CHAPITRE VINGT-HUIT «… et nous en avons à peu près fini avec l’aspect local de l’affaire, conclut Joachim Alquezar en regardant dame Estelle Matsuko, baronne de Méduse, assise en sa compagnie à la table de conférence. Je ne suis pas entièrement satisfait de la situation en Marianne mais je pense que c’est une tempête dans un verre d’eau. Un membre du gouvernement planétaire ayant une trop haute opinion de ce qui lui est dû a le sentiment de s’être fait marcher sur les pieds, et il râle comme un pou. On ne le laissera pas faire assez longtemps pour que ça devienne un vrai problème, mais le même genre de truc risque de se produire ailleurs avant que tout ne soit terminé, j’en ai peur. Il ne serait donc pas inutile que Samiha envoie quelqu’un de son ministère pour remonter les bretelles des collègues de l’individu, juste pour s’assurer qu’ils lui marchent dessus assez fort. » Alquezar, Méduse était heureuse de le constater, ne montrait pour l’heure aucune tendance à acquérir ce sens de leur propre importance et cette exigence de formalisme qu’elle avait vus chez trop de chefs politiques au fil des décennies. Bien sûr, il avait tout le temps de changer, supposa-t-elle en s’interdisant d’entretenir trop d’espoir. Après tout, les pessimistes n’ont que de bonnes surprises. Je dois toutefois dire qu’il risque bien moins de virer à l’arrogance que certains politiciens de chez nous ! Que beaucoup de politiciens de chez nous, en fait… ou que ne l’aimerait ce sale petit con de Van Scheldt, d’ailleurs. Elle se demanda – encore – pourquoi le Premier ministre ne virait pas purement et simplement Van Scheldt. Ce dernier était sans doute efficace, mais c’était le seul membre du gouvernement Alquezar qu’elle supposait capable de coups de couteau dans le dos. « Comme vous dites, monsieur le Premier ministre, répondit-elle, il s’agit d’une question interne au Quadrant de Talbot. Ça ne relève pas de mon autorité en tant que gouverneur impérial, à moins que la situation ne s’envenime assez pour que je doive intervenir et écrabouiller quelqu’un. Jusqu’ici, j’ai l’impression que c’est loin d’avoir atteint ce niveau-là. Vous êtes d’accord, madame le ministre ? — Oh, tout à fait, madame le gouverneur, répondit Samiha Lababibi, souriante. Joaquim a parfaitement raison sur les faits, sauf que, dans le cas présent, je suis à peu près sûre que le râleur n’est pas un homme. J’ai une assez bonne idée de son identité, en fait, et, si j’ai raison, c’est une femme. Le problème n’est pas vraiment non plus qu’on lui a marché sur les pieds mais qu’elle espérait avoir de meilleures occasions de se remplir les poches grâce au programme d’investissement. » Elle secoua la tête. « Je crains qu’un certain nombre de gens n’aient encore un peu de mal à comprendre que les affaires ne vont pas continuer comme avant. Comme dit Joachim, ce n’est pas la dernière fois qu’une histoire pareille aura lieu. Je vois déjà quelques personnes ici même, en notre beau monde de Fuseau – et pas des visiteurs, je le crains –, qui raisonnent de la même manière et qui pourraient être assez bêtes pour tenter un coup similaire. » Ça aussi, c’est assez remarquable, songea Méduse avec une profonde satisfaction. À l’époque de l’Assemblée constituante, il ne serait jamais venu à l’idée de Lababibi de parler comme ça. Sans être délibérément corrompue, elle faisait depuis toujours partie des couches supérieures du milieu politico-économique de Fuseau, isolée de la réalité du commun des mortels. Elle pouvait sympathiser intellectuellement avec un Krietzmann mais pas vraiment comprendre d’où il venait, car c’était par trop étranger à son expérience. Je me demandais si la plonger au cœur de la politique fiscale de l’Empire stellaire en faisant d’elle la trésorière du Quadrant ferait bouger sa confortable perception de l’univers. J’ai toujours su, au moins, qu’elle était assez intelligente pour cela, mais intelligence n’est pas forcément synonyme de sagesse, et je suis heureuse de constater qu’au moins dans ce cas ça a l’air de fonctionner. « En l’occurrence, toutefois, continua Lababibi, heureusement inconsciente de ces pensées, je pense pouvoir… raisonner la coupable. Si je lui fais remarquer, en tant que ministre des Finances du Quadrant, que les crédits d’investissement sont réservés aux particuliers et que tant le gouvernement Alquezar que Sa Majesté considéreraient avec… un profond déplaisir, dirons-nous, toute tentative des gouvernements locaux pour s’y opposer, je pense qu’elle recevra le message. — Bien. » Méduse sourit puis devint un peu plus sérieuse. « Comme je le disais, il me semble s’agir d’une question interne au Quadrant et vous avez raison, Samiha. Ce programme de crédit est offert aux particuliers, les gouvernements n’ont pas à le contrôler, ni même à s’y immiscer. Je vous conseille toutefois de faire passer votre message d’une manière disant clairement que mes services et moi-même sommes au courant. Faites de moi une présence inquiétante dans le décor mais ne m’utilisez pas comme un gourdin explicite. Que ces gens tirent les conclusions qu’ils veulent, mais il ne m’appartient d’intervenir dans une question comme celle-ci que si Joachim ou vous me le demandez. Qui plus est, je veux que tout le monde sache que je suis au courant mais que le gouvernement du Quadrant, adulte, est capable de prendre ses propres décisions et de procéder aux pressions qu’il estime requises. » Lababibi hocha la tête et Méduse l’imita, avec une autre pointe de satisfaction devant la manière dont l’ex-présidente de Fuseau gérait les questions financières du Quadrant. Et, cette fois, pas seulement à cause de son rejet d’une attitude figée quant aux privilèges oligarchiques. Qu’elle fût consciente du besoin de trouver l’équilibre adéquat entre les décisions, le choix de la politique et son application au niveau local, d’une part, et l’autorité impériale d’autre part, cela faisait, selon la baronne, un autre acquis de grande valeur. La situation, bien sûr, évoquait encore un monstre à deux têtes pour tous les gens concernés. D’après la nouvelle Constitution, Alquezar, en tant que Premier ministre, était le chef du gouvernement. Cela leur donnait, à lui et au Quadrant, un large degré d’autonomie… et les responsabilités qui allaient avec. Toutefois, le Talbot tout entier avait l’obligation de s’accorder aux politiques de l’Empire stellaire de Manticore, pour l’heure représentées et énoncées par une certaine baronne de Méduse. Bien qu’elle ne pût annuler des manœuvres spécifiques ou des décisions législatives locales, dame Estelle avait toute autorité – et droit de veto – lorsqu’il était question d’insérer souplement ces décisions ou ces lois sur les rails impériaux, dans les domaines où l’autorité de l’impératrice était essentielle. En dépit des articles et sections bien définis de la Constitution du Quadrant, leur application demeurait un travail en chantier et ce n’était pas près de changer. Il faudrait à tout le monde un long moment pour déterminer avec exactitude où se situaient les limites des diverses autorités et responsabilités. Jusqu’ici, cependant, les évolutions paraissaient prendre la bonne direction. À tout le moins, tous les membres du gouvernement semblaient-ils décidés à ce qu’il en allât ainsi. Le programme de crédit d’investissements et la manière dont l’abordait le cabinet d’Alquezar en étaient, selon Méduse, une bonne preuve. L’impératrice Élisabeth avait décrété, bien avant que l’Assemblée constituante n’eût enfin voté la Constitution du Quadrant, que ses nouveaux sujets ne seraient pas les victimes financières des anciens. Cependant, il était impératif – pour bien des raisons – de pousser aussi vite et aussi fort que possible les investissements au sein de l’amas de Talbot. Cet ensemble de mondes abritait beaucoup d’habitants, beaucoup de systèmes stellaires, mais sa technologie gravement arriérée devait être mise à jour d’urgence, et il était difficile de trouver des capitaux localement. Élisabeth et le Premier ministre Grandville avaient donc décidé que, durant ses dix premières années T d’existence, toute nouvelle entreprise du cru bénéficierait d’une réduction de charges égale au pourcentage de ses actions détenu par des citoyens du Quadrant. Cette réduction diminuerait ensuite de cinq pour cent par an pendant dix ans de plus, avant d’être supprimée lors de la vingt et unième année. Voilà qui donnait une formidable motivation aux investisseurs du Vieux Royaume stellaire pour chercher des partenaires locaux, et tout ce dont devait s’occuper le gouvernement, c’était de noter les proportions d’actionnaires talbotiens et d’administrer les réductions de charges. Il n’avait aucun rôle à jouer dans la création des partenariats. Certains oligarques semblaient incapables (ou peu soucieux) de comprendre ce point. Ils pensaient contrôler les nouvelles entreprises comme ils dominaient les structures financières de l’amas de Talbot avant l’annexion. Les plus intelligents avaient en revanche saisi très tôt que d’énormes changements étaient en marche et qu’ils avaient intérêt à accepter l’idée que des éléments de leur population naguère insignifiants sur les marchés financiers locaux dussent bientôt se révéler fort séduisants pour les investisseurs manticoriens. C’était d’ailleurs tout juste ce qui était en train de se produire, à la satisfaction d’Élisabeth Winton. Bien des investisseurs du Royaume stellaire permettaient à leurs partenaires du Quadrant de financer leur part des actions sous la forme d’un pourcentage du crédit de charges, ce qui réduisait énormément le capital de départ requis des Talbotiens. Voilà qui autorisait des individus nullement sortis des rangs des oligarques traditionnels à devenir des joueurs importants, et qui ne tarderait pas à élargir et à renforcer l’économie globale du Quadrant tout en diminuant sérieusement le contrôle qu’exerçait sur elle la « vieille garde ». Joaquim Alquezar, son cabinet et son Parti de l’union constitutionnelle (qui détenait une majorité de plus de dix-huit pour cent au Parlement du Quadrant) le comprenaient et travaillaient dur à favoriser le processus. Ce qui ramenait Méduse à la situation sur Marianne. Apparemment, un des oligarques locaux – et, comme Lababibi, Méduse pensait deviner de qui il s’agissait exactement – estimait devoir toucher une « commission » pour servir d’intermédiaire dans la création de partenariats entre investisseurs manticoriens et talbotiens. Des mots tels qu’extorsion, corruption et pots-de-vin venaient à l’esprit de Méduse dès qu’elle y songeait, et elle espérait presque que la coupable se montrerait moins sensible à la raison que ne le pensaient Alquezar et Lababibi. Elle ne se rappelait pas exactement qui, sur la Vieille Terre, s’était déclaré partisan de fusiller quelques individus « pour encourager les autres » mais, dans ce cas précis, Estelle Matsuko était prête à fournir elle-même les munitions. Figurativement parlant, bien sûr. « Bon, reprit Alquezar, dont le regard fit le tour de la table de conférence, quelqu’un voit-il autre chose dont nous devions nous occuper avant de clôturer la séance ? » Encore un signe de jeunesse, songea la baronne. Il ne faudrait pas très longtemps, elle en était sûre, avant que des ordres du jour figés ne deviennent la règle de ces réunions. Pour l’instant, les débats étaient toutefois remarquablement – et heureusement – flexibles. Le Premier ministre se tourna vers elle lorsqu’elle se racla la gorge. « Il est une question que l’amiral Khumalo m’a dit vouloir porter à votre connaissance, dit-elle. Excusez-moi de n’en avoir parlé à personne avant la présente réunion, mais le messager est arrivé quelques heures à peine avant que nous ne commencions, et il a fallu un peu de temps à l’amiral pour digérer le contenu de ses dépêches et le partager avec moi. — Pas de problème, madame le gouverneur. » Alquezar ne durcit pas la voix mais il avait à l’évidence perçu l’accent officiel de la baronne, et il haussa légèrement un sourcil à son attention, avant de se tourner vers l’officier assis à sa droite. « Amiral ? — Merci, monsieur le Premier ministre. » Le timbre d’Augustus Khumalo était considérablement plus profond que celui de son interlocuteur. Il adressa à ce dernier un signe de tête poli puis se tourna légèrement pour englober du regard toute la table de conférence. « Ce dont parle la baronne de Méduse, c’est d’un message du capitaine Denton, le commandant du contre-torpilleur Reprise. — Le Reprise ? » répéta Henri Krietzmann, pensif. Puis son regard s’alluma. « C’est le bâtiment qui garde le système de Péquod, n’est-ce pas, amiral ? — Tout à fait, monsieur le ministre, acquiesça Khumalo. — Et le sujet de ce message ? demanda Alquezar, les yeux plissés. — Apparemment, il y a des frictions avec les vaisseaux marchands de Nouvelle-Toscane. » Khumalo semblait peser ses mots, observa Alquezar. « Quel genre de frictions ? demanda-t-il. — C’est ce qui est bizarre, monsieur. Nous n’avons reçu aucune communication officielle à ce sujet en dehors du rapport de Denton, lequel est toutefois d’une lecture intéressante. Il semble qu’il y ait plus de circulation néo-toscane en Péquod ces derniers temps qu’il n’y en a jamais eu avant l’annexion. D’une certaine manière, ce n’est guère surprenant, compte tenu de la relative proximité des deux systèmes. Même un cargo peut aller de l’un à l’autre en moins d’une semaine T, après tout. Cela dit, nous savons tous que Péquod est loin de représenter ce qu’on appelle un grand centre d’activité commerciale : la plupart des transports qui y circulent sont depuis longtemps dominés par l’UCR. » Alquezar hocha la tête. Son propre système stellaire, San Miguel, situé à moins de cent trente années-lumière de la Nouvelle-Toscane, avait été le premier à rejoindre l’Union commerciale de Rembrandt – dont le Premier ministre et sa famille contrôlaient d’ailleurs douze pour cent des parts. Si quelqu’un maîtrisait les réalités du commerce et des transports interstellaires au sein de l’amas de Talbot, c’était bien Joachim Alquezar. « Je sais que les relations politiques et financières qui sont en train de se créer auront pour résultat une reconfiguration radicale des flux de transport, surtout compte tenu de la circulation supplémentaire attirée au terminus de Lynx, continua Khumalo. Il est donc sûrement logique que les commandants de vaisseaux locaux prospectent. Il n’y a sans doute pas encore beaucoup de cargaisons locales qui cherchent un transporteur mais il peut y en avoir quelques-unes, et établir des contacts pour l’avenir est devenu bien plus important qu’autrefois. » Malgré cela, il semble qu’on voie plus de vaisseaux néo-toscans en Péquod que ne le justifie la situation. Je ne m’en inquiéterais pas – je doute d’ailleurs qu’un membre quelconque de mon état-major s’en soit seulement aperçu – sans le rapport du capitaine Denton sur la manière dont se conduisent les officiers de certains de ces vaisseaux. — Quelle manière, amiral ? demanda Bernardus Van Dort, une lueur d’intérêt dans ses yeux bleus. — Ils paraissent exceptionnellement… susceptibles. Ils se vexent très vite. Pire, selon le capitaine Denton, ils cherchent activement des raisons de se vexer. Quitte à les fabriquer. — Permettez-moi une petite interruption avant que l’amiral n’aille plus loin », intervint Méduse. Comme tout le monde se tournait vers elle, elle eut un sourire dépourvu d’humour. « Il va sûrement venir à l’idée de beaucoup d’entre vous que Denton nous envoie ces observations parce qu’il s’est débrouillé pour donner aux Néo-Toscans des raisons légitimes de se vexer. Ni l’amiral ni moi ne pensons que ce soit le cas. Toutefois, je ne puis prétendre connaître personnellement cet officier. Je crois lui avoir été présentée au moins une fois, peu après que le Reprise a été placé sous les ordres de l’amiral Khumalo, mais, en vérité, je ne me le rappelle pas très bien. J’ai cependant compulsé son dossier personnel depuis qu’on m’a fait part de sa dépêche. D’après ses états de service, il ne me semble pas homme à chercher querelle à des officiers de vaisseaux marchands pour le plaisir. Et il ne me semble certainement pas homme à tenter d’insinuer que les Néo-Toscans sont hypersensibles pour se garder de toute plainte raisonnable qu’ils pourraient déposer en raison de ses propres activités. — Madame le gouverneur a raison, gronda Khumalo. Je connais bien sûr Denton mieux qu’elle, et je ne l’ai pas affecté en Péquod pour sa bêtise. Il ne marcherait sur les pieds de personne et, même s’il était tenté de se couvrir pour une raison quelconque, il saurait que tout rapport trompeur serait fatalement décrypté un jour et finirait par rendre sa position encore plus inconfortable. En d’autres termes, je ne crois pas qu’il merderait ni qu’il serait assez idiot pour se croire capable de le dissimuler si jamais il merdait. — Si le gouverneur et vous-mêmes êtes d’accord, je suis tout prêt à accepter votre jugement, dit Van Dort. Pourquoi le capitaine Denton croit-il que les Néo-Toscans agissent ainsi ? — A-t-il une explication à leur « susceptibilité », comme dit l’amiral ? précisa Méduse. La réponse est non. Mais en a-t-il des preuves, oui, et une certaine quantité, Bernardus. » L’expression du Rembrandtais était une question muette. La baronne encouragea Khumalo d’un petit geste. « L’attention du capitaine a été attirée vers cette question par le rapport d’un de ses officiers, reprit le vice-amiral. Après l’avoir comparé au récit de ses autres subordonnés ayant conduit des inspections douanières et, plus généralement, aidé les forces locales de Péquod à gérer l’accroissement du trafic, il s’est rendu compte que beaucoup d’entre eux avaient connu des expériences similaires, quoique la plupart ne les aient pas rapportées sur le moment. — Et les douaniers de Péquod ? demanda Alquezar, concentré. Ont-ils fait des rapports du même type ? — Non, monsieur le Premier ministre, répondit Khumalo, sur un ton prouvant qu’il reconnaissait la pertinence de la question. En fait, Denton s’en est spécifiquement enquis auprès de ses homologues de Péquod avant d’envoyer sa dépêche en Fuseau. Ils ont confirmé que la circulation néo-toscane avait très significativement augmenté durant les semaines T ayant précédé l’envoi du message. Aucun, toutefois, n’a rencontré la même susceptibilité. » Comme Alquezar acquiesçait, soucieux, il continua : « D’après l’enquête de Denton, presque tous les bâtiments néo-toscans abordés par son personnel durant les dix jours locaux ayant précédé sa dépêche ont fait preuve du même genre de comportement. Les officiers en étaient agressifs, semblaient très soupçonneux des mobiles de notre personnel, coopéraient avec autant de mauvaise volonté que possible devant les requêtes de documentation et d’inspection, et paraissaient dans l’ensemble chercher délibérément un incident avec le personnel spatial. En outre, Denton soupçonne qu’en plusieurs cas ils avaient activé des systèmes de surveillance pour tout enregistrer. » Du fait de ces soupçons, il s’est arrangé pour enregistrer lui-même discrètement plusieurs visites d’inspection. Je n’ai bien sûr pas encore eu le temps de visionner ces documents dans leur intégralité. J’ai toutefois regardé les extraits choisis qu’il a inclus dans son rapport officiel. À l’heure où je vous parle, le capitaine Chandler et le capitaine Shoupe épluchent le reste, mais je ne pense pas que les résultats de cet examen changeront mon impression, à savoir que Denton a bien résumé la situation. Il fait peu de doute dans mon esprit que les Néo-Toscans, quelles que soient leurs raisons, bousculent délibérément notre personnel – et surtout notre personnel militaire – dans le but évident de provoquer un incident quelconque. — Pardonnez-moi, amiral, intervint Lababibi, mais si cela ne se produisait que depuis moins de deux semaines T avant que le capitaine n’en ait connaissance, combien de ces visites ont-elles pu avoir lieu ? Je ne discute pas vos observations, je me demande seulement sur quelle base nous tirons des conclusions. — Justement, madame le ministre… (visiblement, Khumalo n’était pas vexé de la question) c’est en partie la raison pour laquelle j’estime que le capitaine Denton a mis le doigt sur un point important. Durant les dix jours locaux ayant précédé l’envoi de sa dépêche, six vaisseaux marchands immatriculés en Nouvelle-Toscane ont visité Péquod. — Six ? s’exclama Bernardus Van Dort en se redressant tout droit sur son siège. — Est-ce un chiffre significatif, Bernardus ? demanda Lababibi en considérant son collègue, tandis que l’amiral hochait la tête. — On peut le dire, Samiha, répondit le Rembrandtais avec un grognement dur. Je sais que nous n’avons pas encore pris la mesure de tous les systèmes stellaires du Quadrant mais, croyez-moi, Péquod n’a rien de commun avec Fuseau. En tant que ministre des Finances, vous savez sûrement qu’il n’est pas aussi pauvre que Nuncio, mais il l’est très, très nettement plus que Fuseau. En fait, si Henri veut bien me pardonner la comparaison, Péquod est sans doute aussi pauvre que l’était Dresde il y a trente ou quarante ans T. » Lababibi acquiesça lentement sans le quitter des yeux. Si Joachim Alquezar était familier des fonctionnements internes de l’Union commerciale de Rembrandt, Bernardus Van Dort avait presque à lui seul créé l’Union. Elle estimait depuis le début qu’il eût fait un bien meilleur ministre des Finances qu’elle, puisque nul dans la Galaxie ne connaissait mieux les réalités économiques du Talbot. Malheureusement, c’était toujours une figure trop controversée à bien des yeux pour qu’on lui confiât ce poste-là au gouvernement. Et, elle l’admettait, non sans raison. Elle-même lui faisait une confiance absolue mais l’UCR avait été trop impopulaire auprès de trop d’habitants de l’amas pendant bien trop longtemps pour que Bernardus Van Dort fût accepté comme premier fonctionnaire des finances du Quadrant. « Ce que vous ne saisissez peut-être pas – encore – tout à fait, c’est ce que cela signifie en termes de commerce interstellaire, toutefois, continua Van Dort. Il me faudrait vérifier auprès de nos archives centrales en Rembrandt pour l’affirmer, mais je serais surpris que Péquod ait accueilli plus de deux cargos par mois T avant la découverte du terminus de Lynx. En outre, si vous regardez une carte spatiale, vous vous rendez compte que le système est loin d’être à proximité de Lynx. Il va y avoir une augmentation générale du nombre de vaisseaux sortant du terminus et cherchant des cargaisons à transporter, Péquod en profitera sans doute un peu, mais six bâtiments venus d’un même système stellaire en moins de deux semaines T ? » Il secoua la tête. « Aucune chance. D’ailleurs, la flotte marchande néo-toscane n’est pas énorme. Six cargos hypercapables en représentent un bon pourcentage, d’autant qu’à peu près les deux tiers du total sont immatriculés ailleurs pour des raisons de taxes. Voilà pourquoi le fait que l’amiral ait mentionné des vaisseaux immatriculés en Nouvelle-Toscane est significatif : il n’en existe qu’une assez petite poignée. Je ne vois aucune raison commerciale valable qui pourrait en envoyer autant dans un système comme Péquod en si peu de temps. — Ça ne me plaît pas du tout, marmonna Henri Krietzmann. — Rien de ce qui sort de Nouvelle-Toscane ne vous plaît, Henri », fit Lababibi, un peu aigre. Puis elle secoua la tête. « Cela dit, dans le cas présent, je suis obligée de vous approuver. Quoique je ne trouve pas la moindre explication à ce phénomène. — Moi non plus, dit la baronne de Méduse. Je crois toutefois qu’étant donné la… friction entre le gouvernement néo-toscan et le Quadrant depuis le retrait de la Nouvelle-Toscane de l’Assemblée constituante, nous devons aborder cette situation avec prudence. — Je ne puis qu’approuver ça aussi, madame le gouverneur, dit Lababibi, soucieuse. Ils demandent toujours une distribution « plus équitable » des investissements manticoriens dans la région, et certains membres de leur délégation n’ont pas caché qu’au moins en leur nom personnel ils considèrent que nous y refuser constitue de notre part une mesure de représailles économiques, en raison de leur refus de ratifier la Constitution et de devenir membres de l’Empire stellaire. — Vous voulez dire que ces déclarations et les vaisseaux marchands apparus miraculeusement en Péquod font partie d’un plan officiellement concerté ? demanda Alquezar, qui paraissait encore plus soucieux qu’elle. — Je n’en sais rien, admit-elle en haussant les épaules, mais c’est une conclusion très tentante. Pour être franche, cela dit, c’est au moins en partie parce que je hais la Nouvelle-Toscane à titre personnel. J’ai presque envie qu’elle prépare quelque chose. Pourtant, la chronologie des événements me semble désigner la direction inverse. Si les Néo-Toscans devaient exécuter un plan concerté, comme vous dites, Joachim, pourquoi attendre si longtemps avant d’envoyer des vaisseaux en Péquod ? Leur délégation réside en Fuseau depuis l’Assemblée constituante, et elle s’est plainte dès le début de nos efforts « injustes » pour restreindre les investissements manticoriens en Nouvelle-Toscane. » Elle se tourna vers Khumalo. « Combien de temps faut-il à un messager pour aller de Péquod en Fuseau, amiral ? — Tout juste dix-sept jours, madame le ministre. — Si nous prenons en compte ce délai et admettons que les apparitions des vaisseaux marchands en Péquod ne dataient que d’une dizaine de jours avant que le capitaine Denton n’envoie son rapport, cela fait encore moins d’un mois T, fit remarquer Lababibi. Or il y a plus de six mois T que la constitution a été votée, et quasiment cinq que le Parlement et Sa Majesté l’ont ratifiée. Alors pourquoi attendre si longtemps puis envoyer tant de vaisseaux en si peu de temps que cela crée un tel pic ? — Vous avez raison, acquiesça Alquezar. S’il s’agissait d’un plan concerté, ils auraient fait passer plus tôt des bâtiments par Péquod, non ? Et d’une manière qui n’aurait pas été évidente au premier regard ? — Peut-être pas, dit Van Dort, pensif. Sans avoir une meilleure idée de ce qu’ils préparent – ou pourraient préparer –, nous ne disposons pas d’une base solide pour évaluer leurs desseins. Et, franchement, à ce stade, je ne vois pas ce qu’ils ont à espérer. À part mettre l’Empire stellaire en colère, bien sûr, ce qui reviendrait à se créer délibérément de gros ennuis. — Je suis bien d’accord, dit Méduse. Voilà pourquoi je voulais porter cela à l’attention du gouvernement du Quadrant. Quand je ne comprends pas les motivations de quelqu’un dont je sais qu’il ne m’aime pas tellement, ça me rend nerveuse. — Moi aussi, appuya Alquezar. — Tant que nous sommes tous nerveux, intervint Henri Krietzmann, réfléchissez au point suivant : j’approuve l’analyse de Samiha selon laquelle, à l’origine, les plaintes des délégués commerciaux de Nouvelle-Toscane ne s’inscrivaient pas dans une stratégie cohérente. Du moins pas directement liée à ce qui se passe en Péquod. Mais que ç’ait été le cas à l’époque ne signifie pas que ça l’est encore. Ni que quiconque tire les ficelles n’a pas choisi d’incorporer dans une stratégie nouvelle ce qui était au départ une situation distincte. Je sais que la Nouvelle-Toscane n’est qu’un système unique, qui ne se trouve en aucun cas dans la même catégorie que l’Empire stellaire – ni même que le Royaume stellaire. D’ailleurs, c’est un si petit poisson qu’il devrait craindre de fâcher ne serait-ce que le Quadrant, s’il était raisonnable. Je sais que j’ai tendance à chercher jusque sous les lits des complots ourdis par Andrieaux Yvernau et ses pareils, je l’admets et – sans vouloir vexer personne autour de cette table – je pense que les expériences connues par Dresde avec des gens comme lui justifient cette tendance. Dans le cas présent, cela dit, je ne crois pas que ma paranoïa de prolétaire soit en cause. Je crois que ces fumiers mijotent vraiment un sale coup et, autant que je les déteste, je ne les estime pas assez bêtes pour pisser dans notre soupe juste parce qu’ils ne nous aiment pas. S’ils préparent bel et bien quelque chose, ils ont une bonne raison pour ça et, vu la situation générale après la bataille de Monica et le fait que le processus d’intégration du Quadrant dans l’Empire stellaire commence tout juste, je pense qu’on a sacrément intérêt à découvrir de quoi il s’agit. » CHAPITRE VINGT-NEUF Le HMS Hexapuma et le HMS Sorcier émergèrent du terminus du nœud de trou de ver de Manticore exactement un an T après le jour où les aspirants Hélène Zilwicki, Aïkawa Kagiyama et Ragnhilde Pavletic étaient montés à son bord. À présent, l’enseigne de vaisseau de deuxième classe Zilwicki tentait de mesurer les événements monumentaux de cette année-là, assise près du lieutenant Abigail Hearns au poste tactique. Abigail n’avait en aucun cas assez d’ancienneté pour demeurer l’officier tactique en titre d’un croiseur lourd de classe Saganami-C mais le capitaine Terekhov avait refusé tout net de laisser quiconque la remplacer avant le retour de l’Hexapuma en Manticore. Hélène en était heureuse. Et aussi que d’autres fussent encore à bord. Jetant un coup d’œil par-dessus son épaule, elle dissimula un large sourire mental quand son regard croisa celui de Paolo. Ansten FitzGerald souffrait toujours et demeurait gravement secoué. Cela n’était pas très amusant pour quiconque le connaissait et le respectait, mais observer Aïkawa Kagiyama qui demeurait à proximité en gardant un œil anxieux sur lui l’était sans le moindre doute. « Un message de l’Invictus, commandant, annonça le capitaine de corvette Nagchaudhuri, aux communications. — Oui ? » Terekhov fit pivoter son fauteuil vers lui. Le HMS Invictus était le vaisseau amiral de la Première Force, sans nul doute en orbite autour de la planète Manticore. « Début du message », commença Nagchaudhuri. Quelque chose dans sa voix conduisit Hélène à tourner vivement la tête vers lui. « Au capitaine Aivars Terekhov ainsi qu’à tous les hommes et femmes du HMS Hexapuma et du HMS Sorcier. De l’amiral des Verts Sébastien d’Orville, commandant de la Première Force. Bien joué. Fin du message. » Hélène plissa le front mais, avant qu’elle n’eût le temps d’assimiler ce qu’elle venait d’entendre, le visuel tactique principal se modifia d’un coup. Parfaitement synchronisés, quarante-deux supercuirassés, soixante PBAL, douze croiseurs de combat, trente-six croiseurs lourds ou légers, trente-deux contre-torpilleurs et plus d’un millier de BAL activèrent leurs bandes gravitiques. Apparaissant sur le répétiteur sous la forme d’éclairs dessinant un formidable globe de plusieurs milliers de kilomètres de diamètre, au centre exact duquel se trouvaient l’Hexapuma et le Sorcier. Hélène reconnut cette formation. Elle l’avait déjà observée. Tous les hommes et femmes qui portaient l’uniforme de la Spatiale l’avaient déjà observée. Une fois par an, lors des fêtes du Couronnement, quand la reine passait en revue la Première Force… avec son vaisseau amiral très exactement dans la position qu’occupaient à présent l’Hexapuma et le Sorcier. Sous les yeux la jeune femme, une autre icône apparut sur le répétiteur. L’icône d’or couronnée du HMS Duc de Cromarty, qui avait remplacé en tant que yacht royal le HMS Reine Adrienne assassiné, et qui attendait juste derrière le seuil du nœud. Un nœud débarrassé de sa circulation, remarqua soudain Hélène – de toute sa circulation, en dehors de la Première Force elle-même. Le vaste globe avançait en direction du Cromarty, modelant son accélération sur celle de l’Hexapuma, conservant sa formation autour du croiseur lourd et de son compagnon. Les bandes gravitiques de tous les vaisseaux composant cette gigantesque formation s’éteignirent puis se rallumèrent – le salut traditionnel qu’on adressait à un vaisseau amiral sur le départ. « Un autre message, monsieur », dit Nagchaudhuri. Il s’interrompit, se racla la gorge puis continua – mais, bien qu’il se fût éclairci la voix, elle n’en parut pas moins un peu vacillante. « Début du message. « Honneur à vous ». » Il releva les yeux et croisa le regard d’Aivars Terekhov. « Fin du message, commandant », dit-il doucement. « Hé, Hélène ! » Hélène Zilwicki releva les yeux de la cantine qu’elle remplissait. Paolo d’Arezzo lui adressa un geste de la main puis désigna l’unité de com posée sur la grande table de la salle commune du quartier des bleus, à bord du HMS Hexapuma. « Le pacha voudrait te voir, continua-t-il. — Il voudrait me voir ? répéta Hélène, dubitative. Façon « J’aimerais qu’on se voie à un moment ou à un autre » ou plutôt « Ramenez votre cul ici tout de suite, mademoiselle Zilwicki » ? — Plutôt la deuxième solution, dit Paolo avec un sourire. Façon « Monsieur d’Arezzo, demandez à mademoiselle Zilwicki de venir dans ma cabine de jour dès que cela lui conviendra. » — Merde. » Hélène s’assit sur ses talons en se demandant ce qu’elle avait bien pu faire pour mériter un entretien « conseil » de dernière minute avec le capitaine Terekhov. Rien ne lui venait a priori mais ce n’était pas nécessairement rassurant ; les savons qui faisaient le plus mal étaient ceux qu’on n’attendait pas, elle le savait. Bien sûr, il était toujours possible qu’il voulût juste qu’elle passe le voir parce qu’il avait entendu une très bonne blague et désirait la lui raconter, mais elle ne jugeait pas cela très probable. « Je suppose qu’il n’a pas dit pour quelle raison il veut me voir ? — Non, répondit son compagnon avec ce qu’elle considéra en elle-même comme une chaleur atrocement cruelle. — Super. » Elle soupira et se leva. Elle baissa les yeux quelques secondes sur la cantine ouverte puis haussa les épaules avec philosophie. Paolo et elle devaient prendre la navette régulière menant du HMSS Héphaïstos à l’île de Saganami afin de remplir les dernières paperasses scolaires devant officialiser leur fin d’études et confirmer leur promotion au grade d’enseigne de vaisseau de deuxième classe. La jeune femme redoutait en partie cet instant car on leur assignerait ensuite inévitablement de nouveaux postes à tous les deux, alors qu’elle travaillait encore à changer son amitié pour le remarquablement séduisant – et suprêmement distant – monsieur d’Arezzo en un sentiment plus profond et durable. Compte tenu de la haine qu’il éprouvait pour les manipulations génétiques de Manpower Incorporated, responsables de sa beauté, ce n’était pas la tâche la plus aisée de l’univers et elle n’aimait guère l’idée de le laisser lui échapper avant qu’elle n’en eût fini. En même temps, toutefois, elle avait hâte de savoir quels nouveaux défis lui offrirait la Spatiale, mais si elle n’achevait pas de se préparer dans les vingt prochaines minutes, elle allait manquer la navette. Or il était peu probable qu’elle pût gagner la cabine de jour du commandant, apprendre ce que désirait le pacha, et revenir terminer ses bagages en si peu de temps. « Peu probable » ? Ah ! Plutôt « hors de question », ma chérie, se dit-elle avec aigreur. « On dirait que je vais prendre la navette du soir, dit-elle à Paolo, résignée. — On ne va pas encore nous filer une place officielle au mess, remarqua-t-il. Je te garderai un siège à la cafétéria. — Oh, merci. Ta générosité et ta prévenance me submergent. — C’est que je suis naturellement généreux et prévenant, fit-il avec un large sourire comme peu de gens en avaient jamais vu sur son visage. Un philanthrope né, aussi, maintenant que j’y pense. Un véritable parangon. Un géant parmi les hommes, un… aïe ! » Il s’interrompit quand une botte volante le frappa dans la région du nombril. Hélène était d’une extraordinaire robustesse, tant grâce à ses aptitudes naturelles qu’à un entraînement rigoureux, et elle avait en fait projeté l’objet très doucement… pour elle : étant donné la brutalité avec laquelle il s’assit, il semblait peu probable que Paolo eût approuvé cet adverbe. « Et tu es laconique aussi, je vois », observa la jeune femme d’une voix douce, avant de lui sourire et de quitter le compartiment. « Enseigne Zilwicki, pour le commandant, annonça-t-elle cinq minutes plus tard au fusilier en faction devant les quartiers du capitaine Terekhov. — Vous êtes attendue, madame, répondit-il avant d’appuyer sur le bouton de l’interphone. — Oui, caporal Sanders ? » Hélène reconnut la voix du chef intendant Joanna Agnelli, l’intendante personnelle de Terekhov. « Mademoiselle Zilwicki est là, dit Sanders. — Merci. » L’écoutille coulissa l’instant d’après, Hélène la franchit… et se figea de surprise. Il y avait plus de gens qu’elle ne l’aurait cru dans la cabine de jour du commandant. Terekhov lui-même, assis à son bureau, sirotait un café. À cela au moins elle s’était attendue. Mais le lieutenant Abigail Hearns occupait un des confortables fauteuils qui faisaient face à la table de travail, et il y avait aussi trois autres officiers. L’un était Naomi Kaplan, l’air bien plus en forme que la dernière fois qu’elle l’avait vue, ce qui la stupéfia et l’enchanta tout à la fois. Les deux autres étaient un capitaine de frégate et un capitaine de vaisseau qu’elle n’avait encore jamais rencontrés, aussi se mit-elle promptement au garde-à-vous. « Vous vouliez me voir, commandant ? — Repos, Hélène, dit Terekhov, avant de désigner en souriant le fauteuil voisin de celui du lieutenant Hearns. Prenez un siège. — Merci, monsieur. » Elle obéit et s’assit, espérant avoir l’air moins mystifiée qu’elle ne l’était. Sentant une présence derrière son épaule, elle leva les yeux pour voir Agnelli, une tasse avec soucoupe dans une main, une cafetière dans l’autre. Quoique peu habituée à boire le café avec des officiers au grade aussi astronomiquement supérieur au sien, Hélène n’eut garde de décliner l’offre… laquelle signifiait sans doute qu’il s’agissait au moins en partie d’une réunion de politesse. Elle prit la soucoupe, tint la tasse qu’emplissait Agnelli, puis but une gorgée et eut un hochement de tête appréciateur avant de reporter son attention sur Terekhov. « Je me rends compte que ceci est un peu irrégulier, dit alors le commandant, mais c’est aussi le cas de notre situation. Abigail, je sais qu’Hélène et vous connaissez bien le capitaine Kaplan. Toutefois, vous ne savez pas forcément – tout comme je l’ignorais encore il y a… (il jeta un coup d’œil à l’horloge de la cloison) cinquante-sept minutes – que c’est aussi le tout nouveau commandant du HMS Tristan. » Les yeux d’Hélène filèrent vers la petite blonde à l’ossature fine et au teint improbablement sombre. Il s’avéra que Kaplan la regardait à cet instant, souriant de sa surprise. Et de sa consternation quand elle se reprocha de n’avoir pas remarqué le béret blanc de commandant de vaisseau glissé sous l’épaulette du capitaine. « Ces deux autres messieurs, continua Terekhov, sont le capitaine Frédéric Carlson, commandant du HMS Quentin Saint-James, et le capitaine Tom Pope… mon nouveau chef d’état-major. » Cette fois les deux sourcils d’Hélène se haussèrent de stupéfaction. L’Hexapuma était rentré en Manticore depuis moins de deux jours et ne s’était rattaché à Héphaïstos que trois heures plus tôt. Le commandant n’en était pas encore descendu – il n’avait pas même eu l’occasion de serrer sa femme dans ses bras ! Les situations ne changeaient tout bonnement pas si vite ni si radicalement – même dans la Spatiale. Du moins en général. « Comme vous le savez toutes les deux, la conjoncture a bien évolué depuis notre déploiement dans le Talbot, reprit Terekhov avec un mince sourire, comme s’il avait entendu ses pensées. Et il semble que ce soit en grande partie de notre faute, du point de vue de l’Amirauté, aussi a-t-on décidé que nous devions y faire quelque chose. » De toute évidence, continua-t-il, les plans de déploiement de la Spatiale tout entière sont en flux tendu, pourrait-on dire en étant charitable. L’annulation des pourparlers avec Havre et la reprise des opérations actives rendent encore plus improbable que l’Amirauté libère dans un avenir proche des vaisseaux du mur pour renforcer l’amiral Khumalo. En outre, elles ancrent l’amiral Blaine au terminus de Lynx, afin qu’il puisse rentrer à toute vitesse si nécessaire. Tout cela conforte l’Amirauté dans son intention de surtout renforcer le Talbot par des unités légères. » En plus des vaisseaux que le vice-amiral du Pic-d’Or commande déjà, une escadre supplémentaire de Victoire est en cours de formation. L’amiral Oversteegen en est le commandant désigné et, dès que toutes ses unités seront assemblées, elles – et lui – seront transférées de la Huitième à la Dixième Force. En outre, on se prépare à déployer dans le Talbot toute une escadre de Saganami-C et une de contre-torpilleurs de la nouvelle classe Roland. Le Tristan… (il désigna Kaplan d’un signe de tête) est l’un de ces Roland. Quant à moi, à ma considérable surprise, je suis le commodore tout juste désigné de la 94e escadre de croiseurs lourds. Le capitaine FitzGerald prendra en charge l’Hexapuma, le capitaine Pope sera mon chef d’état-major et le capitaine Carlson mon capitaine de pavillon. » Hélène jeta un coup d’œil au lieutenant Hearns, qui paraissait remarquablement calme, compte tenu du flot déferlant des explications du commandant – pardon, du commodore. Elle espérait avoir au moins l’air de suivre, bien qu’elle ne comprît pas comment il parvenait à être aussi décontracté. À l’entendre, on aurait cru que ce genre d’avalanche lui tombait dessus tous les jours ! « Je suis sûr qu’à présent vous vous demandez l’une et l’autre pourquoi j’ai appelé deux officiers ayant relativement aussi peu d’ancienneté afin de leur expliquer tout cela. Eh bien, j’ai une raison. Deux raisons, en fait. » Compte tenu du grand nombre de vaisseaux qui partent dans tant de directions différentes sur une période aussi courte, l’Amirauté a un peu de mal à répondre aux besoins en équipage de chacun. Le capitaine Pope, par exemple, ne savait pas avant la semaine dernière qu’il allait devenir chef d’état-major, et la décision d’en faire le mien a été prise ce matin. Il semble aussi que nous devions nous déployer avec un état-major amputé d’une ou deux personnes, quoique PersNav m’ait autorisé à piquer quelques officiers à l’amiral Khumalo quand nous arriverons en Fuseau. Le commodore Chatterjee, qui commande l’escadre de contre-torpilleurs du capitaine Kaplan, est mieux loti en matière d’état-major, mais il manque de personnel pour plusieurs de ses unités. » La raison pour laquelle nous vous avons fait venir toutes les deux à cette petite conversation est qu’un des postes qui me restent à pourvoir est celui d’officier d’ordonnance, tandis que le Tristan a besoin d’un bon officier tactique. » Hélène… (il la regarda droit dans les yeux) vous avez très bien joué votre rôle de liaison entre monsieur Van Dort et moi. Nous avons établi des rapports de travail efficaces et vous connaissez déjà très bien – surtout pour un officier aussi jeune – les réalités politiques et militaires de l’amas. Je veux dire : du Quadrant. Normalement, le poste d’ordonnance devrait échoir à quelqu’un possédant un peu plus d’ancienneté que vous, et je sais qu’à ce stade de votre carrière vous préféreriez vous intégrer à un département tactique. Je ne veux pas que vous vous sentiez obligée et, si vous tenez à une affectation tactique, je vous recommanderai sans réserve. En revanche, l’occasion d’acquérir ce type d’expérience aussi tôt dans votre carrière ne se présentera pas tous les jours. Le temps nous étant compté, j’ai hélas ! besoin de votre décision presque tout de suite – au plus tard dans douze heures. Hélas ! aussi, je me prépare à gagner l’Amirauté pour une conférence de plusieurs heures. Puisque je devais vous parler de cela en personne, j’ai dû vous convoquer avant de quitter le vaisseau. » Quant à vous, Abigail… (il se tourna vers Hearns), le capitaine Kaplan a spécifiquement demandé que vous soyez nommée officier tactique du Tristan. » Le cerveau d’Hélène avait exécuté une fort belle imitation d’un écureuil pris dans des phares tandis qu’il tentait d’assimiler la proposition du capitaine – Non, nom d’un chien ! se dit-elle sèchement : du commodore – Terekhov. À présent, malgré elle, elle tourna la tête vers Abigail. Avec ses cent quatre-vingt-neuf mille tonnes, le Tristan était plus gros qu’un croiseur léger pré-MPM… et il était équipé de Mark 16, tout comme l’Hexapuma. Ses frères de classe et lui étaient les plus beaux fleurons du contingent de contre-torpilleurs de la Spatiale, et voilà qu’on offrait le poste d’officier tactique de l’un d’eux à un lieutenant tout frais promu. « Je suis flattée, monsieur, bien sûr… commença Abigail, mais Naomi Kaplan l’interrompit. — Avec votre permission, monsieur ? » demanda-t-elle au commodore Terekhov. Comme il hochait la tête, elle se tourna vers le lieutenant. « Avant que vous ne refusiez parce que vous vous trouvez trop jeune pour ce poste ou parce qu’il est temps pour vous de rejoindre la Flotte de Grayson, laissez-moi vous expliquer deux ou trois choses. D’abord, on peut dire que vous avez plus d’expérience de l’utilisation des Mark 16 en situation de combat que n’importe qui d’autre dans toute la Flotte – dans vos deux flottes – compte tenu de la rapidité avec laquelle le ConAux et moi-même avons été mis hors de combat en Monica. Même s’il y avait quelqu’un dont l’expérience avec les Mark 16 valait la vôtre, je ne vois aucun autre officier de votre grade ayant assumé la charge de gérer les tirs de toute une escadre – de tout un groupe d’intervention léger, même – dans un pareil pataquès. Donc, oui, vous êtes bien jeune pour occuper un tel poste, mais vous avez aussi prouvé votre compétence au feu, ce qui n’est pas le cas de bien des officiers tactiques plus gradés que vous, et vous nous apporterez une expérience extrêmement précieuse de notre arme principale. » Quant à votre éventuel retour dans la Flotte de Grayson, je vous rappelle que le Tristan appartient à la première escadre de Roland jamais formée. Pour changer, nous sommes en avance sur Grayson dans le déploiement d’une nouvelle classe, et le Grand Amiral Matthews a expressément demandé que du personnel graysonien y participe, afin d’aider à développer la doctrine et d’acquérir de l’expérience en la matière. Je pense que vous seriez un choix logique pour cette tâche. Vous connaissez déjà les tactiques manticoriennes et, ne nous voilons pas la face, vous restez le premier officier féminin né sur Grayson de toute la Flotte graysonienne. Être nommée officier tactique à part entière, en charge de votre propre département, ne fera qu’affirmer votre autorité quand vous la rejoindrez pour de bon. Et, quand ce sera le cas, soit je ne me trompe fort, soit le Grand Amiral Matthews compte vous assigner à des unités légères, où votre exemple sera plus direct et où vous aurez moins de chance de vous faire coincer dans un placard par un quelconque officier général qui ne saura pas – ou ne voudra pas savoir – que faire de vous. Cela étant, ajouter à votre curriculum la connaissance des nouveaux contre-torpilleurs et croiseurs, ainsi que de leurs principales armes, me semble une excellente idée. — J’apprécie vraiment votre offre, madame, dit Abigail. En d’autres circonstances, je tuerais même probablement pour en bénéficier. Mais, si je m’enfuis avec un trophée comme celui-là, ce sera un cas flagrant de favoritisme ! — Bien sûr que oui ! s’exclama Kaplan en fronçant le nez devant ce dernier mot. C’est ce qui arrive aux officiers qui font preuve de performances exceptionnelles, Abigail. Oh… (elle agita la main) ça arrive aussi pour d’autres raisons, dont une bonne partie sont répugnantes, je vous l’accorde. Dieu sait que nous en sommes tous conscients ! Et je suppose qu’il y aurait au moins quelques pékins pour penser que vous avez eu ce poste grâce à votre père. Je doute que quiconque connaît le Seigneur Owens pense qu’il a tiré des ficelles, mais cela n’empêchera pas certains de râler parce que vous avez eu le poste et pas eux. Et la plupart de ceux-là n’envisageront même pas que vous l’ayez eu parce que vous étiez meilleure qu’eux, si bien que ce sera – en ce qui les concerne – un cas de népotisme flagrant. Vous savez quoi ? Ça arrive aussi. Croyez-vous qu’il n’y ait pas eu beaucoup d’officiers pour penser que la duchesse Harrington était promue plus vite qu’elle ne le méritait, même après Basilic, parce qu’elle était protégée par l’amiral Courvosier ou le comte de Havre-Blanc ? — Je ne suis pas la duchesse Harrington ! protesta Abigail. Mes états de service sont loin de valoir les siens. — Elle-même n’était pas la duchesse Harrington non plus, à ce moment-là, répliqua Kaplan. C’est exactement ce que je veux dire. On lui a donné l’occasion de réaliser ce qu’elle a réalisé à cause des compétences dont elle avait déjà fait la preuve. Je vous offre ce poste pour la même raison. Il n’y a aucun mal à tirer des ficelles tant qu’il s’agit de mettre le bon officier au bon poste et au bon moment. Si je ne pensais pas que c’est le cas ici, je ne vous ferais pas cette proposition, vous le savez très bien. » Elle soutint fermement le regard d’Abigail, qui finit par se tourner vers Terekhov, implorante. « Je suppose que tout ça vous paraît très gênant, lui dit le commodore tout juste promu, avec un sourire en coin. Il se trouve toutefois que je partage l’estimation du capitaine Kaplan quant à vos compétences. Je pense qu’elle a raison également en disant que vous seriez parfaite pour ce poste. Enfin, Abigail, je pense que vous devriez vous demander très sérieusement si vos raisons de refuser sa proposition valent les siennes de vous la faire. Et pas seulement du point de vue de votre carrière. C’est à mon avis là que la Flotte – toutes les flottes de l’Alliance – bénéficiera le plus de votre expérience et de vos talents. » Abigail le fixa durant quelques secondes puis se retourna vers Kaplan et parvint à sourire. « Dois-je me décider aussi vite qu’Hélène, madame ? — Pas tout à fait. » Le capitaine lui rendit son sourire puis désigna Terekhov de la tête. « J’avais deviné que j’aurais besoin de l’aide du pacha – je veux dire : du commodore – pour vous forcer la main, ce pourquoi je lui ai demandé de jouer les rabbins durant cette petite discussion. Contrairement à Hélène, vous disposez bien de… oh, de dix-huit heures pour vous décider. — Oh, merci…» La jeune femme les regarda tour à tour quelques instants, Terekhov et elle, puis haussa les épaules. « Au reste, je n’ai pas besoin de si longtemps que ça, dit-elle. Je viens de m’apercevoir que je ne suis ni assez désintéressée ni assez inquiète de voir des gens croire que je me sers de mon influence pour repousser une telle offre. Si vous voulez vraiment de moi, madame, vous m’avez ! Et… je vous remercie. — Rappelez-vous bien ce sentiment de gratitude quand je vous aurai fait travailler jusqu’à ce que vous tombiez d’épuisement. » Le sourire de Kaplan s’élargit et Abigail eut un petit rire. « Voilà qui nous ramène à vous », dit Terekhov. Hélène se retourna vers lui. « Comme je le disais, vous disposez de quelques heures pour réfléchir. » Elle le fixait. Son esprit examinait à toute allure les avenirs possibles partant de l’instant présent. Il ne se trompait pas. Elle s’était attendue à obtenir un poste d’officier tactique subalterne à bord d’un croiseur de combat ou d’un supercuirassé, une tâche qui poinçonnerait son billet pour l’étape suivante de sa carrière – et qui, elle l’admettait, serait affreusement ennuyeuse après le déploiement de l’Hexapuma dans le Talbot. En outre, il y avait tous les gens rencontrés là-bas, la sensation d’avoir un intérêt personnel à l’intégration en souplesse du Quadrant dans l’Empire stellaire, sans effusions de sang supplémentaires. De toute évidence, un humble enseigne de vaisseau – même ordonnance d’un commodore – n’aurait pas une influence énorme sur la politique à un tel niveau, mais elle se rendit compte qu’elle avait néanmoins envie d’être présente. Toutefois, accepter ce poste l’éloignerait de la voie tactique. Elle prendrait du retard sur les enseignes qui, eux, subiraient cet ennui, trimant dans les entrailles du département tactique de quelque vaisseau du mur. Oh, un peu de réalisme ! se reprocha-t-elle. Tu comptes faire carrière dans la Spatiale ! Tu auras tout le temps de rattraper ce retard. Et le maître Tye t’a toujours dit qu’il fallait cultiver la patience, non ? Donc, si tu dois te trouver une excuse, trouves-en une meilleure que celle-là ! Ce qui la mit en face de la véritable raison pour laquelle elle hésitait. Une raison appelée Paolo d’Arezzo. Il allait presque à coup sûr se voir offrir le genre de poste qu’elle avait attendu – très probablement ici même, dans la Première Force – et elle se rendait compte qu’elle n’avait vraiment, vraiment pas envie de mettre le Quadrant de Talbot entre eux deux. C’est encore mieux que ta dernière excuse, songea-t-elle avec aigreur. En tout cas, c’est moins logique. Tu sais très bien que vous seriez mutés sur des vaisseaux différents, non ? Donc vous vous verriez presque aussi peu, même si vous étiez tous les deux au sein de la Première Force, qu’en étant lui ici et toi dans le Talbot. Bien qu’elle sût que ce n’était pas le cas, il lui sembla que ces pensées mettaient une éternité à lui traverser l’esprit. Quand elles cessèrent enfin de déferler, elle prit une longue inspiration et regarda à nouveau Terekhov. « J’avais autre chose en tête, monsieur… c’est évident. Mais, comme dit le lieutenant Hearns, si vous voulez vraiment de moi, vous m’avez. » CHAPITRE TRENTE Je me demande si c’était une si bonne idée que ça, finalement, songea Hélène Zilwicki, ironique, en pénétrant dans la cabine d’ascenseur et en tapant la combinaison idoine. Elle avait à demi craint que le commodore ne reconsidère son choix en s’apercevant qu’un officier aussi jeune qu’elle convenait peu au poste d’ordonnance. Elle n’aurait sans doute pas dû – elle avait eu amplement l’occasion de voir quel homme de décision c’était –, d’autant qu’il ne semblait pour l’heure pas même avoir de graves doléances. Ce qu’elle ne pouvait dire. Elle grimaça à cette pensée qui contenait au moins une part de vérité. Naguère, elle avait estimé intense la pression subie par un aspirant lors de son premier déploiement, et c’était sans doute exact. En tout cas, elle s’était alors sentie plus qu’épuisée ! Mais sa tâche actuelle avait une intensité propre. Oh, arrête de te plaindre, se reprocha-t-elle fermement, « ça aussi, ça passera », comme aimait tant à te le répéter le maître Tye. Tu finiras aussi par trouver tes marques. Après tout, tu n’es officier d’ordonnance que depuis quatre jours ! Ce qui ne la consolait qu’à peine tandis qu’elle arpentait les coursives du HMS Quentin Saint-James pour accomplir les missions confiées par le commodore Terekhov. Lorsqu’elle y réfléchissait, elle le soupçonnait de lui mener la vie plus dure qu’il n’y était obligé. Par exemple, il y avait sa tâche du moment. Elle ne voyait vraiment pas pourquoi il n’aurait pas pu transmettre par com son message au capitaine Horace Lynch, l’officier tactique du Quentin Saint-James. En fait, ç’aurait sans doute été plus efficace. Mais non : il avait décidé que l’enseigne Zilwicki trotterait jusqu’au bureau de l’OT et le lui donnerait en personne. L’exercice ne dérangeait pas Hélène, et le message en lui-même était très intéressant, mais le fait demeurait que Terekhov disposait d’autres moyens – et des meilleurs – de le transmettre. Mais celui-ci me garde occupée, se dit-elle en regardant clignoter l’indicateur de position de l’ascenseur. Et le commodore me garde très occupée depuis qu’on a appris cette tentative d’assassinat sur Torche. Malgré elle, elle frissonna en songeant que sa sœur était passée bien près de mourir. En outre, elle connaissait très bien Berry, savait exactement comment elle avait dû prendre la mort de tant de gens, surtout au cours d’une opération menée pour la tuer, elle. Et elle savait aussi pourquoi elle n’avait pas reçu de message de son père à ce sujet. Il y en avait sûrement un qui filait vers Fuseau, où l’on pouvait s’attendre à ce qu’il fût transmis à l’Hexapuma, mais elle ne doutait pas qu’Anton – et sans doute aussi cet effrayant fils de pute de Cachat, maintenant que j’y pense – fût parti chercher les vrais responsables de l’attentat. Contrairement à la plupart des sujets du Royaume stellaire, Hélène n’était pas convaincue que Havre eût orchestré l’attentat contre Torche. Bien sûr, elle possédait l’avantage déloyal des lettres de sa sœur et de son père, si bien qu’elle connaissait Victor Cachat, cet agent secret havrien, en apparence un rouleau compresseur dépourvu de sentiments, follement amoureux d’une certaine Thandi Palane, laquelle se trouvait être la « grande sœur officieuse » de Berry et le commandant en chef des forces armées de Torche. Non seulement Cachat aurait refusé de prendre part à toute entreprise qui aurait pu blesser Palane, mais il devait savoir comment cette dernière aurait réagi s’il s’était fait le complice d’une tentative d’assassinat contre Berry ou la princesse Ruth. Or, s’il n’avait pas trempé là-dedans, on pouvait avoir la certitude qu’aucun autre agent havrien n’y était mêlé. Cachat et le Théâtre Audubon – et mon cher papa, bien sûr – étaient trop branchés dans les milieux du renseignement pour qu’on pût en douter. Par malheur, Hélène Zilwicki n’était que l’un des enseignes les plus récemment promus de la Flotte royale manticorienne. Sa conviction que quelqu’un d’autre avait appuyé sur la détente n’aurait pas beaucoup de poids auprès des pouvoirs en place. D’ailleurs, elle était tout à fait sûre qu’un certain Anton Zilwicki était déjà allé aussi haut que possible dans la hiérarchie pour convaincre Manticore de cette évidence. S’il n’avait pu se faire écouter, on ne l’écouterait pas, elle, tout de suite. Et soyons juste, admit-elle à regret. Nous autres, les Zilwicki, avons plus d’expérience que la plupart des gens du monde sordide de l’espionnage et des sales coups en général. Et trop de cette expérience a été acquise face à ces messieurs dames de Manpower. Nous sommes sans doute aussi naturellement prédisposés à chercher la connexion mesane que d’autres la connexion havrienne. Mais j’aimerais bien que certains de ceux qui pensent à un coup de Havre réfléchissent à l’arme utilisée. Oui, la République populaire a commis beaucoup d’assassinats mais, pour autant qu’on le sache, elle ne s’est jamais servie d’une neurotoxine sophistiquée comme celle-ci. Chez elle, on pensait en termes de bombes, de pulseurs et de missiles. Chez Manpower, en revanche… on pense en termes de bioscience. Elle n’y pouvait toutefois pas grand-chose, particulièrement du fait que le Quentin Saint-James (déjà surnommé Jimmy Boy par son équipage, bien qu’il n’eût que trois mois T d’existence) se dirigeait droit dans la mauvaise direction. Dans ces conditions, elle tenta à nouveau de chasser le sujet de son esprit. Quand la cabine s’arrêta et que les portes coulissèrent, elle tourna son attention vers l’autre motif pour lequel elle soupçonnait le commodore Terekhov de la maintenir sur la brèche avec un tel enthousiasme. Elle n’y avait pas réellement songé lorsqu’il lui avait offert de devenir son ordonnance, mais il existait plusieurs très bonnes raisons – dont deux s’étaient présentées à elle lors des derniers jours – pour lesquelles ce poste n’était jamais confié à qui n’était pas au moins lieutenant. Primo, qu’un officier général eût besoin d’un assistant pour l’aider à organiser son emploi du temps et son travail était tout à fait évident. Or, en règle générale, cette organisation exigeait un peu plus d’expérience que n’avait pu en acquérir un enseigne. Hélène n’avait jamais compris – du moins pas émotionnellement – combien une ordonnance pouvait passer de temps à s’assurer que celui de son officier général fût employé aussi efficacement que possible. Quand elle avait découvert qu’il lui faudrait étudier à fond tous les départements de l’escadre, même son âme naturellement brave avait flanché. Devoir se familiariser avec l’administration et la coordination de ces services – plus les opérations et la logistique – ainsi que leurs devoirs respectifs lui avait causé un véritable choc. Qu’on n’eût toujours pas d’officier opérationnel, d’astrogateur, d’officier de communications et d’officier de renseignement d’état-major n’aidait pas non plus. Pour le moment, c’était Lynch qui gérait le département opérationnel pour le commodore Terekhov, tandis que le capitaine de corvette Barnabé Johansen et le capitaine de corvette Iona Török, respectivement astrogateur et officier de com du Quentin Saint-James, remplissaient aussi ces deux fonctions auprès de lui, mais l’arrangement était sans conteste temporaire et improvisé. Hélène soupçonnait ces officiers de se sentir aussi mal à l’aise qu’elle-même dans cette position mais, à tout le moins, chacun était le chef de son propre département à bord du vaisseau amiral de l’escadre et savait donc beaucoup mieux qu’elle ce qu’il était censé faire, bien qu’une aspirante fît, lors de son premier déploiement, l’expérience de tous les départements. Le point de vue de la jeune femme, durant son séjour à bord de l’Hexapuma, avait toujours été celui d’un sous-fifre. À présent, elle devait comprendre non seulement ce que faisait chaque service mais aussi de quelle manière il le faisait en relation avec tous les autres, ce qui était une autre paire de manches. Par ailleurs, même le lieutenant Ramón Morozov, l’officier logistique de Terekhov, avait par rapport à elle une ancienneté monumentale. Fréquenter tous ces chefs de département sur une base du type « Le-commodore-veut-que-vous-fassiez-ça-tout-de-suite ! » pouvait être… intimidant, pour le moins. Encore pire était la crainte de commettre une erreur fatale par son manque d’expérience. Elle savait pouvoir compter sur Terekhov pour garder l’œil sur elle, mais elle avait aussi appris – à ses dépens, ce qui, pensait-elle souvent, était la manière dont elle apprenait la plupart des leçons – que l’échec enseignait plus que le succès. Le commodore, malheureusement, en était lui aussi conscient, et elle ne doutait pas qu’il fût prêt à lui permettre d’échouer dans le cadre de son processus éducatif. Ce qui était sans doute bel et bon de son point de vue à lui mais absolument nul de celui d’Hélène. Elle n’avait pas l’habitude d’échouer. Elle détestait que cela lui arrive, gérait cela très mal et, elle l’admit en trottant le long de la coursive menant au bureau de Lynch, l’idée de mettre quelqu’un dans l’embarras par ses insuffisances lui déplaisait souverainement. Ce qui l’amenait à l’autre raison pour laquelle son poste était en général réservé à un lieutenant. Les ordonnances n’existaient pas seulement parce que les officiers généraux avaient besoin d’un assistant. Elles existaient aussi parce qu’un tel déploiement était une expérience enrichissante. Certes, en toute justice, n’importe quel déploiement spatial était une expérience enrichissante – ou aurait en tout cas dû l’être. Mais les ordonnances manticoriennes étaient bien plus que de simples assistants, ce qu’on appelait des « va chercher », et ces postes étaient normalement réservés à des individus qu’on préparait à un grand avenir. Gérer l’emploi du temps d’un officier général et assister aux discussions d’état-major, aux processus décisionnaires que les autres lieutenants ne voyaient jamais, était censé les familiariser avec les plus hautes responsabilités. Leur apprendre, à eux dont on pensait qu’ils avaient le potentiel de devenir un jour officier général, comment le travail en question s’accomplissait… et aussi comment il ne devait pas s’accomplir. Jusqu’ici, aucun des officiers avec lesquels elle avait travaillé n’avait paru choqué qu’elle ne fût qu’enseigne de vaisseau. Elle ne savait toutefois pas combien de temps cela durerait, et elle avait la profonde conviction que plus d’un lieutenant allait s’en offusquer. Sans parler du fait qu’à un moment quelconque de sa future carrière, elle pouvait presque le garantir, un supérieur de fraîche date éplucherait son dossier, examinerait son formulaire 210, remarquerait son déploiement actuel et conclurait qu’elle avait reçu un traitement préférentiel de la part du commodore Terekhov. Ce qui n’est après tout que pure vérité, admit-elle. Ce n’était pas la première fois que cette pensée lui traversait l’esprit et elle s’efforçait de la bannir en se souvenant des commentaires adressés à Abigail par le capitaine Kaplan. Ce qui, bien sûr, la conduisait à se demander s’ils s’appliquaient autant à son propre cas… et si elle ne se dirigeait pas vers ce que son père appelait une crise d’expansion aiguë de l’ego en phase terminale. Ayant atteint sa destination, elle appuya sur le bouton d’admission. « Oui ? fit une voix de ténor veloutée dans le haut-parleur. — Enseigne Zilwicki, capitaine, dit-elle avec raideur. Le commodore Terekhov m’envoie. » La porte s’ouvrit et elle la franchit. Le bureau de Lynch était bien plus vaste que le modeste réduit d’Hélène. En fait, il était plus grand que celui de la plupart des commandants en second à bord de vaisseaux plus vieux et moins automatisés. Avec un équipage aussi réduit que celui d’un Saganami-C, on pouvait donner un peu d’espace au personnel. Le capitaine, en chemise d’uniforme, était assis à son poste de travail – un terminal au milieu d’une table couverte de puces de données empilées avec soin et de liasses de papier imprimé. C’était un homme de taille moyenne, aux cheveux sable, aux yeux bruns profondément enfoncés dans les orbites et à la voix magnifique lorsqu’il chantait. Il paraissait en outre tout à fait compétent dans son travail. « Que puis-je pour le commodore ce matin, mademoiselle Zilwicki ? demanda-t-il. — Il m’a demandé de vous apporter ceci, monsieur, dit-elle en déposant un classeur de puces au coin de son bureau. Ce sont des idées qui lui sont venues à propos des modifications des nouvelles têtes laser. — Je vois. » Lynch attira le classeur à lui mais ne le regarda pas. Au lieu de cela, il avait incliné la tête de côté et ses yeux vifs inspectaient Hélène. « Et aurait-il partagé une partie de ces pensées avec vous avant de vous envoyer ici ? — En effet, il m’en a dit un petit quelque chose, admit la jeune femme, prudente. — Je le pensais bien. » Comme les yeux de sa visiteuse s’écarquillaient légèrement, le capitaine eut un petit rire et désigna un fauteuil sur lequel s’empilaient divers manuels tactiques. « Posez ça quelque part, mademoiselle Zilwicki, et asseyez-vous », l’invita-t-il. Tandis qu’elle obéissait, il inclina son fauteuil en arrière et l’observa, pensif. Hélène se demanda ce qu’il pensait mais il aurait fait un excellent joueur de poker : son expression ne révélait presque rien. Elle tenta de ne pas se crisper au point de paraître nerveuse. « Dites-moi, mademoiselle Zilwicki – Hélène. Que pensez-vous des nouvelles têtes laser ? — Je pense qu’elles sont très bien, monsieur, dit-elle après un instant de réflexion, puis elle fit la moue. Pardon. C’était bête, n’est-ce pas ? Évidemment qu’elles sont très bien. » Peut-être les lèvres de Lynch avaient-elles très légèrement tressauté mais, si c’était le cas, il fut assez habile pour réprimer ce sourire. « Convenons qu’il s’agissait d’une remarque préliminaire, dit-il avec gravité. À présent que c’est réglé, qu’en pensez-vous vraiment ? » Le léger éclat qu’Hélène crut avoir vu dans ses yeux chassa une partie de sa tension. « Je pense qu’elles auront un impact tactique très significatif, monsieur, dit-elle en se laissant aller au fond de son siège. Le Mark 16 représente en lui-même un gros avantage contre d’autres croiseurs ou croiseurs de combat, mais, avec les nouvelles têtes laser, il pourra endommager aussi des vaisseaux de ligne. Je crois que ça ne va pas plaire du tout aux Havriens. — Sans aucun doute, acquiesça Lynch avant de poursuivre, plus sérieux : Mais j’espère que vous ne voulez pas dire qu’avec ces nouvelles têtes un croiseur lourd pourrait désormais affronter aisément un supercuirassé. — Non, monsieur, bien sûr que non, fit très vite Hélène. Je crois que je pensais juste à Monica. Si on avait disposé des nouvelles têtes, ces croiseurs de combat ne seraient sans doute jamais arrivés assez près pour nous tirer dessus. Et même dans le cas contraire, ils auraient d’abord reçu bien plus de dégâts. — Ça, mademoiselle Zilwicki, c’est une observation très pertinente, acquiesça le capitaine. — Je pense aussi que ça aura fatalement un certain effet sur tous les MPM, continua-t-elle. Je ne vois pas pourquoi la même technique ne pourrait pas être appliquée à des têtes laser plus grosses. » Cette fois, Lynch se contenta de hocher la tête. Il y avait une raison pour laquelle il avait fallu si longtemps aux têtes laser pour remplacer les ogives nucléaires de contact en tant qu’arme à longue portée en espace profond par excellence. Le concept de base d’une tête laser, au demeurant très simple, datait de l’époque pré-Diaspora sur la Vieille Terre. En deux mots, un barreau cylindrique fin comme un cheveu et fait d’un matériau approprié (la Spatiale royale manticorienne utilisait le hafnium) était soumis aux rayons X d’une explosion nucléaire, lui faisant amplifier et tirer des rayons gamma jusqu’à ce que le rayonnement thermique l’atteigne et le détruise. Le problème était l’extraordinaire inefficacité du processus : seuls quelques pour cent des milliards de mégajoules libérés par une ogive nucléaire de l’ordre de la mégatonne se retrouvaient dans un rayon laser à rayons X, principalement parce que – dans des conditions normales – une explosion nucléaire se propageait en une sphère dont chaque barreau ne représentait qu’une portion ridiculement faible, si bien qu’il ne pouvait être soumis qu’à un infime pourcentage du rayonnement total. La très grande majorité de l’effet destructeur était donc perdue. Compte tenu de la dureté d’un blindage de vaisseau spatial, même deux ou trois siècles T plus tôt, c’était tout bonnement insuffisant pour produire un effet appréciable, surtout du fait que le laser résultant devait traverser les barrières latérales et l’écran antiradiations avant d’atteindre le blindage en question. Donc, quoique les chances de porter un coup au but avec une ogive nucléaire de contact fussent assez faibles, la plupart des spatiales avaient opté pour une arme au moins susceptible d’infliger quelques dégâts si elle touchait sa cible. D’ailleurs, les missiles pré-têtes laser étaient plus destructeurs par contact direct, en tant que projectiles purement cinétiques. Il était hélas ! presque impossible d’obtenir un tel résultat, même avec les meilleurs perceurs de barrières latérales, si bien que la fonction du missile nucléaire à fusion était au bout du compte moins d’infliger de véritables avaries à la coque que de griller les générateurs des barrières en question. Malheureusement – du point de vue du tireur –, les défenses antimissile s’étaient améliorées au point que les chances « assez faibles » de réussir un coup au but direct s’étaient changées en chances « inexistantes », raison pour laquelle les vaisseaux de ligne avaient eu recours à des batteries d’armes à énergie aussi massives. Les missiles restant efficaces contre des combattants plus légers mais devenant inutiles contre les défenses actives et passives d’un vaisseau de ligne, le seul moyen de livrer bataille à ces derniers avait été de s’en approcher nez à nez, afin que les armes à énergie du bord pussent entrer en action. Les choses avaient commencé à changer il y avait un peu plus d’un siècle quand un type très malin avait trouvé le moyen de créer une explosion nucléaire directionnelle. La possibilité était évoquée depuis longtemps dans plusieurs des revues spatiales de la Galaxie, mais on ne disposait pas de la technologie nécessaire avant que les progrès de l’effet de pincement gravitique utilisé dans les centrales à fusion modernes aient été miniaturisées au point de tenir dans le nez d’un gros missile. On avait conçu un anneau de générateurs de gravité disposés en collier derrière l’ogive. Ils se mettaient en route quelques millisecondes avant son explosion, assez pour que les foyers superposés d’une lentille gravitique en reforment la sphère et la rendent gaussienne, dirigeant les effets radiologiques et thermiques vers l’avant, le long de l’axe de l’ogive. Le résultat était de capturer une bien plus grande portion de l’effet et de le concentrer dans la zone occupée par les barreaux amplificateurs. Selon les critères modernes, les premières têtes laser étaient très anémiques, en dépit du progrès énorme qu’elles représentaient, et les concepteurs de vaisseaux avaient réagi en épaississant le blindage déjà massif des cuirassés et supercuirassés. Toutefois, la vieille compétition entre arme et armure était relancée : depuis cinquante ou soixante ans T, la tête laser représentait un authentique danger même pour le vaisseau au blindage le plus solide. D’autres facteurs intervenaient bien sûr dans sa conception. Longueur et diamètre du barreau amplificateur déterminaient la divergence du rayon, avec des répercussions évidentes sur le pourcentage d’énergie que produisait le laser à une distance donnée. Les armes à énergie du bord, dotées de puissantes lentilles gravitiques, compressaient bien mieux cette divergence. Il n’y avait tout bonnement pas moyen de fabriquer des lentilles aussi petites qu’une tête laser, laquelle, malgré les raffinements de conception, restait pour l’essentiel un simple barreau sacrifiable qu’aurait reconnu un physicien de l’ère pré-Diaspora. Dans le missile Mark 23 utilisé actuellement, les têtes laser (les assemblages qui renfermaient les barreaux amplificateurs) mesuraient environ cinq mètres de long et quarante centimètres de diamètre, et recelaient des barreaux fins comme des fils, suspendus dans un milieu gélifié. Comprenant aussi les miroirs de Wolter pour amplifier les rayons, des réacteurs, beaucoup de carburant, un générateur, des dispositifs de télémétrie et des capteurs, elles étaient contenues dans des baies latérales, des deux côtés du bus d’armes, qui les éjectaient une fois le missile fixé sur sa trajectoire d’attaque finale. Chacune possédait son système de contrôle de réaction de vectorisation, lequel acquérait la cible sur ses propres capteurs, s’alignait sur elle par propulsion puis manœuvrait rapidement jusqu’à arriver cent cinquante mètres devant le missile. À ce moment, la lentille gravitique entrait en action, l’ogive détonait et la cible s’apercevait que la chance avait tourné. Les facteurs critiques étaient les dimensions du barreau de la tête, le rendement de la détonation et – le plus critique de tous – l’amplification de la lentille gravitique. Raison principale pour laquelle les gros missiles étaient plus destructeurs que les petits transportés par des croiseurs et contre-torpilleurs. Il y avait toujours un minimum de contrainte masse/volume sur l’assemblage de la lentille gravitique lui-même, et un missile plus gros pouvait porter à la fois une lentille plus puissante et les barreaux plus longs – donc plus puissants – qui lui donnaient une plus grande portée. C’était aussi la raison pour laquelle il avait été si ardu de faire tenir une tête laser efficace dans les nouveaux missiles Vipère anti-BAL. La baie de l’unique barreau amplificateur mesurait presque les deux tiers de la longueur du missile, et trouver une place où la fourrer avait présenté toutes sortes de difficultés. La supériorité technique de Manticore sur Havre s’était fait sentir aussi dans la conception des têtes laser : générateurs de gravité des missiles plus puissants à volume égal ; capteurs et systèmes de visée meilleurs également. Le Royaume stellaire avait donc pu utiliser des ogives plus petites et des lentilles à plus grande amplification afin de créer des têtes laser assez puissantes pour arriver à ses fins, surtout du fait qu’il pouvait compter porter plus de coups au but en raison de son contrôle de feu et de ses systèmes fureteurs supérieurs. La République, quant à elle, avait dû adopter une approche fondée sur la force brutale, usant d’ogives plus grosses et de barreaux plus lourds, raison pour laquelle les missiles havriens avaient toujours été bien plus massifs que leurs homologues manticoriens. Aujourd’hui, en grande partie grâce aux retombées des efforts du Royaume stellaire pour améliorer ses communications supraluminiques à impulsions gravitiques, ArmNav avait achevé de tester et commencé à produire une nouvelle génération de générateurs de gravité pour les Mark 16 destinés à ses croiseurs. On avait presque doublé le facteur d’amplification des lentilles gravitiques et, tant qu’on y était, on avait augmenté le rendement des ogives, ce qui avait demandé au moins autant d’ingéniosité. Il avait fallu déplacer vers l’arrière une bonne partie des composants originaux des Mark 16, notamment du bus d’armes, afin d’y caser tout cela, mais, selon Hélène, nul ne se plaindrait de l’effet obtenu. Avec ses ogives de quinze mégatonnes, le Mark 16 était capable de percer jusqu’à un blindage de croiseur de combat, quoique atteindre les entrailles d’un tel bâtiment l’eût poussé dans ses derniers retranchements. À présent, la nouvelle ogive Mod. G de quarante mégatonnes et les lentilles gravitiques améliorées lui conféraient presque autant de punch que les plus gros missiles de vaisseaux du mur datant d’à peine cinq ou six ans. La production du Mod. G avait requis une refonte complète des bus d’armes du Mark 16, cependant. ArmNav ayant décidé qu’on ne voulait ni jeter toutes les armes existantes ni renoncer aux améliorations, les employés de l’amiral Hemphill avaient inventé un kit pour convertir les Mod. E en Mod. E-I. (Ce qui était arrivé exactement à l’appellation Mod. F, Hélène ne voulait même pas le savoir. Il était bien connu de tout officier tactique que les voies de la nomenclature d’ArmNav étaient impénétrables.) Le Mod. E-i était fondamentalement le Mod. E équipé des nouveaux générateurs de gravité. Puisque cet unique changement ne requérait aucun ajustement des bus ni déplacement des composants internes, le E-i pouvait se fondre dans les files d’attentes et profils d’attaque des Mark 16 existants. Bien sûr, avec ses ogives d’origine, plus faibles, il demeurait moins efficace que le Mod. G, puisque son pouvoir destructeur n’était « que » doublé par rapport au E… contre un facteur supérieur à cinq dans le cas du G. Si on applique la même approche au Mark 23, songea Hélène, en supposant de nouvelles lentilles gravitiques à l’échelle, puis si on couple ça avec ce qu’a mis en œuvre le contrôle de feu de la duchesse Harrington en Lovat, quoi que ce soit… « Et que vous a dit d’autre le commodore, enseigne Zilwicki ? » La voix de Lynch la tira de ses pensées. « Tout est sur ces puces, monsieur, dit-elle, respectueuse, en désignant le classeur qu’elle venait d’apporter. — J’en suis sûr, acquiesça le capitaine. Cela dit, je connais un peu mieux le commodore depuis qu’il est monté à bord et je doute qu’il en ait discuté avec vous « par hasard » avant de vous envoyer me porter ce mémo. Je ne le crois pas homme à faire les choses « par hasard » mais plutôt à toujours avoir une bonne raison. Alors pourquoi ne pas saisir cette occasion de nous offrir une petite séance de réflexion tactique en situation, juste vous et moi ? » La jeune femme eut la sensation distincte de couler et réprima une puissante envie de déglutir. Comme Lynch inclinait son siège un peu plus en arrière, elle vit l’amusement dans ses yeux. Non de l’avoir mise dans l’embarras, comme ç’aurait pu être le cas de certains supérieurs, mais de la regarder décortiquer son raisonnement et découvrir qu’il avait presque sûrement raison en ce qui concernait les intentions du commodore. « Très bien, monsieur, répondit-elle avec un sourire en se calant plus confortablement dans son propre siège. Par quoi pensez-vous que nous devions commencer ? » Malgré le ton respectueux, c’était presque un défi, et Lynch sourit quand il s’en rendit compte. « Voilà qui est parlé, enseigne Zilwicki ! Voyons…» Il se balança quelques instants d’avant en arrière puis hocha la tête. « Vous avez déjà mentionné ce qui s’est passé en Monica, reprit-il. J’ai lu les rapports tactiques de la bataille, et je sais que vous étiez sur la passerelle durant le combat. Vous teniez le rôle d’officier de défense antimissile, exact ? — Oui, monsieur. » Le regard d’Hélène s’assombrit un peu sous l’effet des souvenirs que ramenait cette question : elle-même, au côté d’Abigail Hearns, gérant toute la défense antimissile de l’escadre tandis que les croiseurs de combat monicains fondaient sur eux. « En ce cas, commençons donc par votre évaluation de la manière dont disposer de Mod. G – ou, d’ailleurs, de E-i – aurait influencé les choix tactiques du commodore Terekhov. » Hélène fronça les sourcils, pensive, et sa concentration fit s’évanouir le sombre souvenir. Elle réfléchit à la question durant plusieurs secondes puis secoua légèrement la tête. « Je pense que le changement principal aurait sans doute été la recherche plus précoce de destruction de vaisseaux. — Ce qui signifie, exactement ? » Le ton de Lynch était une invitation à expliciter sa pensée. Elle se pencha un peu en avant. « Eh bien, monsieur, je crois que nous savions tous que le seul moyen dont on pouvait espérer arrêter ces croiseurs de combat était un tir de missiles massif à une distance relativement courte. Oh, on en a descendu un de très loin, mais ç’a forcément été un coup de chance extraordinaire. On n’aurait pas dû pénétrer assez profond pour toucher un élément susceptible de le faire exploser comme ça ! » Elle secoua à nouveau la tête, sombre, en se rappelant la destruction spectaculaire du Typhon et de tout son équipage, puis elle se concentra sur le présent. « De toute façon, il ne fallait pas leur permettre d’arriver à portée d’énergie et, comme nos têtes laser étaient tellement plus légères, on savait aussi qu’il faudrait concentrer énormément de tirs, à la fois dans l’espace et dans le temps, pour percer leur blindage. Le Chaton – je veux dire l’Hexapuma – était le seul de nos vaisseaux à disposer de Mark 16, si bien qu’on ne pouvait obtenir une pareille concentration au-delà de la portée des missiles standard. Le commandant s’est donc servi de notre feu à longue portée pour obtenir la meilleure idée possible des défenses actives et des capacités GE des Monicains. Il utilisait les Mark 16 pour les obliger à nous contrer, ce qui nous permettait d’effectuer une analyse de leurs défenses et de la transmettre au reste de l’escadre, afin d’optimiser notre feu une fois qu’ils arriveraient à portée de tous nos vaisseaux. » Mais si on avait disposé de Mod. G à la place des vieux Mod. E, on aurait pu percer le blindage des croiseurs de combat même à longue portée, et sans la concentration devenue nécessaire à la fin de la bataille. Dans ce cas-là, donc, je pense que le commandant aurait aussi cherché à obtenir des informations mais, en même temps…» Hélène Zilwicki se pencha un peu plus sur son siège, agitant les mains avec enthousiasme, tout en oubliant ses angoisses à propos de son grade et de son manque d’expérience. Elle ne remarqua même pas l’approbation amusée d’Horace Lynch tandis qu’elle se livrait tout entière à la discussion. CHAPITRE TRENTE ET UN « Vous vouliez me voir, milady ? — Oui. » La baronne de Méduse leva les yeux et fit signe à Grégor O’Shaughnessy d’entrer dans son bureau. « Je craignais que vous n’ayez déjà quitté la résidence, ajouta-t-elle comme il obéissait et prenait possession de son fauteuil favori. — Ambrose a appelé pour dire qu’il était coincé au milieu d’une réunion d’analyse forcée. Nous avons reculé notre rendez-vous de deux heures. — Il est possible que vous n’y alliez pas du tout. » O’Shaughnessy dressa l’oreille au ton du gouverneur, qui eut un sourire évoquant une grimace en voyant se hausser les sourcils de son visiteur. « Dois-je en conclure qu’il y a eu de nouveaux événements, milady ? demanda-t-il au bout d’un moment ? — Plutôt un nouveau rebondissement dans un événement qui nous inquiétait déjà, répondit Méduse. Je viens de recevoir une communication officielle d’Alesta Cardot. — Ah ? » O’Shaughnessy fronça le sourcil. « Cela aurait-il un rapport avec ce qui se passe en Péquod, milady ? — C’est ce qui m’a toujours plus chez vous, Grégor, dit la baronne avec un authentique amusement. Vous êtes vif. — Un talent naturel, milady. » Il sourit brièvement puis redevint sérieux. « Et qu’a donc à dire le nouveau ministre des Affaires étrangères de Nouvelle-Toscane à propos de ses agressifs et bruyants capitaines marchands ? — Assez curieusement, elle n’a rien à dire de ses capitaines. En revanche, elle a beaucoup à dire de la conduite de notre personnel spatial. — Pourquoi n’en suis-je pas surpris ? » murmura O’Shaughnessy. Il se cala au fond de son siège et posa les avant-bras sur les accoudoirs, tapotant des doigts tout en réfléchissant. Méduse le laissa faire quelques secondes. Lorsqu’il y travaillait vraiment, il pouvait être exaspérant. Malgré ses plus grands efforts, sa tendance naturelle à l’arrogance intellectuelle lui échappait de temps à autre, et il lui était arrivé de traiter ses collègues avec une patience dédaigneuse aisément prise pour de la condescendance, quoiqu’il ne parût pas s’en rendre compte. Il y avait aussi des moments où la condescendance se changeait en un sentiment bien plus vilain s’il estimait que l’objet de son ire se montrait particulièrement stupide en ne comprenant pas ce qu’il disait. Toutefois, il possédait des qualités impressionnantes pour contrebalancer ces petits défauts de caractère. D’une part, il était une honnêteté intellectuelle impitoyable. D’autre part, il était toujours prêt à admettre qu’il avait fait une erreur si on le lui démontrait et, aussi cinglant qu’il se fût montré durant le débat ayant conduit à cette démonstration, il n’en voulait pas à son contradicteur d’avoir eu raison. En outre, il était très, très intelligent. « J’imagine que, selon Cardot, le capitaine Denton et ses subordonnés ne sont pas juste des éléments incontrôlés ? demanda-t-il au bout d’un moment. — Au contraire, répondit Méduse, elle a pris exactement le parti de dire qu’ils en sont. En fait, elle l’a pris de manière si élaborée que nul ne peut ignorer qu’elle considère cela comme une fiction diplomatique polie, offerte afin que nous nous en servions de feuille de vigne politique. Aux accents de sa note, il est clair qu’elle nous laisse une porte de sortie : désavouer et réprimander Denton, prouvant que nous n’avons jamais autorisé, et encore moins ordonné, une telle « politique de harcèlement systématique des vaisseaux marchands néo-toscans qui poursuivent paisiblement des intérêts commerciaux légitimes ». — Elle a vraiment écrit ça ? s’étonna O’Shaughnessy, avant de cligner des yeux devant le hochement de tête de la baronne. Eh bien, quoi qu’ils mijotent, ce n’est pas la subtilité qui les étouffe, hein ? — Non, et ça m’inquiète », admit dame Estelle. Elle se prit l’arête du nez entre le pouce et l’index de la main droite. « C’est à peu près aussi subtil que de balancer une brique dans une devanture pendant les heures de bureau. Oh… (elle lâcha son nez et agita la main) toute la diplomatie convenable est en place. Du reste, par certains côtés, c’est un message composé avec beaucoup de soin. Mais je doute qu’aucun observateur vraiment impartial manque de remarquer qu’elle bâtit un roman conçu pour justifier toute action hostile de la Nouvelle-Toscane par la légitime défense. — Comment a-t-elle présenté ça exactement, milady ? — Pour l’essentiel, il s’agit d’une protestation officielle : le capitaine Denton – et, apparemment, tout l’équipage du HMS Reprise – aurait systématiquement insulté, bloqué et harcelé les vaisseaux marchands néo-toscans menant leurs affaires légales dans le système de Péquod. Elle a énuméré tous les incidents rapportés par Denton et en a ajouté quelques-uns. Au moins deux se sont produits – d’après elle – après l’envoi de la dépêche du capitaine à l’amiral Khumalo, ce qui explique pourquoi nous n’en avons pas entendu parler. Les autres, toutefois… (elle secoua la tête) les autres, Grégor, donnent vraiment l’impression d’avoir été fabriqués de toutes pièces. J’ai le sentiment très net qu’ils ne se sont jamais produits. — Des rencontres fictives cachées au milieu des vraies, vous voulez dire ? — Exactement. » L’expression de Méduse était grave. « Il semble que les Néo-Toscans aient aussi enregistré les visites officielles de nos militaires à leur bord. Selon eux, il « se trouve » qu’ils disposent d’images pour une poignée d’inspections. Nul n’a réalisé ces enregistrements exprès, vous le comprenez bien : que les systèmes internes des vaisseaux concernés aient été branchés au bon moment est une pure coïncidence. À l’évidence, ils ont épluché ces enregistrements avec soin pour choisir ceux que Cardot a joints à son message, et je ne doute pas un instant que les répliques de nos militaires aient été sorties de leur contexte avec encore plus de soin, mais le fait est qu’ils disposent d’images. Raison pour laquelle je trouve si gênante l’idée des incidents fictifs. Ils savent forcément qu’on se rendra compte qu’ils mentent à propos de ces… épisodes, alors qui sont-ils destinés à impressionner ? Un troisième larron, à n’en pas douter, ce qui explique aussi, selon moi, les images qu’ils présentent : vous savez à quel point, pour certaines personnes, n’importe quelles images apportent du crédit même aux accusations les plus ridicules. — Certaines personnes étant en l’occurrence la Sécurité aux frontières ? — C’est ce que je crains, admit-elle. Et je crains encore plus que les Néo-Toscans n’aient pas trouvé cette idée, quelle qu’elle soit exactement, tout seuls. — Vous croyez que ça pourrait être un coup de Manpower ? » demanda O’Shaughnessy en se rappelant une certaine conversation au bord de la mer avec Ambrose Chandler. Méduse haussa les épaules, insatisfaite. « Je n’en sais rien. Si c’est le cas, ils ont fait sacrément vite. Même en supposant que la Nouvelle-Toscane se soit trouvée là comme un fruit mûr, prête à tomber droit entre leurs mains, comment diable ont-ils pu mettre ça au point aussi vite ? Et, au nom du ciel, comment même la société Manpower a-t-elle pu trouver le chutzpah de fomenter une manœuvre-pareille après les baffes qu’elle a reçues en Monica ? » Elle secoua la tête. « Ce que devraient faire les Mesans, c’est baisser la tête et attendre que l’affaire se tasse, pas jouer avec les allumettes dans une poudrière qui pourrait encore leur péter au nez. Et, même en les supposant trop bêtes pour s’en rendre compte, je ne vois pas comment ils auraient pu organiser tout ça si rapidement. Il y a trois cent soixante-cinq années-lumière entre Mesa et la Nouvelle-Toscane. Même pour un messager, c’est un voyage de quarante-cinq jours, aller simple, et il s’est écoulé à peine trois mois depuis l’assassinat de l’amiral Webster. Tant qu’on y est, il s’en est écoulé à peine cinq depuis la bataille de Monica. Avec un circuit de communication de trois mois, comment auraient-ils pu mettre en branle aussi rapidement un truc pareil ? — À moins qu’ils n’aient envisagé l’angle néo-toscan depuis le début, milady, dit lentement O’Shaughnessy, pensif. Croyez-vous qu’Andrieaux Yvernau ait tenté de saboter l’Assemblée constituante dès le départ ? — Non. » Méduse secoua à nouveau la tête, encore plus fermement. « Je suis convaincue qu’Yvernau est bien le parfait imbécile qu’il donne l’impression d’être. Par ailleurs, je ne crois pas que les oligarques néo-toscans accepteraient de travailler la main dans la main avec une Nordbrandt. Ni même avec un Westman, d’ailleurs ! Ils auraient trop peur du danger que représenterait l’exemple terroriste pour leur situation locale. — On a pu les utiliser, fit remarquer l’analyste. Vous avez raison : ils n’auraient pas travaillé de leur plein gré avec quelqu’un comme Nordbrandt, mais, s’ils ne savaient pas qu’ils le faisaient, tout comme Westman l’ignorait, nos paramètres se modifient. — J’imagine que c’est vaguement possible. » La baronne faisait pivoter son siège de droite et de gauche, tout en se mordillant la lèvre inférieure. « Mais je trouve ça improbable. D’une part, je ne crois pas Yvernau assez subtil ni assez malin pour avoir délibérément présenté une plateforme sur laquelle bondiraient les oligarques les plus réactionnaires de l’amas. Or vous savez qu’il l’a fait. Si ses véritables ordres avaient été de saboter l’Assemblée, il se serait montré plus agressif dès le début au lieu d’essayer de contrôler la rédaction de la Constitution. Et, ne nous voilons pas la face, ses exigences étaient bien moins extrémistes que celles de Tonkovic. S’il avait voulu tuer l’Assemblée, pourquoi ne pas s’engager sous sa bannière à elle ? Pourquoi présenter son propre texte plus modéré, donc plus susceptible d’être adopté ? — Je crains que vous n’ayez raison, soupira O’Shaughnessy. Il lui aurait fallu être beaucoup plus intelligent qu’il ne l’est pour chercher à faire échouer l’Assemblée d’une manière aussi détournée. À moins que quelqu’un d’autre n’ait tiré ses ficelles. — Ce qui nous ramène aux contraintes de temps, remarqua la baronne. On ne peut pas faire transiter des informations sur des distances interstellaires assez vite pour réussir aisément un coup pareil. Par ailleurs, si la Nouvelle-Toscane faisait partie du plan d’origine, pourquoi tentait-elle à toute force de se dégager une place devant la mangeoire ? Il ne fait aucun doute que la plupart des oligarques néo-toscans voulaient remplir leur bol de riz quand le Royaume stellaire commencerait d’investir dans l’amas. Voilà pourquoi ils ont soutenu l’annexion au départ, jusqu’à comprendre qu’ils risquaient de perdre le contrôle politique de leur monde si elle avait lieu selon les termes de Sa Majesté et non les leurs. — Alors ils sont peut-être juste assez furieux de ne pas avoir rempli leur bol pour faire ça tout seuls, en fait, dit l’analyste avec un haussement d’épaules. — Non. Henri a raison là-dessus. Yvernau est peut-être un imbécile – c’est sûrement un imbécile – mais il y a sans nul doute sur sa planète et au sein de son gouvernement des gens dont le QI est supérieur à celui d’un pruneau au jus. À présent, ces gens-là devraient au moins se rendre compte que Manpower les a utilisés, comme vous dites. Et je pense qu’ils renonceraient au soutien de quiconque a armé Nordbrandt. D’ailleurs, avec cet exemple pour agiter leurs classes populaires, ils n’auraient vraiment, vraiment pas envie de nous fâcher. Sauf s’ils estimaient disposer d’un soutien puissant – assez pour nous empêcher d’exercer sur eux des représailles et les aider à garder la botte sur la nuque de leurs classes populaires – quelque part. — Quelque part de plus près que Mesa. C’est ce que vous suggérez vraiment, milady, n’est-ce pas ? — Oui, admit Méduse avec une grimace. Meyers est plus proche de la Nouvelle-Toscane que Mesa, et la Sécurité aux frontières dispose de plus de ressources que Manpower. Elle possède aussi, j’en ai peur, une expérience déprimante du maintien au pouvoir de régimes peu recommandables par la répression impitoyable de l’opposition locale. Cela pourrait la rendre plus sympathique à la Nouvelle-Toscane que notre propre exemple. Sans oublier qu’elle est bien plus au fait des systèmes stellaires du Quadrant et des alentours que ne pourrait l’être Manpower. Tout ce qu’Amandine Corvisart a découvert en Monica suggère que la DSF a organisé l’accord entre Manpower et Jessyk & Co., d’une part, et des gens comme Nordbrandt ou le président Tyler d’autre part. Je ne vois pas pourquoi on supposerait le commissaire Verrochio incapable d’organiser des marchés pour son propre compte s’il le décidait. Et si quelqu’un est encore plus exaspéré que Manpower par la manière dont Terekhov a pulvérisé l’opération Monica, c’est bien Lorcan Verrochio. — C’est une idée déplaisante », admit O’Shaughnessy en plissant les lèvres, pensif. Puis il secoua la tête. « C’est une idée déplaisante, et il est possible que vous teniez quelque chose, milady, mais je viens de réaliser qu’une bonne partie des contraintes temporelles que vous évoquiez pour Mesa valent pour Verrochio. Le temps de transit d’un messager entre Meyers et la Nouvelle-Toscane ne serait inférieur que d’une semaine T à ce qu’il serait depuis Mesa. Ça n’économise que quinze jours T sur l’aller-retour. — Je vous l’accorde. Mais les cadres de Manpower n’auraient sans doute pas commencé à renifler autour de la Nouvelle-Toscane avant l’assassinat du général Webster et n’auraient donc même pas eu le temps de suggérer une alliance aux Néo-Toscans avant que ces derniers ne commencent à manufacturer leurs incidents. En revanche, si c’est Verrochio qui a commencé, et au moment même où il a appris le retour de flammes de Monica, il a pu procéder à deux échanges de messages avant le premier incident en Péquod. Même en supposant que les gens de Manpower aient commencé juste au même moment, ils n’auraient pu organiser qu’un aller-retour et demi dans le même temps. Par ailleurs, contrairement aux Mesans, Verrochio n’a pas besoin d’un délai supplémentaire pour se synchroniser avec la DSF : dans ce coin de l’espace, la DSF, c’est lui. — J’admets votre logique, dit O’Shaughnessy, mais, avec tout le respect que je vous dois, milady, à ce stade, nous ne faisons que spéculer. Nous n’avons pas assez d’informations pour effectuer une analyse valable, et l’un de mes premiers principes est… — Que si on commence à spéculer trop tôt, avec trop peu d’éléments, on s’expose à faire entrer toutes les informations subséquentes dans les hypothèses initiales, coupa Méduse avant de lui lancer un sourire de garnement. Vous voyez ? Je vous écoute, Grégor. — En effet, milady, répondit-il, légèrement réprobateur. — En fait, ce que je voulais surtout, c’était vous faire part des informations dont je dispose et de la direction dans laquelle m’entraînent mes pensées avant que nous ne nous réunissions avec Khumalo et Chandler. Je ne compte pas du tout sur vous pour m’aider à leur imposer mon point de vue mais je me suis dit qu’il ne ferait pas de mal de mettre votre cerveau au travail sur les infos. » Comme il hochait la tête pour signaler qu’il comprenait, elle consulta l’horloge affichée au coin de l’écran de son bureau. « Et, en parlant de notre réunion avec Khumalo et Chandler, nous n’avons plus qu’une heure et demie pour nous y préparer. » « L’un dans l’autre, madame le gouverneur, dit Augustus Khumalo, trois heures plus tard, je suis assez nettement d’accord avec vous. — Vraiment ? » Méduse lui sourit. « À l’heure qu’il est, Augustus, je ne suis plus très sûre de savoir avec quoi vous êtes d’accord ! J’ai tourné ça dans ma tête si souvent que j’ai à moitié peur d’avoir oublié mes propres théories. — Oui, j’ai remarqué que vous étiez facilement distraite, milady, rétorqua l’amiral avec une décontraction que ni lui ni la baronne n’auraient prévue quelques mois T plus tôt. Permettez-moi de résumer. En premier lieu, je pense que nous sommes tous d’accord pour considérer les soupçons de monsieur Krietzmann, le ministre de la Guerre, quant à la Nouvelle-Toscane comme parfaitement fondés. Nous le sommes aussi pour estimer que les Néo-Toscans n’auraient pas agi ainsi sans l’assurance d’un soutien susceptible de neutraliser les représailles que nous pourrions vouloir leur infliger. Et qu’ils ne se seraient pas donné la peine de fabriquer leurs prétendus incidents s’ils n’avaient pas l’intention de s’en servir comme pièces à conviction, au moins devant le tribunal de l’opinion publique. — Et on peut ajouter que notre querelle avec la République de Havre à propos de la correspondance d’avant-guerre joue sans doute un rôle dans l’esprit de quiconque a conçu l’opération », ajouta Amandine Corvisart. Sir Anthony Langtry, le ministre des Affaires étrangères du Royaume stellaire de Manticore, occupait la même charge pour l’Empire stellaire de Manticore, puisque la politique étrangère était un des domaines réservés au gouvernement impérial, à l’exclusion des autorités locales. Corvisart étant depuis des années une des principales médiatrices du ministère des Affaires étrangères, on lui avait confié la patate chaude que représentait l’invasion non autorisée du système de Monica par Aivars Terekhov. Quand l’ordre de rentrer au terminus de Lynx avait atteint les croiseurs de combat de Quentin O’Malley, elle aussi avait reçu de nouvelles instructions : un des messagers d’O’Malley avait fait un petit détour par Fuseau, le temps de l’y déposer, et le gouverneur impérial était ravi de sa présence. « C’est une bonne remarque, Amandine, dit Méduse. Et qui ne m’était pas venue, je dois l’avouer, alors qu’elle l’aurait dû. Les accusations et contre-accusations qui ont volé entre Arrivée et La Nouvelle-Paris vont trouver un écho dans toute dispute avec la Nouvelle-Toscane, n’est-ce pas ? — Pour les Solariens, oui, milady, admit Corvisart. À l’heure actuelle, aux yeux d’un observateur solarien, les eaux diplomatiques sont affreusement troubles. Pourquoi nous croirait-on, nous, plutôt que la Nouvelle-Toscane, en cas de nouvel imbroglio ? Surtout si les Néo-Toscans produisent des images susceptibles de soi-disant prouver leurs allégations. Je doute que quiconque soit très impressionné par leurs « preuves », mais ça n’a pas vraiment d’importance. Et voyez la situation du point de vue de Verrochio. S’il réussit à soigner son approche, nous devenons les méchants de l’histoire… ce qui confirme les soupçons solariens quant à nos tendances « impérialistes », que les atrocités de Nordbrandt s’employaient à attiser. En outre, s’il donne l’impression de galoper à la rescousse sur son blanc destrier – et, cette fois-ci, il aura soin d’expliquer à toute la Galaxie qu’il s’agit d’un incident indépendant, mettant en jeu une nation à l’innocence évidente –, toutes les conséquences de Monica deviendront suspectes par contrecoup. — Ce qui le réhabiliterait dans la presse solarienne, ajouta O’Shaughnessy en hochant lentement la tête. — Et lui procurerait le grand plaisir de nous planter une banderille dans l’œil, fit aigrement Khumalo. — Ne nous laissons pas emporter par une théorie du complot, dit Méduse avec fermeté. Comme me l’a fait remarquer Grégor tout à l’heure, nous ne disposons pas encore d’assez d’informations pour justifier des conclusions définitives. — Eh bien, si nous pouvons en obtenir plus, milady, je pense que nous devrions le faire, intervint Ambrose Chandler avec un sourire en coin. — Je suis d’accord avec le capitaine Chandler, dit Corvisart. Toutefois, n’oublions pas que, si quelqu’un cherche à manipuler la situation – et nous – afin de nous mettre dans une position délicate, nous ne pourrions sans doute rien faire de pire que nous montrer trop actifs avant d’obtenir les informations en question. Il me semble que c’est un de ces cas où le mieux est de ne rien faire du tout avant d’assembler davantage de pièces du puzzle. — Vous voulez dire ne pas répondre officiellement au message de Cardot ? demanda Khumalo, l’air assez insatisfait. — Oui, amiral. Je ne suggère pas que nous restions inactifs sur d’autres fronts – comme essayer d’obtenir les informations du capitaine Chandler. J’estime juste que fournir à la Nouvelle-Toscane une réponse officielle qu’on pourrait sortir de son contexte ou retourner serait une erreur. — C’est très sensé, admit Méduse. Ce qui nous laisse une décision à prendre quant à la manière de rassembler les renseignements nécessaires. Quelqu’un a une suggestion ? — Ma première idée serait d’envoyer en Péquod un officier plus gradé que le capitaine Denton, milady, dit Khumalo après réflexion. Attention, je ne critique en rien sa conduite. Je pense au contraire qu’il a remarquablement bien géré la situation. Mais il n’est que capitaine de frégate et le Reprise n’est qu’un contre-torpilleur – et qui commence à avoir de la bouteille. La situation n’est pas la même qu’en Faille, quand nous avons envoyé l’Hexapuma… (il lança un sourire malicieux à Méduse) car nous n’avions pas à nous inquiéter de la réaction du gouvernement local : nous pouvions donc nous permettre de n’envoyer que ce qui était nécessaire à la tâche du moment. Dans un sens, je regrette que nous n’ayons pas accordé à Péquod une priorité plus grande quand nous avons commencé à distribuer les BAL, mais c’est un système bien moins exposé que certains autres, comme Nuncio ou Howard, et il est tout à fait capable de procéder seul à ses inspections douanières, même compte tenu de l’accroissement de la circulation dans la région. Le Reprise s’y trouve surtout comme témoignage du soutien impérial aux autochtones. » Méduse hocha la tête. Quoique le déploiement des BAL dans le Quadrant fût jugé primordial, il ne pouvait s’effectuer d’un coup. Le problème n’était pas seulement le nombre de PBAL nécessaires pour les transporter jusqu’à leur nouveau poste mais aussi celui des vaisseaux dépôts qui devaient les entretenir après leur arrivée. L’Amirauté fournissait aussi vite que possible des reconversions en dépôts, et le cartel Hauptman commençait à livrer des bases de dépôt modulaires, conçues pour un déploiement indépendant après avoir été transportées à leur poste dans des cales de cargos standard et assemblées sur place. Tout cela prenait néanmoins du temps, aussi Khumalo et Krietzmann avaient-ils choisi de couvrir d’abord les secteurs les plus exposés. Péquod était assez proche de l’Union commerciale de Rembrandt pour que les systèmes membres y envoient des vaisseaux de leurs flottes – considérablement plus puissantes que celles des autres systèmes stellaires du Talbot – afin d’aider à le défendre en cas d’urgence, ce qui lui avait attribué une priorité bien plus faible dans le projet de déploiement initial. « Je pense toutefois qu’il serait bon d’envoyer là-bas au moins un capitaine de la Liste pour soulager Denton et bien faire comprendre aux Néo-Toscans que nous