Prologue Un calme absolu régnait à bord du glisseur de reconnaissance retourné. C’était généralement le cas en orbite malgré l’occasionnelle stridulation des ordinateurs. Or ces signaux sonores feutrés semblaient parfaire le silence plutôt que l’interrompre. Confortablement installé dans son siège de pilotage, l’homme qui était jadis Nimue Alban pencha la tête en arrière pour regarder, à travers le plastoblinde transparent de sa verrière, la planète suspendue au-dessus de lui en se délectant de ces instants de sérénité. Je ne devrais pas être ici, se reprocha-t-il en admirant la magnifique bille veinée de bleu et de blanc du monde baptisé Sanctuaire tandis que son appareil approchait inexorablement de la ligne sombre du terminateur. J’ai beaucoup trop à faire à Tellesberg. Et rien ne justifie que je perde mon temps à musarder ici en orbite, systèmes furtifs ou non. Tout cela était vrai, mais n’avait aucune importance. Ou, plutôt, n’en recélait pas assez pour lui interdire cette récréation. Dans un sens, rien ne l’obligeait à se trouver physiquement là. Les Plates-formes autonomes de reconnaissance et de communication qu’il avait conçues étaient capables de lui transmettre exactement les mêmes images sans qu’il ait à se déplacer pour voir la scène de ses propres yeux… si l’on pouvait dire. En outre, les PARC étaient beaucoup plus petites et encore plus discrètes que son glisseur. Si le système de bombardement cinétique placé en orbite de Sanctuaire par ce cinglé de Langhorne était équipé de capteurs passifs de proximité, ils risquaient nettement moins de détecter les premières que le second, et il le savait. Malgré tout, il lui arrivait d’aspirer à ce moment de silence, du haut de son aire perchée dans le vide, d’où il avait tout loisir d’observer l’ultime planète à laquelle l’humanité pouvait prétendre. Il lui était nécessaire de se voir ainsi rappeler qui, ou plutôt ce qu’il était, et ce qu’il devait s’efforcer de restituer aux êtres humains peuplant ce monde flottant loin au-dessus de sa tête. Il avait besoin d’en voir la beauté pour assainir ses pensées, renouveler sa détermination. Il passait tant de temps à étudier les enregistrements de son réseau de PARC, à étudier les rapports de ses mouchards, à écouter les projets et les conspirations des ennemis du royaume devenu son foyer qu’il en oubliait parfois que l’univers ne se résumait pas à ces quelques continents, que ce qui se dressait devant lui, tout autour de lui, était trop vaste, trop profond pour être affronté par un seul être. Les gens qui l’entouraient, pour lesquels il s’était pris d’affection, étaient le véritable antidote au désespoir qui menaçait souvent de le submerger quand il songeait à l’énormité de la tâche qui lui était dévolue. C’étaient eux qui lui rappelaient pourquoi l’humanité valait qu’on se batte pour elle, à quelles hauteurs elle savait s’élever, combien Homo sapiens était capable de courage, de sacrifice et de confiance. En dépit du cynisme avec lequel avaient été manipulées leur mémoire collective et leur religion, ces hommes et ces femmes étaient aussi forts, vigoureux et héroïques que ceux qui les avaient précédés dans l’histoire de l’espèce à laquelle il avait jadis appartenu. Et pourtant il y avait des moments où cela ne suffisait pas, où il prenait par trop conscience de tout ce qui s’opposait à leur survie, des responsabilités écrasantes qu’il devait assumer, de la solitude que représentait le simple fait de vivre parmi eux sans jamais être vraiment des leurs. Des moments où le fardeau de son immortalité potentielle, immense au regard de la brièveté de la vie à laquelle ils étaient condamnés, lui faisait endurer à l’avance la douleur des deuils futurs. Des moments où l’accablait le rôle qu’il avait joué dans le déclenchement de la vague de conflits religieux qui commençait de déferler sur cette sphère bleu et blanc. Des moments où la question de savoir qui et ce qu’il était le plongeait dans un état d’isolement qui aspirait son âme à la façon du vide régnant autour de son glisseur. C’était pour se préserver de telles affres qu’il avait besoin de ces instants de recueillement en orbite du monde qu’on lui avait confié, à lui et à lui seul, pour regarder en face une fois de plus la réalité et l’avenir incertain qui justifiaient toutes les rudes exigences du présent. C’est vraiment un monde splendide, se dit-il comme dans un rêve. Et le regarder de si haut l’éclaire d’un jour nouveau, non ? Si resplendissante que soit Sanctuaire, si importante que soit l’humanité à mes yeux, ce ne sont là qu’une planète parmi des milliards d’autres, une espèce parmi des centaines de millions d’autres, au bas mot. Si Dieu a consacré tant d’efforts à la création de Son univers, je peux tout de même faire mon possible pour réaliser ce qu’il attend de moi, non ? En outre… (un sourire ironique se dessina sur ses lèvres) je peux être à peu près sûr qu’il me comprend. S’il a manigancé tout cela pour me planter en plein milieu, je n’ai plus qu’à m’imaginer qu’il sait ce qu’il fait. Et que tout ce qu’il me reste à faire, c’est découvrir comment je suis censé procéder, moi. Il pouffa de rire, brisant le silence du cockpit. Il tâcha alors de se ressaisir et redressa son siège de pilotage. Allez ! Assez rêvassé, Merlin, s’admonesta-t-il. L’aube se lèvera sur Tellesberg dans trois heures. Franz va se demander où est passée sa relève. Il est temps de ramener chez elle ta couenne en circuits moléculaires. — Orwell ? lança-t-il à voix haute. — Oui, commandant ? répondit presque aussitôt, par le biais d’une liaison sécurisée, l’intelligence artificielle dissimulée sous la plus haute montagne de Sanctuaire. — Je rentre. Opère un balayage d’un rayon de cent kilomètres autour de la base alpha pour veiller à ce que personne ne voie le glisseur approcher de son garage. Jette un coup d’œil sur mon balcon, aussi. Nul ne doit se trouver en position de me repérer quand tu me déposeras. — À vos ordres, commandant, conclut l’IA tandis que Merlin reprenait les commandes de l’engin. Mai de l’an de grâce 892 .I. Baie d’Eraystor Principauté d’Émeraude Les sceptres d’or croisés au centre de l’étendard vert de l’Église de Dieu du Jour Espéré scintillaient dans le soleil radieux du matin. L’aviso à deux mâts battant ce pavillon raidi par le vent mesurait un peu plus de soixante-dix pieds de long et avait été conçu dans un souci de vitesse plutôt que d’endurance… ou même de stabilité et de tenue de mer. Son équipage de soixante hommes était assez réduit pour une galère, même aussi humble que celle-ci, mais sa coque légère et effilée se prêtait parfaitement à la nage. Ses voiles latines la portaient dans un rapide tourbillon d’écume comme elle fendait les flots étincelants et les moutons dont se parait le passage de trente milles de large séparant l’île de Callie de la côte nord-est de la baie d’Eraystor. Debout au sommet de sa minuscule dunette, les mains croisées dans le dos, le père Rahss Sawal, capitaine du modeste navire, s’efforçait de paraître sûr de lui en regardant les vouivres et les oiseaux de mer planer dans le ciel d’un bleu aveuglant. Il lui était plus difficile que de raison de cultiver l’image d’assurance –pour ne pas dire d’arrogance – seyant au commandant de l’un des avisos de l’Église Mère. Quant à la raison de ce mal-être, elle ne lui plaisait pas beaucoup. Les messagers du Temple, tant sur terre que sur mer, jouissaient d’une liberté de passage totale avec une priorité absolue. Ils étaient porteurs des ordres et des communications de Dieu, avec toute l’autorité des archanges. Nul mortel n’aurait la témérité de les empêcher de se rendre là où le Tout-Puissant et Son Église les dépêchaient. C’était un fait indiscutable depuis la création et personne n’avait encore osé s’y opposer. Par malheur, Sawal n’était plus du tout certain que l’inviolabilité séculaire des émissaires de l’Église Mère soit encore si respectée. C’était très inquiétant à bien des égards : d’abord à cause des risques potentiels pour sa mission, mais surtout, à plus long terme, parce que la perte de cette immunité aurait des conséquences inimaginables. La remise en question de l’autorité de l’Église de Dieu entraînerait un châtiment certain pour l’âme des fautifs. Et si d’autres égarés s’avisaient de suivre leur exemple… Sawal repoussa cette pensée en se disant – en se persuadant –que, quelle que soit la folie infectant Charis, Dieu ne lui permettrait jamais de s’étendre au-delà des frontières du royaume. L’autorité universelle de l’Église Mère était le pivot non seulement du monde dans lequel il vivait, mais des desseins de Dieu pour le salut de l’homme. Si jamais cette souveraineté venait à être défiée, si elle se trouvait ébranlée, cela aurait des répercussions terrifiantes. Shan-wei, mère damnée du mal, devait s’en lécher les crocs dans le recoin humide et obscur de l’enfer où l’avait recluse l’archange Langhorne en punition de ses péchés. En ce moment même, elle devait secouer ses barreaux et éprouver la résistance de ses chaînes en se délectant de l’orgueil coupable des pécheurs qui cherchaient à exercer leur propre jugement faillible en lieu et place de celui du Très-Haut. C’était Langhorne lui-même qui avait refermé sur elle cette grille pour l’éternité, mais l’homme était doué du libre arbitre. Il pourrait tourner la clé dans la serrure s’il le voulait, et alors… Ces foutus Charisiens ! songea-t-il, morose. Ne se rendent-ils pas compte de la nature de ce qu’ils s’apprêtent à libérer ? Ne s’en préoccupent-ils donc pas ? Ne… Il serra les dents, puis se força à relâcher les épaules avant de prendre une