T2 L'OMBRE DE SAGANAMI CHAPITRE TRENTE « Contrôle du trafic de Pontifex, ici l'Hexapuma. Permission de quitter l'orbite de garage planétaire. — Ici le commodore Karlberg, Hexapuma, répondit une voix inattendue, plutôt que celle du contrôleur de service, à la question de routine du capitaine Nagchaudhuri. Vous avez la permission de quitter votre orbite, avec nos plus profonds remerciements. Nous n'oublierons pas ce que vous avez fait pour nous. Bonne chance et bonne chasse. » Nagchaudhuri jeta un coup d'œil au commandant de l'Hexapuma, qui occupait son fauteuil au centre de la passerelle. Terekhov lui rendit son regard puis appuya sur un bouton inclus dans l'accoudoir du siège. Ravi d'avoir pu vous aider, commodore, dit-il. J'espère que vous n'aurez pas d'autres visiteurs déplaisants, mais, si quoi que ce soit de cet acabit se présente, vous devriez voir arriver un autre vaisseau de Sa Majesté dans les prochaines semaines. En attendant, je vous remercie de vos bons vœux. — Vous les méritez, commandant. Oh, et nous garderons un œil vigilant sur vos prisonniers jusqu'à ce que la baronne de Méduse décide de ce qu'elle veut en faire exactement. — Merci, monsieur, je n'en avais jamais douté. Terekhov, terminé. — C'est le moins que nous puissions faire, commandant. Karlberg, terminé. » Terekhov adressa un signe de tête à Nagchaudhuri, qui coupa la communication, puis il fit pivoter son fauteuil vers le capitaine de corvette Wright. « Très bien, capitaine, nous avons l'autorisation, il ne nous reste donc qu'à filer tranquillement. À vos ordres commandant. » L'astrogateur, souriant, s'adressa au major Clary. « Timonier, exécutez la manœuvre de départ de l'orbite. — À vos ordres. Départ de l'orbite en cours », répondit Clary. L'Hexapuma leva le nez et s'élança sous une accélération de cent gravités. Maintenez l'accélération actuelle jusqu'au point Alpha, puis passez à zéro-zéro-trois par deux-sept-neuf à cinq-zéro-zéro gravités, ordonna Wright. — Maintenir l'accélération actuelle jusqu'au point Alpha puis passer à zéro-zéro-trois par deux-sept-neuf à cinq-zéro-zéro gravités, à vos ordres », répliqua Clary. Terekhov bascula son fauteuil en arrière, profondément satisfait, tandis que le vaisseau s'écartait lentement de la circulation spatiale au voisinage de Pontifex. Soixante-quinze années-lumière jusqu'à Célébrant, songea-t-il. Dix jours et demi pour le reste de l'univers, un peu plus de sept selon les horloges internes de l'Hexapuma. Le repos que fournirait le voyage serait bienvenu pour tout l'équipage. Les douze jours passés en Nuncio avaient été aussi productifs que frénétiques. Deux bâtiments pirates naguère havriens détruits ou capturés, l'Aube émeraude repris (il faudrait toutefois au cargo les services prolongés d'un vaisseau de maintenance bien équipé avant qu'il ne pût repartir) et la mise à jour méticuleuse des données astrographiques du système. Le gouvernement et les citoyens du président Adolfsson avaient exprimé clairement leur appréciation enthousiaste des efforts déployés par l'Hexapuma en leur faveur, si bien que le vaisseau et son équipage emportaient la certitude que ce système-là, au moins, approuvait sans réserve son inclusion dans le Royaume stellaire. Et la récompense pour la reprise de l'Aube émeraude ne déprime pas non plus nos gars, sans parler des primes posées sur la tête des « pirates » que nous avons tués ou capturés. Mais le plus important de tout, selon Terekhov, c'était que l'équipage de l'Hexapuma n'était plus pour lui une quantité inconnue. Et ce même équipage n'entretenait à l'évidence plus la moindre réserve, s'il en avait jamais eu, quant à la compétence de son capitaine. C'était là un acquis précieux, se dit-il. Oui, extrêmement précieux. — En approche du point Alpha, annonça le major Clary. — Parfait, timonier », répondit-il en souriant. « Par là ! » Le capitaine Barto Jezic, de la Police nationale kornatienne, releva les yeux, irrité, quand l'avertissement murmuré d'une voix dure lui parvint par la com. — Ici chef d'équipe ! lâcha-t-il sèchement dans son micro. Qui diable a dit ça et où diable êtes-vous ? À vous. » Il y eut un instant d'intense silence. Tous les subordonnés de Jezic reconnaissaient ces inflexions, célèbres dans l'ensemble des services de la PNK. À moins d'avoir beaucoup de chance, quelqu'un n'allait pas tarder à se voir forer un deuxième orifice anal. « Euh... excusez-moi, chef d'équipe, reprit au bout d'un moment l'objet malheureux de sa colère. Ici Bleu Trois. Deuxième étage de l'Administration principale. J'aperçois du mouvement sur l'avenue Macek, côté sud. Cinq – non, correction, sept sources de chaleur humaines. À vous. — C'est mieux, Bleu Trois », gronda Jezic, amadoué par la prompte clarification de son interlocuteur. Et aussi par le fait que les informations qu'ils avaient découvertes semblaient finalement exactes. — À toutes les unités, continua-t-il. Ici chef d'équipe. Tenez-vous prêts à l'exécution. Et rappelez-vous qu'il nous faut des prisonniers, cette fois-ci, pas seulement des cadavres, bordel ! Chef d'équipe, terminé ! Le capitaine s'écarta de sa position, à cinquante mètres de son poste de commande officiel, et fit glisser sa visière devant ses yeux. Il eût joyeusement échangé deux doigts de la main gauche contre du matériel vraiment moderne mais il lui fallait faire avec ce qu'il avait. À tout le moins, le casque possédait-il des capacités d'acquisition de la lumière et des infrarouges correctes, si bien qu'il ne serait pas obligé d'avoir recours aux capteurs actifs pour balayer lui-même l'avenue Macek. Ils étaient là ! Sentant une décharge d'adrénaline le traverser, il se contraignit à inspirer profondément – abasourdi de se rendre compte que ses mains tremblaient, serrées autour de son fusil, non de peur mais d'impatience... et de fureur. Il n'aimait pas cela. Le commandant des forces d'intervention de la PNK était censé se conduire en professionnel, mais les trente derniers jours de la meurtrière campagne d'Agnès Nordbrandt avaient davantage érodé ce professionnalisme qu'il ne voulait bien l'admettre. Il attendit l'espace de quelques battements de cœur, le temps de se sentir à même de garder une voix égale, dépourvue de la haine brûlante qu'il éprouvait, puis il brancha de nouveau son système de com. — Bleu Un, ici chef d'équipe. — Bleu Un, parlez ! renvoya dans ses écouteurs la voix du lieutenant Aranka Budak. — Ils se dirigent vers votre position dans le parking, Bleu Un. Vous êtes autorisé à les capturer dès que les sept adversaires identifiés auront franchi le périmètre de votre zone d'engagement. Application des règles de combat Bravo. Répétez. — Bleu Un est autorisé à faire sept – je répète sept –adversaires prisonniers dès qu'ils auront franchi le périmètre de zone. Les règles de combat Bravo s'appliquent. Bleu Un, terminé. » Jezic eut un grognement satisfait. Il ne savait pas comment les services de renseignement avaient percé à jour cette opération de l'ALK. Il avait cependant des soupçons, lesquels incluaient le viol probable du droit d'un citoyen à ne pas s'incriminer soi-même. Il ne faisait aucun doute que les tribunaux auraient un jour de sévères reproches à formuler en la matière, et le capitaine ne leur en voudrait pas. Il n'était guère satisfait que ses propres services aient recours à ces techniques d'interrogatoire-là. Parfois, néanmoins, il était tout bonnement nécessaire d'obtenir un renseignement – pour sauver des vies innocentes – et il ne verserait aucune larme sur des terroristes meurtriers. Toutefois, quand une force de police quelconque franchissait cette frontière, il ne fallait pas bien longtemps pour que des gens qui n'étaient pas terroristes se retrouvent soumis aux mêmes sévices. Pis que tout, chaque fois que cela se produisait, il devenait plus facile de justifier les suivantes, pour des raisons de moins en moins vitales. Or un nombre suffisant de pareilles occasions changerait les accusations de Nordbrandt en détestables vérités. Mais, de quelque manière qu'eût été obtenue l'information, il était bien content d'en disposer et il l'avait étudiée aussi attentivement qu'il en avait eu le temps. Si seulement leur... informateur ne s'était pas trompé non plus en ce qui concernait la personne qui dirigeait l'attentat ! Il chassa cette pensée — encore — et regarda la situation se mettre en place. Il avait bien espéré que ces salopards arriveraient par l'avenue Macek. Raison pour laquelle il avait posté Aranka sur ce flanc-là. L'escouade des armes spéciales du lieutenant Budak était la meilleure dont il disposait — à son avis la meilleure de toute la Police nationale. S'il ne pouvait pas se trouver sur le flanc lui-même, il n'était personne dans tout Kornati qu'il eût préféré voir à sa place. Juras Divkovic se glissait à travers les ombres pluvieuses, aussi silencieux que la brise nocturne. Contrairement à certaines des premières recrues d'Agnès Nordbrandt, Divkovic n'avait jamais douté qu'il dût y avoir du sang dans les rues avant que tout ne fût terminé. Le système était tellement pourri, gangrené par la corruption, le détournement d'argent, les politiciens malhonnêtes et arrivistes, tous contrôlés par l'argent sale d'individus tels que la. traîtresse Tonkovic, qu'il ne pouvait en aller autrement. Certains des partisans initiaux de l'ALK ne partageaient pas cette redoutable conscience. Ils avaient eu la bouche pleine de « peuple en armes » et de « lutte armée » mais sans y croire réellement. C'étaient des théoriciens, des dilettantes efféminés — des poseurs stupides issus de la classe supérieure et peu désireux de se mettre du sang sur les mains. Ou de risquer leur précieuse carcasse. Que Nordbrandt eût insisté dès le départ pour une organisation cellulaire était une bonne chose. Sans cela, il en était sûr, les timorés et les « activistes » par beau temps auraient vendu toute la direction de l'ALK aux collaborateurs dirigeant Kornati, juste pour sauver leur peau. Ils ne pouvaient en revanche trahir des gens qu'ils ne connaissaient pas, et Nordbrandt avait eu l'intelligence de créer deux organisations séparées. L'une composée des grandes gueules à testicules de moustiques timides, sur laquelle on pouvait compter pour les contributions financières, l'activisme politique, l'agitation et les manifestations, mais pas pour le véritable travail. Et une seconde, formée de gens tels que Divkovic, sachant depuis le départ ce qui devait être fait et ayant prouvé qu'ils étaient prêts à le faire. Ceux qui avaient entrepris de bâtir l'infrastructure dont avait besoin l'ALK des années avant qu'eût sonné l'heure du conflit ouvert. La plupart des membres de la première organisation s'étaient enfouis, se cachant des deux camps, ou changés en informateurs enthousiastes, en une tentative désespérée pour se dissocier de la campagne armée de l'ALK. Certains avaient réussi mais aucun ne représentait une grosse perte. En fait, leur disparition satisfaisait Divkovic. Aucun ne savait rien de vraiment utile sur son côté de l'organisation, si bien que ces informateurs égoïstes ne pouvaient guère entraver les opérations, et leur départ les dégageait de son chemin, réduisant la menace de risques futurs... et laissant la direction du mouvement entre les mains fermes de gens tels que lui. À présent que Nordbrandt n'avait plus besoin de plaire à ces timorés, le mouvement retroussait ses manches et s'attaquait pour de bon à la tâche de chasser ces maudits Manties et de restructurer Kornati. Levant la main gauche, il ordonna la halte à son groupe d'assaut et mit un genou en terre derrière une poubelle. À l'aide de ses jumelles, il observa les locaux du ministère du Trésor, de l'autre côté du large boulevard, à quinze blocs du Nemanja Building. Ce serait leur frappe située le plus au cœur de Karlovac depuis l'attaque contre le parlement, et Divkovic était déterminé à ce qu'elle soit couronnée de succès. L'obscurité et la bruine étaient de son côté, tout comme l'heure tardive, mais rien de tout cela ne favorisait la visibilité, aussi perdit-il un instant à regretter que ses partisans ne disposent pas de matériel aussi efficace que celui que Tonkovic et ses sous-fifres fournissaient à leur soi-disant « police ». Malheureusement, ce n'était pas le cas, même s'ils avaient au moins réussi à mettre la main sur quelques armes modernes. Divkovic lui-même portait un pulseur « libéré » de l'arsenal de la police de Rendulic lors d'un des premiers attentats. De telles armes dépassaient les moyens de la plupart des civils — seul quelqu'un possédant les ressources du gouvernement pouvait se les offrir — si bien que la plupart de ses compagnons étaient encore équipés d'armes à propulsion chimique. Comme pour l'essentiel de leur matériel, ils devaient s'accommoder de ce qu'ils trouvaient et, malgré leur ardeur révolutionnaire, cela constituait une grave faiblesse. Toutefois, ses vieilles jumelles optiques lui suffirent à obtenir une image nette de la fenêtre éclairée au cinquième étage du principal bâtiment administratif. Il distinguait peu de détails mais, en dépit de l'heure, la salle de conférence était brillamment éclairée. C'était leur œuvre, songea-t-il avec un plaisir vengeur. Les remous provoqués par leurs frappes dans l'économie corrompue et la structure politique de Kornati affolaient les porcs qui bâfraient dans l'auge publique. La ministre du Trésor Grabovac avait convoqué ses subordonnés pour une réunion d'urgence, dans le cadre de ses efforts désespérés pour remettre à flot le château de cartes branlant de l'ordre établi. Il était fort approprié qu'ils se rencontrent ainsi sous couvert de la nuit, tels des asticots grouillant dans le ventre d'une carcasse en putréfaction... et que Grabovac et les pantins qui lui léchaient les bottes aient décidé de se fier à l'heure tardive et secrète de leur réunion, plutôt que de battre le rappel de leurs forces de sécurité nocturnes normales. Songer aux forces de sécurité poussa Divkovic à examiner de nouveau les alentours à travers ses jumelles, lentement. Ce complexe était d'ordinaire un noyau de gestion secondaire, voire tertiaire. Ses trois bâtiments et son parking central constituaient une enclave du gouvernement isolée dans l'un des quartiers les plus pauvres de la capitale, quoique proche du centre, et servaient surtout à l'archivage de routine et aux travaux d'écritures. C'était une des raisons pour lesquelles il avait été choisi ce soir-là : nul ne croyait les terroristes capables de soupçonner qu'il se passerait quoi que ce fût d'important dans un local aussi dénué d'intérêt et mal protégé. D'après les renseignements obtenus, la seule sécurité présente sur ce site était interne : de simples vigiles — bien qu'on leur eût distribué armes et munitions depuis que l'ALK avait entamé ses opérations. La plupart, trop vieux et en mauvaise forme, auraient déjà dû être à la retraite et feraient figure de moutons devant ses loups motivés, bien entraînés. Qu'il n'en vît pas un seul patrouiller sur le périmètre externe du complexe, pluie ou non, en disait long sur leur préparation, songea-t-il avec un amusement sinistre. L'équipe de sécurité personnelle de Grabovac constituerait une opposition plus sérieuse mais, de ce qu'il en savait, elle n'était formée que de trois hommes qui se trouveraient dans la salle de conférence elle-même ou bien juste à l'entrée. Divkovic reporta une dernière fois son attention sur la fenêtre de la salle en question et distingua derrière une ombre mouvante un peu floue — quelqu'un qui se déplaçait à l'intérieur, comme pour bien faire la preuve que les lieux étaient occupés. Inspirant profondément, satisfait, il baissa les jumelles, les rangea dans leur étui avec des gestes décidés, puis se tourna vers son second, qu'il connaissait sous le seul nom de « Tyrannicide ». « Bon, souffla-t-il en un murmure rauque, à peine plus fort que le bruit du vent. Ils sont dans la salle, exactement comme prévu. Allons-y. Tyrannicide hocha la tête. Il se leva, son pulseur – libéré lors de la même opération que celui de Divkovic – entre les mains, et fit signe aux deux autres hommes de sa section. Tous trois commencèrent aussitôt à traverser l'avenue en direction de l'escalier d'incendie que Divkovic avait sélectionné comme point d'entrée secondaire, flottant tels de vagues esprits à travers l'ambiguïté brumeuse de la nuit. L'éclairage public de Karlovac n'avait jamais été très efficace; en de pareilles nuits, la visibilité qu'il fournissait était à peine plus qu'anecdotique. Ce qui était une bonne chose, songea Divkovic en les regardant partir. Il se détourna et guida sa propre section de quatre combattants vers le parking souterrain. La salle de conférence ouvrait à moins de dix mètres de la porte d'accès au parking du cinquième étage, et il eut un sourire cruel en imaginant l'expression des petits fonctionnaires condamnés à mort parce qu'ils participaient à cette réunion exceptionnelle. « Merde ! » Quand lui échappa cette exclamation spontanée, Jezic se réjouit de n'avoir pas branché son micro. Autant pour les informations exhaustives ! Voyant se séparer en deux sections ce qui était censé être une seule force de l'ALK, il se mit à réfléchir à toute allure. Peut-être ne procédaient-ils pas tout à fait comme on le lui avait prédit, mais ils étaient bien là, donc la nouvelle de la réunion d'urgence secrète du ministère du Trésor leur était parvenue, exactement comme le craignait la PNK. Ce qui confirmait assez éloquemment la corruption des procédures de sécurité officielles. Que l'attentat n'eût pas été annulé quand la réunion avait été déplacée et le piège organisé indiquait toutefois sans doute que la fuite venait du Trésor. Et, d'ailleurs, d'un des travailleurs de jour les moins haut placés, qui ne s'était pas trouvé dans le circuit lorsque l'annulation de dernière minute avait été décidée. Mais cela pourrait se régler plus tard. Son problème actuel était que deux forces séparées allaient rencontrer différents fragments de sa propre équipe, à des moments différents. Les trois individus qui gagnaient l'extrémité du bâtiment administratif comptaient presque à coup sûr emprunter une sortie de secours pour accéder au cinquième étage, formant ainsi un des bras de la pince qui se refermerait sur la salle de conférence. Voilà qui les conduirait tout droit vers son équipe Rouge, au moins quatre ou cinq minutes avant que le groupe du parking ne parvînt dans le périmètre d'Aranka Budak, au troisième étage. Dès qu'on les hélerait ou qu'on exigerait leur reddition, l'alarme serait donnée, si bien que l'autre groupe ferait volte-face et tenterait de disparaître. Compte tenu de la diabolique efficacité avec laquelle les terroristes se servaient des égouts, des conduits d'évacuation des eaux ou de maintenance, ainsi que des diverses voies de communication souterraines de Karlovac après leurs attentats, il était possible –quoique guère probable, selon lui – qu'ils y parvinssent. Ce qui serait regrettable en n'importe quelles circonstances mais, si Nordbrandt était bien présente en personne, ce soir-là... Rouge Un, ici chef d'équipe, lança-t-il d'une voix rauque dans le com. Retardez votre intervention le plus possible. Je veux que le groupe du parking s'enfonce au maximum dans la zone de Bleu Un. Chef d'équipe, à vous. — Ici, Rouge Un, chef d'équipe. Bien reçu, déclara le sergent Slavko Maksimovac. J'attendrai le plus possible, Barto, mais ils arrivent droit sur moi. Rouge Un, à vous. » Jezic était sur le point de répondre quand tout se déclencha en même temps. Divkovic ne sut pas ce qui lui donna l'alerte. Peut-être fût-ce l'instinct du prédateur. Ou bien autre chose — un mouvement peu judicieux d'un des gars du lieutenant Budak ou un reflet sur un objet qui n'aurait pas dû se trouver là. Il pouvait même n'y avoir rien eu du tout, rien d'autre qu'une imagination trop active qui, pour une fois, avait raison de l'être. Quoiqu'il en fût, il se figea au pied de la voie d'accès inclinée au parking tout en redressant son pulseur en position de tir. La femme brune qui marchait derrière lui faillit le percuter; il lui siffla de s'écarter sur la gauche. Comme le terroriste suivant, lui, s'écartait sur la droite, Divkovic demeura immobile, les narines dilatées, scrutant le parking mal éclairé. Il hésita moins de trois secondes puis, sa décision prise, fit signe à sa section du groupe d'assaut de se retirer. Il lui déplaisait d'annuler la mission, surtout du fait qu'il n'avait aucun moyen de contacter le groupe de Tyrannicide, mais les deux branches de l'opération avaient été calculées pour se suffire à elles-mêmes au besoin. S'il se trompait, cela signifiait donc juste que son second mènerait le raid sans lui, alors que, si se justifiaient ses soupçons irrépressibles, continuer serait susceptible de mener la totalité de sa cellule à la catastrophe. « Oh, merde ! » lâcha Barto Jezic, amèrement frustré, quand les terroristes du parking s'arrêtèrent, se déployèrent un instant puis entreprirent de se retirer. Il aurait vraiment voulu capturer certains d'entre eux, en particulier si... Mais il n'était pas temps d'y penser en ce moment, et c'était en outre toujours possible... « À toutes les unités, ici chef d'équipe ! aboya-t-il. Alpha Zoulou! Alpha Zoulou !» Juras Divkovic jura grossièrement quand un éclat aveuglant jaillit des projecteurs de plusieurs millions de candelas posés sur le toit du bâtiment administratif principal. Les rayons éblouissants fendirent la bruine pour percuter d'un coup de poing les rétines de ses compagnons. L'effet de choc fut proprement étourdissant et tout son groupe se figea. — Ici le capitaine Barto Jezic, Police nationale ! lança une voix tonitruante, monstrueusement amplifiée. Nous vous tenons en joue ! Rendez-vous ou vous êtes morts ! » Quelqu'un poussa un gémissement craintif derrière Divkovic, lequel découvrit les dents en une grimace mauvaise. Son cerveau fonctionnait à toute allure, s'efforçant de traiter trop de données à la fois. Ces salopards les attendaient. Que les projecteurs eussent été mis en place ne pouvait s'expliquer autrement. En arrivant, toutefois, il n'avait vu personne. Cela signifiait-il que son itinéraire de retour était encore dégagé ? Ou seulement qu'il n'avait pas vu quiconque se préparait à lui barrer la route ? Ou encore... « Vous n'avez plus beaucoup de temps ! rugit la voix amplifiée du dos gris. Lâchez vos armes et rendez-vous ! Exécution ! » Divkovic hésita, partagé. Il était bien plus facile d'être tout dévoué à sa cause lorsqu'il était question de tuer quelqu'un d'autre, se rendit-il soudain compte. Découvrir abruptement qu'il avait peur de la mort l'emplit d'une rage monumentale —dirigée autant contre sa faiblesse insoupçonnée que contre les brigands de l'ordre établi qui lui avaient tendu une embuscade. « Qu'est-ce qu'on... ? » commença la femme marchant derrière lui. Comme la colère du chef de cellule atteignait son apogée, il se retourna vivement vers elle, ouvrant la bouche pour lui hurler sa fureur au visage... Le soudain mouvement du terroriste de tête, l'arme relevée, inspira ou terrifia deux de ses partisans. Ils se jetèrent de côté, s'accroupirent, puis Jezic vit flamboyer les canons de fusils à propulsion chimique quand ils ouvrirent le feu sur les projecteurs. Il n'y avait personne sur le toit de l'immeuble : quoique les membres de l'ALK n'eussent aucun moyen de le savoir, les lumières étaient télécommandées. Ouvrir le feu était toutefois une erreur fatale en soi : en mode Alpha Zoulou, les règles de combat changeaient. « Équipe Bleue, ici Bleu Un ! lança Aranka Budak dans le com. Descendez-les ! » Juras Divkovic disposa d'un très bref instant pour comprendre ce qui se passait. Pour reconnaître que sa couardise insoupçonnée, s'il s'agissait bien de cela, n'avait pas d'importance. N'aurait pas l'occasion de le pousser à la reddition — et à la survie —, finalement. Il prit vaguement conscience de nouveaux tirs, dans la direction de Tyrannicide. Son groupe avait-il ouvert le feu en même temps que ses idiots à lui? Ou bien était-ce le fait d'autres dos gris ? Ou... « Cessez le f... » commença-t-il à hurler, poussé par quelque instinct sans objet. Barto Jezic vit ce qui se produisait mais ne put rien faire pour l'empêcher. D'ailleurs, il n'était pas même sûr qu'il eût essayé s'il l'avait pu. L'ordre de Budak était dans l'esprit de l'opération et en accord avec les règles de combat en vigueur. Aussi définitive qu'elle pût être, c'était bel et bien la réaction appropriée. Une tornade de projectiles frappa Divkovic et ses compagnons. Les pulseurs, déjà meurtriers, étaient flanqués de deux mini fusils encombrants et démodés, à multiples canons. Plus lents et moins destructeurs qu'un fusil à trois canons moderne, certes, mais mille coups à la minute, même tirés par une arme en nitrocellulose obsolète, suffisaient largement à changer un corps humain en une fine brume rouge en suspension. L'explosion tonitruante qui eut lieu lorsque quelque chose frappa le détonateur des explosifs commerciaux fourrés dans le sac à dos d'un des terroristes constitua à peine un coup de théâtre. Jezic jura de frustration et de satisfaction mêlées. Il voulait prendre les terroristes vivants, mais il était trop honnête avec lui-même pour prétendre qu'il ne ressentait pas un profond sentiment de triomphe cruel tandis que ses subordonnés les descendaient. Les grondements mêlés des pulseurs, des fusils civils et des mini fusils provenant de l'équipe Rouge du sergent Maksimovac cessèrent aussi abruptement que les tirs d'Aranka. Le capitaine jura à nouveau puis se détendit et haussa les épaules. Il avait atteint son objectif principal en empêchant l'attentat, se rappela-t-il. Et, s'il restait en bas quelque chose susceptible d'être analysé par les équipes médicales, il se rendrait peut-être compte qu'il avait obtenu un peu plus que cela... « Vous plaisantez ! » Vuk Rajkovic fixait le colonel Brigita Basaricek sur son écran de com. Le commandant de la Police nationale était une femme de haute taille au visage de faucon, aux yeux et aux cheveux noirs, vêtue de la tunique gris perle de la PNK. Pour le moment, elle avait le regard brillant, quoique son expression restât prudente, comme si elle avait refusé de croire la nouvelle qu'elle-même annonçait. « L'attentat a été stoppé net, monsieur le vice-président, dit-elle. Il ne fait aucun doute que les terroristes ont été tués jusqu'au dernier. Quant à celle qui nous intéresse, ma foi, le labo n'a pas grand-chose pour travailler : apparemment, elle portait une des charges explosives que le groupe comptait utiliser pour démolir le garage en partant. — Mais vous pensez que c'était elle ? demanda Rajkovic. — Je pense qu'il y a une bonne chance que oui, monsieur le vice-président, dit Basaricek après une hésitation. Une nouvelle fois, je dois insister sur le fait que le labo n'a pas grand-chose à se mettre sous la dent. Mais les informations que nous avons reçues avant l'attentat le disaient placé sous le contrôle opérationnel d'un certain Pic-à-Glace, avec Nordbrandt en personne pour superviser le tout. Le fait que madame la ministre Grabovac était censée se trouver là rendait apparemment la réunion assez importante pour justifier sa présence. Vous savez comme Nordbrandt insiste depuis le début pour se former une image de "chef à la tête de ses troupes". » Elle s'interrompit. Rajkovic hocha la tête : autant qu'il en fût venu à haïr Agnès Nordbrandt, nul ne pourrait jamais dire qu'elle était lâche. Et autant qu'il lui déplût de l'admettre, l'habitude qu'elle avait de participer personnellement à certains attentats primordiaux lui avait valu le respect forcé –quoique sûrement pas par admiration – de certains organes de presse. Il ignorait si elle agissait dans ce but ou par pur fanatisme mais cela n'avait pas d'importance. Surtout si les informations de Basaricek se révélaient exactes. Quoi qu'il en soit, nous avons identifié sans l'ombre d'un doute "Pic-à-Glace" parmi les morts, continua le commandant de la PNK. Nous savions déjà que c'était un des chefs de cellule les plus haut placés. À présent que nous avons relevé ses empreintes, nous savons qu'il s'appelait Juras Divkovic. Son père a été abattu – apparemment par des gens à moi, je regrette de le dire, quoiqu'il ait aussi pu s'agir d'une des milices que nous avons été obligés d'appeler – quand les émeutes de l'usine Odak ont dégénéré, il y a huit ans. D'après ce que j'ai lu sur lui et sur sa famille, il est difficile de lui en vouloir d'être très amer, et il lui reste deux frères, lesquels ont disparu juste après l'attentat contre le Nemanja Building, exactement comme "Pic-à-Glace". J'ai donc peur que nous ne les croisions eux aussi un de ces jours. » Outre cet homme, nous avons récupéré les cadavres –parfois seulement des morceaux – de dix autres individus, dont une femme qui, d'après les films de surveillance sous éclairage réduit pris par les gars du lieutenant Budak juste avant que la merde ne commence à voler, ressemblait énormément à Nordbrandt. Ainsi que je le disais, elle transportait une lourde charge d'explosifs qui a pété durant la fusillade, ce pourquoi les plus gros morceaux d'elle qu'on a pu récupérer ne représentent pas grand-chose. Tout ce qu'on a est en route vers le labo central, pour examen, mais nous ne disposons pas de la technologie du Royaume stellaire ni des Solariens, et l'explosion a été très puissante. Il va falloir des jours, voire des semaines, pour savoir à qui appartient quoi. Il est possible que nous ne puissions jamais dire avec certitude si c'était ou non elle. — Mais si ça l'était... » Rajkovic laissa sa phrase en suspens, tandis qu'il envisageait l'impact dévastateur qu'aurait cette mort sur l'ALK. Cela ne suffirait sans doute pas à arrêter totalement les fous furieux que Nordbrandt avait mis en branle, mais c'était sûr de leur porter un coup sérieux. Il se contraignit à revenir au présent. Très bien, dit-il. Faites de votre mieux pour confirmer cela, colonel. En attendant, il faut s'assurer que rien ne filtre du côté de la presse. La dernière chose dont nous avons besoin, c'est d'avoir l'air de prétendre sans preuve qu'elle est morte si jamais il s'avère plus tard qu'elle ne l'est pas — Ça, monsieur, ça risque de poser un problème. — Un problème ? » Le ton de Rajkovic s'était fait plus sec. La bouche du colonel esquissa une moue contrite. La fusillade a été brève, monsieur le vice-président, mais pas très... discrète. Et l'explosion encore moins. Toute cette agitation a attiré énormément de curieux, dont la presse. Au moins trois équipes des infos étaient sur place avant même les camionnettes du labo. Mes subordonnés avaient l'ordre de la fermer et de rediriger les questions vers les officiers chargés de l'information publique, bien sûr. Malheureusement, une des questions posées par un reporter à un de nos OIP, c'est s'il pouvait ou non confirmer que Nordbrandt faisait partie des victimes. Il semble donc que quelqu'un leur ait signalé cette possibilité quand ils sont arrivés. » Elle eut une nouvelle grimace, plus prononcée, puis secoua la tête. v Je suis désolée, monsieur. Je sais à quel point cette information est sensible et combien il était important de la garder pour nous tant que nous n'aurions pas de confirmation. Il semble toutefois qu'elle se soit déjà répandue. Les seuls à même de la répandre font partie de la PNK et, si je découvre de qui il s'agit, je vous assure qu'on va m'entendre, mais le mal est déjà fait, j'en ai peur. — Je vois. » Rajkovic fronça les sourcils puis haussa les épaules. « Ce qui est fait est fait, colonel. Si vous trouvez de qui il s'agit, filez-lui quelques coups de pied au cul de plus de ma part, mais vous avez raison. On ne peut pas refourrer le chat dans le sac. Il va juste nous falloir être aussi ouverts que possible, tout en assurant clairement que nous n'avons aucune confirmation à fournir. » Avec un soupir, il risqua une prédiction : e Mais, de toute façon, on ne nous prêtera aucune attention. » CHAPITRE TRENTE ET UN Le capitaine Damien Harahap, de la Gendarmerie solarienne, alias « Brandon », n'était pas très content. Assis à une petite table du bar Karlovac, sirotant une des bières justement célèbres que produisaient les brasseries de la capitale, il baissa un instant les yeux sur le journal imprimé à l'ancienne posé sur la table. Il n'avait jamais aimé ce mode d'information primitif, regrettant surtout l'impossibilité de se rendre tout droit sur un info réseau correct afin d'approfondir les articles. Il se demandait parfois comment les agents de renseignement avaient pu faire leur travail à l'ère pré-électronique. Ils devaient passer des heures tous les jours à éplucher des piles de papier couvert d'encre mal séchée qui tachait les doigts. Ce journal-ci était particulièrement exaspérant, car il suggérait beaucoup mais ne confirmait rien. Oh, s'il fallait prendre pour argent comptant les spéculations et les commentaires éditoriaux, la nouvelle était désastreuse. Mais il aurait presque préféré la savoir exacte qu'en être ainsi réduit à des conjectures. « NORDBRANDT MORTE ? » « LA TERRORISTE FONDATRICE DE L'ALK ABATTUE! » MORT D'UNE MEURTRIÈRE! » Les gros titres, à l'exception du premier, ne semblaient guère entretenir le doute. Ce n'était qu'à la lecture des articles que les questions devenaient évidentes. Le Karlovac Tribune-Herald, dont l'édition de l'après-midi arborait le premier des gros titres, résistait le mieux à l'euphorie ambiante. Comme le remarquait son rédacteur principal : « Les porte-parole du gouvernement affirment qu'aucune identification du cadavre de Nordbrandt n'a été effectuée. Les spécialistes scientifiques déclarent qu'il ne sera peut-être jamais possible de déterminer si les restes aux mains de la Police nationale sont ceux de la tristement célèbre terroriste. Quoi qu'il en soit, il semble qu'on ait d'assez bonnes raisons de croire qu'elle a été tuée. » Ce qui serait bien ma chance, songea-t-il, amer. Deux jours. Seulement deux jours! Si j'étais arrivé ici deux jours plus tôt, elle aurait été trop occupée à me rencontrer pour faire sauter comme ça son cul de malade mentale! Toute sa formidable maîtrise de soi lui était nécessaire pour garder l'air serein tandis qu'il sirotait sa bière, comme s'il n'avait eu aucun souci. Surtout lorsqu'il songeait à tout le travail qu'il avait accompli, à toute sa préparation. Pour rien. Tout était gâché parce que cette salope sanguinaire n'avait pu s'empêcher de jouer au petit soldat sur le champ de bataille. Prenant une profonde inspiration, il s'ordonna de rompre la boucle obsédante de ses réflexions. Il ne faisait qu'attiser sa colère en ruminant sur le temps et les efforts gaspillés, et c'était inutile. Par ailleurs, c'était mauvais pour le commerce. À cette pensée, il renifla avec un amusement désabusé. C'était toutefois la vérité. Il but une longue gorgée de bière et se détendit pour réfléchir. Il l'avait sous-estimée. Il avait senti sa tendance à la violence, reconnu en elle un outil potentiellement meurtrier, mais il n'avait jamais imaginé qu'elle se révélerait brutale à ce point. Le premier attentat, contre le parlement planétaire, avait été spectaculaire — d'ailleurs, en arrivant ici, il avait été surpris d'apprendre qu'elle était parvenue à mener à bien une telle opération. Toutefois, la série subséquente d'assassinats et d'attentats à la bombe sur des cibles vulnérables de l'infrastructure kornatienne avait été encore plus surprenante. Soit il avait notablement sous-estimé l'organisation de Nordbrandt, soit les forces de sécurité de Kornati étaient encore plus ineptes qu'il ne l'avait cru possible. Du calme, Damien. Elle avait sûrement réussi à mettre sur pied une organisation plus étendue que tu ne le pensais, en effet. Mais peut-être pas non plus. Tu n'as pas eu assez l'occasion d'analyser les opérations qu'elle a exécutées avec succès pour estimer de manière significative ce dont elle a eu besoin. Tu réagis juste à ces foutus articles de journaux, et tu sais qu'ils ont rapporté les événements de manière un peu hystérique. Cette planète n'a pas une grande tradition de violence en politique. L'émergence d'un groupe terroriste a visiblement pris les habitants par surprise, et ça suffit sans doute à expliquer comment on a réussi à faire sauter le Nemanja ! Bien sûr, les journaux estiment qu'il a fallu pour cela une organisation monumentale. Tout comme le gouvernement affirme inévitablement que les poseurs de bombes ne sont qu'une poignée de malades mentaux marginaux. La vérité était que ce qui évoquait, aux yeux des médias locaux, un programme d'attaque préparé et orchestré avec soin n'était peut-être rien de tel. Plus de la moitié des attentats visaient des cibles telles que les stations de transport en commun et les lignes électriques — aussi visibles que difficiles à protéger, même par les forces de sécurité les mieux entraînées et les plus expérimentées. La plupart de ces opérations pouvaient très bien ne relever que de l'opportunisme. L'énorme incendie déclenché par une bombe posée dans les conteneurs pétrochimiques de la cinquième plus grande raffinerie de Kornati avait requis plus de préparation et affronté une opposition plus significative de la part des forces de sécurité publiques et privées, mais la plupart des autres assauts menés contre des cibles industrielles visaient des usines plus petites ou bien des bureaux de banques et de sociétés d'investissement. Des frappes spectaculaires sur des cibles assez mal défendues, qui avaient généré dans le public la perception d'un tsunami terroriste. Non, elle ne s'est pas attaquée à tant de cibles « difficiles » que ça. C'est seulement l'impression que ça donne. Et, bien sûr, c'est le but de toute campagne terroriste. Elle et ses partisans ne pouvaient en aucun cas vaincre le gouvernement planétaire dans une lutte ouverte. Mais si elle était parvenue à convaincre l'opinion publique que le gouvernement ne pouvait pas non plus l'écraser, ni l'empêcher de détruire toute cible de son choix... Sauf qu'on pouvait justement commencer à se demander si le gouvernement ne venait pas d'y parvenir. Il soupira, acheva sa bière, jeta deux pièces de monnaie locale sur la table et se leva, calant le journal replié sous son bras — non qu'il eût envie de le garder mais le laisser aurait pu piquer la curiosité de quelqu'un ayant remarqué avec quelle attention il le parcourait un peu plus tôt. Ça aurait sans doute été sans conséquence, mais ce genre de considération professionnelle était programmée en lui à un niveau quasi instinctif. Arrivé sur le trottoir, il se mit en marche vers la station de métro la plus proche. La journée était chaude, ensoleillée, agréable, comme conçue délibérément pour moquer ses sinistres pensées. Il se trouvait à mi-chemin de l'escalier du métro quand on s'approcha de lui par-derrière. Son instinct le prévint au dernier moment, mais il n'eut que le temps de sursauter avant qu'un objet dur n'entre en contact avec le bas de ses reins. « Continue à marcher... Brandon », dit très doucement une voix non loin de son oreille gauche. Dans toutes les mauvaises holodramatiques qu'Harahap avait jamais vues, l'agent de renseignement au regard d'acier et à la mâchoire carrée aurait lancé un coup de coude en arrière, touchant sans faute son assaillant au plexus solaire, le désarmant et le mettant hors de combat d'un seul geste. Il aurait ensuite marqué un temps d'arrêt pour lisser sa veste avant de se tourner vers son adversaire haletant et grimaçant, de récupérer l'arme lâchée par ce dernier, et de lancer quelque bon mot que le sous-fifre vaincu pourrait répéter à ses supérieurs. La vie, toutefois, était la vie : compte tenu de la difficulté qu'il y avait à survivre avec la colonne vertébrale sectionnée, Damien Harahap continua de marcher. Son esprit fonctionnait à toute vitesse tandis qu'il franchissait l'entrée du métro. Sa première pensée fut qu'à la suite du décès de Nordbrandt l'organisation avait été assez démantelée pour que sa couverture eût été dévoilée à la Police nationale kornatienne. Une hypothèse qui ne résista toutefois pas à la réflexion. Si les dos gris avaient connu son identité, on l'aurait contacté de manière tout à fait différente. Il était certaines règles que les planètes des Marges prenaient grand soin de ne pas violer, l'une d'entre elles étant qu'on n'arrêtait ni ne jugeait un agent secret de la gendarmerie — et on songeait encore moins à l'emprisonner. Nul gouvernement des Marges ne pourrait supporter les représailles qu'infligerait la Sécurité aux frontières à quiconque lui causerait un tel embarras. En outre, si la police avait voulu l'arrêter, que ne l'avait-elle fait directement? Le type qui se trouvait derrière lui l'avait surpris avec une aisance vexante. Il n'y avait aucune raison d'estimer que des policiers n'auraient pas pu en faire autant. Et, en outre, ce type avait eu largement l'occasion de lui annoncer qu'il était en état d'arrestation. Voilà qui, autant qu'Harahap pût le concevoir, ne laissait que deux possibilités. La première, et la plus effrayante, était que la PNK avait décidé de ne pas l'arrêter du tout. Peut-être savait-on très exactement qui il était et pensait-on qu'il avait davantage participé à l'organisation et à l'équipement de l'ALK que ce n'était le cas avant l'attentat du Nemanja. Si oui, on avait pu décider d'envoyer un message à ses supérieurs — à tout le moins, à lui-même — en le faisant tout bêtement disparaître. Cette petite promenade de santé s'achèverait alors dans une ruelle, par une aiguille de pulseur dans le cerveau. Ou, plus probablement, par un égorgement et un vol de portefeuille : il deviendrait alors la malheureuse victime d'un vol crapuleux, et sa mort ne devrait rien au gouvernement kornatien dont il avait aidé à assassiner les parlementaires. Si cela se terminait ainsi, la DSF laisserait sans doute couler. Après tout, on ne pouvait faire une omelette sans casser un œuf de temps en temps. Il y avait beaucoup d'autres agents susceptibles de prendre sa place, et Kornati aurait en outre respecté les règles, évitant de mettre la Sécurité aux frontières dans une situation gênante par rapport à la presse solarienne. Si cette idée le conduisait à respirer plus vite et plus fort, il ne pensait pas vraiment que ce fût la bonne. Dans quelle mesure cette conviction naissait d'un souhait désespéré était une question qu'il n'avait aucune envie de se poser. La deuxième possibilité et, il l'espérait, la plus probable, était que l'organisation de Nordbrandt ne fût pas totalement détruite et qu'un des terroristes survivants l'eût reconnu lorsqu'il était arrivé au point de rencontre convenu. La personne en question était sans doute prête à enfiler le manteau de la défunte et à continuer la lutte, auquel cas elle désirait sûrement plus que jamais le soutien du Brandon. Ou encore, il avait été reconnu par un survivant qui ne désirait que fuir la planète et estimait que le Brandon représentait sa meilleure chance d'obtenir un billet. Des possibilités susceptibles d'expliquer cet enlèvement, seul l'espoir d'avoir affaire à un partisan de Nordbrandt, quelles qu'en fussent les intentions précises, lui offrait une véritable chance de continuer à respirer, aussi décida-t-il d'en faire son hypothèse de travail. Ils parcoururent huit ou neuf blocs de plus avant que l'homme qui le suivait n'ouvrît à nouveau la bouche. « Au milieu du prochain bloc. Numéro 721. Sur ta droite. Monte les marches, passe la porte d'entrée et avance jusqu'au bout du couloir. » Harahap s'autorisa un petit hochement de tête et se mit à guetter les numéros des immeubles. Le bloc suivant consistait en grands bâtiments anciens. Sur la Terre de l'ère pré spatiale, on les eût appelés HLM. Sur Kornati, ils étaient dénommés « soleils uniques », car si serrés les uns contre les autres qu'un seul de leurs murs abritait des fenêtres laissant entrer le soleil. Ces soleils uniques-là étaient un peu plus délabrés que certains mais bien moins que beaucoup d'autres. Les ouvriers qui habitaient ce quartier industriel gagnaient assez d'argent pour aspirer à une qualité de vie un peu supérieure à la moyenne. Quand ils atteignirent le numéro 721, Harahap tourna à droite et monta les marches comme s'il avait su dès le départ devoir se rendre là. La porte d'entrée avait été repeinte assez récemment, en un vert sombre profond qui semblait déplacé dans ce triste décor urbain. Nullement verrouillée — les portes l'étaient rarement dans ce quartier de la ville, où les locataires pouvaient compter sur leurs voisins pour briser les genoux de quiconque aurait la stupidité d'essayer de cambrioler un des leurs —, elle s'ouvrit à la première poussée. Le Solarien s'avança dans le couloir où l'accueillirent des odeurs mêlées de cuisine, de léger renfermé et de promiscuité. La porte située au bout du couloir pivota à son approche. Il la franchit pour se retrouver face à une femme de taille moyenne, au teint mat, aux yeux et aux cheveux noirs. « Je soupçonnais les rumeurs de votre regrettable élimination d'être exagérées, mademoiselle Nordbrandt », dit-il calmement. « J'ai donc décidé de leur laisser croire qu'ils m'avaient eue, au moins pendant une ou deux semaines », acheva une demi-heure plus tard Agnès Nordbrandt. Harahap et elle étaient assis de part et d'autre d'une petite table, dans la minuscule cuisine d'un appartement du soleil unique. Une marmite de soupe ou de ragoût frémissait sur la cuisinière à l'ancienne qui se trouvait derrière la jeune femme. Le Solarien, les mains serrées avec douceur sur une tasse d'un thé étonnamment bon, observait le visage de sa compagne –plus maigre que lors de leur dernière rencontre, plus dur. Il y avait dans ces yeux sombres un éclat plus vif, plus farouche. Le fanatisme latent dont il avait senti la présence dès l'abord s'était amplifié. Il avait déjà observé ce phénomène dans le cadre de son travail. Certains individus abritaient un instinct prédateur, parfois sans même le soupçonner. Ils se découvraient le goût du sang et appréciaient réellement ce qu'on désignait par l'euphémisme de « sale boulot ». Agnès Nordbrandt, semblait-il, appartenait à cette catégorie. « Ils ont descendu de bons éléments », cela dit, continua-t-elle d'une voix dure. Elle s'interrompit et se contraignit à se détendre. « L'annonce de ma mort doit être démoralisante pour certaines de nos cellules, mais je m'attends à ce que le coup porté à la crédibilité du gouvernement, quand il s'avérera que je ne suis pas morte du tout, compense largement les dommages causés dans l'intervalle. — Je vois. » Harahap but une gorgée de thé puis reposa sa tasse et eut un infime sourire. « D'un autre côté, pas un seul des articles de journaux que j'ai lus n'affirme qu'on vous dit morte officiellement. C'est pure spéculation de la part des médias, alors que les porte-parole du gouvernement insistent au contraire sur le fait qu'il n'y a aucune preuve. — Je sais. » Le sourire de Nordbrandt était d'une indéniable cruauté. « Voilà pourquoi cette idée me séduit tant. Ils pourront bien répéter tant qu'ils voudront n'avoir jamais prétendu que j'étais morte, personne ne s'en souviendra, surtout si je commence tous les communiqués annonçant ma survie par "Malgré les efforts terrifiés de l'élite gouvernante corrompue pour faire croire qu'elle avait réduit au silence ma voix contestataire..." — Je vois », répéta-t-il. Elle avait raison, manifestant ainsi une maîtrise plus raffinée de la propagande et de la guerre psychologique qu'il n'en avait attendu d'elle. Ce qui, se reprocha-t-il, avait été stupide. Nordbrandt était après tout une politicienne avisée avant que le référendum sur l'annexion ne détruisît sa circonscription. Bien sûr, elle restait fondamentalement aliénée, mais c'était une aliénée dotée de bons instincts tactiques, aussi faible que dût se révéler en fin de compte sa conception des réalités stratégiques. Combien de temps comptez-vous retarder vos opérations ? — Vous avez remarqué, hein ? » Elle semblait satisfaite de sa perspicacité. « Je pense que deux semaines, peut-être trois, sans procéder à plus que de rares opérations largement dispersées – de celles que pourraient organiser des cellules coupées de leur autorité centrale –, devraient suffire à convaincre les experts de la presse que je suis morte. Cela devrait aussi encourager Rajkovic et Basaricek à le croire aussi, qu'ils veuillent bien l'admettre ou non, ne serait-ce qu'en eux-mêmes. En tout cas, ça devrait amener les dos gris et les services du général Suka à se détendre, à baisser un peu leur garde. Voilà qui rendra encore plus efficace la vague d'attentats que je prépare pour ponctuer l'annonce de ma bonne santé. — Vous pouvez vous permettre de relâcher si longtemps la pression ? — Deux semaines, sûrement. Trois ? » Elle haussa les épaules. « Ce sera peut-être un peu plus problématique. Pas tant ici, sur Kornati, que sur Lin. Je ne veux pas que l'Assemblée constituante s'endorme dans l'idée qu'elle n'affronte plus aucune opposition. — Je vois ce que vous voulez dire, fit le Solarien. D'un autre côté, j'arrive de Montana. Vous avez entendu parler de Westman et des attentats de son Mouvement pour l'indépendance contre les locaux de Rembrandt ? — Non. La dernière fois que j'ai entendu parler de lui, il jouait encore à déshabiller les gens. Le mépris évident de Nordbrandt pour l'opération initiale de Westman prouvait que, quelles que fussent ses propres forces en la matière, sa compréhension des promesses offertes par la guerre psychologique était en fait presque aussi limitée qu'il l'avait cru au départ. Ou peut-être était-il plus juste de dire qu'elle avait des œillères. Elle aimait trop la brutalité de sa tactique préférée pour envisager les avantages d'une autre approche. « Ma foi, ça, c'était peut-être un peu ridicule, oui, concéda Harahap pour flatter ses préjugés. Mais il a décidé depuis de recourir à des méthodes plus... fermes. » Il entreprit de raconter l'attentat survenu au quartier général de l'UCR, sur Montana. Lorsqu'il eut terminé, sa compagne riait, en proie à une admiration non feinte. Bien entendu, il avait choisi de ne pas insister sur les infinies précautions prises par Westman pour ne pas faire de victimes. « J'adore ça! annonça-t-elle. Et, pour être franche, je n'aurais jamais cru que Westman aurait un cran pareil. je l'avais toujours pris pour un crétin d'aristocrate inutile – comme Tonkovic et ses potes de Kornati. » Il apparut à Harahap, et ce n'était pas la première fois, que les citoyens de l'amas de Talbot, dont un nombre étonnant de ,,ceux qui auraient dû s'y intéresser, étaient peu au fait de la société des mondes voisins. Westman passait pour un aristocrate sur Montana, certes, mais on ne pouvait pas l'imaginer dans la peau de, mettons, un oligarque de La Nouvelle-Toscane. Cette seule perspective aurait fait mourir de rire les Montaniens, quels que fussent leurs défauts par ailleurs. « Il semblait bel et bien prendre les choses avec légèreté, au début, dit-il, mais il est depuis devenu plus sérieux. Et il a décidé de s'inscrire à notre Comité central de libération. C'est le nom que nous avons finalement décidé de nous donner. Ça sonne bien, non ? demanda-t-il avec un sourire. — Vraiment ? renvoya Nordbrandt, les yeux étrécis, ignorant la question humoristique. — Vraiment, oui, répondit-il plus sérieusement. Et c'est pourquoi je soupçonne que, même si vous décidez d'attendre trois semaines avant d'annoncer que vous êtes en vie, quelqu'un vous aidera à maintenir la pression. Nous lui fournirons des armes modernes et tout le soutien nécessaire. Comme j'en évoquais la possibilité lors de ma dernière visite, il semble que nous soyons entrés en possession de dividendes inattendus provenant de l'UCR de Van Dort, tandis que nos contacts se procuraient des armes, des appareils optiques nocturnes, du matériel de communication et des explosifs de qualité militaire. Puis-je supposer que vous apprécieriez d'en récupérer une partie ? — Et comment ! lâcha-t-elle avec la ferveur de quelqu'un qui, depuis leur dernière conversation, avait mené des opérations du mauvais côté de la balance de l'équipement. Dans combien de temps pourrions-nous en disposer ? — C'est en transit, dit Harahap, observant l'étincelle qui naissait dans les yeux de son interlocutrice. Malheureusement, il faudra encore environ soixante jours T pour que ça arrive ici. Les cargos ne sont pas des monstres de vitesse, et nos livreurs doivent avoir l'air assez ordinaires pour passer sous le radar des autorités. » Comme elle paraissait déçue de devoir attendre si longtemps pour mettre la main sur ses nouveaux jouets inattendus, il eut un sourire un coin. « Par ailleurs, continua-t-il, j'imagine que vous tirerez profit de ce délai. Après tout, il va nous falloir déterminer à quel endroit débarquer – et dissimuler – sur cette planète environ mille tonnes d'armes, de munitions et d'explosifs. — Mille ? » Les yeux de Nordbrandt étincelaient littéralement. Le Solarien hocha la tête. Au moins, dit-il d'une voix douce. Peut-être deux fois plus. C'est la quantité minimum qu'on m'a promise quand je me suis mis en route. On était encore en train de réunir le matériel, toutefois, et le chiffre a fort bien pu augmenter depuis. Est-ce que vous serez capable de prendre en charge et de cacher une telle livraison ? — Oh, oui, assura-t-elle tranquillement. Je pense que vous pouvez y compter. » « Poste de contrôle de Célébrant, ici le HMS Hexapuma. Demande la permission de prendre une orbite de garage. » Le capitaine Nagchaudhuri resta patiemment assis devant son panneau de communication après avoir transmis la requête de Terekhov. À l'image des autres systèmes de l'amas, Célébrant ne disposait pas de com supraluminique, et le vaisseau manticorien venait de franchir l'hyperlimite de l'étoile G4, située à 20,24 minutes-lumière. La seule planète habitable du système stellaire, laquelle portait aussi le nom de Célébrant, se trouvait tout juste entre sa primaire et le vaisseau, avec un rayon orbital à peine inférieur à onze minutes-lumière. On devrait donc attendre au moins dix- huit minutes à bord de l' Hexapuma pour espérer obtenir une réponse. Voilà qui convenait tout à fait à Terekhov. À pareille distance, même les capteurs en activité dans l'amas devaient avoir repéré l'empreinte hyper et les bandes gravifiques du vaisseau, si bien qu'on savait que quelqu'un arrivait. La plus élémentaire courtoisie commandait donc à ce quelqu'un de faire savoir le plus vite possible qui il était. Le commandant vit, sur son répétiteur de manœuvre, la perle verte de son vaisseau se rapprocher à bonne allure de la planète de destination. À sa propre surprise, il se rendit compte qu'il était... satisfait. Son équipage et lui avaient fait du bon travail sur Nuncio. Ce n'était sans doute pas aussi dramatique et glorieux que d'affronter toute la flotte de la République de Havre, mais c'était du bon travail, du travail utile. Qui aurait, avec le temps, des conséquences positives profondes sur l'avenir du Royaume stellaire. Et puis soyons francs : même si nous servions dans la Huitième Force, nous passerions l'essentiel de notre temps sur une orbite de garage, à attendre une attaque de l'ennemi ou à en préparer une de notre cru. C'est cela, servir dans la Flotte : quatre-vingt-dix-neuf pour cent d'ennui et un pour cent de terreur. je suppose que ça s'applique ici aussi, mais, à tout le moins, nous pouvons consacrer une partie de ces quatre-vingt-dix-neuf pour cent à des tâches utiles telles que des repérages pour mettre à jour nos cartes. Par ailleurs, ces gens-là ont bien plus besoin de nous que le Royaume stellaire n'a besoin d'un croiseur lourd de plus dans la Huitième ou la Première Force. Le moindre de nos actes ajoute une pierre à l'opinion selon laquelle la protection et les libertés du Royaume stellaire sont authentiquement significatives. C'était étrange. Il savait avoir tiré une satisfaction sauvage de la destruction de l'Anhur et de l'autre bâtiment havrien. Mais quand avait-il donc cessé de remplir sa mission parce qu'il fallait bien que quelqu'un s'y colle pour devenir vraiment satisfait d'être celui-là ? Il l'ignorait. Tandis qu'il contemplait l'icône bleu et blanc qui représentait un monde habité du nom de Célébrant, il se découvrit toutefois impatient d'apprendre quelles taches nouvelles routinières, ennuyeuses, absolument vitales et essentielles les y attendaient. CHAPITRE TRENTE-DEUX — Vous savez, patron, ça pourra pas continuer éternellement, remarqua Luis Palacios en faisant glisser la dernière charge dans son trou. — Tu crois que Suttles et ses abrutis pourraient trouver leur cul, même s'ils le cherchaient des deux mains ? renvoya Stephen Westman avec un gloussement. — Eh bien, oui, patron. Bon, Suttles lui-même, peut-être pas, mais Trévor Bannister n'est pas un imbécile et vous le savez. Je suppose que c'est pour ça que vous voulez qu'on prenne toutes ces précautions. » Le marshal-chef Trévor Bannister commandait le Service des marshals de Montana, la force de police qui maintenait l'ordre dans le système. Comme tous les Montaniens, ses agents se faisaient un devoir de paraître aussi calmes et pondérés que possible. Les apparences pouvaient toutefois être trompeuses et ils avaient l'enviable réputation de pouvoir régler même les affaires les plus ardues. Avant les désagréments récents, Bannister et Westman étaient en outre amis intimes. Ce qui, le second le savait, n'empêcherait pas un instant le premier de les traquer, lui et ses hommes. Le marshal chef avait à titre personnel une réputation méritée d'intégrité et d'opiniâtreté, monumentale même selon les critères de Montana. — D'accord, admit Westman. Je t'accorde que ce vieux Trévor est malin et que c'est un sacrément bon chien de chasse, mais si on reste prudents et qu'on s'en tient aux règles de sécurité, il aura toutes les peines du monde à nous rattraper. — Vous avez sans doute raison. » Palacios tassa la charge, à laquelle ses doigts agiles commencèrent à fixer le détonateur. « Mais ce n'est pas là que je voulais en venir. » Il se tut, poursuivant minutieusement sa tâche, très concentré. Westman, qui se tenait derrière lui, l'observait avec une exaspération affectueuse. Luis Palacios avait été le contremaître de son père et, depuis la mort de ce dernier, il avait pris l'habitude de mettre respectueusement en garde son jeune patron contre de possibles erreurs. Sa méthode favorite était de prononcer des phrases énigmatiques jusqu'à ce que la frustration pure et simple poussât Westman à lui demander ce qu'il voulait dire. Comme à présent. « D'accord, Luis, soupira-t-il. Où voulais-tu en venir, alors ? — Au fait que nous ne pourrons pas continuer à frapper assez fort pour convaincre les Manties et les Rembrandtais de rentrer chez eux tout en ne faisant de mal à personne », dit Palacios en se tournant vers lui – et sa voix était très, très sérieuse. Westman lui rendit son regard à la lueur des lampes. La lumière artificielle faisait paraître le visage balafré du contremaître étrangement plus âgé, plus maigre. Les ombres ajoutaient de la gravité au pli déjà grave de sa bouche et de ses yeux, et son patron se demanda si elles avaient le même effet sur lui. Le silence se prolongea durant quelques secondes puis Westman haussa les épaules. — Tu as raison, admit-il sans élever la voix. J'ai l'intention de retarder ce moment autant que possible, mais je me suis toujours dit que ça finirait par arriver s'ils ne voulaient pas entendre raison. Tu le sais. — Ouaip. Palacios examina une dernière fois charge et détonateur puis il se leva. Il s'épousseta les mains avant de pêcher dans sa poche de chemise un zeste de la plante locale baptisée « backy » par les colons. Cela ne ressemblait pas vraiment au tabac de la Vieille Terre, mais le goût en était agréable, c'était légèrement stimulant et aussi facile à cultiver qu'à faire sécher. Il s'en coupa un petit morceau, le fourra dans sa bouche et commença à mâcher. « Le truc, patron, dit-il au bout d'un moment, c'est que vous nous en avez tous avertis, et qu'on vous a cru. Seulement, je ne suis pas sûr que, vous, vous vous soyez cru. — Qu'est-ce que tu veux dire ? » Entendre une chose pareille de n'importe qui d'autre aurait rendu Stephen Westman furieux. Au minimum contrarié qu'on lui suggérât qu'il s'était menti à lui-même. Luis Palacios, toutefois, n'était pas n'importe qui d'autre. C'était l'être qui le connaissait le mieux, sans doute mieux qu'il ne se connaissait lui-même. — Patron, je ne dis pas que vous n'avez pas envisagé avec le plus grand sérieux la possibilité de faire du mal, ou même de tuer les gens qui se mettraient en travers de notre chemin. Et je ne dis pas que vous ne serez pas prêt à vous salir les mains, y compris avec du sang, si vous y êtes obligé. Je ne dis même pas que vous hésiterez si le moment arrive de le faire. Mais la vérité, patron – et, si vous êtes honnête avec vous-même, vous le savez aussi bien que moi –, c'est que vous n'en avez aucune envie. Je crois même qu'il n'y a rien au monde dont vous ayez moins envie. À part peut-être – peut-être – voir les Manties nous envahir. — Je n'ai jamais prétendu en avoir envie. » La voix de Westman était durcie non par la colère mais par la résolution. « Mais je le ferai si j'y suis obligé. — Je n'en ai jamais douté. Mais vous remuez ciel et terre pour l'éviter. Et, pour être franc, je n'aime pas tellement ce que je pense que ça vous fera si on en arrive là. Je ne crois pas non plus que j'aimerai ce que les Montaniens penseront de nous, d'ailleurs. Pas que je m'apprête à vous laisser tomber. Je veux juste que vous réfléchissiez au fait qu'on n'est sans doute pas loin d'avoir épuisé cette veine-là. J'imagine qu'on s'en sortira aujourd'hui encore sans blesser personne, mais ça ne continuera pas très longtemps. Tôt ou tard, on se retrouvera face aux gens de Trévor, et on aura tous des armes à la main. Les gars et moi, on vous soutient à fond, vous le savez, et je crois que la plupart d'entre nous n'auront pas le même problème que vous quand il s'agira d'appuyer sur la détente, parce qu'on est tous parfaitement disposés à vous laisser prendre les décisions. Mais, ces décisions, c'est vous qui devrez vivre avec. » Il marqua une nouvelle pause, regardant Westman droit dans les yeux. « Je vous connais depuis un bail, patron. Et je vous aime vraiment beaucoup. Mais le moment approche à grands pas où vous allez être obligé de les prendre, et je ne veux pas que vous en preniez une qui vous dévorera de l'intérieur. Alors, vous avez intérêt à réfléchir très fort à la quantité de sang – et le sang de qui – que vous êtes vraiment prêt à verser. » Stephen Westman soutint durant plusieurs secondes le regard de son contremaître, puis il hocha la tête. « J'y réfléchirai, promit-il. Mais j'y ai déjà beaucoup réfléchi. Je ne crois pas que je changerai d'avis, Luis. — Si vous n'en changez pas, vous n'en changez pas, conclut Palacios, philosophe. Les gars et moi vous soutiendrons quoi qu'il arrive. — Je le sais, dit doucement Westman. Je le sais bien. » « Il a dit qu'ils allaient faire quoi? » Warren Suffies, assis à sa table de travail dans son vaste bureau inondé de soleil de président du système, considérait le marshal-chef Bannister avec une expression choquée. Bannister, de taille moyenne – voire petit pour un Montanien avait les cheveux roux grisonnants mais fournis et les yeux sombres. La peau recuite, il arrivait à peu près, malgré un travail qui le gardait trop souvent derrière un bureau, à éviter de s'empâter. C'était en outre un homme taciturne, discret, ayant la réputation de ne jamais prononcer deux mots si un seul –ou un grognement – suffisait. Ce fut la raison principale pour laquelle il ne répondit pas à ce qu'il reconnaissait comme une question rhétorique. Toutefois, ce ne fut pas la seule. Pour dire les choses comme elles étaient, il considérait Warren Suttles comme le plus ridicule des trois présidents du système qu'il avait servis en tant que marshal-chef. Ce n'était pas un mauvais homme mais il manquait de force, et les spécialistes politiques et conseillers de campagne l'ayant fait élire ne valaient pas mieux. En pratique, la soi-disant « administration Suttles » valait à peine mieux qu'un comité dont le chef nominal aurait eu peine à décider de quelle couleur repeindre sa chambre avant d'avoir organisé plusieurs référendums populaires. Il était de bien des manières regrettable que Warren Suttles et non Stephen Westman fût président. Toutefois, si Bannister ne respectait guère Suttles lui-même, il en estimait la politique – en particulier par rapport à l'annexion – bien meilleure que celle de Westman pour l'avenir de Montana. Il n'aimait pas l'admettre. S'il était sur Montana un homme qui détestait plus Bernardus Van Dort que Stephen Westman, c'était sans aucun doute Trévor Bannister, et l'idée de soutenir la moindre opinion de Van Dort s'était coincée en travers de sa gorge. Toutefois, il était parvenu à l'avaler car, autant qu'il pût mépriser le Rembrandtais, Suttles avait raison en ce qui concernait l'avenir : l'acceptation de l'annexion par son gouvernement était le seul choix sensé. Et même sinon, ce fils de pute est le président dûment élu de mon système stellaire, sa politique représente la volonté librement exprimée de presque trois quarts de l'électorat, et j'ai l'obligation –du fait de ma fonction autant que de mon éthique personnelle – de faire respecter la loi et de préserver la Constitution de Montana contre tous ses ennemis, étrangers ou locaux. Y compris ses ennemis qui se trouveraient être des amis intimes. — Est-ce qu'il peut vraiment le faire ? interrogea Suttles, abandonnant enfin le domaine des questions inutiles pour en poser auxquelles il valait la peine de répondre. — Jusqu'ici, il a réussi à faire tout ce qu'il a dit qu'il ferait, monsieur le président », fit remarquer Bannister. Warren Suttles crispa les mâchoires et parvint – presque – à s'empêcher de foudroyer du regard l'homme assis de l'autre côté de son bureau. S'il avait cru un seul instant pouvoir survivre politiquement en limogeant Bannister, il n'eût pas hésité. Il aimait du moins à le croire. En fait, il n'avait pas la certitude d'avoir assez d'estomac pour en arriver là, même si ça avait été jouable. Ce qui n'était bien sûr pas le cas : Trévor Bannister était une institution, le marshal-chef le plus efficace, le plus acharné au travail, le plus dévoué, le plus décoré, le plus ce qu'on-voulait de toute l'histoire de Montana. Et il ne se montrait pas même impoli. Simplement, il donnait régulièrement à Suttles l'impression d'être un imbécile – ou au moins celle qu'il le prenait pour tel –, et sans effort apparent. — J'en suis bien conscient, marshal, dit le président du système. Tout comme du fait que, jusqu'ici, nous ne sommes pas plus près de l'arrêter qu'après sa première intervention. » Voilà qui était aussi proche d'une critique de la campagne de Bannister contre le Mouvement pour l'indépendance de Montana que Suffies était prêt à aller, et ce coup de feu verbal rebondit sur l'armure de sa cible sans y laisser une égratignure. Le marshal se contenta de considérer son interlocuteur avec attention et respect, et d'attendre. « Ce que je veux dire, continua le président, un peu raide, c'est qu'il me paraît incroyable que même Westman et ses partisans puissent réussir un coup pareil. Je ne dis pas qu'ils ne le peuvent pas, je dis juste que je ne comprends pas comment c'est possible et que j'apprécierais toute précision que vous pourriez m'apporter sur leurs compétences. — Je ne puis bien sûr rien affirmer, monsieur le président. Ils semblent toutefois s'être introduits dans les vieux tunnels de service, sous la banque. Ces passages sont censément obstrués par des bouchons de béton céramisé épais de dix mètres, installés par le Trésor il y a soixante ou soixante-dix ans. Ils sont aussi censément munis d'alarmes, lesquelles sont censément surveillées vingt-sept heures sur vingt-sept. Donc on n'aurait pas dû pouvoir les franchir, mais il semble pourtant évident qu'on l'a fait. On dira ce qu'on voudra de Westman, il a le chic pour réussir tout ce qu'il décide de faire. — Vous ne croyez pas qu'il pourrait bluffer, cette fois-ci ? — J'ai fait bien des parties de poker avec Steve Westman, monsieur le président. Il faut savoir une chose à son sujet : il ne bluffe jamais. Il n'a jamais bluffé et il ne bluffe pas plus aujourd'hui. — Alors vous pensez qu'il a réellement posé des explosifs sous la Banque du système de Montana ? — Oui, monsieur. — Et qu'il a réellement prévu de les faire exploser ? — Je ne vois pas d'autre raison pour qu'il les ait posés. — Mon Dieu, marshal ! S'il les fait exploser, s'il détruit la banque nationale, il portera un coup dévastateur à l'économie ! Il pourrait même déclencher une récession à grande échelle. — Je pense qu'il y a songé, monsieur le président. — Pourtant, il a pris tellement de précautions pour s'épargner les foudres de l'opinion publique. Qu'est-ce qui vous fait croire qu'il va changer de tactique ? — Il nous a prévenus dès le départ qu'il était prêt à aller jusqu'au bout, monsieur le président. À prendre le risque de tuer et de se faire tuer s'il le fallait. Chacun de ses actes, jusqu'ici, a constitué une escalade directe et logique du précédent. Il est vrai qu'il va faire chier un paquet de gens s'il démolit l'économie et provoque une récession. Toutefois, faire chier le monde, c'est ce qu'il cherche depuis le début. Et, même si on lui en veut, il estime qu'on nous en voudra au moins autant, à vous, à moi et au reste du gouvernement, de l'avoir laissé faire. Il est prêt à se faire tuer. Vous croyez que ça va l'empêcher de dormir de savoir que des gens vont le maudire ? » Soules sentit ses dents essayer de grincer mais, cette fois, il savait les deux tiers de sa frustration dirigés contre Westman, non contre Bannister. Bon... peut-être un peu moins des deux tiers. Très bien, marshal. Si vous êtes convaincu qu'il ne plaisante pas, et si vous êtes tout aussi convaincu qu'il a posé des charges dans les tunnels de service de la banque, pourquoi n'envoyons-nous pas quelqu'un les désamorcer ? — Essentiellement parce que Steve l'a prévu. Il nous a avertis de ne pas le faire et je suis tout à fait sûr que, si nous tentions tout de même un truc comme ça, nous provoquerions une explosion anticipée. — N'avons-nous pas des experts en désamorçage de bombes et manipulation d'explosifs ? — Si. Et la Spatiale aussi, je m'en suis assuré. Tous disent qu'il a pu régler ses charges d'une dizaine de manières différentes pour qu'elles pètent dès que quelqu'un s'engagera dans les tunnels – en supposant que ce soit bien là qu'elles sont. — Et ils ne sont même pas prêts à essayer ? — Bien sûr que si. La question est : sommes-nous prêts à les envoyer ? — Bien sûr que oui. Comment pouvez-vous seulement songer à ne pas les envoyer ? — D'abord, j'aimerais autant ne pas les faire tuer, répondit calmement Bannister. Ensuite, si nous les faisons tuer après que Westman a pris grand soin de nous avertir de n'envoyer personne – de préciser spécifiquement que les charges exploseront si nous le faisons –, il sera un brin ardu de convaincre l'opinion publique que c'est lui le responsable de leur mort. — Évidemment que ce serait lui ! C'est lui qui a posé les bombes, non ? — Je ne dis pas le contraire. Ce que je dis, c'est que, pour le public, c'est votre gouvernement qui aura envoyé les démineurs en sachant que les bombes péteraient et les tueraient. On accusera Westman, c'est sûr. Mais on vous accusera presque aussi fort d'avoir ignoré son avertissement. Voulez-vous réellement que les électeurs nous croient aussi maladroits, stupides et inefficaces qu'il le prétend ? Suffies ouvrit la bouche pour répondre sèchement puis y renonça. Il ne pouvait s'empêcher de se demander si Trévor Bannister n'était pas secrètement d'accord avec Westman. Était-il possible que le marshal-chef, en dépit de son célèbre sens du devoir, voulût en fait que le terroriste emportât la partie ? Assez pour s'assurer que ses attentats fussent couronnés de succès ? Ce ne fut toutefois pas cette idée qui l'empêcha de se rebiffer car, malgré son irritation, il la savait saugrenue – non qu'il fût impossible que Bannister partageât les opinions de West-man, mais il ne leur aurait jamais permis de le faire dévier d'un millimètre de son devoir. Il s'interrompit parce qu'il se rendit soudain compte que le marshal avait raison. — Avez-vous discuté de ça avec le ministre du Trésor ? demanda-t-il plutôt. — Oui. — Quelle est son estimation des conséquences au cas où les bombes exploseraient? — J'ai cru comprendre qu'il prévoyait de vous en faire part officiellement lors de la réunion d'urgence du cabinet, monsieur le président. — Je n'en doute pas. Et je ne doute pas que vous estimiez que je ne prendrai pas de décision avant que chaque membre du cabinet n'ait eu la chance de s'exprimer sur ce que je dois faire. » La voix du président était très légèrement mordante, et il fut assez satisfait de voir naître une petite étincelle de surprise dans les yeux sombres de Bannister. « Toutefois, continua-t-il, ne perdons pas de temps à prétendre que l'opinion de l'un ou l'autre d'entre eux pèsera aussi lourd que votre recommandation, marshal. Allez-y, répétez-moi ce que vous a dit Stiles. — Selon lui, au pire, nous perdons environ deux semaines d'archives électroniques. Tout est instantanément dupliqué sur le réseau informatique secondaire de la banque et on génère deux fois par mois une sauvegarde complète, stockée sur le site des Nouveaux Cygnes. Westman a hélas ! minuté son opération pour frapper juste avant la sauvegarde bimensuelle. Quant au réseau secondaire, il se trouve dans les sous-sols de la banque... donc encore plus près des bombes – en supposant qu'elles soient bien là – que le réseau primaire. Il semble que la ligne terrestre vers le site des Nouveaux Cygnes ait été coupée afin d'empêcher tout transfert d'urgence, et le personnel de sécurité de la banque a déjà évacué le bâtiment – sur mon ordre, monsieur le président. Donc, même si nous en avions le temps, nous n'avons aucun moyen de réaliser un déchargement physique. » Bien sûr, la perte des archives n'est pas tout. Quand ces bombes péteront, elles emporteront les trois unités centrales de la banque. D'après le ministre, nous pourrons sans doute reconstituer dans les quatre-vingts pour cent des archives électroniques à partir de copies sur papier ou électroniques situées ailleurs, mais il faudra pour cela – au mieux – plusieurs semaines. Je le soupçonne d'être un peu trop optimiste, car le seul remplacement du réseau central de la banque ne sera pas de la tarte. Mais c'est donc cela qu'il va vous dire. — A-t-il mentionné les effets qui, selon lui, en découleront sur l'économie ? — Je crois que ni lui ni personne n'en a la moindre idée. Je ne m'attends pas à ce que ce soit bon, lui non plus, mais il estime qu'à moins d'une panique totale – que, moi, j'estime peu probable – nous ne devrions pas connaître la récession provoquée par l'affolement que vous mentionniez tout à l'heure. — Ce qui ne veut pas dire que ça ne va pas nous coûter des millions, peut-être même des milliards ? — Non, monsieur le président, en effet. — Et vous recommandez toujours que nous acceptions les dégâts plutôt que d'envoyer des équipes de démineurs tenter de les empêcher. — Si je pensais avoir une seule chance de désamorcer ces bombes sans les faire exploser, je guiderais en personne nos équipes de déminage dans les tunnels. Je ne le pense pas. Je recommande donc que nous ne fassions pas tuer des gens en plus de subir des dommages inévitables. Ces bombes vont péter, monsieur le président. Voulons-nous réellement faire tuer nos employés et assumer les conséquences politiques d'un électorat persuadé que nous avons été trop bêtes pour prendre au sérieux la menace de Westman ? » Suttles le considéra quelques instants en silence, puis il prit une profonde inspiration, planta les mains sur son bureau et se hissa sur ses pieds. « Très bien, marshal, soupira-t-il. Rendons-nous à la réunion du cabinet. Et, si ça ne vous ennuie pas... (étonnamment, il parvint à sourire) laissez-moi au moins faire semblant d'écouter tout le monde avant de décider d'appliquer vos suggestions. — Bien sûr, monsieur », fit Trévor Bannister avec un respect considérablement plus prononcé qu'à l'ordinaire pour son président. Ça alors ! songea-t-il en le suivant hors du bureau. Il a peut-être des couilles, finalement. Ce serait bien s'il avait aussi un cerveau, mais qui sait ? Il apparaîtra peut-être qu'il en a un aussi, si jamais il décide de se mettre debout et de s'en servir pour de bon. CHAPITRE TRENTE-TROIS « Eh bien, Andrieaux, qu'est-ce que vous en concluez ? demanda Samiha Lababibi. — Comment ça, qu'est-ce que j'en conclus ? » La présidente du système de Fuseau et le premier délégué de La Nouvelle-Toscane occupaient une salle à manger privée d'un des plus grands restaurants de Dé-à-Coudre. Extrêmement privée, puisque y était garantie la sécurité contre tout dispositif d'écoute, de même que la discrétion du personnel qui y servait les repas. « Ne jouons pas, Andrieaux, je vous en prie », dit Lababibi avec un sourire charmant. Prenant en main la bouteille de vin, elle emplit leurs deux verres. « La mort probable de Nordbrandt va fatalement affecter les calculs de tout un chacun. Ce que je vous demande, c'est comment, selon vous, cela va affecter ceux d'Alquezar, d'Aleksandra... et les nôtres. — Il est trop tôt pour formuler de nouvelles tactiques sur la base d'un événement qui n'a pas encore été confirmé », protesta avec grâce Andrieaux Yvernau, et le sourire de la présidente se crispa légèrement. Il but une gorgée de vin en connaisseur puis posa son verre avec un soupir. « Pour ma part, je juge toute cette histoire extrêmement fatigante, dit-il. j'aimerais croire, si elle est vraiment morte – et je l'espère de tout mon cœur –, qu'on nous autorisera au moins quelques jours ou quelques semaines de paix avant de nous obliger à repartir au combat contre les voyous d'Alquezar. — Il est extrêmement improbable que Joachim nous accorde ces vacances, Andrieaux », fit remarquer Lababibi. Et par ailleurs, ajouta-t-elle en elle-même, si tu veux un peu de repos, espèce d'âne pétri de son importance, réfléchis un peu au fait que ma propre vie était beaucoup plus reposante avant que cette salope cinglée ne me jette dans tes bras – et dans ceux d'Aleksandra. Franchement, Samiha, quelle importance peut bien avoir ce que Joachim accepte de nous accorder ? Tant que nous tiendrons bon, lui et ce répugnant Krietzmann n'auront d'autre choix que d'attendre notre réaction. » Il eut un petit sourire. « D'après les rapports que j'ai reçus de personnes qui se trouvent officiellement dans l'autre camp, notre très cher ami Bernardus a de plus en plus de mal à tenir pour Alquezar les délégués soutenus par l'UCR. Et si eux passent de notre côté... » Il haussa les épaules. Son sourire commençait à évoquer remarquablement un rictus. « Ils n'ont pas encore manifesté la moindre intention de couper les ponts avec lui, objecta son interlocutrice. — Pas ouvertement, non, mais il y a fatalement des fissures sous la surface. Quoi que Van Dort et Alquezar exigent d'eux, ils ne peuvent qu'être mal à l'aise de s'associer avec des crétins issus des classes populaires comme Krietzmann. Qu'ils changent de camp n'est qu'une question de temps et, quand ce sera chose faite, Alquezar n'aura d'autre choix que d'accepter le "compromis" entre les exigences d'Aleksandra et ma propre position, bien plus modérée. — Et vous ne pensez pas que la mort de Nordbrandt risque d'affecter cette équation ? — Je n'ai pas dit ça, répondit Yvernau avec un soupir patient. Ce que j'ai dit, c'est qu'il est trop tôt pour formuler de nouvelles tactiques, alors que nous ne pouvons que spéculer sur l'effet qu'aurait sa disparition. Si je devais risquer une hypothèse, toutefois, je serais tenté de parier qu'elle renforcerait davantage ma position que celle des autres. D'une certaine manière, bien sûr, l'affirmation d'Aleksandra selon laquelle Nordbrandt n'a jamais représenté une menace sérieuse serait entraînée. Et, si ses vues sont acceptées, cela tendra à crédibiliser ses exigences de la protection la plus libérale possible de nos sociétés et de nos codes légaux établis. Toutefois, cela retirera un peu de pression sur certains de ses... partisans les moins enthousiastes, dirons-nous. » Il jeta un coup d'œil à Lababibi, laquelle le lui rendit avec un air de parfaite sérénité. Un air qui, elle le savait, ne les trompait ni l'un ni l'autre. Elle avait en effet été poussée dans le camp de Tonkovic par la vague de panique qu'avait fait rouler l'extrémisme de Nordbrandt sur les oligarques du système de Fuseau. Si la terroriste avait bien disparu, si son organisation était bien mutilée, cette panique s'apaiserait en partie. Auquel cas, la pression exercée sur Lababibi pour qu'elle fît front commun avec Tonkovic refluerait également. Il lui serait peut-être même possible d'en revenir à une position fondée sur le principe plutôt que sur la panique des autres. Si elle y parvenait, toutefois, Yvernau n'en serait pas particulièrement ravi. Si le bloc d'Aleksandra donne des signes d'effondrement, reprit-il, Alquezar sentira l'odeur du sang. Lui et Krietzmann – et Bernardus, s'il daigne un jour revenir de Rembrandt –insisteront avec plus de ferveur pour que nous acceptions le code légal du Royaume stellaire dans son ensemble. Ce qui ne fera bien sûr que renforcer l'opposition d'Aleksandra. Je soupçonne que nous connaîtrons une période d'érosion graduelle de sa base, à moins bien sûr que ne se manifeste un remplaçant de Nordbrandt. Mais il s'agira d'un processus progressif, qui mettra des semaines, voire des mois, à produire le moindre effet visible sur l'équilibre du pouvoir au sein de l'Assemblée. Au bout du compte, bien sûr, la balance basculera en sa défaveur, mais elle le sait déjà aussi bien que vous ou moi, qu'elle veuille ou non l'admettre. Ce qui signifie qu'au fond d'elle elle a déjà accepté de ne jamais obtenir tout ce qu'elle réclame. Si je choisis bien mon moment, quand je présenterai mon compromis – lequel donnera à Alquezar environ la moitié de ce que lui réclame –, elle le soutiendra. Et si nous nous unissons tous les deux en une soudaine poussée de bonne volonté et d'esprit de modus vivendi, Alquezar trouvera extrêmement difficile de ne pas nous imiter. — Et s'il s'y refuse tout de même ? — Il perdra ses propres oligarques, assura Yvernau. Même Van Dort ne réussira pas à les retenir si Alquezar rejette toute possibilité de compromis puis avoue clairement que la Constitution dont il rêve les privera des protections légales qu'il leur a fallu des siècles pour acquérir. Ce qui signifie, au bout du compte, que nous obtiendrons, moi-même et ceux qui pensent comme moi, ce que nous voulons depuis le début. L'autonomie locale, assortie d'une politique interstellaire fiscale, commerciale, diplomatique et militaire unie, apportée par Manticore. — Et vous pensez que cela prendra des semaines ? Voire des mois ? — C'est très probable, oui. — Vous ne vous inquiétez donc pas des avertissements de la baronne de Méduse, selon qui nous ne disposons pas d'un temps infini ? Vous ne craignez pas que, si les débats s'éternisent, le Royaume stellaire décide simplement de se retirer ? D'estimer que, si nous sommes incapables de mettre notre propre maison assez en ordre pour ébaucher une Constitution après tout ce temps, nous n'entretenons à l'évidence pas sérieusement l'ambition de nous joindre à Manticore. — Je crois que le Royaume stellaire subira effectivement des pressions intérieures pour l'y pousser, répondit Yvernau sans se départir de son calme. Toutefois, je pense qu'Aleksandra a raison : la reine elle-même a engagé sa couronne et son prestige en faveur de l'annexion; si elle a parlé à Méduse d'une date limite – en supposant que notre bien-aimé gouverneur provisoire n'ait pas fabriqué cette menace pour nous aiguillonner –, je soupçonne que cela recouvre une bonne dose de bluff. Il est possible qu'elle veuille accélérer le mouvement et ne soit pas prête à utiliser la force pour éliminer les opposants à l'annexion, mais elle ne va pas non plus se contenter de se retirer en donnant à toute la Galaxie l'impression qu'elle nous abandonne aux mains de la Sécurité aux frontières. — Je vois. Lababibi hocha lentement la tête comme si elle approuvait mais, sous cette surface paisible, elle se demandait à quel point Yvernau – et Tonkovic – faisaient preuve d'un excès de confiance en la matière. Croyez-vous qu'elle soit réellement morte ? » demanda la baronne de Méduse en observant les convives réunis à sa propre table, dans le manoir luxueux – d'après les critères de Fuseau – affecté comme résidence officielle au gouverneur provisoire de Sa Majesté. Cette salle à manger-là était gardée par des systèmes anti-écoutes nettement plus efficaces que ceux qui protégeaient la pièce où dînaient au même moment Samiha Lababibi et Andrieaux Yvernau. — Je ne sais pas, milady, admit Grégor O'Shaughnessy. J'apprécierais que nous ayons quelques experts scientifiques sur place, même si je ne suis pas sûr que cela serait utile. D'après le rapport du colonel Basaricek, elle pourrait fort bien l'être, encore que les indices soient extrêmement sujets à caution. J'ai demandé une copie des films pris par la PNK. Une fois que nous les aurons, nous pourrons peut-être les améliorer assez pour risquer une estimation plus fiable de la présence de Nordbrandt. Bien sûr, même pour un messager, le voyage entre ici et Fuseau est de plus de sept jours, donc il faudra encore une semaine avant que nous ne commencions à travailler. — Excusez-moi, Grégor, intervint le capitaine Chandler, mais si nous demandons des copies des images, pourquoi ne proposons-nous pas les services de nos propres laboratoires pour déterminer à qui appartiennent les restes ? — J'y ai pensé, Ambrose, répondit O'Shaughnessy à l'officier de renseignement du contre-amiral Khumalo. Mais j'ai lu ensuite les appendices que Basaricek a ajoutés à son rapport de base. — Je les ai moi aussi parcourus, dit Chandler avec une moue. Je ne peux pas dire que j'ai tout compris. Ni même l'essentiel de ce qu'ils renferment, d'ailleurs. » Le contre-amiral Khumalo, assis au bout de la table, fronça le sourcil devant cet aveu. Dame Estelle se demanda s'il estimait que l'officier de la DGSN aurait dû saisir les données techniques ou s'il était juste irrité de l'entendre admettre son ignorance devant des civils. « Je ne les ai pas compris non plus. » O'Shaughnessy ne jeta pas même un coup d'œil à Khumalo, mais la baronne le soupçonna de détourner délibérément un peu d'hostilité de son collègue en uniforme. « Mais, pour cette raison même, je suis allé demander au major Cateaux de les analyser. » Des oreilles se tendirent à ce nom. Le major Sandra Cateaux était le médecin-chef affecté au trop faible bataillon de fusiliers cantonné en Fuseau. « Lorsqu'elle a achevé d'étudier le rapport, elle m'a dit ce que je craignais d'entendre », reprit O'Shaughnessy. Il haussa les épaules. « En bref, si les restes retrouvés par la PNK étaient ceux d'un sujet manticorien, elle aurait aisément identifié la victime, mais, puisqu'il s'agit d'un citoyen de Kornati, elle ne possède pas les informations de base nécessaires. Apparemment, Nordbrandt n'a jamais subi d'analyse génétique – l'administration médicale de Kornati semble y procéder rarement – et, autant que la PNK ait pu l'établir, ses médecins n'ont conservé d'elle aucun échantillon de sang ou de tissus. Ou bien, comme je soupçonne que c'est le cas, elle s'est assurée que tous ces échantillons disparaissent quand elle a décidé de passer dans la clandestinité. » Quant aux techniques d'analyse plus grossières, pour ne pas dire primitives, il semble que mademoiselle Nordbrandt n'ait jamais subi de blessure susceptible d'avoir laissé des traces identifiables sur les restes... assez finement découpés qui ont été récupérés. Les Kornatiens disposent bien de son dossier dentaire, mais ils n'ont pas retrouvé assez de dents pour une identification concluante. » En clair, d'après le major Cateaux, nous n'avons ni assez d'échantillons ni assez d'archives pour déterminer avec certitude si les restes sont ou non ceux de Nordbrandt. — Et la comparaison génétique avec des membres de la famille ? » demanda Lorena Shoupe, le chef d'état-major de Khumalo. Assise à l'autre bout de la table, elle plissait le front, penchée en avant, les yeux fixés sur O'Shaughnessy. « Ce serait une possibilité, admit le chef du renseignement de dame Estelle, mais mademoiselle Nordbrandt a, hélas ! été adoptée. » Comme Shoupe faisait la moue, il hocha la tête. « Eh oui, c'est une enfant trouvée. Basaricek fait des recherches mais, après tout ce temps, elle a peu d'espoir que ses enquêteurs trouvent quoi que ce soit susceptible de nous mener à la famille biologique de Nordbrandt. — Alors, tout ce qu'on peut dire, c'est qu'il s'agit peut-être d'elle, gronda le contre-amiral avec une expression de profonde désapprobation. — J'en ai peur, déclara O'Shaughnessy à regret, tandis qu'un silence sinistre s'abattait brièvement sur la table. — Il pourrait y avoir des indices indirects, par inférence », intervint Chandler. Comme tous les yeux se tournaient vers lui, il haussa les épaules. « Pendant que Grégor consultait le major Cateaux, j'ai passé un peu de temps à analyser les reportages des actualités de Kornati et à les comparer avec le rapport du colonel Basaricek sur les activités de l'ALK. Les deux points importants qui m'ont frappé, une fois éliminés le verbiage et les spéculations fantaisistes des journalistes, sont, primo, que Nordbrandt n'a pas pris la peine de déclarer qu'elle était toujours en vie et, secundo, que le rythme des attentats de l'ALK a chuté radicalement. Bien entendu, comme le faisait remarquer Grégor, nos informations ont plus d'une semaine T de retard du simple fait de la durée du transit. Toutefois, la situation que je viens d'exposer a été établie durant une période de presque huit jours avant que le vice-président Rajkovic n'envoie le rapport de Basaricek à l'Assemblée. — Ce sont deux excellents arguments, Ambrose, approuva O'Shaughnessy. Il semble bizarre qu'un chef terroriste censément tué par les forces gouvernementales ne se proclame pas toujours en vie... s'il l'est bel et bien. L'incertitude de ses partisans aurait fatalement un effet négatif prononcé sur leur capacité et leur volonté de continuer la lutte. Et il est d'ailleurs un peu bizarre que nul ne se soit présenté pour parler en son nom, juste pour tenter de maintenir la cohésion du mouvement. — Cela dépend peut-être de la désorganisation qu'ils ont subie à la suite de sa mort, suggéra le capitaine Shoupe. Peut- être nul ne se trouve-t-il dans une position de commandement assez claire pour organiser ce genre de canular. — Ou, plus probablement, personne ne croit que ça puisse marcher », dit Chandler. Comme Shoupe se tournait vers lui, il eut un nouveau haussement d'épaules. « Nordbrandt était l'unique porte-parole de FALK. Le visage public des terroristes, la voix qui assumait ouvertement – et fièrement – la responsabilité de leurs atrocités en leur nom collectif. Si elle était toujours vivante et non gravement blessée, elle ne se servirait jamais d'un intermédiaire pour en informer sa planète. Donc, soit elle est morte, soit elle est gravement blessée. Ou encore, pour une raison quelconque, elle a choisi de ne pas annoncer sa survie, en dépit de l'impact négatif probable de cette décision sur sa propre organisation. — Quelqu'un pourrait-il avancer une raison pour laquelle elle ferait un tel choix ? demanda dame Estelle. — Moi, j'en suis incapable, milady, répondit Chandler. D'un autre côté, je ne suis pas au courant des projets qu'elle avait avant l'attentat manqué. Et je ne sais pas plus ce qui se passe en ce moment dans l'esprit collectif de l'ALK. Il est tout à fait possible que laisser les autorités kornatiennes croire à sa mort représente un avantage tactique ou stratégique quelconque. Mais les informations limitées dont nous disposons ne me permettent pas d'imaginer lequel. — Parfaitement d'accord, milady, appuya O'Shaughnessy. Je ne vois pas non plus ce qu'ils auraient à y gagner. Comme le dit Ambrose, aucun de nous n'a idée de ce que pensent ou préparent ces gens-là, mais son deuxième argument – que l'ALK est demeuré quasiment en sommeil depuis la mort supposée de son chef – est peut-être significatif. Il est très possible qu'elle ait été tout aussi charismatique et essentielle aux opérations de son organisation que le suggère son rôle d'unique porte-parole. Si c'était le cas, et si elle est morte, l'ALK pourrait très bien, à l'heure qu'il est, être en train de se désintégrer. — Voilà une idée bien agréable, monsieur O'Shaughnessy, observa le contre-amiral Khumalo. — En effet, acquiesça le gouverneur provisoire. Et, pour être franche, je pense que c'est l'opinion de la présidente Tonkovic. Elle parle toujours de notre assistance technique – un soutien de reconnaissance et de renseignement, des armes modernes pour ses propres forces policières et militaires –plutôt que d'intervention directe de nos troupes. Pour ma part, je ne compte pas accorder trop de crédit à la mort de Nordbrandt et à la disparition de l'ALK – pas sans preuves supplémentaires. Mais c'est une possibilité non négligeable. Si elle se confirme, elle nous permettra de reporter notre pleine attention sur monsieur Westman et son Mouvement pour l'indépendance de Montana. — Lequel constitue un problème moins facile à résoudre que semble l'avoir été celui posé par mademoiselle Nordbrandt », soupira Khumalo d'un air sinistre. « Excusez-moi, pacha. — Oui, Amal. » Aivars Terekhov abandonna sa discussion avec Ansten FitzGerald et Ginger Lewis quand le capitaine Nagchaudhuri passa la tête par l'écoutille de la salle de briefing de la passerelle. « Pardon de vous déranger, commandant, dit l'officier des communications de l'Hexapuma, mais un messager vient d'arriver de Fuseau et il nous a déjà téléchargé ses messages. — Vraiment ? » Terekhov inclina son fauteuil en arrière et le fit pivoter vers l'écoutille. « Dois-je en conclure que nous avons de nouveaux ordres ? — Je vous les ai recopiés », acquiesça Nagchaudhuri en lui tendant un bloc. Son supérieur secoua la tête. « Donnez-m'en juste la teneur générale. — Bien, commandant. Nous devons retourner en Fuseau, via Rembrandt, en ramassant monsieur Bernardus Van Dort sur Vermeer au passage. — Van Dort ? Y a-t-il une explication de la raison pour laquelle nous devons l'emmener ? — Non, commandant. Bien sûr, jusqu'ici, je n'ai décrypté que nos ordres. Il y a bien d'autres documents dans l'envoi, notamment des rapports d'actualités en provenance de Fuseau et une bonne quantité de correspondance privée pour vous, de la part de l'amiral Khumalo et du gouverneur provisoire. Je dirais qu'il y a de bonnes chances pour que tout cela nous donne un ou deux indices, pacha. — Bonne remarque, fit Terekhov avant de se retourner vers FitzGerald et Lewis. Bon, par chance, Célébrant ne semble pas avoir les mêmes problèmes que Nuncio. Nous pouvons donc partir en toute conscience, sans nous inquiéter d'abandonner ses habitants à une menace extérieure. Du moins à une menace extérieure connue. » Il eut un sourire à peine esquissé. « C'est bien vrai, pacha, fit FitzGerald. J'aurais préféré que nous passions un peu plus de huit jours dans ce système, toutefois. La mise à jour de nos bases de données d'astrogation vient de commencer et je déteste être obligé de l'interrompre. — C'est déplorable mais ce n'est pas la fin de l'univers. Les deux premiers jours nous ont été nécessaires pour nous présenter aux Célébrants. Franchement, je pense que ça a été du temps bien employé – sans doute mieux que si nous nous étions lancés directement dans les repérages. Les relations entre les gens qui vivent ici et Manticore sont plus importantes que les coordonnées d'un corps stellaire mineur au sein du système. — Je vous suis là-dessus, pacha, dit FitzGerald. — Très bien. Amal ! — Oui, commandant. — D'abord, un mot au bureau du président Shaw. Informez-le que nous avons ordre de partir le plus tôt possible pour Fuseau. Il ne s'agit que d'un mémo informatif. J'ai l'intention de dépêcher un message personnel au président avant notre départ effectif. — À vos ordres. — Ensuite, contactez le commandant du messager. À moins qu'il n'ait l'ordre de gagner un autre système, j'aimerais qu'il rentre tout droit en Fuseau. Nous allons lui envoyer nos journaux de bord, notamment nos rapports sur les événements de Nuncio, ainsi que le courrier que notre équipage désirera envoyer. Le messager arrivera au moins trois jours avant nous, même en supposant que nous ne soyons pas obligés de patienter en Rembrandt, dans l'attente de monsieur Van Dort. — À vos ordres, répéta Nagchaudhuri. — Enfin, appel général à tous nos petits appareils et nos équipes en mission ou en permission. Que tout le monde regagne le bord immédiatement. — À vos ordres, commandant. — Je crois que c'est tout pour le moment. Tenez-moi au courant dès que possible des disponibilités du messager, je vous prie. — J'y veillerai. » Tandis que Nagchaudhuri retournait sur la passerelle, Terekhov jeta un coup d'œil à ses deux officiers supérieurs. Que pensez-vous qu'il se prépare, pacha ? demanda FitzGerald au bout d'un moment. — Je n'en ai pas la moindre idée, répondit le commandant avec un sourire. — Moi non plus, déclara Ginger Lewis. Mais, comme on lisait dans un vieux livre de l'ère pré spatiale : "De plus-t'en plus curieux." » « Dieu du ciel ! » Stephen Westman n'aurait su dire lui-même si son exclamation constituait une prière ou un juron. Assis dans son quartier général souterrain en compagnie de Luis Palacios, il visionnait les films enfin arrivés du système de Faille, après plus de quarante jours : l'amas de Talbot n'était pas desservi par les messagers commerciaux rapides qu'utilisaient les services d'actualités interstellaires dans les régions les plus importantes de la Galaxie, si bien que les nouvelles avaient traversé les cent vingt années-lumière séparant Faille de Montana à bord d'un cargo normal – donc lentement. Et le délai de transit n'avait rien arrangé. — Mon Dieu, patron, s'exclama Palacios. C'est une véritable maniaque ! — J'aimerais pouvoir te contredire », répondit Westman. Baissant les yeux sur ses mains, il constata avec surprise qu'elles ne tremblaient pas comme des feuilles. Elles l'auraient dû. Il était aussi vaguement étonné de ne pas avoir la nausée devant les images sanglantes des atrocités commises par Agnès Nordbrandt. Ils ont attaqué leur propre parlement pendant qu'il était en séance ! marmonna Palacios. À quoi pensaient-ils ? — À quoi crois-tu qu'ils pensaient? renvoya son employeur, amer. Regarde leur "manifeste" ! Ils n'essaient pas de convaincre la population de les soutenir : ils déclarent la guerre au gouvernement dans son ensemble, pas seulement à la politique de l'annexion. Bon Dieu, Luis ! Ils sont entrés en guerre contre leur société entière, et on dirait qu'ils se foutent complètement de savoir qui ils vont tuer dans la manœuvre. Tu vois le nombre de morts ? Et c'était leur tout premier attentat ! Un massacre, bordel ! Ils voulaient faire le plus de victimes possibles, c'est pour ça qu'ils ont fait péter leurs putain de bombes en deux vagues ! » Il se laissa aller en arrière en secouant la tête et en songeant à toutes les peines prises par ses partisans et lui pour éviter de tuer, surtout des passants innocents. La spectaculaire destruction de la Banque du système de Montana avait déplu à un bon pourcentage de l'électorat, comme Westman s'y était attendu. Il n'aimait pas contrarier tant de gens mais que la majorité des Montaniens s'opposent à ses objectifs, au moins initialement, était inévitable. Après tout, presque les trois quarts d'entre eux avaient voté pour l'annexion. Il ne servait donc à rien de prendre des gants et d'essayer de ne pas les vexer. Par cet attentat, il s'était clairement déclaré prêt à frapper des cibles économiques autres que la présence rembrandtaise honnie sur Montana. Prêt à déstabiliser toute l'économie du système stellaire s'il fallait cela pour en chasser les maudits extraplanétaires. Mais il y était cependant parvenu sans tuer, ni même blesser personne. Franchement, il avait été surpris qu'on n'eût envoyé aucun démineur dans les sous-sols de la banque pour tenter de désamorcer ses bombes. Ravi mais surpris. Il s'était attendu au contraire, en dépit de la confiance manifestée à ce sujet devant ses partisans. Si le service des marshals ou l'armée avait lâché des équipes de déminage dans les tunnels, certains voire tous ces gens auraient été tués par les précautions qu'il avait prises pour empêcher toute intervention extérieure. Il pensait bien que Trévor Bannister saurait qu'il ne bluffait pas, mais il avait énormément craint que ce demeuré de Suttles et le reste de son cabinet n'en rejettent les conseils. Ils ne l'avaient pas fait et, grâce à cela, lui n'était pas encore un assassin. Cela ne durerait pas, bien sûr : comme l'avait fait remarquer Luis, tôt ou tard, des gens finiraient par être tués. Mais il n'en restait pas moins fermement décidé à ne jamais recourir à un massacre général, sans discrimination. Son gouvernement n'avait pas le droit de violer la Constitution de Montana, et aucun étranger n'avait le droit d'exploiter sa planète ou de l'asservir économiquement. Il combattrait de toutes les manières possibles ces gens-là et ceux qui les servaient, mais il ferait également tout son possible pour réduire au maximum le nombre des victimes, y compris dans leurs rangs. Et plutôt que d'en arriver à massacrer délibérément hommes, femmes et enfants innocents, il se rendrait aux autorités avec tous ses partisans. Toutefois, songea-t-il en prenant une profonde inspiration, tout en essayant de se remettre du choc éprouvé, il était encore loin de devoir prendre pareille décision, et il n'avait aucune intention de s'y trouver contraint. Mais j'en ai une autre à prendre. « Le Brandon » et son Comité central de libération nous soutiennent tous les deux, Nordbrandt et moi. Ai-je vraiment envie d'être associé, même indirectement, à quelqu'un qui peut commettre ces atrocités ? En dehors du Comité, nul ne saura que c'est le cas, mais moi je le saurai. Et le Brandon était tellement enthousiaste à propos de Nordbrandt et de ses projets. Mon Dieu! Ses yeux s'étrécirent, brièvement plus durs que des silex bleus, tandis que lui venait une autre pensée. Pendant qu'il était là, à me raconter qu'il admirait ma « retenue », il était déjà acoquiné avec cette salope meurtrière! je devrais lui dire de foutre le camp et de ne plus s'approcher de moi, s'il aime tellement les malades mentaux sanguinaires. La dernière chose dont j'ai besoin, c'est d'être assimilé à quelqu'un comme Nordbrandt. Mais il avait raison : j'ai bel et bien besoin des armes et du soutien qu'il me propose. Et, au moins pour l'instant, il ne m'a pas demandé de changer mon mode d'opération. Si jamais il commence à se montrer pressant, je pourrai toujours lui dire au revoir, laissez votre adresse, on vous écrira. Le regard dans le vague, contemplant ce que lui seul voyait, il luttait contre ses propres démons tout en fuyant une démone du nom de Nordbrandt. CHAPITRE TRENTE-QUATRE « Bienvenue sur Rembrandt, capitaine Terekhov ! » Le grand capitaine solidement charpenté qui portait l'uniforme de la Spatiale de Rembrandt serra avec fermeté la main de Terekhov. Avec plus que de la fermeté, d'ailleurs ; qu'il le fît ou non exprès, c'était un écraseur de phalanges. — Je suis le capitaine Groenhuijen, le chef d'état-major de l'amiral Van der Wildt. En son nom et en celui de toute la Spatiale, je vous souhaite officiellement la bienvenue dans le système de Rembrandt. — Merci, capitaine », répondit Terekhov en souhaitant récupérer une main indemne. Arjan Groenhuijen mesurait huit bons centimètres de moins que lui mais il avait le torse épais, les épaules larges, de longs bras musclés et des mains solides. Le commandant de l' Hexapuma le soupçonnait d'être un de ces fanatiques de la forme passant l'essentiel de leur temps libre à soulever des poids. Le Rembrandtais aux cheveux sombres le lâcha enfin et lui adressa un sourire radieux. — C'est un vrai plaisir de vous voir ici, capitaine. Votre vaisseau n'est pas le premier de la FRM que nous ayons jamais accueilli, bien sûr, mais c'est le plus moderne et le plus puissant. Je suis impressionné. Très impressionné. — Si nous en avons le temps, je serais honoré de vous le faire visiter, répondit Terekhov en résistant à la tentation de secouer les doigts pour vérifier qu'ils étaient tous intacts. Je crains toutefois que notre visite ne soit assez brève, si j'ai bien interprété le degré d'urgence de mes instructions. — Je le crains, en effet. » L'expression de Groenhuijen se fit plus sérieuse. « La présidente Tinkhof a insisté sur l'importance d'apporter notre aide à tout vaisseau manticorien, surtout militaire, qui visiterait notre espace. D'après la correspondance qui a circulé entre ses bureaux, ceux de l'amiral Van der Wildt et monsieur Van Dort, la meilleure aide que nous puissions vous fournir en l'occurrence sera de vous permettre de tourner bride et de repartir le plus vite possible. Avez-vous des besoins logistiques urgents ? — Non, merci. De ce point de vue-là, nous sommes encore en très bonne forme. » Terekhov ne mentionna pas les missiles dépensés en Nuncio : on n'en aurait pas trouvé l'équivalent dans les stocks de Rembrandt. Par ailleurs, son étape suivante serait Fuseau, où l'escadron de service de la base pourrait subvenir à tous ses besoins. « Excellent ! » Groenhuijen se frotta les mains, de nouveau radieux. « En ce cas, je vous informe qu'avec votre permission monsieur Van Dort montera à bord à sept heures trente, heure locale. L'amiral Van der Wildt a pris les dispositions pour qu'il soit conduit à votre vaisseau. — Ce sera parfait, capitaine. Une chose, toutefois : mes ordres sont de transporter monsieur Van Dort en Fuseau aussi vite que possible. Il n'a été fait aucune mention de personnel ou d'assistants. Nous sommes bien entendu disposés à transporter aussi ces personnes, mais mon second et mon officier logistique aimeraient savoir si nous devons attendre des passagers supplémentaires, afin de prendre les dispositions pour les loger confortablement. — C'est très aimable de votre part, capitaine, mais monsieur Van Dort voyagera seul. Comme il en a l'habitude. » Quelque chose dans le ton du Rembrandtais piqua la curiosité de Terekhov, qui le regarda plus attentivement. « Je vois. Puis-je vous demander si vous avez connaissance de besoins spéciaux qu'il pourrait avoir ? » Un instant, il sembla que Groenhuijen ne dût pas répondre. Enfin, il eut un sourire sans guère d'humour. « Monsieur Van Dort voyage seul, capitaine. C'est son habitude, vous comprenez. » Il attendit que Terekhov eût acquiescé puis reprit : « Néanmoins, certains d'entre nous, ici... s'inquiètent pour lui. Il n'est pas tout à fait universellement adoré dans l'amas, ni même sur Rembrandt, ces temps-ci. Et il travaille dur – très dur – à l'annexion. Il ne m'appartient pas réellement de dire ceci, mais certains d'entre nous le regardent comme un trésor national, un homme dont beaucoup dépend et pour lequel nous éprouvons un extrême respect. Il nous ferait plaisir – à moi et à l'amiral Van der Wildt – de savoir que quelqu'un... veille spécifiquement