savons qu’ils mentent et n’avons pas l’intention de les laisser s’en tirer comme ça. — Je suis d’accord, dit Méduse après réflexion. En supposant que nous fassions cela, qui enverriez-vous, amiral ? — À brûle-pourpoint, je dirais : un des Victoires du commodore Onasis, répondit Khumalo. Pas Onasis elle-même, en revanche : non seulement cela me priverait de sa présence s’il arrivait quelque chose mais elle serait aussi trop gradée, à mon sens. Nous voulons prouver notre résolution, pas suggérer que nous avons peur. » Méduse hocha la tête, le front plissé. Les événements des sept derniers mois avaient donné de l’assurance à Khumalo et elle reconnaissait qu’il avait déjà fait preuve d’un meilleur instinct politique et diplomatique qu’elle ne l’aurait cru possible au départ. « Pardonnez-moi, amiral, madame le gouverneur », s’immisça le capitaine Shoupe d’une voix prudente. La baronne et Khumalo se tournèrent tous deux vers le chef d’état-major de l’amiral. « Oui, capitaine ? fit Méduse. — Si je puis me permettre, je ne suis pas sûre qu’envoyer un des Victoires du commodore serait une réaction… idéale en ce moment. — Pourquoi ça, Loretta ? » Il s’agissait d’une véritable question de la part de l’amiral, non d’une rebuffade formulée comme une question, quoique sa subordonnée vînt d’exprimer un désaccord partiel avec une de ses suggestions, se rendit compte le gouverneur. « Pour deux raisons, monsieur, répondit Shoupe. D’abord, je pense qu’envoyer un vaisseau de la classe d’un Victoire dans un petit système stellaire pauvre comme Job tel que Péquod, pour servir de vedette des douanes améliorée, risque de faire figure de réaction excessive. Vous parliez fort justement de montrer de la résolution sans donner l’impression d’avoir peur. En outre, pour le moment, la division du commodore Onasis est l’unique puissance de feu concentrée dont vous pouvez disposer instantanément. Je ne pense pas qu’en détacher vingt-cinq pour cent avant que nous n’ayons au moins reçu le rapport de l’amiral du Pic-d’Or sur la situation en Monica serait une très bonne idée. — Hum…» Méduse se gratta le bout du nez puis hocha la tête. « Deux excellentes remarques, capitaine. Mais, si nous n’envoyons pas un croiseur de combat, qu’envoyons-nous ? — Eh bien, reprit Shoupe après avoir jeté un coup d’œil à son supérieur et reçu la permission muette de continuer, j’aurais tendance à suggérer que nous attendions l’arrivée de la première escadre de Roland, milady. Nous n’en avons encore vu aucun, et je me rends compte que les déploiements prévus sont encore conditionnels, sujets à modifications, mais un Roland est plus gros que bien des croiseurs légers, et je doute que l’Amirauté en choisisse les pachas en tirant des noms dans un chapeau. — Ce n’est pas une mauvaise idée, Loretta, approuva Khumalo. Ce serait assez gros pour faire comprendre notre point de vue mais, officiellement, ça resterait un contre-torpilleur. Et, comme vous dites, l’amiral Cortez aura choisi les commandants avec soin. Nous n’aurons sûrement pas la chance de récolter un autre Terekhov mais celui qu’on nous enverra sera sans aucun doute de premier ordre. — Et attendre l’arrivée de nouvelles unités dirait clairement que nous agissons de manière réfléchie, sans nous affoler, ajouta Méduse. — Sans parler du fait que milady du Pic-d’Or appréciera sans doute que nous ne découpions pas son escadre en petits paquets avant qu’elle revienne ici pour qu’on puisse au moins en discuter avec elle, ajouta Khumalo avec un petit rire. Du moins pas sans un cas de force majeure. » Le vice-amiral Jessup Blaine tentait de ne pas trop s’ennuyer en épluchant rapports de routine et autres paperasses. Il était agréable de commander une force d’intervention et d’avoir deux escadres complètes de vaisseaux du mur porte-capsules à sa disposition. Et il était très agréable aussi que les croiseurs de combat de Quentin O’Malley fussent revenus de Monica. Toutefois, c’était également ennuyeux. Le commandant d’une telle force, pour peu qu’il disposât d’un état-major compétent (et c’était le cas de Blaine) n’avait pas grand-chose à faire lorsqu’il montait la garde quelque part, aussi importante que fût la garde en question. Il ne pouvait certes pas aller chercher les ennuis, et le nombre de jeux de guerre et simulations qu’il avait le loisir d’organiser était limité. Les exercices d’attaque des forteresses protégeant le terminus de Lynx, aux deux tiers opérationnelles, se révélaient déjà plus intéressants, et il était impressionné par les capacités des nouvelles constructions. En dehors de cela, toutefois, il n’avait qu’à faire tapisserie, lointaine présence attentive, en regardant son état-major et ses commandants d’escadre ou de vaisseau s’occuper des choses intéressantes : entraîner et administrer leurs commandements. Oh, arrête de râler, Jessup ! se dit-il sévèrement. Quand tu commandais un vaisseau, tu trouvais que seul ton second s’amusait ; quand tu étais second, tu pensais que c’étaient les chefs de département ; et, quand tu étais chef de département, que c’étaient les officiers sous tes ordres. Ce qui était sans doute assez vrai, quand on y pense. Ses lèvres s’étirèrent à cette pensée tandis qu’il griffonnait sa signature électronique et apposait l’empreinte de son pouce sur le bloc signature d’un fascinant inventaire de ses vaisseaux de radoub en manière d’émetteurs de rechange pour grappes laser. La raison précise pour laquelle sa signature était requise sur ce papier-là relevait des petits mystères de l’existence. Je parie que l’amiral d’Orville, lui, n’a pas à signer des inventaires de pièces détachées. Blaine tirait de cette pensée une certaine satisfaction perverse. Il doit avoir un petit sous-fifre d’état-major planqué dans les profondeurs de son vaisseau amiral pour s’occuper de ces choses-là. Et il a bien raison. D’ailleurs, il faudrait que je jette un coup d’œil autour de moi et que je trouve quelqu’un sur qui me décharger de… Le cours de ses pensées s’interrompit quand, de manière tout à fait inattendue, une icône à l’éclat cru se mit soudain à clignoter dans un angle de son écran. Il la fixa l’espace d’un ou deux battements de cœur. Cette icône-là, durant toute sa carrière spatiale, il ne l’avait jamais vue en dehors d’un exercice, remarqua un petit coin de son cerveau. Puis sa main fila vers la touche d’acceptation de l’appel. « Blaine ! » lâcha-t-il comme l’officier de communications de quart sur son vaisseau amiral apparaissait sur le visuel. La femme qui lui rendait son regard paraissait absurdement jeune pour son grade de lieutenant, et ce jeune visage était blanc comme un linge. « Pardon de vous déranger, amiral ! dit-elle, parlant vite au point d’avaler ses mots. On vient de recevoir un message prioritaire de l’Amirauté. C’est un code Zoulou, monsieur ! » Blaine sentit son souffle se figer dans sa poitrine. Elle devait se tromper, insistait une partie de son esprit. Ou alors il avait mal compris. En usage spatial, le code Zoulou n’avait qu’une seule signification : invasion imminente. Mais personne, pas même les Havriens, ne serait assez fou pour affronter les défenses du système mère de Manticore. « Dispose-t-on d’une estimation des forces ennemies, lieutenant ? » Il fut abasourdi du calme de sa voix. Ce n’était pourtant pas qu’il se sentît très calme. En fait, se rendit-il vaguement compte, c’était une réaction à l’expression de la jeune femme et à la tension qui crépitait juste sous la surface de sa voix, comme un câble d’alimentation victime d’un court-circuit. « Oui, monsieur. » Elle prit une longue inspiration et, malgré tout, Blaine éprouva une pointe d’amusement devant sa réaction instinctive à son propre ton apaisant. Cet amusement, toutefois, ne dura pas longtemps. « La première estimation de l’Amirauté est un minimum de trois cents vaisseaux du mur, monsieur, reprit la jeune femme. La projection de trajectoire initiale montre qu’ils se dirigent droit vers Sphinx par la voie la plus rapide. » Blaine crut recevoir un coup de poing au ventre. Trois cents vaisseaux du mur ? C’était… c’était démentiel. Thomas Theisman, ministre de la Guerre de la République de Havre, avait toujours refusé d’exposer les hommes et femmes sous ses ordres à des offensives suicides telles qu’en avait naguère exigé d’eux le Comité de salut public. Mais peut-être n’est-ce pas une attaque suicide, songea Blaine, tandis qu’un vent glacial soufflait sur la moelle de ses os. Trois cents vaisseaux du mur… tractant sans doute un maximum de capsules… et, avec d’Orville contraint de se positionner pour couvrir le nœud, ainsi que… Nom de Dieu ! comprit-il soudain, froidement. Ça pourrait vraiment fonctionner. Et si c’est le cas… « Appel immédiat à tous les commandants d’escadre et de division ! s’entendit-il ordonner au lieutenant. — Bien, monsieur. » La jeune femme éprouvait un évident soulagement de devoir accomplir une tâche familière. « Vous avez le micro, amiral, dit-elle l’instant d’après. — Mesdames et messieurs, on a besoin de nous à la maison, déclara Blaine. Activez immédiatement le plan opérationnel Retour au foyer. Je veux que vos impulseurs soient en marche et vos vaisseaux en mouvement dans trente minutes. Blaine, terminé. » Le lieutenant tapa une commande puis releva les yeux vers lui. « Enregistrement clair, monsieur, confirma-t-elle. — Attachez-y le texte complet de la dépêche de l’Amirauté, ordonna-t-il. — Bien, amiral ! — Et ensuite envoyez, lieutenant, envoyez vite. » Blaine coupa la connexion et, tandis qu’il commençait à taper le numéro de com de son chef d’état-major, assorti du code de priorité d’urgence, ses réflexions concernant les exercices repassèrent dans un coin de son esprit tels des éclairs de chaleur à l’horizon d’un ciel d’été. À tout le moins, ses troupes avaient-elles bien répété le plan Retour au foyer, l’ordre de mouvement pour un retour d’urgence au système mère. Même si nul ne s’était attendu à en avoir besoin. Comme disait mon père, on n’a jamais besoin des choses importantes… jusqu’au jour où on en a absolument besoin. Marrant. Je l’avais toujours cru trop pessimiste. « Oui, monsieur ? » Son chef d’état-major apparut sur l’écran, en survêtement, essuyant à l’aide d’une serviette la sueur qui lui coulait sur le front et les joues. Derrière lui, Blaine apercevait un match de basket-ball interrompu. « Je crains que votre partie ne vienne d’être annulée, Jack, dit-il. Il semble que nous ayons un petit problème. » CHAPITRE TRENTE-DEUX « Bon travail de détection, Pettigrew, dit le lieutenant Abigail Hearns. Toutefois, il nous faut être un peu plus rapide dans la mise à jour de l’identité des contacts. — Oui, milady », répondit humblement le technicien sur capteurs de première classe Isaïah Pettigrew. Abigail parvint tout juste à ne pas grincer des dents. L’accent de ce grand technicien dégingandé était tout aussi doux et chantant que le sien. D’un côté, l’entendre lui rappelait de manière profondément réconfortante qui elle était, tant elle avait quitté son monde depuis longtemps. D’un autre, toutefois, elle avait vraiment envie d’étrangler Pettigrew – ainsi qu’une poignée d’autres Graysoniens de l’équipage du HMS Tristan – de ses propres mains. Ce n’est pas vraiment sa faute, se dit-elle… une fois de plus. Il est de Grayson. Il est incapable d’oublier que papa est le Seigneur Owens, ce qui fait de moi « Mademoiselle Owens », pas seulement le lieutenant Hearns. Voilà sans doute pourquoi il ne peut se rappeler le mot « madame » quand il s’adresse à moi. Aussi irritant que ce soit, je pourrais m’en accommoder s’il n’était pas tenté de mettre un genou en terre et de me baiser la main chaque fois que je lui adresse la parole. Curieusement, parmi les problèmes qu’elle avait envisagés pour le jour où elle réintégrerait les rangs de la spatiale de son monde natal, celui-là ne lui était pas venu à l’esprit. Elle s’était trop concentrée sur l’interdiction récemment levée que faisaient les Graysoniens à leurs femmes et filles d’embrasser une carrière militaire, s’était trop demandé s’ils seraient prêts à accepter des ordres de Graysoniennes comme ils s’étaient habitués à en accepter de Manticoriennes, à savoir dame Harrington et les autres officiers « prêtés » par la FRM. Elle s’était préparée à affronter des subordonnés peinant à croire qu’une jeune femme convenable pût faire un véritable officier, mais n’avait jamais envisagé la manière dont les mâles graysoniens les plus traditionnels pourraient réagir à la programmation sociale et religieuse presque génétique de leur monde natal. Pettigrew, produit d’une éducation graysonienne très traditionnelle, semblait incapable de dépasser la déférence due à la fille d’un seigneur, ce qui posait un véritable problème à Abigail, la plus jeune de tous les chefs de département du Tristan. Elle subissait déjà la distinction d’être l’unique officier accompagné en permanence de son propre garde du corps, ainsi que l’exigeait la loi de Grayson. Matéo Gutierrez, son colossal homme d’armes personnel, s’était aussi aisément inséré dans l’équipage du Tristan que dans celui de l’Hexapuma, mais chacun savait qu’il était là, et elle soupçonnait certains de ses camarades manticoriens de voir en sa présence l’expression même de la prétention qu’on pouvait attendre de néobarbares. Et d’une considération spéciale qui devait fatalement lui donner un sentiment très exagéré de sa propre importance. Elle n’avait pas besoin que les autres lieutenants découvrent que les Graysoniens de l’équipage lui témoignaient un plus grand respect et une plus grande obéissance qu’à quiconque. D’ailleurs, cela ne lui plaisait guère en soi. Un des aspects de la Flotte royale manticorienne qu’elle adorait était que, pour la plupart des Mandes, elle n’était que le lieutenant Hearns. Nul ne perdait de temps à lui faire des courbettes ni à se montrer aussi désireux de lui plaire qu’un chiot. Même cela, toutefois, l’inquiétait moins que l’évident conflit entre la discipline et l’entraînement de Pettigrew, d’une part, et le principe ancré chez les siens selon lequel les femmes devaient être protégées à tout prix. Et pas seulement des dangers physiques. Oh, non. Elles devaient aussi l’être de tout ce qui pouvait choquer leur sensibilité délicate ! Pettigrew avait absorbé cette notion avec le lait de sa mère et cela se voyait. Tu n’es à bord que depuis six jours, se dit Abigail. Il est peut-être un peu tôt pour laisser ta frustration s’envoler comme ça, tu ne crois pas ? Par ailleurs, au moins trente pour cent de l’équipage du vaisseau vient de Grayson. « Je ne dis pas que vous ne faites pas un excellent boulot dans l’ensemble, Pettigrew, reprit-elle. Juste qu’il nous faut aller un peu plus vite pour identifier les contacts, au moins en matière de classe. — Oui, milady, je comprends. » Abigail se mordit la langue pour ne pas rappeler – à nouveau – qu’elle lui avait spécifiquement dit, ainsi qu’à tous les autres Graysoniens du département, qu’elle était officier de la Spatiale et qu’on devait s’adresser à elle en tant que telle, non comme à une quasi-princesse. Il faut absolument que je le lui fasse comprendre mais ce n’est pas le moment, songea-t-elle. Le simulateur tactique était rempli à bloc et seuls trois de ses occupants, en plus d’Abigail elle-même, étaient de Grayson. Jusqu’ici, la plupart des Manticoriens sous ses ordres paraissaient accepter sans trop de mal les idiosyncrasies de leurs camarades. Que Manticore possédât sa propre aristocratie y contribuait sans doute, quoique tous les sujets du Royaume stellaire ne fussent pas, même à présent, disposés à prendre tout à fait au sérieux les titres de leurs alliés. Abigail avait de toute façon décidé qu’elle n’accepterait pas un type de réponse des Manticoriens et un autre des Graysoniens. Elle avait assez constaté ce que pouvait faire à la cohésion d’une équipe la formation de cliques à bord d’un vaisseau de guerre. Son département serait composé de membres du même équipage, pas divisé en Manticoriens et Graysoniens, en « nous » et « eux ». Toutefois, elle ne voulait pas s’acharner sur Pettigrew. D’une part, autant que cela pût l’irriter, il n’avait vraiment rien fait pour mériter qu’on s’acharnât sur lui. D’autre part, le réprimander pour la manière dont il s’adressait à elle ne ferait qu’attirer l’attention sur les défauts mêmes qu’elle était décidée à éradiquer. « Très bien », dit-elle sur un ton tranquille qui ne révélait rien de ses réflexions, en se tournant vers la technicienne de première classe sur missiles Naomi Kaneshiro, pour en arriver au point suivant de sa critique post-simulation de l’exercice que venait de conduire sous sa supervision l’enseigne de vaisseau de première classe Gladys Molyneux, le plus jeune officier tactique du Tristan. « Kaneshiro, quand Contact-Deux s’est écarté de l’escorte latérale et que le lieutenant Molyneux l’a désigné comme la cible principale du Tristan, votre section a mis un peu de temps à le peindre correctement. » Malgré son titre et sa série quasi ininterrompue de mentions « excellent » et « supérieur » en tête de ses évaluations par ses instructeurs, Kaneshiro était très jeune, encore plus qu’Hélène Zilwicki. Elle était en outre fraîche émoulue de l’école, où elle avait achevé ses examens pour le classement première classe moins de trois semaines avant d’arriver à bord du Tristan. Si elle supportait bien de porter le même prénom que son commandant (ce qui lui avait valu d’impitoyables railleries durant une semaine), elle faisait à l’évidence partie de ceux qui considèrent l’échec comme un affront plutôt que comme un défi. Abigail la vit sur le point de réfuter sa critique. Elle attendit de voir si sa vexation allait se traduire par la discussion des commentaires d’un supérieur, mais Kaneshiro se força visiblement à encaisser son ressentiment et tint sa langue. « Je sais que vous avez souffert d’une panne d’ordinateur, continua calmement la Graysonienne. En fait, c’est une des raisons pour lesquelles j’ai remarqué le problème. Je savais cette panne programmée dans la simulation, et j’attendais de voir de quelle manière nous allions la gérer. Vous avez réagi vite et bien quand vous avez compris que vous seriez contrainte de peindre la cible manuellement, mais il vous a fallu trop longtemps pour vous en rendre compte. Plus que ce dont nous disposerions dans une situation de combat réelle. Vous devez mieux vous préparer à l’éventualité d’une panne matérielle. Nous le devons tous. C’est une des vérités que cette simulation était censée mettre en relief, et ce parce que nous apprenons plus de nos erreurs que de nos succès. Entre vous et moi, je préfère que nous acquérions autant que possible de ces connaissances durant une simulation que quand les missiles volent pour de bon. — Oui, madame. » La réponse de Kaneshiro, quoique un peu raide, était dépourvue du ressentiment personnel détecté à l’origine. « Très bien…» Abigail cocha ce point sur son bloc-mémo et passa au suivant. « À présent, une observation d’ordre plus général. Je sais que nous ne sommes pas ensemble depuis très longtemps : ni le département tactique ni le reste du vaisseau n’ont encore pris leurs marques autant qu’ils le devraient. Le temps qui nous sépare de notre arrivée en Fuseau est hélas ! probablement tout ce dont nous disposerons avant de nous retrouver déployés pour une tâche quelconque au sein du Quadrant. Voilà qui ne nous laisse pas grand-chose pour arrondir les angles. J’en ai parlé au capitaine Kaplan, qui en a discuté avec le commodore Chatterjee, et le résultat est que nous allons nous livrer à une petite compétition. » Elle eut un léger sourire tandis qu’une vague d’appréhension, voire de consternation, roulait au sein du simulateur. « Après-demain, reprit-elle, nous entamerons un concours du « meilleur tireur » de toute l’escadre. Le commodore Chatterjee et le capitaine DesMoines concevront les problèmes avant d’assigner les tâches. La première phase, une compétition directe ne mettant en jeu que les départements tactiques des vaisseaux de l’escadre, se livrera à l’aide d’un simple lien de simulateur à simulateur. Mais… (elle eut un nouveau sourire, bien plus mince) une fois ce premier tri achevé, nous ne conserverons que le meilleur vaisseau de chaque division et nous nous affronterons en temps et en espace réels. Cela concernera donc tous les services du vaisseau, et les autres compteront sur nous pour faire notre travail correctement. Je ne veux pas particulièrement vous mettre la pression mais je pense loyal de vous signaler que, si nous ne dépassons pas au moins la première phase, je serai très… mécontente. Et, croyez-moi, vous ne m’apprécierez vraiment pas quand je serai mécontente. » « Bon Dieu. » Le lieutenant Wanda O’Reilly, légèrement penchée au-dessus de la table vers le lieutenant Vincenzo Fonzarelli, dans la salle de garde du Tristan, avait la voix basse mais dure. « Qui a eu cette putain d’idée ? » Fonzarelli, le chef mécanicien du Tristan, prit le temps de boire une gorgée de bière en considérant sa compagne, pensif. Comme tout l’équipage du contre-torpilleur, ses officiers étaient divisés entre Manticoriens et Graysoniens. Contrairement au reste de l’équipage, les deux catégories y étaient représentées à peu près également, et O’Reilly faisait partie des Manticoriens à qui cela semblait poser un problème. Cela, et surtout une Graysonienne en particulier, je dirais, songea Fonzarelli. L’idiote. « Eh bien, répondit-il doucement en baissant sa chope, je crois que c’est le pacha qui a eu l’idée d’en faire une compétition étendue à toute l’escadre, avec un seul vainqueur. L’idée de départ, toutefois, faire s’exercer les vaisseaux les uns contre les autres, est du lieutenant Hearns, me semble-t-il. — Ça, ça ne m’étonne pas, fit O’Reilly en reniflant. — Ce qui signifie ? s’enquit Fonzarelli de son ton posé. — Tu le sais très bien, répondit la jeune femme en agitant la main entre eux et – il le remarqua – en veillant à ne pas élever la voix. — Non, je ne le sais pas », dit-il. Elle le considéra de ses yeux étrécis puis sourit et haussa les épaules. « Oh, c’est sans doute plus ou moins raisonnable, mais ça le serait plus si on n’avait eu que deux ou trois semaines T pour que l’équipage s’échauffe. » Elle secoua la tête. « Je veux dire que c’est une excellente idée – en théorie. Mais, si tôt que ça, qu’est-ce que ça va prouver ? Personne ne croit que cette escadre a eu le temps de s’entraîner correctement. — Sûrement pas. Cela dit, je ne pense pas non plus qu’une bande de pirates – ou, disons encore pire, une bande de Solariens – vérifie que nous avons eu le temps de nous entraîner avant de nous tirer dessus. — Bien sûr que non. » O’Reilly rougit légèrement. « Je viens de le dire : c’est une bonne idée. Mais personne ne tirera sur personne avant qu’on n’atteigne Fuseau, Vincenzo, et ce ne sera pas avant encore neuf jours. Selon moi, il vaudrait mieux en attendre encore deux de plus, peut-être même une semaine, avant de lancer un truc comme ça. — Tu devrais en parler au pacha, suggéra Fonzarelli. — Ah ! Alors ça, ça n’aurait aucune chance d’obtenir le moindre résultat. — Comment ça ? » La voix du chef mécanicien était bien plus sèche qu’auparavant, quoiqu’il ne l’eût pas élevée au-dessus d’un niveau de conversation normale. Pas encore. La rougeur de sa compagne s’amplifia, et ses lèvres se pincèrent, mais il soutint son regard. « Je veux dire que je suis officier de com, pas officier tactique, dit-elle enfin. Et je ne connais pas non plus le pacha depuis aussi longtemps que Hearns. Il est évident qu’à ce stade ses idées auront plus de poids que les miennes. — Je vois. » Fonzarelli se rassit au fond de son siège, encore plus pensif, sans cesser de considérer O’Reilly. « Tu n’aimes pas tellement le lieutenant Hearns, hein, Wanda ? demanda-t-il au bout d’un moment. — Qu’est-ce que j’en sais ? fit la jeune femme avec un nouveau haussement d’épaules. Je la connais à peine ! — J’étais justement en train de me le dire. Mais ça ne répond pas à ma question. Laisse-moi la formuler un peu plus clairement : quel est ton problème avec Hearns, Wanda ? » La voix du mécanicien se durcit sur cette dernière phrase, et sa compagne lui lança un regard furieux. Malheureusement pour elle, s’ils étaient tous les deux lieutenants, il avait un an T d’ancienneté de plus qu’elle. Voilà qui ne lui laissait guère le loisir de se dérober devant une question précise. « Je ne l’aime pas, répondit-elle enfin, défiante. Je ne l’aime pas et je ne la crois pas qualifiée pour le poste d’officier tactique. — Je vois. » Fonzarelli eut un très léger sourire. Ce n’était pas une expression très aimable. « Voyons si je comprends bien. Tu la connais depuis moins d’une semaine et tu sais déjà que tu ne l’aimes pas. Sur la base de cette même relation immémoriale, tu sais aussi qu’elle n’est pas qualifiée pour être l’officier tactique du vaisseau. La clarté et la vitesse avec lesquelles ton extraordinaire intellect obtient ces évaluations soigneusement réfléchies m’impressionnent. » O’Reilly s’empourpra plus que jamais. Compte tenu de son teint clair, c’était douloureusement évident et elle le savait. Ce qui ne faisait sans doute qu’attiser sa colère, supposa Fonzarelli. « Écoute, je n’ai jamais prétendu bien la connaître, dit l’officier de com un peu sèchement. Tu m’as demandé quel était mon problème avec elle et je t’ai répondu. — C’est vrai, acquiesça le mécanicien, mais tu as dit aussi qu’à ton avis elle n’était pas qualifiée pour tenir son poste. C’est une grave accusation à porter contre le chef du département tactique du vaisseau. — Peut-être, mais ce ne serait pas la première fois que ses relations ou sa famille feraient promouvoir quelqu’un plus vite que ne le justifient ses compétences, et tu le sais. Bon Dieu, Vincenzo ! Ne me dis pas que tu n’as jamais servi avec – ou sous – un idiot quelconque dont la seule qualification était d’être le cousin de quelqu’un ! — Alors tu crois que Hearns a eu son affectation parce que c’est la fille d’un seigneur ? — Qu’est-ce que je pourrais croire d’autre ? Elle n’est sortie de l’école que depuis trois putain d’années T, bordel ! Et elle était enseigne de vaisseau il y a à peine un an – jusqu’à ce que son pacha précédent la bombarde lieutenant temporairement. Et voilà que, quand ils rentrent du Talbot, l’Amirauté la confirme dans son grade rétroactivement à la nomination de Terekhov – et ce moins de trois jours avant qu’on ne lui confie le département tactique d’un Roland ! » Elle secoua la tête. On l’aurait dite prête à cracher par terre de dégoût. « Dis-moi, Vincenzo. Tu crois vraiment que ça serait arrivé si elle n’était pas fille de seigneur et n’avait pas fait partie des chouchous de la Salamandre sur Saganami ? » Fonzarelli prit une autre gorgée de bière pour s’accorder un peu de réflexion. Il savait qu’O’Reilly en voulait à Hearns mais n’avait pas soupçonné la profondeur de ce ressentiment. D’une certaine manière, il comprenait mieux qu’il ne l’eût vraiment voulu ce qui motivait son interlocutrice. Comme elle lui avait rappelé à l’instant, trois ans plus tôt, Abigail Hearns venait de devenir aspirante. À cette époque-là, Vincenzo Fonzarelli était déjà enseigne de vaisseau de première classe, sur le point d’être promu lieutenant… et il n’était lui-même sorti de l’école que depuis quatre ans. Certes, les restrictions de Janacek, qui avaient si désastreusement pavé la route de l’opération Coup de tonnerre havrienne, avaient alors aussi ralenti les promotions. Le coup de frein avait été encore plus apparent compte tenu de la vitesse avec laquelle elles étaient accordées durant la Première Guerre havrienne, en raison de l’expansion de la flotte et du besoin de remplacer les morts. La soudaine décélération, quand la Spatiale avait réduit ses effectifs de manière radicale en temps de paix, sous le gouvernement Haute-Crête, avait réservé à tout un chacun une surprise désagréable. O’Reilly avait quitté l’île de Saganami six mois T après Fonzarelli, juste assez pour subir cet effet, aussi était-elle restée enseigne de vaisseau de deuxième classe bien plus longtemps que lui. En revanche, elle avait été enseigne de première classe bien moins longtemps, puisque le besoin d’officiers était encore plus insatiable durant cette guerre que durant la précédente. On ne pouvait toutefois nier que la carrière d’Abigail Hearns était bien partie pour battre le record de rapidité des promotions. « Laisse-moi te retourner ta question, Wanda, dit enfin Fonzarelli en baissant sa chope. Crois-tu vraiment qu’une fille qui a mené deux escouades de fusiliers sur une planète étrangère, sans le moindre renfort, au cours de son premier déploiement, joué à cache-cache pendant toute une journée avec plus de cinq cents pirates et tué presque deux cents d’entre eux en ne perdant que dix de ses hommes, puis démoli trois croiseurs de combat solariens en tant qu’officier tactique provisoire d’une escadre bâtie de bric et de broc et déjà changée en tas de ferraille n’aurait pas été promue, même si son père avait été égoutier ? » Les narines d’O’Reilly se dilatèrent mais elle ne répondit pas, et son interlocuteur secoua la tête. « Tu es passée tout près de suggérer que le commodore Terekhov et le capitaine Kaplan font du favoritisme, dit-il. Je te conseille de réfléchir un peu plus la prochaine fois. Et tu devrais aussi te demander devant qui tu peux exprimer cette opinion. Je ne connais pas le pacha – pas encore. Mais ce que j’en ai vu, et ce que j’ai vu ou entendu dire de Terekhov, me pousse à considérer comme… improbable qu’ils laissent le favoritisme influencer leur jugement. Et je crois que quiconque suggérerait le contraire risquerait de le regretter vraiment s’ils s’en rendaient compte. Je t’accorde qu’être la fille d’un chef d’État ne peut pas nuire aux promotions de Hearns ni à son éventuelle acquisition d’un grade d’officier général. Et le soutien de la duchesse Harrington ne lui fera aucun mal, c’est vrai. Mais la Salamandre n’est pas non plus du genre à laisser le favoritisme influencer son jugement. Ça, je le sais, même si je ne peux pas être aussi affirmatif – pas encore – à propos du pacha et du commodore. — Peut-être bien, fît la jeune femme, entêtée. J’admets qu’Harrington a la réputation de ne pas jouer le jeu du favoritisme. Mais je maintiens que Hearns ne serait pas où elle est aujourd’hui si elle s’appelait Smith. — Ou O’Reilly, peut-être ? demanda doucement Fonzarelli. — Peut-être, répéta-t-elle, toujours furieuse. Et je ne suis pas seule à le penser. — Alors permets-moi de te conseiller de laisser aux autres le soin de dire du mal d’elle. » Il la toisa de la tête aux pieds. « La dernière chose dont un vaisseau a besoin, c’est d’un officier qui sape l’autorité des autres. Tu t’apercevras que le règlement n’admet pas ce genre de comportement. Et je crois que tu te retrouveras avec la botte du second plantée tellement profond dans l’arrière-train que tu auras un goût de cuir dans la bouche pendant une semaine. » Comme elle plissait les yeux, il secoua à nouveau la tête. « Je n’ai aucune intention d’en parler au capitaine Tallman, Wanda. Et, d’après ce que j’ai vu d’elle, Hearns ne le fera pas non plus si ça arrive à ses oreilles. Ce qui se produira fatalement si tu continues, tu le sais aussi bien que moi. Je veux dire que c’est la raison pour laquelle tu m’en parles au lieu d’en discuter directement avec elle, non ? Pour être sûre que la campagne démarre correctement. » Les lèvres du mécanicien s’étirèrent légèrement, tandis que la mâchoire d’O’Reilly se crispait de colère. Il ne parut pas remarquer cette réaction – ou, s’il la remarqua, il n’en eut cure – et continua sur le même ton. « À mon avis, Hearns est une femme qui livre ses propres batailles : je ne crois pas qu’elle aura envie de courir voir le capitaine Tallman pour obliger le grand méchant lieutenant manticorien à être gentil avec elle et à arrêter de dire toutes ces saletés. Remarque, je ne crois pas non plus que tu apprécieras ce qui t’arrivera quand elle décidera de s’occuper de toi personnellement. Par ailleurs, quelle que soit son attitude vis-à-vis du second, ça ne fera aucune différence pour toi s’il entend parler de ça de lui-même. Tu peux me croire. Ou pas, comme tu préfères. » Fonzarelli haussa les épaules comme sa compagne se tassait visiblement et se refermait comme une huître. « Quoi que tu fasses, je n’en souffrirai pas mais, toi, tu auras sacrément mal à certaine zone de ton anatomie si tu fais chier le pacha et le second. » « Alors, que pensez-vous d’Abigail à présent ? demanda avec chaleur Naomi Kaplan en sirotant son café, après le dîner, tandis que le chef intendant Brinkman débarrassait la table. — Je vous demande pardon ? » lança le capitaine de corvette Alvin Tallman en haussant les sourcils, surpris, et Kaplan eut un petit rire. Si ses gestes étaient encore un peu raides, Bassingford l’avait tout de même remise en un seul morceau avec son habituelle maestria. En dépit de ses douleurs résiduelles, elle avait une allure remarquablement féline, songeait Tallman, et pas seulement dans sa manière de se déplacer : elle possédait la qualité redoutable de se montrer presque affable en attendant que quiconque soit assez fou pour empiéter sur son territoire, ainsi qu’une certaine sensualité ronronnante, songea-t-il avant de regretter amèrement – encore une fois – que le Code de guerre interdît toute relation romantique entre officiers de la même chaîne de commandement. Ou peut-être est-ce une bonne chose, se dit-il aussitôt. Il est probable qu’elle me mâchonnerait avant de me recracher… de la manière la plus gentille et la plus agréable qui soit, bien sûr. Je ne serais sûrement pas capable de rester à son niveau assez longtemps pour qu’il en aille autrement. Et Dieu sait qu’il existe une très bonne raison pour interdire à un commandant de coucher avec son second ! Pourtant… « Oh, ne faites pas l’innocent, dit Kaplan en agitant l’index vers lui. Vous savez exactement ce que je vous demande. — Oui, madame, je crois », admit-il. Son expression devint plus grave, il tendit la main vers sa propre tasse de café, but une gorgée puis haussa les épaules. « Je n’ai jamais douté de ses compétences, madame, dit-il. Bien sûr, je ne la connais pas aussi bien que vous, mais il suffit d’étudier son dossier pour se rendre compte que ce n’est pas quelqu’un à s’affoler et à tourner en rond quand la merde commence à voler. Et je dois vous accorder qu’en dépit de son âge elle a autant voire plus d’expérience avec le Mark 16 qu’aucun autre officier. Mais, pour être franc, j’entretenais tout de même quelques doutes à propos de son âge, justement. Elle est si jeune que je m’attends presque à entendre son uniforme crisser quand elle passe. Par ailleurs, être compétent quand la merde commence à voler ne signifie pas forcément être un bon officier dans l’absolu. Je crois que je me demandais tout bonnement si une personne aussi jeune pouvait avoir assez d’expérience de l’administration et de l’entraînement pour diriger tout un département tactique. — Cette question vous préoccupe-t-elle toujours ? s’enquit Kaplan. — Non, madame, pas vraiment. » Tallman secoua la tête. « J’admets avoir épluché d’un œil plus attentif ses talents pour l’administration et la gestion du personnel que ceux de quiconque à bord. Jusqu’ici, elle n’a encore commis aucune erreur côté paperasse et mes espions m’affirment qu’elle connaît déjà par leur nom tous les membres de son département, ainsi que leur monde d’origine et leur ville natale ; elle sait s’ils sont mariés – ou s’ils ont une quelconque liaison amoureuse – et, apparemment, quelles sont leurs équipes de sport favorites. — Donc vous diriez qu’elle passe l’examen ? — Sans la moindre hésitation. — Et en ce qui concerne l’entraînement ? — Pour être franc, elle m’impressionne davantage en cette matière que par sa capacité à remplir de la paperasse. Oh, comprenez-moi bien. Nous avons tellement de problèmes à régler – pas seulement en tactique mais dans tous les départements ! – que je ne saurais pas par où commencer pour les compter. Devoir assembler un équipage aussi vite n’est pas ce que m’avait promis le recruteur quand je l’ai laissé me persuader d’aller sur l’île de Saganami il y a une éternité, madame ! Mais, l’un dans l’autre, je pense que nous avons un groupe de qualité, et Abigail s’attaque fort bien à ses soucis. Son idée d’organiser un concours entre les vaisseaux sera en outre très utile à tous les officiers tactiques de l’escadre. — Donc vous n’avez rien d’important à lui reprocher ? — Madame, dans le cas contraire, vous en auriez déjà entendu parler, dit Tallman sur un ton égal. — Bien. » Le soulagement de Kaplan était si évident que son interlocuteur haussa un sourcil. « Que vous la souteniez m’ôte un certain poids, expliqua-t-elle. Parce que, même si tout ce que j’ai dit de ses qualifications est absolument exact, il est vrai aussi que, si je devais faire du favoritisme, j’en ferais beaucoup en sa faveur. D’ailleurs, d’une certaine manière, je le fais, j’en suis consciente. — En effet, acquiesça Tallman. Cela dit, dans son cas, vous n’êtes pas la seule. Voyons voir… il y a le commodore Terekhov, la duchesse Harrington, l’amiral Cortez… — N’oubliez pas le Grand Amiral Matthews, lui rappela Kaplan avec un sourire en coin. Tant qu’on en est à énumérer ses protecteurs. — Oh, je n’aurais garde de l’oublier, croyez-moi. — Bien, cela dit… (elle se laissa aller au fond de son siège) corrigez-moi si je me trompe, mais ne détecterais-je pas un très vague ressentiment de la part de certains de ses collègues officiers ? — Pas de manière générale, assura Tallman. Il y en a quelques-uns pour estimer s’être fait gruger mais aucun n’aurait été dans la course au poste d’officier tactique, même si elle n’était pas venue. Je ne crois pas que vous deviez trop vous en inquiéter, madame. Nous avons des têtes plus froides qui aident à calmer celles qui s’échauffent, et il s’avère qu’Abigail est très douée pour s’en charger elle-même. Sans doute parce qu’elle a été élevée en fille de seigneur : elle a dû apprendre très tôt les talents sociaux primordiaux. Si rien de tout ça n’y fait, vous pourrez toujours sortir votre marteau spécial commandant en second à cinq dollars, mais je ne crois pas que vous en ayez besoin tout de suite. — En tout cas, on peut l’espérer, dit Kaplan avant de se secouer. Bon, puisque vous m’avez rassurée à propos de ce petit problème, passons au suivant. J’ai réfléchi à ce que dit Fonzarelli des salles d’impulsion de proue, et je pense qu’il a, raison. Vu l’exiguïté de l’accès en raison de l’armement de poursuite et des lanceurs, envoyer tout le monde aux postes de combat sera bien plus pénible que ConstNav ne le prévoyait. Il va falloir réviser quelques circuits de déplacement si on veut éviter un embouteillage monstre au moment où on pourra le moins se le permettre. J’ai effectué des calculs en me servant du plan du vaisseau : je crois que si on remonte d’un pont le chemin des équipes de défense active deux et quatre et si on descend d’un pont celui des équipes de DA un et trois, on devrait…» CHAPITRE TRENTE-TROIS Un Albrecht Detweiler à l’expression calme explora du regard les rangées de sièges de l’auditorium du palais tandis qu’il marchait vers le lutrin. La salle n’était pas si grande, malgré sa décoration luxueuse et son matériel de communication et de briefing à la pointe du progrès. Elle était en outre enterrée sous deux cents mètres de terre et de béton céramisé, ce qui la rendait imperméable à tout système d’écoute, une qualité importante en un pareil jour. Et, quoiqu’elle pût accueillir moins de mille personnes, huit cents seulement occupaient ses sièges confortables cet après-midi-là. Detweiler sentit l’impatience bourdonner dans son sang tandis qu’il les regardait. Ces huit cents-là représentaient le noyau dirigeant de tout l’Alignement mesan. Une poignée d’individus étaient absents, dont ses fils Franklin et Gervais. Ils lui manquaient plus que la plupart des autres mais leur absence n’était pas critique. Franklin gérait les stratégies de pénétration politique de l’Alignement, si bien que l’essentiel de son attention se concentrait sur la Ligue solarienne. Or les Solariens n’étaient aujourd’hui, au mieux, que d’un intérêt secondaire. Gervais était, dans les faits, ministre des Affaires étrangères, le premier contact de l’Alignement avec ses alliés d’outre-système, ce qui rendait son absence plus gênante que celle de son frère. Cependant, tous ces alliés connaissaient déjà leur rôle dans le plan d’ensemble, même s’ils ignoraient au juste comment ces rôles s’imbriquaient, ni dans quel but exact, et chacun savait que, quand viendrait l’heure d’appuyer sur la détente, on n’aurait sans doute pas le temps de les briefer tous au préalable. Cela dit, je doute qu’aucun se soit attendu à ce que ça se produise avec un préavis aussi court, songea-t-il, ironique. Il vit le frisson de surprise qui parcourut le public tandis qu’il traversait la scène. Aujourd’hui, pour la première fois, il sortait réellement de l’ombre. Son existence et celle de son génotype avaient constitué un secret trop crucial pour qu’il se promène ouvertement, ce qui, il l’admettait, l’avait toujours beaucoup agacé. Oh, il avait passé du temps en public mais toujours dans l’anonymat, sans entreprendre d’activité susceptible de révéler son existence aux ennemis de l’Alignement – et seulement après que les précautions les plus strictes (quoique discrètes) avaient été mises en place. Voilà pourquoi la majorité des occupants de l’auditorium ne l’avaient encore jamais rencontré… bien qu’il en eût croisé plusieurs sous couvert de personnalités soigneusement construites, en particulier quand une évaluation personnelle lui avait paru nécessaire. Pour la plupart de ces gens, son existence – et celle de ses fils – n’avait guère été qu’une rumeur semi-légendaire jusqu’à ce qu’ils soient convoqués d’urgence à la présente réunion. Même ceux qui avaient reçu de lui des messages ou des appels par com n’avaient jamais vu son vrai visage ni entendu sa voix non déguisée. À présent, toutefois, ils le reconnaissaient et la salle semblait s’emplir d’électricité, tandis que s’élevaient des murmures abasourdis. Albrecht s’arrêta derrière le lutrin, parcourut les visages du regard et s’éclaircit la voix. Le brouhaha de spéculation ébahie mourut instantanément. « Je ne vais pas me soucier d’une longue introduction, ce matin, commença-t-il, et sa voix amplifiée emplit l’auditorium, alors que tous ses fils présents en Mesa entraient sur scène derrière lui, en file indienne. Le seul fait que je vous parle à tous simultanément – et directement – vous a sans nul doute déjà appris qu’il se passe quelque chose d’important. Oui, quelque chose de très important est sur le point de se produire. » Comme le silence s’intensifiait, il fit signe à Collin de le rejoindre à la tribune. Quand ils se tenaient côte à côte, leur ressemblance était incroyable, malgré leur différence d’âge. Le père recula d’un demi-pas, laissant la parole au fils. « Il y a six jours, commença Collin sans préambule, la République de Havre a attaqué le système de Manticore. » Un brouhaha stupéfié presque aussi sonore que celui qu’avait soulevé l’apparition d’Albrecht emplit l’auditorium, ponctué par des exclamations choquées, et le vieux Detweiler eut un sourire sinistre. Cette réaction ne le surprenait nullement, car nul n’avait agressé le système mère d’une importante puissance spatiale interstellaire depuis des siècles, voire de tout temps. « La sécurité havrienne a été très serrée, aussi n’étions-nous pas au courant de ce qui se préparait, continua Collin au bout d’un moment. Grâce à la propulsion éclair et au conduit de Beowulf, nous avons toutefois pu obtenir des estimations préliminaires des résultats de l’assaut. Je ne suis pas très qualifié pour discuter de leurs implications militaires, aussi vais-je demander à Benjamin de s’en occuper. Je serai prêt à répondre à toute question concernant le renseignement après le briefing principal, quand nous nous répartirons en nos groupes de travail initiaux. » Il s’écarta de la tribune et Benjamin Detweiler prit sa place. « Comme vient de le dire Collin, nos estimations demeurent au stade préliminaire. Nous ne disposons d’aucune source au cœur de l’armée manticorienne mais la bataille s’est surtout livrée à l’intérieur de l’hyperlimite du système, juste sous le nez des journalistes. Selon Collin, et je crois cette estimation fondée, les rapports que nos agents en Manticore ont tiré des médias sont en grande partie exacts, malgré une possible exagération. » En diminuant les pertes annoncées de vingt pour cent pour tenir compte de ce facteur, il semble que la totalité de la Première Force manticorienne ait été détruite. » Un bruit dur évoquant un hoquet collectif monta du public. Benjamin ne parut pas le remarquer et continua de la même voix calme. « Il semble que la Troisième Force ait été aussi détruite en pratique. D’après les estimations préliminaires, quelques-unes de ses unités ont pu survivre mais aucune ne pourrait livrer bataille à l’heure qu’il est et une bonne partie des survivantes ont subi des avaries interdisant tout espoir de réparation. » Côté havrien, on estime que l’attaque a mis en jeu entre quatre et cinq cents vaisseaux du mur. Cela signifie que Havre a mobilisé au moins quatre-vingt-dix pour cent de son mur de bataille opérationnel. D’après les informations dont on dispose, pas plus de vingt à trente de ces vaisseaux n’ont survécu à la rencontre. Les autres ont été détruits ou capturés par les Manticoriens. » Cette fois, il n’y eut pas d’exclamations. Génétiquement amélioré ou pas, le public était trop abasourdi pour s’extérioriser ainsi. « D’après ce qu’ont assemblé nos agents et ce qu’ont pu en faire nos analystes, les Havriens sont passés à un cheveu de leur objectif. Nous essayons encore de tirer des informations spécifiques sur leurs tactiques des rapports que nous avons reçus, mais ils paraissent avoir procédé en deux temps, lançant une seconde vague d’assaut derrière la Troisième Force quand l’amiral Kuzak est arrivé de l’Étoile de Trévor en réponse à la frappe initiale. Malheureusement pour eux, il semble que la Huitième Force soit arrivée après la troisième plutôt qu’avec elle, si bien qu’Harrington a pris au piège les piégeurs, cassant les reins de l’opération havrienne. Néanmoins, tous les rapports indiquent que le mur de bataille de la Flotte manticorienne n’est plus composé que de la Huitième Force et d’une poignée de vaisseaux gardant des postes tels que le terminus de Lynx. » Il marqua une pause et considéra calmement son public. « En bref, conclut-il, les murs de bataille de Manticore et de Havre ont été décimés. À l’heure qu’il est, la Huitième Force des Manties est sans doute le seul ensemble, dans un camp ou dans l’autre, à mériter ce nom de force. Je serais très étonné que les belligérants n’aient pas eu, à eux deux, au moins un million et demi de morts, ce qui aura fatalement un impact dans l’avenir immédiat, mais le plus important est que Havre ne dispose plus d’une flotte de guerre et que la Huitième Force va demeurer en Manticore jusqu’à nouvel ordre. » Il se tut et s’écarta de la tribune, à laquelle le remplaça Albrecht. « À l’évidence, nous ignorons encore beaucoup de choses, enchaîna tranquillement ce dernier. Mais ce que nous savons montre sans conteste que, comme Benjamin vient de le dire, la puissance de combat de l’Alliance manticorienne comme de la République de Havre est – temporairement – éliminée. » Son sourire n’aurait pas été désavoué par un requin de la Vieille Terre. « Par certains côtés, que cela se produise maintenant ne nous arrange pas du tout. Par d’autres, cela ne saurait être plus approprié. Et, de quelque manière qu’on veuille le prendre, cela représente une occasion, une ouverture et une mise en garde que nous ne pouvons pas ignorer. » Ce qu’Harrington est apparemment parvenue à faire aux Havriens nous apprend que le nouveau système de ciblage des Manties, quel qu’il soit, est encore plus efficace que nous ne le supposions d’après les rapports le concernant. Nous devons considérer comme acquis qu’ils adapteront la même technologie à tous leurs nouveaux vaisseaux quand ils sortiront de l’usine. Cela signifie que Manticore se remettra très vite de ses pertes, malgré leur gravité, et que la Flotte manticorienne se trouvera alors en position dominante. Selon toutes nos sources, Havre a encore plus de vaisseaux en chantier que son ennemi mais, depuis Lovat et cette nouvelle bataille en Manticore, il est évident que ces bâtiments serviront juste aux Manties de cibles d’entraînement, à moins que Havre n’acquière par miracle la même technologie au cours des mois qui viennent. Le Royaume stellaire est donc en position d’obtenir une victoire militaire indiscutable sur la République – si écrasante qu’il pourra dicter les termes de toute paix qu’il lui plaira d’enfoncer dans la gorge de La Nouvelle-Paris – d’ici six à dix mois T. Et, si cela arrive, compte tenu de leur nouveau système de ciblage et du fait qu’ils seront libres de se concentrer sur autre chose que Havre, ils représenteront une menace très grave pour notre stratégie. » Un silence de mort habitait l’auditorium quand il s’interrompit. Il le laissa se prolonger un moment puis reprit la parole. « Pour les mêmes raisons, toutefois, ni Manticore ni Havre n’ont été aussi vulnérables depuis le début de leur première guerre. La République n’a plus de flotte du tout, et celle que possède encore le Royaume stellaire ne peut quitter le système mère. Voilà qui changera quand la nouvelle vague de vaisseaux manticoriens sortira des chantiers spatiaux – si elle en sort. Selon nos estimations, cela devrait commencer très bientôt, bien qu’il soit hautement probable que le besoin de lui incorporer la nouvelle technologie provoque un certain retard. La période qui s’inscrit entre aujourd’hui et la livraison, l’équipement et l’entraînement du nouveau mur de bataille représente notre fenêtre d’action. » Or, par pure coïncidence, puisque aucun de nous n’aurait pu prévoir cette situation, nos autres opérations se combinent à elle pour nous offrir une ouverture. Certains d’entre vous sont déjà au fait de l’opération que nous menons dans l’amas de Talbot. Pour les autres, je dirai simplement que nous avons mis en branle un concours de circonstances devant provoquer une confrontation directe entre les Manties et plus de soixante-dix vaisseaux du mur solariens. Je soupçonne que, quand Manticore comprendra ce qui l’attend au sein du Talbot, elle concentrera son attention dans cette direction. » De notre point de vue, cela présente des inconvénients. Avant l’attaque havrienne contre Manticore, nous avions toutes les raisons de croire que les Manties réduiraient les Solariens en débris dérivant dans l’espace. C’était bien sûr notre vœu, compte tenu de nos plans pour la Ligue. À la lumière du coup que vient de prendre la Flotte manticorienne, toutefois, elle ne pourra peut-être pas frapper les Solariens assez fort pour atteindre tout à fait nos objectifs. Nos calculs lui accordent cependant une chance significative de réussite et, même si cette étape de notre projet original n’était couronnée que d’un succès partiel, cela suffirait tout de même à préparer le terrain pour la phase suivante. » Bien sûr, les Manties ne sont pas seuls. En plus de la Flotte royale manticorienne elle-même, ils peuvent compter sur la Spatiale de Grayson et celle des Andermiens. Il semble que ces derniers aient aussi subi des dégâts importants en Manticore, et de précédents rapports suggèrent que leur technologie militaire est encore à la traîne du reste de l’Alliance. De plus, les Andermiens ont toujours été… pragmatiques. Ils se sont joints à l’Alliance pour combattre Havre ; aucun de nos analystes ne pense qu’ils accepteraient de s’en prendre à la FLS, surtout s’ils devaient le faire plus ou moins tout seuls. Nous devons donc surtout nous inquiéter de Manticore et de Grayson. Avec le temps, Havre redeviendrait sans aucun doute aussi une menace mais, une fois Manticore et Grayson tombés, la République ne disposera pas du temps en question. » Il sourit à nouveau, et ce sourire était encore plus froid que le précédent. « Très peu d’entre vous savent que Benjamin travaille depuis un long moment sur une opération dont le nom de code est Baie des huîtres. Ceux-là savent aussi que nous sommes encore loin des dates auxquelles nous pensions être prêts à la lancer. Toutefois, Baie des huîtres était à l’origine conçue pour frapper simultanément tous les centres de construction manticoriens, graysoniens et havriens. Il nous serait impossible de la mener sur une telle échelle avant que les nouveaux vaisseaux manticoriens ne sortent des chantiers. Mais le fait qu’ils s’y trouvent encore, concentrés dans un espace réduit, et sans défenses, est un grand multiplicateur de force pour les ressources de Baie des huîtres déjà disponibles. En outre, nous n’avons plus besoin de frapper les Havriens dans l’immédiat. Leur mur de bataille est détruit, leur rythme de construction bien moindre que celui des Manties ou des Graysoniens, et ils ne possèdent pas le nouveau système de ciblage déployé par leurs ennemis. En d’autres termes, on pourra s’occuper d’eux plus tard, en se servant au besoin de tactiques plus conventionnelles. » Tout ça pour en arriver aux constatations suivantes. La technologie des Mandes est plus dangereuse que jamais mais leur force de combat n’est plus que de quarante à soixante vaisseaux du mur, et ils subissent fatalement le contrecoup stratégique des pertes encaissées. En dépit de leurs nouvelles inventions, ils sont plus vulnérables que jamais. Nous avons les moyens – dans le Talbot ou à proximité – de trancher tout ce lobe de leur Empire stellaire et de les plonger dans la guerre contre la Ligue que nous avons toujours désirée. En outre, après avoir discuté de notre degré de préparation avec Benjamin et Daniel, je nous crois en mesure de lancer une Baie des huîtres revue à la baisse, ne visant que Manticore et Grayson, dans les six mois T. » Il marqua une nouvelle pause, observant les personnages immobiles qui peuplaient l’auditorium où régnait un silence complet. « Je sais qu’après tant de siècles revoir et réorganiser nos projets en si peu de temps a de quoi rendre nerveux. Mais ne nous voilons pas la face : nous avons toujours su que, le moment venu, nous serions contraints de modifier nos plans et notre calendrier opérationnel. Je préférerais sans conteste respecter notre planning d’origine. Malheureusement, l’opposition n’a pas choisi de coopérer avec nous en cette matière. Selon moi, en particulier à la lumière du résultat de la bataille de Manticore, la menace que représente le Royaume stellaire pour notre stratégie vient de s’accroître de manière exponentielle. Nous ne pouvons pas permettre aux Manties de consolider une victoire militaire aussi nette sur Havre, surtout s’ils déploient simultanément quatre ou cinq cents supercuirassés porte-capsules équipés de ce dont ils se sont servis pour écraser l’assaut contre leur système mère. Leurs chances de pouvoir nous affronter directement dans de telles conditions, s’ils découvraient la vérité, seraient inacceptables, quoi que puissent faire les Solariens. » Il est tout à fait possible que nos estimations du délai d’achèvement des nouveaux vaisseaux soient trop optimistes. D’ailleurs, nous avons déjà réuni des indices allant dans ce sens. Collin sera tout prêt à en discuter avec vous d’ici peu. Pour le moment, toutefois, ce ne sont que des indices et, comme je le disais, la nécessité d’adapter à tout ça le nouveau système de ciblage va sûrement ralentir le processus. » Néanmoins, même si nous ne surprenons que la moitié – voire moins – des nouveaux vaisseaux du mur encore dans les chantiers, ce sera terriblement avantageux pour nous. Et cela, bien sûr, sans compter les dégâts apportés aux infrastructures militaires de construction et de soutien. Par ailleurs, même si une portion substantielle de leur flotte échappe à Baie des huîtres, les Manties se retrouveront en guerre ouverte contre la Ligue solarienne. Je sais ce que nous espérons tous voir se produire alors au sein de la Ligue mais, même si nous sommes exaucés, il faudra du temps pour que les conséquences se propagent dans le système nerveux d’un dinosaure aussi colossal. » En d’autres termes, dit-il lentement, d’une voix claire, pour beaucoup de raisons combinées, le moment est arrivé. Nous allons prendre des risques mais nous en avons pris à toutes les étapes depuis six cents ans T, et la nature de l’occasion présente ainsi que l’échelle de la menace qui pèsera sur nous si nous demeurons inactifs sont ahurissantes. Raison pour laquelle je vous ai tous convoqués ici aujourd’hui. Réunir autant d’entre nous en un lieu unique représente toujours un risque, mais je crois l’heure venue de sortir de l’ombre. » Je sais fort bien que nombre d’entre vous ont en cours des projets personnels que l’accélération du calendrier de Baie des huîtres va sérieusement enrayer. Après ce briefing, nous allons nous diviser en groupes de travail responsables d’examiner toutes ces opérations et d’évaluer la manière dont les nouvelles dispositions vont les affecter. Certaines devront être accélérées pour se coordonner avec Baie des huîtres. Par exemple, j’estime que nous devons veiller à expédier la neutralisation et la reconquête de Verdant Vista. Nous avons toujours eu l’intention de nous en occuper avant de lancer Baie des huîtres à pleine échelle et, même compte tenu de la version réduite qui nous occupe à présent, une route menant à l’arrière-cour des Manties et des Havriens serait extrêmement précieuse. » Certains d’entre vous se rendront compte au contraire qu’accélérer Baie des huîtres sonnera le glas de leurs objectifs. J’en suis conscient et je crains que ce ne soit tout simplement le prix à payer. En d’autres termes, il n’y aura aucune répercussion pour quiconque verra ainsi ses domaines de responsabilité gravement endommagés. » Et, que ce soit ou non le cas, ma décision est prise. Il nous reste à achever les plans détaillés de l’opération Baie des huîtres réduite mais nos études montrent qu’elle est tout à fait possible. Sur cette base, j’ai ordonné à Benjamin de prévoir une date d’exécution dans, au plus tard, six mois T à partir d’aujourd’hui. » CHAPITRE TRENTE-QUATRE « Contact ! lança Isaiah Pettigrew. Contacts multiples, cap zéro-un-cinq, deux-huit-huit, distance trois-virgule-huit-neuf minutes-lumière, vitesse d’approche six-zéro-neuf-un-six kilomètres par seconde, accélérant à quatre-huit-sept-virgule-trois gravités ! — Bien reçu, dit Abigail Hearns, calme. Nombre de contacts ? — Incertain pour le moment, madame », répondit Pettigrew. Ses yeux ne quittaient pas les barres latérales de son écran tandis que le centre d’information de combat du Tristan et lui-même traitaient les contacts, cherchant à en tirer plus d’informations ; sa voix était tout aussi calme, tout aussi professionnelle – et tout aussi dépourvue de « milady » excessifs – que celle d’Abigail. « On dirait qu’ils viennent d’arriver assez près des plateformes bêta pour que leurs signatures d’impulsion percent leur furtivité. Dois-je passer les plateformes en actif, madame ? » La jeune femme réfléchit un instant puis hocha la tête. « Passez les bêta en actif, dit-elle, mais gardez les autres en passif. — À vos ordres, madame. Passage en actif sur les bêta seulement. » Comme Pettigrew tapait des commandes sur sa console, les signaux de données de son écran se modifièrent. « Le CO voit trois signatures de l’ordre de contre-torpilleurs et trois de l’ordre de croiseurs lourds ou de croiseurs de combat », rapporta le technicien, tandis que la ligne bêta des plateformes de reconnaissance Cavalier fantôme lui faisait son rapport à vitesse supraluminique. Cibles désignées sous le nom de Alpha Un à Alpha Six. « Compris. » Abigail se tourna vers l’enseigne Gladys Molyneux. « Des identifications ? — Négatif, madame, répondit l’intéressée. Le CO continue de… Attendez un instant. » Le jeune officier tactique fixa ses écrans puis leva la tête. « Le CO obtient une identification de classe sujette à caution sur les plus gros. Alpha Un serait un croiseur de combat de classe Infatigable, Alpha Deux et Trois des croiseurs lourds de classe Mikasa. Pour le moment, pas d’identification positive des contacts de l’ordre de contre-torpilleurs. — Bien reçu. » Abigail observa son propre écran, réfléchissant vite et fort. La simulation avait été chargée dans les ordinateurs du Tristan avant le départ de Manticore. Des tas d’autres, similaires, étaient rangées au même endroit, et la jeune femme ne savait pas plus que ses subordonnés ce que les machines s’apprêtaient à leur envoyer. L’expérience n’aurait guère été enrichissante si elle avait su d’avance ce qu’il lui faudrait faire, après tout. Le lieutenant Nicasio Xamar, l’officier tactique subalterne du Tristan, en revanche, savait exactement ce que contenait cette simulation-là, puisqu’il lui avait appartenu d’en modifier légèrement les paramètres, tout comme Abigail le faisait pour lui lorsque c’était à son tour de s’entraîner. Par bonheur, Xamar ne semblait pas vexé qu’une fille avec sept mois de moins que lui d’ancienneté en grade lui eût été donnée comme supérieure. En revanche, il n’aurait pas été humain s’il n’avait profité de la simulation pour voir ce qu’elle avait dans le ventre. Bon, songea-t-elle. On a ces six-là qui nous arrivent dessus par tribord, très bas, et qui se dirigent presque droit vers le convoi. Ça signifie qu’ils savent où on est depuis assez longtemps pour tracer un vecteur d’interception – et de qualité respectable. Donc ils nous tiennent à l’œil, sans doute avec leurs propres plateformes passives, depuis un bon moment. Il est peu probable qu’elles soient assez sensibles pour repérer nos Cavaliers fantômes, surtout dans ces conditions-là, mais je ne connais pas assez bien la technologie solarienne pour en être sûre. Peut-être savent-ils exactement où nous avons déployé nos coquilles de reconnaissance et, si c’est le cas, ils doivent être tout à fait sûrs que nous réussirons à les repérer assez vite. Leur furtivité est assez bonne pour qu’ils s’approchent aussi près de nous sans qu’on les voie mais, même si on ne les avait pas chopés avec les passifs déployés, on commencerait à les repérer à l’aide de ceux du bord dès qu’ils arriveraient en dessous d’une minute-lumière et demie. Donc, en supposant qu’ils aient des cerveaux qui fonctionnent, ils se disent qu’on va fatalement les remarquer durant les douze prochaines minutes… à moins qu’ils ne baissent énormément leur accélération. Elle éprouva la tentation de prendre des décisions mais la repoussa. Même en conservant sa vitesse et son accélération actuelles, il faudrait onze minutes et demie à un ennemi équipé de missiles à propulsion simple pour arriver à portée d’attaque en propulsion, et il ne tirerait pas avant. Certes, il s’attaquait à un convoi marchand, donc les manœuvres d’esquive de dernière minute seraient au mieux pataudes, mais même un cargo avait une très bonne chance d’éviter un missile balistique. Le vaisseau ne pourrait sortir de la portée des têtes laser (à moins que le vol du projectile n’inclue une composante balistique terriblement longue) mais il pourrait manœuvrer pour interposer ses bandes gravitiques entre ces têtes et sa coque, ce qui serait tout aussi efficace. Abigail pouvait donc prendre encore le temps de réfléchir. Mais pas énormément, songea-t-elle avec gravité. Le problème était qu’elle ignorait si cette simulation avait été programmée pour une opposition intelligente et rusée ou bien négligente. Dans le second cas, la force repérée par Pettigrew et le CO serait l’unique menace, et son commandant pouvait sans doute être excusé de la croire sacrément grave : un croiseur de combat et deux croiseurs lourds possédaient une puissance de feu considérable, et l’escorte du convoi n’était formée que de cinq contre-torpilleurs. En conséquence, une attaque de front, au mépris de toute subtilité, afin d’arriver aussi vite que possible à portée décisive, avait de bonnes chances de fonctionner. Si les méchants ne savaient pas que les contre-torpilleurs défenseurs étaient tous des Roland aux soutes chargées de Mark 16 à double propulsion, ils ignoraient aussi que la portée en propulsion de ces missiles était trois fois supérieure à celle des leurs – ce qui, en supposant que la géométrie demeure inchangée, permettrait au Tristan et à ses compagnons d’ouvrir le feu à plus de cinquante et un millions de kilomètres. S’ils ne le savaient pas, donc, ils s’attendaient à disposer d’une supériorité massive en matière de puissance de feu lorsqu’ils atteindraient leur propre portée efficace. Mais, supériorité ou pas, ils vont quand même souffrir au moins un peu et, s’ils s’étaient contentés de réduire la puissance de leurs impulseurs – ou même d’arriver en balistique –, ils n’auraient pas déjà percé leurs champs furtifs. Ils n’avaient pas besoin de nous faire savoir qu’ils arrivaient. En tout cas pas si tôt. Pas en hyperespace. Alors, pourquoi… Ses yeux s’étrécirent au moment où elle comprit que celui qui avait conçu cette simulation – ou qui l’avait modifiée, se dit-elle en se rappelant Xamar – avait supposé un ennemi extrêmement intelligent et rusé. Les distances de détection en hyperespace étaient bien plus faibles que dans l’espace normal, en raison de la forte densité de particules et des degrés de radiation qu’on y trouvait. Les attaquants avaient surpris le convoi entre des ondes gravitationnelles, où les noyaux des impulseurs produisaient des bandes gravitiques standard plutôt que les voiles Warshawski nécessaires pour traverser le volume tendu et potentiellement redoutable d’une onde. Et où les missiles à impulsion pouvaient être utilisés. Toutefois, cette difficulté de détection, ajoutée au fait que les assaillants savaient visiblement où attendre le convoi et – surtout – au vecteur d’interception qu’ils étaient parvenus à générer, en apprenait beaucoup à Abigail. En particulier qu’ils savaient exactement où elle-même et tous les vaisseaux de son convoi se trouvaient et qu’ils n’avaient aucun besoin d’approcher aussi près en propulsion. Le convoi consistait en vaisseaux marchands à l’accélération maximale inférieure de moitié à celle de l’ennemi. À ce stade, un gros troupeau maladroit comme celui-là ne pourrait en aucun cas s’échapper. Les agresseurs auraient donc pu couper depuis beau temps leur propulsion et arriver en balistique, sans se trahir par la signature de leurs bandes gravitiques. Ce qui leur aurait sans doute permis d’arriver dans leur propre enveloppe de missiles en propulsion avant même d’être repérés. Contre un adversaire dépourvu de plateformes Cavalier fantôme – et sans celles qu’on a déployées même en hyper, s’autorisa-t-elle à penser avec une certaine complaisance –, ils auraient même pu arriver à portée d’énergie avant que quiconque les voie. Alors pourquoi ne l’avaient-ils pas fait ? Parce qu’on veut que je me concentre sur ces gars-là. Ils se sont montrés exprès, alors qu’ils n’y étaient pas obligés. Donc, à un moment quelconque, dans les cinq ou six prochaines minutes… « Balayage prioritaire des capteurs actifs et passifs, ordonna-t-elle sèchement. Je veux que les plateformes alpha et bêta du Galahad et du Lancelot balayent derrière nous. Que le Roland en fasse autant droit devant le convoi. Ulvanhoé doit continuer de garder les contacts connus sur ses plateformes. Et je veux que les nôtres balayent ce volume-ci, juste là ! » À l’aide d’un pointeur, elle dessina sur le répétiteur principal un arc de cercle diamétralement opposé aux contacts connus par rapport au convoi. On accusa vite réception des ordres. Il restait quelques angles à arrondir dans l’équipe tactique du Tristan, seulement arrivée à la deuxième place dans la compétition du « meilleur tireur » de l’escadre – mais vraiment très proche de la première, laquelle lui avait échappé parce que le HMS Gauvain était parvenu (d’une manière ou d’une autre) à se tortiller pour bloquer de ses bandes gravitiques ce qui aurait dû être un coup mortel porté par les batteries de flanc du Tristan. Ce coup du sort n’était en aucun cas la faute du département tactique et tout le monde le savait. D’ailleurs, les subordonnés d’Abigail semblaient tirer un orgueil pervers de s’être fait voler ce qu’ils considéraient comme une victoire leur revenant de droit par le démon Murphy. L’exercice avait resserré leur cohésion en tant que groupe et, depuis, ils s’étaient vraiment mis au travail, si bien que les angles n’étaient nullement aussi aigus que précédemment. « Nouveaux contacts ! annonça soudain Pettigrew. J’ai trois contacts de l’ordre de croiseurs de combat sur les plateformes alpha ! Cap un-neuf-six, deux-cinq-trois, distance un-virgule-huit-deux minutes-lumière, vitesse d’approche cinq-neuf-trois-trois-zéro kilomètres par seconde. Le CO les désigne en tant que Bêta Un à Bêta Trois. Aucune, je répète, aucune signature d’impulseurs ! » Mais on est malin comme tout ! songea Abigail, si concentrée sur les trois nouvelles icônes écarlates venant d’apparaître sur le répétiteur qu’elle ne remarqua même pas les regards que lui jetèrent un ou deux occupants du simulateur lorsqu’ils repérèrent l’ennemi très exactement là où le lieutenant Hearns s’attendait à le repérer. Les six que nous connaissions déjà étaient censés continuer de nous monopoliser le regard, tandis que ces trois-là nous fonçaient dessus depuis la direction opposée pour nous prendre en tenaille. Si nous voyons les premiers et que nous les fuyons, nous nous jetons dans les bras des autres. Et si nous ne les fuyons pas, si nous nous concentrons sur eux, les autres se rapprochent et nous poignardent dans le dos à peu près au moment où leurs copains arrivent à portée. « Désignez les nouveaux contacts sous le terme de groupe Bêta, s’entendit-elle dire. Préparez-vous à lâcher les capsules selon le plan d’attaque Papa-Trois et réglées pour quarante-six mille gravités. On va les diriger toutes sur les cibles Bêta et s’occuper des Alpha avec les tubes internes ! — À vos ordres, madame ! Préparons capsules pour Papa-Trois sur les cibles Bêta ; réglage propulsion quatre-six mille gravités. » Abigail brûlait de taper elle-même les commandes de feu. S’il s’était agi d’une véritable situation de combat et non d’une simulation, c’était exactement ce qu’elle aurait fait. Mais le but n’était pas ici de lui faire accomplir des gestes dont elle savait pouvoir s’acquitter au besoin mais d’entraîner les membres de son équipe à s’en acquitter… et elle à se fier à eux en la matière. « Cibles Bêta attribuées, madame, rapporta le lieutenant Molyneux à peine vingt secondes plus tard. Propulsion de missiles réglée pour accélération de quatre-six mille gravités. — Toutes les unités rapportent séparation des capsules et démarrage de fusion à bord, annonça presque au même instant la TM i/c Kaneshiro. — Acquisition des cibles ! rapporta Molyneux tandis que les ordinateurs des capsules lance-missiles extraplates qui venaient de se séparer des contre-torpilleurs et de dégager leurs bandes gravitiques en branchaient les réacteurs intégrés afin de s’aligner sur leurs cibles attribuées. — Feu ! — À vos ordres, feu ! » Les contre-torpilleurs ne transportaient pas le chargement extérieur maximum de capsules. Ils ne l’auraient pu sans bloquer les capteurs du bord et la ligne de mire de leurs grappes laser défensives. Chacun d’eux cinq, toutefois, disposait de quinze capsules reliées à la coque par leurs faisceaux tracteurs intégrés, et chacune de ces capsules contenait dix MPM Mark 23. Sept cent cinquante missiles quittèrent le convoi, filant tout droit vers trois cibles seulement. Trois cibles qui avaient continué de se rapprocher à près de soixante mille kilomètres par seconde pendant trente-deux secondes depuis leur détection… et dont les bandes gravitiques commençaient tout juste à se dresser au moment du lancer. Il fallut aux projectiles deux cent soixante et une secondes pour atteindre les croiseurs de combat, à chacun desquels deux cent cinquante d’entre eux s’attaquèrent. Les vaisseaux solariens avaient envisagé la possibilité d’être détectés durant leur approche. Leurs équipes de défense étaient de toute évidence plus que prêtes, car les antimissiles partirent presque instantanément, et ils en tirèrent beaucoup. Abigail avait cependant prévu que des gens assez malins pour monter une opération de ce genre et l’exécuter ne resteraient pas les bras croisés. Voilà pourquoi elle avait employé toutes ses capsules. L’attaque allait sans aucun doute se révéler démesurée mais elle ne voulait aucune menace dans son dos pendant qu’elle s’occuperait des bandits Alpha, plus nombreux quoique individuellement plus faibles. Cela impliquait de mettre les Bêta hors d’état de nuire le plus vite – et le plus complètement – possible. Les antimissiles du camp adverse se révélèrent plus efficaces qu’elle ne s’y attendait, et elle se demanda si ArmNav avait fixé cette efficacité au vu du matériel solarien qu’on avait pu examiner après la bataille de Monica. Ils étaient certes plus performants que ne l’avait été le tir antimissile monicain ! Cette fois, cependant, un équipage solarien était censé servir les tubes antimissile, ce qui pouvait aussi expliquer pourquoi ArmNav en avait augmenté la probabilité de réussite. Les yeux plissés, Abigail regarda les antimissiles détruire presque trois cents de ses projectiles. Des défenses manticoriennes auraient fait beaucoup mieux mais elles étaient conçues pour répondre au volume de feu que pouvaient générer des capsules lance-missiles, alors que ce n’était pas le cas des défenses solariennes. Malgré un bon taux de réussite, plus de quatre cent cinquante missiles manticoriens pénétrèrent donc dans la zone défensive intérieure, et les grappes laser les prirent désespérément pour cibles. Ils arrivaient toutefois à une vitesse effective de soixante pour cent de celle de la lumière, ce qui ne laissait pas beaucoup de temps pour leur tirer dessus ; comble de malchance, ils étaient aussi généreusement parsemés de projectiles de guerre électronique conçus pour pénétrer les défenses rapprochées. Les Fracas se mirent en action, perçant des trous dans la défense solarienne par de massifs pics d’interférences, tandis que les Dents de dragon généraient des centaines de fausses images pour désorienter les capteurs ayant réussi à voir au-delà des premiers brouilleurs. Abigail ne sut pas avec exactitude combien de ses missiles survécurent assez longtemps pour détoner mais ce fut suffisant. Bêta Un disparut purement et simplement. Bêta Deux frémit, ses bandes gravitiques tout juste hissées et stabilisées fluctuant follement tandis que des lasers à rayons X frappaient – et traversaient – ses barrières latérales et son blindage. Puis sa salle d’impulsion de proue cessa de fonctionner et il se détourna, crachant de l’atmosphère et de la vapeur d’eau, preuve évidente de la pénétration massive de sa coque interne. Ses émissions de capteurs actifs disparurent presque complètement, preuve tout aussi évidente que ses défenses antimissile et son contrôle de feu avaient été changés en ferraille. Bêta Trois ne sembla pas avoir autant souffert que Bêta Deux. Pas au début. Ensuite, toutefois, dix secondes après Bêta Un, il se fendit soudain en deux. Il n’y eut pas d’explosion spectaculaire, pas de pic insensé dans ses bandes gravitiques pour l’expliquer. Il se brisa… voilà tout. Ce n’était qu’une simulation mais Abigail sentit tout de même un frisson glacé souffler de haut en bas sur sa colonne vertébrale tandis qu’elle tentait d’imaginer les avaries ayant produit un tel résultat. Puis elle se secoua : les bandits alpha étaient toujours là ; ils n’avaient sans doute pas – encore – idée du sort des Bêta, puisque toutes leurs plateformes de reconnaissance étaient limitées à des transmissions luminiques, mais ils n’allaient pas tarder à l’apprendre. Cinq minutes s’étaient écoulées depuis que la jeune femme avait donné l’ordre de tirer. Seulement cinq minutes, durant lesquelles deux croiseurs de combat avaient été détruits et un troisième changé en épave. Et durant lesquelles le groupe Alpha était aussi arrivé à 51 474 268 kilomètres, soit 21 000 kilomètres à l’intérieur de l’enveloppe d’un missile Mark 16 à double propulsion contre une cible se rapprochant à 61 000 kilomètres par seconde. Il faudrait encore neuf minutes aux bandits pour arriver eux-mêmes à portée du convoi, toutefois, et les nouveaux lasers Mod. G des Mark 16 allaient considérablement leur compliquer la tâche, songea Abigail avec un sourire digne d’un requin. « Plan de feu Tango-Sept », dit-elle. « Alors, est-ce qu’il vous plaît vraiment, Naomi ? » Aivars Terekhov eut un sourire malicieux devant le coup d’œil aigu que lui lança le capitaine Naomi Kaplan. Le Tristan, le croiseur lourd qui servait de vaisseau amiral au commodore et tous leurs compagnons d’escadre filaient dans l’hyperespace, propulsés par leurs impulseurs entre les ondes gravitationnelles. Le commodore avait invité sa subordonnée à bord du Quentin Saint-James pour un dîner privé. Joanna Agnelli avait préparé comme à son habitude un superbe dîner et servi en digestif un vieux porto sortant du vignoble O’Daley, une exploitation de Gryphon fondée par l’arrière-arrière-etc. grand-père de Sinead O’Daley Terekhov il y avait plus de trois cents ans T. Kaplan ne comprenait pas pourquoi il était nécessaire de l’étiqueter porto de Gryphon mais supposait que cela n’était pas sans rapport avec la férocité dont faisaient preuve les maniaques du vin pour préserver la classification de leur breuvage favori. Dans le cas présent, elle devait toutefois admettre que le parfum riche et fruité (ou quel que fût l’adjectif idoine) du porto accompagnait merveilleusement les dés de fromage laissés par Agnelli sur la table entre les convives. C’était la première fois que les deux officiers se retrouvaient en tête à tête dans une ambiance détendue depuis le retour de Terekhov en Manticore et son départ immédiat pour le Quadrant de Talbot. Pour l’heure, quoique commodore de fraîche date, il commandait pas moins de seize vaisseaux – les huit croiseurs de son escadre et les huit contre-torpilleurs de celle du commodore Chatterjee. Puisque aucun n’avait plus de quatre mois et que tous étaient équipés de missiles Mark 16 à double propulsion, on pouvait dire sans craindre de se tromper qu’ils formaient le plus beau commandement confié à un commodore de la Flotte royale manticorienne. Ce qui, songea Kaplan, en disait long sur la considération qu’avait la Flotte royale pour Aivars Terekhov. Elle se rappelait le commandant réservé, distant, qui avait rejoint sans guère de préavis l’équipage du HMS Hexapuma. Il restait beaucoup de cet homme-là dans celui qui lui faisait face mais, à présent, l’humour et la chaleur que dissimulaient ses yeux bleus glaciaux étaient bien plus évidents. Et ce dîner, se rappela-t-elle, était purement amical. Elle était l’invitée de son ex-commandant de bord, non de son actuel commandant d’escadre, ce qui leur donnait une certaine liberté quant aux sujets qu’ils pouvaient aborder. « Dois-je comprendre que le « il » en question se rapporte au Tristan, monsieur ? demanda-t-elle sur un ton formel en réponse à la question. — Oui, tout à fait, acquiesça Terekhov. Je sais qu’un contre-torpilleur, quel qu’il soit, ne peut être considéré que comme un recul par rapport à un croiseur lourd, et je ne suggère certes pas qu’une dose de déception, lorsqu’on reçoit un commandement aussi médiocre, ne serait pas compréhensible. Toutefois, à l’échelle des contre-torpilleurs, il n’a pas l’air si mal. Bien sûr, j’ai appris par le commodore Chatterjee qu’il n’est arrivé que deuxième dans la compétition tactique, mais je suis sûr que, si un officier de votre calibre y travaille vraiment, en s’appliquant, la plupart de ces petits problèmes agaçants disparaîtront très vite. » Il la considérait avec une telle innocence qu’elle ressentit la forte tentation, malgré leur différence de grade, de lui assener un grand coup de pied dans la rotule. Au lieu de quoi, elle s’adossa, son verre de vin entre les mains, et plissa les lèvres, pensive. « Je suis profondément touchée par vos inquiétudes à mon endroit, monsieur, dit-elle. Et je dois bien admettre que quitter le Chaton a été un déchirement – encore que, pour être franche, je n’en garde pas vraiment le souvenir. Sans doute parce que j’étais inconsciente à ce moment-là. Cependant, quand on m’a proposé le Tristan, j’ai reconnu un défi que mon expérience dans la rectification des erreurs d’officiers plus gradés que moi pourrait me permettre de relever. Je pense que nous avons fait des progrès considérables, encore qu’il nous reste du chemin à parcourir avant d’atteindre le niveau de compétence que j’aimerais afficher. Toutefois, je suis sûre que nous y arriverons. Je sais exactement ce qu’on ne doit pas faire quand on assemble l’équipage d’un nouveau vaisseau, après tout. » Elle lui lança un doux sourire et il éclata de rire. « Touché ! » Il leva son verre à sa santé et but une gorgée. Lorsqu’il le reposa, son expression était devenue plus sérieuse. « Sans rire, reprit-il, est-ce que c’est aussi agréable que vous vous y attendiez ? — D’une certaine manière, oui, répondit-elle sur le même ton. D’une autre, toute plaisanterie mise à part, il a été encore plus difficile que je ne le pensais d’arrondir tous les angles. Je sais que nous partons avec un équipage de bleus, mais je ne crois pas que j’oserais admettre à quel point certains de ces messieurs dames étaient novices. Et même si l’équipage n’est pas si nombreux que ça, c’est un sacré premier commandement hypercapable, monsieur ! » Elle secoua la tête. « J’espère ne pas le bousiller. — Si l’Amirauté craignait que ça arrive, on ne vous l’aurait pas confié, remarqua Terekhov. Et, moi qui ai pu vous observer en situation, je ne le pense pas non plus. On ne peut jamais savoir ce qui va se présenter pour nous arracher le fond de culotte – notre dernier déploiement en est la preuve – mais, sauf catastrophe terrible manufacturée par quelqu’un d’autre, je ne pense pas que vous tachiez votre cahier, capitaine. — Merci, dit-elle doucement. — Inutile de me remercier de dire la vérité, fît-il, ironique. Et si vous voulez évoquer la peur de merder, n’oubliez pas non plus à qui on a décidé de confier une escadre toute neuve ! » Ce fut à son tour de secouer la tête. « S’emparer d’une escadre que nul n’a jamais décidé de vous confier est une chose. Je me rends compte que craindre de décevoir ceux qui ont voulu qu’on l’ait en est une autre. Et, pour être franc, si je vous taquinais à propos du Tristan, c’est parce que je mesure à quel point me manque le béret blanc. — Je comprends ça, dit Kaplan sur un ton réfléchi. Je ne l’ai que depuis quelques semaines et je soupçonne déjà qu’il sera douloureux de le donner à quelqu’un d’autre. On n’a jamais un autre premier commandement, n’est-ce pas ? — Non. Et, malheureusement, Naomi, un jour, il y en a un dernier. Profitez-en tant que vous le pouvez. — Oh, j’en ai l’intention, répondit-elle avec un humour renouvelé. Même si nous avons encore un ou deux pépins ici et là, je crois qu’Alvin Tallman et moi les tenons par le bon bout. En plus, il a été très amusant de regarder Abigail en régler un. — Abigail ? répéta Terekhov. — Son inquiétude de voir certains officiers estimer qu’elle occupe un poste immérité n’était pas tout à fait sans fondement, répondit sa compagne avec un gloussement. Il semble que le lieutenant O’Reilly, mon officier de com, ait peu apprécié qu’elle soit nommée officier tactique du Tristan. — Vraiment ? » Terekhov s’adossa et croisa les jambes. « Vraiment. O’Reilly a pris soin que cela ne parvienne pas à mes oreilles, bien sûr, mais j’ai découvert que vous aviez raison de dire combien l’intendant d’un commandant lui est utile pour savoir ce qui se murmure à bord. Clorinda n’est pas avec moi depuis aussi longtemps que le chef Agnelli avec vous, mais il est remarquable comme peu des propos qui se tiennent à bord ne lui viennent pas aux oreilles. Et, bien sûr, des siennes aux miennes. J’ai donc été mise au courant quand O’Reilly a entrepris de déclarer à qui voulait l’entendre qu’Abigail manquait peut-être de qualifications pour son nouveau poste. — À la lueur qui brille dans vos yeux, je suppose que ni vous ni le capitaine Tallman n’avez jugé nécessaire d’intervenir. — Vous supposez bien. En fait, il a été très instructif d’apprendre quels autres membres de la salle de garde lui ont cloué le bec. Mon chef mécanicien a d’ailleurs été d’une étonnante efficacité. Mais ce qui a vraiment fait de l’effet, c’est Abigail elle-même. Elle et son équipe tactique, bien sûr. — Comment ? — Elle l’a fait en étant elle-même, répondit simplement Kaplan. Lors de la dernière série de simulations, le département tactique a marqué quatre cent quatre-vingt-dix-huit points sur cinq cents. Le plus haut score de tout le vaisseau, quoiqu’il n’ait battu que de deux points celui des machines. Les coms, elles, ont péniblement atteint trois cent quatre-vingt-dix-sept. Je crois qu’Alvin a appelé le lieutenant O’Reilly pour une conférence privée durant laquelle il lui a fait remarquer que sa performance avait été la pire de tous les départements et qu’elle aurait intérêt à passer un peu plus de temps à entraîner son personnel. Et que, si elle avait besoin de conseils en la matière, certains des autres lieutenants – à en juger par les performances de leurs propres départements – pourraient lui en donner. Comme, oh, disons le lieutenant Hearns. — Oh, après ça, je suis sûr que l’affection d’O’Reilly pour Abigail a encore monté d’un cran, observa Terekhov, pince-sans-rire. — Franchement, je crois que rien ne pourrait faire aimer Abigail à O’Reilly », déclara Kaplan avec aigreur. Comme elle le regardait sans ciller, il sut qu’elle n’aurait jamais exprimé une telle critique personnelle d’un de ses officiers devant quelqu’un d’autre. Toutefois, il n’était pas quelqu’un d’autre, aussi continua-t-elle : « Elle me rappelle beaucoup Fréda Maclntyre. » Terekhov parvint à ne pas grimacer mais cet exemple fit venir une image très précise dans son esprit, compte tenu du rapport d’efficacité assez abrasif qu’il avait validé sur l’enseigne de première classe Maclntyre, affectée au département des machines du HMS Hexapuma. Ce rapport avait été rédigé par Ginger Lewis, laquelle n’avait pas retenu ses coups dans son évaluation des compétences de Maclntyre, ce qui n’avait sûrement fait aucun bien à la carrière de l’enseigne, même au sein d’une FRM en grand besoin de personnel. Ce qui est très dommage… mais tout de même mieux que ce que mérite un officier qui traite ses subordonnés comme de la merde, songea-t-il, sombre. Prendre Maclntyre comme exemple lui donnait toutefois une fort bonne idée de la personnalité d’O’Reilly sans qu’il l’eût jamais rencontrée. Cela expliquait aussi pourquoi Kaplan avait certainement raison quant à l’inévitable antipathie entre elle et le lieutenant Hearns. Abigail était par nature incapable de se donner moins qu’à cent pour cent à ce qu’elle entreprenait, et ceux que Terekhov appelait en lui-même des « soixante-pourcenteux » ne pardonnaient jamais aux gens comme elle leur dévouement à leur tâche. Et, tous jusqu’au dernier, ils croient que ceux qu’ils n’aiment pas sont injustement favorisés, se dit-il. C’est sans doute la nature humaine. Nul n’est prêt à admettre qu’on le néglige parce que c’est un paresseux incompétent. Et, maintenant que j’y pense, je détesterais vraiment être un officier de ce genre-là à bord du vaisseau de Naomi Kaplan. Cette dernière pensée lui inspira une lueur de plaisir. Bon sang, je fais du favoritisme, admit-il joyeusement en lui-même. Bien sûr, contrairement à certains individus que j’ai connus, j’essaie de m’assurer que mes favoris méritent de l’être. Et, bon Dieu, si quelqu’un le mérite, c’est bien Abigail ! Si elle évite de se faire tuer dans les années qui viennent, cette jeune dame va devenir un des amiraux qui entrent dans les livres d’histoire. Et quand ce sera fait, je pourrai me caler dans mon fauteuil, humer mon cognac et pérorer : « Moi, je l’ai connue quand elle était enseigne, et permettez-moi de vous affirmer…» Cette pensée-là lui procura encore plus de plaisir et il tendit la main vers son verre de vin. « Ma foi, commandant, dit-il, je crois que vous avez la situation bien en main. » « Je suis à peu près sûre que le commodore offre mieux que ça au capitaine Kaplan, dit Hélène Zilwicki, ironique, en tendant une bière fraîche à Abigail Hearns. — Quelque chose de plus coûteux en tout cas », acquiesça Abigail. Elle prit la bière et ignora la chope posée sur la table pour boire à la bouteille. « Oh, si votre famille vous voyait ! fit son hôtesse avec un large sourire. — Ma famille pourrait vous surprendre, répondit le lieutenant en le lui rendant, l’air satisfait. Les réceptions officielles sont une chose mais papa a toujours préféré la bière au vin. En fait, je me dis parfois que c’est l’introduction en Grayson de la Old Tilman par Lady Harrington qui l’a vraiment fait passer du côté des réformateurs. — Vraiment ? » Hélène eut un petit rire. « Ça ne colle pas avec l’image que la plupart des Manticoriens ont des seigneurs. — Je sais. » Abigail grimaça. « Je suis toujours étonnée de constater que, pour beaucoup de gens, tous les Graysoniens devraient être ennuyeux, refoulés et sinistres en permanence. » Elle renifla. « Bon, je suis obligée de confirmer « refoulés », du moins en certains domaines, mais pour le reste… ! — Ça peut venir en partie de la manière dont vos hommes d’armes gardent votre image, pas seulement votre peau. — Vous avez sans doute raison. » Le lieutenant Hearns se balança sur son siège dans la cabine si minuscule que sa vieille mère l’aurait décrite comme « trop étriquée pour qu’on y balance un chat par la queue ». À l’échelle des vaisseaux de guerre, étant donné qu’elle était attribuée à un simple enseigne, néanmoins, elle était tout à fait princière. « Vous avez sans doute raison », répéta-t-elle en songeant à son homme d’armes personnel, Matéo Gutierrez. Alors qu’il n’était pas graysonien de naissance, il avait absorbé par tous les pores l’esprit protecteur digne de chiens de garde qui semblait imprégner tous ses semblables. Par bonheur, son passé de fusilier royal manticorien lui conférait aussi un point de vue raisonnable sur le degré de protection auquel pouvait survivre un simple lieutenant à bord d’un vaisseau de Sa Majesté. Ce qui, à présent qu’elle y songeait, aurait fort bien pu faire défaut à un Graysonien de souche. Si ça se trouve, papa avait peut-être encore plus de raisons que je ne le croyais de faire de lui mon gardien, se dit-elle. « Je suis heureuse que vous ayez pu venir avec le commandant », dit Hélène, et l’antenne mentale d’Abigail se dressa. Il y avait quelque chose dans cette voix, une note presque hésitante qu’on n’avait pas l’habitude d’entendre dans la bouche du bouillant enseigne Zilwicki… « Je n’étais pas de service ce soir, remarqua le lieutenant. Je ne sais pas si j’aurais obtenu toute seule le droit de me servir d’une pinasse mais, puisque le pacha venait de toute façon par ici…» Elle haussa les épaules et Hélène hocha la tête. « C’est un peu ce que je me suis dit quand je vous ai invitée, admit-elle en inclinant sa chaise en arrière et en posant les talons sur sa couchette faite avec soin. — Pourquoi m’avez-vous invitée, d’ailleurs ? » Posée de la mauvaise manière, cette question aurait pu contenir toutes sortes d’arêtes tranchantes. De la manière dont elle le fut, elle parut étrangement… compatissante. « C’est que je me sens un peu… seule, je crois, dit Hélène en détournant un instant le regard avant de le reposer sur sa compagne. Ne vous méprenez pas : la plupart des officiers du Jimmy Boy sont très bien, et personne ne semble m’en vouloir de n’être qu’un petit enseigne de rien du tout. Mais c’est difficile quand même, Abigail. Je n’ai pas tellement plus d’ancienneté que les bleus du capitaine Carlson mais l’ordonnance du commodore peut difficilement frayer avec eux et, sinon, il n’y a pas une âme à bord qui ne soit pas trop astronomiquement mon supérieur pour que je puisse lui parler vraiment de mon travail. Je n’avais pas prévu ça. — Moi non plus », dit Abigail au bout d’un moment. Elle envisagea de dire qu’elle n’aurait jamais pensé que cela pût poser un problème à une fille aussi hardie et solide que l’enseigne Zilwicki. Ce qui révélait davantage son manque d’imagination qu’un manque de confiance de la part d’Hélène, se dit-elle. « Ça ne crée pas de frictions dans le travail lui-même, se hâta d’ajouter son interlocutrice. Personne n’a l’air de s’offusquer de ma jeunesse. C’est ce que je craignais le plus mais j’ai affaire à un groupe plutôt sympa. Non, oubliez ça, ils sont extrêmement sympas et la plupart n’hésitent pas à prendre du temps pour « guider » la gamine. Je crois aussi que je commence à mesurer ma tâche. C’est juste que, une fois mon service terminé, ils redeviennent tous beaucoup plus gradés que moi. — Je vois. » Abigail la considéra en silence durant quelques secondes puis sourit. « Dites-moi, à quel point votre « solitude » est-elle due à l’absence de vos camarades bleus du Chaton ? » Hélène sursauta. Le sourire de la Graysonienne s’élargit devant cette confirmation qu’elle avait mis dans le mille. « Je ne vois pas ce que… commença vivement l’enseigne, avant de s’interrompre et de rougir. Je… euh… je ne savais pas que vous étiez au courant. » Cette fois, Abigail éclata franchement de rire. « Il y avait peut-être quelques matelots coincés au milieu des machines, quelque part – un de ceux qui ne sortent jamais de la salle de fusion –, pour ne l’avoir pas deviné. Je ne crois pas qu’il y ait eu personne d’autre. — Oh, flûte, marmonna Hélène, avant d’avoir un sourire un peu honteux. Eh bien, vous savez, il y a au moins une personne à bord qui ne s’en était pas rendu compte. — Paolo ? demanda Abigail sur un ton bien moins ironique, ce qui lui valut un hochement de tête. — Oui. Il est bien trop beau – et bien trop conscient de l’origine de cette beauté. C’est comme… C’est comme essayer d’approcher trop près d’un porc-épic de la Vieille Terre ! Je crois qu’il commençait tout juste à entrevoir la vérité quand je suis repartie en balade vers le Talbot, mais, nom d’un chien ! il lui a fallu des indices monumentaux ! » Hélène secoua la tête et sa compagne but une rapide gorgée de bière pour noyer à la naissance un autre rire. À l’évidence, l’enseigne Zilwicki n’était pas habituée à travailler autant pour attirer l’attention des mâles de l’espèce. « Je ne crois pas qu’on puisse raisonnablement lui en vouloir d’être un peu méfiant, remarqua Abigail, une fois sûre de maîtriser la voix. J’éprouverais sans doute le même sentiment si une bande d’esclavagistes génétiques m’avaient spécifiquement conçue pour être… quoi ? Un esclave à plaisir ? — Il dit « jouet sexuel ». » Cette fois, la voix d’Hélène était durcie par la colère. « Vous savez, je détestais déjà ces salopards – même avant qu’ils n’essaient de tuer Berry. Bon sang ! même avant qu’ils n’essaient de me tuer, moi, sur la Vieille Terre ! Mais je n’avais jamais vraiment su ce qu’était la haine avant de comprendre ce qu’ils ont fait à Paolo et qu’ils ont dû faire à tous les esclaves à plaisir qu’ils ont vendus comme de la viande au fil des siècles. Je veux dire : je le savais – je connaissais même d’autres gens à qui c’était arrivé – mais cette fois-ci… eh bien, c’est différent. C’est enfin réel. Et, en vérité, j’en ai un peu honte. — Pourquoi ? demanda doucement la Graysonienne. — Qu’ils s’en soient pris à moi ou à quelqu’un que j’aime ne devrait pas avoir d’importance. Qu’ils s’en prennent à qui que ce soit, n’importe où, est aussi dramatique. Je n’aurais pas dû avoir besoin de Paolo pour que ça cesse de n’être en moi qu’une espèce de savoir intellectuel. — Ne soyez pas trop dure avec vous-même », dit Abigail. Hélène releva vivement les yeux. « Et ne soyez pas si sûre d’avoir été aveugle avant de rencontrer Paolo. Je ne crois pas que vous l’étiez. Votre colère est différente à présent, oui, mais c’est naturel. Vous ne leur en voulez pas tant de ce qu’ils ont fait que de l’avoir fait à quelqu’un que vous aimez. Ça ne rend pas votre colère plus réelle qu’avant – ça la rend juste personnelle. » Sa compagne la considéra encore le temps de quelques battements de cœur, puis ses épaules se détendirent et elle prit une profonde inspiration. « C’est peut-être ce que j’essayais maladroitement de me dire, fit-elle. Merci, en tout cas, mais je ne voudrais pas que vous me donniez un blanc-seing alors que je ne le mérite pas. Cela dit, je ne crois pas que ce soit le cas… du moins probablement pas. » Abigail eut un petit rire mais se contenta de secouer la tête quand on l’interrogea du regard. Elle ne se sentait pas le courage d’expliquer combien ces dernières phrases étaient peu caractéristiques de leur auteur. D’un autre côté, si elle avait gardé le moindre doute sur la profondeur du sentiment d’Hélène pour Paolo d’Arezzo, la disparition des fameuses certitudes Zilwicki l’aurait éliminé. « Vous voyez, c’est un des sujets dont je ne peux discuter avec personne ici, continua Hélène au bout d’un moment, ayant à l’évidence choisi de ne pas demander à son interlocutrice ce qu’elle jugeait si drôle. D’ailleurs, je ne sais pas avec qui j’aurais pu en discuter même à bord du Chaton. — Ça n’a rien à voir avec l’ancienneté, dit Abigail. C’est une question d’amitié. Je suppose que vous n’avez pas eu le temps de vous faire plus de nouveaux amis à bord du vaisseau amiral que moi à bord du Tristan. — Oui, c’est sans doute ça, répondit lentement Hélène avant de prendre une autre gorgée de sa propre bouteille de bière. — C’est bon, la rassura la Graysonienne avec un petit sourire. Je ne suis plus votre officier responsable et vous n’êtes plus une de mes bleus. D’ailleurs, nous ne sommes même plus dans la même chaîne de commandement, en ce moment. Alors, malgré ma propre ancienneté seigneuriale, si je veux avoir un enseigne comme ami, ce n’est pas contre le règlement. — Oui, bien sûr ! » Hélène éclata de rire mais son regard resta un instant curieusement vague. Puis elle se secoua. « Bon, d’une amie à une autre, alors, continua-t-elle, qu’est-ce que je peux faire à propos de Paolo ? — Quoi ? Pour l’attraper ? — L’attraper ? » Elle secoua la tête. « Je n’arrive pas à croire que tu me sortes un truc pareil, protesta-t-elle. Je suis choquée… choquée, vraiment ! — Hé, renvoya Abigail avec un sourire bien plus large, essaie de vivre sur une planète où il y a trois fois plus de femmes que d’hommes. Fais-moi confiance : vous autres les Manties – des deux sexes –, vous avez la belle vie quand il s’agit de trouver le monsieur ou la dame qui convient. Là d’où je viens, les femmes doivent vraiment faire des efforts… et la compétition est salement meurtrière ! » Comme Hélène secouait la tête en riant, sa compagne lui jeta un regard noir. « Et voilà, gronda-t-elle, c’est reparti. Encore une Mantie qui considère tous les Graysoniens comme refoulés. Et toutes leurs femmes comme frigides, d’ailleurs, sans doute ! — Pas du tout ! — Non, bien sûr. » Abigail leva les yeux au ciel. « Si tu avais entendu les conneries que j’ai dû supporter à l’école – et, d’ailleurs, à bord du Bravade – de la part de certains Manties « éclairés »… ! Des fois, je me demandais ce qui était pire : les mecs qui me croyaient affamée de sexe parce qu’il y avait si peu d’hommes sur ma planète, ou les nanas qui se répandaient en compassion pour cette pauvre petite étrangère refoulée. — Oh, allons, on n’est pas tous comme ça. — En fait, non, admit la Graysonienne, ravie d’avoir balayé toutes les réticences qu’Hélène aurait pu encore entretenir. Pour une Mantie, tu es même assez « éclairée », mademoiselle Zilwicki. — Oh, merci bien. — De rien. Et maintenant revenons-en à la petite question que tu posais il y a quelques minutes. À propos d’attraper Paolo. — Ce n’est pas exactement comme ça que je l’ai formulée, répondit Hélène avec une certaine dignité. — Non, mais c’est ce que tu voulais dire, fit Abigail, joyeuse. Et, maintenant que cette question-là est réglée, dis-moi ce que tu as déjà essayé. » Elle eut un sourire malicieux. « Je suis sûre qu’à nous deux on va pouvoir trouver… disons des approches nouvelles. » CHAPITRE TRENTE-CINQ Hélène Zilwicki regardait par la baie d’observation de la pinasse tandis que le petit appareil élégant, à géométrie variable, se posait avec grâce sur le terrain d’atterrissage du spatioport de Dé-à-Coudre. Elle estimait toujours qu’il s’agissait là d’un nom plutôt stupide pour une capitale planétaire, quoique cela présentât à tout le moins plus d’originalité qu’Arrivée – sans aucun doute le nom de capitale le plus commun de toute la Galaxie. Bon, à part peut-être « Première-Arrivée », se corrigea-t-elle avec un rire intérieur. Et, de quelque manière que les citoyens de Fuseau aient choisi d’appeler leur capitale, la jeune femme était surprise par le plaisir qu’elle éprouvait à y revenir. Que le petit groupe d’intervention du commodore Terekhov eût énormément progressé durant le voyage depuis le terminus de Lynx ne faisait aucun mal. Ses vaisseaux n’étaient en aucun cas aussi bien entraînés que l’avait été l’Hexapuma avant son départ pour Monica mais il aurait été injuste de comparer leur degré d’efficacité à celui que possédait alors l’équipage du Chaton. Pour une poignée de bâtiments assemblés et déployés moins de trois semaines plus tôt, la plupart tout juste sortis des tests (très abrégés) des constructeurs, ils étaient sacrément bons. Évidemment, songea un coin de son cerveau, moqueur. Et toi, bien sûr, tu es une suceuse de vide tellement expérimentée que ton jugement éclairé sur leur efficacité est infaillible, hein ? La ferme, ordonna le reste de son cerveau. La pinasse se posa à la perfection, et Hélène se leva, s’efforçant de ne pas songer à toutes les occasions où Ragnhilde Pavletic avait conduit Terekhov à une réunion. Après s’être emparée du porte-documents du commodore et de son propre mini-ordinateur, elle sortit la première de la pinasse, obéissant à l’immuable tradition manticorienne voulant que les passagers débarquent par ordre de grade croissant. Le vice-amiral Khumalo, Bernardus Van Dort, le capitaine Shoupe, le capitaine Chandler et un commodore aux cheveux bruns, une femme de petite taille mais presque aussi robuste qu’Hélène, les attendaient lorsque cette dernière entra dans le bureau à la suite du commodore Terekhov, du commodore Chatterjee, du capitaine Carlson et du capitaine Pope. Tous se levèrent pour saluer, et l’enseigne Zilwicki éprouva une pointe d’amusement en voyant l’officier inconnu lever la tête pour regarder ses très grands homologues dans les yeux. Cette femme était bien plus petite qu’elle, alors que Chatterjee était une des très rares personnes susceptibles de faire passer la duchesse Harrington pour petite et menue, ce qui expliquait sans doute son surnom : l’Ours. Malgré son amusement, toutefois, Hélène eut bien plus conscience de la formidable joie qu’elle éprouvait à revoir Van Dort. Le ministre spécial sans portefeuille sourit lui-même avec un contentement évident et lui adressa un signe de tête tandis qu’elle se glissait dans le sillage de tous ces officiers bien plus gradés qu’elle. « Aivars, bienvenue ! » Khumalo tendit la main par-dessus son bureau pour serrer celle de Terekhov avec un plaisir et une chaleur authentiques. Ce qui, remarqua Hélène, constituait un changement notable – et bienvenu – par rapport à la raideur de celui qui n’était alors que contre-amiral, lors de l’arrivée initiale d’Aivars Terekhov dans l’amas de Talbot. « Je pense que vous connaissez tout le monde, continua-t-il en désignant le comité d’accueil, à la possible exception du commodore Onasis. » Il désigna la petite femme qu’Hélène avait remarquée et qui s’avança, la main tendue à son tour. « Commodore Onasis, fit Terekhov en guise de salut, avant de désigner d’un signe de tête ses propres officiers. Le commodore Chatterjee, qui commande la 301e escadre de contre-torpilleurs. Le capitaine Carlson, mon capitaine de pavillon à bord du Quentin Saint-James, et le capitaine Pope, mon chef d’état-major. Et, bien sûr… (il eut un léger sourire) l’enseigne de vaisseau Zilwicki, mon officier d’ordonnance. » D’autres poignées de main furent échangées, ainsi que des murmures de bienvenue (quoique nul n’offrît de serrer son humble main à elle, remarqua Hélène avec une autre pointe d’amusement), puis tous se partagèrent les confortables fauteuils du bureau tels des oiseaux en uniforme accompagnés d’une corneille en civil. Hélène attendit que ses supérieurs fussent assis puis elle se trouva à son tour un perchoir, sur le côté de la pièce, sortit son mini-ordinateur et le configura en mode enregistrement. « C’est vraiment bon de vous revoir, Aivars, dit Khumalo. Et de voir d’autres vaisseaux arriver avec vous. — Content que vous le pensiez, monsieur. Et, franchement, je suis heureux d’être ici, quoique j’aurais apprécié de passer au moins une journée sur Manticore d’abord. Et je suis sûr de parler aussi pour l’Ours. » Il désigna Chatterjee d’un signe de tête. « D’un autre côté, je ne voudrais pas vous laisser croire que nous sommes déjà tout à fait opérationnels. Dans un premier temps, je vais être obligé de vous voler quelques officiers d’état-major. Ensuite, nous n’avons vraiment pu nous entraîner en tant qu’escadres cohérentes que depuis deux ou trois semaines. Nos équipages sont pleins de bonne volonté, et je les crois aussi bons que possible individuellement, mais nous ne sommes pas à la veille d’être prêts comme nous l’aurions dû avant