaît l'équivalent sur Manticore. — Bien entendu, répondit vivement Khumalo. Cela dit, la situation est différente et le mécontentement se manifeste rarement avec autant de force qu'ici, en ce moment. Mais, bien sûr... » Comme il s'interrompait, Méduse dissimula derrière son verre une grimace d'irritation et d'amusement mêlés. À tout le moins, ce pompeux imbécile s'était arrêté avant de dire : « Bien sûr, chez nous, on est civilisé. » « Avec tout le respect que je vous dois, amiral, intervint-elle de son ton le plus diplomate, le mécontentement se manifeste avec tout autant de force chez nous. » Elle sourit aux leaders politiques du Talbot. « Le Royaume stellaire est un système politique ayant plusieurs siècles d'expérience et de tradition derrière lui, je pense que vous en êtes tous conscients. Comme viennent de le dire monsieur Alquezar et mademoiselle Tonkovic, votre peuple est en revanche encore au milieu du processus qui lui permettra de forger un sentiment d'identité et d'unité dans l'ensemble de l'amas, aussi n'est-il guère surprenant que vos décisions politiques suscitent plus d'étincelles à tous les niveaux. Mais ne commettez pas l'erreur de croire que ces luttes politiques et partisanes amères sont inconnues chez nous. Nous en avons seulement institutionnalisé les canaux afin de transformer les effusions de sang en combats qui ne soient pas physiques. La plupart du temps. » Khumalo s'était raidi devant cette référence détournée à la chute du gouvernement Haute-Crête, mais il hocha la tête. « C'est tout à fait ce que je voulais dire, madame le gouverneur, mais je n'aurais sûrement pas été capable de l'exprimer aussi bien. — Je ne doute pas de ce que vous dites, reprit Krietzmann, mais cela ne nous apprend pas comment nous débarrasser de notre propre culture d'abrutis. — C'est exactement ce qu'ils sont, dit sèchement Tonkovic. Des abrutis. Et pas assez nombreux pour constituer une menace sérieuse. Une fois le texte de la Constitution adopté et toutes ces angoisses politiques laissées derrière nous, ils se dissoudront d'eux-mêmes. — À supposer qu'un texte soit approuvé un jour », fit le Dresdien. Il accompagna la remarque d'un sourire, mais son accent râpeux, caractéristique des classes populaires de sa planète, était plus prononcé qu'auparavant. « Bien sûr qu'il le sera, soupira son interlocutrice, agacée. Tous les participants de l'Assemblée sont persuadés qu'il nous faut une Constitution, Henri. » Elle prenait un ton de professeur expliquant patiemment le cours à un cancre. Sans doute ne s'en rendit-elle pas compte mais la bouche de Krietzmann adopta un pli dangereux. « Nous assistons juste à un débat houleux mais sain concernant les termes exacts de ladite Constitution. — Pardonnez-moi, Aleksandra, mais c'est en fait un débat concernant ce que nous espérons voir supporter par le Royaume stellaire. C'est nous qui avons demandé à le rejoindre. En conséquence, allons-nous accepter sa loi et l'appliquer sur toutes les planètes de tous les systèmes de l'amas ? Ou bien allons-nous exiger que Manticore subisse un monceau de dispenses et de privilèges, système par système ? Pensons-nous qu'il s'agit d'une unité politique saine, bien intégrée, dans laquelle chaque citoyen, quels que soient sa planète d'origine et son lieu de résidence, connaît précisément ses droits, ses privilèges et ses obligations ? Ou bien d'une catastrophe de bric et de broc pareille à la Ligue solarienne, où chaque planète dispose de son autonomie, d'un droit de veto sur toutes les législations proposées, et où le gouvernement central n'a pas de véritable contrôle sur l'ensemble, si bien que toute l'autorité effective repose entre les mains de monstres bureaucratiques tels que la Sécurité aux frontières ? » Il n'avait pas élevé la voix, mais des cercles concentriques de silence se propageaient à partir de la confrontation, et les yeux de Tonkovic flamboyaient d'une fureur verte. « Les habitants de l'amas de Talbot sont citoyens de leurs planètes et de leurs systèmes stellaires, déclara-t-elle d'une voix 'roide cassante. Nous avons nos propres histoires, traditions, croyances et structures politiques. Nous nous proposons de rejoindre Manticore, de renoncer à nos souverainetés ancestrales en faveur d'un lointain gouvernement qui n'est pas présentement le nôtre et à la création duquel ni nous ni nos ancêtres n'avons pris la moindre part. Il n'est pas seulement raisonnable mais tout à fait indispensable que les représentants de nos planètes s'assurent que nos identités ne soient pas purement et simplement éliminées. Et que nos droits politiques acquis ne soient pas évacués au profit d'un code de lois uniforme qui n'a jamais fait partie de nos traditions. — Mais... commençait Alquezar quand Lababibi lui posa la main sur le bras. — Joachim, Aleksandra... et vous aussi, Henri. Ceci est une réception, dit-elle d'une voix calme et ferme, en un involontaire écho de ce que lui avait dit la baronne quelques heures plus tôt. Aucun de nous ne dit rien qu'il n'a déjà dit et qu'il ne redira pas en temps et en heure. Il est toutefois impoli de mêler l'amiral Khumalo et le capitaine Terekhov à nos querelles domestiques. En tant qu'hôtesse, je dois vous demander d'abandonner pour ce soir ce sujet de discussion. » Alquezar et Tonkovic se tournèrent vers elle à l'unisson, puis ils se regardèrent à nouveau l'un l'autre et prirent une profonde inspiration. « Vous avez tout à fait raison, Samiha, dit le San Miguelien au bout d'un ou deux battements de cœur. Nous aurons l'occasion de nous battre en duel et de nous mettre en lambeaux une autre fois, Aleksandra. Pour le reste de la soirée, je propose une trêve. — Acceptée », répondit Tonkovic avec un authentique effort pour mettre un peu de chaleur dans sa voix. Les deux délégués échangèrent un signe de tête puis saluèrent leurs compagnons et s'éloignèrent. « Ouf ! À un moment, j'ai cru que ça allait mal tourner », chuchota Aïkawa à l'oreille d'Hélène. Tous les deux se tenaient d'un côté de la grande salle, profitant sans honte du somptueux buffet pour alimenter leur métabolisme. Et usant de la quasi-invisibilité que leur valait leur rang extrêmement bas au sein de la hiérarchie pour écouter leurs supérieurs. « Mal tourner ? murmura sa compagne en réponse, tout en feignant de mâchonner un canapé. Ces deux-là – Tonkovic et Alquezar – doivent se planter mutuellement des banderilles dans le dos depuis un bon moment, Aïkawa. Et l'autre, ce Krietzmann ! Il est bien effrayant, ce petit salopard. » Elle secoua la tête. « J'aurais aimé pouvoir les lire, moi, les briefings politiques dont parlait le commandant. — Moi aussi, fit Aïkawa. Et tu as remarqué l'amiral ? — Tu veux dire : à part le fait qu'il n'avait aucune envie que le commandant discute avec qui que ce soit ? — Ouais. Il m'a donné l'impression d'être des deux côtés à la fois. — Ce qui veut dire ? interrogea-t-elle en se tournant vers lui. — Eh bien, il avait l'air d'accord avec... – comment elle s'appelle, déjà ? – Tonkovic, pour dire que les événements de Mon-ana ne sont pas très graves. Rien d'inquiétant. Mais j'ai eu en revanche l'impression que, politiquement, il était d'accord avec les deux autres, Alquezar et Krietzmann. — Évidemment. Moi aussi. Je serais d'accord avec les deux autres, veux-je dire. — Ouais », fit Aïkawa. Comme il avait encore l'air troublé, son amie haussa un sourcil. « J'aimerais juste savoir ce que le commandant pense de tout ça », dit-il au bout d'un moment, répondant à la question informulée. Hélène médita quelques secondes puis hocha la tête. « Moi aussi, dit-elle. Moi aussi. » CHAPITRE TREIZE — Vous êtes en retard, Damien. — Je sais, madame », répondit Damien Harahap, connu de certains habitants de l'amas de Talbot sous le sobriquet du « Brandon », sa casquette d'uniforme glissée sous le bras gauche, tandis qu'il se mettait respectueusement au garde-à-vous. C'était sans doute un peu exagéré, mais la sécheresse de ton du commandant Eichbauer et son instruction écrite de se présenter en grand uniforme suggéraient qu'il faudrait, ce matin-là, préserver certaines apparences. « Il y a eu je ne sais quel accident sur le tramway de la ligne J, continua-t-il, suscitant une grimace de sa supérieure. Je n'ai pas pu avoir de détails mais il m'a fallu vingt minutes pour trouver un locotracteur. — Bien, je suppose qu'on ne peut pas vous en vouloir des incidents de la circulation, dit-elle. Surtout à Estelle. » Elle lui fit signe d'achever d'entrer dans le bureau d'aspect anonyme. Il y en avait beaucoup de semblables à Estelle, capitale de la République de Monica, songea Harahap. Monica était spécialisée dans l'anonymat autant que dans les transports en commun calamiteux et la fourniture de mercenaires. Ou de volontaires pour les bataillons d'intervention de la Direction de la sécurité aux frontières... s'il y avait une différence. Il eut cette pensée en franchissant le seuil, puis le regard de ses yeux bruns se fit plus vif lorsqu'il vit qui d'autre se trouvait dans la pièce, derrière la table basse qui jouxtait le bureau d'emprunt d'Eichbauer. Il n'était pas sûr de savoir qui était cette personne aux yeux d'argent et aux tatouages élaborés mais il reconnaissait la superbe femme aux cheveux d'or assise près d'elle, pour avoir vu sa photo dans un dossier. Ce n'était pas une huile qu'un type comme lui était normalement susceptible de rencontrer, mais il avait coutume de s'informer sur autant des vrais gros requins que possible. Qu'est-ce qu'une administratrice de Manpower peut bien faire sur une planète de troisième ordre comme Monica ? se demanda- t-il, sardonique. Et Ulrike me voulait en uniforme. Mon Dieu, mon Dieu... « Asseyez-vous, lui enjoignit Eichbauer en désignant une chaise confortable quoique pratique, près du bureau. — Bien, madame. » Il s'exécuta, posa sa casquette sur ses genoux et attendit, attentif. « Damien, je vous présente mademoiselle Aldona Anisimovna et mademoiselle Isabelle Bardasano, reprit sa supérieure. Mesdames, le capitaine Damien Harahap, de la Gendarmerie solarienne. — Mademoiselle Anisimovna, mademoiselle Bardasano », salua courtoisement Harahap. Qu'Eichbauer se servît du véritable nom d'Anisimovna le surprit un peu et cela signifiait sans doute que Bardasano n'était pas non plus un pseudonyme. Intéressant. Aucune des Mesanes – du moins supposait-il, en raison de ses tatouages et de ses piercings, que Bardasano était aussi mesane – n'ouvrit la bouche mais toutes les deux lui rendirent son salut d'un léger hochement de tête. « Mademoiselle Anisimovna, continua Eichbauer, est ici pour discuter de certaines activités dans l'amas de Talbot. Elle a déjà abordé le sujet avec le général Yucel, lequel m'a ordonné de lui apporter toute l'aide possible. Ce que je vous ordonne à présent de faire aussi. — À vos ordres, mon commandant », répondit-il, poli, tandis que son esprit tournait à toute vitesse. Eichbauer, il le savait, n'éprouvait que mépris pour Yucel. Les traits forts et les yeux verts perçants de cette grande femme vigoureuse révélaient avec précision le cerveau avisé qui se trouvait derrière. Intelligente, efficace, elle n'était pas effarouchée par les réalités pragmatiques de son travail mais le goût du général pour la brutalité lui était étranger. Voilà qui pouvait expliquer la politesse glaciale dont elle faisait preuve, si les événements en cours relevaient d'un projet de Yucel. Mais le fait que, comme tout officier de la Sécurité aux frontières doté d'un cerveau, Eichbauer savait pour qui la DSF travaillait réellement pouvait aussi jouer un rôle. Il n'était pas fréquent pour un simple commandant de travailler sous les yeux mêmes d'un des grands pontes de Mesa. En fonction du résultat, il pourrait s'agir d'une excellente occasion d'obtenir de l'avancement ou de celle de plonger dans le néant, et une efficace démonstration de professionnalisme pouvait aider à déterminer l'option qui s'appliquerait. Mais pourquoi se réunir ici ? Le système de Meyers ne se trouvait qu'à soixante années-lumière de Monica, à peine une semaine d'hypervoyage pour un de ces messagers modifiés qu'une personne telle qu'Anisimovna utiliserait comme véhicule personnel. Or Meyers, au contraire de Monica, était un protectorat de la Sécurité aux frontières. On aurait pu se réunir là-bas dans des conditions de sécurité maximales, alors pourquoi venir ici ? Et, surtout, pourquoi le commandant et lui étaient-ils tous les deux en uniforme, nom d'un chien ? Leur branche de la Gendarmerie faisait rarement de la publicité. — Je suis sûre de n'avoir pas besoin de vous expliquer que le général Yucel désire nous voir rester le plus discrets possibles, continua Eichbauer, ce qui le poussa à s'interroger derechef au sujet des uniformes. L'une des principales considérations de cette... opération, c'est la possibilité de démenti. Il ne doit exister aucune collusion discernable entre la Gendarmerie et la DSF, mademoiselle Anisimovna et mademoiselle Bardasano. » Il fit signe de la tête qu'il comprenait (au moins une partie de ce qu'elle venait de dire), et elle l'en récompensa d'un petit sourire. Cela dit, vous allez travailler en étroite association avec ces dames. En tout état de cause, vous resterez même affecté à plein temps à cette opération jusqu'à sa conclusion. » Sentant ses sourcils tenter de se hausser malgré lui, il leur ordonna fermement de rester en place. Nous sommes conscientes de vous mettre dans une position assez inconfortable, capitaine Harahap, dit Anisimovna d'une voix douce. Nous le regrettons. Et, bien entendu, nous ferons un effort convenable pour... pour vous dédommager de toute gêne ou de tout risque que l'opération pourrait exiger de vous faire affronter. — Voilà qui est très aimable de votre part, madame », dit-il, tandis que son avarice interne jonglait avec les crédits. Avoir pour débiteur, même un tout petit peu, une directrice de Manpower n'avait jamais fait de mal au compte en banque de quiconque. Surtout si on se débrouillait assez bien pour rester également une source valable en cas de besoins ultérieurs. « Permettez-moi de vous tracer un scénario hypothétique, Damien », reprit Eichbauer en inclinant un peu la tête en arrière. Il se tourna vers elle, observant discrètement les deux autres femmes du coin de son œil bien entraîné. — Comme vous le savez, continua-t-elle, l'amas de Talbot a décidé de se jeter droit dans les bras de Manticore. Manifestement, certains de ses habitants s'estiment en position de passer un marché favorable avec le Royaume stellaire. Il est regrettable que ces égoïstes manipulateurs entraînent leurs compatriotes dans les mâchoires d'une monarchie réactionnaire. Particulièrement du fait que Manticore est à l'heure actuelle en train de perdre une guerre qui a de bonnes chances d'entraîner l'amas dans la défaite. » Harahap hocha la tête sans pouvoir tout à fait réprimer une petite moue d'aversion. Il venait lui-même d'une planète au statut de protectorat. Il n'allait pas verser de larmes de crocodile ni prétendre qu'il n'avait pas su ce qu'il faisait en s'engageant dans la Sécurité aux frontières pour quitter ce trou à rats accablé par la pauvreté, mais cela l'empêchait d'oublier ce qu'avaient éprouvé ses parents quand la DSF était arrivée pour les « protéger » des horribles dangers de la liberté. « Outre les périls que la guerre des Manties ferait courir aux Talbotiens si cette regrettable annexion avait bien lieu, continua Eichbauer, il faut considérer l'avarice et la cupidité répugnantes dont fait preuve le Royaume stellaire en voulant s'approprier le terminus de Lynx du nœud du trou de ver dit "de Manticore". S'il réussissait, cela lui donnerait une emprise sur un pourcentage encore plus élevé des transports solariens. Leurs lignes accueillent déjà bien trop de fret commercial qui, pour la sécurité de la Ligue, devrait circuler dans des vaisseaux lui appartenant et non des vaisseaux étrangers, sans qu'il soit besoin d'ajouter Lynx à l'équation. Et si Manticore parvient à s'assurer un pied à terre ici, dans le Talbot, il étendra presque à coup sûr sa politique de harcèlement des transports légaux et des intérêts mercantiles solariens dans cette zone des Marges. De toute évidence, il ne serait donc dans l'intérêt ni des Talbotiens ni de la Ligue que cette annexion prétendument volontaire devienne effective. D'accord? — Je vois ce que vous voulez dire, mon commandant », répondit Harahap, docile. Saviez-vous que ça allait arriver quand vous m'avez envoyé évaluer les divers « groupes de résistance », Ulrike ? Ou bien n'était-ce encore une fois qu'une mesure destinée à parer à toute éventualité ? « Vous m'en voyez ravie, capitaine, intervint Anisimovna, un infime sourire aux lèvres. Ce sont ces inquiétudes qui m'ont à l'origine poussée à prendre contact avec le général Yucel. De toute évidence, mes associés et moi avons un intérêt dans l'affaire, mais il se trouve qu'en l'occurrence nos intérêts financiers rejoignent ceux de la Ligue.., et, bien entendu, de la Sécurité aux frontières. — Le plus gros problème, Damien, reprit Eichbauer, parlant un petit peu plus vite, comme pour reprendre le contrôle de ce qui était clairement un briefing opérationnel, c'est que les Mannes sont parvenus à s'octroyer une espèce de blanc-seing moral sur la base de ce vote censément libre en faveur de l'annexion. C'est une fiction, bien entendu, mais leurs représentants sur la Vieille Terre sont parvenus à s'exprimer assez vite pour que bien des gens en arrivent à croire le contraire. Certains de ces gens disposent d'une influence politique non négligeable et ils ont choisi de reconnaître la version manticorienne des événements, ce qui lie officiellement les mains de la DSF. Mais cela ne signifie pas que nous soyons inconscients de nos responsabilités. Quand mademoiselle Anisimovna et ses collègues nous ont contactés, nous avons donc senti poindre l'occasion de faire d'une pierre plusieurs coups. Harahap hocha la tête. Dans certaines nations stellaires, il le savait, de tels propos auraient été très proches de la trahison. Dans d'autres, on aurait demandé aussitôt sa démission au commandant. Au sein de la Ligue solarienne, toutefois, c'était l'ordre normal des choses. Les bureaucraties évitaient depuis si longtemps tout contrôle civil, au nom de la préservation du système, que cela leur était aussi naturel que de se brosser les dents. Ce qu'acceptaient tout aussi ouvertement ceux qui en profitaient. » Nous avons – je veux dire vous et moi, spécifiquement –one connaissance intime de la dynamique politique et sociale de l'amas, continua Eichbauer. Nous savons qui sont les joueurs, quelles en sont les motivations, les forces et les faiblesses. La Sécurité aux frontières ne peut s'impliquer officiellement dans un effort visant à organiser une résistance avouée à l'annexion. Qui plus est, nous ne pouvons nous mêler de financer, d'entraîner ou d'équiper une troupe de guérilleros. — Bien sûr que non, mon commandant, admit-il, obéissant, en dépit du grand nombre d'occasions où la DSF n'avait pas agi autrement. — Par chance, des intérêts privés, représentés en l'occurrence par mesdemoiselles Anisimovna et Bardasano, jouissent d'une liberté d'action supérieure à celle de représentants officiels de la Ligue tels que nous. Ils sont prêts à fournir des fonds et des armes aux Talbotiens qui s'en serviront pour résister à l'ignoble impérialisme manticorien... à condition de pouvoir identifier ceux qui ont besoin de leur aide. Et c'est là que nous entrons en scène. » Comme je le disais, la Sécurité aux frontières ne peut pas s'impliquer ouvertement. À la fois pour les raisons que j'ai déjà mentionnées et... (elle le regarda droit dans les yeux) à cause d'autres considérations tout aussi incontournables. Vous-même, toutefois, avez tristement pris un grand retard sur vos congés. Si jamais vous choisissiez d'employer une partie de ces vacances accumulées à mettre vos connaissances et vos contacts au service de cet effort tout à fait officieux pour repousser l'agression manticorienne, j'approuverais votre demande immédiatement. — Je comprends, mon commandant », répondit-il, bien qu'il n'en fût pas tout à fait sûr. Les paramètres de base étaient assez clairs. Eichbauer voulait qu'il joue un rôle d'intermédiaire entre les Mesans et les extrémistes qu'elle lui faisait évaluer depuis plusieurs mois. Il avait peu d'inquiétudes quant à ses chances d'accomplir cette étape-à de la mission. Ce qu'il ne voyait pas encore, c'était le bien qu'il pourrait en résulter. Si la Sécurité aux frontières comptait adopter l'approche discrète qu'Eichbauer avait pris grand soin d'exposer, créer de l'agitation dans l'amas n'aboutirait pas à grand-chose. Des Talbotiens comme Nordbrandt ou Westman n'auraient aucune chance de vaincre à la fois leurs forces de l'ordre locales et le Royaume stellaire. Comme il l'avait fait remarquer à son partenaire, ils réussiraient peut-être à créer une situation assez explosive pour convaincre les Manticoriens de renoncer, mais ils auraient plus de chances de provoquer une effusion de sang qui pourrait être utilisée pour justifier une intervention. Ce type d'anarchie induite avait servi assez souvent de passeport à la Sécurité aux frontières par le passé. Mais, si la DSF n'était pas disposée à intervenir ouvertement cette fois, à quoi bon ? Si Anisimovna avait représenté officiellement le gouvernement du système de Mesa, il aurait pu croire ce système intéressé par l'amas. Toutefois, l'expansion impérialiste ne faisait pas partie des traditions de Mesa. Déstabiliser la région et débarrasser Manpower de Manticore – et de son obsession antiesclavagiste – serait en revanche probablement utile du point de vue de la corporation interstellaire, mais cela n'expliquait pas ce que fabriquait au milieu de tout cela la Sécurité aux frontières. À moins que possibilité de démentir et sécurité ne fussent pas les seules raisons de cette petite réunion sur Monica. « Je comprends, répéta-t-il, et vous ne vous trompez pas, mon commandant : j'ai plusieurs mois de congés en retard. Si je puis, par pure coïncidence et en ma stricte qualité de particulier, me rendre utile à mademoiselle Anisimovna et aux citoyens de l'amas tandis que je les prends, je serai heureux de saisir cette occasion. — Vous me voyez fort aise de l'entendre, capitaine, ronronna Anisimovna. Pourrais-je donc à présent vous suggérer de rentrer à votre hôtel, d'enfiler quelque chose d'un peu moins voyant que votre uniforme, puis de descendre aux Armes d'Estelle? Vous y trouverez une réservation à votre nom. C'est une assez jolie suite, à quelques portes de la mienne, dans le même couloir. — Bien entendu, madame, dit-il avant de se retourner vers Eichbauer. Avec votre permission, mon commandant. — Ça m'a l'air d'une excellente idée, Damien, répondit sa supérieure avec une infime mise en garde dans la voix. Je m'occuperai personnellement de remplir la paperasse nécessaire quand je retrouverai mon bureau. Vous pouvez toutefois dès maintenant vous considérer comme officiellement en congé. « J'en prends la responsabilité. » Et vous ne pouvez compter que sur vous, alors faites gaffe à vos fesses, ajoutèrent ses yeux verts. « Merci, mon commandant, répondit-il. Je n'y manquerai pas. » Roberto Tyler, le président dûment élu de la République de Monica (tout comme l'avaient été son père et son grand-père), contemplait la cité d'Estelle par la fenêtre de son bureau. La primaire G3 du système brillait au milieu d'un ciel moucheté de nuages sur les tours de béton céramisé blanc et pastel de la ville. Ses plus vieux immeubles étaient plus proches du sol. Bâtis en matériaux locaux et en béton ordinaire, ils paraissaient insignifiants et faisaient figure de jouets à l'ombre des impressionnants bâtiments devenus la norme depuis que la planète avait enfin acquis la technologie antigrav, au début du mandat présidentiel du père de Tyler. 11 était bien dommage, songeait l'actuel président, que la construction de ces tours fût, même aujourd'hui, entre les mains de techniciens étrangers et non de citoyens de Monica. Toutefois, compte tenu des limites tenaces du système éducatif monicain, c'était inévitable. Il observa un gratte-nuages, un des mammifères velus natifs de Monica, évoquant des oiseaux, qui passait bien en contrebas de sa fenêtre du deux cent dixième étage. Il y avait plus d'aérodynes privés dans l'espace aérien de la capitale que du temps de sa jeunesse mais encore bien moins qu'il n'y en aurait eu dans une cité de la Grande Couronne, sans parler de n'importe où au sein de la Vieille Ligue. Et il y en avait d'ailleurs même moins que dans le ciel de Vermeer, la capitale de Rembrandt. Cette pensée lui inspirait une pointe de ressentiment familière mais cela n'en altérait pas la véracité. Rembrandt et Monica ne disposaient hélas ! pas des mêmes marchandises à exporter. Le carillon d'entrée résonna. Croisant les mains derrière le dos, il se retourna vers la porte de son bureau, qui s'ouvrit l'instant d'après. Son secrétaire la franchit. « Mademoiselle Anisimovna est là, monsieur le président », annonça ce jeune homme tiré à quatre épingles. Il s'écarta avec une courbette respectueuse et une femme, peut-être la plus belle que le président eût jamais vue, le dépassa dans un froufrou de soieries. Tyler ne connaissait pas le style de la robe de soirée d'Aldona Anisimovna, mais il approuvait la manière dont ses plis diaphanes en drapaient la silhouette sculpturale. Ainsi que son décolleté plongeant et la fente qui, du côté gauche, exposait jusqu'à la hanche la perfection d'une jambe tout aussi sculpturale. C'était sans doute l'effet recherché : Anisimovna disposait à coup sûr d'un dossier complet sur ses goûts et ses occupations. Elle était accompagnée de trois autres personnes que Tyler, bien qu'il n'en eût encore rencontré qu'une seule, reconnaissait toutes pour avoir vu leur visage lors du briefing préparatoire à une réunion conduite par Alfonso Higgins, son chef du renseignement. s'avança vers la première arrivante. « Mademoiselle Anisimovna! » la salua-t-il avec un large sourire. Elle lui tendit la main droite, qu'il serra entre les deux siennes. « C'est un plaisir. Un authentique plaisir. — Merci beaucoup, monsieur le président », répondit-elle, arborant elle-même un sourire qui révélait des dents aussi parfaites que le reste de sa personne. Ce qui était compréhensible sa famille bénéficiait des techniques de manipulation génétique avancées de Manpower depuis trois ou quatre générations. Il eût été choquant que ses dents ne fussent pas parfaites. « C'est aussi un plaisir de vous voir, Junyan, comme toujours, continua Tyler en se tournant vers le vice-commissaire Hongbo. — Monsieur le président », murmura ce dernier en inclinant poliment la tête tandis qu'il serrait à son tour la main du chef d'État – lequel la garda dans la sienne encore une seconde puis se tourna vers les deux autres visiteurs, les sourcils poliment haussés, comme s'il n'avait aucune idée de leur identité. « Monsieur le président, dit Anisimovna, permettez-moi de vous présenter Isabelle Bardasano, de Jessyk & Co, et monsieur Izrok Levakonic, de Technodyne Industries. « Mademoiselle Bardasano, monsieur Levakonic. » Tyler serra deux autres mains tandis que son esprit entrait en ébullition. Malgré la quantité d'affaires que Monica et certaines sociétés monicaines – dont une bonne quantité d'entreprises appartenant à sa famille – traitaient avec Mesa, il connaissait personnellement fort peu de Mesans. Pas plus qu'il n'était familier des principes de la société mesane. Alfonso Higgins, toutefois, c'était une autre affaire. Selon lui, les tatouages spectaculaires de Bardasano et ses vêtements abondamment ajourés, révélant une profusion de piercings qui troublait Tyler, la dénonçaient comme membre d'une des « jeunes loges » mesanes. II en existait au moins une douzaine, toutes se livrant une amère compétition pour le pouvoir, et toutes en conflit avec la vieille tradition locale de discrétion. Sûrs de la richesse et de la puissance de leur hiérarchie d'entreprise, leurs membres affichaient qui ils étaient et ce qu'ils étaient, au lieu de se fondre dans la communauté « respectable » des affaires solariennes. Compte tenu des états de service du Théâtre Audubon, Tyler doutait qu'il eût été aussi empressé à se désigner comme cible. Bardasano avait toutefois peut-être une confiance absolue en ses mesures de sécurité personnelles. Et, si tel était le cas, elle avait peut-être de bonnes raisons pour cela. Une des choses qu'Higgins savait à son sujet était qu'en dépit de son statut relativement peu élevé, membre cadet du conseil de Jessyk, elle était considérée comme très dangereuse. Montée dans la hiérarchie par le versant clandestin des opérations de l'entreprise – celui dont nul n'était censément au courant. D'après les rumeurs glanées par le chef du renseignement, elle affectionnait un style interventionniste très différent de la méthode d'espionnage à intermédiaires multiples que préféraient certains de ses confrères. D'après les mêmes rumeurs, quiconque faisait échouer une opération dont elle était responsable trouvait une fin abrupte et déplaisante. Quant à Levakonic, même les services d'Higgins en savaient fort peu à son sujet. En revanche, ils en savaient beaucoup sur Technodyne Industries, de Yildun, et il était peu probable que Technodyne eût envoyé un guignol aussi loin de chez lui, en compagnie d'une Anisimovna. Et c'est Anisimovna le porte-parole, pas Hongbo, songea le président. Ça aussi, c'est intéressant. « Asseyez-vous, je vous en prie », invita-t-il en désignant les fauteuils antigrav répartis dans son vaste bureau. Ses hôtes s'installèrent dans le coin salon principal, tandis que des serviteurs stylés – un luxe ruineux dans la Vieille Ligue mais qu'on se payait aisément dans les Marges – entraient à pas feutrés, chargés de plateaux de rafraîchissements. Tyler accepta son verre de vin et se laissa couler dans le fauteuil le plus volumineux et le plus impressionnant de la pièce, se permettant un instant de savourer les huiles peintes à la main –affreusement chères – qui ornaient ses murs, son tapis lui aussi tissé à la main, et la sculpture originale de DeKuleyere près de son bureau. Les ondes soniques aux constantes variations subtiles qui émanaient de la sculpture lumineuse étaient quasi imperceptibles mais il les sentait pourtant qui le caressaient comme une amante. Il savait que rien ne ferait de lui autre chose qu'un néo barbare des Marges aux yeux de ses invités, aussi courtoisement qu'ils pussent le dissimuler. Toutefois, son père l'avait fait éduquer sur la Vieille Terre. Cette expérience n'avait rien fait pour diminuer le mépris qu'il éprouvait pour l'attachement sentimental gluant de la Vieille Ligue à son culte de l'individu, mais cela lui avait au moins laissé un palais éduqué et le goût des bonnes choses. Il attendit que tous ses invités fussent servis et les serviteurs retirés. Les bras posés sur les accoudoirs de son fauteuil, son verre entre ses mains en coupe, il observa alors Anisimovna, le front plissé. « J'ai été intrigué quand votre représentant local a fait barrage à mon secrétaire, mademoiselle Anisimovna. Je n'ai pas l'habitude de recevoir des gens sans avoir au moins une idée des raisons pour lesquelles ils veulent me voir. À la lumière des relations d'affaires entre votre corporation et tant de notables de Monica, toutefois, j'étais sûr que vous ne me feriez en aucun cas perdre mon temps. Et vous voici accompagnée de mon bon ami, le vice-commissaire Hongbo, et de monsieur Levakonic. Je dois admettre que cela pique ma curiosité. — Je l'espérais un peu, monsieur le président », répondit la jeune femme avec un sourire charmant. Il eut un petit rire appréciateur et elle haussa les épaules. « En fait, nous sommes ici parce que mes collègues et moi avons conscience d'une situation dans laquelle nous tous, y compris vous et votre république, faisons face à un problème ardu. Problème qu'il est peut-être possible de résoudre et même de changer en une aubaine extrêmement profitable. — Vraiment ? — Oh oui, vraiment. » Elle se renversa dans son siège, croisant les jambes, et Tyler profita de la vue quand le tissu moulant se plaqua sur des cuisses fermes à demi nues. Il remarqua que ce tissu, lorsqu'il se tendait, devenait brièvement invisible par endroits, un effet fugace et intrigant. — Le problème auquel je fais allusion, monsieur le président, continua-t-elle, c'est l'intrusion soudaine, injustifiée et malvenue du Royaume stellaire de Manticore dans l'amas de Talbot. » Tyler cessa de contempler le paysage et ses yeux s'étrécirent. Malvenu » était un terme extrêmement inapproprié pour décrire l'arrivée de Manticore au seuil de son logis. L'amas n'avait jamais revêtu d'importance particulière pour Monica (ni personne d'autre) avant que les Mannes ne découvrent leur terminus. L'appellation « amas de Talbot » était en outre inexacte : l'ensemble d'étoiles qu'il définissait n'était ni un amas ni centré sur le système de Talbot. Ce n'était qu'une étiquette pratique collée par les astrographes solariens parce que le système de Talbot, d'une pauvreté crasse, avait été le site de la première mission d'observation de la Sécurité aux frontières dans hi région. La DSF avait abandonné depuis bien longtemps le Talbot en faveur du système de Meyers, nettement plus précieux depuis qu'il était devenu officiellement protectorat de la I .igue, mais le nom était resté. Toutefois, le Royaume stellaire était à présent arrivé, précédé (le sa réputation. Le président s'attendait peu à ce que ses rapports avec des gens comme Anisimovna trouvent grâce aux yeux des Manticoriens, pas plus qu'il n'était pressé de connaître l'effet que produirait sur ses propres concitoyens l'exemple tout proche de la conception manticorienne des libertés individuelles – sans parler de leur niveau de vie. « J'admets volontiers que j'aimerais voir Manticore chassée du Talbot, dit-il au bout d'un moment. Et si vous voulez bien me permettre, je comprends tout à fait pourquoi c'est aussi le cas de Mesa et de Manpower. Je ne puis cependant m'empêcher de me demander pourquoi vous discutez de cela avec moi, alors que vous en avez visiblement déjà discuté avec monsieur Hongbo. Il représente la Ligue solarienne, avec toute sa puissance. Moi, je ne suis que le président d'un unique système stellaire. — C'est exact, monsieur le président, intervint Bardasano. Pour le moment. — Pour le moment? répéta-t-il, et elle haussa les épaules. — Permettez-moi de vous suggérer un scénario possible. Que deviendraient votre économie et votre puissance militaire si, au lieu de Manticore, c'était Monica qui contrôlait le terminus de Lynx ? — Vous parlez sérieusement? » Comme il la contemplait avec incrédulité, elle eut un nouveau haussement d'épaules. « Supposez que oui pour l'instant, suggéra-t-elle. Je suis sûre que vous avez déjà observé l'augmentation du trafic commercial dans la région. En tant que spécialiste des transports interstellaires de marchandises et de passagers, monsieur le président, je puis vous assurer que ce phénomène ne fera que s'amplifier avec le temps. Les itinéraires possibles ne sont pas encore déterminés, et il faudra un petit moment à toutes les coques déjà en activité pour s'adapter aux nouveaux schémas. Bien entendu, plus le commerce s'intensifiera, plus il faudra de postes de transbordage, d'entrepôts, d'établissements de radoub et de tout ce que nécessite encore un terminus du trou de ver. Et plus cela fera tomber des commissions de transit, des taxes d'entreposage et ainsi de suite dans les caisses de la puissance concernée. J'ai pris la liberté d'analyser les performances économiques de Monica lors des dix derniers ans T. D'après mes estimations les plus pessimistes, la possession de Lynx doublerait les revenus de votre gouvernement en trois ans. Une fois que le terminus aurait atteint sa vitesse de croisière, votre produit systémique brut aurait augmenté d'un facteur six... au minimum. En outre, bien sûr, votre position de portier du reste de la Galaxie ferait de Monica la puissance dominante indiscutée de l'amas. — Je ne doute pas que tout cela soit vrai, mademoiselle Bardasano, dit Tyler en tentant de dissimuler la pointe de pure cupidité qu'avait plantée en lui cette description. Malheureusement, si j'ai bien compris, quiconque tente de contrôler les terminus du nœud du trou de ver des Mandes ne fait pas de vieux os. Il me semble me rappeler qu'ils disposent même de la souveraineté sur le terminus de Sigma du Dragon, alors qu'il se trouve au sein de la Ligue. — Ce n'est pas tout à fait exact, monsieur le président, déclara Hongbo, respectueux. Le terminus de Sigma du Dragon se situe hors des limites territoriales du système stellaire. Par ailleurs, les Manticoriens ont dû accorder quelques concessions à Sigma du Dragon et au gouvernement planétaire de Beowulf. Le terminus n'est pas fortifié, par exemple, et c'est Sigma du Dragon, pas Manticore, qui en assure la sécurité. En (change de cette protection, Beowulf perçoit un pourcentage des gains du terminus et tous les cargos battant son pavillon bénéficient des mêmes tarifs de transit que les manticoriens en traversant n'importe quel terminus du nœud. Il serait donc plus juste de dire que Manticore partage la souveraineté. Et cela même n'est vrai que parce que Beowulf a choisi d'accepter l'arrangement. — Très bien, Junyan, dit Tyler avec une très légère irritation. Appelons ça une souveraineté partagée, si vous voulez. Quoi qu'il en soit, je ne crois pas que Manticore ait envie de partager la souveraineté de ce terminus. Et, au contraire de Beowulf, nous n'avons ni la puissance militaire nécessaire pour les y contraindre, ni la protection de la Flotte de la Ligue solarienne pour nous défendre si jamais nous irritons la Flotte manticorienne. — Nous en sommes conscients, monsieur le président, dit Anisimovna en se penchant pour lui poser une main légère sur le genou... et lui donner une vue plongeante sur son décolleté. Je vous assure que nous ne vous aurions pas demandé de nous recevoir si nous avions eu l'intention de vous faire courir un risque. » Elle s'autorisa un petit sourire avant de se laisser de nouveau aller au fond de son siège. « Ma foi, ce n'est peut-être pas tout à fait vrai. Il y aura bel et bien un risque. Il y en a toujours quand les enjeux sont importants. Mais, en l'occurrence, ce risque sera à la fois gérable et bien moindre qu'il ne pourrait le paraître à première vue. — Vraiment? » Il laissa poindre un peu de froideur dans sa voix. « J'ai l'impression que vous allez me proposer de proclamer unilatéralement la souveraineté de Monica sur le terminus de Lynx. Je ne vois pas comment cela pourrait constituer un risque "gérable", alors que ma flotte entière est moins importante que la plus légère des forces d'intervention manticoriennes. Même si mes propres sources de renseignement ne valent pas celles de la FLS – ou même les vôtres –, elles me suffisent pour savoir que le matériel dont dispose Manticore est bien plus dangereux que tout ce qu'on trouve sur Monica. En outre, je me permettrai d'évoquer le petit détail que représente la Première Force manticorienne tout entière, stationnée à l'autre bout du terminus. — Allons, monsieur le président, fit Anisimovna sur un ton de léger reproche, vous anticipez sur notre... proposition. » Elle leva une main gracieuse. « Oui, il est très normal que vous voyiez la menace physique représentée par la Flotte mancie. En fait, en tant que chef de l'État monicain et commandant en chef de ses armées, vous en avez même le devoir. Toutefois, je vous prie de considérer que nous n'aurions aucun intérêt à sacrifier votre flotte ou votre nation stellaire. Nous sommes prêts à investir substantiellement dans le succès de toute opération que nous pourrions vous suggérer d'entreprendre. En tant qu'hommes et femmes d'affaires, nous ne le ferions en aucun cas si nous n'avions pas toute confiance en la réussite de ce projet. » Tyler l'observa avec attention. L'argument était logique, mais il ne pouvait ignorer le fait qu'elle parlait de la perte possible d'un investissement, une somme qu'une entreprise telle que Manpower ne risquerait pas si elle ne pouvait se permettre de l'encaisser en cas de catastrophe. Lui, en revanche, risquerait des revers un tout petit peu plus permanents que cela. Néanmoins... « Très bien, dit-il. Expliquez-moi ce que vous avez en tête. — Ce n'est pas si compliqué que ça, monsieur le président, reprit Anisimovna. Nous – à savoir mes partenaires financiers; ni la Ligue ni la Sécurité aux frontières de monsieur Hongbo – sommes prêts à renforcer votre flotte de manière conséquente. À l'heure actuelle, si mes chiffres sont exacts, elle se compose de cinq croiseurs lourds, huit croiseurs légers, dix-neuf contretorpilleurs et quelques dizaines de BAL. Le tout pour un total d'un peu plus de quatre millions de tonnes. Est-ce que c'est à pou près correct ? — Oui, tout à fait. L'amiral Bourmont pourrait sûrement Vi MIS donner des chiffres plus précis mais quatre millions de 'Hunes feront l'affaire », dit Tyler, sans cesser de l'observer avec intensité, se retenant de préciser que presque un demi-million de tonnes en question consistaient en des bâtiments d'assaut légers tristement obsolètes, et que les croiseurs étaient eux-mêmes assez loin d'utiliser une technologie de pointe. « Très bien, continua-t-elle. Nous sommes prêts à vous fournir quatorze croiseurs de combat solariens de classe Inlassable, d'environ huit cent cinquante mille tonnes chacun. Douze millions de tonnes en tout, soit un accroissement de trois cents pour cent de votre flotte. » Roberto Tyler eut l'impression qu'on venait de lui donner un coup de pied dans le ventre. Il ne pouvait avoir entendu ce qu'il croyait. Mais si cette femme était sérieuse... « Quoique les Inlassables soient en cours de remplacement par des vaisseaux de classe Nevada dans la Flotte solarienne, monsieur le président, intervint Levakonic, qui ouvrait la bouche pour la première fois, ils ont essentiellement passé leur carrière le long des frontières. Comme vous le savez sûrement, cela signifie qu'ils ont été technologiquement remis à jour avec plus de rigueur que ce n'est le cas pour les vaisseaux du mur ou les croiseurs de combat attachés à la réserve. Ces bâtiments ne sont pas loin d'offrir le dernier cri de la FLS en matière d'armement et de techniques GE. Mademoiselle Anisimovna a déjà signalé qu'ils quadrupleraient votre tonnage actuel. En termes de puissance de combat, cependant, les compétences de votre flotte seraient multipliées par un facteur supérieur à cent. — Oui, oui, en effet, admit Tyler au bout d'un moment, et lui-même perçut la pure cupidité qui vibrait dans sa voix. Ce que je ne comprends pas, c'est comment des particuliers tels que mademoiselle Anisimovna et vous pourriez avoir accès à de tels vaisseaux. » Il se retint résolument de regarder Hongbo. « Comme je viens de le faire remarquer, dit calmement Levakonic, les Inlassables sont en train d'être remplacés par des Nevada. Ce processus va demander des années et coûter très cher. Or Technodyne est l'un des principaux constructeurs de la nouvelle classe. Pour aider à financer le programme, la flotte se débarrasse de certains Inlassables, qu'elle nous envoie pour réforme et récupération. Bien entendu, elle a sur place des inspecteurs devant s'assurer que les vaisseaux sont démontés. Il s'avère toutefois... (son expression, Tyler le remarqua, demeura neutre et innocente) que certains de ces inspecteurs sont frappés d'une épidémie de ce qu'on appelait jadis la myopie. Une partie de nos vieux vaisseaux sont tombés dans des failles et ont disparu des archives de la FLS. Si les circonstances s'y prêtaient, quatorze d'entre eux pourraient arriver ici dans les... oh, disons soixante jours T. — Je vois. » Tyler reprenait le contrôle de son imagination. Il adressa un sourire entendu au représentant de Technodyne. « Je suppose cependant que vos employeurs rencontreraient quelques difficultés si ces vaisseaux "réformés" apparaissaient soudain, intacts, dans la flotte d'une autre nation. "Quelques difficultés" serait un euphémisme colossal, monsieur le président », admit Levakonic. Le petit homme mince et nerveux sourit – et Tyler soupçonna qu'il s'agissait du premier amusement authentique manifesté par l'un de ses visiteurs. « Voilà pourquoi nous devons insister pour qu'ils soient tous intégralement rééquipés dans vos propres chantiers, ici, sur Monica. Nous aurons besoin de plus qu'un simple changement de codes de transpondeur. Nous pourrons refaçonner leurs signatures énergétiques de manière significative en changeant les générateurs de barrières latérales et les principaux capteurs actifs, mais nous aimerions également procéder à quelques modifications plus légères. Tout cela, une fois combiné, devrait largement suffire à déguiser l'origine des vaisseaux. La supercherie ne résisterait pas à un examen physique sur site, mais cela ne devrait pas vraiment constituer un problème. — Sans doute pas, non, dit Tyler avant de se secouer. Tout cela est fascinant... et extrêmement tentant, mais, même avec un tel renfort, la Flotte monicaine disparaîtrait comme de l'eau dans le vide si Manticore nous rendait visite. » Il secoua la tête. « Autant que j'apprécie l'idée de contrôler le terminus de Lynx et de tenir les Manticoriens aussi loin que possible de Monica, je ne suis pas prêt à me suicider en les provoquant en combat singulier. — Ça ne se passerait pas ainsi, intervint Anisimovna avec ce que le Monicain jugea comme un degré d'assurance ridicule. — Sans vouloir paraître impoli, mademoiselle Anisimovna, je n'en suis pas aussi persuadé que vous paraissez l'être. — La franchise est toujours la bienvenue, monsieur le président, même au risque d'une impolitesse. Et je ne suis pas surprise que vous ne partagiez pas ma confiance. Cette idée vient de vous tomber dessus à froid, sans que vous ayez eu le temps d'en étudier les ramifications. Mais je vous assure que, nous, nous les avons envisagées avec le plus grand soin. Je me rends compte que nous vous suggérons de prendre un risque plus grand et plus immédiat que le nôtre, mais je me permets de vous signaler que, si le pari échoue et qu'on remonte de vos nouveaux croiseurs de combat jusqu'à monsieur Levakonic ou à moi, les conséquences que nous subirons, nous et nos sociétés, seront... extrêmes. » Comme la colère flamboyait dans le regard de Tyler, elle eut un sourire charmant. « Je ne suis pas en train de dire que nos risques sont équivalents, monsieur le président. Je m'efforce juste de vous faire comprendre que nous ne recommanderions pas un tel scénario si nous n'étions pas honnêtement persuadés de réussir. » Et je n'ai qu'à y croire, songea-t-il, sardonique. Mais mes rapports avec Manpower et Mesa sont trop importants pour que je les sacrifie en me montrant brutal. Et il ne peut pas me faire de mal de seulement écouter les folies qu'elle désire me proposer. « Très bien, dit-il. Expliquez-moi donc pourquoi vous croyez que je pourrais me tirer sans mal d'une situation pareille, je vous prie. — Examinons la situation du point de vue des Manties, suggéra Anisimovna sur le ton du raisonnement. Leurs renseignements sur l'amas ne peuvent pas avoir été très développés avant qu'ils ne repèrent le terminus de Lynx. Après tout, ce dernier se situe à plus de six cents années-lumière de Manticore; Monica encore deux cent soixante-dix années-lumière plus loin; et le Royaume stellaire n'avait alors aucun intérêt stratégique dans la région. » Les choses ont changé, toutefois, et je suis sûre que leurs services de renseignement ont fait des heures supplémentaires pour obtenir autant d'informations que possible sur l'amas et ses voisins immédiats – dont Monica. Et ils ont sans doute analysé avec beaucoup de compétence les données récoltées, surtout depuis que Patricia Givens a repris la tête de leur Direction générale de la surveillance navale. » Pour cette raison, ils connaissent exactement – ou du moins avec une marge d'erreur négligeable – la puissance de votre flotte. Autant être honnête et admettre que vos relations de longue date avec la Sécurité aux frontières font que vous présentez pour eux un intérêt tout particulier. Il est donc pratiquement sûr qu'ils ont déployé de grands efforts pour récolter, collationner et analyser des informations vous concernant. » Elle s'interrompit, et Tyler hocha la tête. « Je pense que vous avez raison, au moins en ce qui concerne l'intérêt qu'ils nous portent. C'est pourquoi je suis persuadé que leur Amirauté a déjà prévu un plan d'urgence au cas improbable où nous serions assez bêtes pour leur marcher sur les pieds. — Bien entendu. Mais... (les yeux gris d'Anisimovna flamboyèrent de ce qui évoquait un enthousiasme authentique) ces sims se fondent sur la puissance de feu dont ils savent que vous disposez. Si vous apparaissiez soudain devant le terminus avec pus moins de quatorze croiseurs de combat puissants et modernes, ils seraient contraints d'admettre que l'équilibre des forces armées de l'amas s'est modifié. Ils ne sauront pas où vous avez trouvé ces vaisseaux ni grâce à qui. Pas plus qu'ils ne sauront combien d'autres vaisseaux vous avez pu acquérir. La possibilité que vous les ayez reçus de la Ligue ou, à tout le moins, avec son approbation leur traversera fatalement l'esprit. Et le fait qu'ils sont en guerre contre la République de Havre, ce qui mobilise une énorme partie de leurs forces, constituera un autre facteur de leurs réflexions. » Je ne garantis pas qu'ils ne finiront pas par vous attaquer, en admettant qu'ils estiment que vous faites cavalier seul. Mais ils hésiteront, monsieur le président. Ils y seront contraints. Puisque leur situation militaire est à l'heure actuelle presque désespérée, ils ne pourront envoyer sans hésiter une force capable de vaincre vos tout nouveaux croiseurs de combat – et quiconque serait susceptible de vous soutenir – sans avoir eu le temps d'analyser la situation. — Et s'ils répondaient, par simple réflexe, en envoyant, mettons, vingt ou trente de leurs propres croiseurs de combat ou bien une escadre de supercuirassés, avant d'avoir eu le temps de comprendre toutes les raisons qui les obligent à analyser la situation ? demanda Tyler. — S'ils étaient assez stupides pour faire une chose pareille, dit Bardasano, vous serez en mesure de leur fournir un bon argument pour les dissuader d'appuyer sur le moindre bouton de mise à feu après leur arrivée. — Ah, vraiment ? » Il la regarda avec scepticisme, Par exemple ? — Quand vous aurez accepté la reddition de la garnison mande du terminus, ou bien que vous l'aurez détruite, selon le cas, répondit-elle calmement, une douzaine de cargos monicains commenceront à poser des mines. Grâce à monsieur Levakonic, il s'agira de produits nouveaux, développés par Technodyne à l'aide du flot de renseignement provenant de l'ancien régime havrien. » Tyler interrogea du regard le représentant de Technodyne, lequel sourit. — On appelle ça des capsules lance-missiles, monsieur le président, dit-il. Elles ont une portée bien plus grande qu'aucune mine conventionnelle et, en nombre suffisant, elles peuvent démolir n'importe quel vaisseau. — Et d'où viendraient ces "cargos monicains" ? — Oh, je pense que je connais quelqu'un qui pourrait vous les prêter, dit Bardasano en levant les yeux vers le plafond. — Et le prix de toute cette générosité ? Croiseurs de combat, cargos, capsules lance-missiles... Je ne suis sans doute pas l'amiral Bourmont mais j'ai l'impression très nette que ce dont vous parlez représente considérablement plus que le PSB de nos dix ou quinze prochaines années. — Ce serait cher, monsieur le président, admit Anisimovna. Mais ce serait aussi une somme que pourrait rembourser aisément le propriétaire d'un terminus du nœud. Vous pourriez par ailleurs en grignoter une bonne partie rien qu'en accordant un transit gratuit aux vaisseaux de Jessyk & Co. — Bien, dit Tyler en laissant son regard balayer ses visiteurs. Ces capsules lance-missiles sont efficaces combien de temps ? Quelle est leur endurance ? — Pas plus de deux ou trois semaines, dit Levakonic. Au plus un mois. Ensuite, il faut les renvoyer en usine pour l'entretien. — Mais elles constitueraient votre atout contre une réaction immédiate mal avisée de Manticore, se hâta de dire Anisimovna. — Et pendant que les cargos les mettraient en place, ajouta Bardasano, votre flotte rassemblerait les vaisseaux marchands qui auraient été en attente de transit à votre arrivée. Ainsi, bien sûr, que tous ceux qui arriveraient ensuite par l'hyper sans avoir conscience du changement de propriétaire. Je suis sûre que vous éprouveriez un terrible remords à les laisser traverser le terminus avant que la situation avec Manticore ne soit pleinement résolue. Après tout, les accidents n'arrivent pas qu'aux autres, et il est tout à fait possible qu'un vaisseau marchand arrivant de Lynx soit confondu avec un bâtiment de guerre hostile et détruit par les Manties avant qu'ils ne se rendent compte de leur erreur. Vous auriez donc le devoir de retenir tous ces vaisseaux sous la garde rapprochée de vos propres unités spatiales. — À un endroit où toute maladresse des vaisseaux de guerre manticoriens pourrait, de manière certes regrettable, tuer des centaines de marchands innocents. Des marchands solariens, dont la mort... mécontenterait énormément leur gouvernement. » Tyler les observa à nouveau, secoué par l'absence de scrupules dont ils étaient prêts à faire preuve. — Très bien, dit-il enfin. Je vous accorde que ce que vous avez dit pour le moment est à tout le moins possible. Mais ce n'est valable qu'à court terme. Rien que fournir un équipage à tant de croiseurs de combat m'obligerait à mobiliser la totalité de mon personnel spécialisé. Je ne sais même pas si ce serait possible avec les effectifs dont je dispose actuellement. Même si ça l'était, je n'ai pas les techniciens nécessaires pour entretenir vos capsules lance-missiles et je doute que vous puissiez m'en fournir assez. D'ailleurs, en supposant que vous le soyez, cela ne ferait que mettre tristement en évidence la provenance de "mes" vaisseaux et capsules. Et je ne peux pas non plus retenir éternellement des dizaines de vaisseaux marchands. Les sociétés de transport solariennes réclameraient ma tête au bout de quelques semaines, au pire de quelques mois, et je me retrouverais avec à la fois la FLS et la FRM sur le dos. — Non, en aucun cas. » C'était la première intervention de Hongbo depuis plusieurs minutes. Les yeux de Tyler se tournèrent vivement vers le représentant de la Sécurité aux frontières. « Pourquoi pas ? demanda-t-il d'une voix tendue. — Parce que vous aurez contacté la Direction de la sécurité aux frontières, par l'intermédiaire de ses bureaux du système de Meyers, avant d'envoyer vos unités spatiales au terminus de Lynx, répondit Anisimovna. Vous aurez expliqué à la DSF que vous ne pouvez pas continuer à regarder la situation dans l'amas se détériorer sans intervenir. De toute évidence, les citoyens des systèmes stellaires du Talbot sont violemment opposés à l'annexion par le Royaume de Manticore. Vous, en tant que chef d'État de la plus puissante nation stellaire locale, compte tenu de votre intérêt légitime – humanitaire mais aussi motivé par le souci de votre propre sécurité –, ne voyez d'autre choix que d'intervenir. Et, premier pas vers l'arrêt des effusions de sang et la restauration du calme dans la région, ainsi que d'un gouvernement autonome local, vous prenez le contrôle du terminus de Lynx afin de couper court aux déstabilisations induites par des puissances extérieures. — Une situation qui se détériore ? Des effusions de sang ? » Tyler secoua la tête. « Quelle situation qui se détériore ? — Je sais de source sûre qu'une résistance acharnée à l'imposition du règne manticorien s'organise dans l'ombre, dit Anisimovna, sombre. Au sein de l'amas, les amoureux de la liberté commencent à saisir avec quel cynisme le référendum a été manipulé pour créer l'apparence d'une écrasante majorité en faveur de l'annexion. Et plus ils saisissent, plus ils se préparent à une lutte armée contre les intrus et leurs collaborateurs locaux. » Tyler sentit ses yeux s'efforcer de quitter leurs orbites. C'était le plus ridicule amoncellement de... Attends, se dit-il. Attends. Ce rapport d'Alfonso. Anisimovna Rardasano ont rencontré Eichbauer et un certain capitaine de Gendarmerie ici même, à Estelle. Et Eichbauer et Machin étaient en uniforme. Donc Anisimovna voulait que je sois mis au courant de cette réunion. Mais Hongbo, lui, n'en a pas dit un mot. En conséquence, il se passe ici des manœuvres officieuses, dont Hongbo est néanmoins informé, et ils tiennent à ce que je le sache. « Je vois, dit-il prudemment au bout d'un moment. Et, bien entendu, la Sécurité aux frontières partagerait mes inquiétudes quant aux effusions de sang et aux troubles agitant l'amas. — Nous n'aurions d'autre choix que d'examiner avec la plus grande attention vos déclarations, monsieur le président, approuva gravement Hongbo. Notre mission consiste justement avant tout à empêcher ce genre d'aventure impérialiste aux frontières de la Ligue. Et, bien sûr, à sauvegarder les libertés individuelles des citoyens habitant les régions placées sous notre protection. — Et quelle décision – hypothétiquement parlant, bien sûr –pensez-vous que la Sécurité aux frontières prendrait en pareil cas ? demanda Tyler en observant Hongbo avec attention. — Ma foi, monsieur le président, vous comprendrez que tout ce que je puis dire à l'heure actuelle n'aurait qu'une valeur... hypothétique, justement. » Hongbo attendit l'acquiescement du Monicain puis reprit : « Dans cette mesure, je pense que la première initiative du commissaire Verrochio serait d'envoyer une force d'intervention de la FLS pour stabiliser la situation en Lynx. Les ordres du commandant de cette force seraient sans doute de prendre le contrôle du terminus au nom de la Ligue, jusqu'à ce qu'il puisse être tranché en faveur d'une des nations qui en réclament la propriété. Vos vaisseaux se verraient bien entendu priés de se retirer de la région, de même que les unités militaires manticoriennes. Quiconque résisterait se retrouverait – brièvement – en guerre contre la Ligue solarienne. » Une fois la situation stabilisée, nos équipes d'investigation et de vérification se répandraient dans tout l'amas. Nous prendrions langue avec tous les partis en présence, y compris les combattants de la liberté, afin de déterminer dans quelle mesure le vote en faveur de l'annexion était représentatif. » Je dois confesser qu'à titre personnel j'entretiens d'assez profondes réserves quant à la validité de ce vote. » Hongbo regarda Tyler droit dans les yeux et s'autorisa un bref sourire. « Il faudrait naturellement attendre que notre enquête, aussi sérieuse qu'ardue, confirme ces réserves. Si elle révélait ce que je soupçonne qu'elle révélerait, je crois que nous n'aurions d'autre choix que d'annuler le référendum initial truqué et d'en organiser un second, sous la stricte supervision de la Ligue, afin de déterminer le vrai désir des citoyens de l'amas. — Et si jamais ce nouveau plébiscite désavouait le vote d'origine ? — En ce cas, monsieur le président, une des options qu'il proposerait serait, j'en suis sûr, la mise en place d'une protection temporaire par la Sécurité aux frontières, le temps que soit rédigée une constitution unifiant les systèmes de l'amas de Talbot en un nouveau secteur autonome sous la conduite d'une puissance éclairée locale. Le secteur de... Monica, peut-être. — Avec, bien sûr la souveraineté sur le terminus du nœud, lequel serait la ressource naturelle la plus précieuse de ce nouveau secteur », ajouta Bardasano, ronronnant presque. Roberto Tyler se cala au fond de son siège, contemplant le tableau étincelant qu'on venait de déployer devant lui. Il leva son verre, but une gorgée de vin... puis il sourit. CHAPITRE QUATORZE — Bon, vous pouvez arrêter de vous demander où on va nous envoyer, annonça Léo Stottmeister, deux jours après le banquet à Dé-à-Coudre. — Et où pourrait-ce bien être, ô puits de sagesse que tu es ? demanda Ragnhilde, soupçonneuse. — Eh bien, il se trouve que, par un puissant effort de déduction, j'ai deviné la réponse. » Il sourit aux aspirants réunis autour de la table commune. «Je viens de finir d'aider le capitaine Wright à télécharger de l'Hercule les données astro disponibles sur. Nuncio, Célébrant, Péquod et la Nouvelle-Toscane. Et je ne vous cache pas que ça n'est pas brillant, les enfants. — Nuncio, hein ? » Hélène se gratta un sourcil avant de le froncer. « Alors on va rattraper la patrouille du Nord ? — Ça y ressemble, acquiesça Léo. Et j'imagine qu'on va passer pas mal de temps à faire des repérages. » Comme les autres l'interrogeaient du regard, il haussa les épaules. « Le département d'astrogation de l'Hercule a fait de son mieux pour mettre à jour les cartes, mais elles restent franchement nulles. Nous savons où trouver les systèmes stellaires mais quasiment rien de leur astrographie, et même certaines des données concernant les ondes gravitationnelles sont suspectes. — Il n'est sans doute pas si surprenant que nos cartes soient mauvaises, dit Aïkawa. Avant la découverte du terminus de Lynx, cette région ne nous intéressait pas spécialement. En revanche, je suis un peu surpris que les autochtones