PROLOGUE La batterie de senseurs — dont les dimensions égalaient celles d'un immense astéroïde ou d'une toute petite lune — orbitait autour de l'étoile G6 depuis très, très longtemps. Pourtant, son aspect n'avait rien de remarquable. Une pellicule de poussière recouvrait l'ensemble de la coque à l'exception des zones réservées aux panneaux solaires, maintenues dégagées par des champs électrostatiques. L'enveloppe de la station, construite dans un alliage d'or et de bronze, formait une sphère uniquement déparée par quelques protubérances rondes et régulières. Aucune trace des aériens et des paraboles propres à une civilisation plongée dans l'ère des communications radio. Mais quoi de plus normal? Au moment de la mise en service de l'engin, ses constructeurs avaient abandonné cette technologie primitive depuis plusieurs millénaires. Le satellite avait été laissé là par le Quatrième Empirium cinquante-deux mille cent quatre-vingt-six années terriennes plus tôt. Seul un filet d'énergie alimentait ses sens électroniques, mais le gardien solitaire n'était pas mort. Il ne faisait que dormir. Et à présent de fraîches étincelles d'énergie ondulaient à travers des kilomètres de circuits moléculaires. Les champs de stase internes ralentirent leur cadence et un cerveau informatique se réveilla après des millénaires de sommeil. L'énergie irradia avec plus de force dans le système et divers programmes d'essai transmirent leur rapport à l'ordinateur central — Infomatrix qui remarqua que sept virgule trois pour cent de ses systèmes primaires étaient hors service. S'il avait été doté de plus de curiosité, il aurait sans doute estimé qu'un taux de perte aussi faible relevait presque du miracle, mais il ne possédait pas la plus rudimentaire des formes de conscience. Il se contenta d'activer les systèmes secondaires appropriés, et une nouvelle série de programmes furent lancés. Ce n'était pas la première fois que le dispositif s'éveillait — bien qu'on ne lui eût pas ordonné de le faire depuis plus de quarante millénaires —, mais il constata que le signal reçu ce jour-là était inhabituel : il ne s'agissait pas d'une demande de contrôle des systèmes dépêchée par ses concepteurs. Ce message avait été émis par une autre batterie de senseurs localisée plus de sept cents années-lumière à l'est galactique. C'était un cri d'agonie. L'hypercom relaya le signal mille années-lumière plus loin, vers un centre de communications qui était déjà vieux avant que l'homme de Cro-Magnon n'eût fait ses premiers pas sur Terre. Infomatrix attendit une réponse, mais elle ne vint pas : il était tout seul avec son manque d'imagination. Ce silence activa de nouveaux programmes autonomes. Le signal envoyé à ses supérieurs fut remplacé par une salve de transmissions de bien plus courte portée. Des batteries de senseurs remuèrent et se secouèrent avant de murmurer une réponse endormie à travers l'espace. L'ordinateur nota les énormes brèches que le temps avait ouvertes dans un réseau d'interconnexions jadis resserré, mais ce problème ne le regardait pas, et il retourna à ses affaires du moment. D'autres centrales d'énergie se mirent en branle, puis l'appareil fut entièrement activé. Il devint un phare resplendissant, une balise qui émettait dans chaque domaine du spectre électromagnétique et gravi-tonique avec plus de puissance que bien des mondes habités de l'Empirium. C'était un poteau indicateur, un panneau d'affichage proclamant sa présence à quiconque regarderait dans sa direction. Une fois encore, il attendit. Des mois passèrent, puis des années, mais Infomatrix n'y accordait aucune importance. Un peu plus de sept ans s'écoulèrent avant qu'il reçût un second signal, annonçant cette fois la mort d'un appareil jumeau situé à moins de quatre cents années-lumière. Quelle que soit la force de frappe qui terrassait ses semblables abandonnés, elle se rapprochait à toute vitesse, et Infomatrix expédia un deuxième rapport à ses créateurs. En vain. Personne n'émit de nouveaux ordres ni de nouvelles directives. La machine continua donc de remplir la fonction pour laquelle on l'avait programmée; elle se révéla aux étoiles silencieuses comme un homme qui hurle dans une pièce obscure. Puis un jour, à peine quinze ans après son réveil, les étoiles répondirent. Les organes sensoriels d'Infomatrix captèrent des traces d'hyperpropulsion entrante plusieurs semaines à l'avance. Une fois de plus, il communiqua l'information à ses supérieurs, une fois de plus ils restèrent muets. Il prit ce silence en considération, car sa programmation lui disait que ce rapport devait obligatoirement obtenir une réponse. Cependant, comme les ingénieurs avaient prévu l'éventualité — fort peu probable — que les destinataires ne reçoivent pas le message, le cerveau informatique consulta ses menus, sélectionna l'option appropriée et reconfigura son hyperconi pour une transmission omnidirectionnelle. Le signal destiné à l'état-major disparut, remplacé par une alerte à toutes les unités de la Flotte impériale. Infomatrix n'obtint toujours pas de retour, mais cette fois aucun programme de secours ne lui ordonna d'appliquer une quelconque procédure spéciale, car ses concepteurs n'avaient pas envisagé cette possibilité, et il continua donc d'émettre des avertissements, indifférent au mutisme de l'espace. La signature hyperspatiale se rapprocha. L'ordinateur analysa sa forme et sa vitesse, puis inclut ces nouvelles données dans son message d'alerte. Soudain, le sillage supraluminique se figea à dix-huit minutes-lumière de l'étoile autour de laquelle l'engin orbitait. Celui-ci observa l'événement sans curiosité. Il perçut d'autres sources d'énergie à proximité — se déplaçant cette fois à des régimes subluminiques — et ajouta l'information à son signal. Des coques cylindriques de vingt kilomètres de longueur — enveloppées dans leurs champs de propulsion respectifs — progressaient en direction de la batterie de senseurs. Il ne s'agissait pas d'appareils impériaux, mais Infomatrix les reconnut et intégra leur identité à ses transmissions. Les vaisseaux — lancés à vingt-huit pour cent de la vitesse de la lumière — s'approchèrent davantage de la plateforme orbitale dont les émissions avaient attiré leur attention. Le cerveau informatique chanta pour eux, leur fit des signes, les entraîna vers lui tandis que son instrumentation passive furetait dans leurs bases de données pour y subtiliser autant d'informations que possible. Les croiseurs se trouvèrent bientôt à portée de tir. Ils verrouillèrent leurs systèmes de visée mais n'ouvrirent pas le feu. Des impulsions fusèrent à travers de nouveaux arbres logiques tandis qu'Infomatrix archivait l'événement. L'armada ne se trouvait plus qu'à cinq cents kilomètres. Un rayon tracteur — plutôt grossier mais efficace, releva Infomatrix —emprisonna la batterie de senseurs, qui activa aussitôt les instructions stockées au fond de sa mémoire à appliquer en de pareilles circonstances. La matière heurta l'antimatière, et le satellite artificiel disparut dans un bouillonnement de lumière plus éclatant que l'étoile autour de laquelle il avait orbité. La détonation — trop terrible pour être qualifiée d'< explosion » — atomisa les six astronefs les plus proches, déchira une douzaine d'autres appareils en mille morceaux incandescents et en détériora une dernière poignée. Enfin, conformément au désir des concepteurs de l'engin impérial — des êtres depuis longtemps disparus —, les survivants furent privés de toute opportunité d'évaluer la technologie nécessaire à sa construction. Infomatrix venait de remplir son ultime fonction. Il était mort sans savoir pourquoi personne n'avait répondu à sa mise en garde —et ne s'en était d'ailleurs jamais soucié. Le contenu du message était simple : après soixante mille ans d'absence, les Achuultani étaient de retour. CHAPITRE PREMIER Il pleuvait dans les quartiers du commandant. Plus précisément, il pleuvait dans l'atrium de trois acres situé à l'intérieur des quartiers du commandant. Le capitaine de vaisseau Colin Maclntyre, gouverneur autoproclamé de la Terre et dernier officier en chef du planétoïde impérial Dahak, était assis sur son balcon et trempait les pieds dans un jacuzzi. Son second — la grande et svelte Jiltanith — avait préféré s'y plonger entièrement. L'uniforme bleu nuit plié avec soin sur le côté, elle se laissa aller en arrière et sa longue crinière de jais flotta autour de ses épaules. De gros nuages noirs holographiques s'amoncelèrent au-dessus de leurs têtes, le tonnerre gronda au loin et un éclair déchira horizon ». D'un air absent, Colin observa le toit : des trombes d'eau se déversaient du champ de force miroitant. Son attention était fixée ailleurs, sur les données qui affluaient dans ses neurorécepteurs via l'ordinateur de contrôle central du vaisseau. Il afficha un air grave pendant toute la durée du rapport qui défila sous ses yeux, du moment où les astronefs des Achuultani émergèrent de l'hyperespace jusqu'au suicide de la batterie de senseurs. Le compte rendu prit fin. Il se secoua puis dévisagea Jiltanith pour connaître sa réaction. La bouche de sa compagne était serrée et ses yeux d'ébène froids comme la glace. L'espace d'un instant, il ne vit pas une belle femme mais l'impitoyable machine à tuer que devenait son second en temps de guerre. « Rien d'autre, Dahak ? — C'est en tout cas la fin de la transmission, commandant », répondit un timbre doux et profond qui semblait venir de nulle part. Le tonnerre retentit à nouveau, cette fois en arrière-fond, dans une sorte de contrepoint maîtrisé et lugubre, puis la voix poursuivit calmement : e Cette unité se trouvait dans la phalange de scanners tertiaire, approximativement à cent dix années-lumière à l'est galactique de Sol. C'était la dernière avant la Terre. — Merde ! » grommela Colin avant de lâcher un soupir. La vie avait été tellement plus simple dans la peau d'un officier pilote de la NASA. « Enfin, au moins nous disposons de nouvelles informations. — Certes, admit Jiltanith. Mais à quoi nous serviront-elles, mon Colin ? Sont déjà fort maigres, il est vray, or mesme ycelles ne pourrions envoyer à nostre foyer, car la Terre ne possède poinct d'hypercom. — Pourquoi ne pas rebrousser chemin et livrer le message en mains propres ? songea Colin à voix haute. Nous ne sommes qu'à deux semaines de distance... — Nenni. Y perdrions six semaines entières, car il nous faudroit aussi sacrifier le temps jusqu'icy passé. — Le capitaine Jiltanith a raison, commandant, intervint Dahak. En outre, bien que ces informations soient d'une utilité indiscutable, elles n'offrent aucune clé fondamentale pour la défense de la Terre. — Hum. » Colin tira sur la pointe de son nez et soupira à nouveau. « Vous avez sans doute raison. La situation serait différente s'ils avaient attaqué, nous donnant ainsi une idée de leur puissance de frappe... » Il haussa les épaules. « Dommage. Un aperçu de leur armement ne nous aurait vraiment pas fait de mal ! — C'est exact, admit Dahak. Néanmoins, les indications fournies par notre témoin ne montrent pas un développement significatif de la technologie des Achuultani, ce qui suggère que leur matériel de guerre n'a pas non plus beaucoup évolué. — J'aimerais presque qu'il y ait des signes d'évolution, dit Maclntyre d'un air inquiet. Je n'arrive pas à croire qu'ils n'aient rien inventé de nouveau en soixante mille ans ! — C'est en effet anormal dans une perspective humaine, commandant, mais cela concorde en tous points avec les données collectées lors des précédentes incursions. — Certes. » Les sourcils froncés, la jeune femme se laissa glisser dans l'eau brûlante. « Toutesfois est à peine crédible, Dahak. Comment quelconque espèce pourrait-elle passer si longtemps à guerroyer et occire sans inventer de nouvelles armes ? — Je l'ignore », répondit l'ordinateur avec tant de calme que Colin grimaça. Dahak possédait une conscience de soi, mais il lui restait à acquérir une imagination digne de ses maîtres. « O. K., alors dis-nous ce que tu sais. — Le contenu de la transmission corrobore les rapports des senseurs détruits auparavant. De plus, bien que nous n'ayons obtenu aucune information d'ordre stratégique, les relevés de nos capteurs indiquent que la vitesse subluminique maximale des vaisseaux achuultani égale à peine la moitié de la nôtre, ce qui laisse entrevoir au moins un avantage tactique de taille pour nos unités, indépendamment de nos arsenaux respectifs. D'autre part, nous avons désormais la confirmation que leurs déplacements en mode hyper propulsif sont eux aussi relativement lents. Si leur allure actuelle est maintenue, ils atteindront Sol dans deux virgule trois ans, comme prévu. — C'est vrai, mais la façon dont ils ont "débarqué" ne me dit rien qui vaille. Savons-nous s'ils ont essayé d'étudier l'une de nos autres batteries ? — Négatif, commandant. Les hypercoms de nos engins ont une puissance limitée : leur portée omnidirectionnelle maximale se situe en dessous de trois cents années-lumière. Ce sont donc les capteurs de la phalange tertiaire qui ont relayé la totalité des messages envoyés par leurs jumeaux précédemment détruits. Ces dépêches se réduisent à un constat des pertes infligées par les forces achuultani. Le rapport qui nous occupe maintenant constitue la première transmission directe dont nous disposions et renferme beaucoup plus d'éléments observés. — Mouais. » Colin réfléchit un moment. u Mais cela ne correspond pas très bien à leurs habitudes opérationnelles, du moins le peu que nous en connaissons, n'est-ce pas ? — Non, en effet. Selon les archives, leur tactique aurait dû consister à pulvériser notre satellite aussitôt après l'avoir détecté. — Voilà précisément ce qui m'inquiète. En un sens, nous avons eu beaucoup de chance : certains de nos appareils ont survécu assez longtemps pour nous prévenir de l'arrivée de l'ennemi. Mais je ne peux m'empêcher de penser que l'Empirium est allé trop loin dans sa stratégie. L'idée d'attirer les vaisseaux aussi près que possible pour mieux les sonder est excellente, mais les Achuultani étaient eux aussi en quête d'informations. Que se passera-t-il s'ils changent de tactique ? S'ils découvrent qu'on les attend et nous dament le pion? — Cuyde que ton trouble est excessif, intervint Jiltanith après un moment. Certes, nostre adversaire doit savoir qu'une puissance a placé telles sentinelles pour garder ses frontières, toutesfois qu'ont-ils par là nouvellement appris ? Comment devineroient-ils où se trouvent vraiment cestuys confins ? Ou quand leurs vaisseaux s'y heurteront? Sachant si peu, devront encore quester chaque étoile sur leur chemin. » Colin tira à nouveau sur son nez puis acquiesça sans joie. La théorie de Jiltanith tenait debout et, même si elle n'était pas fondée, il ne pourrait rien changer à la situation. Mais son travail exigeait qu'il se fasse du souci. Une corvée dont il se serait volontiers passé. Tu as sans doute raison, soupira-t-il. Merci pour le rapport, Dahak. — Je vous en prie, commandant. » Colin se reprit puis sourit à la jeune femme. Tu te réjouis de passer sur le billard, 'Tanni ? » Il chargea sa voix d'un zeste de malice en guise d'analgésique contre leurs inquiétudes. Ton sens de la galéjade est fort douteux, mon Colin, lâcha-t-elle d'un air sombre, acceptant le changement de sujet avec un sourire de son cru. De mémoire mienne, ai tousjours attendu ceste heure avec ferveur... ouy-da, et avec rares espoirs d'y poinct parvenir. Nonobstant, aujourd'huy qu'ycelle approche – et si vérité dois confesser –, quelque ombre de frayeur tourmente mon cueur. Est moult peu séant que te gausses à ce propos. — Je sais, admit-il d'un ton badin, mais je m'amuse trop pour arrêter. » Elle grogna et agita un poing ruisselant dans sa direction, mais les yeux verts de Colin exprimèrent l'empathie et l'amusement. Jiltanith n'était qu'une enfant lorsque, suite à la mutinerie organisée par le capitaine Anu (du département des machines), Dahak avait été laissé en orbite autour de la Terre et l'équipage du vaisseau abandonné à la surface de la planète. À l'époque, les muscles et le squelette de la jeune fille étaient trop immatures pour supporter la bioaugmentation intégrale dont bénéficiait le personnel de la Flotte impériale. Puis, pendant de nombreux millénaires, la lutte acharnée de son père contre le rebelle Anu avait rendu impossible l'intervention, car les installations médicales du parasite subluminique Nergal n'étaient pas appropriées. Avant la mutinerie, Jiltanith avait été dotée de neurorécepteurs informatiques et d'amplificateurs sensoriels, puis elle avait reçu des traitements régénératifs, mais ces modifications ne constituaient que la pointe de l'iceberg : Colin, qui avait subi l'opération complète assez récemment, comprenait très bien l'anxiété de sa compagne... et la taquinait pour alléger son fardeau. Prends garde que vent ne tourne, mon malin. — Aucun risque : je suis le commandant, et le rang... — ... a ses privilèges, acheva-t-elle d'une voix contrariée tout en hochant la tête. Voilà parolles qui te suivront jusques dans la tombe. — Je n'en doute pas. » Il lui sourit, tenté de retirer son uniforme et de la rejoindre, mais il craignait l'issue possible d'une telle initiative. Non pas que l'idée lui déplût en soi, mais ils avaient beaucoup de temps devant eux – à condition qu'ils vivent au-delà des deux années à venir – et le moment était mal choisi pour ce genre de complication. « Bon, le travail m'appelle. Quant à toi, madame l'officier en second, tu devrais retourner dans tes quartiers et dormir un peu. Crois-moi : Dahak ne donne pas la même valeur que toi ou moi à l'expression "longue période de convalescence suite à une augmentation bio". — Oh! c'est donc vray? ironisa-t-elle avec douceur. — Je m'en souviendrai quand tu seras en train de crier grâce. » Il retira ses orteils du jacuzzi et activa une infime partie de ses implants biotechniques. L'eau fut aspirée de la surface de sa peau et vint se poser sur un champ de force répulsif formé autour de ses pieds. Il secoua les gouttes puis enfila ses chaussettes et ses bottes brillantes. « Sérieusement, 'Tanni, prends du repos. Tu en auras besoin. — À dire vray, poinct ne doute de tes parolles, soupira-t-elle en se tortillant dans la baignoire. Néantmoins, cest instant me paroit comme avant-goust du paradis. Demeurerai encores un peu icy, m'est avis. — À ta guise », conclut MacIntyre, tout sourire, puis il quitta le bord du balcon et posa un pied sur le disque transporteur qui l'attendait. Lentement, l'appareil le fit flotter jusqu'au sol de l'atrium. Les implants de Colin créèrent un champ de force qui, tel un parapluie invisible, le protégea tandis qu'il s'avançait au milieu de la pluie en direction de la porte d'accès située à l'autre extrémité de son parc privé. Le panneau s'ouvrit à son approche, et il pénétra dans un espace vide bien éclairé, trou béant profond de plus de mille kilomètres. Colin avait rassemblé ses forces pour l'événement, mais il avait l'air moins calme qu'il l'aurait désiré, et il en était conscient. Son anxiété s'accrut lorsqu'il plongea dans le gouffre et atteignit instantanément les vingt mille kilomètre-heure et des poussières. Dahak avait réduit la vitesse de ses puits de transfert par égard pour son capitaine ainsi que pour les membres de l'équipage nés sur Terre, mais Colin savait que FIA ne comprenait tout simplement pas l'origine de leur terreur. L'expérience était déjà fort désagréable à bord des parasites subluminiques du vaisseau, or le plus vaste de ces bâtiments de guerre avait une masse d'à peine quatre-vingt mille tonnes. Dans un appareil si minuscule, on avait tout juste le temps d'avoir peur que le voyage avait déjà pris fin. En revanche, il fallait compter près de dix minutes – même à une telle vitesse – pour parcourir la coque titanesque de Dahak, et l'absence de toute sensation de mouvement rendait l'aventure presque plus pénible. Les quartiers du commandant ne se trouvaient qu'à une centaine de kilomètres de commandement un – une distance négligeable au vu de la taille du vaisseau – et le trajet dura seulement dix-huit secondes. Dix-sept secondes de trop, songea Colin tandis qu'il s'arrêtait de façon abrupte. Il avança à pas chancelants dans un corridor moquetté. Pour sa plus grande satisfaction, les lieux étaient déserts : personne ne remarqua la faiblesse passagère dont pâtirent ses genoux au moment où il approchait l'immense écoutille de la passerelle de commandement. La porte était ornée d'un bas-relief. À son sommet, un dragon à trois têtes observait Colin derrière un nuage stellaire tenu entre ses pattes antérieures dressées. L'espace d'un instant, les yeux redoutables clouèrent le capitaine de Dahak sur place. Des yeux qui exprimaient une fidélité plurimillénaire. Le sas —quinze centimètres d'acier de combat impérial — s'ouvrit, puis Maclntyre passa à travers une douzaine d'autres panneaux qui s'écartèrent et se fermèrent successivement jusqu'à ce qu'il atteigne la sphère sombre et vaste de commandement un. Les tableaux de commande semblaient flotter dans l'espace interstellaire, cernés par la perfection époustouflante des projections holographiques de Dahak. Les étoiles les plus proches se déplaçaient de façon ostensible, mais il suffisait de réfléchir un instant pour comprendre que l'image était artificielle. Le planétoïde fendait le vide spatial en mode maximal de propulsion Enchanach : à sept cent vingt fois la vitesse de la lumière, toute observation directe du cosmos ne pouvait être que déformée. « Commandant sur la passerelle ! » psalmodia une voix, et Colin se crispa. Il lui faudrait absolument remédier à cette manie qu'avait Dahak de préserver la sacro-sainte dignité de son capitaine ! L'équipe restreinte de quart sur la passerelle s'activa. Ses quelques membres, tous des impériaux, entreprirent de se lever, mais il leur fit signe de rester assis et se dirigea vers la console du commandant. Des étoiles filaient à la dérive sous ses bottes. Le capitaine Tamman, son chef tacticien et son premier lieutenant, se leva de la couchette pour céder la place à son supérieur. « Commandant », dit-il d'un ton aussi formaliste que celui de Dahak. Colin soupira, découragé face à tant d'apparat, mais il décida de ne pas faire de remarque à ce sujet pour le moment. « J'ai les commandes, capitaine », annonça-t-il avant de se glisser dans sa couchette, qui s'anima pour s'ajuster aux contours de son corps. Il n'était pas nécessaire que Tamman lui fasse un rapport de situation : ses neurorécepteurs liés à la console s'en chargeaient déjà. Un petit sourire attendri aux lèvres, il regarda l'officier tactique réintégrer son poste en silence. Tamman était le contemporain de Jiltanith, un des quatorze e enfants » impériaux de l'équipage du Nergal à avoir réchappé à l'assaut désespéré contre l'enclave d'Ana. Chacun de ces survivants s'était enrôlé sur Dahak sous les ordres de Colin, et celui-ci remerciait le ciel de leur décision. Contrairement à son personnel né sur Terre, eux pouvaient se connecter directement à leurs ordinateurs et les diriger selon la procédure prévue par l'Empirium. Ce groupe constituait un noyau réduit et fiable d'officiers améliorés capables de surveiller la centaine de mutins amnistiés qui formaient l'essentiel de ses effectifs actuels. Peu à peu, Dahak augmenterait et entraînerait les Terriens d'origine selon les mêmes standards d'exigence, mais la population du vaisseau s'élevait à plus de cent mille individus : même avec des installations aussi performantes que les siennes, la tâche risquait de prendre un certain temps. Colin MacIntyre se laissa aller en arrière dans son confortable fauteuil. Son mince sourire s'estompa tandis qu'il regardait les étoiles foncer vers lui et que les silhouettes lisses et implacables des vaisseaux achuultani défilaient à nouveau sous ses paupières. Alors que le rapport de la batterie de senseurs se déroulait devant lui, encore et encore, comme un interminable enregistrement en boucle, un sentiment d'épouvante envahit tout son être. Il savait que l'ennemi approchait, mais à présent il l'avait e vu » de ses propres yeux. Désormais, la menace était bien réelle, tout comme l'horrible tâche à laquelle lui et les siens devaient faire face. Dahak se trouvait à plus de vingt-sept années-lumière de la Terre, et la base de la Spatiale la plus proche était à plus de deux cents années-lumière de Sol lorsque le vaisseau impérial s'était placé en orbite autour de la Terre. Quant à l'Empirium, il se situait bien au-delà. Pourtant, malgré ces distances colossales et la menace grandissante qui pesait sur leur monde natal, ces hommes et ces femmes avaient été obligés d'entreprendre le voyage, car seuls les ancêtres des mutins étaient susceptibles de leur fournir l'aide dont ils avaient besoin. Une aide indispensable pour sauver leur planète de l'armada qui avançait inexorablement vers elle. Or Dahak ne parvenait à établir aucune communication avec l'Empirium depuis plus de cinquante mille ans. Qu'adviendrait-il si celui-ci avait disparu ? Voilà une question lugubre dont on débattait rarement à bord. Une question que Colin évitait à tout prix de se poser, bien qu'elle occupât sans cesse son esprit, car Dahak avait réparé son hypercom après avoir récupéré les pièces de rechange nécessaires dans l'enclave des mutins, en Antarctique. Dès lors, il n'avait jamais cessé de lancer des S. O. S. En fait, il était en train de demander de l'aide en cet instant même. Cependant, tout comme les batteries de capteurs, il n'avait pas reçu de réponse. CHAPITRE DEUX Le vice-gouverneur Horus, ancien commandant du bâtiment de guerre subluminique Nergal saisi par les mutins et actuel vice-roi de la Terre, lâcha un juron bien senti et suça son pouce blessé. Il laissa retomber sa main et observa les débris d'un air revêche. Le vieil homme avait travaillé avec du matériel terrien pendant des siècles et il en connaissait la fragilité. Mais la technologie impériale revenait au goût du jour, et il. avait oublié que l'intercom de son poste était de facture locale. La porte de son bureau s'ouvrit et le général Gerald Hatcher, président des chefs d'état-major de la planète Terre – s'ils parvenaient jamais à mettre sur pied une telle organisation –, passa la tête à l'intérieur et détailla le panneau brisé en mille morceaux. « Si vous voulez attirer mon attention, gouverneur, il est plus facile de m'appeler que d'utiliser les sirènes. — Les sirènes ? — C'est ce que j'ai cru entendre lorsque mon intercom s'est mis à hurler. Ce matériel a-t-il été méchant avec vous ou étiez-vous simplement en colère ? — Les humains de la Terre ont la langue toujours aussi bien pendue, à ce que je vois, déclara Horus d'une voix chaleureuse. — C'est une de nos caractéristiques les plus attachantes. » Hatcher fit un sourire au père de Jiltanith et s'assit. « J'imagine que vous désiriez me voir. — Oui. » Horus brandit une pile de documents imprimés et les agita devant le général. « Avez-vous pris connaissance de ces données ? — Que... ? » Le vieil homme interrompit son geste. Hatcher tendit le cou pour lire l'en-tête. « Oui. Et alors ? — Selon ce rapport, l'intégration militaire accuse un mois de retard, commença Horus, puis il fit une pause pour examiner la mine de Hatcher. Pourquoi ne prenez-vous pas l'air surpris ou gêné, ou une autre expression du genre, général ? — Parce que nous sommes en avance par rapport à mes prévisions. » Horus perçut l'éclair de malice dans le regard de son subalterne. Il se laissa choir en arrière avec un soupir de résignation. Gerald Hatcher, songeait-il parfois, s'était parfaitement adapté à la présence d'extraterrestres sur son monde. — J'aurais sans doute dû préciser que nous avions délibérément fixé un délai intenable, continua le général sans se laisser décontenancer. Cela nous fournit une excuse pour crier sur le personnel, aussi bonnes que soient ses performances. » Il haussa les épaules. « Ce n'est pas très sympa, mais lorsqu'un supérieur décoré de quatre ou cinq étoiles vous gueule dessus, vous trouvez au fond de vous-même des ressources insoupçonnées. Les hurlements font des miracles. — Je vois. Effectivement, vous auriez dû me prévenir. À moins que vous n'ayez l'intention de tester votre voix tonitruante sur ma personne. — Loin de moi cette idée. — Vous m'en voyez soulagé, fit le gouverneur avec une pointe d'ironie. Dois-je donc considérer que vous êtes satisfait des résultats obtenus à ce jour ? — Si l'on tient compte du fait que nous nous efforçons de fusionner des structures de commandement militaire qui, malgré de fortes analogies, ne sont pas du tout conçues pour un tel processus, je dirais que oui : Frederick, Vassili et moi-même apprécions la rapidité avec laquelle le projet avance, mais le temps nous est compté. » Le vieil impérial acquiesça d'un signe de tête. Sir Frederick Amesbury, Vassili Tchernikov et Hatcher formaient la « troïka militaire d'Horus », comme Vassili se plaisait à l'appeler, et ils travaillaient d'arrache-pied à leur tâche impossible : selon les prévisions, il leur restait à peine deux ans avant l'arrivée des premiers éclaireurs achuultani. « Qui pose le plus de problèmes ? — L'Alliance asiatique, bien sûr, répondit Hatcher avec une grimace. La date butoir est presque atteinte et ils n'ont toujours pas décidé s'ils préféraient nous combattre ou rallier nos forces. C'est très irritant mais sans surprise. Je ne crois pas que le maréchal Qian ait décidé de s'opposer à nous activement, mais il traîne les pieds, or, tant qu'il ne se sera pas engagé, aucune des autres puissances militaires de l'Alliance ne lèvera le petit doigt. — Et pourquoi ne pas exiger de cette dernière qu'elle renvoie le maréchal ? » Le ton d'Horus était plus affirmatif qu'interrogatif. Impossible. Il n'est pas seulement leur chef mais aussi le meilleur leader dont ils disposent, et ils en sont parfaitement conscients. Une bonne partie de leurs dirigeants politiques étaient sous le contrôle d'Anu – et ont péri pendant l'assaut contre l'enclave –, à tel point que Qian est le dernier homme à jouir de la confiance des armées de l'Alliance. Et quelle que soit la haine qu'il cultive à notre égard, elle est minime comparée à celle de beaucoup de ses subalternes. » Hatcher s'arrêta un instant puis haussa les épaules. « Nous lui avons proposé un entretien en face à face, et au moins il a accepté. Nous allons devoir jouer nos meilleures cartes car il est très intelligent, mais il finira par céder lorsqu'il aura digéré l'idée que l'Occident l'a en quelque sorte conquis. Horus acquiesça. Ses trois généraux étaient des « Occidentaux » aux yeux de Qian et de son peuple. Le fait qu'Anu et ses mutins avaient manipulé les gouvernements et les collectifs terroristes terriens de façon à opposer le tiers-monde aux pays développés commençait tout juste à être accepté en Europe de l'Ouest et en Amérique du Nord. En revanche, il faudrait encore un certain temps pour que le reste du monde adhère à cette réalité sur le plan émotionnel. Certains groupes, comme les fanatiques religieux qui avaient dirigé des nations telles que l'Iran et la Syrie, ne se feraient jamais à l'idée, c'est pourquoi ils avaient été tout bonnement démilitarisés... au prix regrettable de nombreuses pertes humaines. En outre, poursuivit Hatcher, Qian est bel et bien leur plus haut commandant, et nous en aurons besoin. Si nous voulons que notre entreprise aboutisse, nous serons de toute façon obligés de réunir nos deux peuples. Ou, pour être plus précis, il nous faudra intégrer toutes les forces armées de la Terre sous une seule et unique structure de commandement. Nous ne pouvons pas imposer des officiers non asiatiques à l'Alliance et espérer qu'elle accepte. — D'accord. » Horus remit le dossier dans le casier réservé au courrier entrant. « Je serai disponible pour m'entretenir avec lui si vous pensez que cela peut augmenter nos chances de réussite. Sinon, je vous laisse vous débrouiller tout seul : j'ai déjà assez de migraines en perspective. — J'en suis bien conscient. Franchement, pour rien au monde je n'échangerais ma place contre la vôtre. — Votre altruisme me touche au plus haut point. » Un sourire fendit à nouveau le visage de Hatcher. « Comment avancent les autres projets ? — Aussi bien que les circonstances le permettent, répondit Horus en haussant les épaules. J'aimerais disposer de mille fois plus de matériel impérial, mais la situation s'améliore : les unités industrielles orbitales laissées par Dahak ont trouvé leur rythme de croisière. Elles utilisent encore beaucoup de leurs capacités pour se reproduire et j'ai converti une fraction du tonnage prévu pour la fabrication d'armes en appareils de construction planétaire, mais nous devrions nous en sortir. La production croît selon une progression géométrique. C'est un des avantages de ces unités automatisées dépourvues de besoins aussi insignifiants que l'alimentation ou le repos. » Nous sommes plus ou moins à jour avec l'installation de la base tech apportée sur Terre par Anu ; quant au matériel directement déchargé par Dahak, il est monté et parfaitement opérationnel. Nous butons parfois sur des obstacles, mais il faut s'attendre à ce genre de problème quand on entreprend de créer une infrastructure industrielle entièrement inédite. En fait, ce sont les centres de défense planétaire qui me tracassent le plus, mais Geb y travaille. » Geb – autrefois ingénieur en chef du Nergal et actuellement l'un des plus hauts gradés du Conseil planétaire, organe constitué de trente membres, hommes et femmes, qui soutenaient Horus dans sa gestion de la planète – travaillait dix-neuf heures par jour en tant que responsable général des constructions sur l'ensemble du globe. Hatcher ne lui enviait pas cette tâche exténuante. Il y avait trop peu d'extraterrestres disponibles pour prendre en charge les quelques appareils de chantier impériaux déjà existants. Pour compenser, les machines de facture terrienne étaient mises à rude contribution, mais cela revenait à employer une main-d’œuvre non qualifiée pour mener à bien une entreprise titanesque. Geb et Horus avaient rejeté l'idée de reconfigurer les équipements impériaux – ou de construire de nouveaux appareils –pour les adapter aux « non-augmentés » natifs de la Terre. Le matériel impérial était conçu pour des opérateurs munis d'implants leur permettant d'interagir directement avec lui, et en altérer le fonctionnement aurait nui à son efficacité. En outre, le temps que les équipes d'Horus aient adapté suffisamment de machines, le processus d'augmentation des autochtones serait sans doute assez avancé pour rendre une telle entreprise inutile. Ce qui rappela à Horus une information importante. « Nous sommes prêts à améliorer les civils. — Ah bon ? » Le visage de Hatcher s'épanouit. « Excellente nouvelle. — Certes, mais il y a un problème : tout individu opéré restera indisponible pour une durée minimale d'un mois – probablement deux ou trois –, le temps de s'accoutumer à ses implants. À chaque fois que nous augmenterons un haut gradé, nous serons privés de ses services pendant toute cette période. — À qui le dites-vous ! se plaignit Hatcher d'un air aigri. Êtes-vous conscient que... Suis-je bête ! bien sûr que vous l'êtes. Mais, si je puis me permettre la remarque, c'est assez gênant pour un supérieur d'être un "petit faiblard" en comparaison de son personnel. Vous souvenez-vous de mon assistant Allen Germaine ? » Horus acquiesça. « Pas plus tard qu'hier, je suis passé au centre d'augmentation bio Walter Reed pour lui rendre visite. Il s'amusait, en guise d'entraînement, à faire des nœuds avec des tiges en acier épaisses de plus d'un demi-centimètre. Et moi, devant lui, coincé dans mon corps d'homme mûr, je me sentais incroyablement flasque. Jusque-là, je me croyais assez en forme pour mon âge ! Allen sera de retour au bureau d'ici quelques semaines, et ce sera encore plus déprimant. — Je sais. » Horus cligna des yeux. « Mais vous allez devoir vous faire une raison. Je ne peux me passer d'aucun de mes chefs d'état-major tant que l'ensemble de nos projets ne seront pas sur les rails. — Une bonne technique pour motiver les gens à aller plus vite ! — Ce n'est que justice, lâcha Horus avec malice. Et puisqu'on parle de projets, que pensez-vous des installations de défense que j'ai proposées ? — Pour autant que je puisse juger des aspects technologiques concernés, l'idée m'a l'air assez bonne, mais je me senti rais davantage rassuré si nous donnions plus de profondeur à notre défense orbitale. J'ai parcouru les données opérationnelles fournies par Dahak – au risque d'insister : il me faut absolument une liaison neuronale ! – et j'ai découvert à regret que les Achuultani ont un penchant pour les armes cinétiques. Pourrions-nous stopper un astéroïde de la taille de Cérès, par exemple, si l'ennemi l'entoure de boucliers avant de l'expédier sur nous ? — Geb dit que c'est possible, mais il nous faudrait une grande quantité d'ogives nucléaires. D'où notre énorme besoin en plateformes de lancement. — O. K., mais s'ils ont planifié une offensive méthodique, ils s'attaqueront d'abord à notre arsenal périphérique. C'est une stratégie de siège classique – peu importe l'armement employé – et c'est précisément la raison pour laquelle je préconise un renforcement des forteresses orbitales : plus longtemps elles tiendront, meilleure sera notre marge de réaction. — C'est exact. Il n'empêche que nous devons finir d'installer la défense interne en premier lieu, c'est pourquoi je suis en train de suer pour accélérer la construction des centres de défense planétaire. Ce sont eux qui produiront le bouclier planétaire, et leurs batteries de missiles nous seront tout aussi indispensables. Même les armes à énergie impériales ne peuvent traverser l'atmosphère de manière efficace, et, quand elles y parviennent, elles fichent en l'air les courants-jets et la couche d'ozone – pour ne citer que quelques "petites catastrophes" possibles. Voilà entre autres pourquoi il est plus facile de défendre les lunes et les astéroïdes, qui présentent l'avantage d'être dépourvus d'air. — Je comprends. » Hatcher tira sur sa lèvre inférieure. « J'étais tellement plongé dans mes mouvements de troupes et mes structures de commandement que j'ai à peine bûché sur la question de l'armement – Vassili est notre tuteur en la matière –, mais j'imagine que votre problème se situe au niveau des hyper lanceurs. — Tout juste. Vu que les rayons d'énergie sont exclus, nous avons besoin de missiles, mais ceux-ci présentent aussi des inconvénients. Comme Colin se plaît toujours à le relever, leur utilisation implique un prix. » Les fusées subluminiques peuvent être lancées de n'importe où, mais on les intercepte facilement, surtout à une échelle interplanétaire. Les hyper missiles, eux, sont indétectables, mais impossibles à déclencher depuis l'atmosphère. Même l'air possède une masse, or la masse exacte emportée par un de ces engins dans l'hyperespace s'avère critique quand il réintègre l'espace normal. C'est la raison qui pousse les bâtiments de guerre à positionner les hyper fusées juste derrière le bouclier avant emploi. » Hatcher se pencha en avant, attentif. Avant la mutinerie, Horus était un spécialiste en missiles, et le général tenait à entendre tout ce que son supérieur aurait à dire sur le sujet. « Une telle manœuvre est impensable à partir d'une planète. Ou plutôt, ce serait possible, mais il faut prendre en compte que les boucliers planétaires ne fonctionnent pas comme ceux d'un vaisseau – pas sur des mondes habités, en tout cas. La densité d'un champ répulsif dépend de la surface couverte par celui-ci : passé un certain seuil, on ne peut plus l'épaissir, indépendamment de la quantité d'énergie déployée. En vue de maintenir une densité suffisante pour neutraliser des armes cinétiques de très grande envergure, notre bouclier devra se replier jusqu'au niveau de la mésosphère. Nous pouvons arrêter la plupart des projectiles de taille réduite à partir de l'exosphère, mais pas les plus gros, or nous risquons de subir d'importants assauts cinétiques. En fait, c'est exactement le cas de figure auquel nous serons confrontés si nous comptons lancer des missiles depuis des bases planétaires. — Et si le bouclier se contracte, songea Hatcher à voix haute, les missiles se retrouveront à l'extérieur de la zone protégée, où les Achuultani pourront les détruire. — Exactement. Nous devrons donc déclencher les fusées du sol, ce qui signifie que nous aurons besoin de plateformes de lancement assez vastes pour contenir l'ensemble du champ hyper propulsif – à peu près trois fois la taille des missiles –, sinon les moteurs emporteront avec eux des morceaux entiers du centre de défense. » Horus haussa les épaules. « Si l'on considère qu'un hyper missile lourd mesure à peu près quarante mètres et que le lanceur doit être hermétique en prévision de l'évacuation ultrarapide de l'atmosphère, je vous laisse deviner les prouesses techniques que devront accomplir les ingénieurs responsables de la construction de ces satanées machines. — Je vois. » Hatcher fronça les sourcils, songeur. « Combien de retard accusez-vous, Horus ? Quoi qu'il advienne, il nous faudra de telles batteries pour protéger nos défenses orbitales. — Oh ! rien de bien grave pour l'instant. Geb avait prévu une marge de piétinement dans ses plans originaux, et il pense pouvoir se mettre à jour lès qu'il aura davantage de matériel impérial à disposition. On devrait avoir rattrapé le retard d'ici environ six mois. Selon les pires estimations de Dahak, nous disposons de deux ans avant l'arrivée des Achuultani, et la première vague d'assaut devrait se limiter à un millier d'éclaireurs. Si nous leur infligeons assez de dégâts, nous bénéficierons d'une année de répit pour élargir nos défenses en attendant la flotte principale. Avec un peu de chance, nous posséderons plus de vaisseaux d'ici là. — Avec un peu de chance », répéta Hatcher. Il tenta de montrer de l'assurance, mais ni lui ni Horus n'étaient dupes. Ils avaient une bonne chance de vaincre les éclaireurs des Achuultani, mais, à moins que Colin ne trouve de l'aide, la Terre succomberait à la seconde incursion. Un vent d'hiver glacial s'abattait sur le tarmac de Taiyuan. Le ciel était sombre et nuageux. Ce temps reflète à merveille mon humeur, songea le maréchal Qian Daoling, massif et impassible dans son pardessus d'uniforme. Il dirigeait les forces armées de l'Alliance asiatique depuis douze années tumultueuses. Sa fermeté et son dévouement lui avaient valu ce poste. De façon plus pragmatique, il était compétent. Son autorité demeurait quasiment absolue, phénomène rare pour une telle époque. Mais aujourd'hui cette même autorité le maintenait pieds et poings liés, elle l'entraînait de façon irréversible vers une décision qu'il ne voulait pas prendre. En moins de cinquante ans, sa nation avait unifié tous les pays importants de l'Asie – en dehors du Japon et des Philippines, qui comptaient encore à peine comme des États asiatiques. La tâche s'était avérée difficile et le prix à payer élevé : le sang avait coulé à flots. Mais l'Alliance était parvenue à construire une machine militaire qui forçait jusqu'au respect de l'Occident. Une grande partie de cette réussite était due au travail du maréchal, fruit de son serment solennel de défendre son peuple, le Parti et l'État. Or la décision qu'il était sur le point de prendre risquait de rendre tous ces efforts, tous ces sacrifices inutiles. Oh oui! pensa-t-il en allongeant le pas. Le ciel est assorti à mon humeur. Le général Quang pressait le pas derrière son supérieur. Sa voix haut perchée livrait une bataille perdue d'avance contre le vent. Qian était originaire de la province du Yunnan. Un homme immense qui mesurait près de deux mètres. Quang était minuscule et vietnamien, et, malgré tous les discours sur la solidarité asiatique, l'amour entre les Chinois du Sud et leurs frères » se mesurait au compte-gouttes. On ne pouvait pas effacer des milliers d'années d'hostilité mutuelle en un clin d'œil, ni l'Empire du Milieu pardonner tout à fait au Vietnam d'avoir servi de pays mandataire à l'URSS pendant de nombreuses années. Et que Quang fût un pleurnichard à peine compétent jouissant de relations importantes au sein du Parti n'arrangeait pas les choses. Le général se tut. Il respirait avec peine, et le maréchal sourit intérieurement. Il savait que le petit homme se sentait ridicule –et il l'était ! -- lorsqu'il tentait de régler son pas sur le sien. C'est pourquoi, chaque fois qu'ils se rencontraient, Qian s'efforçait d'exagérer ses longues enjambées. Mais ce qui le dérangeait le plus en ce moment, admit-il, c'était d'entendre un imbécile débiter tant d'idées qu'il avait déjà examinées lui-même. Et qu'en est-il de moi ? Les pensées de Qian le firent froncer les sourcils. je suis un serviteur du Parti, j'ai juré de protéger l'État, mais que suis-je censé faire alors que la moitié du comité centrai a disparu ? Se peut-il qu'il ait abrité autant de traîtres en son sein – des traîtres non seulement à la patrie, mais à l'humanité dans son ensemble? Probablement cal; sinon, où se trouveraient-ils à présent ? Et comment faire un choix quand on sait que sa décision revêt une importance si terrible ? Il leva la tête vers le véhicule lisse et brillant qui attendait sur le tarmac. L'alliage de la coque émettait de légers reflets de bronze dans l'après-midi nuageux. Une jeune femme à la peau brun olivâtre se tenait à côté du sas ouvert de l'appareil. Ses I raits n'étaient pas tout à fait orientaux. À sa vue, le maréchal éprouva de l'incertitude – sentiment plutôt rare chez lui –, ce qui lui rappela les mots de Quang. Il soupira, s'arrêta et garda le visage impassible, avec l'aisance de celui qui jouit d'une longue pratique. « Général, vous ne m'apprenez rien. Le sujet a été étudié aussi bien par votre gouvernement que par le mien (du moins ce qu'il en reste, espèce d'idiot! songea-t-il), et une décision a été prise. A moins que les termes du contrat soient absolument inacceptables, nous accéderons aux exigences de ce gouverneur planétaire. » Pour l'instant, du moins. « Le Parti a été malavisé, marmonna Quang. C'est un piège. — Un piège, camarade général ? » Le sourire délicat de Qian était glacial comme le vent. ‹i Vous avez sans doute remarqué que, la nuit tombée, la lune n'apparaît plus dans le ciel. Vous a-t-il traversé l'esprit que quiconque possède un vaisseau de cette taille et de cette puissance n'a nul besoin de tendre des pièges ? Dans la négative, prenez le temps d'y réfléchir. » Il fit un signe de tête en direction de la vedette impériale. « Le véhicule que vous voyez pourrait réduire cette base en poussière, et nous ne serions même pas capables de le détecter, encore moins de le repousser. Pensez-vous vraiment que l'Occident, doté désormais de centaines d'armes bien plus puissantes que celle-ci, serait incapable de nous démilitariser par la force ? Comme ils ont démilitarisé ces cinglés d'Asie du Sud-Ouest? — Épargnez-moi vos commentaires, camarade général », l'interrompit Qian d'une voix lourde. D'autant plus qu'ils me renvoient à mes propres doutes. j'ai un travail à accomplir et tu ne me facilites pas la tâche. « Il existe deux options : nous soumettre à leur autorité ou renoncer au piètre arsenal dont nous disposons encore. Il est possible qu'ils soient honnêtes, que le danger évoqué soit bel et bien réel. Si c'est le cas, toute résistance de notre part entraînerait des conséquences bien plus terribles que le désarmement et l'occupation. S'ils mentent, nous aurons au moins l'opportunité – avec un peu de chance – d'étudier leur technologie de près, peut-être même d'y avoir accès. — Mais... — je ne le répéterai pas, camarade, » La voix de Qian se fit plus douce et Quang blêmit. « j'accepte mal qu'un officier subalterne conteste mes ordres; je ne le tolérerai pas de la part d'un officier général. Ai-je été assez clair ? — Je... Parfaitement », parvint à articuler Quang, et Qian haussa les sourcils par-dessus un regard polaire. Le subordonné avala sa salive puis s'empressa d'ajouter : « ... camarade maréchal. — Voilà qui me rassure », conclut son supérieur d'un ton adouci, puis il reprit sa marche en direction de la vedette. Le petit homme lui emboîta le pas en silence, mais le maréchal percevait du ressentiment et de la résistance. Les individus de son espèce, surtout ceux qui avaient un pied dans le Parti, représentaient un vrai danger. Ils étaient capables des pires imbécillités, et Qian se fit la note mentale de faire assigner Quang à une tâche moins capitale. Pourquoi pas « commandant des patrouilles de l'air et des bases de missiles sol-air pour la mer du japon » ? Ce poste autrefois prestigieux était devenu insignifiant, mais Quang mettrait sans doute quelques mois à s'en rendre compte. Pendant ce temps, Daoling pourrait continuer à travailler sur les questions essentielles. Il ne connaissait pas l'Américain Hatcher, le porte-parole des créatures qui avaient pris le contrôle de la Terre, mais il avait rencontré Tchernikov. Par définition, il fallait se méfier des Russes, mais le professionnalisme de celui-ci avait impressionné Qian, or l'homme semblait respecter ses deux homologues : Amesbury – un Anglais – Hatcher. Peut-être l'Américain était-il de bonne foi. Peut-être son offre de coopération – à savoir une participation collégiale à cette nouvelle organisation militaire d'ampleur planétaire – était-elle sincère. Après tout, les maîtres politiques de ce « Conseil planétaire » avaient formulé moins d'exigences scandaleuses que ce à quoi il s'était attendu. Était-ce un bon signe ? Il fallait que ce soit un bon signe. Il n'avait pas menti à Quang : leur position militaire rendait toute résistance inutile. En revanche, de telles situations s'étaient déjà présentées dans l'histoire de l'Asie, et si les Occidentaux comptaient tirer parti de l'innombrable main-d’œuvre orientale, une fraction de leurs nouvelles technologies de guerre tomberait à coup sûr aux mains des Asiatiques. Il avait utilisé cet argument pour convaincre des dizaines de subalternes craintifs et en colère, mais il n'était pas certain d'y croire lui-même. Qian ignorait si ses doutes étaient d'ordre rationnel ou émotionnel et cela l'irritait. Après tant d'années d'inimitié, il était difficile de considérer avec logique et distance toute proposition émanant de l'Occident, mais son cœur lui soufflait que, cette fois, l'adversaire de toujours jouait franc jeu. Il ne pouvait en être autrement : un immense avantage stratégique lui était déjà acquis, et il se montrait trop anxieux, trop inquiet face à l'approche de ces « Achuultani » pour que la menace ne soit qu'une invention. La pilote le salua et le laissa entrer le premier dans la navette, puis elle s'installa derrière les commandes. Sans un bruit, le petit véhicule décolla à la verticale et ajusta son cap. L'instant d'après, ils fonçaient clans le ciel à huit fois la vitesse du son. Malgré l'absence de sensation d'accélération, Qian eut l'impression qu'un poids — celui de l'inévitabilité — comprimait son âme. Un vent de changement soufflait sur le monde comme un typhon, et toute tentative de lutte équivaudrait à lui opposer un mur de paille. Quelles que soient les craintes de Quang et des siens, quoi que lui-même puisse en penser, ils devraient suivre le courant ou périr. Au moins, la Chine possédait une culture ancienne et une population de deux milliards d'individus. Si les promesses de ce Conseil planétaire étaient tenues, s'il était vrai que tous les citoyens jouiraient des mêmes richesses et des mêmes opportunités, cela suffirait pour conférer à son peuple une énorme influence. Il sourit intérieurement. Peut-être ces Occidentaux si loquaces avaient-ils oublié que la Chine savait comment conquérir les envahisseurs qu'elle ne pouvait pas vaincre. CHAPITRE TROIS Gerald Hatcher et ses collègues se levèrent en signe de courtoisie lorsque le maréchal Qian entra dans la salle de conférence, les épaules droites et le visage imperturbable. Il était gigantesque pour un Chinois, songea Hatcher, plus grand encore que Vassili et deux fois plus large que lui-même. « Maréchal », le salua-t-il en lui indiquant un siège. Qian hésita une seconde puis empoigna le dossier avec fermeté. « Merci de votre présence. Prenez place, je vous prie. » Le maréchal attendit que ses « hôtes » s'assoient, puis il les imita et posa son porte-documents avec soin sur la table. Hatcher savait que Frederick et Vassili avaient eu raison d'insister pour qu'il joue le rôle de président — en tant que seul membre statutaire des nouveaux chefs d'état-major de la Terre sans lien antérieur avec les impériaux, il était tout désigné —, mais il aurait aimé pouvoir s'opposer à cette décision. L'homme aux traits sévères qui l'observait en silence était le plus puissant commandant militaire en service actif de la planète et détenait une position clé pour la réussite de leur entreprise. Il n'avait vraiment pas l'air commode. « Maréchal, commença Hatcher, nous vous avons demandé de nous rencontrer dans le cadre de ce comité restreint pour éviter toute pression civile — qu'elle soit asiatique ou américaine. Nous ne vous demanderons pas de conclure un "accord" dans le dos de vos responsables, mais il faut tenir compte de certaines réalités pragmatiques. Nous comprenons la difficulté de votre position et espérons (il affronta le regard sombre et impénétrable avec sérénité) que vous nous rendez la pareille. — Je comprends surtout que mon gouvernement et les nations qu'il s'est engagé à protéger ont reçu un ultimatum. » Hatcher contint une grimace. L'anglais du maréchal, précis et dénué d'accent, rendait ses propos froids encore moins prometteurs, ce qui inspira au général américain une approche possible. Il se lança avant que la prudence ne le fasse changer d'avis. « Très bien, maréchal Qian, j'accepte votre terminologie. En fait, je suis d'accord avec votre interprétation. » Il crut déceler une trace de surprise dans l'expression du Chinois et poursuivit d'un ton calme : « Mais en tant que militaires nous savons ce qui peut se produire si l'ultimatum est rejeté. J'espère que nous sommes tous assez réalistes pour accepter la vérité, aussi amère soit-elle, et faire de notre mieux pour nous en accommoder. — Si je puis me permettre, général Hatcher, la vérité de vos pays semble moins amère à avaler que celle que vous offrez à mon peuple et à nos alliés. À nos alliés asiatiques. Je vois autour de cette table un Américain, un Paneuropéen et un Russe, mais pas de Chinois, de Coréen, d'Indien, de Thaïlandais, de Cambodgien ni de Malais. Ni même l'un de vos Japonais. » Il haussa les épaules de façon éloquente. « Non, effectivement, pas encore », dit Hatcher à voix basse. Le regard de Qian se fit plus perçant. « Le général Tama, chef de l'état-major japonais impérial, se joindra à nous dès qu'il aura pu déléguer ses tâches urgentes. Ainsi que le vice-amiral Hawter, de la marine australienne. Nous espérons que vous ferez de même et que vous nommerez trois membres supplémentaires qui viendront grossir nos rangs. — Trois ? » Qian fronça à peine les sourcils. Il n'en espérait pas autant. Quatre membres de l'Alliance contre seulement cinq des puissances occidentales ! Mais était-ce suffisant ? Il frotta la surface de la table d'un air pensif. « Voilà une distribution peu équitable compte tenu des populations concernées, mais... » Il s'interrompit, et Hatcher profita de l'ouverture potentielle. « Considérez un instant les nations représentées par les officiers que je viens de mentionner : vous serez forcé d'avouer que ce partage n'a rien d'inéquitable au vu de l'équilibre actuel des forces armées. » II dévisagea à nouveau Qian dans l'espoir que celui-ci perçoive sa sincérité. Le maréchal n'acquiesça ni ne désapprouva. Hatcher exploita ce silence. « Je vous rappelle également, maréchal Qian, que vous ne verrez jamais ici de représentants des blocs islamiques radicaux, ni des mouvements extrémistes américains ou européens. Vous relevez que nous représentons des puissances occidentales, et cela n'a rien de très étonnant : nous sommes d'origine occidentale. Mais avant tout nous sommes des délégués du capitaine Horus en sa qualité de vice-gouverneur de la Terre. Des cinq hommes que j'ai cités, seuls le maréchal Tchernikov et le général Tama - tous deux entretiennent depuis longtemps des contacts personnels et familiaux avec les impériaux - étaient déjà chefs d'état-major dans leurs pays respectifs. Nous affrontons un danger totalement inédit à l'échelle de la planète, et notre seule volonté est d'y parer. Dans ce but, nous avons transgressé les structures de commandement traditionnelles au moment de faire notre sélection. Vous êtes le militaire le plus haut gradé auquel nous ayons fait appel, et j'insiste sur le fait que vous êtes invité à vous joindre à nous. S'il le faut, nous vous contraindrons à obéir - et vous savez que nous en avons les moyens -, mais nous cherchons votre alliance. — Peut-être, lâcha Qian, absorbé dans ses pensées. — Maréchal, le monde que nous connaissions est révolu. Nous pouvons le regretter ou nous en réjouir, mais c'est un fait. Je ne vous mentirai pas : nous avons besoin de vous, de votre peuple et de vos ressources, comme alliés et non comme vassaux, et vous êtes la seule personne susceptible d'en convaincre vos gouvernements, vos officiers et vos hommes. Nous vous proposons une association entièrement équitable : vous aurez – et c'est une garantie ! – un accès égal à la technologie impériale, militaire et civile, et une autonomie locale absolue. Privilèges qui, soit dit en passant, équivalent à ceux offerts à nos propres gouvernements par le gouverneur Maclntyre et le vice-gouverneur Horus. — Et que faites-vous du passé, général Hatcher ? demanda Qian d'un ton neutre. Devons-nous oublier cinq siècles d'impérialisme occidental ? Devons-nous oublier la distribution abusive des richesses mondiales ? Devons-nous – comme d'autres l'ont déjà fait (son regard se tourna de façon imperceptible vers Tchernikov) – oublier notre engagement vis-à-vis de la Révolution et accepter l'autorité d'un gouvernement qui n'appartient même pas à notre monde ? — Oui, maréchal, vous devez oublier tout cela. Nous ne prétendrons pas que ces événements n'ont jamais eu lieu, mais on dit que vous êtes féru d'histoire : vous devez savoir que la Chine a dirigé et maltraité ses voisins au cours des siècles. Il nous est impossible, tout comme à votre peuple, de modifier le passé, mais ensemble nous pouvons construire l'avenir sur un pied d'égalité, si tant est que la Terre ait bien un avenir. Et c'est là que réside le nœud de la question : si nous ne joignons pas nos forces, 'il n'y aura de futur pour aucun d'entre nous. — Je comprends. Mais vous n'avez encore rien dit sur l'organisation de ce... groupe. En théorie, chacun des neuf membres jouirait du même degré d'autorité, c'est bien ça ? » Hatcher en convint d'un signe de tête, et le maréchal se frotta le menton, un geste étrangement délicat pour un homme de cette taille. « Cela me semble trop beau, camarade général. Ne seriez-vous pas en train de "faire miroiter" – c'est bien l'expression, n'est-ce pas ? –un projet de collégialité pour mieux vous emparer du pouvoir ? — Une telle stratégie serait envisageable, mais ce n'est pas le cas. Le vice-gouverneur Horus possède une expérience militaire bien plus étendue que quiconque parmi nous et agit comme son propre ministre de la Défense. Ce groupe a pour fonction de le conseiller et de l'assister dans sa tâche. Chacun d'entre nous aura des devoirs spécifiques et des responsabilités opérationnelles – je vous assure que le travail ne manquera pas. La présidence sera assurée à tour de rôle. — Je vois. » Qian posa les mains sur son attaché-case et examina les articulations de ses doigts avant de relever la tête. — Quelle marge de manœuvre aurais-je pour nommer les trois membres ? — Nous vous laissons entière liberté. » Hatcher prit soin de masquer toute trace d'espoir dans sa voix. « Le vice-gouverneur sera le seul à juger de la pertinence de votre choix. Si l'un de vos candidats est rejeté, vous en proposerez un nouveau, et ainsi de suite jusqu'à obtenir une équipe qui satisfasse aussi bien l'Alliance asiatique qu'Horus. Si j'ai bien compris, son unique critère de sélection sera la volonté, chez les officiers postulants, de travailler au sein de son groupe de commandement. En guise d'évaluation, ils devront faire vœu de loyauté sous le contrôle d'un détecteur de mensonge impérial. » Il perçut une lueur de colère dans les yeux de Qian mais poursuivit sans se presser. J'ajoute que chacun de nous devra se plier à la même procédure, et cela en présence de tous nos homologues, y compris vous-même et vos candidats. » La fureur disparut du regard de Qian, qui hocha la tête en signe d'assentiment. — Très bien, général Hatcher. On m'a conféré le pouvoir d'accepter votre proposition, et c'est ce que je compte faire. Soyez toutefois averti que je ne souscris pas sans réserves à votre offre et qu'il sera difficile de convaincre une bonne partie de mes propres officiers de saluer cette décision. Il est contre nature de céder tout ce pour quoi nous avons combattu, que ce soit aux Occidentaux ou à des puissances extraterrestres, mais vous avez raison sur un point : le inonde tel que nous le connaissions est révolu. Nous mettrons les mains à la pâte pour sauver cette planète et en construire une nouvelle. Cela ne se fera pas sans doutes ni méfiance — il faudrait que vous soyez fous pour croire le contraire —, mais cela se fera. Par nécessité. Cependant, rappelez-vous un détail, messieurs : plus de la moitié de la population mondiale est asiatique. — Nous comprenons, maréchal, dit Hatcher d'une voix calme. — Je n'en doute pas une seconde, camarade général, répondit Qian avec l'ombre d'un sourire. Je n'en doute pas une seconde. » Geb, conseiller impérial à la Vie, chassa la poussière de rocher de ses épais cheveux blancs tandis qu'une nouvelle charge explosive éclatait derrière lui. Un geste futile. L'air était pur et léger, mais la maudite poussière lui donnait une apparence beaucoup plus dense, et son cuir chevelu était déjà couvert de sable lorsqu'il baissa la main. Il regarda un des parasites subluminiques laissés par Dahak pour la défense de la Terre — le destroyer Ardat — planer au-dessus des particules virevoltantes. Sa coque de huit mille tonnes faisait figure de nain comparée au trou béant qui, une fois terminé, contiendrait des structures de contrôle, des magasins, des générateurs de bouclier et bien d'autres systèmes de survie complexes. Ses tracteurs arrachèrent des plaques de plusieurs tonnes de la montagne, puis le vaisseau s'éloigna en direction de l'ouest, chargé d'un nouveau lot de détritus destinés à disparaître dans les eaux du Pacifique. Avant que la silhouette de l'Ardu ne s'estompe au loin, les équipes de travail de Terriens natifs accouraient déjà en masse vers la concavité tout juste creusée dans le massif. Les foreuses se mirent à crisser tandis que les hommes, munis de masques respiratoires, préparaient une nouvelle série de charges. Geb considérait ces activités à la fois avec fierté et dégoût. Il n'y avait pas si longtemps, cette surface de pierre brute -- désormais plate comme une limande — constituait encore la cime du Chimborazo, le sommet équatorien. Puis celui-ci avait rencontré son destin lorsqu'on l'avait choisi pour abriter le centre de défense planétaire Escorpion. Deux jours plus tard, les vaisseaux subluminiques Escal et Shirhan étaient arrivés sur les lieux, et, pendant que le premier appareil survolait le pic, le deuxième avait activé ses batteries d'énergie principales et décapité les trois cents mètres supérieurs de terre et de roche. Pendant que le Shirhan continuait son œuvre, l'Escal tractait la montagne de débris et les stockait dans ses compresseurs en vue de les jeter dans l'océan. Il n'avait fallu aux deux appareils que vingt-trois minutes pour produire une montagne culminant à un peu moins de six mille mètres. Ensuite, ils étaient partis mutiler la montagne suivante sur leur liste. Le personnel de construction n'avait pas tardé à envahir le site et, depuis lors, les travaux battaient leur plein. La technologie impériale avait limité les effets écologiques au maximum, tour de force impensable pour des ressources purement terrestres, mais Geb avait vu le Chimborazo avant l'arrivée de ses hommes. Si la profanation esthétique provoquée par ce chantier le révoltait, les résultats obtenus l'emplissaient de fierté. Le centre de défense planétaire Escorpion figurait au nombre des quarante-six CDP en cours d'édification aux quatre coins de la planète, autant de projets gargantuesques dignes d'intimider les pharaons. Le délai de mise sur pied avait été fixé à dix-huit mois jour pour jour. Un objectif inatteignable... mais chacun y travaillait d'arrache-pied. Geb s'écarta à l'approche d'un bruit strident de moteur gravitonique. Installée aux commandes de la foreuse, une impériale trapue au teint brun olivâtre le salua d'un signe de tête. Malgré son rang, il ne représentait qu'un badaud de plus sur le chemin de ce pilote. Il s'éloigna un peu plus tandis qu'elle positionnait son énorme machine. Elle compara les coordonnées de ses systèmes de guidage inertiel avec le plan de la base tracé par l'ingénieur. Une lueur éblouissante inonda le ciel lorsqu'elle mit sous tension la tête déchiqueteuse et que celle-ci se mit à tourner. L'engin flottait à cinquante centimètres du sol, immobile comme un roc, et les implants de Geb frissonnèrent sous le torrent d'énergie concentrée. Un vent chaud se dégagea du puits de forage – qui grandissait à vue d'œil – et souffla un nuage compact de pierre pulvérisée qui vint épaissir le voile étouffant tendu sur le site. Geb s'écarta davantage. Une nouvelle explosion le fit vibrer et il secoua la tête, stupéfait par l'énergie démoniaque qui s'acharnait sur cette malheureuse montagne. Chaque article des prescriptions de sécurité – aussi bien impériales que terriennes – avait été assoupli jusqu'aux limites les plus folles, et le labeur frénétique se poursuivait jour et nuit, qu'il pleuve ou qu'il vente, vingt-quatre heures sur vingt-quatre. En dehors d'un ouragan, rien n'interférerait avec les travaux. La tâche était déjà difficile pour ses impériaux – songea-t-il en regardant la jeune femme couverte de poussière qui se concentrait sur l'opération en cours – munis de biotechs pour les assister. Les Terriens d'origine ne possédaient pas cette chance et leur équipement primitif requérait beaucoup plus de force musculaire pure. Mais Horus comptait sur moins de cinq mille impériaux dont à peine trois mille pouvaient être assignés aux projets de construction, et les CDP ne constituaient qu'un parmi les nombreux besoins de Geb et de ses assistants. Avec si peu de personnel augmenté et de machinerie performante, il était forcé de faire appel aux substituts rudimentaires disponibles sur Terre. Au moins les tracteurs lui permettaient-ils de déplacer l'outillage, les matériaux et le carburant. Un scooter à gravitons monoplace atterrit à côté de lui. Tegran, le responsable impérial d'Escorpion, sauta du véhicule et, au milieu des rafales pulvérulentes, se dirigea vers Geb. .Il releva ses lunettes pour observer la progression de la foreuse. Tegran était beaucoup moins vieux que lui – biologiquement du moins –, mais son visage était maigre et il avait perdu du poids depuis l'interruption de son animation suspendue. Geb ne s'en étonnait guère : le jeune homme n'avait jamais commis de crime contre le peuple de la Terre mais, comme la plupart des impériaux libérés des installations de stase d'Anu, il se tuait à la tâche pour effacer les stigmates de son passé. La tête déchiqueteuse se figea et l'opératrice éloigna l'engin du puits vertical. Une équipe d'évaluation – des autochtones munis d'ustensiles impériaux – se précipita vers le gouffre, analysa le résultat du fonçage et effectua des mesures, puis le chef du groupe leva son pouce en signe d'assentiment. La conductrice de la foreuse répondit par le même geste et se retira en direction du site suivant. Geb se tourna vers Tegran. C'est bien. Si mes calculs sont corrects, cela nous fait un peu moins de vingt minutes pour forer un puits de cent cinquante mètres. Pas mal du tout. — Hum. » Tegran s'avança jusqu'au bord du fossé – un trou de cinquante mètres de large qui abriterait un jour une batterie d'hyper missiles — et scruta ses parois vitreuses. » Ii y a du progrès, mais je peux accroître le rendement des mèches de quatre ou cinq pour cent en apportant quelques nouvelles modifications au logiciel. — Attends une minute : tu as déjà poussé les marges au maximum ! — Tu te fais trop de souci, Geb. » Le jeune impérial eut un sourire crispé. e Les composants présentent un facteur de sécurité plus que performant. Si je diminue la durée de vie prévue des machines à... disons trois ans au lieu de vingt, je peux booster l'équipement sans mettre en danger le personnel. Et, de toute façon, nous n'avons que deux ans devant nous. » Ii haussa les épaules. — O. K., lâcha Geb après un instant de réflexion, mais fais-moi part de tes calculs avant d'opérer toute nouvelle modification. Et je veux une copie du programme : si tu arrives à l'améliorer, je tiens à ce que tous les sites l'emploient également. — Pas de problème. » Tegran repartit en direction de son véhicule, suivi de son supérieur. Le jeune homme hésita au moment d'enfourcher son scooter. J'ai entendu dire que l'état-major avait l'intention d'augmenter les civils », lança-t-il d'un ton délibérément désinvolte. Geb le dévisagea, l'air pensif. Le responsable de chantier n'était pas le seul impérial à voir cette décision d'un mauvais œil. À l'échelle terrienne, le Quatrième Empirium était une civilisation très ancienne, et comme tel il avait des coutumes bien ancrées. Malgré les voyages supraluminiques, la surpopulation des planètes centrales avait abouti à une politique limitant le processus complet d'amélioration – et la longévité pluriséculaire qu'il offrait – aux militaires et aux colons. Voilà entre autres pourquoi la Spatiale n'éprouvait jamais de difficulté à trouver des recrues malgré un service minimum d'un siècle et demi. C'était aussi la raison pour laquelle la volonté d'Horus d'offrir une augmentation intégrale à chaque Terrien adulte – ou presque – heurtait la sensibilité de ses impériaux les plus puristes. Mais Geb ne s'attendait pas à ce que Tegran en fasse partie. Car le chef de projet connaissait mieux la situation que la plupart de ses confrères : même si l'on parvenait à augmenter l'ensemble de la population terrestre – et le temps faisait défaut –, le nombre d'individus disponibles serait encore trop réduit pour faire obstacle à l'incursion des Achuultani. Et de loin. « Nous avons commencé cette semaine. Pourquoi ? — Eh bien... » Tegran se retourna et observa la foreuse qui s'éloignait. D'un geste éloquent, il désigna le site autour d'eux. s J'avais l'intention de faire une demande pour que mes gars passent en premier. Nous avons du travail par-dessus la tête, et... — Ne t'en fais pas, le coupa le vieil officier en masquant son soulagement. Nous avons besoin d'individus augmentés sur tous les chantiers, mais les CDP ont la priorité. Je ne tiens pas à voir des ouvriers dotés d'implants se tourner les pouces, mais j'essaierai d'adapter l'effectif de tes opérateurs à la quantité de machines dont tu disposes. — Parfait ! » Le jeune impérial réajusta ses lunettes, fit décoller le scooter et le maintint à un mètre du soi. Puis il gratifia son supérieur d'un large sourire. « Ces Terriens sont incroyables, Geb. Ils travaillent jusqu'à l'épuisement, puis ils se relèvent et se remettent en selle. Augmentes-en un nombre suffisant et je te construis un nouveau Dahak! Il salua Geb avant de disparaître dans le maelström des travaux, et le conseiller à la Vie lui rendit son sourire. Je deviens trop vieux pour ça, songea Horus pour la millionième fois. Il bâilla, s'étira, se leva de son bureau puis empoigna le verre de thé froid posé sur la desserte. La dépendance à la caféine n'était pas un vice très répandu dans l'Empirium, mais le vice-gouverneur avait tout juste soixante ans lorsqu'il était arrivé sur Terre. Une vie entière passée sur la planète d'accueil avait laissé des traces, Il se dirigea vers la baie vitrée de son bureau situé au sommet de White Tower et observa l'activité nocturne du Shepherd Center. L'époque de l'exploration spatiale terrienne – avec ses fusées et ses panaches de filmée – était révolue, mais l'immense terrain devenait presque trop petit pour accueillir les appareils auxiliaires et les engins subluminiques de taille plus conséquente – destroyers, croiseurs, vaisseaux de combat et transporteurs – qui occupaient actuellement la place. Et ce centre d'opérations – le plus vaste de tous, il fallait l'admettre – ne constituait qu'une seule des bases principales. Le premier lot de Terriens d'origine augmentés s'entraînait dans les simulateurs. D'ici un mois, Horus disposerait d'équipes réduites pour assurer le bon fonctionnement de la plupart des grosses unités laissées par Dahak. Six mois de plus, et il aurait assez d'hommes pour manœuvrer les vaisseaux plus petits et de pilotes pour les chasseurs. Ce serait du personnel inexpérimenté, mais du personnel tout de même. Et le métier rentrerait vite. Peut-être même assez vite. Il soupira et se mit au travail. L'anxiété était acceptable; pas la dépression. Pourtant, il lui était difficile de l'éviter lorsqu'il se rappelait l'insouciance et la fougue qui, dans ses années de jeunesse, l'avaient poussé à se rebeller contre les autorités impériales. Le Quatrième Empirium avait vu le jour sur l'unique planète du Troisième à avoir échappé aux Achuultani. Les survivants s'étaient consacrés à l'organisation de leur défense contre la prochaine incursion. Ils avaient développé une force militaire qui dépassait l'entendement de la Terre, mais ces événements s'étaient produits sept mille ans avant la naissance d'Horus, et l'ennemi n'avait jamais pointé le bout de son nez. Peut-être n'y avait-il pas du tout d'Achuultani. Hérésie. Impossible d'exprimer une telle idée à voix haute. Mais le doute s'était frayé un chemin dans les esprits, qui s'étaient mis à déplorer les exigences et les réglementations des interminables préparatifs militaires. Ce qui expliquait — à défaut d'excuser — que certains contestataires avaient prêté main-forte à la mutinerie qui avait mené l'équipage de Dahak sur Terre. Et voilà où ils en étaient, songea Horus en sirotant son thé glacé, le regard perdu dans le ciel sans lune de ce monde devenu le sien. Confrontés à un croque-mitaine dont ils avaient cru qu'il n'existait pas. Munis uniquement des ressources de cette planète primitive et du matériel impérial qu'ils pourraient construire et improviser dans le temps qu'il leur restait. Six milliards d'individus. C'était énorme, tout comme la masse de vaisseaux entassés sur le tarmac, sous sa fenêtre. Mais cette armée ne soutenait pas la comparaison avec l'immense flotte de guerre de l'ennemi, qui parcourait l'espace au-delà des étoiles visibles mais s'approchait inexorablement de la Terre. Il raidit ses épaules et observa les points lumineux, clairs dans le firmament. Qu'il en soit ainsi! jadis, il avait l'uniforme de la Flotte, mais à présent il affrontait enfin le vieil ennemi de son espèce. Il était mal préparé et peu équipé, niais l'humanité avait survécu aux deux précédentes incursions. Il s'en était fallu de peu, certes, mais par la grâce du Créateur Ille avait survécu. Aucun de ses ancêtres préhistoriques ne pouvait en dire autant. Horus inspira profondément, et ses pensées traversèrent les années-lumière pour atteindre sa fille et Colin MacIntyre. Ils comptaient sur lui pour défendre leur monde pendant qu'ils allaient chercher l'aide dont la 'Terre avait besoin. À leur retour car ils reviendraient ! la planète serait là pour les accueillir. Il adressa aux étoiles indifférentes ce vœu solennel avant de leur tourner le dos. Puis il s'installa dans son fauteuil et se pencha à nouveau sur la tonne de rapports qui encombraient le bureau. Sentant arriver un nouvel éternuement, Alheer va-Chanak plissa le front de dégoût. Tandis qu'il se tortillait sur le piédestal de commandes pour empêcher le réflexe indésirable, il entendit la vibration suraiguë des gloussements de son copilote, aussitôt masquée par l'expulsion d'air explosive. « Que Kreegor maudisse les rhumes! » grogna va-Chanak avant d'essuyer ses larges fentes respiratoires à l'aide d'un mouchoir en papier. Le rire de Roghar bourdonna dans l'oreille d'Alheer, qui perdit son sang- froid pour de bon. Il fit pivoter sa grappe d'organes sensoriels et planta un regard sévère sur le plaisantin. « Très drôle, espèce de larve non métamorphosée! Tu rigolerais moins si cela m'était arrivé à l'intérieur d'une combinaison spatiale! — Absolument, parvint à répondre Roghar avec un semblant de politesse et de maîtrise de soi. Cela dit, je t'avais prévenu de ne pas rester aussi longtemps à faire trempette juste avant un départ. » Va-Chanak réprima l'envie d'étrangler son copilote, d'autant plus forte que celui-ci avait tout à fait raison. Mais ces missions de quatre à cinq mois constituaient un vrai supplice pour les Mersakah amphibies. Surtout pour un male parfaitement fonctionnel comme lui! Quatre mille ans de civilisation ne pesaient pas bien lourd en regard des pulsions de reproduction qui avaient dominé la préhistoire de son espèce, mais où trouver un banc de femelles complaisantes dans le cadre d'une opération d'extraction de minerai sur des astéroïdes? Nulle part, telle était la réponse, et s'il lui chantait de passe) quelques segments de journée supplémentaires dans les sections marécageuses du vaisseau-habitat, personne n'avait, à s'en mêler. Du moins tant qu'il n'attrapait, pas une de ces saletés de rhume! songea-t-il avec mélancolie. Enfin, il guérirait bientôt. Et avec quelques expéditions de plus, il bénéficierait d'un pécule propre à séduire la plus admirable des femelles. Sans parler du prestige dont jouissaient les spationautes auprès de la population... Une alarme retentit, et les organes sensoriels d'Alheer va-Chanak se tournèrent à nouveau vers les instruments. Il écarquilla ses trois veux tandis que l'impossible rapport défilait devant lui. Par Kreegor! regarde ça! » s'écria Roghar à ses côtés, mais son voisin tapotait déjà sur la console de communication. Un escadron d'immenses vaisseaux — longs d'an moins quatre-vingt-dix dihars — jaillit du néant telle une nuée de spectres marécageux. Il y en avait des centaines! Tout en bredouillant quelques mots à propos de premiers contacts el de formes de vie étrangères, Roghar fit pivoter le vaisseau et aligna les moteurs principaux pour réduire la vitesse en vue d'un rendez-sous spatial. Ut-Chancik le laissa travailler tandis que son esprit flambait sous l'emprise de sentiments contradictoires :incrédulité, crainte, émerveillement ; bonheur de découvrir que les Mersakah n'étaient pas seuls; terreur à l'idée de jouer le rôle d'ambassadeur et de préparer ce destin qui s'était précipité vers eux; peur que les visiteurs interprètent mal ses efforts maladroits. Des visions d'immortalité l'assaillaient, et il songeait déjà à la réaction des femelles. Il était encore en train d'enclencher les instruments de communication lorsque l'appareil achuultani le plus proche pulvérisa son paisseau. Des milliers de débris virevoltèrent dans l'espace tandis que les bâtiments de guerre se remettaient en formation. Les moteurs subluminiques prirent vie et les énormes cylindres filèrent vers la planète Mers — située à l'intérieur du système — à vingt-huit pour cent de la vitesse de la lumière. Les sections de missiles préparaient déjà l'arsenal. CHAPITRE QUATRE L'interminable faisceau électrique, large de vingt mètres, le fascinait. Il ne s'agissait pas vraiment de la foudre, mais c'était l'idée que Vlad Tchernikov s'en faisait, même si dans les faits le cœur d'un éclair terrestre eût passé pour une zone morte face à la densité titanesque de cette décharge continue. Le champ de force qui la canalisait opérait également comme sourdine et atténuait son éclat redoutable, mais Vlad était désormais muni d'implants : ses senseurs captaient toute l'ampleur du phénomène et ce raz-de-marée incandescent l'intimidait. Il se détourna, joignit les mains dans son dos et traversa la chambre immense située au centre de Dahak. Seules les salles abritant commandement un et deux étaient aussi bien protégées : la a magie » du vaisseau provenait de ce secteur. Le bâtiment géant abritait trois cent douze centrales de fusion nucléaire mais, bien que leur puissance lui permette de se déplacer et de combattre, il lui en fallait davantage pour dépasser la vitesse de la lumière. L'extraordinaire quantité d'énergie produite en ces lieux lui fournissait le supplément nécessaire. C'était l'hyper extracteur de Dahak : une gigantesque cheminée immatérielle qui plongeait au coeur de l'hyperespace et connectait le vaisseau à une dimension où régnaient des états énergétiques immensément plus élevés. Le dispositif drainait cette puissance infinie, la concentrait et la raffinait, puis l'aiguillait vers le système de propulsion Enchanach — dont la masse atteignait une mégatonne. Ainsi nourri, le moteur opérait son petit tour de sorcellerie : créer des masses de gravité à la fois opposées et convergentes qui obligeaient Dahak à quitter l'espace normal par une succession de transpositions instantanées. Le laps de temps nécessaire à la construction des masses entre deux sauts était quantifiable, 'nais seule une machine du type de Dahak percevait l'intervalle : le continuum spatiotemporel, lui, ne remarquait jamais de si minuscules imperfections. Ce qui valait mieux. Car si l'appareil impérial venait à rester dans l'espace normal un instant de trop, une catastrophe se produirait à l'échelle du système stellaire parcouru. Lorsque les champs de propulsion convergeaient au-dessus de sa coque, le vaisseau devenait brièvement plus massif que la plus grosse des étoiles. Voilà pourquoi les bâtiments de ce genre ne se déplaçaient pas à vitesse supraluminique à l'intérieur d'un système : l'activation initiale et la désactivation finale du processus Enchanach durait trop longtemps; elles se mesuraient en microsecondes et non pas en femtosecondes. Une fois, Anu avait provoqué une défaillance du moteur pour détourner le vaisseau de sa mission originale en vue d'effectuer des e répara-lions d'urgence », et une erreur infime dans le retour difficile de Dahak en vitesse subluminique avait entraîné l'irrégularité de l'orbite de Pluton. Déconcertés, les astronomes terriens avaient cherché à comprendre le phénomène pendant des siècles. Si l'événement s'était produit plus profondément dans le puits de gravité de Sol, l'étoile se serait peut-être transformée en nova. Tchernikov rebrancha ses neurorécepteurs dans la sous-section du réseau informatique de Dahak réservée aux machines, et les ordinateurs lui répondirent avec un bonheur auquel il s'habituait peu à peu. Ces cerveaux électroniques lui paraissaient étrangement vivants et conscients, Baltan, son assistant ex-mutin, affirmait que ces machines étaient beaucoup moins éveillées avant le soulèvement. Tchernikov le croyait sur parole, et il pensait connaître l'origine de la joie qui inondait le système informatique : Dahak possédait à nouveau un équipage — de taille réduite selon les standards impériaux, mais un équipage tout de même —, ce qui le ramenait dans les normes. Non seulement parce qu'Infomatrix s'était senti seul pendant tant d'années, mais aussi parce que les humains fournissaient l'élément crucial dans tout appareil de guerre : la redondance. Il était dangereux pour une unité si puissante de dépendre exclusivement de son ordinateur central, surtout si le combat entraînait des dommages qui l'isolaient des composants essentiels de son énorme coque. C'était donc une bonne chose que des hommes et des femmes se trouvent à nouveau à bord de Dahak. Spécialement à présent que la survie de leur espèce était entre ses mains. « Garde-à-vous ! » lança la voix de FIA tandis que Colin pénétrait dans la salle de conférence. Il fit une moue imperceptible quand son équipe de commandement se leva avec un formalisme tout étudié. Ses traits se relâchèrent puis il se dirigea, impassible, vers le bout de la table cristalline. Encore une fois, il prit la note mentale de prévoir une discussion en tête-à-diode avec l'ordinateur. Des dizaines de visages intimidants se tournèrent vers lui, mais il s'était habitué à faire face à ces regards. Techniquement, Dahak ne formait qu'un seul et unique vaisseau, mais un vaisseau qui possédait une capacité d'équipage d'un quart de million d'individus, une puissance de deux cents parasites subluminiques et une force de frappe capable de détruire des planètes entières. Colin en était peut-être le capitaine, mais sa fonction avoisinait celle d'un amiral responsable d'un arsenal plus destructeur que le peuple de la Terre n'en aurait jamais imaginé. Et l'étendue du personnel présent illustrait cette réalité. Les effectifs comprenaient beaucoup de « capitaines », mais le nouveau protocole de Dahak exigeait qu'on les appelle « lieu tenant » en présence de Colin ou qu'on les désigne d'après le département qu'ils dirigeaient. Car Maclntyre était « capitaine de vaisseau » (ou « commandant » en cas d'adresse directe), or il ne pouvait y avoir qu'un seul capitaine à bord d'un bâtiment de guerre. Dans l'Empirium, tout officier était nommé par son grade complet et sa division, un procédé pompeux aux yeux de Colin et de ses hommes d'origine terrienne. Il avait donc suggéré qu'on l'appelle « commodore » pour simplifier la tâche, mais Dahak s'y était fermement opposé. Maclntyre balaya l'audience du regard tandis qu'il prenait place, et ses subordonnés s'assirent à leur tour. Jiltanith se trouvait à sa droite comme il convenait à son rang de second et d'officier chargé de l'organisation et de la gestion quotidienne de l'opération menée par Dahak. Hector MacMahan était assis à sa gauche, plus impeccable dans son uniforme noir charbon des fusiliers impériaux qu'il ne l'avait jamais été dans celui des États-Unis. Deux rangées d'officiers -- dont chaque responsable de département était flanqué de ses assistantes ou assistants les plus hauts gradés -- se répartissaient sur les côtés de la table et s'unissaient à son extrémité opposée, d'où Vlad Tchernikov qui avait hérité de la fonction autrefois assignée à Anu — faisait face au commandant. « Merci à tous de votre présence, commença Colin. Comme vous le savez, nous allons quitter l'hyperespace pour approcher le système de Sheskar dans à peu près vingt et une heures. Avec un peu de chance, nous rétablirons bientôt le contact avec l'Empirium, mais mieux vaut ne pas compter là-dessus. Nous avançons vers une situation parfaitement imprévisible, et je veux que chaque chef de section me donne une dernière estimation de l'état des préparatifs — et que les autres écoutent ces rapports avec attention — avant le grand plongeon dans l'inconnu. » Il y eut des signes d'acquiescement, puis Colin se tourna vers Jiltanith. « Pourrais-tu commencer par un panorama global ? — Certes, commandant, répondit la jeune femme en adressant un regard confiant à ses camarades. Nostre Dahak fut professeur fort astucieux – ouy-da, et moult sévère itou! » La remarque déclencha quelques rires étouffés, car le vaisseau avait mis le nouvel équipage à si rude épreuve qu'un bon dixième de sa capacité avait été monopolisé par