à ses besoins. Qu'il soit ou non prêt à se faire accompagner. » Terekhov plongea le regard dans celui de son interlocuteur et s'étonna de ce qu'il y lut. L'admiration et l'inquiétude de ce grand broyeur de mains pour Bernardus Van Dort étaient évidentes. Et, en dépit de son grade, le Rembrandtais ressemblait également à un petit garçon qui, derrière le dos de son oncle adoré, s'assurait qu'on veillât sur lui. « Je vois, capitaine, dit Terekhov. Nous l'attendrons. Et je vous promets que nous prendrons soin de lui. » « Aspirante Pavletic au rapport, comme vous l'avez ordonné, capitaine ! dit Ragnhilde en se mettant au garde-à-vous devant le bureau d'Ansten FitzGerald. — Aspirante Zilwicki au rapport, comme vous l'avez ordonné, capitaine, fit Hélène en écho, non sans adopter la même posture. — Repos », fit gravement FitzGerald, avant d'étouffer un sourire en voyant les deux bleues obéir. Leur expression était celle de deux jeunes femmes à la conscience immaculée, sans une once de péché. Quelque chose dans leur langage corporel, toutefois, une légère raideur des épaules peut-être, suggérait que toutes les deux fouillaient activement leur mémoire afin d'y trouver trace de quelque infraction assez grave pour les avoir fait convoquer par le second en personne. — Tout d'abord, continua-t-il sur le même ton grave, je n'ai rien à vous reprocher, ni à l'une ni à l'autre. » Elles parvinrent à exprimer un soulagement colossal sans bouger un seul muscle. « J'ai juste un devoir supplémentaire qui attend qu'on lui affecte quelqu'un. Pour le moment, il semble que l'une de vous deux doive être l'heureuse élue. Je voulais cependant en discuter avec vous afin de déterminer laquelle sera la mieux à même d'accomplir cette tâche. » Les aspis échangèrent un coup d'œil puis regardèrent leur supérieur avec attention. « D'ici deux heures, reprit FitzGerald, monsieur Bernardus Van Dort montera à bord du Chaton méchant. Pardon... (il eut un sourire malicieux devant leur expression, en particulier celle de Ragnhilde) je voulais dire, bien sûr, de l'Hexapuma. » Il redevint sérieux. « Je suppose que vous savez de qui il s'agit ? — Euh, on l'a vu sur Lin pendant le banquet, capitaine, dit Hélène. On nous a expliqué que c'était un important représentant commercial de Rembrandt, mais rien de plus. — Moi, ajouta Ragnhilde, j'ai entendu dire que c'était – ou que ça avait été – un des premiers membres du conseil d'administration de l'Union commerciale de Rembrandt. » Comme le second haussait un sourcil dans sa direction, elle eut un petit sourire. « Ma famille est très impliquée dans la spatiale marchande du Royaume stellaire, capitaine. Je pense qu'une partie des instincts familiaux a déteint sur moi. J'ai tendance à récolter le genre de petits bouts de renseignement qu'un commerçant de l'espace pourrait juger utile. — Je vois. D'ailleurs, j'étais au courant de la situation de votre famille, mademoiselle Pavletic. C'est une des raisons pour lesquelles j'envisage de vous confier cette mission. » FitzGerald leur donna le temps de digérer l'information puis laissa les quatre pieds de sa chaise retomber au sol. — Ce que vous savez de monsieur Van Dort est parfaitement exact mais incomplet. Il serait plus juste de dire qu'il est l'UCR. Il en a été le fondateur et il en reste le principal actionnaire. Durant l'essentiel des soixante dernières années T, il a été président du conseil d'une "association commerciale" de quatre systèmes, qui est dans les faits une nation stellaire en elle-même. Monsieur Van Dort a démissionné de ce poste dans le but spécifique d'organiser le référendum sur l'annexion, dont on pourrait dire que c'est aussi son enfant, bien que lui-même ne soit pas ni n'ait jamais été un politicien tel que le terme serait compris dans le Royaume stellaire. Bref, quoique ce ne soit techniquement qu'un particulier au sein de l'amas, c'est un particulier extrêmement influent et important. » Il marqua une pause pour laisser les deux jeunes filles méditer ses paroles puis continua. — Si je vous dis cela, c'est que l'amiral Khumalo, à la demande de la baronne de Méduse, nous a ordonné de transporter monsieur Van Dort en Fuseau. Je ne puis pour l'instant vous donner les raisons exactes de la requête du gouverneur provisoire. Il est toutefois probable que monsieur Van Dort nous accompagnera quand nous repartirons de Fuseau. Je vous imagine toutes deux assez malignes pour déduire que, si c'est le cas, nous interviendrons en soutien de toute mission qu'il pourrait accomplir à la demande de la baronne. Nous venons cependant d'être informés qu'il a l'habitude de voyager seul, sans assistant. Il semble, pour dire les choses crûment, que ce soit un de ses faibles, presque une affectation. Je suppose qu'il a des assistants en Rembrandt et d'autres en Fuseau, mais qu'il n'en aura aucun à bord de l'Hexapuma, à moins qu'il n'engage pour cela certains des employés que nous lui supposons en Fuseau, après notre arrivée. » Dans l'intervalle, toutefois, le capitaine Terekhov a décidé qu'il serait sage de lui affecter un aide personnel. II est possible qu'une telle affectation se résume à jouer les garçons –ou filles – de courses. Cependant, il est tout aussi possible que la fonction implique des devoirs et responsabilités plus importants. Étant donné que voyager seul, sans une écurie d'assistants, semble faire partie de l'image de marque de Van Dort, le commandant ne désire pas montrer trop ouvertement qu'il cherche à contourner le problème. Il a donc décidé de confier cette tâche à un aspirant. Quelqu'un d'assez peu gradé pour ne pas déclencher un rejet automatique de cette aide officielle mais ayant assez de connaissances et d'expérience personnelles pour assumer cette fonction. Ce qui m'amène à vous deux. » Il s'interrompit encore, attendant cette fois visiblement une réponse de la part des jeunes filles. Hélène jeta un coup d'œil à Ragnhilde puis regarda à nouveau le second. — Puis-je demander pourquoi, capitaine ? s'enquit-elle. — Vous le pouvez. Mademoiselle Pavletic et monsieur Stottmeister sont nos seuls aspirants ayant des rapports avec la spatiale marchande. Sur les deux familles, celle de mademoiselle Pavletic est la plus profondément impliquée et depuis le plus longtemps : Pavletic, Tilliotson & Ellett est l'une des plus vieilles sociétés de transports du Royaume stellaire. Je pense que cela ferait d'elle la plus qualifiée de nos aspirants pour "parler boutique" avec monsieur Van Dort. Je suis sûr que le commandant préférerait ne pas avoir à trouver un pilote de rechange pour Hôtel-Papa-Un mais je crains que cette nouvelle tâche n'ait la priorité, même sur cela. — Quant à vous, mademoiselle Zilwicki, vous êtes la fille adoptive de Catherine Montaigne. Vous avez l'expérience directe de la manière dont agit quelqu'un qui assume des responsabilités politiques élevées dans le Royaume stellaire. Il y a aussi votre lien avec la reine Berry et le fait que votre père est l'un des plus efficaces, euh... agents de renseignement du royaume. Là où mademoiselle Pavletic serait bien placée pour comprendre l'aspect commercial des entreprises de monsieur Van Dort, vous seriez en meilleure position pour apprécier ses besoins politiques. — Capitaine, PT&E est sans doute une des plus anciennes sociétés mais nous ne gênons pas exactement le Cartel Hauptman. Nous ne sommes pas si importants que ça, protesta Ragnhilde. — Et, avec tout le respect que je vous dois, capitaine, même si j'ai vu Cathy – je veux dire mademoiselle Montaigne – en action, je ne me suis jamais beaucoup intéressée à la politique. En tout cas pas au niveau où semble la pratiquer monsieur Van Dort. — Bien noté dans les deux cas. Toutefois, aussi insuffisantes que vous puissiez juger vos qualifications, elles restent supérieures à celles de vos camarades bleus. L'une d'entre vous se verra donc confier la mission. Nous sommes ici pour décider laquelle. » FitzGerald sourit de leur expression puis désigna les chaises derrière elles. « Asseyez-vous, dit-il. » Il sourit à nouveau quand elles eurent obéi. « Parfait. Notre entretien d'embauche peut à présent commencer. » « Bienvenue à bord de l'Hexapuma, monsieur Van Dort, dit le capitaine Terekhov à l'entrée du boyau de transbordement, quand son invité sortit de la navette de la Spatiale de Rembrandt et pénétra dans le vaisseau manticorien. — Merci. » Le grand Rembrandtais blond lui tendit la main. Au contraire du capitaine Groenhuijen, il ne fit preuve d'aucune propension à lui broyer les doigts. « La baronne de Méduse m'a chargé de vous remercier personnellement d'avoir accepté de rentrer en Fuseau avec nous, continua Terekhov. — C'est très aimable de sa part, mais tout remerciement est inutile. Je ne suis pas sûr de pouvoir lui fournir l'aide dont elle a besoin, mais je ferai sans conteste de mon mieux. — Nul ne pourrait vous en demander plus. Puis-je vous présenter mon second, le capitaine FitzGerald ? — Capitaine, dit Van Dort en serrant la main du second. — Et voici le capitaine Lewis, ma chef mécanicienne. — Capitaine Lewis. » Il sourit quand l'intéressée s'avança. « Je me rappelle l'époque où je commerçais moi-même dans l'espace. Je sais donc qui fait réellement marcher un vaisseau. — Je constate que vous êtes aussi perspicace que tout le monde le dit, monsieur, répondit Ginger Lewis, souriant elle aussi, et il eut un petit rire. — Et voici l'aspirante Zilwicki », continua le capitaine. Van Dort se tourna vers Hélène puis interrompit son geste. Ce fut très fugace, une hésitation momentanée, mais la jeune fille vit quelque chose passer dans ses yeux. « Aspirante, murmura-t-il au bout d'un moment, avant de lui offrir sa main à son tour. — Monsieur Van Dort. C'est un honneur. » Le Rembrandtais eut un petit geste gracieux de sa main libre, afin de minimiser l'honneur en question, mais il ne quitta pas des yeux le visage d'Hélène. Terekhov sourit. « Avec votre permission, monsieur, j'ai pris la liberté de prier mademoiselle Zilwicki de vous aider à vous installer à bord de l'Hexapuma et de faire office de liaison entre nous. Vous découvrirez qu'elle possède bien plus d'expérience des responsabilités qui vous incombent qu'on ne pourrait l'attendre de quelqu'un d'aussi jeune et peu gradé. » Van Dort avait ouvert la bouche comme pour refuser poliment la proposition. Il la referma en entendant cette dernière phrase. Au lieu de parler, il se contenta d'observer Hélène pendant une ou deux secondes, et la jeune femme eut la désagréable impression de se retrouver sur une balance invisible qui pesait ses compétences avec une précision méticuleuse. Et qu'il savait à son sujet quelque chose qu'elle-même ignorait. Ce qui était ridicule. « C'est très prévenant de votre part, commandant, dit-il enfin. J'espère que mademoiselle Zilwicki ne jugera pas mes exigences trop contraignantes. — Oh, ne vous en inquiétez pas, monsieur, murmura Terekhov avec un petit sourire malicieux. Après tout, mademoiselle Zilwicki accomplit son premier déploiement : elle est censée trouver ses devoirs contraignants. « Alors, il est comment ? demanda Léo Stottmeister. — Van Dort ? » Hélène leva les yeux du manuel d'entretien affiché sur son liseur. Léo, Aïkawa, Paolo d'Arezzo et elle n'étant pas en service, elle en profitait pour réviser les procédures d'entretien des grasers de flanc. Abigail Hearns comptait procéder à une interrogation orale sur le sujet le lendemain, et elle tenait à être prête. « Non, l'empereur andermien, fit Léo en levant les yeux au ciel, exaspéré. Bien sûr, Van Dort ! — Il est assez sympa pour un vieux. » Hélène haussa les épaules. « Scuttle dit que c'est un politicien carrément retors. Une espèce de tueur à gages appelé par le gouverneur provisoire. — Alors, Scuttle a la tête dans le cul, répondit Hélène, aigre. — Hé ! Je ne fais que répéter ce que j'ai entendu, dit Léo, sur la défensive. Si je me trompe, corrige-moi, mais ce n'est pas la peine de m'arracher la tête à coups de dents. » La jeune fille se passa la main dans les cheveux avec une moue. « Il faut vraiment que j'étudie ce manuel d'entretien. — C'est des conneries, renvoya Léo. Tu connais ces trucs-là en long et en large : tu as réussi haut la main tous nos examens de qualification. — Il n'a pas tort, Hélène, intervint Aïkawa en souriant. Si tu ne veux pas en parler, c'est une chose, mais il faut vraiment que tu te trouves une meilleure excuse que ça. — D'accord, d'accord ! » Elle sourit à son tour, reconnaissant sa défaite. « Mais comprenez que, pour l'instant, j'ai dû passer moins de deux heures avec lui. Je ne peux pas vous dire ce qu'il pense ni rien de ce genre-là. D'ailleurs, je ne le ferais pas même si je le pouvais. » Elle accompagna cette dernière phrase d'un regard sévère, et son public hocha la tête pour exprimer sa compréhension. « Cela dit, je crois que c'est vraiment un type sympa. Il est inquiet, ça je peux vous le dire, même si je ne sais pas à quel point il est au courant de ce que prépare la baronne. Il a aussi l'air très intelligent. Il passe l'essentiel de son temps plongé dans des rapports et de la correspondance personnelle avec des gens qui habitent aux quatre coins de l'amas. Si je t'ai répondu sèchement, Léo, c'est que ce n'est en aucun cas un "tueur à gages". C'est un joueur très haut placé – peut-être même plus que Cathy Montaigne, dans un sens – et l'annexion est plus ou moins son enfant. Je ne sais pas ce que pense la baronne de Méduse, mais elle vient de s'attacher l'homme qui détient sans doute le plus de pouvoir politique de tout l'amas. Si on y ajoute qu'elle a détourné l' Hexapuma vers Rembrandt pour passer le prendre, plutôt que de lui envoyer un messager, je dirais qu'elle lui réserve – et à nous aussi – une tâche sacrément importante, vous ne croyez pas ? » « Je me demande si Terekhov a déjà embarqué Van Dort, murmura le contre-amiral Khumalo. — Je vous demande pardon, amiral ? Vous me parliez ? — Quoi ? » Khumalo se secoua et se redressa sur son siège. « Pardon, Loretta, je réfléchissais tout haut. Je me demandais si l' Hexapuma avait déjà atteint Rembrandt. — Probablement », répondit le capitaine Shoupe après avoir jeté par réflexe un bref coup d'œil à l'affichage date et heure sur la cloison de la salle de briefing. La conférence quotidienne de l'état-major venait de s'achever. Des tasses à café et à thé abandonnées demeuraient auprès de carafes presque vides. « En tout cas, je l'espère », dit Khumalo. Sa subordonnée se tourna vivement vers lui. Le large visage de l'amiral paraissait las et bien plus inquiet qu'il ne s'était permis de le montrer durant la réunion. « Si ce n'est pas déjà fait, je suis sûre que ça le sera d'ici un jour ou deux, monsieur, dit Shoupe, encourageante. — Le plus tôt sera le mieux. Je ne suis pas sûr d'être disposé à l'admettre devant O'Shaughnessy, mais la situation sur Montana menace d'échapper à tout contrôle. je ne suis toujours pas très enthousiaste à l'idée que nous nous mêlions des querelles locales mais, compte tenu des dernières nouvelles... » II secoua la tête. « Si Van Dort – et Terekhov, je suppose – peuvent vraiment y faire quelque chose, alors il faut qu'ils arrivent là-bas le plus vite possible. » Le visage de Shoupe resta prudemment neutre, mais elle était surprise. Pour avoir changé aussi radicalement d'opinion, son supérieur devait s'inquiéter encore plus qu'elle ne le croyait du Mouvement pour l'indépendance de Montana. « Puis-je vous demander si le gouverneur provisoire a décidé que Montana avait la priorité sur Faille, amiral ? demanda-t-elle respectueusement. — Vous le pouvez mais je n'en sais rien, répondit Khumalo avec un sourire qui était à moitié une grimace. Tout ce que je peux dire, c'est que, les Kornatiens ayant a priori buté Nordbrandt, la priorité de Montana a remonté en flèche. Surtout depuis la dernière petite farce de Westman. » Shoupe hocha la tête. La nouvelle de la destruction des locaux de la Banque du système de Montana par le MEVI. avait atteint Fuseau la veille. Pourquoi, oh pourquoi nos systèmes stellaires qui se conduisent comme des enfants à problèmes ne peuvent-ils pas être situés plus près les uns des autres? Ou de nous, d'ailleurs? Faille se trouvait à un peu plus de 6o,6 années-lumière de Fuseau. Montana à 82,5 années-lumière de Fuseau et à plus de 120 de Faille. Même un vaisseau de guerre comme l'Hexapuma aurait besoin de huit jours pour aller de Fuseau à Faille et de presque douze de Fuseau à Montana. Quant au trajet de Montana à Faille, il lui en prendrait plus de dix-sept. Cette contrainte faisait de la coordination entre Fuseau et les deux points chauds apparents de l'amas un parfait foutoir. Rien que transmettre des informations des uns aux autres, même grâce aux rapides messagers qui voyageaient de manière routinière dans les plus dangereuses bandes thêta de l'hyperespace, exigeait des semaines. Quoi que pussent décider le contre-amiral Khumalo ou la baronne de Méduse, ils pouvaient être sûrs que les informations sur lesquelles ils fonderaient leur décision seraient périmées. « Nous devrions peut--être surtout nous réjouir que Nordbrandt et l'ALK semblent avoir été mis hors d'état de nuire, monsieur, suggéra Shoupe au bout d'un moment. Ça ne rend pas plus riante la perspective de s'occuper de Westman, mais c'est à tout le moins plus agréable que d'avoir à s'occuper des deux en même temps ! — C'est une bonne remarque, Loretta, admit Khumalo avec un sourire las. Une très bonne remarque. » CHAPITRE TRENTE-CINQ — Le capitaine vous présente ses compliments, monsieur, et la pinasse quittera le hangar d'appontement numéro trois dans trente minutes. — Merci, Hélène. » Bernardus Van Dort sourit et secoua la tête. « Vous n'aviez pas vraiment besoin de vous déplacer pour me porter ce message, vous savez. La com aurait très bien fait l'affaire. — Tout d'abord, monsieur, ça ne m'a pas dérangée de venir en personne. Ensuite, quand le commandant "suggère" à un bleu de porter personnellement un message à un invité important à bord de son vaisseau, le bleu en question se met sur ses petits pieds, trotte le long de la coursive et porte ledit message. » Il éclata de rire et Hélène Zilwicki lui sourit. Leurs relations avaient beaucoup évolué durant les sept jours – six selon les pendules internes de l'Hexapuma – depuis lesquels il était à bord. Au début, selon elle, il regrettait de l'avoir acceptée comme assistante. Malgré sa carrière et sa fortune personnelle, il paraissait très discret et, songeait-elle, solitaire. Il se montrait en tout cas poliment distant, avec une sorte de fraîche courtoisie qui décourageait toute familiarité. En fait, par certains côtés, il semblait encore plus froid avec elle qu'avec aucun autre passager du vaisseau, comme s'il la tenait délibérément à l'écart. Depuis, il s'était un peu détendu mais il donnait toujours une impression de distance, voire de méfiance. Pourtant, la jeune fille en était arrivée à comprendre qu'un être chaleureux et prévenant se dissimulait sous cette coquille d'isolement et de détachement, et elle se demandait pourquoi un tel homme menait une vie aussi solitaire. Chez lui, en Rembrandt, il disposait certainement d'un personnel nombreux et qualifié pour le servir. Et, sûrement aussi, il pouvait faire appel à l'UCR sur chaque planète de l'amas pour lui fournir secrétaires et assistants en cas de besoin. Mais il aurait tout de même dû disposer d'assistants personnels permanents. À tout le moins d'un secrétaire particulier pour l'accompagner en voyage. Un confident autant qu'un aide administratif. Une compagnie. S'il n'en avait pas, il devait avoir une raison, et Hélène aurait aimé oser lui demander laquelle. « Serez-vous libre pour m'accompagner à la réunion ? » demanda-t-il. Elle le regarda avec surprise. — Je... ne sais pas, monsieur. Pour autant que je le sache, cette possibilité n'a pas été envisagée. Je suis sûre que, si ça vous fait plaisir, le capitaine l'autorisera. — Eh bien, il me semble que, si je dois continuer de voyager à bord du Chaton... (ils partagèrent un autre sourire) il serait aussi commode que mon "assistante" soit au courant de ce que nous cherchons à accomplir. Or j'ai pu me rendre compte que vous êtes une jeune femme très intelligente, en dépit des efforts que vous faites parfois pour feindre le contraire. » Son expression se fit plus sérieuse. « Je crois que vous pourrez m'être d'une encore plus grande utilité si vous êtes pleinement informée des paramètres de ma mission. Il y a en outre quelques raisons supplémentaires pour lesquelles je pense que ce serait une bonne idée de vous emmener. — Je suis extrêmement flattée, monsieur, dit-elle, mais-je ne suis qu'aspirante. Je me demande si le gouverneur provisoire approuverait qu'un militaire aussi peu gradé soit informé d'une mission assez importante pour qu'on vous fasse venir en Fuseau depuis Rembrandt. — Si je lui dis que j'en suis venu à m'appuyer sur vous, que j'aimerais vous voir informée et que vous garderez pour vous toute information confidentielle, je ne doute pas de surmonter ses éventuelles objections. Et vous garderiez cela pour vous, n'est-ce pas ? — Oui, monsieur ! Bien entendu! — Je le pensais bien, dit-il avec un petit sourire. D'ailleurs, je n'en attendrais pas moins de la fille d'Anton Zilwicki. » Hélène ne put se retenir. Cette fois, elle ne se contenta pas de le regarder avec surprise, elle en resta bouche bée. Il eut un petit gloussement. « Hélène, Hélène... » Il secoua la tête. « Je me fais un devoir de rester aussi précisément que possible au fait des événements qui se produisent au sein du Royaume stellaire, depuis que le joie des moissons a jailli du terminus de Lynx. Je sais tout de cette affaire en Erewhon. D'ailleurs, j'en sais sans doute plus que la plupart des Manticoriens. Cet article écrit par Yael Underwood sur votre père, juste avant l'enterrement de Stein, a attiré mon attention, surtout à la lumière de ce qui s'est passé en Erewhon puis en Congo. Je suis sûr qu'il a manqué certains détails mais il a de toute évidence saisi l'essentiel. Il ne m'a fallu qu'une heure et demie pour rapprocher votre nom de famille de celui d'Anton, surtout après m'être rappelé que les journaux lui attribuaient une fille à l'école spatiale de Manticore. — Je ne suis pas une barbouze, monsieur. Il est possible que papa soit une espèce de super espion, encore que, comme chaque habitant de la Galaxie a l'air de savoir ce qu'il fait dans la vie, ses jours de service actif sont sans doute derrière lui. Mais, moi, je n'ai jamais eu envie de devenir barbouze. — L'idée ne m'a pas effleuré. Mais, comme je le disais, vous êtes intelligente, vous avez fait preuve de tact et d'initiative depuis nous sommes ensemble, et, que vous ayez ou non envie de devenir "barbouze", l'exemple de votre père en matière de conservation de la sécurité opérationnelle a dû au moins un peu déteindre sur vous. Par ailleurs... (il détourna le regard) vous me rappelez quelqu'un. » Elle faillit demander qui puis elle y renonça. « Je suis sûre que vous pourriez choisir un tas de gens bien plus qualifiés que moi, monsieur, dit-elle avec un sourire en coin, mais si vous me voulez et si le commandant n'a pas d'objection, je serai honorée de vous apporter toute l'aide en mon pouvoir. — Excellent ! » Il se retourna vers elle avec un large sourire. « Je vais lui parler de ce pas. » « Bernardus ! » Dame Estelle Matsuko traversa la pièce pour accueillir son visiteur. « Merci d'être venu. — Madame le gouverneur, si je puis faire quoi que ce soit pour vous être utile, vous n'avez qu'à demander », dit-il gracieusement, avant de s'incliner pour lui baiser la main. Ce vieux monsieur a parfaitement assimilé les usages de la chevalerie, songea Hélène, admirative, qui se tenait tout à l'arrière du groupe des arrivants, ainsi qu'il convenait à son grade astronomiquement bas. « C'est très aimable ,de votre part, répondit le gouverneur provisoire avec un bien plus grand sérieux. Surtout du fait que vous étiez si anxieux de quitter Fuseau. — Il s'agissait d'une décision tactique, mais cela ne reflétait aucun désir d'abandonner la mêlée avant que l'annexion ne soit avérée. — Parfait, parce que la "mêlée" s'est faite progressivement plus violente depuis votre départ, et j'ai besoin de vous. » Elle agita la main en direction d'une autre porte, par laquelle Hélène ne distinguait qu'une immense table de conférence et au moins une demi-douzaine de personnes, dont le contre-amiral Khumalo. « Je vous en prie, venez vous joindre à nous. Nous avons énormément de choses à nous dire. » « ... donc, à moins de pouvoir maîtriser ce qui se passe sur Montana, je crains que nous n'y trouvions un problème encore plus grave que celui que nous affrontions sur Kornati, dit Grégor O'Shaughnessy en achevant d'un air sombre son résumé de la situation. L'escalade rapide des opérations du MIM mène Westman et les siens à une confrontation directe inévitable avec les forces de sécurité montaniennes. En dépit de tous ses efforts pour éviter de tuer, il va se retrouver en guerre ouverte contre son gouvernement, et il est indéniablement plus dangereux que Nordbrandt ne l'a jamais été. Si on en arrive à une confrontation militaire directe entre lui et la police ou l'armée du système de Montana, il va causer bien plus de dégâts qu'elle n'en a provoqué, pour la bonne raison qu'il ne considère pas la terreur comme une arme. En clair, c'est un guérillero, pas un terroriste : il ne va pas se distraire de ce que nous pourrions appeler ses cibles légitimes et perdre du temps à détruire des cibles civiles vulnérables pour l'effet de terreur ou dans la seule intention de faire un nombre impressionnant de victimes. » Bernardus Van Dort acquiesça lentement, pensif. « À votre air, il me semble que vous êtes globalement d'accord avec l'analyse de Grégor, Bernardus ? remarqua dame Estelle. — Oui, tout à fait. » Il secoua la tête, l'air malheureux. « C'est en grande partie ma faute, vous savez. En ce qui concerne Montana, veux-je dire. J'ai laissé Ineka Vaandrager... » Il s'interrompit, le front plissé. « Non, reprit-il au bout d'un moment, soyons francs. J'ai utilisé Ineka pour obtenir les concessions les plus favorables possibles de Montana. Je n'ai jamais aimé ses méthodes mais j'avais des priorités différentes à ce moment-là, si bien que je l'ai laissée faire. C'est une des raisons pour lesquelles Westman me hait à ce point. — L'avez-vous déjà rencontré, monsieur ? demanda O'Shaughnessy. Le connaissez-vous personnellement? — Oh oui, répondit doucement Van Dort. Nous nous sommes rencontrés. — Accepterait-il de vous revoir si vous le lui demandiez ? » s'enquit la baronne de Méduse. Les yeux du Rembrandtais s'écarquillèrent de surprise. « Madame le gouverneur... Dame Estelle, je doute qu'il existe personne dans tout l'amas qu'il ait moins envie de voir. Pour beaucoup de raisons. Mais particulièrement du fait que ses opérations en Montana sont de tels succès. Je suis sûr que si je demandais à le rencontrer, il y verrait une preuve de plus qu'il se trouve en position de force. Et, pour être tout à fait honnête, si j'étais dans ses bottes, je me haïrais aussi. Dieu sait que nos "négociateurs" ont donné à toute sa planète des raisons suffisantes de.. ne pas trop nous aimer, dirons-nous. — Ce que j'ai en tête, reprit la baronne, c'est de vous envoyer discuter avec lui, non pas en votre nom personnel, ni en celui de l'Union commerciale ou même de l'Assemblée constituante, mais en tant que mon représentant direct. Représentant direct, si vous préférez, du Royaume stellaire de Manticore. Et je préférerais que cette invitation soit lancée ouvertement, publiquement, afin que tous les habitants de sa planète sachent que je vous ai choisi comme mon envoyé personnel. — Ah ! Vous le croyez assez fin psychologue pour se rendre compte que refuser de me rencontrer dans ces circonstances-là minerait l'image de gentleman guérillero qu'il s'est donné tant de peine à créer ? — C'est une manière de le dire. Je préfère penser qu'il verra la nécessité de paraître aussi raisonnable et rationnel que le peut un hors-la-loi s'il ne veut pas perdre la lutte pour l'opinion publique comme Nordbrandt était en train de la perdre en Faille. Mais votre description fonctionne aussi. Surtout du fait qu'il a pratiquement atteint la limite de ce qu'il pouvait faire sans effusion de sang. S'il aspire à un accord obtenu par la négociation, il ressent fatalement une pression, la conscience d'une ligne qu'il ne peut franchir sans éliminer cette possibilité. Je pense que, dans ces conditions, il serait disposé à discuter avec à peu près n'importe qui avant de franchir la ligne en question. — Vous estimez donc que Nordbrandt est bel et bien morte ? demanda Van Dort. — Je n'irai pas jusque-là. J'admets que le ralentissement prolongé des activités de l'ALK et le fait que nul n'ait entendu la moindre rumeur selon laquelle elle serait encore en vie me font pencher dans cette direction, mais cela ne veut pas dire que j'en sois sûre. D'un autre côté, je dois établir un ordre des priorités et, tant que Kornati se tient plus ou moins tranquille, Montana se retrouve en tête. — Je comprends, acquiesça-t-il, hochant à nouveau la tête. — Alors j'espère que vous allez aussi comprendre ceci, Bernardus, dit très sérieusement dame Estelle. J'ai discuté de la situation sur Kornati, sur Montana et, ici, sur Lin, avec tous les principaux leaders politiques de l'Assemblée et répété les résultats de ces conversations à nos ministres de l'Intérieur et des Affaires étrangères. Je leur ai aussi rapporté mes propres observations de l'équilibre du pouvoir au sein de l'Assemblée et les objectifs apparents des différents groupes – parfois opposés à ceux qu'ils prétendent poursuivre. En retour, j'ai reçu du gouvernement de Sa Majesté des instructions me faisant craindre que sa patience ne soit pas illimitée. » Van Dort, immobile, observait intensément son visage. « Aleksandra Tonkovic et ses alliés jouent avec le feu, continua-t-elle d'un ton égal. Soit ils ne s'en rendent pas compte, soit ils refusent de l'admettre. En dépit de la situation dans son propre monde et en Montana, Tonkovic continue d'exiger la garantie d'une autonomie locale complète pour tous les systèmes de l'amas. Pas seulement le droit de se gouverner eux-mêmes mais celui d'accepter ou – surtout, pour autant que j'aie pu en juger – de rejeter les dispositions de la Constitution du Royaume stellaire par lesquelles ils accepteront d'être liés. » Mes analystes... (elle lança un sourire à O'Shaughnessy) continuent de m'assurer que son apparente intransigeance est une technique de négociation. Ils ont peut-être raison. Mais ce que je ne semble pas capable de lui faire saisir, c'est que Sa Majesté a elle aussi des critères que devra remplir tout projet de Constitution pour être accepté. Les propositions de Tonkovic n'en approchent même pas. Et le fait qu'elle puisse avoir l'intention, dans un avenir imprécis, d'adoucir ses exigences dans l'espoir d'obtenir un compromis favorable est hélas ! invisible aux yeux du public manticorien et des membres du parlement. Elle ne fait que radicaliser le débat, ici, dans l'amas : elle le radicalise aussi en Manticore. Et cela, Bernardus, c'est une chose dont la reine Élizabeth n'a pas besoin du tout alors qu'elle se trouve au beau milieu d'une guerre. » Venons-en au fait. J'ai été informée par le gouvernement de Sa Majesté que si l'ébauche d'une Constitution acceptable n'était pas votée par l'Assemblée dans les cinq prochains mois standard, Manticore reviendrait sur sa décision d'accepter la requête d'annexion de l'amas de Talbot. Si les délégués ne peuvent ou ne veulent pas produire une Constitution susceptible d'être acceptée par le parlement manticorien et de fournir les mécanismes légaux permettant d'éliminer rapidement et efficacement des criminels meurtriers tels que Nordbrandt, le Royaume stellaire se contentera de Lynx et laissera le reste de l'amas se débrouiller tout seul. Il y eut un long moment de silence après que dame Estelle eut terminé. Van Dort était devenu blafard. Enfin, il s'éclaircit la voix. « Je ne peux pas en vouloir à votre gouvernement de sa réaction, dit-il doucement. Toutefois, en tant que citoyen de Rembrandt, qu'un habitant de l'amas, et sachant ce que nous fera la Sécurité aux frontières si nous n'obtenons pas la protection du Royaume stellaire, la seule idée de ce que vous venez de décrire me terrifie. Avez-vous déjà eu cette même discussion avec Aleksandra, madame le gouverneur ? — Pas aussi ouvertement et aussi franchement. Je n'ai jamais été dans les mêmes termes d'intimité et de confiance avec elle qu'avec vous, Henri Krietzmann et Joachim Alquezar. Ce qui n'a rien d'étonnant, je suppose, compte tenu de sa position politique. Toutefois, je l'ai informée de l'existence d'une date limite. — Et sa réaction ? — Ostensiblement, elle accepte la mise en garde et assure travailler avec diligence pour résoudre tous les problèmes aussi vite que possible. En fait, je la soupçonne de croire que je mens. » Comme Van Dort paraissait choqué, dame Estelle agita la main. « Ce que je veux dire, Bernardus, c'est qu'à mon sens elle s'est convaincue que la date limite est une invention, un leurre que j'ai mis au point pour la pousser à accepter le projet de Joachim. Je souhaite me tromper. Mais même si j'ai raison, elle ne semble pas saisir que la limite dont je parle est la dernière que le gouvernement soit prêt à accepter. Si la radicalisation qu'elle engendre ici et qui commence à déborder, à créer des débats sur le sujet au sein même du Royaume stellaire, continue d'augmenter, les délais officiels cesseront d'importer. Il deviendra politiquement impossible à la Couronne de procéder à l'annexion, quelque désir qu'en ait la reine, face à une opinion locale qui s'y opposera fermement. C'est la raison pour laquelle je crois indispensable de faire tous les efforts possibles afin d'obtenir au moins un cessez-le-feu sur Montana et Kornati. Si nous mettons un terme aux combats et empêchons des effusions de sang ultérieures, nous devrions freiner au moins en partie l'opposition locale croissante à l'annexion. Et c'est pour cela que j'ai besoin de vous, Bernardus. Un besoin criant. — Je comprends, madame le gouverneur, et je vous assure que je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour vous obtenir ces cessez-le-feu. » Le HMS Hexapuma s'éloignait rapidement de Lin. Son arsenal avait été reconstitué – il était en fait à cent dix pour cent du niveau standard en temps de guerre – et son équipage avait toute confiance en sa compétence, ainsi qu'en celle de son commandant, pour éliminer toutes les menaces qu'il pourrait rencontrer. Tous ses passagers n'étaient cependant pas aussi optimistes. Le commandant et les officiers supérieurs – ainsi qu'une aspirante – étaient trop conscients du tic-tac de l'horloge politique. Certaines menaces ne pouvaient être éliminées de l'espace par une salve de missiles Mark 16, pas plus que le problème ne pouvait être résolu par la sortie rapide d'une compagnie de fusiliers. Envoyer un homme seul anxieux, fût-il très intelligent, déterminé et ferré en politique, pour régler de pareils problèmes constituait en outre un bien faible espoir. Malheureusement, il semblait aussi constituer l'unique arme dont on disposât. L'amiral Grégoire Bourmont et l'amiral Isidore Hegedusic, de la flotte du système de Monica, côte à côte dans la galerie de la base spatiale, regardaient flamboyer les réacteurs du premier des longs et minces vaisseaux qui s'immobilisait gracieusement par rapport à cette dernière. Comme des rayons tracteurs se tendaient vers lui et attiraient sa tête de marteau de proue dans le dock spatial qui l'attendait, Hegedusic secoua la tête avec une expression perplexe. « Quand vous me l'avez dit, je ne vous ai pas vraiment cru. Ça ne m'avait pas l'air possible. — Je vois ce que vous voulez dire, acquiesça Bourmont. J'ai eu à peu près la même réaction quand Roberto – je veux dire le président Tyler – m'en a parlé. » Hegedusic jeta un coup d'œil de côté au chef des opérations spatiales de la République de Monica. Ce « lapsus » était typique de lui. Bourmont faisait partie du pourcentage hélas ! important d'officiers de la FSM qui devaient davantage leur carrière brillante à leurs relations qu'à leurs compétences. Hegedusic l'avait toujours soupçonné d'en être, tout au fond, lui-même conscient : malgré son grade élevé, il ne pouvait tout bonnement pas s'empêcher de laisser oublier à quiconque qu'il appelait le président par son prénom, et il ne semblait pas se rendre compte à quel point cela le faisait paraître mesquin et peu sûr de lui. Bien sûr, songea Hegedusic en se retournant vers le plastoblinde tandis qu'un second vaisseau, identique au premier, approchait de la base, il arrive que même les plus nuls touchent le jackpot. « Il faudra au moins une semaine pour qu'ils soient tous là, reprit Bourmont. On devrait pouvoir remettre les premiers aux mains des radoubeurs d'ici dix ou douze jours, mais le temps que prendront les modifications nécessaires reste à déterminer. Entre nous, je pense que ce Levakonic est terriblement optimiste, gros bonnet de Technodyne ou pas. Nos chantiers ne sont pas ceux des Solariens. Même avec l'assistance de ses "rep tecks", ça prendra plus longtemps qu'il ne veut bien l'admettre. Bardasano et Anisimovna doivent être arrivées à la même conclusion, car on m'informe qu'un nouveau contingent de cent vingt techniciens de Jessyk & Co. arrivera prochainement, à bord d'un des vaisseaux "opérations spéciales" de la société. Apparemment, Bardasano doit passer par ici pour affaires personnelles, aussi a-t-elle décidé de renforcer elle-même le personnel Technodyne de Levakonic. Ce seront surtout des techniciens civils, mais ils devraient tout de même se révéler d'une utilité considérable. — J'en suis sûr, amiral. Et nous n'épargnerons pas les efforts pour accomplir la tâche le plus vite possible. — Je sais, Isidore, c'est pour cette raison que je vous ai confié le commandement de l'opération. » Bourmont assena une claque sur l'épaule de son cadet. « Et j'imagine que l'idée de les commander un jour en action est pour vous ce qu'on appelle une motivation, n'est-ce pas ? Je sais que c'en serait une pour moi si j'avais vingt ans de moins. — Oui, monsieur, c'est on ne peut plus exact », acquiesça Hegedusic, quoique Bourmont n'eût jamais commandé aucun bâtiment en action. Il n'en était jamais passé plus près que lorsqu'il avait escorté de leur système natal jusque sur les planètes où la DSF désirait les employer des transports chargés de mercenaires monicains. « Vous êtes un homme de valeur ! » Bourmont le gratifia d'une autre bourrade. « Il faut que nous reprenions ensemble l'étude des équipages nécessaires, dit-il. De toute façon, nous n'aurons pas assez d'hommes suffisamment entraînés, et j'estime essentiel de commencer à former du personnel dès que nous pourrons mettre en service deux ou trois des nouveaux vaisseaux. Si nous nous en servons d'écoles, avec de la chance, nous disposerons de cadres compétents à placer à bord de chaque bâtiment qui quittera ensuite les chantiers. — Oui, monsieur », fit Hegedusic, comme s'il n'avait pas déjà envoyé aux services de Bourmont un mémo proposant exactement la même chose. Il observa encore un instant le croiseur de combat en train d'accoster puis tourna la tête vers son supérieur. « Une question, amiral. Même si nous formons des cadres de la manière que vous venez d'exposer, nous allons nous trouver dans une position inconfortable durant la transition. Nous aurons énormément de croiseurs de combat attendant un équipage, et énormément de personnel s'entraînant pour former cet équipage, mais la plupart de nos vaisseaux existants vont se retrouver en sous-effectif et en passe d'être mis au repos quand leurs équipages seront transférés sur les croiseurs de combat. — Où voulez-vous en venir ? — Je m'inquiète un petit peu de notre sécurité locale pendant que nous serons dans cette position, amiral. Il serait gênant qu'en cas d'alerte la Spatiale ne soit pas en état de répondre présente. — Hum... » Bourmont fronça le sourcil en tirant sur sa lèvre inférieure puis il haussa les épaules. «Je ne vois hélas pas le moyen d'y couper, Isidore. Nous minuterons la manœuvre afin que nos unités les plus puissantes et les plus modernes restent opérationnelles le plus longtemps, mais il n'y a aucune façon d'éviter l'affaiblissement auquel vous faites allusion. — En effet, amiral. Je me demandais si nous ne pourrions pas toutefois demander à monsieur Levakonic de déployer quelques-unes de ses "capsules lance-missiles" autour de nos installations les plus importantes. Si j'ai bien compris, elles sont tout à fait susceptibles de rester déployées indéfiniment, pour peu qu'on les entretienne, aussi cela ne reviendrait-il pas réellement à les dépenser. Et je me sentirais bien plus à l'aise si nous disposions d'une puissance de feu supplémentaire pour nous soutenir. — Hum, répéta Bourmont, le sourcil froncé, j'estime vos inquiétudes exagérées, Isidore, dit-il enfin, mais cela ne signifie pas que vous avez tort. Et il serait bel et bien embarrassant d'être surpris ainsi, aussi improbable que ce soit selon moi. Les capsules lance-missiles n'arriveront pas avant un ou deux mois mais je discuterai de votre idée avec Levakonic. Si elle ne nous fait pas prendre de retard, je pense qu'elle est bonne. — Merci, amiral. Je me sentirais vraiment mieux. — Moi aussi, à présent que vous avez fait cette remarque, concéda Bourmont avec une grimace. Il sera réellement pénible de mener cette opération jusqu'au bout. Et, pour être honnête, la simple idée de la monter me rend nerveux. Mais je juge le projet sain et le président est convaincu que les gains potentiels justifient les risques. Dans l'ensemble, j'ai tendance à l'approuver. C'est toutefois à vous qu'il appartiendra d'assembler les morceaux et de les faire fonctionner, Isidore. Vous êtes prêt à relever ce défi ? — Oui, amiral, répondit Hegedusic, dont le regard ne quittait pas le deuxième croiseur de combat s'engageant dans son dock spatial. Je suis prêt. » Agnès Nordbrandt, assise dans la cuisine de son refuge, buvait un thé chaud et attendait. Elle aimait bien les cuisines, songea-t-elle, même petites et exiguës comme celle-ci. Quelque chose, dans le rituel apaisant, vivifiant, de préparer à manger lui plaisait. Les odeurs, les goûts et les textures qui tissaient un confortable cocon autour du cuisinier. Elle se leva, s'approcha du plus bas des deux fours superposés, se pencha pour regarder à travers la porte vitrée et sourit. La dinde kornatienne ressemblait beaucoup à l'espèce terrienne lui ayant donné son nom, et celle qui se trouvait dans le sac à rôtir était devenue d'un brun doré prononcé. Elle serait bientôt prête pour le dîner de célébration. Nordbrandt tourna les talons et quitta la cuisine pour un étroit couloir — sombre, bien qu'on fût à peine en milieu d'après-midi, car l'appartement était situé tout au fond du bâtiment. Le manque de lumière l'ennuyait parfois mais cette position présentait des avantages. Entre autres, elle lui avait permis de se forer une sortie de secours qui menait de sa chambre à un vieil égout, lequel était relié aux conduits d'évacuation des eaux de Karlovac que l'Alliance avait utilisés si souvent à bon escient. Tôt ou tard, ses militants allaient perdre cet avantage de mobilité — ou du moins le voir considérablement réduit — mais, pour l'instant, ils savaient toujours bien mieux se repérer que la PNK dans les sous-sols de la ville. La jeune femme monta l'escalier étroit et raide qui se dressait à l'arrière du soleil unique — officiellement à n'utiliser qu'en cas d'urgence, si les ascenseurs étaient en panne. Compte tenu du fait que les ascenseurs n'avaient pas fonctionné une seule fois depuis qu'elle habitait l'immeuble, ces degrés se voyaient beaucoup plus arpentés qu'ils n'étaient censés l'être. Tandis qu'elle les montait d'un pas rapide, elle eut une grimace sarcastique. Je me demande ce qu'éprouveront Rajkovic et Basaricek quand ils se rendront compte que je suis toujours vivante. J'adorerais voir leurs têtes. Cela dit, j'adorerais aussi voir leur réaction s'ils apprenaient que je me cache sous leur nez depuis le début. Ils n'ont pas l'air de comprendre. Peut-être croient-ils que j'ai besoin d'un grand poste de commande complexe pour être efficace. Ce serait stupide. Je peux gérer tout ce que j'ai besoin de gérer avec un com personnel et deux ou trois coursiers fiables. Et ça me permet de disparaître sans laisser de traces parmi la population de la capitale — pauvre veuve anonyme qui se débat pour garder un toit au-dessus de sa tête avec les allocations sociales minables que lui verse le gouvernement. Et je vais bel et bien chercher les chèques. Elle sourit à cette pensée. Ça, ça n'a pas été facile à mettre au point avant que je ne passe dans la clandestinité, mais ça en valait vraiment la peine. Elle secoua la tête, éberluée par la myopie de ses adversaires. Était-ce dû au fait qu'ils savaient qu'elle avait toujours vécu assez à l'aise ? Ses parents adoptifs avaient assez d'argent pour l'envoyer dans des écoles privées et payer l'essentiel de ses frais de scolarité lorsqu'elle était allée à l'université. Sa carrière parlementaire avait aussi assez bien payé, sans parler des avantages annexes qui l'accompagnaient. Il n'était donc peut-être jamais venu à l'idée de ceux qui la cherchaient qu'elle pourrait se dissimuler en pleine vue, tout simplement en devenant pauvre. C'était là une de ses meilleures idées, songea-t-elle encore une fois, alors qu'elle traversait le toit plat du soleil unique pour gagner le fil à linge. Toucher une pension sociale la changeait en lettre volée aux yeux des agences gouvernementales. Elle était là, bien visible et pourtant dissimulée, anonyme, derrière un dossier et un numéro de sécurité sociale absolument légitimes. On savait avec précision qui elle était, et qu'elle était inoffensive, aussi l'ignorait-on complètement. Le même principe s'appliquait à son choix d'un refuge. Un être assez pauvre devenait invisible, et un vieil immeuble surpeuplé des bas quartiers de Karlovac faisait une bien meilleure cachette qu'un bunker camouflé au milieu des montagnes. Sans parler du fait que les immeubles sont bien plus pratiques pour mon travail. Elle longea le fil à linge, les yeux plissés pour se protéger du soleil ardent, ses cheveux courts — auburn, non plus noirs —flottant au gré du vent qui faisait claquer les draps et les serviettes pendus. Des ventilateurs en forme de champignons bourdonnaient autour d'elle, et elle jouissait de la chaleur sur sa peau. De la main, elle vérifia que chaque serviette et chaque drap étaient bien secs, montrant à quiconque eût regardé dans sa direction quelle tâche routinière inoffensive l'avait amenée sur le toit à cet instant précis. Elle consulta son chrono, une de ses rares concessions à son rôle de chef terroriste, un très bon chrono qui valait plus qu'un an de loyer de son appartement en soleil unique. Toutefois, elle avait fait remonter cet appareil hors de prix dans un boîtier bon marché, cabossé, évoquant plus fidèlement ce que pouvait posséder une pauvre veuve. Elle se moquait de son aspect; ce qu'elle voulait, c'était qu'il fût précis. Et il l'était. La première explosion tonna dans toute la capitale, précisément au moment prévu. Comme un épais nuage de débris, de flammes et de fumée montait près du centre-ville, Nordbrandt courut au bord du toit. Elle ne risquait plus de se trahir : quiconque en avait la possibilité se précipitait, tendait le cou, cherchait à voir ce qui arrivait. Du reste, elle aurait bel et bien attiré les soupçons si elle ne s'était pas ruée pour contempler la colonne de fumée qui jaillissait du champignon de poussière en pleine expansion. Puis la deuxième explosion rugit. La première avait pris naissance dans un camion de livraison garé — sur le même emplacement que tous les jours depuis trois semaines — devant le principal bureau de poste de la ville. Quiconque l'aurait examiné, hormis aujourd'hui, l'aurait trouvé chargé de paquets légitimes, livrés par le service de courrier dont le nom était peint sur ses flancs. La nuit précédente, toutefois, un employé de ce service, membre d'une des cellules de Nordbrandt, avait chargé autre chose à bord de son véhicule, avant de le garer, de programmer le minuteur, de tout verrouiller et de s'en aller. Le camion était tout simplement resté là dans l'attente du milieu d'après-midi, heure à laquelle la poste serait la plus fréquentée. La terroriste se protégea les yeux d'une main, regardant dans la direction du bureau. Ou plutôt dans celle du tas de décombres fumants qui avait été le bureau. Une ou deux personnes titubaient alentour, serrant membres brisés ou blessures sanglantes. D'autres se tordaient — ou demeuraient inertes — sur les trottoirs, et une demi-douzaine de véhicules terrestres ajoutaient leurs flammes et fumées à la scène infernale. La base technique de Kornati était si primitive que la plupart des véhicules fonctionnaient toujours aux carburants pétrochimiques, si bien que du feu liquide coulait sur l'asphalte, cherchant les bouches des caniveaux, tandis que des flammes jaillissaient de réservoirs fendus. Nordbrandt vit d'autres gens commencer à arracher ou à écarter les ruines, en un effort frénétique pour secourir quiconque serait enfermé en dessous. C'est courageux de leur part, reconnut une zone froide et réfléchie de son cerveau. Surtout vu la manière dont on a orchestré l'attentat du Nemanja. On devrait peut-être recommencer à poser des charges secondaires. Elle tourna son attention vers la deuxième explosion, bien plus lointaine. Si elle voyait la fumée et entendait les sirènes, elle ne distinguait rien de plus. C'était toutefois inutile. Un autre camion, appartenant au même service de courrier, avait été garé dans un parking souterrain, sous le plus grand magasin de la ville. À en juger par la fumée et le nuage de poussière qu'elle avait soulevés, la bombe avait dû provoquer encore plus de dégâts que ne l'avait espéré la terroriste. Alors la troisième machine infernale explosa — celle qui se trouvait dans l'ambulance volée, garée sous le grand auvent de l'hôpital militaire Sadik Kozarcanic. Nordbrandt avait entretenu des doutes à propos de celle-là : l'équipe chargée de la mettre en place avait bien plus de chances d'être détectée et interceptée, apprenant ainsi aux autorités que l'opération était en cours. Même dans le cas contraire, et en dépit de la certitude croissante qu'elle avait été tuée, la sécurité restait trop serrée pour que l'ambulance fût amenée assez près pour causer autant de dégâts structurels qu'à la poste et dans le grand magasin. La jeune femme avait toutefois décidé que le jeu en valait la chandelle pour des raisons psychologiques. L'Alliance ne s'en était encore jamais prise à un hôpital et, d'ailleurs, n'avait nulle intention d'ajouter les hôpitaux à sa liste. Pas les hôpitaux civils, en tout cas. Mais ni le gouvernement ni la population ne pouvaient le savoir, n'est-ce pas ? La quatrième bombe explosa, mais à l'autre bout de la ville, trop loin pour que Nordbrandt vît le résultat d'où elle se trouvait. Elle n'en avait cependant pas besoin : le fichier opérationnel bien tenu qu'elle avait dans la tête s'orna d'une case cochée de plus quand un tonnerre sec et rude fit vibrer les fenêtres du soleil unique. La Première Banque planétaire songea-t-elle, joyeuse. Une fois de plus, elle n'avait pu faire poser la bombe au sein même du bâtiment, davantage bunker qu'établissement commercial. Cependant, sachant qu'on ne pouvait placer les explosifs aussi près qu'ils l'auraient voulu, Drazen Divkovic — le frère de Juras — et elle les avaient glissés sous un camion-citerne. En théorie, le véhicule contenait de l'essence. En pratique, on en avait étanché les ouvertures avant de l'emplir de gaz naturel, créant une bombe aérosol primitive. Puis Drazen en personne avait amené le véhicule en position, en était sorti et en avait ouvert le capot pour se pencher au-dessus de la turbine, cherchant ostensiblement la cause d'une panne. Il avait tripoté son moteur jusqu'à entendre la première explosion, puis broyé l'arrivée d'essence d'un bon coup de clef anglaise afin que nul ne pût déplacer le camion, et disparu dans une station de métro. Le temps qu'on s'avisât que le « chauffeur » avait abandonné son camion, il était à des kilomètres de là. Ensuite, il était bien trop tard pour déplacer le véhicule meurtrier avant qu'il n'explosât à l'instar d'une ogive nucléaire tactique. Les chambres fortes survivront peut-être. Le reste du bâtiment, en revanche, ça m'étonnerait. Nordbrandt observa une dernière fois les langues de fumée puis, secouant la tête en jouant l'incrédulité et l'horreur, tourna les talons et gagna l'escalier. Elle voulait retrouver l'appartement et sa minuscule -HV bon marché à temps pour voir les chaînes d'informations diffuser son message enregistré revendiquant l'attentat au nom de l'ALK. Et, par la même occasion, informant le public kornatien qu'elle n'était pas morte. Elle avait descendu la moitié des marches quand la cinquième et dernière bombe explosa dans un camion de livraison — garé, celui-là, devant le musée métropolitain de Karlovac. Elle prit un instant pour espérer que les dispositifs anti-incendie sauvent la plupart des œuvres d'art. Sans doute était-il un peu schizophrène d'espérer qu'un de ses attentats ne fût pas pleinement réussi mais elle ne pouvait s'en empêcher. Alors qu'elle atteignait le pied de l'escalier et consultait une nouvelle fois son chrono, elle s'émerveilla de sa propre perversité. En supposant qu'il leur fût livré comme Prévu, les organes de presse ne recevraient pas son message enregistré avant quelques minutes encore. Il serait intéressant de voir combien de temps il faudrait au plus rapide d'entre eux pour le diffuser. Son attente lui permettrait sans doute tout juste de surveiller la cuisson de la dinde et de mettre le pain dans l'autre four. CHAPITRE TRENTE-SIX « Autant pour l'élimination de l'Alliance pour la liberté », dit amèrement la baronne de Méduse. Grégor O'Shaughnessy se contenta de hocher la tête, impuissant, tandis que le gouverneur provisoire et lui observaient les films d'actualités que le colonel Basaricek avait joints à son rapport officiel. C'est terrible, songeait-il. Encore pire que l'attentat du Nemanja. Le nombre des victimes était plus élevé, les dégâts répartis dans une plus large zone et – surtout aux alentours du camion-citerne piégé – bien plus importants. Le pur effet de choc psychologique après la longue accalmie factice était également monumental. Le commentaire des films envoyés par Basaricek révélait un ton nouveau, plus dur que ceux des reportages réalisés avant la prétendue mort de Nordbrandt. Une bonne partie de cette colère était dirigée contre l'ALK, mais une part non négligeable, aussi troublant que cela fût, visait tout droit le gouvernement kornatien. « Les critiques adressées à Rajkovic et à Basaricek ne me plaisent pas, dit dame Estelle comme si elle avait lu dans ses pensées, et il hocha à nouveau la tête. — Il est tout de même difficile de leur en vouloir, milady. Oh, les journalistes devraient être plus malins que ça. Et ils le sont sans doute. Mais, après l'euphorie, l'impression que l'orage était passé, cet attentat a dû avoir un effet psychologique terrible. — Eh bien, nous savons maintenant pourquoi Nordbrandt ne s'est pas souciée de nous défaire de l'agréable supposition que nous avions réussi à l'abattre. Et si vous vous sentez d'humeur à comprendre les journalistes, Grégor, vous devriez vous rappeler que leur raison première d'assommer leur gouvernement est d'éviter de reconnaître que ce sont eux – non le vice-président Rajkovic ou le colonel Basaricek – qui Pont proclamée morte par suite de son absence d'activité. Rajkovic a toujours bien pris soin d'affirmer qu'on n'en avait aucune preuve. — Je vous l'accorde, mais il serait irréaliste d'attendre autre chose de la presse, vraiment. À tout le moins, cela prouve qu'elle est bel et bien libre sur Kornati. » La baronne eut un rire bref et secoua la tête. « En général, vous n'êtes pas homme à chercher le bon côté des choses, Grégor. J'ai vraiment l'air d'avoir besoin qu'on me remonte le moral ? — Je ne dirais pas tout à fait ça, milady. » II lui lança un sourire malicieux. « En fait, il est possible que ce soit moi qui aie besoin d'un peu de réconfort, cette fois-ci. » Tous deux reportèrent leur attention sur les images et la bande sonore sinistres de la ville blessée. Il ne leur fallut pas bien longtemps pour arriver au bout des films, et dame Estelle éteignit le HV en assenant un coup hargneux à la télécommande. Un moment, elle couva d'un regard furieux l'écran noir, puis elle se secoua et se retourna vers O'Shaughnessy. « Cette affaire aurait pu se produire à un meilleur moment », dit-elle en un remarquable euphémisme. Douze jours avaient passé depuis le départ de l'Hexapuma pour Montana. Le croiseur, sans doute arrivé dans le système, décélérait déjà vers la planète en continuant de croire béatement la situation en Faille maîtrisée. « Oui, milady, admit O'Shaughnessy, le moment pourrait être mieux choisi. Aussi inopportun soit-il, cependant, mon impression première est que ceci... (il désigna le HV d'un geste vague) change fondamentalement notre analyse en ce qui concerne le danger relatif représenté par les deux points chauds. Et celui qui mérite le plus notre intervention. — C'est indiscutable, acquiesça dame Estelle. Encore que se pose la question de savoir à quel point je suis bien disposée à l'heure actuelle envers Aleksandra Tonkovic. À supposer que nous fassions passer Faille en haut de la liste, il faut aussi se demander si nous pouvons prendre le temps de confier l'affaire à Bernardus et à Terekhov. Il est peut-être temps d'arrêter de nous en faire pour notre image de stormtroopers, de suppôts de la répression, et de lâcher les fusiliers du colonel Gray sur la tête de Nordbrandt. L'écraser aussi vite que possible et prier de pouvoir réparer les dégâts une fois la fusillade terminée. Et si nous faisons cela, nous pouvons envoyer quelqu'un d'autre, par exemple le capitaine Anders et le Sorcier, comme le voulait Khumalo au début. — J'ai aussi tendance à penser qu'il est bel et bien temps de prendre un marteau, admit O'Shaughnessy, mais rappelez-vous ce qu'a dit Basaricek à propos de la manière dont sont dissimulées les cellules de Nordbrandt. On ne peut pas se servir d'un marteau si on ne sait pas où est le clou, et nous ne le savons pas. Sans un soutien d'espionnage pour lui dire où trouver l'ennemi, le colonel Gray ne pourra pas accomplir grand-chose de plus que la PNK. Le problème n'est pas que les Kornatiens manquent de personnel ou de puissance de feu mais qu'ils ne savent pas où les diriger. — Je sais. » Dame Estelle se frotta les joues de ses paumes et fit la grimace. « C'est probablement autant de la pure frustration qu'autre chose, admit-elle, mais je veux coincer ces gens-là, Grégor. Je le veux vraiment. — Nous en sommes tous là, milady. » Il réfléchit un moment en se grattant un sourcil puis haussa les épaules. « Au bout du compte, je pense que les Kornatiens ont toujours besoin du soutien technique requis par Tonkovic. Je crois probable qu'il leur faille aussi des conseils et une petite force d'intervention rapide dont ils pourront se servir comme d'un instrument de précision contre des cibles identifiées. Je sais que mademoiselle Tonkovic n'a pas demandé cela, mais je crois que sa planète a beaucoup plus besoin de nous dans ces deux domaines que pour fournir seulement des armes modernes à ses forces de sécurité. Or, si nous décidons d'intervenir en faveur du gouvernement local, l'équation politique nous contraint à exprimer le plus éloquemment possible la qualité de l'aide que nous sommes prêts à offrir. Pour cela, l'Hexapuma, surtout avec monsieur Van Dort à son bord, est notre meilleur atout. Par ailleurs, le Sorcier ne se trouve plus en Fuseau. Le gouverneur provisoire hocha la tête. Le Sorcier était de fait en route pour Tillerman, tout au bout de la zone de patrouille sud du contre-amiral Khumalo. Il faudrait presque trois semaines pour envoyer au capitaine Anders l'ordre d'emmener son vaisseau sur Faille et vingt-six jours de plus pour qu'il y parvînt. 'Trop d'incendies et pas assez de vaisseaux pour les éteindre, songea la baronne. « Qui est toujours disponible ici, en Fuseau ? demanda-t-elle au bout d'un moment. — Il faudrait que je consulte le capitaine Shoupe pour en être certain, mais je crois qu'en dehors de l'Hercule il ne reste qu'un ou deux contre-torpilleurs et les vaisseaux de l'escadre de service. — Et un contre-torpilleur est trop petit pour l'intervention que nous mijotons, alors qu'un supercuirassé serait trop grand, aussi vieux et délabré qu'il soit, enchaîna dame Estelle, maussade. — Sans doute, oui. Le fait est, milady, que si nous lançons immédiatement un ordre à l'Hexapuma, il peut arriver en Faille d'ici vingt-huit jours, et il nous serait impossible de rien envoyer de plus gros qu'un contre-torpilleur en moins de temps que cela. Sans parler du fait qu'il aurait monsieur Van Dort à son bord. — Je sais. » Dame Estelle posa les paumes sur son bureau et fronça les sourcils en contemplant le dos de ses mains. « Quoi que nous fassions, il faut le faire vite. Je dois rencontrer Tonkovic cet après-midi. Elle me l'a demandé dès l'arrivée des rapports mais je ne voulais pas la voir avant d'avoir eu le loisir de les étudier moi-même. Il est temps de lui parler clairement, sans ambiguïté. Je ne m'attends pas à ce que la discussion lui plaise, et je crois que je vais attendre de savoir ce qu'elle a à dire avant de prendre une décision précipitée. Mais préparez de toute façon un rapport complet à l'intention de Terekhov et de Van Dort : que nous décidions ou non de les envoyer en Faille, il faut qu'ils sachent ce qui s'y passe. » « Alors, voilà donc Montana », fit Naomi Kaplan. Elle était assise dans la salle de briefing de la passerelle, en compagnie des autres chefs de département de Terekhov, de Bernardus Van Dort et d'une aspirante profondément consciente de l'insuffisance de son grade. L'image en bleu et blanc de la planète autour de laquelle venait de se mettre en orbite l'Hexapuma flottait devant eux sur l'affichage holo de la table de conférence. Les vaisseaux de service que Khumalo y avait postés pour soutenir sa « patrouille du Sud » – le HMS Ericsson du capitaine Lewis Sedgwick et le HMS Volcan du capitaine Mira Badmachin – étaient des points brillants reflétant le soleil, sur leurs orbites de garage permanentes un peu plus hautes, suspendus au-dessus de la planète telles de minuscules étoiles. « Un monde bien sympathique, commenta le capitaine Nagchaudhuri. Les montagnes me rappellent un peu Gryphon. Quoique... (il lança un demi-sourire à Hélène) j'aie cru comprendre que le climat était bien plus clément. — La plupart des climats sont plus cléments que celui de Gryphon, dit le capitaine FitzGerald en souriant ouvertement à l'aspirante, et un rire général s'éleva autour de la table. — Montana est une planète agréable, dit Terekhov sur un ton annonçant qu'il était temps de passer aux choses sérieuses. Et, d'après tous les renseignements dont je dispose, les Montaniens semblent être de braves gens. — C'est le cas, Aivars, dit Van Dort. De fort braves gens – à leur manière délibérément mal embouchée. Ils sont généreux, polis avec leurs invités et incroyablement entêtés. » Il y avait dans son expression une ombre légère qui vint et repartit si vite qu'Hélène n'eut pas la certitude de l'avoir vraiment perçue. Personne d'autre ne parut le remarquer et Van Dort reprit sans attendre : « J'ai déjà contacté le président Suttles et le marshal-chef Bannister. Je ne peux pas dire que Bannister a été ravi de me voir apparaître sur son com, mais nous avons eu dans le passé quelques mots qui expliquent sa réaction initiale. Une fois que je lui ai éclairci la raison de notre venue, il est devenu plus enthousiaste. Pas très convaincu mais au moins d'accord pour faire l'essai. Et, comme je l’espérais, Westman a bien pris soin de s'assurer un lien de communication avec le gouvernement du système. S'il accepte de me rencontrer, Suttles et Bannister pensent pouvoir mettre les détails au point dans les deux ou trois jours qui viennent. — Excusez-moi de poser cette question, monsieur Van Dort, dit Terekhov, mais mes dossiers de renseignement m'apprennent que Bannister et Westman sont des amis d'enfance. Après avoir discuté avec le marshal, avez-vous eu l'impression que nous pouvons nous fier à sa loyauté envers le gouvernement ? — Monsieur, commença Van Dort d'une voix étonnamment sèche, cette question est tout bonnement... » Il s'interrompit, garda un moment la bouche fermée, puis secoua la tête. « L'intégrité personnelle est l'ingrédient le plus important, et de loin, du code d'honneur montanien, Aivars. » Son ton était absolument égal, comme s'il faisait de grands efforts pour le maintenir ainsi. « Rien n'est plus fondamental à leur notion de la conduite honorable, et Westman autant que Bannister sont des hommes honorables. Si le marshal était assez d'accord avec le MIM pour en favoriser les opérations, il aurait démissionné et l'aurait rejoint ouvertement. » Il eut un sourire en coin. « Ce ne serait sans doute pas la méthode la plus efficace mais, star Montana, Machiavel n'aurait même pas réussi à distribuer son livre gratuitement. » Son sourire s'évanouit. « Je crois que c'est une des raisons pour lesquelles ils détestaient tant les procédés d'Ineka Vaandrager. — Je pense que nous pourrions devoir nous accommoder de codes d'honneur plus ennuyeux », dit Terekhov. Il parut sur le point d'ajouter quelque chose mais finit par hausser les épaules et se tourna vers le capitaine Kaczmarczyk. « Compte tenu de ce que vient de dire monsieur Van Dort, Tadislaw, nous devons reconsidérer nos dispositions de sécurité pour un éventuel entretien. — Commandant, commença le fusilier, avec tout le respect que je dois à monsieur Van Dort, et en supposant que tout ce qu'il dit à propos des Montaniens soit exact, il n'en reste pas moins que j'ai la responsabilité de... • — Je sais ce que vous allez dire, major, coupa Terekhov d'une voix à peine plus sèche. Mais nous sommes ici pour aider à négocier une résolution pacifique, à tout le moins un cessez-le-feu. Nous n'y parviendrons jamais si nous insultons les leaders locaux ou si nous insinuons que nous les pensons capables de faillir à l'honneur. En outre, et c'est sans doute plus important, tout ce que nous savons de Westman suggère qu'il prend très au sérieux son intégrité personnelle. Compte tenu des circonstances, s'il nous promet un sauf-conduit, je n'irai pas à sa rencontre entouré de fusiliers en armure de combat, hérissés de fusils à plasma et de fusils à trois canons. Pas plus que je n'insisterai pour qu'il vienne ici. » Kaczmarczyk l'affronta un instant du regard puis hocha la tête. « À vos ordres, commandant, dit-il, monocorde. Qu'il soit bien noté que je ne suis pas enthousiaste à l'idée de vous exposer, vous ou monsieur Van Dort, à des risques pouvant être évités. La décision est toutefois vôtre, pas mienne. J'espère au moins que vous n'aurez pas d'objection à ce que je vous fournisse la sécurité la plus serrée possible, dans les limites que vous accepterez. Les commandants de la Spatiale et les envoyés de la Couronne ne sont pas tout à fait considérés comme de la chair à canon, vous savez. » Hélène remarqua qu'il n'en disait pas autant des aspirants attachés à ces mêmes envoyés de la Couronne en tant qu'assistants. « Je trouve ces dernières nouvelles de chez moi troublantes, dit Aleksandra Tonkovic sans élever la voix. Très troublantes. La destruction, les morts, le degré de panique... » Elle secoua lentement la tête. « Quand je pense qu'une poignée de malades meurtriers peut causer tant de dégâts à toute une planète ! Ça a l'air impossible. — Il n'y a pas besoin d'une grosse armée pour créer la panique quand on est disposé à massacrer des civils. Et l’attention que lui accordent les médias peut faire paraître une organisation terroriste assez réduite bien plus importante qu'elle n'est... madame la présidente », dit la baronne de Méduse. Les yeux de Tonkovic se tournèrent vivement vers le visage du gouverneur provisoire, qui venait de s'adresser à elle non en tant que déléguée de l'Assemblée constituante mais en tant que chef de l'État kornatien. Dame Estelle soutint son regard le temps d'un ou deux battements de cœur puis continua sur le même ton mesuré. « Quoi qu'il en soit, la dernière série d'attentats et les rapports du colonel Basaricek semblent prouver que l'ALK possède des effectifs plus importants et géographiquement plus étendus que nous ne le pensions. Certes, Nordbrandt et les siens ont disposé de plusieurs semaines pour concevoir et préparer cette récente opération, mais sa réalisation a demandé plus de personnel – et de meilleurs renseignements – que ne leur en prêtaient les précédents rapports. » Le silence demeura suspendu entre elles quelques instants puis Tonkovic eut un léger haussement d'épaules. « Oui, admit-elle. Ils sont plus nombreux que prévu. C'est fatal. Nous savions déjà qu'ils étaient organisés en cellules serrées. À présent, nous soupçonnons Nordbrandt d'avoir effectué au moins une partie de son travail préliminaire avant même le plébiscite de l'annexion. Nous l'avons toujours sue extrémiste. En revanche, nous n'avions jamais songé qu'elle avait pu bâtir une organisation pareille depuis le début. Elle comptait sans aucun doute à l'origine s'en servir contre la Sécurité aux frontières. — Sans aucun doute », acquiesça dame Estelle, remarquant encore une fois que là terroriste avait visiblement touché un nerf plus profond, par l'aspect économique de ses activités, qu'aucun oligarque de l'amas n'était disposé à l'admettre. Même à présent, Tonkovic paraissait incapable de reconnaître que le mécontentement ayant alimenté au départ le recrutement de Nordbrandt était dû à un spectre de problèmes bien plus large que le seul référendum sur l'annexion. Les découvrir plus dispersés et apparemment plus nombreux que nous ne le soupçonnions, continua la Komatienne, donne toutefois plus de poids à notre demande d'un soutien en matière d'investigation et d'armes modernes pour nos forces de sécurité. Je sais que nous avons discuté le pour et le contre d'une intervention manticorienne directe, mais je continue de croire que les arguments du vice-président Rajkovic et du cabinet contre une opération militaire à grande échelle sont valables. Nous pourrons régler nous-mêmes leur compte aux bouchers de Nordbrandt, pour peu que nous disposions des outils pour les trouver puis des armes pour les vaincre, mais nous avons un besoin pressant de ce soutien. Je crois aussi qu'une preuve concrète de l'implication du Royaume stellaire à nos côtés en ce moment serait fort agréable, psychologiquement, pour la grande majorité de Kornatiens qui continuent d'approuver l'annexion. — Je n'en disconviens pas, répliqua dame Estelle. Cela dit, pour vous parler franchement, madame la présidente, je trouve qu'il y a une légère incohérence entre votre requête de chef de l'État kornatien et votre position de première déléguée de Kornati à l'Assemblée. D'un côté, vous demandez notre assistance sur votre planète, afin de prouver que nous soutenons votre gouvernement, et, de l'autre, vous affirmez durant les débats que la préservation de votre autonomie interdit la pleine intégration de votre système au sein du Royaume stellaire. » Les lèvres de Tonkovic se plissèrent. Malgré ses années d'expérience en politique, la colère flamboya dans ses yeux verts. La baronne se contenta de rester assise, les mains croisées sur le bureau, détendues, et d'attendre. — Madame le gouverneur, déclara la Kornatienne au bout d'un moment, j'avais espéré que nous puissions nous occuper de ce que nous considérons tous comme des assassinats en masse sans entamer un débat politique houleux. — Je n'entame pas un "débat politique houleux", madame la présidente. Je souligne une incohérence flagrante dans votre position. Incohérence que, pardonnez-moi de vous le dire, je vous ai déjà signalée plusieurs fois. Je ne crois pas un instant que vous ayez l'intention de saboter délibérément l'annexion. Et je ne doute pas que vous estimiez juste votre interprétation de la politique de l'Assemblée, ici, et de la campagne pour l'annexion, autant ici que dans le Royaume stellaire. Toutefois, en tant que représentante de Sa Majesté dans l'amas, je manquerais à mon devoir si je ne vous faisais pas remarquer qu'il est assez déraisonnable d'exiger, d'une part, que nous manifestions notre soutien à votre gouvernement contre des terroristes locaux et, d'autre part, que nous vous accordions un statut spécial d'une extraordinaire étendue, à savoir vous admettre comme citoyens à part entière du Royaume stellaire sans vous demander de respecter les lois par lesquelles nous régissons tous nos autres citoyens. — Je n'ai pas l'habitude qu'on me tienne une arme sur la tempe, madame le gouverneur, dit sèchement Tonkovic. — En ce cas, madame la présidente, je vous suggère de ne pas en pointer une sur la tempe des autres », répliqua dame Estelle sans ciller. Elles se foudroyèrent du regard durant quelques fragiles secondes puis le gouverneur reprit d'un ton égal : « Je n'essaie pas de régir arbitrairement votre monde ou votre conscience, et Manticore n'a aucune intention de le faire. C'est vous qui demandez l'annexion par le Royaume stellaire. Aucun de ses sujets ne vous y a poussée. Si, au bout du compte, vous décidez qu'il s'agissait d'une erreur, vous avez tout à fait le droit de changer d'avis. Vous avez aussi celui d'expliquer les termes selon lesquels vous aimeriez être intégrés. Mais nous avons, nous, celui de vous répondre que ces termes sont inacceptables, madame la présidente'. S'ils le sont, nous n'avons pas obligation de vous aider à éliminer des éléments criminels locaux qui ne s'opposent pas seulement à l’annexion, mais aussi, apparemment, à ce qu'ils perçoivent comme des griefs de longue date au sein de votre société. Vous ne pouvez pas attendre de nous que nous fassions office de policiers dans un conflit de pareille nature et de pareille ampleur, tout en exigeant un statut qui vous placerait au-dessus de la loi du Royaume stellaire, pour prix de votre admission en son sein. » Tonkovic avait le visage pâle et crispé. La baronne se rendit compte qu'elle n'éprouvait pour elle qu'une compassion très limitée. Elle avait tenté de manière répétée, tout en observant les conventions de tact et de diplomatie, de l'avertir qu'elle jouait avec le feu. Peut-être avait-elle enfin trouvé un bâton assez gros pour la toucher. — De toute évidence, déclara la présidente d'une voix tendue, il y a un plus grand fossé que je ne le pensais entre ma position, mes objectifs, et la perception que vous en avez. Sauf votre respect, j'aimerais vous signaler qu'il existe une différence profonde entre des débats et stratégies politiques, dont le but est d'obtenir l'équilibre le plus équitable entre des libertés de longue date, obtenues de haute lutte, et un nouveau gouvernement central, et le meurtre de civils innocents par une bande de criminels homicides. Dois-je comprendre que mon seul choix est d'approuver toutes les exigences de la clique de Joachim Alquezar ou de voir ma planète natale continuer seule sa lutte contre des bouchers assassins ? Des assassins qui ont entamé leur campagne de massacre parce qu'ils s'opposent à ce que nous cherchions des rapports plus étroits avec le Royaume stellaire. — Je n'ai pas parlé d'options incompatibles. Toutefois, il se peut que le fond du problème se trouve dans votre expression "chercher des rapports plus étroits avec le Royaume stellaire". Ce que cherchent monsieur Alquezar et ses partisans, c'est à faire partie du Royaume stellaire, pas simplement à s'en faire un allié. Et il y a une différence nette entre ces deux positions. — Nous en arrivons donc à faire assaut de subtils points linguistiques d'implications et de déductions, rétorqua Tonkovic avec dureté. Je répète : dois-je comprendre que ma requête officielle de l'aide du Royaume stellaire dans l'élimination de la soi-disant Alliance pour la liberté de Kornati est subordonnée à mon acceptation immédiate, au nom du système de Faille, de la Constitution proposée par Alquezar ? La baronne de Méduse permit à un silence dur, fragile, de se prolonger entre elles durant plusieurs secondes. Puis elle eut un sourire imperceptible. — Non, nous n'en sommes pas encore tout à fait là. 'Toutefois, si vous requérez l'assistance du Royaume stellaire, nous vous la fournirons de la manière que nous estimerons la plus efficace. Nos représentants négocieront avec ceux de votre gouvernement qui se trouvent en personne sur Kornati, face à face. Et vous seriez bien avisée de comprendre que, tout comme vous avez le droit de changer d'avis quant à l'annexion, nous avons celui d'informer l'Assemblée constituante que nous n'accorderons pas le statut de membre du Royaume stellaire à certains ou à tous les systèmes représentés ici, collectivement ou individuellement. » Elle plongea le regard dans celui de Tonkovic. « Ma reine et son gouvernement préféreraient de loin ne pas devoir prendre cette mesure radicale. Voilà pourquoi nous avons attendu si longtemps la résolution interne des discussions à propos de la Constitution. Notre patience, comme j'ai déjà tenté de vous le faire comprendre, n'est toutefois pas inépuisable. Nous ne permettrons pas aux débats de s'enliser à jamais. Je vous informe à présent officiellement, et j'enverrai une note aux autres délégations présentes sur Lin dans les deux heures qui viennent, que nous exigeons l'adoption d'une Constitution par l'Assemblée dans le délai de cent cinquante jours standard. Si, en tant que représentante de la Reine, je n'ai pas reçu le document avant cette échéance, le Royaume stellaire de Manticore aura le choix entre retirer son offre d'adhésion à tous les systèmes de l'amas de Talbot et présenter à l'Assemblée constituante une liste de ceux dont l'inclusion ne sera plus acceptable aux yeux de Sa Majesté. j'ose suggérer qu'il ne serait pas sage de votre part de placer votre propre système sur cette liste. » Le silence qui suivit fut plus dur – et plus froid – que jamais. La haine brûlait dans les yeux d'Aleksandra Tonkovic. Une haine, estima dame Estelle, d'autant plus intense que la présidente n'avait nullement l'habitude de se retrouver en position de faiblesse lors d'une confrontation politique. Elle était habituée aux luttes d'un unique système stellaire, à manier le fouet – en tant que chef de l'État ou, à tout le moins, que force agissante, puissante, de l'ordre établi. Elle ne l'était pas à traiter en égale avec d'autres systèmes stellaires et leurs dirigeants. Encore moins à admettre avec aigreur qu'elle-même et l'ensemble de son système pussent être considérés comme insignifiants, agaçants, attardés et aisément négligeables par une entité telle que le Royaume stellaire de Manticore. Quel que fût le résultat du débat sur l'annexion, dame Estelle Matsuko savait s'être fait à titre personnel une ennemie éternelle et implacable. Ce qui lui convenait très bien. Elle croyait fermement que la meilleure mesure du caractère d'une personne était les ennemis qu'elle se faisait. Elle laissa encore une fois le silence se prolonger puis adressa à Tonkovic un petit sourire froid et poli. « Souhaitez-vous que j'envoie l'ordre au capitaine Térékhov et à l'Hexapuma de se rendre en Faille afin d'apporter aide et assistance à votre gouvernement, madame la présidente ? » demanda-t-elle sur un ton aimable. « Quel messager est-il en service actuellement, Loretta ? demanda le contre-amiral Khumalo. — Le Destin, me semble-t-il, amiral. Le lieutenant Quayle. Puis-je vous demander pourquoi vous désirez le savoir ? — Parce que nous sommes sur le point de l'envoyer en Montana. ». Le capitaine Shoupe et son supérieur échangèrent des regards éloquents, puis Khumalo haussa les épaules. « Ce n'est la faute de personne sinon de Nordbrandt. Et ce n'est pas la première fois qu'un pauvre vaisseau de la Spatiale se trouve tiré à hue et à dia. On ne peut même pas en vouloir aux politiciens, pour une fois. — Non, amiral. » Shoupe effectua quelques calculs mentaux. « Croyez-vous que Terekhov et Van Dort pourront beaucoup accomplir durant les onze prochains jours ? — J'ai cessé de croire aux miracles à peu près en même temps qu'au père Noël, Loretta », ronchonna le contre-amiral à la manière d'un sanglier irrité. Puis il renifla et secoua la tête. « Il est possible qu'ils fassent quelques progrès et, pour l'instant, je suis prêt à me contenter même d'un résultat minime. Mais je ne vois pas ce qu'ils pourraient obtenir de significatif en si peu de temps. Et même s'ils progressent, nous avons de bonne chance de réduire leurs efforts à néant en les rappelant sans préavis. — Vous avez sans doute raison, amiral, soupira Shoupe. Je suppose que la baronne de Méduse va envoyer des courriers et des instructions avec son ordre de rappel ? — Vous supposez bien. » Khumalo eut un sourire aigre. « En la matière, il ne nous appartient pas de poser des questions. Vous allez donc rédiger l'ordre à Terekhov de transporter monsieur Van Dort en Faille au plus vite et de lui apporter toute l'assistance possible, en fonction des dépêches envoyées par le gouverneur provisoire. — Bien, amiral, répondit Loretta Shoupe. Je m'en occupe tout de suite. » CHAPITRE TRENTE-SEPT L'aérodyne désarmé approcha du site choisi pour l'entretien précisément à l'heure dite. Stephen Westman, adossé à un arbre, les bras croisés, le regarda venir. Deux jours de contacts prudents et de négociations secrètes avaient été nécessaires pour arranger la réunion, et le lieu choisi participait d'une certaine ironie appropriée – bien qu'il n'eût pu la partager avec ses invités ». Le dernier extraplanétaire qu'il y avait rencontré avait eu des objectifs quelque peu différents de ceux de ces gens-là. Van Dort et les Manties à bord de l'appareil trouveraient-ils le décor aussi spectaculaire que le Brandon ? L'aérodyne contourna une fois le site puis perdit de l'altitude dans un gémissement de turbines et se posa avec aisance à soixante-dix mètres de Westman. Le Montanien se redressa, laissant ses bras retomber le long de ses flancs. Luis Palacios voulait l'accompagner mais il avait refusé : s'il avait toute confiance en l'intégrité du marshal-chef Bannister, il se fiait légèrement moins à Bernardus Van Dort. Et il n'avait jamais rencontré de Manticorien – en dehors, se corrigea-t-il avec un grognement amusé, des arpenteurs croisés sur les berges du Schuyler. Pour ce qu'il en savait, les Manties étaient peut-être aussi sournois que les Solariens. L'écoutille côté passager s'ouvrit et Trévor Bannister descendit. La force du coup au cœur que reçut Westman en voyant son vieil ami pour la première fois depuis des mois le surprit. Il se demanda si c'était réciproque. Aucune expression ne traversa toutefois le visage du marshal tandis qu'il opérait une reconnaissance rapide mais exhaustive des environs puis se tournait et rejoignait lentement son « hôte ». — Salut, Trévor, dit Westman. — Steve. » Bannister hocha la tête puis repoussa son stetson en arrière et contempla les gorges du Nouveau-Missouri. « Joli décor. — Ça m'a paru approprié. » Les deux hommes s'observèrent un instant, puis Westman sourit. — Tu n'as pas vu d'embuscade tendue par des désespérés ? — Je ne m'attendais pas à en voir. » Le marshal-chef ôta son chapeau et peigna de ses doigts ses cheveux roux grisonnants. « Tu peux réfléchir au fait que les gens venus dans cet aérodyne ont eux aussi accepté ta parole comme sauf-conduit », dit-il. Comme son interlocuteur paraissait surpris, il renifla. Ce ne sont pas des Montaniens, Steve. En fait, ce sont des représentants très haut placés des antéchrists contre lesquels tu fais campagne. Mais ils ont quand même accepté ta parole. Tu pourras prendre ça en compte quand tu devras décider de leur faire ou non confiance. — Bien reçu. » Le rebelle acquiesça. Cela dit, un homme malhonnête peut faire confiance à un homme honnête pour rester honnête. Ça ne marche pas nécessairement dans l'autre sens. — Tu n'as pas forcément tort », concéda Bannister avant de remettre son chapeau, de tourner les talons et de faire signe aux passagers restés à bord de l'aérodyne. Van Dort, par sa taille, était facile à reconnaître, en dépit de la distance. Par ailleurs, Westman l'avait déjà rencontré en personne. Cette idée lui évoquait un kaki trop vert ; sa bouche se tordit brièvement avant que son regard ne passât aux autres visiteurs. Le barbu qui se tenait près de Van Dort avait lui aussi les cheveux blonds et les yeux bleus. Eh bien, songea le Montanien avec un certain amusement, le site de l'entretien semblait peuplé de grands blonds. Son amusement disparut quand les étrangers se rapprochèrent et qu'il vit les yeux d'Aivars Terekhov. Ce n'était pas là un être qu'on pouvait prendre à la légère, songea-t-il. Les deux hommes retinrent toute son attention jusqu'à l'avoir presque rejoint. Quand il regarda enfin la dernière personne qui descendait de l'aérodyne, derrière eux, son amusement disparut tout à fait. On l'avait prévenu que Van Dort et Terekhov seraient accompagnés d'une seule assistante, une aspirante manticorienne. Une espèce de lieutenant de très fraîche date, lui avait expliqué le messager de Bannister. Nul ne lui avait en revanche parlé du physique de cette assistante et, malgré son extrême maîtrise de soi, il se tourna vivement vers Trévor Bannister. Le marshal lui rendit son regard, de nouveau aussi inexpressif qu'un sphinx, et Westman eut une moue mentale. Découvrir cette jeune femme aux cheveux et aux yeux noirs, solidement musclée, avait dû faire à son ami l'effet d'un coup de poing au ventre. Notamment parce qu'il l'avait vue au côté de Van Dort. « Steve, attaqua Bannister sur un ton professionnel détaché, je n'ai pas besoin de te présenter monsieur Van Dort, mais voici le capitaine Aivars Terekhov, commandant du HMS Hexapuma, et... (il désigna la jeune femme qui se tenait derrière Van Dort et Terekhov, respectueuse, sans que sa voix changeât de ton) l'aspirante' Hélène Zilwicki. — Bienvenue, dit Westman en chassant sa propre réaction à cette apparition. J'aimerais pouvoir dire que je suis enchanté de vous accueillir, messieurs, mais je n'ai jamais été très doué pour les mensonges polis. Rien de personnel, mais vous voir tous les deux sur le sol montanien en n'importe quelles circonstances ne me donne pas particulièrement envie de sauter de joie. — Le marshal-chef Bannister m'a rappelé que vous aviez votre franc-parler, dit Van Dort avec un sourire qui paraissait authentiquement amusé. Ça ne me dérange pas. Du reste, on m'accuse moi-même parfois d'être un peu trop direct. — N'allez pas le prendre mal, mais ce n'est pas la seule chose dont on vous accuse. Surtout ici, sur Montana. -- je n'en doute pas, fit le Rembrandtais. D'ailleurs, si j'étais montanien, il est probable que j'éprouverais une certaine... disons, animosité envers Rembrandt et l'Union commerciale. » Westman haussa un sourcil devant cette concession. Bien sûr, se dit-il, les paroles ne coûtaient rien. Et, même si la déclaration de Van Dort était parfaitement sincère, cela ne signifiait rien quant à ses objectifs ultimes. — Comme je suis sûr que vous l'avez remarqué, reprit-il, j'ai demandé à mes partisans de monter une tente sous les arbres, là-bas. Une très jolie tente, d'ailleurs – je crois qu'elle appartenait à des arpenteurs manticoriens –, et elle est climatisée. J'ai pensé que nous aimerions tous échapper au soleil et nous asseoir au frais pour avoir la petite discussion que vous souhaitiez, messieurs. » Hélène était désorientée. Il se passait quelque chose entre Westman, Van Dort et – incroyable – le marshal-chef Bannis-ter. Si elle ne pouvait en imaginer la nature, elle avait en revanche la conviction que cela avait un rapport avec elle. Ce qui était, bien sûr, ridicule, mais elle savait néanmoins que c'était le cas. Comme elle suivait les quatre hommes jusqu'à la tente qui les attendait, toujours frappée de la manticore rampante du blason du Royaume stellaire, elle éprouva une pointe de respect amusé pour l'audace de Westman : exhiber son trophée lui permettait de bien se faire comprendre, tout en fournissant un endroit confortable aux représentants des divers camps pour s'asseoir et discuter. Les quatre négociateurs prirent possession de chaises autour de la table de camping, sous la tente. Il y en avait une cinquième mais Hélène choisit de rester debout, les mains croisées dans le dos, détendue, derrière Van Dort. Elle sentit le regard de Westman se poser à nouveau sur elle avec une expression étrange, comme s'il la reconnaissait. Le Montanien parut sur le point de l'inviter à s'asseoir, en accord avec le code social local. Après avoir jeté un coup d'œil à Van Dort et à Bannister, toutefois, il changea d'avis. — Très bien, dit-il plutôt. J'ai cru comprendre que cette réunion était votre idée, monsieur Van Dort. Dans ces conditions, j'estime normal de vous laisser parler le premier. — Merci », répondit le Rembrandtais, sans toutefois paraître très pressé. Il garda un instant les mains croisées sur la table, tandis qu'il contemplait par une paroi de la tente configurée en fenêtre la magnifique étendue des gorges du Nouveau-Missouri. Au bout de quelques secondes, il ramena son regard à l'intérieur et le posa sur Westman. — Je ne suis pas ici au nom de Rembrandt, dit-il, mais en tant que représentant personnel de la baronne de Méduse, gouverneur provisoire de l'amas de Talbot pour la reine Élisabeth. Je ne m'attends pas à vous voir oublier d'où je viens. Pas plus que vos raisons de me détester personnellement, ni de détester Rembrandt ou l'Union commerciale, et vous en méfier. Si vous voulez discuter de nos politiques passées et de la manière dont nous les avons mises en œuvre, je suis prêt à le faire. Toutefois, j'aimerais vous demander de me laisser d'abord parler en tant qu'envoyé de la baronne. » Il se permit un sourire en coin. « Je soupçonne que si nous commençons à débattre des relations Rembrandt-Montana, nous sommes là pour plusieurs jours. Au moins. » La bouche de Westman eut un sursaut. À Hélène, il sembla que le Montanien éprouvait une forte envie de rendre son sourire à Van Dort. Si tel était le cas, il parvint cependant très habilement à la réprimer. « En tant que représentant de la baronne de Méduse, donc, continua Van Dort, j'ai reçu l'instruction de vous demander de détailler vos objections à l'annexion du système de Montana par le Royaume stellaire de Manticore, selon la requête librement exprimée par un vote de ses citoyens. Je sais que vous avez publié un manifeste et, connaissant les Montaniens, je ne doute pas qu'il représente honnêtement vos convictions. Ce que désire la baronne, c'est vous donner l'occasion de l'élaborer. Elle espère ouvrir un dialogue franc et direct. Un canal par lequel exprimer tous les deux vos vues et vos opinions sans circonlocutions. Qu'il finisse ou non par en sortir quelque chose est bien sûr imprévisible, mais elle estime – avec raison, selon moi – que, sans un tel dialogue, il n'y a aucun espoir d'arriver à une résolution de la situation par la négociation. — Je vois », dit Westman après avoir froncé les sourcils quelques secondes. Puis il secoua la tête pour exprimer non un rejet mais un certain doute, songea Hélène. « Tout cela paraît très raisonnable, continua-t-il, mais je reste un brin sceptique. Et, pour dire les choses comme elles sont, je trouve assez dur d'oublier qui vous êtes. Vous venez d'évoquer une requête librement exprimée, mais tous les habitants de l'amas savent que le référendum sur l'annexion est sorti de Rembrandt. Et que vous en avez été la cheville ouvrière, au moins au début. Ne le prenez pas mal, mais ce fait a tendance à en entacher le principe même à mes yeux. — je ne vous en veux pas, répondit calmement Van Dort. Comme je le disais, je préférerais ne pas débattre des tensions passées entre Montana et Rembrandt. Je reconnais bien volontiers, toutefois, que la politique de l'UCR faisait partie d'une stratégie minutieusement mise au point afin de bâtir aussi vite que possible la puissance économique des systèmes membres. En l'appliquant, nous avons pris des initiatives qui étaient, tout à fait franchement, égoïstes et injustes pour d'autres systèmes. Montana fait partie de ces systèmes-là, et vous avez donc parfaitement le droit de nous détester. » Je regrette que tout cela soit vrai, mais je mentirais en disant que je ne referais pas exactement la même chose dans les mêmes circonstances. Tout l'amas est, depuis bien longtemps, dans le collimateur du pulseur de la Sécurité aux frontières. J'ai vu arriver cette situation avant même que la DSF ne commence à regarder vers nous, et j'ai conçu l'UCR comme un outil pour protéger mon monde natal. Je ne pensais pas pouvoir protéger qui que ce soit d'autre, aussi n'ai-je pas essayé. Mais la découverte du terminus de Lynx a changé tout cela. » Ce que je veux dire, c'est simplement ceci : la politique qui faisait de Rembrandt un agresseur économique avait pour but de défendre Rembrandt. Quand j'ai vu la possibilité d'une stratégie défensive encore plus efficace – l'annexion par le Royaume stellaire –, j'ai bondi dessus. Et j'ai ainsi enfin trouvé une manière de protéger le reste de l'amas. Vous avez le droit de ne pas croire que telle était ma motivation, mais c'est pourtant le cas. En outre, que ça l'ait été ou non, et toutes considérations personnelles mises à part, vous ne devriez pas considérer avantages et inconvénients de la proposition sur la base de son origine mais sur celle de ses conséquences possibles pour votre monde et vos objectifs. C'est ce que la baronne de Méduse vous demande de faire – et la raison pour laquelle elle espère entamer le dialogue avec vous. — Je vois. Westman se frotta pensivement le menton avant de répéter : Je vois. Malheureusement, pour le moment, mes objectifs et ceux de la baronne me semblent incompatibles. Je ne veux pas que Montana se joigne au Royaume stellaire; elle veut nous annexer pour sa reine. » secoua à nouveau la tête. « Je pense que ça ne laisse pas tellement de place pour un compromis. — Je ne crois pas avoir parlé de compromis. » Les sourcils de Westman se haussèrent, et Van Dort sourit à nouveau, cette fois assez légèrement. « À supposer que votre gouvernement reste décidé à demander l'annexion et que l'Assemblée constituante accouche d'une Constitution acceptable à la fois par nos citoyens et par Manticore, Montana deviendra bel et bien membre du Royaume stellaire. » Le regard du Montanien flamboya, mais son interlocuteur le lui rendit sans ciller. « je n'ai pas l'intention de me montrer gratuitement agressif, dit-il. Toutefois, le fait est que, comme n'importe quel mouvement de guérilla, le vôtre ne peut réussir que si un pourcentage significatif de la population décide de le soutenir. Sans cela, il est condamné et la seule question qui se pose est de savoir combien de dégâts il pourra causer à son propre système et, indirectement, au Royaume stellaire dans son ensemble avant d'être anéanti. — Vous vous rendriez compte que nous pourrions en causer bien plus que vous ne l'apprécieriez, répondit assez sèchement Westman. — La baronne n'apprécie déjà pas du tout ceux que vous avez provoqués pour l'instant. Mais cela ne signifie pas que Manticore n'est pas prête à en encaisser encore plus si nécessaire. Et, je le répète, le Royaume stellaire n'entreprendra de mettre un terme à votre action par la force que si la majorité de vos concitoyens continue de désirer en faire partie. Si cela s'avère être le cas, toutefois, et pour peu qu'une Constitution acceptable soit rédigée et approuvée par le parlement montanien, ainsi que par les législatures des autres systèmes stellaires de l'amas, il emploiera toutes les ressources nécessaires pour faire cesser la violence sur Montana. — Tu ferais mieux de l'écouter, Steve, intervint le marshal-chef Bannister. Jusqu'ici, tu n'affrontes que moi, et je suis grosso modo un flic. Si l'annexion a lieu et que tu continues de faire sauter des immeubles ou, pire, que tu échanges des coups de feu avec mes hommes, les Manticoriens enverront leurs fusiliers. Eux, ils auront des armures de combat, des systèmes de surveillance orbitaux, des véhicules blindés, bref tout ce que, moi, je n'ai pas. Tu es fort, je l'admets. Tu es peut-être même plus fort que moi. Mais tu ne l'es pas assez pour résister à cela. Surtout si tout le monde soutient le camp adverse. » Le visage de Westman se crispa. Hélène eut l'impression qu'il aurait aimé rejeter en bloc ce qu'avaient dit Van Dort et Bannister, mais il était à l'évidence trop réaliste pour se mentir. Toutefois, il y avait quelque chose dans ses yeux. Quelque chose qui suggérait au moins une pointe de doute. je me demande, songea-t-elle. Est-ce qu'il aurait accès – ou au moins est-ce qu'il le croirait – à un soutien extraplanétaire quelconque qui pourrait lui donner l'avantage ou, à tout le moins, égaliser les chances contre du matériel militaire moderne ? Mais si c'est le cas, d'où diable provient-il, ce soutien ? Et où diable est donc papa quand j'ai besoin d'un super-espion ? « Que je puisse ou non l'emporter est une chose, dit West-man après quelques secondes tendues. Que mes convictions ne n'obligent ou non à essayer en est une autre. Et que cette planète vaille le coup d'être annexée une fois que nous en aurons fini en est une troisième. — Excusez-moi, monsieur Westman, intervint le capitaine Terekhov, mais il me semble que vous n'avez pas saisi une partie de ce qu'a dit monsieur Van Dort. — À savoir ? — Ce que la baronne de Méduse cherche à vous dire, reprit calmement l'officier, c'est que la quantité de dégâts est sans importance. Manticore ne désire pas annexer Montana pour les richesses que vous ne possédez pas. De toute évidence, nous estimons qu'à long terme Montana et tous les systèmes stellaires de l'amas deviendront plus prospères et fourniront un gain économique au Royaume stellaire dans son ensemble. Mais, pour être tout à fait franc, le terminus de Lynx est notre unique raison importante de nous impliquer dans cette région, et nous en aurions de nombreuses, tout aussi importantes, de ne pas le faire. Au risque de rabâcher, la question de l'annexion ne s'est posée qu'a la requête des citoyens de l'amas. Celle de Montana représente pour nous un engagement moral, pas économique. Des dégâts peuvent être réparés, des immeubles abattus reconstruits, mais l'obligation qu'a un gouvernement de protéger ses citoyens – tant leurs personnes que leurs biens et leur droit d'être régis par les dirigeants de leur choix – n'est pas négociable. » Westman se cala au fond de son siège, considérant le Capitaine de ses yeux étrécis. Une lumière spéculative y brillait, songea Hélène. On eût dit que ce que venait d'exprimer Terekhov le stupéfiait. Ou, au minimum, le surprenait. « Ce sont pour ces obligations légales et morales que je me bats, dit le Montanien d'une voix calme. Je ne pense pas que le gouvernement ait le droit légal d'abolir notre Constitution. Ce système stellaire a été colonisé par une bande d'illuminés tombés amoureux d'un fantasme romantique à propos d'une époque et d'un pays, capitaine. Ils ignoraient à quel point ce fantasme était réel et ça n'avait aucune importance. Le gouvernement et la Constitution qu'ils ont établis se fondaient sur l'indépendance, l'esprit de contradiction, la liberté individuelle et la responsabilité de chacun de s'occuper de lui-même et de défendre ce en quoi il croit. Je ne dis pas que c'était un gouvernement parfait. Bon sang, je ne dis même pas que le système que nous avions avant cette histoire de référendum était ce qu'ils avaient vraiment en tête au départ ! Mais c'était mon gouvernement. C'était celui de mes amis, de mes voisins et de gens qui ne me plaisaient pas tant que ça, mais ça ne mettait en jeu aucune souveraine étrangère, aucune baronne, aucun royaume et aucun parlement. Je ne resterai pas inactif pendant qu'on vend ma planète à quelqu'un d'autre, autant que certains estiment en tirer un bon prix. Je ne renoncerai pas aux lois et aux coutumes bâties par mes compatriotes, pierre par pierre, sur cette planète-ci, pas sur Rembrandt ni sur Manticore. — Donc, pour protéger notre gouvernement et notre mode de vie, tu es prêt à faire sauter des bâtiments, à tuer – nous savons tous les deux que ça viendra – et à empêcher tes concitoyens de faire ce que les trois quarts d'entre eux ont choisi par un vote ? » Bannister secoua la tête. J'ai toujours respecté ton courage et ton intégrité, Steve, et Dieu sait que j'en suis arrivé à respecter aussi tes compétences. Mais ce que tu dis est carrément con. On ne peut pas préserver quelque chose en le faisant exploser et en tirant dessus. » Comme Westman paraissait entêté, Van Dort écarta sa chaise de la table. « Monsieur Westman, même avec les meilleures intentions du monde, nous ne résoudrons pas ce genre de question en une seule réunion, comme par magie. Probablement même pas en une demi-douzaine de réunions. Je pense que nous avons pris un bon départ en vous expliquant nos positions. Comme je le disais, la baronne de Méduse vous invite à lui envoyer une explication détaillée de vos vues et de vos désirs. Elle ne souhaite pas vous imposer une reddition sans conditions. » Il s'autorisa l'ombre d'un sourire. Notez qu'à mon avis elle n'aurait pas d'objection à ce que vous décidiez soudain de rendre les armes, mais elle n'est pas assez insensée pour y croire. Ce qu'elle espère, je pense, c'est réussir à vous convaincre que ce que vous craignez n'arrivera pas. Qu'au contraire de l'Union commerciale le Royaume stellaire n'a pas l'intention de presser l'amas jusqu'à la dernière goutte de profit. Que vous ne renoncerez ni à vos libertés individuelles ni à votre droit de vous gouverner vous-même. Mais elle ne peut y parvenir, et vous ne pouvez lui expliquer vos inquiétudes et vos réserves si vous ne communiquez pas autrement que par des bombes et des pulseurs. » Il marqua une pause, regardant Westman dans les yeux. « Nous allons rester au moins quelques semaines sur Montana. Plutôt que de poursuivre cette discussion tout de suite et risquer de changer le débat en une querelle qui nous acculerait dans des positions dont nous ne pourrions plus sortir, je pense qu'il serait sage de considérer cette réunion comme un bon début et d'en rester là pour aujourd'hui. Avant cela, toutefois, j'aimerais aborder un autre sujet si vous me le permettez. » Westman lui rendit son regard durant quelques secondes puis lui adressa un petit geste pour l'inviter à poursuivre. — Jusqu'ici, reprit Van Dort, toutes vos opérations ont été dirigées contre des biens, non contre des gens. Surtout n'allez pas croire que la baronne n'apprécie pas les extraordinaires efforts que vous avez fournis afin qu'il en soit ainsi. Elle sait – je suis sûr que le capitaine Terekhov le confirmera – que vous avez délibérément handicapé votre flexibilité opérationnelle et, en fait, accepté de prendre plus de risques afin d'éviter de tuer. Comme vient de le faire remarquer le marshal Bannister, vous devez toutefois être conscient que vous ne pourrez pas continuer très longtemps. Pour le moment, il y a une énorme différence entre vous, vos actes et vos objectifs apparents, d'un côté, et ceux de bouchers comme Agnès Nordbrandt de l'autre. » Quelque chose flamboya dans les yeux de Westman à la mention du nom de Nordbrandt, remarqua Hélène. Elle ne savait pas ce que c'était, mais cet instant d'émotion intense était immanquable. « Vous êtes techniquement un criminel, continua Van Dort. Vous avez brisé la loi, conspiré avec d'autres pour cela, et Dieu sait combien de stellars de dégâts vous avez causés. Mais vous n'êtes pas un meurtrier, au contraire de Nordbrandt. Vous devriez envisager de prolonger cet état de fait. Je ne cherche pas à vous convaincre de déposer les armes et de vous rendre. Du moins pas encore. Mais, à mon avis, vous devriez sérieusement envisager la possibilité de déclarer au moins un cessez-le-feu temporaire. — Et vous donner le temps de voter votre Constitution sans opposition ? interrogea Westman. — Peut-être. Sans doute, même. A/lais j'affirme que, quoi que vous entrepreniez sur Montana, vous n'empêcherez pas les autres systèmes représentés à l'Assemblée de le faire s'ils le décident. Une fois cette Constitution votée, si la législature montanienne l'accepte et si vos principes ne vous laissent pas le choix, vous pourrez recommencer à tirer. Mais avez-vous vraiment besoin de pousser la contestation jusqu'au point où des gens se feront tuer et où aucun membre de votre organisation – pas seulement vous : aucun –, ne pourra jamais se réinsérer dans la société, avant de savoir si une Constitution viable pourra être mise en place ? — Écoute-le, Steve, dit doucement Bannister. Ce qu’il dit est sensé. N'oblige pas mes gars et les tiens à s'entretuer alors que ça ne sera peut-être jamais nécessaire. — je ne répondrai pas oui ou non à la possibilité d'un cessez-le-feu, dit brutalement Westman. Pas ici, pas sans avoir le temps d'y réfléchir et d'en discuter avec mes partisans. Mais... (il hésita, considérant tour à tour Van Dort et Bannis-ter, puis il hocha sèchement la tête) j'y réfléchirai bel et bien et j'en discuterai avec eux. » Il adressa un sourire crispé au Rembrandtais. « Vous avez eu au moins une partie de ce que vous vouliez, monsieur Van Dort. » Hélène suivit Terekhov et Van Dort vers Paérodyne. Bannister et Westman marchaient un peu à l'écart, discutant à voix basse. À leur expression, Hélène les soupçonna d'évoquer des questions personnelles, et elle se demanda ce qu'on ressentait lorsqu'un de ses meilleurs amis devenait soudain un ennemi pour de pareilles raisons. Le capitaine et Van Dort atteignirent l'aérodyne et y montèrent. Hélène attendit poliment que Bannister les imitât, ce qu'il fit après avoir serré la main de Westman. Elle s'apprêtait à passer devant ce dernier pour suivre ses compagnons lorsqu'il leva la main. « Juste une minute, s'il vous plaît, mademoiselle... Zilwicki, c'est bien ça ? — Hélène Zilwicki, répondit-elle, un peu raide, en jetant un coup d'œil à Paérodyne et en souhaitant avec ferveur qu'au moins un de ses supérieurs fût à portée de voix. — Je ne vous retiendrai pas longtemps, mais il est une chose que j'aimerais vous demander, si vous m'y autorisez, dit-il avec courtoisie. — Bien sûr, monsieur, répondit-elle, quoique ce fût la dernière chose au monde dont elle eût envie. — Vous me rappelez quelqu'un, fit-il d'une voix douce, en scrutant le visage de la jeune femme. Vous me la rappelez énormément. Monsieur Van Dort vous a-t-il jamais parlé d'une certaine Suzanne Bannister ? — Suzanne Bannister ? » répéta Hélène, s'efforçant d'empêcher ses yeux de s'écarquiller lorsqu'elle entendit le patronyme. Elle secoua la tête. Non, jamais. — Ah... » Westman parut méditer cette réponse un instant puis il hocha la tête. « Je me posais la question, dit-il avant de prendre une profonde inspiration et de continuer sur le même ton : La guerre économique n'est pas tout ce qui sépare Rembrandt de Montana, mademoiselle Zilwicki. » Lui ayant adressé un nouveau signe de tête poli, il s'éloigna d'un pas