n'aient pas de meilleures informations que ce que tu sembles suggérer. — Certains en ont peut-être, dit Ragnhilde. Les pachas des vaisseaux marchands locaux doivent disposer de cartes au minimum correctes. — Alors, pourquoi l'Hercule n'en dispose-t-il pas déjà ? — Je vois deux raisons possibles, déclara Léo. Primo, le vaisseau amiral... (ce par quoi il entendait "l'amiral" tout court, ainsi que le savaient tous ses auditeurs) n'a pas considéré comme urgent de faire mettre les données noir sur blanc. Secundo, les autochtones qui disposent de l'information n'ont pas envie de la partager. — Il y a une troisième possibilité », intervint sur un ton réservé Paolo d'Arezzo, vers lequel tous les yeux se tournèrent. Il eut un léger sourire. « L'amas est très grand, reprit-il. Il faut tin bon moment pour aller d'une étoile à une autre et les gens d'ici ne disposent pas de beaucoup de messagers. Toutes les informations sont donc sans doute transmises par l'intermédiaire des vaisseaux marchands – lentement – et l'Hercule doit attendre que passe par Fuseau le pacha local qui dispose du renseignement. Il peut ne s'agir que d'un retard dans le circuit de l'information. — Je suppose que c'est possible », dit Léo au bout d'un moment, et Hélène se demanda s'il se sentait aussi surpris qu'elle de tomber d'accord avec d'Arezzo. Quoique, elle devait bien l'admettre sans enthousiasme, lors des rares occasions où il ouvrait la bouche, cet aspirant trop séduisant avait tendance à ne pas dire de bêtises. — Quelle qu'en soit la raison, les cartes dont on dispose ont plus de trous qu'autre chose, reprit Léo. Si j'étais le commandant, je ne ferais à aucune une confiance exagérée. Comme je le disais, on va donc passer une bonne partie de notre temps en repérages. — On va s'ennuyer ferme », soupira Ragnhilde. « Sommes-nous prêts à continuer, monsieur Wright ? interrogea Aivars Terekhov. — Oui, commandant, répondit l’astrogateur, concentré. — Très bien, capitaine. Dirigez la manœuvre. — À vos ordres, je dirige la manœuvre. Timonerie, virez à zéro-sept-neuf par un-un-un. Poussez votre accélération à quatre-zéro-zéro gravités. — À vos ordres. Virons à zéro-sept-neuf par un-un-un, accélération quatre-zéro-zéro gravités », répondit Jeannette Clary. Comme elle déplaçait son manche à balai, l'Hexapuma pivota sur son axe allongé et tourna sa proue vers l'hyperlimite de Fuseau. Il atteignit presque instantanément l'accélération spécifiée et s'élança dans la zone déserte de l'écliptique du système. Terekhov se détendit sur son fauteuil de commandement, observant le personnel de la passerelle tandis que le vaisseau filait en douceur vers sa destination, à plus de soixante années-lumière. Le voyage durerait huit jours et demi, selon les critères du reste de l'univers, mais seulement un peu plus de cinq et demi pour les pendules de l'Hexapuma. Il était impossible de savoir en le regardant ce qu'il pensait de ses ordres. À tout le moins, ils ne l'avaient pas surpris. Et s'il se disait que jouer les cartographes dans un coin perdu pauvre comme Job tandis qu'ailleurs le Royaume stellaire se battait pour sa vie n'était pas le meilleur emploi de ses talents et de son vaisseau, cela n'apparaissait pas dans son expression pensive. « Capitaine FitzGerald, dit-il au bout d'un moment. — Oui, commandant. — Mettez en place l'ordre normal des quarts, je vous prie. Une fois que nous aurons traversé le mur Delta, nous lancerons la Détection et enverrons l'équipage aux postes de combat pour des exercices de maniement des armes. — À vos ordres, commandant. » FitzGerald se tourna vers Naomi Kaplan. « À vous le quart, capitaine Kaplan. — À vos ordres, répondit-elle. À moi le quart. » Elle se leva tandis que le commandant quittait son fauteuil, dans lequel elle alla prendre place. « Premier quart, repos, annonça-t-elle. Personnel du deuxième quart, à vos postes. » Le HMS Hexapuma accélérait avec régularité, inconscient des allées et venues des êtres éphémères qui arpentaient sa passerelle. Au contraire de l'équipage, il n'avait aucun doute, ne se posait aucune question. Il avait simplement un but. Agnès Nordbrandt se forçait à déambuler, perdue dans la foule. Ce n'était pas facile mais elle savait que se déplacer sans hâte et, apparemment, sans but était son meilleur camouflage. C'étaient les mouvements décidés, rapides, qui attiraient un œil attentif et, en ce jour moins qu'en tout autre, elle ne pouvait se permettre d'être repérée. Elle s'autorisa un coup d'œil à son chrono. Encore douze minutes. Une éternité, lui semblait-il, après tout ce rude travail, toute cette préparation, toute cette transpiration. Moins d'un quart d'heure plus tard, ces efforts allaient enfin payer, et les parasites souriants, suffisants, qui les considéraient, elle et ses partisans, comme une « bande d'illuminés » sans importance allaient découvrir combien ils se trompaient. Elle quitta le flot principal des piétons pour pénétrer dans un parc sélectionné avec soin, dont elle se mit à arpenter les allées à sine allure paresseuse. Nulle raison impérieuse ne la contraignait à se trouver en personne aussi près du centre-ville. Pas vraiment. Cela représentait une dangereuse complication, assortie de risques potentiellement meurtriers. Mais elle savait aussi qu'elle n'aurait en aucun cas pu rester à l'écart. Aussi tactiquement stupide que cela fût de sa part, elle devait être ici, en vue du Nemanja Building qui abritait le parlement de Kornati. Elle trouva le banc qu'elle cherchait et s'y installa. Comme prévu, le Nemanja, pareil à un gâteau de mariage élaboré en marbre et granit, au sommet de sa colline, apparaissait clairement entre les branches fleuries des cerisiers terriens plantés à l'orée du parc. Le drapeau planétaire qui claquait en haut de sa plus haute tour signifiait que le parlement était réuni. Nordbrandt sortit son liseur de son sac et le posa sur ses genoux, avant de jeter un autre coup d'œil machinal à son chrono. Maintenant. Elle leva les yeux et, un bref instant, son expression d'ennui céda la place à une satisfaction sauvage quand un flamboiement s'épanouit au cinquième étage du Nemanja Building, cerclé comme tous les autres d'un balcon pareil à une véranda. La jeune femme regarda ce dernier voler en des éclats qui tombèrent en tourbillonnant avec une lenteur onirique. Un nuage de fumée monta de la blessure ouverte dans le flanc du bâtiment, tandis que des filets de poussière, queues de comètes tracées par la chute des décombres, demeuraient suspendus dans l'air. Dix-huit secondes après, le tonnerre roulant de l'explosion atteignit Nordbrandt, qui vit les badauds du parc lever les yeux, crier, tendre le bras et se hurler mutuellement des questions. Des oiseaux — espèces kornatiennes de souche ou importées de la Terre — jaillirent des arbres, hurlant une protestation terrifiée, et les enfants qui jouaient s'immobilisèrent, fixant sans comprendre la colossale éruption de fumée. Ensuite, dans la foulée de la première, le grondement d'autres détonations balaya la capitale. Pas une ni deux, mais dix. Dix explosions de plus, dix charges de plus d'un produit commercial bien plus puissant que les composés chimiques de l'ère pré spatiale. Elles se déchaînèrent dans des bâtiments administratifs, des centres commerciaux, des banques et à la Bourse de Faille. Le feu, la fumée et le hurlement démoniaque des sirènes — sans parler des hurlements de blessés et mourants — s'ensuivirent, et Agnès Nordbrandt découvrit les dents, frissonnant d'une étrange extase d'horreur et de triomphe mêlés. Elle observa la poussière et la fumée qui bouillonnaient au-dessus de sa ville natale, linceuls tendant le dôme bleu sans nuages du ciel. Comme des gens quittaient le parc, couraient vers le site des explosions, elle se demanda s'ils voulaient s'emplir les yeux de la catastrophe ou bien si leur instinct les poussait à se rendre utiles. Cela n'avait toutefois aucune importance. Elle demeura assise sur son banc, attendant encore dix minutes... puis la deuxième vague d'explosions secoua la ville. Quand la fumée fraîche griffa le sommet des immeubles, elle rangea tranquillement son liseur dans son sac, se leva, franchit cent six mètres le long d'un chemin de gravillons et ouvrit le couvercle en béton céramisé du collecteur d'eaux pluviales. Elle s'engagea sur l'échelle fixée à la paroi, referma le couvercle, le verrouilla soigneusement derrière elle puis acheva sa descente. Le boyau n'abritait qu'un mince filet d'eau. Nordbrandt alluma sa torche électrique et se mit en marche d'un bon pas. Vuk Rajkovic, vice-président de la République de Kornati, contemplait les décombres fumants avec une incrédulité horrifiée. La bombe posée au cinquième étage du Nemanja Building avait déjà causé bien des dégâts, tuant onze députés du parlement et au moins vingt membres de leurs cabinets. Mais la deuxième, celle qui avait explosé au troisième étage, juste en dessous de la première... Il secoua la tête, sentant la nausée monter en lui sous le choc. I ,e cruel calcul que révélait cette seconde bombe colorait son horreur d'une pointe de haine incandescente. Celle-là n'avait qu'un seul député de plus — Nicolas Martinovic, qui avait replongé dans la fumée et les flammes tel le vieux cheval de guerre qu'il était. Il avait déjà aidé deux personnes à sortir et repartait en chercher une troisième quand avait jailli des décombres la nouvelle boule de feu, accompagnée d'un nuage de mitraille volante composée de pierres, de plâtre, de diplômes encadrés et de portraits de maris, de femmes ou d'enfants. Mais Nicolas n'avait pas été seul. La force de sécurité du Nemanja s'était trouvée là, les policiers qui dégageaient à mains nues les débris enflammés. Ainsi que la première des équipes de pompiers de la capitale, qui se démenaient au milieu des flammes et des poutrelles de soutien fléchissantes, prêtes à s'effondrer. La deuxième explosion les avait tous massacrés, avant de déverser le tiers ouest de l'immeuble dans les rues en contre- bas. Et si j'étais revenu de la Chambre un tout petit peu plus vite, j'aurais été tué avec eux, songea-t-il. Il n'était pas loin de le regretter. « Monsieur le vice-président ! Monsieur le vice-président ! » Rajkovic se tourna, clignant de ses yeux rougis, alors que Darinka Djerdja, sa première assistante, se dirigeait vers lui à tâtons au milieu de la fumée. « Oui, Darinka ? » Trop calme, songea-t-il. j'ai la voix trop calme. Ce doit être le choc. « Monsieur le vice-président, ce n'étaient pas... Je veux dire... » Darinka prit une profonde inspiration puis partit d'une quinte de toux monumentale quand la fumée agressa ses poumons. II lui tendit son mouchoir, qu'elle se posa sur la bouche et le nez, toussant toujours, jusqu'à réussir enfin à reprendre son souffle. « Essayez encore, Darinka. — Ce n'étaient pas les seules bombes, monsieur le vice-président. » Les larmes de l'assistante traçaient des lignes étonnamment blanches sur la suie et la saleté qui marquaient son visage harmonieux. « Quoi? » s'exclama-t-il en ouvrant de grands yeux. Il ne pouvait avoir bien entendu. Elle lui empoigna les bras et le secoua, en proie à un profond désarroi. Dans tout le centre-ville, monsieur le vice-président, dit-elle. La Bourse, la Première Banque planétaire, la station de métro de la place Sekarkic. II y en a eu partout ! Nous avons des centaines de morts et de blessés, monsieur. Des centaines ! — Très bien, Darinka, dit-il, tout en songeant que rien ne serait jamais plus "très bien". Je vois. Je ferais mieux de me rendre à la Défense civile. Vous avez votre com officiel ? — Oui, monsieur, fit-elle avec un empressement presque pathétique, saisissant la moindre occasion de se rendre utile. — Parfait. Les circuits civils normaux sont bloqués et j'ai perdu mon com quelque part entre ici et la Chambre. Alors prenez le vôtre. Contactez le général Suka. Dites-lui que, sur mon ordre, il doit déclarer la loi martiale. Et tout de suite : je lui ferai porter le décret officiel signé dès que je pourrai. Ensuite, débrouillez-vous pour joindre le colonel Basaricek au QG de la police. Transmettez-lui le même message. Et dites-leur à tous les deux que je pars pour la Défense civile, où nous ferons de la salle de com notre quartier général. Dites aussi au général qu'il ferait mieux de faire venir d'urgence du personnel des autres villes. On va en avoir besoin. » « Il faut que vous voyiez cela, monsieur le vice-président. » Rajkovic se détourna d'une nouvelle conférence, épuisé. Dix jours s'étaient écoulés depuis l'atroce attentat et les nouvelles ne cessaient de s'aggraver. D'après Brigita Basaricek, le commandant de la Police nationale kornatienne, le nombre de morts avérés dépassait déjà les cinq cents, avec deux fois plus de blessés. On comptait des milliers de disparus mais une partie d'entre eux – la plupart, s'il vous plaît, mon Dieu ! – étaient probablement perdus dans le chaos général, pas enfouis sous les décombres. Probablement. « Quoi ? » renvoya-t-il sèchement à l'assistant dont il n'avait jamais appris le nom. Il regretta son ton au moment même où les mots quittaient sa bouche, mais le jeune homme ne parut pas même le remarquer. « C'est l'holovid, monsieur. II y a un message de quelqu'un qui revendique l'attentat. » Sans garder le souvenir conscient de s'y être rendu, Rajkovic se retrouva au sein d'une salle des communications noire de civils et de militaires immobiles, contemplant l'holoviseur dans un silence complet, choqués. Ils ne remarquèrent pas même sa présence avant qu'il ne se fraie un chemin parmi eux en jouant des coudes, tel l'agressif ailier de rugby qu'il avait naguère été. Lorsqu'ils se rendirent enfin compte de qui il était, ils s'écartèrent de son chemin et il se retrouva au premier rang, à contempler la même image que tout le monde. Un visage qu'il connaissait bien, celui d'une personne ayant naguère été une alliée politique proche... et une amie encore plus proche. « ... revendiqué au nom de l'Alliance pour la liberté de Kornati. Nous regrettons d'avoir été poussés à une telle extrémité mais nous ne nous détournerons pas de la route que nous avons choisie. Nous ne permettrons pas au régime collaborateur de la présidente Tonkovic et de ses courtisans d'abdiquer la souveraineté de notre monde. Les traîtres à la richesse indécente, dont la corruption et la cupidité ont infligé tant de pauvreté et tant de souffrance à tant de Kornatiens, ne profiteront pas plus longtemps de leurs crimes. Leur projet de vendre notre planète aux enchères pour protéger leur fortune obscène ne réussira pas. Et les étrangers qui cherchent à voler nos âmes en même temps que nos richesses, nos libertés et nos droits de citoyens nés libres de la planète souveraine Kornati ne trouveront que la mort sur notre sol. L'Alliance pour la liberté est l'épée vengeresse du peuple trahi du système de Faille, et cette épée restera, tirée tant qu'un seul traître s'accrochera au pouvoir sur notre monde ! Que tous les amoureux de la liberté se rallient à nous — et que nous craignent ceux qui vouent un culte à l'esclavage ! » Les yeux noirs de la jeune femme brûlaient sur l'holoviseur d'une lueur messianique, et sa voix vibrait d'une conviction et d'une sincérité absolues. L'idée vint alors à Vuk Rajkovic qu'elle n'avait encore jamais trouvé sa véritable place. Pas en participant à la bataille électorale, pas en tentant de réformer un système politique corrompu, pas en disputant des duels au cours de débats parlementaires. Et pas même en se débattant dans le creuset chauffé à blanc de la campagne pour l'annexion. À présent, cette place, elle l'avait trouvée. Voilà la lutte à laquelle elle pouvait offrir tout ce qu'elle était, tout ce en quoi elle croyait —tout ce qu'elle possédait et posséderait jamais. Il vit cette évidence étinceler sur le visage de Nordbrandt et il se tourna vers le colonel Basaricek. « Trouvez-moi cette salope, Brigita, dit-il sur un ton dur. Trouvez-la... et tuez-la. » CHAPITRE QUINZE «... avec l'honorable déléguée de Marianne. » L'orateur qui se tenait sur le podium, dominant les délégués de l'Assemblée constituante, secoua la tête. « Je ne doute pas de sa sincérité, pas plus que je ne discute la probité de ses motivations, continua-t-il, grave. Le fait demeure toutefois qu'elle propose de brader, au nom de l'opportunisme politique, de très anciennes libertés, gagnées à grand-peine. Je ne puis soutenir une telle proposition, et la délégation de Nouvelle-Toscane a le regret de voter non. » L'expression d'Henri Krietzmann ne donnait aucun indice sur ses sentiments. Cette espèce d'impassibilité ne lui était pas naturelle mais il avait suivi un cours accéléré pour l'acquérir lors des dernières interminables semaines passées sur Lin. Il supposait en outre que Bernardus et Joachim avaient raison. Tenter de masquer ce qu'il ressentait était inutile, car tous les délégués présents savaient fort bien pourquoi Dresde l'avait envoyé à l'Assemblée, mais une nécessité pragmatique lui commandait de paraître impartial lorsqu'il tenait le marteau du président. En outre, et peut-être surtout, il avait la responsabilité morale d'être impartial dans la manière dont il exerçait son autorité sur les autres délégués. Tandis qu'il regardait Andrieaux Yvernau quitter le micro pour regagner sa place, il nota dans un coin de son esprit l'expression rebelle qui marquait le visage d'un ou deux autres délégués de Nouvelle-Toscane. L'unanimité de la délégation semblait moins prononcée que ne l'aurait voulu Yvernau. Elle l’était toutefois encore beaucoup trop au goût de Krietzmann contrairement à Dresde, où la pire des pauvretés était le plus grand facteur d'unification, la Nouvelle-Toscane avait une tisse supérieure à la richesse exorbitante (selon les critères des insurges), tout comme Fuseau et au moins la moitié des autres systèmes de l'amas. Yvernau était sans doute presque aussi riche que Samiha Lababihi. Pour cette raison, le chef de la délégation se retrouverait devant une fabuleuse occasion autant que des risques majeurs une fois l'annexion effective, et il désirait ériger tous les garde-fous possibles. Certains délégués de Nouvelle-Toscane, dépourvus d'une aussi grande fortune personnelle à protéger, commençaient à s'en irriter. Malheureusement, cette délégation, tout comme le gouvernement de sa planète, était dominée par les oligarques locaux. Il était hautement improbable qu'aucun des autres rompe ouvertement avec Yvernau. De fait, tous avaient reçu la stricte injonction de suivre ses directives, ce qui mettait fermement la Nouvelle-Toscane dans la poche politique d'Aleksandra Tonkovic. Krietzmann attendît qu'Yvernau eût repris sa place puis il contempla l'arbre de Noël que formaient les lumières clignotantes des délégués demandant l'attention. « La parole est à l'honorable déléguée de Tillerman, dit-il en faisant signe à la femme en question de s'approcher du micro. — Merci, monsieur le président, dit Yolanda Harper, première déléguée du système de Tillerman, en se levant mais sans s'écarter de son siège. Je serai brève et je ne crois pas avoir besoin d'un micro pour me faire comprendre. » Cette femme brune dégingandée, au visage buriné, leva une main calleuse de paysanne en signe de dégoût. « Ce dernier discours était le plus gros tas de merde que j'aie jamais entendu ou vu depuis que la dernière navette d'engrais est arrivée chez moi le printemps dernier, reprit-elle de sa voix abrupte aux intonations dures. La délégation de Tillerman approuve unanimement la résolution et... » La porte de la chambre s'ouvrit à la volée, et Krietzmann leva la tête avec une expression outragée. Les sessions à huis clos de l'Assemblée ne devaient pas être interrompues, et sûrement pas d'une manière aussi brutale et inconvenante. Il ouvrit la bouche pour lancer une phrase bien sentie mais ne la prononça pas. Maxwell Devereaux, le sergent d'armes de l'Assemblée, ne tentait pas d'empêcher l'interruption : il remontait l'allée à grands pas devant le messager en uniforme au visage hagard, et son expression fit passer un frisson glacé dans les veines de Krietzmann. « Pardonnez-moi, Henri... je veux dire monsieur le président, dit Devereaux d'une voix rauque. Je sais que nous ne sommes pas censés faire irruption ainsi mais... » Il prit une profonde inspiration et se secoua comme s'il venait de recevoir un coup de poing au ventre. « Voici le commandant Toboc. Il vient d'arriver, porteur d'une dépêche de Faille. Je... crois que vous feriez mieux de la lire. » Il était difficile de dire qui, dans la salle de conférence privée, avait le teint le plus cendreux. Henri Krietzmann se tenait à un bout de la table, Samiha Lababibi à l'autre. Joaquim Alquezar était assis à la gauche du Dresdien, face à Aleksandra Tonkovic. Un lourd et froid silence les écrasait tous. Enfin, Krietzmann s'éclaircit la voix. « Eh bien, fit-il sur un ton dur, je suppose que nous aurions dû prévoir que ça arriverait. » Tonkovic sursauta comme s'il l'avait giflée. Elle se raidit sur son fauteuil, carrant les épaules, et le foudroya du regard. « Qu'est-ce que vous voulez dire par là ? » interrogea-t-elle sèchement. Il cligna des yeux, en proie à une authentique surprise. Un instant, il fut incapable d'imaginer ce qui l'avait ainsi piquée au vif. Puis il le comprit et sa colère s'enfla à l'idée qu'elle pût être assez mesquine pour penser à cela dans un moment pareil. Non, Henri, se dit-il fermement. Ce n'est pas le moment. Et, quoi qui puisse lui passer d'autre par la tête, elle ne peut qu'être blessée. Bien sûr qu'elle cherche un exutoire à sa douleur et à sa colère. Mais, bon Dieu ! je voudrais que Bernardus soit là. Contrairement à ce que vous pouvez croire, Aleksandra, lit-il en chassant par un pur effort de volonté la dureté de sa voix pour adopter celle de la raison, ça ne signifiait pas "Je vous l'avais bien dit." — Ah non ? » Elle continua de le fixer avec fureur, puis elle se frotta les yeux de ses paumes, et ses épaules s'affaissèrent. Non, sans doute pas, admit-elle d'un ton las. C'est juste que... » Elle laissa mourir sa voix et secoua lentement la tête. Henri ne voulait pas dire qu'il vous avait prévenue, intervint Alquezar au bout d'un moment. Et moi non plus. Mais vous allez sans doute avoir l'impression du contraire. » Elle releva vers lui des yeux verts étincelants, et ce fut à son tour de secouer la tête. « Écoutez, Aleksandra. Nous tous, y compris vous-même, nous disons depuis des mois, à présent, qu'un certain retour de bâton serait inévitable. Et nous avons tous admis qu'il existait une frange d'extrémistes – comme Westman – qui prendrait sans doute des initiatives. Je crois que personne, y compris Henri ou moi, ne s'attendait à une chose pareille. Nous aurions toutefois au moins dû envisager cette possibilité, et nous allons affronter beaucoup de récriminations – et même d'auto récriminations – pendant que nous nous adaptons à la réalité. Ce sera parfois douloureux, et ce ne sera pas beau à voir. Mais ici, dans cette pièce, nous quatre – spécialement ! – devons réussir à nous parler aussi franchement que possible. » Elle le dévisagea encore quelques secondes avec colère, puis elle hocha la tête, manifestement à regret. « Très bien. Je vous l'accorde. — Merci, dit-il doucement, avant de prendre une longue inspiration. Tout cela étant dit, Aleksandra, c'est exactement le genre d'incident que je craignais le plus. Oh, je ne m'attendais pas à ce que se produise si vite quelque chose d'aussi sanglant, d'aussi... brutal, et sur une telle échelle. Mais j'ai bel et bien prédit des actes de violence et je me dois donc de réitérer ma position. Plus longtemps nous ferons traîner cette Assemblée, plus la situation empirera. Et plus elle empirera, plus le Royaume stellaire sera susceptible de changer d'avis quant à son acceptation du plébiscite d'origine. — Mais non, voyons ! » fit sèchement Tonkovic. Il était toutefois évident qu'elle étouffait sa profonde colère et tentait de conserver au moins un certain détachement. « Bien sûr, ce qui vient de se produire est absolument horrible ! J'ai toujours considéré Agnès Nordbrandt comme une idiote mais je ne l'aurais pas cru folle en plus. Cette femme est fatalement aliénée —elle et tout son PRN ! Cela dit, plaider l'irresponsabilité ne l'aidera pas beaucoup quand nous l'arrêterons ! Mais dire que ses actes sont imputables au fait que l'Assemblée n'a pas encore produit de Constitution, c'est ridicule ! — Je n'ai pas dit que le délai avait provoqué ses actes. Ce que j'ai dit... — Un instant, Joachim, je vous prie », coupa doucement Lababibi. Il s'interrompit, les yeux tournés vers elle. « Bien sûr, vous ne dites pas que le refus d'Aleksandra d'abandonner sa position a créé Nordbrandt et ce cauchemar qu'est son "Alliance pour la liberté de Kornati". Mais vous dites bel et bien que la durée des débats, ici, à Dé-à-Coudre, lui a en partie donné l'occasion de commettre cette atrocité. Et que faute d'embrasser la ligne de conduite de votre parti à vous, nous aggraverons la situation. Sans parler du fait que, selon vous, toute aggravation conduirait probablement Manticore à rejeter notre demande d'annexion. » Alquezar, la mâchoire crispée, la regarda avec une colère Intense au fond de ses yeux bruns. Puis il agita la main en un geste d'assentiment forcé — à tout le moins de concession. «'Très bien, admit-il. C'est sans doute vrai. Mais je pense aussi que, même si Aleksandra n'est pas d'accord avec moi, ce sont des questions importantes dont il convient de s'occuper. — J'estime que Joachim a raison », déclara Krietzmann de sa voix la plus conciliante. Malgré ses efforts pour éviter toute provocation supplémentaire, Tonkovic le regarda avec colère et, il le remarqua, Lababibi n'avait pas l'air non plus particulièrement heureuse. « D'abord, reprit la Kornatienne, rappelons-nous sur quelle planète l'attentat a eu lieu. Je ne suis pas seulement la tête de la délégation de Faille à l'Assemblée, je suis aussi présidente planétaire de Kornati. Vuk Rajkovic n'est que le chef de l'État provisoire — il me remplace le temps que je reste ici, à Dé-à-Coudre. I ces gens qui ont été tués dans le Nemanja Building étaient mes collègues. C'étaient mes amis, nom de Dieu ! Je les connaissais depuis des décennies — il y en a que j'ai connus toute ma vie ! Et même ceux que je n'avais jamais rencontrés étaient mes concitoyens, mon peuple. Ne croyez pas un instant le contraire : je veux qu'Agnès Nordbrandt et ses fous meurtriers soient arrêtés, jugés et exécutés pour cette atrocité. Quand l'heure viendra, je mettrai mon propre nom dans le chapeau quand le tribunal tirera au sort les membres du peloton d'exécution ! » Mais vous avez vu les rapports. Je suppose que vous les avez lus aussi attentivement que moi, et ils ne suggèrent en rien que cette Alliance pour la liberté soit autre chose qu'un groupuscule exceptionnellement violent. Oui, ces gens-là ont posé des bombes dans toute la capitale. Et, oui, ils courent encore. Mais pas parce qu'ils ont des milliers de membres cachés derrière chaque haie ou chaque porte, des bombes à la main. Ils ont de toute évidence préparé leur opération avec un soin extrême et, avant de passer dans la clandestinité, Nordbrandt elle-même a fait partie du parlement. Elle avait accès à toutes nos données de sécurité, connaissait tous nos plans d'urgence. Bien sûr qu'elle savait où se trouvaient les faiblesses – où nous étions vulnérables ! Nous aurions dû revoir toutes nos dispositions de sécurité dès qu'elle a disparu de la circulation. Ça, je l'admets. Et je porte la responsabilité pleine et entière de ce que nous ne l'ayons pas fait. Cela n'empêche pas qu'ils ont réalisé leur attentat avec des armes bricolées. Avec des explosifs disponibles dans le commerce ainsi que des minuteurs et des détonateurs que n'importe quel paysan de Kornati pourrait avoir dans les caisses à matériel électronique de sa grange. Ils ont préparé ça avec minutie, ils ont placé leurs pétards de manière à causer le maximum de victimes et de choc psychologique. Autant que je les haïsse, j'admets qu'ils ont fait preuve de compétence et de sang-froid. Ils représentent sans aucun doute une menace importante que nous devons prendre au sérieux. Mais ils ne mesurent pas dix mètres de haut, ils ne peuvent pas se glisser par les trous de serrure comme des vampires, et ce ne sont en aucun cas des loups-garous qu'il nous faudra tuer avec des aiguilles de pulseur en argent ! Son regard dur fit un tour de la table de conférence, tandis que ses narines se dilataient. « Tout ça pour dire ? fit Lababibi d'une voix très douce. — Tout ça pour dire que je ne vais pas me laisser pousser par la panique à faire exactement ce que veut Nordbrandt. J'ai été envoyée à cette Assemblée par les électeurs de Kornati avec un mandat spécifique. Un mandat soutenu par une nette majorité de ces mêmes électeurs. Je ne vais pas permettre à cette illuminée et à ses partisans aliénés de me manipuler pour que je viole ce mandat. Je ne vois rien qui serait plus susceptible de produire I radicalisation qu'elle cherche. En outre, pour être tout à fait franche, sans faire de sentiment, ce qui s'est produit ne change rien aux réalités politiques de la proposition d'annexion. Sauf si nous permettons que ce soit le cas, ce que je me refuse à faire. » Krietzmann la dévisagea sans pouvoir chasser entièrement l’incrédulité de son expression. Elle soutint son regard avec une lueur de défi dans ses yeux verts. « Quelles que soient les conséquences locales en termes des réalités politiques" de l'amas, déclara Alquezar au bout d'un uniment, nous ne pourrons pas influencer l'impact sur les calculs politiques manticoriens par un geste de volontarisme politique, Aleksandra. La reine Élisabeth livre à l'heure actuelle une guerre pour la survie de son Royaume stellaire. S'il se crée ici une situation qui la contraindrait à se priver d'une force militaire significative pour assumer un rôle répressif moralement haïssable, elle risque fort de décider que, finalement, elle n'a besoin que du terminus de Lynx. Et si c'est le cas, quelle sera à votre avis la réaction de la Sécurité aux frontières devant nos efforts pour éviter son emprise en courtisant Manticore ? — Vous exagérez peut-être un peu les conséquences potentielles, Joachim. » Alquezar tourna vivement la tête, surpris : ce commentaire n'avait pas été prononcé par Tonkovic mais par Lababibi. « Je ne dis pas que vous créez des menaces à partir de rien », continua la présidente du système de Fuseau, la voix et l'expression troublées, comme si elle n'avait pas été tout à fait satisfaite de ce qu'elle disait. Pourtant, elle continua sans hésiter. « Mais ce que nous observons à cet instant est un unique acte de violence. Oui, c'est un acte de violence particulièrement – non, soyons honnête : extrêmement horrible. Mais ça reste un incident isolé. Manticore ne va pas abandonner le processus d'annexion et risquer de paraître avoir rompu son engagement envers nous aux yeux de la communauté interstellaire sans plus de justification que ça. » La reine Élisabeth a nommé un gouverneur provisoire. Elle a autorisé et approuvé notre Assemblée constituante. Eh fait, elle a insisté pour que nous lui fassions part des termes en lesquels nous souhaitons l'annexion. Elle n'a pas non plus caché que si le parlement du Royaume stellaire juge ces termes déraisonnables ou inacceptables, ils seront rejetés. Mais c'était l'attitude d'un monarque croyant au processus politique, décidé à mener à terme cette annexion. Tant que nous nous trouvons face aux actes de ce qui est sans conteste un groupe de malades mentaux marginaux, frustrés par l'indifférence qu'ils inspirent à l'opinion publique, et tant que nos propres forces de l'ordre poursuivent rigoureusement l'enquête et traquent les coupables, elle ne coupera pas le courant. » Les yeux de Krietzmann s'étrécirent un peu devant l'argument de Lababibi. Intellectuellement, il en était sûr, la présidente fuselienne se sentait bien plus proche de sa position et de celle d'Alquezar. Mais il avait toujours observé une certaine ambivalence dans son soutien, ambivalence qui paraissait soudain plus prononcée. C'est le facteur économique. Le facteur de classe. Cette pensée lui vint brutalement, nettement, avec un claquement quasi audible. Ce passage du discours de Nordbrandt à propos des « riches traîtres », de vendre la planète aux enchères et de « richesse indécente ». Lababibi est une oligarque. Tous ses amis et tous les membres de sa famille, et tous les amis des membres de sa famille – tous les membres importants de cette putain de classe politique sur Lin, bordel I – sont des oligarques. Voilà pourquoi elle est toujours plus à l'aise avec Joachim qu'avec un pauvre gars des classes populaires comme moi. Mais, à présent, Nordbrandt a posé sur la table sa vision de l'inégalité économique de l'amas avec tout le reste, et Lababibi trouve bien peu de réconfort dans ses précieuses convictions libérales. Pire, de peut refuser de l'admettre, continuer de les défendre et s'en servir à justifier son soutien ouvert à Tonkovic. Après tout, elle ne ferait que protéger les droits traditionnels et les libertés de tous les habitants de son système stellaire. Il se trouve juste que bâtir toute la Constitution dans cet esprit protège aussi le statu quo – la richesse et le pouvoir de sa famille. Ma foi, ce sont des choses qui arrivent... Il avait commencé d'ouvrir la bouche en une protestation instantanée, instinctive. Il la referma et lança à Alquezar un bref regard d'avertissement. Ayant pris quelques secondes pour mettre ses pensées en ordre, il laissa ses yeux gris passer tour à tour de Tonkovic à Lababibi. «  Je vous trouve exagérément optimiste, Samiha, dit-il d'une voix. égale. Il est toutefois possible que mes convictions soient, elles, exagérément pessimistes. Je ne le crois pas mais je veux bien admettre que c'est possible. J'espère toutefois que vous vous concéderez en retour, à Joachim et à moi, que nous avons le droit légitime d'être préoccupés par les réactions manticoriennes à cette affaire. — Bien sûr, répondit aussitôt Lababibi, comme soulagée que lui aussi eût décidé d'éviter toute rupture ouverte. Mon Dieu! Qui ne réagirait pas vivement à un pareil événement? L'opinion publique du Royaume stellaire va au minimum se demander quel genre de néo barbares nous sommes pour avoir laissé cela se produire. — Raison de plus pour résister aux efforts de Nordbrandt qui nous poussent à une réaction extrême », intervint Tonkovic. Comme Alquezar se tortillait sur sa chaise, Krietzmann lui marcha sur le pied sous la table. Il était assez ironique, songea le président de l'Assemblée, que lui, le prolétaire à la tête brûlée, se retrouve à jouer le rôle de la raison et à retenir le froid capitaliste. « Nous ne serions peut-être pas tout à fait d'accord sur qui pousse qui à quoi, Aleksandra, dit-il, permettant à une certaine fraîcheur de colorer sa voix comme son regard. Mais, à l'heure qu'il est, nous ne disposons que de rapports initiaux. J'espère que vous tiendrez toute l'Assemblée au fait des progrès de votre enquête sur Kornati ? — Bien évidemment. D'ailleurs, il serait sans doute bon que l'Assemblée nomme un groupe de liaison et l'envoie à Kornati pour s'assurer que les délégués reçoivent des rapports complets et objectifs sur l'étendue exacte de ces progrès. — C'est une excellente idée. Je suis sûr qu'une bonne partie des autres délégations seraient contentes que vous la présentiez vous-même lors de la session d'urgence de cet après-midi. — Je le ferai, promit-elle. — Merci, répéta Krietzmann. Et je suis sûr aussi que, si l'un de nous peut faire quoi que ce soit pour vous aider, vous n'avez qu'à demander. — À ce stade, nous n'avons aucune raison de supposer qu'il ne s'agit pas d'un problème localisé. Si nous découvrons le moindre indice suggérant seulement la possibilité de répercussions interstellaires, nous le porterons à l'attention de l'Assemblée et rechercherons toute coordination appropriée, assura Tonkovic. Et, quoique je ne pense pas, contrairement à Joachim, que Manticore risque de reprendre son engagement quant à l'annexion, je compte garder la baronne de Méduse informée de nos progrès. — C'est aussi une excellente idée, approuva Krietzmann et, quoique faiblement, son interlocutrice lui sourit. Sur ce, peut-être devrions-nous en rester là. Nous sommes sans aucun doute tous impatients de rejoindre nos délégations, et je sais que nous devons rapporter à nos gouvernements cette information ainsi que les réactions qu'elle a provoquées à l'Assemblée. » Tonkovic et Lababibi hochèrent la tête. Alquezar non, mais il ne protesta pas non plus, et Krietzmann repoussa son fauteuil pour se lever. Tous se serrèrent la main, puis les deux femmes partirent d'un côté du couloir, tandis que les deux hommes enfilaient l'autre. Le Dresdien ressentait la frustration et la colère bouillonnante du délégué de San Miguel, mais Alquezar disposait d'une grande réserve de self-control. Aussi furieux qu'il pût être, il ne livrerait pas à un éclat en public. En privé, ce sera une autre histoire, songea Krietzmann. Mais il n'est pas utile de brûler trop de ponts avant que ce ne soit nécessaire. Si nous poussons trop Lababibi et les autres oligarques, si nous les amenons à se regrouper sous la bannière de Tonkovic... Il secoua la tête, préoccupé, et regretta une nouvelle fois que Van Dort ne fût plus sur Lin. « Quel maniaque faut-il être pour faire une chose pareille ? » Le contre-amiral Khumalo, les traits tirés, était visiblement choqué par les images du carnage opéré sur Kornati, qui défilaient sur le visuel de la salle de briefing. « Celui qui estime n'avoir plus rien à perdre, amiral, déclara sèchement dame Estelle Matsuko. — Et, si je puis me permettre de le faire remarquer, madame le gouverneur, ajouta Grégor O'Shaughnessy, celui qui veut provoquer une réaction violente de ses adversaires politiques. » Khumalo lança un regard froid à l'officier de renseignement de la baronne. « Je trouve que ça... (il désigna d'un doigt furieux les images le cadavres recouverts, d'ambulances, d'incendies, de décombres, de fumée et de vilaines taches de sang donnant l'impression qu'un malade mental avait eu une crise de folie furieuse en manipulant un pot de peinture rouge) c'est aussi extrême que possible. Ce sont des civils qui sont morts. Des civils qui devraient déjà être citoyens du Royaume stellaire ! — Nul ne cherche à minimiser ce qui s'est produit, amiral. » O'Shaughnessy mesurait dix centimètres de moins que Khumalo, il avait le cheveu gris, de plus en plus rare, et la constitution fragile. Puisqu'il avait gravi les échelons de la hiérarchie au sein des services de renseignement civils, il existait une hostilité légère, quasi imperceptible – quasi – entre lui et les subordonnés militaires de Méduse. À sa décharge, il en avait conscience et cherchait le plus souvent à se contenir. Comme en ce moment. Il parlait d'une voix pondérée, nullement belliqueuse, tandis qu'il se dressait face à l'amiral au physique bien plus imposant. « Tout ce que j'essaie de dire, amiral, continua-t-il, c'est que la stratégie terroriste classique – car, ne nous y trompons pas, il s'agit clairement d'un acte terroriste – est de provoquer un maximum de radicalisation, de donner l'image de gouvernements oppresseurs réagissant avec une violence excessive. Répondre à la provocation avec trop de vigueur convaincrait les indécis que les terroristes avaient raison dès le début à propos de la tyrannie de l'État. — Il a raison, monsieur », intervint le capitaine de frégate Ambrose Chandler, assis à la gauche de l'amiral, tandis que le capitaine Shoupe se trouvait à sa droite. Quoique bien moins large d'épaules que Khumalo, son officier de renseignement mesurait cinq bons centimètres de plus que lui. Il avait aussi vingt-cinq ans de moins et, selon O'Shaughnessy, tendance à éviter d'irriter son supérieur, ce qui minait parfois ses arguments à la base. Il était néanmoins consciencieux et s'efforçait de fournir des analyses valables. Pour une fois, il soutint sans ciller le regard de l'amiral. « Pour le moment, continua-t-il, la réaction majoritaire dans le système de Faille doit être la répulsion, le scandale et la fureur. La grande majorité des Kornatiens ne désire pas autre chose que voir Nordbrandt et ses complices arrêtés, jugés et condamnés. Et cette réaction va persister un certain temps. Vous n'êtes pas d'accord, Grégor ? À court terme ? Si, bien entendu. À long terme, en revanche... » O'Shaughnessy leva la main droite, la paume en haut , et la fit osciller. « Comment pourrait-on ne pas être scandalisé ? s'exclama khumalo, incrédule. — Il existe probablement au moins une très faible minorité qui est d'accord avec eux, dit O'Shaughnessy, choisissant visiblement ses mots avec soin. Il est presque sûr, comme le dit Ambrose, que ce n'est pas le cas général, mais l'économie kornatienne est moins florissante que celles de pratiquement tous autres systèmes de l'amas. On trouve là-bas une pauvreté terrible, et les gens qui se sont fait le plus écraser par la structure sociale en place ont de bonnes chances d'éprouver de la sympathie au moins pour les buts avoués de Nordbrandt, sinon pour ses méthodes. Quant à la majorité qui ne la soutient pas, lui est horrifiée par les événements, elle va vouloir deux choses, Amiral. D'abord, que les coupables soient capturés. Ensuite, que le gouvernement procède à cette capture sans se muer en une espèce d'État policier. » Il haussa les épaules. Ses yeux bruns, d'ordinaire chaleureux, étaient froids et pensifs. « L'objectif des terroristes sera donc d'abord de rester en liberté, .ensuite de provoquer le gouvernement kornatien pour qu'il paraisse extrémiste. Ou, à tout le moins, incompétent. Au mieux, ils aimeraient le faire passer pour à la fois incompétent, oppressif et corrompu. — Je n'arrive toute bonnement pas à croire qu'aucune considération puisse vaincre la répugnance et la haine que génère un crime pareil, protesta Khumalo en secouant la tête et en agitant à nouveau la main vers les images sanglantes. — Croyez-moi, amiral, dit doucement Méduse. Grégor ne se trompe pas quant à l'économie kornatienne. La dynamique politique dans une situation telle que celle-là est assez compliquée et assez fluide pour que tout puisse arriver. Surtout si les pouvoirs en place réagissent mal. Les Kornatiens veulent une action ferme et décisive, mais ils ont aussi une farouche tradition de défense des libertés individuelles. Que la position de Tonkovic ici, à l'Assemblée, se fonde sur de véritables principes ou sur une forte dose d'égoïsme, énormément de gens dans le système de Faille ont des principes, eux, et seraient scandalisés par des mesures dignes d'un État policier. Toute action du gouvernement pour écraser Nordbrandt et ses partisans constituera donc une arme à double tranchant potentielle. » L'officier secoua encore la tête, la mâchoire crispée en une moue têtue. Toutefois, il paraissait peu désireux de contredire ouvertement sa supérieure civile. « Encore une chose dont il nous faut avoir conscience », reprit O'Shaughnessy. Comme tous les yeux se tournaient vers lui, il eut un sourire dépourvu d'humour. « D'après mes sources cultivées avec soin, Henri Krietzmann est actuellement en réunion avec Joachim Alquezar, Aleksandra Tonkovic et Samiha. — Pouvez-vous prédire ce qui va en sortir ? demanda le gouverneur provisoire. — Non, milady. Il existe bien trop de variables pour que je hasarde seulement une hypothèse. J'espère toutefois vous fournir ce soir au moins quelques informations à ce sujet. — Bien. » Méduse grimaça. « Oh, comme je voudrais que Van Dort soit encore sur Lin ! On peut dire que son départ n'a pas été opportun. — Je ne le savais pas parti, milady, dit Khumalo avec une certaine surprise. — Il y a presque une semaine T. Le lendemain de l'arrivée de l' Hexapuma. — Si c'est le cas, je dois admettre que ce n'est pas opportun du tout, répondit le corpulent contre-amiral. — Eh bien, il ignorait à l'évidence qu'une chose pareille allait arriver, soupira dame Estelle. Il craignait que son image de « capitaliste avide" » perché à la lisière des débats tel un vautour araignée n'exacerbe la situation. Il m'a dit se sentir dans la peau du fantôme au banquet et désirer s'écarter des projecteurs car, selon lui, sa présence entravait les débats de l'Assemblée. — Je le comprends, admit Khumalo en fronçant les sourcils. comme vous, milady, j'aimerais toutefois qu'il n'ait pas choisit ce moment précis pour disparaître. — Il est possible qu'il revienne en Fuseau lorsqu'il sera mis courant, dit Méduse, avant d'avoir un petit mouvement de aile. Mais, quoi qu'il fasse, ce qu'il nous faut décider, c'est de ce que nous, nous allons faire. — Si je puis me permettre, milady, je crois que cela va beaucoup dépendre de la manière dont réagiront les Talbotiens, dit o'Shaughnessy. Pour l'instant, je dirais qu'il y a environ soixante-dix chances sur cent pour que la présidente Tonkovic requière notre aide officiellement. Je ne sais pas si elle en a envie mais, au cas où elle hésiterait, des délégués qui veulent nous voir impliqués la soumettront à d'intenses pressions. — Là, je resterais prudent, madame le gouverneur », intervint Chandler. Comme elle se tournait vers lui, il haussa les épaules. « Pour le moment, il s'agit purement d'une affaire interne à Kornati. Nous y sommes mêlés de loin - en tant que justification supposée des actes criminels - mais nullement présents sur la planète. Comme vous l'avez signalé, en outre, les autochtones sont pétris d'une grande tradition libertaire, associée, pour la classe populaire, au sens des inégalités économiques. Si nous nous mettons soudain à débarquer des fusiliers à la demande des classes supérieures, pour défoncer surtout des portes des bas quartiers, nous risquons de crédibiliser les affirmations de Nordbrandt. Que notre assistance ait été requise par les autorités ne nous protégera pas beaucoup quand ses partisans commenceront à déformer et à récupérer les faits. — Ambrose a parfaitement raison, dame Estelle, appuya O'Shaughnessy en lançant au capitaine un rare regard d'entière approbation. Au diable la diplomatie Nordbrandt dit bel et bien la vérité sur plusieurs points en ce qui concerne le système. Il est totalement orienté en faveur d'un nombre relativement faible de familles riches... comme celle de Tonkovic. Certaines de ces familles voudront nous garder loin, le plus loin possible -ou à tout le moins minimiser notre "ingérence" sur leur monde – de crainte de nous voir contaminer la situation par nos conceptions extraplanétaires. D'autres vont au contraire pousser à une intervention immédiate et vigoureuse de notre part. Ils vont vouloir que nous étouffions les flammes immédiatement, avant qu'elles ne les brûlent encore plus. Je crains donc que vous ne deviez trouver un équilibre entre accorder à Tonkovic l'assistance qu'elle sollicitera – à supposer qu'elle le fasse – et éviter d'avoir l'air d'envoyer des espèces de... stormtroopers de l'Empire. — Oh, splendide », marmonna la baronne. Puis elle eut un sourire faible mais réel. « Eh bien, Sa Majesté ne m'a jamais promis que ce serait facile ! Elle tambourina des doigts sur la table, se concentra durant quelques secondes puis se tourna vers Khumalo. « Amiral, je veux que le capitaine Shoupe et vous commenciez à réfléchir à notre possible intervention. Nous ne pouvons prendre de décision radicale ou rapide à ce stade, mais je veux savoir avec précision de quelles ressources et compétences nous disposerons si la présidente Tonkovic nous demande bel et bien notre aide. Vous, Grégor, et vous, capitaine Chandler, j'aimerais que vous me fournissiez des recommandations quant au degré de soutien que nous serions prêts à fournir en cas de requête, la meilleure appréciation possible des formes et degrés d'assistance efficaces que nous pourrions offrir. Ainsi qu'une estimation de la manière dont réagirait aux divers niveaux d’intervention le public kornatien. Idem pour la classe politique. Je sais que tout cela comprendra encore une bonne part de supposition mais mettez-vous tout de même au travail et intégrez toutes les données complémentaires au fur et à mesure que en disposerez. » Elle marqua une pause. Son visage se fit grave et dur. « Comprenez-moi bien, dit-elle d'une voix tout aussi froide et concentrée que son expression. Je ne veux pas pousser la situation a l'escalade s'il est possible de l'éviter. Et je ne veux absolument pas que nous ayons l'air de... comment appeliez-vous ça, .Gregor ? De stormtroopers de l'Empire ? » Sa bouche se crispa un peu en articulant le mot, mais elle ne cilla pas. « Notre boulot n’est pas de soutenir des régimes locaux répressifs, ni de donner I impression que nous le faisons. Toutefois, si le gouvernement légitime de tout système stellaire de l'amas requiert notre assistance, nous la lui apporterons. Nous pourrons exercer notre jugement moral quant à la manière la plus efficace d'agir, mais nous avons l'obligation de soutenir les gouvernements légalement élus ayant demandé à être pris sous la protection de la Reine... ainsi et surtout que leurs citoyens. Et s'il s'avère que nous devons débarquer des fusiliers et défoncer des portes pour ce faire, eh bien, nous débarquerons des fusiliers chaussés de très lourdes bottes. Est-ce clair ? » C'était de très loin la personne la plus petite assise autour de la table, mais toutes les têtes se hochèrent très vite. « Bien », conclut dame Estelle Matsuko d'une voix calme. CHAPITRE SEIZE Nuncio était un système stellaire d'une insigne pauvreté, même à l'échelle des Marges. Ce qui était ironique au vu de son potentiel, songeait Aivars Terekhov, tout en écoutant la routine apaisante qui se déroulait sur la passerelle tandis que l'Hexapuma décélérait en souplesse pour gagner son orbite de garage. Ce système binaire Go/K2 était doté de deux planètes très similaires à la Terre, qu'un développement minime aurait rendues parfaitement propres à l'occupation humaine. Basilica, le monde habitable de la primaire Go, orbitait à douze minutes-lumière de son étoile et n'importe quelle base balnéaire lui aurait envié son environnement. Avec sa masse planétaire égale à quatre-vingt-dix-sept pour cent de celle de la Vieille Terre, son hydrosphère de quatre-vingts pour cent, ses montagnes déchiquetées, ses superbes atolls volcaniques, ses plages sablonneuses, ses immenses plaines vallonnées et son inclinaison axiale de moins de trois degrés, Basilica possédait le climat le plus idyllique qu'on pût espérer trouver hors du berceau de l'humanité. Hélas ! la colonisation de la planète aurait exigé certaines manipulations génétiques subtiles des plantes terrestres et des espèces animales de boucherie qu'il fallait y introduire. Aujourd'hui, voire au cours des deux derniers siècles T, c'eût été une formalité. Et, même à l'époque où le système avait accueilli ses premiers habitants, procéder aux modifications nécessaires n'aurait posé aucun problème majeur à un bon laboratoire de génétique solarien. Malheureusement, les analystes concernés avaient négligé les données de la reconnaissance planétaire initiale qui auraient dû les informer dès le départ de la nécessité de ces changements. Quand ils avaient pris conscience de ce qu'ils affrontaient, tous les « bons laboratoires de génétique solariens » ainsi que leurs compétences se trouvaient à des siècles-lumière derrière eux... Si bien que c'était sur Pontifex, la planète habitable de l'étoile secondaire qu'on s'était finalement installé. Non que les colons d'origine n'eussent pas d'abord tenté leur chance sur Basilica. C'était là la principale raison de la population réduite du système de Nuncio et de ses infrastructures primitives. Tels les premiers habitants de Grayson, les ancêtres des Nunciens étaient des religieux qui cherchaient délibérément un nouveau foyer, hors de portée de leurs congénères trop laïcs. Voilà qui avait fait d'eux la première expédition colonisatrice de qui deviendrait l'amas de Talbot, tout comme les Graysoniens s'étaient installés sur leur monde bien avant que le Jason lie dépose ses premiers colons sur une planète du nom de Manticore. Par malheur, ces premiers Nunciens avaient rencontré un piège presque aussi meurtrier que celui dans lequel étaient tombés les disciples d'Austin Grayson, quoique très différent, et ils disposaient d'un budget bien moins important pour organiser leur exode. Quoique ne partageant pas le préjugé de l'Église de l'Humanité sans chaînes contre la technologie, ils n'avaient pu s'en offrir autant que d'autres expéditions plus heureuses, et ce dont ils disposaient bel et bien ne suffisait pas pour effectuer les manipulations génétiques indispensables. Cette simple réalité avait failli les éliminer quand leurs cultures avaient périclité et que soixante-cinq pour cent de leurs animaux d'élevage étaient morts en une seule génération. Ils étaient parvenus à conserver assez de capacité de vol (à peine) pour transférer la moitié de leurs survivants — et leurs dernières réserves alimentaires — sur Pontifex, un monde situé à six minutes-lumière de son étoile moins chaude, un monde plus froid, plus sec, et sujet à des variations climatiques saisonnières plus marquées, mais dénué du subtil piège génétique de Basilica. Aucun des colons demeurés sur cette dernière planète n'avait survécu, et plus de la moitié de ceux qui étaient partis avaient succombé lors du premier hiver sur Pontifex. La moitié restante – moins de seize pour cent du contingent d'origine – avait livré un combat désespéré pour préserver la technologie qu'elle détenait encore, mais il s'était agi d'une lutte longue, amère, et les années meurtrières initiales avaient tué trop de techniciens compétents, trop d'enseignants. Les Nunciens avaient régressé au stade de la vapeur avant de réussir à stopper cette terrible dégringolade, et ils y étaient demeurés pendant plusieurs générations. À présent, six siècles après son arrivée sur Pontifex et deux siècles après sa redécouverte par le reste de l'humanité, la population planétaire atteignait à peine trois cent cinquante millions d'individus, et ses compétences technologiques comme son système éducatif étaient nettement inférieurs à ceux qu'avaient atteints Grayson avant de se joindre à l'Alliance manticorienne. En outre, se dit Terekhov, alors que l'Hexapuma prenait l'orbite qu'on lui avait assignée autour de Pontifex, ils n'ont pas réagi de la même manière que les Graysoniens face à l'adversité. En dépit du nom de la planète, d'après le rapport du capitaine Chandler, ces gens-là sont aussi agressivement athées qu'il est possible à des hommes de l'être. Un détail que je ferais bien de rappeler à tout l'équipage. « Message en cours de réception, commandant », annonça le lieutenant Jefferson Kobe, l'officier de com du quart. Terekhov fit pivoter son fauteuil vers la section communications. « Ça émane du bureau de leur président planétaire, ajouta Kobe au bout d'un moment. — Passez-le sur mon terminal, je vous prie, monsieur Kobe, lit le commandant en appuyant sur la touche qui déploierait le plus grand de ses deux écrans de com. — À vos ordres ! » Sur l'écran apparut le visage de faucon d’un homme qui, compte tenu de la médecine primitive pratiquée sur cette planète, devait avoir entre trente et quarante ans. « Bonjour, capitaine... ? » Comme l'homme s'interrompait, son interlocuteur sourit. « Capitaine Aivars Terekhov, commandant du HMS Hexapuma, à votre service, monsieur... ? » Ce fut à son tour de marner une pause interrogative, et le visage de faucon lui rendit son sourire. « Alberto Wexler, capitaine Terekhov, dit-il, et c'est moi qui suis à votre service. Je suis l'assistant personnel du président Adolfsson. Il m'a demandé de vous souhaiter la bienvenue en Nuncio et de vous inviter – ainsi peut-être que certains de vos officiers – à les rencontrer, lui et le commodore Karlberg qui dirige notre force spatiale. Il se demandait si vous accepteriez de les rejoindre tous les deux pour dîner ce soir. — C'est très aimable de la part du président Adolfsson, répondit Terekhov, et j'accepte bien sûr son invitation. Avec sa permission, j'aimerais emmener mon second et un ou deux de mes aspirants. » Il eut un autre sourire, bien plus large. Le capitaine FitzGerald serait là pour discuter de choses sérieuses, les aspirants pour s'entraîner à être décoratifs et silencieux. » Wexler gloussa. « Je ne vois aucune raison pour laquelle le président – ou le commodore Karlberg – pourrait élever une objection, capitaine. Nous vous attendrons à dix-huit heures, heure locale, si cela vous convient. Je vais vérifier auprès du président Adolfsson que vos aspirants seront les bienvenus et un de mes subordonnés vous rappellera pour confirmer ces dispositions. — Dix-huit heures, ça me semble parfait, monsieur Wexler, dit Terekhov en vérifiant que les horloges du bord avaient été réajustées sur le temps de base du reste de l'univers – et la journée planétaire locale – après que l' Hexapuma fut tombé en dessous des vitesses relativistes. « Nous nous verrons donc au dîner, capitaine », conclut Wexler avant de couper la communication. Ragnhilde Pavletic estimait qu'à certains moments, comme à présent, retenir l'attention du commandant n'avait pas que des avantages. Il était sans aucun doute immensément flatteur d'être choisie pour être son pilote quasi attitré. Se voir préférée à des sous-officiers de cinquante ans T d'expérience, voire plus, était un grand honneur pour une simple aspirante, elle le savait. Avoir été première de sa classe de pilotage durant tout le temps qu'elle avait passé sur l'île n'y était pas étranger, elle le savait aussi. Elle avait pulvérisé tous les records, à l'exception du record temps/distance en aile delta, détenu depuis plus de quarante ans T par la duchesse Harrington. Celui-là semblait destiné à tenir encore un peu, quoique Ragnhilde se flattât d'avoir battu deux autres records de la duchesse. Quelles qu'en fussent les raisons, elle s'était vue affectée de manière permanente à Hôtel-Papa-Un, Hexapuma, pinasse numéro un, laquelle était elle-même affectée de manière permanente à « Hexapuma Alpha »,- le capitaine Terekhov en personne. Cela signifiait qu'elle demeurerait en général informée de ce que faisait le commandant et qu'elle participerait à un tas de réunions ou (peut-être) de soirées à terre dont ses camarades ne profiteraient pas, ce qui était très bien. Toutefois, cette médaille montrait parfois son revers, comme ce soir-là. Bien sûr, il était flatteur d'être informée qu'elle accompagnerait le commandant et son second pour leur toute première réunion avec le potentat planétaire local. Cela la rendrait aussi hélas terriblement visible et, au contraire de certains de ses camarades, Ragnhilde venait d'une famille de francs-tenanciers. On lui avait impitoyablement inculqué à l'école les bonnes manières attendues d'un officier spatial manticorien, mais cela n'avait pas suffi à lui donner de l'assurance dans les cercles sociaux. Elle craignait toujours secrètement d'utiliser la mauvaise fourchette, de boire dans le mauvais verre ou de commettre tout autre impardonnable manquement à l'étiquette qui déclencherait à coup sûr un incident interstellaire, voire une guerre ouverte. Tout cela était déjà terrible, mais le fait que Pontifex ne connaissait pas le prolong, même de première génération, aggravait encore le problème, car Ragnhilde Pavietic était mignonne. C'était là le drame de sa vie : elle n'était ni belle, ni folie, ni séduisante, mais mignonne. Petite, l'ossature délicate, les cheveux blond miel, les yeux bleus, le nez retroussé et même – Dieu lui vienne en aide ! – des taches de rousseur. Ses cheveux bouclaient tant naturellement qu'elle devait les couper très court, moins de cinq centimètres, si elle voulait garder la moindre chance de les discipliner, et elle bénéficiait des effets d'un prolong de troisième génération. Pis encore, elle avait reçu le traitement encore plus jeune que la plupart des gens, donc il avait commencé plus tôt à ralentir le processus de vieillissement. Malgré son âge réel de vingt et un ans T, elle ressemblait donc à une fille de treize ans pré-prolong. Une fille de treize ans au torse parfaitement plat ! Et le capitaine l'emmenait rencontrer le président de toute une planète peuplée de gens pré-prolong qui allaient la croire tout juste aussi âgée qu'elle le serait à leurs yeux. Elle grinça des dents et tenta d'esquisser un sourire aimable tandis qu'elle posait avec une précision sans faille Hôtel-Papa Un sur la piste d'un aéroport démodé, à quelque distance d'0llander Landing, la capitale de Pontifex. Paolo d'Arezzo avait été choisi pour partager son épreuve mais il avait malheureusement acquis son grade depuis un peu moins longtemps qu'elle. Le protocole de débarquement et d'embarquement dans un petit appareil de la Spatiale était immuable : on embarquait dans l'ordre ascendant, du moins gradé au plus gradé; on débarquait dans l'ordre inverse. Elle avait initialement espéré qu'en tant que pilote elle pourrait échapper à sa place réservée, mais le capitaine Terekhov semblait doué de perceptions extrasensorielles : il l'avait informée que, puisqu'elle devait participer au dîner, elle pourrait remettre la pinasse aux mains de son mécanicien dès qu'ils auraient touché terre, afin de débarquer avec les autres invités. Terekhov fut donc le premier à descendre la passerelle vers la