même de partir prendre notre affectation. — Il y a énormément de problèmes de ce type-là, ces derniers temps, observa Shulamit Onasis avec un sourire aigre. — On peut le dire, acquiesça Khumalo, compatissant. D’un autre côté, entre vous et le vice-amiral du Pic-d’Or, nous avons déjà vingt ou trente fois la force de frappe que nous avions dans le Quadrant avant Monica. J’ai hâte que nous en recevions encore plus, bien sûr, mais ajouter huit Saganami-C dans la marmite – sans parler des Roland du commodore Chatterjee – va me permettre de dormir bien mieux la nuit. — C’est vrai pour nous tous, je pense », dit Onasis en opinant fermement. Puis elle s’adressa à Frédérick Carlson. « Je voulais vous poser une question, capitaine. Je croyais qu’il y avait déjà un Quentin Saint-James dans la liste des vaisseaux. — Tout à fait, répondit l’intéressé. Ç’a été un des premiers Saganami-A. Il a toutefois été transféré à la Spatiale de Zanzibar dans le cadre de la reconstitution de cette flotte après que Tourville l’a mise en pièces. Le Quentin Saint-James étant au tableau d’honneur, Zanzibar l’a rebaptisé afin de libérer le nom pour mon vaisseau. » Il secoua la tête. « J’en suis bien sûr flatté, mais ça nous lance à tous le défi d’en être dignes. — Ah. » Onasis hocha la tête. « Il me semblait bien que mes souvenirs étaient bons. Cela dit, avec tous les vaisseaux qui sortent des chantiers, il n’est pas étonnant que certains noms se voient redistribués sans sommation. — Tout est redistribué sans sommation en ce moment, Shulamit. » La voix de Khumalo s’était faite plus grave, remarqua Hélène. « On ferait donc mieux d’en arriver à notre dernier épisode de « qu’est-ce-qui-se-passe-en-ce-moment ? » Ambrose, vous voulez bien briefer le commodore Terekhov et le commodore Chatterjee sur nos dernières petites distractions ? «… et c’est à peu près tout, en tout cas pour l’instant, acheva Chandler presque une heure et demie plus tard. — Merci, Ambrose, dit Khumalo avant de se tourner vers Terekhov. Comme vous le voyez, tout s’arrange dans l’essentiel du Quadrant. D’ailleurs, quand monsieur Krietzmann reviendra sur la planète, ce soir, Loretta et lui feront une intervention commune – pas seulement pour vous, Aivars ; la baronne de Méduse et monsieur Alquezar, le Premier ministre, seront là aussi – pour décrire par le menu l’intégration réussie des groupes de BAL dans les forces de défense locales, à mesure que nous les déployons. Nous sommes très bien partis sur ce front-là, en accord avec notre programme original, mais les BAL continuent d’arriver du terminus de Lynx. Il s’écoulera encore au moins un mois avant que nous ne soyons couverts de manière adéquate à la périphérie nord. Et, pour ne rien vous cacher, nos projets de déploiement d’origine accordaient une priorité bien moindre aux sites entourant Péquod ou la Nouvelle-Toscane, car nous pensions les flottes de San Miguel et de Rembrandt à même de gérer la sécurité dans cette région. Étant donné que la situation en Péquod devient… délicate, nous voulons réellement accélérer l’envoi d’un groupe de BAL dans ce système. Hélas ! nous n’aurons pas assez de plateformes de transport pour cela avant au moins deux mois, car les seuls PBAL disponibles ont déjà déposé leurs groupes ou sont encore en transit… » Ce qui ne nous laisse pas dans une situation idéale, dirons-nous. » Le bureau de Khumalo demeura silencieux plusieurs secondes après que l’amiral eut conclu, et Hélène jeta un coup d’œil discret au profil de Terekhov. Les yeux du commodore étaient mi-clos, ses lèvres plissées en une moue pensive, et la jeune femme remarqua de quelle manière Khumalo et Van Dort le regardaient, attendant visiblement ses impressions du briefing de Chandler. Du second, cela ne la surprenait pas le moins du monde, après la manière dont le commodore et lui avaient collaboré durant l’opération Monica. La réaction de l’amiral, en revanche, l’étonnait encore un peu, bien qu’elle en fût enchantée. « Je n’aime pas du tout cette histoire de Nouvelle-Toscane, monsieur, dit enfin Terekhov, ouvrant grand les yeux pour les poser sur Khumalo. Je n’ai pas eu l’occasion de visiter ce système avec l’Hexapuma, mais tout ce que j’ai entendu, vu ou lu au sujet des Néo-Toscans me rend encore plus contrarié de leurs dernières manigances. — Donc vous les croyez aussi en train de préparer quelque chose qui ne va pas beaucoup nous plaire, Aivars ? s’enquit Van Dort avec un sourire interrogateur, et Terekhov renifla. — Je vois désormais comment votre cerveau aiguisé vous a hissé tout en haut du mont commercial local, Bernardus, dit-il, pince-sans-rire. Rien ne vous échappe, hein ? — On essaie de se tenir au courant », admit modestement le Rembrandtais, déclenchant plusieurs éclats de rire. Les visages redevinrent toutefois vite sérieux, et Van Dort se pencha un peu en avant. « Que pensez-vous que nous devions faire ? » Hélène tourna les yeux vers Khumalo, curieuse de savoir de quelle manière il allait réagir en entendant un civil demander sans ambages l’avis d’un de ses subordonnés. Mais l’amiral se contenta d’incliner la tête sur le côté, attendant visiblement la réponse de Terekhov avec autant d’intérêt que Van Dort. « Attendez un peu, Bernardus ! protesta le commodore. J’entends parler de cela pour la première fois. Qu’est-ce qui vous fait croire que j’ai eu le temps de me former une opinion ? — Je ne vous demande pas une opinion. Juste une première impression. — Eh bien, ma première impression est qu’il nous faut plus d’une ou deux escadres de BAL dans le système. De nouvelles plateformes ne nuiraient pas, évidemment, mais, si les Néo-Toscans exécutent vraiment un plan concerté, je doute que cela seul les fasse reculer. En fait, ma principale idée, à cette minute, est qu’il faut nommer en Péquod quelqu’un de plus gradé que le capitaine Denton. Et que cet officier, quel qu’il soit, ait le droit de botter les fesses des Néo-Toscans s’il faut ça pour les faire battre en retraite. » Khumalo et Shoupe paraissaient tout à fait d’accord avec lui, songea Hélène. Même si cela ne les rendait pas forcément enchantés de la situation. « C’est à peu près ce qu’on s’était déjà dit, acquiesça le vice-amiral, comme pour confirmer l’impression de la jeune femme. Le problème étant qu’on ne peut s’empêcher de se demander si ce n’est pas exactement la réaction qu’ils cherchent à provoquer. Aucun de nous ne voit en quoi ça pourrait les servir, notez bien, mais c’est précisément ce qui nous ennuie. Sans savoir où ils veulent en venir, il est impossible de deviner comment nos décisions peuvent s’inscrire dans leurs plans et leurs objectifs. Cette ignorance est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles je n’ai pas cherché plus activement à détourner une des livraisons des PBAL vers Péquod. — Non, nous ne savons pas de quelle manière nos manœuvres affecteront leurs plans, admit Terekhov, pensif, avant de hausser légèrement les épaules. Cependant, je ne crois pas que nous puissions nous permettre de rester paralysés. Je ne recommande en aucun cas d’envoyer quelqu’un jouer à l’éléphant dans le magasin de porcelaine : si nous avons vraiment affaire à des provocations délibérément orchestrées, nous n’avons pas intérêt à leur fournir la meilleure provocation qui soit. Mais, selon le même raisonnement, je ne vois pas comment qui que ce soit, dans la région, pourrait deviner quelle puissance de feu l’Amirauté est prête à transférer par ici. Je parie que tous les calculs de la Nouvelle-Toscane se fondent sur la force réduite dont vous disposiez avant Monica, monsieur. En ce cas, il serait souhaitable de leur apprendre que de plus en plus de vaisseaux modernes vont arriver dans le Quadrant – et pas seulement des BAL. Leur faire mesurer les ennuis qu’ils risquent de s’attirer avant qu’ils ne poussent le bouchon trop loin. — Je pense qu’il y a beaucoup de vrai là-dedans, amiral, dit Van Dort. — D’accord. » Khumalo hocha la tête. « Et, pour être franc, c’est une pensée qui nous était déjà venue, ainsi qu’à monsieur Krietzmann et à la baronne de Méduse. Je déteste avoir l’impression d’une épée de Damoclès suspendue au-dessus de la tête ! — Après ce que ces fumiers de Manpower et de Monica ont voulu faire ? » Terekhov montra brièvement les dents. « Je vous rejoins tout à fait là-dessus, amiral ! — Je me demande pourquoi cela ne m’emplit pas d’un optimisme béat », commodore Terekhov, conclut Khumalo sur un ton presque ironique. « Excusez-moi, enseigne Zilwicki. » Hélène s’arrêta quand la blonde extrêmement séduisante lui toucha le coude dans le couloir qui longeait le bureau planétaire de l’amiral Khumalo. « Oui ? » répondit-elle, courtoise, en se demandant qui était cette femme et comment elle l’avait identifiée. En dehors du fait que mon nom est marqué sur le plastron de ma tunique, eh ! « Je m’appelle Helga Boltitz, dit la blonde, avec un accent rocailleux qui rappelait un peu celui de Victor Cachat. L’assistante personnelle de monsieur Krietzmann, ajouta-t-elle en voyant l’absence de réaction de son interlocutrice. — Oh oui, bien sûr », fit Hélène. Elle jeta un coup d’œil le long du couloir, mais les commodores Terekhov et Chatterjee étaient encore pris par une discussion de dernière minute avec le capitaine Shoupe, aussi reporta-t-elle son attention sur Mlle Boltitz. « Puis-je faire quelque chose pour vous, madame ? — Eh bien, comme je l’expliquais il y a peu à l’ordonnance de l’amiral du Pic-d’Or, vous pourriez commencer par ne pas m’appeler « madame », répondit Boltitz avec un sourire malicieux. Ça me donne l’impression d’être terriblement vieille et bien trop respectable. — Je vais essayer de m’en souvenir, mada… mademoiselle Boltitz, dit Hélène en souriant. — Bien. D’ailleurs, étant donné que j’accomplis au service du ministre globalement le même travail que vous au service du commodore, il serait plus simple que je vous appelle Hélène et que vous m’appeliez Helga. Ça vous convient ? — À condition que je puisse vous appeler « mademoiselle Boltitz » en public… Helga. — Je pense que, dans de telles circonstances, j’y survivrai… enseigne. — En ce cas, permettez-moi de reformuler ma question. Puis-je faire quelque chose pour vous, Helga ? — Pour tout dire, oui, dit l’intéressée, un peu plus sérieuse. Monsieur Krietzmann sera bien sûr présent en compagnie du Premier ministre et du gouverneur général au dîner officiel qui précédera le briefing complet de ce soir. Il m’a demandé de vous informer qu’il emmènera deux invités – au dîner seulement, pas au briefing – qui représentent des éléments assez importants de nos forces de défense locales. L’un d’eux est de Montana, et il a émis le désir… ma foi, d’être pris en photo avec le commodore Terekhov. Je crois que c’est en rapport avec ce que le commodore – et tout son équipage, bien sûr – a accompli pour sa planète. Quoi qu’il en soit, monsieur Krietzmann apprécierait beaucoup que le commodore se présente en grand uniforme. » Hélène parvint à retenir un gémissement. Ce ne fut pas très facile : s’il était une chose que détestait Aivars Terekhov, c’était ce qu’il appelait « les simagrées et les coquetteries » de ses devoirs. Hélène soupçonnait cette aversion due aux années qu’il avait passées au ministère des Affaires étrangères, avec leur éternelle succession de dîners officiels et de réceptions politiques, avant de reprendre le service actif. D’un autre côté, se dit-elle avec espoir, cette même expérience devrait lui permettre de comprendre l’importance de la requête de Krietzmann. Une fois qu’il aura fini de râler, bien sûr. « Quelqu’un d’autre prévoit-il de venir en grand uniforme ? demanda-t-elle au bout d’un moment, avant d’ajouter, devant l’incompréhension de son interlocutrice : Il ne sera pas très content d’enfiler sa tenue de cirque, Helga, mais si je peux lui dire qu’il ne sera pas le seul…» Elle permit à sa voix de mourir sur une lueur d’espoir. L’assistante du ministre eut un petit rire. « Je doute que nous puissions pousser tout le monde à se déguiser, dit-elle. Cependant, si ça peut être utile, je parlerai à quelques autres – l’amiral Khumalo, les capitaines Shoupe, Chandler et Saunders – et suggérerai que le ministre leur serait reconnaissant de venir eux aussi en grand uniforme. — Parfait. » Hélène ne fit aucun effort pour masquer son soulagement. « Si vous faites ça, j’exagérerai moi-même un petit peu et affirmerai que le ministre apprécierait de voir le commodore Chatterjee et le capitaine Carlson dans la même tenue. Ce ne serait pas vraiment un mensonge. Monsieur Krietzmann l’apprécierait, n’est-ce pas ? — Je n’en doute pas un instant », acquiesça Helga. Faire revêtir son grand uniforme à Aivars Terekhov avait été presque aussi difficile que prévu. Il avait freiné des quatre fers dès qu’Hélène avait ouvert la bouche, affirmant que nul n’avait fait la moindre allusion à cette bêtise lors de l’invitation. La jeune femme avait détourné cet argument en lui rappelant que, si cette requête constituait bien un changement de dernière minute, elle était présentée par le ministre de la Guerre du Quadrant pour d’importantes raisons politiques. Terekhov, après lui avoir lancé un regard mauvais, s’était détendu et avait fait remarquer qu’il ne possédait pas de grand uniforme de commodore… moment auquel l’intendante chef Agnelli avait sans rien dire ouvert son placard pour en sortir son grand uniforme de commandant, judicieusement ajusté à son nouveau grade depuis le départ de Manticore. Repoussé sur ce front-là par l’infernale efficacité de ses subordonnés, il avait prétendu que Chatterjee, lui, ne disposait sûrement pas de l’uniforme approprié et qu’il ne voulait pas le mettre dans l’embarras. Hélène et Agnelli s’étaient contentées de le fixer patiemment, comme une nounou fixe un enfant capricieux. Après leur avoir rendu leur regard durant quelques instants, il avait poussé un long soupir et capitulé. Quel dommage qu’il fallût prendre tant de peine pour lui faire enfiler un uniforme de parade qui paraissait conçu tout exprès pour lui ! songea Hélène. Sa taille, ses cheveux blonds, ses yeux bleus et son maintien, ses épaules carrées, lui permettaient de porter à la perfection jusqu’à l’épée archaïque, et la jeune femme vit nombre d’yeux se tourner vers lui tandis qu’il la suivait hors de l’aérodyne militaire sur la piste d’atterrissage du manoir de Dé-à-Coudre – le logement temporaire du gouverneur pendant la construction de sa résidence définitive. Beaucoup d’aérodynes étaient déjà là, ou en train de redécoller après avoir déposé leurs passagers, et Hélène vit Khumalo – lui aussi en grande tenue – qui les attendait. Le vice-amiral ne portait pas son uniforme resplendissant – ni l’épée – aussi bien que Terekhov. Peu d’hommes l’auraient pu, songea-t-elle, à peine subjective. À son allure, toutefois, on le sentait habitué à s’en accommoder, et Loretta Shoupe, qui se tenait près de lui, paraissait presque aussi resplendissante. Khumalo tendit la main à Terekhov avec un gloussement. « J’avais parié avec Bernardus que mademoiselle Zilwicki ne réussirait pas à vous faire venir en grand uniforme ! dit-il. — Ma foi, gronda à demi Terekhov, en jetant un coup d’œil faussement furieux à Hélène, vous avez failli gagner. Par malheur, elle a été l’assistante de Bernardus. C’est sans doute pour cela qu’il a mieux évalué que vous sa capacité à… me convaincre, monsieur. — Il a effectivement mentionné l’extraordinaire ténacité de l’enseigne », acquiesça Khumalo en souriant. Il jeta un coup d’œil à Hélène mais il était à cet instant évident, même pour elle, que le silence était la meilleure politique. « Bien, continua l’amiral au bout d’un moment, nous ferions mieux d’y aller. Vous êtes en quelque sorte l’invité d’honneur, ce soir, Aivars, alors on ne peut pas commencer le spectacle avant votre arrivée. — Merveilleux, soupira Terekhov, avant de se reprendre. Soit, je suis prêt. J’imagine que ça ne pourra pas être tellement pire que la bataille de Monica. » La description initiale de la soirée – « un petit souper informel avec le gouverneur général et le Premier ministre » – semblait légèrement erronée, songea Hélène en suivant son commodore et le vice-amiral Khumalo le long d’un large couloir puis dans ce qui était à l’évidence la grande salle de bal du manoir. Une pièce colossale qu’emplissaient des tables dressées. Il y avait au moins trois cents chaises autour de ces tables, sans doute plus, et la plupart étaient déjà occupées. Il eût bien fallu connaître Aivars Terekhov pour remarquer la manière dont son cou se crispa et dont ses épaules se carrèrent un peu plus : il continua de discuter avec Khumalo tandis que tous deux se dirigeaient vers la table d’honneur, marquant une pause occasionnelle pour un bref échange avec une personne rencontrée lors de son premier déploiement dans le Talbot. À l’air du vice-amiral, lui n’était pas surpris, remarqua Hélène, qui commençait à se demander ce que tout cela signifiait. Comme ils approchaient enfin de la table d’honneur, elle reconnut trois autres Commodores qui les attendaient. Elle s’était attendue à voir l’un d’entre eux – le commodore Lázló – puisqu’il commandait la Flotte de Fuseau. Le second la surprit un peu, quoique le commodore Lemuel Sackett, commandant de la Flotte de Montana pût légitimement être qualifié d’« invité de Montana ». La manière dont il était venu avait de quoi interloquer, bien sûr, mais pas autant que la présence du commodore Emil Karlberg, commandant de la Flotte de Nuncio. Cette fois, Terekhov ne put tout à fait masquer sa surprise. Fuseau n’était pas situé de manière pratique pour ces deux messieurs – le temps de transit depuis leurs systèmes d’origine se mesurait en semaines plutôt qu’en jours ; Montana, le plus proche, se trouvait à quatre-vingt-trois années-lumière du système capitale du Quadrant – mais il n’aurait certes pas été poli de leur demander ce qu’ils faisaient là. Surtout qu’ils paraissaient tous les deux enchantés de le voir. Et c’est sacrement normal, se dit Hélène. Le commodore et le Chaton ont nettoyé Nuncio de ses pirates havriens alors que Karlberg n’aurait même pas pu les trouver, sans parler de les affronter. Et il est clair que Sackett n’oubliera pas comment le commodore et M. Van Dort ont convaincu Westman de raccrocher ses revolvers en Montana. Cela dit, je me demande pourquoi personne ne nous a annoncé leur présence. Elle se le demandait encore lorsqu’un employé poli la sépara des officiers supérieurs et la conduisit jusqu’à une table latérale bien plus humble. Hélène fut ravie de l’accompagner, sortant ainsi son faible grade (et son absurde jeunesse) du projecteur braqué sur Terekhov et les autres. La place à laquelle on la mena était assez proche pour qu’elle gardât l’œil sur lui au cas où il aurait besoin d’elle, et l’oreillette invisible qu’elle portait permettrait au commodore de l’appeler à sa guise. Elle fut heureuse de voir Helga Boltitz assise à la même table, quoique l’assistante du ministre ne parût pas tout à fait aussi satisfaite de cette position. Cela devait peut-être quelque chose à son voisin de table. Qui était aussi le sien, songea Hélène, puisqu’il était assis entre elles deux. Elle ignorait qui était cet homme aux cheveux sombres et aux yeux bruns, à la fine moustache et à l’accent de Rembrandt, mais elle en reconnut l’expression de supériorité et d’ennui pour l’avoir vue au cours de bien trop de dîners politiques où elle avait été conviée en tant que fille adoptive de Catherine Montaigne. Certains individus, songea-t-elle, n’avaient pas besoin qu’on les acclame. Ils s’en chargeaient eux-mêmes partout où ils allaient. Elle réfléchissait toujours – se demandant s’il serait lâche de sa part d’abandonner Helga au Rembrandtais plutôt que d’essayer d’en détourner le feu vers elle – quand de petits bruits secs et musicaux percèrent le brouhaha des conversations. Comme toutes les têtes se tournaient, elle vit la baronne de Méduse debout à la tête de la table d’honneur, tenant toujours le couteau de table dont elle venait de se servir pour taper sur un pichet. Le brouhaha mourut presque d’un coup et Méduse sourit. « Tout d’abord, permettez-moi de vous remercier tous d’être venus, dit-elle. Certains d’entre vous… (elle jeta un coup d’œil en direction de Terekhov) avaient peut-être l’impression que ce dîner serait un peu plus simple, plus humble. Je présente mes excuses à quiconque aurait eu cette impression erronée. En fait, ce soir nous donne à tous une occasion rare. En tant que représentante personnelle de Sa Majesté dans le Quadrant, j’ai le privilège – et le plaisir – de vous accueillir en son nom. Nous avons la chance d’avoir en Fuseau plusieurs des commandants spatiaux du Quadrant, et encore plus de chance qu’ils aient pu échapper aux conférences officielles les y ayant amenés pour se joindre à nous. Enfin, nous avons surtout la chance d’accueillir parmi nous un homme auquel le Quadrant tout entier doit une gratitude exceptionnelle. Mesdames et messieurs, je vous prie de vous joindre à moi pour adresser du fond du cœur nos remerciements au commodore Aivars Terekhov. » Le silence de la salle de bal mourut sous un tonnerre d’applaudissements. Le vice-amiral Khumalo fut sans doute le premier à se lever en applaudissant à tout rompre mais il ne put devancer les autres de plus d’un ou deux battements de cœur. Hélène se retrouva elle aussi debout, frappant dans ses mains avec frénésie, et elle eut toutes les peines du monde à réprimer un sifflement jubilatoire tandis que cet enfer se déchaînait. Jusqu’à cet instant, elle n’avait pas encore compris combien elle regrettait pour Terekhov que son redéploiement hâtif l’eût privé, en Manticore, de la reconnaissance publique qu’il méritait tant. À présent que l’instant était arrivé, toutefois, elle jugeait infiniment plus approprié qu’il reçût cet hommage ici, dans l’amas, de la part des gens qu’avait si bien servis son courage moral. Les applaudissements se prolongèrent. Hélène vit les couleurs monter au visage du commodore tandis que le claquement de toutes ces mains martelait ses oreilles. Elle ne doutait pas qu’il fût gêné mais ne s’en inquiétait guère : il méritait cette ovation – jusqu’au moindre décibel – et elle sourit si largement qu’elle crut sentir son visage se fendre lorsqu’elle comprit avec quelle ruse Khumalo et Méduse s’étaient arrangés pour qu’il ne pût s’y soustraire. Les applaudissements cessèrent enfin, les gens se rassirent, et le gouverneur général attendit que le silence revînt avant de s’éclaircir la voix. « À l’heure qu’il est, certains d’entre vous ont sûrement deviné que nous avons attiré ici le commodore Terekhov sous ce qu’on pourrait appeler un faux prétexte. Franchement, nous craignions un peu qu’il renâcle s’il savait ce que nous avions en tête. » Des rires discrets s’élevèrent dans la salle. Méduse sourit. « Je crains toutefois que nous n’en ayons pas tout à fait fini avec le commodore cette nuit », continua-t-elle. Elle jeta un coup d’œil à Terekhov, qui lui rendit son regard avec une expression qu’on ne pouvait qualifier que de méfiante. « Il est un terme dont les officiers de la Reine ne sont que trop familiers, mesdames et messieurs, reprit Méduse, bien plus sérieuse. Il s’agit des « exigences du service », et cela signifie que les hommes et les femmes ayant choisi de porter l’uniforme afin de nous garder et de nous protéger – vous et moi – voient souvent leur existence piétinée par ces exigences du service qu’ils ont choisi. Ils ne se contentent pas de risquer leur vie et leurs membres pour nous, mesdames et messieurs. Ils sacrifient aussi le reste de leur existence – en tant que père ou mère, que femme ou mari. Le commodore Terekhov n’a passé que moins d’une semaine T en Manticore avant de nous être renvoyé. Moins d’une semaine T, mesdames et messieurs, après les risques et les dangers monumentaux qu’ont affrontés pour nous les spatiaux du HMS Hexapuma et des autres vaisseaux de son escadre en Monica. » Il régnait désormais un silence absolu dans la gigantesque salle de bal. La voix de la baronne, quoique basse, résonnait clair dans un tel calme. « Il n’existe aucune vraie compensation aux sacrifices que les hommes et femmes en uniforme consentent pour les gens qu’ils servent et protègent. Comment attribuer un prix à la volonté de servir ? Comment verser un salaire convenable à la volonté de mourir pour protéger les autres ? Et comment honorer ceux qui ont tenu leur serment, donné toute la mesure de leur dévotion au service de leur nation stellaire, de leur foi en la dignité et la liberté ? » Elle marqua une pause puis secoua la tête. « La vérité est que nous ne pouvons leur donner la compensation et les honneurs qu’ils méritent. Toutefois, que nous puissions ou non les récompenser de manière appropriée, nous nous reconnaissons obligés d’essayer. Essayer de leur montrer, à eux et à tout un chacun, que nous avons conscience des sacrifices consentis. Que nous comprenons notre dette envers eux. Et qu’ils sont pour nous des perles sans prix, des êtres que nous ne méritons pas mais qui viennent tout de même à nous, ce dont nous devons toujours remercier Dieu. » Il s’agit des gens du HMS Hexapuma. Des HMS Sorcier, Vigilant, Galant, Audacieux, Aegis, Javelot, Janissaire, Rondeau, Aria et Volcan. » Nous ne pouvons pas les honorer individuellement. Trop d’entre eux ne sont plus là, et la plupart de ceux qui ont survécu se trouvent ailleurs cette nuit, sous l’uniforme de la Reine, en train de la servir encore – elle et nous –, ainsi que le veulent les exigences du service. Mais, si nous ne pouvons les honorer individuellement, nous pouvons les honorer collectivement, en la personne de l’homme qui les commandait. » Aivars Terekhov regardait droit devant lui, et non par modestie. Il regardait un spectacle qu’il était seul à voir – les équipages de ces vaisseaux. Les visages que nul ne reverrait plus jamais. « Commodore Terekhov, dit Méduse, s’adressant à lui pour la première fois, vous ignoriez que, parmi les dépêches que vous apportiez en Fuseau, se trouvait une lettre d’instructions adressée à moi par Sa Majesté. Levez-vous, je vous prie. » Terekhov obéit lentement. « Venez ici, commodore », continua la baronne sans élever la voix, et il la rejoignit. Dans le même temps, Augustus Khumalo, Lemuel Sackett et Emil Karlberg se levèrent aussi et le suivirent. Sackett portait un petit étui en velours qui s’était apparemment trouvé sous la table, à sa place, Karlberg un petit coussin pareillement dissimulé. Tous quatre s’arrêtèrent devant Méduse, à qui le Montanien présenta l’étui. Elle hocha la tête puis regarda Khumalo. « Garde-à-vous ! » lança la voix profonde du vice-amiral, et Hélène se sentit bondir sur ses pieds automatiquement, de même que tous ceux en uniforme présents dans la vaste salle de bal. « Commodore Aivars Terekhov, reprit la baronne d’une voix claire qui portait loin, le 16 février 1921 post Diaspora, des unités de la Flotte royale manticorienne placées sous vos ordres ont pénétré dans le système de Monica, agissant en fonction de renseignements obtenus suite à vos actions dans les systèmes de Faille et de Montana. Tandis que vous réprimiez de violents mouvements terroristes dans ces deux systèmes, vous vous êtes avisé d’une menace supplémentaire, potentiellement désastreuse, pesant sur les citoyens des nations de ce qu’on appelait alors l’amas de Talbot et du Royaume stellaire de Manticore. De votre propre chef, vous avez dirigé votre escadre en Monica, où vous avez exigé la mise hors service d’ex-croiseurs de combat de la Ligue solarienne fournis à l’Union monicaine par des organisations hostiles au Royaume stellaire, décidées à empêcher l’annexion par Manticore des systèmes désormais désignés sous le nom de Quadrant de Talbot, annexion que les citoyens de ces systèmes avaient demandée librement et démocratiquement. » Quand l’officier présent le plus gradé de la Flotte monicaine a refusé d’exécuter vos ordres et ouvert le feu sur vos vaisseaux, quoique surpris par le volume, la force, la portée et la précision de ce feu, et en dépit de lourdes pertes et avaries, vous avez détruit les zones militaires d’une plateforme industrielle massive et neuf des croiseurs de combat qui s’y trouvaient amarrés. Ensuite, lorsque trois croiseurs de combat modernes et pleinement opérationnels vous ont attaqués, les six unités restantes de votre escadre ont affronté et détruit ces adversaires. » Au prix de soixante pour cent des vaisseaux et soixante-quinze pour cent du personnel que vous commandiez, votre escadre a détruit ou neutralisé tous les croiseurs de combat de manufacture solarienne présents dans le système de Monica. Par la suite, quoique vos bâtiments survivants aient été trop abîmés pour quitter le système, vous avez neutralisé toutes les unités restantes de la Flotte monicaine, empêché la fuite ou la destruction des deux croiseurs de combat solariens survivants, et maintenu le statu quo dans le système durant toute une semaine, jusqu’à ce que vous soyez relevé par des forces alliées. » Il m’est à présent un devoir et un immense honneur, selon les instructions expresses de Sa Majesté la reine Élisabeth de Manticore, agissant en tant que sa représentante personnelle et gouverneur général du Quadrant de Talbot, de vous remettre la médaille parlementaire du Courage. » Hélène hoqueta quand Sackett ouvrit l’étui, d’où Méduse sortit la croix d’or et l’explosion d’étoiles sur son ruban bleu et blanc. Terekhov était bien plus grand qu’elle : elle se hissa sur la pointe des pieds tandis qu’il s’inclinait afin de lui passer le ruban autour du cou et d’en maîtriser la chute. Ayant disposé avec soin la médaille luisante sur sa poitrine, elle leva les yeux vers le commodore et – en un geste dont Hélène fut sûre qu’il n’avait pas été répété – lui toucha la joue avec une grande douceur. « Sa Majesté vous confère cette médaille, dit-elle, parce que vous l’avez profondément méritée à titre personnel, mais aussi pour reconnaître la valeur de chaque homme et femme qui servait avec vous en Monica. Elle vous demande de la porter pour eux autant que pour vous-même. » Terekhov hocha la tête sans répondre. Franchement, la jeune femme doutait qu’il en fût capable. Méduse, cependant, n’en avait pas terminé avec lui : elle adressa un signe de tête à Karlberg, qui s’accroupit pour déposer son coussin sur le sol. « Et à présent, commodore, il est un autre petit détail dont Sa Majesté m’a demandé de m’occuper pour elle. Agenouillez-vous, je vous prie. » Les narines de Terekhov se dilatèrent sous l’effet d’une sèche inspiration. Quand il obéit, tombant à genoux sur le coussin, Augustus Khumalo tira son épée de parade et la tendit, la poignée la première, à la baronne. Elle la prit, la fixa un instant puis baissa les yeux sur l’officier agenouillé devant elle. « Par l’autorité investie en moi en tant que gouverneur général pour Sa Majesté du Quadrant de Talbot, et selon ses instructions expresses, agissant en son lieu et place, reprit sa voix qui résonnait dans la salle avec une clarté cristalline, je vous confère les rang, titre, prérogatives et devoirs d’un chevalier compagnon de l’Ordre du roi Roger. » L’acier luisant toucha l’épaule droite de Terekhov, la gauche puis de nouveau la droite. Méduse l’y laissa posée quelques instants, tandis que leurs regards se croisaient, puis elle sourit et recula d’un pas, baissant l’épée. « Levez-vous, Sir Aivars, dit-elle doucement, alors qu’éclataient les acclamations. Et puisse votre conduite future défendre l’honneur de la reine aussi fidèlement que votre conduite passée. » CHAPITRE TRENTE-SIX « J’espère que nous savons ce que nous faisons, Junyan, dit le commissaire Lorcan Verrochio, de la Direction de la sécurité aux frontières, lançant à son vice-commissaire un regard peu amène. — Jusqu’ici, tout se déroule exactement comme prévu, lui fit remarquer Hongbo Junyan. — Rafraîchissez-moi la mémoire : tout ne se déroulait-il pas exactement comme prévu la dernière fois, jusqu’au moment où ce fils de pute de Terekhov – qu’on n’avait bêtement pas inclus dans les plans – a propulsé droit en enfer tout le système de Monica ? demanda Verrochio, sans conteste acerbe. — Si. » Hongbo s’efforçait de ne pas laisser percer son impatience dans sa voix et y réussissait à peu près. « Cette fois, cela dit, au lieu de compter sur une poignée de croiseurs de combat dirigés par des néobarbares qui n’avaient pas réussi à en remettre plus de trois en service, nous aurons trois escadres de la Flotte des frontières immédiatement disponibles. Et il y a aussi l’amiral Crandall en Macintosh. Je trouve que ça fait une différence notable dans l’équilibre des forces en présence, pas vous ? » Verrochio hocha la tête, quoique visiblement pas encore tout à fait convaincu. C’était étrange, se dit Hongbo. Il connaissait le commissaire depuis plus d’années T qu’il n’avait réellement envie d’y penser, et ce n’était certes pas l’individu le plus complexe qu’il eût jamais rencontré. Pourtant il lui arrivait encore de le surprendre à l’occasion. Il s’était attendu à ce que Verrochio bondisse sur une occasion de rendre à Manticore la monnaie de sa pièce pour la manière dont il avait été ridiculisé et dont sa base de pouvoir avait été sapée aux yeux des seules personnes qui lui importaient vraiment. Et que le commissaire voulût très exactement cela ne faisait aucun doute. Toutefois, son ardeur initiale, la fureur chauffée à blanc qui l’avait possédé juste après la bataille de Monica, s’était notablement refroidie. Hongbo, tout favorable à ce changement sur le moment, l’avait encouragé de toutes ses forces. Hélas ! ses objectifs avaient changé – ou on les avait changés – depuis et il trouvait bien plus difficile que prévu de redémarrer l’appareil à colère de son supérieur. En grande partie, songea-t-il, maussade, à cause du commodore Francis Thurgood. Hongbo n’était pas un expert des questions spatiales mais il savait qu’après la bataille le commandant de la Flotte des frontières affecté à Verrochio avait passé plusieurs jours à interroger les Monicains survivants et plusieurs semaines à analyser les données éparses à sa disposition. Ces dernières étaient extrêmement limitées, bien sûr. La seule véritable surprise – compte tenu du fait que les Manties avaient fait sauter toutes les plateformes de capteurs militaires du système – était que Thurgood eût seulement trouvé des données à examiner. Les conclusions troublantes tirées par le commodore du peu dont il disposait avaient produit sur le commissaire un effet réfrigérant que toutes les analyses officielles effectuées par la hiérarchie de la FLS n’étaient pas tout à fait parvenues à dissiper. Hongbo ne savait pas si Thurgood avait communiqué sa propre analyse aux services de l’amiral Byng. C’était un officier étonnamment consciencieux, même pour la Flotte des frontières, aussi pouvait-on le supposer… même s’il était peu probable que quiconque, au sein du 3 021e groupe d’intervention l’eût écouté. Étant donné l’insondable mépris qu’éprouvait Byng pour la Flotte des frontières, tout avertissement provenant de Thurgood aurait été voué à l’échec. Pire, il aurait sans doute convaincu ce connard arrogant de penser exactement le contraire ! Thurgood avait en tout cas informé Verrochio et, comme le faisait remarquer son rapport, sans disposer d’un seul vaisseau plus gros qu’un croiseur lourd, les Manties avaient écrasé Monica. L’officier suggérait aussi (même si, à l’évidence, ses propres conclusions ne lui plaisaient guère) que, si les croiseurs de combat de Horster avaient été dirigés par des Solariens plutôt que par des Monicains, cela n’aurait peut-être pas fait de différence. Lorcan Verrochio n’avait pas le moins du monde apprécié d’entendre cela. Hongbo Junyan non plus, d’ailleurs. Dans un sens, le vice-commissaire se moquait de la puissance de la flotte manticorienne. Même si chacun de ses matelots mesurait trois mètres, s’il était couvert de longs poils frisés, capable de survivre dans le vide, et s’il ne pouvait être tué qu’avec des balles d’argent, il ne pouvait y en avoir assez pour résister à la Ligue solarienne. Hongbo ne se rappelait pas qui, sur la Vieille Terre, avait dit « la quantité est une qualité en soi », mais ce cliché demeurait vrai, en particulier quand la différence quantitative était aussi grande qu’en l’occurrence. Il n’entretenait donc aucun doute sur ce qui finirait par arriver au Royaume stellaire de Manticore s’il entrait en guerre contre la Ligue. Mais il y avait tout de même ce mot : « finirait ». Voilà pourquoi l’analyse de Thurgood l’inquiétait autant que son supérieur théorique. « Finirait » ne sauverait pas Lorcan Verrochio – ni Hongbo Junyan – à court terme si Thurgood avait raison. Même si la Ligue encaissait ses pertes et finissait par écraser l’Empire stellaire de Manticore comme un insecte, elle n’oublierait pas qui s’était débrouillé pour déclencher la guerre. Surtout si cette guerre commençait par la catastrophe intégrale que prédisait Thurgood. Cela dit, Thurgood n’est pas au courant pour l’amiral Crandall, se dit Hongbo. Je me fiche de savoir à quel point les croiseurs lourds et les croiseurs de combat de Manticore sont redoutables : ils ne résisteront pas à soixante ou soixante-dix vaisseaux du mur. « Quoi qu’il en soit, au moins, on ne s’est pas encore pris un retour de flammes », dit Verrochio en se tournant pour contempler par les fenêtres de son bureau une vue panoramique de Mont-des-Pins. Sa voix ramena à la réalité Hongbo, lequel ne fit pas de commentaire, comprenant que son supérieur se parlait à lui-même. Le commissaire croisa les mains derrière le dos en scrutant Mont-des-Pins. La ville, capitale du Royaume de Meyers avant que la Direction de la sécurité aux frontières ne vînt en libérer les sujets de gouvernants à l’évidence tyranniques (tous les gouvernants étaient tyranniques, après tout, non ?), était le centre de sa satrapie personnelle. Elle abritait bien plus de deux millions d’habitants, ce qui n’en aurait certes guère fait qu’une tête d’épingle sur une carte au sein du vénérable cœur de la Ligue mais était plus que respectable au sein des Marges. Comme tout haut fonctionnaire de la DSF, Lorcan Verrochio avait toujours l’ambition d’améliorer sa situation mais, à cet instant précis, il avait surtout conscience de ce qu’il risquait de perdre si les événements tournaient aussi mal que l’analyse de Thurgood le faisait craindre. Oh, allons, Lorcan, se dit-il pour se donner du courage. Tu sais que Thurgood est une vraie vieille femme. Tu crois qu’il ne serait encore que commodore, à son âge, s’il avait la moindre idée de la manière dont fonctionne le monde ? On l’a envoyé ici pour se débarrasser de lui, pas à cause de son génie ! Et, bien sûr, il est terrifié depuis Monica. Jusqu’à ce que Byng arrive, c’était lui qui aurait dû affronter l’ennemi, et il ne disposait que d’une division de croiseurs lourds. Pas étonnant qu’il n’ait pas eu envie de croiser l’épée avec les grands méchants Manties ! « Je suppose que votre bon ami, monsieur Ottweiler, est satisfait pour l’instant, continua-t-il à l’adresse de Hongbo sans quitter des yeux les tours pastel de Mont-des-Pins. — Pour l’instant, répéta l’interpellé, remarquant qu’Ottweiler était soudain devenu son « bon ami », en dépit du fait que Verrochio le connaissait depuis bien plus longtemps. — Devons-nous envisager de briefer Byng à ce stade, à votre avis ? — Je ne crois pas que ce soit nécessaire, Lorcan. » Le commissaire tourna enfin la tête, regardant Hongbo par-dessus son épaule, interrogateur. L’autre haussa les épaules. « Byng n’a pas besoin d’encouragements pour s’emporter contre tout Mantie assez malheureux pour croiser son chemin. C’est évident, vous ne trouvez pas ? » Verrochio réfléchit un instant puis hocha la tête. « Mon bon ami, comme vous dites, ne nous a pas demandé d’expliquer la situation à l’amiral Byng, fit remarquer Hongbo. Je ne crois pas qu’il en voie le besoin et, si ça lui convient, il a sans doute raison. Si tout va bien pour lui et ses supérieurs, tout va bien pour nous aussi. Et sinon, si jamais le vent tourne contre nous, il me semble qu’il sera bon de n’avoir aucune trace enregistrée de discussions qui pourraient nous faire accuser d’avoir poussé Byng. Si l’amiral veut entamer une action contre les Manties, grand bien lui fasse. Si ça nous profite, tant mieux. Sinon, ce sera la faute de la Flotte, pas la nôtre. » Verrochio réfléchit encore puis acquiesça à nouveau. Son expression se détendit considérablement. « En ce cas, dit-il en s’approchant du bureau pour y ramasser la première requête officielle d’assistance contre le harcèlement systématique manticorien adressée par la Nouvelle-Toscane à la Ligue, nous devrions classer ce papier pour le moment. Il serait stupide de foncer tête baissée, après tout. — Tout à fait stupide, monsieur, en effet », acquiesça Hongbo. Quiconque connaissait le fonctionnement de la DSF ne serait pas vraiment convaincu après coup, bien sûr, mais ça n’avait pas de réelle importance. Nul ne serait convaincu parce que les tactiques éprouvées étaient les meilleures – et les plus sûres. Le message néo-toscan représentait le premier pas d’une danse familière ; de la part de la vaste et impartiale puissance qu’était la Direction de la sécurité aux frontières, il serait inconvenant de se laisser pousser à une action prématurée inconsidérée. Elle devait préparer le terrain. Plusieurs messages et requêtes émanant de son intermédiaire du moment devaient s’accumuler avant qu’elle n’agisse, soulignant la nature grave et prolongée du problème une fois qu’on les communiquerait (éventuellement par une fuite) aux journaux. Avec un dossier assez épais, les chargés de propagande de la DSF pouvaient changer à peu près tout événement en une réaction noble et altruiste face à une situation intolérable. Après tout, ce n’était pas l’expérience qui leur manquait. « Très bien, dit Verrochio en poussant le papier vers Hongbo, sur le bureau. Allez-y, ouvrez un dossier. » Il eut un mince sourire en dépit d’un reste de malaise. « Je ne sais pas pourquoi, mais je crois que ça n’en sera pas le dernier élément. » « Bonjour, Valéry », dit Hongbo Junyan deux jours plus tard, quand son secrétaire fit entrer Valéry Ottweiler dans son propre bureau, lequel, un peu plus petit que celui de Verrochio, ne présentait pas une aussi belle vue de Mont-des-Pins mais demeurait luxueux. Le vice-commissaire le traversa pour serrer la main d’Ottweiler, qu’il escorta jusqu’à un agréable petit espace de conversation disposé autour d’une table basse en pierre sur laquelle étaient posées une cafetière isotherme, une théière et une corbeille de croissants frais. Hongbo fit signe à son visiteur de s’asseoir. « Merci, Junyan », répondit Ottweiler. Le Mesan s’installa dans le fauteuil qu’on lui désignait, attendit que son hôte lui servît en personne une tasse de thé puis le regarda verser du café dans sa propre tasse. C’était une petite scène d’intérieur presque familiale, songea-t-il, et la plupart des gens se seraient sans doute laissé prendre à l’attitude calme de Hongbo. Ottweiler, toutefois, qui le connaissait bien mieux que « la plupart des gens », remarqua son fond de nervosité. « J’ai été un peu surpris que vous me demandiez cette réunion, déclara le vice-commissaire en s’asseyant enfin, son café en main. Nous avons reçu le premier message de Nouvelle-Toscane avant-hier, vous savez. Compte tenu des circonstances, je pensais qu’une certaine… discrétion était indiquée. — Je n’ai pas appelé les journaux pour leur dire que je venais vous rendre visite, fit remarquer Ottweiler avec un léger sourire. Et puis, soyons franc, Junyan : y a-t-il quelqu’un qui sache ce qui se passe vraiment dans la Galaxie et qui se laissera abuser par ma… discrétion ? Même si je ne préparais pas une des habituelles diaboliques machinations de Mesa et de Manpower, tout le monde supposerait que c’est le cas. Cela étant, pourquoi prendre la peine de ramper dans le noir pour rien ? » L’apparente légèreté de son visiteur n’amusait pas Hongbo mais il se contenta de hausser les épaules et de boire une gorgée de café. « Je ne suis pas tout à fait d’accord avec vous sur ce point, fit-il d’un ton égal en posant sa tasse. Cela dit, vous n’avez sans doute pas tout à fait tort et, de toute manière, vous êtes ici. Que puis-je pour vous ? — Je viens de recevoir une assez longue dépêche de chez moi », reprit Ottweiler, plus sérieux. Il posa sa tasse à son tour, sur la soucoupe, et la soucoupe sur ses genoux. « Quel genre de dépêche ? » Les yeux du vice-commissaire s’étaient étrécis et une pointe de tension mal réprimée perçait dans sa voix. Comme son visiteur faisait mine de s’étonner, il renifla bruyamment. « Vous ne m’en parleriez pas si ce n’était pas susceptible de concerner notre… arrangement, Valéry. Et, je ne sais pas pourquoi, je doute que ça me fasse plaisir. — Ma foi, ça concerne bien notre arrangement, concéda Ottweiler. Et je ne vais pas prétendre que ça m’a beaucoup plu, à moi non plus, quand c’est arrivé. — En ce cas, pourquoi ne pas m’en parler sans détour au lieu de chercher à l’enrober ? — Très bien. Sans rien enrober, j’ai reçu l’ordre de vous dire qu’il nous fallait accélérer le mouvement. — Quoi ? » Hongbo le regardait avec une expression qui frôlait l’incrédulité. « Il faut qu’on accélère le mouvement, répéta le Mesan. — Pourquoi ? Et qu’est-ce qui vous fait croire que je peux réussir un coup pareil juste en appuyant sur un bouton ? — On ne m’a pas dit pourquoi. » Ottweiler semblait insensible au sarcasme brûlant de la dernière question. « On m’a juste dit ce qu’on voulait. Et, exactement comme on m’en a donné l’instruction, je viens vous en parler. » Hongbo le regarda un instant avec fureur puis se contraignit à prendre une profonde inspiration et à surmonter sa flambée de colère. « Excusez-moi, dit-il, je sais que vous n’êtes que le messager. Mais ça ne change pas les réalités, Valéry. On ne peut pas bouger à toute vitesse sur un projet pareil, vous le savez. — En des circonstances normales, je serais sûrement d’accord avec vous. En l’occurrence, toutefois, ça n’a guère d’importance. Je ne dis pas ça pour vous provoquer : la vérité est que j’ai des instructions et qu’elles ne nous autorisent aucune liberté de manœuvre. — Soyez raisonnable, Valéry. Vous savez combien il m’a fallu travailler pour embarquer Lorcan dans ce projet ! Cet abruti de Thurgood a failli le faire mourir de peur avec ses histoires de croquemitaine sur les nouvelles super armes des Manties. Il est terrifié par l’idée que Byng pourrait subir de lourdes pertes si on en arrive à échanger des coups. Après les événements de Monica, ça ne risquerait pas de favoriser sa carrière. Ni la mienne, d’ailleurs. Compte tenu de la situation, il est plus important que jamais d’avoir toutes les demandes d’assistance soigneusement classées avant de bouger. — Je comprends parfaitement ce point de vue, dit Ottweiler, apaisant, quoique son expression demeurât inflexible. Et je sais que faire bouger Verrochio ne sera pas la tâche la plus facile que vous ayez jamais entreprise, mais je crains que ce ne soit nécessaire. — C’est impossible ! » Hongbo agita la main de frustration. « Même si Lorcan était prêt à bouger demain – ce qui, je vous l’assure, n’est pas du tout le cas –, Byng a divisé ses croiseurs de combat pour les envoyer se balader dans tout le secteur et visiter une demi-douzaine de systèmes indépendants à l’orée du Quadrant de Talbot, pour agiter notre drapeau. Il ne dispose que d’une division en Meyers. Et il n’existe pas un moyen dans toute la Galaxie, quelle que soit l’urgence, de convaincre Lorcan Verrochio d’envoyer une seule division en Nouvelle-Toscane après les horreurs que Thurgood lui a déversées dans l’oreille. Surtout à présent que, nous le savons, les Manties ont déployé au moins quelques croiseurs de combat modernes dans le Quadrant. Il s’inquiétait des croiseurs lourds, les croiseurs de combat le terrifient ! Il n’acceptera pas d’affronter pareille puissance de feu, à moins d’être sûr que Byng dispose d’un avantage numérique significatif. Ça n’arrivera pas, Valéry, point final ! — Je n’ai pas dit qu’il fallait envoyer Byng aujourd’hui, fit Ottweiler, mais nous avons besoin d’accélérer nos préparatifs. — Je ne peux pas, dit platement Hongbo. Pas si on ne me laisse pas le temps de travailler Lorcan. — Eh bien, il va falloir que ça change », répliqua Ottweiler tout aussi platement. Leurs regards s’affrontèrent un instant puis le Mesan continua : « Nos agents en Nouvelle-Toscane ont eux aussi reçu de nouvelles instructions, Junyan. Ils vont accélérer de leur côté, quoi qui se passe du vôtre. — Alors il fallait me demander avant à quel point je suis capable d’accélérer ! renvoya le vice-commissaire en un quasi-grognement. — On n’en a manifestement pas eu le temps, dit le Mesan comme s’il s’adressait à un enfant. Je ne sais pas tout ce qui se passe chez nous. Bon Dieu ! je n’en sais même pas la moitié. Mais je sais qu’on prend ça très au sérieux et qu’on réagit à des événements que je ne connais pas encore. Et on ne sera pas bien disposé envers quiconque bousillera le projet. — À savoir ? » Les yeux d’Hongbo s’étaient étrécis à nouveau, et Ottweiler haussa les épaules. « À savoir que je transmets les instructions, quelles qu’elles soient, et que, si on se met en colère contre quelqu’un, ce ne sera pas contre moi. » Le Solarien le regarda avec hargne mais en sachant pourtant qu’il avait raison. Valéry Ottweiler n’avait pas imaginé tout cela pour lui gâcher sa semaine. Ce qui, malheureusement, signifiait aussi que la réaction furieuse dont il devrait s’inquiéter s’il n’obtempérait pas comme un petit pion docile ne serait pas la sienne. Il se rappela certains rapports au sujet d’Isabelle Bardasano et de la manière dont elle traitait ceux qui refusaient d’exécuter ses ordres. Puis il songea à l’allusion à peine voilée au Théâtre Audubon qu’avait faite le Mesan au début de cette nouvelle folle opération, et un frisson bien net traversa le magma de sa colère. « Il y a des limites à ce que je pourrai faire, dit-il enfin. Pas à ce que je voudrai faire, mais à ce qui me sera possible. Je vous préviens tout de suite, et l’influence que vous avez sur moi n’y peut rien changer : si j’annonce à Lorcan qu’il doit changer son programme, il va péter les plombs direct. Les autres pièces que vous avez en place n’ont pas d’importance, ni ce qui nous arrivera ensuite, à Lorcan et à moi. L’opération sera dynamitée. — Je vois. » Ottweiler s’adossa, considérant Hongbo avec un peu plus de respect qu’à l’ordinaire. Le vice-commissaire était visiblement insatisfait et tout aussi visiblement effrayé, mais cela ne faisait qu’apporter de l’eau à son moulin. Et il avait sans doute raison, concéda son visiteur, selon lequel Lorcan Verrochio avait toujours incarné le risque d’échec le plus probable de tout le projet. Hélas ! c’était aussi le seul homme dont on ne pouvait se passer. Ou bien… ? « Supposons, dit-il, qu’il arrive quelque chose au commissaire Verrochio. Que se passerait-il ? » Un frisson bien plus profond et plus sombre traversa Hongbo Junyan, qui considéra le Mesan un moment puis secoua la tête. « Officiellement, si… quelque chose arrivait à Lorcan, je remplirais ses fonctions jusqu’à ce que le ministère nous envoie un remplaçant. » Il tentait de dissimuler l’horreur glacée que lui inspirait ce qu’on lui suggérait. « Le problème est que tout le monde saurait que je ne suis qu’un remplaçant temporaire, et que personne ne voudrait fâcher le futur nouveau commissaire. Sans parler des gens qui se seraient opposés à vos buts pour des raisons personnelles. Thurgood, par exemple, traînerait les pieds aussi fort que possible, et je ne dispose pas des contacts de Lorcan – en tout cas pas officiellement – avec la Gendarmerie et les services secrets. Je pourrais peut-être m’en tirer, mais il y a quand même plus de chances pour que toute la machine se détraque. » Ottweiler demeurait pensif. Hongbo lui rendit son regard aussi fermement que possible : ce qu’il venait de dire était vrai, et il espérait son interlocuteur assez intelligent pour l’accepter. « Très bien, dit enfin le Mesan, je saisis ce point de vue. Mais, en ce cas, nous nous retrouvons avec le problème de le… motiver. Que se passerait-il si je lui appliquais, disons, un peu plus de pression directe ? — Honnêtement, je ne sais pas. » Ce que voulait dire Ottweiler ne faisait guère de doute dans l’esprit du vice-commissaire, surtout à la lumière des pressions exercées sur lui. « Jusqu’ici, continua-t-il, il a fait plus ou moins ce que vous vouliez parce que j’ai su le convaincre que c’était dans son intérêt et qu’au bout du compte il valait mieux que Manpower lui doive une faveur plutôt que l’inverse. Si on le menace, on ne peut pas savoir comment il réagira, mais il y a une bonne chance pour qu’il s’affole et prenne une initiative que ni vous ni moi n’apprécierions. — Très bien, répéta Ottweiler, cette fois avec un soupir. Vous dites qu’il y a des limites à ce que vous pouvez faire. Précisez-moi ça. — Ce que je ne peux pas faire, c’est aller lui dire que nous changeons des règles qu’il croyait connaître. En d’autres termes, il faut que je trouve le moyen de lui faire faire ce que nous voulons sans qu’il réalise pourquoi j’agis ainsi. — Et vous croyez pouvoir y arriver ? » Le Mesan paraissait sceptique et Hongbo ne lui en voulait pas. Malgré cela, et en dépit de ses graves inquiétudes, le vice-commissaire sourit. « Je le gère comme ça depuis longtemps, en fonction des besoins, dit-il. Je ne peux pas promettre de le pousser à faire exactement ce que vous voulez mais je crois pouvoir l’influencer pour qu’il en fasse l’essentiel. — Le plus important est de nous mettre en position aussi rapidement que possible, dit Ottweiler. Je sais que le projet original était d’attendre au moins une ou deux « plaintes spontanées » supplémentaires de la Nouvelle-Toscane. Malheureusement, le planning que j’ai reçu avec mes dernières instructions stipule que l’incident clef doit se produire dans moins d’un mois. — Moins d’un mois ? » Hongbo ouvrit de grands yeux. « Que diable est-il arrivé à notre programme de six mois ? — Je l’ignore. On m’a ordonné d’accélérer le mouvement mais je n’en sais pas plus. Alors, qu’est-ce qu’on fait ? — On ne doit toujours pas informer Byng de ce qui se passe vraiment ? interrogea le Solarien en observant avec attention les yeux d’Ottweiler. — Non. Mes instructions sont très claires là-dessus. » Hongbo eut un hochement de tête intérieur. Le regard de son interlocuteur le révélait franc, au moins sur ce point et dans la mesure de ce qu’il savait. Donc… « En ce cas, tout ce que nous pouvons faire, c’est dépêcher Byng en Nouvelle-Toscane en avance et espérer que son attitude envers les Manties soit aussi… impitoyable que vous semblez le croire. Je peux sûrement convaincre Lorcan d’envoyer Byng plus tôt, à condition qu’il nous croie toujours en train d’exécuter le fameux programme de six mois que vous m’aviez donné au début. » Il découvrit les dents en un fin sourire. « Je lui vendrai ça comme l’occasion pour l’amiral de mettre les pieds dans l’eau sur place – établir des contacts avec les autochtones et ainsi de suite. Lorcan y verra une manœuvre d’amorçage de la pompe. — Ça pourrait marcher », acquiesça Ottweiler, dont l’esprit envisageait à toute vitesse les possibilités. La rage de Byng vis-à-vis des Manticoriens était la raison pour laquelle on l’avait fait nommer à ce poste-là. S’il était de service quand se produirait l’incident critique, il réagirait sans doute de lui-même comme l’espéraient les Mesans. C’était en tout cas à souhaiter car Verrochio ne lui expliquerait jamais la véritable situation, pas plus qu’il lui donnerait les instructions façon « ne vous laissez pas marcher sur les pieds » que supposait le projet initial. Pas si le commissaire se croyait encore à plusieurs mois du jour où on appuierait sur le bouton. « Si on l’envoie, toutefois, il faut s’assurer qu’il dispose d’une assez large proportion de son Groupe d’intervention pour avoir confiance en lui, dit Ottweiler, réfléchissant à haute voix. Je sais comment il aimerait réagir mais, s’il est inférieur en nombre, il pourrait tout de même décider de battre en retraite. — C’est exactement ce que je me disais, acquiesça Hongbo. Ce qui veut dire qu’on ne peut pas l’envoyer demain, mais tout de même beaucoup plus tôt que ne l’exigeait le programme de départ. Et, franchement, je pense qu’on ne peut pas espérer mieux compte tenu des circonstances. Alors dites-moi, Valéry. » Il regarda son visiteur bien en face. « En gardant ces limitations pratiques en tête, avez-vous une meilleure idée ? » CHAPITRE TRENTE-SEPT « Bonjour, monsieur le commissaire. » Josef Byng entra dans le bureau de Lorcan Verrochio, en Meyers, et lui décerna son plus gracieux sourire modèle dégonfler-la-vanité-du-bureaucrate-sans-lui-marcher-dessus-trop-fort. « Que peut faire pour vous la Flotte aujourd’hui ? — Bonjour, amiral, répondit Verrochio, j’apprécie que vous m’ayez recontacté aussi vite. » Son sourire était bien moins paternaliste que celui de Byng, quoique peut-être pas pour les raisons qu’imaginait l’amiral. Cette entrée était bien de lui, songea le commissaire. L’officier était natif de la Vieille Terre et, comme bon nombre de citoyens de la planète mère, il toisait du haut de son piédestal les êtres inférieurs ayant vu le jour sur des planètes moins prestigieuses, qui grouillaient à ses pieds. Et, quoique Verrochio le crût persuadé de le dissimuler, son insondable mépris pour les gratte-papier bureaucrates de la DSF et les quasi-policiers guindés de la Flotte des frontières le suivait telle une deuxième ombre. Ce qui convenait fort bien à Lorcan Verrochio car cet arrangement le rendait bien plus nerveux qu’il ne l’avait laissé paraître devant Hongbo. Il voulait se venger de Manticore – oh, comme il le voulait ! Et il en avait bien l’intention. Toutefois, il en était arrivé à la conclusion que les avertissements du commodore Thurgood quant à l’efficacité de la Flotte royale manticorienne étaient sans doute justifiés. En tout cas, aucun indice recueilli après Monica ne contredisait les conclusions de l’officier de la Flotte des frontières, et le commissaire aurait aimé en disposer avant que Hongbo le convainque de signer pour un match retour. Malheureusement, le rapport de Thurgood était arrivé sur son bureau après qu’il eut donné son accord aux nouveaux projets de Manpower. Moment auquel il lui avait inspiré quelques réflexions. La taille et la puissance des formations de la Flotte de guerre mises en place par la volonté de Manpower pour soutenir la nouvelle opération demeuraient rassurantes, mais bien moins qu’avant ce maudit mémo. Et, il l’admettait, elles avaient aussi un côté effrayant. Il savait depuis des années que les tentacules de Mesa en général – et de Manpower en particulier – plongeaient dans les hautes sphères de la Sécurité aux frontières. Il n’avait toutefois pas encore réalisé que l’entreprise possédait assez d’influence pour ordonner d’aussi puissants déploiements de la Flotte de guerre. Oh, remets-toi, Lorcan, se reprocha-t-il une nouvelle fois. Oui, de ton point de vue, c’est une extraordinaire redistribution de puissance de combat, mais c’est parce que tu es commissaire de la Sécurité aux frontières, pas amiral, bordel. Tu es habitué à voir des escadres de contre-torpilleurs à trois sous – au pire une ou deux divisions de croiseurs – de la Flotte des frontières. Tous les vaisseaux de Crandall et de Byng réunis ne forment même pas un groupe d’intervention léger pour la Flotte de guerre. C’était indubitable, mais cela ne changeait pas le fait que Manpower avait rassemblé plus de puissance de feu que quatre-vingt-quinze pour cent des flottes officielles de la Galaxie auraient pu en amasser et l’avait fait déployer dans un coin perdu comme celui de Lorcan Verrochio. Bien qu’il eût pris soin de ne pas en parler à Valéry Ottweiler ni au copain d’Ottweiler qu’était Hongbo, il estimait à présent indispensable de réévaluer la profondeur à laquelle plongeaient les diverses sociétés mesanes dans les structures politiques et bureaucratiques de la Ligue… et ce que cela signifiait pour lui. En attendant, toutefois, le pouvoir de Manpower était une des raisons pour lesquelles il se réjouissait secrètement de l’attitude de Byng. Il estimait que décevoir les Mesans serait encore moins sage qu’il ne le pensait à l’origine, aussi ne pouvait-il revenir sur leur petit arrangement. Et, pour être franc, il n’en avait pas vraiment envie. Du moins pas tant qu’il y avait alentour un bouc émissaire convenable au cas où les événements confirmeraient par trop l’analyse de Thurgood. Voilà où intervenait son bon ami Josef Byng. Malgré sa nervosité, le commissaire ne verserait aucune larme si les Manties se faisaient démolir, et il ne perdrait pas non plus le sommeil en songeant au sort d’un connard de la Flotte de guerre comme Byng. Dans son scénario privé favori, Byng massacrait les Manties, fournissant l’incident que désirait Manpower, et se faisait lui-même dézinguer dans la manœuvre. Verrochio avait d’ailleurs l’intention de contrôler avec soin le contenu des archives officielles concernant l’imbécile qui se serait précipité là où les anges à la tête froide de la Sécurité aux frontières et de la Flotte des frontières auraient refusé de s’engager. « Bien, monsieur le commissaire, dit Byng avec un nouveau sourire, tandis que son hôte lui serrait la main et accueillait d’un signe de tête l’amiral Thimár, votre mémo laissait entendre que vous aviez un souci dont la Flotte pourrait vous débarrasser. En conséquence, nous voici… (il désigna son chef d’état-major) l’amiral Thimár et moi. — C’est ce que je vois. C’est ce que je vois. » Verrochio guida ses visiteurs jusqu’à des fauteuils qui leur donnaient une vue imprenable sur Mont-des-Pins, puis s’installa derrière son bureau et appuya sur un bouton pour convoquer les serviteurs qui attendaient. Ils apparurent comme par magie, avec des plateaux chargés de café, de thé et d’amuse-gueules qu’ils distribuèrent avec une efficace et courtoise habileté avant de disparaître à nouveau. Byng et Thimár les ignorèrent bien sûr comme s’ils n’existaient pas. « Le vice-commissaire et moi, reprit alors Verrochio en désignant Hongbo qui sirotait son café, venons de prendre connaissance d’informations… préoccupantes, amiral Byng. D’une situation qui, à terme, pourrait requérir l’intervention des représentants officiels de la Ligue dans la région. Toutefois, nous ne sommes pas certains de la meilleure manière de procéder pour le moment et nous apprécierions vos conseils. — Avec plaisir, monsieur le commissaire. » Byng but une gorgée de thé un peu bruyamment puis se tapota les lèvres et la moustache avec une serviette en lin. Puis-je vous demander quelles sont les informations qui vous semblent si préoccupantes ? — Elles concernent le système de la Nouvelle-Toscane et les Manticoriens », répondit Verrochio avec un air de candeur troublée. Un regard moins expérimenté aurait pu manquer la légère raideur qui saisit l’amiral sur son siège. Le commissaire poursuivit comme s’il ne l’avait pas remarquée. « Une partie de mon problème est que, pour ne rien vous cacher, je ne suis vraiment pas sûr, à l’heure qu’il est, de pouvoir examiner sans préjugé un incident concernant Manticore. » Il eut un sourire en coin. « Après les événements de Monica et toutes les accusations fantaisistes qu’ils ont lancées au sujet des affaires de Faille et de Montana, j’admets éprouver une certaine… hostilité automatique à leur égard. » Il s’interrompit, pensif. « Compte tenu des circonstances, monsieur le commissaire, je doute que quiconque en soit surpris, dit l’amiral après s’être éclairci la voix. Moi, en tout cas, je ne vois pas comment il pourrait en aller autrement. Après ma propre visite en Monica, je suis convaincu que ceux qui m’ont envoyé ici – en partie parce qu’ils s’inquiétaient de l’impérialisme manticorien, encore que je ne sois pas censé en convenir – avaient des raisons de se faire du souci. — Vraiment ? » Verrochio avait mis dans cette réponse une nuance de préoccupation mesurée avec soin, tempérée par la dose exacte de soulagement pour qu’une personne dont il respectait l’opinion ne le crût pas effrayé par son ombre. Il fixa Byng une ou deux secondes, assez pour que l’amiral remarquât son expression, puis eut un petit haussement d’épaules. « J’ai essayé de faire entendre cette même idée à mes propres supérieurs, dit-il. Je ne crois pas avoir très bien réussi. En fait, étant donné les réponses et les instructions que j’ai reçues, j’ai eu plus d’une fois l’impression que, selon le Ministère, j’ai peur de mon ombre. Une impression assez persistante pour que j’en arrive à douter de mon évaluation de la situation – jusqu’à un certain point. Mais, si la Flotte est de mon avis, je n’ai peut-être pas été aussi alarmiste qu’on semble le croire en haut lieu. » Hongbo Junyan but une autre gorgée de café pour dissimuler un sourire. C’était tout à fait remarquable, se dit-il. Il avait passé au moins un tiers de sa carrière à manipuler et à guider Lorcan Verrochio, lequel était lui-même un des manipulateurs les plus consommés qu’il eût jamais vus opérer. Ce qui, songea le vice-commissaire, n’aurait pas dû lui causer une telle surprise. Nul ne pouvait atteindre un tel poste au sein de la Sécurité aux frontières sans pratiquer en maître le jeu de la séduction et de la manipulation. Malheureusement, ruse et intelligence n’allaient pas forcément de pair. Verrochio avait acquis ce qu’on appelait encore (pour une raison que Hongbo n’avait jamais réussi à découvrir) des talents d’« apparatchik », mais nul n’avait pu lui fournir le cerveau qui allait avec. Raison pour laquelle il se retrouvait à gérer le secteur de Madras et non une région plus profitable. Toutefois, le vice-commissaire commençait à croire Byng encore plus bête que Verrochio. Il avait même l’air beaucoup plus bête, ce qui n’était pas rien. « Ma foi, nous, dans la Flotte, nous avons dû supporter bien plus d’arrogance manticorienne que la plupart des gens, sans parler de leur ingérence dans des régions situées hors de leurs sphères d’intérêt légitime », répondit l’amiral. Son mince sourire était bien plus laid que, selon les deux bureaucrates de la Sécurité aux frontières, il ne le supposait. « Ça nous confère sûrement une appréciation plus… réaliste de la nature des Manties que ne peuvent en acquérir les autres gens. » Oui, il est plus bête que Lorcan, songea Hongbo avant de réprimer une grimace devant sa propension aux jugements hâtifs. Peut-être pas réellement plus bête, en fait. En tout cas, ça ne semble pas un manque d’intelligence intrinsèque. C’est plutôt un angle mort mental si profond, si ancré en lui, qu’il n’en remarque même pas la présence. Ce n’est pas qu’il serait incapable d’y réfléchir rationnellement s’il le voulait. C’est qu’il ne lui vient jamais à l’idée d’y réfléchir du tout. Quelle que fût sa raison, toutefois, Josef Byng avait à l’évidence presque hâte d’avaler goulûment l’appât agité devant lui. « Vous avez peut-être raison, amiral, s’empressa d’acquiescer Verrochio, comme s’il avait lu les pensées de Hongbo et décidé qu’il était temps de ferrer le poisson. Et ce que vous venez de dire – à propos de ce que la Flotte a subi des Manticoriens au fil des ans – ne fait qu’amplifier mes inquiétudes, je le crains. — Comment cela, monsieur le commissaire ? — Comme je le disais, j’ai eu connaissance de la situation de la Nouvelle-Toscane par rapport au nouvel Empire stellaire de Manticore. Je n’ai pas le droit de citer toutes nos sources – la Gendarmerie a ses règles de confidentialité : même moi, j’ignore de qui le général Yucel tient certaines de ses informations – mais une partie des rapports qui me préoccupent se fondent sur des communications directes de la Nouvelle-Toscane. Il me semble, après les avoir lus, que Manticore a décidé d’exercer sur ce système des représailles pour avoir refusé de ratifier la prétendue Constitution votée par l’Assemblée constituante de Fuseau. — De quelle manière ? » Byng, penché en avant, avait plissé les yeux. « Les rapports ne sont pas aussi complets que je l’aimerais, comprenez-le, avertit Verrochio avec l’air de vouloir s’assurer que son auditoire n’oublie pas qu’il y avait encore des trous dans ses informations. D’après ce qu’on sait, toutefois, Manticore a d’abord exclu délibérément la Nouvelle-Toscane de tous les investissements qui affluent dans l’amas. Bien entendu, s’il est question de fonds publics, le Royaume stellaire – pardon : l’Empire stellaire – a parfaitement le droit de décider où il les place. Nul ne pourrait le disputer. J’ai toutefois cru comprendre qu’il s’agit surtout d’investissements privés, et Manticore ne les a pas interdits officiellement en Nouvelle-Toscane. Pas plus, d’ailleurs, que les investissements privés néo-toscans dans l’amas. Pas officiellement. Pourtant, il fait peu de doute que le gouvernement manticorien bloque officieusement toute participation néo-toscane. » À titre personnel, je trouve cela à la fois regrettable et assez répréhensible, continua le commissaire, triste, choqué par les profondeurs auxquelles pouvait descendre par vengeance la mesquinerie humaine, mais cela ne viole pas la souveraineté de la Nouvelle-Toscane ni ses droits inhérents au statut de nation stellaire indépendante. Pas plus qu’il ne s’agit d’une barrière de commerce injustifiable. J’y vois cependant un indice clair de la manière dont les Manticoriens qui déterminent la politique – et ceux qui la font appliquer – considèrent la Nouvelle-Toscane. D’où la grande inquiétude que j’éprouve, amiral, quand je reçois des rapports selon lesquels les vaisseaux de guerre manticoriens harcèlent systématiquement les cargos néo-toscans. Dans le mille ! songea Hongbo en voyant de profil la barbiche et la moustache de Byng se hérisser. Jusqu’ici, le briefing privé d’Ottweiler concernant un certain Josef Byng et son attitude envers Manticore était d’une scrupuleuse exactitude. « Harceler les cargos, répéta l’amiral, donnant l’impression de faire tout son possible pour paraître bien plus calme qu’il ne l’était. Comment… monsieur le commissaire ? demanda-t-il, ne se rappelant qu’au dernier moment l’emploi du titre de son interlocuteur. — Jusqu’ici, les récits sont clairsemés, répondit Verrochio, mais ils semblent imposer des « inspections » et des « visites douanières » à répétition visant uniquement les bâtiments néo-toscans. En confidence, j’ai reçu au moins une note officielle de Cardot, le ministre des Affaires étrangères, au nom du gouvernement de Vézien, le Premier ministre, à ce sujet. Je n’ai pas le droit de vous en dévoiler le contenu mais, ajoutée à certains autres récits que j’ai entendus, elle me fait craindre une escalade. Les incidents deviennent à la fois plus fréquents et plus graves, ce qui m’amène à penser que les Manticoriens augmentent petit à petit la pression afin de pousser délibérément la Nouvelle-Toscane hors des marchés de l’amas de Talbot. » Une nouvelle fois, il secoua tristement la tête. « J’aimerais être convaincu de ne pas tirer des conclusions plus graves que nécessaire. Mais, vous savez, ces manipulations, ce contrôle jaloux de l’économie locale, c’est exactement ce que pratiquait la fameuse Union commerciale de Rembrandt, bien avant que Manticore ne commence à s’ingérer dans… je veux dire avant que Manticore ne soit amené à se mêler des affaires du Talbot. Et l’UCR a été la force motrice du référendum sur l’annexion. J’ai toujours entretenu quelques réserves quant à la légitimité de ce référendum et je crains que ma méfiance envers l’Union commerciale et ses méthodes n’en ait été en grande partie responsable. Il semble à présent que Manticore laisse les Rembrandtais guider sa politique ou – pire encore – reprenne simplement le flambeau là où l’a abandonné Rembrandt. — Monsieur le commissaire, intervint Hongbo d’une voix calme, saisissant avec docilité l’occasion de placer sa réplique, même si vous avez raison à ce sujet – et c’est probable –, nous ne pouvons pas y faire grand-chose. » Comme tous se tournaient vers lui, il eut un haussement d’épaules triste et éloquent. « Croyez-moi, ça ne me fait pas plus plaisir de le dire qu’à vous de l’entendre, mais les instructions du Ministère à ce sujet sont très claires. — La politique de la Ligue est de soutenir un commerce libre et sans entraves, monsieur Hongbo », fit remarquer Byng avec une légère froideur, et le vice-commissaire hocha la tête. Après tout, c’était bel et bien la politique officielle de la Ligue solarienne… hormis là où quiconque avait la témérité de concurrencer ses grandes sociétés industrielles, bien sûr. « Oui, amiral, bien sûr, admit-il, mais la position du Ministère a toujours été – et, je pense, non sans raison – de ne pas laisser la Direction de la sécurité aux frontières se mêler seule de politique étrangère ou commerciale. À moins que quelqu’un possédant un intérêt légitime dans une région ne réclame notre aide, il n’est rien que nous puissions faire. — La Nouvelle-Toscane a-t-elle demandé notre aide, monsieur le commissaire ? » s’enquit le contre-amiral Thimár, parlant pour la première fois. Verrochio ne sourit même pas, quoique Hongbo entendît distinctement son « Touché ! » mental. « Eh bien, techniquement… (il s’arracha le mot suivant) non. Pas encore. » Il haussa à nouveau les épaules. « La note du ministre des Affaires étrangères, madame Cardot, exprime avec franchise les inquiétudes de Vézien, le Premier ministre, et, étant donné ses termes, je pense qu’elle espère nous voir envoyer un observateur sur place pour se rendre compte de la situation. Je ne serais pas surpris qu’on nous demande de faire une enquête officielle au cours des mois T qui viennent mais, pour l’instant, nul n’est allé si loin en Nouvelle-Toscane. » Il sourit avec un triste cynisme. « Le Premier ministre espère sans doute – avec quel degré de réalisme, je ne saurais bien sûr le dire – que, s’il se montre patient, le problème se tassera. — Quelle connerie, marmonna Byng avant de se reprendre. Pardon, monsieur le commissaire, c’était tout à fait grossier de ma part. Je… pensais à voix haute, voilà tout. — Et sans atteindre aucune conclusion que je ne partage pas, j’en ai peur, déclara lourdement Verrochio. — Puis-je vous demander pourquoi exactement vous avez partagé ces informations avec nous, monsieur le commissaire ? » demanda Thimár après un bref coup d’œil au profil de son supérieur. Elle eut un sourire sans joie. « Je suis sûre que vous vouliez vraiment un second point de vue. En revanche, je doute que ce soit tout ce que vous vouliez, si je puis me permettre. — Coupable, admit de bonne grâce Verrochio. Ce que je cherche, je crois, c’est une manière d’encourager et de rassurer la Nouvelle-Toscane tout en informant Manticore de notre mécontentement, sans pour autant violer les limites officielles de ce que la Sécurité aux frontières peut légitimement faire dans un cas pareil. — Je vois. » Byng hocha la tête et sourit à son tour. C’était un sourire notablement plus froid que celui de son chef d’état-major, remarqua Hongbo. « Toutefois, l’amiral Thimár et moi ne travaillons pas pour la Sécurité aux frontières, n’est-ce pas ? — Oui, j’imagine que, dans votre cas, la situation est un peu floue, amiral. » Une lueur complice habitait l’œil de Verrochio. « Vous commandez un groupe d’intervention de la Flotte des frontières et, ici, dans les Marges, la Flotte des frontières travaille bel et bien – en tout cas officiellement – pour la Sécurité aux frontières, ou, au moins, avec elle. Toutefois, en tant qu’officier de la Flotte de guerre, vous n’appartenez pas à sa hiérarchie. Je pense que cela vous confère une précieuse différence de point de vue dans un cas comme celui-là, mais cela crée aussi une certaine ambiguïté quant à ma liberté de vous donner des instructions officielles. » Quelles conneries, songea Hongbo, admiratif. D’où vient Byng n’a aucune importance – pas légalement. Il commande un groupe d’intervention de la Flotte des frontières et, lorsqu’on l’a envoyé ici, on lui a donné l’ordre non équivoque de nous épauler par tous les moyens. Si cela ne revient pas à le placer sous nos ordres, je ne vois pas ce que ça veut dire. Mais ce n’est pas le sujet. Le sujet est que, si Lorcan le pousse à affirmer qu’il n’est pas du tout sous nos ordres, et que cela figure dans l’enregistrement officiel de la réunion… « C’est sûrement vrai, monsieur le commissaire, dit Byng. Toutefois, que vous ayez ou non qualité pour me donner des ordres, mes supérieurs désiraient sans conteste que je sois au courant de vos inquiétudes et que je vous soutienne par tous les moyens à ma disposition. Puis-je faire une suggestion ? — Certainement, amiral, je vous en prie. — Comme vous venez de le signaler, en tant qu’officier de la Flotte de guerre, je me trouve hors de la hiérarchie normale de la Flotte des frontières, et j’estime très possible que la Hotte de guerre adopte une attitude un peu plus… interventionniste que les instructions du Ministère ne pourraient vous le permettre. — Voilà qui paraît potentiellement… risqué, amiral, dit Verrochio, permettant à sa voix de refléter une trace de prudente hésitation, à présent qu’il était tout à fait sûr d’avoir solidement planté l’hameçon. — Je ne crois pas, monsieur le commissaire. » Byng agita la main. « Ce n’est pas comme si je proposais une action militaire préventive comme celle de Manticore en Monica, après tout. » Il eut un petit sourire. « Non, ce que j’ai en tête tient plus d’une simple visite – absolument défendable – pour brandir le drapeau, dans le but de montrer tant à la Nouvelle-Toscane qu’à Manticore que nous estimons les relations amicales avec les nations stellaires indépendantes de la région importantes pour la politique étrangère officielle de la Ligue solarienne. — Une visite pour brandir le drapeau ? répéta Verrochio sans la moindre trace de triomphe. — Oui, monsieur. Je suis sûr que personne ne pourrait considérer une visite de ce type comme une provocation gratuite, surtout si la décision venait de la Flotte de guerre plutôt que de vos bureaux. Si, au cours de mon séjour, je transmettais des messages de votre part au Premier ministre, Vézien, je suis sûr aussi que nul n’y trouverait rien à redire. En revanche, la venue d’une ou deux divisions de croiseurs de combat solariens aura sans doute un effet positif sur la Nouvelle-Toscane. Cela devrait à tout le moins en convaincre les habitants qu’ils ne sont pas seuls face aux représailles de l’Empire stellaire. Et, si les Manticoriens l’apprennent, je ne vois pas comment cela pourrait manquer d’avoir un impact au moins modéré sur leurs ambitions. — Je ne sais pas si une division ou deux suffiraient, amiral », dit Verrochio. Byng le considérant avec une évidente incrédulité, il grimaça. « Je ne doute pas que cela devrait suffire, amiral. Ne vous méprenez pas ! Mais nous avons l’exemple de Monica, et j’ai étudié votre « conversation » avec leur amiral – Henke, Pic-d’Or ou je ne sais quoi. » Il grimaça encore. « Ils sont très fiers de leur petite aristocratie parvenue, non ? Bref, en lisant entre les lignes de ce qu’a dit cette femme – sans compter la manière dont elle l’a dit – et des rapports qui me parviennent de la Vieille Terre depuis l’attaque contre Monica, il m’apparaît que les Manticoriens sont aussi fiers de leurs accomplissements que de leurs titres de noblesse. J’ai également lu des rapports locaux affirmant qu’ils ont amélioré leur efficacité au combat, encore que cela ne s’inscrive pas dans mes domaines de compétence. En la matière, votre jugement sera bien entendu supérieur au mien. Mais je m’inquiète surtout de ce que les Manticoriens eux-mêmes pourraient se dire : nous savons qu’ils ont envoyé une certaine quantité de renforts dans le Talbot depuis l’annexion. — Où voulez-vous en venir, monsieur le commissaire ? demanda Byng avec une légère froideur. — Amiral, je veux que cette situation se résolve, soupira Verrochio, et je veux que les intérêts légitimes de la Nouvelle-Toscane soient protégés, à la fois pour elle et pour prouver à toutes les nations stellaires locales que la Ligue solarienne, au moins, est une bonne voisine. Mais nous avons fait l’expérience récente et douloureuse de l’autoritarisme des Manticoriens, leur volonté de recourir à la force brutale. Je ne désire la mort de personne, même pas la leur, et je crains qu’ils ne… se laissent entraîner encore, comme en Monica, à moins qu’il ne soit tout à fait évident, même à leurs yeux, que les conséquences seraient désastreuses. — Je crois que, selon le commissaire, il serait préférable d’organiser une démonstration de force un peu plus musclée, amiral, intervint Hongbo en ayant l’air de s’excuser. Quelque chose d’assez impressionnant pour que même les Manticoriens ne puissent mésestimer les probabilités – par erreur ou par bêtise – au point de tenter une répétition de ce qu’ils ont fait en Monica. — Contre la Flotte solarienne ? » Byng semblait avoir peine à croire qu’on prît au sérieux un concept aussi absurde. « Nul ne suggère qu’il serait sage – ou rationnel – de prendre un risque pareil, amiral, se hâta de dire Hongbo. Le commissaire estime juste qu’il appartient à la Ligue de tout prévoir et de faire en sorte d’éviter qu’un tel… mauvais calcul tragique, dirons-nous, mène à une répétition de Monica. — Tout « mauvais calcul » de ce type entraînerait pour Manticore un résultat radicalement différent de celui de la bataille de Monica, affirma froidement Byng. Cela dit, j’imagine que vos inquiétudes sont en partie recevables, monsieur le commissaire. » Il regarda Verrochio droit dans les yeux. « Il faudrait un néobarbare particulièrement stupide pour effectuer un calcul pareil, c’est vrai, mais cela ne signifie pas que c’est impossible. Après tout, nous parlons des Manticoriens. » Il plissa les lèvres, réfléchit plusieurs secondes puis se tourna vers Thimár. « Combien de temps faudrait-il pour rassembler la totalité du groupe d’intervention en Meyers, Karlotte ? Un mois ? — Plus près de six semaines T, monsieur, répondit son chef d’état-major si vite qu’on la devinait elle-même en train de faire le calcul. Peut-être même sept. — Trop long, objecta Byng – une objection qu’Hongbo approuvait de tout son cœur après sa conversation avec Valéry Ottweiler. — On peut ramener plus tôt que ça les escadres de Sigbee et de Chang, répondit Thimár. On peut sans doute même les rassembler ici avant votre estimation initiale d’un mois. Et on a au moins une demi-douzaine de boîtes de conserve disponibles en soutien. D’ailleurs, on peut aussi faire appel à Thurgood. » Verrochio ouvrit la bouche pour protester. La dernière chose qu’il désirait était voir une force spatiale placée sans ambiguïté sous ses ordres – et dont le commandant avait formulé de telles réserves quant aux capacités manticoriennes – mêlée à pareille histoire. Byng, toutefois, ne lui en laissa pas le temps. « Je ne pense pas que ce soit nécessaire, Karlotte, dit-il, quasi méprisant, avant de se rappeler où il se trouvait et pour qui travaillait Thurgood. Je veux dire, monsieur le commissaire, ajouta-t-il vivement, qu’ajouter les forces du commodore Thurgood à celles dont parle l’amiral Thimár n’augmenterait pas de manière significative notre puissance de combat. En outre, si je devais emmener le commodore ou une partie conséquente de son ordre de bataille, cela vous laisserait sans défense au cas où il se produirait quoi que ce soit durant mon absence. — Je vois. » Verrochio haussa les épaules. « Ça me paraît logique, amiral. Et, comme je l’ai déjà dit, nous sommes hors de mon domaine de compétence. Vous êtes bien meilleur juge que moi de ces questions-là. Prenez les dispositions que vous estimez les meilleures, je vous en prie. Je laisse tout cela entre vos mains fort capables. » Michelle Henke éprouva une profonde satisfaction quand le HMS Artémis et le HMS Horace effectuèrent leur translation alpha juste en dehors de l’hyperlimite du système de Fuseau, presque quatre mois T après être partis pour Monica. Bien qu’elle eût détesté s’en aller si longtemps et laisser tant de responsabilité à Shulamit Onasis pendant son absence, elle ne s’était pas non plus tourné les pouces pendant ce temps-là, aussi savourait-elle un fort sentiment de travail accompli. Elle avait achevé sa visite en Monica, averti cet insupportable connard de Byng (le plus aimablement possible, bien sûr), organisé le nouveau poste de garde de Tillerman de manière satisfaisante – du moins autant que le permettaient les circonstances – et effectué sur le chemin de Fuseau des visites rapides en Talbot, Grenat, Marianne, Dresde (où elle avait découvert que Khumalo, sur la suggestion d’Henri Krietzmann, avait détourné un des groupes de BAL venant d’arriver) et Montana. À présent, ces BAL sont déjà en Tillerman où ils s’installent pour soutenir Conner, songea-t-elle joyeusement en s’adossant dans son fauteuil de commandement. Ça devrait faire une jolie surprise à tous les pirates qui n’ont pas entendu la nouvelle. Et nettement renforcer nos défenses antimissile si Byng est assez bête pour tenter quelque chose. Ce qui est hélas ! sans doute le cas, du moins si les circonstances s’y prêtent. Au reste, c’est la seule surprise déplaisante de tout le voyage. Pourquoi même la Flotte de guerre n’a-t-elle pu nous envoyer un amiral au QI supérieur à sa pointure ? Elle a forcément au moins un officier général avec un cerveau en état de marche, non ? Elle secoua la tête et se rassura en se disant que, même si Byng était un imbécile, elle avait pu briefer tranquillement les présidents de systèmes des environs – et les officiers supérieurs – à son propos. Or la plupart de ces présidents et officiers avaient paru assez compétents et décidés. Les Montaniens, en particulier, l’impressionnaient, et elle avait apprécié l’occasion de rencontrer le formidable et repenti (si tel était le mot qui convenait) Stephen Westman. Dieu merci, Terekhov et Van Dort l’ont retourné de notre côté, songea-t-elle, avant de considérer le poste de Dominica Adenauer, de l’autre côté du pont d’état-major, et le grand capitaine de corvette brun assis à son côté. Maxwell Tersteeg avait attendu en Dresde, avec les dépêches informant Michelle du déploiement des BAL en Tillerman. Augustus Khumalo l’avait envoyé comme candidat au poste d’officier chargé de la guerre électronique encore manquant dans l’état-major de Michelle, et il semblait jusqu’ici faire l’affaire. Il connaissait son travail et, ce qui était plus important, s’entendait bien avec Adenauer et Edwards, donc s’inscrivait sans heurt au sein de l’équipe. Il avait par ailleurs un humour pince-sans-rire, et son visage quelconque mais agréable était remarquablement mobile, expressif… lorsqu’il le voulait. Lorsqu’il le voulait aussi, ses yeux bruns projetaient sans effort (et sans honte apparente) un air « comme je suis malheureux » bien senti, au moins aussi réussi que les meilleures expressions par lesquelles Dédé quémandait à manger. Je pense qu’il conviendra parfaitement, songea Michelle. Et son poste était presque le dernier à pourvoir… Il ne reste que celui d’officier de renseignement. Elle grimaça à cette pensée. Bon, Cindy s’en tire très bien. Il n’est pas juste de lui confier ça en plus de tout ce qu’elle a déjà sur le dos, mais je ne l’ai pas encore entendue se plaindre. En fait, je crois que ça lui plaît. Et je sais qu’elle a apprécié de former Gwen. Elle a fait de lui un assistant tout à fait convenable, vraiment. Michelle se soupçonnait parfois de travailler dur à se persuader que Lecter était satisfaite de la situation parce que l’arrangement semblait fonctionner à la perfection. « Si ce n’est pas cassé, inutile de le réparer » était un des aspects les plus fondamentaux de sa philosophie professionnelle, après tout. Et, toutes ses justifications personnelles mises à part, il ne faisait pas de mal au jeune lieutenant Archer d’étendre son expérience professionnelle. Elle jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. Archer se tenait juste derrière son fauteuil de commandement, attentif, les mains derrière le dos, les yeux fixés sur le répétiteur principal. Ma foi, aussi stupide que soit Byng, Gwen, à tout le moins, a été une des surprises les plus agréables de tout ce déploiement, et pas seulement pour la manière dont il assiste Cindy sur le front du renseignement, songea-t-elle en reportant à son tour son attention sur l’écran. Honor ne s’abusait pas sur ses compétences en le recommandant et, si Michelle surprenait encore parfois l’ombre d’un fantôme derrière ses yeux verts, il maîtrisait désormais visiblement les souvenirs et les doutes qui l’affligeaient lors de leur première rencontre. Bien qu’il ne leur eût jamais permis d’affecter l’efficacité apparemment naturelle avec laquelle il accomplissait ses devoirs. Et il n’hésitait pas non plus à aiguillonner son amiral – avec le plus grand respect, bien sûr – quand c’était nécessaire. D’ailleurs, Chris Billingsley et lui s’entendaient remarquablement bien, pour deux êtres ayant des parcours aussi différents… et Michelle avait découvert très tôt qu’ils étaient prêts à s’allier contre elle sans le moindre scrupule. Dès l’instant, bien sûr, qu’ils ne voulaient que son bien. Honor m’a dit qu’elle allait chercher de bonnes nourrices pour Raoul. Si elle ne s’offusque pas des influences corruptrices – et le fait qu’elle supporte Nimitz prouve clairement que c’est le cas –, je sais où elle pourrait en trouver deux ! Elle ricana à cette pensée et Gervais haussa un sourcil. « Madame ? — Oh, rien d’important, Gwen, dit-elle. Je réfléchissais. » Elle s’apprêtait à agiter la main en un geste de désintérêt quand elle s’interrompit, figée, écoutant le diablotin de sa malice chuchoter à son oreille. « Vous réfléchissiez à quoi, madame ? » demanda Gervais, la voyant arrêtée au beau milieu d’une pensée. Elle lui lança un sourire malicieux. « Je me disais que nous allions bientôt nous présenter au rapport devant l’amiral Khumalo et monsieur Krietzmann. J’espère que mademoiselle Boltitz et vous serez prêts à organiser nos réunions avec votre… efficacité habituelle. Nous apprécions vraiment les longues séances de travail que vous accomplissez tous les deux, même en dehors des horaires normaux, trimant comme des esclaves pour la réussite de nos conférences. » Vous savez, Gwen, songea-t-elle en observant l’expression de son ordonnance, admirablement grave, ce qui me plaît vraiment, c’est que votre teint clair vous permet de rougir aisément quand je vous pique au vif. Vous êtes capable de rester impassible, mais… « Je veux dire : je comprends que vous ayez enduré la torture de déjeuner au Sigourney’s pour préparer ma réception. » Ses yeux irradiaient une chaleureuse gratitude. « J’ose espérer que nous ne serons pas contraints d’exiger de vous de pareils sacrifices cette fois-ci. — Je… commença Gervais, avant de s’arrêter, plus rouge que jamais, et de hausser les épaules. Touché, madame. En plein dans le mille. Que puis-je dire ? — Rien du tout, Gwen. » Elle lui tapota l’avant-bras d’une main repentante. « Je ne devrais pas vous taquiner avec ça. — Est-ce que c’est si évident, madame ? — Probablement pas pour quelqu’un qui ne vous voit pas aussi souvent que moi, le rassura-t-elle. — Je ne suis pas sûr que ça le soit encore pour elle. » Il secoua la tête, ironique. « Elle est un tout petit peu chatouilleuse sur le sujet des « aristocrates ». — On peut difficilement lui en vouloir, j’imagine. Dresde n’a rien du jardin d’Éden, et il est encore trop tôt pour que les Talbotiens se rendent vraiment compte des différences entre le Royaume stellaire et leurs seigneurs locaux. — Dire que Dresde n’est pas le jardin d’Éden est un parfait euphémisme, si je puis me permettre, madame. » L’expression de Gervais était soudain plus sombre, sa voix plus grave. « Je suis heureux d’avoir vu ce monde de mes yeux. Par moments, je me disais qu’Helga exagérait les conditions de vie des habitants. Maintenant, je sais que ce n’est pas le cas. — Bienvenue à la « négligence bienveillante » de la Sécurité aux frontières, lieutenant, fit Michelle en un grognement. Si ces salopards voulaient bien dépenser un dixième de ce qu’ils claquent en lunettes doublées de fourrure pour les chiottes de leurs commissaires sur les planètes des Marges qu’ils sont censés assister…» Elle s’interrompit en secouant sèchement la tête. « Ne me lancez pas là-dessus, dit-elle, plus décontractée, sourire retrouvé. En attendant, j’espère que votre campagne auprès de mademoiselle Boltitz sera couronnée de succès, Gwen. Si… euh… si jamais vous aviez besoin de… d’un soutien hiérarchique pour lui communiquer… disons la nature honorable de vos intentions…» Elle laissa traîner sa voix de manière suggestive, et le jeune homme sentit à nouveau la chaleur lui monter au visage. « Ce ne sera pas nécessaire, madame, dit-il avec la plus totale sincérité, tandis que ses yeux se rivaient au répétiteur principal. Vraiment. » « Nous détectons des transpondeurs surnuméraires, madame, déclara Dominica Adenauer. — Vraiment ? » Michelle fit pivoter son fauteuil vers son officier opérationnel. Elle comptait bien que d’autres vaisseaux arrivent durant son absence mais appréciait que ses attentes ne fussent pas déçues. « Quel genre de transpondeurs ? — On dirait une escadre complète de Saganami-C, madame. Et une escadre de Roland. — Fabuleux ! » Elle eut un large sourire. « J’imagine qu’un des Saganamis arbore un code de vaisseau amiral. — Oui, madame. Le Quentin Saint-James. — Vraiment ? » fit-elle, surprise. Je me demande ce qui est arrivé au dernier qui portait ce nom, songea-t-elle, avant de se tourner vers le capitaine Edwards. « Voyez si vous pouvez le joindre, Bill. J’aimerais m’entretenir avec le commandant de l’escadre, quel qu’il soit ! — Bien, madame », répondit l’officier de communications, lui aussi souriant, en commençant à taper des commandes. Étant donné la manière dont les dépêches avaient tendance à suivre les détachements de la flotte sans jamais les rattraper tout à fait, de petites incertitudes telles que celle-là étaient assez fréquentes, et les efforts de l’Empire stellaire pour redistribuer sa flotte en réaction aux événements du Quadrant ne faisaient qu’aggraver le problème. Comme l’illustrent fort bien mes récentes pérégrinations, se dit-elle, sentant s’éroder son sentiment de travail accompli. Tout cela avait besoin d’être fait mais j’aurais vraiment aimé que ça prenne moins de temps ! Elle entendit le léger murmure d’Edwards transmettant son appel au Quentin Saint-James mais l’Artémis se trouvait encore à neuf bonnes minutes-lumière du croiseur lourd ; même les communications à impulsions gravitiques n’étaient pas vraiment instantanées. Supraluminiques, oui. Instantanées, non. Tout échange à une telle distance mettait en jeu un délai de presque dix-sept secondes et demie, et il fallut quelques minutes à Edwards pour joindre son homologue de l’escadre de croiseurs lourds. « J’ai la connexion demandée, madame, annonça-t-il alors. — Vraiment ? répéta Michelle, haussant un sourcil en percevant une curieuse pointe de satisfaction dans la voix d’Edwards. — Oui, madame, j’ai le commandant de la quatre-vingt-quatorzième escadre de croiseurs sur la com. Un certain… commodore Terekhov, je crois. » Elle écarquilla les yeux puis sourit encore plus largement. Bon sang, songea-t-elle, on a dû lui carrer un noyau d’impulseur dans le… postérieur et nous le renvoyer avant même que l’Hexapuma n’ait atteint Héphaïstos ! Ce pauvre type n’a sans doute même pas eu le temps d’embrasser sa femme ! Mais on n’aurait pas pu trouver meilleur commandant à cette escadre. « Passez-le sur mon écran, Bill, ordonna-t-elle. — À vos ordres. » Le visage d’Aivars Terekhov apparut sur l’écran de com déployé depuis son fauteuil de commandement, à hauteur de son genou, et elle lui sourit. « Commodore Terekhov ! dit-elle. C’est bon de vous voir… et d’apprendre votre promotion. Personne ne m’a prévenue que c’était en cours avant de m’envoyer dans le Talbot, mais tout ce que j’ai vu en Monica m’a appris que c’était mérité. Et, pour être franche, avoir votre escadre ici est au moins aussi agréable. » Michelle attendit les dix-sept secondes qu’il fallait à la transmission pour accomplir un aller-retour, puis Terekhov sourit. « Merci, milady, dit-il. Je ne prétends pas que je n’aurais pas préféré passer un peu plus de temps à la maison, mais la promotion est agréable et, avec, on m’a donné une escadre toute neuve pour m’amuser. Je dois aussi admettre que j’éprouve pour le Quadrant une espèce d’intérêt de propriétaire qui me rend heureux d’être de retour. » Michelle plissa les yeux. Les mots – en tant que tels – étaient parfaits, presque exactement ceux qu’elle aurait attendus. Mais il y avait quelque chose dans ce ton, dans ce sourire… De la tension, songea-t-elle. Il est inquiet – effrayé, même – et il fait tout son possible pour ne pas le montrer. Ces soupçons irrationnels étaient ridicules, elle le savait, mais elle ne put s’en débarrasser et un vent glacé parut souffler au sein de ses os à cette pensée. Elle n’ignorait en rien les exploits de cet homme, et pas seulement en Monica. Si quelque chose pouvait l’effrayer, lui… « Commodore, avez-vous une nouvelle à m’annoncer ? » demanda-t-elle avec circonspection. Dix-sept secondes de plus s’écoulèrent, puis les yeux bleus glaciaux qui apparaissaient sur l’écran s’écarquillèrent un peu, comme de surprise. Ils s’étrécirent à nouveau quand Terekhov hocha la tête. « Oui, milady, sans nul doute, dit-il doucement. Je pensais que vous auriez reçu les dépêches de l’amiral Khumalo. Vous avez dû les croiser en transit. » Il marqua une pause suggérant que le vice-amiral préférerait peut-être lui dire en personne de quoi il retournait, et Michelle fit la moue. S’il croyait qu’elle allait rester tranquillement assise à attendre un déclic après une introduction comme celle-là, il se mettait le doigt dans l’œil. « Je suis sûre que l’amiral Khumalo et moi aurons beaucoup de choses à nous dire, commodore, répondit-elle avec une pointe d’aigreur. En attendant, j’aimerais toutefois être informée. — Bien, madame, acquiesça Terekhov dix-sept secondes plus tard, avant de prendre une profonde inspiration et de carrer légèrement les épaules. Nous avons reçu des dépêches du système mère il y a à peine plus de trois semaines T. Les nouvelles ne sont pas bonnes. D’après l’amiral Caparelli, Havre a attaqué avec des forces monumentales. Il semble que Theisman et Pritchart aient décidé de tout jouer sur un coup de dés après ce qui leur est arrivé en Lovet, et de nous porter un coup fatal avant que nous ne puissions déployer pleinement Apollon. On les a arrêtés mais au prix de pertes terribles – dans les deux camps. D’après les rapports reçus depuis, on dirait que…» CHAPITRE TRENTE-HUIT « Ça ne me plaît pas, Maxime, dit Damien Dusserre. Ça ne me plaît pas du tout. — Il me semble que vous ne me voyez pas non plus sauter de joie sur les mains, renvoya avec aigreur le Premier ministre Maxime Vézien. — Bon Dieu ! Je savais depuis le début que c’était trop beau pour être vrai », grommela Dusserre. Vézien éprouva une forte envie d’assener un coup de poing sur le nez de son ministre de la Sécurité mais la réprima assez aisément. D’abord parce que Dusserre, plus jeune, plus grand, plus fort et bien plus robuste aurait alors sans doute entrepris de lui arracher les membres un par un sans anesthésie, mais surtout parce que c’était en effet le seul membre du gouvernement à avoir exprimé plusieurs fois des réserves quant à cette opération. Ce qui ne l’a pas empêché de s’y engager, songea Vézien, un peu agacé. Même s’il n’aimait pas ça, je ne l’ai pas entendu exprimer de meilleure idée. En vérité, comme le Premier ministre en était conscient lorsqu’il était calme, s’il s’énervait si aisément contre son ministre de la Sécurité, ces temps-ci, c’était parce que Damien Dusserre était le beau-frère d’Andrieaux Yvernau, dont la brillante stratégie à l’Assemblée constituante avait propulsé le système de Nouvelle-Toscane sur la liste noire de l’Empire stellaire de Manticore. Vézien avait peine à réprimer l’ignoble tentation de faire payer sa frustration aux parents d’Yvernau – et il pouvait se dire que c’était en partie justifié, puisque c’étaient les relations familiales du jean-foutre qui l’avaient fait nommer chef de la délégation en Fuseau. Oui, c’est vrai, se dit-il. Mais la vérité, Max, comme tu le sais très bien, même si tu refuses de l’admettre, c’est qu’Yvernau est un imbécile, d’accord, mais qu’un génie n’aurait pas non plus trouvé de bonne stratégie une fois ces salauds de parlementaires manticoriens montés sur leurs grands chevaux pour déblatérer à propos des « régimes locaux répressifs » de l’amas. Et retrouver cette salope de Méduse aux commandes n’a pas aidé le moins du monde non plus. Si seulement on avait réalisé où on allait quand ce fils de pute de Van Dort est venu nous expliquer quelle mine d’or représenterait l’annexion pour tout le monde… ! « Je sais que vous aviez des réserves, Damien, dit-il à haute voix, en lieu et place des réponses bien plus cassantes (et satisfaisantes) qui lui traversaient l’esprit. Mais, réserves ou pas, nous sommes où nous sommes, pas où nous aimerions être. Alors admettons donc tous les deux que la situation nous déplaît et faisons ce que nous pouvons pour nous en accommoder. » Dusserre lui lança un regard amer puis prit une profonde inspiration et hocha la tête. « Vous avez raison, admit-il. — Bien. » Vézien s’adossa dans son confortable fauteuil et regarda par l’immense verrière du plafond – l’un de ses apaisements favoris, qui lui rendait fraîcheur et énergie chaque fois que le poids de son office politique l’écrasait. Ce n’était pas un écran, pas une image artificielle recueillie par de lointaines caméras, c’était une authentique verrière de presque trois mètres de côté. Ses vitres à barrière thermique se configuraient automatiquement pour filtrer un soleil trop ardent ou, en d’autres conditions climatiques, semblaient presque disparaître. Lorsqu’il pleuvait, le bruit des gouttes – du léger tapotement au staccato endiablé – emplissait le bureau d’une apaisante impression d’énergie naturelle. Quand le tonnerre grondait dans le ciel, le Premier ministre observait l’artillerie de Dieu flamboyer dans des vallées noyées de brume, entre des montagnes que couronnaient des nuages. La nuit, il contemplait des cumulus illuminés par le clair de lune ou l’extraordinaire spectacle des lointaines étoiles brûlant si loin au-dessus de lui. Pour le moment, hélas ! la vue de ces étoiles était bien moins réconfortante qu’à l’ordinaire. « Penseriez-vous, Damien, demanda-t-il au bout de quelques secondes, que mademoiselle Anisimovna détient des informations que nous n’avons pas encore reçues ? — J’ai toujours eu l’impression qu’elle poursuivait un but et exécutait des instructions dont nous ne savions rien – et qu’elle n’allait rien nous en dire. » Dusserre paraissait surpris par la question, comme si la réponse en était si criante qu’il s’étonnait que le Premier ministre l’eût posée. « Ce n’est pas ce que je voulais dire. » Vézien baissa les yeux et regarda son compagnon plutôt que les étoiles. « Bien sûr que nous ne connaissons pas ses véritables instructions et qu’elle ne nous les communiquera pas. Si les rôles étaient inversés, nous ne lui dirions pas tout non plus, n’est-ce pas ? Ce qui m’ennuie pour l’instant, toutefois, c’est d’avoir l’impression qu’elle en sait plus que nous à propos de beaucoup de choses. » Il fronça le sourcil, cherchant les mots pour expliquer plus clairement où il voulait en venir. « Des choses que le reste de la Galaxie découvrira en temps voulu mais ne connaît pas encore. Des nouvelles, des histoires, des événements dont nul n’a encore entendu parler en Nouvelle-Toscane mais qu’elle intègre déjà à ses projets. » Dusserre lui rendit son regard durant plusieurs secondes puis renifla. « Je vous accorde qu’elle est d’une redoutable intelligence, Max. Et je vous rappelle qu’elle reçoit des courriers réguliers, par messager privé, de Mesa et de Dieu sait où, alors que nous sommes surtout dépendants des services d’actualités – lesquels ne considèrent pas vraiment devoir nous informer en priorité – pour savoir ce qui se passe dans la Galaxie. Alors, oui, elle sait sans doute un certain nombre de choses que nous n’avons pas encore découvertes. Mais ne nous laissons pas aller à la prendre pour une sorcière, d’accord ? Il est assez regrettable de n’avoir d’autre choix que de danser avec elle sans décider en plus qu’elle contrôle magiquement le répertoire de l’orchestre. » Vézien grimaça mais ne poussa pas son argumentation. Sa question initiale était en partie rhétorique, de toute façon. Néanmoins… autant qu’il essayât, il ne pouvait se défaire du sentiment – de… l’intuition, peut-être – qu’Aldona Anisimovna avait toujours au moins deux pas d’avance sur quiconque en Nouvelle-Toscane, et il n’aimait pas cela du tout. « Bref, dit-il, chassant d’un geste ses inquiétudes, je suppose que ce qui compte c’est de savoir si nous avons ou non les moyens de faire ce qu’elle désire aussi vite qu’elle le désire. — Et aussi si nous plier à son programme révisé va nous permettre d’obtenir ce que, nous, nous désirons, répondit Dusserre. Même si je suis prêt à admettre que vous avez raison, que nous n’avons d’autre choix que de poursuivre cette stratégie, le minutage m’inquiète vraiment, Max. » Son ton était froid, sobre et – ce qui était inquiétant – sincère, songea Vézien. En outre, comme à son habitude, le ministre de la Sécurité avait indéniablement raison. « Nous n’étions pas censés en arriver là avant plusieurs mois, continua-t-il, et je regrette d’avoir affirmé à Anisimovna que nous pourrions achever si tôt que ça nos préparatifs. — Ça n’aurait