rapide. Elle le regarda partir quelques secondes en se demandant ce qu'il avait voulu dire, puis elle se secoua et se retourna vers l'aérodyne. Bernardus Van Dort et Trévor Bannister, assis côte à côte, la regardèrent monter. Elle se demanda soudain comment elle avait pu ignorer la douleur sur leurs deux visages chaque fois qu'ils la regardaient. CHAPITRE TRENTE-HUIT Les étoiles, de l'autre côté du dôme de plastoblinde, étaient dominées par la gigantesque bille bleue cerclée de nuages qu'était la planète Montana. Il tournait autour d'elle moins de vaisseaux et d'objets spatiaux divers qu'il n'y en aurait eu en Manticore, mais Hélène s'était accoutumée à la circulation plus fluide des Marges. Vautrée dans un fauteuil confortable, elle contemplait le gigantesque front orageux qui dominait l'hémisphère oriental de la planète. L'une des choses dont on manquait dans l'espace, c'était les sensations et les odeurs du climat. Pour une native de Gryphon, où le climat était toujours pour le moins vivifiant, cette privation était parfois assez dure. Mais ce n'était pas réellement le temps qui la préoccupait, elle le savait. L'écoutille s'ouvrit avec son habituelle rapidité silencieuse. La jeune femme releva vivement les yeux et se détendit. « Comment ça s'est passé ? » demanda Paolo d'Arezzo. Hélène l'observa, pensive, s'étonnant de la manière dont leurs relations avaient changé depuis un mois. Elle peinait parfois à se rappeler combien elle l'avait cru hautain... jusqu'à ce qu'elle le voie en compagnie des autres aspirants. Bien qu'il ne s'agît pas de supériorité, de snobisme, Paolo était quelqu'un de très secret. Elle se demandait si personne d'autre, à bord de l'Hexapuma, avait la moindre idée de son passé et des démons qu'il portait si discrètement en lui. Même à présent, elle n'était pas prête à lui poser la question, mais il lui semblait déjà connaître la réponse. « Par certains côtés, mieux que je ne m'y attendais, dit-elle en réponse à sa question. — Tu as le droit d'en parler ? — On ne me l'a pas interdit mais on ne me l'a pas permis non plus. Compte tenu des circonstances, je préférerais l'éviter, si ça ne t'ennuie pas. — Sans souci », répondit-il, et elle lui sourit. C'était une qualité qu'elle appréciait chez lui : il était capable de poser ce genre de question sans donner l'impression de chercher à lui extorquer des renseignements qu'elle ne voulait pas fournir. Même Aïkawa aurait paru déçu si elle lui avait dit non. Pas Paolo. Se laissant tomber sur l'autre siège, il posa les pieds au bord de la console de com, sortit son carnet de croquis et se mit au travail. Hélène l'observait depuis sa position confortable dans son propre fauteuil. — Est-ce que c'est le seul endroit du bord où tu dessines ? demanda-t-elle quelques minutes plus tard, par-dessus le bruit doux et agréable d'une mine de crayon friable embrassant un papier aux dents acérées. — Pratiquement », dit-il en fixant le bloc et les évolutions gracieuses de son crayon. Il s'interrompit et releva les yeux vers elle, un sourire au coin des lèvres. « C'est quelque chose d'assez intime, pour moi. J'ai surtout commencé comme une forme de thérapie. À présent... (il haussa les épaules) je suppose que c'est un peu comme la poésie de Léo. — Léo écrit des poèmes ? » Hélène sentit ses deux sourcils se hausser, et Paolo hocha la tête avec un gloussement. — Tu ne le savais pas ? — Non, pas du tout ! » Elle le considéra avec. suspicion. « Tu n'es pas en train de te payer ma tête juste pour voir si tu y arrives, hein ? — Moi ? Je n'oserais jamais ! » Il ricana. « D'ailleurs, j'ai cru comprendre que tu étais quelqu'un de très dangereux. Se payer ta tête ne serait sans doute pas très prudent, hein ? — Alors comment se fait-il que tu sois au courant, pour ces poèmes, et pas moi ? — Loin de moi l'idée de suggérer qu'il t'arrive parfois de ne pas être très observatrice, dit-il, tandis que son crayon se déplaçait à nouveau sur le papier. D'un autre côté, je suis parfois contraint de me demander où sont passés les gènes du maître-espion fouinard et omniscient qu'est ton père, parce que tu n'en as visiblement pas hérité ! — Ah, ah, très drôle, fit-elle avec une grimace. Tu ne vas pas me dire comment tu as découvert ça, n'est-ce pas ? — Non. » Il releva la tête avec un autre sourire puis reporta son attention sur son dessin, et la jeune femme foudroya du regard le sommet de son crâne. Pour quelqu'un qui n'avait aucun talent en matière de relations humaines, il avait l’air très doué pour réunir des informations. Du reste, il semblait faire très bien bon nombre de choses, à sa manière tranquille et solitaire. « Paolo ? -- Oui ? » Il leva à nouveau les yeux, attentif, comme si une étrange tonalité de la voix d'Hélène l'avait alerté. « J'ai besoin d'un conseil. — Si c'est une question sociale, je ne suis pas exactement la personne la plus qualifiée pour te répondre, la mit-il en garde avec, dans le regard, quelque chose qui ressemblait presque à de la panique. — Tu vas devoir échapper à ton côté "lapin-pris-dans-les-phares" chaque fois qu'il faut avoir des rapports avec d'autres gens, tu sais. Un officier de la Spatiale n'a pas forcément besoin d'être très extraverti pour réussir, j'imagine, mais un ermite risque de se heurter à quelques difficultés pour établir des relations de travail saines. — Mais oui, mais oui ! » Il agita son crayon d'un air de reproche. « Arrête de critiquer et pose ta question. — J'ai dit que je préférais ne pas parler de l'entrevue mais il s'est produit un truc vraiment bizarre et je ne sais pas trop qu'en déduire. — Comment ça, bizarre ? — Au moment où on partait, Westman m'a demandé si monsieur Van Dort avait jamais parlé d'une certaine Suzanne Bannister. — Quoi ? » Paolo fronça le sourcil avec l'air de celui qui n'a pas toutes les informations nécessaires pour comprendre un problème. « Pourquoi aurait-il fait ça ? — Je ne sais pas. » Hélène détourna les yeux, contemplant à nouveau les nuages à travers le plastoblinde. « Il a dit que je lui rappelais quelqu'un, puis il m'a demandé si monsieur Van Dort m'avait parlé d'elle. Et je ne crois pas que ce nom de famille soit tout à fait une coïncidence. — Bannister ? Sans doute pas, non. » Il demeura immobile durant plusieurs secondes, contemplant sa compagne de profil. « Tu crois qu'il a une raison cachée de t'en avoir parlé, c'est ça ? » lui demanda-t-il enfin. Elle eut un petit haussement d'épaules irrité. « Non, pas vraiment... la plupart du temps. Mais je ne peux pas en être sûre. Et j'ai la nette sensation que, si j'abordais le sujet, ce serait douloureux pour monsieur Van Dort. — Eh bien, il me semble que tu as trois options, dit Paolo. Un, la fermer et ne jamais aborder le sujet. Deux, demander à Van Dort qui est cette Suzanne Bannister. Trois, si tu penses que Westman pourrait avoir un motif caché, en parler au pacha et voir ce qu'il estime, lui, que tu devrais faire. — J'avais déjà plus ou moins déterminé ces mêmes options toute seule. Si tu étais à ma place, laquelle choisirais-tu ? — Sans avoir été là ni avoir entendu Westman, c'est difficile à dire, répondit-il, pensif. Si tu es raisonnablement certaine qu'il ne cherche pas seulement à déstabiliser Van Dort ou à créer la méfiance entre lui et le pacha – ou entre lui et toi, d'ailleurs –, tu devrais peut-être bêtement poser la question, Si tu as peur que ce soit un moyen de soulever des problèmes, tu ne devrais sans doute rien dire à Van Dort et laisser le pacha décider du meilleur moyen de régler la question. » Il haussa les épaules. « Bref, Hélène, je pense que nul ne peut prendre cette décision-là pour toi. — Non », admit-elle, à l'instant même où elle s'avisait que le simple fait d'en parler à Paolo Pavait aidée à la prendre. « Oui, Hélène ? Que puis-je pour vous ? » Bernardus Van Dort posa le stylo à l'ancienne dont il se servait pour prendre des notes quand retentit le carillon de l'écoutille. Il bascula son siège, sourit et désigna le petit canapé à l'autre bout de la cabine qu'on lui avait assignée. Hélène s'installa et le regarda en se demandant une dernière fois si elle faisait le bon choix. Toutefois, elle s'était décidée. Elle prit une longue inspiration silencieuse. « J'espère que vous n'allez pas me trouver impolie, monsieur, dit-elle, mais quelqu'un m'a dit que je lui rappelais une certaine Suzanne Bannister. » Le visage de Van Dort se figea brièvement. Toute expression le quitta et, durant cet instant, Hélène eut l'impression de contempler une statue en marbre d'antan. Puis il sourit à nouveau, mais c'était un sourire contraint, sans aucune trace d'humour. « Est-ce que c'était Westman ? Ou bien Trévor ? » Sa voix, aussi calme et courtoise qu'à l'ordinaire, révélait pourtant une tension, presque une méfiance, que la jeune femme ne lui avait jamais connues. « C'était monsieur Westman, dit-elle d'une voix ferme en lui rendant son regard sans ciller, et il hocha la tête. — C'est bien ce que je pensais. Trévor et moi n'avons pas parlé de Suzanne depuis plus de vingt ans. — Si ça ne me regarde pas, monsieur, dites-le-moi. Mais quand monsieur Westman a prononcé ce nom... je ne sais pas. On aurait dit qu'il voulait vraiment, vraiment que je sois au courant et, m'a-t-il semblé, que je vous pose la question. Et aussi que ses raisons n'avaient rien à voir avec les nôtres d'être ici ni avec l'annexion. — Là, vous vous trompez, Hélène. » Van Dort détourna enfin les yeux. Il considéra intensément une zone de la cloison tout à fait lisse et banale. « C'est en rapport avec nos raisons d'être ici – les miennes, en tout cas –, quoique de manière indirecte. » Il resta silencieux un long moment, les yeux toujours fixés sur la cloison. En voyant son regard absent, la jeune femme regrettait d'avoir abordé le sujet, mais il ne lui avait ni arraché la tête à coups de dents ni ordonné de s'en aller. Il se contentait de rester assis sans bouger, et elle ne pouvait l'abandonner là où il s'était aventuré par sa faute. « Qui était-ce, monsieur ? demanda-t-elle doucement. — Ma femme », répondit-il à voix très, très basse. Les yeux d'Hélène s'écarquillèrent. Elle n'avait jamais entendu dire que Van Dort avait été marié. D'un autre côté, songea-t-elle, elle n'avait jamais rien entendu de sa vie privée. Les yeux du Rembrandtais finirent par quitter la cloison pour se poser sur elle. Il étudia ses traits, puis il hocha lentement la tête. — Je vois pourquoi il vous a suggéré de m'interroger. Vous lui ressemblez énormément. Vous pourriez être sa réincarnation, à tout le moins sa fille. C'est la raison pour laquelle j'ai failli refuser la proposition du capitaine Terekhov de faire de vous mon assistante. Cela évoquait par trop la manière dont je l'avais rencontrée. — Vous... Vous aimeriez en parler, monsieur ? — Non. » E eut un nouveau sourire forcé. « Mais ça ne veut pas dire que je ne dois pas vous l'expliquer. J'aurais probablement dû le dire à la baronne de Méduse avant qu'elle ne me demande de venir ici, d'ailleurs. Je suppose que ça se range dans la catégorie des conflits d'intérêt potentiels. » Comme la jeune femme se contentait de le regarder sans répondre, il lui fit pleinement face. « Quel âge pensez-vous que j'aie, Hélène ? — Je n'ai pas de certitude, monsieur, répondit-elle, prudente. Vous êtes visiblement un prolong de première génération, si vous voulez bien me pardonner de le dire. Mettons... soixante ans T ? — J'en ai bien plus de quatre-vingts », corrigea-t-il. Comme elle arquait les sourcils, il eut un petit rire sans joie. « Je suis très probablement la première personne de l'amas de Talbot à avoir bénéficié du prolong. À ma naissance, mon père était marchand et possédait deux cargos. Ma mère et moi avons vécu à bord, avec lui, jusqu'à ce qu'il m'envoie faire des études sur la Vieille Terre, alors que j'avais presque seize ans. Il détenait une concession de transport avec une compagnie solarienne, et il lui arrivait souvent de s'enfoncer au plus profond de la Ligue. Le prolong n'était pas disponible ici, mais il m'emmenait lors de ces voyages dans la Vieille Ligue, et il m'a fait entamer la thérapie quand j'avais quatorze ans. Vous, vous êtes de la... troisième génération, je suppose ? » Comme il l'interrogeait du regard, elle hocha la tête. « Et votre père ? — De la deuxième. — Eh bien, j'imagine qu'il y a assez de bénéficiaires de la première génération dans le Royaume stellaire pour que vous sachiez que les effets de ce prolong-là ne sont pas flagrants avant qu'on ait largement dépassé la trentaine biologique. » Elle acquiesça à nouveau et il grimaça. « Compte tenu du fait que nous ne disposions pas du prolong, ici, la poignée d'entre nous qui en bénéficiaient avaient tendance à ne pas en parler. Quand vos contemporains découvrent que vous allez vivre trois ou quatre fois plus longtemps qu'eux, cela leur inspire un certain ressentiment. Le fait que j'avais subi la thérapie n'était donc pas de notoriété publique, et la plupart des gens supposaient que je faisais plus jeune que mon âge. » Ensuite, j'ai rencontré Suzanne. » Il se tut à nouveau, plongé dans son passé. Cette fois, son sourire abritait une profonde joie aigre-douce. Une joie composée à parts égales de bonheur et de chagrin, songea Hélène, sans savoir pourquoi elle en était aussi certaine. « J'étais le pacha d'un des bâtiments de mon père. Je devais avoir trente-trois ou trente-quatre ans, et il possédait alors une douzaine de vaisseaux. Selon les critères des Marges, nous étions d'une richesse indécente, mais papa gardait déjà l'œil sur la Sécurité aux frontières. Il la savait sur le point d'arriver et il en craignait les conséquences pour nous tous, mais surtout pour maman et moi. Il est mort d'une crise cardiaque – il n'avait que cinquante-six ans – l'année même où j'ai rencontré Suzanne, avant d'avoir trouvé un moyen de nous protéger. Mais c'est son inquiétude qui m'a mis sur le chemin de l'Union commerciale et nous a menés tout droit à la situation d'aujourd'hui. » Cependant tout cela restait à venir le jour où j'ai amené la Fierté de Geertruida sur Montana. Suzanne était la sœur aînée de Trévor. Lui n'était qu'un gamin, sans doute moins de cinq ans T, quand je l'ai rencontrée. En tant que lieutenant des douanes, elle commandait le groupe d'inspection qu'on a envoyé vérifier notre cargaison avant de nous permettre d'atterrir. Elle vous ressemblait vraiment de manière étonnante, Hélène. Oh, son uniforme était différent et elle paraissait quelques années de plus que vous, mais, quand je vous ai vue à la sortie du boyau de transbordement, j'ai pensé... » Il secoua la tête, les yeux brillants. « Quoi qu'il en soit, je suis tombé amoureux d'elle. Oh, bon Dieu, comme je suis tombé amoureux ! De toute ma vie, je n'ai jamais rencontré et je pense que je ne rencontrerai jamais une autre femme avec un tel amour de la vie. Autant d'intelligence et de volonté. Autant de courage. Et elle, Dieu me pardonne, elle est tombée amoureuse de moi aussi. J'aurais dû me rendre compte qu'elle faisait moins que son âge. J'aurais dû lui faire assez confiance pour lui dire que j'avais reçu le prolong. Mais je l'avais caché si longtemps que ne pas en parler était un véritable réflexe. Donc je n'en ai pas parlé. rai passé assez de temps ici pour que nous nous rendions tous les deux compte de la profondeur de notre attirance mutuelle. Et je suis revenu trois mois plus tard, plus longuement — presque cinq mois T. Nous nous sommes alors mariés. » Il ferma les yeux, le visage tordu par la douleur. « C'est à ce moment-là que je lui ai avoué bénéficier du prolong et que, cadeau surprise de lune de miel, j'ai organisé une excursion en Beowulf pour qu'elle reçoive à son tour la thérapie. C'est aussi à ce moment-là que j'ai découvert qu'elle était trop âgée. Qu'elle était l'enfant d'un précédent mariage de son père et l'aînée de Trévor de plus de vingt ans. » Il retomba dans son mutisme durant ce qui parut plusieurs minutes, puis il prit une profonde inspiration et rouvrit les yeux. « Sur la Vieille Terre, dans presque toutes les cultures ou civilisations, il y a des mythes parlant d'êtres immortels — elfes, dieux et déesses, nymphes, demi-dieux — qui tombent amoureux de mortels. Toutes ces histoires se terminent mal d'une manière ou d'une autre. La mienne n'a pas fait exception à la règle. Suzanne m'a pardonné mes cachotteries, bien sûr, mais ça a presque été pire. je ne dis pas que nous ne nous aimions pas énormément et ne prenions pas un immense plaisir à être ensemble, mais, durant tout ce temps, nous savions que j'allais la perdre. Je crois que le plus terrible, pour elle, c'était d'avoir l'impression de devoir m'abandonner. Me laisser derrière elle. Nous avons eu deux filles, Phillipia et Méchelina. Elles ont bien sûr reçu le prolong dès qu'elles ont été assez âgées pour cela, et je pense que Suzanne était soulagée de savoir qu'elles demeureraient avec moi lorsqu'elle-même aurait disparu. » Je pense aussi que de n'avoir pas reçu de prolong la rendait plus consciente de sa mortalité, lui donnait le sentiment d'avoir moins de temps pour faire ce qu'elle voulait faire. Quand j'ai eu l'idée de l'Union commerciale, elle s'est révélée l'un de mes partisans les plus enthousiastes, et elle s'est consacrée au projet à sa manière habituelle : avec chaque gramme de son énergie, chaque parcelle de sa compétence. » Son frère, Trévor, avait désormais entamé sa carrière dans le service des marshals, et l'idée ne lui plaisait pas beaucoup. Il n'a jamais compris, je crois, que Suzanne et moi tentions de bâtir une espèce de bastion au sein de l'amas, susceptible de résister à la Sécurité aux frontières. Il ne m'avait jamais pardonné d'avoir épousé sa soeur sans la prévenir que je lui survivrais un ou deux siècles, et voilà qu'en plus je la convainquais de m'aider à piller les économies d'autres planètes, d'autres systèmes stellaires. Lui et son meilleur ami, Stephen Westman - de jeunes têtes brûlées excessives, même à l'échelle de Montana - avaient la certitude que j'étais un salopard impitoyable et égoïste, se foutant de tout le monde comme d'un cul de rat - pour reprendre la charmante expression de Westman - tant qu'il obtenait ce qu'il voulait. Suzanne était... irritée de leur attitude, et on peut dire qu'elle avait du caractère. Ils avaient donc eu des mots et, des deux côtés, des sensibilités avaient été rudement blessées. Mais mon épouse et moi étions sûrs qu'ils finiraient par comprendre ce que nous faisions, et pourquoi. » Il reprit en main son stylo, le faisant tourner entre ses doigts. « À cette époque, nous avions tous les deux plus de cinquante ans et elle commençait à paraître notablement plus âgée que moi. C'était toujours une très belle femme, et pas seulement à mes yeux, mais elle était clairement la plus vieille des deux. Cela la blessait, je pense. Non, j'en suis sûr, mais cela lui était aussi utile, faisant d'elle l'un des meilleurs négociateurs de l'UCR, capable de convaincre du bien-fondé de notre idée des gens qui, au départ, en détestaient les fondements mêmes ou s'en méfiaient. Elle usait de cette personnalité et de cette apparence décisives, belle mais mûre, à la manière d'une arme suprême. Moi, en revanche, j'avais l'air trop jeune et trop inexpérimenté pour plaire, aussi la laissais-je souvent se charger des négociations. Parfois, nous attaquions en tandem, elle frappait l'adversaire haut, moi bas, et nous voyagions généralement de concert. Elle était ma femme, mon amie, mon amante, mort associée - elle et les filles représentaient tout mon univers et, tout comme mes parents, nous passions l'essentiel de notre temps à bord d'un quelconque vaisseau de la compagnie Van Dort. » Je devais à l'origine me rendre en Nouvelle-Toscane afin d'entamer des négociations, mais Suzanne a décidé d'y aller à ma place. Elle disait pouvoir se charger de cette tâche au moins aussi bien que moi et, en partant, elle me permettrait de rester chez nous afin de régler des problèmes récemment soulevés. J'ai donc pris la navette avec elle et les filles, je les ai embrassées, regardées monter à bord de l'Anneloes et partir pour la Nouvelle-Toscane. » je ne les ai jamais revues. » La mâchoire d'Hélène se crispa - de douleur, pas franchement de surprise. « Nous n'avons jamais découvert ce qui est arrivé, continua Van Dort sans élever la voix. Le vaisseau a simplement... disparu. Il a pu se passer à peu près n'importe quoi. L'explication la plus logique est une rencontre avec des pirates, bien que l'Anneloes ait été armé et qu'il n'y ait pas eu beaucoup d'activité flibustière dans l'amas durant les deux ou trois ans précédents. Mais nous ne l'avons jamais découvert, nous n'avons jamais su. Elles avaient juste... disparu. « je n'ai pas bien encaissé le coup. j'avais passé tellement de temps à m'en faire pour son espérance de vie inférieure, à méditer sur la manière dont j'allais la perdre, sur ce que j'aurais dû lui dire avant de l'épouser, et sur la chance incroyable que j'avais d'être cependant aimé d'elle ! Il ne m'était jamais venu à l'idée, même dans mes pires cauchemars, que je les verrais pour la dernière fois, elle et nos filles, souriantes et agitant la main pour me dire adieu. Qu'elles seraient juste... effacées de ma vie comme un fichier d'ordinateur. » J'ai refusé de m'en préoccuper, refusé de l'encaisser, car si je l'avais fait, j'aurais dû admettre que cela s'était produit. Au contraire, je me suis enfoui dans mon travail, attaché à faire de l'Union commerciale le succès dont Suzanne et moi avions rêvé. Et tout ce qui se dressait en travers de ce succès était mon ennemi. » Trévor m'a reproché la mort de Suzanne pendant des années. Je ne pense pas que ce soit encore le cas, mais il était alors plus jeune. Il croyait que je l'avais envoyée en' Nouvelle-Toscane parce que la mission n'était pas assez importante pour que j'y consacre mon temps. Selon lui, si elle s'était trouvée à bord de ce vaisseau, c'était ma faute. Et que j'aie refusé d'affronter mon propre chagrin, de l'admettre ou de laisser le reste de l'univers voir mes blessures l'a convaincu que j'étais aussi froid, inhumain et calculateur qu'il l'avait toujours soupçonné. » Ensuite, comme si j'avais voulu confirmer cette opinion, j'ai engagé Ineka Vaandrager. J'ai justifié cette manœuvre par le fait que le temps nous manquait, que la Sécurité aux frontières regardait vers nous d'un œil plus gourmand – et c'était bien le cas. C'est le pire, d'ailleurs : je puis encore justifier ainsi tout ce que j'ai fait. Mais je ne pourrai jamais échapper au soupçon que je me serais de toute façon tourné vers Ineka. Que je me moquais de tout. Je suis sûr que la méfiance et le ressentiment profonds de Westman contre l'UCR sont nés durant cette période, les cinq ou dix années T qui ont suivi la mort de Suzanne. Et c'est pourquoi je comprends les raisons qu'ont les Montaniens de ne pas beaucoup m'aimer. » Mais c'est aussi la raison pour laquelle je me suis tourné avec tant d'empressement vers la possibilité d'organiser un plébiscite pour l'annexion de l'amas tout entier quand le l'oie des Moissons est sorti du terminus de Lynx. C'était comme ma dernière chance de salut. De prouver – à Suzanne, je pense, plus qu'à n'importe qui d'autre – que l'UCR n'était pas juste une machine à fric pour Rembrandt et pour moi personnellement. Que son objectif était bel et bien de barrer le chemin à la Sécurité aux frontières, et que j'étais disposé à l'abandonner totalement, après toutes ces années, si se présentait la possibilité de protéger la totalité de l'amas. » Il s'interrompit et cessa de contempler le stylo entre ses mains. Croisant le regard d'Hélène, il eut un sourire triste. « Je n'avais encore jamais expliqué cela à personne. Joaquim Alquezar est au courant, je pense. Et quelques autres doivent avoir des soupçons. Mais c'est la véritable histoire de la naissance du plébiscite et de ses causes. C'est aussi pourquoi Montana occupe pour moi une place particulière, de bien des manières. Et pourquoi Steve Westman fait ce qu'il fait. » Il secoua la tête. Son sourire était plus triste que jamais. « Ridicule, n'est-ce pas ? Que tout cela soit né des erreurs d'un seul homme, trop bête pour dire la vérité à la femme qu'il aimait avant de lui demander de l'épouser. — Monsieur Van Dort, fit Hélène au bout d'un moment, il ne m'appartient peut-être pas de dire cela, mais je pense que vous êtes trop dur avec vous-même. Oui, vous auriez dû lui parler du prolong. Mais ne pas le faire n'était pas une trahison – et elle n'a pas considéré que c'en était une, sinon elle ne serait pas restée. Il me semble que votre mariage à tous les deux était un authentique partenariat. Je pense qu'il en allait de même pour mon père et ma mère. Je n'ai jamais assez bien connu maman pour en être sûre, mais je sais que papa et Cathy Montaigne sont ainsi, et j'aime à croire qu'un jour je trouverai quelqu'un avec qui nouer une pareille relation – partager pareille vie. » En outre, malgré ce qui vous aurait peut-être attendus parce que vous aviez reçu le prolong et elle non, ce n'est pas cela qui les a tuées, elle et vos filles. Vous les avez perdues en raison de circonstances indépendantes de votre volonté. De celle de quiconque. Cela aurait pu arriver à n'importe qui. Il se trouve que c'est arrivé à vous et à elles. Moi, j'ai perdu ma mère dans des circonstances comparables et, même avec tout l'amour que m'a donné mon père, il y a eu des moments où j'avais envie de m'en prendre à l'univers. L'attraper à la gorge et l'étrangler pour le punir de m'avoir pris ma mère. Or, au contraire de vous, je savais précisément de quelle manière elle était morte. Je savais qu'il s'agissait de son choix ainsi que de son devoir. » Alors ne vous reprochez pas leur mort. Et ne vous reprochez pas d'être amer parce qu'elles sont mortes. Ça s'appelle être humain. » Quant à Westman, au marshal-chef Bannister et à leur attitude envers l'Union commerciale, voire l'annexion, vous ne pouvez faire que de votre mieux. Vous n'avez peut-être pas été l'homme le plus gentil du monde pendant que vous bâtissiez l'UCR, mais ça n'en fait pas une organisation pervertie ou vénéneuse. Et, si l'annexion a lieu, je ne vois pas ce qui ferait un plus beau monument à la mémoire de votre femme et de vos filles. — J'ai moi-même essayé de me dire ça, fit Van Dort dans un demi-murmure. — Bien, répondit la jeune femme sur un ton plus léger, parce que c'est la vérité. Et à présent que je suis au courant pour Suzanne, vos filles et tous vos autres terribles secrets, prenez garde ! La prochaine fois que je vous verrai vous enfoncer dans un bourbier de découragement ou vous laisser aller à trop vous lamenter sur votre sort, je vous collerai – avec un infini respect, bien entendu! – un bon coup de pied au cul. » Le Rembrandtais cligna des yeux, tandis que ses deux sourcils se dressaient. Puis, au grand soulagement d'Hélène, il se mit à rire. Ce fut un rire long, profond, venant du fond de la gorge et trahissant une gaieté qu'elle n'eût jamais vraiment cru voir en lui. Finalement, cela se changea en petits gloussements, et il secoua la tête. « Vous ressemblez encore plus à Suzanne que je ne le croyais. C'est exactement ce qu'elle m'aurait dit dans les mêmes circonstances. — Il me semblait bien avoir compris qu'elle était très intelligente, dit Hélène sur un ton satisfait. — Oh oui, vous lui ressemblez énormément, et ça, ajouta-t-il d'une voix plus douce, c'est le plus beau compliment que je puisse faire à quelqu'un. » CHAPITRE TRENTE-NEUF Le messager arrivant de Fuseau commença à charger ses dépêches bien avant d'atteindre l'orbite planétaire de Montana. Le lieutenant Hansen McGraw, l'officier des communications de quart, regarda les en-têtes défiler sur son écran. La plupart étaient protégés par plusieurs niveaux de cryptage, aussi attendit-il patiemment que les ordinateurs fissent le tri. Une demi-douzaine des plus gros fichiers, remarqua-t-il, étaient adressés au capitaine Terekhov ou à Bernardus Van Dort. L'un, toutefois, était affecté d'une classification de sécurité plus faible et d'un niveau de priorité plus élevé. Il le téléchargea sur un bloc-messages qu'il tendit au maître principal Harris. Portez ça au second, je vous prie, cipal. — À vos ordres », répondit Harris en glissant le bloc sous son bras. Il traversa la passerelle pour gagner l'ascenseur, descendit d'un niveau puis longea un couloir jusqu'à la s'aile de garde, dont il franchit l'écoutille ouverte avant de toussoter poliment. — Oui, maître principal ? » fit la femme assise le plus près de la sortie, le lieutenant Frances Olivetti, troisième astrogatrice de l'Hexapuma. Un message pour le second, lieutenant. — Apportez-1e ici, s'il vous plaît, cipal, demanda Ansten FitzGerald, qui disputait une belote avec Ginger Lewis, le capitaine Nagchaudhuri et le lieutenant Jefferson Kobe. — Bien, capitaine. » Harris le rejoignit, lui tendit le bloc-messages puis se redressa et attendit, les mains croisées derrière le dos, tandis que FitzGerald ouvrait le fichier et le parcourait des yeux. Des yeux qui s'étrécirent, tandis que son front se plissait et qu'il réfléchissait visiblement très fort. Il releva enfin la tête vers Harris. — Qui est chargé de la pinasse de service ? — Mademoiselle Pavletic, capitaine, répondit le maître principal. — En ce cas, veuillez l'informer qu'elle quittera sans doute le vaisseau pour récupérer le commandant et ses compagnons d'ici quelques minutes, cipal. — À vos ordres, capitaine ! » Harris se mit brièvement au garde-à-vous puis refranchit l'écoutille. Le second, lui, brancha son com personnel dans le système du bord et tapa une combinaison. — Passerelle ! Ici l'officier de quart, répondit la voix de Tobias Wright. — Ici, FitzGerald, Toby. Il faut que je parle à Hansen, je vous prie. — Bien, capitaine. Une petite seconde, s'il vous plaît. » Il y eut une très brève pause, puis le lieutenant McGraw répondit : Vous désirez me parler, capitaine ? — Oui, Hansen. Veuillez lancer un ordre général à tous les groupes de travail descendus à terre de revenir à bord. — Bien, capitaine. Dois-je spécifier une priorité immédiate ? — Non, répondit FitzGerald après une brève réflexion. Ordonnez-leur de rentrer directement mais de terminer les affaires en cours. — À vos ordres ! — Merci. FitzGerald, terminé. » Le second éteignit son com et s'intéressa de nouveau à ses cartes. Plusieurs de ses voisins semblaient brûler de lui poser des questions mais aucun ne le fit. Aïkawa Kagiyama, en passe de subir une déroute humiliante sur un échiquier, face à Abigail Hearns, trouva encore plus difficile de se concentrer sur son jeu. Il n'y avait qu'une seule raison logique aux instructions venant d'être données : L'Hexapuma avait reçu de nouveaux ordres qui le contraignaient à se rendre ailleurs. Il fronça le sourcil, une partie de son esprit tentant de décider s'il devait sacrifier un cavalier ou bien son unique fou restant afin de contrer l'impitoyable attaque du lieutenant, tandis que le reste méditait sur les implications de ces nouveaux ordres. L'Hexapuma n'était arrivé en Montana qu'un peu moins de onze jours T plus tôt, et il s'en était écoulé neuf depuis la première entrevue entre le commandant, Van Dort et Westman. Aïkawa ignorait comment progressaient ces négociations. Il savait que Van Dort avait rencontré Westman une deuxième fois mais n'avait pu récolter aucun indice quant à leur discussion. Ce qui était terriblement frustrant pour qui se flattait de toujours tout savoir. Et le fait qu'Hélène, elle, le savait bel et bien mais refusait de le dire était encore plus frustrant. Il respectait son refus de dévoiler des secrets mais tout le respect de la Galaxie n'aurait su atténuer sa curiosité. — Est-ce que vous envisagez de jouer dans un avenir proche ? lui demanda l'enseigne Hearns sur un ton aimable, et il se secoua. — Pardon, lieutenant. Je rêvassais, je crois. » Il regarda à nouveau l'échiquier et interposa son cavalier du roi. La tour d'Abigail fondit immédiatement pour le prendre. « Mat en quatre coups », l'informa la jeune femme avec un sourire. Aïkawa grogna d'exaspération en se rendant compte qu'elle avait raison. Il fit mine de coucher son roi puis s'interrompit. En étudiant le plateau avec attention, il se rendit compte qu'il lui serait au moins possible d'imposer à son adversaire deux ou trois coups supplémentaires pour le finir. Aucun des aspirants, à l'exception de Ragnhilde Pavletic, n'avait encore réussi à faire mieux. Mettant de côté ses réflexions à propos de la teneur de leurs nouveaux ordres, il se consacra à un intense examen de l'échiquier. « Opérations de vol, ici Hôtel-Papa-Un, demande autorisation de transit direct à l'emplacement actuel d'Hexapuma Alpha, dit Ragnhilde Pavletic dans son micro. — Hôtel-Papa-Un, ici opérations de vol, répondit la voix du lieutenant Sheets dans son oreillette. Restez en attente pendant que nous validons votre plan de vol. — Opérations de vol, ici Hôtel-Papa-Un, bien reçu. » Ragnhilde se cala au fond de son siège et réfléchit au trajet qu'elle allait entreprendre. Comme toujours, l'endroit exact où se trouvait le commandant Terekhov – Hexapuma Alpha – était suivi chaque fois qu'il quittait le vaisseau. En conséquence, elle savait que lui, Bernardus Van Dort et Hélène Zilwicki se trouvaient pour l'heure dans un restaurant du nom « Au faux-filet saignant », censément un des meilleurs de Brewster, la capitale de Montana. Ragnhilde n'eût bien entendu pas pu le confirmer. Au contraire de certaine aspirante de sa connaissance, elle n'y avait pas été invitée trois fois au cours de la dernière semaine. D'un autre côté, on ne m'a pas demandé non plus d'accomplir l'intégralité de mes devoirs à bord en plus de cavaler à terre chaque fois que Van Dort décide d'y aller. Elle s'étonnait que son amie, qui passait l'essentiel de son temps officiellement libre à assister Van Dort à bord, quand elle ne l'accompagnait pas quelque part sur la planète, ne montrât pas plus de signes d'épuisement. Hélène trouvait encore le moyen – Dieu savait comment – d'effectuer les exercices et l'entraînement normaux, mais c'était à peu près tout, et elle prenait sur ses heures de sommeil. Toutefois, il restait encore parfois une demi-heure de ses journées dont Ragnhilde ignorait l'emploi et, curieusement, le programme de Paolo d'Arezzo semblait comporter des trous aux mêmes moments. L'idée qu'Hélène Zilwicki pût passer du temps avec le trop séduisant aspirant était tout à fait ridicule. Mais pas autant qu'elle ne l'eût été à une époque, se rappela la jeune pilote. Quelque chose avait modifié leurs rapports et nul autre aspirant des quartiers des bleus n'avait la moindre idée de ce dont il s'agissait. En tout cas, cela ne paraissait pas avoir de coloration romantique – Dieu merci – mais c'était fort étrange. En outre, s'ils partaient s'isoler, où allaient-ils ? Aussi vaste que fût l'Hexapuma, il ne s'y trouvait guère de cachettes où deux personnes pouvaient éviter d'être observées. Non, se répéta-t-elle, cela ne pouvait être qu'une coïncidence. « Hôtel-Papa-Un, ici opérations de vol, dit soudain le lieutenant Sheets. — Opérations de vol, ici Hôtel-Papa-Un, renvoya Ragnhilde. — Hôtel-Papa-Un, vous êtes autorisé à gagner la position actuelle d' Hexapuma Alpha. Ligne de vol Tango Fox-Trot vers astroport interplanétaire de Brewster, piste sept-deux. Contacter poste de contrôle de Brewster sur canal spatial neuf-trois à la ligne des deux cents kilomètres pour instructions d'approche. — Opérations de vol, Hôtel-Papa-Un bien reçu., ligne de vol Tango Fox-Trot vers Interplanétaire de Brewster, pisee sept-deux, contactons le poste de contrôle de Brewster sur canal spatial neuf-trois à la ligne deux-zéro-zéro kilomètres pour instructions d'approche. — Hôtel-Papa-Un, opérations de vol. Confirmation. La séparation est autorisée à votre discrétion. — Opérations de vol, Hôtel-Papa-Un, séparation engagée. » Elle regarda par-dessus son épaule le mécanicien de vol de la pinasse. « Chef, détachez les ombilicaux — Détachement des ombilicaux, à vos ordres. » Le mécanicien tapa des ordres sur sa console et regarda des voyants passer du vert à l'ambré, via le rouge, tandis que les connexions de service reliant la pinasse au vaisseau se voyaient tranchées. « Confirmation : tous les ombilicaux détachés, lieutenant Pavletic. — Merci, chef. » Ragnhilde jeta un coup d'œil à ses propres affichages, vérifiant le statut des ombilicaux, avant de hocher la tête, satisfaite. Elle activa à nouveau son micro. « Opérations de vol, Hôtel-Papa-Un confirme séparation réussie à zéro-neuf-trente-cinq. — Hôtel-Papa-Un, opérations de vol. Confirmation reçue. Autorisation de brancher la propulsion. — Opérations de vol, Hôtel-Papa-Un, branchons la propulsion. » Les réacteurs de proue de la pinasse flamboyèrent quand elle s'arracha à reculons de ses bras d'amarrage. Ragnhilde vit défiler les chiffres et autres symboles peints sur les parois du hangar d'appontement, tandis que le petit appareil reculait lentement. Comme elle remarquait avec plaisir qu'il arrivait sur la ligne de départ exactement au moment et à la vélocité prévus, les réacteurs pivotèrent vers le haut, le propulsant hors du hangar. Une fois suffisamment éloignée, la pinasse inclina le nez vers le bas, coupa les réacteurs de proue et engagea les réacteurs principaux. Ce vol serait trop court pour mettre en jeu les impulseurs – on serait déjà en train de se configurer pour l'atmosphère lorsqu'on arriverait assez loin du vaisseau pour activer les bandes gravitiques –, aussi l'aspirante se prépara-t-elle à jouir d'un agréable vol à l'ancienne. — Eh bien, c'est un sacré panier de crabes, commenta aigrement Aivars Terekhov en finissant de lire la dernière de ses dépêches personnelles émanant du contre-amiral Khumalo et de la baronne de Méduse. — On peut le dire », acquiesça Van Dort. Ses propres courriers étaient encore plus épais que ceux de Terekhov et il n'en avait pas achevé la lecture. Levant les yeux de celui qu'il parcourait, il fit la grimace. — Joachim Alquezar m'a confié qu'Aleksandra Tonkovic, juste après l'attentat du Nemanja, avait déclaré qu'on n'aurait pas besoin d'une balle d'argent pour descendre Nordbrandt. Je commence à me le demander. — Il semble qu'une espèce de fée maléfique veille sur elle, n'est-ce pas ? fit Terekhov, toujours maussade. — Jusqu'ici, en tout cas. Mais ce qui m'impressionne encore plus que sa déplaisante tendance à survivre, c'est sa malveillance pure et simple. Vous vous rendez compte qu'à l'heure qu'il est elle a tué plus de trois mille six cents personnes, pour la plupart des civils, rien qu'avec ses attentats à la bombe ? — Et c'est sans compter les blessés. Ou les flics... ou les pompiers, merde ! » grinça Terekhov. Van Dort releva vivement les yeux. Même une obscénité aussi légère était inhabituelle chez le commandant. Le Rembrandtais était devenu très proche de l'officier durant les trente-cinq jours qu'il avait passés à bord de l'Hexapuma. Il appréciait et admirait Terekhov, et le connaissait désormais assez pour se rendre compte que ce langage traduisait chez lui une colère bien plus vive qu'il n'en eût révélé chez un autre. — C'est sans aucun doute quelqu'un de très différent de Westman, dit Van Dort au bout d'un moment. Et les gens qu'elle a recrutés ont visiblement des doléances bien plus profondes que celles de Westman. — C'est le moins qu'on puisse dire. » Terekhov, installé à son bureau, inclina son siège en arrière. Je ne connais pas vraiment Faille, dit-il, et le briefing standard sur ce système a été assez superficiel, j'en ai peur. Toutefois, j'ai l'impression que son économie et son gouvernement sont très différents de ceux de Montana. — C'est le cas. D'un point de vue économique, le bœuf et le cuir de Montana obtiennent des prix décents même dans les autres systèmes de l'amas, et ils sont exportés dans toute la Grande Couronne. Sa ceinture d'astéroïdes abrite des industries minières, également pour l'exportation, et ses importations ne sont pas si importantes que ça. Dans l'ensemble, sa production suffit au marché de la consommation, même si ses industries lourdes sont plus limitées. On y importe des machines-outils, et tous ses vaisseaux spatiaux sont construits hors du système, par exemple. En outre, son autosuffisance vient en partie du fait qu'on s'y contente d'une technologie qui subvient aux besoins locaux mais ne pourrait pas se prétendre de pointe. » Montana n'est en aucun cas une planète riche mais elle garde un équilibre commercial globalement positif et la pauvreté n'y est pas très répandue. Il s'agit d'une réussite inhabituelle au sein des Marges et, que Westman et ses partisans l'admettent ou non, c'est en partie grâce à la force de transport de l'UCR. » Montana diffère aussi de Kornati par le fait qu'il y est plus facile, relativement, à quelqu'un qui bosse comme un dingue et qui bénéficie d'au moins un peu de chance de passer d'un revenu minimal à une relative aisance. Ces gens vénèrent littéralement leur rude individualisme, et bien des terres n'appartiennent encore à personne. Toutes leurs lois et leur société sont faites pour encourager l'entreprise individuelle, et leurs citoyens les plus riches cherchent agressivement des investissements. » Kornati est une planète bien plus typique des A/larges. Elle ne produit aucune denrée facile à exporter, comme le boeuf de Montana. Le système n'est pas assez riche pour attirer des commerçants étrangers à l'amas et, quoique l'industrie locale croisse régulièrement, c'est à un taux très faible. Puisqu'ils n'ont rien à exporter et sont contraints d'importer des produits de première nécessité pour bâtir leur infrastructure locale – ordinateurs, ingénieurs formés, machines-outils –, la balance commerciale des Kornatiens est... pour le moins déficitaire. Voilà qui exacerbe leur plus gros problème économique : le manque de capital d'investissement. Puisqu'ils ne peuvent l'attirer de l'extérieur, ce dont ils ont besoin, c'est de dégager assez d'investissements locaux pour au moins amorcer la pompe, ainsi que d'autres systèmes y sont parvenus. » Le système de Dresde, par exemple, était encore plus misérable que cela il y a trente ans T. Aujourd'hui, il est sur le point de rattraper son retard et, même sans l'annexion, son produit systémique brut dépasserait sans doute celui de Faille au cours des dix prochaines années T. Ce n'est pas qu'il soit plus riche – en fait, il est même un peu plus pauvre. Mais les Dresdiens ont déclenché une expansion locale autosuffisante en encourageant l'entreprise et en faisant feu de tout bois – y compris une énergique coopération avec l'UCR. Les oligarques de Kornati, pour la plupart, préfèrent rester assis sur ce qu'ils possèdent que risquer leur richesse dans des entreprises qui donneraient un coup de fouet à l'économie. Ils ne forment pas tout à fait une kleptocratie, mais c'est ce que je peux dire de plus indulgent à leur sujet. » L'expression du Rembrandtais reflétait son mépris pour les familles dirigeantes de Faille, et il secoua la tête. « En vérité, si la situation sur Kornati n'est en aucun cas aussi désespérée que la dépeignent les agitateurs de Nordbrandt, elle est loin d'être bonne. Elle est même sacrément mauvaise. Vous avez vu les quartiers pauvres de Dé-à-Coudre pendant que vous étiez en Fuseau ? » Comme Terekhov hochait la tête, Van Dort agita la main. Eh bien, leurs logements sont deux ou trois crans au-dessus de ceux qu'on trouve dans les bas quartiers de Karlovac. Et les allocations sociales de Kornati ne procurent qu'environ soixante pour cent du pouvoir d'achat de leurs équivalents sur Lin. On ne meurt pas vraiment de faim, parce que le gouvernement subventionne largement les produits d'alimentation pour qui touche des allocations sociales, mais être pauvre là-bas n'a tout de même rien d'une sinécure. — Je l'avais subodoré à la lecture des briefings, dit Terekhov en désignant son bureau jonché de classeurs de puces, et je n'ai pas saisi. D'après d'autres passages des rapports, les Kornatiens sont farouchement attachés aux droits civils individuels. Comment une nation qui affiche cette attitude peut-elle justifier de ne pas fournir une sécurité sociale convenable à son peuple ? Je me rends compte qu'il y a une différence entre avoir le droit d'être laissé en paix par le gouvernement et dépendre de ce gouvernement, mais cela me semble cependant refléter des attitudes contradictoires. — Parce que c'est plus ou moins le cas, acquiesça Van Dort. Comme vous le dites, leur tradition des droits civils stipule que le citoyen est affranchi de toute interférence indue du gouvernement, pas que ce dernier doit l'entretenir. Quand la tradition s'est créée, il y a environ cent cinquante ans T, l'économie était bien moins stratifiée qu'elle ne l'est aujourd'hui, la classe moyenne bien plus importante, relativement parlant, et l'électorat en général bien plus impliqué &ris la politique. » Mais tout a changé au cours des dernières soixante-dix ou quatre-vingts années T. L'économie a stagné par rapport aux autres systèmes de la région, alors même qu'on connaissait une poussée démographique. La proportion de la population formée de pauvres et de très pauvres – les classes inférieures, si vous préférez – a énormément augmenté, et la classe moyenne a fondu. En outre, certains dirigeants politiques kornatiens estiment de plus en plus que les droits civils des électeurs sont importants mais que ceux des citoyens qui ne votent pas sont plus... négociables. Surtout quand les citoyens en question constituent une menace pour la sécurité et la stabilité publiques. — C'est ça, l'autonomie et les libertés locales que veut préserver Tonkovic ? » demanda Terekhov d'un ton mordant. Son interlocuteur haussa les épaules. Aleksandra se préoccupe de ses propres intérêts et de ceux de ses camarades oligarques. Or, pour parler net, la plupart d'entre eux sont de vrais pourris. Il y a des exceptions. Par exemple la famille Rajkovic. Et les Kovacic. Vos briefings vous ont-ils donné des détails sur l'organisation politique kornatienne ? — Pas tellement, admit l'officier. Ou plutôt je dispose de toute une marmite de soupe d'alphabet, remplie d'acronymes de noms de partis politiques, mais, sans perspective locale, ça ne me dit pas grand-chose. — Je vois. » Van Dort plissa les lèvres, réfléchit quelques secondes puis haussa les épaules. Très bien, dit-il. Voici le "Guide accéléré de la politique kornatienne vue de Rembrandt", de Bernardus Van Dort. Je l'ai déjà fourni, plus en détail, à dame Estelle et à monsieur O'Shaughnessy, et je soupçonne que ce n'est pas étranger aux instructions que nous a données la baronne. Ne perdez pas de vue, toutefois, que ce que je m'apprête à vous exposer représente le point de vue de quelqu'un de l'extérieur. » Il interrogea du regard le Manticorien jusqu'à ce que ce dernier acquiesçât, puis il commença : « Aleksandra Tonkovic est le leader du Parti démocrate centraliste. En dépit de son nom aux consonances relativement libérales, le PDC est, à mon humble avis, tout sauf centraliste et il ne croit en rien qu'un Rembrandtais ou un Montanien estimerait démocrate. Son programme consiste principalement à conserver l'ordre social et politique en vigueur sur Kornati. C'est un parti oligarchique, dominé par la famille Tonkovic et une douzaine de ses alliés les plus proches, lesquels ont tendance à considérer la planète comme leur propriété privée. » Le Parti social modéré est l'allié politique le plus proche du PDC. Dans l'ensemble, ils ont à l'heure actuelle des programmes identiques, quoique, lors de sa formation, le PSM ait été considéré comme à "gauche" des centralistes. La génération de leaders du PDC ayant précédé Tonkovic a réussi à coopter le PSM, mais l'apparence d'un programme commun modéré, mis au point au cours de conférences annuelles entre leurs dirigeants "indépendants", était trop précieuse pour qu'on y renonce par une fusion officielle. » Vuk Rajkovic, lui, est le leader du Parti de la réconciliation. De bien des manières, il s'agit plus d'une organisation parapluie que d'un parti politique classique. Plusieurs partis mineurs se sont réunis sous l'égide de Rajkovic et ont ensuite tendu la main à d'autres groupuscules. Dont l'un, soit dit en passant, était le Parti de la rédemption nationale d'Agnès Nordbrandt. Ce qui, je le suppose, n'a fait aucun bien à la base politique de Rajkovic quand elle s'est mise à faire sauter des gens. » La plus grosse différence entre le Parti de la réconciliation, d'une part, et Tonkovic et ses alliés, d'autre part, est que Rajkovic croit sincèrement que les classes supérieures de Kornati – dont il est à coup sûr un membre influent – doivent partager le pouvoir politique avec les classes moyennes et populaires, et travailler activement à leur offrir des chances économiques. Je ne saurais dire à quel point sa position se fonde sur l'altruisme et à quel point sur une analyse froidement rationnelle de la situation actuelle en Faille. Il lui est en tout cas arrivé d'exposer ses arguments dans les termes les plus froids et égoïstes possibles, mais il s'adressait en général alors aux autres oligarques. Pour avoir parfois tenté de trouver quelques gouttes d'altruisme chez ceux de Rembrandt, je le soupçonne de s'être rendu compte que l'intérêt personnel est l'unique argument que comprenne cet auditoire-là. » L'aspect le plus significatif des dernières élections présidentielles est que le Parti de la réconciliation a lancé une campagne agressive d'inscription sur les listes électorales dans les quartiers populaires des grandes villes. Tonkovic et ses alliés n'ont sans doute pas cru que cet effort aurait le moindre effet pratique sur le résultat de la campagne, mais ils se sont aperçus qu'ils se trompaient. Aleksandra a gagné parce que deux autres candidats se sont désistés en sa faveur mais, malgré cela, elle n'a devancé Rajkovic que de six pour cent le jour de l'élection, et ce avec onze pour cent des voix divisées entre huit autres candidats. » Van Dort marqua une pause, un sourire mauvais aux lèvres, et gloussa. « Ça, ça n'a pas dû passer loin de l'effrayer au point de lui faire perdre sa culotte, dit-il, satisfait. Surtout compte tenu du fait que, selon la constitution kornatienne, la vice-présidence est attribuée au candidat ayant obtenu la seconde place lors des élections. Ça signifie... — Ça signifie que le type qu'elle a dû laisser aux commandes sur Kornati lorsqu'elle est partie se balader en Fuseau est son pire ennemi politique », acheva Terekhov. Ce fut à son tour de glousser, puis de secouer la tête. « Seigneur ! Quel est l'imbécile qui a imaginé ce système-là ? Je ne vois rien de plus susceptible de paralyser l'exécutif ! — Je crois que c'est exactement ce qu'avaient en tête les rédacteurs de la Constitution. Non que cela ait eu beaucoup de conséquences lors des dernières décennies car, avant l'émergence du Parti de la réconciliation, il n'y avait pas de réelle différence entre les programmes des candidats ayant une bonne chance de remporter l'une ou l'autre charge. » Après les dernières présidentielles, toutefois, Rajkovic et ses alliés – qui, à l'époque, comprenaient encore Agnès Nordbrandt – ont pris possession de la vice-présidence et d'environ quarante-cinq pour cent des sièges du parlement. Les démocrates centralistes de Tonkovic et les sociaux modérés détenaient à eux deux la présidence et environ cinquante-deux pour cent du parlement, tandis que les derniers trois pour cent étaient répartis entre plus d'une douzaine de prétendus partis plus ou moins marginaux, la plupart n'étant parvenus à faire élire qu'un seul député. Je n'ai pas vu les chiffres les plus récents mais, quand le PRN de Nordbrandt s'est désintégré durant la campagne pour le référendum, Rajkovic a perdu assez de sièges pour faire tomber sa représentation aux alentours de quarante-trois pour cent, et Tonkovic a récupéré à peu près la moitié de ces pertes. Je n'ai aucune idée de la manière dont les attentats terroristes de Nordbrandt affectent actuellement l'équilibre du parlement, mais ça ne doit pas favoriser Rajkovic. » D'un autre côté, Aleksandra est affligée du problème de voir son rival politique le plus fort et le plus sérieux au poste de chef de l'État en exercice sur sa planète. Étant seulement en exercice, il a en grande partie conservé le gouvernement sélectionné par elle et approuvé par le parlement avant que l'annexion n'entre en ligne de compte. Elle s'imagine sûrement que la résistance passive au sein de ce gouvernement, ajoutée au fait qu'il n'a pas le soutien de la majorité du parlement, liera les mains de Rajkovic tandis qu'elle participe à l'Assemblée constituante en Fuseau. Toutefois, il est chez lui, au centre du système politique : il dispose donc de l'avantage de l'équipe qui joue sur son terrain contre tous les efforts qu'elle peut exercer pour le handicaper. — Ça m'a Pair d'une excellente recette de désastre politique et économique, déclara Terekhov au bout d'un moment. — Ce n'est pas une situation favorable, mais elle n'est pas aussi mauvaise que le suggère la simple récitation des alliances politiques et des magouilles mises en jeu. Un pourcentage étonnamment élevé de fonctionnaires, par exemple, sont honnêtes et assez efficaces, malgré le système oligarchique. Pour autant que je puisse en juger, la Police nationale kornatienne est aussi globalement honnête et efficace, et le colonel Basaricek fait de son mieux pour empêcher ses subordonnés de tomber dans la politique et la poche des élites locales. En fait, cette dame travaille apparemment, depuis cinq ou dix années T, à renforcer au sein de son personnel une vue plus traditionnelle des droits de tous les citoyens. Au point qu'elle S'est attiré des critiques notables de la part de ceux qui préfèrent leur tranquillité aux droits des fauteurs de troubles. » Le plus gros problème politique, c'est l'apathie croissante de l'électorat lors des dernières décennies. Il y a toujours eu sur Kornati une forte tradition de parrainage et, ces derniers temps, elle se traduit par des clients votant en accord avec les désirs de leurs fournisseurs, en échange d'un certain degré de sécurité et de protection au sein d'une économie malade. Si on ajoute à cela le taux extrêmement bas d'inscription sur les listes électorales, on comprend qu'un faible pourcentage de la population soit parvenu à contrôler le processus législatif. Ce qui est une autre différence colossale entre Faille et Dresde... et une des raisons pour lesquelles le second de ces systèmes rattrape économiquement le premier avec une telle rapidité, — Nous avons connu une société comme celle-là, déclara Terekhov, sombre. Celle de la République populaire de Havre. — Faille est encore loin d'en être au même point mais, je regrette d'avoir à le dire, présente le potentiel pour y arriver. À moins, bien sûr, que la performance de Rajkovic lors des dernières présidentielles ne renverse la tendance. J'ai l'impression qu'au moins jusqu'à ce que Nordbrandt commence à tuer, Aleksandra et ses collègues considéraient la campagne de leur rival comme une anomalie. Ils espéraient – non sans raison – que contrecarrer assez ses efforts pour accomplir des progrès à grande échelle dans son ouverture du système, comme le demandait le programme de son parti, convaincrait les gens ayant voté pour la première fois que, finalement, ce système ne fonctionnait pas. S'ils rentraient chez eux et s'abstenaient de voter lors des élections suivantes, les affaires reprendraient comme d'ordinaire pour les oligarques. — Et voilà pourquoi Tonkovic ne veut pas que quiconque dérange son petit terrain de jeu personnel, c'est bien ça ? — C'est ce que je dirais, oui. » Van Dort paraissait troublé. Je me demandais ce qu'elle avait en tête lorsqu'elle a soutenu avec tant d'enthousiasme le référendum d'origine. À mon avis, elle était davantage poussée par la crainte de la Sécurité aux frontières que par les avantages potentiels pour sa planète de l'appartenance au Royaume stellaire. Si la plupart des délégués de l'Assemblée, y compris une majorité des oligarques, y voient la possibilité d'améliorer le quotidien, la santé et l'espérance de vie de leurs concitoyens, Ce n'est pas vraiment le cas d'Aleksandra. » Je ne dis pas que les autres oligarques sont des saints, parce que ce n'est pas le cas. Ils estiment que, si l'économie s'améliore pour tout le monde, ceux qui sont déjà au-dessus de la pile y gagneront d'autant plus. Mais la plupart d'entre eux, me semble-t-il, sont capables de voir au moins un peu au-delà de leur propre intérêt. Je ne crois pas que ce soit le cas d'Aleksandra. Pire, je ne crois pas qu'elle s'en rende compte. Elle et ses relations sur Kornati – ceux qu'elle considère comme les "véritables" Kornatiens – sont déjà très à l'aise. Et ceux qui ne sont pas "véritables" à ses yeux n'ont aucune importance. Ils n'existent même pas, sinon en tant que menaces contre ceux qui le sont. Ce qu'elle veut du Royaume stellaire, c'est donc qu'il la protège du cauchemar bureaucratique de la Ligue et qu'il la laisse par ailleurs tranquille. Et je crains qu'en dépit de son intelligence elle ne fasse qu'extrapoler sa propre expérience en Faille lorsqu'elle pense au Royaume stellaire. Je suis convaincu que, quand ses partisans et elle ont décidé de soutenir le plébiscite, ils pensaient que la version d'un gouvernement représentatif qui a cours au Royaume stellaire n'était qu'une façade. Qu'ils seraient libres de poursuivre leurs petites affaires comme d'habitude, même après l'annexion. — Eh bien, ils vont être déçus, fit Terekhov avec un rire dur. Attendez que quelques hommes d'affaires manticoriens avisés commencent à aligner les partenaires locaux ! Le capital d'investissement ne sera pas un problème très longtemps. Une fois que les Kornatiens auront de l'argent sonnant et trébuchant en poche, et qu'ils sauront qu'en faire, le climat économique va subir un changement radical. Quand cela se produira, les fenêtres de leur confortable petite boutique politique fermée vont être défoncées. S'ils n'ont pas aimé ce qui s'est passé lors des dernières élections présidentielles, ils ne vont vraiment pas aimer les élections manticoriennes ! — Je pense qu'ils croient que, puisque le Royaume stellaire exige que ses citoyens paient des impôts avant de les autoriser à voter, ils seront capables de contrôler la situation. Que le système manticorien est organisé pour permettre à la classe supérieure de contrôler l'électorat, tout en maintenant la fiction selon laquelle les classes populaires possèdent une part de pouvoir politique », répondit Van Dort. Terekhov eut un nouveau rire dur. C'est parce qu'ils ne se rendent pas compte du pourcentage de nos citoyens qui paient des impôts. À moins qu'ils ne croient notre système d'imposition aussi compliqué et tordu que le leur, afin de retirer le droit de vote à un maximum de gens. — Tous nos systèmes d'imposition ne sont pas si nuls que ça, protesta Van Dort. — Oh, je vous en prie, Bernardus ! » Terekhov secoua la tête, dégoûté. Je vous accorde que, sur Rembrandt, ce n'est pas aussi dramatique qu'ailleurs, mais j'ai jeté un coup d'œil à ce nid de rats que sont les contributions de certains systèmes : j'ai déjà vu des problèmes d'astrogation plus faciles à résoudre ! Pas étonnant que nul ne sache comment ça fonctionne exactement. Mais les dispositions fiscales du Royaume stellaire pour les particuliers sont bien plus simples : l'année dernière, même avec la taxe de guerre exceptionnelle, j'ai rempli ma déclaration en moins de dix minutes, sur une seule page électronique. Et tout ce que le Royaume stellaire requiert d'un citoyen pour lui accorder le droit de vote, c'est qu'il paie au moins un centime de plus d'impôts qu'il ne reçoit en allocations et subsides du gouvernement. Une fois que nos investissements percuteront vos économies locales, il va y avoir une sacrée quantité d'électeurs. Et, je ne sais pas pourquoi, je pense qu'ils ne vont pas beaucoup apprécier mademoiselle Tonkovic et ses amis. En fait, ils se rangeront sans doute massivement derrière monsieur Rajkovic. — Et c'est précisément ce qui pousse Aleksandra à retarder le processus, dit Van Dort. Je doute que, même aujourd'hui, elle se rende tout à fait compte du point auquel son analyse originelle de la structure politique de Manticore était fausse, mais elle commence à en prendre conscience. Malheureusement, de son point de vue, elle s'est engagée à soutenir l'annexion. Plus grave, elle a probablement compris que, même si elle y renonçait au nom de son système, malgré le référendum – ce qui constituerait au grand minimum un suicide politique –, Faille deviendrait une simple enclave au sein du Royaume stellaire une fois que le reste de l'amas s'y serait joint. Ses chances de conserver son joli petit système clos en de telles circonstances seraient infimes. Elle se bat donc pour une Constitution qui laisserait en place les structures économiques et les mécanismes de contrôle existants et leur dorme-rait l'imprimatur d'une garantie officielle, approuvée par la Couronne. C'est l'autonomie locale dont elle nous rebat les oreilles – le droit des systèmes stellaires individuels à déterminer qui dispose du droit de vote au sein de leurs propres structures politiques. — Ça n'arrivera pas, déclara Terekhov. Sa Majesté ne l'acceptera jamais. Ce serait très proche de la vieille RPH, et aucun monarque ou gouvernement manticorien n'envisagerait seulement de le permettre. — Il est bien dommage que vous ne puissiez pas tout bonnement annoncer cela aux Kornatiens, minauda Van Dort. Cela pourrait même écarter de Nordbrandt une partie des membres de FALK. — En supposant qu'ils soient disposés à croire qui que ce soit quand il est question de promesses politiques. — C'est un point à considérer », admit le Rembrandtais. Puis il sourit – une expression si inattendue que Terekhov en cligna des yeux, surpris. — Qu'y a-t-il ? — J'étais juste en train de lire entre les lignes des instructions de la baronne de Méduse. Elle a dû tordre le bras d'Aleksandra à la limite de la luxation. » Comme le commandant de l'Hexapuma haussait un sourcil, Van Dort gloussa. Compte tenu de tout ce que je viens de vous dire de ses relations avec Rajkovic, croyez-vous qu'Alexandra a envie que nous fricotions en Faille alors qu'elle n'a aucun moyen de contrôler nos activités ? Si elle a demandé un soutien manticorien sur les bases esquissées dans mes instructions, c'est que dame Estelle a trouvé le moyen de lui visser un canon de pulseur en plein dans le conduit auditif. Et ça pourrait se révéler très intéressant. — Sauf que ça va nous éloigner de Montana, fit remarquer Terekhov. — En effet. Mais je ne suis pas sûr que ce soit une si mauvaise chose. — Pourquoi ? — J'ai passé pas mal de temps avec Trévor Bannister. » Une ombre marqua brièvement les yeux de Van Dort, puis disparut. « Nous avons abordé beaucoup de sujets et, notamment, réglé au moins en partie les questions personnelles qui auraient pu se mettre en travers de notre chemin. En outre, j'ai parcouru les fichiers de renseignement de Trévor et les ai comparés avec ce que je sais de Stephen Westman. Je dirais que les agissements de Nordbrandt sur Kornati font à West-man l'effet d'un seau d'eau froide. Un horrible exemple, si vous préférez, de ce que pourraient devenir ses propres opérations si ses partisans et lui se trouvaient de plus en plus isolés du courant principal montanien. Et je pense aussi que vous rencontrer, discuter avec vous, écouter le message que lui a envoyé la baronne, a pu commencer à faire entrer dans son crâne la notion que Manticore n'est pas un clone de la Sécurité aux frontières. Le laisser seul un moment pour y réfléchir ne sera pas forcément improductif. — J'espère que ce n'est pas seulement un vœu pieux, dit Terekhov. Mais, de toute façon, nous avons nos ordres de mission. — Oui, en effet. » Van Dort fronça le sourcil, l'air de chercher à se rappeler quelque chose. Puis il claqua des doigts. « Quoi ? demanda son compagnon. — J'ai failli oublier. Quand je suis passé au bureau de Trévor, ce matin, il m'a appris du nouveau. Je ne sais pas trop d'où il tire ça – il protège consciencieusement ses sources – mais il semble que Westman ait été en contact avec au moins un autre extraplanétaire qui semble très... favorable à ses positions. — Vraiment ? Terekhov plissa le front. « Ça ne me plaît pas du tout. — À moi non plus. La dernière chose dont nous avons besoin, c'est d'une espèce de comité coordinateur interstellaire opérant dans tout l'amas. — Absolument. Qu'est-ce qu'on sait de ce mystérieux étranger ? — Pas grand-chose, admit Van Dort. Seulement qu'il a rencontré Westman il y a environ deux mois T et qu'il n'a été identifié que sous le nom de code "le Brandon". Ce dont il a discuté avec notre rebelle, d'où il venait et où il allait quand il est reparti constituent encore des questions sans réponse, mais le nom lui-même possède des connotations déplaisantes, de notre point de vue. — Et comment ! » L'officier maintint encore un peu les sourcils froncés puis il haussa les épaules. « Ma foi, nous n'y pouvons rien pour l'instant, dit-il en tapant une combinaison sur son com de bureau. — Passerelle. Ici l'officier de quart, dit le capitaine de corvette Kaplan. — Est-ce que tout le monde est remonté à bord, Naomi ? — Oui, commandant, tout le monde est là. — Très bien. En ce cas, demandez au poste de contrôle de Montana la permission de quitter notre orbite et le système pour prendre la direction de Faille. » « Eh bien, "Brandon", fit Aldona Anisimovna quand Damien Harahap entra dans la salle de conférence attachée à sa suite de l'hôtel Les Armes d'Estelle, sur Monica. Bienvenue. Comment s'est passé votre voyage ? — Il a été long, mademoiselle Anisimovna. Précisément, le capitaine de gendarmerie avait quitté Monica plus de trois mois T auparavant. Il en avait passé l'essentiel à voyager entre divers systèmes stellaires, confiné dans un messager, aussi avait-il envie d'un long bain chaud, d'un épais steak saignant avec une pomme de terre au four et de la crème fraîche, et de plusieurs heures de compagnie féminine conviviale – dans cet ordre. Anisimovna et Bardasano étaient assises de l'autre côté de la table de conférence à plateau de cristal. Izrok Levakonic était censé se trouver là également, mais il n'y avait aucune trace de lui. Harahap désigna de la tête le fauteuil vide, en une question muette, et Anisimovna sourit. « Izrok est parti pour la base Éroïca, dit-elle. Il aide à régler un petit problème technique que rencontre la Spatiale monicaine, et il restera probablement coincé là-bas quelques jours. Faites-nous votre rapport. Isabelle et moi veillerons à ce qu'il soit informé. — Pas de problème, madame. » Problème technique, hein ? Harahap grogna mentalement derrière son regard impassible. Et à quel point cela peut-il être lié aux croiseurs de combat qui viennent d'apparaître en Monica comme par miracle? Il commençait à soupçonner l'échelle des plans d'Anisimovna d'être bien plus audacieuse qu'il ne l'avait cru possible. Tout cela, en supposant qu'il commence à en deviner la nature exacte, lui paraissait extrêmement risqué. Il doutait toutefois que même Manpower eût été prêt à faire l'investissement que représentaient plusieurs centaines de milliers de tonnes de croiseurs de combat à moins d'être franchement sûr de réussir son coup. De toute manière, cette partie-là de l'opération n'était pas de son ressort. Pendant mon absence, commença-t-il, j'ai contacté West-man en Montana, Nordbrandt en Faille et Jeffers en Tiller-man. Pour résumer, des trois, c'est sans conteste Nordbrandt qui correspond le mieux à nos besoins. Jeffers est un très beau parleur mais je le crois trop timide pour sortir de l'ombre sans y être énormément encouragé. Westman est un gros point d'interrogation. En termes de compétence, aucun des deux autres ne lui arrive sans doute à la cheville, et je le crois profondément attaché à ses convictions. Mais il est aussi bien plus opposé à faire couler le sang. En tant que menace sérieuse pour son propre gouvernement ou la DSF, il est sans doute le plus dangereux du lot, mais en ce qui concerne notre besoin d'action spectaculaire, son peu d'enthousiasme pour le meurtre plaide clairement en sa défaveur. » Il considérait tour à tour les deux femmes. L'écoutant avec attention, Bardasano ayant un bloc-mémo posé devant elle, elles n'allaient pas l’interrompre par des questions avant qu'il n'ait terminé son exposé, comprit-il. C'était agréable. Beaucoup de ses supérieurs en uniforme adoraient trop démontrer leur perspicacité pour fermer leur gueule en attendant que les gens qui savaient ce qui se passait aient fini de le leur expliquer en courtes phrases formées de mots d'une syllabe. J'aimerais discuter chacun de ces trois cas de figure par ordre d'intérêt croissant, si cela vous convient », dit-il. Anisimovna hocha la tête et il sourit. Merci. En ce cas, débarrassons-nous tout de suite de Jef-fers. Tout d'abord, il ne maîtrise pas bien la sécurité opérationnelle, commença Harahap. En fait, je ne serais pas surpris qu'il soit déjà infiltré copieusement par le contre-espionnage local. Quand je lui ai parlé, il a dit que... » CHAPITRE QUARANTE « Merde ! Qu'est-ce que je peux avoir horreur de ce genre de conneries, marmonna le capitaine Duan Binyan tandis que le cargo armé Marianne, appartenant à Jessyk & Co., décélérait en direction de l'orbite de Kornati. — C'est pour ça qu'on nous paie si bien », dit Annelle de Chabrol, son second, philosophe. La tension qui marquait le tour de ses yeux bruns démentait toutefois sa voix calme, et Duan renifla. Il ne quitta pas du regard le répétiteur de manœuvre tandis que la vélocité du cargo diminuait. jusqu'ici, ça va, songea-t-il. Et, à tout le moins, on avait réussi à graisser quelques pattes utiles pour cette étape. La fausse inscription du Marianne et sa collection de codes de transpondeur imités pouvaient lui faire traverser la plupart des systèmes stellaires, surtout dans les Marges. D'ailleurs, il passait au moins la moitié de son temps à faire semblant d'être un autre, surtout quand il avait des « cargaisons spéciales » à bord. Son capitaine se serait tout de même senti plus à l'aise de transporter une pleine soute d'esclaves que de faire passer la douane de Kornati à ces marchandises-là. Par malheur, quand on commandait une des « unités spéciales » de Jessyk & Co. et que Mlle Isabelle Bardasano vous expliquait personnellement que votre mission était affectée de la priorité un, on hochait la tête, on saluait, et on partait faire ce qu'elle demandait. Vite et bien. Il avait rencontré l'agent des cargaisons local de Jessyk une bonne année-lumière du système de Faille, et précisément à l'heure prévue, bien qu'il eût fait un détour pour déposer u chargement de techniciens sur Monica. Nul ne lui avait dit de quoi il retournait mais il y était habitué. Il entretenait de toute façon ses soupçons, et les expressions gênées des technicien lorsqu'ils avaient découvert ce qu'abritaient généralement leurs quartiers provisoires, l'avaient assez amusé. Toutefois, seule la vitesse supérieure du vaisseau lui avait permis d'arriver à l'heure au rendez-vous, et il s'en réjouissais Aussi loin dans l'espace interstellaire, l'agent et lui pouvaient avoir la certitude de ne pas être observés alors que s'échangeaient les instructions de dernière minute. La bonne nouvel était que, pour une fois, Duan arrivait avec une connaissance exhaustive du terrain et savait sûrs les arrangements pris pour recevoir sa cargaison. La mauvaise nouvelle était qu'on l'avait informé des derniers développements de la politique locale. n'avait guère apprécié ce qu'il avait entendu dire d'une certaine Agnès Nordbrandt. Nul ne lui avait dit qu'il livrait des armes à l'ALK, mais n'y avait pas besoin d'être hyperphysicien pour le deviner. n'avait pas la moindre idée de la raison pour laquelle il faisait cela, sinon que, selon Isabelle Bardasano, il s'agissait d'un bonne idée. Vu la réputation de Bardasano, cela suffisait largement à Duan Binyan. Il n'y avait cependant, sur Kornati, qu'un seul groupe qui pût avoir l'usage de presque quatre mille tonnes d'arme légères, d'armures, de communicateurs cryptés, de satellite, de drones de surveillance antigrav furtifs et d'explosifs militaires. Compte tenu de l'attitude désagréable des autorités locales, Duan Binyan ne voulait pas même songer à ce arriverait quiconque serait pris à déposer des armes modernes entre les mains de l'Alliance pour la liberté de Kornati. Bien sûr, ils ne pourront pas nous abattre davantage que ne le feraient ces putain de Manties s'ils nous attrapaient avec une cargaison spéciale, songea-t-il, morose. Ça, on ne nous l'a pas caché. « Il y a des transpondeurs manties, dans le coin ? » demanda-t-il, poussé par des réflexions désagréables concernant la Flotte royale manticorienne. Zeno Egervary, l'officier des communications du Marianne – et aussi son officier en charge de la sécurité – jeta un coup d'œil à son propre affichage puis secoua la tête. « Rien. Pas même un marchand. — Bien », marmonna Duan, avant de se laisser aller un peu plus confortablement dans son fauteuil de commandement. Même sans cargaison spéciale à son bord, le Marianne avait à l'évidence été conçu pour transporter des esclaves et il disposait de l'infrastructure nécessaire. Selon l'interprétation manticorienne de la « clause concernant l'équipement » de la convention de Cherwell, il s'agissait donc bel et bien d'un transport d'esclaves et son équipage était coupable d'esclavagisme. Puisque les Manties semblaient décidés à investir la région, la mauvaise habitude qu'ils avaient d'exécuter les trafiquants d'esclaves donnait à Duan Binyan le désir assez brûlant de s'assurer qu'aucun d'entre eux ne se trouvait dans les environs. Par bonheur, les capteurs du Marianne étaient assez performants pour donner à Egervary une certitude à ce sujet. Ils étaient bien plus efficaces que ceux des vaisseaux marchands licites – surtout ceux qui paraissaient aussi décrépits. Ce n'était d'ailleurs pas tout ce que le bâtiment avait d'original : ce cargo de quatre millions de tonnes pouvait bien ressembler à un clochard que ses propriétaires renâclaient à faire entretenir, il disposait cependant d'un hypergénérateur militaire et d'un écran antiparticules. Son accélération n'était pas plus forte que celle des autres vaisseaux marchands de sa taille, mais il pouvait atteindre les bandes epsilon et conserver une vélocité de 0,7 c une fois qu'il s'y trouvait, soit une vitesse apparente maximale de plus de i 442 c, trente-trois pour cent de plus qu'un vaisseau marchand « typique ». Duan aurait aimé disposer aussi d'impulseurs et d'un compensateur de classe militaire, mais ces derniers, outre qu'ils étaient presque impossibles à dissimuler, auraient radicalement réduit sa capacité de stockage. S'il ne pouvait bénéficier de ces équipements, les concepteurs du cargo l'avaient tout de même doté d'yeux et d'oreilles valant ceux de la plupart des vaisseaux militaires, ce qui était au moins aussi important pour un bâtiment opérant à couvert. Il était en outre armé, encore que nul individu sain d'esprit – et certainement pas Duan Binyan – ne le confondrait jamais avec un vaisseau de guerre. Il ne faisait aucun effort pour prétendre qu'il ne l'était pas, même si ses papiers officiels sous-estimaient de manière significative la puissance des deux lasers montés dans chacun de ses flancs et si son journal des machines indiquait toujours qu'au moins l'un d'eux était hors d'usage, faute de pièces de rechange. Les Marges étaient parfois dangereuses et dix ou quinze pour cent des vaisseaux marchands qui y circulaient étaient armés – au moins légèrement. Le laser « hors d'usage » du Marianne faisait simplement partie de sa façade de pauvreté ; la moitié de ses grappes de défense active et de ses tubes antimissile étaient par ailleurs dissimulés derrière des plaques largables, toujours pour appuyer sa comédie d'armateurs parcimonieux. L'un dans l'autre, il aurait été capable de se défendre contre tout pirate qu'il serait venu à croiser, voire d'affronter un vaisseau de guerre léger avec les probabilités pour lui – mettons un contre-torpilleur –, s'il s'était agi d'un bâtiment appartenant à une des flottes arriérées du secteur. Au moins à deux reprises, le Marianne lui-même s'était d'ailleurs fait « pirate » pour des opérations spécifiques. En revanche, n'importe quel vaisseau de guerre moderne l'aurait très vite changé en, un amas de débris flottants. Raison pour laquelle son commandant et son équipage préféraient se fier à la discrétion et à la ruse. « Nous arrivons dans le champ de la balise orbitale extérieure, annonça de Chabrol, et Duan acquiesça. — Procédez à notre insertion. « D'ac' » Il eut un petit rire. Son bâtiment pouvait bien être armé, la discipline qui régnait sur la passerelle n'aurait pas été tolérée un instant à bord d'un vaisseau militaire. Agnès Nordbrandt était installée sur le siège du passager d'un hélicoptère de transport de marchandises cabossé qui bourdonnait bruyamment dans la nuit. Des camions aériens antigrav auraient été plus efficaces, et ils étaient désormais assez répandus sur Kornati pour qu'elle en louât un ou deux sans attirer les soupçons, mais les hélicos étaient meilleur marché et si nombreux que nul n'aurait pu les arrêter tous pour des fouilles de routine. Celui-là opérait sous un transpondeur parfaitement légitime, quoique la compagnie qui le possédait ne fût pas au courant de cette excursion. Le pilote, dont la mère était hospitalisée depuis huit années T, était l'un des plus anciens de la boîte... et aussi membre de la cellule de l'ALK dirigée par Drazen Divkovic. Engagé par la compagnie douze ans T auparavant, il avait avec son patron un arrangement l'autorisant à se servir des véhicules pour des balades au clair de lune, afin de compléter son salaire normal, avec lequel il devait payer les frais d'hospitalisation de sa mère, ainsi que nourrir femme et enfants. Savoir tout cela, hélas ! ne rendait pas Nordbrandt beaucoup plus heureuse. Le problème était que l'hélico ne pouvait transporter une cargaison de plus de vingt-cinq tonnes. Elle disposait de cinq autres véhicules similaires, dont deux qui ne pourraient être utilisés très longtemps car ils avaient été volés en vue de la présente opération. Même avec les six, elle ne pourrait toutefois transporter que cent cinquante tonnes par voyage. Il lui faudrait donc vingt-six allers-retours pour déplacer le matériel destructeur qu'on lui apportait. D'une certaine manière, ce n'était pas entièrement négatif. Elle avait pris des dispositions pour que les armes soient réparties en des lieux dispersés, aussi lui aurait-il été de toute façon nécessaire de diviser la cargaison. Tout transporter allait cependant demander au moins deux jours, et il était dangereux de s'exposer aussi longtemps. Elle n'appréciait pas non plus de s'aventurer ainsi en personne à découvert. Non par couardise, encore qu'elle fût assez honnête pour admettre avoir peur, mais parce que, si les dos gris la capturaient ou la tuaient, l'effet produit sur l'ALK serait dévastateur. En fait, qu'elle eût censément déjà été tuée une fois décuplerait sans doute les conséquences psychologiques si elle était arrêtée ou abattue pour de bon. Toutefois, au moins pour cette première étape de la livraison, elle n'avait pas le choix. Elle devait être présente pour s'assurer que ses dispositions fonctionnaient et disponible pour résoudre les vilaines complications de dernière minute qui risquaient de survenir. Nordbrandt avait choisi avec soin le site de l'atterrissage de la navette, l'élément le plus hasardeux de l'entreprise. Le Brandon avait assuré que ses agents seraient des spécialistes des livraisons clandestines, capables de voler en rase-mottes en terrain difficile. Le prenant au mot, elle avait sélectionné un site accidenté des collines Komazec, situé à seulement trois cents kilomètres de Karlovac mais dont le terrain vallonné fournissait beaucoup de couloirs dérobés. Les collines étaient en outre assez proches de la capitale pour qu'une navette effectuant des livraisons légales à des clients puisse plonger dans leurs vallées ou raser leurs crêtes afin d'éviter la circulation aérienne ordinaire — et les radars de la police — sans attirer une attention indue. Le risque demeurait toutefois immense, et en grande partie dû à ses propres opérations. Ce qu'elle considérait comme sa frappe « Me revoilà » dans la capitale datait à présent de presque sept semaines T, mais toute la planète chancelait encore sous ses effets. Cette pensée lui inspirait une grande satisfaction mais les attentats couronnés de succès avaient fait saigner du nez les dos gris avec assez de force pour entraîner un très haut degré de vigilance. Le plus grand risque était qu'un officier de la sécurité du spatioport vérifie les papiers de la navette et découvre que les sociétés industrielles auxquelles elle était censée livrer du matériel n'attendaient rien de la sorte. Les contacts du Brandon avaient cependant trouvé un douanier disposé à fermer les yeux moyennant finances. Cet homme confirmerait que la navette transportait bien les innocentes machines-outils et pièces détachées spécifiées par les bordereaux, de même qu'il tamponnerait les ordres de livraison. Par la vertu de la corruption, la navette devait pouvoir quitter le port sans être arraisonnée, disparaître dans les collines et y retrouver les hélicoptères de Nordbrandt. Elle aurait préféré prendre livraison de l'ensemble au spatioport. Le Brandon et elle avaient envisagé cette possibilité, qui les séduisait pour bien des raisons. Ils y avaient toutefois renoncé du fait qu'elle ne pouvait emporter une telle cargaison en un seul vol. Faire franchir de manière répétée à ses partisans le périmètre de sécurité du spatioport aurait été trop risqué. Bien sûr, si quelqu'un assistait à une rencontre en pleine nature, au milieu de la nuit, toutes les alarmes de la planète se déclencheraient, mais ils avaient une bien meilleure chance de ne pas se faire repérer du tout qu'ils n'en auraient eu d'entrer dans un spatioport public et d'en ressortir à plusieurs reprises. L'hélicoptère de la terroriste vola tout à fait ouvertement, se fiant à son code de transpondeur légitime, jusqu'à la Rivière Noire, laquelle prenait sa source dans les collines Komazec puis rejoignait le Liku, le fleuve qui coulait au cœur de Karlovac. La Noire était bien plus étroite mais tout de même assez large pour avoir percé une gorge au sein des Komazec. Le pilote coupa d'un coup son transpondeur, plongea dans le canyon et ralentit à moins de cinquante kilomètres à l'heure. Vingt-trois minutes plus tard, il sortit de la gorge, franchit une crête, glissa de l'autre côté et, volant à une altitude de trente mètres, parcourut encore douze kilomètres avant de se poser dans un champ de blé desséché, envahi par la mauvaise herbe. La ferme dont dépendait ce terrain était abandonnée depuis que son propriétaire avait eu le malheur de traverser le centre commercial le jour de l'attentat du Nemanja. Nordbrandt n'était pas insensible à la triste ironie qui rendait disponible ce site d'atterrissage. Elle n'avait eu aucun grief contre ce fermier. Il s'était simplement trouvé au mauvais endroit au mauvais moment et il était devenu un martyr de l'indépendance de Kornati. À présent, sa mort apportait une seconde contribution, songea-t-elle en se laissant tomber à terre au milieu des hautes herbes. Deux des autres hélicoptères étaient déjà là et, comme la terroriste s'avançait dans le champ, deux de plus se préparèrent bruyamment à atterrir. À moins que la police n'eût redéployé ses satellites de surveillance depuis qu'elle avait rejoint la résistance armée, elle disposait d'une fenêtre de presque cinq heures avant leur prochain passage. Si elle avait commandé les dos gris, les évolutions de ces satellites auraient bel et bien été modifiées. D'après les sources qu'elle gardait au gouvernement, toutefois, rien n'avait changé. Nul ne semblait se rendre compte qu'elle était parvenue à réunir des informations complètes sur le réseau de surveillance lorsqu'elle faisait encore partie du parlement. Bien sûr, il est toujours possible qu'ils aient retourné mes sources. Auquel cas, ils ont probablement redéployé les satellites, si bien que la PNK et le SDF vont fondre sur nous en hurlant d'ici, ma foi, environ une demi-heure. Encore une de ces petites incertitudes qui rendent la vie tellement... intéressante. Elle consulta son chrono de qualité camouflé. La navette cargo était en retard mais cela n'avait guère d'importance c'était aussi le cas du sixième et dernier hélicoptère. Le minutage de ce genre d'opération ne fonctionnait jamais exactement comme prévu, et Drazen et elle avaient tenu compte de ces possibles variations lorsqu'ils avaient mis le plan au point. Elle s'assit sur une machine agricole abandonnée, contemplant les étoiles. De lourds nuages arrivaient du sud, dévorant peu à peu le ciel, et elle soutint mentalement leur progression. S'ils venaient couvrir l'opération, il serait bien moins probable qu'un appareil aérien passant là par hasard – voire un satellite de surveillance des dos gris – remarque cette étonnante congrégation de véhicules de transport. Elle envoyait toujours des pensées encourageantes en direction des nuages quand la navette cargo, presque silencieuse, franchit la crête boisée au nord de la ferme. Ses turbines à air étaient bien moins bruyantes que les tonitruants hélicoptères et elle se mouvait avec la grâce particulière des véhicules anti gray ayant vaincu les entraves décrites pour la première fois, il y avait de longs siècles, par Sir Isaac Newton. La navette était équipée pour les terrains accidentés et le pilote connaissait à l'évidence son affaire. Après avoir contourné le champ une fois, à dix mètres d'altitude, elle se posa comme un fantôme. Une écoutille à personnel s'ouvrit et un homme seul, en civil, la franchit. Nordbrandt, s'éjectant de son siège improvisé, traversa le champ pour aller à sa rencontre. « Vous avez quelque chose pour moi, dit-elle calmement. — En effet, répondit-il sur le même ton léger. Comme vous le souhaitiez, nous avons divisé la cargaison en colis de vingt tonnes, chargés sur des palettes d'hélico. En guise de bonus, on a utilisé des palettes antigrav. — Très bien », dit-elle, peinant à écarter de sa voix un mélange de reconnaissance et d'irritation. Reconnaissance parce que les palettes antigrav permettraient de déplacer la cargaison bien plus vite et plus aisément. Irritation parce que Drazen et elle auraient dû songer à les demander dès le départ. « Oui, admit le pilote. Vous disiez vouloir douze palettes –soit deux cent quarante tonnes au total – mais je ne vois que cinq hélicos. » Le ton changeait cette affirmation en question. Nordbrandt hocha la tête : cet homme se mêlait un peu de ce qui ne le regardait pas mais il ne rimait à rien d'être impolie. Le Comité central de libération venait de démontrer combien il pouvait être précieux, aussi avait-elle intérêt à en ménager les représentants, de crainte de l'irriter. « Le sixième hélico est en route. Il devrait arriver dans moins d'un quart d'heure. Il leur faudra à tous environ une heure, en moyenne, pour atteindre leur destination. Une heure et demie de plus à terre pour décharger – un délai qu'on pourra sans doute réduire grâce aux palettes antigrav, puisqu'on n'aura finalement pas besoin des chariots élévateurs — et encore une heure pour revenir ici. Ça fait quatre heures, ce qui nous en laissera une pour charger la deuxième série de palettes et filer avant que les satellites de surveillance des dos gris — des flics, je veux dire — ne jettent un bon coup d'œil sur ce champ. » Le pilote la considéra avec une certaine perplexité puis haussa les épaules. « Une fois que j'aurai tout balancé par l'écoutille, le reste vous regardera. Votre minutage m'a l'air un peu serré mais, moi, je serai parti d'ici quarante minutes, quoi qu'il arrive. » Sur ces mots, il regagna son véhicule et ouvrit la trappe d'accès aux commandes extérieures de la cargaison. Le visage baigné de rouge et de vert par la faible luminosité du panneau de commande, il entreprit de taper des instructions. Les ordinateurs, obéissants, ouvrirent l'immense écoutille arrière de la navette. Les deux cents tonnes et plus de matériel militaire n'occupaient qu'une fraction de la cale. Des instructions supplémentaires mirent en service les unités antigrav, puis un bras de grue souleva la première palette, la fit sortir en douceur puis la maintint immobile à un mètre du sol, jusqu'à ce qu'une demi-douzaine de mains empressées s'emparent de ses poignées et la tirent hors du chemin. Le trio de l'ALK guida les munitions flottantes jusqu'à un des hélicoptères en attente, tandis que le bras de grue allait chercher un second chargement. Trois autres Kornatiens le réceptionnèrent puis le dirigèrent vivement vers un autre hélico. Voyant la troisième palette presque sortie de la cale avant qu'ils n'aient écarté la deuxième, Nordbrandt eut un hochement de tête très satisfait. Elle se tenait sur le côté, hors du chemin, tandis que ses partisans poussaient le matériel vers les hélicoptères. Ils char gèrent d'abord celui qui avait le plus de chemin à parcourir, lequel se souleva dans la nuit, plus lent et plus lourd qu'à son arrivée, avant même que le deuxième n'eût fini de recevoir sa cargaison. La terroriste attendit calmement que cinq de ses hélicoptères eussent décollé. La cale de la navette était alors vide. Les palettes surnuméraires furent poussées à l'abri d'une grange bien pratique, tandis que le grand appareil fermait ses écoutilles, allumait ses turbines et s'en allait comme il était venu. Nordbrandt jeta un dernier coup d'œil au site de la rencontre, remarquant les traces de piétinement laissées dans le champ de blé, puis elle monta à bord du sixième et dernier hélicoptère. Il la déposerait là où un autre moyen de transport sûr l'attendrait pour la ramener à son appartement, puis il retournerait chercher la deuxième partie de la cargaison. « Assurez-vous de programmer les minuteurs avant de décoller avec le dernier chargement », recommanda-t-elle au pilote, élevant la voix pour se faire entendre à travers le vacarme des rotors. Il acquiesça sèchement, grave, et elle se détendit. Elle avait prévu que prendre ce champ pour site de transfert écraserait les blés secs. Il était probable que nul ne le remarquerait, aussi loin dans la brousse, mais elle ne voulait courir aucun risque. Le lendemain matin très tôt, avant le lever du soleil, un incendie se déclencherait dans un des bâtiments délabrés de la propriété abandonnée. Il se communiquerait au champ de blé et, sans doute, aux vergers voisins. Le temps que les pompiers locaux réagissent, toute trace de visite aurait été effacée. C'était bien triste, songea-t-elle. Cette exploitation délaissée, au propriétaire tué par des terroristes, qui serait de surcroît ravagée par les flammes. Tragique. Mais, à tout le moins, nul n'y vivait plus pour être menacé par l'incendie, et elle ne représentait plus le gagne-pain de personne. Voilà tout ce qu'on en penserait. Il ne viendrait sûrement à l'idée de personne que l'ALK pût perdre son temps à brûler une ferme isolée et abandonnée au milieu de nulle part. Nordbrandt se cala au fond de son siège, songea au potentiel que représentait la cargaison des hélicoptères et eut un mince sourire. CHAPITRE QUARANTE ET UN Le HMS Hexapuma se glissa en orbite de Kornati avec le professionnalisme accompli qu'on pouvait attendre d'une des premières flottes de la Galaxie. Aivars Terekhov observa avec une profonde satisfaction la manœuvre, du centre de sa passerelle qui vibrait légèrement. L'Hexapuma avait quitté Montana depuis dix-sept jours — un passage rapide s'il en était. Durant cet intervalle, Ansten FitzGerald et lui l'avaient changé en un instrument de précision. Aussi satisfait qu'il en fût, toutefois, Terekhov ne se faisait pas d'illusions : ses devoirs en Faille ne seraient pas aisés. Le service d'Amal Nagchaudhuri suivait les chaînes d'actualités de Kornati depuis que le vaisseau avait retrouvé l'espace normal : lors des dernières semaines, il n'y avait pas eu d'incident grave, juste une poignée de petits attentats — de simples piqûres d'épingle ayant sûrement davantage pour but de rappeler au public que les rumeurs de la mort de Nordbrandt avaient été très exagérées que de provoquer de véritables dégâts. Et elles y parvenaient. Même si les commentaires des journalistes ne l'avaient pas exprimé, la ferveur avec laquelle le poste de contrôle de Kornati avait accueilli l'Hexapuma aurait dit clairement l'immense espoir qu'investissait la population locale dans les compétences du vaisseau et de son équipage. Le problème des attentes exacerbées, se disait Terekhov, c'est qu'elles mènent à une déception exacerbée si elles sont déçues. Or, aussi douée que soit mon équipe, nos chances de trouver la balle d'argent de Van Dort ne sont pas vraiment écrasantes. Le vaisseau s'inséra précisément à l'endroit qui lui avait été assigné et le major Clary coupa les réacteurs principaux, avant de reconfigurer en maintien de position automatique. Terekhov hocha la tête, approbateur, puis se tourna vers les communications alors que résonnait un carillon. Le capitaine Nagchaudhuri tendit un instant l'oreille puis leva les yeux. « Pacha, j'ai une certaine mademoiselle Darinka Djerdja en ligne. C'est l'assistante personnelle du vice-président Rajkovic; elle demande s'il vous conviendrait de vous entretenir avec son patron. » Terekhov sentit ses sourcils se hausser, surpris. Les autochtones paraissaient plus pressés de lui parler qu'il ne s'y attendait. « Avons-nous un visuel ? — Oui, commandant. — En ce cas, informez mademoiselle Djerdja que je serais honoré de parler au vice-président. Quand il arrivera en ligne, transmettez-le sur mon écran, s'il vous plaît. — À vos ordres. » Cela demanda moins de quatre minutes, au bout desquelles un homme brun trapu apparut sur l'écran de Terekhov. Le vice-président Vuk Rajkovic avait les yeux gris calmes, le menton fort, et ses oreilles auraient pu servir d'éventails. Proéminentes, elles l'auraient rendu ridicule sans la concentration qui brillait dans son regard perçant. « Capitaine Terekhov, je suis Vuk Rajkovic, dit-il d'une voix de baryton profonde, aussi veloutée que le whisky. — C'est un honneur, monsieur le président », répondit le Manticorien. Rajkovic renifla. « Nous sommes dans un cas de figure où la cavalerie arrive à la rescousse, commandant. Du moins, j'espère que c'est le cas – que nous n'avons pas trop attendu avant d'appeler à l'aide. — Je vous assure que nous ferons tout notre possible, dit Terekhov, songeant autant au briefing de Van Dort sur la situation politique locale qu'à ses instructions délivrées par la baronne de Méduse. Toutefois, j'espère que personne, en Faille, n'entretient des espoirs irréalistes quant à ce que nous pouvons faire. — Je ne m'attends pas à des miracles, le rassura Rajkovic. Je crains toutefois que ce ne soit le cas de certains membres de mon gouvernement et du parlement. Et je sais que c'est celui des imbéciles qui rédigent les informations. À titre personnel, je me rends compte que vous disposez d'un unique vaisseau, d'un personnel limité, et que vous ne savez pas plus que nous où se trouvent ces fous furieux. En fait, j'ai deux espoirs majeurs. D'abord, je serais enchanté si vous réussissiez tout de même à démolir l'ALK en une seule opération magnifiquement conçue et exécutée. Si vous n'y parvenez pas – ce qui me paraît très probable –, je me réjouirais même d'un ou deux succès relativement mineurs. S'il nous est possible de remporter quelques petites victoires grâce à votre assistance, l'idée que le Royaume stellaire est prêt à mettre ses ressources à notre disposition devrait remonter le moral de nos concitoyens. — Je vois. » Terekhov observa le visage de son interlocuteur. Ce dernier voulait visiblement lui faire comprendre qu'il n'était que trop conscient du fait que l'Hexapuma avait peu de chances d'abattre le dragon ALK d'un seul coup d'épée. En outre, les attentes qui s'attachaient à son second espoir étaient aussi pragmatiques que réalistes. « Nous ne manquerons pas d'exercer tous nos efforts en la matière, monsieur le vice-président, assura-t-il. — Nul ne peut vous en demander plus, capitaine. Vous serait-il possible, ainsi qu'à monsieur Van Dort, de me rencontrer au palais présidentiel cet après-midi ? — Il va falloir un petit moment pour installer entièrement Hexapuma, monsieur. Toutefois, j'estime que monsieur Van Dort et moi pourrions nous libérer d'ici quatre-vingt-dix minutes. Franchement, je préférerais disposer de deux heures. — Deux heures, ce sera plus que satisfaisant, capitaine. Mon agenda de cet après-midi a été nettoyé. Avertissez par com mademoiselle Djerdja quand vous serez prêts à nous rejoindre, je vous prie. J'aimerais que soient également présents Mavro Kanjer, mon ministre de la Justice, ainsi que le colonel Basaricek et le général Suka. Je devrais pouvoir les faire venir entre le moment où vous quitterez votre vaisseau et celui où vous atteindrez le spatioport. Nous vous fournirons un moyen de transport jusqu'au palais présidentiel. — Parfait, monsieur le vice-président. — À tout à l'heure, capitaine », conclut Rajkovic avec un sourire chaleureux, avant de disparaître de l'écran. Terekhov releva les yeux. Hélène Zilwicki occupait le poste tactique en compagnie de Naomi Kaplan, tandis que Ragnhilde Pavletic assistait Nagchaudhuri aux communications. Il tendit le doigt vers la première. — Mademoiselle Zilwicki, vous êtes excusée. Allez informer monsieur Van Dort que nous quitterons le vaisseau d'ici deux heures pour rencontrer le vice-président Rajkovic ainsi que ses commandants de l'armée et de la police, je vous prie. Ensuite, préparez-vous à nous accompagner. — Bien, commandant. » Hélène se leva et fit face à Kaplan. Je demande à être excusée, capitaine. — Vous êtes excusée, mademoiselle Zilwicki », répondit gravement sa supérieure. La jeune femme se mit brièvement au garde-à-vous puis se dirigea vers l'ascenseur. Déjà, Terekhov désignait Ragnhilde du même doigt. — Mademoiselle Pavletic, excusée également. Présentez-vous au hangar d'appontement numéro un et assemblez l'équipage de la première pinasse. Vous nous transporterez, monsieur Van Dort et moi, jusqu'au spatioport de Karlovac, et vous nous y attendrez pour nous ramener au vaisseau après notre entretien avec le vice-président Rajkovic. Informez-vous des procédures de contrôle de vol locales et veillez à ce que notre trajet soit dûment autorisé. En outre, contactez l'officier commandant de la PNK au spatioport – je suis sûr que le poste de contrôle de Karlovac pourra vous mettre en contact avec lui – et demandez-lui d'appeler par com le major Kaczmarczyk afin de mettre en place une garde de sécurité pour la pinasse. — À vos ordres, commandant ! » Comme l'intéressée se levait et se tournait vers Nagchaudhuri pour demander à être excusée, Terekhov tapa une combinaison sur son propre com. — Major Kaczmarczyk, dit l'instant d'après la voix du rude fusilier, tandis que son image apparaissait sur l'écran. — Monsieur Van Dort et moi partons rencontrer le vice-président kornatien et ses principaux flics, Tadislaw. Je veux que vous soyez présent à cet entretien. En outre, j'estime qu'il est grand temps d'organiser une petite démonstration de force. Nordbrandt a fait la preuve de son ambition. Si elle pense avoir la moindre chance de démolir les gros bonnets manticoriens envoyés pour la traquer, je m'attends à ce qu'elle la saisisse. Même si ce n'est pas le cas, exhiber nos compétences ne pourra faire aucun mal. — Je comprends, commandant, acquiesça Kaczmarczyk quand Terekhov marqua une pause. — Mademoiselle Pavletic pilotera la première pinasse. Je lui ai ordonné de contacter le poste de contrôle de Karlovac pour obtenir une autorisation et un plan de vol, ainsi que de demander au commandant des forces de police du spatioport de vous contacter. Vous devriez avoir de ses nouvelles d'ici dix à quinze minutes. Quand vous discuterez des arrangements avec lui, faites-lui bien comprendre que vous voulez assurer la sécurité de notre groupe entre le spatioport et le palais présidentiel. S'il doit en référer à ses supérieurs, il devrait en avoir le temps avant que nous n'arrivions à terre. — Très bien, commandant. Je m'en occupe tout de suite. — Parfait. Terekhov, terminé. » Quand il coupa la communication et releva les yeux, Ragnhilde avait déjà disparu dans le sillage d'Hélène. Il s'intéressa au répétiteur tactique, sur lequel apparaissaient plus d'installations orbitales et de circulation que ne lui en avait fait attendre la description par Bernardus de l'économie et des bases techniques de Faille, quoique l'écran parût tout de même très désert par rapport à ce qu'il aurait montré autour de Manticore, Sphinx ou Griffon. « Canonnier. — Oui, commandant, répondit Naomi Kaplan. — Je veux savoir de quelles ressources orbitales disposent exactement les Kornatiens. Je pense qu'ils seront tout prêts à nous informer de leurs compétences, mais il y a parfois un hiatus entre ce que les gens disent pouvoir faire et les capacités réelles de leur matériel. Lancez quelques capteurs pour nous fournir une vue de l'autre face de la planète puis entamez une analyse de tout vaisseau ou satellite présent. J'aimerais que l'enseigne Hearns et vous-même me donniez un aperçu complet de vos résultats demain, juste après le petit-déjeuner. — À vos ordres, monsieur, on y sera », répondit Kaplan avant de commencer à lancer des instructions aux matelots. Terekhov examina une dernière fois le répétiteur, jeta un coup d'œil à l'affichage principal où apparaissait le colossal globe bleu et blanc de Kornati puis se leva. S'il devait rendre visite au chef de l'État local, provisoire ou non, il lui appartenait de faire la meilleure impression possible, et l'intendante en chef Agnelli ne lui pardonnerait jamais de ne pas lui laisser le temps de le rendre présentable selon ses critères. « Ils sont là. » La voix ne s'identifia pas. Elle n'y était pas obligée : d'abord parce que son interlocutrice la reconnaissait, ensuite parce qu'elle s'exprimait à travers un des coms militaires sécurisés débarqués la veille au soir. Seules quatre personnes, dont Nordbrandt, en avaient pour l'instant été équipées. « Tu en es sûr ? demanda-t-elle. — Ils ont demandé aux dos gris l'autorisation de poser leur petit appareil au spatioport, répondit Drazen Divkovic. Je ne suis pas sûr de leur heure d'arrivée, mais Rajkovic voudra les voir aussi vite que possible. — Je suis d'accord. » Agnès Nordbrandt fit la moue en contemplant la peinture terne de la cuisine de son soleil unique. Elle savait pourquoi Drazen l'avait contactée directement et elle l'approuvait en partie. Il était toutefois trop tôt. Les Mamies seraient sur leurs gardes et les armes civiles que ses groupes d'action avaient utilisées contre des adversaires kornatiens seraient grossièrement inadaptées face à du matériel manticorien. Elle devait laisser le temps à ses partisans d'apprendre à manipuler correctement leur nouvel équipement avant de croiser le fer avec les Manties. « Pas d'action pour le moment », dit-elle. Elle visualisa l'expression frustrée que ses paroles firent naître sur le visage de Divkovic, lequel était fiévreux et impatient même avant la mort de son frère. Cependant il était aussi discipliné. « Bien reçu. Terminé », dit-il simplement, et la communication fut coupée. Nordbrandt rangea le com, de la taille d'un poing, dans sa cachette : la boîte de farine. Elle s'arrêta près du four afin de surveiller la cuisson du pain dont le riche arôme emplissait la cuisine, puis elle se rassit pour réfléchir aux implications. L'arrivée des Manties n'était pas une surprise. Tonkovic ignorait qu'un de ses propres assistants à sa précieuse Assemblée constituante était un sympathisant de l'ALK, qui avait informé Nordbrandt presque aussi vite que la présidente avait informé Rajkovic. Il n'avait néanmoins pu préciser la date de cette arrivée, date qui se révélait... malcommode. La terroriste avait pris des dispositions pour que le deuxième chargement d'armes fût débarqué la nuit même. L'opération s'était si bien déroulée la première fois qu'elle avait décidé de transporter une pleine navette – plus de mille tonnes – en un seul vol. Ayant déposé le premier chargement bien à l'abri dans ses douze cachettes séparées, afin de subvenir à ses besoins dans la capitale et aux alentours, elle avait choisi de faire débarquer le second à Charlie Un, son camp d'entraînement camouflé avec soin, aussi connu sous le nom de « camp Liberté ». Charlie Un, conçu pour une sécurité maximale, était localisé de manière extrêmement pratique pour soutenir des opérations à l'intérieur ou autour de Karlovac. Ou de n'importe quelle autre grande ville de Kornati. Voire de certaines villes de moyenne importance. Son isolement même rendait raisonnablement sûr d'y déposer l'essentiel des nouvelles armes et pièces d'équipement pendant au moins une courte période –le temps de les disperser avec soin dans des cachettes éparpillées. Tout cela reposait néanmoins sur une liberté de mouvement relative et ne prenait certes pas en compte l'intrusion d'un vaisseau de guerre manticorien. Elle soupçonnait que les livreurs du Brandon ne seraient pas franchement ravis de cette péripétie-là. « Vous déconnez ? — J'aimerais bien ! renvoya Annette de Chabrol. — Un putain de croiseur manticorien ? » Duan Binyan la regardait avec de grands yeux, s'efforçant encore de débarrasser son cerveau des derniers lambeaux de sommeil. « Classe Saganami, pas moins ! grimaça de Chabrol. À l'heure où je vous parle, ce fils de pute est en orbite de garage à moins de mille kilomètres de nous ! — Très bien, très bien, calmez-vous. » La voyant le regarder sur le com de sa cabine comme si elle le prenait pour un imbécile, Duan haussa les épaules. « Bon, il y a un croiseur manti sur la même orbite que nous, reprit-il avec un calme un peu forcé. Et alors ? Nous sommes un vaisseau marchand légitime, certifié par les inspecteurs des douanes locaux et venu déposer une demi-douzaine de petits chargements ainsi qu'une douzaine de passagers. Tout est arrangé depuis des mois avec le poste de contrôle – ainsi qu'avec les douanes et la PNK. Les Mamies n'ont pas plus de raison de se méfier de nous que les Kornatiens. » De Chabrol le fixa durant trois secondes puis se secoua. « Tout cela est bel et bon, Binyan, dit-elle d'une voix un peu plus posée, mais ça laisse de côté un petit détail. Les capteurs des Kornatiens sont merdiques; ceux des Manticoriens non. :e croiseur a beaucoup plus de chances de nous repérer si on lait quoi que ce soit qui sort de l'ordinaire. Par exemple... je le sais pas, moi... disons livrer mille tonnes d'armes militaires prohibées à un groupe de terroristes meurtriers. » Son ton était cinglant. Duan fut contraint d'admettre qu'elle n'avait pas tort. « Je n'ai pas plus envie que vous d'enfoncer mes organes reproducteurs dans une prise de courant, dit-il, mais on n'a pas trop le choix, malheureusement : Nordbrandt a déjà pris ses dispositions pour la livraison de cette nuit, et on n'a aucun moyen de la prévenir qu'on n'y sera pas. On pourrait simplement annuler l'opération sans le lui dire, bien sûr, mais il n'y a aucun moyen de prévoir sa réaction si on ne se montre pas. — Hein? Vous vous attendez à ce qu'elle appelle les autorités ? "Salut, ici votre gentille organisation