garde d'honneur assemblée près d'une longue limousine d'aspect peu maniable, et Paolo fut le dernier – si bien que son physique extrêmement séduisant n'eut aucune chance de détourner d'elle l'attention. La garde d'honneur se mit à la version locale du garde-à-vous et présenta les armes mais Ragnhilde vit plus d'une ou deux paires d'yeux s'écarquiller en l'apercevant. Merde ! Elle en avait plus qu'assez de ressembler à la petite sœur de quelqu'un, même chez elle, là où les gens étaient accoutumés au prolong. Elle se força à conserver l'expression calme et sereine tandis que, derrière le capitaine Terekhov et le capitaine FitzGerald, elle écoutait les courtoises salutations officielles du représentant du président Adolfsson. En dépit de l'attention qu'elle portait à avoir l'air au moins assez âgée pour aller au lycée, elle était consciente de ce qu'un président planétaire envoyait rarement son premier assistant accueillir le commandant d'un simple vaisseau de guerre en visite. À bord de l'Hexapuma, le capitaine Terekhov était certes seul maître après Dieu, et même cette préséance-là était un peu floue. Au bout du compte, cependant, il n’était que le commandant d'un croiseur lourd et ce Wexler l’accueillait comme s'il avait été au bas mot officier général. Le commandant s'adapta aux circonstances, apparemment sans effort, et Ragnhilde lui envia son assurance et son maintien. Bien Sûr, il avait cinquante-cinq ans T de plus qu'elle, il paraissait à peu près du même âge que Wexler et il était capitaine de vaisseau, mais cependant... « C'est un plaisir de vous accueillir en personne, capitaine, disait l'assistant. Se parler à travers une liaison com ne fait pas le même effet. » Sa bouche se tordit en un sourire malicieux. Bien entendu, la moitié de nos systèmes de com locaux n'ont pas de composante visuelle. J'imagine donc que je ne devrais pas me plaindre puisque le président, lui, dispose de cette fonction sur toutes ses lignes. » Ragnhilde, derrière le commandant, écoutait sans vergogne la conversation, et elle se demanda si Wexler attirait délibérément l'attention sur la technologie primitive de Pontifex. Cela arrivait parfois, à ce que lui avaient appris ses instructeurs. Parfois, les habitants de planètes dont la société ou les bases technologiques avaient été particulièrement frappées trouvaient une espèce de fierté agressive à rebours dans leur statut de néo barbares. « Il est en fait tout à fait étonnant de voir à quel large spectre de capacités technologiques peuvent s'adapter les sociétés, observa le capitaine Terekhov. Les capacités changent mais les interactions et les motivations humaines profondes semblent demeurer intactes. — Vraiment ? dit Wexler. Je souhaiterais souvent avoir moi-même l'occasion de voyager, la chance de voir comment d'autres planètes se sont adaptées. C'est probablement ce que je vous envie le plus, capitaine, à vous qui êtes un officier spatial professionnel, passant son temps à visiter un monde après l'autre. — En réalité, monsieur Wexler, les officiers spatiaux passent l'essentiel de leur temps devant des écrans et des répétiteurs, quand ils ne sont pas en train de remplir de la paperasse ou de fixer les cloisons de leur cabine, répondit Terekhov en souriant. Nous voyons certes bon nombre de mondes différents, au moins en temps de paix, mais nous passons tout de même énormément de temps assis sans rien faire entre les escales. À vrai dire, il m'arrive à moi d'envier les gens qui demeurent en place assez longtemps pour réellement comprendre une planète et ses sociétés. — Encore un exemple prouvant que l'herbe est plus verte chez le voisin, je suppose », murmura l'assistant du président, avant de désigner la voiture terrestre qui les attendait. Le président planétaire George Adolfsson ressemblait un peu à Alberto Wexler. Il était plus âgé, n'ayant sans doute pas plus de dix ans T de différence avec Terekhov, et son profil de rapace était plus maigre, plus anguleux, mais ses cheveux noirs (largement parsemés de gris dans son cas) et ses yeux sombres, avec leurs étranges petits éclats d'ambre éparpillés sur l'iris, étaient identiques, de même que son sens de l'humour. — Merci de vous joindre à nous pour ce dîner, capitaine. — Merci de nous avoir invités, monsieur le président, répondit Terekhov en serrant avec fermeté la main tendue. Puis-je vous présenter le capitaine FitzGerald, mon second, l'aspirante Pavletic et l'aspirant d'Arezzo ? — Parfaitement, capitaine. » Adolfsson salua tour à tour tous les Manticoriens. « Et voici le commodore Emil Karlberg, dit-il en désignant l'homme grand et maigre aux cheveux blonds qui se tenait respectueusement à sa droite. Le commandant de la force spatiale de Nuncio. — Dans toute sa splendeur », commenta Karlberg en tendant à son tour la main. L'anglais standard des Nunciens était marque d'un accent particulier : ils avalaient les dernières syllabes, aplatissaient les voyelles et usaient d'un rythme saccadé assez prononce pour que leurs paroles deviennent difficiles à suivre. Les variations planétaires de la norme étaient loin d'être rares, mais celle-ci se remarquait plus que d'autres. La longue période durant laquelle la planète avait été isolée du reste de la Galaxie, ainsi que, dans l'intervalle, la perte de l'essentiel de ses enregistrements sonores, l'expliquaient sans aucun doute en partie. Mais il existait aussi à l'évidence des variations purement locales, car Karlberg avait un accent notablement différent de celui d'Adolfsson ou de Wexler. Plus dur, plus nasal. « J'ai visionné le document concernant les capacités de votre vaisseau que vous avez eu la gentillesse de nous communiquer, continua le commodore. » Il secoua la tête. « Je me rends compte que l'Hexapuma est "seulement" un croiseur lourd, mais il nous fait l'effet d'un supercuirassé, capitaine. Ma "force spatiale" consiste en exactement onze bâtiments d'assaut légers, le plus grand ayant une masse de dix-huit mille tonnes. Toute la flotte de Nuncio équivaut donc au tiers de votre vaisseau. » Ragnhilde contraignit son visage à n'exprimer qu'un intérêt poli, mais cette déclaration la stupéfiait. Intellectuellement, elle savait depuis le début qu'aucun des gouvernements de l'amas, trop pauvres, n'avait les moyens économiques et industriels de bâtir une force spatiale ne fût-ce qu'à moitié efficace mais, ici, on touchait au pitoyable : moins d'une escadre de BAL pour défendre – ou même surveiller efficacement – tout un système stellaire ? Bien qu'elle eût envie de jeter un coup d'œil à Paolo afin d'en connaître la réaction, elle était trop disciplinée pour permettre à son attention de se disperser. « Emil, ne commencez pas à parler boutique si vite que ça! intervint Adolfsson avec un sourire à l'évidence affectueux. Le capitaine Terekhov est dans notre système depuis moins de douze heures. Je pense que vous pourriez lui accorder encore, mettons trente ou quarante minutes d'aimables bavardages avant de plonger tête baissée dans les sujets graves. « Oups. » Karlberg secoua à nouveau la tête, cette fois avec un air rappelant un petit garçon venant de s'entendre dire qu'il était trop turbulent. « Ne vous en faites pas, lui assura le président, je ne vais pas vous faire décapiter tout de suite. Cela retarderait le dîner, et il est toujours pénible de faire disparaître les taches de sang du tapis. » Karlberg eut un petit rire. Terekhov et FitzGerald sourirent tous les deux largement. Pas les aspirants, et Wexler surprit Ragnhilde en leur souriant à tous les deux, lui, avec compassion. Ce ne fut pas cela en soi qui la surprit mais la qualité de ce sourire, de ceux que les officiers subalternes échangent en présence de leurs supérieurs respectifs, non du sourire d'un adulte paternaliste à un enfant. Elle ne connaissait que trop bien la différence. Peut-être, songea-t-elle, tandis que le président guidait ses hôtes le long d'un hall vitré, inondé du magnifique coucher de soleil doré de Nuncio-B, en direction d'une vaste salle à manger lambrissée, ce dîner ne serait-il pas tout à fait l'épreuve qu'elle avait crainte. « Voilà, vous savez à peu près tout, capitaine Terekhov », dit George Adolfsson deux heures plus tard. Il se carra confortablement dans son fauteuil, un verre de l'eau-de-vie de prune traditionnelle de Pontifex entre les mains, tout en considérant ses visiteurs manticoriens. « Pour tous les habitants de Pontifex, la chance de rejoindre votre Royaume stellaire est ce qui nous arrive de mieux depuis que les Idiots Fondateurs ont posé leur postérieur incompétent et superstitieux sur Basilica. » Il faisait preuve d'un humour si mordant, pince sans rire, que Ragnhilde dut lever une main pour dissimuler son amusement. Le repas avait été délicieux, bien qu'elle trouvât à titre personnel l'eau-de-vie bien trop brutale pour son palais, et Adolfsson un hôte charmant. Il s'avérait que Wexler était son neveu en plus de son assistant, et elle les soupçonnait l'un et l'autre de s’être surpassés pour charmer leurs visiteurs. Ils s'étaient d'ailleurs acquittés de cette tâche sans mal car, à dire vrai, ils étaient tout simplement charmants. Le président savait toutefois aussi se montrer terriblement sérieux, ce qui devint évident lorsqu'il regarda Terekhov droit dans les yeux. « Nous sommes bien moins d'un demi-milliard d'habitants dans tout le système de Nuncio, capitaine, dit-il calmement, toute trace de plaisanterie enfuie de sa voix. Nous n'avons pas de prolong, pas de moyens médicaux adéquats, notre système éducatif est ridicule selon les critères modernes, et notre technologie de pointe a au moins deux cents ans T de retard sur la votre. Mais nous savons tout des bénéfices apportés par la Sécurité aux frontières. Voilà pourquoi plus de quatre-vingt-quinze pour cent des électeurs de Pontifex ont choisi l'annexion par votre royaume. Et c'est aussi la raison pour laquelle notre délégation à l'Assemblée constituante travaille si étroitement ,avec Joaquim Alquezar. — Avec tout le respect que je vous dois, monsieur le président, une association aussi étroite avec Rembrandt me met toujours mal à l'aise, intervint Karlberg. — Ce qui nous est arrivé n'est pas la faute de Bernardus Van Dort, Emil, dit patiemment Adolfsson. Ce n'est même pas la faute de l'Union commerciale de Rembrandt. Damnation ! Elle n'existe que depuis cinquante ans T ! Rembrandt et San Miguel n'ont en aucun cas "pillé" l'économie de Pontifex. Il est grand temps que nous arrêtions de les envier pour commencer à les imiter ! » Comme une concession accordée à regret, il ajouta : « Quoique je suppose que nous n'aurons pas besoin d'être tout à fait aussi... assurés dans nos négociations commerciales avec nos voisins. — Assurés ! » Karlberg renifla. Ragnhilde était encore surprise par son aisance et sa décontraction face à son président. Elle tenta — en vain — d'imaginer quiconque parlant ainsi à la reine Élisabeth. Pourtant, malgré cette décontraction, le commodore n'avait rien d'irrespectueux. On aurait dit que sa familiarité témoignait de la profondeur du respect qu'il éprouvait pour Adolfsson. — Je sais que mon vaisseau et moi-même sommes depuis peu dans l'amas, commodore, dit Terekhov, mais j'ai passé quelques heures à lire les briefings que m'ont fournis l'amiral Khumalo et la baronne de Méduse. Monsieur Van Dort me paraît être un individu remarquable et je crois comprendre que monsieur Alquezar et lui sont amis intimes, outre associés commerciaux et politiques. — Vous comprenez bien capitaine, répondit le président. Oh, il n'a pas créé l'Union commerciale par pur altruisme, mais je n'ai jamais souscrit à la théorie selon laquelle l'UCR n'a pour fonction que de tondre les autres systèmes stellaires de la région. En outre, quoi qu'ils soient ou pensent par ailleurs, je suis convaincu que Van Dort et Alquezar sont sincèrement décidés à favoriser le processus d'annexion. — Moi aussi, oncle Georges, dit Wexler. Mais ils pourraient y être décidés parce qu'ils pensent devenir encore plus riches une fois qu'ils feront partie du Royaume stellaire. Leur intérêt pour notre bien-être a des chances de passer loin derrière. — Et c'est tout à fait normal, renvoya Adolfsson en haussant les épaules. Riche n'est pas un mot grossier, Alberto. Surtout pas quand la différence entre riche et pauvre, à l'échelle d'une planète, est aussi celle entre prolong ou pas, ou bien représente la chance pour tous ses citoyens d'avoir un emploi et un domicile décents. — Je n'en disconviens pas, monsieur le président, reprit karlberg. Je crois que c'est juste un réflexe. J'ai passé tellement de temps à envier les Rembrandtais chaque fois qu'un de leurs cargos passait chez nous qu'il m'est difficile de ne pas continuer. — Je pense toutefois que le président a raison, commodore, intervint Terekhov. Même sans l'annexion, la seule proximité du terminus de Lynx aurait d'immenses conséquences économiques pour tous vos systèmes stellaires. À supposer bien sûr que la Sécurité aux frontières, au hasard, ne vous envahisse pas dès que vous deviendriez assez prospères pour valoir qu'on s’empare de vous. — Je sais, approuva Karlberg en hochant vivement la tête. Et nous avons déjà vu les signes des conséquences économiques dont vous parlez, capitaine. Pas encore énormément, mais trois cargos se sont arrêtés ici, en Nuncio, depuis un mois et demi. Ca ne paraît sans doute pas grand-chose à un natif de Manticore, d'autant que l'un d'eux s'est arrêté par curiosité, pour savoir si ses armateurs avaient une bonne raison de nous transformer à l'avenir en étape semi-régulière. Mais cela représente tout de même pour nous un bond du trafic local, et j'espère que la tendance se confirmera. Il semble malheureusement que cette bonne nouvelle soit entachée de dangers. — Quel genre de danger, commodore ? demanda FitzGerald. — Nous nous trouvons dans la couche la plus périphérique de notre soi-disant amas, capitaine, répondit Karlberg. Nous sommes donc plus exposés que d'autres systèmes, comme Rembrandt ou San Miguel, qui sont plus ou moins au milieu. Je soupçonne que nous allons également attirer moins des nouveaux investissements que tout le monde ne l'imagine, à moins que ne portent fruit les efforts du président pour convaincre des financiers d'investir dans le développement de Basilica en tant que station balnéaire. Mais, même ainsi, nous allons sans conteste connaître une augmentation importante de notre prospérité et du trafic commercial dans la région. Et c'est bien ce qui m'inquiète pour le moment. — Pourquoi, commodore ? demanda Terekhov en le fixant intensément. — Parce que cela va faire de nous une cible plus facile, surtout du fait de notre exposition, et que je ne dispose pas des atouts nécessaires pour décourager les gens mal intentionnés de visiter mon fichu système stellaire, déclara brutalement Karlberg. Particulièrement s'ils disposent de vaisseaux modernes. — De vaisseaux modernes ? » Le commandant manticorien se pencha en avant, les yeux étrécis. FitzGerald l'imita, ainsi d'ailleurs que les deux aspirants. Les pirates opérant aux environs de l'amas de Talbot étaient les moins bien équipés de leur espèce. D'une certaine manière, ils étaient les équivalents des flibustiers en bateaux à rames qui hantaient les hauts-fonds côtiers sur la Vieille Terre de l'ère pré spatiale, et ils auraient fait passer le vaisseau pirate silésien moyen pour une unité de premier ordre. Contre ce type d'opposition, même les bâtiments d'assaut léger obsolètes de Karlberg auraient dû s'acquitter d'une bonne performance. « Oui, dit le commodore, et il n'y avait plus trace de légèreté dans sa voix ni son expression. Quelqu'un s'est introduit dans notre système au moins trois fois lors des dernières semaines. Ces gens-là n'ont pas daigné faire les présentations, et le seul de mes BAL qui s'est approché assez pour tenter une détection par capteurs a échoué misérablement. Alors, je veux bien admettre que notre électronique est merdique par rapport à la vôtre, capitaine, mais nous aurions dû obtenir au moins quelques données utiles. Puisque ça n'a pas été le cas, cela signifie que nos adversaires disposent de beaucoup plus de systèmes électroniques modernes. Modernes, ils le sont donc sûrement bien plus que nous d'une manière générale. — Vous parlez au pluriel, observa Terekhov. Vous avez la certitude raisonnable d'avoir affaire à plusieurs intrus ? — Je suis sûr à quatre-vingt-quinze pour cent qu'ils sont deux, répondit Karlberg. Quels qu'ils soient, ces vaisseaux sont plus gros et vraisemblablement plus redoutables que tous les miens. Et arrogants, ces salopards ! Ils vont et viennent à leur aise dans mon système stellaire parce qu'ils savent très bien que je n'ai rien qui puisse leur faire du mal, même si je réussissais à les repérer avec précision. – Je vois », dit lentement le commandant de l'Hexapuma. Il jeta un coup d'œil à FitzGerald, tandis que Ragnhilde en lançait afin un à Paolo. Elle vit à l'expression de son compagnon qu'il pensait la même chose qu'elle : si Karlberg ne se trompait pas (et ses compétences paraissaient évidentes) au sujet du modernisme de ces intrus, d'où venaient-ils donc ? Pourquoi des vaisseaux modernes viendraient-ils jouer aux pirates dans un secteur des Marges accablé par la pauvreté ? C'était un territoire qui attirait les voleurs de poules, faute de pouvoir rembourser les frais de pillards plus puissants. « Ma foi, commodore, monsieur le président, dit Terekhov après quelques instants de réflexion silencieuse, s'il y a bel et bien des gens qui vont et viennent dans votre système avec des mobiles discutables, nous allons voir ce que peut faire l'Hexapuma pour les décourager. » Il eut un mince sourire. « De manière aussi permanente que possible. » « Monsieur Dekker ? — Oui, Danny. — Je crois que vous devriez jeter un coup d'œil à ça, monsieur. » L'accent montanien de Daniel Santiago était plus prononcé qu'à l'ordinaire et ses yeux bruns paraissaient soucieux. « Qu'y a-t-il ? » Dekker repoussa sa chaise et se leva pour gagner le bureau de son subordonné. « Ce message vient d'arriver. » Santiago désigna un écran démodé. « Le système dit qu'il provient d'une adresse inexistante. — Quoi ? » Son supérieur se pencha par-dessus son épaule, fixant l'écran. « Elle a bien existé autrefois, mais ce fournisseur d'accès-là a fermé boutique il y a deux ans T. — C'est ridicule. Quelqu'un doit avoir trafiqué l'origine du message. — C'est pourquoi je pense que vous devriez y jeter un coup », conclut Santiago. Du bout d'un doigt, il tapota l'objet du message, et les yeux de son patron s'étrécirent. « Re : Raisons d'évacuer... tout de suite », était-il écrit. « Je ne peux pas y croire ! s'exclama Oscar Johansen. Qu'est-ce que j'ai fait ? J'ai tué quelqu'un de sa famille lors d'une incarnation précédente ? — Ce n'est pas vraiment personnel, Oscar, dit Les Haven avec une grimace. Ça en donne juste l'impression. — Ah, ouais ? Vous en parlez à votre aise ! » Johansen contempla avec fureur le mystérieux message qu'il avait imprimé. « Ce n'est pas vous qui allez devoir expliquer tout ça au ministre de l'Intérieur ! — Ma foi, ce n'est pas vous non plus, si on va par là, répliqua Haven. C'est mon gouvernement qui s'occupera des explications. Et ça ne plaira ni au président Suffies ni au marshal en chef Bannister. — Ni à la présidente Vaandrager », intervint Hiéronymus Dekker avec un long soupir. Tous les trois, derrière un cordon de police et un mur de sacs de sable érigé à la hâte, observaient d'un air résigné les locaux montaniens de l'Union commerciale de Rembrandt, à une distance de deux kilomètres. Le bâtiment, érigé dans un angle du spatioport de Brewster City, jouxtait les trois pistes de navettes entourées d'entrepôts, destinées autant au transport de passagers, qu'à celui du fret lourd, qui accueillaient en général le trafic aérien de l'UCR sur Montana. Pour le moment, elles n 'accueillaient rien du tout, et le bâtiment administratif lui même avait été évacué dans les quinze minutes ayant suivi la réception du message. « Vous croyez qu'il est sérieux ? interrogea Johansen. – Steve Westman ? » Haven renifla. « Et comment, Oscar. Il manque peut-être une ou deux cases mais il est déterminé. Comme vous avez pu le remarquer il y a trois semaines. — Mais ça! s'exclama son interlocuteur en désignant avec un geste d'impuissance les pistes et le bâtiment déserts. — Il trouve sans doute ça amusant. » Comme Johansen ouvrait de grands yeux, le Montanien haussa les épaules. « LUCR a plus ou moins extorqué ces pistes d'atterrissage au gouvernement planétaire il y a vingt ans T. D'ailleurs, c'est aujourd'hui l'anniversaire de la signature officielle du bail. — Nous n'avons rien extorqué à qui que ce soit, dit Dekker d'un ton raide et un peu irrité. — Pas à la pointe du pistolet ou du couteau, concéda Haven. I je ne me rappelle pas non plus que quiconque ait été menacé d'écartèlement. Mais ce que je me rappelle, Hiéronymus, c'est qu'Ineka Vaandrager – qui n'était pas encore présidente, Oscar, juste chef de leur département de négociation des contrats – n'a pas caché que, si nous n'accordions pas la concession, l'UCR installerait son terminal sud sur Tillerman. Et frapperait d'une taxe de quinze pour cent tous les transports que l'Union effectuerait au départ ou à l'arrivée de Montana, pour nous punir de nous montrer si désagréables. Nous taper sur les doigts, en quelque sorte. » Il leva vers le blond Rembrandtais des yeux plissés. « Pardonnez-moi d'avoir l'air subjectif mais, à mes yeux, ça ressemble énormément à de l'extorsion. — J'admets que la manière était un peu brutale, concéda Dekker, mal à l'aise, en évitant son regard. La présidente Vaandrager n'est pas particulièrement connue pour la... civilité de ses techniques de négociation. Mais répondre par des menaces de violence à pareille échelle ne me paraît pas du tout raisonnable. — Oh, je ne sais pas, dit Haven. À tout le moins, il a envoyé à vos employés un avertissement pour qu'ils se mettent à l'abri, non ? Eh bien, Hiéronymus, pour un type comme Steve, c'est un pur geste de gentilhomme. Et, à tout le moins, ce machin est assez isolé pour qu'il puisse le faire péter sans rien abîmer d'autre et sans tuer personne. — Vos autorités planétaires auraient dû intervenir plus tôt si elles savaient depuis le début qu'il était assez furieux contre nous pour agir ainsi... commença Dekker, fort peu apaisé par les déclarations de Haven, mais le Montanien lui coupa la parole en secouant vigoureusement la tête. — Il était carrément furieux, oui, mais pas assez pour faire ça. Pas avant que Van Dort n'organise le processus d'annexion. — Même monsieur Van Dort n'aurait rien pu "organiser" d'une telle envergure si la proposition n'avait pas emporté l'adhésion de l'écrasante majorité des citoyens de l'amas ! — Je ne dis pas qu'il l'aurait pu. D'ailleurs, je ne dis pas non plus que c'était une mauvaise idée. Je dis seulement que c'est lui qui s'est chargé de l'organisation, répondit Haven. Et c'est bien le cas. Bon, Steve n'aime pas beaucoup Van Dort pour de nombreuses raisons, notamment parce qu'il s'agit du premier président du conseil d'administration de l'UCR et qu'il en est toujours le principal actionnaire. Quand il dit "saute", l'Union saute, ce qui signifie que le plébiscite a été approuvé par le conseil. Donc probablement par Vaandrager – peut-être l'unique personne de tout l'amas que Steve aime encore moins que Van Dort. Et cette approbation, pour un type comme lui, qu'un nouvel exemple de la manière dont elle "négocie" pour obtenir ce qu'elle désire. Ce qui le ramène tout droit à cette petite enclave, et je dois vous dire, Hiéronymus, que fort peu de Montaniens ne comprendront pas son point de vue. Donc, s'il est d'humeur à envoyer des messages, ceci constitue le meilleur point d'exclamation possible. Surtout depuis que l’UCR a "négocié" avec Manticore un contrat exclusif pour le transport de toutes les marchandises, courriers et personnels du royaume stellaire au sein de l'amas. » Johansen voulut objecter que l'UCR était l'unique entité locale capable de répondre aux besoins du Royaume stellaire en la matière. En dépit de ce qu'on pouvait croire, c'était là l'unique raison pour laquelle elle avait obtenu ce contrat-là, lequel ne spécifiait qu'un intérim, jusqu'à ce qu'il soit possible l'inviter d'autres candidats dans la course. Toutefois, il referma Aussitôt la bouche. Les Haven savait déjà tout cela... qu'il le crût ou non, ce qui restait à voir. Et, quoi que pensât le Monta-Men, à présent que Johansen avait passé un peu de temps en personne dans l'amas, il comprenait fort bien qu'un être déjà préoccupé par les ingérences étrangères dans les affaires du Talbot ou furieux des techniques économiques musclées de l’Union pût aisément conclure que ce contrat avait été accordé par Manticore à l'UCR pour la remercier de lui servir de héraut. Comprendre ne lui apportait toutefois guère de réconfort tandis qu'il contemplait les pistes et les entrepôts qui renfermaient, entre autres, du matériel de reconnaissance, des aérodynes, des ordinateurs, des systèmes de communication, des bureaux de campagne et du matériel de camping, pour une valeur de plus de cinquante millions de dollars manticoriens. « Je sais quelle quantité de nos biens vous entreposez, Hiéronymus, dit-il au bout d'un moment. Qu'y a-t-il d'autre dans les magasins et sur les pistes ? — Il y en a pour un peu plus d'un milliard trois cents millions de stellars rembrandtais, répondit Dekker, assez vite pour révéler où l'avaient entraîné ses tristes pensées. Environ cinq cents millions de vos dollars manticoriens. Sans parler bien sûr de tout l'équipement de base et... » Johansen ne sut jamais ce que se préparait à dire le chef de la branche montanienne de l'UCR. La première explosion fut la plus brillante. L'éclair en fut littéralement aveuglant, et le Manticorien se demanda comment Westman avait pu faire pénétrer des explosifs chimiques militaires dans l'entrepôt. Ce bâtiment-là abritait – ou avait abrité –une cargaison encombrante mais de peu de valeur, si bien que la sécurité y était sans doute un peu plus relâchée que dans les autres et, malgré sa puissance, l'explosif pouvait probablement tenir dans une grosse valise. Mais cependant... Son cerveau n'avait pas encore fini d'assimiler le fait que Westman ne bluffait pas du tout, finalement, quand les autres explosions se succédèrent. Elles ne furent pas aussi violentes que la première, mais les charges avaient visiblement été placées avec une certaine réflexion. La première avait éventré l'entrepôt central et dispersé des débris fumants un peu partout. Les suivantes étaient localisées sur les pistes des navettes. Elles n'eurent rien de très spectaculaire en elles-mêmes, mais sur la piste 3 était posée une navette personnelle souffrant d'un petit ennui technique – dont Johansen, a posteriori, soupçonna fortement qu'il avait été organisé avec une bonne dose de ruse a priori – qui l'immobilisait et avait empêché son évacuation après le message de mise en garde. Une navette dont les réservoirs d'hydrogène et les réservoirs de propulsion d'urgence étaient pratiquement pleins. Si la première explosion avait paru monumentale, celle-là fut ahurissante. Toute la piste se désintégra en une colossale fleur de fureur bleu-blanc, imprégnée de poussière, et le Manticorien se jeta d'instinct à plat ventre derrière les sacs de sable. Le message conseillait de demeurer à bonne distance, mais Johansen doutait que quiconque eût soupçonné quelque chose de cette ampleur. La proue de la navette démolie décrivit un cercle de flammes et de poussière qui enveloppa les deux pistes voisines. Elle percuta l'immeuble de l'UCR à la manière d'un tsunami, y pénétrant par portes et fenêtres, et le bâtiment tout entier se démantela à la manière d'une cabane en rondins sur le chemin l'une tornade. Entrepôts et hangars de maintenance des véhicules de fret disparurent dans le vortex, où ils furent mâchonnés, et recrachés en tout petits éclats. La chaîne d'explosions se mêla en un unique événement colossal, écrasant, et Oscar Johansen eut le sentiment d'être un insecte entre les paumes cruelles d'un géant du feu enragé, tandis, qu'un champignon de fumée, de poussière, de débris et de flammes tournoyantes s'élevait vers les cieux. Ca, se dit-il en relevant les yeux, tandis que l'anneau de fumée qui s'étendait au niveau du sol passait au-dessus de lui à d’un manière d'un ouragan, ça ne va pas faire bien sur mon curriculum. CHAPITRE DIX-SEPT Dieu merci, j'ai établi un point de contact sûr lors de ma dernière visite, pensa Damien Harahap. j'aimerais juste que ces satanés romantiques n'aient pas autant le fétichisme du cheval! Il se tortilla sur sa selle, mal à l'aise. Les ancêtres des Montaniens n'étaient pas les seuls à avoir apporté des chevaux et autres bêtes de bât lors de leur expédition colonisatrice. À défaut d'autre chose, les transports par animaux fournissaient toujours une solution de repli utile, parfois vitale. Les machines pouvaient casser, la technologie décevoir où se perdre, mais chevaux, ânes et bœufs — ou chameaux, selon les conditions climatiques locales — étaient capables de survivre et de se reproduire presque partout où l'humanité elle-même s'accrochait à la vie. Les Montaniens avaient toutefois poussé le processus plus loin que la plupart des autres. Cela faisait partie de leur style de vie romanesque. Et, Harahap le reconnaissait à regret, il y avait des moments et des endroits où ces quadrupèdes stupides, têtus et inconfortables avaient leur utilité. Le fait qu'ils ne produisent aucune signature énergétique détectable — en dehors des infrarouges — est un bon exemple, admit-il. Non que le gouvernement planétaire disposât du même équipement de reconnaissance que des systèmes stellaires plus riches et plus avancés. Toutefois, le Service des marshals de Montana, la force de police, pouvait se vanter d'une liste de succès impressionnante. Bien qu'elle ne fût pas très étendue, ses agents étaient intelligents, bien formés et — au contraire de la plupart des policiers, d'après ce qu'avait rencontré Harahap — habitués à réfléchir par eux-mêmes. Il ne faudrait pas bien longtemps pour que les Manties leur apportent le progrès technologique qui leur permettrait d'utiliser leurs compétences à meilleur escient, aussi l'insistance de Westman à mettre en place l'état d’esprit et le matériel nécessaires pour contrer d'éventuels satellite espions n'était-elle pas forcément inutile. Surtout au vu de l’intensité qu'avaient adoptée les recherches les concernant, lui et ses partisans, depuis quatre jours qu'ils avaient commis leur petit attentat. Si je n'avais pas pré-arrangé la transmission de messages lors de ma dernière visite, je n'aurais jamais réussi à les trouver, et ça ne va pas s'améliorer. Il va falloir qu'ils s'enfoncent de plus en plus dans la clandestinité, donc je ne peux pas leur en vouloir d'être un peu trop... à cheval sur la sécurité en ce moment. Aussi inconfortable que ça soit. À tout le moins, le maudit animal et lui arrivaient sur le site convenu pour la réunion. Il sortit son GPS pour s'en assurer et ut une grimace approbatrice : il pensait bien que tel était le bouquet d'arbres décrit par le messager de Westman mais il appréciait d'en avoir confirmation. Son cheval déambulait sur le sentier, avançant opiniâtrement à l'allure qui lui convenait, et Harahap tentait d'avoir lui aussi l'air d'estimer son pas raisonnable. Finalement, il atteignit l'endroit fixé et se laissa glisser de la selle avec un soulagement profond, seulement tempéré par la certitude de devoir remonter sur cet animal contre nature afin de s'en retourner vers ce qui passait pour la civilisation. Il accrocha à un similichêne local les rênes du cheval, lui lança un regard peu amène et se massa le bas des reins tandis que, du haut de la colline, il observait les alentours. Il comprenait pourquoi le messager de Westman avait parlé d'une des attractions touristiques les plus populaires de la planète. Bien entendu, les touristes raisonnables se contentaient, pour venir de la capitale, de quelques minutes de trajet aérien. Seuls les véritables cinglés insistaient pour faire le voyage à la « manière montanienne authentique », et Harahap était tristement certain que les employés des écuries leur ayant loué leurs chevaux avaient explosé de rire en regardant partir ces abrutis d'extraplanétaires. D'où il se trouvait à présent, il distinguait au moins cent kilomètres des gorges du Nouveau-Missouri. Malgré ses fesses et ses cuisses douloureuses, ainsi que la triste réalité qui l'amenait ici, il n'en fut pas peu impressionné. Le Nouveau-Missouri était le deuxième fleuve de Montana et, au fil des siècles, il s'était foré un chemin à travers les montagnes du Nouveau Saphir, les plus hautes, et de loin, qu'Harahap eût jamais vues. Le représentant de Westman l'avait informé fièrement que les gorges du Nouveau-Missouri étaient presque deux fois plus vastes qu'un certain Grand Canyon de la Vieille Terre. Elles l'étaient en tout cas bien assez pour faire sentir à Damien Harahap sa petitesse et sa mortalité. Tirant un appareil holo, il se mit à prendre des clichés comme tout amoureux de la nature qui se respecte. L'appareil faisait partie de sa panoplie de touriste mais il avait déjà décidé de conserver ces souvenirs-là lorsqu'il entendit rouler des pierres sur les pentes qui l'entouraient. Baissant l'appareil, il regarda tranquillement Stephen Westman le rejoindre, monté sur un grand hongre rouan. « Je dois dire que le décor est bien plus spectaculaire que lors de notre dernière rencontre, déclara-t-il quand le Montanien s'arrêta près de lui et mit pied à terre avec la grâce fluide de toute une vie d'entraînement. — C'est vrai », admit Westman. Ses yeux bleus dépassèrent son visiteur afin d'admirer une fois encore la vue remarquable, un spectacle dont il ne se lassait jamais, bien qu'il fallût parfois l'enthousiasme d'un extraplanétaire le contemplant pour la première fois pour lui rappeler à quel point il était merveilleux. « Je ne suis pas sûr que cet isolement complet soit vraiment nécessaire, cela dit, reprit Harahap. Et, quoique je ne veuille pas me montrer critique, je pourrais signaler que nous tenir debout au bord de cette falaise nous rend assez vulnérables à tout microphone directionnel placé dans les environs. — En effet... ou plutôt ce serait le cas s'il y en avait, répondit Westman avec un petit sourire. Pour être franc, monsieur "le Brandon", une de mes raisons pour choisir cet endroit, c'était l'avoir la certitude que vous viendriez seul. Et, sans vouloir vous paraître menaçant, je pourrais vous faire remarquer que vous tenir debout au bord de cette falaise fait de vous une cible assez aisée pour les gars armés de pulseurs planqués dans les buissons pour surveiller mes arrières. — Je vois. » Harahap étudia avec calme le visage souriant de son interlocuteur puis il hocha la tête. « Donc c'était moins une question de sécurité par rapport aux systèmes de détection des autorités que pour me faire sortir en terrain découvert. — Ouaip, admit le Montanien. Non que je pense réellement que vous travailliez pour Suttles ou les Manties. Je connais très bien le marshal en chef Bannister : ce n'est pas son style, et je ne crois pas que les Manties aient eu le temps de s'organiser pour m'envoyer leurs agents de cette manière. Mais vous auriez fort bien pu travailler pour les Rembrandtais. Peu probable mais possible. D'ailleurs, il se pourrait encore que ce soit le cas. — En tant qu'agent provocateur ? » Harahap ricana. « J'approuve votre prudence. Mais, si je travaillais pour Vaandrager ou Van Dort, des aérodynes armés de canons pulseurs seraient déjà en train de fondre sur nous. — Et de s'écraser dans les gorges », ajouta Westman avec un sourire. Comme son compagnon s'étonnait, il haussa les épaules. « J'ai investi un bon paquet de fric en outils de première nécessité avant de prendre le maquis, Brandon. Notamment de très jolis missiles sol-air solariens, avec lanceur d'épaule. Ils sont peut-être un peu dépassés, et je n'en ai pas énormément, mais ils fonctionnent très bien, et ils devraient éliminer tout véhicule inférieur à une navette d'assaut moderne. Je me suis dit que ce serait un bon endroit pour en emporter quelques-uns. — Alors il est heureux pour nous deux que je ne travaille pas pour l'UCR. » Harahap lui rendit son sourire tout en se demandant s'il disait ou non la vérité. L'un dans l'autre, surtout compte tenu de l'aisance avec laquelle le Montanien avait perpétré son attentat dans l'enclave du spatioport de l'Union commerciale, il avait tendance à le croire. « Mais si vous ne travaillez ni pour les Rembrandtais ni pour les Mamies, observa Westman, la question de savoir pour qui vous travaillez exactement reste entière. — Je vous l'ai dit lors de notre dernier entretien. À l'époque, nous n'avions pas encore de nom mais nous étions déjà les mêmes personnes. Et nous avons décidé de nous baptiser Comité central de libération, parce que ça sonne bien. » Les lèvres de Westman s'étirèrent pour accompagner l'éclair d'amusement qui passa dans ses yeux, mais Harahap n'en fut pas dupe. Cet homme était très intelligent, quels que fussent ses préjugés, et il savait que quiconque choisissait de s'impliquer dans un jeu de cette nature avait des mobiles personnels. Mobiles qui correspondaient ou non à ceux qu'il disait avoir. « Nous avons enfin commencé à nous organiser de manière efficace, continua le capitaine de gendarmerie, et notre arnaque pour extorquer des fonds à l'UCR a fonctionné encore mieux que prévu. » Comme il l'avait espéré, le sourire de Westman s'élargit un peu lorsqu'il évoqua la prétendue ponction dans les coffres de l'Union. Cette idée semblait l'amuser encore plus que Nordbrandt. « Nous avons aussi localisé une source solarienne d’armes et matériels divers, modérément corruptible, dans le système de Meyers. -- Vraiment? fit le Montanien sans intonation particulière. — Vraiment. Je ne vais pas vous mentir, monsieur Westman. Tout comme vos MSA, ce ne sont pas des armes du dernier cri. Elles viennent sans doute de l'arsenal d'une milice planétaire quelconque. Mais elles ont été révisées et elles sont au moins aussi efficaces que celles de votre gouvernement. L'équipement communications et de surveillance est quant à lui plus récent - du matériel civil solarien de la dernière génération. Sans doute pas tout à fait au niveau de ce dont dispose l'armée manticorienne, mais à des années-lumière de tout ce que vous pourriez obtenir localement. — Et, bien entendu, vous êtes disposé à me faire profiter de tout ça par pure bonté d'âme ? — Ma foi, en gros, c'est ça, répondit Harahap en soutenant le regard inquisiteur de son compagnon avec la sincérité absolue qui était l'un de ses plus importants atouts professionnels. Oh, nous ne sommes pas totalement altruistes. Nobles et généreux, oui, mais pas totalement altruistes. » Westman eut un grognement amusé, et son interlocuteur sourit avant de laisser son expression redevenir sérieuse. « Sérieusement, je dirais que quatre-vingts à quatre-vingt-dix pour cent des motivations du Comité central sont un mélange d'altruisme et d'intérêt personnel. Les autres dix pour cent sont à ranger au rayon de l'intérêt personnel pur et simple, mais on pourrait en dire autant de vous, n'est-ce pas ? » Il soutint le regard du Montanien jusqu'à ce que ce dernier acquiesçât, puis il continua avec un petit haussement d'épaules. « Nous ne voulons pas plus que vous de cette annexion. Même si Tonkovic obtient toutes les garanties constitutionnelles de la Galaxie, il n'y a aucune raison de croire qu'un gouvernement aussi éloigné que celui de Manticore se sente obligé de les honorer. Surtout une fois qu'il aura installé ses propres forces armées et collaborateurs ici, au niveau local. Nous n'aimons pas non plus tellement Rembrandt ni l'UCR, et vous et moi savons très bien qui récoltera la crème de l'économie locale si le processus est mené à son terme. Nous avons donc beaucoup de raisons personnelles de jeter toutes les forces possibles dans la bataille. Cela dit, je ne serais pas honnête si je n'ajoutais pas qu'au moins une partie des membres du Comité central estiment que les investisseurs et les transporteurs de leur système stellaire pourraient se tailler une plus grosse part de gâteau dans l'amas si on rabattait un peu le caquet de l'UCR. — Ce qui signifie que, même si nous nous débarrassons de Manticore et de Rembrandt, il y a de bonnes chances pour que quelqu'un d'autre veuille s'emparer des opérations de l'UCR, dit aigrement Westman. — L'univers n'est pas parfait, lui fit remarquer Harahap. Et tout système politique ou économique est dynamique, en constant changement. Voyez les choses ainsi : si vous chassez Manticore et l'UCR de l'équation, vous n'obtiendrez peut-être pas une résolution parfaite, mais vous vous serez bel et bien débarrassé des deux diables que vous connaissez. Et quels que soient les nouveaux changements qu'un autre pourra tenter d'imposer, vous repartirez à zéro, et à égalité, si vous voulez en garder Montana. » L'autre grogna sans se compromettre. Comme il contemplait la gorge, son interlocuteur laissa le silence se prolonger une ou deux minutes, puis il se racla la gorge. Westman se tourna vers lui et haussa légèrement les épaules. « Au bout du compte, ce qui importe, c'est que nous avons tous au moins en partie les mêmes objectifs... et qu'aucun de nous ne réussira à les atteindre tout seul. Pour l'instant, les manties et les gouvernements favorables à l'annexion détiennent toute l'organisation centrale, tout le partage d'informations et toute la puissance de feu. Votre opération révèle de l'imagination, une préparation attentive et des compétences. Ce sont exactement les qualités qui nous ont fait vous remarquer au départ. Mais ce sont aussi celles qui vont faire de votre élimination une priorité pour les Manties. Et il en ira de même de quiconque leur apparaîtra comme un adversaire conséquent. Or ils disposent d'un net avantage sur nous – du point de vue de l'organisation, pas seulement des armes et des effectifs. Si nous voulons avoir une chance réaliste de garder le contrôle de nos systèmes stellaires et de nos âmes, nous devons acquérir une coordination équivalente. C'est cela que tente de fournir le comité central. — Et à quel point sont étendus vos... appelons ça vos "chapitres locaux" ? demanda Westman au bout d'un moment. — Nous sommes encore en train de les mettre en place, admit Harahap. En plus de nos conversations avec vous, nous avons pris des contacts de la Nouvelle-Toscane à Faille. Certains – comme Agnès Nordbrandt, de Faille – ont déjà signé avec nous. » Il ne déformait qu'à peine la vérité. Ce n'était pas très gros mensonge : il n'avait pas recontacté Nordbrandt depuis leur conversation sur Kornati mais il était persuadé qu'elle saisirait son offre officielle lorsqu'il la lui ferait. « Nordbrandt ? » Les yeux du Montanien s'allumèrent d'un intérêt soudain. « Alors, elle était sérieuse en déclarant qu'elle entrait dans la clandestinité, hein ? — Oh, très certainement. Bien sûr, j'ai beaucoup voyagé, ces derniers temps, mais je l'ai rencontrée en personne il y a deux mois et nous avons discuté de ses projets en détail. » Encore une petite exagération mais que Westman ne pouvait vérifier. Et qui rendait la crédibilité d'Harahap un peu plus éclatante. « Pourquoi ? Vous avez d'elle des nouvelles plus récentes ? — Il y a cent vingt années-lumière de Montana à Faille. Même un messager met deux semaines pour faire le voyage. Les dernières nouvelles que j'ai reçues datent de plus d'un mois : je sais qu'elle a démissionné du parlement en affirmant qu'elle avait l'intention de s'opposer à l'annexion par "d'autres moyens". » Il haussa les épaules. « Si elle est aussi sérieuse que vous le dites, je pense qu'on en apprendra davantage d'ici peu. — Sans aucun doute, acquiesça Harahap. D'après les projets dont nous avons parlé, elle devrait faire grosse impression. Peut-être rien d'aussi spectaculaire que votre petite farce de la semaine dernière, mais assez pour que les Manties soient obligés de dresser l'oreille. » Mais le délai dans la chaîne de l'information que vous venez de signaler est l'une des meilleures raisons d'accepter l'aide du Comité, continua-t-il. Si tout va bien, nous serons cantonnés dans le système de Fuseau, à deux pas des délibérations de l'Assemblée constituante, ce qui nous permettra de distribuer des informations aussi vite que nous les obtiendrons. En outre, ne nous voilons pas la face, c'est sûrement en Fuseau que les Manties installeront leur propre administration une fois établis, donc les informations vont affluer vers le centre beaucoup plus vite qu'elles ne gagneront la périphérie. » Westman acquiesça, pensif. Il se tourna pour contempler à nouveau les gorges, ôtant son chapeau, laissant la brise vive et fraîche ébouriffer ses cheveux blonds. Un faucon terrien passa au-dessus de leur tête, les ailes étendues, planant sur les courants thermiques. Harahap entendit son cri aigu, perçant, lorsqu'il fondit sur une petite proie. Enfin, le Montanien se retourna vers lui et tendit la main. « Très bien, dit-il. Comme vous dites, même si nous avons tous nos mobiles individuels, nous sommes au moins d'accord sur la nécessité d'écrabouiller Rembrandt et de virer les Manties de l’amas à grands coups de pied au cul. J'imagine que, pour le moment, c'est suffisant. — Je crois que vous ne le regretterez pas, mentit Harahap. — Sinon, ce ne sera pas la première fois de ma vie que je regretterais quelque chose », dit Westman, philosophe. Après qu’ils se furent serré fermement la main, il recoiffa son stetson. Maintenant que nous sommes d'excellents amis, reprit-il, je suppose qu'il va nous falloir réfléchir un peu à des canaux de communication. » Comme Harahap hochait la tête, il plissa les lèvres. « Combien de temps restez-vous sur la planète ? — Il faut que je reparte aussi vite que possible. Nous avons l'autres représentants à l'autre bout de l'amas mais je suis le seul contact de la plupart des gens sur la frontière sud. — Je suppose que c'est logique », fit le Montanien. Après Avoir médité encore un peu, il haussa les épaules. «Je peux demander à mes équipes d'installer trois ou quatre canaux sécurisés indépendants d'ici demain matin. Nous sommes organisés par cellules et chaque canal reliera à une cellule séparée. Même si nous en perdons une ou deux, vous devriez donc toujours pouvoir me contacter quand vous reviendrez dans le coin. — Ça m'a l'air très bien, approuva Harahap, impressionné par la réflexion que Westman avait visiblement accordée à son entreprise. Et il nous faudra aussi prendre des dispositions pour la livraison des armes. — Quand pouvons-nous y compter ? — C'est dur à dire avec précision. Je pense qu'il faudra quelque chose comme deux ou trois mois. Les armes sont déjà dans le circuit, mais il faut que nous les fassions livrer. Et, pour être honnête, je n'avais pas l'absolue certitude que vous accepteriez de vous associer à nous, si bien que vous n'êtes pas la première étape sur le trajet de nos livreurs. » Il grimaça. « Dommage. Il aurait été plus rationnel de vous déposer ça en arrivant dans l'amas depuis Meyers. Dans l'état actuel des choses, nous allons être obligés de faire une boucle et de repasser par ici en rentrant chez nous. — Eh bien, je suppose qu'on s'arrangera pour survivre en attendant, fit Westman avec un petit sourire. Après tout, quand j'ai commencé, je n'avais prévu de recevoir aucun soutien étranger. Nous tiendrons le coup en attendant vos flingues. — Parfait, dit Harahap en lui lançant un autre de ses sourires sincères brevetés. J'ai vraiment hâte de travailler avec vous. » CHAPITRE DIX-HUIT « Je crois qu'on a quelque chose, là, capitaine. » Ansten FitzGerald se redressa, abandonnant les rapports de routine qu'il parcourait, et fit pivoter son fauteuil de commandement vers la section tactique. Il était tard dans la nuit, d'après les horloges internes de l'Hexapuma, et le quatrième quart était de service, commandé normalement par l'officier tactique subalterne. D'ordinaire, ni le commandant ni le second d'un vaisseau de guerre manticorien ne prenaient de quart régulier, car ils étaient théoriquement toujours en service. L'officier des communications, l'astrogateur, l'officier tactique et l'officier tactique subalterne commandaient en général les quarts, la Tactique obtenant deux places sur quatre en raison de la tradition manticorienne selon laquelle c'était la voie privilégiée du commandement. En théorie, les officiers tactiques étant plus vite que les autres promus à de hautes responsabilités, ils avaient besoin d'acquérir de l'expérience plus tôt. Le grade avait toutefois ses privilèges, et c'était l'officier placé le plus bas le long du totem qui prenait le quart le moins enviable – le plus tard ou le plus tôt, selon le point de vue. Dans ce cas précis, malheureusement, l'officier tactique subalterne était un enseigne, et d'un peu trop fraîche date pour qu'on lui confie l'entière responsabilité de tout un croiseur lourd et de son équipage. Le lieutenant Guthrie Bagwell aurait pu tenir ce rôle, mais la GE était un cas un peu à part et certains officiers affectés au poste d'OGE n'avaient pas tant d'expérience que cela en matière de quarts. Par ailleurs, Guthrie était tellement surmené – même avec d'Arezzo pour l'assister – qu'il avait plus ou moins le même statut « toujours en service » que le commandant et le second. Plutôt que de faire entrer dans la chaîne l'astrogateur subalterne ou l'officier de corn subalterne, FitzGerald avait choisi de prendre lui-même le quatrième quart, avec Abigail Hearns à la Tactique. Il s'était tout d'abord demandé si elle allait se vexer, croire qu'il se méfiait de ses compétences – et il s'était préparé à encaisser sa déception car, au bout du compte, il s'en méfiait bel et bien. Non parce qu'il doutait de son talent ou de sa motivation mais parce qu'elle n'avait qu'une expérience très limitée. L'officier le plus capable de l'univers devait tout de même être formé avec soin et avait besoin d'une patine que seule conférait l'expérience s'il devait atteindre son plein potentiel. FitzGerald avait donc pris l'habitude d'apporter sur la passerelle de la paperasse routinière et de s'y plonger tandis qu'Abigail montait « son » quart, acquérant sa patine tout en sachant qu'un officier bien plus expérimenté interviendrait en cas d'imprévu. Elle semblait comprendre ce qu'il faisait, bien qu'il fût difficile d'en être certain. Elle se maîtrisait si bien qu'elle n'eût sans doute pas laissé paraître sa contrariété, même si elle en avait éprouvé. Il se demandait parfois si cela était dû à sa foi en la doctrine de l'épreuve, essentielle à l'Église de l'Humanité sans chaînes, mais, quelle qu'en fût l'origine, c'était sans aucun doute un autre point en faveur de l'enseigne Hearns. Qui était par ailleurs tout bonnement, il s'en était rendu compte, une jeune femme très sympathique. « Que pensez-vous avoir, lieutenant ? » lui demanda-t-il. Penchée en avant, elle scrutait son répétiteur. Il la vit taper une série d'ordres complexes sur son bloc tactile sans même regarder ses doigts. Le fauteuil de commandement était trop loin pour qu'il distinguât les détails mais il voyait les signaux de données se déplacer au fur et à mesure qu'elle les affinait. « Je crois que j'ai peut-être une touche avec les intrus du commodore Karlberg, capitaine, dit Abigail sans lever les yeux de son visuel. Je vous transmets les données sur votre répétiteur. » Il baissa les yeux quand le petit écran se déploya depuis la base de son fauteuil. Deux des trois icônes visibles clignotaient de la vive lueur ambré-rouge-ambré que le CO utilisait pour signaler des données douteuses, mais cela ressemblait cependant très fort à des bandes gravifiques se déplaçant furtivement au-dessus de l’elliptique du système. Bien plus intéressante, toutefois, d'une certaine manière, était la troisième icône – laquelle brillait d'un rouge fixe indiquant une certitude du CO. Celle-là appartenait visiblement à un vaisseau marchand, et ce qui pouvait bien l’amener à une telle distance de l'écliptique – et aussi loin de l’hvperlimite du système – constituait une question intéressante. Particulièrement du fait qu'il semblait avancer dans le sillage des icônes clignotantes. FitzGerald vérifia la distance, le cap, et ses lèvres se plissèrent pour un sifflement silencieux : les vaisseaux inconnus étaient encore plus loin qu'il ne l'avait imaginé. L'hyperlimite de Nuncio-B se trouvait à seize virgule soixante-douze minutes-lumière de l'étoile. L'Hexapuma, sur son orbite de garage autour de Pontifex, en était à environ dix minutes-lumière, les bâtiments que pistait Hearns à au moins quarante-cinq minutes-lumière. Nul vaisseau n'avait la moindre raison valable de traîner aussi loin des terres habitées du système. « Je ne savais pas que nous avions déployé nos capteurs passifs si loin, dit-il d'un ton badin. — Ce n'est pas le cas, capitaine », répondit Hearns. Le voyant hausser un sourcil, elle rougit légèrement mais ne baissa pas les yeux. « Tous les capteurs passifs opèrent à l'intérieur des zones spécifiées par le commandant et le capitaine Kaplan, dit-elle. Je les ai juste portées aux limites extérieures de leurs zones d'affectation. — Je vois. » Il se balança en arrière, le coude gauche sur l'accoudoir et le menton dans la paume, tandis qu'il tambourinait de l'autre main sur l'accoudoir droit. « Vous vous rendez compte, demanda-t-il au bout d'un moment, que si vous poussez aussi loin les capteurs sur un front sphérique, vous éliminez quasiment leur chevauchement latéral ? — Oui, capitaine, répondit la jeune femme, tendue. J'y ai songé. Si vous voulez bien examiner le répétiteur principal ? FitzGerald jeta un coup d'œil à l'écran en question, pour le moment configuré en mode astrogation, si bien qu'un réseau complexe de vecteurs y apparaissait. Il l'étudia quelques instants avant de comprendre de quoi il retournait. « Très astucieux, lieutenant », admit-il sur un ton neutre, en regardant évoluer la disposition. Hearns avait lancé les capteurs passifs en une valse soigneusement chorégraphiée qui les faisait évoluer d'avant en arrière au sein de leurs zones. À certains moments, la faille qui les séparait s'élargissait, amenuisant leur couverture, mais ils finissaient toujours par se rapprocher. « Quel est le minutage ? demanda-t-il. — C'est réglé pour que seul un vaisseau se déplaçant à au moins la moitié de la vitesse de la lumière puisse traverser la zone sans se trouver à portée d'au moins deux plates-formes pendant au moins un quart d'heure, capitaine. Il m'a semblé improbable que quiconque tente de pénétrer à l'intérieur du système à une telle allure. — Je vois », répéta-t-il. Il observa le répétiteur durant quelques instants encore, les sourcils froncés, puis il grogna : « Il est évident que vous avez énormément réfléchi à cette manœuvre, lieutenant. Comme je le disais, elle est très astucieuse. En outre, je doute fort que nous aurions repéré ces gens là si tôt si vous ne l'aviez pas mise en œuvre. Toutefois, à l’avenir, puis-je vous suggérer de soumettre vos idées à l'officier qui commande le quart ? C'est une question de politesse, puisque c'est lui qui sera officiellement responsable si jamais les choses tournent mal, et ce même officier a par ailleurs tendance se vexer s'il a l'impression qu'on l'ignore. — Oui, capitaine. » Maîtresse de soi ou non, cette fois, elle rougit bel et bien. Le capitaine envisagea d'enfoncer un peu le clou, mais ce n'était visiblement pas nécessaire. D'autre part, et surtout, l'initiative était une des qualités les plus rares et les plus précieuses pour un officier. Si, au terme de ses réflexions intenses, Hearns s’était trompée en calculant la trajectoire des capteurs passifs, elle aurait pu ouvrir une brèche dangereuse dans le périmètre le détection de l'Hexapuma, et il aurait fallu la réprimander d'avoir pris sur elle d'estimer ses calculs justes. Mais elle ne s’était pas trompée et, si elle avait demandé la permission de mettre son projet à exécution, il la lui eût donnée. « Eh bien, en ce cas, continua-t-il, dites-moi donc ce que vous croyez avoir trouvé. — À vos ordres. » Elle marqua une brève pause, comme pour assembler ses pensées, puis reprit : « Les informations dont nous disposons sur les deux signatures les plus proches sont de toute évidence trop vagues pour qu'on en tire des détails significatifs. J'ai remonté le temps à partir des données reconnues à l'origine par les ordinateurs : puisque nous savons désormais ce que nous cherchons, nous pourrons reconstituer leurs vecteurs durant les vingt minutes ayant précédé la reconnaissance. Sur cette base, je peux affirmer qu'ils ont décéléré lentement mais régulièrement. Tout ce que je puis dire d'autre pour le moment, c'est que l'un d'eux - celui que j'ai appelé Rival Un - est plus gros que l'autre. Aucun ne dépasse la taille d'un croiseur, je suis au moins sûre de ça. Mais ça laisse pas mal de possibilités. « Rival Trois, le cargo, est en fait plus intéressant pour le moment. A mon avis, quels que soient ces gens-là, ils estiment se trouver trop loin pour que les détecteurs des Nunciens puissent les repérer. Je ne les vois que sur les capteurs passifs, donc je n'ai pas vraiment de détails, même sur le cargo, mais il me semble que sa seule présence est significative. Ce qui est certain, c'est qu'il ne s'agit pas d'un convoi tronqué – pas arrivant d'aussi loin, au-dessus de l'écliptique et en décélérant à ce rythme-là –, et le cargo n'arbore aucun code de transpondeur. Je crois que nous avons affaire à deux pirates accompagnés d'une de leurs prises. Vous noterez, capitaine, que le cargo décélère plus fort que Rival Un et Deux. Il diminue sa vélocité au rythme régulier de cent vingt gravités, et il n'avance déjà plus qu'à tout juste six mille huit cents km/s, si bien qu'il se stabilisera par rapport à la primaire du système dans une heure cinquante-six minutes. Ce qui le laissera à quarante-six virgule trois minutes-lumière de la primaire et environ trente-six minutes-lumière de la planète. — Et que pensez-vous qu'ils comptent en faire ? — Je crois qu'ils vont le garer en lieu sûr pendant qu'ils partent à la pêche dans le système, répondit-elle aussitôt. Ils arrivent si lentement et si discrètement que... Elle s'interrompit. Sa main vola à nouveau vers le bloc tactile. « Changement de statut, capitaine ! » annonça-t-elle. Les yeux de FitzGerald se tournèrent vers son répétiteur puis s'étrécirent. Les icônes clignotantes s'étaient modifiées d'un coup. Quoique continuant de clignoter, elles étaient moins brillantes, reliées à un unique viseur rouge fixe. Un cône sombre du même rouge partait du viseur et s'étendait lentement, s'enfonçant au sein du système en même temps que les icônes. « Soit ils viennent de désactiver leurs impulseurs, soit ils ont nettement amélioré leur furtivité, capitaine. Et, à une telle distance, j'estime improbable qu'ils aient branché autant de matériel supplémentaire. — Que pensez-vous qu'ils soient en train de faire, alors, lieutenant ? demanda FitzGerald de son ton le plus professoral. — Ils se déplaçaient encore à huit mille six cents km/s quand nous les avons perdus, répondit Hearns. Je suppose qu'ils ont l’intention de continuer en balistique à partir de ce point-là, avec les impulseurs en stand-by. Ce n'est pas une très grande vélocité, mais c'est logique s'ils veulent minimiser les chances de se faire remarquer – ils n'ont pas envie de gaspiller plus de vélocité au cas où ils finiraient par avoir besoin de manœuvrer. A si faible vitesse, s'ils en décident ainsi, ils peuvent décélérer en conservant leurs bandes gravitiques au minimum, donc sans révéler leurs signatures. Mais ils se dirigent droit vers Pontifex, dont ils veulent sûrement observer la circulation aux alentours de la planète. Je dirais que, selon eux, laisser le cargo au-delà de l'hyperlimite empêchera d'une part qu'il soit repéré et le mettra d'autre part en position de fuir dans l'hyper avant qu'on puisse 'intercepter. En attendant, les autres peuvent jeter un coup d'œil à l'intérieur du système et déterminer s'il contient quoi que ce soit valant le coup d'être attaqué. Le commodore Karlberg avait raison : vu la manière dont ils ont trompé nos capteurs, ils sont fatalement plus modernes et plus puissants que ces vaisseaux à lui. Ils se disent donc sans doute que, même si quelqu'un les repère, ils pourront s'en sortir en combattant sans trop de souci. — A priori, je suis d'accord avec vous, lieutenant Hearns », dit FitzGerald. Il tapa quelques calculs rapides sur son propre bloc tactile et vit les résultats apparaître sur le répétiteur. Le cône sombre continuait de s'évaser à bonne allure, indiquant le volume dans lequel les icônes clignotantes pouvaient se trouver depuis qu'on en avait perdu la trace, compte tenu de leurs dernières accélérations et vitesse mesurées. L'officier plissa le front. Peut-être les systèmes furtifs des Rivaux avaient-ils vraiment trompé les capteurs. En ce cas, il était possible qu'ils eussent commencé à décélérer en cachette, pour se préparer à s'éloigner du système. Cette possibilité, toutefois, ne valait pas même d'être envisagée. Si elle s'avérait exacte, l'Hexapuma n'y pourrait pas grand-chose mais Nuncio ne serait pas non plus menacé dans