pas fait beaucoup de différence au bout du compte, dit Vézien, aussi réconfortant que possible. L’échange de messages entre ici et Péquod est trop rapide. Même si nous n’avions pas encore commencé à nous préparer, il ne nous aurait pas fallu plus d’une semaine ou deux pour tout organiser en partant de zéro. Franchement, une ou deux semaines ne feront pas une très grosse différence. — Je sais, marmonna Dusserre, avant de gonfler les joues et de soupirer. Je sais, répéta-t-il plus distinctement. Je crois que je cherche juste des raisons de me botter le cul parce que j’ai assez la trouille pour me pisser sur les chaussures. » Malgré lui, Vézien ressentit une brève sympathie pour cet homme qui venait d’admettre ressentir la même trépidation que lui. « Je sais que les croiseurs de combat solariens étaient censés arriver avant qu’on ne lance cette phase de l’opération, dit-il doucement. Mais nous savons par d’autres sources que Byng se trouve bien dans le secteur de Madras. Anisimovna ne nous ment pas là-dessus. Autant que je me creuse la cervelle, je ne vois pas en quoi cela profiterait à Manpower qu’elle vienne nous manipuler pour qu’on retombe sur le cul, histoire que les siens se fassent encore allumer par toute la presse solarienne. Il y a peut-être une raison mais elle m’échappe ! Or, en supposant qu’elle veuille que nous réussissions, je ne vois pas pourquoi elle nous mentirait en disant que Manpower et Mesa pourront convaincre Verrochio de nous envoyer Byng en avance. Il faut donc qu’on accepte sa parole à ce sujet et qu’on agisse en conséquence. — Génial. » Dusserre prit une longue inspiration. « En ce cas, il faut vraiment qu’on discute avec Nicolas et Guédon. Ce sont mes services qui ont établi l’essentiel de l’organisation, et choisir le vaisseau marchand n’a pas été aussi difficile que je l’aurais cru : tout est en place mais nous ne disposions pas des ressources hors du système mère pour préparer l’opération à l’autre bout. Il a fallu faire appel à la Flotte, et là, on est à peu près hors circuit. Puisqu’on a été obligés de laisser les spatiaux tout mettre en place, on va aussi avoir besoin d’eux pour appuyer sur la détente. » Vézien hocha la tête. Le ministre de la Sécurité avait raison, bien sûr, et il ne serait pas si dur de mettre la main sur l’amiral Josette Guédon, chef des opérations spatiales de la Flotte de Nouvelle-Toscane. Joindre le ministre de la Guerre serait un peu plus ardu, toutefois, puisque Nicolas Pélisard avait choisi ce moment particulièrement inadapté pour rendre visite à sa famille dans le système de Selkirk. Il ne rentrerait pas avant encore une semaine, et son assistant n’avait pas été briefé sur l’opération. Cela n’avait pas paru nécessaire – ou, plutôt, il semblait que l’on eût largement le temps de le faire, tout comme Pélisard aurait dû avoir celui de terminer ses vacances. Par ailleurs, son assistant était un choix… discutable pour coordonner une opération secrète, quelle qu’elle fût. « Je ne veux pas mêler Challon à ça, du moins pas sans en discuter d’abord avec Nicolas, dit le Premier ministre au bout d’un moment. Je ne le crois pas assez capable de garder un secret pour l’informer sans crainte. Mais Guédon sait déjà ce qui est censé se produire, non ? — J’en ai discuté avec elle moi-même, acquiesça Dusserre. J’avais laissé à Nicolas les détails de l’organisation et la préparation convenable du vaisseau. C’est lui qui a les contacts nécessaires, après tout. Mais je sais qu’il lui en a parlé en tête à tête, donc elle est forcément dans le coup. D’ailleurs, la connaissant, elle n’aurait sans doute fait confiance qu’à ses propres services pour organiser ça. — Très bien, je m’occuperai donc de la tenir au courant des changements, décida Vézien. Un des avantages d’être Premier ministre, c’est de pouvoir parler à qui on veut à peu près quand on veut. Avec Nicolas hors du système, personne ne sera surpris que j’aie besoin de m’entretenir avec le chef de l’état-major en personne. — Ce qui ne nous dit pas ce qu’on va faire de Challon, hein ? » fit Dusserre. Comme son compagnon l’interrogeait du regard, il eut une grimace amère. « Je ne l’aime pas beaucoup, Max, je l’admets. Mais, vous, admettez qu’il m’a donné bien assez de raisons pour ça. S’il s’aperçoit que vous avez vu Guédon sans l’inviter, alors qu’il est temporairement perché en haut de son tas de fumier pendant l’absence de Nicolas, sa vanité exigera qu’il découvre ce que vous avez voulu lui cacher. Malheureusement, ce n’est pas un imbécile complet. Il a une fort bonne chance de mettre au jour assez de détails pour représenter un vrai problème s’il commence à les répandre. Et, s’il les découvre, il les répandra. Sûrement par l’intermédiaire d’un journaliste qui, selon lui, pourra lui valoir une image positive – et Dieu sait que c’est un défi que peu de mortels aimeraient relever ! » Le scénario n’était que trop probable, songea Vézien. Armand Challon était en réalité très intelligent. En fait, il faisait fort bien son travail, ce qui était une des raisons (quoique pas la plus importante) pour lesquelles il était ministre de la Guerre suppléant. Toutefois il était d’une nature agressive, mesquinement vindicative, et il éprouvait le besoin invétéré de se gorger de l’admiration des autres. Ce qui était important pour lui était ce qu’il percevait comme tel, et il avait un penchant pour lâcher de petits morceaux – qu’il considérait comme des indices « mystérieux » – des dossiers dont il s’occupait. Cela constituait une matière à ragots de premier choix dans les réceptions qu’il honorait de sa présence, et les journalistes avaient appris depuis des lustres à tourner autour de lui en arborant des expressions convenablement admiratives. Raison pour laquelle on le gardait en général aussi loin que possible de tout secret primordial. Par malheur, il était aussi le fils de Victor Challon, lequel contrôlait environ vingt pour cent des délégués de la Chambre supérieure du Parlement. Telle était la raison principale pour laquelle Armand avait été nommé à son poste. Il y a des moments, songea Vézien, où je me dis qu’il serait vraiment plus simple – en tout cas plus facile – de laisser la populace prendre le pouvoir que de continuer à patauger dans cette mer sans fond de cousins, de belles-familles, de familles tout court, d’amis et de relations. De les laisser assécher la mare puis tirer sur les poissons qui se tortilleraient dans la boue. Il y aurait forcément au moins un petit gain en efficacité, non ? « Si j’y suis obligé, j’en parlerai à Victor, dit-il. Je n’en ai pas envie mais, au moins, il est assez malin pour comprendre que nous devons conserver un secret absolu. Et, s’il est obligé de s’asseoir sur Armand pour le forcer à se taire, il le fera. Mais ne nous cherchons pas plus de problèmes que nécessaire. Avec de la chance, c’est un incendie qu’on ne sera même pas obligé d’éteindre. — Avec de la chance, acquiesça Dusserre, un peu aigre. — Quoi qu’il en soit, je m’entretiendrai demain avec Guédon. Comme vous, je ne vois pas comment Nicolas aurait pu tout organiser sans passer par elle. S’il s’avère qu’elle n’est pas directement dans le circuit, toutefois, je vous rappellerai et nous verrons à nous réorganiser. Au moins le minutage ne m’a-t-il pas l’air tout à fait critique. Nous pouvons en dévier de quelques jours dans un sens ou dans l’autre sans fâcher mademoiselle Anisimovna. — Oh, mais comment donc ! fit le ministre de la Sécurité sur un ton cette fois assez aigre pour faire tourner du lait. Surtout ne faisons rien pour fâcher mademoiselle Anisimovna ! » Le capitaine de vaisseau Gabrielle Séguin s’efforçait de paraître calme et maîtresse de soi lorsqu’elle glissa sa casquette d’uniforme sous son bras gauche et suivit le jeune lieutenant dans le bureau du chef d’état-major de la Spatiale. Qu’elle n’eût pas été avertie de cette réunion avant de recevoir l’ordre de se présenter dans le bureau de l’amiral Guédon, cinquante-trois minutes standard plus tôt, n’était pas pour lui donner confiance. Certes, le croiseur léger Camille était une des unités les plus puissantes et les plus modernes de la Flotte de Nouvelle-Toscane, et Séguin recevrait sans doute son étoile de contre-amiral à la fin de sa présente commission. Ce n’était pas comme si elle avait été un lieutenant de fraîche date appelé dans la cabine du capitaine pour s’en faire forer un deuxième, se dit-elle. Non, insista en elle une petite voix entêtée. Ça peut être bien pire et tu le sais. Cette pensée réconfortante lui fit franchir la porte et la poignée de main rituelle, puis le lieutenant s’éclipsa et Séguin se retrouva seule avec Guédon. Cette dernière était une assez vieille femme, qui avait bénéficié du prolong de première génération, aux cheveux naguère noirs, désormais gris métallique, et au visage couvert de rides bien définies. Elle présentait toutefois encore la silhouette haute et imposante d’une femme se maintenant en excellente condition physique, et les anneaux de tresse d’or cousus sur les manches de son uniforme reliaient presque ses poignets et ses coudes. « Asseyez-vous, capitaine. » La voix de Guédon possédait une dureté et une légère raucité qui n’étaient pas déplaisantes mais lui donnaient un certain ton de commandement. Séguin s’était toujours demandé s’il s’agissait d’une qualité naturelle ou si l’amiral les avait sciemment cultivées. « Merci, madame. » Comme le capitaine obéissait, sa supérieure contourna la table de travail et se posta devant, s’y appuyant tout en croisant ses bras tressés d’or. « Je me rends compte que vous n’avez pas la moindre idée de la raison pour laquelle je voulais vous voir, capitaine, dit-elle, allant droit au but avec son habituelle brutalité. Eh bien, je suis sur le point de vous l’expliquer. Quand j’aurai terminé, vous regagnerez votre vaisseau, lequel se rendra en Péquod où vous remplirez une mission ultrasecrète que le président et le cabinet estiment vitale pour les intérêts et la sécurité de notre nation. Vous ne discuterez de cette mission, de ses paramètres et de ses détails avec personne – jamais – sans mon autorisation personnelle expresse. Vous n’y penserez même jamais sans mon autorisation personnelle expresse. Mais vous l’accomplirez sans faute, capitaine, car, si vous ne le faites pas, il n’y aura peut-être plus très longtemps de Nouvelle-Toscane. » Séguin se pétrifia dans son confortable fauteuil, et Guédon eut un mince sourire. « Je présume qu’à présent je dispose de toute votre attention, reprit-elle. Voici donc ce que vous allez faire…» CHAPITRE TRENTE-NEUF « Oui, madame, vous désiriez me voir ? demanda le lieutenant Askew, un peu nerveux, en pénétrant dans le bureau du capitaine de frégate Bourget, à bord du VFS Jean Bart. — Oui, Matt », dit Bourget en s’adossant sur son siège. C’était une petite femme brune aux yeux noisette, dotée de ce qu’on aurait appelé un nez « en trompette » sur quiconque n’ayant pas l’autorité monumentale d’un commandant en second sur un croiseur de combat de la Ligue solarienne. En règle générale, Askew appréciait Bourget, qui lui rappelait beaucoup une de ses institutrices préférées, mais cette convocation avait été aussi inattendue qu’abrupte. « Vous vous rappelez peut-être une conversation que vous avez eue avec le capitaine Zeiss il y a deux mois, reprit Bourget sans préambule, ce qui hérissa toutes les plumes intérieures du lieutenant. — Oui, madame, confirma-t-il, prudent, quand elle s’interrompit et l’interrogea du regard. — Bien. Arrêtez-moi si je me trompe mais ne vous a-t-on pas recommandé de vous faire discret ? — Ma foi, si, madame, mais… — Pas de mais, lieutenant Askew, coupa Bourget sur un ton plus froid. Je pensais que le capitaine Zeiss s’était montré assez clair sur le moment. Et je dois ajouter que c’était sur mon ordre, au nom du capitaine. — Oui, madame, mais… — Quand je voudrai être interrompue, je vous le ferai savoir, lieutenant. » Askew tint sa langue. « C’est mieux », ajouta son interlocutrice avec un sourire glacial. Elle fit pivoter doucement sa chaise d’un côté à l’autre durant plusieurs secondes, le fixant avec froideur, puis elle prit une profonde inspiration. « Au cas où vous ne l’auriez pas remarqué, dit-elle, je suis furieuse contre vous. Nom d’un chien, Matt ! Qu’est-ce qui vous a pris ? » Cette fois, bien qu’il s’agît à l’évidence d’une question, le jeune homme hésita à répondre. Hélas ! il n’avait guère le choix. « Madame, je ne comptais faire aucune vague. C’est juste que… que je n’ai pas réussi à débrancher mon cerveau et que, plus j’étudiais l’analyse de Thurgood, plus je lisais nos propres rapports de renseignement, plus j’étais convaincu que nous avions bel et bien sous-estimé les capacités des Manties. — Ça va peut-être vous surprendre, mais le capitaine et moi avons aussi quelques modestes soupçons à cet égard. » La voix de Bourget, plus douce, recelait toutefois encore une aspérité immanquable. « Des soupçons qu’au contraire de certains lieutenants que nous pourrions citer nous avons gardés pour nous. » Askew ouvrit de nouveau la bouche. Puis il la referma et son éclair de colère momentané se dissipa quand il regarda Bourget dans les yeux. « Je ne le savais pas, madame, dit-il d’une voix calme. — Non. » Sa supérieure soupira. « Sans doute pas, non. Et c’est de ma faute. C’est d’ailleurs peut-être pour ça que je suis si fâchée contre vous. Voilà ce qui arrive quand quelqu’un commet une erreur parce que vous ne l’avez pas averti qu’il ne doit pas la commettre. » Elle se frotta le front. « J’aurais dû vous appeler moi-même pour un tête-à-tête au lieu de déléguer ça à Ursula. Mais, pour ne rien vous cacher, compte tenu du fait que nous ne savions – et ne savons toujours – pas exactement comment votre rapport est arrivé entre les mains d’Aberu, je me suis dit que régler ça comme une question purement interne au service pourrait faire passer la conversation sous le radar de l’état-major. Il paraissait souhaitable de ne pas attirer davantage l’attention sur vous. Et de nous dispenser, le commandant et moi, d’avoir l’air… d’approuver avec enthousiasme vos conclusions. » Askew hocha la tête. Il regrettait beaucoup que Bourget n’eût pas choisi de lui expliquer la situation directement dès le départ, mais il la comprenait. Ce genre de raisonnement convoluté se révélait trop souvent le prix de la survie dans les manœuvres internes byzantines de la FLS. « À présent, toutefois, continua-t-elle avec plus d’entrain, il semble que vous vous soyez élevé très au-dessus de l’horizon radar, Matt. Votre dernier travail littéraire est apparemment tombé par le même trou de souris – quel qu’il soit – dans le courrier d’Aberu. Et si votre premier mémo ne l’a pas amusée, ce n’est rien à côté de ce que lui a inspiré celui-là. » Askew déglutit. Il avait pris toutes les précautions possibles pour garder le rapport secret, hormis l’écrire en sténo sur du papier à l’ancienne et le porter en main propre au capitaine. Visiblement, il avait échoué. Voilà qui prouvait entre autres qu’il s’agissait d’un piratage illégal de la part d’un membre de l’état-major de l’amiral Byng. L’information n’avait pu être transmise par ce que la DGSN appelait une « source de renseignements humaine », puisqu’il n’avait informé personne de ses conclusions et de ses inquiétudes. La seule question qui se posait encore était de savoir si le pirate n’avait pénétré que sa propre sécurité ou aussi celle de l’unique destinataire du rapport, le capitaine Mizawa. « Madame, dit-il enfin, je ne vais pas faire mine d’être ravi d’entendre ça. Juste entre nous, ce qui m’inquiète surtout, c’est la manière dont le capitaine Aberu a pu avoir accès à un rapport confidentiel adressé exclusivement au commandant. » Même ici, dans ce bureau, hors de toute autre présence humaine, il n’osait insinuer plus clairement qu’un membre de l’état-major de Byng eût violé une demi-douzaine de règlements et au moins deux lois fédérales pour acquérir cet « accès ». Sa supérieure et lui se regardèrent dans les yeux une ou deux secondes, partageant la même pensée, puis il continua. « Cela dit, j’ai écrit ce mémo pour deux raisons. D’une part parce que j’avais réuni de nouveaux éléments qui renforçaient l’analyse du capitaine Thurgood et que je voulais les porter à la connaissance du commandant. D’autre part, expressément pour lui fournir des arguments en prévision de discussions avec l’amiral Byng et son état-major. » Il soutint sans frémir le regard de Bourget. « Il aurait pu présenter ça comme un exercice de scénario catastrophe de la part d’un jeune officier trop inexpérimenté pour en saisir l’absurdité… mais qui était peut-être tombé par hasard sur un détail méritant considération. — Je pensais bien que c’était votre intention, dit doucement le capitaine, dont les yeux durs s’animèrent d’une lueur d’approbation. — Ne vous méprenez pas, madame. » Askew eut un sourire crispé. « Si le commandant n’estimait pas en avoir besoin, j’espérais franchement que personne d’autre – surtout pas le capitaine Aberu – ne le verrait jamais ! Je voulais juste qu’il… dispose de cette ogive-là dans son arsenal en cas de besoin. — Je suis sensible à cette intention, Matt, et le commandant aussi. Mais je crains fort que ça n’ait eu en partie l’effet inverse. — Madame ? » Il sursauta, surpris, et les yeux de Bourget se durcirent à nouveau – quoique pas contre lui, cette fois. Elle renifla. « De quelque manière qu’Aberu s’en soit emparée, et que l’amiral Byng ait vu ou non votre premier mémo, il est certain qu’elle lui a montré celui-là. Je ne suis pas tout à fait sûre de ce que je vais dire et, en des circonstances normales, c’est une possibilité que je n’évoquerais pas devant vous, pour beaucoup de raisons, mais j’ai tendance à croire qu’elle a délibérément choisi son moment pour le partager avec l’amiral. » Les yeux d’Askew s’écarquillèrent. Son interlocutrice secoua la tête. « Comme je le disais, normalement, je ne suggérerais même pas une chose pareille. Dans le cas présent, toutefois, vous êtes assez dans la merde pour avoir le droit de savoir exactement qui sont les joueurs et ce qu’ils préparent peut-être. — Madame, il me semble que nous entrons là sur un terrain qui dépasse de très loin la valeur de ma solde », dit le lieutenant, nerveux. Le rire de Bourget fut encore plus dur que ne l’avait été son reniflement. « Je vais faire simple. Ingeborg Aberu et Karlotte Thimár ont toutes les deux des liens personnels et familiaux étroits avec… divers intérêts industriels dans le secteur de la défense, dirons-nous. Elles ont fait toute leur carrière dans la branche tactique et ont la ferme réputation – au sein de la Flotte de guerre – d’être à la pointe du progrès. Thimár, en particulier, faisait partie des principaux acteurs de l’initiative « Flotte 2000 » organisée par le ministère de la Flotte. Elle a même été l’auteur principal du rapport final. » Askew ne put s’empêcher de grimacer en entendant cela. Le programme Flotte 2000, bien qu’il eût aussi trouvé du soutien au sein de la Flotte des frontières, était surtout le rejeton de la Flotte de guerre. Dans l’ensemble, il combinait une bonne vieille propagande pro-Spatiale et une réaction d’ordre plus ou moins matériel à certaines des rumeurs les plus extrêmes issues des guerres Manticore-Havre. Les financements, au sein de la tentaculaire Ligue solarienne, étaient bien plus une fonction bureaucratique que législative, il en allait ainsi depuis des siècles. Néanmoins, l’opinion publique jouait un rôle non négligeable dans la division des fonds entre bureaucraties concurrentes, d’où l’exécution de Flotte 2000. À son niveau le plus fondamental, ce programme pouvait être décrit comme un effort d’« éducation publique », conçu pour informer un public solarien assez ignorant des précieux services rendus par la Spatiale alors que l’humanité abordait le vingtième siècle de l’ère interstellaire. En tant que tel, il avait intégré des émissions HV telles que « Notre Spatiale combattante » et « Les hommes et femmes de la Flotte », tous les deux centrés sur la Flotte de guerre, diffusés et rediffusés sur toutes les chaînes de divertissement. La Flotte des frontières n’avait aucune objection à ce que soient alloués des fonds supplémentaires à la Spatiale, mais elle en avait – et de sérieuses – à ce que ces fonds fussent consacrés aux éléphants blancs qu’étaient les supercuirassés de la Flotte de guerre plutôt qu’aux croiseurs de combat ou aux contre-torpilleurs de la Flotte des frontières, qui auraient, eux, pu faire œuvre utile. En conséquence, son Bureau de l’information publique s’était mis de la partie, produisant des émissions telles que « Aux frontières de la liberté » et « Premiers à répondre ». Cette dernière, consacrée aux nombreuses missions de secours après des catastrophes, aux sauvetages en espace profond et aux missions humanitaires qu’effectuait de manière routinière la Flotte des frontières, avait été particulièrement efficace. L’autre but de Flotte 2000 avait toutefois clairement été de faire assimiler au public la valeur – et l’efficacité – des services dont il bénéficiait en échange de son royal financement. En tant qu’officier tactique, Askew avait froncé le sourcil (pour être gentil) devant cet aspect. Oh, il y avait eu quelques authentiques avancées, une vague prise de conscience du changement de degré de la menace, en ce qui concernait par exemple les missiles, mais nullement autant que les communiqués des BIP le laissaient entendre. En fait, l’essentiel des efforts avaient été investis dans la décoration, afin de rendre les vaisseaux de la Spatiale et leur équipement encore plus impressionnants à la HV. Les consoles avaient été redessinées, les passerelles et les ponts de commandement réorganisés, et tous les compartiments des vaisseaux que le public avait des chances de voir un jour avaient été arrangés pour ressembler à un décor de film d’aventures HV plus qu’à un véritable bâtiment de guerre. Il y avait tout de même eu quelques améliorations pratiques – les nouvelles consoles rutilantes, par exemple, n’étaient pas seulement plus agréables à l’œil mais fournissaient aussi de meilleures informations et interfaces de contrôle. Et, quoique bien peu eût été accompli pour vraiment améliorer le matériel tactique de la Flotte, les vaisseaux les plus récents avaient été modifiés pour refléter un concept modulaire. On semblait au moins concevoir que perfectionnements et mises au point pourraient arriver – un jour –, aussi le Bureau de la conception spatiale avait-il reçu l’ordre de prévoir la possibilité d’insérer de nouveaux composants. C’était là une des différences majeures entre les anciens Infatigables et les Nevadas comme le Jean Bart. Pourtant, malgré l’impression délibérément créée à l’usage du public solarien, et en dépit de tout l’argent dépensé dans le cadre de Flotte 2000, on avait finalement très peu fait pour vraiment améliorer la puissance de combat de la FLS. Après tout, la Spatiale solarienne était déjà la plus puissante et la plus moderne qui fût, non ? Pour être juste, Askew partageait cette confiance dans la supériorité de la FLS jusqu’à une date très récente. À présent, toutefois, il était contraint d’affronter l’évidence de plus en plus forte que sa confiance – et celle de tout le monde – avait été mal placée. En conséquence, qu’on l’ait prévu ou non, les allégations publiques de Flotte 2000 se résumaient à des… contrevérités. Si les craintes d’Askew s’avéraient justifiées, si la situation s’envenimait vraiment, le public y verrait des mensonges purs et simples. Donc, si Aberu et Thimár avaient des liens familiaux directs avec les gens ayant réalisé le programme… « Bien entendu, je ne puis en être sûre, continuait Bourget, mais je ne serais pas surprise de découvrir que le capitaine Aberu et l’amiral Thimár ont un… intérêt très net à étouffer toute « peur panique » concernant des « super armes manticoriennes imaginaires », surtout si cette « peur panique » suggère que notre matériel aurait besoin de petites améliorations. Et, si c’est le cas, elles ne sont pas très contentes qu’on secoue leur cocotier. » Comme Askew hochait la tête, écœuré, elle lui accorda un sourire compatissant. « Le capitaine Mizawa n’avait pas l’intention de vous placer au milieu d’un feu croisé, Matt. Le rapport initial qu’il vous a demandé lui était nécessaire – pour sa propre information – en grande partie parce qu’il avait deviné que les rapports officiels de la DGSN sur les réalités de l’espace lointain étaient merdiques. Il se fie à votre jugement, à votre intégrité, et il a dû se dire que vous étiez assez jeune pour que nul ne vous remarque s’il vous envoyait discuter avec des gens comme Thurgood. Je sais qu’il ne s’attendait pas plus que moi à voir votre mémo tomber entre les mains d’Aberu. » Je pense aussi que l’entretien initial d’Aberu avec le commandant était une initiative personnelle. Ou bien venant d’elle et de Thimár. Mais quand elle a mis la main sur votre deuxième production – qui, ne nous voilons pas la face, est vraiment plus « alarmiste » que la première –, je crois qu’elle a choisi un moment où l’amiral Byng se sentait déjà… frustré par le délai nécessaire pour rassembler ici le groupe d’intervention et qu’elle la lui a montrée. » La paroi inférieure de l’estomac de Maitland Askew lui parut s’effondrer. Bourget hocha lentement la tête. « C’est exact. Cette fois-ci, l’amiral Byng – et par le biais de l’amiral Thimár, pas du capitaine Aberu – a exprimé son déplaisir personnel quant à vos « défaitisme évident, crédulité, encouragement à la panique et compétence au mieux relative ». » Elle énuméra ces tares rapidement, nota le cerveau engourdi d’Askew, avec une brutalité chirurgicale qui recelait une magnanimité propre. « Il a aussi déclaré – à travers Thimár – que, le « défaitiste » en question appartenant à la Flotte des frontières et non à la Flotte de guerre, continua-t-elle avec une répugnance évidente, les « sanctions convenables » seraient laissées à l’appréciation du commandant Mizawa. La manière dont le message a été transmis autorisait toutefois peu de doutes sur ce qu’il avait en tête. » Askew se contenta de la fixer. Il ne pouvait rien faire d’autre en sentant la destruction de sa carrière se ruer à sa rencontre. « En dehors des répercussions personnelles pour vous, reprit Bourget, ce que l’amiral Byng a décidé de conclure quant aux capacités manticoriennes est assez clair. Et, par malheur, votre second mémo – que le commandant et moi jugeons frappé de bon sens, soit dit en passant – est désormais irrévocablement entaché à ses yeux. En fait, si le commandant tente de discuter les vues d’Aberu et de Thimár, Byng rejettera sans aucun doute ses arguments car ils sortiront, pour lui, de votre rapport et le seul fait d’y repenser le mettra en colère. À ce que nous avons pu voir de lui, il est assez évident que, quand son caractère prend le dessus, son cerveau se débranche, et c’est ce qui arrivera chaque fois qu’il soupçonnera le commandant d’agiter votre mémo dans sa direction. Ce qui, à moins que je ne m’abuse fort, est exactement ce qu’Aberu et Thimár avaient en tête. — Je suis vraiment désolé, madame, dit Askew dans un semi-murmure. Je voulais me rendre utile. Je n’ai jamais pensé que… — Matt, le commandant Mizawa et moi vous tenons pour un jeune officier intelligent, talentueux et consciencieux, faisant de son mieux pour accomplir son devoir dans des circonstances extraordinairement difficiles. Si nous avons un regret, c’est de vous avoir par mégarde placé au milieu d’un champ de mines. » Askew referma la bouche et hocha encore la tête, espérant n’avoir pas l’air aussi malade qu’il lui semblait l’être. « Je vous ai expliqué tout ça dans un but précis, continua Bourget. Normalement, je n’aurais pas suggéré à un officier de votre grade que j’entretenais des soupçons quant aux mobiles du capitaine Aberu et de l’amiral Thimár. Pas plus que je n’aurais discuté avec vous des… inconvénients de l’attitude de l’amiral Byng envers la Flotte des frontières ou les capacités manticoriennes. En l’occurrence, toutefois, vous devez savoir que vous vous êtes fait des ennemis très haut placés et sans doute très vindicatifs. Je n’ose imaginer toutes les répercussions professionnelles potentielles, et j’aimerais qu’il existe un moyen de les écarter de vous si ces trois-là décident de faire de votre « punition » une affaire personnelle. À tout le moins, maintenant, vous êtes au courant. » Ce n’était toutefois pas ma raison principale de vous expliquer cela par le menu. Ce que je veux vraiment que vous compreniez, Matt, c’est pourquoi le commandant Mizawa a pris les mesures qu’il a prises en ce qui vous concerne. — Quelles… Quelles mesures, madame ? parvint à demander Askew. — Vous êtes relevé de vos fonctions d’officier tactique subalterne du Jean Bart à compter de cette minute, répondit Bourget sans détour. Votre nouvelle affectation sera celle d’assistant officier des informations publiques de l’amiral Sigbee, à bord du Restitution. » Askew crut recevoir un coup de poing au ventre et son visage se contracta douloureusement. « Laissez-moi terminer avant de dire quoi que ce soit », fit vivement Bourget, l’index levé. Leurs regards se croisèrent et, au bout d’un moment, le lieutenant parvint à acquiescer encore. « Je sais ce que cela vous inspire en ce moment, continua le capitaine d’une voix calme et compatissante. Avec de la chance, ça inspirera la même chose à Aberu et à Thimár – ainsi, d’ailleurs, qu’à l’amiral Byng. Pour eux, le commandant Mizawa aura bien reçu leur message et foutu votre carrière à la poubelle. En outre, vous affecter à bord du Restitution vous fera sortir du Jean Bart et, espérons-le, de leur champ de vision. » Les apparences sont cependant un peu trompeuses. Tout d’abord, l’amiral Sigbee est une vieille amie du commandant. Ils ont discuté ensemble de cette question – je ne sais pas dans quelle mesure exacte – et elle a accepté de vous faire une place dans son état-major, malgré votre propension à énerver l’amiral Byng. Ensuite, quoi qu’Aberu et Thimár puissent en conclure, le commandant et moi – et le capitaine Zeiss – rédigerons votre rapport d’efficacité dans les termes les plus positifs possibles. Enfin, il n’y a eu aucune communication officielle entre Byng ou quiconque de son état-major et le commandant Mizawa au sujet de votre « défaitisme ». Pour cette raison, il n’en sera pas fait mention dans votre dossier. » Elle marqua une pause, tandis qu’Askew prenait une profonde inspiration. Il comprenait ce qu’essayait de faire Mizawa et il lui en était très, très reconnaissant – surtout compte tenu des chances très nettes pour que, si Byng ou un de ses subordonnés décidait de suivre la « mise à la poubelle » de sa carrière, lui aussi comprenne ce qui se préparait. Mais, quoi qu’il arrivât, ce ne serait pas agréable. Quand le numéro deux du département tactique d’un croiseur de combat se voyait brusquement nommé assistant officier des relations publiques, on supposait – souvent avec raison – qu’il avait royalement merdé d’une manière ou d’une autre. Les rapports d’efficacité du commandant Mizawa et du capitaine Bourget contrediraient sans doute cette supposition devant de futures commissions de promotion mais ils ne modifieraient en rien l’opinion de ses nouveaux compagnons à bord du Restitution. En outre, il n’avait aucune assurance qu’Aberu et/ou les autres fussent prêts à se contenter de sa disgrâce du moment. Cela dit, c’était ce que le commandant Mizawa pouvait faire de mieux pour lui. « Je… comprends, madame, dit-il enfin à voix basse. Merci. Et, s’il vous plaît, remerciez le commandant pour moi. — Je n’y manquerai pas. Même si ce n’est pas nécessaire. Mon grand regret – et je suis sûre de parler aussi au nom du commandant – est que vous vous soyez fourré dans cette merde en faisant votre boulot et que nous ne puissions pas mieux vous protéger des conséquences. » Elle secoua la tête. « Je sais que ça n’en a pas l’air en ce moment mais, parfois, ce sont vraiment les gentils qui gagnent, Matt. Essayez de vous en souvenir. » Le capitaine Denton plissa un front soucieux en étudiant les événements des deux derniers jours. Il appréciait d’avoir reçu l’approbation officielle de Khumalo en ce qui concernait sa conduite en Péquod, mais il n’avait pas eu besoin des dépêches de l’amiral et du capitaine Shoupe pour protéger ses arrières. En fait, il avait lancé vers Fuseau d’autres messages, notamment les rapports détaillés de nouvelles confrontations avec des pachas néo-toscans. À présent, l’attaché au commerce de Nouvelle-Toscane se mettait de la partie, déposant des « protestations officielles » contre les « abus d’autorité croissants » du HMS Reprise et de son équipage. Et, pour ne rien arranger, il se produisait désormais d’authentiques incidents. Les Néo-Toscans se montraient de plus en plus maussades, insultants et grossiers devant les inspections de routine et les visites de vaisseaux ; même leurs matelots commençaient à dépasser les bornes. Denton soupçonnait qu’une bonne partie de ce qu’il subissait de la part de ces derniers venait de ce que leur avaient dit leurs officiers des insultes et de la brutalité manticoriennes. À l’heure qu’il était, la plupart semblaient croire que tous les prétendus incidents précédents s’étaient réellement produits, et aucun n’était d’humeur conciliante. En conséquence – Denton et les siens ayant une tâche à accomplir –, tout nouveau vaisseau néo-toscan était un baril de poudre fumant n’attendant qu’une étincelle : il s’était donc produit plusieurs confrontations vraiment désagréables. Ses subordonnés faisaient de leur mieux pour ne pas souffler de l’hydrogène sur le feu… mais cela ne semblait guère améliorer les choses. Tout l’équipage du Reprise connaissait à présent la litanie de plaintes et de protestations, mais il devait pourtant faire son devoir. Tel leur commandant, tous les Manticoriens en étaient arrivés à la conclusion que ces événements étaient orchestrés par une autorité centrale quelconque, dans un but spécifique. Et, tel leur commandant, tous auraient bien aimé trouver un indice – n’importe lequel – sur ce que pouvait être ce but… et la manière dont on pouvait l’éviter. Malheureusement, cet indice, nul ne l’avait encore découvert. Je voudrais vraiment que l’amiral se dépêche d’envoyer quelqu’un de plus gradé, songea Denton avec ferveur, et je me fiche que ce soit ou non de l’escalade. Que tout le monde soit si content de ce que j’ai fait jusque-là m’enchante mais je commence à être fatigué d’attendre la chute du couperet. Et je suis tout à fait sûr que, quand il arrivera enfin, je vais me retrouver enfoui jusqu’au cul dans une tempête de merde qui dépassera très largement ma solde. Il savait pourquoi ses nerfs étaient encore plus tendus qu’à l’ordinaire : ses yeux glissèrent sur le répétiteur tactique jusqu’au signal lumineux du VFNT Camille. Ce croiseur léger était plus grand que le Reprise d’environ trente pour cent, et la Flotte néo-toscane disposait d’un niveau technique honorable pour un système des Marges. Quoique pas aussi redoutable que celle de Rembrandt ou de San Miguel, elle se situait deux ou trois échelons au-dessus des flottes disparates de troisième ou quatrième zone qu’on trouvait en général dans ce coin du bois. Malgré cela, et quoique le Reprise ne fût pas un chat sylvestre du dernier printemps, Denton n’était guère intimidé par la puissance de feu du grand vaisseau. En effet, et il ne doutait pas que le commandant du Camille le sût aussi bien que lui, le croiseur n’aurait pas eu une chance contre le petit contre-torpilleur manticorien. Hélas ! ça n’est pas aussi simple que de déterminer qui peut pulvériser qui, songea-t-il, lugubre. Le Camille était arrivé en Péquod cinq jours locaux plus tôt, et le capitaine Séguin avait immédiatement informé les autorités locales que la Nouvelle-Toscane estimait à la fois utile et raisonnable de cantonner là en permanence un de ses vaisseaux de guerre, à des fins d’observations officielles. Il ne s’agissait pas, s’était-il hâté de préciser, d’une démarche hostile ni d’un affront à la souveraineté de Péquod. En effet, on espérait, comme en témoignaient des messages officiels du ministre des Affaires étrangères, madame Cardot, et du Premier ministre, monsieur Vézien, qu’une présence néo-toscane officielle dans le système apaiserait les tensions plutôt que de les envenimer. C’est cela, oui. Denton secoua la tête. S’il n’avait pas été sûr que tous les incidents dont se plaignaient les pachas néo-toscans avaient été délibérément concoctés par leur gouvernement, il aurait pu être disposé à envisager que Séguin dît vrai. Par malheur, il avait la conviction que, si le gouvernement néo-toscan avait vraiment voulu mettre un terme à la tension, il n’aurait eu qu’à dire à ses commandants d’arrêter de se conduire comme il le leur avait ordonné. Le Camille était donc fatalement là pour une autre raison, et cette « autre raison » ne lui plairait pas du tout lorsqu’il la connaîtrait. Sur cela, au moins, il estimait pouvoir compter. Sa bouche s’étira en un sourire sans joie tandis qu’il regardait la pinasse de l’enseigne Monahan se diriger vers un vaisseau. Il tapa une requête sur son répétiteur, et son sourire disparut quand apparut le nom VFNT Hélène Blondeau. Pas encore un de ces maudits cargos néo-toscans ! songea-t-il. Nom de Dieu, ils doivent faire défiler toute leur putain de flotte marchande à la queue leu leu par Péquod ! Est-ce qu’il leur reste seulement un bâtiment en… Ses pensées s’interrompirent quand l’icône de l’Hélène Blondeau fut soudain remplacée par le symbole clignotant cramoisi désignant une sphère de débris en pleine expansion, centrée sur le point de l’espace où le vaisseau venait d’exploser. «… donc, après m’être entretenu avec l’enseigne Monahan et chacun des spatiaux de son équipage séparément, je conclus que leurs rapports – individuels ou collectif – représentent un compte rendu exact de ce qui s’est passé durant leur approche de l’Hélène Blondeau », déclara, quatorze heures plus tard, Lewis Denton au micro de son terminal. Sa voix était très rauque et durcie par l’épuisement, il le savait, tout comme il savait que son rapport révélerait ses yeux las et les poches sombres, pareilles à des ecchymoses, formées en dessous. Toutefois, il n’y pouvait pas grand-chose. Il lui fallait envoyer ce rapport, et le plus tôt serait le mieux. Il y avait presque dix-sept jours de Péquod à Fuseau par messager, mais il y en avait moins de six de Péquod à la Nouvelle-Toscane. Il ne pensait pas que quiconque, là-bas, serait assez fou pour lancer une expédition punitive contre le Reprise ou Péquod, mais il n’en n’était pas aussi sûr qu’il l’aurait aimé. Pas après ce dernier épisode. « Au contraire de ce qu’affirme le capitaine Séguin, strictement rien ne suggère que l’enseigne Monahan et sa pinasse aient pris part à la destruction de l’Hélène Blondeau, continua-t-il. Je joins bien sûr à cette dépêche les enregistrements tactiques et les données de capteurs du Reprise pour toute la période concernée, entre une heure standard avant l’explosion du vaisseau et une heure standard après. J’y joins aussi une copie du journal de bord de la pinasse et un inventaire complet des soutes de mon bâtiment, qui liste tous les appareils et missiles à notre disposition. D’après ces documents, j’affirme sans équivoque que nul, à bord de la pinasse de mademoiselle Monaghan ou du Reprise, n’a tiré un seul coup d’aucune arme nulle part. » Au contraire, je réitère n’avoir pu trouver aucun indice dans nos archives ou nos données de capteurs suggérant une quelconque cause externe à la destruction de l’Hélène Blondeau. Il n’y a aucune trace de tir de missile, de tir d’arme à énergie ni de collision. Ma seule conclusion provisoire est que le vaisseau et – apparemment – son équipage tout entier ont été annihilés par une explosion interne. Ni moi ni aucun de mes officiers, notamment mes officiers tactiques et mécaniciens, n’avons pu suggérer la moindre cause plausible pour une telle explosion. Le vaisseau a été si complètement détruit que seule une avarie catastrophique soudaine de son vase à fusion pourrait constituer une explication vaguement valable. Je la juge toutefois très improbable, étant donné la nature de l’explosion observée. Compte tenu des données de capteurs, certes partielles, dont nous disposons et de notre analyse de la dispersion des débris, il nous semble, à mon officier tactique et à moi, que le vaisseau n’a pas été détruit par une explosion primaire suivie d’une série d’explosions secondaires, mais par une chaîne d’au moins sept explosions distinctes, quasi simultanées. » Il marqua une pause, le visage las, tendu, les narines dilatées. Puis il reprit la parole, lentement et distinctement. « Je me rends compte de la gravité de ce que je m’apprête à dire, et j’espère sincèrement qu’une analyse plus complète des données limitées que j’ai incluses dans ce rapport prouvera que mes soupçons sont erronés. Toutefois, à mon avis, la destruction de l’Hélène Blondeau est le résultat d’un sabotage minutieux, planifié avec soin et bien exécuté. Je ne vois aucune autre explication à la manière dont elle s’est déroulée. Je ne suis pas disposé, dans le cadre d’un rapport officiel comme celui-ci, à spéculer sur les responsables de ce sabotage. N’étant pas enquêteur de métier, je ne crois pas qu’il m’appartienne de porter des accusations officielles avant qu’une analyse plus détaillée ne puisse être effectuée. Toutefois, s’il s’agit bien d’un sabotage, quiconque en est responsable n’a pas à cœur les intérêts de l’Empire stellaire. Puisque le capitaine Séguin, le Camille et tous les autres vaisseaux néo-toscans se sont retirés du système, j’estime assez élevé le potentiel d’un malheureux incident supplémentaire et requiers donc respectueusement que ce système stellaire soit promptement et puissamment renforcé. » CHAPITRE QUARANTE « Ils sont partis. » Valéry Ottweiler leva les yeux du rapport qu’il était en train de lire et interrogea du regard l’homme qui se tenait sur le seuil de son bureau. Damien Harahap, ex-gendarme de la Ligue solarienne, avait un physique éminemment oubliable – qui lui avait été très utile au service de son ancien employeur – mais Ottweiler avait découvert un cerveau très performant derrière cette façade quelconque. Et aussi un être doté d’une chance inhabituelle car, l’un dans l’autre, Harahap avait énormément de veine d’être en vie. Le Mesan savait toutefois qu’il s’était révélé très utile à Aldona Anisimovna et Isabelle Bardasano. Quoique l’opération Monica eût connu un échec spectaculaire, Harahap y avait joué son rôle de manière impeccable et il avait critiqué sa performance avec la même honnêteté foncière que celle des autres. Il n’était pas mesan mais des agents de son professionnalisme et de son habileté – et de sa jugeote – étaient rares, aussi Bardasano, qui n’hésitait jamais à employer des talents étrangers fiables, avait-elle racheté son contrat à la Gendarmerie presque avant que les décombres de Monica eussent achevé de fumer. Savoir où étaient enterrés tous les cadavres du secteur de Madras faisait d’Harahap un auxiliaire particulièrement précieux pour Ottweiler, raison pour laquelle il s’était intégré à l’équipe de ce dernier en Meyers. Bien sûr, le faire travailler dans le monde capitale de ses anciens terrains de chasse présentait quelques inconvénients. En fait, Hongbo Junyan voyait cette relation d’un assez mauvais œil, mais Ottweiler avait déjà fait la preuve de qui commandait et toutes les objections que pouvait entretenir le vice-commissaire étaient restées muettes. « Je suppose que vous faites référence au départ de l’intrépide amiral Byng ? lâcha le Mesan, et Harahap hocha la tête. — Il vient d’opérer sa translation pour la Nouvelle-Toscane, dit-il. — Et ça n’est pas trop tôt », marmonna Ottweiler. Harahap ne fit pas mine de s’en rendre compte, ce qui était une nouvelle preuve de son intelligence et de sa discrétion, songea son patron, avant de reprendre : « Merci, Damien. — Aurez-vous encore besoin de moi cet après-midi ? demanda l’ex-gendarme. — Non. En tout cas, pas ici. Tout bien considéré, il serait sans doute utile que vous retourniez discuter avec vos contacts de la Gendarmerie. Essayez de savoir de quel œil les Solariens voient ce qui se passe en Nouvelle-Toscane. — Aucun problème », acquiesça Harahap. Puis il sortit et referma délicatement la porte derrière lui. Ottweiler fixa cette porte close, songeant à celui qui venait de la franchir et à tout ce qu’il représentait. Damien Harahap avait été un des meilleurs agents de terrain que la Gendarmerie solarienne eût jamais recrutés et formés, mais il n’avait jamais éprouvé de loyauté envers la Ligue. Lui-même né dans les Marges, il s’était échappé à la force des griffes de l’une des planètes remises par la Sécurité aux frontières à l’un de ses clients industriels multistellaires pour être exploitée et pressurée. Il avait accompli cet exploit en se mettant au service de ceux qui avaient retiré à son monde natal liberté et dignité, et cela devait encore parfois le ronger. Si tel était le cas, il n’en avait pas moins accompli un travail remarquable, mais en raison de sa conscience professionnelle, du besoin de se donner tout entier à sa tâche, non d’une quelconque dévotion à ses employeurs. Il s’était toujours vu – avec raison, selon le Mesan – davantage comme un mercenaire étranger que comme un citoyen de la Ligue. Et ce principe serait le talon d’Achille de la Ligue solarienne, soupçonnait Valéry Ottweiler. Trop des gens qui s’occupaient de maintenir la machine en état de marche étaient comme Damien Harahap : talentueux, ambitieux, souvent impitoyables… et dépourvus de toute loyauté envers la Ligue. Ils jouaient les meilleures cartes à leur disposition, voilà tout, et si quelqu’un leur proposait de changer les règles… Le Mesan baissa les yeux sur le rapport qu’il étudiait mais ne le vit pas vraiment, trop préoccupé par d’autres sujets. Il était heureux que Byng fût enfin parti, même si cela avait demandé tout un mois T – plus que le délai maximum acceptable spécifié par ses instructions mais seulement d’un jour ou deux. À moins que ses supérieurs ne fussent bien plus bêtes qu’il ne le pensait, ils auraient prévu une petite sécurité même dans leur délai « maximum ». Et, que ce fût ou non le cas, Ottweiler n’eût pu mieux faire sans se découvrir beaucoup plus et pressurer beaucoup plus fort – de manière beaucoup plus directe – Lorcan Verrochio que ne l’y avait autorisé Isabelle Bardasano. Il était en outre soulagé que Byng se fût résolu à n’emmener avec lui que deux de ses trois escadres de croiseurs de combat. Se renversant dans son fauteuil, les lèvres plissées, il siffla des notes sans suite. Il n’était pas censé savoir ce qui se passait pour de bon. C’était évident à la manière dont ses instructions étaient rédigées, les directives de Bardasano libellées. Toutefois, tel Damien Harahap, Valéry Ottweiler était si utile à ses employeurs en raison de son intelligence. Une intelligence lui ayant inspiré, ces derniers temps, des réflexions dont il avait pris soin de ne rien laisser paraître mais qui avaient renforcé son opinion de la loyauté fondamentale d’agents comme Harahap. Ou lui. Nul ne lui avait dit avec précision ce qui devait se produire en Nouvelle-Toscane mais il ne fallait pas être hyperphysicien pour deviner que ce n’était pas ce qu’attendaient les Néo-Toscans – ou l’amiral Byng. Après la bataille de Monica et ce qu’elle avait démontré quant aux capacités manticoriennes, la seule hypothèse qu’envisageât Ottweiler était qu’on voulût la rééditer avec Joseph Byng dans le rôle de la Spatiale monicaine. Isabelle Bardasano et Aldona Anisimovna étaient trop intelligentes pour s’attendre à une autre issue, aussi était-ce fatalement celle-là qu’elles visaient. D’où une question inévitable : pourquoi ? Ottweiler se l’était posée et, tandis qu’il la méditait, une idée très troublante lui était venue. Une idée qui lui faisait voir d’un tout autre œil les actes du gouverneur Barregos dans le secteur de Maya. Qui l’amenait à se demander comment un être aussi brillant que lui avait pu manquer les signes qu’il voyait si clairement à présent. Poussant sa réflexion, il en était venu à se demander aussi à quoi il avait accordé sa loyauté durant toutes ces années, à quel point les ambitions de ses employeurs s’étendaient plus loin qu’il ne l’avait jamais soupçonné. Et aussi comment réagirait la Ligue solarienne en découvrant les véritables inconvénients de l’emploi de mercenaires pour se protéger. « Tu sais, père, quand tu nous as soumis ta grande idée, au début, je me suis vraiment posé des questions à propos de ton emprise sur la réalité. J’ai même failli le dire, mais à présent…» Benjamin Detweiler, debout près de son père dans le salon luxueux d’un yacht privé, regardait l’écran de visualisation haute définition. « Vraiment ? » Albrecht jeta un coup d’œil ironique à son fils. « Et tu as changé d’avis ? Tu te rappelles qu’un de tes devoirs est de me prévenir si tu crois que je perds les pédales, hein ? — Oh, certainement. » Benjamin gloussa. « Le problème est que nul ne connaît réellement les ramifications tentaculaires – pour ne pas dire machiavéliques – qui tournent dans ta tête. Parfois, il nous est un peu difficile, de l’extérieur, de faire la différence entre les coups de génie et les folies. — Ton respect filial me bouleverse », fit sèchement son père, et le jeune homme s’esclaffa à nouveau. Cela dit, songea Albrecht, il y avait une part de vérité dans ce commentaire. D’ailleurs, c’était souvent le cas, avec Benjamin. De tous ses « fils », c’était sans doute celui qui oserait le plus franchement lui dire qu’il prenait une tangente dangereuse s’il le pensait. Probablement parce que c’est celui qui me ressemble le plus, raison pour laquelle je l’ai choisi pour gérer l’aspect militaire des opérations, après tout. Les yeux du vieux Mesan se fixèrent à nouveau sur l’écran. Et, jusqu’ici, nous pouvons tous être fiers de lui. Bon, de lui, de Daniel et de sa petite boutique des merveilles. À dire vrai, les images qui se déroulaient sur l’écran n’étaient pas si palpitantes… à moins que l’on ne sût ce qu’on voyait, bien sûr. Albrecht n’avait pas besoin de se trouver là, à bord du yacht de Benjamin, pour observer la situation de si près. Il aurait pu disposer exactement de la même imagerie dans la sécurité de son propre bureau. Toutefois, il savait parfaitement ce qu’il voyait : six ans T de préparation et d’effort, de sueur et de labeur, d’investissements énormes et d’une encore plus énorme patience exercée par des générations entières qui ne pouvaient se trouver ici avec lui, bouillonnaient dans la moelle de ses os tandis qu’il observait la scène. Jamais il n’aurait pu rester à l’écart : il avait besoin de se trouver physiquement aussi près que possible des vaisseaux de Baie des huîtres et, si c’était illogique, il ne s’en souciait qu’à peine. Albrecht regardait partir les gigantesques cargos. Ce n’étaient pas les plus gros de la Galaxie, loin de là, mais c’étaient tout de même de grands vaisseaux bien solides, chacun pesant au moins quatre millions de tonnes, et ils avaient été modifiés avec soin pour tenir leur rôle du moment. Les baies de chargement étaient bien plus grandes qu’à l’ordinaire, et les soutes, derrière ces baies, configurées pour fournir des nids douillets aux vaisseaux éclaireurs de classe Fantôme, à peu près aussi gros que des frégates, qu’elles dissimulaient. Ces éclaireurs étaient une nouveauté absolue en matière de guerre interstellaire et il aurait voulu en posséder plus – des centaines. Mais ce n’était pas le cas. S’il avait disposé de quelques mois supplémentaires – un ou deux ans T – pour se préparer, il aurait été bien plus satisfait. Mais on en a assez, se dit-il presque farouchement, en laissant ses yeux glisser vers la deuxième moitié de Baie des huîtres. Les bâtiments d’assaut de classe Requin étaient bien plus volumineux que les éclaireurs du commodore 0stby et du commodore Sung. Tout poseur de capsules devait l’être, encore qu’il s’agît là de prototypes dont on ne possédait que vingt-huit représentants, répartis entre la Première Force d’intervention de l’amiral Topolev et la Deuxième Force d’intervention, bien plus réduite, de l’amiral Colenso. Des unités notablement plus grandes, équipées de soutes plus vastes, étaient à l’étude – travaux en grande partie motivés par l’expérience que Benjamin et ses équipes avaient acquise en travaillant avec les vaisseaux commandés par Topolev et Colenso. Certaines étaient même en tout début de construction. Encore une fois, Albrecht regretta de n’avoir pu attendre que ces vaisseaux-là fussent disponibles en grand nombre. Mais la clef de toute l’opération était le minutage, et les deux amiraux avaient assez de puissance de combat pour accomplir la mission qui leur était confiée. Le vieux Detweiler n’était pas aussi spécialiste que Benjamin des questions militaires, mais même lui estimait que les Requins avaient l’air subtilement anormaux. Bien qu’ils fussent encore trop loin pour être visibles à l’œil nu, le grossissement de l’écran les faisait paraître tout proches et mettait en évidence le fait qu’ils étaient dépourvus de la fameuse « tête de marteau » des bâtiments de guerre. En fait, leur ligne tout entière était anormale, comme si leurs concepteurs avaient appliqué un cahier des charges radicalement différent de celui de tous les autres constructeurs de la Galaxie. Ce qui était le cas. Les vaisseaux d’assaut pivotèrent lentement puis, comme une seule unité, s’élancèrent dans les profondeurs insondables de l’espace. Et cela aussi était anormal. La torsion de la lumière exercée par les bandes gravitiques rendait invisible le vaisseau en leur sein, sauf selon un angle bien précis. Mais il n’y avait aucune distorsion autour de ces vaisseaux-là, rien pour tordre et brouiller les ondes lumineuses, parce qu’ils n’utilisaient pas de bandes gravitiques. Et ça va faire une très mauvaise surprise aux Manties et à leurs amis ! songea Albrecht, féroce. Il fixa encore l’écran quelques instants puis se secoua et prit une profonde inspiration. « Eh bien, voilà, dit-il. Je suis fier de toi, Ben. » Il serra l’épaule de son fils. « Je songe parfois que je ne vous le dis pas, à toi et aux autres, aussi souvent que je le devrais, mais c’est vrai. Je sais quelle pression je t’ai imposée en décidant d’avancer Baie des huîtres. Mais je savais aussi que si quelqu’un pouvait l’organiser et l’exécuter dans un pareil laps de temps, c’était toi. — La flatterie te mènera où tu voudras, père », dit Benjamin en souriant, mais Albrecht savait que sa sincérité avait été reconnue. Il serra à nouveau l’épaule de son fils puis secoua la tête. « Maintenant, je ferais mieux de rentrer à la maison. Je suis sûr que j’ai eu du courrier entre-temps, et ta maman a prévu quelque chose de spécial pour le dîner, ce soir. Elle ne m’a pas dit quoi et je ne le lui ai pas demandé. Parfois, j’ai un peu peur de le lui demander, d’ailleurs : je détesterais me dire qu’elle mélange ses livres de cuisine et ses carnets de notes du labo. » Cette fois, Benjamin éclata de rire. Évelina Detweiler, l’une des plus grandes chercheuses en biosciences de l’Alignement, spécialisée dans les bioarmes, travaillait en étroite collaboration avec Everett, le frère de Benjamin, et Renzo Kyprianou. Or, contrairement à son époux, toujours concentré sur la tâche du moment, elle n’était que trop souvent l’archétype du « savant distrait ». « Quoi qu’elle envisage de me faire manger, toutefois, tu auras intérêt à être là aussi, reprit Albrecht en considérant un Benjamin hilare. C’est un dîner spécial pour fêter le lancement de Baie des huîtres, et j’ai cru comprendre que, d’une manière ou d’une autre, il y aurait des fruits de mer. Alors viens. Dix-neuf heures trente tapantes. Et pas d’excuses, mon jeune ami. — Bien, père », répondit humblement Benjamin. « Bon, fit Augustus Khumalo, lugubre. Pour une fois, je regrette que nous ne nous soyons pas trompés. — Si vous préférez avoir tort, Augustus, ne vous inquiétez pas trop, dit la baronne de Méduse avec un sourire en coin. Je suis sûre que nous commettrons assez d’erreurs pour vous satisfaire pendant que nous chercherons un remède à la situation. — Je sais bien ce que j’ai envie de faire, moi, marmonna Henri Krietzmann, juste assez fort pour être entendu, et Joachim Alquezar lui lança un coup d’œil réprobateur. — Même si l’action directe exerce un attrait primitif, surtout en des moments pareils, ce n’est pas toujours le meilleur choix, Henri. D’ailleurs, il faut tenir compte d’un petit détail appelé Édit éridanien, et je crains qu’un bon vieux bombardement cinétique de la Nouvelle-Toscane ne soit hors de question. — Voilà qui est parler en véritable aristocrate efféminé », renvoya Krietzmann avec un clin d’œil, malgré la tension du moment. Alquezar eut un petit rire. Son alacrité momentanée disparut toutefois vite et il secoua la tête avant de se tourner vers Méduse. « J’admets n’avoir aucune idée de ce que cet incident doit leur faire gagner », dit-il en laissant courir un doigt sur la note diplomatique imprimée qui reposait devant lui, sur la table de conférence, près de sa copie du rapport du capitaine Denton. « C’est au moins en partie évident, monsieur le Premier ministre, dit Grégor O’Shaughnessy. Je sais qu’il faut cinq jours de moins pour gagner Fuseau depuis la Nouvelle-Toscane que depuis Péquod, mais que le vilaingramme de Vézien soit arrivé moins de vingt-quatre heures après le rapport de Denton en dit long. Même si ce capitaine Séguin a laissé les cargos voyager seuls, il lui a fallu presque cinq jours et demi pour arriver chez lui à bord de son croiseur lourd. Ce qui signifie que les Néo-Toscans ont mené l’enquête dont parle Vézien, discuté de l’attitude à adopter et envoyé ce fichu message en moins d’un jour T. Combien connaissez-vous de gouvernements qui pourraient faire ça en partant de zéro ? — Aucun, répondit Alquezar, sombre. Pas s’il y a vraiment une enquête à mener, en tout cas. — Je pense qu’on peut considérer comme acquis qu’il n’y en a pas eu besoin », intervint Michelle Henke, à la droite de Khumalo, son rauque contralto bien plus lugubre qu’à l’ordinaire. Méduse se tourna vers elle et n’aima guère ce qu’elle vit. Michelle était revenue en Fuseau depuis moins d’un mois T, et il était évident que les pertes considérables subies par la Flotte lors de la bataille de Manticore lui avaient porté un coup terrible. Évidemment ! se reprocha la baronne. Combien de ces gens connaissait-elle personnellement ? Combien de ses amis ont-ils été tués ? En outre, elle est officier de la Flotte de la Reine – la flotte qui était censée empêcher quiconque de jamais lancer une attaque pareille contre le système mère. Et même si rien de tout cela n’avait été vrai, songea-t-elle encore, Michelle était le commandant de la Dixième Force, qui avait officiellement pris du service à l’arrivée en Fuseau d’Aivars Terekhov – Sir Aivars Terekhov, se rappela-t-elle – et de son escadre de croiseurs. En tant que tel, elle n’était que trop consciente de l’effet que les pertes subies par la Flotte royale manticorienne produiraient sur la disponibilité des forces dans le Talbot. Il était très possible – voire inévitable – que beaucoup des vaisseaux devant leur parvenir soient retardés ou affectés en permanence à d’autres devoirs, tandis que l’Amirauté tenterait frénétiquement de combler les trous creusés par la bataille de Manticore. Tout cela rendait le minutage de la petite opération néo-toscane, quel qu’en fût le but, encore plus… regrettable. « C’est comme s’ils avaient déjà su ce qui s’est passé en Manticore, non ? » fit Terekhov, réfléchissant à voix haute, en un écho inquiétant des pensées de Méduse. Il occupait un fauteuil confortable près d’un coin du bureau de la baronne, le ruban bleu et blanc tout neuf de sa MPC en tête de la « batterie de cuisine » ornant sa poitrine. « Ne commençons pas à leur attribuer des pouvoirs surnaturels, Aivars, dit Michelle. — Oh, je m’en garderais bien, madame. » Terekhov eut un bref sourire. « Il est juste particulièrement frustrant que ceci se produise en ce moment. — Alors, ça, c’est ce que j’appelle un chef-d’œuvre de l’euphémisme, Sir Aivars, intervint Bernardus Van Dort, ironique. — Mettez ça sur le compte de mes années aux Affaires étrangères, répondit le commodore. Et, puisqu’on en est là, ces mêmes années font retentir en moi un concert de sonnettes d’alarme. Comme Grégor vient de le remarquer, toute cette histoire pue terriblement. Il y a « machination » marqué dessus en grosses lettres fluo et je n’aime aucune des raisons que j’ai trouvées pour l’expliquer. Joachim et vous connaissez ces gens-là bien mieux que moi, Bernardus. Est-ce qu’ils sont assez bêtes pour croire qu’on ne remarquerait pas le peu de temps qu’il leur a fallu pour nous envoyer leur maudit message ? — Ma foi, ils ont été assez bêtes pour envoyer Andrieaux Yvernau à l’Assemblée constituante, donc on peut se poser des questions, non ? remarqua Van Dort. S’ils espéraient vraiment qu’il en sorte une Constitution, ce n’était pas un choix très inspiré. Mais, en réponse à votre question, non, aucun d’entre eux – à part sans doute Yvernau – n’est idiot à ce point-là. Ils savent forcément qu’il n’y a aucune chance que nous manquions cette question de délai. Ça signifie qu’ils s’en fichent. Cette note ne nous est pas vraiment adressée. Elle est destinée à quelqu’un d’autre. — Exactement, acquiesça Terekhov, tandis que ses yeux bleus balayaient la table avant de revenir se poser sur Joachim Alquezar et la baronne de Méduse. C’est Monica bis. Je ne sais pas comment les pièces sont censées s’emboîter cette fois-ci mais la Nouvelle-Toscane est autant l’outil d’un troisième larron que l’était Monica. Et, comme dit Bernardus, la mise en scène de ces incidents est destinée à quelqu’un d’autre. Un seul d’entre vous doute-t-il de l’identité du quelqu’un en question ? — Les Solariens, bien sûr, dit Alquezar. Quoi qu’ils aient en tête, les Néo-Toscans projettent de faire appel à une « puissance extérieure impartiale » afin de… servir de médiateur dans une crise à l’évidence provoquée par l’Empire stellaire pour de sinistres motifs. — Je commence à regretter que nous n’ayons pas envoyé Chatterjee relever Denton dès qu’il est arrivé avec ses Roland, soupira Khumalo en passant les doigts de sa main droite dans ses cheveux en un geste las peu caractéristique. — Je ne crois pas que ça aurait fait la moindre différence, monsieur », dit Terekhov. Comme l’amiral le regardait avec curiosité, il fit d’une main le geste de jeter quelque chose. « Tout d’abord, il me semble que vous n’aviez pas d’autre choix que de geler les mouvements et les déploiements des vaisseaux, au moins jusqu’au retour en Fuseau de l’amiral du Pic-d’Or, en attendant d’avoir une idée de la manière dont les événements de Manticore vont affecter la disponibilité des forces dans le Quadrant. Avec la meilleure volonté du monde, je ne vois pas comment vous auriez pu prendre une autre décision. Ensuite, quoi que préparent ces gens-là, il est sûr qu’ils exécutent un plan bien précis depuis le début. Je ne les vois pas agir différemment sous prétexte que le commodore Chatterjee aurait été présent avec une demi-douzaine de Roland à la place du capitaine Denton avec une seule pauvre boîte de conserve. — À moins que la présence d’une demi-douzaine de Roland ne les ait convaincus de la folie de leurs actes, objecta Michelle. — Si je puis me permettre, madame, pour peu qu’ils sachent compter jusqu’à vingt sans enlever leurs chaussures, ils savent que la Flotte de Nouvelle-Toscane, dans toute sa splendeur, ne devrait pas chercher des poux à la FRM. Poster plus de contre-torpilleurs en Péquod n’aurait pas changé la perception de l’équilibre des forces. » Michelle hocha lentement la tête. Terekhov avait raison, bien sûr, et cela ne la rendit que plus heureuse de les voir revenus dans le Quadrant, lui et son jugement. C’était d’ailleurs, pour le moment, la seule chose dont elle fût heureuse. « Très bien. » Méduse fit le tour de la table du regard, tandis que sa voix ferme et tranquille emportait l’attention de tous. « Ce que j’entends, c’est un consensus selon lequel la Nouvelle-Toscane sert de façade à un ou plusieurs groupes inconnus, quoique je nous soupçonne de pouvoir mettre un nom sur au moins l’un d’entre eux en faisant un effort. Je nous crois aussi d’accord pour dire qu’en ce moment ils ont l’avantage de savoir ce qu’ils cherchent à faire, alors que nous n’en avons pas la moindre idée. Malheureusement, je ne vois pas d’autre solution que de répondre assez fermement à ce qu’ils ont déjà fait. — J’aimerais avancer une petite mise en garde, milady, dit O’Shaughnessy, avant de continuer, sur l’invitation de la baronne : Je ne peux qu’être d’accord avec vos propos, mais nous devons garder à l’esprit qu’une réaction musclée est peut-être exactement ce qu’ils attendent. — C’est possible, admit Méduse. Mais je ne vois pas d’autre choix. Nous ne pouvons pas les ignorer alors que leur Premier ministre nous envoie des messages officiels accusant une de nos pinasses d’avoir délibérément détruit un vaisseau marchand néo-toscan avec tout son équipage – et, par extension, nous accusant de mentir plutôt que d’admettre la responsabilité du capitaine Denton. Nos analyses des données prouvent que rien de tel ne s’est produit mais nul n’a d’indices à étudier, en dehors de nous et des Néo-Toscans. Autant que ça me déplaise, il y aura donc une bataille pour la crédibilité, pas une dispute qui pourrait se résoudre en présentant des preuves devant un tribunal interstellaire. Si c’est le cas, il est hors de question de leur permettre d’établir leur version des faits sans la contester. » Tous les officiers hochèrent sobrement la tête. Ils avaient confié les données de capteurs fournies par le capitaine Denton avec son rapport à leurs ordinateurs et simulateurs tactiques, bien plus performants que ceux du Reprise. Eux aussi, hélas ! avaient leurs limites. Comme l’avait dit Denton, on ne disposait pas d’autant de données qu’on pouvait le souhaiter. Le Reprise n’était qu’un contre-torpilleur et ses capteurs gardaient l’œil sur tout un système stellaire. Rien ne l’ayant averti qu’il lui fallait surveiller en particulier l’Hélène Blondeau, aucune de ses plateformes déployées n’avait regardé dans la bonne direction au bon moment. Ce dont on disposait provenait presque entièrement des capteurs du bord, dont l’attention n’était pas non plus concentrée sur le cargo néo-toscan. Malgré tous ces inconvénients, il était apparu très clairement aux analystes que Denton ne s’abusait pas. L’Hélène Blondeau avait été détruit par une explosion interne. Ou, pour être plus précis, par huit – plutôt que les sept identifiées par le capitaine – détonations simultanées, réparties dans son volume de manière équidistante. Il ne s’agissait ni de la succession d’explosions se propageant depuis un point initial qu’aurait produite une catastrophe « naturelle » concevable, ni du résultat d’un tir d’énergie ou de missiles frappant la coque. La seule manière dont autant d’explosions avaient pu se produire simultanément dans un vaisseau de cette taille était le placement minutieux de charges de sabordage. Il n’y avait aucun doute dans l’esprit des analystes : les Néo-Toscans avaient fait sauter leur propre vaisseau. « Je ne vais pas remettre nos analyses aux journalistes, reprit Méduse. Je suis tout à fait sûre qu’elles sont exactes, mais dire qu’ils ont fait ça eux-mêmes ne passerait pas bien dans la presse. La défense façon « C’est celui qui le dit qui y est » paraît faible dans le meilleur des cas, surtout quand elle se fonde sur une analyse discutée d’informations ou de données incomplètes. D’ailleurs, quiconque a imaginé cet épisode sait que nos relations diplomatiques avec Havre – qui ne s’arrangent pas, à présent que nous les accusons d’avoir saboté le sommet et qu’ils nient être coupables des tentatives d’assassinat – vont rendre cette vérité particulièrement criante dans notre cas. » Néanmoins, il est impératif d’affirmer clairement, sans équivoque, que nous ne sommes en aucun cas responsables de ce qui s’est produit. Nous pouvons fournir nos données de capteurs et les résultats de notre enquête interne pour souligner notre innocence, sans accuser quiconque. Il le faut, afin que notre son de cloche soit aussi clair et net que la version néo-toscane des événements. Nous devons en outre procéder comme procéderait toute nation stellaire innocente agissant de bonne foi. Donc répondre directement au message de Vézien. — De quelle manière, milady ? demanda Alquezar. — En envoyant un message en retour. Un message disant clairement que nous rejetons les accusations, décrivant en détail – avec les enregistrements du capitaine Denton pour corroborer nos descriptions – ce qui se passe vraiment en Péquod et exigeant une explication du comportement de plus en plus provocateur des Néo-Toscans. — Vous pensez envoyer ça par les canaux diplomatiques normaux, milady ? » Méduse lui lança un sourire évoquant distinctement un requin. « Ils ont dépêché leur messager gouvernemental officiel en Fuseau pour s’assurer que nous recevions leur courrier, amiral. Le moins que nous puissions faire est leur faire parvenir notre réponse tout aussi vite. Je pense qu’Amandine Corvisart ferait une excellente représentante et le commodore Chatterjee un impressionnant facteur. — Ça pourrait être considéré comme une provocation, milady, remarqua O’Shaughnessy, avant d’expliciter son propos quand la baronne se tourna vers lui. Ils ont envoyé un messager désarmé. Si nous envoyons une escadre de contre-torpilleurs, ou même une seule division, pour porter notre réponse, ça pourrait facilement passer pour de la « diplomatie de la canonnière ». — On aurait l’air de déclarer qu’ils ont intérêt à la fermer s’ils ne veulent pas qu’on fasse sauter leur misérable petit système stellaire en mille morceaux, monsieur O’Shaughnessy ? fit Khumalo, un peu froid. C’est bien ce que vous voulez dire ? — Tout à fait, amiral, répondit l’analyste sans frémir. Et je ne critique pas la Spatiale en disant cela. D’ailleurs, je pense qu’une canonnière, voire un croiseur – ou même, de temps en temps, une escadre de croiseurs de combat… (il lança à Michelle un sourire en coin) constituent des instruments diplomatiques légitimes. Je signale simplement que, dans le cas qui nous occupe, nous avons affaire à des gens qui cherchent déjà à nous provoquer. Qui nous attribuent la destruction de leurs cargos. En donnant l’impression de les menacer, nous pourrions faire leur jeu. — J’y ai songé, Grégor, dit Méduse avant que Khumalo pût répondre, et vous n’avez pas forcément tort. Cela dit, je pense qu’en l’occurrence une petite démonstration de force est indiquée. Je suis sûre que le commodore Chatterjee se montrera professionnel sans provocation et je sais qu’Amandine fera preuve de fermeté sans recourir à de vraies menaces. Mais il est impensable qu’une authentique puissance interstellaire telle que nous n’accompagne pas un pareil message par une démonstration de force modérée. De quelque manière qu’il soit libellé, il accusera les Néo-Toscans d’avoir délibérément provoqué un incident entre nos nations. Quant à eux, s’ils affirment que nous avons détruit un cargo et tué tout un équipage, ils nous accusent même d’un acte de guerre ouverte. Si nous ne répondons pas avec assez de fermeté pour les avertir qu’il existe une limite à ne pas dépasser, nous nous écartons des paramètres normaux – et acceptés – des réactions de grandes puissances dans un cas pareil. — Et si leur plan, comme dit le commodore Terekhov, supposait que nous réagissions en fonction de ces paramètres normaux et acceptés, milady ? — Je ne suis pas dans leur tête, Grégor, soupira le gouverneur impérial. Alors soit je reste assise ici, paralysée par des suppositions et des contre-suppositions, soit je fais de mon mieux. Tant que nous respectons les paramètres en question, sans agiter de gros gourdins d’un côté en ayant l’air effrayés de l’autre, nous serons dans la meilleure position possible quand cette affaire passera enfin devant le tribunal de l’opinion publique. Ça ne sera peut-être pas grand-chose mais c’est ce que nous pouvons faire de mieux. Si la Nouvelle-Toscane est décidée à pousser le bouchon, nous ne pouvons pas l’en empêcher. Et, s’il en résulte un incident vraiment violent, il en résultera un incident vraiment violent, nous ferions mieux de l’accepter tout de suite. En attendant, nous allons agir en nation stellaire civilisée rejetant une allégation ridicule. Ça ne pourra pas faire de mal et – qui sait ? – cela sera peut-être même utile. — Vous avez raison, milady, dit Michelle, dont l’expression se durcit. Je ne désire aucun « incident violent » avec ces gens-là, et Dieu sait que la dernière chose dont on a besoin c’est d’une réédition de Monica ! » Elle lança un sourire tendu à Khumalo et Terekhov. « Je pense que vous avez remarquablement bien agi là-bas, tous les deux, ne vous méprenez pas. Mais nous savons tous combien la situation se serait envenimée si une force d’intervention de la Sécurité aux frontières était arrivée avec les yeux injectés de sang. Ç’aurait déjà été grave avant que Havre n’attaque le système mère. À présent, en plein déséquilibre stratégique, le mot « désastreux » monte aux lèvres. » Malgré cela, ou peut-être même à cause de cela, je crois qu’il faut bien faire comprendre aux Néo-Toscans que, comme dit madame le gouverneur, il existe une limite à ne pas dépasser. Il est peut-être souhaitable de le leur rappeler : aussi mauvais que puisse être un nouveau Monica pour nous à long terme, cela serait diablement plus mauvais pour eux à court terme ! Et je crois important aussi d’expliquer aux Solariens que nous comptons être maîtres en notre logis. N’oublions pas que les incidents qu’on nous accuse de fomenter ont lieu en Péquod, et que Péquod, aux dernières nouvelles, fait partie de l’Empire stellaire de Manticore. On a introduit un vaisseau de guerre néo-toscan en territoire manticorien, et on nous communique les conclusions d’une commission d’enquête néo-toscane sur des événements s’étant déroulés dans un système stellaire manticorien, commission où n’était présent aucun de nos témoins ou enquêteurs. C’est une violation de notre souveraineté et nous ne pouvons pas la laisser passer. Surtout si la Sécurité aux frontières regarde par-dessus l’épaule de quiconque orchestre ça. — J’estime que ce sont deux très bons arguments, amiral, dit Méduse. Bien sûr, c’est sans doute parce qu’ils me sont déjà venus. Quoi qu’il en soit, je désire procéder ainsi. Je vous laisse le soin, à vous et à l’amiral Khumalo, de rédiger les ordres du commodore Chatterjee. C’est votre domaine de compétence, pas le mien. J’aimerais toutefois en être mise au courant avant qu’il ne parte pour la Nouvelle-Toscane. En attendant, je vais m’entretenir avec Amandine. Je ne compte pas me montrer trop agressive dans mon message à Vézien, mais j’ai l’intention d’affirmer que la Nouvelle-Toscane se heurte à l’Empire stellaire de Manticore, pas au système indépendant de Péquod ni à une entité politique floue susceptible de naître un de ces jours. Elle se heurte à une nation qui existe bel et bien et dont elle n’a vraiment, vraiment pas intérêt à se faire un ennemi déclaré. » CHAPITRE QUARANTE ET UN Abigail Hearns, à son poste sur la passerelle du HMS Tristan, faisait de son mieux pour paraître très calme. Ce n’était pas facile. Elle n’avait jamais beaucoup cru aux concepts d’intuition ou de « double vue ». Du moins pas en ce qui la concernait : elle en avait assez vu et entendu concernant le Seigneur Harrington pour ne pas refuser cette possibilité dans son cas. D’autres officiers de sa connaissance, tel le capitaine Oversteegen, semblaient aussi posséder un talent qui évoquait de très près ces fameux pouvoirs, mais l’antenne psychique d’Abigail n’avait jamais capté de signaux d’alarme. Raison pour laquelle elle se sentait particulièrement nerveuse ce jour-là, car quelque chose lui tordait sans conteste les nerfs en un nœud de tension vibrant. Elle ne savait pas pourquoi, elle n’aurait pu l’expliquer, mais c’était le cas. Et elle n’était pas seule à ressentir cela : elle avait observé le phénomène chez plusieurs autres officiers, autant sur la passerelle qu’en dehors, et savait que tous s’efforçaient de projeter la même sérénité qu’elle… que tous se demandaient à quel point ils y parvenaient. Elle quitta ses écrans des yeux pour observer le répétiteur d’astrogation principal, et l’infernale tension qu’elle cherchait si fort à réprimer monta d’un ou deux crans. Ce ne serait plus très long à présent, songea-t-elle. Non, vraiment, et béni soit l’Intercesseur de nous avoir laissé un peu de temps pour nous entraîner, se dit-elle. Je ne me crois pas la seule à bord qui regrette de n’avoir pas plus tôt pris en main la dispute avec la Nouvelle-Toscane, mais je ne peux honnêtement pas dire que nous avons perdu notre temps. Le service tactique du Tristan n’était pas encore aussi parfaitement huilé et performant que celui de l’Hexapuma à la veille de la bataille de Monica, mais il avait fait d’inestimables progrès. En fait, elle l’estimait aussi bon que celui du Chaton méchant en Nuncio, et elle éprouvait une agréable impression de travail accompli en sachant que ces améliorations étaient son œuvre. Toutefois, cette impression n’était pas isolée : l’accompagnait un sentiment dangereux observé chez beaucoup des meilleurs officiers tactiques avec lesquels elle avait servi, et aussi niché, elle l’avait découvert, au plus profond d’elle. Abigail Hearns avait tué assez d’êtres humains au cours de sa jeune existence pour n’éprouver aucun besoin pressant d’en exécuter davantage, mais elle ne pouvait nier cette vague excitation de prédateur. Cette conscience de la puissance de l’arme qu’elle tenait entre les mains, telle une épée de seigneur. Elle n’avait pas réellement envie de s’en servir, mais pourtant… pourtant… Il y a toujours un « pourtant », n’est-ce pas, Abigail ? songea-t-elle en se rappelant une conversation en Nuncio avec Ragnhilde Pavletic. Il y a toujours cette envie de te mettre à l’épreuve, de prouver que tu es un tout petit peu meilleure que la voisine. Ou – soyons honnête – que n’importe qui d’autre. Elle jeta un coup d’œil au fauteuil de commandement d’une Naomi Kaplan encore plus calme que tous ses subordonnés. Contrairement aux autres occupants de la passerelle du Tristan, toutefois, Abigail avait connu le capitaine Kaplan au poste d’officier tactique : elle en avait déjà observé l’expression avant un combat et savait ce qu’elle voyait en ce moment. « Excusez-moi, pacha, dit le lieutenant O’Reilly, nous avons un appel de com du vaisseau amiral. Le commodore pour vous, madame. — Passez-le-moi, Wanda », répondit Kaplan. Il y eut un délai infinitésimal puis elle sourit à son petit écran de com privé. « Bonjour, commodore, que puis-je pour vous ? » Ray Chatterjee, commandant de la 301e escadre de contre-torpilleurs, lui rendit son sourire depuis le pont d’état-major de son vaisseau amiral, le HMS Roland. Il paraissait un peu plus tendu que son interlocutrice, mais il était responsable des quatre vaisseaux de sa première division (la deuxième, commandée par le capitaine de vaisseau Jacob Zavala, avait été envoyée en Péquod pour relever le Reprise quand le capitaine Denton était rentré en Fuseau donner à l’amiral Khumalo et à l’amiral du Pic-d’Or son impression de première main de la situation), alors que Kaplan n’avait à se préoccuper que du Tristan. « J’ai réfléchi, Naomi, déclara le commodore, et, quoique ce soit toujours un processus assez risqué dans mon cas, je crois avoir mis le doigt sur quelque chose. En gros, je préférerais garder une ou deux cartes dans ma manche. Par simple précaution, vous comprenez ? — Vu ce qui s’est produit en Péquod, je serais pour conserver un ou deux pulseurs dans nos manches, monsieur. Et aussi un dans chaque botte, de préférence. — Oh, ça, ce serait peut-être excessif, observa Chatterjee sur un ton léger. Après tout, nous sommes censément en mission diplomatique. Mais j’ai étudié tous nos documents sur la Nouvelle-Toscane et un des détails qui m’ont frappé est qu’elle ne dispose pas vraiment de capteurs en espace profond dignes de ce nom. » Kaplan hocha la tête. Toute nation stellaire modérément prospère – ou, à tout le moins, toute nation stellaire modérément prospère s’inquiétant de manœuvres militaires dans ses alentours – entretenait des capteurs en espace profond. Dans le cas d’une puissance comme Manticore, ces plateformes mesuraient des milliers de kilomètres de long et étaient dotées d’une exquise sensibilité leur permettant de percevoir des empreintes hyper, voire des signatures d’impulsion, à des mois-lumière de la primaire du système, bien au-delà de la portée accessible à des capteurs de vaisseau. Toutefois, la Nouvelle-Toscane n’était pas modérément prospère au regard des critères manticoriens. Malgré le train de vie souvent princier de ses oligarques, elle n’était guère plus qu’une poche de pauvreté crasse aux yeux du Vieux Royaume stellaire et ne possédait aucun capteur en espace profond moderne. « Ces gens-là sont pratiquement aveugles au-delà de l’hyperlimite, continua Chatterjee. Je ne dis pas qu’ils ne peuvent rien voir au-delà de cette distance, mais ils n’ont pas de grandes chances d’y parvenir et leur résolution est forcément minable au-delà de vingt à vingt-cinq minutes-lumière de la primaire. — C’est à peu près aussi mon estimation, monsieur », acquiesça Kaplan, quoique sa voix fût un brin méfiante. Chatterjee eut un nouveau sourire, bien mince, en comprenant qu’elle avait deviné où il voulait en venir : il ne lui restait plus qu’à confirmer ces soupçons. « Ce que j’ai l’intention de faire, reprit-il, c’est rapprocher un peu le Tristan du Roland, par-derrière, pour voir si notre empreinte peut masquer la vôtre. Nous opérerons notre translation à vingt-deux minutes-lumière – s’ils veulent croire que notre astrogation est douteuse, je m’en moque, mais ça nous donnera une minute-lumière et demie de plus pour nous amuser. Dès que nous aurons opéré nos translations alpha, toutefois, je veux que vous passiez en mode furtif absolu. — Si je puis me permettre, monsieur… — « Si je puis me permettre bla bla bla », l’interrompit Chatterjee avec ce qui ressemblait bien plus à un vrai sourire. Comment ai-je pu deviner que vous alliez dire ça ? » Kaplan referma la bouche, quoique la lueur qui habitait ses yeux communiquât fort bien sa pensée informulée. « C’est mieux, approuva le commodore, dont l’expression devint grave. Je ne vous soumets pas cette idée pour vous compliquer la vie, Naomi, je vous assure. Le problème est que nul n’a la moindre idée d’où les Néo-Toscans veulent en venir. Nous savons toutefois qu’ils ont fabriqué de toutes pièces des incidents, et même qu’ils ont fait sauter un de leurs propres cargos – d’ailleurs, j’espère de tout cœur qu’il n’y avait pas réellement un équipage à bord à ce moment-là – afin de nous en accuser. Je ne crois pas qu’ils auraient agi ainsi à moins de se croire capables de réunir quelques prétendues données de capteurs pour soutenir leur argumentation. Et le capitaine Denton, par malheur, n’a pas pu nous fournir de quoi la repousser de manière concluante. » Je doute qu’ils tentent quoi que ce soit avec trois contre-torpilleurs manticoriens perchés là, à les regarder comme des faucons, mais je n’en mettrais pas ma main au feu. Donc, ce que nous allons faire, c’est nous servir du Roland, du Lancelot et du Galahad pour déployer des Cavaliers fantômes pendant que nous entrerons dans le système. Nous larguerons quelques plateformes actives pour balayer devant nous, mais les autres seront absolument passives, ne brancheront même pas leur propulsion, et vous les dirigerez d’au-delà de l’hyperlimite, en vous servant de liens luminiques pour qu’aucune impulsion gravitique inexpliquée ne flotte dans le système. Les Néo-Toscans ne sauront pas que nous observons tout leur système stellaire en enregistrant ce que nous voyons. S’ils essaient de faire passer quelque chose hors de notre portée de capteurs officielle, les plateformes cachées les prendront en flagrant délit, ce qui renforcera la position d’Amandine Corvisart au cas où ils voudraient la prendre de haut. Dans un sens, j’aimerais donc presque qu’ils s’enhardissent, si ça nous permet de les prendre la main dans le sac. Et c’est vous qui allez surveiller le contenu du sac pour nous. » Kaplan resta muette quelques instants puis poussa un soupir à peine perceptible. « Très bien, monsieur. Ça ne me plaît pas mais je comprends la logique de la manœuvre et je sais qu’il faut bien la confier à quelqu’un. Mais la prochaine fois qu’il vous viendra une idée comme celle-là, on pourrait envisager de jouer aux cartes, lancer des dés ou tirer à pile ou face pour savoir qui va faire grand-maman dans le fauteuil à bascule sous la véranda pendant que les autres vont jouer dehors. — Bonté divine, capitaine ! J’ignorais que vous possédiez un tel don de la métaphore, mais j’imagine que je peux au moins réfléchir à votre suggestion. » Chatterjee fronça un instant le sourcil, songeur, puis sourit. « Personnellement, je préfère pierre-papier-ciseaux pour les décisions vraiment graves, cela dit. » « Ils sont arrivés, mademoiselle Anisimovna. » Aldona Anisimovna, sur la terrasse de sa villa temporaire de Livorno, se redressa sur sa chaise longue. Elle jouissait de la chaleur de la primaire G3 de Nouvelle-Toscane comme un grand chat blond depuis presque une heure, et il fallut quelques instants à son cerveau gorgé de soleil pour traiter l’annonce de Kyrillos Taliadoros. « Les Manties ? demanda-t-elle, ce qu’on lui confirma d’un signe de tête. — D’après nos contacts, ils sont en plus grand nombre que nous ne nous y attendions, madame. — À quel point ? — Trois contre-torpilleurs de la nouvelle classe Roland, répondit Taliadoros. Et, d’après leurs messages initiaux, ils ont envoyé nul autre qu’Amandine Corvisart pour remettre leur réponse au message du Premier ministre. — Vraiment ? » Anisimovna eut un sourire mauvais. Compte tenu du travail de démolition effectué en Monica par Corvisart, lui rendre la monnaie de sa pièce constituait un bonus imprévu. Elle se surprit à avoir envie de ronronner comme une lionne en chasse à cette pensée mais sentit aussitôt son pouls s’accélérer. Même un rejeton d’une lignée alpha mesane n’était pas immunisé contre les effets de la bonne vieille adrénaline. Ou de la crainte, admit-elle, tandis que son sourire s’effaçait un peu. Ni, d’ailleurs, d’un léger creux à l’estomac quand elle songeait au petit détail qu’elle avait ajouté au plan sans en informer ses alliés de Nouvelle-Toscane. Arrête ! se dit-elle fermement. C’est le premier acte d’une putain de guerre, espèce de conne ! Bien sûr que ça va être… sale. Mais ça va marcher, ce qui est bien plus important ! « Vous dites « d’après nos contacts », reprit-elle. Ça signifie qu’aucun subordonné de Vézien ne nous a encore officiellement communiqué la nouvelle ? — Oui, madame, mais ça n’est pas forcément significatif. » Taliadoros s’autorisa un sourire vaniteux. « Je serais très surpris que notre ligne de communications avec la FNT – et son propre cabinet, d’ailleurs – ne soit pas plus courte, ou en tout cas plus rapide, que les siennes. — Ne péchons pas par excès de confiance, Kyrillos », dit Anisimovrta sur un ton de léger reproche. Le sourire de son garde du corps disparut, tandis qu’il hochait la tête, sombre. Cela dit, il n’avait pas tort, concéda-t-elle en elle-même. Depuis son arrivée en Nouvelle-Toscane, Jansen Metcalf avait fait ce que faisaient toujours attachés et ambassadeurs mesans. Avant même de défaire ses bagages, il avait entrepris d’établir des « contacts » dans toutes les structures politiques et économiques locales. C’était toujours plus facile sur des planètes comme celle-ci, où les pots-de-vin, les détournements de fonds et la corruption étaient considérés comme normaux. Anisimovna se demandait parfois si c’était la relative absence de cette trinité d’outils qui expliquait l’échec de Bardasano à pénétrer Manticore – ou, d’ailleurs, la nouvelle République de Theisman et Pritchart – comme elle avait pénétré tant d’autres nations stellaires. Quoi qu’il en fût, la Nouvelle-Toscane fournissait un terrain fertile aux techniques mesanes standard et, jusqu’à ce que Manticore s’implique dans l’amas de Talbot, Metcalf n’avait rien eu de plus important à faire que de peaufiner son réseau. Taliadoros avait donc sûrement raison : Anisimovna était bel et bien mieux informée des événements de Nouvelle-Toscane que le Premier ministre Vézien. Peut-être même mieux que Damien Dusserre, bien qu’elle eût davantage hésité à en prendre le pari. « Je suis d’accord avec vous, cela dit, continua-t-elle. Vézien doit vérifier ses infos avant de les transmettre, non pas tenter de nous faire des cachotteries. » Comme Taliadoros acquiesçait à nouveau, Anisimovna se leva souplement. Elle marcha pieds nus jusqu’au rebord de la terrasse, s’accorda quelques instants de réflexion en contemplant la capitale néo-toscane puis se retourna vers son garde du corps. « Il est temps que je reste tranquillement ici, à ne rien faire de louche, dit-elle. Et si j’y suis, il faut que vous y soyez aussi. Il serait sans doute bon de fermer les canaux de communications privés que nous pourrions avoir ouverts. Je veux croire que le lieutenant Rochefort a déjà reçu ses instructions. — Oui, madame. Et l’ambassadeur Metcalf a vérifié le relais de com. Même si quelqu’un le détectait, on ne pourrait pas s’en servir pour remonter jusqu’à nous. — J’aime la pensée positive, Kyrillos, mais mes expériences récentes me dissuadent de rien considérer comme acquis. — Bien sûr, madame. — Très bien. En ce cas, allez vous assurer que nous ne parlions à personne sans que les mouchards de monsieur Dusserre puissent nous écouter. Il ne faut pas qu’il ait de vilains soupçons sur les raisons pour lesquelles nous voudrions lui cacher des choses. Et pendant que vous vous occupez de ça… (elle sourit) je pense que je vais prendre une douche et boire un Martini avant de dîner. » « Qu’est-ce que c’est que ces conneries ? marmonna le commodore Ray Chatterjee en étudiant les icônes apparaissant sur le répétiteur relié aux plateformes de reconnaissance qu’il avait envoyées en avant-garde dans le système. Comment diable ces vaisseaux sont-ils arrivés là, et que diable y font-ils ? — Je ne sais pas, monsieur, répondit le capitaine de corvette Lori Oison, son officier opérationnel. Tout de go, cela dit, je dirais que les réponses ne nous feraient sans doute pas plaisir si nous les connaissions. — Je ne vous le fais pas dire », acquiesça Chatterjee, sombre. Il se cala au fond de son fauteuil de commandement, l’expression encore plus grave que la voix, et réfléchit. Quand l’ambassadrice Corvisart et lui avaient été envoyés en Nouvelle-Toscane, nul ne comptait sur un accueil pareil. Qu’étaient-ils donc censés faire en trouvant dix-sept croiseurs de combat et cinq contre-torpilleurs solariens en orbite de garage autour de la planète ? Ça pue extrêmement fort, songea-t-il. La seule question est de savoir si les Solariens savent ou non qu’ils font partie de ce qui se prépare… et j’ai un mauvais pressentiment à cet égard. Il est au moins vaguement possible qu’ils ne le sachent pas, j’imagine, mais il faudrait qu’ils soient plus bêtes que des bûches pour ne pas se rendre compte que les Néo-Toscans cherchent à se servir d’eux. Bon, d’accord, j’ai connu des Solariens plus bêtes que des bûches. Et, bizarrement, ça ne me rassure pas beaucoup. « Contactez l’ambassadrice, Jason, ordonna-t-il au capitaine de frégate Jason Wright, son chef d’état-major. Demandez-lui de nous rejoindre dans ma salle de briefing. Puis contactez le capitaine DesMoines et faites-lui la même demande. — À vos ordres ! » « Oui, monsieur le Premier ministre ? dit Anisimovna, aimable, en regardant l’écran tout en faisant doucement tourner les glaçons dans son Martini. Qu’est-ce qui me vaut le plaisir ? — On vient de nous informer que trois contre-torpilleurs ou croiseurs légers manticoriens sont entrés dans le système ; j’ai pensé que vous aimeriez le savoir. Ils se dirigent en ce moment même vers la Nouvelle-Toscane. On estime qu’ils atteindront une orbite de garage d’ici trois heures. — Vraiment ? » Anisimovna permit à ses yeux de se plisser pour évoquer une réflexion soudaine, et posa son verre au bord de la table basse, devant elle. « Je ne les attendais pas si tôt. Est-ce que tous nos… atouts spéciaux sont en place ? — Nous recevons beaucoup d’émissions et autres données les concernant de nos nouvelles plateformes, lui assura Vézien, bien qu’elle le soupçonnât d’être moins confiant qu’il ne voulait-le paraître. Le ministre de la Guerre, monsieur Pélisard, est en contact avec l’amiral Guédon, qui se dit sûr de recueillir assez de données pour que nous… mâchions le travail aux Solariens. Ma seule inquiétude est que Byng soit déjà chez nous. » Il secoua la tête ; une ombre d’appréhension s’infiltra dans son expression. « Je regrette qu’il ait eu tellement hâte d’arriver ! — Je comprends cela, monsieur le Premier ministre. » Anisimovna lui lança un sourire narquois. « Je ne m’attendais pas non plus à ce que le commissaire Verrochio réponde si vite à notre premier message. Après tout, les Solariens ne sont jamais pressés d’agir – c’est un reproche que nous leur adressons tous. L’amiral Guédon pense-t-il pouvoir travailler malgré ça ? — Probablement. » Vézien gonfla un instant les joues. « Nicolas… je veux dire monsieur Pélisard semble assez confiant, en tout cas. Cependant, si les Solariens effectuent une comparaison serrée entre les données que leurs propres capteurs sont sans nul doute en train d’enregistrer en ce moment et les « incidents » que nous allons leur envoyer d’ici peu, ils pourront fort bien repérer ce que, nous, nous sommes en train d’enregistrer quand ils le reverront plus tard. — À votre place, je ne me ferais pas trop de souci, monsieur le Premier ministre. » Le sourire d’Anisimovna se fit carnassier. « L’amiral Byng déteste assez les Manties pour ignorer tout petit problème gênant, et le commissaire Verrochio est déjà disposé à en faire autant. Tout ce dont nous avons besoin, c’est un scénario vaguement plausible aux yeux de quiconque n’aura pas accès aux données que vous réunissez en ce moment. » « Qu’est-ce que vous en pensez, Ingeborg ? demanda Josef Byng, les mains derrière le dos, en étudiant le large répétiteur principal du pont d’état-major du VFS Jean Bart. — Les rapports préliminaires n’ont pas encore fini d’arriver, monsieur », répondit le capitaine de vaisseau Ingeborg Aberu, son officier opérationnel, qui releva un instant les yeux de sa propre console et grimaça en croisant le regard de Byng, comme pour demander ce qu’on pouvait attendre d’autre d’un centre d’informations de combat géré par du personnel de la Flotte des frontières. « D’après ce qu’on a pour le moment, toutefois, reprit Aberu, il semblerait que ce soient trois croiseurs légers. Ils se dirigent vers l’intérieur du système. On pense qu’ils ont déjà envoyé un message par transmission discontinue au gouvernement local, mais ils n’ont pas branché leurs transpondeurs, si bien que nous n’avons pas encore d’identification ferme. Étant donné les circonstances, toutefois, je ne pense pas qu’on puisse trop se demander à qui ils appartiennent, monsieur. — C’est couillu de leur part, amiral », observa Karlotte Thimár. Comme Byng se tournait vers elle, elle haussa les épaules. « Je veux dire : débarquer comme ça en Nouvelle-Toscane. C’est un peu une escalade par rapport au harcèlement des transports néo-toscans dans un coin paumé comme Péquod. — Par rapport au harcèlement, peut-être, Karlotte, répondit Byng. Mais par rapport à la destruction d’un cargo sans armes se livrant à un commerce légal ? » Les muscles de sa mâchoire se contractèrent. Nul en Meyers, avant son départ pour la Nouvelle-Toscane, pas même lui, n’avait cru la situation susceptible de s’aggraver aussi rapidement ni les Manties d’agir aussi ouvertement. Il sentit une nouvelle vague d’indignation déferler en lui. « Je crois que nous assistons à une progression directe des saloperies qu’ils font depuis le début, continua-t-il. Ils ont décidé de serrer la vis au gouvernement néo-toscan dans sa propre arrière-cour. — Ma foi, si c’est ce qu’ils veulent, monsieur, dit le capitaine de frégate Lennox Wysoki, l’officier de renseignement de Byng, avec un petit rire mauvais, ils vont être terriblement dépités quand ils se rendront compte que nous sommes en orbite ici même ! » « J’admets que c’est malheureux, commodore, dit Amandine Corvisart, et je ne vais pas prétendre non plus que ça me fait plaisir. Mais je ne vois pas comment nous pouvons laisser cela interférer avec notre mission. On ne peut pas tourner bride et rentrer chez nous comme si la simple présence de vaisseaux de guerre solariens nous faisait peur ! — Je pense que madame l’ambassadrice a raison, monsieur, appuya le capitaine de frégate John DesMoines, commandant du Roland et capitaine de pavillon de Chatterjee, sombre. — Bien sûr que oui, Jack ! gronda le commodore. D’abord parce que c’est l’ambassadrice et que, nous, nous sommes là pour soutenir sa mission, donc c’est son avis qui compte. Ensuite, parce qu’il se trouve que je suis d’accord avec elle. Ce que j’essaie de faire, c’est déterminer la meilleure manière de gérer la situation. Ignorer les Solariens ? Faire comme s’ils n’étaient pas là jusqu’à ce qu’eux décident de nous parler ? Ou bien traiter leur présence comme une visite normale et suivre les protocoles d’échange entre puissances amicales se croisant dans un port neutre ? — Nous n’avons aucune raison de nous montrer trop sournois », dit Corvisart au bout d’un moment. Chatterjee agita la main pour l’inviter à continuer, et elle haussa les épaules. « Il est impossible qu’autant de vaisseaux de guerre solariens soient garés dans un système stellaire perdu comme la Nouvelle-Toscane sans y avoir été conviés. La seule chose qui a pu leur faire quitter le secteur de Madras pour y venir est une invitation assez pressante – accompagnée par un message relatant toutes les déprédations causées par les méchants Manticoriens aux innocents cargos néo-toscans, par exemple. En tout cas, nous devons supposer qu’ils ne sont pas là par hasard, qu’ils sont disposés à se montrer hostiles envers nous et vont nous faire subir un certain nombre de contrariétés pendant notre séjour. — Au moins, ça ne sera pas une grande nouveauté ! » Le commentaire de Lori Oison avait été prononcé à voix tout juste assez basse pour que Chatterjee fît mine de ne pas l’avoir entendu. Encore qu’il fût entièrement d’accord. « D’un autre côté, continua l’ambassadrice, ce sont pour l’instant, au moins techniquement, des passants neutres et impartiaux. Nous avons affaire avec le gouvernement néo-toscan, pas avec la Flotte de la Ligue, et nous devons en tenir compte dans notre approche. Si le commandant solarien choisit d’entrer dans la danse, il faudra que je m’en occupe mais, en attendant, je vais les ignorer complètement – après tout, je suis une civile venue traiter avec d’autres civils – pendant que vous et votre état-major vous occuperez des salutations normales d’une flotte à une autre. — Eh bien, fit sèchement Chatterjee, ce sera une vraie partie de plaisir. » Quelques heures plus tard, le commodore Chatterjee se retrouvait sur le pont d’état-major du Roland. Il y avait en fait deux raisons à la taille colossale des classes Roland par rapport aux autres contre-torpilleurs. D’une part, c’étaient les seuls de la Galaxie équipés pour tirer les missiles Mark 16 à double propulsion. Les munir de cette capacité – et installer à leur bord douze tubes – avait requis une modification notable des Mod. 9-c montés sur les Saganami-C. Le Mod. 9-e du Roland reprenait en gros le tube du 9-c mais débarrassé de tout l’équipement de soutien normalement associé à un lance-missiles indépendant. Six de ces nouveaux tubes se voyaient agglutinés, et les soutiens nécessaires à tous combinés en une seule grappe. Il y avait donc une telle grappe dans chaque tête de marteau, à la proue et à la poupe, les emplacements traditionnels des armes à énergie de poursuite d’un vaisseau. Compte tenu des grands cônes d’ouverture manticoriens, les douze tubes pouvaient viser n’importe quelle cible mais cet emplacement les rendait plus vulnérables : un unique coup au but pouvait retirer au vaisseau la moitié de ses loyaux lance-missiles, un risque auquel Chatterjee n’aimait guère songer. Toutefois, un contre-torpilleur n’était pas censé recevoir les mêmes coups de pilon qu’un vaisseau du mur et le commodore était tout disposé à accepter les vulnérabilités des Roland en échange de leurs avantages écrasants en matière de missiles. L’autre raison de leur taille (outre le besoin de faire de la place aux lance-missiles) était que chaque unité de la classe était équipée de la capacité de devenir vaisseau amiral. La Flotte royale manticorienne était tombée à court de vaisseaux amiraux convenables dans les catégories croiseur et contre-torpilleur durant la Première Guerre havrienne, et les Roland étaient entre autres destinés à pallier cette pénurie. Assez gros et solides pour accompagner des croiseurs légers, eux-mêmes dotés d’une portée de tir convenable, ils devaient aussi être produits en nombre suffisant pour fournir beaucoup de ponts d’état-major. Des ponts certes pas aussi grands ou luxueux que ceux d’un croiseur de combat ou d’un vaisseau du mur, mais assez pour la tâche qu’on leur assignait, et, plus important, qui seraient là quand on aurait besoin d’eux. Voilà pourquoi Ray Chatterjee disposait d’un tel confort et d’un tel espace où s’installer pour ruminer. Je ne m’attendais pas à ce que ça se passe en douceur, songea-t-il. Toutefois, je ne pensais pas non plus que ce serait aussi compliqué. Il ne pouvait se dire surpris que les Néo-Toscans évitent à tout prix de réagir de manière nette au message délivré par l’ambassadrice Corvisart. Ils ne pouvaient après tout guère en reconnaître la validité, donc un simple refus de l’accepter était leur meilleure option pour le moment. Chatterjee s’étonnait cependant un peu qu’ils n’eussent pas encore demandé aux Solariens d’intervenir en leur faveur, au moins en tant que partie neutre mais amicale. Ça doit vouloir dire que leurs données falsifiées ne sont pas encore toutes en place, se dit-il. Même un connard comme ce Byng ne serait pas follement amusé qu’on lui soumette une argumentation trop grossière. Je me demande s’ils savaient seulement qu’il allait arriver si tôt que ça. Quelle que dût être l’attitude des Néo-Toscans envers Amandine Corvisart, toutefois, aucune question ne se posait quant à celle de l’amiral Josef Byng envers l’Empire stellaire de Manticore. Le commandant du poste de contrôle de Nouvelle-Toscane avait, selon Chatterjee, donné l’impression visuelle et orale d’avoir un manche à balai planté dans certain orifice. Très raide, il s’était à peine tenu du bon côté de l’impolitesse caractérisée, quoique le commodore n’eût su dire si c’était parce qu’il savait exactement ce qui était en cours, qu’il y participait, ou bien parce qu’il l’ignorait et croyait de bonne foi les histoires d’horreur racontées par son gouvernement à propos de l’infâme harcèlement manticorien. Ce que croyait Byng, en revanche, ne faisait guère de doute. « Tant que le gouvernement néo-toscan est prêt à tolérer votre présence, commodore, avait-il dit, crachant chacun de ses mots comme un éclat de glace, je la tolérerai aussi. Je vous ferai en outre la courtoisie – au moins pour le moment – de supposer que vous n’avez pas pris part personnellement à la grossière violation des droits de la Nouvelle-Toscane au sein de l’amas. La Ligue solarienne, toutefois, n’apprécie guère ce genre de manœuvre, en particulier la destruction de vaisseaux marchands non armés et de leurs équipages. Je suis sûr que vous avez ordre de ne pas discuter de ces questions avec moi, commodore, aussi ne vous presserai-je pas de le faire cette fois-ci. Ce qui s’est passé finira de toute façon par être assez clarifié pour que mon gouvernement prenne une position officielle. J’attends cela avec impatience, puisque nous aurons peut-être alors cette discussion, finalement. Bonne journée, commodore. » Cet échange – si une tirade glaciale à sens unique pouvait être qualifiée d’échange – n’avait en rien rassuré Chatterjee. Pas plus que ne le rassurait le comportement des croiseurs de combat solariens. Aucun n’avait ses bandes gravitiques ni ses barrières latérales levées, mais une observation visuelle rapprochée – et, à moins de cinq mille kilomètres, il était possible d’effectuer une inspection visuelle très rapprochée, même sans avoir recours à des plateformes de reconnaissance déployables – permettait de constater que leurs batteries à énergie étaient servies. Les capteurs détectaient en outre des radars et des lidars actifs que le CO identifiait comme des systèmes de contrôle de feu antimissile. À strictement parler, il s’agissait donc de systèmes défensifs, pas offensifs, une distinction toutefois non avenue à pareille distance. Ces croiseurs de combat savaient exactement où trouver les vaisseaux de Chatterjee et il leur serait très, très difficile de les manquer. Arrête ! s’ordonna-t-il, sévère. Byng est un salopard mais il n’est pas fou… j’espère. Et seul un fou déclencherait une guerre pour une contrariété. Corvisart achèvera d’une manière ou d’une autre ses discussions avec Vézien et Cardot demain ou après-demain, moment auquel on pourra se tirer. En attendant, ce dont on a besoin, c’est que chacun