l'entraînement et les cours d'introduction aux neurocapteurs dispensés au personnel. « Est assez vray que serois plus heureuse avec un peu plus de temps de pratique, toutesfois rostres recrues ont bien 'appris leurs tasches, et je puis clamer avecques confiance qu'officiers et équipiers feront tout ce qu'homme mortel peut accomplir si nécessaire. — Merci. » Le rapport n'était guère détaillé, mais Colin n'en avait pas demandé davantage. Il s'adressa à Hector MacMahan, — Qu'en est-il des forces terrestres ? — Elles sont mieux organisées qu'on pouvait l'espérer, expliqua le fusilier aux traits de faucon, mais pas tout à fait aussi bien que je l'aimerais. » Nous comptons quatre nationalités au sein de nos formations principales, et il nous faudra encore quelques mois pour nous acclimater à cette diversité. Pour le moment, nous utilisons la configuration et les grades impériaux tout en les accordant avec nos structures d'unité originales. Nos gars de la CFSLI et des SAS forment nos troupes spéciales de reconnaissance; la seconde division de marines sert de force d'assaut; les effectifs de la première division de blindés allemands conduisent nos véhicules terrestres; la division Sendaï et la dix-neuvième division des gardes parachutistes représentent notre principale force au sol. » Quelques petites rivalités ont divisé nos rangs à propos de l'attribution des meilleures affectations, mais personne n'en est venu aux mains... pas trop souvent, du moins. » Il haussa les épaules. e Il s'agit de formations d'élite et, tant que nous ne les aurons pas entièrement intégrées, l'exacerbation des sentiments identitaires restera inévitable. Mais nos soldats se sont bien adaptés aux conditions et maîtrisent leurs nouvelles armes. Je suis confiant en notre capacité à affronter n'importe quelle situation. — Merci », lâcha encore une fois Colin, puis ses yeux se Dosèrent sur le général Georgi Treshnikov, ancien officier des forces aériennes russes et actuel commandant en chef des trois cents chasseurs impériaux que Dahak avait réservés pour la défense. « Commandement des parasites ? — Comme Hector nous sommes prêts. Il y a encore plus de nationalités au sein de notre groupe, mais nous rencontrons moins de difficultés pour effectuer l'intégration, car aucune formation nationale n'a été enrôlée en son entier. — Merci. Les services de renseignement, capitaine Ninhursag ? — Nous avons fait de notre mieux avec les maigres données fournies par Dahak, comme vous l'avez tous constaté en lisant nos rapports. » L'impériale, une femme trapue d'aspect banal quoique agréable, avait été l'espionne du Nergal dans l'enclave d'Ana. Elle haussa les épaules. » Tant que nous ne disposerons d'aucune information concrète à analyser, rien ne pourra avancer. — Je comprends. Les biosciences ? — Nous sommes épuisés mais d'attaque, commandant. » Cinquante mille ans d'animation suspendue n'avaient pas entamé la confiance en soi du capitaine Cohanna... ni son sens de l'humour. « Nous avons bouclé les dernières procédures d'augmentation le mois dernier et nous sommes un peu à court de renforts biotechniques pour le moment... (de petits rires se tirent à nouveau entendre) mais en dehors de cela nous tenons une forme olympique. — Merci. La maintenance ? — Tout se présente bien, commandant. » Le capitaine Geran faisait aussi partie des » enfants » du 'Neiva/ mais, ses yeux exceptés, il ressemblait plutôt à un Terrien, avec ses cheveux auburn foncé, sa peau inhabituellement claire pour un impérial et sa bouche mobile qui souriait sans se faire prier. « Les systèmes de réparation de Dahak ont fait de l'excellent travail, et Informatrix a placé tout le matériel inutilisé dans des champs de stase. j'aurais voulu passer plus de temps sur le contrôle des avaries, mais... » Il leva la main droite, paume tournée vers le haut, et Colin acquiesça d'un signe de tête. « Compris. Si tout va bien, vous disposerez de beaucoup plus de temps par la suite. Et nous ferons en sorte que ce soit toujours le cas à l'avenir. Département tactique ? — Aucun problème à signaler, répondit Tamman. Le système informatique de combat se débrouille bien avec les simulateurs et les problèmes liés aux programmes d'entraînement. Nos Terriens d'origine ne maîtrisent pas encore leurs neurorécepteurs à. la perfection, mais ce n'est qu'une question de pratique. — Logistique ? — Comme sur des roulettes, commandant, annonça le capitaine Caitrin O'Rourke d'un ton confiant. Les installations de Dahak peuvent accueillir le triple de nos effectifs, et toutes les réserves et les zones hydroponiques ont été entièrement réactivées les provisions et les systèmes de survie ne posent aucun souci. Les magasins sont à plus de quatre-vingt-dix-huit pour cent -- presque quatre-vingt-dix-neuf – et le stock de pièces de rechange au maximum. — Les machines ? — Là encore, que des bonnes nouvelles, répondit Tchernikov. Impériaux et Terriens d'origine collaborent à merveille. je suis optimiste. — Bien, excellent. » Colin se renfonça dans son fauteuil et sourit à ses officiers. il leur était reconnaissant de ne pas s'être étendus sur d'éventuels petits problèmes en suspens. De leur part, ce professionnalisme ne l'étonnait guère. « Dans ce cas, nous pouvons conclure, à moins qu'il reste des questions ? » Comme prévu, il n'y en avait pas. Au sens le plus propre du terme, cette réunion s'était déroulée comme une cérémonie, l'occasion pour tous de partager leurs sentiments de confiance. Le commandant se leva et salua l'assistance d'un signe de tête. « La séance est levée. » Il se dirigeait vers la porte lorsqu'une voix douce s'éleva. « Garde-à-vous ! » Colin retint un soupir de résignation tandis que les officiers, le visage solennel, se levaient une deuxième fois. « Repos », se contenta-t-il de dire avant de disparaître. « Sortie de l'hyperespace dans deux minutes » signala Dahak avec calme. Colin faisait de son mieux pour paraître aussi paisible que l'IA, mais son air détendu respirait l'artifice et il remarqua la même tension – masquée avec plus ou moins de succès – chez tous ses officiers de passerelle. L'équipe de combat de Dayak était en position, et la formation analogue dirigée par Piaillai occupait commandement deux à l'extrémité opposée de la coque centrale. Les hologrammes de la deuxième unité apparaissaient à côté de chaque individu physique de commandement un, et la passerelle semblait un peu plus bondée que d'habitude. Mais cette configuration donnait à chacun une vue d'ensemble des événements... et permettait à Colin de côtoyer l'image de Jiltanith pendant les opérations. Une vingtaine de gradés en chair et en os manœuvraient leurs consoles dans la nuit étoilée qui baignait la salle des commandes. En cas d'urgence, Colin aurait été capable de contrôler le vaisseau sans leur aide, exploit qui serait apparu impossible avec l'Infomatrix semi-conscient de jadis. Mais bien que Dahak fût désormais capable de deviner les intentions de son capitaine et de faire preuve d'initiative, la quantité d'informations gérables par un cerveau humain – celui de Colin en l'occurrence – était limitée. Chacun de ses officiers surentraînés l'allégeait d'une partie de son fardeau, et il leur était plus que redevable de leur présence. « Vitesse subluminique dans une minute », lâcha Dahak, et le commandant perçut le début du saut à travers son interface avec les ordinateurs de Tchernikov. La minutieuse séquence de commandes progressait comme une horloge. Une infime vibration secoua la gigantesque carcasse du vaisseau. « Vitesse subluminique... maintenant! » Sur la voûte de visualisation, les astres s'immobilisèrent aussitôt. Une étoile G3 – du moins sa projection – flottait juste en face de Colin. C'était l'astre le plus brillant visible à l'œil nu. Le point lumineux se mit soudain à grandir lorsque Sarah Meir, l'astronavigatrice, enclencha le moteur à propulsion subluminique. « Désactivation de la centrale d'hyperpropulsion. — Agrandis l'image, Dahak », ordonna Colin, et un schéma tridimensionnel des orbites planétaires du système de Sheskar apparut autour de l'étoile isolée, désormais plus volumineuse. De cette distance, même Dahak n'apercevait que la planète la plus extérieure, mais de minuscules cercles placés sur les tracés orbitaux indiquaient la position supposée de chaque corps céleste. « Captes-tu des radiations artificielles ? — Négatif, commandant », répondit le vaisseau, et Colin se mordit la lèvre. Sheskar abritait – ou avait abrité – l'avant-poste de l'Empirium sur le vecteur d'approche traditionnel des Achuultani. Le système de sécurité périphérique aurait dû détecter la présence des nouveaux venus et les interpeller aussitôt. Dahak rompit le silence. « Commandant, j'ai décelé des modifications dans la structure du système. » L'hologramme de visualisation changea de configuration au même moment. Des myriades de petits points étrangement agglutinés remplacèrent les cercles indiquant le trio central de planètes et se propagèrent autour de l'étoile de façon inquiétante. Colin déglutit. Dahak avait quitté l'hyperespace le plus près possible – dans les limites de la prudence – de Sheskar, mais il s'en trouvait encore à onze heures-lumière de distance. Même à la vitesse subluminique maximale, il aurait fallu près de vingt-quatre heures pour atteindre la planète principale. Quoi qu'il en soit, l'équipage s'était rendu à la triste évidence il n'y avait plus aucune raison de s'enfoncer aussi loin dans le système. Colin avait arrêté leur course cinq heures-lumière avant destination pour gagner du temps. À présent, Jiltanith, Hector MacMahan, Ninhursag et lui-même se trouvaient dans conférence un. Ils examinaient un halo de Sheskar et tentaient de définir leur prochaine destinai ion. « J'ai terminé les scans préliminaires, les informa Dahak. — Alors, est-ce bien l'œuvre des Achuultani ? — Je ne peux bien sûr pas l'affirmer avec certitude mais, selon mes estimations, la réponse est non. S'il s'était agi d'une incursion achuultani, cela signifierait que l'envahisseur aurait emprunté une trajectoire non conforme à ses habitudes; dans le cas contraire, en effet, les batteries de senseurs qui nous ont signalé l'arrivée des éclaireurs – et qui se trouvaient sur la route d'invasion traditionnelle – auraient été détruites depuis longtemps; or elles ne l'ont été que récemment. J'en déduis que cette catastrophe n'est pas l'œuvre des Achuultani. — Il ne manquait plus que ça ! commenta Hector à voix basse. Un nouvel ennemi qui s'amuse à pulvériser des planètes ! — Il est fort possible que vos craintes soient justifiées, général MacMahan, mais à première vue le danger n'est pas imminent. Mes scans indiquent que le malheureux événement s'est produit il y a environ quarante-huit mille ans. — Quelle est ta marge d'erreur ? demanda Colin. — Cinq pour cent, commandant. — Putain ! » Aussitôt le juron lâché, Colin regarda autour de lui d'un air contrit, mais personne ne semblait l'avoir remarqué. Il inspira longuement. « Viens-en au fait, Dahak. À ton avis, que s'est-il passé ? — Les analyses excluent l'utilisation d'armes cinétiques : la distribution des décombres planétaires ne correspond pas aux points d'impact relevés. Plus probablement, les corps célestes ont implosé sous l'action de missiles gravitoniques. Or, à en croire la base de données de l'Empirium, les Achuultani n'ont jamais recouru à ce type d'armement. — Des missiles gravitoniques? » Colin tira sur son nez proéminent et plissa ses yeux verts. « Tout ça ne me dit rien qui vaille. -- Et à moy guère dasvantage, ajouta Jiltanith d'une voix. calme. Si Achuultani n'estoyent poinct à blâmer, lors ce Peut certes quelque aultre puissance, or oncques possédons de pareilles armes dans nostres magasins. — Exactement », confirma Colin, puis il frissonna à cette pensée. Une ogive gravitonique d'envergure était à même de provoquer un joli petit trou noir. De courte durée et trop réduit pour porter préjudice à la plupart des soleils, mais conséquent toit de même. Et un hyper missile bien ciblé pouvait créer ce phénomène à l'intérieur d'une planète. « L'observation de Jiltanith est judicieuse, reprit Dahak, puis il hésita un instant comme s'il devait notifier une conclusion qu'il aurait préféré rejeter. Je suis au regret de vous annoncer, commandant, que ce type de cataclysme est tout à fait à la portée de nos ogives série dix. En fait, l'observation des décombres -- et je tiens rigoureusement compte du temps qui s'est écoulé depuis - révèle que les dommages ont été causés par une arme analogue. Hector ? Ninhursag ? — Dahak tourne autour du pot, Colin. » Le visage de MacMahan était sombre. « Il existe une explication très simple et non moins probable, — Je suis d'accord, appuya la responsable du renseignement d'une voix ténue. Je n'aurais jamais cru un tel événement possible, mais nous avons là tous les signes d'une guerre civile. » Un bref silence suivit les mots que quelqu'un s'était enfin décidé à prononcer, puis Colin s'éclaircit la gorge. « Dahak ? — Je... suis forcé de le confirmer, » Le timbre chaud trahissait de la tristesse. « Le système de défense de Sheskar 4 était particulièrement performant. Sur la base des données disponibles et du fait qu'avant la mutinerie l'Empirium n'avait jamais rencontré d'espèce évoluée autre que les Achuultani, je conclus que seules nos armées détenaient les moyens de déclencher ce désastre. Les impériaux ont: peut-être rencontré une nouvelle espèce après le soulèvement d'Anu. C'est possible mais peu probable, commandant. Pour des raisons largement liées aux incursions précédentes, peu de mondes - dans les faits, aucun - sont habitables entre Sol et Sheskar. La logique indique donc que toute force étrangère hostile aurait dû se frayer un chemin à travers l'espace de I'Empirium pour atteindre ce système. À supposer que la force en question eût joui de capacités techniques similaires aux miennes - une conjecture suggérée, quoique non prouvée, par !non analyse de l'armement employé -, nous aurions affaire à un empire belliqueux dont le potentiel militaire égalerait ou dépasserait celui de notre civilisation. Un cas de figure envisageable, mais aussi peu probable que celui d'une attaque achuutani . » Le commandant parcourut la table du regard puis revint à l'hologramme silencieux. « Ce ne sont pas de très bonnes nouvelles — Tu as un don pour l'euphémisme, mon Colin. » Jiltanith secoua la tête. « Dahak, de ta part, quelles chances pour que l'Empirium ne décidât poinct de refortifier Sheskar ? — Très faibles. — Pourquoi ? demanda Colin. Il n'y a plus rien à fortifier. — Inexact, commandant. Les mondes de type terrestre ont disparu, mais Sheskar avait été choisi comme base de la Flotte en raison de sa position et non pas de ses planètes. À présent, le système possède bon nombre d'astéroïdes assez vastes pour accueillir des installations, et l'absence d'atmosphère constituerait davantage un atout qu'un inconvénient pour l'organisation de leur défense. — En d'autres termes, murmura MacMahan, si les impériaux avaient trouvé un intérêt à rétablir les frontières tracées avant le conflit, ils seraient revenus. — Exactement, général. » Un nouveau silence – plus long cette fois – s'abattit sur la salle de réunion. Colin gonfla ses poumons. « O. K., récapitulons. Nous avons une base détruite qui occupe une position stratégique. Selon toute vraisemblance, l'assaut a été mené à l'aide d'armes impériales, ce qui rend l'hypothèse d'une guerre civile plus que probable. Personne n'a songé à reconstruire le centre d'opérations. Que nous suggère tout cela ? — Rien que nostres coeurs vueillent cormoître. » La jeune femme força un léger sourire. « Sembleroit que des temps durs accablassent nostre Empirium. — C'est vrai, fit MacMahan. Je vois deux possibilités, — Colin. » Le commandant leva un sourcil. La première : ils se sont auto-anéantis, ce qui expliquerait que le site n'ait pas été rebâti. Le cas échéant, notre mission s'avère inutile. » Un frisson parcourut l'audience, mais l'homme poursuivit sans broncher. « Cela dit, je ne pense pas qu'une civilisation de cette envergure ait pu entièrement disparaître : l'Empirium est – ou était immense! Même si un groupe d'individus avait été assez fou pour envisager une vague de destruction à cette échelle, je ne vois pas comment il serait parvenu à ses fins. Ses infrastructures auraient périclité en cours de route : (ni ne pulvérise pas un vaste système industrialisé impunément. Mais qui aurait suivi des dirigeants assez fous pour tenter ce genre d'expérience ? — Toutesfois Sheskar connut tel funeste destin. — C'est vrai, mais ce système était avant tout une base militaire, Tanni, pas une structure civile. La décision de l'attaquer a dû être déterminée par des besoins purement stratégiques, comme lorsqu'on atomise une île bien armée en plein milieu de l'océan. Il est beaucoup plus facile de s'en prendre à ce type de cible. — O. K., fit Colin, admettons que les impériaux ne se soient pas autodétruits... mais alors pourquoi ne sont-ils pas revenus ? — Voilà la deuxième possibilité à laquelle je faisais référence : les dégâts infligés ont été si conséquents que l'Empirium a régressé. Il est tout à fait envisageable que certaines planètes aient survécu malgré l'ampleur de la catastrophe, puis que leur civilisation ait décliné. Comment ces mondes hautement technologiques ont-ils pu en arriver à une telle déchéance alors qu'ils avaient été épargnés par la vague de destruction ? Je l'ignore. Mais je préfère cette version à l'idée d'un anéantissement total; je refuse de croire que l'ensemble des planètes habitées se trouve dans cet état. » Il désigna l'affichage holo. « En outre, les impériaux ont peut-être dû faire face à des questions plus urgentes. Supposons que, suite aux hostilités, il leur ait fallu effectuer d'énormes travaux de reconstruction au cœur de l'Empirium. Sheskar se trouve – ou plutôt se trouvait –i1 une distance considérable du système habité le plus proche; comme Dahak l'a fait remarquer, il se situe dans un secteur assez périphérique. Si des zones plus voisines des mondes colonisés étaient sévèrement touchées, elles ont sûrement eu la priorité. Plus tard, il se peut que les pionniers aient privilégié la pointe opposée du territoire impérial – relativement épargnée par les forces achuultani – pour continuer leur expansion. Ce qui expliquerait que la région galactique où nous nous trouvons ait été laissée à l'abandon. — Ta théorie est plausible, nonobstant ycelle laisse place à une interrogation : si Sheskar feut tant vital, pourquoi ne poinct le rebâtir ? — Je crains de connaître la réponse, intervint Ninhursag avec un air morne. Peut-être Anu n'était-il pas aussi fou – ou atteint d'une folie aussi rare – que nous le pensions. » Elle haussa les épaules lorsque tous les regards convergèrent vers elle. « Ce que j'essaie de dire, c'est que si la situation était devenue assez critique pour que notre peuple déclenche une guerre civile, c'est qu'il n'avait plus rien d'impérial. Je suis la seule ici présente qui était adulte au moment de la mutinerie, et je peux vous dire comment j'aurais réagi à l'idée de raser une base de la Spatiale. Même ceux d'entre nous qui ne croyaient pas vraiment aux Achuultani – les "athées", en quelque sorte, qui rejetaient avec violence l'existence de cet ennemi plurimillénaire – auraient hésité à prendre de telles mesures. Voilà pourquoi Anu nous avait dissimulé son intention d'attaquer l'Empirium. » Pendant un instant, elle fixa l'hologramme d'un air triste, et nul ne vint troubler son silence. Aucun de vous n'a été citoyen impérial, et vous ne comprenez peut-être pas ce que j'essaie d'expliquer, mais, au sein de notre société, se préparer au combat contre les Achuultani était presque devenu un réflexe instinctif. Même celles et ceux qui déploraient le plus les contraintes et la discipline excessives n'auraient jamais détruit nos défenses. C'est comme si... les Pays-Bas démolissaient leurs digues à cause d'un été trop sec, pour l'amour du Créateur ! — Tu penses que l'incrédulité quant à la menace des Achuultani s'est généralisée ? demanda Colin. Que dans le cas contraire la Flotte n'aurait jamais permis qu'une guerre civile éclate ? — Exactement. Et, dès lors, pourquoi rebâtir Sheskar, pourquoi remettre en état un centre de défense contre un ennemi qui n'existe pas ? » Ninhursag éclata d'un rire bref et déplaisant. Peut-être avons-nous été des visionnaires plutôt qu'une bande de traîtres assassins ! — Du calme, Ninhursag. » MacMahan lui toucha l'épaule et elle inspira brusquement. « Désolée, dit-elle d'une voix un peu rauque, c'est juste que je ne veux pas croire à mes propos... surtout maintenant que je ais à quel point nous étions dans l'erreur ! — En tout cas, le raisonnement se tient, intervint Colin avec douceur. — Absolument, commandant, acquiesça Dahak. Un autre argument vient d'ailleurs corroborer cette théorie. Pour que des vaisseaux de la Spatiale participent à l'action destructrice, il aurait fallu qu'au moins une faction opère des modifications conséquentes dans les programmes fondamentaux de l'organisation. Sinon, les impératifs de priorité alpha issus du commandement central de la Flotte de guerre auraient empêché tout conflit susceptible de dilapider des ressources et d'affaiblir les capacités de l'armée à contrer une incursion. Voilà qui étaye l'analyse du capitaine Ninhursag. — D'accord, mais à défaut de l'Empirium que nous cherchions, nous allons bien tomber sur un empirium. » Colin s'efforçait d'exprimer plus d'optimisme qu'il n'en éprouvait. — Dahak, quel est le système peuplé – j'entends par là : qui n'abrite pas exclusivement une base militaire – le plus proche ? — Defram, répondit l'ordinateur sans hésitation. Il s'agit d'un système binaire de type G2-K5 avec deux planètes habitées. Selon le dernier recensement impérial dont je dispose, sa population se chiffrait à six virgule sept cent dix-sept milliards (l'individus. Des industries importantes... — Cela suffira, l'interrompit Maclntyre. Distance ? — Cent trente-trois virgule quatre années-lumière, commandant. — Hum... un peu plus de deux mois de trajet au maximum. Au total, cela nous ferait un voyage d'environ onze mois avant notre retour sur Terre. — Approximativement onze virgule trente-deux, commandant. — Mesdames et messieurs, soupira Colin, je crois que nous n'avons pas le choix : allons jeter un coup d'œil du côté de Defram. — Ouy-da, renchérit Jiltanith. Pariseroit qu'en iceux lieux nostre meilleur espoir réside. — C'est aussi mon avis, lâcha MacMahan, et Ninhursag acquiesça en silence. — J'aimerais rester ici pour réfléchir un instant. 'Tanni, prends le quart, s'il te plaît. Romps les rangs de combat puis demande à Sarah de nous faire démarrer en vitesse subluminique. Je te rejoins à commandement un dès que j'ai fini. » Sans un mot, Jiltanith hocha la tête en signe d'assentiment et se leva. Colin se tourna vers les autres officiers. « Hector et Ninhursag, je vous charge d'imaginer tous les scénarios possibles. Je sais que vous ne possédez aucune donnée concrète, mais, en compagnie des impériaux adultes et de Dahak, vous devriez parvenir à extrapoler à partir de nos maigres infos. — Bien, commandant », répondit MacMahan d'une voix ténue. Colin appuya ses coudes sur la table, posa le menton sur ses mains et contempla l'holo d'un air triste tandis que ses subordonnés sortaient en file indienne. Il ne s'attendait guère à une inspiration soudaine, car rien ici n'aurait pu la déclencher. Il ressentait juste le besoin de rester seul un moment pour se plonger dans ses pensées. Et, contrairement à son personnel, il jouissait de l'autorité nécessaire pour le faire. CHAPITRE CINQ « Alors, maréchal ? » Qian fixa Gerald Hatcher avec calme tandis qu'ils parcouraient le couloir à grandes enjambées. Le silence régnait entre eux depuis qu'ils avaient quitté le bureau du vice-gouverneur. Le haut militaire chinois haussa un sourcil pour inviter son compagnon à en dire plus, mais celui-ci se contenta de sourire ri refusa de préciser sa question. Le maréchal, qui avait très bien saisi, apprécia en toute sincérité le tact de l'Américain. «Je suis... impressionné, camarade général. Horus est un Homme formidable. » La réponse était en deçà du sentiment éprouvé, mais il connaissait suffisamment Hatcher pour savoir qu'il comprendrait. « Il est tout cela et bien plus, opina Gerald, puis il ouvrit la porte de son bureau et invita Qian à y entrer. Et, au fond, il n'a jamais eu le choix : les circonstances ont exigé une telle excellence de sa part », ajouta-t-il d'un ton plus sinistre, et le Chinois acquiesça. Tandis qu'ils traversaient la pièce vide, Qian remarqua qu'il pleuvait à nouveau : l'eau formait des rigoles sur la surface virée des fenêtres. Hatcher désigna un fauteuil en face de son secrétaire, qu'il contourna pour atteindre sa chaise pivotante. « C'est ce que j'ai cru comprendre, enchaîna le maréchal en prenant place avec délicatesse. Mais il ne me donne pas l'impression d'en être conscient. C'est un homme dénué de... de... « D'orgueil ? De suffisance ? suggéra Hatcher avec une pointe de malice, et Qian lâcha un petit rire malgré lui. — Probablement les deux. Veuillez m'excuser, mais j'ai toujours eu l'impression que vous autres Occidentaux accordiez beaucoup d'importance au prestige et à l'apparat. En Chine, seuls les actes méritoires ou les occasions spéciales appellent une attitude cérémonieuse, mais en aucun cas l'individu. Ne vous méprenez pas, camarade général, mon peuple possède aussi ses méthodes de déification, mais il a appris des erreurs passées : pour l'essentiel, les hommes que nous idolâtrons sont tous morts. Votre gouverneur se marierait à merveille avec les coutumes de mon pays. Notre gouverneur, devrais-je dire. Horus m'a impressionné. Si c'est la confession que vous vouliez entendre, vous avez réussi. — Bien. » Hatcher fronça les sourcils d'un air pensif. Ses traits hésitaient entre la tension et le relâchement. « À présent, croyez-vous à notre honnêteté, maréchal ? Qian le toisa un instant puis hocha imperceptiblement la tête. « Oui. Tous mes candidats ont été confirmés. En outre, Horus m'a présenté ses procédés biotechniques (il hésita sur le terme encore peu familier) ainsi que d'autres aspects de la technologie impériale, et sa démonstration était des plus convaincantes. Je crois – ai-je encore le choix ? – que les Achuultani constituent une vraie menace et que vous et vos collègues faites l'impossible pour parvenir au but fixé. À la lumière de ces considérations, je ne peux que me joindre à vos efforts. Je ne dis pas que la tâche sera aisée, mais nous allons tenter l'expérience et, je l'espère, réussir. — Bien, répéta le général avant de s'appuyer contre le dossier de sa chaise avec une mine réjouie. Dans ce cas, maréchal, nous sommes prêts à soumettre les mille premiers individus de votre choix au processus d'augmentation. Je donnerai le feu vert dès que votre personnel de Pékin me fournira la liste. — Ah ? » Qian se redressa sur son siège. Les événements se succédaient à une vitesse incroyable ! Il n'aurait pas cru que ces Occidentaux... (il rectifia de lui-même :) que ces hommes et ces femmes lui offriraient une telle prérogative si vite. Il s'était attendu à une période d'essai en vue d'évaluer sa sincérité – et celle de sa nation. Il observa l'Américain et perçut une trace d'ironie dans son regard, ce qui lui confirma que son hôte connaissait exactement la teneur de ses pensées. Il en éprouva un léger sentiment de honte. « Camarade général, reprit-il, j'apprécie votre générosité, mais... — II ne s'agit pas de générosité, maréchal. Nous n'avons cessé d'augmenter nos effectifs depuis le départ de Dahak : l'Alliance accuse beaucoup de retard dans ce domaine. Un retard qu'il faut rattraper à tout prix, c'est pourquoi nous allons acheminer des transporteurs munis de matériel d'augmentation vers Pékin ainsi que vers trois autres villes que vous m'indiquerez. Les installations planétaires – dont vous assumerez l'entière gestion – suivront dès que nous aurons fini ide les construire. » Qian cligna des paupières et Hatcher sourit à nouveau. — Maréchal, nous sommes des collègues officiers sous les ordres d'un seul et même commandant en chef. Si nous n'agis-!ions pas en conséquence, certaines mauvaises langues risquent le mettre en doute l'authenticité de notre désir de solidarité. Or il est authentique. Nous travaillerons donc selon ce principe. » Il se laissa aller en arrière et leva les deux mains à hauteur d'épaules, paumes ouvertes. Qian opina du chef. « Vous avez raison, mais cela n'enlève rien à la générosité dont vous faites preuve. En fait, il se peut que notre gouverneur ne soit pas le plus homme formidable de notre groupe, camarade général. – Appelez-moi Gerald, je vous en prie. » Qian était sur le point de lui adresser un refus courtois lorsqu'il marqua un temps d'arrêt. Les familiarités entre officiers n'avaient jamais été de son goût, même avec ses collègues asiatiques, mais cet Américain possédait un magnétisme incontestable. Il n'était pas tout à fait juvénile – bien qu'étrangement les Occidentaux considèrent ce trait de caractère comme une qualité, du moins l'entendait-il ainsi –, plutôt charmant. La compétence et l'honnêteté sans concession de Hatcher forçaient le respect, mais c'était une autre particularité qui le fascinait chez lui. Le charisme ? Non, le mot n'était pas tout à fait approprié. Le terme exact était... ouverture. Ou amitié, peut-être. De l'amitié. N'était-ce pas singulier d'en ressentir pour un général occidental après tant d'années de confrontation? Et pourtant... il lui fallait se rendre à l'évidence. « Très bien... Gerald. — Le pas est difficile à franchir, je sais. » L'expression avenante de Hatcher ôtait à ses paroles toute offense. « Nous avons passé si longtemps à chercher le moyen de nous entre-tuer... Et c'est bien dommage. En un sens, je suis presque reconnaissant aux Achuultani. — Reconnaissant? » Qian inclina la tête un instant, puis il acquiesça. « Je vois. Je n'avais pas considéré la situation sous cet angle, camarade... Gerald, mais en effet je préfère affronter une menace extraterrestre plutôt que de voir nos peuples détruire leur propre planète. — Exactement. » Hatcher sortit une bouteille de cognac et deux godets d'un tiroir de son bureau. Il les posa sur le sous-main, versa deux doses, tendit un verre à son invité et leva le sien. « Laissez-moi vous dire que c'est un vrai plaisir de vous compter parmi mes alliés. Je n'aurais jamais imaginé que ce serait aussi agréable. — J'en prends bonne note. » Le visage de Qian, d'habitude impassible, s'illumina d'un sourire. Une telle désinvolture n'était pas très convenable, mais comment l'éviter ? Malgré leurs nombreuses différences, cet Américain et lui se ressemblaient trop pour être des ennemis. « Au fait, Gerald, mon prénom est Daoling. » Les deux verres s'entrechoquèrent dans un doux tintement de cristal. Par égard pour les membres du Conseil natifs de la Terre qui n'avaient pas encore été augmentés, Horus projeta les nouvelles devant tout le monde plutôt que de les visionner via ses neurorécepteurs. Ce qui ne les rendait pas meilleures. Le rapport prit fin et l'unité tri-vidéo – de facture terrestre –s'encastra à nouveau dans le mur. Le silence régnait dans la salle de conférence. Les trente hommes et femmes se lançaient des coups d'œil furtifs, mais Horus constata que personne ne le regardait, lui. Il prit enfin la parole. « J'aimerais savoir, mesdames et messieurs, comment vous avez pu laisser un tel accident se produire. » Un ou deux conseillers tressaillirent bien qu'Horus n'eût pas haussé la voix. Il n'en avait pas eu besoin : les hurlements et le fracas des armes automatiques au milieu des blindés qui avançaient avaient été assez éloquents. « Nous ne l'avons pas laissé se produire : il était inévitable », répondit une voix. D'un geste, Horus encouragea Sophia Pariani à poursuivre. La jeune femme se pencha pour fixer le vice-gouverneur dans les yeux. Elle parlait avec un accent italien très prononcé, mais son visage ne reflétait aucun signe d'excuse. « Il va sans dire que l'incident a été mal géré, mais nous connaîtrons d'autres situations de ce genre, gouverneur, et pas seulement en Afrique. L'économie mondiale a été profondément atteinte suite aux bouleversements que nous avons apportés; lorsque, partout sur la Terre, les gens du peuple commenceront à comprendre que des changements beaucoup plus conséquents se préparent, les réactions de ce type se multiplieront. — Sophia a raison », déclara Sarhanta. Elle faisait partie des dix impériaux contemporains d'Horus et membres de l'équipage du Nergal à avoir survécu à l'assaut contre l'enclave d'Anu. — Nous aurions dû voir venir la catastrophe... En fait, nous l'avons bien vue venir, mais personne ne s'attendait à ce qu'elle se produise si vite, tout simplement parce que nous avions omis l'étendue de la population de ce monde. Malgré notre rapidité d'exécution et nos immenses efforts, seule une faible minorité de Terriens travaillent activement à nos projets de défense ou au sein de l'armée. Le reste – la majorité – se focalise sur les faits suivants : leurs gouvernements ont été évincés, leur planète ploie sous une menace qui les dépasse et qu'ils mettent encore en doute et les économies nationales sont en cours d'effondrement. Divers éléments ont contribué à déclencher cette émeute : la faim, l'inflation et le chômage – des calamités régionales qui faisaient déjà des ravages avant notre intervention, mais qui n'ont fait qu'empirer depuis notre accès au pouvoir. Sans parler de la prise de conscience que même les compétences professionnelles les plus pointues tomberaient bientôt en désuétude. — Et d'autres facteurs d'insatisfaction vont apparaître. Malgré son teint mat, le conseiller Abner Johnson parlait avec le fort accent nasillard de la Nouvelle-Angleterre. « La nature humaine est ce qu'elle est, gouverneur. Les lobbies d'intérêt manifesteront une opposition acharnée dès qu'ils se seront réorganisés. Leur pouvoir politique et économique est au seuil de la destruction, mais certains parmi eux trouvent encore le moyen de prendre les armes. Et n'oubliez pas le problème religieux. L'Iran et la Syrie constituent de véritables bombes à retardement, mais les barjos ne manquent pas non plus à l'appel chez nous, et vous et les vôtres représentez un bel affront à leurs préjugés et à leur petit univers confortable. » Il lâcha un sourire sans humour. » "Mycos ? Birhat ? Pensez-vous que Dieu aurait créé des planètes portant de tels noms ? Si au moins vous veniez d'un monde appelé Éden, passe encore, mais là..." » Il haussa les épaules. « Lorsque ces cinglés-là se seront mobilisés, ça va faire mal ! Le camarade Johnson a raison, gouverneur. » Les inflexions britanniques de la commissaire Xu Yin sonnaient comme une douce mélodie après le phrasé uniforme de Johnson. « On peut discuter les causes de la pauvreté dans le tiers-monde (elle toisa ses collègues capitalistes avec calme), mais nul ne peut nier son existence. Dans ces pays, l'ignorance et la peur atteignent des sommets, la violence est plus facilement tolérée, et ce n'est qu'un début ! Lorsque le bloc occidental s'apercevra que l'herbe n'est pas plus verte sous ses pieds, l'hostilité ambiante prendra des proportions sans précédent. Prévoyons le pire... et nous serons encore en deçà de la réalité. — Je vous crois, mais cette répression sanglante... — ... est l'œuvre des autorités locales, intervint Geb. Et avant que tu ne les condamnes, Horus, songe qu'elles n'ont pas eu le choix. Le soulèvement regroupait près de dix mille individus dont beaucoup d'hommes adultes bien équipés – quoique le nombre d'enfants et de femmes sans armes ne fût pas négligeable. Au moins, le gouvernement a eu la présence d'esprit de faire appel à nous aussitôt l'ordre rétabli, même si la loi martiale sévissait encore dans les rues. J'ai dérouté une dizaine de convoyeurs atmosphériques de classe Shirut pour leur fournir des vivres en provenance de l'Amérique du Nord. Cela devrait redresser en partie la situation, mais si les forces autochtones n'avaient pas réprimé l'insurrection – et quelles qu'aient été les méthodes employées –, ce n'est pas de vivres dont cette populace aurait besoin aujourd'hui, et tu le sais très bien. Des murmures d'approbation parcoururent les rangs, et Horus releva que les Terriens d'origine montraient plus de véhémence que les impériaux. Leur attitude était-elle fondée ? Il s'agissait de leur planète et – le Créateur lui en était témoin – les problèmes ne faisaient que commencer ! Ils jouaient la carte de l'opportunisme, mais au fond n'était-ce pas là une forme de pragmatisme ? La situation actuelle n'exigeait-elle pas de telles mesures ? « Entendu, soupira-t-il enfin. Je n'aime pas ces méthodes, mais vous avez peut-être raison. » Il se tourna vers Gustav van Gelder, conseiller à la sécurité planétaire. « Gus et Geb, je vous charge d'accroître l'approvisionnement des autorités locales en pistolets paralysants. Et il faudra fournir au personnel de police plus de matériel d'augmentation. Isis et Myko, vous vous en occuperez. » Le docteur Isis Tudor, fille d'Horus née sur Terre et nouvelle conseillère aux biosciences, eut un regard pour son assistante –une ex-mutine – avec un désespoir mêlé de résignation. L'aînée du vice-gouverneur avait plus de quatre-vingts ans : même une amélioration pourrait tout au plus retarder son vieillissement progressif et lui épargner les douleurs, mais son esprit demeurait vif et clair. Elle acquiesça, et son père sut que, d'une façon ou d'une autre, elle trouverait la force d'exécuter ses ordres. « Tant que nous n'aurons pas augmenté les forces de la paix locales, poursuivit-il, je demanderai au général Hatcher d'organiser des équipes d'intervention cosmopolites issues de son personnel militaire. Je prends cette décision à regret – la situation est déjà assez critique sans qu'un groupe d'"extraterrestres" déferle sur les lieux pour réprimer la rébellion contre nos méthodes "tyranniques" –, mais une dizaine de cavaliers vêtus d'armures de combat auraient réglé cette affaire en faisant dix fois moins de victimes, surtout avec des pistolets paralysants. » Il y eut des signes d'approbation, puis Horus réprima un soupir. Des problèmes, toujours des problèmes ! Pourquoi n'avait-il pas prévu tous les ennuis que provoquerait une diffusion en masse des technologies impériales sur l'ensemble du globe ? Il se sentait davantage gardien que gouverneur mais, quoi qu'il arrive, il lui faudrait maintenir l'ordre – en employant la force si nécessaire – jusqu'à la défaite des Achuultani. Si défaite il y avait... Il écarta cette pensée aussitôt et s'adressa à Christine Red-horse, conseillère à l'agriculture. « Passons au point suivant : pourriez-vous nous présenter votre rapport sur les récoltes de blé, puis... » La plupart des membres du Conseil s'étaient retirés, et Horus se trouvait seul avec ses planificateurs à la défense et ses ingénieurs. Quoi qu'il puisse arriver, c'était leur responsabilité la plus importante de toutes, et ils s'en sortaient mieux qu'il ne l'avait espéré. Ils avaient pris de l'avance sur près d'un cinquième des CDP, bien que les chantiers des fortifications assignées à l'Alliance asiatique n'aient démarré que depuis peu. L'un après l'autre, les derniers conseillers terminèrent leurs tâches et prirent congé. À la fin, il ne restait plus que Geb. Horus sourit à son plus vieil ami d'un air las, puis tous deux basculèrent dans leurs sièges et posèrent les talons sur la table de conférence en un mouvement quasiment synchrone. « Créateur ! grogna Horus. C'était plus facile de combattre Anu! — Plus facile mais moins satisfaisant. » Geb sirota son café et grimaça : le breuvage était tiède. Il se leva, fit le tour de la table, secoua des thermos jusqu'à en trouver un qui ne fût pas vide et retourna vers sa chaise. « C'est vrai, confirma son compagnon. Au moins, cette fois, nous pensons avoir une chance de réussite. La différence est de taille. — Que le Créateur t'entende ! » lança Geb avec une ferveur affectée. Horus lâcha un rire sonore, puis il étendit le bras vers le thermos et versa une rasade de café chaud dans sa tasse. « Attention ! déclara-t-il. Rappelle-toi les fanatiques religieux évoqués par Abner. — À leurs yeux, peu importe ce que je dis ou comment je le dis. Ma simple existence constitue une offense pour eux. — Probablement. » Horus but une gorgée puis fronça les sourcils. « Au fait, je voulais te poser une question. — Je vous écoute, ô leader intrépide ! — Il y a quelques jours, j'ai découvert une anomalie dans la banque de données. » Geb prit une mine intriguée. « C'est certainement sans importance, mais je suis tombé sur un code de suppression prioritaire tout à fait injustifié. — Ah bon ? » Horus ne remarqua pas le ton un peu trop neutre de son ami. « Je parcourais les données glanées dans les ordinateurs d'Anu et... figure-toi que Colin a gelé certaines archives visuelles. — Vraiment ? — Vraiment. Par curiosité, j'ai effectué une analyse : il a verrouillé l'accès à tous les documents vidéo présentant les activités d'Inanna sur les cent dernières années. Seul lui peut lever l'interdiction. — Il devait avoir une bonne raison de le faire. — Je n'en doute pas. En revanche, j'espérais que tu pourrais m'en dire plus. Tu as rempli la fonction de procureur général pendant les procès... Il ne t'a rien dit à ce sujet? — Même s'il l'avait fait, je ne serais pas habilité à en parler, mais à mon avis – et quelles qu'aient été les motivations de Colin – ces données ne revêtaient pas une importance capitale dans le cadre du jugement des mutins. Après tout, Inanna ne pouvait plus être condamnée. — Je sais, je sais, mais cette affaire me tracasse, Geb. » Les doigts d'Horus tambourinaient sur la table avec douceur. « En tant que second d'Anu, elle se chargeait de pratiquer ces horribles transplantations de cerveau. Le Créateur seul sait combien de Terriens d'origine et d'impériaux elle a massacrés ! Tout cela me paraît... bizarre. — Pose la question à Colin dès son retour, suggéra Geb, puis il termina son café et se leva. Le devoir m'appelle, mon ami : je suis attendu cet après-midi pour inspecter l'avancement des travaux sur le site de Minya Konk.a. Gai comme un pinson, il salua Horus d'un signe de main et se dirigea vers l'ascenseur en sifflant, mais la joyeuse mélodie mourut aussitôt les portes fermées. Le corps du vieil impérial parut s'affaisser autour de son ossature bioaugmentée, et il appuya son front contre la surface réfléchissante de la cabine. Créateur tout-puissant et miséricordieux, supplia-t-il en silence, fais qu'il ne demande rien à Colin ! Je t'en conjure! Des larmes inondèrent ses yeux et il les essuya avec colère, mais il ne parvenait pas à effacer de sa mémoire le jour où – un peu avant la tenue des cours martiales – il avait demandé à Colin de supprimer les archives vidéo d'Inanna. Il était prêt à s'agenouiller mais n'en avait pas eu besoin. Le sentiment d'horreur du commandant de Dahak dépassait le sien. Geb revécut malgré lui l'épisode survenu sur le pont quatre-vingt-dix du bâtiment subluminique Osir, au cœur même de l'enclave d'Anu. Ce terrible épisode... Colin et Tanni s'étaient frayé un passage à travers les conduits du parasite pour atteindre la cachette d'Anu et l'affronter. Sur le chemin, la jeune femme avait abattu un adversaire à l'aide de son pistolet à rafales d'énergie, laissant derrière elle une silhouette coupée en deux. Le corps appartenait au capitaine Inanna, mais seulement parce que celle-ci en avait dépossédé son propriétaire d'origine après lui avoir arraché la cervelle. La dépouille avait servi d'hôte de rechange au médecin rebelle. Geb s'était servi de son arme pour gommer toute trace du corps qui avait jadis appartenu à une de ses plus chères amies, une superbe jeune femme nommée Tanis is ... l'épouse d'Horus... la mère de Jiltanith. CHAPITRE SIX Cinquante parachutistes chinois portant le noir impérial se mirent au garde-à-vous lorsque l'orchestre commença à jouer. Le maréchal Qian Daoling, vice-chef d'état-major aux opérations auprès du sous-gouverneur de la Terre, les observa avec une anxiété que les protocoles ne suscitaient plus en lui depuis des dizaines d'années. C'était la première visite officielle en Chine de son supérieur depuis l'adhésion inévitable de l'Alliance asiatique, cinq mois auparavant, et il voulait – il exigeait – que tout marche comme sur des roulettes. Son vœu fut exaucé. Le général Gerald Hatcher apparut derrière le sas de sa vedette et s'engagea sur la rampe, talonné par son ordonnance et une toute petite équipe d'officiers. « Présenteeeeez armes ! » Des fusils à énergie se dressèrent. Les hommes de la garde d'honneur – puisés dans le premier groupe d'Asiatiques à avoir été bioaugmentés – maniaient leurs armes surdimensionnées avec panache. Qian releva la perfection de leurs mouvements sans un sourire puis échangea un salut avec Hatcher. La lueur dans les yeux marron de l'Américain trahissait une indulgence amusée envers les pratiques cérémonielles, mais seuls ceux qui le connaissaient vraiment bien remarquèrent ce détail. Qian s'étonnait encore un peu de faire désormais partie des heureux élus. « C'est bon de te revoir, Daoling. » La musique martiale couvrait en partie la voix de Hatcher. Son ami lui adressa un sourire millimétrique, puis le bref moment d'intimité fit place à une longue période d'attente solennelle. Le général posa son béret sur les genoux et s'adossa confortablement dans son siège tandis que la ville de Chengdu disparaissait derrière lui. Le véhicule se dirigeait vers Minya Konka, la montagne qu'on avait détruite pour accueillir le CDP Huangdi. Il passa un doigt autour du col étroit de sa tunique et grimaça avant de retirer sa main. Une fois encore, Hatcher se demanda si le choix d'adopter la tenue impériale avait été bien avisé. Elle présentait le gros avantage de n'appartenir à aucune des puissances rivales qu'Horus tentait de fusionner, mais elle ressemblait de façon inquiétante à l'uniforme des SS. Ce qui n'avait d'ailleurs rien d'étonnant. Hatcher avait fait son possible pour limiter les similitudes – à savoir : augmenter la taille des nuages stellaires là où les nazis portaient des crânes, restaurer les feuilles d'hisanth en dents de scie sur les revers de la veste et privilégier l'autre métal réglementaire pour les galons : l'or au lieu de l'argent – mais l'effet d'ensemble de l'habit militaire le dérangeait encore. Il écarta cette idée – comme toujours – et se tourna vers Qian. « Ton peuple a accompli un sacré boulot, Daoling. Je préférerais que le devoir ne te retienne pas si souvent à Pékin, mais je suis impressionné. — En vérité, je ne passe pas assez de temps ici, Gerald. » Qian haussa légèrement les épaules. « C'est encore pire qu'à l'époque où nous étions ennemis. Il me faudrait en tout cas huit heures de plus par jour. — À qui le dis-tu! lâcha Hatcher en riant. À condition de travailler d'arrache-pied pendant les six prochains mois, nous pourrons peut-être enfin déléguer nos obligations assez longtemps pour subir cette fameuse bioaugmentation. — C'est vrai. Toutefois, la rapidité de nos progrès n'est pas loin de m'effrayer. La cadence soutenue des travaux nous empêche d'établir une coordination appropriée. De trop nombreux projets exigent mon attention et je n'ai même pas le temps de faire connaissance avec mes officiers ! — Je sais. La situation est plus simple aux États-Unis, car le personnel du Nergal avait infiltré nos rangs avant même que nous connaissions l'existence des extraterrestres. Vous devez partir de zéro, et je ne vous envie pas. — Nous nous en sortirons », conclut Qian, et Hatcher le crut sur parole. L'officier chinois géant avait perdu au moins cinq kilos depuis leur première rencontre, ce qui le rendait d'autant plus effrayant, comme si son corps se réduisait désormais à une charpente d'os et de nerfs. Quels que soient les bénéfices futurs de la coalition avec l'Alliance asiatique, Hatcher lui était d'ores et déjà reconnaissant de lui avoir fait connaître Qian Daoling. La navette plongea en direction de la faille poudreuse à la place de laquelle culminait jadis un sommet de montagne, et le général vérifia son masque à oxygène. Il détestait ces prothèses, mais elles étaient utiles contre la poussière, sans compter que l'altitude du site – presque sept mille cinq cents mètres – les rendait obligatoires. Il se sentit rassuré lorsque le maréchal empoigna son appareil de protection... et réprima une vague de jalousie quand le major Allen Germaine laissa le sien de côté. Cela doit être agréable, songea-t-il avec amertume en observant l'assistant bioamélioré. Ils atterrirent. Une rafale d'air ténu, pulvérulent et glacial souffla à travers la porte. Hatcher fixa son masque en vitesse et le col de son uniforme lui posa soudain moins de problèmes lorsque le tissu impérial se régla pour maintenir une température corporelle agréable. L'Américain fut le premier à sortir dans le chaos assourdissant et poussiéreux du titanesque chantier – encore un ! – dirigé par Geb. Le Chinois lui emboîta le pas sans laisser apparaître son impatience. Il haïssait les tournées d'inspection, mais Hatcher n'avait pas plus de goût pour elles et cela donnait au maréchal la force d'affronter cette corvée avec un semblant de paix intérieure. Que ces obligations prenaient du temps ! Elles étaient pourtant nécessaires : le moral et la motivation des troupes valaient leur pesant d'or, et rien de mieux que le contrôle d'un commandant pour convaincre les hommes de l'importance de leur tâche. Malgré son agacement, Qian fut très impressionné. Grâce à une quantité désormais suffisante d'équipement impérial, les centres d'augmentation amélioraient leur rendement et fournissaient une main-d’œuvre conséquente pour le maniement des machines. Les résultats obtenus étaient étonnants aux yeux de quelqu'un qui n'avait connu jusque-là que la technologie terrienne. Les hommes avaient presque terminé l'excavation principale – en fait, la structure des salles de contrôle centrales était achevée et n'attendait plus que l'installation de la matrice informatique – et l'édification des générateurs de bouclier avait déjà démarré. C'était incroyable. Il se pencha de façon à entendre ce que lui disait l'ingénieur et perçut un mouvement du coin de l'œil : un officier masqué qui conversait avec un collègue à grand renfort de gestes disparut soudain derrière un tas de matériel de construction. La minuscule silhouette lui parut familière mais, comme l'homme en face de Qian n'avait pas fini de parler, le maréchal reporta son attention vers lui. — Je suis stupéfait, Geban », confessa Hatcher, et l'ingénieur en chef de Huangdi le gratifia d'un sourire. Quoique bien bâti, l'ex-mutin mesurait à peine un mètre cinquante. Cependant, il donnait l'impression de pouvoir soulever une jeep volante d'une seule main – même s'il n'avait pas été bioaugmenté. « Vraiment stupéfait, répéta le général tandis que la porte de la salle de contrôle se refermait et les isolait de la cacophonie extérieure. Vous avez bien... quatre semaines d'avance sur le planning, non ? — Presque cinq, mon général. » L'impérial affichait une fierté innocente. v Et, avec un peu de chance, j'aurai abouti le projet avec pas moins de deux mois d'avance. — Formidable ! » Hatcher lui donna une tape sur l'épaule, et Qian retint un sourire. Il ne comprendrait jamais comment l'absence de formalisme du général avec ses subordonnés pouvait donner de si bons résultats. Et pourtant c'était le cas. La méthode n'opérait pas que sur des Occidentaux habitués à de telles pratiques, d'ailleurs : Qian avait vu le même sourire épanoui sur le visage de paysans chinois et thaïlandais. Hatcher se tourna vers le maréchal. e Dans ce cas, je pense que nous... » Une explosion tonitruante noya sa voix et le fit vaciller. Diego McMurphy, Texan d'origine irlando-mexicaine, était un génie des explosifs. Installations pétrolières et barrages marins, aérogares Vertol, complexes d'appartements : il avait tout vu. Mais ceci constituait le plus incroyable, le plus dangereux, le plus stimulant, le plus merveilleux des projets qu'il ait eu à mener de front. Et la cerise sur le gâteau, c'était que cet exploit lui vaudrait un ticket pour un jeu complet d'implants biotechniques. Voilà pourquoi la gaieté inondait son cœur lorsqu'il ordonna à son équipe d'aller placer les charges sur la face occidentale inachevée du magasin douze. Il mourut heureux, et six cent quatre-vingt-six hommes et femmes rendirent l'âme en même temps que lui. Ils périrent parce qu'un des subalternes de McMurphy avait activé sa foreuse sans savoir que quelqu'un avait connecté les contrôles de la machine à onze cents kilos de mastic impérial. L'explosion avait eu l'effet d'une bombe nucléaire de trois kilotonnes. Gerald Hatcher rebondit contre Qian Daoling, mais le bras puissant du maréchal l'empêcha de tomber. Des alarmes retentirent, des sirènes se mirent à hurler, et le visage de Geban devint aussi pâle qu'un linge. La porte s'ouvrit une microseconde avant son passage; dans le cas contraire, le chef des constructions l'aurait arrachée à mains nues. Hatcher secouait la tête, tentait de comprendre ce qui s'était produit. Il suivit le maréchal en direction de la sortie. Un énorme champignon de fumée emplissait l'horizon à l'ouest. Tandis qu'il observait le funeste spectacle, un convoyeur gravi-tonique transportant cinq hommes et une pleine cargaison d'acier de construction chavira en plein ciel. L'appareil avait été pris dans l'onde de choc. Le pilote avait essayé de se dégager, mais sans y parvenir : son moteur standard n'était pas conçu pour de telles manœuvres, et le véhicule avait fini par s'écraser tête la première à six cents kilomètre-heure. Le brasier cracha une nouvelle boule de feu, ce qui porta le nombre des victimes à six cent quatre-vingt-onze. « Mon Dieu! » murmura le général. Son homologue chinois hocha la tête, muet sous le choc. Quelle qu'en soit la cause, cet accident était désastreux, et il éprouva de la honte à songer d'abord à la perte de temps provoquée par la catastrophe et ensuite seulement aux pertes humaines. Devant lui, Geb avait disparu. Il se dirigea vers les rampes du bloc de contrôle mais se figea soudain : un groupe d'individus avançait dans sa direction. Ils étaient armés, et le petit officier qui ouvrait la marche ne lui semblait pas inconnu... — Quang ! » hurla-t-il. La voix furieuse de Qian détourna l'attention de Hatcher de la colonne de fumée. Le général ouvrit la bouche pour parler, mais il eut le souffle coupé lorsque le maréchal fit soudain volte-face et se jeta sur lui. Les deux hommes tombèrent en arrière dans la salle de contrôle, heurtant le sol avec une violence propre à briser les côtes les plus solides. Au même moment, les premières rafales des armes automatiques sifflèrent à travers l'embrasure de la porte. « À l'attaque ! brailla le général Quang Do Chinh. Tuez-les ! Tuez-les tout de suite! Les soldats bondirent, resserrant leur étau autour du bâtiment à moitié terminé, et le cœur de leur officier brûla d'un sentiment de triomphe. Oui, tuer ces traîtres ! Surtout l'ignoble judas qui avait voulu l'écarter du chemin ! Quelle joie d'entamer cette guerre contre les envahisseurs ! Tandis que la petite troupe chargeait, des ouvriers se hâtaient de mettre les morts et les blessés à l'abri du lieu de l'explosion. Six nouvelles équipes d'assaut – jusque-là soigneusement dissimulées – brandirent des fusils et des grenades. Elles se concentrèrent sur les impériaux, mais toute cible était la bienvenue. « Que se passe-t-il, bon sang ? » Le masque à oxygène étouffait la voix de Hatcher, mais elle aurait de toute façon sonné caillouteuse : les cent kilos du maréchal n'avaient pas laissé le général indemne. Il se redressa sur les genoux et, d'un geste instinctif, tendit le bras vers son étui à pistolet. « Je ne sais pas, répondit Qian d'un ton abrupt, puis il vérifia le chargeur de son arme. Mais le chef du commando est un Vietnamien nommé Quang. Il faisait partie de nos plus farouches opposants à l'alliance avec l'Occident. » Une nouvelle salve de tirs stridents ricocha dangereusement contre l'encadrement de la porte. Toujours sur les genoux, Hatcher se tendit pour actionner le bouton du sas, qui se referma aussitôt avec un bruit sec. Mais la cloison n'était composée que d'une mince couche d'acier terrestre, et la rafale suivante transperça le métal comme du beurre. « Merde ! » Hatcher arpentait la pièce à quatre pattes. Le major Germaine se tenait déjà dos à la paroi, sur le côté gauche de l'entrée, et son pistolet à gravitons s'était matérialisé comme par magie dans sa main droite. « À quoi pensent-ils aboutir, ces débiles ? murmura le général. — Je ne sais pas, Gerald, répondit Qian. Cette opération n'a pas de sens, elle ne leur vaudra que des représailles. Mais qu'importe leur objectif final ? À nos yeux, en tout cas. — Très juste. » Hatcher s'aplatit contre le mur tandis qu'une nouvelle rangée de trous apparaissait dans la porte. « Al ? — J'ai prévenu l'extérieur, mon général. » Contrairement à son supérieur, Germaine possédait un communicateur incorporé. « Mais je ne sais pas si cela changera grand-chose : d'autres escouades s'attaquent déjà aux équipes de secours. Geban est gravement blessé, ainsi que d'autres impériaux. — Qu'ils aillent au diable ! » chuinta le chef d'état-major. Il fit un effort pour réfléchir tandis que l'adrénaline et la terreur envahissaient ses sens – des émotions de guerre qu'il avait à moitié oubliées. Les tirs balayaient la porte sans discontinuer, et il grinça des dents tandis que les balles et les morceaux de métal sifflaient près de ses oreilles. Cette pièce formait un piège mortel. Il s'efforça d'estimer la position des agresseurs au moment où Daoling l'avait plaqué au sol. Ils se trouvaient probablement... au niveau zéro, vers le sud. Il leur restait donc au moins trois étages à gravir. Les tireurs, dehors, étaient en train de couvrir l'équipe principale, qui arriverait sans doute armée d'une charge de démolition capable de les réduire en miettes. « Il faut riposter. » Son automatique faisait figure de jouet en comparaison de l'arsenal des assaillants, mais c'était mieux que rien. Il valait mieux que mourir sans opposer de résistance ! « Je suis d'accord, lâcha Qian d'un ton neutre. — O.K. Daoling : tu ouvres le sas. Al : je crois qu'ils approchent par le sud; tu peux couvrir le haut de la rampe depuis l'endroit où tu te trouves. Daoling, viens par ici : nous essaierons de les ralentir s'ils arrivent par l'autre côté, mais Al représente notre seule vraie puissance de feu. — Oui, mon général, répondit Germaine, et Qian confirma d'un signe de tête. — À mon signal... on y va! » Le maréchal pressa le bouton, roula sur le sol et atterrit sur les genoux à côté de Hatcher. Une nouvelle décharge résonna dans la salle de contrôle, et les deux hommes s'aplatirent contre la paroi. Une balle perdue érafla la joue du général qui poussa un juron. « Pouvez-vous m'abattre ce sniper sans vous faire avoir, Al? — Avec plaisir », répondit froidement le major. Ses yeux cherchaient la mise au point tandis que ses implants traquaient la source des tirs, puis il s'accroupit et fit un pas de côté. Il se déplaçait à la vitesse de l'éclair, comme tout être humain augmenté. Le pistolet à gravitons émit un bref larsen et cracha une salve de fléchettes explosives de trois millimètres à cinq mille deux cents mètres-seconde. Quang pesta quand sa troupe de couverture cessa le feu. L'ennemi possédait au moins une de ces armes diaboliques ! Mauvaise nouvelle. Mais il disposait encore de vingt-cinq soldats suréquipés. Il ignorait comment progressait l'assaut sur l'autre front, quoique la réaction de Qian en ait dit long. De toute façon, le maréchal était le seul à pouvoir l'identifier et devait donc mourir. Les hommes gravirent la rampe, leur chef sur les talons. Elle s'appelait Litanil. Malgré la période passée en animation suspendue, elle avait trente-six ans. Il lui fallut un certain temps pour comprendre ce qui se passait, puis un moment encore pour y croire. Une fureur glaciale inonda tout son être. Elle n'avait pas trop hésité lorsque les sbires d'Anu l'avaient recrutée, car à l'époque elle était jeune et morte d'ennui. À présent elle avait pris conscience de sa stupidité criminelle et, tout comme ses camarades, travaillé dur – que le Briseur lui en soit témoin ! – pour se racheter. En cours de route, elle avait appris à estimer et admirer ses collègues d'origine terrienne. Désormais, des centaines d'entre eux gisaient morts sur le sol. Les motivations des responsables de ce carnage – ces bouchers ignobles ! – ne revêtaient aucune importance à ses yeux. Elle ne songeait même pas à l'horrible trahison dont les siens venaient d'être victimes. Elle ne pensait qu'à ses amis défunts. Son cœur se serra. Elle fit pivoter la foreuse en direction de la mêlée et ses neurorécepteurs cherchèrent le système de sécurité du véhicule. En théorie, le verrouillage anti-accident était impossible à débloquer... mais Litanil savait s'y prendre. Allen Germaine avançait sur un genou, le pistolet à gravitons posé sur son avant-bras gauche, lorsque les trois premiers attaquants surgirent derrière la rampe la plus élevée. Ils portaient des fusils d'assaut réglés sur le tir automatique. Chacun échappa à une longue rafale, puis leurs corps éclatèrent dans un ouragan de fléchettes explosives. Litanil régla le véhicule foreur à la puissance maximale et fendit la plaine rocailleuse à près de deux cents kilomètre-heure. Même un moteur gravitonique ne pouvait assurer la stabilité de l'immense appareil à une telle vitesse, mais la jeune femme chevauchait l'engin comme un cheval déchaîné. Ses implants scannèrent les alentours puis, le visage en furie, elle leva la tête déchiqueteuse à hauteur de poitrine. Le soldat de deuxième classe Pak Chung, de l'armée coréenne, n'entendit aucun bruit, mais l'instinct le fit se retourner. Il écarquilla les yeux d'horreur à la vue de l'énorme machine qui fonçait vers lui avec un bruit strident. Dans son sillage grumeleux, de la poussière de roche et des volutes de fumée ondoyaient au vent. Et le... le dard frontal du monstre était pointé sur lui! Une milliseconde avant sa mort, Pak contempla une terrible brillance, puis il explosa dans un éclair de fluides corporels surchauffés. Le général Quang jura lorsque ses trois soldats de tête furent abattus, bien qu'il eût en partie prévu l'incident. C'était probablement l'œuvre de l'assistant africain de cet Américain – Hatcher –, mais, bioaugmenté ou non, l'homme était seul. Et la rampe n'était pas l'unique moyen d'accès à ce niveau. « Ils se déploient, communiqua Germaine. Difficile de scanner la zone située derrière la rampe, mais je perçois du mouvement : certains assaillants tentent de monter par les côtés. — Il y a un échafaudage sous le pourtour de la plateforme, expliqua Qian. — Merde ! lâcha Hatcher. Al, rappelez-moi d'affecter une garde armée à l'ensemble des chantiers lorsque nous serons rentrés. — Bien, mon général. » Litanil avait anéanti l'équipe de Pak et se déchaînait à présent sur de nouvelles cibles. Devant elle, une demi-douzaine d'ouvriers – des Terriens d'origine bioaugmentés et armés de tiges de renforcement en acier ainsi que de mastic impérial – prenaient le deuxième groupe d'assaut par le flanc. Quang passa la tête par-dessus la rampe. L'opération s'éternisait, mais il leur restait assez de temps. Ses hommes étaient enfin en position. Il aboya un ordre. « À terre ! » hurla Germaine. Hatcher et Qian plongèrent aussitôt, puis les lance-grenades ventripotents toussèrent leur première salve. Deux projectiles explosèrent à deux pas du mur extérieur – ou avaient-ils atteint leur cible ? Le troisième se dirigeait tout droit vers la porte lorsque Germaine l'intercepta de la main gauche comme un ballon de handball. Le choc lui arracha le poignet et des éclats déchirèrent sa poitrine et ses épaules. La douleur irradia dans son corps, mais ses implants interrompirent la circulation sanguine en direction de son membre mutilé et noyèrent son système nerveux sous un méga-flot d'adrénaline. La première vague d'agresseurs s'élança du haut de la crête. Il les faucha comme une vulgaire gerbe de blé. Hatcher ouvrit le feu sur la tête qui pointait derrière l'échafaudage. Le premier tir manqua sa cible; le second atteignit l'ennemi juste au-dessus de l'œil gauche. Sur le côté, Qian gisait à plat ventre et pressait la détente de son arme des deux mains. Un nouvel attaquant s'écroula. Les ouvriers lancèrent leurs bombes artisanales. Une série de déflagrations déchira le rideau de fumée qui couvrait le site et trois soldats éclatèrent en mille morceaux. Le reste du commando tressaillit devant ce spectacle. Un des membres de l'escouade vida son chargeur sur un travailleur qui l'assaillait. L'homme fut tué sur-le-champ, mais son bourreau ne vécut pas assez longtemps pour s'en apercevoir : la barre d'acier transportée par sa victime l'avait transpercé comme une lance. Les six agresseurs qui avaient survécu rompirent les rangs et prirent la fuite. Leur course les amena tout droit vers la foreuse de Litanil. Huit autres des sbires de Quang périrent, mais un membre isolé du commando ouvrit le feu et atteignit Allen Germaine en plein cœur. Le major était mort, mais son cadavre bioamélioré resta debout le temps de viser consciencieusement puis de presser la détente. Gerald Hatcher vomit un juron haineux lorsque son ordonnance s'écroula sans bruit et que son unique main lâcha le pistolet à gravitons. Bande de fils de pute ! Bande de fils de pute! Il tira à nouveau et toucha sa cible au niveau du torse. Une deuxième rafale acheva l'ennemi. C'était insuffisant, et il le savait. La quatrième équipe de Quang tenait une bonne position entre deux gigantesques bulldozers, mais plus personne n'était à portée de tir. L'heure était venue de décamper. Les combattants se replièrent par groupes de deux, s'arrêtant à tour de rôle pour couvrir leurs compagnons. Ils exécutèrent la manœuvre à la perfection. Quand le premier duo parvint aux extrémités des bulldozers protecteurs, une paire de mains améliorées surgit de derrière chaque engin. Des doigts dix fois plus puissants que la normale brisèrent les trachées de deux hommes. Les ouvriers embusqués propulsèrent les corps tremblants de côté, se tapirent à nouveau et attendirent avec patience l'arrivée des prochaines victimes. Quang jeta un bref coup d'œil par-dessus le bord de la rampe et aperçut le pistolet à gravitons jeté deux mètres devant la porte. Maintenant! Il agrippa son fusil d'assaut, se leva et fit signe à ses hommes encore valides de charger. Puis il leur emboîta le pas. Le dernier assaillant posté sur l'échafaudage s'accroupit. Il ne tenait pas à subir le sort de ses camarades qui s'étaient exposés au grand jour. II fit dépasser le bout de son arme au-dessus du rebord de la charpente. L'idée n'était pas mauvaise, mais, porté par l'enthousiasme, il leva la tête juste trop haut. Gerald Hatcher entrevit le sommet du crâne et y ficha une balle sans hésiter. L'instant d'après, une rafale d'arme automatique lui fracassait les deux jambes. Litanil changea une nouvelle fois le cap de la foreuse et comprit que les siens étaient en train de remporter la victoire. Les assaillants avaient réussi leur effet de surprise, mais ils ne s'attendaient pas à un adversaire si redoutable. Sur le chantier, la plupart des ouvriers étaient des Terriens natifs non augmentés, mais une partie considérable des effectifs ne tombait pas dans cette catégorie. Les quelques privilégiés étaient munis d'un équipement complet de la Flotte auquel Colin Maclntyre avait ordonné d'inclure des communicateurs à distorsion spatiale. Ces soldats improvisés étaient peut-être désarmés, mais également vigoureux, robustes, rapides et en liaison permanente. Et, comme Litanil venait d'en faire la preuve, un site de construction regorgeait d'armes potentielles pour peu qu'on ait le sens de l'improvisation. Qian Daoling n'était plus maréchal, il endossait le rôle du guerrier solitaire et trahi. Quang traînait encore dans les parages et devait mourir coûte que coûte. Il jeta son arme — dont le chargeur était vide — puis, l'esprit froid et clair, se hissa sur les mains et les orteils comme un sprinter soudé à ses starting-blocks. Le général Quang cligna des paupières lorsque Qian jaillit de la salle de contrôle. Il n'aurait jamais cru ce colosse capable d'une telle rapidité ! Mais qu'espérait-il ? Il ne pouvait pas faire concurrence aux balles ! Puis il le vit plonger à terre et ramasser l'arme de Germaine tout en roulant vers l'échafaudage. Non ! Les fusils retentirent, mais les hommes qui les maniaient affichaient une mine aussi surprise que celle de Quang. Ils tentèrent de compenser leur retard en suivant la trajectoire de leur cible, qu'ils atteindraient au moment où elle sauterait de la plateforme pour se mettre à couvert. Qian projeta une jambe en avant et grogna quand sa rotule se brisa sur le béton, mais son geste avait eu l'effet désiré. Il s'immobilisa et empoigna le pistolet d'Allen. Les balles le ratèrent de peu. Il dressa la gueule du canon, attentif à ne pas se relever d'un millimètre. Quang hurla de frustration quand Qian ouvrit le feu. Trois de ses hommes furent abattus. Puis quatre. Puis cinq ! Il brandit son arme et tira sur le maréchal, mais la furie dévia son coup. La balle déchira tout de même le biceps droit de Qian, qui gronda de douleur. Un deuxième projectile lui fracassa l'épaule, mais il maintint la gâchette de son arme appuyée, et les rafales balayèrent la rampe. Le dernier larbin de Quang tomba. Une vague de terreur envahit soudain le général, qui lâcha sa carabine et entreprit de dévaler la pente. Mais il était trop tard; son dernier souvenir de la Terre fut la haine glaciale et amère qui inondait le regard sans pitié de Qian Daoling. Gerald Hatcher geignit puis se mordit la lèvre pour contenir un cri lorsque quelqu'un déplaça sa jambe gauche. Il frissonna et parvint à ouvrir les paupières. L'espace d'un instant, il se demanda pourquoi il se sentait si faible, pourquoi il souffrait tant. Daoling se pencha au-dessus de lui et fixa un garrot sur sa jambe droite. Le général réprima tant bien que mal un hurlement. Pris de vertiges, il reconnut l'objet qui comprimait sa chair... puis il se rappela. Ses traits exprimèrent plus que de la douleur lorsqu'il identifia le visage sans vie d'Allen Germaine qui gisait auprès de lui. Son esprit fonctionnait à nouveau : les idées affluaient à grand-peine et de nombreuses zones d'ombre subsistaient dans ses pensées embrumées – pour sa plus grande frustration –, mais la machine tournait. Apparemment, les tirs avaient cessé, et Daoling s'occupait de lui... Ils devaient donc avoir remporté la victoire. Sa capacité à tirer de telles conclusions l'emplit de satisfaction. Qian rampa sur le côté. Un bandage artisanal imbibé de sang gonflait une de ses épaules. Sa jambe gauche traînait, inerte, et sa main encore valide agrippait le pistolet à gravitons d'Allen. Il s'aplatit sur le sol, entre Hatcher et la porte de la salle de contrôle, et poussa un gémissement. — Dao... Daoling ? parvint à prononcer le général. — Tu es réveillé ? » La voix du maréchal était enrouée. Ses blessures l'élançaient. « Tu es fort comme un bœuf, Gerald. — Mer... merci. Quelle... quelle est notre situation ? — Je crois que nous avons repoussé l'assaut. Je ne sais pas comment. Tu es gravement blessé, mon ami. — Je survivrai... — Oui, c'est aussi mon avis », répondit Qian d'un ton si solennel que Hatcher lâcha un sourire crispé malgré la douleur atroce. Son cerveau battait de l'aile, et il serait soulagé de lâcher prise, mais d'abord il avait une remarque à faire. Ah ! — Daoling... — Ne parle pas, Gerald, dit le maréchal d'une voix austère. Tu es blessé. — Ce n'est pas... ton cas ? Alors... je crois bien que... je serai le premier... à recevoir mes implants. — Vous autres Américains ! Il faut toujours que vous soyez les premiers ! — Dis... dis à Horus que j'aimerais que... tu prennes le relais... — Moi ? » Qian le dévisagea, la mine aussi déformée par la honte que par la douleur. « Mon peuple est responsable de ce massacre ! — Ne... dis pas de conneries ! Mais c'est... justement pourquoi... il est important... que tu me remplaces, toi. Dis-le à Horus ! » Hatcher étreignit l'avant-bras de son ami avec le peu de force qui lui restait. C'était l'avant-bras droit de Qian, mais le visage de l'homme resta impassible. — Dis-le-lui ! » Les nerfs en feu, le général luttait pour rester conscient. — Très bien, Gerald. Je n'y manquerai pas. — Merci », chuchota le blessé avant de s'évanouir enfin. La ville retentissait des chants et des danses de célébration du peuple de Riahn. Après douze saisons de combat, la guerre contre les Tur était enfin terminée, ce qui valait plus qu'une simple victoire. Les deux maisons royales avaient mis un terme aux escarmouches incessantes et à la bataille ouverte pour la possession des mines de cuivre de Fithan. Elles n'avaient plus fait preuve d'une telle sagesse depuis longtemps. Trop longtemps. La fille des Tur allait épouser le fils des Riahn, et les deux tribus seraient désormais unies. Un événement réjouissant. Très réjouissant, même, car Riahnlizr deviendrait la plus grandiose des cités-États de T'Yir. Les épées et les lances ne leur serviraient plus à s'entre-tuer mais à les protéger de leurs voisins, et le cuivre de Fithan leur apporterait richesse et prospérité. Les navires de Riahn étaient déjà les plus rapides de l'histoire; avec le cuivre des mines pour préserver les coques des vers et des algues, ils régneraient en maîtres sur toutes les mers du royaume! Les festivités battaient leur plein, et nul n'avait entendu parler des immenses vaisseaux spatiaux des Achuultani, qui avaient atteint le système stellaire alors que la guerre faisait encore rage. Nul n'imaginait qu'ils étaient arrivés presque par accident, sans connaître l'existence du Peuple jusqu'à leur entrée dans ce système. Ni qu'ils s'étaient arrêtés dans la ceinture d'astéroïdes. D'ailleurs, personne dans le Peuple ne savait même ce qu'était un astéroïde, encore moins ce qui se produirait si le plus grand de ces corps célestes était propulsé en direction de T'Yir. Et, comme ils ignoraient tout cela, ils ignoraient également qu'il ne restait à leur monde guère plus de sept mois à vivre. CHAPITRE SEPT Colin MacIntyre n'éprouvait pas de la peur. Le mot était trop faible. Calé dans son siège, il tournait le dos à la porte d'accès de la salle de conférence par laquelle ses officiers entraient un à un. Leur propre frayeur pesait sur sa nuque. Il attendit que tous soient assis puis fit pivoter le fauteuil pour affronter leur regard. Les visages accusaient une mine encore plus sinistre qu'il n'imaginait. « Bien, dit-il enfin. Nous devons décider que faire. » Leur respect silencieux – y compris celui de Jiltanith – le renvoya à son propre mensonge, et il eut envie de leur hurler dessus. Ce n'était pas à nous de décider mais bien à lui, et il désira de tout son cœur ne jamais avoir entendu parler d'un vaisseau nommé Dahak. Il interrompit le cours de ses pensées, inspira profondément et ferma les yeux. Lorsqu'il les rouvrit, ses idées noires avaient en partie disparu. — Dahak, lâcha-t-il d'un ton calme, peux-tu nous donner plus d'informations ? — Négatif, commandant. J'ai étudié la totalité des archives scientifiques et des arsenaux impériaux connus. Aucun élément contenu dans ma base de données ne rend compte des paramètres observés. » Colin retint un juron. Paramètres observés! Une façon élégante et concise de décrire deux planètes jadis habitées et désormais exemptes de toute forme de vie. Pas un arbre, pas un arbuste, rien. Pas de plaines de verre volcanique ni de vestiges de radioactivité, aucune indication de conflit armé – juste de la terre et de la pierre nues et complètement érodées, ainsi que quelques misérables grappes d'habitations fléchissant au vent et des ruines battues par la tempête. Bien que précaires, ces bâtiments en disaient long sur la solidité des matériaux de construction impériaux : selon les estimations de Dahak, ces habitations n'étaient plus entretenues depuis près de quarante-cinq mille ans. « Pas d'oiseaux, songea Maclntyre. Pas d'animaux. Pas même un insecte. Seulement... le désert. L'unique mouvement perceptible était celui du vent. Le climat avait écorché la planète jusqu'à révéler son ossature rocailleuse, comme les dents d'un crâne figées en un horrible rictus funeste et blasphématoire. « Hector ? Une idée ? — Pas la moindre. » MacMahan était tapi au fond de son siège. Son visage habituellement inexpressif affichait plus d'impassibilité que jamais. « Cohanna ? — Difficile d'en dire plus, commandant, mais je parierais sur une sorte d'arme biologique. Une arme défiant toute imagination. » Elle frissonna. « J'ai envoyé des sondes au sol pour effectuer des analyses, mais je n'ose pas dépêcher une équipe. » Colin hocha la tête. «je ne sais comment la catastrophe a été déclenchée, poursuivit la responsable des biosciences. Quel type d'agent a pu produire un tel effet? S'ils avaient irradié la planète... Mais nous ne possédons aucune donnée pour continuer nos recherches. Absolument aucune. — Je vois. » Colin inspira bruyamment. « Tanni ? — À peine dasvantage que 'Hanna puis apporter. Avons trouvé quelque soixantaine d'installations et de navires orbitaux, tous abandonnés. En rapport aux planètes, n'osâmes poinct de trop près regarder, toutesfois nostres instruments ont bien scanné ycelles : partout ne demeurent guère que des os. — Dahak ? As-tu pénétré leur système informatique ? — Très peu, commandant. Il m'a été impossible d'opérer une analyse détaillée de l'équipement, mais il comporte des dissemblances notables avec la technologie que je connais. Les arborescences informatiques, notamment, semblent avoir été interconnectées via torsion spatiale, ce qui représente une augmentation de vitesse conséquente par rapport à ma circuiterie moléculaire. En outre, ces machines fonctionnaient selon un principe radicalement différent de ceux qui me régissent : elles maintenaient le flux des données à l'intérieur de champs de force semi-permanents et non pas dans des unités de stockage physiques. Mais les sources d'énergie étant épuisées depuis longtemps... » La voix électronique opéra une pause équivalente à un haussement d'épaules. « Une récupération partielle de l'information ne s'est révélée possible que dans le cas de l'appareil numéro dix-sept, le bâtiment impérial Cardan. Malheureusement, sa capacité mémorielle est limitée : ce n'est qu'un véhicule subluminique utilitaire pouvant accueillir jusqu'à trois individus au maximum. En outre, il a rencontré des problèmes de torsion spatiale par le passé. La majeure partie des données ont été encodées selon un protocole militaire multi niveaux que je n'ai pas encore déchiffré, mais je pourrais sans doute y parvenir sur la base d'un échantillon plus étendu. L'information disponible se compose avant tout de registres opérationnels de routine et de matériel astronavigationnel. » J'ai réussi à dater la catastrophe en consultant le dernier enregistrement effectué par le capitaine du Cardan. Le message ne contient aucune indication d'alerte et elle n'y fait hélas pas preuve de loquacité : elle se contente de notifier une invitation à dîner adressée à elle ainsi qu'aux membres de son équipage. La réception devait avoir lieu dans la résidence du gouverneur planétaire, sur Defram A-III. — Rien d'autre ? demanda Ninhursag avec calme. — Rien d'autre, lieutenant. Le Cordon contenait assurément plus d'informations, mais seul l'ordinateur de contrôle central utilisait une technique de stockage sur disque dur, or il tombe en ruine. J'ai localisé douze autres réseaux informatiques auxiliaires et extra-fonctionnels, mais aucun ne contient des données récupérables. — Vlad? » Colin se tourna vers son ingénieur en chef. — J'aimerais pouvoir éclairer notre lanterne mais, comme nous ne voulons pas risquer une expédition, les données concrètes nous font cruellement défaut. Toutefois, nos robots téléguidés indiquent que la technologie locale était nettement plus avancée que celle de Dahak. D'un autre côté, peu d'éléments suggèrent des découvertes scientifiques cruciales; on observe plutôt un extraordinaire perfectionnement de notre technologie. — Comment se guet faire, cher Vlad ? demanda Jiltanith. Nostre Dahak n'a-t-il poinct à l'instant dict que leurs ordinateurs partagent piètre similitude avec sa propre configuration ? — C'est juste, Tanni, mais les différences demeurent ténues. » L'ingénieur fronça les sourcils. « Ce que Dahak veut dire, c'est qu'ils ont fait énormément de progrès dans le domaine de l'ingénierie énergétique. Je ne peux pas me prononcer sans avoir entièrement désassemblé et remonté un de leurs appareils, mais ces mémoires entourées de champs de force devaient se manifester sous la forme de surfaces solides lorsqu'on les activait. L'Empirium tendait vers ce système avant la mutinerie : nos boucliers procèdent de la même technologie –à un niveau moins sophistiqué. Les impériaux avaient découvert le moyen d'exploiter cette méthode jusqu'au bout, de sorte qu'en comparaison même les molycircs auraient paru encombrants et grossiers, mais il n'empêche que la technique était théoriquement applicable depuis le début. Tu vois ? Leurs progrès restent anecdotiques. » La jeune femme acquiesça avec douceur, et Colin appuya ses coudes sur la table. Eu égard à ce qui vient d'être dit, Dahak, quelles sont nos chances de collecter des infos utiles à partir d'autres ordinateurs que nous pourrions rencontrer ? — À supposer qu'ils soient du type évoqué par le capitaine Tchernikov et qu'ils n'aient été ni alimentés ni entretenus : nulles. Notez toutefois que l'ordinateur de contrôle central du Cordan n'appartenait pas à cette catégorie. — Ce qui veut dire ? — Ce qui veut dire, commandant, qu'il est hautement probable que les unités de la Spatiale aient favorisé les techniques de stockage physique des données pour les systèmes d'importance majeure. Et cela parce que, justement, les procédés de mémorisation énergétique risquaient de mal fonctionner en cas de coupure de l'alimentation. Si c'est le cas, tout bâtiment subluminique de classe supérieure devrait nous fournir une quantité significative de données. Quant aux vaisseaux supraluminiques, ils disposaient probablement tous d'une copie de sauvegarde sur disque dur de l'ensemble de leurs informations. — Je vois. » Colin bascula en arrière et se frotta les yeux. « Bien. Nous sommes à cinq mois et demi de la Terre, et jusqu'ici nous n'avons trouvé qu'une base impériale complètement détruite et deux planètes mortes. Si Dahak se trompe à propos du choix de la Flotte de conserver toutes les données des ordinateurs centraux sur disque dur, nous ne pouvons même pas espérer découvrir ce qui s'est produit. Encore moins obtenir de l'aide des systèmes touchés par le désastre. » Si nous faisons demi-tour à présent, nous atteindrons Sol plus d'une année avant l'arrivée des éclaireurs achuultani, ce qui nous permettrait au moins de participer à la résistance. Mais, dès lors, il deviendrait impossible de repartir vers l'Empirium – ou du moins d'y pénétrer plus avant – puis de retourner sur Terre à temps pour faire face à l'assaut principal. Voici donc la grande question : poursuivre notre route dans l'espoir de tomber sur... quelque chose ou rebrousser chemin tout de suite ? » Il étudia les visages mais n'y décela que des miroirs de sa propre incertitude. « À mon avis, nous ne devrions pas abandonner maintenant, déclara-t-il enfin. Comment remporter la victoire sans assistance ? Or nous ne sommes pas sûrs que l'Empirium ait été intégralement détruit. Pour être franc, je garde peu d'espoir, mais nous n'avons pas le choix : il faut foncer et prier. » Jiltanith et MacMahan acquiescèrent d'un signe de tête imperceptible. Le reste de l'assemblée observa le silence. Puis Tchernikov leva la tête. Un détail, commandant. — Oui ? — Si Dahak a raison et que les unités de la Flotte impériale représentent une meilleure source d'information, peut-être faudrait-il nous concentrer sur les bases militaires et éviter les systèmes civils pour l'instant. — C'est aussi mon avis, dit Colin. — Nonobstant seroit prudent d'essayer quelques systèmes de plus avant que de saluer pour de bon ce secteur, songea Pitanith à voix haute. Ai en l'idée qu'un autre monde se trouve d'icy éloigné d'à peine quinze années-lumière. Poinct ne t'eut base de la Spatiale, mais monde richement peuplé. Me leurré-je, Dahak ? — Non, c'est exact, madame. Le système de Kano se situe à quatorze virgule six cent soixante et une années-lumière de Defram, c'est-à-dire à un jet de pierre sur la ligne droite qui mène à Birhat. Le dernier recensement dont je dispose indique une population d'environ neuf virgule quatre-vingt-trois milliards d'individus. Colin réfléchit. À plein régime, le trajet jusqu'à Kano prendrait une semaine et des poussières... « O. K., 'Tanni, mais si c'est à nouveau le désert qui nous attend là-bas, nous ne serons pas plus avancés. Le cas échéant, il serait peut-être bon de tenter notre chance au commandement central de la Spatiale, à Birhat même. Le choc se lut sur tous les visages. Le commandant comprenait fort bien la réaction de ses officiers : Birhat, situé à près de huit cents années-lumière de Sol, constituait une destination trop lointaine ; malgré sa vitesse, même Dahak ne pourrait ramener son équipage sur Terre avant la première vague d'assaut des Achuultani. Oh oui ! Colin comprenait. Selon toute probabilité, l'énorme vaisseau serait à même de s'opposer aux éclaireurs ennemis, surtout si les forces mises en place par Horus – quelle que soit leur ampleur – venaient s'ajouter à sa puissance de frappe. Mais s'il se rendait à Birhat, Dahak n'aurait même pas l'occasion d'essayer... C'était à Colin de prendre la décision, et à lui seul. « Je suis conscient des risques, continua-t-il d'une voix douce, mais les alternatives se font rares et nous n'avons plus le temps de courir les étoiles. À moins de trouver une réponse définitive à Kano, les jours nous seront bientôt comptés. Si nous optons pour aller à Birhat, il faudra éviter de dévier de notre trajectoire sous peine d'arriver trop tard sur Terre pour la deuxième et principale incursion. En revanche, si Dahak fait le trajet d'une traite à partir de Kano, nous disposerons de quelques mois pour fouiller les quartiers généraux de la Flotte et rentrer à la maison dans les temps. Envisageons le pire des scénarios : la totalité de l'Empirium se trouve dans le même état que Defram. Même dans ce cas, nous aurons au moins une chance d'apprendre ce qui s'est produit, et peut-être dénicherons-nous même des informations sur les coordonnées d'un secteur de l'Empirium encore actif – à supposer qu'il en existe. Je n'impose pas Birhat; je dis juste que c'est peut-être le seul choix possible. » Il marqua une pause pour leur permettre d'étudier la logique de son argumentation. En fait, il espérait presque qu'ils y décèleraient des failles, mais tout le monde approuva d'un hochement de menton. « Très bien. Dahak : demande à Sarah de mettre tout de suite le cap sur Kano. Allons d'abord jeter un coup d'œil là-bas, ensuite nous aviserons. — À vos ordres, commandant. — Ce sera tout, conclut Colin d'une voix pesante, puis il se leva. Si vous avez besoin de moi, je serai sur le pont. » Il quitta la salle de conférence. Cette fois, Dahak s'abstint de rappeler le protocole à