CHAPITRE PREMIER « Dites-moi tout, John ! » Le contralto rauque du contre-amiral Michelle Henke s’éleva, sec, quand l’affichage de son répétiteur tactique se modifia de manière catastrophique. « Le vaisseau amiral continue de transmettre, madame », répondit le capitaine de frégate Oliver Manfredi, le blond chef d’état-major de la quatre-vingt-unième escadre de croiseurs de combat, à la place de l’officier opérationnel, le capitaine de corvette John Stackpole. Debout derrière ce dernier, Manfredi observait les écrans détaillés de la section op. et il était bien plus libre que lui de faire un rapport. « Je n’ai pas de certitude, mais on dirait… » Il s’interrompit. La mâchoire crispée, les narines dilatées, il pressa l’épaule de l’autre officier avant de tourner la tête vers son amiral. « Il semble que les Havriens aient pris à cœur les leçons de Sa Grâce, dit-il, grave. Ils nous ont préparé un Sidemore de leur cru. » Les traits de Michelle se tendirent. « Oliver a raison, madame, confirma Stackpole en levant les yeux de son propre visuel quand les voyants lumineux se stabilisèrent enfin. Ils nous ont coincés. — Quelle est l’étendue du problème ? — Ils ont envoyé trois groupes séparés. Un juste derrière nous, un au nord polaire et un au sud polaire. Le vaisseau amiral désigne la force dont nous connaissions déjà la présence dans le système sous le nom de Contact-Un. Celle du nord est Contact-Deux, celle du sud Contact-Trois, et celle qui se trouve juste derrière nous Contact-Quatre. Notre vitesse par rapport à celle de Contact-Quatre est d’un peu plus de vingt-deux mille kilomètres par seconde, mais moins de trente et un millions de kilomètres nous en séparent. — Compris. » Et, bien entendu, il était toujours possible qu’une autre force opérationnelle havrienne attendît en hyper, prête à se laisser tomber dans l’espace normal juste sous le nez des Manticoriens quand ils approcheraient de l’hyperlimite du système. Non, se dit Michelle. S’ils avaient assez d’unités pour une quatrième force, elle aurait déjà opéré sa translation. S’ils avaient réussi à nous bloquer dans quatre directions, ils nous auraient vraiment pris dans une souricière. Il est possible qu’ils disposent bel et bien d’une autre force – qu’ils aient décidé de nous berner et de la garder en réserve jusqu’à savoir de quel côté nous nous enfuyons, mais ce serait contraire au principe du rasoir d’Occam, et cette génération-là de Havriens n’est pas très friande de ce genre de pari, nom d’un chien ! Cette pensée la fit grimacer mais elle était indéniable. Honor nous a prévenus que ces Havriens-là ne sont pas tout à fait stupides, se rappela-t-elle. Et nous n’aurions même pas dû avoir besoin de cet avertissement après ce qu’ils nous ont fait lors de l’opération Coup de tonnerre ! Mais, pour une fois, j’aurais vraiment aimé qu’Honor se trompe. Ses lèvres s’étirèrent en un sourire sans joie puis elle sentit son équilibre mental lui revenir et son cerveau se mit à bourdonner tandis que s’y répandaient possibilités tactiques et arbres de décisions. Non que la responsabilité première lui appartînt : ce poids reposait sur les épaules de sa meilleure amie et, malgré elle, Michelle était soulagée que ce ne fût pas sur les siennes… ce qui lui inspirait un net sentiment de culpabilité. Une douloureuse évidence s’imposait : toute la stratégie opérationnelle de la Huitième Force, depuis trois mois et demi, visait à pousser la flotte supérieure en nombre de la République de Havre à se redéployer et à adopter une attitude plus défensive tandis que l’Alliance manticorienne, affreusement déséquilibrée, se remettait sur pied. À en juger par l’embuscade dans laquelle venait de tomber la force d’intervention, cette stratégie était couronnée de succès. En fait, il semblait qu’elle le fût même bien trop. Tout était tellement plus facile quand nous pouvions garder leurs équipes de commandement en sous-effectif… ou compter sur le Service de sécurité pour le faire à notre place. Hélas ! Saint-Just n’est plus là pour faire fusiller tout amiral que ses initiatives rendaient dangereux pour le régime. Les lèvres de Michelle tressautèrent d’un amusement sardonique quand elle se rappela avec quel soulagement les experts de Manticore, tout comme ses citoyens lambda, avaient accueilli la chute définitive du Comité de salut public. Peut-être était-ce un tout petit peu prématuré, songea-t-elle encore, car cela signifie que nous n’avons plus le même avantage en expérience opérationnelle et que ça se voit. Ces Havriens-là savent bel et bien ce qu’ils font. Merde. « Changement de cap du vaisseau amiral, madame, annonça son astrogateur d’état-major, le capitaine de corvette Braga. Deux-neuf-trois, zéro-zéro-cinq, six virgule zéro un km/s2. — Compris », répéta Michelle. Elle eut un hochement de tête approbateur quand la nouvelle projection vectorielle apparut sur son répétiteur et qu’elle comprit l’intention d’Honor. La force d’intervention filait vers le sud du système selon une trajectoire qui l’écarterait le plus possible de Contact-Deux tout en la gardant au moins aussi loin qu’à l’heure actuelle de Contact-Quatre. Ce nouveau cap la conduirait toujours à portée de missile de Contact-Un, le détachement qui gardait la planète Arthur dont l’infrastructure orbitale était la cible originelle de la force d’intervention. Contact-Un n’était toutefois constitué que de deux supercuirassés et sept croiseurs de combat, soutenus par moins de deux cents BAL, et, d’après leurs signatures énergétiques et leurs manœuvres, les vaisseaux du mur étaient d’une conception antérieure à l’invention des capsules lance-missiles. Comparée aux six supercuirassés et aux deux porte-BAL modernes que comprenaient les trois forces embusquées, la menace représentée par Contact-Un était minimale. Même si ses neuf vaisseaux hyper-capables tractaient de lourds chargements de capsules, ils disposeraient d’un contrôle de feu insuffisant pour poser un problème significatif aux missiles défensifs de la FI-82. Compte tenu des circonstances, c’était l’option qu’aurait aussi choisie Michelle à la place d’Honor. Je me demande s’ils ont identifié son vaisseau amiral. Ça ne devrait pas être bien difficile, compte tenu de la couverture médiatique et de ses « négociations » en Héra. Cela aussi faisait partie de la stratégie, bien sûr. Nommer l’amiral Lady dame Honor Harrington, duchesse et seigneur Harrington, à la tête de la Huitième Force avait été une décision soigneusement calculée de l’Amirauté. Selon Michelle, Honor était de toute façon la personne la plus compétente pour ce poste, mais la nomination avait été effectuée à grand renfort de publicité, dans le but d’informer la République de Havre qu’on avait choisi « la Salamandre » pour démolir systématiquement ses industries à l’arrière. Une manière de s’assurer qu’ils mesureraient la menace, songea ironiquement l’amiral Henke tandis que la force d’intervention adoptait son nouveau cap, obéissant à l’ordre issu du HMS Imperator, le supercuirassé porte-capsules qui servait à Honor de vaisseau amiral. Elle est après tout leur cauchemar personnel depuis le poste de Basilic ! Mais j’ignore s’ils ont relevé l’empreinte de l’Imperator en Héra ou Augusta. Probablement – ils savent au moins à bord de quel vaisseau elle se trouvait en Héra. Ce qui signifie sans doute qu’ils savent aussi fort bien qui ils viennent de prendre au piège. Michelle grimaça à cette pensée. Aucun officier général havrien n’aurait hésité à détruire cette force d’intervention s’il en avait eu la possibilité, surtout après les victoires consécutives de la Huitième Force, mais savoir quel commandement il était sur le point de marteler ne pouvait le rendre moins pressé d’attaquer. « Plan de défense antimissile Roméo, madame, dit Stackpole. Formation Charlie. — Défense seulement ? demanda Michelle. Pas d’ordre de déploiement de capsules ? — Non, madame. Pas encore. — Merci. » Son front se plissa. Les capsules de son croiseur de combat étaient garnies de Mark 16 à double propulsion. Cela lui donnait un bien plus grand nombre de missiles mais les Mark 16 étaient plus petits, munis de têtes laser plus légères, que les MPM d’un vaisseau du mur, tels les Mark 23 qui équipaient le supercuirassé d’Honor, et leur portée était moindre. Ils auraient été contraints d’adopter un profil d’attaque comprenant un long vol balistique, et la plus grande faiblesse tactique d’un croiseur de combat était qu’il ne pouvait tout bonnement pas porter autant de capsules qu’un bâtiment de ligne comme l’Imperator. Il était logique de ne pas épuiser les réserves de munitions limitées de l’ECC-81 à une distance qui ne garantirait qu’un faible pourcentage de coups au but. À la place d’Honor, toutefois, Michelle aurait été très tentée de lancer quelques salves de MPM de ses deux supercuirassés à la figure de Contact-Quatre, ne serait-ce que pour inspirer le respect. D’un autre côté… Bon, c’est elle l’amiral à quatre étoiles, pas moi. Et j’admets (elle sourit à nouveau de l’aigreur de son ton mental) qu’elle a de temps à autre démontré un certain talent pour la tactique. « Lancer de missiles, annonça soudain Stackpole. Lancer multiple ! Estimation ! Deux mille cent – deux-un-zéro-zéro – filant vers nous. À portée d’attaque dans sept minutes ! » Chacun des six supercuirassés du groupe désigné sous le nom de Contact-Quatre pouvait déployer six capsules simultanément, une fois toutes les douze secondes, et chaque capsule abritait dix missiles. Les systèmes de contrôle de feu havriens demeurant inférieurs aux manticoriens, la précision serait pour le moins faible. Raison pour laquelle l’amiral responsable avait choisi d’accumuler six lots de capsules de chaque supercuirassé, programmés pour des lancements différés, afin d’amener tous les missiles au même moment sur leurs cibles. Il fallut soixante-douze secondes pour exécuter la manœuvre mais, lorsque ce fut fait, un peu plus de mille MPM se précipitèrent vers la FI-82. Soixante-douze secondes plus tard, une deuxième salve, tout aussi massive, fut tirée. Puis une troisième. Et une quatrième. En l’espace d’à peine plus de sept minutes, les Havriens lancèrent à peine moins de treize mille missiles – presque un tiers des réserves de Contact-Quatre – vers les vingt vaisseaux spatiaux de la force d’intervention. À peine trois ou quatre ans T plus tôt, n’importe laquelle de ces avalanches de feu, sur un aussi petit nombre de cibles, aurait été atrocement destructrice. Michelle sentit se contracter les muscles de son abdomen tandis que la tempête déferlait vers elle. Toutefois, on n’était pas trois ou quatre ans T plus tôt. La doctrine de défense antimissile de la Flotte royale manticorienne était en permanente évolution, continuellement révisée pour répondre aux nouvelles menaces que rendait possibles le progrès technologique, et elle avait été grandement améliorée ne fût-ce que durant les six mois ayant suivi la bataille du Marais. Les BAL de classe Katana déployés en soutien de la force d’intervention manœuvrèrent pour pointer leurs tubes vers le feu approchant mais leurs antimissiles n’étaient pas encore requis. Pas alors que la Flotte royale avait mis au point les plateformes Serrure et les antimissiles Mark 31. Chaque supercuirassé et croiseur de combat déploya deux plateformes de contrôle Serrure, une à travers chaque barrière latérale, et chacune disposait d’assez de liens télémétriques pour contrôler simultanément le feu de tous les tubes antimissile de son vaisseau mère. Elles permettaient ainsi aux unités de la force d’intervention de rouler latéralement dans l’espace, plaçant les boucliers impénétrables de leurs bandes gravitiques sur les axes de menace les plus dangereux sans compromettre leur contrôle de feu défensif. Chaque Serrure servait en outre de plateforme de guerre électronique ultrasophistiquée, généreusement munie de grappes de défense active rapprochée. Cerise sur le gâteau, faire rouler le vaisseau conférait à ces plateformes assez de séparation « verticale » pour percer les interférences générées par les bandes gravitiques des salves d’antimissiles, lesquelles pouvaient donc être tirées à des intervalles bien plus faibles que quiconque n’avait encore réussi à le faire. Les Havriens n’avaient pas assez tenu compte de l’effet des capacités GE des Serrures sur la précision de leurs missiles. Pire, ils ne prévoyaient pas plus de cinq tirs d’antimissiles contre chacune de leurs salves et, puisqu’ils ne s’attendaient à affronter que le contrôle de feu limité des têtes de marteau arrière de leurs cibles en fuite, ils n’envisageaient en moyenne que dix antimissiles par vaisseau et par tir. Leur plan de feu se fondait sur une estimation d’environ mille antimissiles tirés par les vaisseaux, plus peut-être mille Vipères Mark 31 supplémentaires en provenance des Katanas. Michelle Henke n’avait nul moyen de deviner les partis pris tactiques de l’ennemi mais elle était raisonnablement certaine qu’il ne s’attendait pas à voir plus de sept mille antimissiles partir des seuls vaisseaux d’Honor. « Cela fait beaucoup d’antimissiles, madame », remarqua d’une voix douce le capitaine Manfredi. Le chef d’état-major s’était arrêté près du fauteuil de Michelle en regagnant son propre poste de commandement. Elle leva les yeux vers lui, interrogatrice. « Je sais que nous avons accru notre espace de stockage pour les accueillir, répondit-il à la question muette. Malgré cela, nous n’en avons pas assez pour tenir ce volume de feu défensif éternellement. Et ils ne sont pas non plus tout à fait bon marché. » Soit nous avons tous les deux une confiance absolue, songea Michelle, sarcastique, soit nous sommes des malades mentaux n’ayant rien de mieux à faire que feindre de s’impressionner l’un l’autre par leurs nerfs d’acier. « Ils ne sont peut-être pas bon marché, dit-elle en reportant son attention sur son visuel, mais ils sont bien moins chers que ne le serait un nouveau vaisseau. Sans parler de ce que coûterait le remplacement de nos peaux. — C’est un argument, madame, admit Manfredi avec un sourire en coin. C’est un argument. — En outre, continua l’amiral, en arborant un sourire bien plus méchant, alors que la première salve de MPM havriens disparaissait sous les assauts de la force d’intervention, je suis prête à parier que les Mark 31 coûtent aussi considérablement moins cher que les missiles qu’on nous balance. » La deuxième salve d’attaque suivit la première dans le néant bien avant d’atteindre le périmètre défensif intérieur. Ce fut aussi le cas de la troisième. Et de la quatrième. « Ils ont cessé le feu, madame, annonça Stackpole. — Je n’en suis pas surprise », murmura Michelle. En fait, ce qui la surprenait était que les Havriens n’aient pas cessé de tirer plus tôt. Cela dit, peut-être se montrait-elle injuste envers leurs adversaires : il avait fallu sept minutes à la première salve pour arriver à portée d’engagement, assez pour que six autres fussent lancées sur ses talons, et l’efficacité des défenses avait surpassé les estimations d’ArmNav. Si cela constituait une aussi grosse surprise qu’elle le pensait pour ceux d’en face, on ne pouvait sans doute espérer les voir comprendre instantanément combien ce mur défensif était ardu à pénétrer. Et, bien entendu, leur seul moyen d’en mesurer la résistance était de le marteler de leurs missiles. Toutefois, elle aimait à croire qu’il ne lui aurait pas fallu, à elle, dix minutes de plus pour se rendre compte qu’elle flanquait l’argent par les fenêtres. Cela dit, il y a encore neuf salves en route, se corrigea-t-elle. Ne nous laissons pas emporter par l’excès de confiance, Mike ! Ces dernières vagues auront au moins un peu de temps pour s’ajuster à notre GE, n’est-ce pas ? Et il ne faut qu’une fuite au mauvais endroit pour démolir un noyau alpha… ou le pont de commandement d’un contre-amiral exagérément optimiste. « Que croyez-vous qu’ils vont essayer ensuite, madame ? demanda Manfredi quand les cinquième, sixième et septième salves disparurent tout aussi inefficacement. — Ma foi, ils ont maintenant eu la chance de mesurer la solidité de notre nouvelle doctrine, répondit-elle en s’adossant, les yeux toujours fixés sur son répétiteur tactique. Si j’étais eux, je commencerais à envisager une salve massive, assez grosse pour submerger nos défenses en nous faisant manquer de canaux de contrôle pour les antimissiles, quel que soit le nombre que nous puissions en avoir. — Mais ils ne pourraient pas non plus maîtriser quelque chose d’aussi énorme, protesta Manfredi. — Nous pensons qu’ils ne le pourraient pas, corrigea presque machinalement Michelle, tout en regardant la huitième et la neuvième vague de missiles se faire anéantir. Vous avez sans doute raison mais je n’ai aucun moyen d’en être sûre… pour l’instant. Nous pourrions nous tromper. Et, même dans le cas contraire, quelle précision perdraient-ils vraiment s’ils coupaient les liens de contrôle dès le début et laissaient les missiles se fier à leurs seuls capteurs intégrés ? Ils ne trouveraient pas de très bonnes solutions de visée sans le guidage du vaisseau pour les affiner, mais, à pareille distance, ils n’en auraient pas, de toute façon : assez de mauvaises solutions atteignant leur but risquent de se révéler un tout petit peu plus utiles que des solutions parfaites incapables de franchir les défenses de leurs cibles, ce n’est pas votre avis ? — Dit comme ça, ça doit se tenir », admit Manfredi, mais il était clair que l’idée de se fier à ce qui était plus ou moins des tirs au jugé choquait son professionnalisme. La pure crudité du concept, selon lui, en disait long sur la compétence (ou son absence) de la flotte contrainte d’y avoir recours. Michelle se prépara à le lui reprocher puis s’interrompit avec un froncement de sourcils mental. Quel aveuglement de la part de Manfredi – ou du sien, d’ailleurs – ce genre de raisonnement représentait-il vraiment ? Les officiers manticoriens étaient habitués à mépriser la technologie havrienne et les moyens grossiers qu’imposaient ses limites. Toutefois, il n’y avait aucun mal à employer une technique grossière pour peu qu’elle fut aussi efficace. La flotte républicaine avait déjà fait plusieurs pénibles démonstrations de cette vérité, et il était grand temps que des officiers tels qu’Oliver Manfredi – ou Michelle Henke – cessent d’être surpris chaque fois que cela se produisait. « Je n’ai pas dit que ça serait joli, Oliver, fit-elle, permettant à un minuscule accent de réprimande d’infléchir sa voix. Mais on ne nous paie pas pour faire du joli, n’est-ce pas ? — Non, madame, admit Manfredi, un petit peu plus tendu. — Eh bien eux non plus, j’en suis pratiquement sûre. » Elle sourit pour atténuer le mordant de sa réplique. « Et soyons net : c’est toujours eux qui tiennent le bout odorant de la balayette. Compte tenu des circonstances, ils ont fait un usage sacrément efficace des moyens qu’ils possèdent actuellement. Vous vous rappelez l’amiral Bellefeuille ? Moi oui, en tout cas ! » Elle secoua la tête, ironique. « Cette femme est rusée et elle a sans aucun doute tiré le meilleur parti de tout ce dont elle disposait. Je crains hélas ! de n’avoir aucune raison de supposer que les autres officiers généraux havriens n’en feront pas autant. — Vous avez raison, madame, dit Manfredi en esquissant à son tour un sourire. J’essaierai de le garder à l’esprit la prochaine fois. — La prochaine fois », répéta Michelle. Elle gloussa. « J’aime beaucoup ce qu’implique cette expression, Oliver. — L’Imperator et l’Intolérant déploient des capsules, amiral, intervint Stackpole. — Il semble que Sa Grâce soit arrivée à la même conclusion que vous, madame, observa le chef d’état-major. Cela devrait les empêcher de nous balancer une trop grosse salve. — Peut-être », répondit sa supérieure. La grande faiblesse des capsules lance-missiles, une fois déployées et sorties des défenses passives de leur vaisseau mère, était leur vulnérabilité aux armes de proximité, et Manfredi ne se trompait pas en pensant les missiles manticoriens capables de semer la destruction parmi les capsules havriennes. Toutefois, l’ennemi avait eu le temps d’en activer une bonne quantité, et il faudrait presque huit minutes de plus aux missiles d’Honor pour atteindre leurs cibles au bout de la distance sans cesse croissante qui séparait la force d’intervention de Contact-Quatre. À tout le moins, cependant, on savait qu’ils les atteindraient. Le commandant havrien n’attendit pas que le feu de la force d’intervention arrivât jusqu’à lui. Il tira presque à l’instant précis où Honor lançait sa première salve et, alors que la FI-82 lui envoyait un peu moins de trois cents missiles, il en dépêcha tout juste un peu moins de onze mille. « Merde », fit le capitaine Manfredi sur un ton presque léger, comme l’ennemi répondait par plus de trente-six missiles à chacun de ceux de la FI-82, puis il secoua la tête et jeta un coup d’œil à son amiral. « Dans des circonstances normales, madame, il est rassurant de travailler pour un patron capable de deviner les pensées du camp adverse. Mais cette fois-ci j’aurais vraiment aimé que vous vous trompiez. — On est deux », répondit Michelle. Elle étudia les barres de données durant plusieurs secondes puis fit pivoter son fauteuil de commandement vers Stackpole. « C’est mon imagination, John, ou bien leur contrôle de feu a-t-il l’air un peu meilleur qu’il ne devrait l’être ? — J’ai peur que vous n’imaginiez rien du tout, madame, répondit l’officier opérationnel, sombre. C’est une unique salve, d’accord, et elle va arriver en une seule vague. Mais ils l’ont divisée en plusieurs « touffes » et chacune semble contrôlée avec plus de précision que je ne m’y serais attendu. À vue de nez, je dirais qu’ils les ont dispersées pour libérer des chemins télémétriques et qu’ils se servent de liens de contrôle tournants, allant et venant entre les divers groupes. — Il leur faudrait plus de bande passante qu’ils n’en ont montré jusqu’à présent », dit Manfredi. Il ne contredisait pas Stackpole, c’était une simple réflexion, et Michelle haussa les épaules. « Probablement, dit-elle. Mais peut-être pas. Nous n’en savons pas assez sur ce qu’ils font pour avoir une certitude. — Sans cela, ils vont courir le risque de perdre totalement les liens de contrôle en plein vol, remarqua Manfredi. — Probablement », répéta-t-elle. Elle estima le moment mal choisi pour mentionner les recherches récentes en matière de contrôle de feu auxquelles s’adonnaient Sonja Hemphill et ArmNav. Par ailleurs, Manfredi avait raison. « D’un autre côté, continua-t-elle, cette salve est cinq fois plus importante que tout ce qu’ils ont déjà lancé, n’est-ce pas ? Même s’ils en perdaient vingt-cinq ou trente pour cent, ça resterait une puissance de feu sacrément supérieure. — Oui, madame, acquiesça le chef d’état-major avec un sourire narquois. Davantage des mauvaises solutions dont nous parlions tout à l’heure. — Exactement, dit Michelle, grave, tandis que le torrent de missiles havriens s’engageait dans la zone antimissile extérieure. — Il semble qu’ils aient décidé de nous prendre aussi pour cible cette fois, amiral », déclara Stackpole – et elle hocha la tête. La salve d’origine de la FI-82 atteignit son but la première. Contrairement aux Havriens, la duchesse Harrington avait choisi de concentrer tout son feu sur une unique cible, et les défenses antimissile de Contact-Quatre ouvrirent le feu tandis que filaient vers elles les MPM manticoriens. Les plateformes de guerre électronique dispersées parmi ces derniers étaient des assistants de pénétration bien plus efficaces qu’il n’en existait dans le camp adverse, mais les défenses havriennes s’étaient améliorées encore plus radicalement que celles de Manticore depuis la dernière guerre. Dans l’absolu, elles leur demeuraient notablement inférieures, mais l’amélioration relative était énorme et la différence entre la performance de la FI-82 et celle de l’ennemi bien plus faible que naguère. La « défense par couches » de Shannon Foraker ne pouvait compter sur la précision et le raffinement technologique manticoriens, aussi dépendait-elle de sa puissance de feu. Un incroyable front orageux d’antimissiles fila à la rencontre de la menace, tiré par les BAL escortant les vaisseaux ainsi que par les supercuirassés eux-mêmes. Il y avait tant d’interférences entre impulseurs qu’un contrôle précis était impossible mais, avec un tel nombre de projectiles, certains d’entre eux étaient tout bonnement forcés de toucher quelque chose. Ce fut le cas. En fait, ils touchèrent un bon nombre de « quelque chose ». Sur les deux cent quatre-vingt-huit MPM tirés par l’Intolérant et l’Imperator vers le VFRH Conquête, les antimissiles en démolirent cent trente-deux, puis ce fut au tour des grappes laser. Compte tenu de la vitesse d’approche des missiles, chacune n’eut le temps de tirer qu’une seule fois. À soixante-deux pour cent de la vitesse de la lumière, il fallut à peine une demi-seconde aux têtes laser manticoriennes, une fois arrivées à portée des grappes, pour atteindre leur propre distance d’attaque du Conquête. Mais il y avait littéralement des milliers de ces grappes à bord des supercuirassés et des BAL de classe Cimeterre qui les escortaient. Malgré les performances supérieures de la GE manticorienne, la doctrine défensive de Shannon Foraker fonctionna. Seuls huit missiles de la FI-82 survécurent pour attaquer leur cible. Deux détonèrent à retardement, gâchant leur puissance sur le haut de bandes gravitiques impénétrables. Les six autres firent leur office entre quinze et vingt mille kilomètres de la proue du vaisseau, à bâbord, et de massifs lasers à détonateur perforèrent brutalement la barrière latérale. Des alarmes hurlèrent à bord du havrien tandis que son blindage volait en éclats, que ses armes – avec les hommes et femmes qui les servaient – se voyaient annihilées et que l’atmosphère s’échappait de son flanc lacéré. Mais les supercuirassés étaient précisément conçus pour survivre à de tels dégâts, et le grand vaisseau ne vacilla même pas. Il conserva sa position dans la formation défensive de Contact-Quatre, tandis que ses tubes antimissile entraient en action contre la seconde salve de la FI-82. « On dirait qu’on en a au moins fait passer quelques-uns, madame, dit Stackpole, le regard intense, tandis qu’il étudiait les rapports qui lui parvenaient des plateformes de reconnaissance supraluminiques Cavalier fantôme. — Bien ! » répondit Michelle. Certes, ces rares coups au but n’avaient sûrement guère fait qu’érafler la peinture de leur cible, mais on pouvait toujours espérer. En outre, quelques dégâts valaient mieux que pas de dégâts du tout. Malheureusement… « Et voici leur réplique », marmonna Manfredi. Ce qui, songea Michelle, était plutôt un… euphémisme. Six cents des MPM havriens s’étaient tout bonnement perdus dans la nature, prouvant la validité de la prédiction de Manfredi quant à l’abandon des liens de contrôle. Ils représentaient toutefois moins de six pour cent du total… ce qui démontrait la justesse du contre-argument de Michelle. Les antimissiles de la force d’intervention détruisirent presque neuf mille de ceux qui ne s’étaient pas perdus, et le tir d’ultime défense des grappes laser, celles des vaisseaux comme des BAL de classe Katana, en abattirent neuf cents de plus. Ce qui en laissait « seulement » trois cent soixante-douze. Cinq d’entre eux s’en prirent à l’Ajax. Son commandant, le capitaine Diego Mikhailov, fit rouler le vaisseau, se présentant plus de flanc aux projectiles, s’efforçant d’interposer la barrière défensive de son impulseur. La portée des capteurs de ses Serrures lui conférait un avantage de manœuvre marqué tout en améliorant son contrôle de feu. Voyant les menaces plus clairement, et de plus loin, il avait plus de temps pour réagir, si bien que la majorité des lasers à rayons X qui le visaient se heurtèrent au bas de sa bande gravitique. Un des missiles parvint toutefois à éviter ce sort : il dépassa l’Ajax et détona à moins de cinq mille kilomètres de sa barrière latérale bâbord. Le croiseur de combat tressauta quand deux lasers percèrent cette barrière. Le blindage d’un croiseur était bien plus mince que celui d’un supercuirassé, et les têtes laser havriennes plus lourdes que leurs contreparties manticoriennes, compensation délibérée de leur précision inférieure. De l’acier de bataille vola en éclats et des alarmes hurlèrent, tandis que de sinistres taches cramoisies apparaissaient sur les écrans de contrôle d’avarie. Pourtant, compte tenu de la taille d’origine de cette salve, les dégâts subis par l’Ajax s’avérèrent remarquablement légers. « Deux coups au but, madame, annonça Stackpole. Nous avons perdu le graser cinq et deux grappes de défense active. Le service médical rapporte sept blessés. » L’amiral hocha la tête en espérant que ces sept matelots ne fussent pas gravement atteints. Nul n’aimait subir des pertes, mais seulement sept victimes – dont aucune touchée à mort, du moins pour l’instant – constituaient un taux extrêmement faible. « Et le reste de l’escadre ? interrogea-t-elle sèchement. — Pas une égratignure, madame ! » répondit Manfredi, jubilant, depuis son propre poste de commandement, et Michelle sentait déjà un sourire se former sur ses lèvres quand… « Coups au but multiples sur les deux supercuirassés, rapporta Stackpole d’une voix bien plus tendue, tuant dans l’œuf le sourire de sa supérieure. L’Imperator a perdu deux ou trois grasers mais il reste dans l’ensemble intact. — Et l’Intolérant ? s’enquit sèchement Michelle quand l’officier opérationnel s’interrompit. — Pas bon, répondit Manfredi, comme les informations défilaient sur son écran depuis le réseau de données de la force d’intervention. Il a dû être touché vingt ou trente fois… dont au moins une tout droit dans le compartiment à missiles. Il a subi de lourdes pertes, madame, notamment l’amiral Morowitz et la majorité de son état-major. Et il semble que tous ses rails d’acheminement soient détruits. — Le vaisseau amiral met un terme au lancer de missiles, madame », dit doucement Stackpole. Il leva les yeux pour croiser son regard et elle hocha la tête en une amère compréhension. La puissance de feu à longue portée de la force d’intervention venait d’être divisée par deux. Même le contrôle de feu manticorien n’accomplirait pas grand-chose, à près de deux minutes-lumière, avec les salves d’un unique super-cuirassé porte-capsules, et Honor n’allait pas gâcher des munitions en tentant d’accomplir l’impossible. Ce qui, hélas ! laisse clairement posée la question de ce que nous allons bel et bien faire, non ? songea-t-elle. Plusieurs minutes s’écoulèrent. Michelle écoutait en fond sonore les voix professionnelles de ses officiers d’état-major et de leurs assistants qui continuaient de préciser leur estimation de ce qui venait d’arriver. Cela ne s’arrangeait pas, songea-t-elle en voyant évoluer les barres de données à mesure qu’arrivaient des rapports d’avaries plus détaillés. Comme l’avait déjà rapporté Manfredi, sa propre escadre – en dehors du vaisseau amiral – n’avait pas subi le moindre dégât. En revanche, le rapport initial de Stackpole concernant le HMS Intolérant commençait à paraître optimiste. « Amiral », appela soudain le lieutenant Kaminski. Michelle interrogea du regard son officier des communications. « La duchesse Harrington désire vous parler, continua-t-il. — Passez-la-moi », ordonna-t-elle vivement en se tournant vers son écran de com. Un visage familier aux yeux en amande y apparut presque instantanément. « Mike, commença Honor Alexander Harrington sans préambule, son rude accent sphinxien à peine plus prononcé qu’à l’ordinaire, l’Intolérant est en difficulté. Sa défense antimissile est largement amputée et nous nous dirigeons vers l’enveloppe des capsules planétaires. Je sais que l’Ajax a pris quelques coups lui aussi mais je veux que ton escadre se déplace sur notre flanc. J’ai besoin que tu interposes vos défenses actives entre l’Intolérant et Arthur. Ta division est-elle à la hauteur ? — Bien sûr ! » Michelle hocha vigoureusement la tête. Engager un bâtiment aussi fragile qu’un croiseur de combat entre un supercuirassé endommagé et une planète cernée de capsules lance-missiles n’était pas une tâche à entreprendre à la légère. Cependant, protéger les vaisseaux du mur était une des fonctions pour lesquelles avaient été conçus les croiseurs de combat et, au moins, compte tenu du nombre assez faible de capsules dans l’orbite d’Arthur rapporté par les éclaireurs, elle ne s’exposerait pas à un ouragan de projectiles comme celui qui venait de s’abattre sur la force d’intervention. « L’Ajax est le seul à avoir souffert, et nos avaries sont assez superficielles. Rien de tout cela n’aura d’effet sur notre défense antimissile. — Bien ! Andréa et moi allons aussi déplacer les BAL, mais ces deux salves monstrueuses ont englouti beaucoup de leurs antimissiles. » Honor secoua la tête. « Je ne pensais pas que les Havriens pouvaient associer autant de capsules sans complètement saturer leur contrôle de tir. On dirait que nous allons devoir remettre en question quelques certitudes. — C’est dans la nature de la bête, pas vrai ? répondit Michelle en haussant les épaules. On vit et on apprend. — Ceux d’entre nous qui ont la chance de survivre », acquiesça Honor, un peu sombre. « Très bien, Mike. Fais bouger tes troupes. Terminé. » La 81e escadre de croiseurs de combat se déporta sur le flanc de la FI-82 tandis que les vaisseaux manticoriens maintenaient l’accélération régulière qui les écartait de leurs poursuivants. Les rapports d’avaries définitifs arrivèrent et Michelle grimaça en imaginant ce qu’éprouvait à leur lecture le commandant de la force d’intervention. Elle connaissait Honor Harrington depuis que, grande et maigre aspirante, elle avait entamé ses études sur l’île de Saganami. Ce n’était pas la faute d’Honor si les Havriens avaient pris son commandement au piège mais cela n’entrerait pas en ligne de compte. Pas pour elle. C’étaient ses vaisseaux qu’on avait endommagés, son personnel qu’on avait tué, et, à cet instant, Michelle le savait, elle ressentait ces coups comme si tous l’avaient frappée directement. Non, ce n’est pas vrai, se corrigea l’amiral. En ce moment, elle regrette qu’aucun d’entre eux ne l’ait pas bel et bien frappée, elle, et elle ne se pardonnera pas de s’être jetée dans cette situation. Pas avant très longtemps, si je la connais bien. Mais elle ne va pas non plus laisser cela affecter ses décisions. Michelle secoua la tête. Honor pardonnait hélas ! bien plus facilement à ses subordonnés les catastrophes dont elle les savait innocents qu’elle ne se pardonnait à elle-même. Et il était trop tard pour la changer. Et, sincèrement, je crois que personne n’aimerait prendre le risque d’essayer, songea-t-elle avec un léger amusement. « Nous arriverons à la portée estimée des capsules d’Arthur d’ici trente secondes, madame, fit doucement Stackpole, brisant le cours de ses pensées. — Merci. » Elle se secoua puis se cala plus fermement dans son fauteuil de commandement. « Paré à la défense antimissile », ordonna-t-elle. Les secondes s’écoulèrent lentement, puis… « Lancer de missiles ! annonça Stackpole. Lancers de missiles multiples, sources multiples ! » Comme sa voix montait d’un cran sur les deux derniers mots, l’amiral tourna vivement la tête vers lui. « Estimation : dix-sept mille, madame ! — Répétez-moi ça ! s’exclama Michelle, un instant certaine d’avoir mal compris. — Le CO annonce dix-sept mille, madame, répéta Stackpole d’une voix dure en se tournant vers elle. Arrivée à portée d’attaque dans sept minutes. » Elle continua de le fixer tandis que son esprit s’efforçait d’assimiler ces nombres déments. Les capteurs passifs déployés avant l’attaque par les éclaireurs de la force d’intervention n’avaient détecté, en orbite autour d’Arthur, qu’à peine quatre cents capsules, lesquelles auraient dû lancer un maximum de seulement quatre mille missiles, alors d’où diable… ? « On en a au moins treize mille qui arrivent de Contact-Un », précisa Stackpole avec une évidente incrédulité, comme s’il avait lu dans ses pensées. Les yeux de Michelle s’agrandirent sous le choc. Cette information-là était encore plus saugrenue : deux supercuirassés et sept croiseurs de combat ne pouvaient disposer du contrôle de feu nécessaire à autant de missiles, même s’ils avaient tous été conçus pour les capsules. « Comment est-ce… ? commença quelqu’un. — Ce ne sont pas des croiseurs de combat, s’exclama soudain Manfredi, ce sont des putain de mouilleurs de mines ! » Michelle comprit instantanément et sa bouche se crispa en une moue approbatrice. Comme la Flotte royale manticorienne, la République de Havre construisait ses mouilleurs de mines rapides à l’aide de coques de croiseurs de combat. Et Manfredi avait sans le moindre doute raison. Plutôt que de mines, ces vaisseaux étaient bourrés jusqu’à la gueule de capsules lance-missiles. Durant tout le temps qu’ils avaient passé là, à regarder la force d’intervention fuir Contact-Quatre pour foncer droit vers eux, ils les avaient déployées, les additionnant afin d’obtenir la salve monstrueuse qui venait de partir en hurlant vers la FI-82. « Bon, fit-elle, entendant la dureté de sa propre voix, on sait comment ils s’y sont pris. Ça nous laisse juste le petit problème de savoir ce qu’on peut y faire. Exécutez Hôtel, John ! — Plan de défense Hôtel, à vos ordres, madame ! » répondit Stackpole, et des ordres commencèrent à filer du HMS Ajax vers le reste de l’escadre. Michelle observait son répétiteur. Elle n’avait pas le temps de modifier sa formation de manière significative mais elle s’était préparée à Hôtel, bien qu’il eût semblé peu probable de subir un feu havrien assez important pour en justifier l’exécution. La principale tâche de ses vaisseaux était de protéger l’Intolérant. Se garantir eux-mêmes arrivait aussi assez haut dans la liste de leurs priorités, bien sûr, mais le supercuirassé représentait une puissance de combat supérieure à celle de toute leur escadre – pour un tonnage total presque équivalent. Voilà pourquoi, selon le plan de défense antimissile Hôtel, les croiseurs de combat de l’amiral Henke s’étaient alignés verticalement dans l’espace, formant une paroi mobile entre la planète Arthur et l’Intolérant. Ils occupaient une position idéale pour intercepter les projectiles en approche… mais, par malheur, ils étaient aussi parfaitement vulnérables à ces mêmes projectiles. « Un appel du vaisseau amiral, madame, annonça soudain Stackpole. Plan de feu Gamma. — Bien reçu. Exécutez le plan de feu Gamma, renvoya sèchement Michelle. — À vos ordres, madame. Exécutons le plan de feu Gamma », dit Stackpole, si bien que la 81e escadre de croiseurs de combat commença enfin à déployer des capsules. Cela ne serait pas une réponse extraordinaire, comparée à la quantité de missiles qui fonçait vers la force d’intervention, mais l’amiral sentit néanmoins ses lèvres s’étirer de satisfaction. La séquence Gamma, mise au point plusieurs mois auparavant par Honor et son état-major tactique, était conçue pour coordonner les Mark 16 des croiseurs de combat et les MPM des supercuirassés. Il faudrait plus de treize minutes aux premiers pour atteindre Contact-Un, alors qu’il n’en faudrait que sept aux Mark 23 de l’Imperator. Les deux catégories employaient des impulseurs à fusion mais il était physiquement impossible d’en faire tenir trois dans les petits missiles, lesquels ne pouvaient accélérer aussi longtemps que leurs grands frères. En conséquence, selon le plan Gamma, la propulsion de la première demi-douzaine de volées de Mark 23 lancées par capsules était atténuée pour égaler celle des projectiles de l’Agamemnon. Cela permettrait à la force d’intervention de tirer six salves de presque trois cents unités, Mark 16 et Mark 23 mêlés, avant que le supercuirassé ne commence à décocher les siennes, de cent vingt projectiles, à la puissance maximale des Mark 23. Tout cela est bel et bon, songea Michelle, sombre, en observant les icônes des missiles qui s’éloignaient de la force d’intervention. Malheureusement, ça ne change pas grand-chose à ce que les autres ont déjà balancé. Comme pour ponctuer cette pensée, l’Ajax frémit de la vibration sèche des vagues d’antimissiles qui le quittaient, ses tubes passant en mode tir rapide et soutenu. Les Katanas, BAL de conception graysonienne, tiraient aussi, dépêchant leurs propres antimissiles à la rencontre des projectiles havriens, mais nul n’avait jamais envisagé, même dans ses pires cauchemars, d’affronter une salve aussi massive. « Ça arrive, madame », commenta Manfredi. Michelle leva les yeux de son répétiteur. Ses lèvres se crispèrent lorsqu’elle découvrit le capitaine à nouveau debout près d’elle. Compte tenu de ce qui filait vers eux, il aurait dû regagner l’armature antichoc et la coquille blindée protectrice de son propre fauteuil. Et il le sait parfaitement, songea-t-elle avec une irritation familière. Toutefois, il n’avait jamais tenu en place, et elle avait fini par renoncer à le lui reprocher. C’était un de ces individus qui avaient besoin de bouger pour que leur cerveau tourne à la vitesse optimale. Il avait parlé trop bas pour que quiconque hormis elle eût pu l’entendre, mais son regard était sinistre. « Bien sûr », répondit l’amiral, sans plus élever la voix. La force d’intervention n’avait tout bonnement pas la puissance de feu nécessaire à arrêter autant de missiles dans le laps de temps dont elle disposait. « Mais comment diable en contrôlent-ils tant à la fois ? reprit Manfredi sans détourner les yeux du répétiteur. Regardez cette disposition. Ce ne sont pas des coups tirés au jugé : au moins pour l’instant, les missiles sont soumis à un contrôle serré. Alors où ont-ils pu trouver tant de canaux ? — Pas la moindre idée, admit Michelle sur un ton quasi absent, tout en regardant le feu défensif ouvrir de larges failles dans le nuage de missiles qui volait vers eux. Je pense qu’on ferait mieux de le déterminer, cela dit, pas vous ? — Vous avez tout à fait raison, madame », acquiesça Manfredi avec un sourire sans joie. Aucun spatial de la 82e force d’intervention – ni qui que ce fut au sein de la Flotte royale manticorienne, d’ailleurs – n’avait entendu parler du système de contrôle que Shannon Foraker avait baptisé « Moriarty », du nom d’un personnage de fiction de l’ère préspatiale. Dans le cas contraire, et s’ils avaient saisi la référence, les Manticoriens eussent toutefois sans doute jugé le nom approprié. Nul ne pourrait jamais accuser Foraker de raisonner petit-bras. Confrontée au problème de contrôler une salve de missiles assez importante pour percer des défenses antimissile manticoriennes toujours plus performantes, elle avait dû admettre que les vaisseaux du mur havriens, même les tout derniers SCPC, ne possédaient tout bonnement pas les canaux de contrôle de feu requis. Elle avait donc entrepris de contourner le problème. Dépourvue des compétences technologiques nécessaires pour insérer les systèmes de contrôle dont elle avait besoin dans un dispositif équivalent aux Serrures manticoriennes, elle avait simplement accepté de construire quelque chose de plus gros. De considérablement plus gros. Et, tant qu’elle y était, elle avait décidé de réfléchir aussi à la manière d’intégrer ce « quelque chose de plus gros » dans les défenses d’un système stellaire entier. Moriarty était le résultat de ces réflexions. Il consistait en des plateformes déployées à distance dans l’unique but de fournir relais télémétriques et canaux de contrôle, réparties dans tout le volume d’espace en deçà de l’hyperlimite de Solon et reliées à une unique station de contrôle de la taille d’un croiseur lourd, ne renfermant que les tout meilleurs ordinateurs et logiciels de contrôle de feu disponibles en République de Havre. Foraker ne pouvait annuler les limites imposées par la vitesse de la lumière aux canaux de contrôle mais elle avait enfin trouvé le moyen d’en détenir assez pour gérer des salves massives. En fait, quoique la FI-82 n’eût aucun moyen de le savoir, la bordée qui fonçait sur elle représentait moins de la moitié de la capacité maximale de Moriarty. Bien entendu, même si les officiers tactiques de la force d’intervention l’avaient su, ils n’en auraient sûrement éprouvé qu’un soulagement mitigé, compte tenu de la masse de missiles qui filait bel et bien vers eux. Michelle ne sut jamais combien des projectiles furent détruits avant d’atteindre leur cible et combien se perdirent purement et simplement, en dépit de tout ce que pouvait faire Moriarty, s’éloignèrent ou acquirent une cible autre que celle leur ayant été assignée. Les défenses de la force d’intervention étaient manifestement parvenues à en arrêter un énorme pourcentage. Hélas ! il était encore plus manifeste qu’elles n’en avaient pas arrêté assez. Des centaines de missiles se ruèrent vers les BAL – non parce qu’on avait eu l’intention de gâcher des MPM sur des appareils aussi petits mais parce que ceux qui avaient perdu leur cible initiale en passant hors de portée des ordres de Moriarty envoyés à la vitesse de la lumière avaient acquis celles-là à la place. Les BAL, surtout manticoriens et graysoniens, étaient très difficiles à toucher par tir de missiles, mais cela ne signifiait pas que c’était impossible : plus de deux cents furent annihilés au moment où la tornade meurtrière s’abattit sur la force d’intervention. L’essentiel du reste de la salve visait les deux supercuirassés et les projectiles se jetèrent sur leurs cibles tels des démons. Le capitaine Rafe Cardones manœuvrait le vaisseau amiral d’Honor comme si ce colossal supercuirassé avait été un croiseur lourd, se trémoussant pour interposer ses bandes gravitiques tandis que brouilleurs et leurres assistaient les grappes laser en une dernière ligne de défense. L’Imperator frémit et se cabra quand les têtes laser transpercèrent ses barrières latérales mais, malgré plusieurs blessures graves, il s’en tira plutôt bien. Même son blindage massif n’était pas imperméable à une telle pluie de destruction concentrée ; il fit toutefois son travail, protégeant son cœur et l’essentiel de ses systèmes. Les pertes humaines furent en outre réduites eu égard à la quantité de feu déversée sur lui. L’Intolérant eut moins de chance. Les dégâts préalablement reçus par le jumeau de l’Imperator étaient trop importants. Il avait perdu ses deux Serrures et bien trop de ses tubes antimissile et grappes laser lors du premier assaut. Ses capteurs avaient été martelés, laissant des trous dans sa couverture proche, et ses systèmes de guerre électronique n’étaient plus à la hauteur. C’était en fait la cible la plus grosse, la plus visible, la plus vulnérable de toute la force d’intervention et, malgré les efforts de la 81e escadre de croiseurs de combat, une myriade de MPM havriens myopes, en fin de course, se jeta sur l’objectif qu’elle voyait le mieux. Le supercuirassé se trouva pris au cœur d’un maelström de têtes laser qui lui jetèrent leurs lasers à rayons X tels de cruels harpons. Frappé encore et encore, éventré, mutilé, déchiré de plus en plus profondément, le grand vaisseau vibrait et tressautait de douleur. Enfin, un des lasers finit par trouver un point fatal, si bien que le HMS Intolérant et tout son équipage disparurent au sein d’une monstrueuse boule de feu. En outre, il ne mourut pas seul… Le HMS Ajax se convulsa de manière indescriptible tandis que l’univers devenait fou. Comparée au torrent qui visait les deux supercuirassés, seule une poignée de missiles attaqua les croiseurs de combat, mais cette « poignée » représentait tout de même plusieurs centaines de projectiles et les vaisseaux eux-mêmes constituaient des cibles bien plus fragiles. Des alarmes hurlèrent quand les lasers meurtriers pénétrèrent profondément des coques au blindage trop léger. Les Agamemnons étaient des porte-capsules : ils avaient le cœur creux, ce qui les rendait encore plus vulnérables que les croiseurs de combat plus anciens mesurant à peine plus de la moitié de leur taille. Michelle s’était toujours demandé si cet aspect était une faiblesse aussi déterminante que l’avaient toujours prétendu les contempteurs des CC(P). Il semblait qu’on fût sur le point de s’en rendre compte. Oliver Manfredi fut jeté à terre quand l’Ajax eut un sursaut violent, et Michelle sentit l’armature antichoc de son fauteuil la meurtrir cruellement. Des voix empressées, aiguës et distordues en dépit du professionnalisme que l’entraînement avait enchâssé en leurs propriétaires, inondèrent les canaux de com de messages de dévastation – pertes humaines, systèmes détruits, annonces ne s’achevant que trop souvent au milieu d’un mot quand la mort saisissait leurs auteurs. Même ainsi brinquebalée, l’amiral vit les icônes des deux vaisseaux de sa deuxième division – le Priam et le Patrocle – s’évanouir de son répétiteur, tandis que d’autres, au sein de toute la force d’intervention, disparaissaient ou clignotaient pour signaler des avaries critiques. Les croiseurs légers Furie, Bouclier et Atoum disparurent dans des éclairs crus de destruction, les croiseurs lourds Gendarme et Blackstone se virent changés en coques mutilées n’avançant plus qu’en mode balistique, privés de propulsion et de bandes gravitiques. Puis… « Frappe directe sur le pont de commandement ! annonça un des matelots de Stackpole. Pas de survivants ! Avaries importantes dans le hangar d’appontement deux, et hangar d’appontement un complètement détruit ! Les machines rapportent… » Quand le HMS Ajax tressauta brusquement, l’amiral ressentit le choc dans sa chair. « Nous avons perdu l’anneau de poupe, madame ! s’écria Stackpole. Entièrement ! » Michelle se mordit la lèvre si fort qu’elle sentit le goût du sang. Solon reposait au cœur d’une onde gravitationnelle de l’hyperespace. Aucun vaisseau ne pouvait pénétrer, naviguer ou survivre longtemps dans une onde gravitationnelle sans ses deux voiles Warshawski… or, sans les noyaux alpha de l’anneau d’impulsion de proue, l’Ajax ne pouvait plus générer de voile arrière. CHAPITRE DEUX « C’est Sa Grâce, madame », fit doucement le lieutenant Kaminski. Michelle se leva, abandonnant sa position accroupie près de l’assistant infirmier qui soignait un Manfredi inconscient. « Je vais la prendre là-bas, Albert », répondit-elle en gagnant vivement le poste de l’officier de communications. Elle se pencha par-dessus son épaule, regarda l’objectif bien en face et découvrit Honor Harrington sur l’écran. « Quelle est la gravité de ta situation, Mike ? — Bonne question. » Michelle parvint à esquisser une parodie de sourire. « Le capitaine Mikhailov et son second sont morts, et les choses sont un peu… confuses ici, pour l’instant. Nos rails et nos capsules sont toujours intacts, et notre contrôle de tir paraît en bon état, mais nos défenses actives et notre armement à énergie ont beaucoup souffert. Toutefois c’est l’anneau d’impulsion de poupe qui est le plus mal en point. Complètement HS. — Pouvez-vous le réparer ? pressa Honor. — On y travaille. La bonne nouvelle, c’est que les dégâts ont l’air de se limiter aux câbles de contrôle ; les noyaux eux-mêmes paraissent intacts, y compris les alpha. La mauvaise, c’est que la structure a beaucoup souffert en poupe, et nous allons avoir un mal de chien rien qu’à localiser le point de rupture des câbles. — Tu penses être capable de quitter le système ? » La voix d’Honor s’était soudain faite plus douce tandis qu’elle posait l’unique question qui comptait vraiment. Michelle regarda sa meilleure amie dans les yeux l’espace de trois battements de cœur, puis elle haussa les épaules. « Je ne sais pas, admit-elle. Franchement, ça se présente mal, mais je ne suis pas encore prête à faire une croix sur mon vaisseau. Et puis… (elle parvint de nouveau à sourire) nous ne pouvons pas vraiment l’abandonner. — Comment ça ? interrogea vivement son interlocutrice. — Les deux hangars d’appontement sont hors service. Le bosco pense pouvoir dégager le hangar de poupe, mais il lui faudra au moins une demi-heure. Sans ça… » Michelle haussa les épaules, se demandant si elle avait l’air aussi accablée qu’Honor. L’expression de cette dernière n’eût rien révélé à la plupart des gens mais son amie la connaissait trop bien. Elles se regardèrent durant plusieurs secondes encore, aussi peu désireuses l’une et l’autre de dire ce qu’elles savaient toutes les deux : en l’absence d’au moins un hangar d’appontement fonctionnel, aucun bâtiment léger ne pouvait s’arrimer à l’Ajax pour en évacuer le personnel, et le croiseur de combat n’emportait de capsules de survie que pour un peu plus de la moitié de son équipage. Inutile d’en prévoir davantage, puisque la moitié seulement des postes de combat se trouvaient assez près de la coque pour qu’une capsule de survie soit utile. Et le pont d’état-major ne comptait pas parmi ces postes-là. « Mike, je… » La voix d’Honor tremblait un peu. Michelle secoua aussitôt la tête. « Ne dis rien, fit-elle avec douceur. Si nous récupérons nos bandes gravitiques, nous pourrons sûrement jouer à cache-cache avec n’importe quel vaisseau assez lourd pour nous détruire. Sinon, nous ne quitterons pas le système. C’est aussi simple que ça, Honor. Et tu sais aussi bien que moi que tu ne peux pas retenir le reste de la force d’intervention pour nous couvrir. Pas alors que Contact-Trois continue d’approcher. Le seul fait de rester dans le coin une demi-heure, le temps que nous tentions d’effectuer des réparations, te mettrait à leur portée, or ta défense antimissile ne vaut plus rien. » Elle lut dans ses yeux que son amie aurait voulu argumenter, protester, trouver le moyen de la faire mentir. C’était toutefois impossible. « Tu as raison, fit doucement Honor. Je le regrette, mais tu as raison. — Je sais. » Les lèvres de Michelle frémirent à nouveau. « Au moins, nous sommes en meilleur état que le Nécromancien, ajouta-t-elle, bien que ses hangars d’appontement soient intacts, je crois. — Oui, il y a cette petite différence-là. Rafe coordonne en ce moment l’évacuation de son personnel. — Tant mieux, fit Michelle. — Mets le cap au nord, lui ordonna Honor. Je vais laisser chuter notre accélération pendant un quart d’heure. » Michelle ouvrit la bouche pour protester, mais son interlocutrice secoua aussitôt la tête. « Rien que quinze minutes, Mike. Si nous repassons sous accélération maximale à ce stade en maintenant notre cap, nous échapperons quand même à Contact-Trois : nous serons au pire à quatre-vingt mille kilomètres hors de sa portée. — C’est trop risqué, Honor ! — Non, amiral Henke. Et pas uniquement parce que l’Ajax est ton vaisseau. Il y a sept cent cinquante autres hommes et femmes à son bord. » Michelle s’apprêta encore à protester puis s’interrompit, prit une inspiration sèche et hocha la tête. Elle n’aimait toujours pas cela, soupçonnait toujours l’amitié d’Honor pour elle d’affecter son jugement. Toutefois, il était aussi possible que cette même amitié affectât son jugement à elle, et la duchesse Harrington avait raison au sujet du nombre des gens qui risquaient leur vie à bord de l’Ajax. « Quand ils verront notre accélération chuter, ils concluront logiquement que l’Imperator a subi des avaries d’impulsion de nature à ralentir le reste de la force d’intervention, poursuivit Honor. Contact-Trois devrait continuer de nous poursuivre sur cette base. Si tu arrives à remettre l’anneau de poupe en fonction d’ici quarante-cinq minutes à une heure, tu devrais encore être capable de rester à l’écart de Contact-Deux ; quant à Contact-Un, il n’en reste guère plus que des épaves à ce stade. Mais si tu n’y arrives pas… — Si nous ne le remettons pas en service, nous ne pouvons pas repasser en hyper, de toute façon, trancha Michelle. Je crois que c’est le mieux que nous puissions faire. Merci. » Honor tordit les lèvres sur l’écran de com mais se contenta d’acquiescer. « Transmets mon affection à Élisabeth, au cas où, ajouta l’amiral Henke. — Fais-le toi-même, répliqua son amie. — Bien sûr, je n’y manquerai pas. » Puis, plus bas : « Prends soin de toi, Honor. — Dieu te garde, Mike, fit la duchesse sur le même ton. Terminé. » « Madame, c’est le capitaine Horn », fit le lieutenant Kaminski. Le capitaine Manfredi ayant été porté à l’infirmerie, l’officier des communications en assumait les fonctions de chef d’état-major. Ce n’était pas, et de loin, le plus gradé des officiers encore debout mais c’était celui dont les devoirs lui laissaient le plus de temps libre dans les circonstances présentes… et, de toute façon, Michelle ne disposait plus d’une escadre ayant vraiment besoin d’un chef d’état-major. « Merci, Al », répondit-elle en se tournant vivement vers son écran de com, sur lequel se matérialisait un visage. Le capitaine de frégate Alexandra Horn était une femme brune trapue, aux cheveux courts et aux yeux gris. Elle avait été commandant en second du HMS Ajax jusqu’à la mort de Diego Mikhailov et de tous les officiers et matelots présents sur sa passerelle. À présent, elle en était le commandant et, derrière elle, Michelle voyait l’équipe de commandement de secours travailler avec frénésie au sein du contrôle auxiliaire du croiseur de combat, diamétralement opposé au pont de commandement normal. « Oui, Alex ? — Amiral, dit Horn d’une voix rauque, le visage marqué par la tension et la fatigue, je pense qu’il est temps d’évacuer quiconque a accès à une capsule de survie. » Michelle sentit son propre visage se changer en un masque mais parvint à conserver un ton de conversation presque normal. « Les dégâts sont si importants que ça ? — Peut-être encore pires, madame. » Horn se frotta un instant les yeux puis regarda de nouveau sa supérieure. « Il y a trop de décombres qui nous barrent la route. Dieu seul sait comment les quatre rails sont encore debout, parce qu’on a au moins quatre brèches qui pénètrent jusqu’au compartiment des missiles. Peut-être six. Le capitaine Tigh n’est même pas encore capable de nous dire où les câbles de contrôle sont sectionnés, encore moins dans combien de temps il pourrait remettre l’anneau de poupe en service. » Eh bien, voilà qui semble être une réponse assez claire au grand débat sur la fragilité, hein, Mike ? fit une petite voix dans la tête de l’amiral. Vu les circonstances, je ne comprends pas bien pourquoi on n’a pas sombré en même temps que le Patrocle et le Priam. Comment disait Honor, déjà ? « Des coquilles d’œuf armées de masses », c’est ça ? Bien sûr, elle parlait de BAL, à l’époque, pas de croiseurs de combat, mais néanmoins… Elle fixa son interlocutrice plusieurs secondes tandis que son esprit dévalait les enchaînements logiques que Horn avait déjà dû explorer. Le capitaine de corvette William Tigh était le chef mécanicien de l’Ajax. Son équipe de contrôle des avaries et lui s’étaient frayé un chemin en écartant, martelant et tranchant les décombres à l’arrière du vaisseau afin de dénicher les dégâts responsables de l’arrêt des noyaux alpha. Michelle ne pouvait se dire très surprise de ce que Horn venait de lui apprendre mais cela ne rendait pas la nouvelle particulièrement bienvenue. Elle ne pouvait non plus manquer de comprendre ce que pensait alors sa subordonnée. Laisser l’Ajax tomber entre des mains havriennes était hors de question. Havre s’était emparée de bien des armes et appareils électroniques manticoriens au tout début de la guerre, mais les systèmes qui équipaient aujourd’hui l’Ajax et ses pareils étaient considérablement plus perfectionnés et l’Alliance avait déjà eu la preuve cuisante de la vitesse avec laquelle la République mettait à profit ses captures. La Flotte avait adopté les meilleurs garde-fous à sa disposition pour que très peu de cette technologie soit récupérable en cas de perte du vaisseau, et presque tous ses circuits moléculaires pouvaient être effacés par les codes appropriés, mais aucun système n’était parfait. Si Tigh ne parvenait pas à remettre l’anneau de poupe en service, il n’y aurait qu’un seul moyen d’empêcher les Havriens de s’approprier l’Ajax et tout ce qui se trouvait à bord. « Dans quel état est le hangar d’appontement de poupe ? demanda Michelle au bout de quelques instants. — Le maître de manœuvre travaille toujours à dégager les décombres, madame. Pour le moment, ça a l’air d’un travail de forçat. Au mieux. » L’amiral hocha la tête. Le maître de manœuvre de l’Ajax, son sous-officier le plus gradé, était le major Alice MaGuire. Pour le moment, ses équipes travaillaient avec une discipline sans faille à remettre au moins un des hangars d’appontement en service. À moins qu’elles n’y parvinssent, aucun individu non muni d’une capsule de survie en état de marche ne quitterait le vaisseau. Techniquement, la décision n’appartenait pas à Michelle Henke. Le capitaine Horn commandait l’Ajax : ce qui arrivait au vaisseau et à son équipage relevait de sa responsabilité, non de celle de l’amiral qui se trouvait par hasard à bord. Michelle ne songea d’ailleurs pas un instant que Horn cherchât à se faire soulager du poids de cette décision. Toutefois, cela ne signifiait pas qu’elle dédaignerait tout conseil qu’on voudrait bien lui prodiguer. « En supposant que vous larguiez les capsules de survie, aurez-vous encore assez de personnel pour combattre ? s’enquit calmement l’amiral. — J’ai peur que la réponse à cette question ne soit oui, madame, dit amèrement Horn. Nous perdrions la plupart de nos équipes de servants d’armes à énergie et de grappes de défense active, mais aucun de nos affûts restants n’est en contrôle local pour le moment, de toute façon. Et, bien entendu, nos rails ne seront pas affectés du tout. Compte tenu de ces limites, nous aurons plus qu’assez de monde pour combattre. » Michelle acquiesça à nouveau. Les servants étaient surtout là pour prendre le contrôle des armes si elles se trouvaient coupées du contrôle centralisé de l’officier tactique en poste sur la passerelle. La probabilité qu’ils pussent faire œuvre utile – en particulier contre la menace qui filait vers l’Ajax à presque deux fois l’accélération maximum du croiseur de combat endommagé, depuis que Contact-Deux avait cessé de poursuivre le reste de la force d’intervention – était minuscule. L’armement principal du vaisseau, ses capsules lance-missiles, était en revanche situé dans ses profondeurs. Les hommes et femmes qui les surveillaient se trouvaient bien trop loin de la coque pour qu’une capsule de survie les emporte vers la sécurité. Conclusion, songea tristement Michelle, il était désormais trop tard pour sauver le vaisseau, même si Tigh parvenait à réparer l’anneau de poupe en service. Ils avaient perdu trop de terrain sur Contact-Deux. D’ici moins de vingt minutes, six supercuirassés allaient arriver à portée de MPM. Quand ce serait le cas, l’Ajax serait détruit, d’une manière ou d’une autre. Le seul moyen d’empêcher cela serait de se rendre à l’ennemi, donc d’offrir à Havre toutes ces inestimables données technologiques, tous ces exemples de systèmes modernes. Je me demande si Horn a assez de sang-froid pour ordonner le sabordage. Pourrait-elle vraiment commander la destruction du vaisseau en sachant que plus de la moitié de l’équipage y resterait ? Le fait qu’aucune commission d’enquête ou cour martiale de Manticore ne condamnerait une reddition honorable rendait plus infernal encore le dilemme d’Alexandra Horn. D’ailleurs, si elle ne se rendait pas, si elle détruisait son propre vaisseau avec tous ces hommes et femmes encore à bord, son nom serait sans le moindre doute vilipendé par nombre de gens qui ne se seraient pas trouvés sur place et n’auraient eu ni à prendre la même décision ni à donner le même ordre. Mais elle ne sera pas obligée de faire ça, songea Michelle, presque calme. Si elle tente d’affronter une telle puissance de feu, les Havriens s’en chargeront pour elle. « Si le vaisseau reste en état de combattre, commandant, je vous approuve sans réserve, dit-elle, solennelle. Compte tenu de la situation tactique, évacuer le plus de gens possible par capsule de survie est clairement la bonne décision. — Merci, madame », répondit doucement Horn. C’était elle qui avait pris la décision en question mais la gratitude que lui inspirait l’approbation de son amiral était aussi évidente que profonde. Elle inspira profondément. « Si vous et votre état-major voulez bien à présent évacuer le pont d’état-major, madame, vous aurez le temps… — Non, commandant », l’interrompit Michelle. Comme son interlocutrice ouvrait de grands yeux, elle secoua la tête. « Les capsules seront utilisées par le personnel qui leur est assigné ou qui en sera le plus proche au moment où sera lancé l’ordre d’évacuation », continua-t-elle sans frémir. Un instant, elle crut que Horn allait discuter. Le commandant avait d’ailleurs le droit de leur ordonner, à elle et à son état-major, de quitter le vaisseau, et même d’employer la force à cet effet si nécessaire. Toutefois, lorsqu’elles se regardèrent dans les yeux, elles se comprirent. Si le vaisseau amiral de Michelle Henke devait être détruit avec des êtres humains à son bord, elle-même en ferait partie. Cela n’avait absolument aucun sens d’un point de vue logique mais c’était sans importance. « Bien, madame, conclut Horn avant d’esquisser un sourire approximatif. Maintenant, si vous voulez bien m’excuser, amiral, j’ai des ordres à donner. — Je vous en prie, commandant. Terminé. » « Vous savez, madame, dit le capitaine Stackpole, on est plus ou moins fichus, c’est entendu, mais j’aimerais bien emmener quelques-uns d’entre eux avec nous. » Son ton était remarquablement facétieux. Michelle se demanda s’il en avait conscience… s’il comprenait à quel point c’était ironique. Quoi qu’il en fût, elle était en partie d’accord avec lui. Contact-Deux avait cessé de poursuivre le reste de la force d’intervention lorsque rattraper l’Imperator et les vaisseaux qui l’accompagnaient était clairement apparu comme impossible. À ce moment-là, l’ensemble du groupe avait changé de direction afin de se lancer aux trousses de l’Ajax, avec un avantage d’accélération de presque 2,5 km/s2. Grâce aux avaries du vaisseau manticorien et au fait que Contact-Deux avait pu en couper la trajectoire après avoir abandonné sa mission d’origine, les Havriens s’étaient bâti un avantage de vitesse de plus de deux mille km/s. Avec de tels chiffres, la traque d’un vaisseau incapable de s’échapper même s’il franchissait l’hyperlimite avant d’être intercepté ne pourrait avoir qu’une seule issue. La portée maximale des MPM havriens était à peine inférieure à soixante et un millions de kilomètres, et à peine plus de soixante-trois millions de kilomètres séparaient encore les deux antagonistes. Il n’y en avait plus pour longtemps, à présent, à moins que… « Vous savez, fit Michelle, je me demande à quel point ils envisagent de se rapprocher avant d’appuyer sur la détente. — Ils doivent savoir que les capsules de notre croiseur de combat sont chargées de Mark 16, remarqua Stackpole en la regardant par-dessus son épaule. Je ne crois pas qu’ils aient envie d’arriver à notre portée. — À leur place, moi, je n’en aurais pas envie, en tout cas, acquiesça l’amiral. Toutefois, leurs données concernant les performances des Mark 16 doivent être un peu approximatives. » Elle agita la main. « Je sais qu’on les a déjà utilisés, mais la seule fois qu’ils en ont constaté la portée maximale en propulsion, c’est aujourd’hui, durant le plan de feu Gamma, lequel avait une composante balistique en plein milieu. Il est tout à fait possible que Contact-Deux n’ait pas encore pu effectuer une analyse tactique complète. — Vous voulez dire qu’ils pourraient s’aventurer à notre portée, madame ? » Stackpole évoquait un officier de fraîche date faisant de son mieux pour ne pas afficher trop ouvertement ses doutes. « Je pense que c’est possible, confirma Michelle avant de renifler. D’un autre côté, il est aussi tout à fait possible que je prenne mes désirs pour des réalités ! — Ma foi, madame, répondit le capitaine, ça m’ennuie de gâcher votre plaisir, mais je vois au moins une raison pour qu’ils agissent comme ils le font : si j’étais eux et si j’avais une bonne idée de notre portée de missiles maximale en propulsion, je ne me presserais pas. Je me rapprocherais le plus possible, tout en restant hors de notre enveloppe, avant de tirer. Bien sûr, si on les canarde de plus loin, avec une composante balistique dans le vol, ils riposteront sans doute très vite. — Je sais », dit Michelle. Elle eut un mince sourire puis inclina en arrière son fauteuil de commandement. C’était assez remarquable, pensa-t-elle : quoi que préparent les Havriens, elle allait mourir au cours de l’heure suivante, et elle se sentait pourtant étrangement calme. Elle ne s’était pas résignée à la mort, elle ne voulait pas mourir – et peut-être, tout au fond d’elle, quelque centre de survie refusait-il encore d’accepter cette issue, alors que son prosencéphale savait que cela allait arriver. Elle avait cependant les idées claires et éprouvait une sérénité douce-amère. Il y avait bon nombre de choses qu’elle aurait voulu faire et dont elle n’avait pas encore eu le temps de s’occuper, ce qui lui inspirait un profond regret. Elle ressentait en outre un regret encore plus intense, plus marqué, pour les hommes et les femmes emprisonnés avec elle à bord de l’Ajax. Toutefois, il s’agissait là d’une fin possible qu’elle avait acceptée le jour où elle était entrée à l’école, le jour où elle avait prêté son serment d’officier de la Flotte royale manticorienne. Elle ne pouvait prétendre avoir ignoré que cela pourrait arriver et, si elle devait mourir, elle ne pourrait le faire en meilleure compagnie que celle de l’équipage du HMS Ajax. Elle songea aux officiers et matelots qui s’étaient échappés à bord des capsules de survie encore opérationnelles et se demanda ce qu’ils pensaient tandis qu’ils attendaient d’être secourus par l’ennemi. À une époque, la Flotte manticorienne n’aurait pas été si sûre que les vaisseaux havriens se soucieraient de recherches et de sauvetages après une bataille. Aujourd’hui, nonobstant l’attaque surprise par laquelle la République avait entamé cette guerre, nul n’avait jamais douté que le vainqueur de tout engagement ferait de son mieux pour secourir autant de survivants des deux camps que possible. Donc on a quand même fait quelques progrès, se dit-elle, sardonique. Puis elle se secoua mentalement : à ce moment, elle ne devait éprouver que de la gratitude de savoir les gens évacués par le capitaine Horn bien partis pour survivre. On a vraiment fait beaucoup de chemin depuis le poste de Basilic et la première bataille de Hancock, se dit-elle encore. En fait… « John ! » Elle laissa son fauteuil retomber à la verticale, tout en le faisant pivoter vers l’officier tactique. « Oui, madame ? » Le ton de Michelle poussa Stackpole à se tourner lui-même dans sa direction, les yeux étrécis. « Ces gens-là viennent d’emprunter la tactique de Sa Grâce à Sidemore, exact ? — On peut dire ça, acquiesça l’officier, de plus en plus perplexe. — Eh bien, en ce cas, déclara Michelle avec un sourire aussi fin qu’une lame de rasoir, je pense qu’il est temps pour nous de lui emprunter sa tactique du poste de Hancock. Si nous creusions cette idée avec le capitaine Horn pendant quelques minutes, vous et moi ? » Son sourire s’affina encore. « Après tout, aucun de nous n’a vraiment mieux à faire, n’est-ce pas ? » « Votre idée me plaît, milady, dit Alexandra Horn, grave, sur l’écran de com de Michelle. — D’après nos calculs, il nous reste environ trois cents capsules sur les rails, ajouta son interlocutrice. — Trois cent six, amiral, précisa le capitaine de frégate Dwayne Harrison, devenu l’officier tactique de l’Ajax à l’instant où Horn en devenait le commandant. — Il faudrait donc à peine plus de quinze minutes pour les déployer. — Oui, madame, acquiesça Horn. On se servirait des faisceaux tracteurs pour les garder collées à la coque jusqu’à ce qu’on soit prêts à les lâcher toutes au même moment ? — Exactement. Et, si on adopte cette idée, on ferait mieux de s’y mettre très vite, dit Michelle. — Je suis d’accord. » Le commandant fronça un instant le sourcil puis grimaça. « J’ai trop de pain sur la planche en ce moment, amiral. Je pense que le capitaine Stackpole et vous devriez régler ça avec Dwayne pendant que je supervise les équipes de réparations. — Parfaitement, Alex. » Sa supérieure hocha fermement la tête, quoique sachant pertinemment que toutes les réparations du monde ne feraient pas grande différence. Le major MaGuire se battait toujours pour dégager un hangar d’appontement, mais sa dernière estimation était qu’il lui faudrait au moins une heure de travail – probablement un peu plus. Il était… improbable, pour le moins, que l’Ajax dispose d’autant de temps. « Très bien, madame, acquiesça Horn. Terminé. » Le visage de Harrison remplaça le sien sur les écrans de com de Michelle et de Stackpole. La sinistre poursuite atteignait son inévitable conclusion, songea Michelle. Son ventre était une masse de fer solidifié et elle se sentait étourdie. La peur était en grande partie responsable de cet état de fait, bien sûr – après tout, elle n’était pas folle. Pourtant, l’exaltation, l’impatience l’empoignaient avec presque autant de force. Si c’est la toute dernière chose que je fais, au moins ce sera un coup d’éclat, songea-t-elle, tendue. Et on dirait que je vais vraiment avoir le temps de la mettre en place, finalement. À peine croyable. Il n’était devenu que trop évident, durant les quarante-sept dernières minutes, que Stackpole ne s’était pas trompé sur les intentions du commandant havrien. Quarante-sept minutes : le temps écoulé depuis que Contact-Deux était arrivé assez près de l’Ajax pour lui décocher des missiles. Or l’ennemi ne semblait nullement pressé d’appuyer sur la détente. Et avec raison, se dit Michelle. Les Havriens possédaient tous les avantages possibles – le nombre, le taux d’accélération, la puissance de feu, les tubes antimissile et les grappes laser, ainsi que la portée de missiles – et ils en jouaient sans pitié. Elle devait s’avouer un peu surprise qu’ils aient résisté à la tentation de tirer plus tôt, mais elle comprenait parfaitement leur logique. Comme l’avait deviné Stackpole, ils allaient se rapprocher jusqu’à se trouver juste en dehors de la portée maximale en propulsion des Mark 16, puis ils ouvriraient le feu sur l’Ajax. Ou bien lui ordonneraient de se rendre, puisque sa situation serait devenue désespérée. À n’importe quelle distance, la probabilité que des salves assez petites pour être lancées et contrôlées par un unique Agamemnon franchissent les défenses de Contact-Deux aurait été presque nulle, mais s’il fallait incorporer au moins une brève phase balistique dans le vol des missiles, elle diminuait encore. Par ailleurs, aussi bonnes que fussent ses défenses, l’Ajax n’était qu’un croiseur de combat et il se trouverait à trente millions de kilomètres au sein de la portée maximale de Contact-Deux. Les délais des communications à la vitesse de la lumière seraient bien plus faibles, ce qui améliorerait le contrôle de feu de l’ennemi et l’aiderait à compenser la GE supérieure de Manticore. Bien sûr, il pourrait y avoir quelques légères difficultés cachées dans cette situation, non ? songea Michelle. Elle fit une nouvelle fois pivoter son fauteuil vers Stackpole. Les épaules de l’officier tactique étaient crispées, son attention concentrée sur ses écrans, et elle lui sourit avec un regret doux-amer. Harrison et lui avaient exécuté son plan avec célérité et efficacité. À présent… Le com de Michelle émit un bip discret qui la fit sursauter. Avec une moue, elle appuya sur le bouton d’acceptation pour découvrir sur l’écran le visage d’Alexandra Horn, dont les yeux gris luisaient littéralement et qui lui adressait un large sourire. « Le major MaGuire a dégagé le hangar de poupe, madame ! » annonça le commandant avant que sa supérieure pût ouvrir la bouche. Michelle se redressa d’un coup : le maître de manœuvre et ses équipes avaient certes héroïquement continué de travailler mais, depuis le temps, elle en était arrivée à la conclusion qu’ils ne pourraient en aucun cas réussir – comme tous les occupants de l’Ajax, elle en était sûre. Ses yeux filèrent vers le compte à rebours qui clignotait dans l’angle de son répétiteur tactique puis ils se posèrent à nouveau sur Horn. « En ce cas, Alex, dit-elle, je suggère que vous commenciez immédiatement à évacuer nos gens. Je ne sais pas pourquoi mais je doute que l’ennemi nous ait à la bonne d’ici environ sept minutes. » Nul à bord de l’Ajax n’avait eu besoin de l’observation de l’amiral. La distance qui séparait désormais le croiseur de combat et ses redoutables adversaires n’était que de quarante-huit millions six cent mille kilomètres, ce qui le mettait largement au sein de l’enveloppe de combat havrienne. Il ne faisait aucun doute que les SCPC qui les suivaient avaient déjà déployé de multiples ensembles de capsules, reliées à leur coque en deçà de leurs bandes gravitiques, là où elles ne diminuaient pas l’accélération. Le commandant havrien devait surveiller de très près son répétiteur tactique, à l’affût du premier indice suggérant que l’Ajax changeait d’avis et tentait un lancer de missiles à longue portée. En ce cas, il mettrait sûrement ses propres capsules en action sans attendre ; sinon, il en arriverait sans doute tout de même là dix à douze minutes plus tard. De petits appareils commençaient à quitter le hangar que le major MaGuire et ses subordonnés avaient réussi – Dieu savait comment – à réhabiliter. La mauvaise nouvelle était qu’il n’y en avait pas énormément de disponibles. La bonne qu’il restait à peine trois cents personnes à bord du croiseur de combat. Bien sûr, rejoindre le hangar d’appontement serait un peu plus long pour certaines que pour d’autres. « Amiral, dit une voix dans le com de Michelle Henke, il est temps que vous partiez. » C’était le commandant Horn. L’intéressée jeta un coup d’œil à l’écran et secoua la tête. « Je ne pense pas, Alex, dit-elle. Je suis un peu occupée, pour l’instant. — Conneries ! » Cette réponse succincte lui fit tourner à nouveau la tête, tandis que Horn secouait la sienne, l’air sévère. « Vous n’avez absolument plus rien à faire, amiral. C’est terminé. Alors virez votre cul de mon vaisseau – tout de suite ! — Je ne pense… commença à nouveau Michelle, avant d’être coupée net. — C’est exact, madame : vous ne pensez pas. C’était votre idée, oui, mais vous ne disposez même pas d’un lien tactique avec les capsules depuis le pont d’état-major. Ça signifie que le reste nous regarde, Dwayne et moi, et vous le savez. Rester en arrière à ce stade n’est pas votre devoir, amiral. Et ça n’a rien à voir avec le courage ou la lâcheté. » Michelle la fixa, brûlant de la contredire mais incapable de le faire – pas logiquement. Pas rationnellement. Son besoin de rester sur l’Ajax jusqu’à la fin n’avait vraiment rien à voir avec la logique ni la raison. Ses yeux se rivèrent dans ceux de la femme qui lui ordonnait de les abandonner, elle et son officier tactique, à une mort certaine. Le fait que nul n’avait cru au départ pouvoir s’échapper ne rendait que plus profond et plus tranchant son sentiment de culpabilité. « Je ne peux pas, dit-elle à voix basse. — Ne soyez pas idiote, madame, dit sèchement Horn, avant de se radoucir. Je sais ce que vous ressentez, mais n’y pensez plus. Je doute que Dwayne ou moi puissions atteindre le hangar à temps, de toute façon. Et cela ne change rien à ce que je viens de vous dire : votre devoir est de sortir si vous le pouvez et de prendre soin à ma place de mon équipage. » Michelle avait de nouveau ouvert la bouche mais ces derniers mots la lui fermèrent brutalement. Elle regarda l’autre femme, les yeux brûlants, puis prit une profonde inspiration. « Vous avez raison, chuchota-t-elle. J’aimerais que ce ne soit pas le cas, Alex. — Moi aussi. » Horn parvint à sourire. « Malheureusement, ça l’est. Maintenant, partez : c’est un ordre, amiral ! — Bien, commandant. » Michelle lui adressa en retour un sourire forcé qu’elle savait visiblement tel. « Dieu vous bénisse, Alex. — Vous aussi, madame. » L’écran se vida. L’amiral se tourna vers ses officiers d’état-major et leurs assistants. « Vous avez entendu le commandant ! fit sa voix de contralto sèche et rauque. Filons ! » Contact-Deux continuait de poursuivre le HMS Ajax. À une telle distance, la résolution des capteurs havriens était au mieux problématique en ce qui concernait des appareils aussi petits qu’une pinasse ou un canot, mais il n’en allait pas de même pour les capteurs passifs envoyés en avant-garde. Moins performants et dotés d’une endurance bien plus faible que leurs contreparties manticoriennes, ils tenaient cependant l’Ajax en observation rapprochée depuis une demi-heure. Ils en étaient assez près pour reconnaître les bandes gravitiques des petits appareils et avoir la certitude qu’il ne s’agissait pas de capsules lance-missiles. « Ils abandonnent, monsieur. » L’amiral Pierre Redmont interrogea du regard son officier tactique. « C’est confirmé, monsieur, déclara ce dernier. — Flûte ! » L’amiral tordit les lèvres comme s’il avait mordu dans quelque chose d’aigre, bien qu’il ne pût se prétendre surpris. Compte tenu des circonstances, le plus étonnant était que les Mandes aient attendu si longtemps. À l’évidence, ils n’avaient pas l’intention de le laisser s’emparer de leur vaisseau intact. Ils évacuaient l’équipage avant de se saborder. « On pourrait leur ordonner de rester à bord, monsieur », dit doucement l’officier tactique. Comme Redmont lui lançait un regard acéré, il haussa les épaules. « Ils sont très nettement à notre portée. — En effet, capitaine, dit l’amiral, un peu irrité. Par ailleurs, ils ne nous tirent pas dessus. D’ailleurs, d’où ils sont, ils ne le peuvent pas – pas assez efficacement pour nous faire transpirer, en tout cas. Comment croyez-vous que réagirait l’amiral Giscard – ou, pire, l’amiral Theisman – si j’ouvrais le feu sur un vaisseau incapable de répondre, juste pour empêcher son équipage de l’abandonner ? — Pas bien », répondit le capitaine de frégate au bout d’un moment. Il secoua la tête avec un sourire ironique. « Ce n’était pas une de mes meilleures suggestions, amiral. — Non, en effet », acquiesça Redmont avec un bref sourire qui effaçait l’essentiel du reproche, puis il reporta son attention sur ses écrans. Michelle Henke et son état-major remontaient vivement la coursive qui menait aux ascenseurs. Ce passage était déjà désert, ses écoutilles béantes. Le vaisseau était presque entièrement commandé à distance, tandis que ce qui restait de son équipage se ruait vers le hangar restauré. Une pointe d’angoisse transperça soudain l’amiral. Oh, mon Dieu ! Et si les Havriens estiment que tout cela n’est qu’une ruse ? Qu’on aurait pu évacuer à tout moment mais qu’on ne l’a pas fait parce que… Elle allait se retourner, la main tendue vers son communicateur personnel, mais il était trop tard. Une alarme aiguë retentit. L’officier tactique du vaisseau amiral redressa la tête, abasourdi, en reconnaissant la sonorité. C’était l’alarme de proximité, ce qui était ridicule ! Cette pensée passa en un éclair dans son cerveau mais c’était un professionnel expérimenté : son incrédulité instinctive ne l’empêcha pas de se tourner aussitôt vers ses capteurs actifs. « Contact radar ! » s’exclama un de ses matelots, mais il était trop tard pour que l’avertissement fît une différence. Les capsules lance-missiles manticoriennes de la dernière génération étaient extraordinairement furtives. Dans le cas d’un missile en propulsion, la portée de détection par radar actif était d’environ un million de kilomètres. Un missile n’était toutefois pas conçu pour être aussi discret que la capsule qui le portait, car tout projectile d’attaque était repéré et suivi par les capteurs passifs avec une aisance ridicule, grâce à la signature éclatante de ses bandes gravitiques. La furtivité ne lui servait donc pas à grand-chose. Mais les capsules lance-missiles, c’était tout à fait autre chose. Surtout celles de la dernière génération extraplate, avec leurs réacteurs à fusion intégrés. Elles avaient été conçues pour la défense d’un système et le combat entre vaisseaux. Après tout, raisonnait ArmNav, il était plus judicieux de construire un seul modèle comprenant les options pour ces deux fonctions, tant qu’aucune n’était compromise. Cela simplifiait énormément la production et réduisait les coûts, ce qui n’était pas sans intérêt en une ère de combat par MPM. Les équipes des radars havriennes s’étaient donc montrées très efficaces, du seul fait qu’elles avaient repéré les capsules déployées par le HMS Ajax en une salve massive. La taille de cette salve y avait concouru, certes, en dépit de la furtivité des capsules individuelles la composant, et elle se trouvait à neuf cent mille kilomètres quand les alarmes se déclenchèrent. Malheureusement, Contact-Deux filait à plus de vingt-sept mille kilomètres par seconde et les vaisseaux qui le composaient suivaient le sillage de l’Ajax depuis bien plus d’une heure. Les capsules avaient continué de progresser à la vitesse que leur avait conférée le croiseur au lancement, si bien que les unités havriennes, qui accéléraient régulièrement, les rattrapaient à une vélocité relative de 19 838 km/s. À ce rythme, Contact-Deux disposait d’exactement 1,2 minute pour les détecter et réagir à leur présence avant qu’elles ne se retrouvent un demi-million de kilomètres derrière lui… et ne tirent. Il y avait trois cent six capsules, chacune chargée de quatorze Mark 16, soit plus de quatre mille deux cents missiles, dont un quart de plateformes GE. Les trois mille deux cents têtes laser étaient bien plus légères que celles qui équipaient des missiles de vaisseaux de ligne. En fait, elles l’étaient trop pour poser un problème significatif à un bâtiment aussi lourdement blindé qu’un vaisseau du mur. Mais les SCPC de Contact-Deux étaient couverts par des croiseurs de combat, lesquels ne bénéficiaient pas de la même protection. Les officiers tactiques havriens disposaient de quatre-vingt-quatre secondes pour comprendre ce qui arrivait. Quatre-vingt-quatre secondes pour voir leurs écrans s’animer sous l’effet de plusieurs milliers de missiles. Malgré leur surprise, ils parvinrent à appliquer leur doctrine défensive, mais ils ne disposaient tout bonnement pas d’assez de temps pour qu’elle fût efficace. L’ouragan de projectiles déchira la formation havrienne. Michelle Henke avait bien recopié une page de la tactique d’Honor Harrington et Mark Sarnow au cours de la bataille de Hancock, et ses armes étaient bien plus performantes que celles dont Manticore disposait alors. Quoique les Mark 16 n’eussent pas vraiment été conçus pour servir de mines, leurs capteurs étaient supérieurs à ceux dont étaient équipées la plupart des vraies mines. De plus, l’amiral tirait parti des perfectionnements de plateformes de reconnaissance et liens de communication. Avec les capsules, l’Ajax avait déployé une demi-douzaine de bouées Hermès – des plateformes de communication équipées de récepteurs supraluminiques à impulsions gravitiques et de lasers de com ordinaires. Les plateformes Cavalier fantôme avaient observé les Havriens et fait leur rapport à l’Ajax presque en temps réel, permettant au vaisseau d’utiliser ses propres coms supraluminiques et les bouées Hermès pour envoyer des mises à jour permanentes à ses capsules lance-missiles en attente. Le contrôle de feu sur un lien aussi bricolé, avec sa bande passante limitée et sa sélection de cibles improvisée, ne pouvait certes être précis mais il était assez bon pour assurer que chaque missile ait reçu la signature énergétique du croiseur de combat qu’il devait attaquer. La précision serait sans doute faible par rapport à un tir de missiles standard – les plateformes GE et les assistants de pénétration étaient bien moins efficaces sans mises à jour correctes à bord du vaisseau – mais la distance était par ailleurs extrêmement courte, ce qui ne laisserait pas à la défense le temps de réagir. Malgré toutes ses imperfections, l’efficacité de cette grosse salve fut bien plus grande que tout ce que Havre aurait pu attendre… Et pas un missile ne gâcha sa puissance de destruction contre un vaisseau du mur. L’amiral Redmont poussa un juron sauvage quand la tempête de missiles sema la destruction sur son écran. Les ordinateurs de défense antimissile firent de leur mieux et, eu égard à la surprise de leurs maîtres humains et à la géométrie meurtrière de l’attaque, ce mieux se révéla étonnamment bon. Ce qui ne signifiait hélas ! pas qu’il le fut assez. On n’avait pas le temps de lancer des antimissiles, et l’assaut, arrivant par l’arrière, minimisait le nombre de grappes laser susceptibles de défendre les cibles des Manticoriens. Plusieurs centaines de projectiles furent détruits, mais il y en avait des milliers, et leurs proies se convulsèrent de douleur quand les lasers percèrent leurs barrières latérales ou croisèrent le T de leurs impulseurs. Les coques volèrent en éclats, vomirent atmosphère et débris, et les fragiles humains qui leur servaient d’équipages brûlèrent comme de la paille dans une chaudière. Deux des huit croiseurs de combat visés connurent une mort spectaculaire, disparaissant dans des boules de feu aveuglantes, avec tous les hommes et femmes à leur bord, quand de démoniaques lasers à détonateur les frappèrent sans répit. Les six autres survécurent mais quatre n’étaient alors plus guère que des épaves brisées, à l’impulseur détruit, qui avançaient sur leur élan tandis que leurs occupants survivants, choqués et étourdis, se frayaient un chemin parmi les décombres, cherchant frénétiquement d’autres rescapés. L’amiral grimaça quand ses croiseurs de combat moururent, puis il pivota pour lancer à son officier tactique un regard brûlant. « Ouvrez le feu ! » ordonna-t-il. CHAPITRE TROIS « Amiral Henke. » Michelle Henke ouvrit les yeux puis s’efforça de se redresser en hâte dans son lit d’hôpital en voyant celle qui venait de prononcer son nom. Ce ne fut pas facile avec sa jambe gauche encore en traction le temps que le réparaccel reconstitue l’os brisé. Mais, bien qu’elles ne se fussent jamais rencontrées, Michelle avait assez vu d’images promotionnelles pour reconnaître la blonde platine aux yeux topaze debout au pied de son lit. « Ne vous donnez pas ce mal, amiral, dit Héloïse Pritchart. Vous êtes blessée, et il ne s’agit pas vraiment d’une visite officielle. — Vous êtes un chef d’État, madame la présidente », répondit Michelle, sarcastique. Elle se redressa puis reposa son dos, soulagée, lorsque la tête de lit mobile rattrapa ses épaules. « Par conséquent, il s’agit d’une visite officielle. — Eh bien, vous avez peut-être raison », reconnut Pritchart dans un charmant sourire. Puis elle désigna le fauteuil proche du lit. « Puis-je ? — Je vous en prie. Après tout, c’est votre fauteuil. D’ailleurs, dit Michelle en montrant la chambre agréable bien que pas précisément luxueuse, c’est même votre hôpital. — C’est une façon de voir les choses, j’imagine. » Pritchart s’assit avec grâce et resta ainsi quelques secondes, la tête légèrement inclinée de côté, l’air songeur. L’amiral lui rendit son regard, se demandant ce qui l’amenait au chevet d’une prisonnière de guerre. Comme elle venait de le faire remarquer, cet hôpital – où, elle devait l’admettre, son séjour se révélait bien moins déplaisant qu’elle ne s’y fût attendue – appartenait à la République de Havre. Plus précisément, il appartenait à la Flotte de la République : malgré son confort et ses teintes pastel, c’était un camp de prisonniers de guerre, au même titre que les établissements plus ouvertement gardés où était enfermé le reste de son personnel. Elle sentit ses muscles faciaux se crisper lorsqu’elle songea aux derniers instants de son vaisseau amiral. Le fait que l’Ajax ne fût pas parti seul la consolait peu de la perte des deux tiers de l’équipage resté à son bord. Moi et ma putain d’idée géniale, songea-t-elle durement. Oui, d’accord, on leur en a percé un deuxième, mais mon Dieu !