reste calme dans notre camp. C’est tout ce dont on a besoin. Il se dit cela très fermement, et sa raison savait qu’il s’agissait d’une analyse logique et convaincante de la situation. Toutefois, il se réjouissait tout de même d’avoir laissé Naomi Kaplan et le Tristan protéger ses arrières. « Ça me plaît de moins en moins, pacha, dit le capitaine de corvette Alvin Tallman. — Parce que vous disposez d’un cerveau qui fonctionne, Alvin, répondit Naomi Kaplan à son second. Je ne vois en tout cas pas d’autre raison pour laquelle vous pourriez ne pas aimer ça. » Les lèvres de Tallman s’étirèrent en un bref sourire qui n’alla pas jusqu’à ses yeux, et Kaplan le comprit parfaitement. La tension devait être forte à bord des trois autres vaisseaux de la division, mais, à sa manière, celle qui régnait à bord du Tristan était encore pire, car il se trouvait à plus de dix minutes-lumière de la Nouvelle-Toscane. Grâce aux plateformes Cavalier fantôme, ses occupants voyaient exactement ce qui se passait – ou, pour le moment, ne se passait pas – aux alentours immédiats de la planète, quoique données et images fussent âgées de dix minutes quand ils les recevaient. Même avec des Mark 16, cependant, ils ne pourraient en rien s’opposer à ce qui se produirait à une telle distance – qui les isolait efficacement des vaisseaux solariens et, perversement, leur inspirait la culpabilité de leur invulnérabilité et de leur impuissance. Kaplan explora sa passerelle du regard, observant ses officiers de quart, songeuse. Elle avait à présent eu le temps de faire leur connaissance, bien qu’elle connût encore Abigail mieux que tous les autres – y compris Tallman. C’était toutefois en train de changer et elle avait désormais conscience de leurs forces et faiblesses, de la manière dont ces qualités devaient se mêler afin que les premières soient sublimées et les secondes compensées. Par exemple, l’éternel ressentiment malsain d’O’Reilly à l’égard d’Abigail. L’officier de com était parvenu à le maîtriser assez pour que le commandant et son second n’eussent pas été forcés de le remarquer officiellement – ou, du moins, de le remarquer encore plus officiellement – mais Kaplan n’était pas convaincue que le problème dût en rester là. Elle avait cependant découvert qu’en dépit de sa personnalité déplaisante O’Reilly était très compétente dans sa branche. Il lui avait certes fallu le coup de pied aux fesses de Tallman pour se décider à le prouver, mais elle avait depuis fort bien organisé son département. Qu’elle y fût parvenue irritait d’ailleurs Kaplan – laquelle admettait toutefois volontiers la bêtise qu’il y avait à souhaiter que cette femme fit mal son travail juste parce qu’elle la trouvait antipathique. Et puis il y avait les autres. Le lieutenant Hosea Simpkis, son astrogateur graysonien. Le lieutenant Sherilyn Jeffers, son officier GE, aussi manticorien et matérialiste que possible, et qui formait néanmoins un tandem très fonctionnel avec Abigail… contrairement à O’Reilly. Le lieutenant Fonzarelli, aux machines. Le major Zagorski, son officier logistique… Ils étaient pareils aux fils d’acier courant dans une de ces épées que façonnaient si patiemment les forgerons de Grayson. Ils n’étaient pas parfaits, ils n’approchaient même pas de ce but à jamais hors d’atteinte, mais ils étaient bons, formaient l’un des meilleurs groupes d’officiers avec lesquels elle avait jamais servi. Si elle se débrouillait pour merder, ce serait sa faute à elle, pas la leur. Eh bien, voilà une belle manière d’envisager l’avenir, Naomi, se dit-elle avec aigreur. Tu ne voudrais pas broyer encore un peu plus de noir, cet après-midi ? Ses lèvres hésitèrent un instant au bord d’un sourire, puis elle prit une profonde inspiration et reporta son attention sur les signaux de données étincelants et silencieux de son répétiteur. Le lieutenant Léopold Rochefort jeta un discret coup d’œil à son chrono pour à peine la cinq centième fois depuis qu’il avait reçu le code d’activation. Il aurait voulu ne pas avoir les mains aussi moites. Tout cela lui avait paru très simple quand on lui en avait parlé pour la première fois. Après tout, il faisait partie de la poignée d’officiers néo-toscans connaissant la vérité, puisque son frère aîné était le premier officier des communications de l’amiral Guédon. Il savait donc, qu’il fût censé le savoir ou non, que sa mission était une simple facette du projet. Qu’on fût prêt à le payer si royalement pour accomplir une tâche devant contribuer aux objectifs de son gouvernement n’était que la cerise sur le gâteau. C’était du moins ce qu’il lui avait semblé au moment de son recrutement. À présent que le moment était venu, toutefois, la situation ne lui paraissait plus aussi simple. Il opérait hors de la chaîne de commandement spatial, aussi ne bénéficierait-il d’aucune couverture officielle s’il merdait. D’un autre côté, il était placé sous l’autorité directe de Dusserre, le ministre de la Sécurité. Voilà qui devrait au moins lui fournir une certaine protection si les choses tournaient mal. Mais elles ne vont pas tourner mal, se dit-il fermement… une fois de plus. Après tout, comment est-ce que je pourrais vraiment merder ? Se rappelant certains événements de sa carrière, quand il était tout jeune officier, il estima préférable de ne pas trop se pencher sur cette dernière question. Il parcourut des yeux le compartiment qui l’entourait. Rochefort était officier des communications subalterne à bord de la base spatiale Giselle, principale plateforme de contrôle et de communication du système de Nouvelle-Toscane et important centre industriel. Comme le lui avait fait remarquer l’inspecteur de la Sécurité, Giselle était donc l’endroit idéal pour insérer le ver « manticorien » dans les ordinateurs d’astrogation du système. Rochefort s’étant demandé pourquoi on avait choisi la section com plutôt que le poste de contrôle, l’inspecteur anonyme le lui avait expliqué sans se faire prier. À l’évidence, pour que les coupables voulus soient accusés de l’agression sur les ordinateurs, elle devait venir de l’extérieur et être insérée dans le système par un canal de com, puisque les Manties n’auraient aucun accès physique aux machines. Rochefort l’enverrait donc à un satellite de com en orbite de garage non loin des vaisseaux manticoriens, satellite qui le transmettrait au poste de contrôle, où il s’en prendrait servilement aux ordinateurs. Le lieutenant ne voyait pas vraiment l’intérêt d’une telle opération. Heureusement, peut-être, il ne lui appartenait pas de critiquer la stratégie qu’on lui avait ordonné d’appliquer : ceux qui l’avaient mise au point avaient sûrement trouvé le moyen de faire passer cela pour une manœuvre logique des Manties. Et en parlant des Manties… Il était l’heure, se rendit-il compte, avant d’enfoncer une touche de fonction programmée plusieurs semaines auparavant. Malheureusement pour le lieutenant Rochefort, il n’avait en fait jamais été contacté par un employé du ministère de la Sécurité. Du moins pas un de ses employés actuels. L’homme qui s’était présenté comme un inspecteur avait été au service de Dusserre mais, depuis deux ans T, il était beaucoup mieux payé par l’ambassadeur Metcalf et ses nouveaux employeurs mesans. Comme Rochefort, ce faux inspecteur s’était demandé comment Manpower convaincrait l’opinion que l’Empire stellaire de Manticore avait perdu du temps à introduire un ver dans les ordinateurs de contrôle de la circulation spatiale d’un système stellaire de troisième ordre comme la Nouvelle-Toscane. Et, comme Rochefort, il avait estimé que la réponse à cette question résidait à un niveau bien supérieur au sien. Il avait donc communiqué au lieutenant ses instructions ainsi que l’émission préenregistrée nécessaire et le code d’activation devant lui apprendre qu’il était temps pour lui de participer à la défense des intérêts de la Nouvelle-Toscane. Peu après, il avait eu un accident fatal du nom de Kyrillos Taliadoros et il avait disparu aussi complètement que discrètement. Plus personne n’aurait donc pu relier le lieutenant Rochefort à Manpower ou Mesa avant qu’il n’appuie sur sa touche de fonction. Et nul ne pourrait non plus le relier à Mesa après les événements, puisque le message qu’il venait d’envoyer était en fait le signal de détonation de la bombe de deux cents kilotonnes dissimulée dans une caisse qu’un cargo de Jessyk & Co. avait déposée sur Giselle un mois plus tôt, désormais stockée dans une soute située cent douze mètres devant le compartiment de Rochefort et trois cents mètres en dessous. Ray Chatterjee buvait un café quand il entendit un bruit étrange. Il lui fallut un moment pour réaliser qu’il s’agissait d’une inspiration bruyante, sous l’effet d’une intense surprise. Alors que son cerveau tentait encore de l’identifier, il se rendit compte que le bruit provenait du capitaine de corvette Oison, lequel releva la tête et se tourna vers lui. « Monsieur ! La base spatiale Giselle… Elle vient d’exploser. — Hein ? » En dépit de ses pensées précédentes, l’information refusa un instant de pénétrer son esprit et il se contenta de fixer l’officier opérationnel. Il s’était focalisé sur les vaisseaux solariens, s’inquiétant de l’avenir, essayant de comprendre le passé… Rien ne l’avait préparé à ce qu’une base spatiale de presque dix kilomètres de long pût soudain exploser. Ses yeux filèrent vers le visuel et il se figea en découvrant le terrible spectacle. Sous le choc, en proie à une incrédulité pure et simple, il continua de le fixer en s’efforçant d’assimiler l’énormité de cet événement. Plusieurs secondes s’écoulèrent sans qu’il y parvînt puis, soudain… « Communications ! lâcha-t-il sèchement. Appelez-moi sur-le-champ l’amiral Byng ! » « Qu’est-ce que… ! » Josef Byng observait l’affichage visuel, pas le répétiteur tactique, au moment où Giselle explosa. La soudaine éruption de lumière et de fureur qui anéantit quarante-deux mille hommes et femmes à bord de la base spatiale le prit au dépourvu. L’écran se polarisa aussitôt, protégeant ses yeux de l’éclair aveuglant, lequel était si proche, si puissant, que l’amiral eut tout de même un involontaire mouvement de recul. « Monsieur ! cria presque le capitaine Aberu. Monsieur ! La base spatiale néo-toscane vient d’exploser ! — Les Manties ! » lâcha Byng, avant de pivoter vivement pour enfoncer une touche prioritaire sur son com. Le capitaine Warden Mizawa, commandant du Jean Bart, apparut aussitôt sur l’écran. « Urgence jaune, capitaine ! Les Manties viennent de… — Je sais que la base a été détruite, monsieur, dit vivement Mizawa, anxieux, mais c’était une explosion nucléaire – une explosion de contact ; le CO estime une puissance d’au moins deux cents kilotonnes – et pas d’arme à énergie. Or nous n’avons repéré aucune trace de missile, donc… — Je viens de vous donner un ordre, capitaine, bon Dieu ! grinça Byng, furieux qu’un simple commandant de la Flotte des frontières ose lui opposer des arguments à un moment pareil. Je me fous de ce que vous avez repéré ou non ! Nous sommes ici à poil, sans même une barrière latérale. Qui d’autre aurait pu faire une chose pareille, d’après vous ? — Mais, monsieur, il n’a pas pu s’agir d’un missile si nous n’avons pas détecté… — Ne discutez pas avec moi, bordel ! » rugit Byng, que l’affolement gagnait. De quelque manière qu’ils eussent procédé, les Manties ne pouvaient se permettre de laisser aucun témoin derrière eux et, sans bandes gravitiques pour les arrêter, même des putain de contre-torpilleurs pouvaient… « Mais, monsieur, s’ils avaient… — Fermez-la et exécutez vos putain d’ordres, capitaine, ou je jure devant Dieu que je vous fais fusiller cet après-midi ! » Un instant, Warden Mizawa vacilla au bord de l’insubordination. Puis cet instant passa. « Bien, monsieur, dit-il d’une voix rauque. Urgence jaune, disiez-vous. » Il lança à Byng un dernier regard brûlant et se détourna de la com pour s’adresser à son officier tactique. « Ouvrez le feu », lança-t-il rudement au capitaine Ursula Zeiss. CHAPITRE QUARANTE-DEUX Hélène Zilwicki n’était pas encore habituée à la notion selon laquelle, en cas de branle-bas de combat, son poste ne se trouvait plus sur la passerelle ni derrière une console d’armement mais sur le pont d’état-major du Quentin Saint-James, avec le commodore dont elle était l’officier d’ordonnance. C’était une sensation étrange et qui ne lui plaisait pas beaucoup… sans doute parce qu’elle n’avait réellement rien à faire. Oh, elle aidait à tenir et à mettre à jour le journal du bord, elle fouillait dans les bases de données du vaisseau si on avait besoin d’un détail dont aucun officier d’état-major ne disposait encore, et elle était disponible au cas où Terekhov aurait besoin de l’envoyer quelque part, mais ce n’était pas du tout la même chose. Logiquement, d’ailleurs. C’était un autre des aspects formateurs de son poste, qui l’insérait dans le circuit décisionnaire des officiers d’état-major comme une petite mouche attentive sur une cloison, et elle devait admettre qu’elle jugeait cela fascinant. Simplement, il lui semblait devoir agir, contribuer autrement que par sa simple présence aux nécessités du vaisseau. À tout le moins, on avait enfin réussi à colmater les brèches dans l’état-major du commodore, aussi le pont ne paraissait-il plus aussi désert. Hélène soupçonnait Terekhov d’avoir en fait choisi les officiers qu’il comptait réquisitionner en Fuseau bien avant que l’escadre partit de Manticore. À son arrivée, il avait en tout cas paru savoir exactement qui il voulait, et, étant donné ses rapports nouveaux avec l’amiral Khumalo, qu’il eût obtenu gain de cause n’était guère surprenant, quoique nul n’eût été ravi à la perspective de lui abandonner ces gens-là. C’étaient de bonnes recrues, songea Hélène, qui s’étaient bien adaptées au commodore et aux officiers du Quentin Saint-James. Elle appréciait en particulier le capitaine de frégate Stillwell Chassier, le nouvel officier opérationnel, qui répondait au surnom de « l’Échasse », et le capitaine de corvette Mateuz 0degaard, l’officier de renseignement d’état-major. Chassier était un grand rouquin natif de Gryphon – comme Hélène elle-même – qui s’entendait bien avec le capitaine Lynch, et Ødegaard lui rappelait par certains côtés son père. Blond et chétif, il n’aurait pu être plus différent d’Anton Zilwicki physiquement, mais tous les deux possédaient la même capacité de concentration logique, implacable et patiente sur la tâche en cours. Tous les deux savaient que, dans le combat entre l’eau et la pierre, c’était toujours l’eau qui gagnait. Les autres nouveaux venus étaient le capitaine de corvette Mazal Inbari, l’astrogateur, et le lieutenant Atalante Montella, l’officier des communications. Ils étaient bien plus que compétents, et Hélène les appréciait assez mais ne les trouvait pas encore aussi sympathiques que Stillwell et 0degaard. Pour le moment, toutefois, cette pensée n’était pas au premier plan de son esprit : assise très calmement devant son terminal, elle observait, à l’avant du pont d’état-major, un répétiteur principal nullement configuré en mode tactique ou astro-graphique mais faisant office d’écran sur lequel apparaissait le vice-amiral Michelle Henke. En fait, Hélène le savait, l’image de l’amiral du Pic-d’Or occupait tous les écrans à bord de tous les vaisseaux de la Dixième Force, laquelle filait dans l’hyperespace en direction du système de Nouvelle-Toscane, à une vélocité apparente de trois mille fois celle de la lumière. « Votre attention, s’il vous plaît », fit la voix du capitaine Edwards, l’officier de communications d’état-major de l’amiral. C’était probablement l’ordre le plus inutile de toute l’histoire de la Flotte royale manticorienne, songea la jeune femme dans un coin de son esprit, mais quatre-vingt-dix-neuf pour cent de son attention étaient déjà focalisés sur le visage fermé de l’amiral. « Mesdames et messieurs, commença sans préambule Michelle Henke, à l’heure qu’il est, je suis sûre que vous avez tous une bonne idée de ce que renferme le rapport du Tristan. Pour ceux qui s’interrogeraient encore, je confirme que le Roland, le Lancelot et le Galahad ont été détruits par des unités de la Flotte des frontières de la Ligue solarienne sous les ordres de l’amiral Josef Byng. Le Tristan ayant été détaché pour observer les événements en Nouvelle-Toscane grâce à ses plateformes passives, nous possédons l’enregistrement détaillé de la destruction des trois vaisseaux. Ils ont été attaqués à bout portant, sans avertissement ni sommation, alors que leurs bandes gravitiques et leurs barrières latérales étaient baissées, par le feu d’énergie réuni de dix-sept croiseurs de combat et de huit contre-torpilleurs solariens. Pour l’instant, rien n’indique qu’il y ait des survivants. Nous continuons d’espérer, et secourir les nôtres sera notre plus haute priorité. Compte tenu des données rapportées par le Tristan, il est toutefois peu probable qu’il y ait quelqu’un à secourir. » Elle marqua une pause. Hélène sentit se crisper les muscles de sa mâchoire lorsqu’elle visualisa ce qui s’était passé à bord des contre-torpilleurs du commodore Chatterjee. Contrairement à presque tous les spatiaux du Quentin Saint-James, elle était déjà montée à bord d’un vaisseau ayant été pris par surprise sous un lourd feu d’énergie à bout portant. À deux reprises, d’ailleurs, il y avait à peine plus d’un an T. Elle n’avait pas besoin d’imaginer hommes et femmes voyant soudain leur bâtiment éventré, ouvert sur l’espace, sans avoir eu le temps de se préparer avant que la tornade hurlante de l’atmosphère en fuite ne les propulse dans la mortelle étreinte du vide. Elle savait exactement ce qu’avaient ressenti les équipages des contre-torpilleurs, déchirés par des éclats et des fragments de coque de leur propre vaisseau, durant les courts instants où ils réalisaient qu’aucun d’eux n’atteindrait à temps une capsule de survie. Il pouvait y avoir une poignée de survivants, bloqués dans des poches d’atmosphère, des sas sécurisés ou derrière des écoutilles de secours, mais il ne pouvait y en avoir beaucoup. Pas dans des bâtiments assassinés comme l’avaient été ceux du commodore Chatterjee. « En ce moment, continua sans frémir le vice-amiral du Pic-d’Or, de la même voix égale, nous n’avons aucune idée de ce que nous trouverons en Nouvelle-Toscane à notre arrivée. Pour autant que nous le sachions, Néo-Toscans et Solariens ignorent que le Tristan était présent, encore plus que nous disposons d’un rapport précis de ce qui est arrivé. Puisqu’ils ne savent sans doute pas que le Tristan s’est échappé pour nous le transmettre, il est très possible qu’ils ne s’attendent pas à une réaction aussi rapide de notre part. C’est en fait la raison pour laquelle nous sommes partis en catastrophe. S’ils ne nous attendent pas, nous voulons arriver pendant qu’ils sont encore assis là, les doigts dans le cul, gras, bêtes et satisfaits. » Pour la première fois, Henke montra une expression – un mince sourire affamé, un peu féroce. « Nous savons ce qui a été détruit et qui a tiré sur qui, reprit-elle. Ce que nous ne savons pas, c’est pourquoi. Il n’y avait eu aucune communication entre les croiseurs de combat solariens et nos contre-torpilleurs depuis plus de deux heures avant que l’amiral Byng n’ouvre le feu. D’après les données provenant des plateformes ELINT du Tristan, le Roland était en passe d’ouvrir un lien de communication avec un des vaisseaux de la Ligue au moment où il a été détruit. Il ne semble pas que ce lien ait été établi ni que les deux bâtiments aient communiqué au moment où les Solariens ont tiré. » D’après les analystes, il est au moins possible que les Solariens aient répondu à ce qu’ils percevaient comme une attaque. » Hélène sentit physiquement la vague d’incrédulité qui roula sur le pont d’état-major à cette affirmation, et elle la partagea pleinement. Trois contre-torpilleurs attaquant dix-sept croiseurs de combat plus leurs soutiens ? Cette seule idée était absurde ! « Je ne dis pas qu’un commandant de flotte compétent serait la proie d’une telle… perception erronée, continua Michelle Henke comme si elle avait entendu les pensées d’Hélène. Nous savons toutefois qu’une des plus grandes bases spatiales néo-toscanes a été anéantie juste avant que les Solariens n’ouvrent le feu. Cette destruction a été le résultat d’une explosion nucléaire. L’analyse de sa signature énergétique montre clairement qu’elle a été provoquée par une bombe d’assez faible puissance, sans doute aux alentours de deux cents kilotonnes. Ce n’était pas un accident industriel mais un attentat délibéré. Il est concevable que, vu les tensions entre l’Empire stellaire et la Nouvelle-Toscane, l’amiral Byng se soit imaginé que le commodore Chatterjee était responsable de la destruction de la base. » Elle laissa ses auditeurs digérer cela quelques instants, trouver d’eux-mêmes les implications. Si ce n’était pas nous, et je sais très bien que ce n’était pas nous, songea Hélène, alors c’était forcément quelqu’un d’autre. Et si les Solariens ont cru que c’était nous, ce n’était bien évidemment pas eux. Ce qui ne laisse que… « On estime les pertes néo-toscanes comprises entre quarante et cinquante mille victimes, dit l’amiral. Nous ne pouvons pas savoir s’il y avait un équipage à bord de l’Hélène Blondeau lorsqu’il a mystérieusement explosé en Péquod, mais nous savons que la base spatiale était occupée et pleinement opérationnelle au moment de sa destruction. Les responsables, quels qu’ils soient, ont donc délibérément tué tous ces gens. » Nos agents de renseignement croient à la possibilité que quelqu’un manipule la Ligue solarienne pour lui faire déclarer la guerre à l’Empire stellaire. Je suis sûre que je n’ai pas besoin de vous rappeler les efforts en ce sens ayant eu lieu l’année dernière en Faille, Montana et Monica. Il pourrait – j’insiste sur le conditionnel – s’agir du même genre de complot. » Malgré cela, il existe une différence énorme entre les événements ayant provoqué la visite du commodore Terekhov en Monica et notre propre visite en Nouvelle-Toscane. Cette fois, des vaisseaux de guerre manticoriens – des vaisseaux de la Reine – ont été détruits, impitoyablement et sans sommation, et le doigt qui a appuyé sur le bouton – pour quelque raison que ce soit – était solarien. En conséquence, mesdames et messieurs, nous sommes à présent en guerre contre la Flotte de la Ligue solarienne. » La moelle des os d’Hélène lui sembla se figer et, pour la première fois depuis qu’elle s’était retrouvée enfermée à treize ans dans les sous-sols obscurs de la Vieille Chicago, elle eut l’impression d’être un petit rongeur entre les pattes d’un hexapuma. La simple idée de la taille monstrueuse de la Ligue, des forces littéralement inépuisables qu’elle pouvait construire et mettre en service avait de quoi inspirer la terreur à l’âme la plus hardie. « Le ministre spécial Bernardus Van Dort se trouve avec moi sur notre vaisseau amiral en tant que représentant personnel direct du Premier ministre Joachim Alquezar, de la baronne de Méduse et de Sa Majesté, reprit Henke après une nouvelle pause, et une mission diplomatique spéciale a été envoyée dans le système de Meyers avec les données de capteurs du Tristan pour exiger une explication de la Direction de la sécurité aux frontières. Bien entendu, nous continuons d’espérer qu’il sera possible de tuer dans l’œuf cette confrontation avec la Ligue, mais, pour cela, il convient d’empêcher la situation au sein du Quadrant de déraper : les pièces à conviction doivent être préservées, une enquête complète menée sur les événements, et l’ensemble devra être vérifiable. » En raison de toutes ces considérations, nos instructions sont d’aller en Nouvelle-Toscane. Quand nous y serons, j’ai ordre d’exiger que l’amiral Byng mette ses vaisseaux en panne, que le gouvernement de Nouvelle-Toscane abaisse ses défenses et que tous coopèrent avec nous, jusqu’à ce qu’une commission d’enquête manticorienne ait déterminé ce qui s’est réellement passé il y a onze jours. Monsieur Van Dort représentera l’Empire stellaire, aussi est-ce lui qui transmettra nos exigences au gouvernement néo-toscan, mais c’est la Flotte de Sa Majesté qui veillera à ce qu’elles soient respectées. » Elle s’interrompit à nouveau, regardant tout droit les dizaines d’écrans de visualisation à bord des vaisseaux sous ses ordres durant ce qui parut une éternité, une expression dure comme le roc sur son visage noir. Puis elle reprit d’une voix mesurée mais inflexible : « Pour être franche, je suis loin d’être sûre que l’amiral Byng accède à nos demandes. Je lui en donnerai la possibilité mais je ne doute pas que beaucoup d’entre vous aient eu une expérience personnelle de la manière dont des Solariens répondent à de telles exigences de la part de « néobarbares ». Ne vous méprenez pas, mesdames et messieurs : s’il n’obéit pas volontairement, nous l’y obligerons. Être raisonnable est une chose, être faible en est une autre : nous devons apprendre ce qui s’est produit en Nouvelle-Toscane – et qui en est responsable – si nous voulons garder un espoir de maîtriser cette situation. Ni la baronne de Méduse, ni l’amiral Khumalo, ni monsieur Alquezar, ni monsieur Van Dort ni moi-même ne désirons une guerre contre la Ligue solarienne. Toutefois, à moins que nous ne puissions l’empêcher ici et maintenant, les premiers coups de cette guerre ont déjà été tirés, et nos ordres sont d’agir en conséquence. » « On vient encore de recevoir une dépêche de Nouvelle-Toscane, Valéry, dit Hongbo Junyan. Il y est question d’un vaisseau ayant explosé en Péquod. — Vraiment ? » L’acteur le plus expérimenté n’aurait pas renié l’air de surprise polie de Valéry Ottweiler. Lequel haussa un sourcil à l’adresse de l’écran de com. « Et quand cet événement s’est-il produit ? — Il y a presque exactement six semaines T, répondit Hongbo, les yeux plissés. — Je vous avais bien dit que mes messages de la planète mère affirmaient de nouvelles instructions envoyées aussi en Nouvelle-Toscane, remarqua le Mesan. — En effet. » La capacité que manifestait Manpower à coordonner la circulation de messages sur de longues distances commençait à intriguer le vice-commissaire. Pour le moment, toutefois, il avait d’autres chats à fouetter. « Lorcan va me demander un conseil, dit-il, et Ottweiler haussa les épaules. — Il est assez clair que la situation s’envenime rapidement, dit-il. Si j’étais le commissaire Verrochio, j’aimerais être sûr de disposer d’une force adéquate au cas où un imprévu ennuyeux se produirait en l’absence de l’amiral Byng. — Et vous pensez qu’on pourrait trouver cette force adéquate, par exemple, en Macintosh ? — Compte tenu des circonstances, c’est exactement là que je regarderais en premier, Junyan, acquiesça Ottweiler. Quoiqu’il soit sans doute préférable de la rapprocher encore dans un avenir proche. — Je pensais que ce serait votre avis. » Hongbo eut un fin sourire. « Eh bien, comme toujours, j’ai été ravi de m’entretenir avec vous, Valéry. Merci du conseil. — À votre service, Junyan, dit le Mesan en tendant la main vers le bouton qui couperait la communication. Entièrement à votre service. » « Alors, ils n’ont toujours pas de meilleure explication, Karlotte ? » L’amiral Josef Byng ne se détourna pas de la baie d’observation démodée, en plastoblinde, du pont d’observation du Jean Bart. Les mains serrées derrière le dos, il observait le volume d’espace qu’avait occupé une base du nom de Giselle… et trois contre-torpilleurs manticoriens. « Non, monsieur, admit le contre-amiral Thimár en se demandant quelles pensées passaient par la tête de son supérieur. — Et je suppose le capitaine Mizawa toujours aussi peu coopératif. — Eh bien, en la matière, monsieur… — Je vous en prie, Karlotte. » Byng secoua la tête sans cesser de contempler l’espace. « Je doute qu’il y ait le moindre mouchard ou dispositif d’écoute ici. Alors permettez-moi de poser la question plus directement. Le capitaine Mizawa nous refuse toujours l’accès aux originaux de ses journaux de passerelle ? — Oui, monsieur, confirma Thimár sans enthousiasme. Il se dit prêt à nous en fournir des copies certifiées conformes mais pas les originaux. — Je vois. » L’esprit de Byng fonctionnait à toute allure tandis qu’il poursuivait son étude des étoiles muettes. Thimár, il en était sûr, ne doutait pas plus que lui que Mizawa fit plus que se couvrir à la manière traditionnelle. Malgré leur différence astronomique de grade et le fait qu’il n’appartenait qu’à la Flotte des frontières, le commandant du Jean Bart ne se donnait pas même la peine de dissimuler son mépris. Or, en plus des journaux de passerelle, il y avait les mémos rédigés par ce petit lieutenant sans estomac… Askew, c’était bien ça ? Si Mizawa était bel et bien en train de monter un dossier contre son amiral, il voyait sûrement en ces derniers des bûches supplémentaires à jeter sur le feu. De vraies absurdités, certes, comme l’avaient démontré Karlotte et Ingeborg, mais que Byng les eût rejetées aussi sommairement, comme autant de détritus, pourrait être considéré comme un indice supplémentaire de… précipitation de sa part. D’une certaine tendance à négliger sans hésiter les points de vue et conseils des autres, y compris de son capitaine de pavillon. Peut-être même la preuve qu’il agissait régulièrement avant de réfléchir. Compte tenu de ce qui s’était produit en Nouvelle-Toscane – et comment –, cela pourrait se révéler très regrettable… à moins que cela ne s’avérât d’abord bien plus fâcheux pour le capitaine Mizawa, bien sûr. C’était à ce genre de coup de main que servaient les amis haut placés. Hélas ! il y avait les fameux journaux de passerelle, et Byng maudissait son impétuosité. Il avait bel et bien réagi trop vite, cette fois – il l’admettait au moins en lui-même –, et on comptait en profiter pour le perdre. Le commandant du Jean Bart détenait l’enregistrement de sa propre voix affirmant qu’aucune trace de missile n’avait été détectée. À moins qu’un malheur n’arrive à cet enregistrement – or, d’après Ingeborg, Mizawa affirmait que, les systèmes informatiques de son vaisseau étant… moins sûrs qu’il ne l’avait cru, il avait pris des précautions appropriées –, le fait serait difficile à évacuer du rapport de l’inévitable commission d’enquête. Étant donné la conjoncture, les tensions croissantes entre la Nouvelle-Toscane et l’Empire stellaire de Manticore, aucune commission formée d’officiers expérimentés ne mettrait en doute la responsabilité écrasante qu’avait Byng d’assurer la sécurité de ses propres vaisseaux en neutralisant la menace que représentaient les croiseurs légers manticoriens. L’annihilation soudaine d’une grande base spatiale, conséquence évidente d’une attaque hostile, ne lui avait laissé d’autre choix que d’agir comme il l’avait fait. N’importe quelle commission l’admettrait ! À moins qu’un cœur tendre ou un apologiste des Manties ne mît la main sur un enregistrement de son propre capitaine de pavillon niant que la destruction fût bien la conséquence d’une attaque hostile, avant même que l’ordre de tirer n’eût été donné. Je n’aurais jamais dû le conserver quand on m’a confié la force d’intervention, songea Byng, sombre. J’aurais dû le déposer et me trouver un commandant de la Flotte de guerre fiable pour prendre sa place. Un type à la compétence – et à la loyauté – duquel j’aurais pu me fier. Ce fumier était furieux dès le départ de voir arriver un officier général de la Flotte de guerre. Il n’attendait qu’une occasion de me poignarder dans le dos – c’était à ça que servaient ces maudits mémos du lieutenant Machin – et voilà que les putain de Manties et les Néo-Toscans lui ont offert un poignard. Il se rendit compte qu’il serrait trop les mâchoires lorsqu’il commença à avoir mal aux dents, et il se força à se détendre – du moins autant qu’il le pouvait –, tout en se demandant encore une fois ce qui avait bien pu se passer en réalité. Il avait déjà rédigé le premier jet de son rapport officiel, expliquant ce qui avait dû se produire, mais ce n’était pas la même chose que ce qui s’était produit pour de bon. Autant qu’il détestât Warden Mizawa, il devait admettre que l’homme avait raison au moins sur un point. Quoi qui fût arrivé à Giselle, les dégâts n’avaient pas été infligés par les batteries à énergie d’un vaisseau de guerre ni par une tête laser. Il s’était agi d’une bonne vieille bombe nucléaire de contact, et strictement rien n’indiquait de quelle manière elle avait atteint la base. Mizawa, Byng le savait, croyait à un sabotage. Selon lui, si nul n’avait détecté le vecteur de la bombe, c’était qu’elle avait sans doute été dissimulée dans une soute et apportée à bord clandestinement pour une mise à feu retardée ou commandée. L’amiral comprenait ce raisonnement, mais même Mizawa ne pouvait expliquer qui l’avait introduite dans la base, ni pourquoi. Peut-être les Néo-Toscans avaient-ils exagéré les provocations subies de la part des Manties. Si Byng avait dû, comme eux, se frotter à ces connards arrogants de néobarbares, il n’aurait pas non plus perdu de temps à chercher l’éclairage le plus loyal possible à jeter sur leurs actes quand il les aurait rapportés à quelqu’un d’autre. Exagérer, toutefois, n’était pas synonyme de faire sauter des bases : il ne concevait tout bonnement pas qu’un gouvernement planétaire pût sacrifier quarante-deux mille de ses citoyens pour noircir la réputation de l’autre camp dans une guerre commerciale. Il avait déjà vu à l’œuvre des individus cyniques, froids et calculateurs, mais ça, c’était trop. Toutefois, s’il ne s’agissait pas des Néo-Toscans eux-mêmes, qui était coupable ? Voilà une question à laquelle il ne pouvait répondre… à moins, bien sûr, que ce ne fût bien les Manties. Ils auraient fort bien pu choisir de transporter une bombe à bord de la base, après tout. Par ailleurs, cette dernière constituait une cible figée, sans barrières latérales ni bandes gravitiques pour la protéger. Ils auraient pu lui décocher un petit missile purement balistique durant leur approche de la planète. Arrivant sans propulsion, sans signature énergétique pour le faire repérer, ce projectile aurait frappé Giselle sans que quiconque – y compris les techniciens sur capteurs du si parfait commandant Mizawa – ne le repère. Au demeurant, n’importe qui, au sein du système stellaire, aurait pu en faire autant. À condition, en tout cas, d’avoir un mobile. Byng se secoua. Tout cela n’arrangeait rien et il ne pouvait se permettre de ne rien arranger. S’il voulait préserver sa carrière – et aller au fond du mystère par la même occasion –, il lui fallait trouver le moyen de prendre l’avantage sur Mizawa. Ou encore convaincre les Néo-Toscans de lui donner un quelconque groupe terroriste susceptible d’avoir introduit une bombe dans la base spatiale ou lancé un hypothétique missile balistique. À titre personnel, il préférait l’idée de pressurer Mizawa. Une haine intense, mutuelle et profonde aurait sans doute constitué une raison suffisante, mais il fallait aussi considérer le précédent. Les commandants de la Flotte des frontières ne devaient pas être encouragés à faire chier les amiraux de la Flotte de guerre. Et il y avait encore plus grave : sans cette regrettable histoire d’absence de détection de tir de missile ou d’armes à énergie par les Manties, il ne faisait aucun doute dans son esprit que les conclusions de la commission d’enquête lui seraient favorables. L’intérêt du service jouerait un rôle, bien sûr, de même que le désir naturel d’un conseil d’officiers généraux de protéger la réputation d’un pair contre accusations imméritées et diffamation. Mais, plus important que tout, même si les Manties n’avaient pas tiré le missile ou introduit la bombe nucléaire, tout cela restait de leur faute. C’étaient eux qui avaient harcelé les Néo-Toscans après avoir poussé leur infernale interférence avec le libre-échange dans un volume d’espace où ils n’avaient légitimement rien à faire. Sans la confrontation entre leur soi-disant Empire stellaire et la Nouvelle-Toscane, le commissaire Verrochio n’aurait jamais suggéré à Byng de venir ici, ce qui aurait privé les responsables de cet acte immonde (quels qu’ils fussent) des circonstances tendues ayant conduit l’amiral à détruire les Manticoriens. Au bout du compte, ces derniers étaient donc seuls responsables de leurs malheurs. Il fallait simplement réussir à rendre cette vérité évidente aux yeux de qui ne se trouvait pas là sur le moment. « Très bien, Karlotte, dit-il, regardant toujours par la baie d’observation, nous allons peut-être devoir passer à l’offensive contre messieurs Vézien et Dusserre. Je ne veux pas en arriver à une confrontation officielle ni avoir l’air de présenter un ultimatum, donc je désire que vous contactiez monsieur Dusserre. Faites-le vous-même. Quand vous l’aurez joint, dites-lui – de chef d’état-major à chef de cabinet – que, selon vous, je m’impatiente. Rappelez-lui la valeur de l’amitié de la Flotte de la Ligue et de la DSF pour la Nouvelle-Toscane puis demandez-lui s’il ne dispose pas d’un groupe de dissidents locaux ayant pu délibérément provoquer l’incident en sabotant la base spatiale. — Bien, monsieur, dit Thimár, visiblement insatisfaite. — Je ne dis pas que c’est la solution idéale, Karlotte, gronda Byng. Nous devons aussi travailler sur Mizawa. Je suis sûr que nous réussirons à trouver le levier convenable si nous cherchons assez. Mais, s’il s’avère que nous ne réussissons pas à lui faire voir la lumière, nous aurons besoin d’une position de repli. — Compris, monsieur », conclut sa subordonnée. Maitland Askew, installé dans sa cabine étriquée à bord du VFS Restitution, se faisait du souci. Il s’en faisait d’ailleurs énormément depuis deux ou trois semaines. Son exil sur le Restitution s’était révélé aussi déplaisant que prévu. L’amiral Sigbee s’était montré vaguement aimable, tout en parvenant à lui expliquer (sans le dire clairement) qu’il était certes prêt à obliger son vieil ami le commandant Mizawa mais ne désirait pas être pris dans le feu croisé d’une dispute entre lui et un amiral de la Flotte de guerre. Askew n’était pas sûr que Sigbee eût vu l’un ou l’autre de ses mémos et doutait qu’elle le lui aurait dit si tel avait été le cas. Dans l’esprit des autres officiers d’état-major – ou de ceux du Restitution –, il devait avoir merdé de manière monumentale pour se voir aussi sommairement assigner à de nouveaux devoirs. Le capitaine Breshnikov, qui commandait le vaisseau, semblait partager ce point de vue. C’était assez douloureux pour Askew, qui savait son nouveau et son ancien commandants amis depuis des années. Quoique Adolf Breshnikov ne fût pas allé jusqu’à le piétiner en personne, il n’appréciait à l’évidence guère un officier ayant pu royalement fâcher un type comme Mizawa au point d’être chassé de son vaisseau. Toutefois, aussi dur que cela fût, ce n’était pas le pire. Le pire était qu’à bord du Restitution il fût seul à savoir qu’un imbécile en uniforme d’amiral – celui qui avait assassiné les équipages de trois contre-torpilleurs manticoriens dans une crise de panique irraisonnée – non seulement ignorait mais voulait ignorer quelle vilaine surprise lui réserveraient peut-être les Manties lorsqu’ils franchiraient l’hyperlimite, les yeux injectés de sang. « Je vous répète que c’est cette salope cinglée d’Anisimovna, Max ! — Calmez-vous, Damien ! dit sèchement Vézien, le Premier ministre. — Que je me calme ? répéta Damien Dusserre, incrédule. Je vous dis que notre soi-disant amie et alliée a assassiné plus de quarante-deux mille de nos concitoyens, y compris le cousin au deuxième degré du président Boutin, et vous voudriez que je me calme ? — Oui. Et aussi que vous arrêtiez de tourner comme un animal en cage. Asseyez-vous ! » Dusserre le fixa un instant avec de grands yeux puis il obéit, s’installant dans un fauteuil. Ou plutôt sur un fauteuil, où il ne parut qu’accroupi, prêt à bondir sur ses pieds d’un instant à l’autre. « Maintenant, respirez à fond, comptez jusqu’à cinquante et dites-moi si vous voulez vraiment que j’informe l’amiral Byng que l’agent de Manpower dont nous nous sommes servis pour pousser la Ligue solarienne à attaquer les Manticoriens – ce qu’elle vient de faire, je me permets de le rappeler – est responsable de la destruction de Giselle, laquelle a déclenché son action. » Dusserre le fixa avec colère et ouvrit la bouche. Toutefois, il la referma aussitôt. Le Premier ministre hocha la tête. « C’est bien ce que je pensais. — Parler d’Anisimovna à Byng n’est peut-être pas la meilleure idée de la Galaxie, dit le ministre de la Sécurité, entêté, mais, tôt où tard, il faudra lui dire quelque chose, Max, à lui et aux journalistes. — Bien sûr. Tôt ou tard. En attendant, il y a un ou deux points auxquels j’aimerais que vous réfléchissiez. D’abord, où en êtes-vous de déterminer comment Anisimovna – ou n’importe qui d’autre – aurait pu procéder ? — Nulle part, gronda Dusserre. On cherche encore mais, de quelque manière qu’elle ait procédé, quels que soient les canaux dont elle s’est servie, c’est enterré profond. Très profond. Pour être franc, étant donné que nous n’avons rien trouvé de plus que durant les dix premiers jours, je ne crois pas que nous réussirons jamais à le déterminer. — Bien. Ce qui m’amène à mon deuxième point. Selon vous, y a-t-il quelqu’un, en dehors d’Anisimovna, qui aurait pu faire ça ? — Non, répondit Dusserre – mais sa voix manquait de conviction, et Vézien eut un rire dur. — Non ? » Le Premier ministre secoua la tête. « Ce n’est pas vous, il y a quelques mois, qui nous faisiez un superbe exposé détaillé sur nos « fronts de libération » et nos maniaques de l’insurrection en général ? — Si, mais… — Ah, ah ! » Vézien agita un doigt réprobateur. « J’essaie juste de vous montrer que mademoiselle Anisimovna n’est pas la seule suspecte. D’ailleurs, que vous ayez épié tous ses liens de communications avant et pendant la visite manticorienne lui donne un encore meilleur alibi. — Peut-être. Mais ça ne change pas ma conviction, et celle d’une majorité de mes meilleurs analystes, qu’elle et Manpower ont fait ça pour obtenir exactement la réaction de cet imbécile de Byng. — Pour ne rien vous cacher, j’ai tendance à partager cette conclusion, admit enfin Vézien, lugubre. — Hein ? » Dusserre cligna des yeux puis se secoua avec fureur. « Alors pourquoi diable m’avoir forcé à supporter tout ce cirque depuis trois semaines ? — Parce que ça n’a pas d’importance », répondit lourdement le Premier ministre. Comme son compagnon le considérait avec incrédulité, il haussa les épaules. « Écoutez, Damien. Nous ne pouvons pas ramener les morts à la vie ni gommer la destruction de ces trois vaisseaux de guerre manticoriens. Ces horreurs nous sont imposées et nous ne pouvons les changer, quoi que nous fassions. À partir de maintenant, nous devons les considérer comme faits acquis. » On peut tout à fait lancer une grande enquête tapageuse si on en a envie. Au bout du compte, toutefois, elle ne pourra atteindre que deux conclusions : soit Giselle a été détruite par des « ennemis inconnus », que nous n’avons pas encore réussi à identifier, soit elle l’a été sur les ordres d’Anisimovna. Si nous désignons un groupe local comme coupable, nous admettons qu’une bande de malades mentaux du cru a fait sauter toute une base spatiale et tué plus de quarante mille Néo-Toscans. Vous tenez à donner un pareil encouragement à tous ces dingos ? Moi, j’aimerais autant que nous ne nous retrouvions pas avec une Nordbrandt de chez nous, décidée à faire sauter la planète. » D’un autre côté, si nous accusons Anisimovna et si nous rendons l’information publique, il nous faudra bien expliquer pourquoi elle a agi ainsi. Je ne crois pas qu’on ait beaucoup de succès si on essaie de la présenter comme une espèce de tueuse en masse psychotique qui a choisi la Nouvelle-Toscane au hasard comme cadre de ses derniers milliers d’assassinats. Pour moi, le scénario le plus probable serait que nous en arrivions à nous trahir, à révéler les petits détails sordides de notre accord avec elle et Manpower, et à devenir au moins indirectement responsables de tous ces morts dans l’opinion publique. Et aussi aux yeux de Manticore. Je ne crois pas non plus que ce serait très sain pour notre tranquillité, et vous connaissez aussi bien que moi la réaction typique des Manties à des attaques contre leurs bâtiments de guerre depuis un siècle T. Je crois que la visite d’une ou deux escadres de vaisseaux du mur manticoriens n’aiderait pas beaucoup notre infrastructure à compenser la perte de Giselle, et ça n’aiderait en rien votre carrière ni la mienne. — Qu’est-ce que vous suggérez, alors ? » Dusserre observait Vézien avec beaucoup d’attention. Il était presque sûr de savoir où il voulait en venir mais certains raisonnements devaient être exprimés à voix haute. « De notre point de vue, la meilleure explication possible reste la responsabilité des Manties. Nous prenons les relevés de nos plateformes de capteurs à l’arrivée de leurs vaisseaux dans le système, et nous y ajoutons une trace de missile possible allant de l’un d’eux à la base spatiale. Nous envisagions déjà une manœuvre dans ce style, de toute façon ; à présent, nous n’avons d’autre choix que de passer à l’acte sans tarder. Vous pouvez être furieux contre Anisimovna si ça vous fait plaisir. Je vous y aiderai et, si jamais l’occasion se présente, d’ici quelques années, j’apprécierai que votre ministère en finisse avec elle de la manière la plus déplaisante possible. Pour l’heure, toutefois, c’est elle qui possède l’unique capsule de survie en vue. Nous avons Byng à domicile, qui manifeste lui aussi un grand intérêt à prouver la responsabilité des Manties en ce qui concerne Giselle. Nous allons le travailler – subtilement, bien sûr – pour être sûrs que nous sommes tous toujours sur la même longueur d’onde, qu’il est prêt à appuyer notre trace de missile manticorien, puis nous annonçons notre découverte. À partir de là, tout le projet sera remis sur les rails. » Dusserre avait l’air d’un homme venant de prendre une bouchée de son fruit préféré et d’y découvrir un ver coupé en deux. Il ouvrit la bouche pour protester puis y renonça. « Et si Manpower nous encule encore à l’avenir ? demanda-t-il aigrement. — Eh bien, on se fera enculer. Mais cette fois-là, au moins, on s’y attendra. Vous, je ne sais pas, mais moi, compte tenu des autres options, je trouve l’idée de me faire enculer par nos amis mesans infiniment plus douce qu’autrefois. D’un autre côté, si nous mettons Byng de notre côté, et si la Ligue fait ce qu’elle est censée faire, si elle leur donne ce qu’ils veulent depuis le début, je ne vois pas pourquoi ils s’en prendraient encore à nous. » Dusserre médita ces paroles un moment, et le Premier ministre se demanda dans quelle mesure la colère frustrée du ministre de la Sécurité venait du fait qu’ils avaient été bernés – et trahis – par Manpower, et dans laquelle elle venait des énormes pertes en vies humaines à bord de Giselle. À titre personnel, Vézien aurait volontiers étranglé Anisimovna de ses propres mains. Il n’avait jamais signé pour faire massacrer ses concitoyens en guise de vitrine politique pour forcer la main des Solariens, et il était tout à fait sérieux lorsqu’il parlait de faire abattre plus tard la Mesane. En fait, il avait hâte d’en arriver là, simplement pour que justice soit faite. Pour le moment, toutefois, elle les tenait en son pouvoir. S’ils étaient presque certains de sa culpabilité, ils ne pouvaient lui attribuer cet assassinat massif sans conséquences militaires et politiques désastreuses, aussi bien intérieures qu’étrangères. « Ça ne me plaît pas », dit enfin Dusserre sur un ton presque badin, admettant sa défaite. Le Premier ministre eut un rire évoquant un aboiement. « Ça ne vous plaît pas ? Et qu’est-ce que vous croyez que ça me fait, à moi ? Si vous vous rappelez bien, Nicolas et moi sommes les membres du gouvernement qui ont le plus soutenu Anisimovna quand elle nous a soumis son idée. Je vous parie qu’elle envisageait un coup pareil, en supposant que ce soit profitable, depuis le début, et je ne m’en suis même pas douté. Rien ne saurait me faire plus plaisir que de descendre moi-même cette salope, croyez-moi, ou de la faire disparaître dans un des camps de rééducation du Nord et de l’y laisser pourrir quelques décennies. Mais on ne peut pas. En ce moment, elle nous tient par les couilles, et on ne peut rien y faire sans aggraver encore la situation. » CHAPITRE QUARANTE-TROIS Aldona Anisimovna, vautrée sur un confortable fauteuil, les yeux fermés, n’écoutait pas simplement les phrases musicales hantées qui emplissaient le petit compartiment luxueusement meublé : elle les absorbait, comme si sa peau n’avait été qu’un immense récepteur. C’était étrange, se disait-elle, rêveuse. De tous les compositeurs de la Galaxie, son préféré était un Manticorien. Un Sphinxien, pour être précis. Elle n’avait jamais vraiment compris pourquoi les écheveaux mélodiques d’Hammerwell lui parlaient aussi intensément, mais c’était le cas et, à certains moments, elle en avait besoin. Besoin de se laisser dériver sur la musique, de se vider de pensées, de conspirations et de projets. De culpabilité. Ne sois pas bête, lui reprocha une fois de plus la part d’elle-même qui n’était pas emplie du chant des bois et de la subtile interaction entre cuivres et cordes. Tu es ici dans le cadre d’une stratégie devant provoquer une guerre qui tuera des millions – sans doute même des milliards – de gens et tu te reproches d’en avoir buté quarante mille ? Tu arrives un peu tard à cette fête-là, non, Aldona ? Ça n’avait pas l’air de t’inquiéter beaucoup pendant les préparatifs. Non, en effet. Mais elle envisageait alors cet acte comme une stratégie abstraite, un élément d’une manipulation géniale et minutieuse, du grand dessein qui verrait la plus grande, la plus puissante entité politique de l’histoire humaine danser au son de la flûte de l’Alignement mesan. De ce point de vue, ç’avait été… palpitant. Exaltant. Jouer le Grand Jeu à des hauteurs aussi stratosphériques, pour des enjeux aussi inimaginables, apportait une ivresse pareille à celle d’une drogue puissante. C’était une sorte de compulsion, l’impression de prendre l’univers tout entier à la gorge entre des mains quasi divines et de le plier à sa volonté. Pas étonnant qu’Albrecht soit fasciné par la mythologie, songea-t-elle. Il affirme que c’est pour ne pas oublier les erreurs commises par les dieux antiques, trop convaincus de leur pouvoir et trop jaloux de leurs prérogatives. Mesquins et capricieux. Peu enclins à travailler ensemble. Étant donné ce que nous voulons accomplir, il a raison : nous ne devons vraiment pas oublier les dangers qu’il y a à se convaincre qu’on est un dieu. Je suis sûre que tout ça est vrai… mais, en fait, il pense surtout à Prométhée. Oser voler le feu interdit, lever la main – la nôtre – contre l’ordre établi dans la Galaxie et le contraindre à changer. Vus sur pareille échelle, les hommes, femmes et enfants ayant trouvé la mort à bord de Giselle étaient insignifiants. Ces pertes seraient absorbées dès qu’on arrondirait les chiffres, quand les statisticiens comptabiliseraient le coût de la vision magnifique de l’Alignement. Mais ce ne serait qu’après la victoire, et on n’en était pas encore là. À présent, ces décès étaient frais, immédiats… et siens. Ils n’étaient pas une conséquence de sa stratégie à des dizaines d’intermédiaires de distance : elle les avait ordonnés, orchestrés. Ce n’était pas une Nordbrandt à laquelle on fournissait des armes par des canaux dont on pouvait nier l’existence. C’était Aldona Anisimovna en personne qui commandait. Elle s’en remettrait. Elle le savait déjà, bien qu’elle voulût en partie feindre le contraire. Feindre d’avoir un vrai fonds d’innocence qui se révolterait dans les prochaines circonstances du même type. Toutefois, elle se connaissait trop bien pour se tromper très longtemps, aussi n’essaya-t-elle même pas. Elle se contenta de rester calée au fond de son siège, à bord du « yacht » princier, équipé de la propulsion-éclair, qui l’avait amenée en Nouvelle-Toscane, et elle laissa la musique l’emplir. « De mieux en mieux, vraiment », fit Lorcan Verrochio, maussade. Assis, les coudes sur la table de la terrasse, il contemplait Mont-des-Pins. Une chope de bière à moitié vide reposait devant lui, avec les restes d’un sandwich Reuben, d’une part de frites et d’une salade composée. Hongbo Junyan, qui venait d’arriver, avait déjà déjeuné, aussi se contentait-il de siroter un thé glacé. « Ce n’est pas comme si c’était une grosse surprise, Lorcan, remarqua le vice-commissaire. Qu’un événement comme celui-là se produise au moment… opportun a toujours fait partie du projet. » Verrochio lui lança un regard un peu mauvais, mais Hongbo se contenta de hausser les épaules. Discuter d’un tel sujet sur une terrasse ouverte, sans la protection des systèmes antiécoutes dont était équipé le bureau du commissaire, constituait un risque modéré. Si le pot aux roses n’était pas découvert, toutefois, cela n’aurait pas d’importance. Et, s’il l’était un jour, il y avait déjà tant de conneries compromettantes dans divers dossiers, à la disposition de tout enquêteur vaguement compétent, qu’un enregistrement de cette conversation n’en aurait pas non plus. Verrochio considéra encore son subordonné avec réprobation durant quelques secondes puis parut se faire la même réflexion et tendit la main vers sa bière. Il en but une longue gorgée, la reposa sur la table et regarda Hongbo d’un œil un peu moins acerbe. « À quel point pensez-vous que l’explosion de ce cargo soit accidentelle ? demanda-t-il. — À peu près autant que vous, répondit Hongbo avec un sourire dépourvu d’humour. — C’est bien ce que je pensais, fit Verrochio en grimaçant. Ce projet était bien plus attrayant quand toutes ces conneries étaient encore dans l’avenir, vous savez. — Quoi qu’il arrive à partir de maintenant, nous avons les mains propres. » Hongbo agita sa tasse de thé. « Byng est parti se mettre tranquillement entre les mains de quelqu’un d’autre et tout ce que nous avons à faire, désormais, c’est répondre aux demandes qu’il nous fera. Après tout, c’est lui qui est sur les lieux, non ? Et c’est un amiral de la Flotte de guerre. Étant donné son attitude, je ne crois pas qu’Anisimovna ait beaucoup de mal à le manipuler pour qu’il commette les actes et envoie les demandes de renforts qu’elle désire. Nous, nous n’aurons qu’à lui donner ce qu’il demandera et à regarder les Manties couler à pic. — Vous croyez que c’est Anisimovna qui se trouve en Nouvelle-Toscane ? — Personne ne me l’a affirmé, admit Hongbo, mais je pense que oui. Elle avait l’air mêlée de près à l’opération Monica et, si je cherchais quelqu’un à envoyer, je choisirais sans doute une personne raisonnablement familière de l’amas. — Votre ami Ottweiler ne vous en a pas informé ? — Vous le connaissez aussi bien que moi, Lorcan, déclara doucement Hongbo, quoique ce ne fût pas tout à fait vrai. Et, je l’ai déjà dit, personne ne m’a affirmé que c’est elle qui mène la danse. Je serais juste surpris du contraire. Encore que ça puisse être Bardasano. — Sacré duo, marmonna Verrochio, avant de s’autoriser un sourire en coin. Elles ont joué de moi comme d’un violon avant Monica. Je peux bien l’admettre. Alors, si une des deux – voire les deux, Dieu nous préserve ! – est à l’autre bout de la présente opération, vous avez sûrement raison en ce qui concerne Byng : il fera ce qu’elles voudront. On devrait donc réfléchir à ce que, nous, il nous faudra sans doute faire, non ? — J’y ai déjà réfléchi, à dire vrai, répondit Hongbo, sans préciser qu’une partie de ses réflexions reposait sur les directives de Valéry Ottweiler. Le plus raisonnable, à tous points de vue, est de transmettre ce message en Macintosh pour l’information de l’amiral Crandall. Cette dame n’est pas du tout à vos ordres mais, puisque l’amiral Byng est déjà parti pour la Nouvelle-Toscane – de sa propre autorité, bien sûr, même si, en tant que gouverneur local de la Sécurité aux frontières, vous avez admis que nous devions nous fier à son jugement –, il serait prudent et courtois de votre part d’informer l’autre officier de la Flotte de guerre cantonné dans la région de ses mouvements et de la détérioration croissante des relations entre Manticore et la Nouvelle-Toscane. — Et que croyez-vous qu’elle fera quand nous lui communiquerons ce petit détail ? — Ça dépendra de sa personnalité », dit le vice-commissaire. Et des instructions qu’elle aura reçues de Manpower, prit-il bien soin de ne pas ajouter à haute voix. « Il est possible qu’elle se dirige elle-même vers la Nouvelle-Toscane, encore que je n’estime pas cela probable. Vous voulez savoir ce que je pense vraiment ? — C’est pour ça que je posais la question, répondit Verrochio, un peu sarcastique. — Je pense qu’elle a de grandes chances de déplacer les vaisseaux sous ses ordres de Macintosh en Meyers. Nous n’avons pas les moyens d’entretenir sa force d’intervention mais Macintosh non plus, et son déploiement est avant tout censé tester la capacité de la Flotte à subvenir à ses besoins sans soutien local. En outre, Meyers est notre centre administratif, aussi y disposerait-elle des meilleures communications. C’est ici que les messages de Byng les plus récents seront adressés, et c’est ici que l’amiral Nelson est censé retenir le reste des croiseurs de combat de Byng. Compte tenu de tous ces facteurs, je ne vois vraiment pas où elle pourrait aller ailleurs. — Fabuleux. » Verrochio but encore un peu de bière puis haussa les épaules. « Je commence à me sentir tout à fait inutile mais je suppose que vous avez raison. Allez, demandez au centre de communications de lui faire passer l’information. » « Une idée de dernière minute ? demanda tranquillement Michelle Henke en explorant du regard le pont d’état-major frais et à l’éclairage tamisé du HMS Artémis. Une suggestion ? » Cynthia Lecter opéra son propre examen du reste de l’état-major puis se retourna vers l’amiral et secoua la tête. « Non, madame », dit-elle au nom de tous. Michelle hocha la tête. Elle ne s’était pas vraiment attendue à des suggestions, quoique cela ne l’eût pas empêchée de passer la nuit précédente à se faire du souci. Elle se demandait souvent comment Honor pouvait paraître aussi calme avant d’entamer une opération importante. Elle-même s’était rongé les sangs avant chacune des batailles de la Huitième Force, au sein de laquelle elle n’était toutefois qu’un commandant secondaire. Telle était, elle s’en apercevait, une des raisons pour lesquelles elle n’avait pas joué le jeu des relations afin d’atteindre plus tôt le rang d’officier général. Sa haine du népotisme avait été le composant principal de sa résistance mais elle savait à présent qu’un autre facteur était entré en jeu. Un facteur qui était presque – mais pas tout à fait – une forme de lâcheté. Michelle Henke admirait énormément Honor Harrington mais elle n’était pas Honor, elle le savait. Sa personnalité bien moins complexe n’était pas accablée par les conflits intérieurs qui constituaient une telle part de celle d’Honor. Pour dire la vérité, elle avait toujours été plus… directe. Plus en noir et blanc, moins encline à sympathiser avec l’ennemi ou à se torturer des conséquences de ses actes sur ce dernier. Le concept de « nous » et « eux » ne la dérangeait pas, et elle n’aimait pas les ambiguïtés susceptibles de brouiller et embrouiller ses décisions. En tant que commandant et même officier général de fraîche date, cela l’avait toujours bien servie. Elle ne s’était préoccupée que du rôle de son vaisseau ou de son escadre dans une opération préparée et coordonnée par quelqu’un d’autre, qui en serait au bout du compte responsable. Mais ce n’était pas le cas cette fois-ci. Non, cette fois-ci, la responsabilité suprême était sienne, seulement sienne. Et, en dépit de la taille assez réduite des forces en présence, les enjeux étaient sans doute – non : sûrement – aussi élevés que ceux pour lesquels avait jamais joué Honor. Sois honnête, ma fille, se dit-elle, contrariée. C’est ça qui te flanque vraiment les jetons. Tu n’as pas peur d’être tuée. En tout cas, ça ne te terrifie pas. Ce qui te fait vraiment peur, c’est que toi, personnellement – toi, Michelle Henke, pas la Flotte royale –, tu risques de tout foutre en l’air. Que la tâche ne soit pas appropriée pour une femme qui préfère les tuer tous et laisser Dieu reconnaître les siens, autant qu’un connard comme Byng puisse mériter la mort. Que le Royaume stellaire risque de se retrouver à défendre sa vie contre la Ligue solarienne parce que la mauvaise femme se trouvait au mauvais endroit et qu’elle a déconné à pleins tubes. Oui, c’est exactement ce qui me fait peur, se répondit-elle, et ça n’a rien d’étonnant. J’ai signé pour chasser les pirates, pour livrer des batailles, pour défendre ma nation stellaire. Je ne m’attendais pas à ce qu’on me dépose un truc pareil sur les épaules. Eh bien c’est fait, reprit la première voix, encore plus contrariée. Aux dernières nouvelles, c’est justifié par le béret noir sur ta tête. Alors, sauf si tu veux admettre que c’est trop compliqué pour la petite chose que tu es et rendre le joli chapeau, je pense qu’il ne te reste qu’à prendre tes marques et à te mettre au boulot. Et, tant que tu y seras, tâche au moins de limiter le nombre de morts, d’accord ? « Bien, puisque personne ne semble avoir repéré de t sans barre ni de i sans point, on ferait mieux de s’y mettre », conclut calmement la comtesse du Pic-d’Or. Pour la première fois de sa carrière, Josef Byng apparut sur son pont d’état-major sans sa tunique d’uniforme. S’il se sentait déplacé en manches de chemise, c’était en lui une impression lointaine et négligeable lorsqu’il franchit presque au pas de course l’écoutille du pont et s’arrêta dans une glissade, les yeux fixés sur le répétiteur principal. Karlotte Thimár et Ingeborg Aberu étudiaient les informations plus détaillées que le CO transmettait à la console de l’officier opérationnel. Le reste de l’état-major était également présent, en dehors du capitaine Vladislava Jenkins, l’officier logistique, qui se trouvait à bord du VFS Débrouillard pour régler avec le capitaine Sharon Yang certains problèmes de pièces détachées du croiseur de combat. « Qu’avons-nous sur eux ? demanda Byng, les yeux fixés sur les icônes qui arrivaient de l’hyperlimite du système. — Pas grand-chose, monsieur, répondit Aberu, maussade, en se redressant pour lui faire face. Tout ce que nous savons, c’est que nous avons dix-neuf sources. On dirait que cinq d’entre elles sont bien plus petites que les autres – sans doute des contre-torpilleurs ou des croiseurs légers. On piste en ce moment leurs signatures d’impulseurs, monsieur, et je suppose que les contacts les plus volumineux sont des croiseurs de combat. Compte tenu des circonstances, je pense qu’on doit supposer que ce sont des Manties. » L’amiral hocha la tête, comme distrait, mais Aberu n’en avait pas tout à fait fini. Elle se racla la gorge pour attirer son attention. « Leur vélocité actuelle par rapport à la primaire est d’environ six mille km/s, monsieur, dit-elle lorsqu’elle sut en disposer, mais leur accélération est de tout juste six km/s2. — Qu’est-ce que vous dites ? renvoya-t-il sèchement. — Six kilomètres par seconde par seconde, monsieur, répéta Aberu, encore plus soucieuse. Soit un virgule trois km/s2 de plus que ce qu’ils nous ont montré en Monica. Disons une différence de vingt-huit pour cent. — Ils doivent foncer au maximum de la puissance militaire, monsieur », intervint Thimár. Byng se tourna sèchement vers elle. « Ça fait plus de six cents gravités, continua le chef d’état-major. Pour maintenir une telle accélération, ils font fatalement chauffer leurs compensateurs. » Son supérieur la fixa durant plusieurs secondes puis hocha la tête. Elle avait forcément raison. Il ne voyait pas pourquoi les Manties useraient de leur accélération maximale, au risque de provoquer une panne de compensateur et la mort de tout l’équipage concerné. Toutefois, un vaisseau solarien de pareil tonnage aurait une accélération maximum de moins de quatre cent cinquante gravités. Celle du sien était d’ailleurs de moins de quatre cent quatre-vingt-dix gravités, bien qu’il ne fût pas à moitié aussi massif. Et si les Manties n’avaient pas poussé leur compensation à fond, s’ils disposaient encore d’une réserve d’accélération… Le fantôme du mémo ridicule de cet insupportable petit lieutenant clignota dans un coin de sa tête, mais il le chassa avec irritation pour se concentrer sur les détails concrets importants. « Ils semblent donc être un peu plus rapides que prévu, observa-t-il, aussi calme que possible, avant de s’adresser à Aberu. Quel trajet prédisez-vous à nos vifs amis, Ingeborg ? — Étant donné leur trajectoire, à ce taux d’accélération, et en supposant une interception zéro-zéro avec la Nouvelle-Toscane, ils seront ici dans deux heures et cinquante-cinq minutes, monsieur. C’est à peu près tout ce qu’on a. — Je vois. » Byng hocha à nouveau la tête, s’efforçant de garder l’air simplement pensif, puis il jeta un coup d’œil à son officier des communications. « Combien de temps avant que nous ne puissions entendre quelque chose de leur part, Willard ? — Ils ont opéré la translation il y a un peu plus de six minutes, monsieur, répondit le capitaine MaCuill, et se trouvent actuellement à dix virgule six minutes-lumière de nous, donc il faudra encore au moins trois ou quatre minutes. — Je vois. » Byng croisa les mains derrière le dos et s’obligea à prendre une inspiration profonde, apaisante. Pas plus qu’Aberu, il ne doutait de ce qu’étaient ces icônes, bien qu’il n’imaginât pas ce que les Manties pouvaient faire ici si tôt. En outre, il l’admettait en son for intérieur, leur accélération était… inquiétante. Elle impliquait qu’ils pouvaient lui réserver d’autres surprises, une perspective qui ne lui plaisait nullement. Surtout si ça donne des munitions supplémentaires à Mizawa, murmura une petite voix. Il repoussa cette pensée, quoique pas aussi aisément qu’il l’eût aimé, et reporta son attention sur le problème en cours. Manties ou pas, cette hâte inconvenante de sa part n’était pas justifiée, se dit-il, sévère, gagné par le regret lorsqu’il se rendit compte à quel point son arrivée en trombe sur le pont avait souligné sa tension. « Qu’on aille dans ma cabine demander ma tunique à mon intendant, Karlotte. » Il prit un ton humoristique, comme amusé de sa propre précipitation, et sourit à son chef d’état-major. « Si nous disposons de quelques minutes avant de pouvoir leur parler, autant que je sois correctement vêtu pour l’occasion. » « Oh, merde ! » lâcha Maxime Vézien, sans élever la voix mais avec une intensité venue du fond du cœur, en contemplant l’image de Nicolas Pélisard sur l’écran. Il s’était attendu à une réaction musclée de Manticore mais pas à une force du gabarit de celle qu’on venait de détecter. En outre, nul n’avait prévu une visite aussi rapide. « Comment diable sont-ils arrivés aussi vite ? demanda Alesta Cardot. Et, d’ailleurs, qu’est-ce qu’ils foutent là ? Ça fait à peine trois semaines et personne n’a quitté le système, à part deux vaisseaux marchands, pas des messagers. Comment pourraient-ils seulement savoir ce qui s’est passé ici ? » Les yeux de Vézien dérivèrent vers la zone de l’écran de conférence où apparaissait le ministre des Affaires étrangères, qui venait de formuler sa propre question muette. Puis il retourna à Pélisard. « C’est une excellente question, Nicolas, dit-il. Quelqu’un, au ministère de la Guerre, aurait-il une suggestion à cet égard ? » Le ministre grimaça. Sur la défensive – et furieux, soupçonna Vézien –, il commença à balbutier une réponse hâtive puis s’interrompit et se reprit : « À en juger par le temps écoulé, leur commodore Chatterjee avait dû déployer au moins un autre vaisseau. Évidemment, nous n’avions pas repéré d’empreinte hyper supplémentaire lors de leur translation en espace normal, sinon nous l’aurions signalée. Si vous vous rappelez bien, je répète depuis un moment que nos plateformes ont besoin d’être améliorées. » Comme Pélisard marquait une pause, Vézien parvint à ne pas faire la moue. Même en un moment pareil, il était inévitable que chacun cherchât à se couvrir, aussi se contenta-t-il de hocher la tête. « Cela dit, c’est la seule explication, reprit son interlocuteur. Ils savent exactement ce qui s’est produit et ils ont dû faire partir cette force d’intervention de Fuseau à l’instant même où ils ont appris la nouvelle. » Ce qui suggère qu’ils ne sont pas juste là pour dire bonjour, songea le Premier ministre sans enthousiasme. On ne dépêche pas une force de cette envergure aussi vite si on n’est pas prêt à aller au paquet. Et si c’est l’état d’esprit des Manties… Ses yeux filèrent vers le coin de l’écran où apparaissait Damien Dusserre. Le ministre de la Sécurité n’avait pas prononcé un mot, mais Vézien savait exactement ce qu’il pensait. Et il a raison. Il est fort heureux que nous n’ayons pas encore fabriqué cette fameuse « trace de missile » au bénéfice de Byng. Les Manties seront déjà furieux contre nous mais, s’ils nous jugent impliqués à ce point-là avec les Solariens… « Je suis d’accord avec vous, dit-il à Pélisard. Et je crois que, quoi que les Manties veuillent dire aux Solariens, nous allons rester en dehors. Je veux que vous mettiez illico hors service toutes nos unités militaires, Nicolas. Agissez sur mon autorité et sans délai. Je vous obtiendrai la directive présidentielle officielle d’Alain dès que possible mais ne faisons rien qui pourrait seulement faire envisager aux Manties de nous prendre pour cible. » Le ministre de la Guerre acquiesça, son visage exprimant un inextricable mélange d’accord, de chagrin, de colère, de peur et d’humiliation devant l’impuissance de ses vaisseaux et de son personnel, totalement surclassés dans une telle bataille de titans à venir. « Et pendant que Nicolas s’occupe de ça, Alesta, continua Vézien en se tournant vers le ministre des Affaires étrangères, réfléchissez donc au meilleur moyen d’assurer aux Manties que tout ce que nous voulons, nous, c’est déterminer ce qui s’est exactement passé ici. Et de les convaincre sans équivoque que nous n’avons pris absolument aucune part à la décision de cet imbécile de Byng d’ouvrir le feu ! » « Est-ce que nous recevons quelque chose, Dominica ? demanda Michelle. — Oui, madame, répondit le capitaine Adenauer en souriant et en désignant de la tête le capitaine de corvette assis près d’elle, à la console. Max détecte les plateformes laissées ici par le capitaine Kaplan. — Remarquable. » L’amiral rendit son sourire à l’officier opérationnel puis se tourna vers Maxwell Tersteeg. « Dites-moi donc ce que vous savez, Max. — Bien, madame. » L’OGE tapa une série d’instructions. Un schéma détaillé des planètes du système de Nouvelle-Toscane, ainsi que de l’espace qui les entourait, apparut sur le répétiteur principal. Il s’enfla en zoomant sur la planète la Nouvelle-Toscane elle-même. Ses deux lunes dominaient l’espace environnant quoique ce même volume fût moucheté d’icônes de vaisseaux marchands en orbite de garage ou de navettes industrielles allant et venant entre des bases spatiales orbitales. D’autres icônes, vives, colorées selon la classe et entourées des cercles rouge sang indiquant l’hostilité, figuraient des vaisseaux de guerre. « En gros, il n’y a pas de changement, madame, continua Tersteeg. Nous avons ces trois contre-torpilleurs, ici… (un cercle de démonstration vert enferma trois des icônes) qui ont changé d’orbite. Ils sont à environ onze cents kilomètres vers l’extérieur, bien en avant du reste de leur formation. On dirait qu’ils se sont déplacés à l’endroit où les vaisseaux du Commodore Chatterjee ont été détruits, peut-être pour une mission de recherche et de sauvetage. En dehors de ça, pour autant que je puisse le constater, rien n’a bougé. — Vous identifiez le vaisseau amiral de Byng ? — Oui, madame. J’ai eu une bonne lecture de sa signature énergétique en Monica. À moins qu’il n’ait changé de vaisseau amiral, c’est lui, juste ici. » Un point vert désigna l’icône orangée bordée d’or d’un croiseur de combat. Trois symboles identiques identifiaient de tels bâtiments pouvant servir de vaisseau amiral, mais Tersteeg paraissait sûr d’avoir repéré le bon. « Bien, fit Michelle. Quel est le statut de leurs impulseurs ? — Difficile de l’affirmer, madame, admit Tersteeg. Le capitaine Kaplan n’a pas voulu laisser ses capteurs trop près, donc nous sommes encore un peu loin pour avoir une certitude. À ce que je vois, toutefois, ils ne sont pas branchés. — Bien, répéta l’amiral en lui tapotant l’épaule. Tenez-moi au courant de tout changement. — Bien sûr, madame. » Michelle hocha la tête et regagna son fauteuil. Laisser sur place les plateformes Cavalier fantôme furtives venait d’être amplement justifié, malgré les réserves qu’elle avait entretenues quant à cette décision de Naomi Kaplan lorsqu’elle l’avait apprise. Les Cavaliers fantômes représentaient un des plus grands avantages de la FRM : l’idée de voir la Ligue solarienne s’en emparer et en reproduire la technologie n’avait rien eu de réconfortant. Même alors, toutefois, elle avait estimé que Kaplan avait bien fait. Les plateformes étaient équipées de tous les systèmes d’autodestruction et de blocage qu’avaient pu leur incorporer les services de recherche et développement, donc la Flotte en général et Michelle Henke en particulier s’inquiétaient sans doute plus que nécessaire de les voir compromises par une simple capture. Elles avaient été fabriquées pour servir, Michelle ne concevait pas de meilleur endroit où les utiliser, et les chances pour que quiconque parvînt à en localiser une, sans parler de la récupérer pour l’étudier sans que sa charge explosive incorporée ne la détruise, étaient infimes. Les inquiétudes de l’amiral avaient donc été trop insignifiantes pour l’empêcher d’approuver fermement la décision de Kaplan dans ses dépêches à l’Amirauté. Une décision qui se révélait aussi bonne que Michelle l’avait estimée. En mode passif, sans propulsion, ainsi qu’on les avait laissées, leur endurance dépassait de beaucoup les vingt-trois jours T écoulés depuis la destruction des contre-torpilleurs de Chatterjee. À présent, en réaction à des codes correctement identifiés, elles étaient de nouveau bien réveillées et rapportaient fidèlement par transmission discontinue – ce qui, à cette distance, revenait à une transmission en temps réel – tout ce qu’elles avaient vu durant ces trois semaines T. Je sais donc où vous êtes, amiral Byng, songea froidement Michelle. C’est parfait. Si je dois tuer des gens, j’aime autant que le connard responsable de tout ça figure sur ma petite liste le moment venu. « Qu’est-ce que vous en dites, madame ? » demanda très doucement Gladys Molyneux. Le poste de combat de l’enseigne de première classe était la défense antimissile, ce qui la mettait au côté d’Abigail. Cette dernière, en dépit du silence tendu qui régnait sur la passerelle du Tristan, doutait que quiconque eût entendu cette question nerveuse. « Il est encore un peu tôt pour en dire quoi que ce soit, Gladys », répondit-elle sur le même ton, avec un léger sourire. Elle vit la confiance revenir en Molyneux, effet du sourire en question, puis elle secoua la tête. « Ce que je peux affirmer, continua-t-elle, c’est que si ces gens-là… (elle désigna de la tête les icônes des croiseurs de combat solariens en orbite) avaient la moindre idée des capacités de notre force d’intervention, ils seraient encore bien plus nerveux que nous en ce moment. » Elle sourit à nouveau, mais c’était cette fois un sourire froid et cruel. Notre Père l’Église dit que la vengeance appartient à Dieu, se rappela-t-elle, et je le crois. Mais je crois aussi qu’il peut choisir à sa guise l’instrument de cette vengeance. Et, en ce moment précis, je ne me sens pas très miséricordieuse, Gladys. « Le capitaine Mizawa désire vous parler, monsieur. » Josef Byng s’immobilisa en enfilant la tunique qu’on était allé lui chercher et se tourna vers le matelot des communications venant de parler. Il évita de grimacer, mais ce ne fut pas facile. « A-t-il dit pourquoi ? demanda-t-il en achevant de passer le vêtement et en le fermant. — Non, monsieur », répondit le matelot. Sa réponse prudente ne faisait que souligner le fait que chacun, à bord du Jean Bart, connaissait l’hostilité entre Byng et son capitaine de pavillon. « Très bien. » L’amiral s’efforçait de conserver un ton froidement professionnel. Il gagna son fauteuil de commandement mais, plutôt que de s’y installer, fit pivoter l’écran vers lui et appuya sur le bouton d’acceptation. « Capitaine Mizawa, dit-il quand apparut le visage de l’officier de la Flotte des frontières. — Amiral, répondit Mizawa. — Je suis un tout petit peu occupé en ce moment, capitaine, reprit Byng, aussi aimable que possible. Que puis-je pour vous ? — Monsieur, je ne sais pas si le CO vous en a informé, mais le capitaine Zeiss détecte une cascade d’impulsions gravitiques. — D’impulsions gravitiques ? répéta l’amiral sans inflexion. — D’après les derniers rapports dont nous disposons, les Manties utilisent un système de communication supraluminique efficace sur des distances assez courtes. Système fondé sur les impulsions gravitiques. — Je suis au courant, capitaine. » Un soupçon de givre se glissa dans le ton de Byng, en réaction à la patience qui vibrait dans la voix de Mizawa – comme si ce dernier avait expliqué la physique newtonienne à l’idiot du village. En particulier du fait que ces maudits mémos avaient abordé le même point. Et maintenant ce salopard va prétendre qu’il m’en a averti en personne, hein ? songea l’amiral, amer. « Oui, monsieur, je n’en doute pas, acquiesça le capitaine de pavillon, mais, ce qui m’inquiète, ce sont les rapports disant qu’ils auraient intégré la même capacité à leurs drones de reconnaissance. Voilà, à mon avis, ce que capte le capitaine Zeiss. — Des drones de reconnaissance ? répéta lentement Byng. — Oui, monsieur. Les contre-torpilleurs ont dû les déployer en arrivant. À présent, ces nouveaux vaisseaux s’y sont reliés et ils reçoivent des rapports nous concernant en temps réel. — Je vois. » Byng ne pouvait chasser l’incrédulité de son expression, bien qu’il parvînt à ne pas la laisser transparaître dans sa voix. Non, vraiment ! Il voulait bien admettre que les Manties disposent d’une forme de communication supraluminique de vaisseau à vaisseau – la DGSN l’avait plus ou moins confirmé – mais intégrer la même fonction dans un dispositif de la taille d’un drone de reconnaissance ? Même le lieutenant abruti de Mizawa n’avait pas suggéré ça ! Du moins, Byng ne le pensait pas. Soudain, il se demanda s’il n’aurait pas dû lire lui-même ces fameux mémos, plutôt que se contenter du résumé qu’en avait fait Thimár. Il chassa cette pensée avec fermeté : il aurait amplement le temps de s’en préoccuper plus tard. Pour l’heure, il lui fallait se concentrer sur le problème le plus urgent, aussi essaya-t-il – vraiment – d’examiner sans passion l’affirmation saugrenue de Mizawa. Autant qu’il essayât, toutefois, elle restait exactement cela : saugrenue. Les services de R&D de la Ligue expérimentaient cette même technologie supraluminique et, contrairement à beaucoup de ses confrères, il s’était fait un devoir de suivre les aspects non classés de leurs efforts. D’après eux, la seule réserve d’énergie qu’aurait exigée tout dispositif à impulsions gravitiques n’aurait pu tenir dans une plateforme de la taille d’un drone. Et c’était sans compter qu’il fallait, pour générer le signal, l’équivalent d’un noyau d’impulseur bien plus volumineux qu’aucun drone de reconnaissance. « J’apprécie votre mise en garde, capitaine, reprit-il au bout de quelques instants, choisissant ses mots avec soin puisqu’il parlait au bénéfice des enregistreurs du pont d’état-major, mais je crains que les rapports concernant les transmissions supraluminiques par drone de reconnaissance n’aient été… disons exagérés par leurs rédacteurs. Comme vous le savez sûrement, nos propres chercheurs… (ce par quoi il entendait bien sûr ceux de la Flotte de guerre) ont étudié cette prétendue capacité des Manties. Ils estiment la chose possible, au moins pour des communications grossières, mais la bande passante qui serait nécessaire à faire relayer la moindre donnée utile par un drone de reconnaissance est hautement improbable. En outre, le coût énergétique et la masse du matériel limiteraient presque certainement cette technologie à des vaisseaux spatiaux. — Je n’ai pas eu connaissance de ces rapports de recherche, répondit Mizawa, mais j’en ai lu d’autres, notamment… celui du commodore Thurgood. D’après eux, les Manties possèdent bien cette capacité. » Une colère brûlante traversa Byng à cette référence évidente aux mémos du jeune lieutenant. Il faillit répliquer sèchement mais se contraignit à se calmer. La situation exigeait de la prudence, aussi pesa-t-il à nouveau ses mots. « Je connais les rapports dont vous parlez. » Il permit à sa voix de se faire un peu plus sèche, son débit un peu plus rapide. « Je suis convaincu qu’ils sont pour le moins exagérés. » Il croisa sur l’écran le regard de son capitaine de pavillon, dont il vit se crisper brièvement les mâchoires, les narines se dilater. Puis Mizawa secoua la tête. « Je sais que beaucoup de gens le croient, monsieur, dit-il. C’était aussi mon opinion avant que je ne sois envoyé en Nouvelle-Toscane. Mais je ne croyais pas non plus aux taux d’accélération prêtés aux vaisseaux manticoriens. » Il considéra Byng sans ciller, défiant. Comme l’amiral se taisait, il continua : « Que les rapports sur leurs techniques supraluminiques soient exagérés ou non, monsieur, quelque chose produit les impulsions que reçoit le capitaine Zeiss et, quoi que ce soit, c’est assez furtif pour qu’on ne puisse pas le repérer, même avec les impulsions en question qui nous indiquent où chercher. Pour moi, il s’agit d’une plateforme de reconnaissance extrêmement perfectionnée. — Vos inquiétudes sont dûment notées, capitaine. Merci de les avoir portées à mon attention. À présent, si vous voulez bien m’excuser, je crois qu’on a besoin de moi ailleurs. Byng, terminé. » L’amiral coupa la communication avant que sa colère ne le poussât à gratifier Mizawa du savon que méritait son insistance irritante. Des drones de reconnaissance ! Les Manties avaient des taux d’accélération un peu plus élevés que ne l’avaient prévu les services de renseignement, soit, et peut-être encore quelques tours dans leur sac, mais tout de même ! La Ligue était la nation la plus avancée technologiquement de toute l’histoire. Mizawa croyait-il vraiment un « royaume stellaire » gros comme une tête d’épingle, qui se réduisait à un unique système encore quelques années plus tôt, capable de produire une communauté scientifique supérieure à celle des Solariens ? Dieu seul savait ce que cet homme allait trouver ensuite comme sujet d’inquiétude ! Des invasions de hordes dévoreuses de cerveaux venues d’Andromède, peut-être ? Ou bien une révolte meurtrière de tous les cockers de la Galaxie, décidés à dévorer leurs maîtres en commençant par les orteils ? Byng grimaça à cette pensée, mais, vraiment, qu’attendre d’autre d’un commandant de la Flotte des frontières ? Surtout sachant qu’il s’était d’ores et déjà fait un ennemi mortel d’un amiral de la Flotte de guerre ? En fait, Mizawa ne croyait sans doute pas lui-même à ses prédictions alarmistes, mais cela n’avait pas de réelle importance. Il ferait à ce stade tout son possible – y compris prédire des catastrophes – pour le pousser à commettre une erreur. Après tout, déconsidérer son supérieur serait l’un des moyens les plus efficaces de se faire considérer. Par malheur pour lui, Byng connaissait par cœur les règles de ce jeu-là. « Vous savez, monsieur, dit Aberu lentement, comme si elle n’appréciait guère ce qu’elle s’entendait dire, il est tout à fait possible que Mizawa ait mis le doigt sur quelque chose. — Mon Dieu, Ingeborg ! s’exclama l’amiral, incrédule. Vous n’allez pas grimper dans le même train de paranoïaques ! — Non, monsieur, répondit vivement sa subordonnée, mais le CO m’a transmis la même détection d’impulsions gravitiques. » Elle désigna sa console d’un signe de tête. « Je vous accorde que l’idée d’intégrer un émetteur supraluminique à un dispositif de la taille d’un drone est ridicule, mais nous captons des impulsions et, malgré nos efforts, nous n’arrivons pas à trouver ce qui les produit. C’est ce que je voulais dire en me demandant si Mizawa n’avait pas mis le doigt sur quelque chose. — Quoi que ce soit, ce n’est pas un drone de reconnaissance, trancha Byng, irrité. Même en supposant qu’ils aient trouvé le moyen de satisfaire les besoins en énergie puis réussi à fabriquer un dispositif capable de produire une bande passante valable, et qu’ensuite ils se soient débrouillés pour coincer ça dans un appareillage susceptible d’être intégré à un drone, d’où diable pourraient bien surgir ces trucs-là ? Les contre-torpilleurs manties n’auraient pas eu besoin de les déployer si près de nous, et ils n’ont en aucun cas pu le faire après qu’on a ouvert le feu sur eux ! Quant à ces Manties-ci, ils sont dans le système depuis moins de dix minutes. Quelle que soit la technologie de transmission dont ils disposent, qu’ils aient envoyé des drones de reconnaissance aussi près de nous en si peu de temps est impensable. Pas sans une technologie de propulsion supraluminique aussi, en tout cas, et j’aimerais bien qu’on me montre un système furtif capable de dissimuler une signature énergétique pareille à si courte distance ! — Oui, monsieur, c’est sûr », acquiesça Aberu en reportant son attention sur son poste. « Ils devraient recevoir votre message initial à peu près maintenant, madame, dit le capitaine Edwards. — Merci, Bill », répondit Michelle en interrompant une conversation à voix basse avec Lecter et Adenauer. Ayant souri à l’officier de com, elle se retourna vers son chef d’état-major et son officier opérationnel. « Euh, amiral, on a… reçu une transmission discontinue des contacts. Elle vous est adressée, monsieur. — Nommément ? interrogea Byng. — Oui, monsieur », confirma le capitaine MaCuill. L’officier des communications ne paraissait pas plus heureux que l’amiral. Ce dernier jeta un coup d’œil à Thimár… dont l’expression était aussi troublée que la sienne. Les Manticoriens ne pouvaient en aucun cas savoir qu’il se trouvait en Nouvelle-Toscane. D’ailleurs, ils n’avaient aucun moyen de savoir qu’une unité solarienne s’y trouvait. À moins que… Un frisson le toucha au cœur quand la chaîne logique déjà suivie par Nicolas Pélisard passa dans son cerveau. Que les Manties aient assemblé une force de cette taille et l’aient envoyée en Nouvelle-Toscane si tôt après la destruction de leurs contre-torpilleurs, surtout une force qui le demandait spécifiquement à son arrivée, ne pouvait s’expliquer que d’une seule manière. Il n’y avait pas eu trois mais quatre vaisseaux manties, ce jour-là. Il s’était écoulé tout juste assez de temps pour qu’un autre bâtiment, sûrement encore un contre-torpilleur, retourne à la base centrale de Fuseau et que ces renforts soient dépêchés en Nouvelle-Toscane. En outre, les autorités avaient dû prendre leur décision dans les heures ayant suivi l’audition du rapport de l’unité survivante et, pour qui connaissait la lenteur avec laquelle la Ligue solarienne déterminait sa politique, cette rapidité de réaction était presque aussi effrayante que tout le reste. Et peut-être Mizawa et Ingeborg ont-ils raison, après tout, songea Byng, glacé. Je ne vois toujours pas comment on aurait pu intégrer un truc pareil à un drone de reconnaissance. Ça n’est tout bonnement pas possible… à moins de se servir d’une architecture dispersée. Des plateformes multiples, chacune incluant une petite portion du système ? Est-ce que ça pourrait être ça ? Mais, même en ce cas, comment est-ce qu’ils alimentent ces saloperies ? Son esprit tournait à toute vitesse, envisageant les possibilités. Toutefois, la manière dont les Manties s’y prenaient n’avait pas grande importance. L’important était qu’ils pussent bel et bien avoir réussi, auquel cas les drones qui surveillaient le système n’auraient pas été déployés par les nouveaux venus : ils auraient été là depuis le début. Plus précisément, ils auraient été mis en place par le commodore Chatterjee à son arrivée. Et, pour peu qu’ils disposent d’un lien de communication à la vitesse de la lumière standard en plus de leur système supraluminique, ils avaient pu rapporter tout ce qu’ils voyaient au quatrième vaisseau, tapi dans l’ombre, sans que quiconque ne soupçonnât ni ne détectât quelque chose. Si bien que les Manties savaient précisément ce qui s’était produit trois semaines plus tôt. « Eh bien, Willard, dit-il à MaCuill, sur un ton aussi léger que possible, je ferais mieux de m’informer de ce message, n’est-ce pas ? » Cette fois, il s’installa dans son fauteuil de commandement. Il le laissa s’ajuster confortablement à lui puis adressa un signe de tête à l’officier de com. « Allez-y, Willard. — À vos ordres. » MaCuill appuya sur un bouton. Un visage apparut sur l’écran de Byng, un visage qu’il avait déjà vu ; ses lèvres se pincèrent lorsqu’il reconnut le vice-amiral du Pic-d’Or croisé en Monica. « Bonjour, amiral Byng, déclara froidement la Manticorienne. Je suis sûre que vous vous souvenez de moi mais, à toutes fins utiles, je suis le vice-amiral du Pic-d’Or, Flotte royale manticorienne, commandant de la Dixième Force, et je suis ici en réaction à votre attaque gratuite d’unités de la FRM dans ce système stellaire, le 25 octobre. Je fais spécifiquement référence à la destruction par vos soins des contre-torpilleurs Roland, Lancelot et Galahad, sous les ordres du commodore Ray Chatterjee, envoyés dans le but exprès de porter un message diplomatique du gouvernement de ma reine à celui de Nouvelle-Toscane. Nos capteurs nous ont fourni des enregistrements détaillés de cet événement. En conséquence, amiral, nous savons que nos bâtiments n’étaient pas même prêts au combat. Leurs bandes gravitiques étaient baissées, de même que leurs barrières latérales, et leurs batteries inactives. En clair, ils ne représentaient aucune menace pour vous, et leur personnel n’était pas même en combinaison souple au moment où vous avez ouvert le feu de sang-froid sur eux et les avez complètement détruits. » Comme je suis sûre que vous le savez, cela constitue non seulement un lâche assassinat mais aussi un acte de guerre. » Cette voix froide et précise marqua une pause, et Byng sentit ses muscles faciaux se figer. Si les Manties disposaient bel et bien d’enregistrements de l’incident, ils pourraient expliquer de manière très convaincante – du moins à quiconque ne s’était pas trouvé là, n’ayant pas l’expérience nécessaire pour replacer les événements dans leur contexte – que sa réaction avait été… injustifiée. Mais qu’un soi-disant officier général d’une petite spatiale néobarbare pisseuse ose accuser la Flotte de la Ligue solarienne de commettre un acte de guerre ! « Ni le Premier ministre, monsieur Alquezar, ni le gouverneur général, la baronne de Méduse, ne désire de nouvelle effusion de sang, continua l’amiral du Pic-d’Or. Mais ils manqueraient à leur devoir envers la reine s’ils ne prenaient pas les mesures les plus strictes pour établir clairement la responsabilité de ces actes, et s’ils ne demandaient pas des comptes à leurs auteurs. J’ai donc mandat de vous ordonner d’abandonner vos vaisseaux. Je n’exige pas leur reddition permanente à la Flotte royale manticorienne. Toutefois, vous les mettrez en panne, prendrez des dispositions avec le gouvernement néo-toscan pour transférer vos équipages, hormis le strict minimum, à la surface de la planète ; vous attendrez d’être abordés par des détachements de fusiliers royaux et de personnel de la Flotte royale qui prendront temporairement possession de vos bâtiments et de vos données tactiques, que vous n’effacerez pas des ordinateurs. Vos vaisseaux demeureront en ce système stellaire, sous contrôle manticorien, jusqu’à ce que notre commission d’enquête ait déterminé précisément ce qui s’est produit et qui est responsable du décès de centaines de Manticoriens. » Malgré lui, Byng sentit ses yeux s’écarquiller d’incrédulité tandis que l’amiral débitait cette litanie d’exigences arrogantes intolérables. « Le ministre spécial Bernardus Van Dort se trouve à bord de mon vaisseau amiral en tant que représentant direct du Premier ministre, du gouverneur et du gouvernement du Quadrant de Talbot. Il vous présentera une notification officielle récapitulant les points que je viens d’exposer. Il en présentera une similaire au gouvernement néo-toscan, l’informant que l’Empire stellaire de Manticore requiert sa coopération dans cette enquête, qu’aucune de nos exigences n’est négociable et que, si la Nouvelle-Toscane se révèle entièrement ou partiellement responsable de ce qui s’est produit, nous lui demanderons des comptes. » Elle marqua une nouvelle pause, le regard aussi dur que l’expression, puis sa voix se fit encore plus cassante : « J’atteindrai l’orbite de la Nouvelle-Toscane environ une heure et trente-cinq minutes après votre réception de ce message. Je requiers une réponse de votre part, acceptant mes conditions, d’ici au plus une demi-heure. Si vous choisissez de rejeter les exigences de mon gouvernement, je suis autorisée à me servir de la force afin de vous faire changer d’avis. Je n’ai pas plus le désir de tuer des Solariens que quiconque, amiral Byng, mais des Manticoriens ont déjà péri en ce système stellaire. Si vous me résistez, je n’hésiterai pas à employer toute la force nécessaire et à vous causer toutes les pertes requises pour vous contraindre à la docilité. J’attends votre réponse avant trente minutes standard à compter de cet instant. » Pic-d’Or, terminé. » « Oh, putain ! — J’allais le dire », fit Alesta Cardot avec aigreur à Maxime Vézien. La ministre des Affaires étrangères, un peu snob, aurait en temps normal jugé un tel langage choquant. Pour l’heure, elle avait toutefois d’autres soucis en tête, venant de visionner le message de Bernardus Van Dort – remarquablement semblable à celui de Michelle Henke à l’amiral Byng, à une petite variation près – destiné au Premier ministre. « Ils savent que nous servons d’intermédiaires à Manpower, dit Vézien, maussade. — Ils n’ont pas exactement dit cela, Max, corrigea Cardot. Ils ont dit savoir que Manpower se trouvait derrière les événements de l’année dernière et utilisait Monica comme intermédiaire. Ils pensent donc sans conteste que nous jouons le même rôle, mais ils n’ont pas dit qu’ils en étaient sûrs. » L’expression du Premier ministre devait trahir ce qu’il pensait de cette coupe de cheveux en quatre sémantique. Son interlocutrice secoua la tête. « Réfléchissez, Max. Ils ont été très précis à propos des événements d’il y a trois semaines. Ils ont dit disposer de données de capteurs, savoir que les Solariens ont tiré sur leurs vaisseaux, et ils ont décrit le statut exact de ces vaisseaux au moment de leur destruction. Ce sont là des faits et ils les ont présentés comme tels. S’ils avaient la preuve que nous sommes dans la poche de Manpower, ils l’auraient dit. — Très bien, ils ne le savent pas – pas encore, acquiesça Vézien, mais ils nous soupçonnent de toute évidence très fort. Si nous souscrivons à leurs exigences, toute enquête mettra à jour la preuve dont vous venez de parler. Et on sera baisés. » Signe de sa tension, Cardot ne haussa pas même un sourcil devant ce choix de termes. Elle se contenta de secouer à nouveau la tête. « Écoutez, vous m’avez demandé de réfléchir au moyen de convaincre les Manties que nous n’avons rien à voir avec la décision prise par Byng de détruire leurs contre-torpilleurs, non ? Eh bien, je pense que c’est la meilleure chance que nous aurons jamais. — Et moi que c’est le meilleur moyen de leur prouver que nous avons bel et bien aidé à mettre le scénario en scène, même si nous n’en avions pas l’intention, renvoya Vézien. — En cela, vous avez sûrement raison, acquiesça Cardot, mais vous négligez le point le plus crucial dans le fait qu’ils nous assimilent à Monica. — À savoir ? demanda le Premier ministre, sceptique. — À savoir, étant donné tout ce qui s’est produit dans l’amas et en Monica, qu’ils ont été très modérés dans les termes imposés aux vaincus. Si les Monicains avaient remis les croiseurs de combat solariens à Terekhov lorsqu’il le leur a demandé, je doute qu’un seul missile aurait été tiré. Je doute aussi qu’on aurait permis à Tyler de conserver ses vaisseaux, mais nul n’aurait été tué, ni d’un côté ni de l’autre, et sa flotte n’aurait pas été annihilée. Je crois qu’un des buts du message de Van Dort est de nous apprendre qu’ils n’ont pas envie de nous assommer plus que nécessaire. Ils ne nous aiment pas beaucoup, et nous ne nous en tirerons pas sans répercussions graves ni, sans doute, réparations douloureuses, mais je ne pense pas qu’ils nous imposent des sanctions destructrices s’ils peuvent l’éviter. Déjà, ils ne sont sûrement pas prêts à assumer ce qui se produira sur cette planète s’ils nous frappent si fort que le gouvernement s’écroule. Et je sais qu’ils ne veulent pas être considérés comme les conquérants impérialistes de la Nouvelle-Toscane – pas après avoir tant travaillé pour prouver à la Galaxie que l’annexion était le résultat d’une requête spontanée au sein de l’amas. Et vous avez mis tout à l’heure le doigt sur le point essentiel. — Vraiment ? — Vous avez dit que nous avons aidé à mettre en scène ce qui s’est produit ici, même si nous n’en avions pas l’intention. Le mieux que nous puissions espérer à ce stade, c’est prouver que nous ne voulions pas qu’une chose pareille arrive. Que nous l’admettions ou non, qu’ils en trouvent la preuve ou non, ils savent que nous travaillions pour Manpower. C’est une donnée, Max, et ils finiront par agir contre nous sur cette base, même si nous ne coopérons pas dès maintenant. Si nous voulons limiter les dégâts, nous ferions mieux de nous distancer de toute effusion de sang manticorien le plus vite possible. Quelles que soient leurs raisons de se montrer modérés, si nous ne parvenons pas à prendre cette distance-là, ils n’auront d’autre choix que d’élever les enjeux. — Donc vous suggérez de capituler, c’est bien ça ? — Je vous explique ce que seraient les conséquences de cette capitulation, répondit Cardot. En revanche, je n’ai pas à dire si elles sont acceptables ou non. C’est vous le Premier ministre, donc c’est vous que ça regarde, pas moi. » « Dieu du ciel, murmura Aldona Anisimovna en achevant de visionner les deux messages que ses sondes plongées dans le système de communications néo-toscan avaient transmis à son yacht. Ça m’a l’air très désagréable, tout ça. » L’excitation de participer au grand jeu la reprenait. Ses yeux luisaient d’une satisfaction mauvaise tandis qu’elle pesait les exigences manticoriennes. Les événements ne se déroulaient pas tout à fait comme elle l’avait prévu mais c’était rarement le cas. Même si ce n’était pas parfait, elle ne doutait pas que c’en fût assez proche pour produire les résultats escomptés. Son analyse des joueurs en présence suggérait que les Néo-Toscans choisiraient sans doute de céder aux demandes qui leur étaient faites. C’était regrettable mais la rapidité de la réaction manticorienne rendait cette issue bien plus probable qu’elle n’aimait l’admettre. Cela dit, ce n’était pas non plus une surprise complète. Elle avait espéré disposer de plus de temps pour prendre la Nouvelle-Toscane dans les rets de l’Alignement et interdire à Vézien de regimber. Mais la destruction de la base spatiale avait plus choqué les Néo-Toscans que ne l’espéraient les concepteurs de la mission, et elle avait toujours estimé que les Manties réagiraient plus rapidement que ne s’y attendait Byng. Elle seule avait supposé dès le départ qu’ils seraient assez intelligents pour laisser un chien de garde près de l’hyperlimite, et le fait que nul, en Nouvelle-Toscane, n’ait rien détecté de tel n’avait pas entamé cette supposition. C’était une des raisons pour lesquelles elle s’était retirée si tôt sur son yacht. Rester sagement hors de portée des autorités néo-toscanes en prévision d’une arrivée manticorienne précoce (et de tous les petits détails déplaisants qui s’y rattacheraient) paraissait relever de la simple prudence. De toute façon, elle avait toujours compté être à bord lorsque les Manties débarqueraient : pas question de se retrouver coincée là quand ils botteraient le cul de Byng et prendraient possession du système. La seule véritable question qu’elle se posait à ce stade était de savoir si Byng allait se faire botter le cul aussi fort que l’espérait l’Alignement avant de s’incliner devant l’amiral du Pic-d’Or. Ce crétin n’avait sûrement encore aucune idée de ce qu’il affrontait. Étant donné son caractère et son attitude envers les Manties en général, il était peu probable qu’il s’exécutât avant d’avoir été convenablement… persuadé. Ce dont Pic-d’Or, Anisimovna en était sûre, se ferait un plaisir de se charger. « Il est temps de partir, Kyrillos, dit-elle à son garde du corps. — Bien, madame, répondit Taliadoros. Je vais en informer le commandant de ce pas. — Merci », fit-elle avant de se laisser aller en arrière, de nouveau pensive. Son yacht n’était nullement le seul vaisseau à quitter l’orbite néo-toscane. La nouvelle s’était déjà répandue dans les canaux d’informations publics, et aucun bâtiment civil n’avait envie de se trouver dans les environs si les militaires commençaient à échanger des missiles. Le poste de contrôle néo-toscan avait même ordonné aux civils d’évacuer l’espace entourant la planète à titre de mesure préventive. C’était là une autre raison pour laquelle Anisimovna s’était assurée de se trouver à bord et de faire tourner au ralenti les noyaux d’impulseur du « yacht ». Elle pouvait ainsi se mettre en route sans tarder, tout en restant dissimulée dans les broussailles des autres évacués. Je me demande si la planète sera toujours à portée de nos capteurs quand le premier missile sera tiré, songea-t-elle. Sinon, dans un sens, je serai désolée de rater ça. Mais on ne peut pas tout avoir. CHAPITRE QUARANTE-QUATRE Un profond silence régnait dans la salle de conférence, au fond du Palais du Montroyal, tandis que s’éteignait l’affichage holo, à la fin du rapport d’Augustus Khumalo et d’Estelle Matsuko. La simultanéité ne signifiait en général pas grand-chose sur des distances interstellaires, surtout compte tenu du temps que prenait un simple échange de messages, mais, cette fois, le concept prenait un sens bien précis. Étant donné les distances mises en jeu, tous les spectateurs savaient Michelle Henke et Aivars Terekhov en train de préparer leur translation alpha dans l’espace normal, juste au-delà de l’hyperlimite de Nouvelle-Toscane. L’Empire stellaire de Manticore pouvait donc fort bien être en train de tirer les premiers coups d’une guerre qu’aucune nation stellaire saine d’esprit n’aurait envie de livrer. Nul ne parla durant plusieurs secondes puis, de manière prévisible, la reine Élisabeth III se racla la gorge. « Tu sais, Hamish, dit-elle sur un ton presque léger, quand l’Amirauté et toi avez envoyé Mike dans le Talbot, je me suis dit qu’on lui trouvait un petit coin de la Galaxie relativement calme pour qu’elle se remette de ses émotions. » Hamish Alexander-Harrington, comte de Havre-Blanc et Premier Lord de l’Amirauté émit un ricanement assez amer. « Personne n’a jamais dit que ce serait un petit coin bien tranquille. En revanche, vu la manière dont tout le monde semblait rentrer les cornes après Monica, je ne pensais pas non plus que ça deviendrait aussi… intéressant. — Ah, non ? » Le jeune frère de Havre-Blanc, William Alexander, baron de Grandville et Premier ministre du Royaume stellaire de Manticore, n’était pas d’humeur à ricaner, avec ou sans amertume. Il secouait la tête, l’air dépité. « Intéressant n’est pas le mot que j’aurais choisi, Ham. Ça n’en approche même pas, compte tenu du résultat probable de cette petite bombe nucléaire de poche. — Non, en effet, Willie », dit Honor Alexander-Harrington, tout aussi maussade que son beau-frère. Elle caressa les oreilles du chat sylvestre crème et gris étendu sur le dossier de son fauteuil. « Ça me met très mal à l’aise. — En dehors du fait que nous venons de perdre trois contre-torpilleurs et leur équipage complet, tu veux dire ? demanda Élisabeth. — Exactement. » La bouche d’Honor se crispa et elle fit de la main droite le geste de jeter quelque chose. « Ne le prends pas mal mais, après ce qui nous est arrivé – à nous et aux Havriens – pendant la bataille de Manticore, les pertes en vies humaines m’inquiètent moins que les implications futures. Je n’aime pas parler ainsi et, si je le fais, ce n’est pas en tant qu’Honor Alexander-Harrington, femme, mais qu’amiral Alexander-Harrington, commandant de la Première Force. — Je comprends, dit la reine en lui posant la main sur le poignet. Et je suis d’accord à cent pour cent. C’est sans doute pour ça que je lance de mauvais mots d’esprit, pour éviter de regarder la situation en face. Mais je crains que nous ne soyons obligés d’en arriver là, n’est-ce pas ? — C’est le moins qu’on puisse dire », acquiesça Grandville. Il observa durant une ou deux secondes le dos de ses mains croisées sur la table, devant lui, puis leva les yeux vers les trois autres personnes présentes. Sir Thomas Caparelli, Premier Lord de la Spatiale, était assis à la droite de Havre-Blanc, Honor à sa gauche, entre lui et la reine, tandis que le Deuxième Lord de la Spatiale, Patricia Givens, se trouvait à la gauche de Grandville et à la droite de Caparelli. Sir Anthony Langtry, le ministre des Affaires étrangères du Royaume stellaire, complétait la réunion, installé entre Grandville et Élisabeth. « Du