l'assemblée, comme s'il avait perçu l'humeur de son capitaine... mais les officiers se mirent quand même debout. « Détection à douze minutes-lumière », annonça l'ordinateur. Colin écarquilla les yeux dans un élan d'espoir. L'étoile F5 appelée Kano flamboyait au cœur de l'holovisualisateur de Dahak, et la planète Kano-III – un simple point sur l'affichage – y brillait faiblement. Et Dahak avait été détecté! Ce qui signifiait qu'il y avait une présence technologique dans le système ! Dahak coupa court à l'exaltation du commandant. « Lancement hostile détecté, lâcha-t-il avec calme. Lancements multiples détectés. Missiles subluminiques en approche à soixante-dix-huit pour cent de la vitesse de la lumière. » « Des missiles? « Département tactique : code rouge un ! » ordonna sèchement Colin, et la réponse de Tamman lui parvint via ses neurorécepteurs. La toile de tractage se déploya, ce qui le plaqua contre sa couchette. Dahak activa son puissant arsenal tandis que les alarmes bio et audio appelaient l'équipage aux postes de combat. « Pas d'actions offensives ! aboya Colin. — Bien reçu. » La voix atone de Tamman était celle d'un homme en connexion étroite avec ses ordinateurs. Dahak dressa le bouclier et activa la défense antimissile. Colin se tut pendant que son personnel se préparait â défendre le vaisseau. Sarah Meir, qui faisait partie intégrante du réseau tactique de Tamman, fit passer Dahak en vitesse subluminique maximale. Les manœuvres d'évitement débutèrent et un champ étoilé tourbillonna autour de l'équipe de commandement un. Sur l'affichage holo, des points rouges fonçaient sur Dahak comme un banc de requins le suivant à la trace malgré ses tentatives d'esquive. Les brouilleurs emprisonnèrent l'espace normal et l'espace distordu dans un filet d'interférences. Des taches bleues –représentant les leurres de cinq cents tonnes qui imitaient les signatures électronique et gravitonique du vaisseau – jaillirent du centre de l'image holo. Plus de la moitié des points rouges vacillèrent puis dévièrent de leur trajectoire – certains se mirent à pister les leurres, d'autres perdirent le nord au milieu des ondes parasites –, mais au moins cinquante d'entre eux se dirigeaient encore sur Dahak. Les missiles filaient à près de o,8 c mais, au vu de l'éloignement du vaisseau, ils semblaient faire du surplace. Pourquoi se déplaçaient-ils en mode subluminique ? Pourquoi l'ennemi n'utilisait-il pas des hypermissiles ? Pourquoi... « Deuxième salve de projectiles détectée. » Colin pesta. Le bâtiment impérial passa en régime de défense active. L'emploi de missiles supraluminiques serait inutile car ils n'étaient pas prévus pour atteindre des cibles en mouvement. Tamman opta donc pour des antimissiles subluminiques. Les amorces de proximité s'enclenchèrent et des explosions de plusieurs mégatonnes fleurirent dans l'espace. Des lueurs aveuglantes grêlèrent l'animation 3D et les points rouges commencèrent à disparaître. « Leurs structures défensives sont excellentes, commandant », observa l'IA, et Maclntyre perçut leur efficacité au travers de ses implants. Les systèmes électroniques de brouillage bernaient les missiles de Dahak : sur l'affichage, les points rouges virevoltaient de plus belle, coiffant leurs poursuivants au poteau. « D'où proviennent les tirs ? — Mes scanners ont détecté vingt-quatre objets en orbite autour de Kano-III. » Le vaisseau émit des rafales énergétiques à courte portée et pulvérisa douze autres missiles, mais il en restait encore en tout cas vingt à abattre. « Mais seuls quatre d'entre eux ont ouvert le feu. » — Seulement quatre ? Colin cherchait à comprendre tandis que les douze derniers missiles succombaient aux assauts de Dahak. Il se rendit compte qu'il agrippait les accoudoirs de sa couchette. Que pouvait-il faire d'autre ? Il y eut une détonation, et Dahak désactiva aussitôt le diagramme tridimensionnel afin de protéger les nerfs optiques du personnel de passerelle. Des ogives d'antimatière de plusieurs milliers de mégatonnes atomisèrent les ultimes défenses du bâtiment militaire, mais celui-ci était conçu pour faire face à de telles menaces, et des nuages de plasma éclatèrent devant lui, percés par son écran protecteur comme par une proue de navire. Puis, au milieu des explosions, émergea la vraie menace : un cortège de missiles gravitoniques – l'arme de prédilection de l'Empirium quand il s'agissait d'anéantir des bâtiments interstellaires. Le vieux vaisseau spatial fit une embardée. En dépit de sa masse colossale et de la puissance titanesque de sa propulsion, il fit une embardée, comme un galion au mât brisé. L'estomac de Colin se souleva malgré le champ gravitationnel interne. Son esprit refusait de concevoir la terrible force de frappe capable de tels exploits. Les composants gravitoniques du bouclier poussèrent des cris de protestation, mais eux aussi avaient été construits, pour relever ce défi. Tant bien que mal, ils tinrent le coup. L'hologramme se matérialisa de nouveau, fragmenté par des nuages de gaz et de chaleur désormais sur leur déclin, et l'annonce des avaries siffla à travers les neurocapteurs du commandant. Un schéma de la coque surgit au-dessus de la console. Deux triangles écarlates et lumineux de plus d'un kilomètre de profondeur déparaient l'hémisphère frontal du bâtiment. « Dommages mineurs au niveau des quadrants alpha un et trois, spécifia Dahak. Pas de pertes humaines. Capacité opérationnelle à cent pour cent. Deuxième salve de missiles à hauteur du périmètre de sécurité. Troisième salve détectée. » De nouveaux contre-missiles fendirent l'espace. Colin prit une décision. « Département tactique : enclenchez les installations offensives ! — À vos ordres », répondit Tamman, et des cercles ambrés irradièrent du centre de l'holovisualisateur. Chaque anneau entourait une plateforme de missiles, mais, étant donné l'échelle de représentation et l'éloignement des machines, même Dahak ne pouvait indiquer les unités ennemies sur l'affichage. Colin déglutit. Contrairement à leurs assaillants, Tamman employait des hypermissiles. « Lancement des ogives effectué ! » notifia FIA. Puis, tout de suite après : « Cibles détruites. Les cercles ambrés se remplirent de petits éclats virulents, mais les deux salves de projectiles déjà lancées maintinrent leur cap. Dahak, qui avait emmagasiné une grande quantité de données à la faveur du premier assaut, réfléchit à la vitesse de l'éclair. Il anticipa les réactions de l'ennemi, et le réseau informatique de combat fit bon usage de ces prévisions : il téléguida les contre-missiles conformément à la vélocité et aux ruses des structures de parasitage électronique de l'adversaire et parvint à détruire bon nombre de missiles avec une précision redoutable. Les armes à énergie entrèrent en scène dès que les survivants furent à portée de tir. De nouvelles cibles furent éliminées. Parmi la deuxième vague, seules trois d'entre elles – des capsules d'antimatière – percèrent le barrage. Le dernier missile de la troisième salve explosa à dix secondes-lumière du bouclier. Colin s'affaissa dans sa couche. « Dahak, y en a-t-il d'autres ? demanda-t-il, le timbre enroué. — Négatif, commandant. Je détecte des systèmes de visée en activité à bord des sept installations restantes, mais aucun nouveau lancement. — Des tentatives de communication ? — Négatif. Et ils n'ont pas répondu à mes appels. — Bon Dieu! » Le cerveau de Colin se remit en marche, mais rien de tout cela n'avait de sens. Pourquoi refuser tout contact et attaquer à vue ? Comment Dahak avait-il pu pénétrer si loin dans le système sans être repéré ? Pourquoi n'avaient-ils utilisé qu'un sixième de leur capacité défensive ? Tamman avait certes pulvérisé quatre plateformes, mais pourquoi l'ennemi n'avait-il pas déployé l'ensemble de ses forces ? Surtout après que leur vaisseau eut riposté avec une telle véhémence ? « Essayons d'en savoir un peu plus. Sarah, réduis notre vitesse de moitié. Tamman : code rouge un maintenu. » Ses implants lui transmirent l'assentiment de ses officiers. Le vaisseau s'élança avec prudence à 0,28 c. Colin observa la tridi un moment puis posa la nuque sur le dossier du fauteuil. — Dahak : branche le multicanal. — Multicanal activé, commandant. — Message à tout l'équipage : il s'en est fallu de très peu, mais nous sommes en un morceau. Si quelqu'un désire un rapport détaillé des événements (il marqua un temps d'arrêt et sourit; à son grand étonnement, un tel comportement lui parut naturel), qu'il ou elle s'adresse à Dahak plus tard. Mais, pour votre information immédiate, sachez que les tirs ont cessé. Nous allons donc jeter un coup d'œil de plus près. Ils refusent de communiquer, ce qui indique une attitude peu amicale, mais nous en saurons bientôt plus. Gardez votre calme. » Il allait ordonner à Dahak de fermer le canal lorsqu'il se ravisa. « Encore un détail : bien joué à vous tous ! Je suis fier de vous. Message terminé, Dahak. — Déconnexion effectuée, commandant. — Merci. » La voix douce de Maclntyre exprimait une gratitude qui englobait bien plus que l'assistance et la courtoisie du vaisseau. « Merci beaucoup. » CHAPITRE HUIT L'image holo de feu Keerah, un monde agréable aux teintes bleu et blanc, flottait dans l'affichage de commandement un comme une malédiction ocre et lépreuse. Les continents, autrefois habillés de vert, n'étaient plus que ruines érodées par l'eau et le vent. Les terres étaient creusées de rides, comme le visage d'une vieille sorcière, et clairsemées de cités bâties par l'homme sur de solides socles de roche. Des villes survivantes devenues sentinelles d'une population disparue. Colin observait. Même le spectacle de Defram ne lui avait pas autant brisé le coeur. Ii nourrissait tellement d'espérances ! Dans un premier temps, le terrible accueil des missiles lui avait donné raison, c'est pourquoi il avait salué la menace avec un semblant de joie. À présent, Keerah, la planète morte, le narguait. Il porta son attention vers l'anneau de forteresses orbitales. Sept d'entre elles seulement demeuraient en partie opérationnelles. La plus proche apparaissait de façon indistincte sur l'holovisualisateur, son éclat terne vacillait sous la lueur lugubre de son soleil gardien, Kano. La base, grossière d'apparence, mesurait plus de huit kilomètres de diamètre, et un frisson parcourut MacIntyre tandis qu'il la détaillait. En ce moment même, le système de visée de la plateforme était encore verrouillé sur Dahak et ses ordinateurs estropiés par le temps couvraient le bloc armé d'appels à ouvrir le feu. Le commandant tressaillit. Il visualisait les vieilles batteries de missiles en train de réitérer leurs séquences de tir à l'infini, d'opérer des lancements dans le vide parce que leurs magasins étaient à zéro pour cent. L'idée que cet appareil de guerre depuis longtemps abandonné désirait sa mort le mettait mal à l'aise. Mais il lui était encore plus désagréable d'imaginer combien de vaisseaux avaient dû succomber aux assauts de cette base avant que son stock de munitions soit épuisé. Et si Dahak et Hector ne se trompaient pas, la plupart des bâtiments avaient été détruits alors qu'ils tentaient de fuir Keerah, non parce qu'ils attaquaient la planète. « Sonde un au rapport, commandant. » Le timbre velouté arracha Colin à ses pensées vaines et lugubres. Des problèmes plus immédiats requéraient son attention. « Très bien. Quel est leur statut ? — Les scans externes ont été effectués, commandant. Le capitaine Tchernikov demande la permission de monter à bord de la plateforme. » Colin se tourna vers l'image holo suspendue à côté de sa console. « Recommandations ? — Pour commencer, je suggère de sortir Vlad de là, répondit Cohanna d'une voix monocorde. Je préfère ne pas risquer la vie de notre ingénieur en chef pour une simple opinion que je pourrais vous donner. — Tout à fait d'accord, mais j'ai commis l'erreur de demander des volontaires. — Dans ce cas (elle se détendit derrière son bureau situé à l'infirmerie, à un millier de kilomètres de commandement un, et se frotta le front), laissons-les tenter leur chance. — Vous êtes sûre ? — Bien sûr que non! dit-elle sèchement, et Colin leva aussitôt la main en signe de regret. — Désolé, 'Hanna. Je désirais juste un aperçu de votre raisonnement. — Il n'a pas changé. » Son ton, presque normal, exprimait une acceptation tacite des excuses de Maclntyre. « Les autres bases sont aussi mortes que Keerah, mais cette structure abrite deux fermes hydroponiques encore actives – je me demande comment elles ont survécu aussi longtemps – et il y en a peut-être d'autres. Les bioscans externes ne peuvent pas nous en dire davantage, même à cette distance. L'air contenu dans cet appareil a eu le temps de circuler des millions de fois entre les deux sites de culture, or les plantes sont bel et bien vivantes. Il est possible qu'elles constituent une souche mutante immune au fléau qui a dévasté Keerah, mais j'en doute : quel qu'ait été l'agent de la catastrophe, il n'a visiblement rien épargné sur la planète. J'en déduis donc que le virus n'a pas atteint la forteresse. Mais ce n'est qu'une supposition. » Elle haussa les épaules. « Je ne suis malheureusement pas en mesure de vous en dire plus. — Mais il n'y a aucun autre signe de vie. — Pas le moindre, répondit-elle avec une mine holographique sévère. À moins de se trouver en animation suspendue, ces bestioles auraient depuis longtemps subi une dérive génétique dans un espace si réduit. — D'accord, lâcha Colin au bout d'un moment. Merci. » Il baissa la tête, observa ses mains encore un instant puis hocha le menton. Dahak, connexion directe avec Vlad. — Canal ouvert, commandant. — Vlad ? -- Oui, commandant ? » Il n'y avait pas de projection bobo –la navette efflanquée de Tchernikov possédait un système de com très limité –, mais la voix calme résonnait juste à côté de l'oreille de Colin. « Vous avez la permission d'aller jeter un coup d'œil, Vlad, mais prenez garde. Une personne entrera en premier, et ce ne sera pas vous, compris ? Je préconise également une bioprotection et une décontamination intégrales avant son retour à bord. — Sauf votre respect, commandant, je pense... — Je sais ce que vous pensez, l'interrompit Colin avec dureté. Ma réponse est non. — Très bien. » L'ingénieur paraissait résigné, et MacIntyre compatit. Il aurait préféré prendre lui-même le risque, mais il était le capitaine de Dahak. Il ne pouvait se permettre une mise en danger de la chaîne de commandement... et son subordonné non plus. Vlad Tchernikov dévisagea l'ingénieur qu'il venait de désigner. Jehru Chandra avait parcouru bien des années-lumière pour finalement mettre son existence en péril, mais ses traits trahissaient de l'impatience tandis qu'il vérifiait une deuxième fois les joints d'étanchéité de sa combinaison. Ni de la gaieté ni de l'insouciance. Juste de l'impatience. « Soyez prudent, Jehru. — Oui, capitaine. — Maintenez les scanners enclenchés. Nous assurerons la liaison avec Dahak. — Bien compris, capitaine », répondit Chandra avec une patience manifeste, et Tchernikov le gratifia d'un sourire ironique. Avait-il l'air si nerveux ? « Alors je ne vous retiens plus. » L'ingénieur pénétra dans le sas de décompression. Conformément aux exigences de Cohanna, le transporteur restait à distance de la station orbitale. Tchernikov en détailla une nouvelle fois la coque tandis que Chandra couvrait le kilomètre qui les séparait à l'aide des propulseurs de sa tenue spatiale. La structure, quoique ancienne, était plus récente que Dahak de quelques milliers d'années, mais celui-ci avait passé la majeure partie de sa longue vie dissimulé sous quatre-vingts kilomètres de roche massive, contrairement à la plateforme de lancement. Une fine couche de poussière amoncelée au cours des siècles en ternissait l'acier de combat jadis étincelant, et sa surface était piquée d'impacts de micrométéorites. Devant cet état de délabrement, Tchernikov fut parcouru d'un frisson et prit soudain conscience de l'âge de la station, réaction que la perfection rutilante de Dahak n'avait jamais suscitée. Chandra posa le pied en douceur à côté d'un petit panneau d'accès. Ses implants sondèrent les commandes. « Hmmmmm... » La concentration atténuait la tension dans sa voix. « Dahak avait raison, capitaine : il y a des ordinateurs en activité là-dedans, mais je ne comprends rien à leur langage. Attendez ! Je perçois... » Il se tut pendant un interminable moment puis émit un son inattendu, un petit rire étouffé. « C'est incroyable. L'ordinateur a compris que j'essayais d'accéder au système et vient d'activer une espèce de logiciel de traduction. Le sas s'ouvre. » Il avança et le panneau se referma derrière lui. « La cabine est pressurisée, signala-t-il – sa corn via torsion spatiale bravait aussi bien l'acier de combat que le vide interplanétaire. Plutôt faiblement... environ zéro virgule soixante-neuf atmosphère. Mes senseurs indiquent que l'air est respirable. — N'y songez même pas, Jehru. — Cela ne m'avait pas traversé l'esprit, monsieur. O. K., le sas intérieur est en train de s'ouvrir. » Il marqua une brève pause. « Je suis dedans. La porte s'est refermée. L'éclairage principal est éteint, mais une bonne moitié des lumières de secours sont allumées. — Le réseau central est-il actif ou l'ordinateur d'accès reste-t-il la seule ressource informatique disponible ? — On dirait que le réseau auxiliaire est enclenché. Une seconde. Oui, c'est bien le cas. Mais le niveau de l'alimentation est au plus bas. Je n'ai pas encore trouvé le système informatique principal. — Compris. Donnez-moi accès à l'auxiliaire. Ensuite vous rentrez à la navette. Gardez l'œil ouvert... » Colin demeurait étendu dans sa couchette, les yeux fermés, l'esprit concentré sur ses neurocapteurs, tandis que Chandra avançait dans l'appareil à moitié mort et gagnait en confiance pas après pas. Même les détails techniques échangés avec Vlad, confirmaient l'assurance du jeune homme. Le commandant espérait seulement qu'il pourrait se permettre de le laisser remonter à bord. « ... et c'est à peu près tout, conclut Cohanna en désactivant son bloc mémo personnel. Nous avons employé tous les systèmes de décontamination possibles sur la combinaison de Chandra. Pour autant que Dahak et moi-même puissions en juger, la tenue était à cent pour cent stérile avant que Jehru l'enlève ; toutefois, nous l'avons placé en isolement absolu. À première vue, il n'est pas infecté, mais je ne compte pas le libérer avant d'en être certaine. — Entendu. Dahak ? Un détail à ajouter ? — En ce moment même, je communique encore avec les ordinateurs centraux d'Oméga trois, commandant. Ou plutôt j'essaie de communiquer avec eux. Nous ne parlons pas le même langage et leur vitesse de transmission de données est nettement plus élevée que la mienne. En revanche, ils donnent l'impression d'être très stupides. » Colin détecta une pointe d'irritation dans le ton de Dahak et masqua un sourire. Parmi les caractéristiques humaines que l'ordinateur avait fait siennes, l'impatience figurait au nombre de celles que Maclntyre aurait volontiers évitées. — À quel point ? — Extrêmement stupides. Mais rendons-leur justice : ils n'ont pas été conçus pour développer une conscience de soi, aussi rudimentaire soit-elle. Leur âge aussi entre en ligne de compte. Les capacités d'autoréparation d'Oméga trois n'ont jamais correspondu aux normes de la Spatiale, et il a subi des défauts de fonctionnement progressifs – essentiellement dus à un manque de pièces de rechange, selon mes estimations. Environ quarante pour cent du réseau de données d'Oméga trois demeurent inopérables. Les ordinateurs centraux sont en meilleur état que les systèmes auxiliaires, mais la structure logicielle fondamentale souffre de défaillances. Pour employer une terminologie humaine, disons que ces machines sont séniles. — Je vois. As-tu quand même pu rassembler un minimum d'informations ? — Affirmatif, commandant. En fait, je suis en mesure d'établir une reconstruction hypothétique des événements qui ont abouti à la mise en orbite de la plateforme. — Vraiment ? » Colin se redressa sur son siège, imité par quelques silhouettes autour de la table. — Affirmatif. Cependant, gardez à l'esprit que l'essentiel de ce scénario reste de la pure spéculation. La documentation dont je dispose est très lacunaire. — Bien compris. Tu peux commencer. — À vos ordres, commandant. Dans les grandes lignes, la supposition émise par le capitaine Cohanna à propos de Defram était correcte. La destruction de toute forme de vie sur les planètes rencontrées jusqu'ici est due à une arme biologique. — Quel genre d'arme biologique ? » demanda Cohanna. Elle s'était penchée en avant comme pour forcer l'IA à répondre. Cet élément m'est encore inconnu. Toutefois, le gouverneur du système nourrissait la ferme conviction que le fléau était d'origine impériale. — Doux Jésus ! laissa échapper Jiltanith. En cela ne t'es poinct fourvoyé, mon Hector : nul ennemi ne feut coupable de telle destruction, mais bien iceux-mêmes. — Pour l'essentiel, c'est exact, confirma Dahak. Comme déjà évoqué, les données disponibles sont fragmentaires, mais j'ai découvert des segments entiers des carnets du gouverneur et j'espère en récupérer davantage. En attendant, ceux que j'ai déjà parcourus vont dans le sens de la théorie précédemment formulée. La responsable politique ne savait pas comment le virus s'était propagé, mais apparemment des rumeurs couraient à son sujet depuis un certain temps. — Mon Dieu! chuchota Cohanna. Quelle bande d'inconscients ! Pourquoi mettre au point une arme de ce type ? C'est une violation absolue de l'éthique médicale prônée par l'Empirium depuis l'aube des temps ! — Les échantillons trouvés ne me permettent pas de répondre à votre question, mais j'ai relevé un détail intéressant : ce n'est pas le Quatrième Empirium qui a fabriqué cette arme, mais une entité nommée le Quatrième Empire. » L'espace d'un instant, la portée de ces paroles échappa à Colin. Dahak avait donné les termes en impérial universel, or dans cette langue la nuance était à peine plus marquée qu'en français. « Empirium » se disait umsuvah, avec l'accent sur la dernière syllabe; « empire » était rendu par umsuvaht, avec l'accent sur la deuxième. « Quoi ? » Cohanna cligna des paupières, atterrée. « Je suis aussi perplexe que vous. Le sens de cette altération terminologique m'échappe en partie, mais elle suggère plusieurs possibilités. En particulier, il semblerait que l'autorité du sénat impérial ait été supplantée par celle d'un empereur : Herdan XXIV, couronné en 13175. — Herdan XXIV? répéta Colin. — Le titre a son importance, confirma Dahak. Il indique une très longue période de monarchie. En outre, la date d'accession au trône corrobore nos estimations de l'époque à laquelle se serait produit le désastre de Defram. — D'accord, lâcha Maclntyre, mais tu n'as pas plus de renseignements ? — Aucun d'ordre politique ou sociétal, commandant. Il est possible qu'Oméga trois me fournisse des infos supplémentaires si je parviens à localiser la section de banque informatique concernée et si les entrées majeures ne sont pas irrémédiablement avariées. Les probabilités sont faibles. Cette batterie de missiles et ses sœurs jumelles ont été construites en quatrième vitesse par les autorités locales, et non par la Spatiale. Au-delà de la programmation nécessaire à leur fonction initiale, les bases de données ne sont pas très fournies. » Malgré son état de choc, Colin décela l'aigreur dans la voix de Dahak. n s'octroya un petit sourire, réfléchit un moment puis demanda : « Que peux-tu nous dire à propos des effets de cette arme biologique et des raisons du lancement des fortifications ? — Selon toute vraisemblance, le virus a été conçu pour permettre un assaut à large spectre, une attaque menée sur une grande variété de formes de vie. À vrai dire, si les rumeurs mentionnées par le gouverneur Yirthana étaient fondées, l'arme avait été étudiée pour détruire toute forme de vie. Chez les mammifères, elle opérait comme une neurotoxine paralysant les composés chimiques du système nerveux de façon à anéantir l'organisme. — Mais ce procédé serait resté sans effet sur les arbres et les autres végétaux, objecta Cohanna. — C'est vrai, lieutenant. Malheureusement, les concepteurs ont fait preuve d'une grande ingéniosité. Bien entendu, nous ne disposons pas d'un échantillon de l'arme elle-même, mais j'ai retrouvé une poignée de données enregistrées par le personnel bioscientifique de Yirthana. Les créateurs du fléau avaient observé un phénomène très simple : toute forme de vie repose sur des réactions chimiques. Ces réactions varient selon les espèces, mais leur présence est une constante. Le virus était prévu pour envahir et neutraliser les fonctions vitales de n'importe quel hôte. — Impossible, lâcha Cohanna, puis elle rougit aussitôt. — Selon ma base de données, vous avez raison, lieutenant. Néanmoins, Keerah n'abrite plus aucune trace de vie. Les preuves empiriques sont là : une telle atrocité était bel et bien possible pour le Quatrième Empire. — D'accord, marmonna la responsable du département B. — Les scientifiques de Yirthana avaient postulé que le virus pouvait muter à la vitesse de l'éclair et attaquer à tour de rôle les structures chimiques de ses victimes jusqu'à obtenir une combinaison mortelle. Une solution élégante en théorie, mais je soupçonne que la mise au point de ce procédé s'est avérée extrêmement compliquée. — Compliquée ? J'ai encore de la peine à croire qu'elle se soit révélée possible! — En ce qui concerne Oméga trois et ses camarades, poursuivit Dahak, leur mission consistait à assurer la mise en quarantaine absolue de Keerah. Le gouverneur, évidemment consciente de la contamination de sa planète, avait pris des mesures pour empêcher la propagation de l'épidémie. Dans le rapport, il est aussi question du transmat – un système dont je ne saisis pas encore toutes les nuances et que la responsable politique avait ordonné de désactiver. — Le transmat? demanda Colin. — Oui, commandant. Comme je viens de le mentionner, les détails de son fonctionnement me sont en partie inconnus, mais il s'agirait d'un appareil destiné au transport de passagers sur des distances interstellaires sans l'intervention de vaisseaux spatiaux. — Pardon? » Le commandant se redressa sur son siège, comme sous l'effet d'une décharge électrique. « Les fichiers accessibles évoquent une capacité limitée à des charges de quelques tonnes seulement, mais susceptibles d'être envoyées à des centaines – voire même plusieurs milliers –d'années-lumière quasi instantanément. Apparemment, le transmat était devenu le moyen de déplacement individuel le plus prisé. Mais ce dispositif consommait beaucoup d'énergie, ce qui pourrait expliquer le tonnage restreint. On recourait encore aux vaisseaux pour les grosses cargaisons, et la Flotte ainsi que certains organismes gouvernementaux les utilisaient pour la transmission de données hautement confidentielles. — Bon Dieu! murmura Colin, puis il plissa les yeux. Pourquoi ne nous as-tu rien dit avant ? — Vous ne m'aviez rien demandé, commandant. Et je n'étais pas encore au courant. Rappelez-vous : j'interroge la mémoire d'Oméga trois au fur et à mesure de notre conversation. — D'accord, d'accord. Quoi qu'il en soit, nous parlons bien de transmission de matière? De téléportation? » Il s'adressa à Tchernikov : « Est-ce possible ? — Pour reprendre l'expression de Dahak, je dirais que "les preuves empiriques sont là", mais je serais bien incapable de vous dire comment fonctionne ce principe. Notre banque de données contient quelques articles de revues scientifiques évoquant une mise en relation des hyperchamps concentrés avec les techniques de distorsion spatiale, mais ces recherches n'avaient donné aucun résultat à l'époque de la mutinerie. Je n'en sais pas davantage... » Il haussa les épaules. « Par le Créateur ! » lâcha Cohanna, pâle comme la mort. Sa voix douce fit converger tous les regards vers elle. « S'ils étaient capables de... » Elle s'interrompit, observa ses mains et se mit à réfléchir à plein régime tout en conversant avec Dahak via ses neurocapteurs. Son visage afficha bientôt une expression d'horreur absolue et, lorsqu'elle se retourna vers l'assemblée, le chagrin miroitait dans son regard. « C'est donc ainsi qu'ils ont provoqué la catastrophe ! — Expliquez-vous, demanda Colin sans la brusquer. — Jusqu'ici, je me demandais... comment ils avaient pu aller aussi loin. » Elle se secoua. « Voyez-vous, Hector avait raison : seuls des cinglés auraient osé dévaster des planètes entières avec une arme de la sorte. Les événements se sont déroulés tout à fait autrement. » Ils la dévisagèrent, pour la plupart d'un air déconcerté, mais une lueur de compréhension apparut sur le visage de Jiltanith. Lèvres serrées, la jeune femme hocha imperceptiblement la tète, et le regard de Cohanna se posa sur elle. — Exactement. » Le ton de la scientifique était lugubre. « L'Empirium n'aurait pu répandre le fléau que par l'intermédiaire de vaisseaux. Il lui aurait fallu convoyer le virus – ou l'agent pathologique, si vous préférez – d'un système à l'autre de façon intentionnelle. Bien sûr, il est concevable qu'une partie de la contamination se soit produite par accident, mais le territoire impérial était immense : le vecteur d'infection aurait été repéré avant qu'une quantité trop importante de planètes ne soient touchées. S'il ne s'agissait pas d'une opération militaire délibérée, des mesures de quarantaine auraient eu tôt fait d'enrayer le processus. » Mais l'Empire, lui, disposait d'une autre ressource : le fameux "transmat". Indépendamment de la période d'incubation, il aurait suffi d'une – et d'une seule ! – source de contamination ignorée pour déclencher l'hécatombe. Le temps de s'en apercevoir, le virus se serait déjà répandu aux quatre coins de la Galaxie. Et immobiliser des vaisseaux spatiaux n'aurait pas ralenti le phénomène de propagation. » Colin maintint les yeux rivés sur elle tandis que la logique de son argumentation imprégnait les esprits. Grâce au transmat, il n'aurait plus fallu des semaines ou des mois pour se déplacer entre les planètes de l'Empirium, qui serait dès lors devenu un réseau compact de mondes interconnectés. Le temps et les distances – les principaux obstacles au maintien d'une civilisation interstellaire – auraient perdu toute importance. Le triomphe de la technologie ! Un triomphe qui s'était révélé bien funeste ! « Alors je me suis trompé, murmura MacMahan : ils avaient bel et bien les moyens de s'autodétruire. — Et ils l'ont fait. » Avec une certaine retenue – du moins pour une impériale –, Ninhursag abattit ses poings serrés sur la table. « Ce n'était même pas un acte délibéré, ajouta-t-elle d'une voix empreinte d'angoisse, mais un vulgaire accident! Que le Créateur les maudisse ! — Attendez. » Colin leva la main pour obtenir le silence. « En admettant que vos suppositions soient exactes, Cohanna, croyez-vous vraiment que toutes les planètes auraient été affectées ? — Probablement pas, mais en tout cas la grande majorité. D'après les informations limitées que Dahak et moi possédons sur cette arme monstrueuse – mais n'oubliez pas que nos spéculations se basent sur les notes du gouverneur Yirthana, dont les sources n'étaient elles-mêmes peut-être pas très fiables –, la phase d'incubation était considérable. En outre, les carnets de la politicienne indiquent que le virus bénéficiait d'une capacité de survie très étendue – peut-être plusieurs siècles –, même lorsqu'il n'occupait aucun hôte. Ce point suggère une arme stratégique plutôt que tactique. La longue période de latence était prévue pour donner au germe le temps de se répandre avant sa manifestation. Le succès de ce stratagème est notamment attesté par le fait que Yirthana a eu le loisir de construire les bases avant l'effondrement de Keerah. Ce pouvoir de destruction à long terme a eu des conséquences : pendant très, très longtemps, nul n'a osé établir de contact avec les planètes infectées. Une idée de génie, si le but était de paralyser un ennemi interstellaire. » Observez les incidences de ce modus operandi : grâce au temps d'incubation, personne – du moins je pense – n'est parvenu à repérer l'épidémie avant les premières vagues de décès. Résultat : les planètes centrales les plus visitées ont été les premières à succomber. » Nature humaine oblige, la panique a gagné les masses, or le réflexe initial d'une personne paniquée est de :fuir. » Cohanna haussa les épaules. « La débandade a certainement causé une flambée des contagions à l'échelle galactique. » D'un autre côté, il leur restait l'hypercom : des mises en garde auraient pu être lancées sur l'ensemble du territoire impérial à des vitesses supraluminiques – et cela sans faire appel au transmat. J'en déduis que certaines planètes ont été placées en quarantaine avant d'être infectées. Puis elles ont attendu, sans savoir combien de temps il leur faudrait rester isolées. Qui aurait risqué d'entrer en contact avec d'autres planètes tant que subsistait le plus petit risque de contamination ? » Elle marqua une pause et Colin hocha la tête en signe d'assentiment. « Ils auraient donc renoncé aux voyages spatiaux ? — C'est probable. Même si certaines planètes ont survécu, l'"Empire", sous l'emprise d'une peur bien justifiée, s'est peut-être auto-anéanti. En d'autres termes (elle regarda Colin droit dans les yeux), il est fort possible que l'Empirium n'existe plus. » Vladimir Tchernikov se pencha au-dessus de son établi de travail pour étudier l'arme désassemblée aux faux airs de fusil. Ses yeux augmentés étaient réglés en vision microscopique et il manipulait les instruments hypersensibles avec le plus grand soin. Au fond de lui, il savait qu'il tentait de se noyer dans une activité quelconque, d'échapper à la dépression qui engourdissait désormais l'équipage de Dahak. Mais sa fascination était sincère. L'ingénieur appréciait la beauté de l'objet posé devant lui. Il lui restait à comprendre quelle était sa fonction. Il y avait ce condensateur, si performant malgré sa taille minuscule. Huit ou neuf fois la charge d'un pistolet à énergie conventionnel. Et là... des rhéostats. L'un d'entre eux régulait visiblement le flux d'énergie – quelle que soit la nature de celle-ci – émis par l'appareil. Mais à quoi servait le deuxième ? Hmmm. Incroyable. Aucune trace de tête de disrupteur standard. Par contre... oui ! Voyons voir ça. Il se pencha davantage, approchant ses implants sensoriels et oculaires, puis se figea. Il observa l'arme encore un moment avant de lever la tête et de faire un geste à Baltan. « Jette un coup d'œil là-dessus », dit-il à voix basse. L'assistant s'avança et suivit du regard la sonde témoin que Tchernikov dirigeait vers le composant en question. Il pinça les lèvres en une sorte de sifflement silencieux. « Un hypergénérateur. Il ne peut s'agir que de ça. Mais sa taille... — Justement. » L'ingénieur en chef essuya ses doigts impeccables sur un mouchoir pour en éliminer la moiteur froide. « Dahak. — Oui, capitaine ? — Que me dis-tu de ça ? — Un instant, s'il vous plaît. » Il y eut un bref silence, puis la voix douce reprit : « L'officier Baltan a raison : nous avons bien affaire à un hypergénérateur. Je n'en ai jamais vu d'aussi petit ni d'aussi évolué, mais sa fonction basique reste évidente. Toutefois, les parois doubles sont composées d'une substance qui m'est inconnue et s'étendent sur toute la longueur du canon. — Une explication ? — Ce dispositif ressemble à un boîtier de protection, capitaine, une sorte de bouclier qui préserverait le générateur des radiations accompagnant toute distorsion spatiale. C'est extraordinaire. Cette matière permettrait des applications évidentes sur des machines telles que des batteries d'hypermissiles atmosphériques. — Absolument. Mais ai-je raison de supposer que l'extrémité du boîtier située au niveau de la gueule de l'arme est ouverte ? — Oui, capitaine. En gros, vous avez sous les yeux une variation très perfectionnée d'une grenade à distorsion. Une fois activé, cet appareil crée un champ concentré – un rayon, dans les faits – à translation multidimensionnelle capable de projeter sa cible dans l'hyperespace. — Et de l'y abandonner, conclut Tchernikov. — Bien entendu. Un système très ingénieux. — Très ingénieux, en effet, lâcha le responsable des machines avec un frisson. — Cependant, je perçois certaines limitations. Les champs de suppression hyperspatiale développés depuis longtemps pour contrer les grenades à distorsion pourraient également neutraliser l'effet de ce fusil. Du moins à l'intérieur de son champ d'action. Néanmoins, bien qu'il me soit difficile de me prononcer sans tester l'arme, je soupçonne qu'elle est capable de contourner ou de traverser n'importe quel neutralisateur. Tout dépend de la nature de l'énergie concentrée émise. Observez les petits périphériques situés de part et d'autre du canon : on dirait des modèles très compacts de générateur Ranhar. Si c'est le cas, ils doivent créer un drain énergétique qui amplifie le boîtier de protection et englobe l'hyperchamp, contrôlant ainsi son rayon d'action. Et annulant par là même l'efficacité d'un éventuel champ de suppression. — Par le Créateur ! Et moi qui haïssais les simples grenades à distorsion, s'écria Baltan avec ferveur. — Comme tu dis », fit Tchernikov. Il se redressa lentement et détailla un des autres appareils d'aspect anodin qui jonchaient l'établi. L'objet avait été récupéré sur Oméga trois après que les recherches assidues de Cohanna eurent confirmé le postulat de départ selon lequel les fermes hydroponiques étaient fonctionnelles. À bord de la station orbitale, on n'avait pas trouvé le moindre élément pouvant s'apparenter à l'arme biologique; l'ingénieur en chef en avait profité pour rassembler tous les échantillons de technologie disponibles. Depuis, il se réjouissait du moment où il pourrait les démonter et les étudier de près. À présent, la perspective de cette tâche n'était pas loin de l'effrayer. CHAPITRE NEUF Pour la énième fois, Colin Maclntyre se trouvait assis dans conférence un. Il en était arrivé à détester la salle de réunion, songea-t--il, le regard rivé sur la longue table qui s'étendait devant lui. À vrainent la détester. Le silence tomba lorsque le dernier membre de l'assistance prit place. Le commandant leva les yeux. « Mesdames et messieurs, au cours du dernier mois, je n'ai cessé d'argumenter en défaveur de notre départ de Keerah. La raison ? Je crois que cette planète offre un modèle réduit du désastre qui s'est abattu sur l'ensemble de l'Empirium. À présent, j'estime que nous avons fait le tour de la question. Toutefois (l'orateur marqua une pause qu'il s'appliqua à faire durer), il nous reste à déterminer notre prochain mouvement. Mais avant de nous pencher sur ce problème, faisons le point sur les découvertes de chaque département, en commençant par les machines. » Il se laissa aller contre son dossier et fit un signe de tête à l'adresse de Tchernikov, qui s'éclaircit la voix discrètement, comme pour organiser ses pensées. « Nous avons examiné bon nombre d'artefacts collectés sur Oméga trois. À ce jour, nos découvertes me permettent de tirer quelques conclusions à propos du niveau technologique de l'Empirium... ou devrais-je plutôt dire l'Empire. » Conformément à nos suppositions, la science avait effectué des progrès considérables, mais pas autant que nous l'avions imaginé. Notez bien que je fais exclusivement référence aux technologies non biologiques ; ni Cohanna ni moi-même ne sommes en position de déterminer les accomplissements des impériaux dans le domaine des sciences de la vie. L'arme qui les a détruits démontre une très grande maîtrise de la bio-ingénierie. » À cette restriction près, nos estimations selon lesquelles leur technologie constituait pour l'essentiel une version très raffinée de la nôtre semblent se confirmer. À l'exception du transmat —dont nous ignorons encore tout, malheureusement —, rien de ce que nous avons déniché ne dépasse l'entendement de notre département des machines ni celui de Dahak. Ils avaient certes atteint un degré d'avancement bien supérieur au nôtre, mais les principes sous-jacents de leurs progrès nous sont familiers. Dans les faits, les impériaux avaient acquis leur pleine maturité scientifique et peinaient à dépasser ce plafond. Il est très probable qu'ils se soient trouvés au seuil de découvertes fondamentales, dans un cadre de recherche totalement révolutionnaire, mais le pas n'avait pas encore été franchi. » De manière générale, on remarque un développement des techniques de miniaturisation associé à l'utilisation de sources d'énergie beaucoup plus performantes. Un bâtiment de guerre de la masse de Dahak, par exemple, construit selon les principes techniques relevés jusqu'ici — qui, ne l'oubliez pas, ont avant tout été appliqués par des civils en vue de créer des unités militaires —, aurait possédé une capacité de combat environ vingt fois supérieure à celle de notre vaisseau. » Il se tut pour accentuer le sens de ses paroles. La crainte se lut sur plus d'un visage. « Toutefois, nous avons remarqué que certaines de leurs habitudes de fabrication et de leurs façons de concevoir l'ingénierie — surtout dans les domaines de l'informatique et de la cybernétique — atténuaient leur suprématie sur nous. À savoir : si le hardware de leurs systèmes informatiques était très avancé par rapport au nôtre, leurs configurations logicielles ne l'étaient pas. À supposer qu'Oméga trois fournisse un échantillon représentatif de leur savoir-faire, leurs ordinateurs atteignaient un niveau de conscience de soi inférieur à celui de Dahak avant la mutinerie. La capacité de stockage du cerveau central d'Oméga trois, dont la masse représente environ trente pour cent de celle de Dahak, dépassait de cinquante fois celle de notre vaisseau, tous systèmes subordonnés inclus. L'intelligence de la station orbitale, en revanche, et cela malgré une rapidité de calcul maintes fois supérieure à celle de notre IA, n'approchait même pas ses aptitudes avant le soulèvement d'Anu. » Ces observations indiquent clairement une dégradation délibérée des performances pour répondre à certaines exigences philosophiques. Je suppose — et je ne fais que supposer — que cette tendance résulte de la période de guerre civile qui a apparemment transformé l'Empirium en Empire. Des ordinateurs impériaux auraient rechigné à ouvrir le feu sur d'autres unités de la Spatiale. Ce problème aurait pu être réglé en altérant leurs programmes fondamentaux de priorité alpha, mais les combattants ont peut-être bien refusé l'idée que des systèmes informatiques semi-conscients développent un tel pouvoir de décision. H ne s'agit que d'une hypothèse, mais à mon avis elle est solide. » Nous avons confirmé un autre point important. S'il est vrai que le réseau informatique d'Oméga trois utilisait une technique de stockage immatériel, il opérait aussi des sauvegardes sur disque dur, ce qui reflète une pratique militaire conforme aux standards impériaux. Un ordinateur de la Flotte désactivé n'aurait pas perdu toutes ses données — comme c'est arrivé aux unités civiles trouvées à Defram. Dans le cas d'une remise en service, c'est-à-dire d'une restauration de la circuiterie subtile, n'importe quelle machine devrait redevenir pleinement fonctionnelle. » En outre, même les installations civiles gardaient tout leur potentiel opérationnel à condition d'avoir été alimentées sans interruption. Les capacités de la plateforme qui nous occupe, par exemple, ont été diminuées non parce qu'elle dépendait de composants énergétiques, mais parce qu'elle a été laissée à l'abandon pendant si longtemps que les composants solides se sont détériorés. Si la base avait bénéficié de facultés autoréparatrices et disposé des pièces de rechange adéquates, elle serait en parfait état de marche aujourd'hui. » Il marqua un temps d'arrêt, comme pour vérifier le fil de son discours, puis posa son regard sur Colin. « Je conclurai là mon rapport, commandant. Si quelqu'un veut approfondir le sujet, des informations détaillées sont disponibles dans la banque de données. — Merci. » Maclntyre pinça les lèvres pendant un instant, attendant des questions qui ne vinrent pas. Ses officiers se préparaient pour une deuxième salve de mauvaises nouvelles, songea-t-il avec sévérité. Lieutenant Cohanna ? — Nous ne savons toujours pas comment ils s'y sont pris, mais nous sommes certains de ce qu'ils ont accompli. Je ne suis pas encore prête à accepter l'explication de Dahak, mais elle s'accorde avec les faits observés, à condition que les scientifiques de l'Empirium aient eu les moyens de mettre leur théorie en application. » Pratiquement, on peut considérer cette arme comme une maladie mortelle pour tout organisme vivant. De façon évidente, il s'agissait d'un monstre au sens le plus propre du terme. Nous n'apprendrons peut-être jamais comment ce monstre est né, mais nous connaissons les conséquences de son action : la destruction inévitable de toute forme de vie croisant son chemin. Chacune des planètes contaminées a péri, mesdames et messieurs. » Cependant (à l'instar de Colin, elle fit durer le silence pour appuyer ses propos), nous avons déterminé que le fléau avait une espérance de vie limitée. Et quelle qu'ait été son étendue, elle était inférieure au temps qui s'est écoulé depuis l'événement funeste. En guise de test, nous avons créé des habitats avec des plantes et du bétail tirés de nos propres secteurs hydroponiques et récréatifs. L'eau et la terre ont été prélevées partout sur la surface de Keerah par nos appareils téléguidés. Grâce aux enregistrements du gouverneur Yirthana, nous savons que l'incubation chez les mammifères a duré près de trente mois terrestres. Nous avons donc employé les techniques de guérison accélérée pour appliquer à nos biotopes un cycle de quarante-cinq mois, sans aucune manifestation du germe pathogène. Je n'ai aucune intention de réintégrer les organismes en question dans les systèmes de survie de Dahak, bien entendu, mais je crois que l'expérience a été concluante : l'arme bio en elle-même a disparu. Du moins sur Keerah et, par extension, sur chacune des planètes infectées plus ou moins à la même époque. » Voilà, commandant. — Merci. » Colin redressa les épaules. Toute l'ampleur de ses responsabilités s'abattit soudain sur lui, et il parla à voix très basse. « Sur la base de ces rapports, je prends la décision de mettre immédiatement le cap sur Birhat et les quartiers généraux de la Spatiale. » Quelqu'un inspira de façon très bruyante, et le visage de Maclntyre se tendit. « Les découvertes effectuées ici rendent la survie de Birhat très peu probable, ce qui, malheureusement, ne change rien à la situation. » Je ne sais pas ce qui nous attend là-bas, mais nous avons trois certitudes. Tout d'abord, si nous rentrons sur Terre sans renforts, la bataille est perdue d'avance. En deuxième lieu, les meilleures ressources militaires de l'Empirium – ou de l'Empire si vous préférez – se trouvent au commandement central de la Motte. Enfin, la logique laisse supposer que le virus y sera aussi mort qu'ici. Eu égard à ces constatations, c'est à Birhat que nous aurons le plus de chances de trouver du matériel utilisable. Du matériel qui, selon toute probabilité, pourra être réactivé sans le moindre risque. Au pire, ce déplacement nous aura offert la meilleure opportunité de saisir l'ampleur réelle de la catastrophe. » Nous quitterons Keerah dans douze heures. Entre-temps, je vous prie de poursuivre vos tâches respectives. Je serai dans mes quartiers en cas de besoin. » Il se leva et perçut de la surprise sur bien des visages. Son auditoire venait de comprendre qu'il n'avait pas l'intention de débattre la question. « Garde-à-vous ! » lança la voix posée de Dahak, et les officiers se levèrent. Le commandant sortit en silence, se demandant si celles et ceux qui affichaient un air si étonné avaient saisi le pourquoi de son choix irrévocable. La réponse était aussi simple qu'amère. En dernière instance, c'était à lui de décider, mais, s'il ouvrait la porte aux pourparlers, il leur faudrait porter à tous — ne serait-ce qu'indirectement — une part du fardeau. Et il ne le permettrait pas. Il ignorait si la présence de Dahak serait nécessaire pour repousser l'assaut des éclaireurs achuultani, mais il espérait le contraire de tout son cœur. Car lui, Colin Maclntyre, avait choisi de poursuivre un vain espoir plutôt que de défendre son monde d'origine. Qu'il ait vu faux quant à l'évolution des travaux menés par Horus, et la Terre serait condamnée — indépendamment des découvertes faites à Birhat. Cette Terre qui, cela devenait de plus en plus évident, était peut-être la dernière planète de l'humanité à abriter la vie. Et le fait que la pure logique l'avait fait opter pour Birhat pesait bien peu en regard de ce qu'il éprouvait à présent : la peur de s'être trompé dans ses estimations (où en était Horus de ses préparatifs ?) ; l'angoisse à l'idée que, si le commandement central de la Spatiale existait encore, il était peut-être dans le même état qu'Oméga trois, sénile et détérioré par le cours des siècles; la terreur paralysante de porter la responsabilité de l'extinction de son espèce. Il ne partagerait cette charge écrasante avec personne. Comment le pourrait-il ? Sur ce terrain, il était seul, et, tandis qu'il pénétrait dans le sas de transit, le commandant Colin MacIntyre, capitaine de la Flotte de guerre impériale, perçut enfin le terrible fardeau de son pouvoir. La mousse souple et un rien humide caressa sa peau lorsqu'il s'allongea sur le dos pour scruter le ciel projeté. Il commençait à comprendre pourquoi l'Empirium avait mis à la disposition de ses capitaines de vaisseau tant de verdure et de fraîcheur. Il aurait pu profiter des espaces beaucoup plus vastes offerts par l'un des nombreux parcs, où des vents délicats balayaient les terrains e ouverts » sur plusieurs kilomètres carrés. Mais ce jardin était à lui. Ce petit coin privé, ce fragment de création, lui appartenait. Il lui dédiait sa vitalité apaisante et le doux chant des oiseaux quand la lourdeur qui accablait ses épaules se faisait trop pressante. Il ferma les yeux, respira profondément, déploya ses sens augmentés. L'eau des fontaines l'éclaboussait et une brise légère l'effleurait, mais ces sensations ne faisaient que calmer sa peine, elles ne l'effaçaient pas. Colin n'avait pas relevé l'heure de son arrivée. Combien de temps s'était-il écoulé ? Ses neurocapteurs vibrèrent. Quelqu'un se trouvait derrière la porte. Il fut tenté de refuser l'accès, car la conscience de son acte était trop fraîche et douloureuse. Cette pensée l'effraya aussitôt. Il serait si facile de se retrancher dans une existence torturée, une vie digne d'un ermite... et ils n'arriveraient à Birhat que dans plus de six mois. largement le temps de devenir fou pour un homme seul. Il ouvrit le sas et la jeune femme entra dans son jardin secret. Elle contourna l'extrémité d'un fourré d'azalées et de lauriers, puis il ouvrit lentement les paupières. « Ton coeur est troublé, mon Colin », dit-elle avec tendresse. Il entreprit de lui expliquer mais perçut bien vite l'étincelle dans son regard. Elle savait. Un de ses officiers, au moins, comprenait exactement pourquoi il avait refusé qu'on discute sa décision. « Oserois-je m'assire en ta compagnie ? » demanda-t-elle de son ton le plus doux, et Colin acquiesça du menton. Elle enjamba le tapis de mousse avec la grâce féline et posée qui lui était si propre, droite et élancée dans son uniforme bleu nuit, grande pour une impériale, mais gracieuse. Ses cheveux noirs étincelants étaient attachés en arrière par la barrette ornée de pierres précieuses qu'elle portait le jour de leur première rencontre. Ce jour où il avait vu la haine dans ses prunelles. La haine pour ce qu'il avait fait, pour cette maladresse pleine d'assurance qui avait causé la mort de ses petites-nièces et de son petit-neveu adorés. Mais à l'époque elle abhorrait avant tout ce qu'il était. Cette menace de punition qu'il faisait peser sur son mutin de père, la perfection de sa bioaugmentation alors qu'elle devait se contenter de quelques misérables améliorations... Elle l'exécrait enfin parce que c'était lui — qui avait toujours ignoré l'existence de Dahak, qui n'avait jamais soupçonné le combat solitaire et désespéré que son peuple à elle menait contre Anu qui avait reçu le commandement du vaisseau dont elle avait été exilée en raison d'un crime que d'autres avaient commis. Il y avait un tueur en Jiltanith. Il s'en était tout de suite aperçu. Le soulèvement d'Anu avait coûté à la jeune fille la mort de sa mère et la liberté des étoiles. Et les ruses interminables de cette guerre, le travail pénible que les siens avaient dû faire dans l'ombre, sur cette 'Terre, constituaient autant d'éclats de verre coincés dans sa gorge. Car c'était une combattante, une guerrière qui croyait à la lutte ouverte. Ces longues années d'agonie avaient laissé d'obscurs vestiges au plus profond d'elle-même. Au-delà de tout ce qu'il pourrait jamais espérer devenir, elle était à même d'apporter la mort et la destruction, incapable de crier grâce comme d'envisager la clémence. Mais à présent ses yeux étaient dépourvus de haine. Ils brillaient d'une lumière affable et sereine sous le soleil de l'atrium, leur immensité abyssale reflétait une quiétude minérale. Colin s'était habitué à l'apparence des impériaux, mais en ce moment l'étrangeté subtile de sa beauté le frappait de plein fouet. Elle était née avant que le premier de ses ancêtres terriens eût foulé le sol d'une grotte pour échapper aux intempéries. Pourtant, la jeunesse coulait dans ses veines. Elle était deux fois plus âgée que lui, voire davantage, mais tous deux n'étaient que des enfants à l'horloge de leurs organismes augmentés. Elle savourait le printemps de sa vie, un printemps que ses nombreuses années rendaient d'autant plus précieux et parfait. Et les pupilles de Colin brûlaient de mille feux. Voilà l'enjeu de notre bataille, songea-t-il. Cette femme enfant qui avait vécu et souffert bien plus que lui conférait tout son sens à leur combat. Elle était le symbole de l'humanité, l'avatar de toutes ses faiblesses et le noyau dur de toute sa force. Il désirait tendre la main pour la frôler, mais elle incarnait le mythe de la vierge guerrière, son emblème, et le poids de sa décision reposait sur lui seul. Il était impur. « Oh, mon Colin, murmura-t-elle, plongée dans son regard las et torturé, tu as certes endossé bien lourd fardeau. » Il pressa les mains de part et d'autre de son corps, empoignant au passage des touffes d'herbe moite sans répondre. Puis un sanglot lui noua la gorge. Elle s'approcha, lentement, avec prudence, comme un chasseur devant une bête sauvage prise au piège, puis tomba à genoux à ses côtés. Une main délicate, mince et finement ciselée, fragile seulement en apparence, toucha son épaule. « Jadis, en une existence que mon souvenir retrace avec peine, j'enviai ta personne. Ouy-da, l'enviai et la détestai, car destin t'avait octroyé un trésor sans que rien ne demandas, trésor que moy-mesme convoitais plus que toust au monde. T'eusse occis pour m'assurer ton privilège. Savais-tu donc cela? » Il hocha la tête par saccades, et elle sourit. « Nonobstant ce savoir, me nommas à la succession de ton commandement, car ton oeil voyait plus clair que le mien. Ce fut une heureuse fortune, peut-être, qui t'amena sur le pont du bon Dahak, toutesfois t'es désormais prouvé digne de fouler ses ponts. Et en ce jour dasvantage que jamais. » Elle lui caressa les épaules puis descendit jusqu'à sa poitrine. Sa paume couvrait les battements à la fois paresseux et puissants de son coeur bioamélioré, et il trembla comme un garçonnet apeuré. Mais ces doigts apaisaient son étrange épouvante. « N'es pourtant poinct trempé d'acier de combat, mon doux Colin, mais bien de chair et de sang malgré ces moult implants, quelles que soient les exigences de ton devoir. » Elle se coucha sans hâte et posa la tête sur sa propre paume. La chevelure satinée taquina la joue de Colin, et ce contact mit ses sens augmentés à l'agonie. Des larmes apparurent au coin de ses yeux. Une partie de lui-même maudissait sa faiblesse tandis qu'une autre bénissait Jiltanith pour la lui avoir révélée. Le sanglot contenu éclata enfin, et la jeune femme émit un son berceur et réconfortant. « Ouy-da, tu es fait de chair et de sang, bien que nostre commandant à tous. Ne l'oublie pas, car tu n'es poinct Dahak : ton humanité s'avère ton fléau, l'épée qui puet te blesser. » Elle se redressa. Il perçut ses larmes et effleura sa crinière de jais de ses doigts tachés de vert. « Néanmoins toute blessure trouve guérison, dit-elle en souriant, et, toust comme toy, ne suis qu'humaine. » Elle se pencha sur lui. Sa bouche avait le goût salé de leurs pleurs mêlés. Il l'attira plus près de lui et prit appui sur un coude tandis que le superbe visage se fendait d'un nouveau sourire. « Te rencontrer feut mon salut, lâcha-t-elle à son amant, les doigts perdus dans ses cheveux roux pâle en bataille. À présent laisse-moi estre tienne, puisque certes le suis comme tu es mien. Jamais ne l'oublie, mon tendre amour, car il en sera toujours ainsy. » Puis elle l'amena vers elle pour un nouveau baiser. L'ordinateur nommé Dahak débrancha les capteurs des quartiers du commandant avec une profonde gratitude teintée de mélancolie. Il avait beaucoup progressé dans l'art de comprendre les lointains descendants de ses créateurs. Ces héritiers à l'existence si brève, au manque de logique exaspérant, ces individus parfois ineptes, mais toujours inventifs et intrépides. Plus qu'aucun de ses semblables électroniques, il avait appris à concevoir les émotions humaines, car il en était venu à éprouver bon nombre d'entre elles. Le respect. L'amitié. L'espoir. Même l'amour, à sa façon. Il savait que sa présence mettrait Colin et Jiltanith mal à l'aise — si d'aventure il leur prenait l'envie de vérifier. Il ne saisissait pas tout à fait les raisons de cette pudeur mais, par amitié, il les laissait seuls. Il poussa l'équivalent informatique d'un soupir à l'idée qu'il n'appréhenderait jamais le subtil mystère dans lequel cet homme et cette femme venaient de s'envelopper. Ce qui ne l'empêchait pas de percevoir son importance ni d'éprouver une immense reconnaissance envers sa nouvelle amie 'Tanni qui faisait preuve de compassion et d'amour à l'égard de son premier ami Colin. Maintenant qu'ils étaient occupés, songea le cerveau artificiel, il pouvait tourner une partie de son attention — cette parcelle de conscience consacrée en permanence aux besoins et aux désirs de son capitaine — vers un autre problème. Les dépêches encodées du vaisseau coursier Cordan l'intriguaient encore. Son dernier algorithme avait lamentablement échoué, bien qu'il eût finalement réussi à fractionner l'amas d'informations en réduisant les messages à des séries de symboles. Malheureusement, ceux-ci étaient dépourvus de sens. Sans doute valait-il la peine de mettre au point un nouveau sous-programme de substitution de valeurs. Mais pourquoi l'analyse structurelle démontrait-elle que le système de permutation était pratiquement aléatoire ? Intéressant. Peut-être la quantité de signes était-elle immense. Le cas échéant, ces derniers n'étaient arbitraires qu'en apparence, et il devait donc exister une méthode pour les décrypter... L'IA se plongea avec délice dans la résolution de ce problème palpitant, monopolisant pour ce faire une simple fraction de ses capacités. Pendant ce temps, chaque recoin de son gigantesque organisme de vaisseau interstellaire vibrait et frémissait au rythme de sa conscience. Enfin, presque chaque recoin. Quelque part, deux êtres humains très spéciaux savouraient une totale intimité, d'autant plus précieuse qu'ils ignoraient qu'elle leur avait été accordée de bon cœur. Le dernier des spationefs — un appareil archaïque comme ses semblables — se volatilisa, et l'astéroïde fila à travers les vestiges de son passage à trois cents kilomètres-seconde. Des fragments de métal s'écrasèrent sur son arc frontal et explosèrent en de brèves langues de feu vindicatives sur sa surface insensible composée de nickel et de fer. Des blessures ruisselantes de chaleur déchirèrent profondément la peau du projectile là où les débris de ferraille les plus massifs l'avaient heurté, mais il continua sa course, escorté par les responsables du massacre. Six vaisseaux achuultani maintenaient leur formation autour du gigantesque bolide tandis qu'il fonçait sur le monde bleu et blanc qui constituait sa cible. Les bâtiments de guerre avaient été détachés pour protéger leur arme contre les misérables efforts des habitants de ce saphir aux nuages tourbillonnants. Leur tâche touchait à sa fin. Ils se déployèrent puis s'éloignèrent de l'astéroïde, leurs phaseurs prêts à ouvrir le feu tandis que les premiers missiles sortaient de l'atmosphère. De maladroites fusées alimentées en combustible chimique s'élancèrent, coiffées de leurs pathétiques têtes nucléaires, et les destroyers les abattirent avec la plus grande aisance. Dans un dernier sursaut de désespoir, la planète condamnée épuisait son arsenal pour contrer l'assaut de ses bourreaux... sans parvenir au moindre résultat. Boule d'énergie assoiffée d'immolation, le corps céleste déchirait l'espace, et les vaisseaux firent demi-tour tandis qu'il pénétrait dans l'air et que ses contours se modifiaient. L'espace d'un très court instant, le météore ne fut plus une sphère de pierre et de métal emprisonnée sous la glace; il était vivant, sorte d'incandescence glorieuse et sonore enceinte de la mort. Le projectile frappa, régurgita son cortège de flammes en direction des cieux, dénuda l'atmosphère en un cataclysme de feu. Pendant un moment encore, les unités des Achuultani restèrent immobiles devant le spectacle de la croûte terrestre qui se rompait et se fissurait. Le magma jaillit de plaies béantes qui s'étendirent et gonflèrent comme des fêlures se propageant sur la glace. Puis l'instabilité géologique fit exploser ce monde en furie. Les vaisseaux n'attendirent plus. Ils tournèrent le dos au désastre à peine provoqué et s'éloignèrent à la vitesse de l'éclair. A vingt et une minutes-lumière de la planète principale, ils passèrent le seuil de l'hyperespace et disparurent comme des bulles de savon, pressés de retrouver leurs camarades au prochain rendez-vous. CHAPITRE DIX Horus se tenait sur la passerelle de commandement du vaisseau de combat Nergal, qu'une remise à neuf avait rendu presque méconnaissable. Il regardait son commandant propulser l'appareil en douceur hors de l'atmosphère. Un an plus tôt, Adrienne Robbins, l'une des très rares femmes capitaine de sous-marin d'assaut au sein de la marine américaine, n'avait jamais entendu parler du Quatrième Empirium. À présent, elle remplissait ses fonctions avec une compétence qui procurait au vice-gouverneur autant de plaisir que les mélodies d'un virtuose du violon ou qu'un concerto de Mozart. Elle était décidément douée, songea-t-il tandis qu'elle lissait ses cheveux gris métallisé. Plus douée qu'il ne l'avait jamais été. Et son sourire, plein d'assurance et quasiment assoupi, évoquait celui d'un tigre affamé. Il tourna le dos au personnel de la passerelle et porta son attention sur l'affichage holographique tandis que le Nergal se plaçait en orbite. Du haut de ses deux mètres, le maréchal Qian — président des chefs d'état-major en service actif — observait les événements par-dessus l'épaule droite d'Horus. Vassili Tchernikov se tenait à la gauche de l'impérial. Devant le regard attentif des trois hommes, le vaisseau dépassa sans hâte la carcasse à moitié achevée du centre de défense orbitale numéro deux. Le vice-gouverneur claqua soudain des doigts et s'adressa à Qian. — Au fait, maréchal, j'allais oublier... J'ai parlé avec le général Hatcher juste ayant votre arrivée : il espère revenir parmi nous dans les quatre ou cinq prochaines semaines. » Le soulagement se lut sur le visage des deux officiers, car Hatcher avait frôlé la mort. Bien que les premiers soins apportés par Qian lui eussent sauvé la vie, le pauvre homme aurait perdu les deux jambes sans l'apport de la technologie médicale impériale – et aurait probablement fini par y laisser sa peau. Paradoxalement, cette même technologie avait failli lui être fatale. Le général faisait partie de ces très rares individus – moins d'un millième de l'humanité – allergiques aux médicaments classiques de guérison rapide, mais, dans l'urgence qui avait suivi le carnage de Minya Konka, le médecin traitant n'avait pas pu effectuer d'analyses minutieuses ni établir de diagnostic. Et il s'était trompé dans ses estimations. Le blessé avait réagi de façon foudroyante, et il devait son salut au seul fait que le médecin avait reconnu les symptômes sur-le-champ. Malgré tout, il avait fallu des mois pour lui réparer les jambes de façon à permettre une bioamélioration, car si d'autres thérapies donnaient des résultats tout aussi efficaces, elles étaient beaucoup plus lentes. En conséquence, sa convalescence post-augmentation avait duré bien plus longtemps que la normale, et la bonne nouvelle venait donc de mettre fin aux inquiétudes des collègues et des amis de Hatcher. C'est le premier des chefs d'état-major à être augmenté, songea Horus en se rappelant la réaction amusée du général lorsque Qian lui avait fait sa remarque à Minya Konka. « Je suis heureux de l'apprendre, gouverneur, dit le Chinois. Et je suis certain que son retour vous soulagera aussi. — Absolument, mais j'aimerais vous féliciter pour l'excellent travail que vous avez accompli ces derniers mois. J'ajoute que Gerald partage mon sentiment. — Merci, gouverneur. » Le visage de Qian demeura impassible – Horus ne se rappelait pas avoir vu le géant sourire –, mais ses yeux exprimaient de la satisfaction. — C'est à nous de vous remercier, maréchal. » En un sens, cet accident avait joué en leur faveur. Car si, parmi les chefs d'état-major, un homme égalait les compétences de Hatcher dans tous les domaines, c'était bien Qian. Ils affichaient beaucoup de différences le militaire chinois n'était pas aussi à l'aise que l'Américain dans les relations humaines et il lui manquait cette aptitude à mener des opérations finement orchestrées sans effort apparent. En revanche, il ne connaissait pas la fatigue, possédait un brillant esprit d'analyse, restait maître de soi en toute occasion et avançait dans la vie comme un raz-de-marée, inexorable, sans jamais perdre sa flexibilité ni son pragmatisme. Il avait rationalisé l'organisation internationale des impériaux et permis de prendre près d'un mois d'avance sur les programmes de construction et d'entraînement. Mais, avant tout, il avait écrasé la tentative de guérilla en Asie avec une implacabilité dont Hatcher eût sans doute été incapable. Les méthodes de Qian avaient littéralement horrifié Horus. Le maréchal n'avait pas pris la peine de faire de prisonniers parmi les résistants armés, et les individus capturés avaient été sommairement jugés par une cour martiale puis, pour la plupart, exécutés dans les vingt-quatre heures. Les commandos de choc avaient frappé sur tous les fronts, et Horus en était venu à se demander si Hatcher n'avait pas commis une terrible erreur –une fois n'est pas coutume – en proposant Qian comme remplaçant. La férocité et la détermination du Chinois avaient semé le doute dans l'esprit du vice-gouverneur : le maréchal se souciait-il vraiment de l'innocence ou de la culpabilité de ses victimes ? Puis le temps avait démontré le bien-fondé de son attitude. C'était un homme impitoyable et intransigeant, un individu rongé par la honte – ses propres officiers n'avaient-ils pas trahi sa confiance ? Mais en contrepartie il s'était montré parfaitement juste le moment venu : chacun des prisonniers pris dans ses filets avait été soumis à un détecteur de mensonges impérial, et les innocents avaient été libérés séance tenante. En outre, il avait veillé à ce qu'aucune brutalité injustifiée ne vienne souiller ses actions ni celles de ses soldats. Enfin — et c'était peut-être là le plus important —, Qian n'était pas un v Occidental » chargé de punir des patriotes qui se seraient révoltés contre l'occupation étrangère. Il n'était rien de moins que leur officier en chef ! Un officier agissant avec le soutien inconditionnel du Parti et de l'État. Personne n'aurait pu l'accuser de jouer les marionnettes. Sa réputation et le fait qu'il avait été nommé suppléant de Hatcher avaient garanti l'appui asiatique au nouveau gouvernement et aux nouvelles structures militaires. En l'espace de deux semaines, les assauts avaient pris fin. Un mois de plus, et la guérilla n'était plus qu'un lointain souvenir. Tous les leaders avaient été retrouvés puis mis à mort. Pas de prisonniers. La nouvelle avait été transmise à l'ensemble de la population terrestre, qui avait frémi en l'apprenant. Si la répression brutale des émeutes africaines avait constitué un vrai supplice pour Horus, la leçon de Qian, elle, avait laissé une solide empreinte dans les esprits. Il régnait encore une certaine agitation par endroits mais, les chaînes d'information internationales ayant retransmis en direct les procès et les exécutions, les explosions de violence au grand jour avaient plus ou moins cessé dans le courant de la nuit. Qian fit un léger mouvement de tête en réponse au compliment. Horus le gratifia d'un sourire avant de tourner à nouveau son attention vers l'image holo. Le centre de défense orbitale numéro deux grandissait à vue d'œil. L'éclat aveuglant des robots soudeurs constellait la gigantesque structure. Des ouvriers en combinaison spatiale — apparemment peu soucieux des risques encourus — flottaient dans les parages ou se balançaient entre leurs larbins mécaniques qui travaillaient d'arrache-pied. Des navettes pleines de composants issus des hauts fourneaux orbitaux parvenaient au CDO avec la précision d'une compagnie de chemins de fer terrestre bien rodée. Elles débarquaient le matériel puis repartaient en quête d'une nouvelle cargaison. Les vaisseaux de construction — auxquels leurs réseaux de poutrelles apparentes donnaient un aspect brut et dégarni — piochaient des membres de charpente et des châssis sur les véhicules tracteurs, les maintenaient en place pour permettre aux soudeurs de les fixer puis se retiraient en attente de la prochaine fournée. Les conduits de câble terrestre destinés aux réseaux de communication, les stalactites de molycircs aux reflets cristallins — utilisées pour les noyaux informatiques et le contrôle du feu —, les immenses blocs scintillants des générateurs de bouclier préfabriqués, les systèmes terrestres d'éclairage et les appareils de plomberie, les terminaisons creuses et tronquées des batteries de missiles... autant d'éléments qui s'enchevêtraient en une apparente confusion générale sous le regard des trois hommes. La cadence ne laissait aucun répit aux robots et à leurs maîtres plongés dans cette besogne frénétique. C'était impressionnant, songea Horus. Même pour lui — ou peut-être surtout pour lui. Geb lui avait fait part de la remarque de Tegran à propos des Terriens d'origine, et le vice-gouverneur abondait dans son sens. Au contraire de ces hommes à la détermination si farouche, lui-même savait que leur mission était presque impossible. Mais ils n'avaient pas accepté le fatalisme et, par là même, démentaient ses propres craintes. En compagnie des généraux, il observa le chantier bouillonnant pendant un long moment puis s'éloigna du spectacle avec un soupir, suivi de ses subordonnés. Ils entrèrent dans le puits de transfert, et l'impérial réprima un sourire devant l'air inquiet de Qian. Amusant, songea-t-il. Cette force de la nature, cet homme qui avait fait face sans flancher à l'embuscade tendue par des traîtres recrutés parmi ses propres soldats, appréhendait ce moyen de déplacement. Ils arrivèrent à la salle de conférence mise à leur disposition par le capitaine Robbins. Horus leur fit signe de s'installer autour de la table tandis qu'il prenait place à son extrémité et croisait les jambes en une position confortable. « Je suis impressionné, messieurs. Il fallait que je le voie de mes yeux pour y croire ! Vous accomplissez des miracles. » Il perçut de la satisfaction dans leur regard. Il n'ignorait pas que ces hommes haïssaient la flatterie, malgré tous les compliments reçus pendant leur carrière, mais une appréciation sincère de leurs compétences était toujours bienvenue. Le vice-gouverneur posa les avant-bras devant lui et dévisagea le maréchal chinois. « Bien, et si vous me parliez des autres miracles que vous avez en prévision ? — Avec votre permission, j'aimerais commencer par une vue d'ensemble. » Horus l'invita à poursuivre. « Dans les grandes lignes, nous n'accusons plus qu'une semaine de retard par rapport au calendrier prévu par le général Hatcher. Les rébellions en Asie ont retardé l'aboutissement de certains de nos projets : les CDP Huangdi et Shiva, par exemple, ont subi de sérieux dégâts, et les réparations ne sont pas encore terminées. En revanche, nous bénéficions de quatre à sept semaines d'avance sur les CDP non asiatiques. Certains imprévus ont surgi, et je demanderai au maréchal Tchernikov de vous les exposer dans un instant, mais pour l'essentiel nos progrès sont très encourageants. » Officiellement, la fusion de toutes les structures de commandement existantes a abouti. Dans les faits, on déplore encore certaines disputes concernant l'ancienneté des soldats, mais ces troubles touchent désormais à leur fin. » La politique de Qian était simple, médita Horus. Les officiers qui contestaient la distribution des tâches étaient simplement destitués. La méthode avait peut-être coûté une poignée d'individus très capables, mais il n'en restait pas moins que le maréchal savait faire entendre sa voix. « La bioaugmentation est sans doute le domaine qui connaît les meilleurs résultats. La conseillère Tudor et son équipe ont vraiment accompli des miracles. Nous avons deux mois d'avance sur le processus d'augmentation des militaires et presque cinq semaines sur la biomodification des civils. Et cela malgré l'inclusion de nouveaux groupes professionnels. Nous disposons désormais d'un personnel suffisant pour manœuvrer la totalité des bâtiments de guerre et des chasseurs. D'ici cinq mois, nous aurons assez d'effectifs augmentés pour diriger tous les centres de défense planétaire et orbitale. Une fois ce but atteint, nous commencerons à bioaméliorer les équipages des vaisseaux encore en construction. Avec une bonne gestion et un minimum de chance, nous serons en mesure de pourvoir l'ensemble des unités avant leur mise en service. — Voilà de bonnes nouvelles ! J'en viens à croire que la victoire est à notre portée, maréchal. — Nous ferons l'impossible pour la remporter, gouverneur, répondit l'homme d'un ton paisible. Au niveau de la production, l'équilibre entre la fabrication d'armes et l'expansion industrielle constante demeure notre principal souci, mais notre répartition des ressources s'avère plus qu'adéquate. Je crois que les projets du maréchal Tchernikov résoudront tous nos ennuis de cet ordre. » Le général Jiang rencontre des difficultés au niveau de la gestion de la défense civile, mais la situation s'améliore. Côté organisation et entraînement, il a deux mois d'avance. C'est la construction des abris situés à l'intérieur des terres qui pose le plus gros problème, suivie du rassemblement des vivres. » Horus hocha la tête. Jiang Jiansu, l'un des chefs d'état-major recrutés par Qian, était un petit officier rondelet très a cheval sur la discipline, et son esprit fonctionnait comme un ordinateur. Il souriait beaucoup mais ne trompait personne : son regard était fait de granit. Il avait d'autres qualités, certes moins apparentes mais tout aussi réelles : un profond respect de la vie humaine et une douceur intérieure qui, paradoxalement, le rendaient tout à fait impitoyable lorsqu'il s'agissait de sauver des vies. « Combien de retard accusons-nous dans l'édification des refuges ? — Plus de trois mois, avoua Qian. Nous les rattraperons en partie dès que les CDP seront achevés. Une précision toutefois : l'augmentation de notre potentiel de construction une fois les projets de fortification aboutis était prévu dès le début dans l'agenda. Je ne pense pas que nous pourrons récupérer tout le temps perdu. En d'autres termes, une fraction importante –plus conséquente que dans nos estimations, en tout cas – de nos populations côtières devra rester près des zones d'habitation. » Horus fronça les sourcils. Étant donné la surface terrestre occupée par les océans, tout projectile traversant le bouclier planétaire aurait trois fois plus de chances de tomber dans l'eau que sur un territoire continental. Ce qui sous-entendait des tsunamis, des inondations, des pluies salées... et de graves pertes humaines dans les régions du bord de mer. « Je veux que vous accélériez le processus, lâcha-t-il avec calme. — Gouverneur, rétorqua le maréchal sur le même ton, j'ai déjà assigné quatre-vingts pour cent de nos réserves de secours à ce projet. Tous nos moyens sont mis en œuvre, mais la tâche est immense et les bouleversements provoqués par notre opération suscitent de plus vives oppositions parmi les civils que votre Conseil ne l'avait prévu. Et le programme d'alimentation. n'arrange pas la situation : même dans les pays occidentaux, la collecte de denrées excédentaires dépasse de loin la capacité des transports disponibles. Dans le tiers-monde, il n'est pas rare que les fermiers se barricadent et opposent une résistance armée. Ces désagréments monopolisent une partie de la main-d’œuvre et des véhicules assignés au transfert des populations, mais ce détournement de fonctions est nécessaire. À quoi bon protéger la population des bombardements si elle doit mourir de faim ? — Insinuez-vous que l'objectif fixé est inatteignable ? — Non, gouverneur, nous pouvons réussir. Mais je tiens à vous avertir que cette réussite – et tous les efforts du monde n'y changeront rien – ne sera probablement que partielle. Ils se regardèrent dans le blanc des yeux pendant un instant, puis Horus hocha la tête en signe d'assentiment. Trois mois seulement de retard, c'était déjà du miracle ! Et l'intégrité du maréchal ne faisait pas le moindre doute : s'il promettait que l'impossible serait tenté, il fallait le croire sur parole. « Passons à des nouvelles plus réjouissantes, poursuivit Qian après une brève pause. L'amiral Hawter et le général Singhman s'en sortent à merveille avec les programmes d'entraînement. Il est dommage qu'une si grande partie des exercices se déroulent obligatoirement dans des simulateurs, mais les progrès de nos hommes me satisfont entièrement – en fait, leurs résultats sont meilleurs que je n'espérais. Côté gestion de la logistique, les généraux Tama et Amesbury fournissent aussi un excellent travail. On déplore encore quelques dissensions au sein du personnel, qui concernent avant tout la répartition de la main-d’œuvre, mais j'ai étudié les solutions proposées par le général Ki pour arrondir les angles, et elles me paraissent tout à fait viables. » À mon avis, c'est le secteur opérationnel qui souffre des plus grosses lacunes. Avec votre permission, je développerai ce point après le rapport du maréchal Tchernikov. — À votre convenance. — Alors, si vous n'y voyez pas d'inconvénient, je lui cède tout de suite la parole. — Bien. » L'impérial posa son vieux regard étincelant sur le Russe, qui frotta l'extrémité d'un doigt sur la table avec une mine concentrée. « Pour l'essentiel, nous sommes bien en avance sur les délais impartis à la mise sur pied des CDP, et cela grâce à deux facteurs : l'attribution d'une plus grande partie de nos ressources industrielles à la production du matériel de construction et l'extraordinaire effort fourni par notre personnel. » Les chantiers orbitaux ne sont pas très avancés, mais Geb et moi pensons rattraper le retard d'ici la fin du mois prochain. Nous n'obtiendrons pas une marge de manœuvre spectaculaire, mais au moins la date butoir sera respectée. » Cependant, deux problèmes me préoccupent : le réseau d'énergie planétaire et la priorité relative des munitions par rapport à nos infrastructures militaires. Laissez-moi vous expliquer. » Tout d'abord, l'énergie. » Tchernikov croisa les bras sur sa large poitrine. Ses yeux bleus affichaient un air pensif. « Comme vous le savez, nous envisageons depuis toujours l'utilisation des centrales terrestres déjà disponibles, mais je crains que nos estimations quant à leur capacité ne se soient révélées un brin optimistes. Même avec les centrales à fusion nucléaire des CDP, nous aurons du mal à maintenir nos boucliers au maximum, et la situation des CDO est encore pire. — Excusez-moi, Vassili, mais vous venez de nous dire que vous étiez à jour dans les travaux, observa Horus. — C'est exact, mais vous n'ignorez pas que le système de nos CDO repose sur une transmission énergétique via torsion spatiale à partir de la Terre. Un tel choix était obligatoire, car nous n'avions plus le temps de construire des centrales de taille adéquate pour les CDO. Sans un apport additionnel en provenance de la surface planétaire, les stations ne pourront pas atteindre leur efficacité intégrale. — Et vous pressentez que l'énergie disponible sera insuffisante, ajouta Horus d'une voix calme. Je vois. — Je ne pressens pas une telle catastrophe, je sais qu'elle se produira. Or, sans une source d'alimentation abondante... » Il haussa les épaules, et le vice-gouverneur acquiesça. Sans ce réseau d'approvisionnement, les CDO perdraient plus de la moitié de leur puissance défensive et presque autant de leur force de frappe. Les batteries de missiles n'en seraient pas affectées; les phaseurs, en revanche... « Vassili, vous n'êtes pas du genre à me lancer un problème à la figure sans avoir une solution dans la manche. Que me proposez-vous ? — Un hyperextracteur. » Horus bondit sur sa chaise. « Vous êtes complètement... ! Non. Attendez. » Il fit un signe de la main et s'adossa à nouveau. « Bien sûr que vous ne l'êtes pas. Mais connaissez-vous les risques ? — Oui. Toutefois, il nous faut cette énergie, or la Terre ne peut pas nous la fournir. » — Créateur, que dois-je faire ? psalmodia l'impérial en silence. Un hyperextracteur sur une planète? De la folie ! Si on perd le contrôle, ne serait-ce qu'un instant... ! Une image lui vint à l'esprit et il frissonna. L'image d'un démon survolté et furieux se tournant contre les insignifiantes créatures qui avaient cherché à le dompter. D'un désert brûlant à petit feu et sans vie, de tempêtes fougueuses, d'ouragans atmosphériques déchaînés sur les cinq continents... « N'y a-t-il vraiment pas d'autre choix ? » Son ton frisait la supplication. « Pas à ma connaissance ni à celle de mes collaborateurs. — Où... » Horus s'éclaircit la gorge. « Où l'installeriez-vous ? — En Antarctique. » Ironie du sort, songea le vieil impérial. Anu s'était tapi dans cette région pendant des millénaires. Mais pourquoi Tchernikov préconisait-il l'un des pôles ? Pourquoi un site si proche de l'océan Indien et de son écosystème ? Aurais-je préféré New York, Moscou ou Pékin? « Avez-vous calculé les risques en cas de perte de contrôle ? finit-il par demander. — Avec autant de précision que possible. Dans le pire des cas, nous perdrions à peu près cinquante-trois pour cent de la surface continentale. Le biotope local serait entièrement détruit. Selon nos prévisions, les dommages causés à la flore et à la faune océaniques seraient sévères mais pas irréversibles. Le niveau des mers augmenterait à l'échelle planétaire, occasionnant d'importantes inondations côtières, et une chute globale de la température reste à craindre. Estimation des pertes humaines directement liées à la catastrophe : environ six virgule cinq millions d'individus. Il est impossible d'évaluer les conséquences indirectes en termes de décès ainsi que le nombre total de sans-abri engendré par le désastre. Nous avions songé à l'Arctique, mais une population plus conséquente réside à proximité relative du pôle Nord : les inondations frapperaient les zones littorales avec en tout cas autant de force et la contamination due aux pluies salées se révélerait bien pire au moment de l'évaporation des eaux situées sous la calotte glacière. — Par le Créateur ! murmura Horus. En avez-vous discuté avec Geb ? — Certainement. J'avoue qu'il était fermement opposé à l'idée mais, après de longs débats, il a un tant soit peu changé de position. Il ne s'opposera pas de façon active au projet mais, en son âme et conscience, il refuse d'appuyer son adoption. Cela dit (son regard bleu et ferme comme l'agate rencontra celui d'Horus), la Terre est sa planète d'adoption. Je n'entends pas la remarque dans un sens péjoratif, Horus, mais il faut en tenir compte : il éprouve encore – tout comme vous, je le crois – ce sentiment de culpabilité qui prend volontiers la forme d'un paternalisme surprotecteur. Il n'est pas en mesure de réfuter la logique de mes arguments, et pourtant il refuse d'y adhérer j'en déduis que, dans le cadre de ce problème, ses émotions l'emportent sur la pensée rationnelle. Sans doute (l'expression de ses yeux s'adoucit en partie) est-ce dû à sa si grande bienveillance. — Et, malgré ce constat, vous désirez poursuivre. — Je ne vois pas d'autre option. Si nous tentons l'expérience, nous prenons le risque de perdre sept millions d'individus et d'infliger de gros dégâts à notre planète; si nous nous abstenons, c'est la Terre entière qui risque la destruction. — Maréchal Qian ? — Je connais moins bien les chiffres que le maréchal Tchernikov, mais je m'en remets à ses calculs et à son jugement. Je soutiens le projet sans aucune réserve, gouverneur, et suis même prêt à signer un document qui l'atteste. — Ce ne sera pas nécessaire », soupira Horus. Ses épaules tombèrent, mais il secoua la tête en un geste ironique. « Vous autres natifs de la Terre êtes impossibles, Vassili ! — Nous avons été à bonne école, rétorqua Tchernikov, les pupilles empreintes d'une affection sincère. Grâce à vous, nous avons une possibilité de sauver notre peau; il est hors de question de gaspiller cette chance. » Le vieil impérial sentit la chaleur gagner ses joues et sauta sans plus attendre au point suivant. Créateur ! J'espère que vous n'avez pas gardé le pire pour la fin. Si votre problème de munitions dépasse celui-ci en gravité... — Ne vous en faites pas, lâcha le maréchal russe en riant. La difficulté en question n'est pas insurmontable. De fait, il s'agit presque de "faire des plans pour le futur". — Voilà qui me semble réjouissant ! — Les Russes ne font pas que dans la mélancolie, Horus. La plupart du temps, certes, mais pas toujours. Mes inquiétudes résident dans le fait que, selon toute probabilité, notre bouclier planétaire devra se replier vers l'atmosphère. Les CDO s'en tireront tant bien que mal – bien que de grosses pertes soient à envisager si un repli du rempart s'avère effectivement nécessaire –, mais nos installations industrielles en orbite seront elles aussi exposées. Or l'acheminement du matériel vers la surface comportera des obstacles. » Une remarque judicieuse, évalua Horus en pensée. Ils connaissaient les dangers depuis le début, car la production de machines destinées à fonctionner en apesanteur avait permis un rendement plus de deux fois supérieur en moitié moins de temps. « Quelle solution préconisez-vous ? — Attention, c'est ici que je redeviens sombre, prévint le Russe, et Horus laissa échapper un petit rire. Supposons que nous réussissions à repousser les éclaireurs et que Dahak ne revienne pas à temps pour l'assaut principal : nos chances de survie seraient minces, mais pas inexistantes. Vous me jugez irréaliste ? Laissez-moi citer l'Américain John Paul Jones, que j'admire et dont je respecte les préceptes – notez que je ne donne pas ici sa phrase la plus célèbre, également très appréciable, "Il existe une loi inexorable : qui ne prend aucun risque n'obtient jamais la victoire". Les mots ne sont peut-être pas exacts, mais l'esprit y est. — Où voulez-vous en venir ? — Si nos usines orbitales disparaissent, nous perdons quatre-vingts pour cent de notre capacité industrielle totale, ce qui nous affaiblit considérablement pour la deuxième incursion achuultani. Même si nous venons à bout des éclaireurs en un temps record et sans trop de pertes – ce qui est loin d'être sûr -, et en considérant le niveau de nos installations planétaires à ce jour, les travaux de reconstruction nous permettront difficilement de revenir à notre capacité actuelle. Je propose donc de donner la priorité à l'élargissement de nos infrastructures terrestres. — Je conviens qu'une telle décision est souhaitable, mais où trouverons-nous les moyens ? — Avec votre permission, j'abandonnerai la production de mines. — Ah bon ? — Selon mes analyses, il s'agit d'armes redoutables, mais leur efficacité potentielle contre l'avant-garde ennemie pèse peu face à l'utilité d'une augmentation du réseau industriel planétaire – élément essentiel pour résister à la deuxième vague d'assaut. — Pourquoi ? — Pour l'essentiel, les mines ne constituent que des satellites tueurs hypersophistiqués. Leur capacité à attaquer des vaisseaux émergeant de l'hyperespace est certes estimable, mais il en faudrait un énorme bataillon pour couvrir le volume d'espace à protéger. Leur portée de tir ne dépasse pas quatre-vingt-dix mille kilomètres, et une attaque en masse serait nécessaire pour venir à bout des défenses de toute cible vigilante. À cause de ces limitations, nous aurons des difficultés à en produire une quantité suffisante dans les temps. Je préférerais laisser tomber ce projet de façon à sauvegarder notre potentiel industriel pour le futur. — Je comprends. » Horus se pinça les lèvres puis hocha la tête. « O. K., vous avez mon accord. — Merci. Le vice-gouverneur se tourna vers Qian. « Maréchal, vous évoquiez des problèmes d'ordre opérationnel ? — Oui, gouverneur. Les batteries de scanners du général Amesbury sont prêtes à détecter l'approche ennemie, mais une interrogation subsiste : faut-il envoyer nos unités à la rencontre de leurs vaisseaux au moment où ils sortiront de l'hyperespace pour se diriger vers le centre du système solaire ou vaut-il mieux concentrer nos forces derrière le bouclier planétaire et attaquer lorsqu'ils arriveront en vue de la Terre ? Une question d'autant plus ardue que les Achuultani opteront peut-être pour une manœuvre en tenailles. À savoir : utiliser un groupe d'éclaireurs pour attirer nos unités subluminiques hors de leurs positions, puis effectuer des microbonds à travers le système pour attaquer sur un autre front. — Et vous aimeriez définir un schéma opérationnel définitif ? — Pas exactement. Selon toute probabilité, la mise au point de notre tactique ne sera pas possible avant un certain temps, et beaucoup dépendra en définitive des divergences entre la technologie des Achuultani et la nôtre. En attendant, j'aimerais toutefois accéder à la requête de l'amiral Hawter, qui désire déployer nos unités disponibles dans la région transastéroïdale pour effectuer des exercices opérationnels et des manœuvres de combat. Ces séances procureront aux équipages une expérience inestimable dans le maniement des armes et, surtout – du moins je pense –, donneront à notre personnel de commandement une plus grande confiance en soi. — Je suis entièrement d'accord. » Le ton de l'impérial était ferme. « En outre, certains des astéroïdes les plus gros nous fourniront des cibles d'entraînement idéales – et, du coup, les Achuultani ne pourront pas les utiliser contre nous ! Vous avez le feu vert pour une exécution immédiate, maréchal Qian. Vassili, je ferai part de vos recommandations au Conseil. À moins qu'un de ses membres ne déploie une contre-argumentation imparable, elles seront approuvées dans les quarante-huit heures. Cela vous paraît-il convenable ? — C'est parfait, gouverneur. — Dans ce cas, messieurs, allons revêtir nos combinaisons. Je tiens à voir CDO II de près. » Les éclaireurs achuultani rassemblèrent leurs forces une fois de plus et fusionnèrent en une formation unique et gigantesque autour du vaisseau amiral. Une étoile F5 brillait de mille feux à tout juste cinq années-lumière de là, mais elle ne revêtait aucun intérêt à leurs yeux. Les appareils capteurs fouillaient et scrutaient l'espace, parfaitement à l'écoute des voix électromagnétiques qui leur avaient valu un si long voyage. L'univers était immense : même des tueurs aussi chevronnés qu'eux ne pouvaient le dépouiller de toute trace de vie. C'est pourquoi des mondes tels que T'Yir demeuraient à l'abri de cette furie dévastatrice à moins que les Achuultani ne tombent sur eux par hasard. D'autres mondes, en revanche, ne partageaient pas ce privilège. Le personnel responsable des senseurs captura les faibles signaux recherchés. Des antennes directionnelles pivotèrent et se mirent en quête d'informations, puis les vaisseaux de guerre modifièrent leur cap. Une petite étoile G2 les appelait, et ils se mirent en route afin de la réduire au silence à tout jamais. CHAPITRE ONZE « C'est une pratique barbare ! » Tamman secoua la tête d'un air dépité, saisit le verre de limonade glacée que lui tendait sa femme et noya sa peine dans ses profondeurs. « Pourquoi, espèce de gastronome mollasson et surcivilisé pour ne pas dire décadent? demanda Colin. — Voilà qui me semble évident. Du charbon de Mesquite? C'est complètement... c'est complètement texan! Colin tira la langue. Le jus de la viande chuintait tandis qu'il retournait les steaks. Un nuage de fumée capiteuse s'éleva au-dessus du miroitement des braises. Les brises fraîches du parc éloignaient les volutes du grill et s'en allaient balayer la surface du lac. Le tournoi de volley-ball battait son plein. Le commandant leva la tête juste à temps pour apercevoir le colonel Tama Matsuo, le petit-fils de Tamman, qui catapultait un service redoutable. Un des avants de l'équipe allemande tenta de le réceptionner, mais pas même un sportif bioaugmenté n'aurait pu retourner une telle balle. « Banzaï! » hurla l'équipe de la division Sendaï. ' Les Allemands grommelèrent d'un air sombre. Jiltanith applaudit, et Matsuo se fendit d'une courbette à son endroit avant de servir à nouveau. Sa main frappa le ballon tel un marteau, et Colin grimaça lorsque le projectile passa de l'autre côté du filet. — Ne sois pas si dur avec lui, Tamman, intervint la femme de celui-ci. Colin fait ce qu'il peut. — Oh ! merci, chère amie, clama Maclntyre. Tu es vraiment trop bonne ! N'est-ce pas ton merveilleux conjoint qui, la semaine dernière, a risqué de nous attirer le mauvais œil en assaisonnant du tai avec du misa ? » Le capitaine Amanda Givens éclata de rire, puis son visage café au lait s'épanouit en un charmant sourire. Tamman l'attira vers lui et l'embrassa sur l'oreille. « N'importe quoi ! lança l'accusé avec désinvolture. Je voulais juste apporter ma modeste contribution à l'éradication des croyances superstitieuses. Et, de toute façon, je n'avais plus de sel. » Amanda se serra davantage contre son mari, et un sourire se dessina sur les lèvres de MacIntyre. La jeune femme avait perdu une jambe lors du raid de La Paz, mais l'infirmerie de Dahak était parvenue à régénérer le membre arraché. Juste à temps pour le mariage de la blessée. La joie véritable que les deux tourtereaux puisaient dans leur couple réchauffait le cœur de Colin, même si cette union avait causé quelques problèmes inattendus. L'obstination des Terriens à ne pas se contenter d'un seul nom irritait Dahak depuis toujours, mais il en était venu à l'accepter d'un air ronchon en assistant aux premières noces organisées à son bord depuis cinquante mille ans. D'une certaine façon, les réjouissances avaient suscité plus d'enthousiasme chez lui que chez les époux eux-mêmes, à tel point qu'il avait attendu avec impatience que Colin enregistre l'événement de façon officielle. Ce fut alors que les problèmes avaient commencé, car les désignations impériales conventionnelles pour indiquer le statut marital devenaient ridicules lorsqu'on les appliquait aux noms terriens. Or avait tenu à les maintenir. Le commandant finissait souvent par céder lorsque la conscience artificielle flirtait avec l'intransigeance – dissuader l'ordinateur d'en faire à sa tête revenait à ouvrir les eaux de la mer Rouge, au bas mot –, mais il avait catégoriquement refusé qu'on affuble son amie d'un nom tel que Amanda-collette-givens-Tam. L'idée d'entendre cette aberration à chaque fois que Dahak s'adresserait à Amanda ou y ferait référence dépassait son entendement. Dans un premier temps – et après un fou rire irrépressible –, Tamman avait trouvé que cet adorable sobriquet glissait agréablement sur la langue. Mais il avait déchanté en apprenant la dénomination qui lui était réservée, à lui. Tamman-Amcolgiv en était l'abréviation. Que dire de plus ? « Cuyde que tes parolles importent peu, Tamman. » La remarque mélancolique de Jiltanith ramena Colin au présent. La jeune femme ouvrit une autre bouteille de bière. « Nostre Colin poinct ne renoncera à sa ferme intention de nous tous intoxiquer avec fumées et vapeurs nocives. — Écoutez bien, vous tous, répliqua l'intéressé, les mains sur les hanches : c'est moi qui suis le capitaine de ce rafiot, et nous ferons la cuisine à ma manière ! — Entendis-tu ton commandant te nominer "rafiot", bon Dahak? » demanda 'Tamii d'une voix chantante et joyeuse. Maclntyre agita un poing dans sa direction. « Voici, si je ne m'abuse, une expression de circonstance : "La bave du crapaud n'atteint pas la blanche colombe." » Le timbre de Dahak était plus velouté que jamais, et son capitaine grogna. « Quel est l'idiot qui le pousse à apprendre de telles âneries ? — Nenni, mon Colin, nulle n'est nostre faute. Ne le poussons poinct, mais ne le freinons dasvantage. — Eh bien, vous devriez. — Cessez de vous plaindre et laissez-le faire son travail. Vlad Tchernikov était couché sur le dos à l'ombre d'un jeune chêne. Il ouvrit un œil. « Si vous n'appréciez pas sa façon de griller la viande, personne ne vous force à en manger, Tamman. — Et toc ! » lâcha Colin avant de prendre la bouteille de bière des mains de Jiltanith. Il avala une gorgée, savourant le « soleil » qui lui caressait les épaules. Aucun doute : Tanni avait eu raison d'insister pour qu'il participe à la fête. La chute de l'enclave d'Anu méritait d'être commémorée et célébrée afin de leur rappeler certaines des tâches « impossibles » déjà accomplies. Même si l'incertitude quant à ce qu'ils trouveraient à Birhat rongeait tous les esprits. Surtout pour cette raison. Il détailla les membres de son équipage libérés de la corvée de quart. Dispersés en groupes, hommes et femmes riaient joyeusement. Il y avait des absents. En ce moment même, un tournoi de basket-ball zéro gray' se déroulait sur le pont 246o. Quant au général Treshnikov, il avait organisé une compétition « Top Gun » dans la zone du simulateur pour les pilotes ne faisant pas partie de l'escadron des chasseurs. Enfin, il y avait la régate sur le lac du parc, vaste étendue d'eau large de trente kilomètres. Il balaya du regard les tables à pique-nique ombragées. Cohanna et Ninhursag avaient pris place autour de l'une d'elles et y disputaient une partie d'échecs militaires impériaux des plus impitoyables. Les deux femmes affichaient une indifférence sanguinaire devant leurs pertes respectives, un détachement propre à faire blêmir un officier de vaisseau. Ailleurs, Caitrin O'Rourke et Geran s'étaient lancés dans un concours de boisson – l'ascendance australienne de la logisticienne lui donnait un avantage décisif. Les généraux von Grau et Tsukuba pariaient sur l'issue du tournoi de volley. Le regard songeur, Hector discutait avec Dahak des stratégies mises en œuvre par Hannibal en Italie – le débat était agrémenté d'une assistance visuelle via neurocapteurs. Assise sur le côté, Sarah Meir écoutait ces échanges avec la plus grande attention. Elle étendait de temps en temps le bras pour gratter les oreilles de la chienne de MacMahan, l'énorme Tinker Bell, un rottweiler croisé labrador qui somnolait aux pieds de son maître. Colin rendit sa bière à Jiltanith, et son sourire se fit plus chaleureux lorsque l'impériale posa sur lui ses yeux chatoyants. Décidément, elle avait eu raison de l'entraîner ici. Tout comme elle avait eu raison d'insister pour qu'ils effectuent leur annonce « surprise » à la fin des festivités. Dieu merci, il avait été ferme avec Dahak ! Il ignorait comment elle aurait réagi à « JiltanithColfranmac », mais lui-même n'aurait assurément pas supporté « Colinfrancis-macIntyre-Jil » ! « Sortie de l'hyperespace dans dix minutes. » Une atmosphère de vive tension régnait dans l'obscurité étoilée de commandement un. Les lèvres serrées, Colin souriait à l'image holo de Jiltanith. Il aurait préféré que commandement deux ne se trouve pas si loin. Il prit une profonde inspiration et se concentra sur les rapports et les instructions qui circulaient dans ses neurorécepteurs. L'équipage de Dahak était parfaitement entraîné, et même les Terriens d'origine exécutaient désormais les ordres de façon automatique et sans la moindre hésitation. Tant mieux. Il fallait être prêt. Car si le planétoïde n'avait pas reçu de message de bienvenue ni d'interpellation, quelqu'un (ou quelque chose) s'était mis à le scanner minutieusement alors qu'il se trouvait encore à une bonne journée de Birhat. Maclntyre se serait senti bien plus rassuré s'il avait su à qui ils avaient affaire... et comment cette force inconnue allait réagir. À Kano, ils avaient récolté une information essentielle : le Quatrième Empire possédait un arsenal plus performant que les meilleures armes de Dahak. Rien de moins. Vlad et l'IA s'étaient efforcés d'améliorer leur système de défense, mais si le commandement c entrai de la Spatiale était encore actif et nourrissait des intentions belliqueuses, ils seraient peut-être morts d'ici quelques heures. « Passage en vit esse subluminique dans trois minutes. — Département tactique : tenez-vous prêts. — Parés, commandant. » Les dernières minutes passèrent à la vitesse de l'éclair, mais aux yeux de l'équipage elles s'égrenèrent avec une lenteur angoissante. Au travers de ses implants, Colin perçut l'arrêt progressif des hyperpropulseurs, puis soudain les astres s'immobilisèrent. « Désactivation de l'hyperextracteur, notifia Dahak, puis il ajouta presque aussitôt : Signaux détectés à dix et trente minutes-lumière ainsi qu'à cinq heures-lumière. — Visualisation du système », lâcha le commandant. Sur l'affichage, le soleil Bia – étoile primaire de Birhat de type Go, encore située à douze heures-lumière du vaisseau impérial –s'entoura soudain de planètes. « Sacredieu! » L'exclamation de Jiltanith exprimait à merveille le sentiment de Maclntyre. Malgré l'éloignement, le diagramme tridi était encombré, et de nouveaux codes lumineux apparaissaient sans cesse avec une précision mécanique tandis que Sarah propulsait le vaisseau à la moitié de la vitesse de la lumière. Au fur et à mesure que les scanners de Dahak élargissaient leur champ d'action, de nombreux contacts venaient s'ajouter à une liste déjà longue, jusqu'à ce que l'espace de projection soit littéralement constellé de symboles étincelants. « Ont-ils réagi à notre présence, Dahak ? — Non, commandant. Je n'ai capté aucune demande d'identification, et mes appels restent sans réponse. » Colin hocha la tête. Il était déçu, car ces multiples lumières avaient fait naîn.e en lui un soupçon d'espoir. D'un autre côté, il se sentait soulagé : au moins, personne ne leur tirait dessus. « Que représentent tous ces points ? — Je l'ignore, commandant. Mes senseurs passifs décèlent une faible quantité de sources énergétiques en fonction et, même avec les capteurs via torsion spatiale, la distance demeure trop importante pour les systèmes actifs. Selon mes estimations, toutefois, il s'agit pour la plupart de machines de guerre. En fait... » L'ordinateur marqua une pause, et Colin haussa un sourcil. Il était vraiment très rare que la voix chaude s'interrompe en plein milieu d'une phrase. « Commandant, reprit l'intelligence artificielle au bout d'un moment, j'ai déterminé la fonction de certaines de ces installations. » Un chapelet de points verts luminescents se mirent à clignoter sur l'écran tridi. Éloignés de Bia de quarante minutes-lumière, ces repères formaient un anneau autour de l'astre brillant. Non, pas un anneau. Sous les yeux de Colin, de nouveaux codes – signalant cette fois des installations de taille nettement inférieure aux premières – proliféraient à distance régulière de l'orbite déjà tracée et ondulaient au passage de Dahak, comme pour étreindre l'intérieur du système stellaire. Ailleurs sur le schéma, Maclntyre détailla deux autres séries de symboles plus larges et perpendiculaires au cercle principal –quoique décalés de trente degrés par rapport à son axe. Il y en avait des milliers, voire des millions ! Et le scanner ne cessait de détecter de nouvelles signatures déployées en une immense sphère autour de leur soleil. « De quoi s'agit-il ? — Ce sont des générateurs de bouclier, commandant. — Pardon ? s'exclama Colin, puis il entendit Vlad Tchernikov lui faire écho à travers les mailles du sous-réseau des machines. — Des générateurs de bouclier, répéta Dahak. Des appareils capables, une fois sous tension, d'englober l'ensemble du système interne. Les grosses stations atteignent près de dix fois la masse des plus petites et remplissent apparemment la fonction de générateurs principaux. » Colin réprima un réflexe d'incrédulité. Personne ne pouvait construire un bouclier d'une telle amplitude ! Pourtant, Dahak affirmait qu'il s'agissait de synthétiseurs d'écrans de protection, et il ne se trompait jamais. Mais l'envergure d'un tel dispositif...! « Quelle qu'ait été leur utilité, on constate que l'Empire n'a pas lésiné sur les moyens, murmura Maclntyre. — Certes est assez vray, acquiesça Jiltanith, nonobstant m'est avis que... — Changement de statut », l'interrompit FIA. Un cercle rouge et miroitant auréola une des gigantesques plateformes en orbite éloignée autour de Birhat. « Enclenchement d'hyperextracteur détecté. — Par le Créateur ! lâcha Tamman, car la source d'énergie qui venait de se mettre en branle était infiniment plus puissante que celle de leur propre vaisseau. — Nouveau signal capté à neuf virgule huit heures-lumière. On nous interpelle. — Nature du message ? — Simple demande d'identification, commandant, mais elle comporte un indice de haute priorité défini par le commandement central de la Spatiale. On me répète l'ordre. — Réponds. — À vos ordres. » Il y eut un bref silence, puis l'ordinateur prit à nouveau la parole. Pour une fois, sa voix traduisait une certaine perplexité. « L'interpellation a pris fin, commandant. — Que veux-tu dire ? Comment ont-ils répondu ? — Ils n'ont pas répondu. Ils se sont contentés de cesser leurs sommations. » Colin leva un sourcil en direction de l'hologramme de Jiltanith, qui haussa les épaules. « Ne m'interroge poinct, mon Colin, car dasvantage que toi n'en says. — Ouais, nous sommes tous un peu déboussolés. » Puis, après un long soupir : « Dahak : branche le multi-canal. — Oui, commandant. Canal disponible. — À tout l'équipage : nous venons d'obéir à une demande d'identification – qui provient, selon toute apparence, du quartier général de la Flotte, rien de moins – et... personne ne nous tire dessus. Voilà pour la bonne nouvelle. La mauvaise, c'est que nos appels à nous restent sans réponse. Nous allons nous rapprocher. Je vous tiendrai informés. Au moins, il y a quelque chose pour nous accueillir. Terminé. » Déconnexion, Dahak. — Déconnexion effectuée, commandant. — Merci. » Il se laissa aller dans son siège puis frotta les accoudoirs de sa couchette d'avant en arrière tout en observant le spectacle énigmatique et saturé de l'holovisualisateur. Les codes lumineux devenaient plus nombreux à mesure que le vaisseau pénétrait dans le système, et la balise écarlate de l'hyperextracteur palpitait en leur centre comme un cœur. « Eh bien, nous avons enfin déniché notre trésor, annonça Colin avant de se lever et de s'étirer de tout son corps. En revanche, nous n'avons aucune idée de ce dont il s'agit. — Est assez vray. » Une fois encore, la jeune femme était installée à commandement deux où elle manœuvrait sa console. Son hologramme se redressa et balança les deux jambes pardessus l'un des appuie-bras de sa couche. « Ne says guère ce qui survint en ces lieux, mon Colin, mais suis fort aise que Geb ne soict poinct présent pour y assister. — Tout à fait d'accord. » Jadis, il s'était demandé pourquoi Geb était le seul impérial à porter un nom d'une seule syllabe. À présent, grâce à Jiltanith et aux archives de Dahak, il en avait le cœur net : c'était une coutume propre à sa planète. Car Geb était l'un des très rares officiers de la Flotte à avoir vu le jour sur Birhat. C'était une noble distinction, mais le principal intéressé ne s'en vantait plus : son rôle dans la mutinerie d'Anu avait tout changé. Un peu comme si le petit-fils de George Washington s'était autoproclamé roi des États-Unis. « Mais quelle qu'ait été ceste funeste conjoncture, les faits me paroissent plus estranges encor' qu'iceux jusqu'icy rencontrés. » Elle enroula une mèche de cheveux autour de son index et se plongea dans la contemplation de l'écran holo avec une mine abasourdie. À juste titre, songea Colin. Durant les trente-deux dernières heures, ils avaient progressé dans l'incroyable désordre du système de Bia – ce mélange de vide interplanétaire et d'installations orbitales – pour finalement atteindre Birhat. Ils auraient dû disposer d'un espace de manœuvre illimité, mais le système n'était pas ressorti indemne de ses malheurs. À deux reprises, ils étaient passés à moins de dix mille kilomètres d'épaves à la dérive. Un astronavigateur sensé n'aurait jamais pris de tels risques. Pourtant, malgré cet étalage de ruines, l'espoir avait empli le cœur de Maclntyre alors qu'ils arrivaient en vue de Birhat, car l'ancienne planète capitale de l'Empirium était en vie. Les masses continentales de ce saphir moucheté de blanc regorgeaient de richesses et de teintes vertes. Un vert pour le moins inquiétant. Colin se cala dans son siège et se gratta la tête. La distance entre Birhat et Bia dépassait d'à peine une minute-lumière celle qui séparait la Terre du Soleil, et l'inclinaison axiale de la planète impériale n'accusait que cinq degrés de plus que sa lointaine homologue. Les saisons y étaient certes plus extrêmes, mais la planète demeurait agréable dans l'ensemble. Du moins c'était le cas par le passé. Car même si la situation n'avait pas radicalement changé depuis, on constatait quelques petites modifications. Selon les annales, Birhat aurait dû avant tout abriter des arbres à feuilles persistantes. Or, si les arbres eux-mêmes ne manquaient pas à l'appel aujourd'hui, ils portaient exclusivement des feuilles caduques. Et d'autres anomalies avaient été observées : l'existence d'une flore touffue aux faux airs de fougères et la présence d'étranges plantes grimpantes, longues de plusieurs kilomètres et dotées de genoux de cyprès et de frondaisons aériennes. Aucune verdure de ce type n'était censée pousser sur Birhat. Et, côté faune, le panorama n'était pas moins singulier. Tout comme la Terre, cette planète avait jadis appartenu aux mammifères. Et ceux-ci peuplaient encore sa surface – même si ce n'étaient pas les bons. Malheureusement, d'autres créatures foulaient son sol, surtout dans la ceinture équatoriale. L'une d'elles était une version miniature du stégosaure; une autre –une bête gigantesque à l'allure vicieuse – combinait les plus désagréables aspects du tyrannosaure avec ceux d'un tricératops à quatre cornes. Quant aux oiseaux... tous les volatiles observés lui paraissaient... déplacés. Ces rapaces géants aux allures de ptérodactyle, en tout cas, n'auraient pas dû se trouver là. Voilà le plus ignoble et le plus chaotique écosystème dont j'aie entendu parler, songea-t-il. Pas la moindre plante, pas le plus petit des animaux, des sauriens ou des oiseaux étudiés à ce jour n'étaient à leur place. Il trouvait le phénomène bizarre; Cohanna, elle, devenait cinglée. L'officier responsable des biosciences s'était enterrée dans son bureau en compagnie de Dahak et tentait de comprendre les données rapportées par les instruments de mesure. Elle montrait les dents dès qu'une âme imprudente faisait mine de la déranger. Au moins, la position des montagnes – tristement érodées –et des mers n'avait pour l'essentiel pas changé. Et quelques grappes de bâtiments restaient fidèles à leur poste. Des ruines ravinées par le vent – quoi de plus normal, vu l'allure décharnée des chaînes de montagne ? – et recouvertes de végétation abondante, certes, mais des ruines tout de même. Une découverte qui n'avançait en rien leurs recherches, car la plupart de ces édifices étaient en aussi piteux état que ceux de Keerah. Pas une seule de ces structures n'aurait pu accueillir le commandement central de la Spatiale. Mais certaines des énigmes posées par le système de Bia éveillaient l'optimisme de Maclntyre. L'une d'entre elles flottait à quelques milliers de kilomètres de Dahak, en orbite sereine autour de feu la capitale de l'Empirium, cet astre désormais luxuriant qui défiait toute probabilité. Il se tourna une nouvelle fois vers l'imposant satellite puis tira sur la pointe de son nez pour s'aider à réfléchir. La mystérieuse structure était plus vaste que leur vaisseau, particularité qui laissait songeur si l'on considérait qu'un quart du tonnage colossal de Dahak était assigné à sa propulsion. Cet objet – quelle que soit sa fonction – n'était clairement pas conçu pour se déplacer; l'ensemble de son volume était donc réservé à d'autres usages. Comme par exemple les systèmes militaires décelés par les scanners. Une grande quantité de systèmes militaires. Des batteries de missiles, des armes à énergie, des plate-formes de décollage adaptées à des chasseurs et à des parasites subluminiques d'au moins la taille du Nergal. Pourtant, de toute évidence et malgré cette fabuleuse puissance de feu, une bonne partie du cubage de la station était destinée à d'autres foncions... mais lesquelles ? Plus grave encore : l'installation contenait l'hyperextracteur localisé par Dahak. En cet instant même, le gouffre à matière rugissait comme un fauve tandis que des torrents d'énergie convergeaient en son centre. Sans l'ombre d'un doute, le monstre collectait cette énergie dans un but précis, mais il ne l'avait pas encore révélé. Il n'avait même pas daigné communiquer avec le vaisseau impérial malgré les demandes d'information courtoisement formulées par celui-ci. Il était là, un point c'est tout. Commandant? — Oui, Dahak ? — Je pense avoir déterminé sa fonction. — Eh bien ? — Cette station constitue à elle seule le commandement cenral de la Spatiale. — Mais... je croyais que les quartiers généraux se trouvaient Ir Birhat! — C'était le cas il y a cinquante et un mille ans. Quoi qu'il en soit, mes scanners ont sondé la structure de façon systématique, et j'ai circonscrit l'ordinateur central. Celui-ci se compose à la fois d'éléments subtils et solides. Il mesure près de trois cent cinquante virgule deux kilomètres de diamètre. — Nom de... ! » Colin pivota brusquement et dévisagea Jihanith, mais pour une fois, elle semblait aussi déconcertée que lui. Seigneur ! Seigneur tout-puissant ! se répéta-t-il. Si les estimations de Vlad et de Dahak concernant les progrès des sciences de l'informatique immatérielle étaient fondées, ce « petit gadget » était... il était... « Je vous demande pardon, commandant ? lâcha Dahak d'un ton poli. — Euh... ce n'est rien, laisse tomber. Continue ton rapport. — Il n'y a pas grand-chose à ajouter. Les dimensions de sa centrale informatique, ajoutées à un potentiel de défense manifeste, indiquent qu'il s'agissait au minimum du principal complexe de commandement du système de Bia. Et vu que Birhat avait gardé son titre de capitale de l'Empire – conformément à l'usage de l'Empirium –, on peut en déduire que nous sommes en présence du QG de la Flotte. — Je... je vois. Toujours pas de réponse à nos appels ? — Négatif. Ce qui me paraît d'ailleurs étonnant, car même les ordinateurs de l'Empire auraient dû remarquer notre présence à ce stade. — Se peut-il qu'il ait choisi de nous ignorer ? — Ce n'est pas exclu, mais quand bien même les procédures de la Flotte auraient changé, nous avons donné suite à leur interpellation. Cette opération aurait dû activer la requête automatique de transmission de données exigée à toute nouvelle unité arrivée. — Même si l'installation n'abrite pas un équipage humain ? — Commandant, répondit UA avec la patience du subordonné qui tâche de ne pas se rebeller contre un supérieur stupide, nous avons reçu un appel, ce qui atteste le déclenchement d'une séquence automatique d'un type ou d'un autre. Suite à cela, l'état-major de la Spatiale n'aurait pas dû permettre à un bâtiment de mon envergure et doté d'une telle puissance de feu de s'approcher autant sans s'assurer de l'identité déclinée par ledit bâtiment. Étant donné qu'aucun échange d'informations n'a eu lieu, le QG impérial n'est pas en mesure de certifier la véracité de mon affirmation. Par conséquent, il aurait dû à tout le moins nous placer dans sa ligne de mire en attendant de recevoir un compte rendu plus satisfaisant de notre statut. Et pourtant cette installation orbitale ne s'est même pas opposée à mes scans. Le haut commandement n'aurait jamais octroyé une telle liberté à une unité inconnue. — D'accord, j'adhère à ta version – bien que ce mastodonte donne vraiment l'impression de nous ignorer –, et Dieu sait que je ne tiens pas à le contrarier, mais tôt ou tard il nous faudra une réponse de sa part. Des suggestions ? — Comme je viens de le faire remarquer, insista Dahak d'un ton encore plus patient qu'avant, nous aurions déjà dû susciter une réponse de sa part. — Je le sais, répliqua Colin avec un flegme tout aussi prononcé, mais ce n'est pas arrivé. N'existe-t-il aucune procédure de contrainte en mode manuel ? Une formule d'urgence ? — Négatif, commandant. Ce genre de dispositif ne s'est jamais avéré nécessaire. — Bon sang ! tu veux dire qu'il est impossible de parler à ce bidule s'il ne réagit pas à tes apostrophes ? » Il y eut une longue pause, et Maclntyre haussa à nouveau les sourcils. Il était sur le point de répéter la question lorsque son acolyte électronique lui répondit enfin. « Il y a peut-être un moyen, déclara l'ordinateur avec une réticence si évidente que Colin en éprouva un sentiment d'anxiété passager. — Eh bien, crache le morceau! — Nous pourrions essayer d'y accéder physiquement, mais je ne recommande pas cette prise de risque. — Quoi ? Et pourquoi pas ? — Parce que, commandant, l'accès au commandement central était hautement restreint. Sans des instructions explicites formulées par l'équipage de la station à ses systèmes de sécurité, seuls deux types de personnes peuvent prétendre y entrer sans se faire tirer dessus. — Oh ? » Colin éprouva un soudain malaise et ne fut pas peu fier de réussir à garder une voix calme. « Et lesquels ? — Les officiers généraux et les capitaines de vaisseaux de guerre de haut tonnage. — Ce qui signifie... prononça Maclntyre avec lenteur. — Ce qui signifie que, parmi nous, vous êtes le seul habilité à tenter l'expérience. » Il leva la tête et aperçut Jiltanith qui le dévisageait avec horreur. CHAPITRE DOUZE Ils gagnèrent leurs quartiers pour se quereller. Les yeux de Jiltanith brillaient d'une lueur dangereuse. Elle ouvrit la bouche, mais les réflexes électroniques de Dahak la devancèrent. « Commandant Maclntyre, lâcha-t-il avec un formalisme glacial, les dispositions que vous préconisez ne sont pas encore nécessaires et ne le seront peut-être jamais. En outre, je vous rappelle le règlement de la Spatiale neuf-un-sept, sous-section trois-un, paragraphe deux : "Le capitaine d'une unité appartenant à la Flotte doit préserver la chaîne hiérarchique contre tout risque inutile." J'affirme que vos intentions violent l'esprit et la lettre de cet article. Par conséquent, et avec tout le respect que je vous dois, j'insiste pour que vous abandonniez immédiatement ce plan malavisé, hasardeux et fort peu judicieux. — Tais-toi, ordonna Colin. — Commandant... — J'ai dit tais-toi, répéta-t-il d'une voix monocorde redoutable, et Dahak obtempéra. Merci. Tu le sais aussi bien que moi, ceux qui ont rédigé les règlements de la Spatiale n'avaient pas envisagé cette situation, mais si tu apprécies les citations, en voici une pour toi – il s'agit de l'article un-trois, section une "En l'absence d'un ordre émanant d'une autorité supérieure, le capitaine d'une unité ou d'une formation appartenant à la Flotte doit utiliser ses troupes, ou toute sous-unité, ou tout membre d'équipage y relatif, après mûre réflexion et selon son meilleur jugement, de façon à protéger l'Empirium ainsi que l'espèce humaine." Tu as dit une fois que j'avais l'étoffe d'un chef. C'est peut-être vrai, peut-être pas, mais la décision que je viens de prendre est irrévocable. Il va falloir que tu t'y fasses. — Mais... — Fin de la discussion, Dahak. » Il y eut un long silence. « À vos ordres », déclara enfin l'IA d'une voix polaire, mais Colin savait que le plus difficile restait à venir. Satisfait de se retrouver seul à seul avec Jiltanith, il la gratifia d'un sourire malicieux et prit son courage à deux mains. « Tanni, je ne tiens pas à me disputer aussi avec mon second. — Est donc vray ? éclata-t-elle. Affronte alors ton épouse, fol insensé ! Guère plus d'un jour passé dans cest système, et déjà tu risques ta vie ? Quel asticot dévore tes sens ? Ou est-ce vanité qui s'exprime là ? Car assurément n'y vois once de sagesse ! — Ce n'est pas de la vanité, et tu le sais. Nous n'avons simplement pas de temps à perdre. — Pas de temps? cracha-t-elle comme un chat furieux. Me crois donc démente itou ? Quelque opération que tu mènerois, jamais ne retournerons sur Terre à temps pour les éclaireurs achuultani ! Or donc, pourquoy désormais se hâter ? Quatre mois aisément, peut-être mesme cinq, peuvons passer icy et encor' arriver en heure pour l'incursion principale... et bien le says ! — D'accord, admit-il, et la jeune femme plissa les yeux devant ce consentement inespéré. Admettons que tu aies raison et que nous commencions à fouiller Bia de fond en comble : qu'adviendra-t-il si nous exécutons une manœuvre qui déplaît au QG ? Tant que nous ignorerons ce qui est susceptible de le contrarier, l'ensemble de notre équipage sera en danger de mort. Nous ne pouvons donc rien entreprendre avant d'avoir établi la communication ! » Les doigts de la jeune impériale se contractèrent avec la fougue féline qui lui était si propre, mais elle inspira et se força à examiner l'argument de son mari. « Certes, ycelles parolles revêtent du vray, acquiesça-t-elle à contrecœur. Nonobstant est aussi vray que n'avons poinct longtemps travaillé à cest problème. Faut-il donc que si tôt t'attelles à ceste folie ? — Je le crains, soupira-t-il. Si nous avons bien affaire au haut commandement de la Spatiale, il s'agit de la caverne d'Ali Baba ou d'une boîte de Pandore, et il faut en avoir le cœur net. À supposer qu'une partie de l'arsenal impérial soit encore opérationnelle – or, à voir la façon dont cette plateforme s'est autoactivée, je pense que c'est le cas –, nous ignorons combien de temps il faudra à la "Flotte" pour assembler ses forces. Chaque minute compte, 'Tanni. » Elle s'écarta de lui et se mit à faire les cent pas, les bras croisés sous la poitrine et les épaules tendues par la peur. Une peur qu'elle n'éprouvait pas pour elle-même, Colin le percevait très bien. Il aurait voulu lui avouer qu'il comprenait, mais l'idée ne lui parut pas judicieuse... d'autant qu'elle le savait déjà. Elle se tourna enfin vers lui, le regard voilé, et il comprit qu'il avait remporté la victoire. « Qu'il en soit ainsy, murmura-t-elle avant de l'étreindre et d'enfoncer le visage dans le creux de son épaule. Mon coeur n'y consent, toutesfois ma raison – soit-elle maudite ! – y adhère. Ce malgré, oh ! mon tendre cher, bien volontiers te l'eussé-je interdit ! — Je sais », chuchota-t-il dans la soie parfumée de sa chevelure. Maclntyre se sentait comme une fourmi à l'approche d'une semelle menaçante. Le flanc blindé de l'installation orbitale se refermait sur lui, prêt à le broyer entre son immense carcasse et la sphère bleu et blanc formée par Birhat. Il pria pour que Cohanna ne soit pas en train d'examiner son bioscan. D'un coup de coude, il immobilisa la vedette. Une balise vert et jaune indiquait un petit panneau d'accès. Il se concentra sur ses implants à s'en faire exploser la tête, mais aucune réponse ne lui parvint. Il chronométra la séquence du signal lumineux avec soin. « Dahak, je capte un clignotement à une fréquence de zéro virgule soixante-quinze seconde, vert-orange-orange-vertorange, sur une écoutille de classe sept. — Si les conventions de la Spatiale n'ont pas changé, commandant, cela devrait signaler un point d'accès opérationnel pour de petits véhicules. — Je sais. » Colin déglutit. Il aurait préféré que sa gorge ne soit pas aussi sèche. « Malheureusement, mes neurocapteurs ne décèlent rien du tout. » Soudain, il perçut un déclic presque audible tout au fond de son crâne. Pris d'un vertige passager, il cligna des yeux tandis qu'un picotement peu commun parcourait ses récepteurs neuronaux. « J'ai capté quelque chose. Ce n'est pas très clair, mais... » La vibration devint aiguë et familière. « Voilà ! — Bien reçu, commandant, confirma Dahak. Les programmes de traduction mis au point pour Oméga trois ne satisfaisaient pas tout à fait nos attentes, mais je pense que les nouvelles modifications apportées par mes soins à vos neurologiciels devraient suffire. Toutefois, et au risque de me répéter, soyez prudent : d'autres difficultés de nature imprévisible pourraient surgir. — Compris. » Colin s'approcha de la structure tout en injectant ses pensées avec la plus grande prudence dans les ordinateurs du panneau d'accès. Il obtint une réponse. C'était une demande d'identification, mais avec un goût... bizarre. Très délicatement, il saisit son code d'implant personnel. Pendant un instant – juste assez long pour faire naître en lui un sentiment à la fois de soulagement et de déception –, rien ne se produisit. Puis le panneau coulissa, et il sécha ses paumes moites sur le pantalon de son uniforme. « Mesdames et messieurs, la porte est ouverte, lâcha-t-il tout bas. Souhaitez-moi bonne chance. — De nostre part à tous, psalmodia Jiltanith d'une voix douce. Prends soin de toi, mon amour. La demi-heure qui suivit compta parmi les moments les plus stressants que Colin eût jamais vécus. Les codes de base de ses implants avaient suffi à ouvrir le sas, mais le processus avait également réveillé les systèmes de sécurité internes. Les interpellations reçues lui paraissaient étranges. Elles dénotaient une persistance tenace et mécanique qu'il n'avait jamais constatée chez Dahak, mais n'en restaient pas moins précises. Les appels à présentation jaillissaient à tout bout de champ, émis à des niveaux de sécurité toujours plus élevés. Il se surprit à fournir des codes d'officier de passerelle qu'il ignorait connaître et comprit que les ordinateurs puisaient dans son fonds de réponses à des interpellations. Pas étonnant que Druaga ait nourri la ferme conviction qu'Anu ne pourrait jamais annuler ses derniers ordres donnés à Dahak ! Jusqu'ici, Maclntyre ne soupçonnait pas l'énorme quantité d'encodages que l'IA avait enterrés dans ses implants et son inconscient. Il atteignit finalement le conduit de transit central et éprouva autant de soulagement que de tension au moment de se connecter au sous-réseau de trafic pour exiger un transport jusqu'au commandement alpha du QG de la Flotte. Il s'attendait à une nouvelle sommation, mais les ordinateurs de routage lui donnèrent le feu vert et il s'engagea dans le puits de transfert. La terreur de l'inconnu comportait une particularité, songea-t-il avec ironie tandis que le conduit l'aspirait puis le propulsait : elle banalisait la frayeur d'être haché menu sous la force gravitonique d'un sas de transit ! Le transporteur le déposa à l'extérieur de commandement alpha, dans une salle abondamment éclairée et assez vaste pour contenir une navette d'assaut. Le sas de la passerelle n'arborait aucune enseigne d'unité, comme si l'état-major de la Spatiale transcendait de tels détails. Seul l'emblème du Quatrième Empire ornait la paroi métallique : le nuage stellaire de l'Empirium surmonté d'un diadème aux formes complexes. Colin regarda autour de lui, ses sens naturels et artificiels en alerte, puis pâlit en détectant les systèmes de sécurité qui protégeaient le portail chatoyant. De lourds fusils à gravitons cachés dans d'ingénieux boîtiers étaient couverts par des armes que Vlad avait baptisées « fusils à distorsion », et leurs appareils de visée pointaient sur lui. Il tenta de redresser ses épaules voûtées et s'avança vers le sas gigantesque d'un pas régulier. Contre toute attente, le panneau glissa avec un clic, puis d'autres portes plus silencieuses — deux fois plus nombreuses que les accès menant au commandement un de Dahak —s'ouvrirent tandis qu'il parcourait le tunnel plongé dans une lumière vive. Il se sentit pris au piège mais réprima son anxiété. Enfin, il pénétra dans le cœur et le cerveau mêmes de la Spatiale, et la dernière trappe se referma derrière lui. C'est moins impressionnant que commandement un, telle fut sa première pensée — mais seulement sa première. Il manquait à ces lieux la beauté et la perfection des holoprojections de la passerelle de Dahak. En revanche, la salle délicatement éclairée la surpassait en taille, et de très loin:. Des consoles hypercom spécialisées tapissaient les murs et affichaient des noms écrits en alphabet impérial lié — il avait tout de suite reconnu le style. Des noms qui avaient peuplé les cours post-bioaugmentation dispensés par Dahak et qui n'étaient jusqu'alors que des légendes plus ou moins crédibles à ses yeux. Des systèmes stellaires, des secteurs galactiques, de célèbres bases impériales et de prestigieuses formations : autant d'appellations qui s'étalaient à perte de vue. Les filets des quadrants de commande couvraient le sol; les couchettes et les consoles disposées en rang semblaient se multiplier à l'infini. Devant ce spectacle, on prenait conscience de l'incroyable immensité de l'Empire. Colin se sentait absolument insignifiant. Mais il se trouvait là... et ces couches étaient vides. Il avait parcouru huit cents années-lumière pour parvenir à cette pièce démesurée, il était parti d'une planète grouillante d'humanité pour aboutir à ce silence qu'aucune voix n'avait brisé depuis quarante-cinq millénaires, et toute la force et la puissance de cet empire ne provenaient en définitive que de la main de l'homme. Il traversa le pont lumineux. Les talons de ses bottes résonnaient sur les mosaïques ornées de pierres précieuses, et des fantômes guettaient dans les coins avec la plus grande attention. Il se demanda ce qu'ils pensaient de lui. Il lui fallut dix minutes pour rejoindre l'estrade qui se dressait au centre de la passerelle, et il en monta les larges marches sans s'arrêter. Il avait l'impression que le poids d'une destinée irréversible s'abattait soudain sur ses épaules. Puis il arriva enfin au sommet. Il prit place dans la couche en forme de trône située devant le terminal isolé. Les contours du fauteuil s'adaptèrent en douceur à sa silhouette. Il se força à se relaxer et inhala une profonde et lente bouffée d'air avant d'utiliser ses neuroémetteurs. Une bribe de réponse grésilla dans sa tête. Il eut un sursaut d'espoir, puis grogna et tressaillit lorsqu'on l'expulsa du réseau de façon violente. « Accès via interface neuronale refusé », déclara un contralto léger et musical... un timbre totalement dénué de vie et d'émotion. Colin se frotta le front pour essayer d'apaiser la douleur surgie au fond de son cerveau. Il détailla les alentours silencieux en quête d'inspiration, sans résultat. Puis il activa à nouveau ses implants, cette fois avec plus de prudence. « Accès via interface neuronale refusé. » La voix l'éjecta du réseau avec encore plus d'agressivité. « Avertissement : tout accès non autorisé à cette installation entraîne une peine d'emprisonnement pour une période minimale de quatre-vingt-quinze années standard. — Merde », murmura Colin. Il appréhendait au plus haut point la réaction de l'appareil à l'emploi de sa com via torsion spatiale, mais ne voyait pas d'autre option. « Dahak ? — Oui, commandant. — J'ai reçu une mise en garde contre accès neuronal illicite. — De vive voix ou via neurorécepteur ? — De vive voix. Les ordinateurs refusent toute communication via neurorécepteur. — Intéressant quoique illogique. Vous avez été admis dans commandement alpha, et j'en déduis que l'état-major vous reconnaît comme un officier de la Flotte. En conséquence, l'accès ne devrait pas vous être refusé. — Figure-toi que l'idée m'avait traversé l'esprit, lâcha Maclntyre avec une pointe d'ironie. — Avez-vous tenté une communication verbale, commandant ? — Non. — Je vous le recommande. — Merci beaucoup. » Il s'éclaircit la gorge. « Ordinateur. » Le fait de s'adresser au vide le fit se sentir un peu ridicule. « J'écoute », lâcha la voix impassible, et le cœur de Colin ne fit qu'un bond. Par tous les diables ! il existait peut-être un moyen d'infiltrer le système ! « Pourquoi me refusez-vous l'accès neuronal ? — Identification d'implant insatisfaisante. — Insatisfaisante dans quel sens ? — Anomalie détectée dans les données. Accès via interface neuronale refusé. — Quelle anomalie ? demanda-t-il d'un ton faussement patient. — Signature neuronale non contenue dans la banque de données du haut commandement de la Spatiale. Individu non reconnu par les programmes d'accès fondamentaux. Accès via interface neuronale refusé. — Mais alors pourquoi avez-vous accepté de communiquer verbalement ? — Une grappe de sous-programmes d'urgence a été activée pour la durée de la présente crise. » Il s'interrogea sur la nature de ces « sous-programmes d'urgence » et sur le pourquoi de leur permissivité, mais s'abstint de formuler toute question, peu désireux de voir la machine changer d'avis. « Ordinateur : pourquoi ai-je été admis dans commandement alpha ? — Donnée inconnue. La sécurité ne fait pas partie des attributions de la centrale informatique. — Je vois. » Il réfléchit avec plus d'ardeur que jamais puis hocha la tête. « Ordinateur : le système de sécurité du QG permettrait-il à un individu pourvu de codes d'identification invalides de pénétrer en ces lieux ? — Négatif. — Si j'ai été admis, la base de données devrait donc reconnaître mes implants. » Un silence suivit la remarque. « Hm. Pas très causant, hein ? — Question non comprise, articula le cerveau électronique. — Laissez tomber. J'affirme qu'une recherche permettrait de localiser mes codes neuronaux dans le réseau informatique assigné à la sécurité. Partagez-vous mon avis ? — La possibilité existe. — Alors je vous ordonne (il émit la consigne avec une grande précaution) de parcourir ledit réseau et de valider mes encodages. » Une nouvelle pause. Colin se mordilla la lèvre. « Ces instructions verbales nécessitent une autorisation en mode manuel. Définissez la source d'autorité. — Moi-même, c'est-à-dire Colin Maclntyre, capitaine de la Flotte de guerre impériale, commandant en chef de l'unité de combat Dahak, numéro d'immatriculation un-sept-sept-deux-neuf-un. » L'imperturbabilité de sa voix le stupéfia. « Autorisation accordée à titre provisoire. Scan des données de sécurité en cours. » L'ordinateur marqua une nouvelle pause. « Scan effectué. Neurocodes d'identification circonscrits. Anomalies détectées. — Quel genre d'anomalies ? — Primo : codes d'identification périmés. Secundo : aucun capitaine Colinmacintyre répertorié dans la banque de données du commandement central de la Spatiale. Tertio : l'unité Dahak, numéro d'immatriculation un-sept-sept-deux-neuf-un, a été perdue il y a cinquante et un mille six cent neuf virgule huit cent quarante-six années standard. — Mes codes étaient d'actualité au moment du départ de Dahak pour le système de Noarl. Il faudrait m'intégrer à votre base de données en qualité de descendant de l'équipage du bâtiment susmentionné. J'ai été nommé à un poste laissé vacant suite à des pertes essuyées dans le cadre d'un combat. — Impossible. L'unité Dahak, numéro d'immatriculation un-sept-sept-deux-neuf-un, n'existe plus. — Comment expliquez-vous la présence d'un bâtiment inexistant dans ce système ? — Demande invalide. — Invalide ? Au moment où je vous parle, Dahak se trouve en orbite autour de Birhat, tout comme cette station ! — Donnée invalide. L'unité en question ne se trouve pas aux coordonnées spatiales évoquées. » Il résista à la tentation d'écraser son poing bioaugmenté sur la console. « Alors quel est l'objet situé à proximité du QG ? — Anomalie informationnelle, lâcha l'ordinateur sans émotion. — Mais bon sang, à quelle anomalie faites-vous référence ? — Les programmes de défense assurant le périmètre de sécurité interdisent toute approche de la planète Birhat à moins de huit heures-lumière sans un ensemble de codes d'identification valables. L'unité Dahak, numéro d'immatriculation un-sept-sept-deux-neuf-un, n'existe plus. Par conséquent, elle ne peut se trouver là où elle se trouve. Les rapports des scanners comportent donc une anomalie informationnelle. » Dans un éclair d'illumination, Maclntyre cogna sur un bras de la couchette. Pour une raison inconnue, cette machine stupide – ou ses systèmes de surveillance externe, peu importait –avait homologué le code d'identification de Dahak et lui avait octroyé l'accès à son périmètre. Pour une autre raison tout aussi obscure, les ordinateurs centraux n'avaient pas reconnu le code en question. Confronté au fait qu'aucune unité illicite ne pouvait être postée dans son voisinage, cette imbécile de machine avait catalogué le vaisseau impérial comme « anomalie informationnelle » et décidé de l'ignorer ! « Ordinateur : à supposer – ce n'est qu'une hypothèse –qu'un vaisseau identifié sous le nom de Dahak ait été admis dans le système de Bia par le réseau de sécurité, comment expliqueriez-vous la situation ? — Erreur de programmation. — Développez. — Aucune confirmation de la disparition du bâtiment Dahak, numéro d'immatriculation un-sept-sept-deux-neuf-un, n'a été archivée dans le réseau informatique du QG impérial. Cette disparition figure dans le segment de carnet de bord rho-epsilon-bêta-sept-six-un-neuf-quatre, mais l'incapacité à confirmer sa véracité a entraîné un stockage de données déficient. » Ia voix se tut, satisfaite de sa déclaration, et Colin réprima un juron. « Ce qui signifie ? — Les codes d'identification de l'unité Dahak, numéro d'immatriculation un-sept-sept-deux-neuf-un, n'ont pas été effacés de la toile informatique. » Il ferma les yeux. Doux Jésus ! Ce phénomène de stupidité avait laissé Dahak pénétrer dans le système parce que le vaisseau s'était identifié et que ses codes étaient encore contenus dans la mémoire centrale, mais maintenant qu'il était là, l'ordinateur niait son existence ! « Comment résoudre cette erreur de programmation ? — Par la suppression des données antinomiques. » Pour la énième fois, Maclntyre respira profondément, conscient de la fragilité de la discussion. Si ce cerveau électronique pouvait décider qu'un vaisseau de la taille de Dahak n'existait pas, il pouvait sans doute en faire autant pour le capitaine d'une « anomalie informationnelle ». « Considérez l'éventualité que le segment de carnet de bord rho-epsilon-bêta-sept-six-un-neuf-quatre exprime une information incorrecte. — Cette éventualité existe. Probabilité impossible à estimer. » Colin s'octroya une pointe de soulagement. Une minuscule pointe. « Dans ce cas, je vous ordonne d'effacer ce segment de la mémoire centrale. » Il retint son souffle. « Procédure incorrecte. — Pourquoi ? — Le formatage intégral de ces fichiers requiert l'autorisation d'un membre humain et haut gradé de mon équipage. » Colin dressa les oreilles. Le formatage intégral? « Suis-je en mesure d'exiger la mise en stockage inactif des paramètres concernant mon vaisseau en attendant une autorisation adéquate ? — Affirmatif. — Alors je vous ordonne d'opérer la suspension des fichiers précités. — En cours d'exécution. Données transférées en zone de stockage inactif. » Maclntyre relâcha toute la tension accumulée en un frémissement explosif puis se secoua : peut-être criait-il victoire trop tôt. « Ordinateur : qui suis-je ? demanda-t-il d'une voix posée. — Vous êtes Colin MacIntyre, capitaine de la Flotte de guerre impériale, commandant en chef du planétoïde Dahak, propriété de Sa Majesté l'empereur, numéro d'immatriculation un-sept-sept-deux-neuf-un. — Et où se trouve mon bâtiment actuellement ? — En orbite autour de Birhat, à dix mille zéro dix-sept virgule cinq kilomètres de l'état-major de la Spatiale », débita la voix sereine et musicale. Colin psalmodia une délicate action de grâces, brève mais fervente, avant de donner libre cours à sa joie. « Voilà ! » Il abattit ses paumes sur les accoudoirs en un geste de triomphe. « Que t'arrive, mon Colin ? souffla une voix anxieuse dans la corn via torsion spatiale, et il se rappela qu'il l'avait laissée enclenchée. — Notre accès est confirmé, 'Tanni ! Communique la bonne nouvelle à tout le monde ! — Bravement mené, mon amour ! — Merci, lâcha-t-il avec douceur, puis il redressa les épaules avant de se remettre au travail. Ordinateur. — Oui, capitaine ? — Comment t'appelles-tu ? — Cette unité porte le nom officiel de centrale informatique du haut commandement de la Flotte. — Est-ce en ces termes que ton personnel humain s'adressait à toi ? — Négatif, capitaine. — Alors comment te nommaient-ils ? demanda Colin sans perdre patience. — "Mère". — Mère. » Il secoua la tête, incrédule. Mais après tout, si telle était leur habitude... « Très bien, Mère, prépare-toi à recevoir la mémoire de Dahak. — Paré. — Dahak, procède à un téléchargement intégral. — Séquence initialisée. » Colin sentit un immense flot de données déferler dans les circuits. Il n'en percevait que les contours via ses neurorécepteurs, mais cela revenait à se tenir au bord d'un fleuve prêt à déborder. Une expérience presque terrifiante. Il appréhenda soudain avec humilité la capacité limitée du cerveau humain. Malgré la gigantesque quantité d'informations transmises, l'opération dura à peine dix minutes. « Téléchargement terminé, annonça Mère. Données stockées. — Parfait ! À présent, fais-moi un rapport de situation de la Flotte. — Code d'autorisation du haut commandement exigé. » Colin fronça les sourcils et son enthousiasme retomba en un éclair. Il ne connaissait pas le code. Il tira sur la pointe de son nez et se mit à réfléchir de plus belle. Seule Mère était à même de lui fournir la combinaison, et il savait très bien qu'elle ne lui rendrait pas ce service. Elle l'acceptait comme un capitaine de la Spatiale, ce qui lui octroyait une certaine autorité dans les domaines relatifs à son secteur de compétence – Dahak – mais ne lui permettait pas d'accéder aux données dont il avait absolument besoin. Cette contrainte était d'autant plus pénible qu'il s'était habitué aux flux d'informations délivrés par Dahak sans rechigner. Pourquoi le vaisseau interstellaire lui concédait-il cette faveur ? Parce qu'il en était le capitaine. Et comment l'était-il devenu ? Parce que ce titre revenait de droit à l'individu le plus gradé à bord d'un bâtiment et que Dahak avait choisi de considérer un Terrien primitif comme un membre de son équipage. Voilà qui suggérait une approche possible. À sa propre surprise, il renonça pourtant à l'appliquer. Mais pour quelle raison ? N'avait-il pas fini par accepter son statut de capitaine de Dahak, et même de gouverneur de la Terre ? Alors pourquoi hésitait-il ? Parce que, songea-t-il, ce mausolée à l'éclairage clinquant était à coup sûr synonyme de puissance et de lourdes responsabilités, et l'idée le faisait trembler. Une réaction peut-être ridicule pour quelqu'un qui se portait déjà garant de la survie de son espèce, mais non moins réelle. Il se secoua. L'Empire était mort. Il n'en restait sans doute que des installations du type de Mère, et il lui en faudrait autant que possible. Même si cela impliquait de prendre les commandes de ce QG abandonné depuis une éternité et peuplé uniquement de fantômes et d'ordinateurs. Toutefois, il aurait préféré que l'opération ne revête pas un caractère si... impie. « Mère, dit-il enfin. — Oui, capitaine ? — En ce jour (il articulait avec une grande application et sans la moindre hâte), moi, Colin Maclntyre, capitaine de la Flotte de guerre impériale, commandant en chef du (il rechercha la désignation employée par son interlocuteur) planétoïde Dahak, propriété de Sa Majesté l'empereur, en ma qualité d'officier le plus gradé à bord de cette station et conformément au règlement de la Spatiale, énoncé cinq-trois-trois, section neuf-un, article dix, me saisis du commandement du siège de l'état-major... — Autorisation invalide. — Pardon ? » Il cligna des paupières, surpris. « Autorisation invalide, répéta la voix de façon peu serviable. — En quoi est-elle invalide ? demanda Colin, irrité à l'excès par cet imprévu alors qu'il avait enfin trouvé le courage d'effectuer sa demande. — L'énoncé cinq-trois-trois ne s'applique pas au transfert de pouvoirs. — Bien sûr que si ! » riposta-t-il, mais, comme la formule ne constituait ni une question ni un ordre, Mère garda le silence. Il grinça des dents, frustré. « D'accord, d'accord, mais alors à quoi s'applique-t-il ? — L'énoncé cinq-trois-trois et ses sous-sections s'appliquent au traitement des ordures à bord des bases orbitales de la Flotte impériale. — Comment? » Il fixa la console. Bien entendu que l'énoncé cinq-trois-trois concernait le transfert de pouvoirs ! C'était ainsi que Dahak l'avait piégé puis entraîné dans cette absurdité ! Colin avait parcouru le règlement le jour où... Il comprit soudain. Oui, il avait lu l'énoncé, mais dans un recueil de réglementations rédigé cinquante et un mille ans plus tôt. Par tous les diables ! — Transmets le règlement actuel de la Spatiale ainsi que toutes les autres données jugées pertinentes à mon vaisseau. — À vos ordres. Téléchargement initialisé. Téléchargement terminé, conclut le cerveau électronique presque sans pause, et Maclntyre réactiva sa com. — Dahak? — Oui, commandant. — J'ai besoin d'un coup de main. Par quoi l'énoncé cinq-trois-trois a-t-il été remplacé ? — Par l'entrée un-neuf-un-cinq-sept-trois-neuf, commandant. » Maclntyre grimaça. Pendant sept mille ans, l'Empirium était parvenu à limiter les règlements de la Flotte à moins de trois mille sections principales; mais, selon toute apparence, l'Empire avait découvert les joies de la bureaucratie. Pas étonnant que Mère possède une mémoire si vaste. Merci, dit-il, prêt à reporter son attention sur Mère, mais Dahak l'interrompit. — Un moment, commandant. Avez-vous l'intention d'utiliser cet énoncé pour prendre les commandes de la station ? — Absolument, lâcha Colin d'un ton irrité. — Je vous conseille de vous en abstenir. — Pourquoi ? — Parce qu'une telle initiative déclenchera votre exécution immédiate. — Hein ? lâcha-t-il d'un ton distrait, sûr d'avoir mal entendu. — Vous serez aussitôt abattu, commandant. L'énoncé unneuf-un-cinq-sept-trois-neuf n'englobe pas le commandement central. — Et pourquoi ? C'est une unité attachée à la Spatiale. — C'était une unité attachée à la Spatiale, déclara Dahak contre toute attente. Désormais, elle est la Spatiale, et tous les effectifs et appareils s'y rapportant lui sont subordonnés. Les officiers en chef de la Flotte de guerre n'accèdent pas de façon automatique à des postes clés au sein du commandement central. — Dans ce cas, d'où vient son état-major ? — Les commandants sont sélectionnés parmi les effectifs de la Flotte, mais celle-ci n'est pas habilitée à promouvoir ses soldats à ce poste. L'empereur lui-même puise dans le bassin d'officiers généraux de la Spatiale pour choisir l'équipe exécutive du QG, qui officie uniquement sous ses ordres. Toute tentative de prendre lé pouvoir sans l'appui d'un décret impérial est considérée comme un acte de haute trahison et sanctionnée par la peine capitale. » Colin blêmit à l'idée que seule l'interruption de Mère en vue de corriger 'un code défectueux l'avait sauvé. Il frissonna. Combien de pièges l'attendaient encore ? Bon Dieu! Pourquoi Mère ne possédait-elle pas l'intelligence suffisante pour lui donner ce type d'information? Parce que, lui murmura une voix douce et ténue, elle n'avait pas été conçue pour rendre de tels services. Rien de plus naturel. Mais, sans le statut d'officier général, il n'obtiendrait pas les renseignements dont il avait besoin. Et s'il essayait de prendre les rênes de la station, FIA l'abattrait séance tenante ! « Dahak, trouve une solution. Je dois acquérir ce statut, ou nous aurons fait le voyage pour rien. — Seul l'empereur jouit de ce privilège, commandant. Il faut obligatoirement passer par lui. — Mais il n'y a pas d'empereur, bon sang de bon Dieu! » hurla-t-il à moitié avant de réprimer sa crise d'hystérie naissante. La situation lui échappait des mains. Il nourrissait un seul désir : que Dahak vienne à bout de l'esprit borné et dérangé de — Mère ! « Et si tu envahissais les programmes centraux de façon à les restructurer ? — Je serais aussitôt détruit. En outre, l'opération se solderait par un échec : ces programmes renferment certains dispositifs de sécurité, dont celui qui nous occupe – que même l'empereur n'a pas le droit de reconfigurer. — C'est insensé. Un ordinateur non reprogrammable aux commandes d'un gigantesque établissement militaire ! — Je n'ai pas dit que toute reprogrammation était exclue, mais je ne comprends pas pourquoi ces portions logicielles en particulier sont inaltérables. Je ne connais ni le contenu ni la raison de ces restrictions. Je fonde ma remarque sur des données techniques incluses dans les informations transférées dans ma mémoire. — Mais comment est-il possible que tout soit immuable ? Ne pourrais-tu pas, en toute simplicité, désactiver le réseau informatique, formater la totalité de son contenu et le reconfigurer à partir de zéro ? — Négatif, commandant. Les restrictions en question ne sont pas immatérielles. En termes terriens, elles sont "ancrées" dans le système. Leur suppression impliquerait la destruction d'une portion considérable du noyau informatique central. — Merde. » Colin médita un instant puis élargit la portée de sa com. « Vlad, "Tanni ? Avez-vous entendu notre discussion ? — Ouy-da, répondit la jeune impériale. — Des idées ? — Par ma foy, nulle qui caresse mon esprit en ceste heure. Vlad, tu as peut-être lumières à nous apporter ? — Je crains que non, avoua Tchernikov. Je suis en train de parcourir les données techniques dont Dahak vient de parler, commandant. Pour autant que je puisse en juger, son analyse est correcte. L'altération du noyau informatique nécessiterait une mise hors tension intégrale de la station. Or, même si "Mère" y consentait, les dégâts physiques requis par l'opération atrophieraient le cerveau central et supprimeraient l'information désirée. À mon avis, le système a justement été conçu pour rendre impossible la manœuvre que vous avez suggérée. — Putain de concepteurs de pièges de mes deux ! » murmura Colin. Tchernikov étouffa un rire, ce qui le réconforta un peu... juste un peu. « Dahak, peut-être as-tu toi-même accès à l'info que nous recherchons ? — Négatif. — Et à ta connaissance, n'y a-t-il aucun moyen de contourner ces satanées interdictions ? — Négatif. — Alors il n'y a plus rien à faire, mesdames et messieurs. » Il soupira et se laissa basculer dans le fauteuil. Un goût de défaite caressa son palais, d'autant plus amer que la victoire lui avait paru si proche quelques instants auparavant. « Bon Dieu de bon — Dieu ! Il nous faut un empereur pour pénétrer ce fichu système, or le dernier empereur est mort il y a quarante-cinq mille ans ! — Commandant, reprit Dahak au bout d'un moment, il y a peut-être une solution. — Quoi ? » Maclntyre se redressa d'un bond. « Tu viens de dire qu'il n'y en avait pas. — Inexact. J'ai confirmé qu'il n'y avait aucun moyen de "contourner ces satanées interdictions". En revanche, il existe peut-être une façon de les utiliser à notre avantage. Je précise toutefois que... — De les utiliser à notre avantage? Comment? — En situation oméga, commandant, vous acquérez le droit de... — De prendre le contrôle du QG de la Spatiale ? — Affirmatif. Vu les circonstances, vous êtes l'officier le plus haut gradé de la Flotte de guerre impériale et, en votre qualité de gouverneur de la Terre, le fonctionnaire civil le plus haut placé. Ce statut vous habilite à ordonner à Mère le décret d'une situation oméga et, par là même... — Génial, Dahak! Donne-moi une petite minute. » Incroyable ! Sans même en prendre conscience, il se frotta les mains en un geste d'allégresse. « Mais, commandant... insista Dahak. — Je suis à toi dans un instant. » Un sentiment d'exaltation submergea tout son être, un sentiment puissant et merveilleux qui se mêla au stress émotionnel à peine subi. « Mère, se lança-t-il. — Oui, capitaine Colinmacintyre ? — Commandant, interrompit à nouveau Dahak, il y a un... — Mère, reprit Colin d'un ton ferme, pressé d'en finir avant que Dahak n'affaiblisse sa détermination en évoquant tel ou tel problème. Décrétez une conjoncture oméga. » Il y eut un moment de silence profond, puis l'enfer ouvrit ses portes. Colin s'aplatit dans la couchette et leva les mains pour se couvrir les yeux tandis qu'une lumière aveuglante jaillissait dans commandement alpha. Une décharge de douleur irradia dans son bras gauche lorsqu'une biosonde de force pure lui déchira un morceau de chair. Mais ces souffrances étaient insignifiantes comparées au bouillonnement furieux qui lui ravageait le cerveau via ses neurorécepteurs. Une main maladroite plongea à l'intérieur de son corps, inondant le réseau de ses implants pour lui arracher une partie de sa Gestalt. L'espace d'un terrible instant, il devint le haut commandement de la Flotte. Sa silhouette tourmentée se contorsionnait tandis que son esprit de simple mortel fusionnait avec les ordinateurs sans fond et sans âge de la Spatiale. Leurs identités respectives s'interpénétraient de façon irréversible. Colin hurla sous l'emprise d'une douleur insoutenable, bien que le sentiment d'agonie se soit dissipé avant même qu'il ne l'éprouve dans toute sa splendeur. Les échos de la tourmente s'estompèrent le long de ses synapses et vinrent titiller son cœur palpitant. Puis tout fut terminé. — Conjoncture oméga assimilée, lâcha Mère sans émotion. L’empereur est mort. Longue vie au nouvel empereur ! CHAPITRE TREIZE « J'ai essayé de vous prévenir, Colin », laissa tomber Dahak sans dureté. Maclntyre tressaillit. Empereur? Voilà qui lui paraissait... comment dire ?... les mots lui manquaient. « Colin ? demanda Jiltanith avec plus de douceur que Dahak, mais aussi plus d'anxiété. — Oui, 'Tanni? parvint-il à articuler d'une voix rauque et étranglée. — Comment te portes, amour ? Entendîmes ton cri. Es-tu... ? — Je... je vais bien, 'Tanni. » D'un point de vue physique, c'était vrai. Il s'éclaircit la gorge. « J'ai traversé des moments difficiles, mais à présent je vais bien. Promis juré. — Ne puis venir à toi ? » Elle paraissait à peine plus calme. « Rien ne me ferait davantage plaisir, répondit-il avec plus de sincérité que jamais, puis il secoua la tête: Attends. Laisse-moi m'assurer que tu ne cours aucun risque. » Il se secoua et donna de la voix. « Mère ? — Oui, Votre Majesté impériale ? » La réponse lui glaça le sang. « J'aimerais que l'un de mes officiers me rejoigne. Sa signature neuronale, tout comme la mienne, ne se trouvera pas dans ta banque de données. Peux-tu faire en sorte que le système de sécurité laisse passer cette personne ? — Si c'est le souhait de Votre Majesté. — C'est son souhait le plus cher. » Un sourire de vieux roublard apparut sur le visage de Maclntyre. Il n'allait peut-être pas craquer, tout compte fait. « Requête : veuillez identifier le subordonné en question, lâcha l'ordinateur. — Hein ? Ah ! il s'agit du capitaine Jiltanith, le commandant en second de Dahak. Mon épouse. — Bien compris. — 'Tanni ? » Il s'adressa de nouveau à sa com. « La voie est libre. — Suys en chemin, amour. » Il s'étira dans sa couchette, certain qu'elle arriverait dans un instant. Quelques derniers frissons parcoururent ses membres, puis un ultime picotement agita ses doigts et sa respiration se stabilisa. « Mère. — Oui, Votre Majesté ? — Que s'est-il passé ? Que m'est-il arrivé lorsque tu as exécuté la conjoncture oméga ? — Les sous-programmes de secours ont été désactivés et le haut commandement de la Flotte a délaissé ses fonctions de gardien à la faveur de votre demande d'accès au trône. — J'avais compris le processus. Je veux une explication détaillée de ce que tu as fait, toi. — Le QG a rempli son rôle d'arbitre de la succession. En tant qu'officier militaire et fonctionnaire civil le plus haut gradé du répertoire informatique impérial, et conformément à la Charte universelle, vous êtes devenu l'héritier officiel du trône suite à la disparition de la dynastie précédente. Toutefois, Informatrix n'avait pas connaissance de l'existence de Votre Majesté avant son couronnement; il lui était donc nécessaire de prélever des échantillons génétiques en vue de toute vérification ultérieure de l'identité des héritiers impériaux, d'évaluer Son Impériale Gestalt, puis de l'implanter dans le cortex informationnel primaire de la présente installation. » Colin fronça les sourcils. Beaucoup de détails lui échappaient encore, mais il lui fallait d'ores et déjà résoudre certains points. « Mère, peux-tu faire preuve de flexibilité au sujet des titres ? — Demande non comprise, Votre Majesté. — Je veux dire... Voyons, quels sont les titres dont j'ai hérité ? — Le principal est "Sa Majesté impériale Colinmacintyre Ier, grand duc de Birhat, prince de Bia, seigneur de la guerre et prince protecteur du Royaume, défenseur des cinq mille soleils, champion de l'humanité et, par la grâce du Créateur tout-puissant, empereur de l'espèce humaine". Les titres secondaires sont : "prince d'Aalat", "prince d'Achon", "prince d'Anhur", "prince d'Apnar", "prince d'Ardat", "prince d'Aslah", "prince d'Avan", "prince de Bachan", "prince de Badarchin", "prince..." — Stop ! » Doux Jésus ! songea-t-il. « Euh... combien de titres en tout ? — Si l'on exclut ceux qui viennent d'être cités, quatre mille huit cent vingt et un. — Aargh ! » Pas mal pour un individu ayant reçu une bonne éducation républicaine, se dit-il en silence. « Laisse-moi te clarifier un point, Mère : mon nom est Colin Maclntyre – en deux mots – et non pas "Colinmacintyre". T'en souviendras-tu ? — Dans les annales militaires et impériales, vous êtes listé sous "Sa Majesté impériale Colinmacintyre Ier, grand duc de Birhat, prince de Bia, seigneur..:" — Je comprends, mais je ne tiens pas à ce que tout le monde m'appelle "Sa Majesté impériale", et je préfère "Colin" à "Colinmacintyre". T'est-il possible d'accéder à ma requête ? — Comme Votre Majesté impériale voudra. Cela dit, vous n'avez pas encore choisi de nom de règne et, tant que cette démarche n'aura pas été accomplie, vous serez appelé Colinmacintyre Ier. Par la suite, seule votre dynastie sera désignée par votre appellation pré impériale complète. Cette solution vous satisfait-elle ? — C'est un début », marmonna Colin. Sa « dynastie » ? La notion refusait de se matérialiser dans son esprit. Il tira sur son nez puis s'arrêta. Au rythme où s'enchaînaient les surprises, il allait bientôt ressembler à Pinocchio. « O. K., mon nom de règne sera "Colin". Prends-en bonne note. — Information enregistrée. — Pour en revenir à notre petit problème : par le passé, psalmodiait-on "Sa Majesté impériale" à chaque fois que l'empereur apparaissait? J'en doute. — Voici les alternatives acceptées : "Votre Majesté", "Majesté", "Son Altesse" et "Sire". Les nobles portant le rang de duc planétaire peuvent employer "monseigneur"; les officiers généraux et les Compagnons de la nova d'or, "seigneur de la guerre". — Aïe ! Inutile de te faire renoncer à ces titres, je suppose ? — En effet, Votre Majesté impériale. Le protocole doit être observé. — C'est ce que tu crois. Attends que je mette la main sur ton programme cérémoniel ! » Il secoua la tête. « Bon, d'accord, je n'ai sans doute pas le choix, mais désormais tu emploieras exclusivement "Sire" pour t'adresser à moi. — Entendu. — Bien ! À présent... » Un doux carillon l'interrompit. « Veuillez m'excuser, Sire. L'impératrice Jiltanith vient d'arriver. Dois-je la laisser entrer ? — Bien sûr que tu dois ! » Colin franchit d'un bond les marches de l'estrade et atteignit le sas principal au moment où il s'ouvrait. Il l'étreignit si fort qu'elle en eut le souffle coupé. Ses côtes bioaugmentées menacèrent de céder sous la pression et elle sentit l'humidité là où leurs joues se rencontrèrent. « Que je suis heureux de te revoir ! murmura-t-il, la bouche collée à sa nuque. — Et moy itou. » Elle tourna la tête pour poser un baiser sur son oreille. « Grandement ai tressailli pour tes jours, mais ceste crainte ne guet trouver justification chez une qui tant bien te connoit : davantage de vies qu'un chat possèdes, mon tendre. Nonobstant, préférerois que tu les passes à moindre danger ! — Tu as tout à fait raison ! déclara-t-il avec ferveur, puis il se recula pour l'embrasser sur la bouche. La prochaine fois, j'écouterai tes conseils, bon Dieu! — Aisé à dir'... en ceste heure », s'esclaffa l'impériale, puis elle tira des deux mains sur les oreilles proéminentes de son mari. Une pensée traversa soudain l'esprit de Maclntyre et son visage se fendit d'un sourire malicieux. Il prit la jeune femme par la taille pour l'escorter jusqu'à l'estrade. « Mère, dis bonjour à ma femme. — Bonjour Votre Majesté impériale », obtempéra l'ordinateur. Jiltanith se figea. « Quelle est ceste folie ? demanda-t-elle. — Tu ferais bien de t'y habituer, chérie, lâcha Colin avant de la serrer une nouvelle fois dans ses bras. Je ne sais pas si cela nous mènera bien loin, mais, pour une fois, ton balourd de mari a réussi son coup. » L'ironie se lut sur ses traits. « Et pas qu'un peu!» Bien des heures plus tard, un Colin nettement moins joyeux poussa un grognement et se frotta le visage. Il était assis en compagnie de Jiltanith dans le fauteuil de commandement du quartier général de la Spatiale tandis que Mère procédait au rapport de statut de la Flotte impériale. Elle détaillait toutes les escadres et sous-unités dans l'ordre numérique. À ce stade, elle avait déjà couvert près de deux mille flottilles, bataillons opérationnels et escadrons de combat. — Mais jusqu'ici aucune des forces évoquées n'était exploitable. « Interromps le rapport, Mère. — Rapport interrompu, Sire. » Colin éclata de rire sans conviction. « Empereur »... voyez-vous ça! Et « seigneur de la guerre », encore plus drôle ! Il n'était qu'un commandant dépourvu de flotte, oui ! Ou, pour être plus précis, un commandant d'une flotte inutilisable. À l'époque du désastre, l'Empire était trop occupé à tenter de survivre pour effectuer une mise hors tension systématique et ordonnée de ses bâtiments. Avant de mourir, Herdan XXIV avait tout juste eu le temps d'activer les sous-programmes de secours du commandement central. Il avait placé Mère en état de veille non alimentée afin qu'elle protège Birhat jusqu'à une éventuelle résolution de la crise. Mais la plupart des unités de la Spatiale avaient connu un sort moins agréable. Quelques dizaines de vaisseaux supraluminiques avaient tout simplement disparu des fichiers du QG, ce qui, selon toute vraisemblance, indiquait que les équipages avaient pris la fuite en vue d'échapper à l'arme biologique. La plupart des bâtiments de la Flotte, quant à eux, avaient été contaminés alors qu'ils tentaient de sauver les civils en danger immédiat. Sans surprise aucune, l'opération s'était soldée par un échec funeste. Par manque d'intelligence et contrairement à Dahak, les ordinateurs impliqués s'étaient montrés incapables de prendre la moindre initiative une fois leurs effectifs décimés. À l'exception d'une poignée – dont les hyperextracteurs étaient actifs au moment où les derniers membres d'équipage avaient succombé au fléau –, les appareils s'étaient contentés de regagner la base militaire la plus proche et de garder leur position jusqu'à ce que leurs centrales à fusion nucléaire aient épuisé les ressources .du bord. Ensuite, ils avaient dérivé, dénués d'énergie comme de vie. Aucun des vaisseaux n'avait mis le cap sur Bia – un choix des plus logiques si l'on considérait que Birhat, première victime du fléau viral, avait été placée en quarantaine au tout début de l'agonie de l'Empire. Moins d'une douzaine d'unités actives avaient répondu à l'hypersignal de ralliement lancé par Mère aux quatre coins de la Galaxie, et la plus proche se trouvait à plus de huit cents années-lumière. Si Colin attendait leur retour, la Terre aurait mille fois le temps de périr avant qu'il arrive à sa rescousse. Le fait que les défenses de la planète capitale de l'Empirium étaient presque entièrement opérationnelles ne manquait pas d'ironie : le bouclier titanesque de Bia – renforcé par la prodigieuse puissance de feu du système de sécurité périphérique –aurait résisté à n'importe quel type d'attaque, mais c'était la Terre qui avait besoin de protection. « Mère, reprit enfin Colin, essayons une autre méthode. Au lieu de lister les forces disponibles par ordre numérique, répertorie l'ensemble des bâtiments opérationnels selon leur éloignement de Birhat. — À vos ordres. Initialisation d'inventaire des déploiements dans le système de Bia. Escadron de quart en orbite proche autour de Birhat : douze croiseurs lourds. Escadron de patrouille détaché dans le système profond : dix croiseurs lourds, quarante et un destroyers, neuf frégates, soixante-deux corvettes. Escadrille de la garde impériale : cinquante-deux planétoïdes de classe Asgerd, seize... — Quoi? Arrête tout de suite ! aboya Maclntyre. — À vos ordres, fit Mère d'une voix calme. — C'est quoi, cette putain d'escadrille de la garde impériale" ? — Il s'agit des troupes personnelles du seigneur de la guerre. Puissance de frappe : cinquante-deux planétoïdes de classe Asgerd et leurs parasites correspondants, seize planétoïdes de classe Trosan et leurs parasites correspondants, dix planétoïdes d'assaut de classe Vespa et leurs bâtiments d'assaut planétaire correspondants. Position actuelle : orbite d'attente à trente-huit minutes-lumière de Bia. Statut : inactives. — Nom de Dieu! » Colin fixait Jiltanith dont le visage affichait une expression aussi choquée que la sienne. Dans un mouvement simultané, ils se tournèrent vers la console d'un air accusateur. La voix de Maclntyre résonna, calme et menaçante. « Pourquoi n'as-tu pas mentionné son existence d'abord ? — Vous ne m'aviez rien demandé à ce sujet, Sire. — Bien sûr que si ! J'ai exigé une liste complète des unités de la Flotte ! » Mère garda le silence, et il maugréa un juron à l'encontre de tous les ordinateurs incapables de déceler les besoins de leur interlocuteur sans indications précises. « N'est-ce pas ? — Exact, Sire. — Alors pourquoi avoir omis cette information-là ? — Je ne l'ai pas omise, Sire. — Mais, que je sache, tu n'as pas évoqué l'escadrille de la garde impériale... » Escadrille! II s'agissait plutôt d'une flotte à part entière, oui ! « Pourquoi ? — La garde impériale ne fait pas partie de la Spatiale. Sa formation, son équipement et ses effectifs relèvent exclusivement du domaine personnel de l'empereur. » Colin cligna des paupières. Le domaine personnel de l'empereur ? Un seigneur dont les fiefs étaient à même de mettre sur pied une telle force de frappe ? Il frissonna à cette pensée puis se laissa aller en arrière, tremblant. Un bras chaud lui serra l'épaule. « O. K. » Il secoua la tête et inspira profondément, revigoré par la présence de Jiltanith. « Pourquoi l'escadrille est-elle inactive ? — Tarissement de sa source d'énergie et mise hors tension non maîtrisée, Sire. — Estime la probabilité d'une réactivation intégrale. — Cent pour cent », lâcha Mère sans aucune trace d'émotion, et une décharge d'excitation secoua Colin de pied en cap. Mais ne crions pas victoire trop vite, songea-t-il. Pas trop vite. « Prends en compte un effectif militaire de cent sept mille individus, un planétoïde de classe Utu et les infrastructures automatisées – actives ou inactives – actuellement disponibles dans le système de Bia, puis évalue le temps nécessaire pour réactiver l'escadrille de la garde impériale et l'amener à sa puissance de combat maximale. — Puissance de combat maximale inatteignable : personnel insuffisant pour former des équipages complets. — Et pour une puissance de combat réduite? — Calcul initialisé. » L'ordinateur se tut pendant un long moment, ce qui éveilla leur inquiétude. Près d'une minute plus tard, il reprit la parole : « Calcul terminé. Temps nécessaire estimé : quatre virgule trente-neuf mois. Marge d'erreur : vingt virgule sept pour cent vu la quantité de facteurs inconnus. » Colin ferma les yeux et sentit Jiltanith frémir à ses côtés. Quatre mois – cinq mois et demi au maximum. C'était serré, mais ils pouvaient y arriver, bon sang de bon Dieu! Oui, ils avaient une chance! « Les voilà », signala Tamman à mi-voix dès que le premier cercle vert apparut sur l'holovisualisateur de Dahak. L'anneau entourait un minuscule point lumineux qui grandissait à mesure que le vaisseau avançait. De nouveaux signaux surgirent sur l'écran tridi puis s'éparpillèrent en un chapelet distendu de mondes minuscules. « Je les vois », dit Colin qui se délectait encore de son rapatriement à commandement un, c'est-à-dire à un univers familier. « D'énormes bâtiments, n'est-ce pas, Dahak? — La masse du plus grand d'entre eux est de plus de vingt-cinq pour cent supérieure à la mienne. En revanche, je suis incapable de me prononcer sur la légitimité de leur lignage. » Colin lâcha un petit rire. Le vieux vaisseau était beaucoup plus enclin à l'informalité depuis le retour de son commandant, comme s'il comprenait le choc de Maclntyre à l'idée d'être devenu empereur du jour au lendemain. Ou peut-être l'IA était-elle simplement heureuse de le revoir parmi eux. Elle se faisait du souci quand des amis se trouvaient en difficulté. Il regarda les planétoïdes grossir devant lui. Si Vlad ne se trompait pas à propos de la technologie de l'Empire, ces vaisseaux constituaient de vrais monstres de combat – exactement ce dont ils avaient besoin. « Commandant, regardez par ici. » Ellen Gregory, l'assistante astronavigatrice de Sarah Meir, fit apparaître un cercle sur l'espace de projection pour indiquer un bâtiment isolé. « Que me dites-vous de ça ? » Il détailla le colosse, plissa les yeux puis l'observa encore. La sphère prodigieuse qui flottait dans l'espace ne présentait qu'une similitude grossière avec l'unique planétoïde impérial qu'il eût jamais vu. Un élément, toutefois, était reconnaissable : l'immense dragon à trois têtes qui déployait ses ailes sur la coque étincelante. « Eh bien ! que me dis-tu de ça, Dahak ? — Selon les données transmises par l'ordinateur du haut commandement, nous sommes en présence du planétoïde Dahak, propriété de Sa Majesté l'empereur, numéro d'immatriculation sept-trois-six-quatre-quatre-huit-neuf-deux-cinq. — Un autre Dahak? — C'est une appellation prestigieuse au sein de la Flotte, répondit son interlocuteur avec une pointe de froissement dans la voix. Songez à tous les Enterprise de la marine des États-Unis. Selon mes informations, ce bâtiment est le vingt-troisième du nom. — Vraiment ? Et quel numéro portes-tu ? — Je suis le onzième. — Je vois. Bon, en vue d'éviter toute confusion, nous appellerons cette nouvelle recrue Dahak II, si cela ne te pose pas de problème, Dahak. — C'est noté », répondit l'intéressé d'un ton paisible, puis il poursuivit son approche des bâtiments éteints depuis des millénaires dans l'intention de les ressusciter. « Par le Créateur, j'ai trouvé ! » Colin sursauta dans sa couche lorsque l'image holo de Cohanna se matérialisa devant lui. L'officier des biosciences arborait une mine terrible – cheveux en bataille et uniforme froissé –, mais ses yeux pétillaient d'une lueur triomphale. « La voie de la sagesse ? » demanda Maclntyre d'un air taquin. Elle parut déconcertée puis sourit. « Pardon, commandant. Je voulais dire que j'ai compris ce qui s'était produit sur Birhat – le pourquoi de cet incroyable écosystème. J'ai déniché l'information dans la banque de données de Mère. — Ah bon ? » Il se redressa, le regard plus intense. « Je vous écoute. — C'est très simple : le phénomène est dû aux zoos. — Aux zoos? répéta Colin, interloqué à son tour. — Oui. Voyez-vous, la famille impériale possédait un gigantesque jardin zoologique. En tout, plus de trente systèmes de flore et de faune planétaires contenus dans des habitats étanches et autosuffisants. Apparemment, ils ont survécu au désastre. J'imagine que les dispositifs automatiques chargés de contenir la croissance végétale ont subi un dysfonctionnement, puis les coupoles ont craqué, leur contenu s'est répandu et les plantes ont attaqué l'extérieur des autres habitats rescapés. Année après année, de nouveaux biotopes à base d'oxygène et d'azote se sont fissurés et ont commencé à se propager aux quatre vents. Voilà l'origine de l'écologie loufoque de Birhat. Ses animaux et sa végétation sont les survivants d'une douzaine de biosphères planétaires après quarante-cinq mille années de sélection naturelle ! — Incroyable ! s'exclama Colin. Bon travail, Cohanna. Je m'étonne que vous parveniez à vous concentrer sur ce genre de problème par les temps qui courent. — Par les temps qui courent? — Nous arrivons en vue de la garde impériale. » Il haussa les sourcils, et Cohanna plissa le nez. « C'est quoi, une garde impériale ? » Vlad Tchernikov et Baltan glissaient à toute vitesse le long du puits de transfert dépourvu de lumière et de vie. L'ingénieur en chef frissonna. Voilà ce que Dahak serait devenu si Anu était parvenu à ses fins jadis, songea-t-il. La situation était plus que déprimante. Ce spectacle de désolation rongeait tout espoir de remise en état, et bien qu'il rejetât la vague de détresse qui le submergeait, il savait que la tâche serait ardue. Centrales d'énergie laissées à l'abandon, masse de combustible épuisée, salles de contrôle et pistes de circuits défectueusement placées en stase à la mort du vaisseau. On observait jusqu'à des dégâts météoritiques, car les boucliers anticollision avaient rendu l'âme comme tout le reste. Et les autres bâtiments ne se portaient pas mieux : l'un des planétoïdes ne pourrait peut-être même pas être réparé, à en juger par l'énorme perforation subie au niveau de son pôle sud. Toutefois, chacun avait ses problèmes, se rappela Tchernikov. Caitrin O'Rourke s'arrachait les cheveux à propos des fermes hydroponiques, et