… Pas étonnant qu’ils aient cru qu’on les avait attirés délibérément avant de minuter notre évacuation à la perfection pour les prendre à contre-pied ! Dieu sait que j’aurais tiré la même conclusion à leur place. Ce n’était pas la première fois qu’elle se torturait avec ces pensées. Pas plus, elle le savait, que ce ne serait la dernière. Quand sa conscience ne menaçait pas de la massacrer, la stratège et tacticienne froidement logique qu’elle abritait savait que, dans les impitoyables calculs de la guerre, la destruction complète de deux croiseurs de combat ennemis et la réduction d’au moins trois autres à l’état d’épaves bonnes pour la casse valait tout à fait la perte d’autant d’hommes et de femmes. Et ces gens-là ont fini par me croire, songea-t-elle durement. Du moins je le pense. J’ai certes fait tuer Alex et bien trop de ses subordonnés mais, à tout le moins, nul n’a seulement envisagé des représailles. Ce qui ne m’aurait sans doute pas tant surprise si j’avais prêté plus d’attention à ce que disait Honor de Theisman et Tourville. Elle ne se rappelait toujours pas avec précision comment Stackpole et Braga l’avaient escortée au hangar d’appontement et entraînée loin de l’Ajax avant que la tornade vengeresse de MPM havriens ne mît en pièces le croiseur de combat. La première vague de lasers avait frappé le vaisseau comme autant de masses avant que les fuyards n’atteignissent seulement le hangar, et l’un de ces coups au but, soulevant Michelle, l’avait propulsée comme un jouet contre une cloison. Stackpole et Braga, seuls membres de son état-major ayant survécu à la destruction de l’Ajax, étaient parvenus à la traîner jusqu’au hangar et à la faire monter à bord de la dernière pinasse. J’espère vraiment qu’il valait le coup d’empêcher les systèmes de tomber entre des mains havriennes, songea-t-elle, amère. Toutefois, elle se rappela qu’elle avait d’autres sujets de préoccupations en cet instant précis. « Que me vaut cet honneur, madame la présidente ? demanda-t-elle, écartant encore une fois impitoyablement ses inutiles conjectures et les reproches qu’elle se faisait. — Plusieurs raisons. D’abord, vous êtes notre prisonnier de guerre le plus prestigieux, à plus d’un titre. Vous êtes le plus gradé sur le plan militaire et vous êtes aussi… quoi ? cinquième dans la ligne de succession du Royaume ? — Depuis que mon frère aîné a été assassiné, oui », fit calmement Michelle. Elle eut la satisfaction de voir Pritchart broncher. « Je suis très sincèrement navrée de la mort de votre père et de votre frère, amiral Henke, dit la présidente d’une voix tout aussi calme, soutenant son regard sans ciller. Nous avons déterminé, d’après nos propres archives, que SerSec était responsable de cet assassinat. Les fanatiques qui l’ont commis étaient masadiens mais c’est SerSec qui les a recrutés et leur a fourni les armes. À ce que nous avons pu établir, tous les individus directement impliqués dans la décision de lancer cette opération sont morts ou en prison. Non pas à cause de cette opération précise, ajouta-t-elle comme Michelle commençait à hausser des sourcils incrédules, mais pour un catalogue complet de crimes commis contre le peuple de leur propre nation. Je soulignerai simplement, bien que cela ne doive en rien soulager votre chagrin ni votre colère, que ces mêmes personnes sont responsables de la mort de milliers – non, de millions – de leurs concitoyens. La République de Havre a eu plus que son lot d’hommes et de femmes de cette espèce. — Je n’en doute pas, fit l’amiral en observant attentivement son interlocutrice. Mais vous ne semblez pas avoir tout à fait renoncé à leurs méthodes. — En quoi ? s’enquit brusquement Pritchart, les yeux plissés. — J’évoquerais bien la question de votre diplomatie d’immédiat avant-guerre, mais je suis à peu près certaine que nous ne tomberions pas d’accord sur ce point. Je me limiterai donc à souligner votre tentative d’assassinat sur la personne de la duchesse Harrington. Qui, je vous le rappelle, se trouve être une amie personnelle. » Les yeux bruns de Michelle plongèrent dans le regard topaze de la présidente. Elle fut un peu surprise de constater que cette dernière ne tentait pas de le lui dérober. « Je suis au courant de votre relation privilégiée avec la duchesse, répondit Pritchart. C’est d’ailleurs une des raisons que j’ai mentionnées pour justifier cette conversation. Certains de mes officiers les plus gradés, dont le ministre de la Guerre, monsieur Theisman, l’amiral Tourville et l’amiral Foraker, ont rencontré votre « Salamandre ». Ils ont une très haute opinion d’elle. Et s’ils pensaient un instant que mon gouvernement avait ordonné son assassinat, ils seraient très, très furieux contre moi. — Pardonnez-moi, madame la présidente, mais cela ne revient pas tout à fait au même que de dire que vous ne l’avez pas autorisé. — Non, en effet. » Pritchart sourit avec ce qui paraissait être un authentique amusement. « J’ai oublié un instant que vous avez l’habitude de vous mouvoir au plus haut niveau politique dans le Royaume stellaire. Vous avez l’oreille d’une femme politique, même si vous n’êtes « que » simple officier spatial. Néanmoins, je vais être plus claire. Ni moi ni personne au sein de mon gouvernement n’a ordonné ni autorisé une tentative d’assassinat contre la duchesse Harrington. » À son tour, Michelle plissa les yeux. Comme l’avait dit Pritchart, elle avait l’habitude de côtoyer des hommes politiques manticoriens, à défaut de la politique en soi. D’ailleurs, elle n’aimait pas la politique, raison pour laquelle elle était ravie de laisser sa mère, la comtesse douairière du Pic-d’Or, la représenter à la Chambre des Lords. Toutefois, nul ne pouvait se trouver aussi près qu’elle de la couronne sans être contraint, au moins à l’occasion, de serrer quelques mains de politiciens, et elle avait rencontré en son temps des menteurs terriblement habiles. Si Héloïse Pritchart était une menteuse, cela ne se voyait pas. « Voilà une déclaration intéressante, madame la présidente. Hélas, sauf votre respect, je n’ai aucun moyen d’en contrôler la véracité. Et, même si vous y croyez, cela ne veut pas nécessairement dire qu’un renégat au sein de votre gouvernement ne l’a pas ordonnée lui-même. — Je ne suis pas étonnée que vous réagissiez ainsi, et nous avons effectivement eu plus que notre lot d’opérations montées par des « renégats ». Je dirai juste que je crois fermement ma déclaration précédente exacte. J’ajouterai que j’ai remplacé les responsables de la sécurité intérieure et extérieure par deux hommes que je connais depuis des années et en qui j’ai la plus grande confiance. Si une opération clandestine a été montée contre la duchesse Harrington, cela s’est fait sans qu’ils le sachent ni l’approuvent. J’en suis convaincue. » Oh, bien sûr, songea Michelle, sardonique. Aucun Havrien ne rêverait d’assassiner le commandant de la flotte ennemie. Et je suis sûre qu’aucun ne déciderait non plus qu’il est plus facile de pardonner après que d’autoriser avant, donc d’agir de sa propre initiative. Quelle phrase citait Honor, déjà ? « N’y aura-t-il personne pour me débarrasser de ce prêtre turbulent ? » ou quelque chose comme ça, en tout cas. « Et, selon vous, qui d’autre aurait un mobile pour la tuer ? Ou les ressources nécessaires pour essayer de le faire ainsi ? — Nous ne disposons pas de détails précis sur la façon dont la tentative a été menée, répliqua Pritchart. D’après ce que nous avons vu, toutefois, il semble que les hypothèses s’orientent vers la possibilité que son jeune officier – un certain lieutenant Meares, je crois – ait été conditionné d’une façon ou d’une autre pour attenter à sa vie. Si c’est le cas, nous n’avons pas les ressources nécessaires. Certainement pas dans le délai qui semble avoir été disponible à quiconque a procédé au conditionnement. À supposer qu’il s’agissait bien de cela, naturellement. — J’espère que vous me pardonnerez, madame la présidente, si je réserve mon jugement dans ce cas précis, fit Michelle au bout d’un moment. Vous êtes très convaincante. D’un autre côté, comme moi, vous opérez au plus haut niveau politique ; or, à ce niveau, un politicien se doit d’être convaincant. J’examinerai toutefois vos propos. Dois-je penser que vous me dites tout cela dans l’espoir que je transmettrai le message à la reine Élisabeth ? — À ce que j’ai entendu dire de votre cousine, amiral Henke, je doute fort qu’elle ajoute foi à aucune déclaration venant de moi, même si je lui disais que l’eau mouille, répondit Pritchart, sarcastique. — Je vois que vous avez établi un profil assez juste de Sa Majesté, remarqua Michelle. Bien que vous soyez sans doute encore en deçà de la vérité, ajouta-t-elle. — Je sais. Néanmoins, si vous en avez l’occasion, je souhaite que vous le lui disiez de ma part. Vous êtes libre de ne pas le croire, amiral, mais je ne voulais pas vraiment de cette guerre non plus. Oh, poursuivit-elle aussitôt comme son interlocutrice faisait mine d’ouvrir la bouche, j’admets volontiers avoir tiré la première. Et je reconnais aussi que, vu ce que je savais à l’époque, je recommencerais aujourd’hui. Ce n’est pas la même chose qu’avoir envie de le faire, et je regrette profondément tous ces hommes et femmes qui ont péri ou, comme vous-même, ont été blessés. Je ne peux rien y changer. Mais j’aimerais croire qu’il nous est possible de trouver une issue aux combats autre que d’éliminer tout le monde dans le camp d’en face. — Moi aussi, fit posément Michelle. Hélas, quoi qu’il soit arrivé à notre correspondance diplomatique, vous avez bel et bien tiré les premiers. Élisabeth n’est pas la seule Manticorienne, Graysonienne ou Andermienne qui risque d’avoir du mal à l’oublier. — Et êtes-vous du nombre, amiral ? — Oui, madame la présidente. — Je vois ; et j’apprécie votre franchise. Toutefois, cela ne fait que souligner la nature de notre dilemme. — Je suppose, oui. » Le silence retomba dans la chambre d’hôpital ensoleillée. Bizarrement, il était presque amical, découvrit Michelle. Elle se rappela à nouveau ce qu’avait dit Honor de Thomas Theisman et de Lester Tourville, et que, quelle que fût la personnalité d’Héloïse Pritchart, c’était l’élue légale que ces deux hommes avaient choisi de servir. Peut-être la présidente disait-elle vrai en affirmant n’avoir pas autorisé l’attentat contre Honor. Ou peut-être pas. Tous les politicards maléfiques et tordus de l’univers ne se baladent pas avec une enseigne au néon disant « Je suis le méchant ». Et aucune règle ne les oblige non plus à avoir un physique comme celui de ce fils de pute de Haute-Crête. Il serait pratique que tous les méchants aient une tête de méchant et se conduisent en méchants, mais ce n’est le cas que dans les très mauvaises dramatiques holo. Je suis sûre que les amis intimes d’Adolf Hitler et de Rob Pierre les tenaient pour de vrais amours. Au bout de trois minutes, Pritchart se redressa, prit une brève inspiration et se leva. « Je vais vous laisser vous concentrer à nouveau sur votre guérison, amiral. Les médecins me disent que vous vous en sortez bien. Ils envisagent un rétablissement complet et une sortie de l’hôpital d’ici une semaine environ. — Et ensuite bonjour le stalag ? » fit Michelle dans un sourire. Elle désigna de la main les fenêtres sans barreaux de sa chambre d’hôpital. « Je ne peux pas dire que je me réjouisse à l’avance du changement de décor. — Je crois que nous pouvons sans doute faire mieux qu’une misérable hutte derrière un mur de barbelés, amiral. » Une lueur brilla dans les yeux topaze de Pritchart. « Thomas Theisman a des convictions bien ancrées sur le digne traitement des prisonniers de guerre – à ce sujet, la duchesse Harrington garde peut-être le souvenir du jour où ils se sont rencontrés en Yeltsin. Je vous assure que tous nos prisonniers de guerre sont bien traités. Non seulement cela, mais j’espère qu’il sera possible d’organiser des échanges réguliers de prisonniers, peut-être sur une base conditionnelle. — Vraiment ? » Michelle était surprise et savait que cela se sentait à sa voix. « Vraiment. » Pritchart sourit à nouveau, cette fois d’un air un peu triste. « Quoi qu’il en soit, amiral, et malgré tout le mal que votre reine pense de nous en ce moment, nous ne ressemblons pas à Robert Pierre ni à Oscar Saint-Just. Nous avons nos défauts, ne vous méprenez pas, mais j’aime à croire que parmi eux ne figure pas la capacité à oublier que même nos ennemis sont des êtres humains. Bonne journée, amiral Henke. » Michelle reposa son liseur quand s’éleva le doux carillon d’admission de sa porte. « Oui ? dit-elle en appuyant sur la touche du com de chevet. — Le ministre de la Guerre, monsieur Theisman, est là, amiral, annonça le lieutenant Jasmine Coatsworth, l’infirmière-chef de l’étage, un peu nerveuse. Il aimerait quelques minutes de votre temps, si cela vous convient. » Michelle écarquilla les yeux. Un peu plus d’une semaine s’était écoulée depuis sa rencontre inattendue avec Héloïse Pritchart. Elle avait eu depuis une poignée d’autres visiteurs, mais la plupart étaient des officiers assez peu gradés, venus lui faire leur rapport à propos de ses subordonnés et autres captifs, puisqu’elle était le prisonnier de guerre manticorien de plus haut rang. Tous s’étaient montrés professionnels et courtois, bien qu’elle eût senti en eux une inévitable retenue dépassant celle dont on fait normalement preuve envers un officier général. Nul n’avait mentionné la possibilité d’une visite de Thomas Theisman en personne. « Attendez que je consulte mon emploi du temps, Jasmine », répondit-elle avec un sourire qu’elle ne parvint pas à réprimer (d’ailleurs, pour être juste, elle n’essaya pas tant que cela). Elle marqua une pause le temps d’une respiration, les yeux dansant d’amusement, puis elle s’éclaircit la voix. « Par une étrange coïncidence, il se trouve que je suis libre cet après-midi, dit-elle. Priez monsieur le ministre d’entrer, s’il vous plaît. » Il y eut un moment de silence, puis la porte coulissa et le lieutenant Coatsworth apparut. Son expression faillit terrasser la maîtrise de soi de Michelle et la faire éclater de rire, mais elle parvint à se retenir. Ses yeux dépassèrent alors l’infirmière pour se poser sur l’homme brun trapu, vêtu en civil et accompagné par une femme, un capitaine de la spatiale aux cheveux sombres dont la cordelette, sur l’épaule, révélait son statut d’assistante personnelle d’un officier général. « Je suis heureux que vous ayez trouvé une petite place pour moi dans votre emploi du temps, amiral », dit l’homme sur un ton neutre ; ses lèvres semblaient flotter au bord d’un sourire. Michelle secoua la tête. « Pardonnez-moi, monsieur le ministre. On m’a toujours dit que j’ai un sens de l’humour particulier. Compte tenu des circonstances, je n’ai pas pu résister à la tentation. — Ce qui prouve sans doute que je ne vais pas être obligé de châtier qui que ce soit pour avoir maltraité ou intimidé nos prisonniers blessés. — Au contraire, monsieur le ministre, déclara Michelle, plus sérieuse. Les employés de l’hôpital – et particulièrement le lieutenant Coatsworth – ont traité nos blessés exactement comme ils auraient traité des patients havriens, j’en suis sûre. Je suis impressionnée par leur professionnalisme et leur courtoisie. — Parfait. » Theisman entra, parcourut la chambre du regard comme pour s’assurer qu’elle convenait puis désigna la chaise posée près du lit. « Puis-je ? — Bien sûr. Comme je l’ai fait remarquer à la présidente Pritchart lorsqu’elle m’a posé la même question, c’est votre hôpital, monsieur le ministre. » Il sourit et, presque malgré elle, Michelle lui répondit. Thomas Theisman lui rappelait beaucoup Alistair McKeon, songea-t-elle en observant l’homme qui s’installait sur la chaise, tandis que son assistante s’efforçait de ne pas se rapprocher trop ouvertement d’un supérieur pour lequel elle éprouvait à l’évidence plus que de l’amitié. Ni Theisman ni McKeon n’étaient tout à fait des géants, du moins physiquement, mais tous les deux avaient le regard franc : brun pour Theisman, gris pour McKeon. Tous les deux irradiaient une impression de ferme compétence et tous les deux – aussi peu qu’elle eût envie de l’admettre – projetaient la même aura de tranquille mais inaltérable intégrité. C’était nettement plus simple quand tous les Havriens que je connaissais étaient des fumiers, songea-t-elle. Et ça rend plus difficile de garder à l’esprit le fait que ce sont eux qui ont menti à propos de notre diplomatie d’avant-guerre. « Je suppose que la véritable raison de ma visite, amiral Henke… commença le ministre de la Guerre avant de s’interrompre. Pardonnez-moi, mais un détail vient de me frapper : est-il toujours convenable de vous appeler « amiral Henke » ou bien devrais-je dire « amiral du Pic-d’Or » ? — Techniquement, je suis « amiral du Pic-d’Or » depuis l’assassinat de mon frère et de mon père », répondit Michelle d’un ton égal. Theisman eut un regard prouvant qu’il comprenait la remarque implicite, mais il lui rendit cependant le sien sans ciller et elle continua sur le même ton. « Toutefois, je suis toujours bien plus à l’aise avec Henke. C’est mon identité depuis l’école. » Elle faillit ajouter quelque chose mais se retint en secouant doucement la tête. Il était inutile de préciser qu’une petite part d’elle-même continuait de croire que, tant qu’elle réussirait à ne pas se réclamer de son titre dans tous les aspects de sa vie, son père et son frère n’auraient pas réellement disparu. « Je comprends, fit Theisman avant de se racler la gorge. Je disais donc, amiral Henke, que la véritable raison de ma visite est d’ajouter mes propres assurances à celle de la présidente. Elle vous a dit, je le sais, que vos subordonnés étaient bien traités mais je sais aussi à quel point c’était rare lors de la dernière guerre. En conséquence, j’ai pensé qu’il était préférable de venir à mon tour mettre mon grain de sel. Après tout… (même son sourire rappelait McKeon) au moins en ce cas, nous sommes les chats contraints de prouver qu’ils ont été faits par des chiens. — Je vous en suis reconnaissante, monsieur le ministre, répondit Michelle. Et aussi d’avoir été autorisée à communiquer avec les officiers prisonniers. Qui, je me hâte de le préciser, ont confirmé tout ce que la présidente et vous m’avez dit. La duchesse Harrington a assuré à tout le monde que votre attitude envers le personnel capturé n’était pas exactement la même que celle de Cordélia Ransom ou d’Oscar Saint-Just. Je ne vais pas prétendre que je ne préférerais pas à votre hospitalité un bon dîner chez Cosmo, à Arrivée, mais je suis enchantée de constater qu’elle avait raison. — Merci. » Theisman détourna un instant le regard puis se racla encore la gorge, plus fort, avant de regarder à nouveau l’amiral. « Merci, répéta-t-il. Cela me fait très plaisir – de savoir que lady Harrington a déclaré cela, je veux dire. Surtout compte tenu des circonstances dans lesquelles nous nous sommes rencontrés, les deux fois. — Personne dans le Royaume stellaire ne vous tient pour responsable de ce que ces fous de Masadiens ont fait sur Blackbird, monsieur le ministre. Et nous nous rappelons qui a prévenu Honor – je veux dire la duchesse Harrington – de ce qui arrivait. Et qui a témoigné à charge lors des procès. » Elle secoua la tête. « Cela a demandé plus que de l’intégrité, monsieur. — Pas tant que je n’aimerais pouvoir m’en vanter. » Le sourire de Theisman était décentré mais authentique. « Ah non ? » Michelle inclina la tête de côté. « Disons juste que, moi, je n’aurais pas aimé être l’officier qui s’est levé pour se peindre une grande cible sur la poitrine en sachant qu’un corps d’officiers généraux empli de Législaturistes allait chercher un bouc émissaire pour une opération ratée. — L’idée m’a traversé, admit le ministre. Mais que les Masadiens aient vraiment été aussi fous que vous venez de le dire n’a pas nui. D’une certaine manière, mon témoignage a seulement souligné le fait que c’est leur stupide prise de pouvoir sur le Tonnerre de Dieu qui a fait capoter l’opération. Bon, ça et lady Harrington. Par ailleurs… (il sourit à nouveau) Alfredo Yu faisait un bien meilleur bouc émissaire que moi, plus gradé. — Sans doute. Oh, tant que j’y suis, je devrais sans doute vous dire que l’amiral Yu est aussi parmi ceux de nos officiers généraux qui ont dit du bien de vous. — J’en suis ravi. » L’expression de Theisman s’adoucit à la mention de son vieux mentor, puis elle se durcit à nouveau. « J’en suis ravi, mais je n’en aurais pas voulu à lady Harrington de changer la bonne impression qu’elle pouvait avoir de moi quand j’ai laissé Ransom la traîner sous mes yeux vers Cerbère. — Et qu’étiez-vous au juste censé faire pour l’empêcher, monsieur ? » demanda Michelle. Il la regarda, comme surpris de l’entendre parler ainsi. « N’oubliez pas que Warner Caslet est rentré de Cerbère avec elle, monsieur le ministre. De tout ce qu’il a raconté, il ressort à l’évidence que Ransom ne cherchait qu’une excuse pour « faire un exemple » de vous et de l’amiral Tourville. Et Nimitz… (elle s’était reprise juste à temps pour substituer le nom du chat sylvestre à celui d’Honor) avait ressenti assez de vos émotions pour savoir ce que vous pensiez des événements. » Les yeux de Theisman s’étrécirent et elle le regarda digérer cette confirmation de la capacité des chats télempathes à détecter précisément les émotions de qui les entourait. Elle ne doutait pas que les services secrets havriens aient transmis les révélations diffusées dans le Royaume stellaire à propos de l’intelligence des chats sylvestres, depuis que Nimitz et sa compagne Samantha avaient appris à communiquer en se servant du langage des signes, mais ce n’était pas tout à fait la même chose qu’une confirmation indépendante de première main. Bien sûr, j’imagine qu’aucun de ces rapports n’a mentionné le petit détail qu’Honor est elle-même devenue empathe, songea-t-elle, et je n’ai aucune intention d’en parler. « Je suis heureux de le savoir, dit Theisman au bout d’un moment. Même si savoir qu’elle comprend et compatit ne me console pas du fait que, sous l’ancien régime, toute la Spatiale a ignoré ses obligations envers la loi interstellaire. — Peut-être pas, répondit Michelle, mais vous avez joué un petit rôle dans l’attribution de l’adjectif « ancien » à ce régime, justement. Et dans la… retraite assez précipitée du président Saint-Just. Du moins, c’est ce que j’ai entendu dire. » L’assistante du ministre se raidit, outrée par cette référence évidente au rapport (non confirmé, bien sûr) selon lequel l’ex-citoyen amiral Theisman avait abattu Saint-Just pendant son coup d’État, mais le ministre lui-même se contenta de ricaner. « J’imagine qu’on peut dire ça, admit-il, avant de redevenir sérieux. D’un autre côté, je n’ai pas aidé à renverser Saint-Just pour qu’on recommence à se tirer dessus. — Avec tout le respect que je vous dois, monsieur, je ne crois pas que ce sujet risque d’être très profitable, dit Michelle en soutenant son regard. J’aurais peine à vous dire combien je suis ravie de l’humanité avec laquelle vous traitez vos prisonniers de guerre mais je ne suis pas prête à discuter des accusations et des actes ayant mené à la reprise des hostilités. En outre, je pense que c’est un sujet sur lequel vous et moi aurons peine à tomber d’accord. — Vraiment ? » Theisman la considéra avec calme, comme avec curiosité, tandis que son assistante trépignait derrière lui. Enfin, il secoua la tête. « Très bien, amiral Henke. Si c’est un sujet que vous préférez ne pas aborder pour l’instant, je suis tout disposé à vous donner satisfaction. Peut-être une autre fois. Et… (il y avait dans ses yeux quelque chose de bizarre, songea Michelle) vous seriez peut-être surprise de la proximité de vues à laquelle nous pourrions arriver. » Il s’interrompit comme pour voir si elle allait avaler l’appât de sa dernière phrase. Pour dire la vérité, elle était tentée – très tentée. Mais aussi douloureusement consciente d’être fort peu qualifiée pour jouer un rôle de diplomate. Honor serait peut-être la personne idoine, en tout cas ces temps-ci, songea-t-elle. Moi, ce que je peux dire de mieux, c’est que je suis assez maligne pour savoir ne pas l’être. « De toute façon, reprit Theisman un peu plus vivement, j’ai cru comprendre que les médecins comptent vous faire quitter l’hôpital après-demain. Je suis sûr que vous trouverez vos nouveaux quartiers aussi confortables que possible compte tenu des circonstances, et j’aimerais aussi vous inviter officiellement à dîner avec moi avant que nous ne vous envoyions en geôle. Je vous promets qu’il n’y aura pas de sérum de vérité dans le vin, et j’aimerais vous présenter quelques autres officiers. L’amiral Giscard, l’amiral Tourville et l’amiral Redmont, entre autres. — L’amiral Redmont et moi nous sommes déjà rencontrés, monsieur le ministre. — C’est ce que j’ai cru comprendre. » Theisman eut un mince sourire. « D’un autre côté, un peu de temps a passé depuis lors et nous avons eu l’occasion de… discuter de ses actes en Solon. — Monsieur, l’amiral Redmont n’a pas… — Je ne dis pas que je ne comprends pas ce qui s’est passé, coupa le ministre. En toute franchise, je pense que j’aurais très bien pu réagir de la même manière si j’avais pensé que vous aviez délibérément attendu de m’avoir pris au piège pour évacuer votre vaisseau. Mais, chaque fois que ce genre d’incident se produit, il faut en parler sans détour si l’on veut mettre un frein aux atrocités et contre-atrocités. Je ne doute pas que Redmont se soit conduit correctement après avoir secouru vos survivants. Et je ne doute pas non plus que vos rapports aient été marqués de la courtoisie professionnelle qui s’imposait. J’espère toutefois que vous accepterez mon invitation et nous donnerez à tous la chance de discuter de ces événements et des réactions qu’ils nous ont inspirées dans une atmosphère moins… disons moins chargée. — Très bien, monsieur le ministre, dit Michelle. J’accepte bien sûr votre invitation. — Excellent. » Theisman se leva et lui tendit la main. Elle la serra et il maintint son étreinte durant une ou deux secondes, avant de la lâcher et d’adresser un signe de tête à son assistante. « Il est temps de partir, Alenka, dit-il. — Bien, monsieur. » Le capitaine ouvrit la porte de la chambre puis adopta un semi-garde-à-vous, attendant que son supérieur la franchît le premier. « À demain soir, donc, amiral », dit Theisman à Michelle. Puis il sortit. CHAPITRE QUATRE « … ce matin, donc, je pense que nous maîtrisons la situation, milady. — Je vois. » Michelle, assise derrière le bureau, observa le commodore Arlo Turner en dissimulant un sourire de satisfaction et d’exaspération mêlées. Turner, blond, trapu, âgé de cinquante à soixante ans, était comme elle originaire de la planète Manticore. Qui plus était, il venait de la ville d’Arrivée, la capitale du Royaume stellaire, et elle le soupçonnait d’avoir toujours été de ceux qui consultent les journaux expressément pour suivre les faits et gestes des gens riches et célèbres. Tentée de le classer dans la catégorie des imbéciles aux ambitions de parvenu quand elle s’en était rendu compte, elle avait vite compris que ç’aurait été là lui faire injure. Sans doute était-il fasciné par les potins mondains et chérissait-il l’espoir un peu triste d’obtenir un jour au moins le titre de chevalier, mais il était tout sauf stupide. En fait, c’était l’un des administrateurs les plus efficaces avec lesquels elle eût jamais travaillé, et elle ne doutait pas qu’il fût aussi bon tacticien, bien qu’il résidât pour l’heure dans un des camps de prisonniers de guerre de la République de Havre. Après tout, elle se considérait comme une tacticienne raisonnablement compétente, et où avait-elle fini par échouer ? Ses lèvres frémirent quand cette pensée la traversa, manquant de concrétiser son sourire intérieur, mais ce n’était pas cela qui éveillait son exaspération. Malgré son efficacité et les allusions peu subtiles qu’elle avait pu lui faire, Turner s’avérait incapable d’oublier qu’elle était comtesse du Pic-d’Or et cousine germaine de la reine Élisabeth. Il eût été terriblement injuste de l’accuser, de près ou de loin, de fayoter, mais il insistait pour l’appeler « amiral du Pic-d’Or » et pour lui donner du techniquement correct « milady » au lieu des simples et pratiques « madame » ou « amiral », courants dans la Flotte, qu’elle aurait préférés. Si c’est la seule chose dont j’aie à m’inquiéter en ce qui le concerne, je n’ai sans doute pas réellement à me plaindre, se dit-elle avant de jeter un coup d’œil de côté au lieutenant-colonel Ivan McGregor. McGregor, né et élevé sur Gryphon, à moins de cinq cents kilomètres de ce qui était devenu depuis le duché de Harrington, était presque en tous les domaines l’antithèse de Turner. L’un avait les cheveux blonds et les yeux bleus, l’autre les cheveux noirs, les yeux marron foncé et le teint mat. L’un était massif – costaud, pas gros – et ne mesurait qu’un mètre soixante-deux, l’autre était bâti en coureur et mesurait un mètre quatre-vingt-dix. Et, si Turner était accro aux potins, McGregor gardait la méfiance des Gryphoniens de souche envers l’aristocratie du Royaume stellaire, si bien que ses yeux reflétaient un écho de l’exaspération de Michelle devant le choix de termes de son collègue. En dépit de quoi, les deux hommes étaient fort bons amis et travaillaient ensemble sans heurt. Jusqu’à l’arrivée de l’amiral Henke, Turner commandait le camp Charlie-Sept. McGregor, étant le fantassin présent le plus gradé, lui servait d’adjudant-major tout en dirigeant le service de Police interne du camp. Il occupait toujours ces deux postes, tandis que Turner était devenu le second de Michelle. Cette dernière, en toute franchise, devait bien admettre que sa tâche principale consistait à rester tranquille et à regarder les deux hommes poursuivre le partenariat bien huilé qu’ils avaient mis au point durant leurs treize mois de captivité. Tous les deux avaient été faits prisonniers au tout début de l’opération Coup de tonnerre et elle était impressionnée par leur refus commun de laisser cette capture si précoce, sans faute de leur part, les emplir d’amertume. C’est une leçon que je ferais bien d’apprendre, compte tenu de la manière dont cette guerre semble tourner. Sa tentation de sourire disparut derrière cette pensée. « Donc vous êtes satisfait, Arlo ? — Oui, milady. » Le commodore hocha la tête. « Ce n’était qu’un malentendu. Les employés des cuisines ont déconné avec leurs registres – il semble s’agir d’une simple erreur d’entrée de données. D’après eux, nous avions encore une bonne réserve de légumes frais. Je crois que le capitaine Bouvier est un peu vexé de n’avoir pas réalisé que les rapports étaient forcément faux, compte tenu du planning des livraisons, et il m’assure que nous pouvons en attendre une d’ici quelques heures. — Bien », acquiesça Michelle. Le capitaine Adelbert Bouvier était l’officier de liaison de la Flotte havrienne avec les camps de prisonniers de guerre situés sur le monde capitale de la République. Franchement, l’amiral jugeait l’arrangement un peu… particulier. Bouvier aurait sans doute dû être considéré comme le commandant du camp Charlie-Sept, bien qu’il n’en portât pas le titre. C’était en tout cas l’officier havrien qui détenait l’autorité sur les prisonniers, mais ses supérieurs et lui semblaient disposés à accorder au camp une sorte de semi-autonomie, ce qui avait abasourdi Michelle lorsqu’elle s’en était rendu compte. Comme ça, sans réfléchir, elle ne voyait aucun autre exemple d’une nation stellaire dédaignant de poster du personnel sur place pour, au minimum, tenir à l’œil un camp de prisonniers de guerre, dont on pouvait présumer qu’ils étaient tous des militaires bien entraînés et très désireux de se trouver ailleurs. Cela dit, il fallait admettre que Charlie-Sept n’avait pas besoin d’énormément de gardes. Ça me rappelle un peu ce que disait Honor de Cerbère, se dit-elle en regardant par la fenêtre de son bureau, au sein du principal bâtiment administratif. Non que ça ait quoi que ce soit de commun avec la manière dont ces enfants de putain de SerSec traitaient leurs prisonniers, Dieu merci ! Mais les Havriens ont l’air d’avoir un faible pour les îles. Charlie-Sept occupait la totalité d’une île assez petite et un peu froide, au milieu de la mer de Vaillancourt, sur la planète Havre. Elle se situait à huit cents kilomètres du continent le plus proche, dans n’importe quelle direction, ce qui constituait, Michelle l’admettait, une douve raisonnablement large. En outre, s’il n’y avait pas de gardes sur son sol, tous ses occupants savaient l’île placée sous la surveillance permanente de satellites dédiés et de capteurs passifs terrestres. Même en supposant l’un d’eux capable de bricoler un bateau ayant une chance de rejoindre le continent, ces appareils de surveillance en détecteraient rapidement le départ, et les fusiliers républicains pouvaient arriver en un quart d’heure en cas d’absolue nécessité. Disposant d’un tel degré de sécurité, le ministre de la Guerre Theisman avait choisi d’autoriser les prisonniers à gérer leurs propres affaires, sous la supervision à distance d’officiers tels que le capitaine Bouvier, tant qu’ils s’acquittaient de cette tâche avec un relatif bonheur. Cette technique inédite paraissait efficace et se situait aux antipodes des histoires d’horreur que Michelle Henke avait entendu raconter par les infortunés Manticonens tombés aux mains des Havriens lors de la guerre précédente. Et c’est sans aucun doute pour cela qu’il l’a fait. Elle secoua mentalement la tête. Voilà un homme qui estime avoir beaucoup à se faire pardonner. Et pas des fautes personnelles, en plus. Honor avait raison : c’est un type bien. En fait, elle considérait la plupart des Havriens qu’elle avait rencontrés comme des gens bien. D’une certaine manière, elle le regrettait. Il était toujours plus facile de voir en l’ennemi le fumier de la Galaxie. Se dire que les gens qui vous balançaient des missiles – et auxquels vous en balanciez aussi – étaient tout aussi sympathiques que vos compatriotes pouvait se révéler… inconfortable. Elle songea au dîner organisé par Theisman. Comme promis, l’amiral Redmont était présent et, sous l’œil vigilant du ministre, il s’était même détendu au point de raconter quelques modestes blagues pendant qu’on buvait le digestif. Michelle se savait toujours mal placée dans la liste de ses amis – ce qui n’avait rien de surprenant : l’Ajax avait tué quelque six mille de ses subordonnés – et il ne deviendrait sans doute pas non plus son correspondant pour la vie, compte tenu de ce qu’il avait fait à son vaisseau amiral, mais à tous le moins avaient-ils acquis un respect mutuel. Elle était même surprise du peu d’amertume qu’abritaient ses sentiments pour Redmont. Elle n’avait pas entretenu les mêmes craintes à l’égard des autres convives. L’amiral Lester Tourville lui avait causé une certaine surprise. Selon tous les rapports qu’elle avait lus, il s’agissait d’une espèce de tête brûlée – un de ces individus hauts en couleur qui seraient toujours mieux à leur place sur la passerelle d’un croiseur de combat, à affronter en solo un autre vaisseau (en supposant qu’ils ne parviennent pas à trouver le bandeau sur l’œil, le coutelas et les pistolets à silex dont ils avaient vraiment envie), qu’à commander une force d’intervention ou une flotte. Elle aurait dû comprendre que ces rapports ne pouvaient être exacts, compte tenu de sa longue suite de succès aux commandes de forces d’intervention et de flottes, justement. En fait, l’unique adversaire à lui avoir jamais donné du fil à retordre était Honor et, autant que Michelle le sût, ils avaient plus ou moins fait match nul – ce qu’elle avait admis bien plus aisément lorsqu’elle avait enfin eu l’occasion de le regarder dans les yeux et de deviner le tacticien rusé, froid et calculateur tapi derrière ce qu’elle commençait à considérer comme une façade cultivée avec soin. Mieux, elle s’était aperçue qu’il lui plaisait plutôt, et c’était là une vraie surprise. L’un dans l’autre, elle était assez heureuse de n’avoir pas – encore – été mise au courant du coup de maître réalisé par Tourville lorsqu’il avait dévasté le système de Zanzibar et ses défenses. Les deux autres invités de Theisman – le vice-amiral Linda Trenis et le contre-amiral Victor Lewis – étaient aussi d’agréables convives, bien que Michelle eût su gré à Theisman d’avoir promis que les boissons seraient dépourvues de sérum de vérité. Elle était raisonnablement persuadée que les protocoles anti-drogue de la Flotte auraient opéré mais, malgré cela, Trenis et Lewis – surtout ce dernier – auraient fait de formidables enquêteurs si Theisman ne leur avait pas gentiment rappelé qu’il s’agissait d’une réception. Trenis commandait la direction des Plans de la Flotte républicaine, ce qui faisait d’elle l’équivalent du Deuxième Lord de la Spatiale Patricia Givens, à la tête de la Direction générale de la surveillance navale manticorienne. Lewis, pour sa part, commandait la Recherche opérationnelle, la principale agence d’analyse de la direction des Plans. Leur talent pour assembler même de petits fragments n’aurait donc sans doute pas dû la surprendre, mais il restait impressionnant. Finalement, aussi agréable que se fût révélée la soirée, Michelle en avait conclu que les hautes sphères militaires de la République de Havre possédaient un niveau de compétence général déplorablement élevé. La plupart du temps, elle avait peine à croire que ce dîner avait eu lieu six semaines plus tôt. Elle parvenait à s’occuper sur l’île – avec une population de presque neuf mille prisonniers, il y avait toujours quelque chose pour réclamer son attention, malgré l’efficacité de Turner –, ce qui lui évitait de s’ennuyer. En outre, le camp Charlie-Sept se situait assez au nord pour fournir une intéressante tempête occasionnelle, à présent que l’automne était assez avancé. Certains prisonniers, elle le savait, estimaient ces tempêtes peu rassurantes. Elle n’en faisait pas partie. Les bâtiments, solides, à l’épreuve des ouragans, soutenaient l’assaut des vents hurlants sans difficulté particulière, et les vagues qui se brisaient sur la côte méridionale rocheuse étaient tout à fait spectaculaires. En vérité, l’amiral jugeait ces phénomènes locaux revigorants, quoique McGregor affirmât qu’il s’agissait de simples zéphyrs, comparés à une véritable tempête de Gryphon. Il y avait toutefois des jours où sa captivité, aussi éloignée qu’elle fut de la brutalité de SerSec lors de la guerre précédente, lui pesait lourdement. Par la fenêtre de son bureau, elle ne voyait ni la mer ni le ciel mais une planète ennemie où elle était retenue prisonnière, impuissante, incapable de protéger le Royaume stellaire qu’elle aimait. Et ce sentiment, elle le savait, ne ferait qu’empirer durant les jours, les semaines et les mois suivants. D’ici peu, je vais sans doute accueillir avec reconnaissance la distraction que représente un peu de pagaille dans les livraisons de légumes, se dit-elle. Bon sang ! C’est le genre de truc qu’on attend avec impatience, non ? « Excusez-moi, madame. » Michelle sortit de sa rêverie en sursaut et releva les yeux alors qu’une tête passait par la porte de son bureau. Celle de l’un des rares hommes qu’elle eût jamais rencontrés à se trouver dans le service depuis aussi longtemps – et, elle le soupçonnait, à avoir reçu dans sa jeunesse autant de blâmes – que le major Sir Horace Harkness. « Oui, Chris ? » Le ton de Michelle était aimable, bien qu’elle éprouvât un coup au cœur chaque fois qu’elle regardait le maître intendant Chris Billingsley. Clarissa Arbuckle, son intendante depuis des années, n’avait pu quitter l’Ajax. Billingsley lui avait été affecté pour la remplacer quand Michelle était arrivée à Charlie-Sept. À tout le moins, physiquement, il rappelait aussi peu que possible Clarissa. À peu près de l’âge de James MacGuiness, il avait comme lui bénéficié d’un prolong de première génération. En outre, il n’était pas seulement mâle mais aussi solidement bâti, compact et paré de la barbe assez luxuriante qu’il avait laissée pousser depuis sa capture. Voilà qui aurait largement suffi à le distinguer de Clarissa dans l’esprit de Michelle sans… certaines autres différences. Bien évidemment, son dossier personnel ne l’avait pas suivi à Charlie-Sept, ce qui n’était sans doute pas une mauvaise chose car c’était sans conteste ce que le Service avait toujours décrit comme « un personnage ». Au demeurant, le Service disposait de bien d’autres termes pratiques – et probablement plus justes – pour décrire un individu tel que le maître intendant Billingsley. Lequel était toutefois beaucoup trop sympathique pour que Michelle eût le cœur de les lui appliquer. Et, en toute justice, il semblait avoir renoncé à la plupart de ses habitudes discutables. Certes, elle le soupçonnait d’avoir parfois fourni à ses camarades prisonniers de guerre quelques articles de luxe mineurs mais très recherchés, grâce à des transactions pas tout à fait légales avec les Havriens. D’autre part, s’il se pratiquait un jeu de hasard – particulièrement avec des dés – à une demi-année-lumière à la ronde, le maître intendant Billingsley savait où, avec qui, et sa place y était réservée. On pouvait aussi citer le petit détail de la distillerie dont il s’était occupé dans le seul but altruiste d’aider à fournir en alcool médicinal le personnel soignant du camp. En dépit de ces diverses activités et de ce qu’un romancier amoureux des clichés aurait sans nul doute appelé un « passé tumultueux », c’était un de ces individus toujours appréciés des officiers sous les ordres desquels ils servaient ainsi que de leurs camarades. Presque malgré elle, Michelle s’était surprise à tomber sous son charme, quoique sa simple présence lui rappelât l’absence de Clarissa, à l’instar d’une blessure refusant de se refermer tout à fait. Ce n’était toutefois en aucune façon la faute de Billingsley, qui, elle en était presque sûre, devinait ce qu’elle ressentait et pourquoi, car il était étonnamment perspicace. « Pardonnez-moi de vous déranger, madame, dit-il, mais il y a un aérodyne qui arrive, HPA vingt minutes, et nous venons de recevoir un message des bureaux du capitaine Bouvier. Pour vous, madame. — Quel genre de message ? demanda Michelle, dont les yeux s’étrécirent de curiosité. — Le capitaine Bouvier vous présente les compliments de monsieur Theisman et demande à ce que vous vous rendiez disponible pour ce dernier à votre convenance. » Les yeux qui s’étaient plissés s’écarquillèrent et cherchèrent vivement ceux de Turner et McGregor – lesquels paraissaient tout aussi surpris. « L’imminente arrivée de cet aérodyne serait-elle destinée à me faire comprendre que ma convenance doit être rapide ? demanda l’amiral en se retournant vers Billingsley. — Je dirais que c’est une conclusion assez logique, madame, répondit-il gravement. D’autant que le message du capitaine Bouvier me demandait spécifiquement de boucler une valise pour vous et une pour moi. — Je vois. » Michelle le fixa encore quelques instants puis soupira. « Très bien, Chris. Si vous voulez bien vous occuper de ça, le commodore Turner, le colonel McGregor et moi avons encore quelques sujets à débattre avant que je ne parte me promener je ne sais où. — Bien, madame. » L’aérodyne arriva à l’heure prévue et, compte tenu des circonstances, Michelle se jugea, ainsi que Billingsley, fort efficaces, car ils firent attendre leur chauffeur moins de dix minutes. Elle ignorait si le pilote de l’appareil était au courant du peu de temps dont elle avait disposé pour se préparer à son arrivée, mais lui et un capitaine de frégate à l’uniforme impeccable – ainsi que les deux fusiliers bien armés censés aider les prisonniers de guerre à repousser la tentation de s’emparer du véhicule – l’attendaient respectueusement. Comme elle boitillait jusqu’à l’appareil (sa jambe blessée était encore loin d’être tout à fait remise), le capitaine se mit au garde-à-vous. « Monsieur Theisman m’a demandé de l’excuser auprès de vous de n’avoir pu vous prévenir plus tôt, amiral Henke », dit-il en lui ouvrant courtoisement l’écoutille. Michelle le remercia d’un signe de tête et prit possession de son siège tandis que Billingsley rangeait leurs bagages dans la soute. L’intendant, sur un geste du capitaine, annexa le siège du fond. L’officier monta alors à son tour, referma l’écoutille et s’installa face à l’amiral, tandis que l’aérodyne bondissait à nouveau dans les airs. « Monsieur le ministre m’a aussi demandé de vous dire que, selon lui, vous comprendrez les raisons de cette hâte quand il aura pu s’entretenir avec vous, madame, ajouta-t-il. — Dois-je en conclure que nous sommes en route pour aller le retrouver, capitaine ? demanda Michelle avec un petit sourire, la tête inclinée sur le côté. — Oui, madame, je pense que vous pourrez en conclure cela sans grande chance de vous tromper. — Et le vol devrait nous prendre combien de temps ? — Madame… (le capitaine consulta son chrono puis la regarda à nouveau) notre HPA est dans environ quarante-trois minutes. — Je vois. » Elle hocha la tête. Quarante-trois minutes ne suffiraient pas à gagner La Nouvelle-Paris, ce qui posait plusieurs questions intéressantes. Cela dit, il était peu probable que ce jeune officier bien poli en connût les réponses. Ou, en tout cas, qu’il fût prêt à l’admettre s’il les connaissait. « Merci, capitaine », dit-elle avant de se laisser aller au fond du fauteuil confortable et de regarder défiler en contrebas, par le hublot de plastoblinde, les eaux bleu et blanc agitées de la mer de Vaillancourt. Malgré la courtoisie avec laquelle on l’avait traitée depuis sa capture, Michelle sentit ses nerfs se tendre quand l’aérodyne se posa dans une immense propriété perchée sur un promontoire rocheux. Les vagues en fouettaient les falaises à pic, soulevant des geysers blancs, tandis que des oiseaux de mer filaient et tournoyaient dans la brise puissante. Ce n’étaient toutefois ni les vagues ni les oiseaux qui éprouvaient les nerfs de l’amiral Henke. C’étaient les avions de chasse garés d’un côté et les véhicules blindés légers postés pour couver d’un œil vigilant les abords terrestres de la propriété. Comme l’aérodyne touchait le sol avec une précision délicate, Michelle leva les yeux et se rendit compte qu’en plus des deux chasseurs sur la piste il y en avait au moins un autre en vol, au-dessus de la propriété, lévitant par antigrav. Ce degré de sécurité ostentatoire aurait rendu nerveux n’importe qui, songea-t-elle, y compris quelqu’un qui n’aurait pas été prisonnier de guerre. « Si vous voulez bien me suivre, amiral, fit le capitaine quand s’ouvrit l’écoutille de l’aérodyne et se déploya la passerelle. — Et le maître intendant Billingsley ? demanda-t-elle, satisfaite de constater que sa nervosité ne transparaissait pas dans sa voix. — Si j’ai bien compris, madame, vous passerez au moins la soirée ici, si bien que le maître intendant Billingsley sera escorté à vos quartiers provisoires pour s’assurer que tout y est bien prêt à vous recevoir. Si cela vous convient, bien sûr ? » Il parvint à poser cette question comme si elle avait réellement le choix, remarqua Michelle avec un petit sourire. « Ça me conviendra très bien, capitaine, merci, dit-elle. — De rien, amiral. Par ici, je vous prie. » Le jeune officier désigna d’un geste gracieux le bâtiment principal de la propriété, et son interlocutrice hocha la tête. « Je vous suis, capitaine. » Il la guida le long d’une pelouse méticuleusement entretenue jusqu’à une antique porte à deux battants, sans moteur – mais surveillée par un garde en civil visiblement compétent –, faite d’un bois exotique ciré à la main dont Michelle ne doutait pas qu’il fut d’une essence indigène. Il y frappa doucement. « Oui ? lança une voix de l’autre côté de l’huis. — L’amiral Henke est là, dit le capitaine. — En ce cas, faites entrer. » Ce n’était pas la voix de Thomas Theisman. Elle était féminine et, quoique étouffée par la porte, paraissait vaguement familière. Les battants s’ouvrirent, Michelle les franchit et se retrouva face à face avec la présidente Pritchart. La surprise la fit hésiter un instant mais elle se secoua et s’avança. Elle remarqua un autre garde du corps en civil, une femme celui-là. La présence de Pritchart donnait soudain un sens à toutes les précautions mises en œuvre dans la propriété, songea Michelle, tandis que son hôtesse lui tendait la main et que Thomas Theisman, assis derrière elle, se levait. « Madame la présidente, murmura l’amiral, en laissant un sourcil se hausser quand elle serra la main offerte. — Je vous demande pardon de ces petites cachotteries, amiral, fit Pritchart avec un charmant sourire. Elles n’étaient pas tant dirigées contre vous que contre quiconque pourrait se demander où vous êtes et avec qui vous discutez. Ce n’était sans doute pas nécessaire mais, compte tenu des circonstances, j’ai préféré pécher par excès de prudence. — J’espère que vous m’excuserez, madame la présidente, de remarquer que tout cela me paraît bien mystérieux. — Je n’en doute pas. » La Havrienne sourit à nouveau et lâcha la main de Michelle pour lui désigner deux fauteuils confortables face à celui que venait de quitter Theisman. « Asseyez-vous, je vous en prie : je vais essayer de dissiper un peu le mystère. » La visiteuse obéit à cet ordre poli. Le siège était tout aussi moelleux qu’il en avait l’air et elle s’y laissa aller, tandis que son regard se posait tour à tour sur Theisman et Pritchart. La seconde lui rendit ce regard quelques instants puis tourna la tête vers le garde du corps debout derrière elle. « Éteignez les enregistreurs, Sheila, dit-elle. — Madame la présidente, les enregistreurs sont déjà… commença l’intéressée, mais Pritchart secoua la tête en souriant. — Sheila, dit-elle sur un ton de reproche, je sais fort bien que votre enregistreur personnel est encore branché. » Comme son employée la regardait, elle agita un doigt vers elle en guise de réprimande. « Je ne crois pas un instant que vous soyez une espionne, Sheila, reprit-elle sèchement, mais je sais que la procédure standard est d’enregistrer tout ce qui se passe en ma présence afin qu’il reste une trace si je devais être tuée par un micrométéorite égaré ou si une mouette folle furieuse parvenait à franchir le rempart de mes intrépides gardiens pour se jeter férocement sur moi. Dans le cas présent, toutefois, nous allons nous en dispenser. — Bien, madame », acquiesça la dénommée Sheila au bout d’un moment, avec une mauvaise grâce évidente. Elle toucha un point précis de son revers puis croisa les mains derrière le dos et adopta une position que des militaires auraient appelée « repos de parade ». « Merci, dit Pritchart avant de se retourner vers Michelle. — Si vous aviez pour but de retenir à coup sûr toute mon attention, c’est réussi, madame, déclara cette dernière. — Ce n’était pas mon seul objectif mais je ne me plaindrai pas s’il est atteint, répondit la présidente. — Alors puis-je vous demander de quoi il retourne ? — Certainement, mais je crains que cela ne soit un tout petit peu compliqué. — Je ne sais pas pourquoi, madame, ça ne me surprend pas. — J’imagine que non. » Pritchart se cala au fond de son propre fauteuil, ses yeux topaze attentifs tandis qu’elle fixait Michelle durant quelques secondes, comme pour organiser ses pensées. Enfin, elle se décida. « J’espère que vous vous rappelez notre conversation dans votre chambre d’hôpital, amiral. Si vous vous souvenez bien, je vous ai dit que j’aimais à croire que nous pourrions mettre un terme aux combats sans qu’il soit besoin à un camp de massacrer tous ceux de l’autre. » Elle marqua une pause. Michelle acquiesça. « Eh bien, je pense que nous pouvons y arriver. Ou, du moins, qu’il y a au moins une chance pour que ce soit le cas, acheva doucement Pritchart. — Je vous demande pardon ? » Michelle s’avança sur son fauteuil, les yeux soudain très étrécis. « Amiral Henke, nous avons récemment reçu des rapports concernant des événements survenus dans l’amas de Talbot. » L’expression de l’amiral révéla sa surprise devant cet apparent coq-à-l’âne. Pritchart secoua la tête. « Continuez de m’écouter. Je vous assure que ce n’est pas sans rapport. — Si vous le dites, madame la présidente, répondit Michelle, un peu dubitative. — Or donc, nous avons été mis au courant d’événements survenus dans l’amas de Talbot. J’ai peur que ce ne soit pas exactement une bonne nouvelle de votre point de vue, amiral. Je suis sure qu’avant votre capture vous étiez bien plus au fait que nous des soi-disant « mouvements de résistance » nés sur deux ou trois mondes de l’amas. Nous avons fait de notre mieux pour nous tenir au courant de cette situation, puisque tout ce qui distrait l’attention et les ressources de votre Royaume stellaire ne peut que nous avantager, mais cela n’avait pas la même priorité que d’autres opérations de renseignement, aussi ne disposons-nous pas d’informations complètes, loin de là. Toutefois, nos priorités se sont déplacées radicalement au cours des derniers jours. — Et cela s’est produit parce que… ? demanda Michelle, obligeante, quand la présidente s’interrompit. — Cela s’est produit, amiral, parce que, d’après les sources d’information que nous cultivons, l’un de vos commandants de bord a découvert des éléments prouvant qu’une puissance étrangère à l’amas manipule et finance ces mouvements de résistance. Il semble tenir l’Union de Monica pour directement impliquée dans cette manipulation et il a lancé une opération préventive non autorisée contre Monica afin de la faire cesser. » Michelle fixait la Havrienne, incapable de dissimuler son abasourdissement. « Quoique nos informations soient très incomplètes, continua Pritchart, quelques faits restent clairs à nos yeux. Le premier, bien sûr, est que Monica sert depuis beau temps de façade à la Direction de la sécurité aux frontières, ce qui suggère donc que la DSF est impliquée dans ce qui se passe, quoi que ce soit. En supposant, bien sûr, que les soupçons de votre capitaine se révèlent fondés. Et le deuxième, j’en ai peur, c’est que, s’il lance réellement une frappe préventive contre Monica, votre Royaume stellaire se retrouvera face à la perspective d’une échauffourée avec la Flotte de la Ligue solarienne. » La présidente croisa les jambes et s’adossa, laissant à son interlocutrice le temps de dépasser le choc initial et d’absorber les implications de ce qu’elle venait de dire. Michelle se força à ne pas déglutir tandis que ces implications la traversaient. Elle n’imaginait pas quelle chaîne de preuves aurait pu pousser un commandant de la Flotte royale manticorienne sain d’esprit vers ce qui pouvait aisément se changer en une confrontation directe avec la spatiale la plus puissante de toute l’histoire de l’humanité. Bon, la plus nombreuse, en tout cas, fit une petite voix dans un coin de sa tête. Les rapports de la DGSN affirment tous que la FLS ne possède pas encore les nouveaux compensateurs ni de coms supra-luminiques, ni de capsules lance-missiles correctes ni de porte-capsules ni – surtout – de MPM. Mais ce qu’elle a, c’est environ deux mille cent super cuirassés en activité, au moins deux ou trois fois plus en réserve, la plus grande base industrielle et technologique de la Galaxie… et quelque chose comme deux mille systèmes stellaires pleinement développés. Plus, bien sûr, les Marges tout entières à exploiter à volonté. Michelle n’ignorait pas que certains des penseurs tactiques manticoriens les plus… enthousiastes affirmaient depuis des années que les avancées en matière de technologie militaire nées de la course aux armements, en raison de la guerre ouverte entre le Royaume stellaire et Havre, avaient rendu obsolète toute la Flotte de la Ligue. À titre personnel, elle était moins sûre que les avantages évidents de Manticore en de nombreux domaines fussent synonymes d’avantages dans tous les domaines. Elle était certes persuadée qu’une force d’intervention manticorienne pouvait aisément démolir une force solarienne comparable, et sûrement même sans transpirer. Au contraire des enthousiastes, toutefois, elle doutait (doux euphémisme) que tous les avantages tactiques manticoriens réunis pussent compenser un énorme désavantage stratégique : la différence entre les populations manticorienne et solarienne, ainsi qu’entre leurs bases de ressources et d’industries. Et la base technique générale des Solariens n’a rien de minable non plus. On a sans doute une certaine avance générale, parce que la guerre pressure tous les services de recherche depuis cinquante ans, mais, si c’est le cas, elle n’est pas plus épaisse qu’un ongle. Et, une fois que leur flotte se réveillera et sentira l’odeur du café, ils auront énormément de gens à mettre au travail pour réduire l’écart. Sans parler de leur potentiel de construction s’ils s’organisent. D’ailleurs, les forces de défense locales de certains systèmes membres de la Ligue sont bien plus innovatrices que les corps des officiers généraux de la FLS depuis des temps immémoriaux. Il est impossible de savoir ce qu’elles ont pu réaliser ni la vitesse avec laquelle l’emploi d’une petite surprise concoctée pour nous par l’une d’elles pourrait se généraliser une fois qu’on aurait fait saigner du nez la Ligue à une ou deux reprises. Et certaines des FDL sont presque aussi importantes – voire plus – à elles seules que ne l’était toute notre flotte avant que l’oncle Roger ne commence à entasser. Elle sentit son équilibre lui revenir tandis que s’apaisait le choc produit par les informations de Pritchart. Toutefois, quelle espèce de malade mental… ? « Excusez-moi, madame la présidente, fit-elle, mais vous disiez qu’un de nos commandants était mêlé à cette histoire. Savez-vous lequel ? — Thomas ? » Pritchart se tourna vers Theisman, un sourcil arqué. Le ministre de la Guerre eut un sourire un peu aigre. « D’après nos rapports, amiral, je pense que vous reconnaîtrez son nom aussi bien que moi. C’est Terekhov – Aivars Terekhov. » Michelle sentit ses yeux s’écarquiller à nouveau. Elle n’avait jamais rencontré Aivars Aleksovitch Terekhov mais son nom lui était sans aucun doute familier. Et elle n’était pas le moins du monde surprise que Theisman le reconnût aussi, compte tenu de la performance dudit Terekhov durant la bataille de Hyacinthe et des excuses personnelles que lui avait faites le ministre pour les atrocités perpétrées par le Service de sécurité sur les survivants de son équipage après leur capture. Quelle mouche avait bien pu piquer un homme avec de tels états de service et une telle expérience pour qu’il aille déclencher des hostilités avec la Ligue solarienne ? « Étant donné qu’il s’agit du capitaine Terekhov, nous devons supposer d’une part qu’il est persuadé de détenir des preuves irréfutables, reprit Theisman comme s’il avait pu lire dans ses pensées, et d’autre part que son étude de la situation l’a convaincu que seule une action rapide et décisive – sûrement destinée à tuer dans l’œuf ce qui se prépare, quoi que ce soit – pourra prévenir quelque chose de pire. De votre point de vue, bien sûr. » Oh, merci beaucoup pour cette petite précision, monsieur le ministre ! songea Michelle avec rancœur. Pritchart lança à Theisman un coup d’œil modérément sévère, comme pour lui reprocher son indélicatesse. Ou bien comme si elle voulait faire croire à son « invitée » qu’elle le réprimandait d’un commentaire en fait préparé avec soin. Ce qui ne modifiait cependant pas la justesse de sa remarque, en supposant que la présidente et lui eussent dit vrai. Or toute question concernant leurs échanges diplomatiques d’avant-guerre mise à part, elle ne voyait pas quel intérêt ils pourraient avoir à tromper un prisonnier de guerre. « Puis-je vous demander pourquoi exactement vous me dites tout cela ? s’enquit-elle après une poignée de secondes. — Parce que je veux que vous compreniez à quel point la position stratégique du Royaume stellaire vient de devenir grave, amiral », répondit Pritchart sur un ton égal en lui rendant son regard. Michelle se hérissa légèrement en elle-même, mais déjà l’autre femme poursuivait : « Je me doute, amiral Henke, qu’un officier de votre ancienneté, servant sous les ordres directs de la duchesse Harrington et étroitement lié à la reine a eu accès aux rapports de renseignement concernant notre supériorité numérique actuelle. Je sais pertinemment que la technologie militaire de votre Alliance manticorienne garde une avance notable sur la nôtre, et je mentirais en disant que Thomas et moi sommes sûrs que notre avantage numérique suffirait à combattre votre avance qualitatif. Nous pensons que c’est le cas, ou que ce le sera bientôt, mais nous avons tous les deux fait l’expérience personne très déplaisante de la… disons de la solidité de votre Flotte. » Toutefois, ce nouvel élément vient donc de s’ajouter à l’équation. Ni vous ni moi n’avons la moindre idée à ce stade des conséquences – à court ou long terme – que produiront les initiatives de votre capitaine Terekhov. Vu le quotient d’arrogance de la Ligue solarienne en ce qui concerne les « néobarbares » tels que le Royaume stellaire et la République, cependant, j’estime tout à fait possible que ses administrateurs locaux et ses amiraux réagissent sans comprendre combien l’avantage qualitatif de votre Flotte pourrait se révéler dévastateur pour eux. En d’autres termes, le risque que Manticore se retrouve plongé dans une confrontation ultimement fatale avec la Ligue est, selon moi, tout à fait réel. — Et, compte tenu de la diversion que cela implique, dit Michelle, non sans essayer d’empêcher l’amertume de marquer sa voix, je suppose que vos calculs concernant votre supériorité numérique ont révisé vos perspectives à la hausse, madame la présidente. — Pour être tout à fait franc, amiral, intervint Theisman, la plupart de mes analystes du Nouvel Octogone ont d’abord estimé que la seule question à se poser était de savoir si nous devions passer à l’offensive immédiatement ou attendre un peu dans l’espoir qu’une situation aggravée dans le Talbot vous force à vous affaiblir encore plus sur notre front. » Il lui rendit son regard sans ciller et elle ne lui en voulut pas. À la place de la République, elle aurait eu exactement les mêmes idées, après tout. « Ç’a été la première idée des analystes, acquiesça Pritchart, et la mienne aussi, j’en ai peur. J’ai été trop longtemps commissaire du peuple pour la Flotte populaire, sous l’ancien régime, pour ne pas d’abord réfléchir en ces termes. Mais ensuite une autre pensée m’est venue… milady du Pic-d’Or. » L’abrupt changement de ton de la présidente prit Michelle à contre-pied. Tout en se blottissant au plus profond de l’étreinte réconfortante de son fauteuil, elle se demanda ce que cela annonçait. « Et cette pensée était, madame la présidente ? demanda-t-elle au bout d’un moment, méfiante. — Milady, j’étais tout à fait franche avec vous dans votre chambre d’hôpital. Je souhaite trouver un moyen de mettre un terme à cette guerre, et j’aimerais que ce soit sans tuer plus de gens qu’absolument nécessaire – dans les deux camps. En raison de cette préférence, j’ai une proposition à vous faire. — Quelle proposition ? interrogea Michelle en observant avec attention l’expression de son interlocutrice. — Je vous ai déjà dit que nous envisagions de proposer un échange de prisonniers. Ce que j’ai en tête, c’est de vous relâcher et de vous renvoyer dans le Royaume stellaire, si vous nous donnez votre parole de ne prendre part à aucune opération active contre la République jusqu’à être officiellement échangée avec un de nos propres officiers capturés par Manticore. — Pourquoi ? demanda sèchement Michelle. — Parce que j’ai besoin d’un émissaire auquel votre reine prêtera vraiment attention. Quelqu’un qui soit assez proche d’elle pour lui porter un message qu’elle écoutera, même s’il vient de moi. — Et le message en question serait ? » Elle se prépara au pire. Le caractère de sa cousine Élisabeth était célèbre… voire tristement célèbre. C’était en partie une de ses forces – ce qui la rendait si efficace et lui avait valu le surnom d’me d’acier parmi les chats sylvestres. C’était aussi sa plus grande faiblesse, selon Michelle – qui se faisait peu d’illusions sur la manière dont réagirait Élisabeth III quand la République de Havre lui ferait remarquer que sa position venait de devenir désespérée et qu’il était temps pour elle de songer à se rendre. « Ce message serait, milady, que je propose officiellement, en tant que chef d’État de la République, une réunion au sommet entre elle et moi. Réunion qui aurait lieu sur un terrain neutre de son choix, dans le but de discuter des possibilités de mettre un terme au conflit actuel entre nos deux nations stellaires et aussi, si elle le désire, des circonstances et du contenu de notre correspondance diplomatique d’avant-guerre. En outre, je serai prête à aborder toute autre question qu’il lui plaira de porter à l’ordre du jour. Je déclarerai un arrêt des offensives menées par les forces de la République à compter du moment où vous accepterez de porter notre message à la reine, et je ne reprendrai ces opérations sous aucun prétexte avant que sa réponse ne me soit parvenue à La Nouvelle-Paris. » Michelle parvint à empêcher sa mâchoire de s’affaisser mais une très légère étincelle dans les beaux yeux de la présidente lui apprit qu’elle n’aurait pas intérêt à envisager une carrière de diplomate ou de joueuse professionnelle. « Je me rends compte que ceci vous cause… une légère surprise, milady, reprit Pritchart en un colossal euphémisme. Toutefois, et pour beaucoup de raisons, je pense que vous n’avez d’autre choix que d’accepter de porter mon message à la reine Élisabeth. — Oh, vous pouvez sans crainte considérer cela comme acquis, madame la présidente, dit Michelle sur un ton neutre. — Je pensais bien que ce serait le cas. » La Havrienne eut un léger sourire puis jeta un coup d’œil à Theisman avant de se retourner vers son interlocutrice. « Pour résumer, Sa Majesté doit se sentir libre d’inclure tout ce qu’elle voudra dans nos réunions. J’espère que nous pourrons réduire état-major et conseillers à un nombre gérable lors des conversations directes, face à face, que j’espère tenir. Nous avons toutefois une requête spécifique en ce qui concerne les conseillers qu’elle pourrait choisir d’emmener. — Et ce serait, madame la présidente ? demanda l’amiral Henke avec prudence. — Nous aimerions stipuler que la duchesse Harrington soit présente. » Michelle se retint – elle ne sut comment – d’observer la réaction de Theisman à ce que venait de dire la présidente, mais elle ne put s’empêcher de ciller. À cet instant, elle regrettait avec une intensité brûlante de ne pas être un chat sylvestre, capable de lire dans l’esprit d’Héloïse Pritchart. D’après son entretien avec Theisman, il était évident que la République de Havre – ou au moins ses services de renseignement – connaissait les comptes rendus des médias manticoriens sur les chats et leurs talents récemment confirmés. On devait savoir aussi que, même si Élisabeth voulait bien laisser Ariel à la maison, Honor n’accepterait jamais de laisser Nimitz. De fait, Theisman avait constaté de visu l’attachement qui liait la duchesse Harrington et son chat. Pritchart invitait donc délibérément quelqu’un qui disposait d’un détecteur de mensonges vivant à suivre ses conversations avec le monarque d’une nation stellaire ennemie. À moins, bien sûr, de supposer qu’une personne à l’évidence aussi compétente qu’elle, dotée de conseillers aussi compétents que Thomas Theisman, n’eût pas conscience de ce qu’elle venait de faire. « Si la reine accepte votre proposition, madame la présidente, je ne vois pas pourquoi elle refuserait d’inclure la duchesse Harnngton dans sa délégation officielle. D’ailleurs, même s’il s’agit là seulement de mon opinion, je pense que le statut unique de Sa Grâce, à la fois dans le Royaume stellaire et sur Grayson, ferait d’elle une participante idéale à un tel sommet. — Et croyez-vous que la reine acceptera, amiral du Pic-d’Or ? — Ça, c’est une question sur laquelle je ne me permettrais même pas de me prononcer », répondit Michelle avec franchise. CHAPITRE CINQ Le visage reflété dans le miroir de Terekhov était plus fin et plus maigre que celui dont il se souvenait. Il rappelait celui qu’il y voyait quand, prisonnier de guerre libéré, il avait été rapatrié sur Manticore. Les derniers mois n’avaient sans doute pas été aussi éprouvants que sa captivité cauchemardesque mais ils avaient laissé leur empreinte – surtout les six semaines écoulées depuis le départ de Montana. Ses yeux bleus étudiaient leur propre reflet comme à la recherche d’un augure. Quoi qu’il pût chercher, il ne le trouva pas… encore une fois. Ses narines se dilatèrent et il sourit avec une ironie mordante de ses propres pensées, avant de s’asperger le visage d’eau froide et, une fois essuyé, de tendre la main vers la chemise d’uniforme propre préparée par son intendante, Joanna Agnelli. Sentant la chaleur sensuelle du vêtement qui glissait sur sa peau, il le boutonna et s’examina à nouveau. Aucun changement, songea-t-il. Juste un homme avec une chemise, cette fois-ci. Mais celui qu’il voyait dans le miroir n’était pas réellement « juste un homme avec une chemise », et il le savait. Il était redevenu le capitaine Terekhov, commandant d’un croiseur lourd de Sa Majesté, l’Hexapuma. Du moins pour l’instant, se dit-il en regardant ses lèvres esquisser un bref demi-sourire. Il se détourna du miroir et passa de sa salle de bains privée à sa chambre. Par la porte entrouverte de sa cabine de jour, il vit le capitaine de frégate Ginger Lewis, son second provisoire, ainsi que le capitaine de corvette Amal Nagchaudhuri, l’officier de communications de l’Hexapuma, qui l’attendaient. Il retarda encore un peu le moment de les rejoindre, puis prit une profonde inspiration, s’assura que son expression de « commandant sûr de lui » était en place et quitta la chambre. « Bonjour, dit-il en faisant signe de rester assis à des visiteurs qui commençaient à se lever. — Bonjour, commandant, répondit Lewis pour eux deux. — Je suppose que vous avez déjà pris le petit-déjeuner. — Oui, monsieur. — Ce n’est hélas ! pas mon cas, et Joanna devient acariâtre si je ne mange pas. Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, je vais donc grignoter en bon petit commandant obéissant pendant que nous survolerons les rapports matinaux. — Loin de moi l’idée de m’interposer entre l’intendante chef Agnelli et sa conception de la diététique à l’usage des commandants, monsieur », fit Lewis avec un large sourire. Nagchaudhuri sourit également, alors que tous les seconds provisoires n’auraient pas osé faire des plaisanteries susceptibles d’être considérées comme aux dépens du commandant. Terekhov eut un petit rire. « Vous êtes la sagesse même », observa-t-il en s’asseyant derrière son bureau. Le terminal en était rétracté, libérant une surface lisse pour travailler ou – en l’occurrence – autre chose. Joanna Agnelli apparut aussi rapidement et silencieusement que si le commandant avait frotté une lampe pour l’appeler. Avec une sèche efficacité qui rappelait toujours à Terekhov un prestidigitateur éblouissant son public, elle étendit une nappe de lin blanc sur le bureau, ajouta une assiette garnie d’un bol de céréales et de fruits, précisément au centre, déposa un petit pichet de lait, une assiette de muffins tout juste sortis du four, un beurrier, un grand verre de jus de tomate frais, une tasse à café, une cafetière fumante, des couverts et une serviette immaculée. Elle observa son œuvre une ou deux secondes puis déplaça très légèrement les couverts. « Appelez-moi quand vous aurez fini, monsieur », dit-elle avant de se retirer. Terekhov se surprit comme toujours à chercher le nuage de fumée dans lequel venait de disparaître son génie domestique. Puis il secoua la tête et versa le lait sur les céréales. « Avec tout le respect que je vous dois, monsieur, ça ne me paraît pas très copieux comme petit-déjeuner, observa Lewis. — Peut-être, admit Terekhov en lui lançant un regard acéré. Toutefois, c’est à peu près ce que j’ai toujours pris le matin, Ginger. Je n’ai pas changé d’habitudes alimentaires, si c’est ce que vous demandiez subtilement. — Oui, c’était sans doute ça. » Si Lewis se sentait gênée, elle n’en montra rien, et Terekhov secoua encore la tête. Cette femme, avec son assurance, évoquait beaucoup une version plus jeune de son épouse, Sinead, dont le portrait pendait au mur derrière elle. En fait, il lui semblait parfois que Sinead se manifestait à travers elle et il la soupçonnait fort de juger plus important que jamais que quelqu’un à bord de l’Hexapuma admît couver le commandant. Encore qu’entre elle et Joanna il est tout de même peu probable que je ne m’en rende pas compte. « Eh bien, considérez que vous avez obtenu une réponse un peu moins subtile, dit-il à haute voix, son ton disant clairement qu’il ne s’agissait pas d’une semonce. Et, tandis que je mastique mon repas modeste – mais sain, très sain –, dites-moi donc tout ce que j’ai besoin de savoir, tous les deux. — Bien, monsieur. » Lewis tira son mini-ordinateur personnel et fit apparaître le premier des mémos qu’elle s’était préparés. « D’abord, le rapport de l’infirmerie, dit-elle. Le lieutenant Sarkozy y soigne encore vingt-sept patients mais compte en libérer trois de plus aujourd’hui. Ce qui en fera… huit des nôtres plus douze du Sorcier et de l’Aria ayant repris du service. Lajos devrait en faire autant d’ici deux ou trois jours. — Bien », dit Terekhov. Ruth Sarkozy était le médecin du HMS Vigilant avant la brutale bataille de Monica. Quoique le Vigilant fût l’un des six vaisseaux perdus par Terekhov au cours du combat, elle-même avait survécu, ce qui représentait une extraordinaire aubaine, notamment du fait que le chirurgien chef Lajos Orban, médecin de l’Hexapuma, faisait partie des trente-deux blessés à bord du croiseur lourd. Sarkozy s’était révélée une remplaçante idéale – un point que Terekhov avait souligné dans ses rapports – mais, comme beaucoup des survivants de l’escadre, elle était visiblement épuisée de remplir les devoirs de trop de gens et serait la première soulagée de voir Orban assez remis pour quitter l’infirmerie. Il était heureux que les blessures du chirurgien, impressionnantes, aient été moins graves qu’elles ne le paraissaient à l’origine. Grâce au réparaccel, Sarkozy l’avait remis sur pied (bien qu’il demeurât très faible) en moins d’une semaine, ce qui le rendait plus chanceux que, par exemple, Naomi Kaplan, l’officier tactique de l’Hexapuma, qui n’était toujours consciente que par intermittence. Et Lajos était diablement plus chanceux que les soixante-quatorze personnes tuées au combat, songea Terekhov, sombre. « D’après les derniers rapports de Sarkozy, Ansten ne sera pas valide avant encore un certain temps, continua Lewis. Lui, bien sûr, se dit capable de reprendre ses fonctions « n’importe quand ». » Elle leva les yeux pour les plonger dans ceux de Terekhov. « Malgré les rumeurs qui prétendent le contraire, je ne suis pas assez ivre de pouvoir pour désirer rester votre second plus longtemps que nécessaire, mais je pense être obligée de tenir encore un peu. Si Ruth a laissé Ansten quitter l’infirmerie et regagner ses quartiers, c’était surtout pour disposer de son lit. Et sans doute en partie parce qu’il la poussait vers la folie furieuse. » Ses lèvres s’étirèrent. « Ce n’est pas tout à fait le patient le plus agréable dans l’histoire connue de la Galaxie. » Terekhov était alors en train de boire du jus de tomate, et son involontaire tressaillement amusé passa bien près de déclencher une catastrophe vestimentaire. Par bonheur, il baissa son verre à temps, évitant les projections sur sa chemise d’uniforme. Dire qu’Ansten FitzGerald n’était pas « le patient le plus agréable » était un des plus beaux euphémismes caractérisés à croiser son chemin depuis un bon moment. Le commandant en second de l’Hexapuma était par nature incapable de délaisser ses devoirs un instant de plus qu’il n’y était contraint. C’était aussi l’un de ces individus détestant découvrir qu’en présence de traumatismes physiques importants leur corps pouvait exiger un peu de temps pour se remettre en état de marche. « Le problème est en partie qu’Ansten n’ignore pas combien nous manquons d’effectifs, dit Terekhov aussi sévèrement que possible, tandis qu’il s’essuyait les lèvres sur sa serviette. Il eut un sourire en coin. « Bien sûr, il est aussi têtu pour trois. Une vraie mule. — Dois-je en conclure que vous ne souhaitez pas que je lui rende son boulot cet après-midi, monsieur ? — Franchement, rien ne me ferait plus plaisir que de vous voir le lui rendre, répondit Terekhov. Croyez-moi, Ginger, je sais que vous êtes assez occupée aux machines sans vous ajouter cette charge. Mais je ne remettrai pas Ansten en selle avant que Sarkozy – ou Lajos – ne se porte garant de sa santé, quoi que lui-même en pense. — J’admets que je préférerais retourner aux machines à plein temps, dit Lewis, mais je suis d’accord avec vous en ce qui concerne Ansten. Vous voulez que je le lui annonce avec ménagement, monsieur, ou bien le lui direz-vous vous-même ? — Le lâche qui est en moi adorerait vous laisser cette tâche. Malheureusement, on m’a appris sur l’île de Saganami qu’un commandant n’a pas le droit de se décharger sur un subordonné de certaines responsabilités, et je soupçonne qu’affronter Ansten en de telles circonstances s’inscrit dans cette catégorie. — Je suis impressionnée par votre courage, monsieur. — Vous faites bien, acquiesça Terekhov avec un air modeste approprié, avant de se tourner vers Nagchaudhuri. Des nouvelles des Monicains, ce matin, Amal ? — Non, monsieur, répondit avec une grimace le grand officier au teint pâle de quasi-albinos. Ils ont de nouveau exigé que nous évacuions le système immédiatement, comme prévu, mais c’est tout. Pour l’instant. — Ils n’ont rien ajouté sur l’évacuation civile de l’Éroïca pour « nécessité médicale » qu’ils nous ont sortie hier ? — Non, monsieur. Du moins pas encore. Après tout, la journée est encore jeune à Estelle. » Terekhov sourit d’un amusement aigre, bien que ce ne fût pas très drôle. Il ne faisait aucun doute dans son esprit qu’il était l’homme le plus détesté du système de Monica, et ce pour de bonnes raisons. Les dix vaisseaux de guerre sous son commandement avaient tué ou blessé soixante-quinze pour cent des effectifs totaux de la Flotte monicaine. Ils avaient aussi détruit le principal chantier spatial local, tué plusieurs milliers de radoubeurs et annihilé par la même occasion au moins deux ou trois décennies d’investissements en infrastructures. Sans parler d’avoir démoli ou gravement endommagé douze des quatorze croiseurs de combat solariens livrés à Monica. Terekhov ne savait pas encore tout à fait comment ces vaisseaux s’inscrivaient dans les plans élaborés mis au point pour saboter l’annexion de l’amas de Talbot par le Royaume stellaire, mais tous les indices qu’il avait pour le moment collectés dans les décombres de la base Éroïca suggéraient que ce projet avait requis un commanditaire avec des poches très profondes… et fort peu de scrupules à massacrer des gens. Pour l’heure, toutefois, lui-même et Roberto Tyler, le président de l’Union de Monica, étaient tous deux plus préoccupés, quoique avec un point de vue différent, d’un sujet plus immédiat. Aivars Terekhov avait perdu soixante pour cent de son escadre assemblée à la hâte, et les trois quarts de ses équipages, en détruisant ces croiseurs et le secteur militaire de la base Éroïca. Ses appareils rescapés étaient tous gravement endommagés et seuls deux d’entre eux demeuraient hypercapables, du moins jusqu’à ce que les autres pussent effectuer des réparations importantes, et ces deux-là ne disposaient pas d’assez de systèmes de régulation vitale pour tous ses hommes survivants. En conséquence, il ne pouvait pas quitter Monica, même s’il l’avait voulu. Ce qui n’était pas le cas, car il n’avait nulle intention d’autoriser Tyler et les siens à faire « s’évanouir » des preuves déplaisantes avant que quelqu’un n’arrive de Manticore pour enquêter plus en profondeur que ne le lui permettaient ses propres ressources. Pour l’instant, il n’avait aucune raison de penser que Tyler le soupçonnait d’être trop handicapé pour s’en aller. Et, par chance, rien ne prouvait non plus que le président monicain voulût pousser Terekhov à mettre à exécution sa menace concernant les deux derniers croiseurs de combat de classe Infatigable. Ceux-là s’étant trouvés dans la zone civile de la base Éroïca, à l’autre bout du complexe industriel, Terekhov les avait épargnés lors de son attaque initiale, en raison du nombre de victimes civiles que cela aurait entraîné. Quand les unités survivantes de la flotte monicaine avaient exigé sa reddition sous peine de destruction, toutefois, il avait envoyé un ultimatum de son propre cru. Si ses vaisseaux étaient attaqués, il détruirait ces croiseurs de combat par un bombardement nucléaire saturé… et sans autoriser au préalable l’évacuation des civils de la base Éroïca. Il était très possible que certains membres du gouvernement de Tyler le crussent en train de bluffer. Si tel était le cas, toutefois, le président restait peu enclin à lui demander d’abattre ses cartes. Ce qui était fort heureux pour toutes les personnes concernées, songea-t-il, sombre, car il ne bluffait pas le moins du monde. « Croyez-vous que cette histoire d’urgence médicale de Tyler ait le moindre fondement, monsieur ? » La question de Lewis tira de ses pensées Terekhov, qui se secoua mentalement avant de secouer physiquement la tête. « Je n’en exclus pas tout à fait la possibilité. S’il y a une urgence, toutefois, elle tombe à pic, vous ne trouvez pas ? — Si, monsieur. » Lewis se frotta un instant le bout du nez puis haussa les épaules. « La seule chose qui me paraît un peu bizarre, c’est qu’il ait attendu si longtemps pour s’en servir. — Il a déjà utilisé l’argument des provisions épuisées, celui de l’urgence des systèmes de régulation vitale et celui des générateurs en panne, Ginger, remarqua Nagchaudhuri. Ça rappelle un peu le vieux conte du garçon qui criait au loup. — En effet, acquiesça Terekhov. Cependant, cet argument-là est un peu différent au sens où nous ne pouvons vérifier ses dires aussi aisément qu’avec les autres. » L’officier de com hocha la tête. Tout en réfléchissant, Terekhov entreprit d’étaler du beurre sur un muffin chaud. Il avait été relativement simple de percer à jour les soi-disant urgences des Monicains. Si les capteurs du bord de l’Hexapuma avaient été gravement endommagés, Terekhov disposait encore de plus qu’assez de plateformes de reconnaissance passives pour surveiller tout ce qui se produisait au sein du système. Ces mêmes plateformes avaient étudié les secteurs encore intacts de la base Éroïca et contredit les affirmations de Tyler à propos des pannes de générateurs et des fuites d’atmosphère dues aux effets secondaires du bombardement des zones militaires. Prétendre que certains des occupants de la base étaient malades, toutefois, c’était différent. « Nous allons devoir organiser un examen d’une partie de ces Monicains si opportunément malades, déclara le commandant au bout d’un moment. Il est donc sans doute heureux que Lajos soit bientôt bon pour le service. — Sauf votre respect, monsieur, je ne suis pas sûre qu’offrir des otages aux Monicains soit la meilleure chose à faire, fit Lewis, plus réservée qu’à l’ordinaire. Une fois que nous aurons envoyé… — Ne vous en faites pas, Ginger. » Terekhov avait l’élocution un peu indistincte car il parlait en mastiquant une bouchée d’un muffin doré. Il l’avala et s’éclaircit la voix. « Ne vous en faites pas, répéta-t-il en secouant la tête. Je ne compte pas envoyer le lieutenant Sarkozy ni Lajos sur la base Éroïca. Si les Monicains acceptent de mettre certains de leurs mourants dans une navette et de nous les envoyer, nous les examinerons ici. S’ils refusent, nous considérerons cela comme la preuve qu’ils se savent percés à jour. — Bien, monsieur, dit Lewis en hochant la tête. — En attendant, quelles sont les dernières nouvelles du capitaine Lignos en ce qui concerne le contrôle de feu à bord de l’Aegis ? — Il progresse, monsieur, répondit son second provisoire en consultant un autre mémo. Ce n’est pas une manœuvre que les radoubeurs cautionneraient chez nous mais, en échangeant quelques pièces détachées avec l’Aria, le capitaine Lignos devrait pouvoir remettre en service au moins son lidar de proue. Ça laissera encore… » « Donc Tyler a refusé votre proposition d’assistance médicale gratuite à ses citoyens, hein ? » fit Bernardus Van Dort, ayant retrouvé Terekhov dans sa salle de briefing un peu plus tard dans la matinée. Leur siège basculé en arrière, les deux hommes sirotaient un café. « On peut dire ça, répondit le commandant, avant de secouer la tête. Par moments, je regrette de vous avoir empêché de vous présenter comme le représentant de la baronne de Méduse : au moins, toutes ces merdes diplomatiques atterriraient dans votre assiette, pas dans la mienne. — Si vous croyez… commença Van Dort, mais Terekhov secoua à nouveau la tête, plus fort. — Laissez tomber. Je n’ai pas passé toutes ces années au ministère des Affaires étrangères sans apprendre un peu la règle du jeu, Bernardus ! Dès que vous ouvrirez la bouche en tant que représentant accrédité de Méduse, cette opération cessera d’être l’œuvre d’un unique officier renégat que Sa Majesté peut désavouer au besoin. Nous ne devons pas fournir à Tyler la moindre excuse pour contester que j’aie agi indépendamment de toute autorité supérieure. Surtout que c’est le cas. » Van Dort ouvrit la bouche puis la referma. Autant qu’il lui déplût de l’admettre, Terekhov avait raison. Sa propre expérience de la politique en son propre système stellaire, ses décennies de travail en tant que P.D.G. fondateur de l’Union commerciale de Rembrandt et son expérience de l’organisation du référendum sur l’annexion de l’amas de Talbot le poussaient à la même conclusion. Il n’était pas pour autant obligé d’aimer ça. Il but une gorgée de café fort et riche en arôme, tout en espérant que Terekhov ne fût pas conscient de son inquiétude croissante. Non à propos de la situation politique et militaire en Monica, quoique l’une ou l’autre eussent amplement justifié deux ou trois ans T d’anxiété, mais à propos du commandant lui-même. Ce dernier était le ciment qui maintenait la cohésion de l’escadre tout entière, et le poids des responsabilités pesait sur lui tel un champ de deux à trois gravités. Cela ne cessait jamais et, autant qu’ils en eussent envie, il n’était rien qu’aucun de ses officiers – ou Van Dort – pussent faire pour le soulager de cette pression écrasante constante. Toutefois, s’en savoir incapables ne les empêchait bien sûr pas d’essayer. « Et les unités de Bourmont ? » demanda-t-il au bout d’un moment. Grégoire Bourmont était le chef des opérations spatiales de la Flotte monicaine. C’était lui qui avait exigé la reddition de Terekhov après la bataille de Monica et, au ton de la poignée de messages échangés depuis par les deux camps, l’impossibilité dans laquelle il était d’obtenir cette reddition ne le rendait que plus belliqueux. À moins bien sûr que ce ne soit qu’une comédie, se dit Van Dort. Aivars n’est pas seul à savoir ce qu’est le « déni plausible », après tout. Si Tyler laisse Bourmont dans un rôle de vieille culotte de peau agitant son sabre, lui-même peut jouer celui de l’homme d’État conciliant. Ou à tout le moins essayer. Si ça tourne mal, il pourra tenter de minimiser les conséquences en offrant Bourmont à Aivars comme agneau sacrificiel, et en saquant la « tête brûlée » ayant poussé la plaisanterie bien plus loin que ne l’y auraient jamais autorisé ses supérieurs civils. « Tous ses vaisseaux – le peu qu’il en a – sont toujours en orbite autour de Monica, reprit Terekhov. Et, apparemment, ils envisagent d’y rester. — Y a-t-il eu d’autres départs du système ? » Le ton de Van Dort était assez neutre, mais Terekhov renifla avec force. « Non, dit-il. Bien sûr, ça ne me réconforte pas beaucoup, vu le nombre de vaisseaux qui, eux, ont bel et bien quitté le système avant que je n’envoie ma petite note explicative à l’amiral Bourmont. » Le Rembrandtais acquiesça. Telle était la véritable source de l’anxiété qui rongeait les nerfs des survivants de l’escadre. En vérité, la menace de bombarder la base Éroïca n’était plus nécessaire. L’Hexapuma, le croiseur léger Aegis et le croiseur lourd de classe Chevalier stellaire Sorcier, encore plus vieux et plus mal en point, avaient récupéré assez de leur contrôle de feu pour gérer plusieurs douzaines des récentes capsules antimissile extraplates de la Flotte royale manticorienne, et le vaisseau arsenal Volcan leur en avait livré plus de deux cents. Avec ces capsules chargées de MPM, Terekhov aurait pu annihiler toutes les forces restantes de Bourmont avant qu’elles n’arrivent à portée d’engagement de ses propres vaisseaux. Malheureusement, il était possible que Bourmont n’en fût pas conscient. Ou, d’ailleurs, qu’il refusât de le croire, en dépit de ce que des capsules similaires avaient fait à l’Éroïca. Le fait que nul, hors de la base, ne semblât avoir connaissance des données de détection et de tactique concernant la phase initiale de la bataille jouait contre Terekhov. Bourmont n’avait aucune preuve concrète de ce qu’avait fait l’escadre manticorienne et de quelle manière. Apparemment, les seuls qui avaient vu quelque chose à ce moment-là étaient morts ou bien faisaient partie de la poignée de survivants que les petits appareils de Terekhov avaient secourus dans les ruines de la base ou les épaves des croiseurs de combat. À titre personnel, Van Dort avait conclu que le commandant ne bombarderait probablement pas la zone civile de la base, quoi qu’il arrivât. Du moins plus à présent. Eu égard à la distance et à son avantage de précision, il aurait bien plus de chances de prendre pour cibles les croiseurs et les contre-torpilleurs de Bourmont. En fait, songeait le Rembrandtais, la menace pesant sur les civils de l’Éroïca était devenue un moyen d’éviter de tuer d’autres soldats monicains, puisqu’elle empêchait Bourmont de pousser Terekhov à cette extrémité. Mais bien sûr, Bernardus, se dit l’homme d’affaires devenu homme d’État. Et la raison pour laquelle tu veux que ce soit le cas est que tu n’as vraiment aucune envie de croire ton ami Aivars capable de tuer tous ces civils. Mais, au bout du compte, Bourmont et le reste de la flotte monicaine n’avaient jamais constitué le vrai danger. Non, le vrai danger, celui qui ne menaçait pas seulement l’escadre mais le Royaume stellaire de Manticore tout entier, résidait dans la poignée de vaisseaux qui s’étaient enfuis dans l’hyperespace à l’issue de la bataille courte et brutale. L’Union de Monica constituait une menace à l’annexion de l’amas de Talbot par son statut d’alliée de la Direction de la sécurité aux frontières de la Ligue solarienne. Ni Van Dort ni personne, au sein de l’escadre, ne connaissait la nature exacte des traités ou accords définissant les rapports entre Monica et la Sécurité aux frontières. Il était toutefois plus que probable qu’ils missent en jeu une clause de « défense mutuelle ». Si tel était le cas, et si l’un des vaisseaux en fuite s’était rendu en Meyers, où résidait le commissaire local de la Sécurité aux frontières, il était tout à fait possible qu’une escadre – voire une force d’intervention légère – solarienne fut à l’heure actuelle en route pour Monica. Et un officier général solarien, surtout s’il travaille pour la DSF, ne versera pas beaucoup de larmes sur la mort de quelques centaines – ou quelques milliers – de néobarbares, songea Van Dort, grave. Même si ces néobarbares sont citoyens de la nation stellaire qu’il est censé protéger. On ne fait pas d’omelette sans casser des œufs, après tout. Et il ne croira pas non plus à l’histoire fantaisiste de « super missiles » manticoriens. Si un détachement de la Sécurité aux frontières arrive, Aivars sera donc obligé de se rendre… ou de déclencher une guerre avec la Ligue solarienne. « Donc la situation reste globalement inchangée, dit-il à voix haute, et Terekhov hocha la tête. — Nous avons permis aux ouvrières enceintes de l’Éroïca de regagner la planète, dit-il avec une grimace. Je ne sais pas à quoi on pensait en les laissant travailler dans un environnement pareil, d’ailleurs ! Les contrats de travail extra-atmosphériques du Royaume stellaire contiennent des clauses destinées à empêcher l’exposition de fœtus aux dangers d’irradiation existant dans une base de cette nature. — Ceux de Rembrandt aussi, acquiesça Van Dort. Mais beaucoup de nations stellaires des environs, surtout les plus pauvres, estiment qu’elles ne peuvent se permettre un tel luxe. — Un luxe ? gronda Terekhov. Vous voulez dire qu’elles n’imposent pas aux patrons locaux des responsabilités légales convenables, c’est ça ? Après tout, les assurances coûtent les yeux de la tête, hein ? Et s’ils ne sont pas responsables légalement pourquoi iraient-ils se préoccuper d’un petit détail comme ce qui arrive à leurs ouvriers, ou aux enfants de leurs ouvriers ? » Van Dort se contenta d’acquiescer, quoique la véhémence de son compagnon l’inquiétât. Ce n’était pas qu’il fut en désaccord avec la déclaration du commandant, mais la pure colère – et le mépris – qui brillait dans les yeux bleus du Manticorien était bien loin de sa froide maîtrise de soi ordinaire. Cette rage était un signe supplémentaire de la pression qu’il subissait, et Van Dort ne voulait pas songer à ce qui se produirait si Aivars Terekhov craquait brusquement. Mais ça n’arrivera pas, se dit-il. En fait, que cela t’inquiète tant est sans doute un signe de la pression que, toi, tu subis. Aivars est l’un des êtres les moins susceptibles de craquer que tu aies jamais rencontrés. La vraie raison pour laquelle tu t’en fais pour lui, c’est que tu l’aimes beaucoup, non ? « Ma foi, les laisser retourner à terre devrait nous valoir au moins un peu de presse favorable, observa-t-il. — Oh, ne soyez pas ridicule, Bernardus. » Terekhov agita sa tasse de café. « Vous savez aussi bien que moi comment ça sera présenté. Les incessants efforts du président Tyler en faveur de ses citoyens ont enfin partiellement porté leurs fruits en convainquant Terekhov, l’impitoyable tyran manticorien, de permettre à de pauvres femmes enceintes de retourner en lieu sûr – ces femmes que les pervers Manties avaient ignoblement exposées aux dangers d’une base spatiale, avec le reste de leurs otages, dans le cadre d’une menace barbare contre des civils innocents. » Il secoua la tête. « Si cela donne lieu à la moindre presse favorable, faites-moi confiance : Tyler et ses sbires feront en sorte qu’elle soit concentrée sur lui. — Après avoir plongé les mains dans une poubelle pareille, il aura sûrement besoin de toute la presse favorable possible, acquiesça Van Dort. — En supposant qu’il cesse de jouer à la victime innocente et admette ce qu’il a fait. Et il n’a pas l’air très pressé d’en arriver là. — Non, mais… — Excusez-moi, monsieur. » Les deux hommes tournèrent la tête vers l’écoutille de la salle de briefing quand s’éleva la voix juvénile, et découvrirent sur le seuil l’aspirante Hélène Zilwicki, l’un des bleus de l’Hexapuma. Terekhov haussa un sourcil. « Quel monsieur priez-vous de vous excuser, mademoiselle Zilwicki ? » demanda-t-il d’une voix légère. Dans la plupart des circonstances, nul ne se fût demandé à qui parlait une aspirante sous ses ordres, mais Hélène était l’assistante personnelle de Van Dort, en sus de ses autres devoirs, depuis l’arrivée à bord du Rembrandtais. « Pardon, monsieur. » Elle eut un sourire léger mais sincère. « Je voulais dire vous, commandant. » Son sourire disparut aussi vite qu’il était venu. « Le CO vient de détecter une empreinte hyper, monsieur. Une grosse. » CHAPITRE SIX Nul ne manquait sur la passerelle de l’Hexapuma quand Terekhov s’y engagea. Les pertes humaines l’avaient privée d’une partie des officiers dont elle avait besoin mais les avaries du contrôle auxiliaire et de sa passerelle de secours étaient bien trop graves pour être réparées grâce aux seules ressources du bord. Cela signifiait qu’aucune équipe tactique n’était prête à prendre le relais s’il arrivait malheur à la passerelle proprement dite, mais aussi qu’il n’était pas besoin d’entretenir une deuxième équipe au complet, ce qui allégeait à tout le moins la pression pesant sur les survivants. Et que Ginger Lewis n’avait aucune raison de ne pas se trouver à son poste habituel, aux machines, plutôt que de faire office de second provisoire chargé du contrôle auxiliaire. L’aspirante Zilwicki contourna Terekhov et gagna son propre poste : la défense antimissile. Elle s’assit auprès du lieutenant Abigail Hearns, la jeune (et qui le paraissait encore plus) Graysonienne ayant remplacé Naomi Kaplan en tant qu’officier tactique de l’Hexapuma. Je me demande si un seul autre croiseur lourd de toute la Spatiale de la Reine a jamais eu deux officiers aussi jeunes à la tête de sa section tactique, songea Terekhov dans un coin de son esprit. Elles ne peuvent pas avoir beaucoup plus de quarante ans T à elles deux. Peut-être, se dit-il, mais le travail déjà accompli par ces deux jeunes femmes durant la bataille de Monica lui permettait de se fier entièrement à elles. « Une identification ? demanda-t-il. — Pas encore, répondit Abigail sans lever les yeux de ses visuels, tandis que ses longs doigts fins jouaient sur le clavier, s’efforçant d’affiner les données. Qui que ce soit, il a opté pour une approche quasi polaire, et nous n’avons pas de plateformes en position pour lui jeter un coup d’œil de près. On est en train de redéployer mais ça va prendre un moment. — Compris. » Terekhov gagna son fauteuil de commandement, s’y installa et déploya ses écrans. Il pouvait y avoir plusieurs explications au choix de rejoindre un système stellaire en passant par un point situé bien au-dessus de l’écliptique mais, sauf grossière erreur d’astrogation, très peu de ces raisons pouvaient s’appliquer à des vaisseaux marchands. La plupart des destinations probables de ces derniers, en n’importe quel système, se trouvaient dans le plan de l’écliptique, afin que la translation en hyper dans ce plan, du même côté du système que la destination en question, demande un vol en espace normal des plus courts. En outre, traverser l’hyperlimite d’un système en se tenant très au-dessus ou en dessous du plan de l’écliptique imposait une plus grande contrainte – donc des coûts d’entretien et de pièces détachées plus importants – à l’hypergénérateur et aux noyaux alpha. C’était aussi vrai pour les vaisseaux de guerre, bien sûr… mais, en ce qui les concernait, les coûts d’entretien arrivaient loin derrière les considérations tactiques dans l’ordre de leurs préoccupations. La raison la plus probable d’une approche polaire par un vaisseau de guerre, ou toute une escadre, serait d’éviter les vilaines petites surprises qu’aurait pu préparer un défenseur sur un vecteur d’approche plus traditionnel. Qu’elle procurât une meilleure couverture par capteurs de l’ensemble du système (ou, au moins, de l’ensemble de l’écliptique) n’était pas à dédaigner non plus. Un défenseur pouvait se dissimuler de l’autre côté de l’étoile centrale du système ou dans les ombres d’une ou plusieurs de ses planètes, voire de ses lunes, mais cela lui était plus difficile face à un visiteur qui arrivait d’en haut ou d’en bas – depuis le nord ou le sud du système. « Commandant, reprit Abigail après quelques instants tendus, le CO est parvenu à isoler un compte des empreintes. Il y en aurait dix. D’après l’estimation, cinq d’entre elles sont des vaisseaux de plus de quatre millions de tonnes. — Merci. » La voix de Terekhov était calme, comme absente, tandis qu’il étudiait ses propres répétiteurs, et nul n’avait besoin de savoir combien il lui était difficile de la garder telle. Si l’estimation du CO était exacte, cinq des inconnus tombaient dans la fourchette de tonnage des vaisseaux du mur. Or, s’ils en étaient bel et bien, leur arrivée était une mauvaise nouvelle pour l’Hexapuma et le reste de l’escadre, car il n’y avait pas cinq vaisseaux du mur manticoriens dans tout l’amas de Talbot. Ils ne pouvaient donc qu’appartenir à quelqu’un d’autre… par exemple la Ligue solarienne. Encore qu’à y bien réfléchir, que ficheraient donc des vaisseaux du mur solariens par ici ? On est dans le bailliage de la Flotte des frontières, pas de la Flotte de guerre. Alors on ne devrait rien y trouver de plus gros qu’un croiseur de combat. D’un autre côté, aucun des systèmes locaux ne possède de cuirassé ni de supercuirassé. Donc… « Que l’escadre se tienne prête, monsieur Nagchaudhuri, dit-il. — À vos ordres, commandant », répondit l’officier des communications avant d’envoyer l’instruction (que Terekhov supposait tout à fait superflue) aux trois autres vaisseaux de son « escadre » démantelée. La bonne nouvelle – aussi bonne que possible, en tout cas – était que les capsules lance-missiles déployées autour de ses appareils renfermaient toutes des Mark 23, non les Mark 16 que l’Hexapuma abritait normalement dans ses soutes à munitions. Les têtes laser des seconds étaient plus destructrices que presque n’importe quoi d’autre en dessous du mur de combat, mais elles n’étaient pas prévues pour percer un blindage de supercuirassé. Elles pourraient infliger énormément d’avaries superficielles, voire handicaper les capteurs du grand vaisseau ou arracher les noyaux vulnérables de ses anneaux d’impulsion, mais, aussi efficaces qu’elles fussent, elles manquaient trop de punch pour arrêter un vaisseau du mur. Le Mark 23, c’était une tout autre histoire, songea Terekhov, sombre. Les liaisons de contrôle de l’escadre étaient encore trop endommagées pour gérer simultanément plus d’une douzaine de capsules. Elle ne pourrait pas, et de loin, égaler les salves de plusieurs milliers de missiles que l’Alliance manticorienne et la République de Havre étaient habituées à échanger. Mais elle pourrait tout de même en tirer presque quatre cents à la fois et, si elle affrontait bien des cuirassés ou supercuirassés solariens, ces derniers auraient une très mauvaise surprise quand trois croiseurs et un contre-torpilleur abîmés leur dépêcheraient un tel nombre de projectiles d’une distance bien supérieure à leur propre portée d’attaque. Et même si c’est le cas ? railla un coin de son esprit. Même si tu détruis les cinq du premier coup ? Super ! Tu auras entamé la guerre contre les Solariens par un triomphe retentissant. Ça sera vraiment d’un grand réconfort quand deux ou trois mille vaisseaux du mur se dirigeront vers Manticore, les yeux injectés de sang. À tout le moins, il disposerait de quatre à cinq heures avant de prendre une décision irrévocable. Non que… « On nous hèle, commandant ! s’exclama soudain Nagchaudhuri en faisant pivoter son fauteuil vers lui. C’est du supralununique ! » Terekhov se redressa tout droit sur son siège. Si les inconnus transmettaient par impulsions gravitiques supraluminiques, il ne pouvait s’agir de Solariens ! En fait, ils ne pouvaient venir que de… « Passez-moi ça sur mon écran, dit-il. — Bien, monsieur », renvoya Nagchaudhuri avec un large sourire avant de taper une commande. Un visage au teint sombre, au nez et au menton forts, surmonté de cheveux clairsemés, apparut sur le petit visuel de com prés du genou de Terekhov, dont les yeux s’agrandirent de surprise en le découvrant. « Ici l’amiral Khumalo, dit l’homme sur l’écran. J’approche de Monica à la tête d’une force de relève. Si le capitaine Terekhov est disponible, je dois lui parler immédiatement. » « Disponible », songea l’intéressé avec une espèce de joie aliénée, tandis qu’explosaient en lui les prémices d’un soulagement inimaginable. Ça, c’est un choix de terme. Il estime sans doute que dire « s’il est toujours vivant » aurait été mauvais pour le moral. « Connectez-moi, Amal, ordonna-t-il. — À vos ordres. » Nagchaudhuri tapa une autre commande. « Micro branché, monsieur. — Ici, Terekhov, amiral Khumalo, dit le commandant. Content de vous voir arriver. » Leurs positions relatives mettaient l’Hexapuma et le vaisseau amiral de Khumalo à presque trente minutes-lumière l’un de l’autre, et, même avec un com à pulsations gravitiques, le délai de transmission était de plus de vingt-sept secondes. Terekhov en attendit patiemment cinquante-quatre puis vit se durcir le regard de son interlocuteur. « Je n’en doute pas, commandant, répondit ce dernier. Je suppose que, si vos vaisseaux restent où ils sont, c’est qu’ils ont une bonne raison pour cela ? — Oui, monsieur. Nous avons jugé nécessaire de demeurer assez près de la base Éroïca pour tenir à l’œil les pièces à conviction et, euh… fournir au président Tyler un argument assez fort pour éviter toute décision hâtive de la part des vaisseaux survivants de sa spatiale. — Survivants ? répéta Khumalo une minute plus tard, avec un sourire glacial. Il semble que vous ne vous soyez pas ennuyé, commandant. » Terekhov songea à répondre puis y renonça et se contenta d’attendre. « J’imagine que vous avez déjà rédigé votre rapport sur cet… incident ? demanda l’amiral au bout de quelques instants. — Oui, monsieur. — Bien. Envoyez-le-moi tout de suite, si vous voulez bien. J’aurai tout le temps de le consulter : mon astrogateur nous donne environ sept heures et demie pour atteindre votre position actuelle. Quand ce sera fait, je vous demande de vous tenir prêt à monter à bord de l’Hercule. — Très bien, monsieur. — En ce cas, commandant, nous discuterons à ce moment-là, quand nous n’aurons plus de délai de transmission. Khumalo, terminé. » Sept heures et quarante-cinq minutes plus tard, la pinasse d’Aivars Terekhov, poussée par ses réacteurs, quittait le hangar d’appontement de l’Hexapuma, roulait grâce à ses gyrostats, se réorientait et accélérait en direction du HMS Hercule. Le trajet était trop court pour qu’il fût utile de faire intervenir l’impulseur du petit appareil. Le commandant, bien calé dans son siège confortable, observait l’écran inséré dans la cloison antérieure, sur lequel se rapprochait rapidement le supercuirassé. Khumalo avait dû quitter Fuseau quelques heures à peine après l’arrivée de la dépêche l’informant des projets de Terekhov, lequel devait s’avouer abasourdi d’une réaction aussi prompte et décisive. À l’évidence, le contre-amiral n’avait pas pris le temps d’appeler un seul vaisseau supplémentaire : il avait simplement ordonné à tous les bâtiments hypercapables présents dans le système stellaire de se rallier à son vaisseau amiral et de filer droit vers Monica. Sa force improvisée était encore plus déséquilibrée que ne l’avait été l’« escadre » de Terekhov. En dehors de l’Hercule – qui, malgré son tonnage impressionnant, était un des deux ou trois seuls vaisseaux de classe Samothrace, tristement obsolètes, à demeurer en service, faisant surtout office de dépôts sur des bases lointaines –, elle se composait des croiseurs légers Dévastation et Intrépide, et des contre-torpilleurs Victorieux, Ironside et Domino. En dehors du Victorieux, aucun n’avait moins de vingt ans T, mais ils restaient bien plus modernes que tout ce que possédait Monica avant sa soudaine et mystérieuse acquisition de croiseurs de combat modernes. Les quatre autres empreintes hyper « dans la fourchette de tonnage des supercuirassés » appartenaient aux transports de munitions Pétard et Holocauste, ainsi qu’aux vaisseaux de radoub Ericsson et Blanc. Terekhov était soulagé de les voir tous, mais en particulier les deux derniers, compte tenu de l’état des appareils qu’il commandait. Quoique j’aie peu de chances de les commander longtemps, se dit-il tandis que la pinasse filait vers l’Hercule. Ses rapports avaient été envoyés par transmission discontinue à l’Hercule quelques minutes après sa discussion avec Khumalo mais, jusqu’ici, le contre-amiral ne lui avait pas adressé un mot de plus. Compte tenu des circonstances, il jugeait cela très mauvais signe. Khumalo avait pu gagner Monica en toute hâte pour plusieurs raisons mais celle qui venait le plus aisément à l’esprit, eu égard à son absence d’expérience du combat et à son attitude « service service », était le désir de neutraliser Terekhov avant qu’il ne plonge le Royaume stellaire dans des ennuis encore pires. Si tel était le cas, le commandant ne lui en tiendrait d’aileurs pas du tout rigueur. Augustus Khumalo n’avait pas été nommé dans l’amas de Talbot en raison de ses brillants états de service ou de sa célèbre aptitude à réfléchir hors des cadres. Le gouvernement Haute-Crête ne l’y avait envoyé qu’en raison de ses liens avec le parti conservateur… et du fait que nul n’eût alors cru voir un jour le Talbot se transformer en un point chaud d’importance critique. On avait eu besoin d’un administrateur fiable, pas d’un guerrier, à un poste d’importance tout à fait secondaire, et c’était précisément ce qu’était Khumalo. En vérité, Terekhov voyait nombre de raisons tout à fait logiques pour que l’amiral réprouve ses actes, et pas seulement du point de vue de sa carrière personnelle. Interrompre le projet, quel qu’il fût, mis en branle par le fournisseur des croiseurs de combat avait été essentiel, mais éviter un conflit ouvert avec la Ligue solarienne était aussi vital. Voilà pourquoi le commandant s’était exposé au désaveu du Royaume stellaire et sacrifié pour apaiser les Solariens. Si Khumalo s’y connaissait autant en politique qu’on pouvait le penser, il verrait sans aucun doute l’avantage de procéder sur l’heure à ce désaveu. Puisque la situation, quoique ni de son fait ni, officiellement, de celui du Royaume stellaire, devait être stabilisée jusqu’à ce qu’une enquête impartiale aille au fond des choses, il pourrait tout de même rester où il était et maintenir le statu quo en Monica jusqu’à voir arriver la puissante force de relève que Manticore avait sûrement envoyée. Si la reine et le gouvernement Grandville, après examen des rapports, choisissaient de ne pas désavouer Terekhov, il serait toujours temps d’annuler la réprobation initiale de Khumalo. Et, en plus de toutes ces raisons d’État parfaitement bonnes et logiques, songea le commandant avec un sourire aigre, il doit être à titre personnel absolument furieux contre moi de l’avoir mis dans cette situation-là, autant que je puisse justifier mes actes ! Si j’étais lui, en tout cas, je sais que je m’en voudrais à mort. Il jeta un coup d’œil au compte à rebours, dans un coin de l’écran, et eut un haussement d’épaules mental. Encore dix-huit minutes et il pourrait observer de visu la réaction du contre-amiral Khumalo. Voilà qui promettait d’être une expérience intéressante. Le hangar d’appontement de proue du HMS Hercule était bien plus vaste que celui de l’Hexapuma et il semblait y régner une étrange tranquillité tandis que Terekhov nageait au sein du tube de transport depuis sa pinasse puis se rétablissait dans la gravité standard réglementaire du hangar. « Arrivée de l’Hexapuma ! » lancèrent les haut-parleurs. La haie d’honneur se mit au garde-à-vous au moment où Terekhov se laissait tomber juste derrière la ligne peinte sur le pont. « Permission de monter à bord ? demanda-t-il à l’officier en charge du hangar. — Permission accordée, monsieur, répondit le jeune lieutenant en lui rendant son salut, avant de reculer pour laisser le passage au capitaine Victoria Saunders, commandant de bord de l’Hercule. — Commandant, dit Terekhov en saluant à nouveau, un geste que Saunders imita avant de répondre : — Bienvenue à bord, capitaine Terekhov. » Cette femme aux cheveux roux avait au moins quinze ans T de plus que lui, et son expression révélait fort peu ses émotions. Son accent sphinxien était peut-être à peine plus marqué qu’à l’ordinaire, mais la main qu’elle offrit quelques instants plus tard était ferme. « Merci, madame. » Terekhov avait une conscience aiguë du béret blanc désignant Saunders comme le commandant d’une unité hypercapable de la Flotte royale manticorienne. Il gardait le sien soigneusement plié sous une épaulette car la courtoisie lui interdisait de le porter à bord du vaisseau d’un autre commandant. Remarquait-il à ce point celui de son interlocutrice parce qu’il avait bien des chances de ne plus jamais être autorisé à en porter un ? « Si vous voulez bien m’accompagner, capitaine, continua Saunders. L’amiral Khumalo vous attend dans sa cabine de jour. — Je vous suis, madame. » Elle l’escorta jusqu’aux ascenseurs sans s’efforcer de faire la conversation et il lui en fut reconnaissant. Il ne s’agissait pas d’une simple visite de courtoisie d’un commandant de bord à un autre. Tenter de prétendre le contraire n’aurait fait que lui éprouver un peu plus les nerfs. C’était étrange, se dit-il tandis que Saunders tapait le code de destination. Il songeait à cet instant depuis plusieurs mois et, à présent, il avait les muscles du ventre tendus, tout en paraissant conscient, comme par magie, du moindre courant d’air, de la moindre rayure sur le panneau de commande de l’ascenseur. Que Khumalo fût arrivé avant une réaction solarienne était un soulagement indescriptible, et, quoique Terekhov s’en voulût, savoir que le grade de l’amiral le rendrait responsable, lui, de tout ce qui arriverait à présent en était un presque aussi grand. Mais cette arrivée signifiait aussi que le jour du jugement était venu. Le commandant sentait les conséquences de ses actes se ruer à sa rencontre et il était bien trop honnête avec lui-même pour ne pas reconnaître qu’elles l’effrayaient comme ne l’avait pas effrayé la flotte monicaine. Cette peur-là était dépourvue des pics de terreur pure glacés et déchiquetés qu’inspirait le feu ennemi mais, d’une certaine manière, cela ne la rendait que pire. Durant un combat, on avait au moins l’illusion que son destin dépendait de ses décisions, de ses actes. Dans ce cas, il reposait sur ceux d’autres personnes, et rien de ce qu’il pourrait faire à présent ne les affecterait dans un sens ou dans l’autre. Malgré la peur, toutefois, il se sentait… satisfait. C’était le plus étrange de l’affaire. Ce n’était pas qu’il fut heureux ou qu’il dut n’avoir aucun regret si sa carrière spatiale s’avérait achevée. C’était juste qu’il savait, avec une certitude ne laissant aucune place au doute, que les décisions prises et les actes accomplis par lui étaient les seuls qu’il aurait pu prendre et accomplir en restant l’homme qu’aimait Sinead Terekhov. Auprès de cela, se rendit-il compte, toutes les conséquences de l’univers étaient secondaires. La cabine de l’ascenseur déposa les deux officiers à leur destination. Terekhov suivit Saunders le long d’une coursive jusqu’à la porte de cabine gardée par le traditionnel fusilier. « Le capitaine Saunders et le capitaine Terekhov demandent à voir l’amiral, déclara Saunders au caporal en question. — Bien, madame. Merci, madame », répondit ce dernier, comme s’il ne savait pas déjà parfaitement qui étaient les deux officiers spatiaux. Il appuya sur le bouton de l’interphone fixé à la paroi. « Le capitaine Saunders et le capitaine Terekhov demandent à voir l’amiral », annonça-t-il. La porte coulissa aussitôt et le capitaine Loretta Shoupe, chef d’état-major de Khumalo, apparut. « Entrez », invita-t-elle en s’effaçant, avant de précéder les visiteurs dans une salle à manger absolument extraordinaire puis dans la cabine de jour à peine plus exiguë où attendait son supérieur. Khumalo resta assis derrière son bureau quand entrèrent les trois capitaines. « Trouvez-vous des sièges », dit-il avant que ne fussent échangées les moindres politesses militaires. Les arrivants s’installèrent sur trois fauteuils confortables. L’amiral se cala au fond du sien, fixant sur Terekhov une expression pensive, tandis que plusieurs secondes s’écoulaient avec lenteur. Puis il secoua lentement la tête. « Que suis-je donc censé faire de vous, capitaine ? » dit-il enfin. Comme l’intéressé ouvrait la bouche, Khumalo agita la main pour lui imposer silence. « C’était une question purement rhétorique. Elle résume toutefois bien mon dilemme actuel, n’est-ce pas ? Je doute que même une imagination aussi extraordinairement active que la vôtre puisse visualiser nos réactions, à la baronne de Méduse et à moi, quand l’Ericsson nous a transmis votre, euh… missive. Monsieur O’Shaughnessy, en particulier, a paru très… perturbé par vos conclusions et vos projets. » Grégor O’Shaughnessy, l’analyste de renseignement en chef de la baronne de Méduse, n’était pas l’un des admirateurs les plus inconditionnels des militaires, Terekhov le savait. « Franchement, en dépit de toutes mes différences d’opinion passées avec lui, j’ai eu peine à ne pas comprendre sa réaction, continua Khumalo. Voyons un peu. D’abord, il y a ce petit acte de piraterie dans le système de Montana, quand vous avez volé le Copenhague – et à nul autre qu’Heinrich Kalokaïnos – pour vous en servir d’éclaireur en Monica. Kalokaïnos n’a jamais eu d’affection particulière pour le Royaume stellaire. Or, comme je suis sûr que je ne l’apprends pas à un officier doté de votre expérience au ministère des Affaires étrangères, il a dans sa poche nombre de membres de l’Assemblée solarienne et, ce qui est plus important, de fonctionnaires employés par la Sécurité aux frontières. Ensuite, il y a la manière dont vous avez poussé le président Suttles à incarcérer tout