terroriste locale. Ces salauds du Marianne étaient censés nous livrer mille tonnes d'armes et d'explosifs pour qu'on puisse tuer encore plus de gens, et ils ne l'ont pas fait. Alors, on vous les donne. Allez donc les arrêter." — Non, répondit-il avec une considérable retenue. Ce que je crains, c'est que, si on ne procède pas à la livraison, quelqu'un qui se trouve de leur côté du pipe-line pose une question de trop, reste au mauvais endroit trop longtemps, ou bien panique et tente de contacter ses chefs – bref n'importe quoi qui risque d'attirer l'attention des flics. Or, si ça arrive, s'ils se font choper, si les autochtones remontent la chaîne de livraison et nous trouvent au bout, je ne doute pas un instant que monsieur Croiseur classe Saganami ne se fasse un plaisir de nous aborder ou de nous éparpiller en mille morceaux sur simple demande. — Alors pourquoi est-ce qu'on ne se casse pas, tout bêtement? Qu'ils coincent les terroristes ! Ça ne nous fera aucun mal. — Oh que si ! Le contact de Nordbrandt pour cette livraison, c'est l'agent de Jessyk sur Kornati. Si on se tire et que les gars de l'ALK se font choper, ils diront aux autorités très exactement qui était censé leur livrer leurs armes... et ne l'a pas fait. Au cas où ça vous aurait échappé, notre agent ne bénéficie pas de l'immunité diplomatique : les locaux l'arrêteront en un clin d'œil et, une fois qu'ils l'auront, ils le remettront aux Manties. Or, le truc qu'on ne peut vraiment pas se permettre, c'est que les Manties commencent à se demander pourquoi Jessyk & Co. – une société transtellaire mesane – envoie des armes à des terroristes de l'amas de Talbot. Croyez-moi... (il la regarda droit dans les yeux) l'opération ne se limite pas à une livraison de matériel à une bande de dingues. Si vous et moi faisons quoi que ce soit pour la compromettre, nous aurons de la chance si nous réussissons à nous suicider avant que les équipes à sale boulot de Bardasano ne nous rattrapent. » De Chabrol avait ouvert la bouche pour lancer une nouvelle protestation. Elle la referma. « Oui, dit sèchement Duan. C'est aussi mon avis. — Alors on procède à la livraison comme prévu ? — Seulement à la prochaine phase, déjà organisée. Entre ce qu'on a déjà déposé et le prochain chargement, ils auront presque un tiers du tout. C'est largement plus que ce qu'ils avaient avant, et on va leur expliquer que l'arrivée du croiseur mantie nous oblige à tourner bride. Je suis presque sûr que Nordbrandt le comprendra. Même sinon, même si on finit par se faire moucharder, Bardasano ne nous en voudra pas. Sans doute pas, en tout cas. Elle vient elle-même des opérations secrètes et on la dit assez expérimentée pour savoir ce qu'une équipe de terrain peut ou ne peut pas faire quand Murphy pointe le bout de son nez. Si on réussit à terminer cette partie de la livraison et à s'en sortir sans accroc, je pense qu'elle admettra que c'était ce qu'on pouvait faire de mieux compte tenu des circonstances. — J'espère que vous avez raison. Et qu'on s'en sortira bel et bien sans accroc. — Moi aussi. Mais la vérité c'est que, si on fait capoter cette opération, Bardasano a plus de chances de nous faire descendre que les Mannes, même s'ils nous chopent à cause de la clause de l'équipement. — Quelle charmante motivation », marmonna de Chabrol, et Duan eut un petit rire sardonique approbateur. CHAPITRE QUARANTE-DEUX « Merci d'être venu, capitaine Terekhov. Vous aussi, monsieur Van Dort. » En personne, songea Hélène quand Darinka Djerdja les introduisit auprès du vice-président, Vuk Rajkovic avait encore plus de présence que sur le com. Ce n'était en aucun cas un bel homme, mais le père d'Hélène non plus, et nul n'avait jamais accusé Anton Zilwicki de faiblesse. Le vice-président se tenait à la tête de la longue table en bois de la salle de conférence, un étage en dessous du bureau de l'exécutif du palais présidentiel de Kornati. Un mur lambrissé, derrière lui, était frappé du grand sceau de Kornati, au-dessus des bâtons croisés du drapeau planétaire et de l'emblème du président. Les sièges entourant la table, des fauteuils pivotants, paraissaient d'un confort proche du péché, en dépit de leur conception archaïque. La moquette, d'un bleu cobalt profond, portait le sceau planétaire en blanc et or. Des écrans HV démodés couvraient tout un mur. Il n'y avait pas de fenêtres. La pièce était située au centre du palais, assez profondément pour déjouer la plupart des dispositifs d'écoute extérieurs. « Nous aurions préféré que personne ne soit obligé de venir, monsieur le président, dit gravement Terekhov, mais nous serons enchantés de faire tout notre possible pour vous. — Merci », répéta Rajkovic, avant de présenter brièvement les deux autres hommes et la femme déjà présents. Le ministre de la Justice Mavro Kanjer, de taille moyenne, de carrure moyenne et de teint moyen, se tenait devant la chaise à la droite du vice-président. De tous les Kornatiens, c'était de loin le moins impressionnant par son physique. Brigita Basaricek, grande, blonde, vêtue de la tunique grise et du pantalon bleu foncé de la Police nationale kornatienne, se leva du fauteuil à la droite de Kanjer quand les invités furent introduits dans la salle de conférence. Le général Vlacic Suka, qui portait la tunique vert foncé et le pantalon rouge cerise des Forces de défense kornatiennes, se tenait à la gauche du vice-président. Il avait le teint presque aussi sombre que Rajkovic mais était plus grand et avait les cheveux grisonnants, assortis d'un début de tonsure, ainsi qu'une barbe à la Van Dyke considérablement plus agressive et broussailleuse que celle de Terekhov. L'âge, la fatigue et l'inquiétude marquaient son visage. — J'ai déjà vu le capitaine Terekhov par com, continua le vice-président, et nous connaissons tous monsieur Van Dort, bien sûr. Toutefois... » Il regarda derrière le Rembrandtais, les sourcils poliment haussés. « Monsieur le vice-président, voici le capitaine Kaczmarczyk, dit Terekhov, commandant du détachement de fusiliers de l'Hexapuma. Et l'aspirante Zilwicki qui assiste monsieur Van Dort. — Je vois. » Rajkovic salua d'un signe de tête Kaczmarczyk et Hélène, puis désigna les sièges libres. « Asseyez-vous, je vous en prie. » Les visiteurs s'exécutèrent, tandis que ses subordonnés et lui se réinstallaient sur leurs propres fauteuils. Le vice-président observa tour à tour les visages assemblés puis s'adressa de nouveau au capitaine de l'Hexapurna. « je comprends pourquoi vous avez souhaité la présence du capitaine Kaczmarczyk. Je suis sûr que le colonel Basaricek, le général Suka et lui auront beaucoup à se dire. J'ai cru comprendre... (il eut un léger sourire) que les fusiliers du capitaine avaient déjà fait une forte impression à nos concitoyens. — Pas mauvaise, j'espère, monsieur. — Oh, je soupçonne qu'ils ont fait une très mauvaise impression à certains parmi notre population, capitaine, dit le colonel Basaricek avec un sourire qu'Hélène jugea cruel. Et les mots me manquent pour dire à quel point j'espère qu'elle a été mauvaise. — C'était un des objets de l'exercice, colonel », admit Terekhov en lui rendant son sourire. Ragnhilde Pavletic et sa pinasse étaient garées bien en vue, sur une des pistes centrales du spatioport. Le canon pulseur lourd de la tourelle dorsale était en batterie, et deux escouades complètes de fusiliers en armure de combat, équipés d'armes lourdes, encerclaient les lieux. Touche supplémentaire, deux drones capteurs couvrant tout le spectre flottaient au-dessus d'eux par antigrav, le premier assez haut pour être hors d'atteinte de presque toute arme portative susceptible de se trouver sur Kornati, le second bien plus bas, délibérément exposé à un éventuel feu hostile afin d'assurer que tout le monde le vît et sût qu'il était là. Une troisième escouade de fusiliers en armure s'était ajoutée au périmètre de sécurité du palais présidentiel, tandis qu'un troisième drone capteur était déployé au-dessus de son parc. — Son autre objet, colonel, intervint le capitaine Kaczmarczyk, c'était de débarquer une force suffisante au cas improbable où nous réussirions à pousser les partisans de Nordbrandt à s'en prendre au capitaine Terekhov et à monsieur Van Dort. Ils semblent par malheur avoir dédaigné l'appât. — Ils risquent de ne pas le dédaigner éternellement, capitaine, dit le ministre Kanjer, sur un ton aigre gâchant ce qui aurait sinon été une agréable voix de ténor. Encore qu'ils fassent preuve d'une aversion prononcée pour les cibles capables de riposter. — Je ne suis pas sûr que ce soit juste, Mavro. » La voix du général Suka était plus profonde que celle de Kanjer, quoique moins que celle de Rajkovic – mais considérablement plus dure. Il secoua la tête à l'adresse du ministre de la Justice. « J'admets qu'ils ont manifesté plus de discipline que je ne l'aurais aimé lorsqu'il s'est agi d'éviter l'attaque de cibles prêtes à riposter. Et j'admets aussi qu'il est tentant de les considérer comme une bande de lâches assassins. Je crains toutefois qu'ils n'aient pas vraiment peur, qu'ils soient juste conscients qu'affronter les équipes spéciales du colonel Basaricek ne pourrait les mener qu'à la défaite. — Sauf votre respect, général, déclara Van Dort, si ce ne sont pas des lâches au sens physique, ils le sont au sens moral. Ils ont adopté la stratégie qui consiste à s'en prendre aux innocents vulnérables et à s'en servir de pions contre un adversaire – leur propre gouvernement, légalement élu –qu'ils ne peuvent défier directement. » Tandis qu'il s'adressait au général, il semblait observer avec attention le vice-président du coin de Kanjer paraissait tout à fait d'accord avec lui, mais la bouche de Rajkovic se durcit. « Je ne conteste pas votre analyse de base, monsieur Van Dort, dit-il au bout d'un moment, mais, entre nous, Nordbrandt n'aurait jamais pu réunir autant de tueurs si nous ne l'y avions pas aidée. Je ne dis pas qu'elle n'exagère pas atrocement en prétendant que nous avons créé un véritable enfer, mais il se produit ici des abus, la pauvreté est très répandue, et ces facteurs génèrent l'amertume au sein du peuple. » Donc Bernardus – monsieur Van Dort – l'a poussé à admettre cela d'entrée, songea Hélène. Malin. « Les abus ne justifient en aucun cas des massacres, monsieur le vice-président », dit sèchement le ministre. Van Dort avait expliqué à son assistante le système politique kornatien, aussi savait-elle que Kanjer faisait partie des ministres nommés par Tonkovic avant son départ pour Fuseau. Les réunions du gouvernement devaient être... intéressantes. « Ils ne les justifient pas, non, répondit Rajkovic sur un ton glacial. Mais ils les expliquent peut-être. » Comme il soutenait le regard de Kanjer, Suka se tortilla, gêné par la tension entre le vice-président et le ministre de la Justice. Basaricek, elle, hocha la tête. « Si vous me permettez, monsieur le ministre, le vice-président a raison, dit-elle à son supérieur civil. Que tant de gens soient privés du droit de vote constitue un autre facteur, bien sûr, mais la perception de l'injustice fondamentale du système, à bien des égards, est en grande partie responsable du succès de Nordbrandt. » Kanjer parut sur le point de répondre sèchement mais un coup d'œil à l'expression de Rajkovic l'en dissuada. « Vous pourriez développer ce point de vue, colonel ? demanda Van Dort sur un ton qui, Hélène le remarqua, ne laissait pas deviner lequel des antagonistes il estimait le plus convaincant. — Un tas de gens ont commis l'erreur de ne pas se rendre compte que, bien avant le référendum, le noyau dur du Parti de la rédemption nationale de Nordbrandt se composait d'individus terriblement en colère, reprit Basaricek en se tournant vers lui. Des individus estimant, à tort ou à raison, avoir des doléances légitimes contre le système. La plupart, à mon avis, auraient dû chercher plus près d'eux-mêmes les causes de leurs échecs et de leurs problèmes. Si c'était le cas de beaucoup, certains avaient pourtant de bonnes raisons de se sentir trahis par le gouvernement, les tribunaux ou l'administration des services sociaux. Je le sais, parce que mes subordonnés se retrouvent en général au milieu des troubles quand un désespéré pur et simple tente de prendre les choses en main. » Elle jeta à Kanjer un coup d'œil où brillait une franche nuance de provocation. Non d'insubordination, mais on aurait dit qu'elle le mettait au défi de nier ce qu'elle venait de dire. Quoique donnant l'impression d'en avoir très envie, le ministre s'en abstint. Hélène se demanda si c'était pour ne pas désavouer ouvertement Rajkovic ou parce qu'il savait ne pouvoir le faire en toute honnêteté. « Même avant que les modérés du PRN commencent à la lâcher en raison de son opposition à l'annexion, continua Basaricek, elle avait recruté ses futurs cadres au sein du noyau dur de ses partisans. Plus les modérés la quittaient, plus elle se fiait efficacement et exclusivement aux radicaux. Il n'y en a jamais eu beaucoup par rapport à l'ensemble de la population, mais même un infime pourcentage d'une population planétaire représente un grand nombre dans l'absolu. Il est probable que seule une minorité d'entre eux, même des plus proches d'elle, étaient prêts à franchir la ligne de l'illégalité, mais cela en laissait encore assez pour lui permettre d'organiser des cellules de l'ALK dans nos principales zones urbaines. — Quelle opinion a d'elle et de son organisation l'ensemble de la population, à l'heure actuelle ? » s'enquit Van Dort. Basaricek interrogea du regard Rajkovic, qui lui fit signe de répondre. — La population a peur, dit brutalement le colonel de la PNK. Pour l'instant, nous n'avons remporté que des succès épars isolés. Les terroristes ont l'avantage puisqu'ils choisissent où et quand frapper : le public constate qu'ils attaquent régulièrement des cibles vulnérables, et que la police comme l'armée sont incapables de les en empêcher. — Nous y sommes parvenus chaque fois que nous avons été informés à temps, colonel, fit observer Kanjer, raide. Nous avons bel et bien remporté des succès. — Oui, monsieur, c'est exact, mais je maintiens qu'ils ont été épars et isolés. » Basaricek continua de s'adresser à son supérieur, mais Hélène crut sentir ses remarques en réalité destinées à Van Dort et Terekhov. « Vous savez que nous n'avons réussi à démanteler qu'une demi-douzaine de cellules, dont les deux qui ont été pratiquement exterminées le soir où nous avons cru descendre Nordbrandt elle-même. Nous ne sommes parvenus à identifier les autres, à l'exception d'une seule, qu'en surveillant des membres particulièrement amers du PRN qui nous étaient déjà connus. J'ai toutefois peur que nous n'ayons en l'occurrence à peu près épuisé les possibilités. Nous cherchons encore deux douzaines de fidèles du parti qui ont disparu en même temps que Nordbrandt, et nous surveillons de près autant d'anciens membres du noyau dur du PRN que possible, mais nos effectifs sont limités. Et, en vérité, la plupart d'entre eux ne songeraient probablement jamais à assassiner qui que ce soit. » Elle tourna la tête vers Van Dort. — Il est difficile de faire comprendre à des gens effrayés qu'il s'agit surtout d'une guerre de renseignement, continua-t-elle. Que, jusqu'à ce que nous ayons identifié et localisé les chefs de l'ALK, nous ne pouvons adopter qu'une attitude défensive, si bien que les terroristes sont libres de choisir les lieux de leurs attentats, et qu'ils ne vont pas sélectionner ceux où nous sommes en position de force. — Je vois, dit Van Dort, avant de s'adosser et de s'adresser Rajkovic. Monsieur le président, le gouverneur provisoire et moi avons discuté de la situation générale de l'amas et, en particulier, de celle de Faille. J'en ai parlé plus en détail avec le capitaine Terekhov, à la lumière des dépêches envoyées par la baronne de Méduse quand elle nous a ordonné de quitter Montana pour venir ici. L'histoire nous prouve que l'élimination efficace de ce genre de mouvement doit toujours inclure une approche à deux vitesses. » D'un côté, c'est une évidence, il faut contenir et neutraliser la menace militaire. C'est une tâche en général assez simple dans sa nature – même si son exécution ne l'est pas forcément, le colonel Basaricek vient de nous expliquer en grande partie pourquoi. Toutefois, elle n'est pas non plus impossible, et la baronne est disposée à offrir son assistance en la matière. Elle nous envoie de Fuseau le transport de troupes Joanna, avec deux compagnies entières de fusiliers royaux manticoriens à son bord. L'une est tirée du bataillon assigné à son commandement personnel sur Lin. L'autre vient de l'Hercule, le vaisseau du contre-amiral Khumalo. Ces fusiliers seront accompagnés par leur section armes lourdes au complet, deux navettes d'assaut et trois pinasses de la flotte, et ils assumeront à leur arrivée un rôle de soutien purement militaire. Malheureusement, ce ne sera sans doute pas avant une semaine ou deux au plus tôt. Ils demeureront toutefois affectés ici jusqu'à ce que la situation militaire soit sous contrôle. » Les quatre Kornatiens se redressèrent, leurs yeux s'allumèrent, et Van Dort sourit. Aussitôt, toutefois, son sourire s'amenuisa un peu. « En plus de neutraliser la menace militaire, il est nécessaire de remédier aux abus qui ont aidé à la créer au départ. On ne peut pas éliminer une résistance en se contentant d'abattre les résistants, à moins d'être soi-même prêt à adopter une politique de la terreur. Votre tradition de vigilance en matière de protection des droits civils me laisse à penser que ce n'est pas votre cas. Par ailleurs, ce serait au bout du compte vain, sauf si vous acceptiez un État policier permanent. Chaque fois qu'on arrête ou tue quelqu'un qui est perçu comme se battant contre une injustice, on ne fait que créer un martyr et fournir de nouvelles recrues à l'autre camp. Ça ne signifie pas forcément que les terroristes ont raison, ça signifie qu'on crée des gens qui en sont convaincus. Pour trancher ce soutien à la base, il convient de s'affirmer prêt à régler les problèmes ayant donné naissance au mouvement de résistance. II faut bien entendu le faire depuis une position de force, ne pas se laisser pousser à d'énormes concessions injustifiées, mais il faut le faire – et atteindre en la matière un consensus, si l'on veut avoir un espoir d'éliminer la menace pour de bon. » Les Kornatiens s'entre-regardèrent, Basaricek sans aucune expression, Kanjer l'air franchement rebelle, tandis que Suka donnait l'impression d'avoir mordu dans un fruit pourri. Le vice-président Rajkovic semblait pensif : posant l'avant-bras droit sur la table de conférence, il fixa le Rembrandtais d'un air interrogateur. « J'espère que vous me pardonnerez de dire cela, monsieur Van Dort, mais, compte tenu de la réputation de l'Union commerciale, ce discours réformateur sonne un peu bizarre dans votre bouche. — J'en suis sûr, monsieur le vice-président, déclara son interlocuteur, sarcastique. Mais c'est précisément le processus au milieu duquel je me trouve moi-même à l'heure actuelle. Dans un sens, le référendum sur l'annexion était une tentative de réparation de tous les procédés regrettables que l'Union commerciale et moi avons appliqués dans le cadre de nos efforts pour nous garder de la Sécurité aux frontières. Je ne sais pas si vous avez appris que mademoiselle Vaandrager n'est plus la présidente de l'UCR ? Les yeux de Rajkovic parurent s'étrécir, songea Hélène, et Suka cilla carrément. Van Dort eut un sourire dépourvu d'humour. — Mademoiselle Vaandrager était une erreur dont je suis responsable. J'ai pris des mesures pour la corriger – pas tout à fait trop tard, je l'espère. Je suis aussi en train d'essayer de convaincre certaines têtes de cochon de Montana que l'Union commerciale a changé d'orientation et, ce qui est beaucoup plus important, que le Royaume stellaire n'a pas l'intention de les exploiter. En outre, j'ai travaillé étroitement avec Joachim Alquezar et Henri Krietzmann à l'Assemblée constituante, et je travaille désormais avec la baronne de Méduse à obtenir une Constitution qui fera avancer l'annexion. Non sans rencontrer une résistance significative, je regrette de le dire. » L'expression de Rajkovic se fit aussi neutre que celle de Basaricek devant cette évidente référence à Aleksandra Tonkovic. Celle de Suka, en revanche, s'assombrit, et sa mâchoire se crispa, tandis que Kanjer se raidissait de colère. — Ce que je veux dire, monsieur le vice-président, c'est la chose suivante, reprit Van Dort sans élever la voix : Si l'annexion a lieu, le système économique et politique de Faille connaîtra fatalement des changements; les abus et la pauvreté qui, comme l'a fait remarquer le colonel Basaricek, ont aidé à alimenter l'ALK seront énormément réduits. — Excusez-moi, monsieur le vice-président, gronda Kanjer, le visage crispé, mais je crois entendre une mise en accusation de tout notre gouvernement et de notre économie. Même si j'apprécie l'offre d'assistance du Royaume stellaire – et de monsieur Van Dort –, je dois dire qu'à mon avis nous ne représentons pas un régime brutalement répressif. — Au mien non plus, appuya Suka en jetant à son vice-président un regard provocateur. — Et au mien non plus, messieurs, répondit Rajkovic sans acrimonie. Et je ne pense pas, en toute franchise, que monsieur Van Dort lui-même le croie. Toutefois, l'honnêteté doit nous contraindre à admettre que nous ne représentons pas tout à fait non plus un régime équitable. » Kanjer serra les dents tandis que Suka prenait l'air rebelle. Le vice-président secoua la tête et sourit au général. « Vlacic, Vlacic ! Depuis combien d'années nous connaissons-nous ? Combien de fois avons-nous partagé un excellent dîner en évoquant les problèmes de notre société et de notre économie dont nous sommes tous les deux conscients ? — Il est possible que j'aie perçu des problèmes, admit Suka sur un ton raide, mais nous ne sommes pas pires que beaucoup de systèmes stellaires, et nous sommes bien meilleurs que pas mal d'autres ! — Naturellement, général, s'immisça Van Dort. Certains systèmes de l'amas ont, d'après moi, des problèmes plus graves que ceux que vous affrontez. Et Dieu sait que d'autres, ailleurs, sont de purs cauchemars. J'en connais, dans la Grande Couronne et même au cœur de la Vieille Ligue, dont la structure politique est bien moins équitable que celle qui règne en Faille. Mais cela ne signifie pas qu'en certains domaines vous ne pourriez vous améliorer encore. Ce que je dis, c'est que, si l'annexion a lieu, ces améliorations seront bel et bien mises en œuvre. — Et pourquoi nous dites-vous cela au juste ? interrogea Kanjer, soupçonneux. — Pour deux raisons, monsieur le ministre, répondit le Rembrandtais. D'abord, parce qu'il est nécessaire de lancer une contre-offensive de propagande. Une majorité de la population disposant du droit de vote a certes approuvé l'annexion, mais ce droit est ici si limité, en raison de la non-inscription des électeurs potentiels, que le référendum a en fait été remporté par une minorité de la population. Nordbrandt le sait. Elle a joué là-dessus dans sa propagande. Il ne suffit donc pas au gouvernement de réciter encore et encore les résultats : il faut convaincre la majorité de ceux qui n'ont pas voté que l'annexion est une bonne chose. Qu'elle aura des effets positifs pour eux personnellement. À l'heure actuelle, Nordbrandt affirme qu'elle ne profitera qu'aux "intérêts financiers" et aux "oligarques", aux dépens de tous les autres. Vous ne devez pas vous contenter de la contredire mais aussi miner ses arguments à la base. » Rajkovic et Basaricek hochaient la tête. Même Kanjer et Suka paraissaient un peu plus détendus, songea Hélène. Elle savait cependant que Van Dort n'avait pas encore lancé sa vraie bombe. Ce qu'il fit donc alors. « Et ensuite, reprit-il sur le même ton, parce que, pour être tout à fait franc, l'attitude de la présidente Tonkovic à l'Assemblée constituante ne nous aide en rien. » Le teint déjà sombre de Suka adopta une nuance de rouge alarmante. Le général frissonna sous l'outrage, tandis que Kanjer se redressait tout droit sur son siège, furieux. Van Dort lui fit face calmement. « Avant que vous ne preniez la parole, monsieur le ministre, la présidente a-t-elle informé votre gouvernement qu'une date limite avait été assignée à l'approbation d'une Constitution ? Si un texte préliminaire n'a pas été adopté avant cent vingt-deux jours standard, le Royaume stellaire de Manticore retirera son offre d'annexion ou bien dressera une liste des systèmes stellaires individuels dont l'admission sera rejetée. » Kanjer avait commencé d'ouvrir la bouche. Il se figea, tandis que ses yeux s'écarquillaient et qu'il lançait un regard à Rajkovic. Lequel semblait toutefois aussi surpris que lui. « Pardonnez-moi, dit le vice-président au bout d'un moment. Il faut que j'aie une certitude absolue. Vous affirmez, en tant que représentant personnel de la baronne de Méduse, que cette dernière en a informé la présidente Tonkovic. — Absolument, répondit Van Dort sans ciller. — Et ce avant de vous demander de quitter Montana pour vous rendre en Faille ? — D'après les courriers qu'elle m'a envoyés, oui. » Les Kornatiens s'entre-regardèrent à nouveau, et Hélène les vit calculer. Se rendre compte qu'un message de Tonkovic renfermant les mêmes informations aurait pu atteindre Kornati presque trois semaines plus tôt. Que leur chef de l'État ne les avait pas avisés de cet ultimatum du gouverneur, ni en tant que déléguée planétaire à l'Assemblée ni en tant que présidente à laquelle la Constitution faisait obligation d'informer le parlement de toutes les questions diplomatiques. « Il n'entre pas dans mes intentions ni dans celles de la baronne de créer une crise constitutionnelle sur Kornati, reprit Van Dort. Mais c'est un problème que vous allez devoir régler. Comment, cela vous regarde. Mon devoir est seulement de vous informer que le problème et la date limite existent. Et, pour être tout à fait franc, je pense que vous devrez aborder ce sujet au cours de votre campagne – si vous décidez d'en entamer une – destinée à convaincre les non-électeurs du système de Faille que l'annexion serait pour eux un progrès. — Cela... va créer de nouveaux problèmes », dit lentement Rajkovic. Basaricek acquiesça avec emphase, alors que Kanjer et Suka paraissaient en état de choc. « À court terme, cependant, pouvons-nous partir du principe que le capitaine Terekhov et vous-même êtes prêts à nous apporter une assistance active dans les efforts militaires déployés pour éliminer la menace de l'ALK ? — Bien sûr, monsieur le vice-président, répondit le Manticorien. La réaction politique qu'évoquait monsieur Van Dort doit faire partie de la solution à long terme, mais une réflexion intense sera nécessaire pour la mettre au point. Et, comme il le dit, nous ne sommes pas ici pour créer une crise constitutionnelle. Dans l'immédiat, nous allons donc coopérer pleinement avec vous contre Nordbrandt et ses assassins. » Un froid plus que glacial imprégnait ses yeux bleus lorsqu'il ajouta : « Et je crois vraiment qu'elle ne l'appréciera pas, monsieur. » « Eh bien, Dieu merci », murmura Annette de Chabrol tandis que le Marianne accélérait pour s'éloigner de Kornati. Duan Binyan et Franz Anhier, le mécanicien du bord, prenaient soin de retenir leur accélération à un degré limité, correspondant à l'aspect décrépit du vaisseau. Ce qui convenait fort bien à de Chabrol, moins soucieuse de taux d'accélération que de cap. Or le Marianne tournait résolument le dos à r Hexapuma. « Je suis tout de même un peu surpris que Nordbrandt l'ait pris aussi bien, dit Zeno Egervary, et Duan eut un rire sec. — Je ne sais pas à quel point elle l'a bien pris, dit-il. Après tout, nous ne lui avons pas parlé directement. Mais elle ne pouvait pas faire grand-chose d'autre. Ce n'est pas vraiment sa réaction qui m'inquiétait – ou plutôt, ça m'inquiétait moins que d'être surpris en train de décharger ses putain d'armes. — Quand vous me l'expliquiez, vous aviez l'air assez sûr d'y parvenir, dit de Chabrol sur un ton aigre – mais avec le sourire. — J'en étais moins sûr que je ne l'étais de plonger dans une merde noire si on n'essayait même pas ! — Quoi qu'il en soit, je partage l'avis d'Annette, dit Egervary. Qu'on s'éloigne de ce putain de croiseur manti, et je serai un homme heureux. — Je suis toujours soucieux du bonheur de mes officiers et de mon équipage, répondit Duan en souriant. Nous allons donc laisser monsieur Mamie en Faille et partir vers de nouvelles aventures. » Il se tourna vers de Chabrol et son sourire s'élargit. « Calculez-nous une route pour Montana, Annette. » CHAPITRE QUARANTE-TROIS — Je comprends qu'il faut entraîner nos partisans au maniement des nouvelles armes avant de les utiliser, sœur Alpha. » Si son ton et son attitude étaient toujours aussi respectueux, Drazen Divkovic arborait un certain air entêté, se dit Nordbrandt. Comme à l'ordinaire, d'ailleurs. Entêtement, détermination, soif de sang pure et simple – qu'on appelle cela comme on voulait, c'était une des qualités qui le rendaient si efficace. — Et je crois comprendre que tu désires les utiliser efficacement le plus vite possible, frère Poignard, répondit-elle. C'est le cas de tous nos frères et sœurs, je le sais. Ma seule inquiétude est que notre empressement à combattre l'oppresseur nous pousse à frapper avant d'être réellement prêts. — Pourtant, nous employons déjà le nouvel équipement, sœur Alpha », lui fit remarquer Drazen. Elle hocha la tête, quoique ni lui ni personne ne pût la voir. Bien qu'il prît toujours soin de l'appeler sœur Alpha, même lorsqu'ils se rencontraient en tête à tête, elle lui donnait en général lors des réunions son véritable nom plutôt que son pseudonyme de l'ALK. Ce n'était pas qu'elle fût moins soucieuse de sécurité que lui, mais elle ne rencontrait jamais plus d'un chef de cellule à la fois, et elle connaissait les noms de plus d'entre eux qu'elle ne l'aurait dû. Il était inutile de feindre le contraire tant que cela ne menaçait pas leur sécurité, et c'était bon pour leur moral car cela nourrissait leur sentiment d'unité. Elle se disait cela, et c'était vrai, mais il ne l'était pas moins que l'être humain qui vivait dans le leader révolutionnaire, l'extravertie devenue politicienne de talent, brûlait parfois de connaître un semblant de normalité. D'appeler un vieux compagnon par son nom. De faire mine d'oublier un bref instant qu'elle et tous les siens devaient être à jamais vigilants, à jamais sur leurs gardes. Toutefois, ni l'un ni l'autre ne prendrait à présent le risque de cette normalité, car elle rencontrait simultanément les leaders de onze cellules, pas moins. Elle n'aurait jamais osé une telle réunion en personne, mais les coms militaires cryptés fournis par le Comité central de libération augmentaient énormément la flexibilité de communication. Elle devait admettre que l'impression laissée par sa première rencontre avec le Brandon – à savoir que ce qui allait devenir le CCL ne dépasserait jamais le stade des paroles –avait été fort injuste. Elle avait peine à croire en la profusion d'armes et d'explosifs, de missiles sol-air portatifs, de matériel optique à vision nocturne et d'armures que leur avait apportée la livraison du CCL, même abrégée. Et les coms militaires n'étaient pas moins importants que les armes et les explosifs. Nordbrandt se répéta encore une fois qu'elle ne devait pas acquérir une sorte de foi magique dans ces nouveaux avantages techniques. Aussi bons que fussent ces coms, ces maudits Manties pouvaient probablement les percer. Mais pas avant de savoir qu'ils existaient, et même eux ne pourraient localiser les appareils lorsqu'ils n'émettaient pas. L'avantage du niveau technologique relativement primitif de Kornati était que l'essentiel des télécommunications passait encore par des câbles optiques d'antan. Dans certains cas par des fils de cuivre. En l'occurrence, les chefs de cellule et elle avaient simplement branché leurs coms sur le réseau existant puis passé un appel de conférence. Le cryptage intégré des coms était plus sûr que tout ce que connaissaient les autorités locales, et la connexion physique dispensait d'émissions susceptibles d'être repérées par des postes d'écoute. Or ils avaient été conçus pour être utilisés exactement ainsi, en plus du mode sans fil normal : leur logiciel recherchait en permanence des connexions filaires afin de détecter les indiscrétions, si bien que la terroriste pouvait désormais tenir des téléconférences avec ses principaux lieutenants. Tant qu'on reste prudents et qu'on ne commence pas à considérer cela comme acquis, se rappela-t-elle, sévère. « Oui, frère Poignard, admit-elle, nous nous servons déjà d'une partie du nouveau matériel, mais nous l'introduisons dans le circuit progressivement. Et nous ne nous en servons pas encore sur le terrain – du moins, nous ne nous reposons pas sur lui. — Pardonne-moi, sœur Alpha, intervint un autre responsable, mais ne s'agit-il pas d'une fausse distinction ? On n'est pas sur le terrain, mais si on déconne pendant cette discussion, si on se trahit et si les dos gris nous tombent dessus, cela coûtera au mouvement bien plus cher que la perte de toute une cellule en action. — Bien compris, frère Cimeterre », admit-elle sans lui en vouloir, décidée à ne pas commettre l'erreur de se créer une manière de culte de la personnalité, au point que ses subordonnés directs hésiteraient à critiquer ce qu'ils ressentiraient comme de possibles erreurs de jugement de sa part. « Ce que suggère frère Poignard, à mon avis, sœur Alpha, dit un troisième chef de cellule, c'est d'utiliser une partie des nouvelles armes lors d'opérations secondaires qui permettraient de se familiariser avec leur maniement. — Pas exactement, sœur Rapière, dit Drazen. J'admets que nous devons les utiliser d'abord au cours de petites opérations qui ne nous feront risquer que des dommages limités si nous perdons l'équipe d'assaut. Mais ce que je suggère réellement, c'est d'accélérer notre programme d'entraînement. — De quelle manière, frère Poignard ? demanda Nordbrandt. — Une bonne partie du chargement nous a été livrée dans... un endroit sûr », répondit Drazen. Elle eut un sourire approbateur : il avait réceptionné l'essentiel du matériel au camp Liberté, mais il n'allait pas partager cette information avec qui n'avait pas besoin de la connaître. Pas même des gens qu'il connaissait comme les cadres les plus fiables de Nordbrandt. « Et alors ? l'encouragea-t-elle lorsqu'il marqua une pause. — Je pense que nous pourrions sans risque transporter un ou deux groupes d'intervention sur les lieux. Ma propre équipe a étudié les manuels, appris à démonter et à entretenir le nouveau matériel. L'essentiel est vraiment simple – ce qu'ils appellent "à la portée des soldats", je pense. Mais, quoi qu'il en soit, mon équipe a désormais besoin d'un terrain où s'exercer à tirer, bref à passer sérieusement à la pratique. Je crois que nous devons mettre en place un encadrement d'entraînement permanent, sans doute dans le même endroit sûr, encore que nous devrions aussi en créer un autre, distinct du reste de nos sites opérationnels. Passons un peu de temps – quelques jours – à travailler avec les nouvelles armes. Pas les missiles, les fusils à plasma ou les armes à servants multiples. Faisons-nous la main avec les armes légères et les lance-grenades – ils ne sont pas si différents de leurs équivalents civils que nous savons déjà manier, en dehors de leur vitesse de feu et de leur portée supérieures. Et du fait qu'ils sont bien plus destructeurs si on touche sa cible. » Bref, familiarisons-nous avec tout ça avant d'organiser quelques opérations sur une petite échelle, loin de la capitale. Il va falloir en passer par là tôt ou tard, sœur Alpha, alors commençons donc tout de suite. » Nul n'ajouta rien mais Nordbrandt sentit presque physiquement l'accord général suscité par Drazen. Comme elle étudiait la proposition, elle se rendit compte qu'elle était aussi de cet avis. « Très bien, frère Poignard. Ta suggestion a du mérite; je l'approuve. Puisque ton équipe a déjà effectué une partie du travail et puisque tu connais notre lieu sûr, je pense que ta cellule doit être la première à entamer le programme d'entraînement. Y a-t-il autre chose dont nous devrions discuter tous ensemble ? » Devant l'absence d'intervention, elle hocha la tête, satisfaite. « Très bien, frères et soeurs. En ce cas, je vais poursuivre cette discussion en privé avec frère Poignard. Les autres, veuillez vous déconnecter. Vous connaissez notre planning de communication et je compte m'entretenir avec chacun d'entre vous à l'heure prévue. Au revoir. » Il n'y eut aucune réponse verbale, juste un ensemble de carillons musicaux et l'extinction de voyants, tandis que les autres chefs de cellule se déconnectaient, ne laissant présent que Drazen. « C'est une bonne idée, je pense, le complimenta Nordbrandt. Disposes-tu d'un moyen de transport sûr ou bien faut-il mettre quelque chose au point? — C'est déjà arrangé, dit-il, et elle l'entendit presque sourire. Je me suis dit que tu approuverais sans doute et que, sinon, je pourrais toujours annuler l'arrangement. — L'initiative est une bonne chose, fit-elle avec un gloussement. Quand pourras-tu emmener ton équipe au camp Liberté ? — Ce soir, si ça te convient. — Si vite ? Je suis impressionnée. » Elle médita quelques secondes puis haussa intérieurement les épaules. « Très bien, je t'y autorise. Tu peux la mettre en alerte. » « C'est bizarre », murmura le technicien de première classe sur capteurs Liam Johnson. Abigail Hearns leva la tête de sa console du CO en entendant ce commentaire. Aïkawa Kagiyama et elle venaient de réexaminer – de jouer, en fait, avec – les données sur les activités orbitales demandées par le commandant à Naomi Kaplan à l'arrivée de l'Hexapuma en Faille. Ce n'était pas passionnant mais c'était un bon exercice, et Aïkawa et elle n'avaient pas eu grand-chose d'autre à faire durant leur quart. Voyant Johnson étudier son écran, Abigail plissa le front. Il était chargé de surveiller les capteurs déployés par l'Hexapuma autour de Kornati. Même une planète aussi pauvre et techniquement attardée que celle-ci accueillait un énorme trafic aérien : le surveiller était une gageure, y compris en se servant des capacités sophistiquées de l'Hexapuma à collecter et analyser les données. Pour les Kornatiens eux-mêmes, compte tenu de leur informatique sommaire et relativement primitive, il s'agissait davantage d'une question d'effectifs et de débrouillardise. Le contrôle du trafic fonctionnait assez bien, mais il reposait sur le fait que la plupart des pilotes concernés voulaient bien obéir aux contrôleurs aériens, car il n'était pas très difficile d'échapper aux radars au sol. Ce qui était impossible aux Kornatiens n'était toutefois que difficile pour le CO de l'Hexapuma. Des capteurs et des logiciels conçus pour gérer des centaines d'objets individuels, voire des milliers, se déplaçant sur tous les vecteurs concevables, au sein de volumes sphériques mesurés en années-lumière, étaient tout à fait capables de chercher des signaux qui ne devaient pas se trouver là – ainsi que les anomalies de ceux qui devaient bel et bien s'y trouver – dans une zone aussi confinée que l'espace aérien d'une unique planète. Abigail quitta son siège et s'approcha du poste de travail de Johnson. « Qu'est-ce que vous avez vu, Liam ? — Je ne sais pas, lieutenant. Peut-être rien du tout, au bout du compte. — Dites-moi. — Il vaudrait peut-être mieux que je vous montre. — Très bien, montrez-moi, dit-elle en posant légèrement un avant-bras sur l'épaule du technicien, tandis qu'elle se penchait au-dessus de son écran. — J'effectuais une analyse standard des données d'hier, expliqua Johnson en tapant rapidement sur son clavier. — Lesquelles ? — Le trafic aérien de l'hémisphère nord, lieutenant. Quadrant Charlie-Golf. — Je ne savais pas qu'il y avait du trafic aérien à cette hauteur-là, dit Abigail en souriant. — C'est sûr qu'il n'y en a pas beaucoup, madame. L'essentiel a lieu au sud de la ligne Charlie mais il y en a tout de même plus que ne pourrait le faire croire la densité de la population : environ cinq ou six routes de transport aérien régulières viennent du continent le plus petit – la Dalmatie –et franchissent le pôle en descendant vers Karlovac et Kutina, ou l'inverse au retour. Ils traversent tout droit Charlie-Golf, lequel reste quand même ce qu'on pourrait appeler une tranche d'espace assez tranquille. » Le trafic n'y est aussi important que parce que la circulation terrestre y est presque inexistante. L'espace aérien est bien moins encombré qu'en des secteurs tels que Karlovac mais, tout de même, en l'absence de routes correctes, quiconque se déplace le fait par la voie des airs. — Très bien, dit-elle, je vois le décor. Et c'étaient les données d'hier ? — Oui, lieutenant. La tranche temporelle serait de dix-sept heures trente à minuit, heure locale. — Très bien, répéta Abigail, hochant la tête pour elle-même plus que pour son interlocuteur, tandis qu'elle classait mentalement les références. — Et maintenant... » Johnson tapa une dernière séquence de commandes puis s'adossa à son siège, les bras croisés. « Regardez ça. » Les données des capteurs qui surveillaient cette portion-là de l'espace aérien défilèrent à un taux de compression temporelle considérable. Les petites icônes des appareils traversaient l'écran, des lucioles allongées dans leur sillage. Les appareils de transport réguliers étaient faciles à identifier. Non seulement ils étaient plus gros et volaient à une altitude normalement supérieure, mais ils étaient aussi plus rapides, effectuant des courses en ligne droite. Leurs codes de transpondeur s'avéraient en outre clairs et précis. Le trafic local était nettement plus erratique. Une bonne partie pouvait sans aucun doute être attribuée à des appareils de livraison qui déposaient des paquets dans les propriétés isolées des environs. D'autres à des jeunes gens qui volaient pour le plaisir dans de vieux coucous. Au moins un appareil de plus grande taille, et plus lent, était identifié par son transpondeur comme un bus de lycéens en excursion scolaire. Aucun de ceux-là ne paraissait connaître la notion de ligne droite. Ils zigzaguaient à plaisir, tressant leurs plans de vol sur l'écran de Johnson, et, s'ils suivaient une quelconque méthode, Abigail ne put la déterminer. Le technicien leva les yeux vers elle, interrogateur, et elle I laissa les épaules. « Ça m'évoque un plat de spaghettis », admit-elle. Il eut un petit rire. « Croyez-moi, lieutenant, je n'ai pas non plus repéré ça à l'œil nu. En supposant que ce soit significatif, je veux dire. Je faisais subir une analyse standard à tout ça, et c'est l'ordinateur qui a tiqué. » Il tapa une des macros qu'il avait préparées. La même séquence se rejoua mais, cette fois, les ordinateurs filtrèrent l'essentiel du trafic. En fait, il restait moins d'une douzaine d'appareils, et Abigail sentit ses deux sourcils se dresser. « Repassez-moi ça. — Tout de suite, madame. » Elle se redressa, croisant à son tour les bras et inclinant la tête de côté, attentive. Elle ne voyait aucun rapport temporel entre les contacts qu'avait isolés la manipulation des données. Le premier apparaissait à 17:43, heure locale, les autres se répartissaient selon des intervalles apparemment aléatoires entre cette heure-là et 24:05. Ce qu'ils avaient en commun, toutefois, c'était que, quelle que fût l'heure à laquelle ils traversaient le quadrant, ils achevaient tous leur vol exactement au même point. Et ils y restaient. « C'est bel et bien bizarre, admit la Graysonienne. — C'est ce que j'ai pensé, dit Johnson. J'avais réglé les filtres du système pour me montrer tout lieu où s'achevaient plus de cinq plans de vol, et c'est le seul que j'ai récolté, en dehors d'une ou deux petites villes. » Il haussa les épaules. « J'ai essayé de trouver une bonne raison à ça. Pour l'instant, je n'ai pas réussi. Je veux dire : ces gens peuvent très bien participer à une partie de pêche, et il a pu leur falloir six heures et demie pour se réunir tous. Mais, si c'était moi, je crois que j'essaierais de grouper un peu plus que ça mes arrivées. Par ailleurs, ce sont les données d'hier, et j'ai déjà étudié celles d'aujourd'hui : nous n'avons pas un seul départ de cet endroit-là. Qui que ce soit, ils s'y trouvent donc toujours, d'accord ? — C'est sans aucun doute la conclusion qui jaillirait de mon brillant cerveau », plaisanta Abigail. Johnson lui sourit avant d'adopter une expression bien plus grave. « Le problème, madame, c'est que, d'après les scans passifs de la zone, il n'y a strictement rien à cet endroit-là, à part une rivière et quelques arbres. Pas un hélico, pas un aérodyne, pas même une cabane en bois ou une vieille tente de camping. — Pour reprendre le mot du capitaine Lewis, "De plus-en plus curieux" », dit la jeune femme. Elle fixa encore quelques secondes le répétiteur puis secoua la tête : « Technicien Johnson, je pense qu'il est temps pour nous de consulter des têtes plus vieilles et plus sages. » « Johnson et Abigail ont raison, pacha, déclara Naomi Kaplan. Nous avons dix véhicules aériens divers – l'analyse suggère qu'au moins six sont des aérodynes privés – qui atterrissent exactement au même endroit avant de disparaître. Or un scan passif standard de la région ne montre absolument rien sur place. Sauf que, bien sûr, ils s'y trouvent encore puisqu'ils n'ont jamais redécollé. — Je vois. » Terekhov se renversa contre son dossier, fixant la carte holo projetée sur la table de la salle de briefing. « Je suppose qu'on pourrait faire un scan actif, dit-il, mais s'il y a des gens là-bas et qu'ils s'en rendent compte, ils sauront qu'ils ont été repérés. — Ma foi, avant d'en arriver là, pacha, vous devriez peut être regarder ça. » Kaplan lui lança un sourire de prestidigitateur de carnaval venant de réussir un tour, et la carte holo disparut. À sa place apparut le schéma par ordinateur détaillé d'une petite portion de terrain, montrant les courbes de niveau, les cours d'eau, les rochers et jusqu'aux arbres individuels. Kaplan le contempla avec affection. « Ça, pacha, ça vient d'un des drones de reconnaissance furtifs de Tadislaw. Ils n'arrivent pas à la cheville de nos capacités de calcul et ils sont loin d'avoir la même portée que nous, mais ils sont en revanche spécifiquement conçus pour jeter des coups d'œil discrets de très près. Quand j'ai décidé que je voulais plus de détails sur cette zone, j'ai donc contacté le lieutenant Mann : lui et le sergent Crites sont descendus à l'aéroport principal de Karlovac pour inspecter les appareils qui s'y trouvent et, sans qu'on sache trop pourquoi, un de leurs drones s'est retrouvé accroché accidentellement à l'un des transports réguliers qui traversent la zone. Il s'en est détaché à peu près... ici. » Une ligne lumineuse irrégulière apparut sur la carte, laquelle zooma docilement sur la zone grossièrement cunéiforme qu'elle affichait. Les yeux de Terekhov s'étrécirent. « Ceci, pacha, reprit Kaplan, dont le ton et l'attitude étaient redevenus tout à fait sérieux, tandis que, penchée, elle se servait d'un stylo en guise de pointeur, c'est la signature thermique de l'accès dissimulé avec soin d'une vaste construction souterraine – assez large pour un aérodyne ou même un gros hélicoptère de fret kornatien, pour peu qu'on en replie le rotor. Et ceci... (le stylo se déplaça) est un système de ventilation conçu pour déguiser les émanations de chaleur. Quant à ceci... (le stylo bougea à nouveau) ça ressemble à un poste d'observation bien camouflé et placé assez haut sur cette colline pour dominer l'essentiel du secteur de la vallée où tout est installé. Et juste ici... (sa voix se durcit, tandis que ses yeux se plissaient) il y a une surface de terre et de feuilles mortes qui a été retournée assez récemment – sans doute dans les dernières soixante-dix ou quatre-vingts heures –, assez étendue pour contenir les traces des patins d'atterrissage qu'aurait pu laisser une navette de bonne taille ou un gros camion antigrav. Si c'est le cas, elles ne pouvaient pas être là depuis plus de soixante-dix-sept heures, à moins que l'appareil qui les a laissées n'ait disposé d'un camouflage plus efficace que les nôtres, parce que c'est le moment auquel nous avons lancé les capteurs de Johnson affectés à la surveillance de la zone. — Et nous n'avons rien pu voir avec nos propres capteurs ? — Ceux qui ont installé tout ça ont fait du très bon travail, dit Kaplan. À mon humble avis, les satellites de reconnaissance de la Force de défense n'auraient rien vu du tout avec leurs capteurs optiques ou thermiques. Il y a des sources d'énergie, là-dessous, mais extrêmement bien protégées – tellement que même le drone de Tadislaw ne peut pas les localiser avec précision. Il est possible d'obtenir un tel résultat avec assez de terre ou de béton céramisé. Je ne crois pas que la FDK pourrait repérer ça sans une cartographie radar active. Nous, on n'a pas pu le repérer d'ici en nous servant de systèmes purement passifs à cause de l'épaisseur de l'atmosphère, de la couverture végétale très dense et du bon boulot que ces gens-là ont fait quand ils s'y sont dissimulés. Et aussi parce qu'en dépit de la puissance de nos ordinateurs nos capteurs ne sont pas conçus pour obtenir des données tactiques détaillées dans ce type d'environnement. Le matériel des fusiliers l'est, lui, raison pour laquelle le drone de Tadislaw a repéré ce qui nous avait échappé. — Bien, ça se conçoit, acquiesça Terekhov, qui observa encore quelques secondes l'halo, concentré, avant de hocher la tête. Ça se passe sur la planète, c'est donc clairement du ressort de Suka et Basaricek. Ils seraient tous les deux très agacés que nous attaquions les festivités sans même les prévenir. D'un autre côté, aucune de leurs unités n'est aussi capable que nous d'intervenir vite et fort. Il est donc temps que je les mette au courant, mais je pense qu'il me faut d'abord discuter avec quelqu'un d'autre. » Il tapa une combinaison sur le com de la table de conférence. « Sol Un, ici Kaczmarczyk, dit une voix. — Ici le commandant, Tadislaw. — Bonjour, monsieur, dit le capitaine Kaczmarczyk depuis son poste de commande du spatioport. Que puis-je pour vous cet après-midi ? — Le capitaine Kaplan et moi venons de discuter du matériel que vous avez égaré ce matin. — Ah, ce matériel-là! — Oui. Je pense que nous risquons de partir le récupérer ce soir. Naomi vous a-t-elle communiqué son analyse des données ? — Oui, commandant. J'ai reçu ça il y a une demi-heure. — Parfait. Qui avez-vous, en bas, qui pourrait aller chercher votre jouet? — C'est la section du lieutenant Kelso qui est de service ce soir, commandant. Elle dispose d'assez d'armures de combat pour deux de ses escouades. — Je me fie à votre jugement, Tadislaw. Ce n'est pas mon domaine de compétence. Rappelez-vous juste que nous n'avons pas la moindre idée de ce qui nous attend là-dessous. Je vous recommande de ne pas partir du principe que vous ne vous frotterez pas à des armes modernes. — Je crois que c'est sage, commandant. Dois-je prévoir une participation locale ? — Sans doute. Je vais m'entretenir avec le colonel Basaricek. Si cette dame estime que nous devons faire intervenir la Force de défense, nous ferons aussi monter à bord le général Suka. Je préférerais que nous organisions cela de manière aussi serrée que possible, mais les bonnes manières nous obligent à admettre au moins quelques autochtones dans la vague de soutien. À moins que je ne vous dise le contraire, prévoyez d'entrer d'abord avec notre personnel. Et mettez au point une intervention discrète. J'aimerais vraiment que vos gars touchent terre et enfoncent les portes avant que ceux qui se planquent là-dessous se rendent compte que vous arrivez. — À vos ordres, commandant. Pétard Urizar est là. On va se réunir avec Kelso et mettre au point un plan d'opération qu'on vous soumettra. Je devrais avoir quelque chose d'ici une heure ou deux. — J'essaierai de vous recontacter avant cela pour vous faire part de la réaction de Basaricek », promit Terekhov. CHAPITRE QUARANTE-QUATRE Barto Jezic regarda autour de lui, un tout petit peu mal à l'aise, en pénétrant dans le hangar du spatioport où les fusiliers manticoriens enfilaient leur tenue. C'était une matinée claire animée d'une douce brise, à cent lieues de la nuit pluvieuse durant laquelle les équipes d'intervention de la police avaient fait échouer l'attentat terroriste contre le complexe du Trésor public de l'avenue Macek, et il se sentait complètement surclassé. « Excusez-moi, capitaine », fit derrière lui une voix marquée d'un accent étrangement musical. Jezic se retourna et découvrit un grand sous-officier féminin. Il n'était pas très familier des insignes de grade manticoriens, mais cette femme semblait avoir énormément de chevrons imprimés sur le bras de son armure à autonomie énergétique d'un noir de jais luisante – et d'aspect redoutable, songea-t-il, incapable de retenir une pointe d'envie lorsqu'il songeait à l'usage qu'auraient pu en faire ses subordonnés quand Nordbrandt et ses assassins avaient commencé leurs attentats. « Oui, sergent... ? — Urizar, capitaine. Sergent-major Hermelinde Urizar. Si jamais vous entendez quelqu'un causer de "Pétard", c'est moi aussi. Elle sourit de toutes ses dents d'un blanc éclatant, dans un visage au teint naturellement sombre qui l'était devenu encore plus du fait de son bronzage. Le Kornatien lui rendit son sourire. « Capitaine Barto Jezic, Police nationale kornatienne. » Il fit mine de tendre la main puis s'interrompit en remarquant les gantelets énergisés de l'armure. Le sourire de la jeune femme s'élargit. « Vous pouvez, capitaine, dit-elle, tendant la main à son tour. Les gouverneurs sont branchés : ils limitent la force de l'armure à ce que pourraient faire mes muscles sans assistance. » Jezic décida de la croire sur parole mais eut cependant peine à ne pas grimacer quand sa main disparut dans la large patte du sergent-major. À son grand soulagement, la poigne de la jeune femme n'était que ferme et il récupéra ses doigts intacts. « Je suis censé chercher le capitaine Kaczmarczyk, sergent-major », dit-il. Urizar acquiesça. « Je sais, capitaine. Il m'a demandé de vous guetter. Il est là-bas, avec le lieutenant Kelso. » Elle désigna trois autres fusiliers – dont deux qui portaient la même armure qu'elle – debout autour d'une table holo portable, dans un coin du hangar. « Si vous voulez bien me suivre, je vais vous présenter. — Merci », dit-il. Comme il hésitait, le sergent-major haussa un sourcil interrogateur. « J'ai deux camionnettes banalisées, remplies de forces spéciales d'intervention, garées air le tarmac. Vos gardes nous ont permis de passer mais je ne savais pas si je pouvais emmener directement mon personnel dans le hangar. Le colonel Basaricek m'a demandé de faire profil bas durant toute l'opération, donc j'aimerais une entrée discrète, si c'est possible. — Aucun problème, capitaine. » Urizar toucha un bouton sur le côté des écouteurs qu'elle portait. « Central, Hôtel-Mike-Un-Trois. » Elle attendit une seconde puis reprit : « Cassidy ? Urizar. On a deux vans sans marques sur le tarmac, remplis de forces d'intervention de la PNK avec leur équipement. » Elle interrogea du regard Jezic en prononçant cette dernière phrase, et il hocha vigoureusement la tête. « Il faut les faire entrer sans que personne ne les voie. « Occupe-t'en. » Elle demeura immobile un instant, écoutant à l'évidence une réponse, puis elle acquiesça, satisfaite. « Central, Hôtel-Mike-Alpha, dit-elle alors. Chef ? Le capitaine Jezic et les siens sont là. » Un des fusiliers en armure près de la table holo se redressa et se tourna vers eux puis leur fit signe de les rejoindre. Urizar sourit de nouveau à Jezic. « Par ici, capitaine. » Le Kornatien la suivit à travers le hangar qui formait le cœur de la base manticorienne à terre « Sol Un » et semblait littéralement grouiller de Manticoriens. Bien sûr, une bonne partie de cet effet venait sans doute de l'espace qu'occupaient les deux pinasses, chacune ayant environ la taille d'un transport aérien lourd de Kornati. Vingt ou trente des fusiliers, en plus d'Urizar et du trio assemblé près de la table, portaient la superbe armure noire à autonomie d'énergie. La plupart des Manticoriens qu'avait vus Jezic – à savoir pas tant que ça, il l'admettait – étaient plus grands que le Kornatien moyen. Cela n'était probablement pas sans rapport avec le fait qu'ils bénéficiaient depuis l'enfance d'une meilleure alimentation et de meilleurs soins médicaux. L'armure de combat leur ajoutait cependant encore au moins quinze centimètres, et des « muscles » artificiels en gonflaient bras et jambes. La plupart des fusiliers ainsi vêtus étaient couverts d'armes et autres accessoires. Une vingtaine d'autres, en combinaison souple, s'employaient encore à vérifier leur équipement personnel. Voilà au moins qui était assez familier pour être rassurant, quoique l'équipement en question fût bien plus moderne que tout ce qu'il avait jamais pu manipuler. En dépit de leur nombre et de leur fébrilité, les fusiliers s'écartèrent pour laisser Urizar escorter Jezic auprès du capitaine Kaczmarczyk. Le Kornatien vit de la curiosité dans bien des yeux mais nullement le dédain ou le mépris tolérant qu'il avait à demi craint de surprendre. Les voir se préparer, découvrir leur matériel high-tech, le rendait douloureusement conscient de la manière primitive dont étaient équipées ses propres troupes. Mais, si les Manticoriens s'en rendaient compte, eux, ils ne le montrèrent pas. « Capitaine Jezic ! » Celui qui venait de parler constituait une exception à la règle apparente selon laquelle le corps des fusiliers manticoriens n'accueillait que des géants. Il mesurait au moins un centimètre de moins que Jezic lui-même – du moins c'eût été le cas s'il n'avait pas été en armure – et ses cheveux bruns étaient coupés si ras qu'on apercevait clairement son cuir chevelu. Cette fois, l'arrivant n'hésita pas lorsqu'on lui tendit une main gantée, et les étranges yeux vert ambré du Manticorien sourirent tandis qu'ils se saluaient. — Je suis le capitaine Kaczmarczyk. Content de vous rencontrer. Je suppose qu'on vous a chopé par surprise et qu'on vous a dit d'arriver ici hier, si bien que personne ne vous a mis au courant de ce qui se passe. — Plus ou moins », admit Jezic en souriant. Il commençait à se sentir bien plus à l'aise. Ces gens-là disposaient peut-être d'un matériel supérieur à celui de ses troupes, mais il reconnaissait en eux le même genre de professionnalisme. « Le colonel Basaricek m'a vaguement briefé à propos du terrain, m'en a montré quelques photos que, si j'ai bien compris, vous lui aviez transmises et m'a expliqué comment votre vaisseau avait repéré la cible. Mais, en dehors du fait que nous vous accompagnons surtout pour fournir une présence policière locale et vous regarder faire le gros du boulot, je n'ai pas la moindre idée du plan d'opération. — Classique. » Kaczmarczyk eut un petit rire. « Chez nous aussi, le gars qui fait le vrai boulot est généralement le dernier à savoir de quoi il retourne. » Il désigna l'autre fusilier en armure près de la table holo. « Voici le lieutenant Angélique Kelso, capitaine Jezic. Elle commande la première section, et c'est elle qui organise notre petite fête de ce soir. » Kelso, aussi grande qu'Urizar, mesurait au moins dix ou douze centimètres de plus que Kaczmarczyk. Elle avait les cheveux châtains et les yeux bleus. Comme elle serrait la main de Jezic, elle lui adressa un sourire et un hochement de tête de bienvenue. « Et voici le lieutenant William Hedges », continua le capitaine en désignant le jeune homme brun en combinaison souple blindée qui se tenait derrière elle. Jezic dut faire un effort pour se rappeler que tous ceux qui l'entouraient bénéficiaient au moins du prolong de deuxième génération. Lui-même n'avait reçu que les thérapies de première génération, et même Kaczmarczyk ne paraissait pas plus âgé que ses neveux. En dépit des armes et du matériel qu'il portait, Hedges, lui, semblait encore assez jeune pour jouer aux billes dans une cour d'école. « Le lieutenant Hedges commande la troisième section, reprit Kaczmarczyk. Kelso lui emprunte une de ses trois escouades pour l'opération. Les deux dernières se chargeront de la sécurité de la base pendant que nous serons absents. Là... (il désigna les fusiliers en armure de combat qui attendaient sous les ailes des pinasses) vous avez la première et la deuxième escouade de la première section. Chacune de nos sections dispose d'armures de combat pour deux escouades, et Kelso est un peu personnelle (il sourit à l'intéressée), si bien qu'elle garde pour elle ses plus beaux jouets. — C'est injuste, chef, protesta Kelso, impassible. Vous savez que je n'ai pas le choix. On ne peut pas confier d'objets tranchants à Michael ici présent. — Mais oui, bien sûr, admit Kaczmarczyk en levant les yeux au ciel, au bénéfice de Jezic, avant de retrouver une expression plus grave. Si vous voulez bien jeter un œil, capitaine, voilà à quoi ressemble réellement le terrain. » Le Kornatien tenta de ne pas avoir l'air d'un petit garçon, le nez pressé contre la vitrine de la confiserie, tandis qu'il étudiait la carte holo exquisément détaillée flottant au-dessus de la table. Les informations dont on disposait à propos de l'installation cachée sous ce paysage en apparence innocent avaient été surlignées de rouge, aussi s'orienta-t-il rapidement. « En termes simples, reprit le capitaine des fusiliers, ce que nous comptons faire, c'est déposer sur place le lieutenant Kelso et ses troupes en armure, avec des antigravs individuels. On les larguera en un groupe compact, très haut, à plusieurs kilomètres du site – qu'ils rejoindront en se servant de techniques de parachutisme et des réacteurs de leurs armures, puis des antigravs à partir de l'altitude minimale requise. Ça devrait les amener à terre juste au bon endroit, avant que l'ennemi soupçonne leur arrivée. » Leur premier objectif sera de s'emparer de cette construction-ci ou de la détruire. » Ii désigna la tour basse camouflée en haut de la colline. « Nous ignorons si cette tour – en fait, ça ressemble davantage à un grand bunker – n'est qu'un poste d'observation ou si elle est équipée d'armes lourdes. Étant donné que nous ne pouvons avoir de certitude, nous allons nous assurer qu'elle est neutralisée, par pure mesure de précaution. » Pendant qu'un des groupes d'assaut de la première escouade s'occupera de ça, la deuxième se postera ici, pour couvrir l'unique sortie de véhicules que nous avons identifiée. Elle sera larguée en configuration d'assaut lourde : un maximum de puissance de feu, un minimum d'endurance. Avec un peu de pot, l'opération sera terminée très vite, mais nous aurons des alims de rechange pour les armures et les armes au cas où ça se changerait en une espèce de siège qui obligerait à rester plus de deux heures sur place. Avec le canon à plasma, les fusils à trois canons lourds et les lance-grenades dont on sera équipé, je ne crois pas qu'une souris ait beaucoup de chances de nous échapper par là. » Le deuxième groupe d'assaut de la première escouade, lui, se postera ici. » Kaczmarczyk désigna le système de ventilation. « Sa mission principale sera de tenir lieu de réserve tactique à Kelso jusqu'à ce que nous arrivions tous à terre. Toutefois, il sera aussi équipé de Suppresseur Trois. » Comme Jezic lui lançait un regard interrogateur, le Manticorien secoua la tête, légèrement irrité contre lui-même. « Pardon, capitaine. C'est notre gaz soporifique actuel. Si le groupe d'assaut atteint son objectif avant que l'ennemi ne réalise ce qui se passe et ne coupe ses ventilos, il réussira peut-être à endormir l'essentiel de l'opposition, ce qui nous faciliterait bien la suite du boulot. — Ça se conçoit, approuva Jezic, enthousiaste. Et j'aimerais bien que nous disposions d'un... "gaz soporifique", c'est bien ça ? efficace, nous aussi. Ce que nous avons de mieux dans le genre, c'est des lacrymos et des émétiques. Il me semble que les forces armées ont des agents mortels assez efficaces, mais quelque chose qui endormirait vraiment les gens serait très utile à la PNK. — Pétard ! lança Kaczmarczyk à Urizar. Rappelez-moi de regarder combien de Suppresseur Trois on a en réserve. On devrait en avoir assez pour en offrir au moins quelques bidons au capitaine. Et rappelez-moi aussi de faire l'inventaire de nos fusils paralysants, maintenant que j'y pense. Les forces de police en ont bien plus besoin que nous. — À vos ordres, capitaine, répondit le sergent-major. — Bon, continua son supérieur en se retournant vers Jezic, à qui il ne laissa pas le temps de le remercier de cette générosité implicite, une fois que Kelso aura globalement sécurisé le site, on fera descendre le reste de la première section et la deuxième escouade du lieutenant Hedges. Ils seront en combi souple, laquelle est probablement aussi performante que vos armures corporelles locales mais loin d'être aussi costaude que l'armure de combat. Ils se déploieront sur le périmètre. La deuxième escouade de Kelso, dès qu'elle aura été relevée de ce devoir, se chargera d'investir les installations souterraines. Les pinasses reprendront l'air quand elles auront débarqué tout le monde. Elles fourniront une couverture aérienne ainsi qu'un soutien terrestre si nécessaire et, en conjonction avec les drones de reconnaissance qu'on déploiera, veilleront à ce que nul ne s'échappe. Nous n'avons pas encore pu les repérer, mais une base aussi bien camouflée est certainement percée de trous qui permettent de filer par-derrière si on enfonce la porte d'entrée. — On a l'habitude, approuva Jezic. Je déteste ces enculés, vous vous en doutez, mais ils préparent en général très bien leurs opérations. Au début, c'était plutôt du boulot d'amateur, mais à présent ils parent à toutes les éventualités. Ils sont devenus moins compliqués et plus pratiques. En fait, ça m'ennuie de l'admettre, mais ils ont appris remarquablement vite. — Nul n'a jamais promis que les méchants seraient stupides et incompétents juste parce qu'ils sont méchants, dit Kaczmarczyk, philosophe. — Non, mais on aurait dû ! renvoya Jezic, déclenchant le rire de tous les soldats assemblés autour de lui. — j'ai une question à vous poser, reprit le capitaine des fusiliers, redevenu sérieux. Le seul élément qui me manque vraiment, à ma connaissance, c'est le degré exact de fanatisme de ces gens-là. Par exemple à quel point ils peuvent se montrer suicidaires. — Pas facile de vous répondre. Nous les savons assez fanatiques pour faire sauter des centres commerciaux bourrés de civils. Et abritant notoirement deux garderies. Mais, pour être tout à fait franc, nous n'avons pas réussi à en coincer assez pour savoir s'ils sont susceptibles de se faire sauter eux-mêmes pour la gloire du mouvement. » Sa bouche esquissa un pli amer. « Si cette installation est aussi importante que le suggèrent son isolement et son camouflage, je pense que ses occupants ont plus de chances d'en arriver là que si on coinçait simplement un de leurs groupes d'assaut en terrain découvert. Je dois reconnaître que c'est une possibilité, mais je serais incapable d'en deviner la probabilité. — J'avais peur que vous ne disiez ça, soupira Kaczmarczyk, déçu. C'est une des raisons pour lesquelles j'espère que nous réussirons à balancer du Suppresseur Trois dans leur aération avant qu'ils ne la coupent. Même une armure de combat ne protège pas contre une explosion assez violente. — J'imagine que non, en effet, dit Jezic. D'un autre côté, ils se fient sûrement à leur camouflage, et ce n'est pas quelque chose qu'ils ont installé hier, ni même la semaine dernière. Je sais que nos satellites de reconnaissance n'ont rien relevé, mais ils ne sont pas aussi bons que les vôtres, et de loin. Et ceci... (il désigna la carte holo) est un projet de grande envergure. Je parierais que les partisans de Nordbrandt ont bâti cette saleté avant même le référendum. Je ne peux pas le prouver – pas encore – mais j'ai demandé au colonel Basaricek d'exhumer les archives filmiques de la zone postérieures au renforcement et au redéploiement de notre matériel de surveillance après l'attentat du Nemanja. Rien ne montre ce que vos drones ont repéré mais il n'y a aucune trace de travaux de construction non plus. Donc tout ça est sous terre depuis un bon moment, puisque la végétation alentour a aussi eu le temps de tout recouvrir. » Kaczmarczyk hocha la tête mais, à son expression, il ne savait pas trop où voulait en venir le Kornatien. Lequel sourit. « Mettre en place un système d'autodestruction dont on est sûr qu'il fonctionnera en cas d'urgence mais ne se déclenchera pas avant n'est pas aussi facile que voudraient nous le faire croire les écrivains populaires, capitaine. Surtout la deuxième partie. » Il sourit à nouveau, d'un air plus méchant, et son interlocuteur, cette fois, lui rendit son sourire. « Exact. Les accidents sont tellement... irrémédiables quand un dispositif comme ça se met à déconner. — Parfaitement. Ce que je veux dire, alors, c'est que, bien qu'ils aient sans aucun doute eu le temps d'installer quelque chose comme ça, je ne suis pas du tout certain qu'ils en aient fait une priorité. Après tout, nous ne leur avons jamais laissé penser que nous soupçonnions la présence de rien de ce genre, et ils doivent être aussi confiants que peut se le permettre une bande de terroristes. En conséquence, je doute qu'ils soient capables d'improviser un système d'autodestruction efficace avec le temps dont ils disposeront si nous frappons assez fort et assez vite. — Il y a de bonnes chances que vous ayez raison, admit Kaczmarczyk. D'un autre côté, je n'ai jamais aimé inclure des "bonnes chances" dans mes plans de mission. — Moi non plus, mais quand c'est tout ce qu'on a, c'est tout ce qu'on a. » Jezic marqua une pause, hésitant, en se rappelant une autre séquence de son bref entretien avec le colonel Basaricek, puis il haussa les épaules et se jeta à l'eau. « Il y a une autre question, capitaine, dit-il, plus formel, si bien que le fusilier lui jeta un regard acéré. — Oui, capitaine ? répondit-il, sur un ton que Jezic jugea lui aussi plus formel. — Nous n'avons aucune preuve que ceux qui occupent ces lieux violent la loi, reprit l'officier de police. Je me rends compte que les circonstances sont extraordinaires. Comme me l'a fait remarquer le colonel Basaricek, la loi martiale a été proclamée et le parlement a voté le recours à des troupes militaires – dont les vôtres, en l'occurrence – pour des tâches qui incomberaient normalement à la police. Toutefois, cela ne relève nullement le gouvernement ni la police de leurs devoirs constitutionnels. » Il marqua une nouvelle pause. Le Manticorien hocha la tête. « Vous et votre personnel, capitaine, vous êtes des fusiliers, et les méthodes militaires sont par nécessité différentes des méthodes policières. Vous dites avoir l'intention de "neutraliser" la tour, ou le bunker, ou quoi que ce soit, aussi vite que possible. Je dois vous demander si cela signifie que vous comptez employer une force mortelle sans sommer d'abord les suspects de se rendre sans résistance. » Jezic crut voir passer une étincelle de respect dans les yeux vert ambré de son interlocuteur. Il fut tout à fait sûr de voir une grimace, sans doute irritée, sur le visage du lieutenant Hedges, et le lieutenant Kelso lui sourit de toutes ses dents mais sans aucune trace d'humour. « Je vais vous répondre clairement, capitaine Jezic, dit Kaczmarczyk. La question que vous venez de poser a été abordée par le capitaine Terekhov quand il m'a confié cette mission. Il a insisté sur le fait que le respect de la loi kornatienne était d'une importance primordiale. Toutefois, même si je me rends compte qu'il s'agit principalement d'une opération de police, la nature des locaux à investir la change dans les faits en opération militaire. J'ai tenté de trouver le meilleur compromis possible entre ces deux jeux d'exigences et de priorités conflictuels. » À l'instant où le premier de mes fusiliers atteindra l'objectif, il déploiera des haut-parleurs télécommandés qui diffuseront une sommation aux occupants des lieux : se rendre et sortir de leurs cachettes sans armes, avec pour corollaire que nous serons prêts à employer une force meurtrière s'ils n'obtempèrent pas aussitôt. S'ils se soumettent, nous ne tirerons pas un coup de feu. S'ils ne se soumettent pas, en revanche, si un seul de mes gars se fait tirer dessus ou si nous découvrons des armes lourdes prêtes à l'emploi immédiat, cela cessera d'être une opération de police pour devenir un assaut militaire. Dans ces conditions-là, mes hommes auront pour consigne d'accepter les redditions tant que cela ne les mettra pas en danger, eux ou leurs camarades. » Son regard étrange soutint celui de Jezic, lequel comprit qu'il s'agissait d'une position non négociable. Toutefois... « Et la neutralisation de la tour, capitaine ? — Quiconque se trouvera à l'intérieur entendra l'ultimatum de reddition, capitaine. L'équipe du sergent Cassidy aura l'ordre de mettre hors service toute arme lourde sans tuer quiconque, si possible. Toutefois, je n'exposerai pas mes gens à des tirs depuis cette position. S'il est impossible de neutraliser les armes de la tour sans la détruire, j'en ordonnerai bel et bien la destruction, à moins que ceux qui s'y trouvent n'en sortent et ne se rendent instantanément. J'espère qu'il sera possible de la prendre sans perte de vies humaines mais, si elle renferme des armes lourdes, je considérerai cela comme la preuve que ses occupants se livrent à des activités illégales. La préservation de la vie de criminels est secondaire par rapport à la préservation de la vie de mes troupes. » Jezic fut sur le point de protester mais il ne le fit pas. Parce qu'il admettait la logique du Manticorien. Parce que sa planète devait à tout prix conserver non seulement la coopération des Manticoriens mais leur coopération active. Et aussi parce qu'en tant qu'officier des sections d'assaut il s'était trop souvent trouvé dans des situations dont les paramètres et les options ressemblaient beaucoup à ce qu'affrontait ici Kaczmarczyk. « Très bien, capitaine, dit-il enfin. Je comprends votre position et je la respecte. Je suppose qu'il ne nous reste plus qu'à espérer que tout se passe bien, n'est-ce pas ? Ragnhilde, installée dans son fauteuil sur le pont de vol d'Hôtel-Papa-Deux, la main droite légèrement posée sur le manche à balai, observait le clignotement net et luisant des étoiles. Le capitaine Kaczmarczyk l'avait spécialement requise pour cette mission, ce dont elle était flattée. Et nerveuse. Des gens allaient être tués cette nuit-là. Quels que fussent les vœux du capitaine, pour autant que chacun préférât faire tous les terroristes prisonniers, cela ne serait pas le cas – elle en avait la conviction absolue. Et, si certains tentaient de s'enfuir par les airs, Ragnhilde Pavletic ou le pilote de première classe Tussey, aux commandes d'Hôtel-Papa-Trois, étaient censés les épingler. Les épingler, songea-t-elle, les lèvres étirées en un sourire sans joie. Ça sonne sans doute mieux que « les abattre » ou « les réduire en minuscules fragments sanglants », mais ça veut dire la même chose. Et, cette fois-ci, ce ne sera pas l'ordinateur qui guidera un coup préprogrammé. Ce sera ma main qui appuiera sur la détente. Cela ne lui plaisait pas beaucoup mais, à sa grande surprise, cela ne l'effrayait pas non plus. Elle savait ce qu'avait fait l'ALK sur Kornati. Toutefois, elle n'était guère impatiente d'en arriver là, aussi regardait-elle les étoiles brillantes, insouciantes, tandis qu'Hôtel-Papa-Deux filait à la lisière de l'espace, en souhaitant que les êtres humains fussent capables de régler leurs différends avec le même détachement net et froid. Le sergent George Antrim, sous-officier le plus gradé de la première section, se leva et traversa la pinasse. Contrairement au lieutenant Kelso, il portait une combinaison souple blindée. Il alla se poster derrière le mécanicien de vol de l'appareil, au poste de maître des sauts. — Saut imminent, annonça-t-il par le com de sa combinaison aux fusiliers en armure de combat. Préparez-vous. » Les soldats concernés se levèrent pour s'aligner contre la paroi bâbord de la pinasse, configurée exactement pour une situation de ce type, alors que le sas standard se trouvait à tribord. Antrim adressa un signe de tête au mécanicien. — Ouverture. — Ouverture », répéta l'interpellé, et une écoutille de quatre mètres de large s'ouvrit sur le flanc de l'appareil. Tous les hommes présents dans le compartiment des passagers, y compris lui-même, étaient en combinaison souple ou en armure, avec leur casque sur la tête, pour des raisons qui devinrent évidentes lorsque le compartiment se dépressurisa d'un coup. Des chicanes, à la sortie de l'écoutille, vers l'avant, brisaient le courant d'air, fournissant une poche d'espace protégé. Le capitaine Kaczmarczyk et le sergent-major Urizar s'approchèrent de l'ouverture. — Confirmez l'acquisition du saut », lança Antrim, et vingt-six pouces se levèrent au-dessus de vingt-six mains, chaque fusilier assurant que l'ordinateur de son armure avait intégré et projeté sur l'écran tête haute de sa visière les coordonnées de la zone de saut. Le sergent hocha la tête, satisfait, avant de vérifier l'affichage ETH de son propre casque. « Saut dans... quarante-cinq secondes », annonça-t-il. Les secondes en question s'écoulèrent à toute vitesse, puis Antrim ouvrit une dernière fois la bouche : « Go ! » Le capitaine Tadislaw Kaczmarczyk bondit hors d'Hôtel-Papa-Deux. Son capteur sonore était réglé au minimum mais la plainte stridente des turbines de la pinasse n'en restait pas moins assourdissante. Un bref instant, l'air qui l'entourait parut presque calme, puis son corps en chute libre franchit la frontière de la bulle protectrice des chicanes. En dépit de son armure protectrice, un grognement lui échappa quand l'atmosphère de Kornati le frappa comme un coup de poing. C'était une sensation qu'il avait déjà éprouvée, et il ne voulait pas même imaginer ce qu'elle aurait été pour un individu dépourvu d'armure. Il tendit simultanément bras et jambes, ce qui eut le double effet de déclencher les réacteurs intégrés à sa tenue et de le stabiliser en plein air. Cette région était à peu près dépourvue de population, infinie forêt vierge de feuillus et de conifères, ce qui expliquait sans doute pourquoi les terroristes l'avaient choisie — et qu'il n'y eût aucune source de lumière artificielle en contrebas. Quand il baissa les yeux vers un vaste néant obscur — le fond du puissant puits de gravité dans lequel il s'était jeté — le fusilier ne distingua rien du tout. Jusqu'à ce qu'il branche ses systèmes à faible luminosité, bien entendu. Instantanément, le terrain forestier qui s'étendait en dessous de lui — très loin en dessous — devint visible. Kaczmarczyk se trouvait toujours trop haut pour distinguer des détails et, de cette altitude, il lui semblait à peine bouger, malgré une vélocité de plus de six cents kilomètres à l'heure. Ses membres tendus lui assuraient un angle de chute aigu, et le viseur vert luisant de son objectif flottait au-dessus de la ligne d'horizon projetée sur son ETH. Les « muscles » de son exosquelette lui permettraient de garder sa posture indéfiniment, en dépit de la pression violente d'une atmosphère qui s'épaississait rapidement. Il ajusta sa position avec soin, abaissant le viseur sur la ligne d'horizon. Une légère tonalité lui confirma qu'il était de retour sur sa trajectoire optimale, aussi se détendit-il. Durant plusieurs minutes, il continua de fendre l'air, et les deux premières escouades de la première section filaient derrière lui tel un vol de faucons en piqué. Le sol se rapprochait régulièrement et la vitesse à laquelle il le rejoignait devint de plus en plus perceptible. Il vérifia son altitude. À peine plus de mille mètres, à présent. Le viseur se mit à clignoter —d'abord lentement puis de plus en plus vite, tandis que s'élevait une autre tonalité — celle-là forte et insistante, nullement légère. Kaczmarczyk déploya son antigrav. Il ne s'agissait pas d'une ceinture ou d'un harnais classique, qu'il n'aurait pas eu la place de transporter — du moins pas un modèle disposant de la puissance dont il avait besoin cette nuit-là. Au lieu de cela, le sac à dos fixé entre les omoplates de son armure s'ouvrit d'un coup, laissant se déployer une longue lanière. L'instant d'après, le générateur antigrav d'une puissance exceptionnelle fixé tout au bout se mit en marche, instantanément à plein régime, sans montée progressive. Le capitaine eut un nouveau grognement, cette fois explosif, quand sa vitesse chuta brutalement. Alors qu'il se balançait au bout de la lanière, hors du champ du générateur proprement dit, les cimes des arbres ralentirent leur progression. Elles frôlaient à présent presque ses bottes, mais il descendait bien plus lentement. Il vérifia une nouvelle fois son ETH. Pile sur la cible. Content de savoir que je n'ai pas perdu la main. La première section toucha terre presque précisément sur son objectif. Presque. Même avec le meilleur soutien informatique possible, il y avait obligatoirement une certaine dispersion au cours d'une chute libre d'une telle altitude. Pour la plupart des fusiliers, l'erreur fut inférieure à vingt mètres, mais le soldat de première classe Franz Taluqdar, de la première escouade, se retrouva à peine plus loin que cela. Il tomba presque droit devant la tour, en haut de la colline, qui constituait son objectif. Taluqdar ignorait de quel type d'armement disposait ce bunker — s'il en disposait seulement. En cas d'armes de fabrication locale, il avait de fortes chances d'en être protégé par son armure. Mais « fortes chances » était une expression qu'il appréciait peu, surtout lorsqu'elle s'appliquait à des objets pointus et à sa propre peau. Il décida donc qu'atterrir dans la ligne de mire potentielle des armes hypothétiques de ce possible bunker était contre-indiqué, et prit une mesure qui lui aurait certainement coûté son galon de première classe lors d'un exercice. Coupant son antigrav alors qu'il se trouvait encore à dix mètres du sol, il brancha les réacteurs de sa tenue. Les réacteurs d'une armure de combat, au contraire du matériel de saut qui permettait à un fusilier de se déplacer à une vitesse étonnante, par de longs bonds à basse altitude, possédaient une autonomie très limitée. Ils étaient conçus pour des manœuvres hors de l'atmosphère, pas au fond d'un puits de gravité, et, quoi qu'il en fût, on attendait de leurs utilisateurs qu'ils évitent de les griller en les branchant à pleine puissance. Le soldat Taluqdar avait d'autres idées qui, additionnées, violaient environ quinze règles de sécurité. Sa course s'altéra brutalement, d'abord vers le sol quand il débrancha sa lanière antigrav, puis vers le haut, selon un angle aigu, quand ses réacteurs prirent le relais. Il atteignit l'apogée de sa trajectoire, fit pivoter son corps — et ses réacteurs — en un bel arc de cercle, puis redescendit selon un angle tout aussi aigu. Tout cela ne devait qu'à l'instinct, à l'entraînement et à l'estimation visuelle mais le résultat était là : plutôt que d'atterrir devant la tour, il se posa juste au sommet. Et en traversa aussitôt le plafond camouflé quand l'inertie et la masse de son armure firent leur office. Le capitaine Kaczmarczyk appuya sur le bouton de largage de ses haut-parleurs juste avant de traverser la couverture végétale et de toucher terre. L'unité de sonorisation indépendante s'écarta de lui en décrivant une courbe, rebondit sur des branches et tournoya de droite et de gauche, avant de se stabiliser à quinze mètres du sol. Il toucha le sol durement, son armure — fraîchement maculée de l'équivalent de la chlorophylle dans l'écosystème kornatien — absorbant l'essentiel du choc, et il roula sur lui-même. Lorsqu'il se redressa, le pulseur au poing, il entendit sa propre voix enregistrée, tonitruante, qui aboyait dans les haut-parleurs. « Attention ! Attention ! Ici le capitaine Kaczmarczyk, fusiliers royaux de Manticore ! Rendez-vous ! Sortez sans armes et les mains sur la tête ! Je répète : rendez-vous ! Sortez immédiatement, sans armes et les mains sur la tête ! Vous êtes en état d'arrestation pour suspicion d'activités terroristes, et toute résistance ou tout refus d'obtempérer sera impitoyablement sanctionné ! Je répète : vous êtes en état d'arrestation ! Rendez-vous immédiatement ou vous en subirez les conséquences!» Les haut-parleurs secondaires restèrent muets. Ils n'étaient pas nécessaires pour couvrir la zone de l'installation — même avec les capteurs audio au minimum, sa voix amplifiée était presque assourdissante — aussi son unité avait-elle envoyé aux autres un signal pour les inhiber. Si son haut-parleur n'avait pas fonctionné, celui de Kelso aurait pris le relais. Et si celui-là n'avait pas fonctionné non plus, celui du sergent Cassidy aurait effectué le travail. Désormais sûr que les sommations avaient été faites et laissant en marche la sono qui les répéterait encore — à la fois pour qu'il ne fasse aucun doute que les terroristes avaient eu la chance de se rendre et parce que cela ne pouvait que leur casser le moral — il se tourna vers la colline. Juste à temps pour voir un de ses fusiliers atterrir au sommet et disparaître. Le soldat Taluqdar entendit vaguement la demande de reddition du capitaine alors qu'il défonçait la couverture thermique camouflée qui couvrait le sommet ouvert de la tour. L'unique Kornatien présent, à moitié endormi au milieu d'une longue garde ennuyeuse, commençait à se redresser en réaction à la voix tonitruante quand deux mètres d'armure d'un noir de jais s'abattirent avec violence sur la plate-forme de rondins posée derrière lui. Aussi surpris que possible, il pivota d'un coup et chercha d'instinct l'arme fixée à sa hanche. C'était très exactement la pire réaction possible. Taluqdar était censé ordonner à tout suspect de se rendre avant de le démolir, mais c'était un vétéran du combat et il y avait quelque chose dans l'arme posée derrière le garde... Quelque chose que son expérience reconnaissait, bien que son cerveau n'eût pas eu le temps de rassembler les pièces du puzzle. Quelque chose qui changeait totalement les paramètres de l'opération. Et qui activa ses réflexes de combat plutôt que la demande de reddition. Kaczmarczyk redressa sèchement la tête en entendant le sifflement supersonique « crac-crac-crac! » d'un pulseur retentir dans la direction de la colline. Les capteurs de son armure l'identifièrent immédiatement comme le produit d'un fusil M32a5 en mode automatique, et il ravala un juron mental. Autant pour avoir donné à l'autre camp une chance de se rendre ! — Hôtel-Mike-Alpha! lança dans son com une voix que son ETH identifia comme celle d'un fusilier de la première escouade. Hôtel-Mike-Alpha, Pandore. Pandore! » Les inquiétudes de Kaczmarczyk quant au minutage et aux demandes de reddition disparurent instantanément. — A tous les Hôtel, Hôtel-Mike-Alpha ! lâcha-t-il sèchement. Pandore ! Je répète : Pandore ! Scénario Zoulou ! Je répète : le scénario Zoulou est désormais déclaré ! » Taluqdar entendit son commandant mais, pour lui, le scénario Zoulou s'appliquait depuis l'instant où ses pensées conscientes avaient rattrapé ses réflexes et reconnu l'arme montée sur la balustrade de la plate-forme comme un fusil à plasma. Qui n'aurait pas dû se trouver là. Il n'aurait pas dû y avoir le moindre fusil à plasma sur Kornati, en dehors des très rares que possédait la Force de défense du système, laquelle n'en avait pas égaré un seul. Pourtant, c'était bel et bien là et, avant même que l'avertissement fût transmis au reste de la section, Taluqdar posait la charge explosive sur la plate-forme de rondins, qui était aussi le toit du bunker qu'elle surmontait. Il mit en place d'une gifle la charge en forme d'anneau, activa le détonateur d'un coup de pouce et recula autant que le lui permit la plate-forme. Cinq secondes plus tard, la charge explosa avec un zeounif ! sonore et pratiqua une ouverture béante dans les épais rondins. Taluqdar y lâcha une grenade à fragmentation pour faire bonne mesure, attendit son explosion puis se jeta à sa suite les pieds en avant. À bord de la deuxième pinasse, décrivant des cercles pour se préparer à débarquer le reste des fusiliers et ses propres forces spéciales, le capitaine Barto Jezic suivait les communications des troupes d'assaut grâce à des écouteurs d'emprunt. Lorsqu'il entendit le capitaine Kaczmarczyk, sa mâchoire se crispa. Nul ne s'attendait vraiment à affronter des armes modernes. Les Manticoriens étant des professionnels, ils avaient toutefois prévu cette éventualité, et l'avertissement « Pandore » les avait fait passer d'un coup à des règles d'engagement totalement différentes. Ils n'étaient plus là pour appréhender mais pour « neutraliser ». Pour détruire. Jezic ferma brièvement les yeux, priant qu'au moins une partie des gens qui se trouvaient là-dessous — et qui devaient être des terroristes s'ils possédaient des armes extraplanétaires, de quelque manière qu'ils les eussent obtenues — aient le temps de se rendre tant qu'ils étaient encore en vie. Drazen Divkovic, « frère Poignard », roula hors de sa couchette et exerça des efforts désespérés pour sortir des brumes du sommeil. L'incroyable volume sonore de l'ultimatum avait pénétré le réseau de bunkers et de passages souterrains, bâti bien avant que le Parti de la rédemption nationale se fût changé en Alliance pour la liberté de Kornati. Toutefois, il commençait à peine à se réveiller quand retentirent les premières explosions. Comment ? Comment ? Si le camp Liberté avait été repéré quand on y avait débarqué les armes, l'attaque aurait eu lieu alors, pas trois nuits plus tard ! Comment avait-on pu... ? « Drazen ! Drazen ! » Jelena Krleza, sa seconde, hurlait par la porte ouverte. « On est attaqués ! annonça-t-elle inutilement. C'est ces putain de Mandes ! » Drazen crut sentir son cœur s'arrêter. Des Manties ? Des Manticoriens? Impossible. Tout bonnement impossible ! Pourtant, c'était bel et bien réel, et il se maudit de n'avoir pas mis en place un système d'autodestruction. Mais le site était installé depuis si longtemps, et il était tellement sûr. Drazen avait été incapable de le croire compromis, surtout depuis que les armes y avaient été apportées sans que nul ne clignât seulement des yeux. Et maintenant... « Aux armes ! rugit-il. Aux armes ! Prenez vos positions ! » II empoigna le lance-grenades à chapelet qu'il avait choisi pour son usage personnel et se précipita vers la porte, regrettant de tout son cœur de n'avoir pas eu l'occasion de s'entraîner assez à son maniement. La deuxième escouade était en configuration d'assaut. Ses armes à plasma ordinaires avaient été remplacées par des engins plus lourds, nécessitant normalement plusieurs servants. Les fusiliers avaient troqué leurs pulseurs contre de lourds fusils à trois canons qu'alimentaient des réservoirs de cinq mille balles, inclus dans leur sac à dos, où alternaient les munitions HE et les balles perforantes contre les armures. Quand la deuxième escouade passa en scénario Zoulou, les fusils à plasma parlèrent. La porte camouflée de la sortie de véhicules n'était constituée que de rondins couverts de moins de cinquante centimètres de terre. Elle disparut purement et simplement, puis une tornade de rafales de fusils à trois canons s'engouffra dans l'ouverture. Des grenades suivirent, et le premier groupe d'assaut de l'escouade prit ensuite le même chemin, plongeant dans un enfer de réservoirs en train d'exploser et de véhicules incendiés, le fusil prêt. Le deuxième groupe de combat de la première escouade voulut insuffler le gaz soporifique dans le système de ventilation mais ne trouva aucun conduit d'inspiration, seulement les tuyaux d'évacuation. Il se rabattit donc sur son rôle de substitution en scénario Zoulou, se déployant vivement pour prendre le contrôle du périmètre, tandis que la deuxième escouade investissait les lieux par la sortie des véhicules. Au même moment, l'équipe du sergent Cassidy faisait l'ascension de la colline en longs sauts successifs que lui autorisait son matériel. D'autres charges de démolition tonnèrent quand ses membres se frayèrent un chemin à travers les flancs de la tour/bunker et suivirent le soldat Taluqdar dans les entrailles de l'installation souterraine. CHAPITRE QUARANTE-CINQ Mon Dieu, Aivars ! » Bernardus Van Dort avait le teint grisâtre lorsqu'il releva les yeux du rapport. « Mille tonnes d'armes modernes ? — C'est l'estimation de Kaczmarczyk. » Terekhov, assis derrière son bureau dans sa cabine de jour, avait l'expression aussi grave que la voix. « Il peut se tromper dans un sens ou dans l'autre mais je doute que ce soit de beaucoup. — Au nom du ciel, d'où est-ce que ça vient ? — On l'ignore. Et il est possible qu'on ne le découvre jamais. On n'a que cinq prisonniers, dont trois grièvement blessés. Le docteur Orban fait ce qu'il peut mais il est à peu près sûr d'en perdre au moins un. — Et vos propres pertes ? demanda Van Dort d'une voix plus douce. — Deux morts et un blessé, répondit sèchement Terekhov. Soit certains des terroristes étaient suicidaires, soit ils ne savaient pas ce qu'ils faisaient. Lancer des grenades à plasma dans un tunnel ? » Il secoua la tête, furieux. « Oui, ils ont descendu deux de mes fusiliers, mais les mêmes grenades ont aussi tué au moins quinze des leurs ! » Van Dort secoua la tête à son tour, non pas incrédule mais avec l'air de souhaiter pouvoir l'être. — Que savons-nous de leurs pertes à eux ? demanda-t-il au bout d'un moment. Tadislaw confirme au moins soixante-dix cadavres mais ce chiffre peut très bien augmenter. Pour l'instant, seuls ses fusiliers sont équipés pour des opérations de recherches et de sauvetage. Sans armure, sans au moins une combinaison souple, personne ne peut traverser les flammes et supporter la chaleur. » Van Dort ferma les yeux, tentant – en vain, il le savait –d'imaginer ce qui s'était passé dans ces étroits couloirs souterrains changés en un enfer rugissant par les armes modernes. — Je ne sais pas trop ce que je ressens, admit-il au bout de quelques secondes, en rouvrant les paupières. Ça a été un massacre. » Il leva la main avant que Terekhov pût ouvrit la bouche pour discuter son choix de termes. « J'ai dit un massacre, Aivars, pas une atrocité. Au moins, nous leur avons donné une chance de se rendre, ce qui est plus qu'ils ne peuvent en dire. Si nous en avons tué soixante-dix ou quatre-vingts, c'est en outre une goutte d'eau dans la mer par rapport aux milliers de civils – y compris des enfants – qu'eux et leurs... collègues ont assassinés. Mais ça représente tout de même, quoi ? plus de quatre-vingt-dix pour cent du personnel que comptait leur base à notre arrivée ? » Il secoua à nouveau la tête. « Même en sachant qui ils étaient et ce qu'ils ont fait, de pareils chiffres... » Comme il laissait mourir sa voix, Terekhov eut un rire dur et abrasif. « Si vous voulez avoir pitié de quelqu'un, je peux vous trouver des candidats qui le méritent bien plus ! — Ce n'est pas de la pitié, Aivars. C'est... — Je suis officier de la Spatiale, Bernardus, l'interrompit le commandant. Oh, certes, j'ai passé vingt ans T dans la peau d'une chochotte du ministère des Affaires étrangères, mais j'ai d'abord été officier pendant onze ans T et je le suis redevenu depuis quinze. J'ai consacré trop de temps à nettoyer les dégâts de gens qui font ce genre de chose, et ça affecte mon point de vue. On les appelle "pirates", parfois "esclavagistes", mais, quand on y regarde de plus près, ils sont identiques à Nordbrandt et aux siens. La seule différence, c'est la justification qu'ils se donnent et, moi, en tout cas, je ne verserai pas une seule larme sur ces bouchers-là. » Van Dort observa l'expression blême de son ami. Terekhov était plus dur que lui – de par sa profession et son expérience. Même alors, cependant, il avait raison. Les crimes de l'ALK avaient dépassé les bornes. Quelque justification tordue ses membres pussent-ils trouver à leurs agissements, ils avaient traité des hommes, des femmes et des enfants comme des outils. Des pions aisément sacrifiables. Des objets à détruire dans le cadre d'un plan froidement destiné à terrifier et à démoraliser l'adversaire. Et pourtant... pourtant... Bernardus Van Dort ne pouvait s'empêcher d'être horrifié. Ne pouvait accepter que des êtres humains, en dépit de leurs crimes, fussent éliminés dans une horreur aussi phénoménale sans qu'un petit coin de son âme ne hurle une protestation. Et, même s'il avait pu se défaire de cette répugnance, il ne l'aurait pas voulu. S'il en était capable un jour, il deviendrait un autre. « Bref, quoi que puissent être les résultats par ailleurs, reprit-il enfin, ça ne peut qu'avoir porté un rude coup à l'ALK. Ça représente plus de trois fois le total des pertes qu'ils avaient subies jusqu'ici, et elles leur ont été infligées en moins de deux heures. Un revers pareil doit faire un choc même à des fanatiques comme Nordbrandt. — Et la perte de mille tonnes d'armes modernes a dû faire un trou dans leurs capacités offensives », fit remarquer Terekhov. Il y avait toutefois quelque chose d'étrange dans sa voix, :ni point que Van Dort releva vivement les yeux. Ceux du Manticorien étaient lointains, comme absents, tandis qu'il contemplait le portrait de son épouse pendu à la cloison, de l'autre côté de la cabine. Il demeura ainsi plus d'une minute, frottant le pouce et l'index de la main droite en un lent mouvement circulaire. « Qu'y a-t-il, Aivars ? demanda enfin son compagnon. — Hein? » Terekhov se secoua et son regard, de nouveau clair, se posa sur le visage du Rembrandtais. « Pardon ? — Je vous demandais à quoi vous pensiez. — Oh ! » Sa main droite esquissa un geste de désintérêt. « Je réfléchissais aux armes qu'on a trouvées. — Et alors ? — Tadislaw a demandé aux armuriers de la première section d'examiner ses trouvailles. Jusqu'ici, tout est de fabrication solarienne. Une partie des armes légères datent d'au moins vingt ans mais toutes sont en excellent état. Les pièces de rechange, certaines bien plus récentes que les armes elles-mêmes, prouvent qu'elles ont été révisées et reconditionnées avant d'être livrées à Nordbrandt. Les armes lourdes examinées pour l'instant semblent toutefois plus récentes que ça. On a aussi trouvé du matériel de com, des systèmes de reconnaissance, du matériel de vision nocturne, des armures, des explosifs et des détonateurs militaires modernes... » Terekhov secoua la tête. « Il y avait dans ce trou tout le nécessaire pour équiper un bataillon d'infanterie légère, Bernardus – d'infanterie légère moderne –, y compris un soutien d'armes lourdes. — Je m'en rends compte, dit Van Dort. — Vous ne comprenez pas ce que je veux dire. Tout ça était enfoui dans un terrier. Pourquoi ? Si les terroristes disposent de ce genre de matériel, pourquoi ne s'en sont-ils pas servis ? Ils auraient pu démolir tout ce que la police kornatienne leur aurait opposé. Bon Dieu, ils auraient même pu démolir tout ce que la Force de défense du système de Suka aurait pu leur balancer, à moins que la FDS n'ait accepté de recourir à des frappes aériennes saturées ! Nordbrandt aurait pu investir le Nemanja Building et prendre tout le parlement en otage le premier jour de son offensive, au lieu de se contenter de le faire sauter avec des explosifs civils. Alors pourquoi ne l'a-t-elle pas fait ? » Van Dort cligna des yeux puis fronça les sourcils. « Je ne sais pas, admit-il. Peut-être qu'elle ne disposait pas de tout ça à l'époque. » Il inhala profondément, pensif. « Vous l'avez dit : les terroristes étaient suicidaires ou ils ne savaient pas ce qu'ils faisaient. Peut-être n'étaient-ils tout bonnement pas en possession de ces armes depuis assez longtemps. — C'est exactement ce que je me disais. Mais, s'ils ne les avaient pas au départ, d'où sont-elles sorties ? Comment sont-elles arrivées là ? Je ne peux pas croire que Nordbrandt ait possédé un trésor de guerre assez important pour les acheter, or n'importe quel trafiquant susceptible de traiter avec elle exigerait d'être payé en liquide, d'avance, et ne vendrait pas au rabais. Alors qui a payé ? Quand la livraison a-t-elle été effectuée ? Et, pendant qu'on en est à se poser ce type de question, comment savons-nous que c'est l'unique arsenal dont elle dispose ? — Je ne sais pas, répéta Van Dort. Mais je pense qu'on a intérêt à le découvrir. » Les mains d'Agnès Nordbrandt tremblaient lorsqu'elle éteignit le com et le rangea dans la boîte de farine, qu'elle remit dans le placard, avant d'en fermer la porte et de brancher la HV. Il n'y avait encore que des programmes normaux, aucun des bulletins d'informations tonitruants qui jailliraient quand le gouvernement annoncerait son éclatante victoire. Comment ? Comment avaient-ils fait ? Et, pour commencer, comment avaient-ils repéré le camp Liberté ? Était-ce de sa faute ? Lors du deuxième chargement d'armes et de matériel, avaient-ils repéré la navette, finalement ? L'avaient-ils suivie jusqu'au camp Liberté ? Non. Non. Ça ne peut pas avoir été la livraison. S'ils l'avaient repérée, ils auraient attaqué avant. Ils n'auraient jamais pris le risque d'attendre qu'on ait le temps de disperser les armes. Mais si ce n'était pas cela, alors quoi ? Drazen. Les subordonnés de Drazen, forcément. Mais comment était-ce possible ? Depuis l'attentat du Nemanja, ils avaient fait des dizaines – des vingtaines – d'allers-retours prudents et discrets au camp Liberté, sans que quiconque eût rien remarqué. Et, cette fois-ci, Drazen s'était montré encore plus prudent qu'à l'ordinaire. Moins d'une douzaine de vols individuels – aérodynes ou hélicoptères personnels sans signe particulier – enfouis dans la circulation civile routinière de tout un hémisphère. Même leurs arrivées avaient été réparties sur plus de six heures ! Ils ne pouvaient en aucun cas avoir été repérés. En aucun cas leurs plans de vol n'avaient pu être mis en relation les uns avec les autres. Les Manties, songea-t-elle. Ces putain de Manties meurtriers. Ce sont eux les responsables. Eux, leurs capteurs et leurs fusiliers bottés. C'était l'unique possibilité. Seuls les Manties possédaient les compétences techniques pour isoler une poignée de vols d'apparence innocente au milieu d'un tel écheveau de trafic aérien. Seuls ces impérialistes cupides, avares et avides, décidés à dévorer sa planète, avaient pu repérer Drazen, et leurs soi-disant « fusiliers » mercenaires étaient les seules troupes du système stellaire à avoir pu massacrer tous les occupants du camp Liberté comme autant de moutons propulsés dans une chaudière. Des larmes brûlantes gonflaient derrière ses yeux mais elle refusa de les laisser couler. Elle ne pleurerait pas. Elle ne pleurerait pas ! Même si Drazen et toute sa cellule avaient été assassinés par les tueurs à gages de l'ogre interstellaire attendant de violer sa planète, alliés au régime corrompu des despotes locaux qui ne demandaient pas mieux que de l'y aider. Même s'ils avaient été brûlés comme autant de bûches dans une cheminée, et si plus de quatre-vingt-dix autres individus –amis, collègues, frères et soeurs en la lutte armée, dont certains qu'elle avait connus presque toute sa vie – avaient été massacrées avec eux. Elle ne pleurerait pas. Ils ont détruit le camp Liberté, se dit-elle, farouche, mais ils ne connaissent pas les autres caches. Ils ne savent pas que l'Alliance possède encore des armes modernes, plusieurs dizaines de fois la puissance de feu et les capacités qui étaient siennes au début. Elle se dit cela, et refusa résolument de prendre en compte le fait que, quel que fût l'arsenal de l'ALK, le gouvernement, lui, avait l'aide du Royaume stellaire de Manticore. « Et maintenant que faisons-nous ? » Le vice-président Vuk Rajkovic considéra les membres de « son » gouvernement installés autour de la table – quoique moins d'un quart eussent été choisis par lui. — Que voulez-vous dire, monsieur le président ? demanda Mavro Kanjer. — Vous le savez très bien, Mavro, répondit sèchement Rajkovic au ministre de la Justice. Vous étiez là quand Van Dort nous a dit ce qu'Aleksandra, elle, ne nous avait pas dit. » Comme plusieurs autres se tortillaient, mal à l'aise, il les foudroya du regard. « Vous le savez tous, à l'heure qu'il est, n'essayez pas de prétendre le contraire ! Et si jamais quelqu'un voulait essayer, je vous informe officiellement que j'ai eu la confirmation formelle des déclarations de Van Dort par la baronne de Méduse en personne. La présidente Tonkovic a été prévenue il y a six semaines qu'une date limite avait été fixée, et elle n'en a toujours pas informé son propre gouvernement. » Les ministres détournèrent le regard. Certains baissèrent les yeux, d'autres fixèrent les murs, d'autres encore s'entre- regardèrent. Enfin, Vesna Grabovac releva la tête et soutint le regard de Rajkovic. « Que croyez-vous que nous devions faire, monsieur le vice-président? demanda le ministre du Trésor. — Je crois que nous devons admettre que la présidente, de par notre Constitution, avait le devoir d'informer son gouvernement – en particulier le parlement – de cette mise en garde du gouverneur provisoire sans le moindre délai. Je déclare que six semaines – plus d'un quart du temps total qui reste à l'Assemblée constituante – constituent un délai très significatif. — Suggérez-vous qu'il faille la rappeler afin qu'elle réponde aux questions du parlement? demanda Alenka Mestrovic, le ministre de l'Éducation. — Je pense que cette possibilité doit être sérieusement envisagée, oui, répondit Rajkovic sans frémir. — Nous ne pouvons pas nous permettre d'affronter une crise gouvernementale alors que nous venons d'apprendre que Nordbrandt et ses fous furieux possèdent des armes modernes extraplanétaires ! protesta Kanjer. — Bon Dieu, Mavro ! » C'était la voix de Goran Majoli, le ministre du Commerce et l'un des plus fidèles alliés de Rajkovic au sein du gouvernement. « Nous venons de saisir plus de mille tonnes de ces armes modernes et d'abattre une centaine de ces meurtriers par la même occasion – ou plutôt ce sont les Manticoriens qui l'ont fait. Si nous ne pouvons pas affronter maintenant le projet d'un débat politique ouvert concernant le respect de la Constitution par notre présidente, quand pensez-vous que nous le pourrons ? » L'autre lui jeta un regard courroucé. De toute évidence, songea Rajkovic, il estimait que « jamais » serait le meilleur moment pour juger la conduite d'Aleksandra. Des voix s'élevèrent autour de la table, avec une agressivité que même l'esprit le plus large n'aurait pas honorée d'un terme aussi civilisé que « débat ». Rajkovic laissa l'échauffourée se prolonger plusieurs minutes, puis il frappa le bloc de bois à l'aide de son marteau. Le bruit sec et sonore força les voix furieuses à un arrêt brutal assorti de quelques dérapages. Le vice-président considéra ses compagnons d'un œil courroucé. « Ceci est une réunion du gouvernement, non un bac à sable d'enfants querelleurs ! » Comme même certains des plus grands partisans de Tonkovic avaient la décence de paraître gênés, il laissa courir son regard sur eux tous. « Visiblement, nous n'atteindrons pas un consensus à ce sujet cet après-midi, reprit-il sans inflexion. C'est une question qu'il va cependant nous falloir régler au plus vite. Quoi qu'en pense la présidente Tonkovic, je ne vois pas au nom de quoi je