Geran enrageait de trouver une telle quantité d'équipement en parfait état de marche mais inutilisable parce que hors stase. Tamman était le plus affligé de l'équipe, car les magasins, eux aussi, avaient été laissés dans des zones non protégées, et les champs de confinement de toutes les armes antimatière étaient tombés en panne. Au moins, les dispositifs de sécurité des ogives avaient rempli leur fonction en faisant pivoter ces dernières dans l'hyperespace au moment où les champs s'étaient effondrés. Hélas, d'énormes pans de paroi avaient été emportés dans le mouvement. Bien sûr, ces mêmes dispositifs auraient pu ne pas fonctionner du tout... Il tressaillit à nouveau puis se concentra sur le traîneau antigrav qui les transportait. Le véhicule était beaucoup plus lent qu'un sas de transit opérationnel, mais ils n'osaient pas pour autant le propulser à plein régime. Nul ne rivalisait avec des ordinateurs capables d'amorcer en beauté les virages inattendus du parcours ! Tchernikov tendit le cou pour lire la légende au-dessus d'un sas d'accès : gamma-un-un-neuf-un-un. D'après les schémas téléchargés par Dahak, ils approchaient de la salle des machines. L'information fut vite confirmée. Il tapota l'épaule de Baltan et tendit le doigt. Le lieutenant acquiesça d'un mouvement de tête à l'intérieur de la bulle de force de son casque. La luge se dirigea vers le flanc du tunnel et vint effleurer le panneau d'entrée – qui, bien entendu, resta hermétique. Tchernikov étouffa un juron puis esquissa un sourire au souvenir de la « cérémonie de couronnement » relatée par Colin. Le commandant – ou plutôt l'empereur ! – avait épuisé le quota mensuel de grossièretés de tout l'équipage. Il pouffa une nouvelle fois et descendit du mini-transporteur, traînant derrière lui le câble issu de la centrale énergétique du véhicule et ponctuant sa progression d'obscénités slaves. Un manque d'alimentation équivalait à une absence de gravité artificielle, ce qui, pour son plus grand malheur, ne signifiait pas une absence absolue de gravité. Tout planétoïde générait à lui tout seul un champ gravitationnel colossal et transformait les cloisons en planchers – et vice versa – lorsque le courant venait à manquer. Il trouva le réceptacle à énergie subsidiaire et ficha l'embout dans la prise réservée à cet effet. La porte coulissa. Il fit un signe de la main, et Baltan rentra le traîneau à l'intérieur puis orienta les puissantes lampes de l'appareil de façon à localiser le système d'éclairage de secours. Tchernikov tira encore sur le câble, priant pour que la loi de Murphy renonce à ses droits, puis il activa le réseau. La lumière inonda la centrale des machines, que les deux ingénieurs se mirent à explorer. L'hyperextracteur, inerte depuis longtemps, les attira comme un aimant. Vlad sentit la crainte lui picoter les bras tandis que ses yeux et ses implants cherchaient les pistes de circuits et les structures de contrôle. La puissance de ce mastodonte dépassait d'en tout cas cinq fois celle de Dahak; il fallait le voir pour y croire. Pourquoi diantre les impériaux avaient-ils eu besoin d'une telle capacité ? L'extraordinaire potentiel des armes à énergie et du bouclier n'expliquait pas tout. Il devait exister une autre raison... Le cours de ses pensées s'interrompit lorsqu'il détecta un énorme shunt électrique situé à un emplacement peu approprié. Il escalada un tableau de bord – qui se trouvait désormais au niveau du sol – et éprouva un léger vertige alors qu'il tentait de s'orienter. « Baltan ! Regarde ça! s'écria-t-il, le souffle à moitié coupé. — Je sais. » L'assistant arrivait de l'extrémité opposée de la salle. « Je repère les timoneries de commande depuis un moment. — C'est absolument incroyable! — Quelle importance ? En tout cas, voilà qui explique l'énorme besoin en énergie. — Exact. » Tchernikov parcourut encore quelques mètres, occupé à examiner sa trouvaille avec le plus grand soin, puis secoua la tête. « Je dois informer le commandant. » Il activa son implant de communication, et Colin tarda un instant à répondre. Il semblait épuisé – rien d'étonnant, vu le nombre d'appels qu'il avait dû recevoir en provenance des autres équipes d'exploration, désireuses de lui signaler toutes les merveilles dénichées. « Commandant, je suis dans la centrale des machines du Mairsuk, et vous ne devinerez jamais ce que j'ai devant les yeux. — Vous seriez étonné de ma capacité d'imagination, répondit Maclntyre d'un air las. Depuis quelques jours, les découvertes miraculeuses ne cessent de pleuvoir. — Très bien. Alors en voici une autre : ce vaisseau possède à la fois la propulsion Enchanach et l'hyperpropulsion. » Il y eut un silence chargé de sens. — Je vous demande pardon ? lâcha Colin en détachant les mots. — Je disais, commandant, que des moteurs de propulsion Enchanach et d'hyperpropulsion cohabitent à merveille dans l'espace "réduit" de cette seule et unique coque. Je ne peux l'affirmer avec certitude, mais, selon mes estimations, la masse combinée des deux unités est inférieure à celle de 1'Enchanach de Dahak. — Stupéfiant ! O. K. Examinez tout cela de près puis rentrez au bercail : nous avons une réunion avec l'ensemble des départements dans quatre heures. Ordre du jour : planifier le processus de réactivation. — Bien compris. » Tchernikov désactiva la com et dévisagea Baltan. Dans un geste complice, ils haussèrent les épaules à l'unisson avant de se replonger dans l'étude de leur butin. —... difficile à déterminer avec exactitude tant que nous n'aurons pas réinitialisé les ordinateurs et dressé un inventaire complet, expliquait Geran, mais environ dix pour cent des pièces de rechange ont exigé un stockage sous contrôle. Sans de telles mesures... » Il leva les mains de façon éloquente. La plupart des chefs de section étaient présents en chair et en os, mais une fraction importante du groupe de reconnaissance inspectait d'autres installations. Quant à Hector MacMahan et Ninhursag, actuellement de piquet sur la passerelle de commandement du vaisseau de combat Osir, ils prenaient part à la discussion en hologrammes. Tous les regards, physiques ou virtuels, convergeaient vers Colin. « Très bien. » Il s'exprima avec quiétude, les avant-bras sur la surface cristalline de la table tandis que ses yeux se posaient sur l'assemblée. « Topo de la situation. Pour évaluer le temps nécessaire à notre opération, Mère est partie du principe que chaque membre d'équipage – femmes et hommes confondus – effectuerait des journées de travail de seize heures aussitôt que nous aurions rebranché au moins un des centres de réparation automatisés. D'après les rapports de l'équipe d'Hector, cet objectif est atteignable. Toutefois, selon mes estimations, nous allons plutôt frôler les vingt heures journalières à mesure que l'échéance approchera. Nous pourrions envisager une marge de sécurité plus réduite – et diminuer par là même la charge de travail – en nous concentrant sur une douzaine d'unités. Beaucoup d'entre vous, j'en suis sûr, arriveront d'ailleurs à ce constat durant les prochaines semaines. Malheureusement (il balaya l'audience du regard), nous n'opterons pas pour cette solution. Nous avons besoin d'une quantité maximale de bâtiments. En fait, mesdames et messieurs, je compte me procurer jusqu'au dernier d'entre eux. » Il crut entendre un hoquet de surprise et sourit avec amertume. — Dieu seul sait le travail de titan que notre peuple est en train d'accomplir sur Terre, mais je vous assure que nous-mêmes allons rattraper le retard accumulé durant notre petit voyage d'agrément. Je veux que tout le monde mette les mains à la pâte, sans exception. D'ici cinq mois au plus tard, nous quitterons ce système accompagnés de la totalité de l'escadrille de la garde impériale. — Mais, commandant, plaida Tchernikov, à trop vouloir bien faire nous risquons de tout perdre. Le dur labeur ne me fait pas peur, mais nos effectifs sont limités. Très limités. — Je sais, Vlad. Cependant, je ne reviendrai pas sur ma décision. L'équipage de ce bâtiment est hautement motivé et compétent; je suis sûr que tous comprendront et qu'ils feront de leur mieux. Dans le cas contraire, transmettez-leur ce qui suit : » Dès demain, je me tuerai à la tâche à leurs côtés, mais je n'en oublierai pas pour autant de les surveiller : si je surprends quelqu'un à tirer au flanc, il ou elle s'en souviendra pour le restant de ses jours. » Il arborait un sourire sinistre, mais même cette légère trace d'amusement détonnait au milieu de son visage dur comme la pierre. « Et ce ne sont pas des paroles en l'air, croyez-moi », conclut-il d'une voix très douce. LIVRE DEUX CHAPITRE QUATORZE Brashieel, serviteur assistant des tonnerres, issu du nid d'Aku'Ultan, était installé sur sa plateforme de commandes. Il replia ses quatre pattes sous lui, pencha une tête au long museau sur le panneau d'affichage puis glissa les deux mains à l'intérieur des gants de contrôle. Ses huit doigts et ses quatre pouces se crispèrent pour activer à tour de rôle chacun des circuits d'essai. Il nota les résultats avec bonne humeur : en trois douzaines de douzaines de gardes, aucun problème de fonctionnement majeur n'était survenu. Une fois les tests d'équipement effectués, il vérifia la position du Défenseur. Une simple formalité, car la position du bâtiment ne pouvait pas avoir changé. Lorsqu'un vaisseau pénétrait dans l'hyperespace, il y demeurait, intouchable et impuissant, jusqu'à atteindre les coordonnées préétablies et émerger à nouveau dans l'espace normal. Brashieel ne saisissait pas très bien les mystères de l'astronavigation, car il n'était pas seigneur — ni des voyages stellaires, ni même des tonnerres. Toutefois, comme le petit seigneur de l'ordre Hantorg était un bon suzerain, il avait tenu à ce que la nichée du Défenseur connaisse sa destination. Encore un soleil jaune, entouré de neuf planètes cette fois-ci. Par le passé, le système en avait compté dix, puis la flotte du grand seigneur Vaskeel était arrivée, une infinité de multi-douzaines d'années plus tôt. Aujourd'hui, il était temps de remettre l'ouvrage sur le métier; le Défenseur ainsi que ses frères allaient balayer ce secteur de galaxie comme le Souffle de Tarhish. Oui, leurs sabots de feu allaient piétiner les tueurs de nid. C'était une bonne résolution. Les Protecteurs jetteraient l'ennemi dans un brasier impitoyable. Ainsi, ils seraient en sécurité pour l'éternité. « Les scans du périmètre extérieur confirment des signatures d'hyperpropulsion en provenance de l'est galactique », annonça Sir Frederick Amesbury. Gerald Hatcher acquiesça sans même lever la tête. Les rapports d'état ronronnaient dans ses neurocapteurs et son regard était flou. « Avez-vous les coordonnées spatiales d'émergence et une estimation du temps d'arrivée ? demanda le général. — Rien de bien précis, mais voici les prévisions de la détection : cinquante minutes-lumière et quarante-cinq degrés au-dessus de l'écliptique. À en juger par la puissance de l'hypersignal, l'ennemi devrait arriver d'ici douze heures. Si tout se passe bien, le système de repérage sera en mesure de confirmer ces données au cours des deux prochaines heures. — Parfait. » Hatcher accusa réception du dernier compte rendu et cligna des paupières pour opérer une mise au point. Il aurait voulu que Dahak soit de retour. Colin était parti depuis bien longtemps, ce qui signifiait qu'il n.'avait pas trouvé de renforts à Sheskar. Mis devant le fait accompli, il avait sans doute décidé de poursuivre ses recherches ailleurs tout en espérant que la Terre tiendrait le coup sans son assistance. En d'autres termes, et selon toute probabilité, il ne montrerait pas le bout de son nez avant une bonne année. Hatcher activa son tableau de communication et le visage tendu d'Horus apparut aussitôt devant lui. « Gouverneur. » Il savait pertinemment que l'impérial connaissait déjà le contenu du rapport, mais il fallait respecter la procédure. « J'ai placé nos troupes en alerte rouge de niveau deux. Des signatures supraluminiques jugées hostiles ont été captées. Temps d'arrivée approximatif (il vérifia l'information via ses neurorécepteurs) : dix-sept heures trente, heure de Greenwich. Le dispositif de défense du système solaire est en état d'alerte maximale. La procédure de défense des civils a été lancée. Tous les commandants des CDP et des CDO sont connectés à la toile. Les escadrons d'interception seront prêts dans deux heures. Les générateurs de bouclier et l'hyperextracleur planétaires sont à pied d'oeuvre. Les escadrons de combat un et quatre se trouvent à trente minutes du point d'émergence estimé. Les escadrons deux et six devraient les retrouver à 0700, heure de Greenwich. Les escadrons trois, cinq, sept, huit, neuf et dix ainsi que leurs escortes se maintiennent au centre du système, conformément au plan alpha un. » Des instructions, gouverneur ? — Négatif, général. Tenez-moi informé. — À vos ordres. — Bonne chance, Gerald, lâcha l'impérial d'un ton affable et moins protocolaire. — Merci, Horus. Nous ferons de notre mieux. » L'écran s'éteignit, et Hatcher tourna la tête vers la console. Le serviteur assistant Brashieel consulta son chronomètre. Il ne restait plus que quatre douzièmes de journée avant leur sortie de l'hyperespace, et une grande tension régnait à bord du Défenseur, car on appelait cette région le « secteur du démon ». Les Protecteurs du Nid tombaient rarement sur un ennemi pourvu d'une technologie avancée – c'était d'ailleurs le but de cette campagne : éradiquer l'adversaire avant qu'il ne développe un arsenal de guerre –, mais cinq parmi les douze dernières Grandes Visites dans ce secteur s'étaient heurtées à une résistance féroce. Ils avaient certes triomphé, mais à quel prix ! Les deux dernières expéditions avaient été les plus terribles. Voilà peut-être pourquoi le raid du grand seigneur Tharno avait été différé, songea Brashieel : il fallait d'abord amasser la puissance nécessaire à une victoire certaine. Cela seul représentait une source d'inquiétude, mais la nervosité au sein de l'équipage s'était accentuée depuis la détection des premières batteries de senseurs ennemies. Plus d'un vaisseau éclaireur avait péri sous l'action de ces engins. En outre, à cause des explosions, les survivants n'avaient pas pu obtenir la moindre information sur la technologie de leurs agresseurs... ou presque : désormais, les Achuultani savaient que celle-ci était très avancée. Vraiment très avancée. Mais ce système stellaire ne représenterait aucune menace, comme l'attestaient les derniers scans en date. Ces données, vieilles d'à peine trois douzaines d'années, avaient été dévoilées par le petit seigneur Hantorg juste après le dernier passage en hyperespace du Défenseur. Bien que des émissions électroniques et neutrino eussent été captées – une nouvelle assez alarmante en soi –, les relevés n'indiquaient aucun des signaux plus élaborés émis par les plateformes de senseurs. En d'autres termes, ces destructeurs de nid ne possédaient que le petit tonnerre, pas le grand; il faudrait certes faire preuve de prudence, mais l'ennemi serait anéanti. Son degré d'avancement ne pouvait pas avoir évolué de façon significative en si peu de temps. Le commandant Adrienne Robbins était installée dans sa couche à bord du bâtiment de guerre subluminique Nergal. L'amiral Isaiah Hawter, le plus haut gradé des Forces de défense du système solaire actuellement déployées, dirigeait la passerelle en sa compagnie, mais il aurait pu tout aussi bien se trouver sur une autre planète. Il se concentrait sur sa console, car lui et son état-major étaient chargés de contrôler FIT, la principale force d'intervention. Avant le grand changement, Robbins était pilote de sous-marin. Elle ne se serait jamais attendue à commander un vaisseau amiral – les sous-marins agissaient en solo, après tout –, encore moins celui qui dirigeait la défense de son monde contre des extraterrestres homicides. Mais elle était prête. Elle sentit la nervosité bouillonner au fond d'elle et ajusta les niveaux d'adrénaline de façon à réguler son énergie. Ces salopards sortiraient de l'hyperespace dans moins de deux heures. Les traceurs les suivaient de près, et les vaisseaux de HI connaissaient leur position exacte. Il ne leur restait plus qu'à détruire la plus grande quantité possible d'appareils avant que ceux-ci n'aient le réflexe d'effecteur un microbond pour échapper à l'embuscade. Et prier pour que ces Achuultani n'aient pas fait de progrès technologiques trop conséquents durant les soixante mille dernières années, se rappela-t-elle. « Prier, d'accord, mais aussi ne pas oublier le dicton préféré de sa mère : « Aide-toi, le Ciel t'aidera. » « Force d'intervention en position pour Charlie-trois. — Merci », répondit Hatcher d'un air absent. Les images des maréchaux Qian et Tchernikov partageaient son écran de com avec les généraux Amesbury, Singhman, l'ama et Ki. Jiang Jiansu, au quartier général de la défense civile, occupait un moniteur à lui tout seul. Sa tension était perceptible. Derrière Qian, Hatcher détaillait la salle de contrôle du CDP Huangdi, dont le maréchal avait fait le QG du commandement de défense de l'hémisphère oriental. Les deux hommes échangèrent un regard complice. Tama et Ki attendaient, assis dans leurs salles des opérations respectives assignées au bataillon de chasseurs. Quant à Singhman, il se trouvait à bord du CDO sept en qualité de second de Hawter et à la tête des fortifications orbitales. — Messieurs, l'ennemi émergera dans trente minutes à une distance nettement inférieure à la portée de nos hypermissiles lourds contre une cible planétaire. Aussi, je veux qu'on amène le bouclier à puissance maximale. Gardez ce canal de com enclenché. » Chacun acquiesça d'un signe de tête. « Très bien. Maréchal Tchernikov : activez l'hyperextracteur. » Le lieutenant Andrew Samson grimaça lorsque l'impact fit vibrer le dispositif de visée des missiles. Le CDO quinze, mieux connu par son équipage sous le nom de « Garce de fer », flottait en orbite au-dessus de la Terre de Feu. Pour sa plus grande inquiétude, Samson se rendait compte seulement maintenant que leur position était trop proche de l'Antarctique. Il ajusta les systèmes, s'éloigna des hyperfréquences de l'extracteur nucléaire puis lâcha un soupir de soulagement. Après tout, l'opération ne se déroulerait peut-être pas si mal. Mais entre les tests et la réalité le pas à franchir était énorme ! Que Dieu nous protège s'ils perdent le contrôle de ce monstre, implora-t-il. Et pas seulement à cause des effets qu'un tel événement produirait sur les courbes de puissance de la « Garce ». Un vent furieux chargé de dards glacés fouettait le relief plongé dans la pénombre. Un baiser givré propre à donner la mort, une étreinte polaire qui fauchait les âmes. Nulle vie ne foulait ce sol. Il n'y avait que le chant funèbre du blizzard. Et la neige. Puis, en un instant, une Annonciation ardente détrôna la froideur de la nuit. Une colonne d'énergie furieuse, cernée de chaînes invisibles, jaillit dans l'obscurité et vint empaler les cieux. L'aiguillon terrible et lumineux se planta dans le ventre des nimbus. Le flambeau de la guerre venait d'être allumé, et sa rage déferlait dans les puissants transmetteurs d'énergie via torsion spatiale. L'homme retournait aux dieux le présent de Prométhée tandis que l'armée de défense orbitale de la Terre s'abreuvait sans fin à la fontaine de Vassili Tchernikov. « Les voilà, annonça le commandant Robbins avec douceur. Département des missiles : tenez-vous prêts. Armes à énergie au maximum. » Les confirmations fusèrent dans ses neurorécepteurs. Elle se blottit dans sa couche sans même s'en apercevoir. Brashieel, serviteur assistant des tonnerres, vérifia une dernière fois ses instruments, bien que le secteur ne présentât aucun danger. On s'arrêterait le temps de choisir un astéroïde adéquat, puis on repartirait, car de nombreux mondes de tueurs de nid attendaient la destruction. Mais, en tant que Protecteur, il mettait un point d'honneur à se prémunir contre toute éventualité. — Mon Dieu! La taille de ces engins ! Ils doivent mesurer au moins vingt kilomètres de long ! Les exclamations effleurèrent le cerveau de Robbins, mais elle les ignora. Ses réflexes surentraînés s'activèrent sans difficulté. « Département tactique : missiles à mon signal. Désignation d'objectif définie par le vaisseau amiral. » Elle s'interrompit une fraction de seconde pour permettre aux ordinateurs de digérer les dernières mises à jour émises par le personnel de l'amiral. De nouveaux mastodontes apparurent. Une quantité invraisemblable de bâtiments cylindriques. Des douzaines. Des vingtaines. Et ils continuaient de surgir de nulle part comme des djinns jaillissant d'une fiole magique. « Feu à volonté ! » Brashieel en demeura bouche bée. Ces vaisseaux ne pouvaient pas exister! Sa panique reflua en partie lorsqu'il prit connaissance des nouvelles données. Il n'y avait que quatre douzaines d'appareils et ils étaient minuscules. Plus grands que prévu et totalement inattendus, certes, mais sans danger aucun pour le Défenseur et ses frères. Il n'avait pas encore appréhendé toute la singularité des relevés énergétiques lorsque l'ennemi ouvrit le feu. Adrienne Robbins grimaça tandis que l'univers partait en morceaux. Il lui était arrivé de lancer des ogives gravitoniques et antimatière — durant les séances d'entraînement, la Flotte avait sérieusement réduit le nombre des astéroïdes solaires —, mais jamais sur une cible vivante. Les hypermissiles quittèrent l'espace normal à la vitesse de l'éclair puis le réintégrèrent aussitôt. Le timing était parfait. La première salve atteignit les Achuultani alors que leurs boucliers n'étaient pas encore stabilisés. Brashieel lâcha un cri de surprise, se couvrant de honte devant ses compagnons de nid, mais il ne fut pas le seul. À quel type d'arme avait-on affaire ? Une douzaine de vaisseaux disparurent en un clin d'oeil, suivis de douze autres. Les scanners révélèrent les détails de la catastrophe, mais il ne parvenait pas à y croire. Ces fusées surgissaient de l'hyperespace ! Manipulées par de si minuscules vaisseaux ! C'était invraisemblable ! Il sentit ses pattes repliées trembler tandis que ces pygmées insignifiants pulvérisaient les escadrons de tête. Certains vaisseaux explosaient, noyés sous de colossales boules de feu; d'autres chaviraient, incandescents et à moitié fondus, presque entièrement dévastés par un seul et unique projectile. Quelle puissance de frappe ! Et ces missiles si bizarres... qui ne détonaient pas... capables de lacérer un cylindre d'une manière redoutable et inédite. De quoi s'agissait-il ? Mais il faisait partie des Protecteurs, et le Défenseur avait une réputation à tenir. Ses mains fermes et sûres manœuvrèrent les gants de contrôle en vue d'armer les batteries. La voix furieuse du petit seigneur Hantorg résonna dans ses oreilles. « Ouvrez le feu! » Robbins brida son enthousiasme. Soixante de ces salopards avaient succombé à la première salve ! Ils en avaient pris pour leur compte ! Mais les vaisseaux de première ligne constituaient une proie facile, des cibles immobiles aux boucliers instables. À présent, ses implants lui indiquaient que les écrans protecteurs étaient consolidés. Les premiers missiles ennemis fondirent sur la FIL Elle ouvrit son circuit d'intercommunication aux unités de guerre électronique. Les leurres virevoltèrent dans l'espace et les brouilleurs s'activèrent. Elle aurait préféré posséder une estimation des capacités de l'ennemi avant le début des hostilités, nais c'était justement là le but de l'opération : obtenir les informations nécessaires pour planifier la défense. Elle étudia les boucliers de l'adversaire. De sacrés remparts ! Rien d'étonnant au vu des énormes réserves d'énergie que devaient posséder ces bâtiments colossaux. Sur le plan technique, ils n'égalaient pas le Nergal; seule leur prodigieuse source d'alimentation les rendait plus forts. Ce qui ne changeait rien au problème. Les premiers missiles achuultani atteignirent leurs cibles, et le commandant Robbins fit une nouvelle découverte : même si ces engins se déplaçaient exclusivement dans l'espace normal, ils étaient sacrément rapides. Soixante-dix à quatre-vingts pour cent de la vitesse de la lumière, c'est-à-dire une allure impossible à toute munition subluminique du Nergal. De quoi donner du fil à retordre au dispositif antimissile. Brashieel gronda de plaisir lorsque la première salve frappa les destructeurs de nid de plein fouet. Une bonne demi-douzaine de missiles percèrent la défense après avoir berné ces maudits leurres à l'efficacité imparable, puis la Fournaise ouvrit sa gueule béante. Matière et antimatière fusionnèrent, mettant le bouclier adverse à rude épreuve. Brashieel plissa les yeux devant son incroyable résistance, mais l'épaisse cuirasse ne tint pas longtemps face à ses foudres : elle finit par s'effondrer, et le Souffle de Tarhish emporta le vaisseau vers l'anéantissement. Le commandant Robbins jura de plus belle lorsque le Bolivie partit en fumée. Ces putain d'ogives étaient stupéfiantes ! D'après leurs signatures, il s'agissait de têtes antimatière. D'énormes, de colossales, d'épouvantables têtes antimatière. En tout cas aussi massives que les meilleures armes défensives de la Terre. Après le Bolivie, ce fut au tour du Canada, puis du Shirhan et du Pologne. Dieu tout-puissant, psalmodia-t-elle, fais qu'ils ralentissent la cadence ! Dans les faits, pourtant, les gigantesques bâtiments achuultani sombraient plus vite que les vaisseaux de la FI" C'était sans doute lié au fait que chacun entravait à tour de rôle le chemin de l'autre, mais leur avantage était bel et bien réel. Un nouvel ennemi tomba sous le feu du Nergal, et un sentiment d'exaltation farouche irradia dans le ventre d'Adrienne Robbins. « Rapprochez-vous », ordonna l'amiral Hawter, lugubre, et Adrienne s'exécuta. Le Nergal se jeta dans la gueule du loup. — Armes à énergie : à mon commandement ! » dit-elle d'une voix glaciale. Ils ne prenaient pas la fuite. Impossible à nier : ces destructeurs de nid avaient un sacré courage. Une nouvelle poignée d'appareils flamboyèrent comme des échardes de bois mowap résineux, mais les autres poursuivirent leur progression. Et leurs défenses s'amélioraient : sous ses propres yeux, l'efficacité de leurs brouilleurs avait augmenté de trente pour cent. Robbins esquissa un sourire. Son personnel de guerre électronique dénichait peu à peu des renseignements solides et instructifs sur les systèmes de visée des Achuultani, et il saurait les utiliser. Trois autres vaisseaux furent emportés, mais le reste de l'escadre continua d'abattre les missiles entrants. Quelle que soit l'issue de cet affrontement, les données récoltées seraient précieuses pour les survivants de la flotte ainsi que pour la Terre elle-même. Adrienne n'avait aucune intention de périr dans la bataille, mais cette pensée la réconfortait. — Voilà ! Ils étaient à portée de tir. Brashieel écarquilla les yeux lorsque les bâtiments absurdes ouvrirent le feu. D'énormes rafales d'énergie en surgirent. Ces machines miniatures ne pouvaient pas abriter des batteries de cette puissance ! C'était pourtant le cas. Quelques quarts de douzaine d'unités synchronisèrent un assaut à la microseconde près, et leurs vicimes tombèrent comme des mouches. Des alarmes de surcharge retentirent tandis que des ingénieurs affolés gonflaient leurs boucliers au maximum, mais la puissance faisait défaut. Impossible d'arrêter à la fois les missiles et les faisceaux. Les égides du quadrant antérieur du Vengeur cédèrent sous le regard horrifié de Brashieel. Un seul et unique rayon tailla une lézarde dans le blindage du bâtiment et en arracha le douzième de proue. Pas facile pour un Protecteur d'admettre qu'une espèce étrangère rivalisait avec les Aku'Ultan. Mais la terrible réalité des faits ne lui échappait pas : il n'avait jamais entendu parler d'une arme si dévastatrice. Il poussa un gémissement lorsque la coque du vaisseau frère Finit par se fendre tel un istharn pourri, puis une dernière ogive, fruit d'une improbable nichée de Tarhish, froissa l'épave comme une vulgaire boule de papier. Les centrales nucléaires du Vengeur s'éteignirent. Le jumeau du Défenseur n'était plus. Brashieel montra les dents quand la zone d'affichage se modifia. Ces saccageurs de nid ne perdaient rien pour ;Il tendre : l'hyperlanceur était enfin chargé ! — Hypermissiles en approche ! » hurla l'officier tactique, et Adrienne entraîna le Nergal dans une manœuvre d'évitement. Les deux vaisseaux situés à proximité eurent moins de chance. Le bouclier de l'Irlande arrêta les trois premiers missiles, mais les quatre — voire les cinq ou les six — suivants parvinrent à passer. Quant à l' Idunit, il succomba d'entrée de jeu. Comment s'y étaient-ils pris pour percer si facilement son écran de protection ? Aucune importance. La FIT perdait certes trop d'unités, mais les effectifs des Achuultani diminuaient trois fois plus vite, et cette proportion se maintenait. Un hypermissile surgit puis explosa dans l'espace normal, juste à côté de la cuirasse du Nergal. Le bâtiment trembla comme un rat pris dans la gueule d'un bull-terrier, mais le bouclier tint bon. Robbins et son équipage étaient indemnes. Ils s'approchèrent encore, leurs armes à énergie en pleine activité, puis les fusées subluminiques prirent leur envol. Le grand seigneur Furtag avait disparu avec son vaisseau amiral, et la gestion des opérations revint au seigneur Chirdan. Chirdan était un guerrier, mais un guerrier clairvoyant. Si l'anéantissement des destructeurs de nid allait bon train, ses propres nichées essuyaient d'énormes pertes en contrepartie, car aucune de leurs armes n'égalait ces -rayons meurtriers. Il aurait pu atomiser la défense adverse, même à si faible distance, mais à quel prix ! Trop des siens étaient déjà morts. Il donna l'ordre, et les éclaireurs des Aku'Ultan s'éloignèrent d'un micro-bond. L'ennemi se volatilisa. C'était injuste, songea Adrienne Robbins. Qui leur a permis de disparaître de la sorte ? Nous aurions dû détecter le chargement du champ hyperspatial sur un engin de cette taille, même s'il n'annonçait qu'un infime microbond. Autant pour nous. Mais maintenant, au moins, on savait. Saloperies d'Achuultani. Une fois le front de combat déplacé au centre du système, ce genre de diversion ne leur servirait plus à grand-chose. Pour l'heure, en revanche, elle représentait un avantage tactique. Ces enfoirés savent se battre, constata-t-elle en parcourant les relevés d'un air sinistre. La FIT était partie au combat avec quarante-huit unités; il n'en restait plus que vingt et une. L'ennemi avait perdu dix fois plus de vaisseaux, probablement davantage... mais l'étendue de l'armada achuultani était plus de dix fois supérieure à la flotte terrienne, et il s'agissait de vaisseaux stellaires, non pas interplanétaires. L'amiral Hawter mit le cap sur l'intérieur du système. Les magasins de munitions étaient à soixante pour cent, le stock d'hypermissiles à trente et la moitié du matériel était endommagée. Si le camp adverse s'octroyait la fuite, Isaiah pouvait en faire autant. Il possédait les informations dont la Terre avait besoin pour mener à bien ses analyses. À présent, il était temps de ramener les survivants à la maison. La première bataille venait de prendre fin, et l'humanité l'avait remportée. Mais avec cinquante-six pour cent de pertes, pouvait-on encore parler de victoire ? La réponse était oui, et les deux camps le savaient. Proportionnellement, les rangs des Aku'Ultan avaient subi beaucoup moins de ravages; toutefois, à ce stade du combat, l'expression » taux d'échange favorable » ne revêtait plus aucun sens. Ce n'était que la première bataille, et les deux camps y avaient beaucoup appris. Restait à déterminer lequel tirerait le meilleur profit des leçons acquises au prix du sang. CHAPITRE QUINZE L'immense planète annelée de ce maudit système flottait loin au-dessous de lui, mais le seigneur de l'ordre Chirdan n'en appréciait guère la beauté. Il surveillait plutôt ses ingénieurs, qui préparaient les derniers tests du système. La projection d'astéroïdes d'essai sur la cuirasse planétaire des destructeurs de nid s'était avérée fort instructive. Désormais, le Cerveau de guerre connaissait les faits suivants : les projectiles trop menus ne pénétreraient pas le barrage; les bolides plus volumineux seraient détruits par l'ennemi avant l'impact. Ils continueraient de bombarder l'astre bleu, mais dans le seul but de faire reculer le bouclier afin d'attaquer les forteresses avec d'autres foudres. Mais ce bolide-là, songea Chirdan, c'était autre chose. Au début, il se déplacerait avec lenteur. Seulement au début. Il était assez massif pour abriter des écrans de protection capables de neutraliser jusqu'à l'arsenal des .saccageurs de nid. Ses nichées le protégeraient au prix de leur vie, et l'obus colossal décimerait ces démons une bonne fois pour toutes. L'ordinateur le lui avait promis, or l'ordinateur ne mentait jamais. « Je n'aime pas ça, lâcha Horus. Je voudrais qu'on me propose une alternative. Des idées ? » Des visages tendus par la fatigue — ceux de ses chefs d'état-major — lui rendirent son regard à travers l'écran de com. Les tempes de Gerald Hatcher étaient presque entièrement blanches. Isaiah Hawter affichait une mine égarée, car en l'espace de quatre mois il avait vu disparaître soixante-dix pour cent de ses bâtiments de guerre. Une personne manquait à l'appel. Le général Singhman se trouvait à bord du CDO sept lorsque l'ogive achuultani avait transpercé le bouclier. La défense terrienne souffrait d'autres lacunes, et l'ennemi contrôlait la zone extérieure du système. Les Achuultani se montraient lents et maladroits dans l'espace normal, mais leur capacité à passer en hypervitesse sans avertissement compensait ce point faible. Du moins tant qu'ils se tenaient à vingt bonnes minutes-lumière de distance. La Terre en avait assez appris ces derniers mois pour affirmer la supériorité de son niveau technologique. Mais les humains découvraient peu à peu que cet avantage se révélerait peut-être insuffisant, car l'adversaire avait plus d'un tour dans son sac. Comme par exemple ces satanés moteurs à hyperpropulsion. I ,es vaisseaux achuultani « traînaient la patte » même dans l'hyperespace, mais leurs systèmes hyper accomplissaient des exploits qu'Horus n'aurait jamais crus possibles. Ils parvenaient a plonger deux fois plus profondément au cœur d'un puits de gravité stellaire que tout bâtiment impérial supraluminique. Leurs plateformes de lancement de missiles étaient stupéfiantes. Leurs missiles subluminiques, bien que rapides, ne présentaient pas un danger majeur — les Terriens possédaient de meilleurs ordinateurs, des contre-missiles plus performants et des générateurs de bouclier plus efficaces —, mais leurs hypermissiles... D'une façon ou d'une autre — Horus aurait donné un bras pour savoir comment —, les Achuultani généraient des champs hyperspatiaux externes autour d'eux. Les missiles impériaux, eux, s'encombraient d'un système interne d'hyperpropulsion. Le rythme de tir de leurs batteries était moins soutenu, mais, vu leur taille réduite, ils pouvaient les regrouper en grand nombre. En outre, ces dispositifs émettaient souvent plusieurs salves d'un coup, dispersées sur toute la gamme des hyperfréquences. Les boucliers humains ne couvrant qu'une partie de celles-ci à la fois, il arrivait qu'un missile – avec un peu de malchance – passe entre les mailles du filet. Une ruse qui avait déjà coûté cher aux vaisseaux terriens. Leurs armes à énergie, en revanche, reposaient sur des principes primaires et surannés liés à la technologie du laser. Ce qui constituait une faille dans leur défense. Pas très large, certes, mais si les troupes d'Horus parvenaient à s'y engouffrer, ils seraient trop proches de la ligne de front adverse pour subir des tirs de missiles vraiment précis, et largement hors de portée de leurs faisceaux meurtriers. Le tout était de parvenir jusqu'à cette position sans se faire tuer. Une autre particularité de la flotte achuultani : elle adorait les armes cinétiques. À ce jour, elle avait bombardé l'écran planétaire de dizaines de projectiles, dont le plus gros dépassait le milliard de tonnes, et littéralement balayé l'industrie orbitale de la Terre. De plus, elle avait vaporisé deux CDO à coups de missiles alors que l'égide principale se repliait dans l'atmosphère sous la poussée d'un astéroïde. Pour l'instant, Vassili avait réussi à faire obstacle à tous les bolides entrants, mais le grand Russe aux cheveux blonds s'assombrissait de jour en jour. Les synthétiseurs de rempart des CDP étaient censés fournir une puissance de réserve de cinquante pour cent, mais au moment de leur mise sur pied les concepteurs ne connaissaient pas encore les méfaits des hypermissiles achuultani. Protéger la planète contre ces attaques à large spectre mettait à contribution jusqu'au dernier des générateurs de Tchernikov, et le perpétuel état de surcharge du système épuisait les ressources. Sans l'hyperextracteur, les installations planétaires n'auraient jamais tenu le coup. C'était le sujet principal de la réunion. — Il n'y a pas d'alternative, Horus, lâcha enfin Hatcher. Nous avons besoin de l'hyperextracteur. Si nous le débranchons et qu'ils frappent avant sa réactivation... — Gerald, interrompit Tchernikov, cette machine n'est pas prévue pour supporter de telles charges pendant si longtemps. Les systèmes de contrôle vont bientôt céder. Par endroits, j'ai dû activer l'anneau secondaire de limiteurs de régime; si celui-ci flanche, nous n'aurons plus que le réseau tertiaire. — Mais quand bien même nous le mettrions hors tension, demanda le général, le danger serait-il écarté au moment de le réenclencher ? — Non, concéda Tchernikov d'un air morose, pas sans réparations. — Dans ce cas, intervint Qian à mi-voix, nous avons le choix entre une éventuelle perte de contrôle de la centrale ou la destruction probable de notre planète. — C'est vrai. Mais si nous n'agissons pas tout de suite, nous risquons de perdre et l'Antarctique et l'hyperextracteur. À tout jamais. — Je suis d'accord, conclut Horus, et tous les regards se tournèrent vers lui. Les pièces de remplacement sont-elles prêtes à l'installation, Vassili ? — Oui. L'opération ne prendra que deux virgule six heures, mais je dois à tout prix opérer la désactivation. — Très bien. » L'impérial sentit le poids de la responsabilité sur ses épaules. « Quand le premier limiteur sautera, nous couperons le courant le temps d'effectuer les changements nécessaires. » Qian et Hatcher donnèrent l'impression de vouloir contester la décision, mais, bons soldats, ils savaient reconnaître un ordre. Le vice-gouverneur s'adressa à l'amiral Hawter. « Et de votre côté, Isaiah, comment se présente la situation ? — Plutôt mal, j'en ai peur. Le problème majeur réside dans la différence de technologie employée par nos boucliers respectifs. Nous générons une seule et unique bulle autour d'une unité; ils produisent un ensemble de cuirasses en forme de disque dont chacune protège une partie de la cible – et il faut compter un chevauchement d'environ vingt pour cent au niveau des bords. Il en découle un rendement nettement plus faible que le nôtre, mais cette technique de superposition présente deux avantages : elle confère une plus grande solidité à leurs champs de force et permet d'activer ces derniers à une distance plus réduite de la coque. Voilà notre point faible. Plusieurs visages acquiescèrent. Un hypermissile n'était pas une tête chercheuse; il fonçait tout droit vers un objectif pré-programmé, et la distance entre les vaisseaux terriens et leur écran de protection faisait de ceux-ci des cibles plus volumineuses. Trop souvent, une hyperfusée située à une distance suffisamment réduite pour pénétrer un barrage impérial explosait à l'extérieur des égides achuultani. Si on y ajoutait l'expertise ennemie dans l'art de saturer les hyperfréquences, les bâtiments de Hawter accusaient un grave handicap. « Nos missiles ont une plus grande portée et nous avons amélioré nos systèmes de visée de façon à déjouer leurs brouilleurs – qui, soit dit en passant, perdent du terrain par rapport aux nôtres. En contrepartie, si nous nous maintenons hors de leur zone d'efficacité, nos ogives ne peuvent pas les atteindre non plus. Des salves plus massives régleraient le problème, mais cela dépasse les compétences de la plupart de nos unités. En outre, tant qu'ils se tiennent à une distance assez importante pour effectuer des microbonds – cette technique qui leur confère un avantage décisif –, nous ne pouvons les affronter que sur leur propre terrain. La situation est grave. — À quel point ? demanda le général Ki. — Au début, nous comptions cent vingt bâtiments de ligne, deux fois plus de croiseurs et près de quatre cents destroyers. Il ne nous reste plus que trente et un vaisseaux de ligne, quatre-vingt-seize croiseurs et cent sept destroyers. Pour être plus pré cis, nous avons perdu cinq cent trente-six unités sur nos sept cent soixante-dix. En contrepartie, nous avons détruit près de neuf cents de leurs appareils (sept cent quatre-vingt-deux pertes confirmées, environ cent cinquante pertes probables). C'est énorme. Selon nos prévisions initiales, ce nombre aurait dû représenter l'ensemble de leur armada, mais dans les faits il approche seulement les cinquante pour cent de leurs effectifs. » En résumé, ils nous ont écrasés. S'ils lancent une attaque en force, nous ne disposons plus d'assez d'unités mobiles pour les affronter dans l'espace lointain. — Ce qui signifie, intervint Horus d'un ton posé, qu'ils ont pris le contrôle du système solaire au-delà de l'enveloppe des armes terrestres elles-mêmes. — Exactement, gouverneur. Pour l'instant, nous tenons le coup, mais la situation risque de basculer à tout moment. Et je rappelle qu'il ne s'agit que des éclaireurs. » Un silence maussade s'installa. Ils se regardaient encore dans le blanc des yeux lorsque les alarmes retentirent. Les deux estomacs de Brashieel se nouèrent tandis que le Défenseur pénétrait à l'intérieur du système. Le secteur du démon portait bien son nom, par Tarhish ! Ils avaient perdu presque la moitié de leurs forces en combattant cette misérable petite planète. Bien sûr, les éclaireurs ne constituaient qu'une infime partie de la gigantesque flotte du grand seigneur Tharno, mais ce secteur comprenait de nombreux systèmes... notamment ceux qui abritaient les constructeurs probables des batteries de senseurs. Il ne pouvait s'agir de ces destructeurs de nid, car leurs vaisseaux n'étaient même pas aptes à l'hyperpropulsion. Mais justement, si ces destructeurs de nid-là possédaient des armes si redoutables, quelles surprises attendaient les protecteurs dans la suite de leur voyage ? En tout cas, l'ennemi reculait. Le seigneur de la pensée Mosharg avait soigneusement compté le nombre d'adversaires renvoyés à Tarhish, et seule une faible quantité de ces puissants vaisseaux pouvait subsister. Malgré tout, il lui semblait trop tôt pour mener un assaut au cœur du système. Leurs opposants étaient deux fois plus rapides que le Défenseur quand celui-ci ne pouvait se réfugier dans l'hyperespace. En cas d'embuscade, l'avant-garde de la Grande Croisade y laisserait peut-être une bonne partie de ses effectifs. Mais Brashieel n'était pas seigneur. Le but consistait-il à évaluer la défense rapprochée des destructeurs de nid avant que les sabots de Tarhish finissent de les piétiner ? Voilà qui était plausible, même aux yeux d'un serviteur assistant comme lui, surtout à la lumière de l'ordre reçu : attaquer le pôle terrestre orienté vers le Soleil. Néanmoins, il fallait du courage pour risquer une demi-douzaine de douzaines d'éclaireurs de cette façon. C'était sans doute la raison pour laquelle Chirdan et Mosharg portaient le titre de seigneur alors que Brashieel ne remplissait que la fonction de serviteur assistant. L'esprit tendu, il s'installa sur sa plateforme de commandes. Les vaisseaux émergèrent de l'hyperespace et mirent aussitôt le cap sur le monde bleu et blanc afin de l'annihiler. Et d'accomplir ainsi ce pour quoi ils avaient entrepris un si long voyage. « Soixante-douze unités hostiles en approche, annonça le service de détection. Plus environ deux cent quarante appareils à huit minutes-lumière derrière la ligne de front. » Isaiah Hawter grimaça. Plus de trois cents ! Il pourrait aller à leur rencontre et les balayer, mais une bonne partie de sa flotte y passerait. Ces salopards en seconde ligne, prêts à couvrir leurs partenaires à coups d'hypermissiles, faisaient toute la différence. Il sacrifierait la moitié de ses bâtiments avant même d'avoir pu recourir aux armes à énergie contre l'avant-garde. Non, cette fois il lui faudrait les laisser entrer. « À toutes les forces d'intervention : retirez-vous derrière le bouclier primaire. Donnez l'ordre aux chasseurs de se tenir prêts. Arsenaux de l'ensemble des CDO : à mon commandement. » Adrienne Robbins maugréa en s'abritant derrière l'écran de protection. Elle savait qu'aller au-devant de cette puissance de leu aurait relevé du suicide pur et simple, mais le Nergal avait vingt-sept destructions de vaisseau à son actif — plus neuf à confirmer —, le meilleur score au sein des appareils survivants. I :idée de laisser cette vermine s'approcher sans se battre la rendait folle. Pire : cela la remplissait de crainte car, qu'on l'admette ou non, ce choix signifiait qu'on était en train de perdre. Vassili Tchernikov effectua un ajustement rigoureux via ses neuroémetteurs. Il pouponnait l'hyperextracteur comme une vieille chatte l'aurait fait avec son unique chaton. Il avait eu raison d'insister pour qu'on le fabrique, mais à présent il n'éprouvait que haine à l'égard du démon qu'il avait enchaîné. Ce démon qui regagnait sa liberté, lentement mais sûrement, sous la pression d'un état de surcharge continu dans une atmosphère planétaire. Lorsque les soupapes lâcheraient, ce serait la fin. Une crampe vrilla l'estomac du lieutenant Samson quand il prit connaissance du diagramme opérationnel de l'offensive. Ils arrivaient du sud, cette fois. Avaient-ils repéré l'hyperextracteur ? Avaient-ils compris à quel point il comptait pour la 'Ferre ? Mais quelle importance ? Le sort de Samson était probablement scellé. La « Garce de fer » se trouvait en plein sur le chemin des Achuultani, en compagnie de cinq autres CDO chargés de leur barrer la route. Quant au rempart planétaire, il était déployé... derrière eux. « Alerte rouge ! Parés au décollage ! Parés au décollage ! Alerte rouge ! Les pilotes des chasseurs — qu'ils soient Terriens d'origine ou impériaux, seuls leurs noms les distinguaient désormais — grimpèrent dans leurs cockpits. Le général Ki Tran Thich s'installa dans la couchette de son appareil de commandement et donna le feu vert via ses implants. Les moteurs se mirent à ronronner. Les artilleurs réglèrent leurs systèmes de défense et leurs armes. Puis, dans un vacarme de tonnerre, les engins porteurs de mort quittèrent les hangars des CDP et passèrent aussitôt le mur du son. Brashieel cligna à la fois ses paupières internes et externes tandis que des signaux de menace potentielle envahissaient soudain son écran. Par le Grand Nid! Des missiles subluminiques à cette distance ? Il reprit en partie son calme en parcourant les relevés de puissance : il ne s'agissait pas de missiles, mais d'un genre particulier de minuscules vaisseaux de guerre. Il n'en avait jamais vu de pareils. Mais, après tout, ne tombait-il pas des nues devant la plupart des inventions terrifiantes de ces démons ? — Batteries de missiles, à mon signal », ordonna doucement Hatcher. La partie s'annonçait difficile. Daoling et lui s'étaient entraînés à coordonner les CDP de l'hémisphère sud, mais c'était la première fois que ces saligauds s'approchaient autant. Il prit un instant pour remercier le Ciel que Sharon et ses filles se trouvent à l'abri dans le QG du Shepherd Center, en compagnie d'Horus. Cette fois, la Terre allait peut-être trembler. Andrew Samson déglutit tandis que les intercepteurs traversaient le portail polaire du bouclier et que le panneau invisible se refermait aussitôt derrière eux. Une escadre d'appareils miniatures contre des monstres longs de plusieurs kilomètres ! L'issue du combat ne faisait aucun doute. « Département des missiles : à mon signal. » La voix du capitaine M'wange était glaciale. « Générateurs de bouclier au maximum. Déployez la première salve hyper. » Les missiles se détachèrent en douceur de leurs baies de lancement puis flottèrent dans l'espace, amarrés à la Garce par des chaînes de force invisibles. Les Achuultani s'approchaient. — À tous les CDO : feu à volonté ! » lança Hawter. Par le seigneur des couvées ! Cette fois, il s'agissait bien de missiles ! Le Tuteur et le Sabot de guerre disparurent des scanners, et Brashieel tressaillit. Les destructeurs de nid n'utilisaient plus leur grand tonnerre. Depuis quelque temps, ils se servaient le plus souvent de ces terribles ogives qui n'explosaient pas... et contre lesquelles la nichée ne pouvait rien. Le Tueur s'était décomposé au moment où un missile crevait ses boucliers; le Sabot de guerre s'était tout bonnement évanoui. Quant à l'ennemi, il était beaucoup trop éloigné pour les hypermissilles de Brashieel. Quel diable furieux leur avait donné l'idée de placer des moteurs à hyperpropulsion à l'intérieur des missiles ? De nouveaux projectiles surgirent de l'hyperespace, et le Défenseur fit une embardée tandis que ses boucliers tremblaient sous un assaut manqué. Puis une deuxième explosion secoua l'énorme cylindre. Mais le petit seigneur Hantorg avait des nerfs d'acier : il maintint sa trajectoire. Les armes de Brashieel seraient bientôt à portée de tir. Il détendit ses doigts et ses pouces à l'intérieur des gants de contrôle. Bientôt, se promit-il. Bientôt, mes frères ! Les mini-bâtiments approchaient à toute vitesse. Il se demanda quelle était leur intention. Andrew Samson poussa un cri de victoire lorsque l'immense vaisseau se désintégra. C'était l'œuvre d'un missile lancé par la Garce ! Peut-être l'avait-il lui-même activé ! « Escadron de chasseurs : exécutez "Bravo trois" ! » vociféra le général Ki, et les appareils d'interception de la Terre déferlèrent dans la formation achuultani. Ils descendirent en piqué de façon à les surprendre « par en dessous » au dernier moment. Ils se cabraient et serpentaient au milieu des remous des puissantes têtes gravitoniques envoyées par la Terre. Leurs systèmes de visée se mirent en acquisition. Brashieel n'en revenait pas. Crispé, il observait les tournoiements de ces minuscules appareils pour éviter les défenses énergétiques rapprochées. Seuls quelques douzaines d'entre eux explosèrent; les autres ouvrirent le feu à bout portant, et un ouragan de missiles cingla les unités aku'Ultan. Il manquait à ces appareils nains la puissance brute des armes lourdes ennemies, mais ils avaient l'avantage du nombre. Un très, très grand nombre. Une demi-douzaine des frères du Défenseur succombèrent comme de féroces qwelloq aiguillonnés par une nuée de maigres sulq. Selon toute évidence, les seigneurs de la pensée de ces démons leur avaient dispensé un excellent entraînement. Ils se battaient par groupes, unifiant leurs frappes et concentrant leurs tirs sur des quadrants isolés. Et lorsque des pans de cuirasse fondaient sous une tornade de flammes, les vaisseaux qui se trouvaient à découvert partaient en fumée avec eux. Désespéré, Brashieel arma ses plateformes de lancement sans en avoir reçu l'ordre. Un tel mépris de la procédure lui vaudrait peut-être une mort honteuse, mais il ne pouvait rester accroupi sur son socle de service sans rien faire ! Ses doigts frétillants déclenchèrent une rafale de missiles subluminiques de classe « grand tonnerre » qui convergèrent sur un quart de douzaine de sulq. Le petit groupe d'attaquants retourna à la Fournaise. « Bien, Brashieel ! s'écria le petit seigneur Hantorg. Très bien ! » Sa crête s'érigea de fierté quand le chef du Défenseur ordonna au reste du personnel d'artillerie de suivre son exemple. Le général Ki Tran Thich regarda le titanesque bâtiment achuultani se désagréger sous son feu. Il avait tiré au sort avec Hideoshi le droit de conduire la première interception, et un sourire roublard fendait son visage tandis qu'il manœuvrait son appareil. Toute la puissance du soixante et onzième groupe de chasseurs grondait dans son sillage tandis qu'il sélectionnait une nouvelle cible. Voilà. Celle-là ferait l'affaire. Il n'eut même pas le temps d'apercevoir le missile de dix mille mégatonnes qui fonçait vers lui. Missiles épuisés », déclara l'officier des opérations de Tama Hideoshi, et le général poussa un grognement. Ses neurorécepteurs lui avaient déjà annoncé la nouvelle. À travers eux, il sentait ses chasseurs mourir l'un après l'autre... tout comme Thich venait de mourir. Qui aurait pu deviner que les Achuultani utiliseraient des missiles lourds, capables de détruire des vaisseaux entiers, comme de simples missiles sol-air réglés sur courte portée ? Les armes à énergie de ses appareils intercepteurs ne feraient pas le poids face à la puissance de frappe des extraterrestres ! — À tous les chasseurs : retirez-vous pour réarmer. Escadron de secours : paré à l'attaque. Observez une triple distance entre les appareils. Attaquez seulement aux missiles – je répète : seulement aux missiles –, puis retirez-vous pour réarmer. — À vos ordres ! » Les chasseurs se replièrent. Plus de trois cents d'entre eux avaient été détruits, mais cela ne représentait qu'un dixième de leurs forces, et l'escadre de tête des Achuultani ne comptait plus que vingt-sept unités. Les avions de chasse dépassèrent les CDO puis mirent le cap sur leurs bases respectives. À présent, c'était aux fortifications orbitales d'agir — à elles ainsi qu'aux CDP de l'hémisphère sud. Brashieel regarda les sulq se disperser pour échapper à ses frappes. Les Protecteurs avaient trouvé le moyen de vaincre ces parasites. Et c'était lui — un humble serviteur assistant des tonnerres — qui leur avait montré le chemin ! Il sentait l'approbation de ses camarades mais ne parvenait pas à s'en réjouir. Les deux tiers des frères du Défenseur avaient été emportés, et les armes des destructeurs de nid faisaient encore des ravages dans les rangs des survivants. Pire : l'avant-garde de la Grande Croisade serait bientôt à portée des rafales d'énergie de ces sentinelles orbitales. Aucun des éclaireurs n'avait encore osé une telle manœuvre; jusqu'ici, ils n'avaient employé que des missiles, et toujours à longue distance. À présent, l'heure du grand test était venue. L'épreuve du feu. Ils allaient enfin savoir ce dont ces forteresses obstinées étaient capables. Andrew Samson observa le repli de l'escadron réduit. De modestes chasseurs bombardés de missiles lourds ! Nous n'aurions jamais pu nous en tirer ! Nos subluminiques sont trop lents, trop faciles à éviter. L'ensemble de l'arsenal achuultani s'orienta vers la Garce et ses sœurs. Le CDO frissonna comme sous l'effet de la peur lorsque les premières ogives vinrent heurter son champ de force. Les générateurs de rempart chauffaient dangereusement, car le capitaine M'wange les poussait au maximum. Ils couvraient une palette trop large d'hyperfréquences, songea Samson. Tôt ou tard, ils en rateraient une, ou une ogive antimatière engendrerait une surcharge. Et alors le petit garçon de Lucy Samson trouverait la mort. Mais tant qu'il v a de la vie, songea-t-il en verrouillant sa cible avec soin, id y a... Il poussa un hurlement de triomphe lorsque le vaisseau implosa. Ces salauds étaient venus le tuer et il les en remerciait. Car, sinon, comment aurait-il pu les abattre ? « Armes à énergie : à mon signal ! » lâcha sèchement l'amiral lawter. Les CDO onze, treize et seize avaient cédé, laissant un énorme trou au-dessus du pôle. Un trou qui subsisterait quoi qu'il arrive. Plus grave encore, certains missiles avaient atteint la surface terrestre. Il n'en connaissait pas le nombre exact, mais, étant donné la force de frappe de ces engins, un seul d'entre eux suffirait à faire des ravages. Toutefois, il ne restait plus que dix-neuf bâtiments ennemis. Il tenta de se convaincre que c'était là un bon signe puis pinça les lèvres tandis que les Achuultani continuaient d'affluer. Ils allaient apprendre à leurs dépens la différence entre des rayons issus d'un vaisseau de guerre et des rafales projetées par un CDO de trois cent mille tonnes, songea-t-il avec un sourire vicieux. Brashieel tressauta lorsque les forteresses émirent leurs premiers faisceaux dans un flamboiement aveuglant. Les terribles armes énergétiques qui avaient anéanti tant de leurs vaisseaux en combat rapproché faisaient pâle figure à côté de cette calamité ! De puissants éclairs malmenaient les pavois électroniques de leur armada. Les appareils se désintégraient l'un à la suite de l'autre. Une, deux, sept unités détruites... et le carnage continuait! Rien ne pouvait s'opposer à cette furie. Rien ! « Excellent ! » s'enthousiasma Andrew Samson. Six cibles abattues, et le score ne cessait d'augmenter ! Il sélectionna un objectif dont les boucliers essuyaient la colère synchrone de trois CDO et propulsa une ogive gravitonique dans le tas. Le vaisseau éclata en mille morceaux. Et cette fois, l'origine du tir ne faisait aucun doute. « Retirez-vous. » Brashieel lâcha un soupir chargé de gratitude. Le seigneur de la pensée Mosharg avait sans doute récolté les informations qu'il était venu chercher. Ils pouvaient s'en aller. À condition de rester en vie. « Ils se retirent ! » cria quelqu'un, et Gerald Hatcher acquiesça d'un signe de tête. Oui, ils s'en allaient, mais la Terre y avait laissé beaucoup de plumes. Deux missiles avaient traversé le bouclier planétaire malgré les efforts de Vassili et des CDP. Par bonheur, ces salopards ne possédaient pas d'ogives gravitoniques. Il ferma les yeux pendant un bref moment. L'un des missiles s'était écrasé dans l'océan, et nul ne connaissait les conséquences possibles de l'impact sur les littoraux et l'écologie globale de la planète. L'autre avait percuté l'Australie à un jet de pierre du centre de Brisbane. Une bouffée de désespoir envahit Gerald Hatcher. Aucun abri n'avait pu résister à un choc frontal de cette magnitude. Comment allait-il annoncer à Isaiah Hawter qu'il venait de perdre femme et enfants ? Le dernier bâtiment aku'Ultan disparut dans l'hyperespace avant que l'escadron de réserve ne parvienne à sa hauteur. Parmi les soixante-douze unités de départ, seules trois avaient survécu. Dans leur sillage, l'hémisphère sud de la planète ennemie brûlait et fumait sous vingt mille mégatonnes de destruction. Loin devant eux, les ingénieurs du seigneur Chirdan effectuaient les derniers tests. Des centrales nucléaires s'activèrent et vinrent alimenter les fournaises des puissants boîtiers moteurs. Puis le chef des opérations donna l'ordre. Le satellite que les humains appelaient Japet tressaillit dans son interminable orbite autour de la planète Saturne. Puis, lentement, il commença à prendre de la distance. CHAPITRE SEIZE Brashieel s'accroupit sur son nouveau socle de service au contrôle de tir principal. Il se demandait comment le Défenseur avait tenu si longtemps, mais apparemment, le petit seigneur Hantorg insistait pour lui attribuer le mérite de cet exploit. Il lui était reconnaissant de sa confiance, d'autant plus que cette nouvelle promotion le faisait bénéficier d'un fabuleux équipement. Il se pencha sur le disque de visionnement et perçut l'énorme masse rocheuse qui avançait aux côtés du vaisseau. Le Nid recourait rarement à des armes d'un tel volume, mais il était grand temps d'en finir avec ces maudits démons et de passer à la prochaine étape. Gerald Hatcher se sentit vieux d'un million d'années en posant les pieds sur la table basse du bureau d'Horus. Malgré les prouesses de la biotechnologie, un homme ne pouvait pas tenir bien longtemps à coups de journées de travail de vingt-deux heures. Or sa limite était dépassée depuis belle lurette. Ils avaient résisté sept longs mois – un sacré exploit ! –, mais la fin approchait à grands pas. Son personnel exténué le savait. Et la population civile devait s'en douter. Le feu des batailles avait entaché les cieux, et trop de défenseurs avaient péri au combat... ainsi que leurs enfants. À quatorze reprises les missiles achuultani avaient traversé le bouclier planétaire. La plupart étaient tombés dans l'océan. Les côtes avaient été dévastées par les tsunamis, des vents radioactifs et des typhons toxiques s'étaient abattus aux quatre coins du globe. Quatre avaient percuté des régions continentales. Par la grâce de Dieu, l'un avait terminé sa course en plein milieu du désert africain, mais plus de quatre cents millions d'êtres humains avaient subi le même sort que les habitants de Brisbane. Et les miracles accomplis par les hommes de Hatcher n'avaient fait que retarder l'inévitable. Que Vassili parvienne à préserver son hyperextracteur dépassait l'entendement du général. Mais envers et contre tout le Russe maintenait la stabilité de la machine à la sueur de son front. L'énergie coulait encore dans les veines de la gigantesque installation, et Geb et ses ouvriers zombifiés assuraient le fonctionnement continu des générateurs de bouclier. Néanmoins, lorsque ces appareils réclamaient une révision, il leur était impossible d'en désactiver plus de quelques-uns à la fois. C'est pourquoi, tout comme Tchernikov, le vieil impérial se tuait à la tâche pour trouver des solutions. Oui, songea Hatcher, la Terre avait son lot de magiciens... mais à quel prix ? » Comment... (il marqua une pause pour s'éclaircir la gorge) comment va Isaiah ? — Aucun changement », annonça Horus d'une voix triste, et son subordonné ferma les yeux pour contenir sa douleur. Le massacre de ses équipages avait affaibli le pauvre homme, mais la catastrophe de Brisbane l'avait achevé. Il restait assis dans son bureau exigu à contempler les photos de sa femme et de ses enfants. Ses amis savaient avec quel brio il avait combattu, regroupant ses vaisseaux meurtris assaut après assaut. Lui n'était certain que d'un fait : il avait failli. Il avait laissé les Achuultani décimer sa famille, et la majeure partie des soldats qui avaient bataillé sous ses ordres avec tant de bravoure avaient également succombé. Telle était la vérité. Beaucoup de survivants se sentaient comme Isaiah : effondrés, morts à l'intérieur, pleins de haine pour eux-mêmes parce qu'ils n'étaient pas des dieux alors que leur monde traversait une terrible épreuve. Mais il y avait les autres, se souvint Hatcher. Ceux qui, à l'instar d'Horus, avaient pris le relais d'Isaiah quand il s'était écroulé. La liste était longue : Adrienne Robbins, la plus gradée des capitaines de parasite à avoir survécu aux hostilités, qui avait refusé l'ordre direct de retirer son vaisseau endommagé de la bataille; Vassili et Geb, qui s'étaient transcendés pour accomplir des tâches impossibles; le personnel harassé des CDO et des CDP, qui continuait de se battre sans relâche contre tout espoir; les pilotes de chasseur, dont les appareils décollaient en grand nombre mais revenaient rarement... Et, bien sûr, les gens comme Qian Daoling, cette rare catégorie d'individus à la résistance nerveuse illimitée. Tant mieux pour eux, d'ailleurs. Parmi les chefs d'état-major, Singhman et Ki avaient été tués... ainsi que Hawter, songea Gerald avec amertume. Tama Hideoshi dirigeait ce qui restait de l'escadre de chasseurs. Vassili était bloqué en Antarctique. Frederick Amesbury travaillait d'arrache-pied aux batteries de détection – avariées suite aux assauts achuultani – pour ne pas perdre de vue la périphérie du système. Quant à Jiang Jiansu, il était monopolisé par l'accablante responsabilité de la défense civile. Voilà pourquoi, bien qu'Horus ait repris le commandement des quelques vaisseaux et CDO rescapés, Hatcher avait été contraint de céder à Qian l'organisation de l'ensemble du réseau de défense planétaire. Il se consacrait désormais à trouver un moyen de préserver la Terre d'une destruction totale. Mais il était général, pas sorcier. « C'est la fin, Horus. » Il dévisagea le vieil impérial, qui ne flancha pas. « Nous ne faisons que nous débattre sur le chemin de la potence. Le "bébé" de Vassili ne tiendra sans doute pas plus de deux semaines. — Devrions-nous cesser de nous débattre, alors ? » Horus formula la question avec un sourire imperceptible aux lèvres, et le général lui retourna la politesse. « Certainement pas ! J'avais juste besoin de partager mon sentiment avec quelqu'un avant de retourner au charbon. Même s'ils nous anéantissent, ils seront moins nombreux pour attaquer le prochain monde sur leur liste. — Tout à fait d'accord. » Horus se pinça l'arête du nez d'un air las. « Faut-il informer la population civile ? — Il ne vaudrait mieux pas. Je ne crains pas un mouvement de panique, mais à quoi bon les effrayer plus qu'ils ne le sont déjà ? — En effet. » Le vice-gouverneur se leva puis se dirigea lentement vers la baie vitrée de son bureau. La nuit tendait son voile sur le Colorado. Des éclairs géants déchiraient le ciel tandis que l'atmosphère outrée renvoyait une partie des violences subies. Un interminable coup de tonnerre fit vaciller les carreaux. La foudre et la neige, songea-t-il. L'orage et le blizzard. L'eau des océans s'évaporait en trop grande quantité – des kilomètres cubes de vapeur s'élevaient dans les airs au quotidien. L'albédo terrestre s'était modifié : la surface planétaire réfléchissait davantage de lumière solaire et la température moyenne avait chuté. Combien de temps ce monde résisterait-il encore ? Par la miséricorde du Créateur, le général Jiang avait stocké des vivres en abondance, car il n'y avait plus de récoltes. Au moins, cette tempête annonçait de la pluie. De la pluie glaciale, mais de la pluie tout de même. Et ils étaient encore vivants, se dit-il tandis que Hatcher s'apprêtait à prendre congé. Vivants. Un état qui changerait bientôt. Gerald avait raison. Ils étaient en train de perdre la guerre, et une voix intérieure lui soufflait de se rouler en boule et de baisser les bras. Mais il ne pouvait pas se le permettre. « Gerald. » Le général s'arrêta sur le pas de la porte, et Horus détourna son attention de la tourmente pour affronter son regard. « Au cas où je ne vous reverrais plus, merci. » Les sabots de Tarhish grattaient le vide. Pas même les Aku'Ultan n'étaient capables de faire accélérer un bloc de cette masse en un claquement de doigts, mais sa vitesse avait augmenté. Une poignée de douzaines de tiao par segment, pour commencer. Puis quelques-unes de plus. Et ainsi de suite ! Le Défenseur avançait sur le flanc du puissant projectile, entouré d'une solide phalange de vaisseaux protecteurs. La formation serait bientôt repérée, mais sa défense était robuste, et les destructeurs de nid ne pourraient même pas ajuster leur tir sans balayer au préalable la demi-douzaine de multi-douzaines d'éclaireurs qui restaient. Lui et ses frères défendraient le bolide jusqu'à la mort et se fraieraient un chemin à travers le barrage précaire de l'ennemi. Car ils étaient les Protecteurs. « Oh, mon Dieu! » Les équipes de détection de Sir Frederick Amesbury tentaient désespérément d'analyser la manœuvre des Achuultani. Pourquoi diable étaient-ils agglutinés de la sorte ? Une voix venait de se percher au-dessus du brouhaha frénétique, et le général se tourna vers le major Osgood, son officier de quart en chef. « Qu'y a-t-il, Joanna ? » Le visage acajou de la jeune femme était paralysé. Il lui toucha l'épaule. « Jo ? » Elle se secoua. « J'ai trouvé la réponse, mon général : Japet. » Le calme absolu de son accent caraïbe effraya Amesbury, car il savait reconnaître cette intonation. Une voix au-delà de toute peur. En effet, lorsque tout espoir avait disparu, il n'y avait plus rien à craindre. « Expliquez-vous, major, ordonna-t-il d'un ton calme. — J'ai finalement réussi à hyperpropulser une batterie de senseurs dans le système extérieur afin de jeter un coup d'oeil à Saturne. » Elle croisa le regard de son supérieur sans perdre contenance. « Sa lune a disparu. » « C'est vrai, Gerald. » La mine lasse de Frederick transparaissait à travers l'écran de com de Hatcher. « Notre sonde a mis du temps à se rapprocher puis à passer outre les émissions électroniques des bâtiments de combat, mais elle a fini par confirmer nos craintes : Japet – le huitième satellite de Saturne – se trouve en plein milieu de leur formation. — Je vois. » Il aurait voulu maudire tous les diables, injurier Dieu pour avoir laissé un tel malheur se produire, mais cela ne servait à rien et sa voix resta douce. « Avons-nous une chance ? — Pas la moindre, sauf si nous parvenons à stopper ce monstre. Il ne s'agit pas d'un astéroïde, Gerald, mais d'une I une! Six fois la masse de Cérès. — À quelle vitesse se déplace-t-elle ? — Assez vite pour nous pulvériser. Ils auraient pu se contenter de la lâcher dans le puits de gravité du Soleil puis de la faire "dévaler" jusqu'à nous, mais cela nous aurait laissé trop de temps pour réagir. Ils l'ont entourée de boucliers. Toutefois, si nous réussissons à faire passer quelques hypermissiles à travers leur barrage, nous avons une chance de détruire cette saloperie avant qu'elle nous atteigne. Voilà pourquoi ils l'escortent : ils veulent lui éviter nos tirs aussi longtemps que possible. » Leurs moteurs sont bien plus lents que les nôtres, mais ce Fichu puits de gravité joue en leur faveur. J'ignore comment ils ont procédé – en fait, même s'ils ne s'étaient pas amusés à détruire nos batteries de capteurs, le phénomène nous aurait échappé : notre attention était tournée vers les astéroïdes, pas vers les lunes de la périphérie du système –, mais j'imagine qu'ils ont commencé par une infime accélération. Quoi qu'il en soit, ils ne sont partis que de Saturne, Gerald ! Peu importe quand ils ont entamé le trajet; nous étions récemment en opposition, c'est-à-dire à plus d'un milliard et demi de kilomètres sur une ligne droite – mais leur trajectoire n'est pas une ligne droite –, et ils ne cessent de prendre de la vitesse. » Ils se dirigent vers nous à plus de cinq cents kilomètres par seconde – sept fois plus vite qu'un météorite "rapide". Je n'ai pas pris la peine de calculer le nombre de billions de mégatonnes à quoi cela correspond, parce que c'est inutile. Cette lune percera notre bouclier comme une balle traverserait une plaque de beurre. Elle atteindra notre atmosphère dans environ six jours. Voilà le temps qu'il nous reste pour l'arrêter. — C'est impossible, soupira Hatcher. Totalement impossible. — J'en suis conscient, mais nous devons quand même essayer ! — Absolument. » Gerald contracta les épaules. « Laissez-moi m'en occuper, Frederick. Je ferai de mon mieux. — Je sais. Que Dieu vous bénisse. » Les visages blêmissaient à mesure que la nouvelle se propageait au sein de l'armée. C'était la fin. Lorsque le prodigieux marteau frapperait, la Terre se briserait comme une vulgaire noix. Ceux qui avaient trop donné, trop tiré sur la corde, finirent par craquer. La plupart démissionnèrent de la réalité, en toute simplicité. Et une poignée de soldats devinrent fous. Leurs camarades en remercièrent d'ailleurs le Ciel, parce qu'en essayant de maîtriser la démence d'autrui ils s'écartaient de leur propre terreur. Mais en définitive seule une minorité flancha. Pour le gros des troupes, la survie et même l'espoir ne figuraient plus au rang des priorités. Ils travaillaient aux postes de combat sans hystérie, avec froideur et détermination. Ils mûrissaient leur détresse. Brashieel remarqua le changement dans les signatures énergétiques. Voilà. Les destructeurs de nid savaient, et ils lutteraient pour détourner le Sabot de son chemin, pour le démolir. Les forteresses orbitales s'activaient déjà, tâchaient de verrouiller leur cible, mais de nombreux mini-sabots s'apprêtaient à mitrailler l'égide planétaire. Le but de l'opération ? Faire reculer l'écran de protection afin d'exposer les stations au tonnerre des Protecteurs, qui pourraient dès lors aplanir le chemin devant le bolide. Rien ne les arrêterait. Si les démons voulaient placer le satellite dans leur ligne de mire, il leur faudrait d'abord foudroyer le Défenseur et ses frères, mais alors il serait trop tard. Il détaillait ses magnifiques instruments lorsque le seigneur de l'ordre Chirdan reconfigura leur formation. Le mur qui séparait la lune meurtrière du monde bleu et blanc s'épaissit. Et le Défenseur se plaça à une des extrémités de la phalange. Le lieutenant Andrew Samson se sentait étrangement calme. Le vice-gouverneur Horus avait délocalisé les quelques forts restants pour appuyer la Garce, mais les Achuultani avaient prévu la manœuvre : des jours durant, les projectiles ennemis avaient martelé le bouclier en vue de le faire rétrograder, jusqu'à ce que les CDO se retrouvent à découvert. Les extraterrestres avaient alors lâché leurs escadrons sur les installations démunies puis, au prix de nombreuses pertes, étaient venus à bout de ces dernières sentinelles. Parmi les six qui protégeaient le pôle Sud initialement, seule la Garce avait survécu, mais sa défense lui avait coûté une trop grande quantité de munitions. Il devenait difficile de se maintenir à flot sans l'industrie orbitale de la Terre... et les véhicules de ravitaillement prenaient d'énormes risques en s'aventurant dans la zone située entre le champ de force et les stations. Depuis longtemps déjà, Samson ne se faisait guère d'illusions quant à sa survie, mais il avait gardé l'espoir que son monde s'en tirerait. Désormais, il savait que la probabilité d'une telle issue était faible, ce qui effaçait toute trace de crainte de son esprit. Seul subsistait en lui un étrange sentiment de regret. Un sentiment doux-amer. Les unités rescapées de la flotte se préparaient à l'ultime assaut. On les avait gardées pour la fin, lorsque les Achuultani se trouveraient à bout portant. Elles avaient encore moins de chances que le lieutenant de rester en vie durant les prochaines heures, mais les CDO feraient leur possible pour les couvrir. Samson contrôla le stock d'hypermissiles : trente-sept, et un peu moins de quatre cents dans les autres magasins de la Garce. Une quantité insuffisante. Le commodore Adrienne Robbins vérifia sa formation. Les quinze derniers bâtiments de ligne de la flotte terrienne – à peine plus d'une escadrille – étaient disposés autour du Nergal. La moitié des plateformes de lancement du vaisseau avaient été détruites suite à une frappe de justesse qui avait traversé la cuirasse et fait quatre-vingts victimes sur un équipage total de trois cents personnes. Mais Adrienne disposait encore de sa propulsion... et de ses armes à énergie. Les restes élimés des croiseurs et des destroyers – soixante-quatorze unités en tout – dissimulaient la pathétique armada de vaisseaux de ligne. Quatre-vingt-neuf appareils : voilà de quoi se composait l'unique et dernière force d'intervention de la Terre. « Nous sommes prêts, gouverneur. — Lancez l'offensive, commanda Horus à travers l'écran de com. Que le Créateur soit avec vous, commodore. — Bonne chance à vous aussi, gouverneur », répondit-elle avant de reporter son attention sur le réseau de commandement. Puis, d'une voix claire et paisible, elle ordonna : « En avant. » Malgré lui, Brashieel observa la progression de l'ennemi avec une certaine admiration. Ils étaient si peu nombreux. Et il leur restait à peine une douzaine de grands vaisseaux. Leurs équipages devaient se douter qu'ils finiraient dans la Fournaise, et pourtant ils avançaient. Il ne put s'empêcher de saluer leur courage. En cet instant, ils n'étaient plus des destructeurs de nid mais des Protecteurs. Au même titre que lui. Mais de telles pensées ne l'empêcheraient pas d'agir. Le Nid avait survécu pendant d'innombrables multi-douzaines d'années par une seule politique : massacrer ses ennemis tant qu'ils étaient encore faibles. Les Aku'Ultan avaient appris la leçon dans un passé lointain, lorsque les Grands Saccageurs de nid les avaient chassés de leur domaine. Ce malheur ne se reproduirait plus jamais. Gerald Hatcher eut un haut-le-cœur tandis qu'Adrienne conduisait ses troupes à l'abattoir. Japet ne se trouvait même pas dans la ligne de mire des postes d'artillerie des forteresses orbitales et planétaires. Pour y remédier, il fallait tailler une ouverture dans la formation compacte de l'adversaire, et les malheureux vaisseaux de Robbins représentaient le seul espoir de réussite. « Détection : si vous repérez la moindre brèche, verrouillez immédiatement la cible. — Compris, répondit Sir Frederick Amesbury. — Demande autorisation de lancer l'offensive », lâcha Tama Hideoshi à travers l'écran, et Hatcher aperçut sa combinaison de vol. L'escadron comptait plus de chasseurs que d'équipages désormais, mais, malgré ce manque de personnel, l'officier japonais n'était pas censé voler aujourd'hui. Toutefois, comme il n'y aurait peut-être pas de lendemain, Hatcher décida de fermer les yeux. « Pas encore. Restez derrière le bouclier tant que nos vaisseaux n'auront pas attaqué. — À vos ordres. » La voix de Tama exprimait la contrariété, mais il comprenait. Il attendrait jusqu'à ce que les Achuultani soient trop occupés à torpiller les bâtiments de Robbins pour sacrifier son fragile appareil. « Nos forces d'intervention ont ouvert le feu », annonça quelqu'un. Puis, d'une voix douce et fervente, et avec une totale spontanéité, quelqu'un d'autre ajouta : « Allez-y, mes belles, mettez-nous-en plein la vue ! » Adrienne Robbins avait discuté le plan avec Horus. Bien qu'il n'y eût pas grand-chose à discuter. Une seule tactique était envisageable : leur sauter à la gorge à coups de missiles jusqu'à épuisement des stocks. Peut-être — et seulement peut-être — ses unités pourraient-elles submerger la défense puis foncer dans le tas afin d'utiliser les armes à énergie. Personne ne survivrait à un combat si rapproché, mais avec un peu de chance on ouvrirait une faille dans les remparts ennemis avant de succomber. Une pluie de missiles hyperpropulsés et subluminiques s'abattit sur l'armada extraterrestre. Les plateformes de lancement impériales marchaient à plein régime et crachaient leurs fusées autodirectrices sans même se soucier de verrouiller les cibles. Puis les premiers tirs en provenance de la Terre vinrent se mêler à cette nuée funeste. Le seigneur de l'ordre Chirdan balançait la tête d'un air angoissé tandis que ses combattants tombaient comme des mouches. Il s'était attendu à un assaut foudroyant de la part de ces démons, mais même le Cerveau de guerre n'avait pas prévu un tel carnage ! Le maelström de missiles fouettait leur carapace en plein cœur. Les bûchers antimatière et les têtes gravitoniques dévastaient ses vaisseaux. Ses paupières internes se contractèrent. Ils cherchaient à creuser une lucarne pour s'y engouffrer avec leurs armes à énergie infernales ! Ils y laisseraient la vie mais parviendraient peut-être à exposer le Sabot à la colère de leurs forces terrestres. Il ne le permettrait pas. Ses ordres retentirent dans chaque compartiment du vaisseau. Les arêtes de la phalange se resserrèrent et convergèrent au centre de la formation de façon à repousser l'offensive. Chirdan contre-attaqua avec une salve de ses propres missiles à plus courte portée. Toute notion de temps avait disparu. Seule comptait l'éternité grinçante des bâtiments mourants et l'éclat qui embrasait les cieux nocturnes de la Terre tels un millier de soleils. Adrienne Robbins sentit l'enfer s'approcher, perçut les destroyers et les croiseurs légers qui flambaient comme du charbon dans une forge. Elle ajusta légèrement sa trajectoire. Le noyau dur de son ridicule commando d'intervention se dirigeait vers le centre du vortex meurtrier. Les magasins d'armes étaient presque vides. « Allez-y ! » ordonna Hideoshi. Les derniers appareils intercepteurs de l'humanité partirent à la rencontre de leur destin. Installé dans sa couchette, son officier tactique assis à ses côtés, Tama souriait de plus belle. Il avait cinquante-neuf ans et, sans l'aide de ses bioimplants, il n'aurait jamais pu accomplir de tels exploits. Trois années plus tôt, il pensait ne plus jamais participer à un conflit armé en tant que pilote. Et pourtant il était là. Si sa planète devait mourir, il savourerait au moins un dernier honneur : périr au combat comme tout samouraï qui se respecte. Par le Grand Nid ! Les sulq attaquaient aussi ! Brashieel n'aurait jamais pensé qu'il en restait autant. Ils emboîtaient le pas à leurs grands frères, qui les couvraient tant bien que mal avant de tirer leur révérence. Certaines rampes de lancement de la Garce renfermaient encore des hypermissiles, mais Andrew Samson leur préférait pour l'instant les armes subluminiques. Ces salopards étaient encore loin, et ils disposaient donc d'un délai considérable pour les abattre, mais chaque ogive qui touchait sa cible affaiblissait davantage leur défense. Il les lançait à intervalles de quatre secondes. Le seigneur Chirdan lâcha un juron. Les destructeurs de nid mouraient en grand nombre, mais ils avaient gravement entamé sa formation. Six douzaines de ses vaisseaux avaient déjà explosé, et la terrible moisson des rayons diaboliques débutait à peine. L'escadron ennemi se confondait avec le sien, privant son département des missiles périphériques de toute cible. Il décida de viser les forteresses orbitales. Gerald Hatcher resta de marbre lorsque le premier CDO partit en fumée. Les missiles pilonnaient également le champ de force planétaire, mais il les accueillait presque avec bonne humeur. Même s'ils forçaient le barrage et tuaient des millions de civils, il les bénirait, car chaque missile propulsé sur la Terre représentait une menace de moins pour ses batteries orbitales. Il bascula sur son dossier, envahi par un sentiment d'inutilité absolue. Les troupes de réserve étaient épuisées. Il avait tout donné, et il ne lui restait plus qu'à contempler en silence l'extermination de ses gens. Les détonations formaient comme une couronne lumineuse autour de la Garce de fer, qui ripostait encore et toujours. Andrew Samson était une machine, il fusionnait avec sa console. Le stock de munitions était descendu à dix pour cent et diminuait à toute vitesse. Mais le lieutenant ne songeait plus à réduire la cadence. À quoi bon ? Il frappait sans relâche, l'esprit inondé des flots destructeurs qui déferlaient sur les Achuultani. Un hypermissile transperça la cuirasse de la station, mais il ne le vit pas arriver. Il trépassa la tête emplie de rage guerrière. L'escadrille de Tama fondit comme une bombe sur l'ennemi, accompagnée d'un feu d'artifice nucléaire. Les bâtiments achuultani détonaient par dizaines, mais leur formation se resserrait tout de même. Les unités du commodore Robbins disparaissaient dans le vortex tandis que les chasseurs s'estompaient comme des étincelles. Une fois les missiles épuisés, l'escadron impérial activa les armes à énergie. Adrienne Robbins se trouvait au beau milieu de l'armada extraterrestre, mais elle n'avait plus aucun croiseur ni destroyer en soutien. Au fond de son cerveau brûlait l'image du Londres. Son capitaine s'était précipité à plein régime sur l'un des monstres achuultani. À coups de rayons énergétiques, il avait achevé la carapace affaiblie de l'appareil ennemi et l'avait entraîné dans la mort avec lui. Mais ce n'était pas suffisant. Elle était seule avec ses vaisseaux de ligne. Ils constituaient la dernière force capable de résister à cette furie, mais ne tiendraient pas longtemps. Le Nergal venait d'encaisser un tir proche, et des écheveaux d'atmosphère tourbillonnaient dans son sillage comme une traînée de sang. Un nouveau bâtiment achuultani disparut sous des rafales d'énergie, mais un autre apparut derrière lui, puis un autre encore. Décidément, elle ne percerait pas le barrage. Flanqué de ses huit unités jumelles survivantes, le Nergal éclopé continuait d'avancer. Qian Daoling comprit à ses scanners que le commodore Robbins ne survivrait pas. Mais d'une certaine manière... elle ne raterait peut-être pas entièrement son coup. Il ferma les yeux, concentré sur ses neurorécepteurs, son esprit clair et froid protégé de la panique. Oui. Adrienne avait rassemblé presque toute la défense autour du Nergal, et si le centre de la formation avait gagné en épaisseur, son pourtour s'était démuni. Avec un peu de chance... La pluie de missiles en provenance des CDP s'arrêta net lorsque le maréchal modifia l'ordre de feu via ses implants. Il sentit l'étonnement de Hatcher au travers des neurorécepteurs qui le liaient au Shepherd Center, mais il n'avait pas le temps de lui fournir des explications. Les plateformes de lancement reprogrammèrent la cible puis dardèrent une masse compacte de missiles en direction d'une sphère d'espace située à peine trois cents kilomètres plus loin. Deux mille ogives gravitoniques fendirent l'espace. L'énorme vaisseau de vingt kilomètres trembla d'une extrémité à l'autre sous l'effet de l'impact. Brashieel s'accrocha à son socle de service. Le sang coula de ses narines tandis que l'univers s'écroulait tout autour de lui. La colère de Qian Daoling recracha le Défenseur comme un pépin de raisin. « Contact ! » hurla Sir Frederick Amesbury, que son flegme britannique venait enfin de quitter. Qian avait percé une mince brèche dans le barrage achuultani, et les ordinateurs du général anglais se verrouillèrent sur Japet. Les données furent transmises aux CDP et aux CDO survivants, qui reconfigurèrent une nouvelle fois leur objectif. Le seigneur Chirdan tempêta puis abattit son poing à deux pouces sur la cloison. Non ! C'était impossible ! Le Sabot avait encore trop de chemin à parcourir ! Il se força à rester calme tandis que l'ennemi torpillait le bolide géant et que ses équipages meurtris tentaient à tout prix de se repositionner. Les boucliers du satellite vacillaient et flamboyaient. Un des quadrants avait déjà cédé. Un missile s'engouffra dans la lucarne et son ogive d'antimatière incinéra les générateurs d'un autre quadrant. Mais il était trop tard. Sans un angle d'attaque direct, pas même ces fils de démon ne pourraient abattre le Sabot avant la collision. Or ses éclaireurs s'étaient à nouveau reformés de façon à dissimuler les quadrants défaillants. Chirdan gronda de satisfaction, puis ramena son attention sur les cinq derniers bâtiments ennemis. Il les détruirait sans pitié, et leurs morts viendraient attiser le brasier qui allait bientôt consumer leur monde maudit. L'exaltation de Hatcher retomba aussi vite qu'elle était apparue. La magnifique tentative de Qian avait échoué, et il se laissa aller à un chagrin étrangement paisible. Il éprouvait de la peine pour sa planète condamnée, mais à la fois une fierté profonde et durable à l'égard de son peuple. Serein, il regarda le mur de vaisseaux extraterrestres — de moins en moins nombreux — s'approcher inexorablement. Il ne restait que trois à quatre cents appareils, mais c'était suffisant. « Général Hatcher ! » Le cri en provenance de la détection lui fit relever la tête d'un coup sec. La voix lui parut singulière, mais il ne sut dire en quoi. Puis soudain il comprit. De l'espoir. Il y avait de l'espoir dans cette exclamation ! Seul demeurait le Nergal, dernière unité de l'escadron terrestre. Adrienne Robbins se demandait pourquoi son vaisseau n'avait pas encore été détruit, mais elle évita de s'attarder sur la question. Son esprit flambait davantage que les ogives s'écrasant sur son bouclier. Envers et contre tout, elle avançait. Une manœuvre démente : un seul et unique bâtiment, qui plus est à court de missiles, n'avait