profonde inspiration pour se purifier. Cela n’eut guère d’effet. Ses instructions, émanant du délégué archiépiscopal Thomys, étaient on ne peut plus claires. Il devait remettre coûte que coûte les missives de son supérieur à l’homologue de ce dernier à Eraystor. Cette expression – « coûte que coûte » –n’avait jamais figuré dans ses instructions auparavant. Jusqu’à peu, ç’aurait été inutile, mais dorénavant… — Holà ! du pont ! fit une voix du haut du nid-de-pie. Holà ! du pont ! Trois voiles par bâbord avant ! — Eh bien ! murmura le capitaine de croiseur Paitryk Hywyt de la Marine royale de Charis en scrutant l’horizon à l’aide de sa longue-vue. Voilà qui promet d’être intéressant. Il baissa son instrument et fronça les sourcils, songeur. Ses ordres étaient parfaitement clairs. Ils l’avaient mis plutôt mal à l’aise quand il les avait découverts, mais ils étaient limpides. Or il se surprenait à avoir hâte d’y obéir. Bizarre… Il n’aurait jamais parié là-dessus. — C’est un aviso de l’Église, en effet, dit-il un peu plus fort. À son côté, le lieutenant de vaisseau Zhak Urvyn, officier en second de la Déferlante, goélette de Sa Majesté, manifesta son mécontentement d’un bruit de bouche. — Cela ne va pas plaire à tous nos hommes, capitaine. Hywyt lui coula un regard en coin, puis haussa les épaules. — J’ai le sentiment que l’attitude de nos marins pourrait vous surprendre un peu, lieutenant, lâcha-t-il, narquois. Ils sont plus remontés que je les ai jamais vus et savent très bien pour qui travaille en réalité ce messager. Urvyn hocha la tête, mais son visage se referma encore plus. Hywyt eut une grimace intérieure. Ce n’était pas tant la réaction des hommes qui tracassait son second que la sienne propre. — Faites venir trois quarts bâbord, je vous prie, lieutenant, lança Hywyt avec un peu plus de solennité que de coutume. Préparonsnous à intercepter ce bâtiment. — À vos ordres, capitaine. L’inquiétude d’Urvyn se lut sur son visage, mais il salua son supérieur et transmit ses ordres au timonier, tandis que le reste de l’équipage se précipitait sur les bras et les écoutes dans un crépitement de pieds nus sur le bois du pont. La Déferlante changea de cap pour fendre les flots au plus près bâbord amures. Hywyt ressentit une bouffée de plaisir en sentant son navire répondre à la barre. La gracieuse goélette à deux mâts et pont entier mesurait un peu plus de quatre-vingt-quinze pieds de long à la flottaison et était armée de quatorze caronades de trente livres. Au contraire des autres navires de la flotte, la Déferlante avait été intégralement conçue et construite en tant que croiseur léger destiné à la Marine royale de Charis. Son gréement révolutionnaire la rendait plus rapide et plus fine au près serré que tous les voiliers jamais observés – et encore moins commandés –par Hywyt. Depuis la bataille de l’anse de Darcos, elle avait déjà fait pas moins de sept prises dans les eaux esméraldiennes, soit près de la moitié de celles de toute l’escadre du blocus réunie. C’était tout l’avantage de manœuvrer un navire meilleur marcheur et boulinier que les autres. En outre, le doux tintement des écus tombant dans leur escarcelle avait aidé ses hommes à surmonter leurs derniers scrupules. Ils étaient charisiens, après tout, se rappela-t-il avec amusement. Les nombreux détracteurs de leur pays l’appelaient souvent le « royaume des boutiquiers et des usuriers », et ce bien sûr sans une trace d’approbation. Témoin depuis tant d’années de cette jalousie rancunière, Hywyt devait admettre que tout n’était pas faux dans le stéréotype du Charisien toujours à la recherche de nouveaux moyens de prospérer. Et nous sommes plutôt bons à ce jeu, pas vrai ? se dit-il en sentant un sourire se dessiner sur son visage tandis que se rapprochait inexorablement l’aviso battant pavillon vert foncé. Il n’aurait pas juré que ce navire venait de Corisande, mais aucune autre explication ne semblait très crédible. Pour croiser dans les parages, il avait de toute évidence traversé l’anse des Dauphins, entre Émeraude et Cours-d’Argent, forcément en provenance de la mer de Zebediah. Aucune unité venue de Havre ou de Howard ne serait passée par là. Or Hywyt doutait que Sharleyan de Chisholm nourrisse des velléités de correspondance avec Nahrmahn d’Émeraude en ce moment. Enfin, à en juger par la discrétion recherchée en se glissant dans le détroit séparant l’île de Callie de la côte esméraldienne, cette galère n’avait pas du tout envie d’attirer l’attention de l’escadre du blocus. Par malheur pour elle, elle avait tout de même été repérée, et il était évident malgré ses lignes élégantes qu’elle était beaucoup plus lente que la Déferlante dans les présentes conditions de navigation. — Branle-bas de combat ! lança-t-il avant de regarder l’écart se réduire entre les deux navires tandis que résonnait le battement du tambour. Rahss Sawal fit son possible pour ne pas jurer en voyant la goélette charisienne fondre sur sa galère. De toute évidence, les informations dont il disposait étaient encore plus périmées qu’il le craignait au moment où le délégué archiépiscopal Thomys lui avait remis ses instructions. Il ne s’était pas attendu à tomber sur des navires de guerre charisiens en pleine baie d’Eraystor. Cela étant, il n’aurait jamais imaginé non plus voir le drapeau à kraken d’or sur fond noir de Charis flotter au-dessus de ce qui était naguère la forteresse esméraldienne de l’île de Callie. La présence des bâtiments charisiens était la preuve indiscutable de la totalité de leur victoire dans l’anse de Darcos. L’étendue réelle de la défaite de la flotte alliée était encore incertaine quand Sawal avait quitté Manchyr. Qu’elle ait été écrasante ne faisait aucun doute, mais tout le monde à Corisande se raccrochait à l’espoir que la majorité des bâtiments qui n’étaient pas revenus aient trouvé refuge en Émeraude, où ils aidaient désormais Nahrmahn à défendre les approches de sa capitale. Manifestement non, se dit Sawal avec aigreur. Il distinguait quatre unités à présent, en comptant la goélette qui avait mis le cap sur lui. Toutes arboraient les couleurs de Charis. Elles étaient largement déployées pour couvrir au maximum la surface de la baie. Jamais elles ne se seraient positionnées ainsi s’il existait la moindre possibilité que quelqu’un songe à les attaquer. En y ajoutant le fait que les fortifications insulaires visibles depuis sa dunette ne soient plus des bases esméraldiennes, mais charisiennes, il était flagrant qu’il ne fallait plus compter sur l’existence d’une « flotte alliée », et encore moins d’une force navale capable de défendre son mouillage. Sawal n’avait encore vu aucune de ces nouvelles goélettes charisiennes. Il s’émerveilla de la capacité de ce voilier à remonter au vent, ainsi que de sa surface de toile et de la puissance de son gréement. Son propre navire avait le même nombre de mâts, mais les voiles de son ennemi devaient capturer deux fois plus d’air. La goélette disposait en outre de la stabilité et du tonnage nécessaires pour porter plus de toile. Aussi résistait-elle beaucoup mieux à ces conditions de navigation que sa pauvre galère. Le nombre de sabords perçant sa muraille était tout aussi impressionnant. Sawal sentit les muscles de son abdomen se contracter lorsque l’extrémité trapue des canons en surgit. — Mon père ? Il se tourna vers son second. Son interpellation avait suffi à trahir son anxiété. Sawal n’aurait su lui en vouloir. Non pas qu’il ait la réponse à sa question muette. — Nous verrons bien, frère Tymythy. Maintenez votre cap. — Il ne change pas de cap, fit remarquer Urvyn. Pour ce qui était d’enfoncer des portes ouvertes, on ne fait pas mieux, se dit Hywyt. — Non, en effet, répondit le capitaine avec autant de retenue que possible. L’écart diminuait sans cesse. Il n’était plus que d’à peine trois cents yards et se réduisait encore. Hywyt se demanda combien de temps son adversaire résisterait à ce qu’il espérait à l’évidence n’être qu’un coup de bluff de la part du navire charisien. — Donnez instruction au maître canonnier de se tenir prêt à adresser un coup de semonce à cette galère. Urvyn eut une hésitation. Un flottement infime, que quelqu’un d’autre n’aurait peut-être pas remarqué. Mais cet homme était l’officier en second de Hywyt depuis plus de six mois. L’espace d’un instant, le capitaine se crut dans l’obligation imminente de répéter son ordre, mais Urvyn finit par tourner lourdement les talons pour lever son porte-voix de cuir. — Enseigne de vaisseau Charlz ! cria-t-il. Préparez-vous à adresser un coup de semonce à cette galère ! Le maître canonnier de la Déferlante lui répondit par un grand geste du bras. — J’ai l’impression qu’il… Le frère Tymythy ne termina pas sa phrase. C’était inutile. La violente détonation sèche d’un seul canon s’en chargea très efficacement. Sawal regarda le boulet fendre la crête des vagues avec la finesse de l’aileron d’un kraken en laissant derrière lui un mince sillage blanc. — Il nous a tiré dessus ! s’exclama Tymythy d’une voix rendue stridente par l’indignation. Il avait les yeux écarquillés, comme s’il était sincèrement stupéfait que des Charisiens aient osé insulter de la sorte l’Église Mère. Peut-être l’était-il, du reste. Sawal, en revanche, découvrit qu’il ne partageait en rien sa surprise. — En effet, lâcha le bas-prêtre avec un calme qu’il ne ressentait pas. Je croyais qu’ils ne passeraient jamais à l’acte, rumina-t-il. J’en étais persuadé. Pourquoi ne suis-je donc pas plus étonné qu’ils aient franchi le pas ? C’est le début de la fin du monde, au nom du Tout-Puissant ! Il songea une fois de plus aux