l'immédiat. FitzGerald, cependant, ne croyait pas un instant que les intrus procédaient ainsi, puisque le cargo continuait de décélérer régulièrement vers sa position de repos. Il était bien plus probable que l'analyse d'Abigail fût tout à fait correcte, auquel cas... Le résultat apparut sur son répétiteur. Si elles maintenaient leur dernière vitesse mesurée, les deux icônes clignotantes arriveraient en vue de Pontifex d'ici à peine plus de vingt heures. Et, si elles continuaient d'avancer discrètement, sur leur seul élan balistique, quiconque ne disposait que du niveau technologique de Nuncio ne verrait strictement rien avant qu'elles ne franchissent la coquille orbitale de la planète. L'Hexapuma, en revanche, connaissant la position où elles avaient désactivé leurs impulseurs et sachant quel volume d'espace observer, devrait pouvoir les retrouver grâce à ses capteurs passifs extrêmement discrets sans qu'elles s'en aperçoivent. Il serait assez simple d'assigner à ces capteurs des positions d'où ils pourraient observer d'assez près les trajectoires probables de Rival Un et Deux pour déjouer au moins le degré de furtivité déjà mis en œuvre. Le tout serait de le faire en n'utilisant que des liaisons de contrôle fonctionnant à la vitesse de la lumière. Ill était pour l'instant peu probable que l'ennemi ait repéré les impulsions gravitiques supraluminiques des capteurs, compte tenu de leur faiblesse et de la distance qui l'en séparait, mais les signaux qu'enverrait Hexapuma seraient bien plus aisément détectables. En conséquence, les données détenues par le vaisseau corien allaient vite dater. Elles demeureraient toutefois supérieures à celles dont disposeraient les Rivaux et à qu'eux-mêmes estimeraient en possession de Nuncio, ce qui signifiait. Le second se cala au fond de son fauteuil de commandement, réfléchissant intensément. Le cargo était le joker de la partie. Si le capitaine Terekhov et ses officiers supérieurs avaient débattu de plusieurs plans d'urgence bâtis autour de la possibilité de voir un ou deux croiseurs pirates visiter le système, aucun ne prévoyait la présence d'un vaisseau capturé. Éliminer les pirates eux-mêmes représenterait une bonne journée de travail mais il était possible que tout ou partie de l'équipage original du vaisseau marchand fût encore à bord. Quoique l'idée de laisser des marchands spatiaux aux mains la pirates fût inconcevable pour tout officier de la Reine, FitzGerald avait beau chercher, il ne voyait pas le moyen de l'éviter cette fois-ci. Aussi compétents que fussent l'Hexapuma et son guipage, ils ne pouvaient se trouver qu'à un endroit à la fois. Or ils étaient à la fois le seul vaisseau allié présent dans le système capable de vaincre les pirates et le seul à pouvoir poursuivre le cargo si ce dernier plongeait dans l'hyperespace. De quelque manière qu'il prît les paramètres déplaisants de ce problème tactique, Ansten FitzGerald ne voyait aucun moyen de résoudre les deux termes de l'équation et, un court instant, il éprouva une coupable satisfaction de savoir que cette responsabilité reposait sur les épaules d'un autre. Il tapa un numéro de com sur son bloc tactile. L'écran s'alluma et afficha la tête d'Hexapuma grimaçant qui servait de rond d'écran au système. Une petite barre de données indiqua que l'appel était retransmis vers un terminal secondaire puis clignota pour signaler l'ouverture du circuit quand le correspondant accepta la communication en mode sonore uniquement. — Quartiers de l'intendant du commandant, intendante chef Agnelli, lança une voix féminine qui ne pouvait être aussi bien réveillée qu'elle en avait l'air. — Ici le commandant en second, chef Agnelli, dit FitzGerald. Désolé de déranger le commandant aussi tard, mais il se passe quelque chose. Je crains de devoir vous demander de le réveiller. » Aivars Terekhov accorda un dernier regard à l'officier immaculé qui se reflétait dans le miroir de sa cabine, tandis que Joanna Agnelli chassait de son épaule un microscopique grain de poussière. L'intendante releva les yeux, croisant son regard dans la glace, et elle esquissa un bref sourire. — Est-ce que je passe l'inspection ? demanda-t-il, ce qui la fit sourire derechef, plus largement. — Ma foi, je pense que oui, commandant. » Elle avait un accent sphinxien auquel il ne s'était pas encore habitué. Dennis Frampton, son précédent intendant personnel, né et élevé dans le duché de Madison, sur la planète Manticore, s'exprimait avec un accent très doux aux voyelles arrondies, à mille lieues de la sécheresse des Sphinxiens tels qu'Agnelli. Dennis l'avait accompagné plus de cinq ans T, assez pour qu'ils se sentent parfaitement à l'aise ensemble. C'était lui qui l'avait convaincu qu'apparaître en uniforme impeccable à tout moment, surtout s'il semblait que quelque chose... d'intéressant fût sur le point de se produire, était l'une des plus précieuses techniques par lesquelles un commandant pouvait irradier la maîtrise de soi et l'assurance. Il avait toujours insisté pour inspecter minutieusement la tenue de son commandant avant de le laisser paraître en public. Comme il l'avait fait en Hyacinthe. Une ombre de souvenir et de chagrin aigu passa dans les yeux bleus glaciaux qui lui rendaient son regard dans le miroir. Mais ce n'était qu'une ombre, se dit-il fermement, avant de à Agnelli. « Ma femme m'a toujours dit qu'on ne devrait jamais me permettre de sortir sans gardien. — Ce qui, en vous demandant bien pardon, commandant, prouve que c'est une dame très intelligente », répliqua sèchement Agnelli. De la vieille école, elle était naturellement revêche et avait le sens aigu de ses responsabilités, à savoir enquiquiner son commandant sans répit jusqu'à ce qu'il prenne le meilleur soin de son apparence. C'était en outre l'unique personne à bord dont l'intercom de la cabine demeurait ouvert la nuit, au cas où ce même commandant aurait besoin d'elle. Ce qui signifiait qu'elle était aussi l'unique à être au courant des cauchemars qui l'éveillaient encore parfois, haletant et trempé de sueur. « J'ai pris la liberté de faire du café frais, reprit-elle. Il devrait être prêt sous peu. Avec votre permission, je l'apporterai sur la passerelle d'ici... un quart d'heure. » Le ton étant plutôt impératif, Terekhov hocha la tête, docile. « Ce sera parfait, Joanna, dit-il. — Très bien, commandant », conclut l'intendante chef Agnelli, sans même une trace de triomphe, avant de s'écarter pour le laisser aller jouer. « Le commandant sur la passerelle ! — Repos », lança Terekhov en franchissant d'un pas vif la Porte de la passerelle, avant que quiconque pût se lever pour saluer son arrivée. Il s'approcha tout droit de FitzGerald, qui se tenait derrière Abigail Hearns, dont il observait le répétiteur. Le second se tourna pour l'accueillir, averti par l'annonce du bosco, et éprouva une brève pointe de surprise. Alors qu'il savait avoir personnellement réveillé le capitaine moins de dix minutes plus tôt, Terekhov portait un uniforme impeccable, il avait le regard vif et alerte, et pas un de ses cheveux ne dépassait des autres. — Qu'est-ce qui se passe, Ansten ? — C'est le lieutenant Hearns qui a repéré ça, pacha, dit FitzGerald avant de presser l'épaule de la jeune Graysonienne. Montrez-lui, Abigail. — Bien, capitaine », répondit-elle en désignant le visuel. Il ne lui fallut que quelques phrases pour résumer la situation. Terekhov hocha la tête, notant que les capteurs passifs devaient s'être trouvés à l'extrême limite de leur portée pour avoir repéré les deux Rivaux de tête avant qu'ils ne coupent leurs impulseurs, et il savait n'avoir pas autorisé ce changement. Il se gratta un sourcil puis haussa mentalement les épaules, sûr que FitzGerald avait déjà procédé aux nécessaires réprimandes si besoin était. Après tout, s'occuper de ce genre de détails afin d'en décharger le commandant était l'une des fonctions les plus importantes du second. — Bon travail, mademoiselle Hearns, dit-il. Bien. Maintenant, il ne nous reste qu'à prendre une décision. » Il sourit, exsudant l'assurance, et croisa les mains derrière le dos en gagnant d'un pas lent le fauteuil au centre de la passerelle. Il s'y assit et étudia les répétiteurs déployés, en proie à une réflexion intense. FitzGerald le vit croiser les jambes, s'installer confortablement, et se demanda ce que cachait cette expression pensive. C'était impossible à dire, ce que le second estima un peu exaspérant. Terekhov ne pouvait être aussi calme qu'il en avait l'air, pas avec ce cargo qui suivait le mouvement. Le commandant demeura assis cinq minutes, se caressant un sourcil de l'index, les lèvres légèrement plissées, tout en faisant pivoter son fauteuil de droite et de gauche. Puis il hocha une fois la tête, d'un air décidé, et se leva. « À vous le quart, lieutenant Hearns, dit-il. « À vos ordres, commandant. À moi le quart », répondit l’intéressée. Elle demeura toutefois en place et il l'approuva intérieurement. En toute logique, elle aurait dû prendre possession du fauteuil de commandement, mais elle pouvait surveiller toute la passerelle d'où elle se trouvait, et elle savait pour l'heure qu’il important de ne pas abandonner le poste tactique. « Ayez la bonté de contacter le capitaine Kaplan et le lieutenant Bagwell, je vous prie, continua-t-il. Faites-leur mes compliments et dites-leur que j'aimerais qu'ils nous rejoignent, mon second et moi. Nous serons dans la salle de briefing numéro un. Informez-les qu'une assistance électronique à cette réunion est acceptable. — À vos ordres, commandant. — Très bien. » Il adressa un signe de tête à FitzGerald puis désigna la porte de la salle de briefing. « Capitaine ? » invita-t-il. « Voilà, c'est à peu près tout, canonnier. » Comme Aivars Terekhov désignait l'image du répétiteur transmise à l'affichage polo de la table de briefing, FitzGerald se demanda s'il avait consciemment donné à Naomi Kaplan son titre officieux traditionnel pour la première fois depuis sa prise de fonction. D'ailleurs, lui-même avait été un peu surpris de s'entendre l'appeler « pacha. » Cela lui paraissait cependant tout a lait naturel, et il se demanda depuis quand au juste. Ayant médité cette pensée quelques secondes, il la chassa pour se concentrer sur la question du moment. En dépit de l'heure tardive, le lieutenant Bagwell avait choisi le rejoindre commandant et second dans la salle de briefing. À le voir, il était évident qu'il ne dormait pas, de toute façon. Sans doute était-il en train de travailler sur une autre simulation pour la section GE, soupçonna FitzGerald. Kaplan, en revanche, n'était pas physiquement présente mais avait configuré en mode holographique le terminal de ses quartiers. Elle apparaissait dans le coin de l'écran bidimensionnel de la salle de briefing, observant avec attention la sculpture de lumière suspendue au-dessus de la table de conférence. Puisque Terekhov lui avait permis de participer électroniquement à la réunion, elle n'avait pas perdu de temps à se mettre en uniforme et portait un très joli kimono en soie qui avait dû écorner ses économies. « Ce cargo va nous faire copieusement chier, commandant, dit-elle au bout d'un moment. Comme ça, sans réfléchir, je ne vois aucun moyen de le reprendre. Même si on laissait aux deux autres le champ libre à l'intérieur du système, il nous verrait arriver et se glisserait derrière le mur hyper avant qu'on soit assez près pour aborder. » Elle ne signala pas que détruire le cargo n'aurait posé aucun problème. À moins que le vaisseau n'ait les noyaux de ses deux impulseurs et son hyper générateur branchés à bloc — ce qui n'était pas une bonne idée pour des composants civils —, il faudrait en pratique au moins une demi-heure pour que l'équipage fasse chauffer les machines et s'enfuie. Si les noyaux de Rival Trois étaient chauds, il pourrait s'élancer dans l'espace normal en un quart d'heure mais il lui faudrait quarante-cinq bonnes minutes pour les activer s'ils n'étaient pas déjà en stand-by. En outre, lancer l'hyper générateur à froid demanderait un minimum absolu de trente minutes et, si on avait affaire à l'équipage marchand, plus probablement quarante à cinquante minutes. Dans le cas contraire, l'équipe en sous-effectif qu'auraient sûrement placée les pirates à bord aurait même du mal à effectuer le travail aussi vite. Avec l'assortiment de capteurs d'un vaisseau marchand moyen, il était improbable, quasi impossible, que cette prise des flibustiers -- car Kaplan ne doutait pas plus que le commandant et son second du statut du cargo — pût repérer l'Hexapuma, s'il approchait furtivement, avant qu'il n'arrive à portée de missiles à propulsion multiple. En ce cas, elle n'aurait aucune chance de s'échapper dans l'hyper entre le moment où le bâtiment manticorien tirerait et celui où les projectiles atteindraient leur cible. Et aucun marchand de la Galaxie ne survivrait à une bordée lâchée par un croiseur de classe Édouard Saganami. Le faire exploser en plein espace ne serait, hélas ! pas tout à fait le meilleur moyen de secourir les survivants de son équipage d'origine. « Laisser Un et Deux opérer librement serait inacceptable, même si ça nous donnait le temps d'arriver à portée d'énergie et de détruire les impulseurs du marchand avant qu'il ne puisse filer», commença Terekhov d'une voix calme, avant de s'interrompre quand coulissa l'écoutille de la salle de briefing. Joanna Agnelli la franchit, porteuse d'un plateau sur lequel reposaient trois tasses, une assiette de muffins au son regorgeant de raisins secs et encore fumants, ainsi qu'un beurrier. Il s'approcha de la table de conférence, posa le plateau, versa une tasse de café et la posa devant Terekhov, sur une soucoupe, avant de répéter l'opération pour FitzGerald et Bagwell. Puis elle ôta le couvercle du beurrier, tendit à chacun des officiers stupéfiés une serviette en lin blanc, jeta un dernier regard dans la salle comme si elle avait cherché quelque chose à redresser ou à épousseter, et se retira... le tout sans prononcer un seul mot. Terekhov et ses subordonnés s'entre-regardèrent un instant, puis FitzGerald sourit, haussa les épaules, et tous trois prirent leur tasse en main. « Comme je le disais, fit le commandant, qui retrouvait son raisonnement interrompu, conduire l’Hexapuma vers l'extérieur du système est inacceptable. Nous ne pouvons espérer que le commodore Karlberg affronte deux vaisseaux de guerre modernes. En outre, très franchement, les capturer ou les détruire est de loin plus important que reprendre un unique cargo. — D'accord, commandant », dit Kaplan, quoique sur un ton amer. Il était contre nature pour tout officier spatial d'abandonner de possibles survivants à des pirates, et cet officier tactique naturellement combatif jugeait l'idée encore plus répugnante que la moyenne de ses collègues. « Ça ne me plaît pas tellement non plus, canonnier. » Le ton de Terekhov restait doux mais non son expression, et Kaplan redressa un peu le dos. « En l'occurrence, toutefois, il est possible que nous n'ayons pas affaire à de banals pirates. Il marqua une pause, sa tasse tenue de la main gauche, tout en observant ses subordonnés tour à tour, avec dans le regard une lueur curieusement expectative, comme s'il avait attendu quelque chose. « Commandant ? » s'enquit FitzGerald. Terekhov eut le geste de la main droite qui lui servait à ponctuer ses réflexions. « Réfléchissez, Ansten. Nous avons là deux vaisseaux de guerre. Jusqu'ici, nous n'en savons pas grand-chose, en dehors du fait que leurs capacités de camouflage et de GE leur ont permis d'échapper à notre système de détection. Certes, nous n'utilisons que des capteurs passifs, ils arrivent sous contrôle de leurs émissions et la portée est très longue, mais aucun pirate standard ne possède ce genre de talent. Surtout ceux qui opèrent dans les Marges. En outre, même si la découverte du terminus de Lynx doit à l'heure actuelle être connue dans toute la Ligue, tout comme l'intensification prochaine des transports dans le voisinage, nous sommes en ce moment bien loin de Lynx. Qu'est-ce qui serait assez important, dans un système aussi pauvre que Nuncio, pour attirer des pirates à bord de vaisseaux relativement modernes ? » FitzGerald fit la moue. Trop préoccupé par les aspects tactiques de la situation, il n'avait pas même songé à cette question. Il lui fallut encore quelques secondes pour remonter la même logique visiblement suivie par le commandant, mais Bagwell y parvint avant lui. « Vous suggérez qu'ils n'ont pas été attirés, monsieur ? Qu'on les a envoyés? interrogea-t-il en inclinant la tête de côté. «— Je pense que c'est possible. » Terekhov inclina son siège arrière et but une gorgée de café, contemplant l'affichage holo comme s'il s'agissait d'une boule de cristal. «Je ne saurais dire à quel point c'est probable, Guthrie, mais je trouve la présence de ces vaisseaux... troublante. Pas le fait que des pillards opèrent dans la région. » Sa main droite s'agita à nouveau. « La .faiblesse attire toujours des prédateurs, même quand le gibier est maigre. Ce qui me trouble, ce sont leurs évidentes compétences. Or, si j'étais une puissance étrangère décidée à déstabiliser la région pour gêner ou empêcher l'annexion, j'envisagerais certainement de financer une recrudescence des actes de piraterie. — Ce n'est pas une pensée agréable, pacha, dit FitzGerald. — Non. Et je dirais qu'il y a cinquante pour cent de chances pour que je sois trop soupçonneux. Il est tout à fait possible que nous tenions deux véritables pirates qui raisonnent sur le long terme et procèdent à une reconnaissance en vue d'opérations futures. Dans les deux cas, les éliminer est plus urgent que reprendre le vaisseau marchand. Mais le besoin de déterminer là vérité donne très envie d'en prendre un plus ou moins intact. — En effet, commandant, acquiesça FitzGerald, tandis que Kaplan hochait la tête. Mais ça signifie qu'il faudrait les laisser pénétrer bien plus loin. Je pense avec Abigail que ces deux bâtiments ne sont pas plus gros que des croiseurs. En ce cas, il serait assez simple de les démolir à coups de missiles. À moins que ce ne soient des Havriens munis de capsules lourdes en remorque, bien sûr, ce qui est assez peu probable aussi loin de la République. » Les lèvres de Terekhov s'étirèrent au colossal euphémisme de son second, lequel poursuivit : « Avantage de portée ou non, toutefois, nous n'allons pas leur balancer des bordées entières à moins d'avoir envie de les éliminer rapidement, au risque de les détruire d'entrée. Et, au contraire du marchand, ces gens-là auront des noyaux et des générateurs chauds, malgré l'usure des composants. S'ils sont en dehors de l'hyperlimite, ils auront sans doute le loisir de s'enfuir avant que nous ne puissions les immobiliser avec des salves plus réduites. Il nous faut donc les laisser pénétrer assez loin pour nous donner le temps de les travailler au corps avant qu'ils ne s'échappent dans l'hyper. — Au minimum, approuva le commandant. Et quoique appréhender ces pirates soit notre priorité, j'ai aussi l'intention d'essayer de reprendre le cargo. Les trois autres l'observèrent avec une surprise qui, remarqua-t-il, recouvrait une bonne dose d'incrédulité. Il eut un nouveau petit sourire. — Non, je n'ai pas perdu l'esprit. Et je ne suis en aucun cas sûr que nous puissions réussir ce que j'ai en tête. Mais nous avons au moins une chance, je crois, si nous jouons bien nos cartes. Et si nous réussissons à nous acquitter assez vite des préparatifs. » Il posa sa tasse et laissa son fauteuil se redresser, tandis que ses officiers se penchaient en avant. — Tout d'abord, reprit-il, nous devons nous occuper de Rival Un et Rival Deux. Comme vous le disiez, Ansten, il faut pour cela les attirer assez près de l'Hexapuma pour les travailler au corps. Si j'étais à leur place, je ne franchirais pas l'hyperlimite du système. Pour peu que leurs vaisseaux soient aussi modernes et équipés que le suggère leur camouflage, ils ont sûrement des capteurs assez performants pour obtenir une bonne lecture de toute signature énergétique à douze ou treize minutes-lumière, au bas mot. Ils pourraient donc s'arrêter à cette distance-là de Pontiflex, soit à au moins deux minutes-lumière de la limite, et repérer aisément tous les BAL du commodore Karlberg qui opéraient à ce moment-là. Ils ne remarqueraient sans doute pas les vaisseaux en orbite de garage, aux impulseurs coupés, mais s'il s'agit vraiment d'unités modernes et s'ils sont disposés à faire quelques frais, ils pourraient envoyer des drones de reconnaissance autour de la planète – avec la conviction raisonnable que personne, sur Nuncio, n'aurait les moyens de les intercepter, même s'ils étaient détectés à temps. « Pour l'instant, nous avons une assez bonne idée de leur position. En outre, nous nous doutons de la trajectoire qu'ils comptent suivre, et l'enseigne Hearns a sûrement raison de dire qu'ils vont faire tout le trajet en balistique. Il ne serait donc pas difficile de foncer sur eux et de les intercepter. Nous pourrions les localiser avec nos capteurs passifs, alors qu'ils ne pourraient pas nous voir à l'aide de leurs capteurs du bord avant qu'il ne soit trop tard pour éviter l'engagement. Malheureusement, cela signifierait que nous les rencontrerions bien au-delà l'hyperlimite : ils auraient la possibilité de s'échapper après la première salve, et nous serions en outre animés d'une grande vélocité relative au point où nous les dépasserions s'ils restaient sur place. Notre fenêtre d'engagement serait en conséquence très courte, si bien que nous nous retrouverions vite avec l'alternative de les détruire directement ou de les laisser s'échapper. » La seule autre option est de les pousser à venir vers nous, ce qui signifie envisager une approche à la cheval de Troie. — Nous servir de nos systèmes GE pour leur faire croire que [tous sommes un cargo, commandant? demanda Bagwell. — Exactement. — La réussite dépendrait de leur degré de bêtise, commandant », fit remarquer Kaplan sur son écran de com. Son ton réservé laissait supposer qu'elle avait des doutes à ce sujet mais ses yeux brun sombre brûlaient intensément. « J'ai déjà un peu réfléchi à la question, canonnier, dit Terekhov. Le plus gros problème, à mon avis, c'est que je veux que nous gardions une accélération un peu faible, même pour un vaisseau marchand. — Faible à quel point, pacha ? demanda FitzGerald. — Moins de cent quatre-vingts gravités. — C'est effectivement un peu faible, admit-il en se frottant le menton, pensif. Je suppose que vous voulez leur faire croire que nous paniquons et que nous essayons de nous enfuir. » Comme Terekhov acquiesçait, son second secoua la tête. « Pour nous enfuir avec une accélération aussi faible, il faudrait que nous fassions dans les six ou sept millions de tonnes. Je ne vois pas comment ils croiraient qu'un aussi gros cargo viendrait en Nuncio. Même si la circulation des marchandises s'accroît dans la région, aucune compagnie de ma connaissance n'enverrait un rafiot de cette taille-là aussi loin dans la brousse. — Eh bien, il est possible que j'aie une idée, commandant, dit Bagwell. — J'espérais que ce serait le cas, dit Terekhov en se tournant vers l'OGE. — Il y a une ou deux manières d'obtenir ce résultat, reprit ce dernier. Il va falloir mettre le capitaine Lewis dans le coup mais, en sortant quelques noyaux bêta de l'impulseur et en jouant un peu avec la fréquence et les degrés de puissance de ceux que nous laisserions en place, nous devrions produire une bande gravitique très difficile à distinguer de celle d'un vaisseau marchand de, mettons, trois ou quatre millions de tonnes. Et si Ginger Lewis est aussi douée que je le crois, elle devrait pouvoir induire une fluctuation de fréquence apparente dans les noyaux alpha, surtout si elle laisse les bêta supporter la véritable charge. — Vous pensez que les capteurs de ces pirates détecteraient la fluctuation d'assez loin pour que ça fonctionne, Guthrie ? » interrogea Kaplan. Bagwell regarda l'image de l'officier tactique, lequel haussa les épaules. « S'ils ne la voyaient pas avec leurs capteurs de bord, je pense qu'ils auraient de bonnes chances de balancer un des drones de reconnaissance dont parlait le pacha il y a une minute. Le drone repérerait sûrement la fluctuation mais il approcherait sans doute assez près pour nous voir à la bonne vieille manière optique. Auquel cas, notre véritable identité serait instantanément dévoilée. — Il faudra en discuter avec le capitaine Lewis, admit Bagwell„ mais c'est une chose sur laquelle Paolo – je veux dire l'aspirant d'Arezzo – et moi travaillons depuis quinze jours maintenant, et... — Quinze jours ? » interrompit Terekhov, souriant. Bagwell lui rendit son sourire avec un petit haussement d'épaules. « Vous avez dit qu'une de nos tâches, ici, serait de combattre la piraterie, pacha. Paolo et moi nous sommes dit que, tôt ou lard, nous devrions faire face à un problème comme celui que nous affrontons en ce moment. Donc nous avons commencé à jouer avec des simulations. Si le capitaine Lewis – et vous, commandant, bien sûr – êtes disposés à demander quelques efforts aux noyaux alpha, je pense que nous pouvons générer un flamboiement d'espace normal assez convaincant. Du genre que produirait un noyau bêta détraqué. Bien lumineux et clairement visible de tout vaisseau de guerre moderne à dix ou douze minutes-lumière. En guise de cerise sur le gâteau, nous pourrions simuler des flamboiements successifs. Ce qui se passerait si un anneau d'impulsion délabré se voyait tellement mis à contribution que ses noyaux tombaient en panne les uns après les autres. — Ça me plaît bien, pacha, dit FitzGerald, avant de glousser quand Terekhov se tourna vers lui. Je suis sûr que Ginger ne sera pas ravie de torturer ses impulseurs comme le suggère Guthrie, mais je parie qu'elle en est capable. Et ça expliquerait qu'un assez petit vaisseau marchand ait une accélération aussi faible. — En outre, si c'est visible de très loin, nos méchants ne se sentiront pas obligés de dépenser un drone de reconnaissance pour vérifier leur théorie, approuva Kaplan avec un enthousiasme croissant. Ils seront trop persuadés d'avoir compris pour gaspiller leur matériel. — Tout cela est bel et bon, Naomi... (le sourire de FitzGerald s'effaça un peu sur les bords) mais ils pourront quand même avoir des soupçons si nous quittons notre orbite juste au moment où ils arrivent à portée de capteurs de Pontifex. Et si nous démarrons avec ce qui ressemble à un anneau d'impulsion très endommagé, ça risque de leur paraître encore plus louche. — J'y ai déjà pensé, dit Terekhov avant que l'officier tactique ne pût répondre. Puisque nous ne devrions pas avoir trop de mal à les repérer avec nos propres capteurs, il nous serait sans doute possible de guider un BAL Nuncien sur une trajectoire qui l'amènerait assez près des vaisseaux ennemis pour qu'il les détecte. Moment auquel son pilote enverrait très raisonnablement une alerte générale omnidirectionnelle pour prévenir que des bâtiments camouflés sont en train de s'enfoncer dans le système. — Ça pourrait barder pour son matricule s'il s'approche trop des Rivaux, pacha, fit remarquer Kaplan. — Je crois qu'on peut l'éviter, répondit Terekhov. Que le BAL donne l'alerte devrait convaincre nos visiteurs qu'il les a repérés, aussi improbable que ça paraisse. Si on réussissait à l'amener derrière eux, où il pourrait examiner leur sillage, la "portée de détection" augmenterait de manière assez dramatique. Et ça nous permettrait aussi de le lancer sur une trajectoire qui lui interdirait de les intercepter, même s'il le voulait. Je ne vois pas pourquoi ils prendraient la peine et le temps d'amener un bâtiment d'assaut léger antédiluvien dans leur rayon d’attaque, alors que le mal serait déjà fait. Particulièrement si décélérer dans ce but les distrayait de leur poursuite d'un vaisseau marchand boiteux. « En fait, je m'inquiète davantage de leur réaction à notre décision de plonger plus profondément dans le système plutôt que de gagner l'hyperlimite en prenant la tangente. J'espère qu’ils se diront que nous paniquons, ou que nous espérons qu’ils ne soient pas encore assez près pour nous voir sur leurs capteurs de bord et pensons nous mettre plus vite hors de portée en nous éloignant d'eux par le chemin le plus court. » Il haussa les épaules. «J'aime à croire que je ne serais pas moi-même assez bête pour considérer une de ces deux hypothèses comme acquises, mais je n'en suis pas sûr du tout. Dieu sait que avons vu assez de vaisseaux marchands réagir sans logique face à une menace imprévue. J'estime probable qu'on nous supposera en train d'en faire autant. — Vous avez sans doute raison, pacha, concéda FitzGerald, mais croyez-vous que le commodore Karlberg acceptera d'envoyer un de ses bâtiments aussi près de l'ennemi ? — Oui, répondit fermement Terekhov. Je pense qu'il a assez envie de les voir éliminés pour prendre des risques encore plus gros que ça. Surtout quand je lui aurai expliqué de quelle manière nous allons aussi tenter de reprendre le vaisseau marchand. — Vous y avez déjà fait allusion, pacha, dit son second, mais je ne vois toujours pas comment on va réussir ce coup-là. — Je ne peux pas le garantir, répondit le commandant, mais je crois que nous avons une assez bonne chance. Tout dépendra de la conformation exacte de Rival Trois ainsi que de plusieurs autres facteurs indépendants de notre volonté, mais ça devrait être possible. Voici ce que j'ai en tête... » CHAPITRE DIX-NEUF Abigail Hearns occupait le siège du copilote sur le pont de vol de la pinasse reliée au bâtiment d'assaut léger de la force spatiale nuncienne. Quoique le NNS Glouton — portant le nom d'une espèce de Pontifex qui présentait bien peu de points communs avec le prédateur terrien du même nom, beaucoup plus petit — fût un géant par rapport à la pinasse, il était minuscule comparé à n'importe quel vrai vaisseau spatial. Ses quinze mille tonnes représentaient en fait moins de cinq pour cent de la masse de l'Hexapuma. C'était pourtant l'une des unités les plus puissantes de la flotte de Nuncio. Et il n'est pas tellement plus petit que les BAL dont nous disposions quand Lady Harrington a affronté le Tonnerre, songea Abigail en se rappelant un ciel nocturne moucheté de brèves étoiles mourantes dues à des explosions nucléaires dans l'espace profond. Il y a là une certaine symétrie, j'imagine... Si ça marche. Le Glouton demeurait immobile dans l'espace par rapport à Nuncio-B, conservant sa position tandis que Pontifex — et le HMS Hexapuma — s'en écartaient à une vélocité orbitale d'un peu plus de trente-deux kilomètres par seconde. Cinq autres BAL l'accompagnaient, tous ceux qui avaient pu gagner sa position présente avant qu'il ne s'immobilise, gardant sa position en ne dépensant qu'un minimum d'énergie, et ne laisse son monde d'origine s'écarter de lui. S'y entassaient, jusqu'aux limites des capacités de leurs systèmes de régulation vitale, deux compagnies de l'armée nuncienne qui, le commodore Karlberg l'avait assuré au capitaine Terekhov, étaient pleinement qualifiées pour les abordages et manœuvres dans le vide spatial. La jeune femme espérait qu'il ne se trompait pas, quoique, si tout se passait bien, cela n'aurait aucune importance. Les véritables crocs de la force d'abordage étaient formés par les fusiliers du capitaine Kaczmarczyk répartis — tels Abigail Hearns, Matéo Gutierrez, Aïkawa Kagiyama et Ragnhilde Pavletic — entre les deux pinasses qu'elle commandait. Ayant envoyé Aïkawa sur Hôtel-Papa-Trois en compagnie du lieutenant Bill Mann, le commandant de la troisième section, et gardé Ragnhilde avec elle à bord d'Hôtel-Papa-Deux, elle observait à présent le profil au nez retroussé de l'aspirante. Laquelle paraissait tendue mais, si elle était nerveuse, le montrait remarquablement peu. Elle occupait le siège du pilote, son casque posé sur ses genoux et sa main gantée par-dessus, détendue, les doigts écartés. Plutôt que l'horloge, elle regardait les vaisseaux nunciens par la verrière du cockpit. Sans doute parce qu'elle n'a jamais rien vu d'aussi antique hors d'une holodramatique historique, songea Abigail, malicieuse. Son sourire disparut lorsqu'elle aperçut son reflet fantomatique dans le plastoblinde, derrière Ragnhilde. Elle était globalement égale à elle-même... hormis l'insigne de grade modifié à la hâte sur sa combinaison souple. Si ses manches portaient toujours l'anneau d'or d'un enseigne de vaisseau de première classe, l'unique clou doré du même grade avait été remplacé sur son col par les deux clous d'un lieutenant. Elle fut tentée d'y porter la main mais elle réprima fermement cette impulsion et s'intéressa aux instruments. On ne me permettra jamais de les conserver, quoi qu'il arrive, mais c'était un beau geste de la part du pacha. Et pratique également, je suppose. Terekhov lui avait fait la surprise de cette promotion provisoire juste avant qu'elle ne quitte l'Hexapuma. En théorie, il avait le pouvoir de la rendre permanente, mais seulement après l'accord de PersNav. Compte tenu du fait qu'Abigail avait obtenu le grade d'enseigne moins de huit mois avant cette affectation, elle doutait assez de l'obtenir. Du reste, son statut particulier de Graysonienne au sein de la Flotte de Manticore — et d'unique fille de seigneur servant dans l'une ou l'autre flotte —rendrait le comité des promotions encore moins malléable qu'à l'ordinaire. Pour le moment, toutefois, cela faisait d'elle la supérieure de Mann, ce qui était bien pratique puisque Terekhov avait précisé que ce serait elle et non le fusilier qui commanderait. Cela lui donnerait aussi plus de poids face au capitaine Einarsson, le commandant du Glouton et officier de la FSN le plus gradé de la petite escadre rassemblée à la hâte. Le capitaine Magnus Einarsson faisait sans conteste partie des Nunciens peinant à admettre que, grâce au prolong, les Manticoriens étaient uniformément plus âgés qu'ils ne le paraissaient à leurs yeux. En Abigail, il voyait une adolescente, sans doute pas même âgée de seize ans, et non une jeune femme de presque dix ans T de plus. Pire, le culte de Nuncio reposait sur de strictes bases patriarcales. Des siècles amers de malnutrition et de soins médicaux déficients avaient créé une société stoïquement contrainte de supporter un taux de mortalité infantile atroce. Durant toute l'histoire de leur planète, les femmes nunciennes avaient été trop occupées à porter des enfants — et à mourir en couches une fois sur deux, jusqu'à ce que la médecine locale redécouvre enfin les microbes — pour faire quoi que ce fût d'autre. Ce n'était que depuis deux ou trois générations qu'une lente amélioration du niveau technologique avait rendu possible un changement à cet égard. Or, les sociétés humaines étant ce qu'elles étaient, une transformation culturelle de pareille amplitude ne se produisait pas d'un jour à l'autre. Encore un parallèle avec chez moi, songea Abigail, sardonique. Quoique, au moins, ces athées ne cherchent pas à justifier cela par la volonté divine! Mais, sans Lady Harrington, le Protecteur et le révérend Hanks pour leur botter le cul, ils seront encore moins pressés d'accepter le changement — et encore plus obstinés dans leur refus. Einarsson, en tout cas, entretenait à l'évidence de sérieuses réserves (qu'il estimait sans doute dissimuler admirablement) à accepter des « recommandations » d'une femme, même lieutenant. Elle ne voulait pas imaginer la réaction qu'il aurait eue si elle était arrivée avec son grade normal. Abigail baissa à nouveau les yeux vers le chrono et hocha la tête en le voyant marquer cinq heures après la détection des intrus par ses. capteurs passifs. Cinq heures durant lesquelles Pontifex s'était déplacé de plus d'un demi-million de kilomètres, entraînant l'Hexapuma à sa suite. Si les pirates avaient repéré le croiseur et envoyé dans l'espace un drone de reconnaissance destiné à intercepter la planète au moment où eux-mêmes approcheraient de l'hyperlimite, sa trajectoire l'emporterait assez loin de la position actuelle du Glouton pour qu'une signature énergétique aussi faible que celle d'un BAL lui soit invisible. Et puisque Rival Un et Deux étaient, eux, bien au-delà de la portée de détection de la planète... « Paré à accélérer dans trois minutes », dit la voix du capitaine Einarsson dans son oreillette. Les trois minutes s'écoulèrent lentement, puis les BAL et leurs pinasses parasites passèrent instantanément à une accélération de cinq cents gravités. Eh bien, d'ici à peu près dix heures et demie, nous saurons si le pacha est un génie tactique ou pas. Naomi Kaplan s'installa au poste tactique, accrocha son casque sur le côté de son fauteuil et accorda à sa console l'examen rapide mais complet qu'elle lui accordait toujours, ce qui lui prit plusieurs secondes. Elle émit ensuite un petit grognement satisfait et se laissa aller au fond de son siège. « Je reprends les commandes », dit-elle à l'aspirante assise près d'elle, qui avait gardé la boutique pendant qu'elle prenait un petit-déjeuner tardif. Le vaisseau était en condition Bravo –pas encore le branle-bas de combat, même si tout l'équipage portait déjà une combinaison souple – et la FRM avait coutume de bien nourrir ses matelots avant les batailles. Kaplan, après s'être assurée que tous ses subordonnés étaient nourris, avait été informée ostensiblement par Ansten FitzGerald que la règle valait aussi pour elle. « À vos ordres, je vous rends les commandes, dit Hélène Zilwicki. — Nerveuse ? lui demanda sa supérieure en se tournant vers elle, trop bas pour que quiconque pût l'entendre sur la passerelle. — Pas vraiment, madame », répondit Hélène. Elle marqua une pause. « Enfin, pas au sens d'effrayée, reprit-elle avec une franchise forcée. Mais je pense que je m'inquiète un peu, oui. Surtout de ne pas être à la hauteur. — C'est parfaitement normal. Toutefois, vous devriez aussi vous rappeler que nous croire plus gros et plus puissant qu'eux ne signifie pas que nous ayons fatalement raison. Et que, même si c'est le cas, nous ne sommes pas invulnérables. On peut tuer quelqu'un tout aussi bien en lui tapant sur la tête avec un caillou qu'en lui tirant dessus avec un fusil à trois canons, pour peu qu'on approche assez et qu'on ait de la chance. — Oui, madame, admit l'aspirante en se rappelant le bruit de baguettes brisées qu'avaient émis les cous humains dans les antiques et sombres égouts de la Vieille Chicago. — Mais vous avez raison de vous concentrer sur la mission, continua Kaplan, inconsciente de ces souvenirs. C'est votre responsabilité actuelle, et les responsabilités sont le meilleur antidote que je connaisse aux peurs plus vulgaires, comme celle de se voir éparpillé en petits morceaux. » Elle sourit devant l'involontaire grognement amusé d'Hélène. « Bien sûr, s'il s'avère que vous n'êtes pas à la hauteur, je vous assure que vous regretterez de ne pas avoir été éparpillée en petits morceaux avant que j'en aie fini avec vous. » Elle eut un féroce froncement de sourcils, le front baissé, et sa compagne hocha la tête. « Je m'en souviendrai, madame. — Très bien », conclut Naomi Kaplan avant de s'intéresser à son répétiteur. Zilwicki était une brave gosse, songea-t-elle, bien qu'elle eût quelques réserves du fait des liens de l'aspirante avec Catherine Montaigne et la Ligue contre l'esclavage. Sans parler des rapports professionnels qu'entretenait son super-barbouze de père avec le Théâtre Audubon, officiellement proscrit. Au contraire de bien trop d'officiers, selon elle, Kaplan estimait que les idées politiques – les siennes ou celles des autres – n'avaient pas leur place dans la flotte de la Reine. Quoique détentrice d'une carte du parti centriste et ravie que William Alexander eût remplacé ce connard incompétent et corrompu de Haute-Crête, elle se mêlait peu des conversations politiques qui passionnaient les autres officiers. En tant que centriste, elle n'était pas très favorable à la politique musclée de Montaigne, et elle n'avait jamais tellement aimé le parti libéral, même avant que La Nouvelle-Kiev ne se vende à Haute-Crête. Elle devait toutefois admettre, quels que fussent ses défauts, que la fidélité absolue de Montaigne à ses principes, aussi extrémistes fussent-ils, ne faisait aucun doute. Toutefois, elle s'était demandé si une femme provenant d'un milieu aussi politisé serait capable de mettre tout cela de côté, surtout du fait que sa sœur était devenue reine. Si les convictions politiques d'Hélène Zilwicki contrecarraient l'accomplissement de ses devoirs, toutefois, Kaplan ne s'en était pas rendu compte. Et cette fille était une tacticienne de grande classe. Pas aussi bonne qu'Abigail mais talentueuse. Si quelqu'un devait se substituer à la Graysonienne, il s'agirait d'un excellent choix. Mais je ne veux pas qu'on se substitue à elle, songea l'officier tactique, qui éprouva une pointe de surprise devant sa propre attitude. Abigail Hearns savait inspirer confiance, aussi bien d'un point de vue personnel que professionnel, sans jamais franchir la ligne de la familiarité excessive avec ses supérieurs comme avec ses subordonnés. C'était un talent rare, et Kaplan admit enfin en elle-même qu'elle était inquiète. Qu'elle détestait laisser la jeune femme sortir de son champ de vision, surtout pour plonger au milieu de tous ces Nunciens primitifs et sexistes. Bien sûr, elle a beaucoup plus que moi l'expérience des rapports avec les primitifs sexistes, songea-t-elle, malicieuse. Il doit y en avoir un bon paquet jusque dans sa propre famille. Comme ces réflexions la faisaient soupirer, elle vérifia l'heure. Neuf heures depuis que les capteurs passifs avaient détecté les intrus et, jusqu'ici, tout se passait comme prévu. « Je crois que vous devriez regarder ça, madame », dit Hélène après avoir vérifié deux fois ses données avec soin. Aussi absurdes qu'elles parussent, elles avaient opiniâtrement conserve les mêmes valeurs. — Qu'y a-t-il ? demanda sa supérieure. — Les capteurs alpha vingt viennent de repérer Rival Un. J'y ai jeté un bon coup d'œil et je ne crois pas que ce soit vraiment ce que tout le monde croit. » Kaplan leva les yeux du plan d'attaque par missiles qu'elle étudiait et se tourna vers le répétiteur d'Hélène, à qui elle avait demandé de surveiller les systèmes de capteurs = en grande partie pour l'occuper, soupçonnait l'intéressée. Lorsqu'elle découvrit les signaux de données et la barre d'article de bibliothèque qu'avait projetée le CO sur le visuel à la requête de la jeune Femme, ses sourcils se haussèrent. « Eh bien, mademoiselle Zilwicki, fit-elle, je vois que vous avez un don authentiquement gryphonien pour la litote. » Tandis qu'elle étudiait encore l'affichage, Hélène l'observa avec autant de discrétion que possible. Les données étaient arrivées par laser, pas en supraluminique, afin de s'assurer que l'ennemi ne détecte rien. Elles retardaient donc de quelques minutes. Ce qui n'avait aucune importance en matière d'identification. Au bout d'un moment, l'officier tactique secoua la tête et appuya sur sa touche de com. Au bout de deux ou trois secondes, une voix retentit dans son oreillette. — Ici le commandant. — Ici Kaplan, commandant. On vient de retrouver la localisation de Rival Un. Il est juste là où on l'attendait, et les capteurs en ont eu une assez bonne vue. Mademoiselle Zilwicki... (elle combla de joie l'intéressée en lui adressant un bref sourire et un clin d'œil) a envoyé les données au CO, et nous avons une tentative d'identification. — Alors ? interrogea Terekhov comme elle s'interrompait. — Il s'agirait d'un croiseur lourd de classe Mars, pacha. — Un Havrien ? » Il y avait quelque chose dans la voix du commandant. Une dureté ou une hésitation. Un flottement, peut-être. Kaplan ne parvint pas tout à fait à mettre le doigt dessus. En outre, pour peu qu'elle l'eût bel et bien entendu, cela avait disparu lorsqu'il reprit la parole. — Est-ce une certitude pour le CO ? demanda-t-il. — Raisonnable, monsieur. Il parle toujours d'une hypothèse mais je crois que c'est par prudence. Toutefois, il y a quelque chose de bizarre. Les capteurs sont passés derrière Rival Un, juste dans l'angle mort de son camouflage, et ont pu lire ses émissions. Voilà comment on a réussi à l'identifier. Cependant, d'après l'analyse des données neutrino du CO, ce vaisseau semble équipé de vieux réacteurs à fusion goshawk-trois. — Goshawk-trois ? — Oui, commandant. Or, d'après la DGSN, les chantiers havriens sont passés aux goshawk-quatre au stade de la construction dès le troisième déploiement de la classe et, depuis l'armistice, ils ont systématiquement remplacé les réacteurs sur les anciens appareils – il n'y en a plus beaucoup. Il y avait quelques graves erreurs de conception dans les goshawk-trois. Les quatre les corrigeaient et, en plus, augmentaient la puissance de plus de cinquante pour cent, aussi a-t-on fait d'énormes efforts pour en généraliser l'emploi à toute la flotte. D'après la DGSN, il ne devrait plus rester un seul des vieux trois. — C'est... très intéressant, canonnier. » Terekhov s'exprimait avec lenteur, pensif. Il demeura silencieux quelques instants puis reprit : « Y a-t-il un indice prouvant qu'ils ont repéré les capteurs au passage ? — Rien de visible. Ils continuent de filer droit devant eux, exactement comme avant. Nos capteurs sont très discrets, pacha, et nous avons verrouillé les émetteurs d'impulsions gravitiques sur toutes les plates-formes. J'estime très improbable qu'ils aient déjà vu quoi que ce soit. — D'accord, dit-il. Très bien, canonnier. Merci de ce rapport. — Le client est roi. » Kaplan l'entendit rire doucement tandis qu'elle coupait la communication, et elle-même sourit avant de se retourner vers Hélène. « C'était du bon travail, mademoiselle Ziiwicki. De l'excellent travail. » Raison pour laquelle, songea-t-elle, je me suis assurée de faire savoir au commandant à qui il était dû. « Merci, capitaine », dit Hélène. Et merci d'avoir dit au commandant que j'en étais responsable, ajouta-t-elle in petto. Le rire forcé d'Aivars Terekhov disparut. Il reporta son regard sur un liseur qu'il ne voyait pas vraiment. Son esprit – et ses souvenirs – étaient trop occupés. Trop... chaotiques. Un Havrien. Il se rappela un commentaire récent de FitzGerald et secoua la tête. Aucun vaisseau de guerre havrien n'aurait dû se trouver si loin de chez lui, à presque un millier d'années-lumière du système de Havre. Il ferma les yeux et les frotta vigoureusement, tentant de forcer son cerveau à fonctionner, mais il se heurta à un refus obstiné. Ses facultés étaient piégées, emprisonnées dans un hideux fragment de souvenir, l'image de croiseurs de classe Mars qui roulaient pour présenter leurs flancs, celle d'un ouragan meurtrier qui se dirigeait vers le HMS Défi. Tandis que ses narines se rappelaient la puanteur des matériaux isolants enflammés et de la chair grillée, ses oreilles les hurlements des blessés et des mourants, le souvenir d'une atroce mutilation – un souvenir de l'âme, plus que de la chair et des os – roula en lui. Et les visages. Ces visages qu'il avait si bien connus puis condamnés à une mort que lui-même s'était débrouillé pour éviter. Il prit une profonde inspiration, luttant pour se maîtriser, et une douce voix de soprano s'éleva soudain. « C'est fini, dit Sinead. Fini. » Il souffla bruyamment l'air contenu dans ses poumons, tandis que ses yeux bleus s'ouvraient pour contempler le portrait accroché à la cloison, de l'autre côté de la cabine. Il sentit la tête de son épouse sur son épaule, son souffle dans son oreille, et le souvenir-démon se retira, banni par cette présence. Comme une pointe de honte faisait naître une brûlure sourde sur son visage, sa main droite se crispa sur le liseur. Il ne s'était pas avisé que sa carapace était si fine, n'avait pas pensé que le remords pourrait le frapper aussi rudement, aussi soudainement. Un trait de peur glacé fendit la chaleur de sa honte à la manière d'une lame de rasoir givrée lorsqu'il songea à ce qui aurait pu se produire s'il avait été ainsi affecté au beau milieu d'une bataille. Mais ça n'a pas été le cas, se dit-il, farouche. Et ça n'arrivera pas. C'était la surprise, l'imprévu. À présent que je sais ce que j'affronte, je pourrai m'en accommoder. Il se leva, posa le liseur sur le siège du fauteuil confortable que Sinead avait choisi pour lui et alla se poster devant le portrait, qu'il regarda dans les yeux. « je ne permettrai pas que ça se produise à nouveau, lui assura-t-il. « Je sais, dirent les yeux verts de son épouse. Il lui adressa un signe de tête puis se détourna et observa sa main droite — sa main droite régénérée — tandis qu'il se versait une tasse du café frais que Joanna avait laissé sur son bureau. À sa grande surprise, il la trouva ferme, sans le moindre tremblement susceptible de trahir le choc intense qu'il venait de subir. Il apporta le café vers son fauteuil, poussa le liseur et s'assit. Son esprit recommençait à fonctionner. Tout en sirotant le fort et revigorant breuvage, il se repassa mentalement le rapport de Naomi Kaplan. Elle avait raison, c'était bel et bien bizarre. Il aurait déjà été étrange de trouver ici, au diable, un bâtiment havrien quelconque. Mais équipé de réacteurs à fusion goshawk-trois ? Son expérience en Hyacinthe lui avait laissé le besoin brûlant, farouche, d'apprendre tout ce qu'il y avait à savoir sur les vaisseaux qui avaient massacré sa division et son convoi. Il avait hanté la DGSN, jouant sans vergogne de son statut de « héros de guerre », jusqu'à connaître les noms du commandant de la force d'intervention et de chacun des commandants de son escadre. Il avait appris l'ordre de bataille de l'ennemi, quels vaisseaux avaient été détruits par les siens, lesquels endommagés. Et, durant ce processus, il avait acquis encore plus de connaissances sur le matériel utilisé par l'ennemi qu'il n'en possédait avant la bataille. Y compris la raison pour laquelle on avait mis les goshawk-trois à la réforme avec une hâte aussi indécente quand la génération de réacteurs à fusion suivante avait été disponible. Le goshawk-trois, tels les croiseurs lourds et croiseurs de combat qu'il équipait à l'origine, était un produit typique de la technologie havrienne : volumineux, puissant, grossier. Incapable d'égaler le raffinement du Royaume stellaire, la République populaire s'était rabattue sur du matériel conçu pour la force brutale et des intervalles bien plus longs entre les révisions, mais le goshawk-trois était exceptionnellement grossier, même selon les critères locaux. Il représentait une phase de transition entre le matériel havrien d'avant-guerre et les modèles plus sophistiqués produits depuis, grâce à des techniciens solariens. Notablement plus puissant que ses prédécesseurs, il en produisait presque deux fois la propulsion pour une augmentation de taille d'à peine dix pour cent. Toutefois, cette économie de masse s'était faite aux dépens des sécurités intégrées... si bien qu'il s'était retrouvé avec un défaut terriblement dangereux dans le vase de contention. Au moins deux vaisseaux avaient subi des pannes catastrophiques alors qu'ils tournaient au ralenti sur une orbite de garage. Nul, pas même les Havriens, ne savait combien d'autres bâtiments avaient été détruits par la combinaison de ce même défaut et d'avaries subies au combat, mais le chiffre était sans aucun doute bien plus élevé. Or donc pourquoi les Havriens enverraient-ils un bâtiment obsolète, muni de réacteurs notoirement peu fiables, à mille années-lumière de chez eux ? De toutes les nations susceptibles de vouloir du mal au Royaume stellaire, c'était la République de Havre qui avait le moins à gagner en déstabilisant l'annexion du Talbot. Bien sûr, ce seul fait pouvait expliquer l'envoi d'une unité à laquelle ses performances interdisaient de combattre au front et dont la perte ne serait qu'à peine ressentie par l'ordre de bataille. Mais pourquoi prendre la peine de l'envoyer quand même ? Et quitte à suspendre quelque pauvre commandant au bout d'une ligne aussi longue, l'aurait-on affligé de réacteurs à fusion goshawk-trois pour tout arranger ? Pourtant, il semblait qu'on eût fait précisément cela et, autant qu'il y réfléchît, Aivars Terekhov ne voyait pas d'explication raisonnable à cette décision. Alors même qu'il en cherchait une, toutefois, une autre pensée courait en lui, au fond, tout au fond, dans les recoins les plus secrets de son esprit. Un classe Mars. Encore un classe Mars. Et pas de croiseur léger pour le démolir, cette fois-ci. Oh non, pas cette fois-ci. CHAPITRE VINGT « Nous arrivons sur la cible spécifiée, madame », dit poliment l'aspirante Pavletic. Abigail Hearns leva les yeux de la lettre qu'elle était en train de taper dans son bloc-mémo et jeta un coup d'œil au chronomètre du visuel. Ragnhilde avait raison, aussi sauvegarda-t-elle la lettre avant de la fermer et de mettre le bloc de côté. Sur la pression d'un bouton, son siège se remit souplement en position. « Je prends les commandes, annonça-t-elle. — Vous prenez les commandes, à vos ordres », répondit l'aspirante en lui abandonnant le pont de vol. Non que cela fît une grosse différence, puisque la pinasse était toujours tractée par le Glouton, songea Abigail en tapant le code qui reconfigurerait le répétiteur en tactique. Pour le moment, le plan du commandant semblait bien se dérouler. Ou, pour être plus exact, rien n'avait – encore – activement mal fonctionné. Le Glouton, ses collègues et les deux pinasses tractées se trouvaient alors à plus de trente-trois minutes-lumière de Pontifex et à un peu plus de deux minutes-lumière et demie de Rival Trois. Depuis le cockpit, à l'œil nu, la planète n'était pas même visible tandis que Nuncio-B n'était qu'une étoile très brillante. Les capteurs de bord de la pinasse étaient bien entendu plus sensibles que cela – aussi performants que ceux des BAL nettement plus gros. Ce qui ne signifiait pas que les unes ou les autres pussent voir grand-chose de plus petit qu'une étoile ou une planète — éventuellement une lune — à pareille distance. Pas plus qu'ils ne voyaient un cargo tournant au ralenti à cent cinquante et une secondes-lumière. Par bonheur, le capitaine Terekhov avait pris des mesures pour fournir à Abigail des yeux plus sensibles que cela. L'un des drones capteurs de l'Hexapuma était attaché à l'épine dorsale du Glouton, près de la pinasse. Une fois les bandes gravi-tiques du BAL baissées, les capteurs passifs de cet appareil disposaient d'une portée que la plupart des vaisseaux de toutes les Spatiales de l'univers ne pouvaient que lui envier. Abigail ne distinguait toujours aucun détail de l'espace entourant la planète, mais elle avait une vision parfaite du cargo, et les capteurs étaient assez proches de leur cible pour enregistrer même les faibles émissions des hyper générateurs en stand-by. Le grand vaisseau — comparé à une pinasse ou à un BAL, en fait assez petit pour un cargo interstellaire quatre millions de tonnes — était désormais identifié avec certitude comme un classe Dromadaire de manufacture solarienne. Abigail demanda des informations supplémentaires aux ordinateurs de la pinasse et, comme elle l'espérait, en obtint une bonne quantité. La capacité de stockage des ordinateurs n'était pas illimitée mais, quand les bases de données de l'Hexapuma avaient été mises à jour pour la présente affectation, elles avaient reçu (outre les détails spécifiques à la mission) les caractéristiques techniques et schémas des vaisseaux marchands solariens les plus courants — puisque, dans les Marges, on avait bien plus de chance de croiser des bâtiments solariens que manticoriens. La jeune femme avait transféré ces informations à sa pinasse, laquelle se chargerait de tous les examens et enquêtes sur les cargos suspects qu'elle pourrait rencontrer. Les données se mirent à défiler sur l'écran, immédiatement comparées au spectre complet des émissions de Rival Trois. Le Dromadaire avait été conçu presque cent cinquante ans T plus tôt, remarqua-t-elle, et, en dehors de quelques améliorations de ses composants électroniques, il était resté presque inchangé à ce jour. C'était là un témoignage éloquent de sa fiabilité pour le travail requis d'un (relativement) petit cargo aux marges de la Spatiale marchande de la Ligue. Il aurait été un peu exagéré de traiter les Dromadaires de « clochards », mais ce n'aurait pas non plus été très éloigné de la vérité. Abigail regarda les données s'afficher en se frottant le bout du nez, pensive. L'équipage normal était de quarante-deux individus, ce qui aurait été énorme pour un vaisseau manticorien du même tonnage, mais la main-d’œuvre était moins chère au sein de la Ligue et les vaisseaux marchands souvent moins automatisés. L'accélération théorique maximum était de deux cent dix gravités, avec une marge de sécurité nulle sur les compensateurs, si bien qu'aucun commandant sain d'esprit ne pousserait son vaisseau à pareille allure. Les bâtiments standard de la classe étaient conçus pour une marge forcée de cinq pour cent, ce qui les limitait à deux cents gravités, mais il se pouvait que les armateurs de celui-ci — ou les pirates qui l'avaient capturé — aient désactivé la sécurité afin d'obtenir une accélération un peu supérieure. De toute façon, une douzaine de gravités dans un sens ou dans l'autre ne feraient pas une bien grosse différence. Le profil électronique de la classe suivit, et Abigail, les yeux étrécis, le compara minutieusement aux valeurs relevées par le drone. D'après ces dernières, l'unique réacteur du vaisseau fonctionnait à un niveau minimal, et la signature énergétique des impulseurs suggérait que ses noyaux bêta étaient eux aussi en stand-by. Il ne semblait pas que les noyaux alpha fussent seulement activés, et il n'y avait aucune trace de la subtile tension gravitique d'un hyper générateur en attente. C'était parfait. Sans noyaux alpha, l'accélération maximum serait réduite de plus de trente pour cent – mettons à cent trente gravités, à peine un quart de ce que pouvait s'autoriser un BAL nuncien et seulement vingt pour cent de ce que supportaient les pinasses manticoriennes de la dernière génération. Et le plus important, pour le moment, était qu'il lui faudrait au moins une demi-heure pour brancher son générateur et plonger dans l'hyper. Le schéma de la coque apparut ensuite et la jeune femme l'étudia avec attention. Comme presque tout cargo commercial, un Dromadaire consistait en une peau épaisse enroulée autour du minimum vital de réacteurs, de systèmes de régulation vitale et de salles d'impulsion, ainsi que de soutes les plus vastes possibles. Dans ce cas précis, les concepteurs avaient disposé les systèmes essentiels le long de l'épine dorsale de la coque, afin de fournir des soutes moins morcelées. Chacune était prévue pour être reconfigurée rapidement et aisément, afin d'utiliser au mieux l'espace disponible, mais c'était la mise à l'écart des systèmes de propulsion et de régulation vitale qui produisait le plus grand degré de flexibilité. Pourtant, ce parti pris entraînait certains inconvénients. En les éloignant du cœur du vaisseau, on exposait ces systèmes à des avaries potentielles. Les concepteurs civils manticoriens avaient tendance à sacrifier une partie de la flexibilité des soutes en plaçant réacteurs à fusion ou hyper générateurs près du centre, plutôt que de les laisser exposés, mais les Solariens s'inquiétaient bien moins de ce genre de facteur. Un très faible pourcentage de leur Spatiale marchande travaillait dans un environnement à haut risque, comme la Silésie ou le fin fond des Marges, et leur philosophie était que tout cargo se faisant tirer dessus devait se rendre et cesser de jouer au vaisseau de guerre avant d'être endommagé. Ce qui se révélait parfois un peu dur pour certains équipages, mais on pouvait toujours en retrouver d'autres à la source. Abigail appuya sur le bouton de com inséré dans l'accoudoir de son fauteuil. « Glouton, Einarsson, fit dans son oreillette une voix marquée d'un fort accent. — Ici le lieutenant Hearns, capitaine, dit-elle de sa voix la plus protocolaire. Nos capteurs confirment l'identification d'un classe Dromadaire. Je suis en train de vous transmettre le schéma de la coque. Comme vous pouvez le voir, il s'agit d'un modèle spinal, et j'ai surligné l'emplacement de son hyper générateur. D'après ses émissions, ce générateur est désactivé, et il semble que seuls ses noyaux bêta soient branchés, encore qu'en stand-by. » Le silence se fit à l'autre bout de la ligne, et la jeune femme visualisa Einarsson en train d'effectuer les calculs auxquels elle-même venait de se livrer. — On dirait que nous allons appliquer une des variantes du plan alpha, finalement, finit par dire l'officier nuncien. — Oui, capitaine, répondit-elle, respectueuse, réussissant à paraître accepter son conseil plutôt que d'appuyer une conclusion qu'elle avait d'ores et déjà atteinte. — Bien sûr, la mise en œuvre d'une variante quelconque dépendra de ce que nous recevrons du capitaine Terekhov, n'est-ce pas, lieutenant? reprit Einarsson, assez pince sans rire. — Oui, monsieur, en effet. — Très bien. Prévenez-moi dès que vous aurez des nouvelles de lui. — À vos ordres, capitaine. — Einarsson, terminé. » Abigail se renversa dans son fauteuil, les yeux fermés, et médita les paramètres du problème tactique, ainsi que la solution proposée par le capitaine Terekhov. La petite force comprenant les vaisseaux nunciens ainsi que leurs parasites manticoriens se dirigeait vers le cargo avec une vélocité relative supérieure