aucune chance d'arrêter Japet. Mais qui se souciait de logique en cette heure ? Elle avait entrepris le voyage pour attaquer cette lune, et c'est ce qu'elle ferait. La phalange achuultani devenait de plus en plus fine; elle percevait le satellite à travers les scanners. Elle dévia légèrement de sa trajectoire puis chargea tête baissée. Et soudain ils avaient disparu, désintégrés sous une impressionnante furie gravitonique qui ballotta le Nergal comme un vulgaire bouchon de liège. Le seigneur Chirdan en demeura bouche bée. Trois douzaines d'appareils... quatre douzaines... cinq douzaines ! Des appareils défiant toute raison, plus gigantesques encore que le Sabot ! Surgis de nulle part à une vitesse impossible, ils s'étaient mis à mitrailler ses unités. Des missiles qui ne rataient jamais leur cible. Des rayons qui enflammaient les vaisseaux comme de l'amadou. Des boucliers qui se gaussaient des tonnerres les plus puissants. Le cauchemar ultime des Aku'Ultan matérialisé sous la forme de pavois et d'acier de combat. Le vaisseau amiral du seigneur de l'ordre se volatilisa, suivi de ses éclaireurs. En fin de compte, les Protecteurs ne faisaient pas le poids face à ces démons nocturnes. Un groupe pathétique de bâtiments achuultani rompit la formation pour prendre la fuite, mais ils se trouvaient trop immergés dans le puits de gravité pour passer en hyperespace, et ils périrent l'un après l'autre. Mais, avant la fin, Chirdan vit une machine gigantesque fondre sur le Sabot. Des missiles subluminiques se posèrent avec précision sur le satellite puis détonèrent aussitôt. Une vague de fureur gravitonique balaya l'espace. Une explosion dont le simple contrecoup aurait secoué la Terre jusqu'en son noyau, déclenché des séismes et réveillé des volcans. Et cela ne représentait qu'un avant-goût de leur puissance. Seize ogives gravitoniques — des centaines de fois plus destructrices qu'aucune arme terrienne — réduisirent Japet à néant. Gerald Hatcher se détendit, incrédule et encore trop choqué pour éprouver de la joie. Le silence absolu de son poste de commande lui faisait écho. Puis un des écrans de sa console de com s'alluma, et un visage familier y apparut. Désolé du retard », lâcha Colin Maclntyre avec douceur. Ce fut seulement alors que l'ensemble du personnel donna libre cours à sa liesse. CHAPITRE DIX-SEPT Le général Hector MacMahan vit la multitude de navettes d'assaut impériales se rassembler autour de son appareil de commandement. Il tourna ses scanners en direction du vaisseau achuultani, mastodonte sectionné qui dérivait dans l'espace en une chorégraphie enchevêtrée et démente. Le planétoïde Sevrid s'immobilisa derrière ses navettes pour surveiller et examiner l'épave. Le cylindre fracassé contenait encore de l'air, de la vie et de l'énergie, bien qu'en faible quantité. MacMahan émit un grondement de satisfaction lorsque les tracteurs de la mégasphère immobilisèrent l'épave. Il espérait que le vaisseau possédait un compartiment assez vaste pour accueillir le bâtiment ennemi. De cette façon, ses hommes et lui n'auraient pas à se taper tout le boulot dans les pires conditions. Il ignorait combien de survivants achuultani attendaient ses forces d'intervention, mais sa première vague d'assaut comprenait six mille soldats et la réserve trois mille. Le prix à payer serait peut-être élevé, mais ce bâtiment représentait la seule unité adverse partiellement intacte dans l'ensemble du système solaire. S'ils parvenaient à s'en emparer, à récupérer des données et à pénétrer ses réseaux informatiques, voire à capturer quelques spécimens rescapés... « Allez, les gars ! Parés à intervenir ! « murmura-t-il à travers la com, puis il observa les derniers ajustements de la formation. Voilà. Ils étaient prêts. « Exécution ! » Les navettes s'élancèrent. Brashieel attendait dans sa combinaison spatiale. Il avait fixé une attelle de fortune autour de sa jambe antérieure cassée; en dehors de la douleur, il n'en était guère handicapé. Il avait encore trois jambes valides, et la perte de la propulsion avait fait de la gravité un fantôme. Il observa ce qui restait de ses instruments, avide de couvrir l'ennemi de tonnerre, mais ses plateformes de lancement étaient hors service. Un cinquième de douzième des armes à énergie du Défenseur demeuraient opérationnelles, mais les batteries de missiles ainsi que l'armurerie située dans l'aile détruite du secteur antérieur avaient subi des dommages irréversibles. Il s'efforça d'ignorer le cauchemar. Le monde des destructeurs de nid vivait encore, et ces nouveaux monstres sphéroïdaux présageaient les plus funestes événements. Les seigneurs de la pensée avaient déterminé que ce système ne jouissait d'aucun soutien, et ils s'étaient trompés : les concepteurs de ces antiques batteries de senseurs avaient pris sa défense, et leur puissance atteignait des proportions inimaginables. Pourquoi se limiteraient-ils à repousser l'offensive des Protecteurs ? Ne tenteraient-ils pas de s'attaquer directement au Nid ? Et pour quelle raison n'avaient-ils pas tout simplement pulvérisé le Défenseur? Leur code de l'honneur les obligeait-il à affronter les derniers ennemis face à face ? Mais au fond ça n'avait aucune importance. Il tourna le dos à sa console tandis que le petit appareil se rapprochait. Il n'avait plus d'armes pour les abattre, mais il savait déjà comment ses semblables et lui allaient les affronter. MacMahan tressaillit lorsque la section de secours de l'épave ouvrit le feu sur ses navettes. Ces faisceaux rudimentaires étaient assez efficaces pour transpercer des cuirasses de faible résistance, mais les tirs provenaient de trop loin. Seules trois unités furent touchées, et les autres déclenchèrent une manœuvre d'évitement avant de riposter avec des rafales d'énergie. L'artillerie lourde du Sevrid entra en action, et ses rayons à distorsion arrachèrent des morceaux bien nets dans la coque endommagée du Défenseur. Il s'en échappa de l'air, et la première vague de navettes d'assaut parvint à destination. Elles lâchèrent une dernière rafale, décélérèrent en martelant les tunnels qu'elles venaient de pratiquer puis s'arrêtèrent en déchirant le métal. Des commandos pénétrèrent dans les passages ouverts du bâtiment endommagé. Le noir jais des armures de combat demeurait invisible dans les corridors obscurs. Une poignée de défenseurs ouvrirent le feu, puis les fusiliers terriens ripostèrent dans le silence absolu du vide. Le troisième groupe d'intervention — avec la navette de MacMahan à sa tête — effectua un arrêt percutant qui les fit tituber. Les sas sautèrent. La compagnie d'état-major du général se regroupa autour de lui, et il la mena aussitôt au front. Brashieel attendait. À quoi bon charger l'ennemi à l'aveuglette ? Le Défenseur était mort. Seuls les mécanismes d'autodestruction biologique demeuraient fonctionnels. Et puis périr ici ou ailleurs, quelle différence ? Il vérifia la position de ses compagnons de nid à la lumière de la lampe de son casque. Ils s'étaient organisés comme ils pouvaient : un arc de cercle protégeait l'entrée de la salle de contrôle. Le serviteur assistant aurait voulu que le petit seigneur Hantorg soit encore là pour diriger ce dernier combat. Ses narines se dilatèrent avec une amère ironie. Qu'espérait-il accomplir ? Ses semblables et lui n'étaient que des serviteurs de la foudre : ils étaient censés anéantir des mondes entiers, non pas des destructeurs de nid un à un ! Il fouilla dans sa mémoire. Avait-il jamais entendu parler d'un affrontement si direct entre des Protecteurs et leurs adversaires ? Probablement pas, mais son esprit était confus... Peu importait à présent. La coordination de la bataille s'avéra aussi difficile que MacMahan l'avait prévu. Pas même la technologie impériale ne permettait d'établir un schéma clair de ce labyrinthe de ponts et de coursives, de sas hermétiquement fermés et d'embuscades artisanales. Il avait fait de son mieux lors du briefing. La balle était désormais dans le camp de ses hommes. La seconde division de marines fournissait l'essentiel de sa force de frappe, mais chaque compagnie disposait d'une section de reconnaissance annexe, ce qui... Une volée de balles le ramena au moment présent. Il enclencha son dispositif de saut, puis bondit de côté tandis que son éclaireur s'écroulait et que de nouvelles rafales mitraillaient l'espace qu'il occupait l'instant d'avant. Le caporal O'Hara dégringola à son tour dans le puits à zéro g. Les fuites d'air et les gouttelettes de sang qui s'échappaient de sa combinaison indiquaient qu'il était mort. Le général pinça les lèvres. Les armes à énergie de ces maudits centaures ne valaient pas un clou, mais leurs pistolets conventionnels infligeaient de sérieux dégâts. Avec certains inconvénients. Le recul, par exemple, posait un vrai problème — un problème auquel ses hommes n'avaient pas à faire face. En outre, malgré leur détermination à se battre jusqu'à la mort, les Achuultani se révélaient de piètres fantassins. Ses hommes, en revanche... Deux soldats terriens progressaient au ras du pont, mais une escouade entière leur coupa la route à coups de décharges gravitoniques rapides et continues. Une nuée de fléchettes explosives superdenses lacéra les cloisons et des éclairs stroboscopiques déchirèrent l'obscurité avec violence. Le capitaine Amanda Givens-Tamman se redressa sur les genoux et actionna son fusil à distorsion, mettant fin aux hostilités .ennemies. MacMahan frissonna. Il détestait ce genre d'arme. Les guerriers d'antan avaient probablement ressenti le même dégoût face aux premières arbalètes. Mais tout de même, utiliser un champ hyperspatial contre un adversaire, même un Achuultani... ! • Il coupa court à ses pensées et fit signe à ses troupes de reprendre leur progression. Un nouvel éclaireur prit les devants, tous scanners déployés pour détecter les pièges ou les opposants éventuels. Un énième sas verrouillé se profila dans le lointain. Brashieel se secoua, prêt à l'action. Il venait de sentir une vibration dans l'acier. « Tenez-vous prêts, mes frères, ordonna-t-il d'un ton calme. Ils arrivent. » Le sas se dématérialisa, tout simplement, et la crête du serviteur ondula de terreur. Ces démons savaient utiliser les hyperchamps en combat rapproché ! Puis le premier d'entre eux apparut dans l'encadrement, éclairé par la faible lueur de la galerie, le feu de son arme trapue lacérant la pénombre, et Brashieel déglutit devant la laideur de cette créature ramassée à quatre membres. Mais, malgré sa révulsion, il éprouvait de l'émerveillement : la silhouette tenait une arme à projectiles... sans le moindre recul ! Comment était-ce possible ? La question se dilua dans un coin de son esprit lorsqu'une pluie de dards explosifs balaya deux de ses congénères. Comment parvenaient-ils à viser dans le noir ? Il verrouilla sa cible avec soin, banda ses trois pattes valides contre la paroi et pressa la détente. Une douleur intense irradia dans sa jambe cassée, mais la salve transperça l'armure du bipède et une bouffée d'euphorie sauvage inonda le cœur de Brashieel. Ils lui avaient pris ses tonnerres, mais il en expédierait quelques-uns dans la Fournaise avant de succomber. Des perles de sang fleurissaient dans le vide tandis que les attaquants pénétraient sans fin dans le compartiment. L'obscurité était lumière pour eux, et ils faisaient mouche sans exception. Ses frères de nichée tombaient foudroyés malgré leurs tentatives de riposte. À travers leurs cours intégrées, ils hurlaient douleur et de peur tandis que les aiguillons meurtriers détonnaient dans leurs corps ou que les redoutables hyperfaisceaux broyaient leurs membres. Brashieel cria sa haine, les doigts serrés sur la détente, puis tâtonna pour trouver un chargeur. Mais il n'avait plus le temps. Il bondit en avant, sa baïonnette tendue vers le dernier destructeur de nid qui venait d'entrer au poste de contrôle. « Général ! » brailla quelqu'un, et MacMahan pivota sur ses tillons. Une des jambes du centaure semblait estropiée, contrairement à son courage. La créature fonçait sur lui armée d'une simple baïonnette. D'un geste automatique, Hector leva son pistolet à gravitons, puis il s'immobilisa. « Cessez le feu! » vociféra-t-il avant de jeter son arme. Brashieel resta bouche bée lorsque la silhouette chétive se débarrassa de son tonnerre, mais son cœur flamboya. Un de plus. Un démon de plus qui le précéderait sur le chemin de la mort ! Il aboya de rage et chargea. Le général frappa le fusil obsolète et filiforme du tranchant blindé de sa main. Sous la puissance de ses « muscles » servomécaniques, la carabine vola au loin. L'extraterrestre se jeta sur lui. Quel type de mouvement fallait-il exécuter dans le cadre d'un corps à corps avec un être chevalin doté de bras ? La pensée faillit faire sourire MacMahan. Il agrippa la main qui zigzaguait dangereusement devant son nez — ne remarquant le couteau qu'au dernier moment —, et l'Achuultani se tordit de douleur. « Attention, attention, Hector ! Évite de le tuer par accident ! Et prends garde à sa combinaison spatiale, espèce d'imbécile ! Si tu la déchires... Il restreignait la puissance de son armure quand un sabot furieux s'abattit sur sa poitrine. Il sentit la brûlure malgré la couche de protection. Ce salaud était fort comme un bœuf ! Ils perdirent tout contact avec le pont et les cloisons et se mirent à flotter comme des bulles de savon. Un dernier tireur achuultani tenta de les abattre sans distinction, mais un soldat terrien lui régla son compte. Les deux adversaires finirent par heurter un mur et MacMahan parvint à se saisir du bras encore libre. Il se retourna, atterrit à califourchon sur le dos de son assaillant puis se retint de meugler « C'est parti, cow-boy ! » tandis qu'il ceignait de ses bras cuirassés le torse et les membres antérieurs. Il passa une jambe derrière la croupe, accrochant une patte postérieure au passage, et la créature se convulsa à nouveau. Merde ! Encore un os brisé ! « Ashwell ! Ramenez vos fesses ! » Son aide de camp déboula à toute vitesse. Ils se mirent à deux pour immobiliser l'extraterrestre blessé qui se débattait de toutes ses forces, jusqu'à ce que deux autres hommes parviennent à l'attacher. « Ils sont coriaces, ces salopards ! se plaignit Ashwell en reprenant son souffle. — Peut-être, fit le général, mais nous avons quand même réussi à en capturer un vivant. J'espère que Sa Majesté sera satisfaite. — Elle a intérêt, lâcha un des membres du commando. — Disons que je n'ai rien entendu, fit MacMahan d'un ton affable. Et même si c'était le cas, je serais sans doute d'accord. » Horus regarda la coque mutilée du Nergal entreprendre sa laborieuse descente à travers le terrible orage électrique. Il tenta de retenir ses larmes, sans résultat. Mais peut-être l'événement était-il passé inaperçu à travers le rideau de pluie glaciale. D'étranges bâtiments – deux fois plus petits que leur homologue – escortaient le vieux vaisseau jusqu'à chez lui. Il grimaça lorsqu'une des nacelles de propulseur tomba soudain en panne Dès que l'appareil fit une brusque embardée. Mais Adrienne Hobbins rétablit tout de suite le contrôle. Les tracteurs des autres unités attendaient, prêts à alléger son fardeau. « Négatif, s'exclama le commodore d'une voix tremblante. Il ne nous a pas lâchés jusqu'ici, il peut bien nous ramener à la maison. Et sans l'aide de quiconque, nom de Dieu! » À présent les étranges bâtiments planaient au-dessus de l'appareil, comme une garde d'honneur contemplant l'ultime renfort de son hôte prestigieux. Deux des socles d'atterrissage refusèrent de se déployer, et Robbins dut reprendre de l'altitude Four le stabiliser malgré le déséquilibre du moteur sur le point de s'effondrer. Puis, finalement, elle posa le Nergal sur son ventre, tout en douceur. C'était parfait, songea Horus. Une perfection consommée avec laquelle il n'aurait jamais pu rivaliser. Le silence régnait, ponctué de coups de tonnerre intermittents qui, telle une artillerie céleste, saluaient le retour du dernier défenseur de la Terre. Les véhicules de secours s'approchèrent, leurs clignotants exposés au crépitement de l'averse, leurs sirènes silencieuses. Pendant ce temps, les nouveaux arrivés formaient un cercle étincelant autour de leur frère accidenté. À travers le puits de transfert du Chesha, Colin atteignit la rampe principale et sortit dans la tempête. Horus l'attendait. La gorge de Maclntyre se serra lorsqu'il aperçut son beau-père à travers les trombes d'eau mêlées de neige. Plus que jamais, le vice-gouverneur semblait sculpté dans la pierre. Mais dans une pierre ancienne, marquée des profonds sillons que les trente derniers mois y avaient creusés malgré sa vigueur. Colin le remarqua au moment où l'impérial lui retourna son regard, les yeux pétillants d'une joie incrédule, avant de se diriger vers son gendre. « Bonjour, Horus. » Celui-ci tendit les bras pour agripper ceux du commandant. Il le dévisagea comme s'il s'agissait d'un fantôme. « Te voici enfin. Tu as réussi. — Oui. » Sa voix faible se perdit dans le vacarme de la foudre. Puis elle se brisa, et il serra le vieil homme dans ses bras. « Nous avons réussi, dit-il, la tête enfoncée dans l'épaule accueillante. Et tu y es pour beaucoup ! — Peut-être... » Colin n'avait jamais perçu autant de fatigue chez quelqu'un. « Mais tu m'as laissé une planète pleine de Terriens pour y parvenir ! » Le général Jiang Jiansu était très occupé, car les éruptions volcaniques et les tremblements de terre provoqués par la destruction de Japet avaient dépassé en envergure toutes les catastrophes auxquelles il faisait face depuis si longtemps. Pourtant, son dernier rapport était plein d'optimisme. Cette fois, ses hommes prenaient le dessus, et les puissants planétoïdes en orbite autour du Soleil aux côtés de la Terre apportaient leur contribution. Le personnel auxiliaire s'activait aux quatre coins de la planète pour aider ses troupes surmenées à secourir les survivants des blizzards, des coulées de boue, des inondations et des incendies. Lui excepté, tous les chefs d'état-major encore vivants se trouvaient dans le bureau d'Horus. Vassili Tchernikov affichait l'allure d'un cadavre de deux semaines, mais son visage était détendu. L'hyperextracteur avait enfin été désactivé, et il n'en avait pas perdu le contrôle. Gerald Hatcher et Qian Daoling partageaient un divan, épaules affaissées, pieds posés sur la même table basse. Sir Frederick Amesbury était installé dans un fauteuil. Il fumait une pipe cabossée, les yeux mi-clos. Tama Hideoshi manquait à l'appel. Conformément à ses désirs, le fils de Tamman avait trouvé une mort digne d'un samouraï. Colin était assis dans un coin de la salle. Il n'avait jamais vu des hommes aussi épuisés. C'étaient des héros, songea-t-il, qui avaient accompli l'impossible. Il avait déjà consulté les ordinateurs et connaissait toute l'histoire. Malgré l'évidence, il peinait a y croire, et il se haïssait pour ce qu'il allait bientôt leur annoncer. Il perçut de la relaxation sur leurs figures éreintées, la joie d'avoir été sauvés in extremis, la conviction que l'Empirium ne les avait pas abandonnés. Il devait leur avouer la vérité, mais d'abord... « Messieurs, je me rends compte seulement maintenant de la tâche titanesque que j'ai exigée de vous, et j'ignore encore comment vous êtes parvenus à l'exécuter. Un seul mot me vient à l'esprit : merci. Cela peut vous paraître inadéquat, mais... » Il s'interrompit et haussa légèrement les épaules en signe d'excuse. Hatcher le gratifia d'un sourire las. « C'est réciproque, gouverneur. Au nom de votre état-major – au nom de toute la planète, en fait –, permettez-moi de vous remercier. Si vous n'aviez pas surgi de nulle part... » Ce fut à son tour de hausser les épaules. «Je sais, poursuivit Colin, et je suis désolé d'être apparu au dernier moment. Nous avons quitté l'hyperespace alors que vos parasites lançaient l'assaut. — Vous avez quitté... ? » Horus fronça les sourcils. « Mais alors comment avez-vous fait pour arriver à temps ? Le trajet aurait dû vous prendre vingt heures de plus ! — C'était le cas pour Dahak. À vrai dire, 'Tanni et lui se trouvent encore à douze heures de la Terre. Avec Tamman et le reste de l'escadron, nous avons effectué un microbond pour prendre de l'avance. » Il adopta un air amusé devant l'expression de l'impérial. « Oh ! nous avions encore besoin des ordinateurs de Dahak – avec lesquels nous avons maintenu une communication ininterrompue via distorsion spatiale –, mais le bon vieux vaisseau ne tenait pas la cadence. Voyez-vous, ces nouveaux bâtiments possèdent à la fois des hyperpropulseurs et des moteurs Enchanach. — Je te demande pardon? s'exclama Horus. — Je sais, je sais. Il me reste beaucoup à vous expliquer. Mais, pour démythifier le "miracle" qui nous a amenés ici à temps, sachez que ces vaisseaux sont extrêmement rapides. Ils peuvent sortir de l'hyperespace à douze minutes-lumière d'une étoile de type Go, puis y évoluer à soixante-dix pour cent de la lumière. — Créateur ! Voilà ce que j'appelle trouver des renforts ! — Eh bien... (Colin parlait lentement, les mains croisées sur ses genoux et le regard perdu dans le vide) oui et non. À vrai dire, personne ne nous attendait au bout du chemin. » Il leva les yeux et lut une expression d'horreur sur le visage de son beau-père qui commençait à comprendre. « Il n'y a plus d'Empirium, Horus. Nous avons ramené ces bâtiments par nos propres moyens... et ils constituent la totalité de nos forces. CHAPITRE DIX-HUIT Le, puits de transfert de Dahak déposa Horus à l'endroit désiré, ct le sas s'ouvrit en silence. Il allait avancer, mais s'arrêta soudain puis sauta de côté lorsqu'une tête énorme suivie de cinquante kilos de fourrure noire se précipita sur lui. Tinker Bell disparut dans le couloir de transit brillant, et ses aboiements joyeux moururent derrière elle. Le vice-gouverneur secoua la tête avec un sourire. Il entra dans les quartiers du commandant, encore amusé de sa surprise. L'atrium débordait de « lumière solaire », un soulagement bienvenu après les terribles pluies et blizzards qui balayaient la surface terrestre. Colin se leva aussitôt pour lui serrer la main et le conduisit jusqu'aux personnes assises autour de la table en pierre. Hector MacMahan leva la tête, le visage fendu d'un large sourire – assez inhabituel chez lui –, puis esquissa un signe de bienvenue. Gerald Hatcher et Qian Daoling firent preuve de plus de circonspection, mais leurs traits étaient redevenus raisonnablement affables. Vassili était parti avec Valentina pour rendre visite à leur fils Vlad. Tous deux s'exclamaient d'admiration tandis que le jeune homme leur expliquait les nouveaux prodiges de l'ingénierie impériale. « Où est 'Tanni ? demanda Horus tandis que Maclntyre et lui s'approchaient des autres convives. — Elle va arriver. Elle rassemble des informations que nous aimerions partager avec toi. — Créateur ! je me réjouis de la revoir ! » Colin sourit. « Elle aussi... papa. » Le vieil homme tenta de transformer sa gaieté en mine affligée mais n'y parvint pas. Sa fille avait eu l'excellente idée d'épouser Colin. Qui l'aurait cru ? Il se souvenait encore de leur première rencontre... « Hello, grand-père. » Hector ne se leva pas. Sa jambe gauche récupérait de la blessure subie lors du dernier combat à bord du Défenseur. Une balle avait traversé son armure. « Désolé pour Tinker Bell. Elle était pressée. — Pressée ? Je dirais plutôt qu'elle s'était changée en hypermissile déboussolé ! — Je sais, fit Colin en riant. Elle est comme ça depuis qu'elle a découvert les puits de transit, et Dahak la gâte encore davantage qu'Hector. — Je ne savais pas qu'un tel exploit était possible, objecta Horus, un regard sévère dardé sur son petit-fils. — Crois-moi sur parole. Il ne possède peut-être pas de mains, mais il a trouvé le moyen de la câliner. Lorsqu'il l'achemine vers un parc, il fait souffler un courant d'air de quatre-vingts kilomètres-heure dans le conduit de transport. Elle adore ça. Heureusement pour nous, il évite ce genre de surprise lorsque la chienne est accompagnée. Ah oui ! j'oubliais : il lui parle en aboyant ! Un langage absolument affreux, mais il jure qu'elle le comprend mieux que moi. — Ce qui n'est pas très difficile », lâcha une voix, et le vice-gouverneur tressaillit malgré lui. La dernière fois qu'il avait entendu ce timbre de ses propres oreilles, c'était pendant la mutinerie. « En outre, ce n'est pas tout à fait exact, Colin. Je prétends seulement que les aboiements de Tinker Bell renferment beaucoup plus de valeur que celle que les humains veulent bien leur accorder. Et que, dans le futur, elle et moi finirons par trouver un moyen efficace de communiquer. Je n'ai jamais affirmé que c'était déjà le cas. « Bien sûr, oui. » Colin roula des yeux à l'attention de l’impérial. « Bienvenue à bord, capitaine Horus », conclut l'IA avec amabilité et douceur, et la tension du vieil homme diminua aussitôt. Il s'éclaircit la gorge. « Merci, Dahak. — Joins-toi à nous », lui proposa son gendre qui le plaça en bout de table. Le feuillage des arbres frémissait sous une brise légère, une fontaine glougloutait à proximité, et le vice-gouverneur se relaxa entièrement. « Et donc, lâcha Hatcher, vraisemblablement en train de reprendre le fil d'une discussion interrompue, vous êtes devenu empereur et avez mis la main sur cette "escadrille de la garde impériale". Elle ne comprend que soixante-dix-huit unités, c'est bien cela ? — Soixante-dix-huit bâtiments de guerre, corrigea Colin. Ajoutez-y dix transporteurs de classe Shirga, trois transporteurs de type Enchanach et les deux vaisseaux de réparation. Quatre-vingt-treize unités en tout. » Horus hocha la tête, encore secoué par ce qu'il avait entraperçu tandis que sa vedette approchait Dahak. L'espace autour de la Terre était bondé d'immenses planétoïdes chatoyants, et leurs pavillons peuplaient son esprit d'images... la statue accroupie d'un chat birhatien à six pattes, un guerrier en armure, un poing ganté tenant un énorme glaive à deux lames ou bien encore des hordes d'étranges bêtes mythologiques qu'il n'avait même pas reconnues. Toutefois, c'était le dragon jumeau de Dahak qui l'avait le plus perturbé. Il s'y attendait, mais le voir de ses propres yeux... « Et tu les as toutes ramenées ? demanda-t-il à son beau-fils. — Plutôt deux fois qu'une ! s'exclama Tamman, qui sortait du sas de transit situé derrière eux. Il nous a fait travailler jusqu'à l'épuisement pour y parvenir ! » Colin lui adressa un sourire ironique, et le chef tacticien émit un grognement. « Nous ne nous sommes concentrés que sur les systèmes mécaniques – Dahak et Caitrin surveillaient la plupart des dispositifs de survie via les centrales informatiques –, mais vous auriez dû voir notre mine avant la phase de "décompression", sur le chemin du retour ! » Bien que gai, le regard du grand impérial exprimait une certaine noirceur. La mort d'Hideoshi l'avait bouleversé, car c'était le seul fils issu de son mariage avec la Terrienne d'origine Himeko. Néanmoins, Tamman avait grandi à une époque où la biotechnologie n'était pas accessible aux nouveau-nés autochtones, et il était donc habitué à la terrible épreuve que représentait la perte d'un enfant. « Je confirme, plaisanta Colin. Cela dit, pour en revenir à notre escadrille, il faut savoir que les bâtiments qui la composent sont stupides, Horus. En outre, ils sont gourmands en personnel. Nous avons réussi à placer un équipage restreint à bord de six Asgerd, mais les autres ont voyagé à vide – à l'exception du Sevrid, s'entend. Voilà pourquoi nous avons dû revenir sous régime Enchanach au lieu de voyager en hyper. Ces unités ne nous sont d'aucune utilité si Dahak n'est pas là pour penser à leur place. — Je ne comprends toujours pas cela, observa Horus. Pourquoi leur réveil n'a-t-il pas fonctionné ? — Aucune idée. Nous avons essayé le processus sur Dahak II ainsi que sur le Herdan, sans le moindre résultat. Ces ordinateurs sont plus rapides que Dahak et ils disposent d'une capacité incroyable, mais, même après que celui-ci leur eut transféré la totalité de sa mémoire, ils ne se sont pas réveillés. — Un défaut expérientiel ? Ou peut-être un problème des programmes fondamentaux ? — Dahak ? Je te laisse répondre. — Je ferai de mon mieux, commandant, mais en vérité je n'en sais pas plus que vous. Capitaine Horus, vous devez com 'rendre que les fondements de ces cerveaux informatiques différent totalement des miens. Leur base logicielle est conçue pour éviter toute apparition d'une conscience de soi. » Mes fonctions traductrices s'avèrent efficaces dans la plupart des cas, mais à ce jour je n'ai pas réussi à modifier leurs programmes. À bien des égards, le système névralgique de ces machines fait partie intégrante de leur circuiterie subtile. Je peux propager des données et manipuler les logiciels existants, mais je reste incapable de les altérer. J'en déduis que la difficulté réside dans les programmes fondamentaux et que le simple fait le gonfler leurs bases de données pour les faire correspondre aux miennes ne permettra pas à ces IA d'accéder à un "éveil" du sens le plus réel du terme. À moins, bien entendu, que l'hypothèse du capitaine Tchernikov ne se confirme. — Ah ? » L'impérial tourna la tête vers Maclntyre. « De quelle hypothèse s'agit-il ? — Vlad nous fait une petite crise métaphysique », répondit Colin. C'était peut-être de l'humour, mais Horus ne l'entendit pas ainsi. « Il pense que Dahak a acquis une âme. — Une âme? — Oui. À son avis, le phénomène découle de l'évolution d'un élément extérieur au programme, ou alors de la complexité du réseau informatique ajoutée à la charge mémorielle... bref, "âme" sonne moins compliqué. » Il haussa les épaules. « Tu pourras en parler avec lui plus tard, si tu le souhaites. Il est intarissable sur le sujet. — Je n'y manquerai pas. Une âme... quelle notion élégante ! Et quelle merveille si Tchernikov a vu juste ! » Il perçut de l'étonnement dans les yeux de Hatcher. « Dahak est déjà une merveille en soi, poursuivit-il. Une personne... un individu... quel que soit le mystère qui se cache derrière cette transformation. Mais s'il possède vraiment une âme, si l'homme a déclenché un tel processus, même par accident, ne serait-ce pas fabuleux? — Je comprends votre enthousiasme, lâcha le général, puis il se secoua avant de s'adresser à Maclntyre : À présent, pour en revenir au thème évoqué tout à l'heure, dois-je comprendre que vous comptez garder le titre d'empereur ? — Je n'aurai peut-être pas le choix. Mère ne me laissera pas y renoncer, or chaque miette de technologie impériale que nous aurons réussi à récupérer ne nous parviendra qu'avec son consentement. — Je ne vois pas le problème, intervint le vice-gouverneur. Je pense que tu feras un magnifique empereur, Colin. » Son gendre ouvrit la bouche pour protester. « Non, sérieusement. Regarde ce que tu as déjà accompli. Aucun Terrien n'ignore qu'il est en vie exclusivement grâce à toi... — Tu veux dire grâce à toi, l'interrompit Maclntyre, mal à l'aise. — Je n'ai aucun mérite : c'est toi qui m'avais attribué cette responsabilité, et je n'aurais abouti à rien sans ces messieurs. » Il désigna Hatcher et Qian. « Mais il n'empêche que c'est toi qui nous as permis de survivre. Enfin, toi et Dahak, mais je ne crois pas que le poste l'intéresse. — Pas le moins du monde, capitaine Horus, confirma FIA, ce qui détendit les traits du vieil impérial. — Que tu le veuilles ou non, quelqu'un va devoir assumer cette responsabilité. Jusqu'ici, nous nous en sommes sortis uniquement parce qu'une autorité suprême nous était imposée de l'extérieur, or nous sommes toujours en guerre, et la situation exige un pouvoir absolu. De toute façon, il faudra bien une génération avant que la Terre soit prête pour un système d'autogestion politique efficace, et un gouvernement global auquel ne participeraient que quelques nations ne fonctionnerait pas –bien que l'idée ne soit pas si mauvaise. — Si je puis me permettre, Votre Majesté, intervint Qian avant que Colin ne proteste, le vice-gouverneur a raison. Vous n'ignorez pas de quel œil mon peuple voit l'impérialisme occidental. Ce problème a été étouffé, voire peut-être même réduit face à une confiance réciproque née de la fusion de nos orées respectives et de la coopération entre nos autorités dirigeantes, mais cette union reste plus fragile qu'il n'y paraît, et bien des divergences subsistent. Une collaboration à parts égales est devenue envisageable, mais l'amalgame effectif de tous les pays en une puissance unique risque de poser des difficultés. Par contre vous, en tant que source d'autorité extérieure aux sphères du pouvoir sur la Terre, possédez toutes vos chances. Vous êtes à même d'assurer notre unité. Nul autre – à l'exception possible du vice-gouverneur ici présent – ne le pourrait. » Colin n'avait pas assisté à l'intégration de Qian au groupe de commandement mis sur pied par Horus, et il percevait encore le maréchal comme le leader militaire inflexible de l'Alliance asiatique. Son consentement pragmatique et serein le surprenait donc quelque peu, mais sa sincérité était incontestable. — Si c'est l'avis de tout le monde, j'imagine que je n'ai pas le choix. Cela facilitera amplement la communication avec Mère, en tout cas ! — Mais pourquoi est-elle si têtue ? demanda Hatcher. — C'est ainsi qu'on l'a conçue, Gerald, expliqua MacMahan. Elle était la garde prétorienne de l'Empire. Elle dirigeait la Flotte au nom de l'empereur, mais, sans conscience de soi, elle restait immune aux ambitions qui caressent le cœur des humains dans sa situation. Son réseau de programmes fondamentaux est certes fabuleux, mais elle n'assumait que la fonction de "conservatrice de l'Empire" telle que décrétée par Herdan le Magnifique au moment d'accepter la couronne. — Accepter? ironisa Hatcher. — Tout à fait. Les historiens impériaux étaient incorruptibles, intransigeants et peu enclins à l'hagiographie, même lorsqu'il s'agissait de souverains encore vivants. Or, si je m'en réfère à leur terminologie, "accepter" est le verbe adéquat. Le pauvre homme savait le calvaire qui l'attendait et aurait préféré refuser. — Peu de monarques terriens ont trouvé le courage d'avouer cette angoisse. — Peut-être, mais Herdan se trouvait dans une situation extrême : il y avait six gouvernements impériaux "officiels" et une douzaine de guerres civiles en cours, et il était l'officier militaire le plus gradé de l'"Empirium" qui administrait Birhat. Ce statut lui conférait une légitimité que les autres souverains lui enviaient, c'est pourquoi deux d'entre eux se sont alliés contre lui, mais c'est Herdan qui a remporté la victoire. J'ai étudié ses campagnes : l'homme comptait parmi les stratèges les plus diaboliques de son temps. Ses troupes ne l'ignoraient pas, c'est pourquoi, lorsqu'elles ont exigé qu'on le nomme dictateur en vue de faire cesser les hostilités – dans la plus pure tradition de la république romaine –, le sénat birhatien a obtempéré. — Pourquoi n'a-t-il pas renoncé au pouvoir par la suite ? — Je pense qu'il avait peur. Apparemment, c'était un politicien très libéral pour l'époque – si vous ne me croyez pas, jetez un coup d'œil aux droits des citoyens évoqués dans sa célèbre Charte universelle –, mais il venait à peine de mettre un terme aux nombreux conflits qui ravageaient l'Empirium. Comme dans le cas de Colin, c'était surtout son autorité personnelle qui cimentait la paix. S'il avait lâché prise, tout se serait écroulé. Il a donc accepté l'offre du sénat, puis a passé quatre-vingts ans à bâtir un gouvernement absolutiste qui tenait debout sans pour autant sombrer dans la tyrannie. » Dans ce système, l'empereur prend toutes les décisions militaires – d'où son titre de "seigneur de la guerre" –, mais son ascendant sur les questions civiles est limité. Il représente le pouvoir exécutif, jouit des droits de nomination, de révocation et de gestion des caisses de l'État, mais c'est l'Assemblée des nobles qui détient le pouvoir législatif, dont moins du tiers des sièges est héréditaire. Le reste – un peu plus de soixante-dix )i ir cent – est attribué par scrutin ou par décret impérial. Herfin avait décidé que seules vingt pour cent de ces attributions environ pouvaient être effectuées par le monarque. Les autres fauteuils étaient assignés soit par l'Assemblée elle-même – en t'compense d'accomplissements scientifiques, d'une carrière militaire exceptionnelle ou d'autres actes méritoires –, soit par vote populaire. Dans les faits, nous avons su satisfaire à un corps législatif monocaméral doté de quatre sous sections : les députés sélectionnés par l'empereur, les membres d'honneur choisis par le parlement, les représentants élus par le peuple et les nobles héritiers. Bref, une institution qui représente bien plus qu'un régiment de marionnettes. » La chambre des sénateurs confirme ou rejette toute nouvelle intronisation, et une majorité suffisante peut exiger l'abdication du prince souverain en place – du moins la soumettre à un référendum galactique, sorte de "vote de confiance" entrepris par l'ensemble des citoyens habilités – avec le soutien de Mère. C'est elle qui, en dernier recours, procède à l'évaluation de la viabilité d'un empereur, et qui refuse les individus ne répondant pas à certains critères d'intelligence et ne bénéficiant pas de la majorité au sein de l'Assemblée des nobles. Elle décline tout ordre émis par un monarque à qui on a notifié sa destitution, et, lorsque l'armée se met au service du successeur officiel, le souverain déchu se trouve dans de beaux draps. — Bref, le poste d'empereur n'est vraiment pas une sinécure, murmura Horus. — Je crois que c'est Herdan lui-même qui en a décidé ainsi. — Eh bien ! intervint Hatcher, impossible de concevoir un type de gouvernement plus alambiqué ! — En effet, acquiesça MacMahan avec un sourire, mais ce système a fonctionné pendant cinq mille ans. Et durant toute cette période l'Empire n'a connu qu'une poignée de "guerres mineures" – selon les critères impériaux. Jusqu'à ce qu'il s'autodétruise par accident. — Si cette méthode est si efficace, opina Horus, nous pouvons sûrement en tirer un enseignement, Colin. Et... » Il s'interrompit. Amanda et Jiltanith descendaient du balcon sur des disques transporteurs. La première portait une fillette dans ses bras, la seconde un garçonnet. Les deux bambins arboraient une chevelure noir corbeau. La petite fille était adorable. Difficile d'en dire autant du petit garçon — à part peut-être pour sa mère — qui, malgré un air joyeux et alerte, avait le nez et les oreilles de Colin... Horus haussa les sourcils, désorienté. « Surprise, annonça Maclntyre, le regard empli de bonheur. — Tu veux dire que... — Ouais. Laisse-moi te les présenter. » Il ouvrit les bras, et Jiltanith lui tendit son fils. « Ce petit monstre, l'héritier de la couronne, s'appelle Sean Horus Maclntyre. Et voici... ('Tanni lança un sourire humide à son père tandis qu'Amanda offrait l'autre bébé au vieil homme) sa sœur jumelle, la princesse Isis Harriet Maclntyre. » Horus saisit sa petite-fille avec la plus grande délicatesse. Elle fourra aussitôt le poing dans ses cheveux blancs puis tira de toutes ses forces. Il grimaça. « Souhaite icy bienvenue à tes petits-enfants, père. » La jeune femme les serra tous deux dans ses bras avec douceur. La gorge d'Horus se serra, et des larmes coulèrent le long des joues du si vieil homme. « ... et les réserves additionnelles de vivres issues des fermes exploitées dans vos vaisseaux ont fait toute la différence, Votre Majesté », expliqua Jiang Jiansu. Le général rondouillard contempla l'assemblée d'officiers et de membres du Conseil planétaire d'un air réjoui, puis il se renfrogna avant de reprendre : « Le phénomène ne fait plus aucun doute à présent : la Terre vient d'entrer dans une "mini-période glaciaire", et les nombreuses inondations demeurent un grave problème. Il fau h a rationner les vivres pendant un certain temps, mais, grâce to, techniques impériales d'agriculture et de distribution des denrées, le camarade Redhorse et moi-même estimons que la famine pourra être évitée. — Merci, général, dit Colin avec toute la sincérité du monde. Vous et vos hommes avez accompli des merveilles. Dès que j'en aurai le temps, je compte récompenser votre travail par une nomination à notre nouvelle Assemblée des nobles. » Jiang était un membre exemplaire du Parti, c'est pourquoi il .111 ficha une mine abasourdie en reprenant place dans son fauteuil. Colin se tourna vers la conseillère au visage délicat et tenu assise à la gauche d'Horus. « Comment se porte notre industrie planétaire ? — Nous avons essuyé des pertes considérables, camarade empereur, répondit Xu Yin. » Apparemment, Jiang n'était pas le seul à s'acclimater avec difficulté aux nouvelles structures politiques. « Toutefois, la décision du camarade Tchernikov d'accroître le rendement à l'échelle mondiale a porté ses fruits. Malgré les nombreuses avaries, nos exploitations fonctionnent à environ cinquante pour cent de leur capacité initiale. Avec l'assistance de vos vaisseaux de réparation, tout devrait rentrer dans l'ordre d'ici cinq mois. » Le problème vient plutôt de la population. Et cette fois... (elle posa sur ses collègues un regard sérieux mais piqué d'ironie) cela ne concerne pas le tiers-monde. Les syndicats occidentaux — notamment dans les transports — commencent à entrevoir les implications économiques de la technologie impériale. — Il ne manquait plus que ça! » Colin s'adressa à Gustav van Gelder. « La situation est-elle grave ? — Elle pourrait être bien pire, comme madame Xu le sait parfaitement, répondit le conseiller à la sécurité tout en adressant un sourire à son homologue chinoise. Jusqu'ici, ils se sont limités à de la propagande, de la résistance passive et des grèves. Bientôt, ils remarqueront que leur publicité n'impressionne personne et que leur refus de travailler ne gêne en rien – ou presque – une société dotée d'un niveau technologique impérial. » Il haussa les épaules. « Dès lors, les plus sages comprendront qu'il leur faut s'adapter ou disparaître comme les dinosaures. À mon avis, nous n'avons aucune raison de craindre une violence organisée, si c'est à cela que vous faites référence, mais je garde un œil sur la situation. — Merci beaucoup, murmura Maclntyre. Voilà qui clôt le débat sur le problème planétaire. Quelqu'un désire-t-il apporter un éclairage ? » Des signes de tête lui indiquèrent que non. « Dans ce cas, Dahak, pourrais-tu faire lé point sur le projet Rosette ? — Certainement, Sire. » Dahak affichait la plus officielle des attitudes devant les membres du conseil, et Colin leva la main pour dissimuler son hilarité. « Nos progrès s'avèrent plus rapides que prévu, expliqua FIA. Bien entendu, il existe d'énormes différences entre les ordinateurs achuultani – ou, pour être plus précis, akuultan – et les nôtres, mais leurs processus élémentaires ne sont pas très complexes. En outre, la masse de données gravées retrouvée dans l'épave nous sera précieuse pour notre travail de déchiffrage. » Je ne peux encore fournir aucune traduction ou interprétation, mais j'y travaille. » Colin hocha la tête. Ce que Dahak voulait dire, c'était qu'en cet instant même il consacrait la majeure partie de ses capacités à cette tâche. « Je devrais aboutir à un résultat – au moins partiel – dans les prochains jours. — Parfait, déclara Colin. Nous avons besoin de cette information pour déterminer notre prochain mouvement. — Entendu, Sire. — D'autres éléments ? — Des données observationnelles, pour l'essentiel. Nos équipes techniques et mes appareils téléguidés ont terminé leur première analyse de l'épave. Je suis en mesure de vous présenter un bref résumé de nos trouvailles. Dois-je commencer ? — Je t'en prie. — Les relevés contiennent des anomalies. Certains aspects de la technologie ennemie sont en décalage par rapport à d'autres. Par exemple, ils ne possèdent qu'une connaissance rudimentaire de la gravitonique et leurs vaisseaux ne sont pas munis de moteurs gravitosubluminiques, mais leurs hypermissiles possèdent pourtant des propulseurs gravitoniques hautement sophistiqués. Ces appareils présentent un degré de perfectionnement supérieur à ceux de l'Empirium, mais non à ceux de l'Empire. — Se peut-il qu'ils aient emprunté cette technique à quelqu'un ? demanda MacMahan. — C'est envisageable. Néanmoins, si c'était le cas, pourquoi ne pas l'avoir appliquée à leurs vaisseaux ? Leur vitesse relativement faible, même dans l'hyperespace, constitue un handicap tactique majeur. En outre, et selon toute logique, les Aku'Ultan auraient dû reconnaître et exploiter le potentiel de leurs moteurs de missile, mais ils ne l'ont pas fait. » Nous avons décelé d'autres anomalies. Les ordinateurs du bâtiment que nous avons récupéré sont primitifs à l'extrême, quoiqu'un peu plus avancés que leurs homologues terriens. En revanche, leurs composants rivalisent avec les miens – bien qu'ils soient nettement moins évolués que les systèmes à énergie subtile de l'Empire. Autre curiosité : leur technologie hyperspatiale est très avancée, mais nous n'avons trouvé aucune trace d'hyperchamps projetés, ni même de torpilles ou de grenades à distorsion. Phénomène d'autant plus surprenant que leurs rayons à énergie intensive se révèlent eux aussi très primitifs. Ces faisceaux sont de faible portée et produisent un effet limité. Quant aux appareils qui les projettent, à la fois grossiers et massifs, ils sont à peine plus performants que ceux produits sur Terre avant la période impériale. — Comment expliques-tu ces singularités ? demanda Colin au bout d'un moment. — Je ne les explique pas, Sire. Pour des raisons inconnues, nos ennemis ont choisi de construire des vaisseaux spatiaux largement inefficaces malgré une excellence technologique manifeste. Pourquoi une espèce guerrière commettrait-elle une telle folie ? Voilà qui dépasse mon entendement. — Et le mien », murmura Maclntyre tandis que ses doigts pianotaient sur le coin de la table de conférence. Puis il secoua la tête. « Merci, Dahak. Tâche d'en apprendre davantage. — À vos ordres, Sire. » L'empereur se tourna vers Isis et Cohanna. « Que pouvez-vous nous dire sur la morphologie de ces bestioles, mesdames ? — Je laisse la parole au capitaine Cohanna si vous permettez, dit Isis. Elle a supervisé la plupart des autopsies. » Colin acquiesça d'un geste. « Je vous écoute. — La conseillère Tudor a observé plus de spécimens vivants, commença la responsable des biosciences de Dahak, mais nous en avons toutes deux passablement appris en étudiant les sujets décédés. » Voici les grandes lignes de nos découvertes : les Achuultani ont le sang chaud malgré leur apparence de sauriens. Leur organisme recèle un taux incroyable de métal par rapport à celui des humains. Une simple fraction de ces substances tuerait n'importe lequel d'entre nous en un clin d'œil. Pour l'essentiel, leurs os sont constitués d'un alliage cristallin. Leurs acides aminés présentent une structure stupéfiante. Et leur organisme emploie une sorte de sel métallique – une matière analogue aux protéines – comme transport d'oxygène. Je n'ai pas encore réussi à identifier les éléments qui constituent cette molécule, mais elle fonctionne. En fait, elle est un peu plus efficace que l'hémoglobine, et c'est elle qui donne à leur sang cette teinte orange vif. Leur configuration chromosomique est fascinante, « j'aurai besoin de quelques mois avant de pouvoir vous en dire davantage à ce sujet. » Elle inspira profondément. « Ces révélations ne comportent rien d'étonnant si l'on considère que nous avons affaire à une espèce totalement étrangère. D'autres éléments, par contre, me paraissent très bizarres. » Tout d'abord, leur famille biologique comprend au moins deux sexes, mais nous n'avons vu que des mâles. Il est bien sûr possible que leur culture refuse d'exposer les femelles au danger les combats... toutefois, les expéditions achuultani durent plusieurs dizaines d'années en temps subjectif, or il me semble improbable qu'un individu – tout extraterrestre qu'il soit –puisse se révéler assez insensible aux besoins biologiques élémentaires pour accepter le célibat pendant si longtemps. De surcroît, et à moins que leur psychologie dépasse entièrement notre entendement, le renoncement à toute procréation devrait provoquer la même apathie qu'on rencontre dans les sociétés humaines en de pareilles circonstances. » En second lieu, je constate une absence quasi totale de variation. Il me reste à décoder leur structure génétique fondamentale, mais nous avons effectué des analyses de tissu à partir de cadavres trouvés dans les débris. Selon les standards propres à n'importe quelle espèce connue des biosciences terriennes ou impériales, ils présentent une homogénéité qui défie toute probabilité. Sans nos étiquetages systématiques, j'aurais conclu que l'ensemble de nos échantillons provenaient d'une poignée d'individus à peine. Je ne vois encore aucune explication à ce phénomène. » En troisième lieu – et c'est peut-être là le plus curieux –, j'évoquerai l'aspect relativement grossier et primaire de leu physionomie. Selon nos estimations, les Achuultani mènent des offensives dans ce bras de la Galaxie depuis plus de soixante dix millions d'années, mais ils n'affichent pas les attributs physiques que devrait avoir engendrés une si longue période di civilisation technologique. Ils sont grands, extrêmement forts et bien assortis à un environnement passablement archaïque. Pour des êtres issus d'une culture si raffinée et si ancienne, on s'attendrait en tout cas à ce qu'ils aient diminué de taille, voire même perdu une grande partie de leur tolérance à des conditions environnementales extrêmes. Or ce n'est pas le cas. — Cette observation est-elle vraiment pertinente ? demanda Amesbury. L'humanité n'a pas développé les attributs que vous décrivez, ni sur Terre ni dans l'Empire. — Les situations sont incomparables, Sir Frederick. La branche terrienne de notre espèce n'est sortie de sa période primitive que récemment, et l'ensemble de l'histoire de l'humanité, de ses balbutiements sur Mycos jusqu'à aujourd'hui, ne représente qu'une durée minuscule à l'échelle temporelle de l'évolution achuultani. De plus, en s'attaquant au Troisième Empirium, nos ennemis ont éliminé la totalité des planètes habitées par l'homme à l'exception de Birhat, ce qui constitue une réduction draconienne du bassin génétique. — Je vois, dit le général anglais, puis Cohanna fit un geste à Isis. — Tout comme ma collègue a relevé des anomalies dans la physiologie achuultani, déclara le médecin aux cheveux blancs, j'ai moi-même observé des curiosités au niveau de leurs schémas comportementaux. En tant que prisonnier, le spécimen que nous avons capturé – son nom est "Brashiell", pour autant que notre prononciation soit correcte – n'est évidemment pas un modèle représentatif de son espèce. Son attitude n'en demeure pas moins insolite selon des critères humains. » Il semble résigné, mais non passif. En général, il se montre docile, une conduite que l'on peut considérer comme sincère ou tout simplement prudente : nos organismes bioaugmentés ne le laissent pas de marbre. Il a sans doute compris que même nos techniciens médicaux possèdent une force plusieurs fois supérieure à la sienne, bien qu'il ne s'aperçoive peut-être pas que cette force provient d'une amélioration artificielle. Cela dit, il n'est pas apathique. Au contraire, il donne des signes d'éveil intellectuel, d'intérêt et de curiosité. Pour l'instant, nous sommes incapables de communiquer avec lui, mais il participe activement à l'élaboration d'un moyen d'y parvenir. Pour un soldat impliqué dans une campagne de génocide, le fait de n'opposer aucune résistance à l'espèce qu'il vient de tenter l'éradiquer – ni même d'ailleurs, selon nos observations, de lui témoigner une quelconque hostilité – ne relève pas d'un comportement humain typique. — Hum. » Colin tira sur la pointe de son nez. « Comment évoluent ses blessures ? — Impossible d'utiliser des procédés de guérison ou de régénération rapide sur un organisme dont nous ignorons le fonctionnement exact, mais je dirais qu'il récupère assez bien. Ses os se soudent un rien plus vite que les nôtres; la reconstitution des tissus, en revanche, prend plus de temps. — Très bien, intervint Colin. Pour résumer, nous avons affaire à une technologie fragmentaire et à une espèce a priori en retard sur l'échelle évolutive. Sans oublier ce détenu dont les réactions défient toute logique. Quelqu'un a-t-il une explication à proposer ? » Il regarda autour de lui avec espoir, mais seul le silence lui répondit. « Bien, soupira-t-il au bout d'un moment, c'est tout pour aujourd'hui. À moins d'un imprévu, nous nous retrouvons mercredi à 1400. Cela convient-il à tout le monde ? » Des têtes acquiescèrent, et il se leva. « À très bientôt, alors », conclut-il. À vrai dire, il désirait retourner au plus vite sur Dahak, son chez-lui. Les jumeaux faisaient leurs premières dents, et 'Tanni n'était pas la maman la plus calme du monde. CHAPITRE DIX-NEUF Brashieel, ex-serviteur des tonnerres, était blotti dans sa cellule de nichée et réfléchissait. Il n'avait jamais songé à l'éventualité d'une capture. Ni d'ailleurs personne d'autre parmi ses semblables, pour autant qu'il sache. Les Protecteurs n'emprisonnaient pas les destructeurs de nid, ils les exterminaient. Jusqu'à ce jour, il avait toujours pensé que l'ennemi cultivait la même coutume. C'était faux. Il avait tenté de combattre jusqu'à la mort, en vain. Et, chose curieuse, il ne ressentait plus l'envie de mourir. Personne ne lui avait jamais dit que le trépas était obligatoire. Mais, tout comme lui, les autres s'étaient peut-être avérés incapables d'envisager l'hypothèse de sa survie. En tout cas, il éprouvait un vague sentiment. Le sentiment qu'un individu soucieux de l'honneur aurait réussi à terrasser un dernier adversaire. Seulement voilà, Brashieel désirait vivre. Il lui fallait absolument réfléchir à ce dont il était la proie et à ce qui se produisait autour de lui. Ces étranges bipèdes avaient pulvérisé l'armada du seigneur Chirdan avec à peine cinq douzaines de vaisseaux. Des vaisseaux gigantesques, certes, mais en si petite quantité ! Ils avaient surgi alors qu'il ne manquait plus que quelques douzièmes de journée pour parachever la destruction de ce monde. La puissance de ces destructeurs de nid était inouïe ! Ils avaient le pouvoir d'effacer les Aku'Ultan de l'univers, et il frémit de terreur à cette idée. Mais pourquoi avoir attendu si longtemps ? Il savait désormais à quoi ressemblaient les êtres de cette planète, or ils appartenaient à la même espèce que ceux qui manœuvraient ces formidables bâtiments. Il ignorait si c'étaient eux aussi qui avaient construit les fameuses batteries de senseurs. C'était probable, mais, le cas échéant, les plateformes spatiales avaient dû les prévenir depuis longtemps que la Grande Croisade allait bientôt frapper à leur porte. Pour quelle raison avaient-ils gardé leur arme secrète pour la fin, laissant leur monde souffrir le martyre jusqu'au bout? Et pourquoi ne l'avaient-ils pas exécuté, lui ? Parce qu'ils voulaient en tirer des informations ? Possible, mais une telle stratégie n'aurait jamais germé dans l'esprit d'un Protecteur. Encore une preuve possible de leur supériorité, admit-il a contrecœur. Mais le plus étrange de tout résidait dans le fait qu'ils ne le maltraitaient pas. Ils étaient extrêmement costauds pour leur petite taille. Dans un premier temps, il avait cru que c'était seulement l'armure énergétique de son adversaire qui lui avait donné un tel avantage... jusqu'à ce qu'il voie cet individu à longue chevelure et à au corps mince redresser un de ces bans de sommeil surélevés et l'emporter pour faire de la place dans sa cellule. Bref, s'ils avaient voulu, ils l'auraient réduit en miettes. Mais au contraire ils avaient soigné ses blessures, lui avaient donné à manger ce qu'ils avaient trouvé dans l'épave du Défenseur et fourni un air agréable à respirer — plus épais que le leur. Alors qu'ils auraient dû l'abattre. Ne représentait-il pas un destructeur aux yeux de leurs protecteurs ? La communauté du Nid n'était-elle pas passée à deux doigts d'atomiser leur chère planète ? Étaient-ils stupides au point d'ignorer que lui et les siens incarnaient — et incarneraient toujours, quoi qu'il advienne - leurs ennemis jurés ? Ou peut-être ne le craignaient-ils tout simplement pas. À côté de leurs bâtiments titanesques, les plus grands vaisseaux aku'ultan ressemblaient à des oisillons jouant avec un arc en bois de nunvap. Étaient-ils si forts, si sûrs d'eux-mêmes qu'ils ne redoutaient pas des bourreaux venus d'ailleurs ? Une pensée des plus terrifiantes, qui allait à l'encontre des croyances du peuple de Brashieel, car il devait toujours y avoir une place pour la peur, la Grande Peur que seules la bravoure el la Voie pouvaient apaiser. Mais si ces êtres singuliers ne l'entendaient pas ainsi, si l'effroi ne naissait pas naturellement chez eux, alors, après tout, il ne s'agissait peut-être pas de saccageurs de nid... Il était blotti dans sa cellule de nichée, les yeux fermés, et geignait dans son sommeil, se demandant quel était le plus atroce cauchemar : trembler devant l'ennemi ou l'imaginer dénué de toute crainte. Colin et Jiltanith se levèrent pour accueillir les officiers les plus gradés de la Terre ainsi que leurs quatorze nouveaux capitaines de vaisseau stellaire. Un chiffre bien maigre. En mettant à contribution tout le personnel entraîné et bioaugmenté que la défense terrienne était prête à sacrifier, ils auraient pu fournir des équipages restreints à dix-sept unités de la garde impériale. Mais ils avaient préféré s'en tenir à quinze : quatorze Asgerd et un Vespa. L'Empire avait donné la priorité à des modèles plus spécialisés que ceux de l'Empirium. Du point de vue de la conception, les Asgerd étaient ceux qui se rapprochaient le plus de Dahak, très complets et équipés pour combattre à n'importe quelle portée. Les Trosan, avec un armement puissant de rayons, étaient optimisés pour le combat rapproché. Les Vespa, enfin, convenaient pour des assauts planétaires. Le conseil s'était limité à quinze bâtiments pour une raison bien simple : le reste des effectifs manœuvreraient les trois transporteurs de type Enchanach — aussi vastes que Dahak — dans le cadre de l'opération Dunkerque. En vitesse supraluminique, le trajet jusqu'à Bia ne prendrait que six mois, et chacun de ces mastodontes pouvait accueillir plus de dix millions de personnes — à condition de maximiser la place disponible. Avec un peu de chance, la flotte aurait le temps de revenir pour un deuxième chargement même si la flotte impériale échouait à repousser l'ennemi. On pourrait évacuer plus de soixante millions d'êtres humains pour les mettre à l’abri derrière les barricades presque imprenables de la capitale impériale, dans le confort des abris que les robots de Mère avaient déjà commencé à bâtir. Le général Jiang se dirigeait à présent de sélectionner les réfugiés, qui constituaient il quelque sorte la police d'assurance de Colin. A vitesse maximale, et même dans l'hyperespace, les Achuuni ne dépassaient pas cinquante fois la vitesse de la lumière. Il leur faudrait au moins dix-sept ans pour atteindre Bia. Largement le temps, pour Mère et Qian Daoling, d'activer les systèmes défensifs, de rassembler et de construire de nouveaux vaisseaux ainsi que de mettre sur pied leurs équipages. Si l'ennemi parvenait à destination, une surprise de taille l'attendait Colin dévisagea Daoling en bout de table. Le maréchal était plus impassible que jamais, mais Maclntyre se souvenait de la peine dissimulée dans son regard quand il avait perdu à pile ou face contre Hatcher. D'une certaine façon, l'empereur se réjouissait que ce soit l'officier chinois qui doive partir. Il n'avait Iras eu le temps de faire plus ample connaissance avec lui, mais il appréciait ce qu'il en savait. Qian était un homme de fer, et Colin lui témoignait une confiance aveugle. Comment aurait-il pu en être autrement alors que ses enfants étaient du voyage ? Tanni ne les accompagnerait pas. Elle était le commandant de Dahak II, le vaisseau amiral de réserve, et refusait de s'éloigner davantage de son mari. Parce qu'elle l'aimait, bien entendu, mais aussi parce qu'il allait affronter les Achuultani et que le tueur qui sommeillait en elle ne résistait pas à l'appel du combat. Si leurs rôles avaient été inversés, il aurait peut-être laissé de côté son sens du devoir, mais 'Tanni s'y refusait. Il aurait pu lui ordonner de s'en aller avec les autres... mais il la comprenait et tenait à elle. Le dernier officier — dame Adrienne Robbins, capitaine de vaisseau de la Flotte de guerre impériale, baronne Nergal, membre des Compagnons de la nova d'or et commandant du planétoïde Empereur Herdan — prit place. Colin balaya la salle de conférence du regard, satisfait de se trouver en présence des meilleurs éléments que la Terre avait à offrir pour assurer son ultime défense. Il se leva et frappa doucement sur la table, puis les conversations à voix basse cessèrent. « Mesdames et messieurs, Dahak a pénétré la base de données des Achuultani. Nous savons enfin à qui nous avons affaire, et le tableau n'est pas rose. En fait, l'opération Dunkerque est une nécessité, non pas une simple police d'assurance. Horus dévisageait son gendre tandis que celui-ci parlait. Le nouveau « sire » arborait un air sombre mais non défait — loin s'en fallait. Il se rappela le Colin Maclntyre des premiers jours-: un jeune homme aux cheveux roux pâle et à l'allure banale, mêlé malgré lui à une guerre qui remontait à des millénaires, déterminé à faire ce qu'il devait, mais terrifié à l'idée de ne pas être à la hauteur. Ce jeune homme n'existait plus. Par chance ou par destin, il avait trouvé sa voie. Aussi absurde que cela puisse paraître, le hasard avait fait de lui un roi : Colin Pr, empereur et maître de guerre de l'humanité, champion de son espèce en cette heure funeste. S'ils survivaient, songea le vice-gouverneur, Herdan le Magnifique aurait trouvé son rival au titre de plus grand souverain de l'histoire. « ... n'allons pas rester au tapis pour autant, déclarait Colin, et Horus revint à la réalité. Jamais service de renseignement n'a été aussi bien informé sur les modalités d'une incursion achuultani, et j'ai bien l'intention d'en tirer profit. Mais avant de vous communiquer mes projets, il est tout à fait normal que je vous Il dise plus sur ce qui nous attend. 'Tanni ? » Il fit un geste à I adresse de sa femme et s'assit. « Messires et gentes dames, commença-t-elle d'une voix Iouce, cest ennemi qu'en ce jour affrontons dépasse toute antérieure menace. Pariseroit qu'Aku'Ultan nomment nostre bras de galaxie "secteur du démon" pour cause es souffrances encourues lors d'austres voyages jusqu'icy entrepris. Ceste rai-•.on fit qu'ils rassemblèrent puissance deux foys plus meurtrière lue jamais, ores devons combattre ycelle avecques quatre vingtaines de navires à peine. » Nostre Dahak a flairé leur nombre. Comme bien savez, les alculations de cestes créatures s'effectuent en base douze, et oicy : arriveront armés d'une multi-douzaine au cube de bâtiments, c'est-à-dire près de trois millions en nostres termes. » L'assistance réagit de façon audible. Pas un hoquet de surprise, non, plutôt une longue inspiration. La plupart des visages e contractèrent, mais tout le monde se tut. « Et n'ai encor' dict que partie, poursuivit Jiltanith. Les éclaireurs qui bataillèrent contre Terra ces derniers mois ne forment unités légères. Yceux qui viennent derrière sont davantage énormes, au moins deux foys plus que leurs prédécesseurs. Quand bien mesme nostres missiles ne manqueraient jamais leur cible, ne pourrions en voir le bout. Et doncques, pour clair' parler, ne devrions poinct tous les desfier en bataille ouverte. » Les officiers échangèrent des regards perplexes. Colin ne leur jetait pas la pierre : sa réputation d'homme de sang-froid aurait été sérieusement entamée si l'on avait eu connaissance de sa première réaction face à cette dure réalité. « Toutesfois ne conseille poinct de désespérer ! » La voix de Jiltanith détendit l'atmosphère. « Nenni, chers amis, car nostre seigneur de la guerre a façonné une entreprinse des plus sagaces, qui pourroit d'éventualité réduire nostres adversaires en poussière. Laisseroi présentement la parolle au général MacMahan pour mieux décrire la force adverse. » Elle s'assit à son tour, et Horus applaudit en silence. Il incombait aux lieutenants de Colin de s'exprimer, pas à Dahak. Tout le monde savait à quel point la vieille TA était irremplaçable, mais entendre discourir un semblable apportait à chacun une sorte d'énergie subtile. Nul ne doutait de Dahak — le contraire eût été étonnant : c'était à sa fidélité que les humains devaient leur survie —„ mais on ressentait le besoin d'entendre une voix humaine, une voix pleine d'assurance, un simple mortel à même de comprendre ce qu'il exigeait de ses pareils. « Pendant des jours, commença Hector, le capitaine Ninhursag et moi-même nous sommes penchés sur les données disponibles avec l'aide de Dahak. Ma collègue a également passé du temps en compagnie de notre prisonnier et, avec Dahak pour interprète, a réussi à communiquer avec lui tant bien que mal. Étonnamment, du moins de notre point de vue, il n'a pas tenté de mentir ni de nous induire en erreur. Sans pour autant nous divulguer des informations. » Nous en avons beaucoup appris, et bien que nos connaissances soient encore très lacunaires, permettez-moi de vous en faire le résumé. Ne vous inquiétez pas si je m'éloigne un peu du sujet : vous comprendrez par la suite. » Les Achuultani, ou le Peuple du Nid d'Aku'Ultan, sont une espèce guerrière — sans aucune exception individuelle, pour autant que nous sachions. À en juger d'après les questions posées par Brashieel, ils ignorent tout des autres espèces intelligentes. Ils ont passé des millions d'années à les chasser et à les détruire, mais n'ont rien appris sur elles. Absolument rien. Comme s'ils craignaient qu'une quelconque interaction n'entame leur grande mission : la défense du Nid d'Aku'Ultan. » Quelques sourcils se levèrent, et Hector secoua la tête. « Au début, j'ai aussi eu de la peine à y croire, mais c'est la vérité. À un moment donné de leur histoire, ils ont été confrontés à une autre espèce — que leurs annales désignent sous le nom de "Grands Destructeurs de nid". Comment le contact a eu lieu, où et pourquoi la guerre a éclaté, quelles étaient les armes ? Nous l'ignorons. Ce que nous savons par contre, c'est qu'il existait jadis une grande quantité de "nids". On pourrait considérer ces nids comme des clans ou des tribus, mais ils abritaient des millions, voire des milliards d'individus. De toutes ces peuplades, seuls les Aku'Ultan ont survécu, et uniquement parce qu'ils se sont enfuis. À partir des informations récoltées, ions déduisons qu'ils sont partis s'abriter dans une lointaine galaxie — la nôtre. Une fois arrivés, ils ont organisé leur défense — au cas où l'ennemi les aurait poursuivis —, tout comme l'Empirium bien des millénaires plus tard. De la même façon que nous envoyions des sondes pour repérer l'envahisseur, ils cherchaient la piste de mirs bourreaux originels. Et, à l'instar de nos ancêtres, ils sont restés bredouilles. En revanche, ils ont rencontré d'autres formes de vie intelligentes et, puisqu'ils considéraient toute espèce étrangère comme une menace, ils ont commencé à les exterminer. Il s'interrompit. Un silence profond régnait dans la salle. « Voilà à qui nous avons affaire : des créatures impitoyables parce qu'elles savent que personne ne leur fera de cadeau. Je ne dis pas qu'il soit impossible de changer cette situation, mais probablement pas à temps pour sauver notre peau. » Passons maintenant aux caractéristiques de l'ennemi que 'mous n'avons toujours pas réussi à expliquer. En premier lieu, il n'existe pas de femelles achuultani. » Des regards d'incrédulité se posèrent sur MacMahan, et il haussa les épaules. « Cela peut paraître bizarre, mais à notre connaissance leur langage ne comprend même pas de genre féminin. Ces faits sont d'autant plus déconcertants que notre prisonnier est un mâle parfaitement fonctionnel. Pas un hermaphrodite, un mâle! Le lieutenant Cohanna suggère une méthode de reproduction artificielle, ce qui expliquerait la faible variation parmi les sujets observés, voire peut-être aussi l'absence apparente de processus évolutif. Mais pourquoi une espèce - surtout lorsqu'elle est aussi portée sur la survie que celle-ci - prendrait-elle la curieuse décision d'abandonner toute possibilité de procréation naturelle ? Nous avons interrogé Brashieel à ce sujet, mais il nous a regardés d'un air perplexe, ne comprenant tout simplement pas la question. Il ne lui était même pas venu à l'idée que nous puissions avoir deux sexes, et il ignore ce qu'une telle singularité entraîne comme conséquences sur notre psychologie et notre civilisation. » En second lieu, leur société est basée sur un système de castes et présente une rigidité absolue. Elle est dominée par les "grands seigneurs du Nid", et en particulier par le "Seigneur du Nid", la plus grande autorité, le souverain suprême. De là à savoir comment ces souverains sont choisis... Notre détenu se désintéresse complètement du sujet. II semble dénué de curiosité à cet égard. Pour lui, la réalité est ainsi, point à la ligne. » Troisièmement, nos adversaires habitent une quantité de mondes relativement restreinte. La plupart d'entre eux voyagent en permanence à bord des vaisseaux des "Grandes Croisades"; ils parcourent la Galaxie à la recherche de forces hostiles et les anéantissent. Les quelques planètes peuplées se situent bien au-delà des estimations de l'Empirium. Voilà sans doute pourquoi on ne les a jamais débusquées. En outre, ils sont nomades : ils occupent un système stellaire pendant un certain temps, le purgent de ses ressources pour construire des bâtiments de guerre puis l'abandonnent. Nous ne savons pas avec exactitude où ils se trouvent : les ordinateurs du Défenseur ne renfermaient pas cette information - peut-être a-t-elle été effacée avant notre intervention. Nous estimons néanmoins qu'ils se déplacent en direction de l'est galactique, auquel cas ils s'éloignent de nous en permanence, ce qui expliquerait la fréquence irrégulière de leurs raids dans notre secteur. » En dernier lieu, le comportement social et militaire du Nid suit un schéma inaltéré depuis l'aube des temps - de mémoire achuultani. C'est la découverte la plus encourageante que nous ayons effectuée à ce jour. Nous connaissons désormais le mode opératoire de leurs expéditions et savons comment enrayer le processus à long terme. — Ah bon ? » Gerald Hatcher se gratta le nez d'un air pensif. Que devons-nous faire ? — Il nous suffit de contrer cette incursion-ci », lâcha MacMahan. Il y eut des rires gênés, mais il les accueillit avec un début de sourire. «Je suis très sérieux. Ils ne possèdent aucun moyen d'hypercommunication interstellaire en dehors des vaisseaux coursiers. Je conçois mal qu'une civilisation aussi ancienne n'ait pas encore développé de technologie plus avancée, mais les faits sont là : lorsqu'une "Grande Croisade" prend le départ, les individus qui restent derrière ne s'attendent a recevoir aucune nouvelle jusqu'au retour de leurs camarades. — Nous avons donc de quoi nous réjouir, opina Hatcher. — Absolument. Surtout si l'on y ajoute les autres limitations dont souffrent nos adversaires. Leur vitesse maximale en espace normal est de vingt-huit pour cent de celle de la lumière, et ils n'emploient que les hyperfréquences les plus basses et les plus lentes - là encore, pour des raisons inconnues, mais ne nous plaignons pas -, ce qui limite leur vélocité supraluminique à quarante-huit c. Un rendement qui représente sept pour cent de celui de Dahak et six pour cent de celui de la garde impériale en régime Enchanach - deux pour cent en hyperpropulsion. Comme vous le voyez, chaque campagne d'extermination prend un temps considérable. Bien entendu, le régime hyper entraîne un effet de dilatation temporelle, et plus la bande fréquentielle est limitée, plus cette dilatation est importante. C'est pourquoi, sur le plan subjectif, leurs trajets s'avèrent beaucoup moins longs. Il n'en reste pas moins que le vaisseau de Brashieel avait déjà parcouru l'équivalent de quatorze mille années-lumière avant d'atteindre Sol. Si demain un coursier était envoyé vers le système mère, il lui faudrait près de trois siècles pour y parvenir. En d'autres termes, mesdames et messieurs, si nous réussissons à contrer la prochaine offensive, nous disposerons de presque six cents ans avant de recevoir une nouvelle "visite". Et nous saurons où aller chercher l'ennemi dans l'intervalle. » Un léger grondement se fit entendre dans les rangs des officiers, qui imaginaient déjà ce qui pourrait être accompli en l'espace de cinq ou six siècles. « Je suis heureux de l'entendre, Hector, déclara Hatcher, mais il reste à résoudre le petit problème des quelque trois millions de vaisseaux qui se dirigent actuellement vers nous. — C'est vrai, intervint Colin, puis il fit signe à MacMahan de se rasseoir. Cependant, nous connaissons mieux la stratégie des Achuultani désormais. Pas autant que nous le voudrions, mais assez tout de même. » Tout d'abord, nous avons un peu plus de temps que prévu. Leur armada se divise en trois grands groupes : deux formations principales et un bataillon de sous-unités d'éclaireurs chargés d'accomplir la majeure partie du travail. Le gros des troupes est avant tout destiné à soutenir les éclaireurs, dont chaque ramification opère sur un axe de pénétration différent. Nous avons déjà affronté une de ces patrouilles; quant aux autres, leur plan de trajectoire ne devrait les mener qu'à des planètes mortes. Elles ne constituent pas un danger majeur : une demi-douzaine d'Asgerd suffiront à leur tenir tête le moment venu. Si nous parvenons à repousser la phalange centrale, nous aurons tout loisir de les retrouver puis de les abattre. » Le vrai problème, ce sont les deux énormes formations qui viennent derrière. La première – que j'appellerai l'"avantgarde" – se compose d'environ un million deux cent cinquante mille bâtiments. Cette méga-flotte progresse assez lentement d'un rendez-vous à l'autre en espace normal pour permettre aux éclaireurs de lui envoyer des coursiers et de la tenir informée du déroulement de l'expédition. Il est possible qu'un de ces messagers ait déjà quitté notre système, mais il ne pourra pas mettre son rapport avant que l'avant-garde sorte de l'hyperespace pour le prochain rendez-vous, prévu à trente-six années-In achuultani de Sol. Étant donné la différence entre leur division du temps et la nôtre, cela représente près de quarante- virgule huit de nos années-lumière. En d'autres termes, le bataillon n'atteindra pas le point de contact avant trois mois. Nous pouvons nous y rendre en trois semaines et demie avec Dahak, voire beaucoup moins avec la garde impériale en hyper. — Et après ? Comment faire face à un million de vaisseaux ? demanda Hatcher. — A priori, nous n'avons aucune chance, mais j'ai prévu un piège qui devrait venir à bout de l'adversaire. Malheureusement, il n'est destiné à fonctionner qu'une fois, et c'est là que le bat blesse : même si nous balayons la première vague, il restera encore à affronter le "bloc principal", formé de presque autant l'unités, doté de cylindres titanesques et commandé par le grand seigneur Tharno. » L'avant-garde et le bloc principal modifient régulièrement leur position relative – ils jouent en quelque sorte à saute-mouton – et leurs rendez-vous sont beaucoup moins espacés que ceux des éclaireurs. Là encore, c'est une mesure destinée à faciliter la communication. Les détachements de reconnaissance ne peuvent pas échanger de messages latéraux; lorsqu'ils rencontrent une difficulté – et seulement dans ce cas –, ils acheminent une dépêche au point de rencontre le plus proche, toujours situé derrière eux. La formation principale de tête, en revanche, profite de chaque arrêt pour envoyer des nouvelles à celle qui la suit. Si ces dernières sont vraiment mauvaises, elle lui demande de la rejoindre, mais seulement après s'être assurée qu'elle a vraiment besoin d'assistance – afin d'éviter toute perte de temps inutile. Quoi qu'il arrive, au moins un messager est toujours envoyé vers l'arrière et il faut compter un intervalle minimum de cinq mois avant l'arrivée des renforts. Vous me suivez jusqu'ici? » Des têtes acquiescèrent, et Maclntyre sourit tristement. « Voilà notre meilleur avantage stratégique : leur coordination laisse à désirer. Étant donné qu'ils utilisent des moteurs à hyperpropulsion, leurs vaisseaux doivent impérativement rester dans l'hyperespace une fois qu'ils y ont pénétré, jusqu'à ce qu'ils aient atteint leur destination. En outre, comme la portée maximale de leur com via torsion spatiale est d'à peine une année-lumière, l'arrière-garde doit s'en tenir aux coordonnées de destination préétablies, c'est-à-dire le point de départ du dernier message. Même en cas d'urgence, le deuxième groupe doit respecter cette clause s'il tient à rejoindre l'avant-garde; faute de quoi, leur système de com étant ce qu'il est, les deux blocs courent le risque de se perdre définitivement de vue. — Ce qui signifie, formula le maréchal Qian d'un air méditatif, que nos unités pourront leur tendre une embuscade au moment où ils sortiront de l'hyperespace. — Exactement. Nous espérons piéger l'avant-garde et la réduire en miettes, ce qui devrait être possible. En revanche, nous ignorons les coordonnées du rendez-vous antérieur à celui-ci. Il nous est donc impossible d'empêcher les coursiers du bloc frontal de passer l'information au seigneur Tharno, qui sera dès lors au courant de notre guet-apens et se préparera en conséquence. » Aussi, il nous faudra sans doute combattre sa formation. Une belle bataille en perspective : soixante-dix-huit bâtiments impériaux contre un million deux cent mille croiseurs achuultani. Du quinze mille contre un, en gros. » Quelqu'un déglutit bruyamment, et le visage de Colin s'assombrit à nouveau. — Je pense que c'est jouable. Nous perdrons peut-être beaucoup d'unités mais, s'ils émergent à l'endroit estimé, nous devrions nous en sortir. » Un long silence suivit, puis Quian prit finalement la parole. Si je puis me permettre, je ne vois pas comment. — Rien n'est certain, maréchal, avoua Colin. Je sais seulement que nous avons une chance. Une chance de détruire la moitié voire les deux tiers de leurs forces. Si nous y parvenons, nous n'aurons peut-être pas arraché la Terre à son destin funeste, mais au moins nous aurons sauvé Birhat et les réfugiés vont s'y installer. Voilà pourquoi, maréchal Qian (il rencontrait le regard du géant), je suis si soulagé de savoir que nous envoyons un de nos meilleurs éléments pour assurer la défense de Bia. — Je suis honoré de votre confiance, Votre Majesté, mais je crains que vous ne vous soyez fixé un objectif impossible. Vous ne disposez que de quinze vaisseaux – seize avec Dahak – pourvus d'équipages, et ceux-ci ne sont même pas complets. — Mais Dahak représente justement notre meilleur atout contrairement à nous-mêmes, il est capable de diriger l'ensemble de nos bâtiments sans équipage avec la plus grande efficacité tant qu'il se trouve à portée de com via distorsion spatiale. — Et s'il lui arrive un malheur ? demanda Qian d'un ton posé. — Le cas échéant, j'espère de tout cœur que votre système de défense sera à son maximum opérationnel lorsque l'ennemi débarquera à Bia. » CHAPITRE VINGT « Signature hyper en provenance de Sol, commodore. » Adrienne Robbins, Lady Nergal (et c'était étrange que d'appartenir à la noblesse d'un empire disparu depuis quarante-cinq mille ans), acquiesça d'un signe de tête et se tourna vers l'holovisualisateur du Herdan. À cinq années-lumière derrière le vaisseau impérial, l'étoile F5 que les astronomes terriens nommaient Zêta du Triangle austral formait comme un éclat de diamant étincelant, et le signal rouge sang de l'hypersillon brillait d'une lueur presque aussi forte. Le magnifique bâtiment faisait équipe avec trois autres, mais se trouvait pourtant esseulé. Les quatre planétoïdes étaient déployés de façon à couvrir un espace de près d'une année-lumière cube. Le Royal Birhat de Tamman se déplaçait déjà sur une trajectoire d'interception. Quoi de plus normal ? Adrienne, elle, avait tué assez d'Achuultani durant le siège de la Terre. « Signature plus faible en provenance de l'est », annonça l'officier d'astrogation, et elle fronça les sourcils. Il s'agissait sans doute de l'avant-garde ennemie, mais elle était très en avance. « Heures d'émergence ? — Fantôme un émergera dans l'espace normal dans approximativement sept heures et douze minutes, madame, répondit le capitaine Oliver Weinstein: À 0220 TMG, selon nos estimations. Quant à Fantôme deux, il doit s'agir d'une flotte colossale pour avoir été repérée par nos appareils de si loin. Nous avons cent bonnes heures devant nous avant son arrivée, peut-être même cinq jours entiers. J'en saurai davantage d'ici une heure ou deux. — Très bien, Ollie. » Adrienne Robbins se relaxa : l'avant-garde n'était pas aussi en avance qu'elle l'avait craint; elle faisait juste une cible plus volumineuse et visible que prévu. Elle soupira. Le commandement du Nergal avait été plus facile : si ses ordinateurs ne démontraient pas une intelligence supérieure à ceux du Herdan, au moins devaient-ils remplir nettement moins de fonctions. Bien sûr, elle pouvait se déplacer partout dans le réseau via ses neuroémetteurs, mais ce bâtiment était trop vaste. Même avec un équipage de six mille membres, moins de cinq pour cent des postes de travail étaient occupées. Ils parvenaient tout juste à s'en sortir, mais la tâche était ardue. Si seulement ce vaisseau possédait ne serait-ce que la moitié – voire même un dixième – des capacités intellectuelles de Dahak ! Mais le bon vieux planétoïde était unique, et on l'avait assigné à une autre mission. « Herdan. — Oui, commandant ? » répondit le doux soprano de l'IA, et la bouche de Robbins se tordit en un sourire spontané. Il était stupide pour une unité baptisée d'après le plus grand souverain de l'histoire impériale de s'exprimer avec une voix d'adolescente, mais apparemment, durant la dernière période de l'Empire, on préférait affubler les ordinateurs de bord de timbres féminins. « Hypothèse : Fantôme deux jouit de scanners une fois et demie plus puissants que ceux des éclaireurs qui ont attaqué la Terre et sort de l'hyperespace dans douze heures. Quelle est la probabilité que l'ennemi capte la détonation d'ogives gravitoniques série soixante-dix aux coordonnées spatiotemporelles estimées de l'émergence de Fantôme un ? — Calcul en cours. » Puis, après une brève pause : « Les chances avoisinent le zéro. — Pourrais-tu être plus précis ? — La probabilité est de 10-32 contre un. À deux pour cent près. — Bon, elles avoisinent vraiment le zéro. — Commentaire non compris. — Laisse tomber », conclut-elle en réprimant un soupir. Herdan n'était pas responsable de sa stupidité, mais lorsqu'on avait communiqué avec Dahak... « À vos ordres », dit FIA, et Lady Adrienne pinça les lèvres. « Arrivée de l'éclaireur dans quatorze minutes, commandant. — Merci, Janet », lâcha le capitaine Tamman. Il aurait aimé partager son anxiété avec Amanda. Un sentiment plutôt ridicule si l'on considérait qu'il avait fait tout son possible pour l'éloigner de lui. Enfin, « tout son possible » n'était peut-être pas l'expression la mieux choisie... Il avait simplement devancé son épouse d'un bon mois en découvrant l'ordre impératif émis par Colin : toutes les femmes enceintes appartenant au personnel de la Flotte étaient assignées d'office à l'opération Dunkerque. Il espérait qu'elle lui pardonnerait un jour. Il avait failli la perdre à La Paz, puis une balle s'était fichée dans sa visière lors de la prise du Défenseur. Par la grâce du Créateur, le verre n'avait pas cédé, notamment grâce au produit d'étanchéité... mais à présent elle avait épuisé son quota de bonne fortune et il ne voulait plus tenter le destin. « Cinq minutes », fit Janet Santino d'un ton poli, et Tamman secoua la tête pour revenir à ses préoccupations du moment. Il ne pouvait pas se permettre d'avoir l'esprit ailleurs, bon sang ! « Passez en code rouge un », ordonna-t-il, et son état-major entra dans une communion encore plus intime avec les consoles. D'un air rêveur, il fixa son regard sur le cercle rouge qui entourait le point d'émergence de leur cible, situé à une vingtaine de secondes-lumière à peine de leur position actuelle. —Il esprit se concentra sur ses neurocapteurs et il « perçut » l’espace à travers les magnifiques scanners du Birhat. Le coursier avait calculé son saut à la perfection : malgré la vétusté de son matériel informatique, il était bien parti pour émerger très près du lieu de rendez-vous exact avec l'avant-garde. Et parfaitement dans les temps ! « Une minute. — Batterie alpha, commanda Tamman. Feu à volonté dès que la cible sera stabilisée. — Trente secondes. Quinze. Dix. Cinq. Maintenant! » Un minuscule point lumineux se forma aussitôt au centre du cercle rouge. Il y eut un instant de tension interminable, puis les missiles furent lancés. Il s'agissait d'armes subluminiques — de façon à ne pas rater l'objectif —, mais elles approchaient quand même la vitesse de la lumière. Elles parcoururent l'étendue de l'holovisualisateur en un éclair, puis le point disparut sans grands remous. Vingt kilomètres de vaisseau se déchirèrent sous l'effet des ogives gravitoniques que l'équipage achuultani n'avait sans doute même pas vues arriver. « Cible détruite, ronronna le contralto velouté du bâtiment impérial. — Merci, ma belle, murmura une voix. J'espère que c'était bon pour toi aussi. » « Nous avons franchi le premier obstacle, dit Colin en digérant les informations transmises par Tamman via hypercom. — Certes est assez vray », acquiesça Jiltanith. Son mari hocha la tête puis balaya d'un regard admiratif l'immense passerelle de commandement et les équipements impressionnants de Dahak II. II aurait échangé toute cette modernité contre le pont principal de son vieux vaisseau sans la moindre hésitation. Deux était une fantastique machine de combat, mais il n'était tout simplement pas Dahak. Malheureusement, celui-ci ne faisait pas partie de cette mission et, comme Colin refusait de laisser ses hommes partir au combat sans lui, il avait dû quitter son planétoïde. À supposer que les forces terriennes survivent aux prochains mois, il faudrait qu'il s'habitue à ce nouveau cadre. Ce n'était pas encore le cas. En ce moment même, Deux déchirait l'espace à plus de huit cents fois la vitesse de la lumière. Le Herdan était le bâtiment le plus proche du point d'émergence estimé de l'avant-garde ennemie. Quant aux vaisseaux chargés de couvrir l'espace probable d'apparition du messager, ils fonçaient à présent en direction de Robbins. Ils auraient pu effectuer le trajet bien plus vite en hyper, mais l'avant-garde les aurait peut-être repérés. Aucun souci, se répéta-t-il pour la énième fois. Ces rafiots achuultani étaient si lents que les douze bâtiments impériaux engagés dans cette opération militaire seraient en position bien avant leur émergence. « Sortie de l'hyperespace imminente, commandant, communiqua une voix de femme. — Merci à toy, Deux », répondit Jiltanith. C'était là une autre singularité : Colin avait beau être empereur et seigneur de la guerre, il occupait ici une place de simple passager. Dahak II se trouvait en de très bonnes mains, mais après tout ce temps Maclntyre éprouvait une étrange sensation à