nouveau quant à cette affaire de Torche, Pat ? demanda le Premier ministre à Givens, qui commandait entre autres la Direction générale de la surveillance navale. — Non, pas vraiment. Tout ce qu’on sait pour l’instant avec certitude, c’est que ce qui est sûrement l’essentiel de la « flotte réfugiée » de SerSec ayant repris du service chez Manpower a été chargé de l’attaque. Le contre-amiral Roszâk l’a intercepté, et il semble que Barregos et lui aient eu encore plus de transfert technique d’Erewhon que nous ne le pensions. Ou, au moins, attaqué plus vite la production du nouveau matériel. Je suis sûre que ça a valu une vilaine surprise à l’autre camp, mais il s’est tout de même fait rudement amocher. À dire vrai, une bonne partie de mes analystes – et moi-même, d’ailleurs – ont été surpris qu’il se heurte à eux de cette manière. C’est la meilleure preuve que nous ayons pour le moment que le gouverneur Barregos et lui prennent leurs obligations du traité au sérieux. — Mais il ne fait pas beaucoup de doute que Manpower se trouvait derrière tout ça ? — Absolument aucun, dit Givens. Nous savons, depuis que Terekhov s’est emparé de l’Anhur en Nuncio, que Manpower a recueilli le plus de réfugiés possible de SerSec. Nous ne nous attendions pas à ce qu’ils montent une opération pareille, mais tout ce que nous savions déjà plus l’interrogatoire des survivants montrent que Manpower était le cerveau de l’attentat. — Je te vois venir, Willie, intervint Honor. Tu te demandes si la synchronisation est ou non une coïncidence, n’est-ce pas ? — Tout à fait. » Grandville renifla et secoua la tête. « Attention, il est possible que je cède à la paranoïa galopante mais, après ce qui s’est produit dans le Quadrant et en Monica, que des intermédiaires de Manpower s’agitent dans notre arrière-cour pendant que l’enfer se déchaîne en Nouvelle-Toscane me paraît une coïncidence particulièrement sinistre. — Est-ce que tu suggères sérieusement que Manpower a décidé de nous faire livrer une guerre contre la Ligue solarienne, Willie ? C’est cela qu’ils cherchaient en Monica ? demanda Langtry, et Grandville haussa les épaules. — Je l’ignore, Tony. Manpower pourrait se trouver mêlé à tout ça par hasard. Ils n’ont peut-être pas de plan concerté depuis le début. Pour ce que j’en sais, ils improvisent au fur et à mesure et tout ce qui se produit pourrait n’être qu’un heureux hasard – de leur point de vue. Mais qu’ils soient ou non derrière les événements de Nouvelle-Toscane – et la similarité avec ceux de Monica semble frappante, non ? –, c’est nous qui en subissons les conséquences. Je ne crois pas que quiconque à cette table critique Mike, la baronne de Méduse ou l’amiral Khumalo pour leur réaction à la destruction des vaisseaux du Commodore Chatterjee. Moi, en tout cas, je ne le fais pas et je sais que Sa Majesté non plus. Compte tenu des circonstances, ils ont raison : quand cet imbécile de Byng a ouvert le feu, il s’est agi d’un acte de guerre. » Il s’interrompit, laissant cette phrase faire son chemin, puis il haussa les épaules. « Je sais qu’aucun de nous n’a envie de réfléchir à ce que tout cela implique, mais Mike, Méduse et Khumalo ne pouvaient agir autrement. Et, franchement, je suis d’avis qu’ils ont fait le bon choix. » Il jeta un coup d’œil à la reine, qui hocha la tête pour marquer son approbation. Elle n’avait pas l’air satisfaite, mais son acquiescement était très ferme. « Tout ce qu’ils ont proposé est en accord strict avec notre politique et nos positions clairement énoncées. En outre, c’est en accord tout aussi strict avec la loi interstellaire. Je suis persuadé que personne, au sein de la Ligue solarienne, n’a jamais pensé qu’une flotte « néobarbare » aurait un jour la témérité d’envisager de lui appliquer ces lois-là, mais ça ne change en rien le fait que les responsables ont fait le bon choix. Il est possible que même les Solariens le reconnaissent et, bien entendu, nous espérons tous que leurs unités présentes en Nouvelle-Toscane, à supposer qu’elles y soient encore quand nos vaisseaux y arriveront, se plieront aux exigences de Mike sans pertes humaines supplémentaires. Malheureusement, nous ne pouvons pas compter là-dessus. — Même si c’est le cas, il y aura un grand nombre de Solariens pour n’avoir strictement rien à cirer de ce qui est arrivé à nos contre-torpilleurs, fit remarquer Langtry. Et, pour ceux-là, qu’on tire ou non d’autres coups de feu sera sans importance : nous serons toujours la « flotte néobarbare » dont tu parlais, Willie, et l’arrogance avec laquelle nous leur présentons des exigences sera vue comme un acte de guerre de notre part, même si pas un seul de leurs vaisseaux n’a seulement sa peinture éraflée ! Ils sont la Ligue solarienne, après tout. Ils sont les rois ! Si l’omnipotence de leur flotte était remise en cause, ce serait la fin de la civilisation telle que nous la connaissons. En admettant, bien sûr, que l’impiété de quiconque ayant le front de suggérer qu’on leur impute un détail comme un assassinat massif doive causer la fin de l’univers, car Dieu aussi est de toute évidence solarien. » Il était plus facile à certains moments qu’à d’autres de se rappeler que Sir Edward Langtry avait été officier dans l’infanterie de l’espace avant de devenir diplomate, se dit Grandville. La colère du ministre des Affaires étrangères était assez mauvaise en elle-même mais son ironie féroce aurait pu flétrir toute une forêt sphinxienne. Ce qui ne l’empêchait pas d’avoir fort bien résumé l’attitude qu’allait adopter la Ligue. « Vous avez raison, bien sûr, concéda le Premier ministre. Et ça signifie que nous devons prendre grand soin de la manière dont nous allons envoyer notre protestation aux Solariens. — À tout le moins, nous pouvons dépêcher notre message diplomatique les premiers, fit remarquer son frère. Il ne faut que vingt-cinq jours pour envoyer un courrier de la Nouvelle-Toscane à la Vieille Terre, en passant par Manticore et le nœud. Cela prend bien plus longtemps à quiconque veut contourner notre circuit de communication. Un messager de Nouvelle-Toscane met plus de cinq semaines T pour aller en Meyers, plus de six pour aller en Mesa. » Havre-Blanc grimaça, comme si le nom de ce dernier système avait eu mauvais goût. « De là, il faut encore treize jours T pour gagner la Vieille Terre par le nœud de Wisigoth et Beowulf. Si les Néo-Toscans perdent du temps à respecter le protocole et passent par Meyers, il leur faudra quatre-vingt-six jours – près de trois mois – pour transmettre leur premier rapport à Sol. Bien sûr, en supposant que nous ne nous trompions pas quant à l’implication de Manpower, ils enverront sans doute leurs dépêches directement par Mesa et Wisigoth, et elles atteindront leur but en seulement soixante-sept jours. Mais, même dans ce cas, notre message y parviendra en moins de la moitié. — Je sais, acquiesça Grandville, et ça nous laisse un dilemme intéressant. — À quel point nous voulons étaler ça en public ? devina Langtry, et le Premier ministre acquiesça. — Exactement. À ce stade, personne d’autre ne sait ce qui se passe là-bas. Ni même qu’il s’y passe quoi que ce soit : je ne crois pas que, même nous, nous puissions dire ce qui s’y passe exactement. » Il eut un mince sourire. « Alors enverrons-nous un message discret au ministère des Affaires étrangères solarien ou bien communiquons-nous directement les données des capteurs du Tristan aux journaux ? — Quelle riante alternative », soupira Élisabeth. Grandville haussa les épaules. « Je n’en suis guère satisfait non plus. Hélas ! c’est tout ce dont nous disposons. Alors, essayons-nous de régler cette question aussi discrètement que possible, dans le vague espoir que nous abstenir de placer les Solariens sous le feu des projecteurs les convaincra de travailler avec nous, ou bien devons-nous chercher un maximum de publicité ? Lancer notre offensive dans la presse solarienne, dans l’espoir de pousser la Ligue à se montrer raisonnable ? » Durant quelques secondes, tout le monde se tut. Puis Honor prit une profonde inspiration. « Compte tenu de l’écart entre les véritables décideurs de la Ligue et quoi que ce soit qui évoque, même de loin, le processus électoral, je doute qu’une offensive de propagande ait beaucoup d’effet à court terme. Toutefois, si nous rendons l’affaire publique, nous acculons ces mêmes décideurs dans un angle. En tout cas, c’est sûrement ainsi qu’ils verront la situation. » Comme vient de le faire remarquer Hamish, il faudra bien plus longtemps à leurs dépêches qu’aux nôtres pour atteindre la Vieille Terre, à moins que Byng ne soit assez intelligent pour se rendre et n’envoie son propre messager par le nœud. J’estime donc irréaliste de croire que la Ligue prendra très vite une décision sur la manière dont elle va répliquer, même si elle en a envie. Et je crois qu’elle n’en aura pas envie. Sa seule arrogance y veillerait mais, comme Tony l’a déjà suggéré, les Solariens vont aussi réfléchir en termes de précédent. De ce qui se passera s’ils « nous laissent nous en tirer comme ça ». Si nous commençons à embraser l’opinion publique, cela ne les rendra que moins enclins à admettre que leur amiral a déconné. — C’est tout à fait exact, dit Élisabeth. D’un autre côté, je pense que personne ici ne s’attend à ce qu’ils soient enclins à se reconnaître coupables. — Non, dit Langtry. Mais cela ne signifie pas que nous ne devions pas paraître aussi raisonnables que possible, madame. » Il grimaça, peu satisfait de devoir jouer un rôle d’influence modératrice. Par malheur, cette responsabilité-là faisait partie de son travail, aussi s’y attela-t-il. « Que nous exigions la reddition au moins temporaire de leurs vaisseaux spatiaux et que notre commandant sur place ait l’autorisation de recourir à la force en cas de refus va les exaspérer, continua-t-il. On n’y peut rien. Cela dit, que nous soyons disposés à les exaspérer, à les affronter pied à pied – ce que personne d’autre n’a été assez courageux ou assez fou pour faire depuis des siècles – affirmera assez fermement le sérieux avec lequel nous prenons cette affaire. Nous pouvons probablement nous y prendre de manière à suggérer que nous ne désirons pas les humilier publiquement, mais sans paraître irrésolus pour autant. — Tony et Honor ont tous les deux raisonné de manière fort juste, reprit Grandville au bout d’un moment. Mon conseil est de ne rien laisser filtrer pour le moment. En fait, quand nous rédigerons notre message au ministre des Affaires étrangères, Roelas y Valiente, je crois que nous devrons même signaler spécifiquement que nous n’avons pas raconté notre histoire aux médias. » Élisabeth réfléchit un instant puis hocha la tête. « C’est logique, dit-elle. Cela dit, je ne pense pas que nous puissions la garder très longtemps pour nous, pour plusieurs raisons. — Lesquelles ? demanda Grandville, un peu inquiet. — Pour moi, la plus importante est que nous avons la responsabilité d’informer nos citoyens, répondit la reine. Et je ne parle pas seulement de responsabilité au sens moral du terme, Willie, ajouta-t-elle ostensiblement. Tôt ou tard, nous devrons rendre cette affaire publique et, si nous tardons trop, les gens vont se demander pourquoi on ne leur en a pas parlé plus tôt, étant donné que cela met en jeu la misérable perspective d’une guerre potentielle avec la plus puissante flotte de la Galaxie, alors que nous affrontons déjà la République de Havre. J’estime primordial qu’ils comprennent pourquoi nous prenons ce genre de risque, et à quel point exactement les principes entrant en jeu sont importants. » Grandville fit la moue. Bien qu’il eût été chancelier de l’Échiquier au sein du gouvernement du duc de Cromarty, il n’avait jamais tout à fait approuvé la politique de ce dernier en ce qui concernait la presse, durant la Première Guerre havrienne. Selon Cromarty, rien ne pouvait rester dissimulé éternellement, en dépit de tous les efforts des autorités. Puisque de malheureuses nouvelles allaient de toute façon se répandre, raisonnait-il, une politique d’ouverture et d’honnêteté était le meilleur moyen d’accroître la confiance du public dans les déclarations officielles. Grandville – qui n’était à l’époque que l’Honorable William Alexander – ne le contestait pas. Son problème venait de son intense antipathie (d’ailleurs, il était prêt à l’admettre sans honte particulière, le mot haine aurait été plus approprié) pour la presse de la Ligue solarienne. Tout ce qui serait publié en Manticore le serait sur la Vieille Terre moins d’une semaine plus tard, et les journalistes solariens ne se préoccupaient guère de rapporter les nouvelles fidèlement et objectivement. À une époque, avant les premières attaques havriennes sur des sites tels que le poste de Hancock et l’étoile de Yeltsin, la presse solarienne couvrait la confrontation imminente entre le Royaume de Manticore et la République populaire avec un semblant d’objectivité. Certains Solariens adoptaient même une position pro-manticorienne, aussi le gouvernement du Royaume stellaire ainsi que ses organes de relations publiques en place en Beowulf ou dans le système de Sol avaient-ils délibérément joué l’aspect « brave petite Manticore » qu’entretenait une fraction de la presse. Toutefois, le ressentiment des Solariens, du fait de la position dominante du Royaume en matière de commerce, avait toujours couvé dans le décor. Une fois que les missiles avaient commencé à voler, il était passé au premier plan. La « brave petite Manticore » avait été vue d’un autre œil quand la FRM avait commencé à remporter bataille après bataille. Qu’elle les gagnât alors qu’elle était largement inférieure en nombre conduisait beaucoup de Solariens à l’estimer militairement supérieure et, de là à la transformer en agresseur, il n’y avait qu’un pas. (« Je n’ai jamais aimé ces brutes de Manties, de toute façon. Trop gourmands et trop sûrs d’eux pour une bande de néobarbares, si vous voulez mon avis ! Si j’étais Havre, je ne les aimerais pas beaucoup non plus. ») Que le gouvernement Cromarty eût poussé la Ligue à mettre l’embargo sur les transferts de techniciens en République populaire n’avait fait qu’attiser ce ressentiment traditionnel. Compte tenu des circonstances, il n’avait pas fallu longtemps aux médias solariens pour adopter ce que Grandville, au moins, considérait comme une attitude pro-havrienne révoltante. Même les Manticoriens les moins anti-solariens avaient dû reconnaître l’existence d’un net préjugé contre le Royaume stellaire, et une bonne partie d’entre eux auraient été d’accord avec l’actuel Premier ministre pour déceler un lobby anti-Manticore organisé au sein de la presse solarienne. Pourtant, Cromarty s’était entêté dans sa politique d’ouverture, n’acceptant de la modifier qu’au cas par cas, et seulement pour des raisons opérationnelles cruciales. Cela ne signifiait pas qu’il fût aveugle aux réalités des médias au sein de la Ligue. Au contraire, il était tout aussi agacé que Grandville par leurs articles orientés. Mais sa politique reflétait son inquiétude à l’égard de la presse de l’Alliance : il savait que, quoi qu’il fasse, le Royaume stellaire se ferait matraquer dans les reportages solariens ; tant qu’il était resté Premier ministre, les relations publiques de Manticore s’étaient donc surtout assurées qu’une vue contraire fût aussi présentée, que les informations exactes des deux camps fussent accessibles. Manticore n’avait pas vraiment tenté de minimiser la brutalité de SerSec dans les informations dont elle abreuvait la Ligue par ses propres circuits. Pas plus que journalistes et commentateurs manticoriens n’avaient hésité à signaler qu’au contraire du Royaume stellaire la République populaire censurait la presse… et que les envoyés spéciaux solariens en Havre n’en faisaient pas mention car cela leur vaudrait d’être expulsés. Ce parti pris n’avait fait qu’aggraver la haine de Manticore chez les maîtres autoproclamés des médias de la Ligue. Ils s’offusquaient des efforts du Royaume stellaire et de ses alliés pour corriger leurs affabulations les plus outrées, s’exaspéraient de s’entendre rappeler constamment qu’ils répétaient sans les critiquer les mensonges du Comité de salut public plutôt que d’en condamner la censure… surtout du fait que c’était justifié. Que la propagande havrienne flattât bien plus que la vérité leur antipathie pour Manticore, ajouté à leur fureur vindicative de voir mettre en doute leur version de la réalité, avait bien sûr eu des conséquences inévitables. Étant donné que leur peinture des événements corroborait leurs préjugés stéréotypés, les efforts du Royaume stellaire s’avéraient très ardus, d’autant que la bureaucratie et la communauté économique de la Ligue avaient un grand intérêt à noircir son image. Et puis était arrivé le gouvernement Haute-Crête, lequel n’aurait pu mieux renforcer l’opinion du Royaume stellaire chez les Solariens s’il avait été créé dans ce but précis. La chute de la République populaire ; la résurrection de l’ancienne Constitution et de la démocratie havriennes ; le refus de Haute-Crête de négocier (ou de réduire les augmentations dues à l’« effort de guerre » des tarifs de transit pour les transports solariens) ; et le fait que ni lui ni son ministre des Affaires étrangères, Élaine Descroix, n’avaient vu l’intérêt d’épargner l’opinion publique solarienne avait produit des résultats catastrophiques sur la couverture médiatique du Royaume stellaire au sein de la Ligue. Raison pour laquelle une des priorités de Grandville, devenu Premier ministre, avait été de débloquer des crédits pour rebâtir l’organisation des relations publiques que Haute-Crête et Descroix avaient laissée s’atrophier. Par malchance, la reprise des combats entre la République et le Royaume avait rendu cette tâche bien plus difficile. Et, Grandville devait l’admettre, que le Royaume stellaire se soit partagé la Confédération silésienne avec l’Empire andermien avait donné à ses critiques solariens bien trop de grain à moudre dans son moulin « Manticore, l’empire du Mal ». Ce que gardait sans nul doute en tête quiconque avait entrepris de déstabiliser l’annexion du Quadrant de Talbot. « Je comprends, reprit-il avec prudence à l’adresse de la reine, et je ne dis pas le contraire. Mais l’argument d’Honor qui voudrait éviter de donner l’impression aux autorités de la Ligue que nous les acculons le dos au mur n’est pas dépourvu de mérite. Et tu sais à quel point on se fait assommer dans la presse solarienne depuis l’opération Coup de tonnerre. » Il s’interrompit, renifla. « Pardon, je veux dire depuis que cet imbécile de Haute-Crête a formé un gouvernement. — J’en suis consciente, Willie. » Le ton d’Élisabeth était, à sa manière, aussi prudent que celui de Grandville. Au contraire de son actuel Premier ministre, elle avait toujours approuvé la politique médiatique du duc de Cromarty. « Et je ne conteste pas ce que dit Honor, ni le point que, nous le savons tous les deux, tu cherches à souligner. Malgré cela, je reste convaincue qu’il faut éviter d’avoir l’air de vouloir dissimuler de mauvaises nouvelles à notre peuple. Et je le suis encore plus depuis la bataille de Manticore. J’estime aussi qu’à trop temporiser nous risquons de suggérer à cette bande d’arrogants de Solariens que nous avons peur de les rendre responsables de leurs actes. En outre, nous donnerons à ces salopards d’Éducation et Information plus de temps pour choisir la manière dont ils présenteront les nouvelles quand elles seront enfin annoncées. » Grandville avait commencé d’ouvrir la bouche mais il la referma et hocha la tête, comme malgré lui. Le département d’Éducation et Information solarien, ces temps-ci, s’occupait très peu d’éducation mais énormément d’information. La structure bureaucratique qui le dirigeait (ainsi que le reste de la Ligue) l’avait changé en un très efficace ministère de la Progagande. « Ce sont deux bons arguments, admit-il. Je préférerais tout de même garder cela secret au moins jusqu’à ce que les Solariens aient reçu notre message et y aient répondu. En même temps, je pense que nous devons faire un peu de travail préliminaire de notre côté. Décider de quelle manière exacte nous réagirons si la nouvelle se répand avant que nous ne soyons prêts à la lâcher officiellement – nous n’avons vraiment pas besoin d’être épinglés par surprise, sans avoir fait nos devoirs, si ça se produit – et aussi de celle dont nous l’annoncerons si cela paraît être la meilleure politique. Alors, puis-je suggérer un compromis ? Nous retenons l’information pour le moment mais nous contactons discrètement certains de nos journalistes. Nous leur expliquons ce qui se passe dans le Talbot sous le sceau de la confidence, en échange de leur promesse de taire l’histoire jusqu’à ce que nous les autorisions à en parler. Et, pour faire passer la pilule, nous leur offrons un accès officiel en Fuseau. Nous envoyons leurs reporters discuter avec Khumalo, Méduse – et même Mike après son retour –, et nous leur promettons l’accès libre à toutes nos informations, autant que l’autorisera la sécurité opérationnelle. » Élisabeth réfléchit quelques secondes, puis ce fut à son tour de hocher la tête. « Très bien, dit-elle. Je pense que c’est sensé. Et ce n’est pas comme si nos journalistes n’avaient pas l’habitude de retenir des articles à cause des soucis de sécurité opérationnelle. Cela dit, je ne veux pas retenir celui-là plus longtemps que nécessaire, Willie. La raison pour laquelle notre presse respecte les gels que nous lui demandons est qu’elle sait que nous n’en abusons pas. — Je comprends, dit Grandville, avant de jeter un coup d’œil à Langtry. Dans combien de temps penses-tu avoir un premier jet de notre message, Tony ? — Dès cet après-midi. Je suppose qu’il faudra plusieurs allers-retours entre ton bureau et le mien – et Sa Majesté, bien sûr – pour que nous l’estimions prêt à être envoyé. — J’en suis sûr, acquiesça Grandville. Mais même si je veux bien admettre qu’Honor et vous êtes sur la bonne voie, du moins autant qu’on peut l’être dans un bazar pareil, ne nous faisons pas d’illusions. C’est une situation qui peut échapper à tout contrôle en un clin d’œil. En fait, en fonction du degré exact de bêtise de cet amiral Byng, ça pourrait fort bien être le cas en Nouvelle-Toscane avant la fin de cette réunion. » Il s’interrompit, laissant murmurer pour eux tous le silence dissimulé dans les angles de la salle de conférence, puis il se tourna vers son frère. « Il y a quelques mois, Hamish, tu nous as communiqué ton évaluation de ce qui se passerait si nous nous retrouvions en guerre contre la Ligue solarienne. Cette évaluation a-t-elle changé ? — À long terme, non. » La prompte réponse de Havre-Blanc – et son expression sinistre – prouvait qu’il était justement en train de se poser la même question. « Il faudra que j’étudie les appendices techniques des dépêches de Khumalo – comme voudront sans nul doute le faire Tom et Patricia –, au cas où ils nous apprendraient des choses intéressantes, mais tout ce qu’a découvert ArmNav en examinant les prises de Monica n’a fait que renforcer ma conviction que la FLS a plusieurs générations de retard sur nous en matière de matériel militaire opérationnel. Bien entendu, nous n’avons aucun moyen de savoir où en sont leurs services de recherche et développement, et Dieu seul sait ce qu’ils peuvent avoir en cours de production, mais, même à eux, produire en masse des armes faisant appel à des technologies fondamentalement nouvelles et en équiper une flotte existante va prendre du temps. Beaucoup de temps. Dieu sait aussi que ça nous en a pris assez, alors que c’était pour nous une question de vie ou de mort. Ce n’est pas le cas pour la Ligue, et ses administrations politique et militaire souffrent d’une inertie bien plus pesante que les nôtres. En fait, je serais surpris que les engorgements bureaucratiques et la simple résistance naturelle au changement, ainsi que le préjugé du « pas inventé chez nous », ne multiplient pas par deux ou trois le délai qu’imposent les contraintes purement physiques. » En supposant que nous ayons l’avantage technologique qu’estime pour le moment ArmNav, nous arracherons le cul de toute force solarienne que nous croiserons dans un avenir immédiat, si vous voulez bien me passer l’expression. Au bout du compte, toutefois, en supposant qu’ils aient assez d’estomac pour accepter les lourdes pertes que nous pourrions leur causer, ils absorberont tout ce que nous leur ferons, développeront les mêmes armes que nous et nous écraseront. Ou bien nous conclurons une paix négociée quelconque, ils rentreront chez eux et ils nous feront un coup à la Theisman. On s’éveillera un beau matin pour découvrir que la Flotte de la Ligue solarienne possède un mur de bataille tout pareil au nôtre mais très, très nettement plus gros… et, ce matin-là, on sera cuits. — Ils ont une autre option, Hamish, remarqua Honor. Et, d’une certaine manière, elle m’inquiète encore plus. — Quelle option ? demanda Élisabeth. — Ils pourraient tout simplement refuser de déclarer la guerre. » Comme la reine paraissait désorientée, Honor haussa les épaules. « Si on se bat contre les Solariens et qu’on veut avoir une chance d’obtenir une victoire militaire – ou, d’ailleurs, d’infliger les lourdes pertes qu’évoquait Hamish, pour qu’ils se contentent d’une paix négociée – il va falloir leur imposer cette guerre. Montrer tout ce qu’on sait en matière de raids en profondeur plutôt que d’avancées système par système. S’attaquer à leur infrastructure militaire. Démolir leurs forces de défense locales les plus importantes et les plus modernes. Pilonner leurs arrières, annihiler leur flotte obsolète et son personnel formé, détruire les chantiers spatiaux dont ils se serviraient pour bâtir de nouveaux vaisseaux. En d’autres termes, il faudra les attaquer avec tout ce qu’on possède, tout ce qu’on a appris en combattant Havre, et leur prouver qu’on peut leur faire tellement mal qu’ils n’ont d’autre choix que de demander la paix. » Le visage d’Élisabeth s’était crispé sous l’effet de la compréhension. Ses yeux bruns étaient durs quand ils croisèrent ceux d’Honor. « Mais même cela ne suffira pas, continua cette dernière. Nous pouvons démolir une force solarienne tous les jeudis pendant vingt ans sans porter un vrai coup décisif à une entité aussi vaste. La seule manière de vaincre vraiment la Ligue – de s’assurer qu’on lui a planté un pieu dans le cœur et qu’elle ne va pas seulement se replier, construire une nouvelle flotte et revenir se venger quelques années plus tard –, c’est de la détruire. » Les yeux de la reine s’écarquillèrent. Sir Anthony Langtry se raidit sur son siège. Même Havre-Blanc paraissait choqué, et Honor haussa à nouveau les épaules. « Ne nous voilons pas la face, dit-elle. Détruire la Ligue sera la seule chance de survie de l’Empire stellaire à long terme. Et je pense que ça pourrait constituer un objectif pratique dans des circonstances favorables. — Sauf le respect que je vous dois, Honor, dit Langtry, nous parlons de la Ligue solarienne. — J’en suis parfaitement consciente, Tony. » Son sourire était aussi lugubre que son intonation. « Je sais qu’on a l’habitude de la considérer comme l’unité politique la plus vaste, la plus riche, la plus puissante, la plus avancée, la plus tout ce qu’on veut de l’histoire. En conséquence, on la prend pour une espèce de rouleau compresseur indestructible. Mais rien n’est vraiment indestructible. Ouvrez n’importe quel livre d’histoire si vous ne me croyez pas. Or je discerne bon nombre de signes montrant que la Ligue se trouve très près du point de basculement – si elle ne l’a pas déjà dépassé. Elle est trop décadente, trop corrompue, trop sûre de son invincibilité et de sa suprématie. Ses prises de décision internes ne sont pas assez fiables, trop éloignées de ce que veulent ses citoyens – et, d’ailleurs, de ce qu’ils pensent obtenir. Nous ne parlons pas du gouverneur Barregos et de l’amiral Roszâk. Aucun d’entre vous n’a-t-il songé que ce qui se passe dans le secteur de Maya n’est que la première feuille morte de l’automne ? Qu’il y a d’autres secteurs – pas seulement dans les Marges mais aussi dans la Couronne et même dans la Vieille Ligue elle-même – susceptibles de faire sécession si le vernis d’inéluctabilité de la Ligue commence à craquer ? » Tous la regardaient à présent, la plupart moins choqués, plus pensifs. « Si nous entamons une guerre ouverte avec elle, continua Honor, notre stratégie devra présenter un élément politique bien défini. Nous devons affirmer clairement que nous n’avons pas voulu ce conflit. Convaincre tout le monde que nous ne désirons pas une paix punitive, que nous ne tentons pas d’annexer de nouveaux territoires, que nous n’avons aucun désir d’exercer des représailles sur quiconque ne veut pas se battre contre nous. Nous devons répéter sans arrêt que nous désirons un arrangement négocié… et, en même temps, il nous faut frapper la Ligue dans son ensemble si fort que les lignes de fracture qui se trouvent déjà sous la surface en arrivent à s’ouvrir. Il nous faut la diviser en secteurs, en États successeurs dont aucun n’aura sa taille immense, sa population et sa puissance industrielle concentrée. Des États de notre taille, voire plus petits. Et nous devons négocier des traités de paix bilatéraux avec chacun d’eux quand il affirmera vouloir sortir du conflit global pour qu’on arrête de lui taper sur la tête. Une fois ces traités signés, il faudra non seulement les honorer mais aller au-delà. Encourager le commerce, signer des pactes de défense mutuelle, apporter notre aide à l’éducation, bref faire tout notre possible pour leur montrer que nous sommes un voisin et allié convenable – que nous le sommes vraiment, pas que nous faisons semblant. Bref, une fois que nous aurons brisé la Ligue militairement, une fois que nous l’aurons divisée en de multiples nations stellaires indépendantes, nous devrons nous assurer que ces dernières n’aient aucune raison de refusionner afin de s’allier à nouveau contre nous. » Comme elle s’interrompait, un silence nouveau, différent, s’abattit sur la salle de conférence. Tous ses compagnons, à l’exception d’Hamish Alexander-Harrington, la contemplaient avec stupéfaction. Élisabeth paraissait moins surprise que la plupart des autres mais il y avait un certain émerveillement dans son expression. Aucun d’eux n’aurait mis en doute l’intelligence ni les compétences tactiques et stratégiques de la duchesse Harrington… dans une arène purement militaire. Pourtant, la plupart avaient encore tendance à la considérer comme un commandant. Le meilleur commandant manticorien, certes, mais un commandant tout de même. En l’écoutant, ils en étaient arrivés à comprendre que c’était tout à fait faux – et qu’ils avaient été bien bêtes de ne pas s’en rendre compte auparavant. À leur décharge, l’essentiel des opinions judicieuses qu’elle avait précédemment exprimées en matière de stratégie et d’analyse politique concernaient des questions locales ou les rouages internes de l’Alliance manticorienne. Il n’était venu à l’idée de personne qu’elle eût déjà pu concentrer cette formidable compétence sur la Ligue solarienne, en laquelle elle voyait le grand défi suivant de l’Empire stellaire – et, en cela, tous s’étaient montrés remarquablement aveugles. « Tu dois avoir raison, dit enfin Élisabeth en s’autorisant un demi-sourire. J’ai fait une telle fixation sur ma peur d’affronter la Ligue, sur l’adversaire terrible qu’elle constituerait, que j’étais bien plus consciente de nos faiblesses et de nos désavantages que de ceux qu’elle pourrait présenter, elle. — Votre Majesté n’est pas seule à s’être rendue coupable de ce raisonnement, intervint Sir Thomas Caparelli. À l’Amirauté, le conseil stratégique sait depuis longtemps qu’il sera nécessaire de lancer des opérations massives en cas d’hostilités ouvertes contre la Ligue. Toutefois, nous n’avons jamais été capables de pousser notre projet au-delà de : la mettre à genoux, détruire son infrastructure militaire puis soumettre l’Empire stellaire à une politique d’occupation sur plusieurs générations. Nous ne pourrions jamais occuper physiquement tous les systèmes de la Ligue, ni même ses centres industriels les plus importants. Ce que nous pourrions faire, en revanche, c’est surveiller les systèmes principaux. Exiger des Solariens qu’ils renoncent à une flotte moderne importante après avoir vaincu militairement leur flotte actuelle, puis poster des observateurs dans tous les systèmes où pourrait en être rebâtie une. Garder l’œil sur les chantiers spatiaux et appeler nos unités lourdes au premier signe de violation du traité, à savoir la construction de nouveaux vaisseaux de guerre. » Le problème de cette stratégie-là, c’est qu’à un moment quelconque, presque inévitablement, quelqu’un débarquera avec une politique revancharde et assez de force pour la soutenir. On trouvera le moyen de nous faire un coup à la Thomas Theisman, on réussira à construire une flotte assez puissante pour que l’affronter nous oblige au moins à retirer nos garnisons des systèmes occupés. Moment auquel d’autres systèmes qui ne nous aimeront pas beaucoup non plus se joindront à la mêlée, et, comme le disait succinctement Hamish, nous serons cuits. » Mais si Honor a raison – et je pense qu’il y a une bonne chance que ce soit le cas – de croire les Solariens bien plus fragiles qu’on ne l’estime en général, nous avons une autre option. Celle qu’elle vient d’exposer. Au lieu d’occuper la Ligue pendant des générations, nous admettons qu’elle est déjà moribonde, nous la divisons, et nous faisons de ses successeurs nos alliés et partenaires de commerce, pas nos ennemis. — » Je détruis mon ennemi quand je fais de lui mon allié », cita Havre-Blanc à mi-voix. — Quoi ? fit son frère en clignant des yeux. — Une citation d’un politicien de la Vieille Terre que m’a fait découvrir Honor, Willie, répondit le comte en souriant. Je crois que c’est en rapport avec son opinion sur l’esclavage génétique. — Quel politicien ? s’enquit Grandville, encore interloqué. — Un président des anciens États-Unis d’Amérique, un dénommé Abraham Lincoln. Si je me rappelle bien, il a dit aussi : « Pour gagner un homme à ta cause, commence par le convaincre que tu es son ami sincère. » « Havre-Blanc sourit à nouveau, cette fois à sa femme, bien plus largement. « Je ne l’ai pas lu avec autant d’attention qu’Honor, mais vous devriez y jeter un coup d’œil vous aussi. Il s’est lui-même trouvé dans une situation militaire passablement difficile. — Bon, il est possible que j’aie tort, reprit Honor un peu plus rapidement, l’expression redevenue très grave. Mais, en supposant que j’aie raison, l’attitude des Solariens que je considère comme la plus dangereuse serait qu’ils refusent de nous déclarer la guerre et conduisent toute leur intervention au sein du Quadrant de Talbot et alentour comme un « travail de police ». S’ils refusent d’étendre leurs opérations au-delà de cette zone, aussi intenses qu’elles y soient, et s’ils donnent toujours l’impression de réagir de manière défensive, nous ne pourrons pas les combattre ailleurs, comme il le faudrait pour porter la guerre chez eux avant qu’ils n’aient le temps de dupliquer nos avantages technologiques, sans passer pour l’agresseur aux yeux de toute la Ligue. En pareil cas, nos chances de la diviser et de « détruire notre ennemi en faisant de lui notre ami » passeront sans doute tout droit à la trappe et les Solariens auront le temps de construire le rouleau compresseur nécessaire pour nous écrabouiller. — Merveilleux, soupira Élisabeth. — J’admets que c’est inquiétant. » Malgré ces paroles, Havre-Blanc paraissait un peu plus joyeux que son épouse. « Mais j’estime très improbable que le véritable gouvernement de la Ligue, en la personne des bureaucraties, reconnaisse le danger assez tôt pour adopter une politique aussi raisonnable. Je sais que prédire le comportement de l’ennemi puis miser tout ce qu’on a sur la probabilité d’avoir raison est vraiment très bête. Je ne suggère donc pas que nous le fassions. Je pense toutefois qu’il existe une bonne probabilité, pas seulement une chance, pour que la DSF et la FLS sollicitent toute l’aide disponible dès qu’elles se rendront compte de l’engrenage où elles ont mis les doigts. Que les Solariens nous présentent comme de sauvages agresseurs ou qu’ils se fassent passer, eux, pour des libérateurs, ils vont pousser la situation bien au-delà d’une simple action de police. — Et ils ne seraient pas non plus les seuls décideurs à être impliqués dans le processus. » Sir Anthony Langtry semblait bien plus pensif que quelques instants plus tôt. « Quelle que soit la position qu’ils adoptent, on pourra toujours contourner un peu leur flanc, les pousser un peu plus dans la direction où on veut aller sans devenir Attila le Hun en vaisseau spatial aux yeux du reste de la Ligue. Il faudra être prudents mais nous avons une grande expérience en la matière. Si nous coordonnons avec soin nos relations publiques et nos efforts militaires et diplomatiques, je pense que nous parviendrons à maîtriser l’aspect politique du champ de bataille bien plus efficacement que vous ne le croyez, Honor. Et nous aurons d’ailleurs des alliés au sein même de la Ligue – surtout si le rôle joué par Manpower dans cette affaire devient de notoriété publique. Beowulf possède énormément de prestige et toutes ses colonies suivront sa politique dès qu’il sera question d’esclavage génétique. J’estime que nous pouvons compter – non, je le sais – sur un puissant lobby solarien de notre côté en cas de confrontation organisée par Mesa. — Et il y a autre chose, remarqua Patricia Givens. Grâce au réseau du trou de ver, nous disposons d’un grand degré de pénétration de la Ligue. Si les Solariens décident de fermer le réseau pour bloquer notre commerce, ils se handicapent autant que nous – peut-être même plus – en annihilant purement et simplement les transports commerciaux dont ils dépendent. Pour cette raison, jusqu’à ce qu’ils parviennent à rattraper leur retard technologique – dans l’avenir proche, en d’autres termes –, nous devrions garder ouverts tous les terminus capitaux avec des forces assez légères. Nous conserverons en conséquence énormément de contacts avec la Ligue, et il est même probable que nous ayons bien plus de pouvoir économique sur une partie de ses secteurs que n’en a sa bureaucratie elle-même. Donc sacrement plus que ce que pourrait espérer un responsable aussi éphémère qu’un politicien élu. Si nous nous en servons en n’oubliant pas le besoin de changer nos ennemis en amis, plutôt que de nous autoriser à devenir des prédateurs dans l’intérêt à court terme de la survie, nous pourrons probablement détacher de la Ligue une bonne quantité de ses citoyens. » Il y eut un nouveau silence puis Élisabeth prit une profonde inspiration. « Honor, je dois dire que tu me fais entrevoir un point de vue qui me rend bien moins pessimiste. Il y a encore une énorme différence entre « moins pessimiste » et ce que je dirais, même de loin, « optimiste », mais tu me pousses dans la bonne direction. » Elle sourit à l’intéressée. Ce sourire, toutefois, ne dura pas. « À court terme, nous devons néanmoins penser à notre survie. Et, où que nous puissions nous retrouver à la fin, je crois que nous sommes tous d’accord pour dire qu’il faut d’abord accomplir la prédiction d’Hamish, à savoir les battre à plate couture. Ce qui m’amène à un autre sujet, Sir Thomas. Où en sont nos nouvelles constructions ? — Bien au-delà des prévisions. » Caparelli se secoua. Malgré la vision stratégique que venait d’exposer Honor, il avait toujours le regard las. Mais, si son regard abritait du défaitisme, la reine ne le voyait pas. « Nous avons presque deux cents vaisseaux du mur tout neufs qui sortent des chantiers ou qui en sortiront dans les six semaines à venir, continua-t-il, et tous sont équipés de Serrure-Deux, donc peuvent accueillir Apollon. Avec ce dont dispose Honor au sein de la Première Force, les constructions qui nous arrivent des Andermiens et ce que les Graysoniens ont rendu disponible, cela nous fera plus de trois cent quatre-vingts vaisseaux du mur – presque tous capables d’utiliser Apollon – à partir de la troisième semaine de février. » Le Royaume stellaire affichait officiellement le calendrier manticorien, mais Caparelli – comme bien des gens de par la Galaxie (dont la plupart des habitants du système binaire de Manticore) – réfléchissait en termes d’années T et se fondait sur le calendrier de la Vieille Terre, quoique les trois jours planétaires du système mère fussent très différents du jour T standard. C’était plus simple que d’opérer des conversions incessantes. Les trois planètes originelles du Royaume ayant non seulement des jours mais aussi des années de durée différente, les Manticoriens étaient plus accoutumés que la plupart des gens à recourir au calendrier standard. Une habitude qui allait sans doute devenir encore plus prononcée pour les citoyens de l’Empire stellaire de Manticore, étant donné le nombre de planètes – et la pléthore de calendriers locaux – mis en jeu. Selon le temps manticorien, Caparelli parlait du neuvième mois de l’année 294 après l’Arrivée. Selon le calendrier standard de la Galaxie en général, du mois de février de l’année 1922 post Diaspora. Et s’il s’était adressé à un être vivant avant le départ de l’humanité pour les étoiles, il aurait parlé de l’an 4024 de l’ère chrétienne. Ses interlocuteurs avaient toutefois besoin de savoir qu’il était question d’une période située à environ soixante-dix jours dans l’avenir. « Combien de temps avant qu’ils ne soient opérationnels ? » Grandville n’avait pas été pendant si longtemps le frère d’un des plus anciens officiers de la Flotte royale sans apprendre à la dure quelques réalités. « C’est plus discutable, admit Caparelli. Les Andermiens et les Graysoniens devraient avoir achevé de s’entraîner quand ils arriveront, aussi n’avons-nous pas à nous en soucier. La plus grande partie de nos nouveaux vaisseaux seront sortis des chantiers fin janvier : ils auront donc au moins deux semaines pour entamer leur cycle de formation avant l’arrivée de ces mêmes Andermiens et Graysoniens. Je mentirais toutefois en oubliant qu’il va nous falloir plus longtemps que prévu pour former nos équipages. Les Havriens nous ont porté un coup vraiment lourd en éliminant la Première et la Troisième Forces. Nous avions déjà assigné des officiers à presque tous les nouveaux vaisseaux, et des équipages quasi complets aux soixante ou soixante-dix les plus proches de l’achèvement. Ceux-là sont déjà sortis des chantiers et ont commencé à s’entraîner dans le système de Trévor. Malheureusement, beaucoup connaissent le problème de se faire les dents qui frappe aussi les unités les plus légères. Nous les avons construits en un temps record mais non sans générer plus de défauts que nous ne l’aimerions. Toutefois, aucun des soucis identifiés jusqu’ici n’est vraiment critique et je compte que la plupart des unités soient prêtes pour le service d’ici une trentaine de jours. Mettons la mi-janvier. » Ensuite, ça se complique. Nous pensions prendre une bonne partie du personnel nécessaire dans les vaisseaux du mur de conception ancienne affectés à la Première Force. Il est clair que ce ne sera pas le cas. » Sa mâchoire se crispa involontairement lorsqu’il se rappela le carnage de la bataille de Manticore. Puis ses narines se dilatèrent brièvement et il continua. « Comme je le disais, ce ne sera pas le cas mais, malgré cela, Lucian et PersNav se sont débrouillés pour trouver la plupart des gens dont nous avons besoin. Certains manquent d’entraînement et d’expérience, bien sûr, surtout en ce qui concerne les officiers et sous-officiers. Nous pensons accélérer beaucoup de promotions de sous-officiers pour boucher les trous, et raccourcir de dix mois la promotion actuelle de l’école de Saganami, envoyer les aspirants directement à la Flotte, sans le traditionnel premier déploiement. Il faudra sûrement pousser la prochaine promotion de la même manière, et nous avons par ailleurs été contraints de retarder notre programme de BAL parce que nous avions besoin des officiers auxquels on aurait sinon donné le commandement des BAL en question. C’est aussi la raison pour laquelle nous mettons en place des cours accélérés pour les candidats officiers – qui viendront s’ajouter à ceux que nous avons toujours eus hors de l’école, à l’usage des « mustangs ». Nous en attendons aussi un retour important, bien que nous risquions d’augmenter notre pénurie de sous-officiers en leur suggérant de devenir officiers. D’ici deux ans, nous devrions avoir dépassé cet engorgement-là. D’ailleurs, une fois que nous leur aurons donné la possibilité de rattraper leur niveau d’études, je suis sûr que nous trouverons énormément de sous-officiers et d’officiers au sein du Quadrant de Talbot. Cela va toutefois prendre un peu de temps et, d’ici là, je ne doute pas que tout pacha assez malheureux pour amener son vaisseau dans un chantier pour des réparations importantes verra sa structure de commandement picorée sans merci par les vautours de Lucian. » En déshabillant Pierre et Paul, toutefois, notre Lucian réussit à boucher presque tous les trous à bord de la plupart des nouveaux vaisseaux, à mesure qu’ils sortent des chantiers. Franchement, je n’ai aucune idée de la manière dont il s’y prend et j’ai peur de le lui demander. Je ne sais pas non plus combien de temps il pourra continuer, même si la première vague de rappel des réservistes de la flotte marchande doit nous offrir une bouffée d’oxygène dans les deux mois qui viennent. Mais cette médaille-là a aussi son revers : il faudra du temps pour les remettre à niveau, notamment leur présenter les nouveaux matériels. En outre, et au moins aussi ennuyeux, la flotte marchande a également besoin d’eux et, nous, nous avons besoin d’elle pour maintenir nos revenus. » Comme Grandville acquiesçait, Caparelli haussa les épaules. « Bref, étant donné l’importante automatisation des nouveaux vaisseaux, il n’y a aucune raison pour que nous ne puissions pas leur fournir des équipages. Malheureusement, c’est ce que nous étions en train de faire quand Tourville est arrivé et a détruit quelque chose comme la moitié de la Flotte. Il va falloir du temps pour recruter et boucher l’énorme trou ainsi creusé, donc je ne crois pas que nous puissions équiper une autre grande vague d’expansion avant un bon moment. À court terme, ça veut dire que nous avons les individus nécessaires – tout juste – mais que les périodes d’entraînement vont devoir être allongées. La règle d’avant-guerre voulait qu’il faille trois ou quatre mois à l’équipage d’un nouveau vaisseau du mur pour atteindre un niveau satisfaisant de préparation au combat. Durant la première guerre havrienne, grâce à des officiers expérimentés, nous avons fait tomber ce chiffre à deux mois et demi. Mais, vu la situation actuelle, ça m’étonnerait qu’on y parvienne en moins de quatre, et je ne serais en revanche pas surpris que ça en prenne jusqu’à cinq, compte tenu du fait qu’il faudra aussi corriger en chemin tant de petites erreurs de construction. Dans un avenir immédiat, il vaut donc mieux compter sur ce dont dispose déjà Honor – ici, au sein de la Première Force, et en cours d’entraînement autour de l’Étoile de Trévor – plus, disons, cinquante supercuirassés porte-capsules encore en chantier. Et, bien sûr, les vaisseaux neufs ou rééquipés des Andermiens… sauf que nous ignorons si Gustav sera prêt à nous soutenir contre la Ligue. — Est-ce que ça suffirait pour arrêter ce que pourraient nous faire subir les Solariens durant la même période, Hamish ? — Probablement… si on pouvait concentrer ça sur eux », répondit le frère de Grandville. Il interrogea du regard Caparelli, qui hocha la tête pour marquer son approbation. « Pour être franc, continua Havre-Blanc, et au risque d’avoir l’air un peu complaisant, notre problème principal potentiel lors des premiers combats contre les Solariens sera la fourniture de munitions. Mais durant cinq ou six mois au moins, en supposant qu’on se batte près du système mère et de notre base industrielle, ou bien que nous disposions d’un circuit logistique correct pour nous approvisionner en missiles, un tel nombre de cuirassés porte-capsules devrait nous permettre d’encaisser tout ce qu’ils pourraient nous envoyer, même sans les Andermiens. Hélas ! nous avons toujours un autre petit souci : la guerre contre Havre. — Oui et non, dit Grandville, sombre, avant de se tourner vers Langtry. Sa Majesté et moi en avons déjà parlé brièvement il y a deux jours, Tony, mais nous ne faisions que réfléchir dans l’abstrait. À présent, il semble que nous devions appliquer nos conclusions concrètement. — Pourquoi cela m’emplit-il d’une soudaine angoisse ? murmura Langtry. — L’expérience, probablement », répondit son interlocuteur avec un bref sourire crispé, lequel disparut aussi vite qu’il était apparu, tandis que le Premier ministre se penchait vers le ministre des Affaires étrangères. « Étant donné l’estimation de nos forces que vient de nous présenter Sir Thomas, nous avons sans doute les moyens d’annihiler le système de Havre, déclara-t-il. De leur rendre la monnaie de leur pièce. Sauf que, nous, nous disposons d’Apollon, donc nous n’aurions même pas besoin de nous mettre à leur portée. Et nous pourrions faire subir le même sort à chacun de leurs systèmes qui dispose du plus petit chantier spatial. Renvoyer à l’âge de pierre tous les mondes développés de la République. » Le silence régnait à nouveau autour de la table de conférence, tendu, presque fragile. « Je ne cache pas que c’est précisément ce que j’ai envie de faire, continua Grandville, et je doute d’être le seul. Il n’y a sans doute pas une seule famille du système mère qui n’ait perdu quelqu’un durant la bataille de Manticore, sans même parler de toutes les victimes antérieures. Donc, oui, dans un sens, j’adorerais pilonner les Havriens jusqu’à les réduire en pièces. » Mais nous sommes à présent dans cette situation avec la Ligue solarienne et, même sinon, la vengeance, aussi tentante qu’elle soit à court terme, est la pire fondation possible pour une paix durable. Nous ne sommes pas Rome, aussi ne pouvons-nous pas raser Carthage et recouvrir la terre de sel. Alors, dis-moi, monsieur le ministre des Affaires étrangères, si nous prouvons que nous pouvons annihiler la Flotte havrienne et démolir l’infrastructure orbitale du système capitale d’Héloïse Pritchart, puis lui dire que nous sommes prêts à détruire autant d’autres systèmes qu’il le faudra pour lui faire entendre raison, que penses-tu qu’elle répondra ? » CHAPITRE QUARANTE-CINQ « Je suppose que nous n’avons pas reçu de réponse de l’amiral Byng, Bill ? — Non, madame, confirma le capitaine Edwards. — Je ne sais pas pourquoi, je pense que, sinon, vous me l’auriez dit », fit Michelle avec un vague sourire. Elle se retourna vers Adenauer et Tersteeg. « Quel est le statut de leurs impulseurs ? » L’officier opérationnel et l’OGE avaient rapproché les plateformes Cavalier fantôme des vaisseaux solariens pour les tenir à l’œil. Adenauer releva la tête en réponse à la question posée, et son expression n’avait rien de joyeux. « Nous nous efforcions d’arriver assez près pour avoir une bonne vue de leurs noyaux, madame, mais je ne crois plus que ce soit nécessaire. On vient de détecter le premier stade d’initialisation de leurs impulseurs et ils branchent déjà leurs réacteurs d’attitude. Ils démarrent. — Bande d’idiots, marmonna l’amiral du Pic-d’Or dans un souffle, éprouvant à nouveau la tentation de laisser Dieu reconnaître les siens, avant de reprendre à haute voix : Bon, Bill, il faut donner une dernière chance à ces abrutis. Préparez-vous à enregistrer. — Bien, madame. » Michelle, pendant qu’elle attendait, consulta le répétiteur principal. Ses vaisseaux étaient entrés dans le système depuis quarante-trois minutes, accélérant vers la planète à une allure régulière de six cent trois gravités, ce qui en laissait aux Victoires soixante-dix en réserve. Leur vitesse d’approche était de 21 271 km/s et ils avaient réduit la distance d’un peu plus de cent quatre-vingt-douze à un peu moins de cent cinquante-six millions de kilomètres. Compte tenu de la géométrie, la portée efficace en propulsion des Mark 23 contenus dans les capsules flottant à l’extérieur des coques était bien supérieure à soixante-douze millions de kilomètres contre une cible stationnaire. Contre Byng et ses vaisseaux, elle ne ferait que s’accroître quand il se mettrait à accélérer vers eux, augmentant ainsi la vitesse d’approche. « Micro actif, madame », dit Edwards. Michelle lui adressa un signe de tête et se détourna du répétiteur pour faire face à la caméra. « Votre délai a expiré, amiral Byng, dit-elle froidement, sans préambule. Je dois supposer, d’après votre trajectoire actuelle et le fait que vos impulseurs sont sur le point de se mettre en route, que vous avez l’intention de m’attaquer. Je vous le déconseille. Sachez que je puis détruire vos vaisseaux à grande distance, bien avant que vous ne nous menaciez. Sachez aussi que, si vous ne cessez pas sur-le-champ de vous rapprocher de moi ou de fuir, plutôt que d’accepter les requêtes de mon gouvernement et de vous soumettre, je démontrerai cette capacité d’une manière que même vous ne pourrez ignorer. Pic-d’Or, terminé. — Enregistrement clair, madame, confirma Edwards au bout d’un moment. — Alors envoyez-le. — À vos ordres. » Huit minutes et quarante-trois secondes après avoir été émis, le message atteignit le VFS Jean Bart, et le visage de Josef Byng s’assombrit de fureur quand Willard MaCuill le transmit sur son com. Ah, l’insolente petite salope ! Pour qui se prend-elle pour oser me parler – parler à la Ligue solarienne – comme ça ? Il retenait une grimace au point d’en avoir mal à la mâchoire. Ses narines s’évasèrent largement lorsqu’il prit une profonde et furieuse inspiration. Un silence complet régna sur le pont d’état-major durant plusieurs secondes puis MaCuill se racla la gorge. « Y aura-t-il une réponse, monsieur ? demanda l’officier des communications d’une voix douloureusement neutre. — Oh oui, grinça Byng. Il va y avoir une réponse, sans aucun doute, Willard ! Mais pas par com ! — Bien, amiral. » MaCuill retourna à ses écrans, les épaules crispées, et l’amiral éprouva un nouveau spasme de colère. Son propre personnel commençait-il à croire aux ridicules assertions concernant les « armes invincibles » des Manties ? Il ouvrit la bouche pour lancer une remarque acerbe puis maîtrisa cette envie. Il ne voulait pas lui-même avoir l’air d’une vieille femme hystérique. « Monsieur, dit Karlotte Thimár sur un ton très prudent, le capitaine Mizawa aimerait vous parler. — Ça ne m’étonne vraiment pas, gronda Byng. Je suppose qu’il n’appelle pas pour s’excuser d’avoir lu un courrier qui ne lui était pas destiné ? ajouta-t-il en désignant de la tête un écran de com désormais noir. — Pardon, monsieur, intervint MaCuill, mais le dernier message ne vous était pas adressé spécifiquement. Il l’était à tous les vaisseaux de manière générale. » Le visage de l’amiral se moucheta de manière peu engageante, et un coup d’œil furieux transperça l’officier des communications. « Et pourquoi diable ne m’avez-vous pas informé de ce détail plus tôt ? — Pardon, monsieur, répéta MaCuill, mais le bloc d’adresses figurait dans l’en-tête. J’ai… supposé que vous l’aviez vu. » Byng ravala une réponse encore plus furieuse puis ferma les yeux, serra étroitement les mains derrière lui et tenta de réprimer la colère qui bouillait en lui. Au bout de quelques instants, il rouvrit les paupières pour adresser à Thimár un sourire crispé. « Bon, si ce brave commandant désire me parler, je suppose que le moins que je puisse faire, c’est prendre son appel », dit-il avant de se laisser aller dans son fauteuil de commandement. Il attendit encore une seconde puis enfonça la touche d’acceptation. « Oui, commandant ? » Quoiqu’il conservât la voix la plus neutre possible, il savait qu’elle révélait davantage sa fureur intérieure qu’il ne l’aurait voulu. « Amiral. » Mizawa s’efforçait à l’évidence de ne pas paraître agressif non plus, ce qui, perversement, ne fit qu’ajouter à la colère de Byng. « Je sais que vous et moi n’avons pas tout à fait partagé le même point de vue, ces derniers temps, mais je vous invite vivement à envisager que cet amiral du Pic-d’Or dispose vraiment des moyens dont il parle. — C’est ridicule, commandant, répliqua Byng. Je connais les rumeurs sur la portée impossible des missiles manties. Bon Dieu, j’ai lu les estimations de la DGSN avant de venir ici, vous le savez. Et je sais que les missiles déployés par Technodyne en Monica avaient des systèmes de propulsion améliorés pour augmenter leur portée. D’ailleurs, nos services de recherche travaillent depuis un certain temps à adapter le même concept. Mais je sais aussi de quelle taille étaient ces missiles Technodyne, et c’est également votre cas, si vous avez lu les mêmes rapports. C’est la raison principale pour laquelle nous n’avons pas retenu cette solution, vous savez. Nous n’avons tout bonnement pas la capacité de soute ni d’assez gros tubes lance-missiles pour recevoir des projectiles aussi volumineux que ceux-là… et personne d’autre ne les a ! En Monica, si vous vous souvenez bien, nous avons vu les lance-missiles de leurs gros « croiseurs de combat ». Il leur serait strictement impossible de lancer des missiles de cette taille ! Je vous accorde que leurs vaisseaux du mur le pourraient peut-être, mais pas ces bâtiments-là, aucune chance ! En outre, nous avons des Javelots dans nos soutes, pas ces Pilums de merde que Technodyne avait fournis à Monica. Sans parler du fait qu’aucun Monicain ne disposait non plus de Halo. — Je sais tout cela, monsieur, assura Mizawa. Cependant, le Javelot reste un missile à propulsion simple. Très bon, oui, mais à propulsion simple. Si les rapports affirmant que les croiseurs des Manties disposent de missiles à propulsion multiple sont exacts, ceux que nous affrontons en ce moment doivent en avoir. » Byng se contraignit à ne pas lever les yeux au ciel sous l’effet de l’exaspération. Comme il venait de le signaler, les missiles de défense qu’avait fournis Technodyne à Monica étaient trop gros pour des lance-missiles de bord, et il s’était agi de missiles à propulsion simple. À présent Mizawa voulait mettre dans un tube un projectile assez gros pour inclure une propulsion multiple ? Bon Dieu ! Ce type n’était pas seulement paranoïaque, c’était un véritable crétin ! Même un officier de la Flotte des frontières aurait dû être assez malin pour comprendre qu’un lance-missiles de croiseur ne pourrait jamais tirer quelque chose d’encore plus gros que ces projectiles Technodyne. Il trahissait visiblement en partie sa réaction, malgré ses efforts, car l’expression de Mizawa se tendit encore plus. « Je sais que la taille est un argument qui plaide contre cette hypothèse, monsieur. Mais, sauf votre respect, regardez leur dernier message. Il a été envoyé avant que nous n’ayons fini de hisser nos bandes gravitiques, et ils savaient exactement ce que nous étions en train de faire. Ça prouve qu’ils ont bien des moyens de reconnaissance supraluminiques et qu’ils s’en servent. À mon humble avis, surtout du fait de leur taux d’accélération, cela démontre qu’au moins une partie des rapports sur leurs capacités écartés par la DGSN sont en réalité exacts. » Ses yeux brûlants fixaient ceux de Byng. Il avait soigneusement évité de mentionner les mémos d’Askew, lesquels se trouvaient pourtant là, entre eux. Sa voix se fit plus dure et sèche. « Puisque nous avons la preuve que la DGSN s’est trompée au moins partiellement dans ses estimations, je pense que nous devons prendre au sérieux le risque de missiles à très longue portée. — Eh bien, vous êtes seul de cet avis, commandant », lâcha Byng, sarcastique, avant de pouvoir se retenir. Comme Mizawa s’empourprait, il secoua la tête. « Je vous présente mes excuses pour cette dernière remarque, se contraignit-il à dire. La situation est assez tendue pour nous rendre nerveux mais ce n’est pas une raison pour que je m’en prenne à vous. » On devinait à l’expression du commandant qu’il savait ces excuses de pure forme mais il eut un hochement de tête sec. L’amiral se força à sourire. « J’ai bien noté vos inquiétudes. Toutefois, nous disposons de vingt-deux vaisseaux, dont dix-sept croiseurs de combat, contre seulement dix-neuf Manties au total. Certes, leurs « croiseurs de combat » sont plus gros que les nôtres – et sans doute plus résistants – mais ils n’en ont que six et les nôtres disposent d’autant de lance-missiles. Leurs croiseurs lourds, eux, n’ont que des batteries de vingt tubes. Cela nous donne un avantage significatif en nombre de tubes, encore plus important en masse de projectiles. Et, avec tout le respect que je vous dois, je ne suis pas prêt à ignorer des opinions formulées par des analystes ayant accès à toutes les informations possibles en faveur d’estimations générées indépendamment, à partir de données incomplètes, par des officiers qui – non sans mérite, je le reconnais – préfèrent adopter une attitude pessimiste afin d’éviter de sous-estimer les capacités potentielles d’un ennemi. Les taux d’accélération des Manties sont plus élevés que ne le prévoyaient nos services de renseignement, en effet, mais, cette unique constatation mise à part, il n’existe aucune preuve, hors comptes rendus apocryphes, que Manticore possède les moyens que vous lui prêtez, et je ne puis en conscience autoriser une flotte néobarbare de troisième ordre affligée d’illusions de grandeur à dicter ses termes à la Flotte de la Ligue solarienne. Le précédent serait désastreux du point de vue de la politique étrangère, et l’insulte à l’honneur de la Flotte serait intolérable. — Je ne suggère pas de céder à leurs exigences, monsieur, simplement d’essayer de négocier une trêve. Ils disent avoir envoyé une note diplomatique en Meyers. Soit. Supposons que nous refusions de nous rendre mais que nous acceptions de retourner en orbite et de maintenir le statu quo ici, en Nouvelle-Toscane, pendant que nous envoyons nous-mêmes un messager en Meyers afin de demander des instructions au commissaire Verrochio ? S’ils acceptent, la manière dont nous traiterons leurs exigences deviendra une décision politique à prendre par les plus hautes autorités locales. Si cette Pic-d’Or accepte, cela donnera aussi à Verrochio le loisir d’envoyer des renforts au cas où il estimerait – comme ce serait certainement le cas – que nous avons raison de refuser les demandes manties. À tout le moins, cela nous ferait gagner du temps pendant que… — Toute négociation du type que vous suggérez serait immédiatement considérée comme un aveu de faiblesse par Pic-d’Or, coupa Byng. À mon avis, cet amiral joue un énorme coup de bluff – c’est d’ailleurs sans doute la raison de son accélération forcenée : nous convaincre de l’authenticité de tous les contes concernant la supériorité technique de Manticore –, et je ne vais pas l’encourager à croire que ça prend. D’ailleurs, même en supposant que les Manties disposent de l’armement qui vous inquiète, ils ne seraient pas seulement fous mais stupides au-delà de toutes limites de nous tirer dessus ! Je me fiche de quelles balles magiques ils ont dans leurs soutes, commandant. Bon Dieu, ils pourraient même avoir tout le matériel mentionné par les estimations les plus pessimistes du capitaine Thurgood ! Ça ne changerait pas le fait que c’est avec la Ligue solarienne qu’ils font les cons : s’ils tirent sur des croiseurs de combat solariens en espace neutre, ils auront bel et bien un acte de guerre sur les bras, eux. Vous croyez vraiment qu’une bande de néobarbares va créer une situation comme celle-là ? Surtout alors qu’elle est déjà en guerre contre une autre bande de néobarbares qui meurt d’envie de les annihiler ? — Je n’ai pas dit que ça serait intelligent de leur part, monsieur, seulement qu’ils pourraient en avoir les moyens. Et, sauf votre respect, monsieur, si nous leur donnions ce qu’ils ont exigé à l’origine, il s’agirait aussi d’un acte de guerre contre la Ligue. En tout cas, cela pourrait – et devrait – être considéré comme tel. Puisqu’ils sont visiblement prêts à en prendre le risque, pourquoi supposer qu’ils hésiteraient devant un autre acte de guerre ? — Commandant, répliqua froidement Byng, il est clair que vous et moi ne sommes pas d’accord. En conséquence, je dois vous demander si notre désaccord est assez profond pour que vous refusiez d’exécuter mes ordres. — Amiral, je suis prêt à exécuter tout ordre licite que je recevrai, répondit Mizawa, tout aussi glacial. Si je puis me permettre, toutefois, une de mes fonctions en tant que capitaine de pavillon est de vous communiquer mon jugement et mes conseils. — J’en suis conscient. Si, toutefois, vous étiez assez… contrarié de la conduite que je me propose d’adopter, je pourrais vous relever – sans conséquences, bien sûr – de vos devoirs. » Leurs yeux se rivèrent à travers le médium électronique du système de com. La tension vibra entre eux durant plusieurs secondes puis Mizawa secoua la tête. Un geste saccadé, durci par sa colère réprimée. « Amiral, si vous choisissez de me relever de mes fonctions, c’est bien sûr votre droit. Toutefois, je ne vous le demande pas. — Très bien, commandant. En ce cas, j’ai d’autres questions qui requièrent mon attention. Byng, terminé. » « Toujours pas trace de bon sens par là-bas, à ce que je vois », murmura Michelle au capitaine Lecter. Vingt-cinq minutes s’étaient écoulées depuis son second message à Byng, et la vélocité des croiseurs de combat solariens avait atteint 7 192 km/s. Celle de ses propres vaisseaux était désormais de plus de trente mille kilomètres par seconde, ce qui donnait une vitesse d’approche résultante de plus de trente-sept mille km/s. Or les deux groupes n’étaient plus séparés que d’un peu plus de cent treize millions de kilomètres. « Autant qu’on puisse s’en rendre compte, non », répondit son chef d’état-major sur le même ton. Toutes les deux scrutaient les profondeurs du répétiteur principal. Autour d’elles, le pont d’état-major de l’Artémis était tranquille, presque silencieux. Chacun, à son poste, se concentrait sur ses fonctions. « Vous savez, continua Lecter, j’ai étudié le dossier de Byng jusqu’à en avoir mal aux yeux, et je n’arrive toujours pas à déterminer les parts respectives de bravade, d’arrogance et de bêtise dans son attitude. » Elle secoua la tête. « Vous croyez qu’il veut vraiment se battre ou qu’il va juste essayer de nous occuper pour nous dépasser et filer en hyper ? — Je l’ignore et ça n’a pas d’importance, dit Michelle, grave. Nos ordres sont assez clairs, de même que les choix que je lui ai exposés. Et je n’ai aucune intention d’attendre qu’il tire le premier. — Excusez-moi, madame », intervint Dominica Adenauer. L’amiral se tourna vers elle, interrogatrice. « Le CO vient de détecter un changement de statut. Les Solariens ont déployé un système défensif passif. — Quel genre ? s’enquit Michelle en gagnant la console de l’officier opérationnel pour en observer les écrans. — Vraiment difficile à dire, madame. En tout cas, Max et moi ne pensons pas qu’ils l’aient déjà complètement mis en marche. On dirait une variation sur le thème du leurre tracté. D’après les données que nous recevons, tous leurs vaisseaux ont déployé une demi-douzaine de plateformes captives sur chaque flanc. Elles ont forcément une fonction défensive, et je ne les crois pas assez grosses pour être équipées de postes de défense active comme nos Serrures. Je ne voudrais pas pécher par excès de confiance mais il me semble que ce sont des leurres, et nous savons déjà la technologie solarienne furtive sacrément bonne. Si ces dispositifs le sont autant, ils vont considérablement dégrader notre précision, surtout à longue portée. — Où est Apollon quand on a besoin de lui ? lâcha Michelle, à demi ironique. — Quand vous dites « considérablement dégrader notre précision », vous avez une estimation du « considérable » en question ? » demanda Lecter. Ce fut Tersteeg qui répondit « Pas vraiment, madame. Avant de les voir en action – et de savoir qu’il s’agit bel et bien d’un système de leurres –, nous ne pourrons en aucun cas donner une estimation précise. » Lecter grimaça, quoique cette réponse ne la surprît pas, et se tourna vers Michelle. « Vous voulez qu’on agisse d’un peu plus près que prévu, madame ? — Je ne sais pas. » L’amiral fronça le sourcil et se tritura le lobe de l’oreille droite en méditant la question. La DGSN et ArmNav avaient évalué les armes récupérées à bord des croiseurs de combat solariens capturés en Monica. Les armes à énergie, quoique plus petites et plus légères que les manticoriennes, étaient de fort bonne qualité. Les systèmes de défense passive étaient bons aussi, encore que n’atteignant pas les critères manticoriens, mais il n’en allait pas de même pour les missiles – et antimissiles –, et le soutien logiciel des capteurs se révélait, selon les mêmes critères, tristement obsolète. Les capteurs eux-mêmes étaient d’ailleurs à peine supérieurs, voire inférieurs, à ceux qu’utilisait la FRM au début de la Première Guerre havrienne, il y avait quelque vingt ans. Les analystes ne s’accordaient pas pour dire si les composants électroniques des vaisseaux capturés reflétaient ou non le plus haut niveau technologique solarien. La politique standard de la Ligue, lorsqu’elle procurait du matériel militaire à ses alliés et membres, avait toujours été de livrer des versions « pour l’exportation », aux capacités diminuées, d’armes faisant appel à des techniques de pointe. Il en allait donc sans doute ainsi des croiseurs de combat destinés à Roberto Tyler. Sauf, bien sûr, que ceux-là avaient récemment servi dans la Flotte des frontières, si bien qu’ils devaient bénéficier d’une technologie de la dernière génération – et une bande de hors-la-loi comme Technodyne n’aurait pas pris la peine de remplacer ces armes par d’autres, moins puissantes, pour une transaction déjà tout à fait illégale. Pour le moment, ArmNav avait décidé de couper la poire en deux et de considérer ce qui avait été observé en Monica comme un minimum. L’existence du système défensif que venaient de décrire Adenauer et Tersteeg – en supposant leur analyse juste – montrait qu’il s’agissait d’une décision avisée, puisque aucun des croiseurs de combat monicains n’en avait été équipé. Elle suggérait aussi qu’il serait peu sage de se fier aux caractéristiques des missiles dont étaient équipés ces mêmes vaisseaux. Leur portée en propulsion était d’un peu plus de 5 900 000 km, avec une vélocité finale de 66 285 km/s. Étant donné la vitesse d’approche actuelle, cela équivalait à une portée au lancement d’un peu plus de 12 680 000 km, alors que celle des Mark 23, compte tenu de la même géométrie, était de 85 930 000 km. Même les Mark 16, dans les conditions présentes, en avaient une bien supérieure à 42 millions de kilomètres. Donc, si elle supposait les croiseurs de combat de Byng équipés de missiles deux fois plus puissants que ceux de Monica, Michelle disposait d’une portée en propulsion plus de trois fois supérieure avec ses Mark 16, encore davantage avec ses Mark 23. « Quelle sera notre vitesse d’approche à quarante millions de kilomètres ? demanda-t-elle à Adenauer, qui tapa des chiffres sur sa console. — Approximativement cinq-quatre-virgule-sept mille km/s, madame. On y sera dans environ vingt-six minutes. — Hum. » Michelle tira plus fort sur le lobe de son oreille tout en effectuant ses calculs. À cette vitesse, les Solariens arriveraient à portée de ses Mark 16 d’ici treize minutes. Au rythme d’un tir toutes les dix-huit secondes, ses lance-missiles pouvaient tirer quarante-trois fois chacun durant cet intervalle, et elle disposait de six cent vingt tubes à bord de ses seuls Victoires et Saganami-C. Voilà qui faisait plus de vingt-six mille missiles, ce qui, elle le soupçonnait – leurres ou pas – serait plus que suffisant pour détruire ses cibles. En revanche, les Mark 23 issus des capsules collées à la coque de ses vaisseaux auraient une portée en propulsion bien supérieure à quatre-vingt-seize millions de kilomètres, pour peu que l’accélération de la cible demeure constante, si bien qu’elle pourrait ouvrir le feu presque cinquante millions de kilomètres plus tôt. Sa précision serait plus faible, mais… « Quelle sera notre vitesse d’approche à quatre-vingts millions de kilomètres ? — Quatre-six-virgule-zéro-cinq mille km/s, répondit Adenauer. On y sera d’ici treize minutes. — Compte tenu de la géométrie, à quoi ressemblent nos enveloppes de Mark 23 ? — En supposant une accélération constante de la cible, une double propulsion nous donnerait… (Adenauer tapa d’autres chiffres) un peu plus de quatre-six-virgule-un millions de kilomètres. Une propulsion complète nous amènerait aux environs de neuf-un-quatre millions. — Merci. » Michelle croisa les mains derrière elle et regagna lentement le répétiteur principal, qu’elle contempla à nouveau. Lecter la suivit, restant tranquillement à sa droite, attendant qu’elle achevât ses réflexions. Après ce qui parut des heures mais ne fut sans doute guère qu’une poignée de secondes, sa supérieure tourna la tête vers elle. « Nous allons envoyer un dernier message à Byng, décida-t-elle. Point final. S’il n’arrête pas ses conneries après ça, on exécutera Guillaume Tell à quarante-cinq millions de kilomètres. » Un instant, Lecter parut sur le point de faire une remarque, mais elle se contenta finalement de hocher la tête et de lancer un simple « Bien, madame ». Michelle eut un léger sourire. C’est un bon juste milieu, non, Cindy ? songea-t-elle. À moins que je ne sois disposée à tous les descendre – ce qui, quoique tentant, contrarierait sans doute un rien Beth, vu les implications sur la politique étrangère et tout ça –, tirer à cette distance en apprendra beaucoup aux Solariens sur nos capacités, ce qui n’est pas souhaitable. Si la situation s’envenime autant que je m’y attends, puisque Byng est visiblement encore plus bête que prévu, l’Amirauté préférera les tenir aussi longtemps que possible dans l’ignorance de la portée des Mark 23. Toutefois, je conserverai plus de vingt millions de kilomètres en réserve, et le meilleur moyen d’empêcher cette affaire de se changer en catastrophe pour tout le monde, c’est d’en finir avec le moins de pertes humaines possibles ici, en Nouvelle-Toscane. À ses moments les plus pessimistes, elle estimait la situation déjà impossible à rattraper, mais elle n’allait pas se contenter d’accepter l’inévitable, même si, par bien des côtés, le massacre pur et simple de la force de Byng eût été de loin plus simple. Il lui fallait au contraire convaincre ces imbéciles de se rendre avant qu’elle ne fût obligée de les abattre tous, et c’était bien plus délicat. Si elle réussissait au moins à percer le typique complexe de supériorité solarien, alors Byng – ou son successeur – se montrerait peut-être moins inflexible. Telle était la vraie raison pour laquelle elle arrivait avec un tel taux d’accélération. Elle voulait que ses adversaires y réfléchissent, se demandent quels autres atouts technologiques elle pouvait avoir dans la manche. Et, si elle était obligée de leur tirer dessus, plus elle le ferait de loin, plus ils auraient de chances de se reconnaître surclassés avant qu’il ne soit trop tard… pour eux. Et il y a aussi un autre facteur, songea-t-elle, grave. Si nous ouvrons le feu à soixante millions et qu’ils ne commencent pas à décélérer sur-le-champ, il nous faudra plus de douze heures pour égaler leur vitesse. Or ils dépasseraient l’hyperlimite en une heure quarante. Donc, si nous ne les convainquons pas de décélérer immédiatement, je n’aurai d’autre choix que de les descendre tous avant qu’ils n’arrivent hors de portée. Elle jeta un coup d’œil à l’horloge, calculant le moment auquel envoyer son prochain – et dernier – message à Joseph Byng. « Amiral Byng. » Le visage de la femme sur l’écran de com aurait pu être sculpté dans l’obsidienne, et sa voix était encore plus dure. « Je vous ai averti deux fois des conséquences qu’il y aurait à ignorer mes requêtes. Si vous ne renversez pas sur-le-champ votre trajectoire, à décélération maximale, avant de réintégrer l’orbite de la Nouvelle-Toscane, comme je vous l’ai ordonné, j’ouvrirai le feu. Vous disposez de cinq minutes à compter de la réception du présent message. Il n’y aura pas d’autre avertissement. » Byng considérait l’écran avec fureur mais il avait assez parlé avec cette garce. Peut-être disposait-elle de meilleurs missiles que lui mais ils ne pouvaient être assez bons pour mettre à exécution ses menaces saugrenues. En outre, compte tenu de Halo et des autres améliorations récentes des défenses antimissile, il y avait des chances colossales pour que la majorité des vaisseaux solariens survivent pour dépasser la Manticorienne, quoi qu’elle fasse. Elle n’avait tout bonnement pas assez de tubes pour qu’il en aille autrement. Et, une fois la force d’intervention de l’autre côté de l’hyperlimite, libre, les jours de cette insolente – et de son misérable « Royaume stellaire » – seraient comptés. La Flotte de la Ligue solarienne ne pourrait apporter qu’une seule réponse à pareille provocation, et Manticore n’aurait aucun moyen de détourner l’avalanche vengeresse qui s’abattrait sur elle. « Déployez les capsules, ordonna calmement Michelle en regardant le compte à rebours s’approcher de la limite assignée à Byng. — Bien, madame… Capsules en déploiement », répondit Dominica Adenauer. L’accélération du groupe d’intervention chuta quand les capsules, jusque-là tractées au plus près des coques, s’écartèrent pour dépasser les bandes gravitiques des vaisseaux. Les plateformes Serrure des croiseurs de combat étaient déjà en place, mais leur masse restait assez faible pour que l’allure des Victoires n’en fût pas sensiblement affectée. Déployer les capsules lance-missiles, toujours reliées à leurs vaisseaux mères mais loin des barrières latérales (et bandes gravitiques) de ces derniers, était une tout autre histoire, si bien que l’accélération du groupe d’intervention tomba de six cent trois gravités à seulement cinq cent quatre-vingts. « Renversez-nous, Sterling, ordonna Michelle au capitaine Casterlin. — À vos ordres, madame. Renversement en cours. » L’ensemble du groupe pivota, pointant ses poupes vers les croiseurs de combat de Byng et commençant à décélérer. Même une fois les capsules déployées, les vaisseaux de Michelle détenaient un avantage de presque cent gravités, et la vitesse d’approche se mit à diminuer. « Exécutez Guillaume Tell à l’heure prévue, Dominica. — À vos ordres, madame. » Le capitaine Adenauer appuya sur une touche, verrouillant les paramètres et la séquence de feu. « Guillaume Tell déclenché et verrouillé, madame. — Très bien », dit Michelle en se calant au fond de son fauteuil de commandement pour regarder les dernières secondes disparaître dans l’éternité. Josef Byng, assis dans son propre fauteuil, observait un autre compte à rebours, le ventre tendu, noué. Le capitaine Mizawa avait tenté une dernière fois de le convaincre de s’allonger, tel un chien roulant sur le dos pour marquer sa soumission. À présent, ils ne discutaient plus, car il n’y avait plus rien à discuter. Mizawa avait beau jeu d’avancer ses arguments, songeait Byng avec acrimonie. Ce ne serait pas lui qu’on sanctionnerait pour lâcheté. Ce ne serait pas lui le tout premier officier général solarien de l’histoire à se rendre à une force ennemie. Et ce ne serait pas lui dont on se souviendrait comme de l’amiral qui s’était roulé sur le dos devant une bande de néobarbares sans même tirer un missile. Ce n’est pas seulement facile pour lui, dit une voix dans la tête de Byng. C’est aussi une manière de s’assurer que je ne sois jamais en position de l’écrabouiller comme le salopard déloyal qu’il est. Eh bien, ça n’arrivera pas, commandant. Faites-moi confiance ! Ce ne sera pas si simple que ça pour vous. Malgré sa fureur, il en était arrivé à la conclusion que les arguments de son capitaine de pavillon n’étaient sans doute pas tous erronés. Oh, les Manties ne pouvaient pas disposer des missiles magiques dont il se gargarisait, mais ils avaient peut-être des projectiles notablement plus performants que ne l’avaient prévu les services de renseignement. Si c’était le cas, sa force risquait de perdre quelques vaisseaux en sortant du système. Ce serait certes regrettable mais, étant donné les derniers progrès des défenses antimissile et le nombre de cibles sur lesquelles répartir leur feu, les Manties ne pourraient très certainement pas tirer assez de missiles pour handicaper plus d’une poignée de bâtiments – au plus une demi-douzaine. Et ce n’étaient que des unités de la Flotte des frontières, assez aisées à remplacer. Une fois que les survivants auraient dépassé l’ennemi, les décisions de Byng prendraient en outre un aspect décisif. En tant qu’amiral s’étant frayé un chemin à travers les Manties pour rapporter la nouvelle de leur agression gratuite contre la Ligue solarienne, il serait immunisé contre les accusations délirantes que menaçait de porter Mizawa quant aux événements de Nouvelle-Toscane. Mieux, il serait en bonne position de l’écraser, ce Mizawa, et il ne pouvait nier qu’il en tirerait le moment venu une satisfaction sauvage. Bien sûr… « Tir de missiles ! annonça soudain Ingeborg Aberu. Tir de missiles multiple ! Distance quarante-cinq millions de kilomètres. Accélération quatre-six mille km/s2 ! Durée du trajet estimée en accélération constante, cinq virgule sept minutes. — Défense antimissile Aegis Cinq ! » L’ordre de Byng avait été automatique, une réaction qui n’avait pas besoin de consulter son prosencéphale… ce qui était heureux car, pour le moment, son prosencéphale ne fonctionnait pas très bien. Mon Dieu, elle l’a fait ! Elle a vraiment tiré des missiles sur la Flotte solarienne ! Je ne pensais pas que quiconque pourrait être aussi fou ! Elle ne sait donc pas comment ça va fatalement se terminer ? Pourtant, alors même que cette pensée le déchirait, une autre le frappait, bien plus sombre et plus terrifiante. Pic-d’Or n’aurait pas tiré d’aussi loin à moins de pouvoir atteindre son but, donc les inquiétudes de Mizawa n’étaient pas que les fantasmes d’un malade mental, finalement… La distance au lancement était supérieure à deux minutes-lumière et demie mais, avec une vélocité d’approche de 53 696 km/s, la géométrie faisait que la portée maximum en propulsion des Mark 23 dépassait largement quatre-vingt-quinze millions de kilomètres. Même un Mark 16, avec une paire de systèmes de propulsion, aurait eu une enveloppe de presque quarante-neuf millions de kilomètres, ce qui signifiait que les Mark 23 pourraient atteindre leur cible sans même activer leur troisième étage et néanmoins disposer de l’endurance nécessaire pour les manœuvres d’attaque finales. Telle était la raison pour laquelle Michelle Henke avait réduit la distance avant de tirer. Cela lui donnerait amplement la possibilité de marquer le coup, tout en gardant secret un tiers de l’endurance en propulsion des MPM. En même temps, elle désirait si possible en finir sans faire donner ses batteries de flanc. Il ne faisait aucun doute que les survivants solariens – s’il y en a, songea-t-elle, sombre – comprendraient qu’elle s’était servie de capsules, et elle préférait cela. Si le couperet devait bel et bien tomber, elle voulait que l’existence des Mark 16 constitue une surprise complète pour le premier officier solarien qui aurait le malheur de les affronter au combat. « Monsieur, le CO estime que ces missiles ont été tirés par des capsules, pas par des tubes. » La voix d’Ingeborg Aberu était dure, tendue par la peur mais aussi par un autre sentiment – plaintif, presque irascible. Une colère attisée par la soudaine compréhension que le Royaume stellaire de Manticore produisait réellement une technologie bien en avance sur tout ce que la Ligue solarienne avait jamais envisagé de déployer. « Ils devaient les tracter sous leurs bandes gravitiques. Voilà pourquoi leur accélération a chuté juste avant qu’ils ne tirent : ils les ont déployées au-delà du périmètre des bandes. — Compris », répondit sèchement Byng. Au moins j’avais raison à ce sujet-là, songea-t-il, amer. Ils ne peuvent pas lancer des missiles aussi gros avec les tubes du bord que nous avons vus en Monica… non que ça change quelque chose au résultat. À moins qu’ils n’aient pas énormément de ces sacrées capsules. « Monsieur, reprit Aberu l’instant d’après, plus monocorde qu’auparavant. Le CO estime que tous leurs missiles visent une seule unité. » Elle se tourna vers lui. « Nous », acheva-t-elle. Warden Mizawa poussa un juron mauvais quand Ursula Zeiss lui rapporta la même conclusion. Mais quel con ! Ce pauvre connard arrogant de la Flotte de guerre va tous nous faire tuer, et pour absolument rien ! « Impact dans cinq minutes, lâcha Zeiss d’une voix dure. — Paré à la défense antimissile », dit Mizawa avant de jeter un coup d’œil à l’écran qui lui montrait le visage d’Hildegarde Bourget, au commandement Bêta. À son expression amère et crispée, il comprit qu’elle avait deviné exactement comme lui. Il semblerait que vous faire sortir du vaisseau vous ait été plus utile que je ne l’espérais, Maitland, songea-t-il dans un coin de son cerveau. Pardon de ne jamais vous avoir dit en personne quel bon travail vous avez accompli pour moi, car je crois que je n’aurai jamais l’occasion de vous revaloir ça. Bonne chance, mon garçon – et faites gaffe à votre cul ! À mon avis, la Flotte aura besoin de vous. Mon Dieu, comme j’aurais aimé me tromper ! songea Maitland Askew, écœuré, le visage blafard, crispé, en observant le répétiteur tactique principal sur le pont d’état-major de l’amiral Sigbee, et en pensant à tous les hommes et femmes qu’il connaissait à bord du vaisseau amiral de Josef Byng. Bon sang, est-ce que je n’aurais pas pu avoir tort ? Malgré toutes les simulations qu’ArmNav et EntNav avaient assemblées après avoir examiné le matériel capturé en Monica, Michelle et Dominica Adenauer n’étaient que trop conscientes de disposer d’une estimation pour le moins limitée des moyens de la Ligue. N’ayant aucune idée précise de la qualité des défenses antimissile solariennes, elles avaient décidé de se montrer prudentes. Chacun de leurs Victoires avait quatre-vingts capsules extraplates collées à sa coque, et chacun des Saganami-C en avait quarante. Cela faisait un total de neuf cent soixante capsules – presque dix mille missiles. En prenant pour hypothèse que les défenses des Solariens étaient deux fois meilleures que celles des vaisseaux examinés en Monica, Michelle avait estimé que deux cent cinquante suffiraient. Ils ne détruiraient peut-être pas leur cible du premier coup, mais cela lui convenait. N’étant pas une maniaque homicide, elle aurait même préféré cela. Elle se contenterait tout à fait de démontrer qu’elle pouvait détruire les vaisseaux ennemis… et elle serait encore plus contente si cela les convainquait de jeter l’éponge avant qu’elle n’eût besoin de passer à l’acte. La Flotte de la Ligue solarienne était la première spatiale de la Galaxie connue depuis des siècles. Nul ne se rappelait seulement une époque où elle n’était pas considérée comme la plus puissante de toutes. Cette prédominance même, toutefois, avait contribué à miner son efficacité. Elle n’avait tout simplement aucun ennemi à prendre au sérieux, aucun pair à qui se mesurer, aucun aiguillon darwinien la poussant à identifier ses faiblesses et à les corriger. La nature de la Ligue, aux mains des bureaucrates permanents qui la dirigeaient dans les faits, plutôt que d’un pouvoir politique ayant depuis longtemps perdu la capacité de les maîtriser, était un autre facteur. Telles ses homologues civiles, l’administration spatiale était devenue immuable, et la guerre intérieure pour le financement qui déchirait ses services concurrents s’avérait aussi intense que brutale. Les décisions se prenaient en fonction de qui avait le plus d’influence, pas le plus de besoins, et elles devaient vraiment très peu à l’analyse impartiale de véritables nécessités opérationnelles. Il n’était donc guère surprenant que, la certitude fondamentale de la suprématie technologique solarienne aidant, le budget de R&D fût le plus petit de tous. Après tout, puisque le matériel de la FLS était déjà supérieur à celui de tout le monde, pourquoi consacrer de l’argent à l’améliorer alors qu’on pouvait en faire bien meilleur usage en achats de prestige, par exemple de supercuirassés supplémentaires… ou en le faisant discrètement glisser dans les comptes en banque privés des responsables de l’approvisionnement de la flotte ? Tout cela expliquait pourquoi la FLS était aussi une des flottes les plus conservatrices de la Galaxie. Avec des milliers de vaisseaux en service, d’autres milliers en réserve dans la naphtaline, sa supériorité sur tout opposant concevable était décisive. Obtenir de l’argent pour construire de nouveaux vaisseaux ou pour améliorer et moderniser radicalement les anciens avait donc toujours constitué un exercice difficile. En conséquence, la FLS avait tardé à reconnaître le potentiel des têtes laser, encore plus à les adopter. En outre, nul n’ayant jamais utilisé de dispositif similaire contre elle, son évaluation du danger que représentait la nouvelle arme – et des changements doctrinaux nécessaires à l’affronter – avait été encore plus lente que la mise en œuvre du matériel. Ce retard était sur le point d’avoir de graves répercussions pour le VFS Jean Bart. « Ces plateformes sont bien des leurres, madame, déclara Sherilyn Jeffers en observant ses écrans. Elles ont pivoté, à présent, les Cavaliers fantômes nous en donnent des données précises. — De quoi ont-elles l’air ? demanda Naomi Kaplan. — Il semblerait que le système en lui-même soit assez bon. » L’officier GE enfonça quelques touches, concentré, tout en absorbant l’analyse fournie par le CO du flux de données relatif aux plateformes de reconnaissance. « Je dirais qu’individuellement elles ne sont pas aussi efficaces que ce que nous ont opposé dernièrement les Havriens, mais que leur efficacité globale est supérieure. — Assez pour justifier qu’on tire plus de missiles, à votre avis, canonnier ? demanda Kaplan. — Oh non, madame. » Abigail ne leva pas les yeux de ses propres écrans et données télémétriques. Son sourire aurait pu geler le cœur d’une étoile. « Elles ne sont pas si bonnes que ça. En fait, je pense que le matériel est meilleur que l’utilisation qui en est faite. Ou alors les timoniers ont un peu la tremblote. L’intervalle entre les unités est au moins trois fois supérieur à ce qu’accepteraient les Havriens, donc les leurres des autres vaisseaux sont trop loin de la cible pour lui apporter beaucoup de couverture. Nos projectiles vont se heurter à ses seules plateformes, lesquelles ne sont pas assez bonnes pour résister à un feu aussi nourri. » « Lancement des antimissiles », annonça sèchement Ursula Zeiss. Mizawa eut un acquiescement saccadé. Il n’était pas sûr que les antimissiles soient très utiles. Quoique les LIM-16F aient une efficacité supérieure d’un tiers à celle de leurs prédécesseurs, ils n’auraient pas le temps d’organiser une défense par niveaux convenables. Quand les missiles manticoriens atteindraient le Jean Bart, leur vitesse d’approche serait de soixante-dix-neuf pour cent de celle de la lumière. La propulsion des LIM-16 n’avait tout bonnement pas l’endurance nécessaire à frapper ces monstres assez loin pour qu’un second tir efficace puisse être effectué contre les mêmes cibles avant qu’elles ne s’engouffrent au sein de l’enveloppe défensive. Ça sera catastrophique aussi pour les grappes laser, songea-t-il durement. Et ils savent manifestement où est ce connard de Byng. Je ne peux pas leur en vouloir d’avoir envie de lui défoncer le cul, mais je préférerais qu’ils n’aient pas décidé de défoncer le mien en même temps ! Malgré sa peur, ses inquiétudes désespérées pour son vaisseau et son équipage, malgré même sa fureur incandescente contre Josef Byng, il sourit au moment où cette dernière pensée lui traversa l’esprit. À bord des MPM d’attaque, les ordinateurs consultèrent leurs instructions préprogrammées et, soudain, brouilleurs et leurres fleurirent. Les antimissiles solariens étaient fondamentalement bien conçus mais, malgré la conscience tardive que prenait la FLS des évolutions apportées au combat par missiles dans le secteur de Havre, elle commençait tout juste à tenter d’améliorer sérieusement ses défenses antimissile actives. Par ailleurs, ni le matériel ni les officiers tâtonnant vers une nouvelle doctrine de défense n’avaient bénéficié des deux décennies de combats sauvages ayant raffiné leurs homologues manticoriens et havriens. Leurs logiciels antimissile n’étaient pas aussi bons, la doctrine de leur utilisation purement théorique, dépourvue de la rude motivation darwinienne qu’était la survie, et, si les officiers faisaient de leur mieux – à bord du Jean Bart comme de tous les croiseurs de combat de Byng –, ils n’avaient pas vraiment idée de l’environnement menaçant dans lequel ils s’étaient engagés. En dépit de sa réputation monumentale, de sa taille, de toute la fortune et la puissance industrielle qui se tenaient derrière elle, la Flotte de la Ligue solarienne était tout bonnement surclassée. Même celle des frontières n’était habituée à affronter que des pirates, des esclavagistes occasionnels ou des corsaires renégats. Nul n’avait détruit un de ses vaisseaux en combat depuis presque trois siècles, et la vanité résultante avait des conséquences fatales. En dépit de sa prééminence, la FLS était une puissance de deuxième ordre, inférieure même à bien des forces de défense locales de systèmes membres, qu’elle traitait d’amateurs depuis des décennies. Pis encore, ses officiers ne reconnaissaient pas leur infériorité… et les vaisseaux de Josef Byng se retrouvaient soudain opposés à ce qui était, selon presque tous les critères, la flotte la plus expérimentée, endurcie au combat et technologiquement avancée qui fût dans l’espace. Byng contempla le répétiteur principal avec incrédulité quand les missiles manticoriens se reproduisirent soudain par magie. Il n’y en avait plus des centaines en approche mais des milliers, et les antimissiles qui tentaient de les intercepter devinrent fous. Des dizaines d’entre eux ciblèrent les mêmes fausses images, coururent vers les mêmes leurres, puis les plateformes GE que les Manticoriens appelaient Fracas se mirent en route, irradiant une impossible puissance. Nul au sein de la Ligue solarienne n’avait compris que la FRM insérait de véritables centrales à fusion dans ses missiles, si bien que nul ne s’était seulement demandé ce que brouilleurs ou leurres pourraient faire d’une telle réserve d’énergie. Malheureusement pour le Jean Bart, il n’était plus du tout temps de commencer à méditer ces questions, car d’infernales bulles éclatantes, des explosions nucléaires de plusieurs mégatonnes produisaient déjà des lasers à rayons X. En dépit des assistants de pénétration manticoriens, en dépit des faiblesses de sa doctrine, en dépit de sa surprise et de sa désastreuse sous-estimation de la menace, la Hotte de la Ligue solarienne arrêta soixante-treize des projectiles lancés contre elle. Trente autres Mark 23 n’abritaient que de la GE de pénétration, si bien qu’il resta « seulement » cent quarante-sept authentiques tueurs de vaisseaux. Cent quarante-sept missiles qui portaient chacun six têtes laser individuelles conçues pour percer un blindage de supercuirassé. Un son affamé, inarticulé, déferla sur la passerelle du HMS Tristan quand des rapières de rayons X focalisés transpercèrent le Jean Bart. Non, pas des rapières, songea Abigail Hearns sous la froide et dure colère dont brillaient ses yeux, tandis que la fureur des lasers à détonateurs arrachait d’énormes éclats déchiquetés à la coque du croiseur de combat. Ce serait trop net, trop précis. Ce sont des haches. Ou des tronçonneuses. Le Mark 23 était conçu pour abattre des supercuirassés, des vaisseaux munis d’un blindage extraordinairement solide, épais de plusieurs mètres. Des vaisseaux aux compartiments intriqués, alvéolés de sas étanches, de cloisons internes et de barrières diverses, toutes conçues pour contenir les avaries. Les éloigner des zones vitales. Absorber des dégâts presque inconcevables et demeurer en action. Mais le VFS Jean Bart n’était pas un supercuirassé. Ses bandes gravitiques arrêtèrent des dizaines de lasers – des vingtaines, même. Ses leurres en détournèrent d’autres encore. Mais plusieurs dizaines ne furent ni arrêtées ni détournées : les rayons transpercèrent ses barrières latérales de croiseur de combat et son blindage de croiseur de combat avec une aisance méprisante. Ils déchirèrent ses centres vitaux telles les griffes de quelque démon colossal. Puis, d’un coup, le bâtiment se démantela purement et simplement. Abigail regarda se désintégrer ce vaisseau spatial de presque un million de tonnes, et ses yeux durs ne cillèrent même pas. Au plus profond d’elle résidait un sentiment d’horreur, de regret terrible pour les milliers d’êtres humains qui venaient de mourir. La plupart n’étaient coupables que d’obéir aux ordres d’un supérieur criminellement stupide et arrogant, elle le savait et déplorait donc leur mort, mais même cela ne pouvait diminuer son sentiment de triomphe. De justice faite pour les camarades d’escadre assassinés du Tristan. « J’ai fait de toi une herse à broyer la paille, toute neuve, hérissée de pointes ; tu vas briser les montagnes, les broyer, et réduire les collines en menue paille. » Son esprit récitait les très anciennes paroles froidement, tandis que les débris envahissaient son répétiteur tactique. « Tu les passeras au crible, le vent les emportera, un tourbillon les dispersera. » Mais tout ce qu’elle déclara à haute voix fut : « Cible détruite, madame. » Bon, c’était largement suffisant, finalement, songea Michelle en regardant le nuage de débris et de gaz en expansion qui avait été un croiseur de combat solarien, mais cette pensée était faible, quasi étouffée. Même pour elle, après toute la mort et la destruction qu’elle avait observées en deux décennies de guerre, l’exécution du Jean Bart avait quelque chose d’atroce. Et « exécution » était bien le mot qui convenait, se dit-elle. Elle s’attendait à ce que les Solariens soient gras, mous et satisfaits, elle s’attendait à tuer le vaisseau avec une unique salve, mais ses plus folles estimations n’approchaient pas de l’avantage dont disposait pour le moment la Flotte royale manticorienne. C’est bien le problème, hein, ma fille ? L’expression « pour le moment. » Ça et le fait que les Solariens ont sans doute au moins quatre fois plus de supercuirassés que nous de contre-torpilleurs ! Mais ce qui est fait est fait, et il se peut que quelqu’un, dans leur camp, soit assez malin pour comprendre combien de leurs spatiaux vont se faire tuer avant que l’avantage du nombre ne leur permette de nous résister. J’aimerais vraiment croire que le bon sens va se manifester, en tout cas. Aucune trace de ses pensées ne se manifesta sur son visage lorsqu’elle se tourna vers le capitaine Edwards. « Très bien, Bill, dit-elle calmement à l’officier des communications. Voyons si le maillon suivant de leur chaîne de commandement est disposé à entendre raison. » CHAPITRE QUARANTE-SIX « Vous savez, j’aimerais vraiment rencontrer cette Anisimovna, un jour », dit Michelle Henke en acceptant la tasse de café noir fumant que lui tendait Chris Billingsley. Elle remercia d’un sourire l’intendant, qui contourna la table pour remplir la tasse des deux invités, avant de sortir de la cabine de jour. « Vous n’êtes pas la seule, madame, dit gravement Aivars Terekhov. Moi, en tout cas, j’aimerais bien passer une heure ou deux en tête à tête avec elle. — Elle a l’air de faire du chemin, hein ? fit Bernardus Van Dort. En supposant que ce soit vraiment la même que Tyler affirme avoir rencontrée. — Même nom, même description », remarqua Michelle. Elle but une gorgée de café puis reposa sa tasse et s’adossa. « Je sais qu’il y a beaucoup de femmes dans la Galaxie, Bernardus, mais combien y a-t-il de superbes blondes dévoreuses d’hommes avec l’accent mesan, des puces de crédit de Manpower, des groupes d’intervention solariens dans sa poche, et une tendance à organiser aux alentours de l’amas de Talbot des opérations conçues pour nous péter les rotules ? — J’admets que tous les indices suggèrent qu’il s’agit de la même, répondit Van Dort, imperturbable. En la supposant rentrée en Mesa une fois que Monica lui a explosé à la figure, toutefois, elle est revenue ici en ce qui doit être proche d’un temps record. Je me demande s’ils avaient cette opération de Nouvelle-Toscane en tête depuis le début, ne serait-ce que comme plan de secours. Elle ne peut pas avoir passé beaucoup de temps en Mesa, à conférer ou à inventer de nouvelles stratégies, avant qu’on ne la renvoie ici. — Ils se sont vite remis, hein ? acquiesça Michelle, songeuse, et Terekhov renifla. — Je ne crois pas qu’ils se soient remis, juste qu’ils ont rechargé leurs batteries, dit-il. Et je n’aime vraiment pas ce qu’ont dit Vézien et les autres sur la manière dont le très peu regretté amiral Byng est arrivé en position de prendre une initiative d’une stupidité aussi incroyable. » Sa remarque fut suivie d’un bref silence tandis que ses deux compagnons pesaient les implications des paroles du Premier ministre de Nouvelle-Toscane. Puis Michelle se tourna vers Van Dort. « Vous croyez que la baronne de Méduse et monsieur Alquezar ratifieront votre accord avec Vézien, Bernardus ? — Je pense que oui… probablement. » Le Rembrandtais eut un sourire crispé. « Je ne lui ai pas promis tant que ça, vous savez. Seulement que la Flotte royale ne démolira pas l’infrastructure orbitale de son système stellaire en guise de représailles. — Et que la Nouvelle-Toscane ne sera pas exclue de tous les marchés du Quadrant », corrigea Terekhov, réprobateur. Comme Van Dort semblait s’étonner, il renifla à nouveau. « C’est beaucoup plus que je ne lui aurais donné, moi, Bernardus. En outre, après ce qu’il a voulu faire cette fois-ci, je ne suis pas sûr que ce soit un risque justifié. » Alors qu’il s’apprêtait à poursuivre, il s’interrompit avec un bruit qui évoquait curieusement un ouf quand plusieurs kilos de chat se jetèrent sur ses genoux sans avertissement. Terekhov était un des humains favoris de Dédé. Non seulement ses longues jambes lui donnaient une surface de genoux confortable, mais le radar de l’animal détenait la remarquable capacité de reconnaître les vrais amateurs de félins des gens se contentant de tolérer leur présence. Le chat frotta sa large tête balafrée contre le menton du commodore et ronronna bruyamment afin de lui rappeler à quel usage avaient réellement été conçues les mains humaines. Michelle secoua la tête devant cette intrusion mais, avant qu’elle pût appeler Billingsley pour lui demander de faire sortir son animal familier massif et parfaitement illicite, les mains de Terekhov, obéissantes, se mirent à caresser. L’amiral referma la bouche : il y avait quelque chose d’irrésistible à voir le rude vainqueur de Monica fermement maîtrisé par un matou couturé de cicatrices. « En ce qui concerne la sécurité, Aivars, dit-elle au bout d’un moment, ils ne prendront pas tout de suite le risque de nous faire chier une deuxième fois. Je ne crois pas que cette question-là risque de briser l’accord. En revanche, l’absence de représailles le pourrait. D’ailleurs, j’ai tendance à penser qu’elle le devrait. — Raison pour laquelle nous avons laissé en suspens la question des réparations nécessaires, fît remarquer Van Dort. Les deux camps savent qu’il y en aura et que l’addition sera salée. Vous remarquerez que je n’ai pas décompté la possibilité de représailles contre la communauté industrielle néo-toscane si nous n’arrivons pas à nous entendre là-dessus. — Ce n’est pas s’entendre avec eux qui m’inquiète le plus, avoua Michelle avec un sourire ironique. Je connais la reine un peu mieux que la plupart des gens, et je ne crois pas qu’elle soit très bien disposée envers la Nouvelle-Toscane. Elle a dû déjà s’agacer quand le rapport concernant l’Ours et ses vaisseaux est tombé sur son bureau, il y a une semaine. Quand elle recevra celui sur Byng, ce sera encore pire. Et dès qu’elle aura les suivants, qu’elle saura tout ce que Vézien et les autres disent de mademoiselle Anisimovna, je pense qu’elle va se montrer un tout petit peu furieuse contre eux. — Je n’en doute pas un instant, acquiesça Van Dort, et je ne dis pas qu’ils devraient s’en tirer comme ça. Mais regardez les résultats de leur point de vue. Je n’ai pas beaucoup de sympathie pour Vézien, Boutin et les autres, et je ne verserai pas une larme s’ils se font botter leur cul d’oligarques suceurs de sang et avides de pouvoir. Mais la Nouvelle-Toscane, en tant que nation, a déjà perdu aux alentours de quarante-trois mille citoyens. C’est un lourd prix à payer et je crois Vézien aussi furieux contre Manpower qu’il le prétend. Je suis sûr qu’avec le temps lui et son gouvernement se remettront de leur crise de bon sens actuelle et redeviendront eux-mêmes, mais, d’ici là, pourquoi les accabler plus que nécessaire ? Nous avons assez de problèmes sans entretenir des mauvaises volontés si nous n’y sommes pas obligés. — C’est sans aucun doute vrai, acquiesça Michelle sans enthousiasme. Pour l’amiral qui vient d’infliger à la Flotte de la Ligue solarienne sa première défaite de l’histoire à l’échelle d’un groupe d’intervention, je ne me sens pas si fière et heureuse de mon exploit. » Terekhov quitta des yeux Dédé et eut un petit rire dépourvu d’humour. Michelle lui adressa un sourire en coin. Après la destruction du Jean Bart, le contre-amiral Evelyn Sigbee, qui