pourrais m'abstenir de transmettre cette information au parlement à présent qu'elle m'a été officiellement confirmée par le gouverneur provisoire. » Le silence s'alourdit quand les partisans de Tonkovic prirent conscience de ce qu'il disait. Il leur rendit leur regard sans ciller. « Je vous ai réunis et vous ai posé ma première question en grande partie par courtoisie. Selon moi, la destruction d'un tel de l'organisation de Nordbrandt et la prise ou destruction de tant d'armes extraplanétaires devraient avoir un effet calmant sur l'opinion publique. Je pense qu'il n'y aura jamais de meilleur moment pour prendre le mors aux dents et porter l’information à l'attention du parlement sans provoquer l'indignation générale et des protestations véhémentes. Je le serai avec le moins de hargne possible mais vous savez aussi bien que moi, quelle que soit la réaction du public, que le parlement le prendra mal. Or le parlement peut, à son entière discrétion, convoquer tout élu – y compris le président – pour qu'il réponde devant ses membres de la manière dont il a ou n'a pas accompli son devoir. — Et, en l'occurrence, comme par hasard, vous allez lui suggérer de le faire, hein? lança Kanjer, l'air mauvais. — Je ne vais rien faire de tel, répondit froidement Rajkovic. Si j'avais envie de le suggérer, toutefois, ce serait superflu, et vous le savez aussi bien que moi. — Je sais que vous allez organiser ni plus ni moins qu'un coup d'État! rétorqua Kanjer, furieux. — Vous dites des conneries, Mavro ! lâcha sèchement Majoli. Vous ne pouvez pas accuser Vuk de préparer un coup d'État alors qu'il se contente de faire ce que la Constitution exige de lui ! À moins que vous ne vouliez le voir violer la Constitution afin de protéger quelqu'un qui en fait d'ores et déjà autant? » Comme Kanjer grondait à l'adresse du ministre du Commerce, Rajkovic usa à nouveau de son marteau. Les deux antagonistes écartèrent presque simultanément leur siège de la table, se foudroyant toujours du regard. Le vice-président secoua la tête. « J'enverrai un rapport officiel en Fuseau, concernant l'assaut et ses résultats, dès demain ou après-demain. Quiconque désire communiquer avec la présidente Tonkovic a ma bénédiction pour envoyer ses messages par le même courrier. Franchement, je vous y invite. Que vous le croyiez ou non, Mavro, je préférerais de loin résoudre ce problème sans créer une crise constitutionnelle. Et je suis depuis assez longtemps chef de l'État dans les faits pour savoir combien il me déplairait d'exercer ces fonctions de manière permanente, merci bien. » Je suis toutefois convoqué devant le parlement demain après-midi. La raison exacte pour laquelle on désire me voir n'a pas été évoquée mais je pense que nous devinons tous de quoi on veut me parler. Et quand on me posera des questions, mesdames et messieurs, j'y répondrai – franchement et aussi complètement que possible. Ce qui en sortira, je n'en sais rien, mais je pense qu'il revient à tous les amis de la présidente Tonkovic de la convaincre que certaines questions, ici même, sur Kornati, exigent son attention immédiate. » « Commandant ? Vous avez une minute ? — Qu'y a-t-il, Lajos ? » Le capitaine Terekhov délaissa le formulaire affiché sur son écran d'ordinateur pour découvrir le chirurgien chef Orban sur le seuil de la salle de briefing de la passerelle. « Je ne sais pas si c'est important, monsieur, mais je pense qu'il vaut mieux que je vous en informe. — Que vous m'informiez de quoi ? » Terekhov se tourna à demi vers l'écoutille, le coude posé sur la table, interrogateur. « Eh bien, voilà, reprit Orban. Normalement, d'après le Code de Beowulf, ce que dit un patient sous l'effet de médicaments puissants relève du secret professionnel. » Le commandant de l'Hexapuma sentit ses muscles se raidir. Le Royaume stellaire souscrivait pleinement à la bioéthique du Code de Beowulf. La plupart des médecins auraient choisi d'aller eux-mêmes en prison plutôt que de le violer. «Je pense, docteur, que vos responsabilités en tant qu'officier de la Reine peuvent prendre le pas sur ce secret dans certains cas, dit-il lentement. — Oui, monsieur, c'est exact, fit Orban, le regard encore plus sombre qu'avant. Ça ne me plaît pas, mais c'est exact. Compte tenu des circonstances, je soupçonne que ce serait même le cas pour le vieux serment d'Hippocrate, même s'il n'a pas du tout été rédigé pour une telle situation. — Comment cela ? » Terekhov se forçait à garder la voix calme et patiente. « L'un des terroristes se trouve sous l'effet d'analgésiques assez puissants, commandant, expliqua le chirurgien-chef. Je dirais qu'il n'a pas plus de soixante-dix pour cent de chances de s'en tirer, même avec le réparaccel. » Il fronça le sourcil puis agita la main avec impatience. « Bref. Ce qui compte est qu'il soit pour le moment en proie à des illusions. Il nous prend, les infirmiers et moi, pour un certain "Drazen" ou "Frère Poignard" et il ne cesse de vouloir nous faire son rapport. — Quel genre de rapport, docteur ? demanda Terekhov, très attentif. — Je ne sais pas. Nous l'enregistrons mais il n'a presque plus de voix, et ce qu'il dit est assez inarticulé. Pour l'essentiel, c'est du charabia. Toutefois, un nom revient sans cesse dans sa bouche. Il semble que ce soit en rapport avec toutes les armes qu'ils avaient dans leur complexe. Je pense que ce type a été envoyé là-bas juste avant l'assaut car il n'arrête pas de dire à ce "Drazen" que "la livraison a été effectuée". — "La livraison" ? répéta Terekhov, et Orban hocha la tête. — Vous dites qu'il répète aussi un nom? — Oui, commandant. » Le médecin haussa les épaules. «Je suppose que c'est une espèce de nom de code. Je veux dire que personne ne pourrait s'appeler "le Brandon", n'est-ce pas ? — Le Brandon? Le docteur Orban en est sûr, Aivars ? interrogea Van Dort. — Qu'il le soit ou non, l'enregistrement l'est, lui, répondit Terekhov. Je l'ai écouté en personne. Ensuite, j'ai demandé â Guthrie Bagwell de l'améliorer digitalement. C'est le nom que ce type répète, oui. Et il affirme au dénommé Drazen que c'est lui – notre blessé – qui a personnellement réceptionné les armes dudit Brandon. Je ne crois pas qu'il y ait raisonnablement place pour le doute. Ce Brandon est l'individu qui a fourni au moins – au moins, Bernardus – mille tonnes d'armes modernes à Nordbrandt. Croyez-vous que, si votre ami West-man a eu des contacts avec un personnage du même nom, ce soit une simple coïncidence ? — Non, bien sûr que non. » Van Dort se frotta le visage de ses paumes puis prit une profonde inspiration. Posant les mains à plat sur la table devant lui, il se mit à les fixer. « Alors, il est possible que Westman nous fasse marcher depuis le début, suggéra Terekhov sur un ton encore plus dur. — Peut-être », dit le Rembrandtais. Il secoua la tête. « Bien sûr que c'est possible. Tout est possible – surtout dans ce genre de situation. Mais pourquoi ? La principale caractéristique de Westman, c'est sa détermination à minimiser le nombre de victimes. Les minimiser. Son attitude ne pourrait pas s'écarter plus de celle de Nordbrandt. Pourquoi traiterait-il avec quelqu'un qui a des rapports avec elle ? — Je ne vois que deux raisons possibles. » Si la voix de Terekhov s'était radoucie, elle était aussi devenue nettement plus froide. « La première, c'est que nous nous trompons au sujet de Westman. Il est peut-être juste plus intelligent que Nordbrandt, pas moins assoiffé de sang. Il a pu décider de commencer en douceur, afin d'affirmer de manière plus convaincante au peuple de Montana, lorsqu'il déclenchera son propre bain de sang, qu'il y a été contraint par les forces réactionnaires d'un régime corrompu. » La seconde – et, pour être honnête, celle que je préférerais infiniment – est que ce Brandon soit un simple trafiquant d'armes, un type qui écoule sa marchandise là où il trouve un acheteur, et qui est parvenu à contacter tant Nordbrandt que Westman. Dans ce cas, il est possible que ce dernier soit bien aussi différent de la première que nous l'avons toujours pensé. — Mais comment un unique trafiquant aurait-il pu prendre contact en une période aussi courte, relativement, avec deux êtres aussi différents ? objecta Van Dort. Dont aucun ne figurait dans l'annuaire des combattants de la liberté ou terroristes potentiels avant de passer dans la clandestinité, ce qui ne date pas de si longtemps que ça. Comment les a-t-il trouvés tous les deux aussi rapidement ? Particulièrement du fait que ces deux êtres habitent des planètes séparées de plus d'un siècle-lumière ? — Ça, Bernardus, c'est peut-être l'unique rayon de soleil de toute cette affaire, répondit Terekhov, grave. Je me suis demandé – de même que la Direction générale de la surveillance navale, en la personne de Grégor O'Shaughnessy – si certains intérêts... extérieurs ne désireraient pas déstabiliser l'amas pour empêcher l'annexion. Il est très possible que ce Brandon ne soit que leur représentant. — Ils donneraient des armes aux terroristes locaux, avérés ou potentiels, dit Van Dort. — Absolument. Si c'est le cas, et si votre estimation de Westman est exacte, nous allons peut-être enfin acquérir un avantage. » Comme le Rembrandtais levait les yeux vers Terekhov, cherchant à comprendre comment la confirmation probable que la Ligue solarienne travaillait activement à miner l'annexion pouvait représenter un avantage », l'officier eut un petit sourire. Qui n'avait rien d'excessivement plaisant. « Nous retournons en Montana, Bernardus. Je laisse ici une section de fusiliers, avec des armures de combat, une pinasse et des capteurs orbitaux, pour soutenir les Kornatiens en attendant l'arrivée des renforts dépêchés par la baronne de Méduse. Mais vous, moi et le Chaton, nous retournons immédiatement en Montana. Où nous allons présenter à monsieur Westman les comptes rendus médiatiques et les rapports gouvernementaux – sans parler des nôtres, de rapports – concernant les agissements d'Agnès Nordbrandt en Faille. Nous allons lui demander s'il veut vraiment être associé avec cette salope meurtrière et, quand il affirmera que non, au grand jamais, nous lui balancerons entre les deux yeux le fait qu'il a acheté des armes au même fournisseur qu'elle. On verra bien s'il apprécie la plaisanterie. » CHAPITRE QUARANTE-SIX Aleksandra Tonkovic, assise dans la lumière dorée qui pénétrait par les fenêtres de son bureau, sur la planète Lin, considérait avec fureur les formules sèches et formalistes posées devant elle. Toute l'Assemblée constituante avait reçu précisément le même rapport sur l'assaut effectué contre l'ALK. À tout le moins, ce salopard de Rajkovic avait-il pris soin de ne pas incorporer ses venimeuses attentes à peine voilées dans un document qu'il savait devoir être lu par tant de représentants politiques d'autres systèmes stellaires. Sa correspondance personnelle était bien sûr une autre paire de manches. Il allait sans le moindre doute affirmer qu'il ne faisait que son devoir de vice-président planétaire. De serviteur zélé ,du parlement. Mais elle connaissait Vuk Rajkovic. Savait qu'il n'avait jamais partagé sa vision de l'avenir de Kornati. Pas étonnant que cette agitatrice de Nordbrandt et lui fussent restés si longtemps copains comme cochons ! Son Parti de la réconciliation aurait aussi bien pu reconnaître publiquement que le Parti de la rédemption nationale de Nordbrandt n'était pour lui qu'un auxiliaire. Elle grinça des dents, inspira profondément et se contraignit à chasser — au moins un petit peu — sa rage. Soyons honnête, se dit-elle avec sévérité. Quels que fussent ses défauts par ailleurs, Rajkovic n'avait jamais dissimulé ses convictions profondes. C'était l'une des spécificités qui le rendaient dangereux. Il s'était bâti avec soin une réputation de politicien honnête incorruptible et disant très exactement ce qu'il pensait. Tonkovic avait la même réputation auprès de l'électorat, mais il y avait toutefois une différence : Rajkovic en bénéficiait aussi auprès des autres politiciens. Non, aucun des imbéciles qui le suivaient ne pourrait prétendre qu'il ne savait pas exactement où il allait. À moins, bien sûr, qu'ils ne gardent volontairement les yeux fermés pendant le trajet. Elle avait détesté le laisser travailler derrière son dos mais, en dehors d'elle-même, elle n'avait confiance en personne pour représenter le système de Faille. En outre, le bloc de Rajkovic au parlement était assez important pour pratiquement garantir qu'il fût choisi si elle ne se déplaçait pas en personne. Faille se fût en ce cas trouvée fermement alignée avec ces imbéciles de Van Dort et d'Alquezar, et leur chien galeux de Krietzmann. Et maintenant... Elle avait espéré que l'association passée de Rajkovic avec Nordbrandt l'aurait handicapé politiquement quand l'ALK avait entamé ses atrocités. Non qu'elle eût jamais souhaité les attentats eux-mêmes, bien entendu. Mais il aurait été tellement approprié de voir la carrière du vice-président sabotée par le terrorisme aveugle d'éléments auxquels il avait si longtemps préconisé d'offrir plus de pouvoir. Les ravages causés sans provocation par la racaille ignorante, infantile, brutale et cruelle de cette sous-classe « dépossédée » et « injustement exclue » dont il aimait tant se faire le champion auraient dû détruire sa crédibilité. Au lieu de cela, il sortait du carnage en tant que leader décisif, silhouette au calme rassurant et à la détermination inflexible, gérant la crise alors que Tonkovic se trouvait dans un tout autre système stellaire. Assez lié avec la populace pour être crédible et, simultanément, assez « respectable » pour être considéré par les chefs de partis oligarchiques comme leur unique lien avec cette classe pauvre ayant soudain endossé un rôle effrayant de croquemitaine. Bien qu'elle eût toujours voulu minimiser la menace de l'ALK, Tonkovic avait été, en privé, aussi effrayée que n'importe qui par ses spectaculaires succès. Elle aurait aimé reprocher à Rajkovic de n'avoir pas vu venir ces incidents mais elle savait que ça aurait été absurde. Elle aurait aussi aimé lui en vouloir de ne pas agir assez efficacement depuis le début des événements, mais ses contacts sur Kornati lui affirmaient que lui et, bien entendu, le gouvernement qu'elle avait elle-même nommé faisaient tout leur possible. Enfin, elle avait en partie espéré que, si Nordbrandt n'était pas écrasée — et Tonkovic, bien sûr, souhaitait qu'elle le fût —, l'image d'homme providentiel de Rajkovic s'éroderait au moins un peu sous la peur et la haine générées par la campagne d'attentats. Et il avait même semblé que cela fût en train de se produire... jusqu'à ce que ce parfait salopard de Van Dort et cette putain de Flotte royale manticorienne arrivent et démolissent la cache secrète d'armes de Nordbrandt. Il n'y avait que quinze jours. Cela ne faisait-il vraiment que quinze jours depuis que ce coup dévastateur avait ébranlé non seulement l'organisation terroriste mais tout l'équilibre politique de Kornati ? L'échelle étourdissante de la défaite infligée à l'ALK et, plus encore, à ses futures capacités, avait énormément renforcé la main de Rajkovic. Surtout du fait de la résurrection de Nordbrandt et de la reprise de ses activités. Même des gens qui seraient sinon restés assez calmes et maîtres de soi pour reconnaître le programme du Parti réformateur comme aussi dangereux qu'aucune bombe, à long terme, croyaient à pré sent que le vice-président savait marcher sur l'eau! Ces imbéciles ne se rendaient-ils pas compte que Nordbrandt était la partie émergée de l'iceberg, le premier éclaireur de l'invasion barbare à laquelle la philosophie politique de Rajkovic s'employait à ouvrir les portes ? Même après sa défaite — que Tonkovic avait toujours estimée inévitable —, Nordbrandt aurait servi d'exemple incendiaire à tous ces parasites inutiles, paresseux, sous-productifs, décidés à renverser les bastions de la société et à piller l'économie en une campagne démente de redistribution des richesses. Et les « droits » dont Rajkovic ne cessait de dire à ces mêmes parasites qu'ils les possédaient serviraient de justification à la populace pour sanctifier son travail de démolition ! À moins que les éléments sains d'esprit de Kornati n'aient énormément de chance, ils affronteraient toute une succession de clones de Nordbrandt. Tonkovic doutait que ceux-là possèdent les capacités venimeuses de l'original mais cela ne les empêcherait pas de provoquer énormément de dégâts. Il était donc plus important que jamais d'assurer à Kornati le maintien de ses mécanismes économiques et répressifs, afin de garantir qu'une autre Nordbrandt ne pût réussir là où l'ALK avait échoué. Voilà pourquoi elle avait gardé par-devers elle l'exigence arrogante et humiliante de cette insupportable cuistresse de Méduse : elle n'abandonnerait pas les principes qu'elle était venue défendre en Fuseau. Même à présent, elle ne parvenait pas à croire Méduse assez folle pour penser convaincre quiconque connaissant la règle du jeu que la date limite imposée par le gouvernement Alexander fût autre chose qu'une manœuvre. Un bluff. Une tentative de plus pour la contraindre, elle, à abdiquer la souveraineté essentielle de Kornati. Le Royaume stellaire de Manticore avait investi trop de prestige dans cette annexion. Permettre à ce projet d'échouer, à la Sécurité aux frontières de s'emparer de l'amas, porterait un coup terrible à sa crédibilité interstellaire. Si Tonkovic tenait bon — si les lâches demeurés sur Kornati lui permettaient de résister au bluff de Manticore —, le Premier ministre Alexander trouverait une raison d'État » parfaitement logique pour reculer sa date limite. Et même dans le cas contraire, cela pourrait-il être pire ? Si Kornati renonçait à une souveraineté pleine et entière, tous ses fondements seraient détruits en quelques années, voire quelques mois. Il valait bien mieux tenir une position de principe. Si les Manticoriens mettaient à exécution leur lâche menace d'exclure Faille de leur précieux Royaume stellaire parce que Faille refusait de céder, elle et son gouvernement pourraient se présenter la tête haute devant leur peuple. La faute ne serait pas leur, Kornati serait libre de poursuivre sa propre destinée et le mieux serait que Manticore, après avoir refusé de les intégrer, faisant d'eux des espèces de parias, les protégerait tout de même de la Sécurité aux frontières par sa simple présence. Donc, bien sûr, elle n'avait parlé à personne des insultantes et intolérables exigences de Méduse. Si elle l'avait fait, certains des faibles du parlement auraient pu s'affoler et insister pour qu'elle abandonne ses derniers lambeaux d'autodétermination. En outre, si elle ne parlait pas, le gouvernement pourrait à tout le moins présenter un démenti valable, faire peser sur elle l'exclusion de Faille du Royaume stellaire. Sur une unique femme courageuse ayant pris sur elle de sauver les libertés ancestrales de sa planète. Cela serait sans doute dur pour elle au départ mais, au bout du compte, sa position se révélerait justifiée et elle retrouverait la place qui était sienne de droit dans le monde politique kornatien. Mais cela, Rajkovic le comprenait-il ? Non, bien sûr que non ! Ou, pire encore, il s'en moquait. Il se pouvait fort bien que ses propres ambitions politiques vengeresses le poussent à saisir l'occasion de la détruire, quel que dût en être le coût pour Kornati. Elle considéra à nouveau la lettre — une lettre officielle, sur parchemin officiel, non un simple message électronique — et sa mâchoire se crispa. Le texte en était très court et incisif. Palais présidentiel, Karlovac. 13 décembre 1920, PD. Madame la Présidente, Sur l'ordre du Parlement, je dois vous demander de regagner Kornati par le premier vaisseau disponible. Votre présence devant le Comité spécial de l'annexion et le Comité actif de la loi constitutionnelle est requise. Par ordre du Parlement et du peuple de Kornati, Vukjudevit Rajkovic, vice-président planétaire Les phrases, la formulation étaient purement formelles, définies par des siècles de coutume et de loi, mais elle entendait pourtant dans chaque syllabe l'indécent triomphe de Rajkovic. Il n'avait pu la vaincre par les urnes, aussi avait-il recours à cette manœuvre sordide pour voler la charge qu'il n'avait su gagner. Prenant une nouvelle inspiration profonde, Tonkovic se secoua mentalement avec vigueur. Ce n'était pas la fin. Oui, elle était convoquée devant le parlement, et la formulation disait clairement qu'elle y serait mise en accusation. Oui aussi, le parlement pouvait la démettre de ses fonctions s'il estimait qu'elle avait violé les limites constitutionnelles de ses pouvoirs en tant que présidente planétaire et envoyée spéciale, ou bien manqué aux responsabilités imposées par l'une ou l'autre charge – mais les deux tiers des voix étaient pour cela nécessaires. Or ses démocrates centralistes et leurs alliés disposaient toujours de la majorité au parlement. Rajkovic et ses complices n'obtiendraient jamais tant de voix par ce qui était aussi clairement une tentative partisane de voler la présidence. Elle contempla une dernière fois la lettre puis se leva et la jeta sur le bureau d'un geste méprisant. Elle avait plusieurs personnes à voir avant de rentrer chez elle pour affronter ce Pygmée de Rajkovic et ses méprisables alliés. Quarante-cinq jours après avoir quitté le système de Montana pour Faille et vingt-deux après la destruction de la base de l'ALK, le HMS Hexapuma refranchit le mur alpha de Montana à 19,8 minutes-lumière de la primaire du système. Le spectaculaire éclat bleu de l'hypertransit jaillissait de ses voiles telle de la foudre inter-nuageuse. Il les reconfigura en des bandes gravitiques avant d'accélérer, partant d'une vitesse initiale à peine inférieure à quinze mille kilomètres par seconde. Aivars Terekhov, assis sur sa passerelle, contempla l'étoile Gt qui grossissait devant son vaisseau puis s'adressa au capitaine Nagchaudhuri. « Enregistrez un message destiné au marshal-chef Bannis-ter, je vous prie », dit-il. Nagchaudhuri enfonça un bouton de contrôle. « Micro branché, pacha. — Marshal-chef, commença Terekhov. Monsieur Van Dort et moi-même revenons en Montana après avoir obtenu sur Kornati des informations qui, selon nous, devraient influencer de manière déterminante l'opposition de monsieur Westman à l'annexion. Nous vous serions très reconnaissants de le contacter et de l'informer que nous aimerions lui parler à nouveau. Nous devrions atteindre l'orbite de Montana d'ici deux heures vingt-cinq minutes et, d'un point de vue personnel, monsieur Van Dort et moi nous réjouissons de vous revoir. Si cela vous convenait, nous apprécierions beaucoup de dîner avec vous, disons au Faux-Filet saignant. Pourriez-vous réserver notre table habituelle, ou bien préférez-vous que je m'en charge ? S'étant interrompu, il regarda l'officier des communications repasser l'enregistrement dans sa propre oreillette. Nagchaudhuri hocha la tête. « Audio parfait, pacha. — Alors envoyez le message, conclut Terekhov. — À vos ordres, commandant. « Qu'est-ce que vous allez faire, patron ? demanda Luis Palacios. — Je n'en sais trop rien », répondit Stephen Westman, un aveu qu'il n'aurait pas voulu, ni même pu, faire à qui que ce fût d'autre. Tous les deux, assis sous les trembles, devant la caverne dissimulée qui servait de quartier général au MIM, contemplaient la petite vallée montagnarde. L'air était plus frais que les jours précédents ; l'odeur âpre et fuyante de l'automne approchait. La mâchoire de Palacios broyait régulièrement, rythmiquement, une chique de backy tandis qu'ils écoutaient le vent chuchoter dans les branches et que retombait à nouveau entre eux le silence. C'était un silence confortable, entre un meneur et un suiveur. Entre deux vieux amis. Et aussi entre un patron et le vieil employé fidèle qui avait depuis beau temps gagné le droit d'exprimer le fond de sa pensée. Et qui savait en cet instant n'avoir aucun besoin de le faire. Westman restait assis dans ce silence, mais le cerveau qui se trouvait derrière ses yeux bleus ne chômait pas. Comment en étaient-ils arrivés là ? S'il regardait en arrière, il revoyait chaque pas, chaque décision et, pour dire la vérité, il n'éprouvait aucun regret. En fait — ses lèvres s'étirèrent lorsqu'il se rappela des extraplanétaires en sous-vêtements, pieds nus, qui boitillaient sur une piste de montagne — une partie de l'aventure avait été très rigolote. Son esquisse de sourire, toutefois, s'effaça. Ce n'était pas qu'il ne fût plus prêt à se battre et à mourir — voire à tuer —pour ce qu'il estimait être juste. Ce n'était même pas qu'il ne fût plus prêt à emmener avec lui Luis et ses autres partisans. Simplement, il n'avait plus la certitude que ses convictions fussent justes. Voilà. Il l'avait admis. Il entretenait des doutes. Pas sur le fait que l'UCR avait volé et maltraité Montana. Pas sur le fait que cet arrogant salopard de Van Dort aurait dû dire la vérité à Suzanne à propos de son prolong avant de la piéger par le mariage. Et en aucun cas sur les mesures qu'il était prêt à prendre pour empêcher le viol organisé de sa planète par des extraplanétaires cupides et corrompus. Mais... Mais étaient-ils bien des extraplanétaires cupides et corrompus décidés à saigner à blanc tous ses concitoyens et à les changer en serfs endettés sur la planète dont leurs ancêtres avaient fait un foyer ? N'avait-il pas permis à sa haine de Rembrandt de s'étendre à quiconque Rembrandt — ou Van Dort — appréciait ? Et aussi — la pensée la plus troublante de toutes, d'une certaine manière 2, ne s'était-il pas trompé à propos de Bernardus Van Dort lui-même ? Sûrement pas ! Il ne pouvait pas s'être trompé sur tout à la fois ! Pourtant, l'intégrité opiniâtre qui avait fait de lui un guérillero exigeait qu'il se posât la question. Et cette même intégrité lui suggérait que c'était à tout le moins possible. Après tout, que savait-il réellement du Royaume stellaire de Manticore ? Rien, il fallait bien l'avouer. Seulement que sa vaste richesse reposait sur des avantages commerciaux et astrographiques, et que cela ne lui rappelait que trop la position de Rembrandt au sein de l'amas. Il savait qu'il s'agissait d'un royaume, avec un souverain héréditaire et une aristocratie, ce qui suffisait à hérisser tout bon Montanien. Cependant, s'il fallait en croire Van Dort et le capitaine Terekhov, c'était la résistance égoïste d'oligarques tels qu'Aleksandra Tonkovic qui retardait l'annexion. Or, si le Royaume stellaire était ce que craignait Westman, pourquoi une femme telle que Tonkovic aurait-elle combattu la Constitution proposée par Joaquim Alquezar et Henri Krietzmann ? Et, tant qu'on y était, que pouvait bien avoir de commun un Dresdien avec l'un des plus riches oligarques que San Miguel — associé de l'UCR —eût jamais produits. Fais-toi une raison, Stevie, se dit-il. Ce bazar est bien plus complexe que tu ne le pensais quand tu as décidé de mettre les pieds dons le plat comme le bouseux abruti, dur à cuire, têtu et toujours sûr de tout savoir que tu n'as jamais cessé d'être. Alors même que lui venait cette pensée, il sut qu'il se montrait injuste envers lui-même. Mais pas tant que ça, insista son doute persistant. Certes, lm homme doit se battre pour ce qu'il sait être juste, et il est trop tard pour cela quand la bataille est déjà perdue. Mais ce même homme doit aussi être sûr de ce qu'il combat — pas juste de ce qu'il friand — avant de tuer des gens ou de demander à ceux qui le soutiennent d'en faire autant. Quelle importance si je n'aime pas Van Dort? Personne ne m'y oblige. Même lui ne dit pas le contraire. Trévor pense que je devrais l'écouter, Il fronça à nouveau les sourcils, se souvenant d'avoir couvé la délicieuse sœur aînée de son meilleur ami du regard adorateur d'un gamin. Quel âge avait-il ? Dix ans ? Non, sans doute même pas. Mais il se rappelait le jour où elle était partie en compagnie de son riche époux d'outre-monde. Il se rappelait le jour où Trévor lui avait dit que cet époux vivrait mille ans, alors qu'elle vieillirait et mourrait normalement. Et il se rappelait le jour – il n'était plus un petit garçon, alors, mais un homme, un représentant des Familles Fondatrices – où Suzanne était revenue sur Montana pour expliquer pourquoi son précieux et perfide mari voulait faire de tous les autres mondes de l'amas les esclaves économiques de Rembrandt. Sa mâchoire se crispa au souvenir de cette trahison. De l'instant où il s'était rendu compte que Suzanne avait changé. Que cette femme forte et magnifique avait subi un lavage de cerveau et déclamait désormais les tirades de Rembrandt. Puis il y avait eu une trahison pire encore lorsqu'elle était morte – avant d'avoir eu le temps de reprendre ses esprits et de comprendre qu'on s'était servi d'elle. Il se rappelait tout cela avec une telle clarté ! Était-il vraiment possible qu'il eût tout perçu de travers ? Non. Van Dort admettait que Rembrandt était décidé à bâtir son économie aux dépens des autres systèmes. Mais ses raisons pour cela... était-il possible qu'il dît aussi la vérité à propos de ses raisons ? Et de celles pour lesquelles il avait abandonné cinquante années T de politique cohérente lorsqu'une autre possibilité s'était présentée ? En outre, le pourquoi des actes de Van Dort avait-il vraiment une importance ? « Je pense qu'on va les rencontrer à nouveau, Luis, dit-il enfin. — Je pensais que vous décideriez ça, patron », répondit Palacios comme s'il ne s'était pas écoulé quinze minutes mais quinze secondes entre la question et la réponse. Il cracha du jus de backy, puis tous les deux se remirent à contempler la vallée en silence. — Il accepte de vous rencontrer, annonça Trévor Bannister. — Dans les mêmes conditions ? demanda Terekhov. — Ma foi, il semble que ça ait bien marché la dernière fois », répondit le marshal avec un haussement d'épaules. Son expression se modifia, quoique très légèrement. « Un détail, cependant. Il semble insister très fort pour que votre aspirante – mademoiselle Zilwicki, c'est bien ça ? – soit encore du voyage. — Mademoiselle Zilwicki ? » Quasi inconsciemment, Terekhov quitta des yeux son com pour regarder Hélène qui, assise au côté de Ragnhilde Pavletic, regardait Abigail Hearns leur faire une démonstration au poste tactique. Il se retourna vers Bannister. « Est-ce qu'il a dit pourquoi ? — Non, pas du tout. Il est possible que j'en aie une bonne idée mais je pense que vous devriez plutôt poser la question à Van Dort. » Bannister hésita puis reprit sans enthousiasme : « Il y a quand même une chose que je peux vous dire : s'il vous demande d'emmener mademoiselle Zilwicki, ça signifie sans l'ombre d'un doute qu'il ne prépare rien de... déplaisant. » Terekhov se préparait à demander des précisions mais changea d'avis en se rappelant le commentaire cryptique de Van Dort à propos de ses antécédents personnels avec le marshal. Il se passait quelque chose qu'il ignorait. Si cela devait mettre en péril un de ses officiers – surtout un de ses aspirants –, son devoir lui commandait de découvrir de quoi il s'agissait. Toutefois, si Hélène avait dû se retrouver en danger, Bernardus l'en aurait averti. De cela, au moins, il était certain. « Dites à monsieur Westman que sa parole est pour moi une garantie suffisante monsieur Van Dort et moi le rencontrerons au lieu et à l'heure qu'il choisira. Et s'il désire que mademoiselle Zilwicki soit présente, je suis sûr que cela peut s'arranger également. » Quelque chose brilla dans l'œil de Bannister. De la surprise, songea Terekhov. Ou de l'approbation. Peut-être un mélange des deux. « Je le lui dirai, répondit le marshal-chef. J'imagine que je pourrai lui faire passer le message dès ce soir. Est-ce que demain après-midi serait trop tôt pour vous ? — Le plus tôt sera le mieux, marshal. » « Opérations de vol, ici Hôtel-Papa-Un. Demande autorisation de départ pour le spatioport de Brewster. — Hôtel-Papa-Un, opérations de vol. Attendez une minute. » Hélène, assise dans le siège confortable de la pinasse, écoutait Ragnhilde par l'écoutille ouverte du pont de vol. Elle avait décidé qu'il serait ignoble, indigne d'elle, d'éprouver de l'envie pour tout le temps que son amie passait à piloter. Elle soupçonnait, d'après certains commentaires de l'intéressée elle-même et une ou deux remarques de l'enseigne Hearns, que la jeune fille envisageait très sérieusement de demander son affectation aux escadres de BAL après leur premier déploiement. Ce serait sans aucun doute un choix approprié pour quelqu'un avec un don pour la tactique et des compétences de pilotage ampleur nt démontrées. La conversation entre Ragnhilde et les opérations de vol fut coupée net quand l'écoutille se ferma. Hélène, par son hublot, regarda le hangar d'appontement à l'éclairage cru s'ébranler quand la pinasse échappa aux bras d'amarrage et enclencha sa propulsion. Elle ne savait pas tout ce que le commandant et M. Van Dort voulaient dire à Westman, mais elle estimait avoir une idée générale de leur message. Il serait intéressant d'assister à la réaction du Montanien. Stephen Westman regarda l'aérodyne se poser à nouveau près de la tente qu'il avait... confisquée à l'équipe d'arpenteurs manticoriens. Ils n'avaient certes pas perdu de temps. D'après la tonalité du message de Trévor, ils estimaient en outre sincèrement disposer d'informations nouvelles pour lui. Encore qu'il ne vît pas comment des éléments découverts en Faille pourraient avoir la moindre influence sur la situation de Montana. Sois honnête, mon gars, se dit-il. Tu espères en partie qu'ils ont bel et bien découvert quelque chose. Ce mouvement de résistance n'est pas un boulot pour un homme qui commence à se poser plus de questions qu'il n'a de réponses. Stephen Westman, songea Hélène, était séduisant. Durant leur première rencontre, elle s'était concentrée sur ce qu'il avait à dire plutôt que sur son apparence, mais son charisme indéniable était, même alors, évident. Aujourd'hui, coiffé de ce qui était sans doute son plus beau stetson et portant un des étranges colliers que les Montaniens appelaient « bobos », avec une plaque incrustée de gemmes, en forme d'étalon noir cabré, qui luisait au soleil, cet homme de haute taille aux larges épaules présentait un aspect vraiment imposant. Alors même qu'elle remarquait cela, toutefois, elle sentit en lui un état d'esprit différent. Non pas un manque d'assurance mais... quelque chose qui y ressemblait beaucoup. Non, songea-t-elle néanmoins. Ce n'est pas tout à fait ça. li a l'air... de quelqu'un qui possède assez d'assurance pour admettre qu'il n'a plus les mêmes certitudes que naguère. À l'instant où cette pensée lui traversait l'esprit, elle se la reprocha. Nul n'avait besoin de vœux pieux, même s'ils venaient d'une humble aspirante/assistante. Elle espéra que le commandant et M. Van Dort seraient plus immunisés qu'elle à la tentation de lire dans l'attitude du fondateur du MIM ce qu'ils avaient tous envie d'y voir. « Capitaine Terekhov, dit le Montanien, la main tendue. Monsieur Van Dort. » Il y avait bien une différence, remarqua Hélène. Il ne semblait pas particulièrement heureux de voir le Rembrandtais, et ses yeux abritaient toujours une franche antipathie, même s'il parvenait à ne pas la laisser transparaître sur son visage, mais son ton hostile crépitant, si évident lors de leur première rencontre, était cette fois bien moins prononcé. « Monsieur Westman, salua le commandant, avant de s'écarter tandis que Trévor Bannister descendait de l'aérodyne et tendait la main à son ami. — Trévor. — Steve. » Les deux hommes se saluèrent d'un signe de tête et West-man désigna la tente familière. « Si vous voulez bien passer dans mon bureau », les invita-t-il avec l'ombre d'un sourire malicieux. « Bien, fit-il en posant son stetson dans un angle de la table de camping avant de relever les yeux vers ses invités. Trévor me dit, messieurs, que vous „pensez avoir découvert quelque chose que je dois savoir. » Il eut un mince sourire. « Je suppose que vous garderez à l'esprit que j'aurai tendance à me montrer un petit peu sceptique quant à l'altruisme qui vous amène ici. — Je serais déçu que ce ne soit pas le cas, assura Aivars Terekhov en lui rendant son sourire. — Alors je vous suggère de vider votre sac sans attendre. -- Très bien », dit l'officier sans même jeter un coup d'œil à Van Dort. Après tout, c'étaient ses fusiliers qui avaient découvert les preuves. Et il était inutile d'ajouter à l'équation la barrière supplémentaire de l'antipathie personnelle de Westman pour le Rembrandtais. « Nous le savons, vous avez dit – et, jusqu'ici, démontré par vos actes – que vous ne vous considériez pas comme le terroriste aveugle qu'a décidé de devenir Agnès Nordbrandt. » Les lèvres de Westman se crispèrent un peu lorsqu'il entendit les mots « jusqu'ici » mais il se contenta d'attendre courtoisement que Terekhov poursuivît. « Pendant que nous étions en Faille, reprit le capitaine en fixant avec attention le visage de son interlocuteur, nous avons localisé une base de Nordbrandt. Une section de mes fusiliers l'a investie. L'ALK a subi près de cent pour cent de pertes, plus de cent morts, au cours d'une opération n'ayant duré qu'environ vingt minutes. » Les yeux de Westman s'étrécirent, comme s'il comprenait que Terekhov minimisait délibérément la vitesse avec laquelle une unique section de fusiliers du capitaine Kaczmarczyk avait anéanti la base de l'Alliance pour la liberté. « Nous avons découvert là un peu plus de mille tonnes d'armes modernes extraplanétaires. » Terekhov étudia l'expression de Westman avec encore plus d'attention. « Toutes de fabrication solarienne, et en excellent état. Les renseignements obtenus de l'un des terroristes capturés révèlent qu'elles ont été fournies – très récemment – à Nordbrandt par les bons offices d'un dénommé "le Brandon". » Trévor Bannister avait informé ses alliés étrangers de la notoire incapacité de Westman à bluffer quand il jouait au poker. Une brève lueur de reconnaissance s'alluma dans les yeux bleus du Montanien. Elle disparut aussi vite qu'elle était venue, mais pas assez pour passer inaperçue de Térékhov. « Lors de notre première visite en Montana, monsieur Westman, continua tranquillement ce dernier, ce nom avait aussi fait surface. » Les yeux de Westman flamboyèrent à nouveau, quoique son expression pût avoir été sculptée dans la pierre. « Voilà qui m'amène à penser, monsieur, qu'il existe une association plus étroite entre vous et votre organisation, d'une part, et Agnès Nordbrandt et la sienne, d'autre part, que vous ne nous l'avez précédemment laissé entendre. » Oh, ça, ça ne lui a pas plu du tout, songea Hélène. Le visage ayant laissé paraître si peu d'émotion acquit soudain la dureté de l'obsidienne, et cela même était moins dur que le regard qui y brillait. Les narines de Westman se dilatèrent quand il prit une inspiration sèche et furieuse, mais il se contraignit à se calmer, reprenant sa maîtrise de soi avant d'ouvrir la bouche. Le Mouvement pour l'indépendance n'entretient aucun rapport avec l'ALK, déclara-t-il, glacial, son élocution montanienne décontractée bien moins évidente qu'à l'ordinaire. Je n'ai personnellement jamais rencontré Agnès Nordbrandt ni correspondu ou communiqué en aucune façon avec elle, et je méprise ses méthodes. » C'est une déclaration intéressante, songea Hélène, retrouvant l'entraînement de son père. Aussi en colère qu'il soit, il choisit ses mots avec un grand soin, dirait-on. "En particulier le mot « personnellement ». « Il n'est pas nécessaire d'approuver leurs méthodes et leurs tactiques pour travailler avec les gens, fit remarquer Terekhov. Au bout du compte, toutefois, celles des individus avec lesquels on est prêt à s'associer, même indirectement, ont de bonnes chances de colorer ses propres actions. » Il soutint sans ciller le regard de son interlocuteur. « Vous feriez peut-être bien de vous demander qui pourrait trouver un avantage à soutenir les... aspirations de deux êtres aussi différents l'un de l'autre qu'Agnès Nordbrandt et vous. — On pourrait vous retourner l'argument, capitaine, répliqua Westman en laissant son regard dériver vers le visage de Van Dort. Que votre Royaume stellaire juge bon d'associer sa politique à l'Union commerciale me paraît constituer une raison suffisante d'en mettre en doute les objectifs. — Cela, je l'ai bien compris. » Le commandant eut un rire qui paraissait authentiquement amusé. « Vous l'avez exprimé très clairement lors de notre première rencontre, monsieur Westman. J'ai fait de mon mieux, et monsieur Van Dort également, pour répondre à vos inquiétudes en ce sens. Mais je vous suggère fermement de considérer l'ampleur de notre découverte. Nous avons confisqué ou détruit mille tonnes d'armement – dans une seule base. À ce stade, je ne puis dire si c'était la totalité de ce que possédait Nordbrandt, même si je soupçonne qu'il s'agissait de, l'essentiel de ce qu'on lui a livré jusqu'ici. Nous savons que vous avez vous-même investi dans quelques armes avant de passer à l'action : vous avez donc dû prendre des contacts et trouver de l'argent pour payer. En vous fondant sur cette expérience, à quel point estimez-vous probable que l'ALK ait pu régler une telle quantité de matériel moderne grâce à ses propres ressources ? Et, si elle ne l'a pas fait, si quelqu'un est prêt à subventionner une Nordbrandt dans la proportion que représentent ces armes, quels peuvent bien en être les objectifs ? » Westman sentit ses épaules se crisper. Les questions calmement énoncées par le Manticorien lui rappelaient ses propres doutes à propos de l'honnêteté du Brandon. Tu n'as jamais été assez bête pour croire tout ce qu'il disait à propos de l'altruisme motivant son « Comité central de libération », Stevie, se remémora-t-il. Et ce n'est pas comme si tu avais signé pour le suivre partout où il irait. Mais tout de même... Il se contraignit à s'adosser et à rendre son regard à Terekhov, prenant une profonde inspiration. — Et selon vous, qui serait prêt à subventionner... quelqu'un comme Nordbrandt ? » demanda-t-il. Pas un muscle de son visage n'eut seulement un spasme nerveux, mais une flèche d'exultation flamboyante traversa l'officier quand Westman posa la question qu'il avait espérée. — Je commencerais par me demander qui — en dehors de patriotes tels que vous, bien sûr — pourrait estimer gênante la présence du Royaume stellaire dans l'amas, dit-il calmement. Et je me demanderais aussi qui ces gens-là préféreraient voir ici à la place de Manticore. Si le fournisseur de Nordbrandt est prêt à fournir des armes à... quelqu'un d'autre, sur une échelle similaire, il possède fatalement à la fois des ressources gigantesques et des contacts étroits avec la source des armes en question. » Il regarda Westman dans les yeux et marqua une pause, attendant avec la précision qu'il aurait employée pour minuter une salve de missiles. Puis : Et je méditerais le fait que chaque fusil, chaque cartouche, tout le matériel venait de la Ligue solarienne. Je ne veux vraiment jamais jouer aux cartes contre le commandant, songea Hélène alors qu'Hôtel-Papa-Un franchissait la frontière entre l'atmosphère indigo de Montana et la noirceur immobile de l'espace. Elle ne savait ni où ni comment cela allait se terminer, mais le commandant avait à l'évidence ébranlé Westman. Que ce dernier fût capable de prendre assez de recul par rapport à sa décision de préserver l'indépendance de sa planète pour réellement considérer les suggestions de Terekhov restait à voir, mais les probabilités, selon elle, étaient en leur faveur. Qu'il fût disposé à abandonner sa vendetta contre l'annexion — et l'Union commerciale de Rembrandt — en dépit des individus avec lesquels il pouvait s'être allié à son corps défendant était, bien entendu, une tout autre histoire. CHAPITRE QUARANTE-SEPT « J'arrive pas à y croire, putain ! — Quoi ? » Duan Binyan releva les yeux, surpris par le venin qui vibrait dans la voix de Zeno Egervary. Le Marianne, ayant quitté Faille depuis trente jours, décélérait en direction de la dernière planète qui figurait sur son Circuit de livraison. Egervary observait avec colère son visuel tactique. « Cet enculé de Manticorien lâcha-t-il avec une grimace. Duan fronça le sourcil, se demandant pourquoi son compagnon paraissait aussi troublé. « Eh bien quoi ? demanda-t-il. On savait qu'ils avaient un ou deux vaisseaux de soutien cantonnés ici. — Pas ça, gronda l'autre. Le putain de croiseur de Faille ! — Eh bien quoi ? » répéta Duan, dont la surprise face à la fureur visiblement mêlée de peur de l'officier chargé de la sécurité se changeait en inquiétude, si bien que son ton s'était fait bien plus sec. « Il est ici ! cracha Egervary. En orbite autour de Montana! — Quoi ? » Le commandant du Marianne s'éjecta de son fauteuil et arriva près du poste tactique avant même d'avoir eu conscience de bouger. Il se promit – et ce n'était pas la première fois – d'insister pour que son bâtiment, s'il devait encore accomplir ce genre de mission, soit équipé d'un répétiteur convenable, auquel il pourrait avoir accès sans quitter sa place. Toutefois, ce n'était qu'une étincelle distraite au fond de son cerveau. Son attention était trop accaparée par l'écran d'Egervary pour se disperser plus que cela. « Vous êtes sûr ? » demanda-t-il en observant les icônes des vaisseaux en orbite autour de la planète. Il n'y en avait pas énormément. Celle du croiseur flottait sur une orbite de garage personnelle, et il n'y avait que deux marchands – l'un rembrandtais, l'autre solarien, d'après les codes de transpondeur –, les deux bâtiments de service dont ils connaissaient l'existence, ainsi qu'une demi-douzaine de BAL montaniens pour lui tenir compagnie. « À moins que vous ne voyiez une bonne raison pour que deux croiseurs manties balancent le même code de transpondeur, ouais, j'en suis carrément sûr. » Le ton d'Egervary était loin d'être respectueux et discipliné, mais Duan ne s'en formalisa pas. Si l'identification était exacte, l'autre avait toutes les raisons d'être affreusement préoccupé. « Je n'aime pas ça, Binyan », fit la voix d'Annette de Chabrol, plus sèche qu'à l'ordinaire, encore que pas tout à fait aussi tendue que celle d'Egervary. « Ça ne me plaît pas beaucoup non plus, répondit-il, acide, contemplant toujours le répétiteur, tandis que les rouages de son esprit tournaient à toute vitesse. — Ils ont dû surprendre notre putain de livraison, finalement, dit Egervary. Ces enfoirés ont coincé les terroristes à la con et puis ils ont pris de l'avance pour nous botter le cul quand on arriverait ici ! On est baisés, les mecs ! » Duan lui jeta un coup d'œil de côté. Dans le meilleur des cas, son langage n'était pas de ceux qu'on avait envie de faire entendre à sa grand-mère, mais il était visiblement surexcité. ce qui pouvait se révéler ennuyeux. Si Egervary faisait très bien son boulot – ses deux boulots –, c'était le moins équilibré des officiers du Marianne. « Du calme, Zeno », lança le capitaine, aussi apaisant que possible. Comme on lui retournait un regard incrédule, il haussa les épaules. « Ils n'ont pas repéré la livraison, sinon ils nous auraient coincés sur le moment. On a quitté l'orbite de Kornati plus de quatre heures après avoir déposé les armes et récupéré la navette. Vous croyez qu'ils nous auraient foutu la paix si longtemps et qu'ils nous auraient permis de quitter le système s'ils avaient été au courant de nos activités ? Il soutint le regard d'Egervary, lequel sembla s'apaiser un peu. Un tout petit peu. « Alors ils ont dû choper un des autochtones avec une partie des nouvelles armes juste après notre départ, dit-il. Ils l'ont arrêté et il s'est mis à chanter comme un pinson. C'est comme ça qu'ils ont su où venir nous attendre. — Qu'est-ce qui vous permet de penser ça ? Moi, je n'ai dit à personne où nous devions aller ensuite. Et vous ? » Egervary le considérait toujours avec fureur mais il secoua tout de même sèchement la tête. Duan haussa les épaules. « Eh bien, si ni vous ni moi ne l'avons révélé, je suis sûr qu'Annette non plus. Alors, à votre avis, comment auraient-ils pu l'apprendre ? — Et l'agent du spatioport ? Lui savait ce qu'on faisait. S'ils ont chopé quelqu'un qui l'a dénoncé, il a pu les renseigner. — Il n'a pas pu dire ce qu'il ne savait pas, rétorqua Duan. Cette opération a été étroitement compartimentée, Zeno. Notre agent sur Kornati savait que nous venions : il a effectué des démarches pour nous, notamment assembler la cargaison qui nous servait de couverture, si bien que, ça, il aurait pu en parler. Mais il ne savait pas où on allait ensuite. Le plan de vol qu'on a rempli avec lui désignait Tillerman comme prochaine escale, et c'est aussi là que doit être livrée la cargaison qu'on a embarquée sur Kornati. Personne n'a dit un mot d'un arrêt en Montana. Donc le seul endroit où l'agent aurait pu envoyer les Manticoriens, c'est Tillerman. » Egervary fronça le sourcil, cherchant une faille dans la logique de Duan. Le commandant croisa les bras, s'appuyant de la hanche contre la console tactique, et il attendit. L'un des avantages de l'hypergénérateur et des écrans antiparticules de classe militaire du Marianne était que sa vitesse lui permettrait de s'arrêter en Montana assez longtemps pour contacter les autochtones qui attendaient leur cargaison spéciale et d'arriver tout de même à temps en Tillerman, alors qu'un vaisseau marchand normal eût été trop lent pour cela –mais même l'agent de Jessyk sur Kornati ignorait ce détail. « Alors qu'est-ce qu'ils foutent ici, d'après vous ? lança Egervary, provocateur. — Je n'en ai pas la moindre idée. La seule chose dont je suis tout à fait sûr, c'est qu'ils n'avaient aucun moyen de prédire que, nous, on y viendrait. — Qu'ils aient pu le prédire ou non, ils sont là », fit remarquer de Chabrol. Duan hocha la tête. « Oui, en effet. — Alors, qu'est-ce qu'on fait ? » demanda son second. Il fronça le sourcil. Si Egervary avait repéré le Mamie plus tôt, le choix aurait été bien plus large. Malheureusement, les capteurs du Marianne avaient une portée limitée, surtout contre des cibles n'ayant pas l'obligeance de mettre en batterie leurs bandes gravitiques. À voir le répétiteur d'Egervary, l'orbite de garage des Mamies avait dû les faire émerger de la face cachée de la planète depuis six ou sept minutes. Le temps qu'ils arrivent du bon côté de Montana, assez près pour qu'Egervary les détecte et étudie leur code de transpondeur, le .Marianne s'était hélas ! déjà retourné pour commencer à décélérer. Sa manœuvre était à présent entamée depuis douze minutes, si bien que sa vélocité n'était que de 14 769 km/s et qu'il se trouvait à 56,8 millions de kilomètres de Montana, décélérant toujours au taux de deux cents gravités qui convenait à un digne cargo délabré. Duan Binyan avait bien envie d'éviter totalement la planète. En dépit de ses paroles apaisantes, lui aussi sentait ses cheveux se dresser sur sa tête lorsqu'il voyait cette icône silencieuse. Par quoi les Mandes avaient-ils été attirés là ? Duan avait vu assez de coïncidences troublantes pour savoir qu'elles existaient, mais celle-ci était plus troublante que la plupart... en supposant que c'en soit bien une. Compte tenu des circonstances, en particulier de la nature du vaisseau qu'il commandait et de sa cargaison, il n'éprouvait pas le désir brûlant de répondre à cette question. Malheureusement, il n'avait guère le choix. Son bâtiment se trouvait à deux heures et trois minutes de l'orbite de Montana. S'il changeait brusquement de cap pour s'en éloigner, il provoquerait à tout le moins une légère curiosité du poste de contrôle local. Il ne pouvait pas non plus s'arrêter magiquement où il se trouvait et s'échapper de l'autre côté de l'hyperlimite. Quoi qu'il fît, à moins de modifier radicalement son accélération, il allait encore devoir décélérer pendant deux heures avant de s'arrêter par rapport à la primaire du système. Cela signifiait qu'il devait à tout le moins survoler la planète; ne pas s'arrêter du tout au passage attirerait certainement les soupçons du commandant manticorien. Or, si le Mantie avait des soupçons, le Marianne ne pourrait en aucun cas espérer le tenir à distance assez longtemps pour filer dans l'hyper. « Il faut qu'on continue comme prévu », dit-il enfin. Egervary parut avoir envie de protester; de Chabrol et Iakovos, l'officier des communications, ne paraissaient guère plus heureux. « On a déjà commencé notre approche de la planète, expliqua-t-il. Si on tente quoi que ce soit d'autre, ils se douteront fatalement qu'on prépare quelque chose de louche. — Mais on n'est pas censés se trouver ici, fit remarquer de Chabrol. — Et personne, dans ce système, n'est au courant, renvoya Duan. À moins que vous ne pensiez que les Mandes ont obtenu notre plan de vol des employés du poste de contrôle de Faille ? » Il renifla. « Ça ne serait pas tellement plus vraisemblable que de se dire qu'ils se sont débrouillés pour arriver ici avant nous afin de nous tendre une embuscade, non ? — Peut-être pas. Mais s'ils nous reconnaissent ? » demanda Egervary. En voyant son visage terriblement tendu, Duan se rappela que cet homme – qui, alors, ne s'appelait pas Egervary – avait déjà été invité » de la Flotte royale manticorienne. Par bonheur, il était alors l'officier tactique d'un croiseur pirate opérant en Silésie, non d'un vaisseau esclavagiste. Puisqu'il ne figurait pas dans la base de données du croiseur de combat ayant capturé son vaisseau et qu'il était « seulement » un pirate, il avait été remis au gouverneur du système de Silésie plutôt que d'être exécuté. Jessyk n'avait eu aucun mal à le faire rapatrier, mais cela semblait avoir affecté son courage de manière permanente en ce qui concernait les vaisseaux de guerre manticoriens. Sans doute parce qu'il se croit bel et bien dans leurs bases de données, à présent, songea Duan, sarcastique. Toutefois, son amusement disparut vite : se retrouver dans la base de données de la Spatiale manticorienne, dans la catégorie pirate ou trafiquant d'esclaves, garantissait pratiquement la peine de mort en cas de récidive. Il. n'y a aucune raison pour qu'ils nous reconnaissent, dit-il en regardant Egervary dans les yeux. S'ils ne nous ont pas pris à faire en Faille ce que nous n'étions pas censés faire, il n'y a aucune raison pour qu'ils soient allés plus loin que vérifier notre code de transpondeur. Pourquoi auraient-ils perdu du temps à observer un vieux vaisseau rouillé qui s'éloignait du système à peine neuf heures après leur propre arrivée ? D'accord ? Son subordonné l'observa un moment puis hocha sèchement la tête. « Très bien. » Duan se tourna vers Sandkaran. « Est-ce que nous avons déjà contacté le poste de contrôle, Iakovos ? — Non, répondit l'intéressé en secouant la tête. — Et nous n'avons pas non plus commencé à claironner notre code de transpondeur, hein ? » Une autre dénégation. « Parfait. Arborons un nouveau transpondeur – le Papillon d'or, je pense. Préparez ça puis demandez au poste de contrôle une orbite de garage pour le Papillon. Ne montez pas le transpondeur avant qu'ils ne vous rappellent et ne vous tapent sur les doigts pour ne pas l'avoir en batterie. Quand vous le brancherez, faites-le sans enthousiasme, comme un marchand paresseux typique, et assurez-vous que ce soit celui du Papillon. Le temps qu'on atteigne l'orbite, les Manties devraient déjà avoir été informés par le poste de contrôle que nous arrivons sous notre nouveau nom. — Quel but dois-je annoncer pour notre visite ? — Bonne question. » Duan réfléchit un instant puis il renifla. « Quoi que ce gars puisse faire ici, je n'ai pas l'intention de lui donner le moindre soupçon à notre égard. Les clients ne savent pas exactement quand on est censés arriver, de toute façon. Si on ne les contacte pas avec le code ID approprié, ils ne penseront rien du tout, ni dans un sens ni dans l'autre. Alors je crois que, cette fois-ci, nos écoutilles vont rester gentiment fermées. Si Jessyk avait un agent sur la planète, j'essaierais de dire qu'on fait un saut pour poser un message de la compagnie, mais malheureusement il n'y en a pas. Alors, je crois que notre meilleure chance est encore de nous reposer sur notre réservoir d'oxygène flingué. » La compréhension se fit jour dans les yeux de Sandkaran. Annette lâcha un gloussement et même Egervary eut un petit sourire. Le Marianne transportait partout un réservoir d'oxygène liquide gravement endommagé qui constituait son excuse pour faire escale sur des planètes où il ne pouvait se vanter d'une cargaison légitime ni d'une quelconque autre raison de se trouver là. Ce réservoir étant identique à ceux de ses systèmes de régulation vitale, s'arrêter le plus vite possible pour remplacer un tel élément serait une manœuvre parfaitement logique pour tout vaisseau marchand. Surtout un cargo aussi délabré que paraissait l'être celui-là, qui opérait sans nul doute avec une marge de sécurité plus faible que des bâtiments mieux entretenus. « Pensez à déclarer une urgence et à en expliquer la nature quand vous contacterez le poste de contrôle, Iakovos », ordonna Duan. « Tu crois que Westman va abandonner la partie ? » demanda tranquillement Aïkawa Kagiyama. Hélène et lui étaient assis au poste tactique. Officiellement, ils étaient de quart : à bord d'un vaisseau de guerre manticorien, le Manuel exigeait que ce poste fût occupé à tout instant. Puisque strictement rien n'avait alors la moindre chance d'arriver, il était logique de laisser un peu de temps libre au capitaine Kaplan et à l'enseigne Hearns. C'était aussi l'occasion pour deux bleus de mettre un peu plus de temps tactique « indépendant » sur leur journal. Officiellement, Hélène était donc l'officier tac de quart, et Aïkawa son assistant. Comme elle lui jetait un coup d'œil interrogateur, il haussa les épaules. « Je ne te demande pas de trahir un secret, Hélène. D'un autre côté, crois-tu vraiment que qui que ce soit à bord n'a pas deviné pourquoi, en gros, on a ramené nos culs ici aussi vite ? Ou bien que le pacha et Van Dort avaient une bonne raison de redescendre à terre pour le revoir. — Dit comme ça, je suppose que non », admit-elle. À y bien songer, Aïkawa et Ragnhilde avaient consacré assez peu d'énergie à lui arracher des détails. Les deux autres occupants des quartiers des bleus ne comptaient pas. Paolo, bien sûr, n'avait jamais tenté de lui extorquer la moindre information, et Léo était demeuré sur Kornati, en compagnie de la troisième pinasse de l'Hexapuma et de la section du lieutenant Kelso. Apparemment, toutefois, la curiosité d'Aïkawa dépassait enfin sa capacité – limitée – à la maîtriser. Elle se retourna vers le répétiteur principal sans le voir vraiment et réfléchit à ce qu'elle avait vu et entendu. « Je ne sais pas ce qu'il va décider, dit-elle enfin en pesant ses mots. Mais je vais quand même te dire une chose : il ne ressemble pas du tout à ce que doit être Nordbrandt. Je pense qu'il pourrait se montrer aussi entêté et dangereux pour ce en quoi il croit. Je suppose qu'au départ il croyait vraiment qu'il fallait nous empêcher d'arriver sur Montana, mais je ne suis pas sûre que ce soit encore vrai. Il a sans doute au moins compris que tout n'était pas aussi noir ou blanc qu'il le croyait. La véritable question, c'est de savoir s'il est assez ouvert pour admettre que nous ne sommes pas la source originelle de tout mal et pour se montrer raisonnable. — Et tu penses que c'est le cas ? — Je ne sais pas, répéta-t-elle avec franchise. Je l'espère mais, au point où on en est, je ne m'aventurerais pas à formuler une hypothèse. — C'est bien ce que je pensais. » Aïkawa soupira. «J'imagine que ça aurait été trop simple si... » Il s'interrompit quand retentit un petit carillon alors qu'une icône se modifiait sur le répétiteur tactique. « Le Papillon d'or, répéta-t-il en lisant le nom apparu quand le marchand en approche avait branché son transpondeur et que le CO avait mis l'affichage à jour, Ils trouvent quand même des noms carrément cintrés pour leurs vaisseaux marchands, hein ? » « Vous voyez ? » Duan sourit lorsque le poste de contrôle de Montana accepta leur identité et la raison officielle de leur visite. La charmante jeune femme ayant pris leur appel n'avait pas même fait trop d'histoires pour l'absence antérieure de tout code de transpondeur, et Sandkaran avait présenté des excuses convenables avant de passer le micro à Azadeh Shirafkin, le commissaire de bord du Marianne – ou, pour le moment, du Papillon d'or. « Je vous le disais bien », continua Duan à l'adresse d'Egervary et de Chabrol tandis que la jeune femme exprimait sa compassion en entendant les explications de Shirafkin à propos de leur soi-disant urgence. « On va passer sous leur horizon radar sans attirer l'attention, récupérer un nouveau réservoir d'oxygène et ensuite – très calmement – foutre le camp d'ici. — Ça marche pour moi », répondit Egervary avec ferveur. Aïkawa Kagiyama s'ennuyait. Tenir un quart tactique était bel et bon, mais il aurait trouvé agréable de pouvoir surveiller quelque chose d'un peu plus mouvementé que la circulation anémique de Montana. Que l'arrivée d'un vaisseau délabré typique pour une réparation de routine constituât une distraction bienvenue disait bien à quel point il était désœuvré avant l'apparition du bizarrement nommé Papillon d'or. Puisqu'il n'avait rien de mieux à faire, il décida d'effectuer un exercice de détection sur le cargo. Ce dernier, à moins de quinze minutes de l'entrée en orbite, avançait à tout juste 1 703 km/s et ne se trouvait qu'à 736 096 kilomètres. Les capteurs du jeune homme disposaient d'un angle d'observation presque parfait, en plein sous les jupes de son impulseur. Aïkawa étudia les informations apparaissant sur son visuel. En dehors du fait que les émissions de capteurs actifs paraissaient un tout petit peu plus énergiques qu'on ne l'aurait attendu d'un tel bâtiment, elles ne présentaient pas le moindre intérêt. Il faillit s'en désintéresser puis haussa les épaules. S'il s'ennuyait, c'était sans doute aussi le cas des matelots chargés du CO : songeant qu'il pouvait bien leur donner une occupation, il tapa le code idoine pour ordonner une évaluation de routine du vaisseau. Il ne s'attendait en aucun cas à recevoir ce qui lui fut envoyé l'instant d'après. Hélène avait rendu le poste tactique au capitaine Kaplan et avait même peine à voir le répétiteur. Peut-être parce que, devant elle, Abigail Hearns, Guthrie Bagwell, Ansten FitzGerald et le capitaine Terekhov regardaient par-dessus l'épaule de Kaplan, tandis qu'un Aïkawa notablement nerveux leur exposait les étapes de son exercice de détection impromptu. « ... alors, donc, capitaine, j'ai demandé une évaluation au CO. Juste à titre d'entraînement. Je ne m'attendais pas du tout à ce qu'ils me renvoient un truc pareil. » Comme il levait les yeux vers le cercle de visages astronomiquement plus âgés qui le dominait, la main du capitaine Terekhov se referma sur son épaule. « Bon travail, Aikawa, dit le commandant d'une voix égale. Excellent travail. — J'aimerais bien mériter vos compliments, pacha, dit Aïkawa, rougissant d'un plaisir évident, mais c'est un pur hasard. Je ne peux même pas dire que j'ai eu un pressentiment, parce que ce n'est carrément pas le cas. — Aucune importance, assura FitzGerald. Ce qui compte, c'est que vous l'ayez fait. — Et cela même n'aurait pas compté si vous ne nous aviez pas demandé, à Abigail et moi, de pêcher toutes les données possibles quand on orbitait autour de Kornati, pacha », fit remarquer Kaplan. Terekhov hocha la tête distraitement, l'esprit en ébullition. Quel que fût ce vaisseau, il doutait que son véritable nom fût le Papillon d'or. Et il était en revanche tout à fait sûr que l'autre commandant n'imaginait pas un instant que l'Hexapuma avait enregistré sa carte d'émissions complète avant son départ de Faille. S'il l'avait soupçonné, il n'aurait jamais été assez bête pour utiliser un faux code de transpondeur. « Qui que ce soit, il ne manque pas d'estomac, commenta FitzGerald, avant d'expliquer, pour un Aïkawa perplexe : Arriver droit sur nous comme ça demande une kilotonne de culot. On affiche notre transpondeur depuis qu'on est sur orbite, donc il sait fatalement qui on est. — C'est peut-être du culot, admit Kaplan, mais c'est peut-être aussi du désespoir. Je parie qu'il doit absolument s'arrêter sur Montana ou bien qu'il n'a pas réalisé qu'on était là avant de ne plus avoir le temps de faire quoi que ce soit, à part demander sa propre orbite de garage. — J'ai tendance à vous donner raison, canonnier, dit Terekhov. Voire les deux hypothèses à la fois. Une course à faire et un repérage tardif de notre présence. La question est de savoir ce que nous allons faire, nous. — Eh bien, on sait qu'un des deux codes de transpondeur dont ils se sont servis est faux, commandant, intervint Abigail. Les deux, si ça se trouve, mais au moins un l'est fatalement. D'après la loi interstellaire, c'est une raison suffisante pour l'arraisonner et vérifier sa cargaison, non? — Si, tout à fait, acquiesça Terekhov. Et je crois que c'est ce qu'on va faire. » Il se tourna vers FitzGerald. « Contactez Tadislaw, Ansten. Dites-lui que je veux un groupe d'abordage prêt à partir d'ici un quart d'heure. — Ce bâtiment est armé, pacha, fit observer FitzGerald, on s'en est rendu compte en Faille. En plus, voyez avec quelle vitesse il est arrivé ici. Ce n'est donc pas un vaisseau marchand standard et on ne peut pas savoir ce qu'il dissimule d'autre. — Non, mais on n'y peut rien », répondit Terekhov. Il tapota le dossier contenant les données recueillies en Faille. « D'après ça, il a deux lasers dans chaque flanc plus des défenses actives. Il lui faudra au moins cinq à dix minutes pour mettre ses armes de flanc en batterie et, à cette distance, il n'a aucun moyen de le faire sans qu'on le voie venir. Ça vaut pour tout ce qu'il pourrait dissimuler, sauf qu'il devrait d'abord prendre le temps de dégager les plaques ou ce qui se trouve d'autre par-dessus. Ses défenses actives pourraient prendre du service plus tôt, mais ça ne posera pas de problème si nous nous préparons à l'action avant de le prévenir que nous lui rendons visite. À moins d'avoir envie de mourir, ses occupants ne discuteront pas avec un croiseur lourd visiblement prêt à les réduire en petits morceaux. » « Opérations de vol, Hôtel-Papa-Un, prêt à partir. » Ragnhilde Pavletic entendit l'excitation qui marquait sa voix et se força à prendre un peu de recul. « Hôtel-Papa-Un, ici opérations de vol. Autorisation de départ accordée. Pas de circulation, je répète, pas de circulation. — Opérations de vol, Hôtel-Papa-Un, bien reçu, pas de circulation sur la route de vol et autorisation de départ accordée. Départ engagé. » Son enthousiasme s'était apaisé pour faire place à un professionnalisme de bon aloi, constata-t-elle, satisfaite, en poussant les réacteurs. Ils propulsèrent la pinasse avec vigueur, l'écartant de l'ombre de l'Hexapuma, tandis qu'elle consultait son radar de proximité. Hôtel-Papa-Un atteignit rapidement le périmètre de sécurité de ses bandes gravitiques : la pression de l'accélération disparut quand la pinasse brancha son impulseur et passa à quatre cents gravités. La jeune femme avait laissé ouverte l'écoutille du pont de vol. Comme elle y jetait un coup d'œil par-dessus son épaule, elle aperçut, au-delà du réduit du mécanicien, le lieutenant Hedges et une escouade complète de sa section qui occupaient environ un tiers du compartiment des passagers. — Attention, cargo Papillon d'or! lança dans le com la voix du commandant, tandis qu'elle mettait le cap sur le faux vaisseau marchand. Ici le capitaine Terekhov du vaisseau de Sa Majesté Hexapuma. Ordre vous est fait de rester en position pour abordage et examen. Mon groupe d'arraisonnement est à présent en route. Vous allez immédiatement ouvrir vos écoutilles. » « ... immédiatement ouvrir vos écoutilles. — Nom de Dieu! » hoqueta Egervary, tandis que Duan I linyan se redressait tout droit sur son siège. L'officier tactique entendit Annette de Chabrol prendre une sèche inspiration mais s'en rendit à peine compte. Il contemplait son répétiteur, sur lequel venaient d'apparaître les impulseurs du croiseur lourd manticorien. Sous ses yeux, les barrières latérales du vaisseau se dressaient également, tandis que sortaient les affûts de ses armes à énergie de flanc – bref, c'était un branle-bas de combat. « Au temps pour la prédiction qu'ils ne pourraient rien soupçonner ! s'écria-t-il en se tournant vers Duan. Ils savent tout depuis le début, bordel, exactement comme je pensais ! Ils nous attendaient, putain de merde ! Et nous, comme des cons, on s'est jetés dans leurs bras. — La ferme ! lâcha Duan. — Pourquoi ? Qu'est-ce que ça peut foutre, maintenant ? On est morts ! On est morts, putain! Quand ils vont monter à bord et découvrir qui on est, ils... — Il t'a dit de la fermer, Zeno, dit Annette en se tournant vers l'officier tactique avec une grimace mauvaise, alors ferme ta grande gueule, merde ! » Egervary parvint à serrer les mâchoires, mais son visage restait animé de tics, de grosses gouttes de sueur dégoulinaient sur son front, et ses mains tremblaient. Il se retourna vers sa console en poussant une espèce de gémissement. Duan Binyan avait lui-même envie de gémir. Quand on servait sur les vaisseaux « spéciaux » de Jessyk & Co., le salaire était excellent et le risque franchement pas si grand. En dépit des efforts de nations telles que le Royaume stellaire de Manticore et la République de Havre, à peine cinq pour cent des vaisseaux esclavagistes se voyaient appréhendés. La plupart l'étaient par la Ligue solarienne où, dans l'ensemble, tout ce que les membres de l'équipage avaient à craindre, c'était une brève incarcération avant que Jessyk ou Manpower ne rachètent leur liberté. Pas plus d'une poignée n'étaient arrêtés chaque année par le Royaume ou la République. Cette poignée-là, toutefois, refaisait rarement surface. Manticore et Havre, malgré la haine qu'ils se portaient mutuellement, prenaient autant au sérieux l'esclavage génétique, puni de mort dans les deux nations stellaires. La probabilité de s'inscrire dans cette poignée était cependant si faible, et le salaire si élevé, que Jessyk trouvait toujours des volontaires pour accepter les risques. Par exemple Duan Binyan, lequel prenait soudain conscience que tout l'argent de la Galaxie était parfaitement inutile à un défunt. « Qu'est-ce qu'on fait, Binyan ? demanda de Chabrol, tendue, baissant assez la voix pour que seul son commandant l'entendît. — Je ne... » Il s'interrompit et épongea la sueur qui coulait sur son propre visage. « Je crois qu'il n'y a rien à faire, Annette, admit-il d'une voix rauque. C'est un croiseur lourd. Il peut nous vaporiser n'importe quand si l'envie l'en prend et, pour peu qu'on n'ouvre pas les écoutilles, elle pourrait bien l'en prendre. Ou bien, et ce serait aussi désagréable, il pourrait percer un trou dans notre coque pour permettre à ses fusiliers armés de nous aborder. Vous avez envie de voir des fusiliers en armure de combat arriver par là en tiraillant ? demanda-t-il en désignant du pouce l'ascenseur de la passerelle. — Mais ce sont des Manties! » protesta-elle avec un regard désespéré. Elle n'ajouta rien. La bouche de Binyan se durcit. « Qu'est-ce que vous voulez que je vous dise, Annette ? Si on les laisse entrer et qu'ils découvrent qui on est, il est possible qu'ils nous tuent, c'est vrai. » Avant qu'elle ne pût ouvrir la bouche, il continua : « C'est même probable. Mais si on essaie de les arrêter, la question de ce qui se passera ne se pose même pas. Au moins, si on ouvre, on vivra un peu plus longtemps. « Moi, je dis qu'on fait péter ce putain de vaisseau et qu'on emmène ces enculés-là avec nous ! » lança Egervary. Comme Duan pivotait vers lui, il découvrit les dents en un rictus. Ses yeux sombres étaient écarquillés, ses narines palpitaient. « Ces salauds bien pensants sont tellement pressés de buter quiconque fait quelque chose qu'ils n'approuvent pas ! Qui diable les a nommés Dieu le père ? Moi, je dis qu'il faut en emmener autant qu'on pourra en enfer avec nous ! — C'est la pire connerie que vous ayez jamais dite ! renvoya sèchement Duan. Vous avez peut-être envie de mourir, mais ce n'est pas mon cas ! — Comme si vos envies allaient faire une différence ! railla Egervary. On est morts, Binyan ! On le sera dès que les Manties monteront à bord. Eh bien, si je dois mourir, eux aussi ! » Dans sa terreur, il titubait au bord de la folie complète, comprit Duan. Et cette terreur, comme cela n'arrivait que trop souvent, alimentait sa rage, l'attisait comme une chaudière. « Non, dit le commandant, s'obligeant à un calme qu'il était loin de ressentir. On va faire exactement ce qu'ils nous disent, Zeno. Exactement! — Vous croyez ça ? » Le sourire d'Egervary était plus large et plus aliéné que jamais quand il se retourna vers son panneau de commande. Duan Binyan, un instant, ne comprit pas le sens de ce sourire. Ensuite, il se précipita vers son subordonné en hurlant. « Préparez-vous, lieutenant Hedges, dit Ragnhilde. Nous allons atteindre leur écoutille d'embarquement principale d'ici cinq minutes. — Parfait, Ragnhilde », répondit Michael Hedges en souriant. C'était l'un des rares à bord de l'Hexapuma qui parût presque aussi jeune qu'elle. Il était regrettable qu'il eût commis l'erreur de jugement de devenir fusilier plutôt qu'officier de la Spatiale, mais il restait toutefois très mignon. S'il était certes bien plus gradé qu'elle, le règlement n'interdisait les relations amoureuses entre officiers que dans la même chaîne hiérarchique. Techniquement, à bord d'un vaisseau, cela incluait les fusiliers, mais c'était un point technique que la plupart des gens choisissaient d'ignorer. Il n'était donc peut-être pas si dramatique que cela que Hedges fût fusilier, finalement... Elle lui rendit son sourire puis reporta son attention sur son ATH, et haussa un sourcil en voyant une demi-douzaine de sections de blindage s'éjecter de la coque du cargo. L'une de ces ouvertures brutalement pratiquées se trouvait presque droit devant la pinasse, et la jeune fille aperçut à l'intérieur une forme indistincte, quasi invisible, mais qui avait quelque chose de désagréablement familier – et qui semblait pivoter pour se tourner dans sa direction. Mon Dieu, c'est un...! Ragnhilde Pavletic n'acheva jamais cette pensée. L'univers assena un coup de poing au ventre d'Hélène Zilwicki. Rien d'autre n'aurait pu expliquer sa soudaine expiration rauque. Ni la manière dont son cœur s'arrêta et dont ses poumons gelèrent quand Hôtel-Papa-Un explosa. « Grappe de défense active, déclara une voix glaciale dans un coin de son cerveau, claire et précise – une voix inconnue, sûrement pas la sienne. Le choc devant la stupidité suicidaire pure et simple de ce qu'ils venaient d'observer frappa tous les officiers présents sur la passerelle de l'Hexapuma. Tous sauf un. « Grappes laser uniquement – neutralisation en force ! lâcha sèchement le capitaine Aivars Aleksandrovitch Terekhov. Feu!» « Espèce de sombre connard! » hurla Duan. Ses mains se refermèrent par-derrière sur la gorge d'Egervary. Ses bras et ses épaules exercèrent un effort féroce, au point que l'officier de sécurité s'envola de son siège. Tout ce que voulait réellement le commandant du Marianne, c'était écarter ce fou furieux du poste tactique avant qu'il ne fît quelque chose d'encore plus stupide — comme si c'était possible ! Il y parvint mais la force sauvage, alimentée par la panique, avec laquelle il l'arracha de sa console lui brisa également le cou comme une allumette. Le cadavre n'avait pas achevé son vol plané quand l'Hexapuma ouvrit le feu. Moins de quatre mille kilomètres. À pareille distance, des lasers de défense active capables d'intercepter des missiles lancés sur une trajectoire d'évitement complexe étaient plus que suffisants pour éliminer toute cible non protégée par une barrière latérale ou des bandes gravifiques. Il était rare qu'un vaisseau de guerre eût l'occasion d'utiliser ses défenses actives contre un petit bâtiment hostile, encore moins contre un autre vaisseau, car nul n'était assez fou pour ne pas se rendre lorsqu'un bâtiment de la Spatiale arrivait si près que cela. Du moins en général. Le Marianne pouvait à tout le moins se réjouir que les grappes laser de l'Hexapuma fussent bien moins puissantes que ses armes à énergie de flanc. Un graser aurait transpercé la coque civile du cargo, lui brisant probablement l'échine dans la manœuvre. Les lasers n'en auraient pas fait autant mais ils hérissaient les flancs de l'Hexapuma par dizaines. La Flotte royale manticorienne n'aimait rien laisser au hasard : aussi rare que fût l'occasion d'utiliser les armes défensives de manière offensive, ArmNav l'avait envisagée, aussi le doigt vengeur de Naomi Kaplan déclencha-t-il un plan de tir pré-mémorisé. L'ordinateur tactique étudia brièvement — très brièvement — les données transmises par les capteurs actifs, puis détermina ses cibles, associa à chacune une valeur de menace, les assigna à des postes de défense active spécifiques puis ouvrit le feu. Des stylets de lumière cohérente jaillirent. Chacun des huit lasers d'une grappe était capable de tirer toutes les seize secondes, ce qui faisait un coup toutes les deux secondes pour chaque grappe du flanc tribord. La coque du Marianne parut faire éruption. Les lasers clignotants la parcoururent avec précision, avec soin, incapables de la manquer à une distance aussi ridiculement faible, si bien que le croiseur ravagea le vaisseau qui avait abattu sa pinasse. Il le fouetta de ses lanières d'énergie barbelée, pulvérisant, fracassant, démolissant armes, capteurs et noyaux d'impulsion. Il fallut précisément vingt-trois secondes, à partir de l'instant où Terekhov avait donné l'ordre de tirer, pour que le vaisseau qui venait d'assassiner dix-huit de ses subordonnés fût réduit à l'état d'épave brisée, démantelée, qui ne bougerait plus jamais de son propre chef. Les alarmes hurlaient. La passerelle frémissait, secouée comme un petit bateau dans une tempête, tandis que frémissait de douleur la coque de quatre millions de tonnes du Marianne. L'énergie de transfert qui était la fureur de l'Hexapuma la martelait, arrachait sa chair métallique de ses os. Il y avait d'autres hurlements, ici et là, au sein du bâtiment. Des hurlements humains, non électroniques, et — pour l'essentiel — extrêmement brefs. Aussi peu puissantes que fussent les grappes laser par rapport aux armes de flanc classiques, l'atmosphère s'échappait rapidement des trous qu'elles perçaient — en partie des soutes mais, surtout, des compartiments habités : des salles d'impulsion éventrées, éparpillant dans le vide hommes et femmes en bleu de travail et en manches de chemise ; des couloirs qui jouxtaient les grappes laser prises pour cibles; des quartiers de repos voisins des lasers de flanc; des réfectoires proches des capteurs principaux. Cinquante-sept hommes et femmes se trouvaient à bord du Marianne avant que Hexapuma n'ouvrît le feu. Il s'agissait d'un équipage très nombreux pour un vaisseau marchand, mais il fallait admettre que la plupart des cargos n'avaient pas à se préoccuper de cargaisons d'esclaves désespérés. Quand le cadavre de Zeno Egervary s'abattit sur le pont et s'immobilisa, seuls quatorze hommes et femmes demeuraient vivants à bord de l'épave démolie. « Cessez le feu ! hurla dans le com la voix distordue par la terreur. Au nom du ciel, cessez le feu ! Nous nous rendons ! Nous nous rendons ! » Le visage d'Aivars Terekhov évoquait le fer forgé. Son écran montrait les morceaux de la pinasse de Ragnhilde Pavie& qui se dispersaient rapidement. De très, très petits morceaux. « Qui parle ? » L'hélium gelé était plus chaleureux que sa voix. « Ici Duan Binyan, hoqueta son interlocuteur affolé, sa propre voix brisée, suraiguë. Je suis... J'étais le commandant, mais je jure devant Dieu que je n'ai pas ordonné cela ! je le jure! — Que vous l'ayez ordonné ou non, vous en êtes responsable, commandant, renvoya Terekhov avec une terrible emphase sur ce dernier mot. Je vais envoyer une deuxième pinasse. Celle-là abritera toute une section de fusiliers en armure de combat. Au premier signe de résistance, ils emploieront une force mortelle. Est-ce bien compris, commandant? — Oui. Oui! — Alors comprenez également ceci. Vous venez d'assassiner des hommes et des femmes appartenant aux forces armées du Royaume stellaire de Manticore. Pour cela, vous êtes à tout le moins coupable de piraterie, crime pour lequel la punition est la mort. Je vous suggère, commandant, de passer les prochaines minutes à essayer de trouver une bonne raison pour que j'envisage seulement de vous laisser vivre. » Aivars Terekhov sourit. C'était une expression terrifiante. « Réfléchissez, commandant, ajouta-t-il doucement. Réfléchissez bien. » CHAPITRE QUARANTE-HUIT Hélène, agenouillée sur le pont, composait lentement, avec soin, la combinaison du vestiaire. Aïkawa était de service – le commandant le gardait près de lui parce que le jeune homme s'en voulait, elle le savait. S'il n'avait pas identifié le cargo, rien de tout cela ne fût arrivé. Se condamner pour cette raison était déraisonnable mais il le faisait pourtant, et le pacha était trop sage pour le laisser ruminer dans son coin. Mais quelqu'un devait se charger de cette tâche – qui revenait donc à Hélène. Ses mains tremblaient lorsqu'elle souleva le couvercle. Elle cligna des paupières avec vigueur, tentant de chasser les larmes qui venaient d'apparaître dans ses yeux. Peine perdue : elles jaillirent trop vite, avec trop de force, et la jeune femme pleura en silence, les mains plaquées sur la bouche, se balançant d'avant en arrière. Elle ne pourrait jamais aller jusqu'au bout. Elle en serait incapable. Pourtant elle le devait : c'était la dernière chose qu'elle ferait jamais pour son amie... et elle n'y arrivait pas. Trop immergée dans son chagrin, elle n'entendit pas l'écoutille s'ouvrir derrière elle. Lorsqu'elle sentit une main se poser sur son épaule, elle releva vivement la tête. Paolo d'Arezzo était là, son beau visage crispé par le chagrin. Comme elle regardait ses yeux gris à travers un voile de larmes, il s'accroupit auprès d'elle. « Je ne peux pas, chuchota-t-elle d'une voix presque inaudible. Je ne peux pas faire ça, Paolo. — Je suis désolé », dit-il doucement. Les sanglots de la jeune femme, alors, se donnèrent enfin libre cours. Son compagnon s'agenouilla et, avant qu'elle ne comprît ce qui se produisait, il l'avait entourée de ses bras pour la serrer contre lui. Elle voulut se dégager – non de l'étreinte : de l'humiliation que lui inspirait sa faiblesse – et elle en fut incapable également. Les bras qui la tenaient se resserrèrent sans violence mais avec force, et une main se posa sur sa nuque. « C'était ton amie, dit doucement Paolo dans son oreille. Tu l'aimais. Alors vas-y, pleure-la... Ensuite, je t'aiderai à faire ça. » C'était trop. Cela brisa sa maîtrise de soi et, en même temps, sa résistance. Enfouissant le visage dans l'épaule du jeune homme, elle pleura sa camarade disparue. Aivars Terekhov entra dans la salle de briefing de la passerelle avec un visage forgé dans l'acier de combat. Ses yeux bleus étaient durs et froids. Derrière cette glace d'azur, toutefois, parvenait à se glisser une rage alimentée par le chagrin. Le capitaine Tadislaw Kaczmarczyk, qui le suivait, s'installa près de Guthrie Bagwell tandis que Terekhov gagnait le bout de la table, prenait sa place puis laissait son regard parcourir les officiers rassemblés autour de lui. Abigail Hearns semblait avoir pleuré, mais elle exprimait un calme, presque une sérénité, qui tranchait avec l'humeur de tous les autres. Il y avait de l'acier sous cette sérénité, l'acier dur et inflexible de Grayson, mais aussi de l'acceptation. Nul pardon pour ceux qui avaient assassiné son aspirante mais l'admission du fait qu'aimer revenait à accepter la douleur de la perte... et que refuser d'aimer revenait à refuser de vivre. Naomi Kaplan n'acceptait rien du tout. Pas encore. La fureur brûlait encore dans ses yeux brun sombre, chauffés par la forge de la haine. Il n'existait pas assez de vengeance dans l'univers pour étouffer sa rage féroce, mais il ne s'était pas non plus écoulé assez de temps pour qu'elle s'en rendît compte. Ansten FitzGerald, Guthrie Bagwell, Ginger Lewis, Tadislaw Kaczmarczyk et Amal Nagchaudhuri reflétaient tous, à des degrés divers, l'état d'esprit de Kaplan. C'était la soudaineté, songea Terekhov. La stupidité. Ces gens-là – tous, même ou surtout Abigail – avaient vu des combats. Vu des gens se faire tuer. Perdu des amis. Mais la vitesse incroyable avec laquelle une jeune aspirante, l'équipage d'Hôtel-Papa-Un et quinze fusiliers avaient été éliminés sous leurs yeux... c'était autre chose. Et tout cela pour rien. L'homme qui les avait tués par panique, par une fureur vengeresse issue de la terreur, était mort. De même que la majorité de son équipage. Tout cela pour rien, se dit-il encore en se rappelant le visage de Ragnhilde et toutes les fois où elle avait piloté sa pinasse. La manière dont elle cachait la frustration que lui inspirait sa jeunesse apparente et la joie qu'elle ressentait quand la pinasse lui donnait des ailes. Se rappelant toutes les promesses de cette vie désormais anéantie comme si elle n'avait jamais existé. Non, se dit-il, furieux de ses propres pensées. Pas comme si elle n'avait jamais existé. Elle a bel et bien existé. C'est pour ça que c'est si douloureux. Avant tout, commença-t-il doucement, j'interdis à quiconque de se faire des reproches. Si quelqu'un, ici, est responsable de ce qui est arrivé à nos amis dans la pinasse, c'est moi. C'est moi qui les ai envoyés vers un bâtiment que je savais armé. » On se tortilla autour de la table. La plupart des officiers détournèrent le regard. Seule Abigail Hearns le regarda droit dans les yeux et secoua la tête. Elle ne dit pas un mot, mais ça aurait été superflu. Terekhov lui rendit son regard et, à sa grande surprise, hocha une fois la tête, acceptant sa délicate correction. Pacha, commença FitzGerald, vous ne pouviez pas... — Je n'ai pas dit que j'avais pris une mauvaise décision compte tenu des informations dont nous disposions, Ansten. Nous sommes officiers de la Reine. Les officiers de la Reine meurent au champ d'honneur. Les officiers de la Reine envoient d'autres gens se faire tuer. Il fallait que quelqu'un monte dans cette pinasse et, comme je l'ai dit sur le moment, seul un fou aurait tenté de l'arrêter. Il se trouve qu'il y en avait un. » Terekhov prit une profonde inspiration. v Mais le devoir de ces hommes et de ces femmes était cependant d'aller là-bas, le mien de les y envoyer. Je l'ai fait, moi et personne d'autre. Et j'interdis que tout officier – ou aspirant – placé sous mes ordres se reproche de ne pas avoir eu le pouvoir clairvoyant divin de prédire ce qui allait se passer. » Il laissa ses yeux faire un nouveau tour de table et, cette fois, tous lui rendirent son regard. Hochant la tête, satisfait, il agita la main droite et se tourna vers Kaczmarczyk. — Informez donc tout le monde de ce que nous avons découvert jusqu'ici, Tadislaw. — Bien, commandant. » Le fusilier tira son bloc-mémo de sa bourse de ceinture et en alluma l'écran d'une pression. « Ce vaisseau appartient à Jessyk & Co., commença-t-il. Compte tenu de sa conception et de son aménagement, il relève clairement de la clause sur le matériel de la convention de Cherwell. Tous les membres de son équipage sont donc légalement passibles de la peine de mort, même sans compter ce qui est arrivé à Hôtel-Papa-Un. Les survivants s'en rendent compte et ils font des pieds et des mains pour nous fournir des renseignements valant qu'on leur laisse la vie. » Ce que nous avons appris pour le moment... » Stephen Westman regarda l'aérodyne se poser à nouveau près de sa tente. je devrais peut-être la laisser montée en permanence, songea-t-il, ironique. Ce serait bien moins fatigant que de la démonter constamment pour la remonter aussitôt. Les écoutilles s'ouvrirent et ses « invités » habituels quittèrent le véhicule. Cette fois, cependant, l'aspirante était absente, ce qui lui valut une pointe de surprise. On échangea des saluts, puis Terekhov, Van Dort, Trévor Bannister et lui se retrouvèrent assis autour de la table de camping. « Je dois m'avouer surpris, dit-il. Je pensais que vous me laisseriez mariner un peu plus longtemps. — C'est ce qu'on comptait faire, dit Van Dort. Mais il s'est produit un événement dont il serait préférable que vous ayez connaissance avant de prendre une décision. — Quoi donc ? » Westman reconnut la dureté qui s'infiltrait dans sa voix chaque fois qu'il s'adressait à Bernardus Van Dort. Il faisait de son mieux pour la retenir mais toute une vie d'hostilité ne pouvait se surmonter aisément, même chez quelqu'un qui le voulait de tout son cœur. Or le Montanien était toujours loin d'être sûr que ce fût son cas. « Vous avez peut-être remarqué que mademoiselle Zilwicki ne nous accompagne pas, dit Terekhov. Je l'ai libérée de tous ses devoirs afin qu'elle puisse s'occuper des affaires de l'aspirante Pavletic. » Westman se raidit. Il se rappelait l'autre aspirante. Bien qu'il ne l'eût pas rencontrée, certains de ses... amis, à Brewster, étaient parvenus à la photographier tandis qu'ils observaient la pinasse de Terekhov descendue à terre. Il se souvenait de leurs plaisanteries à propos de son aspect juvénile. « Ses affaires ? répéta-t-il. — Oui. Mademoiselle Pavletic, tout l'équipage de sa pinasse et quinze de mes fusiliers ont été tués cinq heures avant que le marshal-chef ne vous contacte. Leur bâtiment a été détruit par un vaisseau marchand armé en orbite autour de Montana. » La voix du Manticorien était plus sèche que jamais, remarqua Westman. Les mots sortaient de sa bouche, rapides, nets, aussi acérés que le tranchant d'acier d'un couteau Bowie. Le même acier brillant dans les yeux bleus qui le regardaient pardessus la table. « Ce vaisseau, monsieur Westman, était ici pour vous livrer des armes. » Le Montanien sentit son cœur manquer un battement, un soudain frisson glacé le traverser. « Il arborait le code de transpondeur d'un vaisseau appelé le Papillon d'or, mais son véritable nom, à supposer qu'il en ait eu un, était apparemment Marianne. Il arrivait tout droit de Faille, où il avait livré un considérable chargement d'armes à Agnès Nordbrandt, selon les arrangements pris par un monsieur se faisant appeler "le Brandon" et travaillant pour un certain Comité central de libération. Est-ce que ça vous dit quelque chose, monsieur Westman ? — En partie, admit l'interpellé, qui rendait sans ciller son regard à Terekhov. Si vous voulez m'entendre dire que je suis désolé de la mort de vos subordonnés, je le suis, continua-t-il en espérant que le Manticorien percevrait sa sincérité. Mais, quoique je n'aie rien eu personnellement à voir avec cette mort, je vous ferais remarquer que c'est une menace de guerre ouverte sur Montana qui vous a amenés en ce système stellaire. Je regrette les pertes que vous avez subies. Je ne regrette pas d'avoir cherché à obtenir les armes et le matériel dont j'ai besoin auprès d'une personne qui me les a offerts spontanément. — Ah oui, le généreux et altruiste Brandon », fit Van Dort. Westman se rendit compte que les deux extraplanétaires se liguaient contre lui. Le fait d'en avoir conscience ne rendait hélas ! pas la tactique moins efficace. « Les survivants du Marianne - il n'y en a pas eu beaucoup - ont été très soucieux de nous dire tout ce que nous voulions savoir, continua le Rembrandtais. Je pense que vous devez aussi être mis au courant. Avant de vous fournir ces informations, toutefois, j'aimerais que Trévor commente ce que je m'apprête à vous dire. » Westman se tourna vers le beau-frère de Van Dort. Le marshal donnait l'impression de souhaiter se trouver ailleurs, mais son regard demeura ferme lorsqu'il soutint celui du rebelle. « Mes gars ont assisté aux interrogatoires, Steve, déclara-t-il. Moi, j'ai visionné des enregistrements des moments intéressants, et les subordonnés du capitaine Terekhov ont récupéré la quasi-totalité du contenu des ordinateurs du Marianne. Une des prisonnières, une certaine Annette de Chabrol, a éliminé les protocoles de sécurité afin qu'on y ait accès. Pour l'instant, les données que j'ai vues confirment ce qu'ont dit les survivants de l'équipage. » Westman le regarda quelques instants puis hocha lentement la tête. Il comprenait pourquoi Van Dort - et Terekhov -s'étaient assurés que Bannister pût vérifier la véracité ou, à tout le moins, l'exactitude de ce qu'ils se préparaient à lui dire. « Le Marianne ne travaillait pas pour un quelconque Comité central de libération, reprit le Rembrandtais, dont la voix sans inflexion attira à nouveau l'attention de Westman. Pour ce qu'en sait son équipage, il n'existe aucun Comité central de libération. Le propriétaire et armateur du vaisseau est Jessyk & Co. » Westman sentit un choc soudain figer ses traits, mais il n'y pouvait rien. Jessyk & Co. ? Impossible ! Les armes étaient livrées à des "groupes de résistance" de l'amas sur l'ordre direct d'Isabelle Bardasano, membre du conseil d'administration de Jessyk, spécialisée dans les opérations secrètes, le "sale boulot" et le transport des esclaves génétiques, continua Van Dort, implacable. Le Marianne était équipé pour cette dernière tâche. Il s'agissait bien d'un transport d'esclaves. Parmi les survivants de son équipage se trouve son commandant, lequel a effectué un certain nombres d'opérations spéciales" pour Jessyk au fil des années. Pour ce qu'il en sait, celle-ci n'en était qu'une de plus. » Il s'interrompit. Juste comme ça. Il cessa simplement de parler, se cala au fond de son siège et regarda Westman pardessus la table. Le Montanien lui rendit son regard, les yeux écarquillés, avec une incrédulité choquée. Ça ne se pouvait pas. Jamais de la vie ! Pourquoi Jessyk & Co., une des pires transtellaires mesanes, aurait-elle fourni des armes à un mouvement de résistance décidé à tenir tous les extraplanétaires à distance de son monde ? Cela n'avait aucun sens ! Et pourtant... Pourtant si. Sa mâchoire se crispa lorsqu'il se rendit compte que ses pires soupçons au sujet du Brandon étaient loin, très loin de la vérité. Quelles qu'aient été ses propres intentions, cet homme et ses maîtres s'étaient servis de lui. C'était effrayant. Mais la question de savoir pourquoi ils avaient agi ainsi l'était encore plus. Il tenta désespérément d'esquiver l'inévitable conclusion, mais sa maudite intégrité ne le lui permit pas. Elle le força à regarder la vérité droit dans les yeux. La seule raison pour laquelle une corporation mesane pouvait l'aider à tenir le Royaume stellaire hors de Montana était d'ouvrir la porte à la Sécurité aux frontières. S'il chassait Manticore, ce ne serait que pour laisser passer la DSF – et Mesa. « Je... » commença-t-il enfin, avant de s'arrêter. Il s'éclaircit la voix. « Je ne savais pas que Mesa était impliquée, reprit-il. Ça ne signifie pas forcément que Manticore porte un chapeau blanc... » Ses yeux dérivèrent à son corps défendant vers le béret blanc de Terekhov ; il en reprit le contrôle avant de poursuivre : « ... Mais ce n'est pas une excuse pour traiter avec une planète comme Mesa. — Il est possible que tu n'aies pas seulement traité avec Mesa, Steve, dit Bannister d'un ton lourd. D'après les salopards qui se trouvaient à bord du vaisseau, leur escale suivante n'était pas Mesa. C'était Monica. — Monica ? » Cette fois, Westman ne tenta même pas de dissimuler sa confusion. — Ouaip, répondit Bannister en hochant la tête. Monica. Toute cette mission d'approvisionnement a été orchestrée depuis le petit terrain de jeu du "président" Tyler. Or, comme tu t'en souviens sûrement, le plus gros client des mercenaires monicains, c'est la Direction de la sécurité aux frontières. Qu'est-ce que ça dit des gens qui se précipitaient pour t'aider avec une si bonne volonté ? — Ce que ça dit, répondit lentement Westman, c'est qu'il y a des imbéciles et qu'il y a de sacrés putain d'imbéciles. Et j'ai l'impression que, sur le coup, j'ai fait partie des sacrés putain d'imbéciles. Quoi que je puisse penser de Manticore ou de Rembrandt, je vous dois des remerciements, messieurs. Si j'avais accepté l'assistance d'ordures pareilles, je me serais tranché la gorge quand je m'en serais rendu compte. — La question, Steve, c'est de savoir ce que tu vas faire à présent que tu le sais bel et bien, dit Bannister. Tu es franchement entêté, même pour un Montanien. Bon Dieu, tu entretiens mes propres rancœurs plus longtemps que moi ! Mais il est temps que tu affrontes la vérité, mon gars. Je sais que tu es furieux contre Rembrandt pour ce que l'UCR a fait à Montana. D'accord, tu en as le droit. Je sais que tu détestes Bernardus, et je sais pourquoi. À titre personnel, je pense que tu as entretenu cette haine-là assez longtemps. Si elle était ici, Suzanne nous botterait le cul à tous les deux. Mais ça te regarde. Je ne vais pas te dicter ce que tu dois ressentir pour Bernardus en tant qu'homme. Mais je crois que tu as vraiment intérêt à écouter ce qu'il dit en tant que représentant de la baronne de Méduse, parce que c'est la vérité, Steve. La vérité. Le Royaume stellaire de Manticore n'est peut-être pas parfait, mais ce qu'il propose est de très loin préférable à ce qu'on obtiendrait de la Sécurité aux frontières ou de Mesa. Alors, ouvre un peu les yeux. » Stephen Westman regarda son plus vieil ami et comprit –aussi farouchement qu'il pût lutter pour ne pas l'admettre –qu'il avait raison. Durant d'interminables secondes, il se battit contre lui-même et contre sa fierté entêtée de Montanien, puis il prit une profonde inspiration. « Très bien, Trévor, dit-il, las. Je suppose que tu es dans le vrai. C'est juste que ça me fout en l'air d'admettre que j'ai été con à ce point-là. Je ne dis pas que ça me plaît. Et ne t'attends pas à ce que j'aime jamais Manticore ni – surtout – Rembrandt. Mais je reconnais que ni l'un ni l'autre ne nous feront le quart de ce que nous ferait la Sécurité aux frontières. Et je veux bien être pendu si je laisse Mesa se servir de moi et de mes gars. Bien sûr, il va falloir que je leur en cause avant de prendre une décision définitive, vous vous en rendez compte. — Fais-le. Et je crois que tu leur feras entendre raison plus aisément si tu mentionnes ce que Bernardus a négocié avec le président Suttles avant qu'on vienne te rendre cette petite visite. » — Alors, vous pensez qu'il va se rendre, capitaine Terekhov ? demanda Warren Suttles. — Je pense que oui, monsieur le président. D'un autre côté, je ne suis pas le meilleur juge du fonctionnement de l'esprit de monsieur Westman ni d'aucun autre Montanien. Sans vouloir vous vexer. — Je ne suis pas vexé, assura Suffies en souriant, avant de se retourner vers Bannister. Votre opinion, marshal ? — Oh, il se rendra, monsieur le président, répondit Bannis-ter, confiant. Il se rendra en renâclant, en râlant et en faisant un tas de manières. Et puis, d'ici quelques années T, il montrera du doigt tout ce qui n'ira pas, et il me dira qu'on serait bien mieux avancés si on avait gardé Manticore hors de notre système. Ça, c'est Steve. Il sera toujours aussi grognon et querelleur qu'un pseudocrotale avec un crochet cassé. Mais, s'il vous donne sa parole, il la tiendra. Et, quand il recommencera à râler, il saura qu'il se rend ridicule, mais ça ne le dérangera pas le moins du monde. » Le sourire de Suttles se changea en gloussement, et il secoua la tête. — Pour peu qu'il arrête de faire sauter la planète, je peux m'accommoder du reste, dit-il. Je peux même m'accommoder de la colère qui va empoigner le gouvernement quand je vais annoncer l'amnistie ! Comme Westman l'interrogeait du regard, le marshal-chef eut un petit rire. « Ce vieux Bernardus n'est peut-être pas une salope pure laine du calibre d'Ineka Vaandrager, mais c'est quand même un négociateur assez persuasif. Il a commencé par dire que Rembrandt ne porterait pas plainte pour la destruction de son enclave sur Montana. Il a continué en informant le président qu'il avait reçu de la baronne de Méduse l'assurance que le Royaume stellaire vous accorderait à tous une amnistie si vous déposez les armes et arrêtez vos conneries. Ensuite, il a suggéré à Suttles que, si Rembrandt était prêt à pardonner, et si Manticore était prête à pardonner, il devrait envisager d'utiliser son droit de grâce pour vous promettre l'amnistie au regard de la loi montanienne pour peu que vous cessiez votre lutte armée. — C'est sérieux? » Westman observa Bannister, puis son regard passa tour à tour de Van Dort à Terekhov. Comme le marshal se contentait de rire à nouveau, il sentit sa mâchoire se crisper. « Je n'ai jamais demandé de faveur, Trévor ! Je me suis engagé là-dedans les yeux ouverts. Je suis prêt à assumer les conséquences de mes actes ! — Personne n'en doute, monsieur Westman, intervint le commandant de l' Hexapuma. Et c'est une attitude que je respecte, encore que ça me paraisse un peu inflexible, même pour un Montanien. Aussi prêt que, vous, vous soyez à assumer ces conséquences, toutefois, ne pensez-vous pas que vous devez à vos partisans d'accepter cette offre pour eux ? Ou, à tout le moins, de leur laisser le choix ? » Westman le fixa durant quelques secondes avec colère, puis ses épaules s'affaissèrent et il secoua la tête, las. « Je suppose que vous avez raison, soupira-t-il. Je suppose que vous avez raison. » CHAPITRE QUARANTE-NEUF — Merci de nous avoir rejoints, madame la présidente, dit Andrija Gazi en souriant quand Aleksandra Tonkovic s'engagea avec un port de reine dans la salle d'audience et s'installa derrière la longue table vernie des témoins. — La présidente planétaire est la servante du parlement, monsieur le président, répondit 'Tonkovic, tout aussi gracieuse. Je suis enchantée de me présenter devant ce comité pour lui fournir toutes les informations qu'il désire. — Nous l'apprécions, madame la présidente. Voilà qui change agréablement de certains hauts fonctionnaires avec lesquels le parlement a été contraint de traiter. » Le sourire de Gazi s'était fait moins radieux, et elle prit soin de ne pas le lui rendre du tout. L'homme était membre de son propre Parti démocrate centraliste ainsi que président du Comité spécial de l'annexion. Elle s'était donné de la peine pour qu'il se retrouve dans cette position et elle se réjouissait de l'avoir fait. Toutefois, elle ne pouvait soutenir publiquement ses commentaires mordants sur le haut fonctionnaire avec lequel le parlement avait dû traiter tandis qu'elle se trouvait en Fuseau. Douze jours s'étaient écoulés depuis la réception de sa convocation. Cela lui semblait à la fois bien plus long et bien plus court tandis qu'elle s'asseyait sous les rayons de soleil que laissaient passer les hautes fenêtres de la salle de conférence. De là, elle voyait le Nemanja Building entouré par des échafaudages. Elle s'étonnait du choc que lui avait causé cette première vision directe des destructions provoquées par Nordbrandt mais elle n'avait pas le temps d'y songer pour le moment. Durant trois jours d'activité frénétique sur Lin, elle avait fait de son mieux pour assurer l'efficacité du Parti constitutionnel libéral en son absence. Ensuite, elle avait accompli un voyage de huit jours et demi afin de rentrer chez elle, étudiant ses notes, réfléchissant à sa comparution devant le comité et – autant qu'elle détestât l'admettre – s'inquiétant. Arrivée la veille en fin d'après-midi, elle n'avait tout bonnement pas eu le temps de contacter beaucoup de ses alliés. Le secrétaire général du PDC lui avait exposé la situation le plus complètement possible, compte tenu du temps dont il disposait, et elle avait dîné avec une douzaine de cadres du parti, mais elle n'avait que trop conscience d'être restée très longtemps hors du système. Il était bon qu'elle comparût d'abord devant le comité de Gazi : sous son égide, elle aurait un peu plus de temps pour reprendre ses marques avant que n'arrivent les procédures plus hostiles. — Pour l'essentiel, continua ledit Gazi, il va s'agir d'un examen informel. À moins que la situation ne l'exige, nous allons relâcher la rigueur des procédures parlementaires classiques. Nous vous inviterons, madame la présidente, à présenter un bref rapport sur les progrès de l'Assemblée constituante et ses délibérations, puis chaque membre du comité se verra accorder quinze minutes pour s'informer plus en détail des points qui l'intéresseront particulièrement. » J'ai cru comprendre que vous comparaîtrez cet après-midi devant le comité de la députée Krizanic. » Gazi permit à une ombre de répugnance de marquer son expression par ailleurs neutre, puis sa voix courtoise poursuivit souplement : u Nous estimions que notre propre réunion se terminerait vers midi et que nous irions ensuite déjeuner. À la lumière de votre autre rendez-vous, nous comptons ajourner à l'heure dite pour vous donner le temps de vous rafraîchir et de vous reposer entre les deux séances. Nous vous demanderons en conséquence de vous rendre disponible jeudi prochain afin de paraître à nouveau devant nous. À cette date, les membres du comité spécial se verront chacun accorder trente minutes supplémentaires afin de creuser plus avant ce qui les intéressera. Est-ce que cela vous paraît acceptable, madame la présidente ? — Mon temps appartient au parlement. Mon seul souci est d'éviter les conflits entre les emplois du temps des divers comités. je suis sûre que je puis pour cela me reposer sur vous et sur la présidente Krizanic. — Comme toujours, vous êtes aussi courtoise que diligente au service de notre planète », dit Gazi, lui décernant son plus beau sourire d'homme d'État. Tandis qu'elle inclinait la tête avec une modestie de circonstance, il s'éclaircit la voix et donna un coup de marteau sec sur le bloc de bois posé près de son micro. « En ce cas, j'appelle le comité à l'ordre. » Les huit hommes et femmes assis derrière la table surélevée, en forme de fer à cheval, placée au fond de la salle de conférence se redressèrent un peu. Gazi adressa un signe de tête à Tonkovic. « Si vous voulez bien commencer, madame la présidente. — Merci, monsieur le président. » Elle but une gorgée d'eau, classa avec ostentation les fiches à l'ancienne posées devant elle, puis releva les yeux avec un sourire à la fois sobre et confiant. « Monsieur le président, monsieur le vice-président, honorables membres du comité. Comme vous le savez tous, à la suite du référendum, il a été décidé par le parlement que la délégation envoyée à l'Assemblée constituante sur Lin serait dirigée par notre propre chef de l'État. En conséquence, conformément à cette décision, j'ai pris des dispositions pour transférer l'autorité à mon vice-président et suis partie pour le système de Fuseau. Une fois sur place... » Les membres du comité, hochant de temps à autre la tête, l'écoutaient avec attention entamer le récit de sa défense des intérêts de Kornati à l'Assemblée. « Merci, madame la présidente, dit Gazi, près d'une heure plus tard. Vous avez parlé longtemps. Aimeriez-vous faire une courte pause avant que nous ne continuions ? — Non, merci. » Elle sourit à nouveau, cette fois de manière un peu plus malicieuse. « J'ai moi-même passé assez de temps au parlement pour acquérir de l'endurance en tant qu'oratrice », ajouta-t-elle, modeste. Un petit rire général s'éleva dans la salle, et plusieurs membres du comité se permirent même une franche hilarité. Gazi s'autorisa un gloussement de bon ton, appréciateur, et secoua la tête en souriant. « Très bien, madame la présidente. En ce cas, nous allons passer au temps alloué à chaque membre. Députée Ranjina ? — Merci, monsieur le président, dit Tamara Ranjina. Et à vous, madame la présidente, pour cette présentation détaillée. » Tonkovic inclina la tête avec grâce. Davantage que cela aurait été trop enthousiaste, puisque Ranjina était le membre le plus haut placé du Parti de la réconciliation au sein du comité spécial. D'après les règles du parlement, cela faisait d'elle la vice-présidente de Gazi, mais il était très improbable que ce dernier eût entretenu avec elle plus qu'une glaciale politesse. Tonkovic, elle, la considérait comme inexistante. Elle n'avait jamais compris qu'une femme ayant naguère joui d'une niche confortable au sein du Parti social modéré eût déplacé son allégeance vers les réconciliationnistes. « Madame la présidente, continua Ranjina, aimable, j'ai écouté avec beaucoup d'intérêt votre rapport sur la manière dont vous avez représenté Kornati à l'Assemblée constituante. Il reste toutefois un ou deux points sur lesquels je suis assez dubitative. Peut-être allez-vous pouvoir m'éclairer. — Je serai en tout cas enchantée d'essayer, madame la vice-présidente. — Merci. Un élément secondaire de votre rapport, par ailleurs extrêmement complet, m'a paru un peu bizarre. Je parle du fait que la baronne de Méduse, le gouverneur provisoire nommé par Sa Majesté, vous a informée à plusieurs reprises que votre tactique visant à retarder l'aboutissement de l'Assemblée menaçait de faire dérailler non seulement cette Assemblée elle-même mais toute la procédure d'annexion, et que vous n'avez pas jugé utile de rapporter cette information à notre comité. Pourriez-vous, je vous prie, nous expliquer pourquoi ? » La voix de Ranjina demeurait tout à fait aimable et son sourire n'avait pas quitté ses lèvres. Sa question n'en explosa pas moins à l'instar d'une grenade dans la salle d'audience. Le visage de Gazi adopta une nuance de gris alarmante. Deux autres membres du comité parurent tout aussi interloqués – et furieux – que la présidente planétaire, et un silence étourdi s'étira dans le sillage de la question durant un unique battement de cœur. Puis il disparut dans un tumulte croissant d'agitation murmurée parmi les journalistes assis derrière les membres du comité et derrière Tonkovic elle-même. Laquelle, pour sa part, contemplait avec un choc incrédule la femme assise à l'autre bout du fer à cheval. Elle ne parvenait pas à croire que Ranjina eût le culot pur et simple nécessaire à une déclaration aussi outrancière lors d'une audience ouverte du comité. Cela ne se faisait tout bonnement pas. On ne cherchait pas à prendre au piège et à humilier la présidente planétaire ! À la réaction de Gazi, il était clair que la déléguée lie l'avait nullement averti de ses intentions. Visiblement, cette perfide salope savait qu'il l'aurait muselée ou aurait à tout le 'l'oins averti Tonkovic, s'il avait pu prévoir un assaut aussi violent et indécent. Il fallut à la présidente plusieurs secondes pour maîtriser sa colère. Elle se reprocha amèrement ce délai, qui la faisait paraître mal préparée, surprise, mais la seule attitude qu'elle ne pouvait se permettre devant les caméras des actualités était de remettre à sa place cette impertinente pétasse aussi vertement qu'elle le méritait. « Madame la vice-présidente, répondit-elle froidement, Fuseau se trouve à sept jours et demi de Faille, même par messager. Compte tenu de ce délai de communication – je vous rappelle que cela fait quinze jours pour une transmission aller-retour –, il était de ma responsabilité, en tant que représentante de Kornati à l'Assemblée et en tant que présidente planétaire, de déterminer la meilleure manière de négocier avec les autres délégués et la baronne de Méduse. Conférer avec ce comité ou le parlement dans son ensemble avant de réagir aux situations spécifiques qui se présentaient m'était impossible. Si vous vous souvenez bien, c'est une des raisons principales pour lesquelles il a été décidé d'envoyer la présidente planétaire en personne pour diriger notre délégation. — Excusez-moi, madame la présidente, répliqua calmement Ranjina, apparemment insensible à la précision glaciale et à la fureur froide concentrée de la réponse, mais je ne vous interroge pas sur vos réactions à des situations spécifiques à l'Assemblée. Je vous demande pourquoi vous n'avez pas jugé utile de nous transmettre les communications de la baronne de Méduse. — Comme je viens de l'expliquer, dit Tonkovic, consciente d'avaler un peu ses mots mais incapable de s'en empêcher, il faut quinze jours pour qu'un message parvienne de Faille...