l’équipage du Copenhague pour vous permettre de dérober le vaisseau. Allez savoir pourquoi, je pense que la Sécurité aux frontières ne sera pas tout à fait enthousiasmée quand la nouvelle de cette petite escapade parviendra au commissaire Verrochio, ce qui pourrait avoir des conséquences malheureuses pour Montana. » Et n’oublions pas la manière dont vous avez annihilé mes propres plans de déploiement en vous appropriant toutes les unités de la Patrouille du Sud censée couvrir le flanc de l’amas. Ou le fait que vous avez délibérément choisi de m’informer de vos projets d’une manière qui m’ôtait toute possibilité de prévenir vos intentions – moi qui suis, si je me souviens bien, votre supérieur, au moins officiellement. » Ce qui m’amène aux conséquences de ces intentions. » Il eut un pâle sourire. « D’après votre rapport, vous avez détruit une douzaine de croiseurs de combat de fabrication solarienne, au service d’un État allié de la Ligue, sans en avoir reçu l’ordre et sans qu’il y ait eu la moindre déclaration d’hostilités entre le Royaume stellaire et l’État en question. Parallèlement à cette destruction, vous avez tué plusieurs milliers de militaires monicains et un nombre encore indéterminé – mais sûrement très élevé – de techniciens spatiaux solariens ou monicains, dont beaucoup étaient sans doute des civils. Vous avez perdu six vaisseaux de guerre de Sa Majesté, ainsi qu’environ soixante pour cent de leurs équipages, et les quatre seuls appareils survivants de votre force d’origine ont subi de graves avaries. Non content de tout cela, d’après tant votre rapport que les plaintes assez véhémentes envoyées par le président Tyler, vous avez menacé de détruire les zones civiles de la base Éroïca – et, incidemment, de tuer tous les civils qui s’y trouvent – afin de tenir en respect le reste de la flotte monicaine et d’empêcher le retrait de tout personnel voire d’indices compromettants des deux croiseurs de combat restants. » Il se balança doucement sur son fauteuil, de droite et de gauche, observant Terekhov durant encore quelques secondes, puis il haussa un sourcil. « Cela vous semble-t-il constituer un résumé raisonnablement exact de vos énergiques activités des deux ou trois derniers mois T, capitaine ? — Oui, monsieur, s’entendit répondre l’interpellé avec une étonnante fermeté. — Et désirez-vous proposer pour ces activités… des explications ou des justifications qui ne figureraient pas dans vos rapports ? — Non, monsieur, dit Terekhov en soutenant le regard de l’amiral. — Bien. » Khumalo le dévisagea durant dix secondes, muet, puis il haussa les épaules. « Je ne peux pas dire que ça me surprend énormément, reprit-il. Compte tenu des circonstances, toutefois, j’ai pensé que vous aimeriez être présent pendant que j’enregistrerais ma réponse officielle au président Tyler, lequel exige que je vous désavoue sur l’heure, que je vous démette de votre commandement, que je vous place aux arrêts dans l’attente d’une cour martiale bien méritée, que je présente des excuses à la souveraine Union de Monica et que je soumette toute cette question à l’enquête et à l’arbitrage « impartial » de la Direction de la sécurité aux frontières. » Terekhov se demanda si l’on attendait réellement de lui une réponse. En l’occurrence, même si tel était le cas, en donner une ne lui paraissait pas très sage. Khumalo eut un autre mince sourire devant le silence de son interlocuteur, puis il tapa sur une touche de son poste de travail. « Communications, annonça une voix. Lieutenant Masters. — Ici l’amiral, lieutenant. J’ai besoin d’enregistrer un message destiné au président Roberto Tyler. — Bien, monsieur. Un moment, je vous prie. » Il y eut une brève pause puis Masters reprit la parole. « Micro branché, amiral. Allez-y. — Président Tyler, commença Khumalo face à la caméra de com de son terminal, je vous prie de m’excuser de ne pas vous avoir recontacté plus tôt. Comme vous le savez, le délai de transmission vers la base Éroïca est actuellement de plus de quarante minutes. En raison de cet inévitable intervalle dans notre circuit de communications, j’ai estimé plus sage de m’entretenir directement avec le capitaine Terekhov et d’entendre sa version des incidents regrettables ayant eu lieu en Monica avant de revenir vers vous. » Entendre ma version des incidents, hein ? songea Terekhov avec un reniflement mental. « Bien entendu, je regrette profondément les pertes en vies humaines, tant monicaines que manticoriennes, continua avec gravité Khumalo. La destruction de tant de vaisseaux et les importants dégâts causés aux biens publics de l’Union me touchent aussi beaucoup. Je dois vous informer que le capitaine Terekhov, de son propre aveu dans ses rapports officiels, admet que ses actes étaient dépourvus de l’aval de toute autorité supérieure. » Le contre-amiral secoua la tête, solennel. « J’ai examiné avec attention la requête par laquelle vous voudriez me voir le désavouer, lui retirer son commandement, présenter des excuses officielles à votre gouvernement pour ses actes et accepter de soumettre cette tragique affaire à l’enquête et à l’arbitrage de la Direction de la sécurité aux frontières. Et je suis sûr que ma reine ne pourrait rien désirer davantage qu’une résolution rapide et juste de toutes les questions, accusations, arguments et contre-arguments qu’ont soulevés les événements de Monica. » Khumalo jeta un coup d’œil aux traits impassibles, dignes d’un masque, de Terekhov puis regarda à nouveau la caméra. « Malheureusement, monsieur le président, dit-il, si tout cela est exact, je pense aussi que ma reine aimerait encore plus que votre gouvernement et vous lui expliquiez pourquoi vous avez directement appuyé le recrutement, le soutien, l’encouragement et l’armement d’organisations terroristes engagées dans des campagnes actives d’assassinat, de meurtre et de destruction contre les citoyens d’autres nations stellaires souveraines ayant demandé a être intégrées au Royaume stellaire de Manticore. J’estime aussi que, selon elle, ma première responsabilité serait de protéger ces citoyens de futures attaques et de déterminer précisément qui a fourni aux responsables des attaques d’ores et déjà effectuées les nombreuses tonnes d’armes modernes solariennes confisquées en Faille par le capitaine Terekhov. Qui plus est, je pense improbable que Sa Majesté ait une confiance absolue en l’impartialité de toute enquête menée par la Direction de la sécurité aux frontières de la Ligue solarienne, et qu’elle serait très contrariée si les deux croiseurs de combat survivants, visiblement fournis par des intérêts solariens, disparaissaient mystérieusement avant que ladite enquête puisse être achevée à la satisfaction de tous. » Terekhov sentit sa mâchoire tenter de se décrocher et la retint fermement. « De toute évidence, à une telle distance de Manticore, je ne puis savoir ce que décidera Sa Majesté lorsqu’elle pèsera ces questions importantes, continua Khumalo. Cela dit, je considère, en tant qu’officier le plus gradé de la Flotte de la Reine sur les lieux, et jusqu’à ce que je connaisse bel et bien sa décision, que j’ai le devoir et la responsabilité de préserver le statu quo dans ce système stellaire en attendant les renforts conséquents que j’ai demandés à la Première Force, lesquels arriveront directement de Manticore, sans doute avec des dépêches. À ce moment, si ma reine m’ordonne de satisfaire à vos requêtes, je serai bien sûr heureux d’obéir. Dans l’intervalle, toutefois, je suis contraint d’approuver sans réserve la conduite du capitaine Terekhov et de vous informer que, partageant entièrement ses conclusions, je compte poursuivre la politique et le déploiement militaire qu’il a adoptés depuis le malheureux engagement avec vos unités spatiales. » J’espère de tout cœur que cette situation se résoudra aussi aimablement que possible, entre les diplomates de deux nations stellaires civilisées, sans perte de vies humaines supplémentaires ni dégâts causés aux biens publics ou privés. Si vous choisissiez toutefois – comme vous en avez sans conteste le droit – de recourir aux forces militaires restant sous vos ordres contre une quelconque unité de la Flotte royale manticorienne, ou si j’avais la moindre raison de soupçonner que vous prenez des mesures pour détruire, dissimuler ou faire disparaître des pièces à conviction de la base Éroïca, je n’hésiterais pas à agir précisément comme le capitaine Terekhov vous a déjà informé que lui-même agirait. » Augustus Khumalo regarda droit vers la caméra avant de conclure d’une voix profonde et égale : « La décision, monsieur le président, vous appartient. Je ne doute pas que vous la preniez avec sagesse. » CHAPITRE SEPT Michelle Henke s’obligea à relever calmement les yeux de son liseur, sans montrer d’impatience ou de nervosité, quand le maître intendant Billingsley s’éclaircit poliment la voix sur le seuil de l’écoutille ouverte. « Oui, Chris ? — Pardon de vous déranger, madame, dit Billingsley, grave, lui permettant dûment de feindre cette absence d’émotion, mais le commandant m’a chargé de vous dire que nous quitterons l’hyper d’ici vingt minutes. Il vous demande de le rejoindre sur la passerelle dès que cela vous conviendra. — Je vois. » Michelle mit en place un signet avec soin, posa le liseur et se leva. « Informez le commandant que je le rejoins d’ici un quart d’heure, je vous prie. En attendant, je vais me rafraîchir un peu. — Bien, madame. » L’intendant disparut. Michelle traversa sa minuscule cabine jusqu’à la salle de bains encore plus exiguë et s’autorisa un sourire ironique dans le miroir au-dessus du petit lavabo. Non, elle n’avait pas trompé Billingsley. D’ailleurs, elle n’avait pas vraiment essayé. Tous les deux avaient simplement joué les rôles que leur assignaient leurs grades respectifs, et le lieutenant Toussaint Brangeard, commandant du VFRH Comète, appliquait les mêmes règles. Alors que nous sommes tous aussi nerveux que des chats sylvestres essayant de surprendre un hexapuma avec une patte blessée. Elle secoua la tête à l’adresse de l’amiral reflété dans le miroir. Je suis sûre de ne pas être seule à regretter qu’on n’ait pas eu le temps d’organiser ça par les canaux diplomatiques ordinaires au lieu de procéder à cette charge dramatique. Arriver sans nous faire annoncer est certes un moyen de transmettre le message de Pritchart à temps pour qu’il soit utile, mais seulement si nous y survivons. Vu les circonstances, je me demande si Brangeard s’inquiète plus de se faire atomiser par une de nos sentinelles ou bien de passer dans l’histoire comme le commandant qui aurait laissé la cousine de la reine de Manticore – et la mission diplomatique de la présidente havrienne – se faire pulvériser avec lui. Brangeard lui-même aurait sans doute eu peine à répondre. À titre personnel, Michelle aurait préféré que personne ne fût tué, notamment elle-même, et elle avait été très tentée de diriger le lieutenant vers une des bouées Hermès semées aux abords de l’étoile de Trévor. Pour l’heure, toutefois, rien ne prouvait que les Havriens fussent conscients de cette application particulière des communications supraluminiques supérieures de Manticore. Le système figurait toujours sur la liste officielle des secrets, mais Michelle était passée bien près d’en parler tout de même à Brangeard, du fait-que le message qu’elle portait était bien plus important que la préservation de ce secret-là. En supposant, bien sûr, que c’en fut encore un. Au bout du compte, elle avait décidé de ne pas le faire pour trois raisons. D’abord, une hypertranslation non identifiée à proximité d’une des bouées pourrait déclencher chez un commandant de contre-torpilleur ou de croiseur léger une réaction du type tirer-d’abord-poser-les-questions-après. Ce n’était pas censé se passer ainsi, ni Honor ni Théodosia Kuzak ne seraient satisfaites du commandant en question, mais cela ferait une belle jambe aux fantômes des occupants du messager désarmé. Ensuite, elle s’était aperçue que, tout au fond, elle avait encore peur de croire que sa mission – celle de Pritchart, pour être Précis – allait réussir. C’était comme si une part d’elle-même avait décidé qu’elle n’oserait rien faire pour tenter un destin capricieux de punir sa fierté démesurée. Ce qui était d’une totale stupidité mais hélas ! tout à fait exact. Enfin, la communication la plus rapide qu’aurait permise le relais supraluminique n’aurait sans doute pas eu tant d’effet que cela sur la réaction des forces de défense du système à la soudaine apparition d’un vaisseau non identifié. Que le système stellaire tout entier eût été déclaré espace militaire clos donnait à ses défenseurs le droit légal de tirer d’abord et d’essayer ensuite d’identifier les cadavres – s’il y en avait –, même si, selon elle, aucun commandant d’escadre manticorien n’aurait fait une chose pareille. Du moins tu l’espères, se dit-elle. Elle s’examina avec soin, s’assurant d’être aussi proche de la perfection qu’il était humainement possible, puis elle prit une profonde inspiration et carra les épaules. Arrête de perdre du temps à faire comme si Chris devait te permettre de quitter cette cabine sans avoir l’air parfaite, ma fille. Tu lui as ordonné de dire à Brangeard que tu allais le rejoindre, alors rejoins-le. « Bonjour, amiral du Pic-d’Or, dit le lieutenant Brangeard en se levant avec respect quand Michelle pénétra sur la minuscule passerelle du Comète. — Bonjour, commandant », répondit-elle. Les deux premiers jours, elle avait tenté d’ôter à Brangeard l’habitude de s’adresser à elle par son titre mais n’avait pas rencontré plus de succès qu’avec Arlo Tanner – quoique pour des raisons fort différentes, elle n’en doutait pas. « Vous avez fort bien minuté votre arrivée, milady », reprit-il en désignant de la tête l’affichage digital qui indiquait le temps au bout duquel le Comète jaillirait de l’hyperespace. Michelle vit les chiffres changer pour indiquer quatre minutes exactement, et elle pouffa. « Je songeais à la perversité de l’univers, commandant, expliqua-t-elle en constatant que Brangeard levait un œil interrogateur. Une très bonne amie à moi a naguère fait quelque chose d’assez similaire, quoique sur une échelle un peu plus importante. — Oh ? » Le lieutenant inclina la tête de côté. « Vous voulez dire la duchesse Harrington après avoir échappé à SerSec sur Cerbère, milady ? — Exactement. Comme je le disais, toutefois, elle a réussi une arrivée un brin plus flamboyante que ce que nous préparons. D’une part, elle n’était pas prisonnière de guerre libérée sur parole à bord du vaisseau de quelqu’un d’autre. D’autre part, elle disposait d’au moins une demi-douzaine de croiseurs de combat, donc d’assez de puissance de feu pour surprendre n’importe qui le temps d’engager le dialogue. — C’est sans doute vrai, milady. Cela dit, que le Comète soit un simple messager devrait empêcher qu’on voie en nous une menace significative et permettre qu’on garde les doigts à l’écart des boutons de mise à feu assez longtemps pour nous demander à quoi on joue. — C’est ce que je n’arrête pas de me répéter, commandant. Souvent et avec ferveur. » Michelle ne plaisantait qu’à moitié. « Bien sûr, il y a une autre légère différence entre l’arrivée de Sa Grâce et la nôtre. » Brangeard la regardant sans comprendre, elle sourit. « À l’époque, nul n’avait de MPM. Elle disposait donc de bien plus de temps avant que quiconque n’arrive à portée de tir de ses vaisseaux. Milady, j’aurais très bien pu passer la matinée sans m’aviser de cette petite différence-là, déclara Brangeard sur un ton d’une absolue neutralité. Soyez remerciée de l’avoir portée à mon attention. » Michelle éclata de rire et ouvrit la bouche pour répondre mais, avant qu’elle ne le pût, un léger carillon résonna : le Comète retrouva l’espace normal juste derrière l’hyperlimite de l’Étoile de Trévor. « Pacha, on a une empreinte hyper imprévue à six millions de kilomètres ! » Le capitaine de vaisseau Jane Timmons, commandant du HMS Andromède, fit pivoter son fauteuil vers l’officier tactique. Six millions de kilomètres entraient dans la portée des missiles à propulsion simple ! Elle ouvrit la bouche pour demander plus d’informations mais son interlocuteur les lui fournissait déjà. « C’est une empreinte isolée, madame. Très petite. Sûrement un messager. — On en reçoit quelque chose ? demanda Timmons. — Rien de supraluminique. Et on ne pourra rien recevoir à la vitesse de la lumière avant encore… (il jeta un coup d’œil à l’heure de détection initiale) deux secondes. En fait… — Commandant, fit l’officier de com sur un ton très mesuré, j’ai une demande de communication et je crois que vous auriez intérêt à l’accepter. » « Désolée, soupira la femme, très soupçonneuse, en uniforme de capitaine de vaisseau qui apparaissait sur le petit écran de com de la passerelle du Comète, mais vous allez être obligé de faire mieux, commandant… Brangeard, c’est bien ça ? Il existe des canaux officiels pour les échanges diplomatiques, et ils n’autorisent pas des messagers havriens à s’approcher à portée de radar d’installations sensibles. Je vous recommande donc d’essayer de manière un peu plus convaincante de me persuader de ne pas ouvrir le feu. — Très bien, dit Michelle en pénétrant dans le champ de la caméra. Voyons si je puis rendre ce petit service au commandant. » Elle ne s’était pas rendu compte du point auquel l’avaient gâtée les communications supraluminiques de l’Alliance manticorienne avant de devoir à nouveau s’accommoder de coms purement luminiques à des distances aussi ridicules. Elle demeura en place, attendant que sa transmission franchît les vingt secondes-lumière qui la séparaient de l’autre vaisseau, puis que la réponse filât dans l’autre sens. Au bout du compte, elle estima qu’il avait valu la peine d’attendre. Quarante secondes après son intervention, de nouveaux soupçons marquèrent le visage de l’autre femme quand elle vit l’uniforme manticorien immaculé sur un passager d’un vaisseau havrien. Puis le commandant de l’Andromède regarda au-delà de l’uniforme et ses soupçons se changèrent en une émotion très différente. Michelle savait par expérience que la FRM ne choisissait pas, pour commander ses croiseurs de combat, des gens qu’on s’attendait à voir aisément interloqués, mais la mâchoire du capitaine Timmons s’affaissa pourtant. Bon, songea-t-elle, j’ai le nez des Winton. Et, en dehors du fait que j’ai la peau plus noire que Beth, nous nous ressemblons beaucoup. Du moins, c’est ce qu’on m’a dit. « J’imagine que tout ça n’est pas très régulier, déclara-t-elle quand l’expression de son interlocutrice lui apprit qu’on la reconnaissait, mais j’apporte un message pour Sa Majesté, de la part de la présidente de la République de Havre. » Michelle se força à demeurer tranquillement assise tandis que les réacteurs flamboyants déposaient la pinasse numéro un de l’Andromède dans le hangar d’appontement du formidable super-cuirassé. C’était difficile. Trop d’émotions, trop de flux conflictuels de soulagement, de surprise, d’espoir et d’anxiété se déversaient en elle. La dernière fois qu’elle avait vu l’icône de ce vaisseau sur un répétiteur tactique, elle avait cru ne jamais le revoir, pas plus que l’amiral dont il portait les couleurs. Pourtant elle était là, repoussant encore et toujours comme la mauvaise herbe. Et avec un message très… intéressant à transmettre, en plus, se dit-elle. Mais ce n’est vraiment pas juste. Quand Honor, elle, est revenue d’entre les morts, je n’étais pas dans les environs. Au moins, nous avons toutes les deux eu une chance de reprendre la maîtrise de nos émotions avant de nous retrouver face à face. La pinasse s’inséra entre les bras d’arrimage, puis tubes de transport du personnel et ombilicaux surgirent pour se coller aux points d’accès de la coque. L’ingénieur de vol vérifia les signaux de branchement. « Bonne étanchéité, assura-t-il. Ouverture de l’écoutille. » Le panneau coulissa. Le second maître qui l’avait ouvert s’écarta et se mit au garde-à-vous. « Bienvenue à la maison, amiral, dit-il avec un grand sourire, que Michelle lui rendit. — Merci, second maître Gervais », dit-elle en lisant son nom sur sa plaque de poitrine. Le sourire du sous-officier s’élargit encore comme elle lui adressait un signe de tête et s’élançait dans la gravité zéro du tube d’accès. Quelques mètres seulement séparaient la cabine de la pinasse du HMS Imperator, mais elle apprécia ce bref passage à 0 g. Sa jambe n’avait pas été seulement brisée lors de la destruction de l’Ajax. « Émiettée » aurait été un terme bien plus adéquat, voire « pulvérisée », et le réparaccel était toujours moins rapide quand il s’agissait de reconstituer des os. Le membre pouvait à présent soutenir son poids, du moins tant qu’elle ne commettait pas d’imprudences, mais continuait de la faire souffrir si elle forçait trop. Elle atteignit le bout du tube, empoigna la barre rouge fixée à cet effet et quitta l’apesanteur pour retrouver le champ de gravité standard du vaisseau amiral de la Huitième Force. Elle y atterrit avec prudence – les impacts brutaux faisaient passer les messages nerveux de sa jambe cassée du domaine du déplaisant à celui du très douloureux – puis se mit au garde-à-vous et salua au son du sifflet du bosco. « Quatre-vingt-unième escadre de croiseurs de combat, à l’arrivée ! » L’annonce qu’elle avait cru ne plus jamais entendre jaillit dans les haut-parleurs du hangar, et la haie d’honneur lui rendit son salut d’un geste précis. « Permission de monter à bord ? demanda Michelle au lieutenant qui portait le brassard noir d’officier de pont du hangar. — Permission accordée, amiral Henke ! » Tous deux baissèrent la main levée pour saluer, et l’arrivante dépassa l’OPH, s’efforçant de ne pas trop boiter quand elle se retrouva face à la grande femme aux yeux en amande revêtue d’un uniforme d’amiral et au chat sylvestre crème et gris posé sur son épaule. « Mike, dit tout bas Honor Alexander-Harrington en serrant fermement la main que lui tendait son amie. Quel bonheur de te revoir ! — Et toi donc, milady. » Michelle tentait d’empêcher sa voix de trembler mais savait n’y pas parvenir tout à fait. Honor resserra son étreinte sur sa main puis la lâcha enfin et recula un peu. « Eh bien, dit-elle, je crois que tu as parlé d’un message ? — Oui, en effet. — Dois-je faire venir l’amiral Kuzak ? — Je ne crois pas que ce soit nécessaire, amiral, répondit Michelle sur un ton formel, ayant retrouvé la maîtrise de sa voix, consciente de tous les spectateurs qui les entouraient. Alors pourquoi ne pas m’accompagner à mes quartiers ? Avec plaisir, milady. » Honor la précéda vers l’ascenseur et le colonel Andrew LaFollet son homme d’armes personnel, les suivit d’un pas vif dans son uniforme vert de Harrington. Personne d’autre ne les accompagna, toutefois, si bien que la duchesse enfonça elle-même le bouton d’appel, puis eut un petit sourire et fit signe à Michelle de franchir la première la porte qui s’ouvrait. LaFollet et elle lui emboîtèrent le pas, la porte se referma derrière elle, et elle saisit Michelle par les bras. « Mon Dieu, fit-elle doucement. Mais quel bonheur de te voir, Mike ! » Michelle voulut répondre mais, avant qu’elle ne pût trouver quelque chose de convenablement désinvolte, Honor la serra soudain dans ses bras. Ses yeux s’écarquillèrent : son amie n’avait jamais été portée sur les embrassades et, même à présent, elle n’en avait pas attendu une. Pas plus qu’elle n’avait jamais vraiment apprécié à sa juste valeur la force des muscles de la duchesse, génétiquement améliorés et exercés sur Sphinx. « Doucement ! Doucement ! souffla-t-elle en lui rendant son étreinte. La jambe suffit amplement, m’dame, pas la peine de rajouter des côtes cassées à la liste ! — Pardon », dit Honor d’une voix rauque, avant de reculer et de s’éclaircir la gorge pendant que Nimitz ronronnait sur son épaule, heureux d’accueillir Michelle. « Pardon, répéta-t-elle au bout d’un moment. Je t’ai crue morte. Ensuite, quand nous avons appris que tu ne l’étais pas, je m’attendais encore à ce qu’il se passe des mois, voire des années avant que je ne te retrouve. — Alors je suppose que nous sommes à égalité s’agissant de ton petit tour sur Cerbère, dit Michelle, le sourire en coin. — Sans doute, répondit Honor en gloussant. Sauf que toi, au moins, tu n’es pas restée morte assez longtemps pour qu’on t’organise des funérailles nationales ! — Dommage, j’aurais adoré visionner la séquence. — Oui, sûrement. Tu as toujours été un peu spéciale, Mike Henke ! — Tu dis ça parce que je choisis bizarrement mes amis. — Bien sûr », fit Honor comme les portes s’ouvraient pour les déposer dans le couloir devant ses quartiers. Spencer Hawke, le plus récent membre de son équipe de sécurité personnelle permanente, y montait la garde. Elle s’arrêta pour regarder LaFollet par-dessus son épaule. « Andrew, Spencer et vous ne pouvez pas continuer comme ça éternellement. Nous devons faire venir au moins un autre homme d’armes pour vous soulager un peu tous les deux. — Il faudrait que je retourne sur Grayson, milady, et… — Non, Andrew, c’est inutile, l’interrompit Honor en lui jetant un regard modérément sévère. Deux choses, continua-t-elle. D’abord, mon fils naîtra d’ici un mois. Ensuite, le colonel Hill est tout à fait capable de sélectionner quelques candidats de valeur sur Grayson et de nous les envoyer ensuite pour que vous et moi y réfléchissions ensemble. Je sais que vous avez beaucoup à penser, et je sais que certains aspects de la situation vous déplaisent, mais il faut s’en occuper. » Il la regarda quelques secondes puis soupira. « Bien, milady. J’enverrai le message au colonel Hill par la navette du matin. — Merci », dit-elle en lui posant délicatement la main sur le bras. Puis elle se retourna vers Michelle. « Je crois que quelqu’un d’autre est impatient de te souhaiter la bienvenue », fit-elle, et le sas s’ouvrit sur un James MacGuiness rayonnant. « Mac ! » s’exclama Michelle. Elle serra la main que lui tendait MacGuiness puis estima que cela ne suffisait pas et lui donna une accolade presque aussi vigoureuse que celle qu’Honor venait de lui infliger. Les yeux de l’homme s’agrandirent très brièvement. Techniquement, un contre-amiral n’était sans doute pas censé serrer contre lui un simple intendant mais elle s’en moquait. Elle connaissait MacGuiness depuis presque vingt ans, et il faisait partie de la grande famille d’Honor – tout comme elle-même – depuis bien longtemps. Par ailleurs, il y avait intendant et intendant, et James MacGuiness n’avait absolument rien de simple. « Permettez-moi de vous dire, amiral, que vous accueillir chez nous est un des plus grands plaisirs de ma vie, déclara-t-il lorsqu’elle eut relâché son étreinte et qu’il se fut écarté de quelques centimètres. En vérité, cela m’en donne presque autant que d’avoir accueilli quelqu’un d’autre il y a quelques années. — Vraiment ? Je me demande bien de qui vous voulez parler, Mac », fit Michelle en roulant des yeux innocents. L’intendant eut un petit rire, secoua la tête puis se tourna vers Honor. « J’ai pris la liberté de préparer une collation pour Votre Grâce, lui dit-il. Je l’ai laissée dans votre cabine de jour. Si vous avez besoin de quoi que ce soit d’autre, vous n’aurez qu’à sonner. — On est au beau milieu de la nuit, Mac, lui fit remarquer Honor avec une exaspération affectueuse. Je sais que l’amiral Henke vit encore à l’heure de La Nouvelle-Paris mais ce n’est pas notre cas. Alors retournez au lit. Dormez un peu ! — Votre Grâce n’aura qu’à sonner », répéta-t-il avec un léger sourire, avant de s’éclipser. LaFollet en fit autant, laissant Honor et Michelle seules. La seconde haussa un sourcil. « Andrew me laisse seule avec toi ? demanda-t-elle, étonnée, tandis que son amie la précédait dans sa cabine et lui désignait un fauteuil confortable. — Oui. — Es-tu sûre que ce soit sage ? » Michelle ne semblait pas plaisanter, si bien qu’Honor haussa à son tour un sourcil en se laissant aller dans un autre fauteuil. Nimitz descendit de son épaule et lova son long corps sinueux derrière elle, sur le dossier rembourré du siège. « Je rentre d’une période de captivité chez les Havriens, lui fit remarquer Michelle. Je ne crois pas que leurs toubibs aient fait quoi que ce soit, à part prendre bien soin de moi et de mes survivants, mais Tim non plus ne pensait pas qu’on lui ait fait quoi que ce soit avant qu’il n’essaie de te tuer. Et, compte tenu du fait que ce sont sûrement les Havriens qui l’ont programmé, de quelque manière qu’ils s’y soient pris… » Elle laissa sa voix mourir et les narines d’Honor se dilatèrent. Elle ne renifla pas – tout à fait – mais son langage corporel et son expression donnèrent à penser qu’elle l’avait fait. « Tout d’abord, dit-elle, tu n’es pas armée, à moins qu’ils ne se soient débrouillés pour planquer une arme en toi, et les scans réalisés à bord de l’Andromède s’en seraient rendu compte. En toute franchise, Mike, je n’ai pas vraiment peur que tu réussisses à me tuer à mains nues avant qu’Andrew ne vienne à ma rescousse. » Michelle sourit malgré son inquiétude. Contrairement à elle, Honor Alexander-Harrington avait passé près de cinquante ans T à s’entraîner au coup de vitesse. Même sans le pulseur discret inséré par son père dans sa main gauche artificielle, elle n’aurait guère de difficulté à repousser tout assaut à mains nues que son amie pourrait lancer contre elle. « Ensuite, continua-t-elle, Nimitz et moi savons tous deux ce qu’il faut surveiller à présent. Je crois sincèrement que nous nous tendrions compte au moins aussi vite que toi que quelque chose te possède. Cette fois-ci, Mike, je n’ai aucune intention de tuer un autre de mes amis parce que c’est la seule solution pour l’arrêter, et je ne prendrai pas non plus le risque qu’Andrew en fasse autant. Donc, s’il se trouve que quelqu’un, sur la planète Havre, a glissé quelques nouvelles lignes de code dans ta programmation, plus vite elles se manifesteront et mieux ce sera, en ce qui me concerne. » Par ailleurs… (elle eut un sourire, brisant la tension du moment) je ne crois pas que quiconque au sein de la République serait assez fou pour m’envoyer un autre assassin, surtout après l’avoir libéré de prison et lui avoir fourni le moyen de rentrer ! On doit avoir une assez bonne idée de ce que serait la réaction d’Élisabeth. — Si tu en es sûre, dit Michelle. — Absolument », répondit Honor, ferme, en s’emparant de la cafetière posée sur le plateau préparé par MacGuiness. Elle en versa une tasse à Michelle, se servit une tasse de chocolat chaud fumant sorti d’une autre carafe, puis se cala au fond de son siège. Durant quelques minutes, ni l’une ni l’autre ne parla. Elles sirotèrent leurs boissons préférées, tandis qu’Honor grignotait un sandwich – saisissant l’occasion d’alimenter son métabolisme génétiquement modifié – et donnait une branche de céleri à Nimitz. Le chat dévora la friandise avec bonheur – et non sans bruit. Ses mastications résonnèrent anormalement dans la tranquillité de la cabine de jour. C’était étrange, se dit Michelle. La plupart des gens dans leur situation se seraient sans doute appliqués à remplir le silence par des propos badins, au moins à s’assurer sans répit combien ils étaient heureux de se voir. Ni elle ni Honor n’en ressentaient le besoin. Elles se connaissaient depuis bien trop longtemps pour avoir besoin de bavardages préfabriqués dans l’unique but de dire quelque chose. Par ailleurs, songea-t-elle avec une pointe d’amusement, on a déjà fait ça dans l’autre sens. On a de l’entraînement ! « Alors, Mike, dit enfin Honor, qu’est-ce qui a donc poussé les Havriens à te renvoyer à la maison ? — Question intéressante, répondit Michelle, les deux mains autour de sa tasse, par-dessus laquelle elle regardait Honor. Je pense qu’ils m’ont d’abord choisie parce que je suis la cousine de Beth. Ils se sont dit qu’elle serait obligée d’écouter un message venant de moi. Et sans doute espéraient-ils qu’en me rendant à elle ils lui donneraient au moins envie d’écouter sérieusement ce qu’ils avaient à dire. — Et qu’avaient-ils donc à dire ? À moins que ce ne soit une information secret-défense que tu ne peux pas partager avec moi ? — Oh, elle est secrète, certes – du moins pour l’instant », répondit Michelle, ironique. Elle gardait l’expression solennelle, quoique sachant qu’Honor sentait son amusement malicieux par empathie. « Mais on m’a bien précisé que je pouvais la partager avec toi, puisqu’elle te concerne également. — Mike, l’informa son amie, si tu ne me racontes pas tout au lieu de m’allécher en me jetant des miettes, je vais te faire cracher le morceau de force. Tu t’en rends bien compte, hein ? — Ça ne fait pas une heure que je suis rentrée et, déjà, on me menace, gémit l’intéressée en secouant la tête, avant de se recroqueviller d’un mouvement exagéré comme Honor faisait mine de se lever et que Nimitz lâchait depuis son perchoir des blics évoquant un rire. D’accord, d’accord ! Je vais tout te dire ! — Bien. Mais j’attends encore, insista la duchesse en se rasseyant. — Oui, bon, fît Michelle en redevenant sérieuse, j’imagine que ce n’est pas un sujet de plaisanterie. Mais, pour faire simple, Pritchart se sert de moi comme messagère pour suggérer à Beth une rencontre au sommet entre elles deux afin de discuter d’un règlement négocié. » Honor battit des paupières. Ce fut son seul signe de surprise mais cette seule absence d’expression était révélatrice. Elle prit une profonde inspiration et inclina la tête sur le côté. « C’est une offre très intéressante. Tu crois que Pritchart est sincère ? Oh, je pense qu’elle veut réellement rencontrer Élisabeth. Quant à ce qu’elle compte proposer, c’est une autre histoire. De ce côté-là, j’aurais préféré qu’elle en discute avec toi plutôt que moi. — Quel programme de négociation a-t-elle proposé ? — C’est ce qui est bizarre dans son projet. » Michelle secoua la tête. « En gros, elle n’impose rien. À l’évidence, elle souhaite un traité de paix, mais elle n’a pas dressé de liste de termes. Apparemment, elle est prête à tout remettre dans la balance si Beth accepte de négocier avec elle en personne. — Cela constitue un changement majeur par rapport à leur position précédente, du moins telle que je la comprenais, fit remarquer Honor. — Je répugne à l’avouer, mais tu es sans doute mieux placée pour le savoir que moi. » Michelle haussa les épaules avec un petit sourire penaud. « J’essaye de prêter davantage attention à la politique depuis que tu m’as fait la leçon, mais cela ne figure pas encore parmi mes principaux centres d’intérêt. » Son amie lui lança un coup d’œil exaspéré et secoua la tête. L’amiral Henke soutint son regard sans guère manifester de remords, alors même qu’elle admettait cette irritation amplement justifiée. Un instant, elle crut qu’elle allait encore se faire passer un savon, mais on se contenta de hausser les épaules et de lui faire signe de continuer. « En réalité, c’est sans doute une bonne chose que tu t’intéresses plus que moi à la politique et la diplomatie, dit-elle. — Pourquoi donc ? — Parce que l’une des particularités de la proposition de Pritchart, c’est qu’elle demande à ce que tu assistes toi aussi à la conférence qu’elle veut organiser. — Moi ? » Cette fois, la surprise d’Honor était évidente, et Michelle opina. « Oui, toi. J’ai l’impression que l’idée de t’inclure pourrait bien venir de Thomas Theisman, mais je n’en suis pas certaine. Pritchart m’a toutefois assuré que ni elle ni personne au sein de son gouvernement n’avait rien à voir avec la tentative d’assassinat contre toi. À toi de voir si tu veux y croire. — Elle était plus ou moins obligée de dire ça, j’imagine », commenta Honor, qui avait à l’évidence le cerveau en ébullition. Plusieurs secondes s’écoulèrent en silence, puis : « A-t-elle parlé d’Ariel ou Nimitz ? — Non… et je me suis dit que c’était sans doute significatif. Les Havriens savent que Beth et toi avez été adoptées, bien sûr, et il était évident qu’ils disposaient de dossiers bien documentés sur vous deux. Je suis certaine qu’ils ont suivi les articles et autres exposés sur les facultés des chats sylvestres depuis que ces derniers ont décidé de les révéler. — Ce qui signifie, en réalité, qu’elle nous invite à amener deux détecteurs de mensonge velus à son fameux sommet. — C’est ce que je pense. » Michelle hocha la tête. « Il est toujours possible qu’ils n’aient pas fait le lien, en fin de compte, mais je crois que c’est peu probable. — Moi aussi. » Le regard d’Honor se perdit dans le vide tandis qu’elle réfléchissait à nouveau, puis elle reporta son attention vers sa compagne. « Le moment choisi est intéressant. Il y a plusieurs facteurs en jeu, ici. — Je sais, et Pritchart aussi », fit Michelle. Comme la duchesse la fixait d’un œil interrogateur, elle renifla. « Elle a veillé à m’informer qu’ils sont au courant de ce qui se passe dans le Talbot. Elle a même précisé que sa proposition de sommet vient à un moment où ses conseillers et elle sont pleinement conscients du fait que nos effectifs sont très tendus. Elle sous-entendait qu’au lieu d’une invitation à discuter ils auraient pu envoyer une flotte d’assaut. — Oui, à n’en pas douter. — A-t-on des nouvelles de l’amas de Talbot ? s’inquiéta Michelle, incapable de masquer l’anxiété qu’elle ressentait depuis que Pritchart lui avait parlé des rapports initiaux. — Non. Et nous n’en aurons pas de Monica avant au moins dix ou onze jours. C’est une des raisons pour lesquelles je trouve le moment choisi intéressant. Au cas où les nouvelles seraient bonnes, on m’a ordonné de mettre à jour nos plans pour l’opération Sanscrit – celle qui succède à Phalène – avec une date d’exécution provisoire fixée à douze jours à partir de demain. Enfin, d’aujourd’hui maintenant. — Tu penses à la façon dont Saint-Just a fait capoter Bouton d’or en suggérant un cessez-le-feu à Haute-Crête ? » dit Michelle en secouant la tête. Après tout, la même pensée lui avait souvent traversé l’esprit, quoique l’avantage stratégique parût cette fois appartenir à l’autre camp. « En réalité, répondit Honor, je pense au fait qu’Élisabeth va s’en souvenir. À moins qu’ils n’aient pénétré notre sécurité bien au-delà de ce que je crois, il est impossible qu’ils connaissent notre planning opérationnel. Ils se doutent sûrement que la Huitième Force était sur le point de reprendre les opérations offensives, à supposer qu’elle le veuille jamais, quand le message de Khumalo est arrivé. Et s’ils ont fait leurs calculs, ils savent sans doute que nous devrions bientôt avoir de ses nouvelles. Mais ils ont dû te renvoyer à la maison pas loin du jour même où l’annonce des départs d’unités de la Première Force leur est parvenue. À mes yeux, cela signifie qu’ils ont agi aussi vite que possible afin de saisir l’occasion de négocier sérieusement. Je crains juste que cela ne rappelle trop Bouton d’or à Élisabeth. — Elle ne se montre pas tout à fait rationnelle quand il s’agit des Havriens, reconnut Michelle. — Non sans raison, j’en ai peur », soupira Honor, ce qui lui valut un regard légèrement surpris. Elle avait été une voix de modération persistante dans le cercle d’intimes de la reine. À dire vrai, elle avait même été à peu près la seule après l’attaque surprise par laquelle la République de Havre avait entamé les hostilités. Pourquoi suggérait-elle donc que l’intransigeance furieuse d’Élisabeth pouvait être justifiée ? Michelle songea à poser cette question puis changea d’idée. « Eh bien, j’espère qu’elle ne se mettra pas en rogne, cette fois-ci, fit-elle plutôt. Dieu sait que je l’aime, et c’est l’un des souverains les plus forts que nous ayons jamais eus, mais elle a un de ces caractères ! » Elle secoua la tête et Honor grimaça. « Je sais que tout le monde lui trouve un tempérament explosif et des réactions au quart de tour, dit-elle avec un peu d’impatience, et je suis même prête à admettre qu’elle a la rancune la plus tenace que je connaisse. Mais elle est consciente de ses responsabilités en tant que chef d’État, tu sais ! — Tu n’as pas besoin de la défendre contre moi ! » Michelle leva les deux mains, les paumes vers son amie, pour parer les reproches. « J’essaye seulement d’être réaliste. Le fait est qu’elle a un caractère à faire trembler les justes quand elle se déchaîne, et tu n’ignores pas plus que moi qu’elle déteste céder aux pressions, même quand elle sait que ceux qui les exercent lui prodiguent leurs meilleurs conseils. En parlant de pression, Pritchart m’a soigneusement informée qu’elle savait que les événements du Talbot avaient mis la République en position de force sur le plan diplomatique. Elle m’a aussi dit d’informer Beth qu’elle publiera demain à La Nouvelle-Paris un communiqué officiel annonçant à la République et à la Galaxie tout entière qu’elle lui a lancé une invitation. Oh, magnifique. » Honor se renfonça dans son siège. « C’est une bonne décision. Et, tu as raison, ça ne va pas plaire à Élisabeth. Mais elle aussi sait y faire au petit jeu de la diplomatie interstellaire. Je ne pense pas qu’elle sera surprise. Et je doute fort que son mécontentement à cette nouvelle ait un impact majeur sur sa décision. — J’espère que tu ne te trompes pas. » Michelle prit une gorgée de café puis baissa sa tasse. « J’espère que tu ne te trompes pas, répéta-t-elle, parce que j’ai beau m’efforcer de rester cynique, je crois Pritchart sincère. Elle veut vraiment s’asseoir à la même table que Beth et négocier la paix. Alors espérons qu’elle y réussira », fit doucement Honor. CHAPITRE HUIT « Lieutenant Archer ? » Le lieutenant Gervais Archer cessa de contempler par la baie vitrée les parterres luxuriants de fleurs terrestres colorées et se tourna vers l’intendant à la barbe encore plus luxuriante qui se tenait dans l’embrasure de la porte. « Oui, maître intendant ? — L’amiral va vous recevoir, monsieur. — Merci. » Il réprima l’impulsion nerveuse voulant lui faire redresser son béret tandis qu’il franchissait le seuil à la suite de son guide puis remontait un hall meublé avec goût et sans regarder à la dépense. Il tenta aussi, avec moins de succès, de ne pas songer à la manière dont ses parents, surtout sa mère, auraient réagi à une invitation en cette belle maison d’Arrivée. Et de l’improbabilité qu’ils en reçussent une un jour. L’intendant lui jeta un coup d’œil par-dessus son épaule comme ils approchaient d’une autre porte ouverte, puis toussota comme pour attirer l’attention. « Oui, Chris ? répondit un contralto rauque, presque velouté. — Le lieutenant Archer est là, madame. — Je vois. Priez-le d’entrer, s’il vous plaît. — Bien, madame. » Le barbu fit un pas de côté et, d’un signe de tête courtois, invita Archer à passer. Ce que le lieutenant fit avec une certaine nervosité. La vaste pièce dans laquelle il pénétra servait de bibliothèque et de bureau. Il sentit ses yeux s’écarquiller légèrement lorsqu’il vit les imposantes étagères chargées de ce qui évoquait sans conteste des livres imprimés à l’ancienne. Chez la plupart des gens, pareille collection aurait été purement ostentatoire ou, au mieux, aurait fait office de décoration. Il en allait toutefois autrement de ces livres-là. Il n’eût su dire comment il le savait, mais il le savait. Peut-être était-ce du fait que leur dos avait cet aspect un peu usé, quasi élimé, que laissent les doigts humains sur les objets qu’ils manipulent. En un contraste frappant avec les livres archaïques, la pièce était équipée d’un poste de travail moderne rutilant et efficace. C’était la femme assise à ce poste de travail qu’Archer était venu voir. S’étant approché, il se mit au garde-à-vous. « Lieutenant Archer, madame, dit-il. — Je vois cela, lieutenant », répondit-elle en se levant et en lui tendant la main à travers l’holo immatériel qu’elle consultait à son arrivée. Il la prit, la trouva ferme et laissa se détendre son dos et ses épaules en réponse à l’ordre informulé que représentait la poignée de main. « Prenez un siège », l’invita-t-on, et il s’assit avec une infime hésitation dans le fauteuil qu’on lui désignait. La femme reprit place derrière son bureau, désactiva l’affichage holo et s’adossa, observant son visiteur avec intensité. Il lui rendit son regard, espérant ne pas paraître nerveux… surtout qu’il l’était bel et bien. « Donc, fît-elle au bout d’un instant, vous étiez sur le Nécromancien en Solon. » Le ton employé faisait une question de cette affirmation, bien qu’Archer ne fût pas très sûr de savoir ce qu’elle recouvrait. « Oui, madame, c’est exact. » Il avait parlé d’une voix presque lointaine, égale, remarqua-t-il avec une certaine surprise – car il ne la ressentait pas comme telle. Rien ne lui paraissait égal lorsqu’il songeait à Solon. À l’ouragan de missiles hurlants, à la manière dont son vaisseau s’était animé d’indescriptibles soubresauts sous les coups des lasers à détonateur. Lorsqu’il se rappelait les alarmes stridentes, les hurlements dans l’intercom, les silences soudains là où il y avait auparavant des voix, les cadavres de deux de ses meilleurs amis… « C’était assez affreux, n’est-ce pas ? » Il accommoda à nouveau et cligna des paupières de surprise. Surprise qu’elle abordât le sujet si ouvertement alors que chacun tentait très fort de l’éviter. Et surprise devant la compréhension – une compassion née d’une expérience mutuelle, non d’une pitié larmoyante – que contenait la question posée d’une voix paisible. « Oui, madame », s’entendit-il répondre tout aussi sereinement. Michelle Henke observait le jeune homme assis en face d’elle. Elle avait entretenu des doutes quand Honor lui avait recommandé de faire du jeune Archer son nouvel officier d’ordonnance. Bien entendu, c’était en partie parce qu’elle se demandait si elle aurait seulement besoin d’un nouvel officier d’ordonnance. Tu vas un peu vite en besogne si tu reçois les candidats alors que l’Amirauté ne t’a même pas dit qu’elle allait te trouver un commandement, non, ma fille ? D’un autre côté, les bons officiers d’ordonnance ne courent pas les rues, et même un amiral dépourvu de commandement a besoin d’un assistant compétent. En effet, ils ne couraient pas les rues. Et, en effet, il lui en fallait un. Or rares étaient les lieutenants susceptibles de recevoir une recommandation d’Honor Harrington sans avoir jamais servi directement sous ses ordres. « Il a traversé l’enfer, Mike, avait déclaré Honor en caressant les oreilles de Nimitz. Ses rapports d’efficacité sont de premier ordre, et je sais que le capitaine Cruikshank avait la meilleure opinion de lui. Il me rappelle beaucoup Tim Meares, en fait. Mais il garde pour l’instant énormément de douleur enfermée au fond de lui. Je pense que c’est en partie dû au complexe du survivant. » Ses yeux en amande avaient plongé dans ceux de Michelle. « Comme s’il avait mal agi en restant en vie alors que son vaisseau a été détruit. Ça te rappelle quelque chose ? » Oui, Honor, songea-t-elle. Oui, tout à fait. « Ma foi, lieutenant, ce genre d’expérience laisse des traces, dit-elle à haute voix. Et elles ne partent pas. Croyez-moi, je parle par expérience. La question est de savoir si nous les laissons ou non changer notre personnalité. » Gervais sursauta. Il s’attendait à répondre aux questions classiques, à résumer son expérience et à faire la preuve de ses compétences. Il ne s’était pas attendu à échanger des souvenirs avec un amiral qu’il n’avait jamais rencontré. À parler du terrible sentiment qu’était le chagrin, à évoquer l’affreuse question de savoir pourquoi il avait survécu alors que tant d’autres étaient morts. « Changer notre personnalité, madame ? s’entendit-il répondre. Je ne sais pas si c’est le bon terme. Notre personnalité n’est-elle pas le résultat de tout ce qui nous change bel et bien ? Si nous ne changeons pas, nous n’apprenons pas non plus, n’est-ce pas ? » Aie, celle-là, je ne l’ai pas vue venir, songea Michelle. Elle parvint à ne pas ciller de surprise mais elle inclina un peu plus son siège en arrière et plissa les lèvres, pensive. « C’est une excellente remarque, lieutenant, concéda-t-elle. Je ne me rends pas souvent coupable d’employer un langage aussi imprécis. Ce que je voulais dire, je pense, c’est qu’il faut savoir si nous permettons aux changements de détourner la personne que nous voulons être, de modifier ce que nous voulons faire de nos vies. Allons-nous les laisser… nous diminuer, ou bien accepter les cicatrices et continuer de progresser ? » Elle ne parle pas qu’à moi. Gervais ignorait d’où lui venait cette idée, mais il la savait sans l’ombre d’un doute exacte. Elle se parle à elle-même. Non, ce n’est pas tout à fait vrai non plus… Elle parle de nous. De nous tous, les survivants. Et elle nous en parle à tous les deux. « Je ne sais pas, madame, dit-il. Si cela va ou non me détourner, je veux dire. Je ne le veux pas. Je ne crois pas que ce sera le cas. Mais je dois admettre que, parfois, c’est tellement douloureux que je n’en suis pas sûr. » Michelle hocha lentement la tête. Elle n’avait nul besoin de l’empathie d’Honor pour reconnaître l’honnêteté de cette réponse qui lui inspirait du respect pour le jeune Archer. En fait, elle était très surprise qu’il parvînt à en parler aussi ouvertement et franchement devant une parfaite étrangère. Peut-être Honor a-t-elle raison à propos du bois dont il est fait, songea-t-elle avant de glousser en silence, pour elle-même. Ce ne serait pas tout à fait la première fois qu’elle aurait raison sur quelque chose, hein ? « Je n’en suis pas non plus aussi sûre que j’aimerais, lieutenant, dit-elle, rendant franchise pour franchise. Et je ne vois hélas ! qu’un moyen pour que vous ou moi acquérions une certitude. Alors, dites-moi, êtes-vous partant pour remonter à cheval ? » Le jeune homme la fixa durant plusieurs secondes puis hocha la tête aussi lentement qu’elle l’avait fait elle-même. « Oui, madame, dit-il. Je suis partant. — Et cela vous intéresserait-il de le faire en tant que mon officier d’ordonnance ? » Comme il ouvrait la bouche, elle le coupa d’un geste. « Avant de répondre, sachez qu’à l’heure qu’il est je ne sais même pas si on va me confier un commandement. Les médecins ne m’ont pas encore autorisée à reprendre du service, et j’ai cru comprendre à l’Amirauté qu’on discutait ferme pour savoir ce qu’exigent exactement les termes de ma libération sur parole. Donc il est tout à fait possible que, si vous signez pour devenir mon officier d’ordonnance, on ne nous offre aucun cheval sur lequel remonter avant un bon moment. — Je ne crois pas que ce soit un très gros problème, madame. » Archer sentit ses lèvres s’étirer en un demi-sourire. « J’ignore les termes de votre libération, mais je serais surpris que l’Amirauté refuse de les interpréter de manière… créative s’il faut cela pour vous remettre sur un pont d’état-major. — Visiblement, lieutenant, vous avez une haute opinion de mes compétences », fit Michelle sur un ton neutre. Elle observa avec attention l’expression d’Archer mais n’y lut ni surprise, ni chagrin, ni flatterie. Il ne parut d’ailleurs pas se sentir obligé de répondre juste pour parler ou pour expliquer – avec ce qu’elle estimait être une parfaite franchise – qu’il n’avait pas voulu la flatter. Ce Gervais Archer était un jeune homme très maître de soi, se dit-elle. « Votre dossier m’apprend, continua-t-elle sur un ton délibérément plus vif, que nous sommes parents, lieutenant. — Oh, pas vraiment… » commença-t-il avant de s’interrompre. Pour la première fois depuis son arrivée, il paraissait vraiment gêné, songea Michelle avec un sourire mental bien dissimulé. « Ce que je veux dire, madame, reprit-il au bout d’un moment, c’est que notre parenté est… très éloignée. » Il n’avait vraiment pas besoin de le préciser, songea Michelle avec un autre ricanement silencieux, en contemplant les cheveux roux flamboyants, les yeux verts et le nez retroussé de son interlocuteur. Difficile d’imaginer physique plus éloigné du type Winton. Le jeune Archer était au mieux un cousin extrêmement éloigné. Détail dont sa mère semblait inconsciente quand elle avait baptisé son bébé. « Je vois. » Malgré elle, ses lèvres s’étirèrent légèrement. Quand elle releva les yeux, elle vit un spectacle auquel elle ne s’attendait pas vraiment : une étincelle amusée avait remplacé au moins une partie des ombres dans les yeux verts. Gervais vit le petit sourire de l’amiral et sentit sa bouche tenter de le lui rendre. Il ne s’était pas attendu, surtout après toutes les histoires racontées par sa mère sur les Winton durant son enfance, à découvrir aussi accessible, aussi… humaine, une femme qui se trouvait à cinq cases de la couronne. Pour la première fois, surpris, il estima cette nomination possible en termes autres que professionnels. « Ma mère a toujours jugé cette parenté un tout petit peu plus proche que mon père, madame, s’entendit-il dire. C’est comme ça que je me suis retrouvé avec mon nom. Si vous l’avez remarqué, bien sûr. » Cette dernière phrase fut prononcée avec une telle timidité que Michelle éclata de rire ouvertement, cette fois, et secoua la tête. « Oui, j’ai remarqué, dit-elle sur un ton de reproche modéré, avant de sourire. Gervais Winton Erwin Neville Archer. Sacrée brochette. C’est presque aussi terrible que Gloria Michelle Samantha Évelyne Henke. Si mes amis m’appellent Michelle ou Mike, lieutenant, il y a une raison. — Ça ne me surprend pas, madame, répondit-il, et elle rit à nouveau. — Non, c’est assez normal. » Elle tapota la puce enregistrée posée sur son bureau, qui renfermait le dossier du jeune homme. « J’ai remarqué qu’on vous surnommait « Gwen », à l’école – à cause de vos initiales, comme l’a vite déduit mon intellect aiguisé. — C’est exact, madame, admit-il. Et ma mère n’a jamais compris non plus pourquoi je préférais ça à Gervais. Ne vous méprenez pas : je l’aime et c’est une femme remarquable. L’une des meilleures chimistes moléculaires du Royaume stellaire. C’est vraiment le seul point sur lequel… eh bien, sur lequel elle « marche au son d’un autre tambour », disait mon père. — Je vois. » Michelle le regarda encore quelques secondes puis prit sa décision. Elle se leva et lui tendit à nouveau la main. « Ma foi, Gwen, puisque tout officier d’ordonnance fait partie de la famille officielle de son amiral, il faut croire que notre parenté va devenir un peu plus proche. Bienvenue à bord, lieutenant. » CHAPITRE NEUF Michelle prit le béret que lui tendait Billingsley et commença à se tourner vers la porte derrière laquelle l’attendait l’aérodyne de l’Amirauté, puis elle se figea soudain. « Qu’est-ce que c’est que ça, maître intendant ? demanda-t-elle. — J’implore le pardon de l’amiral ? fit l’interpellé, l’air innocent. À quel « ça » l’amiral fait-il référence ? — L’amiral fait sans doute référence à ce « ça »-là, répondit Michelle en désignant la large tête aux oreilles dressées qui, exploratrice, venait de contourner une porte. — Oh, ce « ça »-là ! — Tout juste, confirma-t-elle, les bras croisés, en considérant l’intendant avec gravité. — C’est un chat, madame, répondit Billingsley. Pas un chat sylvestre, juste un chat – un chat de la Vieille Terre. De la variété « Maine Coon ». — Je sais parfaitement à quoi ressemblent les chats de la Vieille Terre, Chris, reprit-elle sèchement. Je ne crois pas en avoir jamais vu d’aussi gros, mais je sais de quoi il s’agit. Ce que je ne sais pas, c’est ce qu’il fait dans la villa de ma mère. » En fait, la villa et son parc paysagé appartenaient à Michelle, désormais, pas à sa mère, mais c’était le foyer de Caitrin Winton-Henke, même si sa fille réservait presque toute une aile à son usage privé lorsqu’elle se trouvait sur Manticore. « Eh bien, madame, il est à moi, dit Billingsley avec l’air d’un homme qui se décide à dire la vérité. — Et quand ce monumental changement dans votre statut de père a-t-il eu lieu exactement ? demanda l’amiral, un brin acide, tandis que le reste de l’impressionnant félin pénétrait dans le hall. — Avant-hier. Je l’ai… trouvé qui errait près du Club Major. Il avait l’air d’avoir besoin d’un foyer et je n’ai tout bonnement pas pu l’abandonner là-bas, madame. — Je vois, dit Michelle en fixant les grands yeux innocents de son intendant. Et cette colossale menace pour les souris, les hamsters, les écureuils et les enfants en bas âge non avertis aurait-elle un nom ? — Oui, madame. Je l’appelle « Dédé ». — » Dédé », répéta-t-elle avec la résignation de ceux qui ont beaucoup souffert. Bien sûr. » Billingsley s’obstina à faire mine de rien mais le nom révélait doublement de quelle manière l’animal était réellement entré en sa possession, songea Michelle en regardant l’énorme chat. C’était la première fois qu’elle voyait un chat terrestre approcher la masse de Nimitz. En outre, mesurant vingt bons centimètres de moins que ce dernier et, quoique sans conteste angora, n’étant nullement aussi velu qu’un chat sylvestre, Dédé n’en paraissait que plus massif. Une de ses oreilles portait une entaille laissant supposer que quelqu’un l’avait mordue, et une cicatrice le long de sa nuque épaisse avait laissé un sillon dans sa fourrure. Une ou deux autres balafres du même type marquaient sa joue gauche. De toute évidence, il avait fait la guerre, mais il y avait en lui quelque chose qui rappelait irrésistiblement Billingsley lui-même, à présent que Michelle y pensait. Un sympathique côté peu recommandable, peut-être. Elle jeta un coup d’œil à son nouvel officier d’ordonnance qui observait la scène avec une expression louablement sereine et professionnelle. Une étincelle subliminale marquait toutefois les yeux verts du lieutenant Archer. Une étincelle de mauvais augure, songea-t-elle. « Gwen » succombait déjà au charme incorrigible de Billingsley. Un peu comme certain amiral de ta connaissance, peut-être ? se dit-elle. « Vous êtes conscient des règles qui interdisent d’emmener un animal familier à bord d’un vaisseau spatial de Sa Majesté ? demanda-t-elle à haute voix au bout d’un moment. — Des règles, madame ? » répéta l’intendant sans inflexion, comme s’il n’avait encore jamais entendu ce mot. Elle rouvrit la bouche puis abandonna la partie. La sagesse lui commandait de limiter les dégâts, et elle n’avait en aucun cas le temps d’ouvrir une brèche dans l’innocence de Billingsley. Par ailleurs, elle n’avait pas le cœur à le faire. « Tant que vous comprenez que je ne mettrai la pression à personne pour vous permettre d’emmener cette bête lors de notre prochain déploiement, dit-elle, exerçant un remarquable effort pour paraître ferme. — Oh, ça, madame, je le comprends parfaitement », lui assura Billingsley sans la moindre trace de triomphe. Ils arrivèrent avec vingt minutes d’avance. Ce n’est pas exactement le meilleur moyen de ne pas avoir l’air de quémander une nouvelle nomination, je suppose, s’était dit Michelle quand on les avait fait entrer, Archer et elle, dans la salle d’attente. D’un autre côté, il est sans doute trop tard pour essayer de convaincre qui que ce soit que ce n’est pas mon intention, et puis (elle avait observé la vaste salle d’attente) ça me laisse plus de temps pour apprécier l’« odeur d’aérodyne neuf ». Moins d’un mois après sa prise de fonction, le gouvernement Haute-Crête avait autorisé les derniers agrandissements de l’Amirauté, alors que les précédents, confiés à une filiale du cartel Hauptman, ne s’étaient achevés – dans les temps et les limites du budget – qu’un peu plus d’un an T auparavant. Une administration ayant fermement fondé sa politique intérieure sur le bon vieux principe des grands projets inutiles et coûteux destinés à acheter des alliés ne pouvait dédaigner une voie aussi lucrative de… flux de capitaux créatif. Alors même que l’Amirauté Janacek s’employait à réduire les effectifs de la Flotte, d’autres travaux avaient donc promptement commencé. Une fois terminés, d’ici quelques mois, ils ajouteraient quarante étages aux locaux, et Michelle détestait imaginer les bénéfices qu’ils avaient valus au groupe industriel Apex. Ça ne me dérangerait sans doute pas tant si Apex n’appartenait pas à un peigne-cul comme mon cher, cher cousin Freddy, songea-t-elle. Klaus Hauptman, ouvertement opposé à Haute-Crête, n’avait jamais eu une chance de décrocher le contrat de ces travaux-là. Ses opinions politiques mises à part, il était connu pour son attachement farouche à de petits détails tels que tenir les coûts de production, et ses comptables étaient abattus à vue s’ils faisaient mine de toucher des commissions ou d’entretenir des rapports « confortables » avec des politiciens corrompus. L’honorable Frédéric James Winton-Travis, P.D.G. et actionnaire principal du groupe Apex, était un bien plus petit poisson que Hauptman, mais il plaisait aussi bien plus à l’entourage de Haute-Crête. Tout d’abord, c’était un membre reconnu de l’Association des conservateurs, laquelle avait versé plus de trois millions de dollars manticoriens dans les caisses politiques d’un certain Michael Janvier, aussi connu sous le nom de baron de Haute-Crête. Il n’y avait pas de loi contre cela, bien sûr, tant que cette contribution était enregistrée officiellement, et il ne faisait hélas ! aucun doute qu’elle reflétait les convictions de Winton-Travis. Pour ce qu’elles valaient et pour le peu qu’il en avait. Michelle jugeait ces convictions assez déplaisantes en elles-mêmes, mais que le dernier « projet de rénovation » des locaux de l’Amirauté fût à l’évidence une manière pour Haute-Crête de rembourser sa dette – avec des intérêts substantiels – ne faisait qu’ajouter un arrière-goût répugnant à la transaction. Être parente de cet ignoble salopard n’arrange rien, admit-elle en elle-même. Cela dit, je crois que ça ne m’ennuierait pas tant si tout le monde n’était pas au courant de ses forfaits sans pouvoir les prouver. Si seulement on avait une chance d’envoyer ce cher Freddy en prison pour une ou deux décennies, je serais capable de me montrer bien plus philosophe. Ce n’est même pas qu’on n’ait pas vraiment besoin de ces agrandissements : ils sont utiles. Mais ça ne rend pas l’affaire moins puante, parce qu’aucun des individus ayant décidé les travaux ne croyait qu’ils seraient vraiment entrepris. Chaque fois que je pense à la manière dont les contrats ont été employés, j’ai la tension qui grimpe dans… « Excusez-moi, amiral. » Michelle abandonna son examen des rues et des espaces verts de la ville d’Arrivée, deux cents étages en dessous de sa fenêtre panoramique en cristoplast, quand s’éleva la voix du garde de l’Amirauté. « Oui, chef ? — Sir Lucian est prêt à vous recevoir, madame. — Merci, chef. » Elle retint l’impulsion de vérifier une dernière fois sa mise du bout des doigts ; elle ne s’humecta pas non plus nerveusement les lèvres ni ne sifflota un petit air joyeux pour masquer son anxiété. En dépit de quoi, des papillons d’une taille peu commune semblaient valser dans son ventre quand le garde lui ouvrit la porte du luxueux bureau de Sir Lucian Cortez. Elle remercia d’un signe de tête et franchit le seuil, Archer sur ses talons. « Amiral du Pic-d’Or ! » Cortez, d’assez petite taille, portait un uniforme d’amiral des verts. Par bien des aspects, en dépit de sa tenue, il évoquait plus un maître d’école monté en grade, voire un employé de banque, qu’un officier de la flotte. Et c’était bel et bien un bureaucrate. Mais un bureaucrate très important – Cinquième Lord de la Spatiale et commandant du bureau du Personnel. Sa tâche était d’alimenter une flotte terriblement surmenée, animée d’une croissance frénétique, et nul – y compris Michelle – ne savait tout à fait comment il y parvenait si bien depuis si longtemps. Quand régnait, avant la guerre, le principe d’assigner tour à tour aux officiers généraux des commandements de vaisseaux et des emplois de bureau afin de les garder opérationnels, Cortez aurait été remplacé depuis beau temps. Toutefois, aucun individu sain d’esprit n’aurait suggéré de le remplacer en temps de guerre. Il se mit sur ses pieds, souriant, et tendit la main à l’arrivante par-dessus son bureau, tandis qu’un autre homme, un capitaine de frégate portant l’insigne du corps des juges avocats, installé près d’une table basse, se levait également avec respect. « Bonjour, milord », lança Michelle en serrant fermement la main de Cortez, avant de hausser poliment un sourcil vers le capitaine. Son hôte sourit. « Non, vous n’aurez pas besoin de vous faire représenter légalement, milady, lui assura-t-il. Voici le capitaine Hal Roach. Il est ici à cause de vous mais pas de ce que vous pourriez avoir fait. À moins, bien sûr, que vous n’ayez sur la conscience des crimes que j’ignore ? — Ma conscience est aussi pure que la neige fraîchement tombée, milord », répondit-elle en tendant la main à Roach, qui la serra avec un sourire appréciateur. C’était un homme bien bâti, aux cheveux sombres, qui devait avoir entre quarante et cinquante ans. « C’est un plaisir de vous rencontrer, milady, assura-t-il. — Avocat et plein de tact, observa Michelle, avant de désigner le lieutenant Archer d’un signe de tête. Milord, capitaine, voici Gervais Archer, mon ordonnance. — Lieutenant, fit Cortez avec un nouveau signe de tête, avant de désigner les fauteuils confortables qui faisaient face à son bureau. Asseyez-vous, je vous en prie. Tous les deux. — Merci, milord », murmura Michelle avant de s’installer sur le siège désigné. Archer, avec un infaillible instinct d’assistant, en prit un situé légèrement derrière le sien, sur la gauche, tandis que Roach reprenait son propre fauteuil après que Cortez se fut rassis derrière son bureau. Le Cinquième Lord inclina son siège en arrière et posa sur sa visiteuse des yeux sombres profondément enfoncés dans leurs orbites, luisant d’intelligence. « J’ai cru comprendre que vous harcelez le capitaine Shaw, milady, commença-t-il. — Je n’appellerais pas ça harceler, milord, répondit-elle. J’ai dû le contacter une ou deux fois. » Térence Shaw était le chef d’état-major de Cortez, ce qui faisait de lui le premier gardien des clefs de PersNav. « Le capitaine n’a pas employé ce mot non plus, admit Cortez avec une étincelle dans le regard. Cependant, milady, passer sept appels com en huit jours me paraît un peu… énergique. — Je l’ai vraiment appelé si souvent que ça ? s’enquit Michelle, honnêtement surprise par le chiffre. — Oui, milady, sans aucun doute. On vous croirait presque impatiente de repartir dans l’espace. Vous pourriez sûrement trouver à vous occuper durant votre congé de convalescence ? — Probablement, milord, concéda-t-elle. Cela dit, je ne suis pas restée absente si longtemps et je n’ai pas éprouvé de difficulté à remettre mes affaires en ordre après mon retour. En outre… (un sourire adoucit son expression) je suis arrivée à temps pour l’événement auquel je voulais réellement assister. — La naissance du fils de lady Alexander-Harrington, milady ? demanda Cortez sur un ton bien plus doux. — Oui. » Les narines de Michelle s’évasèrent et elle inhala profondément en se rappelant ce moment-là, le bonheur transcendant d’Honor et sa propre joie de partager cette expérience réjouissante avec sa meilleure amie. « Oui, milord, répéta-t-elle. J’ai manqué le mariage, cela dit, de même que tout le reste du Royaume stellaire, mais, au moins, je suis rentrée à la maison pour la naissance de Raoul. — Et vous avez ensuite allègrement commencé à harceler MedNav, observa Cortez. Alors dites-moi, milady. Comment va votre jambe ? — Bien, milord, répondit-elle avec une certaine méfiance. — MedNav est d’accord, acquiesça-t-il en faisant pivoter son fauteuil d’un bord à l’autre. En fait, votre rapport de santé a été approuvé en des termes très positifs. » Elle poussa un discret soupir de soulagement mais l’amusement étincelait dans les yeux de Cortez lorsqu’il continua : « Encore que, selon le capitaine Montoya, vous vous montriez avec opiniâtreté… disons pas tout à fait honnête à propos de l’inconfort physique dont vous continuez de souffrir. — Milord… commença-t-elle, mais il secoua la tête. — Croyez-moi, milady, dit-il, à présent tout à fait sérieux, il faudrait que Montoya nous rapporte quelque chose de bien plus grave que l’histoire d’un amiral refusant de prendre le congé de convalescence auquel il a droit pour que nous nous en inquiétions à ce stade. — Je suis… soulagée de l’entendre, monsieur, avoua Michelle. — Ce qui vous soulage, j’espère, grogna Cortez, c’est que nous ayons un commandement pour vous, milady, pas que nous manquions tellement de personnel que nous abaissons la barre en matière de considérations médicales. » Voilà une question à laquelle il n’existe pas de bonne réponse, songea-t-elle. Son interlocuteur eut un petit rire. « Pardonnez-moi, je crains que mon sens de l’humour ne se soit un peu déformé depuis une année T. » Il se secoua et laissa son fauteuil retomber en position verticale. « En fait, reprit-il, la vraie raison pour laquelle j’ai évité vos appels – et j’admets l’avoir fait – est que nous avons eu bien du mal à décider que faire exactement à propos de votre libération. Nul, à l’Amirauté, ne vous reproche d’avoir donné votre parole à la présidente Pritchart, surtout compte tenu des circonstances, ajouta-t-il vivement, comme elle ouvrait la bouche. La question est de déterminer les précédents qui s’appliquent. C’est là ce que le capitaine Roach va vous expliquer. » Il se tourna vers Roach et leva la main. « Capitaine ? — Avec plaisir, milord, dit Roach avant de se retourner vers Michelle. Pour des raisons assez évidentes, milady, il n’y a pas eu de libérations sur parole durant la dernière guerre, et j’ai peur que nous n’ayons jamais mis en place les canaux officiels nécessaires entre nous et la République depuis la chute du Comité de salut public. Une négligence que nous aurions dû vite rectifier une fois débarrassés de SerSec. Malheureusement, il semble que le gouvernement précédent ait eu autre chose en tête, et nous avons nous-mêmes été un tout petit peu occupés depuis le… départ du baron de Haute-Crête. Franchement, on a donc pas mal tourné en rond au cabinet du JAG pendant qu’on essayait de déterminer le meilleur moyen de traiter votre affaire. — Et pas seulement au cabinet du JAG, ajouta Cortez. Les Affaires publiques en ont débattu aussi, j’en ai peur, en raison du tapage médiatique généré par cette proposition de réunion au sommet. Compte tenu de vos rapports étroits avec Sa Majesté et de la publicité ayant accompagné votre retour, il est important de ne pas commettre d’erreur, je suis sûr que vous le comprenez. — Oui, monsieur, bien sûr, acquiesça Michelle. — Une opinion minoritaire, reprit Roach sur un signe de Cortez, affirmait que les termes de votre parole vous excluaient du service actif tant que vous n’auriez pas été officiellement échangée, du fait que vous autoriser à servir n’importe où, sauf directement contre Havre, aurait libéré un autre officier pour ce faire. C’est cependant là une interprétation stricte des accords de Deneb, que le Royaume stellaire n’a jamais acceptée. C’est aussi une interprétation qui, pour dire la vérité, ne plaisait guère à l’amiral Cortez, aussi m’a-t-on demandé d’effectuer des recherches complémentaires, sans doute parce que je suis l’actuel commandant en second du Centre de droit de l’Amirauté de Charleston. » Michelle hocha la tête. Le Centre de Charleston était reconnu comme l’une des premières autorités de la Galaxie en matière de droit interstellaire. Sa raison d’être, lors de sa création, cent soixante ans T plus tôt, était de gérer les implications militaires des pratiques coutumières établies durant les siècles écoulés depuis la Diaspora. Toutefois, bien qu’il constituât toujours une branche de la Flotte, l’importance des transports marchands dans le Royaume stellaire conférait aussi à ses décisions un énorme poids sur la circulation interstellaire civile. « En bon homme de loi, j’ai cherché les précédents les plus favorables à mon client – aussi forts et précis que possible – et j’ai trouvé ce que je cherchais en l’exemple d’une décision prise durant la vieille guerre Vertebruyère-Chanteclair. En 1843, les belligérants ont soumis une controverse concernant des officiers libérés sur parole à l’arbitrage souverain de la Ligue solarienne. La décision de l’arbitre a été qu’un tel officier pouvait se voir assigner tout devoir ne l’amenant pas à affronter directement l’ennemi qui l’avait libéré. Une mission d’état-major, de logistique ou de service médical au sein d’une unité opposée à l’ennemi en question demeurait illégale, mais servir dans une autre région astrographique ou contre un autre adversaire était considéré comme légal. En d’autres termes, milady, tant que vous ne tirez pas sur des Havriens et n’aidez personne à le faire, l’Amirauté peut vous envoyer où elle le désire. — Voilà ce qu’il nous a dit, avec considérablement plus de détails, quand il a rédigé le verdict selon lequel nous pouvons ; en toutes légalité et honorabilité, vous employer en Silésie ou dans l’amas de Talbot, quoique cela nous permette d’envoyer un autre amiral batailler contre Havre à votre place, dit Cortez. Franchement, eu égard aux circonstances, c’est une très bonne nouvelle. — Je comprends, milord », dit Michelle lorsqu’il marqua une pause. Il avait peine à croire qu’elle était de retour dans le Royaume stellaire depuis presque deux mois T. La nouvelle de la victoire éclatante – mais coûteuse – du capitaine Aivars Terekhov en Monica n’était arrivée que neuf jours après elle, et tout le Royaume stellaire avait connu un spasme de soulagement presque insoutenable. Le prix payé par l’escadre de fortune avait été terrible mais nul ne se faisait d’illusions sur ce qui serait arrivé si elle n’avait pas détruit les croiseurs de combat fournis à l’Union de Monica. Et nul ne doutait que ces vaisseaux aient été fournis par quelqu’un qui n’avait pas les intérêts du Royaume stellaire à cœur, quoique les pleines ramifications des projets de ce « quelqu’un » fussent encore en cours d’investigation. Michelle était d’avis que même Patricia Givens ne parviendrait jamais à extirper toutes les pièces du complot de sous les rochers qui les dissimulaient. Toutefois, les agents de renseignement faisant leur rapport au contre-amiral Khumalo, au vice-amiral O’Malley et au ministre spécial Amandine Corvisart en avaient déjà mis à jour assez pour valider tous les soupçons – et les actes – de Terekhov. Malheureusement, quiconque estimait le Royaume stellaire sorti de l’auberge n’entretenait qu’un contact intermittent avec la réalité, songea-t-elle, grave. Certes, la Flotte monicaine était retirée de l’échiquier, mais Monica n’avait jamais constitué la véritable menace. Ç’avait toujours été son statut d’allié de la Ligue solarienne qui représentait un réel danger, et il était encore bien trop tôt pour prédire les réactions de la Ligue. Si le gouvernement du baron de Grandville et le corps des officiers de la Spatiale l’avaient toujours su, cette conscience avait atteint monsieur tout-le-monde au cours du dernier mois. On vit vraiment dans une drôle de galaxie quand la Sécurité aux frontières peut se servir d’une bande de criminels comme Manpower et passer tout près de nous faire entrer en guerre contre la plus puissante nation stellaire de l’univers, songea-t-elle. Et il est encore plus déplaisant de ne pas être sûr qu’ils ne finiront pas par y arriver, même à présent qu’on a commencé à retourner les rochers pour mettre à jour toutes ces saletés. Pas étonnant que tout le monde soit tellement soulagé qu’on doive au moins reprendre les pourparlers avec Havre. « Je sais que vous avez été briefée par l’amiral Givens et ses subordonnés, reprit Cortez. Puisqu’ils vous ont mise au courant des aspects politiques et militaires de base de la situation, je vais me concentrer sur les détails de nos besoins en personnel et les problèmes qui en découlent directement. » Vous ignorez peut-être que la première vague de notre programme d’urgence de construction de supercuirassés entrera en service dans le cours des prochains mois », dit-il. Michelle plissa les yeux. Son interlocuteur renifla. « Je vois que c’est le cas. Parfait. On a accompli des miracles pas si petits que ça dans les chantiers spatiaux – et, pour être franc, on a pris quelques libertés qui n’auraient jamais été acceptées en temps de paix – afin de raccourcir les délais de construction, et on est notablement en avance sur le planning pour la plupart des vaisseaux. Nous faisons de notre mieux pour dissimuler cet état de fait et nous espérons sincèrement que Havre n’est pas encore au courant. Mais c’est tout de même une des raisons pour lesquelles tout le monde à l’Amirauté a poussé un énorme soupir de soulagement quand Sa Majesté a accepté de rencontrer Pritchart et Theisman. Nous serons certes tous ravis qu’un accord de paix émerge de ce sommet mais, même s’il n’en sort rien de tel, ces discussions devraient nous valoir au moins deux mois de répit après que Sa Majesté et Pritchart auront atteint Torche. Et cela ne tient même pas compte des échanges de messages nécessaires pour organiser pareille réunion. Les seules allées et venues physiques vont nous faire gagner du temps. Assez pour mettre en service un ou deux nouveaux vaisseaux du mur. Et ça, amiral du Pic-d’Or, en plus des nouvelles armes et des nouveaux systèmes de contrôle, ça signifie que l’avantage numérique de la République sera bien moins écrasant qu’on ne le croit à La Nouvelle-Paris. » Il eut un mince sourire qui ne tarda toutefois pas à disparaître. « Tout cela est bel et bon en ce qui concerne Havre, bien sûr. Si nous nous retrouvons en guerre contre la Ligue solarienne, ce sera une tout autre histoire. Comme me l’a toujours fait remarquer ma mère, toute médaille a son revers, et c’est sans conteste vrai dans le cas présent. Compte tenu de la situation avec la Ligue, nous n’avons d’autre choix que de pousser au maximum nos programmes de recrutement, d’entraînement et de construction, malgré le répit que pourrait nous offrir le sommet sur le front havrien. Or, nonobstant les progrès de l’automatisation, équiper tant de nouveaux vaisseaux va étirer nos effectifs jusqu’au point de rupture. Par exemple, la plupart des supercuirassés sont assez proches d’être achevés pour que nous commencions à assembler du personnel d’encadrement et à le leur assigner. Heureusement, nous avons pu réformer une bonne partie des vieux vaisseaux du mur que nous avions dû remettre en service après Grendelsbane, ce qui a libéré beaucoup de personnel entraîné. Nous nous sommes également remis du dégraissage opéré par Janacek et Haute-Crête. Toutefois, nous manquons toujours de monde et la situation est encore pire en ce qui concerne nos unités légères. Par exemple… (il lança à Michelle un regard aigu) les nouveaux croiseurs de combat. » Comme il s’interrompait, elle hocha la tête. Les programmes de construction d’urgence, depuis la déclaration de guerre, s’étaient surtout attachés à produire autant de vaisseaux du mur – des supercuirassés porte-capsules tels que l’Imperator d’Honor – que possible. Il n’aurait pu en aller autrement, compte tenu de l’importance primordiale atteinte par ces bâtiments. Pour cette raison, les vaisseaux plus légers tels que croiseurs et contre-torpilleurs s’étaient vu assigner une priorité bien plus basse. On avait tout de même lancé la construction de nombre d’entre eux, mais seulement après satisfaction des besoins en supercuirassés, et après que des chantiers supplémentaires dispersés où procéder à cette construction avaient été mis en service. Toutefois, il était moins long de bâtir un contre-torpilleur ou un croiseur – voire un des nouveaux croiseurs de combat – qu’un vaisseau du mur : on avait eu le temps d’en raffiner la conception afin de créer des classes telles que les croiseurs de combat Victoire et les contre-torpilleurs Roland. Malgré un départ tardif, des quantités absolument énormes de vaisseaux « sous le mur » neufs étaient donc déjà à la veille de leur mise en service. Or, si la brèche naguère immense entre les effectifs de sous-officiers et de matelots nécessaires à un supercuirassé et à un croiseur de combat avait diminué de manière notable grâce à l’automatisation, un croiseur de combat avait encore besoin de presque autant d’officiers qu’un supercuirassé. Par ailleurs, les nouveaux BAL, qui libéreraient bon nombre de vaisseaux auparavant employés pour gardes, patrouilles ou défense antipiraterie, avaient aussi besoin d’officiers et de matelots, ce qui pressurait encore plus la réserve de personnel entraîné. « Voilà ce que nous avons en tête, milady, dit Cortez en se penchant et en croisant les doigts sur son sous-main. Au départ, nous comptions envoyer environ les deux tiers des nouveaux croiseurs et croiseurs de combat à l’amiral Sarnow, en Silésie. C’était toutefois avant que la situation dans le Talbot ne nous explose en pleine figure. Il semble maintenant que nous devions inverser les proportions et en expédier les deux tiers dans le Talbot. Avec vous, amiral. — Moi, milord ? demanda-t-elle lorsqu’il s’interrompit comme pour inviter un commentaire. — Vous, confirma-t-il. Nous vous donnons la cent sixième. » Un instant, elle ne réagit pas. Puis ses yeux s’écarquillèrent de stupéfaction. Il ne pouvait pas être sérieux ! Telle fut sa première pensée, sur les talons de laquelle en arriva une autre. « Sir Lucian, commença-t-elle. Je ne… — Nous n’allons pas discuter de ça, milady », l’interrompit Cortez. Elle ferma la bouche, se calant au fond de son siège, et il la regarda avec sévérité. « Vous avez non-harcelé le capitaine Shaw pour obtenir un commandement ; maintenant vous en avez un, et cette décision n’est pas due à vos liens de parenté avec la reine. Elle est due à votre grande expérience, au fait que vous veniez de démontrer votre compétence et – pour être franc – à celui que nous ne pouvions vous envoyer là où nous l’aimerions vraiment. Mais, si nous ne pouvons pas vous donner une division ou une escadre de supercuirassés et vous renvoyer à la Huitième Force, la 106e est, aux yeux de l’Amirauté, le meilleur usage que nous puissions faire de vous. » Michelle se mordit la langue avec fermeté en se rappelant une conversation sur le même sujet avec Honor. Malgré l’explication de Cortez, elle n’était pas convaincue que le favoritisme n’ait joué aucun rôle dans la décision de l’Amirauté. Pourtant, elle devait admettre qu’Honor avait raison sur un point : avoir passé tant de temps à se garder contre même l’apparence du népotisme qui avait tant affligé le corps des officiers manticoriens avant guerre pouvait fort bien l’avoir rendue hypersensible en la matière. « Cela dit, continua Cortez, pour ne rien vous cacher, une partie de vos ordres n’a aucun rapport direct avec vos compétences démontrées au combat. Pas la décision de vous donner la 106e mais celle de l’endroit où vous envoyer – avec elle – après vous l’avoir donnée. » Les yeux de Michelle s’étrécirent tandis qu’elle sentait un couperet sur le point de s’abattre, et Cortez eut un petit sourire en coin. « Non, milady, nous n’avons pas passé le moindre accord avec le Palais du Montroyal, lui dit-il, mais nous savons depuis le début que nous ne pouvions laisser indéfiniment dans le Talbot le vice-amiral O’Malley, pour beaucoup de raisons – dont le fait qu’il ne va pas tarder à recevoir sa troisième étoile. En outre, nous avons un groupe d’intervention de supercuirassés porte-capsules de classe Invictus à lui confier quand il rentrera. Nous devons le rappeler le plus vite possible au terminus de Lynx et ramener les unités de soutien de l’amiral Blaine avec le reste de sa force d’intervention. Il nous faut quelqu’un pour prendre la suite d’O’Malley dans le Talbot proprement dit, et nous allons par ailleurs rappeler les croiseurs de combat porte-capsules empruntés à Grayson au moment de son déploiement. Ils seront remplacés par la 106e et lui sera remplacé par vous… vice-amiral du Pic-d’Or. » Michelle se raidit sur son fauteuil, et le sourire de Cortez s’élargit. « Vous étiez déjà sur la liste avant Solon, lui dit-il. En fait, la commission de promotion avait délibéré avant la perte de l’Ajax, quoique les travaux d’écritures aient été en cours. Ensuite, les choses se sont un peu compliquées quand nous vous avons crue morte, bien sûr. Voilà qui est toutefois corrigé. Certains facteurs autres que vos compétences au combat entrent d’ailleurs aussi en jeu. D’une part, il a été décidé que l’amiral Khumalo serait lui aussi promu. Il a déjà été prévenu de son avancement au grade de vice-amiral. Il a plus d’ancienneté que vous, si bien qu’il sera votre supérieur, et il restera commandant du poste de Talbot. » Michelle garda la bouche fermée… non sans difficulté. Cette fois, Cortez permit à son sourire de se changer en gloussement, puis il redevint sérieux. « Excusez-moi, milady, je ne devrais pas rire, mais votre expression… » Il secoua la tête. « Non, milord, c’est moi qui vous prie de m’excuser, dit-elle. Je ne voulais pas… — Milady, vous n’êtes pas la seule à avoir été… peu impressionnée par Augustus Khumalo dans le passé. Pour être franc, nous envisagions sérieusement de le rappeler avant que n’éclate le problème de Monica et, en vérité, il a toujours été plus administrateur que combattant. Mais il a démontré énormément de courage moral – plus que je ne l’en aurais cru capable, j’ai presque honte de l’admettre – quand il a soutenu Terekhov. Son instinct s’est révélé en la matière tout à fait fiable et il s’agit vraiment d’un excellent administrateur. En supposant que nous évitions la guerre avec la Ligue, cela se révélera sans doute plus important qu’un grand talent tactique. En outre, sa réaction et celle de Terekhov à ce que tout habitant du Talbot considère comme un complot de la DSF pour annexer l’amas les ont rendus tous les deux extrêmement populaires dans la région. Beaucoup de gens seraient contrariés que nous le rappelions et le remplacions par quelqu’un d’autre en ce moment. » Tout cela est vrai, mais il nous semble tout de même avoir besoin d’un second possédant l’expérience du combat qui lui fait défaut. Compte tenu de votre disponibilité – et du fait que vous ne pouvez plus rejoindre la Huitième Force –, vous êtes parfaitement qualifiée pour ce rôle. En outre, votre position dans la chaîne de succession et votre parenté directe avec lui par les Winton devraient vous donner un peu plus d’influence sur lui. Sans parler du fait que vos liens avec Sa Majesté vont souligner le soutien du gouvernement à l’amas, conformément à sa nouvelle Constitution. » Michelle hocha lentement la tête. Ce que Cortez venait de dire prouvait que la politique et son rang avaient bel et bien dicté le choix de l’Amirauté. Toutefois, elle ne pouvait réfuter aucun des arguments abordés et, aussi peu qu’elle appréciât la politique, elle la savait inextricablement liée à la stratégie. Comme le disait un vieil historien militaire de la Terre qu’aimait à citer Honor, fixer les buts d’une nation était une décision politique ; la guerre représentait la poursuite des mêmes buts par des moyens non politiques. « Je sais que je vous préviens très tard, continua Cortez, et je crains que vous n’ayez pas le temps de rassembler vous-même un état-major. D’ailleurs, vous n’aurez pas non plus celui d’entraîner correctement votre nouvelle escadre. D’après les derniers rapports que j’ai reçus, je ne suis même pas sûr que tous vos vaisseaux auront achevé leurs tests d’homologation avant votre départ. J’ai cependant fait de mon mieux pour vous assembler une équipe aussi solide que possible. » Il sortit un visionneur de document d’un tiroir et le lui passa. Une fois l’appareil allumé, elle plissa les lèvres, pensive, en étudiant les informations. Elle ne reconnaissait pas beaucoup des noms qui figuraient là, mais quelques-uns tout de même. « Le capitaine de vaisseau Lecter est devenu disponible de manière presque aussi inattendue que vous, milady, précisa Cortez. Une demi-douzaine d’officiers généraux ont réclamé ses services mais j’ai estimé que cette dame vous ferait un excellent chef d’état-major. » Michelle acquiesça de compréhension et de gratitude mêlées : Cynthia Lecter – alors capitaine de frégate – avait été le meilleur second qu’elle eût jamais eu. Ravie de la voir promue, elle ne contestait en rien son aptitude à devenir chef d’état-major de l’escadre dont elle allait désormais hériter. « Je ne crois pas que vous ayez jamais servi avec le capitaine de frégate Adenauer, continua Cortez, mais c’est quelqu’un qui présente des états de service remarquables. » Michelle hocha à nouveau la tête. Pour autant qu’elle se le rappelât, elle n’avait jamais croisé Dominica Adenauer, encore moins servi en sa compagnie, mais le résumé de ses faits d’armes indexé au fichier fourni par Cortez était impressionnant. Tout bon officier tactique ne se changeait pas forcément en bon officier opérationnel d’état-major d’une escadre mais, au moins à première vue, Adenauer paressait prometteuse. Et Cortez avait de toute façon le don de nommer l’officier qui convenait au poste qui convenait. « Je pense que vous apprécierez aussi le capitaine de frégate Casterlin et le capitaine de corvette Edwards, dit-il. — Je connais Casterlin, répondit Michelle en levant les yeux du document. Pas autant que je le souhaiterais, compte tenu des circonstances, mais ce que je sais de lui me plaît. Je ne sais rien du tout d’Edwards, en revanche. — Il est jeune, répondit Cortez. Il n’a été nommé capitaine de corvette qu’il y a deux mois, mais notre entretien m’a impressionné. Et il vient de finir un stage à ArmNav, où il était l’un des assistants de l’amiral Hemphill. Il est trop jeune pour être officier opérationnel et c’est par ailleurs un spécialiste des communications, pas un tacticien. Voilà pourquoi Adenauer et lui ont été nommés à leurs postes respectifs. Néanmoins, il a travaillé à la fois sur le développement des têtes laser et les nouveaux systèmes de commande et de contrôle. Je pense donc que le capitaine Adenauer et vous jugerez très utile sa familiarité avec les nouveaux jouets de l’amiral. — J’en suis sûre. — Je suis encore à la recherche d’un bon officier logistique, et il me faut aussi un spécialiste GE pour votre état-major. Les connaissances d’Edwards en la matière vous seront probablement utiles mais, une nouvelle fois, il n’a pas l’expérience nécessaire. Avec de la chance, j’aurai réglé les questions de la logistique et de la guerre électronique avant ce soir. Bien entendu, tout cela ne constitue encore que des suggestions : si vous entretenez des réserves ou des objections sérieuses quant à certaines de ces nominations, nous ferons de notre mieux pour vous satisfaire. Je crains toutefois que le temps ne nous manque pour nous montrer très souples. — Compris, milord », assura Michelle sur un ton paraissant plus joyeux qu’il ne l’était réellement. La tradition avait toujours voulu que PersNav fît son possible pour satisfaire les requêtes raisonnables d’un officier général quant à son état-major, et aucun commandant d’escadre ou de force d’intervention n’était jamais heureux de s’accommoder d’un état-major composé par quelqu’un d’autre. Elle ne pouvait se dire exactement enchantée de se trouver dans une telle position, mais elle soupçonnait que bon nombre d’officiers généraux connaissaient à l’heure qu’il était une situation comparable. Avec Cindy pour les tenir en main, on ne devrait pas avoir de problème, songea-t-elle. J’aurais tout de même aimé au moins rencontrer Adenauer. Ses états de service ont l’air très bons, pour ce que j’en ai vu, mais, en ce qui me concerne, tout ça n’est que du papier. Quant à Edwards, il serait sans doute plus à l’aise dans un centre de recherche quelconque. Bon sang, en ça au moins, j’espère que les apparences sont trompeuses. Mais Casterlin est un bon astrogateur, rien à dire. À eux deux, Cindy et lui devraient au moins faire tourner la machine sans heurts. Et s’il y a des problèmes, il m’appartiendra de faire en sorte qu’ils… disparaissent. « Je comprends, milord, répéta-t-elle un peu plus fermement. J’ai une question supplémentaire, toutefois. — Je vous en prie, milady. — D’après ce que vous venez de dire, je suppose que vous comptez déployer l’escadre aussi vite que possible. — Je compte même la déployer encore plus vite que ça répondit Cortez avec un sourire crispé. C’est ce que je sous-entendais en précisant que vous risquiez de partir pour le Talbot avant que vos vaisseaux aient achevé leurs tests d’homologation. Vous vous rappelez ce que j’ai dit des chantiers spatiaux prenant des libertés pour accélérer la production, n’est-ce pas ? Eh bien, un des éléments dont nous nous sommes dispensés, c’est une bonne partie des tests en question et même de ceux qui les précèdent. » Michelle écarquilla les yeux, vraiment inquiète pour la première fois depuis qu’elle avait pénétré dans le bureau de Cortez. Ce dernier haussa les épaules. « Nous sommes pris entre le marteau et l’enclume, milady, et nous n’avons d’autre choix que d’accepter certaines… concessions. Je n’essaierai pas de vous faire croire que ça nous réjouit mais nous essayons de compenser en accordant encore plus de soin au contrôle de qualité durant la construction. Pour l’heure, nous n’avons eu aucune panne majeure mais je vous mentirais en disant que nous n’avons pas rencontré quelques soucis légers – voire modérément graves – qu’il a fallu régler avec les moyens du bord après qu’un vaisseau a quitté le chantier. J’espère que ce ne sera pas le cas avec votre escadre mais je ne peux pas le garantir. Et, si nous sommes obligés de vous déployer avec des employés du constructeur encore à bord, nous le ferons. Donc, en réponse à la question que, j’en suis sûr, vous vous apprêtiez à poser, votre déploiement aura lieu dans une semaine T. » Malgré elle, Michelle crispa les lèvres. Son interlocuteur s’en rendit compte et secoua la tête. « J’en suis sincèrement désolé, milady. Je me rends bien compte qu’une semaine ne vous suffira même pas pour achever de régler vos affaires personnelles, encore moins pour vous faire une idée de vos commandants de vaisseaux ni des officiers de votre propre état-major. Si nous pouvions vous accorder plus, nous le ferions. Mais, quoi qu’il puisse arriver en ce qui concerne Havre, l’amas de Talbot reste une poudrière n’attendant qu’une allumette. Une poudrière à laquelle quelqu’un s’est déjà efforcé de bouter le feu, dans un but que nous ne faisons encore que soupçonner. Nous y avons besoin d’une présence permanente puissante et nous devons la mettre en place avant que les redéploiements solariens en réaction aux événements de Monica ne fassent basculer l’équilibre. Dieu sait qu’il y a assez de commandants de bord ou d’escadre arrogants chez les Solariens, sans oublier que nous cherchons toujours à savoir qui – en dehors de Manpower – faisait quoi à qui avant que Terekhov ne mette les pieds dans le plat. J’espère que nous serons tous soulagés quand nous l’apprendrons mais je ne suis pas prêt à parier là-dessus. Et ce dont nous n’avons absolument pas besoin pendant que nous travaillons sur ce petit problème, c’est qu’un commodore ou amiral solarien quelconque se dise qu’il possède un avantage de puissance de feu suffisant pour faire une bêtise que nous regretterions tous. — Je comprends, monsieur, dit encore Michelle. Je ne peux pas dire que je m’attendais à tout ça quand je suis entrée dans votre bureau, mais je comprends. » CHAPITRE DIX Une porte dérobée coulissa en silence et trois hommes la franchirent pour pénétrer dans le bureau luxueux. Tous les trois évoquaient remarquablement une version plus jeune du quatrième, déjà assis derrière une table de travail. Ils avaient les mêmes cheveux sombres, les mêmes yeux noirs, les mêmes pommettes hautes et le même nez fort – non sans raison. Après avoir gagné les fauteuils disposés en un demi-cercle approximatif devant la table, ils s’y installèrent, l’un choisissant celui où s’était assise une des deux femmes qui venaient de sortir. Le vieil homme dont c’était le bureau leur sourit avec une absence d’humour remarquable. « Eh bien ? demanda Albrecht Detweiler au bout d’un moment. — Il semblerait que nous ayons atteint une poche d’air, répondit, d’une voix qui ressemblait étrangement à la sienne, celui qui avait choisi le fauteuil précédemment occupé. — Vraiment ? » Albrecht haussa les sourcils en une feinte stupéfaction. « Puis-je savoir ce qui t’a conduit à cette conclusion, Benjamin ? » L’interpellé ne fit guère preuve de l’appréhension qu’inspirait l’ironie d’Albrecht à la plupart de ceux qui connaissaient son existence. Peut-être parce qu’il s’appelait aussi Detweiler… tout comme ses deux compagnons. « C’était ce qu’on appelle une remarque préliminaire, père, répondit-il. — Ah, je vois. En ce cas, vas-y : élabore. » Benjamin sourit et se cala au fond de son siège. « Père, tu sais aussi bien que moi – mieux – qu’au moins une partie de tout cela est le résultat de notre compartimentation totale. À titre personnel, je pense qu’Anisimovna aurait sans doute fait du meilleur travail si elle avait connu nos vrais objectifs, mais c’est peut-être parce que j’insiste depuis des années pour qu’on mette une plus grande partie du conseil stratégique dans la confidence. En l’état, toutefois, leur analyse, à Bardasano et à elle, de ce qui a mal tourné dans le Talbot est sûrement en grande partie exacte. Personne n’aurait pu prévoir la coïncidence qui semble avoir conduit ce Terekhov à découvrir les rapports entre la Sécurité aux frontières et Monica. D’ailleurs, personne ne pouvait non plus s’attendre à ce qu’il lance une frappe préventive non autorisée, même si on avait prévu qu’il découvre ce qu’il a découvert. D’autre part, contrairement à nous, Anisimovna ne disposait pas de notre dernière estimation des capacités mandes. Soyons franc : ce qu’ils ont fait aux nouveaux croiseurs de combat de Monica nous a surpris, nous aussi, et elle ne possédait pas autant d’informations de première main. Enfin, elle ne savait pas que ce que nous désirions depuis le début, c’était que Verrochio et la Flotte des frontières se fassent démolir, même si nous comptions que cela se produise bien plus tard dans le processus. Si Bardasano avait été autorisée à tout lui dire, il est possible – pas probable mais possible – qu’elles aient pu concevoir une position de repli pour un cas pareil. » Il haussa les épaules. « Ces choses-là arrivent parfois. Ce n’est pas comme si c’était la première fois, après tout. Que Pritchart ait pu utiliser ce qui s’est produit comme prétexte à son sommet est plus douloureux, évidemment, mais nous avons déjà connu des revers tout aussi graves. Ce qui rend celui-là tellement important, c’est que nous arrivons en phase de fin de partie et que cela réduit notre marge pour corriger les faux pas. » Sur un ton appuyé, il ajouta : « Ce qui est une des raisons pour lesquelles je pense que nous aurions intérêt à reconsidérer notre compartimentation à outrance. » Albrecht fronça le sourcil. Ce n’était pas une expression très joyeuse mais elle était pensive, non furieuse. Sa réputation (parmi les gens sachant seulement qu’il existait) d’insensibilité était méritée, et il en avait cultivé une tout aussi forte d’impatience, de férocité. La seconde, toutefois, était plus utile qu’exacte. « Je comprends ce que tu veux dire, Ben, dit-il au bout d’un moment. Dieu sait que tu l’as répété assez souvent ! » Un sourire ôta de cette dernière phrase tout reproche potentiel, mais il se fondit bientôt dans la réflexion. « Le problème est que l’oignon nous a bien servi pendant très longtemps, reprit-il. Je ne suis pas prêt à tout balancer, surtout du fait que les conséquences pourraient s’avérer dramatiques si quelqu’un à qui nous aurions décidé de tout dire merdait. Tu connais le proverbe : on ne change pas une équipe qui gagne. — Je ne suggère pas de tout balancer, père. Je suggère juste… de peler un peu l’oignon pour les gens qui coordonnent et exécutent les opérations cruciales. Et j’admets qu’en général il ne faut pas changer une équipe qui gagne. Malheureusement, elle risque de ne plus gagner, j’en ai peur – du moins plus assez pour nous garder du danger », remarqua Benjamin, respectueux mais ferme. Albrecht grimaça devant la validité de l’argument. Son fils pouvait bien avoir raison, après tout. Le problème d’une conspiration étendue sur plusieurs siècles, songea-t-il, c’était qu’aucun individu, aussi doué pour les magouilles et aussi paranoïaque qu’il fût, ne pouvait opérer sur une pareille échelle sans un faux pas occasionnel. L’approche depuis toujours adoptée par l’Alignement mesan respectait ce qu’un ancêtre direct d’Albrecht avait baptisé la « stratégie de l’oignon ». Aux yeux de la Galaxie, la planète Mesa n’était qu’un monde hors la loi accueillant d’impitoyables corporations corrompues venues des quatre coins de l’immense Ligue solarienne. Quoique n’en faisant pas elle-même partie, elle entretenait des contacts lucratifs avec bien des mondes de la Ligue, ce qui les protégeait, elle et ses « brigands », de toute ingérence solarienne. Bien sûr, les pires de ces brigands étaient les employés de Manpower Incorporated, le principal fournisseur d’esclaves génétiques de la Galaxie, une entreprise fondée par Léonard Detweiler six cents ans T plus tôt. Il y en avait d’autres, certains tout aussi discutables et malfaisants selon les critères des autres peuples, mais ceux-là étaient sans conteste les porte-drapeaux de l’élite locale, incroyablement riche et corrompue. Or Manpower tenait à protéger ses intérêts économiques. Tous ses contacts politiques, ses objectifs et ses stratégies visaient à l’évidence ce but. Là entrait en jeu l’oignon. Quoique Albrecht lui-même eût souvent estimé plus approprié de décrire l’entreprise comme la main gauche du prestidigitateur qui exécutait des passes dramatiques pour fixer l’attention du public tandis que sa main droite accomplissait la manipulation critique devant passer inaperçue. Manpower et ses esclaves génétiques restaient immensément lucratifs, mais ils ne représentaient désormais qu’un bénéfice secondaire bienvenu. Ainsi que l’Alignement le reconnaissait volontiers, l’esclavage génétique n’était plus depuis beau temps un moyen compétitif de fournir de la main-d’œuvre, sauf en des circonstances extrêmement particulières. Par bonheur, beaucoup de ses clients ne s’en rendaient pas compte, et son département marketing faisait de gros efforts, à la moindre occasion, pour encourager cet aveuglement. Par bonheur également, d’autres aspects de l’esclavage génétique, notamment liés aux vices dont l’humanité était la proie, s’avéraient économiquement plus sensés. Non seulement les profits étaient plus importants pour les clients, les fragilités et les appétits de la nature humaine étant ce qu’ils étaient, mais les divers esclaves à plaisir fournis au détail étaient aussi bien plus profitables pour le fabricant. En vérité, cependant, si les bénéfices de ce commerce restaient fort bienvenus et très utiles, les buts principaux du Manpower d’aujourd’hui n’avaient strictement aucun rapport avec l’argent. Primo, l’entreprise et ses centres de recherches génétiques fournissaient la couverture idéale aux expériences et réalisations constituant le véritable centre d’intérêt de l’Alignement mesan. Secundo, le besoin de la protéger expliquait pourquoi Mesa, quoique non membre de la Ligue, était si impliquée dans ses structures politiques et économiques. Tertio, les perversions encouragées par l’esclavage génétique créaient des « accroches » idéales par lesquelles « influencer » les décisionnaires dans toute la Ligue et même au-delà. Quarto, la nature même du commerce des esclaves changeait Manpower – et, par extension, toutes les principales entreprises de Mesa – en associations de criminels avouées ayant intérêt à maintenir l’immobilisme du système afin de continuer à se nourrir en ses bas-fonds corrompus, si bien que nul n’envisageait la possibilité qu’elles voulussent au contraire changer le système. Et, quinto, ces buts apparents constituaient une excuse toute trouvée – ou au moins une couverture plausible – à presque toutes les opérations secrètes de l’Alignement si les détails venaient à en être exposés publiquement. Cet état de fait très satisfaisant présentait toutefois quelques malheureux inconvénients. Trois venaient assez vite à l’esprit, compte tenu de ce dont Detweiler venait de discuter avec Aldona Anisimovna et Isabelle Bardasano : Beowulf, Manticore et Havre. Il n’aurait sans doute pas été inutile que Léonard Detweiler définît de manière exhaustive son grand concept avant de fonder Manpower. Nul ne pouvait cependant penser à tout, et les généticiens de Mesa n’avaient pas encore réussi à produire la clairvoyance. Par ailleurs, Léonard avait été provoqué. Son Consortium Detweiler s’était établi sur Mesa en 1460 PD, venu de Beowulf suite à la découverte du nœud du trou de ver de Wisigoth, six ans T plus tôt. Le système de Mesa