commandait la 112e escadre de croiseurs de combat, avait vu la raison très rapidement. Qu’on ne lui eût pas caché savoir exactement quel bâtiment était son vaisseau amiral avait pu y contribuer, mais cette femme était aussi à l’évidence bien plus intelligente – ou du moins désireuse d’utiliser l’intelligence dont elle disposait – que Byng. Michelle se demandait dans quelle mesure cela venait de son appartenance à la Flotte des frontières et non à la Flotte de guerre. Il n’y avait eu aucun survivant sur le Jean Bart. Les autres vaisseaux du groupe d’intervention solarien avaient très vite regagné leur orbite de garage autour de la Nouvelle-Toscane. Sigbee s’était un peu plus fait tirer l’oreille pour transporter son personnel à la surface de la planète et remettre ses vaisseaux, leurs ordinateurs intacts, aux équipes d’arraisonnement, mais Michelle avait envoyé ses contre-torpilleurs s’assurer qu’on suivait ses instructions, tout en maintenant ses croiseurs de combat et ses croiseurs lourds hors de portée de missile des Solariens. Comme elle l’espérait, le souvenir de ce qui venait d’arriver au Jean Bart – et son évidente disposition à répéter la démonstration – avait emporté l’affaire. Les équipages minimum laissés aux commandes ne s’étaient pas montrés plus coopératifs que nécessaire mais n’avaient fait preuve d’aucune résistance ouverte non plus – ce qui n’avait rien de surprenant, compte tenu des fusiliers armés jusqu’aux dents qui accompagnaient les équipes spatiales. Une fois ces groupes à bord, il était vite devenu évident que la sécurité informatique solarienne était très inférieure à celle de Manticore. Elle l’était aussi à certains logiciels solariens civils étudiés par les techniciens de la FRM, aussi cela ne prouvait-il rien sur la technologie dont pourrait disposer la FLS, seulement sur celle dont elle était équipée pour le moment. Une fois franchies les barrières et pénétrées les banques de données, il n’avait pas fallu bien longtemps pour faire la preuve que, selon les archives tactiques des Solariens elles-mêmes, les vaisseaux du commodore Chatterjee n’avaient rien à voir avec la destruction de la base spatiale néo-toscane. Quel bien cela ferait après les récents événements était difficile à estimer, mais les techniciens de Michelle avaient réalisé des copies intégrales des fichiers originaux. D’ailleurs, ils disposaient des ordinateurs mêmes sur lesquels avaient été stockés certains de ces fichiers, car l’amiral Henke avait choisi d’annexer les croiseurs de combat Débrouillard et Impudent. Le Débrouillard appartenait à la classe Infatigable, comme les vaisseaux capturés en Monica : ConstNav et ArmNav adoreraient en comparer les systèmes électroniques et les armes avec ceux des bâtiments fournis par Technodyne au président Tyler. L’Impudent était de la nouvelle classe Nevada. En tant que tel, il représentait le tout dernier cri de la technologie déployée par la FLS, aussi les ingénieurs et analystes manticoriens l’accueilleraient-ils avec délices. Hormis ces deux vaisseaux, Michelle avait laissé le groupe d’intervention de Sigbee en Nouvelle-Toscane pour plusieurs raisons, dont le fait que les dernières conceptions manticoriennes ne fournissaient guère de personnel surnuméraire susceptible de former des équipages provisoires pour les prises. Par ailleurs, elle avait rapidement conclu qu’il serait inutile de les rééquiper pour un usage manticorien : ils étaient clairement inférieurs à tout ce qui existait au sein de l’Alliance, aussi les efforts comme les dépenses nécessaires pour obtenir des bâtiments approchant des critères modernes à partir de conceptions aussi gourmandes en personnel seraient bien plus profitables appliqués à d’autres entreprises. Elle avait envisagé de les saborder, comme l’y autorisaient les lois interstellaires admises. Au bout du compte, toutefois, elle avait décidé que ce sabordage reviendrait à verser inutilement du sel sur une blessure. Rien ne la rendrait sympathique à la FLS, mais s’en aller vers le soleil couchant en emportant tous leurs vaisseaux ou bien les faire sauter sur orbite n’aurait d’autre résultat que d’exaspérer davantage les Solariens. Encore qu’elle doutât que ce qu’elle avait choisi de faire dût beaucoup plus leur plaire. Quatre-vingts pour cent de leurs vaisseaux et quatre-vingt-quinze pour cent de leur personnel se trouvaient encore là-bas, tous physiquement intacts – pour l’essentiel. Avant de les quitter, toutefois, les équipes d’arraisonnement de Michelle en avaient délibérément déclenché les charges de sécurité internes… ce qui avait réduit tous les réseaux centraux informatiques en débris de circuits moléculaires aussi inertes et inutiles qu’un bloc de granit. Nul ne reprogrammerait jamais ces ordinateurs-là ; il serait nécessaire de les remplacer si l’on voulait que ces bâtiments reprennent l’espace par leurs propres moyens. Cela ne les mettrait pas forcément hors service à jamais mais il faudrait des mois pour envoyer une flotte de radoub convenablement équipée en Nouvelle-Toscane. Au demeurant, il serait peut-être meilleur marché et plus rapide de dépêcher un groupe de remorqueurs pour conduire les vaisseaux endommagés vers un chantier spatial solarien. Et même s’ils ne sont pas mis hors service de manière permanente, au moins l’autre camp n’en disposera-t-il pas tout de suite, se dit-elle, sombre. Si la situation s’envenime autant qu’elle le peut, ce n’est sans doute pas à dédaigner. « J’aimerais que nous ayons une meilleure idée de la manière dont les Solariens vont réagir », dit Van Dort comme s’il avait lu dans ses pensées. Encore qu’il n’y eût pas besoin d’être un génie pour les deviner. « Moi aussi, dit-elle. Mais j’aimerais encore plus savoir comment une transtellaire – même de la taille de Manpower – dispose de l’influence nécessaire pour manipuler ainsi la FLS. Des amiraux de la Flotte de guerre qui, par hasard, haïssent les Manties placés à la tête de groupes d’intervention de la Flotte des frontières ? Des forces entières de supercuirassés de la Flotte de guerre prêtes à intervenir, en supposant qu’Anisimovna n’ait pas juste bourré le mou aux Néo-Toscans ? Ça dépasse un peu la conception des affaires normales de la plupart des entreprises. » Ce qui, ajouta-t-elle en silence, est la raison pour laquelle j’ai aussi confié à Sigbee des copies intégrales des dépositions que nous ont données Vézien, Dusserre, Cardot et Pélisard, afin qu’elle les transmette à sa propre DGSN. Je doute qu’ils soient moins furieux contre nous ensuite, mais ça ne me dérangerait pas qu’ils le soient tout autant contre Manpower, assez pour prendre enfin des mesures. « Vous pensez que Vézien a raison en ce qui concerne Byng ? demanda Terekhov. — Je ne sais pas, répondit lentement Michelle. Si oui, ça me rend encore plus nerveuse qu’avant. Vous connaissez les gens de la région mieux qu’Aivars et moi, Bernardus. Qui était plus près de la vérité, à votre avis : Vézien ou Dusserre ? — Dusserre, dit Van Dort. Je ne l’apprécie pas, comprenez-le, mais, pour un type coincé dans une position intenable, c’est sûrement le plus intelligent du lot. Vézien peut bien croire que Byng savait la vérité, ce n’est pas mon cas. Votre dossier sur lui prouve qu’il n’a jamais été premier de la classe, et ses préjugés contre Manticore sont d’une rare évidence. Ils ont dû l’être aussi aux yeux de Manpower. Si Anisimovna est vraiment responsable de la destruction de Gisèle, on avait à mon avis prévu dès le début de mettre Byng dans une position où son attitude anti-Manticore déclencherait une réaction réflexe. Je ne sais pas si on croyait qu’il irait aussi loin, qu’il fournirait un tel casus belli, mais on comptait probablement sur lui pour ouvrir le feu sur au moins un vaisseau manticorien. — J’ai du mal à croire que quiconque pourrait être un aussi bon marionnettiste, objecta Terekhov, avant d’ajouter devant une question muette de Van Dort : Votre analyse me paraît bonne, Bernardus, mais que des gens assez compétents pour monter une machination pareille se reposent sur l’éventualité d’amener nos vaisseaux assez près des Solariens au sein du système de Nouvelle-Toscane puis de faire sauter une base spatiale pour pousser Byng à ouvrir le feu me paraît improbable. C’est tellement éloigné du rasoir d’Occam que ce n’en est même pas drôle ! — Ce n’est pas ce qu’ils ont fait, à mon avis, répondit Van Dort. Je crois que les « marionnettistes » se sont appuyés sur le talent d’Anisimovna et – de toute évidence – son absence de scrupules. À mon avis, ils lui ont dit ce qu’ils voulaient voir arriver, ils lui ont donné les meilleurs outils possibles pour accomplir le travail, et ils l’ont envoyée gérer la situation au mieux. De tout ce qu’ont dit Vézien et ses collègues, il ressort qu’elle les avait dans sa poche. En outre, il devait être évident – au moins pour elle – que, même si nous n’avions pas envoyé Chatterjee en Nouvelle-Toscane, nous aurions fini par prendre une mesure qui aurait mis nos vaisseaux à proximité de ceux de Byng. Ou alors les Néo-Toscans et elle se seraient débrouillés pour manufacturer un « incident » assez grave pour que ce cher amiral se lance à nos trousses avec les yeux injectés de sang. Que disait ce dicton de la Vieille Terre à propos de Mahomet et de la montagne ? — Vous avez sans doute raison, dit Michelle, et, pour être franche, ça me trouble autant que tout le reste. » Comme les autres la regardaient sans comprendre, elle agita sa tasse de café en grimaçant puis la reposa devant elle, croisa les bras au bord de la table et se pencha en avant, l’air grave. « Écoutez, on sait depuis toujours que Manpower hait le Royaume stellaire – ce qui est assez normal puisque c’est réciproque. Mais on a aussi toujours considéré cette entreprise comme une bande de salopards cupides et amoraux qui ne s’intéressent qu’à l’argent, et que leur arrogance pousse à des actions telles que cette affaire dans la Vieille Chicago, quand ils ont kidnappé la fille Zilwicki. Ou bien cet attentat imbécile contre la résidence de Catherine Montaigne. Ou la stupidité flagrante qu’il y avait à employer des esclaves sur Torche avant que le Théâtre ne leur retire la planète. Impitoyables, oui. Et riches, et sans scrupules, mais pas si malins. Pas… raffinés. — Je pourrais discuter certains de vos termes, madame, dit Terekhov, pensif. Je ne les ai jamais crus stupides mais je dois admettre que je leur accordais plus… disons de ruse que d’intelligence. — Et leurs opérations du passé – du moins celles dont nous avons eu connaissance – avaient toutes, d’une manière ou d’une autre, un rapport avec leurs bénéfices, remarqua Michelle. Un rapport parfois un peu léger mais toujours présent quand on regardait d’assez près. Et ils n’ont jamais utilisé de forces militaires importantes – ni les leurs ni celles de personne. Même quand ils ont essayé de tuer Montaigne, ils ont employé des mercenaires. Quant à votre accrochage en Nuncio, Aivars, c’était avec des unités rescapées de SerSec donc, dans les faits, une autre poignée de mercenaires. Mais rien de tel cette fois-ci. » Elle secoua la tête, une inquiétude inhabituelle dans les yeux. « On pourrait sans doute considérer Monicains et Néo-Toscans comme de nouveaux mercenaires, qu’ils en aient eu conscience ou non, mais Byng ? Que dire des ficelles qu’il a fallu tirer pour lui obtenir un commandement dans la Flotte des frontières et l’envoyer ici ? Et que dire de la force d’intervention de la Flotte de guerre qu’Anisimovna prétendait cantonnée en Macintosh ? C’est une escalade colossale par rapport à tout ce que nous avons déjà constaté de la part de Manpower dans le passé. J’imagine que la Flotte de guerre est assez corrompue pour qu’on puisse réussir un coup pareil avec seulement quelques individus à des postes clefs dans sa poche mais, même ainsi, ça m’évoque une démesure qui paraît insensée. Et regardez la synchronisation. Il a fallu prévoir le déploiement en Macintosh et la nomination de Byng avant que vous n’arriviez en Monica, Aivars. On n’aurait pas pu faire venir les vaisseaux ici aussi vite si on n’avait pas déjà pris des dispositions. Donc, soit nos Mesans lorgnaient déjà vers la Nouvelle-Toscane – ou un système comparable – soit ils comptaient s’en servir comme corde de secours à leur arc en cas d’échec en Monica. Quoi qu’il en soit, c’est une stratégie à géométrie variable qu’aucun de nous, je crois, n’aurait attendue d’eux. Et, si on veut parler d’escalade, pensez au risque qu’ils ont pris ici. Leur quartier général se trouve sur une planète indépendante qui ne fait même pas partie de la Ligue, dans l’économie de laquelle ils sont pourtant très impliqués. Ils jouent de cette implication et se sont toujours fiés à leurs relations dans l’administration et l’Assemblée de la Ligue pour dévier toute initiative solarienne contre eux. Et, à présent, voilà qu’ils baladent des amiraux de la Flotte de guerre et des forces d’intervention ? Même la Ligue va réagir – et durement – si elle se rend compte qu’une entreprise hors la loi – et étrangère ! – envoie des forces entières de ses vaisseaux du mur à travers la Galaxie. » Et, en laissant ce risque-là de côté, regardez l’aspect financier de l’opération. Alors qu’ils ont dû perdre une fortune dans le fiasco de Monica, ils n’ont même pas ralenti leurs manœuvres. Au contraire, ils ont enchaîné sur cette opération de Nouvelle-Toscane, et je vous garantis qu’elle leur a coûté cher aussi. Je vous concède qu’ils ont toutes les raisons du monde de nous tenir aussi loin que possible de Mesa mais, après avoir pris un pareil coup au portefeuille en Monica, la seule douleur financière n’aurait-elle pas dû tempérer au moins un peu leur hâte de charger la Nouvelle-Toscane dans le lance-missiles ? Et puis, après un tel échec et la mauvaise presse que ça leur a value dans les médias de la Ligue, je me serais attendue à ce qu’ils se fassent tout petits, au moins un moment. Ce qui n’a pas été le cas s’ils manipulent bien d’importantes nominations et des mouvements de forces au sein de la FLS. Et, pour tout arranger, l’agente envoyée pour coordonner l’opération est aussi celle qui a coordonné Monica, alors que nous n’avions jamais entendu parler d’elle. Ce qui ne m’inquiéterait pas tant si elle n’avait pas l’air aussi compétente. S’ils l’ont dans leur soute de proue depuis le début, pourquoi ne l’avons-nous jamais vue auparavant – elle ou ses œuvres ? Où cette organisation de gredins a-t-elle soudain trouvé un agent de son calibre ? Et pourquoi cette organisation a-t-elle l’air de se prendre pour une nation stellaire, pas une simple entreprise criminelle ? » Les deux autres ne la quittaient pas des yeux. Nul ne prononça un autre mot durant un très long moment. CHAPITRE QUARANTE-SEPT « Merci d’avoir trouvé aussi vite une place dans votre emploi du temps, monsieur le ministre », dit Sir Lyman Carmichael quand la secrétaire personnelle de Marcelito Lorenzo Roelas y Valiente, le ministre des Affaires étrangères, le fit entrer dans l’incroyable bureau. Un bureau aussi grand qu’un terrain de basket-ball, songea Carmichael avec une nette amertume… et sans guère exagérer. Ce qui, étant donné que les tarifs de l’immobilier dans la Vieille Chicago, la capitale de la Ligue solarienne, étaient presque à coup sûr les plus élevés de toute la galaxie explorée, faisait de la pièce une ostentatoire proclamation du statut de son occupant. Bien sûr, se rappela-t-il, statut et pouvoir ne sont pas tout à fait la même chose, hein ? Surtout ici, dans la Ligue. « Ma foi, votre affaire m’a paru assez urgente, monsieur l’ambassadeur, répondit Roelas y Valiente en se levant derrière sa table de travail – pas plus vaste qu’un aérodyne moyen –, la main tendue. — Oui, je le crains. Assez urgente, je veux dire », fit Carmichael en la lui serrant. Le ministre permit à son expression bien entraînée de montrer une pointe d’inquiétude puis désigna à son invité un des deux fauteuils disponibles. « En ce cas, mettez-vous à l’aise, je vous prie, et dites-moi tout. — Merci, monsieur le ministre. » La voix de Carmichael était un peu plus chaleureuse qu’elle n’eût été en présence de tout autre membre primordial du gouvernement Gyulay. Roelas y Valiente était le plus jeune collaborateur du Premier ministre Shona Gyulay – encore moins de soixante ans, ce qui le faisait de trente ans le cadet de Carmichael – et, au contraire de la plupart de ses collègues, il estimait devoir remplir correctement ses fonctions – une surprise agréable et inattendue au sein de la Ligue solarienne. Il semblait aussi raisonnablement compétent, ce qui (de l’avis éclairé de Sir Lyman Carmichael) était une surprise encore plus grande chez un politicien de haut niveau de la Ligue. Il était regrettable qu’un homme doué de ces deux vertus fût aussi prisonnier des limites de sa charge que le plus stupide et le plus corrompu des démagogues. Il y avait des moments où Carmichael, lui-même bureaucrate (disons « fonctionnaire de carrière », si cela sonnait mieux), éprouvait une certaine jalousie de ses homologues solariens. Au moins, ils ne redoutaient pas qu’un sinistre bouffon (comme, par exemple, un certain baron de Haute-Crête et ses séides) pousse assez d’électeurs à partager ses fantasmes de compétence au point de le hisser au pouvoir. Certains événements étaient plus probables que d’autres, mais qu’un simple élu exerce un authentique pouvoir au niveau fédéral dans la Ligue solarienne l’était autant que de voir un fleuve décider soudain de couler vers sa source sans l’aide de l’antigravité. Par ailleurs, malgré les fantasmes saugrenus que s’autorisait parfois Carmichael, c’était la vraie raison pour laquelle un Josef Byng pouvait atteindre un grade d’officier général ou un Lorcan Verrochio devenir commissaire à la Direction de la sécurité aux frontières. Quand aucun « sinistre bouffon » ne peut se voir confier un véritable pouvoir par l’électorat, personne d’autre ne le peut. Et quand ceux qui exercent le véritable pouvoir n’ont pas de comptes à rendre aux électeurs, ils ne peuvent pas non plus se le faire retirer. Les conséquences de cette situation sont la construction débridée d’empires, la corruption et l’absence de responsabilité, toutes aussi inévitables que le lever du soleil. Bureaucrate lui-même ou pas, Sir Lyman Carmichael savait bien quel système il préférait. Hélas ! ce n’était pas le système qu’avait créé la Constitution solarienne – ce dont, il n’en doutait pas, Roelas y Valiente était encore plus conscient que lui. Les auteurs de la Constitution représentaient des dizaines de systèmes stellaires habités, occupés dans leur totalité. Certains avaient été colonisés mille ans avant la création de la Ligue. Tous avaient reconnu les avantages, à l’ère interstellaire, de réglementer le commerce, de créer une monnaie unique, de monter des agences efficaces pour garder l’œil sur les finances et les investissements, de combiner leurs efforts pour extrader les criminels, combattre la piraterie et faire respecter l’Édit éridanien ou les accords de Deneb. Mais ils avaient eu tout un millénaire de gouvernement indépendant pour développer leur sens de l’identité planétaire et systémique. Leur loyauté première allait à leur propre monde, pas à une espèce de nouveau gouvernement galactique, et aucun n’était prêt à abdiquer sa souveraineté ni son identité rudement gagnées en faveur de quiconque – fût-ce la planète mère de toute l’humanité – juste pour créer un climat de réglementation plus efficace. Ils avaient donc pris soin de rédiger une Constitution privant le gouvernement fédéral de tout pouvoir coercitif. Ils l’avaient éviscéré du pouvoir politique en accordant à chaque membre de la Ligue un droit de veto. N’importe quel système stellaire pouvait interdire tout acte législatif avec lequel il était en désaccord, ce qui avait changé l’Assemblée en une société des débats. La même Constitution interdisait à la Ligue d’imposer aucun impôt direct à ses citoyens. L’intention était de fournir aux systèmes stellaires membres la possibilité de se protéger d’une autorité centrale despotique, d’une part, et de priver les bras potentiellement coercitifs de cette autorité centrale des dons qui lui permettraient de limiter les droits des citoyens de la Ligue, d’autre part. Par malheur, la loi des conséquences imprévues avait refusé de se laisser contourner. Le droit de veto universel avait certes refusé le pouvoir politique à la Ligue, mais ce succès même créait un vide dangereux. Pour que la Ligue survive, encore plus pour qu’elle rende les services envisagés par ses créateurs, un pouvoir central était nécessaire afin de gérer l’administration. C’était en fait un choix très simple, se disait Carmichael. Soit un pouvoir central émergeait, soit la Ligue cessait tout bonnement de fonctionner. Puisque les Solariens avaient exclu de la régir par la loi, ils devaient user d’une réglementation bureaucratique. Et cela marchait. En effet, les bureaucraties étaient devenues autodirigées et, durant un long moment – un siècle ou deux –, elles n’avaient pas seulement fonctionné efficacement mais aussi peu ou prou honnêtement. Hélas ! leurs dirigeants avaient découvert une omission intéressante dans la Constitution : les actes de l’Assemblée pouvaient être annulés par n’importe quel système membre, si bien que le despotisme par la législation était impossible, mais rien n’était en revanche prévu pour annuler des règlements. Il aurait pour cela fallu créer un poste ou une instance ayant le pouvoir de rejeter et de modifier ces derniers, or les bureaucrates avaient bien trop d’amis et de « relations particulières » confortables pour que cela se produisît jamais. Et, si le gouvernement fédéral ne pouvait prendre des mesures de taxation directe, aucun article de la Constitution n’interdisait les honoraires de gestion ou les impôts indirects – imposés par un règlement, pas par une loi – sur les entreprises et le commerce interstellaire. Certes, tous les fonds fédéraux de la Ligue réunis constituaient un pourcentage infime du produit interstellaire brut solarien mais, compte tenu du volume impressionnant du PIB en question, même un minuscule pourcentage représentait dans l’absolu une extraordinaire masse d’argent. Il y avait eu d’authentiques tentatives de réforme politique, mais les bureaucrates qui rédigeaient les règlements, qui géraient les nominations et la distribution des dépenses, avaient toujours trouvé quelqu’un pour poser son veto afin de tuer ces efforts dans l’œuf. Toujours pour des raisons d’État purement altruistes et désintéressées, bien sûr. Il y avait néanmoins des apparences à maintenir dans ce théâtre de kabuki qui passait pour le gouvernement de la Ligue solarienne. Carmichael le savait, mais ce qu’il était sur le point d’infliger à ce Solarien en particulier lui inspirait un indéniable regret. « Pardon, monsieur l’ambassadeur, dit Roelas y Valiente alors que le Manticorien posait son traditionnel et anachronique porte-documents sur ses genoux. J’ai complètement oublié de vous offrir un rafraîchissement. — Ce n’est pas nécessaire, monsieur le ministre. » Carmichael secoua la tête avec un sourire appréciateur. Une bonne partie des collègues du ministre, il le soupçonnait, auraient « oublié » de faire une telle offre à un ambassadeur néobarbare, quelles que fussent la richesse et la puissance commerciale de sa nation stellaire. Dans le cas de Roelas y Valiente, toutefois, cet oubli était authentique. Il était assez rafraîchissant, vraiment, de traiter avec un important politicien solarien qui ne semblait pas se croire obligé de remettre les « néobarbares » à leur place par tous les moyens. Ce qui ne faisait qu’ajouter aux regrets du Manticorien. Comme Roelas y Valiente acquiesçait devant son refus poli et se rasseyait, Carmichael ouvrit le porte-documents pour en sortir un classeur de puces informatiques ainsi qu’une enveloppe d’épais parchemin crème portant les armes du Royaume stellaire de Manticore et le sceau de cire archaïque requis. Il les garda en main un moment, les fixant. L’enveloppe était plus lourde que le classeur, bien qu’elle ne contînt pas plus de deux ou trois feuilles de papier, et il se surprit à se demander pourquoi, au nom de la Galaxie, la diplomatie de haut niveau continuait de prescrire l’échange physique de documents imprimés. Puisque le contenu en était toujours transmis électroniquement au même moment, et puisque nul ne se souciait de lire les copies sur papier (sauf, peut-être, aux plus hauts niveaux, lors de leur remise initiale – et il était déplorablement gauche pour un ministre de déchirer une enveloppe et d’en lire le contenu devant un ambassadeur, de toute façon), pourquoi diable faisait-on l’effort de les envoyer ? C’était une question qu’il s’était posée plus d’une fois depuis un demi-siècle T qu’il servait au sein du corps diplomatique de Manticore. Une question qui avait pris plus d’importance dans ses activités depuis sept mois T que l’assassinat de l’amiral James Webster l’avait fait ambassadeur manticorien auprès de la Ligue. Il y avait eu plus qu’assez de correspondance diplomatique (quoique, pour être juste, l’essentiel en eût été échangé à un niveau bien plus bas que celui-ci) depuis la bataille de Monica. Surtout après les découvertes manticoriennes quant à l’implication de Manpower et de Technodyne dans le Quadrant de Talbot. Roelas y Valiente s’attendait sans aucun doute à aborder ce sujet même et, malgré son aimable air attentif, il ne pouvait avoir hâte d’en arriver là. Carmichael, toutefois, aurait sincèrement voulu que « ce sujet même » fût tout ce dont il devait parler au ministre des Affaires étrangères. Hélas !… « Je crains d’être venu vous voir en raison d’une question très grave, monsieur le ministre, dit-il sur un ton bien plus officiel. Il s’est produit un incident – un incident extrêmement grave – entre les forces armées de Sa Majesté et la Flotte solarienne. » L’expression polie de Roelas y Valiente se changea aussitôt en un masque impénétrable, mais tout de même pas assez vite pour qu’un diplomate aussi expérimenté que Carmichael ignorât le choc – et la stupéfaction – qui avait d’abord flamboyé dans ses yeux. « Ceci contient les données de capteurs complètes de ce qui s’est passé, continua l’ambassadeur en désignant le classeur de puces. À la demande de monsieur Langtry, ministre des Affaires étrangères, je les ai étudiées avec l’aide du capitaine De Angelo, mon attaché spatial. Quoique je sois bien moins qualifié en cette matière que ne l’était l’amiral Webster – ou d’ailleurs que le capitaine De Angelo –, je pense qu’elles dépeignent clairement la situation antérieure, le déroulement des événements et leur résolution. » Il marqua une pause d’un instant, laissant ce qu’il venait de dire faire son chemin, puis il prit une profonde inspiration. « Monsieur le ministre, enchaîna-t-il lentement, je crains que nous n’affrontions la probabilité d’une confrontation militaire directe entre la Ligue solarienne et l’Empire stellaire de Manticore. En fait, il serait plus exact de dire que c’est déjà fait. » Malgré les efforts de Roelas y Valiente, ses muscles faciaux tressautèrent et ses narines s’évasèrent. En dehors de cela, toutefois, son fauteuil aurait aussi bien pu être occupé par une statue de marbre. « Il y a un petit peu moins d’un mois, le 21 octobre, continua Carmichael, dans le système de Nouvelle-Toscane, trois contre-torpilleurs manticoriens…» « Nom de Dieu, marmonna Innokentiy Arsenovitch Kolokoltsov en réprimant l’envie de chiffonner son exemplaire de la dépêche manticorienne officielle. À quoi pensait donc ce satané imbécile ? — Lequel ? interrogea sèchement Nathan MacArtney. Byng ? Vézien ? Ce clown de Manticorien – comment s’appelait-il ? Chatterjee ou quelque chose comme ça ? Ou bien un des autres abrutis manticoriens qui ont contribué à nous balancer un truc pareil ? — N’importe lequel ! Tous ! » Kolokoltsov grimaça. Il fixa le message d’un regard incandescent durant quelques secondes encore puis le jeta avec fureur – et mépris – sur le bureau du troisième membre de leur petit groupe. « J’admets qu’aucun ne s’est à proprement parler couvert de gloire, observa Omosupe Quartermain avec une moue, tout en ramassant la dépêche comme si Kolokoltsov avait déposé au milieu de son sous-main un rongeur mort depuis plusieurs jours, mais je n’aurais pas cru même les Manties assez stupides pour nous imposer une situation pareille. — Et pourquoi pas ? demanda Malachai Abruzzi, une grimace encore plus dégoûtée sur le visage. Ça fait des années qu’ils deviennent petit à petit plus hautains – depuis qu’ils ont extorqué ce putain d’embargo technologique contre Havre à vos services, Omosupe. » Quartermain lui lança un coup d’œil brûlant mais ne contesta pas son analyse. Nul ne le fit. Kolokoltsov, lui, se forçait à considérer la situation aussi froidement que possible. Aucune des quatre personnes présentes dans le bureau de Quartermain ne s’était jamais présentée à une élection, mais elles formaient le véritable gouvernement de la Ligue solarienne et elles le savaient. Kolokoltsov était le premier sous-secrétaire permanent aux Affaires étrangères, MacArtney le premier sous-secrétaire permanent à l’Intérieur, Quartermain la première sous-secrétaire permanente au Commerce, et Abruzzi le premier sous-secrétaire permanent à l’Information. Le seul absent du quintette qui dominait la bureaucratie tentaculaire de la Ligue était Agatá Wodoslawski, première sous-secrétaire permanente aux Finances et, pour l’heure, représentante de la Ligue à une conférence en Beowulf. Eût-elle été présente qu’elle eût sans aucun doute exprimé son dégoût avec autant de véhémence que ses collègues, et il était tout aussi certain qu’elle serait furieuse d’avoir manqué cette réunion, se dit Kolokoltsov. Hélas ! il lui faudrait s’accommoder de ce qu’auraient décidé les quatre autres en son absence. Et ils allaient bien devoir prendre une décision, songea-t-il avec aigreur. C’était là leur travail, puisque – comme le savait toute personne bien informée, et quoi que pût s’imaginer le bienheureux électorat – c’étaient eux cinq qui dirigeaient dans les faits la Ligue solarienne… Les politiciens allaient et venaient, se succédant en un jeu d’ombres sans cesse changeant, dont l’unique fonction était de déguiser le fait que les électeurs avaient sur la politique de la Ligue une influence minime, voire nulle. À certains moments, quoi qu’ils fussent très rares, Kolokoltsov le regrettait presque – presque. L’inverse aurait été peu favorable au style de vie auquel il était habitué, bien sûr, les conséquences très graves pour sa fortune personnelle et celle de sa famille. Toutefois, il aurait apprécié d’appartenir à une structure gouvernementale dotée d’une autorité directe, avouée, plutôt que de rôder dans l’ombre. Même une ombre extrêmement lucrative et luxuriante. « Très bien, dit-il avec un léger mouvement d’épaules qui n’était pas tout à fait un haussement, nous sommes tous d’accord pour dire que ce sont des imbéciles. La question est : qu’est-ce qu’on peut y faire ? — Est-ce qu’on ne devrait pas faire venir Rajampet – ou au moins Kingsford – pour discuter de ça ? demanda MacArtney. — Rajampet n’est pas disponible, répondit Kolokoltsov. Pas pour une réunion face à face, en tout cas. Vous avez vraiment envie de discuter de ça électroniquement, Nathan ? — Non, répondit MacArtney, pensif. Non, je ne crois pas, Innokentiy. — C’est bien ce que je pensais. » Kolokoltsov eut un mince sourire. « On pourrait sans doute faire venir Kingsford si on le voulait vraiment mais, vu les liens étroits qu’entretiennent toutes ces « premières familles de la Flotte de guerre », il a peu de chances de se conduire en expert désintéressé. Par ailleurs, que croyez-vous qu’il pourrait nous apporter, à ce stade, que nous n’ayons pas déjà reçu de ces satanés Manties ? » MacArtney grimaça pour montrer qu’il comprenait. Les autres aussi, quoique Quartermain parût encore plus dépitée que la moyenne. Elle avait travaillé vingt ans T pour l’entreprise Kalokaïnos avant de s’intégrer dans la bureaucratie fédérale. Ses collègues avaient passé toute leur vie professionnelle à gérer un flux d’informations souvent arthritique sur des distances interstellaires, et tous n’avaient que trop l’expérience d’attendre que rapports et dépêches parviennent tels des escargots à la planète capitale de la Ligue. Les enjeux étaient différents pour Quartermain, surtout en l’occurrence. Son expérience du secteur privé et ses actuelles responsabilités dans le secteur public l’avaient souvent confrontée à l’emprise du Royaume stellaire de Manticore sur le réseau du trou de ver qui transportait données et denrées à travers la Galaxie. Elle connaissait mieux que les autres les conséquences de cette domination qui impliquait Manticore dans les communications et les transports commerciaux de la Ligue, et elle n’aimait pas cela du tout. Cette fois, cependant, tous étaient désagréablement conscients du fait que les messages des représentants solariens au voisinage du Quadrant de Talbot mettraient encore longtemps à les atteindre. Pour le moment, ils ne disposaient donc que de la dépêche et des données de capteurs fournies par les Manties. « Et quel crédit devons-nous accorder à ce qu’ils disent ? demanda Quartermain, amère, comme si elle avait suivi les pensées de Kolokoltsov. — Ne soyons pas paranos, Omosupe », dit Abruzzi. Comme il s’attirait un regard noir, il haussa les épaules. « Je ne dis pas que je les crois incapables de… triturer les informations. Mais ce ne sont pas vraiment des imbéciles, vous savez. Des fous, peut-être, s’ils pensent vraiment ce qu’ils disent dans cette note, mais pas des imbéciles. Tôt ou tard, nous aurons accès aux données de Byng. Vous le savez et eux aussi. Croyez-vous qu’ils falsifieraient celles qu’ils nous fournissent en sachant que nous finirons par les confronter à nos propres sources ? — Et comment ! rétorqua Quartermain, son visage au teint sombre crispé par une intense antipathie. Je ne devrais pas avoir besoin de vous le dire, Malachai ! Vous savez mieux que quiconque combien la manipulation d’une situation politique dépend de la manière dont on présente l’information au public. — Tout à fait », acquiesça-t-il. Sa fonction faisait de lui le chef de la Propagande de la Ligue et, en son temps, il avait lui-même manipulé bon nombre d’informations. « Mais les Manties le savent aussi, à moins que vous ne suggériez qu’ils ne se sont pas bâti des relations publiques très efficaces ici même, sur la Vieille Terre ? Et ne parlons même pas de leurs contacts en Beowulf. — Et alors ? demanda Quartermain. — Alors ils ne sont pas assez bêtes pour nous communiquer des informations dont on pourrait prouver la fausseté, dit-il avec une patience exagérée. Il est assez simple de fournir des données choisies, surtout pour une campagne de relations publiques, et je suis sûr qu’ils ne l’ignorent pas. Mais, d’après Innokentiy, ils ont envoyé la totalité des documents des capteurs, du début à la fin, et le compte rendu complet de la communication de Byng avec leurs contre-torpilleurs lors de leur arrivée en Nouvelle-Toscane. Ils n’auraient pas agi ainsi s’ils ne savaient pas que nos propres archives de capteurs et journaux de com finiront par confirmer ces informations. Pas alors qu’elles seront susceptibles d’être transmises à la presse. — Sans doute pas, acquiesça MacArtney. D’ailleurs, c’est un des aspects de la situation qui m’inquiètent le plus, Malachai. — Quoi donc ? — Le fait qu’ils n’aient pas déjà communiqué ça à la presse. Leur message prouve qu’ils sont furieux – et, franchement, si les données sont exactes, je le serais aussi à leur place. Pourquoi ne pas aller trouver les médias pour nous mettre la pression ? — À mon avis, dit Kolokoltsov, qu’ils ne l’aient pas fait est le seul vague signe d’espoir dans tout ce bordel. Aussi furieuse que puisse paraître leur note, ils font de gros efforts pour éviter d’envenimer encore la situation. — Vous avez sans doute raison, admit Abruzzi. Bien sûr, la question est de savoir pourquoi. — Ah ! » Quartermain renifla sèchement. « Je crois que c’est assez simple, Malachai. Ils accusent un amiral de la FLS d’avoir détruit leurs vaisseaux ; ils exigent des explications, un aveu de culpabilité et – au moins implicitement – des réparations. Ils ne voudront pas faire de publicité à un truc pareil. — Pour des gens qui ne veulent pas faire de publicité, ils semblent tout disposés à nous provoquer, remarqua MacArtney. À moins que vous n’ayez manqué le passage concernant l’amiral qu’ils envoient en Nouvelle-Toscane. — Je ne l’ai pas manqué, Nathan. » Quartermain et lui ne s’étaient jamais vraiment appréciés et le sourire qu’elle lui lança était assez fin pour lui trancher la gorge. « Mais j’ai vu aussi qu’ils n’envoient que six de leurs croiseurs de combat, alors que Byng en a treize. Les croyez-vous sincèrement assez bêtes pour croire qu’un officier général solarien se rendra docilement à une force aussi inférieure en nombre ? » Elle renifla encore, plus sèchement, tandis que MacArtney secouait la tête. « Je n’en sais rien, Omosupe. Toutefois, le seul fait qu’ils envoient un de leurs amiraux délivrer ce qui est clairement un ordre, pas une requête, à une force d’intervention solarienne va augmenter les enjeux à tous points de vue. Byng ayant déjà tiré sur leurs vaisseaux, s’ils en expédient d’autres pour lui présenter des exigences, c’est qu’ils sont prêts à l’escalade. À un risque d’escalade, en tout cas. Et, comme ils le signalent dans leur message, ce qu’a fait Byng pourra être considéré comme un acte de guerre. Puisqu’ils nous le disent clairement et que l’escalade ne les effraie pas, je ne vois aucune raison de supposer qu’ils ne soient pas disposés à voir cette affaire éclater dans la presse. » Son expression était d’une intense gravité, remarqua Kolokoltsov. Cela dit, il pouvait fort bien se sentir un peu trop timide du flingue, en ce moment. En fait, Kolokoltsov tirait une satisfaction vindicative de voir MacArtney éprouver une certaine dose… d’anxiété. Selon lui, la Direction de la sécurité aux frontières aurait dû dépendre des Affaires étrangères, puisqu’elle passait l’essentiel de son temps à traiter avec des systèmes stellaires ne faisant pas encore officiellement partie de la Ligue. Le ministère des Affaires étrangères avait toutefois perdu cette bataille-là depuis longtemps, et la DSF faisait officiellement partie du ministère de l’Intérieur. C’était d’ailleurs assez logique – même si cela ne lui plaisait pas énormément – puisque, tout comme la Gendarmerie, qui dépendait du même ministère, la Sécurité aux frontières était dans les faits une agence de sécurité interne de la Ligue. En ce moment précis, ce n’était d’ailleurs pas forcément une si mauvaise chose, de l’avis autorisé d’Innokentiy Kolokoltsov, étant donné le charivari provoqué par l’affaire de Monica. Ce qui, puisqu’on en était là, expliquait sans doute pourquoi Quartermain était encore plus chatouilleuse qu’à l’ordinaire au sujet de Manticore. Les révélations concernant Technodyne et sa collusion avec Mesa avaient causé bien du souci à plus d’un de ses collègues du Commerce. Le ministre de la Justice Brangwen Ronayne avait même dû mettre plusieurs personnes en examen, ce qui était toujours déplaisant. Après tout, on ne savait jamais si un de ces accusés ne s’avérerait pas entretenir des liens gênants avec soi-même ou un autre membre de son ministère. Les types de la Justice feraient ce qu’ils pourraient, mais Ronayne n’était pas le génie du siècle. Il existait une probabilité non négligeable pour qu’un détail lui échappe, ainsi qu’à Abruzzi, et atterrisse sur les réseaux de données publics, avec des conséquences potentiellement… désagréables, même pour un premier sous-secrétaire permanent. Toutefois, ces périodiques tempêtes dans un verre d’eau rythmaient la vie de la Ligue. Elles continueraient de se produire de temps en temps. MacArtney et Quartermain allaient juste devoir faire le gros dos et continuer leur travail. « Comme je le disais, fit-il en élevant à peine la voix pour reprendre la maîtrise de la conversation, qu’ils n’aient encore rien dit à la presse prouve de deux choses l’une. Soit, comme le dit Omosupe, ils évitent de souffler de l’hydrogène sur le feu parce que la situation risque de leur exploser à la tête, soit ils évitent de souffler de l’hydrogène sur le feu parce qu’ils désirent vraiment résoudre cette affaire avant même que le public n’en soit informé. D’ailleurs, ces deux possibilités ne sont même pas incompatibles, hein ? — Pas pour l’instant, en tout cas, répondit MacArtney. Mais s’il y a un autre échange de feu, ou si Byng envoie chier cet amiral du Pic-d’Or, ça pourrait changer. — Oh, je vous en prie, Nathan ! gronda Abruzzi. Vous savez qu’Omosupe et moi ne voyons pas toujours les choses du même œil mais il faut se montrer réaliste. Byng est un imbécile, d’accord ? Soyons honnêtes entre nous : quiconque tire sur des vaisseaux en orbite de garage qui n’ont même pas leurs bandes gravitiques levées est un malade mental. Quoique, j’en suis sûr, si notre excellent ami l’amiral Kingsford était là, il trouverait le moyen d’expliquer qu’il s’agissait d’une décision très raisonnable. De toute évidence, un de ses amis ou relations de la Flotte de guerre ne peut pas être en faute, n’est-ce pas ? » Il leva les yeux au ciel. Malachai Abruzzi ne faisait pas partie des plus grands admirateurs de la Flotte. « Mais, au contraire de Kingsford ou de Rajampet, nous ne sommes pas retenus par le besoin de justifier Byng, alors pourquoi ne pas reconnaître, juste entre nous, qu’il s’est affolé et a tué une bande de Manties qu’il n’était pas obligé de tuer. » Il scruta un instant le visage de ses compagnons puis haussa les épaules. « Bon, les Manties sont furieux, soit, ce n’est pas forcément déraisonnable de leur part. Aussi furieux qu’ils soient, cela dit, ils ne vont pas tirer sur une force d’intervention solarienne qui, comme vient de le faire remarquer Omosupe, est deux fois plus nombreuse qu’eux. Ce qu’ils vont faire, c’est bluffer. Ou, plus probablement, prendre des poses. Même s’ils sont prêts à exiger que Byng se rende et se soumette à des investigations variées, ils savent très bien qu’ils n’obtiendront rien de tel. En fait, ce qu’ils espèrent, c’est qu’il se contente de les envoyer aux fraises avant de quitter la Nouvelle-Toscane en les laissant prétendre qu’ils l’ont expulsé pour ses actes impulsifs. — Et pour quelle raison feraient-ils ça, Malachai ? demanda MacArtney. — Pour le donner en pâture à leurs populations. » Abruzzi haussa à nouveau les épaules. « Croyez-moi, je sais comment ça marche. Ils ont trois contre-torpilleurs détruits, ils sont en guerre depuis vingt ans et ils viennent de se faire botter le cul quand les Havriens ont attaqué leur système mère. Ils savent aussi bien que nous que, même si la bataille de Manticore ne leur avait pas valu la moindre perte, ils ne pourraient pas affronter la Flotte de la Ligue solarienne. Mais ils savent aussi que le moral de leurs troupes vient de prendre une balle dans la tête… et que la perte de trois contre-torpilleurs supplémentaires – surtout si cela paraît constituer un premier pas vers l’ajout de la Ligue à la liste de leurs ennemis – ne fera qu’aggraver le problème. Donc ils nous envoient ces exigences irréalistes à Chicago, et à Byng en Nouvelle-Toscane, afin de montrer à leurs journalistes qu’ils ont des couilles d’airain. Ensuite, quand notre amiral les aura ignorés et sera retourné en Meyers, ils prétendront que les grands méchants Solariens ont reculé. Ils expliqueront à leur public que la Ligue a filé sans demander son reste et que, par pure magnanimité, la reine Élisabeth fait preuve de modération et se contente d’une issue diplomatique. » Il haussa les épaules. « Ils se rendent sûrement compte que leur influence économique vaut qu’on leur offre des réparations – qu’on les achète avec de la petite monnaie pour avoir la paix – afin de continuer à faire passer notre commerce par leur réseau de trou de ver. Pour résumer, ça ne nous coûtera pas grand-chose de leur proposer de réparer, à condition de bien préciser qu’il s’agit d’une démarche volontaire de notre part et que nous leur dénions le droit de nous présenter quelque exigence que ce soit. Ils auront un arrangement à agiter sous le nez de leur public pour prouver de quelle résolution ils ont fait preuve, et ça nous évitera d’établir un précédent diplomatique ou militaire qui pourrait se retourner contre nous plus tard. » Kolokoltsov fixait Abruzzi avec un froncement de sourcils pensif. Il était fort possible qu’il eût raison, se dit-il. Cette explication du but des Manties ne lui était pas venue spontanément mais, en toute logique, surtout à la lumière de la raclée que leur avaient censément infligée les Havriens à peine quatre mois plus tôt, ils ne pouvaient pas chercher une confrontation directe avec la FLS. Il aurait dû s’en rendre compte mais, au contraire d’Abruzzi, il n’avait pas l’habitude de réfléchir en termes d’opinion publique ou d’entretien d’un moral civil forcément au plus bas. « Je ne suis pas convaincu, intervint MacArtney avec une moue entêtée. En Monica, ils n’ont pas vraiment évité l’incident. — Peut-être, concéda Abruzzi. Mais c’était avant la bataille de Manticore. Et ce capitaine… comment s’appelle-t-il ? Terekhov ! C’est à l’évidence un fou du même tonneau que Byng. Qu’il ait entraîné les Manties dans ce qui aurait pu aboutir à une confrontation directe avec la Ligue ne veut pas dire qu’ils sont assez bêtes pour vouloir en arriver là. D’ailleurs, ils savent fatalement qu’ils viennent d’esquiver cette fléchette de pulseur-là. Ce qui va les rendre encore moins pressés de se remettre dans notre ligne de mire. — Tout cela est passionnant, dit Quartermain, mais ça ne change pas le fait qu’il nous faut prendre une décision à propos de leur dépêche. — En effet, acquiesça Kolokoltsov. Mais cela suggère que nous n’avons aucune raison de nous précipiter. D’ailleurs, nous en avons même peut-être de très bonnes de traiter cette question avec ordre et mesure. Et, bien sûr, de faire par la même occasion un petit effort pour éliminer toutes leurs prétentions de grandeur potentielles. » Quartermain parut notablement plus joyeuse d’entendre cela. Il réprima le sourire que lui inspirait cette prévisibilité. « En fait, continua-t-il, cela pourrait s’avérer utile. » Abruzzi et MacArtney paraissaient tous deux un peu interloqués. Cette fois, il s’autorisa un petit sourire. « Nos amis manticoriens se prennent un peu trop au sérieux, continua-t-il. Ils ont obtenu gain de cause quand ils ont exigé cet embargo technologique contre les Havriens. Ils ont obtenu d’augmenter leurs tarifs de passage du nœud pour financer leur satanée guerre. Ils viennent de partager la Confédération silésienne avec les Andermiens par le milieu, d’annexer l’ensemble du secteur du Talbot et d’annihiler la Flotte monicaine, sans oublier qu’ils ont fait passer la Ligue pour le méchant de l’histoire. Ils ont à coup sûr l’impression d’être dans une bonne passe, et je crois opportun de leur rappeler qu’ils sont un tout petit poisson dans une mare très profonde. — Et que, nous, nous sommes le requin des profondeurs ? fit Quartermain avec un sourire déplaisant. — Plus ou moins, dit Kolokoltsov. Il est déjà assez pénible que des accidents astrophysiques donnent à un petit royaume stellaire pisseux une telle puissance économique. Nous n’avons pas intérêt à ce qu’il s’imagine détenir aussi assez de puissance militaire pour faire parader sa flotte sous notre nez et s’attendre à ce qu’on satisfasse automatiquement les exigences qu’il pourra nous présenter la fois d’après. — Vous ne croyez pas qu’il serait bon de s’entretenir avec Rajampet avant de décider d’envoyer les Manties se faire voir ? demanda doucement MacArtney. — Oh, je pense qu’il serait très bon de s’entretenir avec Rajampet, acquiesça Kolokoltsov. Et je ne suggère pas qu’on les envoie se faire voir, même si j’admets que l’idée est assez sympathique. » Comme MacArtney l’interrogeait du regard, il enchaîna : « Tout ce que je suggère, c’est qu’on ne se presse pas de leur répondre. On peut même décider de leur donner un peu de ce qu’ils veulent à la fin, comme l’a suggéré Malachai. Mais je crois important de bien leur faire comprendre qui est le gros toutou. Nous réglerons cette affaire en fonction de notre emploi du temps, pas du leur. Et si ça ne leur plaît pas…» Il laissa mourir sa voix et haussa les épaules. « Ah, vous voilà, Innokentiy ! » Le sourire de Marcelito Roelas y Valiente était un peu plus retenu qu’à l’ordinaire, remarqua Kolokoltsov en pénétrant dans le bureau du ministre des Affaires étrangères. « Désolé de ne pas vous avoir rappelé plus tôt, monsieur le ministre », dit-il gravement. Il prit sans y être invité possession du fauteuil qu’avait occupé Carmichael le matin même. Roelas y Valiente se laissa aller sur son propre siège « Comme je le prévoyais, monsieur, continua Kolokoltsov, il m’a fallu un peu de temps pour consulter mes collègues des autres ministères. Nous avions bien entendu besoin de réfléchir soigneusement à là question avant de nous sentir sûrs de pouvoir faire des recommandations utiles. En particulier du fait que cet incident a le potentiel de créer des précédents susceptibles de se révéler très regrettables. — Bien sûr », acquiesça Roelas y Valiente avec un sourire sobre qui ne trompa pas plus le sous-secrétaire qu’il ne trompait le ministre lui-même. Kolokoltsov aurait littéralement eu peine à se rappeler (il ne l’aurait pu qu’en consultant les archives) combien de ministres des Affaires étrangères s’étaient succédé depuis qu’il était en poste. Compte tenu du nombre de factions et de partis politiques au sein de l’Assemblée, il était très difficile à un politicien de se forger une majorité durable au niveau fédéral. Chacun sachant que le gouvernement ne détenait qu’un pouvoir apparent, il y avait fort peu de raisons de former des alliances politiques de longue durée. Ce n’était pas comme si la pérennité des dirigeants avait pu produire le moindre effet réel sur la politique de la Ligue. Pourtant, chacun désirait obtenir des fonctions au niveau fédéral. Statut n’était pas nécessairement synonyme de pouvoir, et un mandat de ministre de la Ligue était considéré comme une ligne précieuse sur son CV quand on regagnait son système d’origine pour être candidat à un poste procurant un pouvoir authentique. Tout cela expliquait pourquoi la plupart des gouvernements duraient moins d’un an T avant que le Premier ministre ne soit remercié et remplacé par un autre – lequel devait bien sûr nommer de nouveaux ministres. Voilà pourquoi Kolokoltsov avait le plus grand mal à se rappeler les visages des hommes et femmes ayant officiellement dirigé ce ministère au fil des ans. Tous – y compris Roelas y Valiente – savaient qui décidait vraiment de la politique de la Ligue, et tous – y compris Roelas y Valiente – savaient pourquoi, connaissaient les règles du jeu. Mais Roelas y Valiente en était plus contrarié que la plupart des autres. Ce qui ne signifie pas qu’il pense trouver un moyen de changer les règles, songea le sous-secrétaire avec une pointe de quasi-regret. Toutefois, ce n’était pas lui qui, des siècles plus tôt, avait rédigé une Constitution excluant tout gouvernement central fort. Ce n’était pas lui qui avait créé un système dans lequel les bureaucraties permanentes avaient dû endosser les rôles (et le pouvoir afférent) de concepteurs de politiques et preneurs de décisions afin que la Ligue solarienne ait une continuité administrative. Mais on peut au moins lui donner une illusion d’autorité, se dit Kolokoltsov, compatissant. Tant qu’il est disposé à admettre qu’il ne s’agit que d’une illusion, en tout cas. « Nous avons beaucoup réfléchi et nous sommes d’avis que l’heure est à la retenue et au calme. Ce que nous recommandons, monsieur le ministre, c’est…» CHAPITRE QUARANTE-HUIT « Vous me faites marcher, lâcha l’amiral Karl-Heinz Thimár. — Non, Karl-Heinz, pas du tout, répondit l’amiral de la Flotte Winston Kingsford, en s’adossant dans son fauteuil et en fronçant le sourcil à l’adresse du commandant de la Direction de la surveillance navale de la Ligue solarienne. — Vous êtes sérieux ? s’exclama Thimár, incrédule, et le froncement de sourcils de Kingsford se creusa. — Navré que vous trouviez ça amusant. Compte tenu des circonstances, toutefois, j’apprécierais que vous trouviez le temps d’accorder un peu d’attention au problème. » Thimár se raidit et une légère rougeur marqua ses pommettes. Alors que la colère luisait au fond de ses yeux et que les muscles de sa mâchoire se contractaient, il se contenta de s’adosser à son tour et de hocher la tête. C’était un hochement un peu sec, mais Kingsford décida de le laisser passer. Après tout, il s’était bien fait comprendre et n’avait pas de raison d’humilier son compagnon. Surtout du fait que, même si son grade de commandant de la Flotte de guerre faisait de lui le supérieur de Thimár, les liens familiaux de ce dernier l’enracinaient au plus profond du monde byzantin de la hiérarchie de la Spatiale solarienne. « Merci, dit-il avec plus de chaleur, avant de s’autoriser un sourire ironique. Croyez-moi, Karl-Heinz, j’ai trouvé ça aussi difficile à croire que vous quand on me l’a annoncé. — Oui, monsieur. » Thimár acquiesça à nouveau, l’air pensif cette fois. « Très bien. » Kingsford laissa son fauteuil se redresser avec une certaine précipitation. Je n’ai pas eu l’occasion d’étudier les données moi-même mais j’ai parcouru le résumé, lu la dépêche qui l’accompagnait, et je me trouve tout à fait d’accord avec nos « collègues » civils… même si ces connards n’ont pas eu la courtoisie de nous en parler avant de décider de « notre » réaction. » Il grimaça. « Je ne crois pas que les Manties nous auraient fourni ces données si elles ne montraient pas que les événements se sont déroulés comme le dit leur dépêche, continua-t-il. Kolokoltsov et les autres veulent qu’on analyse les documents à fond quand même, bien sûr – pour avoir notre estimation indépendante de leur fiabilité et de leurs implications – mais je ne crois pas qu’ils s’attendent à de grosses surprises. Et, d’ailleurs, je ne m’y attends pas non plus. Cela dit, c’est notre meilleure chance de déterminer ce que Josef croit être en train de faire là-bas. Il est aussi toujours possible que les Manties aient eu une faiblesse et laissé passer un détail utile sans le remarquer. » Thimár faillit répondre puis se ravisa et hocha de nouveau la tête. « Ce qui m’inquiète le plus, continua Kingsford, c’est le risque de créer un précédent regrettable. Je ne crois pas que la Flotte veuille se retrouver avec un tas de spatiales néobarbares pisseuses persuadées de pouvoir jaillir des broussailles pour nous présenter des exigences. Si ça doit nous mener dans cette direction-là, on sera peut-être obligés de taper du pied – fort. En cette matière au moins, je pense que Kolokoltsov a parfaitement raison. Et Rajani aussi. » Thimár acquiesça encore, reconnaissant un ordre détourné quand il en entendait un. L’amiral de la Flotte Rajampet Kaushal Rajani était le chef des opérations spatiales de la Flotte solarienne. En théorie, cela ne faisait de lui que le commandant en uniforme de la Flotte de guerre et de la Flotte des frontières, l’adjoint du ministre de la Défense Taketomo Kunimichi. En pratique, toutefois, l’autorité de Taketomo était terriblement limitée (bien qu’il fût lui-même amiral retraité) et, puisque la Flotte de guerre était la plus importante des deux branches de la FLS, Rajampet était de facto ministre de la Défense. D’un autre côté, même son autorité directe sur la Flotte de guerre et celle des frontières était en grande partie illusoire, notamment parce qu’il était trop absorbé par la gestion au quotidien du ministère de la Défense pour vraiment tenir son rôle de commandant en chef. En outre, au fil des siècles, les deux flottes étaient devenues des empires séparés, pour l’heure gouvernés par Kingsford et l’amiral de la Flotte Engracia Alonso y Yâñez, commandant de la Flotte des frontières. Tous les deux étaient bien trop jaloux de leurs prérogatives pour en céder la moindre parcelle – comme de véritable autorité – à Rajampet. Surtout si cela risquait de réduire leur part du gâteau budgétaire. Certains commandants de flottes se seraient offusqués de cette attitude de leurs subordonnés. D’aucuns auraient même tenté d’y remédier. La force de la tradition était toutefois devenue dure comme fer au fil des siècles, et Rajampet avait toujours été plus administrateur que stratège, de toute façon. À cent vingt-trois ans T, appartenant à la toute première vague de bénéficiaires du prolong de première génération, il n’avait pas reçu de commandement dans l’espace depuis cinquante ans, aussi était-il tout à fait possible – voire probable – qu’il ne s’en offusque pas. Mais cela ne signifiait pas qu’il fût hors du circuit. Thimár le savait… tout comme il savait la dernière remarque de Kingsford destinée à le lui rappeler. « Je n’ai jamais compris pourquoi Josef a accepté ce commandement, dit-il au bout d’un moment. La Flotte des frontières…» Il secoua la tête. « Ce n’est pas normal. » Son compagnon eut un ricanement amusé mais haussa les épaules. « Ce n’est pas à moi qu’il faut demander ça, dit-il. Pour ce que j’en sais, c’était une idée de Rajani. Ça peut même venir de Takemoto lui-même. Vous auriez sans doute une meilleure chance d’apprendre la vérité en interrogeant Karlotte. » Thimár l’observa une seconde et estima qu’il disait la vérité. Ce qui ne faisait que rendre le sujet encore plus étonnant et – en tant que commandant de la DGSN – il jugeait cela très agaçant. Kingsford avait raison : il lui faudrait plusieurs mois pour recevoir la réponse de sa cousine Karlotte mais son poste de chef d’état-major de Byng faisait d’elle la plus qualifiée pour répondre à cette question. Tant qu’elle y sera, elle m’expliquera peut-être à quoi pensait Josef quand il a détruit trois contre-torpilleurs manties, songea-t-il, plus sombre. Encore que ces irritants salopards l’aient un peu cherché, mais tout de même… Il dissimula une grimace. Sans le moyen de demander à Karlotte – ou à Byng – ce qui s’était vraiment passé, tout ce qu’il pouvait faire, c’était étudier les prétendues données des Manties. Ils ne les auraient probablement pas remises à Roelas y Valiente s’ils les croyaient susceptibles de produire la moindre information utile. Toutefois, un homme averti en vaut deux, dit-on, et la Flotte aurait peut-être besoin de tous les avertissements du monde pour mettre de l’ordre dans cette affaire avant qu’elle n’éclabousse tout un chacun. « De toute façon, conclut Kingsford en jetant le classeur de puces sur le bureau, voilà tout ce qu’on a. Attaquez l’analyse. J’aimerais que vous ayez un rapport à me présenter d’ici un jour ou deux. » « Eh bien, Irène, qu’est-ce que ça t’inspire ? » demanda le capitaine de vaisseau Daud ibn Mamoun al-Fanudahi sur un ton badin en s’asseyant près du capitaine de vaisseau Irène Teague dans le Foyer de l’Ancre, le réfectoire 0-6 du Bâtiment de la Flotte. Sa collègue lui jeta un coup d’œil perçant. Le Foyer était réservé aux capitaines de vaisseau, quoiqu’il arrivât à un colonel des fusiliers particulièrement audacieux d’en envahir l’espace sacré, et c’était une très jolie salle à manger. Très éloignée du luxe sybaritique de celle des officiers généraux, certes, mais bien plus belle que celle des simples capitaines de corvette ou lieutenants (ou commandants des fusiliers). Et, parce qu’elle était située dans le Bâtiment de la Flotte, il était moins rare qu’ailleurs d’y voir se côtoyer des officiers de la Flotte de guerre et de celle des frontières. Officiellement, ces rapports étaient encouragés puisque tous appartenaient à la même spatiale. Officieusement, il était extrêmement rare, même ici, que des officiers attachés aux deux branches rivales de la Flotte recherchent la compagnie les uns des autres. Cela ne se faisait tout bonnement pas. Al-Fanudahi et Teague étaient un cas à part. Quoique lui fût issu d’une vieille famille très respectée de la Flotte de guerre, tandis qu’elle disposait des mêmes relations au sein de la Flotte des frontières, ils travaillaient tous deux (théoriquement ensemble) sous les ordres de l’amiral Cheng Hai-shwun de la Direction des analyses opérationnelles. Bien sûr, la majorité des officiers de la FLS n’auraient tout de même pas fréquenté quiconque se trouvait du mauvais côté de la ligne guerre/frontières et Teague regrettait qu’al-Fanudahi l’eût aussi ouvertement abordée dans un lieu public. Ce type est inconscient, songea-t-elle. Il ne lui suffit pas de risquer sa carrière, il faut maintenant qu’il risque aussi la mienne. Elle lui lança un regard exaspéré, mais le cœur n’y était pas vraiment. Bien qu’elle eût (contrairement à lui) l’esprit trop politique pour contester ouvertement la sagesse officielle au profit d’une quête à la Don Quichotte, elle respectait l’apparente indifférence d’al-Fanudahi aux contrariétés officielles. Bien sûr, il n’était encore que capitaine de vaisseau, quoiqu’il eût vingt ans T de plus qu’elle – et qu’il appartînt à la Flotte de guerre. Elle voulait donc bien le respecter mais elle n’était pas disposée à l’imiter. Malgré cela, elle tombait souvent d’accord avec ses théories les moins extrémistes. « Qu’est-ce que quoi m’inspire, Daud ? demanda-t-elle. — Notre dernier petit souci, dit al-Fanudahi. Tu sais, celui qui concerne nos copains de Manticore. — Je ne suis pas sûre que ce soit le meilleur endroit pour en discuter, répondit-elle un peu sèchement. Il n’est pas sécurisé au point…» Elle s’interrompit alors qu’un intendant en uniforme lui apportait sa soupe. Il la déposa devant elle, s’assura que son verre d’eau et son verre de thé glacé étaient pleins puis prit la commande d’al-Fanudahi. Teague souhaita que l’interruption fasse oublier à son politiquement inepte collègue son cheval de bataille autodestructeur du moment. Toutefois, elle ne s’attendait pas à ce que ce soit le cas. « Allons donc, fit-il, confirmant la justesse de ses attentes presque avant que l’intendant ne soit hors de portée de voix. Tu ne crois quand même pas que le contenu de la dépêche des Manties n’est pas déjà un secret de Polichinelle. La sécurité, Irène, franchement ? » Il renifla, les yeux levés au ciel. Elle le foudroya du regard puis sa colère s’effaça un peu lorsqu’elle remarqua l’étincelle d’amusement qui brillait dans ces mêmes yeux. Ce fumier s’amusait à ses dépens. Elle ouvrit la bouche pour lancer sèchement une remarque désagréable mais finit par y renoncer. D’abord parce qu’étant donné son sens de l’humour tordu cela ne l’aurait sans doute que plus amusé. Ensuite parce qu’il avait raison : elle ne doutait pas que l’information qu’ils avaient reçu l’ordre de garder « très secrète » eût à présent fait le tour du Bâtiment de la Flotte. Je devrais quand même le faire taire : je sais qu’il va dire un truc avec lequel je n’aimerais pas qu’on me croie d’accord. D’un autre côté, il a bien plus d’ancienneté que moi – en vérité, vu le nombre de fois qu’on lui a refusé une promotion, c’est sans doute le capitaine de vaisseau le plus ancien de toute cette putain de Flotte. Nul ne pourra blâmer une petite bleue comme moi parce qu’un des vieux briscards avec lesquels elle travaille a décidé de lui prendre la tête au déjeuner. Et d’ailleurs… (ses lèvres s’étirèrent en ce qui aurait pu se changer en sourire) si je le laisse parler en me contentant d’acquiescer poliment de temps en temps, je pourrai sûrement convaincre quiconque nous observe que j’aimerais qu’il se casse avec ses théories ridicules. « Très bien », soupira-t-elle. Elle plongea sa cuiller dans sa bisque de homard. « Vas-y. Je ne réussirai pas à t’en empêcher, de toute façon, hein ? — Sans doute pas, admit-il joyeusement. Donc, pour répéter ma question de départ, qu’est-ce que ça t’inspire ? » Sa voix demeurait amusée mais ses yeux s’étaient plissés d’attention, et Teague se rendit compte qu’il était sérieux. Elle le fixa une ou deux secondes puis avala une cuillerée de soupe riche et épaisse et lui rendit son regard. « Sans manquer de respect à qui que ce soit, capitaine, dit-elle, ça m’inspire surtout qu’un certain amiral de la Flotte de guerre n’a même pas autant de cervelle qu’un cafard. » Ce n’était pas, elle s’en rendait compte, le commentaire le plus respectueux qu’un capitaine pouvait faire à propos d’un amiral, mais elle ne s’en souciait guère. Compte tenu de l’attitude traditionnelle des deux côtés de la ligne, on aurait sans doute été plus étonné qu’elle se montrât respectueuse. En outre, Byng était à l’évidence un imbécile… quoique son chef d’état-major fût apparenté au patron suprême de Teague à la DGSN. « Je ne l’aurais peut-être pas exprimé aussi… franchement, dit al-Fanudahi avec un sourire. Non que je ne croie pas le fond tout à fait approprié, bien sûr, mais je pense qu’on peut considérer l’intellect limité de Byng comme un fait acquis. Je m’intéresse davantage à tes impressions sur les données elles-mêmes. — Les données elles-mêmes ? » Les sourcils de Teague se froncèrent sous l’effet de la surprise. Comme son compagnon hochait la tête, elle réfléchit durant quelques secondes puis haussa les épaules. « Elles semblent assez claires, répondit-elle enfin. Quelque chose – ou quelqu’un – a fait sauter la base spatiale des Néo-Toscans. L’amiral Byng s’est affo…» Elle s’interrompit : il était certains verbes qu’un capitaine de la Flotte des frontières ne devait pas employer en parlant d’un amiral, même de la Flotte de guerre. « L’amiral Byng a estimé que les Manties étaient responsables, se reprit-elle, et répondu à la menace qu’il percevait. Je n’étais pas sur place, mais ma première impression est qu’il a réagi trop vite et… trop brutalement. Cela dit, ce n’est pas à moi d’en juger. » Al-Fanudahi inclina la tête de côté, sceptique, et Teague sentit la chaleur lui monter aux oreilles. Elle avait sans conteste raison : il ne lui appartenait pas de passer jugement sur les actes de Byng, mais fournir l’analyse sur laquelle se fonderait ce jugement était une des principales fonctions de la Direction des analyses opérationnelles. Qu’elle servît plus souvent à blanchir quelqu’un qu’à mettre en lumière une incompétence avérée était un de ces petits secrets dont les gens polis ne discutaient pas en public. Cela dit, manquer à sa responsabilité de rapporter des vérités déplaisantes n’était en aucun cas le seul défaut d’AnOp. Le service était aussi censé identifier et étudier les menaces étrangères potentielles ou les développements susceptibles d’exiger une révision de la doctrine opérationnelle de la FLS, et il ne s’en occupait pas beaucoup non plus. En fait AnOp s’employait bien moins à ces deux tâches qu’al-Fanudahi – et Teague – l’estimait nécessaire, quoique Teague – au contraire d’al-Fanudahi – ne fût pas disposée à exprimer officiellement ses vues en la matière. Pas si je n’ai pas envie de passer encore vingt ou trente ans avec le grade de capitaine de vaisseau, en tout cas. « Ce n’est pas ce que je voulais dire non plus, reprit l’officier de la Flotte de guerre. En tout cas pas directement. — Alors qu’est-ce que tu voulais dire, Daud ? demanda sa compagne. — Les données de capteurs qu’on nous a fournies avaient une très bonne résolution, tu ne trouves pas ? répondit-il – de manière un peu détournée, estima-t-elle. — Et alors ? — Je veux dire : une résolution vraiment excellente. » Teague se demanda où il voulait en venir. Ce fut au tour d’al-Fanudahi de soupirer. « Tu ne t’es pas demandé comment on a pu nous procurer ce genre de données ? demanda-t-il. — Non, pas du tout. » Elle haussa les épaules. « Après tout, quelle diffé…» Elle s’interrompit, les yeux écarquillés. Comme son interlocuteur hochait la tête, elle remarqua qu’il n’y avait plus guère trace d’humour dans son expression. « J’ai rentré les données dans les ordinateurs une demi-douzaine de fois, dit-il, et le résultat est toujours le même. Elles sont de qualité vaisseau. Mieux, elles sont sacrément bonnes, même pour des capteurs du bord de première ligne. Meilleures que ce qu’aurait récolté un bâtiment plus petit qu’un croiseur de combat – ou peut-être un croiseur lourd. Alors où les ont-ils pêchées ? » Teague demeura muette un moment puis avala deux cuillérées de la bisque qui refroidissait rapidement. Elle ne faisait que gagner du temps, et elle savait qu’al-Fanudahi le savait, mais il attendit toutefois patiemment. « Je ne sais pas, admit-elle enfin. Tu penses qu’elles sont trop bonnes ? Que leur qualité prouve qu’elles sont fausses ? — Elles ne sont pas fausses, affirma-t-il. Aucune chance. Ils savent forcément qu’on finira par récupérer les données de nos vaisseaux. S’ils avaient fabriqué celles-là, on s’en rendrait compte, et je ne crois pas que leur petit canular nous amuserait énormément. — Alors… dit-elle lentement. — Alors, je ne vois que quatre explications, Irène. » Il leva la main gauche et compta sur ses doigts. « Un, les Manties ont mis au point des capteurs de bord capables d’une telle résolution à une distance dépassant la portée de nos missiles. Deux, ils disposent d’une plateforme de reconnaissance tellement furtive qu’aucun de nos techniciens sur capteurs ne l’a remarquée à ce qui était forcément une distance ridicule. Trois, ils ont mis au point un dispositif furtif si efficace qu’ils ont fait approcher tout un vaisseau spatial sans que personne ne s’en rende compte. Et, quatre, l’amiral Byng a fait sauter trois contre-torpilleurs manticoriens sans sommation, tout en permettant à un quatrième, qui devait se trouver aussi à portée de ses missiles, de s’en aller joyeusement. Laquelle de ces explications estimes-tu la plus probable ? » Teague eut l’impression de recevoir un coup à l’estomac en regardant son compagnon dans les yeux. « C’était fatalement une plateforme de reconnaissance, dit-elle. — Exactement mon avis. » Il hocha la tête. « Mais ça soulève une autre question intéressante. Je ne connais aucune plateforme susceptible de recueillir des données aussi claires même à portée d’énergie, encore moins à portée de missiles. Et toi ? — Non, admit-elle à regret. — J’essaie de me rappeler qu’on n’a toujours rien reçu de Byng, continua al-Fanudahi. Il a peut-être capté quelque chose puis tiré tout de même mais j’ai du mal à le croire, y compris de lui. Et il y a un autre point intéressant à prendre en compte : s’il s’agissait d’une plateforme passive, il fallait bien quelqu’un sur place pour recevoir les données. Je me demande si même Josef Byng – et, par ailleurs, j’estime que tu étais méchante avec les cafards tout à l’heure – serait assez bête pour descendre trois contre-torpilleurs et tout leur équipage en se sachant filmé. — Ce qui suggère que les Manties ont des vaisseaux assez furtifs pour qu’il ne se soit pas rendu compte que ce Chatterjee en avait laissé au moins un en arrière-garde à son arrivée, conclut Teague, encore plus à regret. — C’est exactement ce que ça me suggère à moi, en tout cas, acquiesça al-Fanudahi. — Merde, fit-elle d’une voix très basse en baissant les yeux sur sa bisque de homard – bien qu’elle n’eût soudain plus beaucoup d’appétit. — Écoute, Irène, dit son compagnon sur le même ton. Je sais que tu prends soin de tenir ta langue mais aussi que tu as un cerveau en état de marche, contrairement à trop de nos estimés collègues. Tu as ton opinion à propos de ces rapports « ridicules » des observateurs des FDL, non ? » Elle lui rendit son regard, peu soucieuse, même à présent, de confirmer ses soupçons, mais elle savait qu’il lirait la vérité dans ses yeux. Il hocha la tête. « C’est bien ce que je pensais, reprit-il avant de lui lancer un sourire en coin. Ne t’en fais pas, je ne vais pas te demander de te suicider professionnellement en annonçant que tu crois, toi aussi, que chaque matelot de la Flotte manticorienne mesure trois mètres, qu’il est invulnérable aux pulseurs et capable d’arrêter des missiles avec les dents. J’ai une certaine expérience personnelle du danger qu’il y a à se montrer « trop crédule » et « alarmiste ». D’ailleurs, l’amiral Thimár lui-même a jugé bon de me « conseiller » sur mes théories favorites, à l’évidence fantaisistes. Cela dit, regarde ces données. Non, ce n’est pas une preuve, pas concluante, mais les implications sont là, non ? Les Manties disposent forcément d’un niveau technologique bien plus avancé que quiconque ne veut seulement l’envisager sur notre bonne Vieille Terre. Je commence même à soupçonner qu’au moins certains de leurs jouets ne sont pas seulement meilleurs qu’on ne le croit mais aussi meilleurs que les nôtres. Ajoute à cela certains rapports concernant la portée de leurs missiles en Monica, ou les salves ridiculement massives que les observateurs des forces de défense locales leur prêtent…» Il secoua la tête. Son regard était sombre, inquiet. « Elles ne peuvent pas toutes être vraies, protesta Teague. Les rumeurs, je veux dire. Manticore n’est qu’un petit système stellaire, Daud ! D’accord, c’est un petit système stellaire très riche et qui entretient une flotte diablement plus grosse qu’aucune autre nation de sa taille. Mais ça reste un unique système stellaire, même s’il est en train d’en annexer d’autres. Tu sous-entends sérieusement qu’ils ont mis en place des services de R&D plus efficaces que ceux de toute la Ligue solarienne ? — Ce n’est pas nécessaire, répondit al-Fanudahi. La Ligue peut très bien être en avance sur eux, et de loin, mais ce n’est pas forcément le cas de la Flotte. Ces gens-là sont en guerre depuis plus de vingt ans T, et ils ont entamé leurs recherches militaires bien avant. Tu ne crois pas qu’ils ont pu travailler très dur à la production de nouvelles armes ? Que, contrairement à nous, ils ont étudié de vrais rapports de combat plutôt que des analyses de simulations dont les « détails secrets » sont révélés à tous les participants de grade élevé avant le début de l’exercice ? Que, toujours contrairement à nous, ceux qui fabriquent leurs armes et évaluent leurs doctrines de combat ont entendu parler d’un certain Darwin ? Comparés à des gens qui se battent pour leur vie depuis deux décennies, nous sommes mous, Irène. Mous, sous-préparés et complaisants. — Même en supposant que tu aies raison, qu’est-ce que tu veux que j’y fasse, moi ? » demanda Teague, la voix durcie par un mélange de colère, de frustration et de crainte. Et pas seulement de crainte pour sa carrière, d’ailleurs. Plus maintenant. « En ce moment précis ? » Il la regarda en face une ou deux secondes puis ses narines s’évasèrent. « En ce moment précis, je ne veux pas que tu fasses quoi que ce soit, à part ce que tu fais déjà. Bon Dieu, même moi, je ne compte pas inclure dans mon rapport officiel toutes mes « conclusions alarmistes ». Si je le faisais, ça n’irait pas au-delà de Cheng. Et, si ça passait au-dessus de lui par miracle, tu sais très bien que Thimár y mettrait un terme. Ou Kingsford lui-même. C’est bien trop contraire à la sagesse admise. Je vais lancer la question du type de plateforme qui a pu recueillir ces données mais je ne proposerai aucune conclusion. Si quelqu’un me demande ce que je pense, je le dirai, mais j’espère que ça ne sera pas le cas. Parce que, sans autres éléments que mes déductions, je ne convaincrai jamais les pouvoirs en place que je ne suis pas fou. Or, si on décide que je suis fou, on me collera sur la touche si vite que ça me fera tourner la tête, et je ne pourrai absolument rien faire si la catastrophe se précise. » Ce que j’apprécierais, c’est que tu gardes les yeux et l’esprit ouverts. Je soupçonne qu’il existe encore plus de rapports d’observateurs des forces de défense locales que nous n’en avons reçu. Soit je me trompe beaucoup, soit ils ont été mis à la poubelle en tant que « fables manifestes », quelque part entre leur source et nous. Mais si on s’informe très discrètement, toi et moi, on en dénichera peut-être quelques-uns. Ensuite, on arrivera peut-être aussi à tirer une partie des conclusions dont on aura besoin si la tempête de merde se déchaîne bel et bien. — Les Manties ne sont sûrement pas si bêtes, dit doucement Teague, sur le ton qu’on prend pour se convaincre soi-même. Quel que soit leur avantage technologique, ils savent forcément qu’ils ne peuvent pas affronter la Ligue solarienne et l’emporter. Pas à long terme. Ils ne sont pas assez gros pour ça – même s’ils confirment leur annexion du Talbot. — Ils sont peut-être ou peut-être pas aussi bêtes, répondit al-Fanudahi. S’ils ont vraiment envoyé cet amiral du Pic-d’Or en Nouvelle-Toscane pour présenter les exigences qu’ils ont exposées, je ne suis pas si sûr qu’ils ne soient pas prêts à se dresser contre nous, aussi stupide que ça puisse paraître. Et, même si tu as raison, s’ils ne peuvent pas gagner au bout du compte – et j’ai tendance à penser que c’est le cas –, Dieu seul sait combien de milliers des nôtres vont se faire tuer avant que les Manties ne perdent. Je crois que ni toi ni moi ne dormirons très bien si nous restons là à attendre que ça se passe. Au point où on en est, personne ne prendra au sérieux des avertissements venant de moi, mais il faut qu’on se mette ensemble à reconstituer la vérité, parce que, si ça nous pète à la gueule, quelqu’un aura besoin des informations les plus précises qu’on pourra fournir. Et, qui sait ? quel qu’il soit, ce « quelqu’un » finira peut-être même par s’en rendre compte. » « Nous arrivons au point de déploiement, commodore. — Merci, capitaine Jacobi », répondit le commodore Karol Øtsby en adressant un signe de tête à la femme sur son écran de com. Le capitaine Rachel Jacobi, quoique pouvant paraître un peu jeune pour son grade, ressemblait à n’importe quel officier du service marchand. Les apparences étaient parfois trompeuses, et pas seulement à cause du prolong. Jacobi était encore plus jeune qu’elle n’en avait l’air pour son véritable grade et elle servait en outre dans une flotte dont la Galaxie ignorait – encore – l’existence. « Portes du hangar en cours d’ouverture, monsieur », déclara une autre voix, et 0tsby se tourna vers le capitaine Éric Masters, à l’autre bout de la passerelle étriquée. Si Jacobi paraissait jeune pour son grade, Masters semblait trop gradé pour commander un vaisseau à peine plus gros qu’une frégate d’antan mais, encore une fois, les apparences étaient trompeuses. Malgré sa petite taille (il n’avait pas de pont d’état-major, et le commodore ne pouvait pas même caser tout son état-major réduit sur son pont de commandement), le VFAM Caméléon, le vaisseau amiral d’Øtsby, était un élément totalement nouveau dans l’histoire des guerres galactiques. Qu’il dût se montrer à la hauteur de son nom et des espoirs investis en lui restait à voir… et dépendrait énormément des performances d’Øtsby, de Masters et du reste de l’équipage. « Mon panneau indique que les portes sont grandes ouvertes, commodore, dit Jacobi. Vous confirmez ? — Confirmation, monsieur ? » demanda Masters. 0tsby hocha la tête puis se retourna vers Jacobi. « Nous confirmons l’ouverture complète des portes, capitaine, dit-il sur un ton formel. — En ce cas, monsieur, bonne chasse. — Merci, capitaine Jacobi. » Le commodore acquiesça à nouveau avant de faire pivoter son fauteuil vers Masters. « Quand vous voulez, capitaine Masters. — Bien, monsieur. » L’intéressé se tourna vers son astrogateur et timonier. « Faites-nous sortir », dit-il simplement. Le Caméléon frémit quand le réseau de rayons tracteurs et presseurs qui le maintenaient centré dans la vaste cale numéro deux du cargo Wallaby fut enfin coupé. Le délicat souffle d’air comprimé des réacteurs fixés à sa proue le fit dériver vers l’arrière sans les feux d’artifice de ses réacteurs à fusion normaux. Lesquels auraient été… contre-indiqués à l’intérieur d’un vaisseau, songea 0tsby en fixant le visuel, tandis que défilaient devant lui les cloisons de la cale. Quoique ce fût leur premier déploiement de combat, officiers et équipage avaient pratiqué la manœuvre des dizaines de fois avant de quitter le système de Mesa. Le commodore ne se faisait donc aucun souci quant à cette étape-là de la mission, et ses pensées dérivèrent vers le reste. Pas la peine de t’en faire déjà pour ça, se dit-il fermement. Même si Topolev et toi avez tiré la cible la plus difficile. Au moins, vous n’avez pas autant de chemin à parcourir que Colenso et Sung pour atteindre votre objectif. Sung ne sera même pas encore déployé avant une semaine. La manœuvre de déploiement demanda un bon moment mais nul n’était pressé ni ne voulait risquer un accident de dernière minute potentiellement catastrophique. Le Wallaby, ayant opéré sa translation alpha trente minutes plus tôt, se trouvait encore à plusieurs heures du nœud du trou de ver qu’il était ostensiblement venu emprunter. À pareille distance, même un bâtiment conventionnel de la taille du Caméléon aurait presque à coup sûr été invisible, y compris à des capteurs manticoriens (en supposant son pacha assez malin pour ne pas hisser ses bandes gravitiques, en tout cas). Toutefois, nul ne voulait prendre le moindre risque. Le Caméléon se dégagea du Wallaby tel un requin de la Vieille Terre sortant la queue la première du ventre de sa mère, et les réacteurs modifiés s’en détachèrent quand sautèrent les charges prévues à cet effet. Tandis qu’ils disparaissaient dans les ténèbres épaisses – à pareille distance de la primaire du système, même son reflet sur les flancs du vaisseau était à peine visible –, 0tsby continua de fixer son écran sur lequel s’éloignaient les constellations de lumières parant telles des pierres précieuses l’immense falaise qu’était la coque du cargo. « Séparation confirmée, monsieur, annonça l’astrogateur de Masters. — Très bien. Communications, avons-nous le contact avec le reste de l’escadre ? — Oui, monsieur. Le Fantôme vient de se brancher dans le réseau. La télémétrie est en route et nominale. — Très bien, répéta Masters avant de se tourner vers son second. Faites-nous passer en mode furtif et branchez l’araignée, Chris, dit-il. — À vos ordres. » Le capitaine de frégate Christopher Delvecchio tapa une suite de commandes puis adressa un signe de tête à l’astrogateur. « Mode furtif enclenché, monsieur. À vous le vaisseau, astro. — À vos ordres, monsieur, à moi le vaisseau », répondit l’astrogateur. Le VFAM Caméléon et ses compagnons se réorientèrent pour accélérer lentement, invisibles au sein du cocon protecteur de leurs champs furtifs, en direction de la composante primaire du système stellaire connu sous le nom de Manticore. CHAPITRE QUARANTE-NEUF « Eh bien, il semble que nos bons amis de Chicago ne soient pas si pressés que ça, finalement, hein ? » L’intonation d’Élisabeth Winton était assez caustique pour remplacer avantageusement la soude, songea le baron de Grandville. Cela dit, elle avait absolument raison. « Ils n’ont reçu notre note que depuis une dizaine de jours, madame », fit remarquer Sir Anthony Langtry. Grandville et lui occupaient des fauteuils confortables dans le bureau privé de la reine, près de sa table de travail. Tous les deux avaient mangé plus tôt, aussi se contentaient-ils d’un café, mais on venait de desservir le déjeuner d’Élisabeth, laquelle sirotait encore une chope de bière. « Bien sûr, Tony, dit-elle en agitant son verre. Et combien de temps nous faudrait-il, à nous, pour répondre à un message officiel déclarant que nous avons tué des spatiaux étrangers sans provocation ? Surtout si on nous envoyait aussi les données de capteurs détaillées de l’événement… et si on nous informait qu’une force spatiale importante est en route pour tirer l’affaire au clair ? — Bien reçu, madame », soupira Langtry, tandis que Grand-ville grimaçait. La reine avait effectivement raison. Elle avait raison du tout au tout, songea le Premier ministre, maussade. En supposant que la Ligue ait décidé de répondre sur-le-champ, sa réponse aurait pu atteindre Manticore au moins quatre jours T plus tôt. Même si ses dirigeants n’avaient pas voulu envoyer de réponse officielle aussi vite, ils auraient pu au moins accuser réception du message ! Le ministère des Affaires étrangères avait reçu confirmation par Lyman Carmichael de son rendez-vous avec Roelas y Valiente, ainsi qu’un mémo résumant l’échange verbal sans grand intérêt qui s’était alors déroulé. Mais on n’avait rien d’autre. Pour le moment, le gouvernement de la Ligue solarienne se contentait d’ignorer la communication. Voilà qui pouvait être considéré – et, en l’occurrence, sûrement avec justesse – comme une insulte délibérée. « Ils cherchent à nous dire quelque chose par leur silence, déclara-t-il, presque aussi acide que la reine. Voyons un peu : qu’est-ce que ça pourrait être ? Que nous sommes trop insignifiants pour être pris au sérieux ? Qu’ils s’occuperont de nous quand bon leur semblera ? Que nous ne devons pas entretenir de faux espoirs quant à la probabilité qu’ils admettent la culpabilité de Byng ? Qu’il fera froid en enfer avant qu’ils ne reconnaissent avoir commis une erreur quelconque ? — Je dirais : le tout à la fois, suggéra Langtry. — Ma foi, c’est très bête de leur part, mais on ne peut pas prétendre qu’on ne s’y attendait pas, hein ? fit Élisabeth. — Non, soupira Grandville. — Alors il est grand temps de remettre les pendules à l’heure, dit-elle, grave. Ne te méprends pas, Willie, ce n’est pas le célèbre caractère des Winton qui s’exprime, et je n’ai pas hâte d’envoyer un nouveau message avant que nous n’ayons eu des nouvelles de Mike. Il ne faut surtout pas qu’on ait l’air de gamins anxieux harcelant un adulte pour le faire réagir ! Par ailleurs, je le soupçonne fort, quand nous saurons où en est Mike, nous aurons toutes les raisons du monde d’envoyer un deuxième message, encore plus sec. En revanche, il est peut-être temps de rendre l’affaire publique. — Sa Majesté n’a pas tort, Willie », dit doucement Langtry. Comme Grandville se tournait vers lui, il renifla. « Je n’ai pas plus hâte qu’un autre d’enflammer l’opinion publique, mais soyons réalistes. Comme vous venez de le dire, quatre jours font un délai trop long pour une explication simple façon « retard de courrier ». Il s’agit d’une insulte calculée, quelle que soit leur raison de nous l’infliger, et vous savez la part des perceptions dans toute diplomatie efficace. » Il secoua la tête. « Si nous laissons passer un camouflet pareil, ils concluront qu’ils ont raison de nous ignorer jusqu’à pouvoir nous imposer leur solution du problème. — D’accord, lâcha Grandville après quelques instants de silence. Cela dit, je m’inquiète toujours beaucoup de la réaction des médias solariens. Surtout si on leur présente ça comme les allégations fantaisistes d’une bande de néobarbares qu’ils méprisent déjà. — Ça finira par arriver de toute façon, remarqua Élisabeth. — Je sais. » Le Premier ministre but une gorgée de café puis reposa la tasse sur sa soucoupe et se frotta les yeux, pensif. La reine avait raison, se dit-il. Les premiers journalistes manticoriens avaient été briefés par le ministère des Affaires étrangères et l’Amirauté après que leurs rédacteurs en chef et eux avaient accepté la confidentialité requise par le gouvernement. Grandville aurait légalement pu invoquer l’Acte de défense du Royaume et leur imposer l’obligation de se taire jusqu’à nouvel ordre, mais cette clause-là de l’ADR n’avait pas été invoquée depuis soixante ans T. C’eût été inutile, car la presse du Royaume stellaire savait que la politique officielle, durant presque toutes ces années, avait été de se montrer aussi ouvert que possible en échange d’une retenue raisonnable de la part des journaux. Il n’avait pas l’intention de gâcher cette tradition de bonne volonté sans une sacrément bonne raison. Or, jusqu’à présent, les représentants des médias du Royaume stellaire au courant de l’affaire respectaient leur part du marché. Les premiers de leurs correspondants avaient dû atteindre Fuseau la veille, à bord d’un messager de l’Amirauté. Deux semaines plus tard, les rapports de ces envoyés spéciaux parviendraient aux rédacteurs par le nœud et il serait aussi inutile que néfaste de s’attendre à ce que leur contenu ne soit pas alors publié. Donc… « Vous avez tous les deux raison, admit-il. J’aimerais attendre encore un peu, cela dit. Pour deux motifs. Le premier est que les Solariens ont peut-être tout de même envoyé une réponse qui ne nous est pas encore parvenue. Le deuxième est que j’aimerais les gifler encore plus fort quand on libérera l’info. — Vraiment ? » Élisabeth haussa un sourcil et, sur le dossier de son fauteuil, Ariel leva la tête. « Ça me ferait plaisir, mais j’avoue ne pas voir exactement comment on va s’y prendre. — Je pensais à un passage de saint Paul, sauf qu’au lieu de leur faire du bien afin d’ « amasser des charbons ardents sur leur tête » je suis en faveur d’une retenue ostentatoire, répondit Grandville avec un sourire mauvais. Ce que je suggère, c’est de garder le secret encore quatre jours. Les Solariens auront eu deux fois le temps qu’il leur aurait fallu pour accuser réception de notre message, ce que précisera notre communiqué officiel. Nous expliquerons avoir attendu pour rendre la nouvelle publique qu’aient été prévenues les familles des équipages du commodore Chatterjee et que le gouvernement solarien ait eu le temps de nous répondre. À présent qu’il en a eu deux fois plus que nécessaire, toutefois, cacher la vérité ne servirait plus aucun but. — Et attendre autant prouve que nous avions en tête un délai spécifique depuis le début, ajouta Langtry. Nous ne nous contentons pas d’appeler les journalistes parce que l’absence de réponse des Solariens nous rend nerveux. — Exactement, acquiesça Grandville, toujours souriant. En tant qu’adultes de l’histoire, nous accordons un peu de temps supplémentaire aux enfants turbulents et capricieux avant de les dénoncer. Mais, toujours en tant qu’adultes, nous ne permettons pas à ces sales gosses de bouder éternellement dans leur coin en faisant la tête. — Ça me plaît », déclara Élisabeth après quelques instants de réflexion, et son sourire était encore plus mauvais que celui de son Premier ministre. Elle resta immobile une seconde puis but une autre gorgée de bière et se balança sur son fauteuil. « Bien, à présent que cette question est réglée, que décide-t-on quant à la suggestion de Catherine Montaigne de renforcer la sécurité de Torche ? Selon moi, c’est une idée qui a beaucoup de mérite, et pas seulement parce que Barregos et Roszâk se sont fait taper dessus aussi fort. Il y a de bonnes occasions de relations publiques là-dedans, sans parler de celle de nouer des liens plus étroits avec la flotte du secteur de Maya, ce qui ne peut pas nuire en ce qui concerne Erewhon. Donc…» « Je ne peux pas dire que votre rapport soit très agréable à lire, Michelle, déclara Augustus Khumalo, accablé. Cela dit, j’approuve tout ce que vous avez fait. — Heureuse de l’entendre, monsieur », répondit Michelle Henke, sincère. Khumalo et elle étaient assis face à face dans des fauteuils confortables, au sein de la cabine de jour de l’amiral à bord de l’Hercule, sirotant un excellent cognac dans de grands verres à liqueur. Michelle appréciait bien plus qu’à l’ordinaire de sentir la chaleur réconfortante de l’alcool glisser dans sa gorge tel un épais feu de miel. Et je le mérite, se dit-elle en s’autorisant une nouvelle gorgée. Peut-être pas pour ce qui s’est produit en Nouvelle-Toscane mais au moins pour m’être accommodée des journalistes apprivoisés de la baronne de Méduse. En fait, elle le savait, les journalistes en question – Marguerite Attunga, du Service des informations manticoriennes ; Efron Imbar des Nouvelles du Royaume stellaire ; et Consuela Redondo, de l’Association des actualités sphinxiennes – avaient été très gentils avec elle. Si aucun n’avait eu la maladresse de le dire, leurs supérieurs et eux avaient à l’évidence été briefés avant de se voir communiquer ce qui promettait d’être une des affaires les plus sensationnelles de l’histoire du Royaume. Surtout à présent que la situation venait de s’envenimer en Nouvelle-Toscane. Par malheur, ils restaient des journalistes qui devaient faire leur travail, aussi coopératifs qu’ils se fussent montrés cette fois-ci, et Michelle détestait être obligée de s’asseoir devant leurs caméras en sachant que tout le Royaume verrait et entendrait ses réponses à leurs questions. Ce n’était pas de la nervosité – du moins elle ne le croyait pas. Ou bien si, mais pas à un niveau personnel. Ce qui l’inquiétait vraiment, admit-elle enfin, c’était de dire ou faire une bêtise, et que son grade ajouté à sa proximité du trône hisse son erreur au rang de catastrophe. « J’admets que la situation n’a pas grand-chose de réjouissant, monsieur, continua-t-elle en chassant – en grande partie – ses réflexions sur un potentiel désastre médiatique portant son nom. En fait, je me demande s’il était si malin de dépêcher le Reprise en Meyers avant de savoir exactement ce qui allait se passer en Nouvelle-Toscane. Surtout que je n’ai pu empêcher les Solariens d’envoyer un messager. — Cette décision a été prise par la baronne de Méduse… et par moi, lui dit Khumalo. Si je me souviens bien, vous avez toujours été contre. — Oui, monsieur, mais pas pour les raisons qui me le font regretter aujourd’hui. Je n’avais pas envie de télégraphier des infos à la Sécurité aux frontières et à la Flotte de la Ligue. Je ne craignais pas qu’un de nos vaisseaux se trouve face à une bordée de missiles au moment où il pointerait son nez. — Le capitaine Denton est compétent, consciencieux, et ce n’est pas un imbécile, remarqua Khumalo. Je pense qu’il l’a bien montré en Péquod, et il suivra les protocoles établis. Avant que le Reprise n’arrive à portée d’un vaisseau solarien, monsieur O’Shaughnessy aura transmis par com le message de la baronne de Méduse. En outre, sur mon ordre spécifique, Denton conduira un balayage du système par Cavalier fantôme avant même que le Reprise ne branche son transpondeur. Je l’ai autorisé à exercer son jugement s’il remarque quoi que ce soit d’inquiétant, et il a aussi pour instruction de demeurer hors de portée des armes de toute unité solarienne tant que le commissaire Verrochio n’aura pas garanti la sécurité de notre envoyé en fonction de la loi interstellaire ? — Je sais, monsieur, dit Michelle, sombre. Ce que je crains, c’est que Verrochio donne sa garantie puis fasse tout de même sauter le Reprise. » Malgré ce qui s’était déjà produit, Khumalo parut choqué. Son interlocutrice lui lança un sourire crispé. « Monsieur Van Dort, le commodore Terekhov et moi avons longuement discuté de la situation. Il nous paraît évident, d’après ce qu’ont dit Vézien et ses ministres, que nous sommes en présence d’une opération très complexe, très chère et très ambitieuse. Je parlerais bien de complot, sauf qu’il nous semble – qu’il me semble – que c’est un groupe extérieur qui tire les ficelles alors que la plupart des gens accomplissant le sale boulot n’ont pas la moindre idée de l’objectif ultime. Ce sont peut-être des conspirateurs, mais qui n’appartiennent pas à la même conspiration que le marionnettiste derrière eux, si vous voyez ce que je veux dire. — Et vous estimez tous les trois que, ce marionnettiste, c’est Manpower ? — Oui, monsieur. — C’est aussi ce que nous pensons, la baronne de Méduse et moi, avoua Khumalo avant de sourire devant son expression surprise. Ainsi que je le disais, nous avons lu votre rapport et sommes en accord total avec vos conclusions. Et, comme vous, nous sommes très inquiets de l’ampleur apparente des intentions et ambitions de Manpower – sans commune mesure avec ce que nous aurions attendu d’eux, même après Monica et l’affaire de Nordbrandt. Et j’estime aussi troublante que vous l’influence nécessaire pour avoir fait muter Byng. Vous avez parfaitement raison : cette entreprise se conduit comme si elle se prenait pour une nation stellaire à part entière. — Ce qui m’inquiète encore plus, surtout pour le Reprise, c’est que Manpower ait manœuvré pour faire nommer un officier comme Byng – un type à appuyer sur la détente sans ciller dans les circonstances appropriées – à un poste critique en Nouvelle-Toscane. Si la même opération a eu lieu en Meyers et s’il y a une autre Anisimovna sur place pour fournir le stimulus adéquat au bon moment, il est possible qu’un officier solarien « hors contrôle » canarde Denton au mépris des garanties de Verrochio. Après tout, ils ont déjà deux incidents. Pourquoi pas trois ? — Ça, c’est une idée déplaisante, dit doucement Khumalo. Vous croyez que Verrochio serait dans le coup ? — Je n’ai aucune idée précise en ce qui concerne cet aspect de la question, monsieur. » Michelle secoua la tête. « Nous savons qu’il était plus ou moins dans la poche des Mesans la dernière fois, donc je ne vois aucune raison de le croire blanc comme neige cette fois-ci. Toutefois, Vézien était tout autant dans leur poche et ils l’ont cependant gardé hors du circuit quand ils ont appuyé sur les boutons de Byng. Je dirais qu’ils ont démontré une très bonne analyse de ce qu’ils pouvaient raisonnablement – au sens large – demander à un de leurs outils. S’ils ont besoin de provoquer un événement qu’il est sûr de désapprouver, ils s’arrangent pour arriver à leurs fins sans l’en avertir. Ç’a été le cas pour Vézien. Je ne doute pas qu’il se soit attendu à un incident entre les vaisseaux de Byng et les nôtres, et je crois que la mort d’un certain nombre des nôtres ne lui aurait pas tiré une larme, mais il ne s’attendait nullement à ce que la confrontation ait lieu au beau milieu de la Nouvelle-Toscane, et il ne comptait certes pas que l’explosion de Giselle fournirait l’étincelle ! Par ailleurs, il connaît la politique du Royaume stellaire quand on tire sur un de ses vaisseaux sans sommation. Croyez-moi, il ne comptait pas ouvrir le feu lui-même et il ne pensait en aucun cas que cela se produirait sur le pas de sa porte. Je ne vois donc aucune raison de supposer que Verrochio est fatalement au courant si un Byng deuxième édition est prévu en Meyers. — Génial, soupira Khumalo. — Je crains que ce ne soit pas tout, monsieur. Tout ce qu’on a pu fournir à Byng, c’étaient des croiseurs de combat. L’amiral Crandall dispose de bien plus que ça sous ses ordres. — Vous croyez que cet amiral Crandall existe vraiment ? — C’est une bonne question. Anisimovna en a parlé à Vézien et aux autres Néo-Toscans, mais personne sur la planète ne les a vus, ni lui ni ses vaisseaux. Étant donné ce qui est arrivé à Giselle, il est clair qu’Anisimovna n’aurait eu aucun scrupule à mentir sur un petit détail tel que cinquante ou soixante supercuirassés. Et j’aimerais beaucoup me dire que, s’il est possible de faire nommer dans la Flotte des frontières un amiral de la Flotte de guerre vouant une haine pathologique à Manticore, faire manœuvrer toute une force de vaisseaux du mur aussi loin dans la brousse serait une autre histoire. Si les Mesans ont une telle influence, s’ils peuvent déplacer des groupes d’intervention et des forces de combat comme des pièces d’échecs ou de dames, on les sous-estime rudement depuis très, très longtemps. Et, alors, comment savoir ce que ces fumiers préparent d’autre ? » Tous les deux se regardèrent, l’air maussade, durant plusieurs minutes silencieuses, puis Khumalo poussa un nouveau et long soupir. Il but une généreuse gorgée de cognac, secoua la tête et adressa un sourire en coin à son interlocutrice. « Aivars et vous avez le chic pour illuminer mes journées, hein, milady ? — Je n’irai pas jusqu’à dire que nous le faisons exprès, monsieur, répondit Michelle avec un sourire identique. — Je le sais bien. C’est d’ailleurs en partie ce qui rend cela tellement… ironique. » Comme elle paraissait surprise, il ricana, un peu caustique. « Pendant longtemps, j’ai été convaincu qu’on m’avait envoyé – et laissé – dans le Talbot parce que l’amas était le cadet des soucis de l’Amirauté. Pour être franc, j’entretiens encore des soupçons là-dessus. » Il lui adressa un sourire plus chaleureux. Elle espéra avoir contenu sa surprise de l’entendre parler ainsi. Que ce fût en accord avec sa propre vue de la situation rendait encore plus remarquable le fait qu’il abordât le sujet. Surtout avec aussi peu d’amertume perceptible. « Pour être juste, continua-t-il, je suis relativement certain que l’Amirauté Janacek m’a muté ici en raison de mes liens avec l’Association des conservateurs et de ma parenté, quoique bien plus lointaine que la vôtre, avec la reine. Cela mettait en place ici un élément considéré comme « sûr », et mes liens avec la dynastie ne nuisaient nullement en termes de prestige local. Mais personne n’a jamais éprouvé d’intérêt à fournir au poste de Talbot les vaisseaux requis pour assurer la sécurité d’un aussi vaste volume d’espace. C’était une situation du genre « on classe et on oublie ». » Quand le nouveau gouvernement s’est installé, je me suis demandé combien de temps je resterais avant qu’on me rappelle à la maison. La politique étant ce qu’elle est, je ne m’attendais pas à rester très longtemps et j’ai trouvé très désagréable d’attendre la chute du couperet. Ensuite, il est devenu assez évident que le gouvernement Grandville accordait une priorité plus faible au Talbot qu’à la Silésie et je ne pouvais discuter la logique de ce choix. Je suis donc resté à m’ennuyer dans cette affectation secondaire – voire tertiaire – au milieu de nulle part, en étant persuadé qu’il ne m’arriverait rien de plus exaltant que de chasser un pirate occasionnel en attendant d’être relevé de mes fonctions et condamné à l’inaction en touchant une demi-solde. » De toute évidence, la situation a changé. — Je pense qu’on peut estimer sans trop de risque d’erreur que c’est le cas, monsieur, dit Michelle. Et, si vous voulez bien me pardonner, puisque vous êtes si franc et ouvert avec moi, j’aimerais vous présenter des excuses. » Comme il levait un sourcil, elle haussa les épaules. « Je crains que mon évaluation des raisons pour lesquelles vous étiez ici n’ait été très proche de la vôtre, admit-elle. C’est de cela que je vous prie de m’excuser car, même si le raisonnement qui vous a valu votre poste est celui que vous venez d’exposer, nous avons de la chance que vous soyez là, vous l’avez amplement démontré. » Elle soutint son regard, le laissant voir la sincérité qui habitait le sien. Au bout d’un moment, il hocha la tête. « Merci, dit-il. Et vos excuses étaient inutiles : je suis sûr que vous aviez raison depuis le début. » Il y eut un autre moment de silence, puis Khumalo se secoua. « Pour en revenir à l’hypothétique amiral Crandall, dit-il sur un ton volontairement plus léger, je dois m’avouer assez soulagé par une des dépêches que j’ai reçues avant-hier. — Puis-je vous demander de quelle dépêche il s’agit, monsieur ? — Oui, vous pouvez. Après tout… (cette fois, son sourire était chargé d’ironie) c’est la raison pour laquelle j’ai glissé cela d’un ton badin dans la conversation, amiral du Pic-d’Or. — Vraiment, amiral Khumalo ? répondit-elle en levant son verre de cognac en un petit salut. — Vraiment, fit-il, avant de redevenir sérieux. La dépêche en question m’informait que, quoi qui puisse se passer chez nous, l’amiral Oversteegen et son escadre vont tout de même arriver en Fuseau. Je les attends d’ici douze à quinze jours T. — Dieu merci ! s’exclama Michelle avec une sincérité intense, quoique maîtrisée. — Tout à fait d’accord. Après la bataille de Manticore, il leur a fallu un peu de temps, chez nous, pour se sentir assez à l’aise et le relâcher. Je ne dispose pas encore d’une date d’arrivée exacte mais le processus est en cours. Si j’ai bien compris, l’amiral accompagnera une autre escadre de Saganami-C et je suis sûr que nous serons tous soulagés de les voir. — D’après la performance des Solariens en Nouvelle-Toscane et ce que mes gens ont trouvé sur les vaisseaux capturés, je pense qu’avec Michael et une autre escadre de « Charlie » on devrait pouvoir gérer tout ce qu’on a des chances de rencontrer, en dessous du mur. — Je n’en doute pas, conclut Khumalo, encore plus sérieux. Mais c’est bien le problème. Je ne m’inquiète pas tellement non plus de quoi que ce soit en dessous du mur. » « Qu’est-ce qui s’est passé en Nouvelle-Toscane, à ton avis ? » demanda le lieutenant Aphrodite Jackson, l’officier GE du HMS Reprise. Le lieutenant Heather McGill, l’officier tactique du contre-torpilleur, leva les yeux de son liseur. Les deux femmes, en repos, étaient installées dans la salle de garde. À ce moment, les mains de l’OGE s’employaient à confectionner un sandwich à l’aide des restes du dîner disposés en un buffet. Heather eut un petit sourire : les promotions étaient rapides dans la branche de la guerre électronique, surtout par les temps qui couraient – la tendance ne ferait sans doute que s’amplifier quand les nouveaux vaisseaux seraient mis en service en Manticore – et Jackson n’était qu’enseigne de vaisseau de première classe à son arrivée à bord du Reprise. En fait, son grade actuel était techniquement provisoire (même si nul ne doutait qu’il serait confirmé en temps utile). En conséquence, quoique McGill n’eût pas encore fêté son vingt-cinquième anniversaire (calendrier standard), Jackson avait neuf bons ans T de moins qu’elle. Pourtant, à certains moments, Heather sentait entre elles une différence d’âge encore bien plus grande. Sa cadette souffrait souvent de la perpétuelle faim dévorante qui affligeait tous les aspirants et elle manifestait un empressement de jeune chiot. Peut-être était-ce en partie la raison pour laquelle l’officier tactique l’avait plus ou moins prise sous son aile, en dehors du service aussi bien que pendant. « Je ne sais pas, Aphrodite, répondit-elle enfin. Mais je sais ce qui a dû se passer si cet imbécile de Byng n’a pas fait ce qu’on lui a dit. » Les yeux bleus de Jackson quittèrent son assiette et s’assombrirent. Au contraire