dépêches dont il était porteur, à qui elles étaient adressées, et pourquoi. Il réfléchit aux rumeurs qui couraient sur ce qu’espéraient en fait le prince Hektor et ses alliés, sur les récompenses que leur avait promises l’Église. Non, pas l’Église, se reprit-il. Les Chevaliers des Terres du Temple. Nuance ! Pourtant, il avait beau se répéter cette distinction, il savait que ce n’était pas si simple. Malgré les différences juridiques et théoriques séparant les deux entités, rien n’était si tranché. C’était justement cela, comprit-il avec désespoir, qui expliquait son absence de surprise. Il n’arrivait toujours pas à mettre des mots sur ce qu’il ressentait à regarder la vérité en face, mais il le savait. Quelle qu’ait pu être la situation avant l’assaut massif lancé par le prince Hektor et ses alliés sur Charis, les sujets de ce royaume savaient aussi bien que Sawal qui était à l’origine de cette agression. Ils n’ignoraient rien des calculs cyniques et de l’arrogance qui avaient présidé à cette volonté désinvolte de détruire tout un pays dans le sang et le feu. Le « Groupe des quatre » était sorti de l’ombre. Ce qu’il avait envisagé comme la simple élimination d’un petit royaume gênant avait fini par prendre une tout autre dimension. Charis connaissait depuis le début l’identité de son ennemi réel. C’était précisément ce qui expliquait pourquoi ce bâtiment se montrait capable de tirer sur le drapeau de l’Église de Dieu. La goélette était toute proche désormais, à la gîte sous la pression du vent sur son gréement démesuré, son étrave festonnée d’écume et d’embruns étincelant au soleil tels des joyaux multicolores. Sawal distingua les premières silhouettes derrière les modestes pavois, l’uniforme du capitaine à l’arrière, près de la barre, les servants de la pièce de chasse qui rechargeaient leur arme sur la joue tribord. Il considéra les maigres voiles de son propre vaisseau, puis la grâce de kraken de son poursuivant et prit une profonde inspiration. — Amenez nos couleurs, frère Tymythy. — Mon père ? Son second le dévisagea comme s’il n’en croyait pas ses oreilles. — Amenez nos couleurs ! répéta-t-il avec plus de fermeté. — Mais… mais le délégué archiépis… — Amenez nos couleurs ! gronda Sawal. Un instant, il crut son subordonné capable de refuser. Tymythy savait aussi bien que lui quels étaient leurs ordres. Toutefois, il était plus facile à un évêque d’ordonner à un bas-prêtre de préserver « coûte que coûte » l’autorité de l’Église Mère qu’au père Rahss Sawal d’entraîner dans un vain entêtement la mort de tout son équipage. Si nous avions encore une chance de remettre nos missives à qui de droit, je ne me rendrais pas, songea-t-il en se soupçonnant de se mentir à lui-même, mais il est évident que nous ne pourrons pas leur échapper. Si ces gens sont aussi déterminés à nous tirer dessus que je le crois, ils feront des cure-dents de cette galère en une seule bordée, deux tout au plus. Il ne servirait à rien de nous faire ainsi massacrer, d’autant que nous ne sommes même pas armés. Le pavillon qui ne s’était avant ce jour jamais incliné devant un quelconque pouvoir mortel descendit de la tête de mât de l’aviso. Face à ce spectacle, Sawal sentit la moelle de ses os se figer comme sous l’action d’un vent glacial. C’était bien peu de chose que ce bout de tissu brodé. Mais c’était toujours ainsi que débutaient les grandes catastrophes, non ? Par d’humbles détails, les premières pierres d’un éboulis. Peut-être aurais-je dû les pousser à nous tirer dessus. Dès lors, toute ambiguïté aurait été levée. Si Charis est prête à défier ouvertement l’Église Mère, quelques morts dans les rangs de celle-ci l’auraient sans doute aidée à le comprendre. Peut-être, mais Sawal était un prêtre et non un soldat. Il lui était impossible de déchaîner une telle violence. En outre, se répétait-il, le simple fait que Charis ait ouvert le feu sur le drapeau de la sainte Église de Dieu devrait suffire largement, sans qu’il soit nécessaire d’y ajouter l’assassinat de ses hommes. Cela suffirait, sans aucun doute. Et pourtant, alors même qu’il s’efforçait de s’en persuader, il savait qu’il se trompait. Les vies qu’il venait de sauver seraient aussi insignifiantes que des graines de moutarde emportées par un ouragan face aux abominables montagnes de mort qui se profilaient à l’horizon immédiat. .II. Palais du prince Hektor Manchyr Principauté de Corisande Hektor Daykyn sentit ses orteils buter contre le rebord de l’ornière râpeuse creusée par un boulet charisien sur le pont de la galère Lance. C’était loin d’être la seule. Le prince de Corisande effleura de la main la lisse de pavois pulvérisée par la chute d’un mât réduit en charpie. — Le capitaine de vaisseau Harys a eu toutes les peines du monde à rapatrier ce bâtiment, Votre Altesse, souffla l’homme qui marchait à sa droite. — Oui, je vois cela, fit Hektor. Il s’était exprimé d’une voix étrangement distante et ses yeux semblaient rivés sur un détail qu’il était seul à voir. Le flou de ce regard inquiéta messire Taryl Lektor, comte de Tartarian. Une fois confirmé le décès au combat du duc de Flots-Noirs, Tartarian était devenu le chef de la Marine de Corisande, ou du moins de ce qui en tenait lieu au départ, et de ce qu’il en restait. À ce titre, il n’aimait pas beaucoup voir son prince s’abîmer ainsi dans la réflexion. Cela ressemblait trop peu au Hektor résolu et sûr de lui qu’il connaissait. — Père, on peut y aller, maintenant ? Hektor cligna des yeux pour revenir à la réalité et se tourna vers le garçon debout à son côté. Il avait ses yeux noirs et son menton, mais les cheveux cuivrés de sa défunte mère, native du Nord. Il tiendrait sans doute aussi de son père par la taille, même s’il était un peu tôt pour en juger. Du haut de ses quinze ans, le prince héritier Hektor était toujours en pleine croissance. Et ce n’est pas qu’en taille qu’il doit encore grandir…, songea son père avec sévérité, avant d’ajouter à voix haute : — Non. L’adolescent fronça les sourcils et se voûta en fourrant ses mains dans les poches de ses hauts-de-chausses. Il aurait été un peu injuste de qualifier son expression de « boudeuse », mais le prince Hektor ne trouva pas de meilleur terme. Irys, tu en vaux dix comme lui, se dit-il. Oh ! que n’es-tu née de sexe masculin ? Par malheur, la princesse Irys était une fille. Par conséquent, Hektor devrait se contenter du fils qui portait son prénom. — Écoute un peu, Hektor, lâcha-t-il avec un rien de froideur dans le regard et la voix. Des hommes sont morts pour rapporter ce navire. Tu pourrais apprendre beaucoup de leur exemple. Le jeune prince rougit de colère face à cette réprimande publique. Son père observa son changement de couleur avec une certaine satisfaction, puis se rappela qu’il était sans doute malavisé d’humilier devant des tiers l’enfant qui prendrait un jour sa place sur son trône. Les princes qui se souvenaient de tels traitements avaient tendance à les répercuter sur leurs sujets, avec des résultats pour le moins prévisibles. Non pas que soient particulièrement bonnes les chances de ce prince héritier-là d’exercer un jour un tel pouvoir… et les dommages subis par la galère à bord de laquelle se tenait Hektor n’y étaient pas étrangers. Il tourna sur lui-même pour examiner le bâtiment sur toute sa longueur. Tartarian avait raison. Rapatrier cette épave avait dû être un vrai cauchemar. Les hommes pompaient encore ses fonds comme elle rappelait sur son ancre. La longue et lente traversée du retour de l’anse de Darcos, sur près de sept milliers de milles, à bord d’un navire percé au moins dix fois sous la flottaison et dont un tiers de l’équipage avait été massacré par l’artillerie charisienne était de ces épopées dont on fait les légendes. Hektor n’avait même pas essayé de compter les trous ménagés dans les œuvres mortes, mais il avait pris mentalement note de ne pas oublier d’obtenir une promotion au capitaine de vaisseau Zhoel Harys. Je ne manque pas de postes auxquels le hisser ! se dit-il en baissant les yeux sur les taches sombres souillant le pont de la Lance, là où ses virures étaient imbibées de sang humain. — D’accord, Hektor, finit-il par lâcher. On peut y aller… Tu es en retard pour ta leçon d’escrime, de toute façon. Quelques heures plus tard, le prince Hektor, l’amiral de Tartarian, messire Lyndahr Raimynd et le comte de Coris étaient assis dans la petite salle du Conseil, dont la fenêtre donnait sur le mouillage militaire. — Combien cela en fait-il en tout, Mon Prince ? s’enquit le comte de Coris, chef des services secrets de Hektor. — Neuf, répondit celui-ci avec plus de hargne qu’il aurait voulu en montrer. Neuf, répéta-t-il sur un ton plus mesuré, et je doute qu’il en revienne beaucoup plus. — Sans compter que, d’après les derniers messages du grand-duc, aucune des galères de Zebediah n’est rentrée à ce jour. — J’en suis bien conscient… Et cela ne me surprend pas ! Elles n’étaient pas bien nombreuses et, malgré tout ce que pourra dire Tohmas, je parie que ses fiers capitaines se seront rendus aussi vite que ceux de Chisholm. Il eut un grognement intérieur. Après tout, ils ont pour moi à peu près autant d’affection que Sharleyan. À la réflexion, se dit-il, c’était un peu injuste. Il s’était écoulé plus de vingt ans depuis qu’il avait vaincu, destitué et – certes – exécuté le précédent prince de Zebediah… lequel n’était de toute façon pas le meilleur des souverains, même quand il avait encore une tête, comme étaient forcés de l’admettre jusqu’aux plus farouches patriotes de l’île. Sans doute Hektor avait-il un peu manqué de tact dans sa façon de veiller à la