à Fuseau et retour. Il n'aurait pas été pratique de communiquer au parlement tous les échanges entre moi-même et les membres des autres délégations, ou même le gouverneur provisoire. Je pensais que nul ne s'attendrait à ce que j'essaie. — Madame la présidente, je crains que vous ne me compreniez pas ou que vous cherchiez délibérément à éviter de me répondre. » Cette fois, la voix de Ranjina était à son tour aussi acérée que la lame d'un couteau réfrigéré. « Vous avez été informée il y a plus de quatre mois T par la baronne de Méduse que le blocage persistant de l'Assemblée constituante – lequel, d'après tous les rapports que j'ai reçus, provenait principalement des efforts délibérés du Parti constitutionnel libéral, organisé par vous en Fuseau – menaçait le processus d'annexion. Vous avez, de la même manière, été informée il y a trois mois T que le Royaume stellaire de Manticore ne se considérerait plus tenu d'honorer son engagement d'annexer l'amas de Talbot si une Constitution n'était pas votée par l'Assemblée dans un délai raisonnable. Et vous avez été informée voilà deux mois T qu'une date limite ferme de cent cinquante jours standard existait, date après laquelle, en l'absence d'une Constitution, le gouvernement de la reine Élisabeth retirerait intégralement son offre ou bien soumettrait une liste de systèmes que le Royaume stellaire exclurait de toute annexion future, liste sur laquelle figurerait le système de Faille. » Les murmures provoqués par l'assaut initial de Ranjina avaient disparu dans une marée de consternation, tandis que continuait de rouler la voix glaciale de la vice-présidente. L'ivoire du choc et l'écarlate de la rage mouchetaient l'expression de sa victime. Tonkovic n'en croyait pas ses oreilles. Elle n'arrivait pas à comprendre que même une agitatrice du Parti de la réconciliation telle que Ranjina pût faire une chose pareille ! Cela violait le code voulant qu'on ne lave pas son linge sale politique en public. Même les conflits partisans les plus amers entre partis politiques établis avaient des règles, les limites. La réaction des journalistes présents disait clairement que la substance des accusations énumérées par Ranjina n’avait jamais été rendue publique, aussi la présidente planétaire serrait-elle les dents d'humiliation et de fureur mêlées. Elle foudroya Gazi de ses yeux verts, exigeant qu'il rappelle à l'ordre la déléguée, mais le président du comité paraissait aussi assommé qu'elle-même. Étourdi, il cherchait en vain un moyen de détourner Ranjina de son but, ne sachant pas comment régler cette question pour la bonne raison que ce genre d'attaque frontale n'avait pas cours parmi les politiciens kornatiens. Il tendit la main vers son marteau mais continua l'hésiter, faute d'un bon prétexte pour faire taire la vice-présidente. Il n'en existait aucun : aussi incorrect, aussi vicieux que fût son assaut, elle avait tout à fait le droit d'user de son temps de parole comme elle l'entendait. Et elle n'en avait pas encore terminé. — Il est bel et bon d'évoquer autorité déléguée et délais de communication, madame la présidente. De votre propre aveu, toutefois, la durée maximum d'un échange était de quinze jours. Pas cent quarante, ni quatre-vingt-douze, ni même soixante et un. Quinze jours. Gérer les crises immédiates au moment où elles se présentent est une chose, mais impliquer votre gouvernement tout entier dans une politique de votre propre création, sans avertir un seul citoyen de cette planète que vous agissiez ainsi, en est une autre. Surtout une politique dont on vous a spécifiquement avertie qu'elle pourrait aboutir à l'exclusion de notre système stellaire d'une l'annexion approuvée par plus de soixante-dix pour cent de nos électeurs inscrits. Ce n'est pas juste de l'arrogance, madame la présidente : cela frôle, de votre part, une prise de pouvoirs dictatoriaux et un abus patent de votre charge. » La mâchoire de Tonkovic s'affaissa d'incrédulité. Ce n'était pas une question, ni même l'affirmation déguisée d'une position politique. C'était une mise en accusation. Proférée au cours d'une embuscade comme aucun président planétaire de Kornati ne s'en était vu tendre depuis plus de deux cents ans T. Le brouhaha se changea en rugissement indistinct, et le marteau de Gazi s'abattit enfin, déchaînant un véritable tonnerre, mais il était trop tard : le mal était fait. Aleksandra Tonkovic vit l'audience solennelle se désintégrer pour devenir un concours de hurlements entre ses alliés et ses ennemis au sein du comité spécial, tandis que les caméras enregistraient tous les détails de ce fiasco. « Capitaine Terekhov, monsieur Van Dort, le système de Montana a envers vous deux une dette qu'il ne pourra sans doute jamais honorer », déclara le président Warren Suttles. C'était un politicien mais, au moins pour cette fois, une parfaite sincérité marquait son visage et sa voix. « Stephen West-man et tous les membres du Mouvement pour l'indépendance de Montana ont accepté de se rendre au service des marshals et de lui remettre toutes leurs armes lourdes. La menace de guérilla et d'insurrection sur cette planète, avec toutes les pertes matérielles et humaines que cela aurait entraînées, vient d'être écartée grâce à vos efforts. » Terekhov, Van Dort et une Hélène Zilwicki toujours déprimée étaient assis dans le bureau du président, en compagnie du marshal-chef Bannister. Le commandant agita une main modeste mais Suttles secoua la tête. « Non, ne minimisez pas vos mérites, capitaine. Nous gardons envers vous une dette gigantesque. J'aimerais que nous puissions au moins commencer à vous en rembourser les intérêts ! — En fait, monsieur le président, répondit Terekhov, timide, il y a bien une petite chose que vous pourriez faire pour nous. — Tout ce que vous voulez ! » renvoya son interlocuteur, expansif. Bannister ferma les yeux sous l'effet d'une répugnance momentanée. Il avait aidé à préparer ce guet-apens-là mais il lui faisait tout de même mal de voir la proie s'y engager avec une telle innocence. « Eh bien, monsieur le président, reprit Terekhov. Il y a, en orbite autour de Montana, un cargo solarien, le Copenhague, » « Mon Dieu, Aivars, que venons-nous de faire à ce pauvre homme ! » Van Dort secoua la tête, tentant de toutes ses forces - mais sans succès – de ne pas rire tandis que leur pinasse rejoignait l'Hexapuma. « Quoi ? répliqua innocemment Terekhov. Il nous devait bel et bien une faveur, vous savez, Bernardus. » CHAPITRE CINQUANTE — Vous vous rendez compte que vous êtes en train de jouer votre carrière aux dés, pacha ? — Allons donc, Ansten. » Terekhov secoua la tête avec un demi-sourire mais FitzGerald ne fut pas dupe. « Vous m'avez dit un jour que vous auriez peut-être besoin que je vous avertisse des dangers potentiels de ce que vous auriez en tête, lui rappela le second. Eh bien, les Solariens vont péter les plombs... et, comparé au reste, ça risque d'être une bonne nouvelle. » Tous les deux étaient installés dans la pinasse numéro deux de l' Hexapuma. Le second désigna par le hublot la masse colossale du cargo Copenhague, propriété des Transports Kalokainos. — Selon moi, les tribunaux de l'Amirauté appellent ça de la piraterie, dit-il. — Ridicule, répondit Terekhov sur un ton léger. Il s'agit d'un cas simple et manifeste de récupération d'un vaisseau abandonné. — Dont vous vous êtes arrangé pour qu'il soit "abandonné" au départ ! » Le commandant regardait le Copenhague se rapprocher peu à peu. En lui-même, il admettait que son compagnon avait en partie raison. Voire tout à fait. Mais ce qu'il admettait en lui-même était très différent de ce qu'il était prêt à admettre devant quiconque. « Et un autre détail que vous devriez envisager, pacha, reprit FitzGerald, en homme cherchant un argument décisif, c'est la quantité d'ennuis qui s'abattra sur Montana quand les Solariens découvriront la part que Suffies a accepté de jouer dans cette petite comédie. — Le président fait preuve d'une inquiétude parfaitement raisonnable et prudente, compte tenu des circonstances. » Terekhov arborait alors l'expression d'un homme auquel veuves et orphelins auraient pu confier sans crainte leur dernier sou. Celle de FitzGerald, toutefois, ne s'en fit que plus sceptique. Son supérieur sourit à nouveau, un peu plus largement. Puisqu'un vaisseau solarien a été appréhendé alors qu'il se préparait à fournir des armes illégales à des terroristes sur sa planète, le président Suffies a tous les droits de s'inquiéter. Étant donné qu'il y avait un deuxième vaisseau solarien en orbite, et que les Transports Kalokainos et Jessyk & Co. ont notoirement coordonné leurs intérêts dans plusieurs régions des Marges, avoir découvert que le Marianne appartenait à Jessyk justifie tout à fait sa décision d'enquêter également sur le Copenhague. Puisque la Flotte montanienne ne consiste qu'en des BAL, à l'exclusion de toute unité hypercapable, il ne pouvait pas espérer empêcher le Copenhague de fuir le système pour échapper à l'enquête si la société qui le possède était bien mêlée à la sinistre conspiration. Il n'avait donc clairement d'autre choix que d'évacuer l'équipage du Copenhague pour interrogatoire. — Et vous croyez que ce... conte de fées convaincra la Ligue que Suttles n'a rien à voir avec le reste ? demanda FitzGerald en désignant à nouveau le gros cargo tandis que la pinasse décélérait pour s'immobiliser par rapport à lui. — Je pense que ça n'a aucune importance », répondit Térékhov, bien plus sérieux. Comme son second l'interrogeait du regard, il haussa les épaules. « Si l'annexion a lieu, la Ligue n'aura pas affaire à un système des Marges isolé mais à un système membre du Royaume stellaire de Manticore. Il nous appartiendra donc de protéger Montana de la Sécurité aux frontières. » Son ton se fit encore plus sérieux, presque grave, tandis qu'il continuait : « Et, si vous trouvez ce que je crains fort que vous ne trouviez, Suttles et tous les gens qui ont favorisé l'annexion vont connaître des ennuis bien plus importants que tout ce que pourrait leur valoir cette opération, à moins qu'on n'agisse. » Le pilote de la pinasse manœuvrait avec un talent qui rappelait Ragnhilde Pavletic. Le souvenir valut à Terekhov un chagrin renouvelé, auquel il ne permit toutefois pas d'assombrir son expression tandis qu'il regardait à nouveau par le hublot. Il vit le petit bâtiment aligner avec soin son sas et l'écoutille de secours du cargo. Un unique homme d'équipage en combinaison souple quitta le premier et dériva avec grâce jusqu'à la coque du Copenhague, dans laquelle il ouvrit un petit panneau avant de taper une séquence d'ordres sur le clavier ainsi révélé. L'écoutille traita cette commande (acquise officieusement » de Trévor Bannister après que l'équipage du Copenhague eut accepté son invitation forcée sur Montana) et, obéissante, déploya son boyau de transbordement, qui se relia au sas de la pinasse. FitzGerald observait le commandant de profil, cherchant un nouvel argument susceptible de lui faire reprendre ses esprits. Non qu'il ne comprît pas ce que son supérieur avait en tête, ni qu'il n'en partageât pas les soupçons ou la conviction qu'il fallait agir pour en avoir le cœur net. C'était la méthode choisie par Terekhov... et plus encore les intentions que son second lui soupçonnait si l'enquête confirmait ses pires craintes. Un voyant vert s'alluma au-dessus de l'écoutille intérieure du sas, indiquant l'étanchéité et la pressurisation du tube. Terekhov acquiesça. Il est l'heure d'envoyer vos hommes à bord. — Au moins, dépêchez un des autres vaisseaux directement en Fuseau, pacha », dit FitzGerald, balbutiant presque, mais le commandant secoua la tête. Il observait Aïkawa Kagiyama, à l'autre bout du couloir central. L'aspirant avait meilleure mine mais ses épaules restaient voûtées, comme chargées d'un fardeau de culpabilité, et il s'inquiétait pour lui. C'était une des raisons pour lesquelles il l'avait assigné au groupe de FitzGerald. L'enseigne Maclntyre serait également là, en tant que mécanicienne, avec le lieutenant Olivetti comme astrogateur et l'enseigne Kobe pour se charger des communications. C'étaient là tous les officiers dont Tèrekhov pouvait se passer, et cela laisserait FitzGerald en sous-effectif, puisque seul Olivetti était qualifié pour prendre le quart. Maclntyre et Kobe, tous les deux enseignes de vaisseau de première classe, étaient fort capables dans leur spécialité mais avec une expérience limitée. Maclntyre avait même un peu la réputation de se montrer cassante, acerbe, avec les matelots et les sous-officiers. Terekhov soupçonnait que cela venait d'un manque de confiance en soi et espérait que cette mission contribuerait à changer la situation. Toutefois, ayant aussi décidé que FitzGerald avait besoin d'un peu plus de soutien, il lui avait affecté Aikawa. L'aspirant, quoique pas encore à même de commander un quart, lui non plus, était équilibré et tenait mieux les matelots que Maclntyre : il pourrait au moins se charger d'une partie du fardeau. Lui faire quitter l'Hexapuma l'arracherait par ailleurs à un environnement dont chaque détail visuel, auditif ou olfactif lui rappelait la mort de Ragnhilde. — L'amiral Khumalo va penser que vous auriez dû le prévenir directement, commandant », déclara FitzGerald en ce qui était la plus forte expression de son désaccord qu'il se fût permise. Terekhov se tourna vers lui, touché par l'inquiétude qui perçait dans l'expression de son second. — Merci de vous en préoccuper, Ansten, dit-il doucement, mais ma décision est prise. En dehors de l'Hexapuma lui-même, je ne dispose que de trois unités hypercapables – et, bien sûr, du Copenhague. Je ne peux me séparer d'aucune pour un vol direct vers Fuseau, mais l'Ericsson s'y rendra après être allé en Dresde. Il portera mon rapport complet à l'amiral et au gouverneur provisoire. — Mais... — Je pense que nous devrions passer à autre chose », déclara fermement Terekhov, et FitzGerald referma la bouche. Il considéra un moment le commandant sur qui il avait entretenu tant de doutes quant à sa résolution lorsqu'ils s'étaient connus, six mois plus tôt, et comprit qu'insister ne servirait à rien. « Bien, monsieur », dit-il enfin. Son supérieur eut un sourire aimable et lui tapota l'avant-bras. — Parfait. Maintenant, faisons monter votre équipage à bord de votre nouveau bâtiment. Vous avez beaucoup à faire avant de quitter votre orbite. » Aleksandra Tonkovic eut un sourire de bienvenue quand son majordome fit entrer Tomaz Zovan dans la bibliothèque de son hôtel particulier de Karlovac. « Tomaz, salua-t-elle le visiteur, avant de lui tendre la main. — Madame la présidente », répondit-il en la lui serrant. Le sourire de la maîtresse des lieux se changea en une légère moue devant ce formalisme inattendu. Zovan était un démocrate centraliste, parlementaire depuis quarante ans T. Elle le connaissait littéralement depuis qu'elle était enfant et, .il n'avait jamais fait partie des plus brillants intellects du parlement, il avait toujours été un cheval de trait loyal et fiable pour le parti et son propre gouvernement. En tant que tel, il avait l'habitude de l'appeler par son prénom, du moins en privé. « Pourquoi un tel protocole, Tomaz ? demanda-t-elle. J'avais cru comprendre qu'il s'agissait d'une visite de courtoisie. — Je n'étais pas sûr de la sécurité de mon com quand j'ai fait prendre le rendez-vous par mon secrétaire, madame la présidente, répondit-il avant de faire la grimace. Rajkovic et I asaricek jurent qu'ils n'utilisent pas de technologie manticorienne pour surveiller les appels en provenance du Nemanja mais... » Il s'interrompit avec un haussement d'épaules, et le visage de Tonkovic se crispa. Même lui n'irait certainement pas aussi loin ! — Comment pouvons-nous en être sûrs, madame la présidente ? dit Zovan, en insistant délibérément sur le titre. Il ne vous a pas rendu le sceau de la charge, n'est-ce pas ? N'est-il pas probable que c'est au moins en partie parce qu'il désire vous empêcher de découvrir ce qu'il a manigancé ? Ce qu'il manigance encore ? » Tonkovic faillit protester, affirmer que Zovan se montrait inutilement paranoïaque. Certes, Rajkovic aurait dû lui rendre le sceau de sa charge et, avec lui, son autorité officielle de chef de l'État dès qu'elle avait posé le pied sur le sol kornatien. Il ne l'avait pas fait, et elle était à présent de retour depuis neuf jours. C'était exaspérant, insultant, mais pas – tout à fait – illégal. Même s'il lui avait rendu le sceau directement, un vote de confirmation du parlement aurait été nécessaire pour entériner le transfert de l'autorité. Vu le ton actuel du parlement et ses comparutions répétées devant le Comité spécial de l'annexion, ainsi que ses entretiens encore plus houleux avec le Comité actif sur la loi constitutionnelle de Cuijeta Krizanic, elle avait décidé de ne pas insister là-dessus. Les échanges entre ses partisans et ses adversaires – d'ailleurs pas tous réconciliationnistes – devenaient parfois désagréablement violents. Aussi peu qu'elle eût envie de se l'avouer, elle n'était pas sûre que le parlement la soutiendrait si elle exigeait que Rajkovic lui rendît le sceau, et elle n'avait pas les moyens d'encaisser la perte de capital politique si jamais il la désavouait. Par ailleurs, elle n'avait pas eu besoin de retrouver son autorité officielle pour surveiller les agissements de « son » gouvernement. Mavro Kanjer et Alenka Mestrovic l'informaient de tout ce que disait Rajkovic lors des réunions, et Kanjer, en tant que ministre de la Justice, aurait sans nul doute été informé de toutes les écoutes qu'aurait pu mettre en place le détachement manticorien venu de Fuseau. Elle décida cependant de ne rien expliquer de tout cela. Si on s'en tenait à la lettre de la loi, Mavro et Alenka la violaient en l'informant, alors qu'un autre était chef de l'État en exercice. Zovan ne répéterait sûrement rien de ce qu'elle lui dirait en confidence mais, compte tenu des circonstances, il était préférable que le moins de gens possible fussent au courant. « Je pense que vous vous inquiétez exagérément, Tomaz, dit-elle plutôt. Mais, puisque vous êtes ici, asseyez-vous donc. Buvez un verre et dites-moi de quoi il retourne. — J'apprécie votre proposition, madame la présidente. Et je vous prendrai peut-être au mot pour ce verre un peu plus tard, mais je pense que je dois d'abord vous expliquer pourquoi j'ai besoin de vous voir. — À votre guise. Mais, au moins, asseyez-vous. Elle désigna les fauteuils confortables qui faisaient face au bureau. Zovan en prit docilement un mais ne se détendit pas, demeurant assis au bord de son siège, les mains sur les genoux, et même légèrement penché vers son hôtesse. « Bien, Tomaz, dit-elle. Alors ? Que se passe-t-il ? — Officiellement, madame la présidente, je ne suis pas sensé être au courant. Du moins, je ne suis pas censé admettre que je le suis. Dans les circonstances actuelles, toutefois, j'ai pensé qu'il était de mon devoir de venir vous en parler immédiatement. » Il avait la voix sombre, l'expression grave, et Tonkovic sentit un vague frisson la traverser. « Cet après-midi, continua-t-il, Krizanic a parlé aux autres membres du Comité actif à huis clos. Ensuite, Judita Debevic est venue dans mon bureau. » Il marqua une pause et Tonkovic eut un léger hochement de tête. Debevic était leader des Sociaux modérés et vice-présidente du comité. « Madame la présidente, reprit lourdement Zovan, elle venait me demander à titre officieux si je serais prêt à vous servir d'avocat dans un débat formel concernant votre destitution. » Malgré plusieurs décennies d'expérience politique et de discipline, Tonkovic sursauta. Elle fixa son visiteur avec de grands yeux durant au moins dix secondes, seulement consciente d'un grand vide résonnant, avant de se secouer et de remettre son cerveau en marche. Aucun président n'avait jamais été destitué ! Un seul vote de destitution avait jamais eu lieu dans toute l'histoire kornatienne, et la proposition avait été rejetée. De peu, certes, mais rejetée. Même Rajkovic ne pouvait être assez bête pour s'imaginer qu'il obtiendrait sa destitution sur la base d'un motif aussi futile ! Pourtant, alors même qu'elle se disait cela, elle éprouvait un indéniable frisson. Les Réconciliationnistes de Rajkovic avaient obtenu la présidence du Comité actif sur la loi constitutionnelle pour Krizanic après les dernières élections présidentielles, au titre de leur part de la présidence des comités. La décision avait paru raisonnable, puisque le parti de Tonkovic et ses alliés contrôlaient la présidence et une confortable majorité au parlement. Si Cuijeta Krizanic était la présidente du comité, cinq de ses huit membres étaient toutefois démocrates centralistes ou sociaux modérés. Voilà qui aurait dû garantir l'échec de toute motion de destitution. Toutefois, Debevic n'aurait jamais ainsi sondé Zovan si elle ne soupçonnait pas que cette motion serait votée. Elle lui avait parlé officieusement, mais en sachant qu'il informerait Tonkovic aussi vite que possible : c'était pour elle une manière d'avertir la présidente planétaire sans violer son devoir de garder secrètes les délibérations du comité. Cela signifiait qu'elle craignait de perdre au moins deux voix « sûres ». Les yeux de Tonkovic s'étrécirent tandis qu'elle repassait en elle-même la composition du comité, tentant de deviner l'identité des traîtres. — Judita a-t-elle dit quand elle aura besoin de votre réponse ? — Elle la voulait tout de suite, répondit Zovan sur un ton encore plus lourd. Je lui ai assuré, cela va sans dire, que je serais honoré de vous représenter si un événement aussi impensable venait à se produire. — Merci, Tomaz. Merci infiniment », dit la présidente en souriant avec autant de chaleur que possible dans le néant glacial qui l'emplit quand elle se rendit compte que l'événement en question était bien plus envisageable qu'elle ne l'avait pensé — Monsieur Levakonic est là, amiral. — Faites-le entrer immédiatement », dit Isidore Hegedusic. L'amiral monicain se leva quand son visiteur de haute taille fut introduit. Il ne contourna toutefois pas son bureau pour accueillir Levakonic : cela faisait presque une semaine qu'il avait requis cet entretien. « Monsieur Levakonic, dit-il en tendant la main. Merci d'être venu. » Malgré lui, ses intonations ajoutèrent un « enfin » muet. « Amiral Hegedusic, répondit Levakonic avec un large sourire. Désolé de n'avoir pu me présenter plus tôt. J'étais tellement pris par des réunions avec le président Tyler, mademoiselle Anisimovna et mademoiselle Bardasano que j'ai à peine eu le temps de souffler. Chaque fois que j'ai cru pouvoir m'autoriser un vol vers la base Éroïca, quelque chose s'est présenté. Je vous prie de me pardonner. — Bien entendu », dit Hegedusic, bien plus gracieusement qu'il n'en avait envie. La base Éroïca, principal chantier naval de la Spatiale monicaine, se trouvait pour l'heure quasiment en opposition à Monica. Gagner la première, qui se déplaçait avec le reste de la ceinture d'Éroïca, depuis la seconde demandait presque huit heures, aussi estima-t-il possible que Levakonic dît la vérité plutôt que d'avoir délibérément attendu le moment qui lui convenait afin de rappeler leur place à ses alliés néo barbares. Possible. Ce qui ne devait pas être confondu avec probable. « Mais à présent que je suis ici, amiral, continua Levakonic sur un ton enlevé, j'ai hâte de voir comment progressent les travaux. Et, bien sûr, d'apprendre ce que je puis faire d'autre pour vous. — Comme vous le savez sûrement, les premiers croiseurs de combat ont entamé leur réarmement il y a presque deux mois standard. Je crains que les progrès n'aient été plus lents que prévu, toutefois. Il faudra au moins encore un mois et demi avant que le premier ne puisse reprendre du service. — Tant que ça ? » Levakonic fronça le sourcil comme s'il découvrait tout juste ces délais. Ce qui, Hegedusic devait l'admettre, était une fois de plus possible. Ses propres rapports à l'amiral Bourmont attiraient l'attention depuis plusieurs semaines sur le retard accumulé mais il eût tout à fait ressemblé au chef des Opérations spatiales de... s'abstenir de transmettre cette triste nouvelle. J'espérais que nos envoyés techniques pourraient accélérer le processus pour vous, amiral. D'ailleurs, j'avais cru comprendre que c'était le cas. — Vos employés nous ont été d'une aide inestimable, dit Hegedusic, ce qui n'était rien de moins que la vérité. Le problème, à mon avis, c'est que la capacité de nos infrastructures a été surestimée au moment où le planning a été établi. J'ai rapporté nos difficultés à mes supérieurs... (ce qui signifiait Bourmont, comme son interlocuteur le savait sans nul doute) depuis un bon moment. J'espérais qu'on vous aurait informé. — Ça n'a hélas ! pas été le cas. » Levakonic secoua la tête, le front plissé. « Si j'avais été au courant, j'aurais pu m'arranger pour vous envoyer une autre équipe de radoubeurs et du matériel supplémentaire. À présent, vu le temps qu'il faudrait pour faire passer le message à Yildun, toute aide arriverait ici trop tard pour que cela fasse une véritable différence. — Je suis désolé que la nouvelle ne vous soit pas parvenue à temps. Sans doute une négligence. — Sans doute », acquiesça le Solarien. Hegedusic crut détecter les prémices d'un authentique respect – ou, au moins, d'une certaine compassion pour un officier compétent qui essayait de faire son travail en dépit de ses supérieurs. Bien, continua Levakonic avec entrain. J'ai toutefois hâte d’inspecter les travaux. Et, si j'ai une idée qui serait susceptible de les accélérer, je ne manquerai bien sûr pas de vous en faire part. — Merci, je vous en suis reconnaissant, dit l'amiral, sincère. Toutefois, je voulais surtout vous parler des capsules lance-missiles. — Ne me dites pas qu'elles ont aussi été retardées ! s'exclama son visiteur avec une légèreté qu'il soupçonna d'être un peu forcée. — Non, elles sont arrivées à la date prévue, en début de semaine dernière, le rassura-t-il, mais je voulais vous entretenir de la possibilité d'en déployer une partie ici, en Monica, afin de renforcer la sécurité de la base Éroïca quand nous réduirons les équipages de nos forces spatiales pour fournir du personnel aux nouveaux vaisseaux. Quoique nous recrutions, nous allons devoir affaiblir tous nos bâtiments, et je l'apprécie pas que nous soyons à ce point vulnérables. — Je vous comprends. Levakonic réfléchit un instant puis hocha la tête et regarda I legedusic dans les yeux. « Je ne vois pas pourquoi cela constituerait un problème, dit-il avec une telle bonne volonté que l'amiral eut peine à dissimuler sa surprise. Il nous faudra au moins deux semaines –et de préférence un mois – pour les réviser avant qu'elles ne soient déployées en Lynx, mais vous devriez avoir assez des nouveaux croiseurs de combat en service pour me permettre de les récupérer largement à l'heure. Même sinon, nous ne devrions en mettre en place que trente ou quarante – au pire une centaine. S'il n'y en a pas plus que ça, nous pourrons presque certainement les réviser à bord d'un vaisseau en gagnant Lynx. — Pour être franc, je préférerais en déployer le plus possible ici, dit Hegedusic. Je me rends compte que je m'inquiète sans doute trop pour la sécurité d'Éroïca mais disposer d'une telle garantie me rassurerait énormément. — Je comprends tout à fait, répondit son visiteur. Je vais en parler à mes officiers affectés au projet tant que je suis ici. Nous discuterons avec vous du nombre exact, mais j'autoriserai le déploiement avant de retourner sur Monica. — Merci, déclara l'amiral avec encore davantage de sincérité. Technodyne a investi énormément d'argent dans ce projet, lui dit Levakonic avec un sourire aussi sec que le désert. Pour être franc, nous fondons beaucoup d'espoirs sur la possibilité d'étudier de nouveaux produits technologiques manticoriens. Nous sommes fermement décidés à ce que cette aventure soit couronnée de succès, et votre requête me paraît tout à fait raisonnable. — J'espérais que vous verriez les choses ainsi et je suis soulagé que ce soit le cas. » Hegedusic se leva à nouveau et, cette fois, contourna son bureau. « Bien ! Allons donc vous organiser cette visite des chantiers. » « Alors ? » demanda paisiblement Bernardus Van Dort, debout derrière le fauteuil de Terekhov, sur la passerelle de l'Hexapuma. Les deux hommes observaient le répétiteur principal, tandis que le Copenhague quittait l'orbite de Montana, un nouvel équipage à son bord. « Quand allez-vous commencer à essayer de m'expulser de votre vaisseau ? — Je vous demande pardon ? lâcha Terekhov en tournant la tête vers lui. — Telles que je sens les choses, vous prononcerez quelques mots à propos du rôle décisif que j'ai joué dans l'obtention de la reddition de Westman. Ensuite, vous affirmerez que je devrais vraiment rester sur Montana, afin de m'assurer que rien d'autre ne tourne mal. Bien entendu, vous promettrez de passer me prendre en revenant de votre rendez-vous, afin de me ramener en Fuseau. — Oh, c'est donc ce que vous pensez ? » Le commandant arborait la nette expression d'un homme qui cherche à gagner du temps, et Van Dort lui adressa un sourire joyeux. « Vous avez en tout cas cherché de votre mieux un prétexte "raisonnable" pour me faire embarquer à bord de l'Ericsson –lequel, comme l'a noté sur le moment mon intelligence aiguë, est le seul de vos trois messagers qui ne reviendra pas en Montana avant que vous ne partiez pour votre rendez-vous avec le Copenhague. — Je pense que nous devrions continuer cette conversation Mans ma salle de briefing », dit Terekhov. Il se tourna vers Naomi Kaplan. « À vous la passerelle, canonnière. — À vos ordres, monsieur. À moi la passerelle », répondit-elle. Le commandant quitta son siège et fit signe à Van Dort de le suivre. Quand l'écoutille de la salle de briefing se referma derrière eux, Terekhov se retourna vers son compagnon. « Et si vous me disiez à présent quelle sombre machination vous m'imputez ? — Oh, franchement, Aivars ! » Van Dort leva les yeux au ciel. « Je sais plus ou moins ce que vous avez en tête depuis que vous nous avez convaincus, Trévor Bannister et moi, de vous aider à mettre au point le vol du Copenhague. — L'emprunt, corrigea Terekhov comme sans y penser, et le Rembrandtais eut un reniflement magnifique. — Oh, veuillez me pardonner ! implora-t-il avec une sincérité feinte. Je voulais bien entendu dire "l'emprunt" ! Et cessez d'essayer de m'embrouiller. — Je n'essaie d'embrouiller personne », protesta son interlocuteur. Comme il s'attirait un regard exaspéré, il haussa les épaules. « Bref, continuez donc d'exposer mes machiavéliques motivations. — Vous n'avez qu'une seule raison d'emprunter un cargo solarien, de charger à l'intérieur un de vos drones capteurs et de l'expédier en Monica, reprit Van Dort, très sérieux. Surtout si vous faites suivre cette manœuvre d'ordres à toutes les unités de Dresde, de Talbot et de Tillerman de vous rejoindre ici avant que vous ne retrouviez le Copenhague à son retour. Et encore plus si le point de rendez-vous choisi se trouve à cent années-lumière de Montana... et à seulement trente-huit de Monica. — Simple précaution de routine. — Ce qui est, sans aucun doute, la raison pour laquelle vous avez tu aux Montaniens le dernier voyage du Marianne en Monica. Vous savez, celui au cours duquel Duan et ses soudards ont déposé les techniciens de Technodyne. — Bon, d'accord, peut-être pas entièrement de routine. — Oh, arrêtez ! Vous avez même embauché l'unique messager de Suttles pour porter votre message en Tillerman. Et lui avez ordonné de revenir tout droit ici, afin de vous accompagner au rendez-vous. — Très bien, Bernardus, dit platement Terekhov. Je vous savais déjà intelligent. Maintenant, dites-moi donc pourquoi je ne devrais pas vous laisser en arrière. — Parce que je ne resterai pas, déclara Van Dort sur le même ton. — Ne soyez pas bête. Bien sûr que vous resterez. — Pas à moins que vous ne soyez prêt à me faire déposer sur la planète par vos fusiliers ! affirma le Rembrandtais sans frémir. — Soyez raisonnable, Bernardus. — Pas question. Vous vous êtes arrangé pour que, quand l'Ericsson arrivera en Fuseau, Khumalo ou la baronne de Méduse n'aient plus le temps de vous envoyer une dépêche vous interdisant de quitter Montana. À vous et à toutes les unités que vous pourrez arracher à la "patrouille sud" de Khumalo pour vous accompagner. Si le Copenhague rapporte les nouvelles que vous et moi soupçonnons, vous vous mettrez directement en route pour Monica depuis le point de rendez-vous. N'essayez pas de faire l'innocent avec moi, bon Dieu! À quoi est-ce que vous croyez être en train de jouer ? — J'exerce l'initiative qu'on attend d'un officier supérieur de la Reine, affirma Terekhov avec une pointe d'humour. — Et vous vous assurez que nul ne puisse vous arrêter. Afin que Manticore ait une possibilité de "démenti plausible" si la situation barre en couille. La reine pourra vous désavouer en toute sincérité et affirmer qu'aucun de vos supérieurs ne savait ce que vous prépariez, que votre initiative n'avait pas reçu la moindre approbation. — Possible. — Eh bien, vous n'allez pas faire ça sans moi. — Pourquoi pas ? » Il y avait à présent une bonne dose d'exaspération dans la voix de Terekhov, et Van Dort eut un mince sourire. « En partie parce que je refuse de laisser croire que vous m'avez moi aussi mené en bateau. Je n'ai pas l'intention de paraître bête à ce point-là aux yeux de toute la Galaxie. En partie aussi parce que, si nous nous embarquons tous les deux dans votre quête stupide, la reine pourra faire porter le chapeau à deux têtes brûlées hors contrôle au lieu d'une. Mais surtout? » Il soutint de ses yeux flamboyants le regard du commandant. « Surtout parce que c'est moi qui ai déclenché tout ce bordel quand j'ai eu l'idée géniale d'organiser le référendum. Si on va au fond des choses, Aivars, tout ce qui s'est produit, y compris Nordbrandt, Westman et Monica est de ma faute. En conséquence, si un imbécile doit se faire descendre à cause de ça, et peut-être emmener avec lui un paquet d'autres gens, je veux être du voyage. Bernardus, c'est la déclaration la plus arrogante que j'aie entendue de toute ma vie. Un seul homme, quel qu'il soit, ne peut en aucun cas s'attribuer – en bien ou en mal –les actions de tous les habitants d'un amas comme celui de Talbot. — Peut-être pas. » Van Dort baissa la voix et détourna enfin les yeux. « Peut-être pas. Mais j'ai passé toute ma vie, depuis que je suis adulte, à empêcher la Sécurité aux frontières de planter les griffes dans ma planète et, pour ce faire, je suis allé jusqu'à souper avec le Diable. J'ai comploté, j'ai pressuré, j'ai extorqué des concessions pour arracher à des planètes entières leur dernier stellar. Que je l'aie voulu ou non, j'ai sacrifié à mon obsession ma femme et mes filles. Il y a quinze jours, je lui ai sacrifié Ragnhilde Pavletic et vos fusiliers. Je les ai tous jetés dans la chaudière, et le plus atroce, c'est que je serais prêt à le refaire au besoin. Alors, si ces salopards de la Sécurité aux frontières – ou qui que ce soit d'autre – croient pouvoir arriver sur le devant de la scène et s'emparer de tout ce qui m'importe, tout ce pour quoi j'ai gagé mon âme et déversé ma vie, ainsi que celle des gens que j'aimais, il n'est pas question que je ne sois pas là quand ils se rendront compte qu'ils se trompent ! » Il y eut un moment de silence. Puis Terekhov s'éclaircit la voix. « Très bien, dit-il enfin. Vous prouvez là encore plus de sottise que vous avez l'air de m'en attribuer, mais, si vous devez, continuer à m'accabler de jérémiades, je préfère encore que vous veniez avec nous. — Merci », dit Van Dort. Il prit une profonde inspiration puis se retourna face à son ami, et Terekhov lui adressa un sourire en coin. « Même si mes soupçons se confirment, dit-il doucement, il n'est pas si sûr que la Sécurité aux frontières se trompe, vous savez. — J'en suis arrivé à vous connaître mieux que cela, vous et vos subordonnés, Aivars, répondit tout aussi tranquillement le Rembrandtais. Il est possible que vous ne surviviez pas, mais les Solariens, eux, se trompent à coup sûr. » CHAPITRE CINQUANTE ET UN « Non, Samiha, les nouvelles de Faille n'ont pas l'air bien bonnes », admit Andrieaux Yvernau. Sa voix était grave mais il ne pouvait tout à fait dissimuler la lueur qui brillait dans ses yeux... en supposant qu'il tentât de le faire. Il paraissait se tenir sur une pointe d'épingle faite d'une étrange excitation et de défi, à mi-chemin entre l'exaltation et l'amertume. — Ce que cela pourrait signifier pour le PCL me préoccupe, Andrieaux, dit Lababibi avec une inquiétude qui n'était que partiellement feinte. Aleksandra est l'âme et le cœur des Libéraux depuis le début. À présent qu'elle a été rappelée, sa propre délégation commence à flancher. Et je ne crois pas que l'exemple ait échappé à une ou deux têtes d'autres délégations. — Ça leur apprendra à n'avoir pas demandé l'approbation de leurs gouvernements, déclara Yvernau, dédaigneux. Pensaient-ils que les classes respectables ne comprendraient pas ? Ptahhh ! » Il cracha pour de bon sur la moquette de prix, les traits déformés par le mépris. « Regardez ce qu'ils se sont fait eux-mêmes ! Chacun reste debout toutes les nuits dans son bureau de grand luxe, à se demander quand les chiens qui, aboient derrière ses mollets vont le jeter à terre. Et ça arrivera à un paquet d'entre eux, Samiha, vous pouvez me croire ! Lorsque les implications de l'impudente date butoir de Méduse vont apparaître clairement, le fait que ces idiots n'ont pas obtenu l'approbation claire et sans équivoque de leur position donnera à leurs adversaires – voire à leurs "amis" – chez eux une excuse pour leur attribuer toute la responsabilité du délai. Ils seront sacrifiés par tous les lâches impatients d'emboîter le pas à Alquezar et de courtiser Méduse en gémissant : "Ce n'est pas notre faute, à nous ! On ne savait pas ce qu'ils faisaient, nous !" » Lababibi fronça un peu le sourcil. Même cela était plus qu'elle ne comptait laisser paraître, mais le venin brûlant d'Yvernau la surprenait. Le Nouveau-Toscan s'était toujours vanté de sa maîtrise de soi, de son détachement amusé devant les manoeuvres ineptes des mortels qui l'entouraient. Se sachant bien supérieur à eux tous, il était convaincu de n'avoir qu'à attendre son heure pour que le destin lui tende l'occasion qu'il attendait. Malheureusement, cet idiot n'avait pas prévu qu'Élisabeth finirait par se lasser des agaçants Pygmées – tels que lui – qui bourdonnent autour de l'Assemblée comme des moucherons. Et mon propre gouvernement veut que je continue à coopérer avec cet imbécile ? Elle secoua mentalement la tête. C'est vraiment rester à bord d'un vaisseau en flammes. De bien des manières, le problème de Lababibi était l'inverse de celui d'Aleksandra Tonkovic. Puisque l'Assemblée se déroulait sur sa propre planète, chaque membre du gouvernement de Faille – sans parler de tout citoyen sachant à moitié lire – en connaissait tous les détails. Tous les détails rendus publics, en tout cas : par bonheur, un certain nombre de tractations restaient confidentielles. Que Dieu bénisse les salles enfumées et leurs descendants spirituels ! Toutefois, on en savait plus qu'assez pour refuser à Lababibi une liberté équivalente, ne fût-ce que de loin, à celle dont avait disposé Tonkovic... avant d'être rapatriée en Faille. Ce qui avait bien sûr un bon côté : à tout le moins, nul ne pouvait la forcer à rentrer chez elle et l'accuser d'avoir dissimulé des informations cruciales ou formulé sa propre politique. Le mauvais côté était son obligation d'exécuter les manoeuvres politiques qui lui étaient dictées, qu'elle les estimât stupides ou non. « Si vous croyez que tant de délégués libéraux vont être rappelés, que proposez-vous que nous fassions ? demanda-t-elle à Yvernau. — Je propose de déterminer combien de moutons sont encore disposés à faire front comme des hommes – au moins jusqu'à ce qu'on les traîne chez eux par la laine du cou. — Très poétique, répliqua-t-elle aigrement. Ça vous dirait de vous montrer un peu plus précis, maintenant ? — La situation fondamentale est assez simple, Samiha. » La voix d'Yvernau adopta le ton sentencieux que Lababibi détestait le plus. « En essence, Méduse nous a informés que nous avions une arme braquée sur la tempe. Que nous devions respecter une date limite imposée par Manticore, avant laquelle il nous faudrait accepter l'exigence du Royaume stellaire et renoncer totalement à notre souveraineté. Si nous refusons de lécher la main de la reine Élisabeth en bons petits toutous, elle nous rejettera d'un coup de pied et nous laissera nous morfondre dans les ténèbres. Où, selon le dernier élément de sa menace, nous serons sans aucun doute dévorés par la Sécurité aux frontières. » Il marqua une pause. Lababibi aurait pu discuter le ton et le but de la déclaration manticorienne, mais il en avait résumé de manière assez exacte les conséquences, à sa manière furieuse et mesquine. « Toutefois, continua-t-il, la vérité n'est pas tout à fait aussi simple, car Aleksandra n'avait pas tort sur un point. S'ils mettent leur menace à exécution et si la Sécurité aux frontières s'empare de nous, le prestige et la fiabilité diplomatique de Manticore souffriront gravement. Peut-être même de manière irréparable, compte tenu des contradictions entre les versions manticorienne et havrienne de leurs échanges diplomatiques d'avant-guerre. Le Royaume stellaire est en plus mauvaise position que quiconque, me semble-t-il, pour se permettre de mettre en péril sa crédibilité. « Alors vous estimez toujours, malgré -le communiqué officiel du Premier ministre Alexander au nom de la reine, qu'il ne s'agit que d'un bluff? » Lababibi ignorait comment elle était parvenue à empêcher l'incrédulité de percer dans sa voix. « Même si ce n'est pas seulement un bluff, on est tout de même loin d'une décision politique irrévocable. Ils menacent, mais c'est la dernière chose qu'ils ont vraiment envie de faire. » « Espèce de connard absolu, songea la présidente de Lin, venimeuse. Qu'est-ce qui te fait croire que cet amas est important pour Manticore au point qu'ils se donneraient la peine de nous bluffer ? Ce que je puis dire de plus élogieux de toi, Andrieaux Yvernau, c'est que tu n'es pas tellement plus bête que mes propres seigneurs et maîtres politiques. « Et si c'est le cas, que devons-nous y faire ? demanda-t-elle en ouvrant de grands yeux et en se composant sa plus belle expression "préoccupée-mais-confiante". — Traiter ça comme un bluff. — Je vous demande pardon ? Vous ne venez pas de dire que ce n'était pas seulement ça ? — Bien sûr. Mais si nous tenons bon, si nous nous disons prêts à rejeter leurs exigences, même au risque de voir tout le processus abandonné, nous pourrons retourner la politique même de Méduse contre Alquezar et ses soi-disant "modérés". Ils vivent déjà dans la terreur de nous voir faire tomber la maison sur leur tête. Nous devons les convaincre que c'est exactement ce qui arrivera à moins qu'ils ne fassent au moins la moitié du chemin pour nous rejoindre. Et, une fois qu'ils en seront convaincus, nous leur présenterons le compromis que je prépare depuis le début. Ils auront tellement peur, ils seront tellement prêts à n'importe quoi pour sauver l'annexion qu'ils accepteront plutôt que de risquer de tout perdre en attendant de voir si, nous, nous bluffons. — Et en supposant qu'ils décident tout de même de résister et de compter sur la déclaration d'Alexander stipulant que Manticore choisira les systèmes de l'amas qu'elle annexera et ceux qu'elle exclura ? — En supposant que ces petits esprits effrayés aient la force de soutenir notre regard – ce dont, à titre personnel, je doute –, il y a deux possibilités. La première, c'est que Manticore soit vraiment prête à exclure et à abandonner nos systèmes stellaires, en dépit des retombées diplomatiques d'une telle décision. La deuxième, c'est que nos gouvernements respectifs nous désavouent, cèdent et passent le meilleur marché possible avec Alquezar après nous avoir arrachés à nos délégations. » Pour ma part; je ne crois pas que les Manticoriens aient les couilles de mettre à exécution leur menace d'exclusion. Même si c'est le cas, je ne les vois pas laisser la Sécurité aux frontières nous dévorer. Ils ne pourront pas se permettre de voir leurs nouveaux systèmes, dans l'amas, envahis par des kystes de la Ligue. Qu'ils le veuillent ou non, ils seront contraints de nous inclure sous le même parapluie de sécurité que nos voisins. Voilà pourquoi je recommanderai à mon gouvernement de refuser de signer, même si tous les autres signent comme de bons petits paysans. — Et si votre gouvernement n'est pas d'accord ? — Il me désavouera », conclut Yvernau sans frémir. Lababibi doutait qu'il fût vraiment capable d'imaginer une situation dans laquelle son gouvernement agirait ainsi. Il était trop fondamentalement arrogant pour croire au niveau émotionnel que l'univers pourrait ne pas se conformer à sa volonté. Mais il y avait aussi sans doute un élément de désespoir dans son incrédulité, son dernier refuge étant de nier la réalité de la menace qui pesait sur lui. Toutefois, qu'il fût ou non capable de l'accepter, il savait au moins intellectuellement qu'était possible son échec politique. Il faisait donc preuve, à sa manière, d'un courage considérable. Détestable, certes, méprisable, mais c'était néanmoins du courage. Très probablement l'unique vertu qu'il possédait. « En avez-vous discuté avec les autres délégués du PCL ? — Avec la majorité, oui. — Et ils ont répondu... ? — J'ai obtenu une réaction globalement positive. » Ce qui veut dire qu'au moins un quart d'entre eux t'ont envoyé péter, songea Lababibi. Les oligarques fuseliens auraient hélas ! peu de Chances d'approuver ce quart d'individus sains d'esprit et seraient sans aucun doute disposés à adopter la deuxième option d'Yvernau quand son bluff aurait échoué. La présidente n'avait cependant aucun désir d'obéir à leurs instructions d'insoumission pour les voir la désavouer une fois que ça n'aurait pas marché. Mon Dieu. Il peut très bien réussir à obtenir les voix dont il a besoin, simplement parce que les gens ont trop peur d'affronter leurs établissements politiques sans avoir essayé cette folie! « Et quand comptez-vous exposer cette... stratégie à l'Assemblée ? — Demain ou après-demain. Auparavant, je dois encore m'entretenir avec une ou deux personnes. — Je vois. — Pensez-vous que le système de Fuseau nous soutiendra ? — J'en discuterai cet après-midi avec mon gouvernement et les hautes sphères de la législature, assura-t-elle. Franchement, au point où nous en sommes, je ne m'aventurerais pas à prédire leur réaction. Tout ce que je peux dire pour l'instant, c'est qu'ils ont jusqu'ici fermement soutenu le PCL depuis que Nordbrandt a commencé à tuer des gens. — Je considère que c'est bon signe, dit Yvernau. Maintenant, si vous voulez bien m'excuser, je dois partir. J'ai rendez-vous avec la délégation de Rembrandt. » Il eut un léger sourire. « Je ne pense pas que Van Dort la contrôle aussi bien qu'il le croit. Comme il est parti faire des commissions pour Méduse en brave petit toutou, de toute façon, il n'est pas là pour la tenir en laisse. » « Alors, qu'est-ce qu'on fait au sujet des dernières réflexions intenses d'Yvernau ? demanda Henri Krietzmann. — Rien du tout, répondit Joachim Alquezar – avec une nonchalance que son compagnon estima au moins en partie feinte. — Il pourrait fort bien convaincre des abrutis de dinosaures de se dresser avec lui face au glacier, vous savez, fit remarquer le Dresdien. — Auquel cas on les retrouvera dans mille ans avec des boutons d'or congelés dans la panse, répliqua Alquezar, méprisant. C'est ce qu'ils peuvent espérer de mieux : rester figés sur place pendant que, nous, nous signerons avec le Royaume stellaire et les laisserons manger notre poussière. Mais ça n'arrivera pas. — Ah non ? — Non. Je leur donne dix ans T, au plus vingt-cinq, pour se faire chasser par une nouvelle génération de cadres politiques qui viendront supplier, le chapeau à la main, qu'on leur permette de rejoindre Manticore selon nos termes. Je ne crois aucun autre résultat possible à long terme, quand ils auront vu ce qu'être membres du Royaume stellaire rapporte à nos économies et à nos citoyens. — Vous êtes peut-être un peu trop optimiste », soupira Krietzmann, soucieux. Il leva la main gauche, celle à laquelle Il manquait des doigts, en un geste d'exaspération. « À moins qu'on ne mette l'embargo sur leur économie, ils partageront les succès généraux de l'amas. Peut-être pas dans les mêmes proportions, mais je crains qu'ils ne considèrent les améliorations comme assez significatives pour conserver leur immobilisme bien plus longtemps que vous ne le pensez. — C'est possible, concéda Alquezar. Si c'est le cas, je serai vraiment désolé pour leur population. Mais nous ne pouvons faire que de notre mieux. Et, pour être tout à fait franc, Henri, notre responsabilité fondamentale est envers nos propres systèmes stellaires. Nous ne pouvons pas mettre en danger l'avenir de nos peuples parce que nous craignons la conséquence des actes d'une poignée de parasites politiques égoïstes, mégalomanes et rapaces qui vivent chez nos voisins. » C'était une très belle fin de matinée. Aleksandra Tonkovic leva les yeux vers un ciel bleu traversé par des files de nuages blancs aveuglants, poli par un fort vent d'est, et sentit l'énergie vibrante de la journée qui dansait sur sa peau comme une espèce de force vitale élémentaire. Elle se laissa aller au fond de sa chaise longue, sur la terrasse de l'hôtel particulier, ferma les paupières et offrit son visage au soleil. Les yeux clos, elle pouvait oublier – au moins temporairement – la crise politique. De même que les gardes en renfort, équipés d'armes extraplanétaires modernes fournies par Manticore ou récupérées dans la base de l'ALK, qui se tenaient aux angles de la terrasse, attentifs. Nordbrandt était toujours en liberté, songea-t-elle. Rajkovie et ses vautours décrivaient des cercles, prêts à tenter un coup d'État judiciaire, et la « grande leader » des terroristes courait toujours, impunie. Elle préparait sans aucun doute encore d'autres attentats, mais les prétendus chefs politiques de Kornati étaient-ils prêts à la combattre ? Pas avant la fin de ces jeux du cirque qu'était la tentative de destitution. Aleksandra Tonkovic avait conscience de se montrer injuste – au moins en ce qui concernait l'élimination de l'ALK. Rajkovic et ses partisans savaient Nordbrandt toujours vivante et active. Voilà pourquoi le détachement de fusiliers manticoriens campait encore au spatioport, procurant surveillance et sécurité. Il faudrait plus qu'une simple préparation et de la chance pour franchir ce périmètre de sécurité, et Tonkovic le savait : pas étonnant que les terroristes fussent inactifs, en train de lécher leurs plaies. En elle-même, elle ne pouvait toutefois s'empêcher d'espérer que l'ALK parviendrait à ses fins... ou à tout le moins essaierait. La preuve que l'assaut contre la base n'avait pas mis un terme magique à la menace aiderait à exposer Rajkovic comme l'imposteur qu'il était. « Excusez-moi, madame la présidente. » C'était son majordome. Elle ouvrit un œil. « Oui, Luka ? — Monsieur le ministre Kanjer est là, madame la présidente. Il demande s'il vous serait possible de le recevoir. » Les deux yeux de Tonkovic s'écarquillèrent. Kanjer, ici ? Sans rendez-vous ? Sa bouche lui parut soudain étonnamment sèche. Elle déglutit et s'assit tout droit sur sa chaise. « Bien sûr, dit-elle en attrapant un peignoir et en l'enfilant à la hâte, avant d'en serrer la ceinture à sa taille et de hocher la tête. Faites-le monter, Luka. — Tout de suite, madame la présidente. Le majordome disparut avec l'efficacité silencieuse et magique de ses pareils. Il réapparut quelques minutes plus tard, Mavro Kanjer dans son sillage. « Monsieur Kanjer, madame la présidente, murmura-t-il avant de s'éclipser à nouveau. — Prenez un siège, Mavro », invita Tonkovic en désignant les chaises disposées autour d'une table qu'ombrageait un parasol. Le ministre de la Justice, d'ordinaire bavard, hocha sèchement la tête et s'assit sans un mot. C'était mauvais signe, songea-t-elle, mais elle se contenta de sourire et d'annexer une chaise en face de la sienne. « Qu'est-ce qui me vaut le plaisir ? demanda-t-elle ensuite sur un ton léger. — Mrsic va déposer une motion officielle de destitution demain matin », répondit son visiteur sans préambule. Malgré l'avertissement de Zovan, la nouvelle la frappa comme un coup de poing. « Ça paraît improbable », s'entendit-elle dire. Kanjer grimaça. « Ça couve depuis des semaines, Aleksandra. J'admets que je ne l'ai pas vu venir – pas avant que le parlement ait voté votre rappel. Et, même alors, je n'ai pas pensé que ça irait aussi loin. Mais je me trompais. Ils ont assez de voix au Comité actif pour déposer une motion de destitution et ils ne vont pas se gêner. — Ah, le salopard ! siffla-t-elle, comme le marteau glacé de la réalité commençait à briser l'armure de son détachement. Ah, le misérable traître de fils de pute ! Il ne s'en sortira pas comme ça, c'est moi qui vous le dis. Non, jamais de la vie ! — Qui ça ? demanda Kanjer, l'air désorienté. — Cet enfoiré de Rajkovic, bien sûr ! Il croit peut-être pouvoir me voler comme ça la présidence, mais il ne va pas tarder à déchanter, croyez-moi ! Rajkovic s'exclama le ministre. Vous n'avez pas entendu ce que j'ai dit ? La motion vient de Mrsic – Eldijana Mrsic. — Mrsic ? » Tonkovic cligna des yeux, tandis que le nom se frayait enfin un chemin en elle. Eldijana Mrsic n'était pas réconciliationniste. Ce n'était même pas une sociale modérée mais la démocrate centraliste la plus haut placée dans le Comité actif de Cuijeta Krizanic. « C'est ce que j'essaie de vous dire, reprit Kanjer. Ça vient de l'intérieur du parti, Aleksandra. — Mais... Mais comment Rajkovic a-t-il convaincu Mrsic ? demanda la présidente, éberluée. — Il ne l'a pas fait, répondit-il non sans délicatesse. Alenka et moi vous répétons depuis le début que Rajkovic n'a pas communiqué en secret avec le parlement. Qu'il n'a pas surveillé vos communications. Qu'il ne s'est pas servi de la PNK contre vous et vos partisans. Vous n'avez rien voulu écouter. — Mais... » Comme elle le fixait, abasourdie, il secoua la tête. « Vuk Rajkovic n'est pas un saint. C'est un politicien expérimenté qui peut se montrer aussi perfide et rusé que chacun d'entre nous. Mais, cette fois-ci, il n'en a pas eu besoin. Il n'a pas fait pression sur le parlement pour que vous soyez rappelée. Il s'est contenté de transmettre l'information que Méduse lui a communiquée par l'intermédiaire de Van Dort. C'est le parlement qui a fait le reste. Et, aujourd'hui, c'est aussi le parlement qui pousse à la destitution. — Mais pourquoi ? Qu'est-il arrivé à notre majorité ? — Nous n'avons pas la majorité sur cette question-là. Nordbrandt a effrayé un grand nombre de gens, auprès desquels les Manticoriens ont trop gagné d'influence lorsqu'ils ont investi sa base et confisqué toutes ces armes. Et puis, pour être tout à fait franc, Aleksandra, que votre politique en Fuseau puisse nous faire inscrire sur la liste noire du. Royaume stellaire les a effrayés plus encore. Voilà pourquoi le parti est divisé à propos de la destitution. Une partie de nos propres députés veulent vous voir écartée de votre charge, parce qu'ils ont peur de ces choses-là et qu'ils vous en rendent responsable. Mais d'autres s'inquiètent des conséquences sur les futures élections si vous demeurez le chef du parti. Ils veulent vous chasser, Aleksandra. Ils vous considèrent comme un risque politique majeur et ils ne vous soutiendront pas. Au mieux, ils s'abstiendront au moment du vote, et, si c'est le cas, vous perdrez. — Qu'est-ce que vous dites ? Selon vous, la destitution pourrait aboutir ? — Oui », dit Kanjer, et il y avait une certaine gentillesse dans cette réponse brutalement brève. Elle secoua la tête, étourdie, perplexe. Se penchant au-dessus de la table, il prit sa main molle entre les deux siennes. « Je sais ce que vous avez essayé de faire, dit-il, et c'est aussi le cas de la majorité du parti, je crois. Mais ce n'est pas une majorité assez large. Pas avec le bloc réconciliationniste au parlement. La destitution sera donc votée dans un fauteuil. » Tonkovic déglutit. C'était un cauchemar. Ça ne pouvait pas arriver... pas à elle. — Qu'est-ce que je dois... ? Je veux dire, comment... ? — Il faut que vous démissionniez », dit Kanjer d'une voix douce. Comme les yeux de la présidente flamboyaient, exprimant un refus instantané, il resserra son étreinte sur sa main. Écoutez-moi, Aleksandra. Vous devez démissionner. Si vous ne le faites pas, vous serez tout de même privée de votre charge. Ça, ça ne fait aucun doute. La seule chose que vous pouvez choisir, c'est la manière. — Et pourquoi faciliterais-je la tâche de ces sales traîtres ? renvoya-t-elle, retrouvant sa combativité. S'ils veulent jouer les rats qui quittent le navire, pourquoi me soucierais-je un instant de ce qu'ils désirent ? — Parce que, sinon, c'est la fin de votre carrière politique. — Et quelle carrière politique reste-t-il à un président qui démissionne parce qu'il est tombé en disgrâce ? Aucun président planétaire n'a jamais démissionné, et vous le savez ! — Ce qui se passe actuellement est dû à la panique, expliqua Kanjer. Les gens qui devraient reconnaître ce que vous essayez de faire sont trop effrayés pour vous défendre. Cela ne signifie pas qu'ils ne finiront pas par se rendre compte que vous aviez raison. Qu'en se jetant dans les bras des Manties sous l'égide d'Alquezar ils auront renoncé à leur meilleur –peut-être leur seul – espoir de préserver notre mode de vie et, pour ne pas faire dans la subtilité, leurs propres positions. » Quand ce jour viendra, ils constitueront toujours une force politique. Pas aussi importante qu'avant leur renoncement à tous leurs avantages, mais une force tout de même. Et la seule qui se battra pour protéger ce qui restera de notre société. Quand ils se réveilleront enfin et se rendront compte de ce qu'ils ont fait, de l'horreur de la situation, ils auront besoin d'un chef. De quelqu'un qui n'aura pas joué comme eux les moutons de Panurge. » Vous, Aleksandra. Ils auront besoin de vous. — Qu'est-ce que c'est, ça ? Un discours de pom-pom girls avant le match ? Ils vous ont choisi pour me remettre mon ordre de marche parce qu'ils se sont dit que vous sauriez enrober la pilule, Mavro ? — Je ne vous en veux pas de le penser, dit-il en soutenant son regard sans ciller. Mais je n'enrobe rien du tout. Ça va être moche, ça va être humiliant. Pendant un moment – peut-être deux ou trois ans T –, vous ne serez au mieux qu'une voix criant dans le désert. Mais je suis par ailleurs tout à fait sérieux. Au bout du compte, les centralistes et les modérés qui resteront comprendront qu'il leur faut un leader d'envergure. Et vous, devenue une martyre politique en voulant les protéger de leur propre panique, vous serez l'unique choix logique. Voilà pourquoi vous devez démissionner tout de suite, avant que la destitution ne soit votée. Pendant que c'est encore un choix et que vous pouvez dire à ceux qui vous ont abandonné que vous partez la tête haute, jusqu'au jour où ils se rendront compte de l'erreur atroce qu'ils ont commise. » Il marqua une pause puis secoua la tête. — Je ne peux pas promettre que ça marchera comme je viens de le prédire, admit-il. Cependant vous avez toujours dit que J'étais un des meilleurs stratèges politiques que vous connaissez. C'est peut-être vrai, peut-être pas, mais, en toute franchise, de quel autre choix disposez-vous ? » Elle le fixa en écoutant la brise de cette matinée ensoleillée claquer les bords du parasol, à l'instar de petites mains joyeuses, et en s'évertuant à trouver une réponse à sa question. CHAPITRE CINQUANTE-DEUX Il n'y avait presque plus personne dans les quartiers des bleus. Aïkawa était à bord du Copenhague, Léo demeuré sur Kornati et Ragnhilde... partie. Seuls Hélène et Paolo demeuraient. La jeune femme, assise dans le dôme d'observation, les talons au bord de son siège, les genoux relevés sous le menton, les bras entourant les tibias, regardait le nombre croissant de vaisseaux dans l'orbite de Montana, perdue dans ses pensées. L'atmosphère du dôme était très paisible. Hélène observait pour le moment le plus proche voisin orbital de l'Hexapuma. Le croiseur lourd Sorcier se trouvait en Dresde quand l'Ericsson y était arrivé avec l'ordre du capitaine Terekhov à tous les bâtiments du système de le rejoindre. Le capitaine Anders, moins gradé, n'avait eu d'autre choix que d'obéir, quoi qu'il eût pensé de cet ordre, aussi lui et le contre-torpilleur javelot étaient-ils arrivés en Montana deux jours auparavant. Hélène ne savait pas ce que le pacha avait révélé de ses projets à Anders et au capitaine de corvette Jeffers, commandant du javelot. Peut-être encore rien, songea-t-elle. À bord du Chaton méchant, cependant, tout le monde en avait à présent une bonne idée, aussi supposait-elle que le téléphone arabe inter-vaisseaux avait donné au moins quelques indices aux deux officiers. Ce matin-là, d'autres bâtiments étaient arrivés, cette fois de Talbot. Le Volcan était rentré, accompagné du Vigilant, un croiseur de classe Chevalier stellaire, commandé par le capitaine de frégate Éléanor Hope, ainsi que du croiseur léger frère jumeau du vieux Défi du pacha, et des contre-torpilleurs Rondeau et Aria, tous deux de classe Chanson. Voilà qui commençait à ressembler à une petite escadre tout à fait respectable, se disait Hélène. Certes, la plupart de ses vaisseaux étaient plus ou moins obsolètes selon les critères manticoriens, mais ces critères étaient assez élevés ailleurs. Bien entendu, d'une certaine manière, c'était aussi une escadre volée. Tous ces bâtiments appartenaient à la patrouille sud » du contre-amiral Khumalo, une des pierres angulaires de la stratégie anti-piraterie. En théorie, le pacha avait le droit de les rappeler, et les délais de communication imposés par les distances interstellaires contraignaient les officiers à exercer leur initiative. Plus ils avaient d'ancienneté, plus on s'attendait à ce qu'ils en fassent preuve, mais outrepasser les ordres d'un supérieur, surtout un commandant de poste, ne devait pas être entrepris à la légère. Qui s'y risquait avait franchement intérêt à faire la preuve que ses choix étaient justifiés. Toutefois, s'il se faisait tuer dans la manœuvre, il évitait au moins brillamment l'enquête quasi inévitable qui s'ensuivrait. Cette pensée fit sourire Hélène d'un amusement amer. Elle aurait aimé pouvoir la partager avec Paolo mais il était de service. Raison pour laquelle elle était venue ici à cette heure, afin de rester assise avec ses pensées, dans le calme, sans devoir les partager avec lui. Son sourire disparut lorsqu'elle se rendit compte qu'elle était vraiment satisfaite de pouvoir l'éviter — pour le moment. Pas heureuse, juste satisfaite. Ou bien le mot qui convenait était-il « soulagée » ? Quoique celui-là aussi eût des connotations pas tout à fait exactes. D'un côté, Paolo et elle s'agitaient comme deux pois chiches dans les quartiers des bleus, conçus pour abriter jusqu'à huit personnes. À deux, ils avaient presque trop d'espace — un concept qu'ils auraient eu peine à envisager lors de leur arrivée à bord. D'un autre côté, toutefois, cet espace était terriblement trop confiné. N'ayant personne derrière qui se cacher, Paolo n'aurait pu maintenir son ancienne attitude distante, même s'il l'avait voulu. Ce qui posait en soi des complications, surtout du fait de la prohibition par le code de guerre de toute intimité physique entre militaires appartenant à la même chaîne de commandement. Le fait était que, à présent qu'elle savait d'où venait la beauté de Paolo, et encore plus depuis qu'elle avait vaincu ses préjugés idiots, commencé à connaître l'homme derrière cette beauté, elle le trouvait... attirant. Très attirant, même, si elle devait se montrer honnête, ce qu'elle espérait très fort pouvoir éviter. Le réconfort qu'il lui avait apporté après la mort de Ragnhilde était typique de lui, malgré sa répugnance à devenir trop proche des autres, elle l'avait compris. Bien sûr, l'aspirante décédée était aussi devenue son amie, mais pas de la même manière. La connaissant depuis moins de six mois T, non quatre ans, il en était devenu tout juste assez proche pour savoir combien sa mort avait blessé Hélène et pour en avoir été lui-même blessé au point de chercher aussi le réconfort auprès de quelqu'un. Ce partage, le moment où Hélène Zilwicki avait pleuré sur l'épaule de Paolo d'Arezzo et où les larmes de Paolo d'Arezzo avaient embrassé les cheveux d'Hélène Zilwicki, avait modifié leurs rapports. Ce qui était en train de devenir une amitié aussi intime, à sa manière, que celle que la jeune femme entretenait avec Aïkawa et Ragnhilde, s'était changé en autre chose. De bien plus intense et de terriblement effrayant. Elle avait déjà connu ce qu'elle appelait des « aventures romantiques ». Plusieurs, même. Parfois, ça avait été amusant. D'autres fois, elle avait eu envie de tuer l'abruti concerné par pure frustration. Comme la plupart des adolescents manticoriens, elle avait reçu une éducation sexuelle assez efficace et jugé ces leçons fort utiles lors des aventures romantiques. Cela aussi avait été amusant. À l'occasion très amusant, elle l'admettait volontiers. Mais aucune de ces relations n'avait débuté de la manière dont débutait ce qui grandissait entre elle et Paolo. Elle n'avait jamais commencé par trouver l'autre antipathique au possible. Et l'autre n'avait jamais eu de tels antécédents. Ni une beauté quasi divine... dont il haïssait la source. Paolo entretenait de lourds soupçons, profondément ancrés. Une réaction défensive contre la beauté intégrée dans ses gènes pour faire de lui un produit commercial attractif. Il ne voulait pas être désiré pour son physique, et cette blessure, cette déchirure en lui-même le conduisait toujours à supposer que quiconque le désirait bel et bien était en fait attiré par cela même. Si Hélène avait décidé de le poursuivre activement, cela serait revenu à tenter d'enlacer un porc-épic de la Vieille Terre. Au bout du compte, ç'aurait certainement été aussi vain que douloureux. En conséquence, qu'elle ne fût pas sûre de vouloir le « poursuivre » du tout était peut-être une bonne chose. Toutefois, elle supposait que, comme elle, il avait senti changer ce qui grandissait entre eux — déjà trop intense pour le seul nom d'amitié, mais n'ayant pas encore tout à fait basculé dans une autre catégorie non plus. Pas encore. Elle grimaça et sentit un écho de chagrin en voyant à travers le plastoblinde une pinasse se séparer du Vigilant pour se diriger vers l'Hexapuma. Cela lui rappelait tant de souvenirs ! Avec le chagrin, elle éprouva une pointe de culpabilité : Ragnhilde avait disparu depuis à peine trois semaines, et il semblait grotesque que la mort d'un de ses deux meilleurs amis pût avoir eu à ce point l'effet de la rapprocher de Paolo. Cela tenait presque de la trahison. D'une certaine manière, pourtant, cela paraissait également juste, comme l'affirmation que la vie continuait. Hélène soupira puis secoua la tête lorsque son chrono sonna en sourdine. Il était temps pour elle d'aller prendre son service. Elle s'éjecta du fauteuil confortable alors que la pinasse du Vigilant entamait sa phase d'approche finale de l'Hexapuma. Sans nul doute, le capitaine Hope venait-il à bord pour découvrir ce que signifiait tout cela, songea-t-elle avec un sourire en coin, souhaitant pouvoir être une mouche sur la cloison de la cabine du pacha. « Ma foi, je trouve que ça s'est très bien passé, déclara Térékhov quand la porte de la cabine se referma derrière Éléanor Hope et le capitaine de corvette Osborne Diamond, son second. — Ah, vraiment... commandant ? » répondit Ginger Lewis. Il se tourna vers elle, assise dans l'un de ses confortables fauteuils, tout à côté du portrait de Sinead. Terekhov ne doutait pas que cette juxtaposition fût une coïncidence mais il fut une nouvelle fois frappé par le fait que le capitaine Lewis évoquait une version plus jeune et un peu plus grande de son épouse. Ce qui n'est pas précisément une pensée à nourrir à l'égard de ton officier en second suppléant, Aivars, se dit-il, ironique. « Oui, tout à fait. » Il se versa une tasse de café à l'aide de la carafe mise à leur disposition par Joanna Agnelli, s'adossa et misa les jambes. « Pourquoi ? Pas vous ? demanda-t-il innocemment. — Pacha, loin de moi l'idée de suggérer que vous parlez à avers votre béret, mais Hope n'a pas du tout apprécié votre petit déballage d'idées. Et elle n'en connaît pas encore la moitié quoi qu'elle puisse soupçonner. — Allons donc ! Je suis sûr qu'elle éprouve juste une vague... appréhension parfaitement compréhensible du fait que ses ordres précédents ont été annulés sans préavis. — Oui, bien sûr, fit Ginger, qui secoua la tête en souriant, avant de retrouver une expression plus sérieuse. Cette bonne femme ne me plaît pas tellement, pacha. Elle m'a l'air du genre à protéger son cul et à détester la seule idée de se faire remarquer. Quand elle va découvrir ce que vous préparez vraiment, elle va nous en faire au moins trois cacas nerveux. « Ce que je prépare vraiment ? » Terekhov haussa les sourcils. Elle renifla. : «Je suis mécanicienne, commandant, pas officier tactique. Je vérifie les trucs et les machins, j'huile les rouages, je remonte les ressorts du vaisseau et je le fais aller là Où vous autres, seigneurs tacticiens, le décidez. Et je fais de mon mieux pour boucher les trous que les mêmes tacticiens finissent toujours par percer dans ma coque parfaitement respectable. Cela dit, je ne suis pas totalement catatonique et j'ai eu six mois pour vous voir en action. Vous croyez vraiment que je n'ai pas deviné ? » Son supérieur l'observa, pensif. Il ressentait de plus en plus l'absence d'Ansten FitzGerald, envoyé en Monica dix-sept jours plus tôt. Il avait même été surpris de l'intensité de ce manque. S'il n'était pas brillant, FitzGerald était loin d'être stupide. Compétent et expérimenté, il avait le courage de ses convictions ; si bien qu'il était devenu tout à fait l'interlocuteur critique que devait être un bon second, même quand le commandant ne lui disait pas un mot. Mettre en scène sa réaction probable était souvent tout ce dont Terekhov avait besoin. Ginger Lewis était différente. Quoique, comme elle venait de le faire remarquer, elle fût spécialiste de la mécanique et non officier tactique, elle disposait d'un cerveau de première classe – meilleur que celui de FitzGerald, pour être franc. Peut-être même meilleur que le sien, songeait-il souvent. En outre, être sortie du rang, sans jamais suivre les cours sur l'île de Saganami, lui donnait un point de vue différent. On aurait dit que les réflexions personnelles lui venaient naturellement, et elle manifestait un degré d'irrévérence aussi rare chez les officiers classiques que rafraîchissant. Par bien des côtés, elle lui était presque plus précieuse, dans la situation présente, que n'aurait pu l'être FitzGerald lui-même. «J'imagine que vous avez déduit l'essentiel, Ginger, concéda-t-il au bout d'un moment. Et vous avez probablement raison de penser que Hope ne sera pas enchantée quand elle le découvrira. En supposant bien sûr que les choses tournent le plus mal possible et que nous en arrivions à provoquer un incident interstellaire d'envergure. — Vous vous rappelez, en 281, quand la duchesse Harrington a démoli le vaisseau Q havrien en Basilic, pacha ? Vous savez, le truc qui l'a fait condamner par contumace pour le meurtre de tout un équipage par les Havriens ? » demanda-t-elle. Comme il hochait la tête, elle continua : « Ça, c'était un incident interstellaire d'envergure. Ce que vous avez en tête, ce sera tout autre chose. Je me demande même s'il existe déjà un mot pour le décrire. Encore que, maintenant que j'y pense, "acte de guerre" s'en rapprocherait pas mal. » Il envisagea de la contredire mais ne le fit pas. — Après tout, elle avait raison. Je savais déjà qu'Yvernau était un imbécile, dit dame Matsuko pendant l'apéritif. Mais je n'avais encore imaginé qu'il descendait tout droit d'un lemming. — Un lemming, milady ? » répéta Grégor O'Shaughnessy. Elle fronça le nez et tendit la main vers son verre de vin. Après avoir bu une gorgée, elle le reposa puis s'essuya les lèvres sur une serviette. — C'est un animal qui vit sur Méduse, expliqua-t-elle. En fait, le nom remonte à une espèce de la Vieille Terre. La version a été baptisée ainsi parce que les deux animaux ont des habitudes similaires. Notamment, à intervalles irréguliers, ils se réunissent en immenses troupeaux et se précipitent du haut d'une falaise ou bien se mettent à nager vers la haute mer jusqu'à ce qu'ils se noient. — Et pourquoi diable font-ils une chose pareille ? — Surtout parce qu'ils se reproduisent comme des lapins terriens, voire plus. Ils deviennent si nombreux qu'ils menacent de détruire leur environnement, et il semble que ce suicide soit un mécanisme génétiquement programmé pour réduire la population. — Ça paraît un peu excessif, observa l'analyste. — Mère Nature peut se le permettre, fit remarquer Méduse. Après tout, il en reste énormément là d'où ceux-là venaient. — C'est vrai, admit O'Shaughnessy, avant d'incliner la tête de côté. En fait, quand j'y pense, ce n'est pas une mauvaise métaphore pour Yvernau. Lui et ses amis oligarques menacent pour de bon leur environnement et, comme ces... lemmings dont vous parlez, il en reste hélas ! énormément là d'où ils sont venus. Cela dit, pour être franc, j'ai aussi apprécié la métaphore d'Alquezar pendant le débat. — "Des dinosaures à l'estomac plein de boutons d'or gelés", cita Méduse avec un certain plaisir. Mais il y a quelque chose qui cloche, cela dit. Je ne crois pas que ce soient des dinosaures qui avaient le ventre bourré de boutons d'or. Je crois que c'était des... éléphants ? Des hippopotames ? Des animaux à sang chaud, en tout cas. Mais la phrase était bien tournée, je vous l'accorde. — Et elle n'a pas beaucoup plu à Yvernau, continua O'Shaughnessy avec une jubilation mal dissimulée. — Non, en effet. » La baronne et son invité se turent quand des intendants en uniforme de la Spatiale, affectés à son personnel en même temps que les fusiliers du colonel Gray, remportèrent les verres à apéritif et les remplacèrent par une soupe : un délicieux plat de poulet, de riz et d'une céréale locale ressemblant beaucoup à de l'orge perlé, que le gouverneur provisoire goûta avec une mimique satisfaite. — Comment croyez-vous que le gouvernement de Nouvelle-Toscane va réagir à son petit fiasco, milady ? » demanda O'Shaughnessy. S'il était officiellement son analyste et chef du renseignement, il avait découvert depuis beau temps qu'en matière de politique elle était souvent plus douée que lui pour sa tâche. — Difficile à dire, répondit-elle. Ce qu'ils auraient intérêt à faire, bien sûr, c'est se presser derrière lui et le pousser en bas de la falaise. J'aimerais toutefois être sûre qu'ils voient les choses de cette façon-là. — Un tiers de sa propre délégation serait enchanté de l'abattre froidement à l'Assemblée, observa son interlocuteur, et elle hocha la tête. — Sans aucun doute. Et on ferait de jolis bénéfices en vendant des billets d'entrée. Vous avez vu la tête de Lababibi quand elle a compris que sa motion allait être rejetée. — Oui, milady. » O'Shaughnessy eut un sourire très satisfait. « Je vous garantis quasiment que ses instructions étaient de le soutenir. Elle a dû être ravie que la position d'hôte de Fuseau lui ait permis de voter en dernier. » Méduse hocha la tête. Elle avait observé Yvernau presque aussi attentivement que Lababibi quand la présidente du système de Fuseau s'était levée. Le Nouveau-Toscan estimait à l'évidence qu'elle lui mangeait dans la main : la consternation furieuse qu'il avait manifestée lorsqu'elle avait voté contre sa motion était été aussi transparente que les délices qu'elle-même éprouvait. Il est évident depuis des semaines – des mois – que Lababibi déteste Yvernau, reprit la baronne. Il était probablement seul de toute l'Assemblée à ne pas être au courant. Et vous avez raison au sujet des instructions de Samiha. Puisque la motion était déjà rejetée avant qu'elle ne doive voter, toutefois, elle ne devra même pas payer le prix de sa désobéissance. Elle a fermement ancré Fuseau du côté des gagnants au lieu de l'enchaîner aux perdants comme elle en avait reçu l'ordre. En prime, elle a balancé publiquement un coup de pied à Yvernau, dans un endroit particulièrement sensible de son individu. Bref, elle a eu le beurre et l'argent du beurre ! Son analyste et elle échangèrent un sourire malicieux. Puis elle secoua la tête. — Cela dit, il devrait apparaître comme évident à quiconque présente un QI mesurable que la politique d'Yvernau est un échec désastreux, Grégor. Le pragmatisme le plus cynique autant que les principes moraux devraient retourner contre lui ses partisans dans son système. Les membres de l'élite politique de La Nouvelle-Toscane – j'emploie le terme "élite" au sens large, vous le comprenez – possèdent cependant une bonne quantité de gènes de lemming. Pourquoi auraient-ils sinon édicté comme ils l'ont fait les règles de leur délégation ? — Sur le moment, ça leur a sans doute paru une bonne idée. — Comme la première attaque havrienne contre Grayson railla la baronne. O'Shaughnessy ricana : ayant toutefois l'humour fluctuant, l'instant d'après, il plissait le front. « Vous avez peut-être raison, milady, dit-il lentement. Tout ce que j'ai pu réunir sur Yvernau suggère que, même à présent, il ne va pas renoncer au contrôle de sa délégation sans recevoir des ordres directs, non discrétionnaires, de son système. Et tant qu'il s'obstinera, le reste des délégués de La Nouvelle-Toscane sur Lin n'y pourront rien. J'aimerais croire leur gouvernement assez intelligent pour envoyer des instructions qui le court-circuiteront. — Vous aimeriez le croire mais le croyez-vous ? » L'analyste, après avoir réfléchi quelques secondes, poussa un soupir. « Pas vraiment. — Je ne suis pas trop optimiste non plus. Tonkovic était nocive mais, au moins, les Kornatiens l'ont rappelée et lui ont tapé sur les doigts assez fort pour la contraindre à démissionner. » Un messager arrivé la veille de Faille avait apporté la nouvelle. « J'ai peur que les oligarques de Nouvelle-Toscane soient encore plus entêtés et beaucoup plus monolithiques que les Kornatiens. — Oui, milady, c'est le cas. Ma prédiction la plus optimiste pour le moment est qu'il existe quatre-vingts pour cent de chances pour qu'ils maintiennent Yvernau en tant que chef de la délégation. Je pense qu'il y en a soixante-dix pour cent pour qu'ils ne lui envoient pas non plus de nouvelles instructions. Ils vont le laisser debout face à l'aérocamion, en espérant que tout se passera bien, jusqu'à ce qu'il se fasse écrabouiller. Ensuite, toutefois, je ne sais pas ce qu'ils feront. C'est pour ça que je vous posais la question. Il est sans doute encore un peu tôt pour le dire. Je pense qu'il y a presque cinquante pour cent de chances pour qu'ils croient à son idée selon laquelle ils pourraient très bien se débrouiller sans nous, merci. — C'est aussi mon analyse de la situation, acquiesça Méduse. Il a sans doute raison de penser que nous devrons empêcher qui que ce soit de les envahir. Mais pour le reste... ( elle secoua la tête) soit La Nouvelle-Toscane se changera en une espèce d'État policier, soit l'administration actuelle se fera virer à grands coups de pied dans son postérieur collectif quand l'électorat constatera ce qui arrive au reste de l'amas sans sa participation. — Ça pourrait se révéler encore plus violent que les agissements de Nordbrandt sur Kornati, dit O'Shaughnessy, grave. — C'est ce qui arrive aux classes dominantes exploiteuses et fermées qui insistent pour serrer encore plus la vis au lieu de se réformer ou, à la rigueur, d'évacuer un peu de pression de manière maîtrisée, admit tristement la baronne, avant de se secouer. On ne pourra pas faire grand-chose s'ils insistent pour signer une sorte de pacte de suicide. D'un autre côté, il semble que le reste de l'amas se range docilement derrière Alquezar et Krietzmann. — Oui, en effet. » O'Shaughnessy ne fit aucun effort pour dissimuler sa satisfaction, et le gouverneur provisoire lui rendit son large sourire avec les intérêts. « Compte tenu de ce que Terekhov et Van Dort ont fait à Nordbrandt et à l'ALK, et puisque la Constitution d'Alquezar est désormais approuvée presque dans son intégralité, je dois dire que l'impasse où se trouvait l'annexion commence à se débloquer. Ce qui m'inquiétait le plus – une fois que le gouvernement aurait enfin décidé d'imposer une date limite ferme –, c'était l'effet que tous ces morts et ces destructions sur Kornati pourraient avoir chez nous. La tactique de freinage de Tonkovic et d'Yvernau n'a jamais eu aucune chance de résister à la menace d'exclusion, mais je me demandais si le parlement approuverait l'annexion, même si la reine en personne poussait très fort dans ce sens, s'il estimait que nous risquions de nous retrouver avec un foyer de troubles permanent en Faille. — Vous avez peut-être sous-estimé tant l'emprise de Sa Majesté sur le parlement que la solidité intestine de l'électorat, dit Méduse. D'un autre côté, peut-être pas. Quoi qu'il en soit, je me réjouis qu'il ne doive plus y avoir d'effusions de sang et d'explosions spectaculaires dans l'amas. » — Bien, Amal, dit Terekhov. Signal général. Que toutes les unités se préparent à quitter l'orbite de Montana et à se rendre en formation jusqu'au point médian. — À vos ordres, commandant », répondit Nagchaudhuri, tandis que le commandant explorait sa passerelle du regard. L'Hexapuma était en sous-effectif à cause des fusiliers laissés sur Kornati, des pertes subies lors de la destruction d'Hôtel-Papa-Un et du détachement d'Ansten FitzGerald et son groupe sur le Copenhague. La même quantité de pertes et de personnel détaché aurait creusé un trou assez faible dans l'équipage d'un vaisseau plus ancien tel que le Sorcier ou le Vigilant. À bord du Chaton méchant, cela représentait une réduction très significative. Terekhov avait été tenté d'emprunter un peu de monde aux autres vaisseaux, mais il avait vite abandonné cette idée. Il connaissait le caractère de son arme et préférait la voir légèrement affaiblie que risquer d'y introduire des défauts au moment critique. Il reporta son attention sur le répétiteur principal où luisaient les icônes vertes de douze vaisseaux. En plus de l'Hexapuma, il y avait deux autres croiseurs lourds – le Sorcier et le Vigilant – et trois croiseurs légers – le Galant et l'Audacieux, jumeaux de son Défi disparu, ainsi que l'Aegis, un récent vaisseau de classe Avalon, presque aussi moderne que le Chaton. C'était là le cœur de « son » escadre, mais il était soutenu par quatre contre-torpilleurs – le javelot et le Janissaire, tous deux assez modernes, et les vieux (quoique aucun ne le fût vraiment plus que le Sorcier) Rondeau et Aria. Ces dix vaisseaux le guerre étaient accompagnés du messager qu'il avait retiré de son affectation au gouvernement montanien et du HMS Volcan. Il laissa un temps son attention s'attarder sur le code lumineux de ce dernier puis, posant les avant-bras sur les accoudoirs de son fauteuil de commandement, pivota pour faire I ace au capitaine Wright. — Très bien, Tobias, dit-il, la voix calme, sans la moindre i race d'incertitude. Faites-nous sortir d'ici. » CHAPITRE CINQUANTE-TROIS Le HMS Ericsson franchit l'hyperlimite du système de Fuseau dans une explosion d'énergie de transit bleue vingt-sept jours après avoir quitté Dresde. Dès la fin de sa translation, il déclina son identité par impulsions gravifiques et annonça qu'il apportait des dépêches au HMS Hercule. Un flot de consternation remonta alors la voie hiérarchique, tandis que la nouvelle de son arrivée se frayait un chemin jusqu'à la passerelle de commandement du supercuirassé. L'Ericsson était un vaisseau dépôt, non un messager, et il était censé demeurer en permanence stationné en Montana, pour soutenir la patrouille sud. Nul ne savait ce qu'il faisait là mais nul ne s'attendait non plus à ce qu'il apportât une bonne nouvelle. « Des dépêches ? » Le capitaine Loretta Shoupe fronça le sourcil devant l'officier de com de l'Hercule. « De Montana ? — C'est ce que je suppose pour le moment, madame, répondit le capitaine de corvette. Mais je ne peux pas faire plus. À moins que vous ne désiriez que je renvoie une demande d'éclaircissements ? » Shoupe hésita. D'après l'heure inscrite sur le message, il avait été réceptionné dix-neuf minutes avant de lui être communiqué. Compte tenu du temps de décryptage et du fait que l'officier des communications le lui avait délivré en main propre, ce qui l'avait contraint à monter six niveaux et à arpenter plus de deux cents mètres de coursives, ce n'était pas si mal. Toutefois, il faudrait en tout à l'Ericsson environ deux heures et demie pour gagner l'orbite de Lin depuis l'hyperlimite : il n'atteindrait pas l'Hercule avant encore deux heures et quart. Shoupe parcourut encore le bref message. Quelles que fussent les dépêches qu'apportait l'Ericsson, elles étaient importantes, puisque affectées de la priorité Alpha-Trois, donc devant être délivrées par un medium d'enregistrement sécurisé plutôt que transmises. « Oui, dit-elle. Demandez-leur de nous confirmer l'expéditeur et le destinataire de leurs dépêches. » « De Terekhov, vous dites ? » Ce fut au tour du contre-amiral Augustus Khumalo de froncer les sourcils. « L'Ericsson? — Oui, monsieur. » Shoupe s'était figée juste derrière le seuil de sa cabine de jour. Il lui fit signe d'entrer et de prendre un siège. « Il est bien envoyé par Terekhov, continua-t-elle en obéissant à l'ordre muet, mais il n'arrive pas tout droit de Montana. D'après son message, il vient de Dresde. — Dresde ? » Khumalo se redressa derrière son bureau et son froncement de sourcils s'amplifia. « Que diable fichait-il en Dresde ? — Je ne sais pas encore, amiral. J'imagine que Terekhov l'y a envoyé pour une raison quelconque avant qu'il ne vienne ici. — Mais il apporte des dépêches à priorité Alpha-Trois de Terekhov lui-même, pas d'un habitant de Dresde ? — C'est exact, monsieur. Le capitaine Spears en a demandé et reçu confirmation. — C'est ridicule, fulmina l'amiral. Si ce message est si important, pourquoi lui faire faire un détour ? Passer par Dresde a ajouté presque trois semaines au temps de transit normal. Par ailleurs... (son expression se changea en une véritable moue) un messager est affecté au gouvernement montanien : il aurait pu faire le voyage directement en dix jours, un cinquième du temps qu'il a fallu à l'Ericsson! — Je sais, monsieur, mais j'ai peur de ne pas disposer d'assez d'informations pour émettre une hypothèse. Je puis juste dire que nous aurons la réponse dans... (elle consulta son chrono) une heure et cinquante-huit minutes. » « Il a fait quoi? » La baronne de Méduse, elle, ne fronçait pas le sourcil. Elle fixait l'amiral Khumalo, abasourdie. « Tout est dans son message, milady, dit Khumalo, qui, à sa voix, cherchait à surmonter sa propre incrédulité. Il a acquis le soupçon saugrenu que la République de Monica – Monica, bon sang ! – prépare une opération militaire parfaitement cinglée dans l'amas. — Donc il a volé un vaisseau marchand – un vaisseau marchand solarien –, il y a fait monter un équipage de la Spatiale et il l'a envoyé violer l'espace territorial de Monica ? demanda le gouverneur provisoire. — Euh... en fait, milady, cette démarche-là peut se comprendre à peu près, intervint Shoupe, un peu nerveuse. — Strictement rien de tout ça ne peut se comprendre, Loretta ! grimaça Khumalo. Ce type part à la chasse aux fantômes. — C'est évidemment une possibilité, amiral, reconnut son chef d'état-major, avant d'ajouter, opiniâtre : Mais ce n'est pas la seule. » Comme la baronne et l'amiral la regardaient tous les deux avec de grands yeux, Shoupe haussa les épaules. « Je ne dis pas qu'il a raison, monsieur. Nous n'avons aucun moyen de le savoir à l'heure qu'il est. Mais si jamais c'est le cas, plus vite nous en aurons confirmation, mieux ce sera. Et si nous pouvons empêcher les Monicains de se rendre compte que nous avons obtenu ladite confirmation, l'avantage pourrait Ire énorme. Or... — Or se rendre en Monica pour enquêter à bord d'un vaisseau de la Reine serait impossible, acheva pour elle la baronne de Méduse. — Exactement. Un cargo, en revanche, surtout solarien, a une bonne chance d'entrer et de ressortir sans attirer l'attention. — Oui, mais s'il l'attire tout de même, s'il est arraisonné et fouillé, la découverte à son bord d'un équipage manticorien – qui a commencé par le voler – rendra la situation dix fois plus délicate que si Terekhov s'était carrément engagé en Monica à bord de l'Hexapurna! intervint Khumalo. — Excusez-moi, intervint Grégor O'Shaughnessy, mais j'ai pris le train en marche. Qu'est-ce qui fait croire au capitaine Ferekhov que les Monicains préparent quelque chose ? — C'est... un peu compliqué », répondit le capitaine Chandler. L'officier de renseignement de Khumalo considéra son supérieur avec bien plus de nervosité que n'en avait manifesté Shoupe. « Il a joint un résumé de tous les indices sur lesquels il fonde son analyse, et il en a fait une copie pour vous et le gouverneur provisoire, afin que vous puissiez juger vous-même de l'ensemble. En gros, Van Dort et lui ont un informateur affirmant que Jessyk & Co. a déposé sur Monica un grand nombre de techniciens bien versés dans les applications spatiales. D'après la même source, Jessyk a aussi dépêché là-bas une flotte de cargos configurés en poseurs de mines. À ses frais, pas à ceux de Monica. L'équipage du bâtiment qui s'est chargé de déposer les techniciens a également vu à cette occasion deux grands vaisseaux de radoub et de dépôt sur la base Éroïca, le principal chantier naval de Monica. Ce bâtiment était par ailleurs celui qui livrait des armes à Nordbrandt et à Westman. — Westman ! s'exclama la baronne. Voilà autre chose. Que devient Westman au milieu de tout ça ? — C'est un des points positifs, milady, répondit Chandler. Il a apparemment déposé les armes et accepté une offre d'amnistie du président Suffies. — Dieu merci, il y a quelques bonnes nouvelles ! déclara Khumalo d'une voix rauque. — Pardonnez-moi, fit O'Shaughnessy, mais en supposant que ce vaisseau marchand – le Copenhague, c'est bien ça ? » Comme l'amiral hochait la tête, le spécialiste civil du renseignement poursuivit : « En admettant que le Copenhague, donc, entre en Monica et en ressorte sans être ni intercepté ni abordé, où est le problème ? — Où est le problème ? répéta Khumalo. Où est le problème ? » Il fusilla son interlocuteur du regard. « Je vais vous le dire, où il est, le problème. Non content de voler un cargo portant une immatriculation solarienne – ce qui finira par être rendu public, vous pouvez en être sûr – et de s'en servir pour violer l'espace territorial d'une nation stellaire souveraine, le capitaine Terekhov a jugé bon d'ordonner à toutes les unités de la patrouille sud stationnées en Tillerman, Talbot et Dresde de le rejoindre en Montana. Il a assemblé toute une escadre – entre huit et quinze vaisseaux de la Reine, en fonction de qui se trouvait au sein des systèmes, qui en transit – et, à supposer qu'il se conforme au plan d'action qu'il a eu la bonté de nous communiquer, il lui a fait quitter Montana il y a dix jours. — Pour aller où ? » O'Shaughnessy était notablement plus pâle que l'instant d'avant. Khumalo parut y puiser une certaine satisfaction âpre. « Son objectif immédiat est un point situé à cent années-lumière de Montana – et trente-huit de Monica –, où il compte retrouver le Copenhague d'ici dix jours à deux semaines. — Mon Dieu! s'exclama l'analyste de la baronne, qui donnait bel et bien l'impression de prier. Dites-moi qu'il ne va pas...? — Rien d'autre ne peut expliquer qu'il ait choisi cette manière étrange d'envoyer ses dépêches à l'amiral, Grégor, dit Shoupe sur un ton lourd. Il s'est arrangé pour que nous ne puissions en aucun cas l'arrêter. — Mais c'est un malade mental ! s'exclama O'Shaughnessy, horrifié. À quel genre de têtes brûlées incontrôlables la Spatiale confie-t-elle des vaisseaux, bordel de merde ? La colère étincela dans les yeux bruns du capitaine, et même Khumalo lui lança un regard furieux. Le contre-amiral ouvrait la bouche quand la main levée de dame Estelle le fit taire. La baronne jeta à son spécialiste du renseignement un regard sévère et pointa sur lui un index à l'instar d'un pistolet. « Ne laissez pas vos préjugés franchir votre bouche avant de mettre votre cerveau en marche, Grégor. » Elle n'éleva pas même la voix, mais cette injonction fit l'effet d'un coup de fouet cuisant. Comme O'Shaughnessy tressaillait visiblement, elle le couva d'un regard froid. « Le capitaine Terekhov a tout arrangé pour faire office d'agneau sacrificiel s'il s'avère qu'il en faut un. J'ai connu naguère un autre capitaine de la Spatiale qui en aurait fait précisément autant s'il avait cru ce dont il semble être persuadé. Il peut se tromper, mais ce n'est pas un malade et il a délibérément posé sa carrière sur le billot. Pas pour soutenir ce qu'il croit mais pour que la reine soit libre de le faire passer en cour martiale si elle doit prouver à toute la Galaxie que son gouvernement n'a jamais autorisé cette expédition. — Je... » O'Shaughnessy s'interrompit et se racla la gorge. « Pardonnez-moi, amiral. Loretta. Ambrose. » Il s'inclina tour à tour devant chacun des officiers en uniforme. « Dame Estelle a raison. J'ai parlé sans réfléchir. — Croyez-moi, martela Khumalo, je doute fort que vous puissiez rien dire de péjoratif à propos des processus mentaux du capitaine Terekhov qui ne m'ait pas déjà traversé l'esprit. Ce qui ne signifie pas que madame la baronne se trompe. C'est juste que cette histoire paraît tellement saugrenue, tellement bizarre... Je n'arrive tout bonnement pas à croire que c'est possible. — Je pense... Je pense que, moi, j'y arrive, en fait, dit O'Shaughnessy au bout d'un moment. — Je vous demande pardon ? » Le contre-amiral le regarda en clignant des yeux. « Si — et je dis bien si — des individus appartenant à la Ligue ont délibérément poussé et armé des gens tels que Nordbrandt et Westman pour déstabiliser l'amas, et si ces mêmes individus sont prêts à renforcer puissamment les capacités spatiales des Monicains, alors ça pourrait très bien se justifier. — S'ils espèrent que Monica nous résiste, ils ont intérêt à les renforcer massivement, leurs capacités ! fit Khumalo avec un reniflement de mépris. — Je vous l'accorde, mais peut-être pas autant que vous le supposez, amiral. » Comme l'officier se préparait à répondre sèchement, son interlocuteur secoua la tête. « Je ne discute pas votre jugement des affaires spatiales. Mais, si Terekhov et Van Dort ont monté cette opération comme ils semblent l'avoir fait, il s'agit surtout d'une opération politique qui se trouve avoir une composante militaire. Oh... (il agita les deux mains) elle est bien trop compliquée et elle requiert un degré de confiance qui touche à l'arrogance aveugle, mais Dieu sait que les Solariens ont fait preuve d'arrogance par le passé. Des êtres susceptibles de tenter pareil coup sont incapables de concevoir une situation qu'ils ne peuvent pas contrôler — ou, au moins, figer dans le sens qu'ils désirent — parce qu'ils sont certains d’avoir la puissance de la Ligue tout entière derrière eux. — Peut-être, mais ça reste ridicule, insista Khumalo. Mettons qu'ils aient triplé les forces de la Spatiale monicaine. » Il eu un rire dur qui évoquait un aboiement. « Merde, tiens, disons qu'ils l'ont décuplée ! Et alors ? On pourrait quand même l'anéantir en un après-midi avec une division de super-titrasses porte-capsules ou un escadron de PBAL ! — Peut-être. D'accord : sûrement, corrigea O'Shaughnessy devant l'expression exaspérée de l'officier. Mais il est tout à ait possible que ceux qui ont monté ça ne se préoccupent guère du résultat. Ils peuvent n'avoir l'intention que de créer un prétexte — un affrontement armé au sein de l'amas — qui donnerait aux Monicains une ou deux victoires initiales. Vous ne nierez pas qu'une Flotte monicaine renforcée pourrait vaincre vos forces actuellement déployées ? Surtout si elle les affrontait dispersées, par surprise, et en concentrant ses propres forces dans chaque bataille ? Khumalo fulminait toujours mais, cette fois, il fut à regret contraint de secouer la tête. « Eh bien, supposez que les Monicains fassent exactement cela puis appellent la Sécurité aux frontières en prétendant que c'est nous qui avons commencé et en demandant aux Solariens de rétablir l'ordre. Qu'est-ce qui se passerait, à votre avis ? » L'amiral serra les dents et O'Shaughnessy hocha la tête. « Il me semble que Terekhov a déjà neutralisé les mouvements terroristes censés déstabiliser l'amas d'un point de vue politique civil, reprit-il. Si les Monicains ou leurs alliés cherchent quelque chose dont ils puissent se servir pour orienter les médias solariens, ils ont peut-être déjà tout ce qu'il leur faut, mais, au moins, ça n'empirera pas. Si le même Terekhov peut neutraliser la Flotte monicaine — en supposant que les Monicains participent vraiment à une action coordonnée –, il pourrait très bien mettre un terme à toute l'opération. — Alors vous pensez qu'il a raison ? demanda Shoupe. — Je n'en ai pas la moindre idée, avoua O'Shaughnessy. Franchement, je prie très fort qu'il se trompe du tout au tout. Mais il est possible que ce ne soit pas le cas et, si ses soupçons sont fondés, j'espère de toutes mes forces qu'il parviendra à ses fins. — Je ne sais trop que penser, dit Khumalo après quelques battements de cœur de silence, mais, s'il a raison, il va nous falloir plus de puissance de feu que je n'en possède pour le moment. » Il se tourna vers son chef d'état-major. « Envoyez un message à l'amirauté, Loretta. Priorité maximum. Attachez-y des copies des dépêches de Terekhov – toutes ses dépêches – et demandez un renfort immédiat du terminus de Lynx. Informez par ailleurs ces braves gens que j'ordonne au reste de mes forces actuelles de se concentrer à la limite sud de l'amas, et que je me dirige en personne vers Monica avec tous les vaisseaux disponibles ici, en Fuseau, aussi vite que possible. Informez-les aussi... (il se tourna vers le gouverneur provisoire, dont il soutint le regard) que, quoique doutant encore des conclusions du capitaine Terekhov, j'approuve son action et compte le soutenir de mon mieux. Je veux que ce message soit envoyé à Lynx et à Manticore aussi vite que ce sera humainement possible. — À vos ordres, amiral ! s'exclama Shoupe, dont les yeux brillaient d'approbation. — Il est trop tard pour que ça fasse une grande différence, dans un sens ou dans l'autre, en ce qui concerne Terekhov, Loretta, ajouta le contre-amiral sans élever la voix. — Peut-être, monsieur, répliqua-t-elle. Mais peut-être pas. « J'espère vraiment que ça va marcher, commandant », dit Aïkawa Kagiyama d'une voix calme. Ansten FitzGerald et lui se trouvaient sur le pont de vol du Copenhague, lequel accélérait régulièrement après avoir franchi l'hyperlimite du système. La passerelle du vaisseau marchand était plus petite que celle de l'Hexapuma mais paraissait extrêmement vaste car dépourvue des répétiteurs élaborés, visuels de données, consoles d'armement et multiples postes le commande d'un bâtiment de guerre. Il avait été fort agréa-Ne de disposer de tout cet espace durant les trente-trois jours le voyage depuis Montana. À cet instant, toutefois, cela rappelait à Aïkawa qu'il se trouvait à bord d'un vaisseau marchand démuni d'armement et de blindage, sans défense, très lent, et sur le point de pénétrer en fraude dans un système si claire potentiellement hostile. Ce qui n'était pas une pensée agréable. « Ma foi, monsieur Kagiyama, ça a plus de chances de marcher que n'en aurait eu une visite du Chaton méchant », répondit FitzGerald, pensif, en jetant un coup d'œil à l'aspirant qui gérait les capteurs du cargo – le peu qu'il y avait et pour ce qu'ils valaient. En dépit de sa tension, Aïkawa s'autorisa un petit rire, ce dont FitzGerald se réjouit. L'humour du jeune homme n'avait pas retrouvé la spontanéité et la malice qui le caractérisaient d'ordinaire, mais ses crises de dépression avaient à tout le moins cessé. Le capitaine avait eu raison : l'affecter au Copenhague et le faire bosser comme un malade avait fait merveille. Et FitzGerald se félicitait aussi du temps que cela lui avait donné pour mieux le connaître. Avec seulement cinq officiers – Aïkawa compris – à son bord, il avait davantage appris sur chacun durant le dernier mois que durant les six précédents. Ca avait toutefois été plus agréable pour certains que pour d'autres. Le commandant provisoire du vaisseau jeta un coup d'œil au petit écran de com montrant l'image transmise par le capteur optique fixé sur le casque de la combinaison du lieutenant Maclntyre. Les talents de direction du personnel de l'officier mécanicien l'impressionnaient encore moins à bord du Copenhague que de l'Hexapuma. L'équipage réduit ne faisait que magnifier sa propension à irriter et harceler les matelots ou sous-officiers placés sous ses ordres, et FitzGerald commençait à s'interroger sur leur théorie d'origine, à Terekhov et lui. Le manque de confiance en soi était une chose mais certains individus – et il semblait de plus en plus que Maclntyre en fît partie – se prenaient trop pour des petit dieux en fer-blanc pour devenir de bons officiers. Cette femme était une technicienne de grande classe, ce qui s'était senti lorsqu'elle et son groupe de travail en combinaison souple avaient préparé le drone de reconnaissance dans la soute caverneuse du Copenhague. Toutefois... « Attendez une petite minute, Danziger ! l'entendit-il lancer sèchement. Je vous le dirai quand je serai prête à le larguer, nom de Dieu! Ça vous arrive de faire gaffe à ce que vous faites, vous autres ? — Oui, lieutenant. Pardon; lieutenant », répondit le matelot responsable des capteurs, et FitzGerald fit la moue. Appeler un officier par son grade était sans aucun doute convenable mais cela pouvait aussi représenter un camouflet quand l'officier avait aussi peu d'ancienneté que MacIntyre. Surtout à toutes les phrases... et sur le ton parfaitement stylé que venait d'employer Danziger. — J'aurai une petite conversation avec elle quand nous serons de retour à bord de l'Hexapuma. J'espère que ça servira à quelque chose. Mais je n'en suis pas sûr. « Très bien, dit Maclntyre, plus calme, au bout de quelques minutes. Tous les systèmes sont vérifiés. Sortons ça d'ici. » L'équipe souleva aisément le drone massif – bien plus de 100 tonnes – dans la microgravité de la cale dépressurisée. Elle le poussa jusqu'à l'écoutille béante, assez large pour laisser passer un contre-torpilleur, et se servit de vérins pressoirs-tracteurs pour le propulser à l'écart du vaisseau. MacIntyre ne le quitta pas des yeux, ce qui eut pour effet de le maintenir au centre de l'écran de FitzGerald, lequel éprouva une pointe de soulagement quand ses réacteurs de secours flamboyèrent : la programmation interne du drone fonctionnait et s'employait à ajuster sa position pour le faire passer proprement entre les bandes gravitiques du Copenhague avant qu'il ne branchât ses propres bandes – de très faible puissance. — Drone déployé avec succès, commandant, annonça MacIntyre sur le canal de com qui la reliait à FitzGerald. — Parfait, mademoiselle Maclntyre. Sécurisez la soute, je vous prie. — À vos ordres, commandant. — Jusqu'ici, tout va bien, Aïkawa, remarqua FitzGerald en reportant son attention sur l'aspirant. Maintenant, il ne nous reste plus qu'à le récupérer avant de quitter le système. » « Nous sommes hélés par le central d'astrogation de Monica, commandant, annonça le lieutenant Kobe. — Pas trop tôt, répliqua FitzGerald avec un calme étudié qui ne correspondait pas tout à fait à ce qu'il éprouvait. Même un système luminique aurait dû nous demander depuis longtemps qui nous étions. » Kobe sourit. — Dois-je répondre, commandant ? — Pas tout de suite, Jeff ! Nous sommes à bord d'un vaisseau marchand, pas d'un bâtiment de la Reine, et les marchands ne se conduisent pas comme les militaires. N'éveillons pas les soupçons en nous montrant trop empressés. Le central d'astrogation sera toujours là quand nous nous préoccuperons de répondre. — Euh.., à vos ordres, commandant, répondit Kobe après une très brève pause, et FitzGerald eut un petit rire. — Au moins un tiers des cargos de l'espace laissent leur com en enregistrement automatique, Jeff, expliqua-t-il, et les Solariens sont pires que la moyenne. En général, une alarme prévient le type censé garder un œil sur les communications qu'un message important vient d'arriver, mais, le plus souvent, les ordinateurs d'un vaisseau comme celui-ci sont trop bêtes pour effectuer ce genre d'évaluation de manière fiable, Donc le système se contente d'enregistrer tout ce qui arrive et te s'en désintéresser, à moins qu'un message en particulier ait été répété au moins une fois. À ce moment-là, il comprend que quelqu'un voudrait vraiment causer à quelqu'un d'autre , il sonne la cloche pour attirer l'attention de l'officier de com. Voilà Pourquoi il nous faut souvent héler les vaisseaux marchands deux ou trois fois. » Kobe acquiesça, classant de toute évidence une information pratique qu'on oubliait souvent de mentionner dans les écoles. FitzGerald répondit à son signe de tête puis fit pivoter son fauteuil de commande vers l'aspirant. « Vous voyez quelque chose d'intéressant, Aïkawa ? — C'est-à-dire, monsieur, que si quelqu'un avait l'obligeance de faire péter une bombe atomique de dix ou vingt mégatonnes à quatre-vingt-dix ou cent kilomètres d'ici, les capteurs passifs de ce vaisseau auraient peut-être une chance de le remarquer. FitzGerald gloussa, et Aïkawa sourit. « En fait, reprit-il, l'air sérieux, je capte quelques signatures d'impulseurs. Pas beaucoup, cela dit, et je ne peux pas vous apprendre grand chose, à part que quelqu'un se sert de propulsion par là-bas. — Je dirais que quatre ou cinq de ces bâtiments sont des BAL et qu'au moins deux se comportent comme des vaisseaux de terre plus gros. Peut-être des contre-torpilleurs ou des croiseurs légers. — Qu'est-ce que vous voulez dire par "se comportent comme des vaisseaux de guerre plus gros" ? s'enquit le commandant provisoire du Copenhague, curieux du cheminement logique de l'aspirant. — J'ai l'impression qu'ils font des manoeuvres, répondit Aïkawa. Deux de ceux que j'imagine être des BAL se déplacent sous à peine deux cents g avec une vitesse actuelle de moins de douze mille km/s. D'après leur vecteur, on dirait qu'ils font semblant d'avoir tout juste traversé le mur alpha et de se diriger vers Monica. Avec une accélération pareille, ils jouent presque à coup sûr des rôles de vaisseaux marchands. Pendant ce temps, ces autres signatures d'impulseurs, là... (il désigna deux icônes non identifiées sur le "répétiteur tactique" déplorablement peu détaillé du cargo) les poursuivent. On dirait qu'eux font semblant d'être des pillards, et des pillards efficaces sont presque obligatoirement hypercapables. Ce qui fait sans doute de ces deux-là des contre-torpilleurs ou des croiseurs. — Je vois. » FitzGerald approuva du chef. « Est-ce que certains seraient en position de repérer notre drone ? demandai-il au bout d'un moment. — Je doute que quiconque dans ce système ait des capteurs capables de repérer notre oiseau au-delà de cinq mille kilomètres, monsieur. Et ces gars-là sont si loin de la course programmée du drone qu'ils ne le repéreraient même pas s'ils disposaient de capteurs manticoriens sachant exactement où chercher. — Ravi de l'entendre, dit FitzGerald. Mais ne péchez pas par excès de confiance : si quelqu'un a bel et bien renforcé les capacités spatiales des Monicains, la portée et la sensibilité de leurs capteurs pourraient être nettement supérieures à ce qu'estime la DGSN. — Bien, commandant », renvoya Aïkawa, un peu raide. Son supérieur se contenta de sourire : cette raideur était dirigée contre son propre excès de confiance, pas contre l'officier qui venait de le lui faire remarquer. FitzGerald inclina son fauteuil en arrière et jeta un coup d'œil à l'horloge. Le Copenhague se trouvait au sein du système depuis presque trente-cinq minutes. Sa vélocité était de 14 641 km/s, et il s'était rapproché de la planète Monica de plus de vingt-six millions de kilomètres — si bien qu'il ne s'en trouvait plus qu'à 9,8 minutes-lumière. Cela faisait environ six minutes que Kobe avait reçu l'appel du central d'astrogation, donc il en faudrait trois ou quatre à ceux qui l'avaient lancé pour se rendre compte que le Copenhague n'avait pas répondu. Mettons cinq pour tenir compte de l'habituelle négligence des Marges. Le Copenhague, dans l'intervalle, aurait parcouru quelque 4,5 millions de kilomètres de plus, ce qui réduirait son temps de transmission de seulement quinze secondes, si bien qu'il lui faudrait encore seize minutes avant de recevoir le deuxième appel. La dilatation temporelle due à la vélocité du Copenhague — son tau n'était que d'à peine 0,9974 — était si faible qu'elle n'aurait aucun effet sur l'échange de messages. Ce qui signifiait que FitzGerald allait passer ces seize minutes-là à se demander si le stratagème de Terekhov opérerait ou non. L'un dans l'autre, ce n'était peut-être pas une si mauvaise chose. Cela ferait au moins seize minutes, sur les six cents qu'il comptait passer dans le système, qu'il emploierait à s'inquiéter d'autre chose que de ce foutu drone de reconnaissance. Le drone en question progressait le long de sa route prédéterminée avec une superbe indifférence électronique à l'anxiété qui pouvait affecter les créatures protoplasmiques l'ayant mis en service. Ce matériel extrêmement furtif dégageait la signature la plus faible que la Flotte manticorienne fût capable d'obtenir, i bien qu'il était vraiment très difficile à repérer. Quoique équipé de capteurs actifs très performants, ces derniers ressaient presque toujours verrouillés durant les déploiements : à quoi bon être indétectable si on se baladait en hurlant à pleins poumons ? Ses créateurs n'ayant pas l'intention de lui autoriser une conduite aussi maladroite, ils l'avaient aussi muni de capteurs passifs à l'exquise sensibilité, ne produisant aucune émission bavarde susceptible de révéler sa position. Ou, dans le cas présent, sa seule existence. Il filait sous l'accélération limitée (pour un tel matériel) de seulement 2 000 km/s2. En raison du profil selon lequel il avait été lancé et du besoin d'éviter la fournaise en fusion qu'était la primaire G3 du système, laquelle se trouvait presque directement entre lui et sa destination prévue, il serait contraint de parcourir deux heures-lumière afin de franchir une distance d'à peine plus de quarante minutes-lumière en ligne droite. Ensuite, il lui faudrait trente et une minutes supplémentaires pour rejoindre le vaisseau plébéien qui l'avait expédié en voyage. D'où son accélération ridicule : il avait environ dix heures à tuer avant de pouvoir être récupéré, et cette poussée langoureuse lui laisserait presque vingt-quatre minutes pour observer les alentours de sa destination avant de repartir pour arriver à l'heure à son rendez-vous. Le drone s'en moquait. À un tel rythme, sa propulsion avait une endurance de trois jours T, et, s'il ne pouvait en aucun cas égaler les taux d'accélération massifs des missiles vaisseau-vaisseau, il pouvait, contrairement à eux, brancher et couper à volonté ses bandes gravitiques bien moins puissantes, étendant ainsi presque à l'infini son autonomie. Par ailleurs, la force bien moindre de son impulseur, combinée avec la technologie furtive lui ayant été ajoutée avec amour, était précisément ce qui le rendait si difficile à détecter. Que les missiles assoiffés de gloire fendent donc l'espace à quatre-vingt ou quatre-vingt-dix mille km/s2, en hurlant leur présence à toute la Galaxie ! Ils n'étaient de toute façon que des kamikazes destinés à de brèves existences martiales éblouissantes, à la Achille. Le drone de reconnaissance était un Ulysse – intelligent, rusé et circonspect. Et, en l'occurrence, bien décidé à rentrer enfin chez lui pour retrouver une Pénélope appelée Copenhague. Le central d'astrogation réitère son appel, commandant. Et... euh... ces gens-là ont l'air un peu chatouilleux sur le sujet, déclara le lieutenant Kobe. — Bon, on ne peut pas permettre une chose pareille, n'est-ce pas ? ironisa FitzGerald. Très bien, Jeff, branchez le transpondeur. Ensuite, attendez encore quatre minutes – assez pour que l'officier de com rejoigne son poste, coupe l'alarme et obtienne une réponse de quiconque est de quart –, puis envoyez le message. — A vos ordres, commandant. » Kobe enfonça le bouton activant le transpondeur du Copenhague, lequel arbora dès lors son identité parfaitement légale. Quatre minutes plus tard, il appuya sur la touche de transmission, et le message préenregistré partit à la vitesse de la lumière. Comme Aïkawa Kagiyama marmonnait quelque chose dans sa barbe, FitzGerald se tourna vers lui. « Qu'y a-t-il, Aikawa ? » demanda-t-il. L'aspirant releva les yeux, l'air gêné. — Rien, commandant. Je parlais tout seul. » Devant le haussement de sourcil de son supérieur, il soupira. « Je suppose que je m'inquiète un peu de la manière dont ça va fonctionner, c'est tout. — J'espère que vous ne m'en voudrez pas de vous signaler que le moment est sacrément mal choisi pour commencer à s'en faire à ce sujet-là, Aïkawa! dit Kobe avec un gloussement, et l'aspirant eut un sourire malicieux. — Je ne commence pas, lieutenant. C'est juste que les inquiétudes que j'avais déjà ont pris d'un seul coup une certaine emphase. » Tout le monde éclata de rire. Il était bon de briser la tension, songea FitzGerald. En toute franchise, il partageait en partie la nervosité d'Aïkawa. Non à propos du message lui-même mais de ceux qui le recevraient. Grâce à la manière dont l'Hexapuma avait pris possession du Copenhague, tous les ordinateurs du cargo étaient intacts. Certes, les dossiers sécurisés des bases de données étaient protégés par maints niveaux de barrières et protocoles de sécurité, mais les techniques cybernétiques commerciales –même solariennes – ne répondaient pas aux critères exigés par gouvernements et forces armées. Il y avait bien sûr des exceptions. Sans l'aide de Chabrol, il eût par exemple été impossible aux techniciens de l'Hexapuma de franchir les systèmes de sécurité du Marianne. Une équipe entraînée de la DGSN y fût parvenue, avec du temps, mais ce n'était pas une tâche à entreprendre à la légère sur le terrain. En revanche, un honnête cargo standard tel que le Copenhague n'avait ni besoin du même degré de sécurité ni les moyens de se le payer, aussi Amal Nagchaudhuri et Guthrie Bagwell s'étaient-ils introduits dans son réseau informatique avec une aisance confondante. Le lieutenant Kobe avait donc accès au système de cryptage maison et aux codes d'identification des Transports Kalokainos. Avec ces données en main, Nagchaudhuri et lui avaient rédigé un message légitime dans le format crypté de la société. Son contenu était, lui, parfaitement fantaisiste, mais nul ne pourrait s'en rendre compte avant qu'il n'atteignît sa destination finale – à savoir le bureau d'un certain Heinrich Kalokainos, sur la Vieille Terre. Quand le vieil Heinrich finirait par le lire, il en serait sans doute légèrement irrité, se dit FitzGerald, mais que le destinataire du message fût le P.