de sa compagne, elle n’avait aucune expérience du combat ; ce qui était arrivé aux contre-torpilleurs du commodore Chatterjee lui avait causé un choc. Heather ne pouvait lui en vouloir. Elle-même avait sans doute eu de la chance d’être bien trop occupée lors de son premier contact avec la violence pour beaucoup y songer. Même si, sur le moment, elle ne s’était pas estimée très chanceuse. Toutefois, elle avait au moins été trop… occupée durant l’opération Icare d’Esther McQueen pour s’appesantir sur les horreurs se déroulant autour d’elle. Elle effectuait alors son premier déploiement, presque dix ans T plus tôt, et elle avait eu très peu de temps pour songer à autre chose que la tâche à accomplir – et, avec de la chance, survivre – quand la sinistre chaîne de supercuirassés havriens avait surgi du mur hyper, toutes batteries en action. L’univers entier lui avait semblé devenir fou tandis que des lasers à rayons X mastiquaient cruellement son vaisseau et que trois de ses camarades aspirants étaient déchiquetés à moins de quinze mètres de son poste de travail. Mais Aphrodite Jackson n’avait jamais assisté à un combat. Par ailleurs, le capitaine Denton avait discrètement informé Heather que le lieutenant Thor Jackson était l’astrogateur du capitaine DesMoines à bord du HMS Roland, le vaisseau amiral du commodore Chatterjee. Elle n’avait ni vu ni senti les mêmes choses que son amie mais elle avait de toute évidence beaucoup d’imagination, et, comme tout l’équipage du Reprise, elle avait eu connaissance de l’iconographie tactique et visuelle de l’attaque sauvage, enregistrée avec une impitoyable précision par les plateformes du Tristan. Même en différé, la vitesse aveuglante avec laquelle ces trois contre-torpilleurs – et le grand frère d’Aphrodite – avaient été annihilés inspirait une authentique brutalité, dont Heather voyait encore à présent les fantômes au fond des yeux de sa compagne. « Je… Je n’arrive toujours pas à croire qu’ils soient tous morts, parfois, dit Jackson, d’une voix encore plus basse, et l’officier tactique eut un sourire triste. — Je sais. Et n’espère pas t’en remettre un jour. Les imbéciles te le promettent, parfois, tu sais, mais ce qui s’est passé reste en toi. Et ça ne devient pas plus facile la fois suivante – pas émotionnellement, en tout cas. Il faut juste trouver de quelle manière s’accommoder de ses souvenirs et continuer. Et ce n’est pas très facile non plus. — Comment tu fais, toi ? — Je ne sais pas vraiment, admit Heather. Dans mon cas, je pense que la tradition familiale aide beaucoup. » Elle eut un sourire un peu triste. « Il y a des McGill dans la Spatiale depuis aussi longtemps que des Saganami. Beaucoup se sont fait tuer, si bien qu’on a énormément l’expérience – en tant que famille – de cette douleur-là. Ma mère et mon père sont tous les deux officiers aussi. Bon, maman est détachée de Bassingford en ce moment – elle est psychologue et la Flotte la fait travailler avec le docteur Arif et sa commission sur les chats sylvestres – mais papa est capitaine de vaisseau et, d’après sa dernière lettre, il devrait prendre le commandement d’un des nouveaux Saganami-C. Entre eux deux, j’ai de qui tenir. Et puis… (son regard s’assombrit) il a fallu qu’on trouve tous un moyen de faire notre deuil quand mon frère Tom a été tué en Grendelsbane. — Je ne savais pas… à propos de ton frère, je veux dire, fit doucement l’OGE, et Heather haussa les épaules. — Je ne vois pas pourquoi tu l’aurais su. — Sans doute. » Jackson baissa les yeux le temps de finir de préparer son sandwich, qu’elle prit en main comme pour le manger, avant de le reposer. Comme sa compagne la considérait, interrogatrice, la tête inclinée sur le côté, elle émit un petit grognement. « Je tergiverse, dit-elle. — Je n’irai pas jusque-là, corrigea Heather, mais tu as l’air un peu préoccupée. Tu devrais peut-être me dire pourquoi, non ? — C’est juste…» commença Jackson, pour s’interrompre aussitôt. Elle baissa à nouveau les yeux, fixant ses doigts qui brisaient méthodiquement la croûte du pain. Puis elle prit une profonde inspiration et releva la tête, regardant l’officier tactique droit dans les yeux. Son regard n’était plus hésitant cette fois, il brûlait. « Je ne devrais pas mais ce dont j’ai vraiment envie, c’est que l’amiral du Pic-d’Or pulvérise tous ces enculés dans l’espace jusqu’au dernier, dit-elle, farouche. Je sais qu’il est mauvais de ressentir ça, que la plupart des gens à bord de ces vaisseaux n’ont aucune responsabilité dans ce qui s’est passé, et je sais même qu’on n’a vraiment pas besoin d’une guerre contre la Ligue solarienne. Mais, quand je pense à Thor – à tous ceux qui sont morts sans raison –, je ne veux pas qu’on réagisse comme il faut : je veux qu’on tue les gens qui ont tué mon frère et ses amis ! » Elle se tut, pinçant les lèvres, se détourna un instant puis se contraignit à sourire. C’était une expression dure, crispée – plutôt une grimace –, mais, à tout le moins, elle essayait, songea Heather. « Excuse-moi, dit Jackson. — De quoi ? » Sa compagne la regarda sans comprendre. « De vouloir qu’ils meurent ? Ne sois pas ridicule : évidemment que tu veux qu’ils meurent ! Ils ont tué quelqu’un que tu aimais, et tu es officier de la Spatiale. Un officier qui a choisi une spécialité de combat. Ça t’étonne que ton instinct et tes émotions veuillent que les gens qui ont tué ton frère paient leur crime ? — Ce n’est pas professionnel », protesta à demi l’OGE, avant d’avoir un geste de frustration, d’impatience. « Je veux dire : je devrais pouvoir prendre du recul et reconnaître que le mieux, pour tout le monde, serait de régler cette affaire sans qu’il y ait d’autres victimes. — Oh, ne sois pas bête ! » Heather secoua la tête. « Tu le reconnais, c’est bien pour ça que tu t’en veux d’avoir envie d’autre chose ! Et si tu crois que je vais te donner raison de t’en vouloir, tu vas être déçue. Si tu étais en position de choisir ce qui va se produire, et si tu laissais tes émotions te pousser à commettre un massacre inutile, là, oui, tu aurais un problème. Mais ce n’est pas le cas et je soupçonne que, si ça l’était, tu ferais quand même ce qui est juste, même si tu n’en avais pas envie. En attendant, je suis sûre qu’une jeune et jolie fille précoce comme toi peut sortir et trouver un tas de motifs plus rigolos pour se créer des regrets. » « Arrivée au mur hyper, monsieur, annonça le lieutenant Brunner. — Très bien », dit Lewis Denton à son astrogateur. Il jeta un coup d’œil au second maître de quart. « Passez le mot, je vous prie. — À vos ordres, répondit l’intéressé avant d’appuyer sur un bouton. À tout l’équipage, lança-t-il dans le système de com, paré pour la translation en espace normal. » Trente-deux secondes plus tard, l’équipage du HMS Reprise connaissait le malaise familier mais jamais vraiment descriptible d’une translation alpha, tandis que le bâtiment traversait le mur hyper et qu’apparaissait l’étoile Go du nom de Meyers, vingt-deux minutes-lumière plus loin. Le vaisseau s’était matérialisé presque sur l’hyperlimite, en une démonstration virtuose d’hypernavigation, et Denton sourit à Brunner. « Beau travail ! » dit-il. Le lieutenant lui rendit son sourire tandis que le Reprise modifiait légèrement sa trajectoire, alignait sa proue sur les coordonnées spatiales qu’occuperait la planète Meyers deux heures cinquante-trois minutes plus tard, et passait à cinq cents gravités d’accélération. Denton, de nouveau grave, se tourna vers Heather McGill. « Déployez les plateformes, canonnier, dit-il. — À vos ordres, plateformes alpha en cours de déploiement. » L’officier tactique adressa un signe de tête à Jackson, laquelle vérifia une dernière fois ses données puis appuya sur une touche. Heather vit des lumières rouges passer au vert et fixa son propre panneau de contrôle. « Les formations alpha ont dépassé les bandes gravitiques, monsieur, annonça-t-elle quelques instants plus tard. La furtivité est active et le déploiement semble conforme. » Elle consulta l’horloge. « plateformes bêta prêtes pour le lancement dans… dix minutes et trente et une secondes. — Très bien », acquiesça Denton en se rasseyant au fond de son siège. Son sourire n’était plus qu’un souvenir. Alors que son imagination lui montrait les plateformes Cavalier fantôme s’écartant du vaisseau à grande vitesse, scrutant le vide qui les entourait, le souvenir du dernier système stellaire occupé par des Solariens où avaient pénétré des contre-torpilleurs manticoriens durcissait son regard. Pas cette fois-ci, bande de salopards, songea-t-il froidement. Pas cette fois-ci. CHAPITRE CINQUANTE « Empreinte hyper, lieutenant », déclara le technicien sur capteurs. Le lieutenant Oliver Bristow se pencha par-dessus son épaule pour observer lui-même l’écran. Quoique centre administratif du secteur de Madras, le système de Meyers n’était pas une ruche bourdonnante de commerce interstellaire. Il voyait rarement plus de deux ou trois translations hyper par jour, et que plusieurs jours voire plusieurs semaines s’écoulent sans une seule arrivée n’avait rien d’étonnant. La circulation avait un peu augmenté après le fiasco de Monica mais la plupart des « enquêteurs spéciaux » et agents des services de l’inspecteur général étaient déjà repartis. Certains, pour autant que Bristow eût pu s’en rendre compte, ne s’étaient pas même donné la peine de défaire leurs bagages. Leur venue en Meyers suffisait à prouver leur dévouement à leur tâche, et ils n’avaient pas de raison d’enquêter pour de bon puisqu’on les avait informés des conclusions de leurs rapports avant même de les envoyer sur place. Les affaires avaient toutefois récemment repris pour le poste de contrôle. L’arrivée de la force d’intervention de l’amiral Crandall, trois semaines plus tôt, avait provoqué plus d’agitation que Bristow n’en avait jamais connu en Meyers. Les croiseurs de combat de l’amiral Byng représentaient déjà plus de puissance de feu qu’aucun système des Marges n’en connaîtrait sans doute jamais, mais ils n’étaient rien auprès de la 496e Force d’intervention. Bristow ne se rappelait pas avoir vu auparavant un seul vaisseau du mur dans ce trou, encore moins une force d’intervention complète, avec les unités de soutien appropriées. S’il ne savait pas trop ce que faisait là l’amiral Crandall, on pouvait parier qu’il ne s’agissait pas d’une promenade de santé, ce qui rendait les arrivées imprévues intéressantes. On ne savait jamais laquelle était ce qu’attendait Crandall, quoi que ce fût. « Qu’est-ce que vous en dites, Coker ? demanda-t-il. — Difficile de se prononcer à cette distance, monsieur. » Le second maître Alan Coker, comme Bristow, appartenait à la Hotte des frontières. Le lieutenant soupçonnait qu’un officier de la Flotte de guerre tel que ceux qui composaient l’état-major de Byng ou dirigeaient les supercuirassés de Crandall aurait jugé cette réponse lamentablement peu professionnelle. Ce n’était pas son cas. Sans doute en partie parce que, selon lui, contrairement à la plupart des officiers de la Flotte de guerre qu’il connaissait, le second maître Coker réussirait bel et bien à trouver son postérieur s’il se servait de ses deux mains. « On répète depuis des mois qu’il faut remplacer les capteurs couvrant ce secteur, reprit le sous-officier sur un ton assez aigre, et il n’y a vraiment pas à se vanter de la résolution qu’on obtient. Si je devais avancer une hypothèse, cela dit, d’après la signature d’impulseur, je dirais que c’est un contre-torpilleur. Ça peut aussi être un croiseur léger – certaines des flottes minables de la région ont encore des croiseurs affreusement petits – mais, en tout cas, je ne crois pas que ce soit plus gros. — Un croiseur léger ? répéta Bristow, qui se redressait lentement en se grattant un sourcil. — Peut-être, monsieur. Comme je disais, ça ressemble plus à un contre-torpilleur, répondit Coker, et son supérieur hocha la tête. — Tenez-le à l’œil. Prévenez-moi dès qu’il branche son transpondeur. — À vos ordres. » Bristow tapota l’épaule du second maître, croisa les mains dans le dos puis, pensif, fit lentement les cent pas dans le compartiment étroit. Coker avait raison en ce qui concernait l’état des capteurs mais il était passé maître dans l’art de se faire obéir d’un matériel inadéquat, et il avait l’œil pour identifier les vaisseaux. S’il disait que c’était un contre-torpilleur, c’était donc sans doute un contre-torpilleur. Ce qui était intéressant puisque, autant que Bristow le sût, les seuls contre-torpilleurs solariens du secteur étaient partis avec l’amiral Byng ou encore ici même, en Meyers. « Permission de monter sur la passerelle, commandant ? » Grégor O’Shaughnessy avait eu d’occasionnels moments de désaccord avec les militaires du Royaume stellaire, mais il avait appris en cours de route les rudiments de la politesse spatiale et, à bord d’un vaisseau, veillait à observer le protocole. Ce n’était pas là ce que Denton attendait d’un homme suivi d’une telle réputation acerbe, aussi se demandait-il parfois si l’analyste ne faisait pas preuve de prudence en raison de ses antécédents. Que ce fût ou non le cas, il s’était efforcé – avec succès – d’être un agréable passager durant leur voyage de presque six semaines entre Fuseau et Meyers. « Permission accordée, monsieur O’Shaughnessy », dit Denton en désignant, à la gauche d’Heather McGill, le fauteuil libre qu’aurait occupé l’enseigne Varislav, le jeune officier tactique subalterne, durant un branle-bas de combat. « Asseyez-vous, invita-t-il. — Merci, commandant. » O’Shaughnessy gagna le siège désigné et s’y installa, prenant soin de garder les mains loin de la console devant lui et des pavés de touches inclus dans les accoudoirs du siège. Heather tourna la tête pour lui adresser un sourire qu’il lui rendit. Le capitaine Denton garait normalement l’analyste à la place de l’OTS lorsqu’il visitait la passerelle, aussi la jeune femme en était-elle arrivée à bien mieux le connaître qu’elle ne s’y fût attendue. Bien qu’elle eût verrouillé les pavés de contrôle qu’il évitait avec tant de soin, elle n’avait aucune intention de le lui dire. D’abord parce qu’elle ne voulait pas avoir l’air de douter qu’il sût maîtriser ses mains, ensuite parce que la prudence qu’il exerçait était assez touchante – presque émouvante. Heather en revint à ses écrans, observant l’hémisphère de plus en plus vaste couvert par ses plateformes Cavalier fantôme. À mesure que le Reprise s’enfoncerait dans le système et que les capteurs se resserreraient derrière lui pour surveiller ses arrières, ce volume se changerait en sphère complète, mais, pour l’heure, l’attention du commandant et celle de l’officier tactique étaient focalisées sur le cône antérieur de la zone de surveillance. L’hypertranslation du Reprise datait de trente-cinq minutes. Le contre-torpilleur avait parcouru un peu moins de trente-deux millions de kilomètres au sein du système, à une vélocité d’approche atteignant désormais 20 296 km/s. Durant la même période, les plateformes Cavalier fantôme qui l’escortaient à l’accélération réduite (pour elles) de cinq mille gravités, afin de demeurer furtives, avaient dépassé de trois minutes leur heure de renversement. Ayant plus de soixante millions de kilomètres d’avance sur le contre-torpilleur, leur vitesse ramenée à 85 413 km/s, elles se trouvaient à soixante-treize millions de kilomètres de Meyers, quatre minutes-lumière, donc assez près pour que leurs instruments passifs recueillent des informations plus détaillées. Heather attendait patiemment, le commandant ayant décidé qu’on se servirait de lasers directionnels plutôt que des capacités supraluminiques des plateformes. En conséquence, tout ce qu’elle verrait daterait d’un peu plus de quatre minutes. Elle ne pensait toutefois pas que ce délai aurait de graves conséquences, car ce n’était pas comme si quiconque… Une icône imprévue apparut soudain sur son écran. Une autre la suivit, puis une autre encore, et la barre de données latérale se mit à clignoter, à se transformer. « Capitaine, s’entendit-elle dire calmement, je détecte des signaux inattendus. Beaucoup de signaux. » « Vous en êtes tout à fait sûr, commandant ? — Oui, monsieur O’Shaughnessy, tout à fait, répondit Lewis Denton, s’adressant un peu plus fraîchement qu’il ne l’aurait voulu au représentant personnel de la baronne de Méduse. — Pardon, se reprit vivement ce dernier. Je ne mets pas en doute la compétence de votre personnel, et surtout pas celle du lieutenant McGill. J’ai seulement un peu de mal à assimiler les implications. Ma remarque était à classer dans la catégorie des questions redondantes qu’on pose pour laisser à son cerveau le temps de se remettre en marche. — Vos excuses sont inutiles, assura Denton sur un ton plus normal. Je ne vous en veux pas : je ne m’attendais pas non plus à trouver un truc pareil dans les Marges. Et, entre nous, ça ne me fait pas tellement plaisir. — Nos avis concordent de manière étonnante », répliqua O’Shaughnessy. Denton eut un reniflement sonore avant de se retourner vers le répétiteur tactique mis à jour. Le Reprise avait cessé d’accélérer vingt-six minutes plus tôt, pour adopter une course balistique. Dans l’intervalle, ses plateformes de reconnaissance avaient atteint leur but, se dispersant pour englober Meyers à une distance d’à peine quinze secondes-lumière. D’aussi près, aucune erreur n’était possible : il y avait bien soixante et onze supercuirassés solariens, flanqués de seize croiseurs de combat, de douze croiseurs lourds, vingt-trois croiseurs légers et dix-huit contre-torpilleurs en orbite autour de la planète. Sans parler des trois bâtiments de radoub, des deux douzaines de vaisseaux dépôt et de ce qui ressemble à deux transports de munitions. On dirait que la Nouvelle-Toscane n’est pas le seul système stellaire de la région à bénéficier de l’attention de la Flotte de guerre, ces temps-ci, songea Denton, ironique. « Puis-je vous poser une question, monsieur O’Shaughnessy ? demanda-t-il. — Toutes les questions que vous voulez, commandant. » L’analyste se tourna vers lui, l’air grave. « Dans une situation pareille, vous avez le droit d’apprendre tout ce que vous estimez avoir besoin de savoir. — Merci, monsieur. J’apprécie. Ce que je me demandais, c’est si quelqu’un a une théorie pour expliquer comment un amiral de la Flotte de guerre en est arrivé à commander un groupe d’intervention de la Flotte des frontières. — D’après ce que nous savons de Byng, ce n’est pas un pur hasard, répondit O’Shaughnessy. Il hait la Flotte des frontières. Pas autant qu’il ne nous hait, nous, peut-être, mais bien assez. Et il a suffisamment de relations pour éviter une affectation pareille sans se donner de mal. En outre, on a dû pousser les hauts cris au sein de la Flotte des frontières quand on s’est aperçu qu’on était censé abandonner un commandement pareil à un officier de la Flotte de guerre, surtout celui-là. Il a fallu qu’une personne disposant d’une influence énorme le fasse nommer à ce poste, et il a fallu qu’il veuille l’accepter. — C’est à peu près ce que je me disais, acquiesça Denton. Si je pose la question, c’est que je ne crois franchement pas que ces gens-là… (il désigna l’écran du menton) soient là par un pur hasard eux non plus. Je pense qu’il y a un rapport entre eux et Byng. En fait, tout ça m’a l’air de suggérer assez clairement que nous sommes en butte à une machination. — Je crains beaucoup d’être d’accord avec vous, déclara O’Shaughnessy sur un ton lourd. J’adorerais que ce ne soit pas le cas, et je suppose qu’il peut y avoir une autre explication, mais, s’il y en a une, je ne l’ai pas encore trouvée. — Je ne crois pas que Byng ait tiré sur le commodore Chatterjee par accident ou sous l’effet de la panique. » La voix de Denton était dure, tranchante. « Plus maintenant. Je ne sais pas qui se tient derrière ça, encore que je hasarderais bien quelques hypothèses fondées sur des événements antérieurs dans le Quadrant, mais quelqu’un veut nous faire entrer en guerre contre la Ligue. Et ces vaisseaux-là… (un autre bref et furieux signe du menton vers le répétiteur principal) sont le marteau pour s’assurer qu’il s’agisse d’une guerre courte et meurtrière. — Nous n’avons pas intérêt à trop nous ancrer dans cette conclusion, commandant. Je le dis en tant qu’analyste qui s’est parfois trop avancé sur une branche avant de la voir scier derrière lui. Ayant toutefois jeté ainsi mon ancre professionnelle, j’estime que vous avez raison. Contrairement à vous, toutefois, je n’ai pas idée de la gravité des probabilités militaires qu’induit la présence de ces gens, et j’aimerais en acquérir une. — Contre les forces dont nous disposons dans le Quadrant pour le moment ? » O’Shaughnessy hocha la tête. « Pas bonnes, reprit Denton. C’est même un gros euphémisme. En termes techniques, je pense que la réponse serait : « On est baisés. » — Je craignais que vous ne disiez ça. — Ne vous méprenez pas, monsieur. On pourrait leur faire mal, sans doute même très mal, mais on n’a strictement aucune chance de les arrêter s’ils sont prêts à insister. Les croiseurs de combat et le menu fretin, tchac ! » Denton claqua des doigts. « Mais ces gros salopiauds, c’est une autre histoire. On pourrait sans doute les tailler en pièces tant que les capsules à Mark 23 tiendraient, mais il faudrait énormément de coups au but pour en démolir un et nous n’avons pas une réserve inépuisable de capsules. Pire encore, nous n’avons aucun poseur de capsules. Nous pouvons juste en porter et en déployer extérieurement, ce qui les rend bien plus vulnérables et moins flexibles d’un point de vue tactique. Elles seraient surtout efficaces dans le cadre d’un déploiement purement défensif, avec beaucoup de liens de contrôle à bord des vaisseaux, mais il nous faudrait déterminer très à l’avance à quel endroit on en aurait besoin pour les y faire arriver avant les Solariens – elles et assez de vaisseaux pour leur faire tirer des salves sérieuses –, ce qui ne serait pas une tâche aisée. » Il est bien plus probable qu’on se retrouve à devoir les affronter sans réserve importante – surtout si on estime nécessaire d’assurer la sécurité de Fuseau et d’y mettre en place l’essentiel des capsules. En ce cas, il faudra utiliser des unités mobiles pour couvrir les autres systèmes du Quadrant, donc rien de plus lourd qu’un Victoire ou un Saganami-C, qui se serviront surtout de ce qu’ils peuvent tirer avec leurs tubes internes… donc pas des Mark 23. » À ce que j’ai entendu dire des nouveaux modèles d’ogives des Mark 16, on pourrait probablement placer quelques bons coups, même contre des vaisseaux du mur, une fois les capsules évacuées, mais, à mon avis, pas assez pour les descendre. En tout cas pas assez pour que ça fasse une différence. Et ce à supposer qu’ils ne décident pas de se scinder en petits groupes d’intervention et d’attaquer les systèmes stellaires du Quadrant individuellement – ce qui, soit dit en passant, nous obligerait à diviser tout ce que nous avons, pas seulement les capsules à Mark 23, en minuscules détachements si nous voulions vaguement protéger l’ensemble du Quadrant. Or notre seule vraie chance d’infliger des dégâts significatifs à des vaisseaux du mur serait de rester concentrés et de leur balancer toute la purée hors de leur portée efficace en propulsion. Nous diviser en petites unités pour défendre des cibles multiples nous ferait plus de mal qu’à eux. — Et le terminus de Lynx ? — C’est sans doute une autre histoire, monsieur. D’une part, la plupart des forteresses sont à présent actives, et chacune est largement plus solide que n’importe quel supercuirassé solarien de merde jamais construit. D’autre part, la Première Force est cantonnée juste de l’autre côté du terminus. Croyez-moi, si ces gens-là veulent inviter la duchesse Harrington à danser après ce qu’elle a fait aux Havriens en Manticore, ils sont cuits. — Que pensez-vous qu’ils feront ? — Je ne suis qu’un pacha de contre-torpilleur, monsieur O’Shaughnessy. De nature terriblement soupçonneuse, peut-être, mais tout de même. Ce genre d’estimation stratégique est tout à fait hors de ma portée. — Je m’en rends compte et je ne vous demande pas des miracles, mais j’aimerais vraiment avoir votre opinion. — Eh bien, si c’était moi, et s’il s’agit vraiment d’un plan orchestré, d’une machination conçue pour nous virer une bonne fois pour toutes du Quadrant, je commencerais par démolir notre centre administratif. — Vous attaqueriez Fuseau ? — Sans une hésitation, affirma Denton. Je foncerais là-bas en estimant que, si les Manties voulaient me combattre, il leur faudrait venir à moi, loin du terminus, selon mes propres termes. Je m’attendrais à recevoir quelques mauvais coups, mais l’Amirauté n’autoriserait jamais une force vraiment sérieuse à trop s’éloigner du terminus de Lynx, étant donné la situation dans le système mère. Donc je n’aurais à affronter que les unités commandées par l’amiral du Pic-d’Or. Si jamais elles renonçaient à me combattre, l’Empire stellaire concéderait de facto l’autorité sur tout l’amas de Talbot, ce qui me permettrait de rassembler les autres systèmes à mon gré. Je ne démolirais pas autant de vaisseaux manticoriens mais j’aurais atteint mon objectif premier avec un minimum de pertes. Sans parler du coup au moral porté à tous ces gens qui viennent de voter pour rejoindre l’Empire stellaire si la Flotte s’enfuit au lieu de les défendre. » Il s’exprimait froidement, avec confiance. Soudain, il marqua une pause puis nuança son propos. « C’est ce que je ferais si j’étais chargé de l’opération, et c’est sûrement ce que ferait n’importe qui dans l’autre camp… s’il était capable de trouver son cul à deux mains et s’il avait une appréciation réaliste de l’équilibre des compétences militaires. D’après ce qu’on a vu des Solariens, toutefois, il est tout à fait possible qu’ils ne l’aient pas. Auquel cas, ils peuvent très bien décider de filer droit vers le terminus. Ce serait logique s’ils se méprenaient sur l’efficacité de nos forces respectives : prendre et tenir le terminus, nous couper de tout renfort venu du système mère puis passer au rouleau compresseur les forces isolées dans le Quadrant. Bref, sans savoir avec quelle justesse ils estiment nos capacités, il est impossible de deviner ce qu’ils vont faire. Sauf, bien sûr, qu’à mon avis nous pouvons avoir la certitude que ça ne nous plaira pas. — Je le répète, il est effarant de constater à quel point nos points de vue concordent, dit O’Shaughnessy. — Ma foi, sauf votre respect, monsieur, je pense qu’il est temps d’annuler votre mission diplomatique. Je ne sais pas pourquoi mais j’ai l’impression que nous plaindre des actes de Byng ou présenter une lettre expliquant notre réaction ne servira pas à grand-chose. Compte tenu de ce qui s’est passé la dernière fois que nos contre-torpilleurs ont vu de trop près des croiseurs de combat solariens, j’aimerais autant ne pas m’approcher plus que ça de leurs vaisseaux du mur. — Commandant, pour ce que ça vaut, je vous approuve à cent pour cent. » « Le revoilà, lieutenant, dit le second maître Coker. — Où ça ? » Bristow regarda à nouveau par-dessus l’épaule de son subordonné, le front plissé. La signature d’impulsion du mystérieux contre-torpilleur – en supposant qu’il s’agît bien de cela – avait disparu une demi-heure plus tôt. À présent, elle était de retour mais, alors qu’il accélérait à cinq cents gravités en pénétrant dans le système, il décélérait désormais à bien plus de six cents. Visiblement, il avait changé d’avis quant à sa destination. « Ils n’ont jamais branché leur transpondeur, monsieur, observa Coker. — Je m’en étais rendu compte, second maître, répondit Bristow avec une pointe d’ironie. — Vous croyez qu’ils ont vu quelque chose qui ne leur a pas plu, monsieur ? demanda le sous-officier en ricanant. — C’est exactement ce que je crois, oui, dit lentement Bristow. Et c’est bien ce qui m’ennuie. — Monsieur ? — Comment diable ont-ils pu voir quoi que ce soit pour les rendre nerveux à une telle distance ? » demanda le lieutenant. Comme son subordonné fronçait le sourcil en une moue peu satisfaite, il hocha lentement la tête. « C’est aussi mon avis. Bien sûr, que nous puissions ou non en convaincre l’amiral Crandall est une tout autre histoire, n’est-ce pas ? » L’amiral de la Flotte Sandra Crandall était une femme solidement bâtie, aux cheveux acajou et aux yeux bruns durs. Elle était toujours tirée à quatre épingles dans un uniforme à la coupe parfaite, mais il semblait pourtant à Hongbo Junyan qu’un parfum de décomposition subliminal la suivait à l’instar d’un encens rance. Côté positif, elle paraissait plus intelligente que Josef Byng. Côté négatif, elle était encore plus entêtée que lui et au moins aussi pétrie de l’arrogance propre aux officiers de la Flotte de guerre. Ou qu’il l’avait été, corrigea le vice-commissaire. Le messager de la flotte arrivé deux heures plus tôt de Nouvelle-Toscane avait annoncé le changement d’état de l’amiral. À titre personnel, Hongbo y aurait vu une amélioration, même si cela ne poussait pas les événements exactement là où le voulaient ses… clients de Manpower. Tout le monde, cependant, ne partageait pas cette vision de l’univers : Crandall en était très légèrement irritée. Ce qui était d’ailleurs la raison de la réunion de l’après-midi. « Je me fous de ce que disaient leurs putain de « messages d’avertissement » à Josef Byng ! gronda l’amiral en jetant un regard furieux à Lorcan Verrochio, de l’autre côté de la table de conférence, comme s’il s’agissait d’un Mantie. Et je me fous comme d’une guigne de ce qui est arrivé à leurs satanés contre-torpilleurs ! Ces salopards ont détruit un croiseur de combat de la Flotte de la Ligue solarienne avec tout son équipage à bord. — Mais seulement après que l’amiral Byng a… commença Verrochio. — Je me branle de ce que Byng a fait ou pas, l’interrompit furieusement Crandall, livide. D’abord parce que les seules preuves qu’on en a sont celles qu’ils ont jugé bon de fournir et que je ne leur fais aucune confiance. Mais aussi, et surtout, parce que ça n’a pas la moindre importance, bordel de merde ! La Ligue solarienne ne peut pas accepter ça – pas d’une bon Dieu de petite flotte pisseuse d’au-delà des Marges, quelles que soient les provocations qu’elle estime avoir endurées. Dieu seul sait qui essaierait de faire une connerie après ça ! — Mais les Manticoriens ne sont pas typiques de… — Ne me parlez pas encore de leurs super-armes, monsieur le commissaire, fit sèchement Crandall. Je vous accorde qu’ils disposent visiblement de missiles à plus longue portée que nous ne le supposions. Ça pourrait bien expliquer toutes les fables ridicules qu’on a entendues à propos de leur foutue guerre contre les Havriens. Mais ce qu’ils ont pu faire contre une douzaine de croiseurs de combat de la Flotte des frontières ne les aidera pas beaucoup contre la défense antimissile intégrée moderne de neuf escadres de vaisseaux du mur, plus leurs soutiens. Faites-moi confiance : il leur faudra bien plus que quelques tours fantaisie avec des missiles pour arrêter ma force d’intervention ! Et je n’ai pas l’intention de rester ici les doigts dans le cul en attendant qu’ils s’organisent. — Comment ça, « qu’ils s’organisent » ? s’enquit Hongbo sur un ton soigneusement dépourvu de provocation. — Ils n’avaient visiblement pas idée que ma force d’intervention se trouvait dans les environs, sinon ils n’auraient jamais fait une connerie pareille. Mais maintenant ils le savent – ou, du moins, ils en savent plus qu’ils n’en savaient. À qui croyez-vous qu’appartenait cette mystérieuse empreinte hyper d’hier matin, monsieur Hongbo ? Je ne sais pas ce qu’elle faisait là mais je sais qu’elle appartenait à un vaisseau mantie et que, quel qu’ait été son but initial, il s’en est retourné tout droit parler de mon mur de bataille à ses supérieurs. Alors, puisqu’ils sont au courant, je ne compte pas leur laisser le temps d’envoyer leurs propres vaisseaux du mur de Manticore ! — Amiral ! intervint Verrochio avec autant de conviction que possible (au bénéfice des enregistreurs, bien sûr), je ne puis autoriser de représailles contre les Manticoriens sans avoir reçu l’approbation d’une plus haute autorité du ministère ! » Il leva une main pareille à un panneau stop et enchaîna très vite, alors que Crandall enflait visiblement. « Je ne dis pas que vous n’avez pas entièrement raison. Et, si les informations dont nous disposons sont exactes, je pense très probable que l’approbation du ministère ne tarderait pas. Comme vous le dites, laisser passer un affront pareil, créer un précédent pour les autres flottes néobarbares, pourrait être désastreux. Mais prendre une décision qui signifierait la guerre avec une puissance étendue sur de multiples systèmes stellaires et profondément impliquée dans les transports commerciaux de la Ligue dépasse de très loin mon autorité en tant que gouverneur de la Sécurité aux frontières. » Hongbo éprouva une inhabituelle admiration pour le jeu de jambes de son supérieur théorique. Si Verrochio avait joué de Byng comme d’un violon, il jouait de Crandall comme d’un quatuor à cordes entier ! Tout marchait encore mieux que ni l’un ni l’autre fonctionnaire ne l’avait espéré, du moins en ce qui concernait leur absence de responsabilité. En ce qui concernait le sort prochain d’autres gens, c’était sans doute différent, mais il n’y pouvait pas grand-chose et, d’un point de vue tout à fait égoïste, il n’aurait pu souhaiter mieux. Verrochio et lui avaient fait ce qu’on attendait d’eux, se gardant des foudres d’Ottweiler et de ses employés, et ils avaient en outre fort bien effacé leurs traces. Le départ de Byng pour la Nouvelle-Toscane avait été sa propre décision et, si Hongbo était authentiquement choqué par ce qu’avaient fait les Mandes – et par la facilité avec laquelle ils l’avaient fait –, nul ne pourrait le leur reprocher, à Verrochio ou à lui. Et, à présent, le commissaire s’était officiellement positionné – et son subordonné avec lui, par extension – comme la voix civile de la raison face à la pugnacité réflexe militaire. Ce qui sera très appréciable s’il s’avère que notre bon amiral sous-estime les Manties ne serait-ce qu’à moitié autant que je le pense, songea Hongbo. Crandall croit exercer des représailles standard contre des néobarbares hautains, des opérations comme la Flotte en a conduit des centaines, qu’elle l’admette ou non. Mais ce ne sont pas des néobarbares du commun, même en ne tenant compte que de ce qui s’est déjà passé. Malheureusement, elle n’a pas la moindre idée du degré de cette différence, et elle n’écoutera jamais un type comme Thurgood. Après tout, il n’est que de la Flotte des frontières. Que pourrait-il bien savoir des combats entre vaisseaux du mur ? « Ma foi, vous connaissez mieux que moi les limites de votre autorité, monsieur, dit l’amiral en réponse à la protestation de Verrochio, non sans un rictus au bord du mépris. Toutefois, je connais les limites de la mienne et aussi mes responsabilités. Avec tout le respect que je dois à votre besoin d’approbation du ministère, je n’ai donc aucune intention de l’attendre. — Que voulez-vous dire ? demanda Verrochio d’une voix tendue. Que je partirai dans les quarante-huit heures, monsieur le commissaire, conclut platement Crandall. Et que les Manties ne seront pas du tout enchantés de me voir. » CHAPITRE CINQUANTE ET UN « Eh bien, Thérésa ? s’enquit l’amiral Frédérick Topolev en regardant son chef d’état-major. — Le capitaine Walsh dit que nous sommes prêts à partir, monsieur, répondit le capitaine de frégate Thérésa Coleman. Et les signaux de Felicidad sont tous au vert. » Elle désigna de la tête le capitaine de frégate Felicidad Kolstad, l’officier opérationnel de Topolev. C’était étrange, se dit l’amiral dans un coin de son esprit, et nullement pour la première fois : trois des quatre officiers principaux de son état-major étaient non seulement des femmes mais de très jolies femmes, chacune à sa manière. Cette beauté n’était toutefois guère surprenante, puisque tous ses officiers étaient le produit de lignées alpha, bêta ou gamma. Pour l’heure, Kolstad concentrait son attention sur les données qui lui montraient la position exacte de chaque unité de la force d’intervention de Topolev, au centimètre près. Les vingt vaisseaux, tractés en deux grandes formations gauches séparées de neuf cents kilomètres, flottaient avec une vélocité aussi proche que possible du zéro par rapport les unes aux autres et à l’espace normal qu’elles avaient quitté trois mois plus tôt. « Très bien, mesdames, dit l’amiral aussi posément qu’il le put. Passons à l’action. — À vos ordres », répondit Coleman, avant de transmettre l’instruction au capitaine de vaisseau Joshua Walsh, le commandant du VFAM Mako. Rien ne sembla se produire durant les deux ou trois minutes suivantes, mais les apparences étaient trompeuses, et Topolev, patient, attendit en observant ses écrans que la Première Force d’intervention de la Flotte de l’Alignement mesan se translate lentement, progressivement, dans l’espace normal. Cette manœuvre avait été testée contre les plateformes de capteurs du système de Mesa par les équipages des premiers vaisseaux de classe Fantôme, avant même que les prototypes de Requins ne fussent achevés, et la Première Force d’intervention l’avait pratiquée plus de cent fois depuis que la mission était approuvée. Malgré cela, Topolev entretenait encore des réserves quant à l’opération. Non pas en rapport avec les compétences de ses subordonnés ou les capacités techniques de ses vaisseaux, mais en ce qui concernait le minutage. Et le fait qu’on n’était pas censés faire ça avec les Requins, Freddy, se rappela-t-il. N’oublie pas ce petit détail ! C’étaient les Léonard Detweiler qui devaient s’en charger, une fois que les Requins auraient prouvé la validité du concept. Ils n’étaient pas censés accomplir la mission, juste servir à entraîner les équipages des bâtiments qui l’accompliraient bel et bien. L’amiral se sentit grimacer devant sa console tandis que la chaîne d’inquiétude familière se déroulait en son for intérieur. Il chassa vite cette expression – loin de l’air calme et confiant que ses officiers avaient alors besoin d’observer – et regretta de ne pouvoir chasser aussi aisément l’inquiétude elle-même. Nul ne semblait avoir remarqué son absence momentanée. Sa préoccupation s’apaisa, se changea en concentration, tandis que ses visuels clignotaient et se modifiaient peu à peu. Ses deux groupes de vaisseaux glissaient prudemment vers le mur hyper, opérant la translation la plus lente possible dans l’espace normal. Il était impossible à un vaisseau de franchir le mur sans émettre une empreinte hyper, dont l’intensité dépendrait en grande partie de la vélocité de base qu’il voulait emporter de l’autre côté. Le facteur de déperdition de la translation alpha était d’environ quatre-vingt-douze pour cent, et toute cette énergie devait aller quelque part. Il existait aussi un pic ou un écho gravitique inévitable, indépendant de la vitesse, à l’interface entre les bandes alpha de l’hyperespace et l’espace normal. Réduire la vélocité n’y pouvait rien mais une translation lente et « douce » le long d’un gradient peu profond produisait un pic bien plus faible. Aussi lente et douce qu’elle fût, aucune translation ne pouvait rendre une empreinte hyper trop faible pour être détectée par des capteurs aussi sensibles que ceux qui couvraient le système binaire de Manticore. Toutefois, en raison de leur sensibilité même, ces capteurs-là étaient célèbres pour renvoyer des « faux positifs », des translations fantômes que les filtres devaient évacuer avant qu’elles n’attirent l’attention d’un opérateur humain. Or les fantômes les plus courants apparaissaient sous la forme d’une empreinte hyper et d’un écho – précisément ce que la manœuvre de Topolev était censée contrefaire. Dans des circonstances normales, il aurait été sans objet de tromper les capteurs sur une simple empreinte hyper, puisqu’ils auraient presque à coup sûr détecté les bandes gravitiques de tout vaisseau dirigé vers Manticore. Même les systèmes furtifs les plus perfectionnés étaient, au mieux, peu efficaces contre des capteurs mesurant huit ou neuf mille kilomètres de côté, et les plateformes manticoriennes à longue portée étaient encore plus grandes et plus sensibles que cela. Ils le devenaient plus près, là où le gradient de gravité stellaire créait des interférences de fond et où des dizaines d’autres sources de gravité encombraient le paysage, retournant la sensibilité même des capteurs contre eux. Les très grandes plateformes étant quasi inutiles une fois qu’on arrivait à environ une heure-lumière de la primaire d’un système ou d’un nœud du trou de ver, celles de reconnaissance et les capteurs de bord des vaisseaux, de plus faible portée, prenaient le relais. À pareille distance, toutefois, elles donnaient toute leur mesure. D’excellents systèmes furtifs réussiraient peut-être à les tromper mais aucun parieur n’aurait misé sur cette probabilité. Par bonheur, Frédérick Topolev n’avait aucun besoin d’en arriver là. La manœuvre lui parut plus longue qu’elle ne l’avait jamais été à l’entraînement, même si les horloges affirmaient le contraire. Topolev soupçonnait ces saletés d’être en panne. « Translation achevée, monsieur, annonça le capitaine de corvette Vivienne Henning, son astrogatrice d’état-major. Les premiers contrôles indiquent que nous sommes pile au bon endroit : à un mois-lumière sur presque exactement la bonne trajectoire. — Bon travail », la complimenta l’amiral, et elle sourit de plaisir en reconnaissant sa sincérité. Il lui sourit en retour puis se racla la gorge. « Et maintenant que nous sommes ici, allons donc ailleurs. — Bien, monsieur. » Les vingt vaisseaux de classe Requin, d’une taille située peu ou prou à mi-chemin entre celle d’un bombardier à l’ancienne et celle d’un cuirassé, désactivèrent les rayons tracteurs qui les maintenaient ensemble. Leurs réacteurs flamboyèrent et, quoique ne cherchant pas le degré de séparation qu’auraient désiré la plupart des bâtiments de leur tonnage – il faut dire qu’ils n’en avaient pas besoin –, ils s’écartèrent les uns des autres. Quelques instants plus tard, ils se mettaient en route à une accélération régulière de soixante-quinze gravités. Avec un taux aussi ridicule, il leur faudrait quatre-vingt-dix heures – presque quatre jours T – pour atteindre quatre-vingts pour cent de la vitesse de la lumière, la vélocité maximale qu’autorisaient leurs écrans antiparticules en espace normal, et trois semaines T de plus, selon les pendules du reste de l’univers, pour atteindre leur destination – encore que le temps subjectif ne serait pour eux que de dix-sept jours. Un autre vaisseau du même gabarit aurait atteint sa vitesse de croisière en à peine plus de treize heures mais cela ne dérangeait pas l’amiral Topolev. La différence totale en temps de transit serait toujours inférieure à six jours – à quatre, subjectivement – et, au contraire des unités qu’il commandait, cet hypothétique autre vaisseau aurait diffusé une signature d’impulsion. « Qu’est-ce que vous avez à m’apprendre, Clint ? » Le lieutenant Clinton McCormick releva les yeux de son visuel quand son superviseur, le capitaine de corvette Jessica Epstein, apparut à son côté. McCormick appréciait Epstein mais se demandait parfois pourquoi elle avait choisi une carrière spatiale. Née sur Gryphon, cette brune était une fanatique des randonnées, du camping et de l’observation des oiseaux. Elle aimait aussi courir, aussi bien en cross-country qu’en marathon, bon sang ! Aucune de ces passions n’était très facile à assouvir dans les espaces étriqués d’un vaisseau spatial. À tout le moins, son affectation sur Héphaïstos lui permettait-elle de séjourner dans une base assez vaste pour qu’on y mît à la disposition de qui désirait courir des tubes à personnel, pas seulement des tapis de course, mais elle avait encore visiblement beaucoup d’énergie excédentaire à brûler. La plupart des superviseurs auraient demandé à McCormick de leur transmettre ses données sur leur console ; pas Epstein. Elle saisissait la moindre excuse pour quitter son fauteuil de commandement, raison pour laquelle il la trouvait en train de regarder par-dessus son épaule au sein du grand compartiment frais à l’éclairage tamisé. « Probablement rien, madame, répondit-il. Ça ressemble à un fantôme, mais ça a quand même franchi les filtres. Juste ici. » À l’aide d’un pointeur, il désigna une tache lumineuse légère, quasi invisible, sur laquelle il zooma ensuite. Au grossissement maximum, on découvrait en fait deux taches, chacune flanquée de l’heure à laquelle elle était apparue. Epstein grimaça devant ce signe caractéristique d’une empreinte fantôme. « J’imagine que c’était assez fort pour que les ordinateurs la classent dans les authentiques possibles ? dit-elle. — Tout à fait, madame, confirma McCormick. — Ma foi, il vaut mieux prévenir que guérir », soupira la Gryphonienne, secouant la tête en une sorte de haussement d’épaules abrégé. « Je vais faire passer ça plus haut, et une pauvre division de croiseurs ou de contre-torpilleurs ira jeter un coup d’œil. — Ils devraient nous être reconnaissants de leur trouver du boulot au lieu de les laisser s’encroûter sur orbite, répliqua McCormick, et Epstein gloussa. — Si vous croyez qu’ils vont réagir comme ça, dois-je les informer de qui a repéré ça ? — Eh bien, maintenant que j’y pense, madame, je crois que je préfère rester anonyme », fit-il, très sérieux. Le gloussement de sa supérieure se changea en rire. « C’est bien ce que je pensais », conclut-elle avant de lui tapoter l’épaule et de rejoindre son propre poste de commande. Compte tenu de la distance du phénomène, les données étaient vieilles de douze heures. Empreintes et pulsations gravitiques étaient détectables par les fluctuations qu’elles imposaient à l’interface entre le mur alpha et l’espace normal, si bien qu’elles se propageaient à soixante-quatre fois la vitesse de la lumière. Souvent, cela équivalait en pratique à du temps réel ou presque, mais quand il était question des portées de détection accessibles aux gigantesques plateformes de la Direction de la sécurité du périmètre, même cette vitesse entraînait des délais considérables. Cela paraissait beaucoup de peine pour pas grand-chose. Il n’y avait aucune trace de bandes gravitiques, aussi nul n’était-il en train d’accélérer en direction du système stellaire. S’il y avait eu une véritable empreinte hyper – ce dont Epstein doutait –, il n’avait pu s’agir que d’un vaisseau marchand à l’astrogation consternante, sorti de l’hyper à un bon mois-lumière de son but puis y ayant promptement – et très raisonnablement – replongé plutôt que de perdre les interminables semaines qui lui auraient été nécessaires pour atteindre une destination digne d’intérêt en impulsion. Quand il arriverait enfin dans le système stellaire, ou au nœud, l’équipage ne raconterait à personne sa mésaventure : une d’erreur d’astrogation pareille dépassait le stade du gênant pour atteindre celui de l’humiliant. Si l’astçocontrôle avait su qu’un astrogateur manticorien s’était trompé à ce point, on l’aurait sans aucun doute rappelé pour mise à l’épreuve et recertification. Comme Epstein l’avait dit à McCormick, toutefois, mieux valait prévenir que guérir. Ç’aurait pu être la devise de la Direction de la sécurité du périmètre, à la place de « Toujours vigilant », et tous les officiers affectés à la DSP prenaient leurs devoirs très au sérieux. Ils montaient leur garde perpétuelle, précisément pour que chacun le sût, si bien que nul ne tenterait seulement d’échapper à leurs yeux omniscients. Mener une enquête sur un fantôme occasionnel était un prix très léger à payer pour une telle tranquillité. Le capitaine de frégate Michael Carus, commandant du HMS Javelot et premier officier de la 2e division de la 265e escadre de contre-torpilleurs, qu’on appelait les « Céphéides d’argent », eut un soupir philosophe en méditant ses ordres. À tout le moins, c’était une activité, se dit-il, peu surpris de se voir assigner cette tâche. L’escadre tenait son nom de son expertise en matière de reconnaissance et de surveillance, bien que Carus se fût toujours demandé s’il était si approprié : les céphéides ne comptaient pas parmi les étoiles les moins remarquables de l’univers, et les missions de reconnaissance étaient censées rester discrètes. « Tenez, dit-il en tendant la puce du message au lieutenant Linda Petersen, l’astrogatrice du Javelot. Nous partons à la chasse au fantôme. Calculez-nous une trajectoire, je vous prie. — Entendre, c’est obéir », répondit Petersen. Elle inséra la puce dans sa propre console puis regarda Carus par-dessus son épaule. « À quel point sommes-nous pressés, pacha ? — Les données ont déjà presque treize heures, répondit son supérieur. Je crois que nos seigneurs et maîtres aimeraient qu’on aille vérifier avant qu’elles ne remontent à beaucoup plus. Un certain degré de hâte est donc à l’ordre du jour. — Compris, pacha », dit l’astrogatrice avant de se mettre à taper des chiffres. Deux minutes plus tard, elle émit un grognement satisfait. « Bon, dit-elle en faisant pivoter sa chaise vers Carus. Ça sera un saut vraiment court, pacha. Pas tout à fait un microsaut mais pas loin, alors si on accumule trop de vélocité… — Autrefois, dans les brumes indistinctes de ma jeunesse, il y a… ma foi, trois ans, j’étais moi-même astrogateur, ma fille, coupa le capitaine. Il me semble sentir s’agiter vaguement, dans un coin de ma mémoire de vieillard, le peu d’intérêt de dépasser son point de translation lors d’un saut court. — Oui, monsieur, dit Petersen en souriant, Toutefois, ce que je voulais dire, c’est que j’aimerais autant ne pas trop excéder les quarante-deux mille km/s en vélocité de base. Ça nous donnera un vol total d’environ trois heures – un tout petit peu moins, en fait – si on passe par les bandes thêta. » Carus acquiesça. Il venait de le dire, il avait été astrogateur, ce qui lui permit de reconstituer le raisonnement du lieutenant. Opérer une translation assez brutale pour atteindre les bandes thêta lors d’un saut aussi court retirerait deux heures de vie aux hypergénérateurs et aux noyaux alpha du vaisseau, mais ce ne serait pas trop grave. « Dans les cinq cents gravités ? demanda-t-il. — C’est ce que j’avais en tête. À ce taux-là, il nous faudra à peu près deux heures pour atteindre notre vélocité de transit. Je ne vois aucune raison de pousser plus fort au risque de dépasser le point de translation à l’autre bout. — Ça me paraît bien », acquiesça Carus, avant de se tourner vers son officier des communications. Trois heures plus tard, les contre-torpilleurs Javelot, Poignard, Corbeau et Aimant arrivaient à l’emplacement de l’empreinte fantôme et commençaient à se déployer. « Occupez-vous du périmètre extérieur avec Bridget, John, dit Carus en observant le trio de visages qui apparaissait sur son écran divisé. Julie et moi nous chargerons du balayage intérieur. — Compris, répondit le capitaine John Pershing, du Corbeau, tandis que le capitaine Bridget Landry, du Poignard, hochait la tête. — Qui fait l’ancre ? s’enquit le capitaine Julie Chase, sur la passerelle de l’Aimant, et Carus ricana. — Le grade a ses privilèges, dit-il, un peu suffisant. — C’est bien ce que je pensais, soupira son interlocutrice en souriant. Tâchez de rester éveillé pendant qu’on fait tout le boulot, d’accord ? — Je ferai de mon mieux », lui assura Carus. « Pratiquement à l’heure, monsieur, observa le capitaine Kolstad. Il est agréable d’avoir des ennemis ponctuels. — Ne soyons pas trop confiants, Felicidad, répondit l’amiral Topolev en lui lançant un regard un peu réprobateur. — Bien, monsieur », dit vivement Kolstad. L’amiral permit à son léger froncement de sourcils de céder la place à un sourire encourageant. À dire vrai, il n’était pas immunisé contre l’euphorie de son officier opérationnel. Durant les quelque dix-sept heures écoulées depuis leur arrivée, leur vélocité avait dépassé quarante-cinq mille kilomètres par seconde, et ils s’étaient rapprochés de leur destination de cent trente-huit millions de kilomètres. Dans la plupart des circonstances, 7,6 minutes-lumière n’auraient pas constitué un coussin très épais contre des capteurs de qualité militaire – surtout manticoriens. L’Alignement mesan avait toutefois consacré plusieurs décennies – et plusieurs billions de crédits – au développement de sa technologie furtive, et la FAM avait au moins deux générations d’avance sur la FLS en la matière. Selon les analystes mesans, ses systèmes furtifs étaient au moins équivalents aux manticoriens, voire légèrement supérieurs, quoique nul ne fût prêt à tabler là-dessus. Toutefois, comme l’avait démontré en Cerbère une certaine Harrington, l’élément clef de toute détection passive d’un vaisseau en mouvement était sa signature d’impulseur… et la Première Force d’intervention n’en avait pas. La Flotte royale manticorienne était l’ennemi, et Frédérick Topolev était prêt à faire le nécessaire pour la vaincre, mais ni lui ni les services de renseignement de Collin Detweiler ne sous-estimaient cet ennemi ni ne s’autorisaient à mépriser des humains non améliorés. Surtout compte tenu des performances guerrières de la FRM depuis vingt ans. La FAM était presque à coup sûr la véritable flotte la plus récente de la Galaxie, et ses fondateurs – dont un certain Frédérick Topolev – avaient étudié les Manties, leur corps d’officiers et leur comportement au combat avec une attention sans faille. Ils avaient ainsi appris quelques précieuses leçons, et l’amiral savait les équipages de ces contre-torpilleurs convaincus d’enquêter sur un fantôme. Si quelqu’un avait pensé le contraire, on n’aurait pas envoyé qu’eux pour vérifier. Mais il savait aussi que, routine ou pas, les équipages de ces bâtiments, dont il reconnaissait la technique de recherche standard, faisaient dûment leur travail. Les techniciens sur capteurs surveillaient avec attention leurs instruments et leurs écrans : s’il y avait quelque chose à trouver, ils le trouveraient. Sauf que personne, dans toute la Galaxie, n’aurait su s’y prendre. Ni seulement s’apercevoir qu’il y avait quelque chose à trouver. Donc, en dépit de la distance absurdement faible qui les séparait et du taux d’accélération maximum ridiculement bas de ses vaisseaux, Topolev se sentait tout aussi confiant qu’il en avait l’air. CHAPITRE CINQUANTE-DEUX « Je ne peux pas dire que ça m’étonne », déclara Élisabeth III sur un ton de profond dégoût en jetant sur la même table de la même salle de conférence le rapport de sa cousine concernant le deuxième affrontement de Nouvelle-Toscane. Le rapport initial était arrivé trois jours plus tôt, décrivant la bêtise de Josef Byng et la destruction de son vaisseau amiral. C’était déjà assez ennuyeux en soi mais ce qu’avait découvert Michelle après la bataille était encore pire. La reine secoua la tête, les traits figés par la colère. « Les Solariens nous haïssent depuis des années, continua-t-elle d’une voix dure, et nous marchons autour d’eux sur la pointe des pieds depuis des temps immémoriaux. Un incident de ce genre devait fatalement se produire un jour ou l’autre, même si ça n’arrive pas au meilleur moment. La seule chose qui me surprend vraiment, c’est l’identité de ceux qui semblent avoir organisé ce… quelle est cette charmante expression militaire, déjà ? Ah, oui : ce festival de connerie ! » Le chat sylvestre posé sur le dossier de son fauteuil remua, les oreilles à demi aplaties, ses griffes acérées assez sorties pour plonger dans le rembourrage du siège, et chacun entendit son feulement léger, sa rage reproduisant celle de sa compagne humaine. À l’évidence, qu’Élisabeth en fût surprise ou non, les événements de Nouvelle-Toscane – et l’absence de survivants sur les contre-torpilleurs assassinés du commodore Chatterjee – suffisaient à lui inspirer une fureur chauffée à blanc avant même la confirmation des manipulations extérieures. Les deux autres chats présents étaient moins furieux qu’Ariel. Aucun n’était immunisé contre la colère – et l’anxiété – humaine qui tournoyait autour d’eux, mais ils se trouvaient un peu plus loin. Grandville, le Premier ministre, assis près de la reine, garda un œil méfiant sur Ariel en secouant la tête. « Je ne crois pas qu’il existe un « meilleur moment » pour une confrontation avec la Ligue solarienne, dit-il, sur un ton plus formel qu’il ne l’aurait voulu. Cela dit, comme tu viens de le remarquer, rien de tout cela ne nous surprend beaucoup, n’est-ce pas ? — Je suis toujours étonnée de la stupidité solarienne, Willie, répondit Élisabeth, mordante. Je suppose que je ne devrais pas, mais, chaque fois que je crois avoir observé ce qu’ils peuvent faire de plus bête, ils trouvent le moyen de se surpasser ! Au moins, cet idiot-là s’est éjecté du circuit génétique. Dommage qu’il ait emmené tant d’autres gens avec lui ! — J’approuve Votre Majesté, dit Sir Anthony Langtry, dont la voix vibrait aussi de colère. Et le fait que ces sinistres crétins de Chicago n’ont pas encore répondu à notre premier message ne fait que prouver ce que vous dites. » Il secoua la tête, dégoûté. Le message en question avait atteint la Vieille Terre trois semaines avant la présente réunion. Or le ministère des Affaires étrangères de la Ligue n’avait encore pas réagi. « Bien sûr, Tony, appuya Grandville. Toutefois, je maintiens ce que je disais au début : nous voyons tous arriver cet incident – du moins sa forte probabilité – depuis que nous savons que Byng a tiré sur Chatterjee. — Je ne sais pas, Willie, dit son frère en levant la main pour caresser les douces oreilles de Samantha, la chatte appuyée contre sa nuque. Il me semble qu’un petit détail comme la soixantaine de supercuirassés de la Flotte de guerre dont Vézien et Cardot se sont empressés de parler à Mike pourrait s’inscrire dans la catégorie des surprises. — En supposant qu’ils existent, Hamish, remarqua le Premier ministre. — Personnellement, je m’inquiète moins de soixante supercuirassés solariens obsolètes que des centaines de supercuirassés porte-capsules modernes dont disposent encore les Havriens, dit Élisabeth. Tu as raison, Willie. Nous avons discuté des Solariens à n’en plus finir. Je ne dis pas que nous avons déjà décidé que faire à leur sujet, même si cette question me met moins mal à l’aise qu’il y a un mois, mais je crois que nous nous sommes peut-être un peu trop laissé hypnotiser par eux. Quelle que soit la menace que pose à long terme la Ligue solarienne, nous devons pour le moment nous préoccuper de Havre. Si je suis prête à admettre que la Ligue représente le plus grand danger dans l’absolu, je pense qu’il faut nous concentrer le plus vite possible sur la menace que nous pouvons éliminer. » Elle tourna vers Havre-Blanc un regard acéré. « Quand nous avons reçu le premier rapport concernant le commodore Chatterjee, Willie vous a demandé, à toi et à Sir Thomas, si on pouvait frapper les Havriens tout de suite, vite et fort, leur faire assez mal pour qu’ils n’aient d’autre choix que la reddition sans conditions. Vous sembliez croire que ce serait possible en l’espace de deux mois. Je sais que c’était il y a moins d’un mois, mais est-ce qu’on pourrait le faire tout de suite ? Et pourrait-on contenir les Solariens dans le Talbot pendant ce temps-là ? » Pour la première fois de sa carrière, Hamish Alexander-Harrington éprouva la tentation quasi irrésistible de temporiser et d’esquiver une question fondamentale. Toutefois, aussi grande que fût cette tentation, il demeurait Premier Lord de l’Amirauté d’Élisabeth Winton, aussi lui rendit-il son regard sans ciller. « Je me suis délibérément tenu à l’écart d’une bonne partie des détails opérationnels, dit-il. Thomas Caparelli n’a vraiment pas besoin d’avoir l’impression qu’un type assis sur le siège arrière – un civil, en plus – cherche à lui prendre les commandes, aussi avons-nous tous les deux fait de notre mieux pour respecter nos sphères d’autorité respectives. Cela dit, la réponse est sans doute oui, on pourrait démolir le système de Havre avec ce dont on dispose actuellement. Si on veut le faire avant d’affronter les Solariens, toutefois, compte tenu des délais de transit et de tout le reste, il faudra déployer la Huitième Force, donc découvrir le système mère, au moins temporairement. C’est une idée qui ne me plaît pas beaucoup, mais j’estime qu’assez des nouvelles unités en chantier seraient en état ou presque en état de combattre pour assurer l’intérim, et nous avons avancé plus vite que je ne m’y attendais dans la mise en service de la variante d’Apollon réservée à la défense du système. » Toutefois, il y a une autre question de minutage. S’il se trouve vraiment des supercuirassés solariens dans le Talbot, nous ne pouvons pas nous permettre d’avoir notre principale force de frappe à plusieurs semaines du système mère quand ils feront enfin sentir leur présence. Ça signifie que, si on décide de lancer une opération militaire contre Havre, il faut le faire tout de suite – immédiatement, sans chercher à discuter d’abord avec les Havriens – et il faut qu’elle soit décisive le plus vite possible. Si nous présentons un ultimatum, ce sera depuis le pont d’état-major d’une force en position d’attaque, sans que l’autre camp ait le temps d’y réfléchir ou d’en digérer les implications. Ce qui rend bien moins probable une reddition sans combat. Dans la même situation, nous-mêmes serions plus enclins à nous battre qu’à laisser tomber, donc je soupçonne qu’il nous faudra plus ou moins annihiler la Flotte capitale avant que les Havriens n’abandonnent la partie. Il nous faudra peut-être même démolir aussi l’essentiel ou la totalité de leur infrastructure. » Le quatrième et dernier être humain présent à la conférence se tortilla légèrement dans son fauteuil, près de lui, mais Havre-Blanc garda résolument les yeux fixés sur la reine. Il savait déjà ce que pensait son épouse de l’idée de changer le système de Havre en tas de ferraille. « Donc, reprit-il, nous pourrions l’emporter sur Havre, oui. Mais tu m’as posé une question en deux parties et ma réponse à la seconde – pourrions-nous contenir les Solariens dans le Talbot en attendant ? – est que je n’en sais rien. Voilà pourquoi je dis que nous ne pouvons pas nous permettre un échange de lettres diplomatiques si nous voulons attaquer le système de Havre. » Je dois cependant ajouter ceci : d’après ma lecture des appendices techniques de ce rapport, toutes nos estimations sur l’équipement déployé par les Solariens sont peut-être exagérément pessimistes. Aussi surclassés que soient leurs bâtiments, toutefois, ils en ont énormément, Élisabeth. Et, quelles que soient nos chances à long terme, s’ils ont bien tant de supercuirassés déployés à proximité du Quadrant de Talbot, il est… pour le moins douteux que Mike et Khumalo les repoussent sans aucun vaisseau plus gros qu’un croiseur de combat. Si les Solariens ont tous ces vaisseaux du mur à leur disposition, et s’ils décident de réagir comme j’ai l’impression que cet amiral Crandall a de bonnes chances de le faire, nous pourrions nous retrouver avec tous les systèmes du Quadrant à feu et à sang alors même que nous attaquerions La Nouvelle-Paris. — Comme vient de le signaler Willie, nous n’avons même pas la certitude que ces supercuirassés existent, répliqua la reine. Tout ce que nous avons, pour l’instant, c’est la parole d’une bande de Néo-Toscans qui reconnaissent avoir pris part à un complot visant à écraser le Quadrant avant qu’il ne se soit stabilisé. Pardon d’estimer peu convaincantes les informations qu’ils nous offrent pour nous décourager de niveler leur système. En tout cas, ça n’a pas encore été confirmé ! » Elle considéra encore le rapport avec colère durant un ou deux battements de cœur puis releva les yeux vers Havre-Blanc. « En ce qui concerne la question du minutage, franchement, je ne pleurerai pas si nous sommes obligés d’envoyer notre ultimatum à Pritchart en même temps qu’Honor. Si les Havriens sont trop bêtes pour entendre raison et se rendre, ce sera leur problème, pas le nôtre. N’oublions pas que ce sont eux qui ont déclaré cette guerre et aussi saboté leur propre proposition de sommet ayant de lancer une attaque massive contre notre système mère. » Ses yeux bruns étincelaient farouchement. « Nous savons tous qui est le véritable ennemi, et il est diablement plus proche que le système de Sol. Pouvons-nous permettre à une force de supercuirassés qui n’existe peut-être même pas de paralyser notre pensée stratégique et de nous pousser à détourner les yeux du véritable ennemi, alors que nous avons enfin la chance de finir les Havriens une bonne fois pour toutes ? — Je pense que nous devons supposer qu’elle existe », dit une voix de soprano. Elle était calme, cette voix, mais il y avait dans son timbre une détermination d’acier. Les yeux d’Élisabeth se tournèrent vivement vers celle qui avait parlé. « D’une part, il nous faut le supposer parce notre devoir est de faire les suppositions les plus pessimistes, continua Honor Alexander-Harrington. D’autre part, je crois que ces vaisseaux sont vraiment là. Je crois que nous avons sous-estimé du tout au tout les capacités de Manpower et, croyez-moi, ça me surprend bien plus que de voir un amiral solarien arrogant et entêté refuser d’entendre raison et faire tuer tout l’équipage de son vaisseau amiral en une démonstration de pure stupidité. Et tout cela me pousse à me demander – encore une fois – à quel point nous sommes sûrs de l’identité du véritable ennemi. — Honor, je sais que tu penses… commença Grandville, mais elle le coupa avec une brusquerie atypique. — Willie, j’en ai assez des gens qui croient savoir ce que je pense et pourquoi. Oui, j’ai été en contact plus étroit avec le Théâtre – ainsi qu’avec Anton Zilwicki et Victor Cachat… (le visage d’Élisabeth se crispa à ce second nom mais Honor ne marqua pas même un temps d’arrêt) que quiconque ici. Et, oui, l’histoire de ma famille me prédispose à haïr Manpower de tout mon être. Tout cela est vrai. Mais j’en ai plus qu’assez des gens qui persistent à utiliser ces faits pour justifier leur refus de voir l’évidence parce qu’elle ne correspond pas à leurs préjugés. — Ce qui signifie quoi exactement, Honor ? » La voix d’Élisabeth était sèche et ses yeux bruns très durs, aussi proches qu’ils l’avaient jamais été de lancer un regard de colère à Honor Alexander-Harrington. Mais cette dernière lui répondit sans ciller. « Ce qui signifie, Élisabeth, que, je le répète depuis des mois, les Havriens n’avaient aucun intérêt à éliminer l’amiral Webster ni à tenter d’assassiner Ruth et Berry. Je ne vais pas discuter de qui a fait quoi à notre correspondance diplomatique d’avant-guerre, même si tu n’ignores pas qu’à mon avis la question est moins entendue que beaucoup de gens semblent le penser. Mais j’affirme qu’Héloïse Pritchart ne fait pas tuer des gens pour le plaisir et que ce n’est pas une imbécile. Si elle avait voulu faire dérailler sa réunion au sommet et si assassiner Webster lui avait paru le seul moyen d’y parvenir, elle aurait trouvé quelqu’un de bien moins proche d’elle que le chauffeur de son ambassadeur pour appuyer sur la détente. » Havre-Blanc parvint à ne pas grimacer mais il n’avait nul besoin du talent d’empathe d’Honor ni des légers feulements de Samantha et de Nimitz pour comprendre combien son épouse était en colère. Elle n’avait pas élevé la voix, n’avait manifesté aucun irrespect par ses intonations ou son attitude mais, dans un service peu renommé pour la pureté de son langage, la « Salamandre » avait la réputation ne jamais jurer. « Cette opinion n’est pas celle de la majorité de nos agents de renseignement, répondit Élisabeth, sur un ton prouvant qu’elle tentait de maîtriser ses propres émotions. — Ce n’est pas tout à fait exact. » Les narines de la reine se dilatèrent de colère mais Honor n’était plus un commandant de croiseur rencontrant son monarque pour la première fois, aussi continua-t-elle sans hésiter : « Cette opinion n’était pas partagée par la majorité de nos agents de renseignement à l’époque, compte tenu de ce qu’ils savaient, parce qu’ils avaient conclu que personne d’autre n’avait de mobile. » Toutefois, nous disposons désormais d’éléments qui nous manquaient alors, et pas seulement ceux que Mike vient de découvrir en Nouvelle-Toscane. Par exemple Lester Tourville. Je sais qu’il disait la vérité en affirmant que, quand Thomas Theisman l’a briefé sur l’opération Béatrice, il lui a dit qu’aucun membre du gouvernement Pritchart ne s’attendait à reprendre les opérations militaires. Voilà pourquoi il n’avait pas commencé à assembler sa force d’intervention avant que nous ne renoncions au sommet diplomatique. Bien sûr, Theisman aurait pu mentir et, bien sûr aussi, il aurait pu s’agir d’une opération renégate lancée à son insu et même à celle de Pritchart, en supposant que quelqu’un ait eu une bonne raison d’empêcher le sommet. Donc, même en supposant que Tourville nous a dit la vérité et que Theisman la lui a dite à lui, la question de savoir qui d’autre avait un mobile se pose encore. » Eh bien, j’affirme qu’il vient d’être amplement démontré – encore – en Nouvelle-Toscane que quelqu’un en a un très bon, et que ce quelqu’un est Manpower. L’amiral Webster gênait les Mesans sur la Vieille Terre ; Berry est le symbole de tout ce qu’ils détestent ; la seule existence de Torche est pour eux un affront ; l’arme de l’attentat était biologique ; et ces gens-là s’emploient – apparemment avec succès, ajouterai-je – à nous faire entrer en guerre contre la Ligue solarienne. D’ailleurs, selon le rapport de Mike, un de leurs agents a assassiné sans sourciller plus de quarante mille personnes en Nouvelle-Toscane pour servir ses buts ! Et n’oublions pas cette flotte de transfuges de SerSec, engagée par Manpower pour attaquer Torche. J’admets ne pas encore savoir comment ils ont pu réagir assez vite pour bousiller le sommet, à moins qu’ils ne soient assez infiltrés en Havre pour en avoir eu connaissance au moins deux semaines avant nous, mais je ne suis pas disposée à supposer que c’est impossible. Pas à la lumière de tout ce que nous avons découvert depuis. Et crois-tu un seul instant, Élisabeth, que les dirigeants de Manpower ne savent pas ce que tu éprouves pour Havre ? Ou qu’ils ne choisiraient pas de jouer n’importe quelle carte pour obtenir ce qu’ils veulent ? » Oui, nous sommes en guerre contre la République de Havre. Et, oui, ce sont eux qui ont tiré les premiers. Oui, oui, ils ont lancé une attaque contre notre système mère et énormément de gens ont été tués. Notamment des gens que je connaissais, qui n’étaient pas seulement des collègues mais des amis depuis des décennies, des amis ayant risqué leur vie dans des circonstances terriblement défavorables pour sauver la mienne, alors qu’ils n’y étaient pas obligés, si tu te rappelles cette petite escapade en Cerbère. Alors, crois-moi, la colère, je sais ce que c’est, et je sais aussi toutes les raisons que nous avons de nous montrer méfiants et hostiles. Mais regarde la vérité en face, pour l’amour de Dieu. Mike l’a écrite noir sur blanc dans son rapport : Manpower se conduit comme une nation stellaire et nous sommes l’objet de son hostilité ! Et, pour tout arranger, les Mesans disposent de bien plus de ressources que nous ne le pensions, même s’ils en empruntent une partie aux Solariens. Enfin… (les yeux en amande brun sombre d’Honor clouèrent la reine à son fauteuil) si qui que ce soit, dans la Galaxie, est encore plus enclin que ne l’étaient les Législaturistes ou le Service de Sécurité d’Oscar Saint-Just à utiliser l’assassinat comme un outil, c’est bien Manpower. » Je t’admire et je te respecte, Élisabeth, autant comme monarque que comme femme et amie, mais tu as tort. Quoi que tu en penses, la véritable menace qui pèse sur l’Empire stellaire à l’heure qu’il est ne se trouve ni à La Nouvelle-Paris ni dans la Vieille Chicago. Elle se trouve dans le système de Mesa… et elle s’apprête à détruire la nation que tu es chargée de gouverner. » La tension qui planait dans la salle de conférence, tandis que les deux femmes s’affrontaient du regard, était à couper au couteau. Comme se croisaient ces deux paires d’yeux bruns, Élisabeth Wïnton prit émotionnellement conscience d’une vérité qu’elle avait depuis longtemps reconnue intellectuellement. Une vérité que, par son analyse d’une possible confrontation avec la Ligue solarienne, Honor avait prouvée dans cette même salle trois semaines T plus tôt. Honor Alexander-Harrington était devenue ce qu’Élisabeth III avait de plus proche d’un pair. Amiral, comtesse, duchesse et Seigneur, troisième dans l’ordre des pairs de l’Empire stellaire et chef d’État à part entière, alors qu’elle ne possédait aucun de ces titres et fonctions à la naissance. Elle les avait gagnés. Les avait payés en une monnaie froide et dure, celle du combat, de la perte d’êtres chers, des milliers de morts – ennemis ou amis – qu’elle avait pris sur sa conscience au service du royaume, et de son propre sang. Elle en avait reçu une bonne partie des propres mains de la reine, parce qu’elle les méritait amplement. Or ce pair – l’être, Élisabeth s’en rendait compte, à l’intégrité et au jugement duquel elle faisait le plus confiance sur toutes les autres questions – était en désaccord avec elle sur ce sujet-là. Durant plusieurs secondes interminables, tous ceux réunis autour de la table parurent oublier de respirer, puis la reine prit une inspiration profonde et secoua la tête comme un boxeur chassant les effets d’un rude crochet du gauche. « Je sais que toi et moi nous opposons depuis longtemps au sujet des Havriens, Honor, dit-elle calmement. J’ai tenté de faire comme si ce n’était pas le cas, d’ignorer que nous étions en désaccord. Quand cela m’est devenu impossible, j’ai conclu que tes relations avec Theisman ou Tourville affectaient ton jugement. Je crois d’ailleurs toujours que c’est possible, mais…» Elle s’interrompit. Le silence pesa durant plusieurs battements de cœur avant qu’elle ne reprît la parole. « Mais il est possible que le jugement affecté soit le mien. Tu sais pourquoi – mieux que quiconque, je le soupçonne. Et tu as raison : nous savons à présent des choses que nous ignorions à l’époque. Comme tu le dis, reste le problème de savoir comment ils ont monté un coup pareil aussi vite – les seules distances mises en jeu auraient dû l’interdire. Mais… (on lisait sur ses traits que son intégrité obstinée se heurtait à ses convictions profondes) l’explication peut être aussi simple que d’avoir un agent assez proche de Pritchart pour savoir ce qu’elle prépare à l’avance. Je ne comprends toujours pas comment ils auraient pu deviner que je choisirais Torche comme site du sommet mais, si tu as raison – si l’on me manipulait parce qu’on savait comment je réagirais à une tentative d’assassinat n’importe où –, c’était pour Manpower une cible logique. Que ç’ait aussi été le site prévu pour la réunion n’est peut-être qu’un hasard. » Elle prit une nouvelle profonde inspiration et secoua la tête. « Et tu as raison à propos des découvertes de Mike en Nouvelle-Toscane. Que les Mesans soient ou non mêlés à l’assassinat de Webster et aux événements de Torche, ils sont clairement sur le point de nous faire entamer une guerre contre la Ligue solarienne. Toutefois, même si mon jugement n’est pas parfait, même s’il est essentiel pour nous de considérer cela comme une menace à long terme bien plus grave que Havre, nous devons tout de même nous occuper des Havriens avant de répondre aux Solariens. En outre, je dois penser à la réaction de Pritchart lorsqu’elle apprendra ce qui se passe dans le Quadrant. Quand elle saura que nous risquons à nouveau une guerre contre la Ligue, elle comprendra sans aucun doute que nous ne pouvons pas affronter deux ennemis à la fois. Après la bataille de Manticore, après tous ces morts, qui sait ce qu’elle pourra exiger – ou faire – en de telles circonstances ? Nous ne savons même pas ce qu’elle comptait offrir ou demander lors de son sommet, encore moins à quel prix elle estimerait la paix à l’heure actuelle. Tu dis qu’il est de notre devoir de supposer que ces supercuirassés existent. Il est de mon devoir de supposer que les Havriens préféreraient une victoire à une défaite. — Oui, acquiesça Honor. Mais supposons que tu parviennes à imposer la paix selon tes termes. Que seront-ils ? Rappelle-toi ce dont nous parlions ici il y a moins d’un mois. Sir Thomas t’a exposé le plan de l’Amirauté pour vaincre et occuper la Ligue. Crois-tu vraiment que nous pourrions faire de même avec Havre ? Surtout si nous nous attaquons aux deux à la fois ? » Nous ne savons même pas où se trouve le Refuge, Élisabeth ; donc, même si nous exigions qu’ils jettent tous leurs vaisseaux à la casse, nous ne pourrions pas démolir leur plus grand chantier spatial par une frappe à longue distance. Nous ne pourrions pas non plus monter la garde pour nous assurer que leurs vaisseaux restent à la casse. Donc la République de Havre aura toujours une spatiale – laquelle sera toujours la seule flotte importante munie de porte-capsules – quand on se retournera pour affronter les Solariens. Et nous savons tous ce qui s’est ensuivi la dernière fois. Maintenant supposons qu’on sache où se trouve le Refuge – qu’en connaître l’emplacement fasse partie de nos termes de reddition et qu’on aille le faire sauter. Qu’est-ce qui se passerait ? Si tu imposes une paix punitive à la pointe de l’épée grâce à l’avantage temporaire que nous donne Apollon, tu devras tout de même mobiliser les vaisseaux nécessaires pour la faire respecter… alors même que tu défendras ta vie contre la Ligue. » Tu veux vraiment croire qu’on réussira à construire une flotte assez vaste pour accomplir ces deux tâches à la fois ? Que Pritchart – ou, plus sûrement, un autre gouvernement havrien – n’ira pas te poignarder dans le dos à la première occasion ? Ou même simplement offrir son assistance technique aux Solariens pour les aider à franchir plus vite le gouffre qui sépare leurs capacités des nôtres ? Si tu imposes tes termes en faisant sauter l’infrastructure du système de Havre et en tuant des milliers de gens de leur personnel spatial alors qu’ils ne sont pas en mesure de répliquer, je peux te garantir que n’importe quel gouvernement havrien se léchera les babines en attendant de te frapper par-derrière à la première occasion. — Alors que suggères-tu ? » demanda Élisabeth. Les yeux d’Honor s’élargirent légèrement devant le ton raisonnable de la reine, laquelle eut un petit rire dur. « Allez, mets les pieds dans le plat, duchesse Harrington, comme on dit sur Grayson, je crois. Tu viens quasiment de me coller une fessée en public – bon, en semi-public, en tout cas – et je l’ai peut-être méritée. Mais si tu es prête à me dire que j’ai tort, je suis prête à te demander une meilleure suggestion. — Très bien, dit Honor au bout d’un moment. J’admets que nous devons n’affronter qu’un seul ennemi à la fois. Je ne crois que pas que quiconque parmi nous, ou, d’ailleurs, dans toute la Spatiale, ait envie d’affronter les Solariens. En tout cas quiconque ayant la moindre idée de la taille et de la puissance de la Ligue. Je me fiche de ce qu’on dit des faiblesses solariennes potentielles ou des possibles stratégies et occasions politiques. La vérité est qu’aucun de nous ne sait si cette analyse est exacte, et seul un fou risquerait la survie de sa nation stellaire sur des suppositions s’il dispose d’un autre choix. » Cela étant, nous devons nous préparer à affronter la FLS, que nous le voulions ou non. Et cela suppose d’arriver d’abord à un règlement diplomatique ou militaire avec les Havriens. Là-dessus, j’ai toujours été d’accord avec toi. Toutefois, plutôt que de faire sauter encore plus de leurs vaisseaux, de détruire encore plus de leur infrastructure, il faut leur dire que nous estimons le temps venu de discuter. Hamish a raison en ce qui concerne le minutage si nous décidons de lancer une frappe préventive, mais rappelez-vous ce qu’a fait Pritchart quand elle avait l’avantage en raison des événements du Talbot. Elle n’a pas tiré, elle a proposé de discuter, et je la crois quand elle affirme que ce n’est pas elle qui a fait dérailler le sommet. » Je pense donc qu’il est temps de montrer que, nous aussi, nous pouvons renoncer à un avantage dans l’intérêt de la paix. Nous les avons vaincus de manière décisive en Manticore, malgré nos pertes, et ils le savent. Ils savent aussi qu’à présent nous pourrions détruire leur système à notre guise. Je suggère donc que nous retenions ici même la Huitième Force, au cas où nous en aurions besoin dans le Talbot. Au lieu de m’envoyer à La Nouvelle-Paris pour leur pointer un pistolet sur la tempe et les forcer à signer un accord, envoie donc un diplomate accrédité leur dire que nous nous savons capables de les annihiler, que nous le ferons si nous y sommes contraints, mais que nous ne le voulons pas à moins d’y être contraints. Donne-leur le choix et un peu de temps pour réfléchir, la possibilité de prendre cette décision avec dignité, Élisabeth, pas couchés dans la poussière avec le canon d’un fusil sur la nuque. Donne-leur la chance de se rendre selon des termes raisonnables avant de m’obliger à tuer des milliers de personnes qui ne seraient peut-être pas obligées de mourir. » « Il est l’heure, amiral, dit Felicidad Kolstad. — Je sais », répondit l’amiral Topolev. Il se trouvait à nouveau sur le pont d’état-major du Mako. Quatorze autres vaisseaux de la Première Force d’intervention demeuraient en formation parfaite autour du vaisseau amiral, et la brillante balise qu’était Manticore-A étincelait devant eux. N’étant plus qu’à une semaine-lumière de l’étoile, ils avaient décéléré pour ne filer qu’à vingt pour cent de la vitesse de la lumière. C’était vers ce point qu’ils se dirigeaient depuis qu’ils avaient quitté Mesa, quatre mois T plus tôt. À présent, l’heure était venue d’accomplir leur tâche. « Commencez le déploiement », ordonna-t-il, et les énormes écoutilles s’ouvrirent pour permettre aux capsules de s’en échapper. Les autres unités de la Première Force d’intervention, ailleurs, se rapprochaient de Manticore-B. Elles ne déploieraient pas tout de suite leurs capsules, pas avant d’avoir atteint leur propre point de lancement prévu. Topolev regrettait de ne pouvoir consacrer plus de vaisseaux à ce versant-là de l’assaut, mais la décision d’avancer Baie des huîtres avait dicté les ressources disponibles, et ce versant-ci devait être décisif. Par ailleurs, le sous-système de Manticore-B abritait moins de cibles. Ça suffira, se dit-il en regardant les capsules disparaître derrière ses vaisseaux en pleine décélération et se perdre dans la sombre immensité entre les étoiles. Ça suffira. Et, d’ici cinq semaines, les Manties vont recevoir un cadeau de Noël tardif qu’ils n’oublieront jamais. PERSONNAGES Aberu, Ingeborg (capitaine de vaisseau FLS). – Officier opérationnel du 3 021e groupe d’intervention de la Flotte des frontières. Abruzzi, Malacai. – Premier sous-secrétaire permanent à l’Éducation et à l’Information, Ligue solarienne. Adenauer, Dominica (capitaine de frégate FRM). – Officier opérationnel de la 106e escadre de croiseurs de combat ; puis officier opérationnel de la Dixième Force. Agnelli, Joanna. – Intendante personnelle du capitaine Aivars Terekhov. Al-Fanudahi, Daud ibn Mamoun (capitaine de vaisseau FLS). – Analyste de la Flotte de guerre affecté à la Direction des analyses opérationnelles. Alcoforado, Filipa (capitaine de vaisseau FRM). – Commandant du HMS Thésée, capitaine de pavillon de Shulamit Onasis. Alonso y Yâñez, Engracia (amiral de la Flotte FLS). – Commandant de la Flotte des frontières, Flotte de la Ligue solarienne. Alquezar, Joaquim. – Premier ministre du Quadrant de Talbot, chef du Parti de l’union constitutionnelle. Anisimovna, Aldona. – Membre du conseil d’administration de Manpower, Inc. ; agent de haut rang de l’Alignement mesan. Appleton, Martin (Lieutenant FRM). – Commandant en second du HMS Roland. Archer, Sir Roger Mackley. – Père de « Gwen » Archer. Archer, Gervais Wïnton Erwin Neville (« Gwen ») (lieutenant FRM). – Officier d’ordonnance de Michelle Henke. Armstrong, Victoria (« Vicki ») (capitaine FRM). – Commandant du HMS Artémis ; capitaine de pavillon du vice-amiral du Pic-d’Or. Askew, Maitland (« Matt ») (lieutenant FLS). – Officier tactique subalterne du VFS Jean Bart. Attunga, Marguerite. – Journaliste du Service des informations manticoriennes. Bardasano, Isabelle. – Membre du conseil d’administration de Jessyk & Co. ; spécialiste du renseignement pour l’Alignement mesan. Bas-Delhi, baronne du. – Voir Hemphill, Sonja. Billingsley, Chris (maître intendant, FRM). – Intendant personnel de Michelle Henke. Blaine, Jessup (vice-amiral FRM). – Commandant de la 302e force d’intervention, base du terminus de Lynx. Boltitz, Helga. – Première assistante personnelle d’Henri Krietzmann. Bouchard, Jérod (capitaine de corvette FRM). – Astrogateur du HMS Artémis. Bourget, Hildegarde (« Hildy ») (capitaine de frégate FLS). – Commandant en second du VFS Jean Bart. Boutin, Alain. – Président du système de Nouvelle-Toscane. Bouvier, Aldebert (capitaine de vaisseau FRH). – Responsable de la liaison pour le camp de prisonniers de guerre C7, République de Havre. Braga, Antonio (capitaine de corvette FRM). – Astrogateur d’état-major, 81e escadre de croiseurs de combat. Brangeard, Toussaint (lieutenant FRH). – Commandant du messager VFRH Comète. Brescatore, George (capitaine de vaisseau FRM). – Commandant du HMS Dents-de-Sabre. Breshnikov, Adolf (capitaine de vaisseau FLS). – Commandant du VFS Restitution. Capitaine de pavillon d’Evelyn Sigbee. Brinkman, Clorinda (maître intendant FRM). – Intendant personnel de Naomi Kaplan. Bristow, Oliver (lieutenant FLS). – Officier chargé des capteurs, poste de contrôle de Meyers. Brûlé, Anne-Louise. – Employée du ministère de l’Information de Nouvelle-Toscane. Brunner, Simon (lieutenant FRM). – Astrogateur du HMS Reprise. Byng, Josef (amiral FLS). – Commandant du 3 021e groupe d’intervention de la Flotte des frontières. Cardot, Alesta. – Ministre des Affaires étrangères, Nouvelle-Toscane Carlson, Frédérick (capitaine de vaisseau FRM). – Commandant du HMS Quentin Saint-James. Capitaine de pavillon de Sir Aivars Terekhov. Carmouche, Tanguy. – Capitaine marchand néo-toscan fictif, interprété par Oliver Ratté. Carus, Joseph (capitaine de frégate FRM). – Commandant du HMS Javelot ; premier officier de la deuxième division de la 265e escadre de contre-torpilleurs. Casterlin, Sterling (capitaine de frégate FRM). – Astrogateur de la 106e escadre de croiseurs de combat ; puis astrogateur de la Dixième Force. Challon, Armand. – Ministre de la Guerre adjoint, Nouvelle-Toscane. Challon, Victor. – Puissant oligarque et politicien au parlement du système de Nouvelle-Toscane. Chandler, Ambrose (capitaine de frégate FRM.). – Officier des renseignements de l’état-major du contre-amiral Khumalo. Chang, Liam (contre-amiral FLS). – Commandant de la 302e escadre de croiseurs de combat. Chase, Julie (capitaine de corvette FRM). – Commandant du HMS Aimant. Chassier, Lewis (« l’Échasse ») (capitaine de frégate FRM). – Officier opérationnel de la 94e escadre de croiseurs. Chatterjee, Ray (« l’Ours ») (commodore FRM). – Commandant de la 301e escadre de contre-torpilleurs ; premier officier de la 1re division de la 301e escadre de contre-torpilleurs. Cheng, Hai-shwun (amiral FLS). – Commandant de la Direction des analyses opérationnelles, Flotte de la Ligue solarienne. Chernevsky, Anastasia. – Chef des services de recherche et développement de l’Alignement mesan. Clifford, Cheryl (second maître FRM). – Maître de timonerie provisoire, HMS Hexapuma. Coker, Alan (second maître, FLS). – Technicien sur capteurs, poste de contrôle de Meyers. Coleman, Thérésa (capitaine de frégate FAM). – Chef d’état-major de Frédérick Topolev, Première Force d’intervention. Colenso, Jennifer (amiral FAM). – Commandant de la Deuxième Force d’intervention. Conner, Jérôme (capitaine FRM). – Commandant du HMS Pénélope. Commandant de la première division de la 106e escadre de croiseurs de combat. Cortez, Sir Lucien (amiral FRM). – Cinquième Lord de la Spatiale, Flotte royale manticorienne. Cramer, Wesley (capitaine de frégate FRM). – Commandant du HMS Dévastation. Crandall, Sandra (amiral de la Flotte FLS). – Commandant de la 496e Force d’intervention. D’Arezzo, Paolo (aspirant FRM.). – Affecté au HMS Hexapuma pour son premier déploiement. Da Orta e Diadoro, Jacinta. – Ministre de l’Intérieur, Ligue solarienne. Dallas, Albert (« Al ») (capitaine de frégate FRM). – Commandant en second du HMS Artémis. Danville, Pryce (lieutenant FRM). – Médecin de bord du HMS Tristan. Denton, Lewis (capitaine de corvette FRM). – Commandant du HMS Reprise. DesMoines, John (capitaine de frégate FRM). – Commandant du HMS Roland. Capitaine de pavillon de « l’Ours » Chatterjee. Detweiler, Albrecht. – P.D.G., Alignement mesan. Detweiler, Benjamin. – Fils d’Albrecht Detweiler ; directeur des affaires militaires de l’Alignement mesan. Detweiler, Collin. – Fils d’Albrecht Detweiler ; directeur des opérations de renseignement de l’Alignement mesan. Detweiler, Daniel. – Fils d’Albrecht Detweiler ; directeur des R&D non génétiques de l’Alignement mesan. Detweiler, Évelina. – Femme d’Albrecht Detweiler ; importante chercheuse en génétique pour l’Alignement mesan. Detweiler, Everett. – Fils d’Albrecht Detweiler ; directeur des R&D génétiques de l’Alignement mesan. Detweiler, Franklin. – Fils d’Albrecht Detweiler ; directeur de la stratégie politique de l’Alignement mesan. Detweiler, Gervais. – Fils d’Albrecht Detweiler ; directeur des Affaires étrangères de l’Alignement mesan. Diego, Wilton (capitaine de frégate FRM). – Officier tactique du HMS Artémis. Drewson, Ellis (capitaine de vaisseau FRM). – Commandant du HMS Kodiak. Duchovny, Agafia Denisevna (capitaine de vaisseau FRM). – Commandant du HMS Horace. Dusserre, Damien. – Ministre de la Sécurité, Nouvelle-Toscane. Edwards, William (« Bill ») (capitaine de corvette FRM). – Officier des communications de la 106e escadre de croiseurs de combat : puis officier des communications de la Dixième Force. Epstein, Jessica (capitaine de corvette FRM). – Premier officier de détection, commandement du Périmètre de sécurité, système binaire de Manticore. Fernandez, Kyle (capitaine de corvette FRM). – Officier des communications du HMS Artémis. Filareta, Massimo (amiral de la flotte FLS). – Commandant de la 891e force d’intervention. FitzGerald, Ansten (capitaine de frégate FRM.). – Commandant en second du HMS Hexapuma. Flynn, Sheila (capitaine de frégate FAM). – Chef d’état-major du groupe d’intervention 1.1. Fonzarelli, Vincenzo (lieutenant FRM). – Chef mécanicien, HMS Tristan. Foreman, Clément (capitaine de frégate FAM). – Officier opérationnel du groupe d’intervention 1.1. Garcia, Jane (contre-amiral, Flotte de Monica). – Commandant du poste de contrôle de Monica. Gutierrez, Matéo (lieutenant, garde du seigneur Owens.). – Homme d’armes personnel d’Abigail Hearns. Gyulay, Shona. – Premier ministre, Ligue solarienne. Haftner, Abednego. – Chef d’état-major d’Henri Krietzmann. Halstead, Raymond (capitaine de vaisseau FRM). – Un des officiers chargés du projet Apollon. Harahap, Damien. – Ancien officier de la Gendarmerie solarienne, travaillant à présent pour Valéry Ottweiler. Harrison, Dwayne (capitaine de frégate FRM). – Officier tactique du croiseur de combat HMS Ajax. Hearns, Abigail (lieutenant, Flotte spatiale graysonienne). – Mademoiselle Owens. Officier tactique subalterne du HMS Hexapuma. Puis officier tactique du HMS Tristan. Henke, Gloria Michelle Samantha Evelyne (vice-amiral FRM). – Comtesse du Pic-d’Or ; cousine germaine d’Elisabeth Winton ; cinquième dans l’ordre de succession du trône de Manticore ; commandant de la Dixième Force. Hennessy, Coleman (capitaine de corvette FRM). – Chef d’état-major de Sonja Hemphill. Henning, Vivienne (capitaine de corvette FAM). – Astrogateur d’état-major de la Première Force d’intervention. Hongbo, Junyan. – Vice-commissaire de la Direction de la sécurité aux frontières, Ligue solarienne. Subordonné direct de Lorcan Verrochio. Secteur de Madras. Horn, Alexandra (« Alex ») (capitaine de frégate FRM). – Commandant en second du HMS Ajax. Houseman, Frazier (capitaine de frégate FRM). – Commandant en second du HMS Pénélope. Chef d’état-major provisoire de la 1re division de la 106e escadre de croiseurs de combat. Huppé, Honorine. – Ministre du Commerce, Nouvelle-Toscane Hurskainen, Stanley. – Président de la République du système de Mannerheim. Imbar, Efron. – Journaliste pour les Nouvelles du Royaume stellaire. Inbari, Mazal (capitaine de corvette FRM). – Astrogateur d’état-major de la 94e escadre de croiseurs. Jackson, Thor (lieutenant FRM). – Astrogateur du HMS Roland. Jackson, Aphrodite (lieutenant FRM). – Officier GE du HMS Reprise. Jacobi, Rachel (capitaine de vaisseau FAM). – Commandant du cargo Wallaby. Jeffers, Sherilyn (lieutenant FRM.). – Officier GE du HMS Tristan. Jenkins, Vladislava (capitaine de vaisseau FLS). – Officier logistique du 3 021e groupe d’intervention de la Flotte des frontières. Johansen, Barnabé (capitaine de corvette FRM). – Astrogateur du HMS Quentin Saint-James. Kaminski, Albert (lieutenant FRM). – Officier des communications de la 81e escadre de croiseurs de combat. Kaneshiro, Naomi. – Technicien de 1re classe sur missiles, FRM, à bord du HMS Tristan. Kaplan, Naomi (capitaine de frégate FRM.). – Officier tactique du HMS Hexapuma ; puis commandant du HMS Tristan. Karlberg, Emil (commodore, Force spatiale de Nuncio). – Commandant de la FSN. Kenichi, Otmar (capitaine de vaisseau FRM). – Commandant du HMS Marconi Williams. Khumalo, Augustus (vice-amiral FRM.). – Commandant du poste de Talbot. Kingsford, Winton Seth (amiral de la Flotte FLS). – Commandant de la Flotte de guerre, Ligue solarienne. Kittow, Joshua (capitaine de vaisseau FRM). – Commandant en second du HMS Quentin Saint-James. Kolokoltsov, Innokentiy Arsenovitch. – Premier sous-secrétaire permanent aux Affaires étrangères, Ligue solarienne. Kolosov, Peter (lieutenant FRM). – Commandant en second du HMS Reprise. Kolstad, Felicidad (capitaine de frégate FAM). – Officier opérationnel de la Première Force d’intervention. Krietzmann, Henri. – Ministre de la Guerre, Quadrant de Talbot. L’Anglais, Prosper. – Commandant du vaisseau marchand néo-toscan Hélène Blondeau. Lababibi, Samiha. – Ex-présidente du système de Fuseau ; ministre des Finances, Quadrant de Talbot. Landry, Bridget (capitaine de corvette FRM). – Commandant du HMS Poignard. Lázló, András (commodore, Flotte de Fuseau). – Commandant de la flotte du système de Fuseau. Laycock, Marianne (capitaine de vaisseau FRM). – Commandant du HMS Julian Lister. Le Vern, Herschel (lieutenant FRM). – Officier logistique du HMS Quentin Saint-James. Lecter, Cynthia (capitaine de vaisseau FRM). – Chef d’état-major de la 106e escadre de croiseurs de combat ; puis chef d’état-major de la Dixième Force. Lewis, Ginger (capitaine de frégate FRM.). – Chef mécanicien du HMS Hexapuma. Lynch, Horace (capitaine de frégate FRM). – Officier tactique du HMS Quentin Saint-James. MacArtney, Nathan. – Premier sous-secrétaire permanent à l’Intérieur, Ligue solarienne. MacKechie, Esmé (major, fusiliers Royaux). – Commandant du détachement de fusiliers du HMS Artémis. MacMinn, Eachann (capitaine de vaisseau FRM). – Commandant du HMS Duc de Cromarty. MaCuill, Willard (capitaine de vaisseau FLS). – Officier des communications d’état-major, 3 021e groupe d’intervention de la Flotte des frontières. MaGuire, Alice (major FRM). – Maître d’équipage du HMS Ajax. Manfredi, Oliver (capitaine de frégate FRM). – Chef d’état-major de la 81e escadre de croiseurs de combat. Markussen, Léontine. – Ministre de l’Éducation et de l’Information, Ligue solarienne. Maslov, Isaiah (lieutenant FRM). – OGE du HMS Artémis. Masters, Éric (capitaine de vaisseau FAM). – Commandant du VFAM Caméléon ; capitaine de pavillon de Karol Øtsby. Matsuko, dame Estelle. – Baronne de Méduse, gouverneur impérial du Quadrant de Talbot. McClelland, Martin (capitaine de frégate FAM). – Officier d’état-major chargé de la guerre électronique, Première Force d’intervention. McCormick, Clinton (lieutenant FRM). – Officier de détection, commandement du Périmètre de sécurité, système binaire de Manticore. McGill, Heather (lieutenant FRM). – Officier tactique du HMS Reprise. Mclver, Dabney (capitaine de frégate FRM). – Chef d’état-major de la 2e division de la 106e escadre de croiseurs de combat. Méduse, baronne de. – Voir dame Estelle Matsuko. Metcalf, Jansen. – Ambassadeur mesan en Nouvelle-Toscane. Mikhailov, Diego (capitaine de vaisseau FRM). – Commandant du HMS Ajax. Miskin, Edward (capitaine de frégate FRM). – Commandant du HMS Galahad. Mizawa, Warden (capitaine de vaisseau FLS). – Commandant du VFS Jean Bart, capitaine de pavillon de Josef Byng. Molyneux, Gladys (enseigne de vaisseau de 1re classe FRM). – Officier tactique subalterne du HMS Tristan. Monahan, Rachel (aspirante FRM). – Assignée au HMS Reprise pour son premier déploiement. Montella, Atalante (lieutenant FRM). – Officier des communications de la 94e escadre de croiseurs. Moorehead, Sybil. – Chef de cabinet de Joachim Alquezar. Morgan, Frank (capitaine de vaisseau, Flotte de Grayson). – Commandant du HMS Gauvain ; capitaine de pavillon de Jacob Zavala. Musgrave, Franklin (maître principal, Flotte de Grayson). – Maître d’équipage du HMS Tristan. Myau, Zhin (lieutenant FRM). – Médecin de bord du HMS Quentin Saint-James. Nagchaudhuri, Amal (capitaine de corvette FRM.). – Officier des communications du HMS Hexapuma. Nelson, Gordon (Contre-amiral FLS). – Commandant de la 201e escadre de croiseurs de combat. Ning, Kwo-Laï (capitaine de vaisseau FRM). – Commandant du HMS Romulus. Noorlander, Harbrecht. – Ministre des Finances, Ligue solarienne. O’Malley, Quentin (vice-amiral FRM). – Commandant de la première division du 302e groupe d’intervention. O’Reilly, Wanda (lieutenant FRM). – Officier des communications du HMS Tristan. O’Shaughnessy, Grégor. – Chef analyste civil des renseignements de la baronne de Méduse. Ødegaard, Mateuz (capitaine de corvette FRM). – Officier d’état-major de renseignement, 94e escadre de croiseurs. Oison, Lori (capitaine de corvette FRM). – Officier opérationnel de la 301e escadre de contre-torpilleurs. Onasis, Shulamit (commodore FRM). – Commandant de la 2e division de la 106e escadre de croiseurs de combat. Orban, Lajos (capitaine de corvette FRM). – Médecin de bord du HMS Hexapuma. Øtsby, Karol (commodore FAM). – Commandant de la première division du premier groupe d’intervention. Ottweiler, Valéry. – Représentant diplomatique du système de Mesa. Oversteegen, Michael (contre-amiral FRM). – Commandant de la 108e escadre de croiseurs de combat. Pavleric, Ragnhilde (aspirante, FRM). – Affectée au HMS Haxapuma. Pélisard, Nicolas. – Ministre de la Guerre, Nouvelle-Toscane. Pershing, John (capitaine de corvette FRM). – Commandant du HMS Corbeau. Petersen, Linda (lieutenant FRM). – Astrogatrice du HMS Javelot. Pettigrew, Isaiah (technicien de 1re classe sur capteurs). – Technicien sur capteurs à bord du HMS Tristan. Pic-d’Or, amiral du. – Voir Henke, Michelle. Pic-d’Or, comtesse du. – Voir Henke, Michelle. Pickering, Henry (capitaine FRM). – Commandant du HMS Dédale. Pope, Tom (capitaine de frégate FRM). – Chef d’état-major de la 94e escadre de croiseurs. Quartermain, Omosupe. – Première sous-secrétaire permanente au Commerce, Ligue solarienne. Rajampet, Kaushal Rajani (amiral de la Flotte FLS). – Chef des opérations spatiales, Flotte de la Ligue solarienne. Ratté, Oliver. – Employé du ministère de l’Information de Nouvelle-Toscane. Razumovski, Lex (capitaine de vaisseau FRM). – Commandant du HMS Malachie. Redmont, Pierre (amiral FRH). – Commandant de « Contact-Deux », bataille de Solon. Redondo, Consuela. – Journaliste de l’Association des actualités sphinxiennes. Richardson, Osama (lieutenant FRM). – Chef mécanicien du HMS Reprise. Roach, Hal (capitaine de vaisseau FRM). – Commandant en second du Centre de droit de l’amirauté de Charleston. Rochefort, Léopold (lieutenant FNT). – Officier des communications à bord de la base spatiale Giselle. Roelas y Valiente, Marcelito Lorenzo. – Ministre des Affaires étrangères, Ligue solarienne. Ronayne, Brangwen. – Ministre de la Justice, Ligue solarienne. Rûtzel, Tobias (« Toby ») (capitaine de corvette FRM). – Commandant du HMS Gaheris. Sackett, Lemuel (commodore). – Commandant de la flotte du système de Montana. Sarkozy, Ruth (lieutenant FRM). – Médecin du bord de HMS Vigilant, transféré sur le HMS Hexapuma après la bataille de Monica. Sarnow, Mark (amiral FRM). – Commandant des forces spatiales affectées à la Confédération silésienne. Saunders, Victoria (capitaine de vaisseau FRM). – Commandant du HMS Hercule. Shrœder, Federico (capitaine de vaisseau FLS). – Astrogateur d’état-major du 3 021e groupe d’intervention de la Flotte des frontières. Seacrest, Ellen (capitaine de vaisseau FRM). – Commandant du HMS Lancelot. Séguin, Gabrielle (capitaine de vaisseau FNT). – Commandant du VFNT Camille. Shaw, Térence (capitaine de vaisseau FRM). – Chef d’état-major de Sir Lucian Cortez. Shoupe, Loretta (capitaine de vaisseau FRM). – Chef d’état-major d’Augustus Khumalo. Sigbee, Evelyn (contre-amiral FLS). – Commandant de la 112e escadre de croiseurs de combat. Simpkis, Hosea (lieutenant ; Flotte spatiale graysonienne). – Astrogateur du HMS Tristan. Sloan, Tamara (premier maître FRM). – HMS Reprise. Stackpole, John (capitaine de corvette FRM). – Officier opérationnel de la 81e escadre de croiseurs de combat. Sung, Roderick (Commodore FAM). – Commandant de la 1re division du 1er groupe d’intervention. Sywan, Mang. – Ministre du Commerce, Ligue solarienne. Szegdi, Lindsey (capitaine de frégate FRM). – Commandant du HMS Ivanhoé. Takemoto, Kunimichi. – Ministre de la Défense, Ligue solarienne. Taliadoros, Kyrillos. – Garde du corps amélioré génétiquement d’Aldona Anisimovna. Tallman, Alvin (capitaine de corvette FRM). – Commandant en second du HMS Tristan. Teague, Irène (capitaine de vaisseau FLS). – Analyste de la Flotte des frontières affectée à la Direction des analyses opérationnelles. Teke, Rachel (capitaine de vaisseau FRM). – Commandant du HMS Slipstream. Terekhov, Aivars (capitaine de vaisseau FRM.). – Commandant du HMS Hexapuma. Puis commodore. (Voir Sir Aivars Terekhov, ci-dessous.) Terekhov, Sir Aivars (commodore FRM). – Commandant de la 94e escadre de croiseurs. (Voir Aivars Terekhov, ci-dessus.) Tersteeg, Maxwell (capitaine de corvette FRM). – Officier chargé de la guerre électronique, 106e escadre de croiseurs de combat ; puis OGE de la Dixième Force. Terwilliger, Vincenzo (capitaine de vaisseau FRM). – Commandant du HMS Rose noire ; capitaine de pavillon de Quentin O’Malley. Thimár, Karl-Heinz (amiral FLS). – Commandant de la Direction générale de la surveillance navale, Flotte de la Ligue solarienne. Thimár, Karlotte (contre-amiral FLS). – Chef d’état-major du 3 021e groupe d’intervention de la Flotte des frontières. Thurgood, Francis (commodore FLS). – Commandant du détachement du secteur de Madras, Flotte des frontières. Tigh, William (capitaine de corvette FRM). – Chef mécanicien du HMS Ajax. Topolev, Frédérick (amiral FAM). – Commandant de la première force d’intervention. Török, Iona (capitaine de corvette FRM). – Officier des communications du HMS Quentin Saint-James. Treacher, Jackson (capitaine de corvette FRM). – Officier logistique de la 106e escadre de croiseurs de combat ; puis officier logistique de la Dixième Force. Trudeau, Jayne (lieutenant FRM). – Officier de communications du HMS Reprise. Turner, Arlo (commodore FRM). – Commandant en second du camp de prisonniers de guerre C7, Havre. Turner, Jedidiah (capitaine de vaisseau FRM). – Commandant du HMS Jason. Tyler, Roberto. – Président de la République de Monica. Van Dort, Bernardus. – Fondateur et ex-président de l’Union commerciale de Rembrandt. Ministre spécial sans portefeuille du gouvernement Alquezar. Van Scheldt, Paul. – Secrétaire aux rendez-vous de Joachim Alquezar. Varislav, Bradley (enseigne de première classe FRM). – Officier tactique subalterne du HMS Reprise. Verrochio, Lorcan. – Administrateur du secteur de Madras pour la Direction de la sécurité aux frontières. Vézien, Maxime. – Premier ministre, Nouvelle-Toscane Walsh, Joshua (capitaine de vaisseau FAM). – Commandant du VFAM Mako ; capitaine de pavillon de Frédérick Topolev. Wang, Astrid. – Assistante personnelle et chef de cabinet d’Innokentiy Kolokoltsov. Winton-Travis, l’honorable Frédérick Roger. – R-D.G. du groupe industriel Apex ; cousin d’Élisabeth III ; membre de l’Association des conservateurs. Westman, Stephen. – Organisateur et leader du Mouvement pour l’indépendance de Montana. Wodoslawski, Agatá. – Première sous-secrétaire permanente aux Finances, Ligue solarienne. Wright, Jason (capitaine de frégate FRM). – Chef d’état-major de la 301e escadre de contre-torpilleurs. Wright, Tobias (capitaine de corvette FRM). – Astrogateur du HMS Hexapuma. Xamar, Nicasio (lieutenant FRM). – Officier tactique subalterne du HMS Tristan. Yang, Sharon (capitaine de vaisseau FLS). – Commandant du VFS Débrouillard. Yao, Kun Chol. – Président et chef de l’État, Ligue solarienne. Zagorski, Sylvester (major FRM). – Officier logistique du HMS Tristan. Zavala, Jacob (capitaine de vaisseau). – Premier officier de la division de contre-torpilleurs 301.2 Zeiss, Ursula (capitaine de frégate FLS). – Officier tactique du VFS Jean Bart. Zilwicki, Hélène (enseigne de vaisseau de 2e classe FRM). – Officier d’ordonnance de Sir Aivars Terekhov. (Voir ci-dessous.) Zilwicki, Hélène (aspirante FRM). – Affectée au HMS Hexapuma pour son premier déploiement. Puis enseigne de vaisseau (voir ci-dessus).