disparition des ultimes foyers de résistance et à l’extinction définitive de l’ancienne dynastie. De même, il avait été contraint depuis de faire un exemple d’occasionnels nobles ambitieux. Cela étant, depuis qu’ils étaient sujets de Corisande, les Zebedians bénéficiaient d’un gouvernement honnête et ne payaient pas beaucoup plus d’impôts qu’auparavant. Bien sûr, le produit de ces ponctions profitait davantage à Corisande qu’à Zebediah, mais on ne pouvait pas perdre une guerre et prétendre tout avoir. Quoi que puissent penser les roturiers, Tohmas Symmyns et ce qu’il restait de ses amis aristocrates savaient parfaitement où se trouvait leur intérêt. Le père de Symmyns, par exemple, n’était que baron quand Hektor l’avait élevé au rang de grand-duc, un titre spécialement créé pour lui que conserverait son fils tant qu’il garderait la confiance de Hektor. Malgré tout, nul n’aurait pu nier que les Zebedians montraient moins d’enthousiasme que les Corisandins de souche à verser leur sang au service de la maison Daykyn. Conséquence probable de tout le sang qu’avait fait couler de leurs veines ladite maison au cours des quelques décennies passées… — Franchement, Votre Altesse, intervint l’amiral de Tartarian, cela m’étonnerait que d’autres rentrent au port, que leur équipage soit corisandin ou zebedian. La Lance est pour ainsi dire une épave. Compte tenu des dégâts et des pertes qu’elle a subis, c’est un miracle que Harys ait pu la ramener. Et ce même sans avoir battu un record de traversée… (Il secoua la tête, l’air sinistre.) Si d’autres bâtiments ont encore plus souffert de la bataille, ils ont certainement sombré avant d’atteindre les eaux de Corisande. Ou alors ils se sont échoués sur une île, quelque part entre l’anse de Darcos et ici. — Je partage votre opinion, affirma Hektor avant de prendre une profonde inspiration. Ce qui signifie que, le jour où Haarahld viendra à nous, nous n’aurons aucune flotte à lui opposer. — Si nos renseignements sont exacts, aucun alignement de galères conventionnelles ne pourrait l’arrêter de toute façon, Votre Altesse, fit remarquer l’amiral. — C’est vrai. Nous n’avons plus qu’à mettre sur pied notre propre flotte de galions « dernier modèle ». — Quelles sont les chances que Haarahld nous en donne le temps, Mon Prince ? demanda Coris. — Je vous en laisse juge, Phylyp. J’espère seulement (Hektor afficha un sourire corrosif) que vos prévisions seront plus précises que les miennes. Le comte ne broncha pas, mais aucune satisfaction ne se lut dans ses traits pour autant. Phylyp Ahzgood, comme son homologue de Charis, n’était pas né de la noblesse. Il avait reçu son titre – suite au décès malencontreux de l’ancien comte de Coris, compromis dans la dernière tentative sérieuse d’assassinat de Hektor – en remerciement de son travail en tant que chef des services secrets du prince. Au fil des ans, il était devenu ce qui se rapprochait le plus d’un premier conseiller pour son souverain. Cependant, il avait considérablement baissé dans son estime depuis qu’il était apparu que les innovations navales de Haarahld de Charis avaient été cruellement sous-estimées. Si sa tête tenait encore sur ses épaules, c’était uniquement parce que personne ne l’avait vu venir mieux que lui. — À vrai dire, je crois que nous avons un peu de temps devant nous, Votre Altesse, reprit Tartarian. L’amiral avait l’air benoîtement inconscient de ce qui se jouait entre Coris et le prince, même si celui-ci doutait fort que ce soit vraiment le cas. — En fait, je suis plutôt de votre avis, amiral, déclara Hektor. Cela dit, je serais curieux de savoir si nous avons suivi le même raisonnement. — Tout dépend des ressources de Haarahld et de sa capacité à mener à bien sa stratégie, Votre Altesse. D’après ce qui nous a été rapporté jusqu’à présent, il n’a pas l’air d’avoir perdu beaucoup de ses foutus galions. Il n’en a peut-être même perdu aucun. D’un autre côté, il n’en possédait pas tant que ça avant la bataille. Disons qu’il dispose de trente ou quarante unités. C’est déjà une flotte très puissante, notamment compte tenu de sa nouvelle artillerie. Elle viendrait sans doute à bout de n’importe quel alignement à la surface de Sanctuaire. Cependant, si Haarahld la divise pour traiter plusieurs objectifs, elle sera très affaiblie. Malgré ce que viennent d’endurer nos marins, il devra prendre quelques précautions pour surveiller ses eaux territoriales et protéger ses navires marchands. » Selon toute probabilité, il n’est capable de lancer qu’une offensive à la fois. J’adorerais qu’il lui prenne l’envie de mener de front plusieurs campagnes, mais je ne le crois pas assez stupide pour cela. Tant que nous y sommes, n’oublions pas qu’il ne dispose d’aucune armée terrestre digne de ce nom. Or Corisande n’est tout de même pas un vulgaire caillou au milieu de l’océan. Elle s’étend sur plus de dix-sept cents milles du cap Chauve à la baronnie de Dairwyn, et sur près de deux milliers de milles du cap Targan à la pointe du Vent-d’Ouest. Même s’il est moins densément peuplé que Harchong ou le Siddarmark, cela reste un territoire immense à contrôler. S’il y tient vraiment, Haarahld pourra lever une armée assez imposante pour combattre simultanément nos forces et celles d’Émeraude, mais cela lui prendra du temps, lui coûtera très, très cher et pèsera lourdement sur son aptitude à poursuivre son développement naval. » Dans le meilleur des cas – de son point de vue, je veux dire –, il lui faudra des quinquaines, voire des mois avant de pouvoir envisager une opération maritime d’envergure. Quand bien même, Émeraude se trouve beaucoup plus près de Charis que Corisande. Il ne commettra jamais l’erreur de laisser le prince Nahrmahn libre d’agir dans son dos en envoyant contre nous l’essentiel de sa flotte et tous les fusiliers marins qu’il aura pu mobiliser. Il commencera donc par neutraliser Émeraude. Même si je n’ai pas une grande opinion de l’armée esméraldienne, elle a le mérite d’exister. Si elle se dresse contre Haarahld, il faudra au moins deux mois supplémentaires à celui-ci pour prendre les principaux ports et cités de l’île. Quant à la soumission du territoire entier, si les sujets de Nahrmahn décident de lui rester fidèles, elle prendra encore plus de temps. » Par conséquent, si Haarahld s’en tient à une stratégie conventionnelle, je doute fort qu’il soit capable de nous atteindre cette année. — Belle démonstration, amiral, commenta Hektor. Dans l’ensemble, je suis assez d’accord avec vous. Mais n’oubliez pas que Haarahld de Charis a déjà prouvé son aptitude à s’écarter des stratégies conventionnelles, justement. — Oh ! je ne l’oublie pas, Votre Altesse. Aucun marin ne l’oubliera de sitôt, je vous assure. — Parfait. (Le prince afficha un sourire glacial, puis agita la main.) Supposons pour l’instant que votre analyse soit correcte. Même dans le cas contraire, nous avons au moins un mois ou deux devant nous avant que l’ennemi soit capable de frapper à notre porte. Oh ! nous verrons bien quelques unités rôder le long de nos côtes et s’en prendre aux marchands assez sots pour croiser leur route, mais il faudra plus longtemps à Haarahld pour organiser une expédition plus belliqueuse. Et s’il tarde trop à nous attaquer, nous aurons peut-être quelques mauvaises surprises pour lui quand il arrivera. — Des surprises de quel genre, Mon Prince ? s’enquit Coris. — Pour commencer, les dessins qu’a réalisés Flots-Noirs des nouveaux canons charisiens nous sont bien parvenus. Il est regrettable que nos prises se soient retrouvées à Eraystor pour je ne sais quelle raison, mais ces croquis et les notes du capitaine de vaisseau Myrgyn les accompagnant suffisent à nous éclairer sur les nouveaux affûts des canons charisiens et leurs charges ensachées. Je rêverais d’en savoir plus sur leur poudre améliorée, mais… Hektor fit la grimace et haussa les épaules. C’était le seul point du rapport de Myrgyn à manquer de précision. — Malgré le flou entourant ce détail, poursuivit-il, nous devrions pouvoir profiter de ce que nous savons des améliorations apportées à l’artillerie charisienne. La question est de savoir combien de temps il nous faudra pour mettre tout cela en pratique. — J’ai déjà discuté des nouveaux canons avec notre maître d’artillerie, Votre Altesse, dit Tartarian. Il est aussi contrarié que moi que les mêmes idées ne nous soient jamais venues à l’esprit. Elles sont si simples que… (Le comte se tut et secoua la tête.) Pardonnez-moi, Votre Altesse. (Il s’éclaircit la voix.) Voici où je voulais en venir : notre maître d’artillerie a déjà commencé à fabriquer les moules de ses premiers canons de nouvelle conception. Bien entendu, de nombreux essais seront nécessaires et il faudra ensuite aléser et monter chaque pièce. Toujours est-il qu’il s’estime capable de livrer les premières d’ici à un mois et demi environ. Je lui ai assuré comprendre (Tartarian plongea son regard dans celui de Hektor) que ce n’était qu’une estimation et je lui ai garanti que personne ne lui reprocherait rien si elle se révélait trop optimiste, malgré toute la bonne volonté de notre homme. Hektor fit une nouvelle grimace, qu’il accompagna toutefois d’un signe d’acquiescement. — Pendant que le maître d’artillerie travaille là-dessus, poursuivit Tartarian, j’ai entrepris d’imaginer les modifications à apporter à nos galions pour accueillir ce nouvel armement. Il ne suffira malheureusement pas de percer des sabords dans leurs murailles… Je me refuse d’ailleurs à imaginer pour l’instant combien de temps il nous faudra pour équiper notre premier navire. Nous ferons de notre mieux, mais je nous crois incapables