-D.G. et principal actionnaire des Transports Kalokainos découragerait sûrement tout subordonné trop zélé de l'ouvrir dans l'intervalle. Or ce message constituait la raison officielle qu'avait le Copenhague de se trouver là. Que Kalokainos n'eût pas d'antenne en Monica aurait pu poser un problème, mais un accord diplomatique permettait aux agents des douze plus grosses entreprises de transport solariennes de se représenter les uns les autres quand les circonstances l'exigeaient. Quoique le message du Copenhague ne fût affecté d'aucune priorité (hors l'identité de son destinataire), FitzGerald ne doutait pas que Terekhov fût dans le vrai : l'agent de Jessyk & Co. présent sur Monica devait en temps normal l'accepter et le transmettre vers Sol. La seule question, dans l'esprit du commandant, était de savoir si cet agent se sentirait très serviable en ce moment, à la lumière des diableries que Jessyk préparait dans la région. Bon, celle-là, et puis aussi s'il va nous en poser, lui, des questions, sur le sujet ou sur nous, auxquelles nous ne pourrons pas répondre. Le problème était que, si le Copenhague n'avait jamais visité Monica, autant qu'on pût le déterminer à l'aide de ses journaux de bord, ces derniers étaient malheureusement loin d'être complets. Même s'ils l'avaient été, le cargo circulait dans l'amas de Talbot depuis plus de cinq ans T. Lui-même l'était peut-être jamais venu en Monica, mais il n'en allait pas forcément de même pour son équipage, et l'agent de Jes.sk pouvait fort bien connaître son capitaine. Au moins de loin. Il n'y a qu'un moyen de le savoir, conclut FitzGerald en se forçant à se détendre, tandis que le Copenhague continuait sa toute vers l'orbite de Monica. « Je veillerai à ce que votre message soit transmis, capitaine, bien sûr, assurait l'homme sur le com. Vous vous rendez toutefois compte qu'il me faudra un petit moment avant de pouvoir le faire transiter vers Sol, j'espère. — Bien entendu, monsieur Clinton, répondit FitzGerald. le m'y attendais. Franchement, c'est une vraie plaie, mais ces Fichus Rembrandtais ont insisté pour que je le fasse passer à notre siège social. Et vous imaginez que le Copenhague ne voit pas le sol bien souvent. — À peu près aussi souvent que moi, acquiesça l'agent de Jessyk avec un petit rire. — Peut-être même encore moins. Bref, monsieur Clinton, permettez-moi de vous remercier encore une fois. » Il marqua une pause puis haussa les épaules. « Je crains de ne pas bien connaître les procédures douanières locales. Puisque nous ne faisons que passer, est-ce que cela poserait un problème si je me contentais de faire descendre une navette, juste assez longtemps pour remettre la puce à vous-même ou à un de vos représentants ? — Tant que vous ne vous posez pas et que vous ne transférez aucune cargaison chez nous, je ne pense pas, déclara Clinton. Si ça vous convient, je peux m'arranger pour que mon secrétaire attende votre navette près de la piste. Pour peu que votre matelot lui passe la puce par l'écoutille sous la surveillance d'un douanier, afin de s'assurer que nous ne sommes pas en train de faire de la contrebande d'ogives laser ou de bombes atomiques, il n'a même aucune raison de monter à bord. — Je vous serai très reconnaissant d'arranger cela, assura FitzGerald avec une sincérité absolue. — Pas de problème. Nos bureaux se situent dans l'enceinte du spatioport. Mon secrétaire peut gagner la piste en cinq minutes, dix tout au plus. Je vais contacter le poste de contrôle pour obtenir votre numéro de piste et je l'enverrai vous attendre. — Merci encore. Kalokainos vous devra un bon service en échange un de ces jours. Je vais ordonner au lieutenant Kidd de transmettre la puce à votre homme. » FitzGerald marqua une nouvelle pause, inclinant la tête de côté : « Dites-moi, monsieur Clinton, qu'est-ce que vous pensez du whisky terrien ? — Ma foi, j'en suis très amateur, capitaine Teach. — Eh bien, il se trouve que j'ai une caisse d'authentique Daniels-Beam Grande Réserve dans les placards de ma cabine, lui dit FitzGerald. Pensez-vous que votre douanier verrait un inconvénient à ce que le lieutenant Kidd vous en fasse passer une bouteille en même temps que la puce ? — Capitaine, répondit Clinton avec un large sourire, s'il était assez bête pour s'offusquer d'un petit cadeau innocent tel que celui-là, je cesserais immédiatement de le rémunérer. — Je pensais bien que ce serait le cas. » Le second de l'Hexapuma sourit à son tour. « Considérez cela comme un faible témoignage de ma reconnaissance pour votre aide. » De toute évidence, Clinton jugeait le « faible témoignage » tout à fait acceptable, et ça n'avait rien d'étonnant, songea FitzGerald, tandis qu'ils achevaient leur conversation en s'assurant de leur respect mutuel et des dettes qu'ils avaient l'un envers l'autre. Une telle bouteille se vendait environ deux mille dollars manticoriens. Celle-là venait de la réserve personnelle du capitaine Terekhov : Clinton, il fallait l'espérer, l’apprécierait à sa juste valeur. Surtout compte tenu de ce qui arriverait à sa carrière quand ses employeurs comprendraient ce qu'était réellement venu faire le Copenhague en Monica. Il ne serait pas très juste le leur part de reprocher à Clinton de ne pas avoir compris ce qui se passait, mais les sociétés mesanes n'étaient pas connues pour leur attachement passionné au concept de la justice. FitzGerald consulta à nouveau l'horloge. Le minutage était parfait. En fait, ils étaient même un peu en avance, surtout si le douanier devait se montrer aussi obligeant que prévu. Ce n'était pas un problème : il pourrait toujours trouver une raison de passer quelques minutes de plus sur orbite avant de reprendre le chemin de l'hyperlimite. Ou accélérer un peu moins qu'à l'aller. Le Copenhague ne repartirait pas sur un vecteur opposé à celui qu'il avait suivi pour venir. Il s'écarterait au contraire de la primaire du système en faisant un angle presque droit avec sa route d'approche initiale. Nul n'aurait de raison de s'en étonner, puisque son plan de vol le dirait en partance pour le système d'Howard, et cela réduirait notablement la distance que le drone de reconnaissance devrait parcourir pour le rejoindre. Le drone, quant à lui, poursuivait sa route sans hâte. Ses capteurs passifs frémissaient telles des moustaches de chat, tandis que ses logiciels d'esquive attendaient patiemment de le détourner de tout vaisseau ou capteur qu'il détecterait et qui pourrait à son tour le détecter. Aucune menace de ce type ne se manifesta, si bien qu'il ralentit sa progression presque au point de s'immobiliser, à quinze secondes-lumière du chantier spatial connu sous le nom de base Éroïca. Le minuscule espion furtif lévitait dans le vide infini, imitant — avec un remarquable degré de réussite — un trou dans l'espace. Ses capteurs passifs, y compris optiques, observaient sans curiosité mais avec énormément d'attention l'activité bouillonnante autour de la base spatiale. Les vaisseaux et les docks mobiles furent comptés, les signatures d'émissions (quand elles existaient) dûment enregistrées. Les véhicules mobiles furent scannés avec plus d'attention que les autres, et bonne note fut prise des deux énormes vaisseaux de radoub qui partageaient l'orbite stellaire de la base. Le drone consacra à cette activité intense et silencieuse quinze des vingt-quatre minutes dont il disposait, puis il se détourna, activa son impulseur et se dirigea vers son point de rendez-vous avec le Copenhague, avec neuf précieuses minutes en réserve pour parer à tout impondérable. S'il avait été capable de tels sentiments, il aurait sûrement éprouvé une profonde satisfaction. Mais, bien sûr, il ne l'était pas. CHAPITRE CINQUANTE-QUATRE Le HMS Hercule quitta l'orbite de Lin exactement huit heures trente-six minutes après l'entretien du contre-amiral Khumalo avec le gouvernement provisoire. Il était peu probable que le vieux supercuirassé eût jamais pris congé aussi vite d'un système stellaire dans toute sa carrière. Le capitaine Victoria Saunders, en tout cas, n'avait rien vu venir et restait un peu hors d'haleine des effets de l'énergie tourbillonnante déployée par Khumalo et Loretta Shoupe pour faire démarrer son vaisseau ainsi que toutes les autres unités hypercapables de la FRM présentes dans le système de Fuseau. Saunders se tenait près de son fauteuil sur la passerelle de commandement, les mains derrière le dos, les yeux fixés sur le répétiteur principal, tandis que s'éloignaient de Lin l'Hercule, les croiseurs légers Dévastation et Inspiré, ainsi que les contretorpilleurs Victorieux, Flanc-de-Fer et Domino. L'Ericsson, son jumeau Blanc et les vaisseaux arsenaux Pétard et Holocauste suivaient les unités de guerre, et Khumalo avait appelé cinq messagers supplémentaires. C'était au mieux une « escadre » déséquilibrée, quoique l'Hercule fît un vaisseau amiral très impressionnant. À moins, bien sûr, que l'on n'en connût aussi bien que Saunders les multiples faiblesses. Mais c'est quand même un fichu supercuirassé, se dit le capitaine de pavillon de Khumalo. Et nous faisons toujours partie de la Spatiale de la reine. je veux bien être pendue si Augustus Khumalo ne s'est pas dit exactement ça. Elle secoua la tête, ébahie, et, à sa propre stupéfaction, fière de son amiral. Elle avait parcouru les dépêches de Terekhov –le temps lui avait manqué pour réellement les lire – et elle n'aurait su dire si ce dernier avait brillamment déduit les points essentiels d'une machination complexe ou s'il était fou à lier. Mais, s'il avait raison, si la République de Monica fricotait pour de bon avec Jessyk & Co. – autant dire avec Manpower –, il allait probablement livrer le plus rude combat de toute sa vie. Ce qui n'est pas peu dire, compte tenu de ce qu'il a traversé en Hyacinthe. Au demeurant, il était possible, voire probable, que, si ses craintes étaient justifiées, Aivars Terekhov fût mort bien avant que l'Hercule et ses compagnons mal assortis n'arrivent seulement en Monica. Il était même possible que la force de soutien de Khumalo fût elle aussi anéantie. Mais, quoi qu'il arrivât, l'amirauté était prévenue et la République de Monica apprendrait à ses dépens qu'elle n'aurait jamais dû chercher à baiser le Royaume stellaire de Manticore. « Excusez-moi, commandant. » Saunders se tourna vers la voix. Celle du capitaine de frégate Richard Gaunt, son second. « Oui, Dick ? — La dernière navette de transport de troupes arrivera à bord d'ici une heure et demie, madame. — Parfait, Dick, parfait ! » Elle sourit. « Est-ce qu'on a déjà le compte des effectifs ? — On dirait que la patrouille au sol a pu rameuter à peu près tout le monde, répondit-il. Au dernier recensement, il nous manquait six personnes mais, pour ce qu'on en sait, elles peuvent fort bien se trouver à bord d'un des autres vaisseaux, compte tenu de la frénésie de ce départ. — Ne m'en parlez pas », dit Saunders, agacée, en fixant le répétiteur qui montrait le flot inégal de navettes et de pinasses poursuivant l'escadre. On n'avait encore jamais vu un vaisseau de la Reine s'en aller si brusquement qu'un bon pourcentage de son équipage devait ainsi lui courir après. À tout le moins, l'accélération de l'Hercule était-elle assez faible pour que les petits bâtiments n'aient guère de mal à le rattraper. « Commandant ? » Gaunt avait baissé la voix. Sa supérieure se retourna vers lui avec une moue interrogatrice. Il désigna les icônes qui avançaient avec régularité sur le répétiteur. « Vous croyez que tout ça est nécessaire ? continua-t-il, toujours trop bas pour que quiconque d'autre l'entendît. — Je n'en ai pas la moindre idée, Dick, répondit-elle, franche. Mais j'ai eu l'occasion de parcourir le plan d'opérations élaboré par Terekhov. Si tout se passe comme il l'a prévu, le cargo solarien qu'il a capturé est arrivé en Monica il y a environ seize heures. Lui-même sera à son rendez-vous –son fameux point médian – d'ici soixante-douze heures, et le cargo l'y retrouvera une semaine plus tard. Mettons dans dix jours. Si, sur la base du rapport qu'il recevra, il décide de se diriger droit vers Monica, il pourra y arriver encore six jours plus tard. Nous, en revanche, on ne pourra pas atteindre Monica avant vingt-cinq jours. Donc, s'il se lance, quoi qu'il fasse, tout sera terminé d'une manière ou d'une autre au moins une semaine T avant qu'on n'arrive. — Je ne peux pas croire qu'il soit fou au point de faire une chose pareille, madame, dit Gaunt en secouant la tête. Il sait qu'on arrive – ce chasseur de gloire ne nous a pas vraiment laissé le choix ! Il n'est quand même pas barré au point de ne pas attendre juste une semaine si ça fait la différence entre y aller seul ou avec des renforts. » Saunders le considéra avec une légère – et rare – grimace réprobatrice. C'était un second efficace, de ceux qui veillaient à tous les détails avec un talent remarquable pour anticiper les désirs de son commandant. Mais c'était aussi un maniaque de la précision, parfois mesquin, et très attaché à procéder dans les règles. Une certaine... étroitesse d'esprit, doublée d'une aversion pour la prise de risques. Il n'aimait pas les e chasseurs de gloire », un terme dont il se servait un peu trop facilement au goût de Victoria Saunders, laquelle en était arrivée à se demander s'il avait le mélange de flexibilité et de courage moral nécessaire pour porter le béret blanc d'un commandant de vaisseau. Surtout au cours d'une guerre comme celle qui faisait rage. Son dernier commentaire venait de répondre à cette question, et elle sut qu'il demeurerait second toute sa vie. Voilà ce qui arrivait lorsqu'un commandant évaluait un officier par les mots fatals : « Non recommandé pour un commandement indépendant. » « Vous avez peut-être raison », dit-elle, se sentant coupable, à l'homme dont elle venait de décider de tuer la carrière. Il n'avait pas raison, bien sûr. Mais essayer d'expliquer cela à un officier de son ancienneté qui ne le comprenait pas tout seul n'aurait servi à rien. — C'est bien le Copenhague, commandant, annonça Naomi Kaplan. — Merci, canonnier », dit calmement Terekhov, tandis qu'Hélène jetait à Paolo un coup d'œil en biais. Les deux aspirants se tenaient derrière le capitaine de corvette Wright, qui parcourait les résultats de leur dernier exercice d'astrogation sur un de ses répétiteurs secondaires. Paolo rendit son regard à la jeune femme en haussant à peine d'un micron un sourcil ciselé. C'était le plus infime changement d'expression imaginable mais, pour Hélène, il équivalait à un cri. Elle en était plus ou moins arrivée à accepter ses sentiments à l'égard de son camarade, même si elle n'était pas sûre qu'il eût fait de même. Ce n'était pas vraiment important. Une des vertus qu'enseignait le Neue-Stil Handgemenge était la patience, et elle était disposée à attendre. Elle finirait bien par l'avoir. Au besoin, elle se servirait du même Neue-Stil pour le forcer à se soumettre. Elle écarta cette pensée – ou plutôt la rangea dans un casier convenable pour examen ultérieur – et renvoya à Paolo son sourcil haussé, augmenté d'un léger hochement de tête. Ils étaient d'accord : Terekhov ne pouvait pas être aussi calme qu'il en avait l'air. L'escadre (tout le monde l'appelait ainsi, à présent... hormis le commandant) flottait dans les ténèbres de l'espace interstellaire, à plus de six années-lumière de l'étoile la plus proche. Cet abîme de néant accueillait rarement des vaisseaux spatiaux, car il ne recelait rien pour les attirer. Il constituait donc un point de rendez-vous pratique, tellement isolé et perdu dans l'immensité de l'univers que même Dieu aurait eu peine à le trouver. Une bonne partie de l'équipage de l'Hexapuma jugeait, depuis une semaine, les visuels... troublants. Le vide était ici si parfait, l'obscurité si totale qu'ils pouvaient affecter même le plus aguerri des soldats de l'espace. Le capitaine Lewis, par exemple, se faisait un devoir d'éviter ces vues de l'extérieur, et Hélène avait remarqué que le maître principal Wanderman l'observait de temps à autre. Il y avait quelque chose là-dessous, estimait la jeune femme. Et pas seulement le malaise que semblait ressentir une partie du personnel. Quel que fût le problème, Lewis ne lui permettait pas d'affecter l'accomplissement de ses devoirs, mais Hélène avait la bizarre impression que la chef mécanicienne de l'Hexapuma aurait jugé bienvenue même la perspective d'affronter la flotte de tout un système si cela avait pu l'arracher à cet environnement désolé, oublié du reste de la création. Personnellement, l'aspirante ne s'en inquiétait pas le moins du monde. En fait, elle appréciait ses visites au dôme d'observation pour voir les autres vaisseaux de l'escadre et leurs lumières qui dérivaient contre la noirceur buveuse d'âmes, telles d'amicales constellations toutes proches. « Lieutenant McGraw. » La voix de Terekhov la sortit de sa rêverie. « Oui, commandant ? — Hélez le Copenhague, je vous prie. — À vos ordres, monsieur », répondit l'officier des communications de quart. Le commandant hocha la tête et se cala au fond de son fauteuil pour attendre. Hélène ne doutait pas que Kaplan eût identifié correctement le vaisseau en approche, et elle était tout aussi certaine que le capitaine FitzGerald se trouvait toujours aux commandes, mais il était typique de Terekhov de vouloir obtenir une certitude absolue. C'était intéressant. Il était très soigneux, ne considérait rien comme acquis, et, si elle n'avait jamais connu de lui que cet aspect, elle l'aurait considéré comme un esclave du Manuel. Un de ces martinets craintifs qui ne tendent jamais le cou, ne prennent jamais de risque. Toutefois, ce n'était pas ainsi que fonctionnait son intellect. Il soignait les détails chaque fois qu'il le pouvait, car il savait qu'il ne le pourrait pas toujours. Ainsi, quand venait l'heure des risques, il avait confiance en la préparation de son vaisseau... et en la sienne. Savoir qu'il avait fait tout ce qui était en son pouvoir pour se garder d'un désastre en perfectionnant son arme avant que ne frappe le chaos hurlant des combats. C'était une leçon qui valait d'être prise à cœur, songea-t-elle en s'efforçant de se concentrer sur la voix de Wright, tandis que l'astrogateur reprenait l'analyse de son dernier exercice. « Le commandant sur le pont ! » Ginger Lewis, qui demeurait officiellement le second du bord, aboya l'annonce quand Terekhov et FitzGerald pénétrèrent dans la salle de briefing. C'était une tradition dont le commandant s'était dispensé peu après sa prise de fonctions sur l'Hexapuma mais il ne fut pas surpris d'entendre Ginger y revenir : elle manifestait une excellente compréhension de la dynamique des groupes, et elle lui fournissait tous les avantages psychologiques possibles. Onze des hommes et femmes présents dans le compartiment, dont lui-même, portaient un béret blanc de commandant de vaisseau. Voyant de l'incertitude, de l'inquiétude –voire de la crainte – sur plusieurs de leurs visages, Terekhov se demanda ce qu'eux-mêmes voyaient lorsqu'ils le regardaient. Il s'approcha du bout de la table et s'assit tandis que FitzGerald gagnait son propre fauteuil. — Asseyez-vous, mesdames et messieurs », dit-il. Tous obtempérèrent. Il laissa son regard balayer la table en silence, considérant tour à tour chacun des officiers. Anders, du Sorcier, et son second, George Hibachi. Tous les deux lui rendirent son regard avec fermeté. Non sans inquiétude mais sans ciller. Après Terekhov lui-même, Ito Anders était l'officier de l'« escadre » ayant le plus d'ancienneté. Éléanor Hope du Vigilant, et son second, le capitaine de corvette Osborne Diamond. Hope, peu satisfaite, évita son regard. Diamond, énigmatique, se tenait à la gauche de son commandant sans plus d'expression que la cloison derrière lui. Le capitaine de frégate Josepha Hewlett et le capitaine de corvette Stephen McDermott, du Galant. Tous les deux avaient l'air mal â l'aise mais nullement aussi dépités que Hope. Le capitaine de corvette Benjamin Mavundia, commandant de l'Audacieux, et son second, le capitaine de corvette Anne-Marie Atkinson. Un couple assez improbable. Le premier, la peau sombre et la tête rasée, ne pouvait mesurer plus d'un mètre cinquante-huit; la seconde, presque aussi grande que Terekhov, avait les cheveux blonds et le teint ivoire. Toutefois, de toute la compagnie, Mavundia arborait l'expression la plus enthousiaste, et les yeux d'Atkinson reflétaient sa détermination. Le capitaine de frégate Herawati Lignos, du HMS Aegis, leur vaisseau le plus moderne après l'Hexapuma. Certes, un simple croiseur léger, mais néanmoins redoutable. Tel son commandant, songea Terekhov en observant le menton déterminé et le nez en lame de couteau de Lignos. Son second, le capitaine de corvette Istvan Nemesanyi, était assis tranquillement auprès d'elle, ses yeux noisette comme absents mais, cependant, prêt à démarrer au quart de tour. Le capitaine de corvette Jeffers, du Javelot, le capitaine de corvette Maitland Naysmith, du janissaire, le capitaine de corvette Frank Hennessy, du Rondeau, et le lieutenant Bianca Rossi, de l'Aria, complétaient la liste de ses commandants de vaisseaux de guerre. À l'autre bout de la table se tenait le capitaine de frégate Mira Badmachin, commandant du HMS can, le gigantesque cargo qui n'était équipé d'aucune arme offensive mais n'en était pas moins essentiel au plan de Terekhov. Un sacré mélange, songea-t-il. En aucun cas une fratrie. Mais c'est d'eux dont je dispose, c'est ce que j'ai pu réunir de mieux, et ce sont tous des officiers de la Reine. Il va falloir que ça suffise. « Vous savez ce que le capitaine FitzGerald et le Copenhague avaient ordre d'accomplir, commença-t-il, et le capitaine Hope sursauta pour de bon lorsqu'il brisa le silence. La bonne nouvelle, c'est que le capitaine et son équipage ont exécuté leur mission sans accroc. La mauvaise... (il eut un sourire sans joie) c'est ce qu'ils ont découvert. » Le bruit d'une épingle lâchée sur la table de conférence aurait été assourdissant. Terekhov prit une inspiration profonde mais discrète. « Le drone de reconnaissance du Copenhague a rempli sa fonction, mesdames et messieurs. Ses capteurs passifs ont balayé l'espace qu'il a traversé, cherchant des bandes gravitiques actives et examinant avec attention le voisinage de la base Éroïca. Ses données indiquent que la flotte du système de Monica a été "notablement renforcée", pourrait-on dire. En fait, il a identifié avec certitude onze croiseurs de combat de classe Infatigable à la base Éroïca. » Quelque chose qui ressemblait beaucoup à un hoquet s'éleva autour de la table, mais il n'en continua pas moins à s'exprimer calmement. « Pour autant que le drone ait pu le déterminer, ils se trouvent tous pour l'heure en radoub dans les chantiers spatiaux, ou en attente d'une cale. Je pense qu'on est en train de les réaménager afin de déguiser autant que possible leur origine. Ce qui me fait donc penser qu'ils ont été fournis clandestinement à Monica. Et je ne peux en déduire qu'une seule raison : attaquer les intérêts du Royaume stellaire dans l'amas. » Comme Éléanor Hope se tortillait sur sa chaise, les yeux bleus de Terekhov se tournèrent vers elle. « Vous souhaitiez faire un commentaire, capitaine ? » L'accent mis sur le grade de l'officier fut discret mais réel. « Oui, monsieur, je pense que oui », répondit Hope après une brève hésitation. Le commandant de l'Hexapuma agita la main droite pour l'inviter à continuer. Elle fit un tour de table du regard avant de prendre une profonde inspiration. « Avec tout le respect que je vous dois, capitaine Terekhov, je ne vois aucune raison de supposer que ces vaisseaux ont été fournis clandestinement à la flotte du président Tyler. La DGSN a rapporté il y a plusieurs mois que les Infatigables étaient retirés du service, remplacés par les vaisseaux de classe Nevada. » Elle haussa les épaules. « Nous connaissons les relations étroites entre Tyler et la Sécurité aux frontières. Si les Solariens se débarrassent de leurs Infatigables, pourquoi n'en vendraient-ils pas – ou même n'en donneraient-ils pas – un certain nombre a quelqu'un qui leur sert d'intermédiaire depuis trente ou quarante ans T ? Si c'est le cas, et même s'il y a bien un aspect clandestin dans la manière dont Monica a acquis ces bâtiments, cela ne signifie pas forcément qu'on se prépare à attaquer nos intérêts. » Son interlocuteur la considéra sans animosité, pensif, mais Anders fit la grimace. « Si je puis répondre, capitaine Terekhov ? » demanda-t-il. Un hochement de tête lui en donna la permission. « Capitaine FitzGerald, s'enquit le commandant du Sorcier, avez-vous la conviction que ces croiseurs de combat sont à l'heure actuelle activement réaménagés à la base Éroïca ? — Oui, tout à fait, dit fermement le second de l'Hexapuma. Ils ne le sont pas tous simultanément, mais ceux sur lesquels on ne travaille pas se trouvent sur la même orbite que la base spatiale, et plus de la moitié sont flanqués de vaisseaux de service et de barges. Il y a aussi deux vaisseaux de radoub amarrés le long de l'un des croiseurs. Nous avons eu la confirmation optique que les principaux capteurs de flanc d'au moins trois autres ont été retirés pour remplacement. » Ce fut à son tour de hausser légèrement les épaules. « Pour moi, tout cela dénonce un réaménagement massif qui s'opère dans des chantiers à capacité limitée. — Merci. » Anders se retourna vers Terekhov, quoique ses remarques fussent destinées à Hope. « Si ces vaisseaux avaient été officiellement fournis à Monica par la Flotte de la Ligue, on ne les réaménagerait pas à la base Éroïca – sauf si le but était de les rendre moins efficaces qu'ils ne l'étaient au départ. Ils seraient optimisés dans les chantiers solariens, lesquels disposeraient de l'infrastructure et du personnel nécessaires pour effectuer cette tâche rapidement. S'ils sont bricolés en Monica, c'est que les Monicains acceptent délibérément de voir leurs capacités limitées ralentir le processus. Or, comme vous, monsieur, je ne vois pas ce qu'ils pourraient faire pour améliorer un croiseur de combat de classe Infatigable, ce qui sous-entend qu'ils préparent autre chose. Je crois fondée la suggestion qu'ils tentent de dissimuler ou, à tout le moins, de brouiller, l'origine des vaisseaux en déguisant leurs signatures énergétiques et leurs images par capteurs. » Ce qui nous amène à la seconde remarque du capitaine Hope, à savoir l'identité de l'adversaire contre lequel ils ont l'intention d'employer leurs nouveaux bâtiments. Ce qu'a détecté le capitaine FitzGerald représente une puissance de feu supérieure à tout ce dont ils auraient besoin pour affronter n'importe quel système des Marges ou, d'ailleurs, une douzaine d'entre eux. Dans ce coin du bois, la seule entité à laquelle ils pourraient devoir opposer des forces si considérables, c'est nous. — Une nouvelle fois, sauf votre respect, capitaine, dit Hope avec une pointe d'impatience, même si vous avez raison au sujet de l'adversaire potentiel des vaisseaux, les Monicains n'ont pas forcément l'intention de s'en servir de manière offensive. En fait, il serait stupide de leur part de seulement songer à nous attaquer, croiseurs de combat ou pas. Il est en revanche très possible que notre présence dans l'amas les inquiète assez pour qu'ils éprouvent le besoin de posséder une force capable de décourager les desseins que nous pourrions avoir en ce qui concerne Monica. — Je pense que vous extrapolez, Éléanor », intervint le capitaine Hewlett, s'attirant un regard furieux. Il interrogea du regard Terekhov, lequel lui donna la permission de poursuivre. « Ces croiseurs ne pourraient en aucun cas nous arrêter si nous voulions réellement nous emparer de Monica, dit le commandant du Galant. Il suffirait de deux supercuirassés porte-capsules pour en faire de la ferraille en une demi-heure. Par ailleurs, Monica n'est pas une nation stellaire qui s'inquiète de ce que les autres risquent de lui faire; elle passe tout son temps à se demander ce qu'elle pourrait bien faire aux autres. — Et qu'est-ce qui vous fait penser qu'ils seraient assez bêtes pour nous attaquer s'ils se savent trop faibles pour nous arrêter, Josepha ? interrogea Hope. — Je crois que le capitaine Terekhov a déjà répondu à cette question, Éléanor, déclara Hewlett, sur un ton un peu mordant. S'ils estiment pouvoir convaincre la Ligue d'intervenir en leur faveur, ils peuvent très bien utiliser ces vaisseaux pour créer une situation qui justifierait leur demande d'une telle intervention. — Ou bien se dire que leurs nouveaux croiseurs de combat leur permettraient de repousser une attaque manticorienne assez longtemps pour que la Ligue intervienne, déclara Hope, entêtée. Auquel cas... (elle continuait de regarder Hewlett mais chacun savait à qui elle s'adressait réellement) attaquer leur système est la pire décision que nous pourrions prendre. S'ils sont prêts à inviter les Solariens à les défendre, et si les Solariens ont déjà accepté de le faire, nous ne devons certainement pas leur donner le prétexte dont ils ont besoin. — En d'autres circonstances, je pourrais envisager d'accepter votre analyse, capitaine Hope, dit fraîchement Térékhov. Hélas ! nous savons que Monica a été mêlée, au moins au stade de la mise en œuvre, aux efforts concertés d'une puissance étrangère pour fournir armes et fonds à des terroristes de l'amas. Ça, capitaine, c'est bel et bien un acte agressif. On pourrait même considérer qu'il s'agit d'un acte de guerre, quoique la situation soit un peu brouillée parce que les systèmes dans lesquels ils ont encouragé le terrorisme ne font pas encore partie du territoire manticorien. Compte tenu de ce fait, je n'ai pas tendance à supposer que les éternels intermédiaires de la Sécurité aux frontières se retranchent dans leur système parce qu'ils craignent l'arrivée imminente de conquistadors manticoriens. » Hope rougit et pinça les lèvres de colère. — En fait, continua le commandant de l' Hexapuma, je crois que ces vaisseaux s'inscrivent dans une stratégie visant à empêcher l'annexion de l'amas de Talbot par le Royaume stellaire. Je pense que Jessyk & Co. y est profondément impliquée, ce qui, au vu des relations qu'entretiennent les deux sociétés, signifie que c'est sûrement Manpower l'acteur principal. Et je n'ai besoin de rappeler à personne les raisons pour lesquelles Manpower aimerait tenir le Royaume stellaire aussi loin que possible de Mesa. La présence de tous ces croiseurs de combat de fabrication solarienne peut fort bien indiquer que la Sécurité aux frontières soutient ouvertement Monica. J'aime à croire que même Manpower aurait peine à réunir assez d'argent pour offrir autant de bâtiments de cette taille aux Monicains. Quoi qu'il en soit, cependant, je ne doute nullement que ces vaisseaux soient destinés à attaquer des cibles situées dans l'amas, dans le but de prévenir l'annexion. » Il marqua une pause, parcourant du regard le compartiment, puis il continua sans frémir : « De par cette conviction, j'ai l'intention d'aller en Monica. Là, j'intimerai l'ordre au gouvernement local de cesser tout travail sur ses nouveaux croiseurs de combat jusqu'à avoir démontré à notre satisfaction qu'ils ne représentent pas une menace pour la sécurité du Royaume stellaire ni pour nos amis de la région. S'il refuse, ou s'il emploie contre nous des forces militaires, je compte attaquer la base Éroïca et détruire tous les croiseurs de combat qui s'y trouvent. — Je vous en prie, monsieur, dites-moi que vous plaisantez, dit Hope. — Je n'ai pas pour habitude, capitaine Hope, de considérer comme un sujet de plaisanterie la mort d'autres êtres humains. — Mais ce dont vous parlez, c'est d'un acte de guerre, insista Hope, désespérée. Accompli en temps de paix, contre une nation stellaire souveraine, sans l'ordre ni l'approbation de votre hiérarchie. Cela pourrait légalement être considéré comme un acte de piraterie commis au nom du Royaume stellaire ! Je ne vois rien qui puisse nuire davantage à notre crédibilité aux yeux du public solarien. — Le public solarien a hélas ! l'habitude de penser ce que lui disent de penser les conteurs qui travaillent pour la Sécurité aux frontières et autres bureaucraties solariennes. Par ailleurs, nous n'avons pas le temps de demander l'approbation de l'Amirauté ni du Premier ministre. Ces vaisseaux sont en plein réarmement. Nous ne savons pas à quel point le travail est avancé ni à quelle date certains d'entre eux, voire tous, seront en état de combattre. Perdre un seul jour sans y être obligé reviendrait potentiellement à gratifier les Monicains et leurs alliés mesans du temps dont ils ont besoin pour mettre en œuvre leur projet. Ou, à tout le moins, leur permettre de tuer et blesser davantage des nôtres quand nous interviendrons enfin pour neutraliser la menace. — Mais, monsieur... commença à nouveau Hope. — Ma décision est prise, capitaine Hope, déclara Terekhov d'une voix aussi ferme que le squelette d'acier de l'Hexapuma. À défaut d'autre chose, voyez la situation ainsi : si nous agissons avant que les croiseurs ne soient prêts, nous serons dans la meilleure position possible pour dicter le résultat de la confrontation sans que quiconque se fasse tuer. S'ils ne peuvent pas nous affronter, les Monicains n'auront d'autre choix que de se rendre – en protestant, s'ils y tiennent, mais se rendre tout de même. Moment auquel nous pourrons examiner les vaisseaux de manière exhaustive et déterminer comment ils sont arrivés là. — Et s'il s'avère qu'ils n'ont jamais constitué une menace pour le Royaume stellaire et que vous – ainsi que les officiers ayant exécuté vos ordres – avez commis un acte de guerre non autorisé, avec la perspective non négligeable de dresser la Ligue solarienne contre nous, monsieur ? insista Hope. — Je ne pense pas que ça risque d'arriver. Si c'est le cas, toutefois, Sa Majesté pourra affirmer en toute honnêteté qu'elle n'a jamais autorisé notre action. Que nous avons outrepassé nos droits et qu'elle désavoue tout ce que nous avons fait. Auquel cas, le fait que vous obéissiez à mes ordres écrits officiels vous absoudra de tout blâme. — Sauf votre respect, monsieur, vos ordres n'absoudront aucun d'entre nous de vous avoir aidé en toute connaissance de cause à commettre un acte de guerre illégal. Ce sera en tout cas sans aucun doute le verdict de la cour martiale qui condamnera pour piraterie et meurtre tout officier qui obéira à vos ordres. » La tension dans la salle de briefing était à couper au couteau. Les autres officiers demeuraient muets, observant l'affrontement. Terekhov se pencha en avant, soutenant le regard de Hope. « Il est possible que vous ayez raison, capitaine, déclara-t-il d'une voix froide et nette. Il arrive toutefois dans la carrière de tout officier un moment où il ne doit pas seulement faire face à la possibilité de la briser, ni même à sa mort, mais à sa responsabilité envers l'uniforme qu'il porte. Envers la Couronne et le serment qu'il a prêté en endossant cet uniforme. Notre devoir est de protéger le Royaume stellaire de Manticore ainsi que ses alliés et amis de tout ennemi. Voilà, capitaine Hope, le sens profond du serment que vous avez prêté. Du serment qu'Édouard Saganami a prêté. Nous sommes au bout d'une chaîne de communication très longue et très ténue. Nous avons donc la responsabilité d'exercer notre initiative et notre jugement face à cette menace, ainsi que de fournir à la reine la possibilité de désavouer nos actes – et nous-mêmes, au besoin – afin d'éviter une guerre ouverte avec la Ligue solarienne. — Monsieur, que vous vous estimiez contraint à un suicide professionnel afin de contrer une menace qui n'existe peut-être même pas ne prouve pas que vous ayez raison, déclara Hope. Ni moi ni mon vaisseau ne participerons à cette opération manifestement illégale. » Terekhov la considéra calmement tandis que la tension franchissait encore un degré. « Je ne me rappelle pas vous avoir donné le choix de refuser mes ordres, dit-il sur un ton presque léger. — C'est vous qui n'avez pas le choix, capitaine, répondit-elle d'une voix dure. Vous commandez un unique vaisseau. J'admets que c'est le plus puissant de tous ceux dont nous disposons, mais ce n'est tout de même qu'une seule unité. Et je doute que votre équipage accepte de tirer sur un autre bâtiment manticorien parce qu'il refuse de se joindre à vous pour commettre un acte illégal. — Si j'étais vous, je n'en douterais pas, capitaine. » La voix d'Ansten FitzGerald était plus froide que la glace. Le regard de Hope dériva vers son visage. « Ce vaisseau et son équipage attaqueront quiconque nous désignera son commandant, continua le second de la même voix glaciale. En particulier un bâtiment mutin commandé par une triste parodie d'officier, sans courage et seulement soucieuse de son sort, qui aura refusé les ordres légitimes d'un supérieur. — Cela suffit, Ansten, dit calmement Terekhov. — Sauf votre respect, capitaine, cela ne suffit pas, intervint ho Anders. Madame Hope a suggéré qu'elle résisterait à vos ordres en employant la force. Elle a aussi affirmé que vous ne commandiez qu'un seul vaisseau. Cette dernière déclaration est incorrecte. » Il regarda tout droit Hope de ses yeux noirs glaciaux. « Si vous étiez assez inconsciente pour mettre votre menace à exécution et si – ce dont je doute fort – votre équipage acceptait d'exécuter vos ordres, vous vous rendriez compte que vous n'auriez pas seulement à affronter l' Hexapuma. — Vous ne pouvez pas sérieusement envisager de participer à ça ! protesta l'interpellée. — Si », dit calmement Anders. Il eut un très vague sourire. « Mon vaisseau est encore plus vieux que le vôtre. Et, pour être franc, il a assez mauvaise réputation, n'ayant jamais eu beaucoup de chance avec ses commandants. Je ne compte pas aggraver cette réputation. En fait, je vais enfin l'effacer pour de bon. Et, s'il me faut pour cela commencer par faire péter votre cul inutile au beau milieu de l'espace, je n'hésiterai pas. » Hope le fixa un instant puis observa les autres visages autour de la table. Sa bouche se crispa lorsqu'elle s'avisa qu'elle était seule. « Pacha », dit alors une autre voix. Elle tourna vivement la tête vers le capitaine Diamond qui parlait pour la première fois. « Pacha, reprit tristement son second, ils ont raison. Vous avez tort. Et notre équipage ne vous suivra pas dans cette voie. — Il n'a pas le choix ! répondit-elle sèchement. — Vous ne pouvez pas avoir le beurre et l'argent du beurre, dit Terekhov. Si votre équipage est contraint de vous obéir parce que vous êtes son officier supérieur, vous êtes contrainte de m'obéir parce que je suis le vôtre. Si vous avez le droit de choisir à quels ordres vous obéissez, il a celui de refuser les vôtres. — Mais... — Ceci n'est ni un club de débats ni une organisation démocratique, capitaine Hope, et cette discussion est à présent close. Puisque vous vous estimez incapable d'exécuter mes ordres, vous êtes relevée de votre commandement du Vigilant. Le capitaine Diamond vous remplacera. Cette mesure prend effet immédiatement. — Vous ne pouvez pas faire ça ! s'écria Hope. — Je viens de le faire, répondit Terekhov, glacial, et je ne tolérerai plus aucun manque de respect. Vous avez deux possibilités, capitaine, mais aucune n'inclut le commandement du Vigilant. Vous pouvez vous dissocier des actions de l'escadre... (il se permettait enfin de prononcer le nom qu'employaient déjà les autres) et gagner Fuseau à bord du messager que j'entends y envoyer avant de partir pour Monica. Sinon, vous demeurerez à bord de l'Hexapuma, assignée à vos quartiers, jusqu'à ce que nous retournions en Fuseau pour répondre de nos actes devant nos supérieurs. » En elle, quelque chose flancha devant les yeux d'acier qui plongeaient au fond des siens. « Que choisissez-vous, capitaine ? » CHAPITRE CINQUANTE-CINQ Le messager de la Couronne en provenance de Lynx jaillit du terminus central du nœud du trou de ver de Manticore dans un éclair d'énergie de transit bleu. Il paraissait petit et insignifiant, perdu parmi les cargos et les lourds transports de passagers, mais son transpondeur à l'impérieuse stridence lui donnait la priorité sur eux tous. Quand l'astrocontrôle eut jonglé avec les files d'arrivée et de départ afin de lui dégager une route, il fila vers le vaisseau amiral de la Flotte sous une accélération de presque huit cents gravités. Il parut encore plus minuscule lorsqu'il décéléra furieusement pour une interception zéro-zéro avec le massif super-cuirassé porte-capsules. Les apparences étaient toutefois trompeuses : aussi petit qu'il fût, ce messager transportait la dépêche qui allait mettre en marche des millions et des millions de tonnes de vaisseaux de guerre. « Avec quelle viande crue nourrissez-vous vos commandants de croiseur, Hamish ? s'enquit sur un ton acide la reine Élisabeth III de Manticore. — Sauf le respect de Votre Majesté, elle se montre assez injuste, répondit le Premier Lord de l'Amirauté Hamish Alexander, amiral des Verts (retraité) et treizième comte de Havre-Blanc, sur un ton formel inhabituel, à la femme qu'il connaissait depuis sa naissance. — Au contraire, Hamish, dit aigrement son frère William Alexander, Lord Alexander, récemment fait baron de Grandville, et Premier ministre du Royaume stellaire de Manticore. J'estime la question d'Élisabeth excellente. Nous avons déjà sur les bras une guerre qui ne se déroule pas si bien que ça. Avons-nous besoin d'en provoquer une autre avec la Ligue solarienne ? — Madame, monsieur le Premier ministre, j'admets que le minutage aurait pu être meilleur, intervint Sir Thomas Caparelli, Premier Lord de la Spatiale et commandant en chef de la Flotte royale manticorienne, sur un ton à la légèreté trompeuse. Après avoir lu les dépêches de l'amiral Khumalo et étudié avec Patricia Givens le rapport du commandant de l'Hexapuma, cependant, je ne pense pas que Terekhov ait énormément le choix. — Peut-être pas. Sans doute pas. Mais, je l'avoue, j'aurais préféré qu'il consulte à tout le moins la baronne de Méduse avant de partir violer l'espace territorial monicain. Un homme ayant son expérience des affaires étrangères est fatalement conscient d'être en train de jongler avec des ogives laser ! » dit Sir Anthony Langtry, le ministre des Affaires étrangères de Manticore. Naguère fusilier, abondamment décoré, il semblait pris entre ses instincts politiques et militaires. — C'est le moins qu'on puisse dire, acquiesça le baron de Grandville, grave. La situation politique de l'amas de Talbot est assez complexe sans qu'on balance un pavé pareil dans la mare ! — Soyez juste, Willie », fit Élisabeth, un peu à regret. Elle leva la main pour caresser les oreilles du chat sylvestre étendu sur le dossier de son fauteuil, et son expression se détendit –un peu. « Ladite situation politique s'est énormément améliorée lors des deux derniers mois et, d'après les messages de dame Estelle, il semble évident que nous le devons à Terekhov et à Van Dort. — Malgré Augustus Khumalo, admit Caparelli avec aigreur. — Je commence à me dire que nous avons peut-être été un peu injustes dans notre jugement de Khumalo, Thomas, dit Havre-Blanc. Ce n'est pas un génie, ce ne sera jamais un excellent commandant au combat, mais j'ai l'impression qu'il a tout de même travaillé comme un fou. Je contesterais certaines de ses décisions de déploiement, mais il n'a pu œuvrer qu'avec ce qui restait une fois que nous avons essoré la serviette. En outre, quels que soient ses défauts, il sait visiblement à quel moment il est nécessaire de soutenir les intuitions d'un subordonné. — Dois-je comprendre à cette remarque que, selon toi, Terekhov sait ce qu'il fait? » demanda Grandville. Son frère inclina un instant la tête de côté puis la hocha lentement. « Oui, dit-il, je crois bien. Quoi qu'il en soit, je ne vais pas m'amuser à le contredire d'ici. C'est lui qui est sur place. Qu'il ait tort ou raison, il a fait preuve d'assez de courage moral pour prendre une décision difficile. — Hamish, reprit la reine, plus calme mais toujours inquiète, en caressant le chat, je suis tout à fait d'accord pour dire qu'il nous faut apprendre d'une manière ou d'une autre ce que mijotent Monica et Mesa. Je frissonne de penser à la manière dont la Ligue va réagir au petit acte de piraterie de Terekhov mais, compte tenu des circonstances, je pourrais même le soutenir en la matière. Ce sont ses autres décisions, qu'il soit prêt à échanger des missiles avec une nation stellaire souveraine aussi proche de la Sécurité aux frontières, qui me terrifient. — Tout d'abord, Élisabeth, dit Havre-Blanc, il a pris grand soin de monter son affaire pour que vous puissiez vous en sortir en le sacrifiant. Ensuite, s'il a raison, nous échangerons de toute façon des missiles avec la nation stellaire souveraine en question dans un avenir proche. Enfin, il n'est absolument pas concevable que le "président Tyler" se soit engagé à prendre un tel risque s'il ne disposait pas de l'approbation tacite de la Sécurité aux frontières. Donc, en supposant que Terekhov ait raison, la seule chose qui changera vraiment, c'est l'endroit où aura lieu l'échange de missiles. Et, peut-être, l'identité de ceux qui se feront tirer dessus. — Hamish a raison, madame, dit Langtry. Et j'ajoute une chose : il y a des trous énormes dans ce qu'a assemblé Terekhov mais, sur la seule base de ce qu'il a déjà réussi à prouver, cette histoire pue le rat crevé. J'ai consulté notre dossier sur Lorcan Verrochio, le commissaire de la Sécurité aux frontières dans la région. Nous ne disposons pas d'autant de détails que j'en souhaiterais, mais il ne fait aucun doute que cet homme est dans la poche de Mesa. Certains détails que nous a rapportés Anton Zilwicki il y a quelques années tendraient même à prouver qu'il touche des pots-de-vin pour protéger le trafic d'esclaves. Si Jessyk est impliquée, Votre Majesté peut être absolument sûre que l'opération dispose du consentement entier de Verrochio. — Merveilleux, soupira Grandville. Donc il est sans doute vraiment question de responsabilité solarienne directe. — Oui et non, Willie, dit Havre-Blanc. D'après Tony, la DSF est impliquée. Ce n'est pas la même chose que la Ligue. Et ce n'est même pas la même chose que la totalité de la Sécurité aux frontières. Verrochio joue un peu les satrapes à la frontière sud de l'amas. Qu'il puisse ou non compter sur le soutien de ses camarades satrapes de la DSF ou de la Ligue solarienne est une question ouverte. Cela dépend sans doute de la profondeur à laquelle il a plongé la main dans le bocal de gâteaux – et s'il l'a fait publiquement. — Quoi qu'il en soit, madame, il n'est rien en notre pouvoir pour annuler ce qu'a entrepris Terekhov, observa Caparelli pour remettre la conversation sur ses rails. Tout ce qui nous est vraiment possible, c'est déterminer de quelle manière nous devons enchaîner. — Quelle est l'estimation la plus sérieuse de l'Amirauté quant à la réaction de la Flotte solarienne à une attaque contre Monica, Hamish ? interrogea Grandville. — À court terme, cela pourrait dépendre de notre volonté de renforcer Lynx et l'amas. Les effectifs actuels de Khumalo sont si faibles que ceux de la FLS assignés au soutien de la DSF pourraient probablement les éliminer sans subir de grosses pertes. Si nous les renforçons d'une ou deux escadres de gros vaisseaux modernes, nous obligerons le commissaire Verrochio à demander des renforts substantiels pour avoir un espoir de nous résister. Et, comme je le disais, tout dépend de ce que Verrochio lui-même sera prêt à risquer et de la bonne volonté que mettront les autres à lui emboîter le pas. Si nous expliquons sans ambages que cela coûtera plus à la Ligue qu'elle ne pourra gagner ensuite dans l'amas, les chances pour qu'il obtienne du soutien devraient assez nettement dégringoler. — C'est exact, fit Caparelli. Cela dit, je n'aime guère l'idée de diriger assez de forces vers le Talbot pour constituer un repoussoir crédible, alors que nous sommes encore un peu justes sur le front. Nous venons enfin de renforcer assez la Huitième Force pour permettre à la duchesse Harrington de passer d'une attitude défensive à une attitude relativement offensive. Il me déplairait que cette histoire fasse diversion et la remette dans sa position précédente. — Soit », dit Havre-Blanc, grave, en se rappelant les mois interminables durant lesquels, lui-même commandant de la force en question, il avait attendu des renforts qui n'arrivaient jamais. En outre, il avait une raison très personnelle d'assurer que l'actuel commandant de la Huitième Force disposât de tout ce dont il avait besoin avant de partir au combat. « Néanmoins, continua-t-il, je crois que nous devons diriger au moins quelques unités vers le Talbot. Mettons envoyer deux escadres de croiseurs de combat et une de PBAL dans l'amas proprement dit, ainsi que deux escadres de supercuirassés porte-capsules et une autre de PBAL de la Première Force au terminus de Lynx ? — Et les faire jouer au bonneteau à travers le noeud ? fit Caparelli, pensif. — Oui. » Havre-Blanc grimaça. « Ça ne me plaît pas trop. Théoriquement, c'est assez élégant, je suppose, mais, si nous nous trouvons obligés de déplacer le détachement de la Première Force plus profondément dans l'amas, nous perdrons la possibilité de le rapatrier rapidement en cas d'urgence. En prévoyant le pire, nous pourrions aussi nous retrouver obligés de rappeler ce détachement sans tenir compte des dangers pour Lynx ou l'amas, en raison d'une menace possible sur le système mère. — Les forts de Lynx seront opérationnels d'ici quelques mois, remarqua Caparelli. Une fois qu'ils assumeront la protection du terminus, nous pourrons retirer nos escadres lourdes et, sans doute, augmenter le potentiel de l'amas lui-même de quelques croiseurs et croiseurs de combat. Et, si l'annexion se concrétise... (un coup d'œil à Grandville et à la reine lui obtint deux hochements de tête confiants) nous commencerons à déployer des groupes de BAL dans chacun de nos nouveaux systèmes. Voilà qui devrait nous procurer un peu de défense locale en profondeur et libérer nos unités hypercapables pour servir de brigade de pompiers itinérante. » Havre-Blanc hocha lentement la tête, les lèvres pincées, tandis qu'il envisageait options et scénarios. Cette proposition paraissait constituer leur meilleure chance. En outre, se rappela-t-il, Caparelli était le Premier Lord de la Spatiale. Ces décisions-là le regardaient, aussi difficile qu'il fût à son supérieur politique de garder sa propre cuiller hors du pot. « C'est une décision opérationnelle, madame, dit-il à la reine. En tant que telle, c'est le bailliage de l'amiral Caparelli. Pour ce que ça vaut, j'estime qu'il s'agit de l'option la plus pratique et je la soutiendrai officiellement en ma capacité de Premier Lord. » Caparelli resta muet mais, à son expression, on sentait qu'il comprenait combien il était difficile, en un tel moment, pour un officier de l'expérience et de la stature de Havre-Blanc de se retenir de pousser du coude son subordonné en uniforme. « Très bien, Sir Thomas, dit Élisabeth. Je désire envoyer un agent expérimenté du ministère des Affaires étrangères pour traiter directement avec Monica. Qui me suggéreriez-vous, Tony ? — Nous pourrions tout simplement ajouter cela au fardeau de Terekhov », dit Langtry avec un sourire en coin. La reine renifla. « Son expérience des affaires étrangères date un peu trop pour que je me satisfasse de cette solution. Par ailleurs, charger l'homme que nous envisageons de désavouer de procéder à ce désaveu en notre nom pourrait se révéler un peu malaisé. Suggestion suivante. — Ma première idée serait de demander à Estelle de s'en occuper, à présent que la Constitution a été votée, reprit bien plus sérieusement le ministre, mais elle se trouve toujours en Fuseau. » Il fronça le sourcil, concentré. « Je pense qu'on pourrait refiler le bébé à Amandine Corvisart. Qu'en pensez-vous, Willie ? — Que c'est une excellente idée », répondit Grandville. Dame Amandine Corvisart était une Manticorienne de deuxième génération, dont la famille avait fui la République populaire de Havre soixante-cinq ans T plus tôt. « Elle est aussi têtue qu'un bouledogue mais elle sait contrôler les situations plutôt que les exacerber. — Et elle sera prête à faire participer activement Van Dort à toutes les négociations, ajouta Langtry avec un hochement de tête. — Quand pourra-t-elle être mise au courant et prête à partir ? demanda la reine. — Malheureusement, madame, la mise au courant ne sera en l'occurrence pas très longue, répondit Langtry, sarcastique. Je dirais qu'il faudra quarante-cinq minutes pour que je lui donne ses instructions et sans doute deux heures de plus pour qu'elle fasse ses bagages. Ensuite, le temps nécessaire pour qu'elle rejoigne les renforts. Elle s'informera sur la situation en chemin, en lisant les rapports de Terekhov et de Khumalo. — Et quand pourrons-nous commencer à redéployer, Sir Thomas ? s'enquit-elle. — Je peux arracher une escadre de croiseurs de combat et une division de PBAL à la Première Force et les faire partir pour Monica dans les deux heures, madame. Je vais demander à l'amiral Yanakov si je puis lui échanger une de ses divisions de supercuirassés porte-capsules contre une de nos divisions Redoutable. Il faudra un peu plus longtemps pour déplacer les escadres lourdes, mais je devrais pouvoir les faire partir d'ici, mettons, six heures. J'enverrai les éléments de soutien dans les deux jours qui suivront. — En ce cas, nous laissons cela entre vos mains, conclut la souveraine, une lueur dure dans ses yeux bruns. Envoyez les forces légères le plus vite possible. Nous dépêcherons dame Amandine à leur suite à bord d'un messager. Elle les rattrapera bien avant qu'ils n'arrivent à Monica. — Bien, madame. — Quand vous donnerez leurs ordres à vos officiers, amiral, reprit la reine, je désire que vous rendiez un point parfaitement clair. Vous les informerez que, dans la mesure du possible, ils doivent éviter les incidents avec des unités solariennes. Ils sont autorisés à attaquer les unités monicaines à leur discrétion, selon la situation qu'ils trouveront sur place, mais je préférerais éviter une escalade et une confrontation directe ouverte entre la Ligue et nous. Toutefois, veillez à ce qu'ils comprennent qu'éviter les incidents avec les Solariens "dans la mesure du possible" ne signifie pas – je répète : ne signifie pas – reculer d'un pouce en ce qui concerne notre souveraineté sur le terminus de Lynx ou la défense de tout système stellaire représenté à l'Assemblée constituante de Lin. Pas d'un pouce. » Elle jeta un coup d'œil à Grandville, lequel se contenta de hocher la tête pour affirmer qu'il comprenait la politique venant d'être énoncée. Elle se retourna alors vers Sir Thomas Caparelli. Le chat allongé sur le dossier de son fauteuil adressa un bâillement à l'amiral, dévoilant des crocs blancs comme neige et pointus comme des épingles. « Dieu sait que nous n'avons pas besoin d'une guerre contre la Ligue. Mais nous n'allons pas laisser un bureaucrate de la Sécurité aux frontières comploter avec des sangsues telles que Manpower et Jessyk & Co. pour nous chasser de l'amas afin de pouvoir le saigner à blanc. Pas à présent que l'Assemblée a enfin voté une Constitution acceptable. Si cela nous oblige à affronter la FLS, qu'il en soit ainsi. » — Bonjour, mesdames et messieurs », dit Aivars Terekhov. Il occupait la tête de la table de la salle de briefing, flanqué d'Ansten FitzGerald à sa gauche et dito Anders à sa droite. Ce dernier lui servait de second, tandis que FitzGerald était ce que l'escadre avait de plus proche d'un capitaine de pavillon. Naomi Kaplan était assise près de FitzGerald, et tous quatre faisaient face à l'affichage de com holographique à l'autre bout de la table — étendu à sa taille maximum, jusqu'au plafond, et divisé en dix-neuf quadrants, chacun occupé par un des commandants ou seconds de l'escadre. Malgré l'efficacité de la conférence électronique, Terekhov aurait nettement préféré une présence physique à ces fantômes holographiques. Toutefois, l'escadre plongeait alors le long d'une onde gravitationnelle de l'hyperespace. Anders se trouvait à bord de l'Hexapuma depuis qu'ils avaient quitté le point médian, conférant en personne avec son supérieur afin d'être sûr de saisir exactement ce qu'il avait en tête. Les autres officiers étaient coincés à bord de leurs propres vaisseaux —pour le moment, à tout le moins — car il était impossible à tout petit bâtiment à propulsion par impulseur de transférer du personnel au milieu d'une onde gravitationnelle. Or ils n'avaient pas le temps d'attendre que l'escadre en sortît. Il n'y avait, d'après les horloges de l'univers, que six jours de voyage entre le point médian et Monica. L'Hexapuma et ses compagnons voyageant à soixante-dix pour cent de la vitesse de la lumière, cela réduisait le temps dont ils disposaient à un tout petit peu plus de quatre jours. Le capitaine Kaplan va vous exposer notre plan d'opérations, continua-t-il d'un ton égal. Permettez-moi de souligner encore une fois que, quoique prêt à user de la force si nécessaire, je considère qu'il s'agit d'un dernier recours. J'ai l'intention d'exiger de la Flotte monicaine qu'elle mette en panne toutes ses unités. Et, spécifiquement, que soit évacué le personnel de la base Éroïca, laissant tous les vaisseaux en place en attendant l'arrivée d'une autorité manticorienne compétente pour gérer la situation sur des bases diplomatiques. J'aime à croire le président Tyler trop bon joueur de poker pour continuer à bluffer alors qu'il n'en a pas les moyens. Même dans le cas contraire, je l'espère assez malin pour deviner que nous nous retirerons vite de Monica, par exemple après une démonstration de force destinée à prouver que nous gardons l'œil sur lui. En ce cas, il réussira sans doute à conserver ses nouveaux jouets, une perspective qui devrait le tenter. Bref, je ne veux tuer personne que nous ne soyons pas obligés de tuer, et je n'ai aucune envie de détruire des vaisseaux pour le plaisir de les détruire. Si nous pouvons maîtriser la situation sans tirer un seul missile, j'en serai enchanté. » Il laissa ses interlocuteurs digérer ce qu'il venait de dire puis agita la main droite. Cela étant, nous devons nous préparer à la possibilité que Tyler choisisse de refuser mes exigences. Et, ce qui est peut-être encore plus juste, nous devons avoir conscience du fait qu'un gouvernement comme le sien, de par sa nature même, va sûrement chercher à gagner du temps. Au moins pour continuer à nous faire parler jusqu'à ce qu'il puisse dresser toute sa flotte face à nous. Il se dira, j'imagine, que nous affronter ainsi nous fera ciller et, à tout le moins, hésiter. Si nos soupçons — mes soupçons — sont fondés, il existe aussi une possibilité très réelle que d'autres forces soient déjà en mouvement : pour peu qu'il nous retarde assez, des unités solariennes ou, en tout cas, de la DSF risqueront d'arriver en renfort des siennes. » Aussi favorable que je sois à une solution diplomatique, je ne veux pas laisser la situation s'enliser. Je compte agresser l'officier responsable de la base Éroïca avec le plus de vigueur possible. Idéalement, le pousser à accepter de sa propre autorité l'ordre de mise en panne puis prendre le contrôle physique de la base aussi vite que possible — de préférence avant que son président ne puisse lui ordonner de faire traîner. Si la Ligue est impliquée, je ne voudrais pas donner à Tyler le temps d'appeler ses amis de la DSF et de ramener une force d'intervention de la FLS pour nous montrer la porte. Si l'officier ne manifeste pas immédiatement son intention d'obtempérer, nous détruirons bel et bien ses croiseurs de combat... et toutes les unités qui pourraient nous attaquer. Ce qui constitue une excellente raison de ne pas laisser aux Monicains le temps de les envoyer. Ce sera autant de gens que nous n'aurons pas à tuer. » Comme nul ne disait mot, il laissa son regard passer de quadrant en quadrant, croisant celui de chacun des officiers, puis il hocha lentement la tête. « Le capitaine Kaplan va à présent vous expliquer de quelle manière je compte procéder pour attaquer si cela devient nécessaire. Capitaine ? » Il se tourna vers Naomi Kaplan. « Oui, monsieur. » Elle pivota pour faire face au com et tapa un ordre sur la console qui se trouvait devant elle, faisant surgir un schéma holographique du système de Monica. « Comme vous le voyez, mesdames et messieurs, la base Éroïca, le principal chantier spatial monicain, se situe dans la ceinture d'astéroïdes éponyme, laquelle orbite sur un rayon moyen d'environ dix-neuf minutes-lumière et demie. Elle est très étendue, bien plus grande que ne le justifieraient les besoins d'une flotte de cette importance, parce qu'on a tiré parti de la proximité de la ceinture pour y installer un complexe d'industries lourdes destiné à l'ensemble du système. Toute cette section-ci... (elle fit apparaître en surimpression un schéma plus détaillé de la base Éroïca elle-même et entoura un tiers de sa surface d'une fine ligne verte) est un centre commercial civil qui dessert les industries minières de la ceinture. » Elle écarta la seconde image afin de dégager celle du système entier. « Comme vous le voyez également, pour le moment, la base se trouve presque en opposition directe à la planète Monica. Elles sont séparées de près de trente minutes-lumière, avec la primaire au milieu, si bien que les communications luminiques entre l'Éroïca et le gouvernement monicain vont être lentes et lourdes. Le besoin de leur faire contourner l'étoile va augmenter le délai de réception des messages d'un peu plus de quarante-cinq minutes. En outre, la base se trouve à moins d'une minute-lumière et douze secondes de l'hyperlimite, que nous pourrons donc rejoindre rapidement. » Elle laissa à ses interlocuteurs quelques instants pour étudier le plan puis refit glisser le schéma de la base au centre du visuel. « Voici ce que le drone de reconnaissance du Copenhague a déterminé. J'ai surligné en rouge les Infatigables. Comme vous le voyez, la plupart sont rassemblés dans un espace assez réduit autour de la principale station spatiale, à l'autre bout du complexe par rapport aux éléments civils. Ceux-là... (deux icônes frôlaient des voyants lumineux ambrés, parmi les plates-formes civiles) bénéficient des services des vaisseaux de radoub. Il y a aussi dans la même zone six croiseurs et contre-torpilleurs, tous plus anciens — du moins s'y trouvaient-ils lors du passage du drone. Franchement, en dehors du potentiel d'"augmentation de la mise" dont a parlé le commandant, les unités spatiales des Monicains ne nous poseront de problème particulier que si nous merdons vraiment. En plus des vaisseaux, toutefois, on a des lance-missiles déployés sur ces astéroïdes-ci, surlignés en jaune, et la base spatiale elle-même dispose de trente-deux tubes. Nous ne savons pas s'ils sont récents ou non, mais ils sont en tout cas assez gros pour lancer des missiles solariens de la dernière génération. Dans des circonstances normales, un système tel que Monica disposerait seulement de la version pour l'exportation, avec têtes chercheuses et système GE revus à la baisse, mais, compte tenu de la présence des Infatigables, ce n'est peut-être pas le cas ici. Il nous faut donc garder à l'esprit qu'ils pourraient nous faire très mal si nous nous aventurons à leur portée effective. » Kaplan marqua une nouvelle pause, attendant de voir s'il y avait des questions. Il n'y en eut pas, aussi continua-t-elle. En plus des unités spatiales et des vaisseaux de radoub, le drone a repéré une demi-douzaine de grands cargos. Il n'y a aucun moyen de savoir ce qu'ils font là, mais ils semblent constituer une concentration excessive de tonnage marchand pour un système tel que Monica, surtout aussi loin de sa seule planète habitée. Jusqu'à ce que nous prenions le contrôle de la base, nous ne pouvons que formuler des hypothèses quant à leur rôle, mais j'ai la ferme conviction qu'ils sont mêlés à l'arrivée de tous ces croiseurs de combat et, peut-être, au soutien apporté par Jessyk à l'ALK et au MIM. À moins qu'ils ne nous donnent une bonne raison de décider qu'ils représentent une menace immédiate, toutefois, nous les traiterons comme une partie de l'infrastructure civile et tenterons de limiter les dommages qui leur seront infligés si on en arrive à se battre. » Elle bannit de nouveau le schéma de la base Éroïca au bord de l'affichage global. Une ligne verte se traça, partant d'un point situé tout près de l'hyperlimite du système et s'achevant par une flèche pointée tout droit vers la base. — Dans les grandes lignes, ce que nous allons faire, c'est opérer notre translation alpha juste au-delà de l'hyperlimite. Dès notre émergence dans l'espace normal, le Volcan commencera à décélérer : nous n'avons aucune intention d'exposer votre vaisseau à des tirs de missiles, capitaine Badmachin. — Il est bien agréable de le savoir, capitaine, répondit l'intéressée avec un petit rire de gorge. Ma coque est trop fine pour bien réagir aux objets pointus et aux lasers. — C'est ce qu'a pensé le commandant, dit Kaplan en souriant. Tout en décélérant, toutefois, vous commencerez aussi à déployer des capsules lance-missiles. Nous nous rabattons sur les vieilles tactiques, et nous allons approcher en tractant un lourd chargement. Il est possible que la base Éroïca dispose de gros missiles solariens pour ses tubes, mais elle n'a aucune chance de rien avoir qui égale la portée en propulsion de nos capsules ou des Mark 16 de l'Hexapuma. Une fois les capsules distribuées, nous continuerons notre route, opérerons le renversement et décélérerons pour nous arrêter par rapport à la base à environ huit millions de kilomètres, donc un million et demi de kilomètres au-delà de leur portée maximale probable. Cela nous permettra de les garder en joue pendant que nous négocierons. Nous déploierons aussi une enveloppe de capteurs passifs pour couvrir nos flancs. Franchement, il serait suicidaire de la part de la Flotte monicaine d'essayer de nous attaquer, même si elle avait une chance d'échapper à nos capteurs, mais nous n'avons l'intention de prendre aucun risque. » Si le commandant et monsieur Van Dort parviennent à négocier, nous serons assez près pour obtenir confirmation par capteurs de l'évacuation de la base Éroïca. Une fois que nous aurons la conviction raisonnable qu'elle a bel et bien été évacuée, nous enverrons les fusiliers de l'escadre dans des pinasses afin d'en prendre le contrôle. Si les Monicains refusent de désarmer et d'évacuer, toutefois, nous attaquerons. » Même le bombardement le plus précis à l'aide d'ogives laser causera des dommages collatéraux, continua-t-elle en levant les yeux du répétiteur pour soutenir fermement le regard combiné des autres officiers. À huit millions de kilomètres, notre contrôle de feu devrait nous donner une bonne précision, et nous ferons de notre mieux pour nous en tenir aux croiseurs de combat. Notre objectif est de neutraliser ces vaisseaux, mesdames et messieurs, pas de tuer des Monicains ni de démolir la base Éroïca. Nous ne désirons même pas détruire leurs lance-missiles défensifs ni leurs postes de défense active si nous pouvons mettre hors service les croiseurs de combat sans nous en prendre à ces installations. Cependant, si nous recevons l'ordre d'ouvrir le feu, nous allons au moins infliger de graves dégâts au secteur militaire de la base et tuer du personnel. Nous ferons de notre mieux pour l'éviter mais nous n'avancerons pas l'escadre à une portée qui nous ferait risquer des pertes matérielles ou humaines de notre côté juste pour épargner les Monicains. » Elle se tut à nouveau, fixant les officiers qui la fixaient en retour, puis elle hocha légèrement la tête. — C'est donc l'idée générale, dit-elle. Maintenant, je vais reprendre tout ça plus en détail et aborder la mission spécifique de chaque vaisseau. Je vous remercierai de garder vos questions pour la fin, moment auquel je tenterai d'y répondre aussi complètement que possible. » Elle attendit que chacun eût hoché la tête pour indiquer qu'il comprenait, puis commença. « Dès que nous aurons opéré notre translation alpha, capitaine Badmachin, votre vaisseau... » CHAPITRE CINQUANTE-SIX — Des nouvelles de la petite force d'invasion du commodore Horster ? s'enquit Isidore Hegedusic. — Non, monsieur. » L'officier des communications se tourna à demi dans son fauteuil confortable de la u passerelle de commandement » spacieuse d'Alpha Prime, le poste militaire principal de la base Éroïca. « Voulez-vous que je tente de le joindre ? — Non, non. » L'amiral secoua la tête, sourit et se détourna. Il avait énormément à faire, et s'inquiéter de la manière dont Janko Horster utilisait ses nouveaux jouets était pour le moins peu professionnel. C'est de l'envie, se dit-il avec un reniflement mental. De l'envie pure et simple. j'aimerais sacrément mieux me trouver là-haut, sur une véritable passerelle, que jouer les commandants de cette boîte de conserve plaquée or. Bon, d'ici deux semaines, j'aurai assez de vaisseaux pour reprendre son coffre à jouets à Janko et m'amuser avec moi-même. Il eut un petit rire et franchit l'écoutille de son bureau privé. Un voyant d'appel clignotait régulièrement sur son com personnel. Il se laissa tomber dans son fauteuil avant de presser le bouton d'acceptation. Le papier peint personnel d'Izrok Levakonic emplit l'écran, et une voix informatique courtoise demanda à Hegedusic d'attendre un petit moment. Il ne s'écoula pas plus de quinze secondes avant que le papier peint ne disparût au profit d'un Levakonic souriant. L'amiral sourit en retour. Bien qu'il se fût promis de ne pas apprécier le cadre de Technodyne – lequel n'était après tout qu'un capitaliste corrompu et trop performant, affecté d'une avarice nourrie aux stéroïdes –, il en était arrivé à l'apprécier tout de même. Ce n'était pas qu'il fût aveugle à ses traits de caractère déplaisants. La plupart étaient toutefois déplorablement courants dans l'entourage du président Roberto Tyler. Levakonic avait simplement eu la chance de tomber dans une auge bien plus grande que n'en rêvaient la plupart des Monicains. Et, d'un point de vue personnel, il possédait un sens de l'humour aigu et la volonté de retrousser ses manches pour mettre les mains dans le cambouis quand la tâche en cours l'exigeait. « Isidore, dit l'appelant avec un signe de tête. — Izrok, répondit Hegedusic. — J'aimerais m'informer de la manière dont se déroulent les manoeuvres d'entraînement de Horster jusqu'ici. » L'amiral eut un petit rire. « Vous aussi ? Je viens tout juste de harceler le personnel de com à ce sujet. Aucun rapport pour l'instant. — Parfait, je vous avais dit que vous apprécieriez les capacités GE. — Je n'en ai jamais douté. Ce dont je doutais et, d'ailleurs, doute toujours, c'est que nos gens puissent en tirer les mêmes performances que les Solariens. — Les équipages de la Flotte solarienne ne mesurent pas dix mètres de haut et ils ne traversent pas de grands plans d'eau à la nage sous prétexte que ça raccourcit le chemin, dit Levakonic. L'éducation de base compte, bien sûr, elle compte beaucoup, mais pas autant que l'éducation sur le tas avec de bons instructeurs. Et vous avez mes gens pour l'entraînement. — Je vous garantis que les gars qui ont fabriqué les systèmes en connaissent bien mieux les capacités que les types en uniforme qui s'en servent sur le terrain. — Je vous crois. En fait, j'ai tendance à penser que Janko triche un peu, en ce moment. Je parie qu'il a demandé aux mêmes "instructeurs" de faire fonctionner les systèmes pour lui. Sinon, quelqu'un l'aurait repéré à l'heure qu'il est. Et, entre vous et moi, j'espère bien que quelqu'un va le repérer très vite. — Pourquoi ? » Levakonic plissa le front. « Ne le prenez pas mal, Isidore, mais s'il merde et qu'il laisse vos gars le repérer, c'est carrément mauvais signe. Les capteurs des Manties sont bien meilleurs que les vôtres – et même un peu meilleurs que les nôtres, d'ailleurs, si nos rapports sont exacts, malgré l'opinion de plusieurs de nos grands responsables du développement, qui affirment que les nôtres sont les meilleurs de l'univers. On n'a pas réussi à convaincre ces imbéciles du département de recherche de la FLS de nous prêter attention, bien sûr : ils sont bloqués dans le réflexe de rejet automatique dit "pas inventé chez nous". » Il eut un charmant sourire de petit garçon. « Bon, et aussi dans le soupçon tout aussi automatique qu'on leur raconte toutes ces histoires à propos des Manties pour leur faire peur et les convaincre d'investir plus d'agent dans notre département de recherche. Et il pourrait bien y avoir une minuscule trace de vérité là-dedans. » Mais ce que je cherche à dire, c'est que si vous arrivez à le repérer, il est tout à fait sûr que les Manties le pourraient aussi. — Je n'en doute nullement, dit Hegedusic en souriant, mais nous en sommes encore au tout début. Bon Dieu, il n'a eu que dix-huit jours pour s'entraîner. Il faut reconnaître une qualité à Janko : il apprend très vite. Je suis sûr qu'il réussira à nous tomber dessus sans se faire repérer d'ici très peu de temps, mais il y a un dîner fastueux et une bouteille de vin encore plus dispendieuse attachés à ses performances d'aujourd'hui. Alors, si ça ne vous dérange pas, je serais enchanté de voir ce glouton nous surprendre dès demain, tant que je n'ai pas besoin de le nourrir ce soir. — Ah ! Je ne me rendais pas compte que les enjeux militaires de l'exercice d'aujourd'hui étaient aussi élevés. À présent, je comprends, bien sûr. — Parfait. Et ne vous en faites pas. Je vous préviendrai dès que... — Excusez-moi, amiral. » Hegedusic tourna la tête. Un lieutenant d'aspect juvénile se tenait sur le seuil de l'écoutille ouverte du bureau. — Oui, qu'est-ce que c'est? demanda l'amiral, un peu irrité d'être dérangé au beau milieu d'une conversation privée. — Pardonnez-moi de vous ennuyer, amiral, mais on vient de repérer une empreinte hyper de bonne taille. — Une empreinte hyper ? Où ça ? » Un bref instant, il se demanda s'il pouvait s'agir de Horster, censé s'approcher discrètement » de la base Éroïca. Janko était toutefois persuadé que le Manuel avait été écrit tout exprès pour qu'il puisse l'ignorer, raison pour laquelle son supérieur l'avait choisi comme premier commandant de division. Il était donc possible qu'il tentât une approche ouverte, faisant semblant d'être quelqu'un d'autre et se servant de ses capacités GE toutes neuves pour déguiser ses signatures d'impulseurs en celles d'un vaisseau marchand ou quelque chose d'aussi saugrenu. — Azimut céleste zéro-six-trois, presque en plein sur le plan de l'écliptique, et à environ trois virgule huit millions de kilomètres de l'hyperlimite, amiral », répondit le lieutenant. Ça ne peut pas être Janko, fut la première pensée d'Hegedusic. Son plan de vol prenait son origine à Monica. Il n'a en aucun cas pu traverser l'hyperlimite, faire le tour et arriver de l'autre côté comme ça. Pas si vite. Ce fut donc sa première pensée. La seconde fut : Mais si ce n'est pas Janko, qui est-ce, bon Dieu? — Excusez-moi, commandant, dit le capitaine Wright. J'ai tapé un peu court. — Arrêtez de chercher des compliments, Toby, répliqua Terekhov sans quitter des yeux le répétiteur d'astrogation. Une erreur de cinq cent mille kilomètres sur un saut de trente-huit années-lumière ? Pour moi, c'est un coup dans le mille. » Il releva les yeux à temps pour voir le sourire de Wright. L'astrogateur, sans doute l'individu le plus renfermé à bord de l'Hexapuma, rationnait ses paroles comme si on les lui taxait. Il avait toutefois son propre sens de l'humour à froid, et ce sourire apprit à Terekhov qu'il l'avait surpris en train de l'exercer. — Je suppose que ce n'est pas trop loin des prévisions, pacha », observa Ansten FitzGerald sur le canal de communication avec le contrôle auxiliaire. Terekhov avait un peu repensé l'organisation, et FitzGerald se trouvait en compagnie de Naomi Kaplan sur la passerelle de secours. Lui-même avait conservé Guthrie Bagwell sur la sienne pour gérer les systèmes de guerre électronique de l'Hexapuma, mais il avait échangé Kaplan et Abigail Hearns. Il envisageait de toute façon de prendre ses propres décisions tactiques, et, s'il lui arrivait quelque chose, son second disposerait de l'officier tac le plus expérimenté du vaisseau pour l'aider à gérer la situation. Paolo d'Arezzo se chargerait de sa console GE tandis qu'Aïkawa Kagiyama lui servirait d'officier tactique subalterne. Hélène Zilwicki – selon l'opinion secrète de Terekhov, la meilleure spécialiste tactique parmi les aspirants –, occupait le poste d'OTS pour Abigail sur la passerelle principale. « Oh, merci beaucoup, capitaine », dit Wright. Bernardus Van Dort secoua la tête. Le Rembrandtais en combinaison souple – qui, à y bien réfléchir, n'avait strictement rien à faire là – était assis au côté de Wright, sur un des strapontins que les aspirants occupaient en général lorsqu'ils observaient l'astrogateur. À son expression, il ne doutait pas que le second fût sur le point d'ajouter quelque chose... et il ne se trompait pas : « Ce que je m'apprêtais à dire, c'est que cinq cent mille kilomètres ne sont pas trop loin des prévisions... pour quelqu'un qui a du mal à compter jusqu'à onze sans enlever ses bottes. » Terekhov ricana, de manière toutefois plus ou moins absente, car il avait reporté son attention sur le répétiteur, vérifiant les alignements. L'escadre avait procédé à sa transition alpha en formation serrée et assez graduellement, depuis une vélocité initiale en hyper de 62 500 km/s. Compte tenu de l'inévitable fuite de vitesse, cela lui donnait une vélocité en n-espace de presque 5 000 km/s tout rond... droit vers la base Éroïca. Pour le moment, tous les vaisseaux décéléraient à trois cent cinquante gravités, afin de tenir compagnie au bâtiment arsenal, lequel freinait aussi fort que possible pour rester en dehors de l'hyperlimite, et leur formation paraissait quasiment parfaite. « Le capitaine Badmachin nous informe que le Volcan dépose ses capsules, commandant, annonça Amal Nagchaudhuri. — Je les ai sur le lidar, monsieur, confirma Abigail Hearns depuis le poste tactique. Le Sorcier est en train de ramasser celles qui lui sont allouées. — Très bien, dit Terekhov, avant de renifler quand Nagchaudhuri reprit : — Les Monicains nous hèlent, commandant. — Ils n'ont pas traîné. » Bien sûr, la position de la base I'eroïca, près de l'hyperlimite, n'induisait un retard de transmission que d'un peu plus de quatre-vingt-dix secondes. « Ne répondez pas encore, enjoignit le commandant à l'officier de coin. On va les laisser transpirer un peu. — Bien, monsieur. — Lieutenant Bagwell, continua Terekhov sans quitter le répétiteur des yeux, déployons les plates-formes GE. — À vos ordres, commandant. Déploiement engagé. — Très bien. Mademoiselle Zilwicki — Commandant ? — Déployez l'enveloppe de reconnaissance. — À vos ordres, monsieur, je déploie l'enveloppe de reconnaissance », répondit Hélène en commençant de taper des ordres sur sa console. Son pouls, elle le savait, était plus rapide qu'à l'ordinaire. Par bien des côtés, pourtant, elle avait l'impression de participer à une simulation. Ce qui, supposait-elle, était précisément la raison pour laquelle les élèves officiers passaient autant de temps dans les simulateurs. Le premier jeu de capteurs passifs fut largué et se déploya en une vaste sphère creuse autour de l'escadre. Au même moment, la jeune femme vit les plates-formes de guerre électronique se déployer autour de chaque vaisseau en une formation défensive plus serrée. Dans un coin de son esprit, elle ne pouvait s'empêcher de penser que Terekhov était un peu parano. Les Monicains ne pouvaient pas s'attendre à leur arrivée, et les meilleurs missiles solariens n'avaient une portée d'attaque par propulsion que de 6,5 millions de kilomètres, même réglés à demi-puissance. Sans parler du fait que, si l'électronique manticorienne était la meilleure jamais conçue par aucune Spatiale, les systèmes de surveillance monicains étaient des daubes solariennes obsolètes depuis au moins quarante ans T. Absolument aucune menace émanant de ce système n'aurait pu franchir son enveloppe de capteurs pour arriver à portée d'attaque sans qu'on en fût amplement prévenu. Mais ce n'était qu'un coin de son esprit. Le reste reconnaissait là un autre exemple de l'attention infinie que le pacha portait aux détails. Il mettait les points sur les i et les barres aux t bien à l'avance, quand il avait le loisir de veiller à ce que ce soit fait dans les règles. Qui avait dit, sur la Vieille Terre, qu'on pouvait lui demander n'importe quoi sauf du temps ? Napoléon, lui semblait-il. Bien entendu, malgré son génie stratégique sur terre, Napoléon ne touchait pas une cacahuète en matière de marine, mais ce conseil-là, en particulier, se transmettait bien à travers les siècles et convenait à n'importe quel officier. — Le Sorcier a son chargement de capsules complet, rapporta Nagchaudhuri. Le capitaine Diamond avance avec le Vigilant. — Merci, Amal », dit Terekhov sur un ton courtois et un peu distrait, auquel Hélène savait ne pas devoir se fier. C'était un reflet de sa concentration intense et non d'une quelconque distraction. La jeune femme songea au capitaine Diamond. Qu'éprouvait-il à présent? D'après ce qu'elle avait découvert, il servait sous les ordres du capitaine Hope depuis au moins deux ans T. Hope avait été ignominieusement renvoyée en Fuseau à bord du messager, en compagnie des dépêches du commandant, tel du fret superflu. Si la présente opération se soldait par le désastre qu'elle avait prédit, elle en sortirait sans doute comme l'unique commandant de l'escadre à la réputation intacte. Si c'était au contraire une réussite, elle serait connue dans toute la flotte comme le commandant d'un vaisseau de la Reine qui avait refusé, quelles qu'en fussent les raisons, d'affronter l'ennemi après en avoir reçu l'ordre. Et, dans un cas comme dans l'autre, Diamond devrait vivre en sachant qu'il avait choisi de lui succéder plutôt que de la suivre en exil. Hélène observa son propre répétiteur tandis que les capsules hautement furtives se rassemblaient autour de l'icône du Vigilant. Le dernier raffinement inventé par ArmNav était un petit faisceau tracteur incorporé dans chaque capsule. Quoique leur conception les rendît particulièrement adaptées aux récents supercuirassés porte-capsules et aux encore plus récents croiseurs de combat porte-capsules, il restait énormément de vaisseaux plus anciens ou plus petits – comme ceux de la petite escadre du capitaine 'Terekhov – qui ne pouvaient déployer des capsules que par traction – et en un nombre limité par celui des faisceaux tracteurs dont ils disposaient. En équipant les capsules elles-mêmes de faisceaux tracteurs, le problème se voyait surmonté, et Terekhov utilisait cet avantage au maximum. Lorsqu'il aurait terminé, ses vaisseaux ne dépasseraient plus les 35o g, mais ils disposeraient d'une puissance de feu à longue portée dévastatrice. Même les contretorpilleurs auraient dix capsules dans leur sillage. Chacun des trois croiseurs légers en aurait quinze, le Sorcier et le Vigilant vingt-trois, et l'Hexapuma pas moins de quarante. Au bout du compte, cela en ferait cent soixante et une, pour un total de I 710 missiles. Des missiles de la Flotte royale manticorienne –les plus meurtriers et ceux dont la portée était la plus longue qu'eût jamais connue l'espace. Elle doutait réellement que Monica possédât rien qui fût susceptible de résister à ça ! Non, pas janko, songea Isidore Hegedusic. Et, qui que ce soit, la manière dont ces gens-là arrivent ne me plaît pas beaucoup. Ce ne sont clairement pas des marchands, ils ignorent tout à fait nos signaux et, avec le cap qu'ils suivent, leur destination ne peut être que les chantiers spatiaux. Son expression était sinistre. Il n'y avait à sa connaissance qu'une seule flotte qui pourrait avoir à la fois intérêt à priver Monica de ses Infatigables et les couilles assez grosses pour lancer une frappe préventive afin d'atteindre ce résultat. Et si les rapports et rumeurs transmis par Levakonic étaient exacts, ces gens-là avaient les moyens de changer tout son complexe – ainsi que les irremplaçables croiseurs de combat qui s'y trouvaient, sans défense – en débris flottants bien avant d'arriver à portée effective de ses armes à lui. L'écoutille de la « passerelle de commandement » s'ouvrit et il regarda par-dessus son épaule. Levakonic entrait, revêtu d'une combinaison souple, tout comme l'amiral lui-même. En théorie, ce civil n'avait pas à se trouver là, mais Hegedusic n'allait pas pinailler sur une règle qui lui commanderait de chasser une source possible de conseils et d'informations. « Pas encore de communications de leur part ? demanda Levakonic d'une voix tendue. — Non, répondit Hegedusic, et ça fait dix minutes qu'on les hèle. Je me demande s'ils ne vont pas se contenter d'arriver à portée de tir et de nous éparpiller sans même s'identifier. » Comme son compagnon lui jetait un coup d'œil de côté, il haussa les épaules. « Réfléchissez-y. S'ils font sauter la base et qu'ils se tirent sans même revendiquer l'attaque, ce sera notre parole contre la leur si nous tentons de convaincre qui que ce soit de ce qui s'est produit. — Ils pourraient faire ça, oui », admit Levakonic en posant son casque sur une chaise inoccupée. Sa combinaison souple était un modèle civil mais pourtant bien plus efficace et résistante que celle d'Hegedusic. « Ils pourraient, répéta le Solarien, mais, s'ils le voulaient, ils n'auraient pas besoin de se rapprocher du tout. Si nos rapports sur la manière dont ils ont augmenté leur portée sont exacts, ils ont équipé leurs missiles de systèmes de propulsion multiples. — Quoi ? » L'amiral le regarda, abasourdi, et Levakonic eut un rire dur. — Je sais. Pour réussir ce coup-là, il faut qu'ils aient créé une toute nouvelle génération de vases à fusion superdenses, ou quelque chose comme ça. Nous savons qu'ils sont diablement bons pour mettre au point des composants, mais il existe des limites pratiques. Leurs missiles à longue portée initiaux étaient bien plus gros que ceux de la génération actuelle, donc ils les ont sans doute équipés de condensateurs améliorés. Bon Dieu! Vous avez vu nos missiles de dernière génération à nous, absolument énormes. Eh bien, ils restent équipés de systèmes de propulsion uniques qui durent juste un peu plus longtemps que les anciens avant de s'épuiser. Tout le reste du volume est réservé au carburant nécessaire pour profiter de l'endurance de la propulsion. » Si nos rapports sur Havre sont exacts, on s'y sert encore d'une énergie stockée pour les missiles. Ça pose un problème de capacité des soutes mais, déjà, on n'arrive à cela que parce qu'on a réussi à percer la technologie des condensateurs manticoriens de dernière génération. » Bien sûr, ajouta-t-il d'un ton aussi acide que du vinaigre, tout ce dont nous disposons depuis que Pierre et Saint-Just se sont fait renverser, ce sont de rumeurs et de rapports indirects. Le nouveau gouvernement n'a pas l'air de nous aimer beaucoup. Ce qui est, bien sûr, en partie de notre faute. » Il grimaça. « Les Havriens n'ont plus récupéré beaucoup d'échantillons de matériel mantie après le cessez-le-feu et, une fois qu'ils ont cessé de nous envoyer des rapports à ce sujet, nous n'avons guère cherché à favoriser leur programme de développement. euh... ils ont l'air d'avoir bonne mémoire, là-bas, et, quand Erewhon est passé dans leur camp, apportant des spécimens en état de marche de technologie manticorienne, leurs chercheurs nous ont plus ou moins dit d'aller nous faire voir. Nos derniers rapports datent donc de cinq ans T, et il est possible que tout cela soit caduc. » Mais, si ça ne l'est pas, les Manties construisent des missiles à longue portée bien plus petits qu'avant. Cela signifie qu'ils ont trouvé une meilleure solution que se servir de plus gros anneaux supraconducteurs. S'ils entassent deux – voire trois, d'après certaines rumeurs – systèmes de propulsion complets dans des missiles de la taille de ceux qu'ils sont censés employer, ils ne peuvent pas disposer d'un volume suffisant pour utiliser des supraconducteurs classiques afin de stocker l'énergie nécessaire à les alimenter. — Je suppose que non, acquiesça Hegedusic. Mais est-ce qu'il est vraiment possible de fabriquer un vase à fusion aussi petit ? — En théorie, oui. Avec un champ gravitique assez puissant pour réaliser le pincement, ça pourrait se faire. Mais la puissance initiale devrait provenir d'une source externe au missile, ce qui obligerait aussi à modifier de manière notable les lanceurs. Quoi qu'il_ en soit... (Levakonic secoua la tête, mettant fin aux spéculations) ce que je voulais de dire, c'est qu'ils ont une portée en propulsion illimitée dans les faits. Ils peuvent nous balancer ces saloperies depuis cinq ou six années-lumière, les faire accélérer jusqu'à la vitesse nécessaire et programmer leur deuxième niveau de propulsion pour se déclencher uniquement quand ils arrivent à portée d'attaque. S'ils ne poussent pas trop la vélocité maximale, ils évitent la dégradation des systèmes de capteurs intégrés à cause de l'érosion par particules, y compris pendant un très long vol balistique. — Mon Dieu! murmura Hegedusic. — Non, juste de très bons ingénieurs, dit son interlocuteur, sardonique. Et, avant de faire dans votre froc autant que moi quand j'en ai entendu parler pour la première fois, rappelez-vous ceci : un missile vaut autant que son contrôle de tir, pas plus, et même les Manties ne peuvent pas générer de bonnes solutions de ciblage ni gérer des corrections en cours de route à un demi-système stellaire de distance. Pour l'instant, ils ont une portée effective bien trop importante pour être mise en œuvre. En outre, même s'ils sont capables de lancer leurs missiles comme certaines de nos sources l'affirment, ils le paient de projectiles notablement plus gros que les nôtres, ce qui signifie qu'ils en ont un nombre moindre dans leurs soutes. Il est donc peu probable qu'ils tirent tous ceux qui seraient nécessaires pour obtenir une proportion significative de coups au but à une portée pareille – des milliers – en situation de combat. » Mais votre chantier spatial, c'est une autre affaire. Il ne peut pas éviter les coups et il n'a pas de barrières latérales. Donc, s'ils voulaient seulement démolir la base, ils pourraient balancer une salve de bonnes vieilles bombes atomiques de contact qui arriveraient ici à soixante-quinze ou quatre-vingts pour cent de la vitesse de la lumière. Vous n'auriez aucun moyen d'en arrêter assez, surtout s'ils agrémentaient l'assaut à l'aide de leurs nouveaux assistants de pénétration, et ils n'auraient même pas besoin de franchir l'hyperlimite pour y parvenir. — Mais nous ne savons pas encore s'ils vont la franchir ou non, remarqua Hegedusic. — Je pense que oui », dit Levakonic, grave. Comme le Monicain l'interrogeait du regard, il haussa les épaules. « À mon avis, ce gros salopard, là, est un cargo, Isidore – probablement un vaisseau arsenal. Ils ne vont pas l'emmener à un endroit où il pourrait lui arriver des bricoles, alors ils décélèrent pour rester à sa hauteur pendant qu'ils se chargent de capsules tractées. Une fois que ce sera fait, ils traverseront la limite, tandis que lui restera en arrière. — Qu'est-ce qui vous en rend si sûr ? — Je n'en suis pas sûr, non. Mais, s'ils le voulaient, ils pourraient faire tirer les capsules de là où ils le trouvent, et, s'il s'agit bien d'un vaisseau arsenal, on se fiche de la taille de leurs soutes : ils ont des missiles à claquer et ils pourraient accepter des solutions de ciblage assez médiocres. Donc, s'ils envisagent de s'approcher jusqu'à un point où ils en obtiendront de meilleures, je me dis qu'ils veulent être sûrs de toucher ce qu'ils visent plutôt que de détruire toute la base. En conséquence, ils comptent sans doute discuter avant de tirer, même s'ils ne l'ont pas encore fait. Incidemment, ça rend encore un peu plus intéressante la question de savoir où se trouve exactement le commodore Horster en ce moment. » « Tous les vaisseaux rapportent l'acquisition de toutes les capsules, commandant, dit Nagchaudhuri. — Très bien. Mes compliments au capitaine Badmachin pour son évolution bien exécutée. Rappelez-lui de garder un œil sur ses capteurs. Si quelqu'un vient sur elle, on la retrouvera au point de rendez-vous primaire. — À vos ordres, monsieur. — Capitaine Wright ? — Oui, commandant. — Reprenez l'accélération et mettez le cap sur la base Éroïca. » — Vous avez raison, Izrok : ils s'approchent, dit Hegedusic. Ce qui signifie que vous avez raison aussi à propos de Hors-ter. » Il se tourna à nouveau vers la section communications. Lieutenant ! — Oui, amiral. — Je veux une émission directionnelle qui s'éloigne des intrus. Trouvez-moi le capitaine Simons du CO. Demandez-lui de définir les volumes d'espace où ont le plus de chances de se trouver les unités du commodore Horster, puis balayez tous ceux que vous pourrez sonder sans que l'ennemi ne puisse rien capter. Compris ? — Oui, monsieur. — Parfait. Adressez ce message au commandant de la Première Division. Tenez-vous prêt à enregistrer. — Bien, amiral. Prêt à enregistrer, amiral. — Parfait. Début du message : "Janko. Des unités inconnues mais probablement hostiles approchent de la base Éroïca. Mon hypothèse est qu'elles viennent détruire les nouveaux vaisseaux ou en prendre possession, et je ne m'attends pas à ce qu'elles n'usent que de la raison. Je sais que vous êtes là, quelque part. Si vous êtes en position d'intervenir, le moment serait bien choisi pour un exercice de tir en conditions réelles. Je vais gagner autant de temps que possible mais, pour peu que ces unités soient ce que je pense, il est possible que je ne puisse pas faire grand-chose. Rappelez-vous l'avantage de portée des Mannes. Au cas où il s'agirait bien d'une escadre manticorienne, le plus difficile pour vous sera d'arriver à portée de tir sans vous faire détruire dans la manœuvre. Si vous recevez ce message et pouvez confirmer sans révéler votre présence à l'ennemi, faites-le. Si vous n'êtes pas en position d'intervenir, dites-le-moi, qu'ils puissent ou non détecter votre signal. Dans tous les autres cas, maintenez le silence com et manœuvrez à votre discrétion. Bonne chance. Je pense que nous en aurons tous besoin. Isidore, terminé." » Il vit l'officier des communications repasser l'appel dans son oreillette puis hocher la tête. « Enregistrement clair, amiral. — Très bien. Voyez avec le CO et assurez-vous qu'on attache au message toutes les informations tactiques disponibles. — Bien, amiral. » « Pacha, nous arrivons sur votre cible spécifiée », déclara le capitaine Nagchaudhuri. Terekhov