d'un cheveu à 17 650 km/s, et le taux de décélération maximum des BAL était de cinq cents gravités. Il leur avait fallu une heure d'accélération régulière pour atteindre leur vitesse actuelle avant de désactiver leurs impulseurs afin d'éviter toute détection, et il leur faudrait une heure de plus pour éliminer cette vitesse, temps pendant lequel ils parcourraient encore plus de 31 771000 kilomètres. Se trouvant pour le moment à environ quarante-deux millions de kilomètres du cargo, il leur faudrait donc entamer leur décélération quatre minutes plus tard afin de procéder à une interception zéro/zéro. Les pinasses, avec leur taux d'accélération supérieur, disposaient d'un peu plus de temps : commencer à décélérer n'importe quand durant les quinze minutes suivantes leur suffirait pour opérer ladite interception. Si elles s'en dispensaient, elles dépasseraient Rival Trois à une distance d'environ 67 500 kilomètres et à une vitesse de plus dix-sept mille km/s, à peine plus de quarante minutes plus tard. À l'instant même où l'un ou l'autre des bâtiments entamerait sa décélération, toutefois, même un cargo à demi aveugle, muni de capteurs civils, ne pourrait que les repérer, et il serait encore bien loin de la portée des armes à énergie. Les petits lasers équipant les pinasses de l'Hexapurna, dépourvus des lentilles gravi-tiques plus puissantes de ceux du vaisseau-mère, auraient peu de chances d'endommager une cible à plus de quatre-vingt mille kilomètres. Quant à ceux des BAL nunciens, plus gros et plus destructeurs, ils manquaient terriblement de précision. Ils avaient certes la capacité de toucher le cargo à un demi-million de kilomètres de distance mais aucune véritable maîtrise du point d'impact : compte tenu de leur puissance, tout coup au but aurait bien plus de chances de détruire que de handicaper. Il fallait donc doubler le cargo, mettre son hyper générateur hors service au passage, grâce aux lasers des pinasses, puis décélérer et revenir. La conception spinale des Dromadaires faciliterait l'opération — Abigail avait craint qu'il ne fallût pénétrer très loin au sein de la coque pour atteindre le générateur, et le capitaine Terekhov avait dû envisager la même possibilité. C’était la véritable raison de la présence du Glouton et des autres BAL : au bout du compte, Terekhov accepterait de détruire le cargo s'il n'y avait pas d'autre moyen de l'arrêter, et les armes nunciennes étaient assez puissantes pour atteindre ne cible enfouie profondément. Dieu seul savait combien d'impondérables auraient pu se présenter s'ils avaient dû en arriver là, et Abigail ne lui en voudrait pas de garder cette information pour lui. Dans l'état actuel (les choses, ils pourraient probablement éliminer le générateur (lu cargo sans avoir besoin d'éventrer tout le bâtiment. Le problème étant qu'ils ne pourraient savoir avec certitude quelles avaries ils avaient causées. Peut-être infligeraient-ils assez de dégâts esthétiques purs à la coque du vaisseau pour que leurs capteurs croient le générateur démoli, alors qu'il n'aurait subi que des avaries mineures, voire — peu probable mais possible —aucune. Auquel cas, dès que les pinasses et les BAL les auraient dépassés d'assez loin pour ne plus être à portée d'énergie, les pirates pourraient tout simplement le brancher et disparaître dans l.'hyper. La frappe serait aussi susceptible d'endommager le générateur mais pas au point qu'il ne pût être réparé rapidement. En ce cas, les pirates pourraient là encore le remettre en activité avant qu'on eût le temps de revenir les intercepter. Idéalement, la petite force du capitaine Einarsson comptait donc tirer dès qu'elle serait sûre d'atteindre sa cible sans faire voler le cargo en éclats, puis décélérer à son taux maximal afin de réduire le plus possible le temps dont disposerait l'ennemi pour réagir. Puisque le tir initial serait confié aux pinasses, tous devaient s'approcher à moins de cent mille kilomètres avant de seulement commencer à décélérer. Ce qui signifiait donc que même ces pinasses dépasseraient de cinquante minutes de vol et presque vingt-six millions et demi de kilomètres le cargo avant de s'arrêter par rapport à sa position actuelle. Et, même alors, il leur faudrait encore soixante-dix minutes pour le rejoindre. Deux heures représentaient un délai bien long à laisser aux pirates pour effectuer des réparations. Abigail était convaincue que les probabilités seraient en sa faveur, non en celle de l'ennemi, mais, en admettant que tout se passe idéalement du point de vue minutage, Terekhov courait néanmoins un grand risque. Un laser de pinasse restait capable d'éventrer un vaisseau marchand s'il le touchait au mauvais endroit. En outre, même s'il frappait avec précision la cible visée et elle seule, il existait une probabilité non négligeable pour qu'au moins une partie de l'équipage original du cargo — en supposant des survivants encore à bord — travaille de force dans les salles d'impulsion et sur l'hyper générateur. Le scénario le plus détestable verrait les pinasses infliger assez de dégâts pour tuer une douzaine d'innocents mais trop peu pour reprendre le vaisseau avant qu'il ne franchît le mur hyper. Même dans le meilleur des cas, le plan du capitaine se verrait amèrement critiqué dans certains milieux, car il ne faisait place à nulle tentative d'exiger la reddition de Rival Trois. Selon la lettre stricte de la loi interstellaire, un vaisseau de guerre devait exiger l'exécution de ses ordres avant d'ouvrir le feu sur un cargo, et tout officier ignorant cette obligation le faisait à ses risques et périls. En l'occurrence, toutefois, l'effort aurait été inutile. Il ne faisait aucun doute que Rival Trois aurait joyeusement promis de rester où il se trouvait si Abigail le lui avait ordonné. Et il aurait obéi fidèlement... juste assez longtemps pour que la vélocité de la jeune femme l'entraînât hors de portée de tir. Non. Dans un cas pareil, la seule possibilité était de handicaper la cible sans sommations afin qu'elle ne pût plonger dans l’hyper à volonté, ou bien de ne pas même chercher à la reprendre. Le commandant avait adopté la première solution sans flancher, et le fait qu'Abigail était d'accord avec lui à cent pour ont ne la rendait pas plus heureuse de savoir que, même dans le meilleur des cas, elle s'apprêtait à tuer des gens. Toutefois, par bien des aspects, la possibilité de ne jamais avoir l'occasion de les tuer était pire. Terekhov n'avait pas caché que, autant qu'il voulût capturer Rival Trois et malgré les risques qu'il était disposé à prendre pour ce faire, sa priorité était l'élimination des vaisseaux armés. En conséquence, Abigail et Einarsson avaient interdiction stricte de tirer sur le Dromadaire tant que le commandant ne serait pas sûr de pouvoir affronter les autres bâtiments avant qu'un avertissement venu du cargo pût les atteindre à la vitesse de la lumière. La bonne nouvelle était que des communicateurs à impulsions gravitiques supraluminiques de la toute dernière génération équipaient l'Hexapuma. Les pinasses n'avaient pas de récepteurs compatibles mais le drone de reconnaissance si. Ses liaisons de données avec le vaisseau mère seraient parfaitement capables de recevoir des messages et de les transmettre à la pinasse d'Abigail par laser corn ou — en l'occurrence — câble optique. La mauvaise nouvelle était que même des gens incapables de déchiffrer les pulsations gravitiques pouvaient les détecter, et qu'il était désormais de notoriété publique que la FRM disposait de cette technologie. Le commandant Terekhov ne pourrait donc risquer de transmettre l'autorisation d'attaquer avant d'avoir attiré ses victimes potentielles assez près pour engager le combat — s'il y parvenait. Tout cela pour dire qu'il était tout à fait possible que pinasses et BAL ne soient pas autorisés à ouvrir le feu sur le Dromadaire au moment où ils le dépassaient. A moins, bien sûr, que le cargo, les ayant repérés, ne commençât à manœuvrer pour les éviter. En ce cas, se retenir de tirer ne servirait à rien puisque les pirates ne se gêneraient pas pour avertir leurs complices. D'un autre côté, à leur vélocité actuelle, les pinasses quitteraient leur zone d'engagement avec le cargo moins de douze secondes après y être entrées, aussi leur serait-il sans doute impossible de déterminer si le cargo les avait repérées ou non avant qu'il ne fût trop tard pour agir. Eh bien, songea-t-elle, notre Père l'Église répète toujours que l'Épreuve peut adopter bien des formes. je devrais sûrement au moins me réjouir de n'avoir pas à prendre les décisions qu'affronte le commandant. CHAPITRE VINGT ET UN L'hiver serrait son poing gris et froid autour de la ville de Vermeer. Une brume épaisse dérivait au-dessus du large Scheide aux eaux lentes, et les arbres locaux, enveloppés de ce suaire humide, l'air abattu, laissaient pendre leurs longues branches au-dessus des eaux gris-vert. Le ciel avait la couleur de la vieille ardoise, il s'en échappait une poignée de gros flocons de neige paresseux, et la température piquante lévitait à peine au-dessus de zéro. Bref, une journée d'hiver déprimante typique sur la riante Rembrandt, songea Bernardus Van Dort, sardonique, les mains derrière le dos, tandis qu'il regardait par la fenêtre familière. Il fallait vraiment des nostalgiques de la Renaissance aussi timbrés que mes estimés ancêtres, trop instruits mais pas assez malins, pour choisir de s'installer sur une planète comme celle-ci. Une bande d'abrutis obsédés par l'art, tous autant qu'ils étaient. La scène lugubre était aux antipodes de la chaleur printanière de Dé-à-Coudre mais, dans son ensemble, Rembrandt n'était pas une planète aussi agréable que Lin. Van Dort se demandait parfois si ce climat rigoureux expliquait en partie pourquoi les Rembrandtais avaient abandonné avec tant d'alacrité les prétentions culturelles des Fondateurs. Il n'aurait su le dire mais il était en revanche certain que cela expliquait l'émergence de la Spatiale marchande — rare dans les systèmes des Marges — ayant permis à Rembrandt de devenir une puissance commerciale. Tout ce qui pouvait nous faire quitter ce monde passait pour une bonne idée. Il sourit à cette pensée. Moi, en tout cas, j'ai toujours profité sans honte de mes visites sur des planètes où l'on voit le soleil entre l'été et la fin du printemps. Comme une porte s'ouvrait derrière lui, il se retourna pour faire face au bureau luxueusement meublé et décoré. Durant plusieurs décennies, quand il s'agissait de son propre bureau, la pièce avait été presque spartiate, n'arborant avec ostentation que les souvenirs et les trophées des Van Dort, les portraits des capitaines marchands grisonnants qui avaient commencé d'amasser la fortune dont il s'était servi avec un tel talent. L'unique touche de couleur avait été apportée par les paysages de montagnes et de prairies qui rappelaient son propre monde d'origine à son épouse, Suzanne. Ces tableaux jouxtaient alors les objets rudes, voire sinistres, rapportés par les Van Dort, telles de petites fenêtres ouvertes sur une vie plus tranquille, plus douce, et il ressentit une pointe de chagrin tout neuf de ne plus les voir là. Désormais, le bureau abritait des sculptures de lumière hors de prix, d'exquis objets d'artisanat venant de tous les mondes de l'amas, des lambris exotiques faits d'un bois coupé dans les forêts tropicales du système de Marianne, des holos encadrés de son occupante actuelle en train de nouer contrats et traités commerciaux avec des magnats ou des chefs d'État. Le tapis dans lequel on s'enfonçait jusqu'aux chevilles et les vitrines vernies, emplies de sujets en cristal taillé étincelant, en bois précieux ou en cuivre martelé, puaient la richesse, le pouvoir. Van Dort jugeait le changement... d'un goût douteux. Ce qui est sans doute logique, songea-t-il avec une grimace mentale, puisque je trouve aussi d'un goût douteux l'occupante actuelle. Ineka Vaandrager était une petite femme blonde d'un mètre soixante tout au plus, qui se déplaçait avec une sorte de précipitation chorégraphiée, telle une machine programmée pour aller d'un point à un autre par le plus court chemin possible. Elle avait trente ans T de moins que Van Dort et, comme lui, avait bénéficié du prolong de la première génération. Sa jeunesse préservée par la thérapie n'adoucissait cependant pas le regard de ses yeux noisette, et sa bouche évoquait un piège d'acier. Si elle n'était pas laide au sens esthétique du terme, il y avait en elle une froideur, une dureté qu'il avait toujours jugée répugnante. Ce qui ne t'a pas empêché de te servir d'elle, n'est-ce pas, Bernardus? Il affronta sans frémir cette vérité, admettant que le problème qu'elle posait avait en grande partie été créé par lui, alors même qu'il la saluait d'un signe de tête et d'un sourire dont elle connaissait sans doute aussi bien que lui le peu de sincérité. Elle lui en rendit un équivalent mais ne lui serra pas la main avant de s'approcher de l'immense table de travail qui tournait le dos à la baie vitrée. « Excusez-moi d'être en retard, Bernardus, dit-elle. Je crains de n'avoir pu faire autrement. J'espère qu'Érica s'est bien occupée de vous pendant que vous attendiez. — Oui, tout à fait », répondit Van Dort, qui laissa paraître dans ses yeux bleus une trace de dureté contrastant avec sa voix affable. Vaandrager le remarqua et sa bouche se crispa : il lui faisait ainsi comprendre qu'il ne croyait pas au caractère « inévitable » de son retard. Elle pouvait parfois se montrer remarquablement mesquine,' songea-t-il. « Bien, reprit-elle sèchement en lui désignant un des fauteuils disposés face à son bureau, derrière lequel elle s'installa. Je suis désolée de vous avoir fait patienter. » Elle attendit qu'il s'assoie, tandis que son propre fauteuil s'adaptait à son corps, puis elle eut un large sourire, comme décidée à faire redémarrer leur entrevue du bon pied après ce début peu prometteur. « Mais nous sommes désormais là tous les deux ! En conséquence, que puis-je faire pour vous, Bernardus ? — Je m'inquiète un peu de certains bruits qui courent. » Il en arriva au fait avec une hâte peu caractéristique. e Plus précisément à propos de nouvelles négociations avec Grenat. Il me semblait que nous avions déjà obtenu d'eux un accord très favorable – c'était le cas lorsque je suis parti pour l'Assemblée –, aussi je ne comprends pas pourquoi il serait nécessaire de le renégocier. J'ai aussi entendu parler de certaines menaces de représailles que semblent s'être permises nos représentants lorsque le président Standley s'est révélé... peu réceptif à nos "demandes". — Êtes-vous revenu tout droit de Fuseau pour une question aussi routinière ? s'enquit Vaandrager en secouant la tête avec une exaspération amusée. — Ce n'est en aucun cas "routinier", répliqua-t-il, nullement amusé, lui. Et, ainsi que je le disais, je ne vois pas la raison pressante de nouvelles négociations commerciales à un moment où nous devrions nous concentrer sur... disons d'autres sujets. Je pensais que nous étions d'accord là-dessus, Ineka. » Comme il la regardait droit dans les yeux, elle fit le geste de jeter quelque chose. « Ce ne sont que les affaires, Bernardus, soupira-t-elle. Votre Assemblée était censée nous fournir une Constitution il y a bien longtemps. Puisqu'elle ne l'a pas fait, les affaires de l'Union commerciale ne peuvent pas rester en suspens éternellement. Vous ne vous attendez quand même pas à ce que l'univers s'arrête de tourner pendant que vous partez jouer à l'homme d'État ? — Ce ne sont pas que les affaires, dit-il platement. C'est une tentative pour contraindre Standley à accepter des exigences encore plus défavorables à son système stellaire que les précédentes. C'est aussi, au cas où vous ne l'auriez pas remarqué, un parfait exemple des raisons pour lesquelles tant de planètes de l'amas ne nous accordent aucune confiance. À l'heure qu'il est, particulièrement à la lumière de ce qui s'est produit sur Kornati, nous ne pouvons pas nous permettre de leur donner d'autres motifs de se méfier de nous. — Ne dites pas n'importe quoi, lui reprocha-t-elle. Rien de cc que nous pourrions faire n'amènerait les gens qui ne nous aiment pas à nous faire brusquement confiance. Ou bien croyez-vous qu'abandonner tous les avantages commerciaux acquis depuis cinquante ans T convaincrait quelqu'un comme cette meurtrière de Nordbrandt de nous faire les yeux doux ? — Vous êtes-vous seulement donné la peine de visionner les rapports arrivés de Kornati ? interrogea Van Dort. Ou bien est-ce que votre cerveau est carrément en panne ? — Oui, je les ai visionnés, répondit-elle sèchement. Et je n'apprécie pas votre ton ! — Vous m'en voyez désolé. Moi, c'est votre stupidité que je n'apprécie pas. » Ils se regardaient droit dans les yeux, leur hostilité mutuelle suspendue entre eux à l'instar d'une force quasi palpable. — Vous n'êtes plus président du conseil d'administration, grinça Vaandrager. C'est moi qui le suis. » Elle contraignit ses mâchoires à se détendre mais ses yeux durs ne cillèrent pas tandis qu'elle continuait d'un ton sec, mordant, aussi souple que l'acier martelé. e Et, en tant que présidente, je n'ai pas l'intention de laisser un groupe de mécontents aliénés et sanguinaires dicter notre politique commerciale ! Vous pouvez retourner sur Fuseau faire des courbettes si vous voulez, mais nous, nous n'avons pas l'intention de vous suivre. — Vous savez, dit-il d'un ton nettement plus badin, en se calant au fond de son siège et en croisant les jambes, je n'avais jamais réalisé, quand je vous ai nommée aux négociations, quel instrument contondant vous étiez. Au risque de vous surprendre, Ineka, tous les problèmes ne sont pas des clous à enfoncer ou des rochers qu'on peut pulvériser en se servant d'un marteau plus gros. C'est sans doute ma faute : je n'ai pas pris conscience de vos limites, à l'époque, et je pensais que nous avions besoin de quelqu'un comme vous. J'étais pressé, je m'inquiétais davantage des résultats que de l'hostilité que nous pourrions engendrer et j'avais... d'autres choses en tête. » Ses yeux s'assombrirent brièvement tandis que lui revenait un vieux souvenir douloureux, jamais guéri, mais il le repoussa et son regard retrouva dureté et concentration. « Pour être franc, je pense toujours que nous avions besoin de ces résultats – à l'époque. Mais je commence à soupçonner que j'avais tort de croire qu'il nous fallait les obtenir à coups de marteau. Surtout d'un marteau aussi fondamentalement stupide que vous l'êtes. » Vaandrager s'assombrit : ce discours contrariait son sentiment de sa propre importance. Elle ouvrit la bouche pour répliquer mais il continuait déjà : « Il s'agit toutefois là d'une erreur que j'ai l'intention de corriger. » La voix de Van Dort était à présent plus dure, sans inflexion, et son interlocutrice ferma la bouche tandis que la méfiance apparaissait dans ses yeux. Il n'était sans doute pas aussi agressif qu'elle par nature. C'était au contraire un diplomate qui croyait à la négociation, au compromis, aussi impitoyable qu'il pût paraître de l'extérieur. Mais son abord affable masquait une volonté de fer et les bureaux de l'Union commerciale étaient jonchés de cadavres de carrières dont les propriétaires naguère prometteurs avaient provoqué son ire. « Écoutez, Bernardus, dit-elle au bout d'un moment, se contraignant à adopter un ton proche de la normale. Je veux bien vous présenter mes excuses pour ma dernière affirmation, en tout cas pour le ton sur lequel je l'ai prononcée, mais cela n'en est pas moins vrai. Et le fait que vous n'êtes plus président que, moi, je suis présidente – signifie que nos points de vue sont obligés de diverger. J'ai des responsabilités envers nos actionnaires et tous ceux qui dépendent du parapluie de l'Union. Notre politique a toujours été de pousser à la réduction progressive des taxes d'import-export pour nos expéditions et nos industries, parce que nous avons besoin de supprimer les barrières commerciales en ce qui les concerne, et vous le savez. Je ne vais pas abdiquer cette responsabilité parce qu'une bande de criminels, sur une planète tellement pauvre qu'elle n'a même pas de pot de chambre pour pisser, ne nous aiment pas. Et je vous rappelle que, du temps de votre présidence, votre propre politique était plutôt plus... agressive que celle que vous semblez recommander à présent. — C'est exact, répondit-il du ton patient que l'on prend pour s'adresser à un enfant gâté. Toutefois, le référendum a bouleversé l'équation politique et économique : quand l'environnement se modifie de manière aussi radicale, il faut s'adapter. — Les affaires sont les affaires, dit Vaandrager, et la politique est la politique. Ne croyez pas que nos investisseurs ou moi-même allons les confondre et abandonner nos techniques fondamentales, sacrifier nos gains rudement obtenus à votre espèce de quête à la Don Quichotte. Autrefois, c'est une chose que vous compreniez. — Autrefois, je disposais d'options et d'outils plus circonscrits... comme vous devriez parfaitement le comprendre. Ou bien étiez-vous absente le jour où votre mentor a expliqué le véritable but de l'Union commerciale ? — Oh, je vous en prie ! » Elle leva les yeux au ciel. « Pensez-vous vraiment que quelqu'un ait jamais cru à cette pieuse mission morale ? La propagande, c'est bien joli, c'est même à l'évidence nécessaire, mais ne commettez pas l'erreur de croire que personne l'ait jamais prise au sérieux. — Je me fiche des autres. Moi, je l'ai prise au sérieux lorsque je l'ai écrite. Et c'est toujours le cas. » Elle se mit à rire mais cessa en reconnaissant enfin la véritable profondeur de la rage incandescente dissimulée derrière la froide maîtrise de ces yeux bleus glaciaux. Son amusement méprisant disparut, et Van Dort le regarda s'évanouir avec une satisfaction mauvaise. « Vous ne devriez vraiment pas croiser le fer avec moi, Ineka, dit-il doucement. C'est moi qui ai créé l'Union Commerciale. C'était mon idée. J'ai trouvé le capital d'origine – essentiellement dans les poches de ma propre famille. J'ai convaincu une poignée d'autres armateurs indépendants de s'associer avec moi, et j'ai vendu l'idée au vieux président Verstappen ainsi qu'au Parlement. J'ai convaincu San Miguel, Redoute et Prairie de nous rejoindre en tant qu'associés égaux. Et, oui, j'ai aussi écrit le manifeste de notre mission. Quoi que vous puissiez en penser, je n'ai pas fait tout ça juste pour faire tomber de l'argent dans vos comptes en banque ou flatter votre ego surgonflé. — Je... » commença-t-elle, échauffée. La voix de Van Dort roula par-dessus la sienne, toujours douce mais avec la puissance d'un rouleau compresseur. « Je l'ai fait parce que c'était à mon sens la seule manière possible d'éviter ce que la Sécurité aux frontières a réalisé dans tous les systèmes des Marges ayant attiré son attention. Parce que, selon moi, l'unique moyen de nous protéger de la servitude commerciale qu'imposent les multistellaires solariennes était de devenir une oie assez grosse, avec suffisamment d'œufs d'or potentiels, pour acheter un traitement de faveur, comme l'a fait le secteur de Maya. » Oh, je ne vais pas prétendre que l'idée de devenir encore plus riche ne me plaisait pas aussi, mais l'argent n'est qu'un outil, Ineka. Vous n'avez jamais compris cela. Il semble que vous ressentiez le besoin d'en entasser toujours plus, comme s'il avait une valeur intrinsèque en dehors de ce qu'on peut en faire. Ni vous ni moi ne pourrions dépenser l'argent que nous possédons assez vite pour empêcher nos fortunes de grandir encore, alors à quoi bon presser le navet jusqu'à la dernière goutte juste tour compter les points ou obtenir une victoire de plus ? » Comme il s'interrompait, elle avança son fauteuil, planta les coudes sur son bureau et se pencha vers lui. « Vous êtes sans doute dans cette heureuse position, Bernardus – et moi aussi, j'imagine. Mais nous avons des actionnaires et des investisseurs, les citoyens de nos États membres ainsi que nos partenaires capitaines, qui n'y sont pas. Ces gens-là s'attendent à obtenir de nous un rapport maximum de leur investissement, les tarifs et les taxes d'importation les plus avantageux, la démolition des barrières de commerce et le statut de planète privilégiée – par tous les moyens. Ils désirent nous voir créer et entretenir le système qui leur autorise une indépendance dont la plupart des habitants des Marges ne rêvent même pas. La sécurité économique qu'ont mise à leur portée votre rêve et toutes les années de rude travail que vous et les autres y avez consacrées. — Ne cherchez pas à me vendre cet argument-là, Ineka, dit Van Dort, dédaigneux. C'est le plus valable que vous ayez mais ce n'est pas ce qui vous .motive. Vous vous fichez des petits actionnaires, des capitaines indépendants et de la prospérité des citoyens de nos États membres. Vous êtes trop occupée à frayer avec les gros financiers, les propriétaires de sociétés de transports, et à jouir de votre pouvoir, du gourdin que vous agitez au-dessus des gouvernements planétaires quand vous cherchez à "démolir les barrières commerciales". A vrai dire, vous me faites penser à une DSF locale. Quand des gens comme Nordbrandt ont recours à la violence et se servent du spectre de l'exploitation économique pour justifier leurs actions, ce sont les vôtres, d'actions, qui soufflent de l'hydrogène sur le feu! — Vous êtes vexant ! — Vexez-vous tant que vous voulez, répliqua-t-il. Je suis rentré pour deux raisons. La première était de m'écarter du débat politique, car certains des délégués passaient plus de temps à s'inquiéter du "montreur de marionnettes" de l'UCR qu'à rédiger une Constitution. La seconde, toutefois, c'était d'enquêter sur les rapports que je recevais à propos de vos directives. Je ne me doutais pas que Nordbrandt assassinerait autant de gens, mais les nouvelles en provenance de Kornati n'ont fait que confirmer que j'avais raison, ô combien, de m'inquiéter à votre sujet. » Comme elle le foudroyait du regard, il se pencha à son tour sur son fauteuil, la dominant de haut, bien qu'ils fussent assis. Van Dort faisait rarement appel à son impressionnante stature durant des négociations, mais il était loin d'ignorer les avantages qu'elle lui procurait. Il s'en servit alors impitoyablement, s'introduisant dans l'espace vital de son antagoniste pour souligner les dimensions non physiques de sa menace. « Vous ne ferez rien pour ajouter ne serait-ce qu'un gramme de crédibilité aux arguments des Agnès Nordbrandt ou des Stephen Westman de l'amas. Nos actionnaires et nos États membres sont dès à présent sûrs de faire fortune grâce aux contrats déjà passés avec le Royaume stellaire. Une fois l'annexion entérinée, nous conserverons notre prédominance au sein de l'amas, pour la bonne raison que nous sommes déjà en place –l'unique cartel local de transport de marchandises. Mais tous les avantages en matière de tarifs et de taxes que vous aurez extorqués aux autres systèmes, toutes les barrières que vous aurez abattues, n'auront aucune importance. Nous appartiendrons tous à la même unité politique et, en dehors des frais d'utilisation du nœud, le Royaume stellaire a toujours mené une politique de commerce interstellaire gratuit. Croyez-vous qu'il agira autrement pour son commerce local? Que la reine de Manticore vous permettra de conserver vos chers arrangements ? Ou, l'ailleurs, que vous en aurez besoin ? » Il grimaça de dégoût. Était-elle donc si mesquine qu'elle ne comprenait pas même cela ? Qu'elle ne voyait pas l'avantage colossal que les contacts et l'infrastructure existants de l'Union lui donneraient dans la nouvelle économie unifiée ? Rembrandt ne dominerait peut-être plus aussi complètement l'amas, mais quel besoin de dominer l'ensemble alors qu'une tranche plus petite d'un gâteau tellement plus gros serait déjà monumentale ? « Si vous êtes incapable d'un autre mode de raisonnement, dites-vous que vous pourrez entasser dans vos comptes privés, après l'annexion, une quantité d'argent monumentale par rapport à celle que vous gagneriez sans cela. Mais, si assez de gens tombent d'accord avec Nordbrandt, l'annexion n'aura pas lieu. Et ce cas, la DSF n'hésitera pas. Elle fondra sur l'amas telle une bande de vautours, et nous serons tout juste assez riches pour constituer sa cible privilégiée, pas assez pour avoir voix au chapitre en ce qui concernera les termes de notre servitude. Alors oubliez l'altruisme, oubliez le concept idiot selon lequel les êtres humains auraient une quelconque valeur ne pouvant s'exprimer en termes monétaires, et ne songez qu'à ce qui vous arrivera – à vous personnellement, Ineka – quand les Solariens arriveront. » Elle le contemplait, la bouche crispée par la rage, et il comprit soudain qu'elle ne le croyait pas vraiment. Mon Dieu ! Elle croit réellement pouvoir traiter avec la DSF –elle se prend pour un assez gros poisson, elle pense avoir assez de poids pour protéger sa position personnelle si elle offre de passer dans leur camp et de leur apporter son expérience ainsi que ses contacts locaux. Et elle n'en a strictement rien à foutre de qui que ce soit d'autre. Elle serait tout à fait satisfaite de jouer les judas si cela lui permettait de conserver sa précieuse position privilégiée. Se peut-il qu'elle préfère même la DSF? Oui, c'est possible, en tout cas sur certains points. Car si l'annexion a lieu et que nous nous intégrons dans l'économie du Royaume stellaire, elle va se retrouver soudain dans la peau d'un poisson bien plus petit. Privée du pouvoir de secouer les cages des présidents planétaires. En tant que collaboratrice de la DSF, en revanche... Il se sentit physiquement malade à cette idée mais, tandis qu'il regardait ces yeux noisette à l'éclat dur, implacable, il ne put se cacher plus longtemps la vérité. Elle est exactement ce que Nordbrandt prétend combattre. Un frisson courut en lui et, un instant, il ressentit une inexprimable lassitude. Était-ce de cela que Suzanne et lui avaient naguère rêvé ? Était-ce à la construction de cela qu'il avait consacré cinquante ans T de sa vie ? Il eut envie de se pencher par-dessus le bureau pour étrangler Vaandrager. À cet instant, toutefois, l'idée lui vint que, d'une certaine manière, elle représentait simplement au niveau personnel ce qu'il avait tenté d'établir au niveau d'un système stellaire. « Je ne discuterai pas plus longtemps de ça avec vous, Ineka, reprit-il. Je pensais que votre présence rassurerait le conseil d'administration après ma démission. Que ses membres verraient en vous la promesse que, quoi qu'il arrive, nous n'abandonnerions pas nos avantages actuels avant d'être certains que l'annexion les rendrait inutiles. Voilà pourquoi je ne me suis pas opposé à votre campagne pour obtenir la présidence –parce que je voulais éviter toute instabilité durant la rédaction de la Constitution. Mais je vois à présent qu'il s'agissait d'une erreur. — Est-ce que vous me menacez ? interrogea-t-elle sur un ton raide. Parce que, si c'est le cas, vous commettez une grave erreur. — Vous avez travaillé pour moi pendant trente ans T, répliqua-t-il calmement. Durant cette période, m'avez-vous jamais tendu proférer une menace sans avoir les moyens de la mettre exécution ? Il lui rendit froidement son regard furieux, flamboyant, dans lequel passa fugitivement quelque chose. Qui ressemblait à de la peur. « Vous croyez peut-être que j'ignore les efforts que vous avez déployés pour obtenir des appuis indirects pendant mon absence, continua-t-il. Si oui, vous vous trompez. Je sais très exactement combien de voix vous avez en poche. Pouvez-vous en dire autant à mon sujet ? » Elle serra les poings sur son bureau, tandis que son visage se changeait en masque. — Je me suis longuement entretenu avec Joachim avant de quitter Lin, reprit Van Dort. Nous étions tous les deux... troublés par les rapports que nous recevions. Raison pour laquelle j'ai pris la précaution de lui faire apposer sa signature sur une demande de réunion exceptionnelle du conseil d'administration. » Il vit les couleurs déserter le visage de son interlocutrice. — Comme vous le savez peut-être, la famille Van Dort – c'est-à-dire moi – possède quarante-deux pour cent des parts, donc des voix, de l'Union. La famille Alquezar douze pour cent de plus. Et il n'y a aucun intermédiaire, Ineka. Contrairement à vous, Joachim et moi avons le contrôle direct de nos voix, et je vous rappelle que, selon notre règlement, une réunion exceptionnelle du conseil doit avoir lieu si cinquante et un pour cent au moins des actionnaires votants le demandent. J'espérais vous faire entendre raison. Je vois à présent que j'en serai incapable. Par bonheur, il est d'autres remèdes. — Attendez une petite minute, Bernardus, commença-t-elle. Je sais que nous sommes tous énervés en ce moment, et vous avez raison de dire que mon ego entre parfois trop en ligne de compte. Mais il est inutile de déstabiliser l'Union sous prétexte que vous et moi ne sommes pas d'accord sur la politique et les tactiques à employer. — Épargnez-moi, Ineka, dit-il sur un ton las. Vous êtes une erreur dont je suis responsable. À présent, je vais la corriger. Ne perdez pas votre temps, et ne me faites pas perdre le mien, à feindre de croire que vous et moi pourrions réussir à accorder nos violons. Ce qui se déroule en ce moment même à Dé-à-Coudre est bien plus important que tout ce qui se passe ici, et je refuse de vous laisser entraver le processus. — Espèce de gros connard arrogant ! » Vaandrager bondit sur ses pieds, les yeux brûlants de haine, et posa les deux mains à plat sur le bureau. « Espèce de salopard moralisateur et bien pensant ! Pour qui vous prenez-vous pour venir ainsi dans mon bureau me parler de morale et de responsabilité sociale ? — Comme ça, je dirais que je suis l'homme qui vous a donné une chance de le convaincre de vous laisser la présidence du conseil », répondit-il sans élever la voix. Comme elle refermait la bouche, il se leva à son tour, se dressant au-dessus d'elle avec un avantage de plus de trente-cinq centimètres. « Vous n'avez jamais compris que le pouvoir entraîne des responsabilités, dit-il. Je suis peut-être terriblement romantique –et peut-être moralisateur – de le croire, mais je le crois pourtant. C'est pourquoi, d'ici six jours, d'une manière ou d'une autre, vous aurez quitté ce bureau. Je lance la demande de réunion exceptionnelle dès cet après-midi. Si vous démissionnez plutôt que de saisir le conseil, je m'en contenterai. Si vous choisissez de m'affronter, je considérerai comme mon devoir personnel de vous briser. Pour peu que nous en arrivions à une épreuve de force, vous perdrez, et pas seulement la présidence. Quand la poussière se redéposera, vous vous retrouverez dans la rue sans un pot de chambre pour pisser – comme vous l'avez si joliment exprimé –, à vous demander quel camion vient de vous passer dessus. » Il eut un maigre sourire sans la moindre trace d'humour. « Vous pouvez me croire, Ineka. » La tension crépita entre eux comme de la foudre empoisonnée, tandis qu'il soutenait encore un instant le regard de Vaandrager. Puis il tourna les talons et, sans ajouter un mot, sortit du bureau qui avait naguère été le sien. CHAPITRE VINGT-DEUX « Si les Nunciens et le lieutenant Hearns continuent sur leur lancée, et si Rival Trois n'a pas bougé, ils se croiseront dans approximativement vingt-sept minutes. » La voix du capitaine Kaplan était calme et professionnelle, et Aivars Terekhov hocha la tête en réponse à sa déclaration. Ainsi qu'a ce qu'elle avait tu : d'après les conditions spécifiées, les pinasses d'Abigail Hearns se trouvaient à deux minutes du point auquel elles devraient décélérer pour une interception zéro-zéro à la position actuelle de Rival Trois. Les BAL, compte tenu de leur taux d'accélération inférieur, avaient déjà dépassé ce point, et leur force jointe se trouvait à environ 2,86 millions de kilomètres — un peu plus de quatre-vingt-quinze secondes-lumière — de Rival Trois. Bien sûr, nul ne s'était jamais attendu à ce que les pinasses décélèrent avant d'avoir effectué leur passage d'attaque, mais elles se rapprochaient toutefois dangereusement, même pour les capteurs d'un cargo, si l'équipage de Rival Trois était en alerte. En théorie, Terekhov pourrait attendre vingt-six minutes avant de transmettre l'ordre d'attaque, puisque le temps de transmission serait effectivement de zéro pour le com à pulsations gravi-tiques. Restait un léger problème : au moment où le système de communication supraluminique de l'Hexapuma serait branché, Rival Un et Rival Deux s'en rendraient compte aussitôt. Terekhov bascula un peu en arrière son fauteuil de commandement, croisa les doigts sous le menton et observa le répétiteur tactique principal. Comme il s'y était attendu, Rival Un et Rival Deux avaient poursuivi leur pénétration du système à la vitesse ridiculement faible de huit mille six cents km/s durant treize heures et vingt-deux minutes, filant droit vers la position qu'occuperait Pontifex au moment où ils comptaient arriver. Cette approche directe avait permis à Kaplan et à l'aspirante Zilwicki de les pister encore plus facilement que prévu, et le BAL nuncien Grizzly avait été dûment envoyé en position pour détecter » les intrus et donner l'alerte. Les Rivaux avaient répondu en se fendant de quelques dizaines de gravités d'accélération, conservant le même cap et tentant de s'éloigner assez du Grizzly pour disparaître de ses capteurs... encore une fois, exactement comme prévu, aussi Terekhov se recommanda-t-il consciencieusement de ne pas tomber dans l'excès de confiance. Pas si facile, du moins en ce qui concernait les deux Rivaux de tête. Il y avait une heure et trente-quatre minutes que ces derniers — le second désormais identifié comme un contre-torpilleur de classe Desforge, une des classes havriennes les plus anciennes mais puissante pour sa catégorie — poursuivaient le cargo rembrandtais terrifié, le Nffinegen (ainsi identifié par le code de transpondeur de l'Hexapuma),-lequel avait quitté l'orbite de la planète en une tentative mal avisée, affolée, pour leur échapper. Seul un capitaine marchand terrifié se serait ainsi enfoncé plus profondément dans le puits de gravité de Nuncio-B, surtout avec un désavantage de vélocité de plus de huit mille cinq cents km/s et un vaisseau dont l'accélération maximale ne dépassait pas les cent soixante-dix km/s2. Ils avaient réagi à la présence de cette cible juteuse imprévue en le traquant à cinq cent trente et une gravités. Les drones de reconnaissance que Terekhov avait craints, malgré l'inspiration ne Bagwell, ne s'étaient pas matérialisés. Sans doute parce que le capitaine Lewis s'était si bien prêtée aux suggestions de l'OGE. Nul mécanicien n'était jamais vraiment ravi de pousser exagérément et délibérément les systèmes dont il avait la charge mais Ginger Lewis avait paru tirer de cette idée une délectation mauvaise. « Attirer des pirates là où on pourra les détruire, pacha ? Et tout ce que vous me demandez, c'est de réduire de quelques heures la durée de vie du matériel ? » Le sourire du charmant officier était tout à fait digne d'un prédateur. « Pas de problème. Et s'il s'agit vraiment de pillards commerciaux havriens, c'est la cerise sur le gâteau! Rappelez-moi de vous raconter mon premier déploiement, un de ces jours. Je suis pour descendre autant de ces salopards qu'on peut en attraper ! » Terekhov avait pris note mentalement qu'il lui faudrait obtenir les détails de cette première affectation. Quoi qu'il s'y fût produit, cependant, sa subordonnée entretenait à l'évidence une vive antipathie pour les pirates, aussi avait-elle adopté le plan de Bagwell avec enthousiasme. Elle y avait même ajouté quelques améliorations personnelles, notamment la simulation d'une panne totale momentanée des impulseurs alors que les Rivaux se trouvaient encore trop loin pour voir le vaisseau lui-même. Terekhov avait chargé Kaplan de déployer un banc de capteurs passifs supplémentaires avant cette panne simulée, afin d'observer lui-même l'image de l'Hexapuma. Ces capteurs en étaient bien plus près que les Rivaux et sans doute aussi plus sensibles : malgré cela, s'il avait été l'ennemi et s'il avait vu ce qu'ils transmettaient, il aurait lui-même cru à l'illusion. Le flamboiement produit par hétérodyne de deux noyaux alpha — une opération strictement prohibée par le Manuel et, en dépit de l'enthousiasme de Lewis, non sans danger, même pour quelqu'un de son talent — avait dupliqué presque à la perfection le pic d'un noyau bêta défectueux. Cela avait aussi retiré quelque trois cents heures d'espérance de vie aux noyaux en question mais, s'il démolissait une paire de vaisseaux de guerre havriens opérant dans l'amas, Terekhov estimait que l'Amirauté lui pardonnerait cette entorse au règlement. La panne d'impulseurs ayant aussitôt suivi le flamboiement avait été encore meilleure — une véritable œuvre d'art. Elle avait eu exactement la durée nécessaire pour qu'un mécanicien civil mette le noyau abîmé hors circuit, réinitialise ses systèmes et fasse réapparaître les bandes gravitiques. Si Terekhov s'était trouvé sur la passerelle de Rival Un, il aurait été totalement convaincu que l'Hexapuma était un fugitif boiteux, titubant, désespéré, qui fuyait parce qu'il n'avait rien d'autre à faire et lion par réel espoir de s'échapper. En tout cas, l'ennemi semblait avoir accepté cette hypothèse sans discuter. Il suivait l'Hexapuma au rythme régulier de cinq cent trente et une gravités d'accélération depuis l'instant où il l'avait détecté, et la distance qui l'en séparait était passée de vingt minutes-lumière à seulement sept un tiers. Le « Nzjmegen » filait à neuf mille cinq cents kilomètres par seconde mais ses poursuivants avaient une vélocité de base de presque trente-neuf mille. L'Hexapurna ne se trouvait qu'à un peu plus d'une minute-lumière et demie au sein de l'orbite de Pontifex et à huit minutes-lumière et demie de Nuncio-B, ce qui mettait les Rivaux — à 15,8 minutes-lumière de la primaire — à presque exactement quarante-huit secondes-lumière de l'hyperlimite du système. Mieux encore, leur accélération était inférieure de cinquante gravités au maximum standard de l'Hexapuma, et de cent quatre-vingt-quinze gravités à ce dont il serait capable s'il réduisait à zéro la marge de sécurité de ses compensateurs. La seule note négative était que, malgré ses réacteurs obsolètes, le croiseur de classe Mars possédait visiblement un compensateur datant au moins de la fin de la période pré-cessez-le-feu. Les Mars étaient énormes pour des croiseurs lourds — à 4.73 000 tonnes, Rival Un n'en rendait qu'à peine dix mille à l'Hexapuma — et ils payaient cette masse supplémentaire par une accélération mollassonne. Celle qu'on observait sur le Mars excédait déjà le maximum dont était capable sa classe lors de sa création, mais les taux d'accélération havriens avaient augmenté petit à petit, même avant le cessez-le-feu de Haute Crête. Équipé d'une des dernières versions pré-cessez-le-feu, un vaisseau de cette taille pourrait accélérer à six cent dix gravités, ce qui signifierait qu'il usait pour le moment d'un peu moins de quatre-vingt-sept pour cent de son maximum. Avec un compensateur post-cessez-le-feu, son accélération maximum théorique deviendrait d'environ six cent trente gravités, auquel cas il en utilisait un peu moins de quatre-vingt-cinq pour cent. Les Havriens avaient davantage tendance à réduire leurs marges de sécurité que les Manticoriens, acceptant le risque d'une panne catastrophique du compensateur comme le prix à payer pour la réduction de l'avantage de l'Alliance, aussi était-il possible que ce vaisseau-ci disposât du matériel le plus ancien. Terekhov, toutefois, devait supposer qu'il s'attaquait à un compensateur post-cessez-le-feu, si bien que l'accélération théorique maximum de l'Hexapuma ne dépasserait que de quatre-vingt-seize gravités celle de Rival Un. Rival Deux, si on lui supposait un compensateur de la même génération, aurait un léger avantage sur l'Hexapuma, mais sans grande conséquence. Tout comme les croiseurs de classe Mars, les contre-torpilleurs de classe Desforge étaient des vaisseaux volumineux pour leur type, dotés en conséquence de taux d'accélération plus faibles. Toutefois, même en mettant les choses au pire, avec les compensateurs havriens les plus modernes, ni l'un ni l'autre des Rivaux ne pouvait plus éviter le combat, compte tenu de leur vélocité et de la distance actuelle qui les séparait de leur adversaire. Ils disposaient sûrement de quelques gravités en réserve mais Terekhov ne saurait pas combien avant qu'ils ne le lui montrent, aussi devait-il fonder ses estimations sur ce qu'il savait déjà. En supposant qu'ils opèrent déjà au maximum, il leur faudrait deux heures et quatre minutes pour atteindre une vitesse nulle par rapport à la primaire du système. À ce moment-là, ils se trouveraient à moins de 7,7 minutes-lumière de Nuncio-B, bien en deçà de l'hyperlimite du système. Même avec des compensateurs post-cessez-le-feu, il faudrait à Rival Un une heure et quarante minutes avant d'être immobile par rapport à la primaire, ce qui l'entraînerait à moins de neuf minutes-lumière et demie d'elle. Dans tous les cas de figure, aucu.ne des deux cibles ne pourrait refranchir l'hyperlimite avant que l'Hexapuma ne la force à agir. L'un des deux pourrait peut-être éviter une action rapprochée s'ils se séparaient assez vite et se concentraient tous les deux sur la fuite. En ce cas, Aivars Terekhov savait très exactement lequel il poursuivrait et détruirait... et pas seulement parce qu'un croiseur était plus précieux qu'un contre-torpilleur. Il mit de côté cette pensée affamée, qui le faisait frémir, et se força à envisager les scénarios possibles. Même en leur supposant les compensateurs les plus récents et l'utilisation de leur pleine puissance militaire, sans marge de sécurité, si Hexapuma se retournait vers eux dès maintenant et décélérait au maximum, ils se rencontreraient au bout de soixante et onze minutes. La vélocité du croiseur manticorien par rapport à Nuncio-B, dont il s'éloignerait directement, serait d'environ 2o 55o km/s, tandis que les Rivaux, eux, fileraient toujours vers la primaire à 12 523 km/s quand leurs vecteurs se croiseraient. Ils ne s'en trouveraient qu'à un peu plus de neuf' minutes-lumière et demie, bien en deçà de l'hyperlimite du système. Compte tenu de son avantage de portée ainsi que de sa barrière de proue, alors que les Rivaux n'en avaient sûrement pas, l'Hexapuma devrait pouvoir les détruire tous les deux en plein espace (à supposer que tel fût son objectif) bien avant l'intersection de leurs vecteurs. Toutefois, le scénario le plus probable était que les bâtiments ennemis conservent leurs réglages de compensateurs actuels et se mettent à décélérer d'ici vingt-quatre ou vingt-cinq minutes. Si l'Hexapuma était réellement le cargo blessé et en fuite qu'il prenait tant de peine à imiter, il leur faudrait agir ainsi afin de l'intercepter à zéro-zéro s'il continuait à « fuir ». Ce qui leur prendrait encore environ quatre-vingt-dix minutes, en fonction du point exact où ils décideraient de décélérer, si bien que chasseur et chassé fileraient vers la primaire à environ 20 200 km/s quand leurs vecteurs se fondraient. Terekhov voulait encourager les Rivaux à poursuivre le « cargo » aussi longtemps que possible. Plus courte la distance, plus proches leurs vitesses, plus dévastatrice serait son attaque par surprise. Le problème était de donner à Hearns et Einarsson, durant les vingt-sept minutes suivantes, l'autorisation d'attaquer leur propre cargo sans dissuader les pirates de continuer la poursuite... « Canonnier. — Oui, pacha. -- À quelle distance se trouvent les capteurs tertiaires ? — Environ treize minutes-lumière devant les Rivaux. — Lieutenant Bagwell. — Oui, commandant ? — D'après vous, quelle chance auraient les Rivaux de détecter une pulsation gravitique envoyée dans la direction opposée à celle qu'ils suivent par un des dispositifs furtifs qui se trouvent à treize minutes-lumière devant eux ? — Cela dépendrait de la qualité de leurs capteurs et du talent des opérateurs, répondit Bagwell. Les chercheurs d'ArmNav ont évalué et testé tout le matériel qu'on a récupéré sur les vaisseaux vaincus par la duchesse Harrington à la base de Sidemore. D'après ces essais, et en supposant que nous ayons affaire à des techniciens compétents et alertes... (tout en parlant, il tapait sur sa console des informations qu'il comparait aux résultats enregistrés des essais) je dirais qu'ils auraient environ une chance sur... dix. C'est peut-être un peu pessimiste mais, quitte à me tromper, je préfère surestimer leurs chances que les sous-estimer. — Compris. » Terekhov plissa les lèvres quelques instants puis se retourna vers son OGE. « D'un autre côté, vous évaluez leurs chances sur la base du matériel standard actuel, exact ? — Oui, monsieur. — Supposez qu'au lieu de cela ils soient équipés de ce qui était le matériel standard lors de l'opération Bouton-d'or. » Malgré lui, Bagwell haussa les sourcils et le commandant eut un mince sourire. « Ce n'est pas aussi fou que ça en a l'air, lieutenant. Nous savons que ces gens disposent de réacteurs à fusion goshawk-trois, lesquels auraient dû être remplacés avant même le cessez-le-feu de Haute Crête. Ils ne l'ont pas été. À mon sens, s'ils n'ont pas remplacé une pareille source de danger, il y a au moins une bonne chance pour qu'ils n'aient pas non plus pris la peine de changer les capteurs de Rival Un. » Son sourire s'élargit un peu. « Je ne vois pas du tout pourquoi ils n'ont pas procédé aux deux échanges, d'ailleurs, s'ils voulaient laisser le vaisseau en service. Mais puisque nous avons là les réacteurs à fusion de l'ancien modèle... » Il haussa les épaules. « Oui, monsieur. » Bagwell tapa des données supplémentaires avant de se retourner vers le commandant. « En supposant les paramètres que vous spécifiez, même des techniciens entraînés et alertes n'auraient probablement pas plus d'une chance sur environ deux cents. — Merci. » Terekhov se balança de nouveau en arrière et demeura concentré une dizaine de secondes, puis il se redressa. « Capitaine Nagchaudhuri. — Oui, commandant. — Supposons que nous voulions relier les capteurs déployés avec le lieutenant Hearns à l'une de nos batteries de capteurs tertiaires. Est-ce que les premiers pourraient recevoir un message transmis par les liaisons télémétriques supraluminiques des seconds ? « Mmm... » Nagchaudhuri plissa les yeux, pensif. Je ne vois pas ce qui les en empêcherait, pacha, encore que ce soit sans doute une question à laquelle le capitaine Kaplan et le lieutenant Bagwell répondraient mieux que moi. Il n'y a pas de raison pour que les émetteurs-récepteurs ne puissent pas communiquer, mais il nous faudrait accéder au logiciel à distance afin de rediriger les liaisons vers les pinasses plutôt que vers le CO. Je ne suis pas assez familier de la manœuvre pour estimer sa complexité sans risque de me tromper. — Canonnier ? — Je ne vois vraiment pas pourquoi nous ne pourrions pas le faire, pacha, répondit Kaplan, enthousiaste. Le lieutenant Hearns est déjà branché sur les liaisons télémétriques de ses capteurs. Il nous suffit de convaincre la batterie tertiaire de lui envoyer ses pulsations au lieu de les diriger vers l'intérieur du système, et le tour est joué. Les systèmes ont été conçus pour leur permettre de partager des données entre des destinataires lointains, en faisant tourner les liaisons descendantes sur plusieurs adresses. Bien entendu... (elle redevint plus grave pour cette mise en garde) il y a au moins une petite chance pour que Rival Un ou Rival Deux captent aussi le message. Les émetteurs sont directionnels et les com supraluminiques ont fait de grands progrès, mais nous ne sommes toujours pas près d'éliminer complètement la dispersion en arrière. Il y aura un petit quelque chose à voir. L'un dans l'autre, je dirais l'estimation de Guthrie assez proche de la vérité, mais nous pourrions tous les deux nous tromper. — Très bien. Capitaine Nagchaudhuri. — Oui, commandant. — Le capitaine Kaplan et le lieutenant Bagwell mettront en place les éléments de programmation. Dès que ce sera fait, vous les transmettrez puis vous enverrez l'autorisation d'attaquer et de reprendre Rival Trois à l'une des batteries tertiaires, par laser de com, afin qu'elle soit redirigée vers le lieutenant Hearns. L'envoi des données de l'Hexapuma aux capteurs choisis, à la vitesse de la lumière, demanda vingt minutes et dix-huit secondes. La reprogrammation sauvage prit vingt-sept secondes de plus. La transmission de l'autorisation n'en prit que seize. Vingt et une minutes et une seconde après son départ du vaisseau mère, l'autorisation apparut sur l'écran du lieutenant Abigail Hearns... tout juste quarante-sept secondes avant le point auquel la petite force du capitaine Einarsson devait choisir d'attaquer ou bien laisser passer sa chance et croiser Rival Trois sans rien faire. En supposant que tout se passe selon votre plan, pacha, dit Ansten FitzGerald dans l'oreillette de Terekhov, Abigail vient de recevoir votre ordre d'attaque et, d'ici trente secondes, elle va commencer à taper sur la gueule de Rival Trois. — Je sais. » Terekhov avait déclaré le branle-bas de combat et FitzGerald, avec Hélène Zilwicki comme officier tactique et Paolo d'Arezzo comme officier GE, avait rejoint le contrôle auxiliaire. Ce dernier était une passerelle de commandement complète, identique à l'autre, située au plus profond de l'Hexa-puma. Si un malheur quelconque devait arriver à Terekhov, Naomi Kaplan et Guthrie Bagwell, il appartiendrait au commandant en second de poursuivre l'action en cours. Terekhov fronça le sourcil tandis que cette pensée naissait dans son esprit. Il était bien sûr sensé de conserver ses officiers les plus expérimentés ici, où s'exercerait le commandement à moins que des avaries catastrophiques ne rendent la passerelle inopérante ou ne parviennent, d'une manière ou d'une autre, à la couper du reste du vaisseau – ce qui était après tout très peu probable. C'était toutefois loin d'être impossible, raison pour laquelle il existait un contrôle auxiliaire, aussi peut-être aurait-il été aussi sensé de transférer Bagwell ou Kaplan dans l'équipe de secours : si quelque chose arrivait bel et bien à la passerelle principale, l'Hexapuma serait à coup sûr dans une telle merde que FitzGerald aurait besoin des tout meilleurs officiers pour le sauver. L'idée fulgura en lui entre deux respirations puis il hocha la tête à l'adresse de son second, qui apparaissait sur le petit écran de com déployé près de son genou droit. « Pour l'instant, elle se trouve à quarante-six minutes-lumière de la primaire – plus de trente-quatre minutes-lumière de Rival Un. En tenant compte des limitations de la vitesse de la lumière et de la distance que Rival Un va parcourir dans l'intervalle, ça nous laisse encore trente-six minutes, quoi qu'il arrive. — Oui, monsieur, fit FitzGerald, et les deux hommes se sourirent. À quel point croyez-vous qu'ils vont s'approcher avant de se rendre enfin compte qu'on les a bernés, pacha ? — Difficile à dire. » Terekhov haussa les épaules. Ils nous poursuivent depuis deux heures. Après tout ce temps, ils doivent avoir notre identité de marchand fermement clouée dans le cerveau. Même les meilleurs officiers tactiques ont une tendance marquée à continuer de voir ce qu'ils "savent" se trouver là après que des anomalies commencent à se manifester. Nos petits camarades ne sont plus qu'a deux cent soixante-treize secondes-lumière et ils décélèrent depuis un peu plus de deux minutes, donc leur avantage de vélocité est supérieur à trente-trois mille km/s. Nous avons réussi à nous élever suffisamment au-dessus d'eux pour que la géométrie les empêche de regarder sous les jupes de nos bandes gravitiques, aussi l'image qu'ils captent de nous est-elle grosso modo celle que nous voulons qu'ils reçoivent. Le fait qu'ils ne manœuvrent pas plus agressivement pour essayer de voir mieux me semble être la preuve qu'ils ont avalé notre imitation de marchand avec l'hameçon. Il y a donc une assez bonne chance pour qu'ils fassent la totalité du chemin avant de se rendre compte qu'ils se sont fait avoir. — Sauf si Rival Trois leur donne l'alarme, observa FitzGerald. — Si les accélérations demeurent constantes pendant encore trente minutes, la distance sera ramenée à moins de soixante-dix millions de kilomètres et leur avantage de vitesse à peine supérieur à vingt-quatre mille km/s. » Le sourire de Terekhov aurait suscité la jalousie d'un requin terrien. « C'est encore hors de la portée de nos missiles, mais ils continueront de venir vers nous, de s'enfoncer dans le puits de gravité, et nous disposons d'une accélération de base plus importante. » Il secoua la tête. Ils sont foutus, Ansten. Et chaque minute qui passe aggrave leur situation. — Oui, commandant. Cela dit, plus ils se rapprochent, plus nous arrivons à portée de leurs missiles à eux. — Exact, mais si nous nous dirigeons vers eux, nous sommes protégés par notre barrière de proue, alors qu'un vaisseau aussi ancien que Rival Un n'en aura pas. On n'aurait en aucun cas pu en installer une sans éventrer ses salles d'impulsion avant, ce qui nous ramène aux réacteurs à fusion. S'ils avaient investi assez de temps et d'argent pour installer une barrière de proue, ils auraient remplacé les réacteurs par la même occasion : s'ils n'ont pas les uns, ils n'ont pas l'autre. Ajoutez à ça notre avantage de portée de missile, Cavalier fantôme et notre contrôle de feu supérieur, et vous admettrez que les probabilités nous sourient contre eux deux à pratiquement n'importe quelle distance. » FitzGerald hocha la tête mais quelque chose, dans le ton et l'expression de Terekhov, le dérangeait. Ces yeux bleus glaciaux étaient plus vifs qu'auparavant, quasi fiévreux, et l'enthousiasme qui vibrait dans cette voix dépassait la seule confiance en soi. Le commandant avait brillamment amorcé son piège, et son second était prêt à parier que le reste du plan se déroulerait comme prévu. Il n'en restait pas moins qu'on cherchait délibérément le combat avec deux unités hostiles et que le fait même de les attirer à relativement courte distance, à une vitesse relativement faible, leur donnerait aussi leur meilleure chance d'arriver à portée de l'Hexapuma. Au cours d'un affrontement par missiles, les Havriens seraient presque à coup sûr aussi surpassés que le suggérait Terekhov. Toutefois, un classe Mars, même obsolète, était une unité d'importance, puissamment armée : s'il arrivait à portée d'armes à énergie avant d'être mis hors de combat... « J'espère que tout se passe aussi bien pour Abigail, dit-il. — Moi aussi, Ansten, répondit Terekhov sur un ton bien plus grave. Moi aussi. » CHAPITRE VINGT-TROIS « Très bien, lieutenant Hearns. » Le même ordre d'attaque en provenance de l'Hexapuma luisait sur l'écran de corn du capitaine Einarsson, à bord du Glouton, et le Nuncien n'attendit pas qu'Abigail le lui retransmette officiellement. En dépit de ses possibles réserves à propos des officiers féminins, il n'avait à l'évidence pas plus envie qu'elle de perdre du temps. « On dirait que la balle est dans votre camp. Bonne chance. Einarsson, terminé. — Merci, capitaine », répondit Abigail avant de jeter un coup d'œil à Ragnhilde. Elle-même fort bon pilote, elle savait toutefois qu'elle n'approchait pas du talent naturel de l'aspirante en la matière, si bien qu'elle était toute disposée à lui laisser le manche à balai. « Séparation, ordonna-t-elle d'une voix calme. — À vos ordres, madame. Séparation », répondit Ragnhilde. La Graysonienne sentit un frisson animer la pinasse quand les faisceaux tracteurs se relâchèrent et que les réacteurs de manœuvre commencèrent à l'éloigner du Glouton. Laissant cette partie de l'opération à Ragnhilde, elle appuya sur le bouton qui la connectait à l'autre pinasse. « Hôtel-Papa-Trois, ici Hôtel-Papa-Deux. Nous avons reçu l'autorisation d'attaquer. Je répète : nous avons reçu l'autorisation d'attaquer. Procédez à la séparation. Je répète : procédez à la séparation et engagez votre impulseur dès que vous aurez atteint votre zone de sécurité. Papa-Deux a la cible alpha, Papa-Trois la cible bêta. Confirmez les cibles et préparez-vous à engager le combat. — Hôtel-Papa-Deux, Papa-Trois procède à la séparation, lui déclara dans l'oreillette la voix d'Aïkawa Kagiyama. Confirmation des cibles. Papa-Deux prendra la cible alpha, Papa-Trois la cible bêta. — Très bien, Papa-Trois », dit Abigail dont les yeux ne quittaient pas l'écran de ciblage étendu devant elle. Les deux pinasses avaient achevé de se séparer de leurs BAL tracteurs avant même qu'Aïkawa n'eût fini de parler. Leurs réacteurs principaux avaient pris vie et les propulsaient sous une accélération de presque cent gravités. Quoique ce ne fût pas énorme, comparé à l'impulsion, c'était bien plus important que ce qu'ils généraient normalement. Les réacteurs servaient surtout durant l'approche finale des points d'ancrage ou en d'autres circonstances nécessitant que les petits appareils opèrent à proximité d'autres bâtiments. Des bandes gravitiques de pinasse, minuscules au regard de celles d'un vaisseau ou même d'un BAL, étaient cependant aussi destructrices pour tout solide qu'elles rencontraient. En outre, le contact avec des bandes plus grandes et plus puissantes grillerait les noyaux de la pinasse au même titre qu'une décharge d'un graser