de mettre à l’eau une flotte équivalente à celle de Haarahld en moins de deux ans, Votre Altesse. Vous m’en voyez navré, mais c’est la stricte vérité. — Soit ! Ces chiffres ne me plaisent pas plus qu’à vous, amiral, mais il faudra nous contenter de ce qu’il nous sera possible de réaliser dans le temps imparti. À mon avis, du moins à court terme, cela impliquera d’affecter les derniers produits de nos fonderies à nos batteries côtières les plus stratégiques avant de songer à leur faire prendre la mer. — Si je puis me permettre, Votre Altesse, j’aimerais apporter une nuance à cela. Je conviens que priorité doive être donnée aux batteries côtières, mais toutes les bouches à feu que nous pourrons mettre à flot pour appuyer leur action formeront un atout considérable. Nous devrions pouvoir mettre en place assez vite des batteries flottantes – de gros radeaux équipés de pavois aptes à abriter les canonniers des projectiles légers – pour contribuer à la protection de nos principaux bassins. De même, il serait très utile en termes de défense portuaire de doter un maximum de galions d’un tel armement. — Je vois. Hektor prit un air songeur en jaugeant les arguments de l’amiral, puis eut un geste d’indifférence. — Vous avez peut-être raison, amiral. Hélas, je crains que cela n’ait guère d’importance dans l’immédiat. Une fois que vous aurez lancé la construction de galions capables d’accueillir ces pièces, nous pourrons réétudier nos priorités. — Oui, Votre Altesse. — Ce qui nous amène à vous, Lyndahr, enchaîna Hektor en se tournant vers son ministre du Trésor. J’en ai bien conscience, nous n’avons pas de quoi financer une nouvelle flotte. Et pourtant cela resterait moins cher que de nous acheter une nouvelle principauté. J’attends donc de vous de la créativité. — Je comprends, Mon Prince, répondit Raimynd. Je suis justement en train d’y réfléchir. Le problème est que nos caisses ne sont pas assez pleines pour couvrir ne serait-ce que les frais initiaux d’un tel programme d’armement. Mais peut-être devrais-je souligner que nos caisses ne sont pas les seules qui existent… — Ah ? fit Hektor en haussant un sourcil. — Il me semble, Mon Prince, glissa Raimynd avec circonspection, que les Chevaliers des Terres du Temple risquent d’être un peu… déçus par le résultat de notre récente campagne. — C’est le moins qu’on puisse dire ! ironisa Hektor. — Je le crains aussi, Mon Prince. Il m’est apparu que, dans ces circonstances, les Chevaliers pourraient, comment dire… partager certains intérêts avec votre principauté. Je crois même qu’il ne serait pas déraisonnable de leur demander de nous rembourser les frais engagés lors de notre entreprise commune. Lyndahr Raimynd, songea Hektor, aurait dû être diplomate au lieu de comptable. — Je suis d’accord avec vous, dit-il à voix haute. Malheureusement, les Chevaliers des Terres du Temple ne siègent pas tout près d’ici. Même avec l’aide des sémaphores et des avisos de l’Église, il faut des quinquaines pour échanger avec eux le moindre message. Et ne parlons pas d’or ou d’argent ! En outre, si Haarahld avait vent de la circulation de telles richesses, j’aurais une petite idée de la prochaine cible de ses croiseurs. — C’est vrai, Mon Prince. Néanmoins, il se trouve que le délégué archiépiscopal Thomys réside en ce moment même à Manchyr. Si vous entriez discrètement en contact avec lui pour lui expliquer la nature précise de nos besoins, vous devriez pouvoir le convaincre de soutenir nos efforts. — De quelle manière ? — S’il en convenait, le délégué archiépiscopal pourrait émettre des lettres de crédit sur le Trésor des Chevaliers des Terres du Temple. Il nous faudrait peut-être accorder de légères remises sur leur valeur nominale, mais elles auraient de bonnes chances de circuler sans dépréciation, car il ne viendrait à l’idée de personne de douter de la solvabilité du Temple. Nous pourrions dès lors émettre nos propres lettres de crédit, avec la garantie de celles du délégué archiépiscopal, pour financer notre développement militaire. — Et s’il refusait de compromettre les Chevaliers ? s’enquit Tartarian, ce qui lui attira le regard de Raimynd. Je comprends la logique de ce que vous venez d’énoncer, messire Lyndahr. Cependant, le délégué archiépiscopal craindra peut-être de manquer de l’autorité nécessaire pour engager la responsabilité financière du Temple. Par ailleurs, en toute sincérité, si je dirigeais une fonderie ou un chantier naval, j’hésiterais un peu à accepter une lettre de crédit des Chevaliers qui ne porterait pas leur sceau, si vous voyez ce que je veux dire. — Objection valable, admit Hektor, mais pas insurmontable. Lyndahr, c’est une idée excellente et qui mérite d’être approfondie. Si jamais le délégué archiépiscopal Thomys avait du mal à se laisser convaincre, nous pourrions lui rappeler que, sans engager la responsabilité légale des Terres du Temple, il a toute autorité sur les ressources de l’archevêché. Il dispose d’assez de biens en Corisande pour garantir une lettre de crédit propre à couvrir nos besoins pendant plusieurs mois. Ensuite, nous aurons certainement reçu des nouvelles des Chevaliers. Je crois qu’ils comprendront vos arguments et accepteront ces dispositions. Sinon, il ne nous restera plus qu’à trouver une autre solution. — Oui, Votre Altesse. Raimynd inclina la tête en une sorte de demi-révérence. — Parfait, dit Hektor en reculant son siège. C’est à peu près tout ce dont nous pouvions discuter utilement cet après-midi. N’oubliez pas de me tenir informé de tout ce dont nous venons de parler. Je sais que vous vous trouvez dans une position assez… inconfortable. (Il sourit à pleines dents.) Cependant, si Haarahld prend juste assez de temps pour écraser Émeraude, nous devrions avoir assez avancé dans nos travaux pour lui donner du fil à retordre quand il atteindra Corisande ! .III. Cathédrale de Tellesberg Royaume de Charis Un impressionnant silence régnait dans la cathédrale de Tellesberg. La gigantesque structure circulaire était pleine à craquer, presque autant que pour les funérailles du roi Haarahld. Pourtant, l’atmosphère était tout autre qu’en cette triste occasion. On y retrouvait autant de colère, d’indignation et de détermination, mais avec quelque chose en plus. Un sentiment qui planait tel le lourd silence précédant un orage. Une tension qui n’avait cessé d’enfler au cours des quinquaines ayant suivi la mort du souverain. Le capitaine Merlin Athrawes de la garde royale de Charis comprenait cette nervosité. Debout à l’entrée de la loge royale, tout à sa tâche de protection du roi Cayleb, ainsi que de ses jeunes frère et sœur, il savait précisément ce qui inquiétait cette immense foule presque muette. Ce qu’il n’osait deviner, en revanche, c’était comment elle réagirait quand arriverait le moment tant attendu. C’est-à-dire, songea-t-il, dans environ vingt-cinq secondes. Comme si sa pensée avait prise sur la réalité, la porte de la cathédrale s’ouvrit en grand. Pas une musique, pas un chant ne troublait le silence ce jour-là. Le déclic métallique du loquet sembla se répercuter sans fin à la façon d’un coup de mousquet. Les deux vantaux pivotèrent sans un bruit, sans un à-coup sur leurs gonds méticuleusement graissés et entretenus. Un acolyte solitaire chargé d’un sceptre pénétra dans la nef. Il ne fut suivi d’aucun thuriféraire ni porteur de cierge, mais d’une simple procession – relativement modeste pour la plus éminente cathédrale de tout un royaume – de prêtres parés de tous les atours scintillants de l’Église de Dieu du Jour Espéré. Ils avancèrent dans la lumière multicolore dispensée par les vitraux. Le silence parut s’intensifier, se répandre telles des ondulations à la surface de l’eau. La tension, en revanche, augmenta d’un cran et le capitaine Athrawes fut obligé de prendre sur lui pour empêcher sa main droite de se poser sur la poignée de son katana. Une vingtaine d’ecclésiastiques se succédèrent, menés par un homme vêtu de la soutane blanche bordée d’orange des archevêques et d’une chape magnifiquement brodée, raidie par ses fils d’or et d’argent, ses pierres précieuses. La lourde couronne incrustée de rubis remplaçant celle des évêques, plus légère et plus simple, qu’il avait toujours portée avant ce jour sous cette coupole proclamait le même rang que sa robe dans la hiérarchie de l’Église. Le rubis de son anneau étincelait à son doigt. Les dix-neuf autres hommes du cortège portaient une chape à peine moins majestueuse sur une soutane entièrement blanche. En guise de couronne, ils étaient coiffés du modeste tricorne à cocarde blanche qu’arboraient les évêques en la cathédrale d’un autre prélat. Ils avaient les traits moins sereins que ceux de leur hôte. Certains avaient même l’air plus tendus, plus préoccupés que les laïcs qui les attendaient. La procession avança d’un pas mesuré et régulier le long de l’allée centrale jusqu’au sanctuaire, où se séparèrent les ecclésiastiques. L’homme en habit d’archevêque s’approcha du trône réservé au vicaire de l’archange Langhorne en Charis. Des murmures s’élevèrent çà et là quand il s’y assit. Le capitaine Athrawes ignorait si le prélat les avait entendus. Si tel était le cas, il n’en montra aucun signe en attendant que ses évêques prennent place sur les sièges sculptés, mais beaucoup plus humbles, disposés de part et d’autre du sien. Lorsque se fut assis le dernier religieux, il régna de nouveau un silence absolu, quoique fragile sous le poids de la tension environnante, tandis que l’archevêque Maikel Staynair embrassait ses fidèles du regard. L’archevêque Maikel était un homme d’assez haute stature pour un Sanctuarien, à