avait été exploré pour la première fois en 1398 mais, jusqu’à ce que les astrogateurs découvrent qu’il abritait un des deux terminus secondaires du trou de ver de Wisigoth, il se trouvait trop au milieu de nulle part pour attirer la colonisation. Une fois achevée l’exploration du trou de ver en question, Detweiler avait acheté les droits d’exploitation aux découvreurs originaux du système. Que la planète Mesa, malgré son climat assez doux, possédât un écosystème peu adapté à la physiologie humaine avait fait baisser le prix, puisqu’il fallait prendre en compte les frais de terraformation. Mais Léonard Detweiler n’avait aucune intention de terraformer Mesa. Au lieu de cela, il avait choisi de « mesaformer » les colons par génie génétique. Une décision logique pour qui connaissait sa condamnation de la « peur ignorante, stupide et hystérique, à la Frankenstein » des modifications du génotype humain, laquelle s’était durcie en une répugnance presque instinctive durant les cinq cents ans T écoulés entre la Dernière Guerre de la Vieille Terre et la colonisation de Mesa. Toutefois, aussi logique que ce fût, cela n’avait pas enchanté le corps médical de Beowulf. Pire, que Wisigoth fût situé à soixante années-lumière à peine de Beowulf assurait que les deux systèmes demeureraient assez proches (en dépit des centaines d’années-lumière qui les séparaient en espace normal) pour s’irriter l’un l’autre, et Detweiler était furieux de voir sans cesse condamné le perfectionnement de l’humanité auquel il croyait. C’était après tout l’unique raison pour laquelle les membres du corps médical qui partageaient ses vues et lui-même avaient quitté leur monde d’origine. Sa décision de changer le nom du Consortium Detweiler en « Manpower, Incorporated » avait à l’évidence visé – non sans succès – à narguer Beowulf. En outre, si les dirigeants de ce monde avaient été… agacés par la modification génétique des colons pratiquée par le Consortium afin de les adapter à un environnement hostile comme celui de Mesa, ils étaient devenus littéralement enragés quand Manpower avait entrepris de produire des « serfs » conçus pour des environnements ou des tâches spécifiques. À l’origine, les périodes de servage sur Mesa même étaient limitées à vingt-cinq ans T, même si les « clients génétiques » se voyaient ensuite refuser l’affranchissement et traiter en citoyens de deuxième classe. Comme ils en arrivaient à constituer un pourcentage important de la population, toutefois, on avait modifié la Constitution planétaire pour rendre le servage permanent. Manpower continuait d’affirmer qu’il n’existait pas d’esclaves, seulement des serfs, mais, si cette distinction offrait un écran de fumée utile aux alliés de Mesa et à ses porte-parole soudoyés à l’Assemblée de la Ligue solarienne, elle n’avait aucun sens pour ses adversaires. Durant les quatre cent cinquante dernières années, l’hostilité entre le monde d’origine et le monde d’adoption de Detweiler s’était chargée d’une indescriptible amertume et la convention de Cherwell contre l’esclavage, créée par Beowulf, avait causé bien des migraines à Manpower, à Mesa et à l’Alignement mesan, posant des problèmes significatifs à la stratégie globale de ce dernier. La férocité avec laquelle le Royaume stellaire de Manticore et la République de Havre harcelaient les opérations de Manpower, par exemple, présentait clairement une menace à long terme. Ces deux nations stellaires réunies n’étaient qu’une chiure de mouche par rapport à la Ligue solarienne, mais leur haine de l’esclavage génétique avait fait d’elles des ennemis implacables, et l’économie vivante de la République comme son expansion régulière étaient des sources d’anxiété considérables. Havre, colonisée plus de cent cinquante ans T avant Mesa, ne disposait pas de l’énorme « matelas » financier apporté par Léonard Detweiler mais avait créé une base économique forte, autonome, qui promettait de continuer à grandir. Voilà qui avait beaucoup fait réfléchir l’Alignement, en particulier après la découverte du nœud du trou de ver de Manticore en 1585. C’était le nœud manticorien, lequel mettait tout le Quadrant de Havre à proximité du système de Sol lui-même, qui avait changé une paire de lointaines et insignifiantes nations stellaires néobarbares en une inquiétude majeure pour l’Alignement. Leur lien direct avec la Ligue passait par Beowulf, et la République autant que le Royaume stellaire en avaient adopté l’attitude envers l’esclavage génétique. Si Manpower avait trouvé extrêmement gênante l’implication de Manticore dans les transports marchands de la Ligue, rendue possible par le nœud, l’Alignement s’était bien plus inquiété de l’existence de la République. Quoique cette dernière ne se composât officiellement que du système de Havre lui-même et d’une poignée de ses plus vieilles colonies, son influence s’était répandue dans tout le Quadrant, faisant de La Nouvelle-Paris le chef naturel de ce volume d’espace, lequel avait grandi régulièrement, en taille et en puissance économico-industrielle. La République soutiendrait à coup sûr la position de Beowulf en cas de conflit ouvert et promettait de former un bloc puissant, prêt à venir au secours de son allié depuis un point situé bien au-delà de la portée de Mesa. Manticore, en revanche, était un système stellaire unique – quoique en passe de devenir fabuleusement riche – avec une tradition locale opposée à l’expansion territoriale, raison pour laquelle l’Alignement s’était initialement attaché à handicaper Havre. Certaines philosophies et machinations – ou machines – politiques locales, qu’on pouvait encourager subtilement, avaient offert à Mesa un levier. Cet effort-là avait plutôt porté ses fruits… hormis, bien sûr, en ce qui concernait le regrettable effet secondaire produit sur Manticore. La politique du régime législaturiste avait changé la République, exemple étincelant, en une vaste entité vorace, maladroite et délabrée, détestée de ses voisins et de la majorité de ses citoyens, sans cesse au bord de l’effondrement pur et simple. Ainsi minée, elle n’avait plus constitué une menace… jusqu’à ce qu’elle commence à lorgner sur Manticore, moment où les réactions en chaîne s’étaient radicalement écartées du cahier des charges stratégiques de l’Alignement. Le Royaume stellaire avait refusé de se laisser absorber. En fait, il avait résisté avec tant de force et de succès – adoptant du même coup tant d’innovations militaires – qu’il était passé à un cheveu de renverser son adversaire. Pire, il avait bel et bien renversé la République populaire… ce qui avait non seulement menacé de ressusciter l’ancienne République tout court mais aussi fourni aux deux belligérants un énorme avantage militaire contre tout nouvel ennemi potentiel. Sans parler du fait que le Royaume stellaire, naguère antiexpansionniste, s’employait à devenir un empire stellaire. Et ce qui rend cela si foutrement agaçant, songea Albrecht Detweiler, c’est que tout va bien par ailleurs. Manticore et Havre, compte tenu de leur taille limitée et de leur éloignement, ne devraient pas avoir plus d’importance qu’un pet au milieu d’une tempête. Malheureusement, non seulement ils vont tous les deux devenir bien plus gros et bien plus forts si nous ne prenons pas de mesures, mais le réseau du trou de ver permet aux Mandes d’atteindre rapidement presque n’importe quelle région de la Ligue solarienne – au moins en théorie. Et ils ne sont pas si loin de nous non plus. Le Talbot est déjà assez ennuyeux en termes d’espace normal mais la Première Force manticorienne ne se trouve qu’à soixante années-lumière – et deux transits – de Mesa en passant par Beowulf. En plus, les Manties n’arrêtent pas d’adopter des matériels nouveaux aux moments les moins appropriés, et ils poussent ces putain de Havriens à suivre leur exemple ! « Je ne crois pas que nous devions abandonner l’oignon pour le moment », dit-il enfin. Benjamin faillit répliquer mais referma la bouche et hocha la tête, acceptant la décision. Albrecht lui sourit. « Je sais bien que tu penses à nos arrangements internes, Ben, à la manière dont nous compartimentons l’information et les opérations, pas au visage que nous présentons à la Galaxie. Et je ne dis pas que je suis en désaccord avec toi en théorie. D’ailleurs, je ne le suis même pas en pratique. C’est juste une question de minutage. Au demeurant, nous avons toujours eu l’intention de mettre l’ensemble du conseil stratégique au courant de tout avant d’appuyer sur le bouton. Il est possible que nous ayons besoin de reconsidérer nos arbres décisionnaires et d’avancer ce moment. Je ne veux pas le faire dans la précipitation, sans étudier toutes les implications – et me demander sérieusement quels membres du Conseil pourraient représenter des risques de sécurité annexes –, mais j’admets volontiers qu’il faut étudier ça avec le plus grand sérieux. — Content de te l’entendre dire, père », dit Collin Detweiler. Comme Albrecht se tournait vers lui, il eut un sourire en coin. « Ben se sent un peu plus à l’étroit que nous dans ses chaussures parce qu’il s’occupe surtout de questions militaires, mais j’ai moi aussi un peu mal aux orteils. — Vraiment ? — Oh, oui. » Il secoua la tête. « Je suis heureux que tu m’aies laissé informer Bardasano de l’essentiel. Cela permet de coordonner les opérations secrètes de manière bien plus simple et plus propre. Mais ce n’est pas tout à fait la même chose que les rendre aisées et efficaces et, à présent qu’approche l’heure de l’attraction principale, il n’est vraiment pas pratique que la seule personne à laquelle j’ai pu tant révéler passe l’essentiel de son temps à des centaines d’années-lumière d’ici. — Quelle est la gravité du problème ? demanda Albrecht, dont les yeux se plissèrent intensément. — Pour l’instant, ce n’est pas si terrible, admit Collin. C’est peu pratique, bien sûr. Et, sincèrement, trouver des raisons rationnelles convaincantes à certaines de nos initiatives devient assez fatigant. Je parle de raisons internes, destinées aux gens qui font le boulot. Il n’est pas question de confier la planification et l’exécution de telles opérations à des imbéciles, et ceux qui ne le sont pas ont de bonnes chances de se poser des questions quand on accomplit des manœuvres ne servant pas logiquement l’objectif qu’ils nous croient en train de poursuivre. Les en empêcher demande presque autant d’énergie que déterminer ce qu’on doit bel et bien accomplir. En outre, ça crée toutes sortes de risques de mailles perdues et de gaffes gênantes. — Daniel ? » Albrecht se tourna vers le troisième jeune homme. « Et de ton côté ? — Ça n’a pas vraiment d’importance pour moi, père, répondit Daniel Detweiler. Contrairement à Benjamin et à Collin, Èverett et moi sommes impliqués dans notre programme de recherche, et nul ne discute la compartimentation de ce côté-là. Tout le monde sait que certaines recherches doivent rester secrètes, ce qui nous aide énormément. Nous pouvons monter de petits projets discrets chaque fois que nous en avons envie, et nul ne pose trop de questions. Toutefois, j’approuve Collin : rapprocher Bardasano du cercle intérieur a été très utile, même à nous. Elle peut régler les questions de sécurité sur tout ce que nous avons besoin de garder vraiment caché, pendant que nous coordonnons les programmes eux-mêmes. Il serait souhaitable de nous confier aussi à des gens tels que Kyprianou. » Albrecht hocha lentement la tête. Renzo Kyprianou, chargé de la recherche et du développement en matière de bioarmes, était aussi membre du conseil stratégique mesan. Pour l’heure, toutefois, même le conseil stratégique ignorait ce que préparait l’Alignement. Ce qui n’est pas surprenant, je suppose, songea-t-il, puisque l’Alignement a toujours été surtout une… affaire de famille. Ses lèvres s’étirèrent en un quasi-sourire à cette pensée, et il se demanda combien de membres du conseil stratégique avaient deviné à quel point il était proche de ses « fils ». L’extinction officielle de leur lignée faisait partie de la stratégie conçue pour détourner l’attention de la Galaxie – et surtout de Beowulf – de la détermination avec laquelle Léonard Detweiler voulait améliorer le génome humain. Les Detweiler étaient trop farouchement dévoués à ce projet depuis trop longtemps, aussi l’assassinat apparent – et spectaculaire – du « dernier » d’entre eux par de cupides éléments du conseil d’administration de Manpower avait-il confirmé que les Mesans, de plus en plus criminels, ne partageaient plus cette aspiration élevée. Il avait certes aussi servi à faire voler les descendants de Léonard sous tous les radars, mais sa fonction la plus utile avait été d’expliquer, de justifier la conversion de Mesa à l’exploitation intensive de l’esclavage génétique. L’amélioration régulière du génome avait été enfouie sous les programmes de recherche de Manpower, camouflée en de simples améliorations de surface à des fins de beauté physique. Quoi qu’en pensât le reste de l’humanité, la lignée Detweiler était cependant loin d’être éteinte. Son génome était l’un des – sinon le – plus améliorés de tout l’Alignement, et les « fils » d’Albrecht Detweiler étaient aussi ses clones génétiques. Bardasano, selon lui, l’avait deviné, quoique ce fût en théorie un secret absolu. Kyprianou l’avait peut-être compris aussi, du fait qu’il travaillait étroitement avec Daniel, et Jérôme Sandusky pouvait également entretenir des soupçons, mais aucun de ce trio ne soufflerait mot de ses réflexions à personne. « Très bien, reprit-il. Dès qu’Everett, Franklin et Gervais reviendront sur Mesa, nous discuterons du problème. Comme je le disais, ma seule réserve tient au minutage. Nous savons tous que nous sommes près – très près – du but, et je ne veux pas qu’une impatience de dernière minute nous pousse à prendre une mauvaise décision. — Aucun de nous ne le veut, père », affirma Benjamin, et les deux autres hochèrent la tête. Prendre le temps de réfléchir était un principe fondamental des projets de l’Alignement. « Bien. En attendant, quelle est votre impression sur le rapport d’Anisimovna et Bardasano ? — Bardasano a probablement mis le doigt sur ce qui s’est passé », répondit Benjamin, avant d’interroger du regard Collin, lequel acquiesça. « Et qu’elle ait raison ou non en ce qui concerne les causes de l’échec n’a pas vraiment d’importance, continua Benjamin en se retournant vers Albrecht. Nous avons perdu Monica ; Verrochio va rentrer les cornes, exactement comme l’a prédit Anisimovna ; toute la filière Technodyne a pris une balle dans la tête, au moins pour le moment ; et Manticore a accepté l’invitation de Pritchart. En laissant encore de côté les réunions au sommet, nous allons devoir au moins repenser toute notre approche du Talbot et trouver un autre moyen de contacter ces imbéciles de la Flotte de guerre. — Monica n’est pas une si grosse perte, observa Albrecht. Ce n’était guère qu’un instrument et je suis sûr que nous en trouverons un autre au besoin. Que Verrochio se déballonne, en revanche… c’est très agaçant. Surtout compte tenu de l’investissement que représentent Crandall et Filareta. — En quoi est-ce gênant, père ? interrogea Daniel au bout d’un moment. Je sais que ni l’un ni l’autre n’ont été bon marché mais ce n’est pas comme si nous n’avions pas les poches assez profondes. — Ce n’est pas le problème, Dan, expliqua Collin avant qu’Albrecht ne pût répondre. Le problème est qu’à présent qu’on les a utilisés on va être obligés de s’en débarrasser. » Daniel le considéra durant plusieurs secondes puis secoua la tête, les lèvres plissées. « Je le sais, je ne suis que le technicien de la famille, pas un expert en opérations secrètes comme Benjamin et toi, soupirat-il, mais, en général, j’arrive au moins à suivre votre logique. Cette fois-ci, je ne vois pas vraiment pourquoi on est obligés de faire ça. — Collin a raison, Daniel, dit Albrecht. On ne peut pas se permettre de laisser l’un ou l’autre poser des questions – ou, pire, bavarder à tort et à travers et pousser quelqu’un d’autre à en poser. » Il renifla. « Tous les deux avaient le droit de choisir leurs programmes d’entraînement et de déployer leurs escadres où ils voulaient pour les exercices, ce n’est donc pas un souci. Mais, à présent, toute l’opération du Talbot s’est effondrée : on ne peut pas laisser quiconque se demander – voire, pire, demander ouvertement – pourquoi ils ont choisi des sites aussi obscurs. Des sites qui, par hasard, amenaient leurs forces d’intervention tout prés du Talbot et de Manticore alors même que les événements se précipitaient en Monica… comme s’ils avaient su d’avance que quelque chose allait arriver. » Oh… (il agita la main) il est peu probable que quiconque s’en rende compte, et encore moins qu’on s’informe. Mais improbable n’est pas impossible et tu connais notre politique d’élimination des risques, aussi faibles soient-ils, chaque fois que c’est possible. Crandall et Filareta vont donc tous les deux connaître un accident mortel. Même si quelqu’un découvre leurs comptes cachés, l’argent est passé par trop d’intermédiaires pour qu’on remonte jusqu’à nous mais, si jamais ils soufflaient que Manpower leur a suggéré leurs lieux d’entraînement, cela risquerait de pousser ces maudits Manties ou Havriens à poser leurs propres questions. Par exemple à demander d’où même Manpower tire assez de ressources pour mettre tant de pièces en jeu simultanément. — Je ne crois pas que nous devions agir immédiatement, cela dit, père, dit Benjamin. Essayer de les atteindre pendant qu sont encore en compagnie de leur flotte serait un vrai casse-tête, même si tout se passait à la perfection. Et il y a des chances pour que ce ne soit pas le cas. Il vaut mieux leur laisser le temps d’achever les exercices prévus puis de rentrer chez eux. Tous les deux aiment beaucoup nos centres de plaisir, après tout. Il ne sera pas trop difficile de les convaincre d’y accepter un séjour gratuit en remerciement de leurs efforts. Ils prendront eux-mêmes des précautions pour couvrir tout rapport entre nous avant de profiter de notre générosité. Quand ce sera fait, Collin pourra organiser leur élimination discrètement. — Du moins Bardasano le pourra, acquiesça Collin. — Et il est encore vaguement possible qu’on puisse pousser Verrochio à orchestrer l’escarmouche dont on a besoin », ajouta Benjamin. Voyant l’expression d’Albrecht, il eut un petit rire. « Je n’ai pas dit que c’était probable, père. Franchement, pour l’instant, je ne vois pas ce qui pourrait avoir cet effet, mais, si jamais ça arrivait, on aurait besoin de Crandall et de Filareta sur place pour l’exploiter. Et, comme tu nous l’as toujours appris, il ne faut jamais jeter un avantage avant d’être sûr qu’il se soit changé en risque. — Je suis d’accord, admit Albrecht. Mais puisqu’on parle de supprimer des risques, Collin, que penses-tu de Webster et de Mort aux rats ? — J’approuve ta décision, père. Et la suggestion de Bardasano de combiner les deux opérations prouve qu’il est utile de l’avoir mise au courant de tant de choses. J’ignore si ça aura l’effet qu’on espère tous mais je ne vois pas ce qu’on pourrait faire d’autre dans le temps imparti pour essayer de dynamiter le sommet. Et, franchement, je ne vois pas non plus ce qui serait plus susceptible de nous nuire qu’Élisabeth et Pritchart assises à la même table, découvrant que quelqu’un les a manipulées. Ma seule réserve porterait sur le degré d’évidence que nous devrons conférer à l’hypothèse havrienne. — Ma foi, comme Benjamin et toi, je pense que l’analyse d’Anisimovna et Bardasano concernant le tort que nous cause l’ambassadeur Webster sur la Vieille Terre est raisonnablement exacte, répondit Albrecht avec une amertume non feinte. Et je me suis mis en rogne. Je sais – je sais ! –, je ne suis pas censé faire ça, mais je l’ai fait quand même et ça m’a soulagé de m’épancher. Traiter les Manties de néobarbares, aussi agréable que ce soit, ne doit en aucun cas altérer l’opinion que nous avons d’eux, bien sûr. Cela dit, je pense qu’il nous faut rendre très clair le fait que Havre est responsable de l’assassinat. — Je ne suis pas contre, déclara Collin, mais laisse-moi y réfléchir. Je vais appeler Bardasano et en causer aussi avec elle. On sera sans doute obligés d’organiser quelque chose d’assez spectaculaire pour focaliser sur Havre l’attention des Manties. C’est leur tendance naturelle, de toute façon, puisqu’ils sont en guerre contre les Havriens, lesquels ont une grande tradition d’élimination des problèmes par l’assassinat. Comme toi, cela dit, je me demande s’ils ne risquent pas de faire le rapport avec Monica plutôt qu’avec Havre, à présent que cette opération-là a été arrêtée. Mort aux rats pourrait aussi les faire penser à Manpower, compte tenu de la cible. En outre, même à regret, Élisabeth a accepté de rencontrer Pritchart. Logiquement, elle devrait se demander pourquoi quiconque dans le camp havrien tenterait un coup pareil. En gardant tout ça à l’esprit, nous avons besoin d’un détail qui pointe assez fermement vers Havre. D’un autre côté, autant que nous préférerions le contraire, ce ne sont pas des imbéciles. Givens, en particulier, n’en est pas une : elle a elle-même réussi quelques opérations de désinformation durant les deux dernières décennies, donc elle se méfie sûrement des complots du même genre pouvant être dirigés contre elle. Si nous bâtissons bel et bien des preuves contre Havre, nous avons intérêt à ce que la République donne l’impression d’avoir fait tout son possible pour les effacer ou les dissimuler. — Je te laisse le soin des décisions tactiques », dit Albrecht. Il demeura muet quelques secondes, l’esprit en ébullition, puis il haussa les épaules. « Je crois que c’est tout pour cet après-midi. Dans les prochains jours, toutefois, Benjamin, j’aimerais que Daniel et toi me teniez au courant de l’état actuel de l’araignée et de Baie des huîtres. — Bien sûr. Je peux déjà te dire que nous ne sommes toujours pas près d’exécuter Baie des huîtres. Nous n’avons qu’une trentaine des Requins, et ils n’ont jamais été conçus que comme des prototypes et des vaisseaux d’entraînement afin de prouver la validité du concept. Ils ont des capacités correctes pour leur taille, mais ce ne sont en aucun cas des vaisseaux du mur ! On n’a même pas prévu de commencer à travailler sur le premier vrai bâtiment d’attaque avant trois ou quatre mois T. Oh, ça, je sais. Je veux juste avoir une meilleure idée d’où on en est en matière de production du matériel. Comme Collin vient de le faire remarquer, il est tout à fait possible que nous ne réussissions pas à court-circuiter le sommet de Pritchart. Dans cette perspective, et si ces connards de Solariens continuent de se prendre les pieds dans le tapis, on risque d’être obligés de s’en mêler directement plus tôt que prévu. Au cas où ça se préciserait, j’aurai besoin de savoir exactement où on en est pour réfléchir au minutage. » CHAPITRE ONZE « Bienvenue à bord, amiral », lança le capitaine de la Liste Victoria Armstrong quand Michelle franchit la ligne peinte marquant la frontière officielle entre la station spatiale de Sa Majesté Héphaïstos et le HMS Artémis, son nouveau vaisseau amiral. Le tube de grande taille qui reliait le hangar d’appontement numéro deux du croiseur de combat à la station spatiale était bondé à son arrivée. Cette situation avait changé de manière déconcertante quand le haut-parleur avait annoncé qu’elle se préparait à l’emprunter. Le flot qui l’animait dans les deux sens avait cessé pratiquement aussitôt, ceux qui n’étaient pas parvenus à en sortir se plaquant contre les parois et se faisant le plus petits possible tandis qu’elle en arpentait le centre, Gervais Archer et Chris Billingsley sur ses talons. C’est chouette d’être l’amiral, avait-elle songé, non sans exercer un gros effort pour garder une attitude convenablement solennelle. Son envie de rire, toutefois, l’avait quittée abruptement à la sortie du tube, quand avait retenti le sifflet du bosco. Tandis que les saluts et autres opérations rituelles de la montée à bord se déroulaient autour d’elle, elle avait senti ses nerfs se tendre en un mélange d’impatience, d’exaltation et de nervosité. Elle serra la main qu’on lui offrait. « Merci, commandant », dit-elle à son tout nouveau capitaine de pavillon… qu’elle n’avait encore jamais rencontrée. Armstrong était plutôt grande, d’une taille intermédiaire entre celles de Michelle et d’Honor. Elle avait les traits forts, les yeux vert sombre et les cheveux noisette. Elle était jeune pour son grade, même après un demi-siècle T d’expansion spatiale et plus de vingt ans de guerre – elle avait en fait plus de vingt-cinq ans T de moins que Michelle – et nul ne l’aurait considérée comme belle, ni même très jolie. Toutefois, il y avait du caractère dans son visage, de l’intelligence, et ses yeux paraissaient vifs. « Comme vous le voyez, milady, reprit-elle en désignant de sa main libre l’activité bouillonnante et le chaos apparent qui régnaient dans le hangar d’appontement, nous sommes encore un peu occupés. » Elle avait dû hausser la voix pour se faire entendre par-dessus le brouhaha qui avait recommencé à s’élever dès que s’était achevé l’accueil officiel du nouvel amiral. « En fait, nous sommes bourrés de radoubeurs jusqu’à la gueule, j’en ai peur, ajouta-t-elle avec un sourire. — Je vois ça, dit Michelle. Un problème particulier ? — Des tonnes, répondit joyeusement Armstrong. Mais si vous parlez d’un problème susceptible de retarder notre départ, la réponse est non, j’en suis à peu près sûre. Les machines sont le département le plus au point, donc j’ai au moins la conviction que le vaisseau bougera quand on mettra les gaz. Il est possible que j’entretienne quelques doutes à propos d’un ou deux autres systèmes mais, d’une manière ou d’une autre, nous partirons à l’heure, milady. J’ai déjà prévenu le central d’Héphaïstos que, si j’y suis contrainte, j’emmènerai les radoubeurs avec moi. — Je vois. » Michelle secoua la tête, souriante. Son premier soupçon – qu’Armstrong attirait, en guise de préliminaire, l’attention sur les ouvriers encombrant le hangar d’appontement avant d’expliquer pourquoi, s’ils ne partaient pas à l’heure, ce ne serait pas de sa faute – avait visiblement été mal inspiré. « Il vaut sans doute mieux gagner l’ascenseur pour sortir de cet enfer, milady, reprit le capitaine de pavillon. Une fois les Portes refermées, nous nous entendrons réfléchir et vous pourrez me dire où vous voulez aller. Le capitaine Lecter et le capitaine Adenauer sont en ce moment sur le pont d’état-major. Cindy – je veux dire, le capitaine Lecter – m’a chargée de vous dire qu’elle savait que vous n’accompliriez rien au milieu de ce vacarme, donc qu’elle attend d’apprendre où vous désirez qu’elle se rende. Si vous préférez qu’elle et Adenauer vous rejoignent dans votre cabine de jour plutôt que sur le pont d’état-major, elles y seront dès que nous y arriverons nous-mêmes. — J’aimerais bien voir mes quartiers, admit Michelle, mais j’ai encore plus envie de voir le pont d’état-major. » Elle désigna par-dessus son épaule Chris Billingsley, respectueusement resté près du lieutenant Archer, trois pas derrière elle. Si vous pouvez fournir un guide à Chris, ici présent, pour s’assurer que lui-même arrive à nos quartiers, je préférerais vraiment aller sur le pont. Ça me permettra de ne pas l’encombrer pendant qu’il se démènera et arrangera tout à la perfection. » Armstrong jeta un coup d’œil à l’intendant, haussa un sourcil en repérant la grosse cage à animaux domestiques qu’il portait dans la main droite, puis haussa les épaules, gloussa et hocha la tête. « Bien sûr, milady. Auriez-vous une objection à ce que mon second et mon officier tactique nous rejoignent également ? — Au contraire, j’allais vous demander de les en prier. — Parfait. En ce cas, il me semble que les ascenseurs sont de l’autre côté de ce tas de pièces détachées, quelque part. » L’atmosphère devint en effet bien moins bruyante quand les portes de l’ascenseur se furent refermées. Les narines de Michelle s’évasèrent pour humer l’odeur de neuf du vaisseau. Rien ne valait réellement cela. Les dispositifs environnementaux à bord des vaisseaux de guerre de la Flotte étaient extrêmement efficaces pour filtrer les arômes les plus discutables que générait sans effort l’espace clos d’un bâtiment, mais il y avait une différence entre un air propre inoffensif et un air chargé de cet indéfinissable parfum de neuf. Avant que l’oncle Roger de Michelle ne commençât ses constructions militaires en réponse à l’expansionnisme éhonté de la République populaire de Havre, une partie du personnel spatial avait passé toute sa carrière sans percevoir ce parfum plus d’une fois. Certains ne l’avaient même jamais connu. Elle, au contraire, ne comptait plus les fois où elle l’avait senti. C’était un détail, sans doute, mais de ceux qui mettaient en relief les énormes investissements réalisés en argent, en ressources, en effort industriel et en personnel entraîné. Le Royaume stellaire de Manticore était sans doute la plus riche entité politique de toute la Galaxie par rapport à sa taille, mais Michelle détestait songer au déficit qu’il s’imposait en bandant chacun de ses muscles pour survivre. C’est moins cher que d’acheter un nouveau royaume, Mike, se dit-elle gravement avant de se secouer. Et il n’y a que toi qui sois assez perverse pour passer de « Bon sang, ce vaisseau a une odeur du tonnerre » à des inquiétudes concernant la dette nationale en trois dixièmes de seconde chrono. Ce qu’il te faut, c’est ton propre chat sylvestre. Quelqu’un comme Nimitz pour te botter le cul – ou te mordre l’oreille, ou je ne sais quoi – quand tu commences à déconner comme ça. « Malgré les radoubeurs et les pièces détachées éparpillés, il semble que ce soit un très beau vaisseau, commandant, dit-elle à Armstrong. — Oh oui, tout à fait ! Et je n’ai dû faire assassiner que trois concurrents pour être sûre d’en obtenir le commandement, acquiesça joyeusement son interlocutrice. — Trois seulement ? — Il y avait bien un autre candidat, admit Armstrong, pensive, mais il a demandé à être affecté ailleurs quand je lui ai fait remarquer ce qui était arrivé aux trois autres. Avec beaucoup de tact, bien sûr. — Oh, bien sûr. » Michelle parvint encore à ne pas ricaner, mais ce fut difficile. Peu de commandants de bord se seraient risqués à plaisanter aussi librement devant un vice-amiral qu’ils n’avaient jamais rencontré. Surtout un vice-amiral dont ils étaient le capitaine de pavillon. Cela ne gênait visiblement pas Armstrong, ce qui en disait long sur elle. Soit c’était un clown, soit elle avait assez confiance en ses compétences pour rester elle-même sans se soucier des conséquences. Et Michelle ne pensait pas qu’il s’agît d’un clown. Au fond, elle ressemble à Michelle Henke, admit-elle en elle-même. Mon Dieu, je me demande si l’escadre pourra survivre à deux numéros pareils. « Ah, nous y voilà », dit le commandant quand l’ascenseur s’arrêta et que sa porte s’ouvrit. Toutes les deux dépassèrent encore deux radoubeurs durant leur courte marche jusqu’à l’écoutille blindée du pont d’état-major de l’Artémis. Une bonne partie des travaux semblait tomber dans la catégorie « esthétique » – dissimulation de câbles électriques au sein des cloisons, peintures, éclairages et ainsi de suite – mais Michelle doutait de se montrer aussi décontractée qu’Armstrong si elle commandait un vaisseau censé partir pour une zone de guerre potentielle moins d’une semaine plus tard et encore enfoui sous un tel essaim d’ouvriers. Sur cette pensée, elle franchit l’écoutille et pénétra sur le pont d’état-major vaste et frais, à l’éclairage doux, qui s’étendait devant elle. Les quatre personnes qui l’y attendaient se mirent au garde-à-vous lorsqu’elle apparut. « Règle numéro un, déclara-t-elle d’une voix aimable. À moins que nous ne cherchions à impressionner un potentat étranger ou à convaincre un journaleux que nous gagnons bel et bien nos salaires princiers, nous avons tous mieux à faire que perdre du temps à nous prosterner devant mon auguste personne. — Bien, milady, répondit une blonde à l’aspect soigné qui mesurait au moins douze ou treize centimètres de moins qu’elle. — Règle numéro deux, continua l’amiral en lui tendant la main, on m’appelle madame, pas milady, à moins que le potentat ou le journaleux en question ne soient présents. — Bien, madame, dit l’autre femme. — Et je suis contente de vous voir aussi, Cindy. — Merci. Même si, après ce qui s’est passé sur Solon, je ne m’attendais pas à vous revoir de sitôt, déclara le capitaine de vaisseau Cynthia Lecter. — Nous sommes deux, admit Michelle. Voici Gwen Archer, mon ordonnance », continua-t-elle en faisant signe à l’intéressé d’avancer. Elle sourit en voyant Lecter froncer le sourcil devant le prénom. « Et que son expression innocente ne vous trompe pas. Il a fini quatorzième de sa classe de tactique et il vient d’assumer une affectation d’officier tactique subalterne sur un croiseur lourd. » Elle décida de ne pas expliquer quand et comment s’était déroulée ladite affectation. Cindy faisait assez bien son travail pour découvrir cette information – ainsi que la raison du surnom d’Archer – sans qu’on eût besoin de la lui offrir sur un plateau. Par ailleurs, cet entraînement lui serait profitable. Lecter ne sembla pas perturbée que Michelle n’en dît pas davantage. Elle se contenta d’adresser un signe de tête et un sourire à Archer, lequel sourit en réponse, puis l’amiral se tourna vers le capitaine de frégate qui se tenait derrière son chef d’état-major, une femme considérablement plus grande, aux cheveux noirs. « Et voici sans doute le capitaine Adenauer, devina-t-elle. — En effet, madame », confirma l’intéressée en lui serrant à son tour la main. Elle était à l’évidence originaire de Sphinx, et son accent rappelait énormément celui d’Honor, quoique sa voix fût bien plus grave que le contralto de Michelle, sans parler du soprano de la duchesse Harrington. « J’espère que vous ne m’en voudrez pas de vous le dire, capitaine, reprit Michelle, mais votre accent m’est terriblement familier. — Sans doute parce que j’ai grandi à trente kilomètres de Twin Forks, madame, répondit Adenauer en souriant. De l’autre côté de la ville par rapport à la duchesse Harrington. Mais nous sommes cousins au… cinquième degré, je crois. Quelque chose comme ça, en tout cas. Il faudrait que je demande à ma mère pour avoir plus de précision, mais à peu près tous les gens qui naissent à Duvalier sont parents d’une manière ou d’une autre. — Je vois, acquiesça Michelle. Eh bien, j’ai rencontré le père et la mère de Sa Grâce et, si leur niveau de compétence tient de famille, je pense que vous et moi devrions très bien nous entendre, capitaine. — Être parent de la « Salamandre » est en fait une manière de fardeau karmique, madame. Surtout pour un officier tactique. — Vraiment ? » L’amiral gloussa. « Être son officier tactique ou son second aussi. Deux positions que j’ai occupées dans les ombres indistinctes de ma propre jeunesse. — En parlant d’officiers tactiques, intervint Armstrong, puis-je vous présenter le mien, Wilton Diego ? — Capitaine Diego », dit Michelle en tendant à nouveau la main, espérant que l’intéressé n’eût pas remarqué la pointe de douleur aiguë, mordante, qu’elle venait de ressentir. Ce n’était pas la faute de Diego, mais son nom de famille lui rappelait son dernier capitaine de pavillon, Diego Mikhailov. Par bonheur, ce capitaine de frégate trapu, aux épaules larges, avait le teint aussi pâle que Lecter et les cheveux aussi roux qu’Archer. Il ne ressemblait en rien à Mikhailov. Par ailleurs, s’il avait constaté son petit sursaut, il ne le montra pas. « Amiral, dit-il en lui serrant fermement la main. — Je suis sûre que vous avez hâte – de même que le commandant – d’être débarrassé des radoubeurs, capitaine. — Vous ne vous trompez pas, mil… madame, répondit-il avec ferveur. Cela dit, le poste tactique est opérationnel. Je serais toutefois bien plus heureux sans les interférences qui arrivent aux moments les plus inopportuns. Quand un radoubeur coupe le courant parce qu’il lui faut changer un élément de chauffage dans les circuits d’assainissement, ça retire un peu de réalisme aux simulations. — Je sais, dit Michelle avec une compassion soigneusement mesurée. — Et voici Ron Larson, mon second, continua Armstrong en faisant signe au quatrième et dernier officier de s’avancer. — Capitaine Larson. » La poignée de main de Larson était aussi ferme que celle de son commandant, bien qu’il mesurât une demi-tête de moins. Aussi brun qu’Adenauer, il avait les yeux d’un curieux gris ardoise et portait une barbe luxuriante quoique taillée avec soin qui lui donnait un vague air de pirate. Quelque chose en lui, elle n’aurait su dire quoi, rappelait à Michelle Michael Oversteegen. Avec de la chance, ce ne serait pas une arrogance inaltérable. Elle avait toujours apprécié Oversteegen et respecté ses compétences, mais cela ne signifiait pas qu’elle aimât tous les aspects de sa personnalité. « Amiral du Pic-d’Or », répondit Larson tandis que cette pensée la traversait, et il devint évident que, quel que fût le point commun des deux hommes, ce n’était pas une morgue aristocratique. Pas avec ce timbre grondant des montagnes de Gryphon, assez sonore pour scier du bois. « Laissez-moi deviner, dit-elle avec un petit rire. Le capitaine Adenauer a grandi à cinquante kilomètres de la duchesse Harrington, et vous, vous avez été élevé à cinquante kilomètres de ce qui est devenu le duché de Harrington, c’est bien ça ? — Non, madame, fit Larson avec un sourire, en fait je suis né et j’ai été élevé de l’autre côté de la planète. Cela dit, elle est assez petite. — Presque un voisin », acquiesça Michelle. Elle lui lâcha la main, recula d’un pas et s’adressa à l’ensemble de ses officiers. « D’ici quelques minutes, je vous demanderai de me faire faire une visite guidée. J’avais Michael Oversteegen et le Victoire originel dans ma dernière escadre, donc je connais les grandes lignes de la classe, mais je suis sûre que l’Artémis abrite des nouveautés et je veux toutes les voir. J’aimerais cependant d’abord vous dire quelques mots à propos de notre mission telle que je la comprends pour le moment. » Les sourires cédèrent la place à des expressions sobres et concentrées. Voir ses subordonnés changer de longueur d’ondes en même temps qu’elle lui inspira une approbation mentale. « J’ai une réunion prévue avec les services de l’amiral Givens demain matin à l’Amirauté, continua-t-elle. Cindy, j’aimerais que le capitaine Armstrong et vous m’accompagniez. Et j’ai une autre réunion le lendemain, cette fois avec l’amiral Hemphill, à ArmNav. — Bien, madame, dit Lecter, tandis qu’Armstrong acquiesçait. — Je ne m’attends pas à de gros imprévus, reprit Michelle. D’un autre côté, il m’est arrivé par le passé d’être surprise. J’admets même qu’une fois ou deux je me suis fait mordre le derrière. En supposant que ça n’arrive pas dans le cas présent, toutefois, les paramètres fondamentaux de nos ordres sont assez clairs. Nous espérons sûrement tous que le sommet entre Sa Majesté et la présidente Pritchart donnera de bons résultats. Hélas ! nous ne pouvons pas y compter. Et, hélas ! également, nous ne serons pas là quand ça se produira – si ça se produit. Au lieu de cela, nous serons dans le Quadrant de Talbot, à agiter le drapeau et à nous assurer qu’aucune âme mal intentionnée ne nous cause d’autres ennuis. » Je ne doute pas que vous vous soyez tenus au courant des événements du Talbot. Au vu des changements politiques qui s’y sont produits, nous devons prendre l’habitude d’appeler l’amas par son nouveau nom, le Quadrant, mais je crains que cela ne change aucune des réalités déplaisantes de la région. Jusqu’à ce que l’état-major se réunisse et que nous recevions nos instructions définitives, nous ne pourrons pas planifier grand-chose, mais je sais depuis longtemps que, plus on est nombreux à étudier un problème, plus il y a de chances pour que quelqu’un pense à quelque chose qui n’a pas effleuré les autres. Je voudrais donc que vous réfléchissiez aux questions suivantes. » D’un point de vue militaire, notre responsabilité principale sera d’assurer l’intégrité physique du Quadrant, de protéger la vie, la personne et les biens des nouveaux sujets de Sa Majesté. Et cela, mesdames et messieurs, contre n’importe quelle menace, de qui – et d’où – qu’elle vienne. Pour être sûre de bien me faire comprendre, je vous précise que cela inclut spécifiquement la Ligue solarienne. » Elle croisa tous les regards tour à tour. Il n’y avait plus le moindre sourire sur le pont d’état-major. « L’amiral Caparelli, le comte de Havre-Blanc et le baron de Grandville ont été parfaitement clairs, continua-t-elle au bout d’un moment. Nul ne veut d’une escarmouche avec la Ligue. Dieu sait qu’une guerre contre les Solariens est la dernière chose dont nous avons besoin. Mais l’Assemblée constituante de Fuseau a ratifié la Constitution de l’amas, y compris tous les amendements souhaités par Sa Majesté. En conséquence, les citoyens représentés par cette assemblée sont désormais manticonens, mesdames et messieurs, et ils seront défendus en tant que tels par la Flotte de la Reine. » Elle marqua une nouvelle pause pour laisser à ses interlocuteurs le temps d’assimiler ses propos. « Notre deuxième responsabilité militaire, reprit-elle ensuite, sera de procurer le soutien que pourront demander au vice-amiral Khumalo la baronne de Méduse ou n’importe lequel des gouvernements planétaires du Quadrant. Malgré la ratification, nous avons de bonnes raisons de penser que la campagne terroriste du système de Faille n’est pas achevée. Le groupe a subi de graves revers et perdu beaucoup de ses capacités, mais ces gens-là sont emplis de colère. Les terroristes eux-mêmes – en particulier leur chef et leurs principaux responsables – sont probablement encore plus furieux qu’ils ne l’étaient, à présent que la Constitution a été ratifiée par leur parlement, et ils ont donc peu de chances de s’acheter une conduite. Je m’attends en revanche à ce que la colère qui poussait quiconque n’appartenant pas à ce comité central commence à s’évanouir une fois entrés en vigueur au sein des couches populaires les articles de la Constitution concernant les droits civils. Je crois aussi que la croissance économique dont va bénéficier le Quadrant tout entier dans un avenir proche érodera encore plus le soutien à Nordbrandt et à ses fanatiques du FLK chez qui voyait en eux des combattants de la liberté ou un mouvement de libération plutôt que des meurtriers de sang-froid. Cela va toutefois prendre un peu de temps, et Sa Majesté préférerait certainement qu’aussi peu que possible de ses nouveaux sujets soient tués par ces idiots dans l’intervalle. » Notre troisième responsabilité sera de jouer notre rôle de première brigade des pompiers de la baronne de Méduse et du vice-amiral Khumalo. Bonne nouvelle, nous allons assister à une augmentation régulière du nombre d’unités légères au sein de l’amas. Il est prévu de déployer assez de BAL pour en fournir au moins un groupe à chaque système stellaire, afin d’assurer une prévention élémentaire de la piraterie et un soutien aux douanes locales en raison de l’accroissement de la circulation attendue dans la région. Ce projet ne se réalisera pas avant un moment, car la Huitième Force et la défense du système de Manticore ont grand besoin de porte-BAL. Dès que ces derniers pourront être libérés, toutefois, ils se mettront en route. En attendant, il appartiendra à nos unités de couvrir les systèmes les plus exposés. » Voilà qui mènera quasi inévitablement à une dispersion de nos forces mais, dans l’avenir immédiat, nous n’y pouvons rien. Par ailleurs, malgré l’expérience de la Spatiale en matière de protection du commerce et de défense des systèmes, nous n’avons encore jamais dû assurer la sécurité d’une nation stellaire répartie sur un tel volume d’espace, aussi devrons-nous inventer une partie des règles en jouant. Dans un premier temps, nous allons donc être un peu gênés aux entournures mais, à tout le moins, tout le monde est au courant, et l’Amirauté fera de son mieux pour nous procurer les outils dont nous aurons besoin : nous attendons au moins deux flottilles complètes des nouveaux vaisseaux de classe Roland, ainsi que des Victoires et des Saganamis-C supplémentaires. Les Agamemnons rejoindront la Première, la Troisième et – surtout – la Huitième Forces, mais nous aurons les Victoires en compensation. » Elle s’interrompit en voyant Adenauer lever la main. « Oui, Dominica ? — Vous voulez dire que tous les Agamemnons sont envoyés sur le front, madame ? — Exactement. Les Victoires ont été conçus pour ce genre de mission. Nous sommes plus gros que les Agamemnons, nous avons des équipages plus importants et plus de fusiliers. Et nous ne sommes pas conçus spécifiquement pour les capsules. Les Agamemnons peuvent charger les leurs avec des Mark 23, alors que nous sommes limités aux Mark 16. » Son interlocutrice hocha la tête, bien qu’elle ne vît manifestement pas en quoi ce point était significatif, compte tenu du rôle traditionnel et de la doctrine tactique des croiseurs de combat. Cependant, le capitaine Adenauer était encore moins informé du système de contrôle de feu Apollon que ne l’avait été le contre-amiral Henke avant la bataille de Solon… et considérablement moins que le vice-amiral ne comptait l’être d’ici quelque deux jours. Et ce n’est pas le moment de lui en parler, songea Michelle. « Selon moi, un autre aspect du raisonnement de l’Amirauté est que les Havriens disposent aussi de MPM, alors que ce n’est pas le cas des Solariens – du moins autant que nos services secrets aient pu nous l’apprendre. Les dernières modifications des têtes laser vont considérablement augmenter la puissance des Mark 16, lesquels, si nous affrontons les Solariens, auront aussi une portée bien supérieure à celle de tous leurs missiles. Ce qui n’est malheureusement pas le cas en ce qui concerne Havre. » Comme Adenauer hochait à nouveau la tête, cette fois plus fermement, Michelle haussa les épaules. « À moins que les plans actuels ne changent – et Dieu sait que ça risque d’arriver –, nous verrons un total d’au moins deux, sans doute trois, escadres de Victoires dans l’amas au cours des prochains mois. Et, toujours à la même condition, elles seront réunies en ce qui s’appellera la Dixième Force. Si j’ai bien compris, le vice-amiral Khumalo demeurera commandant de la base de Talbot, dans laquelle sera intégrée la totalité du Quadrant. La Dixième Force tout juste activée en sera la composante spatiale principale, dont l’Artémis deviendra le vaisseau amiral. » Les yeux de Cynthia Lecter s’écarquillèrent et Michelle retint une envie de rire devant son expression. La sienne propre, quand Cortez et le Premier Lord de la Spatiale Caparelli lui avaient dévoilé cette petite surprise supplémentaire avait été bien plus abasourdie. De prisonnière de guerre à commandant de force en un bond agile, songea-t-elle. Que serait la vie sans ces petites surprises pour nous tenir éveillé ? « C’est, euh… la toute première fois que j’entends dire ça, madame, lâcha le capitaine Armstrong au bout d’un moment. — J’ai dit que les plans étaient susceptibles de changer, commandant, fit-elle remarquer. Malgré cette réserve, je dois admettre que l’amiral Caparelli et l’amiral Cortez m’ont affirmé ne pas s’attendre à ce que cet aspect-là change. Je le mentionne à ce stade parce que nous devons tous commencer à réfléchir en dehors du contexte de l’escadre unique. Pas dans l’immédiat, bien sûr, mais je tiens à ce que nous nous rappelions ce qui arrive à l’horizon – et pas seulement en raison des implications quant à nos responsabilités. Quand nous commencerons à nouer des relations avec les Talbotiens – ainsi, d’ailleurs, qu’avec tous les Solariens du voisinage –, ce devra être en sachant que, d’ici très peu de temps, vous serez respectivement capitaine de pavillon et officiers d’état-major non d’une escadre de croiseurs de combat mais de toute une force. Il nous faut prendre garde au type de rapports que nous établissons avec les Talbotiens, et nous montrer dès le départ à la fois fermes et prudents en ce qui concerne les Solariens. » Des têtes se hochèrent gravement et Michelle leur rendit la pareille. « Outre les aspects purement militaires de nos devoirs dans le Talbot, continua-t-elle, il existe des aspects diplomatiques. Pour le moment, hélas ! les deux sont assez… intimement liés, dirons-nous. Non seulement cela, mais tout le Quadrant se trouve dans une période de transition. Nous allons néanmoins devoir mener quelques missions surtout diplomatiques, même si, officiellement, tous les systèmes stellaires ayant ratifié la Constitution sont désormais membres de l’Empire stellaire de Manticore. » Elle se demanda si cette dernière appellation paraissait aussi bizarre aux oreilles de ses auditeurs qu’aux siennes. « Il va leur falloir du temps pour s’adapter à leurs nouvelles relations avec nous et les uns avec les autres, continua-t-elle. En attendant, nous allons donc encore jouer un rôle évoquant celui d’arbitre entre des entités indépendantes. Il nous faut cependant nous comporter de manière à indiquer clairement qu’en ce qui nous concerne l’annexion est un fait accompli. Et il est tout aussi important de le faire comprendre aux systèmes stellaires – et aux flottes – de quiconque n’a pas ratifié la Constitution. Je pense en particulier aux systèmes tels que la Nouvelle-Toscane, mais cela s’applique aussi à la Direction de la sécurité aux frontières et à la Ligue solarienne en général. » Et, bien sûr, à nos très nombreux moments perdus, nous remplirons toutes les petites fonctions qui incombent à une flotte : chasser les pirates, interdire le commerce d’esclaves et, en règle générale, contrarier le plus possible ces salopards de Mesans, mettre à jour les cartes, explorer de possibles dangers pour la navigation, assister les vaisseaux en détresse, porter secours aux victimes de catastrophes, et tout ce qui pourra se présenter d’autre. » Des questions ? » Les cinq officiers s’interrogèrent du regard durant plusieurs secondes puis reportèrent leur attention sur elle. « Je pense que tout est raisonnablement clair, madame, dit Armstrong. Notez bien que je n’ai pas dit que ça avait l’air facile, juste clair. — Oh, croyez-moi, commandant, si j’avais entretenu le moindre soupçon que l’Amirauté, dans sa grande bonté, voulait confier une mission simple à une prisonnière de guerre récemment libérée, il aurait été balancé dans l’espace lors du premier briefing que m’a donné l’amiral Givens. Et, après celui de demain, vous serez tous aussi conscients que moi de la masse de travail qui nous attend. Cela dit, je suis sûre que jouer avec les nouveaux vaisseaux à mesure qu’ils seront mis à notre disposition sera amusant. Malheureusement, une autre chose dont je suis sûre, c’est qu’aucun de nous ne volera sa solde. » CHAPITRE DOUZE Michelle Henke s’adossa dans son siège confortable auprès de Gervais Archer tandis que sa pinasse se séparait du hangar d’appontement numéro un du HMS Artémis, roulait sous l’effet de gyrostats et réacteurs de manœuvre, pointait le nez vers la planète Manticore puis branchait les réacteurs principaux. Elle n’avait d’autre choix que cette propulsion puisque l’Artémis était toujours relié à la HMSS Héphaïstos par une complexe tapisserie de tubes à transport de personnel et de matériel, et que les règles de vol en vigueur interdisaient aux véhicules en partance, même petits, l’usage des impulseurs en deçà de cinq cents kilomètres de la station spatiale – ce qui représentait bien des fois le périmètre de menace des bandes gravitiques de la pinasse, mais nul n’était enclin à prendre des risques avec le premier centre industriel orbital du Royaume stellaire. En ce qui concernait les vaisseaux grands ou petits à l’arrivée, cette distance de sécurité devenait d’ailleurs de dix mille kilomètres. Michelle se rappelait l’époque où Héphaïstos ne mesurait qu’à peine plus de vingt kilomètres de long, mais cette époque-là était loin. L’agglomération inélégante de plateformes à marchandises, de locaux destinés au personnel, de lourds modules de fabrication et de chantiers spatiaux associés, tous collés à l’épine centrale de la station, s’étendait à présent sur plus de cent dix kilomètres le long de son axe principal. Plus de sept cent cinquante mille personnes y vivaient et y travaillaient – sans compter les équipages de vaisseaux et autres occupants provisoires – et son activité frénétique devait être observée pour être crue. Vulcain, en orbite autour de Sphinx, était presque aussi grande et tout aussi bouillonnante. Weyland, la plus petite station spatiale du Royaume stellaire, orbitait autour de Gryphon et était en fait la plus industrieuse des trois, compte tenu de l’intense activité de recherche et de développement hautement confidentiels qu’elle abritait. Ces trois stations représentaient le cœur et l’âme industriels du système binaire de Manticore. Les vaisseaux d’extraction de ressources exploitant les ceintures d’astéroïdes, ainsi que les fonderies et raffineries en espace profond chargées de les transformer, étaient éparpillés dans le vaste volume du système, mais les stations spatiales abritaient les lignes de production, les centres de fabrication et le personnel hautement qualifié qui les faisaient fonctionner. La seule idée de ce que des bandes gravitiques actives pourraient infliger à un tel assemblage suffisait à donner des cauchemars. Michelle n’appréciait guère de voir son vol allongé par les restrictions légales mais elle ne s’en plaignait pas et elle entretenait assez peu de sympathie pour ceux qui s’en plaignaient. Car il y en avait, bien sûr. Il y en avait toujours, dont certains qui portaient le même uniforme qu’elle et auraient vraiment dû comprendre la raison de ces restrictions. La plupart étaient toutefois des civils, et elle avait entendu plus d’un cadre de haut niveau déblatérer sur les règles d’approche d’Héphaïstos et les règles d’approche planétaire en général. Bande d’idiots, songea-t-elle en regardant par la baie d’observation, tandis que les réacteurs à fusion de la navette la poussaient vers Manticore au rythme régulier (quoique poussif) de neuf gravités. Il ne faudrait qu’un malade mental comme un des fanatiques masadiens qui ont attaqué Ruth en Erewhon pour amener une pinasse avec un impulseur actif à portée d’éperonnage de la station ! En outre, se dit-elle encore en jetant un bref coup d’œil au jeune lieutenant assis près d’elle, tant que nous n’aurons pas compris comment diable Havre a pu contrôler Tim Meares, nous ne serons pas sûrs que la même mésaventure ne pourrait pas arriver à un pilote de navette. Le pauvre connard aux commandes n’aurait donc même pas besoin d’être volontaire. Bon Dieu ! Il ne se rendrait sans doute même pas compte de ce qu’il fait avant qu’il ne soit trop tard. La pensée ne lui avait pas plus tôt traversé l’esprit que son œil surprit la subtile distorsion de bandes gravitiques bien plus imposantes que celle d’une pinasse. Elles étaient au moins de la taille de celles d’un supercuirassé… et elles ne se trouvaient pas à plus de deux cents kilomètres du périmètre de la station. Michelle se tendit mais se décontracta presque aussi vite lorsqu’elle vit un second vaisseau s’écarter régulièrement – et rapidement – d’Héphaïstos derrière quiconque générait ces bandes, et comprit de quoi il s’agissait. Ma foi, toute règle a ses exceptions, se dit-elle. Mais même les remorqueurs ont reçu l’ordre d’opérer des changements opérationnels depuis que Havre a tenté d’assassiner Honor. Les remorqueurs du service royal d’Astrocontrôle étaient seuls autorisés à s’approcher autant d’une station spatiale en impulsion. Ils étaient aussi seuls, en dehors des vaisseaux de guerre de la Flotte de Sa Majesté, à avoir le droit de prendre ou de quitter ainsi une orbite planétaire. La circulation marchande manticorienne pouvait conserver ses bandes gravitiques jusqu’à dix mille kilomètres de Manticore, Sphinx ou Gryphon, à condition d’avoir un certificat SRA valide. Même ces vaisseaux-là étaient toutefois priés de réduire leur vitesse d’approche sous un Plafond de cinquante mille km/s lorsqu’ils arrivaient à la distance de deux minutes-lumière, et aucun n’était autorisé à quitter les lieux en impulsion avant de s’être éloigné d’au moins dix mille kilomètres de son orbite de garage. Les vaisseaux marchands d’autres nationalités – même ceux des alliés proches tels que Grayson – n’étaient quant à eux autorisés à approcher à moins de deux minutes-lumière et demie qu’après avoir branché leurs réacteurs, et cette règle n’avait connu aucune exception depuis l’attaque contre Honor. Ce qui nous a valu quelques échanges furieux entre le SRA et certains « réguliers » de la ligne Manticore-Grayson, songea Michelle. En majorité de la part des nôtres, d’après ce que disait l’amiral Grimm. L’amiral Stephania Grimm, l’actuel commandant du SRA du nœud, sortait de la Spatiale et son frère cadet avait servi avec Michelle Henke à bord d’un cuirassé, le Persée, il y avait bien trop longtemps. Toutes les deux s’étaient rencontrées au cours d’un dîner, trois ou quatre semaines après la libération de Michelle, et – inévitablement – s’étaient retrouvées dans un coin à parler boutique. Grimm n’était pas, et de loin, contrainte de supporter autant de conneries que le Contrôle de la circulation planétaire, mais elle avait en revanche bien plus de passage à gérer. En fait, en une nation stellaire dont l’incroyable richesse se fondait autant sur sa flotte marchande, fort peu de vaisseaux hypercapables s’approchaient de Manticore ou de Sphinx, même dans des conditions normales. Il était bien plus logique, pour les cargos à l’arrivée ou au départ, de profiter des entrepôts et plateformes de service associés au nœud. Même les vaisseaux qui n’empruntaient pas le nœud lui-même – il y en avait un certain nombre, en partance pour des destinations plus proches – gagnaient énormément de temps et d’argent grâce à ces établissements, sans aucun doute les plus vastes, performants et compétents de la Galaxie. Les appareils et navettes de transport qui reliaient le nœud et les planètes du système étaient beaucoup plus petits que les léviathans voyageant entre les étoiles et constituaient un moyen bien plus efficace de faire accomplir à la plupart des cargaisons la dernière étape de leur voyage. C’étaient ces transporteurs qui, selon Grimm, se plaignaient avec le plus de véhémence des nouvelles règles du SRA. Avant d’être autorisés à s’approcher d’une planète, un pilote de navette ou, à plus forte raison, les astrogateurs et timoniers des plus gros cargos sur courte distance devaient obtenir des certificats et subir des contrôles d’antécédents ainsi que des évaluations physiques et mentales de routine, le tout devant en outre rester à jour. Compte tenu de tout cela, certains se vexaient qu’on ne semblât plus leur faire confiance pour réaliser ces approches en impulsion. Et certains armateurs n’appréciaient nullement la nouvelle réglementation « selon laquelle deux pilotes d’approche planétaire certifiés devaient être présents sur la passerelle à tout moment, ce qui augmentait les frais. Ma foi, ça ne me dérange pas, dit Michelle. Je crois que, parfois, ils oublient à quel point un vaisseau à impulseur est dangereux. Peut-être parce qu’ils passent tellement de temps dans l’espace que, pour eux, c’est une pure routine, mais ils devraient se rappeler que même un vaisseau assez petit pourrait se changer en tueur de dinosaures venu de l’Enfer s’il le voulait réellement. Elle frissonna intérieurement à l’idée de ce qu’un simple cargo de cent mille tonnes pourrait provoquer s’il frappait, disons, Manticore à vingt ou trente mille kilomètres par seconde. Une explosion de dix tératonnes réduirait plus ou moins à néant la valeur de l’immobilier local. Michelle n’était pas historienne, pas autant qu’Honor, mais l’amiral Grimm, qui avait vu toutes les analyses et recommandations du SRA, lui avait dit que pareil impact aurait environ seize fois la puissance destructrice du météorite censé avoir provoqué l’extinction des dinosaures de la Vieille Terre. Puisque le danger représenté par son vaisseau était enfoncé dans la tête de tout pilote d’approche planétaire certifié SRA dès le premier jour de sa formation, les imbéciles qui se plaignaient auraient dû comprendre pourquoi les nouvelles règles « y compris celle des « deux hommes » – étaient en vigueur. Particulièrement après ce qui était arrivé à Tim Meares. J’aimerais qu’on en sache plus – bon Dieu, j’aimerais qu’on sache tout – sur la manière dont ils sont arrivés jusqu’à lui. Et pas seulement parce que je l’aimais beaucoup, songea Michelle – nullement pour la première fois – en jetant un nouveau coup d’œil au jeune homme assis près d’elle et en se rappelant l’énergie juvénile et les promesses de l’officier d’ordonnance assassiné d’Honor. Et j’aimerais aussi savoir si la même « programmation » aurait pu lui faire faire autre chose… par exemple jeter une pinasse au centre-ville d’Arrivée à quelques milliers de km/s. Jusqu’à ce que nous ayons la réponse à ces deux questions, je ne crois pas que quiconque doive prendre ou quitter l’orbite de Manticore en impulsion. À part les vaisseaux de la Spatiale et les remorqueurs, bien sûr. Il n’y avait jamais eu assez de remorqueurs, et la situation était encore pire à présent. Traditionnellement, trois remorqueurs prêts à l’emploi étaient assignés à chacune des stations spatiales de Manticore. En fait, il y en avait sept – assez pour que trois restent continuellement en service, trois autres en réserve et le dernier en réparation ou révision. Malgré l’usure imposée, leurs noyaux d’impulseur étaient toujours chauds, prêts à entrer en service instantanément. En dépit de leur assez petite taille, ces vaisseaux disposaient d’impulseurs extrêmement puissants, ainsi que de gargantuesques rayons tracteurs, si bien qu’un seul d’entre eux pouvait aisément, au besoin, traîner la masse inerte de deux, voire trois supercuirassés. Et, si leurs noyaux étaient chauds en permanence, c’était que, parmi leurs responsabilités, figurait la garde des stations spatiales. Même sans contrôle ésotérique des esprits susceptible de causer une collision délibérée, la possibilité d’une collision accidentelle existait quand les appareils manœuvraient aux réacteurs pour s’amarrer à la station. Chaque fois qu’un vaisseau approchait ou s’éloignait d’Héphaïstos, de Vulcain ou de Weyland, un des remorqueurs se tenait prêt à intervenir. Tous étaient en outre susceptibles de bondir sur le moindre débris spatial. Seuls les commandants et timoniers les plus expérimentés se voyaient confier les remorqueurs du SRA, et ils appliquaient toujours la règle des « deux hommes » pour des raisons que l’amiral Henke jugeait évidentes. Ces derniers temps, compte tenu de toutes les restrictions supplémentaires, la demande pour leurs services avait toutefois grimpé de manière astronomique. Michelle eut une moue intérieure en remarquant le jeu de mots qu’elle venait de s’infliger, mais cela n’invalidait pas sa pensée. D’après Grimm, ses homologues du Contrôle planétaire auraient eu besoin d’au moins une fois et demie le nombre de remorqueurs dont ils disposaient. La bonne nouvelle était que la construction accélérée de vaisseaux de guerre n’empêchait pas celle de quelques auxiliaires d’importance vitale : huit nouveaux remorqueurs seraient mis en service durant les deux mois T suivants. La mauvaise était qu’en dépit de ces unités nouvelles le nombre de vaisseaux devant bientôt quitter les chantiers dispersés aux abords de Manticore rendrait encore plus crucial le besoin d’autres remorqueurs. Par bonheur, je ne serai pas ici à ce moment-là. Mais j’aimerais vraiment qu’on comprenne comment les Havriens sont arrivés jusqu’à Tim. « Vingt minutes avant de nous poser, milady, l’informa le mécanicien navigant, et elle leva les yeux. — Merci, second maître », fit-elle en hochant la tête. « Amiral du Pic-d’Or ! » L’amiral Sonja Hemphill tendit la main en souriant quand Michelle et Gervais Archer furent introduits dans la salle de conférence de l’Amirauté. Hemphill – qui avait réussi, songea Michelle avec aigreur, à éviter de se faire appeler « amiral du Bas-Delhi » malgré sa succession à la baronnie du même nom – était le Quatrième Lord de la Spatiale de la Flotte royale manticorienne. Certains, sa visiteuse parmi eux, avaient été abasourdis (doux euphémisme) quand le Premier Lord de l’Amirauté, Hamish Alexander-Harrington (à l’époque Hamish Alexander tout court) avait choisi Hemphill pour son poste du moment. Tous les deux avaient été d’amers adversaires pendant des dizaines d’années. Le comte de Havre-Blanc était alors le champion et le chef de l’école « historique » estimant que le progrès technologique ne pouvait que modifier les valeurs relatives des réalités tactiques et stratégiques, elles-mêmes constantes. Cela étant, le véritable art de la stratégie et du commandement spatial était de comprendre la nature de ces réalités, afin de les appliquer le mieux possible à l’aide des outils disponibles, non de chercher un gadget magique qui les ferait disparaître. Hemphill, en revanche, quoique dotée de notablement moins d’ancienneté que Havre-Blanc, dirigeait la « jeune école », affirmant que le plateau – ou plutôt la « stagnation », comme préféraient dire ses membres – de la technologie militaire depuis deux siècles avait mené à une stagnation identique de la pensée stratégique et tactique. La solution, en ce qui les concernait, était de suivre la voie ouverte (plus ou moins) par l’introduction des têtes laser et de briser la stagnation matérielle, restructurant ainsi complètement stratégie et tactique. Voire rendant sans objet leurs aspects conventionnels. La lutte fratricide entre les tenants des deux écoles avait été… vigoureuse. Elle était aussi devenue, à l’occasion, terriblement personnelle, manquant peut-être un tout petit peu de correction professionnelle. En sachant que la survie du Royaume stellaire reposait sans doute sur la résolution la meilleure de cette controverse, il n’était pas surprenant que les esprits se fussent enflammés, supposait Michelle. Le caractère de Havre-Blanc était célèbre dans toute la Flotte avant même cette querelle, et Hemphill n’était pas non plus tout à fait une fragile violette : quoique les Alexander et les Hemphill eussent fréquenté depuis des générations les mêmes cercles sociaux, il y avait donc eu une époque où les maîtresses de maison d’Arrivée prenaient grand soin de ne pas les inviter aux mêmes réceptions. Au bout du compte, ils s’étaient tous les deux révélés avoir raison… et tort. La quasi-obsession d’Hemphill pour les nouveautés en matière d’armement ou de systèmes de commande et de contrôle avait pu laisser à certaines personnes l’impression d’avoir été « renversées par un camion sans être physiquement blessées », comme l’avait dit un de ses contemporains, mais elle avait aussi directement mené aux coms supraluminiques, aux capsules lance-missiles, aux nouveaux BAL, aux Cavaliers fantômes et, enfin, aux missiles à propulsion multiple et aux super-cuirassés porte-capsules. Malgré l’énorme augmentation du pouvoir destructeur représentée par ces nouveaux systèmes, les contraintes stratégiques et tactiques qu’affrontaient les commandants n’avaient pas disparu par magie. L’école historique avait cependant dû admettre que la nouvelle technologie en avait fondamentalement transformé les paramètres, au point de créer un tout nouveau paradigme tactique. Et il semblait bien qu’en chemin Havre-Blanc et Hemphill eussent appris à se tolérer l’un l’autre. Ou, au moins, à reconnaître que chacun avait des contributions primordiales à apporter. Et il ne nuit sans doute pas qu’Hamish soit Premier Lord et non Premier Lord de la Spatiale, songea Michelle en prenant la main tendue d’Hemphill. Ces temps-ci, il est la tête politique de l’Amirauté. Je sais qu’il déteste ça, qu’il se sent hors de son élément – voire dépassé –, mais cela signifie que tous les deux ont beaucoup moins d’occasions de se bouffer le nez. Cela dit, l’idée de la placer à la tête d’ArmNav était de lui, non de Tom Caparelli ou de Pat Givens, donc il est vraiment possible qu’il s’adoucisse sous l’influence d’Honor. Je suppose qu’il s’est produit des événements plus improbables quelque part dans la Galaxie. Peut-être. « Contente que vous ayez pu venir, continua Hemphill en escortant Michelle jusqu’au fauteuil qui l’attendait à la table de conférence. J’avais peur que vous n’ayez pas le temps, compte tenu de votre date de déploiement. » Archer les suivit, chargé de la petite mallette qui contenait son mini-ordinateur. Michelle n’avait pas été peu surprise quand ni le capitaine de frégate Hennessy, le chef d’état-major d’Hemphill, ni le garde personnel de cette dernière ne s’étaient opposés à la présence de la machine. Une des responsabilités d’un officier d’ordonnance était d’enregistrer et d’annoter les réunions, les conférences et le calendrier de son amiral, mais le sujet de cette réunion-là était si confidentiel que Michelle avait à moitié suppose qu’on ne lui permettrait même pas d’en parler toute seule, encore moins de prendre des notes. Apparemment, elle s’était trompée. « Je me réjouis aussi d’en avoir eu le temps, madame, répondit-elle avec un léger sourire. Heureusement, je dispose d’un état-major tout à fait correct : j’ai donc pu prendre quelques heures ici et là au lieu de régler personnellement tous les problèmes de l’escadre. À présent, mes subordonnés assomment eux-mêmes la plupart des hexapumas à mesure qu’ils sortent des broussailles. » Hemphill sourit à son tour, lui fit signe de s’asseoir puis prit place dans son propre fauteuil, à la tête de la table de conférence. Le lieutenant Archer attendit que les deux officiers généraux fussent assis pour prendre lui-même un siège. La patronne d’ArmNav ne frémit pas lorsqu’il sortit le mini-ordinateur de sa mallette et le configura en mode enregistrement. « Contente de l’entendre, dit-elle, sans même jeter un coup d’œil à Archer. J’ai cru comprendre que Bill Edwards travaille désormais avec vous. — En effet. » Michelle hocha la tête. « L’amiral Cortez m’a affirmé que j’avais de la chance de l’avoir, et j’en suis arrivée à la conclusion que – comme toujours – l’amiral avait raison. — Tant mieux ! » Le sourire d’Hemphill se fit bien plus large. Elle s’adossa dans son fauteuil et le fit pivoter légèrement pour faire face à sa visiteuse par-dessus la table ronde. « Bill est doué, dit-elle, très doué. J’aurais vraiment aimé le garder mais je n’ai pas pu le justifier. Ou plutôt, je n’ai pas pu justifier de lui faire un coup pareil. Il était avec nous depuis le grade d’enseigne de vaisseau de deuxième classe – à l’origine en tant qu’officier d’ordonnance du vice-amiral Adcock – et il aurait dû être muté depuis longtemps. En fait, il lui faut à présent un déploiement à bord d’un vaisseau dans son fichier 210 s’il ne veut pas être coincé au sol éternellement. Par ailleurs, je sais à quel point il en avait envie depuis des années, même s’il n’a pas passé son temps à se plaindre. Et puis, comme je le disais, il a toujours accompli avec beaucoup de compétence toutes les tâches qu’on a exigées de lui. — C’est aussi l’impression qu’il m’a faite », acquiesça Michelle, qui observait toutefois l’expression d’Hemphill avec plus d’attention. Les trois derniers jours trépidants semblaient avoir confirmé son inquiétude initiale qu’Edwards fût davantage un technicien qu’un combattant. Dans un sens, cela ne posait pas de problème : le département des communications avait bien moins de chances que d’autres de devoir prendre des décisions tactiques et les remarquables compétences du jeune officier dans les domaines du matériel et de l’administration ne faisaient aucun doute. Toutefois, elle continuait d’entretenir quelques inquiétudes. « Je me dis parfois que Bill aurait été plus heureux dans la voie tactique, continua Hemphill, à la surprise relative de son interlocutrice, qui venait de penser le contraire. Je crois qu’il aurait pu s’y révéler très bon. Le problème étant qu’il n’est pas seulement très bon mais tout à fait exceptionnel en matière de développement. Il n’est en aucun cas aussi versé en théorie pure que certains de mes subordonnés, et je ne crois pas qu’il se serait jamais senti à l’aise dans la recherche. Mais en développement, il possède un talent incroyable pour reconnaître les applications possibles des découvertes et adopter ce qu’il appelle le « point de vue du tireur » sur ce que nous devons faire. Par ailleurs, il est très impliqué dans le sujet que nous allons aborder aujourd’hui. » Son expression se fit soudain ironique. « Ce qui explique sans aucun doute pourquoi on l’envoie dans la direction opposée à celle du terrain où les nouveaux systèmes seront sûrement utilisés ! — Je ne savais pas qu’il était directement impliqué dans le développement d’Apollon, dit Michelle. Il n’a même pas tiqué lorsqu’il m’est arrivé de passer un peu trop près d’en parler au reste de l’état-major. — Ça ne m’étonne pas. Une de ses qualités est de savoir tenir sa langue. — Je viens de m’en rendre compte, madame. — Bon. » Hemphill haussa les épaules. « Je sais que Bill n’a pas l’air d’un guerrier classique, amiral. Pas tant qu’on ne le connaît pas, en tout cas. Et, comme je le disais, il sait tenir sa langue, si bien qu’il ne va pas astiquer son image en lâchant des remarques sur tous les exploits qu’il a accomplis pour le compte des services tactiques de la Hotte pendant qu’il travaillait à ArmNav. Toutefois, il a bel et bien réalisé quelques travaux de grande qualité pendant qu’il était ici, raison pour laquelle je prends sur moi de vous en parler. Je suis sûre qu’il serait ennuyé de s’apercevoir que je l’ai fait mais, ma foi… » Elle laissa mourir sa voix sur un nouveau haussement d’épaules et Michelle hocha la tête. Autant qu’elle pût détester le jeu du favoritisme, elle n’avait aucun problème avec ce que venait de dire Hemphill. S’assurer que l’amiral dont il dépendait désormais connût votre haute opinion d’un subordonné qui vous avait bien servi était à des secondes-lumière des échanges de faveurs égoïstes ayant causé tant de tort à la FRM d’avant-guerre. « Je ne lui parlerai pas de cette conversation, madame, assura-t-elle. En revanche, je suis contente que nous l’ayons eue. — Parfait, conclut Hemphill, avant de se secouer légèrement, comme pour changer de vitesse mentale. Dites-moi, amiral du Pic-d’Or, que savez-vous pour l’instant d’Apollon ? — Très peu de chose, en fait. En tant que commandant d’escadre de la duchesse Harrington, j’ai été briefée – de manière très générale – sur ce que cherchaient à réaliser les services techniques, mais c’est à peu près tout. Juste assez pour me faire craindre de laisser échapper quelque chose lorsque j’étais… l’invitée des Havriens, pourrait-on dire. » Son hôtesse renifla devant ce ton ironique. « J’imagine que j’aurais eu les mêmes inquiétudes à votre place, dit-elle. D’un autre côté, quand nous en aurons terminé, vous en saurez sans conteste assez pour vous inquiéter de « laisser échapper » quelque chose. — Oh, merci beaucoup, madame, répondit Michelle – et cette fois, Hemphill éclata de rire. Mais, sérieusement, je ne suis pas du tout sûre que me briefer de manière détaillée à ce stade s’impose. Ne vous méprenez pas : je meurs de curiosité. Mais, comme le capitaine Edwards, je pars dans la direction opposée à celle du terrain où le système sera sans doute utilisé. Ai-je vraiment besoin d’en connaître les détails ? — Excellente question. Pour être franche, j’adorerais garder cette histoire bien au chaud dans un petit placard obscur, quelque part – de préférence sous mon lit –, jusqu’à ce qu’on s’en soit servi pour de bon. Nos tests prouvent que nous avons notablement sous-estimé les implications tactiques dans nos projections d’origine, et la crainte des fuites m’a valu un certain nombre de cauchemars. Toutefois, même si ça paraît idiot, nous avons une bonne raison de vous briefer à ce sujet. — Vraiment ? » Michelle tentait de cacher son scepticisme mais craignait de n’y guère parvenir. « Compte tenu des possibilités offertes par le sommet entre Sa Majesté et Pritchart, il est possible que nous connaissions un cessez-le-feu, voire même un accord de paix à long terme avec Havre, reprit Hemphill. Dans ce cas, nous n’aurons pas besoin d’Apollon contre la République. Mais il est tout à fait possible que nous en ayons besoin dans le Talbot si la situation s’y détériore autant qu’elle en court le risque. Et vous, amiral du Pic-d’Or, vous êtes le commandant désigné de la Dixième Force. On pense donc, à l’Amirauté, que, si nous en arrivons à transférer dans l’amas des vaisseaux équipés d’Apollon, il serait préférable que leur commandant connaisse les capacités du système. » Les yeux de Michelle s’étaient étrécis. Elle n’avait pas songé à cette possibilité, car il n’y avait aucun vaisseau du mur dans l’ordre de bataille prévu pour la Dixième Force. Or ses connaissances sur Apollon, certes incomplètes, lui suggéraient qu’il ne pourrait être utilisé que par des vaisseaux du mur munis de Serrures. Les Victoires et les Agamemnons étaient tous équipés ainsi mais leurs plateformes étaient bien plus petites que celles des supercuirassés, et elle avait l’impression que seuls ces derniers possédaient la capacité d’accueillir les Serrures modifiées pour le supraluminique dont avait besoin le nouveau système. Puisqu’elle ne disposait d’aucun vaisseau du mur, elle avait déduit qu’elle n’utiliserait pas Apollon. Elle hocha cependant la tête, comprenant où son interlocutrice voulait en venir. « Je n’y avais pas songé ainsi, admit-elle. Est-ce que cette même hypothèse expliquerait pourquoi le capitaine Edwards a été mis à ma disposition ? — Ça… n’y est pas étranger. — Et aurai-je l’autorisation de briefer pleinement mon état-major à ce sujet ? — Naturellement, dit fermement Hemphill. Vous devez vous familiariser avec les capacités d’Apollon et ses possibilités tactiques. Pour cela, il va falloir vous en servir, au moins dans les simulateurs, et vous ne le pourrez pas sans mettre au courant votre état-major ni, d’ailleurs, votre capitaine de pavillon et son département tactique. Et, bien sûr… (elle jeta un coup d’œil à Archer) quand un amiral et son état-major savent quelque chose, il y a de grandes chances pour que son ordonnance l’ait su en premier. » Archer releva la tête pour lui lancer un bref coup d’œil mais elle se contenta de glousser et de secouer la tête. « Ne vous en faites pas, lieutenant. Vous faites exactement ce que vous êtes censé faire – en supposant que ce mini-ordinateur soit aussi sécurisé que je le suppose. Et ça ne sera sûrement pas le seul enregistrement électronique concernant Apollon à bord de l’Artémis. » Elle se retourna vers Michelle. « Avant que votre escadre ne se déploie, amiral, nous téléchargerons vers le département tactique de l’Artémis les mêmes simulations qu’utilise la duchesse Harrington avec la Huitième Hotte. — Parfait, dit Michelle sans dissimuler son soulagement. Bien sûr, d’après le peu que je sais déjà, je soupçonne qu’il sera frustrant d’effectuer les simulations sans disposer du matériel pour de bon. Je dois admettre, amiral, que vous créez de très chouettes jouets. — On fait ce qu’on peut, milady. » Hemphill agita la main avec modestie mais son interlocutrice vit que le commentaire lui avait fait plaisir. Ce qui n’était que justice, puisque les « chouettes jouets » en question étaient l’un des principaux facteurs grâce auxquels il y avait encore une Flotte royale manticorienne et un Royaume stellaire à servir. « Il est juste l’heure », continua la patronne d’ArmNav en consultant son chrono, avant de taper une brève commande sur la console de la table de conférence. Le visualiseur holo inclus dans la table s’anima, projetant l’image d’une dizaine d’officiers de la Spatiale sur la passerelle d’un simulateur tactique. Le capitaine de vaisseau assis dans le fauteuil de commandement leva les yeux en se rendant compte que la ligne de conférence électronique venait de s’activer. « Bonjour, capitaine Halstead, dit Hemphill. — Bonjour, madame. — Voici le vice-amiral du Pic-d’Or. Nous allons ce matin lui dire tout ce qu’il y a à savoir sur Apollon. — C’est bien ce que j’avais compris, madame, répondit l’officier avant de se tourner vers Michelle, respectueux. Bonjour, amiral. — Capitaine, répondit l’intéressée avec un signe de tête. — Je crois préférable de commencer par une description générale des capacités d’Apollon, reprit Hemphill. Ensuite, nous pourrons effectuer une ou deux simulations au bénéfice de l’amiral. — Très bien, madame. » Halstead fit pivoter son fauteuil afin que son image holo fît face à Michelle. « Pour l’essentiel, amiral du Pic-d’Or, Apollon représente une nouvelle étape dans la commande et le contrôle des missiles. C’est une extension logique d’autres projets, qui marie la technologie Cavalier fantôme aux plateformes Serrure et aux MPM en utilisant la dernière génération d’émetteurs-récepteurs à impulsions gravitiques. Sa fonction est d’établir des liens de contrôle pour les MPM à des distances considérables, en temps quasi réel. À trois minutes-lumière, le délai de transmission de commande et de contrôle d’Apollon n’est que de trois secondes, et il s’avère que nous avons pu obtenir une bande passante significativement plus importante que nous ne le prévoyions il y a seulement sept mois. En fait, nous en avons assez pour reprogrammer les projectiles de guerre électronique et leur imposer de nouveaux profils d’attaque en plein vol. Nous disposons donc d’une GE et d’une sélection de cible réactives, gérées par la pleine capacité de calcul d’un vaisseau du mur, avec un circuit de contrôle plus court que les systèmes de bord tentant de les contrer. » Michelle sentit ses yeux s’écarquiller. Au contraire de Bill Edwards, elle était bel et bien un officier tactique expérimenté, et les possibilités que semblait suggérer Halstead… « Nos projections initiales se fondaient sur l’installation d’un nouvel émetteur-récepteur par MPM, continua Halstead. À l’origine, nous ne voyions aucune autre possibilité, et cela aurait fait de chaque missile une unité indépendante des autres, ce qui semblait offrir la plus grande flexibilité tactique et aurait permis de les lancer à l’aide des tubes MPM standard ainsi que des capsules Mark 15 et Mark 17. Malheureusement, inclure des liens indépendants dans chacun nous aurait obligés à en retirer un étage de propulsion complet pour des raisons de place. Ç’aurait tout de même été valable, compte tenu de la précision et de la capacité de pénétration accrues qu’on prévoyait, mais le sentiment de l’équipe de développement était qu’on renoncerait à trop de performances en matière de portée. — Il s’agit d’une des suggestions de Bill, amiral, intervint doucement Hemphill. — Une fois que nous avons cherché le moyen de régler cette objection-là, continua Halstead, il est devenu clair que notre seul choix était soit d’ôter l’étage de propulsion, comme prévu à l’origine, soit d’ajouter un missile dédié, dont l’unique fonction serait de fournir le lien supraluminique entre les projectiles et le vaisseau qui les lance. Cela présentait plusieurs inconvénients potentiels mais permettait de conserver la pleine portée des MPM tout en exigeant très peu de modifications des Mark 23. En outre, à la surprise de plusieurs membres de l’équipe, utiliser un missile de contrôle dédié augmentait considérablement la flexibilité tactique. Cela permettait d’insérer des émetteurs-récepteurs plus performants – et d’une portée supérieure – ainsi qu’un noyau de traitement de données et d’IA plus performant. Les Mark 23 sont asservis au projectile de contrôle – le véritable Apollon – grâce à leurs systèmes luminiques standard, reconfigurés pour un maximum de bande passante plutôt que de sensibilité, et l’IA interne de l’Apollon gère ses missiles d’attaque tout en collectant et en analysant simultanément les données provenant de leurs capteurs intégrés. Il les transmet ensuite au vaisseau tireur, ce qui donne au département tactique de ce dernier une vue en gros plan et en temps réel de l’environnement tactique. » Cela fonctionne de la même manière dans l’autre sens. Le vaisseau tireur, en fonction des données qu’il reçoit, informe l’Apollon de ce qu’il doit faire, et l’IA intégrée ordonne à ses Mark 23 d’obtempérer. C’est la véritable raison pour laquelle notre bande passante effective a augmenté de manière consistante : nous ne cherchons pas à gérer individuellement des centaines, voire des milliers de missiles. Au lieu de cela, nous nous fions à un réseau dispersé de nœuds de contrôle, chacun bien plus capable de réfléchir tout seul que ne l’ont été tous les missiles du passé. En fait, si nous perdons le lien supraluminique pour une raison quelconque, l’Apollon passe en mode autonome, en se fondant sur les profils d’attaque chargés en lui avant le lancement et les ordres reçus les plus récents. Il est tout à fait capable de générer des commandes de pénétration et de ciblage entièrement nouvelles. Elles ne vaudront pas celles que lui transmettrait le département tactique d’un vaisseau du mur si le lien fonctionnait encore, mais, même s’il opère seul, nous estimons que ses performances s’accroissent d’environ quarante-deux pour cent, à distance extrême, par rapport à tous les missiles précédents ou, d’ailleurs, à nos Mark 23 dotés de liens télémétriques purement luminiques. » Comme Michelle hochait la tête, concentrée, Halstead toucha un bouton sur l’accoudoir de son fauteuil de commandement, faisant apparaître au-dessus de la table de conférence, entre elle et la passerelle du simulateur, les schémas de deux gros – et un très gros – missiles. Le capitaine désigna l’un d’eux à l’aide d’un curseur clignotant. « L’Apollon lui-même est d’une conception à peu près entièrement nouvelle mais, comme vous le voyez, les seules modifications apportées au Mark 23 sont assez mineures et pourraient être incorporées sans diminution des taux de production. » Le curseur se posa sur le plus gros des missiles. « Voici la variante destinée à la défense du système, provisoirement appelée Mark 23— D, bien qu’elle doive sans doute finir par être désignée sous le nom de Mark 25. C’est pour l’essentiel un Mark 23 allongé pour accueillir à la fois un quatrième impulseur et des barreaux amplificateurs plus longs, avec une focalisation gravifique améliorée pour augmenter encore le rendement des lasers. Ce sont les seuls composants nouveaux, donc la production ne devrait pas constituer un problème, quoique le système pour vaisseau ait pour le moment la priorité. » Le curseur passa au troisième missile. « En ce qui concerne l’Apollon lui-même – nous désignons officiellement la version pour vaisseau sous le nom de Mark 23— E, pour tenter de convaincre quiconque en entendant parler qu’il s’agit d’une simple amélioration de missile d’attaque –, la situation est un peu plus complexe. Comme je le disais, il s’agit d’une conception entièrement nouvelle, et nous allons provoquer quelques engorgements en lançant sa production massive. La variante pour la défense du système – le Mark 23— F – est aussi d’une conception toute récente. En dehors des propulseurs et des vases à fusion, nous avons dû commencer dans les deux cas par une feuille blanche, et nous avons rencontré quelques problèmes pour mettre au point les nouveaux émetteurs-récepteurs. Nous y sommes parvenus mais la production démarre tout juste. Le 23— F est à la traîne du 23— E, surtout parce que nous avons gonflé la sensibilité de l’émetteur-récepteur, en prévision de distances d’engagement plus longues, ce qui a augmenté plus que prévu les exigences volumiques, mais même le premier modèle sort des chaînes de production plus lentement que nous ne l’aimerions. Ajoutez à ça le besoin de convertir les plateformes de contrôle Serrure au standard Serrure-Deux, et vous comprendrez que cette technologie n’équipera pas toute la flotte dès demain. D’un autre côté… » CHAPITRE TEIZE « Nous avons l’autorisation de quitter la station, madame », déclara le capitaine Lecter. Michelle acquiesça aussi sereinement que possible et se demanda si elle cachait mieux son soulagement que Cindy. Vas-y, admets-le – au moins en toi-même. Tu ne croyais pas vraiment que tu tiendrais les délais, hein ? Bien sûr que si, se dit-elle sèchement. Maintenant ferme-la et tire-toi ! « Très bien », fit-elle à voix haute, avant de toucher un bouton sur l’accoudoir de son fauteuil de commandement, sur le pont d’état-major. Le petit écran de com montra immédiatement le visage du capitaine Armstrong. « Le contrôle d’Héphaïstos nous informe que nous pouvons partir, commandant. — Est-ce qu’ils auraient fait une remarque à propos de personnel manquant, madame ? demanda Armstrong sur un ton innocent. — À dire vrai, non. Pourquoi ? Y a-t-il quelque chose que je devrais savoir ? — Oh non, amiral. Rien du tout. — Je suis soulagée de l’entendre. En ce cas, je pense que l’amiral Blaine nous attend au terminus de Lynx. — Oui, madame. » Armstrong, devenue bien plus sérieuse, hocha la tête. « Je m’en occupe. — Bien. Je vous laisse donc faire. Henke, terminé. » Elle toucha à nouveau le bouton et l’écran se vida. Faisant pivoter son fauteuil, elle admira une nouvelle fois le vaste et splendide pont d’état-major de l’Artémis, avant d’observer l’immense répétiteur tactique. En général configuré pour une représentation schématique de l’espace entourant le vaisseau, mouchetée par les signaux lumineux des icônes tactiques, il l’était pour l’heure en mode visuel direct, grâce aux objectifs répartis sur la coque du grand croiseur de combat, si bien que Michelle vit se mettre en marche les réacteurs de proue de l’Artémis. Elle sentit deux millions de tonnes et demie d’acier de bataille, de blindage et d’armes se mettre à vibrer quand le vaisseau commença à reculer lentement pour échapper aux bras d’arrimage. Le moment où un vaisseau spatial entamait pour de bon son premier déploiement était toujours particulier. L’amiral doutait de pouvoir réellement expliquer pourquoi à qui n’en avait jamais fait l’expérience mais, pour qui l’avait faite, il n’existait rien de comparable. Cette sensation de nouveauté, de voir naître un être vivant, de regarder le tout dernier guerrier du Royaume stellaire faire ses premiers pas. Qui possédait une plaque de quille le comprenait sans besoin d’explications, savait que, quel que fut le destin qui attendait ce bâtiment, lui-même en faisait partie. Et que la réputation de ce vaisseau, pour le meilleur ou pour le pire, dépendrait des actes et de l’attitude de son premier équipage. Pourtant, ce moment était différent pour Michelle Henke. L’Artémis était son vaisseau amiral mais il n’était pas sien. Il appartenait à Victoria Armstrong et à son équipage, non à l’amiral qui se trouvait tout simplement à son bord pour agiter un drapeau. Elle se rappelait une chose que lui avait naguère dite sa mère : « À ceux qui reçoivent beaucoup, on prend beaucoup aussi. » Cela s’était révélé étrangement exact depuis qu’elle avait atteint le rang d’officier général. À l’école, elle savait déjà désirer cela. Commander une escadre, un groupe d’intervention voire toute une force était le domaine en lequel elle souhaitait exercer ses talents, se mettre à l’épreuve. Mais elle ignorait alors à quoi elle devrait renoncer pour y parvenir. Elle n’imaginait pas combien il lui serait douloureux de savoir qu’elle ne commanderait plus jamais elle-même un vaisseau de la Reine. Ne porterait plus jamais un béret blanc de commandant de bord. Oh, arrête de te lamenter ! se morigéna-t-elle tandis que s’élargissait peu à peu la distance entre la proue de l’Artémis et la station spatiale. Bientôt, tu vas leur demander de te reprendre l’escadre. Elle renifla, amusée, et se laissa aller dans son fauteuil alors qu’approchait un des remorqueurs en attente. L’Artémis coupa ses réacteurs et frémit à nouveau – d’une manière subtilement différente – quand les faisceaux tracteurs du remorqueur se verrouillèrent sur lui. Un instant, rien ne se produisit, puis il recommença d’accélérer, bien plus vite, quoique nullement autant qu’il l’aurait pu seul s’il avait eu le droit d’activer son impulseur si près de la station. Ni, d’ailleurs, aussi vite qu’aurait pu le déplacer le remorqueur sans de petites considérations irritantes telles que, mettons, garder l’équipage en vie. Sans impulseur, il n’était pas de recours possible au compensateur d’inertie, ce qui limitait l’équipage protoplasmique du vaisseau à l’accélération que supportaient ses plaques antigravité internes. Si l’on avait vraiment voulu forcer, et si l’escadre avait été prête à faire un effort, on aurait pu gagner au moins une centaine de gravités, mais ce n’était pas nécessaire. Nul n’était si pressé, et les vaisseaux modernes n’étaient pas conçus pour supporter très longtemps de lourdes accélérations. Les appareils eux-mêmes n’en auraient peut-être guère pâti, mais leur équipage, c’était une autre histoire. À tout le moins l’Artémis, le Romulus et le Thésée étaient les Seuls encore arrimés à l’une des stations, donc tu n’as pas eu à t’inquiéter de la disponibilité des remorqueurs, se rappela-t-elle. Comme elle appuyait sur une commande de son accoudoir, le répétiteur se déploya depuis la base du fauteuil. Quand il se fut configuré en format tactique standard, elle regarda les icônes des trois croiseurs de combat s’éloigner de l’ancre pourpre utilisée depuis des générations pour représenter les stations spatiales telles qu’Héphaïstos. Le HMS Stevedore, le remorqueur qui les traînait tous les trois, apparaissait sous la forme d’une flèche pourpre pointée droit sur les icônes du reste de l’escadre, les cinq vaisseaux attendant que leurs derniers compagnons les rejoignent. Michelle ignorait si l’Amirauté comptait revoir complètement le plan de réorganisation mis en œuvre par Janacek. Les escadres de six vaisseaux qu’il imposait présentaient quelques avantages, autant qu’elle détestât reconnaître les effets bénéfiques d’une quelconque décision de cet imbécile à la main lourde. Par bonheur pour sa tension, sinon pour le bien-être du Royaume stellaire, elle n’en avait pas souvent l’occasion. Cependant, si les escadres réduites permettaient une flexibilité tactique plus grande, elles exigeaient aussi vingt-cinq pour cent d’amiraux – et d’états-majors – supplémentaires pour le même nombre de vaisseaux. Michelle soupçonnait que cela faisait partie de l’attrait qu’elles exerçaient sur Janacek : cela lui avait fourni, malgré la manière dont il avait réduit la Flotte, bien plus de postes pour récompenser ses flatteurs. De ceux-là, ceux qui n’avaient pas été éliminés par les Havriens durant l’opération Coup de tonnerre (toute catastrophe présentait sans doute au moins un aspect positif) avaient été impitoyablement chassés par l’Amirauté Havre-Blanc, laissant un tout petit problème : trouver un tel nombre d’amiraux compétents n’était pas si simple dans une spatiale qui s’agrandissait aussi vite et dans de telles proportions que la Flotte royale manticorienne actuelle. Même les bâtiments les plus modernes, très automatisés, avaient besoin d’une équipe complète sur leur passerelle et aux machines, et les amiraux avaient toujours besoin d’états-majors. Or il n’y avait pas tant d’officiers d’état-major expérimentés disponibles. Michelle elle-même, par exemple, ne disposait toujours pas d’un officier de renseignement. Pour l’heure, Cynthia Lecter portait cette casquette-là en même temps que celle de chef d’état-major, ce qui ne lui rendait pas justice. D’un autre côté, elle avait passé un moment au sein de la DGSN, deux affectations plus tôt, aussi savait-elle ce qu’elle faisait dans le cadre de ses deux rôles. Et que Gervais Archer se révélât d’une étonnante compétence dans le rôle d’officier de renseignement subalterne ne faisait pas de mal non plus. Il existait sans nul doute d’autres raisons à l’esprit de l’Amirauté Havre-Blanc mais celles-là expliquaient à elles seules pourquoi la 106e escadre de croiseurs de combat consistait en huit unités et non six. Et, en toute franchise, Michelle se moquait un peu de ce que pouvaient être les autres. Elle était trop occupée à se réjouir de la présence de ces deux bâtiments supplémentaires. Encore que la plupart des autres flottes ne les considéreraient pas comme des « croiseurs de combat », songea-t-elle. À deux millions de tonnes et demie, les vaisseaux de classe Victoire approchaient de la taille de vieux vaisseaux de combat comme nul n’en avait construit depuis cinquante ou soixante ans T, et certaines spatiales – dont celle des Solariens, songea-t-elle avec aigreur – définissaient encore les types de bâtiments par des fourchettes de tonnage devenues obsolètes avant la première guerre havrienne. Mais, quoique les Victoires fissent presque une fois et demie la taille de son Ajax disparu, l’Artémis produisait une accélération de presque sept cents gravités au maximum de sa puissance militaire. Et ses soutes étaient bourrées de plus de six mille missiles Mark 16 à double propulsion. Je me fiche de sa taille, c’est tout de même un croiseur de combat, songea Michelle. C’est la fonction, la doctrine qui comptent, pas le tonnage. Et, d’après ces critères-là, c’est bien un croiseur de combat. Un croiseur de combat sorti de la face cachée de l’Enfer, oui, mais un croiseur de combat tout de même. Et j’en ai huit comme ça. Il était possible, admit-elle en observant le répétiteur, tandis que les remorqueurs écartaient son escadre d’Héphaïstos, que le rang d’officier général offrît des compensations. « On nous hèle, madame, annonça le capitaine Edwards. — Eh bien, ça n’a pas traîné », observa Michelle. L’Artémis venait d’émerger du terminus de Lynx, à un peu plus de six cents années-lumière du système binaire de Manticore. Il avait à peine achevé de reconfigurer ses voiles Warshawski en bandes gravitiques d’espace normal, et aucun autre vaisseau de l’escadre n’avait encore franchi le nœud derrière lui. La seule réaction d’Edwards à ce commentaire fut un sourire, qu’elle lui rendit avant de hausser les épaules, philosophe. « Allez-y, Bill. — Bien, madame. » Edwards frappa la commande qui déclenchait le transpondeur de l’Artémis, identifiant ce dernier au bénéfice des forteresses quasi achevées et des deux escadres de vaisseaux du mur de la Première Force postées en ces lieux. « Ils accusent réception, madame, dit-il un instant plus tard. — Parfait », répondit Michelle. Et il était en effet parfait que la garde locale fût en alerte, se dit-elle. Certes, aucune force hostile n’avait beaucoup de chances d’arriver de Manticore. Dans le cas contraire, le Royaume stellaire aurait été si mal en point que l’état d’alerte des unités placées dans le Quadrant de Talbot n’aurait pas eu grande importance. La vigilance était toutefois un état d’esprit, et quiconque cédait à la négligence en un des aspects de ses devoirs n’était que trop susceptible d’y céder en tous les aspects. Aucun amiral manticorien n’aurait toutefois été très enclin à pécher ainsi après la volée collée par Thomas Theisman à la FRM lors de l’opération Coup de tonnerre. En tout cas, c’est à souhaiter, songea-t-elle, grave, avant de se secouer. Il est temps de montrer nos bonnes manières. « Appelez le Lysandre, s’il vous plaît, Bill », dit-elle en rejoignant son fauteuil de commandement. Gervais Archer releva les yeux de son propre poste, sur le côté du fauteuil, au moment où elle s’asseyait. « Mes compliments au vice-amiral Blaine, continua Michelle. Demandez-lui s’il lui conviendrait de s’entretenir avec moi. — Bien, madame », répondit Edwards, comme s’il n’avait pas su qu’elle allait dire exactement cela… et comme s’il y avait eu la plus infime possibilité pour qu’il ne convînt pas à Blaine de s’entretenir avec un amiral nouvellement arrivé en son bailliage. « J’ai l’amiral Blaine, madame, reprit l’officier de com une poignée de minutes plus tard. — Passez-le-moi sur mon écran, je vous prie. — À vos ordres. » Le vice-amiral Jessup Blaine était un homme d’assez haute taille, impassible, au cheveu rare et à la barbe épaisse – taillée avec soin mais contrastant avec ses cheveux clairsemés au point de faire paraître l’amiral vaguement bancal, négligé, si bien que Michelle se demanda pourquoi il l’avait laissée pousser. « Bienvenue en Lynx, milady. » Sa voix était plus profonde et plus délicatement modulée que ne le suggérait son physique. « Merci, amiral, répondit son interlocutrice. — Je suis heureux de vous voir, reprit Blaine. Pour bien des raisons, même si la plus importante de mon point de vue, je ne vous le cache pas, est que je pourrai sans doute faire revenir Quentin O’Malley de Monica dans un avenir proche. » Voilà qui s’appelle aller droit au but, songea Michelle. « Nous vous le renverrons aussi vite que possible, amiral, assura-t-elle à haute voix. — Ce n’est pas que je ne sois pas heureux de vous voir pour toutes les autres raisons, milady, ajouta-t-il avec un sourire. C’est juste que, techniquement, je suis toujours une des forces de réserve du système mère et que Quentin est censément mon élément de soutien. J’aimerais vraiment le retrouver, ne serait-ce que pour me donner un peu plus de répondant ici, en Lynx, jusqu’à la mise en service des forteresses. En outre, si tout va assez mal pour qu’on me rappelle en Manticore, je crois que j’aurai besoin de tout le soutien possible. — Je comprends, assura Michelle sans mentir. Cela dit, d’après mon dernier briefing à l’Amirauté, un certain nombre de forces supplémentaires devraient être envoyées sous peu dans la région. — Et ça n’est pas trop tôt. » L’approbation fervente de Blaine était évidente, et elle eut un léger sourire. Elle doutait qu’on eût tiré son nom d’un chapeau quand on avait décidé d’envoyer des renforts dans le Talbot : un officier très compétent se cachait donc sous cet aspect quelconque. Même l’officier le plus compétent, toutefois, devait ressentir un occasionnel moment de… solitude lorsqu’il se retrouvait perdu au bout du nœud du trou de ver manticorien en attendant une possible attaque de la Ligue solarienne. Il n’était guère étonnant que Blaine eût envie de voir tous les visages amis possibles. « Connaissez-vous le contre-amiral Oversteegen, amiral ? lui demanda-t-elle. — Michael Oversteegen ? » Il fronça le sourcil. « La dernière fois que j’en ai entendu parler, il était capitaine de vaisseau. » Elle sourit de son ton plaintif. « Moi-même, j’étais encore contre-amiral il y a une semaine, avoua-t-elle. Avec tous les nouveaux vaisseaux qui sortent des chantiers, je crains que beaucoup d’entre nous ne soient promus très vite. Mais ce que je voulais dire, monsieur, c’est qu’on a confié à Michael la 108e. À supposer qu’il effectue son déploiement dans les temps, il devrait me suivre d’ici deux mois. Et la première escadre de Roland est sur le point de s’assembler. Elle a peut-être même déjà entamé le processus. — Voilà d’excellentes nouvelles, milady, déclara Blaine. Si seulement ce cessez-le-feu pouvait durer assez longtemps pour qu’on déploie tous les nouveaux bâtiments… — On peut l’espérer, monsieur. — Oui, oui, on peut. » Il sourit. « Il semble que j’oublie mes bonnes manières, cela dit. Vos capitaines et vous auriez-vous le temps de vous joindre à moi pour le dîner, milady ? — J’ai peur que non », répondit Michelle avec un authentique regret. Comme Honor, elle considérait le contact direct comme le meilleur moyen, pour des officiers risquant de travailler ensemble, d’avoir vraiment l’impression de se connaître. « J’ai ordre de hâter mon arrivée en Fuseau par tous les moyens possibles, continua-t-elle. Au point que l’Artémis a encore à bord plus d’une douzaine de radoubeurs d’Héphaïstos qui travaillent à ajuster ceci ou cela. Et le capitaine Duchovny en a encore plus à bord du Horace. — Le commandant de la station vous a laissés partir sans ouvrir le feu ? s’enquit Blaine en émettant ce qui ressemblait beaucoup à un gloussement. — Je ne crois pas que ç’aurait été le cas si l’amiral d’Orville ne s’était pas tenu derrière moi avec ses armes à énergie en batterie, répondit Michelle. — Eh bien, je n’ai guère de mal à le croire. J’ai eu moi-même souvent affaire aux radoubeurs au fil des ans, milady. Je pourrais vous raconter de ces histoires ! — Nous le pourrions tous, monsieur. — C’est vrai. » Blaine lui sourit puis prit une inspiration, l’air disposé à conclure. « Eh bien, en ce cas, milady, nous n’allons pas vous retarder. Je vous prie de transmettre mes respects à l’amiral Khumalo quand vous