de vaisseau du mur. Raisons pour lesquelles Hôtel-Papa-Deux et Papa-Trois devaient se trouver à au moins dix kilomètres des BAL – et l'un de l'autre – avant que les sécurités intégrées ne permettent à leurs noyaux de s'activer pleinement. Par bonheur, les concepteurs de la FRM savaient qu'il se produisait parfois des urgences et ils ne l'avaient pas oublié pour construire les pinasses de la Spatiale. Ces réacteurs-là étaient bien plus puissants que ne l'exigeait leur fonction normale, quoique leur endurance fût assez courte si on les poussait à fond. La contrepartie fâcheuse était que sans impulsion, les pinasses ne disposaient d'aucun compensateur d'inertie, ce qui ne leur laissait que les plaques antigravité internes. Lesquelles faisaient de leur mieux mais, même dans leur meilleur jour, ne pouvaient égaler la performance d'un compensateur, si bien que plus de quinze gravités d'accélération apparente se transmirent au protoplasme de l'équipage. Cela broyait comme la main d'un archange furieux. Un rude grognement fut arraché aux poumons d'Abigail. La jeune Lemme s'y était cependant attendue, si bien que sa combinaison souple se resserra autour de ses membres et de son torse afin de forcer le sang à remonter vers son cerveau. Elle ignora l’effort physique tandis que la puissance des réacteurs faisait vibrer la pinasse telle une créature vivante, mais ce fut la vue un peu brouillée qu'elle regarda dégringoler le chrono de sa console tandis qu'augmentait la distance au Glouton. Puis ses yeux revinrent sur l'écran de ciblage. Le Dromadaire y restait immobile. Il ne s'agissait pas d'une véritable image optique, quoique le cargo fût désormais à moins de soixante-dix mille kilomètres. À pareille distance, les systèmes visuels de la pinasse auraient aisément pu le montrer, mais les ordinateurs tactiques avaient reçu pour instruction d'en générer plutôt un plan. Ce schéma squelettique permettait de mieux comprendre les véritables paramètres de ciblage. Dans on coin de l'écran, un compte à rebours indiquait le temps séparant les pinasses de la position optimale pour ouvrir le feu. Abigail ressentait une envie profonde, viscérale, de tirer elle-même. De presser le bouton de sa colonne de contrôle quand le compteur atteindrait zéro. C'était toutefois là le guerrier primitif qui subsistait en elle : le coup avait déjà été confié aux ordinateurs, et la précision inhumaine d'éléments cybernétiques dénués d'émotion convenait bien mieux à ce type de manœuvre qu'un cerveau martelé par l'accélération. La fenêtre était trop serrée. Les réacteurs demeurèrent en marche durant sept interminables secondes puis, soudain, entre deux inspirations oppressées, les pinasses arrivèrent assez loin des BAL pour activer leurs impulseurs et la vibration tonitruante cessa. Alors même que la jeune femme soupirait de soulagement, un coin de son cerveau visualisa la consternation qui devait régner sur la passerelle du cargo, alors que des sources d'impulsion apparaissaient soudain sur ses capteurs, à l'équivalent en espace lointain d'une portée de poignard, et filaient vers lui avec une accélération de six cents gravités. Il lui restait trente-trois secondes pour imaginer cela et se demander si les pirates surpris se remettraient assez vite de leur choc pour envoyer un signal avant que les pinasses n'atteignent leur distance de tir programmée. Mais par ailleurs, si l'identification de Un et Deux effectuée par l’Hexapuma est exacte, il est possible que « pirate » ne soit pas tout à fait le mot qui convient, songea-t-elle au moment où le compte à rebours atteignait zéro. Les pinasses s'étaient rapprochées de trois mille huit cents kilomètres de Rival Trois durant leurs trente-neuf secondes passées sous propulsion, mais elles s'en trouvaient toujours à un peu plus de soixante-quatre mille kilomètres quand les lasers tirèrent. L'Hexapuma était l'un des premiers vaisseaux à recevoir les nouvelles pinasses de classe Condor Mark. 30, dont capteurs, capacités de guerre électronique et puissance de feu avaient été améliorés en même temps que leurs compensateurs, tandis que les lasers de deux centimètres montés sur leur nez, naguère standard, avaient été remplacés par des armes de cinq centimètres, dotées de lentilles gravitiques notablement plus performantes. Les barrières latérales d'un vaisseau de guerre auraient dévié avec mépris les plus grands efforts de ces armes et, si elles n'avaient pas été levées, son blindage aurait absorbé les coups n'encaissant que des dégâts superficiels. Mais un blindage de .vaisseau de guerre, conçu avec soin, combinait plusieurs couches de matériaux absorbant chaleur et chocs — des alliages complexes de céramique et de métal, d'une dureté quasi inconcevable — par-dessus une coque membrée en acier de combat. Rival Trois était un vaisseau marchand. Sa coque n'était ni blindée ni faite d'acier de combat mais de vieux alliages à base le titane. Quand les lasers la touchèrent, le résultat fut spectaculaire. En dépit des idées reçues auxquelles parvenaient à s'accrocher les civils, seulement accoutumés à leurs applications médicales et commerciales, les lasers offensifs ne provoquaient pas la fusion. Le transfert d'énergie était trop rapide et trop important pour cela. Une plaque métallique frappée par un laser volait en éclats, et ce fut précisément ce qui arriva à Rival Trois. L'atmosphère jaillit par les blessures déchiquetées pratiquées avec une brutale soudaineté dans la coque du cargo. De petites brèches, comparées à celles qu'auraient produites les armes d'un vaisseau de guerre de taille normale, mais les individus qui se trouvaient de l'autre côté n'avaient reçu aucun avertissement. Un instant, ils vaquaient à leurs tâches routinières en manches de chemise, dans un environnement normal de vaisseau spatial; celui d'après, un démon d'énergie cohérente hurlant explosait au milieu d'eux, des éclats de leur propre bâtiment tranchaient leurs chairs telles des scies circulaires et, alors même que hurlaient les blessés, l'atmosphère qui les entourait se voyait aspirée par le vide vorace. Les systèmes automatiques d'urgence abaissèrent d'un coup les panneaux de sécurité, isolant les compartiments perforés... et privant de tout espoir d'évasion les pauvres diables emprisonnés sur le chemin de la destruction. Ce carnage n'était toutefois qu'un effet secondaire. Les stylets d'énergie décochés avec précision avaient d'autres objectifs, et le feu d'Abigail se planta au plus profond du compartiment de l'hyper générateur de Rival Trois. La jeune femme n'aurait su dire quelle quantité de dégâts elle avait provoquée mais ses ordinateurs tactiques estimèrent une chance de soixante-douze pour cent pour que cela suffît à rendre le générateur irréparable dans l'immédiat. En vérité, ils étaient pessimistes : ce qui en restait n'aurait désormais pu servir que de matériau brut. Le coup d'Hôtel-Papa-Trois toucha sa cible simultanément mais bien plus en arrière, ne visant pas la capacité de Rival Trois à voyager dans l'hyper mais sa manœuvrabilité dans l’espace normal. Les bandes gravitiques commerciales différaient des militaires. Un vaisseau de guerre générait une double bande de contrainte au-dessus et en dessous de sa coque; un bâtiment marchand une bande simple seulement. La différence reflétait le fait qu'il était en théorie possible à un ennemi d'analyser une bande gravitique pour s'ajuster à l'effet distordant du différentiel de gravité sur les capteurs. S'il y parvenait, il pouvait alors « voir » à travers, ce que nul ne souhaitait lorsqu'il était question de son vaisseau. Utiliser une bande double, l'extérieure protégeant l'intérieure, rendait vains ces efforts. Et, bien entendu, les ingénieurs militaires, de par leur nature même, vouaient un culte au concept de la redondance en matière de survie aux avaries des combats. Les concepteurs marchands avaient d'autres priorités, si bien que les impulseurs civils étaient moins massifs de cinquante à soixante pour cent, noyau par noyau, que les dispositifs guerriers. Ces derniers étaient incommensurablement plus coûteux pour une espérance de vie notablement plus courte, deux facteurs bien ennuyeux quand on voulait bâtir un vaisseau de transport durable, bon marché et nécessitant peu d'entretien. L'une des conséquences de cette différence de conception était toutefois qu'un vaisseau de guerre, y compris une pinasse, pouvait générer des bandes gravitiques opérationnelles à l'aide d'un seul anneau d'impulsion, alors qu'un cargo avait besoin des deux. Une autre était que les salles d'impulsion d'un bâtiment de guerre se subdivisaient en compartiments à blindages multiples, dotés d'une alimentation et d'un personnel individuels ; une salle d'impulsion civile était un grand espace d'un seul bloc, totalement dépourvu de blindage ainsi que des circuits de contrôle et sources d'énergie redondantes — sans parler des techniciens — des modèles militaires. Raison pour laquelle le coup d'Hôtel-Papa-Trois infligea des dégâts aussi importants. La blessure causée par le laser n'était en soi qu'une piqûre d'épingle, une infime perforation en regard des dimensions de cible. Chacun des noyaux bêta de l'anneau d'impulsion arrière de Rival Trois avait une masse plusieurs dizaines de fois supérieure à celle de la pinasse, mais la taille, en tant que telle, ne signifiait rien. Le laser perfora tout droit la peau épaisse de la salle d'impulsion et frappa de plein fouet le générateur primaire de bêta vingt-huit — qui explosa et propulsa des lambeaux de lui-même dans la jungle de condensateurs supraconducteurs et de systèmes de contrôle qui l'entourait, tandis qu'une violente décharge d'énergie lui échappait pour frapper bêta vingt-sept et vingt-neuf. Sans les cloisons et batardeaux blindés internes, les instruments de contrôle parallèles mais isolés et les coupe-circuits redondants des modèles militaires, rien n'était susceptible d'interrompre le désastre, si bien qu'une réaction en chaîne de courts-circuits frappant des anneaux supraconducteurs flamboyants traversa le compartiment. Ces éclairs captifs se répercutèrent avec la férocité de démons enragés, provoquant des avaries catastrophiques dans un noyau après l'autre, les mettant tous hors service, tandis que de nouvelles alarmes frénétiques hurlaient sur la passerelle du cargo. Contrairement aux dégâts causés au générateur hyper, l'effet du tir d'Hôtel-Papa-Trois fut aussitôt manifeste puisque tout l'anneau d'impulsion arrière passa en moins de deux secondes d'un fonctionnement au ralenti à une extinction totale. Il s'agissait fatalement de l'action du laser : aucun être humain n'aurait réagi assez vite pour couper le courant en si peu de temps. Encore une fois, cependant, les capteurs d'Abigail ne purent confirmer l'étendue de ces dégâts durant les secondes qu'il fallut aux pinasses pour dépasser leur cible à plus de 7 600 km/s. Les petits vaisseaux de la flotte se tournèrent, gardant le nez aligné sur Rival Trois, et passèrent en puissance maximum, décélérant à six cents gravités. Derrière eux, les BAL nunciens avaient aussi viré de bord mais leur taux de décélération rendait cent gravités au leur, si bien que la distance entre les composants alliés de la petite force d'attaque se creusa rapidement. « Hôtel-Papa-Deux, ici Einarsson, fit une voix dans l'oreillette d'Abigail, quatre-vingt-dix secondes plus tard. Avez-vous une estimation des dégâts, lieutenant ? — Rien de définitif, capitaine. » La jeune femme eut envie d'ajouter « bien sûr », mais elle se rappela que même les capteurs des pinasses devaient paraître magiques aux Nunciens. À tout le moins Einarsson avait-il attendu qu'elle eût le temps d'examiner les données disponibles avant de poser sa question. « À ce que nous avons pu voir au passage, continua-t-elle, nous avons au moins rudement touché leur salle d'impulsion arrière. L'anneau est tombé et un vaisseau de commerce n'a pas franchement les moyens de réparer des avaries pareilles sans aide extérieure. Naturellement, nous ne pouvons pas être certains que c'est le cas, mais ça paraît probable. » Il est bien plus ardu d'estimer les dommages à l'hyper générateur. Puisqu'il n'était pas en marche, nous n'avions aucune activité énergétique à mesurer ou à voir disparaître. D'après la fuite d'atmosphère observée, il semble que nous ayons pénétré assez loin pour en démolir une partie, et les ordinateurs estiment probable à soixante-dix pour cent que ce soit suffisant. Toutefois, nous n'aurons de véritable certitude qu'une fois à bord. » Elle ne proposa pas d'estimation des pertes humaines... et Linarsson ne lui en demanda pas. « Non, nous n'en aurons pas avant, acquiesça le Nuncien. Mais j'ai l'impression que vous les avez touchés assez rudement pour nous donner une chance de monter à bord, justement. Ce qui, pour être franc, est plus que je n'en espérais. Sans vos pinasses, nous n'aurions pas eu la moindre chance de réussir. Beau travail, lieutenant Hearns. Acceptez mes compliments et transmettez-les à vos subordonnés. — Ce sera fait, monsieur, merci. — Et ensuite retournez là-bas et bottez le c... le derrière de ces gars-là jusqu'à ce qu'il leur remonte entre les oreilles, ajouta Linarsson, grave. — Bien compris, capitaine, répondit Abigail Hearns sans manifester le moindre amusement devant l'autocorrection du vocabulaire de l'officier. Je pense que vous pouvez y compter. » Les Hôtel-Papa continuaient de décélérer à fond. La vélocité des pinasses tombait à chaque seconde de presque six kilomètres par seconde, ralentissant leur plongeon en direction du nuage d'Oort du système de Nuncio et des infinies profondeurs interstellaires au-delà. Leurs capteurs ne quittaient toujours pas Rival Trois et l'estimation d'Abigail selon laquelle le cargo avait été suffisamment handicapé se changea en quasi-certitude quand sa position et sa signature énergétique demeurèrent inchangées. « Excusez-moi, madame. » Elle se tourna vers l'aspirante qui occupait le siège du pilote. L’expression de Ragnhilde était assez calme mais une ombre couvait derrière ses yeux bleus. Lesquels ne voyaient pas juste en elle la responsable de la mission en cours ou même l'OTS de l'Hexapuma mais également son officier responsable des élèves officiers – son instructrice et son mentor. — Oui, Ragnhilde ? répondit Abigail, calme, imperturbable, tout en reportant son regard sur sa console. — Puis-je poser une question ? — Bien sûr. — Combien de gens pensez-vous que nous venons de tuer ? demanda Ragnhilde à voix basse. — Je ne sais pas, avoua sa supérieure, injectant dans sa voix un soupçon de froide réflexion. S'il y avait un quart standard dans les deux compartiments, cela ferait deux ou trois personnes dans la salle de l'hyper générateur et quatre ou cinq dans la salle d'impulsion arrière. Mettons huit. Elle se tourna pour regarder l'aspirante droit dans les yeux. « Je pense qu'aucune de celles-là n'a survécu. » Elle soutint le regard de Ragnhilde le temps de compter jusqu'à trois puis fixa à nouveau ses écrans. — Il est possible que le chiffre soit plus élevé, continua-t-elle. Mon estimation suppose une garde de pure forme mais les deux compartiments pouvaient accueillir la totalité de leur personnel, surtout si le vaisseau se tenait prêt à s'échapper rapidement. En ce cas, vous pouvez doubler les pertes. Au bas mot. » Comme sa compagne n'ouvrait plus la bouche, Abigail l'observa discrètement du coin de l'œil elle paraissait contrariée quoique pas surprise. Triste, peut-être. Venait-elle de comprendre qu'elle avait beaucoup mieux accepté la possibilité de sa propre mort au combat que celle d'en arriver à tuer quelqu'un d'autre ? La Graysonienne ne se rappelait que trop bien le moment où cela lui était arrivé, lors d'une froide journée sur la planète Refuge, deux ans T auparavant. L'instant où elle avait pressé la détente du pulseur d'un fusilier mort et vu non pas l'imagerie électronique aseptisée d'une lointaine destruction mais le sang qui jaillissait de chairs humaines déchiquetées, des os humains pulvérisés. Mais, à ce moment-là, tu commandais, tout comme maintenant, se rappela-t-elle. Ceux que tu as tués venaient d'abattre un de tes fusiliers et ils étaient bien décidés à vous tuer tous. Si tu avais des responsabilités, des impératifs sur lesquels te concentrer. Ragnhilde n'en a pas – du moins pas en ce moment précis. «  Quel que soit le nombre exact, reprit-elle devant le silence de l'aspirante, il mourra encore plus de gens à bord de Rival I 'rois, d'une manière ou d'une autre, avant la fin de cette opération. » Elle tourna à nouveau la tête pour la regarder. «  S'ils sont intelligents, ils se rendront et ouvriront leurs écoutilles quand nous arriverons. Mais, même en ce cas, il est probable qu'au moins certains d'entre eux – peut-être tous – mourront tout de même. — Mais, si ce sont des pillards havriens, ils sont protégés par les accords de Deneb ! protesta Ragnhilde. — Si ce sont des Havriens opérant sur l'ordre de leur gouvernement, oui, admit Abigail. Personnellement, je juge cela improbable. — Vraiment, madame ? » Ragnhilde était de toute évidence surprise ; sa supérieure haussa les épaules. «  Mais le message du commandant disait que nous devions les supposer tels. — Je sais que les deux autres Rivaux ont été identifiés comme de construction havrienne, et je ne dis pas que je compte ignorer les instructions du commandant en supposant que leurs équipages ne sont pas eux aussi havriens. Mais aucun de ces bâtiments n'est récent et nous sommes terriblement loin d'un système stellaire auquel la République pourrait accorder le moindre intérêt stratégique légitime. » Abigail eut un petit sourire en voyant l'aspirante sur le point de protester, sûrement tiraillée entre l'apparente certitude de son commandant et le scepticisme de son OREO – dont on ne pouvait oublier que c'était un officier de très fraîche date. — Je ne sais pas sur quoi le capitaine Terekhov fonde ses suppositions, admit-elle. Peut-être n'a-t-il même pas de véritable certitude. Ou bien il a accès à des informations que j'ignore et qui lui donnent une autre raison de croire que nous avons affaire à des pillards de commerce havriens officiels. Dans tous les cas, sa responsabilité l'oblige à prendre en compte même l'improbable. » Mais je me rappelle les rapports de la DGSN que j'ai lus à bord du Bravade lors de ma première affectation. L'une des possibilités que devait envisager le capitaine Oversteegen était que les pirates que nous cherchions en Tibériade soient des irréductibles ayant appartenu au SerSec de Saint-Just, passés dans la clandestinité avec leurs vaisseaux quand lui-même avait été abattu. Tibériade est bien plus proche de la République que l'amas de Talbot, c'est sûr, mais, si je commandais un équipage de gros bras de SerSec qui refusent de se rendre, je voudrais m'éloigner le plus possible de Thomas Theisman et d'Héloïse Pritchart. Je pense plus probable que nous ayons affaire à ce genre d'individus plutôt qu'à deux vaisseaux obsolètes envoyés par Theisman, à presque mille années-lumière du front, pour nous harceler dans une région que le Royaume stellaire n'a même pas encore officiellement annexée. » L'expression de Ragnhilde s'était faite plus pensive, et Abigail sourit à nouveau, un peu plus largement. — Je suppose que cette analyse doit à mon origine graysonienne, non manticorienne. J'ai remarqué – ne le prenez pas mal, aspirante – que vous autres, Manties, considériez le gouvernement de la République, quel qu'il soit sur le moment, comme le plus bel exemple du mal dans l'univers connu. Ce qui n'est pas surprenant, je suppose, compte tenu des rapports que vous entretenez depuis, mettons, soixante ou soixante-dix ans T. » Nous autres Graysoniens avons passé une période aussi longue que l'existence même de votre Royaume stellaire à penser la même chose de Masada. On peut dire que nous sommes moins obsédés par les gouvernements et plus par les idéologies religieuses, dans notre cas, bien sûr. Et nous avons plus qu'assez d'indices qui prouvent que des Masadiens exilés se sont tournés vers la piraterie, commettant des atrocités et apparaissant dans les endroits les plus inattendus après avoir été chassés d'Endicott par l'Occupation, comme par exemple ces prétendus "rebelles”, les fanatiques qui ont attaqué la princesse Ruth et la sœur d'Hélène en Erewhon l'année dernière. Avec tout le respect que je lui dois, donc, même si le capitaine estime que nous avons affaire à des unités havriennes obéissant à des ordres officiels, je n'en suis pas si sûre. Et si ce n'est pas le cas... (son sourire disparut et ses yeux gris-bleu se firent soudain très froids) les accords de Deneb n'entrent pas en ligne de compte, n'est-ce pas ? — Non, madame, répondit lentement Ragnhilde. Sans doute pas. — Alors, et j'ai bien plus d'expérience des pirates que je ne l'aimerais, continua Abigail derrière ses yeux glaciaux, je serais fort surprise si une grande partie des gens qui se trouvent à bord de ce cargo n'étaient pas d'excellents candidats pour la peine de mort. Et c'est donc précisément ce qu'ils recevront, n'est-ce pas ? — Oui, madame », admit l'aspirante d'une voix neutre. Sa compagne hocha la tête en réponse et reporta son attention sur ses instruments. « Puis-je poser une autre question ? » demanda Ragnhilde au bout d'un moment. Le petit rire de la Graysonienne chassa de ses yeux une partie du froid qui s'y attardait. — Vous êtes en train d'accomplir votre premier déploiement, Ragnhilde. Vous êtes censée poser des questions. — Eh bien, en ce cas, pensez-vous que Rival Trois ait pu envoyer un signal à Rival Un ? — Je ne sais pas mais je vois une seule chose susceptible de l'en avoir empêché : que nous ayons causé assez de dégâts périphériques pour endommager son système de communications. C'est bien sûr tout à fait possible. Les vaisseaux marchands ne disposent pas des coms de secours embarqués sur les vaisseaux de guerre, et tous leurs systèmes de commande ou de contrôle, y compris ceux des coms, sont entassés dans un volume nettement plus réduit. Je ne crois pas que nous devions compter sur la providence divine pour nous avoir arrangé le coup, cela dit. Dieu n'apprécierait sûrement pas. » Cette fois, elle souriait pour de bon, quoique ni l'une ni l'autre n'estimât très amusante la possibilité que le cargo eût envoyé un avertissement à ses compagnons armés. — Non, sans doute pas », répondit Ragnhilde au bout d'un moment, elle-même souriante. Elle avait été un peu surprise, au début, de constater que l'enseigne Hearns ne paraissait nullement encline à faire du prosélytisme pour l'Église de l'Humanité sans chaînes. Toutefois, si Abigail ne tentait pas de recruter des convertis actifs, elle ne déployait pas plus d'efforts pour déguiser ses croyances – lesquelles, à dire la vérité, paraissaient bien moins rigides que celles que l'aspirante avait toujours prêtées à la plupart des Graysoniens – même entourés d'une bande de mécréants manticoriens. — Quoi qu'il en soit, conclut Abigail en désignant l'affichage montrant qu'un peu plus de seize minutes s'étaient écoulées depuis le début de leur décélération, nous devrions déterminer par nous-mêmes qui sont réellement ces gens d'ici à peu près cent quatre minutes. » CHAPITRE VINGT-QUATRE — Mettez à jour le journal tactique, je vous prie, mademoiselle Zilwicki, demanda le capitaine FitzGerald. — À vos ordres ! » répondit Hélène. Ses mains volèrent sur le clavier, tapant les instructions idoines, alors que le second comme elle-même savaient très bien que les ordinateurs du ConAux avaient déjà automatiquement mis à jour le journal tac, comme ils le faisaient toutes les cinq minutes quand le vaisseau était en branle-bas de combat. En dépit de cela, le Manuel exigeait une vérification toutes les demi-heures. Les journaux tactiques consignaient en détail les données reçues par les capteurs, les manœuvres de timonerie, les ordres ou données informatiques qui affectaient d'une manière ou d'une autre le comportement tactique de Hexa-puma. Sur des vaisseaux tels que celui-ci, équipés d'un contrôle auxiliaire, c'était le personnel du ConAux qui s'en occupait, afin de soulager de cette distraction celui de la passerelle principale. Sur les vaisseaux dépourvus de ConAux, leur maintenance était supervisée par l'officier tactique subalterne le plus gradé. Leurs fonctions étaient multiples mais comprenaient notamment l'analyse par ArmNav et la Recherche opérationnelle – les organismes de la Spatiale chargés d'évaluer et de corriger la doctrine tactique. En outre, dans le cas où le vaisseau ferait l'objet d'une enquête, les journaux formeraient l'essentiel des pièces à conviction pour toutes les personnes concernées. Raisons pour lesquelles le Manuel était un tout petit peu parano quant à leur sauvegarde. Dans le cas présent, Hélène soupçonnait FitzGerald de voir aussi là une manière d'occuper l'esprit d'au moins un de ses bleus et de l'empêcher de s'inquiéter. Ce qui n'était pas nécessairement une mauvaise idée. Dans un sens, elle jugeait son affectation très satisfaisante. Il était rare qu'une aspirante fût autorisée à assumer les fonctions d'officier tactique d'un croiseur lourd, même dans l'équipe de secours. Pour quelques minutes ou quelques heures grisantes, la section tactique du contrôle auxiliaire était à elle — tout à elle. Enfin... à elle et au second. Et aussi à Paolo d'Arezzo, concéda-t-elle avec une toute petite pointe d'aigreur, si on comptait la sous-section GE. Les blocs tactiles et les liaisons informatiques se trouvant sous ses doigts contrôlaient la meurtrière puissance de feu d'un croiseur de classe Édouard Saganami, et il lui sembla pour la première fois ressentir vraiment toute cette puissance, tout ce potentiel de manœuvre et de combat, comme s'il s'agissait d'une extension de ses muscles et de ses nerfs. C'était en fait assez étrange, se dit-elle. Elle avait participé — non sans succès — à des simulations où elle avait tenu le rôle de l'officier tactique à bord de tous les genres d'appareils, depuis des BAL de classe Écorcheur ou Furet jusqu'à des supercuirassés de classe Méduse. À d'autres au cours desquelles elle était même devenue « commandant ». Une partie de ces scénarios étaient intensément réalistes, au point d'en être terrifiants, et certains avaient même eu lieu ici, à bord de l'Hexapuma, en se servant du ConAux comme simulateur. Pourtant, aucun ne lui avait donné la sensation de fusion avec la puissance d'un vaisseau de guerre qu'elle éprouvait alors, dans la quiétude, la fraîcheur et le silence du contrôle auxiliaire. Probablement parce que, cette fois-ci, je sais très bien que tout est réel. Ce qui, admit-elle en elle-même, était aussi la raison pour laquelle sa satisfaction n'était pas totale. Parce que c'était réel... tout comme le seraient ses responsabilités s'il y avait un incident mir la passerelle. Une perspective plus que suffisante, aussi improbable fût-elle, pour envoyer des papillons glacés voleter dans l'estomac de l'aspirante la plus hardie. À moins bien sûr que la bleue en question ne soit une imbécile achevée. Et j'espère que ce n'est pas mon cas... même si papa a pu parfois déclarer le contraire. « Je reçois quelque chose, mademoiselle Zilwicki », déclara doucement le technicien de première classe Marshall, et Hélène se tourna vers ce matelot responsable de la surveillance des bancs de capteurs passifs les plus éloignés de l'Hexapuma. Tous faisaient leur rapport exclusivement par des canaux fonctionnant à la vitesse de la lumière, afin d'empêcher les Rivaux de les remarquer, donc leurs messages arrivaient avec un retard d'au moins une demi-heure, mais le personnel spatial était habitué à ces informations décalées. Un signal clignotait brillamment sur l'écran de Marshall. Il Ile s'y trouvait pas l'instant d'avant et, alors même que le technicien le tapotait du bout du doigt, il se changea en un flot de données tumultueux. Hélène se pencha et ses yeux s'écarquillèrent. Bon travail, Marshall, dit-elle avant de faire pivoter son fauteuil en direction de FitzGerald. Capitaine, nous avons reçu confirmation que le lieutenant Hearns et le capitaine Einarsson ont effectué leur attaque contre Rival Trois. Les capteurs ont détecté leurs signatures d'impulseurs pile au moment prévu et, trente secondes plus tard, deux tirs laser puissants. D'après ce que Marshall vient de recevoir, les pinasses et les BAL nunciens sont tous passés en décélération maximum à peu près trente secondes avant l'attaque... et Rival Trois n'a pas bougé d'un pouce ensuite. — Parfait, mademoiselle Zilwicki », répondit Ansten FitzGerald. Et ça l'était bel et bien, songea-t-il en observant l'écran qui le reliait à la passerelle. Marshall et Zilwicki avaient remarqué, évalué et transmis les données dix bonnes secondes avant que le personnel hautement entraîné et expérimenté du CO n'eût fourni le même renseignement à Naomi Kaplan. Et, presque aussi parfait, Zilwicki s'était assurée à la fois qu'il sût que c'était Marshall qui avait porté le renseignement à son attention, et que ledit Marshall fût conscient qu'elle y avait veillé. Bien entendu, s'ils avaient été plus rapides que le CO, c'était aussi qu'ils n'avaient pas perdu de temps à vérifier leurs informations avant de les lui rapporter, mais cela restait de l'excellent travail, et il s'apprêtait à leur adresser quelques mots quand le capitaine Terekhov l'appela par la liaison de com passerelle-ConAux. « Le CO nous informe que le lieutenant Hearns a effectué son attaque, Ansten. — Oui, commandant, dit FitzGerald en adressant un signe de tête à l'image de son supérieur. Mademoiselle Zilwicki vient de me faire part de cette information. — Oh, vraiment ? » Terekhov sourit. « Il semble que vous disposiez d'une équipe relativement compétente, capitaine. — Pas trop nulle, en effet, pacha, dit son second en adressant un bref clin d'œil à Hélène et à Marshall, avant de reporter toute son attention sur Terekhov. Je suppose que nous n'avons pas eu de confirmation directe du lieutenant Hearns, commandant ? — Non, mais ça n'a rien de surprenant. » FitzGerald hocha la tête. La question méritait d'être posée, mais ni les pinasses d'Abigail ni les BAL d'Einarsson n'auraient pu atteindre directement l'Hexapuma avec un laser de com à pareille distance – en tout cas pas sans que Rival Un s'en aperçût. Toutefois, elle aurait pu tenter de faire transmettre l'info par un des autres bancs. « Les données des capteurs ont été reçues par un des bancs epsilon et retransmises à la périphérie par un des bancs delta, via impulsions gravitiques, continua Terekhov comme s'il avait au moins en partie lu les pensées de son second. Lequel banc delta était assez écarté sur le flanc pour disposer d'un chemin de com par laser jusqu'à nous en passant à bonne distance des Rivaux. Ce qui signifie qu'il a fallu juste un peu plus de quarante minutes à l'information pour nous parvenir. » Il attendit la réaction de FitzGerald, qui hocha à nouveau la tête. « Soit cinq minutes de plus qu'il n'en aurait fallu pour une transmission directe de Rival Trois à Rival Un, dit-il. — Exactement. Et Rival Un n'a même pas cillé. Il y a donc une chance pour que Hearns ait démoli les communications de Rival Trois. — Ou provoqué assez de dégâts pour les retarder, pacha », fit remarquer le second. Terekhov fit la moue mais ne le contredit pas. Et sa moue ne visait pas FitzGerald, dont le rôle était de présenter l'analyse de toutes les possibilités raisonnables à son commandant. « Dans tous les cas, continua-t-il, ils continuent sur leur lancée et, s'ils tiennent encore environ quarante minutes, ils sont à nous. — Oui, monsieur. » À dire vrai, les Rivaux étaient d'ores et déjà « à eux ». Leur avantage de vitesse était descendu sous les seize mille km/s, la distance qui les séparait en dessous de cinquante-deux secondes-lumière, soit seize millions de kilomètres. Les missiles de l'Hexapuma ayant, en propulsion, une portée supérieure à vingt-neuf millions de kilomètres, ils pouvaient déjà atteindre les deux vaisseaux... lesquels auraient sans doute été condamnés si Aivars Terekhov avait voulu opter pour la destruction pure et simple – ce qui n'était bien sûr pas le cas. « Je dois reconnaître que, quand vous nous avez soumis cette option, j'ai eu des doutes, pacha, reprit le second. Compte tenu de toutes les boules avec lesquelles nous devions jongler, j'admets que je n'avais pas de meilleure idée mais je craignais que cette opération ne soit taillée sur mesure pour Murphy. On dirait que, cette fois-ci, vous avez été plus malin que lui. — Ça reste à prouver », répliqua Terekhov, malgré la lueur d'enthousiasme qui flamboyait au fond de ses yeux bleus. Son expression redevint posée. « Et, quoi qu'il arrive ici, il y a une sacrément bonne chance pour nous ayons déjà tué des braves gens, s'il en restait à bord de Rival Trois. — C'est probablement le cas, admit FitzGerald sans ciller. Et j'en suis désolé. Mais si j'étais un spationaute marchand à bord de ce vaisseau, pacha, je suis tout à fait sûr que je voudrais que nous fassions au moins une tentative pour le reprendre. Même si j'avais ainsi une chance d'y rester. — Je sais, Ansten, je sais. Et je suis d'accord avec vous. Mais si je viens d'en tuer quelques-uns, je ne me sentirai pas mieux pour autant. » Son interlocuteur fut incapable de trouver une réponse réconfortante. Surtout compte tenu du fait qu'il aurait ressenti la même chose à la place du commandant. Et que, d'ailleurs, il ressentait exactement la même chose. « Ma foi, pacha, dit-il avec un sourire sinistre, je pense que le mieux est de nous appliquer à passer notre frustration sur monsieur Mars et son copain. » « Les Rivaux nous hèlent, commandant ! » Terekhov fit pivoter son fauteuil pour faire face au capitaine Nagchaudhuri et haussa un sourcil. « Seulement en vocal, ajouta l'officier de com. — Seulement en vocal ? Intéressant. » Le commandant se caressa le menton du pouce. En fait, il s'était attendu à être contacté bien plus tôt. Presque vingt minutes s'étaient écoulées depuis qu'ils avaient reçu confirmation de l'attaque initiale du lieutenant Hearns. La distance qui les séparait de l'ennemi n'était plus que d'à peine quatre millions et demi de kilomètres, si bien qu'ils se trouvaient à leur tour à portée des missiles havriens, et la vitesse de ces derniers n'était supérieure à la leur que de sept mille six cents km/s. Les poursuivants de l'Hexa-puma avaient-ils attendu délibérément, laissant l'équipage du « cargo » transpirer en se sachant à portée de missile, par mesure psychologique ? Terekhov haussa les épaules. « Passez-les sur le haut-parleur, je vous prie. — À vos ordres, commandant. — Cargo Nijmegen, ici le capitaine Daumier, commandant du croiseur lourd Anhur. Cessez d'accélérer immédiatement et tenez-vous prêts à être accostés ! » La voix dure, tranchante, avait l'accent des bas quartiers de La Nouvelle-Paris. Elle dégageait une hostilité glacée, en dépit de l'absence de menace explicite, et elle était féminine. « Bizarre, vous ne trouvez pas, Ansten ? murmura Terekhov, et son second hocha la tête. — Pour bien des raisons, pacha. C'est bien une Havrienne qui parle. Mais pourquoi nous contacter seulement en vocal ? Et pourquoi ne pas identifier l'Anhur comme un vaisseau havrien ? — Elle fait peut-être semblant d'être une pirate "classique" », pacha, suggéra Ginger Lewis, dans le cadre où elle apparaissait sur l'écran de com de Terekhov. Le commandant l'invita d'un petit geste à préciser sa pensée. « Lors de mon premier déploiement en Silésie, les Havriens avaient organisé une opération de commerce-pillage complexe, conçue au moins en partie pour avoir l'air d'attaques de pirates habituels sur nos vaisseaux marchands. Est-ce que ça pourrait être le même genre de procédé ? — Qu'est-ce que ça change ? » La question de Naomi Kaplan n'était pas agressive : l'officier tac réfléchissait simplement à haute voix. Ginger haussa les épaules. « L'un de leurs objectifs était d'empêcher la DGSN de savoir avec précision si nous affrontions des Havriens ou de simples criminels, en profitant du fait que la guerre nous distrayait de la Silésie. Mais un autre – selon eux, plus important – était d'empêcher les Andermiens de se rendre compte qu'ils opéraient dans l'arrière-cour de l'empire. Ils ne voulaient pas pousser la Spatiale andermienne dans nos bras en ayant l'air de menacer des territoires impériaux. Est-ce qu'ils pourraient aujourd'hui tenir le même genre de raisonnement à l'égard des Solariens ? — Éviter de provoquer la Ligue en marchant sur les pieds de la Sécurité aux frontières dans une zone qu'elle a toujours considérée comme son territoire, vous voulez dire ? demanda Terekhov. — Oui, monsieur. » La chef mécanicienne de l'Hexapuma haussa à nouveau les épaules. « Cela dit, je ne vois vraiment pas pourquoi ça les inquiéterait. C'est nous qui tentons de nous étendre par ici, pas eux, et les Solariens doivent le savoir. Alors je ne dis pas que c'est logique, juste que c'est la seule explication de leur conduite qui me vient à l'esprit. — Ils n'ont aucune chance de faire croire qu'ils sont des pirates avec une femme aux commandes, observa amèrement Kaplan. Trop de vrais pirates sont des néo barbares venant de mondes reculés encore moins éclairés que Nuncio. Certains me rappellent même ces salopards intransigeants de Masada, à dire vrai. » Elle grimaça. « Ces abrutis sont convaincus que personne n'est capable de commander une bande de durs à cuire comme eux sans être obligé de se raser et avoir des testicules ! — Allons, Naomi, dit Nagchaudhuri, apaisant. Il y a quelques capitaines pirates féminins. Pas beaucoup, mais il y en a. — Et, dans l'ensemble, les femmes ayant commandé des pirates se sont montrées drôlement plus cruelles que les hommes, ajouta FitzGerald. — Exact, fit Terekhov. Cependant, il y a quelque chose, dans le cas présent, qui... — Pardonnez-moi, commandant, interrompit Nagchaudhuri. L'Anhur répète son message. — Lancer de missile ! annonça soudain un des matelots de Kaplan. J'ai un lancer de missile de Rival Un ! » Les yeux de l'officier tactique se reportèrent vivement sur son répétiteur. Un unique missile y figurait sous la forme d'un triangle rouge dont la pointe était dirigée droit vers l'Hexapuma, tandis qu'il filait à bonne allure sur l'écran. Kaplan observa les bandes de données latérales puis se détendit et releva les yeux. « Considérez ça comme un tir de semonce, pacha, dit-elle. Il arrive à son accélération maximale. Vu leur vélocité actuelle, ça lui donne une portée de moins de trois virgule deux millions de kilomètres avant que sa propulsion ne soit épuisée. En tenant compte de la géométrie, il ne pourrait nous atteindre qu'à un peu plus de deux millions au lancement... et nous sommes à quatre virgule quarante-huit millions. » Terekhov hocha la tête. Si l'Anhur avait voulu toucher une cible propulsée par impulseurs – même une cible maladroite, lente et endommagée telle que le « Nijmegen » – à une telle distance, il aurait tiré avec une accélération bien plus faible, afin d'allonger la durée de la propulsion du missile, si bien que ce dernier aurait pu traquer le vaisseau en fuite. Ce projectile-ci serait inerte et inoffensif lorsqu'il dépasserait balistiquement l'Hexapuma, aussi tenait-il simplement lieu d'information : le vaisseau du capitaine Daumier disposait de la portée suffisante pour abattre le cargo à tout moment s'il en prenait la décision. « Même message ? demanda Terekhov à Nagchaudhuri. — Oui, commandant. Pratiquement mot pour mot. — Bien. » Le commandant sourit en regardant l'icône du missile continuer de filer en direction de l'Hexapuma. « Puisque personne à notre bord ne serait capable d'imiter un accent rembrandtais de manière crédible, je vais pour le moment négliger de répondre au capitaine Daumier. » Il y eut un ou deux gloussements tandis qu'il se retournait vers Kaplan. « Gardez l'œil sur eux, canonnier. Ils pourraient se sentir frustrés de notre silence et décider de lancer quelque chose d'un peu plus meurtrier. — À vos ordres, pacha. » Terekhov s'installa confortablement au fond de son fauteuil de commandement et croisa les jambes, l'expression sereine, avec l'assurance et la confiance attendues du commandant d'un vaisseau de guerre de Sa Majesté. Et, si se dissimulait derrière ses yeux bleus un noyau d'impatience farouche, cela ne regardait que lui. Hélène faisait de gros efforts pour avoir l'air aussi calme que tous ceux qui l'entouraient à ConAux. Ce n'était pas facile, et elle se demandait à quel point c'était difficile pour les autres. Particulièrement, songea-t-elle avec un mélange de ressentiment et d'admiration forcée, pour Paolo d'Arezzo. Le trop séduisant aspirant semblait imperméable à la tension qui montait au plus profond d'elle. Le seul signe qu'il la partageait peut-être en partie était un léger étrécissement de ses yeux gris tandis qu'assis en compagnie des trois matelots GE que lui avait confiés pour l'assister le lieutenant Bagwell, il observait ses écrans avec une compétence tranquille, efficace. Douze minutes avaient passé depuis la première transmission de l'Anhur. Malgré la réputation d'excellent tacticien du commandant, Hélène n'avait pas vraiment cru qu'il réussirait à se faire poursuivre aussi longtemps par l'ennemi. La distance qui les séparait n'était plus que de 586 000 kilomètres – moins de deux secondes-lumière, et à peine quatre-vingt mille kilomètres hors de la portée théorique des armes à énergie. L'Anhur ne disposait plus d'un avantage de vitesse que d'à peine deux mille km/s. Remarquable, songea-t-elle, admirative, quoiqu'elle eût la bouche indéniablement sèche. Mais il y a un revers à cette médaille. Oui, nous avons aspiré les méchants exactement là où MUS voulions les attirer. Ce qui signifie que nous serons bientôt à portée des armes à énergie de deux adversaires simultanément. Les conséquences possibles lui inspiraient de sombres pensées qui, bien qu'elle n'eût aucun moyen de le savoir, étaient très similaires à celles qui avaient traversé Ansten FitzGerald. Si elle était inconsciente des réserves du second, elle soupçonnait en revanche le capitaine Daumier d'être encore moins satisfait qu'elle, quoique pas pour les mêmes raisons. La voix de l'officier havrien se faisait de plus en plus dure et cassante depuis une dizaine de minutes. Il y avait eu deux autres tirs de missiles, dont un projectile à ogive laser qui avait explosé à peine soixante mille kilomètres derrière le vaisseau. Le commandant n'avait pas cillé. Alors que les doigts d'Hélène la démangeaient, tremblant d'envie d'activer les défenses antimissile de l'Hexapuma, Terekhov était demeuré assis, un petit sourire aux lèvres, à regarder le missile approcher. « Pas celui-ci, avait-il affirmé calmement au capitaine Kaplan. Elle n'est pas encore assez furieuse pour tuer la poule aux œufs d'or, et un vaisseau tel que le véritable Nijmegen vaudrait en lui-même plusieurs fois la cargaison qu'il serait susceptible de transporter dans les Marges. Elle ne va pas tout flanquer en l'air alors qu'elle estime nous avoir d'ici vingt minutes à portée d'armes à énergie – et même assez près pour lancer des pinasses et des navettes d'arraisonnement, bon Dieu! – et nous prendre intacts. Il ne s'était pas trompé mais Hélène avait pris la décision de ne jamais jouer aux cartes contre lui. Il était trop... « Très bien, canonnier, dit soudain Terekhov d'un ton égal, presque badin, qui trancha le silence sur les deux passerelles à la manière d'un scalpel. Exécutez Abattoir dans trente secondes. — À vos ordres, commandant, répondit Kaplan, concentrée. Exécution d'Abattoir dans trois-zéro secondes. » Elle appuya sur un bouton de sa console puis sa voix résonna dans toutes les oreillettes à bord de l'Hexapuma. « Attention, à tout l'équipage, ici l'officier tactique. Paré à exécuter Abattoir à mon commandement. » Hélène se retrouva soudain les yeux fixés sur les chronos, à regarder les secondes s'écouler. « Abattoir », songea-t-elle. Un bien vilain nom, mais approprié si le plan du commandant fonctionne... La tension distordait étrangement sa perception du temps, découvrit-elle. D'un côté, concentrée, elle sentait chaque seconde la dépasser en un éclair et plonger dans l'éternité à l'instar d'une fléchette de pulseur. De l'autre, les chiffres du chrono semblaient s'étirer de manière insupportable, comme si chacun apparaissait lentement puis se fondait dans le suivant si progressivement que la jeune femme voyait pour de bon la modification. Alors que son rythme cardiaque lui semblait avoir triplé, sa respiration se décomposait distinctement en inspiration et expiration. Soudain, le cocon hyper intensif qui l'enveloppait explosa, la propulsant dans un monde d'activité frénétique, quand Naomi Kaplan appuya sur un bouton rouge au centre de son clavier numéro un. Ce bouton lançait un seul ordre mais qui était le premier caillou d'une avalanche : il provoquait une cascade d'ordres secondaires organisés avec soin, chacun déclenchant à son tour sa propre cascade, si bien que des événements commencèrent à se produire. Les bandes gravitiques du HMS Hexapuma passèrent d'un coup à leur puissance maximum. Le major Clary inclina brutalement son manche à balai et le croiseur amorça, à six cents gravités, un virage à tribord de cent quatre-vingts degrés. Ses barrières latérales se matérialisèrent d'un coup ; des drones GE tractés jaillirent à bâbord et à tribord; ses armes à énergie sortirent, verrouillant leurs lentilles gravitationnelles au pourtour des « sabords » des barrières latérales; et radars comme lidars frappèrent les deux vaisseaux havriens tels des fouets sauvages. C'était là le pire cauchemar d'un pirate : un gros cargo marchand sans défense, une proie terrifiée, se changeant avec une terrible soudaineté en l'un des plus dangereux vaisseaux de guerre qui fussent, à une distance où toute fuite était impossible... et toute survie presque aussi improbable. Il fallut à l'Hexapuma quatorze secondes pour quitter le stand-by et se retrouver prêt à combattre. Les drones GE continuaient de communiquer, mais les ordinateurs de contrôle de feu de Kaplan conservaient la trace des deux cibles mise à jour en permanence depuis des heures. Les missiles des files d'attente de ses tubes avaient été programmés pour trois bordées d'avance, les solutions de feu actualisées toutes les quinze secondes depuis l'instant où l'ennemi était arrivé à portée de missiles. À présent, alors même qu'il pivotait, une double bordée jaillit en rugissant de ses tubes, s'orienta, puis fila droit vers Rival Deux. À une distance aussi courte, ils utilisaient toute leur puissance de propulsion et, lancés ainsi, les propulseurs manticoriens de la dernière génération produisaient une accélération de plus de 9oo km/s2. Pire encore, du point de vue adverse, les Rivaux se précipitaient à leur rencontre à plus de deux mille km/s. Le temps de vol serait de moins de trente-quatre secondes. Il fallut quelques précieux instants aux équipes tactiques havriennes pour se rendre compte de ce qui arrivait. Celles de Rival Deux purent lancer un missile antimissile, un seul... et qui manqua sa cible. Quant aux grappes de lasers du contre-torpilleur, elles interceptèrent trois des ogives laser qui filaient vers eux. Les autres — toutes les autres — défoncèrent la ligne de défense et détonèrent en un même instant cataclysmique qui enferma le bâtiment condamné au cœur d'une infernale toile d'araignée de foudre. Les barrières latérales du contre-torpilleur ne clignotèrent même pas : elles disparurent dans l'explosion lumineuse d'un réacteur à fusion touché directement au moins dix fois. Mais Kaplan n'observait même pas le contre-torpilleur. Ayant su ce qui allait lui arriver, elle avait affecté un seul des officiers subalternes qui l'assistaient à la boîte de conserve. Si, par miracle, cette dernière parvenait à survivre, l'assistant avait l'autorisation de poursuivre seul l'attaque par missiles. L'officier tactique pouvait s'offrir ce luxe car aucun de ses tubes lance-missiles n'était assigné à Rival Un... alias l'Anhur. Hélène n'ignorait pas qu'elle assistait à un assassinat superbement projeté et impitoyablement exécuté, non à une bataille. Mais elle était elle-même spécialiste de la tactique, aussi peu d'expérience pratique qu'elle eût en la matière, et elle savait reconnaître une œuvre d'art lorsqu'elle en voyait une, même si l’efficacité pure et brutale de la manœuvre faisait passer en elle un frisson d'horreur glacé. Aivars Terekhov n'éprouvait aucune horreur. Il ne ressentait qu'exultation et satisfaction vengeresse. Le contre-torpilleur de classe Desforge n'était pour lui qu'un facteur irritant. Une distraction. Un ennemi trop négligeable pour qu'on se soucie de le prendre intact. C'était le croiseur qu'il voulait, le vaisseau amiral, qui abriterait les officiers supérieurs et les données intéressantes dont avait besoin de s'emparer le froid professionnel qu'il était. Et il en était heureux, car c'était aussi le croiseur — le croiseur de classe Mars — que le vengeur en lui avait besoin d'écraser. Rien ne devant le distraire de l'Anhur, Kaplan et lui avaient planifié la destruction totale du contre-torpilleur afin de se frayer un chemin jusqu'à leur cible de choix. L'Hexapuma atteignit son nouveau cap, sa proue pointée droit vers l'Anhur. Il n'y avait pas tant d'années que cela, c'eût été une position suicidaire, exposant la béance des bandes gravitiques aux armes de l'ennemi. Le croiseur manticorien possédait toutefois une barrière de proue encore plus solide que ses barrières latérales conventionnelles, alors que le havrien n'en avait pas. Des sabords étaient pratiqués dans cette barrière de proue pour les deux grasers massifs et les trois lasers lui servant d'armement de poursuite. Comme ses armes à énergie des flancs, ils étaient plus puissants que ceux dont étaient équipés la plupart des croiseurs de combat au début des Guerres havriennes. Mieux, leur taille avait été plus augmentée que celle des armes latérales, du fait qu'ils n'avaient plus besoin de partager leur espace avec des tubes lance-missiles depuis que les tubes de flanc de la FRM avaient acquis la capacité de tir à grand cône d'ouverture. Les contrôles de feu du croiseur de Sa Majesté tenaient donc l'Anhur dans une poigne de fer. Il fallut vingt-sept secondes à l'Hexapuma pour renverser son cap — vingt-sept secondes durant lesquelles les missiles qui condamnaient Rival Deux furent propulsés dans l'espace et où l'avantage de vitesse des Rivaux réduisit de 54 362, kilomètres la distance qui les séparait. Ensuite, le vaisseau de Terekhov se stabilisa sur son nouveau cap au maximum de la puissance militaire. Il décéléra en direction de l'Anhur à sept cent vingt gravités, alors même que Rival Un continuait de décélérer vers lui à 531 g, et, cela non plus, il n'était pas censé pouvoir le faire. L'unique mais énorme désavantage tactique des récentes barrières de proue était que les bandes gravitiques devaient être ouvertes aux deux extrémités pour fonctionner. Quand la FRM avait introduit le nouveau système, on avait accepté que les vaisseaux à barrière de proue levée soient incapables d'accélérer, et ce avec joie puisque, pour la première fois de l'histoire, un vaisseau à impulsion serait protégé contre l'attaque meurtrière consistant à « croiser le T », le rêve de tout tacticien. Mais ConstNav avait estimé pouvoir faire mieux et concrétisé cette ambition dans les Saganami-C. La barrière de proue de l'Hexapuma pouvait se mettre en place en deux étapes. La seconde permettait d'obtenir le mur originel qui scellait l'avant de l'impulseur, ainsi protégé contre des attaques sous n'importe quel angle, et de n'importe quelle arme, tout en annulant son accélération. La première étape, toutefois, ne formait pas une barrière complète mais un bouclier circulaire beaucoup plus petit, au diamètre inférieur à deux fois la largeur du vaisseau. Elle ne fournissait aucune protection contre des rayons arrivant selon des angles aigus, et une ogive laser pourrait même se glisser derrière elle avant d'exploser. Toutefois, contre les armes à énergie d'une cible unique, l'Hexapuma pouvait placer cette défense directement entre sa coque et l'ennemi... et continuer d'accélérer à fond. Comme l'avait voulu Terekhov, la stupéfaction que provoqua le piège sauvagement renversé paralysa les officiers de passerelle de l'Anhur. Leur cerveau balbutiait que cela ne pouvait être réel, et même s'il fonctionnait encore, il n'avait aucune idée de ce qu'il fallait faire. Un croiseur lourd ne pouvait pas se retourner aussi vite. Un vaisseau d'un tel tonnage ne pouvait pas accélérer autant. Et, quoique sachant les croiseurs lourds de la FRIVI équipés de barrières de proue, ils ignoraient tout de la dernière innovation. Pour ce qu'ils en savaient, l'Hexapuma ne pouvait donc pas avoir la sienne levée et, sans elle, une joute de face, armes de poursuite contre armes de poursuite, était suicidaire pour les deux vaisseaux ! Pourtant, c'était exactement le jeu que jouait le malade mental manticorien qui fonçait vers eux. Il fallut encore trente et une secondes — durant lesquelles la distance diminua d'encore io8 684 kilomètres, et où la vélocité d'approche des Havriens tomba à un peu plus de mille cinq cents km/s — au commandant du croiseur de classe Mars pour réimposer sa volonté aux manœuvres de son propre bâtiment. Lorsqu'il y parvint enfin, ce fut évident : la proue de l' Anhur se souleva par rapport à l'Hexapuma, si bien que sa poupe s'affaissa d'autant puisqu'il filait tout droit vers le croiseur manticorien. De toute évidence, Daumier — si tel était bien là le nom de l'officier, songea méchamment Terekhov — avait choisi de dresser son vaisseau sur la queue, n'offrant aux lasers de proue de l'Hexapuma que la paroi inférieure de ses bandes gravitiques. Il espérait sans doute effectuer un mouvement tournant assez large pour présenter son flanc puis rouler vers le haut afin de décocher une bordée destructrice par l'arrière, après le croisement des deux vaisseaux. Malheureusement pour lui, la distance n'était plus que de 423 522 kilomètres... 