la barbe foisonnante, au nez fort, aux mains larges et puissantes. C’était aussi le seul être humain présent dans cet édifice à avoir l’air vraiment calme. Et il l’était sans doute effectivement, se dit le capitaine Athrawes en se demandant comment cet homme y parvenait. Même la foi avait ses limites, d’autant que le droit de Staynair à porter cette couronne et ces habits, ainsi que de s’asseoir sur ce trône, n’avait pas été confirmé par le Conseil des vicaires, et que rien ne permettait d’espérer que celui-ci s’y résolve un jour. Ce qui expliquait, bien entendu, l’anxiété empreignant le reste de l’assemblée. Enfin, Staynair prit la parole. — Mes enfants (sa voix puissante et entraînée portait sans peine, aidée en cela par le silence absolu et plein d’expectative régnant dans l’édifice), nous avons bien conscience de l’anxiété, de l’inquiétude, de la peur que beaucoup d’entre vous devez ressentir face à la vague de bouleversements sans précédent qui s’est abattue sur Charis ces derniers mois. Un phénomène que même le capitaine Athrawes, malgré son ouïe exceptionnelle, n’aurait pu qualifier de « sonore » parcourut les rangs des fidèles lorsque les mots de l’archevêque leur rappelèrent la tentative d’invasion qui avait coûté la vie à leur roi. Par ailleurs, son emploi du « nous » épiscopal soulignait le fait qu’il s’exprimait ex cathedra et proclamait à ce titre la doctrine officielle, légitime et incontournable de son archevêché. — Il convient de toujours aborder le changement avec prudence, poursuivit le prélat, et de l’éviter s’il n’a d’autre motivation que lui-même. Pourtant, même le Saint-Office de l’Inquisition a déjà reconnu par le passé qu’il est parfois inévitable. L’ordonnance du grand-vicaire Tomhys, De l’obédience et de la foi, a établi il y a près de cinq siècles que, dans certaines circonstances, chercher à nier ou à esquiver les conséquences d’une évolution nécessaire devient en soi un péché. C’est le cas aujourd’hui. Il marqua une pause dans un silence de mort. La tension environnante s’était muée en une concentration totale sur l’archevêque Maikel, que l’assemblée écoutait en retenant son souffle. Une ou deux têtes tressaillirent, comme si leur propriétaire avait été tenté de jeter un coup d’œil à la loge royale, mais personne ne franchit le pas. Le capitaine Athrawes soupçonnait qu’il aurait été physiquement impossible à quiconque de détacher son regard de l’orateur à ce moment. — Mes enfants (l’archevêque eut un sourire triste), nous vous savons nombreux à éprouver de l’inquiétude, voire de la colère, à nous voir ainsi vêtu pour remplir les fonctions sacerdotales qui nous ont été confiées. Nous n’avons pas le cœur de vous en vouloir. Cependant, nous croyons que ce qu’il advient en Charis aujourd’hui est la volonté de Dieu. C’est le Seigneur Lui-même qui nous a appelé à remplir cet office, non pas en considération d’une quelconque aptitude, éloquence ou grâce dont nous pourrions, à l’instar de n’importe quel autre mortel, être doué, mais parce que la volonté de Dieu est de remettre de l’ordre dans Sa maison sanctuarienne et dans le cœur de Ses enfants. » De ce jour de deuil et de douleur que nous vivons tous, nous devons faire un jour de renouvellement et de renaissance. Un jour où nous – nous tous, chaque homme et chaque femme de cette assemblée – réaffirmons ce qui est vrai, juste et bon, où nous refusons d’abandonner ces valeurs à ceux qui voudraient les profaner. Nous devons le faire sans succomber à la tentation du pouvoir, sans écouter la voix de l’intérêt personnel, sans nous laisser souiller par la haine ou la soif de vengeance. Nous devons agir avec sérénité, mais fermeté, dans un esprit de légitime déférence envers les fonctions et les institutions de l’Église Mère. Mais, avant tout, nous devons agir. Toutes les personnes présentes étaient pendues aux lèvres de l’archevêque. Pourtant, malgré le caractère posé, rationnel et rassurant du discours de Staynair, le capitaine Athrawes ne remarqua dans la foule aucun début de soulagement. — Mes enfants, avec la permission, l’approbation et le soutien du roi Cayleb, nous souhaitons vous présenter aujourd’hui le texte de notre premier message officiel au grand-vicaire et au Conseil des vicaires. Nous ne voudrions pas vous donner l’impression d’agir dans l’ombre, de vous cacher des aspects de nos activités et de nos motivations. Vous êtes les enfants de Dieu. Vous avez le droit de savoir ce qu’ont été amenés à accomplir dans le cadre de leurs responsabilités pastorales les hommes à qui revient la charge de veiller sur votre âme immortelle. L’archevêque tendit le bras et l’un des évêques se leva. Il se dirigea vers le trône et posa dans la main de son supérieur un document orné d’un sceau et d’une signature complexes. Des rubans, de la cire et du métal pendaient du riche et épais parchemin noirci à la plume dont le bruissement résonna dans le silence. Staynair entama sa lecture. — À Sa Sainteté le grand-vicaire Erek, de son nom le dix-septième, de son office le trente-huitième, sénéchal et serviteur de Dieu et de l’archange Langhorne, qui est, a été et sera le représentant de Dieu en Sanctuaire, de la part de l’archevêque Maikel Staynair, pasteur de Charis, salutations au nom et dans la fraternité du Seigneur. Il lisait avec autant de puissance et d’éloquence qu’il s’exprimait à l’ordinaire, d’une voix propre à donner vie au plus aride et assommant des textes administratifs en faisant comprendre à qui l’entendait combien il comptait. Non pas qu’il eût fallu un talent particulier pour en persuader les paroissiens réunis ce jour-là. — C’est avec le plus profond et le plus amer regret que nous nous devons d’informer Sa Sainteté que de récents événements survenus en Charis nous ont révélé un mal terrible qui infeste l’Église de Dieu. L’air frémit dans la cathédrale, comme si ses occupants avaient tous pris leur respiration en même temps. — L’Église et le Conseil des vicaires ordonnés par l’archange Langhorne au nom de Dieu sont corrompus, reprit Staynair sur le même ton imperturbable. Les affectations, décisions, indulgences, autorisations et attestations, ainsi que les actes de condamnation et d’anathème font l’objet de négociations et de troc. Lautorité divine est bafouée et insultée par l’ambition, l’arrogance et le cynisme d’hommes qui se prétendent vicaires de Dieu. Nous joignons à cette missive les preuves attestant de ce que nous exprimons ici en nos propres termes. Il marqua une courte pause puis leva les yeux. Il ne lisait plus, mais récitait de mémoire en balayant du regard les visages muets et tendus des fidèles rassemblés dans le majestueux édifice. — Nous accusons Zahmsyn Trynair, qui se prétend vicaire de Dieu et chancelier de Son Église, ainsi qu’Allayn Magwair, Rhobair Duchairn et Zhaspyr Clyntahn, qui se prétendent vicaires de Dieu, de crimes contre ce royaume, cet archevêché, la sainte Église Mère et le Tout-Puissant. Nous joignons à la présente des documents prouvant qu’ils ont, dans le cadre de ce qu’il est convenu d’appeler le « Groupe des quatre », organisé et encadré la récente agression menée contre le peuple de Charis ; que Zahmsyn Trynair, de façon individuelle, et ses trois comparses, de concert, se sont servis de leur identité de « Chevaliers des Terres du Temple » pour inciter les rois du Dohlar et de Tarot, la reine de Chisholm, ainsi que les princes d’Émeraude et de Corisande à s’allier dans l’intention expresse de détruire ce royaume par le fer et le feu ; qu’ils ont dépensé, détourné et volé le contenu des coffres de l’Église Mère pour financer leur projet d’anéantissement de Charis ; qu’ils ont, comme nombre de leurs semblables, de façon systématique et continue, abusé de leur autorité et de leur position pour obtenir prestige, richesse, luxe et pouvoir personnels. » Nous ne pouvons plus demander à nos oreilles de ne pas entendre, ni à nos yeux de ne pas voir cette entreprise persistante de vile corruption. Les hautes fonctions de l’Église Mère ne sont ni la vertu monnayable de gourgandines de portes cochères ni le fruit de rapines cédé aux receleurs dans des caveaux obscurs à l’abri des regards. Elles ont été instituées par Dieu pour être exercées au service de Ses enfants. Pourtant, dans les mains de ces hommes dépravés à qui il a été permis d’empoisonner de l’intérieur l’Église du Seigneur, elles sont devenues des outils d’oppression, de persécution et, à l’occasion, d’appel à la tuerie. » Nous, archevêque de Charis, au nom et avec le consentement de notre vénérable souverain, le roi Cayleb II, refusons de tolérer plus avant l’avilissement de l’Église de Dieu. La mère de tous les hommes et de toutes les femmes est devenue la prostituée de Shan-wei, car elle a permis à tous les maux énumérés dans ce message et les preuves qui l’accompagnent non seulement d’exister, mais de se développer. Par conséquent, nous, pas plus que nos gouvernants ni les enfants du Seigneur placés sous notre protection, ne nous considérons plus comme les serviteurs aveugles d’hommes qui vendent les faveurs de cette catin au plus offrant. Nous nous détachons d’eux et de vous, tout comme nous vous réprouvons pour les avoir autorisés à s’épanouir telle de l’ivraie dans le jardin que le Tout-Puissant vous a confié. » L’archevêché et le royaume de Charis rejettent l’autorité de meurtriers, de violeurs, d’incendiaires et de voleurs. S’il vous est impossible de purger l’Église de ces chancres et de ces poisons, alors nous nous débarrasserons d’eux. Dès lors, avec le temps et à la grâce de Dieu, nous purifierons l’Église Mère des hommes qui profanent l’habit