atteindrez Fuseau. — Je n’y manquerai pas, monsieur. — Merci. Sur ce, je vous souhaite un voyage rapide et je vous laisse partir. Blaine, terminé. » L’écran se vida. Michelle releva les yeux vers le répétiteur tactique. Tandis qu’elle discutait avec Blaine, les compagnons de l’Artémis dans la première division de la 106e ECC – le Pénélope, le Romulus et le Horace – avaient franchi le terminus à sa suite. Sous ses yeux, le Thésée de Filipa Alcoforado, pavillon du commodore Shulamit Onasis – à la tête de la seconde division de l’escadre –, jaillit de la faille invisible dans l’espace, ses voiles crépitant de la radieuse énergie bleue du transit. Ce sera bientôt fini, songea-t-elle en jetant un coup d’œil au capitaine de frégate Sterling Casterlin. Comme elle l’avait dit à Cortez, elle l’avait déjà rencontré, bien qu’ils n’eussent encore jamais servi ensemble. Ils avaient failli partager le Chevalier Bryan mais elle en sortait tout juste alors qu’il montait à bord. Elle connaissait en revanche son cousin, le commodore Jake Casterlin, et, à ce qu’elle avait vu pour le moment de Sterling, elle était prête à parier que les sympathies du premier pour le Parti libéral rendaient dingue le second, bien plus conservateur. Elle pouvait toutefois se tromper car il semblait en falloir vraiment beaucoup pour entamer l’impassibilité du capitaine Casterlin. Arrivé à bord en retard, quoique ce ne fût pas de sa faute, il n’avait pas même tiqué devant la perspective de devoir « s’installer » en moins de quarante-huit heures dans un département entièrement nouveau, à bord d’un vaisseau entièrement nouveau, sous un vice-amiral entièrement nouveau, avant de partir pour un possible déploiement de combat. Compte tenu des circonstances, il avait fait preuve d’un aplomb remarquable, songea-t-elle. « Il semble que nous devions partir bientôt, observa-t-elle. — Oui, madame, répondit-il sans sourciller. Je viens de transmettre notre cap et notre trajectoire au capitaine Bouchard. — Bien », approuva-t-elle. Comme il la regardait par-dessus son épaule, elle sourit. Elle avait su qu’elle ne le surprendrait pas sans une trajectoire déjà calculée mais il l’avait prise de vitesse en transmettant les données à Jérod Bouchard, l’astrogateur de l’Artémis, avant qu’elle ne le lui demande. « Je pense qu’il avait déjà approximativement déterminé la même trajectoire, madame, observa Casterlin. — Non, vraiment ? » fit Michelle en roulant de grands yeux innocents, avant de glousser quand Casterlin secoua la tête. Le Dédale et le Jason avaient suivi le Thésée à travers le nœud. Il ne manquait plus que le Persée du commandant Esméralda Dunne, et on pourrait partir pour un voyage que Michelle attendait avec impatience. Seize jours séparaient le terminus de Lynx du système de Faille et, ce dernier ayant été le site de l’Assemblée constituante, il avait été choisi – au moins provisoirement – comme système capitale du Quadrant de Talbot. C’était donc là qu’elle trouverait la baronne de Méduse et l’amiral Khumalo. Elle pourrait alors enfin se faire une idée réaliste de ce qu’elle aurait à faire et des moyens mis à sa disposition. Dans des circonstances normales, son désir de passer à l’action l’aurait rendue impatiente, turbulente, mais pas cette fois. Les seize jours du trajet seraient sans aucun doute accueillis avec soulagement par ses capitaines, bien qu’ils ne dussent en vivre que dix en raison de la relativité, car ils leur donneraient un peu de temps supplémentaire pour achever de préparer leurs vaisseaux sur le plan matériel. Et, bien sûr, pour former leurs équipages jusqu’à ce qu’ils aient acquis une compétence proche de celle qu’on attendait sur un bâtiment de la Reine. « Rappelez-moi d’inviter le capitaine Conner et le commodore Onasis à dîner avec moi ce soir, Gwen, dit-elle. — Bien, madame, répondit Archer. Devrions-nous aussi inviter le capitaine Houseman et le capitaine McIver ? — Excellente idée, approuva Michelle avec un sourire. D’ailleurs, mettons aussi sur la liste des invités le capitaine Armstrong, Cindy, Dominica, ainsi que les capitaines Dallas et Diego. Sachez leur faire comprendre – officieusement, bien sûr – que nous discuterons planning d’entraînement. — Bien, madame. » Archer prit une note et Michelle lui sourit. Il se mettait dans le bain encore mieux qu’elle ne l’avait espéré et il semblait qu’au moins une partie des fantômes de Solon disparaissaient au fond de ses yeux. Elle l’espérait, en tout cas. De toute évidence, la nature avait voulu faire de lui un joyeux extraverti, et sa supérieure était ravie de le voir se dépouiller de la… morosité qui constituait une telle part de sa personnalité lors de leur première rencontre. Il avait en outre l’esprit vif. Sa suggestion que Conner et Onasis emmènent leurs chefs d’état-major était excellente, tout juste le genre de réflexion qu’une bonne ordonnance était censée proposer à son amiral. Et cela dénotait sans doute aussi son expérience à bord du Nécromancien : Gervais avait visiblement conscience des aspérités de l’escadre et sentait le besoin de les éliminer. Les narines de Michelle s’évasèrent à cette pensée. Rien de tout cela n’était la faute de ses commandants de bord, pas plus que la sienne. En fait, ce n’était celle de personne. En dépit de quoi, le manque de préparation au combat de son escadre était douloureusement évident, raison pour laquelle elle comptait beaucoup sur ces dix jours d’exercices. D’exercices durs, songea-t-elle – aussi durs qu’on pourrait les rendre. Compte tenu de la situation qu’elle affronterait peut-être dans un avenir proche, il était temps qu’elle et ses officiers identifient les problèmes, déterminent le moyen de les résoudre et l’appliquent. Et le plus tôt sera le mieux, songea-t-elle gravement. Le plus tôt sera le mieux. L’indication de la barre de distance de la cible, sur le répétiteur tactique, était saugrenue. La salve de missiles se trouvait à soixante-huit millions de kilomètres de Artémis et filait à la vitesse de 150 029 km/s. Ses projectiles volaient en balistique depuis quatre minutes et demie que le second étage de propulsion était épuisé, et, même à la moitié de la vitesse de la lumière, ils se trouvaient encore à quatre-vingt-treize secondes de leur cible – quatorze millions de kilomètres. Et ils ne s’étaient pas encore vu assigner des cibles. Michelle Henke demeurait tranquillement assise sur le côté, jouant un rôle d’arbitre en observant Dominica Adenauer, Wilton Diego et Victoria Armstrong qui conduisaient la simulation. Elle ressentait comme totalement anormal d’avoir des missiles d’attaque aussi loin d’elle, encore plus de les faire voler sans que des cibles fussent déjà verrouillées dans leurs cerveaux cybernétiques. Pourtant, cette situation n’était qu’une conséquence logique de la nouvelle technologie. L’amiral Hemphill, elle le comprenait, avait eu entièrement raison en ce qui concernait Bill Edwards. La connaissance intime que l’officier « des communications » avait du projet Apollon se révélait inappréciable depuis que son état-major et elle testaient le potentiel du système. En fait, Adenauer et lui avaient passé des heures en tête à tête, discutant avec animation, griffonnant sur des serviettes (ou toute autre surface prise au dépourvu qui se trouvait disponible) et triturant le logiciel de simulation. Michelle en avait été soulagée. Certains tacticiens auraient sûrement méprisé les suggestions d’un spécialiste des communications, même compte tenu de son dernier déploiement. Adenauer, toutefois, avait assez d’assurance pour apprécier de recevoir des conseils, quelle qu’en fut la source : depuis six jours, Edwards et elle n’avaient pas seulement établi une bonne relation de travail mais aussi noué une chaleureuse amitié. Et le fruit de leurs efforts était apparent. D’ailleurs, Michelle les soupçonnait d’avoir à eux deux mis au jour au moins quelques aspects qui n’avaient frappé personne à ArmNav. « Arrivée sur le point Alpha, dit doucement Diego. — Bien reçu », répondit Adenauer. Il appartenait au premier, l’officier tactique de l’Artémis, de lancer et gérer les missiles, mais distribuer la puissance de feu massive de l’escadre revenait à son officier opérationnel. En temps normal, Adenauer aurait transmis à Diego les critères d’attaque de Michelle et établi des profils généraux avant le lancement du premier missile. Diego aurait alors pris le relais, assignant des cibles spécifiques à chaque missile et – assisté du lieutenant Isaïah Maslov, l’officier GE de l’Artémis – les incluant dans les profils d’attaque, de guerre électronique et de pénétration imposés par Adenauer. Aujourd’hui, toutefois, on testait une capacité totalement différente, dont aucun commandant d’escadre de l’histoire n’avait encore disposé. Dans le cadre de la simulation du jour, le HMS Artémis avait été promu du rang de croiseur de combat à celui de supercuirassé porte-capsules. Chaque unité de l’escadre avait subi une transformation analogue, si bien qu’au lieu des soixante Mark 16 que chacune pouvait normalement tirer en une seule salve des deux flancs, elle pouvait déployer six capsules chargées de Mark 23. Normalement, cela aurait signifié un lot de capsules lance-missiles ultraplates Mark 17, chacune chargée de dix Mark 23, toutes les douze secondes, par vaisseau. Dans le cas présent, toutefois, il s’agissait de Mark 17, mod. D, lesquelles ne contenaient que huit Mark 23… et un Mark 23— E. Or donc, plutôt que soixante Mark 16 toutes les dix-huit secondes, avec une portée maximale (du moins sans segment balistique) de seulement un peu plus de vingt-sept millions de kilomètres, et des têtes laser « à portée de croiseur », l’escadre tirait quarante-huit missiles d’attaque ou de GE Mark 23 toutes les douze secondes. C’était là un accroissement de puissance de feu assez impressionnant, songea Michelle, mais la technique qu’elle et Adenauer – et Edwards – avaient mise au point pour ce jour-là la rendait encore plus agréable. L’un des avantages les plus cruciaux de l’Alliance manticorienne reposait sur les Cavaliers fantômes, ces plateformes supraluminiques de GE et de reconnaissance hautement sophistiquées – et en constante évolution. Déployées en coquille autour d’un vaisseau, d’une escadre ou d’une force d’intervention, elles donnaient à un commandant de l’Alliance un degré de conscience de la situation que nul ne pouvait égaler. Ses vaisseaux voyaient tout bonnement plus loin, plus vite et plus clair que tous les autres, et leurs plateformes de reconnaissance transmettaient leurs données en temps réel ou presque, ce que personne d’autre – pas même la République de Havre – ne savait faire. Il restait toutefois des inconvénients. Par exemple, il était encore tout à fait possible de détecter les signatures d’impulseurs d’une force potentiellement hostile et de n’avoir aucun dispositif en position de déterminer qui étaient ces nouveaux venus. Même si un officier tactique avait de très bonnes raisons d’en soupçonner les mauvaises intentions, il devait amener une de ses plateformes au bon endroit pour les observer d’assez près avant d’avoir acquis une certitude. Ou, d’ailleurs, avant d’être sûr que ce qu’il voyait était bien des vaisseaux spatiaux, non des drones de guerre électronique feignant d’en être. Et il était en général de bon ton de disposer de ces renseignements-là avant d’envoyer une salve de missiles vers ce qui pourrait, après tout, se révéler n’être qu’un convoi marchand neutre. Durant une des séances d’intense réflexion d’Adenauer et Edwards avec Michelle, toutefois, le second avait relevé une nouvelle possibilité autorisée par Apollon. Aussi rapides que fussent les Cavaliers fantômes, ils étaient immensément plus lents que les MPM. Ils le devaient, puisque furtivité et endurance étaient incompatibles avec les taux d’accélération fulgurants produits par l’impulseur d’un missile d’attaque durant son temps de vie bref et nullement furtif. Apollon, cependant, était conçu pour combiner et analyser les données recueillies par les projectiles qui lui étaient asservis… et pour transmettre en supraluminique cette analyse au vaisseau tireur. Michelle et Adenauer avaient aussitôt compris où il voulait en venir et l’y avaient suivi. Cette simulation était conçue pour mettre à l’épreuve ce qu’ils avaient inventé. Adenauer avait donc tiré une unique capsule Apollon trente secondes avant le départ de la salve de missiles. Capsule qui se trouvait désormais à une minute de vol des « bandes gravitiques » inconnues, à quatre-vingt-deux millions de kilomètres de l’Artémis. « Largage des capuchons, annonça Diego alors que les missiles de la première capsule atteignaient le point Alpha. — Bien reçu », répondit Adenauer. Cette manœuvre avait été programmée dans les missiles avant leur lancement. Contrairement aux autres projectiles d’attaque, les Mark 23 inclus dans une capsule Apollon étaient équipés de capuchons protecteurs conçus pour protéger leurs capteurs de l’érosion engendrée par les particules durant les vols balistiques prolongés à des vitesses relativistes. La plupart des missiles n’en avaient pas besoin, puisque leurs bandes gravitiques les protégeaient. Ils étaient capables de conserver un écran antiparticules séparé – au moins brièvement – tant qu’ils disposaient d’une propulsion intégrée, même après la disparition des bandes, mais cet écran était bien moins efficace que celui d’un vaisseau spatial. Dans l’ensemble, cela n’avait pas d’importance, la composante balistique d’une attaque « standard » étant très brève voire nulle. Avec Apollon, toutefois, de très longues portées d’attaque imposant d’importantes composantes balistiques devenaient possibles. Une capacité qui serait toutefois d’une utilité limitée si l’érosion par les particules cosmiques aveuglait les missiles avant qu’ils n’aient seulement la chance de voir leurs cibles. Une fois les capuchons largués, les capteurs qu’ils avaient protégés se mirent en marche. Bien entendu, ils se trouvaient à 72 998 260 kilomètres de l’Artémis, soit plus de quatre minutes-lumière : au temps jadis (cinq ou six ans T plus tôt), toute communication entre eux et le vaisseau aurait donc pris quatre minutes. À présent, grâce à l’émetteur-récepteur supraluminique à impulsions gravitiques inclus dans le Mark 23— E, elle demandait à peine quatre secondes. L’écran d’Adenauer se fleurit d’icônes quand l’Apollon de la première capsule rapporta ce que voyaient ses enfants, à présent que leurs yeux étaient ouverts. Les signaux de trois supercuirassés hostiles, épaulés par trois croiseurs légers et un quatuor de contre-torpilleurs, brillaient clair et vif, et, durant un battement de cœur, l’officier tactique demeura immobile, attentif et impassible. Michelle, qui, durant les six derniers jours, en était arrivée à mieux connaître Adenauer, savait qu’elle opérait comme dans un état second. Elle ne regardait pas vraiment le répétiteur. Elle… l’absorbait, tout simplement. Soudain, ses mains s’animèrent sur sa console. On avait chargé dans les missiles de la salve des dizaines de profils d’attaque et de GE. Les doigts agiles d’Adenauer transmirent une séquence de commandes pour choisir des options parmi celles qui étaient ainsi préprogrammées. Un ordre désigna les supercuirassés comme cibles. Un autre stipula à quel instant les Fracas et les Dents de dragon insérés dans la salve devaient activer leurs systèmes GE, et dans quel ordre. Un troisième imposa aux missiles d’attaque le moment de mettre en route leur dernier étage de propulsion et le profil de pénétration à adopter une fois atteinte l’enveloppe antimissile de la force ennemie. Enfin, un quatrième dit au Mark 23— E de quelle manière prendre le contrôle de l’assaut et redéfinir ses instructions si l’ennemi prenait soudain une initiative sortant des paramètres tout juste déterminés. Taper ces commandes demanda vingt-cinq secondes, durant lesquelles la salve franchit encore 3 451 000 kilomètres. Il leur fallut moins de quatre secondes pour transiter de l’Artémis à l’Apollon, puis douze de plus pour être reçues, vérifiées trois fois et confirmées par les IA de ce dernier, tandis qu’étaient largués les capuchons des missiles d’attaque suivants. Quarante-cinq secondes après que les projectiles de la première capsule eurent largué les leurs, la vague principale ouvrit les yeux et vit ses cibles, encore à deux millions deux cent cinquante mille kilomètres d’elle. Elle se trouvait à 4,4 minutes-lumière de l’Artémis… mais ses ordres dataient de moins de soixante secondes et les ordinateurs ayant analysé les rapports du premier Apollon étaient ceux d’un supercuirassé, pas d’un missile, aussi perfectionné fut-il. Le contrôle de feu des cibles simulées n’eut qu’une idée assez imprécise d’où chercher les missiles avant que leur troisième étage de propulsion ne se mît soudain de la fête. Ils s’étaient trouvés si loin lorsqu’ils avaient entamé l’étape balistique de leur vol que les capteurs des défenseurs n’avaient pu pleinement les localiser. On avait réuni assez d’informations pour prédire leur position avec seulement quelques pour cent d’erreur mais, à de pareilles vitesses et sur un « champ de bataille » aussi vaste, même de minuscules incertitudes interdisaient la précision. Or la précision était indispensable à un antimissile pour frapper un projectile d’attaque. Les défenseurs virent clairement les Mark 23 quand leur dernier étage de propulsion s’anima soudain, mais il n’était déjà plus temps de lancer une salve d’antimissiles à longue portée, et même les antimissiles à courte portée durent adopter des solutions accélérées. Pire, les plateformes GE qui épaulaient l’attaque se mirent en route au plus mauvais moment possible pour les défenseurs. Les capteurs rudimentaires des antimissiles étaient totalement surclassés, et les officiers qui les géraient n’eurent pas le loisir d’analyser les manœuvres GE manticoriennes. Les grappes de défense active flamboyèrent désespérément, en un effort de la dernière chance pour arrêter les MPM qui fonçaient sur les supercuirassés, mais il y en avait trop, ils arrivaient trop vite, et l’approche balistique avait dérobé trop de temps de repérage à l’ennemi. Beaucoup des Mark 23 furent détruits avant d’atteindre leur cible mais pas assez. L’image du répétiteur d’Adenauer se figea quand les missiles d’attaque frappèrent leurs cibles, furent éliminés par les défenses ou bien s’autodétruisirent au terme de leur course programmée. Un instant, il demeura ainsi, puis il revint à la vie. Tout comme une unique capsule avait précédé la vague d’attaque, une autre arriva dans son sillage. Ses missiles avaient largué leur capuchon au moment où les projectiles d’attaque effectuaient la dernière étape de leur vol, et Michelle observa avec une quasi-incrédulité les résultats de la frappe initiale qui atteignirent Artémis en moins de cinq secondes. L’un des supercuirassés était éliminé. Ses bandes gravitiques baissées, il vomissait atmosphère et débris, et les transpondeurs des capsules de survie de son équipage apparaissaient sur l’écran. Un deuxième était aussi fort mal en point : d’après sa signature d’impulseur, son anneau de proue avait subi des dégâts très importants, et sa signature énergétique révélait de lourdes avaries aux capteurs actifs nécessaires à une défense antimissile de proximité efficace. Le troisième paraissait s’en être mieux sorti, mais même lui affichait des blessures significatives, et une deuxième vague d’attaque tout aussi massive fonçait déjà sur lui. Mon Dieu, songea Michelle. Mon Dieu, ça marche pour de bon. Et je parie qu’en plus, on n’a encore fait qu’effleurer les possibilités. Hemphill disait que ça multiplierait nos forces et, nom d’un chien ! elle avait raison ! Elle regarda la seconde salve filer vers ses victimes et, bien qu’il ne s’agît que d’une simulation, frissonna à l’idée de ce que ressentiraient ceux qui verraient arriver une telle marée destructrice. Seigneur ! Si la République était au courant, elle implorerait un traité de paix, songea-t-elle, secouée. Elle se rappela une réflexion de Havre-Blanc après l’opération Bouton-d’or, l’offensive ayant mis à genoux la République populaire d’Oscar Saint-Just. « Je me suis senti… sale. Comme si j’avais noyé des poussins », avait-il déclaré. Pour la première fois, elle comprit vraiment ce qu’il avait voulu dire. CHAPITRE QUATORZE Augustus Khumalo était plus grisonnant que dans le souvenir de Michelle. C’était un cousin éloigné, bien qu’elle n’eût qu’une très vague idée de la branche exacte par laquelle ils étaient parents, et elle l’avait rencontré brièvement une demi-douzaine de fois. C’était toutefois la première qu’elle lui parlait réellement et, comme elle pénétrait dans sa cabine de jour à bord du HMS Hercule, à la suite de son chef d’état-major, le capitaine de vaisseau Loretta Shoupe, elle se surprit à le regarder dans les yeux, cherchant une trace du courage moral dont il avait fait preuve en recevant la dépêche explosive d’Aivars Terekhov. Elle ne la trouva pas. Ce qui n’était peut-être pas surprenant. Elle avait compris depuis longtemps que les gens au physique de guerrier se révélaient trop souvent des Elvis Santino ou des Pavel Young, alors que les plus insignifiants d’aspect dévoilaient fréquemment des nerfs d’acier. Je me demande si je le regarde aussi attentivement parce que je me sens coupable de l’avoir toujours mal jugé par le passé. « Le vice-amiral du Pic-d’Or, monsieur, annonça Shoupe. — Bienvenue en Fuseau, milady. » Khumalo tendit une large main charnue que Michelle serra fermement. Le commandant du poste de Talbot était un homme de grande taille aux épaules Puissantes et à l’abdomen commençant à s’épaissir. Son teint était bien plus clair que celui de sa visiteuse – il l’était presque autant que celui de la reine – mais on ne pouvait manquer de reconnaître en lui le menton des Winton. Michelle le savait pour le posséder aussi – dans une version Dieu merci un peu plus délicate. « Merci, monsieur, répondit-elle avant de lâcher sa main pour désigner les deux officiers qui l’accompagnaient. Le capitaine Armstrong, amiral, mon capitaine de pavillon. Et le lieutenant Archer, mon ordonnance. — Capitaine, dit Khumalo en offrant sa main à Armstrong, avant d’adresser un signe de tête à Gervais Archer. Lieutenant. — Amiral, répondit la première en lui serrant la main, tandis que le second rendait le hochement de tête avec une demi-courbette respectueuse. — Je vous en prie, fit alors leur hôte en désignant les fauteuils disposés en un agréable cercle propice à la conversation, face à son bureau. Prenez un siège. Je suis sûr que nous avons énormément à nous dire. » Cette dernière phrase, se dit Michelle en s’asseyant, était sans aucun doute un des plus grands euphémismes qu’elle avait entendus récemment. Archer attendit que tous ses supérieurs fussent installés avant de prendre lui-même un siège. Il souleva son mini-ordinateur, encore dans sa mallette, et interrogea Shoupe du regard. Le chef d’état-major ayant acquiescé, il sortit la machine et la configura pour l’enregistrement. « Il est prévu que nous dînions avec la baronne de Méduse et monsieur Van Dort ce soir, milady, dit Khumalo. Je pense que dame Estelle et monsieur O’Shaughnessy – ainsi que le capitaine Chandler, mon officier de renseignement – seront aussi impatients que moi d’entendre tout ce que vous pourrez nous apprendre de la situation chez nous et de cette proposition de sommet entre Sa Majesté et Pritchart. Et je suis sûr aussi que la baronne et monsieur O’Shaughnessy vous auront préparé un briefing détaillé concernant le volet politique des événements de l’amas, pardon, du Quadrant. » Ses lèvres se tordirent brièvement comme il se corrigeait, et Michelle sourit. Le changement de nomenclature demanderait sûrement un temps d’adaptation à toutes les personnes concernées mais, comme elle en avait informé son propre personnel, c’était important. Les mots ont du pouvoir : donner au Talbot son nom véritable était une manière d’assurer à tous ses habitants qu’ils avaient fait le bon choix en demandant l’annexion par le Royaume stellaire. Bien sûr, ils avaient sans doute envisagé des développements assez différents de ceux qui s’étaient produits, mais aucun ne serait très susceptible de se plaindre du résultat… à supposer bien sûr qu’ils eussent été au départ favorables à l’annexion. Certains, comme cette folle de Nordbrandt, sur Kornati, avaient été d’un avis contraire, et Michelle supposait que ceux-là, qui continuaient de faire valoir leurs objections vociférantes, ne seraient absolument pas satisfaits du même résultat. Le débat sur l’annexion avait aussi posé de graves questions politiques au sein du Royaume stellaire, questions dont les réponses avaient dicté les conditions dans lesquelles il avait pu se poursuivre. La proposition n’était pas venue de Manticore, et plus d’un élu du parlement avait estimé qu’il s’agissait d’une très mauvaise idée. Par certains côtés, Michelle avait approuvé ceux qui n’appréciaient pas le concept lui-même. Bien qu’elle eût toujours estimé que ses avantages surpassaient ses inconvénients potentiels, certains aspects de la proposition lui avaient inspiré une forte anxiété. Le Royaume stellaire de Manticore existait depuis quatre cent cinquante ans, durant lesquels il avait évolué et acquis sa propre identité unique, sa position galactique. Il était extrêmement riche pour une nation aussi peu peuplée – mais sa population ne paraissait faible que selon les critères des nations stellaires formées de plusieurs systèmes. Il affichait aussi la stabilité politique et des principes qui – en dépit d’erreurs occasionnelles comme le désastreux gouvernement Haute-Crête et des querelles politiques terriblement agressives – assuraient le règne de la loi. Les Manticoriens n’étaient pas plus candidats à la sainteté que d’autres, et certains – tels Haute-Crête, Janacek, le cousin Freddy de Michelle ou les comtes de Nord-Aven – étaient tout disposés à contourner voire à violer la loi dans leur propre intérêt. Lorsqu’ils se faisaient prendre, cependant, ils étaient considérés comme aussi responsables devant la justice que tout le monde : le Royaume stellaire tenait à la transparence et à l’intégrité de son gouvernement. Il tenait aussi à des passations de pouvoir ordonnées et légales, même entre les pires ennemis, par le processus électoral, et il reposait sur un électorat aussi instruit que politiquement actif. Voilà pourquoi l’idée de lui ajouter plus de douze systèmes stellaires, chacun au moins aussi peuplé que le système binaire de Manticore, avait inquiété Michelle. Surtout compte tenu de la pauvreté – y compris en matière d’instruction, au moins selon les critères manticoriens – de tous ces nouveaux citoyens potentiels. Certains sujets de Sa Majesté s’étaient déjà montrés assez nerveux d’inclure Saint-Martin, le monde habité de l’étoile de Trévor, dans le Royaume stellaire, alors que Saint-Martin était un panier de crabes totalement différent, malgré ses années passées en tant que « protectorat » havrien sous la République populaire. Sa population était celle d’une nation stellaire de première catégorie, avec des bases éducatives, médicales et industrielles correctes, et il s’agissait du plus proche voisin astrographique de Manticore. Manticoriens et Martiniens se fréquentaient depuis longtemps, connaissaient le fonctionnement de leurs gouvernement et sociétés respectives, et ils avaient plus de points communs que de divergences. L’amas de Talbot, en revanche, était typique des Marges, cette vaste ceinture de systèmes stellaires sporadiquement colonisés, économiquement défavorisés et technologiquement attardés qui entourait la sphère en expansion lente mais inexorable de la Ligue solarienne. Michelle, comme bien des Manticoriens, avait jugé alarmante l’idée d’ajouter autant d’électeurs sans expérience des traditions politiques de sa nation. Certains de ces alarmés n’avaient pas hésité à qualifier les Talbotiens de « néobarbares », ce qu’elle-même, malgré ses inquiétudes, avait jugé ironique, les Solariens employant couramment ce terme péjoratif pour désigner les citoyens du Royaume stellaire qui s’en servaient à présent contre quelqu’un d’autre. Toutefois, même ceux qui, disposés à leur prêter les meilleures intentions de l’univers, n’auraient jamais appelé ainsi leurs nouveaux concitoyens devaient se demander si ces derniers auraient le temps d’assimiler le manuel d’instructions avant de prendre les commandes de l’aérodyne. Et il y avait aussi l’inquiétude – légitime, selon Michelle – de la direction qu’un ensemble d’électeurs étrangers à la tradition manticorienne risquaient de choisir pour eux tous. On s’était aussi inquiété côté Talbot, et pas seulement des gens comme Nordbrandt ou Stephen Westman, encore que, d’après ce qu’avait entendu Michelle, ce dernier semblât avoir vu la lumière. Les plus soucieux craignaient apparemment de perdre leur identité, mais nombre d’entre eux – surtout au sein de l’élite traditionnelle de l’amas – voulaient en fait dire par là qu’ils craignaient de perdre le contrôle. Au bout du compte, toutefois, l’Assemblée constituante réunie sur la planète Lin, dans le système de Fuseau, avait mis au point une approche qui semblait satisfaire à peu près tout le monde. Rien n’aurait pu satisfaire absolument tout le monde, bien sûr : certains potentats locaux – comme les oligarques de la Nouvelle-Toscane – avaient choisi de faire bande à part et refusé de ratifier la Constitution. Pour être tout à fait franc, il était d’ailleurs peu probable que quiconque fût tout à fait enchanté des nouveaux arrangements. Mais telle était après tout la définition d’un compromis politique réussi, non ? Bien sûr que si. C’est même une des raisons pour lesquelles je n’ai jamais aimé la politique. Toutefois, dans le cas présent, je dois admettre que ça semble effectivement fonctionner. Dans les faits, la Constitution approuvée avait établi ce qui deviendrait sûrement un modèle pour de futures annexions. Par exemple, l’avenir politique des systèmes tombés dans la sphère du Royaume stellaire au sein de l’ex-Confédération silésienne finirait par se résoudre, et le Talbot ferait alors sans doute office d’exemple. À supposer bien sûr que l’arrangement fonctionne pour de bon. Plutôt que d’ajouter directement tous ces systèmes et tous ces électeurs au Royaume stellaire, l’Assemblée constituante de Lin avait estimé que la distance même entre les planètes de l’amas – sans parler de celle de l’amas tout entier au système binaire de Manticore – rendait impossible ce genre d’intégration absolue. Elle avait donc proposé une organisation plus fédérale pour le nouvel « Empire stellaire de Manticore ». Le Quadrant de Talbot serait une unité politique constituée par les seize systèmes de l’amas ayant ratifié la Constitution. Il disposerait de son parlement local et, après une certaine quantité d’amères luttes intestines, il avait été décidé que ce parlement siégerait sur Lin, dans la capitale planétaire : Dé-à-Coudre. Et quand on en arriverait à élire les membres du parlement, le droit de vote dans le Quadrant serait, à l’insistance du gouvernement Grandville (et de la reine Élisabeth III), accordé selon les mêmes termes et conditions qu’au sein du Royaume stellaire, ce qui n’était probablement pas sans rapport avec la décision de la Nouvelle-Toscane de rentrer chez elle jouer avec ses seules billes. Le Quadrant et le Royaume stellaire (que certains appelaient déjà le « Vieux Royaume » stellaire, quoique l’étoile de Trévor et le système de Lynx n’en eussent pas fait partie à l’origine) seraient deux unités d’une nouvelle entité, l’Empire stellaire de Manticore. Tous deux reconnaîtraient comme impératrice la reine Élisabeth de Manticore et enverraient des représentants à un nouveau parlement impérial, lequel siégerait sur la planète Manticore. Un gouverneur serait nommé (aucun doute n’avait jamais vraiment plané sur son identité), représentant direct de l’impératrice et vice-roi du Quadrant. Les forces armées ainsi que les politiques économique et étrangère de l’empire seraient établies sous l’égide du nouveau gouvernement impérial. La monnaie commune serait le dollar manticorien, aucune barrière de commerce interne ne serait tolérée, et les citoyens du Quadrant de Talbot comme du Royaume stellaire paieraient à la fois impôts locaux et impôts impériaux. Les droits civiques fondamentaux en vigueur dans le Royaume seraient étendus à tous les citoyens du Quadrant de Talbot, quoique les planètes de ce dernier fussent libres d’en ajouter d’autres, purement locaux, si elles le désiraient. La loi impériale se fonderait sur celle du Royaume stellaire, d’où viendraient, au moins initialement, les juges, quoique la nouvelle Constitution contînt des dispositions spécifiques pour intégrer des juges issus d’ailleurs aussi vite que possible. Par ailleurs, les traditions du Quadrant seraient tolérées tant qu’elles n’entreraient pas en conflit avec les impériales. Tout habitant du Quadrant et du Vieux Royaume stellaire posséderait la citoyenneté impériale. Quoique Manticore eût toujours évité l’impôt sur le revenu progressif, sinon dans les pires moments d’urgence, le Vieux Royaume stellaire avait accepté (non sans un certain degré de Protestation locale) que la taxation impériale fût progressive au niveau fédéral – à savoir que le montant devant être acquitté par chaque unité de l’empire serait proportionnel à sa part du produit brut de ce dernier. Nul n’ignorait que, par cette disposition, le Vieux Royaume stellaire paierait la part du lion des factures impériales dans un avenir proche. En échange, cependant, il avait obtenu un accord pour une représentation progressive au sein du parlement impérial. Durant les quinze premières années du parlement impérial, Manticore élirait soixante-quinze pour cent de ses membres, les vingt-cinq pour cent restants étant élus par toutes les autres unités de l’empire réunies. Durant les quinze années suivantes, ces chiffres passeraient à soixante et quarante, puis à cinquante et cinquante lors des vingt-cinq années suivantes. Par la suite, le nombre de sièges à la Chambre des Communes impériale serait directement proportionnel à la population de chaque unité. En théorie, ces cinquante-cinq ans T de domination par le système politique rodé du Royaume stellaire donneraient aux citoyens du Quadrant le temps d’assimiler le manuel d’instructions. Il leur donnerait aussi celui de développer leur incroyable potentiel économique et industriel. En outre, la représentation progressive du Quadrant (et sans doute des systèmes silésiens, quand leur tour arriverait) au parlement assurerait aux citoyens du Vieux Royaume que Manticore n’allait pas soudain se mettre à errer dans quelque direction saugrenue. Par ailleurs, le fait que la Constitution impériale garantissait l’autonomie locale à chaque unité de l’empire devait préserver les identités individuelles des divers mondes ayant accepté de s’unir sous une même bannière. Puisque l’un des droits fondamentaux, au sein du Royaume stellaire, était l’accès à la thérapie prolong, les cinquante-cinq ans qui les séparaient d’une pleine représentation au parlement impérial ne seraient pas, pour la plupart des citoyens de l’amas de Talbot, l’enfer qu’ils auraient pu représenter à une époque. Certes, ils affecteraient certains systèmes plus que d’autres (ce qui avait provoqué de belles disputes de maquignons à l’Assemblée constituante) car leurs économies pauvres n’avaient pas déjà rendu le prolong disponible, aussi leurs citoyens âgés de plus de vingt-cinq ans n’en bénéficieraient-ils jamais… et une proportion non négligeable de leur électorat actuel mourrait-il de vieillesse, même avec des soins médicaux modernes, avant que le Quadrant ne soit pleinement représenté. Aucun arrangement ne pouvait toutefois être parfait, et le Royaume stellaire s’engageait à mettre ces systèmes-là au sommet de la liste pour recevoir la thérapie prolong, tandis que l’Assemblée votait des mesures extrêmement énergiques pour ramener aussi vite que possible leurs économies au niveau de celles de leurs voisins. Le sacrifice représentatif de ces électeurs « grisonnants » étant ainsi en partie compensé, la plupart des gens considéraient l’arrangement comme aussi juste que possible. Il offrait en tout cas une route viable à une transition raisonnablement ordonnée. Et, comme la protection de la Flotte royale manticorienne découragerait la piraterie, l’instabilité et les effusions de sang, tant en Silésie que dans le Talbot, l’importance d’annexer des systèmes stellaires nouveaux – avec leur population et leurs ressources – afin de renforcer le muscle économique, industriel et militaire de Manticore était devenue évidente à la plupart des stratèges manticoriens. À la lumière de quoi tous les partis en présence s’accordaient plus ou moins pour dire que les extraordinaires avantages de l’arrangement surpassaient de loin ses inconvénients. On peut en tout cas l’espérer, songea Michelle. Quoique, au vu des activités actuelles des Solariens, il serait sans doute pardonnable de se demander à quel point cette logique est réellement valable. « D’un point de vue purement militaire, milady, dit Khumalo, arrachant Michelle aux ramifications politiques de la création d’un empire, je suis enchanté de vous voir. » Il eut un sourire ironique. « Je me rappelle l’arrivée du capitaine Terekhov dans le Talbot – il semble impossible qu’elle ait eu lieu il y a seulement huit mois T. Je m’étais plaint auprès de lui de ce que si peu de vaisseaux de la Reine aient été affectés à l’amas mais, franchement, j’aurais souhaité qu’on trouve quelque chose d’un tout petit peu moins traumatisant que la bataille de Monica pour convaincre l’Amirauté d’ouvrir les vannes. — Je ne parlerai pas de rouages qui grincent, monsieur, répondit-elle, elle-même souriante. En revanche, vous pouvez considérer comme acquis que les vannes vont s’ouvrir encore plus dans les mois qui viennent. Surtout si la réunion au sommet porte ses fruits. — D’après les dépêches les plus récentes que j’ai reçues de l’Amirauté, c’est bien le cas, acquiesça Khumalo. Et, à dire vrai, même sans la situation par rapport à la Ligue et à la DSF, je suis sûr que je pourrais faire bon usage de toutes les coques qu’on voudra m’envoyer. Je crois important d’établir aussi vite que possible une présence militaire dans chacun des systèmes stellaires membres du Quadrant. Les nouveaux sujets de Sa Majesté ont le droit d’en appeler à la protection de sa Flotte. En outre, jusqu’à ce qu’ils puissent adapter leurs organisations policières au nouvel arrangement, et jusqu’à ce que nous puissions mettre en place sur demande des unités de soldats ou de fusiliers spatiaux pour les aider à régler localement les problèmes impériaux, cette tâche appartiendra aussi à la Flotte. Sans parler de l’aide humanitaire après les catastrophes ni de l’assistance à la navigation ou de tous ces autres boulots que nous nous retrouvons toujours à faire. — Je ne peux pas vous contredire là-dessus, amiral, répondit Michelle. Je soupçonne cependant que mon poste de commandant de la Dixième Force, une fois que nous serons organisés, me conduira fatalement à me plaindre de toutes les diversions que la baronne de Méduse et vous m’imposerez. Je sais que nous avons l’entière responsabilité de tout ce que vous venez d’évoquer, mais j’ai peur d’être obligée de me concentrer, en tout cas dans un avenir immédiat, sur la DSF et la Ligue. — Oh, ça, c’est entendu, milady, lui dit Khumalo avec un sourire sincère. Ça marche toujours ainsi. Il y aurait sûrement un gros pépin dans le système si vous n’aviez pas l’occasion de râler. Ce qui ne signifie pas que la baronne et moi devions vous laisser nous convaincre d’en passer par vos vues au bout du compte. — Hélas ! Je trouve ça tellement facile à croire que c’en est déprimant », observa Michelle, et son interlocuteur eut un petit rire. Un rire tout à fait naturel, remarqua-t-elle. Quels qu’aient été les événements des huit derniers mois, Augustus Khumalo paraissait avoir trouvé sa place. Tous les rapports en provenance du Quadrant avaient mis l’accent sur la manière dont l’opinion qu’avait de lui le Talbotien moyen s’était modifiée après la bataille de Monica. Pour autant que Michelle le sût, la plupart des autochtones semblaient estimer que, si Khumalo et Terekhov ne traversaient pas tous les jours des piscines en marchant sur l’eau, c’était juste pour ne pas mouiller leurs semelles. Il fallait toutefois rendre justice à l’amiral : son aura de confiance et d’assurance n’était pas due à une tête enflée par l’adulation populaire. On aurait dit que sa propre performance l’avait surpris lui-même. Et, par la même occasion, il avait acquis la pleine dimension de ses responsabilités. Ce n’est peut-être qu’une manière de dire qu’il avait besoin de l’acquérir plutôt que d’admettre que nous sous-estimions tous ses compétences depuis le début. « Pour l’instant, continua-t-elle, ma plus grave préoccupation est l’état de préparation de mes unités. Les chantiers spatiaux, chez nous, sont tellement surmenés que… — Pas besoin d’explications, milady, l’interrompit Khumalo. J’ai été tenu au courant. Je sais que la construction de vos croiseurs de combat a été précipitée, et je sais aussi avec quel préavis on vous a confié cette patate chaude. Que vous ayez des soucis de préparation ne me surprend pas du tout, et nous vous donnerons le plus de temps possible pour les régler. Ainsi, bien sûr, que toute l’assistance en notre pouvoir. À ce sujet, y a-t-il quelque chose que nous puissions faire pour vous aider à résoudre vos problèmes du moment ? — À ce stade, je crois vraiment que non, répondit Michelle. Nous sommes partis avec quatre-vingts radoubeurs d’Héphaïstos à bord et, durant les deux dernières semaines, ils ont éliminé l’essentiel de nos soucis matériels. Un ou deux petits défauts n’ont pas pu être corrigés avec les moyens du bord, mais je suis sûre que vos bâtiments de radoub s’en chargeront vite et bien. Ce que personne ne peut faire pour nous, toutefois, c’est hisser la cohésion et la formation de notre personnel jusqu’aux critères de la Flotte. — Et vous êtes loin du compte ? » Il n’y avait ni impatience ni condamnation dans la question, juste de la compréhension, si bien qu’elle trouva Khumalo de plus en plus sympathique. « Honnêtement, assez loin, monsieur, dit-elle. Et ce n’est pas la faute de mes commandants. Nous n’avons tout bonnement pas eu le temps de nous occuper des problèmes généralement réglés lors des périodes d’entraînement. Nous avons quelques maillons faibles parmi nos officiers – plus qu’il n’en faudrait –, en raison des besoins pressants en personnel qu’affronte l’amiral Cortez, et certains de nos matelots sont bien plus novices que je ne l’aimerais. Cela dit, je reviens tout juste d’une tournée de la Huitième Force, ce qui me donne sans doute une vision négative de l’entraînement et de l’expérience de n’importe qui d’autre. Je ne crois pas que nous ayons un seul problème qui ne puisse être éliminé par quelques semaines de plus – un mois T, si je puis en disposer – de bons exercices bien difficiles. Voire une petite réorganisation judicieuse du personnel. — Un mois, on pourra probablement vous l’accorder, dit Khumalo en jetant un coup d’œil à Shoupe. Je ne sais pas s’il sera possible de vous donner beaucoup plus, en revanche. On presse l’amiral Blaine et l’amiral O’Malley de concentrer leurs forces au terminus de Lynx aussi vite que possible, pour des raisons que vous comprenez, j’en suis sûr, aussi bien que moi. Cela nous presse à notre tour de faire relever O’Malley sur la « frontière sud ». Pour le moment, il est encore en Monica, mais nous avons déployé une escadre de soutien en Tillerman. C’est assez près de Monica comme de Meyers pour garder un œil sur les Solariens sans rester sous leur nez plus que nécessaire. Donc, dès que nos unités endommagées durant la bataille seront assez réparées pour rentrer à la maison – ce qui devrait prendre encore huit à dix semaines T – et que l’ambassadrice Corvisart aura achevé les… négociations en vue du traité, nous retirerons nos forces jusqu’en Tillerman. — J’ai confiance en ce qui concerne le mois, monsieur, dit le capitaine Shoupe pour répondre à sa question informulée. Et je crois qu’on pourra probablement y ajouter quelques semaines. Comme vous dites, il faudra encore un mois ou deux avant que l’amiral O’Malley puisse se retirer de Monica, de toute façon. — Devons-nous envisager de déployer mon escadre – au moins en partie – en Monica afin de soutenir O’Malley, amiral ? demanda Michelle. — En guise de démonstration de force pour les Solariens, vous voulez dire ? » demanda Khumalo en haussant un sourcil. Elle acquiesça. « Je ne crois pas que ce soit impératif à ce stade, milady. Si deux escadres de croiseurs de combat modernes ne suffisent pas à calmer les pulsions agressives solariennes, je ne vois pas comment trois le pourraient. Malheureusement, il est très possible qu’une douzaine d’escadres – sauf peut-être de vaisseaux du mur – ne retiennent pas certains des imbéciles que nous avons croisés là-bas. Même les Solariens devraient se douter qu’ils n’ont pas intérêt à affronter la Flotte de Sa Majesté à armes à peu près égales, mais je ne parierais pas un sou là-dessus. » Il grimaça. « Ce qu’a fait Terekhov en Monica devrait commencer à leur faire entrer un peu de bon sens dans la cervelle mais j’en suis arrivé à la conclusion que leurs crânes sont plus blindés que leurs vaisseaux du mur. » Son expression affichait un profond dégoût et, si c’était possible, le capitaine Shoupe paraissait encore plus dégoûtée que lui. « C’est vraiment à ce point-là, monsieur ? — Probablement pire, milady, gronda Khumalo. Vous avez dû vous-même vous frotter à l’arrogance de la Ligue, au fil des années. Je ne connais pas un seul officier à qui ça n’est pas arrivé. Mais les Solariens nous jugent nettement plus… agaçants depuis que les Talbotiens ont demandé à être admis dans le Royaume stellaire. Ou l’Empire stellaire, comme on veut. » Il agita la main. « Il ne fait aucun doute que, pour la Sécurité aux frontières, le Talbot n’était qu’un amas de plus à gober quand on estimerait le moment bien choisi. Au lieu de ça, nous sommes arrivés, et ça les a vraiment, vraiment énervés. Ce qui n’a fait que les changer en des pestes encore plus arrogantes ! — Vous parliez de l’ambassadrice Corvisart, monsieur, observa doucement le capitaine Armstrong. Quand nous avons quitté le Royaume stellaire, on commençait tout juste à recevoir des rapports sur ce qu’elle découvrait ici. Je suppose qu’elle a fouillé un peu plus entre-temps ? — Oh oui, capitaine. » Khumalo montra les dents en un sourire crispé. « Je crois qu’on peut le dire sans crainte. Et plus elle creuse profond, moins ça sent bon. — La DSF était directement impliquée ? demanda Michelle. — Bien sûr que oui, milady. » Khumalo renifla. « Pour savoir ça, il n’y a aucun besoin d’une enquête ! Pour le prouver – surtout à la satisfaction du système légal de la Ligue, d’une impartialité notoirement scrupuleuse –, c’est bien sûr une autre histoire. » Son accent ironique aurait flétri toute une forêt d’arbres à piquets sphinxiens. « Il ne se passe rien dans les Marges – rien qui soit susceptible d’avoir un impact sur la Ligue, en tout cas – sans que la Sécurité aux frontières soit impliquée. Dans ce cas précis, toutefois, on commence à se dire que la DSF n’était pas le joueur principal. — Vraiment, monsieur ? » Khumalo sourit à nouveau, sans joie, lorsqu’il entendit la surprise dans la voix de Michelle. « C’est l’impression qui se dégage, répéta-t-il. La plupart des pailles qui volent au vent, y compris le témoignage du président Tyler, suggèrent que le commanditaire principal était Manpower. » Comme son interlocutrice écarquillait les yeux, il haussa les épaules. « Le capitaine Chandler et monsieur O’Shaughnessy vous donneront bien plus de détails que moi là-dessus, milady. D’après l’ambassadrice Corvisart et ses enquêteurs sur le site, toutefois, notre théorie selon laquelle Manpower et Jessyk & Co. étaient les marionnettes de la Sécurité aux frontières devrait être renversée. Nous savons depuis toujours que le commissaire Verrochio entretient des rapports très… étroits avec Manpower et plusieurs autres « entreprises » mesanes. Nous supposions – à tort, apparemment – qu’il utilisait ces relations pour convaincre Manpower de lui servir d’intermédiaire facile à renier avec Nordbrandt et les autres mouvements terroristes du Quadrant. D’après ce que Corvisart met à jour, il semble que ç’ait en fait été l’inverse. — Manpower veut contrôler le terminus de Lynx ? » Michelle secoua la tête. « Je comprends que ces gens-là aient envie de nous voir aussi loin de leur système mère que possible : nous n’avons jamais caché ce que nous inspire le commerce des esclaves. Mais il me semblait que l’objectif de l’opération était que Monica s’empare de l’amas et du terminus de Lynx pour le compte de la Sécurité aux frontières. Cela conviendrait bien mieux à Manpower que ce qui se produit bel et bien, certes, mais s’y prendre ainsi paraît terriblement ambitieux pour une bande de criminels. — Le mot « ambitieux » est un très gros euphémisme, milady. Ils ont tenté d’autres manœuvres à gros enjeu dans le passé mais je n’en vois pas non plus d’aussi risquée ni d’aussi « ambitieuse ». Toutefois, cette version des faits est désormais assez probable, et c’est d’ailleurs une extension parfaitement logique de leur mode d’opération habituel. Non seulement leur réussite nous aurait repoussés à plus de six cents années-lumière de leur quartier général, mais cela leur aurait apporté un nouveau jeu d’hameçons, cette fois plantés en Tyler et Monica. Je suis sûr qu’ils auraient aussi tiré un profit non négligeable, à long terme, de leur mainmise sur la circulation du terminus, et ils n’ont même pas eu à trouver les croiseurs de combat fournis. C’est Technodyne qui s’en est chargée. — C’est confirmé, monsieur ? — Oui, acquiesça Khumalo. Apparemment, ces vaisseaux ont été officiellement rayés des cadres solariens pour céder la place aux Nevadas, et Technodyne a sauté sur l’occasion d’en tirer un bénéfice supplémentaire. Nous avons trouvé des archives électroniques prouvant que cette société a au moins prêté une certaine attention aux rumeurs concernant nos nouveaux systèmes. Elle espérait a priori jeter un coup d’œil de plus près à notre matériel quand les forteresses en construction auraient été contraintes de capituler devant Tyler. Et elle aurait sûrement reçu une part des profits que s’attendait à récolter Manpower grâce à la gestion de la circulation du terminus par Jessyk. » Michelle hocha lentement la tête. Ce que venait de dire Khumalo était parfaitement sensé, mais il lui faudrait un peu de temps pour accepter le concept. Ça tient debout, cela dit, songea-t-elle. Mettre le doigt dans l’œil du Royaume stellaire n’était pas aussi risqué pour eux que pour quelqu’un d’autre. Après tout, nous leur faisons déjà la guerre dans les faits à cause du commerce des esclaves. De leur point de vue, ça ne pouvait sans doute guère empirer, et courir un risque, même important, pour empêcher nos frontières de se rapprocher d’eux de six cents années-lumière a dû leur paraître extrêmement justifié. « Bon, quels qu’aient été les responsables et quels qu’en aient vraiment été les buts, continua Khumalo, je suis sûr que madame Corvisart va encore découvrir pas mal de choses que notre bon ami, le commissaire Verrochio, préférerait voir enterrées. Mais Monica et la Ligue solarienne ne sont pas notre unique souci dans le Quadrant, milady. » Il s’adossa, concentré. « Comme l’a découvert le capitaine Terekhov durant son bref séjour chez nous avant qu’il ne file en Monica… (il eut un sourire en coin) l’afflux de vaisseaux marchands dans le Quadrant provoqué par le terminus de Lynx attire également des pirates. Nous devons leur faire comprendre sans détour que la région ne constitue pas pour eux une base d’opérations saine. Ce sera plus facile quand les bâtiments d’assaut légers qu’on ne cesse de nous promettre arriveront enfin, bien sûr. Deux escadres garderont à peu près tous les pirates hors du système stellaire dans lequel elles patrouilleront, et assigner des groupes de BAL à chaque système membre aidera ces derniers à comprendre que nous voulons vraiment assurer la sécurité dans l’ensemble de l’amas. » Toutefois, il est des menaces que les seuls BAL ne pourront contrer et nous devons prendre en compte des points de discorde potentiels supplémentaires, soit avec la DSF, soit avec une autre des nations stellaires monosystèmes de la région. Sa Majesté n’a pas caché que nous étions censés convaincre les autochtones que l’Empire stellaire serait un bon voisin. À mon avis, elle a raison de penser qu’au bout d’un moment certains autres systèmes locaux verront la lumière et demanderont leur admission dans le Quadrant. Nous parlons toutefois là de l’avenir : pour le moment, il nous appartient de leur faire comprendre que, même si nous sommes d’accord pour les aider à régler des Problèmes communs – comme la piraterie – nous ne nous servirons pas de cette assistance comme d’un moyen de mettre le pied dans leur porte afin de les gober plus facilement. » Et, bien sûr, il y a aussi nos bons amis de la Nouvelle-Toscane. — J’ai cru comprendre d’après les briefings de l’amiral Givens que ce système-là ne nous serait probablement pas très favorable, acquiesça Michelle. — Non, en effet. Et que le Parti de l’Union constitutionnelle de Joachim Alquezar dispose d’une large majorité au parlement du Quadrant n’arrange pas les choses. Andrieaux Yvernau déteste Alquezar et c’est réciproque. Il est même probable que la seule personne dans tout l’amas qu’Yvernau déteste encore plus qu’Alquezar, c’est Bernardus Van Dort… et la première chose qu’a faite Alquezar, une fois Premier ministre, c’est nommer Van Dort ministre spécial, sans portefeuille, dès son retour de Monica à bord de l’Hercule. — Je reconnais ma surprise qu’Yvernau ait survécu politiquement après que l’Assemblée a rejeté si complètement sa position, monsieur, dit Michelle, s’aventurant non sans méfiance en des eaux où elle évitait en général de plonger les orteils. — Je ne dirai pas qu’il n’y a pas perdu des plumes, milady, répondit Khumalo. Il ne s’est pas fait autant taper dessus que Tonkovic, bien sûr, mais il a dû dépenser l’équivalent de vingt ou trente ans T de faveurs politiques pour sauver sa position chez lui. » Constatant que Shoupe se tortillait sur sa chaise, il tourna les yeux vers elle. « Je connais cette expression, Loretta, dit-il. J’en déduis que vous n’êtes pas d’accord. — Pas entièrement, monsieur, répondit son chef d’état-major. Je pense qu’O’Shaughnessy a raison sur un point : la véritable raison pour laquelle la carrière politique d’Yvernau ne s’est pas arrêtée net, c’est que la majorité de ses amis et voisins, dans son système, sont d’accord avec lui. » Shoupe se tourna vers Michelle. « Yvernau et ses partisans estiment visiblement que les droits des citoyens prévus par la nouvelle Constitution dérangeraient leur petit self-service en Nouvelle-Toscane. Ils ne sont pas prêts à le supporter, aussi ont-ils renoncé à l’annexion. Mais une autre de leurs raisons d’agir ainsi est qu’ils pensent devoir profiter de toute amélioration économique dans le Quadrant en raison de leur proximité, et être protégés de la Sécurité aux frontières par notre seule présence, que nous le voulions ou non. — Je sais que c’était l’opinion d’Yvernau, et je ne conteste pas vraiment qu’une partie de ses camarades oligarques pensent la même chose, comme O’Shaughnessy en est persuadé », dit Khumalo. Pour Michelle, à l’évidence, il débattait de la situation avec Shoupe ; qu’elle parût tenir sans crainte un point de vue contraire au sien – et qu’il ne le lui reprochât pas – laissait penser qu’ils avaient de fort bonnes relations de travail. « Mais même si c’est ce que pensent Yvernau et certains des autres, continua le vice-amiral, ce n’est pas ce qu’ils pensent tous. Certains sont absolument furibards que l’Assemblée ne se soit pas rangée aux vues d’Yvernau. Une bonne partie nous en veut – au moins à la baronne de Méduse – autant qu’à Alquezar et à Van Dort. Et, pour beaucoup d’autres, le danger que pose l’exemple du Quadrant et de l’Empire stellaire va largement dépasser les avantages commerciaux ou la protection contre la DSF. La campagne de terreur menée par Nordbrandt contre ses propres oligarques sur Kornati flanque vraiment la trouille à toute cette clique. Leurs classes populaires vont voir ce qui arrive à leurs contreparties du Quadrant, et ça n’a pas grand-chance de contribuer à l’effort des oligarques pour garder le couvercle vissé sur la marmite. — Qu’est-ce que cela signifie exactement pour nous, monsieur ? » s’enquit Michelle. Khumalo renifla. « Si je connaissais la réponse à cette question-là, je n’aurais pas besoin de travailler pour gagner ma vie. Je me contenterais de parier sur les gagnants des courses d’aérodynes ! Je sais que la baronne, monsieur O’Shaughnessy, monsieur Alquezar et monsieur Van Dort – qui sont honnêtement tous plus doués que moi en analyse politique – y réfléchissent très fort, et je ne crois pas qu’ils aient eux-mêmes encore trouvé de réponse. Ce que je n’arrive pas à me sortir de l’esprit, toutefois, c’est qu’Yvernau et sa bande ont été assez bêtes pour trancher la branche sur laquelle ils étaient assis quand l’Assemblée a refusé d’en passer par leurs vues. Des individus bêtes à ce point-là sont à mon avis capables de tout, et ils ne nous considèrent pas exactement comme leurs meilleurs amis. En conséquence, je ne puis m’empêcher de craindre qu’ils ne cherchent la première occasion de nous causer des ennuis. La seule vraie question que je me pose en la matière concerne la hauteur des risques qu’ils sont prêts à prendre pour cela. Jusqu’où sont-ils prêts à nous pousser pour prouver que nous ne leur faisons pas peur ? » Michelle hocha la tête. Si elle avait été un des escrocs en chef d’une des kleptocraties locales, elle aurait fait de son mieux pour éviter de contrarier Manticore, le Vieux Royaume stellaire ou l’Empire tout neuf. En aucun cas elle n’aurait pris le risque de pousser cette nation à une réaction regrettablement définitive. Mais elle n’était pas un des escrocs en question et, même dans le cas contraire, elle n’aurait pas été assez bête pour soutenir la stratégie politique d’Andrieaux Yvernau. En conséquence, elle n’avait aucune idée de la validité des inquiétudes de Khumalo. « Même si mes craintes se révèlent sans fondement, continua ce dernier, et, pour être franc, rien ne me ferait plus plaisir, la Nouvelle-Toscane va rester notre plus gros souci. La disparition des taxes de protectionnisme et autres barrières de commerce dans le Quadrant aura un impact significatif sur les transports locaux, et la Nouvelle-Toscane devrait être un des principaux outsiders en la matière, au moins en termes régionaux. Nous allons devoir prendre garde à la manière dont nous traitons leurs vaisseaux marchands, et je ne serais pas du tout surpris que nous rencontrions tout un tas de querelles douanières. Il va donc nous falloir au moins une certaine présence militaire permanente dans les environs de la Nouvelle-Toscane, de Marianne de Grenat et de Péquod. — Bien, monsieur », acquiesça Michelle. Il s’apprêtait à poursuivre quand Shoupe s’éclaircit la voix. Comme il se tournait vers elle, elle tapota d’un doigt son chrono. « Bien reçu, Loretta, dit-il en souriant avant de reporter son attention sur Michelle. Ce que le capitaine Shoupe vient de me rappeler avec beaucoup de tact, c’est notre invitation à dîner par la baronne de Méduse, dont je vous ai déjà parlé. On nous attend à Dé-à-Coudre d’ici trois heures, et j’imagine que le capitaine Armstrong et vous-même aimeriez retourner sur l’Artémis pour vous préparer. Tenue de cérémonie, j’en ai peur, puisque le Premier ministre sera présent aussi. Et la baronne m’a demandé d’étendre l’invitation à tous vos commandants ainsi qu’à leurs officiers supérieurs. — Ça fait une bonne quantité de gens, monsieur, remarqua timidement Michelle, mais son interlocuteur se contenta de rire. — Croyez-moi, milady, la baronne en est consciente. Elle a une salle de banquet assez vaste dans sa résidence officielle, et je pense qu’elle voit en ce repas l’occasion pour le Premier ministre et plusieurs autres figures politiques locales importantes de rencontrer votre personnel. Elle estime qu’il s’agit d’un premier pas capital pour leur donner confiance en nous, et je crois qu’elle a raison. — Ça me paraît tout à fait sensé, monsieur. Tant qu’elle dispose de cette grande salle de banquet pour tous nous recevoir, donc. — Je pense qu’on s’arrangera, amiral du Pic-d’Or », assura Khumalo. CHAPITRE QUINZE « Et voici le Premier ministre Joachim Alquezar, amiral du Pic-d’Or, dit Lady dame Estelle Matsuko, baronne de Méduse et gouverneur impérial du Quadrant de Talbot pour Sa Majesté Élisabeth III. Monsieur le Premier ministre, madame la comtesse du Pic-d’Or. — Bienvenue dans le Quadrant, madame la comtesse, fit le rouquin Alquezar, aussi souriant qu’improbablement grand et mince. Malgré la faible gravité de la planète ayant produit son physique, il avait une poignée de main ferme et forte. Il regarda ensuite Khumalo par-dessus l’épaule de Michelle, et son sourire se fit malicieux. « J’ai pour tradition de demander aux officiers de la Flotte de Sa Majesté tout juste arrivés leur impression sur la coloration politique de l’amas. » Khumalo sourit à son tour, en secouant la tête, et la baronne de Méduse eut un petit rire. « Allons, allons, pas de ça, Joachim ! l’admonesta-t-elle. Vous aviez promis de bien vous tenir, ce soir. — C’est vrai, admit Alquezar en acquiesçant gravement. Mais, d’un autre côté, je suis un politicien. — Et de ceux qui ternissent l’image de la profession », déclara un autre homme. Michelle le reconnut pour l’avoir vu aux informations. Plus petit que le Premier ministre – lequel devait mesurer au moins deux mètres –, il restait considérablement plus grand qu’elle. Il était en outre blond aux yeux bleus, et son anglais standard était marqué d’un accent différent de celui d’Alquezar. « Évidemment, Bernardus, répliqua ce dernier. À présent que j’ai réussi à mettre la main sur le pouvoir, il est temps que ma mégalomanie arrive à la surface, non ? — Seulement si tu as vraiment envie d’être poursuivi dans tout Dé-à-Coudre par des assassins, repartit le blond. Fais-moi confiance : je suis sûr d’en trouver au moins une douzaine si j’en ai vraiment besoin. — Amiral du Pic-d’Or, permettez-moi de vous présenter le ministre spécial Bernardus Van Dort. » Le ton de Méduse s’était empreint d’une résignation tolérante tandis qu’elle désignait avec grâce le nouveau venu. « Très heureuse de vous rencontrer, monsieur Van Dort, dit Michelle, sincère, en lui serrant fermement la main. D’après ce que j’ai lu et entendu, rien de tout cela… (elle désigna la vaste salle de banquet d’un geste englobant aussi ce qui était hors de ses murs) ne serait arrivé sans vous. — Je n’irai pas jusque-là, amiral, commença Van Dort. Il y a eu… — Moi, j’irai jusque-là, amiral, interrompit Alquezar, le ton et l’expression tout à fait sérieux. — Tout comme moi », appuya Méduse. Van Dort paraissait très mal à l’aise, mais les autres ne le laisseraient à l’évidence pas s’en tirer s’il continuait à protester, aussi se contenta-t-il de secouer la tête. « Il vous faut rencontrer plusieurs autres personnes ce soir, milady, reprit la baronne. Je pense que le commodore Lâzlô est quelque part par là. C’est le commandant de la Spatiale de Fuseau, et je suis sûre qu’il aimerait discuter de bon nombre de sujets avec vous. Et il y a au moins une demi-douzaine d’autres membres importants de la classe politique du Quadrant. — Bien sûr, madame le gouverneur », acquiesça Michelle en tentant d’avoir l’air satisfaite. Protester eût été inutile. Elle l’avait su au moment même où Khumalo l’avait informée du banquet. D’ailleurs, aussi peu qu’elle en appréciât les conséquences, elle comprenait la logique de la manœuvre. Non seulement sa présence apportait la preuve que la nouvelle impératrice du Quadrant prenait à cœur la protection de ses sujets, mais elle se trouvait aussi bien trop près de la succession royale – à présent impériale – pour se permettre de se cacher sur son vaisseau. Puisqu’elle ne pouvait éviter ces mondanités, son seul choix était de feindre d’y prendre plaisir. Il lui sembla déceler une étincelle de compassion dans les yeux de Van Dort quand Méduse l’entraîna, mais le ministre spécial se contenta de s’incliner en murmurant une politesse, et il l’abandonna à son destin. « Et voici Helga Boltitz, lieutenant Archer », dit Paul Van Scheldt. Gervais Archer se tourna pour se retrouver face à l’une des femmes les plus séduisantes qu’il eût jamais rencontrées. « Mademoiselle Boltitz, fit-il en lui tendant la main et en lui souriant, ce qui n’était pas tout à fait la tâche la plus difficile qu’on lui eût jamais confiée. — Lieutenant Archer », répondit-elle en lui serrant la main brièvement, de manière tout à fait formelle. Il remarqua qu’aucun sourire ne brillait dans ses yeux bleus et que sa voix à l’accent dur, tranchant, était sans conteste fraîche. « Glaciale » aurait même été plus exact. « Helga est l’assistante personnelle de monsieur Krietzmann », expliqua Van Scheldt. Gervais n’en fut guère surpris, compte tenu de la similarité entre l’accent de la jeune femme et celui du ministre, mais une étincelle de joie malicieuse à peine masquée imprégnait le ton de Van Scheldt lorsqu’il ajouta avec son propre accent délicat : « Elle vient de Dresde. — Je vois. » Le lieutenant prit garde de ne pas laisser filtrer dans sa réponse qu’il avait détecté l’amusement de Van Scheldt. Ce suave et brun Rembrandtais était le secrétaire chargé des rendez-vous de Joachim Alquezar. Le Premier ministre l’avait envoyé d’un geste présenter Gervais aux « autres jeunes », comme il avait dit. À moins que le Manticorien ne se trompât radicalement, Van Scheldt n’était guère enchanté de cette mission. En dépit de son aspect juvénile, il avait au moins dix ou quinze ans T de plus que lui et il possédait une personnalité abrasive, une sorte d’arrogance dédaigneuse, l’air de se savoir naturellement et inévitablement supérieur aux êtres de moindre naissance ou de moindre fortune. Un type de personnalité que Gervais n’avait que trop rencontré dans son monde natal, surtout quand celui qui en était affligé se rendait compte qu’il était parent, même de loin, avec la reine de Manticore. Ceux-là démontraient le consternant désir, dès qu’ils en avaient la possibilité, de faire ce que son père appelait « s’élever par la lèche ». Bien qu’ayant trouvé, ces dernières années, plusieurs descriptions bien plus colorées de ce comportement, il devait admettre que celle de sir Roger Archer était toujours la meilleure. Par bonheur, Van Scheldt ne semblait pas encore savoir à qui il avait affaire. On pouvait donc se demander aux dépens de qui exactement il avait décidé de s’amuser – ceux de Gervais ou ceux d’Helga Boltitz ? « J’imagine que le lieutenant et vous serez appelés à vous voir assez souvent, continua-t-il en souriant à Boltitz. C’est l’officier d’ordonnance de l’amiral du Pic-d’Or. — C’est ce que j’avais cru comprendre, répondit la jeune femme, dont la voix était encore plus glaciale lorsqu’elle s’adressait au Rembrandtais. Je suis sûre que nous travaillerons très bien ensemble, lieutenant, continua-t-elle sur un ton signifiant qu’elle prévoyait exactement le contraire. Pour l’instant, toutefois, si vous voulez bien m’excuser, on m’attend. » Elle adressa à ses interlocuteurs un signe de tête assez sec puis tourna les talons et s’éloigna à grands pas parmi les invités agglutinés. Elle se déplaçait avec une grâce instinctive mais, à l’évidence, ne possédait pas le vernis social que Van Scheldt exsudait par tous les pores. Ou croyait exsuder, en tout cas. « Eh bien, observa le Rembrandtais, on dirait que ça ne s’est pas très bien passé, hein, lieutenant ? — Non, en effet », acquiesça Gervais. Il observa le secrétaire, pensif. « Est-ce qu’il y a une raison particulière à cela ? » Un instant, Van Scheldt parut pris à contre-pied par la franchise de la question. Puis il émit un reniflement amusé et sourit. « Helga n’apprécie guère ce qu’elle appelle les « oligarques », expliqua-t-il. J’ai peur qu’elle et moi soyons donc partis du mauvais pied dès le début. Ne vous méprenez pas : elle est très compétente dans son travail. Très intelligente, très dévouée. Peut-être un peu trop passionnée, me semble-t-il parfois, mais c’est sans doute la source de son efficacité. Toutefois, elle est aussi très… prolétaire, pourrait-on dire, j’imagine. Et, malgré son poste au ministère de la Guerre, je soupçonne que son cœur n’est pas entièrement acquis à cette affaire d’annexion. — Je vois. » Gervais se tourna dans la direction où avait disparu Boltitz. Personnellement, il se sentait bien plus proche d’elle que de Van Scheldt. Après tout, qu’il s’en rendît compte ou non, le secrétaire n’était pas tout à fait parti du bon pied avec lui non plus. « Je ne devrais sans doute pas retenir ça contre elle. » Van Scheldt soupira. « Elle ne sort pas vraiment du haut du panier de Dresde, après tout. D’ailleurs, je ne suis pas sûr que Dresde ait un haut du panier, maintenant que j’y pense, mais, si c’est le cas, elle le méprise sûrement autant qu’elle méprise quiconque vient de Rembrandt. » Je me demande si tu te rends compte que tu es véritablement venimeux, songea Gervais. Et aussi comment mademoiselle Boltitz s’y est prise pour te contrarier autant. À ce que j’ai vu de toi pour l’instant, il n’a sans doute pas fallu grand-chose, mais je peux au moins espérer que ç’a été assez humiliant en public. « C’est malheureux », dit-il, avant de se replonger dans sa tâche du moment quand Van Scheldt repéra une autre personne à laquelle il fallait absolument présenter l’ordonnance du nouvel amiral manticorien. « Mademoiselle Boltitz ? » Helga Boltitz sursauta et leva vivement les yeux du chrono de poignet qu’elle consultait, emplie d’espoir. Hélas ! il n’avait pas accéléré magiquement jusqu’à un point qui lui permettrait de disparaître, mais telle n’était pas la source de sa surprise. « Oui, lieutenant… Archer, c’est bien ça ? » dit-elle. Elle avait tenté de répondre avec tact – vraiment – mais elle comprit aussitôt qu’elle avait échoué. « Oui », répondit le jeune homme roux aux yeux verts. Ce seul mot avait été prononcé avec un raffinement aristocratique que même ce crétin de Van Scheldt n’aurait pu égaler, se dit-elle. Malgré le dégoût que lui inspiraient la richesse et l’arrogance qui l’avait créée, il y avait là une sorte de beauté. « Que puis-je pour vous, lieutenant ? » demanda-t-elle, un peu impatiente. L’accent racé du jeune homme la rendait encore plus consciente de la rudesse du sien. Les Dresdiens n’étaient pas vraiment connus pour la beauté de leur langue, se dit-elle amèrement. « À dire vrai, répondit le Manticorien, je me demandais si vous pourriez m’expliquer ce qu’a fait cet insondable connard de Van Scheldt pour… vous irriter autant. — Je vous demande pardon ? » Malgré elle, Helga sentit ses yeux s’écarquiller de surprise. « Ma foi, reprit-il, il était assez clair que vous n’étiez pas tout à fait ravie de le voir. Or, compte tenu du fait que ce qui vous irritait en lui semblait m’éclabousser, j’ai pensé qu’il serait bon de découvrir ce dont il s’agissait. Van Scheldt est un âne, aucun doute à ce sujet, mais il a raison sur un point : nous sommes appelés à nous revoir, et j’aimerais autant ne pas vous irriter de la même manière. » La jeune femme cligna des yeux puis se balança sur ses talons, la tête inclinée de côté, tandis qu’elle regardait – regardait vraiment – Archer pour la première fois. Ce qu’elle vit fut un jeune homme assez grand, vingt-cinq bons centimètres de plus que son propre mètre soixante-deux, bien qu’il n’approchât pas la taille d’un Alquezar ou de tout autre habitant de San Miguel. Mieux bâti pour la vitesse que pour la force – il semblait pouvoir faire un ailier correct –, il avait un visage ordinaire mais assez agréable. Toutefois, il y avait quelque chose dans ces yeux verts… « Je dois admettre que c’est un gambit oratoire que je n’avais encore jamais rencontré, lieutenant, lui dit-elle au bout d’un moment. — J’imagine qu’autant ici que chez moi on va rencontrer au cours des prochaines années un tas de choses qu’on n’avait jamais rencontrées auparavant, répondit-il. Cela dit, je pense que c’est une inquiétude légitime, pas vous ? — Aussi peu que je puisse apprécier monsieur Van Scheldt, je ne laisse pas cela affecter nos rapports professionnels, répliqua-t-elle un peu sèchement. — Je m’en doute. Toutefois, il n’est que secrétaire chargé des rendez-vous alors que je suis l’ordonnance du deuxième officier spatial le plus gradé du Quadrant, remarqua Archer. Vous et moi allons donc sans doute nous croiser un peu plus fréquemment que vous ne le croisez, lui. Ce qui me ramène à ma question de départ. — Et si je vous faisais observer que mes relations personnelles – ou leur absence – avec monsieur Van Scheldt ne vous regardent pas ? demanda Helga sur un ton nullement plus agréable que nécessaire. — J’admettrais que vous avez tout à fait raison, répondit calmement le Manticorien. Puis j’ajouterais que, d’un point de vue purement professionnel, j’estime important de savoir de quelle manière il a réussi à vous offenser – non que je ne sois pas capable d’imaginer tout seul au moins une douzaine de scénarios possibles, vous le comprenez, même en le connaissant depuis si peu de temps –, afin de m’éviter de marcher sur ses traces. En bref, mademoiselle Boltitz, je me fiche de ce que sont vos rapports personnels avec lui ou avec qui que ce soit d’autre. Je m’inquiète simplement des conséquences potentielles sur nos rapports professionnels. » Et tu n’as qu’à le croire, ma petite, songea-t-il. Oh, ça contient une bonne part de vérité, mais cependant… « Je vois. » Helga observa le lieutenant Archer, pensive. Il avait bénéficié du prolong, bien sûr – au moins de deuxième génération, compte tenu des origines riches et privilégiées que dénotait son accent –, donc il était sans doute bien plus vieux qu’elle ne l’avait d’abord cru. Trop peu de Dresdiens avaient reçu la thérapie pour que son peuple soit très doué pour estimer l’âge de ceux dont c’était le cas, songea-t-elle, amère. Toutefois, quoique son attitude assurée et raffinée fît passer celle de Van Scheldt pour la façade provinciale qu’elle était bel et bien, il y avait une vague étincelle dans ses yeux, et son ton, quoique amusé, n’était ni paternaliste ni méprisant. On aurait dit que, loin de se moquer d’elle, il l’invitait à partager l’amusement que lui inspirait le Rembrandtais. Bien sûr. Tu n’as qu’à le considérer comme acquis et voir où ça te mène, Helga ! Toutefois, il n’avait pas tort en disant qu’ils allaient travailler ensemble ou, à tout le moins, non loin l’un de l’autre. Or le ministre Krietzmann, malgré sa propre aversion marquée pour les oligarques, ne la remercierait pas de générer plus de friction que nécessaire avec les Manties. « Eh bien, lieutenant Archer, s’entendit-elle dire, je doute que vous soyez aussi désagréable que monsieur Van Scheldt. En tout cas je l’espère car je ne vois pas comment quiconque pourrait l’être sans y travailler délibérément. — À ce que j’ai vu de lui jusqu’ici, répondit Gervais, je pense que c’est exactement ce qu’il a fait – y travailler, je veux dire. » Voyant la surprise marquer les yeux bleus de la jeune femme, il lui adressa un léger sourire. « Ce genre de bonhomme n’est pas totalement inconnu chez nous, ajouta-t-il. — Vraiment ? » Helga fut un peu étonnée par la froideur de sa propre voix mais elle n’y pouvait rien. « J’en doute assez, lieutenant. Ce genre de bonhomme, comme vous dites, a eu un peu plus d’impact sur Dresde qu’il n’a jamais pu en avoir sur vous. » Le Manticorien parvint à ne pas cligner des yeux ou hausser les sourcils, mais la dureté et la colère évidentes qui marquaient cette réponse le prirent à contre-pied. Ce n’est pas juste le fait que Van Scheldt soit un connard, comprit-il. Je ne sais pas ce que c’est mais c’est bien plus grave. Et, maintenant que je me suis nonchalamment aventuré dans ce champ de mines-là, qu’est-ce que je fais, moi ? Observant son interlocutrice durant plusieurs secondes, il se rendit compte qu’une noirceur couvait dans ses yeux, derrière la colère. Une noirceur mise en place par un souvenir, une expérience personnelle. Sans savoir pourquoi, il était sûr de n’avoir pas affaire à une femme qui succombait aisément aux préjugés ou leur permettait de gouverner sa vie. Cette amertume, ces ombres de douleur devaient donc avoir une cause plus profonde que la banale arrogance et la malice ironique d’un zombie tel que Van Scheldt. « Je ne doute pas que ce soit le cas, dit-il enfin. J’ai fait de mon mieux pour m’informer sur le Talbot depuis que milady du Pic-d’Or m’a choisi comme ordonnance et que nous avons appris notre affectation, mais je ne puis me prétendre très au fait de la manière dont les choses se passaient ici autrefois. Quoique j’y travaille, cela recouvre une énorme quantité d’informations et je n’ai tout bonnement pas eu le temps d’en absorber assez. J’ai constaté que Van Scheldt et vous ne vous entendiez pas tout à fait comme larrons en foire mais j’ai supposé qu’il vous avait personnellement vexée. Dieu sait que c’est le genre de crétin qui pourrait faire une chose pareille aussi aisément qu’il respire. D’après ce que vous venez de dire, cependant, je comprends qu’il n’y a pas que ça. Je n’essaie pas de vous soutirer des confidences : si vous préférez ne pas en parler, je l’accepterai. Cela dit, s’il y a quelque chose que je dois savoir – dont mon amiral doit être conscient – afin que nous ne commettions pas la même erreur par inadvertance, j’apprécierais vraiment que vous m’aidiez à améliorer ma connaissance du Quadrant. » Mon Dieu, je crois qu’il est sincère ! songea Helga. Elle l’observa à son tour durant plusieurs secondes, le front plissé, puis sentit sa décision se prendre toute seule. Il veut savoir pourquoi je ressens ce que je ressens ? Il veut comprendre pourquoi nous ne sommes pas tous prêts à danser dans les rues parce qu’une autre bande d’oligarques croit pouvoir faire des bénéfices sur notre dos ? D’accord, je vais le lui dire. « Très bien, lieutenant. Vous voulez savoir pourquoi Van Scheldt et moi ne nous aimons pas ? Essayez un peu ça. » Elle croisa les bras, déhanchée, les yeux étincelants. « J’ai vingt-six ans T et je n’ai reçu mon premier prolong que l’année dernière, quand j’ai commencé à travailler pour monsieur Krietzmann. Si j’avais eu trois mois de plus, j’aurais été trop âgée même pour le traitement de première génération… tout comme mes parents. Tout comme mes deux frères aînés et mes trois sœurs aînées. Tout comme tous mes cousins, sauf six, et tous mes oncles et tantes. Mais pas monsieur Van Scheldt. Oh, non ! Lui, il est de Rembrandt ! Il en a bénéficié en raison de son lieu de naissance, de l’identité de ses parents, de sa planète d’origine – comme vous, lieutenant. C’est aussi le cas de ses parents et de tous ses frères et sœurs. Lesquels ont aussi bénéficié de soins médicaux corrects et d’un régime alimentaire équilibré. » Ses yeux n’étincelaient plus : ils flamboyaient, et sa voix était bien plus dure que ne pouvait l’expliquer son seul accent. « En Dresde, nous n’aimons pas la Sécurité aux frontières plus que n’importe qui d’autre au sein de l’amas. Et, c’est sûr, tout ce que nous avons entendu à propos de Manticore suggère que nous serons mieux traités par votre Royaume stellaire que nous ne le serions par la DSF. Mais nous savons ce que c’est qu’être ignoré, lieutenant Archer, et la plupart des Dresdiens ne se font pas d’illusions. Je doute que le Royaume stellaire nous pressure comme l’ont fait la Sécurité aux frontières, la Ligue et l’Union commerciale de Rembrandt, mais la majorité d’entre nous ne prend pas pour argent comptant les « avantages économiques » promis par l’Assemblée. Nous aimerions penser sincères au moins certains de nos voisins, mais nous ne sommes pas assez bêtes pour croire en l’altruisme ou au père Noël. Et si certains étaient tentés de le faire, il y a assez de Paul Van Scheldt dans l’amas pour les en dissuader. Sa famille était très impliquée en Dresde même avant l’annexion, vous savez. Elle détient des intérêts majoritaires dans trois de nos principales sociétés de construction et elle se fiche des gens qui travaillent pour elle. Des accidents du travail, des problèmes de santé à long terme et même de fournir aux familles de ses employés – au moins à leurs enfants, pour l’amour de Dieu – l’accès au prolong. » La profondeur de sa colère déferlait avec une force dévorante et Gervais dut user de toute sa volonté pour ne pas chanceler. Pas étonnant que Van Scheldt eût trouvé aussi facile de la piquer au vif. Et le fait qu’il y prend visiblement tant de plaisir prouve que c’est un salaud encore plus intégral que je ne le pensais. Il doit passer son temps libre à arracher les ailes aux mouches. « Je suis désolé d’entendre ça, surtout ce qui concerne votre famille, dit-il doucement. Et vous avez raison : ce n’est pas un drame que je puis vraiment imaginer ou partager à travers ma propre expérience. Mes frères et sœurs, mes parents – même mes grands-parents – ont bénéficié du prolong. Je n’imagine même pas ce que j’éprouverais si c’était mon cas et pas le leur. Si je savais devoir tous les perdre avant d’atteindre l’âge mûr. » Il secoua la tête. Son propre regard était devenu sombre. « Mais je comprends comment un connard comme Van Scheldt a pu vous asticoter. Même si je ne peux pas vraiment encore dire que je le connais, je n’en ai pas besoin pour m’apercevoir qu’il y prend énormément de plaisir. Ce qui, compte tenu de ce que vous dites sur l’implication de sa famille dans l’économie de votre planète, fait de lui un salopard encore plus pervers que je ne le croyais. » Helga sursauta en entendant le dégoût dur et froid – le mépris – dans sa voix. Elle avait perçu énormément de mépris de la part de gens tels que Van Scheldt mais celui-là était différent. Il n’était pas dirigé contre les « inférieurs naturels » de l’orateur, et il n’était ni mesquin ni dénigrant. Mieux encore, il naissait de la colère, non de l’arrogance. De l’outrage, non du dédain. Du moins en donnait-il l’impression. Mais Dresde avait appris à ses dépens que les apparences pouvaient être trompeuses… « Vraiment ? dit-elle. Vraiment », répondit le jeune Manticorien, qui ressentit une sorte d’émerveillement devant la certitude taillée dans le roc de sa voix. Dans un coin de sa tête, il se demandait à quoi diable il jouait en qualifiant de « salopard pervers » un homme qu’il connaissait à peine devant une femme à laquelle il avait à peine parlé. Pourtant il le faisait. Il reconnaissait bel et bien le sadisme égoïste nécessaire pour se moquer à plaisir d’une victime de la cupidité et de la négligence de sa propre famille d’exploiteurs. « J’aimerais le croire », articula enfin Helga. Son accent était toujours dur mais Gervais jugea cette dureté étrangement émoussée. Ou bien le mot qu’il cherchait était-il « adoucie » ? « Je l’aimerais beaucoup. Mais nous avons déjà cru des gens, en Dresde. Et il nous a fallu trop longtemps pour nous rendre compte que nous n’aurions pas dû. Nous avons franchi bien des étapes lors des deux dernières générations, mais seulement parce que des gens tels que monsieur Krietzmann ont compris que nous devions le faire nous-mêmes. Que tout le monde se foutait complètement de ce qui nous arrivait. » Comprenez-moi bien. » Sa voix se fit plus calme, comme si elle reprenait la maîtrise de ses passions. « Il n’y avait aucune raison pour que quiconque nous fasse une fleur pour rien. Nous le savons. Charité bien ordonnée commence par soi-même, dit-on, et Dresde est notre nous-mêmes, pas celui de Rembrandt, de San Miguel ou de Manticore. Le problème n’est pas tant que personne ne soit venu construire pour nous des cliniques ou des écoles gratuites, c’est qu’on a été obligés de se battre bec et ongles pour garder suffisamment des bénéfices de notre propre travail, de notre propre structure industrielle – aussi minable qu’elle soit – afin de bâtir nos propres cliniques et nos propres écoles. » Nous venions de le comprendre quand l’UCR s’est enfin intéressée à nous, raison pour laquelle nous avons insisté, si elle voulait passer des contrats commerciaux avec nous, pour qu’elle nettoie devant sa porte en ce qui concernait les Van Scheldt et leurs pareils, qu’elle impose au moins quelques bornes aux saloperies qu’ils pouvaient se permettre. Et, à la décharge de monsieur Van Dort, l’UCR a fait exactement cela. Bien sûr, l’étendue de ce qu’elle pouvait imposer était limitée par la pression de ses oligarques déjà implantés en Dresde, mais elle a tout de même réussi à faire beaucoup. Ce qui explique pourquoi Van Scheldt s’en prend tellement à moi, je suppose, parce que sa famille s’est fait taper sur les doigts plus fort que beaucoup d’autres. Mais, même avec Van Dort de notre côté – et je crois qu’il l’est vraiment… (elle avait presque l’air de souhaiter croire le contraire) –, nous sommes encore très loin du stade où nous pourrions en être. Il est difficile de rester debout quand le tapis appartient à quelqu’un qui n’arrête pas de le tirer pour vous faire tomber. » Le brouhaha de la réception semblait distant, comme le bruit des vagues sur une plage éloignée. Il ne faisait plus partie du monde de Gervais – ni de celui d’Helga, remarqua-t-il. Ce n’était qu’un décor, un cadre à l’intensité des paroles prononcées, dont la banalité soulignait la franchise qui vibrait dans la voix de la Dresdienne. « C’est une chose qui n’arrivera plus, dit-il doucement. Pas tant qu’on sera là. Sa Majesté ne le permettra pas. Pas un instant. — J’espère que vous me pardonnerez de dire que Dresde ne prendra pas non plus cela pour argent comptant, lieutenant », répondit-elle d’une voix plus plate, non moins passionnée mais marquée par bien pire que la colère, songea-t-il. L’amertume de l’expérience. Une désillusion si profonde, si intense qu’elle ne pouvait – qu’elle n’osait – prendre le risque de l’optimisme. Lui aussi éprouva une brève pointe de colère aiguë – dirigée contre elle qui osait préjuger du Royaume stellaire de Manticore. Qui osait préjuger de lui, simplement parce qu’il avait eu la chance de naître dans un monde moins défavorisé que le sien. Qui était-elle pour le regarder avec une telle méfiance ? Une telle amertume et une telle rage nées des agissements d’autres gens ? Il n’avait rien dit d’autre que la pure vérité et elle l’avait rejetée. C’était comme si elle l’avait regardé droit dans les yeux pour le traiter de menteur. Pourtant, alors même qu’il songeait à cela, alors même que sa colère flamboyait, il la savait au moins aussi irrationnelle – et injuste – que tout ce que pouvait ressentir la jeune femme. « Il est évident que j’ai encore davantage à apprendre sur le Quadrant de Talbot que je ne le croyais, dit-il au bout de quelques instants. D’ailleurs, je me sens très bête de ne pas avoir compris que ce serait le cas. » Il secoua la tête. « Appliquer une espèce de « solution rapide » à seize systèmes stellaires habités est fatalement un exercice de futilité, n’est-ce pas ? Je suppose que nul n’est réellement immunisé contre l’idée que tous les autres gens doivent être « exactement comme soi », même quand on sait intellectuellement que c’est faux. » Elle le considérait à présent avec un air assez perplexe, et il lui adressa un sourire malicieux. « Je vous promets d’essayer de mieux apprendre mes leçons, mademoiselle Boltitz. Je sais que milady du Pic-d’Or en fera autant, et je ne doute pas que la baronne de Méduse y travaille depuis son arrivée. Mais, pendant ce temps-là, croyez-vous que vous pourriez en apprendre une ou deux à propos du Royaume stellaire ? Je ne vais pas vous dire que Manticore n’a pas de défauts, car Dieu sait que nous en avons. Et je ne vous en veux pas de ne pas prendre les promesses du Royaume stellaire pour – comment disiez-vous ? – argent comptant. Mais quand la reine Élisabeth donne sa parole, elle la tient. Nous la tenons pour elle. — C’est agréable à entendre, et j’aimerais beaucoup le croire, répondit-elle. Je doute que vous sachiez à quel point. Et, si ce n’était pas le cas en partie, je ne serais pas ici, je ne travaillerais pas avec monsieur Krietzmann pour faire en sorte que ça se réalise. Mais quand on a reçu trop de coups de pied, il est difficile de se fier à quelqu’un qu’on ne connaît pas. Surtout si ce quelqu’un porte les plus grosses et les plus lourdes bottes qu’on ait jamais vues. — J’essaierai de garder ça en tête, assura-t-il. Croyez-vous pouvoir me donner – nous donner – au moins un peu le bénéfice du doute ? » Il lui sourit. « Au moins un moment, le temps de voir de quelle manière nous tenons nos promesses ? » Helga regarda ce sourire, stupéfiée par la chaleur, l’empathie et le souci – le souci personnel – qu’il recouvrait. Cet homme était sincère, comprit-elle, avant de se demander comment il pouvait être aussi naïf. Comment il pouvait croire un seul instant que les oligarques qui infestaient fatalement une puissance économique comme Manticore se soucieraient des « promesses » politiques de quelqu’un d’autre. Pourtant, il le croyait. Il avait peut-être – sûrement – tort mais il ne mentait pas. Il se trouvait dans ces yeux verts beaucoup de choses qu’elle ne déchiffrait pas mais la duplicité n’en faisait pas partie. Si bien que, malgré elle, elle sentit une petite bouffée d’espoir. Se sentit oser croire que peut-être, seulement peut-être, il ne se trompait pas. Son expérience amère et son cynisme défensif se dressèrent aussitôt, horrifiés par la perspective d’ouvrir une telle brèche dans ses défenses. Elle se mit à parler très vite, afin d’exprimer sans détour son rejet du fallacieux espoir qu’on lui offrait. Mais ce ne fut pas ce qui sortit de sa bouche. « Très bien, lieutenant, s’entendit-elle dire. J’apprendrai mes leçons pendant que vous apprendrez les vôtres. Au bout du compte, nous verrons qui a raison. Et… (elle se rendit compte qu’elle aussi arborait un léger sourire) croyez-le ou non, j’espère que c’est vous. » CHAPITRE SEIZE Bien des heures plus tard, trop à son goût, Michelle se retrouva assise au sein d’un agréable bureau, à siroter l’excellent cognac local dans un grand verre en forme de tulipe. Épuisée, elle avait l’impression d’avoir beaucoup trop mangé qui suivait souvent les dîners officiels… et lui faisait envier le métabolisme génétiquement amélioré d’Honor Harrington. Elle éprouvait toutefois aussi le sentiment du devoir accompli. Autant qu’elle pût détester les dîners politiques officiels, elle était à peu près sûre d’avoir fort bien tenu son rôle lors de celui-là. Elle n’était pas seule dans la pièce. La baronne de Méduse était assise derrière le bureau et Grégor O’Shaughnessy sur sa droite, dans un fauteuil. O’Shaughnessy, le premier analyste de renseignement de Méduse, était de constitution frêle, mesurait dix bons centimètres de moins qu’Augustus Khumalo et avait des cheveux gris de plus en plus rares. Khumalo lui-même, Alquezar, Van Dort et le ministre de la Guerre du Quadrant, Henri Krietzmann, formaient avec Michelle un demi-cercle face au bureau. Krietzmann était un petit homme trapu, d’apparence robuste, aux cheveux bruns et aux yeux gris. Sa main gauche avait été broyée dans un très vieil accident et, quoique Michelle sût qu’il était le plus jeune de tous les individus présents, il paraissait le plus vieux car le prolong n’existait pas sur sa planète natale, Dresde, durant sa jeunesse. En fait, la technique n’y était toujours pas aussi universellement disponible qu’elle l’aurait dû. « Bien. » Méduse se cala dans son fauteuil. On pouvait la soupçonner d’avoir tout juste ôté ses chaussures sous son bureau. « Je suis heureuse que nous en ayons terminé, au moins pour ce soir. — Comme nous tous, j’en suis sûr, acquiesça Alquezar en humant son verre avec une mimique d’appréciation. — Pas moi », déclara Krietzmann. Van Dort et lui, au contraire des autres, sirotaient des chopes de bière perlées d’humidité plutôt qu’un breuvage efféminé comme le cognac. « J’adore ce genre de soirée. — Oui, parce que vous vous délectez de contrarier des gens comme Samiha Lababibi en jouant votre comédie de barbare grossier et illettré, dit sévèrement Alquezar. — Pas du tout. Je m’entends très bien avec Samiha en ce moment, répliqua le Dresdien. En revanche, il y a quelques autres personnages de la classe politique… » Il laissa sa voix mourir de manière provocante. Van Dort se tourna vers Michelle. « Henri prend un certain plaisir pervers à nous irriter, nous autres oligarques, milady, soupira-t-il. Même ceux dont il doit, bien à regret, admettre qu’ils sont du côté des anges. Voilà pourquoi on l’a bombardé au ministère de la Guerre, où il n’a pas besoin de négocier autant avec d’autres politiciens. — J’aimerais bien, marmonna Krietzmann avant d’avoir un sourire bref. En fait, Samiha et moi nous entendons assez bien, c’est vrai, reprit-il, plus sérieux. Ce n’est pas la pire, vous savez. J’admets avoir été un peu surpris quand elle a démissionné de la présidence du système de Fuseau pour prendre le ministère des Finances. Ça m’a paru représenter un terrible pas en arrière, du point de vue du prestige. Mais elle semble qualifiée pour ce travail et, contrairement à certains de nos collègues, elle n’a pas l’air contrariée de devoir travailler avec un ancien ouvrier de Dresde. — Je sais que ce n’est pas la pire, acquiesça Alquezar. C’est une des raisons pour lesquelles je lui ai demandé de s’occuper des Finances. Malheureusement… (il se tourna vers Michelle) elle n’est pas ici ce soir, car elle dirige une espèce de sommet économique local sur Rembrandt. — J’imagine que réunir tous vos ministres en Fuseau au même moment sera l’exception et non la règle, au moins dans un avenir proche, monsieur le Premier ministre, observa Michelle. — Ce n’est hélas ! que la triste vérité. — À vrai dire, la mise en marche du nouveau gouvernement se déroule avec bien plus de souplesse et d’efficacité que ne s’en rendent compte la plupart des gens chargés de faire le travail, intervint Méduse. J’ai l’avantage d’avoir plus de recul que vous tous, Joachim. Croyez-moi, vous vous en tirez très bien. — Du moins pour l’instant, murmura Van Dort. — Les choses peuvent toujours changer, admit la baronne. Toutefois, j’ai le net sentiment que vous avez déjà dépassé les pierres d’achoppement les plus probables, et les systèmes du Quadrant font preuve d’un degré remarquable de tolérance mutuelle et de cohésion. N’oubliez pas à quel point la plupart avaient peu en commun – hormis la position astrographique et la menace de la DSF – avant que n’arrive la proposition d’annexion. Cela a sans conteste joué un rôle pendant qu’on la préparait, je pense que nous nous le rappelons tous bien mieux que nous ne l’aimerions. Au bout du compte, il y a beaucoup moins de disputes internes que je ne m’y attendais après avoir observé les combats de gladiateurs de l’Assemblée. — On peut en remercier les Solariens, dit Alquezar, aigre. — Je le pourrais si j’étais disposé à les remercier de quoi que ce soit, fit Krietzmann avec une amertume froide et mordante. — Cela dit, je pense qu’il y a là-dedans beaucoup de vérité, Henri, dit Van Dort. Ce qui s’est produit en Monica – et ce qui était en train de se produire sur Montana et Kornati – a rappelé à tout le monde que la DSF était encore là. Et la plupart des gens pensent que Verrochio et Hongbo adoreraient faire une autre tentative pour s’emparer de l’amas. — Est-ce qu’on estime vraiment ça probable, monsieur le ministre ? demanda Michelle. — » Bernardus », s’il vous plaît, milady, répondit-il avant de grimacer. Et, pour répondre à votre question, oui, beaucoup de gens pensent que c’est très probable si Verrochio trouve une nouvelle approche. — Même après la manière dont il s’est brûlé les doigts la dernière fois… Bernardus ? — Peut-être même surtout après la manière dont il s’est brûlé les doigts. » Van Dort haussa les épaules. « D’abord, nous ignorons quelle part de responsabilité lui sera attribuée une fois que l’ambassadrice Corvisart aura achevé son enquête en Monica. Peut-être aucune. Je ne dis pas qu’il ne sera pas blâmé, je dis que j’ignore à quel point. Ensuite, ce n’est pas un exemple de miséricorde. Même en supposant qu’il évite les sanctions officielles, il aura été humilié devant les seules personnes qui lui importent vraiment : ses pairs de la Sécurité aux frontières. Je suis tout à fait sûr que sa position dans la hiérarchie de la DSF a été entamée à cause de cette histoire et qu’il va chercher un moyen de retrouver son statut et son pouvoir. Si on ajoute à ça son caractère vindicatif, je pense qu’on peut dire sans trop de risques de se tromper que, s’il a l’occasion de nous faire une vacherie, il la saisira à deux mains. — En Manticore, on estime qu’il a plus de chances de rentrer les griffes et d’essayer de limiter les dégâts, dit Michelle. — Ça ne m’étonne pas, répondit Van Dort. Ce serait après tout ce qu’il aurait de plus malin à faire. Après avoir été pris la main dans le sac, il ne serait vraiment pas raisonnable qu’il y plonge le bras sous les yeux de la Galaxie entière. C’est évident Pour tout le monde et on pourrait espérer que cela le soit aussi pour lui. Du reste, ça l’est sans doute. Mais il ne faut jamais sous-estimer la capacité de la nature humaine à ignorer l’évidence quand de fortes émotions entrent en jeu. En particulier s’il s’agit d’un être aussi fondamentalement stupide, superficiellement intelligent et incroyablement arrogant que Lorcan Verrochio. Il doit se dire dans un coin de sa tête que, s’il parvenait tout de même à s’emparer du terminus de Lynx, cela restaurerait amplement sa position pré-Monica. Après tout, réussir un coup pareil après un désastre apparent démontrerait sa capacité à s’adapter et à surmonter l’adversité, non ? En fait, je soupçonne fortement que, si Hongbo Junyan ne savait pas l’empêcher de s’enferrer, Verrochio aurait répondu à l’attaque d’Aivars par l’envoi d’une escadre de la Flotte des frontières, avec ordre de faire le nécessaire pour « restaurer la souveraineté de Monica ». — Raison pour laquelle il est si important de patrouiller en force le long de cette frontière, intervint la baronne de Méduse. Je sais que l’amiral Khumalo et vous en avez déjà discuté, milady, et que lui et moi sommes fondamentalement d’accord sur la meilleure manière d’utiliser nos ressources spatiales. Mais vous avoir tous les deux simultanément ici, à Dé-à-Coudre, avec le Premier ministre et monsieur Krietzmann est une occasion bien trop fertile pour être ignorée. Ce que j’aimerais, c’est que nous débroussaillions la situation stratégique et obtenions les idées de chacun sur ce que nous devons faire pour la corriger. — C’est une excellente idée, madame le gouverneur, dit Krietzmann en s’avançant sur son siège. Toutefois, une partie de la « situation stratégique », ici, est constituée par les implications de celle du Vieux Royaume stellaire plus près de son système mère. Je fais bien sûr surtout allusion à la réunion au sommet entre Sa Majesté et la présidente Pritchart. Quelles sont les chances pour que cela mène à des pourparlers de paix sérieux ? Et, à défaut, combien de temps pouvons-nous espérer que dure le cessez-le-feu ? — Voilà deux excellentes questions, monsieur Krietzmann, dit Michelle. Malheureusement, la réponse à la première est que nul n’en sait rien. Les deux camps ont des raisons évidentes d’arrêter de se tirer dessus si possible. Mais, de la même façon, ils semblent s’être un peu acculés mutuellement dans un angle en ce qui concerne la responsabilité de la guerre. Je ne vois pas comment des pourparlers pourraient aboutir si nous n’arrivons pas à nous mettre d’accord sur qui a falsifié la correspondance diplomatique de qui avant la guerre. L’initiative vient des Havriens. Si cela signifie qu’ils sont disposés à faire de vraies concessions, un véritable effort pour établir – et admettre – la responsabilité des falsifications, la chance de pourparlers « sérieux » sera assez bonne. » Sinon, je pense que le cessez-le-feu durera un minimum de quelques mois. Il faudra bien cela ne serait-ce que pour échanger les messages d’organisation. Ensuite, Beth – je veux dire Sa Majesté – et Pritchart devront gagner Torche pour la réunion proprement dite. C’est un trajet de plus d’un mois, aller simple pour Pritchart, et je doute que quiconque accepte de jeter l’éponge sans avoir passé au moins un mois ou deux à prouver à l’ennemi – et au reste de la Galaxie – qu’aussi déraisonnables que soient les autres, nous, nous faisons vraiment de notre mieux pour mettre un terme aux effusions de sang. Ensuite, il y aura le voyage de retour pour Pritchart. Compte tenu de tout cela, je dirais que cinq mois T ne sont pas hors de question. — C’est à peu près ce que Grégor et moi avions estimé de notre côté, acquiesça la baronne de Méduse. — Et si ça dure bien aussi longtemps, qu’est-ce que ça implique pour nous, dans le Talbot ? demanda Krietzmann. — L’effet principal, Henri, répondit Khumalo, c’est que l’essentiel du programme de construction d’urgence aura le temps d’être accompli. Et cela même signifie que le projet de l’Amirauté pour renforcer notre présence spatiale dans le Quadrant pourra être réalisé sans s’inquiéter de devoir subvenir à des besoins imprévus sur le front. L’ordre de bataille de la nouvelle flotte de l’amiral du Pic-d’Or se matérialisera donc plus ou moins dans les temps, et nous devrions voir les premières escadres de bâtiments d’assaut légers déployées d’ici environ un mois. — Vraiment ? » Krietzmann paraissait avoir très peur d’y croire. Il ne pensait visiblement pas que Khumalo lui mentait, mais on aurait dit qu’il jugeait difficile d’admettre que l’univers permettrait aux événements de se dérouler aussi aisément. « Vraiment, assura le vice-amiral. À long terme, je pense que les BAL seront encore plus utiles dans le Quadrant que la Dixième Flotte. Je doute que tout Solarien disposant de la DSF ou de la Flotte des frontières les considère comme une menace redoutable, donc ils n’auront aucun pouvoir dissuasif sur un type comme Verrochio. C’est pour cela que la Dixième Flotte sera présente. Mais une fois que nous aurons deux ou trois escadres de BAL déployées dans chacun des systèmes du Quadrant, nous aurons plus ou moins éliminé la piraterie. En outre, ils offriront le meilleur moyen d’intégrer progressivement le personnel des spatiales locales dans la FRM. — Je suis tout à fait d’accord, affirma Van Dort. Aucun pirate sain d’esprit ne croisera le fer avec un BAL manticorien moderne. Du moins pas après qu’on saura ce qui sera arrivé aux deux premiers ayant essayé. Et les escadres de BAL seront considérées comme « leurs » par les autochtones beaucoup plus facilement que des vaisseaux hypercapables. Ce sont eux qui serviront de police locale, pas la Flotte qui passera de temps en temps dans le voisinage pour voir si tout va bien. En outre, intégrer du personnel local dans leurs équipages sera le meilleur moyen de former les nôtres à la technologie moderne. — C’est ce que pense l’Amirauté, monsieur, acquiesça Michelle. Ce ne sera pas aussi efficace que de leur faire subir à tous la formation de base chez nous, mais on a plutôt en tête une mission d’orientation. Chaque détachement de BAL possédera ses simulateurs pour l’entraînement, et les faire manœuvrer par le personnel local donnera aux nôtres une chance d’en évaluer le niveau de talent et de compétence, ce qui n’est pas forcément la même chose. Au bout du compte, PersNav devra préparer la rééducation nécessaire, puisque aussi bien l’Amirauté que le Premier ministre ont déjà dit clairement que des Talbotiens seraient intégrés dans la FRM et qu’ils n’y auraient pas un statut de seconde classe. Cela implique d’améliorer leur formation pour qu’elle satisfasse aux critères manticoriens, pas de leur faire apprendre des leçons par cœur ou de leur imposer un entraînement « suffisant pour s’en sortir », comme le faisait l’ancienne flotte havrienne avec ses conscrits. Cela exigera d’eux énormément d’efforts en termes d’études supplémentaires, du moins jusqu’à ce que nous hissions l’ensemble du système éducatif local au même niveau que le manticorien, mais il n’y a pas moyen d’éviter cela, et je pense que les gens qui