jeta un coup d'œil à Van Dort, qui lui rendit un regard sans expression. Il n'y avait réellement rien à dire, ils le savaient tous les deux. C'était toute la raison pour laquelle ils étaient venus. « Très bien, Amal. Branchez le micro. — À vos ordres, commandant. » « Terekhov, Flotte royale manticorienne. Je vous demande de cesser immédiatement tout travail sur les vaisseaux spatiaux en cours de radoub et d'évacuer tout le personnel des zones militaires de la base Éroïca. Je n'ai nul désir de tirer sur vous ni vos gens. Mon unique but, à l'heure qu'il est, est d'assurer qu'aucune de ces unités n'entre au service de la République de Monica avant que mon gouvernement ne reçoive l'assurance convaincante des tâches auxquelles vous comptez les employer. Si, toutefois, mes instructions de mettre en panne et d'évacuer ne sont pas obéies, j'ouvrirai le feu et détruirai ces vaisseaux. Je vous informe officiellement qu'il me serait possible d'effectuer cette opération hors de portée des armes de la base Éroïca. Vous ne pouvez m'empêcher de détruire ces bâtiments à ma guise, aussi je vous conseille très vivement de commencer l'évacuation sur-le-champ. Vous avez une heure pour obtempérer. Terekhov, terminé. » Isidore Hegedusic contemplait avec fureur le visage implacable de l'homme barbu de haute taille, aux cheveux blonds et aux yeux bleus, coiffé d'un béret blanc et vêtu d'un uniforme noir et or. Le délai de transmission du message n'était que d'à peine plus de quatre-vingt-dix secondes, aussi ravala-t-il sa colère : à si faible distance, il devait s'assurer de se maîtriser avant de répondre à l'exigence arrogante du Manticorien. « Enregistrement pour transmission, lança-t-il au bout d'environ dix secondes à un officier de communications très pâle. — Bien, amiral. Enregistrement... commencé. — Capitaine Terekhov, commença-t-il d'une voix dure, sans inflexion. Ici l'amiral Isidore Hegedusic, Spatiale de la République de Monica. Quelle interprétation concevable de la loi interstellaire vous donne-t-elle le droit de pénétrer dans mon système stellaire et de menacer de détruire des unités de la Flotte monicaine ? Hegedusic, terminé. — Bien enregistré, amiral. — Alors envoyez. » Le lieutenant obéit. Cent quatre-vingt-trois secondes plus tard, la réponse de Terekhov arriva. « Amiral Hegedusic, je déplore les circonstances qui me poussent à formuler de telles exigences, mais la "loi" qui les justifie est le droit reconnu de toute nation stellaire d'assurer sa défense, Nous avons la très forte présomption que les vaisseaux actuellement réaménagés en ce système doivent être employés contre le Royaume stellaire et ses alliés dans l'amas de Talbot. Je ne le permettrai pas. Si nos informations s'avèrent erronées, nous nous retirerons; je ne doute pas que mon royaume présentera ses excuses et procédera au dédommagement qui s'imposera. Dans l'intervalle, toutefois, je dois à nouveau insister pour que vous m'obéissiez. Je vous assure que, aussi profondément que je puisse regretter les inévitables pertes en vies humaines, je n'hésiterai pas à détruire vos vaisseaux si vous n'avez pas évacué la base dans le délai que j'ai spécifié. Terekhov, terminé. — Micro direct ! ordonna sèchement Hegedusic. — Bien, amiral. Vous êtes en direct, dit le lieutenant, et l'officier général fit de nouveau face à l'écran. — Vous demandez l'impossible, capitaine, dit-il sèchement. Même si j'étais enclin à me laisser dicter ma conduite, ce qui n'est pas le cas, je ne pourrais en aucun cas contacter mon gouvernement et recevoir son autorisation dans les délais que vous imposez. La transmission minimum d'un échange entre ici et la planète demande plus de quatre-vingt-trois minutes. Je vous assure que des messages vont être envoyés sur l'heure pour faire part de votre exigence aussi insultante qu'arrogante, mais je n'obtiendrai aucune instruction de mon gouvernement avant une heure et vingt minutes. Hegedusic, terminé. — Je suis conscient de votre problème de communication, amiral, dit Terekhov après l'inévitable délai. Néanmoins, mon heure limite reste fixée et n'est pas négociable. Terekhov, terminé. — Je n'ai pas autorité pour donner un tel ordre, capitaine ! Je serais... très peu enclin à le faire dans tous les cas, mais il se trouve que je ne le pourrais pas même si je le voulais. Hegedusic, terminé. — Amiral, vous êtes officier de la flotte. En tant que tel, vous savez qu'il y a un temps pour respecter les politesses légales et un temps ou cela n'est pas possible. La situation présente tombe dans la seconde catégorie. Vous n'avez peut-être pas l'autorité légale pour faire évacuer votre base, mais vous en avez l'autorité de facto. En outre, vous avez la responsabilité de préserver la vie de votre personnel dans une situation qui vous interdit littéralement de riposter. Je vous engage vivement à vous demander si votre responsabilité morale est d'obéir servilement à la loi ou d'assurer que vos gens ne trouvent pas une mort inutile. Terekhov, terminé. — Si on parle de responsabilité morale, capitaine, qu'en est-il de la vôtre de ne pas massacrer des gens qui, de votre propre aveu, ne peuvent menacer vos vaisseaux, juste parce que le serment qu'ils ont prêté à leur gouvernement les oblige à rester à leur poste jusqu'à ce qu'ils en soient légalement relevés par des autorités compétentes ? Hegedusic, terminé. — Vous n'avez pas tort, amiral, concéda Terekhov. Toutefois, mon devoir ne me laisse pas le choix. Et l'honnêteté m'oblige à ajouter que ni moi ni aucun officier manticorien n'a conspiré avec des esclavagistes génétiques, des pirates, des terroristes et des criminels contre l'humanité pour commettre des actes de guerre sur les territoires souverains d'au moins deux nations stellaires indépendantes. Votre gouvernement si. L'obligation de veiller à ce que ces attentats meurtriers gratuits trouvent un terme immédiat annule toute autre responsabilité que je pourrais avoir envers votre personnel. J'ajouterai, monsieur, que je me retiens à l'heure actuelle de faire feu sur vous alors que vous vous trouvez à ma portée, précisément dans le but d'éviter toute perte humaine inutile. C'est l'unique concession que je suis disposé à faire. Je répète donc que j'exige votre mise en panne et votre évacuation immédiates. Vous avez à présent cinquante et une minutes pour obtempérer. Terekhov, terminé. » L'écran de com se vida. Quand Hegedusic se tourna vers Levakonic, il vit sa propre stupéfaction se refléter sur le visage du Solarien. Comment ? Comment les Manties avaient-ils pu comprendre ce qui se préparait ? Et que diable était-il censé faire à présent? — Renversement dans sept minutes, commandant », dit Tobias Wright, et Terekhov hocha la tête. Une partie des capteurs passifs qui filaient devant l'escadre s'étaient écartés afin de placer la base Éroïca sous surveillance à courte portée. L' Hexapuma et ses compagnons s'enfonçaient au sein du système depuis plus de dix-sept minutes. Leur vélocité était tombée à 2175 km/s avant qu'ils ne faussent compagnie au Volcan, mais d'ici encore sept minutes ils atteindraient leur maximum de 7 190 km/s et entameraient les trente-quatre minutes cinquante-neuf secondes de décélération au terme desquelles ils s'immobiliseraient par rapport à la base Éroïca, à une distance de huit millions de kilomètres. L'amiral Hegedusic avait quarante-trois minutes pour commencer son évacuation. « Vous croyez qu'il va céder, pacha ? demanda tranquillement Ansten FitzGerald depuis le petit écran de corn près du genou de Terekhov. — Je ne sais pas. Je l'espère. — La perspective n'avait pas l'air de l'enchanter, remarqua le second, et son supérieur se surprit lui-même par un petit rire bref. — Vous avez encore pratiqué la litote avec mademoiselle Zilwicki, n'est-ce pas, Ansten ? demanda-t-il avant de hausser les épaules. Je m'attendais à l'essentiel de ce qu'il a dit. On devient rarement amiral si on a l'habitude de céder facilement. Et tant de vaisseaux représentent fatalement un rêve pour n'importe quel amiral de n'importe quelle flotte des Marges. Sans parler du fait que le gouvernement monicain a sans doute l'habitude de faire fusiller ceux qu'il considère comme coupables de lâcheté. Hegedusic est pratiquement obligé de traîner les pieds aussi longtemps que possible. — Et s'il propose d'obtempérer à la dernière minute, commandant ? s'enquit Van Dort, soucieux d'observer les convenances militaires, compte tenu des circonstances. — Si cela s'accompagne d'un début immédiat de l'évacuation, je lui accorderai un délai supplémentaire. Sinon, j'ouvrirai le feu. » Le Rembrandtais hocha lentement la tête. Une lueur différente apparut dans ses yeux tandis qu'il voyait de Terekhov un aspect qu'il n'avait pas encore rencontré. Il n'avait certes jamais commis l'erreur de croire que l'officier reculerait devant son devoir, aussi sinistre fût-il. Mais, jusqu'à cet instant, il n'avait pas compris quel tueur dangereux rôdait chez son ami. Ansten FitzGerald, lui, n'était pas surpris. Il se rappelait le système de Nuncio. — Amiral ! Amiral ! Les Manties viennent d'opérer leur renversement ! » Hegedusic redressa la tête. Il rejoignit vivement le lieutenant qui avait parlé et se pencha par-dessus son épaule pour étudier son répétiteur. — Où est son point de vélocité zéro au taux actuel de décélération ? — À environ huit millions de kilomètres d'ici, monsieur. — Oh, vraiment ? » murmura Hegedusic d'une voix douce mais carnassière, avant de se tourner vers Levakonic. Le cadre de Technodyne paraissait tendu et contrarié mais, alors qu'il croisait le regard de l'officier, ils en vinrent lentement à échanger un sourire. Abigail Hearns posa légèrement les bras sur les accoudoirs de son fauteuil de commandement. Elle sentait la tension d'Hélène, près d'elle, qui montait lentement mais sûrement tandis que l'escadre décélérait pour gagner sa position d'attaque. Se rappelant la question qu'avait posée Ragnhilde après leur passe d'armes contre Rival Trois en Nuncio, à propos du nombre de victimes qu'ils venaient de faire, elle comprit que les mêmes pensées traversaient à l'heure actuelle l'esprit de l'autre aspirante. S'il résidait un gramme de couardise en Hélène Zilwicki, Abigail Hearns ne l'avait jamais vu. Toutefois, ce qui se préparait était encore plus méthodique et froid que l'embuscade tendue par le capitaine Terekhov aux Havriens renégats de Nuncio. À tout le moins, ces derniers se trouvaient-ils théoriquement assez près pour pouvoir riposter. La base Éroïca n'aurait pas cette possibilité. Si cet amiral Hegedusic ne cédait pas, des centaines voire des milliers de gens de son personnel allaient être tués sans pouvoir se défendre. Il s'agissait d'une pensée effrayante, et la jeune Graysonienne se demanda si elle devait en dire quelque chose à Hélène. Mais dire quoi ? Elle n'était pas sûre de ce que cela lui inspirait à elle : comment aurait-elle pu réconforter quelqu'un d'autre ? Il y avait des moments, ainsi que l'en avait avertie frère Albert, le confesseur de son enfance, où les enseignements de notre Père l'Église et les exigences brutales de la profession des armes se retrouvaient en conflit. Quand le désir d'un dieu aimant que tous ses enfants vivent et grandissent sous sa bienveillante mise à l'épreuve se heurtait à un univers d'êtres humains imparfaits et au fait que certains de ses enfants devaient mourir afin que d'autres pussent vivre. Cela, lui avait dit avec ménagement frère Albert lorsqu'elle avait admis pour la première fois rêver d'une carrière dans la Spatiale, ferait partie de son épreuve personnelle si son vœu lui était accordé. Et, l'avait-il aussi avertie, il fallait être un guerrier bien chanceux — ou totalement fou — pour ne jamais devoir affronter l'ambiguïté de la violence. Le soupçon que c'était par opportunité et par désir de survivre, non par moralité, par justice, ni même pour défendre sa nation et sa famille, qu'il était vraiment poussé à tuer. Le désir égoïste de survivre, non la noble volonté de risquer la mort pour ce à quoi il croyait. Frère Albert ne s'était pas trompé. Tandis qu'elle apprenait son métier, en maîtrisait les exigences professionnelles, Abigail en était arrivée à saisir que le plus grand devoir d'un officier n'était pas d'engager un combat honorable face à face. C'était de prendre l'adversaire par surprise. De lui tendre des embuscades. De lui tirer dans le dos, sans prévenir, sans lui laisser le loisir de riposter. Car, s'il le lui laissait alors qu'il n'y était pas obligé, certains de ses propres soldats mourraient et la responsabilité de ces morts pèserait sur ses épaules. C'était là une leçon amère qu'elle avait intellectuellement acceptée alors qu'elle se trouvait encore sur l'île de Saganami, et qui avait été changée en acier trempé puis martelée en elle à la surface d'une planète appelée Refuge. Toutefois, le cas présent était autre : la disparité de technologie interdisait toute possibilité de riposte. Mais n'était-ce pas là l'essence d'une tactique efficace ? Terekhov faisait ce que tout capitaine désirait faire : user de tous les avantages qu'il possédait ou pouvait créer pour affronter l'ennemi sans risquer ses propres troupes. Elle le savait. Le frère Albert lui aurait dit que notre Père l'Église et, ce qui était bien plus important, Dieu lui-même le comprendraient. Lui pardonneraient le sang qu'elle aurait sur les mains si un tel pardon s'avérait nécessaire. Mais Dieu pardonnait tout à un cœur humble et repentant. La question qui régnait sur l'esprit d'Abigail Hearns était de savoir si, oui ou non, elle-même pourrait se pardonner. « Amiral ! » Hegedusic leva les yeux de l'écran de com qui le reliait à l'arsenal d'Alpha Prime. C'était une nouvelle fois le lieutenant des communications qui l'appelait. — On vient de capter une émission. Je... pense que ça vient du commodore Horster. — Vous pensez? » Comme Hegedusic fronçait le sourcil, le lieutenant lui lança un regard impuissant. — Il n'y a pas d'en-tête ni de code d'identification, monsieur. Juste une phrase transmise en clair. — Eh bien ? interrogea l'amiral comme le jeune homme marquait une pause. Ça dit juste "J'arrive", monsieur. » CHAPITRE CINQUANTE-SEPT — Je ne peux pas garantir les chiffres que vous demandez, commodore », dit nerveusement le technicien solarien sur le pont du MNS Cyclone. Il suait à profusion et, autant qu'il l'aurait aimé, Janko Horster ne pouvait trouver en lui la force de le mépriser pour cela : c'était après tout un civil; il n'avait pas signé pour une mission de combat contre un adversaire techniquement supérieur. — Je ne vous demande pas de garantie, assura le commodore. Je vous demande seulement la meilleure estimation possible. » L'autre se tortilla, tirant sur sa lèvre inférieure et clignant rapidement des paupières tandis qu'il réfléchissait. Horster avait envie de le secouer pour lui arracher une réponse, mais ce n'aurait pas été le meilleur moyen d'obtenir un chiffre fiable. Il se contenta donc d'arborer un sourire crispé, les mains croisées derrière le dos, et de parcourir rapidement sa passerelle spacieuse. Le scénario de la mission d'entraînement exigeait des trois vaisseaux de la Première Division – le Cyclone, le Typhon et l'Ouragan – qu'ils franchissent le périmètre des capteurs de la base Éroïca et arrivent à portée d'attaque avant d'être détectés. Quoique pas très optimiste quant à ses chances, compte tenu des capteurs améliorés fournis à la base par les gens de Technodyne, Horster avait été déterminé à faire de son mieux. Il s'était donc arrangé pour embarquer une douzaine de techniciens à bord de chaque bâtiment, afin de procéder aux « ajustements d'urgence » pouvant se révéler nécessaires. Cela faisait après tout moins de trois semaines que les vaisseaux avaient achevé leurs essais à pleine puissance des moteurs. On ne pouvait savoir quels petits détails pouvaient clocher. Et, si les techniciens qui se trouvaient à son bord pour régler ces questions-là s'avéraient par hasard être aussi des instructeurs GE qualifiés, capables de gérer les systèmes –purement dans le but de faire la démonstration de leur maniement à ses subordonnés, bien sûr –, c'était encore mieux. Il s'était servi du système furtif merveilleusement efficace de ces superbes nouveaux jouets pour couvrir ses signatures assez faibles tandis qu'il montait à une vitesse de 37 800 km/s, puis il avait réduit la puissance des impulseurs au minimum absolu. Il aurait préféré les couper totalement mais, même avec des noyaux chauds en stand-by, un délai significatif aurait alors été nécessaire pour remettre les bandes gravi-tiques en action. Il les avait donc maintenus au niveau le plus bas possible, ce qui lui permettrait de les ramener à pleine puissance en moins de quatre-vingts secondes si nécessaire. Depuis deux heures, il suivait dans l'espace une course balistique. Il se trouvait désormais à 48,6 millions de kilomètres de la base, soit à un peu moins de 58,7 millions de kilomètres des Manties... vers lesquels il fonçait tout droit. « Je suis désolé, commodore, dit enfin le civil. On n'en sait tout bonnement pas assez sur les capacités de leurs capteurs. Un autre Infatigable ne nous verrait pas avant que nous ne soyons bien plus près, sans doute à moins de cinq millions de kilomètres, vu la faible signature énergétique que nous projetons. Des Manties, en revanche, qui sait ? Ça m'ennuie de vous le dire mais, s'ils ont déployé des capteurs passifs, ils peuvent d'ores et déjà nous voir. — Non, trancha Horster. S'ils nous voyaient, ils auraient réagi. — Comment ça, monsieur ? » demanda le technicien. L'officier renifla. « Ils continuent à décélérer et ils n'ont ni tiré sur la base ni exigé que nous nous écartions. Compte tenu de notre vélocité, ils ne peuvent pas nous éviter sauf si nous nous écartons. Donc, s'ils maintiennent leur cap sans même parler de nous à l'Éroïca, c'est qu'ils ne savent pas que nous sommes là. » Comme le Solarien hochait lentement la tête, Horster haussa les épaules. « Au point où nous en sommes, nous allons arriver jusqu'à eux, déclara-t-il froidement. La seule manière dont ils pourraient nous en empêcher serait de nous repérer et de nous détruire avant, et je ne crois pas que ça se produise. — J'espère de tout cœur que vous avez raison, commodore », dit avec ferveur l'employé de Technodyne. Ce qui, songea un Horster sardonique, n'était pas la réflexion la plus rassurante que pouvait faire un des techniciens censés lui apprendre comment fonctionnaient ces vaisseaux. Il eut un hochement de tête courtois à son adresse, lui fit signe de reculer vers la section GE, puis consulta le répétiteur principal et gonfla les joues en étudiant la géométrie. Si seulement il avait commencé l'exercice plus tôt, il aurait pu intercepter les Manties avant qu'ils n'attaquent la base. Si les gens de Technodyne avaient raison en ce qui concernait la portée des missiles manticoriens actuels, néanmoins, l'ennemi était déjà assez près d'Éroïca pour tirer. Restait à espérer que ce Terekhov bluffât et qu'il n'infligerait pas les pertes humaines monumentales que provoquerait une attaque franche contre l'Éroïca. Songer à la réaction de l'opinion publique – en particulier solarienne – à une telle agression en temps de paix, sans même aucune déclaration d'hostilités officielle, ferait sans aucun doute réfléchir ce fou furieux. « Très bien ! » Hegedusic tapa dans ses mains et sourit à Levakonic. « On dirait que la chance tourne, observa-t-il. — Au moins au sens où nous aurons une chance de nous battre, admit le cadre de Technodyne, un peu plus réservé. — Nous pourrions la faire tourner encore davantage, si nous poussions ce capitaine Terekhov à continuer de se rapprocher comme un gros imbécile heureux. » Hegedusic réfléchit un moment puis se retourna vers le système de communications. — Envoyez un message aux Manties. Dites-leur que j'ai décidé d'évacuer la base mais que ça va prendre un moment. Avancez une estimation de deux heures et demie à trois heures minimum, même en mobilisant tous les vaisseaux disponibles des plates-formes civiles. — Bien, monsieur. » L'amiral se tourna vers un autre subordonné. « Appelez les opérations de vol. Je veux qu'on fasse passer un flot régulier de barges et de navettes entre les plates-formes alpha et les plates-formes bêta. Elles n'ont pas besoin d'être occupées par qui que ce soit en dehors de leurs équipages. Je veux juste que des petits bâtiments se remuent sous le nez des Manties. — À vos ordres, amiral ! » « Dieu merci ! » Bernardus Van Dort poussa un énorme soupir de soulagement quand arriva le message. « Bravo, commandant. Il semble que vous ayez réussi sans tuer personne, finalement. — Peut-être. » Terekhov observa le répétiteur principal, le front plissé, puis jeta un coup d'œil à Abigail Hearns. « Des signes de mouvements ? — Peut-être bien, commandant, fit la Graysonienne. J'ai une demi-douzaine de... non, un total de neuf impulseurs de petits bâtiments qui s'écartent des zones militaires de la base. — Vous voyez ? » Le sourire de Van Dort s'élargit encore. « Hegedusic a dû comprendre qu'il n'avait pas le choix. — J'aimerais beaucoup le croire, dit Terekhov, dont le froncement de sourcils faiblit enfin. Amal, informez-les que je m'abstiendrai de tirer tant qu'ils donneront l'impression de faire un réel effort pour évacuer la base. Et aussi que notre retenue dépend de leur obéissance suivie à nos instructions. » « Comme c'est obligeant de sa part, ironisa Hegedusic en se tournant à nouveau vers l'officier tactique qui apparaissait sur son écran. Ils maintiennent leur cap, exact ? — Oui, amiral. Ils sont à environ dix-huit minutes d'aligner leur vélocité sur celle de la base. » L'officier eut un léger sourire. « Et ils se trouvent à un peu plus de dix virgule un millions de kilomètres. — Patience, patience, capitaine, dit Hegedusic. S'ils veulent se rapprocher, je suis tout à fait disposé à les laisser faire. » « Mademoiselle Zilwicki ? — Oui, Traynor ? dit Hélène en se tournant vers le matelot expérimenté qui l'aidait à gérer les capteurs passifs. — La grappe de capteurs alpha sept reçoit quelque chose. — Quoi donc ? » Voilà qui n'était guère conforme à un rapport de contact correct, se dit-elle. En supposant bien sûr qu'il s'agît d'un véritable contact. « Ce n'est peut-être rien du tout, madame. Peut-être juste un fantôme. Regardez. » Il tapa sur quelques touches afin de transférer les données qu'il étudiait sur le répétiteur secondaire d'Hélène. La jeune femme les observa quelques secondes puis ses yeux s'étrécirent. Quand elle eut exécuté une séquence d'ordres, jouant avec les données, tentant de les préciser, elle fronça le sourcil. Après une brève hésitation, elle envoya une requête au CO pour que les maîtres ordinateurs jettent un deuxième coup d'œil, plus précis, aux données suspectes. Sept secondes plus tard, une icône écarlate apparut sur le répétiteur principal, clignotant rapidement à la manière d'un contact non confirmé. « Commandant, annonça Hélène, étonnée de s'entendre la voix aussi calme, nous avons une possible signature d'impulseur, très faible, qui arrive vers nous à trois virgule deux minutes-lumière. Vélocité apparente : quatre-un-cinq-sept deux km/s. » « Distance dix virgule zéro sept millions de kilomètres, dit l'officier tactique d'Hegedusic. Vitesse trois-sept-sept-trois km/s. » « Distance de l'ennemi cinq-sept virgule six millions de kilomètres, rapporta l'officier tac du commodore Horster. Nous rapprochons à quatre-un-cinq-sept-deux km/s. » « CO, j'ai besoin d'une confirmation dans un sens ou dans l'autre, dit Terekhov, qui tentait de garder la voix aussi égale que possible. — Oui, commandant. Nous le savons. Nous faisons de notre mieux pour... — Commandant, alpha sept a un deuxième contact possible, très proche de Rival Un », annonça Hélène. Elle hésita un instant puis se racla la gorge. « Quoi que ce soit, les capteurs en sont à moins de onze secondes-lumière. — Que voulez-vous dire, mademoiselle Zilwicki ? — Ces capteurs ne reçoivent pas de fantômes à une si faible distance, monsieur. S'ils voient quelque chose aussi près d'eux, c'est réellement là. Et s'ils ne le voient pas bien, c'est parce que ça fait de son mieux pour imiter un trou dans l'espace. — Elle a raison, pacha, dit Naomi Kaplan, grave, depuis le ConAux où elle étudiait elle-même ces données peu concluantes, frustrantes. Et si c'est bien le cas, ceux qui nous jouent ce tour-là ont des dispositifs GE bien plus performants que n'en a jamais eu aucune unité monicaine. — Guthrie ? » Terekhov se tourna vers son OGE. Bagwell n'hésita même pas. « Je confirme, commandant. À mon avis, nous avons affaire à des bandes gravitiques maintenues au ralenti et couvertes par de la sacrément bonne technologie furtive. Sans doute presque aussi bonne que la nôtre. — Compris. » Terekhov se laissa aller au fond de son fauteuil, réfléchissant intensément. Les onze croiseurs de combat qu'avait découverts le Copenhague se trouvaient toujours à la base Éroïca. Ce qui signifie que ces gens-là ne s'y trouvaient pas quand le drone est passé. Des croiseurs de combat déjà réaménagés? Possible. Probable, en fait. Ils pouvaient être partis faire des essais ou effectuer des missions d'entraînement hors du système, où le Copenhague n'a pas pu les voir. Ou bien ce sont des unités solariennes n'ayant jamais eu besoin d'être reconfigurées. De toute façon, j'ai deux Rivaux qui foncent sur moi et je suis forcé de supposer que ce sont au moins des croiseurs de combat... et il est évident qu'Hegedusic était au courant quand il m'a envoyé son message « nous évacuons aussi vite que possible ». Mais... « Commandant, nous avons un troisième contact possible. Il leva les yeux alors qu'une troisième icône clignotante apparaissait non loin des deux autres. L'aspirante Zilwicki avait toujours la voix précise et professionnelle, remarqua un coin de son cerveau, mais pas tout à fait aussi calme que lors des deux premières fois. Et je ne peux pas lui en vouloir. Ça en fait trois que nous connaissons. Dieu seul sait combien nous n'en avons pas encore trouvé. Il étudia les projections des vecteurs et sa bouche se crispa. Compte tenu des vélocités actuelles, celui de son escadre rejoindrait presque tout droit celui des trois Rivaux d'ici moins de vingt-quatre minutes. Nous n'avons plus aucun moyen de les éviter, mais il reste les unités attendant d'être réaménagées. Que puis-je faire ? je vois à peine ces probables Solariens. Je ne peux en aucun cas justifier de gâcher des missiles sur eux à pareille distance, pas avec les probabilités ridicules que j'aurais de les toucher! Mais si je me retiens de tirer jusqu'à me trouver assez près et que je les attaque ensuite, je risque de perdre tout ce que j'ai et de laisser onze croiseurs de combat intacts derrière moi. Sa mâchoire se crispa encore plus. « Mademoiselle Hearns ? — Oui, commandant. » Il était remarquable, songea-t-il, de constater à quel point le doux accent de Grayson devenait authentiquement plus musical à mesure que montait la tension. « On ne peut pas laisser les croiseurs de combat dans les chantiers derrière nous. Je veux conserver les capsules – on pourra en avoir besoin contre les nouveaux venus. Avez-vous une bonne solution de tir sur la base ? — Oui, commandant, répondit-elle d'une voix égale. — Très bien. Exécutez le plan de feu Sierra, avec uniquement les lance-missiles de flanc. — Plan de feu Sierra, à vos ordres, commandant », répondit la jeune femme en tapant une séquence d'ordres. « Missiles lancés ! Je repère des missiles multiples ! Première estimation : plus de trente, qui arrivent droit sur nous. — Bordel de merde ! » Isidore Hegedusic abattit violemment le poing sur son genou. Les défenses antimissile pistaient les projectiles en approche – ou du moins s'y efforçaient – et il ne semblait pas y en avoir beaucoup. Pas plus de trente ou quarante. Mais ces défenses n'avaient pas été améliorées. On n'avait pas eu le temps de tout faire. Levakonic et lui s'étaient d'abord attachés à munir la base Éroïca d'yeux plus perçants et de dents plus longues. Ils n'avaient pas non plus compté sur les plates-formes GE d'une diabolique efficacité, dispersées parmi les missiles attaquants pour en faciliter la pénétration. Il hésita, mais seulement une fraction de seconde. S'ils démolissent les croiseurs de combat, nous n'avons pas d'avenir, de toute façon, songea-t-il, sinistre, avant de se tourner vers l'officier tactique, sur son écran. « Attaquez l'ennemi, capitaine ! » Les capsules lance-missiles fournies par Technodyne étaient extrêmement discrètes. Elles avaient même de plus petites signatures que celles de la FRM. En presque tous les autres aspects, toutefois, elles étaient inférieures aux armes du Royaume stellaire. Leurs missiles à réacteur unique avaient des accélérations plus faibles, des têtes chercheuses moins sensibles, des systèmes GE moins performants et des portées très nettement inférieures. Aussi déficientes qu'elles fussent dans toutes ces catégories, elles étaient cependant bien supérieures à tout ce qu'avait jamais possédé la FLS auparavant, donc meilleures que les pires estimations de la DGSN. Et elles se trouvaient déjà à la portée d'attaque que rendait possible leur propulsion améliorée. Afin d'atteindre leurs cibles en conservant assez de propulsion pour les manoeuvres finales, les missiles devraient se restreindre à une demi-puissance, « seulement » 43 000 gravités et une vélocité terminale de « seulement » 0,32 c. Ils étaient gros – davantage même que les plus gros missiles standard, proches de ce qu'auraient pu lancer des systèmes au sol – et leurs concepteurs n'avaient réussi à en entasser que huit dans chaque capsule. Hegedusic et Levakonic avaient toutefois mis en place cent vingt de ces capsules, parmi l'amas dissimulateur des plates-formes de la base Éroïca et dans les ombres radar protectrices de bien pratiques astéroïdes. « Missiles en approche ! Estimation : au moins neuf cents ! — Libération des défenses actives ! Scénario Roméo ! lança sèchement Tèrekhov. — Scénario Roméo, à vos ordres, commandant ! répliqua aussitôt Hélène Zilwicki. — Plan de feu Oméga! — Plan de feu Oméga! » répondit Abigail. Elle avait assigné à Hélène la responsabilité de la défense antimissile, tandis qu'elle se concentrait sur le plan de feu Sierra, visant aussi précisément que possible les croiseurs de combat sans défense de la base. Elle prit alors la décision instantanée de laisser cette fonction à l'aspirante : le temps de vol des missiles serait inférieur à cent soixante secondes. Si elle interférait, elle ne ferait que semer la confusion. Par ailleurs, elle avait ses propres priorités. Elle ne s'était jamais réellement attendue à ce que le plan de feu Oméga fût requis. C'était l'option « on s'en sert ou on les perd » commune à toute force spatiale employant des capsules tractées. Leur vulnérabilité aux techniques de brouillage de proximité obligeait à s'en débarrasser avant l'arrivée de cet ouragan de feu, mais nul ne s'était attendu à ce que les Monicains pussent tirer sur l'escadre à pareille distance. Le commandant avait toutefois insisté pour prévoir cette éventualité, aussi improbable qu'elle fût. Il existait, pour y répondre, une séquence de visée différente, moins précise, qui n'épargnait que les deux croiseurs de combat perdus parmi les civils, aussi Abigail Hearns ignora-t-elle les missiles qui fonçaient vers elle en hurlant. Elle disposait de moins de trois minutes pour réviser son plan de feu et lancer ses projectiles avant qu'ils ne fussent détruits. Elle chassa donc de son esprit l'attaque monicaine, confiant la survie de son vaisseau à une aspirante dont c'était le premier déploiement, tandis qu'elle-même accédait à la hiérarchie de visée du plan de feu Oméga, la communiquait aux ordinateurs, allouait ses capsules et tirait. Il ne vint pas à l'esprit d'Hélène qu'Abigail aurait pu la mettre sur la touche : elle était trop plongée dans son travail pour y songer. Ses doigts couraient sur son clavier, son cœur semblait marteler ses dents par-derrière, mais elle éprouvait pourtant une espèce de calme surréaliste. Une sensation de flottement. Si elle avait eu le temps d'y réfléchir, elle se fût rendu compte que cela ressemblait à l'état proche du Zen que lui avait enseigné le maître Tye sur la Vieille Terre, mais ce n'était pas que cela. À cette discipline se mêlaient les interminables heures d'exercices, de simulations. Ses mains semblaient savoir ce qu'elles devaient faire sans jamais consulter son cerveau, lequel tournait pourtant avec une vitesse éblouissante qui faisait paraître lents même ses doigts endiablés. Le scénario Roméo activa le système de défense par couches, couvrant toute l'escadre, que Naomi Kaplan avait mis au point durant le voyage depuis le point médian. L' Hexapuma et l'Aegis, avec leurs capteurs supérieurs, leurs tubes à la cadence de feu plus rapide et leurs liens de contrôle supplémentaires étaient chargés de l'enveloppe antimissile extérieure. Le Sorcier, le Vaillant et le Galant s'occupaient de la zone intermédiaire, tandis que l'Audacieux et les contre-torpilleurs couvraient la zone de proximité. C'était un bon plan, et l'insistance de Terekhov pour déployer tous ses atouts de GE ne nuisait en rien. Toutefois, il y avait neuf cent soixante missiles dans cette vague incroyable. Neuf cent soixante missiles dotés d'assistants de pénétration bien meilleurs que ce que les Monicains étaient censés posséder, avec des têtes chercheuses plus performantes et des ogives plus lourdes. L'Hexapuma et l'Aegis, usant de leurs propres antimissiles et en empruntant assez aux autres vaisseaux pour remplir tous leurs liens de contrôle redondants, détruisirent deux cent dix-neuf missiles dans la zone extérieure, les déchirant à l'aide de ces projectiles kamikazes précisément dirigés. Les sept cent quarante et un qui restaient, tous capables de percer les barrières latérales et le blindage d'un supercuirassé, poursuivirent leur chemin hurlant dans les crocs de l'escadre. L'Hexapuma et l'Aegis continuèrent de tirer, rejoints par le Sorcier, le Vaillant et le Galant quand les capteurs des vaisseaux plus anciens se verrouillèrent sur la vague de mort en approche rapide. Des brèches apparurent dans ce tsunami d'aspect compact lorsque deux cent quarante-huit ogives supplémentaires moururent. Les dernières, presque quatre cents, s'engagèrent dans la zone intérieure. Tous les vaisseaux manticoriens pouvaient à présent les voir, mais ils n'auraient pas le temps de lancer une seconde salve sur ceux qui échapperaient à la première. Le maelstrôm des cibles grouillantes et des projectiles leur étant destinés, l'interférence aveuglante des centaines de bandes gravitiques des missiles et les pulsations trompeuses de leurs CME solariennes sophistiquées créaient une confusion tourbillonnante qu'aucun cerveau humain n'aurait pu trier. Tout reposait entre les mains des ordinateurs. L'Hexapuma frémissait sous les vibrations violentes des tubes antimissile en action permanente, à la cadence de feu maximale. Deux cents ogives de plus furent détruites. « Seulement » deux cent quatre-vingt-treize continuèrent leur chemin. Elles atteignirent le périmètre de la dernière zone défensive, trop proches pour que des antimissiles acquièrent leur position et les détruisent à temps. Les leurres tractés les appelèrent alors, les détournant de leurs cibles initiales. De gigantesques explosions de brouillage tentèrent de les aveugler. Des grappes laser pivotèrent et crachèrent de redoutables faisceaux de lumière cohérente, leurs programmes de prospective combattant les meilleures séquences d'esquive conçues par les ingénieurs solariens. La zone intérieure abrita bientôt un holocauste de missiles volant en éclats : cent quatre-vingt-seize d'entre eux furent déchiquetés durant la seconde et demie qu'il leur fallut pour la traverser. C'était une performance phénoménale. Quatre-vingt-dix pour cent de la marée mortelle fut arrêtée avant d'arriver à portée d'attaque. Quatre-vingt-dix pour cent, par seulement dix vaisseaux de guerre, dont aucun n'était plus gros qu'un croiseur lourd. Toutefois, quatre-vingt-dix-sept missiles passèrent. L'escadre se mit à se tortiller, à danser, chaque commandant manœuvrant de manière indépendante, cherchant avec l'énergie du désespoir à interposer ses bandes gravitiques entre son équipage et les ogives laser en approche. Leur vélocité de base, cependant, était faible, et les missiles disposaient encore d'une autonomie importante. On ne put en éviter ainsi que moins d'un tiers. Des leurres de la dernière chance en détournèrent quelques autres, quatre de plus s'approchèrent trop les uns des autres et se détruisirent dans des explosions fratricides d'interférences d'impulseurs. Deux autres encore n'explosèrent tout bonnement pas. Les derniers si. L'Hexapuina tressauta follement quand le frappèrent des lasers à détonateurs conçus pour démolir des supercuirassés. Les barrières latérales firent de leur mieux, griffant les faisceaux, les tordant. Le blindage résista brièvement mais les barres sauvages de lasers à rayons X le transpercèrent. Des noyaux d'impulseur sautèrent, des condensateurs supraconducteurs explosèrent, des plaques de coque volèrent en éclats. Les grasers un, trois et sept furent annihilés comme s'ils n'avaient jamais existé et, en dépit de l'automatisation qui réduisait la taille de l'équipage, dix-neuf hommes et femmes disparurent avec eux. Des tubes lance-missiles se virent démolis, déchirés, tordus. Des membrures se brisèrent. Trois générateurs de barrières latérales tombèrent, et un quart des tubes antimissile tribord, ainsi que presque la moitié des grappes de défense active partirent en même temps. Tandis que l'installation gravitique un et le lidar un se désintégraient, une surtension agressa l'anneau supraconducteur de l'axial cinq, le graser tribord de l'armement de poursuite arrière, comme une tornade. L'anneau explosa au plus profond du vaisseau, telle une bombe, et la détonation se répercuta dans le contrôle auxiliaire. Ansten FitzGerald et Naomi Kaplan ainsi qu'onze hommes et femmes furent pris dans le souffle de l'explosion. Les officiers survécurent tous les deux; la plupart des autres eurent moins de chance. Isidore Hegedusic éprouva un instant de fabuleux triomphe quand les capsules lancèrent leurs missiles. Cet ouragan de destruction surpassait tout ce qu'il avait jamais rêvé de déchaîner, et seuls dix croiseurs ou contre-torpilleurs se trouvaient sur son chemin. Quoi qu'il dût arriver à la base Éroïca, ces vaisseaux-là étaient condamnés. Toutefois, alors même qu'il se disait cela, avant que le premier antimissile eût intercepté le premier missile, ce fut au tour des capsules manticoriennes de tirer. Hegedusic avait lancé neuf cent soixante missiles pour écraser les Manties. Abigail Hearns lui en renvoya mille sept cents dans les dents, et ses défenses étaient loin d'être aussi performantes. Des rapports d'avaries affluaient sur la passerelle, et Hélène fit la grimace. Le javelot, le Rondeau et le Galant avaient disparu. L'Audacieux, affreusement blessé, handicapé, conservait moins d'un quart de son armement. Le Vigilant était une quasi-épave et le Sorcier était gravement endommagé. Les défenses actives plus modernes de l'Hexapuma — ainsi qu'une chance exceptionnelle — lui avaient permis de s'en tirer avec bien moins de dommages que ses aînés, mais tout était relatif. Son accélération maximale, même sans capsules, ne dépassait désormais pas quatre cents gravités. Il ne lui restait plus que trente-cinq tubes, et un quart de ses grasers de flanc —soixante pour cent de sa batterie à énergie tribord — ainsi qu'une de ses armes de poursuite arrière avaient disparu. Trente-sept membres de son équipage étaient morts et au moins dix-sept de plus blessés... dont le chirurgien-chef Orban. Les infirmiers faisaient de leur mieux mais aucun n'était médecin à part entière. C'était de sa faute. Elle savait ce jugement complètement fou mais une petite voix cruelle, tout au fond d'elle, lui chuchotait qu'elle avait été chargée des défenses contre les missiles. C'était elle qui aurait dû s'arranger pour que ne se produisît pas pareil désastre. Elle regardait, sur l'écran de corn relié au ConAux ravagé, Aïkawa s'employer frénétiquement, avec deux matelots indemnes, à donner les premiers soins aux blessés. Aussi grand qu'elle ouvrît les yeux, toutefois, elle ne voyait aucune trace de Paolo. Comme Aivars Terekhov examinait les dégâts, sa mâchoire se crispa douloureusement. Il avait foncé droit dans le piège et, en conséquence, un tiers des bâtiments de son escadre avaient été détruits. Il pouvait bien se répéter qu'aucun plan de bataille ne survivait au contact avec l'ennemi. C'était la vérité, il le savait. Mais cela ne le consolait en aucun cas des morts et des mutilés qui avaient compté sur lui pour tout prévoir. Prenant une profonde inspiration, il reporta son attention sur la base Éroïca et éprouva une pointe de satisfaction vengeresse. Ces saletés de capsules lance-missiles avaient ravagé son escadre, tué ses subordonnés, mais son propre feu avait démoli les zones militaires de la base. Les drones rapprochés confirmaient qu'au moins huit des neuf croiseurs de combat en chantier avaient été démolis sans espoir de réhabilitation, même dans un chantier spatial solarien, sans parler des établissements monicains. Le dernier serait peut-être réparable mais cela prendrait des mois, voire des années, dans un chantier spatial parfaitement équipé. Les deux qui se trouvaient dans la zone civile de la base étaient encore intacts mais Terekhov n'y pouvait pas grand-chose, même en se servant d'ogives laser au lieu de nucléaires conventionnelles, sans tuer des centaines de civils. Il ne voulait pas faire cela, et il ne le ferait pas... s'il avait le choix. À tout le moins, l'Éroïca elle-même ne représentait-elle plus aucune menace. Ce qui, malheureusement, n'était pas le cas des croiseurs de combat qui arrivaient. Janko Horster était blême, autant de choc que de fureur. Ses capteurs ne pouvaient lui donner une image aussi claire que ceux de Terekhov de ce qui s'était produit sur la base Éroïca, mais il n'avait pas besoin de détails pour savoir la Flotte de Monica réduite en charpie. La plupart des croiseurs de combat – très probablement tous – étaient démolis, et il en allait sans doute de même des unités plus anciennes ayant été déposées sur l'Éroïca pour fournir du personnel à ses propres vaisseaux. La Première Division, à elle seule, disposait de dix fois la puissance de feu de ce qu'était la Flotte monicaine avant l'arrivée des nouveaux bâtiments, mais il lui serait néanmoins impossible d'exécuter le projet initial. Et il y avait aussi les morts. Des hommes qu'il connaissait, servait ou entraînait depuis des dizaines d'années. Des amis. Toutefois, les Manties avaient été blessés aussi. Gravement. Et, pour avoir infligé de tels dégâts à la base, ils devaient avoir dépensé toutes les capsules dont ils disposaient : leur avantage de missiles à longue portée avait disparu. Les salopards qui venaient d'annihiler sa flotte ne pouvaient plus lui échapper. — Passez-moi le Vigilant, ordonna Terekhov d'une voix rauque. — À vos ordres, commandant », répondit Nagchaudhuri. Quinze secondes plus tard, le commandant de l'Hexapuma se trouva face à un lieutenant qu'il n'avait encore jamais vu. « Le capitaine Diamond ? demanda-t-il. — Mort, monsieur, répondit l'autre, enroué. Nous avons été touchés en plein sur la passerelle. Pas de survivants, je le crains. » Il toussa en raison de la brume de fumée qui tourbillonnait autour de lui et Terekhov se rendit compte qu'il était relié au central de contrôle des avaries. — Qui commande, lieutenant ? demanda-t-il aussi délicatement qu'il le put. — Ça doit être moi, monsieur. Gainsworthy, troisième ingénieur. Je crois que je suis l'officier le plus gradé. » Oh, seigneur! songea Terekhov. Ils doivent avoir subi presque autant de pertes que n'en avait connu le Défi. « Quelle est votre accélération maximale, lieutenant Gainsworthy ? — Je ne le sais pas avec certitude. Elle ne peut pas dépasser de beaucoup cent gravités. Nous avons perdu tout l'anneau arrière, et l'anneau avant est terriblement endommagé. — C'est ce que je craignais. » Terekhov prit une profonde inspiration et carra les épaules. « Vous allez devoir abandonner le vaisseau, lieutenant. — Non ! protesta aussitôt Gainsworthy. On peut le sauver ! On peut le ramener chez nous ! — Non, vous ne pouvez pas, corrigea son interlocuteur d'une voix douce mais implacable. Même s'il était réparable, ce qui est douteux, il ne peut rester avec le reste de l'escadre. Les Rivaux qui arrivent vont lui passer dessus tout droit. Alors faites sortir votre personnel et mettez en place les charges de sabordage, lieutenant Gainsworthy. C'est un ordre. — Mais, monsieur, nous... ! » Comme une larme creusait un sillon blanc sur une joue sale, Terekhov secoua la tête. « Je suis désolé, mon garçon, dit-il, coupant la parole au lieutenant sans élever la voix. Je sais que ça fait mal : ça m'est arrivé. Mais, autant que vous puissiez l'aimer, ce n'est qu'un vaisseau. » Mensonge, hurlait son cerveau. Tu sais que c'est un mensonge! « Ce n'est que du métal et de l'électronique. Ce qui compte, ce sont les gens à bord. Alors faites-les évacuer. » Cette dernière phrase fut prononcée avec lenteur et mesure. Gainsworthy hocha la tête. « Bien, monsieur. — Parfait, lieutenant. Dieu vous garde. » Le commandant coupa le contact et s'intéressa aux vaisseaux qu'il avait encore une chance de sauver. CHAPITRE CINQUANTE-HUIT — Ils savent que nous sommes là, marmonna Janko Horster. — Quoi ? » Horster releva les yeux, irrité par l'interruption. Elle ne venait toutefois pas d'un officier mais du chef des techniciens, lequel ignorait visiblement qu'il n'était pas censé briser les réflexions d'un commandant par des questions à un moment pareil. Horster décida donc de lui répondre. « Ils savent que nous sommes là, répéta-t-il en désignant le répétiteur. Ou, à tout le moins, ils craignent que quelqu'un n'y soit. » La distance était encore trop importante pour que ses capteurs passifs lui fournissent des informations détaillées, mais certaines données étaient brutalement claires. Quatre des dix signatures d'impulseurs des Manties avaient disparu. Trois s'étaient évanouies avec une brutalité définitive durant le violent échange de missiles. Ces trois vaisseaux-là, il en avait la ferme conviction, avaient été détruits par la base Éroïca. Le quatrième s'était évanoui du visuel environ quatre minutes plus tard, juste après que sa puissance eut chuté de manière considérable, sans aucun doute en raison de dommages subis pendant la bataille. Il avait donc fini par succomber à ces mêmes dommages ou bien été débranché, ce qui signifiait presque à coup sûr qu'il était sur le point d'être abandonné. Quoi qu'il en fût, ces fichus Manties avaient perdu quarante pour cent de leurs forces et la plupart des unités survivantes, sinon toutes, étaient forcément endommagées. « Ils ont porté leur décélération à quatre cents gravités, reprit-il au bénéfice du civil. C'est une augmentation de cinquante g par rapport à leur arrivée dans le système – sans doute à cause de leurs putain de capsules – mais c'est très inférieur à leurs capacités théoriques. Ils ont donc sûrement subi des avaries aux impulseurs. Toutefois, un de leurs vaisseaux n'a survécu à l'échange de missiles que pour voir sa signature disparaître du visuel il y a quelques minutes. Soit il était encore plus abîmé que les autres et ses noyaux ont cessé de fonctionner, soit ils l'abandonnent. Et ils ne feraient pas cela aussi vite à moins de craindre que quelqu'un ne soit en position de les attaquer. — Comment pouvez-vous en être aussi sûr ? — Je ne peux pas l'être à cent pour cent, mais ils auraient pris plus longtemps pour inverser leur trajectoire si ce n'était pas le cas. Aucun capitaine n'abandonne un vaisseau aussi vite, pas avant d'avoir étudié à fond les avaries et d'être sûr de ne pouvoir le sauver. Et aucun commodore ne le laisserait en arrière à moins de se dire qu'il a un combat sur les bras et qu'il ne peut pas se permettre de protéger un infirme. » Le technicien hocha lentement la tête, et Horster sourit –une expression laide où se mêlaient la fureur de ce qui était arrivé à sa flotte et une satisfaction vengeresse. « Ils sont morts », dit-il platement. Comme son interlocuteur se figeait et le considérait avec une anxiété non dissimulée, il eut un rire semblable à un aboiement. « Il ne leur reste plus une seule de ces foutues capsules, dit-il, et, d'après l'amiral Hegedusic, ils n'ont jamais rien eu de plus gros qu'un croiseur lourd. Au moins cent de nos missiles sont arrivés à portée avant de détoner. Les Manties se sont fait marteler –marteler très fort – et ils vont se retrouver face à des croiseurs de combat modernes. Des croiseurs de combat capables de riposter, cette fois. » Le civil paraissait toujours sceptique, et Horster entendait presque les pensées qui se bousculaient dans son cerveau : oui, il commandait des croiseurs de combat modernes, mais dont les équipages, à bord depuis moins de trois semaines, apprenaient encore à utiliser leurs systèmes, à en maîtriser les capacités. La situation n'était toutefois pas tout à fait aussi noire qu'elle aurait pu l'être. Si les mécaniciens et les astrogateurs avaient été forcés d'attendre de monter dans les nouveaux bâtiments pour se faire la main, les équipes tactiques avaient passé plus de deux mois dans les simulateurs apportés par Levakonic. Cela ne valait sans doute pas un entraînement en conditions réelles mais c'était sacrément mieux que rien. En outre, il était tout de même question de croiseurs de combat, avec le blindage et la solidité pure et simple que cela impliquait. — Ce sont des croiseurs de combat, commandant, aucun doute là-dessus », annonça Hélène. Elle se concentrait sur ses visuels, s'efforçant de ne pas penser au nombre de personnes qui venaient d'être tuées et blessées à bord des vaisseaux de l'escadre. De l'Hexapuma. Elle savait Aïkawa toujours en vie, mais où était Paolo ? Était-il seulement... Elle chassa à nouveau cette pensée qu'elle n'avait pas le temps d'entretenir. D'autres personnes dépendaient d'elle. « Les capteurs sont assez près pour les voir, à présent, malgré leur GE, continua-t-elle. Ils ont leurs bandes gravitiques au niveau minimal, en effet, mais on reçoit assez bien leurs signatures pour être sûr de leur catégorie de tonnage. — Est-ce qu'on peut savoir si ce sont aussi des Infatigables ? — Non, commandant. On ne reçoit pas grand-chose en dehors des signatures d'impulseurs et quelques fuites de neutrinos. — Pacha, intervint le lieutenant Bagwell depuis le poste GE, jusqu'à ce qu'ils mettent leurs capteurs actifs en route, on ne captera rien de plus. Vu la qualité de leur technologie furtive, cela dit, c'est fatalement du matériel solarien. — Et autre chose, commandant, dit Abigail. Ils filaient déjà obligatoirement vers la base Éroica en balistique à notre arrivée, sinon on aurait repéré leur propulsion. Il est possible que leurs bandes gravifiques aient été dressées et que leur système furtif nous les ait cachées, mais je ne crois pas. Je pense qu'ils les avaient déjà coupées. Ce qui suggère un exercice. — Et alors ? l'encouragea Terekhov lorsqu'elle s'interrompit, encore qu'il fût à peu près sûr de savoir où elle voulait en venir. — Eh bien, commandant, je suppose qu'un commandant de la FLS peut vouloir exercer ses équipages, mais qu'il prenne de telles précautions contre des capteurs typiques des Marges me paraît peu crédible. Je pense plus probable qu'il s'agisse encore de vaisseaux rétrocédés aux Monicains mais déjà réaménagés et travaillant à former leurs équipages. — C'est une supposition, pacha, mais ça me paraît très sensé, ajouta Bagwell. — À moi aussi. » Terekhov sourit au jeune officier tactique et à son encore plus jeune assistante, approbateur. Puis son expression redevint grave. Si Abigail avait raison, si ces vaisseaux étaient encore en cours d'entraînement, il y aurait sans doute des faiblesses dans leurs performances, des défauts à leur armure. Ce n'en étaient pas moins des croiseurs de combat. À eux trois, ils étaient au moins deux fois plus lourds que les six vaisseaux qui lui restaient – et ils étaient intacts. Il considéra le répétiteur. Onze minutes s'étaient écoulées depuis la détection du troisième croiseur de combat. Seulement onze minutes durant lesquelles plusieurs centaines de gens placés sous ses ordres avaient trouvé la mort, et probablement plusieurs milliers de Monicains. Il s'écartait des bâtiments en approche à la vitesse la plus élevée que pouvait soutenir l'escadre dans son ensemble, mais rien n'empêcherait ces bâtiments de l'attaquer. Le seul avantage qu'il possédait toujours était la performance de ses lance-missiles, et encore la géométrie du combat à venir en neutralisait-elle une bonne partie. La distance n'était plus que de 30,9 millions de kilomètres, avec un avantage de vitesse de 38 985 km/s pour les Monicains. La portée maximale en propulsion des missiles de l'Hexapuma, au lancement, était de presque trente-sept millions de kilomètres. En supposant ceux des croiseurs de combat à peu près conformes aux estimations de la DGSN, leur portée serait inférieure à quinze millions de kilomètres, malgré l'avantage de vitesse. Aux vélocités et accélérations actuelles, ils atteindraient cependant cette distance d'ici 6,3 minutes et seraient à portée d'armes à énergie onze minutes plus tard. Le Sorcier disposerait lui aussi d'un léger avantage de portée sur les croiseurs monicains, mais pas assez important pour modifier de manière significative l'équation tactique. Ses tubes, tout bonnement trop petits, ne pouvaient pas lancer les missiles Mark 14 que portaient les Saganami-B, encore moins les Mark 16 des Saganami-C, si bien que son avantage serait d'à peine plus de trois millions de kilomètres – soixante-quinze secondes, compte tenu de la vitesse actuelle des Monicains. La distance restait très importante, en particulier contre les CME et les défenses antimissile solariennes récentes... et Terekhov ne disposait pas de tant de projectiles que cela pour les pénétrer. Chacun de ses Mark 16 pesait plus de quatre-vingt-quatorze tonnes, et le nombre total de missiles que pouvait porter l'Hexapuma était théoriquement de mille deux cents. En pratique, on avait réussi à en embarquer cent vingt de plus... mais Abigail en avait dépensé l'essentiel durant le plan de feu Oméga, et quinze autres s'étaient trouvés dans les files d'alimentation des cinq tubes lance-missiles détruits. Compte tenu de l'équipage peu nombreux de l'Hexapuma, il n'y avait aucun moyen de les récupérer manuellement, si bien que le vaisseau ne disposait que d'un total effectif de mille cent cinquante-cinq. À sa cadence maximale, il pouvait tirer une bordée toutes les dix-huit secondes, deux fois moins qu'un vaisseau plus ancien tel que le Sorcier. En partie parce que les missiles étaient plus volumineux mais encore plus en raison du besoin d'allumer le réacteur intégré des Mark i6 avant de les lancer. Toutefois, en théorie, chaque tube pourrait tirer cinquante-quatre fois avant que quiconque, dans l'autre camp, fût assez près pour en faire autant... En pratique, il ne possédait que trente-trois projectiles par tube. Terekhov avait très peu de temps pour réfléchir à la question : le temps de vol serait supérieur à trois minutes et demie. « Canonnier, lança-t-il à son jeune officier tactique provisoire, votre cible est le Rival de tête. Je veux des bordées doubles séparées par des intervalles de vingt-cinq secondes. Vous pouvez utiliser quatre tubes par salve pour des Fracas et des Dents de dragon. Cinq salves sur Rival Un, puis passez à Rival Deux. — À vos ordres, commandant. — Mademoiselle Zilwicki, verrouillez la grappe alpha sept directement sur le lieutenant Bagwell. » Il fit pivoter sa chaise pour faire face à l'OGE. « Les défenses de ces gens-là seront bonnes – très bonnes. Il nous faut les marteler et, pour ce faire, nous avons besoin de données sur leurs capacités GE – et vite. Les autres bâtiments de l'escadre disposeront de plus de dix minutes pour les attaquer une fois qu'ils pénétreront dans leur enveloppe effective de propulsion mais, pour qu'ils en profitent, il nous faut leur fournir tout ce que nous pouvons apprendre des défenses des Monicains. Or notre avantage de portée de missile est le seul pied-de-biche dont nous disposions. Il faut les obliger à nous montrer tout ce qu'ils ont dans le ventre, mesdames et messieurs. — Compris, commandant, dit Bagwell. — Très bien. Mademoiselle Hearns ! Ouvrez le feu! » — Missiles en approche ! — Bandes gravitiques en action ! » lança instantanément Horster. Les impulseurs de sa division furent lancés vers leur pleine puissance. Ils n'y arrivèrent pas instantanément, bien qu'ils fussent déjà branchés, mais ils auraient largement le temps de se dresser avant l'arrivée des missiles. Le commodore s'approcha rapidement du répétiteur principal, cherchant ces derniers, et ses yeux s'étrécirent lorsqu'il les vit. Trente-cinq icônes en forme de flèches filaient vers son trio de vaisseaux, accélérant à 46 000 gravités. Vingt-cinq secondes plus tard, une deuxième salve suivit. Puis une troisième. Et une quatrième. « La cible est le Typhon », annonça le CO tandis que partaient les premiers antimissiles. Horster hocha la tête. Le Typhon était son bâtiment de tête : il s'était attendu à ce qu'il attirât les coups, en supposant que l'ennemi ne fût pas assez stupide pour diviser ses bordées entre toutes les unités. Les Manties avaient commencé à tirer bien avant qu'il ne l'avait prévu. Un instant, il se demanda si cela signifiait qu'ils allaient lancer leurs missiles en balistique. Ç'aurait toutefois été un gâchis stupide de munitions précieuses : ils tiraient au contraire avec des réglages de propulsion faibles, si bien qu'ils devaient avoir la portée nécessaire pour attaquer ainsi même à pareille distance, sans doute avec une marge assez importante pour procéder aux manoeuvres finales. Toutefois, il y avait moins de quarante missiles par salve. Cela devait provenir d'un seul vaisseau, donc les Mamies disposaient peut-être d'au moins un croiseur de combat. Quoi qu'il en fût, les projectiles n'étaient pas assez nombreux pour saturer les défenses de sa division, donc... Ses yeux s'étrécirent davantage quand la salve de tête disparut brusquement du répétiteur. Un instant, elle était là; celui d'après, les trente missiles et plus qui la composaient avaient disparu. Ils réapparurent cinq secondes plus tard, mais pas sous la forme de signaux lumineux rouge sang continus adoptée auparavant. Ils clignotaient à présent rapidement, comme vacillants, et Horster jeta un regard furieux au technicien. « Je ne sais pas ! lança l'intéressé, devinant le sens du coup d'œil. Il doit s'agir d'un dispositif de brouillage. Ceci... (il désigna de l'index les icônes clignotantes) signifie que nous les voyons mais que nous n'avons pas un verrouillage sur leurs coordonnées. Et regardez... regardez là ! Bon Dieu de merde! » Le commodore ne jura pas à haute voix mais serra violemment les dents quand toute la salve initiale d'antimissiles de sa division perdit ses cibles et s'égara, inutile. Terekhov découvrit les dents devant le répétiteur tactique. Les rapports supraluminiques des drones de reconnaissance d'Hélène lui fournissaient, malgré la distance, une image proche et en temps réel des événements. Quoique n'ayant pas donné à Abigail d'instructions précises quant à l'emploi des plates-formes GE intégrées à ses salves d'attaque, il comprit ce qu'elle avait fait. Elle s'était servie de tous les emplacements disponibles de la salve initiale pour des Fracas mais les avait verrouillés jusqu'à ce qu'ils détectent le lancement de la première riposte ennemie. Quand les puissants brouilleurs s'étaient mis en route, les antimissiles monicains étaient déjà verrouillés et coupés des liens de contrôle du vaisseau les ayant lancés. Leurs têtes chercheuses intégrées n'avaient pu résister à la vague massive de brouillage qu'elles recevaient en pleine face. La salve d'attaque zigzagua, évitant les intercepteurs éblouis et désorientés censés l'arrêter, puis elle franchit la seconde vague d'antimissiles, déjà verrouillée sur la deuxième salve d'Abigail. Quatre missiles frémirent soudain, perdant leur verrouillage et s'écartant, leurrés par les dispositifs GE des Monicains. Un cinquième les suivit l'instant d'après. Les trente autres, toutefois, conservèrent leur verrouillage, et leur vélocité d'approche était telle que les défenseurs n'eurent pas le temps de diriger vers eux d'autres antimissiles. Les grappes laser de proue de Rival Un ouvrirent le feu. Cette fois, Janko Horster jura bel et bien. Si les capteurs de bord du Typhon étaient moins affectés par les infernaux brouilleurs des Manties que ne l'avaient été les antimissiles, ils n'étaient pas non plus immunisés contre leurs effets, ce fut douloureusement évident : ils déclenchèrent le tir avec du retard, et leur résultat fut médiocre. Les grappes de défense active d'un croiseur de combat de classe Infatigable auraient dû largement suffire à parer une salve de cette taille, mais ils ne détruisirent que quatorze missiles. Les seize autres passèrent. Par bonheur, trois d'entre eux devaient être des plates-formes GE, mais treize ogives laser détonèrent en séquence, si vite qu'il parut s'agir d'une seule éruption continue, juste devant le Typhon. Les lasers à détonateur plongèrent droit dans la gorge des bandes gravitiques, sans être gênés par des barrières latérales. La tête de marteau avant du croiseur de combat était armée contre une agression de cette nature mais même son blindage ne put encaisser un tel staccato de lasers à rayons X déchaînés. Il en arrêta une douzaine, mais la demi-douzaine suivante le traversèrent proprement, démolissant deux de ses lance-missiles de poursuite, une de ses armes à énergie de poursuite, deux tubes antimissile et une grappe laser. Bien pire, sa grappe radar avant vola en éclats, ce qui l'aveugla, énucléant ses défenses de proue. Or une seconde vague d'attaque ne se trouvait plus qu'à vingt-cinq secondes de lui. Le lieutenant Julio Tyler chancela quand le Typhon frémit. Officier mécanicien chargé d'Énergie un, la centrale à fusion antérieure du croiseur de combat, il pâlit lorsque retentirent les alarmes d'avarie. Énergie un était située assez en avant et blindée assez lourdement pour qu'il fût très improbable qu'un laser de croiseur parvînt à l'atteindre. D'après la sonorité des alarmes, ces ogives laser-là plongeaient cependant bien plus profond qu'elles ne l'auraient dû. Tyler déglutit avec peine et inspecta du regard le compartiment spacieux et bien éclairé. Transféré sur le Typhon trois jours après le reste de l'équipage, pour remplacer un homme qui s'était brisé la hanche en tombant d'une échelle de secours, il savait que le département des machines n'était guère impressionné par ses compétences. Peu d'officiers atteignaient le grade de lieutenant avant leur vingt et unième anniversaire, mais Tyler avait toujours cherché à faire son travail. À mériter pour de bon les promotions rapides que lui valait son nom de famille. Cette fois, cependant, il avait de ses faiblesses une conscience aiguë. Durant les deux dernières semaines, il avait commencé à se repérer – assez bien, en tout cas, pour être à peu près sûr que ses matelots et sous-officiers avaient cessé de rire derrière son dos. Il devait admettre que les techniciens de Technodyne avaient raison : les salles des machines du Typhon étaient bien mieux organisées, leurs commandes plus pratiques. Mais ce n'étaient pas les commandes qu'il avait appris à connaître sur le bout des doigts pendant trois ans et demi à bord du croiseur Fureur stellaire. Tandis que hurlaient les alarmes, il espéra que les équipes de contrôle des avaries avaient mieux que lui appris à se servir de leur matériel. — Multiples coups au but sur Rival Un ! » annonça Hélène Zilwicki, courbée au-dessus de ses écrans. Les yeux plissés, elle étudiait les données transmises par ses capteurs passifs. — Je crois bien qu'on vient de le priver de son radar de proue, commandant ! — Excellent ! » répondit Terekhov, quoique sachant que cette salve serait la plus efficace de toutes celles qu'il tirerait. Les Monicains, à présent sûrs d'avoir été repérés, ne cherchaient plus à se dissimuler. Leurs bandes gravitiques dressées, ils accéléraient droit vers l'escadre à cinq cents gravités. Voilà qui allait réduire son délai d'engagement par missiles, songea-t-il, grave, mais ce n'était pas non plus inattendu. À tout le moins, s'ils comptaient le poursuivre, ils exposeraient le défaut de leurs bandes gravitiques à son feu. Et les croiseurs de combat de classe Infatigable n'étaient pas équipés de barrières de proue. Terekhov observa le répétiteur tandis que la deuxième bordée d'Abigail pénétrait la zone de défense extérieure des Monicains. Il vit l'instant où ses Fracas se mirent en marche et où les antimissiles qui se ruaient à leur rencontre virèrent de bord. Cette fois, cependant, les défenseurs eurent le temps d'en expédier une seconde salve. Dix-sept projectiles furent ainsi détruits, puis les grappes laser se mirent en action, en annihilant douze de plus. Six passèrent cependant, et Rival Un frémit quand de nouveaux stylets perforèrent son blindage. Le Typhon trembla lorsqu'une deuxième vague de rayons X le transperça. Il aurait dû arrêter plus de missiles — voire tous —grâce à ses défenses sophistiquées, mais il ne les voyait pas. Ses lasers de défense active comptaient désormais sur les rapports de localisation transmis par le Cyclone et l'Ouragan, ce qui n'était tout bonnement pas efficace contre des cibles aussi rapides — et aussi difficiles à toucher que des missiles Mark 16 manticoriens. De nouveaux rapports d'avarie inondèrent la passerelle, et l'accélération du vaisseau chuta quand quatre de ses noyaux bêta explosèrent. Des surtensions cascadèrent à travers ses systèmes, prenant leur source en Impulsion un et Laser trois. Les coupe-circuits automatiques en arrêtèrent la plupart mais trois d'entre eux avaient eux-mêmes été détruits. L'énergie foudroyante les déborda et fit exploser un anneau supraconducteur de graser de flanc qui pulvérisa des cloisons internes et ajouta sa propre puissance massive à la surtension. Laquelle rugit le long de la chaîne d'alimentation principale du graser pour se jeter droit dans Énergie un. Le torrent d'énergie incontrôlé tonna dans le compartiment. Un sous-officier déjà nerveux recula d'un bond quand explosa son panneau de contrôle. Il tomba assis par terre tandis que des fils électriques se mettaient à danser au sein des appareils éventrés et qu'une alarme commençait à hurler. Aivars Terekhov, depuis son fauteuil, projetait une aura de détermination granitique. C'était tout ce qu'il pouvait faire. Il avait donné ses ordres : à présent, il appartenait à d'autres de les exécuter. Il regarda Guthrie Bagwell, concentré sur les données transmises par la grappe de capteurs passifs située presque au-dessus de Rival Un. Que les Monicains ne sachent pas qu'alpha sept se trouvait là paraissait incroyable, mais s'ils l'avaient su, ils l'auraient sûrement déjà détruit ! Bagwell se penchait en avant comme s'il avait voulu plonger dans sa console. Ses doigts demeuraient suspendus au-dessus de ses claviers. Régulièrement, ils plongeaient sur les touches et les frappaient tels des poignards, envoyant un nouveau paquet d'informations sur les CME de l'ennemi aux ordinateurs tactiques d'Abigail Hearn, puis au reste de l'escadre. Le commandant jeta un coup d'œil à l'horloge. La bataille était commencée depuis cinq minutes. La troisième salve de missiles fonçait sur Rival Un et, d'ici à peine plus de soixante-dix secondes, tous les vaisseaux des deux camps seraient à portée. Les liens de contrôle d'Abigail eurent tout juste le temps de mettre à jour la troisième vague d'attaque à la lumière du rapport de Bagwell sur les CME qui avaient accueilli la première, et les yeux de Terekhov se mirent à luire. Les antimissiles monicains interceptèrent vingt projectiles dirigés vers eux, mais seulement deux des quinze survivants succombèrent à la GE ennemie. Cinq des treize derniers furent victimes des grappes laser de Rival Un, mais trois plates-formes GE et cinq ogives laser atteignirent la portée d'attaque. Et détonèrent. — Commandant, ici Tyler, dans Énergie un ! » La jeune voix qui résonnait dans l'oreillette du capitaine Schrôder était déchirée par la terreur. « Nous avons des fuites dans le vase de contention ! — Déconnectez-le ! — C'est ce que j'essaie de faire, commandant, mais... » Janko Horster devint blafard lorsque le Typhon explosa. Ça n'aurait pas dû arriver, répétait un petit coin étourdi de son cerveau. Pas à un croiseur de combat! « Allah ! » chuchota le représentant de Technodyne. Son visage luisait de transpiration et ses mains tremblaient. « Comment... ? — Impossible à dire, répondit durement Horster. Un coup au but particulièrement chanceux. Ou bien quelqu'un dans une salle de fusion qui a appuyé sur le mauvais bouton. Ou peut-être que Dieu nous en veut ! Mais d'ici soixante secondes ça n'aidera pas beaucoup les Manties ! » Terekhov contemplait son propre répétiteur avec incrédulité. Un vaisseau spatial de huit cent cinquante mille tonnes venait de disparaître. Comme en claquant des doigts. « Bon travail, canonnier ! » s'entendit-il dire alors qu'il tentait encore d'assimiler la réalité. Abigail ne leva pas les yeux de sa console. Avait-elle seulement entendu ? Imperméable à toutes les distractions, elle était plongée dans un état second que Terekhov connaissait par expérience, chaque gramme de son attention focalisé sur ses visuels, ses claviers et les icônes rubis de ses cibles. Tout ce qui concernait la destruction de ces dernières s'imprimait instantanément en elle, avec précision; le reste lui était étranger, affecté d'une suprême absence d'intérêt. Ses deux salves suivantes – soixante-deux précieuses ogives laser et huit plates-formes GE – filèrent vers le néant. Leur cible n'existait plus, et elle n'avait pas le temps de les rediriger vers Rival Deux : elles continueraient leur course jusqu'à épuiser leur propulsion puis détoneraient, inoffensives. Toute fois, cela donnait à ses ordinateurs cinquante secondes de plus pour mettre à jour la première des salves destinées à Rival Deux. Et elle avait choisi une approche différente pour ses assistants de pénétration. C'était au tour de l'Ouragan. Contrairement à ceux du Typhon, ses capteurs de proue étaient en parfait état de fonctionnement, mais les missiles qui fonçaient sur lui paraissaient invisibles à ses CME. Ils ignoraient ses leurres, se riaient de son brouillage. C'était ridicule : nul ne pouvait réagir aussi vite aux systèmes de guerre électronique d'une cible ! Les Manties y parvenaient pourtant. Les antimissiles de l'Ouragan furent lancés. Le brouillage ennemi ne semblait pas tout à fait aussi intense, cette fois – ou bien les officiers tactiques du vaisseau en pressentaient mieux les effets. Horster sourit en regardant les AM se ruer à la rencontre des missiles manticoriens. Soudain, il n'y eut plus trente-cinq projectiles en approche, il y en eut plus de soixante-dix. « Nom de Dieu de nom de Dieu! marmonna le technicien. Ils ne peuvent pas faire un truc pareil ! — Qu'est-ce que vous racontez ? » lâcha Horster. Les antimissiles s'affolaient, tentant de maintenir le verrouillage sur leurs cibles parmi tant de menaces abruptement dupliquées. « Ils ne peuvent pas désorienter ainsi nos capteurs ! répondit le civil. Ils sont au sein de notre enveloppe de capteurs résidents. Ils n'ont pas affaire à des capteurs passifs ni même à de petites suites résidentes : on est dans des croiseurs de combat, bordel ! On devrait pouvoir démolir cet amas de missiles comme s'il n'existait pas ! — Vous disiez qu'ils avaient des vases à fusion superdenses dans leurs missiles, fit durement Horster. Pourquoi pas ici ? — Mais, même s'ils avaient la puissance nécessaire, il faudrait que les émetteurs soient... » Le Solarien laissa sa phrase en suspens et ses yeux s'étrécirent, tandis qu'une intense spéculation surpassait momentanément sa peur. Horster le considéra avec une colère mêlée d'un peu d'envie. Le commodore aurait bien aimé que quelque chose pût le distraire, lui, de la débâcle que subissait sa flotte. Quoi qu'il pût arriver aux Manties qu'il affrontait, ils auraient accompli leur mission. Quand la fumée se dissiperait, il n'y aurait plus du tout de flotte du système de Monica. Mais, à tout le moins, il allait s'assurer qu'ils ne puissent jamais fêter leur triomphe. La porte de l'ascenseur de la passerelle s'ouvrit, et l'aspirant Paolo d'Arezzo la franchit en courant. Terekhov le vit; Hélène, si étroitement concentrée sur les données de ses capteurs et l'échange de missiles à venir contre les croiseurs de combat, ne le remarqua même pas. « Excusez-moi, monsieur ! dit Paolo, s'arrêtant en dérapage près du fauteuil de Terekhov. Cette explosion m'a laissé sur le cul une ou deux minutes. J'ai peur qu'elle n'ait aussi bousillé mon poste GE. Alors je suis monté voir si je pouvais donner un coup de main au lieutenant Bagwell. Il y avait du sang sur sa tempe et tout le côté droit de son visage commençait à bleuir, mais il était sur ses pieds, il était présent. Le commandant lui sourit avant de désigner Bagwell. « Évitez juste de heurter son coude, Paolo », dit-il. L'aspirant découvrit les dents en un sourire à demi fou et courut rejoindre l'O GE . La salve de missiles manticoriens miraculeusement accrue frappa l'Ouragan. Horster ne savait pas combien des véritables missiles ses deux bâtiments avaient pu détruire. Au moins une partie. Mais toute une grappe était passée, et ce fut au tour de l'Ouragan de tressauter d'une douleur atroce tandis que les aiguilles à rayons X le pénétraient. Semblant être partout à la fois, le déchirant tels des démons. Au contraire du Typhon, toutefois, il encaissa ces coups sans effet apparent, et Horster sourit comme un boxeur ivre de coups. Voilà ce que signifiait être un croiseur de combat affrontant des croiseurs lourds. — Portée de missiles dans vingt secondes, commodore ! — Amenez la division par tribord. Dégagez nos batteries bâbord. — À vos ordres ! » Comme les deux croiseurs de combat survivants pivotaient afin que leurs batteries bâbord fussent prêtes à tirer, le commodore se décocha un coup de pied mental. Il aurait dû faire cela plus tôt. Au lieu de se concentrer sur la poursuite de l'ennemi, il aurait dû le laisser filer et réduire sa vitesse d'approche afin d'utiliser ses capteurs de flanc et ses défenses actives supplémentaires. Mais il s'était fié à la robustesse de son blindage et à l'efficacité de sa GE... du moins jusqu'à l'explosion du Typhon. La manœuvre venait de commencer quand le second croiseur lourd manticorien ouvrit le feu, suivi quelques secondes plus tard par tous les vaisseaux ennemis survivants. L'Hexapuma et l'Aegis étaient les seuls de l'escadre décimée de Terekhov à disposer d'un cône d'ouverture assez large pour décocher leurs deux bordées de flanc sur une cible unique. Le croiseur léger possédait vingt tubes. Le Sorcier en avait seize dans son flanc le moins abîmé, le janissaire huit, l'Aria six et l'Audacieux, gravement endommagé, n'en avait plus que trois. En tout, cela faisait quatre-vingt-huit tubes lance-missiles. Le cycle minimum du Sorcier, du janissaire et de l'Aegis était de huit secondes par tube; pour l'Aria et l'Audacieux, plus anciens, il était de quatorze secondes. Pénétrer l'enveloppe défensive des croiseurs de combat exigeait toutefois un feu massif, si bien que le facteur dominant était le plus lent de l'escadre. L'Hexapuma avait dépensé quatre cent soixante-cinq Mark 16 ainsi que soixante de ses cent trente plates-formes GE. Il lui restait six cent trente missiles d'attaque — seulement dix-huit doubles bordées, mais ses compagnons avaient leurs soutes encore pleines, et Aivars Terekhov ne voulait surtout pas laisser deux croiseurs de combat intacts à portée d'énergie de ses vaisseaux endommagés. Le reste de l'escadre disposait de onze minutes de feu concentré pour changer cette situation, ce qui était la véritable raison pour laquelle il avait dépensé tant de missiles quand seul l'Hexapuma pouvait encore attaquer. Mais il ne restait donc plus à ce même Hexapuma que cinq minutes de feu supplémentaires. L'analyse effectuée par Guthrie Bagwell des capacités de guerre électronique de l'ennemi avait été transmise à toute l'escadre. Sans avoir la portée du croiseur lourd, même les vieux contre-torpilleurs en égalaient presque les assistants de pénétration dans la mesure de celle qu'ils avaient bel et bien. S'ils ne pouvaient arrêter ou, au minimum, gravement blesser les mastodontes lancés vers eux avant que les deux forces ne s'interpénètrent, il n'y aurait pas de lendemain : alors que 11,4 millions de kilomètres les en séparaient encore, tous passèrent en tir rapide à la cadence maximale de l'Hexapuma. Janko Horster se rendit compte qu'il avait commis une autre erreur, bien pire que d'avoir ouvert trop tard ses batteries. Chacun de ses croiseurs de combat possédait vingt-neuf tubes dans son flanc. Le Typhon disparu, cela en laissait cinquante-huit — les deux tiers de ce dont disposaient les Manties — avec un cycle minimum de trente-cinq secondes. Pire, ses équipes tactiques n'avaient aucune information sur les capacités GE de l'ennemi, alors qu'il devenait rapidement et terriblement net que le CO manticorien en avait appris énormément sur sa GE à lui durant son approche. Ses subordonnés faisaient de leur mieux mais sept semaines d'entraînement, dont une partie en simulateur, ne suffisaient pas. Leur travail n'était pas devenu pour eux une seconde nature, il n'était pas instinctif. La légère hésitation dans leurs réactions, les frictions dans les boucles de décision n'auraient peut-être pas été visibles contre une autre flotte des Marges. Mais ils n'affrontaient pas une flotte des Marges. Ils affrontaient la Flotte royale Manticorienne, et c'était une erreur à laquelle bien peu de gens survivaient. Durant les deux cent seize secondes suivantes, les croiseurs et contre-torpilleurs d'Aivars Terekhov tirèrent neuf cent quatre-vingt-dix missiles d'attaque, ainsi que cent vingt Fracas et Dents de dragon. Sept cent treize de ces missiles et soixante-quinze des projectiles de guerre électronique furent lâchés avant même que la première salve n'atteignît son but. Dans le même temps, le Cyclone et l'Ouragan tirèrent trois cent trente-six missiles... et pas la moindre plate-forme GE. Ce fut un holocauste. Les missiles manticoriens percèrent les défenses électroniques des Monicains tels des poinçons chauffés à blanc. Les antimissiles parvinrent à en éliminer quelques dizaines, les lasers de défense active plusieurs dizaines de plus, mais pour chaque projectile arrêté cinq continuaient leur chemin. Les capacités de détection des croiseurs de combat étaient tout simplement dépassées par les fausses images créées par les Dents de dragon. Leurs capteurs étaient bombardés d'explosions d'électricité statique aveuglantes. Ils formaient une Spatiale de troisième classe, affrontant ce qui était sans doute la toute première flotte de combat de la Galaxie explorée, et ils étaient surclassés dans tous les domaines, hormis le courage. Janko Horster vit venir la conclusion inévitable. Comprit que même les « experts » de Technodyne avaient sous-estimé l'énorme avantage technologique de la Flotte manticorienne par rapport à leur propre matériel. Comprit avec encore plus d'acuité combien ses équipages – et lui-même – étaient inférieurs à ceux de l'ennemi. Ses vaisseaux disposaient d'armes et de blindages qu'aucun de leurs adversaires ne pouvait égaler. Mais à quoi bon un blindage quand des centaines et des centaines d'ogives laser le déchiraient, le lacéraient, l'arrachaient ? À quoi bon de massives batteries d'énergie si elles étaient brisées, pulvérisées, réduites en lambeaux d'acier que servaient des morts ou des mourants avant d'arriver à portée de l'ennemi ? L'espace sembla frissonner autour des deux vaisseaux qui se tordaient au cœur de la fournaise, entourés par un chaudron frémissant de flammes nucléaires, tandis que les ogives, l'une après l'autre, détonaient et crachaient sur eux leur fureur. Leur blindage et leurs plaques de coque volèrent en éclats, l'atmosphère s'échappa par les blessures béantes, comme du sang, et des hommes moururent – certains instantanément, comme on souffle une chandelle, d'autres en hurlant d'une douleur atroce, seuls, emprisonnés sous les décombres de leurs bâtiments. Quand le Cyclone et l'Ouragan arrivèrent à portée d'énergie du premier vaisseau manticorien, ils n'étaient guère plus que des carcasses aux bandes gravitiques disparues, à l'énergie épuisée, traînant dans leur sillage de l'atmosphère, des capsules de sauvetage et des débris. Toutefois, ils ne moururent pas seuls. Sans doute étaient-ils surclassés, en raison d'un entraînement insuffisant et d'une médiocre doctrine, mais leur courage, lui, ne fut pas pris en défaut. Aussi justifiées qu'aient été les décisions d'Aivars Terekhov, la fureur que leur inspirait son agression brûlait d'une effroyable chaleur blanche. Trois cents de leurs missiles atteignirent leur cible avant que le chalumeau de son propre assaut ne les détruisît, si bien que le contre-torpilleur Janissaire et le croiseur léger Audacieux disparurent avec eux. L'Hexapuma, le Sorcier, l'Aegis et l'Aria survécurent. Quatre vaisseaux, voilà tout ce qui restait de l'escadre de Terekhov, et tous étaient gravement endommagés. ... et le chirurgien-chef Simmons est parvenu à quitter le Vigilant avec une pinasse chargée de blessés avant qu'il n'explose. Ils monteront à bord dans un instant, commandant », dit Amal Nagchaudhuri sur un ton las. Avec Ansten FitzGerald inconscient et Naomi Kaplan encore plus gravement blessée, Ginger Lewis qui se démenait comme un titan pour gérer les avaries de l'Hexapuma, Nagchaudhuri était devenu le second provisoire de Terekhov. Il paraissait épuisé, assommé sur pied. Son supérieur ne lui en voulait pas car il se sentait dans le même état. « Parfait, Amal », dit-il d'une voix égale, si bien que l'officier de com se demanda où son commandant trouvait pareille énergie. Nul ne pouvait avoir l'œil aussi vif et alerte après ce qu'ils avaient traversé, mais Terekhov y arrivait pourtant. « Il va falloir trouver de la place pour les blessés, quelque part, continua-t-il. Dieu merci, nous allons disposer d'un médecin compétent. — Oui, monsieur », fit Nagchaudhuri. Il appuya sur la touche PAGE, amenant à l'écran ses notes suivantes. « Nous avons perdu six noyaux bêta de l'anneau de proue; huit bêta ainsi que deux alpha de l'anneau de poupe. Notre accélération maximale avoisine trois cents gravités. Ginger y travaille. Nous n'avons plus que deux grasers dans la batterie bâbord –et aucun à tribord, quoique Ginger pense aussi pouvoir finir par en réparer un. Il nous reste huit tubes opérationnels à tribord et onze à bâbord, mais nous sommes à sec. Nous n'avons même plus d'antimissiles. L'armement de poursuite arrière est foutu, et je ne crois pas qu'on puisse y faire quoi que ce soit. L'armement de poursuite avant est intact, cela dit, et nous avons toujours notre barrière de proue, mais, si jamais il y a un autre combat, pacha, nous avons à peine la puissance de feu d'un contre-torpilleur, et il nous reste très exactement un générateur de barrière latérale à tribord. Terekhov grimaça. Ce rapport ne recelait aucune révélation inattendue. En fait, ce qui surprenait l'officier, c'était qu'il leur restât ne fût-ce qu'une seule arme à énergie de flanc. « Et l'équipage ? demanda-t-il, inspirant une grimace à Nagchaudhuri. — On est encore en train de compter les morts, et il reste des disparus qui pourraient être vivants au milieu des décombres, mais jusqu'ici on dirait qu'il y a soixante morts et vingt-huit blessés. » Terekhov serra les dents. Quatre-vingt-huit n'était peut-être pas un chiffre énorme par rapport à ce qu'avaient subi les Monicains. Ou les autres vaisseaux de sa propre escadre, d'ailleurs. Mais l'ensemble du personnel de l' Hexapuma, fusiliers compris, n'était que de trois cent cinquante individus avant ses pertes et détachements précédents. Le chiffre de Nagchaudhuri – qui n'était peut-être pas même définitif, se rappela-t-il – représentait trente pour cent de l'équipage qu'il avait conduit au combat. Et Hexapuma faisait partie des vaisseaux qui avaient eu de la chance. « Le reste de l'escadre ? — C'est l'Aegis qui se rapproche le plus d'un vaisseau en état de combattre, commandant, et il ne lui reste que soixante-deux missiles et cinq grasers. Le Sorcier n'a plus une seule arme opérationnelle et l'Aria est presque en aussi mauvais point. Le lieutenant Rossi dit que... — Pardonnez-moi, pacha. » Terekhov leva les yeux. C'était Jefferson Kobe. « Oui, Jeff ? Qu'y a-t-il ? — Les capteurs d'Hélène repèrent plusieurs vaisseaux de guerre monicains qui se dirigent vers nous. Une demi-douzaine de BAL, quatre contre-torpilleurs et deux croiseurs légers, a priori. Et on vient de recevoir un message d'un certain amiral Bourmont. Il exige que nous nous rendions sous peine d'être détruits. » Le commandant se retourna vers Nagchaudhuri. L'expression du capitaine de corvette était crispée, son regard noir, et Terekhov comprenait pourquoi. Dans l'état actuel des choses, aussi obsolète que fût la Flotte monicaine régulière, elle suffirait largement à les réduire en lambeaux. « Combien de temps avant l'arrivée de leur première unité ? — Quatre heures pour un zéro/zéro, commandant, d'après Toby. Trois heures cinquante minutes s'ils se contentent de tirer en passant. — Très bien. » Terekhov quitta la salle de briefing pour la passerelle et fit signe à Kobe de reprendre son poste. Il sentit la tension de l'équipage, l'envie qu'avaient ces hommes et femmes de se tourner vers lui, alors même que la discipline les gardait concentrés sur leurs visuels. Ils lévitaient au bord de l'épuisement complet et savaient aussi bien que lui qu'ils ne pouvaient affronter les Monicains. « Tout d'abord, Jeff, dit calmement le commandant, contactez le capitaine Badmachin en supraluminique. — À vos ordres ! Il fallut moins d'une minute pour établir la connexion. L'Hexapuma et ses trois compagnons endommagés flottaient dans l'espace, à moins de neuf millions de kilomètres de la base Éroïca, immobiles par rapport à elle. Voilà qui mettait le vaisseau de munitions, toujours aux alentours de l'hyperlimite, à 12,2 millions de kilomètres plus loin. « Oui, capitaine ? » L'expression de Badmachin exprimait son inquiétude avec éloquence. « Capitaine Badmachin, je veux que vous rejoigniez ici le reste de l'escadre à votre vitesse optimale. — Là-bas, monsieur ? — Oui. Vous devriez avoir le temps de nous rejoindre, de larguer deux cents capsules de plus et de regagner l'hyperlimite avant qu'aucune unité monicaine ne soit assez près pour vous tirer dessus. Mettez-vous en route immédiatement, s'il vous plaît. — Bien, monsieur. Immédiatement ! — Parfait. Terekhov, terminé. » Le commandant se retourna vers Kobe. « Maintenant, enregistrez un message pour l'amiral Bourmont, je vous prie. — Bien, commandant. Prêt à enregistrer. — Amiral Bourmont. » Terekhov faisait face à la caméra, les épaules carrées, l'expression confiante, la voix glaciale. « Vous avez ordonné à mon escadre de se rendre. Malheureusement, cela m'est impossible. Je suis venu ici accomplir une tâche précise : neutraliser les croiseurs de combat assemblés par votre nation stellaire pour attaquer la mienne. Je n'ai pas encore achevé cette tâche. Deux de ces croiseurs demeurent intacts car je me suis retenu de leur tirer dessus en raison de la proximité des zones civiles de votre base Éroïca. Si un seul de vos vaisseaux armés continue d'approcher – et nous les avons tous sous surveillance au moment où je vous parle –, je n'aurai d'autre solution que d'achever mon travail et de passer en hyper avant qu'aucun de vos vaisseaux de guerre puisse m'atteindre. Je regrette de le dire, mais cela exigera un bombardement par ogives nucléaires de contact, et il me sera impossible de permettre l'évacuation préalable de votre population civile. » Il entendit quelqu'un prendre une inspiration bruyante derrière lui, mais son expression ne changea pas d'un cheveu. « Si vous choisissez de retenir vos vaisseaux et de conserver le statu quo dans l'attente de la force de soutien manticorienne qui approche, je me verrai épargnée cette déplaisante nécessité. Si vous choisissez au contraire de continuer d'avancer, je procéderai au bombardement. Et je n'autoriserai en aucun cas l'évacuation de vos civils. Le choix vous appartient, amiral. Vous avez deux heures pour prendre votre décision et me la communiquer. Terekhov, terminé. » Il s'interrompit et interrogea Kobe du regard. Le lieutenant paraissait terriblement secoué mais il hocha la tête. « Enregistrement correct, monsieur, dit-il avec un léger tremblement dans la voix. — Très bien. Attachez-y le dernier résumé tactique, y compris la position de toutes celles de leurs unités que nous avons actuellement en observation, et envoyez, je vous prie. — À vos ordres. — Maintenant, Amal, enchaîna calmement Terekhov en se retournant vers Nagchaudhuri, je pense que vous avez un rapport à terminer. Nous aurons le temps de nous en occuper avant l'arrivée du Volcan. Si vous le voulez bien. » Il retraversa la passerelle, où régnait un silence de mort, pour regagner la salle de briefing, les talons de ses bottes claquant net et clair sur le pont, et son second provisoire le suivit après une très brève hésitation. De même que Van Dort. Ce dernier n'avait pas été invité mais le commandant ne fut pas surpris de le voir après que l'écoutille se fut refermée. — Oui, Bernardus ? demanda-t-il de la même voix calme. — Aivars, vous bluffez, n'est-ce pas ? Vous ne massacreriez pas réellement tous ces civils ? — Nous ne pouvons pas partir, Bernardus. Monica se trouve au beau milieu d'une onde gravitationnelle de l'hyperespace. Les deux seuls vaisseaux qui nous restent capables de générer une voile Warshawski sont l'Aegis et le Volcan, or ils n'ont pas la moitié des systèmes de régulation vitale nécessaires pour embarquer tous nos survivants. Que croyez-vous qu'il arrivera à mes équipages si je permets qu'ils tombent entre les mains des Monicains avant que n'arrive la force de secours ? » Le Rembrandtais ne répondit pas à cette question. C'était inutile. — Et s'il n'y a pas de force de secours ? demanda-t-il plutôt. — Il y en aura une, répondit l'officier avec une assurance digne d'un prophète. Et, quand elle arrivera, mes équipages seront vivants pour la voir. — Mais vous ne bombarderez pas réellement les croiseurs de combat ? — Bien au contraire, Bernardus, dit froidement le capitaine Aivars Aleksovitch Terekhov de la Flotte royale manticorienne. Si ces salopards croient que je bluffe et agissent en conséquence, je propulserai leurs putain de croiseurs de combat en enfer, avec tous les civils qui les entourent. » ÉPILOGUE — Vous êtes donc enfin prêt, capitaine, observa le vice-amiral Quentin O'Malley. — Oui, monsieur, répondit Aivars Terekhov. — J'imagine que vous serez heureux de rentrer chez vous. — Oui, monsieur, répéta-t-il. Très heureux. L'Ericsson et les autres vaisseaux de maintenance ont fait un travail remarquable, mais il est vraiment nécessaire de confier l'Hexapuma à un véritable chantier spatial. » O'Malley hocha la tête. Durant les trois mois T ayant suivi l'arrivée du contre-amiral Khumalo en Monica, les vaisseaux de soutien du poste de Talbot avaient assez rapiécé l'Hexapuma pour lui permettre de rentrer chez lui. Et il s'agissait bien, comme l'avait dit Terekhov, d'un travail remarquable. Après tout, il ne restait pas grand-chose sur quoi travailler. De l'escadre impromptue, seuls l'Aegis et l'Hexapuma reprendraient du service. L'Aria et le Sorcier étaient trop vieux, trop obsolètes pour qu'il valût la peine de les réparer, même s'ils n'avaient pas été aussi gravement mutilés durant la bataille de Monica. Le Sorcier, à tout le moins, regagnerait le Royaume stellaire sous le commandement du capitaine de frégate Georges Hibachi et à l'aide de sa propre propulsion, mais seulement parce que la réparation de ses noyaux alpha avait coûté moins que la Flotte ne pourrait tirer de sa coque une fois qu'elle serait mise en pièces. Toutefois, le nom Sorcier ne disparaîtrait pas de la Flotte royale manticorienne. Comme Ito Anders l'avait déclaré, il n'avait pas eu de chance en matière de commandants ou de réputation. Anders lui-même avait effacé tout cela. Cela lui avait coûté la vie mais son bâtiment s'était racheté. Comme celui de toutes les unités de l'escadre, son nom avait été ajouté au tableau d'honneur. Des noms qui seraient maintenus en commission à perpétuité pour reconnaître ce que les vaisseaux les ayant portés et leurs équipages avaient accompli en payant un prix considérable. Cinquante et un pour cent des hommes et femmes placés sous les ordres de Terekhov avaient péri en Monica; vingt-six pour cent de plus avaient été blessés. Ces pertes étaient bien moins importantes que celles de la Flotte monicaine. Y compris proportionnellement, c'était probable, se dit O'Malley, mais en tout cas dans l'absolu. Ce qui n'empêchait pas que soixante pour cent des vaisseaux manticoriens avaient été détruits, les quarante autres pour cent brutalement handicapés, et que moins d'uni quart de leur personnel restait bon pour le service. Malgré cela, avec les capsules lance-missiles du Volcan comme unique atout, les épaves brisées et percluses de fuites d'Aivars Terekhov étaient parvenues à tenir tout un système stellaire en otage pendant sept jours standard. Toute une semaine T. Seules, et sans avoir l'assurance qu'Augustus Khumalo arrivait bel et bien. Sans savoir si une force d'intervention solarienne n'allait pas soudain franchir le mur alpha, les yeux injectés de sang. Non, se corrigea O'Malley, ils avaient un autre atout, en plus des capsules. Ils avaient Aivars Terekhov. Il fixa le capitaine barbu aux larges épaules, dont les yeux bleus lui rendaient fermement son regard sous la bande de son béret blanc. Il paraissait si... ordinaire par tant d'aspects. Un peu plus grand que la moyenne, peut-être. Mais il n'y avait que ce regard d'acier pour démentir son apparence commune. Et cela suffisait, songea le vice-amiral. Cela suffisait à expliquer pourquoi certains comparaient déjà cet homme à Honor Harrington ou à Ellen d'Orville. Voire à Édouard Saganami en personne. Il se demanda ce qu'avait pensé Terekhov quand l'Hercule était enfin venu. Avait-il été soulagé, ou bien avait-il cru que Khumalo ordonnerait son arrestation, le ferait passer en cour martiale ? D'après ce qu'O'Malley avait vu de lui depuis son arrivée en Monica, avec le détachement de soutien de la Première Force et dame Amandine Corvisart, il soupçonnait que l'idée de la cour martiale et de la disgrâce n'inspirait aucune terreur à cet homme. Nul officier avec le courage moral de faire ce qu'il avait fait, de risquer — et d'encaisser — de telles pertes humaines après avoir déjà survécu à la bataille d'Hyacinthe, n'hésiterait à payer le prix qu'il savait lié à sa décision. Ce qui ne revenait pas à dire qu'il aurait trouvé la ruine de sa carrière moins douloureuse du fait que son sens du devoir avait exigé de lui ce sacrifice. Toutefois, que Terekhov eût entretenu ou non des craintes, Augustus Khumalo s'était révélé pourvu de profondeurs cachées. Des profondeurs que Quentin O'Malley, en tout cas, n'eût jamais soupçonnées. Quoi qu'il eût songé durant son long voyage de Fuseau à Monica, le contre-amiral n'avait pas hésité ni varié d'un millimètre après son arrivée, soutenant à cent pour cent l'action de Terekhov. Quand Roberto Tyler avait exigé son retrait immédiat du territoire monicain, il avait refusé tout net. Peut-être la preuve qu'incarnaient les deux croiseurs de combat restés sur la base Éroïca aidait-elle à expliquer cette attitude. Toutefois, O'Malley avait l'étrange certitude que Khumalo aurait de toute façon soutenu Terekhov. Cet homme ne serait peut-être jamais un officier d'exception, mais il avait lui aussi fait preuve d'un grand courage moral, et le supercuirassé qui était son vaisseau amiral ainsi que ses compagnons avaient largement suffi à transformer un pat tendu en une reddition monicaine. Surtout lorsqu'il avait appuyé la menace de Terekhov de détruire les Infatigables restants par bombardement. Peut-être paieraient-ils cher cette initiative, songea O'Malley. Selon la lettre de la loi interstellaire, Terekhov et Khumalo auraient été dans leur droit s'ils avaient mis leur menace à exécution, mais ce n'était pas une tactique qu'approuvait normalement la Flotte royale manticorienne. En particulier quand elle avait envahi un système stellaire souverain sans même la petite formalité d'une déclaration de guerre. Sans parler du fait que, si Tyler avait choisi de s'entêter, la destruction des croiseurs aurait aussi fort bien pu annihiler la preuve des intentions monicaines interprétées par Terekhov. Toutefois, les circonstances requièrent parfois des mesures draconiennes, si bien que le rapport d'O'Malley avait à son tour soutenu à cent pour cent les deux hommes. Or le vice-amiral ne doutait absolument pas qu'au moins Terekhov aurait fait exactement ce qu'il avait menacé de faire. Et, plus important, Roberto Tyler l'avait cru également. Quand dame Amandine était enfin arrivée à bord du vaisseau amiral d'O'Malley, plus d'un mois après la bataille, Tyler était un homme brisé, cherchant désespérément à sauver ce qu'il pouvait du désastre. Une partie de ses subordonnés, dont l'amiral Bourmont, s'étaient visiblement accrochés à l'espoir que la Sécurité aux frontières et la Ligue galoperaient à leur rescousse. Lui n'avait pas entretenu de telle illusion. Ou, du moins, d'espoir qu'ils arrivent à temps pour que cela fît une différence en ce qui le concernait. Plutôt que de défier dame Amandine, il avait donc promptement capitulé en échange de la promesse qu'O'Malley n'achèverait pas la destruction de ses forces militaires ni ne renverserait par la force son régime. Le marché était simple. Pour continuer à exister, la République de Monica avait signé un pacte de non-agression permanent avec le Royaume stellaire de Manticore... et remis audit royaume les deux croiseurs de combat restants ainsi que les preuves écrites de l'implication de Manpower, de Technodyne Industries et de Jessyk & Co. dans son projet de conquête du terminus de Lynx. Dame Amandine s'était en outre révélée d'une prodigieuse rouerie, s'arrangeant pour que ses délégations de diplomates et d'agents de renseignement fussent à tout moment accompagnées par des représentants des médias interstellaires solariens. Les journalistes de la Ligue avaient vu toutes les preuves remises par les Monicains, et on les avait autorisés à les examiner eux-mêmes. Selon O'Malley, qui avait visionné les reportages, nul spectateur objectif ne pourrait douter de la validité de ces preuves. Bien entendu, cela ne ferait guère de différence pour Manpower ni Jessyk. Les deux sociétés avaient leur siège social en Mesa et non au sein de la Ligue. Cette dernière n'était donc en aucun cas responsable de leurs activités, aussi répréhensibles qu'elle pût les juger officiellement. Mais Technodyne, c'était une autre histoire. Si Izrok Levakonic n'avait pas survécu à la destruction des zones militaires de la base Éroïca, son cadavre avait été identifié formellement et ses fichiers informatiques personnels retrouvés dans les ruines. Tout cela, ajouté aux éléments fournis par Roberto Tyler en échange de sa survie politique, rendait indéniable la culpabilité de Technodyne. Face à de telles preuves, même la bureaucratie de la Ligue ne pouvait protéger l'énorme corporation, qui s'effondrait déjà : le cours de ses actions chutait, un tiers des membres de son conseil d'administration étaient sous les verrous et la moitié des deux tiers qui ne l'étaient pas — encore — s'employaient à renseigner l'État dans l'espoir de sauver leur peau. Il ne faisait aucun doute que Technodyne survivrait. La société était trop riche et importante pour la Ligue – tant économiquement que militairement – pour qu'on lui permît de disparaître. Un jour, elle rejaillirait donc tel un phénix des cendres de la réorganisation, mais cela lui prendrait énormément de temps. Et au moins une partie des responsables de ce qui s'était produit autour du Talbot passeraient du temps en prison, ce qui était plus qu'O'Malley n'aurait osé espérer. Dame Amandine avait déjà annoncé l'intention du Royaume de demander à Mesa l'extradition d'Aldona Anisimovna et d'Isabelle Bardasano pour complicité de meurtre, terrorisme et trafic d'armes illégal. Nul ne croyait un instant que cette requête serait honorée mais, à tout le moins, Anisimovna et Bardasano sauraient-elles ce qui les attendait si jamais Manticore s'emparait d'elles. La seule chose qu'on n'avait hélas ! pu trouver était la preuve de l'implication de la Sécurité aux frontières. Les deux Mesanes avaient quitté Monica à bord de leur vaisseau privé avant l'arrivée de Khumalo. Avec ses propres vaisseaux endommagés, Terekhov aurait été incapable d'empêcher leur évasion, même s'il en avait été informé à temps, et tout indiquait que certains officiers de la Gendarmerie avaient disparu avec elles. Tyler et Alfonso Higgins, le chef de ses services de renseignement, affirmaient que les gendarmes – donc, par extension, la Sécurité aux frontières – avaient fourni un soutien significatif à Anisimovna. Toutefois, nulle preuve concrète ne venait étayer cette affirmation, aussi dame Amandine avait-elle choisi de ne pas accuser la DSF. O'Malley n'aimait pas cela mais il le comprenait. Même avec des preuves irréfutables, de telles accusations auraient été très dangereuses. Il n'y avait aucun moyen de savoir comment Lorcan Verrochio et ses camarades satrapes de la Sécurité aux frontières auraient réagi, une fois acculés dans un angle. Compte tenu du contrôle de facto exercé par les puissantes bureaucraties solariennes sur la politique de la Ligue, il était tout à fait possible qu'accuser la DSF de complicité eût déclenché des hostilités ouvertes avec les Solariens. À regret, O'Malley avait donc dû approuver la décision de dame Amandine. Cela lui laissait un goût amer dans la bouche, mais d'un genre qu'il était parfois nécessaire de ravaler. En outre, aucune des manoeuvres de la Sécurité aux frontières pour passer entre les gouttes ne pourrait diminuer d'un iota ce que Terekhov et les siens avaient accompli en Monica. — Eh bien, dit le vice-amiral en tendant la main, je suis sûr que le chantier remettra très vite votre vaisseau à neuf. Nous avons besoin de lui – et de vous. Bon voyage, capitaine. — Merci, amiral. » Terekhov lui rendit une ferme poignée de main puis il recula d'un pas et salua. Des sifflets électroniques de maître d'équipage retentirent, la haie d'honneur se mit au garde-à-vous, et le commandant de l'Hexapuma tourna les talons pour pénétrer dans le boyau de transbordement à gravité zéro de sa pinasse. Quand il eut disparu, le vice-amiral Quentin O'Malley se rendit compte que la galerie du hangar d'appontement semblait plus petite et plus pauvre en l'absence de cet homme à l'apparence si ordinaire. Le HMS Hexapuma et le HMS Sorcier émergèrent du terminus du noeud de trou de ver de Manticore exactement un an T après le jour où les aspirants Hélène Zilwicki, Aïkawa Kagiyama et Ragnhilde Pavletic étaient montés à son bord. À présent, l'enseigne de vaisseau de deuxième classe Zilwicki assistait le lieutenant Abigail Hearns au poste tactique. Naomi Kaplan survivrait et reprendrait du service mais ses blessures étaient si graves qu'elle avait été rapatriée sur Manticore depuis plusieurs mois. Abigail n'avait en aucun cas assez d'ancienneté pour demeurer l'officier tactique en titre d'un croiseur lourd de classe Saganami-C, mais le capitaine Terekhov avait refusé tout net de laisser quiconque la remplacer avant le retour de l'Hexapuma. Hélène en était heureuse. Et aussi que d'autres fussent encore à bord. Jetant un coup d'œil par-dessus son épaule, elle dissimula un large sourire mental quand son regard croisa celui de Paolo. Ansten FitzGerald avait été moins gravement blessé que Kaplan mais, quoique autorisé à reprendre son poste durant le voyage de retour de l'Hexapuma, il souffrait toujours et demeurait gravement secoué. Cela n'était pas très amusant pour quiconque le connaissait et le respectait, mais observer Aïkawa Kagiyama qui demeurait – discrètement, imaginait-il sans doute – à proximité en gardant un œil anxieux sur lui l'était sans le moindre doute. — Un message de l'invictus, commandant, annonça Amal Nagchaudhuri. — Oui ? » Terekhov fit pivoter son fauteuil vers l'officier des communications. Le HMS Invictus était le vaisseau amiral de la Première Force, sans nul doute en orbite autour de la planète Manticore. — Début du message », commença Nagchaudhuri. Quelque chose, dans le ton, conduisit Hélène à tourner vivement la tête vers lui. « Au capitaine Aivars Terekhov ainsi qu'à tous les hommes et femmes du HMS Hexapuma et du HMS Sorcier. De l'amiral des Verts Sébastien d'Orville, commandant de la Première Force. Bien joué. Fin du message. » Hélène plissa le front mais, avant qu'elle n'eût le temps d'assimiler ce qu'elle venait d'entendre, le visuel tactique principal se modifia d'un coup. Parfaitement synchronisés, quarante-deux supercuirassés, soixante PBAL, douze croiseurs de combat, trente-six croiseurs lourds ou légers, trente-deux contre-torpilleurs et plus d'un millier de BAL activèrent leurs bandes gravitiques. Apparaissant sur le répétiteur sous la forme d'éclairs dessinant un formidable globe de plusieurs milliers de kilomètres de diamètre, au centre exact duquel se trouvaient l'Hexapuma et le Sorcier. Hélène reconnut cette formation. Elle l'avait déjà observée. Tous ceux qui portaient l'uniforme de la Spatiale l'avaient déjà observée. Une fois par an, lors des fêtes du Couronnement, quand la reine passait en revue la Première Force... avec son vaisseau amiral très exactement dans la position qu'occupaient à présent l'Hexapuma et le Sorcier. Sous les yeux de la jeune femme, une autre icône apparut sur le répétiteur. L'icône d'or couronnée du HMS Duc de Cromarty, qui avait remplacé en tant que yacht royal le HMS Reine Adrienne assassiné, et qui attendait juste derrière le seuil du noeud. Un noeud débarrassé de sa circulation, remarqua soudain Hélène – de toute sa circulation, en dehors de la Première Force elle-même. Le vaste globe avançait en direction du Cromarty, modelant son accélération sur celle de l'Hexapuma, conservant sa position autour du croiseur lourd et de son compagnon. Les bandes gravitiques de tous les vaisseaux composant cette gigantesque formation s'éteignirent puis se rallumèrent – le salut traditionnel qu'on adressait à un vaisseau amiral sur le départ. « Un message supplémentaire, monsieur », dit Nagchaudhuri. Il s'interrompit, se racla la gorge puis continua – mais, bien qu'il se fût éclairci la voix, elle n'en parut pas moins un peu vacillante. — Début du message. "Honneur à vous." » Il releva les yeux et croisa le regard d'Aivars Terekhov. « Fin du message, commandant », dit-il doucement.