et l’anneau de leur sacerdoce à chacune de leurs respirations et de leurs décisions. » Ce n’est pas d’un cœur léger que nous avons pris cette décision, assura Maikel Staynair au lointain chef du Conseil des vicaires tout en sondant le visage, l’expression et l’âme de ses paroissiens. C’est dans les larmes et la douleur que nous nous y voyons contraints, comme des fils et des filles d’une mère tant aimée qui ne peuvent plus la servir car sa seule ambition n’est plus que d’asservir et d’assassiner de façon systématique ses propres enfants. » Cependant, quelle que soit notre tristesse, quels que soient nos regrets qu’il ne puisse en être autrement, nous n’avons d’autre choix que de prendre cette résolution. Aussi en appelons-nous en ce jour au jugement du Dieu qui nous a créés et lui demandons-nous de statuer entre nous et les vrais pères de la corruption. .IV. Palais du roi Cayleb II Tellesberg Royaume de Charis Debout à l’entrée de la salle du Conseil, vêtu de l’uniforme noir et or de la garde royale de Charis, Merlin Athrawes observait un jeune homme captivé, à l’abri de sa fenêtre, par l’arrivée au-delà du front de mer de Tellesberg, à travers la baie de Howell, de la prochaine de la longue série d’averses qui s’étaient abattues ce jour-là sur sa capitale. Le jeune homme en question avait les cheveux bruns et les yeux noirs. Il était assez grand pour un habitant de la planète Sanctuaire, et surtout pour le royaume de Charis. Il avait à peine vingt-trois ans, ce qui revenait à vingt et une des années du monde sur lequel son espèce avait vu le jour et dont il ignorait tout. C’était vraiment très jeune pour porter le collier d’or incrusté d’émeraudes dont le flamboyant éclat vert était l’emblème de la royauté. Beaucoup de gens auraient sans doute été frappés par sa fraîcheur et son besoin manifeste, malgré un physique déjà vigoureux, de s’étoffer un peu. D’autres auraient plutôt remarqué l’énergie qui l’avait attiré à la fenêtre après pas loin de deux heures de discussion et de préparation. Peut-être auraient-ils pris cette agitation pour de l’ennui ou un manque d’intérêt. Mais ils auraient changé d’avis dès qu’ils auraient croisé son regard, se dit Merlin. Ces yeux avaient perdu de leur innocence et la bouche qui se dessinait en dessous trahissait le tempérament d’un homme plus mûr, plus sage, plus fort et plus résolu qu’on l’attendrait de quelqu’un de son âge. C’étaient les yeux et la bouche de Cayleb Zhan Haarahld Bryahn Ahrmahk, le roi Cayleb II, souverain de Charis, qui venait en à peine trois mois de remporter les trois victoires navales les plus écrasantes de toute l’histoire de Sanctuaire, de perdre son père, d’hériter de sa couronne et de lancer un défi aux quatre hommes les plus puissants du monde à la face de l’Église de Dieu. C’étaient aussi les yeux et la bouche d’un monarque dont le royaume était toujours menacé d’extinction, à moins que ses conseillers et lui trouvent le moyen d’inverser le cours des choses. Cayleb considéra la pluie lointaine pendant quelques instants, puis se retourna vers quelques-uns desdits conseillers. Les hommes assis autour de la grande table ne constituaient pas le Conseil au grand complet. À vrai dire, ils n’en représentaient même pas l’essentiel et comptaient parmi eux plusieurs personnes qui n’en étaient pas membres. Cayleb le savait, certains des absents prenaient mal leur exclusion, ou la prendraient mal quand ils la découvriraient. Si jamais ils la découvraient. Cela étant, même si son père avait veillé de son vivant à ce qu’il n’oublie pas l’impératif politique qu’il y avait à s’assurer le plus de soutiens possible, surtout dans de telles circonstances, il était tout à fait prêt à vivre avec cette amertume pour l’instant. — Très bien, dit-il, nous avons fait le tour des principales questions de sécurité intérieure ? Il balaya les personnes présentes du regard, un sourcil levé. L’homme compact et distingué assis en bout de table fit « oui » de la tête. Rayjhis Yowance, comte de Havre-Gris, avait servi le père de Cayleb en tant que premier conseiller de Charis pendant près de quatorze ans. Désormais, c’était au service du nouveau souverain qu’il occupait le même poste. — Pour le moment, en tout cas, Votre Majesté. Même s’il connaissait Cayleb depuis sa naissance – ou peut-être parce que c’était le cas –, il mettait un point d’honneur à s’adresser au jeune monarque avec davantage de cérémonie depuis son accession au trône. — Il me semble que Maikel voudrait aborder un point supplémentaire, mais je crois savoir qu’il attendra pour ce faire d’avoir obtenu quelques derniers renseignements. Havre-Gris éleva la voix en fin de phrase pour la transformer en question. Il adressa un regard interrogateur à l’homme en soutane blanche épiscopale assis en face du roi. — En effet, confirma l’archevêque Maikel. Comme vous l’avez dit, Rayjhis, il me manque encore deux rapports que j’ai commandés. Avec la permission de Sa Majesté, j’aimerais réserver quelques minutes de votre temps pour en discuter demain ou après-demain. — Entendu ! dit Cayleb à l’homme qui avait été le confesseur de son père et qui, en dépit de quelques irrégularités techniques, venait d’être élevé au rang d’archevêque de tout Charis. — De mon côté, je devrais recevoir des nouvelles du comté de Hanth d’un jour à l’autre, reprit Havre-Gris avec une expression féroce. D’après ce que je sais, Mahntayl envisagerait de déménager sans tarder à Eraystor. — Sans doute la meilleure décision qu’ait prise cette ordure depuis des années, murmura quelqu’un d’une voix si faible que même les oreilles de Merlin eurent du mal à la distinguer. Elle ressemblait beaucoup à celle du comte de L’île-de-la-Glotte, en tout cas. Si Cayleb avait perçu cette remarque, il n’en montra rien et se contenta de hocher la tête. — Très bien, fit-il. Dans ce cas, le moment est venu de faire une pause. L’heure du déjeuner approche et, je ne sais pas pour vous, mais moi, j’ai faim. Voyez-vous un dernier point à aborder avant le repas ? — Zhefry m’a rappelé plusieurs questions ce matin, Votre Majesté, répondit Havre-Gris avec un léger sourire. Zhefry Ahbaht était le secrétaire particulier du premier conseiller. Le talent avec lequel il gérait le calendrier de Havre-Gris était légendaire. — Malgré son insistance, poursuivit le comte, je crois que la plupart pourront attendre jusqu’à cet après-midi. Il a toutefois souligné que le Groupe des quatre devrait recevoir ses exemplaires des documents d’ici à la prochaine quinquaine. Un ou deux visages se refermèrent. Pas celui de Cayleb. — Il a raison, dit le roi. J’aimerais bien être une petite souris pour voir la tête de Clyntahn et de Trynair quand ils les décachetteront. (Il afficha un sourire plus pincé – et beaucoup plus froid – que celui de Havre-Gris.) Cela ne va pas leur plaire. Surtout après l’ajout de votre brique personnelle à l’édifice, Maikel. Plusieurs des hommes présents autour de la table eurent un rictus qui tenait pour certains encore plus du kraken que chez le roi, remarqua Merlin. — Je pense que rien de ce qui s’est passé ces derniers mois ne leur a beaucoup plu, Votre Majesté, renchérit Havre-Gris. En toute franchise, aucun message de votre part n’aurait rien pu y changer. — Je ne sais pas, Rayjhis…, commença l’amiral Bryahn de L’île-de-la-Glotte, commandant en chef de la Marine royale de Charis et cousin de Cayleb. Si nous leur envoyions une lettre de suicide collectif, j’imagine que ça leur remonterait le moral. Quelques fous rires se firent entendre. Cayleb secoua la tête d’un air réprobateur. — Vous êtes un marin sans malice ni imagination, Bryahn. Ce sont des remarques comme celle-là qui prouvent combien il est sage de vous garder aussi loin que possible de toute correspondance diplomatique ! — Ainsi soit-il ! fit L’île-de-la-Glotte avec une ferveur dont Merlin évalua la sincérité à au moins quatre-vingts pour cent. — À propos de marins sans malice ni imagination…, intervint Ahlvyno Pawalsyn. Je dois dire, même si je préférerais me taire, que votre projet de développement de la Marine m’inquiète un peu, Bryahn. L’île-de-la-Glotte se tourna vers lui et pencha la tête sur le côté. Ahlvyno Pawalsyn, baron des Monts-de-Fer, était le Gardien de la bourse du royaume, ce qui faisait de lui le ministre du Trésor de Charis. — Je suppose que c’est le coût de ce développement qui vous tracasse, dit l’amiral. Moi, c’est ce qui risque de se passer si nous mettons un terme à ces travaux qui me terrorise. — Loin de moi l’idée de suggérer qu’ils seraient superflus, Bryahn. Puisqu’il me revient de leur trouver un financement, toutefois, je me trouve confronté à quelques difficultés… intéressantes. — Facturons le tout à Nahrmahn ! Ce gros lard a les réserves pleines et n’a pour ainsi dire plus un rafiot à flot. Nous campons déjà dans sa cour et il ne doit pas trop apprécier que nous ayons fermé la baie d’Eraystor tel un sac. Pourquoi ne pas enfoncer le clou et lui envoyer quelques fusiliers marins chargés d’une requête polie de Sa Majesté lui enjoignant de financer nos modestes efforts s’il ne veut pas voir brûler son misérable front de mer sous ses propres yeux ? — C’est tentant, fit Cayleb. Très tentant… Je ne suis pas certain que ce soit très raisonnable, cela dit. — Pourquoi pas ? (L’île-de-la-Glotte se tourna vers le roi.) Nous avons gagné ; il a perdu. Enfin, il perdra, dès que nous aurons réussi à déloger son gros cul de son trône, et il le sait. — Assurément. Cependant, si nous annexons Émeraude, il nous faudra trouver de quoi financer son administration. Piller ses richesses ne me semble pas la meilleure façon