auront vraiment envie de demander leur transfert dans le service spatial seront disposés à faire ces efforts. En fait, il va probablement s’agir d’un filtre darwinien qui nous aidera à ne recruter que le haut du panier. » En attendant, bien sûr, les escadres elles-mêmes fourniront une défense efficace contre les… fumiers répugnant à prendre des risques et ayant embrassé une carrière de pirate. De mon point de vue, cela présente un autre avantage, compte tenu de ce que vous venez de dire du commissaire Verrochio. Plus vite nous mettrons les BAL en service pour régler leur compte à ces gens-là, plus vite je pourrai concentrer mes forces et les pousser assez loin pour rappeler à monsieur Verrochio de ne pas toucher à nos billes. » Michelle Henke s’essuya vigoureusement les cheveux, drapa la serviette autour de ses épaules et s’installa dans son fauteuil, devant le terminal de sa cabine de nuit. La doublure de laine de son survêtement de l’école, tristement usé, communiquait une perverse sensation chaude et sensuelle à son corps tout juste douché. Elle sourit en regardant ses pieds : Honor lui avait offert une première paire de pantoufles d’un pourpre violent en forme de chats sylvestres, pour rire, il y avait plusieurs Noëls. Elle s’était mise à les porter, elle aussi pour rire, mais avait continué pour la bonne raison qu’elles étaient confortables (sinon dignes). La paire d’origine avait disparu avec l’Ajax, mais Michelle avait voulu prendre le temps d’en acheter une de remplacement avant de partir avec sa nouvelle escadre, paire qui commençait enfin à se faire à ses pieds. Chris Billingsley lui avait laissé une carafe de café chaud sur un plateau, avec un unique beignet saupoudré de sucre, et elle eut une grimace ironique en les voyant. Au contraire d’Honor, elle avait découvert qu’il lui était indispensable de garder l’œil sur les calories qu’elle absorbait. La plupart des officiers de la Flotte menaient, à bord d’un vaisseau, une vie assez sédentaire. D’autres, comme Honor, frôlaient le fanatisme en matière de condition physique. Michelle préférait suivre une voie médiane, faire assez d’exercice pour rester en forme mais sans exagération. En outre, toute calorie excédentaire semblait lui tomber droit sur les hanches. Puisqu’elle avait plus de mal que jamais à trouver le temps d’effectuer la dose de culture physique qu’elle tolérait, elle n’avait d’autre choix que de surveiller son alimentation avec attention. Il avait fallu un peu de temps à Billingsley pour s’en rendre compte, mais il s’était ensuite très vite adapté. Et Michelle était heureuse de découvrir que plus s’éloignait dans le passé la destruction de l’Ajax, plus la douleur d’avoir perdu Clarissa Arbuckle s’apaisait. Elle ne disparaîtrait jamais tout à fait mais, comme la plupart des officiers de sa génération, l’amiral Henke avait acquis une bien trop grande expérience du deuil. Dans le cas présent, le fait que Billingsley fût si différent de Clarissa aidait énormément : il méritait d’être apprécié pour ses propres qualités, sans être comparé à un fantôme. Et ses propres qualités faisaient de lui une force de la nature, d’une remarquable compétence, qui ne s’en laissait pas conter par son amiral en matière de mise et d’alimentation. Son style de persuasion mettait en jeu des regards pleins de reproches, de profonds soupirs et ce que Michelle appelait en elle-même la technique de la « mère juive », le tout très différent de l’insistance si polie de Clarissa mais pas moins… efficace. Elle ricana à cette pensée, se versa une tasse de café, s’autorisa en guise d’introduction une (petite) bouchée du beignet puis alluma le terminal. Elle était sur le point d’ouvrir la lettre à sa mère commencée la veille au soir quand une masse chaude et soyeuse se frotta voluptueusement contre sa jambe. Baissant la tête, elle se retrouva face aux grands yeux verts de Dédé, qui clignèrent puis pivotèrent vers le beignet avant de revenir se poser sur son visage. « Inutile d’y penser, horrible créature, dit-elle sévèrement. Tu ne fais pas non plus assez d’exercice pour te permettre d’absorber ce genre de calories. D’ailleurs, je suis sûre que les beignets sont mauvais pour les chats. » Dédé la regarda encore plusieurs secondes, implorant, faisant de son mieux pour avoir l’air d’un chaton affamé. Il n’obtint toutefois aucun succès notable : Michelle écarta ostensiblement l’assiette de lui. Enfin, il abandonna la partie avec un soupir chagrin, se détourna, agita la queue et s’éloigna en quête de quelqu’un d’autre à qui extorquer le repas dont il avait tant besoin. Elle le regarda partir puis secoua la tête, acheva d’ouvrir la lettre et relut ce qu’elle avait déjà écrit tout en sirotant le café noir et riche en arôme, dont elle savoura la force après la douceur du beignet. Elle avait peine à croire que l’escadre se trouvait déjà en Fuseau depuis plus d’une semaine T. Malgré l’inexorable programme d’exercices que Victoria Armstrong et elle avaient imposé à leurs équipages durant le trajet effectué depuis le terminus de Lynx, ces dix jours subjectifs en transit paraissaient rétrospectivement soporifiques. Ou peut-être n’était-ce vrai que pour elle et son état-major. L’entraînement de l’escadre ne s’était pas assoupli depuis – voire s’était intensifié – mais d’autres s’en occupaient. Michelle, Cynthia Lecter, Augustus Khumalo et Loretta Shoupe, eux, étaient plongés, avec Henri Kurtzmann et ses principaux collaborateurs, dans une analyse intensive des ressources et des besoins du Quadrant, tout en cherchant à déterminer le projet de déploiement le plus efficace. Pour l’heure, leur principale conclusion était que, jusqu’à ce qu’arrivent des unités supplémentaires de la Dixième Force ainsi que les premières escadres de BAL, il serait tout bonnement impossible aux vaisseaux de Michelle de se trouver partout où on avait besoin d’eux. Raison pour laquelle elle devait quitter Fuseau le surlendemain et gagner Tillerman en compagnie de la première division de l’escadre. Cela la mettrait en position pour une « visite de courtoisie » en Monica alors que l’Hexapuma et le Sorcier achèveraient leurs réparations et qu’O’Malley retirerait du système ses croiseurs de combat de la Première Force. Pendant ce temps, le capitaine Onasis enverrait les vaisseaux de sa seconde division entamer séparément une tournée des systèmes du Quadrant, afin d’affirmer la présence de la Flotte royale. Michelle ne pouvait hélas ! pas offrir davantage tant que le reste des unités assignées au Talbot n’étaient pas arrivées. Et, bien sûr, nous allons aussi poursuivre l’entraînement, songea-t-elle, ironique. Pas étonnant que tous mes subordonnés m’adorent. Atteignant la fin de son dernier enregistrement, qui relatait le dîner de la baronne de Méduse et la discussion subséquente, elle se redressa sur sa chaise et brancha le micro. « Donc je suis sûre qu’Honor et toi allez vous luxer le coude à force de vous taper dans le dos et de scander « On te l’avait bien dit ! » en chœur à propos de mon aversion pour la politique. » Elle sourit. « Je savais que je ne réussirais pas à m’en affranchir tout à fait quand l’Amirauté a décidé de m’envoyer ici, mais je ne peux pas dire que je m’attendais à y plonger si profondément. Cela dit, je dois admettre que c’est en fait… assez exaltant. Ces gens sont vraiment motivés, maman. Oh, il reste bien quelques opposants et mécontents, mais il semble que ça commence à se tasser. Même si rien ne peut convaincre une maniaque comme Nordbrandt de voir la raison, je crois que tous les gens dont le cerveau fonctionne finiront par se rendre compte que toutes les personnes concernées font vraiment de leur mieux pour mettre les choses au point aussi vite et équitablement que possible. Ces gens-là ne sont pas des saints, pas plus que nos politicos à nous – je ne voudrais pas t’induire en erreur – mais je pense que la plupart ont le sentiment d’être en train de créer quelque chose de plus grand que chacun d’entre eux. Ils savent qu’ils vont entrer dans les livres d’histoire, d’une manière ou d’une autre, et la plupart préféreraient sans doute y être bien notés. » Je ne suis pas enchantée de ce que j’ai entendu à propos de la Nouvelle-Toscane, cela dit. » Elle grimaça. « Tout le monde m’avait prévenue que les Néo-Toscans poseraient un problème mais j’aurais préféré que tout le monde se trompe. Malheureusement, je ne crois pas que ce soit le cas et, pour tout arranger, je n’arrive pas à comprendre ce que veulent ces gens-là. Alors que ce sont eux qui ont décidé de sortir du Quadrant, on ne s’en douterait pas en écoutant leurs représentants. Encore hier, l’un d’eux a passé l’après-midi dans le bureau de Lababibi, le ministre des Finances, à se plaindre que la Nouvelle-Toscane ne bénéficie pas des réductions d’impôt que Beth offre à qui investit dans le Quadrant. » Elle secoua la tête. « Apparemment, il a répété sur tous les tons que c’était « injuste » et « discriminatoire » ! Si c’est ça la politique, maman, je ne suis toujours pas disposée à m’y plonger plus que nécessaire. » Dans un autre ordre d’idées, j’aimerais vraiment que tu goûtes la cuisine d’ici. Dé-à-Coudre est situé au bord de l’océan et on y trouve des fruits de mer incroyables. Il y a ce qu’on appelle des homards, même si ça ne ressemble absolument pas aux nôtres – ni à ceux de la Vieille Terre, d’ailleurs – et ça se sert bouilli avec des champignons et des poivrons sautés, agrémenté de jus de citron et de beurre à l’ail, sur un lit d’une céréale locale. Délicieux ! Si j’étais Honor, je pourrais en manger autant que je voudrais. Cela dit… » Elle s’interrompit : une lumière rouge clignotait au coin de son terminal. Comme elle appuyait sur une touche, le visage de Bill Edwards apparut. « Oui, Bill ? — Désolé de vous déranger, madame, mais nous avons un appel prioritaire urgent. — De qui ? demanda-t-elle en fronçant le sourcil. — C’est un appel de conférence, madame – de l’amiral Khumalo et de la baronne de Méduse. » Malgré elle, Michelle écarquilla les yeux. Sur Dé-à-Coudre, il était une ou deux heures du matin, et l’état-major de Khumalo coordonnait son programme de travail avec celui du gouverneur. Pourquoi diable étaient-ils encore debout tous les deux à pareille heure pour l’appeler ? Je ne vais sans doute pas aimer la réponse à cette question, songea-t-elle. « Est-ce qu’ils ont requis une communication visuelle ? demanda-t-elle à Edwards en passant la main dans ses cheveux courts encore mouillés et en se demandant comment sa voix pouvait paraître si calme. — Non, madame. Le gouverneur n’est pas en visuel et il a bien précisé que votre participation en audio serait satisfaisante. — Parfait. » Michelle eut un sourire. « Chris me tuerait si je participais à une conférence avec un autre officier général et un gouverneur impérial en survêtement. Au mieux, j’aurais droit à son regard de reproche suprême ! Allez-y, Bill, passez-moi la communication. — Bien, madame. » Edwards disparut, aussitôt remplacé par un écran divisé en deux. L’une des moitiés montrait Augustus Khumalo, l’autre le blason de la baronne de Méduse. Le vice-amiral était toujours en uniforme, bien qu’il eût ôté sa tunique, et Michelle savait que ses deux correspondants, plutôt qu’elle-même, voyaient les deux étoiles de son grade en surimpression sur le bouclier et les flèches croisées de l’Artémis. « Bonsoir, amiral. Bonsoir, madame le gouverneur, dit-elle. — Vous voulez dire bonjour, bien sûr, milady ? répondit Khumalo avec un sourire tendu. — Sans doute, oui. Encore qu’à bord nous vivions toujours à l’heure manticorienne. » Elle se racla la gorge. « Je m’étonne d’ailleurs que vous m’appeliez aussi tard dans votre propre journée, monsieur. — Techniquement, nous n’y étions sans doute pas obligés, répondit la voix de la baronne de Méduse. En fait, je pense que, si nous n’avons pas attendu demain, c’est au moins en partie pour ne pas rester seuls dans notre malheur. — Vous m’inquiétez, commenta Michelle. — Un messager est arrivé du terminus de Lynx il y a vingt minutes, milady, reprit Khumalo, porteur d’une dépêche urgente. Il semble que l’amiral Webster ait été assassiné sur la Vieille Terre il y a trois semaines T. » Elle prit une inspiration sèche. Un instant, il lui sembla que le vice-amiral avait passé la main par le terminal pour la gifler. Le choc avait bien été aussi fort et aussi inattendu que cela. Et, dans la foulée, arriva le chagrin. Les familles Webster et Henke étaient proches : la sœur du père de Michelle avait épousé l’actuel duc du Nouveau-Texas – et James Bowie Webster était son oncle officieux depuis son enfance. Il était de ceux qui l’avaient activement encouragée à faire carrière dans la Spatiale et, bien qu’il eût incomparablement plus d’ancienneté qu’elle, ils étaient demeurés proches après qu’elle fut sortie diplômée de l’île de Saganami, même si leurs assignations et devoirs respectifs les avaient contraints à rester en contact surtout par courrier. Et voilà que… Clignant de ses yeux brûlants, elle secoua violemment la tête. Elle n’avait pas le temps de songer aux aspects personnels de l’événement. « Comment est-ce arrivé ? demanda-t-elle platement. — L’enquête est en cours. » Khumalo semblait avoir la bouche emplie de fruits acides. « Ce qui est établi avec certitude pour l’instant, c’est qu’il s’est fait tirer dessus à bout portant sur un trottoir – en face de l’Opéra, pour être précis – par nul autre que le chauffeur personnel de l’ambassadeur havrien auprès de la Ligue. — Mon Dieu ! s’exclama Michelle en fixant Khumalo. — Comme vous dites, fit la voix de Méduse. Grégor et moi sommes en train d’étudier la dépêche officielle et les rapports qui l’accompagnent. D’après ce que nous avons déjà vu, je me demande s’il ne s’agit pas d’une nouvelle application de la méthode utilisée pour tenter d’assassiner la duchesse Harrington. — Puis-je demander pourquoi, madame le gouverneur ? » La voix de Michelle s’était durcie au souvenir de Tim Meares et de sa mort. « L’assassin a agi devant une demi-douzaine de caméras de sécurité, au moins deux ou trois policiers et le garde du corps personnel de l’amiral Webster. C’est une attaque suicide ou je ne m’y connais pas. — Mais pourquoi les Havriens auraient-ils voulu assassiner l’amiral ? fit-elle, entendant la plainte que recelait sa propre voix. — Je n’ai pas la moindre idée de leurs raisons, dit Méduse. — Moi non plus », acquiesça Khumalo, tandis que Michelle réfléchissait intensément. James Webster avait été un des officiers les plus populaires de la Flotte, tant auprès de ses subordonnés que du public manticorien. Ex-Premier Lord de la Spatiale, il avait joué un rôle primordial dans l’arrêt des pratiques criminellement stupides, inspirées par la politique, qui avaient failli provoquer la mort d’Honor Harrington au poste de Basilic des années auparavant. Il avait en outre commandé la Première Force durant toute la Première Guerre havrienne. Depuis deux ans T, il était l’ambassadeur du Royaume stellaire auprès de la Ligue solarienne et, à ce qu’avait entendu dire Michelle, il s’acquittait de cette fonction aussi bien que de toutes les précédentes. « Ça n’a aucun sens, fit-elle enfin. L’amiral Webster était ambassadeur, pas officier d’activé. Et la Vieille Terre est à peu près aussi loin que possible de Havre. — Tout à fait d’accord, acquiesça Méduse. D’ailleurs, si je devais chercher un responsable – au moins sans l’évidente piste havrienne – mon premier choix serait Manpower. — Manpower ? » Michelle plissa les yeux. « Il faudrait qu’ils soient étonnamment bêtes – ou fous – pour entreprendre un truc pareil en plein milieu de Chicago, objecta Khumalo, avant de se reprendre, comme à regret : Toutefois, s’il y avait quelqu’un dans la Galaxie que Webster dérangeait, c’est bien Manpower. Enfin… Manpower, Jessyk & Co. et Technodyne. Il n’a pas arrêté de leur taper dessus dans les médias de la Ligue à propos de leur responsabilité dans les événements de Monica, et j’ai l’impression que ça ne faisait qu’empirer. Il est donc au moins vaguement possible qu’ils en aient eu marre de l’entendre les vilipender et qu’ils aient décidé d’y remédier. Ça reste idiot, surtout à long terme, mais c’est possible. Et Dieu sait que Manpower a fait d’autres idioties à l’occasion – comme l’attaque du manoir de Catherine Montaigne ou toute cette opération sur la Vieille Terre, l’enlèvement de la fille de Zilwicki. — C’est bien mon avis, renchérit la baronne. Et vous avez raison de dire que tuer Webster aurait été carrément stupide de la part d’une bande de hors-la-loi comme Manpower. À moins, bien sûr, qu’ils ne soient convaincus que nul ne puisse jamais prouver leur culpabilité. — Mais… commença Michelle avant de s’interrompre. — Mais quoi, milady ? s’enquit Méduse. — Mais ce serait tout aussi stupide de la part de Havre. Surtout en se servant du chauffeur de l’ambassade ! Pourquoi une nation qui dispose de la méthode, quelle qu’elle soit, utilisée pour forcer le lieutenant Meares à tenter de tuer Sa Grâce s’en servirait-elle sur son propre chauffeur d’ambassade ? À quoi bon disposer d’une méthode d’assassinat parfaitement anonyme si c’est pour s’accrocher au cou une grande enseigne au néon marquée « C’est nous les coupables ». — Question intéressante, n’est-ce pas ? répondit la baronne. Franchement, c’est une des raisons pour lesquelles je soupçonne Manpower. Sauf, bien sûr, que les seuls individus ayant déjà utilisé cette méthode-là sont les Havriens. — Peut-être quelqu’un a-t-il fait ça juste pour nous rendre chèvres et nous inspirer un tas de questions ! remarqua Khumalo d’une voix rauque. — Non, Augustus. Aussi dingue que ça puisse paraître, ceux qui ont fait ça ont une raison, affirma Méduse. Une raison qui, pour eux, justifie tous les risques inhérents à l’assassinat d’un ambassadeur accrédité au beau milieu de la capitale de la Ligue solarienne. Je n’imagine pas ce qu’elle peut bien être mais elle existe. — Les rapports envoyés de Manticore expriment-ils des théories à ce sujet, madame le gouverneur ? demanda Michelle. — À dire vrai, oui. Plusieurs, et la plupart incompatibles. Je n’en juge aucune très convaincante à titre personnel mais, pour le moment, j’ai peur que les soupçons ne se focalisent sur Havre, non sur Manpower. Et les indices superficiels sont bel et bien accablants, je l’admets. Particulièrement, comme je le disais, le fait que Havre s’est déjà révélé capable d’organiser des attentats suicides, ce qui désigne clairement La Nouvelle-Paris. — Quel est censément le mobile ? — Là, les avis divergent. Je ne veux pas trop essayer de lire entre les lignes aussi loin d’Arrivée. La position officielle du Royaume stellaire est que l’assassinat est dû à des « inconnus ». Je n’ai toutefois aucune idée de l’unanimité du gouvernement à ce sujet. Si je devais avancer une opinion, d’après ce que j’ai vu jusqu’ici et ce que je sais des personnes impliquées, je dirais qu’en dépit du discours officiel les soupçons contre Havre sont terriblement forts. Quant au pourquoi, en dehors des indices déjà réunis par la police solarienne, je n’ai pas d’opinion. Surtout pas à la veille du sommet suggéré par Pritchart. — À moins que le but ne soit justement d’empêcher le sommet d’avoir lieu, dit lentement Khumalo. — Je ne pense pas, monsieur, se hâta d’objecter Michelle. Pritchart et Theisman veulent tous les deux cette réunion. J’étais là : j’ai vu leurs visages. De ça au moins je suis certaine. — Même en supposant – ce que je suis prête à faire – que votre évaluation soit correcte, amiral, dit Méduse, ce que vous savez, c’est qu’ils voulaient que le sommet ait lieu au moment où ils vous en ont parlé. Il est tout à fait possible qu’un facteur dont nous ignorons tout les ait fait changer d’avis. Du reste, saboter le sommet constitue une des théories dont nous parlions. — Mais, si tel était le cas, pourquoi ne pas tout simplement retirer leur proposition ? — La diplomatie est un jeu de perceptions, répondit le gouverneur. Certains facteurs politiques locaux ou interstellaires peuvent les rendre peu enclins à annuler ouvertement le sommet qu’ils ont à l’origine proposé. Il peut donc s’agir d’une tentative pour pousser Manticore à rejeter la réunion. Je ne dis pas que c’est très sensé, de notre point de vue, mais nous ne pouvons hélas ! pas lire dans l’esprit de Pritchart, donc nous ignorons ce qu’elle a pu ou non penser. Toujours à supposer, bien sûr, que Havre soit responsable de l’assassinat. — Ou, du moins, que l’administration Pritchart en soit responsable, dit lentement Michelle. — Vous pensez qu’il a pu s’agir d’une opération renégate ? demanda Khumalo en plissant le front. — Je pense que c’est possible, répondit-elle sur le même ton, les yeux réduits à des fentes par la réflexion. Je sais que la République populaire avait un faible pour l’assassinat. » Sa mâchoire se crispa comme elle se rappelait celui de son père et de son frère. « Et je sais que Pritchart était une résistante, à qui on en attribue plusieurs personnellement. Mais je ne crois pas qu’elle aurait mis en péril sa rencontre avec Élisabeth. Pas avec le sérieux dont elle a fait preuve en me demandant de remettre l’invitation. Ce qui ne veut pas dire que quelqu’un d’autre, au sein du gouvernement actuel ou d’une quelconque organisation secrète, peut-être un nostalgique du « bon vieux temps » qui ne veut pas voir cesser la fusillade, n’a pas pu le faire sans son approbation. — Ma foi, dit Méduse, pensive, ça expliquerait mieux la culpabilité de Havre que toutes les idées qui m’ont traversée. — Peut-être. » Khumalo estimait visiblement que « ce sont des Havriens » suffisait à expliquer à peu près tout ce que pourrait décider de faire Havre. Ce qui, se dit Michelle, résumait sans doute la position d’une majorité de Manticoriens. Après tant d’années de guerre, après la correspondance diplomatique falsifiée, après l’« attaque en traître » de l’opération Coup de tonnerre, le Manticorien moyen ne devait guère estimer de crimes hors de portée de Havriens machiavéliques et malveillants. « Quoi qu’il en soit, continua Khumalo, il me paraît clair que cet événement aura des conséquences graves sur nos projets de déploiement. Les deviner ne va toutefois pas être facile. Tout ce que je puis dire, c’est que, jusqu’à ce que cette affaire se tasse, je veux que votre escadre reste en Fuseau, milady. Il est impossible de savoir de quel côté nous devrons sauter si le sommet de Torche est annulé, et je ne veux pas être obligé d’envoyer des messagers dans toutes les directions pour vous ramener ici si ça arrive. — Je comprends, monsieur. Bien. » Les narines du vice-amiral s’évasèrent tandis qu’il prenait une profonde inspiration, puis il se secoua. « Sur ce, baronne, avec votre permission, je pense que nous avons dit tout ce que nous pouvions dire à ce stade. Je propose donc que nous tentions l’un et l’autre de prendre quelques heures de sommeil avant d’être obligés de recommencer à nous inquiéter. » CHAPITRE DIX-SEPT « Salut, Helga », dit Gervais Archer, souriant, sur l’écran de com d’Helga Boltitz. Une certaine inquiétude brillait dans ses yeux verts mais son sourire semblait tout à fait sincère. « Vous avez le temps de déjeuner ? — Bonjour, Gwen. Comment allez-vous ? Très bien, merci, Helga. Et vous-même ? répondit la jeune femme. Bien, merci, Gwen. Et que me vaut le plaisir de cet appel ? Eh bien, Helga, je me demandais si vous aviez des projets pour le déjeuner. » Elle s’interrompit, un sourcil haussé. « Se pourrait-il, lieutenant Archer, que cela vous rappelle quelque chose de vaguement familier ? — C’est bien possible, avoua-t-il, nullement repentant, toujours souriant. Mais la question demeure. — Pour quelqu’un qui vient d’un Royaume stellaire efféminé et sur-civilisé, vous manquez tristement de bonnes manières, lieutenant, soupira Helga, sévère. — Ma foi, j’ai cru comprendre que c’est un des privilèges de l’aristocratie, l’informa-t-il en levant le nez. Nous sommes si bien nés que ces pénibles petites règles qui s’appliquent à tous les autres ne nous concernent pas. » La jeune femme éclata de rire. Encore aujourd’hui, elle était surprise de trouver quelque chose concernant les oligarques – ou, pis encore, les aristocrates – ne fut-ce que légèrement drôle, surtout compte tenu des événements récents. Les dix derniers jours avaient toutefois modifié de manière significative son opinion d’au moins un aristocrate manticorien. Gervais Archer avait bouleversé sa conception des oligarques. Quoique cette affirmation fût peut-être un peu optimiste d’un point de vue général. Il allait falloir une énorme quantité de « prouvez-le » pour convaincre Helga Boltitz et l’ensemble de Dresde que les affirmations de patriotisme altruiste fleurissant autour de certains quartiers très rupins du Talbot – ou, d’ailleurs, de Manticore – étaient sincères. Toutefois, à défaut de lui faire prendre conscience qu’elle avait toute sa vie affreusement mal jugé les pareils de Paul Van Scheldt, Gervais l’avait convaincue qu’au moins certains aristocrates manticoriens n’avaient rien de commun avec les oligarques de l’amas de Talbot. Bien sûr, pour être tout à fait franche, elle avait déjà dû admettre qu’au moins certains oligarques de l’amas de Talbot n’avaient rien de commun non plus avec les oligarques de l’amas de Talbot. En regimbant et en râlant, mais elle avait dû l’admettre, ne fût-ce qu’en elle-même. L’univers serait tellement plus confortable si les préjugés pouvaient rester fermement en place, se dit-elle. Malheureusement – ou peut-être heureusement – ce n’était pas toujours le cas. Elle avait déjà été contrainte de reconnaître que des gens tels que le Premier ministre Alquezar et Bernardus Van Dort étaient très différents du venimeux Wurmfresser Van Scheldt. Henri Krietzmann ne s’était pas trompé à ce sujet : ils ne comprenaient pas encore totalement ce qu’avait pu vivre un Dresdien moyen, mais ils étaient conscients de cette lacune et ils essayaient de la combler. Autant qu’elle voulût continuer de croire que Van Dort avait entamé sa campagne pour l’annexion dans un but purement égoïste, elle n’avait eu d’autre choix que d’admettre le contraire en le voyant travailler avec Krietzmann et les autres membres du gouvernement Alquezar tout juste élu. Cela dit, il y a quand même un tas de Rembrandtais comme Van Scheldt, songea-t-elle, aigre. Et ils ont beaucoup de pareils en Fuseau et ailleurs. Et puis il y avait le lieutenant Gervais Winton Erwin Neville Archer. Bien qu’il s’en défendît, il faisait bel et bien partie de l’aristocratie manticorienne. Elle le savait pour s’être fait un devoir de le chercher dans le Répertoire des Pairs. Les Archer formaient une très vieille famille remontant à la colonisation de Manticore, et Sir Roger Mackley Archer, le père de Gervais, était non seulement fabuleusement riche (du moins selon les critères dresdiens) mais aussi quatrième dans la ligne de succession à la baronnie d’Eastwood. Gervais était en outre parent éloigné (Helga avait eu toutes les peines du monde à déchiffrer les tableaux généalogiques complexes permettant de déterminer à quel point il était éloigné, mais l’adverbe le plus approprié était sans doute « très ») de la reine Élisabeth de Manticore. Pour une fille des bas quartiers de Schulberg, cela lui conférait à coup sûr le statut d’aristocrate. Or, dans l’univers ayant naguère été celui d’Helga, il aurait dû en être tout aussi conscient qu’elle. Si tel était le cas, il le dissimulait remarquablement bien. Gervais était plus jeune qu’elle ne l’avait d’abord cru – quatre ans T de plus qu’elle seulement – et elle se demandait parfois s’il tenait en partie son aplomb monumental de ce que, tout au fond, il connaissait bel et bien les avantages intrinsèques de sa naissance. Pour l’essentiel, néanmoins, elle avait conclu qu’il était tout simplement lui-même. Il y avait en lui fort peu de faux-semblant et sa raillerie bon enfant des stéréotypes aristocratiques paraissait authentique. En plus, contrairement à certain crétin du nom de Van Scheldt, il bosse comme un malade. La bouche d’Helga se crispa légèrement à cette pensée. « Y a-t-il une raison officielle à cette question concernant le déjeuner ? demanda-t-elle – et elle le vit cesser de sourire. — J’en ai peur, admit-il avant d’ajouter avec un reste d’humour : Mais je n’aurais pas eu la maladresse de l’admettre sans y être forcé. » Cette lueur d’amusement disparut à nouveau et il haussa les épaules. « Malheureusement, je crains que mon intention ne soit d’aborder avec vous quelques détails d’emploi du temps pour demain. Je vous sais aussi occupée que moi et je doute fort que vous ayez pris la moindre pause aujourd’hui, donc je pensais que nous pourrions en discuter devant un agréable déjeuner au Sigourney’s. C’est moi qui invite… à moins, bien sûr, que vous ne pensiez pouvoir légitimement mettre ça sur l’ardoise du ministère et épargner à un pauvre officier d’ordonnance la triste nécessité de justifier ses notes de frais. — Quel genre de détails ? demanda-t-elle, les yeux étrécis par la réflexion. Nous sommes déjà très occupés demain, Gwen. Je ne crois pas que le programme du ministre soit très flexible. — C’est bien pour ça qu’il va nous falloir un bon moment pour réussir à y caser ça. » Son ton chagrin était un aveu : il savait déjà à quel point l’emploi du temps de Krietzmann était chargé. « Est-ce aussi la raison pour laquelle vous discutez avec moi plutôt qu’avec monsieur Haftner ? demanda-t-elle, malicieuse. — Aïe ! » Il grimaça, portant les deux mains à la poitrine en un geste théâtral. Comment pouvez-vous croire une chose pareille ? — Compte tenu des occupations de monsieur Krietzmann et de toutes les catastrophes qui se produisent, votre capitaine Lecter aurait pu fournir un peu plus de puissance de feu au sujet en discutant de ça directement avec monsieur Haftner plutôt que de vous faire contourner son aile en douce. C’est bien la manière dont vous décrivez cette manœuvre, vous autres militaires, n’est-ce pas ? Contourner l’aile en douce ? — Nous autres militaires, hein ? » Il renifla. « Vous ne vous débrouillez vous-même pas mal, pour une civile. » Il haussa les épaules, l’expression plus sombre et plus sérieuse. Je dois bien admettre que vous marquez un point. Le capitaine Lecter pense que monsieur Haftner n’apprécierait pas une requête officielle d’une heure de l’agenda du ministre. — Une heure ! » Le désarroi d’Helga n’avait rien de feint. « Je sais, je sais ! » Gervais secoua la tête. « C’est affreusement long et, pour ne rien arranger, nous aimerions que ça reste officieux. Franchement, c’est une autre raison de ne pas passer par Haftner. » Helga s’adossa. Abednego Haftner était le chef de cabinet d’Henri Krietzmann au ministère de la Guerre. Fuselien de souche, c’était un homme de haute taille, fluet, brun, au nez fort et au sens du devoir encore plus fort. C’était aussi un bourreau de travail et, selon Helga, un bâtisseur d’empire. Pour autant qu’elle pût en juger, cela ne devait rien à l’ambition personnelle et tout à une recherche presque fanatique de l’efficacité. Cet administrateur d’une extraordinaire compétence jugeait toutefois visiblement difficile de déléguer l’accès à Krietzmann et refusait de laisser modifier ses procédures mécaniques bien huilées. De fait, c’était son unique mais indéniable faiblesse. Il n’était pas très souple et il n’improvisait pas bien, ce qui ne faisait que renforcer son aversion pour les gens opérant au jour le jour. En des circonstances normales, ce défaut était plus que compensé par son extrême souci du détail, son savoir encyclopédique de tout ce qui se passait au sein du ministère et sa parfaite intégrité. Les circonstances n’étaient cependant pas pour l’heure normales et, même dans la situation bouleversée par l’assassinat de Webster, il persistait à vouloir imposer de l’ordre à ce qu’il considérait comme le chaos. Ce manque de souplesse l’avait déjà placé plus d’une fois en conflit avec Helga, l’assistante personnelle de Krietzmann, et la jeune femme soupçonnait que cela se reproduirait souvent dans un avenir proche. La nouvelle de l’assassinat de Webster avait frappé Fuseau comme un marteau depuis moins de deux jours T, et l’ensemble du gouvernement – de la baronne de Méduse et du Premier ministre jusqu’aux plus bas échelons – s’efforçait encore de s’adapter. C’était aussi le cas des militaires, ce qui avait sans doute un petit quelque chose à voir avec la requête de Gervais. Dont le désir apparent de garder hors des archives officielles du ministère une réunion avec Krietzmann faisait aussi sonner bon nombre d’alarmes lointaines dans la tête de la jeune femme. « Pouvez-vous au moins me dire exactement pourquoi vous avez besoin de son temps ? demanda-t-elle au bout de plusieurs secondes. — J’aimerais vraiment mieux vous en parler autour d’une table », répondit-il, aussi sérieux de ton que d’expression. Elle le regarda encore un instant puis soupira à nouveau. « Très bien, Gwen, capitula-t-elle. Vous gagnez. » « Merci d’être venue », dit Gervais en tirant la chaise d’Helga. Il attendit qu’elle se fût assise puis prit place de l’autre côté de la petite table et leva la main pour attirer l’attention du serveur le plus proche. Cet estimable personnage daigna remarquer leur présence et s’approcha avec une grâce seigneuriale. « Oui, lieutenant ? » Sa voix joliment modulée accueillait juste le bon mélange de déférence envers un natif du Vieux Royaume stellaire et de la hauteur qui faisait en grande partie l’image du Sigourney’s. « Puis-je vous apporter la carte ? — Pas la peine, dit Gervais en jetant à Helga un coup d’œil étincelant. Servez-nous juste une salade composée à la sauce vinaigrette et le rôti de bœuf – bleu pour moi, saignant pour la dame –, avec de la purée, des haricots verts, des champignons sautés et deux Kelsenbrau pression. » Le serveur tiqua en l’entendant mépriser sans honte la prose élégante que le restaurant avait investie en ses menus. « Si je puis me permettre de recommander le Cheviot ‘06 commença-t-il par quelque réflexe spinalien pour sauver les meubles. C’est un très agréable pinot noir. Sinon nous avons le Karakul 1894, un cabernet sauvignon tout à fait respectable, si vous préférez. Ou encore… » Gervais secoua fermement la tête. « La Kelsenbrau fera tout à fait l’affaire, dit-il sans regret. Je n’aime pas vraiment le vin. » Son interlocuteur ferma brièvement les yeux puis prit une profonde inspiration. « Très bien, lieutenant, dit-il avant de partir en titubant vers les cuisines. — Vous n’êtes pas gentil, lieutenant Archer, souffla Helga. Il espérait tellement impressionner un natif de Manticore avec son raffinement lourdingue. — Je sais. » Gervais secoua la tête avec ce qui pouvait être un soupçon de contrition. « Mais je n’ai pas pu m’en empêcher. Je suppose que j’ai trop fréquenté la racaille locale. — Vraiment ? » Elle inclina la tête de côté et le fixa d’un air interrogateur. « Vous pensez à quelqu’un en particulier ? — Certainement pas. » Il sourit. « Toutefois, il me semble que c’est quelqu’un de Dresde qui m’a fait connaître cet établissement. Quelqu’un qui disait la cuisine tout à fait correcte malgré les ego monumentaux du personnel. » Helga gloussa et secoua la tête. Cela dit, il ne se trompait pas. Il avait vite remarqué combien elle appréciait l’effet de son accent dresdien rocailleux sur les employés très guindés. Bien sûr, la cuisine était excellente et, malgré la réaction du serveur à la commande de Gervais, le Sigourney’s était un des très rares grands restaurants de Dé-à-Coudre qui servait de la Kelsenbrau à la pression. Cette bière sombre et aromatique était un produit de sa propre région, en Dresde, aussi la jeune femme avait-elle été profondément (quoique discrètement) ravie de la réaction enthousiaste de Gervais. « J’ai l’impression que vous avez choisi cet établissement en guise de pot-de-vin, remarqua-t-elle. — Vous avez en partie raison, admit-il. Mais seulement en partie. En vérité, l’amiral Henke m’a envoyé faire plusieurs courses à terre, ce matin ; j’ai été une petite ordonnance très occupée depuis les premières lueurs de l’aube, heure locale, et j’ai pensé que j’avais bien droit à un repas correct, à une bonne bière et à une agréable compagnie avec qui les partager. — Je vois. » Helga releva les yeux, un peu soulagée, quand un serveur bien plus jeune arriva avec un pichet d’eau glacée. Elle le regarda emplir leurs verres, lui murmura un remerciement puis but une gorgée tandis qu’il s’éloignait. Elle prit son temps avant de poser le verre et de reporter son attention sur Gervais. « Eh bien, débarrassons-nous donc des questions officielles que nous avons à traiter pendant que nous attendons les salades. — C’est sans doute une bonne idée », admit-il en jetant un coup d’œil de pure forme dans la salle. Un autre facteur avait motivé le choix du restaurant, comprit-elle. Quoique le Sigourney’s fût public, il était aussi d’une extraordinaire discrétion. Plusieurs tables – dont, coïncidence, la leur – étaient plus qu’à demi incluses dans des alcôves quasi privées, contre le mur du fond. Avec l’éclairage, le brouhaha ambiant et l’efficace petit dispositif antiécoutes de conception manticorienne – déguisé en porte-documents, ce qui avait empêché la jeune femme de l’identifier aussitôt – que Gervais avait discrètement rangé entre eux et l’ouverture de l’alcôve, il aurait été très difficile de comprendre ce qu’ils disaient. Et, si jamais on le surveille, il ne fait que déjeuner avec une jeune Dresdienne facile à impressionner, songea-t-elle. « Voilà, continua-t-il à voix basse. L’amiral aimerait inviter monsieur Krietzmann à une modeste réunion à bord de son vaisseau amiral. Une pure visite de politesse, vous le comprenez. L’amiral Khumalo, Grégor O’Shaughnessy et Bernardus Van Dort devraient figurer parmi les invités. Je pense que mademoiselle Moorehead devrait aussi pouvoir se libérer. » En dépit des soupçons qu’elle entretenait depuis le début, Helga sursauta. Grégor O’Shaughnessy était le premier officier de renseignement de la baronne de Méduse et, dans les faits, son chef de cabinet. Quant à Sybil Moorehead, c’était le chef de cabinet d’Alquezar, le Premier ministre. Ce qui suggérait toutes sortes d’hypothèses intéressantes. « Une visite de politesse, répéta-t-elle, prudente, au bout d’un moment. — Oui. » Gervais soutint son regard sans ciller puis ses narines se dilatèrent légèrement. « Dans l’ensemble, continua-t-il en baissant un peu la voix, milady du Pic-d’Or désire partager certaines… opinions personnelles quant aux réactions probables de la reine à l’assassinat de l’amiral Webster. » Les yeux d’Helga s’écarquillèrent. Opinions personnelles ? répéta-t-elle en silence. D’une certaine manière, elle n’était pas surprise. Michelle Henke semblait étonnamment inconsciente de son importance pour une personne qui se trouvait au cinquième rang de la chaîne de succession royale – désormais impériale. À l’évidence, une grande partie de la bonne société fuselienne, en particulier à Dé-à-Coudre, avait été douloureusement déçue par son efficacité discrète et sa simplicité. Son pragmatisme rationnel face à ses responsabilités et son attitude décontractée permettaient de se sentir très à l’aise en sa compagnie, même quand on avait les origines d’Helga, et qu’elle fût cinquième dans l’ordre de succession interdisait même au plus hautain des oligarques de prendre ombrage ouvertement du joyeux dédain qu’elle affichait pour le carcan des bonnes manières sociales… ou leur propre importance. Organiser une « visite de politesse » informelle pour masquer un débat bien plus important lui ressemblait tout à fait. Ce fut la première pensée d’Helga. La seconde fut de se demander quel genre d’opinion personnelle la cousine de la reine allait proposer et pourquoi il était nécessaire de prendre tant de précautions pour le cacher. Et la présence d’O’Shaughnessy ainsi que celle de Khumalo rendent ça encore plus intéressant, songea-t-elle. S’ils sont là tous les deux, sans parler de Van Dort et du chef de cabinet du Premier ministre, il va aussi s’agir d’un débat stratégique… « Où aurait lieu cette réunion ? Et quelle heure milady du Pic-d’Or avait-elle en tête ? demanda-t-elle. — Elle envisageait de faire à tout le monde les honneurs de son vaisseau amiral, répondit Gervais. Aux alentours de dix-neuf zézo zéro, heure locale, si cela convient à monsieur Krietzmann. — Ça ne laisse pas beaucoup de temps pour s’organiser, fit remarquer Helga en un bel euphémisme. — Je sais, mais… (il la regarda droit dans les yeux) l’amiral apprécierait vraiment qu’il trouve le temps de se joindre à elle. — Je vois. » Elle leva les yeux en voyant arriver leurs salades ainsi que la Kelsenbrau. L’interruption courtoise du serveur lui donna le temps de réfléchir. Elle attendit qu’il fut sorti de l’alcôve puis prit son verre de bière, but une gorgée et le reposa. « De toute évidence, je ne pourrai faire aucune promesse avant d’être retournée au bureau et d’avoir discuté avec le ministre. Cela dit, je pense qu’il sera heureux d’accepter. » En vérité, Henri Krietzmann pourrait fort bien être tout sauf heureux, se dit-elle. Tout dépendrait des « opinions » que désirait exactement partager avec lui l’amiral du Pic-d’Or. « Bien. Vous m’appellerez pour me donner sa réponse quand vous aurez pu lui en parler ? — Bien sûr. — Merci, dit Gervais en souriant avec franchise. Et, pour nous récompenser d’avoir organisé cela telles de braves petites abeilles industrieuses, vous et moi sommes invités aussi. Je ne doute pas que nous ayons suffisamment de travail du genre « allez chercher ci ou ça » pour nous garder occupés, mais nous disposerons peut-être aussi de quelques instants pour prendre du bon temps. — Vraiment ? » Helga lui rendit son sourire. « Ça me plairait beaucoup », dit-elle avec une sincérité qui la surprit un peu. CHAPITRE DIX-HUIT « Eh bien, au moins, cette fois-ci, la nouvelle ne nous est pas parvenue au beau milieu de la nuit, observa Cindy Lecter d’une voix acide. — C’est un bien gros effort pour voir le bon côté des choses, Cindy. — C’est parce qu’il est terriblement difficile d’en trouver un, madame », fit sa compagne avec un sourire pâle. Elle avait bien raison, se dit Michelle, calée au fond de son siège, en fermant les yeux et en se pinçant avec lassitude l’arête du nez, tandis qu’elle fixait les dépêches motivant la réunion. Il était étonnant de constater à quelle vitesse – et de quelle manière radicale – une situation pouvait changer en à peine trois jours T. Le souvenir du premier dîner, de la confiance avec laquelle elle-même, l’amiral Khumalo, le gouverneur Méduse et le Premier ministre Alquezar avaient fait des projets d’avenir semblait à présent la railler, et elle se demanda quelles nouvelles surprises l’attendaient. À tout le moins, il y a un petit côté « je l’avais bien dit », non, Michelle ? Bien sûr, tu n’avais pas vu arriver ça précisément plus que quiconque, mais tu marques quand même quelques points pour avoir averti tout le monde que Beth… avait peu de chances de réagir posément si quoi que ce soit d’autre tournait mal. Elle secoua la tête en se rappelant sa petite « réception » de la veille au soir. Si j’étais superstitieuse, je me demanderais si je ne l’ai pas plus ou moins provoqué, songea-t-elle. Le genre « si je le dis, ça va se produire ». Sauf pour un petit détail, bien sûr : ça s’est produit il y a presque un mois T. L’assassinat de James Webster avait déjà été assez grave, mais cette dernière nouvelle – l’attentat contre la reine Berry – était pire, bien pire. Sans le sacrifice chevaleresque et la réaction fulgurante des gardes du corps de Berry, le nombre de morts aurait aussi été incommensurablement plus élevé qu’il ne l’avait été. Et la propre cousine de Michelle, la princesse Ruth, se fut trouvée parmi eux. Il a dû s’agir d’un autre assassin programmé, songea-t-elle, grave. C’est la seule solution. Ce pauvre connard de Tyler n’avait vraiment aucune raison de tuer Berry – ou Ruth. Et je ne vois rien de plus « suicidaire » que d’utiliser une neurotoxine aérosol dans son propre porte-documents ! Comment diable poussent-ils les gens à commettre ces attentats ? Et pourquoi ? Autant qu’elle détestât l’admettre, assassiner Honor avait un intérêt tactique et stratégique. La duchesse était universellement considérée comme le meilleur officier général de l’Alliance manticorienne, et c’étaient sans conteste les forces placées sous ses ordres qui avaient causé le plus de tort à la République de Havre depuis la reprise des hostilités. Par ailleurs, si Michelle jugeait écœurant le principe de l’assassinat – pour des raisons personnelles, elle l’admettait –, tout chef militaire pouvait être tenu pour une cible légitime par l’autre camp. La technique mise en œuvre par la République avait certes aussi entraîné la mort d’un jeune officier et d’une demi-douzaine de spatiaux de l’équipage présents sur la passerelle, mais atteindre Honor en détruisant son vaisseau amiral aurait fait des milliers de victimes, pas seulement une poignée. On pouvait donc sans doute justifier l’assassinat par la morale s’il permettait d’infliger à l’adversaire des dommages potentiellement décisifs avec des pertes humaines minimales. Mais cela… ! Elle lâcha son nez et ouvrit les yeux, fixant le plafond de la salle de briefing du vaisseau amiral. Ce qui la frappait le plus, en fait, n’était pas que Havre fût passée à un cheveu d’assassiner un autre membre de sa famille. Non, ce qui lui restait en tête était que la République et le Royaume stellaire avaient toujours été, en dehors de Beowulf, les deux nations les plus impliquées dans le combat contre Manpower et l’esclavage génétique. Non seulement cela, mais la seule existence du royaume de Torche, l’unique raison pour laquelle Berry avait été placée sur le trône, avec Ruth comme future maîtresse espionne, tenait au soutien conjoint de Havre et de Manticore. Ce soutien constituait même l’unique point de politique extérieure qu’ils avaient en commun, raison pour laquelle Élisabeth avait choisi Torche comme site de la conférence au sommet de Pritchart. Alors quelle mouche avait bien pu piquer la République pour qu’elle tente à présent de décapiter cette œuvre ? Ça n’avait absolument aucun sens. Si, ma fille, lui dit un coin de son esprit. Il y a une façon d’y donner du sens, même si la motivation des responsables est une tout autre histoire. La nouvelle de l’attentat – malgré tout, il y avait eu presque trois cents victimes – avait atteint Manticore à peine deux jours T après celle de l’assassinat de Webster. Ce qui, vu les délais de transit, signifiait que les deux événements s’étaient produits le même jour T. Michelle ne pensait pas cette synchronisation accidentelle, ce qui donnait du poids à la théorie choisie par Élisabeth. Les deux crimes avaient été perpétrés à l’aide de la même technique – encore inconnue –, ce qui, ajouté à leur minutage, prouvait que les mêmes gens les avaient projetés et exécutés. Or, à bien y réfléchir, il n’y avait que deux candidats possibles quand on cherchait des mobiles. Comme l’avait fait remarquer la baronne de Méduse dans le cas de Webster, sans la similitude entre cet attentat et celui contre Honor, Manpower aurait sûrement été le premier suspect de tout le monde, aussi stupides qu’eussent été les Mesans d’organiser un tel assassinat au beau milieu de Chicago. Et la même logique s’appliquait doublement, voire triplement, dans le cas des événements de Torche. Personne d’autre dans la Galaxie n’aurait eu de raison logique de déstabiliser Torche, alors que Manpower et, dans une moindre mesure, les autres entreprises hors la loi mesanes avaient à l’évidence toutes les raisons du monde. Le concept d’un système stellaire indépendant peuplé presque exclusivement d’ex-esclaves génétiques et à la politique très influencée (sinon dominée) par les terroristes « réformés » du Théâtre Audubon, ne pouvait être rassurant pour elles. Si on ajoutait à cela que la planète Torche leur avait été prise par la force (et que, ce faisant, plusieurs centaines de leurs employés avaient été massacrés, la plupart d’une manière affreuse), les mobiles qu’avaient les dirigeants de Manpower de tuer Berry – et Ruth, et autant de leurs compatriotes que possible – devenaient criants. On aurait donc pu attribuer les deux attentats à l’entreprise. En dehors, bien sûr, du fait regrettable que les seuls criminels ayant déjà recouru à la même technique étaient havriens. Quoi que pût dire Pritchart, personne d’autre n’avait le moindre intérêt à commettre le premier attentat. Manpower, en tout cas, n’avait aucune raisons de s’en prendre à Honor à ce moment-là. D’ailleurs, se disait Michelle, les Mesans auraient même sans doute eu toutes les raison de ne pas l’assassiner. Ils détestaient Manticore et Havre – ensemble ou séparément – autant que ces deux nations les détestaient, eux, et l’idée d’éliminer quelqu’un qui infligeait autant de dégâts à l’une des deux n’aurait guère dû les séduire. Ce qui conduisait, aussi peu que Michelle aimât l’admettre, à la théorie d’Élisabeth. Sois juste. Ce n’est pas seulement celle d’Élisabeth, et tu le sais. Oui, son caractère entre en ligne de compte, mais Willie Alexander et un tas d’autres employés très haut placés et fort bien payés du ministère des Affaires étrangères ou des services secrets sont d’accord avec elle. Le plus effrayant dans cette analyse, selon elle, était que la République pût bien avoir un motif plausible de faire échouer sa propre conférence. Compte tenu du désaccord sur les causes de la guerre actuelle, Pritchart et ses conseillers n’auraient pas repris les opérations hostiles pour saboter une conférence de paix qu’ils avaient eux-mêmes demandée. Donc, si la nouvelle du programme de construction accélérée du Royaume stellaire ou – pire – de l’existence d’Apollon avait atteint La Nouvelle-Paris après que la présidente eut suggéré la réunion avec Élisabeth, et si les Havriens avaient estimé que ces menaces ne leur laissaient d’autre choix que de chercher une victoire militaire décisive avant que nouveaux vaisseaux ou nouvelles armes pussent être mis en service, il était tout à fait possible qu’ils aient cherché le moyen de pousser Beth à annuler elle-même la conférence. Et, si tel était bien le cas, le cerveau de l’opération avait démontré une extraordinaire compréhension de la psychologie royale. Minutage et technique n’auraient pu être mieux choisis pour pousser Élisabeth Winton dans une fureur incandescente. Le précédent régime havrien ayant déjà tenté de l’assassiner, et réussi à tuer son oncle et son cousin – le père et le frère de Michelle – ainsi que son cher Premier ministre, s’attendre à tout autre résultat aurait été ridicule. Qui plus était, la tentative d’assassinat fomentée par Oscar Saint-Just l’avait été dans le but de favoriser une stratégie politique à défaut de stratégie militaire. La théorie selon laquelle Pritchart – ou un élément renégat de ses services de sécurité, se répéta presque désespérément Michelle – aurait choisi d’appliquer une variante du même thème afin de saboter la réunion au sommet pour ses propres raisons n’était donc nullement aussi folle qu’elle l’aurait voulu. D’ailleurs, elle ne voyait aucune autre hypothèse expliquant pourquoi on aurait perpétré ces deux attentats-là de cette manière-là le même putain de jour. Et Beth et ses conseillers ont raison aussi lorsqu’ils parlent des gens au courant du sommet, songea-t-elle, catastrophée. Pour vouloir le saboter, il fallait d’abord en connaître le projet, et qui aurait bien pu en être informé à temps pour mettre au point une riposte pareille ? Il aurait fallu recevoir la nouvelle puis envoyer aussitôt l’ordre des assassinats, et Manpower est trop loin pour ça. On ne peut tout bonnement pas faire aller et venir des messagers entre Mesa et Torche – ou La Nouvelle-Paris, d’ailleurs – assez vite pour que ces salopards aient découvert ce qui se préparait, formulé un plan de riposte et envoyé les ordres d’exécution. Même en se servant du nœud et de l’Étoile de Trévor avec une entreprise légitime, un organisme d’informations ou un vaisseau diplomatique comme façade, ils sont trop loin du circuit pour faire passer les instructions nécessaires. D’ailleurs, tout le monde est en dehors du circuit… à part, bien sûr, une des deux nations stellaires ayant mis en place ce satané projet au départ ! Et, de toute façon, même en supposant que quelqu’un d’autre en ait eu connaissance et ait eu le temps de préparer un contre-projet, quel mobile ce « quelqu’un » aurait-il pu avoir de saboter une réunion au sommet telle que celle-là ? Si c’était ce qu’avait voulu le cerveau de l’opération, il avait gagné. Le messager ayant apporté la nouvelle de l’attentat sur Torche détenait aussi une copie du message de dénonciation furieux envoyé par Élisabeth à Héloïse Pritchart, l’informant que le Royaume stellaire de Manticore reprendrait ses opérations militaires sur-le-champ. Dans le cadre des redéploiements que cela impliquait, le vice-amiral Blaine et le vice-amiral O’Malley avaient reçu l’ordre de concentrer aussi vite que possible la totalité de leurs forces au terminus de Lynx. Raison pour laquelle les plans sur lesquels travaillaient Khumalo, Méduse, Krietzmann et Michelle se trouvaient aussi complètement déstabilisés. À tout le moins, ils avaient pu, la veille au soir, discuter de quelques possibilités – comme le retrait potentiel du Royaume stellaire de la conférence de paix – sans attirer l’attention. Quoique nul n’eût apprécié cette idée, Michelle savait donc comment le gouvernement et le vice-amiral Khumalo allaient réagir à la nouvelle. « Très bien. » Elle fit pivoter son fauteuil pour faire face à Lecter, au Commodore Shulamit Onasis et au capitaine de vaisseau Jérôme Conner qui commandait la première division de la 106e escadre de croiseurs de combat. Gervais Archer, discrètement assis sur le côté, prenait comme toujours des notes. Onasis avait emmené son propre chef d’état-major, le capitaine de corvette Dabney Mclver – un montagnard de Gryphon, comme Ron Larson –, tandis que Conner était accompagné de son second, le capitaine de frégate Frazier Houseman. Houseman avait causé une considérable surprise à Michelle, laquelle attendait avec impatience sa première rencontre avec le contre-amiral Oversteegen. Ou, d’ailleurs, avec Honor ! C’était le cousin germain de Réginald Houseman, sans doute le personnage de la classe politique manticorienne qui détestait le plus Honor Harrington… et vice versa, depuis la mort de Pavel Young. Bien sûr, la compétition pour ce titre aurait sans nul doute été farouche parmi les politicos, mais Houseman détenait l’insigne honneur d’être le seul qu’elle eût – littéralement – projeté sur son cul de riche et de lâche. Et d’être détesté par la Flotte en général presque autant que par Honor. Sa carrière et son influence avaient terriblement piqué du nez après l’ennuyeux petit incident de l’étoile de Yeltsin, même si certains membres de son Parti libéral (ou de ce qui en restait après sa désastreuse alliance avec l’Association des conservateurs sous le gouvernement Haute-Crête) persistaient à le soutenir et à voir en lui une victime du tempérament notoirement brutal et cruel de la « Salamandre ». Ils étaient cependant bien moins nombreux qu’auparavant. Peut-être cela tenait-il au fait qu’Houseman avait accepté de devenir Deuxième Lord de l’Amirauté sous Janacek. La manœuvre lui avait sans doute paru habile à l’époque : elle le remettait aux premiers rangs du pouvoir politique dans le Royaume stellaire et lui permettait enfin d’agir contre la Spatiale « hypertrophiée et ridiculement dispendieuse » qu’il dénonçait depuis des décennies. Malheureusement, il s’était en conséquence personnellement et directement rendu responsable du dégraissage délibéré de la Flotte. Au contraire de Janacek, qui s’était suicidé une fois l’énormité de son échec devenue évidente, au début de la guerre actuelle, Houseman avait choisi la solution moins radicale de la démission et de la disgrâce. Malgré l’enquête ayant mené à des accusations officielles de corruption, malfaisance, pots-de-vin, et d’une poignée d’autres activités criminelles de la part du baron de Haute-Crête, d’une douzaine de ses assistants personnels, d’onze membres importants de l’Association des conservateurs à la Chambre des Lords (notamment l’actuel comte de Nord-Aven), de deux pairs du Parti libéral, de trois pairs non alignés, de dix-sept représentants du Parti progressiste à la Chambre des Communes et de plus de deux douzaines d’hommes d’affaires manticoriens respectés, il semblait qu’Houseman n’eût à tout le moins pas directement violé la loi. Grâce à cela, il avait pu se réfugier dans le domaine plus sûr quoique moins prestigieux (et rémunérateur) de l’enseignement. Sa sœur, Jacqueline, n’avait jamais été associée officiellement au gouvernement Haute-Crête, quoique avoir été de longue date un des conseillers financiers officieux de la comtesse de La Nouvelle-Kiev l’eût tout de même placée à la périphérie des retombées au moment de la chute de ce gouvernement. Par bonheur pour elles deux, la comtesse avait sans doute été le seul membre du cabinet et du cercle d’intimes de Haute-Crête à n’avoir pas pris personnellement part à ses activités délictueuses. Michelle trouvait toutefois difficile à croire qu’elle n’eût rien su de ce qui se passait, et n’était pas seule de cet avis. Cet épisode, abordé très largement dans les journaux du Royaume stellaire, avait sans doute décidé le Parti libéral en pleine désintégration que dirigeait La Nouvelle-Kiev à « accepter à regret sa démission », avec une hâte indécente. Qu’elle eût ou non été au courant, elle aurait dû l’être, selon Michelle, mais il semblait vraiment que son crime principal (légalement parlant, à tout le moins) eût été une suprême bêtise. Et le mot « suprême » s’imposait. Sa retraite de chef du Parti libéral avait été suivie par une quasi-retraite de la Chambre des Lords, et sa carrière politique semblait bel et bien finie. D’ailleurs, malgré la vitesse avec laquelle il l’avait rejetée pour se dissocier des « excès » de Haute-Crête, le Parti libéral de La Nouvelle-Kiev, dominé depuis toujours par sa branche aristocratique, était lui aussi quasi décédé. Le nouveau Parti libéral, dirigé par l’Honorable Catherine Montaigne, ex-comtesse du Tor, était une entité très différente – bien plus musclée et moins raffinée –, et l’essentiel de sa force reposait sur le bloc de Montaigne à la Chambre des Communes. Personnellement, Michelle préférait nettement les « libéraux » de Montaigne aux « libéraux » de La Nouvelle-Kiev et cela ne datait pas d’hier. Les relations de Jacqueline Houseman appartenaient toutes à la vieille garde aristocratique, dont la chute avait plus ou moins bloqué son accès à la classe politique manticorienne. Ce qui n’avait pas tout à fait brisé le cœur de Michelle Henke. Ensuite, il y avait Frazier Houseman, fils unique de Jasper, l’oncle de Réginald et de Jacqueline. Frazier, hélas ! ressemblait autant à Réginald Houseman que Michael Oversteegen à une version plus jeune de son oncle… Michael Janvier, aussi appelé baron de Haute-Crête. Si Oversteegen méprisait le parent dont il portait le prénom et estimait la plupart des chefs politiques de l’Association des conservateurs moins intelligents, à eux tous, qu’un rutabaga, il partageait la vision de l’univers conservatrice et aristocratique de sa famille. Il était considérablement plus malin que la majorité des membres de l’Association des conservateurs et (selon Michelle) doué d’une bien plus grande intégrité, sans parler d’un sens aigu du noblesse oblige, mais cela ne faisait pas de lui un champion de l’égalitarisme. Que Frazier méprisât son cousin et qu’il eût parfois déclaré devant témoins que, si les cerveaux de Réginald et de Jacqueline étaient composés de matières fissiles, les deux combinés ne suffiraient pas à faire sauter le nez d’un moustique, ne signifiait pas que lui-même ne partageait pas avec sa famille une vision libérale et aristocratique de l’univers. Voilà qui ferait probablement des deux hommes l’huile et l’eau du proverbe dans toute discussion politique. Par bonheur – et telle était la cause de la surprise de Michelle-Frazier Houseman donnait tous les signes d’être un officier de la Flotte de Sa Majesté tout aussi capable que Michael Oversteegen. Que leurs compétences respectives pussent compenser leur inévitable antipathie politique était une autre affaire, bien sûr. Tu as mieux à faire que réfléchir au pedigree d’Houseman, se reprocha-t-elle. Par ailleurs, vu le nombre d’abrutis finis qui ont poussé sur ton propre arbre généalogique au fil des siècles, tu ferais bien de réfléchir un peu avant de balancer des premières pierres, même si tu ne le fais que dans ta tête. « Je ne crois pas que notre projet de déploiement initial fonctionne, Shulamit, dit-elle à voix haute. — J’aimerais pouvoir vous contredire, madame », répliqua tristement Onasis. Le commodore était une femme de petite taille, pas vraiment potelée mais dotée de courbes opulentes et de ce qu’on aurait appelé un « teint méditerranéen » sur la Vieille Terre. Elle était par ailleurs très séduisante, malgré son expression pensive et maussade du moment. « Cela dit, fit remarquer Conner, le rappel de l’amiral O’Malley rend encore plus criant le besoin d’envoyer quelqu’un en Monica pour le remplacer aussi vite que possible. — D’accord, Jérôme, d’accord, acquiesça Michelle. En fait, je pense que vous et moi allons devoir accélérer le départ de la première division. Il nous faut rendre une « visite de courtoisie » à Monica aussi vite que possible puis nous établir – du moins un ou deux vaisseaux – de manière permanente en Tillerman. Le principal changement va concerner nos plans initiaux pour Shulamit. » Elle posa à nouveau les yeux sur Onassis. « Au lieu de partager votre division et de l’envoyer dans les divers systèmes du Quadrant, je pense que nous allons vous garder concentrée ici en Fuseau. — Je n’accomplirai pas grand-chose si je reste garée sur cette orbite, madame, fit remarquer Onassis. — Peut-être pas. Mais que vous agissiez ou non, vous accomplirez une tâche qui vient de devenir critique : conserver une force importante sous la main de l’amiral Khumalo. Il faut que j’aille en Monica, au cas où. Pendant ce temps, toutefois, l’amiral a besoin d’un puissant élément spatial dont il puisse se servir comme d’une brigade de pompiers si quelque chose tourne mal pendant mon absence. Or vous, en punition de vos péchés, vous êtes le deuxième officier le plus gradé de l’escadre. Vous tirez donc la courte paille. Compris ? — Compris, madame. » Onassis eut un bref sourire amer. « J’ai dit que j’aimerais vous contredire et c’est le cas. Que je l’aimerais, je veux dire. Malheureusement, je ne peux pas. — Je sais que vous préféreriez être… plus active, compatit Michelle. Toutefois, ceux qui attendent sur orbite servent aussi la Patrie, et c’est ce que vous allez être obligée de faire pour le moment. Avec de la chance, une fois le contre-amiral Oversteegen arrivé, je pourrai vous décharger de cette tâche sur lui. Après tout… (elle eut un sourire un peu malicieux) il sera le deuxième officier le plus gradé de la Dixième Force, donc tout désigné pour rester ici, dans une position centrale, chaque fois que, moi, je trouverai une bonne raison d’être ailleurs, n’est-ce pas ? » Onassis sourit tandis que le capitaine Lecter réprimait un gloussement. L’expression de Michelle redevint grave. « J’aimerais autant ne pas avoir de nouvelles surprises en provenance de Manticore pendant mon absence, Shulamit. Ça ne signifie pas qu’il n’y en aura pas. S’il y en a, je compte sur vous pour communiquer vos vues et vos avis à l’amiral Khumalo et à la baronne de Méduse. Est-ce aussi bien compris ? — Oui, madame. » Onassis hocha la tête et sa supérieure se força à ne pas l’imiter. Elle ne pouvait pas passer plus près de dire que, malgré son respect croissant pour Augustus Khumalo, elle entretenait encore quelques doutes quant à ses compétences purement militaires. Elle s’attendait plus ou moins à ce que ces doutes meurent de leur belle mort dans un avenir assez proche mais, en attendant, elle avait la responsabilité de s’assurer qu’il disposât des meilleurs conseils qu’elle pouvait lui fournir, que ce fût directement ou par personne interposée. « Très bien, répéta-t-elle en consultant l’horloge. Il est bientôt l’heure de déjeuner. J’ai demandé à Vicki, aux autres commandants et à leurs seconds de se joindre à nous, car je compte qu’il s’agira d’un repas de travail. Je compte aussi leur dire à tous combien je suis satisfaite de l’état de préparation que nous sommes parvenus à atteindre. Il nous reste du chemin à parcourir, mais nous sommes en bien meilleure forme que nous ne l’étions et je sais que cette amélioration se poursuivra. Je suis par ailleurs tout à fait consciente de devoir en l’occurrence des remerciements à tous les officiers présents dans ce compartiment. Considérez-vous donc tous comme félicités. » Ses subordonnés lui sourirent et elle leur rendit la politesse, avant de poser les deux mains à plat sur la table et de se lever. « Sur ce, il me semble entendre une salade au poulet qui m’appelle. Il serait donc tout à fait courtois de ma part de ne pas la faire attendre. » CHAPITRE DIX-NEUF Aivars Aleksovitch Terekhov jaillit du tube à transport de personnel de sa pinasse et pénétra dans le hangar d’appontement du HMS Rose noire au son aigu du sifflet du bosco. Il lâcha la barre à laquelle il s’accrochait, atterrit souplement de l’autre côté de la ligne blanche et salua l’officier de pont du hangar, tandis que l’annonce « Hexapuma, arrivée ! » retentissait dans les haut-parleurs. « Permission de monter à bord ? demanda-t-il à l’OPHA. — Permission accordée, monsieur », répondit ce lieutenant. Vincenzo Terwilliger, commandant du Rose noire n’attendait que cela pour serrer énergiquement la main de Terekhov. « Bienvenue à bord, Aivars. — Merci, monsieur, dit Terekhov à son vieil ami, un homme petit et mince en uniforme de vice-amiral. — Capitaine Terekhov, le salua un autre vice-amiral : O’Malley. — Amiral. » Ayant lâché cette nouvelle main, l’arrivant explora des yeux le hangar d’appontement. Il avait toujours considéré Rose noire comme un nom étrangement poétique pour un croiseur de combat manticorien, mais il l’avait toujours bien aimé aussi. Et, si le vaisseau amiral d’O’Malley le portait, c’était que – tout comme celui du croiseur lourd de Terekhov – il figurait au tableau d’honneur de la FRM, la liste des noms devant rester perpétuellement en service. Peut-être était-ce une des raisons pour lesquelles il avait décidé de monter à bord afin de prendre congé d’O’Malley et de Terwilliger face à face, plutôt que de les saluer – eux et le système de Monica – par com. Il repassa en lui-même les trois mois qu’il avait fallu aux vaisseaux de radoub de Khumalo puis à ceux de l’escadre de soutien d’O’Malley, après que l’arrivée du second eut permis au premier de s’en retourner en Fuseau, pour réparer l’Hexapuma et le Sorcier – au moins assez pour leur permettre de regagner Manticore. En tout, il était resté quatre mois T en Monica, et il lui semblait que cela avait duré toute une vie. Ç’a été une vie pour trop d’autres personnes. Ou, du moins, la fin d’une vie, songea-t-il, sombre, en se rappelant les horribles pertes subies par son « escadre » assemblée à la hâte. On a fait notre boulot mais, bon Dieu ! ça nous a coûté plus cher que je ne l’aurais imaginé ! Même après Hyacinthe. « Donc vous êtes enfin prêt, capitaine, observa O’Malley, ce qui ramena Terekhov dans le présent. — Oui, monsieur, acquiesça-t-il. — J’imagine que vous êtes heureux de rentrer à la maison. — Oui, monsieur, répéta-t-il. Très heureux. L’Ericsson et les autres vaisseaux de radoub ont fait de l’excellent travail mais l’Hexapuma a vraiment besoin d’un chantier spatial complet. » Et ce n’était que pure vérité, songea-t-il. À tout le moins, contrairement au Sorcier, plus ancien et considérablement plus abîmé, l’Hexapuma aurait bel et bien droit aux services de ce chantier. Même ainsi, le retour du vaisseau dans le service actif prendrait un temps auquel Terekhov n’aimait pas songer, mais il aurait lieu. Il était en revanche presque sûr que tel ne serait pas le cas du Sorcier. La décision n’était pas encore officielle et ne le serait pas avant un examen complet dans l’une des stations spatiales manticoriennes : le vaisseau méritait bien mieux, après tout ce qu’il avait accompli et sacrifié ici, mais il était trop vieux, trop petit et trop obsolète pour valoir d’être réparé. « Eh bien, capitaine, je suis sûr que le chantier remettra votre bâtiment à neuf très vite, conclut le vice-amiral en lui tendant à nouveau la main. Nous avons besoin de lui – et de vous. Bon voyage, capitaine. — Merci, monsieur. » Terekhov recula d’un pas et salua. Quand le sifflet retentit à nouveau, la haie d’honneur se remit au garde-à-vous, et il s’engouffra à nouveau dans le tube de transport. Il le franchit rapidement, adressa un signe au mécanicien navigant et se glissa sur son siège alors que les ombilicaux se détachaient et que la pinasse s’écartait des bras d’amarrage en activant ses réacteurs de proue. Repassant en son for intérieur sa brève visite au vaisseau amiral, il se demanda encore une fois pourquoi il l’avait effectuée en personne. Il doutait d’être jamais vraiment capable de répondre à cette question, quoique son sentiment de satisfaction – d’achèvement – lui prouvât qu’il s’était agi de la bonne décision. Terekhov fronça pensivement le sourcil en regardant par la baie d’observation, tandis que la pinasse s’écartait assez du Rose noire pour brancher son impulseur puis filait vers l’Hexapuma. Les deux vaisseaux étaient très proches l’un de l’autre sur leurs orbites de garage, seulement séparés par trois fois la largeur des bandes gravitiques du plus grand des deux. Cela restait trop loin pour que leurs tailles relatives soient apparentes à l’œil nu, mais Terekhov éprouva une familière pointe de fierté en voyant l’Hexapuma grossir à mesure que la pinasse s’en approchait. Ce bâtiment était peut-être seulement un croiseur de combat, mais c’était un classe Saganami-C. À 483 000 tonnes, il faisait prés de la moitié de la taille du Rose noire. Certes, il était bien plus petit par rapport aux derniers croiseurs de combat de la FRM, mais c’était tout de même une force non négligeable… ainsi qu’il l’avait démontré de manière assez concluante quatre mois plus tôt, ici même, en Monica. À présent, comme son commandant l’avait dit à O’Malley, il était temps de le ramener à la maison. « Le commandant sur la passerelle ! s’exclama le maître de timonerie de quart quand Terekhov s’engagea sur le pont de commandement de l’Hexapuma. — Repos », dit l’intéressé alors que le quart tout entier se mettait debout. Il lui faudrait avoir une petite conversation avec le maître en question, songea-t-il. Ou, mieux, demander à son second de l’avoir, ce qui serait sans doute moins intimidant pour cette jeune femme. Après tout, le second maître Cheryl Clifford était jeune pour son grade, faisant partie des promus d’urgence après les pertes de l’Hexapuma. C’était son premier quart en tant que maître de timonerie, et il serait peu convenable de la réprimander trop fort… surtout que son annonce était parfaitement conforme au Manuel. Ce n’était toutefois pas la procédure préférée de Terekhov. Comme beaucoup des plus jeunes commandants manticoriens, il se souciait moins de formalités que d’efficacité. Ansten FitzGerald, qui occupait le fauteuil de commandement au centre de la passerelle, se leva tout de même. Le commandant le rejoignit rapidement, exerçant un effort conscient pour ne pas lui tendre une main secourable. Naomi Kaplan avait été évacuée en Manticore à bord du transport médical express parti avec Augustus Khumalo le lendemain de l’arrivée d’O’Malley. Ironiquement, elle serait donc presque sûre de reprendre du service avant FitzGerald. Quoique l’état de ce dernier fut moins grave, la technologie disponible au Centre médical de Bassingford, le complexe hospitalier gigantesque (et qui, hélas ! ne cessait de grandir) de la Flotte royale manticorienne à la périphérie de la ville d’Arrivée, allait remettre Kaplan sur pied bien plus vite. Qu’elles fussent « moins graves » que le traumatisme crânien de l’officier tactique ne changeait pas les blessures de FitzGerald en de simples égratignures, et les médecins lui avaient… fermement suggéré d’accompagner Kaplan. Toutefois, comme l’avait dit Terekhov à Ginger Lewis, Ansten était entêté. Il était décidé à regagner Manticore sur son vaisseau et le commandant n’avait pas eu le cœur de lui imposer sa volonté. L’enseigne de vaisseau de deuxième classe provisoire Aikawa Kagiyama, qui passait son quart au côté du capitaine de corvette Nagchaudhuri en tant qu’officier de communications subalterne de l’Hexapuma, observait FitzGerald du coin de l’œil. Il avait une nette tendance à demeurer non loin de lui, avec ce qu’il considérait visiblement comme une discrète sollicitude. C’était assez touchant, d’ailleurs, songea Terekhov – encore qu’à en juger par la lueur qui brillait dans ses yeux FitzGerald trouvât cela au moins aussi amusant. « Je prends le commandement, monsieur FitzGerald, déclara Terekhov, formel, en dépassant son second pour s’asseoir dans son fauteuil. — Vous prenez le commandement, monsieur, dit FitzGerald en se redressant avec prudence, avant de croiser les mains derrière le dos. — Des communications du Rose noire ? — Oui, monsieur, répondit Nagchaudhuri. Le vice-amiral O’Malley nous souhaite un voyage rapide et paisible. — Je pense que nous en serions tous satisfaits, fit Terekhov sans inflexion, avant de jeter un coup d’œil au capitaine de corvette Tobias Wright, l’astrogateur de l’Hexapuma. Je suppose qu’avec votre habituelle efficacité, Toby, vous avez déjà calculé notre trajectoire ? — Malheureusement, monsieur, je crains que non », répondit Wright, l’air chagrin. C’était le plus jeune des officiers supérieurs du bord et, normalement, le plus réservé. Il s’avérait toutefois posséder un sens de l’humour aigu derrière sa façade timide, une tendance qui avait fait surface après la bataille de Monica. Ce qui éclairait sans doute de manière intéressante sa personnalité, se dit Terekhov. « Je crains que nous ne soyons tous dépendants des calculs de l’enseigne Zilwicki, continua Wright. — Oh, Seigneur », s’exclama le commandant. Il considéra la robuste jeune femme assise auprès de l’astrogateur et secoua la tête, l’air dubitatif. « Oserai-je espérer, mademoiselle Zilwicki, que vous avez fait vos additions correctement, cette fois-ci ? — En tout cas, j’ai essayé, monsieur, répondit Hélène avec conviction. — Alors je suppose qu’il faudra que ça aille. » Il y eut des ricanements. L’astrogation n’était pas précisément l’occupation favorite d’Hélène et chacun le savait. À présent, d’ailleurs, se dit Terekhov, il était peu de détails concernant qui que ce fût, dans l’équipage de l’Hexapuma, que chacun ne savait pas. Malgré son tonnage et sa puissance de feu impressionnants, le croiseur disposait d’un personnel à peine plus nombreux que celui d’un contre-torpilleur d’avant-guerre, et ces gens avaient traversé ensemble bien des périls. Tous étaient propriétaires de sa plaque de quille et il savait que, comme lui, tous sentaient qu’il n’y aurait jamais un autre vaisseau comme l’Hexapuma. Pas pour eux. Jamais. Sa conscience de cet acquis parut se répandre et imprégner toute la passerelle. Non de manière oppressante mais… presque réconfortante. Les sourires ne disparurent pas : ils cédèrent peu à peu la place à des expressions plus sérieuses, comme si chacun réfléchissait tranquillement à tout ce que l’équipage et son vaisseau avaient enduré, accompli. Un sentiment très proche de l’amour submergea Aivars Terekhov, dont les narines s’évasèrent tandis qu’il prenait une profonde inspiration. « Très bien, astro, dit-il. Rentrons chez nous. » « Alors ? Que pensez-vous du dernier petit tour des Mandes ? » demanda Albrecht Detweiler avec aigreur. Benjamin, Daniel et lui occupaient des chaises longues sous un soleil torride. Des vagues turquoise frangées d’écume crème s’écrasaient sur une plage blanche à tirer des larmes et, malgré la quiétude alentour, l’expression de Detweiler était tout aussi aigre que son ton. « Tu es difficile à contenter, parfois, père, répondit Benjamin un peu indirectement, avec un léger sourire. On a poussé les Mandes et les Havriens à se tirer dessus mutuellement à nouveau. Ce n’est pas ce que tu voulais ? — Je suis peut-être difficile à contenter mais, toi, tu es un jeune crétin irrespectueux, parfois, non ? renvoya Albrecht. — Est-ce que ça ne fait pas partie de mes fonctions ? » Le sourire de Benjamin s’élargit. « Tu sais, le misérable esclave qui voyage à l’arrière du char pour rappeler à César qu’il est mortel pendant que la foule l’acclame. — Je me demande combien de ces esclaves ont survécu à l’expérience. — Bizarrement, les puces historiques ne proposent pas trop d’informations là-dessus », acquiesça le jeune Detweiler. Puis son sourire disparut. « Sérieusement, père, à une telle distance de Lovat, il est difficile de se former une opinion significative ou sensée de ce qu’ils ont fait cette fois. » Albrecht grogna en admettant non sans irritation la justesse de cette réflexion. Même avec les messagers à propulsion-éclair, il y avait une limite à la vitesse de propagation des nouvelles. En outre, on utilisait bien trop à son goût le conduit de Beowulf. Même si rien ne distinguait de l’extérieur les vaisseaux équipés de propulsion-éclair de tout autre messager, il n’aimait pas leur faire faire plus souvent que nécessaire la navette entre Mesa et Manticore. Beowulf avait fermé son terminus du nœud du trou de ver manticorien à toute circulation mesane depuis le jour de sa découverte, avec l’approbation et le soutien sans réserve de Manticore. Aucun messager empruntant le conduit n’était immatriculé en Mesa, bien sûr, mais il subsistait le risque regrettable que les renseignements beowulfiens ou manticoriens finissent par découvrir ce faux-semblant-là. C’était extrêmement improbable mais l’Alignement avait acquis au fil des décennies un respect prudent des analystes de Beowulf comme de Manticore. Cela dit, on n’a pas vraiment le choix, songea-t-il. Il n’y a que soixante années-lumière de Beowulf à Mesa par le trou de ver de Wisigoth. Ça ne représente que cinq jours pour un vaisseau éclair. On ne peut en aucun cas justifier de ne pas utiliser cet avantage à un moment comme celui-ci, donc je n’ai sans doute qu’à espérer que les roues du char ne se détachent pas. S’il avait été homme à croire en Dieu, Albrecht Detweiler aurait prié quelques instants avec ferveur que les roues en question demeurent fermement attachées. Comme il ne l’était pas, il se contenta de secouer la tête. « Ce que nous savons, c’est qu’Harrington vient de faire capoter une autre tentative d’embuscade havrienne, fit-il remarquer. — Oui, admit Benjamin. Mais nous n’avons pas de chiffres concernant les forces respectives des deux camps. Nous pensons que la Salamandre était radicalement inférieure en nombre, mais les communiqués de presse des Manties ne vont pas nous fournir de précisions sur les capacités de la Huitième Force, hein ? Et, malgré les efforts de Collin et de Bardasano, nous n’avons toujours pas pu nous infiltrer assez profondément dans la Flotte mande pour recueillir ce genre d’informations. — C’est très vrai, Ben, acquiesça Daniel. D’un autre côté, il y a quelques brins de paille qui volent au vent. Par exemple, il semble qu’ils aient très nettement amélioré la précision de leurs MPM. Et j’incline à penser – je n’ai pas encore eu l’occasion de procéder à une analyse rigoureuse des informations que nous possédons, cela dit – que l’efficacité des défenses antimissile havriennes a aussi été réduite de manière assez significative. À moins qu’Harrington n’ait reçu des renforts bien plus importants que nos sources, certes limitées, nous le suggèrent, le nombre de vaisseaux détruits représente un pourcentage extrêmement élevé par rapport au nombre de coques qu’elle a consacré à l’opération. — Je ne peux pas te contredire, concéda Benjamin. Est-ce que tes assistants et toi avez la moindre idée de la manière dont elle a réussi ce coup-là ? » Tout comme Everett Detweiler dirigeait tous les services de recherche et de développement en biosciences de l’Alignement, Daniel dirigeait ceux de recherche et de développement hors biosciences, aussi Benjamin et lui travaillaient-ils en étroite collaboration. « Je ne peux émettre que des suppositions, répondit-il en regardant son frère, lequel hocha la tête pour signifier qu’il avait bien noté le bémol. Cela dit, je dois admettre que ça ressemble beaucoup à un nouvel exemple de leur saleté de capacité supra-luminique. » Il eut une grimace acide. Ses chercheurs avaient enfin saisi l’essentiel de ce que faisait Manticore, il en était presque sûr, mais dupliquer la création d’impulsions gravitiques le long du mur alpha de l’hyperespace, sinon de la manière la plus grossière, n’était pas un projet simple. Il faudrait énormément de recherche fondamentale pour comprendre comment s’y prenaient les Manties, et encore plus pour reproduire leur matériel, compte tenu du fait que l’Alignement, au contraire de la République de Havre, n’était pas parvenu à mettre la main sur des applications de cette technologie en état de fonctionnement. Et même ces putain de Havriens n’arrivent pas à faire aussi bien que les Manties… du moins pour l’instant, se répéta-t-il encore une fois. « Si j’ai raison à cet égard, c’est l’extension logique de tout ce qu’ils ont déjà accompli, reprit-il. Nous savons qu’ils disposent de drones de reconnaissance supraluminiques ; donc, en théorie, il n’y a aucune raison pour qu’ils ne puissent pas intégrer la même capacité à un MPM. — Allons, Daniel ! protesta Benjamin. Il y a tout de même une différence de taille entre un drone de reconnaissance et les plus énormes de leurs missiles ! Par ailleurs, la plupart des missiles que je connais sont déjà bourrés jusqu’à la gueule d’autres pièces essentielles. Où diable mettraient-ils donc ce foutu dispositif ? — J’ai dit que c’était possible en théorie, souligna Daniel sans s’énerver. Nous, on n’y arriverait pas, c’est sûr, même si on savait pertinemment comment ils s’y prennent. Pas encore. Mais c’est le point important, Ben : pas encore. Ils utilisent ce système depuis plus de vingt ans T, et c’est eux qui l’ont inventé. Ça veut dire qu’ils le connaissent mieux que n’importe qui, et il est évident, à voir le matériel qu’ils ont déployé, qu’ils ont progressivement réduit les contraintes de masse et de volume – et augmenté la bande passante. Si je devais avancer une déduction, je dirais qu’ils ont réussi à coincer un récepteur supraluminique dans un MPM standard. En déployant un de leurs drones assez près de la cible – et on sait que leurs systèmes furtifs sont sûrement aussi bons que les nôtres, sinon meilleurs –, ils disposeraient d’un circuit de commande et de contrôle supraluminique efficace. Ça expliquerait non seulement la précision accrue mais aussi la baisse d’efficacité apparente des défenses havriennes. Ça permettrait aux Manties de gérer leurs profils d’attaque et de pénétration GE sur une base bien plus proche du temps réel que personne n’a réussi à le faire depuis qu’ils ont commencé à augmenter la portée des missiles. — Ça te paraît raisonnable, Ben ? » demanda Albrecht après un long moment de réflexion, et Benjamin hocha la tête. À son expression, on devinait qu’il n’aimait guère l’hypothèse de son frère, mais il hocha la tête. « Si Dan a raison, toutefois, père, ça représente un décalage très important – encore un ! – de l’équilibre des capacités militaires, dit-il. À moins que l’analyse réalisée par mon équipe des forces spatiales relatives globales des deux camps ne soit complètement erronée, je ne crois pas que Havre ait un avantage numérique suffisant pour dégager Manticore. Pas si les Mandes peuvent généraliser la mise en service de ce dispositif, en tout cas. Une fois que ce sera fait et que leurs nouveaux programmes de construction commenceront à porter leurs fruits, ils feront passer ce que Havre-Blanc a infligé aux Havriens lors de la dernière guerre pour une querelle de gamins pendant un pique-nique. — Et même si la République se débrouille pour survivre, ça signifie seulement qu’elle se débrouillera aussi pour acquérir cette capacité – ou du moins son équivalent approximatif, observa amèrement Albrecht. — À mon avis, c’est la suite logique, père, acquiesça Daniel. Ce sont déjà les Havriens qui s’approchent le plus du niveau des capacités manticoriennes. Leur système éducatif est nul mais ils sont en train de l’améliorer. Et puis, soyons justes, même avant, ils auraient eu assez de professeurs et scientifiques de talent. Simplement, les Législaturistes avaient handicapé le système par l’endoctrinement politique et l’avaient affaibli par leur insistance « bonne pour le moral » à donner leur diplôme aux étudiants quels que soient leurs résultats, donc la proportion de chercheurs compétents par rapport aux robots inutiles était jusque-là bien plus faible que sur Manticore. Les recherches se voyaient assigner un ordre de priorité en fonction de leur commanditaire plutôt que d’une analyse impartiale des bénéfices potentiels. Et le fait qu’on ait très peu investi pour améliorer l’infrastructure de base signifiait que même les bons chercheurs ne disposaient ni des ressources ni de la base industrielle évoluée de Manticore, quels que soient les commanditaires. Mais la République a toujours détenu une réserve de talent plus importante qu’on n’aurait pu le croire d’après ce qu’elle a réussi à accomplir, et la personne qui dirige à présent leur R&D en fait de toute évidence le meilleur usage possible. » Ensuite, les Havriens sont seuls à disposer de données de première main recueillies par les capteurs et l’observation, sans parler du matériel à étudier dont ils se sont emparés. Et n’oublions pas le vieux proverbe qui dit que nécessité fait loi. Ils sont bien plus motivés – même que nous – pour dupliquer l’arme secrète des Manties, ou au moins pour la contrer. Soit ils parviendront à fabriquer le même système – ou quelque chose d’approchant – soit, comme dit Ben, ils se feront écrabouiller. Dans le second cas, si Manticore ne les désarme pas complètement, ils feront exactement ce qu’ils ont fait après la dernière guerre : se retirer et cogiter jusqu’à ce qu’ils réussissent. Dans ce scénario-là, on aurait sans doute encore quelques années de répit, mais c’est à peu près tout. — Tu ne crois pas que les Manties tiendraient à leur complet désarmement, vu ce qui s’est passé la fois précédente ? demanda Albrecht. — Moi, à leur place, j’y tiendrais, intervint Benjamin avant que Daniel pût répondre. Cela dit, mettons qu’ils l’exigent. Tu crois vraiment que même eux pourraient empêcher Havre de mener un programme de réarmement secret ? Je ne parle pas du court terme mais, au fur et à mesure que le temps passerait, des gens ayant déjà trouvé une fois le moyen de bâtir un chantier spatial et un centre de recherche secrets pourraient le refaire. Ça resterait le scénario le plus favorable, de notre point de vue, car je ne crois pas très probable de voir Havre réussir avant que nous ne soyons prêts. Et j’imagine que Manticore envisagerait au moins une modeste diminution de son nombre de vaisseaux du mur actifs après avoir désarmé la République. — Sauf qu’ils seront contraints de conserver toute leur flotte si leur expansion dans le Talbot et en Silésie prospère, observa Albrecht. — Sans doute. » Benjamin haussa les épaules. « Tout ce qu’on peut faire à ce stade, c’est des suppositions : on n’a pas assez d’informations – on n’est pas assez infiltrés, surtout chez les Manties – pour servir de base à une projection fiable. — Suppose que l’hypothèse de Daniel soit juste. Est-ce que ça représente une menace significative pour Baie des huîtres ? — Non. La portée ou le contrôle de feu ne pourraient pas nous nuire en ce qui concerne Baie des huîtres, père, et rien ne permet de croire que même les Manties aient envisagé de près ou de loin l’hypothèse de l’araignée. S’ils ne sont pas au courant, leurs chances de voir venir Baie des huîtres sont quasi nulles. S’ils découvrent l’araignée, toutefois, et s’ils ont le temps de développer une contre-mesure, ça risquerait de nous poser un problème énorme en cas de guerre prolongée. — Donc notre véritable scénario le plus favorable serait de voir les Manties vaincus avant qu’ils ne puissent généraliser la mise en service de leur système, fit Albrecht. — Oui, tout à fait, acquiesça Benjamin en le regardant avec une certaine méfiance. — Pourrais-tu accélérer Baie des huîtres ? — Pas de manière significative, père. » Benjamin secoua la tête avec l’air d’avoir entendu ce qu’il craignait d’entendre. « L’araignée est une technologie entièrement nouvelle. Daniel et moi pensons en avoir extirpé tous les bogues mais, comme je disais tout à l’heure, nous en sommes encore au stade des prototypes. Techniquement, les Requins sont sans doute des vaisseaux de guerre, mais leur fonction principale a toujours été de servir aux essais et à l’entraînement, pas au combat. Je ne vois pas comment on pourrait produire les nouveaux matériels en quantité suffisante pour exécuter Baie des huîtres plus tôt que prévu. — Je vois. » L’expression d’Albrecht ressemblait assez à celle de son fils pour faire comprendre qu’il s’était attendu à cette réponse. Ce fut à son tour de hausser les épaules. « En ce cas, je pense que l’affaire de Lovat rend encore plus souhaitable la reprise de l’opération Monica, sous couvert d’un nouveau bouc émissaire convenable, dès que possible, non ? » CHAPITRE VINGT « Vous vouliez me voir, Albrecht ? » Detweiler cessa de contempler le panorama de plages blanc sucre par la fenêtre de son luxueux bureau et se retourna vers la femme brune aux audacieux tatouages qui en franchissait le seuil. « Oui, je crois bien », dit-il en désignant un des fauteuils posés devant son bureau. Isabelle Bardasano obéit à l’ordre informulé, s’assit avec une grâce certaine, presque dangereuse, et croisa les jambes tandis qu’il gagnait son propre siège. L’expression de la jeune femme était attentive, et il songea une nouvelle fois à la férocité qui se cachait derrière cette façade… décorative. Bardasano appartenait à une des « jeunes loges » de Mesa, ce qui expliquait ses tatouages et piercings élaborés. Ces jeunes loges représentaient une « nouvelle génération » de la hiérarchie industrielle mesane, qui adoptait un style de vie délibérément flamboyant, étalant richesse et puissance devant une galaxie à la vertueuse désapprobation. Très peu de leurs membres s’étaient vu confier la totalité des projets de Mesa, et ce pour plusieurs raisons. La plus importante étant que la richesse, le goût du privilège et l’arrogance qui étaient leur image de marque avaient été délibérément encouragés comme un signe supplémentaire des excès de Manpower et autres entreprises hors la loi, de leur décadence. À présent que la culmination approchait rapidement, il était plus nécessaire que jamais de détourner l’attention des activités de l’Alignement, et les jeunes loges s’en acquittaient à la perfection. Bien sûr, leur style de vie les rendait aussi un peu plus vulnérables aux assassins du Théâtre. C’était regrettable mais tous les génotypes en question étaient conservés en lieu sûr et la poudre aux yeux valait bien le prix à payer. Si cela servait aussi à convaincre la Galaxie que Mesa était de plus en plus dominée par des sybarites hédonistes et d’inutiles zombies, c’était encore mieux. Toutefois, certains de ces « sybarites hédonistes » étaient tout sauf des zombies, et Bardasano en donnait un excellent exemple. Le meilleur, en fait. Son génotype brillait depuis au moins une demi-douzaine de générations par son intelligence et son implacable détermination. Il avait hélas ! aussi abrité quelques traits regrettables et, à un moment, on avait envisagé d’éliminer les derniers représentants de la lignée pour repartir depuis une étape bien antérieure. Les traits positifs étaient cependant si forts qu’on avait au contraire mis en place un programme curatif, et Isabelle était la preuve de son complet succès. Il avait fallu éliminer deux de ses prédécesseurs immédiats quand leur absence de scrupules naturelle les avait rendus un peu trop ambitieux pour le bien commun, mais une ambition intelligente et maîtrisée était toujours utile, comme Bardasano le prouvait chaque jour. Et, si elle n’était toujours pas exempte de perversions sexuelles ni de comportements un peu sociopathes, cela ne constituait pas un handicap sérieux, surtout pour quelqu’un dont le domaine d’expertise était les opérations secrètes. Bien sûr, il faudrait résoudre ces problèmes lors de la génération suivante ou celle d’après si la lignée devait acquérir un statut alpha permanent, ce qu’Isabelle comprenait fort bien. En attendant, toutefois, elle était sans doute la meilleure spécialiste des opérations secrètes qu’avait produite Mesa depuis au moins un siècle T. Detweiler s’amusait de constater que les gens extérieurs au noyau de l’Alignement entretenaient souvent des doutes quant à sa santé mentale, en particulier du fait de son attitude envers lui. Il était notoire, parmi les lignées d’élite mesanes, que les Bardasano avaient failli être éliminés, aussi son apparente insouciance ajoutait-elle à sa réputation de… bizarrerie et fournissait-elle un précieux degré de protection supplémentaire quand l’un de ses fils ou lui faisait appel à ses services. Tandis qu’il l’observait par-dessus le bureau, il fut une nouvelle fois tenté de lui apprendre qu’un croisement entre les génotypes Bardasano et Detweiler était en cours d’évaluation, mais il décida de s’en abstenir. En tout cas dans l’immédiat. « Bien, dit-il en se balançant légèrement sur son fauteuil. Je dois dire qu’au moins pour l’instant l’élimination de Webster – et, bien sûr, l’opération Mort aux rats – fonctionne très bien. Sauf en ce qui concerne les nouvelles armes que les Manties semblent avoir trouvées. — Pour l’instant », acquiesça-t-elle, mais il y avait dans sa voix une légère réserve, si bien qu’Albrecht fronça le sourcil. « Quelque chose vous inquiète, là-dedans ? — Oui et non », répondit-elle. Comme il agitait les doigts pour l’inviter à poursuivre, elle haussa les épaules. « Pour l’instant, et à court terme, ça produit exactement l’effet désiré. Je ne parle pas de ce qui s’est passé en Lovat, vous le comprenez. Ça sort de mon domaine de compétence, et je suis sûre que Benjamin et Daniel ont des équipes qui travaillent là-dessus à plein temps. Si l’un ou l’autre a besoin de mon aide, je suis sûre aussi qu’il me le dira. Mais, en dehors de ça, les assassinats ont eu l’effet désiré. Les Manties – du moins une majorité suffisante d’entre eux – sont convaincus que Havre se tenait derrière tout ça, le sommet a été annulé et on dirait que nous avons stimulé la méfiance d’Élisabeth à l’égard de Pritchart. Je suis juste un peu insatisfaite que nous ayons dû monter les deux opérations dans un laps de temps aussi réduit. Je n’aime pas l’improvisation, Albrecht. L’analyse minutieuse et la préparation exhaustive nous ont trop bien servis pendant trop longtemps pour que je sois à l’aise dans la précipitation, quoi qu’en pense le conseil stratégique. — Bien reçu, dit Detweiler. Et c’est tout à fait pertinent. Benjamin, Collin et moi avons discuté de considérations très semblables. Malheureusement, nous en sommes arrivés à la conclusion qu’il va nous falloir de plus en plus improviser à mesure que nous entrerons dans la phase de fin de partie. Vous savez que ç’a toujours été prévu. — Bien sûr. Ça ne me réjouit pas plus, toutefois. Et je ne veux vraiment pas qu’on adopte une mentalité d’improvisateurs parce qu’on approche de la fin de partie. Les deux lois que je m’efforce toujours de garder à l’esprit sont celle des effets secondaires et celle de Murphy, Albrecht. Et, ne nous voilons pas la face, l’élimination de Webster et l’attentat contre la « reine Berry » ont un certain nombre d’effets secondaires potentiels. — Il y en a toujours quelques-uns. Avez-vous des sujets particuliers d’inquiétude, cette fois-ci ? — À dire vrai, il y a bien une ou deux, choses qui me préoccupent », admit-elle, et son interlocuteur plissa les yeux. Il avait appris au fil des ans à se fier au radar interne de Bardasano. Elle se trompait parfois mais, lorsqu’elle avait des réserves, elle n’hésitait pas à se mouiller et à l’admettre plutôt que de feindre de croire que tout allait bien. Et, s’il lui arrivait de se tromper, elle avait bien plus souvent raison. « Dites-moi. — D’abord, je crains toujours que quelqu’un ne comprenne comment nous avons fait et ne remonte jusqu’à nous. Je sais que personne n’est encore passé près de découvrir le pot aux roses… du moins autant qu’on puisse le savoir. Mais les Manties sont bien plus avancés en matière de biosciences que les Andermiens ou Havre. En outre, ils ont un accès direct à Beowulf. » Detweiler crispa involontairement la mâchoire à ce nom, en une réaction quasi pavlovienne, une pointe de colère instinctive. Il se répéta une nouvelle fois que laisser cela affecter sa réflexion était dangereux. « Je doute que même les Beowulfiens additionnent deux et deux très vite, dit-il après quelques instants. Je suis sûr qu’ils y arriveront au bout du compte, avec assez de données – en tout cas, ils en ont la capacité –, mais, compte tenu de la vitesse à laquelle se détruisent les nanites, il est très improbable qu’ils aient accès aux cadavres assez tôt pour déterminer quoi que ce soit de concluant. Toutes les études et les simulations d’Everett et Kyprianou l’indiquent. C’est bien sûr une éventualité à garder en tête, mais nous ne pouvons pas lui permettre de nous faire hésiter à employer une technique dont nous avons besoin. — Je ne dis pas que nous le devrions, je ne fais que signaler un danger potentiel. Et j’ai moins peur d’un examen médical que de voir la même conclusion – que c’est une bioarme mise au point par nous – atteinte par quelqu’un qui suivrait d’autres pistes. — Quel genre d’autres pistes ? demanda-t-il, ses yeux s’étrécissant encore. — D’après les derniers rapports, Élisabeth et la majorité du gouvernement Grandville, sans parler du Mantie moyen, sont persuadés que Havre est coupable. La plupart partagent la théorie de la reine selon laquelle Pritchart, pour une raison inconnue, a estimé que sa proposition de sommet initiale était une erreur. Nul n’a d’hypothèse convaincante en ce qui concerne la raison en question, toutefois. Et certains – notamment Havre-Blanc et Harrington – ne semblent pas même convaincus de la culpabilité de Havre. Depuis la chute de Haute-Crête, nous ne sommes plus assez bien infiltrés pour confirmer une information pareille, hélas ! mais les sources dont nous disposons encore le suggèrent toutes. Gardez à l’esprit, je vous prie, qu’il faut du temps aux communications des sources en question pour nous atteindre. On ne peut quand même pas poser ces questions-là aux journalistes comme on récolte des articles sur les opérations militaires telles que Lovat. À l’heure qu’il est, même avec des messagers-éclair par le conduit de Beowulf, nous ne nous fondons encore que sur des rapports préliminaires. — Compris. Continuez. — Ce qui m’inquiète, c’est qu’une fois qu’Élisabeth aura eu le temps de s’apaiser après sa réaction initiale, Havre-Blanc et Harrington resteront deux de ceux au jugement desquels elle se fie le plus. Je les crois tous les deux trop malins pour la bousculer en ce moment, mais aucun n’est très susceptible non plus d’adopter la ligne du parti s’il ne la partage pas. En outre, malgré la manière dont ses adversaires politiques la caricaturent parfois, Élisabeth est elle-même très intelligente. Donc, si deux personnes dont elle respecte le jugement s’affirment discrètement mais fermement convaincues que la situation n’est pas aussi simple qu’il y paraît, elle risque de se révéler plus perméable à leur raisonnement qu’elle-même ne l’imagine. » Ce qui m’inquiète aussi, c’est qu’il existe deux scénarios de rechange concernant les responsables des attentats. L’un, bien sûr, est qu’il s’agisse de nous – ou, du moins, de Manpower. Le second est qu’il se soit bien agi d’une opération havrienne mais non sanctionnée par Pritchart ni aucun membre de son gouvernement. En d’autres termes, qu’elle ait été montée par un élément renégat au sein de la République, opposé à la fin de la guerre. » Des deux, le second est sans doute le plus probable… et le moins dangereux de notre point de vue. Attention, il serait déjà assez regrettable qu’on parvienne à convaincre Élisabeth et Grandville que l’offre de Pritchart était sincère mais que des éléments sinistres et maléfiques – par exemple des revenants du mauvais vieux temps du Service de sécurité – ont décidé de la saboter. Même si ça changeait la position de la reine à propos du sommet, toutefois, ça ne mènerait personne droit à nous. Par ailleurs, ça n’arrivera pas d’un jour à l’autre. En mettant les choses au pire, je pense que, même si quelqu’un suggérait cette hypothèse aujourd’hui – il est d’ailleurs fort possible que ce soit fait –, il faudrait sans doute à Élisabeth encore plusieurs semaines, voire plusieurs mois, pour changer d’avis. Et, maintenant que les opérations militaires ont repris, les nouvelles pertes humaines et matérielles vont peser lourdement contre tout effort effectué pour ressusciter l’accord d’origine. » La première possibilité, toutefois, m’inquiète plus, même si elle paraît pour l’instant bien moins probable. Que les Manticoriens soient convaincus d’avoir affaire à une technique d’assassinat havrienne détourne leur attention de nous et de toutes les raisons que nous aurions de tuer Webster ou Berry Zilwicki. Si on parvient à démontrer que les « ajustements » réalisés par les assassins mettent fatalement en jeu un composant bionanite indétectable, toutefois, on soupçonnera aussitôt que, même si Havre applique cette technique, il ne l’a pas créée. La République n’a tout bonnement pas les compétences nécessaires, et quelqu’un d’aussi intelligent que Patricia Givens ne croira pas le contraire un seul instant. Et ça, Albrecht, ça poussera la même personne intelligente à se demander qui les a. Plusieurs réponses seront possibles mais, dès qu’on commencera à réfléchir en ces termes, les deux noms qui arriveront en haut de la liste seront Mesa et Beowulf, et je ne crois pas que quiconque croie en la culpabilité de ces salauds moralisateurs de Beowulf. Auquel cas, la réputation de Manpower a des chances de nous être fatale. Par ailleurs, les services de renseignement manties comme havriens savent que « Manpower » a recruté d’anciens éléments de SerSec, ce qui a de bonnes chances de suggérer un rapport entre nous et un autre élément de SerSec potentiel, caché dans les broussailles de la République actuelle. Et c’est beaucoup trop proche de la vérité pour me satisfaire. » Tout cela ne serait déjà pas marrant. Si on en arrive à ce point, cependant, on sera peut-être disposé à franchir encore une étape. Plutôt que de fournir la technique à un renégat de Havre, qu’est-ce qui nous empêcherait de nous en servir nous-mêmes ? Et si les Manticoriens se posent cette question, tous nos mobiles – ceux qu’ils attribuent déjà à Manpower et ceux, aussi, que nous avons pour de bon – vont se porter à leur attention. » Detweiler fit pivoter son fauteuil de droite et de gauche durant plusieurs secondes, réfléchissant à ce qu’il venait d’entendre, puis il grimaça. « Je ne peux pas réfuter les inconvénients de vos scénarios, Isabelle. Toutefois, je pense qu’ils entrent dans la catégorie que j’évoquais tout à l’heure : nous ne pouvons pas laisser la crainte d’événements qui ne se produiront peut-être pas nous empêcher d’utiliser les techniques dont nous avons besoin. Et puis, comme vous venez de le signaler, la probabilité pour que quiconque décide que c’était nous – en tout cas pour notre propre compte plutôt que pour celui de Havre – est faible. — Faible ne signifie pas nulle, objecta Bardasano. Et il y a autre chose qui m’ennuie : j’ai un rapport non confirmé selon lequel Zilwicki et Cachat auraient rendu visite à Harrington sur son vaisseau amiral à l’étoile de Trévor. — Rendu visite à Harrington ? répéta Detweiler un peu plus sèchement. Pourquoi n’en ai-je pas encore entendu parler ? — Parce que le rapport est arrivé sur le vaisseau-éclair qui confirmait l’annulation du sommet par Élisabeth, répondit calmement son