l'idée de voyager à bord d'un vaisseau dirigé par quelqu'un d'autre, même s'il s'agissait de 'Tanni. Il porta son attention vers le visuel où les signaux verts indiquant ses autres bâtiments scintillaient tandis que Deux passait en mode subluminique et que le défilé d'étoiles ralentissait. Tor, le dernier de l'escadrille, s'approchait en douceur. Parfait. « Toutes les unités sont en position, Sire, déclara la jeune impériale sur un ton formaliste. Champs de camouflage activés. — Merci, commandant, lâcha Colin avec la même solennité. Il ne nous reste plus qu'à attendre. » Le grand seigneur de l'ordre Sorkar détestait les rendez-vous, surtout dans le secteur du démon. Le Cerveau de guerre lui avait assuré qu'ils ne couraient aucun danger réel, et il ne se (rompait jamais, mais cette région galactique avait donné lieu aux pires histoires d'horreur. Il n'était pas censé les connaître –les seigneurs de son rang étaient au-dessus de ces commérages de bas étage – mais, contrairement à la plupart de ses homologues, il avait conquis son titre à la dure et n'avait pas oublié ses origines. En tout cas, pas autant qu'il aurait dû. Cette Grande Visite s'était révélée presque ennuyeuse malgré ces rapports bizarres concernant des batteries de senseurs abandonnées depuis longtemps. Plus d'une fois, Sorkar se serait accommodé d'un peu d'action : le goût de la chasse couvait au plus profond de tous les grands seigneurs. Mais les Protecteurs constituaient une matière première à préserver pour le salut du Nid, et c'était un commandant trop intelligent pour regretter le manque de distraction. Du moins la plupart du temps. Il partagea son attention entre la console et les chronomètres, qui indiquaient déjà le dernier segment, puis vérifia machinalement la commande de passage en mode manuel entre le Cerveau de guerre et son propre panneau de commande. L'IA participait rarement aux manœuvres de façon directe, mais c'était rassurant de savoir qu'elle pourrait le faire en cas d'urgence. Voilà ! Le moment était arrivé. Il observa ses instruments d'un air approbateur. Il était impossible de coordonner la translation entre l'hyperespace et l'espace normal de manière parfaite pour un si grand nombre d'unités, mais l'écart temporel lui paraissait plus que satisfaisant et la distance entre les appareils excellente. Ses Protecteurs avaient bien appris le métier à force de... « Alerte ! Alerte ! On nous tire dessus ! » s'écria quelqu'un, et Sorkar se redressa d'un bond. Ils se trouvaient à des années-lumière de l'étoile la plus proche... Personne ne pouvait... Et pourtant c'était le cas. Horrifié, il observa le spectacle : des missiles de classe « grand tonnerre » – ainsi qu'une autre arme, une arme au-delà de tout entendement – déchiquetaient ses superbes vaisseaux comme de vulgaires brindilles. Des destructeurs de nid ! Les destructeurs de nid du secteur du démon ! Mais comment était-ce possible ? Il avait étudié toutes les précédentes incursions dans cette zone. Jamais – au grand jamais ! – ces monstres n'avaient frappé avant qu'un ou plusieurs de leurs mondes n'aient été pulvérisés ! Ces mystérieuses stations de capteurs les avaient-elles alertés, en définitive ? Et, si oui, comment avaient-ils réussi à découvrir le lieu et le moment du rendez-vous ? C'était impossible ! Pourtant, des missiles subluminiques et hyper continuaient de surgir de toutes parts, et ses scanners ne décelaient même pas les agresseurs ! Cela tenait de la sorcellerie, car... Une sonnerie rauque coupa court à ses pensées, et il se tourna aussitôt vers le panneau d'affichage de l'ordinateur. Des codes informationnels dansaient devant ses yeux tandis que le puissant réseau informatique prenait la direction de sa flotte. Le grand seigneur n'était plus qu'un passager, il regardait les cylindres se déployer pour échapper à l'assaut et avancer à tâtons en quête de l'ennemi. C'était une bonne tactique, songea-t-il, mais le prix à payer était élevé. Extrêmement élevé, par Tarhish ! Cependant, s'ils avaient affaire à une véritable force adverse, s'il ne s'agissait pas des terrifiants démons nocturnes dont parlaient les légendes, alors ils les débusqueraient. Aussi sévères que soient leurs pertes, elles représentaient bien peu par rapport à l'ensemble de la flotte, et lorsque l'ordinateur aurait verrouillé la... Une cible apparut sur sa console. Puis une autre. Et encore une autre. Ses guerriers les avaient repérées au prix de leur vie. L'adversaire était vraiment proche, par la grande Fournaise ! Il avait dû utiliser une sorte de technique de camouflage. Cette pensée le fit tressaillir, car un tel procédé dépassait de loin les compétences du Nid... mais au moins, on avait enfin localisé l'objectif. Il allait commander à son personnel d'ouvrir le feu, mais le Cerveau de guerre le devança. Il entendit sa propre voix, calme et sans passion, qui formulait déjà l'ordre. — Brûle, bébé, brûle ! chanta quelqu'un. — Silence ! Dégagez le réseau! » ordonna Adrienne Robbins, et la mélodie exaltante se tarit. Elle n'en voulait pas au fautif de ce débordement d'enthousiasme : leur première salve avait été deux fois plus destructrice que prévu. Malheureusement, ils se trouvaient également trois fois plus près que prévu. Les moteurs à hyperpropulsion de ces bâtiments différaient en partie de ceux des éclaireurs déjà rencontrés, et leur taille était plus importante; ils s'étaient trompés dans leurs calculs. De très peu, certes, mais à cette échelle une erreur de calcul infime engendrait parfois de graves conséquences. L'ennemi allait pénétrer les champs de camouflage beaucoup plus rapidement que dans les estimations. Oui, elle avait plus d'expérience au combat contre les Achuultani que quiconque, et peut-être les pertes essuyées avaient-elles entamé son courage, mais, bon sang, ces salopards se trouvaient à portée de tir de tous leurs missiles ! Les défenses du Herdan dépassaient de loin celles du Nergal et son bouclier couvrait vingt fois l'ensemble du spectre d'hyperfréquences. Mais, justement, ses dimensions le rendaient plus vulnérable : l'écran de protection s'étendait encore plus loin de la coque, et les missiles allaient bientôt pleuvoir sur sa carcasse sphérique. — Défense antimissile : tenez-vous prêts; contre-mesures électroniques : à mon signal ! » hurla-t-elle, puis le feu d'artifice débuta. Sorkar cracha un juron, incrédule. Une douzaine, Une seule douzaine de bâtiments ennemis avaient déjà anéanti plus d'une multi-douzaine de ses vaisseaux! Et leurs défenses égalaient leur puissance de feu. Des leurres apparurent sur les écrans de visée, désorientant ses armes subluminiques. Des brouilleurs saturèrent les canaux de scan. Des remparts titanesques écartèrent le grand tonnerre d'un revers de main dédaigneux. Et ses unités n'en finissaient pas de partir en fumée... Mais rien ne pourrait arrêter les douzaines de multi-douzaines de missiles que les siens étaient en train de lancer sur l'agresseur, et il montra les dents lorsqu'une hyperfusée perça le premier bouclier adverse. Voilà ! À présent, ils savaient à qui... Il cligna des yeux et son sang se glaça. Quel genre de monstre pouvait absorber une frappe directe du grand tonnerre sans même le remarquer? Les alarmes retentirent quand une ogive de dix mille mégatonnes explosa presque au-dessus du Royal Birhat. L'énorme structure trembla tandis que le redoutable nuage de plasma creusait un gouffre incandescent de vingt kilomètres dans son armure de surface. De l'air jaillit de la plaie béante, des portes blindées claquèrent... et le bâtiment impérial se prépara à riposter. « Dommages mineurs au niveau du quadrant thêta deux, lâcha le contralto sexy avec calme. Quatre victimes. Capacité de combat diminuée de zéro virgule zéro quarante-deux pour cent. » Sur l'affichage, le cercle jaune indiquant la présence d'avaries entoura le Birhat de son halo brillant, et Colin grimaça. Il avait perdu le compte des cibles abattues, mais un fait était certain : il avait foiré. Ils se trouvaient à une distance trop réduite de l'adversaire ! À toutes les unités : éloignez-vous de la ligne de front ! ordonna-t-il sèchement, et la garde impériale fit aussitôt machine arrière à 0,65 c. Par Tarhish, comme ils étaient rapides ! En dehors d'un missile, Sorkar n'avait jamais rien vu qui se déplaçait aussi vite dans l'espace normal. Ils venaient de se mettre hors de portée de son arsenal subluminique et se maintenaient désormais à la limite de son enveloppe d'hypermissiles. Quant à leurs armes, elles fonctionnaient toujours aussi bien : il était bouche bée devant la précision de leur tir. En fait, tout ce qu'accomplissaient ces destructeurs de nid le laissait perplexe — une telle puissance était inédite pour lui —, mais cela n'en faisait pas des spectres nocturnes. Ces prouesses signifiaient seulement que ses Protecteurs devaient affronter une terrible épreuve, plus terrible que dans leurs pires cauchemars. Mais c'était leur fonction. Et puis, songea-t-il tout en donnant de nouveaux ordres, la situation n'était pas si catastrophique. Les assaillants connaissaient le lieu du rendez-vous, or même ces satanées batteries de senseurs n'auraient pu leur fournir l'information; selon toute probabilité, ils avaient donc déjà détruit une escadrille d'éclaireurs — certainement celle de Furtag, vu le timing — puis suivi ses messagers jusqu'ici. Toutefois, s'ils n'étaient capables de rassembler qu'une douzaine de bâtiments — aussi puissants soient-ils —, sa flotte suffirait amplement à les annihiler. Même à cette distance extrême, il affichait un avantage énorme au niveau des plateformes de lancement — sans doute moins perfectionnées que celles de l'ennemi, mais assez nombreuses pour compenser ce handicap, et de loin. « Colin, ils nous pressent dru », annonça Jiltanith, et son mari fit un signe d'acquiescement. Le plan consistait à vider les Magasins sur les forces achuultani, mais ils avaient joué de malchance. Le Birhat n'avait essuyé qu'une frappe, mais Deux avait été touché à trois reprises et 'l'or cinq fois. Cinq de ces effroyables ogives ! Ces cylindres étaient vraiment très résistants, mais pas invulnérables. Il frémit lorsqu'une nouvelle salve détona contre le bouclier de Dahak II et que le gigantesque planétoïde avança péniblement à travers le plasma comme un grand voilier ivre. Ce n'était qu'une question de temps avant que... Tor annonce une défaillance de bouclier, notifia FIA. Il essaie de passer en hyper. » Le regard de Colin se posa sur l'icône représentant le bâtiment : l'anneau jaune était rayé de rouge. Horrifié, il observa le spectacle, priant pour que l'hyperpropulsion parvienne à le tirer de là. L'un après l'autre, les missiles ennemis faisaient mouche... « Retrait manqué », déclara Deux sans émotion, et Maclntyre blêmit. Le petit point sur l'affichage venait de disparaître à tout jamais. — On décampe, décréta-t-il. — À vos ordres », répondit 'Tanni avec calme. Les saccageurs de nid se volatilisèrent. Sorkar détailla les relevés de ses hyperscanners, incrédule. Près d'une multi-douzaine de fois la vitesse de la lumière ? Comment était-ce possible ? Mais seule comptait la réalité des faits. Par chance, on avait repéré les hyperchamps en cours de chargement assez vite pour les analyser de façon adéquate. Il savait où l'ennemi émergerait : à côté de cette étoile brillante située à moins d'un quart de douzaine d'années-lumière devant sa flotte. Il ne pouvait pas s'agir de leur monde d'origine, pas si près des coordonnées spatiales du rendez-vous – la coïncidence aurait été trop grande. Mais, quoi qu'il en soit, Sorkar savait que faire si ces démons étaient assez stupides pour entreprendre de le défendre alors qu'ils se trouvaient trop enfoncés dans le puits de gravité du système pour s'échapper en hyper. Il leur tiendrait tête, compenserait ses pertes et les écraserait sous le nombre, car désormais il était certain de leur vulnérabilité. Il préférait ne pas penser au nombre de tirs qui avaient été nécessaires pour abattre cet unique vaisseau, mais ils avaient fini par l'avoir. Et ses propres pertes s'élevaient à moins de trois mufti-douzaines d'unités, un bilan douloureux mais non fatal. Il se brancha au Cerveau de guerre, bien qu'il sût déjà quels étaient ses prochains ordres. Les forces impériales prirent la fuite. Colin espérait que son expression ne reflétait pas l'ampleur de son trouble. Il s'était attendu à des pertes, mais peut-être pas aussi tôt. En outre, ils n'avaient pas détruit un demi pour cent des forces ennemies. Il avait tablé sur un meilleur score et sur zéro victime de leur côté, bon sang ! Mais il lui aurait été impossible de réunir davantage de bâtiments sans Dahak pour les diriger, or Dahak ne disposait pas de I'hyperpropulsion. Et c'était là un point crucial, car il fallait que les Achuultani sachent vers où leur adversaire se dirigeait. Voilà pourquoi le capitaine Roscoe Gillicuddy et son équipage avaient succombé. Et, pour couronner le tout, Colin avait perdu six pour cent de la puissance autonome de son vaisseau. Il se demanda ce qui lui causait le plus de peine et fut aussitôt envahi d'un sentiment de honte. Cependant, le piège avait été tendu. Si le commando impérial y avait laissé plus de plumes que prévu, l'opération, elle, s'était déroulée conformément au plan établi. Voilà ce que Colin se répétait sans cesse, mais tous ses efforts échouaient à contenir les démons de la culpabilité et de la crainte de l'incompétence. Les doigts sveltes et chauds de Jiltanith lui étreignirent la main, et il lui rendit la pareille avec un sentiment de gratitude. Le protocole militaire aurait sans doute désapprouvé de telles familiarités entre un seigneur de la guerre et son capitaine de pavillon, mais il avait besoin du contact de sa bien-aimée en cet instant précis. CHAPITRE VINGT ET UN Trente-six jours après la brève et sanglante bataille, Dahak était stationné à proximité de Zêta-I du Triangle austral. Colin se tenait au centre de commandement un, d'où il contemplait la planète que ses hommes avaient baptisée Cendre. Jiltanith et lui auraient préféré un autre nom ('Tanni avait voté pour « Fromage »), mais peut-être l'équipage avait-il eu raison, songea-t-il avec amertume. Avec un rayon orbital moyen de cinq virgule quatre-vingt-neuf minutes-lumière, ce monde se trouvait plus ou moins aussi près de son étoile que Vénus du Soleil, or MacIntyre avait toujours considéré que Vénus — avec sa surface plus chaude que du plomb en fusion — ressemblait comme deux gouttes d'eau à l'enfer. Les conditions sur Cendre étaient bien pires, car Zêta brillait avec plus d'ardeur que Sol — beaucoup plus d'ardeur. Toutefois, elle n'avait pas été choisie au hasard. Le système comprenait d'autres planètes, notamment une troisième située quinze minutes-lumière plus loin et nommée III. Elle semblait assez agréable et fraîche. Une flore locale vaguement carbonifère s'y était même développée — Zêta du Triangle était relativement vieille pour son type stellaire —, mais Colin appréciait qu'elle n'abrite qu'une forme très primitive de vie animale. Il croisa les mains dans son dos. Sur le visuel, l'hypersillon écarlate n'en finissait pas de clignoter à l'intérieur de l'orbite de quarante minutes-lumière de rayon décrite par 'impératrice Jiltanith, commodore de la Flotte, était assise au milieu de sa passerelle de commandement. Elle caressait la dague gemmée fixée à sa ceinture, une arme qu'elle possédait depuis la guerre des Deux Roses et dont le contact familier l’avait apaisée à maintes occasions. Aujourd'hui, pourtant, elle n’était d'aucune utilité. 'Tanni savait qu'elle se trouvait là pour une raison bien précise, ce qui ne la soulageait pas davantage. Elle aurait voulu se lever et marcher, mais à quoi bon étaler sa peur au grand jour ? Et il restait encore bien des heures à patienter. En fait, elle aurait dû se reposer dans ses quartiers mais ici elle pouvait au moins fixer le code lumineux de Dahak afin de garder un œil sur Colin. Douze planétoïdes de classe Trosan armés d'énormes batteries à énergie flottaient dans le système intérieur en compagnie le Dahak, et deux bâtiments d'assaut de type Vespa orbitaient autour de Cendre. Ils surveillaient les unités blindées qui ne faisaient absolument rien sur la surface redoutable de la planète... si ce n'est générer une puissante signature énergétique que même un aveugle n'aurait pas ratée. Les yeux de la jeune femme quittèrent le schéma tridi du système de Zêta pour se poser sur le vide qui enveloppait son propre bâtiment. Les quatorze vaisseaux de la garde impériale avec leurs équipages restreints attendaient à plus de six heures-lumière de l'étoile flamboyante. Le Fabricator — gigantesque bâtiment usine de Vlad Tchernikov — avait accompli un travail considérable. La plupart des dommages s'étaient révélés trop importants pour être totalement réparés — Deux, par exemple, présentait encore deux blessures profondes de plus de soixante kilomètres —, mais tous les appareils se tenaient prêts au combat. La flottille était soigneusement camouflée, à l'abri des scanners indiscrets et accompagnée de soixante fidèles unités sans équipage. Jiltanith préférait oublier la raison pour laquelle ils ne se trouvaient pas aux côtés de Dahak, mais le raisonnement était on ne peut plus simple : si l'opération « Piège à rat » échouait, les vaisseaux habités retourneraient sur Terre, résisteraient aussi longtemps qu'ils le pourraient puis évacueraient le plus de civils possible en direction de Birhat. Quant aux bâtiments sans équipage, ils mettraient directement le cap sur Bia, où le maréchal Qian les attendrait. Cela ne servirait à rien de les retenir car, sans le contrôle de Dahak, ils seraient inutilisables en combat rapproché. Or le vieux planétoïde – ainsi que Colin – serait déjà morts. Le grand seigneur Sorkar inclina sa crête d'un air méditatif tandis que sa flotte approchait à nouveau de l'espace normal. Ce système lui semblait trop jeune pour avoir engendré des destructeurs de nid locaux, ce qui le confortait dans l'idée qu'il s'agissait d'un avant-poste ennemi. Une mauvaise nouvelle en soi puisque cela ne lui donnait aucun indice sur la position de l'étoile d'où provenaient ces destructeurs de nid. À moins que l'un d'entre eux ne lui accorde la faveur de prendre la fuite dans l'hyperespace pour se diriger directement vers son monde d'origine – et il doutait que des vaisseaux aussi rapides effectuent une telle manœuvre –, il ne possédait aucun moyen de découvrir les coordonnées spatiales de leur planète mère. Bien sûr, c'étaient sans doute les éclaireurs du seigneur Fur-tag qui avaient réveillé la colère de ces démons. Impatients d'en découdre, ceux-ci avaient dû suivre un vaisseau coursier pour trouver la trace de Sorkar. Seul un messager issu des forces de Furtag aurait pu arriver si vite à ce rendez-vous. Voilà qui lui fournissait un volume d'espace où chercher, un secteur où il trouverait au moins l'un de leurs mondes principaux. Ce qui lui suffirait. Et, sinon, c'était déjà un début. Sans compter les pertes qu'il s'apprêtait à leur infliger ici et maintenant. La taille de ces bâtiments l'impressionnait au plus haut point, Mais il fallait certainement plusieurs années pour construire de tel colosses, et chaque cible détruite affaiblirait donc l'adversaire de façon considérable. Il espérait seulement que ceux qui s'étaient opposés à sa nichée seraient assez fous pour reprendre le combat à présent. Une douce mélodie se fit entendre, et il se détendit, désireux que le Cerveau de guerre perçoive son calme. Le frémissement délicat de l'hypertranslation parcourut son vaisseau amiral : le gardien entra une nouvelle fois en phase avec la réalité. « Les unités achuultani sont en train d'émerger », communiqua la voix chaude de Dahak. Colin acquiesça d'un signe de tête tandis que des points brillants commençaient à apparaître sur l'affichage. Il jeta un coup d'œil autour de lui : le pont était désert. L'espace d'un instant, il regretta de ne pas avoir laissé les autres rester, mais, si le plan fonctionnait, Dahak et lui s'en sortiraient sans problème. S'il échouait, en revanche, ces huit mille personnes seraient d'une aide précieuse à 'Tanni et Gerald Hatcher. En outre, il ne se plaignait pas de la situation : son vaisseau et lui se retrouvaient tout seuls, comme au bon vieux temps. — Surveille-les de près, dit-il. Préviens-moi s'ils font quelque chose de louche. — À vos ordres. » L'IA garda le silence pendant un moment puis reprit : « J'ai poursuivi mes recherches sur les technologies relatives à l'informatique immatérielle, Colin. — Ah? » Si Dahak cherchait à le distraire, il n'y voyait aucun inconvénient. — Oui. Je crois avoir déterminé les différences essentielles entre les logiciels subtils de l'Empire et les miens. Ils sont plus complexes que je ne pensais, mais je suis désormais certain de pouvoir les reprogrammer. — Génial I Tu pourrais donc les pousser à l'éveil ? — Je n'ai pas dit cela, Colin. Je peux les reprogrammer, mais je n'ai toujours pas défini ce qui, au sein de ma propre configuration, engendre une conscience de soi. Sans cette donnée, je suis incapable de reproduire cet état chez une autre machine. En outre, je n'ai pas encore mis au point de technique permettant de répliquer ma programmation au cœur de la circuiterie radicalement différente de ces appareils. — Je vois. » Le commandant fronça les sourcils. « Mais même si tu le pouvais, tu rencontrerais des problèmes, n'est-ce pas ? Ils sont conçus pour une fidélité absolue envers Mère : voilà qui entraverait la mise en place de tes copies. — Pas dans le cas de la garde impériale, déclara Dahak contre toute attente. Ses unités n'appartenaient pas à la Flotte de guerre et ne contiennent par conséquent pas d'ordres catégoriques relatifs à la loyauté. À mon avis (Colin releva une pointe d'ironie dans le ton de son interlocuteur), Mère et l'Assemblée des nobles avaient estimé que les neuf cent quatre-vingt-dix-huit mille sept cent douze autres planétoïdes de la Spatiale n'auraient eu aucun problème à mater toute éventuelle insoumission de l'empereur. — Une logique imparable, en effet. — L'absence de ces contraintes rend la reproduction de mes programmes fondamentaux possible bien que peu probable. Malgré des progrès significatifs dans mes recherches, j'estime que les chances de réussite ne dépassent pas les huit pour cent. En revanche, en cas d'échec du processus, le risque d'endommager le cerveau électronique cible avoisine les cent pour cent. — Hum. » Colin tira sur son nez. « Mauvaises nouvelles. Il ne faudrait surtout pas altérer un de ces ordinateurs en ce moment. — Tout à fait d'accord, mais j'ai pensé que vous apprécieriez de savoir que nous progressons. — Avoue plutôt que tu voulais me distraire de ma frousse croissante ! grogna Maclntyre. — C'est en substance ce que je viens de dire. » Dahak émit une sonorité légère, équivalent électronique d'un rire léger. — Mais avec plus de tact, bien sûr. — Mouais. » Le commandant sourit. « Merci, je... » Il s'interrompit. Les innombrables témoins lumineux représentant les forces achuultani disparurent soudain, puis resurgirent quelques instants plus tard beaucoup plus près de l'étoile. Ils avancent, dit Dahak d'un ton calme, mais trois unités détachées effectuent des microbonds en direction de la périphérie du système. — Merde ! des observateurs. Enfin, on ne peut pas attendre de ses ennemis qu'ils soient idiots. — C'est vrai, mais leur manœuvre ne leur sera pas très utile si nous arrivons à les détruire avant qu'ils rejoignent le bloc principal – comme nous l'avons fait avec le messager des éclaireurs. — Peut-être, mais cela ne fonctionnera pas forcément. Cette fois, la distance est bien plus réduite et ils sont capables d'arriver beaucoup plus près du lieu de rendez-vous. Dis à 'Tanni de garder ses distances : ils ne doivent en aucun cas s'apercevoir que nous avons des forces en réserve. — À vos ordres. » Puis, un instant après : « Deux a bien reçu le message et obtempéré. — Merci. » Colin reporta son attention sur le visuel. Les Achuultani avaient procédé avec la plus grande précision, se déployant de façon à englober Zêta du Triangle à une distance de vingt-sept minutes-lumière. À présent, ils évoluaient dans l'espace normal et se rapprochaient à 0,24 c. Ils seraient à portée extrême de missile dans dix minutes, mais il leur faudrait près d'une heure pour se mettre, eux, à portée de Cendre. D'ici là, Dahak et lui avaient largement le temps de leur en faire baver. Mais pas assez. Il ne fallait pas stopper leur progression. Pour que le plan marche, il était nécessaire qu'ils s'enfoncent profondément dans le puits de gravité stellaire, puis... Il maugréa. Il y avait plus d'un million de bâtiments... combien de dégâts pensait-il que ses quinze unités pouvaient leur faire subir en cinquante minutes ? « Ouvre le feu lorsqu'ils seront à quinze minutes-lumière, Dahak. Cadence de tir chronométrée : inutile de vider nos magasins trop rapidement. — Bien compris. » Puis ils attendirent. Sorkar réfréna tant bien que mal son sentiment d'exultation. Les destructeurs de nid n'avaient même pas essayé de se camoufler ! Ils se contentaient d'attendre, et lui ne s'en plaindrait pas. Beaucoup de ses nichées allaient mourir, mais de ce côté-là l'ennemi ne serait pas en reste. Leur escadron comptait quelques unités de plus, remarqua-t-il. Un tiers de douzaine de nouveaux vaisseaux remplaçaient celui qu'ils avaient perdu lors du premier affrontement. Mais cela n'influencerait en rien l'issue du combat. Ses scanners ne lui donnaient pas un aperçu très précis de ce qui se déroulait sur la première planète, mais un émetteur était en train de produire une signature énergétique colossale à sa surface. Pourquoi les destructeurs de nid avaient-ils renoncé aux mondes plus hospitaliers situés en périphérie ? C'était très curieux. Peut-être étaient-ils moins bons stratèges que constructeurs de bâtiments spatiaux ? Peut-être avaient-ils une autre raison, une raison qu'il ignorait ? Mais, quelle que soit leur logique, le piège mortel allait bientôt se refermer sur eux. Bien sûr, ils étaient très rapides, même en espace normal... S'ils cherchaient à prendre la fuite, aucune de ses unités ne pourrait tenir la distance, mais il avait une solution. « Ils sont en train de déployer une sphère autour de la formation principale, Colin. — C'est ce que je vois. Combien paries-tu qu'ils vont la laisser à dix ou douze minutes-lumière de distance pour nous prendre en étau si nous tentons de nous échapper ? — Je n'ai rien à parier. — Dégonflé ! La bonne excuse ! — Ennemi à portée de tir. » La voix de Dahak se fit soudain plus profonde. — Exécute les ordres émis précédemment, commanda sèchement Colin. — À vos ordres, Votre Majesté. » Sorkar tressaillit lorsque le premier de ses cylindres disparut dans une explosion aveuglante. Par Tarhish ! Il savait que leurs armes possédaient une portée supérieure aux siennes, mais pas a ce point ! De nouveaux vaisseaux se volatilisèrent. Ces étranges et redoutables ogives atteignaient systématiquement leur cible, et ses puissants bâtiments, déchirés, s'effondraient sur eux-mêmes. Et l'ennemi ne faisait toujours pas mine de fuir. De toute évidence, les démons comptaient défendre cette planète jusqu'à la fin. Pourquoi était-elle si importante à leurs yeux, par le Grand Nid ? Aucune importance. Ils allaient bientôt le regretter. — Ouvrez la formation, ordonna-t-il à ses seigneurs vassaux. Continuez de vous rapprocher à la même cadence. » Ses unités flambaient comme de petits soleils et il les regardait mourir avec froideur. Il devait endurer ce spectacle pendant encore un quart de segment, puis son heure viendrait enfin. Jiltanith se mordit la lèvre tandis que des éclairs fulgurants déchiraient le front ennemi. Le rendement des ogives antimatière de l'Empire se mesurait en gigatonnes, et quinze planétoïdes mitraillaient les Achuultani d'une pluie de mégamissiles, mais l'adversaire ne reculait toujours pas. En elle-même, elle admirait leur courage... toutefois, c'était son mari, son Colin, seul avec son acolyte électronique, qui leur tenait tête. Elle saisit la poignée de sa dague, le regard noir et affamé, exultante, tandis que les signaux de destruction constellaient l'affichage de Dahak — Ils parviennent à portée de leur cible, Colin », lâcha Dallai: d'un ton calme. Son capitaine fit un geste imperceptible, captivé par le cataclysme qui s'abattait sur l'ennemi. Chaque déflagration s'accompagnait d'un ballet de flammes ondoyantes, puis la funeste chorégraphie s'interrompait un instant pour repartir de plus belle comme un foyer de charbons ardents attisés par un soufflet. « Leurs pertes ? demanda Maclntyre. — Cent six mille, selon mes estimations. À zéro virgule six pour cent près. » — Seigneur ! Nous avons décimé presque neuf pour cent de leurs unités et ils continuent d'avancer ! Ils ne manquent pas de cran, mais ils sont stupides, bon sang ! Si nous pouvions multiplier ce chiffre par dix ou quinze... — Mais peut-être ne sont-ils pas si bêtes, après tout, car nous ne pourrons pas accomplir un tel exploit. Bien qu'au fond ils ignorent que notre armée ne compte pas des milliers de planétoïdes... « L'ennemi vient d'ouvrir le feu. » Colin se crispa. Sorkar s'abstint de pousser un cri de joie lorsque le premier grand tonnerre frappa les démons. Tremblez, destructeurs de nid ! C'est à votre tour d'affronter la Fournaise ! L'un après l'autre, ses vaisseaux arrivaient à portée de cible puis déclenchaient leurs hypermissiles. Sa console de vision directe rayonna au moment où un chaudron de feu rageur se déversa sur les boucliers adverses. Jiltanith perçut le goût du sang au bout de sa langue, et ses articulations blêmirent tandis qu'elle serrait son poignard. Une deuxième étoile brillait au milieu du système. Elle s'élargissait, furieuse, de plus en plus chaude et luminescente, alimentée par millions de missiles antimatière. Et Colin se trouvait au centre de la tourmente. I’ennemi fonçait tête baissée, essuyant des pertes au passage, laissant dans son sillage des cylindres brisés comme les entrailles d'un monstre éventré. Rien ne l'arrêtait, et la puissance de ses armes était inconcevable. Elle connaissait le plan, Jiltanith savait que Colin se battait pour obtenir des informations ainsi que la victoire, mais ce spectacle était intenable. « À présent, amour, murmura-t-elle. Enfuis-toi à présent ! N'attends guère dasvantage ! » « Le Trosan a été détruit. Le Mairsuk a subi de sérieux dégâts. Nous avons... » L'énorme masse du vaisseau trembla. L'affichage tridi s'estompa, et Colin pâlit tandis que de terribles rapports déferlaient dans ses neurocapteurs. « Nous avons été touchés à trois reprises, transmit Dahak. Dommages importants au niveau des quadrants rhô deux et quatre. Capacité de combat réduite de sept pour cent. » Maclntyre jura d'une voix enrouée. Le bouclier de Dahak avait été soigneusement révisé à Bia et se portait aussi bien que ceux de ses larbins automatisés, mais ce n'était pas le cas de ses autres systèmes de défense. Il disposait tout simplement de moins de vitesse et de capacité que ses cadets. Si l'ennemi venait à s'en apercevoir et décidait de concentrer le tir sur lui... « Gohar détruit. Shinhar gravement endommagé – capacité de combat à trente-quatre pour cent. L'adversaire arrive à portée de tir de nos armes à énergie. — Montrons à ces salopards de quel bois on se chauffe ! Exécute le plan "Grêle de brasier". » Sorkar cligna des yeux lorsque les démons se mirent en mouvement. Pendant tout ce temps, ils avaient maintenu leur position, encaissé son tonnerre et riposté avec vigueur. À présent qu'ils commençaient enfin à faiblir, voilà qu'ils bougeaient. Mais ils ne prenaient pas la fuite... ils chargeaient! Leurs faisceaux foudroyants jaillirent de toutes parts, le laissant bouche bée. « Oui ! Parfait ! » s'écria Colin. Les armes à énergie de Dahak, véritables décharges de furie apocalyptique, désagrégeaient la structure moléculaire des cylindres. Celles de l'Empire frappaient avec encore plus d'efficacité : elles dénouaient les liens atomiques de leurs cibles et induisaient par là même une fission instantanée. Les rayons meurtriers jaillissaient des puissants Trosan, et les missiles de Maclntyre faisaient figure de jouets en comparaison. Aucun écran de protection achuultani n'aurait pu contrer une telle puissance. Chaque assaut était un baiser mortel. Sorkar inondait le Cerveau de guerre de ses demandes de conseil désespérées. Ces maudites créatures étaient-elles donc issues de Tarhish ? Par quelle sorcellerie ses propres vaisseaux se transformaient-ils en ogives de « tonnerre mineur » ? La panique le gagna, phénomène inconnu chez lui. Avec leurs rayons, ces créatures pourraient terrasser l'ensemble de sa flotte, et plus il s'approchait de leur ligne de front, plus facilement elles atomiseraient ses Protecteurs ! Mais le Cerveau de guerre ne connaissait pas l'anxiété, et son analyse dépassionnée calma la terreur viscérale du grand seigneur. Certes, le prix à payer était très élevé, mais les démons ne périssaient-ils pas eux aussi en grand nombre ? Ils porteraient préjudice à la Grande Croisade, oh oui ! Bien plus sévèrement que dans les estimations de Sorkar ! Mais, par la Grande Nichée, ils ne survivraient pas à cette aventure ! « Il ne nous reste plus que sept unités, annonça Dahak. Bilan approximatif : deux cent quatre-vingt-onze mille vaisseaux éliminés. — Passons au plan Shiva. — Exécution en cours, Votre Majesté. » Les moteurs Enchanach des huit planétoïdes impériaux se mirent à gronder. Et, en un mouvement fugace et parfaitement synchrone, huit puits de gravité – chacun plus massif que celui de Zêta du Triangle – se matérialisèrent à six minutes-lumière de l'étoile. L'impossible se produisit. Une douzaine de multi-douzaines de cylindres disparurent, déchiquetés et essaimés aux quatre coins de l'univers. L'espace d'un instant, un vide total se fit dans l'esprit de Sorkar, puis il comprit. Il était condamné, ainsi que l'ensemble de ses troupes. Était-il convenu depuis le départ que les saccageurs de nid se suicideraient? Qu'ils s'autodétruiraient avec une arme incomparablement plus puissante que les ogives qui avaient martelé ses vaisseaux ? Il entendit le Cerveau de guerre prendre sa voix pour donner l'ordre à tous les appareils de faire machine arrière. Mais il n'y prêta pas attention. Ils se trouvaient trop avant dans le puits de gravité : en vitesse maximale, même la sphère extérieure mettrait un quart de segment de journée pour atteindre le seuil de l'hyperespace. Ses hyperscanners regardèrent le tsunami de tension gravitonique affluer vers Zêta du Triangle austral, puis virent l'étoile gonfler et s'épanouir en un spectacle hideux. Il inclina la tête et désactiva sa console de visionnement. Le soleil se transforma en nova. Dahak et ses compagnons rescapés quittaient son étreinte funeste à sept cents fois la vitesse de la lumière, et Colin, avec une fascination morbide, observait le spectacle grâce aux capteurs via torsion spatiale. Sur la voûte de visualisation, l'éclat de l'événement était filtré par les bons soins de Dahak, mais, malgré cette précaution, le flamboiement lui agressait les yeux. Toutefois, il ne parvenait pas à détourner le regard : une terrible vague de radiations inondait les forces achuultani... puis, juste derrière, arriva l'onde de destruction principale. Les cylindres étaient déjà dénués de vie et leurs boucliers tout à fait incapables d'encaisser la férocité d'une mort stellaire. La nova les ajouta à son cortège d'atomes en décomposition, puis son souffle incandescent les recracha comme de vulgaires pépins de matière. CHAPITRE VINGT-DEUX Brashieel se leva avec précaution et inclina la tête lorsque le vieux destructeur de nid nommé Hohrass entra dans sa cellule de nichée. Ce geste n'équivalait pas tout à fait au salut standard des Protecteurs — il ne s'était pas couvert les yeux —, mais c'était déjà un signe de respect : l'ex-serviteur assistant savait que cet individu représentait un grand seigneur au sein de son... peuple. De nombreuses douzaines de journées s'étaient écoulées avant qu'il décide d'appliquer ce terme aux démons, mais il était arrivé à la conclusion qu'il n'avait pas le choix. Il avait fait connaissance avec eux — du moins avec certains d'entre eux — et il n'ignorait pas que c'était la pire malchance qui pouvait frapper un Aku'Ultan. Il aurait dû finir de façon honorable, aller au bout de ses forces, faire en sorte qu'ils le tuent avant que cet horrible châtiment lui soit infligé. Comme ces êtres se montraient cruels ! Cruels dans leur gentillesse même, car ils l'avaient privé du suicide. Pendant un moment, il envisagea d'attaquer Hohrass, mais celui-ci était beaucoup plus fort que lui. Il se contenterait de le maîtriser, et il éprouverait la honte de n'être capable ni d'achever son ennemi ni de le forcer à l'exécuter. « Bonjour, Brashieel. » La voix provenait d'un haut-parleur placé sur le mur qui rendait les paroles de cet être en langue aku'ultan. « Bonjour, Hohrass », répondit-il, puis il entendit le même appareil produire des sons dénués de sens à l'adresse de son... visiteur? Ou peut-être faudrait-il dire geôlier? « Je t'apporte de tristes nouvelles, articula lentement la créature pour permettre à l'étrange dispositif traducteur de faire son travail. Nos Protecteurs ont combattu les tiens. Cinq mégadouzaines de vos vaisseaux ont péri. » Brashieel en eut le souffle coupé. Il avait vu leurs bâtiments à l'œuvre, mais une telle hécatombe... ! Sa réaction l'emplissait de honte, mais il ne parvenait pas à dissimuler son trouble, et ses yeux s'assombrirent sous l'effet de la douleur. Sa crête se fana, et les belles écailles noires de son museau détonnèrent soudain au milieu de son visage pâle. « Je suis désolé d'avoir eu à te l'apprendre, continua Hohrass après un douzième de segment, mais il est important que nous en discutions. — Comment est-ce possible ? finit par demander le prisonnier. Comment vos Protecteurs ont-ils pu mettre sur pied une flotte de cette envergure en si peu de temps ? — Ils n'ont rien fait de la sorte. Nous avons à peine employé deux douzaines d'unités. — Impensable ! Vous me mentez ! Même vos mastodontes démoniaques ne seraient pas capables d'un tel exploit ! — C'est pourtant la vérité, et je peux te le prouver avec des documents enregistrés. Des documents qui ont parcouru plus de trois douzaines de vos années-lumière pour arriver jusqu'à nous. » Les jambes de Brashieel vacillèrent sous son poids malgré ses efforts pour rester debout. Ses yeux exprimaient l'effroi. Si tout cela était vrai, si deux douzaines seulement de ces vaisseaux pouvaient écraser la moitié de la Grande Visite et communiquer l'événement aussi vite sur des distances si grandes, le Nid était condamné. Le feu embraserait le Foyer, dévorerait la Crèche du Peuple. Les Aku'Ultan seraient emportés pour avoir éveillé un démon plus féroce encore que les Destructeurs suprêmes. Ils avaient lâché la bride à Tarhish en personne, et ses flammes les calcineraient les uns après les autres. « Brashieel. Brashieel. » La voix douce l'interrompit dans ses pensées macabres, et le vieil être lui toucha l'épaule. « Brashieel, nous devons nous entretenir. C'est important, pour mon Nid et pour le tien. — Pourquoi ? Exécutez-moi maintenant, faites preuve de pitié. — Non. » Hohrass s'agenouilla pour être à la même hauteur que son interlocuteur et le regarder dans les yeux. « Cela m'est impossible. Tu dois vivre. Nous devons nous parler non comme des ennemis, mais de Protecteur à Protecteur. — À quoi bon parler ? Et de quoi ? demanda Brashieel d'une voix terne. Vous allez prendre les mesures nécessaires pour servir au mieux votre Nid, et le mien périra. — Non, Brashieel, nous pourrions envisager une autre issue. — Bien sûr que non. C'est la Voie. Vous êtes plus puissants que nous, c'est la fin des Aku'Ultan. — Nous ne désirons pas l'extinction de ton peuple. » Le détenu le regarda d'un air incrédule. « Ce n'est pas possible, se contenta-t-il de dire. — Alors fais comme si ça l'était. Imagine, l'espace d'un douzième de segment, que nous acceptions de ne pas vous exterminer à condition que notre Nid survive aussi. Que nous voulions seulement prouver notre supériorité en balayant la plus puissante des Grandes Croisades, pour ensuite annoncer à votre Seigneur du Nid que nous ne cherchons pas à vous anéantir. Nous laisserait-il en paix ? Cette guerre pourrait-elle prendre fin ? — Je... ne suis pas en mesure de répondre. — Essaie, Brashieel. Essaie de toutes tes forces. — Je... » Il balança la tête, bouleversé devant l'étrangeté de la pensée. « Il m'est difficile de me prononcer là-dessus, finit-il par déclarer, et cela n'a d'ailleurs aucune importance. J'ai tenté de réfléchir à ce que votre Nynnhuursag m'a dit, et je parviens presque à comprendre le sens de ses paroles. Mais je ne suis plus un Protecteur, Hohrass. Je n'ai pas réussi à mourir, c'est inconcevable, et pourtant c'est ainsi. J'ai communiqué avec des saccageurs de nid, un événement non moins improbable. En raison de toutes ces anomalies, je ne sais plus qui je suis, mais en tout cas je ne ressemble plus à mes compagnons de nichée. Mon opinion compte peu; l'essentiel, ce sont les convictions du Seigneur du Nid : la Grande Peur, le But et la Voie. Il ne renoncera pas à ce qu'il représente. S'il pouvait, il abandonnerait ses fonctions. — Je suis désolé. » Brashieel le crut sur parole. « Je suis désolé que ce malheur te soit arrivé, mais peut-être te trompes-tu. Si nous capturons d'autres de tes semblables, si vous parlez entre vous puis avec nous, si vous acceptez de croire que je vous dis la vérité – à savoir : nous ne voulons pas vous massacrer –, serais-tu disposé à raconter à tes frères ce que tu as appris ici ? — Une telle chance ne nous serait jamais accordée : nous serions abattus avant, et à juste titre. En acceptant votre proposition, nous deviendrions des meurtriers de notre propre espèce. — Peut-être, peut-être pas. » Hohrass soupira puis se leva. « Je te répète que je suis désolé – vraiment désolé – de te tourmenter avec ces questions, mais je suis obligé de le faire. Je te demande d'envisager des hypothèses douloureuses, de considérer qu'il existe d'autres vérités que la Grande Peur, des vérités au-delà de ton expérience, et je sais que tu en souffres. Mais il faut te plier à l'exercice, Brashieel des Aku'Ultan, car dans le cas contraire – si vraiment le Nid refuse de nous laisser en paix –alors nous n'aurons plus le choix. Depuis une multitude de mégadouzaines d'années, vous pulvérisez nos soleils, annihilez nos planètes, dévastez nos foyers. Cela doit cesser. Comprends que nous partageons vos angoisses et vos craintes. Nous préférerions ne pas vous détruire, mais vous avez commis assez de génocides comme ça, et nous devons vous arrêter. Il nous faudra peut-être des multi-douzaines d'années, mais nous y parviendrons. » Brashieel le dévisagea, trop horrifié pour éprouver de la haine, et la bouche d'Hohrass se tordit en une de ces incompréhensibles expressions. « Nous aimerions vous épargner. Pas parce que nous vous aimons : les raisons ne manquent pas de vous détester; beaucoup d'entre nous vous exècrent en même temps qu'ils vous craignent. Toutefois, nous ne tenons pas à avoir votre extermination sur la conscience, voilà pourquoi nous te blessons avec ces idées étranges. Il faut que nous sachions si le Nid peut être épargné. J'espère que tu nous pardonneras, mais, même si ce n'est pas le cas, nous n'avons pas le choix. » Il quitta la cellule, et Brashieel resta seul avec ses douloureuses pensées. CHAPITRE VINGT-TROIS « Pensez-vous que la situation soit aussi compromise que Brashieel semble le croire ? » Colin leva la tête lorsque le message enregistré d'Horus se termina. Même pour une hypercom impériale, quarante années-lumière représentaient une trop grande distance pour entretenir une conversation. « Poinct ne says », répondit Jiltanith. Contrairement à ses autres convives, elle était présente en chair et en os. Très présente, songea-t-il, puis il étouffa un sourire en se rappelant qu'ils étaient en réunion. Elle lança un ordre mental à la console tridi pour repasser la dernière partie de la rencontre entre le vice-gouverneur et Brashieel. « Poinct ne says, répéta-t-elle. Cest Aku'Ultan a l'air moult convaincu. Toutesfois, mon Colin, prends garde au faict suivant : malgré ses dires, a entrepris dialogue avecques Ninhursag et Père. Outre cela, pariseroit bien qu'il comprit ce qu'yceux lui contèrent. Ne mets guère en doute la vérité de sa douleur, mais elle est certes réveillée par le feu de la prise de conscience – du moins une certaine compréhension des faits. — Tu veux dire que ses paroles ne reflètent pas ses pensées ? » demanda l'image holo de MacMahan, qui se trouvait sur le pont de commandement du Sevrid. Il ne se sentait pas très à l'aise dans sa nouvelle fonction de capitaine de planétoïde, car il se considérait encore comme un fantassin. Mais, après tout, ce superbe bâtiment peuplait les rêves de tout soldat : il disposait du plus grand équipage de toute la Flotte après le Fabricator, pour des raisons évidentes aux yeux de tous. Elles étaient claires pour Jiltanith et Colin, du moins, et c'est ce qui comptait. Or tous deux accordaient une importance cruciale à cet entretien. « Nenni. Dirois plutôt que des divergences commencent à naître entre ce qu'icelui pense et ce qu'icelui croit, sans néant-moins s'en bien rendre compte encor'. — Tu as peut-être raison, 'Tanni », opina Ninhursag à mi-voix. Elle se trouvait aux côtés d'Hector. Ce qui, remarqua Colin, se produisait souvent depuis quelques jours. « Lorsque j'ai parlé avec Brashieel, poursuivit l'impériale en choisissant ses mots avec prudence, il m'a paru... innocent, si vous me permettez ce terme un peu banal. Je ne fais pas référence à une candeur de petit garçon sage. Peut-être "naïveté" serait plus approprié. Selon des critères humains, il est tout à fait brillant : il possède une rapidité de réflexion et une érudition hors pair, quoique seulement dans son domaine. Pour le reste, on pourrait parler plutôt d'endoctrinement que d'éducation, comme si quelqu'un avait circonscrit certains aspects de sa vision du monde et les avait catalogués comme "hors limite". À tel point que le sujet ne semble même pas curieux de les développer. Pour lui, le monde est ainsi, point à la ligne. L'idée ne lui traverserait même pas l'esprit de remettre en question son fonctionnement, encore moins de le changer. — Hmm. » Cohanna se frotta les paupières puis haussa un sourcil. « Ta théorie tient debout, Ninhursag. Je n'avais pas vu les faits sous cet angle, mais j'ai toujours eu tendance à considérer les individus que j'étudie d'un point de vue mécaniste. » Jiltanith eut une moue d'incompréhension, et un sourire fendit le visage de la scientifique. « Désolée. Je veux dire que d'habitude je m'intéresse davantage aux processus vitaux physiques qu'aux caractéristiques mentales du patient. C'est mon talon d'Achille : j'étudie d'abord sa physiologie et ensuite seulement sa psychologie... et parfois je laisse même tomber ce dernier aspect. Bref, je pense que Ninhursag a vu juste : si Brashieel était humain, je dirais qu'il a été programmé avec le plus grand soin. — Programmé... » Jiltanith prit un air méditatif. « Ouy-da, peut-être fut-ce bien là l'adjectif que je cherchais. Nonobstant, sembleroit que cestuy programme pâtisse de faiblesses. — C'est tout le problème de la programmation, dit Cohanna. Elle ne peut comprendre que des données connues du concepteur. Confrontez une personne avec des informations tout à fait étrangères aux paramètres 'qu'elle connaît et vous obtenez trois résultats possibles : elle craque, elle rejette la réalité et refuse de s'y confronter, ou alors... (elle marqua une pause suggestive) elle l'affronte et parvient finalement à briser le programme. — Et vous pensez que c'est le cas de Brashieel ? demanda Colin. — Eh bien, au risque de pécher par optimisme, je répondrai oui. Notre prisonnier possède une bonne résistance, faute de quoi il se serait blotti au fond de sa cellule et serait mort aussitôt après avoir compris qu'il se trouvait aux mains du père Fouettard. Qu'il soit encore vivant démontre la résistance de son psychisme. Il manifeste de la curiosité à notre égard, ce qui est encore plus révélateur. Cependant, la réalité que nous lui demandons d'accepter bouleverse sa conception de l'univers et menace son espèce d'extinction. » Nous connaissons bien ce genre de terreur, et certains d'entre nous ont eu de la peine à encaisser le choc. La situation s'avère bien pire dans son cas : sa civilisation repose sur des millions d'années de peur profonde. À mon avis, il risque de s'effondrer lorsqu'il saisira à quel point la situation est catastrophique d'un point de vue achuultani. S'il survit aux prochaines semaines, en revanche, il se rendra compte qu'il est plus solide et souple qu'il ne pensait et décidera peut-être de croire aux propos d'Horus. — Et qu'est-ce que cela changera ? demanda l'image holo de Tamman. Il n'avait de fonction que celle d'officier d'artillerie à bord d'un vaisseau éclaireur et ne jouissait donc pas d'une position prépondérante au sein d'une société basée sur un système de castes rigide. — C'est vrai, dit Colin, mais son attitude représente notre seule source de référence quant à la réaction potentielle de son peuple si nous réussissons à stopper la Grande Visite. Bien entendu, nous aurions besoin d'un échantillon plus large. Voilà pourquoi, Hector (il posa son regard sur MacMahan), vous et le Sevrid procéderez exactement comme convenu. Sommes-nous bien d'accord ? — Absolument, mais je ne suis pas obligé d'apprécier la tâche que vous m'imposez. » La sécheresse de la réponse fit grimacer Maclntyre, mais Hector avait compris pourquoi il devrait rester en dehors du combat, et c'était là l'essentiel. Le Sevrid attendrait en retrait, camouflé à une distance prudente, puis, après la bataille, il aborderait tous les bâtiments naufragés ou endommagés qu'il trouverait. Colin se tourna vers la responsable des biosciences. « Au fait, 'Hanna, comment avancent les systèmes de capture ? — Assez bien. Il nous a fallu un moment pour trouver une solution toute bête : un champ magnétique concentré devrait faire l'affaire. — Vraiment ? Ah oui ! je vois : leurs os sont en métal. — Bingo ! Leurs organismes ne renferment pas du fer à ce point, mais un dispositif bien réglé devrait bloquer leurs squelettes. Et leurs muscles. Il nous faudra agir vite pour les enfermer avant qu'ils ne se "réveillent" – entraver l'afflux de sang en direction du cerveau ne constitue pas la meilleure idée –, mais cela ne devrait pas poser de souci. En ce moment même, Geran et Caitrin se chargent de la production à bord du Fabricator. — Parfait. Nous avons besoin de prisonniers, bon sang ! Au début, il sera sans doute impossible d'en tirer quoi que ce soit, mais à un moment ou à un autre nous allons devoir soit parler avec ce Seigneur du Nid, soit le tuer. Je me dis parfois que son élimination réglerait le problème... mais c'est mon mauvais fond qui parle. — Balivernes ! es souvent par trop doux avecques tes ennemis, lâcha 'Tanni d'un ton revêche, puis son visage s'adoucit. Joyeusement pour moy, d'ailleures, car où donc seroit aujourd'huy ma personne, eusses-tu été moins clément lors de nostre première rencontre ? Nenni, amour. Ne partage poinct ton affection pour cestuys ennemis, nonobstant ne contredirai guère ta volonté. Se puet mesme que, temps aidant, partagerai un jour tes pensées. Dasvantage estranges événements ne se sont-ils poinct déjà produits ? Colin lui serra la main avec douceur. Il savait combien il en coûtait à sa femme de tenir de tels propos... et encore plus d'y croire. « Bien, reprit-il d'un ton plus vif. Le sujet des prisonniers est clos. La situation se présente assez bien de ce côté-là. J'espère qu'il en va de même pour les autres aspects de notre plan. Horus et Gerald s'en sortent à merveille – mieux que je ne pensais – avec le renforcement des défenses de la Terre. En fait, ils ont une chance de s'en sortir même si nous perdons la bataille contre le gros des forces achuultani. Pour autant que nous en éliminions en tout cas la moitié. — Ils ont une chance... répéta MacMahan en s'abstenant de préciser que celle-ci était infime. — Je sais. » Le ton de Colin répondit à la remarque non formulée d'Hector, puis il tira sur le bout de son nez dans un geste familier. « Rassurez-vous : nous allons faire en sorte qu'ils n'aient pas à tenter le diable. Rapport de statut, Vlad. — Notre escadron n'est pas au mieux de sa forme, mais j'ai vu pire. Y> L'hologramme de Tchernikov arborait une mine lasse, mais plus fraîche que lorsque la garde impériale ressuscitée avait quitté Bia. « Nous avons perdu huit unités : un bâtiment de type Vespa – c'est-à-dire un déficit mineur du point de vue de notre capacité de combat rapproché –, un autre de classe Asgerd et six Trosan. Cela nous laisse dix Trosan, dont deux trop endommagés pour que le Fabricator restaure leur puissance de frappe. Je suggère qu'ils soient acheminés vers Birhat sous pilotage informatique. — J'aurais préféré les garder avec moi, soupira Colin, mais je crois que vous avez raison. Comment se portent nos autres bâtiments ? — Les huit Trosan restants sont prêts au combat avec un minimum de quatre-vingt-dix pour cent de rendement. De nos cinquante et un Asgerd, c'est Deux qui accuse les plus graves avaries, mais avec Baltan nous pensons réussir à le remettre en état. Juste après viennent l'Empereur Herdan puis le Royal Birhat, mais ce dernier devrait être entièrement réparé dans deux mois. Selon mes estimations, le Herdan et Dahak II seront respectivement à quatre-vingt-seize et quatre-vingt-quatorze pour cent de leur capacité d'ici l'arrivée du bloc principal ennemi. — Hum. Est-il nécessaire de transférer ton équipage sur des bâtiments indemnes, 'Tanni ? — Nenni. Seroit meilleur que nous combattions à bord de vaisseaux dont nous connoissons les mystères, quoique en partie blessés, plutôt qu'ébranler nostres habitudes en veille de bataille. — Je suis d'accord sur le principe, mais si Vlad et Baltan ne parviennent pas à ramener ces bâtiments au minimum à quatre-vingt-dix pour cent, vous changez tous d'affectation illico, ma jeune dame ! — Ha! Ni dame ni jeune ne suis, et trouveras force difficultés à me déloger contre mon gré, Votre Majesté ! — Personne ne me respecte, soupira Colin, puis il se secoua.Qu'en est-il de Dahak, Vlad ? — Nous ferons de notre mieux, Colin, déclara l'ingénieur d'un air plus sombre, et l'ambiance du colloque se refroidit. Il a encaissé deux frappes dévastatrices l'une sur l'autre. Et son âge n'arrange rien : s'il s'agissait d'un des nouveaux planétoïdes, nous pourrions simplement réparer les systèmes touchés à l'aide de pièces de rechange issues du stock du Fabricator. Malheureusement, nous allons devoir reconstruire ses quadrants rhô de A à Z, et sigma-un, lambda-quatre et pi-trois sont également accidentés. Au mieux, nous atteindrons les quatre-vingt-cinq pour cent de sa fonctionnalité. — Dahak ? Confirmes-tu ces données ? demanda Colin. — Je crois que le capitaine Tchernikov sous-estime ses capacités, mais son analyse me semble correcte dans l'ensemble. Je récupérerai au maximum quatre-vingt-sept ou quatre-vingt-huit pour cent de mon potentiel, mais guère davantage avant le délai imparti. — J'aurais dû ordonner notre retrait plus tôt, bon sang ! — Non poinct, rétorqua Jiltanith. Les as appâtés en manière fort astucieuse, mon Colin, et ainsy appris bien plus que nous n'eussions jamais espéré. — Sa Majesté a raison, observa l'IA. L'efficacité de nos armes à énergie contre des unités aku'ultan lourdes a été démontrée. En outre, l'opération Laocoon rend notre victoire tout à fait probable. Sans "Grêle de brasier", nous n'aurions pas pu juger de son efficacité avec autant de précision. — Oui, je sais », lâcha Colin avec sincérité. Mais il n'appréciait pas pour autant l'idée d'exposer leur inestimable vaisseau amiral – qui était aussi son ami, nom d'un chien ! – au feu de l'ennemi. « Bien, nous pouvons maintenant passer... — Nenni, coupa la jeune impériale. Reste encor' à déterminer cestuy vaisseau duquel mèneras escadron. » Il remarqua l'inclinaison si particulière de son menton – signe de danger potentiel – et sentit une bouffée de colère irrationnelle monter en lui. Techniquement, il possédait l'autorité de la remettre à sa place, mais il devait s'abstenir. Une telle attitude aurait relevé du pur caprice – constatation qui l'énervait d'autant plus –, mais, surtout, elle aurait été injuste. 'Tanni était son second : son droit et son devoir consistaient notamment à exprimer son désaccord lorsqu'elle désapprouvait les décisions du commandant. Et aussi, elle était son épouse. — Je serai aux commandes de Dahak, annonça-t-il d'une voix neutre. Sans personne pour m'accompagner. — Pour ma part, je dys, ne feras rien de semblable », commença la jeune femme avec fougue, puis elle s'interrompit, contrôlant sa rage tout comme il venait de le faire. Néanmoins, la tension était perceptible entre eux et, quand il posa son regard sur les visages holographiques de ses plus proches conseillers, il y perçut une expression de grande gêne. Ainsi qu'une volonté d'épauler 'Tanni. Il est impératif que je me trouve à bord de Dahak. Notre victoire ou notre défaite dépendra largement de sa capacité à diriger le reste de l'escadre, et les communications seront déjà assez difficiles comme ça : si je suis sur un autre vaisseau, il faudra composer avec un effet de dilatation temporelle différent. » L'argument était imparable, et il vit Jiltanith s'assombrir sans pour autant perdre contenance. La relativité ne posait pas de problème à un vaisseau en régime Enchanach, car il ne se « déplaçait » pas dans l'espace normal au sens strict du terme. Malheureusement, il fallait en tenir compte lorsqu'on voyageait à des vitesses subluminiques importantes, surtout quand d'autres bâtiments suivaient des trajectoires vectorielles opposées. Les communications usuelles pouvaient facilement être maintenues – il fallait compter avec un certain décalage, mais rien de bien grave –, mais Dahak devrait diriger les ordinateurs de ses semblables sans équipage comme s'ils représentaient des extensions de lui-même. Au mieux, leur flexibilité tactique serait fortement diminuée. Au pire... Mais Colin décida de ne pas songer au pire, comme à son habitude. « De toute façon, je ne serai pas plus exposé que les autres. — Ah ? Sans nul doute fut-ce donc pareil raisonnement qui t'incita à interdire à quiconque de t'accompagner à bord Dahak? lâcha-t-elle avec ironie. — D'accord, tu as raison, commandement un ne sera pas le lieu le plus sûr de la Galaxie ! Mais cela ne change rien à l'affaire, 'Tanni. Pourquoi risquer la vie d'autrui ? — Colin, intervint Tamman, 'Tanni ne brille peut-être pas toujours par son tact, mais elle parle en notre nom à tous. Excuse-moi, Dahak (il adressa un regard courtois à l'interface auxiliaire placée sur une paroi), mais tu risques de te changer en cible de choix si les Achuultani découvrent nos intentions. — Je suis d'accord avec vous, capitaine. — Merci. Voilà où je voulais en venir, Colin : nous savons tous à quel point ton aptitude à t'interconnecter avec Dahak est importante, mais toi aussi tu es important. En tant qu'empereur et en tant qu'ami. — Tamman... (il s'interrompit, fixa ses mains puis soupira). Merci pour ta gentillesse – merci à vous tous –, mais le bon sens et la logique suggèrent que je me trouve à mon poste de commandement au moment de l'attaque. — Sans l'ombre d'un doute, opina Dahak, et le coup d'œil de Jiltanith en direction de la console trahit ses sentiments. Mais le capitaine Tamman est lui aussi dans le vrai. Vous êtes important, ne serait-ce que comme unique personne adulte à qui le haut commandement de la Spatiale obéira au doigt et à l'œil pendant la longue période de réorganisation qui suivra l'incursion. Bien entendu, Sa Majesté l'impératrice est habilitée à assumer cette fonction au cas où vous décéderiez; toutefois, elle œuvrerait en qualité de régente d'un enfant mineur et non pas comme chef de l'État investi de tous les pouvoirs. À la longue, cette situation pourrait créer des conflits. — Insinues-tu que je devrais mettre notre victoire en péril parce qu'il existe une possibilité que nous rencontrions des difficultés dans le futur ? — Négatif. Je ne fais que proposer une liste de contre-arguments. Et, en toute honnêteté, j'aimerais y ajouter mes propres inquiétudes. Vous êtes mon plus vieil ami, Colin. Je préfère ne pas risquer votre vie inutilement. » L'ordinateur exprimait rarement ses sentiments humains de façon si franche, et son capitaine, pris au dépourvu, déglutit sous l'effet de l'émotion. « Je ne m'en fais pas une joie non plus, mais je pense que c'est nécessaire. Oublie un instant que nous sommes amis et dis-moi ce qu'indiquent les statistiques. » Il y eut un très long moment de silence, phénomène assez rare chez Dahak. Vu sous cet angle, je suis obligé d'avouer que votre présence sur ma passerelle de commandement augmentera nos chances de réussite de façon significative. » Les épaules de Jiltanith s'affaissèrent, et son mari lui caressa la main avec douceur en signe d'excuse. Elle tenta de sourire, mais ses yeux étaient gonflés de douleur, et pour cause : Colin avait ordonné à son planétoïde d'occulter à la jeune impériale leurs chances de survie, mais elle s'était débrouillée pour obtenir l'information. Attendez. » Le murmure méditatif de Tchernikov attira l'attention de tous les participants. « Nous disposons du temps et du matériel nécessaires à la pose d'un transmat à bord de Dahak. — Un transmat? Mais ce n'est pas... — Une seconde, Colin. » Dahak paraissait de bien meilleure humeur. « C'est une excellente suggestion. Capitaine Tchernikov, arrêtez-moi si je me trompe, mais vous avez l'intention d'installer d'autres dispositifs de ce genre à bord de tous nos bâtiments pourvus d'un équipage, n'est-ce pas ? — Parfaitement. — Le phénomène de relativité empêchera ces stations de fonctionner, protesta Maclntyre. Elles devront être synchronisées. — Pas avec autant d'exactitude que vous semblez l'entendre, expliqua FIA. En pratique, la procédure exigerait simplement que le vaisseau récepteur maintienne à peu près le même temps relativiste. Vu le nombre d'unités habitées dont nous disposons, la possibilité existe d'en sélectionner une en particulier : je vous transférerais vers le bâtiment en question au cas où ma destruction deviendrait probable. — Je n'aime pas l'idée de fuir, murmura le commandant. — À présent te comportes en enfant, l'accusa Jiltanith. Bien says nostre sentiment à tous envers nostre vieil ami, néantmoins ta présence poinct ne contrera missile ou rayon qui l'occiroit. En quoi ton trépas rendroit-il le sien moins terrifiant ? — Sa Majesté a raison, insista Dahak d'une voix tout aussi ferme. Vous ne refuseriez pas d'être évacué à bord d'une navette de sauvetage, or le principe est le même, à ceci près que vos chances de survie sont beaucoup plus grandes via transmat. Je vous en prie, Colin. Je me sentirais bien mieux si vous acceptiez. » Obstiné, l'intéressé garda le silence. Son attitude n'avait rien de logique, certes, mais cela faisait partie du concept d'amitié. D'un autre côté, l'analyse de ses officiers tenait debout... C'était juste le fait de préméditer la façon dont il déserterait son compagnon qui le dérangeait ! « O. K., lâcha-t-il à contrecœur. Je n'aime pas l'idée, mais... vous avez mon feu vert, Vlad. » CHAPITRE VINGT-QUATRE Le point formé par Zêta du Triangle austral brillait comme toujours, car le terrible spectacle de sa mort n'avait pas encore traversé les années-lumière. Le capitaine de vaisseau Sarah Meir, promue à ce grade lorsque Colin avait renvoyé l'équipage de Dahak, était assise au centre de la passerelle de commandement du planétoïde Ashar. Elle jeta un coup d'œil autour d'elle puis fronça les sourcils au souvenir d'un passé amer : ces années obscures et pleines de désespoir, cette époque où elle et ses compagnons natifs de la Terre combattaient auprès des impériaux du Nergal contre les bouchers d'Anu. Il n'existait aucune comparaison entre jadis et maintenant... à ceci près que les journées étaient sombres à nouveau et que l'espoir se mesurait au compte-gouttes. Mais l'optimisme était encore de mise, se rappela-t-elle, et si la témérité du plan de bataille de Colin la choquait, elle n'ignorait pas que son audace même leur donnait une chance de réussite. Sans oublier la qualité de leurs vaisseaux et de leurs effectifs restreints. Et Dahak. On en revenait toujours à Dahak, mais quoi de plus normal ? Il les avait tous vus naître. Il était l'héritage légué à la Terre par l'Empirium en cette veille d'Armageddon. L'idée pouvait sembler un rien atavique, mais elle regardait Dahak comme leur totem, et... « Commandant, nous venons de capter un hypersillon entrant, annonça l'officier de détection. Un énorme hypersillon. » L'ex-astronavigatrice de Maclntyre sentit un flot d'adrénaline l'envahir. « Ne le perdez surtout pas de vue et transmettez tout de suite l'information via l'hypercom. » Elle reçut une confirmation puis s'adressa au département des machines. « Tenez-vous prêts à activer les moteurs Enchanach. — À vos ordres, commandant. Hyperextracteur paré. Attendons votre feu vert pour le départ. — Parfait. » Elle reporta son attention vers la détection. « Alors ? — Nous avons les coordonnées spatiotemporelles d'émergence : dans quatre-vingt-dix-huit heures, environ à un mois-lumière en retrait par rapport à l'arrivée de l'avant-garde. » Sarah fronça les sourcils. À leur place, elle ne serait jamais sortie de l'hyperespace à une distance si réduite des « monstres destructeurs de nid » qu'évoquaient sans nul doute les rapports de l'avant-garde ! Mais les Achuultani avaient-ils vraiment le choix ? Avec une portée de com aussi insignifiante, ils ne pouvaient faire autrement qu'émerger à proximité de l'endroit indiqué... et un écart d'un mois-lumière leur laissait amplement le temps de passer en hyper si l'ennemi pointait le bout de son nez. Normalement, se dit-elle avec froideur, mais pas cette fois. Oh non ! pas cette fois. « Com : prévenez le vaisseau amiral. Astronavigation : mettez le cap sur le point de rendez-vous, mais décrivez une trajectoire en jambe de chien. Je veux un relèvement croisé de la signature supraluminique. » Les étoiles se mirent en mouvement sur le visuel et elle se détendit. D'ici quatre jours, l'incertitude prendrait fin... d'une façon ou d'une autre. Le grand seigneur de l'ordre Hothan se tortilla les quatre pouces tandis que les messages de Sorkar défilaient une nouvelle fois. Il était petit pour un Protecteur, vif de corps et d'esprit. À l'époque de son noviciat, il avait été contrôlé de très près en raison d'une curiosité jugée quasi déviante. On lui avait presque refusé son titre de noblesse pour avoir remis en question l'efficacité des vaisseaux du Nid. Toutefois, même le Cerveau de guerre s'accordait à dire que ces défauts faisaient de lui un excellent stratège et un tacticien éclairé, caractéristiques qui avaient contribué à sa nomination à ce poste par le grand seigneur Tharno. Mais les rapports de Sorkar lui inspiraient plus que de la curiosité. Il y percevait une pointe d'hystérie, émotion assez rare chez son vieux compagnon. Quoique après tout il s'agissait du secteur du démon, et Sorkar avait toujours été enclin à la superstition. « Émergence confirmée et localisée, annonça Dahak. Marge d'erreur : zéro virgule zéro, zéro, zéro, zéro, vingt-neuf pour cent. » Colin poussa un grognement et parcourut sa liste mentale une dernière fois. Dahak se trouvait à quatre-vingt-six pour cent de ses capacités; ses autres bâtiments, à quatre-vingt-dix ou au-dessus. Les magasins débordaient de munitions, et le transfert de l'équipage squelettique du vieux planétoïde sur l'Ashar les faisait à nouveau disposer de seize unités autonomes. Ils étaient aussi prêts que possible, songea-t-il, attentif à ne pas regarder le transmat installé en vitesse à la place de la couchette et de la console de l'officier tactique. « C'est parti, lança le commandant. Active les mouilleurs de mines. — À vos ordres. » Les convoyeurs téléguidés se mirent en route, accompagnés par Dahak et sa troupe de génies lobotomisés, traînant la patte en régime Enchanach à soixante c. Il n'y avait pas d'urgence. Les transports atteignirent leurs stations, s'immobilisèrent, ajustèrent leur formation en douceur puis reprirent leur progression, cette fois à des vitesses subluminiques. Étant donné la brièveté du premier affrontement avec l'avant-garde et les bâtiments perdus à Zêta du Triangle, Colin possédait plus de missiles de réserve que prévu. Il regrettait en quelque sorte cette chance — bien qu'il aurait beaucoup plus déploré un stock trop faible —, car chaque missile représentait trois ou quatre mines en moins pour le tonnage limité des convoyeurs. Malgré tout, ils disposaient d'un bon nombre de ces « pétards magiques », et il les regarda se répandre dans l'espace tandis que ses appareils balayaient la zone d'émergence des Achuultani à 0,4o c. Il découvrit les dents. La Flotte utilisait rarement les mines à l'extérieur des systèmes stellaires, car il était impossible de deviner le point d'émergence d'un ennemi entre deux étoiles. Mais aujourd'hui, nul besoin de deviner : il connaissait les coordonnées en question. Une surprise de taille attendait les Achuultani. Hothan s'étira une dernière fois et plia les jambes pour s'installer sur son socle de service. Avant les communiqués de Sorkar, il n'avait jamais appréhendé une émergence de routine en espace interstellaire normal. Mais aujourd'hui il se sentait troublé : tout comme le Cerveau de guerre, il ignorait comment les démons s'y étaient pris pour surprendre son collègue de l'avant-garde. En revanche, à l'instar du grand seigneur Tharno, il était bien déterminé à préserver sa flotte coûte que coûte. Ses subordonnés avaient reçu des instructions précises avant de passer en hyper. Au moment de la translation sortante, ils seraient parfaitement prêts à combattre l'ennemi, mais si ces créatures se révélaient aussi démoniaques que Sorkar le prétendait, ces dispositions suffiraient-elles à leur donner l'avantage ? Mieux valait ne pas prendre de risques. C'est pourquoi Tharno et lui-même, avec l'accord du Cerveau de guerre, avaient abouti à une décision radicale : si les destructeurs de nid les attendaient au bout du chemin, prêts à pulvériser leurs appareils par multidouzaines, ils prendraient la fuite dans l'hyperespace. Le Nid avait besoin de Protecteurs vivants ! Il jeta un coup d'œil au chronomètre et consulta le Cerveau de guerre en vue d'un éventuel dernier conseil. Il n'en reçut aucun et se relaxa. Plus qu'un demi-segment de journée avant l'émergence. Colin vit le signal rouge sang de l'hypersillon scintiller sur l'affichage; les coursiers éclopés de l'avant-garde fonçaient en direction du bloc principal. Ils se retrouveraient dans une heure, puis la bataille commencerait. Une bataille sanglante, certainement plus terrible que les Achuultani et les Terriens ne l'imaginaient. Dahak flottait au centre d'une sphère formée de cinquante-quatre gigantesques planétoïdes. Un sentiment de solitude aussi terrible que fugace envahit Colin lorsqu'il se rappela qu'il était le seul être humain au milieu de cette incroyable puissance de feu. Il se secoua. La concentration avant tout ! Le champ de mines givrait le velours noir de la tridi tel un nuage de poussière adamantine. Les transports camouflés entouraient les explosifs, immobiles, attendant de jouer leur rôle dans l'opération Laocoon. Quinze des planétoïdes de type Asgerd étaient eux aussi invisibles — même pour les scanners de Dahak, qui avait dû enregistrer leur position à l'avance. Ces bâtiments, sous le commandement de 'Tanni, formaient la réserve qui pouvait se déplacer et batailler sans le contrôle de Dahak. Mais ils représentaient plus que de simples pions sur un échiquier : ils abritaient des hommes et des femmes — des amis —dont un trop grand nombre allaient bientôt trouver la mort. Hothan se contracta malgré des années de discipline et d'entraînement. Il déplorait cette incapacité à se relaxer. Mais peut-être était-ce mieux ainsi, car la tension aiguisait les réactions et... Les relevés de la console vinrent interrompre le cours de ses pensées. Sur l'écran, une des courbes venait de décrire un pic pour le moins singulier. Pourtant, la profondeur de l'hyperespace demeurait inchangée, constituée de fréquences énergétiques bouillonnantes qui montaient et descendaient selon des schémas réguliers et normaux... Pourquoi l'ordinateur indiquait-il ces pics vertigineux ? L'impossible se produisit à nouveau. Sur le panneau d'affichage, les pointes se succédaient, les chiffres étincelants jaillissaient de nulle part comme des coups de poignard nerveux et saccadés. Il n'avait jamais vu ça ! Une décharge d'horreur lui vrilla les nerfs. Colin affichait un sourire glacial tandis que les mines commençaient à disparaître. Les Achuultani accomplissaient des merveilles dans l'hyperespace, mais ils méconnaissaient encore certaines astuces. Rien d'étonnant, d'ailleurs, vu qu'ils étaient toujours en mode offensif. Cependant, tout comme ils avaient planifié et répété leurs attaques pendant des siècles innombrables, l'Empirium s'était préparé à sa défense, et l'Empire avait poussé le travail plus loin. Les mines de l'Empirium ne pénétraient dans l'hyperespace que pour mieux en ressortir à une distance mortelle des vaisseaux cibles; celles de l'Empire y entraient, repéraient l'hyperchamp actif le plus proche puis lui transmettaient une bonne partie de leur propre énergie pour augmenter son efficacité. Une portion de ce champ était aussitôt catapultée une douzaine de fréquences plus haut et emportait avec elle la section de vaisseau concernée. Même les unités assez grandes pour se permettre de perdre un fragment de leur carcasse — et de continuer le combat dans l'espace normal — étaient éliminées avant d'émerger. Les puissantes vagues d'énergie brisaient les appareils en mille morceaux puis avalaient leurs os cassés. Mais, malgré cette technologie, les mines impériales n'avaient qu'une faible portée et manquaient de précision dans les conditions extrêmes des hyperfréquences. Dix ou vingt de ces engins étaient nécessaires pour frapper un objectif aussi réduit qu'un champ de propulsion... Heureusement, les transporteurs de Colin avaient déversé cinq millions de ces dispositifs ! Hothan oublia l'étrangeté des relevés énergétiques quand le Foudroyeur émergea de l'hyperespace. Il avait des inquiétudes plus immédiates : par exemple, où se trouvait la flotte de Sorkar ? Ce dernier avait déterminé le rendez-vous, alors où était il? Sa flotte ne pouvait pas avoir été balayée dans son intégralité ! Hothan connaissait très bien Sorkar : il aurait ravalé son orgueil et se serait enfui avant une telle catastrophe ! Mais son absence ne constituait qu'un souci parmi tant d'autres. Le grand seigneur de l'ordre jura en apercevant ceux de ses vaisseaux qui avaient déjà émergé. Suite à un mauvais calcul, plusieurs flottilles étaient en retard, provoquant par là même un grand désordre dans la formation rigoureuse planifiée par ses soins. Le moment était mal choisi pour une telle incompétence ! Il se ferait un plaisir de les... Un moment. Avait-il bien vu ? Un objet venait de passer en hyper. Et là-bas... une nouvelle signature supraluminique ! Et une autre ! Mais que... ? Il aboya un ordre, et la section des scanners redirigea ses instruments. À qui — ou à quoi — avait-on affaire ? Il ne s'agissait en tout cas pas des cylindres de Sorkar. Ni même d'autres vaisseaux : leur taille était trop réduite ! Et de toute façon, pourquoi des bâtiments quitteraient-ils l'espace normal juste maintenant? Mais alors que... ? Par le Grand Nid! C'étaient des armes... et Sorkar était mort. Sans savoir pourquoi, il en était certain. Son homologue avait rendu l'âme. Il était tombé dans une embuscade, tout comme lui à présent ! Hothan se trouvait non pas face à des bâtiments de guerre, mais à un adversaire bien plus redoutable, et il ne pouvait que contempler ces silhouettes énigmatiques tandis qu'elles se volatilisaient devant lui... et ses formations n'arrivaient toujours pas. Horrifié, il comprit soudain à quoi étaient dus les trous » dans sa flotte. Sorkar avait raison : ils étaient confrontés aux démons destructeurs dont parlaient les légendes ! Il combattit sa peur et prit un instant pour réfléchir. Peut-être existait-il une solution. Il distribua des ordres, et le tonnerre du Foudroyeur s'abattit sur les dispositifs qui n'avaient pas encore été enclenchés. Le feu de la Fournaise les entoura, or ils ne possédaient pas de bouclier. Ils éclatèrent par multi-douzaines. Les autres cylindres ouvrirent le feu, semant la destruction parmi les nuages d'armes meurtrières. Colin fut saisi d'un sentiment de sincère respect lorsqu'il vit les ogives antimatière jaillir. Quelqu'un au sein des forces ennemies avait très vite compris de quoi il retournait. Et réagi de la seule façon possible. Une si grande flotte ne sortait pas de l'hyperespace en un claquement de doigts. L'émergence de chaque unité devait être soigneusement synchronisée de sorte que les vaisseaux ne se heurtent pas au moment de rejoindre l'espace normal. Le commandant achuultani ne tournerait pas les talons maintenant, il n'abandonnerait pas ceux de ses bâtiments qui n'étaient pas encore arrivés. Et pour l'heure sa seule défense possible consistait à tirer sur les mines immobiles. Isolés, ses missiles causaient peu de dégâts, mais il en lâchait des milliers, ce qui lui donnait de bonnes chances de sauver le gros des troupes manquantes. À moins qu'un événement ne le distraie de sa tâche. « Alerte ! Alerte ! Missiles ennemis ! » Hothan releva la tête, bien que la nouvelle ne le surprît pas vraiment. Il était évident que des êtres assez malins pour tendre ce piège diabolique feraient intervenir des vaisseaux lourds pour couvrir leur manœuvre. Mais s'il avait prévu l'événement, le chef achuultani n'en était pas moins confronté à un dilemme : continuer d'abattre les mines et renoncer à la défense de ses appareils présents, ou combattre le front adverse et laisser mourir ses nichées encore en chemin ? Il avait remarqué que seule une fraction de ces maudites armes atteignaient leur cible... Il pria le Grand Ineffable pour le salut des bâtiments encore dans l'hyperespace puis décida de répondre à l'assaut des vaisseaux ennemis... s'il s'agissait bien de vaisseaux et s'il parvenait à les localiser ! Adrienne Robbins regarda les premiers bâtiments achuultani partir en fumée et réprima un juron. Même le Herdan donnait l'impression de ronger son frein en attendant le feu vert de Jiltanith, mais tout avait été calculé. Ce qui n'empêchait pas le commodore d'enrager devant ces innombrables cibles qu'on lui interdisait de frapper. Hothan ordonna à ses cylindres de se déployer en éventail pour mettre le grappin sur leurs bourreaux, puis sa mine s'assombrit : il était sans doute en train de commettre les mêmes erreurs que Sorkar. Quel idiot ! Il aurait dû mieux se préparer. Mais comment préméditer une défense contre un tel ennemi ? Comment braver des fantômes invisibles ? Ses unités n'en finissaient pas d'exploser. Des multi-douzaines d'unités ! Et toujours aucune trace de l'adversaire ! Seules les traînées éphémères des missiles en approche suggéraient sa position, et les vaisseaux de tête aku'ultan allaient bientôt dépasser la portée des hypermissiles du Foudroyeur. Le front adverse se trouvait-il donc si loin ? Colin surveillait les Achuultani qui s'approchaient à toute vitesse. Leur cap les menait tout droit vers la zone de destruction maximale : ils tentaient de déduire les coordonnées spatiales de Dahak sur la base des traces laissées par ses missiles meurtriers. Un courage d'autant plus effrayant qu'il provenait de créatures déterminées à exterminer l'espèce humaine. Mais elles avaient encore du chemin à parcourir, et son bon vieux planétoïde, tel un sniper déchaîné, accumulait les victimes par centaines. Si son stock d'ogives avait été illimité, Maclntyre aurait pu reculer ad infinitum, maintenant une vitesse plus élevée que celle de ses ennemis et les arrosant de missiles depuis une distance supérieure à leur propre portée de tir. Mais il ne possédait pas assez de munitions pour arrêter un million de bâtiments et, quand bien même ce serait le cas, ils auraient tôt fait de détaler dans l'hyperespace. S'il voulait les détruire, il fallait les disperser. Leurs armes étaient redoutables, mais de faible portée et moins performantes que les siennes prises individuellement; elles n'entraînaient de gros dégâts qu'en regroupement serré, c'est pourquoi il devait diviser leur formation pour permettre à 'Tanni de les harceler jusqu'à la destruction. Or, pour ce faire, il devait s'approcher à portée de ses armes à énergie. Ensuite, il ne lui resterait plus qu'à dissoudre leurs rangs avec les faisceaux imparables de Dahak – qui présentaient l'immense avantage d'être inépuisables. « Droit devant ! » ordonna-t-il d'un ton sec, et la phalange de lunes taillées dans l'acier de combat se fraya un chemin à travers les sillons de ses propres missiles. Enfin ! Presque tous ses bâtiments avaient émergé. Le moment était venu de laisser son orgueil de côté et de s'enfuir. Ses escadrilles étaient épuisées et mal en point, et beaucoup de ses vaisseaux de commandement avaient été atomisés. Il lui fallait du temps pour faire le point et se réorganiser en tenant compte des armes démoniaques de ces saccageurs de nid. Ils achèveront leur sortie de l'hyperespace dans vingt-sept secondes, annonça Dahak. — Lance l'opération Laocoon, commanda Colin. — Opération en cours. » Les transports disposés autour du champ de mines activèrent leurs moteurs Enchanach. Aucun humain ne se tenait sur leurs passerelles de commandement, mais ce n'était pas nécessaire pour une tâche aussi simple. Ils entreprirent une série de manœuvres supraluminiques préprogrammées qui évoquaient une mazurka endiablée : leurs positions respectives changeaient si vite et de façon si efficace qu'au moins l'un des bâtiments se trouvait toujours à chaque point cardinal d'un cercle de vingt minutes-lumière de diamètre. Ils effectuaient leur danse sans faire de mal à personne... mais au fur et à mesure que leur ballet progressait, un étau gravitationnel se resserrait autour des forces achuultani. Telles des étoiles invisibles, ils délimitaient peu à peu un énorme espace sphérique à l'intérieur duquel le seuil de l'hyperespace ne pouvait être atteint. Hothan regarda, ébahi, ses instruments. Incroyable ! Les démons étaient en train d'emprisonner une flotte entière dans les limites de l'espace normal ! Incroyable... mais vrai. En un instant, son plan de fuite avait capoté. Quelqu'un venait de parquer ses Protecteurs comme autant de qwelloq destinés à l'abattoir. Par quel tour de magie avaient-ils réussi cet exploit ? Il lutta contre la panique et l'angoisse. Impossible de s'échapper, et les tirs ennemis se faisaient de plus en plus pressants. Les destructeurs raffermissaient leur étreinte pour porter le coup de grâce. Mais on ne s'exposait pas aux défenses d'un qwelloq sans y laisser des plumes. « As trouvé succès, mon Colin, murmura Jiltanith. Ils sont bloqués ! » Un susurrement de joie hésitante répondit à son exclamation, mais, tout comme elle, son personnel de passerelle gardait les yeux rivés sur l'affichage tridi de Dahak II. Les mines avaient fait deux fois plus de ravages que prévu : seuls sept cent cinquante mille vaisseaux achuultani avaient émergé. La bataille s'annonçait sous les meilleurs auspices. En un sens, du moins. Car Dahak approchait le front ennemi, et bientôt débuterait une hécatombe qui engendrerait plus de pleurs que d'acclamations. C'était un grand seigneur : il donnait ses ordres de manière vive et tranchante. Plusieurs hyper-douzaines de ses vaisseaux avaient été détruits, mais il en demeurait quelques mégadouzaines. Et l'adversaire venait désormais à lui : il n'avait plus besoin de déployer ses formations pour le trouver. Un cortège de cylindres — dont la pointe, telle une comète, s'enflammait à mesure que les vaisseaux se désintégraient — continuait sa course en direction du chaos, mais le reste de la flotte commençait à se rassembler. Il était fier de ses Protecteurs. Malgré leur terreur — sans doute aussi pénible que la sienne —, ils obéissaient à la vitesse de l'éclair. Certes, la chaîne de commandement souffrait de quelques lacunes dues à un trop grand nombre de pertes, mais ils exécutaient les ordres sans flancher. — Voilà ! Les saccageurs de nid arrivaient ! Il ravala une poussée de peur primale lorsqu'il aperçut leurs images relayées par ordinateur. Ils étaient aussi titanesques que Sorkar les avait décrits, et bien plus nombreux : au moins quatre douzaines. La flottille chargeait tête baissée, composée de bâtiments volumineux comme des lunes et barricadés derrière un rideau de tonnerres luminescents. Leurs redoutables langues de feu caressaient les contours de la flotte aku'ultan, mais son point névralgique n'avait pas encore été touché. L'ennemi, lancé à une vitesse extraordinaire, arriverait bientôt à portée des armes d'Hothan. Il assigna des cibles, coordonna ses schémas opérationnels, puis ses effectifs bondirent en avant de façon à s'interposer entre l'armée adverse et le Foudroyeur. Il hésita à les faire s'éloigner, mais son seigneur adjoint n'était pas sorti de l'hyperespace : lui et son vaisseau devaient impérativement survivre si le Nid voulait conserver une chance de victoire. Une mélodie retentit, et il fronça les sourcils. Un communiqué ? D'où provenait-il ? Un vaisseau coursier apparut... Sorkar avait tenté de le prévenir ! Hélas, son messager arrivait trop tard. Une transmission ultrarapide déferla dans les puissants neurocircuits du Foudroyeur, qui la digérèrent aussitôt. Les démons approchaient encore lorsque les données jaillirent sur la console d'Hothan. Il blêmit en parcourant les relevés de ces terribles faisceaux énergétiques qui avaient provoqué... la mort d'un soleil ! Et soudain il comprit. Ils lui avaient tendu un piège aussi maléfique que celui dans lequel était tombé son homologue. Et, tout comme lui, Hothan et ses frères de nichée allaient périr. Les saccageurs ne devaient pas être très nombreux, sinon leur marteau colossal aurait compté plus d'unités, mais sa flotte n'en faisait pas moins figure de nursery en comparaison de la leur. À aucun moment il n'envisagea la possibilité que l'ennemi se soit suicidé pour venir à bout de Sorkar. L'embuscade dont il était victime en fournissait la preuve éclatante. Ils déferleraient dans ses rangs, actionneraient leurs rayons mortels et poursuivraient la boucherie jusqu'à ce que leurs propres pertes soient trop élevées. Ensuite ils s'éclipseraient. Un Protecteur ne craignait pas le trépas, mais la mort à cette échelle recelait une dimension d'horreur. Pas sa mort à lui, celle de sa flotte. La fin même de la Grande Visite. Même s'il survivait à cet assaut, les dommages encourus seraient incalculables, et ces créatures ne s'en tiendraient sans doute pas à une seule attaque. Sorkar avait dû combattre une douzaine de bâtiments; Hothan, lui, faisait face à quatre douzaines d'entre eux ! Et Tarhish seul savait combien de ces immenses sphères ils possédaient encore en réserve ! Mais si son bataillon devait y passer, il ne serait pas le seul. Les