5o 000 de moins que la distance à laquelle l'armement de poursuite de l'Hexapuma aurait pu transpercer la barrière de proue ou de poupe que l'Anhur, de toute façon, n'avait pas. « Ouvrez le feu », ordonna Aivars Terekhov d'une voix calme, sur le ton de la conversation, et Naomi Kaplan enfonça le bouton idoine juste au moment où l'Anhur entamait sa manœuvre. Dans leur arrogante certitude d'être le chasseur, les Havriens ne s'étaient pas même entièrement préparés au combat. Seuls les tubes lance-missiles et une demi-douzaine d'armes à énergie, avec leurs servants en combinaisons souples, étaient prêts à entrer en action. En outre, les espaces périphériques normalement vidés de leur atmosphère pour le combat restaient grands ouverts et pressurisés. Les trois quarts de l'équipage étaient en tenue de travail, non en combinaison souple, quand l'Hexapuma s'était férocement tourné vers eux, et nul n'avait eu le temps d'y remédier. Ils avaient eu juste celui de mesurer leur terrible vulnérabilité, puis le tsunami les avait frappés. Les deux grasers et deux des trois lasers touchèrent leur cible de plein fouet. Qui pis était pour Rival Un, il fallut aux traits 1,4 seconde pour l'atteindre à la vitesse de la lumière... or son changement de position tout juste entamé avait ouvert l'angle assez largement pour que l'un des tirs de graser dépasse sa tête de marteau au blindage épais et fracasse le toit non blindé de la section principale de sa coque fuselée. À une telle distance, faute de se heurter à une barrière latérale, les armes à énergie de l'Hexapuma auraient pu éventrer un supercuirassé. Ce qu'elles firent à un croiseur lourd fut indicible. La tête de marteau arrière de l'Anhur vola en éclats. Blindage lourd, acier de bataille, membrure structurelle, noyaux d'impulseurs, câbles d'alimentation, armement de poursuite, capteurs... tout cela s'éparpilla, déchiqueté comme autant de mouchoirs en papier. Les anneaux supraconducteurs des armes à énergie provoquèrent des explosions secondaires volcaniques tandis qu'ils s'envolaient. Les salles de l'impulseur avant se retrouvèrent soudain ouvertes sur l'espace, d'autres supraconducteurs lâchèrent leur énergie emmagasinée, et la rage de l'Hexapuma s'enfonça toujours plus avant. À travers des cloisons blindées internes, des compartiments d'armes et des soutes. À travers des compartiments de repos, des réfectoires, des points de contrôle des avaries, des salles de régulation vitale et des hangars d'appontement. Elle pénétra d'un tiers la longueur du fuseau central avant de s'épuiser enfin. Les armes de flanc furent arrachées, nullement protégées par le lourd blindage du vaisseau puisque les tirs provenaient de l'unique angle estimé impossible par les concepteurs du vaisseau. D'autres surtensions incontrôlées et explosions secondaires se produisirent, jaillissant sur les côtés du vortex de destruction principal, et le réacteur à fusion arrière parvint à se mettre en sécurité une fraction de seconde avant que le vase instable du goshawk-trois ne tombe en panne. Le croiseur blessé roula sur le côté, son anneau d'impulsion arrière détruit, ses bandes gravifiques vacillantes, la moitié postérieure de ses barrières latérales arrachée. Par cette unique salve, en l'espace de moins de six secondes, le HM Hexapuma et le capitaine Aivars Terekhov avaient tué net trente-cinq pour cent de l'équipage de l'Anhur, et blessé dix-neuf pour cent de plus. Trente et un pour cent de ses armes avaient été détruites. Son accélération maximale avait été réduite de plus de moitié. Il avait en outre perdu quarante-sept pour cent de ses barrières latérales, tous ses noyaux alpha et bêta arrière, ainsi que ses voiles Warshawski. Enfin, cinquante pour cent de sa puissance de propulsion avait disparu, ses contrôles de feu et ses capteurs arrière avaient été éventrés, et presque les deux tiers de ses ordinateurs tactiques avaient été rendus inactifs par des pics de tension et des explosions secondaires. Aucun vaisseau de la Galaxie n'aurait pu recevoir de tels dégâts et rester opérationnel, quelle que fût la motivation qu'avait son équipage d'éviter une reddition. « Croiseur ennemi! » La voix qui hurlait dans l'oreillette de Terekhov n'était plus dure et cassante mais éraillée, déformée par une terreur brute. Croiseur ennemi, nous nous rendons ! Nous nous rendons ! Cessez le feu! Pour l'amour de Dieu, cessez le feu! » Un bref instant, une lueur mauvaise flamboya dans des yeux bleus glacés qui brûlaient désormais aussi ardemment qu'une chaudière. L'ordre de continuer à tirer reposait sur le bout de la langue de Terekhov, avec le goût aigre-doux du sang, l'amertume cuivrée de ses propres morts qui criaient vengeance. Puis ces yeux se fermèrent. La mâchoire du commandant se crispa et le silence tomba sur le pont de commandement de l'Hexa-puma tandis que la voix du capitaine de l'Anhur continuait d'implorer miséricorde. Enfin, Aivars Terekhov rouvrit les paupières et fit signe à Nagchaudhuri. L'officier de com appuya sur un bouton en déglutissant. « Vous avez la communication, commandant », dit-il d'une voix rauque. Terekhov lui adressa un hochement de tête sec. « Anhur ! lança-t-il d'une voix plus froide que l'espace. Ici le capitaine Aivars Terekhov, commandant du HMS Hexapuma. Vous allez immédiatement baisser vos bandes gravitiques, couper tous vos capteurs actifs et vous préparer à recevoir les soldats qui vont vous aborder. Vous ne leur opposerez aucune résistance, ni avant ni après leur montée à bord. Et vous ne purgerez pas vos ordinateurs. Si vous ne respectez pas ces instructions dans le moindre détail, je vous détruirai. Est-ce bien compris ? » Plus d'une personne, sur sa propre passerelle, déglutit avec difficulté en percevant la sincérité de cette promesse. La femme qui commandait l'Anhur ne voyait pas son expression mais elle n'en avait nul besoin : elle savait déjà de quoi il était capable. «Compris, compris, capitaine Terekhov ! » fit-elle aussitôt, articulant les mots si rapidement, dans sa terreur, qu'ils étaient presque incompréhensibles. Presque. « Nous comprenons ! — Très bien », dit très doucement Terekhov. CHAPITRE VINGT-CINQ Hélène Zilwicki avala péniblement sa salive. Elle se réjouissait que le casque de sa combinaison souple dissimulât en partie son expression aux autres passagers de la pinasse, bien qu'elle ne pût s'empêcher de se demander combien d'entre eux éprouvaient la même chose qu'elle. Elle tourna la tête pour jeter un coup d'œil à l'aspirant assis à sa gauche. Elle aurait préféré faire équipe avec Léo Stottmeister, ni Ragnhilde ni Aïkawa n'étant disponibles, mais on ne l'avait pas consultée. Le commandant FitzGerald avait jeté un seul regard aux trois aspirants encore à bord de l'Hexapuma puis tendu l'index, assignant Léo à sa pinasse, Hélène et Paolo d'Arezzo à celle du capitaine Lewis et du capitaine de corvette Frank Henshaw, le mécanicien en second. Puis il les avait considérés tous les trois, l'air grave. « Ça va être vilain, là-bas, leur avait-il déclaré. Quoi que vous puissiez imaginer, ce sera pire. Votre mission à tous les trois est surtout de nous assister, le capitaine Lewis, le capitaine Henshaw et moi. Malgré cela, vous risquez d'être obligés de prendre des décisions rapides. Si c'est le cas, faites preuve de bon sens et tenez-nous informés à tout moment, le capitaine Lewis ou moi. Le major Kaczmarczyk et le lieutenant Kelso sont chargés d'arrêter l'équipage ennemi. Vous laisserez cette tâche à leurs fusiliers. Notre travail à nous est de prendre possession du bâtiment lui-même, et nous serons pour cela guidés par trois considérations principales. Primo, la sécurité et la sauvegarde de nos effectifs. Secundo, le besoin de maîtriser les systèmes du vaisseau et de régler les problèmes susceptibles de provoquer des avaries supplémentaires. Tertio, celui de prévenir tout acte de sabotage ou d'effacement de données. Y a-t-il des questions ? — Oui, capitaine, avait répondu d'Arezzo, qu'Hélène avait considéré du coin de l’œil. — Qu'y a-t-il, monsieur d'Arezzo ? — J'ai compris que les fusiliers seraient chargés de s'emparer des prisonniers, capitaine. Mais qu'en est-il des blessés ? Une fois que nous commencerons à débarrasser les décombres et à ouvrir les compartiments endommagés, nous trouverons sûrement des blessés coincés à l'intérieur – et même sans doute des membres de l'équipage indemnes. — Voilà pourquoi vous avez une arme au côté, monsieur d'Arezzo. Rappelez-vous tous... (les yeux du second s'étaient plantés dans les leurs) à quoi vous avez affaire. Les infirmiers du capitaine Orban auront la responsabilité de donner les premiers soins à tout blessé et de le ramener sur l'Hexapuma pour qu'il y soit soigné. Quels que soient ces gens, quoi qu'ils aient fait, nous nous assurerons qu'ils reçoivent des soins médicaux appropriés. Mais ne commettez pas l'erreur de baisser votre garde parce que le vaisseau s'est rendu. À l'heure actuelle, son équipage est sans doute trop terrifié, choqué et soulagé d'être en vie pour poser une menace, mais ne tenez pas cela pour acquis. Il suffirait d'un fou furieux avec une grenade ou un pulseur pour vous tuer, vous ou toute une équipe de travail. Et cela n'arrangera rien, ni pour vous ni pour vos parents, de savoir que le type qui vous a descendu a été lui-même abattu cinq secondes plus tard. Est-ce que c'est bien compris ? — Oui, capitaine ! avaient-ils répondu à l'unisson, et il avait acquiescé. — Très bien. » Il avait désigné d'un signe de tête les tubes d'embarquement de la pinasse. « Alors montez à bord ! » À présent, Hélène regardait par le hublot, tandis que la pinasse du capitaine Lewis lévitait à bâbord de la coque brisée de l'Anhur, un peu en contrebas. Jamais encore elle ne s'était trouvée aussi près d'un vaisseau havrien, et elle sentit son sang se figer dans ses veines quand devinrent évidents les dommages qu'il avait subis. Il y avait une différence, se rendit-elle compte, entre flotter ici près de l'épave, la contempler de ses yeux, et voir même la meilleure des images sur un écran. Le croiseur disloqué se trouvait juste entre la pinasse et le soleil, et des débris flottants, noirs et déchiquetés – certains aussi gros que la pinasse elle-même –, dérivaient contre l'éclat de Nuncio-B. Hélène repassa en elle-même la mise en garde du capitaine FitzGerald et elle comprit qu'il avait raison. Le spectacle qui l’attendait à l'intérieur de ce vaisseau assassiné serait pire qu'elle ne pouvait l'imaginer. Elle écouta retentir un chapelet d'ordres tandis que les navettes de la première section du lieutenant Angélique Kelso se mettaient en position. Seul le hangar d'appontement antérieur de l'Anhur retiendrait une atmosphère et le capitaine Kaczmarczyk ne semblait pas vouloir prendre des risques inutiles : la première section de Kelso était en armure de combat complète, et il l'envoyait en avant-garde pour sécuriser les galeries du hangar avant que n'abordent les autres fusiliers en combinaison souple. Aivars Terekhov fixait, sur l’écran principal de la passerelle, l'image transmise par la caméra insérée dans le casque d'Angélique Kelso, tandis qu'elle et ses fusiliers prenaient le contrôle de l'unique hangar d'appontement opérationnel de l'Anhur. Il n'y avait là aucun dégât apparent. Du moins pas de dégâts physiques subis par le vaisseau. L'officier blafard, choqué, qui accueillit Kelso à sa montée à bord, c'était une autre histoire. Une écharpe mouchetée de sang immobilisait son bras gauche, sa tunique d'uniforme cramoisie était déchirée et couverte de poussière, là où elle n'était pas tachée de mousse d'extincteur séchée, sa joue gauche portait une vilaine brûlure, et ses cheveux, du même côté, étaient carbonisés. Au moins la moitié des individus qui l'accompagnaient portaient des signes plus ou moins marqués du carnage qui s'était déchaîné sur leur vaisseau, mais ce n'était pas cela qui provoquait l'expression incrédule de Terekhov. Seuls deux de ceux qui attendaient dans le hangar d'appontement avaient une combinaison; les autres portaient toujours l'uniforme dans lequel ils avaient été surpris par l'attaque fulgurante de l' Hexapuma, et cet uniforme n'appartenait pas à la République de Havre. Ou plutôt il n'appartenait plus à la République de Havre. « Eh bien, fit Terekhov une fois sa stupéfaction apaisée, je dois admettre que voilà un rebondissement inattendu. » Quelqu'un renifla et il leva les yeux. Debout près de son fauteuil de commandement, Naomi Kaplan regardait – en même temps que le reste de l'équipe réduite demeurée sur la passerelle – Kelso achever de prendre le contrôle du hangar d'appontement et le reste de ses fusiliers suivre à bord la première escouade. « SerSec ? » L'officier tac secoua la tête avec un mélange de surprise aussi profonde que celle du commandant et d'insondable aversion. « Le mot "inattendu" est assez faible, pacha, si je puis me permettre. — Peut-être. » Terekhov se remettait de son choc, quoique la vue des uniformes qui terrifiaient tous les citoyens de la République populaire de Havre eût fait surgir en lui quelque chose de bien plus fort que de l'aversion. Durant quatre mois, après la bataille d'Hyacinthe, lui et ses subordonnés survivants avaient été les prisonniers de SerSec. Juste quatre mois mais cela avait largement suffi... Une pointe de colère ardente renouvelée chassa de son esprit les derniers filets de surprise. Les bandits de SerSec qui dirigeaient le camp de prisonniers de guerre ayant accueilli sa pitoyable poignée de survivants les avaient traités avec la cruauté du désespoir, tandis que la Huitième Force s'enfonçait irrésistiblement dans l'espace de la République populaire. Ils avaient passé sur eux leur peur et leur haine avec une brutalité de chaque instant que même la conscience d'une défaite inévitable n'avait pu totalement apaiser. Les passages à tabac avaient été monnaie courante. Il y avait eu plusieurs viols, quelques séances de torture. Au moins trois survivants, dont leurs camarades juraient qu'ils avaient été capturés indemnes, avaient tout bonnement disparu. Ensuite étaient arrivées l'une après l'autre la nouvelle du cessez-le-feu que Haute-Crête avait été assez bête pour accepter et, huit jours plus tard, celle du coup d'État de Theisman contre Oscar Saint-Just. Ces huit jours-là avaient été mauvais. Durant la semaine, SerSec avait de nouveau cru aux miracles – cru que nul ne lui demanderait de comptes – et certains de ses membres s'étaient autorisé une orgie de vengeance encore plus sauvage contre les Manties détestés. Terekhov lui-même avait été protégé par ses blessures graves car c'était la Spatiale populaire qui tenait l'hôpital local, dont le commandant, une femme d'un grand courage, refusait même au SerSec d'approcher ses patients. Ses subordonnés, eux, n'avaient pas bénéficié d'un tel traitement, et tous les indices suggéraient que les deux hommes et la femme disparus avaient été assassinés durant cette période... sans doute seulement après avoir subi les tortures cruelles dont certains agents du SS s'étaient fait une spécialité. Les Havriens avaient ensuite mené leur propre enquête afin de déterminer exactement ce qui s'était produit et, malgré lui, Terekhov avait été contraint de croire qu'il s'agissait d'un véritable effort. Il restait malheureusement peu de témoins de SerSec. La plupart avaient été tués quand les fusiliers de la Spatiale postés localement avaient pris d'assaut le QG planétaire et les camps de prisonniers, puis quand les foules hurlantes de citoyens locaux avaient lynché tous les soldats, informateurs et sympathisants du SerSec qu'ils avaient pu trouver. Les bureaux avaient été pillés, brûlés, et la plupart des archives détruites. Certaines sans doute par les agents du SS eux-mêmes mais le résultat était identique. Même l'enquête la plus minutieuse n'avait pu établir ce qui s'était produit. Au bout du compte, le tribunal militaire réuni sur l'ordre direct de Thomas Theisman avait conclu que, très probablement, les subordonnés de Terekhov avaient été assassinés de sang-froid par d'anonymes agents de SerSec. Le capitaine qui présidait ce tribunal avait personnellement présenté des excuses à Terekhov, reconnaissant la culpabilité de la République populaire, et il ne faisait aucun doute que, si le cessez-le-feu s'était changé en traité officiel, le nouveau gouvernement havrien se fût fait l'écho de cet aveu et eût offert toutes les compensations possibles. Les vrais coupables, toutefois, étaient morts ou en fuite. Et maintenant, ça. Terekhov ferma un instant les yeux, confronté à ce qu'il portait de noir et de laid en lui-même. La faim qui l'avait saisi lorsque Kaplan lui avait appris que Rival Un était un croiseur lourd de classe Mars, en dépit de sa force, ne pouvait égaler la haine ardente que faisait renaître cet uniforme. Et l'homme qui le portait, comme le reste de l'équipage de l'Anhur, était le prisonnier d'Aivars Terekhov. Presque à coup sûr un pirate et non un prisonnier de guerre aux actes sanctionnés par un quelconque gouvernement, donc protégé par les accords de Deneb. Le châtiment de la piraterie était la mort. « Peut-être ? » Kaplan se tourna vers lui. Vous voulez dire que vous vous attendiez à quelque chose comme ça, pacha ? Que nous aurions dû le prévoir ? — Non. » Quand Terekhov rouvrit les yeux, son expression était calme et sa voix presque normale, tandis qu'il faisait pivoter sa chaise vers l'officier tac. Je ne m'attendais à rien de tel, canonnier. Quoique, si vous vous souvenez bien, j'ai prévenu que nous ne pouvions nous permettre de supposer que nous avions fatalement affaire à des unités spatiales havriennes. » Malgré elle, Kaplan haussa insensiblement un sourcil, et son supérieur se surprit lui-même par un petit rire sincère. — Oh, j'admets que c'était surtout une précaution de principe, afin de ne pas prendre de risque et de préserver la réputation d'infaillibilité du commandant. Je m'attendais à trouver des unités régulières, à moins que les vaisseaux n'aient été vendus au marché noir – soit par le gouvernement havrien, soit par un amiral de chez eux, décidé à remplir un bas de laine avant de prendre sa retraite. Cependant, nous savons depuis longtemps que certains des pires éléments de la Spatiale populaire et de SerSec se sont tout simplement enfuis quand Theisman a renversé Saint-Just. Au moins deux de leurs contre-torpilleurs et un croiseur léger ont fini par réapparaître en Silésie, et des rapports non confirmés ont parlé d'autres unités ex-havriennes louant leurs services comme mercenaires. Ce qui me surprend le plus, là-dedans, c'est sans doute que certains continuent de porter l'uniforme de SerSec, en dépit des risques. — Des pirates sont des pirates, pacha, dit gravement Kaplan. Ce qu'ils portent ne fait aucune différence. — Non, sans doute pas », dit doucement Terekhov. Mais cela en faisait une, il le savait. « Glouton, ici Hôtel-Papa-Deux. J'ai un message pour le capitaine Einarsson. » Cent deux secondes s'écoulèrent, puis... « Oui, lieutenant Hearns. Ici, Einarsson. — Nous avons des nouvelles de l'Hexapuma, capitaine, dit Abigail en regardant Rival Trois grossir peu à peu devant ses deux pinasses. Rival Deux a été détruit avec tout son équipage. Rival Un, qui, c'est confirmé, est bien un croiseur lourd havrien, a été gravement endommagé et contraint de se rendre. Le capitaine Terekhov l'a fait investir par des fusiliers ; des équipes de secours et de récupération de la Spatiale sont à présent en train de monter à bord. Il a, semble-t-il, subi de lourdes pertes humaines et, selon l'estimation actuelle, les dégâts infligés au vaisseau lui-même sont trop importants pour que des réparations soient envisageables. — Merveilleuse nouvelle, lieutenant ! répondit Einarsson, une minute et demie plus tard. Sauf changement radical dans les quinze prochaines minutes, l'opération sera apparemment un succès total. — Oui, capitaine », fit la jeune femme. Et le fait que ce sont bien des vaisseaux havriens justifie la décision prise par le commandant de les attaquer sans sommation, ajouta-t-elle pour elle-même – surprise du soulagement qu'elle en ressentait... et aussi de se rendre compte qu'à la place du commandant elle eût sans doute fait exactement la même chose, Havriens ou pas. « J'imagine que vous devriez aller leur parler, lieutenant, continua l'officier nuncien à l'autre bout de la ligne, sans attendre la réponse d'Abigail. C'est votre proie, après tout. — Merci beaucoup, capitaine ! On s'en occupe. Hôtel-Papa-Deux, terminé. » Elle espéra que sa surprise ne s'était pas trop sentie. Einarsson était l'officier le plus gradé présent, même s'il se trouvait pour le moment à plus de trente millions de kilomètres. Les pinasses, avec leur accélération supérieure, avaient dépassé Rival Trois de moins de vingt-sept millions de kilomètres, cinq millions deux cent mille de moins que le Glouton. Et cette même accélération leur avait permis de revenir à un million trois cent mille kilomètres du cargo, tandis que les BAL nunciens n'avaient entamé leur trajet retour que depuis deux minutes. En supposant que Rival Trois demeure immobile, onze minutes s'écouleraient encore avant qu'on puisse effectuer une interception zéro/zéro. Que les pinasses dussent s'en charger n'avait jamais vraiment fait de doute, mais Abigail admettait qu'Einarsson l'avait surprise en reconnaissant officiellement – et spontanément – que le mérite de l'opération revenait à un simple lieutenant – et une femme de surcroît. Même si c'était la pure vérité, elle n'avait que trop l'expérience des difficultés que posait une telle déclaration à un patriarche invétéré de la vieille école. Elle fit passer son système de com sur la fréquence marchande. « Cargo inconnu, commença-t-elle, couvrant d'acier de bataille son doux accent graysonien et le rendant aussi froid que l'espace, ici le lieutenant Abigail Hearns du HMS Hexapuma, à bord de la pinasse en approche à zéro-zéro-cinq zéro-sept-deux. Vos compagnons ont été détruits ou capturés à l'intérieur du système. Tenez-vous prêts à l'abordage par mes fusiliers. Toute résistance sera sanctionnée sans pitié. Est-ce clair, cargo inconnu ? » Seul le silence lui répondit. Elle fronça les sourcils. « Cargo inconnu, reprit-elle, veuillez répondre immédiatement à mon précédent message ! » Comme le silence persistait, son froncement de sourcils s'accentua. Ayant réfléchi un instant, elle changea à nouveau de fréquence, cette fois pour contacter le lieutenant Mann à bord de la deuxième pinasse. « Lieutenant Mann, ici Hearns. Avez-vous entendu mes appels ? — Affirmatif, lieutenant. — La cause la plus probable de leur silence radio est que leur section com soit démolie. Ça expliquerait en tout cas pourquoi ils n'ont apparemment pas soufflé mot de notre attaque à Rival Un. Mais je n'arrive pas tout à fait à croire que nous ayons provoqué de tels dégâts. À si courte distance, même si nous avions démoli leur équipement laser, ils devraient pouvoir répondre par radio omnidirectionnelle ! — Je suis d'accord. » Mann resta silencieux trois ou quatre secondes, à l'évidence concentré. « Et si vous aviez provoqué assez de dégâts pour démolir leurs récepteurs ? Ou assez pour que les responsables des coms soient trop occupés à circonscrire d'autres avaries ? — La deuxième hypothèse est plus probable que la première, mais ça ne me plaît tout de même pas. Il y a quelque chose qui cloche. Je serais incapable d'expliquer pourquoi j'en suis aussi sûre, mais c'est le cas. — Ma foi, je ne suis qu'un fusilier, répondit Mann après un ou deux battements de cœur. Je ne vais pas discuter le jugement d'un officier de la Spatiale dans une situation pareille – surtout après que le capitaine Terekhov et le major Kaczmarczyk ont clairement spécifié que cet officier avait le commandement. Que voulez-vous que je fasse ? » Abigail nota qu'il n'avait fait aucune remarque concernant la religion ou la superstition. « Je pense que nous n'avons d'autre choix que de poursuivre la procédure d'abordage, répondit-elle après réflexion. Mais, avant d'avoir une idée plus précise de ce qui se passe, je préfère ne pas trop nous exposer. Nous allons faire passer à bord sans nous accrocher une de vos escouades, deux de mes mécaniciens et les deux aspirants, puis les pinasses se retireront à cinq cents kilomètres jusqu'à ce qu'on ait pu entrouvrir une écoutille. — À vos ordres », dit Mann. Quoique assez surprise de cette absence de discussion, elle se contenta de hocher la tête. « Très bien, lieutenant. Que votre escouade se tienne prête. Nous devrions pouvoir partir en AEV d'ici sept minutes. » « À vos ordres, lieutenant », répéta Mann. Ce grand officier brun frotta son bouc impeccablement taillé et regarda par-dessus son épaule le compartiment des troupes de la pinasse Hôtel-Papa-Trois. « Vous avez entendu, sergent ? — Oui, mon lieutenant. » Le sergent David Crites, premier sous-officier de la troisième section, avait les yeux bleus, les cheveux poivre et sel malgré son prolong, et une attitude des plus sérieuses. La plupart du temps. Cette fois, caressant sa propre barbe, considérablement plus broussailleuse et plus imposante que celle de son lieutenant, il sourit. « Le plus simple serait sans doute de prendre l'escouade de McCollum, vu qu'il est installé près de l'écoutille de sortie. — Ma foi, si c'est ce que nous avons de mieux de disponible, j'imagine que ça fera l'affaire », répondit Mann avec un soupir. De petites rides de rire se formèrent autour de ses yeux noisette tandis qu'il se tournait vers le caporal Wendell McCollum. Le commandant de la deuxième escouade mesurait un mètre quatre-vingt-treize, il avait les cheveux noirs et le nez proéminent. Il était aussi un peu trop enveloppé pour figurer sur une affiche de recrutement convenable. Crites et lui se connaissaient depuis presque vingt ans T et ils étaient célèbres pour leurs concours de jeux de mots qui pouvaient littéralement durer des heures. Le plus important dans l'immédiat, toutefois, était que la deuxième escouade et son grassouillet caporal avaient reçu à l'entraînement les meilleures notes de l'ensemble du détachement de fusiliers de l'Hexapuma en matière d'assaut. Raison pour laquelle les subordonnés de McCollum étaient seuls – en dehors de Mann et Crites – à porter une armure de combat complète. — Tâchez de ne pas ouvrir de placard à peinture explosif, cette fois-ci, caporal McCollum, dit sévèrement le lieutenant. — Une très légère erreur, et on ne vous permet jamais de l'oublier, soupira tristement McCollum, avant de regarder d'un oeil aussi navré qu'accusateur son jeune commandant. Je continue d'estimer que c'était une manœuvre sournoise, même pour un officier... mon lieutenant. — Sournoise ? » Mann lui rendit son regard d'un air innocent. J'ai trouvé que ça changeait agréablement des alarmes audio. Et, comme le sergent me l'a fait remarquer au moment où il... je veux dire où j'y ai pensé... (une lueur malicieuse s'alluma dans son œil) vous devriez vraiment vous méfier plus des pièges possibles dans les scénarios d'entraînement. — C'est le cas maintenant, mon lieutenant. » Tous les trois sourirent. Aïkawa Kagiyama, qui les observait, aurait aimé se sentir ne fût-ce que vaguement aussi calme qu'ils en avaient l'air. Ce calme devait au moins en partie être feint, se dit-il. Tous les guerriers, au cours de l'histoire, avaient ainsi arboré un visage détendu pour afficher leur confiance avant d'affronter l'inconnu. Toutefois, il y avait sous cette comédie un professionnalisme solide et inaltérable. Mann était le plus jeune des trois mais son autorité ne faisait aucun doute, aussi légère que fût la main qui l'exerçait. C'était probablement cela qu'il lui enviait le plus, songea l'aspirant. Le lieutenant se gratta le menton, pensif, puis se tourna vers Aïkawa, dont le degré d'anxiété franchit alors plusieurs degrés. « Il semble que vous partiez en excursion avec nous, monsieur Kagiyama. Je ne sais pas trop ce que nous allons trouver sur place, mais mes fusiliers veilleront sur vous. Rappelez-vous juste deux choses : d'abord, vous êtes un aspirant qui effectue son premier déploiement, pas Preston de l'Espace. Ne cherchez pas les ennuis, observez les gens autour de vous qui ont l'expérience des opérations, et laissez votre arme dans son étui à moins qu'on ne vous dise le contraire. Ensuite, votre combinaison souple est bien plus à même que la peau nue d'arrêter des fléchettes de pulseur et autres saloperies, mais ce n'est pas une armure de combat. Alors soyez gentil : tâchez de maintenir les fusiliers en armure entre vous et tout désagrément potentiel. » Autant lui dire qu'il avait l'ordre de garder les mains dans les poches. Compte tenu des circonstances, Aïkawa jugea cela plutôt réconfortant. « Croyez-vous que le lieutenant Hearns a raison de s'inquiéter, lieutenant ? demanda-t-il au bout d'un moment. — Je n'en sais rien. » Si Mann jugeait la question déplacée, il n'en montra rien. « Ce que je sais, c'est qu'elle n'est pas femme à avoir peur de son ombre. Je suppose que nous aurons la réponse d'ici quelques minutes. » Il se retourna vers Crites et McCollum. Que tout le monde mette son casque ! — À vos ordres ! » Les fusiliers en armure de combat coiffèrent leurs casques au blindage épais, tandis qu'Aïkawa mettait son propre couvre-chef transparent, globuleux. Bien qu'il eût toujours été petit, l'aspirant se faisait l'effet d'un nain dans sa combinaison souple standard, auprès des imposants fusiliers. Les membres de leur armure, d'un noir de jais, étaient gonflés par les muscles » de l'exosquelette, et leurs pulseurs paraissaient à peine plus gros que des jouets entre leurs mains gantées. Les deux porteurs de fusils à plasma avaient échangé leurs armes à énergie contre des fusils à trois canons, et Aïkawa savait les grenadiers seulement munis de HE standard et de grenades à fragmentation, pas de grenades à plasma. Il ne s'en sentait pas moins toujours très petit, insignifiant, armé du seul pulseur fixé sur sa hanche droite. Alors qu'il attendait pour quitter la pinasse, il songea à ce que Mann venait de dire. C'était intéressant. Tous les fusiliers de l'Hexapuma semblaient accorder au jugement du lieutenant Hearns un degré de respect rare, il en avait la quasi-certitude, pour quelqu'un de son grade. Particulièrement pour un officier spatial de ce grade-là. Abigail ne semblait d'ailleurs pas s'en rendre compte. Il se demanda dans quelle mesure cet état de fait était dû aux événements de Tibériade ou à la présence du lieutenant Gutierrez. « Deux minutes, lieutenant, entendit-il le pilote de la pinasse annoncer dans le circuit de com de sa combinaison souple. — Compris », répliqua Mann, avant d'adresser à Crites et McCollum un geste de la main droite signifiant « on y va ». Les deux sous-officiers hochèrent la tête et Aikawa – obéissant à l'ordre du lieutenant – demeura sagement hors du chemin tandis que les fusiliers lourdement armés se dirigeaient vers le sas. Hélène suivait le maître principal Wanderman le long de la coursive menant à Environnemental Trois. Tout comme Paolo d'Arezzo accompagnait le capitaine Lewis vers l'unique réacteur à fusion survivant de l'Anhur, le capitaine Henshaw l'avait envoyée, avec Wanderman, se frayer un chemin dans les débris des salles d'impulsion postérieures. Elle était étonnée de constater à quel point lui manquait d'Arezzo. Si sa froideur était une vraie plaie, son calme apparent s'était révélé plus réconfortant qu'elle ne voulait bien l'admettre. Il était l'unique membre du groupe d'arraisonnement dont le manque d'expérience approchait du sien, et elle avait tiré une force inattendue de cette impression d'identité partagée. « Juste une seconde, madame », dit soudain Wanderman, et elle s'arrêta derrière lui. Le sous-officier et les deux hommes qui l'accompagnaient lui bouchaient la vue, aussi se demanda-t-elle ce qu'était le problème. « Qu'est-ce que vous en dites, cipal ? demanda un des matelots. — Je ne crois pas que ce soit le résultat d'un tir direct, plutôt d'une explosion secondaire. En tout cas, ça a fait de sacrés dégâts. — Je me demande comment ils ont réussi à repressuriser. — C'est une des raisons qui me font croire à une explosion secondaire. Tout tir direct qui se serait enfoncé si profondément, en provoquant autant de dégâts, aurait laissé tout le long une brèche difficile à colmater. Au contraire, si quelque chose a explosé ici, par exemple un anneau supraconducteur, ça a pu démolir le passage en n'ouvrant qu'une toute petite brèche dans la coque, sans éventrer le vaisseau. — Ça ferait presque souhaiter qu'ils aient perdu leurs plaques antigravité, non ? intervint l'autre matelot. — L'apesanteur aiderait, admit Wanderman, mais je crois que, si on reste à bâbord, on n'aura pas de problème. Regardez seulement où vous mettez les pieds. » La curiosité d'Hélène devenait insupportable, surtout du fait que, techniquement, elle était l'officier présent le plus gradé – et, d'ailleurs, le seul. Compte tenu des circonstances, toutefois, elle ne tenterait pas d'imposer son autorité à un homme ayant l'expérience de Wanderman. Même si elle en avait eu envie, songer à la réaction du capitaine Lewis devant cette témérité aurait suffi à chasser la tentation. Mais cependant... Wanderman et les autres s'écartèrent. Et Hélène souhaita soudain qu'ils ne l'eussent pas fait. Tout le côté droit de la coursive qu'ils abordaient avait été déchiqueté comme par des serres colossales furieuses. Le métal y était brisé, effiloché, à demi fondu et resolidifié par endroits, sur une longueur de neuf ou dix mètres. La zone ravagée incluait une des issues de secours du vaisseau, dont le panneau n'avait visiblement eu aucune chance de bouger avant que le coup titanesque ayant ravagé le passage ne le figeât sur place. Pas plus que les hommes d'équipage qui s'étaient trouvés là. La jeune femme aurait été incapable de seulement dire combien il y en avait eu. La cloison bâbord était bosselée là où avaient ricoché sur elle des fragments de la cloison tribord; on distinguait toutefois difficilement ces marques en raison des taches de sang qui les recouvraient. On aurait dit qu'un malade mental armé d'un pulvérisateur chargé de sang avait été interrompu alors qu'il n'avait repeint le couloir qu'à moitié, en se servant de lambeaux de chair humaine et d'éclats d'os pour donner de la texture à son travail. Des membres tranchés, des torses fracassés, des doigts, des morceaux d'uniformes, une botte intacte renfermant encore le pied de son propriétaire, une tête humaine appuyée contre l'issue de secours à l'instar d'un ballon de basket oublié... Et, pis que tout, le cadavre tordu d'un homme à l'évidence grièvement blessé mais pas tué net quand ses deux jambes s'étaient trouvées pulvérisées. Un homme dont les poumons perforés lui avaient fait vomir du sang par la bouche et le nez, et dont les doigts avaient griffé le pont tandis que la coursive se dépressurisait autour de lui. « Wanderman a raison, dit une toute petite voix, sous l'horreur qu'éprouvait Hélène. Ça ne peut pas être le résultat d'un coup au but. Une aussi grande brèche aurait dépressurisé le passage quasi instantanément si elle avait débouché à l'extérieur. Il a dû falloir à ce type plusieurs minutes pour mourir, effondré là, incapable de s'enfuir... Sentant le maître principal l'observer du coin de l'aspirante se contraignit à observer un moment cette scène d'innommable carnage, puis elle prit une profonde inspiration. « J'ai cru vous entendre suggérer de marcher à bâbord, cipal ? » fit-elle en observant le pont terriblement endommagé côté tribord. Sa voix lui parut étrange, dépourvue des tremblements choqués qu'elle sentait courir dans son corps. « Oui, madame. — En ce cas, puisque je suis la plus légère, je pense que je ferais mieux de passer la première pour vérifier la fermeté du sol. » CHAPITRE VINGT-SIX Ragnhilde Pavletic et Aïkawa Kagiyama flottaient dans le vide cristallin en direction de Rival Trois. À pareille distance de Nuncio-B, ils auraient aussi bien pu se trouver dans les profondeurs de l'espace interstellaire. La primaire du système n'étant d'aucune utilité pour distinguer les détails des avaries du cargo, Aïkawa regretta qu'une des pinasses au moins ne fût pas restée à proximité afin de les éclairer de ses lumières puissantes. Mais le lieutenant Hearns avait tenu à les éloigner toutes les deux à une distance convenable. C'est sans doute aussi pour ça que j'aimerais les avoir plus près, songea-t-il, pince sans rire. je n'aime pas l'idée qu'elles aient besoin d'un périmètre de sécurité. Abigail n'avait pas précisé les raisons de cet éloignement, mais il n'était pas besoin d'être hyperphysicien pour les deviner. Le Dromadaire n'était pas armé, et il ne pouvait en aucun cas espérer éperonner un bâtiment aussi petit et agile qu'une pinasse, même s'il avait encore eu des bandes gravitiques en état de marche. En revanche, il disposait d'un réacteur à fusion toujours actif, d'après sa signature énergétique, et quelqu'un d'assez décidé pour cela aurait eu tout le temps d'en contourner les serrures de sécurité. Ce qui n'a rien de réconfortant, se dit l'aspirant en jetant un coup d'œil à Ragnhilde. Le visage de la jeune femme, sans doute à l'image du sien, était visible derrière l'affichage tête haute de son casque. Semblant sentir son regard, elle le lui rendit, parée d'un sourire qui reflétait leur anxiété commune. Tous les deux savaient n'avoir été intégrés à l'équipe d'abordage qu'a titre d'entraînement. Le lieutenant Hearns avait même dû laisser Hôtel-Papa-Deux entre les mains du mécanicien navigant afin d'emmener Ragnhilde, et elle n'aurait jamais fait cela à moins de vouloir la présence de l'aspirante dans un but spécifique. Lequel n'avait à l'évidence rien à voir avec son expérience de ce type d'opération, puisque aucun des bleus n'en possédait. Afkawa aurait aimé dire quelque chose à son amie — ne sachant trop si c'était pour la rassurer ou pour chercher à se rassurer lui-même — mais il garda la bouche fermée et se contenta de secouer la tête en l'équivalent de haussement d'épaules qu'autorisait une combinaison souple. La jeune fille lui rendit son signe et tous les deux reportèrent leur attention sur la tâche en cours, suivant les lieutenants Hearns, Gutierrez et Mann, ainsi que les fusiliers en armure de combat. Il leur fallut un quart d'heure pour achever la traversée. La plupart des lumières de Rival Trois étaient éteintes, et sans doute pas en raison des avaries subies. Il était bien plus probable qu'on ne se fût jamais soucié de les allumer. Pourquoi l'au-rait-on fait, d'ailleurs, alors qu'on se dissimulait loin de tout ? Aïkawa, toutefois, le regrettait. L'énorme masse obscure du cargo n'était qu'une silhouette mal définie, une montagne gainée de brume, seulement visible » par extrapolation, en raison du paysage étoilé qu'elle masquait. L'absence de lumière privait l'aspirant de tout point de référence et le laissait aussi mal à l'aise qu'une fourmi regardant s'abattre sur elle la semelle d'une botte. À en juger par les commentaires secs et les ordres qu'ils échangeaient, le lieutenant Mann et ses fusiliers n'étaient pas en proie à de mauvais pressentiments, eux. Ils avançaient à vive allure, et les cercles lumineux projetés par les lampes de leurs armures de combat découpaient des tranches de solidité dans la noirceur stygienne des plaques de la coque. Compte tenu des puissants systèmes de visualisation et capteurs intégrés à leur tenue, ils n'avaient pas vraiment besoin de lumière, Aïkawa le savait. Se servaient-ils des lampes pour venir en aide aux pauvres gars de la Spatiale, moins bien équipés, et leur permettre de voir dans le noir absolu ? Ou étaient-ils un brin plus oppressés par l'obscurité que ne le laissaient supposer leurs voix à la tranquille efficacité ? Il se rendit compte qu'il préférait la deuxième explication. Il leur fallut une demi-heure de plus pour repérer un sas de maintenance dont l'écoutille extérieure s'ouvrit sans résister lorsqu'on frappa le code d'urgence standard sur son clavier, et qui était assez vaste pour que tout le groupe y entrât sans s'entasser. Aikawa fut content d'y pénétrer car il savait fort bien lesquels d'entre eux l'inexpérience aurait contraints à rester en arrière s'il avait fallu entrer en deux vagues. L'écoutille intérieure s'ouvrit sur un caverneux hangar à matériel. Les formes ovoïdes de quatre lourdes combinaisons de maintenance individuelles s'alignaient le long d'une cloison; les lumières vives du plafond illuminaient établis, panneaux chargés d'outils et caisses de composants électroniques ou de pièces détachées. Ce n'était pas aussi impeccable que l'aurait été le même atelier à bord de l'Hexapuma mais l'équipement était à l'évidence bien entretenu et bien rangé. Les fusiliers sortirent du sas, scrutant les alentours à l'aide des capteurs de leur armure et de leurs bons vieux globes oculaires. Aïkawa n'avait encore jamais songé au nombre de cachettes potentielles de taille humaine qu'on trouvait à bord d'un vaisseau spatial. L'environnement n'encourageait guère les concepteurs à gâcher l'espace mais il s'y trouvait tout de même bon nombre de recoins et d'encoignures susceptibles de dissimuler un individu, voire deux ou trois. Il eût néanmoins fallu être complètement stupide pour jaillir d'une telle cachette afin d'attaquer toute une escouade de fusiliers en armure. Bien sûr, cette stupidité ne consolerait pas franchement ceux d'entre nous qui ne sont pas en armure de combat. je ne doute pas que Mann s'assurerait que l'assaillant se retrouve aussitôt pris d'une crise de mort aiguë... mais, quand j'y pense, ça ne me consolerait pas tellement non plus. Le lieutenant Hearns avait téléchargé un plan des Dromadaires standard sur son bloc-mémo, aussi le consulta-t-elle tandis que les premiers soldats ouvraient la marche vers la sortie du hangar de maintenance. Gutierrez se dressait derrière son épaule droite, armé d'un fusil à sagettes en plus de son arme de poing habituelle, et Mann la suivait sur sa gauche, afin de pouvoir observer l'écran du bloc-mémo. Ils prirent à tribord — vers le « haut » du vaisseau. Le caporal McCollum détacha deux hommes pour fermer la marche et protéger les arrières. Aïkawa estima qu'il s'agissait là d'une excellente idée. Ils avaient parcouru quelque cinquante mètres et dépassé une succession de portes d'évacuation d'urgence ouvertes quand ils découvrirent les premiers cadavres. « Qu'est-ce que vous en pensez, lieutenant ? » Aïkawa fut frappé par le calme de Hearns, alors même qu'elle observait les corps mutilés, effondrés dans une large flaque de sang coagulé. Bien content de porter un casque, il s'efforça de ne pas imaginer la puanteur du sang et des organes internes rompus qui devait emplir le passage. « Plus d'une arme mise en jeu, madame. » Le fusilier, un genou en terre, parlait sur un ton presque clinique, examinant avec soin un des cadavres, tandis que la section de McCollum se déployait, pulseur ou fusil à trois canons en mains. « Votre avis, sergent ? Des armes à fléchettes venant du passage supérieur ? — D'après les éclaboussures, je dirais ça, oui, lieutenant », répondit Crites. Il pivota vers un passage latéral sur la droite. « Quelqu'un avec un pulseur, par là, on dirait. — Et ça n'a pas été à sens unique, dit Mann. — Non. Celui qui se servait de sagettes a descendu ces deux-là. » Le sergent désigna les deux cadavres les plus abîmés, revêtus de ce qui ressemblait à des combinaisons standard, bien qu'il fût difficile d'en être sûr après le passage des projectiles aux bords tranchants. « On dirait qu'ils venaient de sortir du passage latéral quand ils ont été touchés. Mais le gars avec le pulseur était derrière eux, et c'est lui qui a descendu ce mec-là. » Le sergent tâta du bout du pied le troisième cadavre, en chemise d'uniforme bleue et pantalon noir. Aikawa fronça le sourcil. Il y avait quelque chose qui... « Service de Sécurité, dit Mann, prononçant ces deux mots à la manière d'une obscénité. — Vous en êtes sûr ? demanda Hearns. Je ne crois pas avoir jamais vu de photo d'officier SS sans tunique. — J'en suis sûr, affirma le fusilier. Je reconnais l'insigne du col. Et la boucle de ceinture. » Il se redressa. « Et moi qui espérais qu'on en avait fini avec ces putain de salopards. Pardon, lieutenant. — Pas de problème, répondit la jeune femme. Ça fait un petit moment que j'ai quitté le nid, lieutenant, et la terminologie est, en l'occurrence, assez appropriée. » Elle soupira. «-Ça ne présage rien de bon. — En effet », acquiesça Mann. Gutierrez parut avoir envie d'ajouter quelque chose d'un peu plus fort, mais il n'ouvrit pas la bouche. Sans aucun doute, sa responsabilité de protéger le lieutenant entrait-elle en conflit avec les risques inhérents à la profession d'officier de la Spatiale. Son passé de fusilier l'aidait probablement à garder le sens des réalités. Cela et la certitude que, s'il tentait de l'arrêter, Abigail lui arracherait la tête. « On est obligé de se demander si ces deux-là... (le sergent Crites désigna les cadavres en combinaison) faisaient partie de l'équipage original ou bien si les hommes qu'ont postés les Havriens à bord se sont battus entre eux. — Je l'ignore, dit le lieutenant Hearns avec gravité, mais je suppose qu'il n'y a qu'un moyen de l'apprendre. » Il leur fallut encore presque trois heures pour visiter le vaisseau et, même alors, ils n'en eurent en fait examiné qu'une toute petite portion : tout un bataillon de fusiliers aurait pu se dissimuler dans les vastes soutes, mais il devint vite évident qu'il ne restait pas beaucoup d'ennemis vivants à bord – si même il y en avait. Au moins une des navettes avait disparu, et il était possible que les survivants du massacre perpétré ici y fussent montés quand les pinasses étaient encore trop loin pour les voir. S'ils n'avaient activé que les réacteurs, sans brancher l'impulseur, rien ne les avait empêchés de s'enfuir. Même avec une accélération de départ assez faible, ils pouvaient à présent se trouver n'importe où dans un volume d'espace colossal. Cela dit, si certains s'étaient échappés ainsi, ils ne pouvaient être très nombreux. Il y avait des cadavres éparpillés un peu partout, certains isolés, d'autres – comme les premiers – par petits groupes. La plupart avaient été tués à l'aide d'armes à sagettes, mais environ un quart par les fléchettes plus puissantes de pulseurs militaires. Au moins un homme semblait avoir été étranglé, trois avaient été poignardés ou égorgés, et Abigail Hearns peinait à imaginer ce qui s'était passé. Quelle folie s'était-elle emparée de ces gens ? Quelle aliénation les avait-elle conduits à passer leurs deux dernières heures à se traquer et à s'abattre mutuellement ? Les ordres du capitaine Terekhov lui avaient interdit de se présenter à eux tant que le compte de Rival Un et Rival Deux n'avait pas été réglé, afin de les empêcher d'avertir leurs compagnons armés qu'un vaisseau de guerre manticorien se trouvait dans le système., mais ils possédaient fatalement des capteurs assez puissants pour comprendre ce qui s'était produit et prévoir que les pinasses et les BAL leur ayant infligé tous ces dégâts allaient revenir s'emparer d'eux. Pourquoi donc ne s'étaient-ils pas contentés d'attendre ? La réponse leur apparut dans les salles des machines quand ils y parvinrent enfin. « Attendez un instant, lieutenant, lança le caporal McCollum. Alverson est à l'entrée de la salle de propulsion, et il dit que l'écoutille est verrouillée. De l'intérieur, semble-t-il, mais il n'a pas encore essayé de la forcer. — Que tout le monde reste en position ! ordonna Mann, avant de se tourner vers Abigail. Comment voulez-vous qu'on procède, lieutenant ? — Ma foi, répondit Abigail, dont les pensées devançaient de loin les paroles, si ceux qui se trouvent à l'intérieur étaient candidats au suicide, ils auraient déjà eu tout le temps de se faire sauter. » Elle eut un sourire sans joie. « À moins, bien sûr, qu'ils n'attendent délibérément d'avoir la certitude qu'au moins certains des nôtres sont à bord. — Ce serait surprenant, dit Mann. D'un autre côté, il arrive que les gens fassent des choses surprenantes. Et quiconque est assez cintré pour continuer de porter un uniforme du SerSec est probablement un rien plus instable que la moyenne. — Plus instable ? » Abigail se surprit par un petit rire dur. « Quiconque est allé si loin, lieutenant, a tellement dépassé la limite de la folie qu'il ne la voit même plus dans son rétroviseur ! — C'est juste que nous autres, les fusiliers, sommes doués d'un talent naturel pour les résumés concis, dit Mann, modeste. Par ailleurs, j'ai pris des cours de droit par correspondance. Cela dit, je crois quand même que ceux qui se sont enfermés là-dedans l'ont plutôt fait pour empêcher quelqu'un d'autre de faire sauter le vaisseau. » La jeune femme hocha la tête et jeta un coup d'œil aux deux aspirants qui se tenaient près d'elle, tentant d'avoir l'air de ne pas écouter. Non qu'il y eût la moindre raison pour qu'ils n'écoutent pas. Tous les deux faisaient de leur mieux pour paraître calmes et y parvenaient d'ailleurs assez bien. Hormis une certaine raideur d'épaules de Ragnhilde et les doigts de la main droite d'Aïkawa qui tambourinaient sur l'étui de son pulseur, peu de signes révélaient leur tension. Abigail aurait sans doute pu les laisser tous les deux à bord des pinasses : ce n'était pas comme 5i elle avait un besoin pressant de subordonnés. Toutefois, laisser de futurs officiers s'endormir dans du coton ne rendait service à personne. « Des recommandations, mademoiselle Pavletic ? Monsieur Kagiyama ? » Les deux aspis sursautèrent comme si elle les avait piqués avec une aiguille puis s'interrogèrent brièvement du regard avant de se tourner vers elle. « Je pense que le lieutenant Mann a raison, madame, dit Ragnhilde. Comme vous dites, si quelqu'un voulait se suicider en faisant sauter le vaisseau, il en aurait eu tout le temps. Mais, si quelqu'un d'autre avait l'intention de le faire sauter et que je veuille l'en empêcher, je tenterais probablement aussi d'interdire l'accès au compartiment du réacteur principal. — Je suis d'accord, madame, enchaîna Aïkawa. Et, si c'est le cas, la personne en question est sûrement aussi nerveuse qu'un chat avec un hexapuma au pied de son arbre. Je conseillerais une approche prudente. — Ça m'a l'air d'un bon conseil », dit gravement Abigail en regardant Matéo, qui, dressé derrière les deux aspirants, s'efforçait de ne pas sourire. Sans doute se rappelait-il la première affectation de quelqu'un d'autre, songea-t-elle. Elle lui rendit son regard un instant puis carra les épaules, gagna d'un bon pas le panneau de communications fixé à la cloison, près de l'écoutille de la salle de fusion, et appuya sur le bouton d'appel. Ayant attendu plusieurs secondes en vain, elle fit une nouvelle tentative. Deux ou trois secondes de plus s'écoulèrent lentement puis... « Quoi ? » Cet unique mot était dur, tranchant, pétri d'hostilité mais aussi d'épuisement. « Je suis le lieutenant Abigail Hearns, du HMS Hexapuma. » Ce n'était pas le moment de compliquer les choses en essayant d'expliquer ce qu'une Graysonienne faisait si loin de chez elle. « Nous avons pris le contrôle de ce vaisseau. Il est sans doute temps que vous sortiez de là. » L'interphone resta silencieux durant deux ou trois battements de cœur, puis il reprit vie dans un staccato de paroles. « Qu'est-ce que vous avez dit ? Qui avez-vous dit que vous étiez ? — Le lieutenant Hearns, de l'Hexapuma, répéta Abigail avec fermeté. Notre vaisseau a capturé le croiseur lourd – l'Anhur, je crois – et détruit le contre-torpilleur. Pour le moment, mon équipe d'arraisonnement n'a trouvé personne en vie à bord de ce cargo. Et je crois vraiment qu'il est temps que vous sortiez de là. — Attendez. » La voix demeurait dure mais elle abritait à présent de la vie, de l'incrédulité et un immense besoin d'espérer – ainsi que la crainte d'un nouveau piège. La jeune femme tenta en vain d'imaginer ce qu'avait traversé celui à qui elle appartenait, et son échec lui donna de la patience. « Activez votre transmission visuelle », lui enjoignit au bout d'un moment son interlocuteur invisible. Le dispositif de com de la cloison était une simple unité de base. Elle pouvait être réglée en vocal uniquement, ou en vocal et visuel à double sens, mais pas en visuel à sens unique. L'homme enfermé dans la salle de fusion avait apparemment requis un délai pour prendre le temps de couvrir sa caméra car, du côté d'Abigail, seul un flou informe apparut sur l'écran. La jeune femme se planta calmement face à sa propre caméra et recula assez pour que fût visible sa combinaison souple de la Spatiale. « Enlevez votre casque, s'il vous plaît », reprit la voix. Elle s'exécuta. Il y eut un instant de silence puis : « Nous sortons. » Mann eut un geste rapide; trois des fusiliers de McCollum se postèrent sur le côté de la porte, leur pulseur braqué. Matéo Gutierrez, ayant suivi sa protégée jusqu'au système de com, se contenta de pointer son fusil à sagettes vers le sol, prêt à le relever et à tirer avec une vivacité ophidienne en cas de besoin. Les fusiliers et lui s'étaient à peine mis en position quand l'écoutille coulissa souplement sur le côté. Un homme aux cheveux sombres, d'environ un mètre quatre-vingts, apparut dans l'ouverture. Ses yeux s'écarquillèrent et ses mains vides s'écartèrent de ses flancs lorsqu'il découvrit les trois armes braquées sur lui. « Lieutenant Josh Baranyai, dit-il très vite. Troisième officier de l'Aube émeraude. — Lieutenant Hearns », dit Abigail. Comme il détournait les yeux des pulseurs, presque convulsivement, elle lui sourit, se voulant la plus rassurante possible. « Êtes-vous seul, lieutenant Baranyai ? — Non. » Il s'interrompit et se racla la gorge. « Non, lieutenant. Nous sommes onze. — Pourriez-vous nous apprendre ce qui s'est produit là-dedans.? demanda-t-elle en agitant la main pour désigner le reste du vaisseau jonché de cadavres. — Pas avec certitude. » Baranyai jeta un coup d'œil aux fusiliers puis regarda à nouveau la jeune femme. « Franchissez l'écoutille, je vous prie, dit-elle. Je ne veux pas me montrer impolie mais, tant que nous ne savons pas exactement ce qui s'est passé, ni qui est qui, nous devons rester prudents. Ça signifie, j'en ai peur, que nous allons tous vous fouiller pour vérifier si vous dissimulez des armes. J'espère que vous nous pardonnerez ce nécessaire manque de respect. » Baranyai éclata d'un rire où perçait un accent d'hystérie mais qui comportait aussi une bonne part de véritable amusement. « Lieutenant Hearns, après ce que nous avons vécu depuis deux mois, je ne vois pas ce que nous ne serions pas prêts à pardonner si nous nous en tirons ! » Il sortit dans le couloir, les mains toujours bien écartées, et attendit patiemment qu'on ait achevé de le fouiller. « Rien, lieutenant », annonça le fusilier qui s'en était chargé. Abigail fit alors signe à Baranyai de la rejoindre (elle et Gutierrez qui, silencieux, demeurait à son côté), tandis que le réfugié suivant – une femme, cette fois – sortait timidement de la salle de fusion. « Bien, lieutenant Baranyai. Que pouvez-vous me dire ? — Ils nous ont capturés il y a deux mois, deux mois et demi. » Il se frotta la bouche du dos de la main, battit des paupières, puis se secoua et prit une profonde inspiration. « Ils nous ont capturés il y a deux mois et demi, répéta-t-il, plus calme. Ils ont bondi sur nous juste au bord de l'hyperlimite, alors que nous quittions la Nouvelle-Toscane. Nous n'étions qu'à une demi-heure de la translation quand ils ont aligné leur vecteur sur le nôtre. Pour ce qu'on a vu venir, ils auraient aussi bien pu sortir de nulle part. » Il haussa les épaules. « Je pense qu'ils sont arrivés en mode furtif, mais la Compagnie n'a jamais dépensé un crédit de plus que nécessaire en capteurs. Même s'ils étaient arrivés dans un coup de tonnerre et en tirant des fusées lumineuses, on ne les aurait pas vus. » Quand le capitaine Bacon s'est avisé de leur présence, ils étaient déjà là, et ils lui ont dit que, s'il tentait de se servir de la com, ils nous démoliraient. » Baranyai haussa à nouveau les épaules. « Avec toute une batterie de croiseur lourd braquée sur lui, il n'a pas eu trop le choix. Ils sont donc montés à bord. » L'officier marchand solarien croisa les bras, les frottant comme s'il avait froid. « C'étaient des malades mentaux, continua-t-il d'une voix plate. La plupart d'entre eux, nous nous en sommes aperçus plus tard, étaient des "troupes de sécurité" de l'ancien régime de la République populaire de Havre. Laquelle entretenait a priori des vaisseaux entièrement menés par du personnel de "sécurité" pour garder l'œil sur ses bâtiments réguliers ! » Il lança à Abigail un regard signifiant que, même aujourd'hui, il avait peine à croire cela possible, et elle hocha la tête. « Oui, en effet. On a eu nous-mêmes... un certain nombre d'expériences avec eux. L'ex-régime havrien n'était pas célèbre pour sa modération. — Je vous crois sur parole, dit Baranyai. Autrefois, ça n'aurait peut-être pas été le cas mais ça l'est aujourd'hui, c'est sûr. J'imagine que les journaux n'ont pas rapporté toute la vérité sur la République populaire. Je n'avais jamais rien lu suggérant que l'asile était aux mains de maniaques homicides. — Tous les Havriens ne sont pas des maniaques. Nous ne les aimons pas tellement, bien sûr, mais l'honnêteté oblige à admettre que le régime actuel semble avoir fait tout son possible pour mettre au jour et éradiquer les excès de ses prédécesseurs. » Cette déclaration fut prononcée d'un ton plus guindé qu'Abigail ne l'eût voulu, mais ce n'était que la stricte vérité. « Ça aussi, je veux bien le croire, compte tenu de la manière dont ces gens se sont comportés, dit Baranyai. Leur commandant – le "citoyen commodore Clignet", comme il se faisait appeler – était capable de se lancer dans des discours délirants d'une demi-heure, sous le moindre prétexte, à propos des "récidivistes", des "traîtres à leur classe", des "ennemis de la Révolution" et des "oppresseurs du peuple" qui avaient conspiré pour renverser le gouvernement légitime de la République populaire et assassiner un certain Saint-Just. » Abigail hocha à nouveau la tête, et Baranyai la considéra avec impuissance. « Moi, je croyais que le chef de l'État havrien s'appelait Pierre, reprit-il. — C'était le cas. Il a été remplacé par Saint-Just après avoir, été tué au cours d'une tentative de coup d'État. — Si vous le dites. » Baranyai secoua la tête, et Abigail étouffa un sourire devant la manière dont sa désorientation mettait en évidence l'importance primordiale de la guerre contre Havre et de ses causes, du point de vue solarien. « De toute façon, continua l'officier marchand, Clignet se veut le chef de la contre-offensive qui sauvera la Révolution. Ce n'est pas une vulgaire racaille de pirate, du moins pas à ses propres yeux. Et il est très porté sur le "maintien de la discipline révolutionnaire". » Baranyai frissonna à nouveau. « À ce que j'ai pu en voir, ce n'est qu'une excuse pour s'autoriser des tortures. Quiconque – et je dis bien quiconque – fait la moindre vague, s'acquitte imparfaitement de ses devoirs ou déplaît à Clignet et à ses flagorneurs a de la chance de s'en sortir en Vie. Voire de réussir à se suicider avant que les gros bras du commandant ne mettent la main sur lui. Et ses hommes subissent ça autant que les nôtres. Apparemment, il considère qu'on est avec ou contre lui sans réserve. Dans le second cas, on mérite tous les sévices qu'il peut imaginer. » Le capitaine Bacon a survécu à peu près deux semaines, continua le lieutenant, grave, et il lui a fallu trois jours pour mourir. Sophia Abercrombie, notre mécanicienne en second, a disparu une semaine plus tard. Mais nous n'étions pas les seuls. En vérité, je pense que certains des hommes de Clignet étaient soulagés de nous avoir sous la main, parce que ça leur donnait une chance de l'aiguiller vers d'autres cibles. D'après ce que j'ai compris, lui, Daumier et une demi-douzaine d'autres officiers supérieurs ont gardé la mainmise sur la situation en combinant le partage du butin, l'autorisation de s'amuser avec les prisonniers et la terreur organisée. Nous étions tout en bas de l'échelle mais quiconque avait seulement l'air de sortir des cadres pouvait passer à la trappe. » Je ne sais pas très bien ce qui s'est passé aujourd'hui. Ils nous avaient répartis en groupes de travail, comme d'habitude, quand quelqu'un a complètement démoli les machines. C'était vous ? — J'en ai peur, admit simplement Abigail. Je suis navrée si nous avons tué certains de vos gens, lieutenant, mais avec un seul vaisseau hypercapable et des cibles séparées de plus d'une demi-heure-lumière... » Elle haussa les épaules. « Je comprends. » Baranyai ferma les yeux un instant, défiguré par le chagrin. Lorsqu'il les rouvrit, il soutint toutefois le regard de la jeune femme sans ciller. « J'aurais préféré que ça n'arrive pas, mais je comprends. » Il parvint à esquisser un sourire d'une amertume infinie. « Et si vous n'étiez pas intervenus, nous serions sans doute tous morts d'ici quelques mois, de toute façon. Ou bien nous aurions regretté de ne pas l'être. » Il prit une profonde inspiration. « Quoi qu'il en soit, vous avez carrément dézingué le vaisseau. Le citoyen lieutenant Eisenhower, l'officier que Clignet avait assigné à l'Aube émeraude, faisait partie de son cercle d'intimes. Il nous a hurlé de remettre l'hyper générateur et les impulseurs arrière en état de marche, ce n'était même pas la peine d'essayer : tout ça est bon pour la casse. Son propre officier mécanicien le lui a confirmé. Moment auquel il a dû ordonner à ses hommes de faire sauter le vaisseau et eux avec. » Après nous avoir tous tués pour que nous ne puissions pas intervenir, bien sûr. » Il se tut, contemplant quelque chose que lui seul voyait. Puis il se secoua et son regard revint à Abigail. « Je pense qu'au moins une partie des siens ont décidé qu'ils ne voulaient pas être des martyrs de la Révolution, finalement. Nous, nous n'étions évidemment pas armés, mais quelqu'un s'est mis à tirer. Je crois que Steve Démosthène – notre officier en second – était dans la salle d'impulsion arrière quand vous nous avez attaqués. Je ne sais pas. En tout cas, j'ai entraîné jusqu'ici tous ceux de mes camarades sur lesquels j'ai pu mettre la main. Je me disais que les pirates auraient du mal à faire sauter le vaisseau sans se servir du réacteur à fusion, quel que soit le vainqueur de leur fusillade, et qu'il y avait au moins une chance pour que les gens qui nous avaient tiré dessus nous envoient un groupe d'arraisonnement. En tout cas, c'était le seul endroit où j'estimais pouvoir aller et, en tant qu'officier, je connaissais les codes de neutralisation de sécurité, si bien que personne ne pouvait déverrouiller l'écoutille de l'extérieur. Et... nous voilà. » Comme il agitait les deux mains en un mouvement vague incluant la totalité du vaisseau qui les entourait, Abigail hocha la tête. « Vous voilà, répéta-t-elle d'une voix calme. Lieutenant Baranyai, je déplore que vous et les vôtres ayez dû subir tout cela, et je regrette profondément la mort de vos camarades officiers ou matelots. J'aurais préféré que nous ne soyons pas contraints d'allonger la liste. Toutefois, au nom de l'Hexapuma et du Royaume stellaire de Manticore, je vous donne ma parole que vous serez tous rapatriés dans la Ligue solarienne le plus vite possible. — Pour le moment, lieutenant Hearns, je ne vois rien qui puisse nous faire plus plaisir, répondit Baranyai avec une simplicité venue du fond du cœur. — En ce cas, nous allons appeler mes pinasses et vous faire monter à bord. » CHAPITRE VINGT-SEPT « Qu'est-ce qui va leur arriver, à ton avis ? demanda Ragnhilde. — Aux Havriens ? renvoya Hélène. Ou à Baranyai et ses subordonnés ? » Tous les aspirants de l'Hexapuma étaient réunis autour de la table commune des quartiers des bleus. Deux journées locales s'étaient écoulées depuis la destruction de la « première escadre de libération populaire » du commodore Henri Clignet et la reprise de l'Aube émeraude. Les impulseurs de l'Anhur étaient demeurés en assez bon état pour que la triste épave s'ébranlât avec une petite accélération de cinquante gravités, si bien qu'elle se trouvait désormais en orbite de garage autour de Pontifex. La carcasse de l'Aube émeraude, après avoir été tractée par une demi-douzaine de BAL, voisinait avec son ex-ravisseur. Baranyai avait confirmé qu'une navette lourde du cargo manquait à l'appel, mais nul n'en avait encore trouvé trace. Elle finirait par réapparaître quelque part, Hélène en était sûre. Sans doute sur Pontifex, abandonnée par ses occupants. La jeune femme n'aurait en revanche su dire comment les évadés havriens comptaient se fondre au sein d'une population aussi isolée, mais cette tentative constituait sûrement, selon eux, leur meilleur choix. « Tous, je suppose, répondit Ragnhilde. Mais je pensais surtout aux Havriens. — Qu'ils aillent se faire foutre, les Havriens ! lança Aïkawa, avec une telle violence qu'Hélène lui adressa un regard surpris. — Tu as entendu comme moi Baranyai. Tu crois une seconde qu'ils ne mériteront pas leur sort, quel qu'il soit ? — Je n'ai pas dit que je les plaignais, se défendit Ragnhilde. Juste que je me demandais ce qui allait leur arriver. — Quoi que ce soit, ce sera plus indulgent qu'ils ne le méritent, marmonna son compagnon en contemplant ses poings serrés sur la table. — j'ai entendu le second discuter avec le capitaine Nagchaudhuri, cet après-midi, intervint Léo Stottmeister. D'après lui, le commandant va demander au président Adolfsson de les garder prisonniers ici, au moins temporairement. — Ça me paraît raisonnable, dit Hélène. En tout cas, on n'a pas de place pour eux à bord. — Non, en effet, approuva Léo, mais je ne crois pas que ce soit la seule raison. » Laissant son regard faire un tour de table, il constata que tous les yeux étaient fixés sur lui. « D'après ce que le second disait, le commandant a recommandé à l'amiral Khumalo que Clignet, Daumier et les autres soient remis aux Havriens, avec toutes les preuves de leurs activités que nous avons pu réunir. — Mon Dieu! » Hélène se laissa aller au fond de son siège, les lèvres entrouvertes sur un sourire. « Ça, c'est... vicieux », dit-elle, admirative. Clignet, conformément à la mégalomanie Payant conduit à rêver - avec une apparente sincérité - de restaurer un jour la République populaire dans toute sa gloire malveillante, avait consigné dans un journal toutes les activités de son « escadre ». Il y avait détaillé amoureusement ses prises - nom, numéro de registre et cargaison -, les bénéfices qu'il en avait tirés, les systèmes stellaires où elles avaient été vendues, et jusqu'aux noms des revendeurs entre les mains desquels elles étaient passées. Il avait -aussi enregistré la composition des autres unités havriennes insoumises avec lesquelles il avait été en contact, et de l'organisation « Force de libération en exil » qu'avaient fondée ces irréductibles. En outre, il avait établi la liste minutieuse des gens qu'il avait fait exécuter pour « trahison envers le peuple », dont au moins quarante individus n'ayant jamais été citoyens de la République populaire, et celle tout aussi exhaustive de ses subordonnés s'étant le plus distingués « pour leur zèle au service du peuple ». Cette seule information aurait suffi à en faire pendre la plupart dans le Royaume stellaire, mais il y aurait une délicieuse et perverse élégance à les remettre aux mains de la République de Havre restaurée : même le patriote manticorien le plus virulent ne pourrait douter de l'accueil que réserveraient la présidente Héloïse Pritchard et la Spatiale de l'amiral Thomas Theisman à Henri Clignet et à sa bande de maniaques homicides. Qui détesteront l'idée d'être exécutés comme banals violeurs, brigands et meurtriers par les contre-révolutionnaires. Et – ô Seigneur ! – quand Pritchart et Theisman seront contraints d'admettre que ces gens-là étaient en liberté et qu'ils venaient originellement de la République... je me demande combien de coups on pourra faire de cette pierre-là! Papa et Web adoreraient ça ! « J'admets que c'est approprié, dit doucement Paolo d'Arezzo. Et, ne vous y trompez pas, je ne les plains pas un instant. Mais je dois te dire, Aïkawa, qu'après ce que j'ai vu à bord de l'Anhur, il est difficile de ne pas se sentir au moins un peu... je ne sais pas. Pas désolé, mais... » Il haussa les épaules, mal à l'aise, tandis que tous les autres le fixaient. Il leur rendait leur regard, pas tout à fait avec défi mais avec entêtement. Comme s'il s'attendait à ce qu'on lui saute à la gorge pour avoir osé exprimer un soupçon de compassion à l'égard des survivants du SerSec. Nul ne le fit. Pas instantanément, en