interlocutrice. Je n’ai pas encore fini d’examiner tout ce qui en a été téléchargé mais il est très possible que ces deux-là soient vraiment allés la voir. — À l’étoile de Trévor ? » Il répétait ses paroles pour des raisons d’emphase, non de doute ou de déni, et elle hocha la tête. « Comme je le disais, il s’agit d’un rapport non confirmé. Je ne sais pas encore quel crédit lui accorder. Mais, s’il est exact, Zilwicki a pris sa frégate jusqu’à l’Étoile de Trévor, avec Cachat – un espion havrien notoire, nom d’un chien ! – à son bord, ce qui signifie qu’on les a autorisés à transiter par le trou de ver – et à proximité des unités d’Harrington –, bien que le système tout entier ait été déclaré zone militaire close par Manticore, au point que l’ordre de tirer à vue a été diffusé sur tous les canaux de navigation, dans les journaux, et placardé sur toutes les surfaces des plateformes de service ou d’entreposage du terminus de Trévor. Sans parler des balises placées autour du système à l’usage de tout vaisseau assez stupide pour y pénétrer à partir du terminus. Il semblerait aussi qu’Harrington ait non seulement rencontré Cachat mais lui ait permis de s’en aller. Ce qui me fait penser qu’elle accorde assez de crédit à ce que les deux hommes lui ont raconté. Et, franchement, je ne vois pas ce qu’ils auraient pu lui dire que nous aimerions qu’elle entende. » Detweiler marqua son accord d’un reniflement dur. « Vous avez raison sur ce point, acquiesça-t-il. Cela dit, je suis sûr que vous avez au moins une théorie à propos des raisons spécifiques de leur visite. Alors jouez la mouche sur la cloison et dites-moi ce qu’ils ont dû lui raconter. — Selon moi, ils tenaient surtout à lui faire comprendre que Cachat n’était pour rien dans Mort aux rats. Du moins, que ni lui ni aucun de ses subordonnés n’avait organisé l’opération. Et, s’il était d’accord pour confirmer son statut d’agent de Trajan en Erewhon, le fait qu’il n’a pas trempé dans l’affaire – pour peu que Harrington l’ait cru – serait très significatif. Or nous avons hélas ! toutes les raisons de penser qu’elle le croirait s’il lui parlait face à face. » Detweiler étouffa une nouvelle pointe de colère, peut-être encore plus aiguë. Il savait où voulait en venir Bardasano. Wilhelm Trajan était le directeur du Service de renseignement extérieur de la République, choisi par Pritchart elle-même. Il ne possédait pas le génie des opérations secrètes improvisées de Kevin Usher, mais la présidente estimait avoir besoin de ce dernier pour l’Agence fédérale d’investigation. Et, quoi qu’on pût dire de lui, la loyauté de Trajan envers la Constitution et Héloïse Pritchart – dans cet ordre – était absolue. Il n’avait pas ménagé ses efforts pour purger le SRE de ses derniers éléments issus de SerSec, et qu’il eût monté une opération renégate hors des canaux normaux était absolument exclu. La seule manière dont Mort aux rats avait pu être montée sans que Cachat fût au courant était donc à partir d’un niveau bien inférieur et à l’aide de ressources distinctes. C’était déjà assez ennuyeux, mais la véritable étincelle ayant enflammé la colère de Detweiler était la référence indirecte de Bardasano à ces satanés chats sylvestres de Sphinx, qu’on ne vouerait jamais assez aux gémonies. Pour des bestioles aussi petites, velues et en apparence bien mignonnes, ils avaient déjà réussi à foutre en l’air bien trop d’opérations secrètes – havriennes comme mesanes. Surtout en collaboration avec cette salope d’Harrington. Si Cachat était arrivé à portée de voix de la duchesse, son maudit chat avait su qu’il disait la vérité. « Quand cette conversation a-t-elle eu lieu, d’après votre rapport non confirmé ? — Environ une semaine T après l’envoi du message d’Élisabeth. Le rapport en question émane d’une de nos sources protégées avec le plus grand soin, cela dit, donc son délai d’acheminement a été encore plus long que d’habitude. Une des raisons pour lesquelles il n’est pas encore confirmé est qu’il a à peine eu le temps de se glisser dans le circuit de renseignement normal. — Donc Harrington, elle, a eu celui de répéter tout ce qu’elle a appris à Élisabeth et Grandville avant même de partir pour Lovat, sans que nous en sachions rien ? — Oui. » Bardasano haussa les épaules. « Je ne crois pas que la reine ni Grandville risquent d’accepter l’innocence de Havre, quoi qu’ait pu déclarer Cachat. Tout ce qu’il peut affirmer c’est que, autant qu’il le sache, Havre est innocent. Même s’ils croient qu’il dit vrai, cela ne signifie pas qu’il a raison. Il a pu convaincre Harrington de sa sincérité, mais que Havre n’ait rien fait n’est qu’une opinion personnelle… et il est très difficile de prouver qu’on n’a rien fait sans quelques pièces à conviction en soutien. Je doute donc fort que ce qu’elle a pu entendre et répéter empêche la reprise des opérations militaires. Et, comme je le disais, puisque le sang recommence à couler, la guerre va reprendre de l’élan. » Ce qui m’inquiète nettement plus, c’est que nous ignorons où Zilwicki et Cachat sont allés après avoir quitté Harrington. Nous avons toujours su que ce sont deux fort bons agents, qui font preuve d’une compétence impressionnante dans l’analyse des informations qui tombent entre leurs mains. Jusqu’ici, cela nous a davantage nui tactiquement que stratégiquement, c’est exact, et il n’y a encore aucune preuve qu’ils aient commencé à peler l’oignon. Toutefois, si Cachat combine les sources de Havre à ce que Zilwicki obtient du Théâtre, je dirais qu’ils ont plus de chances que quiconque d’assembler des pièces gênantes. Surtout quand ils auront étudié de près Mort aux rats et la manière dont l’opération a pu être montée si Havre n’y est pour rien. Seuls, ils ne peuvent pas utiliser l’infrastructure dont disposent Givens ou Trajan, mais ils ont beaucoup de talent, beaucoup de motivation et bien trop de sources. — Et la dernière chose dont on a besoin, c’est que ces dingues du Théâtre se rendent compte qu’on les utilise depuis presque un siècle et demi, gronda Detweiler. — Je ne sais pas si c’est la dernière mais ça figurerait sans mal dans ma liste de la demi-douzaine de choses que nous n’aimerions vraiment pas voir arriver », dit Bardasano avec un sourire aigre. Malgré lui, son interlocuteur eut un rire dur. L’enthousiasme avec lequel le Théâtre attaquait Manpower et toutes ses réalisations avait fourni un masque supplémentaire, encore qu’involontaire et imprévu, pour camoufler les véritables activités et objectifs de Mesa. Que certains des cadres supérieurs de l’entreprise fussent membres au moins du cercle extérieur de l’Alignement signifiait qu’un ou deux assassinats commis par le Théâtre avaient eu de graves conséquences. La plupart des individus massacrés par les ex-esclaves vindicatifs, toutefois, n’étaient que des leurres dont on pouvait aisément se passer, arrachés à la couche supérieure de l’« oignon » et qui ne manqueraient à personne. La guerre sanglante entre l’entreprise « hors la loi » et son opposition « terroriste » avait donc concentré l’attention sur le chaos général, la détournant de ce qui se passait réellement. Aussi utile que cela fût, il s’agissait d’une épée à double tranchant. Puisque seul un pourcentage dérisoire des employés de Manpower étaient conscients d’un but caché plus profond, le Théâtre avait peu de chances de s’en aviser. La possibilité avait cependant toujours existé, et quiconque les ayant vus percer à maintes reprises la sécurité de Manpower savait que Jeremy X et ses meurtriers séides pourraient un jour se révéler dangereux s’ils devinaient la vérité et décidaient de changer les critères de sélection de leurs cibles. Or, si Zilwicki et Cachat approchaient vraiment d’additionner deux et deux… « À quel point estimez-vous probable que ces deux-là rassemblent assez d’éléments pour compromettre l’échafaudage à ce stade ? demanda-t-il enfin. — Je doute qu’on puisse répondre à cette question de manière concluante, dit Bardasano. La possibilité existe, cela dit, Albrecht. Nous avons enfoui nos secrets aussi profondément que possible, nous avons assemblé des organisations de protection, des façades, et nous avons fait de notre mieux pour entasser les couches de diversion. Mais nous nous sommes toujours surtout reposés sur le fait que « tout le monde sait » ce qu’est et ce que veut Manpower. Les probabilités sont à mon sens très faibles pour que même Cachat et Zilwicki découvrent que ce que « tout le monde sait » est une mise en scène, en particulier du fait que nous avons eu tout notre temps pour la mettre en place. C’est toutefois possible, et j’insiste : si qui que ce soit peut le faire, ces deux-là sont les premiers sur la liste. — Et nous ne savons pas où ils sont en ce moment ? — La Galaxie est vaste, remarqua Bardasano. Nous savons où ils étaient il y a deux semaines T. Je peux mobiliser nos troupes pour les chercher, et nous pourrions certainement atteler toutes nos sources de Manpower à cette tâche sans soulever de soupçons particuliers. Mais vous savez aussi bien que moi que cela revient essentiellement à ne pas bouger en attendant qu’ils se montrent. » Detweiler eut une nouvelle grimace. Malheureusement, elle avait raison et il le savait bel et bien. « Soit, dit-il. Je veux qu’on les trouve. Je connais les limites que nous affrontons, mais trouvez-les aussi vite que possible. Et quand ce sera fait, éliminez-les. — Plus facile à dire qu’à faire. Comme l’a démontré l’assaut de Manpower sur le manoir de Montaigne. — C’était Manpower, pas nous », riposta Detweiler. Utiliser l’entreprise comme un masque entraînait, entre autres problèmes, que trop de ses cadres n’avaient pas plus idée que le reste de la Galaxie qu’on se servait d’eux. Il était donc nécessaire de leur laisser la bride sur le cou afin de les empêcher de découvrir cette petite vérité gênante… ce qui produisait parfois des opérations telles que le fiasco de Chicago ou l’attaque du manoir de Catherine Montaigne sur Manticore. Par chance, même celles qui se soldaient par un désastre complet du point de vue de Manpower nuisaient rarement aux buts de l’Alignement, et une catastrophe occasionnelle contribuait à l’impression de maladresse que présentait Mesa à la Galaxie. « Si nous les trouvons, cette fois-ci, ce ne sera pas Manpower qui agira, continua Detweiler, sombre. Ce sera nous… vous. Et je désire que cette tâche reçoive la plus haute priorité, Isabelle. En fait, nous devons tous les deux aller en discuter avec Benjamin. Il a déjà quelques unités araignées disponibles – il s’en sert pour entraîner ses équipes, conduire des exercices et évaluer des systèmes. Compte tenu de ce que vous venez de dire, je pense qu’il serait valable d’en déployer une vers Verdant Vista. Toute la Galaxie connaît cette satanée frégate de Zilwicki. Il est peut-être temps de lui préparer un petit accident anonyme. » Les yeux de Bardasano s’écarquillèrent un peu, elle parut un instant sur le point de protester, puis elle changea visiblement d’avis. Non, selon Detweiler, qu’elle eût peur de le contredire si elle pensait qu’il se trompait ou courait des risques injustifiés. Une des qualités qui la rendaient si précieuse était qu’il ne s’était jamais agi d’une béni-oui-oui. Si elle était en désaccord avec lui, elle le lui dirait avant que l’opération ne soit organisée. Toutefois, elle prendrait aussi un peu de temps pour y réfléchir, afin d’être sûre de ce qu’elle pensait avant d’ouvrir la bouche. Et c’était là une autre des qualités qui la lui rendaient si précieuse. Je ne doute pas qu’elle en discute aussi avec Benjamin, songea-t-il, sardonique. Si elle a des réserves, elle voudra les lui soumettre afin d’obtenir un deuxième point de vue. Et, bien sûr, à deux, ils pourront me contrer plus facilement s’ils tombent d’accord. Ce qui, au bout du compte, convenait parfaitement à Albrecht Detweiler : il n’était en aucun cas convaincu de son infaillibilité. « Très bien, dit-il en se laissant aller en arrière avec l’air de passer une vitesse mentale. Je voulais aussi vous parler d’Anisimovna. — À quel sujet ? » Bardasano avait adopté un ton un peu plus prudent. Elle inclina la tête de côté, observant Detweiler avec attention. « Je ne compte pas changer d’avis et la faire éliminer, si c’est ce qui vous inquiète, Isabelle, dit-il. — Je ne dirais pas tout à fait que ça m’inquiétait, répondit-elle. Je pense juste que cela reviendrait à gâcher un élément utile et, comme je l’ai déjà dit, je ne crois pas que ce qui s’est passé dans le Talbot soit sa faute plus que la mienne. D’ailleurs, compte tenu de la masse d’informations dont je disposais par rapport à elle, c’est presque certainement davantage de la mienne. » Isabelle Bardasario, se dit Detweiler, était l’une des très rares personnes, même au sein du cercle intérieur de l’Alignement, qui eût osé lui faire un aveu pareil. Encore une grande qualité. « Je répète que je ne me prépare pas à la faire éliminer, reprit-il. Ce que vous venez de dire, cependant, répond en grande partie à la question que j’allais poser. À savoir : pensez-vous qu’il soit temps de la faire entrer jusqu’au bout dans l’affaire ? Est-elle un « élément » assez « utile » pour devenir membre à part entière de l’Alignement ? — Hum… » Detweiler ne voyait pas souvent cette femme-là hésiter. Ce n’était d’ailleurs pas réellement ce qu’il voyait en ce moment, se rendit-il compte. Elle paraissait plus surprise qu’hésitante. « Peut-être, oui, dit-elle lentement, les yeux étrécis par la réflexion. Son génome est une lignée Alpha, et elle en sait déjà plus que la plupart des gens qui ne sont pas membres à part entière. La seule réserve que j’aurais à formuler quant à sa nomination – et elle est mineure – serait qu’elle se sent un peu plus supérieure aux autres que je ne l’aimerais. » Voyant son interlocuteur hausser un sourcil, elle se reprit : « Ce n’est pas seulement elle, Albrecht. En fait, je suis bien plus inquiète à propos de quelqu’un comme Sandusky qu’à propos d’Aldona. La vérité est qu’une bonne partie d’entre nous – y compris certains membres à part entière – ont tendance à se croire fatalement supérieurs dans un affrontement avec n’importe quel individu normal. C’est dangereux, surtout si le « normal » est un Zilwicki ou un Cachat – ou, d’ailleurs, une Harrington, quoique, vu son pedigree du côté paternel, je la soupçonne de ne pas être elle-même tout à fait normale, quelles que soient ses loyautés. C’est un travers dont je dois moi-même me garder et, dans le cas d’Aldona, c’est probablement exacerbé par le fait qu’elle n’est pas encore membre à part entière… alors qu’elle croit l’être. Vu ce que savent ou croient savoir des enjeux pour lesquels nous jouons réellement les membres du conseil stratégique non initiés à part entière, son complexe de supériorité n’est pas dramatique. Et elle est sans aucun doute assez intelligente pour comprendre ce qui se passe pour de bon – et pourquoi – si vous décidez de le lui dire. Si on la fait entrer parmi nous, je pense donc qu’on peut espérer extirper d’elle assez vite l’essentiel de cette… vanité. Puis-je savoir pourquoi la question se pose à ce moment précis ? — À la lumière de ce qui s’est produit en Lovat, j’envisage de ressusciter l’opération Monica en me servant d’un intermédiaire différent, répondit Detweiler. Or, compte tenu de la manière dont nous nous sommes brûlé les doigts la dernière fois, je désire que le responsable de la nouvelle opération sache ce que nous cherchons réellement à obtenir. — Moi, la dernière fois, je le savais, fit remarquer Bardasano. — Oui. Mais votre couverture est efficace en partie grâce à votre relative absence d’autorité officielle hors de l’Alignement. Voilà pourquoi Anisimovna était la responsable principale aux yeux du conseil stratégique. Et c’est aussi une des raisons pour lesquelles je ne peux pas vous envoyer régler ça en solo cette fois-ci. Il y en a d’autres, toutefois, notamment le fait que je désire vous voir rester ici pour gérer la situation entre Manticore et Havre. Et pour vous occuper de Cachat et de Zilwicki si nous les localisons. Je ne veux pas que vous soyez hors d’atteinte si j’ai besoin de vous, et il y a une limite à la quantité d’éclairs que nous pouvons lâcher dans la Galaxie sans que quelqu’un finisse par remarquer que notre courrier circule un peu plus vite que celui de tout le monde. — Je vois. » Bardasano s’adossa, en proie à des réflexions intenses, puis elle prit une profonde inspiration. « Sur cette base, je recommande sans conteste la promotion d’Aldona. Mais je pense aussi qu’il serait bon de réfléchir très sérieusement avant de décider de ressusciter Monica. Et de peser cela à la lumière des inquiétudes que j’ai déjà exprimées concernant l’improvisation. — Je vous l’accorde, acquiesça Detweiler. Et je ne dis pas que j’ai déjà pris une décision ferme. Je continue d’y réfléchir. Toutefois, si nous décidons bel et bien de tenter cette approche, ce ne sera pas aussi improvisé que ça peut le paraître, puisque nous pourrons nous appuyer sur une bonne partie de boulot effectué pour l’opération Monica. Oh… (il agita une main comme pour chasser un moustique) pas en Monica même, évidemment. Mais en Meyers, avec Crandall. » Bardasano plissa légèrement le front puis hocha la tête. « Nous servir de Crandall pour motiver Verrochio, vous voulez dire ? — Nous servir de Crandall, oui. Et de Verrochio. Mais je pense plus à Crandall comme… facteur tranquillisant pour Verrochio. La motivation, nous la lui fournirons par Hongbo. — Vous voulez contacter Hongbo de manière explicite ? fit Bardasano sur un ton légèrement dubitatif. — C’est déjà fait, remarqua Detweiler en reniflant. Jusqu’ici, il a très bien géré le commissaire Verrochio pour notre compte. Il ne sera pas trop surpris qu’on requière à nouveau son assistance. — J’ai l’impression qu’il… hésiterait à relancer si tôt une variante de Monica, dit sa compagne. Il est plus malin que Verrochio, et sans doute bien plus conscient des conséquences probables s’ils tentent un coup pareil une deuxième fois et le ratent encore. Oh, il ne s’inquiète pas de l’Assemblée ni des tribunaux. Il s’inquiète de ce que leurs camarades satrapes leur feront s’ils éclaboussent encore la Sécurité aux frontières. — Je sais bien. Et, naturellement, il ne se rend pas compte que, si nous réussissons, ses confrères commissaires de la DSF seront le cadet de ses soucis. Mais, malgré cela, j’hésite vraiment à laisser perdre tous nos préparatifs. Surtout du fait que nous devrons éliminer Crandall et Filareta si nous ne pouvons pas les utiliser maintenant. — Parfois, il est préférable d’annuler une opération, quelle que soit la somme investie, le mit en garde Bardasano. Je pense au vieux cliché disant qu’on risque de perdre beaucoup en essayant d’éviter de perdre un peu. Et aussi à celui qui parle de doubler l’échec. — D’accord. Et j’ai la ferme intention d’en discuter à fond avec Collin avant de prendre une décision. D’ailleurs, je vous demanderai de participer à ces débats. Mais le but n’est pas seulement de rentabiliser notre investissement. Je m’inquiète des effets à long terme de ce que les Manties ont dévoilé en Lovat. J’estime encore plus crucial qu’avant de leur mettre la pression et de les repousser le plus possible. Et je me dis qu’avec le sommet capoté et la guerre recommencée il ne devrait pas être trop dur de convaincre un Verrochio qu’ils sont trop occupés avec Havre pour réagir à une menace brutale de la Ligue solarienne. — Une « menace brutale » ? répéta-t-elle prudemment. — Je pense qu’il ne faudrait pas beaucoup encourager la Nouvelle-Toscane pour qu’elle nous fasse un instrument encore meilleur que Monica la dernière fois. La Flotte des frontières a déjà envoyé un détachement de renfort en Meyers, ce qui devrait rendre du courage à Verrochio. Et il se trouve que le commandant du détachement en question, je le sais, n’aime pas tellement les « néobarbares ». Précisément, il n’aime pas les Manties. À cause d’un incident avec un cargo manticorien, au cours duquel il s’est fait taper sur les doigts très fort alors qu’il était tout jeune officier. Les contacts de Franklin avec la Ligue nous permettent de le faire nommer sans avoir besoin de le contacter directement, si bien qu’il ne saura rien de notre rôle dans l’affaire. Compte tenu de son passé, je suis sûr qu’il est déjà furieux des accusations manticoriennes concernant la complicité de grandes entreprises solariennes – et, bien sûr, des vilains Mesans – dans l’incident de Monica. Si Hongbo et Verrochio le contactent de manière idoine, je suis à peu près sûr qu’il sera disposé à y remédier, surtout si l’assistance de la Ligue est officiellement requise par une nation ayant des intérêts légitimes dans la région. Comme, mettons, la Nouvelle-Toscane, tiens. Et l’un des traits les plus marqués de Verrochio a toujours été son sale caractère. Pour peu qu’Hongbo souffle un peu d’hydrogène sur le feu au lieu d’essayer de l’éteindre, il brûlera de rendre la monnaie de sa pièce à Manticore pour son humiliation actuelle. Et si jamais il savait – ou si on lui disait – que notre chère amie Crandall se trouve dans les environs, à la tête d’une force d’intervention de supercuirassés de la Flotte de guerre, cela pourrait tout à fait empêcher ses genoux de trembler. — Et vous voulez qu’Aldona soit au courant de tout pour manipuler la Nouvelle-Toscane et Hongbo, comprit Bardasano. Parce que, cette fois-ci, on ne pourra pas la rouler dans la farine en lui racontant que Technodyne veut s’emparer de la technologie mantie ou que, nous, nous voulons juste empêcher Manticore d’annexer l’amas de Talbot en raison de sa proximité avec Mesa. — C’est à peu près ça, oui. » Detweiler haussa les épaules. « Sans Technodyne et Levakonic pour nous servir de paravent en fournissant des croiseurs de combat à Monica, elle va devoir être informée de notre véritable force de frappe. Et elle est assez maligne pour en déduire qu’on prépare plus de coups fourrés qu’elle ne le savait la dernière fois. D’autant qu’il va lui paraître évident que la force d’intervention de Crandall ne serait pas là si nous ne nous étions pas arrangés pour qu’elle y soit, avant même que vous ne partiez ensemble pour Monica. Elle va se demander pourquoi on ne lui a rien dit, et il ne lui faudra pas longtemps pour formuler quelques suppositions assez justes sur quantité d’autres projets qui se trament à son insu. J’aime mieux lui lâcher le morceau plutôt que la voir en deviner juste assez pour commettre une grave erreur en voulant s’adapter à ce qu’elle croit être le morceau. — Je pense vraiment que vous devriez en discuter avec Collin, dit Bardasano. Ensuite, si vous estimez encore que c’est une bonne idée – et je ne dis pas le contraire ; pour le moment, je n’en sais rien –, je vous recommanderai sans doute de tout expliquer à Aldona et de lui confier l’opération. Mais il va falloir quelque chose de plus persuasif que la cupidité et les pots de vin pour qu’Hongbo la soutienne à fond sur ce coup-là. — En ce cas, fit Detweiler avec un fin sourire de requin, il est heureux que nous détenions les relevés bancaires des sommes que lui ont versées au fil des ans les vilains marchands d’esclaves génétiques de Manpower, n’est-ce pas ? Je me rends compte qu’il pourrait malgré cela se montrer entêté. Après tout, la justice de la Ligue ne ferait guère que lui taper sur les doigts. Si c’est le cas, néanmoins, Aldona n’aura qu’à lui signaler que les mêmes informations pourraient malencontreusement filtrer jusqu’aux dingues du Théâtre… » Il laissa mourir sa voix et haussa les épaules tout en levant les deux mains, les paumes en l’air. « Je pense que, ça, ça le motivera, acquiesça Bardasano, elle aussi souriante. Le Théâtre est bien pratique de temps en temps, n’est-ce pas ? » CHAPITRE VINGT ET UN « Eh bien, qu’est-ce que ça vous inspire ? demanda Grégor O’Shaughnessy avec un sourire en coin. — Si vous me demandez mon opinion professionnelle sur la manière dont nous avons réussi ça, je n’en ai pas la moindre idée », répondit le capitaine de frégate Ambrose Chandler, l’officier de renseignement d’Augustus Khumalo. Assis à une petite table en face de son homologue civil dans l’équipe de la baronne de Méduse, il profitait du soleil de l’après-midi de Dé-à-Coudre, la capitale au nom improbable de la planète Lin. Fuseau A, la lointaine primaire Go du système binaire, chauffait les épaules des deux hommes, et une brise chargée d’iode agitait doucement la nappe qui couvrait leur table en terrasse, au-dessus de la digue, dominant les vagues bleu et argent de l’océan d’Humboldt. « Même si vous pouviez me dire comment nous avons fait, ça ne m’apprendrait sans doute pas grand-chose, Ambrose », fit l’analyste de dame Estelle, inspirant à Chandler un petit rire. Ayant gravi les échelons de la communauté du renseignement manticorienne côté civil, il ne comprenait pas vraiment le mode de raisonnement des militaires, pas plus qu’il n’en partageait le point de vue sur beaucoup de problèmes. Par bonheur, il en était conscient et il essayait – parfois sans succès – d’en tenir compte lorsqu’il devait coordonner son action avec celle de ses collègues de la Spatiale. « Je m’inquiétais plus de ce que vous appelleriez sans doute les implications stratégiques, continua-t-il, et le sourire de Chandler disparut. — Militaires ? — Militaires et politiques. » O’Shaughnessy haussa les épaules. « Je suis en meilleure position du côté politique que du côté militaire, bien sûr, mais, vu la situation, tout point de vue supplémentaire me sera utile. J’ai la très étrange impression que tout le Royaume stellaire – pardon, l’Empire stellaire – est en train de tomber dans le terrier du lapin blanc de la Vieille Terre. — Le terrier du lapin blanc ? répéta son interlocuteur en le regardant avec curiosité, et l’analyste secoua la tête. — Ne cherchez pas : c’est une vieille référence littéraire, rien d’important. Ça veut juste dire que je me sens très désorienté en ce moment. — Vous n’êtes pas le seul, assura Chandler avant de boire une nouvelle gorgée de bière puis de se caler au fond de son fauteuil. Militairement, Havre est foutu si – et je vous prie de noter la nuance, Grégor – on réussit à généraliser le déploiement de ce qu’a lancé la duchesse Harrington en Lovat. Selon moi, il s’agit d’un développement de la télémétrie à impulsions gravitiques que nous utilisons déjà dans les Cavaliers fantômes. Comment l’atelier de l’amiral Hemphill a réalisé ça et quel genre de matériel entre en jeu sont deux questions auxquelles je ne puis répondre pour l’instant. Je suis barbouze, pas officier tactique, donc je suis sans doute mieux informé du matériel havrien que du nôtre : mon boulot c’est de connaître l’ennemi. Il est cependant assez clair, au vu des rapports préliminaires, que l’innovation de la duchesse Harrington a énormément accru la précision à longue portée des MPM, et ç’a toujours été leur plus gros problème. » O’Shaughnessy hocha la tête pour montrer qu’il suivait. Malgré son manque d’expérience militaire, il n’aurait pas été le premier analyste de renseignement de Méduse s’il n’avait acquis au moins une vague idée des capacités de la Spatiale. Les dépêches informant Khumalo et la baronne de la bataille de Lovat n’avaient atteint Fuseau que la veille au soir. Il ne doutait pas que son compagnon fût lui aussi encore en train d’assimiler tout ce qui les accompagnait. Et il ne doutait pas non plus que Loretta Shoupe, qui, contrairement à Chandler, était une spécialiste de la tactique, aurait constitué une meilleure source s’il s’était intéressé aux détails techniques. O’Shaughnessy, qui appréciait Shoupe, comptait bien discuter avec elle des aspects militaires de Lovat mais, pour l’heure, il avait davantage besoin d’une vue générale que de détails. En outre, Chandler était comme lui analyste : il saurait mieux que Shoupe de quelles informations il avait besoin. « Les MPM et les capsules ont renversé l’équilibre entre armes à énergie et missiles, reprit l’officier, mais nous n’avons jamais vraiment tiré parti du système parce que la portée des missiles dépassait largement la portée effective de notre contrôle de feu. Si l’amiral Hemphill a trouvé le moyen de leur intégrer une télémétrie supraluminique, ce déséquilibre a désormais changé. Et, si nous en sommes capables alors que les Havriens ne le sont pas, ils vont se retrouver aussi surclassés que lorsque le comte de Havre-Blanc leur a botté le cul la dernière fois. Mais, pour ça, la duchesse Harrington va devoir aligner suffisamment de vaisseaux dotés de cette capacité, quelle qu’elle soit. Faute de quoi les Havriens disposeront d’assez de coques pour encaisser les coups et continuer d’approcher. On peut donc toujours se demander si, oui ou non, notre qualité suffira à faire échec à leur quantité. — Est-ce qu’on se serait servi de ce nouveau système si on n’était pas prêt à en généraliser le déploiement ? demanda O’Shaughnessy. — J’aimerais croire que non, répondit Chandler, un peu plus grave. Mais j’en suis bien moins sûr que je ne le voudrais. — Parce que le sommet a capoté ? — Exactement. Ou peut-être, pour être plus précis, en raison de la manière dont il a capoté. Si je pensais que nous y avions renoncé après une froide analyse de nos avantages militaires, je serais bien plus rassuré. Mais ce n’est pas ce qui s’est produit, n’est-ce pas ? Ce sont des considérations politiques – nées au moins autant de l’émotion que de l’analyse – qui ont dicté la décision du gouvernement. Nous pourrions donc avoir affaire à une décision militaire non optimale, fondée sur une nécessité politique. — Est-ce que toutes les décisions militaires, au bout du compte, ne sont pas fondées sur des nécessités politiques ? interrogea O’Shaughnessy, un peu provocateur. — Vous n’allez pas me faire entamer cette discussion-là, Grégor ! grogna Chandler. Je ne conteste pas que les objectifs et les stratégies militaires doivent être définis au sein d’un contexte politique. Et, en tant qu’officier de la Flotte de la Reine, j’accepte pleinement la nécessité d’un contrôle civil de l’armée, donc la subordination des décisions militaires à celles du gouvernement. Tout ce que je dis, en l’occurrence, c’est que celle de reprendre les opérations actives a été surtout politique. Il appartient à l’amiral Caparelli et au conseil stratégique de déterminer le meilleur moyen d’appliquer de telles décisions, mais ils ne peuvent le faire que dans la limite des outils à leur disposition. Ils ont donc pu décider d’utiliser une arme qui n’est pas tout à fait prête pour un déploiement généralisé. Ou qui se trouve à une étape du processus plus précoce que celle qu’on aurait attendue en d’autres circonstances. — Au moins en partie dans l’espoir de faire croire aux Havriens qu’elle est bel et bien prête à être déployée, voulez-vous dire ? — Peut-être. Et il est aussi possible que ça m’inquiète plus que nécessaire, admit Chandler. Après tout, même si on est prêt à lancer le déploiement général demain, il fallait bien utiliser ce machin pour la première fois quelque part. — Mais vous ne pensez pas qu’on soit prêt, n’est-ce pas ? dit O’Shaughnessy, perspicace. Pourquoi ? — Parce que si nous étions déjà universellement équipés de ce truc-là, nous aurions attaqué La Nouvelle-Paris, pas Lovat, répondit Chandler avec une brutalité égale à celle de la question. Lovat est une cible importante mais pas autant que la capitale havrienne, et de loin. Vu ce que tout le monde, chez nous, pense de l’assassinat de l’amiral Webster et de l’affaire de Torche, croyez-vous que l’Amirauté et le Palais n’auraient pas choisi de porter un coup fatal s’ils s’en étaient estimés capables ? — Hum. » O’Shaughnessy plissa le front. Il avait entretenu quelques réserves sur l’imagination du capitaine au cours des mois durant lesquels ils avaient travaillé ensemble, mais, en ce qui concernait cette analyse-là, il n’en manquait nullement. « Bon, reprit-il au bout d’un moment. Supposons que vous ayez raison. Ce nouveau système de guidage, ou quoi que ce soit, est pour l’instant limité à la Huitième Force. Pensez-vous que nous aurions informé Havre que nous le possédons si nous n’étions pas au moins prêts à le déployer de manière plus large ? » Interrogé du regard, Chandler hocha la tête. « Bien. Supposons donc que son déploiement se généralise dans les mois qui viennent. Que se passera-t-il ? — En supposant qu’on dispose du temps en question, les Havriens sont foutus. Il faudra peut-être quelques mois de plus pour que la fumée se dissipe et qu’on règle les termes de leur reddition, mais je ne vois pas ce qui pourrait les sauver dans une situation pareille. Et, franchement, je ne vois aucune raison pour laquelle, cette fois, Sa Majesté accepterait autre chose qu’une reddition sans conditions. Et vous ? — Aucune ! grogna O’Shaughnessy, dont l’expression était plus inquiète que celle de son interlocuteur. J’aimerais juste qu’on en sache plus sur les intentions des Solariens, reprit-il. Je sais qu’ils donnent l’impression de vouloir abandonner la partie après les événements de Monica, mais j’ai un… je ne sais pas, une démangeaison. — Une démangeaison, répéta Chandler, pensif. — Je sais, je sais ! Ce n’est pas le genre de terme technique qui contribue à la mystique de notre profession, Ambrose. Malheureusement, je n’en trouve pas de meilleur. — Pourquoi ? — Si je le savais, je le trouverais, répondit O’Shaughnessy, aigre, avant de soupirer. C’est sans doute juste le fait que toute l’opération Monica semble avoir été montée par Manpower et Technodyne. Pas par la Sécurité aux frontières ni par une bureaucratie solarienne quelconque mais par deux entreprises commerciales. D’accord ? — Pour le moment, admit Chandler. Elles devaient être sûres d’avoir la Sécurité aux frontières – ou au moins Verrochio – dans leur manche avant de la lancer, mais c’est bien à ça que ça ressemble. — Et c’est ce qui m’inquiète. D’abord, je trouve l’échelle et… l’audace de ce qu’elles avaient en tête un peu démesurées, y compris pour des entreprises mesanes. Ensuite, considérez l’investissement mis en jeu. Elles seraient certainement rentrées dans l’essentiel de leurs frais d’une manière ou d’une autre si ça avait marché, mais elles ont dépensé des centaines de milliards pour monter leur coup. C’est un sacré risque, même pour des boîtes pareilles. Enfin, si j’étais Manpower et si je n’avais vraiment voulu qu’empêcher l’annexion de l’amas de Talbot, j’aurais pu trouver une approche bien moins chère, moins dangereuse… et sans doute au moins aussi efficace. — Vraiment ? — Et comment. » O’Shaughnessy secoua la tête. « Ils se sont servis d’une masse très grosse et très chère alors qu’un petit marteau aurait suffi. D’ailleurs, le marteau en question, ils l’avaient depuis le début ! Regardez le résultat obtenu ne serait-ce qu’avec Nordbrandt. Et, si Terekhov et Van Dort n’avaient pas découvert par hasard le rapport avec Manpower – je ne veux pas diminuer leurs mérites mais ils sont vraiment tombés dessus par hasard, vous savez –, Westman serait sans doute aussi encore en train de nous tirer dessus sur Montana. Investir quelques centaines de millions en comités d’action politique et financer d’autres malades mentaux, leur fournir des flingues et des bombes, aurait maintenu tout l’amas en ébullition plus ou moins indéfiniment, à moins que nous n’ayons recours à une répression autoritaire. Et ce résultat aurait été obtenu en limitant les risques, les frais et la publicité pour Manpower. Ça n’aurait peut-être pas empêché l’Assemblée constituante de voter une Constitution acceptable, encore que je n’en sois pas sûr, mais, même alors, l’agitation politique aurait sans doute atteint un niveau qui nous aurait forcés à rester tricoter chez nous au lieu de venir embêter les Mesans dans leur arrière-cour. Alors pourquoi cette opération grandiloquente ? Pourquoi investir tant d’argent et risquer cette pilée que prennent les deux sociétés dans les sondages de l’opinion publique solarienne à présent que ça leur a pété à la figure ? — Je n’y avais pas réfléchi en ces termes, admit Chandler, pensif. Je supposais juste que, de leur point de vue, c’était de la cupidité et de l’autodéfense. Nous empêcher d’arriver dans l’amas et prendre le contrôle du terminus de Lynx aurait été pour eux la solution idéale. — Je n’en disconviens pas. Mais je crois que ce n’est pas le genre de solution qu’ils auraient dû chercher. À une poignée d’exceptions près, comme Torche, le gouvernement mesan ne s’est jamais montré intéressé par le jeu politique interstellaire. Presque toutes les réalisations de Manpower et des autres entreprises mesanes sont… insidieuses. Elles cherchent à acquérir de l’influence par la corruption et la menace, du moins chaque fois qu’elles affrontent quelqu’un susceptible de rendre coup pour coup. Cette histoire ne leur ressemble pas du tout et, quand un joueur change de tactique, ça me rend nerveux. Ça me donne l’impression que quelque chose remue sous la surface. Quelque chose qu’il nous faut découvrir avant que ça ne surgisse des profondeurs pour nous arracher le fond de culotte. — Vous avez peut-être raison, admit l’officier au bout de quelques secondes. Cela dit, quoi qu’elles aient pu mijoter cette fois, ça n’a pas marché. — Cette fois, oui, acquiesça O’Shaughnessy. Mais nous ne savons toujours pas comment les Solariens vont réagir au bout du compte. Et si elles ont tenté un truc pareil une fois, comment savoir qu’elles ne vont pas nous trouver une manœuvre aussi… inventive à l’avenir ? C’est une des raisons pour lesquelles j’espère que vous avez raison en ce qui concerne la situation militaire havrienne à la lumière de Lovat. Je ne suis peut-être pas sûr de ce que préparent les Mesans, mais j’ai envie qu’on ait le moins possible de distractions s’ils font un deuxième essai pour déclencher une guerre entre la Ligue solarienne et nous. » « Merci de me recevoir aussi vite, Junyan, dit Valéry Ottweiler en pénétrant dans le bureau inondé de soleil dont la porte se referma derrière lui en silence. — Votre message disait que c’était assez urgent, répondit le vice-commissaire Hongbo Junyan de la Direction de la sécurité aux frontières, qui se leva pour serrer la main de son visiteur. Par ailleurs, je suis toujours enchanté de vous voir, Valéry. » Il ne s’était pas soucié de très bien mentir en prononçant cette dernière phrase, remarqua son visiteur, amusé. Compte tenu de ce qui s’était produit en Monica, Ottweiler devait être une des dernières personnes de toute la Galaxie qu’Hongbo Junyan avait envie de voir. Toutefois, il était nécessaire d’observer certaines conventions diplomatiques, même si les diplomates connaissaient de part et d’autre leur parfaite absence de sincérité. Hongbo n’avait hélas ! eu d’autre choix que d’accepter cette rencontre : il se trouvait bien trop profondément et depuis bien trop longtemps dans la poche de l’entreprise Manpower pour refuser de voir un représentant diplomatique de son monde d’origine : chacun savait que ses sociétés industrielles gouvernaient dans les faits le système mesan. « Que puis-je pour vous ce matin ? » continua Hongbo en désignant un fauteuil. À son ton, il était évident qu’il n’avait pas l’intention d’en faire plus pour Mesa – ou Manpower – qu’il n’y serait obligé. Puisque tous les deux en étaient conscients, Ottweiler ne vit aucune raison de tourner autour du pot. Surtout que je vais sûrement être obligé de lui forcer la main à la limite de la lui démettre avant la fin de notre entretien, songea-t-il. « Eh bien, dit-il, je viens de recevoir de nouvelles instructions de chez nous. — Vraiment ? » Ottweiler ne fut pas surpris qu’un peu de méfiance se fût glissée dans la voix d’Hongbo. Après tout, ce n’était pas un imbécile. « Oui. Il semble que certains acteurs influents de mon gouvernement – et de la communauté des affaires mesane en général – ne soient pas satisfaits du tout de la manière dont s’est soldée l’affaire de Monica. — Vraiment ? Je ne vois pas pourquoi. » Le sarcasme imprégnant la réponse du vice-commissaire soulignait sa propre insatisfaction en la matière et émettait un commentaire acerbe sur l’identité de qui était, selon lui, responsable du fiasco. « Je vous en prie, Junyan. » Ottweiler secoua la tête, las. « Pouvons-nous considérer comme acquis qu’aucun de ceux qui ont pris part à l’opération n’en est très satisfait ? Il y a eu largement de quoi éclabousser tout le monde, je vous l’assure. » Il soutint le regard d’Hongbo jusqu’à ce qu’enfin ce dernier acquiesçât. « Merci, fit-il. Toutefois, les considérations qui ont poussé mon gouvernement à s’y impliquer restent valables. Une présence manticorienne dans notre région constitue une menace significative, non seulement pour les intérêts commerciaux de notre communauté des affaires mais pour la sécurité même du système de Mesa. Vous comprendrez que l’échec de notre soutien à Monica ait mené à une certaine réévaluation de nos options et de nos besoins, j’en suis sûr. — Je m’en doute, acquiesça Hongbo. Cela dit, je ne suis pas sûr de voir quelles options il vous reste pour le moment. Les Talbotiens ont ratifié leur précieuse Constitution, le Royaume stellaire est officiellement devenu l’Empire stellaire, et le lynchage médiatique dont nous avons tous souffert ne nous laisse pas beaucoup de marge de manœuvre, n’est-ce pas ? — Non… et si », dit Ottweiler. Le vice-commissaire se raidit derrière son bureau : c’était à l’évidence la dernière réponse qu’il avait eu envie d’entendre. « Avant que vous n’alliez plus loin, Valéry, fit-il, soyons clairs sur un point, d’accord ? Je suis prêt à faire beaucoup pour vous rendre service, à vous et à votre « gouvernement », et c’est aussi le cas de Lorcan, mais il y a des limites très claires à ce que nous pouvons consentir. Surtout après ce qui s’est passé en Monica. Et, au diable la subtilité ! l’assassinat de Webster n’aide sûrement pas. — Nous n’y sommes pour rien, assura Ottweiler sur un ton léger. Tout le monde sait que c’est un coup de la République de Havre, non ? — Mais oui, bien sûr, grogna Hongbo. Quel que soit le responsable, ça a mis la presse en ébullition, chez nous, surtout compte tenu de ce que disait Webster à propos de vos modestes agissements dans le Talbot. Quand un si gros bordel se produit et qu’il génère autant de boucan dans les journaux, même notre public commence à s’intéresser. Et, dans ces cas-là, le ministère de la Justice ne peut pas étouffer éternellement l’affaire. La presse exige des procès spectaculaires, et la Justice va devoir les lui donner. Bon sang, il y a même une demi-douzaine de cadres supérieurs de Technodyne sur la sellette. — Oui, c’est malheureux. Cela dit, ni vous ni moi ne travaillons pour Technodyne, n’est-ce pas ? — Non, mais Lorcan et moi travaillons pour la Direction de la sécurité aux frontières, et nous entendons déjà parler de tout ça par le bureau central. Jusqu’ici, la DSF s’est débrouillée pour rester dans l’ombre, et cette fourmi de Corvisart n’a pas fait beaucoup d’efforts pour nous en tirer. Jusqu’ici. — Bien sûr que non. » Ce fut au tour d’Ottweiler de grogner. « Vous croyez que les Manties ont envie d’affronter la Flotte de la Ligue ? Surtout à présent que cette histoire de réunion au sommet s’est effondrée et qu’ils ont à nouveau Havre sur le dos ? — Évidemment pas, mais ce n’est pas ce que je veux dire. » Hongbo tapota de l’index le sous-main de son bureau. « Il serait certes regrettable pour Manticore de se retrouver confronté avec la Flotte, mais cela pourrait l’être aussi pour quiconque aurait aidé à… provoquer la confrontation. Personne à la DSF ne veut fournir aux journaux – ni aux Manties – d’autres munitions contre nous. Il est déjà assez déprimant qu’on ait l’air incompétents au point d’avoir laissé un tel bazar se produire sous notre nez. Après tout, les Manties ne sont pas des néobarbares typiques. Ils ont de bien meilleurs contacts sur la Vieille Terre que la plupart des gens, ce que vous avez clairement reconnu en prenant la décision d’éliminer Webster – oh, pardon, je voulais parler des Havriens. La vérité, Valéry, c’est que Lorcan et moi avons reçu en termes non équivoques l’ordre de laisser Manticore tranquille. Ce qui, pour être franc, est exactement ce que j’aurais décidé tout seul. — Je suis désolé de l’entendre, dit calmement Ottweiler. Mes instructions sont malheureusement assez différentes. — C’est bien dommage, compte tenu du fait que je ne puis rien y faire. — Oh, que si ! — Non, rétorqua platement Hongbo. Rien du tout. Vous savez aussi bien que moi comment fonctionne la DSF, Valéry. Oui, pour l’essentiel, les commissaires sont à peu près libres de gérer leurs secteurs. Et chacun sait qu’en conséquence nous avons tous des « amis spéciaux » qui bénéficient d’un traitement de faveur. Mais, au bout du compte, nous sommes tous soumis au contrôle du ministère, et je vous répète que l’ordre a été donné. Plus de mauvaise presse en provenance du Talbot, au moins jusqu’à ce que le bordel actuel ait eu une chance de se calmer et de déserter la mémoire du public. Étant donné que le public en question a la capacité d’attention d’une mouche, ça ne devrait pas imposer un trop grand délai à vos supérieurs, mais, pour l’instant, j’ai les mains liées. » Ottweiler inclina la tête de côté, pensif, comme s’il pesait ce qui venait d’être dit. Dans la position du Solarien, c’était parfaitement sensé, bien sûr. Lorsqu’il parlait du « contrôle du ministère », Hongbo ne faisait pas allusion à un individu aussi négligeable et aussi éphémère que le ministre des Affaires étrangères solarien, quel qu’il fût pour le moment. Il parlait de la bureaucratie profondément dissimulée qui dirigeait dans les faits le ministère des Affaires étrangères, comme d’autres, similaires, dirigeaient tous les domaines du gouvernement et de l’armée solariens. Quoique ces bureaucraties fussent en effet dégagées de toute autorité de leurs maîtres politiques théoriques, les périodiques explosions d’indignation du public de la Ligue face à la corruption gouvernementale pouvaient s’avérer déplaisantes pour tous les individus concernés. Telle était la véritable raison pour laquelle le gouverneur Barregos – ayant acquis une fantastique réputation d’efficacité et d’honnêteté – n’avait pas été rappelé depuis longtemps du secteur de Maya. Il n’était donc guère surprenant que les supérieurs des commissaires ou gouverneurs de secteur, collègues de Hongbo et de Verrochio, voulussent voir cette affaire disparaître aussi vite que possible, afin de sortir de sous leurs rochers et de reprendre leurs affaires habituelles. « Je suis désolé, répéta-t-il au bout de quelques secondes, mais je crains que mes supérieurs ne soient très insistants dans ce cas précis, Junyan. — Vous ne m’écoutez pas ou quoi ? » Hongbo paraissait exaspéré. « Je ne peux absolument rien faire ! — Mais si. » Ottweiler laissa un peu de patience indulgente imprégner sa propre voix. « Sinon, je ne serais pas assis là. — Valéry… — Écoutez-moi une minute, Junyan », coupa-t-il, et les yeux d’Hongbo s’étrécirent devant son accent péremptoire. Ce n’était pas une inflexion qu’il avait l’habitude d’entendre dans son bureau, et la colère flamboya dans ses yeux sombres. Toutefois, il la musela, crispa les mâchoires et hocha sèchement la tête. « Très bien, reprit alors le Mesan. Il est temps de jouer cartes sur table. Les gens pour lesquels je travaille – vous savez aussi bien que moi de qui il s’agit – ne sont pas contents. En fait, ils sont très mécontents et ils comptent y remédier. Voilà pourquoi je suis assis là et, pour être franc, je suis moi-même abasourdi par les ressources dont ils disposent. D’abord, croyez-vous que ce soit une coïncidence si l’amiral Byng commande le détachement de la Flotte des frontières envoyé soutenir votre position après Monica ? Je vous en prie ! » Il leva les yeux au ciel. « Byng fait partie de ces connards moralisateurs de la Flotte de guerre. Il ne commanderait pas un détachement de la Flotte des frontières si quelqu’un ne s’était pas assuré que ce soit le cas. Et, à votre avis, qui est ce quelqu’un ? » Les yeux de Hongbo étaient encore plus plissés qu’auparavant mais la spéculation commençait à y remplacer la colère – ou du moins à s’y ajouter. « Ensuite il y a le petit détail des « exercices d’entraînement » que l’amiral Crandall a décidé d’effectuer en MacIntosh. — Quoi ? » Le Solarien se redressa sur son siège. « Qu’est-ce que vous racontez ? Personne ne nous a rien dit à propos d’exercices en Macintosh ! — Vous n’avez pas dû recevoir le mémo. Peut-être du fait que Crandall appartient à la Flotte de guerre, pas à la Flotte des frontières. La Flotte de guerre ne vous adresse pas trop la parole, à vous, les ploucs des frontières, hein ? — La Flotte de guerre », répéta Hongbo. Cette information lui inspirait visiblement une profonde surprise. Si profonde qu’il en ignora le coup de patte d’Ottweiler soulignant le profond mépris de la Flotte de guerre pour la Flotte des frontières et la DSF. « Eh oui, acquiesça le Mesan. Je n’en savais moi-même rien avant Monica, mais il semble que l’amiral Crandall ait choisi MacIntosh comme site de ses derniers exercices. » Il haussa les épaules. « Il est un peu inhabituel que la Flotte de guerre s’aventure aussi loin dans les Marges mais, apparemment, Crandall voulait entraîner le train d’escadre en plus des escadres de combat. À ce que je sais, la Flotte de guerre n’a pas déployé plus d’une seule escadre jusqu’à la frontière depuis plus de quatre-vingt-dix ans T, et certains se sont demandé si elle avait encore les capacités logistiques de soutenir ses propres opérations hors des bases établies de la Vieille Ligue. — Je suis censé comprendre que l’amiral Crandall effectue ses exercices avec plus d’une escadre ? demanda lentement Hongbo. — Eh bien, je crois que Crandall dispose d’une centaine de vaisseaux du mur », dit Ottweiler sur un ton badin. Son interlocuteur se laissa brutalement choir au fond de son fauteuil. « Ce qui frappe mes supérieurs, continua le Mesan, c’est qu’avec trois escadres complètes de croiseurs de combat de la Flotte des frontières, plus leurs éléments de soutien, déjà attachés au secteur de Madras pour renforcer vos propres unités, et avec un contingent aussi puissant de la Flotte de guerre fortuitement cantonné dans la région, il serait peut-être temps pour le commissaire Verrochio de réparer les accrocs au prestige de la Ligue entraînés par cette terrible situation en Monica. Je n’ai pas besoin de vous expliquer à quel point il serait regrettable que les systèmes des Marges prennent la Sécurité aux frontières à la légère ou s’imaginent qu’elle ne punirait pas quiconque lui marcherait sur les pieds en public de cette manière. Quant à l’opinion publique solarienne qui vous inquiète tant, il serait sûrement utile de la diriger vers une autre cible, vous ne croyez pas ? Une cible comme… oh, la preuve que, quoi que puissent dire les Manticoriens, et autant que leurs porte-parole sur la Vieille Terre puissent monter en épingle les événements de Monica, ils sont en vérité aussi impérialistes et exploiteurs que nous l’avons toujours su. — Et comment procéderions-nous exactement ? demanda Hongbo. — D’après les renseignements dont je dispose, le système de la Nouvelle-Toscane connaît déjà de graves problèmes avec la nouvelle gestion de l’amas de Talbot, répondit Ottweiler. Dans un avenir très proche, le commissaire Verrochio et vous devriez recevoir une demande d’enquête sur le harcèlement systématique des transports commerciaux néo-toscans par Manticore. » Le visage d’Hongbo exprimait un curieux mélange d’enthousiasme et de contrariété. Quoique par nature bien moins colérique que Verrochio, il n’avait pas apprécié l’humiliation subie à cause de Monica. Et l’argument concernant le tort causé à la réputation de la Sécurité aux frontières avait aussi été dûment enregistré. La DSF travaillait dur pour qu’aucun système des Marges n’eût envie de la contrarier, et laisser Manticore s’en tirer impunément ne ferait rien pour renforcer cette perception. Pour bien des raisons, Hongbo avait donc envie de remettre les pendules à l’heure. Cependant, il n’avait pas non plus oublié que l’opération Monica était censément infaillible : remettre le pied dans un piège à loup ne lui disait rien qui vaille. Par ailleurs, il était assez intelligent pour comprendre – comme l’avait compris Ottweiler lui-même – que, par l’implication de Byng et de Crandall, les intérêts en jeu se révélaient à la fois plus puissants et plus impitoyables qu’il ne l’avait d’abord cru. « Je ne sais pas, Valéry. » Il secoua lentement la tête. « Ce que vous dites est très sensé et, dans des circonstances normales, je serais enchanté d’aider vos supérieurs, vous le savez. Mais les ordres que nous avons reçus par les canaux officiels manifestent ce qu’on pourrait appeler une clarté brutale. Lorcan et moi devons nous tenir tranquilles comme de bons petits garçons jusqu’à ce que les hautes sphères nous disent le contraire. De plus, même sans cela, Lorcan est presque aussi effrayé que vexé. Ce que les Manties ont fait aux croiseurs de combat de Monica l’a salement secoué. — Je ne lui en veux pas, dit Ottweiler, sincère. D’un autre côté, vous pouvez lui faire remarquer que ces croiseurs étaient dirigés par des Monicains, non par des Solariens. Et qu’ils n’avaient pas la FLS tout entière derrière eux. Je suis sûr que les Manties, eux, sont conscients de ces petites différences, et, vu la reprise des opérations contre Havre, ils ne vont pas pouvoir détourner vers nous énormément de puissance de combat, même s’ils sont assez bêtes pour affronter directement la FLS. En tout cas pas assez pour poser un grave problème à Crandall. — Mais s’ils ne sont pas plus au courant de la présence de Crandall que je ne l’étais avant que vous ne me l’appreniez, il est peu probable que ça ait un gros effet dissuasif sur eux. À moins, bien sûr, que quelqu’un n’envisage de les informer. » Hongbo observait avec la plus grande attention un Ottweiler qui haussa les épaules. « Je n’ai aucune lumière officielle à ce sujet, assura-t-il. Cela dit, j’ai bien l’impression que nul ne fera de gros efforts pour leur dire quoi que ce soit. Toutefois, le commissaire Verrochio est gouverneur de secteur : s’il en éprouve le besoin, je suis sûr que l’amiral Crandall déplacerait ses forces de Macintosh en Meyers. Par pure mesure de précaution, vous le comprenez. » Hongbo hocha lentement la tête, concentré. Le Mesan n’était pas loin de voir les calculs qui se jouaient derrière ses yeux et se demandait s’il allait arriver à la même conclusion que lui. « Tout ça est très réconfortant, dit enfin le vice-commissaire. Mais le fait demeure que Lorcan ne voudra pas. Pour être franc, c’est en partie de ma faute. Je ne me doutais pas qu’une idée pareille puisse être dans l’air, si bien que, quand nous avons reçu nos instructions du bureau central, j’ai fait de mon mieux pour contenir le caractère de Lorcan, et j’ai dû user de beaucoup de fermeté. Vous le connaissez. Je crains d’avoir trop bien réussi. Lui qui crachait le feu et le soufre, il craint à présent de donner au croquemitaine manticorien une nouvelle excuse pour lui sauter dessus. Changer cela va prendre du temps. — Du temps, nous n’en avons pas beaucoup, dit simplement Ottweiler. Faites-moi confiance : la Nouvelle-Toscane sera très vite prête à bouger. — Vous en êtes sûr ? La Nouvelle-Toscane se trouve à trois cent soixante années-lumière d’ici. Comment pouvez-vous être aussi convaincu qu’ils jouent le jeu, alors qu’ils sont à plus d’un mois de distance, même pour un messager ? — Faites-moi confiance, répéta le Mesan. Le représentant qu’envoient là-bas mes supérieurs est très convaincant, et ce que les Néo-Toscans tireront de son argumentation va leur paraître extrêmement tentant. Ils nous aideront. — Vous avez peut-être bien raison. Il est même possible que je le croie. Mais Lorcan ne s’engagera pas dans une telle voie avant d’en avoir confirmation. Et, même après, ça ne l’enthousiasmera guère. Je m’attends à ce qu’il freine des quatre fers à chaque pas. — Alors, il va vous falloir être encore plus convaincant que d’habitude, dit Ottweiler. Il est clair que mes supérieurs n’oublieront pas ce qu’ils vous doivent à tous les deux dans cette affaire. Vous pouvez donc vous attendre à ce que vos efforts soient extrêmement bien récompensés. — De cela, au moins, je ne doute pas. Mais ça ne change pas le fait que je serai obligé de lui faire avaler la pilule progressivement. — Le temps qui nous est imparti est trop court pour que ce soit progressif. Crandall doit opérer un long déploiement dans le cadre de ses tests logistiques mais elle ne restera pas ici éternellement. Il faut qu’on lance la machine pendant qu’elle peut encore nous soutenir au besoin. C’est le facteur qui réduit notre marge d’opération, et le commissaire préférera sûrement qu’elle soit dans le coin au cas où il devrait faire appel à elle. De toute façon, j’ai ordre de lancer l’opération dans les meilleurs délais. Si vous pensez avoir besoin d’un moyen de pression supplémentaire sur lui, rappelez-lui donc ceci : mes supérieurs détiennent les preuves de toutes leurs transactions avec lui. Et, contrairement à lui, ils ne sont pas citoyens de la Ligue, donc pas soumis à ses lois. » Hongbo se crispa, et pas seulement à cause de la fraîcheur glaciale qui avait gagné la voix de son interlocuteur. Ses yeux croisèrent ceux du Mesan, dont le message était tout à fait clair : s’ils avaient la preuve de leurs transactions avec Verrochio, ils avaient aussi celle de leurs transactions avec lui. S’ils étaient prêts à jeter Verrochio aux loups pour peu qu’il refusât de suivre leurs instructions, ils étaient tout aussi prêts à le livrer, lui, aux mêmes crocs affamés. Hongbo Junyan avait toujours su que Manpower et les autres entreprises mesanes pouvaient être de dangereux bienfaiteurs. Les chances de se faire prendre étaient quasiment inexistantes dans des circonstances normales, et chacun savait que tout le monde faisait exactement la même chose. Ainsi fonctionnait le système, ainsi les affaires se traitaient-elles. Pour peu qu’un triste arrangement personnel fut découvert par inadvertance, on pouvait s’attendre à ce qu’il disparaisse bientôt au fond du panier intitulé « les affaires normales » ou « tout le monde fait pareil ». Le reste du système veillait à ce que ce soit le cas rapidement et en souplesse. Si Manpower choisissait de révéler leurs rapports passés, on pouvait être sûr que ce serait aussi bruyamment – et efficacement – que possible. Après tous les problèmes déjà survenus dans la région, de nouvelles preuves spectaculaires de corruption et de complot mettraient l’eau à la bouche des journalistes, aussi Verrochio et Hongbo seraient-ils joyeusement jetés à la foule hurlante par leurs collègues du système. Lesquels mèneraient d’ailleurs sans doute la meute, criant plus fort que tout le monde dans le but de prouver leur propre innocence. Tout cela était déjà fort ennuyeux mais il y avait pire : le Théâtre expliquait avec une infinie clarté depuis des années que les bureaucrates ou administrateurs collaborant avec Manpower alors qu’ils étaient censés combattre le commerce des esclaves génétiques ne faisaient pas partie de ses idoles. Il s’était du reste attaché à trouver des manières très inventives de le démontrer. Des manières en général ponctuées par des pluies de cadavres démantelés. « Je ne pense pas que le bon commissaire se montre trop difficile si vous portez ce détail à son attention, n’est-ce pas, Junyan ? » demanda doucement Valéry Ottweiler. CHAPITRE VINGT-DEUX Aldona Anisimovna ne s’était pas attendue à revenir si vite dans l’amas de Talbot, et ce pour plus d’une raison. Songer à l’échec désastreux de l’opération Monica suffisait à faire courir des frissons glacés dans le dos de n’importe qui – y compris quelqu’un d’une lignée alpha mesane. Elle avait été très surprise qu’Isabelle Bardasano et elle aient survécu à la mise en pièces catastrophique des plans ourdis avec soin par le conseil stratégique. Même en tenant compte de cette survie imprévue, elle n’eût pas imaginé retourner aussi vite dans l’amas. Cela dit, elle n’avait pas non plus connu la « propulsion-éclair » top secret. Elle allait devoir se rappeler qu’officiellement le voyage lui avait pris beaucoup plus longtemps qu’en réalité. Et elle devait admettre que sa surprise avait une autre cause : jamais elle n’avait imaginé qu’il serait possible de mettre aussi vite sur pied un substitut au désastreux échec de Monica. Il aurait été utile qu’Albrecht – et Isabelle – me dise ce qu’on tentait réellement de faire la dernière fois. Et de quelles ressources on disposait vraiment, d’ailleurs, songea-t-elle tandis qu’elle et son nouveau garde du corps prenaient l’ascenseur luxueux – quoique archaïque – qui les emmenait vers la réunion prévue. Bien sûr, je ne sais pas exactement ce que j’aurais pu en faire d’autre, même si j’avais su en disposer. Et j’imagine qu’ils ne pouvaient pas m’en parler… du moins pas sans me révéler tout le reste. Sa galaxie s’était métamorphosée de manière étonnante après l’explication par Albrecht de ce qui se passait réellement. Elle demeurait un peu abasourdie que tout le conseil stratégique mesan ainsi que l’ensemble de ses projets et de ses machinations complexes n’eussent en fait été qu’une partie – et pas la plus importante – de la stratégie qu’elle servait sans le savoir depuis tant de décennies. Par ailleurs, elle avait été agacée de découvrir que ce qu’elle croyait savoir, même au sens opérationnel, était incomplet, voire délibérément falsifié. Comme le « fait » que le trou de ver de Congo n’avait pas été correctement exploré avant que les fanatiques du Théâtre ne conquièrent le système, par exemple, ou bien l’identité du vrai responsable de « son » opération en Monica. Découvrir qu’on pouvait tirer ses ficelles comme elle s’était toujours flattée de tirer celles des autres n’avait pas été très rassurant. Son irritation devant l’absence d’informations complètes et la compartimentation du savoir n’était toutefois rien comparée au choc produit par la révélation de la vérité. Aldona Anisimovna était une âme endurcie ; pourtant elle se sentait à la fois impressionnée et terrifiée par l’échelle grandiose des vrais objectifs et des ressources de l’Alignement mesan. Je croyais que c’était l’habituel combat de chiens pour le pouvoir politique, admit-elle en elle-même. Et j’avais même toujours cru que les aspects politiques avaient un but purement défensif, qu’ils servaient à protéger nos opérations et notre puissance économique. Je n’avais jamais rêvé que quiconque puisse réfléchir à une échelle aussi… époustouflante. Ni qu’une telle quantité du travail préparatoire puisse déjà avoir été effectuée. L’ascenseur s’arrêta. Kyrillos Taliadoros – le garde du corps récemment nommé, issu de la lignée gamma ayant produit celui d’Albrecht Detweiler – franchit le premier les portes qui s’ouvraient et jeta un coup d’œil à droite et à gauche du couloir. Ses sens avaient été considérablement aiguisés par modification du génotype, et Anisimovna savait que diverses prothèses lui avaient été chirurgicalement implantées pour l’aider à remplir sa fonction. Elle avait découvert depuis peu que la réputation du garde du corps de Detweiler, quoique redoutable, ne rendait pas justice à ses compétences, et cela valait pour Taliadoros. Ce qui, d’une certaine manière, était presque aussi effrayant que rassurant. Au demeurant, une bonne partie des données qu’elle avait dû assimiler lors des deux dernières semaines étaient presque aussi effrayantes que rassurantes. Chassant cette pensée, elle quitta l’ascenseur à la suite de Taliadoros quand il se déclara d’un geste satisfait de leur environnement immédiat. Tandis qu’il reprenait sa position convenablement déférente sur ses talons, elle s’avança dans le petit couloir au bout duquel une secrétaire décorative, assise derrière un bureau, releva les yeux à son approche, un sourire professionnel aux lèvres. Mon Dieu, c’est une beauté, songea Anisimovna, admirative, en voyant les longs cheveux aile de corbeau, les yeux bleus éclatants et le teint parfait de la jeune femme. Elle pourrait s’inscrire dans une des lignées à plaisir sans modification. Bien sûr, il y a ce petit grain de beauté. Et son sourcil gauche est peut-être un tout petit peu plus haut que le droit. Mais, dans son cas, c’est un atout. Sans ces petits défauts, elle aurait l’air… trop parfaite. « Aldona Anisimovna, se présenta-t-elle. Je pense que le président Boutin m’attend. — Certainement, mademoiselle Anisimovna. » La secrétaire avait tout juste le timbre de contralto mélodieux qui seyait à son physique. « Un instant, je vous prie. » Elle appuya sur un bouton de son panneau de contrôle. « Mademoiselle Anisimovna est là, monsieur le président, dit-elle, avant d’écouter ce qui résonnait dans son oreillette. Bien, monsieur. » Elle s’adressa de nouveau à la visiteuse. « Monsieur le président Boutin va vous recevoir tout de suite. » Comme elle appuyait sur un autre bouton, une porte magnifiquement décorée coulissa. « Si vous voulez bien entrer. — Merci. » Anisimovna sourit un peu plus chaleureusement qu’elle ne souriait en général aux employés, puis elle adressa un signe de tête à Taliadoros et tous les deux franchirent la porte ouverte. « Excusez-moi un instant, madame, dit un jeune homme large d’épaules tandis qu’ils pénétraient dans l’antichambre de la luxueuse suite de bureaux. — Oui ? » La visiteuse lui lança un regard froid et il eut un sourire contrit. « Je crains que les implants de votre garde du corps n’aient déclenché plusieurs alarmes de notre balayage de sécurité. Je suis désolé, mais le règlement interdit de mettre en présence du président une personne en possession de matériel non identifié. — Je vois. » Anisimovna le considéra un instant puis se tourna vers Taliadoros. « Je crains que vous ne soyez obligé de m’attendre ici, Kyrillos, dit-elle. — Madame, selon le règlement, je ne suis pas censé… fit-il, exactement comme s’ils n’avaient pas répété cette scène. — Je sais que c’est contraire aux règles, coupa-t-elle sur un ton mêlant patience et une pointe de brusquerie, mais nous sommes invités sur une planète qui n’est pas la nôtre. La politesse veut que nous respections les règles et coutumes locales. — Je le sais, madame, mais… — Cette discussion est terminée, Kyrillos, dit-elle, ferme, avant de sourire. J’en prends l’entière responsabilité : pour une fois, les bonnes manières ont la préséance sur le règlement. De toute façon, je suis sûre que l’équipe de sécurité du président sera tout à fait capable de nous protéger tous les deux au besoin. Et puis je ne m’attends pas vraiment à ce qu’on tente de m’assassiner en plein milieu d’une réunion avec lui. — Bien, madame, capitula Taliadoros avec une mauvaise volonté évidente, tandis que sa patronne se retournait vers le jeune homme aux larges épaules. — Je pense que c’est réglé, dit-elle fraîchement. — En effet, madame. Merci de vous montrer aussi compréhensive. Si vous voulez bien m’accompagner ? » Anisimovna le suivit dans l’antichambre. Elle n’était pas sûre que cette petite comédie fût nécessaire, mais faire remarquer son importance à ses hôtes ne pouvait pas nuire, surtout du fait qu’elle se trouvait officiellement là en tant que particulier. Bien sûr, la plupart des particuliers ne voyageaient pas dans leur yacht hypercapable privé ni accompagnés de leur garde du corps amélioré personnel. En outre, la référence de Taliadoros au « règlement » avait pour but de suggérer joliment qu’elle était, de fait, tout sauf un particulier. Ce qui n’est que justice puisque je n’en suis pas un, même si tout le monde s’apprête à feindre le contraire pendant les prochaines heures. Elle franchit une nouvelle porte pour pénétrer dans un bureau absolument superbe dominant le centre de Livorno, la capitale de la planète La Nouvelle-Toscane. Plusieurs personnes l’y attendaient. Le président Alain Boutin, le chef d’État officiel du système stellaire, s’était courtoisement levé pour l’accueillir, derrière sa table de travail aussi vaste qu’une navette. Le Premier ministre Maxime Vézien, le véritable chef du gouvernement, se détourna avec un sourire de bienvenue de la baie vitrée murale qui offrait une vue panoramique de Livorno, tandis qu’Alesta Cardot, ministre des Affaires étrangères, et Nicolas Pélisard, ministre de la Guerre, interrompaient leur conversation à voix basse avec Honorine Huppé, ministre du Commerce. Damien Dusserre, le ministre de la Sécurité, se tenait seul près des bibliothèques qui couvraient un des murs ; son sourire était bien plus frais – et moins professionnel – que celui de Vézien. J’aimerais avoir pu me documenter un peu plus, songea la visiteuse en traversant la vaste pièce. Elle avait tout juste eu le temps, durant le voyage, d’absorber le briefing en profondeur sur l’état actuel de la Nouvelle-Toscane. Il ne lui en était resté pour aucune étude historique détaillée, aussi n’avait-elle par exemple aucune idée de la raison pour laquelle une planète baptisée en mémoire d’une région de l’Italie de la Vieille Terre était habitée par des gens portant presque tous des noms français. « Mademoiselle. » Boutin tendit la main au-dessus du bureau. Lorsque Anisimovna la prit, il s’inclina pour effleurer de ses lèvres celle de la jeune femme, qui lui sourit. « C’est très aimable à vous d’avoir accepté de me recevoir, monsieur le président. Surtout aussi vite. — Monsieur Metcalf ne m’a pas caché que vos affaires étaient urgentes, répondit le président. Ni que vous… représentez officieusement, dirons-nous, certains intérêts commerciaux de Mesa. — Oui, j’imagine bien », dit-elle avec un sourire mi-figue mi-raisin. Elle regrettait que Valéry Ottweiler, l’attaché lui ayant servi d’assistant en Meyers durant la préparation de l’opération Monica, ne fût pas disponible ici aussi. Elle avait trouvé ses compétences aussi impressionnantes que rassurantes. Il était toutefois resté en Meyers, où il avait son rôle à jouer, et Jansen Metcalf, l’attaché commercial mesan nommé ambassadeur quand la Nouvelle-Toscane s’était retirée de l’Assemblée constituante de Fuseau, avait aussi la réputation d’être compétent. Il ne serait toutefois pas là aujourd’hui, bien sûr. Que le représentant officiel de Mesa fût absent et qu’il eût souligné au préalable le statut officieux de la visiteuse étaient deux petits indices supplémentaires prouvant qu’elle parlait au nom des véritables dirigeants de Mesa et que ce qu’elle avait à dire était vraiment très important. « Permettez-moi de vous présenter mes collègues », reprit Boutin. Anisimovna adressa un signe de tête aimable à chacun des autres tandis que le président murmurait leur nom. Encore que nul n’eût ici vraiment besoin d’être présenté à personne, elle en avait la certitude. Les présentations terminées, elle s’installa dans un fauteuil confortable et croisa ses longues jambes. Lors de sa première visite à Roberto Tyler, elle avait choisi une robe qui mettait en valeur la perfection de sa silhouette. Boutin et – encore plus important – Vézien avaient bien moins de chances de se laisser influencer par ses charmes, aussi provocateurs qu’ils fussent, aussi avait-elle choisi une tenue bleu marine à la coupe sévère. Bien qu’elle n’eût aucun scrupule à recourir aux tactiques – ou aux attributs – qui convenaient à une tâche donnée, elle devait admettre qu’elle préférait ne pas se sentir dans la peau d’une esclave à plaisir pomponnée. « Et maintenant, mademoiselle Anisimovna, pourrions-nous savoir ce qui vous amène en Nouvelle-Toscane ? — Pour ne rien vous cacher, monsieur le président, je suis en grande partie ici en raison des événements désastreux de Monica », dit-elle, dissimulant un sourire devant le choc qui marqua les visages néo-toscans. Vous ne vous attendiez pas à ce que j’admette de but en blanc que nous étions impliqués dans cette petite catastrophe, hein ? songea-t-elle, sardonique. Eh bien, je vous réserve encore quelques surprises. « Je suis sûre que vous savez tous ce qui est arrivé à l’Union de Monica, reprit-elle. Ce regrettable état de fait est le résultat d’une suite de coïncidences que nul n’aurait pu prévoir, ajoutée à une certaine maladresse d’exécution de la part des Monicains. — Nous avons reçu des rapports sur ces… événements, dit lentement Boutin, qui chercha Dusserre du regard. Puis-je vous demander ce qui vous pousse à venir nous en parler ? — Monsieur le président, nous n’avons vraiment aucune envie de voir les Manties étendre leur contrôle et leur influence dans cette région de l’espace, répondit-elle avec une apparente candeur. Je suis sûre que vous connaissez l’hostilité qui règne depuis longtemps entre la communauté industrielle de Mesa et le Royaume stellaire de Manticore. Comme ce dernier en a souvent fait la démonstration par le passé – et très récemment : en Monica –, il n’a jamais craint d’utiliser la force pour atteindre ses objectifs. Il nous semble tout à fait évident que l’établissement d’une tête de pont manticorienne dans le Talbot mènerait à un harcèlement renouvelé de Mesa, voire à de véritables opérations militaires dans un avenir pas si lointain. Telle était la raison de nos contacts initiaux avec le président Tyler, pour tout vous dire. » Par malheur, comme vous le savez aussi, l’Assemblée constituante de Fuseau a ratifié la nouvelle Constitution, changeant l’amas en un autre lobe du Royaume stellaire. Du même coup, ce que nous espérions empêcher par mesure défensive en soutenant le président Tyler est devenu un fait établi. » Plusieurs visages s’étaient crispés à la mention de l’Assemblée constituante. Anisimovna dissimula en les voyant un sourire mental de satisfaction féline. Elle avait été abasourdie – du moins au début – d’apprendre que la Nouvelle-Toscane avait refusé de ratifier la Constitution. À la place de ces gens, elle aurait fait des pieds et des mains pour se glisser sous le parapluie sécuritaire de Manticore et partager la marée de commerce et d’investissements ne pouvant manquer de déferler sur l’amas. Sauf, bien sûr, si on prenait en compte leur autre petit problème. Elle avait déjà conclu, durant le court trajet l’ayant amenée du spatioport à l’immeuble de la réunion, que l’analyse par Bardasano des oligarques néo-toscans et de leurs motivations était d’une justesse absolue. Le couvercle local était même vissé encore plus étroitement qu’elle ne s’y était attendue en écoutant les briefings de sa collègue. Lors de son trajet en voiture terrestre depuis la navette, elle avait observé bon nombre d’agents de sécurité en uniforme dans le paysage, et un nombre extraordinaire (pour une planète du niveau technologique de la Nouvelle-Toscane) de caméras de sécurité sur les lampadaires et aux intersections, bien en évidence. D’autres mesures de surveillanpe, bien moins visibles, étaient sans aucun doute en place, mais les forces de l’ordre néo-toscanes tenaient apparemment à faire plus qu’ouvrir l’œil. Elles voulaient aussi faire savoir sans équivoque à tous les fauteurs de troubles potentiels qu’elles l’ouvraient. Cruel dilemme, n’est-ce pas, monsieur le président ? Son accent mental était moqueur, quoique le sujet n’eût probablement rien de drôle du point de vue des autochtones. Ne pas ratifier la Constitution vous laissait sur la touche en ce qui concernait tous ces superbes investissements et flux de capitaux. Mais la ratifier aurait conduit les Manties à débarquer chez vous en force, et ils n’auraient certes pas approuvé vos « mesures de sécurité », n’est-ce pas ? Vue sous cet angle, la décision de sortir du processus constituant quand Manticore et les autres délégués talbotiens avaient refusé d’accorder à la Nouvelle-Toscane la carte blanche de sécurité locale qu’elle exigeait était à peu près sensée. Après tout, des oligarques exploiteurs dignes de ce nom ne pouvaient accepter que leurs inférieurs sociaux acquièrent des idées de grandeur. Malheureusement pour eux, le seul exemple de ce qui allait se produire dans le reste de l’amas était presque certain de faire entrer ces idées dans leur système stellaire. Leur seul véritable espoir avait été d’aspirer assez du commerce accru et des investissements manticoriens pour procurer au Néo-Toscan moyen une amélioration modeste mais réelle de son niveau de vie. Leurs chances de maîtriser la situation par le principe de la carotte et du bâton n’avaient jamais été réalistes, selon Anisimovna, mais ils n’avaient apparemment pas trouvé de meilleure idée. Pas étonnant, puisque leur seule autre option aurait été de s’avouer vaincus et de négocier le meilleur arrangement possible avec les gens qu’ils compissaient – et contrariaient – régulièrement depuis deux ou trois générations, songea-t-elle. Je ne sais pas pourquoi, je crois qu’ils n’auraient pas apprécié les seuls termes qu’on leur aurait accordés. « Comme vous le dites, il semble que l’organisation de leur « Quadrant de Talbot » soit un fait accompli, mademoiselle Anisimovna », dit Vézien, le Premier ministre. Elle remarqua que, malgré son ton amer, il la considérait avec malice. « Cela dit, je ne puis m’empêcher de soupçonner que vous ne seriez pas venue nous rendre visite – et que vous n’auriez pas été aussi… disons franche en ce qui concerne votre rôle dans l’affaire de Monica – si vous ne pensiez pas que cet état de fait peut être d’une manière ou d’une autre… rectifié. — Je vois que vous êtes aussi perspicace que mes briefings le suggéraient, monsieur le Premier ministre. Oui, nous estimons que la situation peut être rectifiée, ce que la Nouvelle-Toscane jugerait, j’en suis sûre, presque aussi agréable que Mesa. Et, pour répondre d’avance à votre prochaine question, oui aussi, je suis venue discuter de moyens par lesquels nous pourrions nous aider les uns les autres à favoriser cette rectification. — Pardonnez-moi de vous le faire remarquer, mademoiselle Anisimovna, intervint Alesta Cardot, mais le dernier système stellaire que vous avez recruté dans ce but sans conteste louable ne s’en est pas très bien tiré. — Et il y a aussi la petite question de certains dommages collatéraux provoqués par vos efforts précédents, si vous voulez bien me pardonner d’en faire mention », ajouta Dusserre. Il soutint le regard d’Anisimovna, qui hocha la tête pour admettre son argument. « Madame le ministre, répondit-elle à Cardot, vous avez absolument raison en ce qui concerne le sort de Monica. Comme je l’ai dit, toutefois, il est dû à des coïncidences tout à fait imprévisibles, des circonstances ayant peu de chances de se répéter. En outre, même si elles se répétaient – elles ou leur équivalent –, elles n’auraient pas d’impact significatif sur la stratégie que nous avons en tête cette fois-ci. Quant à votre remarque, monsieur Dusserre… (elle se tourna vers le ministre de la Sécurité) je crains que nous ne devions plaider coupables d’avoir fourni à Agnès Nordbrandt et à ses camarades aliénés les moyens de mener leur campagne contre les autorités kornatiennes. Je suis sûre que cela vous a causé des difficultés, et ma propre lecture des faits suggère que cela a aidé Alquezar et ses alliés à faire passer les mesures constitutionnelles qu’ils souhaitaient depuis le début. Je le regrette mais, en toute justice, je dois vous faire remarquer qu’à l’époque où nous avons décidé de financer Nordbrandt nos objectifs tournaient autour de Monica, pas d’une quelconque nation du Talbot. Pour être tout à fait franche, même si les conséquences sont regrettables pour elle, la Nouvelle-Toscane était alors tout à fait étrangère à nos calculs et à nos préoccupations. — Ma foi, c’est effectivement assez franc, mademoiselle Anisimovna, dit sèchement Cardot. — Dans un cas pareil, madame le ministre, la candeur est à l’évidence la meilleure politique. Il ne servirait donc pas à grand-chose de prétendre que je suis venue négocier autre chose qu’un mariage d’intérêt. J’admets bien volontiers que vous possédez une très belle planète. J’ai beaucoup aimé l’observer depuis l’espace, tandis que je rejoignais le sol, et le paysage qui entoure le spatioport est à couper le souffle. Je serais cependant malhonnête d’affirmer que Mesa prend un quelconque intérêt intrinsèque au sort de la Nouvelle-Toscane… en dehors de l’aide mutuelle que nous pouvons nous accorder afin de provoquer une situation que nous désirons tous. — Je vois. » Le président Boutin croisa les mains sur son bureau et inclina la tête de côté. « Vous avez sans doute raison de dire que Mesa et la Nouvelle-Toscane n’ont pas de raison de se prétendre amies intimes. Cela dit, l’argument d’Alesta sur ce qui est arrivé en Monica reste sérieux. Je suis sûr d’exprimer l’opinion générale en disant que nous n’éprouvons aucun intérêt à subir les mêmes conséquences malheureuses. Et, franchise pour franchise, la distance qui sépare Mesa de l’amas et l’habitude qu’a votre planète de… d’agir en coulisses, dirons-nous, vous offrent une protection dont nous ne profiterions pas si nous nous attirions l’ire des Manticoriens. Comme vous l’avez dit, ils n’hésitent pas à employer la force pour parvenir à leurs fins et, surtout ne vous vexez pas, j’aimerais autant que la Flotte royale manticorienne ne nous fasse pas ce qu’elle a fait à Monica. — Monsieur le président, il est rare que la franchise me vexe, et je comprends tout à fait ce que vous ressentez. Cela dit, je pense pouvoir expliquer pourquoi ce qui est arrivé à Monica ne pourra pas se reproduire en Nouvelle-Toscane. — En mon nom personnel, en tant que ministre de la Guerre, et, j’en suis sûr, en notre nom à tous, je serais fasciné d’entendre cette explication, dit Nicolas Pélisard, dont le ton était encore plus sec que celui de Cardot. — La plus grande différence entre ce que nous envisageons cette fois-ci et l’opération précédente est que, selon nous, notre plus grande erreur a été de ne pas assez vouloir nous impliquer. Nous sommes demeurés trop loin de l’action – et avons trop compté sur Monica – quand nous nous sommes arrangés pour fournir au président Tyler les croiseurs de combat dont il avait besoin pour accomplir sa part de l’opération. — À savoir ? » s’enquit Dusserre sans avoir l’air d’y toucher. Comme elle se tournait vers lui, il ajouta en souriant : « Nous avons entendu plusieurs explications. Je me demandais juste laquelle était la vraie – s’il y en a une. » C’était un sourire cynique. Derrière, cependant, elle vit une émotion que même des années de calcul et de politique ne pouvaient dissimuler. Dusserre était un joueur, un être qui avait filé vers le pouvoir – et son poste de premier policier de Nouvelle-Toscane – aussi naturellement qu’un papillon de nuit vers une flamme, mais elle se demanda s’il avait conscience de la peur qu’elle discernait derrière son sourire. De l’impression que toute la structure hiérarchique de son monde glissait inexorablement vers la chute… Albrecht et Isabelle avaient raison, songea Anisimovna. Les Néo-Toscans veulent désespérément sauver leur petit château de cartes, ce qui va les rendre agréablement réceptifs. Que disait ce roi de la Vieille Terre ? Quelque chose comme « Après moi, le déluge » ? Eh bien, ils sentent déjà l’eau leur lécher les chevilles. C’est parfait. « L’objectif, fit-elle en regardant son interlocuteur droit dans les yeux, était que Tyler prenne le contrôle du terminus de Lynx. Le commissaire Verrochio, de la Direction de la sécurité aux frontières, était prêt à soutenir son action – de manière tout à fait impartiale, bien sûr – tandis que la Ligue aurait organisé un nouveau référendum, supervisé par la DSF, pour déterminer la validité des résultats du plébiscite en faveur de l’annexion par Manticore. Le commissaire s’attendait à découvrir une fraude à grande échelle, j’en ai peur. » Elle secoua tristement la tête. « Si cela s’était confirmé, la Sécurité aux frontières n’aurait eu d’autre choix que de rejeter ces résultats truqués en faveur de ceux de son propre référendum. Ce qui aurait sans nul doute mené à la création d’un gouvernement de l’amas dirigé et protégé par la Flotte monicaine, et reconnu comme légitime par la Ligue solarienne. » Elle eut la satisfaction de voir les yeux de Dusserre s’agrandir un peu devant l’ambition et l’amplitude du plan original. Elle-même l’avait estimé ambitieux mais jouable lorsqu’elle l’avait vendu à Roberto Tyler. Bien sûr, elle ignorait alors les véritables objectifs de l’Alignement – qu’elle n’avait d’ailleurs aucune intention de dévoiler aujourd’hui. « Je ne crois pas que la Nouvelle-Toscane aurait beaucoup aimé ça, mademoiselle Anisimovna, dit Honorine Huppé au bout d’un moment, et la visiteuse eut un petit rire. — J’imagine que non, en effet, madame le ministre. Bien sûr, ce n’était pas tout à fait notre souci principal quand nous avons formulé ce plan. D’ailleurs, la contrariété de la Nouvelle-Toscane aurait été une question de point de vue, non ? » Elle eut un sourire désarmant en voyant plusieurs des Néo-Toscans se cabrer. « Après tout, le point de vue est toujours différent selon qu’on est en bas ou en haut. » Boutin s’apprêtait à dire quelque chose. Les traits figés, il s’interrompit et referma lentement la bouche. « Devons-nous comprendre, mademoiselle Anisimovna, que vous vous proposez de nous emmener en haut de la montagne pour nous montrer le même paysage qu’au président Tyler ? demanda Cardot, un peu caustique. — Dans l’ensemble, oui, répondit-elle. En dehors d’un ou deux changements mineurs. — Lesquels ? demanda Vézien. — Au lieu de nous en prendre directement au terminus de Lynx et de prétexter sa possession disputée – outre, bien sûr, la répression brutale exercée sur des groupes de résistants patriotes nés spontanément en réaction au référendum truqué – pour inviter la Sécurité aux frontières à intervenir afin de prévenir des effusions de sang supplémentaires, nous comptons démontrer à toute la Galaxie l’esprit vindicatif et l’impérialisme arrogant de Manticore. En particulier, nous n’ignorons pas la manière dont la baronne de Méduse et le Premier ministre Alquezar tentent d’exclure la Nouvelle-Toscane du nouvel ordre économique de l’amas. Hélas ! nous avons de bonnes raisons de croire que ce n’est que la première étape de la punition infligée par Manticore à votre système pour s’être opposé jusqu’au bout à l’Assemblée constituante fantoche d’où il a fait revenir ses délégués. Le pire, nous en sommes sûrs, est encore à venir. — Quelle sorte de « pire » ? demanda Huppé, les yeux plissés. — Harcèlement de vos transports, violations de votre territoire et autres mesures du même genre, répondit Anisimovna en souriant. Je ne serais d’ailleurs pas surprise d’apprendre qu’on a déjà harcelé vos transports commerciaux pour vous tenir à l’écart des marchés de l’amas. — En supposant que nous puissions vous fournir des documents confirmant de tels agissements, qu’en feriez-vous au juste ? demanda Pélisard. — Oh, nous, nous n’en ferions strictement rien. » Elle roula de grands yeux innocents. « Toutefois, si vous portiez ces graves questions à la connaissance du commissaire Verrochio, il ne pourrait que les prendre très au sérieux. Surtout après la manière dont Manticore s’est brutalement attaqué à l’Union de Monica en temps de paix. Compte tenu des circonstances, je suis à peu près sûre qu’il enverrait une force importante en Nouvelle-Toscane afin de mener une enquête exhaustive. Et s’il s’avérait que vos allégations étaient justifiées, la même force aurait ordre de vous protéger de toute ingérence nouvelle dans votre souveraineté. — Pardonnez-moi de vous le faire remarquer, dit Pélisard, mais les ressources spatiales dont dispose Verrochio sont très limitées. J’ai peur qu’une poignée de contre-torpilleurs, ou même une ou deux divisions de croiseurs, ne constituent pas une dissuasion efficace pour la Flotte de Manticore. — En effet, admit Anisimovna. Toutefois, je soupçonne qu’il en irait autrement d’une ou deux escadres de croiseurs de combat de la Flotte des frontières. — Une ou deux escadres ? répéta-t-il en clignant des yeux. — Ou même trois, continua-t-elle calmement. Il se trouve qu’une force d’intervention de la Flotte des frontières a été envoyée dans le secteur de Madras pour renforcer le détachement spatial de la DSF du commissaire Verrochio. Elle est commandée par un certain amiral Byng, me semble-t-il. Et il se trouve que je dispose justement d’un petit dossier sur lui. » Elle sortit de son mince sac à main un classeur de puces de données qu’elle posa au coin du bureau de Boutin. « C’est un sujet fascinant. Du moins à mon avis. L’amiral Byng fait partie des officiers de la Ligue qui reconnaissent clairement l’arrogance et l’impérialisme de Manticore. Il serait donc naturellement enclin à écouter les doléances d’une nation stellaire monosystème brutalisée et harcelée par le Royaume stellaire. Si le commissaire Verrochio – ou, d’ailleurs, votre propre gouvernement – lui demandait d’envoyer un détachement en Nouvelle-Toscane pour mener une enquête, j’ai la conviction qu’il accepterait. — Et s’il s’avérait que se produise à ce moment-là… une confrontation entre lui et les Manties… » Pélisard laissa mourir sa voix et Anisimovna hocha la tête. « Bien sûr, le plus probable serait que les Manties fassent marche arrière, dit-elle. Même s’ils n’ont pas hésité à affronter des croiseurs de combat solariens dirigés par des Monicains – la Spatiale monicaine n’avait ni l’expérience nécessaire pour les utiliser au mieux ni la puissance industrielle pour les remplacer s’ils étaient abîmés ou détruits –, je suppose qu’ils hésiteraient bien plus à affronter des vaisseaux de la flotte solarienne. Et, s’ils étaient assez inconscients pour le faire, la FLS les battrait sans aucun doute à plate couture. » Pélisard ne paraissait guère convaincu par cette dernière affirmation. Cela dit, songea Anisimovna, il devait mesurer la différence énorme entre les ressources de la Ligue solarienne et celles de Manticore. Au bout du compte, aucune nation stellaire n’avait les moyens de résister au rouleau compresseur de la Ligue. Ce qui signifiait… Elle voyait presque les rouages tourner dans la tête de son interlocuteur tandis qu’il étudiait les implications de ce qu’elle venait de dire. Elle décela l’instant exact où il atteignit la fin du raisonnement, car ses yeux s’étrécirent soudain et il posa sur elle un regard intense. « D’une certaine manière, il serait presque dommage qu’ils fassent marche arrière, n’est-ce pas ? observa-t-il, circonspect. — Ma foi, cela laisserait la situation… irrésolue, admit-elle. Il est parfois nécessaire de crever un abcès pour faire sortir le pus. C’est rarement agréable mais ce n’en est pas moins indispensable à long terme. Donc, oui, leur recul constituerait… une solution non optimale. — Mais si leur commandant local choisissait de se montrer imprudent, reprit Pélisard avec encore plus de circonspection, et s’il se produisait une quelconque escarmouche, alors cet amiral Byng dont vous parliez serait presque contraint de prendre des mesures. — Une minute, Nicolas ! intervint sèchement Dusserre. C’est très bien, les escarmouches, nul n’en doute, mais l’idée qu’il s’en produise une en Nouvelle-Toscane ne me plaît pas du tout. — Et je ne peux pas vous le reprocher, monsieur Dusserre, dit calmement Anisimovna. Je n’aimerais pas beaucoup non plus qu’un incident pareil ait lieu dans mon système stellaire. Comme je le disais, néanmoins, ce serait improbable si l’amiral Byng était là en force. Je compte plus – comme c’est aussi le cas de monsieur Pélisard, j’en suis sûre – sur un incident qui se produirait ailleurs. Qui pourrait être… convenablement monté en épingle, dirons-nous, pour démontrer l’implacable cruauté des Manticoriens. Disons un de vos vaisseaux de guerre, très endommagé voire détruit par une attaque mantie effectuée sans provocation. Le tout serait de bien calculer notre coup. Idéalement, l’amiral Byng devrait déjà se trouver dans les environs quand nous nous plaindrions de cette atrocité au commissaire Verrochio. — Moment auquel on présume qu’il dépêcherait aussitôt le détachement dont vous parliez, compléta Pélisard. Avec ordre de prévenir toute autre agression manticorienne. En fait, il se rendrait probablement tout droit en Fuseau pour exiger une explication, non ? — Oh, j’en suis tout à fait convaincue. » Anisimovna sourit. « Et j’imagine que cela augmenterait beaucoup la probabilité d’une regrettable confrontation entre lui et les Manties. Oh, et je devrais sans doute aussi signaler le fait que, selon mes sources, une force conséquente de la Flotte de guerre se trouve également dans cette région de la Galaxie. En train d’effectuer des exercices dans le système de Macintosh, si je ne m’abuse. » Un silence absolu s’abattit sur le bureau du président Boutin. Le système de Macintosh se trouvait à cinquante années-lumière de Meyers, et Meyers n’était qu’à trois cents années-lumière de la Nouvelle-Toscane. En conséquence, un groupe d’intervention manœuvrant dans le premier de ces mondes pourrait atteindre le dernier en tout juste trente-deux jours T. « Étant donné la proximité de Macintosh et de Meyers, je soupçonne fortement que le commissaire Verrochio enverrait au commandant de la Flotte de guerre cantonné là-bas un message requérant son aide en même temps qu’il dépêcherait l’amiral Byng – une de ses escadres, à tout le moins – en Nouvelle-Toscane pour enquêter sur vos affirmations. En conséquence, même si un officier manticorien était assez fou pour tirer sur des unités néo-toscanes, ou quoi que ce soit de la sorte, l’amiral Byng disposerait alentour d’amples forces auxquelles il pourrait faire appel pour… stabiliser la situation. » Le silence était plus intense que jamais et Aldona Anisimovna savait disposer de toute l’attention de ses interlocuteurs. CHAPITRE VINGT-TROIS Un peu moins de vingt-cinq jours T après avoir quitté Fuseau, le vaisseau amiral de Michelle Henke traversa le mur alpha pour pénétrer dans le système stellaire de Monica. Michelle, assise dans son fauteuil de commandement sur le pont d’état-major de l’Artémis, observait ses écrans et se demandait quel accueil ses vaisseaux allaient recevoir. Le messager portant les instructions d’O’Malley avait rallié tout droit Monica depuis le terminus de Lynx, sans passer par Fuseau. Cela lui avait fait gagner presque onze jours de transit. Le vaisseau qui apportait copie de ces instructions en Fuseau y était, lui, arrivé trois jours avant le départ de Michelle. Si elle comptait bien, la force d’intervention d’O’Malley avait donc reçu son ordre de marche un peu moins de deux semaines T plus tôt. En supposant les réparations de l’Hexapuma et du Sorcier achevées dans les temps, les deux vaisseaux avaient dû partir pour Manticore encore un peu plus tôt, libérant O’Malley de toute inquiétude pour leur sécurité et le laissant libre de s’en aller dès réception de ses ordres. En admettant que tout se fût passé comme prévu, il n’y aurait donc aucun vaisseau de guerre manticorien en Monica pour accueillir Michelle Henke. Et, je ne sais pas pourquoi, je ne crois pas que le président Tyler soit très content de me voir arriver, même si nous avons désormais signé un traité, songea-t-elle, sardonique. Il serait donc sans doute bon d’explorer un peu la région avant de plonger au sein du système. La planète Monica elle-même se trouvait à un peu plus de onze minutes-lumière au sein de l’hyperlimite de 20,6 minutes-lumière de la primaire G3, et la vitesse d’approche de la division du capitaine Conner n’était que d’à peine deux mille kilomètres par seconde. À la puissance militaire maximum, avec une marge de sécurité nulle sur ses compensateurs d’inertie, l’accélération de l’Artémis pouvait atteindre 6,5 km/s2, soit un tiers de plus que ce qu’aurait fourni tout vaisseau d’avant-guerre du même tonnage. Même à quatre-vingts pour cent de cette puissance, le plus fort taux normalement autorisé par la FRM, il pouvait donc accélérer à 5,3 km/s2 – encore presque un demi-kilomètre/s2 de plus que ce qu’auraient donné les anciens compensateurs à plein régime. Au vu de la situation actuelle… délicate avec la Ligue solarienne, l’Amirauté avait décidé qu’il serait plus sage de ne pas exhiber toutes les capacités de la Flotte là où des vaisseaux de guerre solariens pourraient les observer. Selon les estimations de la DGSN, les Solariens ignoraient beaucoup de ces capacités. Certaines personnes – dont Michelle – ne prenaient pas cette supposition pour argent comptant, bien qu’elle ne fût pas aussi saugrenue que s’il avait été question d’une autre flotte. Quiconque ayant jamais eu des contacts avec la Flotte de la Ligue savait qu’elle souffrait d’une myopie professionnelle extrêmement grave. Elle était divisée en deux composantes : la Flotte de guerre et la Flotte des frontières. Des deux, la Flotte de guerre était la plus nombreuse et la plus prestigieuse, mais c’était en fait la Flotte des frontières qui accomplissait l’essentiel du véritable travail. Compte tenu de la taille, de la population et de la puissance industrielle monumentales de la Ligue, il n’était guère surprenant que la FLS soit de très loin la flotte plus colossale de l’histoire de l’humanité. Malheureusement pour elle, elle se savait la flotte la plus colossale, la plus puissante et la plus avancée de l’histoire de l’humanité… et au moins un – peut-être deux – de ces acquis bien connus n’étaient plus vrais. L’intense sentiment de supériorité de la Ligue face à toute nation stellaire « néobarbare », quoique n’étant pas l’une de ses qualités les plus louables, ne menaçait normalement pas sa sécurité. Quand sa spatiale partageait le même sentiment (et l’entretenait avec l’arrogance d’un service existant depuis des siècles et n’ayant jamais connu la défaite), ce n’était plus tout à fait le cas. Quoique plusieurs systèmes membres de la Ligue aient envoyé en Manticore et en Havre des observateurs appartenant à leurs forces de défense locales, la FLS proprement dite, à la connaissance de Michelle, ne l’avait jamais fait. Elle n’avait après tout nulle raison de s’inquiéter de ce que pouvaient préparer une ou deux petites entités politiques néobarbares ayant poussé sur le postérieur de nulle part. Même en supposant que Manticore et Havre n’aient pas été trop occupées à s’entretuer (sans aucun doute avec l’équivalent de gourdins et de haches de pierre), les deux réunies ne pouvaient en aucun cas avoir construit une flotte assez importante pour menacer la Ligue, et l’idée que deux soi-disant nations stellaires aussi insignifiantes aient pu dépasser de manière appréciable le niveau technologique de l’incomparable Flotte de la Ligue solarienne était ridicule. Nul, à la DGSN, ne doutait que les observateurs des forces de défense locales des systèmes membres (FDL) aient communiqué leurs rapports à la FLS. L’opinion majoritaire était toutefois que cette dernière avait de telles œillères institutionnelles que ces documents avaient été classés et ignorés… en admettant qu’on ne les ait pas tout bonnement jetés. Les FDL n’étaient après tout que des milices de deuxième classe, comparées à la première équipe si professionnelle. Elles adoptaient fatalement un point de vue plus populaire et, n’ayant ni le solide entraînement ni la vaste expérience de la FLS, elles avaient aussi tendance à se montrer inutilement alarmistes. Sans parler du fait que, dépourvus du solide noyau de compétence de la Flotte, leurs « observateurs » avaient de bonnes chances de comprendre de travers ce que les néobarbares voulaient bien leur montrer – voire d’être délibérément désinformés. Même si les renseignements spatiaux les avaient crédités d’une parfaite sincérité, les méthodes analytiques en place, fondées sur des techniques ayant amplement fait leurs preuves, étaient forcément plus fiables que les rapports de réservistes n’ayant sans doute vu que ce que les indigènes voulaient leur faire voir. C’était du moins ainsi que la DGSN interprétait l’attitude et les décisions actuelles de la FLS. Que les Solariens n’aient pas déployé la moindre amélioration significative de leur matériel militaire semblait certes valider cette interprétation, mais Michelle, pour sa part, préférait ne pas investir trop de confiance dans cette hypothèse. Qu’aucun nouveau matériel ne fût mis en service ne signifiait pas forcément qu’il n’était pas développé et, malgré son arrogance et sa condescendance, la Ligue possédait le plus grand vivier de talent et de richesse de toutes les entités politiques de l’histoire. Si la FLS réussissait un jour à se sortir la tête du cul, collectivement parlant, ce talent et cette richesse la rendraient presque à coup sûr aussi redoutable qu’elle estimait déjà l’être. Qu’il y eût ou non davantage de R&D en cours que quiconque ne le pensait, les sources de la DGSN au sein de la flotte solarienne convenaient plus ou moins que la grande majorité des officiers accordait fort peu de crédit aux rumeurs à l’évidence très exagérées concernant la technologie militaire manticorienne et havrienne. D’après les indices récoltés durant la bataille de Monica, les Solariens (ou, du moins, un de leurs principaux fournisseurs d’armement) commençaient à expérimenter des capsules lance-missiles d’une nouvelle génération, ce qu’ils avaient jusqu’à présent dédaigné, et la propulsion de leurs missiles s’était révélée d’une puissance étonnante, d’une endurance bien supérieure à ce qu’on attendait. Parmi les missiles tirés – ou plutôt fournis à Monica –, il n’y avait toutefois pas eu de MPM, les capsules n’avaient pas été dotées des propulseurs gravitiques de dernière génération inhérents aux conceptions manticoriennes, et aucun rapport n’avait mentionné d’augmentation des taux d’accélération des vaisseaux de guerre solariens, extrêmement faibles et inefficaces, comparés à ceux de Manticore ou même de Havre. Après avoir réuni toutes ces informations et les avoir étudiées avec soin, la Direction générale de la surveillance navale avait conclu qu’on pouvait attendre quelques améliorations côté FLS, sans doute grâce aux recherches financées par des sociétés privées telles que Technodyne, mais que des améliorations significatives étaient peu probables à court terme. Sachant cela, l’Amirauté avait ordonné à ses commandants de ne pas dépasser soixante-dix pour cent de la puissance militaire maximale en présence de vaisseaux de guerre solariens. L’usage des Cavaliers fantômes et des coms supraluminiques devait aussi être restreint. Et aucun exercice de tir de MPM ne devait être conduit en espace solarien. L’Artémis n’avait donc qu’un taux d’accélération maximum autorisé de 4,7 km/s2, et il lui faudrait presque trois heures et demie pour atteindre une orbite de garage autour de Monica. Voilà qui lui laissait tout le temps de déployer des drones de reconnaissance qui observaient de plus près l’immobilier local et feraient leur rapport par des liens de communications sub-luminiques. « Très bien, Dominica, dit Michelle en adressant un coup d’œil au capitaine Adenauer. Confirmez que les coms à impulsions gravitiques sont désactivées puis procédez au lancement. — À vos ordres, madame, répondit l’officier opérationnel, avant d’étudier ses visuels et de taper la commande. Drones lancés, madame. — Parfait. » Michelle bascula en arrière son fauteuil de commandement et, patiente, attendit que Artémis et les autres vaisseaux de sa première division accélèrent régulièrement – quoique lentement – vers Monica. « Eh bien, c’est un sacré panier de crabes », murmura-t-elle une heure plus tard en observant les signaux du répétiteur principal. Le centre d’opérations de combat avait analysé les transmissions sub-luminiques qui arrivaient (lentement) des sondes de reconnaissance. À l’évidence, quelques changements s’étaient produits depuis que le vice-amiral Khumalo avait reçu le dernier rapport du vice-amiral O’Malley. L’absence de toute unité manticorienne n’était pas surprenante mais, bien qu’on ne pût précisément qualifier de surprise l’arrivée d’une escadre de croiseurs de combat de la Flotte des frontières, le nombre de vaisseaux présents était sans conteste une nouvelle déplaisante. « Le CO estime que ces huit-là appartiennent à leur nouvelle classe Nevada, madame, précisa Dominica Adenauer en mettant en relief les icônes dont elle parlait. Les neuf autres croiseurs de combat sont des Infatigables. L’identification des contre-torpilleurs est moins précise. Le CO pense que ce sont tous des classe Rempart mais ne peut pas le garantir. » Elle fit la grimace. « La Flotte des frontières a modifié et reconfiguré tellement des Remparts qu’il n’y en a pas deux pour produire la même signature. — Les boîtes de conserve ne sont pas si importantes que ça », répondit Michelle, contemplant toujours les icônes. Elle se tourna vers Edwards. « Toujours pas d’appel de leur