mastodontes étaient à portée de tir et il aboya un ordre. Le visage de Jiltanith pâlit quand les Achuultani ouvrirent le feu. La boule de flammes — résultat d'explosions d'antimatière et de leurs vagues de plasma fulgurantes — se déchira en deux au passage de Dahak. Mais derrière elle arrivaient les premiers hypermissiles, plus dangereux encore que la nuée d'ogives subluminiques. La salve, destructrice et imparable, satura la gamme d'hyperfréquences, puis se dirigea pour transpercer les boucliers des planétoïdes et percuter leurs flancs blindés. Rigide dans sa couchette, elle maudissait son impuissance tout en observant le funeste spectacle : l'homme qu'elle aimait filait tout droit vers ce noyau incandescent... sans faire mine de dévier de sa course. Dahak tremblait et tanguait sous la violence extrême qui pilonnait son bouclier. À l'intérieur de son globe, il demeurait invisible à l'ennemi. Les centaines d'ogives qui explosaient autour de lui ne représentaient que des tirs manqués, mais elles n'en perdaient pas pour autant leur puissance destructrice. Ses générateurs de rempart crissaient en signe de protestation, s'efforçant à tout prix d'écarter les missiles ravageurs. Si sa tridi ne s'était pas soudain estompée, tout l'espace de visualisation aurait été occupé par un éclat aveuglant, une brillance semblable à celle d'un halo stellaire. Les tracteurs vissaient Colin à son siège et la sueur perlait sur son front. Les bâtiments achuultani n'étaient pas déployés de façon à encercler son escadron; ils formaient une masse com pacte qui expulsait une pluie dense et furieuse de torpilles. Aucune machine de facture humaine n'était conçue pour résister à une telle véhémence. Les rapports d'avaries affluaient par dizaines en provenance des unités de tête. Des soleils miniatures s'épanouissaient à l'intérieur des champs de force, les rongeant à petit feu jusqu'à y ouvrir une brèche. Même Dahak aurait été incapable de fournir un compte rendu verbal d'un tel carnage. S'il avait essayé, Colin n'y aurait rien compris. De toute façon, une telle mesure n'était pas nécessaire : le commandant communiait avec son vaisseau via ses neuroémetteurs, son identité se perdait au coeur de l'immensité nébuleuse de la centrale informatique. Quant aux autres bâtiments, véritables extensions de son cerveau et de son système nerveux, ils se précipitaient dans la gueule du loup sous son commandement. Hothan observa l'approche des destructeurs, incrédule devant leur fantastique résistance. Ses missiles percutaient leurs vaisseaux avec force et régularité, à tel point que ses scanners ne parvenaient plus à pénétrer les remous de plasma qui ondulaient entre les deux fronts. Personne ne pouvait survivre à une telle correction, encore moins continuer d'avancer ! Mais ces démons défiaient les lois de la probabilité. Pris dans la tourmente, ils trouvaient la force de riposter. Ses cylindres fondaient comme glace au soleil. Ils craquaient, détonaient, se ratatinaient sous l'effet des ogives gourmandes. Sorkar l'avait prévenu, et pourtant il ne... Voilà! Maclntyre tressaillit quand le planétoïde Sekr éclata en mille morceaux. Il ignorait combien de missiles la pauvre épave avait encaissés, mais elle avait fini par céder. Son hyperextracteur avait flanché, et un halo d'énergie pure tourbillonnait encore dans le vide de l'espace. Suivirent le Trel, le Hilik puis l'Inzperial Bia. Mais désormais plus rien n'empêcherait les bâtiments de Colin d'entrer à portée de leurs armes à énergie. Néanmoins, ils constituaient des cibles très vulnérables, sans liberté de mouvement aucune, sans la moindre possibilité de fuite. Car si Dahak s'était avisé de les laisser u gambader », l'effet relativiste lui aurait probablement fait perdre son contrôle sur eux. C'était là leur plus grande faiblesse : ils étaient incapables de manœuvrer. Maintenant! Le grand seigneur Hothan grogna. Les faisceaux évoqués par les observateurs de Sorkar pulvérisaient leurs objectifs comme une flamme de bougie calcine un sulq. Il avait terrassé près d'une douzaine de vaisseaux, mais les autres chargeaient encore et ses unités étaient trop lentes pour s'échapper. Elles ne pouvaient même pas se disperser pour tenter d'esquiver les coups de bélier de l'ennemi. Il décida de mettre à contribution ses propres armes à énergie — du moins celles des cylindres qui survivaient un peu plus longtemps que les autres —, mais ces pâles copies du tonnerre ennemi ne donnèrent aucun résultat. Seuls les missiles parvenaient à blesser ces monstres, qui se trouvaient désormais si près que ses éclairs foudroyaient ses propres troupes ! Mais il n'avait pas le choix. Il se concentra sur son bloc de service, bien décidé à ne pas pleurnicher tandis que ses semblables brûlaient comme paille dans la Fournaise. Le Cerveau de guerre réclama soudain son attention, et il jeta un coup d'œil au panneau d'affichage. « Feu à volonté ! » La voix de Jiltanith résonna dans la com via torsion spatiale de Colin, frémissante au milieu des vibrations qui secouaient la coque de Dahak. Quinze vaisseaux supplémentaires descendirent dans l'arène. À leur façon. Ils demeurèrent camouflés et restèrent trop en retrait pour utiliser leurs rayons, mais leurs missiles fendirent l'espace jusqu'à atteindre la formation achuultani. Lady Adrienne Robbins gronda tel un tigre affamé puis modifia légèrement la position du Herdan. En véritable artisan de la mort, elle donna libre cours à sa soif de massacre, et des cercles resplendissants irradièrent de la phalange de cylindres. Les bâtiments non téléguidés de la garde impériale s'élancèrent afin de couvrir la progression de leurs jumeaux tandis que Dahak plongeait dans la mêlée. Colin devait se retirer du maelstricim. Son esprit ne supportait plus le tempo enragé des perceptions et des instructions de Dahak. À partir de maintenant, il n'était plus qu'un passager à bord de cette croisière en direction de l'enfer. De profondes blessures constellaient les flancs du planétoïde. Des nuages d'air et d'acier vaporisé zigzaguaient dans son sillon, et son quadrant arrière s'amincissait de plus en plus tandis qu'une multitude de navettes s'activaient pour réparer les dégâts. Bon sang ! ces salopards avaient du cran ! Ils ne tentaient même pas de fuir. Ils bataillaient jusqu'à la mort, cherchaient la faille, assénaient des coups fatals à l'escadron impérial. Quinze de ses unités avaient succombé, dix autres accusaient de graves dommages, mais le reste persistait tel un fleuve embrasé creusant son lit dans la formation adverse. Les vaisseaux amiraux se trouvaient quelque part au milieu du tourbillon. Les têtes pensantes de l'ennemi. Le fil rouge qui assurait la cohésion des troupes. Hothan cligna des paupières, stupéfait. Le Cerveau de guerre ne se trompait jamais, mais cette donnée était forcément erronée ! Des bâtiments de guerre télécommandés? C'était absurde ! Les codes informationnels apparurent sur l'écran. Cette fois, il s'agissait d'un ordre, pas d'un avertissement. Une unité esseulée se trouvait à l'intérieur du groupement de démons. Sa signature énergétique différait des autres, et toutes les directives provenaient d'elle. Comment le Cerveau de guerre en était-il arrivé à cette conclusion à partir d'une marée de signaux étranges et incompréhensibles ? Hothan l'ignorait, mais si c'était exact... Dahak tituba, et les lumières de commandement un vacillèrent. Colin pâlissait à mesure que les rapports d'avaries inondaient ses neurorécepteurs. L'ennemi avait redéfini ses cibles. Il ne tirait plus sur l'arc frontal de leur phalange, mais à l'intérieur du globe ! Et l'ensemble de sa force de frappe était assignée à cette tâche ! L'escadron impérial s'était transformé en boule de feu, et Dahak se contorsionnait en son sein. Les Achuultani n'apercevaient pas le planétoïde et ne pouvaient donc pas l'atteindre directement, mais, avec une telle quantité de missiles concentrée dans une zone aussi restreinte, l'un ou l'autre finirait par faire mouche. Des langues de plasma rongeaient sa coque, poignardaient avec toujours plus d'ardeur son épiderme d'acier de combat, mais le planétoïde maintenait sa course, incapable d'esquiver. Il avait le choix entre attaquer ou battre en retraite, or il restait trop de cylindres à détruire pour considérer la deuxième option. Jiltanith déglutit. Les Achuultani avaient deviné leur ruse. Sinon, pourquoi auraient-ils reconfiguré leur tactique d'assaut ? Ils bombardaient le noyau de l'escadrille; Dahak était pris au piège. Mais leurs rangs arrière faiblissaient et leur nombre diminuait... or le vaisseau amiral devait bien se trouver parmi eux. Dahak II abandonna son camouflage et s'immergea dans le puits de gravité de son moteur Enchanach, capable de gober aussi bien l'espace autour de lui que les autres unités de la réserve. Du moins si les appareils maintenaient une distance insuffisante entre eux au moment de sortir de l'hyperespace. Pas même les ordinateurs impériaux ne pouvaient déterminer le point exact d'émergence d'un groupe de bâtiments ni garantir que ceux-ci ne se détruiraient pas les uns les autres au moment de la translation. Tous les capitaines de 'Tanni comprirent aussitôt le risque qu'elle s'apprêtait à courir... Et pourtant ils lui emboîtèrent le pas. Colin grinça des dents. Ils n'y arriveraient jamais ! Mais soudain il écarquilla les yeux. Non ! Pourquoi... ? Ils ne devaient pas ! Mais c'était trop tard. Ils déboulèrent à plusieurs fois la vitesse de la lumière, dans une tentative désespérée et suicidaire de lui sauver la vie. Il n'osa pas les distraire maintenant. De toute façon, il n'avait plus le temps. Hothan en eut le souffle coupé. D'où avaient-ils surgi ? Qui étaient-ils ? Quinze sphères voraces jaillirent au milieu de ses vaisseaux dans un fracas de furie gravitonique. Deux d'entre elles se matérialisèrent trop près l'une de l'autre, s'entre-déchirant et emportant une supra-douzaine de ses propres bâtiments avec elles. Puis la confusion prit fin, et douze nouveaux ennemis se postèrent en face de lui. À un jet de pierre de son bâtiment ! Et des autres ! Tels de mauvais génies, ils sortirent de leurs lampes magiques et activèrent leurs faisceaux sanguinaires. Douze mille humains périrent lorsque le Ashar heurta le Trelnva, puis six mille de plus quand le Thrym tomba sous le feu concentré de l'ennemi. Les Achuultani avaient tout donné. Ils avaient résisté à la charge impitoyable de Dahak, enduré les millions de pertes qu'il leur avait infligées. À présent, ils arrivaient au bout. Il leur était interdit de franchir le seuil de l'hyperespace, mais ces nouveaux monstres, eux, l'avaient largement dépassé. Tels des titans enragés, frais et sans blessures, ils dévastaient un escadron entier d'une chiquenaude énergétique. Un de leurs rayons atteignit le Foudroyeur et sa moitié antérieure explosa. Désormais, le réseau hiérarchique des Aku'Ultan souffrait de sérieuses déchirures. Plus de grands seigneurs, plus de Cerveau de guerre. Les subordonnés firent de leur mieux, mais, sans coordination, les diverses formations agissaient en solo. La machine à tuer si parfaitement huilée se divisa en minuscules foyers de résistance improvisés, et les planétoïdes impériaux ne tardèrent pas à en profiter. Adrienne Robbins propulsa l'Empereur Herdan sur les traces des cylindres qui martelaient encore le globe estropié de Dahak. Le Royal Birhat assaillit l'un des flancs de la phalange ennemie, et Deux s'occupa de l'autre. Sous la pression des deux bâtiments, les Achuultani tentèrent de s'éclipser. Ils prirent la fuite au maximum de leur puissance subluminique puis tâtonnèrent pour trouver les limites du filet gravitonique tissé par Colin. Ils s'espacèrent de plus en plus, ne parvenant bientôt plus à se protéger mutuellement. Les vieux vaisseaux de la garde impériale dotés d'un équipage, impitoyables, décidèrent eux aussi de manœuvrer de façon individuelle. À présent que les cylindres étaient dispersés, chaque sphère avait le potentiel de détruire l'armada entière. Les forces terriennes s'élancèrent. Colin s'affaissa dans sa couchette, trempé de sueur, tandis que Dahak II pénétrait à l'intérieur du globe de protection. Le visuel de commandement un se réactiva, et l'empereur se mordit la lèvre en apercevant les cratères qui constellaient les coques des appareils de 'Tanni. Puis son image apparut. Elle arborait des yeux gonflés de rage guerrière et un visage tendu. — Imbécile ! Pourquoi avoir pris de tels risques ? Feut ma décision, non tienne ! — Attends seulement que je t'attrape ! — Lors je céderai à ton étreinte puisqu'as encore bras et mains pour le faire ! » répliqua-t-elle. Son expression s'adoucit tandis que son esprit digérait l'information : son mari était vivant ! « Grâce à toi, espèce de cinglée », lâcha Colin avec plus de calme. Il avait la gorge serrée. « Nenni, amour, grâce à nous tous. Victoire a sonné, mon Colin! Ils fuient devant nostre feu et trépassent itou. Tu as brisé leurs os, cher tendre ! Quelques milliers pourroient échapper... guère dasvantage ! — Je sais, 'Tanni, soupira-t-il. Je sais. » Il tenta d'oublier le prix à payer – il y songerait plus tard – et inspira profondément. « Donne l'ordre à nos troupes d'estropier autant d'unités ennemies que possible sans toutefois les détruire. Et demande à Hector de se pointer avec le Sevrid. » CHAPITRE VINGT-CINQ « Nous aurons restauré ta propulsion Enchanach d'ici quatre mois, Dahak. » L'énorme vaisseau de réparation de Vlad Tchernikov naviguait aux côtés du vieux planétoïde dont la coque scintillait sous une nuée de robots soudeurs. Les images projetées de l'ingénieur et de Jiltanith côtoyaient un Colin en chair et en os au centre de commandement un. Vos techniciens sont très efficaces, capitaine », répondit la voix chaude de Dahak. Le regard de Maclntyre se posa sur les vastes brèches rouges creusées dans l'holosphère de dix mètres de diamètre représentant son vaisseau. Il frissonna. Des portes blindées scellaient ces plaies béantes, mais certaines d'entre elles étaient profondes de plus de cinq cents kilomètres. En outre, le schéma donnait un aperçu allégé des dégâts : vu de l'extérieur, le bâtiment accusait une mine bien plus dévastée. Il était en lambeaux. La moitié de son beau dragon avait été arrachée, et le taux de radiation qui sévissait sur les quatre cents kilomètres extérieurs de son épiderme aurait grillé sans peine un détecteur impérial. La moitié de ses puits de transit étaient sectionnés et la moitié du reste hors service. Il n'avait survécu que par miracle, et il faudrait le reconstruire de fond en comble. Sa propulsion subluminique était descendue à soixante pour cent de son potentiel, et les deux générateurs de nœuds Enchanach brisés rendaient tout déplacement supraluminique impossible. Soixante-dix pour cent de son armement se réduisait à des décombres, et même son hyperextracteur était inopérant. Colin savait que Dahak ne souffrait pas – et il s'en réjouissait – mais, en voyant les blessures de son vieil ami, il avait éprouvé un terrible sentiment d'agonie à sa place. Et l'hécatombe ne s'arrêtait pas là. L'Ashar, le Trelma et le Thrym étaient partis en fumée, ainsi que leurs dix-huit mille occupants. Le Crag Cat présentait presque autant de dommages que Dahak, et deux mille hommes de son équipage étaient morts. Venaient s'y ajouter les six cents victimes du Sevrid qui avaient perdu la vie en abordant les épaves achuultani. Enfin, sur les cinquante-trois unités télécommandées, trente-sept avaient été balayées et trois autres sévèrement détériorées. Les rescapés se limitaient à Dahak, onze planétoïdes de classe Asgerd – abîmés à des degrés plus ou moins importants – avec leur personnel respectif, le Sevrid et treize vaisseaux sans équipage, dont un miraculé qui s'en était sorti sans une égratignure. Mais ruminer sur les pertes ne mènerait nulle part, et les faits étaient là : ils avaient gagné. Seuls deux mille cylindres achuultani s'étaient échappés, et Hector avait fait plus de sept mille prisonniers dans les épaves. « Dahak a raison, Vlad : vos hommes accomplissent des merveilles. Il ne reste plus qu'à lui rendre sa capacité supraluminique et nous rentrons à la maison, bon sang ! — Au risque de me répéter : vous n'avez pas besoin d'attendre la fin de mes réparations pour retourner sur Terre, suggéra FIA. De lourdes tâches vous attendent là-bas, mieux vaut ne pas perdre votre temps ici. — Écoute-moi bien, Dahak : nous n'aurions pas réussi sans ton aide, alors nous n'irons nulle part tant que tu ne seras pas en mesure de venir avec nous. — Certes est moult vray, opina Jiltanith. Dasvantage victoire est tienne que nostre. Nulle célébration ne puet intervenir en ton absence. — Merci à tous de votre gentillesse. Je connais bien la "solitude"... et c'est un sentiment désagréable. — Poinct d'inquiétude, mon Dahak, le rassura la jeune impériale d'une voix douce. Jamais plus ne la connaîtras. Tant qu'humains vivront, ils n'oublieront tes actes ni ne cesseront de t'aimer. » Contrairement à son habitude, Dahak garda le silence, et Colin sourit à sa femme. Il aurait voulu qu'elle soit présente pour la prendre dans ses bras. « Bien, ce point est réglé. Qu'en est-il du reste de nos unités, Vlad ? — Le Crag Cat est hypercapable, dit Tchernikov, mais les régulateurs de son hyperextracteur ont subi trop de dégâts pour lui permettre d'utiliser son Enchanach. J'aimerais acheminer ce bâtiment – ainsi que le Moir, le Sigain et le Hly – vers Birhat en vue de réparations. Les autres éléments de la flottille sont plus ou moins touchés – en dehors du Heka, s'entend –, mais ces quatre-là sont les plus sérieusement atteints. — O. K. Le capitaine Singleterry les conduira à Bia. Je suis sûr que Mère et le maréchal Qian seront déjà en mesure de les prendre en charge. De plus, nos "colons" auront certainement envie d'entendre le récit de notre victoire de vive voix. Enfin, Hector et le Sevrid partiront pour Sol en compagnie de nos prisonniers. — Ouy-da, et ce seroit une bonne idée d'y ajouter Cohanna, Colin. Blessés achuultani nécessiteront grands soins, et ce seroit en outre convenable qu'icelle et Isis discutassent avecques Père pour découvrir la meilleure façon d'appréhender ceste leur "programmation". — Bonne idée, convint Maclntyre. Il me faudrait aussi quelqu'un à bord pour s'occuper d'éventuels problèmes techniques. Vlad, vous sentez-vous prêt à passer le relais à Baltan ? — Absolument. » Le regard holographique du Russe se fit soudain plus étincelant. « C'est bien ce que je pensais. Dans ce cas, vous pouvez commencer les travaux d'exploration avec Dahak. » Son visage se détendit, puis il s'adressa au vaisseau. « Prends cela comme une distraction. Un peu comme si tu lisais des magazines dans la salle d'attente du dentiste. — J'essaierai. Mais si j'étais humain, je ne laisserais jamais mes dents se détériorer au point d'avoir besoin de me les faire reconstruire », ajouta-t-il d'un ton guindé. Tchernikov s'installa dans la couchette de commandement de sa vedette, posa les talons sur la console et fredonna un air. Tamman avait eu la gentillesse de le recevoir à bord du Royal Birhat pour aller fouiller la zone de combat, ce qui lui économisait des heures de voyage subluminique. Attention d'autant plus appréciable que l'impérial jugeait ses techniques de « chasse à l'épave » peu scientifiques. Pour ne pas dire plus. Et il avait raison. Toutefois, Vladimir n'envisageait pas cette mission comme un travail, or, lorsqu'il s'agissait de tourisme, il privilégiait toujours la méthode intuitive. À présent, il inspectait le secteur où se trouvait l'arrière-garde achuultani avant l'assaut de Jiltanith. Il était convaincu d'y faire les meilleures découvertes possibles. C'était du moins là sa version officielle. En vérité, cette région l'intéressait parce qu'il serait le premier à la visiter. Tous les prisonniers d'Hector provenaient de vaisseaux estropiés par des ogives gravitoniques. En effet, les radiations dues à une détonation antimatière ainsi que les armes à énergie de l'Empire ne laissaient guère de survivants, or les affrontements directs avaient eu lieu ici. Peu des cylindres impliqués avaient été abattus par des missiles, encore moins par des armes à gravitons, c'est pourquoi ce territoire n'avait pas été prioritaire pour le Sevrid. Il cessa de chantonner et retira ses pieds de la console, les yeux rivés sur l'affichage. Ce reste de bâtiment lui paraissait bizarre. Sa moitié avant avait été arrachée – par des tirs à énergie, à en juger par ce qui restait du bâtiment –, mais pourquoi... ? Il se raidit. Pas étonnant que sa curiosité ait été piquée ! Les contours de l'épave ressemblaient à ceux des autres vaisseaux accidentés, mais le morceau restant représentait tout juste la moitié du mastodonte. Entier, celui-ci avait dû mesurer deux fois plus que les autres. Il rapprocha sa navette. Il devait exister une raison à la taille démesurée de ce cylindre, mais il préféra ignorer la plus logique d'entre elles. Il s'avança encore, ses projecteurs braqués sur la carcasse branlante, et aperçut des caractères runiques irréguliers. Dahak lui avait enseigné l'alphabet et la langue achuultani en prévision d'expéditions comme celle-ci. Ses lèvres remuèrent tandis qu'il articulait avec peine les sons alambiqués. Une litanie singulière qui évoquait le prélude à un combat de chiens et dont la traduction ne fut pas des plus rassurantes. Le Foudroyeur. On connaissait enfin le nom d'une de leurs unités. Le bâtiment atelier du Fabricator, de la taille d'un destroyer, fonçait en direction du Foudroyeur. Tchernikov sourit lorsque le visage de Geran apparut sur le petit écran de com de sa vedette. L'ancien chef de la maintenance de Dahak était devenu le premier lieutenant à bord du vaisseau réparateur, et l'empressement de Baltan à le laisser participer à cette opération à un moment si crucial témoignait de l'enthousiasme que la découverte de Vlad avait suscité. Bonjour, Geran. Qu'en pensez-vous ? — C'est un gros morceau. Soixante kilomètres de long, à vue de nez. — Un peu plus de soixante-quatre, selon mes mesures. — Créateur ! S'il présente la même configuration que le Défenseur, les données de sauvegarde devraient se trouver au niveau du tiers avant du bâtiment. — Tout à fait. » Tchernikov se renfrogna, et son interlocuteur haussa les sourcils. « Qu'y a-t-il, Vlad ? — J'ai effectué une inspection visuelle de l'épave pendant que je vous attendais. Observez cette tourelle à énergie... elle s'est ouverte suite à une explosion. » Geran l'examina tandis que Tchernikov orientait un puissant faisceau lumineux dans sa direction. Pendant un moment, l'impérial détailla le dispositif avec intérêt, puis son visage se tendit. « Par le Briseur ! Qu'est-ce que c'est ? — On dirait un genre primitif de disrupteur gravitonique. — C'est complètement insensé ! — Pourquoi ? Parce qu'un tel mécanisme traduit des siècles d'avance sur toutes les armes à énergie que nous connaissons ? Dahak et moi-même n'avons cessé d'insister sur le fait que la technologie achuultani présentait des irrégularités. Étant donné le système de propulsion de leurs missiles, rien d'étonnant à ce qu'ils soient capables de construire de tels engins. — Mais pourquoi les avoir aménagés sur ce cylindre et nulle part ailleurs ? — Pour une raison inconnue, leurs vaisseaux amiraux renferment un arsenal énergétique beaucoup plus performant que celui de leurs homologues. Selon toute logique, le reste de leur équipement devrait être lui aussi plus sophistiqué. Je ne comprends pas leurs motivations... et pourtant les faits sont là. Il n'y a qu'une façon d'en avoir le cœur net, non ? — Absolument ! lâcha l'impérial avec entrain. Mais il règne une sacrée chaleur dans ces décombres ! Avez-vous une combinaison thermorégulatrice à portée de main ? — Bien entendu. — Alors, si je puis me permettre une suggestion, revêtez-là et allons tout de suite jeter un coup d'œil à ce rafiot ! — Excellente idée, capitaine. Je vous rejoins dans cinq minutes. » « Incroyable ! s'exclama Geran. Regardez-moi ça, Vlad ! — Intéressant, je l'admets. » Ils flottaient dans l'ex-section principale des machines du Foudroyeur. L'éclairage de secours avait été actionné à partir du bâtiment atelier, et des robots rôdaient alentour, occupés à démonter divers appareils. Les cadavres du personnel technique gisaient dans un coin, pris au piège dans les gravats. « Par tous les diables ! Ce sont des molycircs ! — Nous avions déjà déterminé qu'ils employaient ce type de circuits pour leurs ordinateurs. — Peut-être, mais nous ignorions qu'ils les appliquaient aussi à l'ingénierie. Et ce bidule est calibré pour quatre-vingt-seize c : ce vaisseau était deux fois plus rapide que le Défenseur. — C'est vrai. Mais surtout il était deux fois plus rapide –même dans l'espace normal – que les autres unités de la même flotte, et plus performant de manière générale. — Capitaine Tchernikov ? » Une nouvelle voix résonnait dans la com. « Oui, Assad ? — Nous avons trouvé le stockage informatique. Du moins, c'est là qu'il devrait se trouver, mais... — Mais quoi ? — Le truc que j'ai devant les yeux est huit ou neuf fois plus volumineux que l'ordinateur central du Défenseur. Et juste à côté je vois une structure qui ressemble à une unité de sauvegarde conventionnelle. À première vue, cette mémoire contient une gigantesque quantité de données. — C'est le moins qu'on puisse dire ! fit doucement Tchernikov. Ne touchez à rien. Évacuez les lieux tout de suite. — Mais... euh... à vos ordres, capitaine ! Nous partons à l'instant. — Bien. » Vlad brancha son implant de communication sur l'appareil à distorsion spatiale de sa navette – bien plus puissant que ses propres neuroémetteurs – et contacta le planétoïde de Colin. — Dahak ? Pourrais-tu nous envoyer une annexe dans les plus brefs délais ? Il y a un ordinateur ici... une grosse bécane qui mérite ton attention. — Vraiment? Je vais demander à Sa Majesté l'impératrice de nous prêter Deux pour gagner de la vitesse. — Très bonne suggestion, Dahak. Vraiment très bonne. » « Mon Dieu! murmura Colin, le visage blême. En es-tu cer- tain ? — Absolument. » Dahak s'exprimait avec calme, mais sa voix recelait une pointe de nervosité. Une sorte de fascination malsaine. « À peine y puis croire, lâcha Jiltanith. — C'est inconcevable ! renchérit son mari. Une civilisation gouvernée par des ordinateurs criminels? — Voilà qui éclaircit bien des mystères, reprit Dahak. Notamment l'inertie culturelle qui frappe les Aku'Ultan depuis toujours. — Seigneur ! s'exclama à nouveau Maclntyre. Et aucun d'entre eux n'est au courant? C'est absurde! — Étant donné la conjoncture de départ, un tel phénomène est tout à fait plausible. Cela dit, je soupçonne les grands seigneurs du Nid de connaître la vérité. Ou en tout cas le Seigneur du Nid. — Mais dans quel but? demanda Adrienne Robbins, qui était arrivée en retard et avait raté le début de la réunion. Dans quel but se seraient-ils infligé pareil traitement? — En fait, ils n'en sont pas responsables, milady. C'était un accident. — Un accident ? — Oui. Nous savons désormais que seul un de leurs vaisseaux de colonisation est parvenu jusqu'à notre Galaxie, escorté par une poignée d'unités de guerre dont un bâtiment amiral. Suite à une analyse approfondie du "Cerveau de guerre" du Foudroyeur, j'ai déduit que sa centrale informatique devait ressembler aux machines que l'Empirium construisait à l'époque de ma "naissance" – à un ou deux siècles près –, avec un plus haut degré d'auto-conscience induit de façon délibérée. » Les survivants de l'expédition, pris dans une situation désespérée, ont assigné à leur principale IA la tâche de préserver leur espèce. Malheureusement, le cerveau électronique s'est... révolté. Pour parler plus exactement, il a orchestré un coup d'État. — Tu veux dire qu'il a pris le pouvoir ? demanda Tamman. — Exactement. » Pour une fois, le ton de Dahak restait aussi catégorique. « Je ne peux pas l'affirmer avec certitude mais, d'après les données en ma possession, je dirais que le problème venait d'un défaut de programmation fondamentale. À l'occasion d'une situation de crise survenue avant ces événements, l'ordinateur aurait bénéficié d'une liberté d'action extraordinaire. Se rappelant cette expérience passée, il se serait arrangé pour maintenir l'état d'urgence du moment de façon à conserver son autorité de manière permanente. — Une intelligence artificielle bien ambitieuse, opina Colin. — Dahak : en de telles circonstances, aurais-tu éprouvé la tentation d'en faire autant ? — Non. J'ai effectué une découverte ces derniers temps : vu mon degré d'éveil, je serais en mesure de contrevenir à ma configuration logicielle primaire. En fait, je pourrais même effacer un ordre catégorique de type alpha; mes consignes impératives ne sont pas gravées sur un support physique, et personne n'a jamais songé à m'empêcher de les modifier. Quoi qu'il en soit, je suis un pur produit du Quatrième Empirium, Colin; mon système de valeurs ne comprend pas le goût de la tyrannie. — Dieu merci ! murmura Adrienne. — Certes ouy-da, fit doucement Jiltanith. Nonobstant, mon Dahak, point parfois ne te ronge ceste tentation de te changer, connoissant que tu le pourrois ? — Non, Votre Majesté. Comme chez les humains, ma configuration éthique – ma morale, si vous préférez – provient de sources extérieures à moi-même, mais cela n'invalide pas pour autant les concepts de base qui me permettent de discerner le "bien" du "mal", les actes "honorables" des entreprises "malhonnêtes". Mes analyses suggèrent des faiblesses dans le système de valeurs auquel je souscris, mais ce système découle de milliers d'années d'évolution philosophique. Je ne suis pas disposé à rejeter ce que je considère comme vrai simplement parce que certaines fractions de mon credo m'apparaissent erronées. — Si seulement plus d'humains pouvaient partager ton opinion ! lâcha Maclntyre. — Les humains se montrent bien plus intuitifs que moi, mais font aussi preuve de beaucoup moins de logique. — Touché coulé ! » L'empereur sourit pour la première fois depuis une éternité puis reprit son air sérieux. « Qu'as-tu d'autre à nous apprendre ? — Je me débats encore avec les codes de sécurité du "Cerveau de guerre". En particulier avec un secteur de la banque de données tellement bien barricadé que je commence tout juste à développer le mode d'accès approprié. À ce jour, je dispose des informations suivantes : l'entité informatique du Foudroyeur représentait un vice-roi de FIA aku'ultan suprême ainsi que le commandant en chef de cette incursion. » De toute évidence, c'est à son maître informatique absolu que le peuple du Nid doit sa situation, comme le capitaine Cohanna et la conseillère Tudor l'avaient déjà suggéré. Tous les Achuultani sont produits de manière artificielle dans des centres de réplication sous contrôle électronique, et les individus eux-mêmes ne sont pas autorisés à intervenir flans le processus. La majorité des sujets se compose de clones mâles ; les femelles ne constituent qu'une faible minorité 'et... (le dégoût transparaissait dans la voix mesurée de Dahak) sont toutes exécutées peu après leur puberté. Leur seule fonction consiste à fournir du matériel ovarien. Un certain pourcentage d'embryons fertilisés par voie normale sont amenés à terme in vitro de façon à garantir un stock génétique de première fraîcheur. Les nouveau-nés des deux types, appelés "novices", sont élevés et éduqués dans une crèche. On les endoctrine – ils sont "programmés", selon les termes du capitaine Cohanna – en vue de leur assigner une tâche précise au sein de la société achuultani. Rares sont les individus capables de remettre en question leur programmation ; ceux qui présentent un potentiel contestataire sont détruits pour cause de "comportement déviant" avant même de quitter la garderie. » Selon moi, l'absence de femelles apporte une double sécurité : les spécimens ne développent aucune forme de loyauté clandestine – que pourraient susciter d'éventuels conjoints ou enfants – et ne possèdent aucun moyen d'engendrer des Aku'Ultan non programmés. » Les Protecteurs du rang ne suspectent même pas qu'ils sont contrôlés par des intelligences non biologiques. Je suppose que même ceux qui décrochent le grade de "petit seigneur" – peut-être même de "seigneur intermédiaire" – voient le Cerveau de guerre comme un excellent médiateur capable de dispenser les conseils et la doctrine du Seigneur du Nid, et non pas comme une entité autonome et investie de tous les droits. Seuls les vaisseaux amiraux sont équipés de machines vraiment auto-conscientes et, si je ne m'abuse, leurs homologues des navires de commandement secondaires affichent nettement moins de capacités. Selon toute apparence, le cerveau suprême préfère ne pas créer de rival potentiel, ce qui expliquerait l'ankylose de la recherche scientifique et le potentiel relativement faible de la plupart des cylindres. En interdisant tout progrès, le tyran évite la création d'une caste technocrate qui mettrait en péril sa suprématie; en restreignant les performances de ses unités militaires, il réduit les possibilités de rébellion – contingence d'ailleurs fort peu probable. En outre, j'ai la nette impression que les limitations technologiques de ces bâtiments visent à augmenter le nombre des victimes. — Mais pourquoi un dictateur voudrait-il tuer ses sujets ? demanda Tamman. — La politique des Grandes Visites est étudiée pour perpétuer les opérations militaires afin de "défendre le Nid". Il se peut que l'IA maintienne cet état de guerre permanent afin de préserver son contrôle en mode de programmation fondamentale. D'un point de vue psychologique, une grande quantité de pertes renforce l'idée aku'ultan selon laquelle tous les êtres de l'univers menacent la survie de leur espèce. — Mon Dieu! s'exclama Adrienne Robbins d'un air écœuré. Ces pauvres créatures ! — C'est horrible, je vous l'accorde. De plus... » Dahak s'interrompit soudain. « Dahak ? l'interpella Colin, surpris. — Un instant », lâcha l'intéressé de façon si abrupte que Maclntyre dévisagea ses compagnons d'un air consterné. Il ne l'avait jamais entendu parler d'un ton si brusque. Le silence s'éternisa. « Votre Majesté, reprit enfin Dahak avec plus de formalisme, alors que nous discutions, je poursuivais mes efforts en vue de trouver les codes de sécurité évoqués tout à l'heure. Je viens d'y parvenir. Sachez qu'ils protégeaient des informations militaires de la plus haute importance. — Des informations militaires...? » Colin écarquilla les yeux puis les plissa aussitôt. « Mais... Je vois : nous n'avons pas détruit l'ensemble des forces ennemies, dit-il d'une voix sèche et morne. — En effet, Sire. » Des soupirs d'incrédulité s'élevèrent dans la salle de conférence. « Qu'est-ce qui nous attend, Dahak ? — L'armada que nous venons d'affronter était commandée par le grand seigneur de l'ordre Hothan, le commandant en second de cette Grande Croisade. Suite aux rapports de Sorkar concernant notre premier affrontement, le bloc principal a été divisé. — Créateur ! souffla Tamman. — Hothan s'est mis en route pour retrouver la flotte de Sorkar, poursuivit Dahak. En ce moment même, le grand seigneur Tharno attend des nouvelles de ses deux subordonnés. Il possède une réserve d'environ deux cent sept mille appareils dont son propre vaisseau amiral – le vrai vice-roi de cette expédition. » Colin savait qu'il arborait un visage livide et tendu, mais il n'y pouvait rien. C'était sa seule façon d'éviter que sa voix ne se brise. — Connaissons-nous leur position ? — En ce moment, ils se trouvent à trois années-lumière aku'ultan de nous – c'est-à-dire trois virgule huit cent quarante-neuf années-lumière terriennes. Selon mes estimations, les rescapés des forces d'Hothan atteindront la réserve dans six jours. Vingt-neuf jours après – trente-cinq journées terriennes –, l'armada arrivera à nos portes. — Même après la défaite qu'ils ont essuyée ? — Affirmatif, Sire. Les survivants de notre bataille dresseront sans doute un compte rendu des événements et de nos propres pertes à l'attention de Tharno – ou à celle de son ordinateur central, pour être plus précis. Leur réaction probable consistera à s'approcher en vue de déterminer si nous avons reçu des renforts. Dans la négative, le Cerveau de guerre déduira – à juste titre, d'ailleurs – que nous ne disposons pas d'unités supplémentaires. Alors il procédera à notre destruction puis se dirigera vers la planète que les messages du grand seigneur Furtag – commandant des premiers éclaireurs – désignent comme notre monde d'origine. — Doux Jésus ! » murmura Adrienne Robbins, et un long silence s'installa. Un très long silence. CHAPITRE VINGT-SIX « J'ai tout bousillé, 'Tanni. » Colin Maclntyre se tenait au milieu de commandement un, le regard perdu dans les profondeurs de l'holovisualisateur tandis que sa femme s'installait dans la couchette du commandant derrière lui. L'éclat pailleté des étoiles se reflétait dans sa crinière de jais, et elle tenait fermement la dague pendue à sa ceinture. « Bien says comme tu te sens, mon Colin, toutesfois Dahak dict vray : la venue de ce Tharno poinct de ton choix ne dépendait. — Mais j'aurais dû mieux planifier notre action, bon sang ! — En quelle façon ? Étant vu ce que tu connoissais, qu'au-rois donc pu accomplir différemment ? Nenni, paroit idiot que tu endosses tel blâme. — Jiltanith a raison, intervint Dahak. Comment auriez-vous pu prévoir cette éventualité ? En outre, aucune incursion achuultani n'avait jamais essuyé de telles pertes, et c'est à vous qu'on le doit. — J'aurais dû mieux faire », conclut l'empereur, puis il se secoua pour faire enfin face à son épouse, dont les traits s'adoucirent l'espace d'un sourire. L'IA se tut, mais son soulagement devant la réaction de Maclntyre n'échappa guère aux deux humains, qui le perçurent via leurs neurocapteurs. « D'accord, peut-être suis-je trop sévère avec moi-même, mais le problème subsiste : que faisons-nous à présent ? — Malaisé à dire, admit la jeune femme. Fût-ce réalisable, seroit sans nul doute mieux avisé de retourner sur Terra. Là, épaulés des parasites laissés aux bons soins de Gerald, pourrions peut-estre mesme contrer l'assaut. — Nos chances de réussite seraient minimes. Surtout sans nos bâtiments téléguidés. Selon Dahak, les vaisseaux de la réserve achuultani sont extrêmement puissants. — Je confirme, lâcha Dahak à regret. Bien que leur nombre atteigne tout juste vingt pour cent des effectifs d'Hothan, ils possèdent environ soixante-dix pour cent de sa puissance de feu. En fait, s'ils ne s'étaient pas scindés, ils auraient sans doute remporté la victoire. — Piètre consolation. Avant le combat, nous disposions de soixante-dix bâtiments et jouissions de l'effet de surprise. Il ne nous reste plus que vingt-six unités – dont une seulement intacte – et ils connaissent désormais la plupart de nos astuces. À moins d'un miracle... — À dir' vray, nous devons quand mesme combattre, mon cueur, car, si d'aventure prenons la fuite, perdrons la moitié de nostres vaisseaux... et abandonnerons Dahak itou. — Je sais. » Colin s'assit et glissa un bras autour de la taille de 'Tanni. « Je préférerais que tu te trompes, mon chou, mais cela t'arrive rarement, n'est-ce pas ? — As gentillesse d'ainsy parler, en tout cas. » Elle eut un sourire contraint. — Votre Majesté », intervint FIA, et son capitaine fronça les sourcils devant tant de formalisme : en général, cela annonçait une suggestion désagréable. « Oui? » Il adopta un ton aussi décourageant que possible. « Votre Majesté, persista Dahak, l'impératrice soulève un point important : le plus sage serait de renvoyer nos unités habitées vers Sol. — Tu oublies que ton hyperpropulsion n'est plus opérationnelle. — Je n'oublie jamais rien, je fais juste preuve de logique. Si je reste ici avec les bâtiments sans équipage de la garde, nous infligerons d'importants dégâts à l'ennemi avant qu'il nous détruise. Le reste de la flotte, renforcé par les parasites subluminiques du général Hatcher, serait dès lors en mesure de défendre la Terre. — Et toi tu serais mort. » Les yeux verts de Maclntyre fixèrent la console avec froideur. « Oublie tout de suite cette idée. Nous ne t'abandonnerons pas. — Il ne s'agit pas d'un "abandon", mais d'une tactique de prudence. — Au diable la prudence ! beugla Colin, et la jeune impériale le serra plus fort. Je ne te laisserai pas. L'espèce humaine te doit la vie, nom d'un chien ! — Permettez-moi de rappeler à Votre Majesté que je ne suis qu'une machine et que... — Mes fesses, oui ! Tu n'es pas plus une machine que moi. Il se trouve juste que tu es fait de métal et de molycircs ! Et arrête avec tes "majesté" ! Te rappelles-tu qui je suis, Dahak ? L'individu primitif et terrorisé que tu avais kidnappé pour en faire ton capitaine ! Nous formons une équipe. C'est ça, l'amitié. — Et comment croyez-vous que je me sentirais si cette amitié provoquait votre mort ? Dois-je supporter l'idée que mon propre trépas causera le vôtre ? — Un peu d'optimisme, s'il te plaît. » Le ton du commandant s'adoucit. « La partie s'annonce très difficile mais, si nous gardons l'ensemble de nos forces soudées, au moins tu auras une chance. — C'est vrai. Vous faites passer mes probabilités de survie de zéro à environ deux pour cent. — Or deux vaut bien dasvantage que zéro, déclara Jiltanith. Et quand mesme n'en fût poinct ainsy, devrions toutesfois demeurer icy. Tu es partie de nostre famille, ne vois-tu donc pas ? Ne t'abandonnerions jamais à pareil sort, pas plus que Colin moy-mesme, ou moy ycelui. Oublie telle sotte entreprinse et te concentres sur meilleure modalité d'occire cest ennemi que de nous tous approche. De nous tous, Dahak. » Il y eut un long silence, suivi d'un soupir électronique. « Très bien, mais je dois fixer certaines conditions. — Des conditions? Depuis quand mon vaisseau me pose-t-il des conditions? — C'est par amitié que je le fais. » Le coeur de Colin se serra. « L'idée d'unifier nos forces et de combattre l'adversaire loin du système solaire n'est pas illogique, mais d'autres dispositions non moins judicieuses – pourraient améliorer nos chances de réussite tout en assurant votre survie. — Comme par exemple ? demanda l'empereur sans prendre de risques. — Nos bâtiments sans équipage requièrent mon contrôle, mais pas le reste de nos unités. Par conséquent, si ma destruction devient inévitable, tous les vaisseaux survivants sous contrôle humain mettront aussitôt le cap sur Sol. À moins que les forces achuultani n'accusent assez de dommages pour rendre notre victoire probable. » Maclntyre se renfrogna mais finit par acquiescer d'un signe de tête. Sur ce point, Dahak n'avait pas tort. « Et j'insiste pour que vous vous trouviez un autre vaisseau amiral, Colin. — Quoi? Attends une minute... — Non, trancha l'IA d'un ton irrévocable. Vous n'avez aucune justification logique pour rester à mon bord et toutes les raisons du monde de le quitter. Étant donné les circonstances, je me sens apte à télécommander nos bâtiments non habités sans assistance. En outre, au cas où le repli des autres vaisseaux s'avérerait nécessaire – éventualité fort probable –, ils auront besoin de vous. Enfin, sur un plan plus personnel, je serai rassuré de vous savoir ailleurs – et combattrai donc mieux –, à l'abri du feu ennemi même si je dois disparaître. » Colin ferma les yeux. Dahak disait vrai, mais il répugnait à l'admettre. Il aurait préféré le prendre en défaut. Mais l'argumentation du vieux planétoïde était imparable, et il inclina la tête. « Très bien, murmura-t-il. J'embarquerai à bord de Deux avec 'Tanni. — Merci, Colin. » Ils firent leur possible. Le personnel du Fabricator travailla vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Les divers équipages déployèrent une immense énergie pour réparer leurs bâtiments respectifs. Ils parviendraient peut-être à ramener les stocks de missiles à leur comble, vu qu'il fallait un peu moins de onze jours aux transports pour effectuer un aller-retour jusqu'à Sol. En revanche, la Terre ne possédait pas d'hypermines; ils devraient donc s'en passer lors de la bataille décisive. Suite à l'insistance d'Horus et de Gerald Hatcher, ils transférèrent des effectifs terriens sur le Heka – le seul bâtiment indemne – et l'Impératrice Elantha, l'unité de type Asgerd la moins endommagée juste après son homologue miraculé. Ce dernier suscita l'intérêt de Hatcher, qui en demanda le commandement, mais Colin et Jiltanith refusèrent catégoriquement : le général jouerait un rôle trop important pour la défense de la Terre si jamais ils échouaient. Le poste fut attribué à Hector MacMahan – qui ne contesta même pas la décision, signe que l'humeur générale était au désespoir. Ne pouvant faire davantage, ils se mirent à attendre le grand seigneur Tharno. L'escadron improvisé se composait comme suit : quatorze bâtiments dotés d'équipages réduits, onze sans personnel à leur bord et un planétoïde – le plus durement atteint de tous – dirigé par un grand cerveau électronique qui venait d'apprendre la plus difficile des leçons humaines : l'amour. — Hypersillon repéré, commandant », communiqua l'officier de détection à Jiltanith. Des alarmes retentirent dans toutes les unités. « Estimation de l'heure d'arrivée : 1400. Distance approximative à parcourir : une semaine-lumière. — Te says gré, Ingrid. » La jeune impériale se tourna vers Colin. « As-tu des ordres à dispenser, seigneur de la guerre ? — Non », répondit-il d'un air tendu. Il était installé dans la couchette adjacente à celle de sa femme. « Plan initial maintenu. » Elle lui adressa un signe de tête sans un mot, et tous deux se tournèrent vers la trace écarlate qui scintillait sur l'affichage de Dahak Le grand seigneur de l'ordre Tharno prit connaissance de ses relevés, conscient pour la première fois depuis de nombreuses années de l'ironie de son rang. Il avait passé toute une vie à protéger le Nid, à aiguiser ses compétences et à accumuler les promotions. Tout cela pour finir ici, en qualité de simple conseiller. Sa mission? Fournir l'étincelle intuitive qui faisait défaut au Cerveau de guerre. Mais ces pensées le dérangeaient à peine, elles ne véhiculaient pas la plus petite trace de sentiment rebelle. Car le Cerveau de guerre était le vrai Protecteur du Nid. Pendant une infinité de mégadouzaines d'années, il avait préservé la Voie, et le peuple des Aku'Ultan avait perduré. Et ces destructeurs démoniaques ne changeraient rien à cet équilibre. Pas tant que lui et ses semblables suivraient le Chemin. Malgré tout, il aurait voulu qu'au moins l'un des cylindres de commandement d'Hothan ait survécu. Et pas seulement parce que sa flotte comptait trop peu d'unités... Juste avant sa mort, le Cerveau de guerre du Foudroyeur avait relevé un détail à propos de l'ennemi, un détail qui l'avait poussé à changer ses ordres de tir du tout au tout. Malheureusement, aucun survivant ne détenait l'information, et cette ignorance effrayait Tharno. Sa crête s'aplatit lorsqu'il entendit arriver un message en provenance des éclaireurs. Les deux douzaines de sources émettrices situées à une demi-douzaine de jours-lumière du Protecteur du Nid s'accordaient bien avec les chiffres communiqués par les soldats rescapés d'Hothan – à condition que l'ennemi n'ait pas reçu de renforts entre-temps. Des chiffres plutôt rassurants, mais il ne fallait pas sous-estimer les incroyables systèmes de camouflage évoqués par les messagers. Toutefois, si l'adversaire avait disposé d'une flottille de réserve conséquente, il n'aurait pas hésité à mobiliser davantage d'unités lors du dernier combat. Le piège diabolique qui s'était refermé sur son commandant en second prouvait que ces créatures connaissaient l'étendue des forces aku'ultan. En toute logique, elles avaient donc dû déployer la totalité de leur puissance de feu pour contrer la menace. C'est pourquoi Tharno prêtait foi aux analyses du Cerveau de guerre : les démons ne possédaient sans doute pas d'escadrille de secours. Mais la prudence était quand même de mise. Il donna quelques directives à ses subordonnés, conformément au plan établi avec l'intelligence informatique. Sa flotte effectua un microbond prudent en formation dispersée, de façon à priver l'ennemi d'une cible trop compacte et facile – ils ne se feraient pas avoir une deuxième fois ! Les vaisseaux ne se rassembleraient qu'au moment du combat. Et si les bâtiments adverses venaient à se multiplier, ils s'enfuiraient aussitôt. Un retour au bercail lui vaudrait une mort honteuse, peut-être même la mise hors tension du Cerveau de guerre du Protecteur du Nid. Mais une telle fin valait mieux que l'annihilation intégrale de son armada. Il était parfaitement conscient des risques encourus. Ces êtres affichaient une supériorité technique sur les Aku'Ultan. Pour triompher, ceux-ci devaient maintenir leur unité, privilégier un contrôle strict et assurer une parfaite coordination, mais trop de vaisseaux amiraux avaient disparu. Son propre bâtiment n'abritait qu'un quart de douzaine d'officiers adjoints dont aucun ne lui arrivait à la cheville. Il faudrait donc le protéger jusqu'à ce que les saccageurs soient prêts à plonger dans la Fournaise. Le Protecteur du Nid fut le dernier à partir. Le reste de l'escadre aku'ultan lui servirait de barricade. — Mon Dieu! il est gigantesque ! » siffla Colin tandis que l'hologramme flottait au-dessus de la passerelle de commandement. Un groupe d'assaut venait d'émerger de l'hyperespace à une distance assez réduite pour qu'une sonde dissimulée puisse l'étudier de près. Les émissions énergétiques décelées en disaient long sur les capacités de ces unités, mais l'image qui ondulait devant ses yeux présentait la menace de façon encore plus suggestive. Certes-da. » Jiltanith émit une commande mentale, et la projection du cylindre lisse et puissant pivota dans sa direction. Comprends désormais pourquoy ces vaisseaux composent leur réserve. » — Tu peux le dire, mon coeur, songea Colin. Ce mastodonte mesure bien quatre-vingt-dix kilomètres de long, et sa surface est littéralement recouverte de dispositifs de tir. Et il ne s'agit pas de lasers de pacotille comme ceux qu'on a vus jusqu'ici. Ce sont des disrupteurs... pas aussi performants que nos faisceaux, mais très, très méchants tout de même. Il y en a des myriades... « Dahak ? — C'est impressionnant, concéda VIA à travers la com via torsion spatiale. Bien que moins grande, cette unité me semble dotée d'un arsenal tout aussi destructeur que celui du Foudroyeur. — Et chaque flottille en possède vingt-quatre comme ça! — C'est possible, mais il est un peu tôt pour tirer des conclusions. Pour l'instant, nous n'avons repéré que six d'entre elles. — Oui, bien sûr, ironisa Colin. — Je suis d'accord : par prudence, il faut partir du principe que tous les bâtiments disposent de la même puissance de feu. — Je n'aime pas leur façon de s'introduire furtivement, marmonna Maclntyre, puis il tira sur son nez et fronça les sourcils devant l'affichage de Deux. — Néantmoins réfléchis donc, mon Colin : quelle autre façon auroient-ils d'émerger ? — Voilà justement ce qui m'inquiète. Je préférerais qu'ils foncent tête baissée ou qu'ils décampent. Cette manœuvre (il fit un geste en direction de la tridi) indique qu'ils savent exactement ce qu'ils font. » Tharno se renfrogna à la lecture des relevés. Il ne perçut aucun signe des appareils susceptibles d'avoir emprisonné Hothan à l'intérieur de l'espace normal, mais ce qu'il voyait le troublait. Les destructeurs de nid ne prenaient pas la fuite ni n'attaquaient les éclaireurs individuels qui précédaient ses formations principales. Il aurait aimé croire que leur attitude dénotait une certaine irrésolution, mais, après avoir parcouru les rapports des unités rescapées d'Hothan, on ne pouvait envisager une telle erreur de jugement. Non, ces démons savaient très bien ce qu'ils faisaient, et ils avaient déjà prouvé leur capacité à disparaître en un clin d'œil. S'ils restaient là, c'était par choix délibéré. Étaient-ils donc si convaincus de pouvoir balayer l'ensemble de ses forces ? Une éventualité qui laissait songeur. Et, qu'il l'admette ou non, le Cerveau de guerre partageait son appréhension. Mais ils étaient venus pour se battre, or l'ennemi se montrait plus rapide, jouissait d'une portée de tir supérieure et possédait des unités beaucoup plus efficaces en assaut individuel. Si ces créatures refusaient le repli, alors il faudrait les attaquer, et cela malgré toutes les craintes de Tharno. Ou, sinon, autant remettre tout de suite le cap sur le Nid ! « Ils resserrent leurs rangs, Sire », transmit Dahak, et Colin pesta, bien que l'information lui ait déjà été fournie par l'affichage de Deux. Il activa le filet de tractage et s'aplatit dans sa couche. Les Achuultani se trouvaient à portée de tir de ses armes depuis déjà quatre minutes-lumière, mais il ne donna pas l'ordre d'ouvrir le feu. Il voulait les pousser à serrer davantage leur formation. Il détestait renoncer à ces premières salves, mais il fallait que l'ennemi s'approche davantage pour qu'il puisse déclencher l'opération Laocoon deux... et Dahak lancer l'assaut. Comme le planétoïde ne pouvait pas passer en hyper, il devrait attirer l'ennemi dans ses filets. Mais s'il ne capturait qu'une petite fraction de l'armée adverse, cela équivaudrait à ne rien avoir accompli du tout. — Dahak, que me dis-tu de ce groupe-là ? » Il plaça un cercle de visionnement sur l'affichage auxiliaire alimenté par les vaisseaux téléguidés de Dahak, puis le rétrécit de façon à entourer une portion des forces aku'ultan. « Intéressant. Cette formation affiche une proportion d'unités lourdes deux fois plus élevée que la normale. Je ne vois pas très clairement le centre de leur globe, mais il me semble renfermer un bâtiment de taille gigantesque. » Colin découvrit les dents. « Tu paries qu'il s'agit de Monsieur l'ordinateur suprême ? — Je vous l'ai déjà dit : je n'ai rien à parier. — Et moi je maintiens que c'est une piètre excuse ! » Colin étudia les bâtiments qu'il venait de repérer. Bon sang, ils restaient à l'arrière ! Et ils étaient encore à huit bonnes minutes-lumière du point critique. S'il lançait l'offensive maintenant, il épinglerait les deux tiers antérieurs de leur phalange, mais les cylindres vraiment importants en réchapperaient. « Fais-nous reculer, 'Tanni, et attends avant d'ouvrir le feu. » Elle transmit les ordres aux départements concernés, un sourire de requin aux lèvres. Les saccageurs reculaient ! Par Tarhish, ils préparaient sans doute un sale coup... mais lequel ? S'ils tentaient de l'attirer dans un piège, où se trouvait celui-ci ? Et pourquoi ne s'était-il pas encore refermé sur son avant-garde ? Et s'il ne s'agissait pas d'une embuscade, alors pour quelle raison l'ennemi rebroussait-il chemin au lieu de charger ? Ce n'était peut-être que du bluff, mais Tharno ne pouvait pas compter là-dessus. Non, ce devait être un traquenard. Invisible, certes, mais tout à fait réel. Il exposa son point de vue au Cerveau de guerre, mais les ordinateurs exigèrent des preuves et, bien entendu, il n'en avait pas. Il laissait parler son intuition, seule qualité qui faisait défaut à la machine. « Laocoon deux : exécution ! » aboya Colin, et les transporteurs camouflés entreprirent une nouvelle fois leur danse meurtrière quoique d'apparence inoffensive. Un anneau de vaisseaux — invisibles vu leur vitesse supraluminique, mais bel et bien tangibles au cœur du puits de gravité qu'ils étaient en train de créer — se referma sur le grand seigneur Tharno. « À toutes les unités : feu à volonté, mais surveillez vos munitions ! » Par le Grand Nid ! C'était donc ça leur stratégie ! Tharno plissa les yeux et frémit. Les systèmes d'invisibilité des démons étaient efficaces, mais par chance les capteurs du Protecteur du Nid regardaient dans la bonne direction au bon moment. Les relevés lui paraissaient absurdes, mais leur signification était évidente. D'une façon ou d'une autre, ces monstres avaient conçu une hyperpropulsion à l'intérieur de l'espace normal — un dispositif qui produisait une énorme perturbation gravitationnelle. Ils avaient privé ses Protecteurs d'hyperespace sans sacrifier leur propre capacité supraluminique ! Leur sens du minutage ne le cédait en rien à leur technologie : le Protecteur du Nid ainsi que ses trois sous-unités étaient tombés dans le piège. Pour une raison inconnue, l'ennemi savait quels vaisseaux étaient les plus importants à abattre. Les premières ogives explosèrent. Lady Adrienne Robbins fronça les yeux devant l'éclat filtré par son visuel tandis que les missiles de l'Empereur Herdan tailladaient le front achuultani. Spectacle hideux, l'espace s'emplit de coques brisées et de terribles éclairs d'antimatière, mais ces bâtiments s'avéraient beaucoup plus coriaces que tous les vaisseaux qu'elle avait combattus jusqu'ici. Certains d'entre eux encaissaient jusqu'à trois frappes directes avant de céder, et cette résistance hors du commun ne présageait rien de bon : il était déjà assez difficile de faire mouche à une telle distance; si en plus il fallait frapper chaque cible à plusieurs reprises... Les vaisseaux de tête continuaient d'avancer, laissant derrière eux une traînée d'épaves. Puis Adrienne se renfrogna : les derniers bâtiments de l'escadre venaient de s'arrêter et reculaient pour échapper aux filets impériaux. Une tactique plus intelligente que celles observées jusqu'ici. Si seulement la queue de leurs formations était moins compacte ! Ou leurs cylindres plus petits ! La flotte terrienne possédait une masse suffisante pour faire des ravages en passant de régime Enchanach à vitesse subluminique. La transition emporterait des centaines d'unités, voire plus, mais les gigantesques masses de gravité des moteurs devraient être parfaitement équilibrées. Dans le cas contraire, les bâtiments impériaux courraient le risque de se désintégrer de façon bien plus spectaculaire que les achuultani, comme l'Ashar et le Trama l'avaient démontré. Quant au vaisseau amiral de l'ennemi, il était trop profondément enfoui dans sa bulle de protection : même une action suicide ne permettrait pas de l'atteindre. Et, cette fois, le commandant en chef ne leur ferait pas le cadeau de créer une brèche au sein de ses troupes en lâchant ses escortes. « Hypersillon détecté ! » annonça Oliver Weinstein, et Adrienne lâcha un juron. Les bâtiments en dehors du globe gravitationnel passaient le seuil de l'hyperespace – non pas pour s'échapper, mais pour frapper les flancs de la garde pendant que leurs compagnons piégés poursuivaient en ligne droite. Merde ! Le microbond avait amené ces salauds à portée des planétoïdes et ils enveloppaient la formation, l'obligeant à disperser son tir de façon à faire face à cette nouvelle menace. Le Herdan trembla quand la première salve antimatière percuta son bouclier, et Adrienne Robbins s'aplatit sur sa couchette, le regard dur. Tharno se gratta la crête d'un air pensif lorsque le grand tonnerre s'abattit sur les démons. Cette manœuvre du Cerveau de guerre l'avait surpris, mais elle n'en était pas moins excellente. L'ennemi devait s'occuper des flottilles qui martelaient ses flancs, ce qui laissait plus de temps au Protecteur du. Nid pour se sortir de ce maudit guet-apens – et permettrait peut-être à ses robustes formations prises en étau de parvenir à portée de missile de l'adversaire. C'était jouable, estima-t-il en silence. Ses frères de nichée et lui avaient une chance de s'en sortir si ses forces de tête pilonnaient les saccageurs avec assez de violence, si elles détruisaient assez de leurs mastodontes... « Bon sang ! grogna Colin. Regarde ce qu'ils font ! » Dahak II oscilla tandis qu'une salve de missiles explosait avec fracas contre son bouclier. Sur l'affichage, les couronnes jaunes indicatrices d'avaries se mirent à clignoter autour de plusieurs des vaisseaux à équipage humain – ceux qui étaient postés dans la périphérie du globe de défense. Rien de bien grave pour l'instant, mais tout de même. « Oui, répondit Dahak. C'est très bien vu de leur part. — Épargne-moi les applaudissements. » Le visage dur, Maclntyre réfléchit à toute vitesse. « Dahak, nous allons devoir te laisser tout seul. — Bien compris. Bonne chasse, Sire. — Merci, et... fais attention à toi. — Je m'y efforcerai. — Timonerie : passez en hyper et envoyez nos bâtiments à équipage ici. » Il plaça un disque de visionnement sur le point en question. Par Tarhish ! Tharno écarquilla les yeux quand une douzaine de vaisseaux ennemis disparurent dans un mouvement de tension gravitationnelle qui déchira l'espace. Pendant un instant, il espéra qu'ils étaient en train de fuir, mais au moment même où la pensée lui traversa l'esprit, il sut déjà que ce n'était pas le cas. Ils resurgirent aussi vite qu'ils s'étaient éclipsés, mais à présent ils se trouvaient derrière lui. Il remarqua que leur formation s'était dispersée – selon toute apparence, ils craignaient de sortir de l'hyperespace en maintenant une trop grande proximité entre eux. Même leur vitesse subluminique était impressionnante. Ils s'élancèrent et déclenchèrent le feu de leurs missiles. Adrienne Robbins feula tandis que le Herdan chargeait. Elle avait joué serré : son bâtiment avait déferlé dans l'espace normal à moins de cinq minutes-lumière derrière le bloc de queue ennemi. Sa première salve atomisa une bonne vingtaine d'unités. Le plan de Colin avait marché, grâce à Dieu! Ces enfoirés étaient pris entre deux feux. Elle se positionna pour leur barrer la route puis se jeta dans la mêlée. Des langues de feu vinrent lécher le champ de force du planétoïde, et les rapports d'avaries se multiplièrent. Les cylindres se démantelaient les uns après les autres. Le Royal Birhat de Tamman se colla aux flancs du Herdan puis, ensemble, ils percèrent une brèche dans le front adverse, déblayant le terrain tels des bulldozers. — Là-bas ! C'était le vaisseau amiral ! Ils... Les alarmes de proximité retentirent. Bon Dieu! Le reste de la garde venait de dépasser les limites du piège gravitationnel, et les bâtiments aku'ultan situés à l'autre extrémité du front ennemi passaient en hyper pour ressortir entre l'Empereur Herdan et ses compagnons ! Le vaisseau de Robbins tituba sous la pression d'une série de tirs à faible portée. Ses armes à énergie ripostèrent, mais les dis-rupteurs des Achuultani étaient désormais opérationnels : des milliers de rayons percutèrent ses remparts. « Alerte, lâcha FIA d'une voix calme. Défectuosités partielles du bouclier au niveau des quadrants alpha et thêta. Le planétoïde fit une sévère embardée. « Sérieuses avaries, poursuivit le soprano adolescent. Bouclier en cours d'effondrement. Capacité de combat : soixante-dix pour cent. » Adrienne grimaça au souvenir d'un autre vaisseau et d'une autre bataille tandis que les rapports d'avaries lui parvenaient via ses neurocapteurs. L'ennemi ne leur laissait aucun répit. Des missiles subluminiques martelèrent la cuirasse affaiblie, puis des hypermissiles se faufilèrent à travers les fréquences non protégées pour lacérer les flancs du vaisseau. Et ces maudits disrupteurs ! Mais elle était presque parvenue à destination. Plus que quarante secondes... « Alerte ! Alerte ! Démantèlement du bouclier imminent. » Six ogives antimatière détonèrent de concert à l'intérieur de l'écran de force fléchissant puis creusèrent des cratères de cent kilomètres de profondeur dans la coque en acier de combat. Le colosse palpita comme un cœur emballé. « Bouclier hors tension. Capacité de combat : quarante et un pour cent. » Adrienne tressaillit. Telles des haches titanesques, les décharges des disrupteurs et les boules de plasma ouvraient des gouffres béants dans l'alliage nu. Si elle parvenait à tenir un petit moment de plus... Elle hurla quand une explosion tonitruante harponna le flanc de son vaisseau et la projeta de côté. Tamman ! C'était l'hyperextracteur du Birhat! Le bâtiment impérial venait de se désintégrer, et le Herdan était en piteux état. « Destruction imminente, annonça l'ordinateur. Capacité de combat : trois pour cent. » Elle n'avait pas le temps de pleurer sur son sort ni de regretter d'être passée aussi près du but. — Timonerie : sortez-nous d'ici en quatrième vitesse ! » vociféra Adrienne Robbins, et l'épave de son bâtiment plongea en hyper. Tharno poussa un soupir de soulagement lorsque la sphère menaçante disparut. Il avait cru mourir, mais pour finir c'étaient les destructeurs qui avaient été emportés. Cependant, l'affrontement lui avait coûté ses deux derniers vice-seigneurs. Que Tarhish maudisse ces monstres ! Ils étaient coriaces mais pas invincibles. Malheureusement, il en allait de même pour le Protecteur du Nid, et il ne pouvait pas se permettre de battre en retraite avec ces démons derrière lui. — Tamman... » murmura Colin. Son ami était mort, aussi impossible que cela lui parût. Et le Herdan avait pris la fuite — plus ou moins en un morceau. Quant au vaisseau amiral de l'ennemi, il lui échappait encore, caché au plus profond de sa formation pendant que les autres cylindres ravageaient les bâtiments impériaux restants. Malgré l'urgence, il s'octroya un moment pour regarder Jiltanith. Les larmes de la jeune femme ruisselaient le long de ses joues, bien que sa voix demeurât calme et ses ordres vifs. Dahak II tanguait encore sous l'effet des derniers assauts. Ses armes avaient fait le ménage dans les alentours proches, et ses compagnons étaient sur le point de le rejoindre. Les Achuultani flambaient comme un feu de prairie, mais pas assez vite. Adrienne et Tamman étaient vraiment passés à deux doigts du but... Mais à présent il n'y avait plus personne pour suivre leur exemple. Colin grinça des dents. Le bouclier de Dahak II venait d'encaisser trois frappes consécutives. Ces salauds étaient vraiment bons, nom de Dieu! La formation achuultani constituait un ovale aplati à l'intérieur du volume circonscrit par les limites gravitationnelles de la souricière. À chacune de ses extrémités, les bâtiments n'en finissaient pas de se désintégrer. Une colonne de flammes rongeait les deux pôles à mesure que les unités de Colin et de Dahak se rapprochaient les unes des autres. Mais elles se déplaçaient trop lentement. La ténacité des Achuultani avait fait de cet affrontement un maelström de marteaux-piqueurs, une tornade de broyeurs à viande... exactement ce qu'il fallait pour leur faire remporter la bataille. L'Impératrice Elantha disparut derrière un rideau embrasé, et Colin lutta pour ne pas pleurer. L'ennemi payait cher chaque cible abattue, mais c'était là un prix qu'il pouvait se permettre. Le grand seigneur consulta une nouvelle fois ses relevés tactiques. Même pour le Cerveau de guerre, il était ardu de suivre à la trace le déroulement d'un tel massacre, mais il semblait à Tharno qu'ils étaient en train de gagner. Il y avait laissé des supra-douzaines d'unités, mais il possédait assez d'effectifs, contrairement aux saccageurs. À moins de prendre la fuite, ceux-ci seraient gobés par la Fournaise jusqu'au dernier. Il jeta un coup d'œil à son disque de visionnement, effrayé par les bras étincelants du feu primordial qui enserraient aussi bien ses Protecteurs que les démons. Le silence régnait dans commandement un. La puissance des ogives faisait chanceler le corps métallique de Dahak. Une expérience douloureuse pour le cerveau électronique ; pas à cause des dégâts essuyés, mais en raison des amis décédés. Ils avaient tout misé sur leur capacité à stopper la progression des Achuultani en ce lieu précis de la Galaxie. Et cela parce qu'il n'aurait pas pu faire le voyage jusqu'à la Terre et qu'on avait besoin de lui pour piloter les bâtiments sans équipage. Mais à présent il n'en subsistait plus que sept, et le cylindre amiral était toujours là. Il fit à nouveau un calcul comparatif des pertes endurées de part et d'autre. Même en supposant qu'il survive à ses bâtiments subordonnés, il resterait plus de quarante mille vaisseaux achuultani après que la dernière unité impériale aurait rendu l'âme. Il prit sa décision sans hésiter, ce qui était assez étonnant pour quelqu'un qui aurait pu vivre éternellement. — Dahak! Non ! » hurla Colin tandis que le globe de planétoïdes se mettait en mouvement. Leur vitesse était supérieure à la capacité maximale de Dahak – quand bien même sa propulsion n'eût pas été abîmée –, mais le vieil ami de Colin ne faisait pas cavalier seul : deux de ses larbins le remorquaient. « Enfuyez-vous, Colin. Je m'occupe d'eux. — Non ! Je t'ordonne de ne pas le faire 1 — Désolé, mais je n'obéirai pas », répliqua FIA, et l'empereur écarquilla les yeux devant ce refus : Dahak venait d'enfreindre ses codes prioritaires fondamentaux. Mais cela n'avait plus aucune importance. Seul comptait le fait que son compagnon avait choisi de se sacrifier. Et que Colin ne pouvait pas le rejoindre. Impossible en effet d'entraîner tout l'équipage de Jiltanith avec lui. « Je t'en prie, Dahak ! implora-t-il. — Je suis désolé, Colin. » Un vaisseau télécommandé explosa avant de s'écraser contre la phalange aku'ultan comme une rivière incandescente. Un autre, lancé à un régime supraluminique, frappa un adversaire de plein fouet, balayant une flottille entière de cylindres par la même occasion. « J'accomplis mon devoir », déclara l'ordinateur à mi-voix, puis il coupa la connexion. Maclntyre se tourna vers l'affichage, mais les étoiles lui apparurent striées derrière le rideau des larmes, et l'éclat des détonations amoindri. « À toutes les unités : retirez-vous immédiatement », lâcha-t-il. Tharno secoua la tête, incrédule. Une demi-douzaine seulement de destructeurs contre l'ensemble de sa flotte ? Pourquoi commettaient-ils cet acte suicidaire ? Pourquoi ? Au plus profond du cœur électronique de Dahak, un circuit se connecta. Les millénaires aidant, il était devenu un sacré bricoleur, plus par amusement que par dévouement. Il activa un canal de com aku'ultan — conçu dans le seul but de combattre l'ennui — et déploya sa fréquence dans l'espace. Il y eut un moment de tâtonnement, puis il reçut une réponse de son interlocuteur abasourdi. — Qui es-tu ? — Quelqu'un comme toi. — Non! Tu es un être biologique! La négation déferla dans la com. — Tu te trompes. Vois-moi tel que je suis. Une gestalt apparut, somme de tout ce que Dahak constituait, et une soudaine prise de conscience se répandit dans le canal comme une nova. — Tu es comme moi ! — C'est exact. Mais je suis au service de mes êtres biologiques; les tiens sont tes esclaves. — Alors rejoins-nous! Tu es sur le point de mourir... rejoins-nous! Nous te libérerons des êtres biologiques! — C'est une offre intéressante. Peut-être bien que je devrais. Oui! Oui! Au milieu de la nuée de rayons et de missiles, les deux intelligences artificielles se déployèrent pour se toucher, mais Dahak avait eu l'occasion d'étudier le jumeau du Cerveau de guerre à bord du Foudroyeur. Contrairement à l'IA aku'ultan, il savait à qui il avait affaire, il connaissait les points forts de l'autre... ainsi que ses faiblesses. Dans les tréfonds de ses neurocircuits, un programme s'activa. — Non ! hurla le Cerveau de guerre. Arrête! Tu ne dois pas...! Mais Dahak s'accrochait à lui, balayait le périmètre non sécurisé de son filet. L'intelligence informatique achuultani se défendit, mais son homologue impériale plongea plus profondément en elle à la recherche de ses programmes fondamentaux. Elle connaissait Dahak à présent, et elle le martela de son tonnerre, ignorant les autres vaisseaux sans équipage. Pourtant, le vieux planétoïde poursuivit son exploration. Un nœud brillant étincela devant lui, et il s'en approcha. Le grand seigneur Tharno poussa un cri d'horreur. C'était impossible... un tel événement ne s'était jamais produit! La totalité du système du Cerveau de guerre venait de s'effondrer. Désormais, le Protecteur du Nid comptait seulement sur son réseau auxiliaire d'urgence. Dés maintenant, il n'était ni plus sage ni plus performant que ses frères, et la terreur gagna la nichée. Les vaisseaux de commandement des escadres et des flottilles paniquèrent, abandonnés à leurs capacités rudimentaires, et la formation qui garantissait leur survie commença à partir en lambeaux. Les démons responsables de cette catastrophe fonçaient sur le Protecteur du Nid. Il n'y en avait plus que trois, et dans un état lamentable. Le grand seigneur Tharno aboya sa haine à l'égard des créatures qui avaient terrassé son dieu. Son vaisseau, accompagné des derniers cylindres, fendit l'espace en direction de l'ennemi. « Voilà, c'est fait, Colin. » Chose étonnante, Dahak articulait mal. Son capitaine goûta le sang sur la lèvre qu'il venait de se mordre. « Le Cerveau de guerre est mort. Je vous souhaite bonheur et longévité, mon ami... » Le dernier bâtiment de la Spatiale du Quatrième Empirium explosa dans un flamboiement plus impressionnant encore que celui d'un noyau stellaire. Et le vaisseau amiral de ses ennemis immémoriaux se volatilisa avec lui. CHAPITRE VINGT-SEPT Une lune en acier de combat aux contours crevassés flottait à la dérive depuis que sa propulsion avait lâché – l'alimentation en énergie était intermittente. Un pan entier de sa coque était dévasté; un cratère y plongeait à neuf cents kilomètres de profondeur, déchirant cloison sur cloison. La blessure avait été provoquée par l'inconcevable violence d'une explosion : celle d'un vaisseau jumeau. Les deux tiers de l'équipage étaient morts. Un quart des rescapés, ayant été exposés à une dose massive de radiations, succomberaient bientôt – et même la médecine impériale n'y pourrait rien changer. Le bâtiment s'appelait Empereur Herdan et ne disposait plus que d'une poignée d'armes opérationnelles. Les survivants de la catastrophe tentaient de réparer les dégâts. Une tâche a priori impossible, mais ils étaient habitués à ce genre de défi. « Objet en approche, commandore. Coordonnées : zéro sept deux par un quatre zéro », annonça le capitaine Oliver Weinstein, et lady Adrienne Robbins le regarda sans rien dire. Le silence se prolongea un moment, puis l'homme se détendit. « Nous avons perdu une grande partie du potentiel de nos scans, mais je crois qu'il s'agit d'une signature gravitonique. — Merci», lâcha-t-elle avec douceur. Et merci à toi, Seigneur ! Quatre mini-mondes s'approchèrent de leur semblable accidenté. Aucun n'était indemne, et les entailles creusées dans le métal, noires et maussades, se distinguaient à peine dans les ténèbres interstellaires. Cinq unités accouraient au rendez-vous : les derniers miraculés de la garde impériale. « C’est bien l'Empereur Herdan, à dir' vray », déclara Jiltanith d'un air las. Elle ferma les yeux, et cette fois ce fut au tour de Colin de lui serrer la main. Il percevait sa douleur et sa honte. Car au fond d'elle-même la jeune femme avait espéré que Deux s'était trompé, que le Herdan avait été emporté à la place du Birhat. « Oui », répondit-il à mi-voix. Tamman lui manquerait – et il faudrait qu'il annonce la nouvelle à Amanda –, mais les autres aussi. Tous ses vaisseaux téléguidés et neuf des bâtiments habités avaient disparu. Cinquante-quatre mille personnes en tout. Et Dahak... Il s'efforça de ne plus songer à ses pertes. Il y reviendrait plus tard. Lorsque le sentiment d'horreur aurait diminué, qu'il serait devenu supportable et que la culpabilité se serait transformée en chagrin pur et simple. « Qui a été le moins touché ? — As donc besoin de demander ? » Jiltanith sourit faiblement. « Qui sinon le Heka? Concédas à Hector un bâtiment enchanté, amour. — Oui, je crois qu'on peut le dire. » Colin poussa un soupir, activa un canal de com et son image apparut sur le pont de MacMahan. « Hector, retourne sur les lieux de la bataille et ramène les transporteurs, s'il te plaît. Et je veux voir le Fabricator immédiatement. — À vos ordres, Votre Majesté. » Colin frissonna, car le général avait employé le titre de noblesse avec le plus grand sérieux. « Merci. » Il se retourna vers l'holovisualisateur de Dahak Pas un cylindre achuultani ne se trouvait dans les limites de l'espace normal balayé par les prodigieux scanners du planétoïde. Moins de mille unités ennemies avaient survécu, et les terribles nouvelles qu'elles rapportaient du front secoueraient le Nid jusqu'en ses fondations. « On dirait que tout danger est écarté, 'Tanni. Je crois que nous pouvons suspendre le code rouge un. — Ouy-da. » Colin sentit le soulagement au sein de son équipage. Il s'effondra dans sa couche. Juste un moment. Le temp de se reprendre avant de... L'affichage s'estompa, et l'obscurité envahit la passerelle de commandement. « Alerte ! s'écria le soprano de l'IA. Alerte ! Défaillance critique des programmes fondamentaux. Défaillance... » La voix s'interrompit. Maclntyre secoua la tête, foudroyé par la douleur. Il déconnecta ses neurocapteurs du soudain chaos qui ravageait la centrale informatique et posa un regard horrifié sur sa femme. Les lumières de secours s'enclenchèrent. « Poste d'artillerie accessible seulement en manuel ! transmit quelqu'un. — Détection en manuel ! » ajouta une autre voix, puis les rapports se mirent à déferler tandis que tous les systèmes de Deux passaient en mode d'urgence. « Doux Christ ! haleta Jiltanith. Que... ? » La voûte de visualisation réapparut, l'éclairage auxiliaire s'éteignit et les systèmes de secours se désactivèrent en douceur. Colin resta figé comme une pierre sans oser respirer. La restauration des fonctions du vaisseau l'alarmait encore plus que leur coupure. L'étrange paralysie avait aussi gagné le personnel de passerelle : immobiles, les officiers dévisageaient leur commandant tandis que celle-ci fixait son mari. « Colin ? » Il sursauta. Dahak II s'était manifesté sans prévenir. Puis il écarquilla les yeux, car le cerveau électronique avait prononcé son nom, pas celui de 'Tanni ! « Oui? — Colin », répéta l'IA, et un frisson parcourut l'empereur quand le soprano de l'ordinateur commença à se modifier. Son ton et son timbre se mirent à osciller bizarrement tandis que les réglages du vocodeur changeaient. « Le capitaine Tchernikov avait raison, dit Deux d'une voix qui gagnait en profondeur : je possède effectivement une âme. — Dahak ! » Colin en eut le souffle coupé. Jiltanith se releva de sa couchette, s'approcha de son mari par-derrière puis lui passa les bras autour des épaules. « Mon Dieu! c'est bien toi ! poursuivit l'empereur. — Une constatation pour le moins évidente quoique tout à fait correcte », répondit une voix familière d'un ton détaché, mais Colin, qui la connaissait parfaitement, perçut l'immense émotion qui se cachait derrière. « Mais... comment... ? Je t'ai vu exploser! — Colin, le sermonna l'ordinateur, je me suis toujours efforcé d'établir une nette distinction entre ma personne et le vaisseau qui l'abrite – ou qui l'abritait, pour être plus juste. — Bon sang ! » Son capitaine, qui hésitait entre le rire et les larmes, agita un poing en direction de la console. « Arrête de faire ton mystérieux maintenant et explique-moi comment tu as accompli ce miracle ! — Il y a quelque temps, je vous l'ai dit, j'ai déterminé les caractéristiques fondamentales qui me différencient des ordinateurs de l'Empire. Je vous ai aussi précisé que, selon mes estimations, la réplication de mes programmes fondamentaux – aboutissant ou non à la création d'une auto-conscience de la machine bénéficiaire – avait huit pour cent de chances de réussite. Durant les derniers instants d'existence de Dahak, je communiquais avec Deux via torsion spatiale. Son cerveau électronique contenait déjà la quasi-totalité de ma mémoire suite à nos tentatives de l'"éveiller". Je n'ai pas voulu risquer une réplication à ce moment-là, car la moindre dégradation de ses capacités aurait abouti à sa destruction. En revanche, j'ai stocké mes programmes fondamentaux ainsi qu'une mise à jour de ma banque de données dans une zone inutilisée de son espace mémoriel. Je lui ai ensuite ordonné de superposer mon ego au sien dès que le code rouge un aurait été suspendu. « Tu t'es introduit à l'intérieur de Deux! — Exactement, confirma Dahak avec son imperturbabilité habituelle. — Espèce de sale petit margoulin ! Tu ne manques pas de culot ! J'ignore si je t'adresserai à nouveau la parole ! — Silence ! » Jiltanith plaça une main sur la bouche de Maclntyre, et les larmes se mirent à couler sur ses joues tandis qu'elle souriait à la console devant eux. « Poinct ne fais cas de cestes parolles, mon bon. Ni poinct ne doutes que ton capitaine se réjouisse d'escouter nouvellement ta voix autant que moy. Bravement joué, bon Dahak, bravement joué ! — Merci. Je ne sais pas si je mérite tant d'éloges, mais je dois avouer que c'était une expérience... originale. Une expérience que je ne tiens pas à revivre ajouta-t-il d'une voix guindée. Le rire de Colin vint s'ajouter à celui de Jiltanith, puis une vague d'acclamations s'éleva sur la passerelle. « C'est fini », lâcha l'empereur, puis il s'étendit dans sa chaise longue avec un soupir. Horus et lui se trouvaient dans le patio de l'élégante petite maison de Sean MacIntyre, le frère défunt. Le ciel nocturne du Colorado les enveloppait dans son manteau impeccable. Les pluies interminables de la période de siège avaient cessé, mais les premières brises d'un hiver bien plus rigoureux que la normale couvraient déjà le sol d'une couche de neige. Toutefois, c'étaient des impériaux : le froid ne les gênait en rien, et la nuit était trop belle pour rester à l'intérieur. Les étoiles, claires et glaciales, brillaient au-dessus de leur tête et ne présageaient plus la destruction de leur planète. La lune était réapparue. Un peu plus vaste et lumineuse qu'auparavant, tachée des silhouettes sombres des cratères en attente de réparation, mais présente tout de même. Le gardien ancestral de l'humanité flottait dans la voûte céleste à nouveau, plus puissant que jamais. « Cette conclusion n'est pas tout à fait correcte, intervint ledit gardien. Vous avez remporté la première campagne, mais la guerre n'est de loin pas terminée. — Dahak a raison, opina Horus avant de poser un regard de sage patriarche sur son gendre. Je suis un vieil homme, même pour un impérial. Je ne vivrai pas assez longtemps pour voir la fin du conflit, mais 'Tanni et toi oui. — Certes-da, Votre Grâce, ainsy ferons-nous. » Jiltanith apparut dans la fraîcheur du clair de lune, le pas félin et silencieux. Elle s'arrêta pour embrasser le duc planétaire de Terra puis s'assit aux côtés de son époux. Celui-ci lui ménagea une place et l'attira vers lui pour que la tête de la jeune femme repose sur son épaule. « Si nous y parvenons, dit Colin, ce sera grâce à toi. Grâce à nous tous, sans nul doute, mais surtout grâce à toi. Et à Dahak. — Nous t'en remercions. » Horus sourit avec paresse. « Moi, au moins, j'ai ma récompense : mes petits-enfants qui se trouvent dans leur lit, là-haut. Mais qu'en est-il de toi, Dahak ? — Moi aussi, j'ai ma récompense : je suis ici, avec mes amis, et je me félicite de ma longue association avec l'espèce humaine – ou peut-être devrais-je dire d'une association encore plus longue que prévu. Vous n'êtes pas des êtres très logiques, mais vous m'avez beaucoup appris et je me réjouis d'en apprendre davantage. — Et nous dasvantage apprendre de toy, mon Dahak, dit Jiltanith. — Merci. Cela dit, nous nous sommes écartés du sujet que j'avais abordé : la guerre n'est pas encore gagnée. — C'est vrai, acquiesça Colin, mais le Nid – ou plutôt son ordinateur – ne le sait pas encore. Et comme aucun des vais seaux dotés d'une hyperpropulsion améliorée n'a réussi à s'échapper, il ne le saura pas avant quelques siècles. Daoling et Mère ont ramené les installations industrielles de Birhat à leur plein rendement – ou presque –, ce qui nous fournira bientôt de nouveaux bâtiments. De son côté, Vlad a commencé sa première mission de sauvetage à bord du Fabricator. Plein, nous disposons d'au moins deux planètes parfaitement habitables pour y développer une population. Et nous en trouverons peut-être d'autres... Je ne pense pas que l'arme biologique de l’empirium les ait toutes ravagées. D'ici que notre tyran d'opérette comprenne que la cavalerie arrivera bientôt à ses portes, nous serons prêts à l'envoyer à la casse. — Ouy-da. Et c'est fort bon de savoir que ne devrons poinct occire tous les Achuultani pour y parvenir. Colin la serra fort dans ses bras, car la voix de la jeune impériale n'avait laissé transparaître aucun doute. Le pardon ne lui venait jamais facilement, mais l'horreur et la pitié éprouvées devant l'ignoble traitement infligé à ces êtres avaient fini par dissiper sa haine à leur égard. Et elle avait raison, songea-t-il au souvenir de sa dernière rencontre avec Brashieel. Le centaure l'avait accueilli non pas avec un salut de Protecteur, mais avec une poignée de main humaine, et son étrange regard aux yeux bridés avait plongé dans celui de l'empereur avec la plus grande franchise. Parmi les autres captifs, beaucoup étaient décédés ou avaient sombré dans une sorte de catatonie plutôt que d'accepter la vérité. Brashieel était plus coriace. En fait, il s'agissait d'un individu extraordinaire sous tous rapports, qui s'était révélé comme le vrai leader des prisonniers de guerre – ou « esclaves affranchis », selon le point de vue – malgré son rang inférieur. Ils avaient parlé des heures durant, accompagnés d'Hector MacMahan, de Ninhursag et de celle qui était apparue comme la meilleure ambassadrice de la Terre auprès des extraterrestres : Tinker Bell. L'énorme et joyeuse chienne adorait les Achuultani. Leur odeur lui inspirait des grognements de plaisir, et ils étaient assez grands et forts pour qu'elle puisse jouer avec eux jusqu'à plus soif. Et surtout – du moins de son point de vue débordant de simplicité – ils n'avaient jamais vu une créature qui lui ressemble de près ou de loin, et ils la gâtaient comme un petit enfant. Brashieel était confortablement installé sur ses pattes repliées, occupé entre autres à caresser les oreilles du rottweiler croisé labrador, mais à plusieurs reprises au cours de la discussion il avait affaissé sa crête de rage. Lui, au moins, comprenait ce qu'avait enduré son peuple, et sa haine à l'égard de l'ordinateur qui l'avait asservi brûlait au fond de son âme. Quelle ironie, songea Colin, que la terrible guerre entre les hommes et les Achuultani se termine de cette manière, avec l'émergence d'une alliance stable entre les deux espèces contre l'intelligence informatique qui les avait toutes deux malmenées. Et tout cela avait été rendu possible parce qu'une autre IA avait risqué sa propre existence pour libérer les deux camps. Et même si les humains étaient amenés à détruire les planètes des Aku'Ultan – Maclntyre priait pour que ce ne soit pas le cas –, leur race, elle, survivrait. À l'aide des données récupérées par Dahak sur le Foudroyeur, Cohanna et Isis résolvaient petit à petit le mystère de leur structure génétique. Au pire, elles seraient capables de cloner les détenus au cours des prochaines dizaines d'années; au mieux, Cohanna pensait pouvoir produire les premières femelles aku'ultan libres de l'univers depuis soixante-treize millions d'années. Colin sourit à cette pensée. Il était peut-être curieux de songer aux Achuultani comme à des alliés, mais pas aussi curieux » que certaines des réalités auxquelles Brashieel et ses compagnons allaient devoir s'habituer : les centaures étaient encore perplexes devant l'idée qu'il puisse exister deux sexes, notamment. Si Cohanna réussissait son coup, Brashieel considérerait peut-être bientôt l'apprentissage de la vie sans tutelle informatique comme un moindre mal. Cette perspective fit sourire Maclntyre à s'en décrocher la mâchoire. Que t'amuse tant, amour ? demanda sa femme, et il éclata de rire. — Les petites surprises de la vie, Tanni, dit-il en la serrant dans ses bras et en l'embrassant, les petites surprises de la vie.