tout cas, et Hélène se rendit compte qu'elle ressentait pour lui un étrange respect, du fait qu'il avait osé dire cela. En outre, revoyant alors les horreurs découvertes à bord de l'Anhur, elle s'aperçut aussi qu'elle abritait au moins une trace du même sentiment. « Je te comprends. » Elle ne s'était pas sue sur le point de parler avant que les mots ne sortissent de sa bouche, et d'Arezzo parut encore plus surpris que les autres de les entendre. « C'était... assez affreux, expliqua-t-elle à Aïkawa et Ragnhilde, tandis que Léo acquiesçait, grave. Je sais que vous avez dû voir beaucoup de cadavres et de sang sur l' Aube émeraude, mais, à bord de l'Anhur , il y avait ce bout de couloir... Il ne pouvait pas faire plus de six ou sept mètres de long – au maximum huit. On a compté dix-sept morts dans cet espace-là, et il a fallu une des unités médicales renifleuses du capitaine Orban pour y parvenir. Les... morceaux étaient tellement mélangés et tellement... hachés, brûlés, qu'on n'était même pas sûrs de pouvoir les assembler, si bien qu'on a dû faire des analyses d'ADN afin de savoir combien de gens étaient morts là. Et ce n'était qu'une seule coursive, Aïkawa. Pour l'instant, en tout, on a trouvé plus de deux cents morts. — Et alors ? » Aïkawa la regardait comme avec colère – pas directement elle-même mais la suggestion que quelque chose pût inspirer la moindre compassion pour les responsables des atrocités commises à bord de l'Aube émeraude. « Paolo et Hélène n'ont pas tort, dit sombrement Léo. Je ne sais pas pour les autres mais, moi, je l'admets : j'ai vomi mes tripes quand on est arrivés dans les salles d'impulsion de poupe. Bon Dieu! Si je ne revois jamais une pareille boucherie, ce sera encore vingt ans trop tôt. Et le commandant a fait ça avec une seule salve de notre armement de poursuite. Vous imaginez le résultat d'une bordée de flanc intégrale ? — D'accord, d'accord, admit le petit aspirant. Je reconnais que c'était assez horrible, je n'ai eu qu'à regarder les images pour m'en rendre compte. Mais un tas de gens n'ayant jamais assassiné, violé ou torturé personne pour le plaisir ont subi un sort tout aussi affreux lors de combats spatiaux. Vous essayez de me dire que ça compense tout ce qu'ils ont fait de sang-froid à des prisonniers sans défense ? » Il paraissait presque incrédule. Hélène secoua la tête. « Non, bien sûr que non. C'est juste que, eh bien... — C'est juste qu'on se sent coupable aussi », dit d'Arezzo sans élever la voix. Hélène tourna la tête et le fixa avec surprise : il avait mis du premier coup le doigt sur le concept qu'elle cherchait avec maladresse. « Oui, dit-elle lentement en regardant ces yeux gris comme si elle voyait leur propriétaire pour la première fois. Oui, c'est tout à fait ce que je voulais dire. » Elle se retourna vers les autres, en particulier Aïkawa. « Ce n'est pas que je crois qu'ils ne méritent pas les horreurs qui risquent de leur arriver. C'est juste que je ne veux pas qu'on devienne pareils à eux en les leur infligeant. Ce qu'on a fait à ce vaisseau devrait constituer une punition suffisante de tous les crimes possibles. Je ne dis pas que c'est le cas, je dis que ça devrait l'être. Et pour garder le respect de moi-même, je ne veux pas avoir envie de punir personnellement, de manière encore plus terrible, un type comme Clignet. Si ce salopard est condamné à la pendaison, j'appuierai moi-même sur le levier, comprends-moi bien. Mais si on peut le refiler à quelqu'un d'autre - qui aurait autant de justification morale et de droit légal pour le faire, et qui entreprendrait de le punir après l'avoir dûment jugé -, je dis : allons-y. — Pourquoi ? » interrogea Aïkawa. Une bonne part de son agressivité avait disparu mais il n'était \pas encore tout à fait prêt à abandonner le combat. « Juste pour garder les mains propres ? — Pas les mains, dit d'Arezzo. Elles sont déjà sales, et je crois qu'Hélène et moi sommes tous les deux prêts à les salir plus encore si notre devoir l'exige. » Il secoua la tête. « Ce ne sont pas nos mains qui nous inquiètent. Ce sont nos âmes. » Le petit aspirant avait ouvert la bouche. Il la referma très lentement, regardant tour à tour Hélène et d'Arezzo, puis Léo. « Il a raison », répéta ce dernier, tandis que la jeune femme hochait la tête avec lenteur et emphase. Aïkawa fronça les sourcils puis haussa les épaules. « D'accord, dit-il. Peut-être que vous avez tous raison, Léo. Et peut-être que je penserai différemment d'ici quelques semaines ou quelques mois. Si c'est le cas, il sera préférable que je n'aie rien fait que je souhaiterais pouvoir défaire. Par ailleurs... (il parvint à arborer une expression bien plus proche de son habituelle mine réjouie) ce qui compte vraiment, c'est que ces salopards soient exécutés, pas qu'ils le soient par nous. Donc, si le commandant veut généreusement faire un cadeau à Pritchart et Theisman, je n'ai pas d'objection. — Aikawa, ta compassion digne d'un saint et ta bonté me laissent sans voix », déclara Hélène, monocorde, avant de se joindre au rire général qui accueillit sa phrase autour de la table. Alors même qu'elle riait, toutefois, elle songeait à la profondeur insoupçonnée que venait de révéler Paolo d'Arezzo. Et aussi, ce qui était encore plus troublant, au fait que cette profondeur n'avait peut-être été insoupçonnée que d'elle-même... « C'est bon de retrouver notre train-train, pacha », déclara avec franchise Ansten FitzGerald, tandis que Terekhov et lui, dans les quartiers du second, séparés par un bureau que jonchaient papiers et puces enregistrées, rattrapaient leur retard en matière de détails routiniers du quotidien de l'Hexapuma, tout en buvant l'excellent café préparé par l'intendante en chef Agnelli. « Oui,-en effet. » Terekhov entendit la profonde satisfaction qui marquait sa propre voix. Il ignorait si la sévère correction infligée à l'Anhur avait enfin éliminé les démons d'Hyacinthe. En toute franchise, il en doutait, mais il savait qu'il avait au moins progressé dans sa lutte contre eux, et la démonstration de ses compétences renouvelées avait été, à son humble avis, tout à fait convaincante. Le mieux était qu'il n'eût pas cédé à la tentation quasi irrésistible de pendre ou de jeter lui-même dans l'espace Clignet et ses officiers survivants – à tout le moins cette salope froide, sadique et meurtrière de Daumier. C'eût été mérité, il n'en doutait pas, mais il n'avait pas eu envie de se demander s'il le faisait afin de rendre la justice ou d'étancher sa soif de sang vengeresse. Et pas seulement pour lui-même. Il aurait aussi dû se le demander pour Sinead, même si elle ne lui avait jamais posé cette question. — Toutefois, nous avons eu de la chance, dit-il, réfléchissant à haute voix. — Certaines personnes créent leur propre chance, pacha, dit FitzGerald, qui le regardait à travers le filet de fumée montant de sa tasse de café. — Épargnez-moi ce couplet-là, Ansten. Terekhov eut un sourire en coin. <4 Dites-moi que vous n'avez pas cru que j'avais perdu la boule quand j'ai choisi de les attirer aussi près de nous... si vous l'osez ! — Eh bien... commença FitzGerald, surpris que le commandant eût soulevé ce point particulier entre eux. — Bien sûr que vous l'avez cru. Pour l'amour du ciel ! Nous avons des Mark 16 dans nos tubes. J'aurais pu transformer l'un ou l'autre – ou les deux – en ferraille, sans leur laisser d'autre choix que de se rendre, sans même les laisser arriver à portée des armes à énergie. Non ? — C'est vrai, vous l'auriez pu, dit doucement le second. Et, pour être tout à fait franc, je suppose que je me suis bel et bien demandé si s'en abstenir constituait le meilleur choix tactique. » Même à présent, il était assez surpris que cette conversation fût possible. Il se rappelait ses doutes à propos d'Aivars Térékhov et des séquelles qu'avait dû lui laisser Hyacinthe. Pour dire la vérité, il n'était toujours pas convaincu d'avoir eu tort de les entretenir. Toutefois, l'opération contre l'Anhur et les psychopathes de Clignet avait énormément fait pour les apaiser. Et, ce qui était encore plus important, elle semblait avoir éliminé une gêne tenace dans ses rapports avec son commandant. — Je ne vais pas vous mentir, Ansten, reprit Terekhov au bout d'un moment, les yeux baissés sur sa tasse. Quand nous avons découvert qu'ils étaient havriens – et particulièrement que l'un des vaisseaux était un classe Mars –, cela a bel et bien affecté mon jugement. Cela m'a rendu encore plus déterminé, non seulement à les vaincre mais à les écraser.» Il releva des profondeurs brunes du café un regard grave, dépourvu de la réserve lointaine à laquelle FitzGerald s'était accoutumé. « J'avais envie de leur faire tout ce que nous leur avons fait. Je sais très bien à quoi ressemblait l'intérieur de ce vaisseau quand on en a eu fini avec lui, et je voulais voir ça. Je voulais le sentir ! » Le second l'observait de ses yeux calmes, deux miroirs gris. Calmes, peut-être ne l'auraient-ils pas été autant s'il n'avait entendu le ton de Terekhov. S'il n'avait compris que ce dernier reconnaissait fort bien les démons qu'il abritait en lui. — Mais quelles qu'aient été mes envies, continua le commandant, j'avais décidé de la bataille que je voulais livrer si je parvenais à attirer l'ennemi aussi près. J'avais pris cette décision-là avant de savoir qu'ils étaient havriens. Non parce que je voulais punir les responsables du massacre d'Hyacinthe mais parce que je voulais – je devais – les éliminer si vite et si totalement, à une distance assez courte et une vitesse relative assez faible pour qu'ils ne rêvent même pas de détruire les banques de données de leurs ordinateurs quand je le leur ordonnerais de n'en rien faire. — Vous avez parfaitement réussi, pacha, dit FitzGerald avec un petit sourire. — Oui, en effet, reprit Terekhov, souriant lui aussi. Mais, à présent que c'est terminé, je me rends compte que j'ai besoin de vous pour me surveiller. » Son sourire disparut et il regarda son interlocuteur dans les yeux. Il n'y a qu'une personne, à bord d'un vaisseau de guerre, en compagnie de laquelle le commandant peut vraiment baisser sa garde, et c'est son second. Vous êtes le seul à bord du Chaton avec qui je puis discuter de ça – et le seul qui soit en position de me dire si, selon lui, je dépasse les bornes, sans affecter la discipline ni miner la chaîne de commandement. Voilà pourquoi je vous confie tout cela : pour que vous sachiez que, dans ce genre de situation, je tiens à avoir votre avis. — je... » FitzGerald s'interrompit et but une gorgée de café, profondément touché par cet aveu. La relation qui venait d'être décrite était celle qui aurait dû exister entre tout commandant et son second. Toutefois, le degré de franchise que demandait – et offrait – Terekhov n'était que trop rarement atteint. Son interlocuteur se demanda d'ailleurs si lui-même aurait eu la force morale, le courage d'admettre devant un autre officier, surtout un de ses subordonnés, qu'il doutait parfois de son propre jugement. Non qu'il fût assez bête pour croire que ce subordonné ne s'en rendrait pas compte, mais admettre une chose pareille ne faisait tout bonnement pas partie des règles du jeu. « Je ne l'oublierai pas, pacha, dit-il d'une voix calme au bout d'un moment. — Parfait. » Terekhov se balança en arrière avec un sourire plus détendu, sa tasse et sa soucoupe stex les genoux. Il laissa un instant son regard errer dans la cabine, comme s'il rassemblait ses pensées, puis il grimaça. — Je commence à travailler sur mon rapport de la bataille, et j'ai hâte de lire le vôtre et ceux des autres officiers. Je suis curieux de savoir si vous avez identifié l'unique faiblesse que j'ai découverte dans les nouveaux types de vaisseaux. — Le manque de personnel, par exemple ? » demanda FitzGerald sans hésiter. Le commandant gloussa. « Le manque de personnel, parfaitement. Nous étions carrément débordés quand il a fallu s'occuper des morts et des blessés de l'Anhur. Même avec les Nunciens pour prendre en charge une partie du travail, nous n'aurions pas été assez nombreux, et de loin, s'il nous avait fallu aborder deux vaisseaux intacts. Quant à le faire tout en opérant des réparations critiques, surtout si nous avions déjà dû détacher une partie des fusiliers... — Je n'aurais jamais cru dire un jour que réduire le contingent de l'infanterie était une erreur, pacha, avoua FitzGerald en secouant la tête, mais ça va franchement nous poser un problème pour les opérations détachées telles que celle-là. — Je sais, soupira Terekhov avant de hausser les épaules. Cela dit, nous avons à l'heure actuelle surtout besoin d'une Spatiale capable de faire la guerre, pas de maintenir la paix, et, jusqu'à preuve du contraire, ces modèles-là sont bien plus efficaces en tant que machines de combat pures. Il faudra nous accommoder des problèmes posés par d'autres types d'opérations. Et, soyons francs, si nous avions rempli une mission anti-piraterie ordinaire au lieu d'affronter des croiseurs lourds semi-modernes, nous n'aurions pas ressenti le manque avec une telle acuité. — Sans doute pas, concéda FitzGerald. Mais pour les gens qui se retrouveront coincés avec ce genre d'affectation, ce sera un emmerdement régulier, aucun doute là-dessus. — D'accord. Par ailleurs, puisqu'on parle des différences entre notre aventure et les "opérations anti-piraterie ordinaires", que pensez-vous de ce que nous avons découvert dans les ordinateurs de l'Anhur? — Je crois qu'il est plus que temps de régler une fois pour toutes nos comptes avec Manpower, répondit le second, sombre, le regard dur. Et probablement avec tout le reste de ces putain de sangsues de Mesans. — Dieu du ciel ! Vous n'êtes vraiment pas content, observa Terekhov avec une légèreté qui ne trompa ni l'un ni l'autre. — Les journaux de Clignet reconnaissent quasiment que les dirigeants de Manpower ont recruté tous les vaisseaux en fuite du SerSec sur lesquels ils ont pu mettre la main, pacha. — Ce qui n'est guère sympathique de leur part, approuva le commandant en soulevant sa soucoupe et en croisant les jambes, avant de boire une gorgée de café. D'un autre côté, ce n'est pas réellement une surprise non plus, je crois ? — Engager des ordures du SerSec ? Ah, si, c'est carrément une surprise, pacha! En tout cas, pour moi, c'en est une sacrée ! — Du reste, "engager" n'est pas tout à fait le verbe qui convient. C'est plutôt comme faire appel à des entrepreneurs indépendants payés en commissions, pas directement. En fait, Manpower se contente de fournir un approvisionnement initial gratuit puis de désigner à ses nouveaux... associés des terrains de chasse profitables. Et, bien sûr, de les aider à écouler leur butin. Ne nous voilons pas la face, Ansten : certaines des plus grandes compagnies marchandes solariennes ont toujours été associées aux pirates les plus prospères. Elles se servent d'eux contre leurs concurrents ; les informations et les armes qu'elles fournissent achètent l'immunité pour les vaisseaux qui battent un code de transpondeur de leur maison. Bon Dieu! Édouard Saganami lui-même a été tué en combattant des "pirates" subventionnés par Mesa et le gouvernement silésien de l'époque ! Il n'y a pas grand changement à cet égard. — Soit, marmonna FitzGerald sur un ton à peine rebelle, je veux bien l'admettre : Mesa et ses multistellaires ont toujours été hors la loi et n'ont jamais craint de travailler avec les ordures les plus meurtrières infestant l'espace. Mais j'estime tout de même que recruter des unités du SerSec et des vaisseaux en exil de la République populaire constitue pour eux un nouveau départ. Et puis, pour me faire l'avocat du diable, pacha, j'avais toujours cru les Havriens aussi attachés que nous au respect de la convention de Cherwell. D'une certaine manière, c'est peut-être un nouveau départ pour Manpower, oui, concéda Terekhov. Au minimum, ça signifie qu'ils recrutent des vaisseaux dont l'armement, l'électronique et les équipages approchent bien plus la qualité de ceux des Spatiales contemporaines. Pas la nôtre, sans doute, ni celle des Andermiens, mais ils en sont tout de même bien plus proches, et ces unités-là devraient être capables d'affronter les plus anciennes des nôtres, celles que nous affectons à la protection ordinaire du commerce, loin des zones à haut risque. Ce processus garantit également une possibilité de démenti. Après tout, ces vaisseaux sont déjà hors la loi dans leur propre nation stellaire – ou bien, selon le point de vue, menés par des patriotes qui se battent pour en restaurer le gouvernement légitime. Ils ont leurs propres raisons de faire ce qu'ils font, si bien que Manpower peut sans danger rester à l'écart et lever les bras au ciel d'horreur avec le reste de l'univers si jamais ses brigands se font attraper. » Pour les mêmes raisons, toutefois, ces gens-là sont tous orphelins. Ce ne sont même pas des corsaires travaillant pour une organisation de libération planétaire ou systémique viable – voire semi-viable – comme certains de ceux que nous avons longtemps affrontés en Silésie. Ainsi que vous le faites remarquer, Havre, que ce soit la République populaire ou la République tout court, s'est toujours opposé au commerce des esclaves génétiques. Que nos pirates acceptent de se vendre à des esclavagistes tranche le dernier lien qui les rattachait à leur monde d'origine et à l'identité dont ils se réclament. » Ils n'ont donc nulle part où aller, quels que soient les mensonges qu'ils se racontent, et aucune autre loyauté ne pourrait les écarter de leurs nouveaux associés. Ce sont les meilleurs mercenaires, Ansten : des gens que nul ne peut vous retirer en les achetant, parce qu'ils ne sont pas officiellement vos employés, et qui n'auraient nulle part où aller même s'ils l'étaient ! Pour finir, en tant que pirates, ils se paient eux-mêmes sur le butin qu'ils prennent à ceux auxquels vous voulez du mal. C'est vraiment la guerre qui se finance elle-même. — S'il vous plaît, pacha, fit le second sur un ton douloureux, évitez d'avoir l'air d'admirer ces ordures. — L'admiration n'entre pas en ligne de compte. En revanche, comprendre ce qu'ils essaient de faire, c'est une autre histoire. Et je ne comprends pas. — Pardon ? » FitzGerald eut un regard interrogateur. Vous ne venez pas de m'expliquer pourquoi tout cela représente un énorme avantage pour eux ? — Au sens tactique, oui – au pire au sens opérationnel. Là, je parle de comprendre ce qu'ils font au sens stratégique. En dehors du plaisir vengeur de nous pocher les yeux après tout ce que nous leur avons fait au fil des siècles, et peut-être de se servir d'anciens Havriens pour cela, je ne vois pas ce qu'ils tentent d'accomplir. L'Anhur et le "citoyen commodore Clignet" auraient à l'évidence ajouté à la pression qui pèse sur nous dans l'amas s'ils ne s'étaient pas fait démolir aussi vite. Mais le journal de ce Clignet implique que Manpower a acquis toute une petite flotte d'ex-unités havriennes. Et, apparemment, encore plus de commandants auxquels ils pourront fournir un vaisseau et un équipage convenable par d'autres sources. Alors, où sont-ils ? Est-ce qu'ils veulent nous engluer ici, dans l'amas ? Si oui, où sont les autres ? Et sont-ils vraiment assez stupides pour croire que découvrir des hordes d'anciens Havriens batifolant dans le Talbot ne rendrait pas la reine Élizabeth encore plus déterminée à réaliser l'annexion ? À l'heure qu'il est, toute la Galaxie sait qu'elle a envie d'occuper le système de Havre, de dépeupler La Nouvelle-Paris, de répandre du sel sur toute la planète puis de la changer en boule de billard à coups de bombe atomique pour s'assurer qu'elle n'a pas oublié un seul microbe. Montrez-lui une poignée de "citoyen commodore Clignet" et elle trouvera les renforts dont elle a besoin pour tenir l'amas, même si elle doit les acheter aux Solariens sur sa cagnotte privée ! — C'est peut-être... un tout petit peu... exagéré, pacha. » La voix de FitzGerald vacillait et ses lèvres tremblaient. Il marqua une pause et prit une profonde inspiration. D'un autre côté, je concède que Sa Majesté est un chouia agacée par les Havriens en général et leur ancien régime en particulier. Je pense que ça tient un peu à la tentative d'assassinat en Grayson. — Exactement. Elle va piquer une vraie colère chaque fois qu'il s'en montrera un, et n'importe où. Je ne m'attends pas à ce que Manpower se retienne de les mettre à contribution juste pour épargner les sentiments de Sa Majesté mais je ne crois pas ses dirigeants assez maladroits pour les utiliser ici en masse si leur objectif à long terme est de nous encourager à abandonner l'amas. Je peux me tromper : il est possible que les Havriens dont ils se servent ici ne soient qu'une des nombreuses cordes à leur arc. Toutefois, d'après Clignet, ils ont commencé à en recruter bien avant que nous ne découvrions le terminus de Lynx, donc ils avaient l'intention d'en faire quelque chose avant même que l'amas ne prenne de l'importance. Et j'aimerais bien savoir ce qu'est ce "quelque chose". — Dit comme ça, je suis forcé d'abonder dans votre sens, répondit FitzGerald, pensif. — Eh bien, je suis sûr que nous continuerons tous les deux d'y réfléchir dans un coin de notre cerveau au cas où cela servirait à l'avenir. En attendant, nous pouvons au moins nous congratuler avec modestie d'avoir réglé le compte de Clignet et de ses bouchers, puis reprendre les ennuyeux devoirs routiniers auxquels nous nous attendions quand nous sommes arrivés en Nuncio. — Oui, commandant. » Le second soupira. « J'ai déjà demandé à Tobias de préparer des mises à jour préliminaires de nos cartes, et je lui ai promis qu'il disposerait des bleus quand il en aurait besoin. Je pense que nous pourrons attaquer les vrais repérages demain ou après-demain. — Une estimation du temps que ça prendra ? — Avec tous les capteurs déployés contre Clignet, nous , avons déjà un "œil dans le ciel" très efficace. Il va falloir se servir des pinasses pour en récupérer certains, si nous voulons en reprendre possession... » Il ajouta sur un ton neutre : « Et j'imagine que c'est le cas, compte tenu de leur prix ? — Vous imaginez bien, répondit Terekhov, sur un ton encore plus neutre. — Eh bien, environ un quart d'entre eux ont épuisé leur endurance, si bien qu'il va falloir aller les chercher. C'est la mauvaise nouvelle. La bonne, c'est qu'ils nous ont fourni assez de portée pour que nous achevions les repérages d'ici neuf ou dix jours. — C'est une vraie bonne nouvelle. À ce rythme-là, nous pourrons partir pour Célébrant presque à la date prévue, malgré notre escarmouche avec Clignet. Du superbe travail, mon cher. — Le client est roi, pacha. » Le second eut un sourire malicieux. « Bien sûr, ce travail exigera de certains bleus qu'ils triment comme des ânes. Ce qui n'est peut-être pas une mauvaise chose, compte tenu de certaines des expériences qu'ils vont devoir vivre, ajouta-t-il plus sérieusement. — Pas mauvaise du tout, approuva Terekhov. Bien sûr, je ne vois aucune raison d'expliquer à nos bleus martyrisés qu'ils le sont pour leur bien. Pensez à tous les anciens aspirants opprimés qui se sentiraient floués si ceux-là se rendaient compte que leurs gardes-chiourmes sans cœur, impitoyables, s'intéressent vraiment à ce qui leur arrive » CHAPITRE VINGT-HUIT Hélène ouvrit l’écoutille, entreprit de la franchir puis se figea. Elle avait découvert le petit dôme d'observation au début de sa deuxième semaine à bord de l'Hexapuma. Nul ne l'utilisait jamais. Les optiques réparties sur la coque du croiseur, et surtout ici, entre les hangars d'appontement, fournissaient une couverture à multiples chevauchements. Elles offraient à l'officier chargé du contrôle de vol des hangars, sur les écrans de son poste de commande, une visibilité bien meilleure que n'aurait pu lui en fournir un œil humain, même depuis ce perchoir idéalement situé. Le dôme demeurait toutefois présent et, en cas d'alerte, si le poste de commande était mis hors service, un guetteur stationné ici se révélerait peut-être utile. Hélène en doutait, personnellement, mais ne s'en préoccupait guère : quelle que fût la raison pour laquelle il avait été conçu, il lui fournissait un endroit où s'asseoir face à la création divine et où réfléchir. Un calme absolu y régnait. Cette cloque en plastoblinde épais comme la main, située au bas du fuselage central de l'Hexa-puma, était plus résistante que trente ou quarante centimètres du meilleur blindage de l'ère pré spatiale et possédait en outre une écoutille renforcée. Le dôme ne renfermait que deux fauteuils confortables, un panneau de communication et les commandes nécessaires à configurer et manœuvrer le petit télescope à lentille gravitique. On n'y entendait que le doux chuintement de l'air dans les conduits d'aération, et les étoiles silencieuses étaient la seule compagnie de la jeune femme lorsqu'elle venait s'isoler. Pour réfléchir. Pour s'accommoder de ce qu'elle vivait... par exemple le carnage, la boucherie observée à bord de l'Anhur. Cela en faisait un trésor très précieux à bord d'un vaisseau de guerre où l'intimité était toujours presque impossible. Voilà pourquoi elle ressentit une pointe de colère brûlante en constatant que quelqu'un d'autre avait découvert son refuge. Et pas n'importe qui. Paolo d'Arezzo releva les yeux quand l'écoutille s'ouvrit puis se dressa de toute sa hauteur en reconnaissant Hélène. Une étrange expression passa sur son trop séduisant visage – un éclair d'émotions trop rapide et complexe pour qu'elle le déchiffrât. De la surprise, évidemment. Et de la déception – sans doute le reflet de sa propre colère, s'il avait cru, comme elle, que nul n'avait découvert cette thébaïde. Mais aussi autre chose. De plus sombre et plus froid. Noir, tenace et amer comme du poison, dansant tout juste hors de portée, impossible à reconnaître. Quoi que ce fût, cela disparut aussi vite que c'était venu, remplacé par le masque familier qu'elle détestait tant. « Pardon de t'avoir fait sursauter, dit-elle sur un ton raide. Je n'avais pas vu que le compartiment était occupé. — Ce n'est pas grave. » Lui aussi paraissait raide, un peu guindé. J'en avais presque fini pour aujourd'hui, de toute façon. » Comme il se détournait à demi pour ramasser quelque chose, avec des mouvements un peu trop hâtifs, Hélène s'avança presque malgré elle afin de regarder par-dessus son épaule. C'était un bloc de dessin. Pas un bloc électronique : un vieux bloc-papier démodé, à la surface rugueuse destinée à des crayons, pastels ou fusains tout aussi démodés. Cathy Montaigne se servait parfois d'un bloc similaire, bien qu'elle affirmât toujours n'être qu'un amateur. Hélène n'en était pas si sûre. Cathy manquait de pratique et ses œuvres n'étaient sans doute pas d'un niveau professionnel, mais elles dégageaient quelque chose. Une sensibilité. Une impression de... d'interprétation. Quelque chose. La jeune femme n'avait pas les connaissances nécessaires pour décrire ce « quelque chose » mais elle le reconnaissait en le voyant. Comme elle le reconnut donc en découvrant le bloc de Paolo. Outre que ce dernier possédait de toute évidence, en plus du talent brut, l'expérience qui manquait à Cathy. Elle retint son souffle en identifiant le sujet du croquis. Vit la tête de marteau brisée, pulvérisée, qui se découpait devant Nuncio-B, entourée par les débris et ruines démantelées. C'était une composition crue, graphite sur papier, ombres noir comme jais et impitoyable lumière flamboyante, bords déchiquetés : la cruelle beauté de l'éclat stellaire sur l'acier de combat démoli. Et les images réussissaient à évoquer plus que des morceaux de coque brisés. Elles suggéraient la violence les ayant produits, la conscience qu'avait l'artiste de la douleur, de la mort et du sang qui régnaient au sein de cette coque mutilée. Et la perte de quelque précieuse innocence, semblable à la virginité, qui attendait en compagnie de ces horreurs-là. Paolo regarda par-dessus son épaule lorsqu'il entendit le hoquet d'Hélène, et les couleurs désertèrent son visage. Il eut un geste de la main très rapide pour rabattre la couverture du bloc, comme s'il avait honte qu'on observât son œuvre. Se détournant à nouveau, la tête à demi baissée, il fourra le bloc dans la sacoche que la jeune femme l'avait souvent vu transporter sans se demander ce qu'il pouvait bien y avoir à l'intérieur. « Pardon... marmonna-t-il en passant auprès d'elle pour gagner l'écoutille. — Attends ! » Elle lui prit le coude avant d'avoir conscience de se préparer à dire quelque chose. Il s'arrêta aussitôt, baissa les yeux sur la main qui le tenait, l'espace d'une seconde, avant de regarder Hélène en face. « Pourquoi ? demanda-t-il. — Parce que... » Elle s'interrompit, comprenant soudain qu'elle ignorait la réponse à cette question. Elle desserrait un peu son étreinte, prête à lui présenter des excuses et à le laisser partir, quand elle plongea le regard dans ses yeux gris hautains et se rendit compte que,' justement, ils ne l'étaient pas. Il y résidait une noirceur – la même, elle le savait, qui l'avait elle-même conduite ici pour réfléchir, seule – mais aussi un soupçon d'autre chose. De la solitude, songea-t-elle, étonnée. Peut-être même... de la peur ? « Parce que j'ai envie de te parler, dit-elle, stupéfiée de constater que c'était pure vérité. — De quoi ? » La voix de Paolo, profonde, sonore, était aussi distante qu'à l'ordinaire, quoique ni impolie ni dédaigneuse. Hélène ressentit une pointe d'irritation familière mais, cette fois, elle avait vu ses yeux, elle avait vu son dessin. Paolo d'Arezzo n'était pas juste ce qu'elle s'était donné la peine de remarquer jusqu'alors, ce qui fit passer en elle un sourd éclair de honte. « De la raison pour laquelle tu es ici. » Elle agita sa main libre vers le dôme tranquille, à peine éclairé. « De celle pour laquelle j'y suis aussi. » Un instant, son compagnon parut vouloir se libérer et continuer son chemin, puis il haussa les épaules. « Je viens pour réfléchir. — Moi aussi. » Elle eut un sourire en coin. « Il est assez difficile de trouver un endroit pour ça, hein ? — Du moins si on veut être seul », admit-il. Il aurait pu s'agir d'une pique visant son intrusion mais ce n'était pas le cas. Paolo leva les yeux vers les têtes d'épingle qu'étaient les étoiles, et son expression s'adoucit. « Je crois que c'est le plus paisible de tout le vaisseau, dit-il d'une voix douce. — En tout cas, c'est le plus paisible que j'aie trouvé », acquiesça-t-elle. Elle désigna le fauteuil qu'il occupait à son arrivée. Haussant à nouveau les épaules, il se rassit. Hélène annexa l'autre siège et pivota pour lui faire face. « Ça te poursuit, hein ? » Elle eut un petit geste de la main pour désigner le bloc, dans la sacoche. « Ce qu'on a vu sur l' Anhur. Ça te poursuit autant que ça me poursuit, moi, n'est-ce pas ? — Oui. » Il détourna les yeux, contemplant les ténèbres paisibles. « Oui, c'est vrai. — Tu veux en parler ? » Il lui jeta un bref coup d'œil, surpris, et elle se demanda si lui aussi se rappelait leur discussion avec Aïkawa, dans les quartiers des bleus. « Je ne sais pas, dit-il au bout d'un moment. Je n'ai pas tout à fait réussi à mettre des mots dessus pour moi-même, encore moins pour quelqu'un d'autre. — Moi non plus, admit-elle, et ce fut à son tour de regarder les étoiles. C'était... affreux. Horrible. Et pourtant... » Elle laissa mourir sa voix et secoua lentement la tête. « Pourtant, il y avait une atroce sensation de triomphe, n'est-ce pas ? » Cette question posée d'une voix douce attira le regard de la jeune femme vers lui à l'instar d'un aimant. « Cette sensation d'avoir gagné. D'avoir prouvé que nous étions plus rapides, plus forts, plus intelligents. Meilleurs qu'eux. — Oui. » Elle hocha lentement la tête. « C'est ça, je crois. Et c'est peut-être normal. On a bel et bien été plus rapides et plus forts – cette fois-ci, en tout cas. Et puis c'est exactement pour éliminer des gens comme ça qu'on s'est engagés dans la Spatiale. Est-ce qu'on n'est pas censé éprouver un sentiment de triomphe, de victoire, quand on empêche des meurtriers, des violeurs et des bourreaux de faire encore du mal aux autres ? — Peut-être. » Ses narines se dilatèrent alors qu'il prenait une profonde inspiration, puis secoua la tête. « Non, pas peut-être. Tu as raison. Et ce n'est pas comme si c'était toi ou moi qui avions donné les ordres ou manœuvré les armes. Pas cette fois-ci. Seulement, au bout du compte, aussi mauvais qu'ils aient été – et je t'accorde qu'ils l'étaient, selon toutes les définitions possibles du mot –, c'étaient tout de même des êtres humains. J'ai vu ce qui leur est arrivé, et j'ai assez d'imagination pour me faire au moins une idée de ce qu'ils ont senti quand c'est arrivé. Et personne ne devrait se réjouir d'avoir fait ça à quelqu'un d'autre, pour autant que le quelqu'un en question ait mérité son sort. Personne... et, pourtant, c'est mon cas. Qu'est que ça prouve à mon sujet ? — Tu as des scrupules à porter l'uniforme ? demanda Hélène, presque gentiment. — Non. » Il secoua à nouveau la tête, avec fermeté. « Comme je le disais quand on discutait avec les autres, c'est pour ça que je me suis engagé, et je n'ai aucun scrupule à faire mon travail. À arrêter des gens comme ceux-là. Pas même à tirer – pour tuer – sur des soldats d'autres Spatiales qui, comme toi ou moi, ne font que ce qu'exige leur devoir. Je ne crois pas que ce soit d'avoir tué. Je crois que c'est d'avoir vu à quel point c'était horrible et de m'en sentir responsable sans m'en sentir coupable. Est-ce que je ne devrais pas éprouver un peu de culpabilité ? Je regrette d'avoir aidé à faire ça à d'autres hommes, et je regrette que ce soit arrivé à qui que ce soit, mais je ne m'en sens pas coupable. Malade. Révolté. Horrifié. Tout ça, oui. Mais pas coupable. Qu'est-ce que ça dit sur moi ? Que je sois capable de tuer des gens sans me sentir coupable ? » Comme il la regardait de ses yeux gris insondables, elle croisa les bras devant ses seins. « Ça dit que tu es humain. Et ne sois pas si sûr de ne pas te sentir coupable. Ou de ne pas devoir le sentir à la longue. D'après mon père, ça arrive à presque tout le monde, c'est un mécanisme de survie sociétal. Mais il y a des gens à qui ça n'arrive pas. Et ça ne fait pas forcément d'eux des monstres. Parfois, ça veut juste dire qu'ils voient plus clair. Qu'ils ne se mentent pas. Nous devons faire des choix, certains faciles, d'autres difficiles, et, parfois, notre responsabilité envers ceux que nous aimons, les choses auxquelles nous croyons ou les êtres sans défense ne nous laissent carrément aucun choix. — Je ne sais pas. » Il secoua la tête. « Ça m'a l'air trop... simpliste. C'est un peu comme de me donner une carte "Vous êtes libéré de prison". — Non, ce n'est pas ça, dit-elle doucement. Crois-moi : la culpabilité et l'horreur peuvent être indépendantes. On peut en ressentir une, que l'on ressente ou non l'autre. — De quoi est-ce que tu parles ? » Il se cala au fond de son siège, les bras sur les accoudoirs, et la regarda avec intensité, comme s'il avait entendu une chose qu'elle n'avait pas tout à fait dite. « Tu ne parles pas du tout de l'Anhur, hein ? » Une nouvelle fois, sa perspicacité la surprit. Elle le considéra durant quelques secondes puis secoua la tête. « Non, je parle d'un truc qui s'est produit il y a des années, sur la Vieille Terre. — Quand les Scrags t'ont kidnappée ? — Tu es au courant ? » Il eut un petit rire en la voyant cligner des yeux. « L'histoire a été amplement racontée par les journaux, fit-il remarquer. Surtout compte tenu du rapport avec Manpower. Et j'avais une raison personnelle de suivre l'affaire. » Une nouvelle fois, quelque chose passa au fond de ses yeux, puis il sourit. « Et puis ni ton père ni Lady Montaigne n'ont été très... discrets depuis que tu es rentrée chez toi. » Son expression redevint sérieuse. « J'ai toujours pensé que les journalistes n'avaient pas eu vent de toute l'histoire, mais ce qu'ils en ont rapporté était assez sanglant comme ça. Ca a dû être atroce pour une gamine de... quoi ? Quatorze ans T ? — Oui, mais ce n'est pas ce que je voulais dire. » Il haussa les deux sourcils, et elle se tortilla, mal à l'aise, ayant peine à croire qu'elle s'apprêtait à informer Paolo d'Arezzo – un comble ! – d'une chose qu'elle n'avait même jamais confiée à Aïkawa ou à Ragnhilde. Elle prit une profonde inspiration. « Avant que papa et... les autres ne me trouvent, en compagnie de Berry et Lars, il y avait trois hommes. Ils s'étaient emparés de Berry et de Lars avant mon arrivée. Elle, ils l'avaient violée et tabassée... salement. Ils allaient la tuer, sans doute assez vite, je crois. Mais ça, je ne le savais pas quand ils sont venus me chercher, moi. » À présent, il la regardait avec de grands yeux, et elle prit une autre inspiration. « j'étais déjà plutôt bonne en NeueStil, dit-elle sans inflexion. j'avais peur... je venais d'échapper aux Scrags et je savais qu'ils m'auraient tuée si je ne m'étais pas évadée. Toute l'adrénaline de la Galaxie courait dans mes veines. Absolument personne n'aurait pu me forcer à retourner en arrière. Donc, quand ces trois-là ont voulu me choper dans le noir, je les ai tués. — Tu les as tués, répéta-t-il. — Oui. » Elle soutint son regard sans ciller. « Tous les trois. Je leur ai brisé la nuque. Je sens encore les os se rompre. Et je me suis sentie écœurée, malade, je me suis demandé quel monstre j'étais. Il arrive que la nausée me prenne encore. Mais je me rappelle que je suis encore là, encore vivante. Et que Berry et Lars sont encore vivants aussi. Et je te dis ça en toute franchise, Paolo, je suis écœurée, oui, et je regrette que ce soit arrivé, mais je ne me sens pas coupable; je me sens... triomphante. Je peux me regarder en face et me dire que j'ai fait ce que je devais faire, sans flancher, et que je le referais. Je crois que c'est la question que tu dois te poser à propos de l'Anhur. Tu as déjà dit que tu le referais si c'était nécessaire. Est-ce que ça ne veut pas dire que c'est ce qui doit être fait ? Ce que tu dois faire pour être toi-même ? Si c'est le cas, pourquoi te sentirais-tu coupable ? Il la considéra en silence pendant plusieurs secondes puis hocha lentement la tête. « Je me demande s'il n'y a pas un énorme trou dans ta logique, mais ça ne veut pas dire que tu as tort. Il faudra que j'y réfléchisse. — Oh oui, dit-elle avec un sourire sans joie. Il faut que tu y réfléchisses, Paolo. À fond. Je sais que j'y ai sacrément réfléchi, moi ! Et ne crois pas une seconde que je ne passe pas de mauvais moments en repensant à ce qui est arrivé sur l'Anhur. Il faudrait être psychopathe pour ne rien ressentir. Mais il ne faut pas non plus se torturer en essayant de prendre sur ses épaules toute la culpabilité sanglante de l'univers. — C'est... euh... un... conseil très profond. — Je sais, dit-elle, joyeuse. Je paraphrase ce que le maître Tye m'a dit après Chicago. Il est bien plus profond que moi. Bien sûr, quand on y pense, la plupart des gens sont plus profonds que moi. — Ne te dévalorise pas. — Mais non, mais non. » Comme elle agitait la main pour chasser cette idée, il secoua la tête avec ce qui était sans doute le premier sourire complètement ouvert qu'elle eût vu sur ses lèvres, et qui transformait son expression détachée habituelle en quelque chose de totalement différent. Elle inclina la tête de côté. « Écoute, fit-elle, sentant revenir une partie de son malaise mais refusant d'en tenir compte, ça n'est peut-être pas mes oignons, mais pourquoi est-ce que tu... eh bien, pourquoi est-ce que tu restes si souvent tout seul ? — Ce n'est pas le cas », dit-il instantanément. Son sourire disparut, et ce fut au tour d'Hélène de secouer la tête. « Oh que si. Et je commence à comprendre que j'ai été encore plus lente que d'habitude à ne pas réaliser que ce n'est pas pour les raisons que j'imaginais. — Je ne sais pas ce que tu veux dire, articula-t-il d'un ton raide. — Je veux dire que ce n'est pas parce que tu te crois tellement meilleur que tout le monde, finalement. — Parce que je me crois quoi? » Il la dévisagea avec une telle consternation qu'elle ne put qu'éclater de rire. « Ma foi, ça a été ma première idée. Et je peux être moralement très paresseuse, parfois. Il m'arrive de ne jamais dépasser l'idée numéro un pour atteindre la numéro deux ou trois. » Elle haussa les épaules. « Quand je vois quelqu'un qui a claqué un tel paquet de fric en biosculpt, je suppose automatiquement qu'il a une très haute opinion de lui-même. — En biosculpt ? Il la contemplait toujours avec surprise. Soudain, il éclata de rire, mais ce n'était pas un rire joyeux, et il porta la main à son visage avec une moue. « En bioscuipt ? Tu crois que c'en est ? — Ma foi, oui, répondit-elle, un peu sur la défensive. Tu vas me dire que non ? — Ça n'est pas du biosculpt, affirma-t-il. C'est génétique. — Tu te fiches de moi ! » Elle lui lança un coup d'œil sceptique. « On n'arrive pas en bas du tuyau avec une aussi belle gueule sans un peu d'aide, monsieur d'Arezzo ! — Je n'ai pas dit que c'était de la génétique naturelle », dit-il, sa voix musicale devenue si dure que la jeune femme se redressa sur son fauteuil. Croisant son regard, elle constata que ses yeux n'étaient plus froids mais brûlants comme du quartz fondu. Et soudain, en un geste choquant, il lui tira la langue. C'était un geste qu'elle avait déjà vu faire par des « terroristes » tels que Jeremy X et des érudits tels que Web du Havel. Mais elle n'avait encore jamais observé le code à barres d'un esclave génétique sur la langue d'un officier de la Spatiale. Il le lui montra cinq secondes puis referma la bouche, le regard toujours brûlant. « Si tu me trouves beau, dit-il, amer, j'aurais voulu que tu voies ma mère. Moi, je ne l'ai jamais vue – en tout cas, je ne m'en souviens pas : j'avais moins d'un an quand elle est morte. Mais mon père me l'a assez souvent décrite. Il y était obligé car il ne pouvait pas me la montrer : Manpower ne permet pas à ses esclaves d'avoir des photos les uns des autres. » Hélène le fixait, stupéfaite. Il lui rendait son regard avec défi, presque avec hostilité. « Je ne savais pas, dit-elle enfin, à voix basse. — Il n'y avait aucune raison pour que tu le saches. » Il gonfla ses poumons et détourna les yeux, tandis que ses épaules crispées se détendaient un peu. « Ce n'est pas... quelque chose dont j'aime parler. » Il la regarda à nouveau. « Et ce n'est pas comme si je me rappelais avoir été esclave. Mon père, oui, et il arrive que ça le ronge. Le fait que lui et ma mère ont été spécialement conçus pour être séduisants, parce que les "esclaves à plaisir" sont censés l'être, me ronge parfois, moi aussi. Mais il n'a jamais oublié que c'est la Spatiale qui a intercepté le vaisseau sur lequel nous étions. Ma mère a été tuée durant l'opération, mais il n'en a jamais voulu à Manticore, et moi non plus. À tout le moins, elle est morte libre, nom de Dieu! Voilà pourquoi il a pris comme nom celui du capitaine d'Arezzo quand il a demandé la citoyenneté. Et pourquoi, je me suis engagé dans la Spatiale. — Je comprends », dit-elle. Au fond d'elle, elle se reprochait de ne pas avoir reconnu les signes, alors que tout le temps qu'elle avait passé avec des ex-esclaves et au sein de la Ligue contre l'esclavage aurait dû lui permettre de les voir. Mais pourquoi n'en avait-il jamais donné aucun signe en sa présence ? Il devait bien savoir que la fille adoptive de Cathy Montaigne pouvait le comprendre aussi bien qu'en serait capable quelqu'un n'ayant jamais été lui-même esclave. « Oui, dit-il, comme s'il avait lu ses pensées. Je suppose que, si quelqu'un est capable de comprendre à bord du Chaton, c'est bien toi. Mais ce n'est pas quelque chose dont je parle. Pas vraiment parce que j'en ai honte mais parce que... parce qu'en parler me retire quelque chose. Ça concentre l'attention sur mon origine, sur ces "hommes d'affaires" froids et malades qui m'ont fabriqué et ne nous ont jamais considérés, moi et mes parents, comme humains. » Il regarda à travers le dôme, la bouche tordue. « Et je suppose que tu comprends aussi pourquoi je ne suis pas aussi impressionné par ma "beauté" que les autres gens, dit-il d'une voix dure, avec lenteur. Parfois, ça va bien plus loin que ça. Quand tu sais qu'une bande de salopards tordus t'a conçu pour être beau – pour incarner un séduisant morceau de viande quand ils te vendent ou qu'ils te louent –, voir des gens te courir après à cause de cette beauté te retourne l'estomac. Ce n'est pas toi qu'ils veulent. Pas le toi qui est à l'intérieur, celui qui fait des choses comme ça. » Il assena une gifle sur la sacoche contenant le bloc. « C'est ça ! » Il se toucha à nouveau le visage. « Cet... emballage. — J'ai connu un bon paquet d'anciens esclaves, Paolo, dit-elle en gardant la voix normale, et la plupart d'entre eux ont des démons. J'imagine que c'est inévitable. Mais quoi qu'il leur soit arrivé, quoi qu'on leur ait fait, et quoi que ces fumiers de Mesans puissent penser d'eux, ce sont des gens ; qu'on les ait considérés comme des objets ne signifie pas qu'ils en sont. Ça veut juste dire que des enculés qui se prennent pour des dieux ont décidé qu'ils étaient des jouets. Et il y a des jouets très, très dangereux, Paolo d'Arezzo. Au bout du compte, c'est ce qui va causer la perte de Manpower, tu sais. Des gens comme Jeremy X. Et Web du Havel. Et toi. » Il la considéra avec suspicion, comme s'il la soupçonnait de lui réciter une leçon, et elle eut un nouveau rire dépourvu d'humour. « En pratique, Cathy Montaigne est ma mère, Paolo, et tu sais très bien qui est mon père. Tu crois qu'ils n'ont pas une excellente idée du nombre d'ex-esclaves et d'enfants d'ex-esclaves qui se sont engagés dans l'armée du Royaume stellaire ? Nous gagnons des points en faisant respecter la convention de Cherwell. Ça attire un tas de gens – comme toi – et d'attirer des gens comme toi est une des raisons pour lesquelles nous la faisons si bien respecter. C'est une source de renforts non négligeable. Et puis, bien sûr, il y a Torche. — Je sais. » Il regardait son index droit dessiner des cercles sur son genou. « Ça, c'est une chose dont je voulais réellement te parler – de Torche et de ta sœur, veux-je dire. Mais je... c'est-à-dire, ça fait tellement longtemps, et... — J'ai connu beaucoup d'anciens esclaves, Paolo, d'accord ? dit-elle avec douceur. Certains, comme Jeremy et Web, portent leurs origines comme un drapeau et les agitent à la face de la Galaxie. Elles les définissent, et ils seraient prêts à arracher avec les dents la gorge de Manpower. D'autres voudraient juste faire comme si ça n'était jamais arrivé. Et puis il y en a tout un tas qui, sans vouloir ça, désirent quand même continuer de vivre leur vie. Ils ne tiennent pas à en parler, ils n'ont pas envie que les gens leur fassent des fleurs ni des exceptions, par une espèce de culpabilité mal placée. Et ils ne veulent pas qu'on les prenne en pitié, ni que leur entourage les définis par rapport à leurs souffrances passées. De toute évidence, je ne me suis pas souciée de te connaître aussi bien que je l'aurais dû, sinon ça ne m'aurait pas valu une telle surprise, mais je te connais quand même assez, surtout maintenant, pour savoir que tu fais partie de ces fortes têtes décidées à réussir sans se plaindre, sans présenter d'excuses ni demander un traitement de faveur. Trop entêtées pour leur propre bien et trop cons pour s'en rendre compte. Un peu comme les montagnards de Gryphon. » Elle lui sourit et il l'imita – ce dont il fut à l'évidence le premier surpris. « Je suppose qu'on se ressemble un peu, dit-il enfin. D'une certaine manière. — Et qui l'eût cru ? répondit-t-elle, souriant toujours de s toutes ses dents. — Ça ne nous aurait probablement pas fait de mal d'avoir cette discussion un peu plus tôt, ajouta-t-il. — Non, pas du tout. — Toutefois, je suppose qu'il n'est pas trop tard pour prendre un nouveau départ. — Tant que tu ne t'attends pas à ce que j'arrête d'être entêtée, insupportable et fondamentalement superficielle. — Oh, je ne sais pas si cette autocritique est totalement justifiée, dit-il, pensif. Je ne t'ai jamais vraiment trouvée entêtée. — Dès que j'aurai surmonté mes inhabituels remords de m'être trompée sur les raisons de ton attitude hautaine et supérieure, tu me paieras ça, lui assura-t-elle. — J'attends mon châtiment en tremblant de peur. — C'est ce que tu as dit de plus malin de toute la matinée », lui assura-t-elle sur un ton sinistre – et tous les deux éclatèrent de rire. CHAPITRE VINGT-NEUF — Et je suppose qu'Aleksandra va dire que, ça non plus, ce n'est pas significatif, fit Henri Krietzmann, amer. — Evidemment », renifla Joachim Alquezar. Tous les deux, assis sur la terrasse de la villa en bord de mer, observaient les cendres du crépuscule au-dessus de l'océan. Les étoiles commençaient tout juste de perforer la voûte de cobalt qui les surmontait, les restes d'un dîner léger reposaient sur la table, entre eux, et une cheminée en pierre et brique, avec hotte de cuivre, abritait un feu de bois flotté. Une allumette en bois d'un autre âge flamboya dans l'obscurité naissante, et une guirlande de fumée s'éleva quand Alquezar, vautré sur une chaise longue, alluma un cigare. Krietzmann huma la fumée aromatique puis tendit la main vers sa bière. « Je commence à vraiment détester cette bonne femme », dit-il sur un ton presque capricieux. Son compagnon eut un petit rire. « Même Bernardus la déteste, qu'il veuille bien l'admettre ou non, dit-il. Après tout,- comment ne pas la détester ? » Ce fut au tour de Krietzmann de renifler avec un amusement amer, mais il y avait dans la plaisanterie d'Alquezar une vérité assez déplaisante. « Je ne comprends vraiment pas comment elle fonctionne, admit le Dresdien. Il est déjà assez ennuyeux que Nordbrandt et ses maniaques de l'Alliance pour la liberté" fassent sauter des bombes et tirent au hasard sur Kornati mais, au moins, tout le monde se rend compte que ce sont des malades. Westman, en revanche... » Il secoua la tête et fit la moue en se rappelant les rapports arrivés de Montana le matin même. « Il fait partie de la vieille société installée. Ce n'est pas un politicien marginal hyper-nationaliste – c'est un riche propriétaire, un aristocrate, ou du moins ce qui passe pour tel sur Montana. Et il est plus malin que Nordbrandt. Elle a commencé par un massacre, lui par une farce. Elle a continué par des assassinats et des attentats épars, lui par la destruction du quartier général d'une des organisations étrangères les plus détestées de la planète... et toujours sans tuer personne. Il est comme, comme... — Comme ce personnage de fiction d'avant la diaspora dont nous parlait Bernardus ? — Oui, exactement ! » Krietzmann hocha vigoureusement la tête. « Comment s'appelait-il ? Le Liseron... non, le Mouron rouge, c'est ça! — Peut-être, dit Alquezar, mais j'espère que vous n'allez pas me trouver superficiel de vous signaler que, tout comme les autres actionnaires et directeurs de l'UCR, je ne m'amuse pas comme un petit fou de son choix de cibles. Aussi débonnaire et élégant puisse-t-il se montrer dans ses sinistres affaires. — Bien sûr que non. » Krietzmann le regarda dans les yeux, à la lumière des lampes à huile qui brûlaient sur la table, tandis que la nuit achevait de tomber. « Cela dit, j'espère que vous ne vous attendez pas non plus à ce que je verse beaucoup de larmes sur vos pertes. » Alquezar lui lança un regard dur, les sourcils froncés un instant, puis il renifla et secoua la tête. « Non », dit-il d'une voix douce, avant de tirer sur son cigare. L'extrémité se mit à luire à l'instar d'une petite planète rouge, et il souffla un rond de fumée presque parfait dans la brise du soir. « Non, Henri, je ne m'y attends pas. Je n'ai aucune raison de m'y attendre. Mais le fait que je ressente ça, et que d'autres, en San Miguel et Rembrandt – comme Ineka Vaandrager – vont le ressentir avec encore plus d'acuité, constitue une nouvelle preuve de la ruse de Westman. Il a trouvé une cible qui polarise les sentiments des deux côtés de sa propre frontière politique et, pour ça, il fallait de la jugeote. Vous dites que vous avez du mal à comprendre la position d'Aleksandra là-dessus ? Moi, ce que j'aimerais comprendre, c'est pourquoi un type aussi intelligent que Westman a pris une telle position. Il devrait nous soutenir, pas chercher à nous démolir ! — Intelligent ne signifie pas bien informé ni large d'esprit, fit remarquer Krietzmann. Tous les renseignements que j'ai pu réunir suggèrent qu'il pousse le culte montanien de l'individualisme entêté dans des retranchements insoupçonnés – surtout quand il est question de Rembrandt et de l'UCR. Pour le dire sans subtilité, il ne peut pas vous blairer. Il se fiche de la raison pour laquelle vous étiez si occupés à organiser les transports dans l'amas. Tout ce qu'il sait – ou veut savoir –, c'est que vous le faisiez avec aussi peu de scrupules que possible, et que son monde fait partie de ceux qui se sentent floués par votre soi-disant "technique de négociation". » Le président de l'Assemblée haussa les épaules. Je ne peux pas vraiment lui en vouloir. Si vous aviez inclus Dresde dans votre gentil petit empire contre notre volonté, je vous détesterais sans doute autant que lui. La seule véritable différence entre Westman et moi, c'est que, primo, je crois Bernardus quand il me dit comment et pourquoi il a fondé l'Union commerciale; et que, secundo, quelles que soient ses véritables raisons et les vôtres, l'annexion par Manticore représente la plus grande chance, et pas seulement économique, que l'amas a'1,t jamais eue. Je veux bien pardonner beaucoup pour la saisir. Westman, lui, est trop obnubilé par la vieille équation pour réaliser à quel point elle a changé. — C'est à peu près ce que dit Bernardus, fit Alquezar. Et je partage cette analyse intellectuellement. L'état d'esprit nécessaire pour ignorer tous ces faits est tellement éloigné de l'univers dans lequel je vis que je n'arrive pas tout à fait à admettre qu'il puisse exister, c'est tout. Pas au niveau émotionnel. — Vous feriez mieux d'y réussir, dit Krietzmann, grave. Parce qu'au bout du compte je pense qu'il a plus de chances que Nordbrandt de tuer la Constitution. — Vraiment ? Alquezar inclina la tête. Je suis assez d'accord, mais j'aimerais bien entendre votre raisonnement. — Et à quel point le raisonnement entre en jeu ? grogna Krietzmann. Oh, très bien. » Il se laissa aller au fond de sa propre chaise longue, serrant sa chope de bière entre ses mains. Pour le moment, estimé camarade conspirateur, vous avez environ soixante-deux pour cent des délégués dans votre poche. Et l'extrémisme de Nordbrandt en a d'ailleurs poussé quelque dix pour cent de votre côté, selon mon estimation. Mais Tonkovic et Andrieaux Yvernau – et Lababibi – tiennent les trente-huit pour cent restants d'une poigne de fer. Ils disposent de la plupart des oligarques de l'amas, en dehors de ceux des planètes de l'UCR, sur lesquels Bernardus et vous pouvez compter, et Nordbrandt a jeté dix pour cent de ceux-là dans la poche de Tonkovic quand elle a appuyé sur le bouton de la guerre économique. La plupart se fichent de ce qui se passe sur Kornati... tant que ça n'éclabousse pas leurs confortables réserves. Mais quand on commence à faire sauter les banques et assassiner les banquiers, sans parler des oligarques locaux, la déstabilisation menace de se répandre dans les autres systèmes, si bien qu'ils répugnent à prendre un engagement qui, selon eux, gênerait leur machinerie politique et répressive pour régler leur compte aux néo-bolcheviques et anarchistes de leurs propres mondes. Puisqu'il faut une majorité des deux tiers pour voter une constitution, tant que Tonkovic tiendra les cinq ou six pour cent de délégués qui vous manquent, elle peut bloquer tout le processus et tenter de vous – de nous – extorquer des concessions. — Là, nous sommes d'accord, dit Alquezar, tandis que son interlocuteur s'interrompait pour boire une gorgée de bière, mais ça n'explique toujours pas pourquoi vous estimez West-man plus dangereux que Nordbrandt. — Oh, ne jouez pas les Socrate, Joachim ! fit Krietzmann avec une légère impatience. Vous savez aussi bien que moi qu'Aleksandra Tonkovic et Samiha Lababibi n'ont pas l'intention d'empêcher l'annexion. Si elles tuent la Constitution, ce sera par accident, parce qu'elles croient vraiment ce que Tonkovic a déclaré juste après le premier attentat de Nordbrandt – à savoir que Manticore ne permettra pas l'échec du processus. Je pense qu'elles ont toutes les deux – quoique surtout Aleksandra – trop tendance à considérer le Royaume stellaire à travers le prisme de leur expérience politique locale, mais c'est ainsi qu'elles voient les choses. Du moins pour le moment. Si quoi que ce soit venait à fissurer leur belle assurance, elles abandonneraient sans nul doute leurs exigences impossibles et se contenteraient du meilleur compromis rapide qu'elles pourraient obtenir. » Mais si Westman contrarie assez de vos oligarques – ceux que Bernardus et vous avez pris au lasso et persuadés de soutenir l'annexion dès le départ –, nous sommes foutus. S'il arrive à en convaincre. assez que lui, et ceux qui pensent comme lui, peuvent infliger de sérieux revers à tout ce qu'a bâti l'Union commerciale, un pourcentage significatif d'entre eux – voire la majorité – basculera d'un coup dans le camp de Tonkovic, et vous le savez. Si c'est le cas, l'équilibre sera radicalement modifié. Pas seulement à l'Assemblée, d'ailleurs. Si Rembrandt, San Miguel et le reste des planètes de l'UCR se mettent à refuser l'annexion au lieu de la soutenir, elle n'aura jamais lieu. — Vous avez raison, soupira Alquezar. C'est une des raisons pour lesquelles Bernardus est rentré en Rembrandt. Il voulait chasser Vaandrager du fauteuil de présidente avant qu'elle ne puisse bâtir un bloc de soutien assez fort pour combattre sa mainmise ou qu'elle ne s'implique trop dans le gouvernement. Parce que c'est exactement le genre à faire ce que vous craignez, surtout si Westman parvient à convaincre quelqu'un, en dehors de son propre système, de rejoindre son Mouvement pour l'indépendance de Montana. — Et alors ? demanda Krietzmann. Qu'est-ce qu'on peut y faire ? — Si j'avais la réponse à cette question, je n'aurais pas à m'inquiéter d'Aleksandra et de Samiha, répondit amèrement Alquezar. Je n'aurais qu'à agiter ma baguette magique et tout rentrerait dans l'ordre. — Oui, mais on va bien être obligés de trouver quelque chose. — Je sais, je sais. Il tira à nouveau sur son cigare. J'ai envoyé un mémo cet après-midi à la baronne de Méduse, juste après l'arrivée du messager de Montana. Je lui ai exprimé grosso modo les inquiétudes que vous venez de souligner et lui ai suggéré qu'il était peut-être temps, pour la représentante officielle de Sa Majesté dans l'amas, d'exprimer une approche un peu plus... directe. » Krietzmann le considéra avec une vague anxiété, et le San Miguelien eut un haussement d'épaules irrité. — Ce n'est pas une solution idéale, même si elle décide d'intervenir, je le sais. Le problème, je crois, Henri, c'est que nous sommes à court de solutions idéales. » v... pas une solution idéale, milady, dit Grégor O'Shaughnessy, mais je crains la manière dont la situation commence à déraper. — Madame le gouverneur, je réitère mes inquiétudes quant au projet de nous impliquer ouvertement dans la politique de l'amas au niveau local, martela l'amiral Khumalo. — Sauf votre respect, amiral, rétorqua quelque peu sèchement O'Shaughnessy, c'est vous qui préconisiez d'intervenir contre Nordbrandt après le premier attentat à Karlovac, sur Kornati. — En effet, grommela l'officier, mais vous admettrez que la situation est tout à fait différente, j'espère. Nordbrandt est une tueuse, une meurtrière à grande échelle. Débarquer des fusiliers sur Kornati, en supposant que le gouvernement local nous y invite, pour traquer une tueuse froide et calculatrice serait une chose. En débarquer sur Montana pour les lancer aux trousses d'un notable qui prend apparemment le chemin de devenir un héros – ou antihéros – populaire et n'a encore même pas tué un chien errant, encore moins des élus du parlement, en serait complètement une autre. — Niais nous sommes déjà engagés là-bas au quotidien, répliqua son interlocuteur. Nous sommes présents dans le système et on pourrait même dire que nous y avons la responsabilité de soutenir le gouvernement du président Suffles, depuis qu'il nous a donné la permission d'y stationner vos vaisseaux de soutien. D'ailleurs, nous pourrions intervenir directement depuis ces vaisseaux. — Ils ne sont pas conçus pour fournir ce genre d'assistance, ni capables de l'apporter. L'Ericsson n'est guère qu'une coque de cargo autour d'ateliers et d'entrepôts de pièces détachées. Son équipage comprend moins de deux cents hommes et ce sont des techniciens, pas des soldats. Quant au Volcan, ce n'est qu'un vaisseau arsenal, avec un équipage encore plus réduit. Tous les deux ont des impulseurs, des compensateurs, des écrans antiparticules et des barrières latérales, le tout de qualité militaire, mais ce ne sont pas des bâtiments de guerre et ils ne conviennent absolument pas à ce genre de tâche. Même si on supposait que la confier à n'importe lequel de nos vaisseaux soit une bonne idée. Ce qui n'est pas le cas. — Je crois... » commença O'Shaughnessy, mais dame Estelle leva alors la main. Il ferma la bouche, tourna les yeux vers elle, et elle eut un sourire en coin. « En l'occurrence, Grégor, l'amiral '