part, Bill ? — Non, madame. » Le ton d’Edwards, quoique tout à fait respectueux, était indéniablement… patient, et un sourire affleura les lèvres de l’amiral Henke. Je dois être un peu plus nerveuse que je n’essaie d’en avoir l’air. Si quelqu’un avait voulu nous parler, Bill me l’aurait dit. Si je veux paraître imperturbable en période de stress, il faut que j’apprenne à poser moins de questions clairement destinées à tuer le temps. Michelle estimait toutefois pouvoir se pardonner une légère tension, compte tenu des circonstances. Quatorze croiseurs de combat en orbite autour de la planète Monica constituaient une escalade assez nette du niveau de menace potentiel. Quelles que fussent leurs intentions, elle avait le désagréable soupçon que, s’ils se trouvaient là, c’était que la Ligue solarienne n’avait pas l’intention de rentrer les griffes, finalement. Ne te fais pas d’idées, se reprocha-t-elle. Peut-être ne s’agit-il que d’un simple geste rassurant envers un « allié » de longue date comme le président Tyler. La Sécurité aux frontières ne veut pas avoir l’air prête à laisser tomber ses ouailles en un clin d’œil pour se couvrir, après tout. Ils sont peut-être aussi là pour agiter le drapeau et reconstituer le prestige de la Ligue dans la région après la volée reçue par Monica. Le problème de ces théories réconfortantes étant qu’il n’y avait pas besoin de deux escadres de croiseurs de combat pour ces tâches-là. En outre, que nul n’eût réagi à l’arrivée de ses quatre vaisseaux l’inquiétait : soit on ne l’avait pas remarquée, ce qui paraissait… improbable, soit on l’ignorait délibérément, comme si elle ne valait pas qu’on s’intéressât à elle. Beaucoup d’officiers manticoriens avaient d’ailleurs subi par le passé un tel mépris des Solariens. S’ils ont bien envoyé ces gens-là pour prouver quelque chose, et si l’officier qui les commande est un connard pompeux et arrogant typique, il pourrait y avoir du vilain, songea-t-elle, sombre. « Voulez-vous entamer le dialogue avec eux, madame ? demanda Cynthia Lecter. — Il faudra bien qu’un de nous deux finisse par adresser la parole à l’autre, répondit Michelle, ironique. Je n’ai pas envie d’attaquer un concours de bites pour savoir qui va baisser les yeux le premier mais on ne va pas jouer non plus le petit garçon nerveux et pleurnichard qui implore la grosse brute de faire attention à lui. » Comme son interlocutrice hochait la tête, elle crut déceler au moins une vague inquiétude dans ses yeux. Auquel cas, elle n’en était pas surprise : l’une des tâches d’un chef d’état-major était de s’inquiéter des erreurs de son patron, non de jouer les béni-oui-oui. « Nous sommes encore à deux heures et demie de l’orbite de Monica, observa-t-elle, alors qu’eux s’y trouvent déjà. Par ailleurs, nos transpondeurs sont branchés et, techniquement, cet espace est toujours monicain. » Lecter acquiesça à nouveau. L’usage interstellaire voulait que la flotte en possession d’un système stellaire ou d’une planète contactât tout nouveau venu. Si aucun message n’était envoyé, aucune exigence formulée, cela signifiait qu’elle n’avait pas l’intention de tirer sur quiconque approcherait. En outre, comme Michelle venait de le signaler, l’Union de Monica n’était pas membre de la Ligue solarienne, ce qui faisait de tout vaisseau solarien en espace monicain un visiteur, au même titre qu’une unité manticorienne. Tout le monde savait pertinemment que la souveraineté monicaine – ce qui en restait – n’existait désormais que par protection, bien sûr, mais il fallait sauvegarder certaines apparences. Donc, à moins qu’ils n’occupent bel et bien le système stellaire, tout contact – ou exigence – devait venir du poste de contrôle monicain, pas des Solariens. Ni, d’ailleurs, des Manticoriens. « Je ne sais pas pourquoi, madame, j’ai l’impression que cette escale va être intéressante, dit doucement Lecter. — Oh, je crois que vous pouvez sans trop de danger parier mille dollars là-dessus, Cindy. » « Les Monicains nous hèlent, madame, dit le commandant Armstrong sur l’écran de com de Michelle. Enfin. » Sa voix était d’une sécheresse absolue, et l’amiral gloussa en entendant le dernier mot de son capitaine de pavillon. « Et ils disent ? — Que nous sommes les bienvenus en Monica, madame. Je pense que c’est un mensonge diplomatique, compte tenu de ce qui s’est produit la dernière fois que des vaisseaux de la Reine sont arrivés ici, mais, au moins, ils sont polis. — Est-ce qu’ils ont mentionné leurs visiteurs solariens ? — Pas directement. Ils nous ont donné l’instruction de prendre une orbite de garage à au moins huit mille kilomètres du solarien le plus proche, cela dit. — Ce qui n’est sans doute pas une mauvaise idée, même sans suggestion officielle. Très bien, Vicki. Allez-y : garez-nous. — Bien, madame. Terminé. » Armstrong eut un signe de tête respectueux puis s’effaça de l’écran. Michelle se retourna vers Lecter, Edwards et Adenauer qui formaient un demi-cercle approximatif autour de son fauteuil de commandement. « Pour l’instant, ça va, dit-elle. Et Dieu sait que je n’ai pas envie de caresser les Solariens à rebrousse-poil davantage que nous n’y serons obligés. Néanmoins, Dominica, il serait bon de les tenir à l’œil de très près. N’utilisons que les capteurs passifs, mais si un moustique pète à bord d’un de leurs vaisseaux, je veux être mise au courant. Et informez toutes les unités que nous maintiendrons notre propre statut à Attente Deux jusqu’à nouvel ordre. — Bien, madame. » L’expression d’Adenauer était soucieuse et Michelle ne lui en voulait pas. Attente Deux était aussi connu sous le nom de « branle-bas de combat ». Cela signifiait que tous les systèmes de machines et de régulation vitale étaient servis par des équipes complètes, bien sûr, mais aussi que son centre d’opérations de combat et son département tactique l’étaient également, de même que ses capteurs passifs ; que ses capteurs actifs étaient prêts à entrer en action ; que ses grappes laser de défense active étaient activées sous contrôle de l’ordinateur ; que ses tubes antimissile étaient chargés et que des réserves attendaient sur les bras de chargement ; que ses systèmes de défense passive et sa GE étaient branchés, prêts à être mis en œuvre ; que ses lance-missiles offensifs étaient prêts et chargés ; que les équipes de secours de la moitié des armes à énergie étaient enfermées dans leurs capsules blindées, et l’atmosphère les entourant évacuée afin de les protéger contre l’effet d’une éventuelle explosion. L’autre moitié des armes à énergie serait préparée et gérée par rotation, afin de permettre aux équipes de se reposer, tandis que vingt-cinq pour cent du personnel de quart des autres départements seraient autorisés à prendre du repos tour à tour, afin que l’on pût rester en Attente Deux durant une longue période. En clair, en dehors du fait qu’ils n’avaient pas dressé leurs bandes gravitiques et leurs barrières latérales, ni sorti leurs armes à énergie, Artémis et les autres croiseurs de combat manticoriens seraient prêts à répondre quasi instantanément à toute agression solarienne. Bien sûr, c’est ce » quasi instantanément » qui tue, se dit Michelle. Surtout à une distance aussi faible. Ils pourraient nous atteindre avec leurs satanées grappes laser, sans parler de leurs affûts de flanc. Garder nos bandes gravitiques et nos barrières latérales levées sur une orbite de garage serait considéré comme hostile par les Solariens et les Monicains, et à juste titre. Mais ça veut dire que, s’ils décident d’appuyer sur la détente, ils ont de bonnes chances de nous écraser comme des merdes avant qu’on puisse seulement répliquer. Cela dit, c’est l’intention qui compte. « Je ne veux rien faire qui puisse être considéré comme une provocation, Cindy », continua-t-elle à l’adresse de son chef d’état-major. Lecter le savait sans doute déjà pertinemment, mais Michelle avait appris très tôt qu’il valait mieux s’assurer sans équivoque de ces choses-là plutôt que de découvrir à la dure que quelqu’un, en fait, ne les avait pas sues « pertinemment »… ou tout court, d’ailleurs. « En même temps, continua-t-elle quand sa subordonnée eut hoché la tête, je n’ai pas l’intention de les laisser nous la jouer « Coup de tonnerre », pendant qu’on reste assis sur notre cul comme des niaiseux. Je veux donc que vous aidiez Dominica à gérer le CO. Si on perçoit le moindre changement de statut à bord de n’importe lequel de ces vaisseaux solariens, je veux être au courant même avant eux. — Bien, madame. — Parfait. Et maintenant… (elle prit une longue inspiration et se tourna vers Edwards) il est temps que je fasse mon devoir et que je contacte personnellement nos hôtes. » Elle eut un sourire dépourvu d’humour. « Ainsi, bien sûr, que nos collègues visiteurs en ce charmant petit coin de l’univers. Appelez l’amiral du poste monicain pour moi, je vous prie, Bill. — À vos ordres, madame. » La discussion avec le contre-amiral Jane Garcia, qui commandait le poste de contrôle monicain, se déroula plutôt mieux que prévu. Garcia ne feignit pas d’être heureuse de voir les croiseurs de combat manticoriens, ce dont on ne pouvait lui tenir rigueur. Ayant été elle-même prisonnière de guerre, Michelle comprenait mieux que ne l’auraient pu beaucoup d’officiers combien la destruction de presque toute la flotte monicaine avait dû être difficile à avaler. Sans aucun doute, beaucoup d’amis personnels de Garcia – très probablement aussi des parents, étant donné que le service militaire était une affaire de famille dans la plupart des nations stellaires – avaient-ils été tués dans la manœuvre. Et autant que Manticore pût la considérer comme l’outil vénal et corrompu de la Sécurité aux frontières, l’Union était la nation stellaire de cet amiral. La reddition ignominieuse et la manière dont Manticore avait ensuite dicté les termes de la paix n’avaient pu qu’aggraver sa colère. Malgré cela, elle garda une attitude froide et professionnelle, s’abstint de souhaiter la bienvenue à son interlocutrice mais se montra par ailleurs étonnamment courtoise. Peut-être ses lèvres se crispèrent-elles légèrement quand Michelle lui demanda de transmettre ses compliments au président Tyler, mais elle hocha la tête presque naturellement avant de demander si les vaisseaux manticoriens avaient des requêtes de services urgentes. Une fois cette formalité réglée, Michelle n’eut plus d’excuse pour ne pas contacter le commandant solarien, dont, par bonheur, Garcia lui avait spontanément fourni le nom. « Très bien, Bill, soupira-t-elle. Vous pouvez à présent héler le vaisseau de l’amiral Byng. — Juste une minute, madame », s’immisça Lecter sur un ton respectueux. Comme sa supérieure l’interrogeait du regard, elle désigna d’un signe de tête le visuel de son poste de commande. « Je viens de consulter les archives de la DGSN, madame, reprit-elle. J’ai tapé le nom de l’amiral Byng et on dirait que j’ai une référence directe. — Vraiment ? » Michelle écarquilla les yeux. La Direction générale de la surveillance navale faisait de son mieux pour se tenir au fait du personnel de haut rang des autres flottes mais ses archives sur la FLS étaient plus minces que celles qui concernaient, mettons, la République de Havre ou l’Empire andermien. Malgré la profonde implication de la spatiale marchande manticorienne dans le commerce de la Ligue, la Flotte solarienne s’était vu assigner une priorité bien plus basse que la plupart des menaces locales – et pressantes – lors du dernier demi-siècle. Et le fait qu’elle fût si étendue n’aidait en rien : le même nombre absolu d’individus représentait un pourcentage bien plus faible du corps des officiers. Tout cela expliquait pourquoi il était inhabituel de trouver un militaire solarien particulier dans la base de données. « Du moins je crois, répondit Lecter. Il est possible qu’ils aient plusieurs amiraux appelés Josef Byng, bien sûr. — Compte tenu de la taille de leur satanée spatiale, je dirais même que c’est probable, grogna l’amiral en haussant les épaules. Bon, allez-y, envoyez-moi ce que vous avez trouvé. — Bien, madame. » L’article qui apparut sur l’écran de Michelle était d’une longueur étonnante. Pour des raisons qui devinrent désagréablement claires dès qu’elle le parcourut. L’iconographie montrait un homme de haute taille, au port noble, aux cheveux châtains – commençant tout juste à grisonner sur les tempes – et aux yeux bleus très vifs. Doté d’un menton fort, il portait une moustache luxuriante et un bouc bien taillé. Bref, dans son bel uniforme blanc à la coupe parfaite, il avait tout à fait l’air d’un officier spatial typique. La biographie qui accompagnait cette image bien nette était toutefois moins… esthétique. « C’est un officier de la Flotte de guerre, s’exclama Michelle – et, même à ses propres oreilles, sa voix parut plaintive, comme si elle avait voulu croire qu’il s’agissait d’une erreur. — Je sais, madame, dit Lecter, qui paraissait profondément déprimée. — J’espère de tout mon cœur que vous avez effectivement le mauvais bonhomme ou bien que tout cela n’est qu’une très regrettable coïncidence. » D’après le dossier de la DGSN, Josef Byng était en grande partie un produit typique de la FLS. Il appartenait à une famille qui fournissait des officiers supérieurs à la Ligue depuis près de sept cents ans T ; il avait fait l’école spatiale de la Vieille Terre et s’était directement intégré à la Flotte de guerre, bien plus prestigieuse que celle des frontières. Ayant bénéficié du prolong de deuxième génération, il avait tout juste un peu plus d’un siècle et était amiral depuis trente-deux ans. Contrairement à la Flotte royale manticorienne, la FLS n’avait pas pour habitude de faire régulièrement passer ses officiers généraux d’un poste de commandement à un poste administratif, et vice versa, afin de les maintenir à jour dans les deux domaines, et il semblait que Byng (ou sa famille) eût détenu assez de pouvoir pour conserver ce qui était au moins en théorie des commandements spatiaux durant la totalité de sa carrière. Cela n’était pas aussi significatif dans la Flotte de guerre solarienne que dans d’autres spatiales, compte tenu de l’énorme pourcentage de ses vaisseaux qui passaient tout leur temps dans ce qu’on appelait par euphémisme la « réserve ». Il était très possible à un amiral de rester plusieurs années T à la tête d’une escadre de supercuirassés, obtenant l’avancement – et touchant les émoluments – qui correspondait à ce poste, alors que les supercuirassés en question flottaient sur une orbite de garage, bourrés de naphtaline, sans personne à bord. Ce qui intéressait bien plus Michelle pour l’heure, toutefois, était que, cinquante-neuf ans plus tôt, le jeune et dynamique capitaine de vaisseau Byng avait été officiellement réprimandé – et repoussé de deux cents rangs sur la liste des promotions – pour avoir harcelé les transporteurs de commerce manticoriens. Ses yeux ralentirent leur course tandis qu’elle relisait ce paragraphe-là de l’article, et elle fit la grimace. Malgré le style sec et pédant de l’analyste de la DGSN, il était assez facile de lire entre les lignes. Byng était un de ces officiers solariens qui plaçaient les néobarbares – tels que les Manticoriens – deux ou trois degrés en dessous des chimpanzés sur l’échelle de l’évolution. Il semblait aussi que sa famille riche et aristocratique (même si, bien sûr, la Vieille Terre n’avait pas d’aristocratie officielle…) fût profondément impliquée dans le commerce interstellaire. Il était assez fréquent en Manticore que des familles faisant partie de la foisonnante industrie des transports du Royaume stellaire fournissent des officiers à la Spatiale, et Michelle n’ignorait pas que plus d’un de ces officiers avait usé et abusé de son autorité dans l’intérêt des siens. Quand la FRM s’avisait de ces abus, toutefois, elle prenait des mesures. Dans les rares occasions – ce qui ne se produisait plus aussi souvent qu’à une époque, et de loin – où l’officier mis en cause avait des relations trop puissantes pour que le JAG règle le problème, il se voyait refuser tout commandement qui lui donnerait l’occasion de recommencer. Cela n’avait hélas ! pas cours dans la Ligue solarienne, où copinage et abus de pouvoir étaient aussi courants qu’acceptés. En particulier dans la grande couronne et dans les Marges, des officiers entretenant des relations « confortables » avec la DSF locale utilisaient de manière routinière leur position pour faire leur nid ou favoriser leurs intérêts. Le capitaine Byng n’avait manifestement pas vu la raison de s’en priver mais ses exactions s’étaient avérées plus flagrantes que la plupart des autres. Il était allé jusqu’à confisquer, sur de fausses accusations de contrebande, trois cargos manticoriens, dont un des équipages avait passé deux ans T en prison sans avoir seulement été jugé. Le Royaume stellaire avait voulu régler la question au niveau local, sans en faire un incident diplomatique majeur, mais Byng avait platement refusé d’en discuter avec les attachés commerciaux et judiciaires manticoriens des environs. Son refus s’était exprimé en termes peu diplomatiques et, la seconde fois, à son insu, l’attaché judiciaire concerné avait enregistré toute leur conversation. Laquelle avait alors été officiellement remise au ministre des Affaires étrangères solarien, par l’ambassadeur de Manticore auprès de la Ligue – lui-même amiral –, avec une requête polie mais pressante : s’occuper du problème. Vite. Par malheur pour le capitaine Byng, le Royaume stellaire de Manticore avait bien plus de poids que les « néobarbares » qu’il avait l’habitude de rudoyer. Devant la suggestion poliment voilée que, sauf restitution des vaisseaux et libération des équipages, avec excuses et versement de dommages et intérêts, tous les transports marchands solariens pourraient subir une augmentation des tarifs de transit par le nœud, la bureaucratie de la Ligue s’était lourdement mise en branle. Six mois T de plus avaient été nécessaires, mais vaisseaux et équipages avaient été restitués, la Ligue avait versé des sommes conséquentes à titre de réparation, et le capitaine Byng s’était vu intimer l’ordre de présenter des excuses officielles pour son « abus d’autorité ». En dépit de cela, il s’en était remarquablement bien tiré pour un type dont les actes – et la bêtise – avaient plongé toute une nation stellaire dans l’embarras, songea Michelle. On l’avait autorisé à présenter ses excuses par écrit plutôt qu’en personne, et tout officier manticorien ayant commis les mêmes indélicatesses eût sans aucun doute été chassé du service de la Reine. Dans son cas, cette hypothèse n’avait même jamais été envisagée. En fait, il était surprenant qu’il fût seulement descendu dans la liste des promotions. Compte tenu de la suite de sa carrière, il semblait toutefois qu’il eût considéré comme responsable de ses malheurs tout le monde hormis lui-même. L’incident avait sans nul doute retardé de plusieurs années T son accession au rang d’officier général, et il en voulait manifestement à Manticore de cette infortune. Michelle aurait jugé cela assez décourageant dans n’importe quelles circonstances, mais que Byng fût ici, aux commandes d’une force d’intervention de la Flotte des frontières – plus importante que celles qu’on voyait en général dans les Marges mais néanmoins assez réduite pour un officier de son grade – la déprimait plus encore. La Flotte de guerre et la Flotte des frontières ne s’aimaient guère. La première, bien qu’aucun de ses vaisseaux de ligne n’eût tiré le moindre missile sur une cible depuis plus de deux siècles T, recevait la part du lion du budget de la FLS et était, de très loin, la plus prestigieuse des deux. Son corps d’officiers accueillait presque exclusivement des individus aux antécédents familiaux équivalents à ceux de Byng, ce qui en faisait pratiquement une caste fermée. Alors que la FRM comprenait un pourcentage étonnant de « mustangs » – des officiers sortis du rang –, il n’y en avait pas un seul au sein de la Flotte de guerre. Voilà qui contribuait à une étroitesse d’esprit extrême (selon les critères manticoriens) de la grande majorité de ses officiers. Lesquels avaient non seulement tendance à toiser avec un snobisme très prononcé toutes les spatiales non solariennes – voire les forces de défense locales d’importantes planètes solariennes – mais considéraient aussi leurs collègues de la Flotte des frontières comme à peine plus que des policiers, des douaniers et des casseurs de néobarbares montés en grade, n’ayant à l’évidence pas les compétences pour servir dans une vraie spatiale. Les officiers de la Flotte des frontières, pour leur part, tenaient ceux de la Flotte de guerre pour des zombies trop bien élevés et sous-intelligents, dont les vaisseaux de ligne obsolètes, aussi démodés et inutiles qu’eux-mêmes, absorbaient une énorme quantité du budget dont ils avaient désespérément besoin. Michelle, à leur place, aurait été encore plus furieuse du fait qu’une grande partie des fonds officiellement dépensés pour ces vaisseaux disparaissait en réalité dans les poches de divers officiers de la Hotte de guerre, ainsi que de leurs familles et amis, mais il aurait sans doute été déraisonnable de s’attendre à ce qu’on ressentît cela au sein de la Hotte des frontières. Après tout, les malversations et l’« intérêt familial » étaient aussi profondément ancrés dans sa culture institutionnelle que dans celle de la Hotte de guerre. Et, pour être honnête, elle était elle aussi dominée par une caste héréditaire, laquelle n’appréciait pas du tout les occasions d’enrichissement bien plus juteuses offertes à leurs homologues. Toutefois, on trouvait parmi ses commandants un nombre non négligeable de membres d’autres familles et même une petite poignée de mustangs. Sachant tout cela, aucun amiral de la Flotte de guerre n’aurait dû être enchanté de commander une simple force d’intervention de la Flotte des frontières. Et aucune force d’intervention de la Flotte des frontières n’aurait dû être ravie non plus de se le voir assigner comme commandant. En toutes circonstances, selon Michelle, un officier de l’ancienneté de Byng devait considérer un commandement pareil comme une régression, voire une insulte professionnelle, et ses relations familiales auraient amplement dû pouvoir le lui éviter. À condition, bien sûr, qu’il l’eût voulu. Oh, je n’aime pas ça du tout, songea-t-elle. Ce salopard doit avoir « Je hais Manticore » brodé sur son caleçon. La situation, ici, vient donc de devenir sacrément plus… délicate. Je me demande si c’était son idée. En fait, je l’espère. Parce que sinon, si quelqu’un a tiré des ficelles pour lui faire attribuer cette force d’intervention-là et s’il l’a accepté volontairement, on peut être sûr que ce n’est pas pour une raison que je vais apprécier. D’un autre côté, je doute de pouvoir lui dire quoi que ce soit qui le conduira à nous apprécier davantage, donc je n’ai sans doute qu’à me lancer avec mon tact infini habituel. « Bien, dit-elle enfin. Je ferais mieux de lui parler. Donnez-moi une minute pour me refaire une expression joviale, Bill, et puis hélez-le. » CHAPITRE VINGT-QUATRE « L’amiral manty est sur la com, monsieur, dit le capitaine de vaisseau Willard MaCuill. C’est un certain vice-amiral du Pic-d’Or, une femme. Elle demande à vous parler. — Oh, vraiment ? » L’amiral Josef Byng eut un sourire sardonique en faisant pivoter son fauteuil de commandement vers son officier des communications. « Il lui a fallu un bon moment pour se décider, non ? Je me demande pourquoi. — Sans doute le temps qu’il lui a fallu pour revenir des toilettes après avoir changé de culotte, monsieur, plaisanta le contre-amiral Karlotte Thimâr, son chef d’état-major, avec un petit rire mauvais. La dernière fois qu’un de leurs vaisseaux s’est trouvé là, la situation n’était pas tout à fait la même. — Non, en effet », acquiesça Byng en jetant un coup d’œil au répétiteur tactique du pont d’état-major du VFS Jean Bart. Il ne sourit pas en voyant la taille étriquée et les instruments obsolètes du pont. Il n’ignorait pas que la Flotte des frontières disposait d’une priorité inférieure pour les mises à jour dans le cadre du programme Flotte 2000, aussi avait-il su dès le départ irréaliste d’espérer mieux, mais il ne cherchait pas non plus à masquer ses sentiments. C’était inutile, puisque tous ses officiers d’état-major venaient comme lui de la Flotte de guerre. Tous partageaient sa conscience du pas en arrière qu’ils avaient dû effectuer pour cette mission, bien qu’ils fissent leur possible pour le dissimuler devant leurs « frères d’armes » de la Flotte des frontières. Encore que personne, des deux côtés de la démarcation, n’eût vraiment une chance de tromper personne, supposait-il. Même s’il ne disposait que de croiseurs de combat – et de croiseurs de combat de la Flotte des frontières – plutôt que des escadres de supercuirassés qu’il aurait dû commander, Karlotte avait sans doute raison quant à la réaction des Manties lorsqu’ils avaient trouvé dix-sept vaisseaux de la Ligue solarienne pour les accueillir. L’unique véritable regret de Byng était que les bâtiments manties ayant auparavant occupé le système fussent partis avant que ses forces ne traversent le mur hyper. Il aurait adoré assister à leur réaction devant son arrivée. Ou, d’ailleurs, devant celle de sa troisième escadre de croiseurs de combat, d’ici deux semaines T. Ses yeux dérivèrent vers les icônes écarlates des vaisseaux manticoriens et, cette fois, ses lèvres s’étirèrent légèrement lorsqu’il considéra les barres de données du CO. Bien sûr, c’était un centre d’opérations de combat de la Flotte des frontières, une équipe tactique de la Flotte des frontières, aussi fallait-il considérer leurs analyses avec prudence. Toutefois, d’aussi près, il était peu probable que même eux pussent se tromper dans leurs calculs. Les « croiseurs de combat » apparaissant sur son répétiteur pesaient donc bel et bien plus de deux millions de tonnes chacun. C’est bien d’eux et de leur soi-disant « spatiale », songea-t-il, méprisant. Pas étonnant que les alarmistes n’arrêtent pas de pleurnicher que les vaisseaux de guerre manties sont devenus très dangereux. Bon sang ! Si on construisait des croiseurs de combat deux fois plus gros que ceux de tout le monde, on pourrait y caser une sacrée puissance de feu, nous aussi ! Bien sûr, je parie qu’ils peuvent aussi encaisser beaucoup de dégâts, mais la DGSN a raison. La véritable raison pour laquelle ils les construisent si gros, c’est qu’ils se savent incapables de résister à une véritable spatiale de première qualité sans cet avantage de tonnage. Mais les plus gros putain de croiseurs de combat de la Galaxie ne les aideront pas s’ils se trouvent un jour face à la Flotte de guerre. Avant de partir commander le 3021e groupe d’intervention, Byng avait lu toutes les appréciations des services de renseignement. Sans surprise, ceux des analystes de la Flotte des frontières étaient plus alarmistes que les autres. Ils avaient toujours eu tendance à craindre les ombres, en grande partie parce que cette crainte leur servait à essayer de convaincre les comptables de leur accorder des fonds supplémentaires. De plus, il fallait prendre en compte la qualité des officiers responsables des rapports. Cela dit, même ces rapports-là semblaient presque rationnels comparés aux affirmations ridicules de certaines forces de défense locales. Dieu seul savait pourquoi ces dernières s’étaient souciées d’envoyer des observateurs regarder deux cliques de néobarbares s’entretuer à coups de mousquet et de coutelas, à cinq cents années-lumière de tout. Peut-être cela expliquait-il en partie les exagérations sauvages incluses dans leurs rapports par certains de ces observateurs. Même un amiral d’une FDL n’enverrait pas un officier compétent aussi loin au fond de nulle part. Non, il y enverrait quelqu’un des services de qui on pouvait facilement se passer… et qui ne manquerait à personne durant les semaines ou les mois qu’il passerait en transit. Oh, il ne faisait aucun doute que les Manties et leurs cavaliers havriens aient trébuché sur quelques innovations tandis qu’ils tournaient enlacés sur la piste de danse. Par exemple, ils avaient un peu amélioré les performances de leurs compensateurs, quoique pas au point qu’avaient rapporté certains observateurs. Et, quoi qu’il l’irritât de l’admettre, il fallait être juste : cette amélioration avait poussé les efforts de recherche solariens dans la même direction. Étant donné les différences de compétences fondamentales de leurs communautés scientifiques respectives, toutefois, il ne faisait aucun doute que l’avantage des Manties – jamais aussi grand que ne le laissaient entendre ces rapports exagérés – avait déjà été rattrapé. Il suffisait de regarder le taux d’accélération de ces « croiseurs de combat » hypertrophiés pour s’en rendre compte. Bon, se dit-il, autant en finir. « Très bien, Willard, fit-il en se détournant de l’écran. Allez-y, passez-la-moi. » Au temps pour mon espoir qu’il y ait eu deux Josef Byng sur la liste des officiers de la Ligue, songea Michelle quand le visage de l’amiral solarien apparut sur son écran. Il avait mis assez longtemps pour accepter son appel mais ce n’était guère surprenant. Nombre d’officiers solariens aimaient à faire attendre leurs inférieurs pour leur faire remarquer de manière peu subtile cette infériorité. « Amiral Josef Byng, de la Flotte de la Ligue solarienne, dit l’homme en uniforme blanc. À qui ai-je le plaisir ? » Michelle parvint à empêcher sa mâchoire de se crisper. Elle n’avait jamais eu grande estime pour l’efficacité des officiers de la FLS mais elle soupçonnait les subordonnés de Byng d’avoir tout de même pris la peine de lui communiquer l’identité de sa correspondante. Par ailleurs, elle avait demandé à lui parler en citant son nom et son grade, ce qui faisait de son autoprésentation une insulte méprisante délibérée. Je vois déjà quelle tournure ça va prendre, songea-t-elle. « Vice-amiral du Pic-d’Or, répondit-elle avant d’ajouter : Flotte royale de Manticore », au cas il n’aurait pas reconnu son uniforme. Elle eut la satisfaction de le voir crisper légèrement les lèvres. « Que puis-je pour vous aujourd’hui… amiral du Pic-d’Or ? demanda-t-il au bout d’un moment. — Je vous appelle pour vous présenter mes respects. Il n’est pas si fréquent de voir un amiral de la Flotte des frontières aussi loin dans la brousse. » À son expression, Byng appréciait encore moins que Michelle ne l’avait pensé d’être traité d’amiral de Flotte des frontières. Parfait. « Ma foi, il n’est pas si fréquent non plus que se produise un… incident comme celui qui s’est produit en Monica, amiral du Pic-d’Or, répliqua-t-il. Étant donné les relations amicales qu’entretient depuis longtemps l’Union de Monica avec la Ligue, vous comprendrez pourquoi il nous a paru bon d’envoyer quelqu’un se rendre compte en personne de la situation. — Certainement, acquiesça-t-elle. Nous avons éprouvé le même besoin après ces malheureux événements. » Elle secoua la tête. « Nous regrettons tous ce qui s’est produit après que le capitaine Terekhov a tenté de s’assurer des intentions exactes du président Tyler. D’après notre enquête, ces croiseurs de combat destinés à l’attaque qu’il projetait contre le terminus de Lynx lui ont été fournis par Technodyne. Vos gens ont-ils pu en apprendre davantage à ce sujet, amiral ? — Non. » Byng montra les dents en ce qu’un diplomate aurait pu appeler un sourire. « Non, pas du tout. D’après les briefings que j’ai suivis avant mon départ, nous n’avons toujours pas confirmation de la provenance de ces vaisseaux. — En dehors du fait qu’ils venaient à l’évidence de la FLS. Originellement, bien sûr. » Michelle sourit et ajouta sa dernière phrase minutée avec soin en voyant Byng se hérisser. « Quand des vaisseaux sont mis au rebut et confiés à des sociétés privées, la responsabilité de la spatiale en ce qui les concerne prend bien entendu fin. Et leur piste peut aisément devenir… obscure, nous le savons tous. Surtout si certains criminels – civils, bien sûr – font de leur mieux pour l’obscurcir. — Sans doute. Mon expérience en la matière est assez limitée, cela dit. Je suis sûr que nos propres enquêteurs éplucheront avec soin les archives de nos divers fournisseurs. Et il est manifeste que Technodyne sera inclus dans le processus. » Michelle envisagea de mentionner les accusations déjà portées contre plusieurs des cadres supérieurs de l’entreprise : grâce au terminus de Beowulf du nœud du trou de ver de Manticore, son circuit de communication avec la Vieille Ligue était bien plus court que celui dont pouvait disposer Byng. Elle soupçonnait l’officier d’avoir au moins su de quel côté tournait le vent avant de partir pour Monica, aussi la possibilité de faire monter sa tension à un niveau apoplectique rendait-elle presque irrésistible la tentation de lui frotter le nez dans la preuve que Technodyne avait été prise la main dans le sac jusqu’au coude. Du calme, ma fille, se dit-elle, étouffant ce désir par un bel effort de volonté. « J’en suis sûre aussi, dit-elle. En attendant, puis-je supposer que vous êtes aussi ici plus ou moins dans un rôle d’observateur de l’intégration du Quadrant de Talbot dans l’Empire stellaire ? — L’Empire stellaire ? répéta Byng avec une surprise polie. C’est ainsi que vous avez décidé de l’appeler ? » Il eut un petit geste de la main, presque contrit. « Je crains de ne pas l’avoir entendu dire avant d’être déployé. » Son ton exprimait assez son opinion des illusions de grandeur dont faisait preuve une jeune nation stellaire de la taille de Manticore en se qualifiant d’empire. Michelle lui adressa un sourire charmant. « Ma foi, il fallait bien qu’on trouve un nom, amiral. Compte tenu des arrangements politiques définis par les Talbotiens lors de leur Assemblée constituante, celui-là paraissait logique. Cela dit, nous n’en sommes qu’au début, n’est-ce pas ? — Si, bien sûr. » Byng lui rendit son sourire, quoique le sien fût considérablement plus froid. « Il sera très intéressant de voir à quel point cette expérience sera… couronnée de succès. — Pour l’instant, elle semble fort bien se dérouler. — Pour l’instant, répéta-t-il, montrant toujours les dents. Pour répondre à votre question, cependant, j’ai en effet reçu l’ordre d’observer les événements dans les environs du Talbot. Vous savez sûrement que nos citoyens se sont passionnés pour ce qui s’y est déroulé. Surtout après que cette regrettable affaire, sur Kornati, a commencé d’apparaître dans les journaux. » Il secoua tristement la tête. « Personnellement, je suis sûr que tout ça a été grossièrement exagéré – les journalistes ont besoin de vendre des abonnements, après tout. Toutefois, le ministère des Affaires étrangères estime nécessaire d’obtenir une impression de première main des événements de la région et de tout l’amas. Je ne doute pas que vous compreniez pourquoi. — Oh, croyez-moi, lui assura Michelle avec une redoutable affabilité, je comprends exactement pourquoi, amiral Byng. Et, au nom de Sa Majesté et son gouvernement, j’affirme que tous les nouveaux systèmes membres de l’Empire stellaire seront prêts à vous témoigner la plus grande courtoisie. — Voilà une nouvelle fort bien venue, amiral. — Et, pendant que vous êtes ici, amiral, s’il est un moyen quelconque par lequel la Flotte de Sa Majesté peut vous être utile – si vous avez, par exemple, envie d’organiser des patrouilles antipiraterie ou antiesclavage conjointes – l’amiral Khumalo sera aussi ravi que moi de coordonner nos opérations avec les vôtres. — C’est très aimable à vous. » Byng sourit à nouveau. « Bien sûr, au contraire de votre Empire stellaire, la Ligue n’a pas d’intérêts territoriaux directs dans la région. En dehors de la sécurité de nos alliés, bien sûr. Et, bien sûr, la sécurité – et l’intégrité territoriale – des systèmes stellaires sous la protection de la Direction de la sécurité aux frontières. Je pense que nous pourrons assurer ces obligations grâce à nos propres ressources. Du moins, il m’est difficile de concevoir une menace contre ces intérêts que nous ne pourrions éliminer seuls. — Ça ne fait aucun doute. » Michelle lui rendit son sourire. « Eh bien, en ce cas, amiral Byng, je ne vous retarderai pas plus. Nous ne resterons pas longtemps en Monica. Nous n’y sommes venus que pour nous assurer que nos nouveaux alliés étaient en sécurité, donc j’imagine que nous partirons bientôt pour Tillerman. Je dois toutefois d’abord rendre une visite de courtoisie au président Tyler. Le gouverneur général, la baronne de Méduse, m’a chargée de l’informer que l’Empire stellaire est prêt à accorder des prêts garantis par le gouvernement à tous les Manticoriens disposés à investir ici. » Son expression se fit encore plus douce. « Je pense que la baronne et Sa Majesté estiment que nous ne pouvons faire moins pour aider Monica à se remettre de ce regrettable incident. — Voilà qui est remarquablement généreux de la part de votre Empire stellaire, dit le Solarien. — Comme je le disais, tout le monde regrette ce qui s’est produit ici, amiral. Et Manticore sait par expérience que tendre une main secourable aux anciens ennemis et les traiter en égaux est un des meilleurs moyens d’assurer que tous ces désagréments ne se reproduisent pas. — Je vois. » Byng hocha la tête. « Eh bien, puisque vous semblez avoir beaucoup à faire, amiral du Pic-d’Or, je vous souhaite une bonne journée. Merci, amiral. J’espère que votre mission sera couronnée de succès. Henke, terminé. » CHAPITRE VINGT-CINQ « Prenez un siège, Matt », invita le capitaine de frégate Ursula Zeiss en désignant un fauteuil quand le lieutenant Maitland Askew franchit la porte de son bureau. L’arrivant obéit à l’ordre poli et s’installa sur le siège désigné avant de regarder Zeiss appuyer sur un bouton de sa console afin de refermer la porte derrière lui. Askew, âgé de vingt-huit ans T, mince et nerveux, avait les cheveux sable et les yeux marron. Il était d’une taille un peu inférieure à la moyenne – Zeiss, compacte mais solide, mesurait au moins un centimètre de plus que lui – et quelque chose dans son expression lui donnait un air d’effarement continuel. Sa supérieure faisait partie des gens qui ne prenaient pas cet effarement pour argent comptant. Il y avait un cerveau derrière ce doux regard, et il était rarement débranché. Ce qui, bien sûr, était en partie la cause de son problème actuel, songea-t-elle en le considérant, pensive. « Vous désiriez me voir, madame ? demanda-t-il après quelques instants de cet examen silencieux. — Bien sûr que je voulais vous voir, grogna-t-elle. Je veux toujours vous voir, non ? » Les lèvres d’Askew s’étirèrent très légèrement devant ce ton acerbe. Zeiss était l’officier tactique du VFS Jean Bart et il lui servait d’officier tactique subalterne depuis deux ans T. S’ils avaient toujours bien travaillé ensemble, on ne pouvait nier qu’ils avaient des personnalités fondamentalement différentes. Le capitaine était un excellent officier formateur ; son centre d’intérêt principal – sa force – était de reconnaître les qualités et les défauts de ses sujets humains puis de s’y adapter. Les talents de gestion du personnel du lieutenant, quoique corrects, n’étaient nullement aussi développés, et son centre d’intérêt principal à lui était ce qu’il appelait les « rouages » du métier d’officier tactique. En conséquence, Zeiss avait tendance à laisser entre ses mains les questions matérielles et à s’occuper du reste. Cela fonctionnait la plupart du temps assez bien mais il arrivait que la différence entre leurs points forts menât à une certaine… friction, peut-être. Ce n’était pas vraiment le mot que cherchait Askew mais c’était le plus approprié qui lui vînt à l’esprit pour le moment. « J’aime à croire que vous êtes en général capable de tolérer ma présence, madame, dit-il. Cela dit, j’ai eu l’impression que vous vouliez me parler de quelque chose de précis. — Vous avez eu la bonne impression », dit Zeiss en se redressant sur son siège, l’air bien plus sérieux. Elle le regarda encore quelques instants puis agita une main devant elle. « Le capitaine Mizawa a eu une petite discussion avec le capitaine Aberu, hier, reprit-elle, et il semblerait que votre nom ait été prononcé. — Mon nom ? » répéta Askew, avant de froncer le sourcil quand son interlocutrice hocha la tête. Le capitaine de vaisseau Warden Mizawa, commandant du Jean Bart, était un des meilleurs officiers sous lesquels Askew eût jamais servi. Il avait fait carrière dans la Flotte des frontières, comme Askew – ainsi, d’ailleurs, que Zeiss – et n’appréciait pas beaucoup les officiers de la Flotte de guerre tels qu’Ingeborg Aberu, l’officier opérationnel d’état-major de l’amiral Byng. Il était donc peu probable que tous les deux se fussent retrouvés pour une discussion amicale devant une chope de bière. Ajouté à la tête que faisait Zeiss, cela rendait un peu inquiétante la pensée qu’ils eussent parlé de lui. « Puis-je m’enquérir du contexte, madame ? demanda-t-il, circonspect. — Il semblerait que le capitaine Aberu ne fasse pas partie de vos fervents admirateurs, Matt. Avez-vous fait quelque chose, à un moment ou un autre, qui aurait pu caresser cette dame à rebrousse-poil ? Qui pourrait expliquer pourquoi elle s’est prise d’un certain degré d’aversion pour vous ? — Je ne la connais même pas, madame, protesta Askew. En dehors du dîner organisé par le capitaine Mizawa quand l’amiral et son état-major sont montés à bord, je ne crois même pas lui avoir été présenté. » Ce qui ne serait pas le cas, ajouta-t-il in petto, si elle faisait partie de l’état-major d’un amiral de la Flotte des frontières. Il n’y avait au mieux que peu d’estime entre les deux flottes, et Askew n’était pas immunisé contre ce manque d’admiration mutuel. Cependant, l’amiral Byng et son état-major semblaient avoir hissé la rivalité traditionnelle à des sommets jamais vus. Il n’y avait eu pratiquement aucune relation sociale entre eux et les officiers du capitaine Mizawa durant le long voyage qui les avait amenés dans le secteur de Madras. De toute évidence, ils avaient eu mieux à faire de leur temps. Et ils n’avaient en rien caché – on pouvait même dire qu’ils l’avaient douloureusement souligné – que l’unique fonction de l’équipage pas très malin du VFS Jean Bart était de les véhiculer à travers la Galaxie, tandis qu’ils s’employaient à réparer tout ce que la Sécurité aux frontières et le détachement local de la Flotte des frontières s’étaient arrangés pour bousiller au sein du secteur de Madras. Sans doute parce que les membres de l’une comme l’autre étaient incapables de refermer leur braguette après avoir pissé un coup. Alors pourquoi, après avoir ignoré tout l’équipage du Jean Bart depuis son arrivée à bord, le capitaine Aberu aurait-il « discuté » de Maitland Askew avec le capitaine Mizawa ? Aucune raison ne venait à l’esprit du lieutenant et il doutait très fort que la réponse à cette question dût lui plaire. « Je ne pensais pas que vous ayez jamais croisé le fer avec elle, opina Zeiss, mais vous avez apparemment réussi à la mettre en colère quand même. Je soupçonne que ceci n’est pas sans rapport avec cet état de fait. » Elle tira d’un tiroir une assez épaisse liasse imprimée et la fit glisser vers lui sur le bureau. Il s’en saisit, jeta un coup d’œil au titre qui figurait sur la première page puis regarda à nouveau sa supérieure, les yeux emplis de questions. « Non, répondit-elle à la première de ces questions, je ne sais pas comment Aberu a mis la main là-dessus. Je soupçonne que ni le commandant, ni son second, ni moi ne serons très satisfaits si nous l’apprenons un jour. Le point important en ce qui vous concerne, toutefois, est que l’officier opérationnel de l’amiral a lu votre petit traité et qu’il en a été singulièrement… peu impressionné. » Askew relut le titre : « Appréciation préliminaire des avancées technologiques potentielles de la Flotte royale manticorienne. » La mention « Lt Maidand Askew » figurait dans la case identifiant l’auteur. « C’est le rapport que m’a demandé le commandant, madame, commença-t-il, prudent, et je ne comptais absolument pas… — Je suis parfaitement consciente qu’il n’était pas destiné à être diffusé, Matt, coupa Zeiss. Voilà pourquoi je disais m’attendre à n’être pas ravie quand je découvrirais comment il a abouti entre les mains d’Aberu. Ce que je sais, toutefois, c’est qu’il n’y est pas arrivé par accident. Donc, soit un membre de notre équipage le lui a donné, soit… » L’officier tactique laissa mourir sa voix, et Askew hocha la tête. Il serait déplaisant qu’un membre de leur équipage passât des informations potentiellement « intéressantes » à l’état-major de l’amiral Byng sans y être autorisé mais, si le rapport était arrivé entre les mains d’Aberu parce que les subordonnés de Byng s’étaient introduits dans le réseau d’information du département tactique – ou, pire, dans les canaux de com internes personnels du capitaine Mizawa –, cela aurait des implications encore plus graves pour la structure de commandement de la 3021e Force d’intervention. Et dans tous les cas – qu’elle l’ait eu par un espion ou par des manœuvres informatiques illégales – qu’Aberu ait décidé de l’admettre devant le commandant n’est pas très bon signe non plus, maintenant que j’y pense. « Dois-je comprendre qu’elle s’est plainte au commandant de mes conclusions, madame ? demanda-t-il au bout d’un moment. — Elle conteste vos conclusions, vos suppositions, vos estimations et vos sources, répondit Zeiss sur un ton presque neutre. Elle vous dit alarmiste, crédule, ignorant, incompétent et affirme que vous ne devez « clairement plus vous voir confier la moindre analyse indépendante significative ». Cette dernière phrase est une citation exacte. Elle a en outre informé le commandant que si votre travail était représentatif des capacités de ses officiers, toute la force d’intervention était à l’évidence désespérément mal partie. » Askew déglutit. Sa famille se consacrait au service spatial depuis huit générations mais n’avait servi que dans la Flotte des frontières. Cela n’était pas une très grosse recommandation auprès d’un capitaine – ou d’un amiral – de la Flotte de guerre, et il ne pouvait en aucun cas se prévaloir des mêmes protections et alliances familiales qu’une Aberu. Si Byng ou son état-major décidait de faire un exemple de Maitland Askew, la destruction de sa carrière spatiale serait quasi certaine. « Madame… » commença-t-il, sans avoir la moindre idée de ce qu’il allait dire. Par bonheur, Zeiss l’interrompit encore avant qu’il n’eût le temps de s’en rendre compte. « Vous avez fait exactement ce que le commandant et moi vous avons demandé, Matt, dit-elle avec fermeté. Je sais que ça ne vous réconfortera pas beaucoup si une Aberu décide de vous mettre en joue, mais nous n’avons pas l’intention de débrancher votre arrivée d’air parce qu’elle est un peu contrariée. Cela dit, je dois admettre que ce qu’elle a choisi comme objet de contrariété m’inquiète plus que le sort d’un de mes subordonnés, autant que je l’apprécie et qu’il me soit précieux. » Askew ne pouvait se prétendre aux anges de cette dernière phrase mais il ne pouvait pas non plus discuter les priorités professionnelles de sa supérieure. Le capitaine Mizawa avait commandé le rapport dont s’offusquait tant Aberu dans le cadre de sa préparation à leur mission. Le jeune lieutenant ignorait quelle quantité du contenu du document son commandant était prêt à croire dur comme fer. D’ailleurs, il n’était pas non plus certain de ce que lui-même était prêt à croire dur comme fer. Néanmoins, il était convaincu – et Zeiss l’était aussi, il le savait – que les estimations officielles de la DGSN quant aux capacités des Manties étaient terriblement erronées… pour le moins. Maitland Askew ne s’était que peu intéressé à la Flotte royale manticorienne avant l’envoi du Jean Bart dans le secteur de Madras, au sortir de l’assaut contre la République de Monica. Il savait seulement la FRM bien plus puissante que la plupart des flottes néobarbares dans les Marges et au-delà. Comment eût-il pu en être autrement, étant donné la taille de la spatiale marchande de Manticore, le besoin de la protéger, et la guerre qui opposait le Royaume stellaire et la République de Havre depuis plus ou moins vingt ans T ? Cela, il l’avait admis de bonne grâce, presque sans curiosité. Ses devoirs l’avaient toutefois longtemps gardé à l’autre bout du vaste volume de la Ligue solarienne, où il avait eu des soucis un rien plus pressants. Bien qu’il fût vaguement conscient de l’étendue de la spatiale mantie, cette conscience ne l’avait pas poussé à lui accorder une attention particulière. Et s’il avait songé aux rumeurs ridicules de « super armes » issues des « Guerres havriennes », ç’aurait été pour les classer dans la catégorie des annonces de propagande terriblement exagérées qu’on pouvait attendre d’un secteur de la Galaxie aussi reculé et arriéré. Il aurait certainement jugé ridicule d’imaginer qu’un système stellaire néobarbare, même à ce point impliqué dans le commerce interstellaire, pût disposer de services de recherche et de développement susceptibles de surpasser ceux de la Flotte de la Ligue solarienne. Le lieutenant avait eu bien du mal à accepter que son estimation initiale de la situation pût être sérieusement erronée, mais le capitaine Mizawa lui avait demandé de garder l’esprit ouvert lorsqu’il entreprendrait d’apprécier la gravité de la menace manticorienne. Il avait fait de son mieux pour obéir et plus il avait étudié la question, plus Maitland Askew était devenu… inquiet. Les données irréfutables à sa disposition étaient tristement limitées. Il n’y en avait pas beaucoup au départ, et le jeune homme avait en outre décidé très vite que, s’il voulait aborder sa tâche dans l’esprit requis par le commandant du Jean Bart, il lui fallait oublier les rapports de la DGSN refusant l’idée même de progrès manticoriens menaçants. Cela l’avait contraint à rassembler ses propres données et, puisque le vaisseau s’était déjà trouvé en hyperespace, en route pour sa nouvelle affectation, il en avait trouvé bien peu avant d’atteindre le système de Meyers, centre administratif du secteur de Madras. Là, il avait pu discuter avec certains officiers du détachement de la Flotte des frontières assigné de manière permanente aux services du commissaire Verrochio. Le commodore Thurgood, l’officier le plus gradé en Meyers avant l’arrivée de l’amiral Byng, avait été ravi de partager les informations, analyses et spéculations dont il disposait. Askew avait d’abord cru pouvoir le considérer comme alarmiste mais il s’était néanmoins plongé dans la documentation. Et, à mesure qu’il fouillait, il s’était senti lui-même très alarmé. Il n’existait pratiquement aucune donnée fiable sur l’attaque contre Monica. Toutes celles des capteurs avaient été détruites avec la section militaire de la base Éroïca et les vaisseaux combattus par Manticore, ou bien confisquées par les « équipes d’enquêteurs » du Royaume stellaire qui avaient ensuite ratissé les ruines monicaines. Malgré cela, Thurgood avait tiré quelques conclusions extrêmement troublantes des rapports de tous les survivants monicains avec lesquels il s’était entretenu. Primo, au contraire d’une majorité d’officiers de la Flotte solarienne, il avait refusé d’attribuer le désastre à la seule incompétence monicaine. Il connaissait personnellement les officiers généraux concernés – notamment Isidore Hegedusic et Janko Horster, les deux amiraux ayant effectivement affronté les Manticoriens et qui en avaient été récompensés par la mort. Même si les hautes sphères de l’armée monicaine étaient aussi percluses de copinage et de favoritisme politique que n’importe quelle autre « nation stellaire » des Marges, Thurgood respectait les talents personnels d’Hegedusic et de Horster, et il tenait aussi le degré de compétence moyen de la Flotte monicaine pour étonnamment élevé. Secundo, en dehors des usages, il avait été briefé sur les capsules lance-missiles mises à la disposition de Monica par Technodyne. Il savait donc que les missiles mis en jeu avaient un taux d’accélération et une durée de propulsion notablement plus élevés – donc une portée notablement plus importante – que les missiles standard de la FLS. Tertio, dix vaisseaux du Royaume stellaire, dont quatre contre-torpilleurs et seulement trois bâtiments d’une puissance égale ou supérieure à celle d’un croiseur lourd, avaient subi le feu combiné de toutes les capsules déployées et, quoique à l’évidence surpris par la portée et le nombre des missiles, ils avaient non seulement survécu mais aussi réussi à détruire toute la zone militaire de la base Éroïca ainsi que neuf des quatorze croiseurs de combat fournis par Technodyne. Qui plus était, les six survivants de la bataille contre la base, bien que endommagés, avaient éliminé trois croiseurs de combat modernes et pleinement fonctionnels au cours d’une bataille rangée. Résultat apparemment obtenu en ne se servant que de leurs tubes lance-missiles internes, sans la moindre capsule. Quarto, quoiqu’on ne disposât d’aucune donnée concrète pour expliquer comment ils s’y étaient pris, il était devenu tout à fait évident – à la fois durant la bataille contre les trois croiseurs de combat de Horster et ensuite – que les Manticoriens avaient mis discrètement en place un dispositif de surveillance couvrant tout le système. Si Thurgood admettait volontiers que les indices et la logique de l’hypothèse étaient purement spéculatifs, la rapidité de réaction des intrus, tant à l’arrivée de Horster qu’aux manœuvres ultérieures de l’amiral Bourmont, les laissait croire capables de communications supraluminiques avec leurs plateformes de reconnaissance. Il existait d’autres éléments, mais même Thurgood concédait qu’une partie d’entre eux paraissaient improbables – comme les incroyables portées de missiles évoquées sur le principal front Manticore-Havre par des observateurs appartenant aux forces de défense locales, ou les taux d’accélération ridiculement élevés attribués aux vaisseaux manticoriens. D’un autre côté, avait-il remarqué, il n’avait aucun moyen d’évaluer personnellement ces allégations délirantes. Bien qu’il ne l’eût pas dit, Askew avait jugé évident que, s’il ne pouvait tester ou évaluer lui-même ces rapports, il était… fortement enclin à ne pas les rejeter d’office. Le jeune lieutenant avait été pris à contre-pied par l’attitude de Thurgood. Sa réaction originelle avait été un fort scepticisme mais, plutôt que d’ignorer les inquiétudes du commodore, il en avait minutieusement étudié la logique, y cherchant les défauts qu’il la soupçonnait de contenir. Il ne les avait pas trouvés. En fait, tandis qu’il les cherchait assidûment, il en était arrivé de plus en plus à estimer que Thurgood avait raison. Et ce sur plusieurs points. Voilà exactement ce qu’il avait rapporté à Mizawa, à Zeiss et au capitaine de frégate Bourget, le commandant en second du Jean Bart. Il avait soigné la forme de ce rapport, bien sûr. Étant après tout officier de la FLS, il était versé dans les techniques de l’euphémisme et du choix des mots, et sa propre réaction initiale aux allégations de Thurgood lui faisait deviner la réaction probable de ses supérieurs à toute mise en garde affolée contre les super armes manticoriennes. Par ailleurs, quoique l’analyse ne fut requise qu’à l’usage personnel de Mizawa, il existait une possibilité pour qu’elle arrivât – comme ç’avait apparemment été le cas – sous les yeux d’un autre officier supérieur, lequel risquait de se montrer moins compréhensif si le jeune lieutenant Askew semblait trop alarmiste. On dirait que je n’ai pas été assez prudent, se dit-il, sombre. « Dois-je comprendre à la réaction du capitaine Aberu que l’amiral Byng est du même avis, madame ? demanda-t-il. — Je n’ai pas la moindre idée de l’avis de l’amiral Byng, dit Zeiss avant de secouer la tête en grimaçant. Étant donné la manière dont le capitaine Mizawa m’a décrit la conversation, il semble qu’Aberu ait exprimé son opinion personnelle. D’après ce que j’ai vu d’elle pour le moment, je pense qu’elle fait partie de ces officiers d’état-major qui considèrent comme un devoir de ne pas encombrer le bureau de leur amiral avec des âneries flagrantes. Je ne serais donc pas surprise d’apprendre qu’elle a pris sur elle de classer votre « défaitisme hystérique » sans même en discuter avec Byng. Malheureusement, Matt, nous n’en sommes pas sûrs. Il est tout aussi possible que l’amiral l’ait envoyée suggérer assez fermement au commandant de laisser les analyses des menaces à l’état-major de la force d’intervention. — Je vois, madame. » Il la considéra en silence durant plusieurs secondes puis s’éclaircit la voix. « Puis-je savoir ce que compte faire le commandant à propos des inquiétudes du capitaine Aberu ? — Il ne va pas vous jeter dehors par la première écoutille venue, si c’est ce qui vous inquiète. » Zeiss eut un petit rire puis son expression redevint sérieuse. « En même temps, il lui faut agir avec une certaine prudence. » Askew hocha la tête, maussade. Les relations familiales du capitaine Mizawa étaient bien supérieures aux siennes mais elles n’approchaient pas de l’influence dont pouvait se prévaloir Byng. Compte tenu de cela, surtout au regard de la traditionnelle rivalité entre Flottes de guerre et des frontières, Mizawa devrait choisir soigneusement son terrain pour toute querelle avec l’amiral. Prendre avec passion la défense d’un officier tactique subalterne ne serait sans doute pas la manœuvre la plus saine pour sa carrière que pourrait effectuer un capitaine de pavillon. Et ça ne résoudrait pas non plus la question de l’entêtement d’Aberu, songea-t-il. « Pour l’instant, continua Zeiss, il vous demande de vous faire aussi petit que possible. Vaquez à vos occupations. Nous nous chargeons, lui et moi – et le second –, de vous garder aussi loin que possible du pont d’état-major et de l’amiral. N’oublions pas que nous ignorons comment votre rapport est arrivé entre les mains du capitaine Aberu ; il serait donc préférable que vous teniez votre langue à propos de son contenu. » Comme elle le regardait bien en face, il hocha à nouveau la tête. Si quelqu’un informait bel et bien Byng – ou Aberu –, discuter de son rapport et des théories de Thurgood pourrait le faire accuser de répandre le défaitisme. « Bien, madame, dit-il, avant d’ajouter avec un peu plus d’audace : Puis-je vous demander de quelle manière le commandant a réagi à mon analyse ? » Zeiss se balança sur son siège durant un instant, le regardant avec les yeux plissés, puis elle haussa les épaules. « Le capitaine Mizawa – tout comme le capitaine Bourget et moi-même – prend vos hypothèses les plus inquiétantes avec prudence. Je pense qu’il a été aussi impressionné que moi par le calibre de votre travail mais, comme vous le faites remarquer vous-même, les données sur lesquelles vous vous appuyez sont bougrement minces, Matt. Le commodore Thurgood et vous êtes peut-être sur la bonne piste mais nous sommes tous enclins à réserver notre jugement pour le moment. Votre appréciation de la menace potentielle a toutefois de bonnes chances de nous pousser à étudier la situation avec plus de prudence que nous n’en aurions exercé autrement. Pourtant, jusqu’à ce que nous ayons obtenu les données qui nous manquent, nous ne pouvons pas nous permettre de nous montrer trop timides dans nos relations avec les Manties. » Elle lui lança un autre de ses regards durs et directs, puis ajouta : « Ni avec personne d’autre. — Oui, madame, je comprends. » Askew ne tenta pas de chasser de sa voix son inquiétude – et pas seulement des implications potentielles pour sa carrière – mais il comprenait bel et bien. « Je pensais que ce serait le cas, Matt, dit doucement Zeiss. Je le pensais bien. » CHAPITRE VINGT-SIX « Je sais que vous n’êtes pas journaliste professionnel, capitaine, déclara la jolie brune sur un ton apaisant. Et je sais que les gens sont un peu nerveux la première fois qu’ils doivent donner une interview comme celle-ci, mais je vous promets que j’ai fait ça des centaines de fois, et qu’aucun de ceux que j’ai interviewés n’en est mort. » L’homme en uniforme d’officier de la spatiale marchande assis en face d’elle, de l’autre côté du petit bureau, sourit et eut un rire nerveux. Puis il hocha la tête. « Je… euh, j’essaierai de m’en souvenir, mademoiselle Brûlé. — Bien. Et rappelez-vous aussi que nous n’avons pas besoin d’atteindre la perfection la première fois. Dites-nous juste ce qui s’est passé, avec vos mots, puis on écoutera tout ça et, si vous vous rendez compte que vous vous êtes trompé, on pourra corriger. Si vous avez oublié quelque chose, on pourra aussi l’insérer. Le but, c’est de faire passer toutes les informations aux gens qui en ont besoin, pas d’essayer de le faire à la perfection, d’accord ? — Oui, mademoiselle. — Bien, répéta la brune, avant de regarder droit vers la caméra qui l’attendait. Ceci est un entretien enregistré avec le capitaine Tanguy Carmouche, commandant du cargo Antilope immatriculé en Nouvelle-Toscane, à propos d’événements ayant eu lieu dans le système de San Miguel. Ici Anne-Louise Brûlé, qui mène cet entretien pour le compte du ministère des Affaires étrangères, du ministère du Commerce et du Trésor public. Cet enregistrement est réalisé le 7 juillet 1921 Post Diaspora, sur La Nouvelle-Toscane. » Ayant achevé cette entrée en matière officielle, elle se tourna vers son invité. « Très bien, capitaine Carmouche, pourriez-vous nous raconter à votre manière ce qui s’est produit ? — En San Miguel, vous voulez dire ? fit Carmouche, avant de grimacer, visiblement gêné. Excusez-moi. Je pense que je suis vraiment un peu nerveux. » Brûlé lui adressa un sourire encourageant. Il se racla la gorge et se redressa légèrement sur son siège. « Eh bien, nous sommes arrivés en San Miguel au début du mois dernier pour prendre en charge une cargaison affrétée avant que la fameuse Assemblée constituante de Fuseau ne vote sa « constitution ». Bon, San Miguel est membre de l’Union commerciale de Rembrandt et l’Union a toujours préféré utiliser ses propres cales plutôt que d’affréter des vaisseaux étrangers, donc les commandants n’appartenant pas à l’UCR ont eu parfois des problèmes, mais nous avons en général réussi à faire notre travail sans difficulté majeure. » Cette fois, cependant, quand l’Antilope a pris son orbite de garage, nous avons été abordés par une équipe de douaniers de Manticore, pas de San Miguel ni de l’Union commerciale. C’était inhabituel mais je me suis dit que ça faisait partie de la nouvelle organisation politique, donc je ne m’en suis pas trop inquiété. Jusqu’à ce que les Manties commencent à démonter le vaisseau en cherchant des « produits de contrebande », bien sûr. » Le visage de Carmouche se crispa de colère à ce souvenir, et il eut un haussement d’épaules saccadé. « Je n’en ai pas été très content, continua-t-il. Je veux dire : je comprends qu’on essaie de limiter la contrebande, surtout ici, dans les Marges, et ça ne me pose aucun problème. D’ailleurs, je sais que nos propres douaniers tiennent à l’œil les vaisseaux qui pénètrent en Nouvelle-Toscane, en particulier si ce ne sont pas des visiteurs réguliers sur cette ligne. Mais il y a des manières courtoises de le faire, et il y a des manières… moins courtoises. Comme celle que ces enc… » Il s’interrompit, se secoua et grimaça encore. « Pardon. Je veux dire les procédés de ces gens-là. Je ne m’attends pas nécessairement à ce qu’on me fasse des courbettes. Je sais que je commande un vaisseau marchand, pas un bâtiment de guerre. Mais, bon Dieu ! l’Antilope est mon vaisseau ! C’est moi qui suis responsable devant les armateurs et, même s’il n’appartient qu’au service marchand, tout commandant a le droit d’attendre un certain respect de la part de visiteurs à son bord. Je me fiche de savoir qui ils sont ! » Mais ces gens-là n’avaient pas de respect à gaspiller pour quiconque à bord de l’Antilope. Ils ont été grossiers, insultants et, je suis obligé de le dire, délibérément agressifs. Ils n’ont pas présenté de requête : ils n’ont fait qu’exiger. Ils ont insisté pour apporter à bord toutes sortes de scanners et de détecteurs, et ils ont passé chaque recoin de la cale au peigne fin. Vu la taille de nos cales, ça leur a pris des heures mais ils ont insisté. Tout comme ils ont insisté pour comparer chaque jeu de connaissement à la cargaison correspondante – que le sceau des douanes du port d’origine sur le conteneur ait été intact ou non. Ils nous ont même obligés à ouvrir toute une pile de conteneurs pour contrôler de visu ce qu’il y avait dedans ! Et ils n’ont pas caché que, si nous ne faisions pas exactement ce qu’ils voulaient, ils nous refuseraient l’accès à la planète et interdiraient tout transfert de cargaison en orbite. » Carmouche se pencha, le visage et les gestes plus animés, en un évident mélange de colère et d’assurance croissante devant l’expression encourageante, grave et compatissante de Brûlé. « Bon, j’ai supporté leur « inspection douanière » sans me faire péter un vaisseau sanguin ni assommer personne, mais ça n’a pas été facile. On a enfin pu leur faire quitter le bord et on a reçu leur autorisation mais, à ce moment-là, on s’est aperçus qu’on allait devoir subir un examen médical avant d’être autorisés à embarquer ou à débarquer des marchandises. On n’avait rien à décharger, de toute façon, ils le savaient très bien. Et personne ne m’avait encore jamais demandé de certificat médical pour embarquer une cargaison ! À un port d’entrée, oui, évidemment : tout le monde préfère se garder des épidémies. Mais quand il ne doit pas y avoir de contact entre l’équipage et l’environnement planétaire – ni même entre l’équipage et un entrepôt orbital, nom d’un chien, puisque la cargaison devait arriver à bord dans des navettes de San Miguel ! – ça n’a aucun sens. D’ailleurs, ils avaient vérifié nos derniers certificats médicaux dans le cadre de leur inspection douanière ! » Je n’ai pas compris sur le moment, mais ça a pris tout son sens plus tard, quand je me suis rendu compte que ça n’avait rien à voir avec des précautions médicales. Pas vraiment. Quoi qu’on fasse, il restait toujours un cerceau dans lequel on devait sauter avant d’être autorisés à embarquer notre cargaison. Après l’examen médical, ils ont insisté pour vérifier nos journaux des machines, pour s’assurer qu’on n’aurait pas une panne d’impulseur catastrophique dans un coin du système stellaire accueillant une circulation intense. Encore ensuite, ils ont annoncé qu’ils devaient examiner les systèmes de recyclage et de destruction des déchets de notre usine de régulation vitale, parce qu’ils ne voulaient pas qu’on jette des ordures dans leur précieux système stellaire ! » Carmouche secoua la tête, furieux. « Tout ce que j’ai saisi, étant donné que ces inspections étaient complètement bidons, pour autant que je puisse en juger, c’est qu’il s’agissait d’un effort systématique pour nous expliquer que nous n’étions pas les bienvenus en San Miguel. L’UCR a toujours protégé jalousement ses intérêts mais j’avais cru comprendre, d’après ce que tout le monde disait avant l’Assemblée constituante, que les Manties favorisaient le libre échange. C’est peut-être le cas mais je peux vous dire une chose : s’ils pensent que le libre échange est une bonne chose, ils ne pensent visiblement pas que c’est une bonne chose pour tout le monde ! Une fois que j’ai compris ce qui se passait, j’ai commencé à poser des questions. Il y avait un ou deux autres vaisseaux en orbite, mais le nôtre était le seul de Nouvelle-Toscane. Et, par une étrange coïncidence, c’était aussi le seul à subir toutes ces inspections. Ce qui m’a fait penser que, peut-être, c’était parce que nous n’avions pas ratifié leur Constitution, que c’était une espèce de vengeance. Je n’en ai pas la certitude, bien sûr, mais, dès que je suis renté en Nouvelle-Toscane, je suis allé tout raconter au ministère du Commerce, et je peux vous dire que j’étais un peu remonté, à ce moment-là. Apparemment, je ne suis pas le seul commandant néo-toscan auquel une aventure pareille soit arrivée. C’est en tout cas l’impression que j’ai eue quand on m’a demandé de faire une déclaration officielle pour les archives. » Il interrogea Brûlé du regard mais elle secoua la tête avec un sourire de commisération. « J’ai peur de ne pas être au courant, capitaine Carmouche, fit-elle sur le ton dont on se sert pour ajouter : « et même si je l’étais, je ne pourrais pas vous le dire », sans l’exprimer à voix haute. — Bref, quoi qu’il en soit, c’est à peu près tout, conclut le capitaine. Vous aviez des questions précises à me poser, mademoiselle ? — Il y a quelques points sur lesquels les ministères désirent plus de détails, acquiesça Brûlé en allumant un bloc mémo et en baissant les yeux sur l’écran. Voyons… Oui, tout d’abord, avez-vous obtenu le nom et le grade de l’officier manticorien chargé de l’inspection douanière de départ ? — Non, répondit Carmouche avec une nouvelle grimace. Il ne me les a pas donnés. J’aurais sans doute dû insister pour les connaître, mais c’était la première fois que je voyais un officier monter à mon bord sans me donner son nom et son grade. Je pense qu’il ne voulait pas que je les sache, au cas où j’en arriverais à porter plainte officiellement. Bien sûr, à ce moment-là, je ne savais pas que ce serait le cas, donc plutôt que de poser la question, je… » Ils étaient bons, songea Aldona Anisimovna en observant la scène d’un œil approbateur dans la salle de contrôle du studio. D’ailleurs, le ministère de l’Information de Nouvelle-Toscane avait montré bien plus de raffinement en matière de propagande et d’effets spéciaux qu’elle ne s’y était attendue de la part de quelqu’un ne disposant que d’une technologie des Marges. Bien sûr, on avait sans doute ici besoin d’un peu plus de raffinement que dans la plupart des autres nations, étant donné l’insatisfaction évidente des proies locaux. La Mesane aimait en particulier la touche que représentait la conversation préalable à l’interview, les efforts de Brûlé pour mettre à l’aise le capitaine Carmouche. Ces images ne feraient pas partie du rapport officiel, bien sûr… mais demeureraient « par erreur » attachées au métrage brut qui l’accompagnerait, afin, bien sûr, d’être trouvées par les employés du commissaire Verrochio. Elles ajouteraient une aura de véracité au rapport présenté à ce dernier dans le cadre de la recherche de preuves étayant les plaintes pour harcèlement. Bien sûr, si on n’avait pas cherché à dissimuler qu’Anne-Louise Brûlé travaillait pour le ministère de l’Information, nul ne s’était soucié de signaler que le « capitaine Carmouche » était en fait interprété par un certain Olivier Ratté, employé par le même ministère. Au contraire de Brûlé, présentatrice bien connue en Nouvelle-Toscane, Ratté était un anonyme : bien qu’il fût apparu dans d’innombrables films de propagande, il n’y avait jamais montré son vrai visage. Son travail s’était limité à fournir le langage corporel, la voix et les expressions faciales qu’un ordinateur avait transformés en quelqu’un de tout à fait différent. C’était toujours là le meilleur moyen, le plus simple, de produire des images de synthèse, surtout quand on ne disposait pas des toutes dernières innovations technologiques. En fait, l’informatique néo-toscane avait au moins deux siècles de retard sur celle de la Ligue solarienne. Elle avait toutefois démontré au fil des ans ce qu’on pouvait accomplir en substituant le talent et l’expérience à la technologie et, cette fois, Ratté apparaissait à visage découvert. Il n’y aurait aucune intervention par ordinateur sur ce petit chef-d’œuvre-là, ni sur aucun de ceux que préparaient encore les Néo-Toscans : il ne fallait pas qu’un contact des Manties au sein de la Ligue pût démontrer la présence d’un trucage en analysant les enregistrements. Une fois que Dusserre et ses petits assistants du ministère de la Sécurité auront fini de masser la base de données planétaire, il n’y aura aucun moyen de prouver que le capitaine Carmouche et le bon vaisseau Antilope n’ont jamais existé. Du reste, songea Anisimovna avec une satisfaction amusée, il y aura un tas de preuves de leur existence. Bien sûr, les Manties vont prétendre que ni l’un ni l’autre n’ont jamais visité San Miguel, mais qui la Sécurité aux frontières est-elle censée croire ? Les pauvres Néo-Toscans harcelés qui la supplient d’intervenir ou les méchants Manties qui cherchent des raisons pour qu’elle n’intervienne pas ? C’était là une jolie touche, bien qu’elle ne fût pas nécessaire. La Mesane n’avait toutefois pas l’intention de le dire aux Néo-Toscans : eux avaient toutes les raisons d’élaborer une défense inattaquable en profondeur car ils prévoyaient les protestations d’innocence manticoriennes. Surtout du fait que les Manties étaient bel et bien innocents. Mais ce que l’Alignement mesan, en la personne d’une certaine Aldona Anisimovna, n’avait vu aucune raison de dire aux Néo-Toscans pour ne pas les inquiéter, c’était que cela n’avait aucune espèce d’importance. Nul n’allait éplucher les archives de Nouvelle-Toscane. La Ligue solarienne n’en ressentirait pas le besoin, les Manties ne seraient pas en mesure de le faire, et les deux camps seraient bien trop occupés à agir comme l’Alignement souhaitait qu’ils agissent pour que cela leur inspire le moindre intérêt. Tout en regardant Brûlé et Ratté jouer avec talent leur texte bien écrit, répété avec soin, elle se demanda si la sensation de puissance quasi divine qu’elle éprouvait à voir le système de Nouvelle-Toscane tout entier suivre le scénario de l’Alignement était le même qu’éprouvait Albrecht Detweiler. Si oui, était-ce pour lui une drogue aussi forte que cela pourrait, elle s’en rendait compte, le devenir pour elle. Et, alors, s’en préoccupait-il ? Je comprends ce que nous cherchons à accomplir et pourquoi – du moins maintenant. Je ne l’aurais pas compris avant qu’Isabelle et lui ne me l’expliquent mais, à présent, je le comprends. Cela ne fait toutefois que rendre le jeu plus enivrant. Cela définit l’échelle de l’entreprise d’une manière inédite. Mais, aussi ambitieux que ce soit, ça me paraît toujours très… intellectuel. Ce qui est réel, c’est le jeu. Je me demande si Albrecht et les autres éprouvent la même chose. Et, si oui, que feront-ils quand nous aurons enfin gagné et qu’il n’y aura plus de jeu à pratiquer ? « Il a dit quoi ? » Le capitaine Lewis Denton fronça le sourcil face à l’enseigne de vaisseau de deuxième classe Rachel Monahan – laquelle était assise dans un fauteuil, un brin nerveuse, de l’autre côté de son bureau dans sa cabine de jour exiguë. Denton n’était que capitaine de corvette – et le HMS Reprise n’était qu’un contre-torpilleur assez ancien, de plus en plus obsolète – mais il restait le commandant d’un vaisseau spatial de Sa Majesté et, pour l’heure, Monahan ne semblait que trop consciente d’être l’officier ayant le moins d’ancienneté à bord de ce même vaisseau. Elle était par ailleurs consciencieuse et, quoique Denton n’eût aucune intention de le dire à personne, remarquablement agréable à l’œil. Ce n’était pas le jeune officier le plus intelligent qu’il eût jamais rencontré, mais elle possédait un solide bon sens et était très, très loin d’être idiote. En fait, Denton était un de ces officiers qui préféraient le soin apporté aux devoirs et le bon sens à une intelligence erratique ou insouciante (ou, pis que tout, paresseuse), et il était très satisfait de Monahan depuis qu’elle s’était jointe à l’équipage du Reprise. C’était l’une des raisons pour lesquelles il lui avait donné des occasions progressivement plus importantes de démontrer sa compétence et son assurance, occasions qu’elle avait jusque-là saisies avec une grande habileté. Voilà d’ailleurs pourquoi elle avait été amenée à requérir cet entretien, même si Denton n’avait pas la moindre idée de ce qui pouvait bien se passer. « Il a dit qu’il allait porter plainte officiellement contre notre harcèlement, monsieur, répéta Monahan. — Votre harcèlement ? répéta Denton, de l’air de chercher à clarifier en lui-même un concept ridicule. — Oui, monsieur. » Elle paraissait très inquiète, et il la comprenait fort bien. La majorité des jeunes officiers ayant commis une erreur se faisaient un devoir de communiquer leur version des événements à leurs supérieurs avant que de petites vérités gênantes ne pussent apparaître pour aggraver la situation. Dans le cas de Monahan, toutefois, cette seule idée était ridicule. « Contre le harcèlement dont vous n’êtes évidemment pas coupable, Rachel. C’est bien ce qu’il sous-entendait ? — Oui, monsieur. — Avez-vous fait quoi que ce soit qui aurait pu le mettre assez en colère pour qu’il fabrique une plainte de toutes pièces dans le but de vous valoir des ennuis ? — Je ne vois vraiment pas quoi, monsieur, dit-elle en secouant la tête. J’ai agi exactement en accord avec le Manuel, comme je l’ai toujours fait. Mais c’était comme… je ne sais pas exactement, monsieur, comme s’il attendait que je fasse quelque chose dont il pourrait se plaindre. Et, si je ne le faisais pas, il était prêt à prétendre que je l’avais fait tout de même ! Je n’avais encore jamais rien vu de pareil. » La jeune femme était visiblement encore plus désorientée qu’inquiète et son supérieur se promit de lui accorder un point supplémentaire sur son évaluation de fin de déploiement. Craignant à l’évidence qu’on se demande si elle ne cherchait pas à couvrir ses fesses, elle avait néanmoins rapporté l’incident tout entier au second dès son retour à bord. Et le second en avait été assez étonné – et inquiet – pour transmettre ce rapport à Denton avant même qu’elle ne fût sortie de son bureau. Raison pour laquelle elle était à présent assise dans la cabine de jour, à répéter son récit de l’inspection douanière. « Donc vous êtes montée à bord, vous lui avez demandé ses papiers, les avez vérifiés et avez effectué une visite rapide, c’est bien ça ? — Oui, monsieur. — Et il vous a cherché noise dès le début ? — Oui, monsieur. Dès que je suis sortie du tube à transport de personnel. C’était comme s’il avait été prêt à exploser, à m’arracher la tête avec les dents sous n’importe quel prétexte, aussi polis que mes subordonnés et moi puissions nous montrer. Franchement, pacha, je pense que j’aurais pu le complimenter sur la couleur de ses cloisons et qu’il aurait réussi à en faire une insulte mortelle. » La jeune femme – elle n’avait que vingt-deux ans T – n’avait clairement jamais rien vu de pareil. Denton si, en revanche, mais de la part de commandants solariens, pas néo-toscans. Certains faisaient de leur mieux pour pousser les officiers manticoriens à leur fournir des causes de plaintes pour harcèlement. C’était un comportement qu’Astrocontrôle, en Manticore, rencontrait avec une fréquence déprimante quand des vaisseaux de la Ligue traversaient le nœud du trou de ver de Manticore. Certains Solariens étaient tout simplement furieux du fait qu’une petite nation monosystème perdue domine un pourcentage colossal du commerce de la leur. En conséquence, ils en avaient gros comme une planète sur la patate à propos du Royaume stellaire. Toutefois, ceux qui se conduisaient ainsi se savaient des représentants de la Ligue solarienne. Ils étaient armés et protégés par leur arrogante assurance qu’un Manticorien ne pouvait pas vraiment les punir s’ils allaient trop loin. C’était un des défauts que Denton, à titre personnel, détestait le plus chez les Solariens. Et c’était aussi la raison pour laquelle le présent incident le laissait interloqué : la Nouvelle-Toscane était une nation stellaire monosystème, si pauvre qu’elle n’avait même pas un pot de chambre pour pisser. Alors quelle mouche pouvait-elle bien piquer un commandant de cargo néo-toscan pour qu’il s’oppose délibérément à la Flotte royale dans un système stellaire venant de devenir manticorien ? « Monsieur ? » Denton se secoua pour chasser ses pensées et rendit son regard à Monahan. « Désolé, Rachel. » Il lui lança un bref sourire. « Je rêvassais, j’en ai peur. Vous aviez quelque chose à ajouter ? — Oui, monsieur. — Eh bien, ajoutez donc, encouragea-t-il. — Eh bien, c’est juste que… » Un peu hésitante, elle se cuirassa visiblement et se jeta à l’eau. « C’est juste que j’avais l’impression bizarre qu’il ne faisait rien de tout ça pour moi. — Que voulez-vous dire ? demanda Denton, les yeux étrécis. — J’avais davantage l’impression qu’il parlait de moi qu’à moi, expliqua-t-elle, ayant l’air de choisir ses mots avec soin pour bien se faire comprendre. Comme… Comme un acteur des holos d’entraînement de l’école, pratiquement. — Comme s’il savait que c’était enregistré, devina Denton. C’est bien l’impression que ça vous a donnée ? — Peut-être, monsieur. » Monahan paraissait plus inquiète que jamais. « Et il ne se plaignait pas seulement de moi. — À savoir ? » Denton tentait d’empêcher toute tension de percer dans sa voix, une tâche difficile compte tenu des alarmes mentales qui retentissaient au plus profond de lui. « À savoir qu’il ne disait pas seulement « vous » quand il se plaignait des ennuis que je lui faisais. Il disait ça, mais aussi des trucs comme « vous autres ». Comme si on avait été des dizaines, tous décidés à leur créer des soucis, à lui et à ses amis. — Je vois. » Il demeura pensif plusieurs secondes, n’appréciant guère les spéculations qui couraient dans son cerveau tels des hamsters dans une roue d’exercice, puis il reporta son attention sur la jeune femme. « Rachel, je tiens à vous dire que vous avez fait exactement ce qu’il fallait en rapportant cela. Et que ni le second ni moi-même ne pensons que vous ayez en rien démérité à bord de ce marchand. Je ne sais pas ce qu’était son problème, mais je suis sûr que vous vous êtes comportée aussi bien que par le passé. — J’ai essayé, monsieur, dit-elle, incapable de masquer son soulagement devant cette voix ferme et confiante. Plus ça durait, plus je me demandais si je n’avais pas tout de même fait quelque chose pour l’irriter. — Je doute que vous ayez fait quoi que ce soit, assura encore Denton. Malheureusement, vous risquez de rencontrer à nouveau le problème. Dieu sait que la plupart d’entre nous l’ont connu quelquefois, quoique en général de la part de Solariens, pas de Néo-Toscans. Je suis désolé que ça vous soit arrivé, mais il est sans doute aussi bien que vous ayez reçu cette première dose au tout début de votre carrière. — Oui, monsieur, dit-elle, et il lui lança un sourire approbateur. — Très bien, fit-il avec l’air de vouloir conclure. Si vous m’avez tout dit, vous n’avez plus de raison de rester assise là à ruminer et à vous demander par quelle lubie il a pété les plombs comme ça. J’aimerais que vous rédigiez un rapport officiel sur cette affaire, toutefois. S’il décide bel et bien de porter plainte, je veux avoir votre version de la rencontre enregistrée pour aider à désamorcer le problème. — Bien, monsieur. — En ce cas, pourquoi n’iriez-vous pas vous en occuper tout de suite, pendant que les événements sont encore frais dans votre esprit ? — Bien, monsieur. » Monahan comprit qu’elle pouvait disposer. Elle se leva, se mit brièvement au garde-à-vous puis sortit. Denton fixa quelques instants la porte fermée puis tapa une combinaison sur son terminal de com. « Passerelle, ici le commandant en second, dit une voix. Que puis-je pour vous, pacha ? — Je viens de m’entretenir avec Rachel, Pete. Je comprends pourquoi vous me l’avez envoyée. — Elle avait l’air bouleversée, dit le lieutenant Peter Koslov. Mais c’est ce qu’a dit ce salopard de Néo-Toscan qui m’inquiète vraiment, moi. — Moi aussi. Je ne veux pas en faire un plat et inquiéter Rachel plus qu’elle ne l’est déjà, surtout avant qu’elle ne rédige son rapport officiel. Cela dit, je voudrais que vous discutiez avec les autres membres de son groupe d’abordage, en particulier le premier-maître Fitzhugh. Et échangez un mot rapide avec les autres jeunes officiers ayant mené des inspections douanières. Voyez si certains ont entendu le même genre de remarque mais n’ont pas été aussi pressés que Rachel de nous en informer. Si c’est le cas, je veux des détails de date, de lieu et de contenu. — Bien, monsieur. » Koslov paraissait plus sombre qu’avant, remarqua Denton. « Encore une chose, continua ce dernier. Que tous les groupes montant désormais à bord de n’importe quel vaisseau marchand enregistrent son et image. Je ne tiens pas à ce que les gars soient au courant, car je ne veux personne qui joue la comédie pour la caméra dans notre camp. Donc trouvez un moyen de placer une caméra espion. Essayons de ne pas sacrifier l’image si on n’y est pas obligé mais je m’y intéresse moins qu’au son. — Si vous pensez ce que je pense que vous pensez, pacha, ça ne me plaît pas du tout. — Ma foi, si vous n’aviez pas pensé un peu la même chose, vous ne m’auriez pas envoyé Rachel aussi vite, n’est-ce pas ? renvoya Denton. — C’était plus une impulsion qu’un véritable soupçon, monsieur. — En ce cas, votre instinct vous a peut-être très bien servi, dit le commandant du Reprise, grave. J’ignore les raisons de cet événement, il est possible que nous nous fassions tous les deux des idées, mais il est aussi possible que non, et l’amiral Khumalo a bien précisé qu’il voulait qu’on ouvre grand les yeux et les oreilles. Alors, menez cette petite enquête et planquez-moi ces mouchards. On pourrait les insérer dans le bloc mémo de l’officier qui commande l’équipe d’abordage, ou quelque chose comme ça. Tout ce que je sais, c’est que je veux les meilleurs enregistrements possibles de toute visite d’un vaisseau néo-toscan. Et la même chose des inspections de tous les autres bâtiments, à des fins de comparaison. C’est clair ? — C’est clair, pacha, répondit Koslov. Je n’aime pas du tout la direction dans laquelle ça a l’air de nous mener, mais c’est clair. » « Ce n’est pas énorme comme patrouille, hein ? » souffla Michelle Henke à Cynthia Lecter, douze jours après son entretien avec Josef Byng. Le HMS Artémis et les trois autres unités appartenant à la première division de la 106e escadre de croiseurs de combat décéléraient alors pour rejoindre les vaisseaux affectés à la surveillance du système de Tillerman par Augustus Khumalo après son retour de Monica en Fuseau. « Non, madame, acquiesça Lecter sur le même ton. D’un autre côté, l’amiral ne disposait pas de grand-chose. Et je crois que personne ne s’attendait à ce que le vice-amiral O’Malley soit rappelé de manière si… précipitée. — Vous savez trouver le mot juste, Cindy, n’est-ce pas ? » Michelle sourit sans grand humour mais elle devait admettre que Lecter venait de présenter un excellent argument. Deux, en fait. Ce qui me laisse un problème non négligeable, songea-t-elle. Nul ne se doutait que les Solariens enverraient une force d’intervention aussi musclée en Monica pour nous l’agiter sous le nez. Mais, maintenant, nous savons que c’est le cas… et aussi que nous repartons en guerre contre Havre. Alors, dois-je renforcer Tillerman en détachant deux croiseurs de combat ou bien ne rien changer et ramener toutes mes billes en Fuseau pour concentrer mes forces ? C’était hélas ! une question à laquelle, autant qu’elle l’eût voulu, elle ne pourrait éviter de répondre. La simple idée de diviser ses forces devant une menace potentielle de la Ligue solarienne avait de quoi flanquer des insomnies à n’importe quel commandant. D’un côté, ses trois jours en Monica l’avaient convaincue que, quelle que fût la raison de sa présence, Josef Byng n’était pas là pour assurer une certaine Michelle Henke de ses intentions amicales et pacifiques. Donc, faute de renforcer les deux vieux croiseurs légers et le contre-torpilleur cantonnés ici par Khumalo, elle risquait d’envoyer un signal erroné non seulement au Solarien mais à tout le Quadrant de Talbot. Elle n’osait donner à personne – surtout pas à Byng – l’impression de n’être pas prête à courir de gros risques, voire à se battre, pour défendre le territoire et les citoyens du jeune Empire stellaire de Manticore. Elle avait d’ailleurs l’obligation morale et légale de le faire, quelle que fut la menace en jeu. D’un autre côté, même deux Victoires pourraient se trouver bien démunis contre tous les croiseurs de combat de Byng. En dépit de la portée et de la puissance destructrice supérieures des Mark 16 et Mark 23 fournis à la FRM, une bonne défense antimissile risquerait d’émousser cet avantage, et nul n’avait les moyens d’estimer l’efficacité exacte de celle de la FLS. Michelle doutait que cela suffît à faire pencher les chances en faveur des Solariens mais elle ne pouvait en être sûre. Pire, même s’il s’avérait a posteriori que deux Victoires suffisaient bel et bien à contrer tout ce dont disposait Byng, lui-même ne le saurait pas à l’avance. D’ailleurs, il ne l’admettrait jamais, sans doute même pas en lui-même, ni devant aucune preuve qu’on pût lui présenter avant le combat. Michelle avait connu assez d’officiers manticoriens coupables de pareilles illusions lorsqu’elles flattaient leurs préjugés. Un Byng réussirait ce coup-là sans effort. Et s’il ne reconnaît pas – ou n’admet pas – que la menace existe, elle ne le fera pas hésiter un instant, songea-t-elle, amère. À moins, bien sûr, qu’éliminer notre patrouille « inférieure en nombre et en armement » ne revienne à franchir une ligne qu’il a l’ordre spécifique de ne pas dépasser. Ouais. C’est ça. Si tu veux parier là-dessus, ma fille, ne signe aucun contrat d’immobilier mettant en jeu des ponts ou des haricots magiques. Elle grimaça puis prit une profonde inspiration et regarda par-dessus son épaule le capitaine Edwards. « Contactez le Dévastation, Bill. Mes compliments au capitaine Cramer. Lui conviendrait-il de se joindre à moi pour dîner à bord de l’Artémis à, disons, dix-huit heures trente ? — À vos ordres, madame, répondit l’officier de com, tandis que Michelle se tournait vers Gervais Archer. — Quant à vous, Gwen, reprit-elle avec un sourire, allez dire à Chris que le capitaine Cramer dînera avec nous. Assurez-vous que le capitaine Armstrong et le capitaine Dallas soient également invités. — Bien, madame », répondit gravement Archer. Certains auraient sans doute estimé sa supérieure un peu présomptueuse puisque l’invité d’honneur n’avait pas encore confirmé sa présence. D’un autre côté, il avait peine à imaginer un capitaine de frégate échouant à caser l’invitation d’un amiral dans son emploi du temps, aussi occupé fût-il. « Oh, Bill, fit Michelle en se retournant vers Edwards. Tant que vous envoyez des invitations, conviez donc également le capitaine Conner et le capitaine Houseman. » Le capitaine Wesley Cramer, du HMS Dévastation, était un officier à l’air endurci, âgé de quarante et un ans T (ce qui lui faisait trois mois de moins que son croiseur), aux cheveux noirs et aux yeux gris quartz. Sa moustache bien taillée masquait l’essentiel d’une cicatrice sur sa lèvre supérieure, souvenir d’une violente carrière de rugbyman sur l’île de Saganami, et il ne semblait guère s’être ramolli depuis son départ de l’école. Ce qui convenait parfaitement à Michelle, compte tenu des circonstances. Elle l’examina avec une intensité soigneusement dissimulée quand Gervais Archer le fit entrer dans la magnifique cabine de dîner que ConstNav avait cru bon de lui fournir. Bien qu’il fût à la fois le commandant d’un vaisseau de la Reine et l’officier le plus gradé affecté en Tillerman, il avait moins d’ancienneté que tous les officiers présents, à l’exception d’Archer lui-même. S’il en était conscient, cela ne semblait pas trop lui peser. « Le capitaine Cramer, annonça Gervais en guise de présentations officielles, et Michelle tendit la main droite. — Capitaine, dit-elle. — Milady, répondit Cramer en serrant la main offerte. — Permettez-moi de vous présenter tout le monde, continua-t-elle en se tournant vers ses autres invités. Le capitaine Armstrong, commandant de l’Artémis, et son second, le capitaine Dallas. Le capitaine Conner, commandant du Pénélope, et son second, le capitaine Houseman. » Cramer s’employait à serrer des mains tandis qu’elle parlait. Elle lui donna un peu de temps pour en terminer, avant de se tourner vers les membres présents de son état-major. « Le capitaine Lecter, mon chef d’état-major ; le capitaine Adenauer, mon officier opérationnel ; le capitaine Treacher, mon officier logistique. Et je pense que vous avez déjà rencontré le lieutenant Archer, mon ordonnance. » Il fallut quelques instants de plus à Cramer pour achever de saluer les convives. Ensuite, Michelle désigna d’un signe de tête la grande table couverte d’une nappe immaculée, qui soutenait assiettes, verres en cristal et couverts luisants. « L’un de mes propres commandants prétendait naguère qu’un bon repas était souvent la base des conférences les plus efficaces entre officiers, observa-t-elle. Ce qui, au cas où certains d’entre vous auraient manqué mes subtiles allusions, était une invitation à passer à table. » Observer l’amiral du Pic-d’Or en action était fascinant, se dit un peu plus tard Gervais Archer. En dépit de sa haute naissance, Michelle Henke avait un abord d’une grande simplicité, et le jeune homme en venait à se demander si elle cultivait ce trait délibérément. Il avait d’ores et déjà constaté qu’elle maîtrisait les règles de l’étiquette et savait projeter l’image publique convenant à une personne qui ne se trouvait qu’à cinq cœurs battants du trône de Manticore. Fort peu de gens, en la voyant tenir ce rôle, auraient soupçonné qu’elle adorait lui échapper, songea-t-il, mais quiconque avait travaillé avec – ou pour – elle un certain temps savait combien elle détestait le jouer. Certes, elle n’avait besoin de rappeler à personne, au sein de la Spatiale, qu’elle était la cousine de la reine. D’abord parce que, autant qu’elle pût le regretter, tout le monde le savait déjà. Ensuite, et c’était plus important, parce que prendre de grands airs aristocratiques ne lui était pas nécessaire pour souligner son autorité. Elle avait bien souvent fait la preuve de sa compétence mais, même sans cela, cinq ou dix minutes en sa présence, aussi simple et décontractée qu’elle choisît de paraître, auraient rendu cette compétence évidente pour tout un chacun. Elle s’adossa à sa chaise, en tête de table, sirotant une tasse de café alors que plusieurs de ses invités préféraient un verre de vin, et lança au capitaine Cramer un sourire fort peu joyeux. « Maintenant que je vous ai impressionné par mon hospitalité, capitaine, dit-elle simplement, je pense que nous devrions passer aux choses sérieuses. » Cramer hocha poliment la tête et une trace d’amusement passa sur ses traits. « J’ai lu vos rapports, reprit-elle (et Gervais savait qu’elle les avait vraiment lus, pas seulement parcourus après leur envoi à l’Artémis par transmission discontinue). Je suis satisfaite de ce que vous avez fait en Tillerman. Cela dit, il est vain de prétendre que vous êtes en position de repousser une attaque sérieuse. » Cramer hocha à nouveau la tête, tandis que l’amiral buvait une gorgée de café. « Dans n’importe quelles autres circonstances, capitaine, je ne demanderais pas mieux que de laisser Tillerman en votre garde. Compte tenu de notre rencontre récente avec tous ces croiseurs de combat solariens en Monica, toutefois, et étant donné que Monica comme Meyers sont très proches d’ici, je crois que nous avons besoin en ce système de quelque chose d’un peu plus… impressionnant. Je n’aime pas l’idée de diviser nos forces en petits paquets, je vous l’assure. Nous sommes encore trop pauvrement représentés pour diluer ainsi notre puissance de combat mais je ne vois hélas ! pas d’autre choix. Au moins dans un avenir proche, Tillerman sera notre avant-poste dans un espace où nous avons déjà croisé le fer avec un État allié de la Ligue. Toute la région est donc une poudrière qui, à mon avis, requiert une force non seulement plus puissante que la vôtre mais visiblement telle. Assez pour faire réfléchir tout adversaire potentiel. Mon jugement à cet égard ne jette aucune ombre sur vous, vos subordonnés ni les autres vaisseaux sous vos ordres. » Elle soutint le regard de Cramer, le laissant lire sa sincérité dans le sien, puis elle inclina la tête vers Jérôme Conner. « Je retournerai en Fuseau via Talbot, Grenat, Marianne, Dresde et Montana – toute cette région a besoin d’être un peu rassurée après les événements de Monica et le rappel du vice-amiral O’Malley –, mais le capitaine Conner restera ici et commandera les forces de Tillerman. Je détache son vaisseau ainsi que le Romulus du capitaine Ning. Sauf changement de situation, je vous enverrai d’autres contre-torpilleurs dès qu’il en arrivera de Manticore. D’ici là, j’attends du Dévastation, de l’Inspiré et du Victorieux qu’ils conduisent des opérations antipiraterie et agitent le drapeau dans les environs, pendant que les croiseurs de combat du capitaine Conner resteront garder la boutique. Dès que nous pourrons envoyer quelques contre-torpilleurs modernes, voire quelques croiseurs lourds, pour vous remplacer, je rappellerai vos vaisseaux en Fuseau afin que vous goûtiez un repos bien mérité. — Je comprends, milady », répondit Cramer lorsqu’elle s’interrompit. L’amiral, songea Gervais, justifiait d’une manière pleine de tact le retrait de vaisseaux anciens et peu performants pour accomplir des devoirs secondaires en d’autres lieux. « Jusqu’à ce que nous ayons assez de bâtiments dans le Quadrant pour en arriver là, continua Michelle, je vous demande de faire profiter le capitaine Conner de votre connaissance de la région et de vos conseils. Il est évident, d’après vos rapports, que vous n’avez pas chômé, capitaine. Le temps que vous avez passé à prendre des contacts avec le gouvernement local, à mettre en place des plateformes de surveillance et à déployer des capsules lance-missiles défensives a été très bien employé – ce que je mettrai en valeur dans mon propre rapport quand j’approuverai sans réserve votre conduite en Tillerman. Vous avez énormément facilité la tâche du capitaine Conner et je suis sûre que vous lui serez d’un tout aussi grand secours durant sa période d’adaptation. » Cette fois, une lueur d’appréciation passa dans les yeux gris durs de Cramer. Cet homme ne serait jamais un officier très expansif – surtout devant ses supérieurs –, songea Gervais. Toutefois, il savait à l’évidence reconnaître des compliments sincères… et n’ignorait pas non plus qu’ils étaient mérités. « Comme je viens de le dire, Jérôme, reprit l’amiral en se tournant vers le capitaine Conner, je ne suis pas ravie de vous laisser ici, vous et Kwo-Laï, avec seulement deux croiseurs de combat. Malheureusement, je ne vois pas d’autre solution. Je vous ferai renforcer aussi vite que possible mais, en attendant, vous allez vous trouver dans ce qu’on pourrait charitablement appeler une position assez exposée. Et, en toute franchise, après m’être entretenue avec cet imbécile de Byng, je suis encore moins satisfaite de la situation. — Je ne peux pas non plus me prétendre ravi de tous les aspects de mon nouveau commandement, amiral, répondit Conner avec un léger sourire. Non que je ne sois pas satisfait de cette occasion de me distinguer, bien sûr. — Vous voulez dire de vous distinguer encore plus ? » fit Michelle, obtenant des rires légers. Son expression redevenue grave, elle se redressa, posa sa tasse sur la table et croisa les mains devant elle. « Le capitaine Cramer a fort bien commencé à déployer des capsules du Volcan dans des positions stratégiques, dit-elle. En revanche, il ne disposait pas des liens de contrôle nécessaires pour en tirer le plein avantage. Le Pénélope et le Romulus, eux, sont équipés de Serrures. Ils pourront contrôler bien plus de capsules que ne l’auraient pu deux croiseurs légers, et celles du Volcan sont chargées à bloc de Mark 23. J’ai demandé à Jackson, ici présent… (elle désigna d’un signe de tête le capitaine Treacher, son officier logistique) de conférer avec le capitaine Badmachin, lequel lui a confié que le vice-amiral O’Malley avait bourré la soute à missiles du Volcan avec ses propres réserves avant de regagner le terminus de Lynx. Vous ne manquerez donc pas de capsules et devriez pouvoir donner un bon avant-goût de l’enfer à quiconque vous attaquerait ici. » Elle marqua une pause, attendant que Conner hochât la tête, puis elle continua sur le même ton. « Je sais que l’Amirauté préférerait que nous ne fassions pas étalage de nos talents à moins d’y être obligés. Néanmoins, je vous autorise à user de toutes les armes à votre disposition – y compris les Mark 23 – à leurs pleines capacités pour défendre Tillerman… contre n’importe qui. Si quiconque, et j’inclus spécifiquement dans cette catégorie la Flotte de la Ligue solarienne, attaque ce système stellaire, vous devrez le défendre comme s’il s’agissait de celui de Manticore lui-même. Mes ordres écrits le mettront en évidence et vous autoriseront en outre à utiliser une force meurtrière contre quiconque – une fois de plus, cela inclut spécifiquement la Flotte de la Ligue solarienne – violerait la souveraineté territoriale de Tillerman. » Comme elle marquait une autre pause, Gervais se rendit compte qu’il retenait presque son souffle. Elle venait de donner à Conner carte blanche pour défendre Tillerman. Elle ne l’eût certes pas fait si elle ne s’était pas fiée à son jugement, mais le fait demeurait : ses ordres couvriraient toutes les initiatives du capitaine, y compris le déclenchement d’une guerre contre la Ligue solarienne – et la responsabilité serait sienne. « Je comprends, madame, répondit Conner sans élever la voix. — J’en suis sûre, dit-elle en se rasseyant au fond de son siège et en reprenant sa tasse en main. Et il y a autre chose que je veux que vous compreniez : défendre ce système ne signifie pas sacrifier vos vaisseaux. Je vous demande d’utiliser au besoin toutes les ressources à votre disposition pour accomplir cette tâche. Toutefois, s’il devient évident que vous ne parviendrez pas à arrêter l’attaque, je vous demande aussi de vous replier. Faites autant de mal que possible au camp d’en face mais retirez vos vaisseaux du combat en bon état. Les perdre en plus du système ne rendra service à personne, aussi glorieusement que vous puissiez mourir. Les garder intacts pour le moment où nous reviendrons virer les pourris de Tillerman à grands coups de pied au cul sera en revanche très utile. Tâchez de ne pas oublier ça, s’il vous plaît. J’ai eu le malheur de faire la connaissance d’Elvis Santino, il y a trop longtemps. La Spatiale n’a pas besoin d’un autre homme comme lui. — Je comprends, madame, répéta Conner, et, cette fois, l’amiral eut un petit rire. — Je suis heureuse de l’entendre. Par ailleurs, je ne vais pas vous laisser seul dès demain. Compte tenu de l’importance que Tillerman semble devoir acquérir, il serait bon que je rencontre le président Cummings et que je fasse la connaissance d’autant de gens importants que possible de son gouvernement. Il ne fera pas de mal non plus que j’exprime devant qui de droit la confiance que je vous porte. Je vais donc sûrement passer une ou deux semaines dans les environs avant de partir en chasse. — Oui, madame, je saisis. Et j’apprécie que vous y pensiez. Ça nous aidera fatalement à partir du bon pied. — Contente que vous approuviez. J’estime moi-même qu’il s’agit d’une idée très intelligente. » Elle sourit puis vida sa tasse et se leva. « Et maintenant que ces détails sont réglés, je suggère que nous nous rendions sur le pont d’état-major, où le capitaine Cramer nous expliquera de quelle manière il a déployé ses capteurs. Ce qui me plairait vraiment, Jérôme, ce serait de vous laisser un jour ou deux pour étudier la situation, puis d’effectuer quelques simulations durant lesquelles le Pénélope et le Romulus défendraient le système contre divers niveaux de menace. — Dois-je comprendre que vous comptez commander la force d’opposition, madame ? s’enquit Conner, un peu méfiant. — Moi ? répondit-elle, innocente. Oh non, Jérôme ! Je me contenterai d’un poste de conseillère. C’est Vicki, ici présente, qui mènera l’attaque. » Elle désigna de la tête Armstrong, qui lança à son futur adversaire un regard de défi jovial. « Et je crois que, pour corser la rencontre, nous devrions laisser le capitaine Cramer commander une ou deux unités de la force d’opposition, comme vous dites. » Ayant adressé un charmant sourire à son interlocuteur, elle se tourna vers Cramer qui, visiblement, tentait très fort de ne pas sourire lui-même. « Vous aurez peut-être intérêt à garder en tête cette division du commandement quand vous brieferez le capitaine Conner sur vos déploiements de capteurs, capitaine. — Oh, merci, madame, s’exclama Conner. Je vous remercie vraiment infiniment ! » * * * [1] « La couronne des esclaves ». [2] « La Torche de la liberté ».