de commencer. En outre, ce serait une action ponctuelle, et augmenter notre flotte ne résoudrait pas nos problèmes, Bryahn. Ensuite, il faudra aussi l’entretenir. Puisque l’Église nous est ouvertement hostile, il nous est impossible de mettre de côté trop de navires. La plupart de nos bâtiments devront être armés, ce qui pèsera lourd sur nos caisses, et de façon continue. Nous ne pouvons pas espérer tomber régulièrement sur des « aubaines » de l’ampleur du trésor de Nahrmahn. Il nous faut donc imaginer comment soutenir ces efforts à long terme à partir de nos ressources propres. L’île-de-la-Glotte considéra son jeune monarque avec un haussement de sourcils respectueux. Monts-de-Fer, lui, rayonna de joie, tout comme Havre-Gris. Quant à Merlin, il manifesta sa satisfaction d’un hochement de tête. Trop de gouvernants de l’âge de Cayleb se seraient contentés de ce qui leur aurait permis de construire leurs navires le plus vite possible sans se préoccuper des conséquences futures. — En fait, Votre Majesté, lança un autre membre de l’assemblée, il ne sera peut-être pas si difficile que cela de financer la Marine, du moins à condition de ne pas lever en même temps une armée de style continental. Tous les regards se tournèrent vers l’auteur de ces propos. Ehdwyrd Howsmyn était un petit homme corpulent, très bien habillé. gé de quarante et un ans – trente-sept années standards et demie, convertit mentalement Merlin –, c’était le plus jeune participant à la réunion après Cayleb, et certainement le plus riche. C’étaient ses fonderies qui avaient produit l’artillerie et le doublage en cuivre des galions que le roi et ses capitaines avaient mobilisés pour repousser la récente attaque lancée contre Charis. Une demi-douzaine de ces bâtiments étaient même sortis de ses chantiers navals. En théorie, Howsmyn n’était membre ni du Conseil privé ni même du Parlement. Pas plus que Raiyan Mychail, son voisin de table au regard acéré et à la fortune presque équivalente. Mychail était deux fois plus vieux que Howsmyn, mais les deux hommes entretenaient depuis très longtemps de profitables relations commerciales. Les fabriques de textiles et les corderies de Mychail avaient produit l’essentiel des voiles de ces galions et des manœuvres destinées à leur gréement courant et dormant. — À moins que maître Mychail et vous soyez prêts à construire des bateaux gratuitement, il nous faudra trouver de quoi vous payer, fit remarquer Monts-de-Fer. Sans accès aux mines d’or du Desnair, nous ne pouvons tout de même pas frapper de monnaie à la demande. — Oh ! je le sais bien, Ahlvyno. Mais vous avez raison : je n’ai aucune intention de travailler à l’œil. Désolé. (Le visage de Howsmyn s’illumina d’un sourire et ses yeux pétillèrent.) Bien sûr, ni Raiyan ni moi ne comptons grever le budget de l’État. Ce serait une sottise extraordinaire de notre part. Cela dit, nous avons des ouvriers à rémunérer et des fournisseurs à rembourser. Sans parler des modestes bénéfices à reverser à nos associés, à nos actionnaires, et à nous-mêmes. » Voici où je voulais en venir : tant que la Marine permettra aux navires de commerce de circuler, la balance commerciale demeurera excédentaire. Dès lors, aucun armateur ne se plaindra si la Couronne décide de lever des taxes et des droits supplémentaires au titre de cette protection des échanges. — Je ne suis pas aussi certain que vous de la rentabilité de ce système, Ehdwyrd. (Monts-de-Fer affichait une expression beaucoup plus sinistre que celle d’Howsmyn.) Si j’étais le Groupe des quatre, ma première décision serait d’exiger la fermeture de tous les ports de Havre et de Howard à nos navires. Les vicaires le savent aussi bien que nous, la prospérité du royaume dépend entièrement de sa marine marchande. Ils feront tout ce qui sera en leur pouvoir pour la paralyser. Havre-Gris fronça les sourcils. Certains des conseillers allèrent jusqu’à manifester leur accord d’un geste de la tête. Howard et Havre, les deux plus grands continents de Sanctuaire, comptaient au moins quatre-vingts pour cent de la population de la planète. Les royaumes, principautés et territoires où vivaient ces hommes, ces femmes et ces enfants étaient les marchés sur lesquels la marine marchande et les fabriques de Charis avaient assis la fortune de leur île. Si ces débouchés lui étaient retirés, Charis serait perdue. Pourtant, Howsmyn prit le parti d’en rire. — Le Groupe des quatre pourra exiger tout ce qu’il voudra, Ahlvyno… Je doute que ses membres soient assez idiots pour émettre un tel décret, mais il est vrai qu’ils ont déjà fait plus stupide encore. Je peux donc très bien me tromper. À vrai dire, je l’espère ! Cela dit, même s’ils essaient de nous interdire l’accès aux ports, ils n’y arriveront pas. — Ah bon ? fit Monts-de-Fer. Pourquoi ? — Pourquoi j’espère me tromper ? ou pourquoi ils n’y arriveront pas ? — Les deux. — J’espère qu’ils vont tenter de nous couper de nos marchés parce que donner des ordres impossibles à respecter est l’un des meilleurs moyens que je connaisse de saper sa propre autorité. Et si je crois qu’un tel ordre ne serait jamais suivi d’effet, c’est parce que personne en Havre ou Howard n’est en mesure de proposer les marchandises dont ont besoin ces marchés. Et je ne parle même pas de compétitivité au niveau des tarifs, Ahlvyno, même si nous sommes imbattables en la matière. Non, ce que je veux dire, c’est que sans nous cette clientèle ne serait pas servie du tout ! Même si les entreprises locales disposaient des capacités nécessaires pour réagir ou s’en dotaient très vite, il leur demeurerait impossible de transporter leurs produits avec la rentabilité qui est la nôtre. C’est l’un des nombreux détails mineurs dont le Groupe des quatre n’a pas tenu compte. Cela m’étonne de Duchairn qu’il n’ait pas averti ses trois comparses de ce qui se passerait s’ils réussissaient à mener à bien leur projet. — Les conséquences seraient-elles vraiment si dramatiques pour eux, Ehdwyrd ? s’enquit Havre-Gris. — Je le crois, Rayjhis. Peut-être pas autant que je l’imagine, certes… Après tout, mon analyse est forcément influencée par mon expérience et mes intérêts professionnels. Cela étant, la plupart des gens – même chez nous, en Charis – ne se rendent pas compte de combien nous dominons les marchés mondiaux. Ce n’est pas sans raison que Trynair a pris pour prétexte de son soutien à Hektor et Nahrmahn contre nous la volonté supposée du roi Haarahld de contrôler l’ensemble des échanges commerciaux de la planète. Il sait que beaucoup d’habitants du Dohlar, du Desnair, de Harchong et même de la république du Siddarmark nous en veulent de notre mainmise sur le transport mondial des marchandises. Sans compter que beaucoup – les plus futés du lot, pour être honnête – n’apprécient pas de dépendre de plus en plus de nos manufactures. » Tout cela est vrai, mais toute l’amertume du monde ne changera rien à la réalité. C’est un fait que plus de la moitié – pas loin des deux tiers, à vrai dire – des galions marchands de Sanctuaire battent pavillon charisien. C’est un autre fait que plus de soixante pour cent des produits manufacturés transportés par ces navires sont fabriqués en Charis. Et c’en est un troisième qu’il faut quatre fois plus de temps pour acheminer les mêmes marchandises vers la même destination par voie de terre que par voie de mer, pour un coût cinq à six fois supérieur, si tant est que ce soit seulement possible. Ce serait un beau tour de force que de convoyer quoi que ce soit du Siddarmark à Tarot par chariot. Il y a tout de même ce qu’on appelle le détroit de Tarot entre les deux… Quelques-uns des participants, à commencer par Monts-de-Fer, eurent l’air dubitatifs, non pas sur le fond de l’analyse menée par Howsmyn de la production et du transport des marchandises, mais sur l’optimisme de certaines de ses hypothèses. Cayleb et Havre-Gris ne partageaient à l’évidence pas ces craintes mais, derrière son masque inexpressif de garde, Merlin entreprit lui aussi d’y réfléchir. Il n’était pas certain des chiffres avancés par Howsmyn. Personne sur Sanctuaire ne dressait de telles statistiques, aussi ces ordres de grandeur ne pouvaient-ils relever que d’estimations assises sur sa seule connaissance du terrain. D’un autre côté, il n’aurait pas été surpris d’apprendre qu’ils étaient en fait très proches de la vérité. Personne n’aurait bâti une fortune telle que celle d’Ehdwyrd Howsmyn dans le commerce international sans une compréhension très fine des aléas de la finance, du transport et de la fabrication. En outre, se rappela Merlin, Charis était déjà bien engagée sur la voie d’une révolution industrielle fondée sur l’énergie hydraulique malgré les proscriptions de l’Église frappant toute technologie évoluée, et ce avant même que je vienne mettre mon grain de sel là-dedans. — En un an et demi, poursuivit Howsmyn en veillant à ne pas regarder dans la direction de Merlin, notre aptitude à produire de façon rapide et économique des marchandises, notamment des textiles, a augmenté de façon spectaculaire. Personne en Havre ou Howard n’égalera notre productivité avant très longtemps. Et encore, si rien (il fit encore plus attention à ne pas se tourner vers le garde) ne vient améliorer l’efficacité de nos manufactures. Par ailleurs, comme je l’ai déjà dit, si les fabriques étrangères parviennent à proposer les mêmes marchandises que nous, les transporter par la route au lieu de la mer augmentera énormément leurs frais. Oui, si le Groupe des quatre avait réussi à détruire Charis et sa flotte marchande, il l’aurait très vite regretté. Ç’aurait été ce qu’on appelle « tuer la vouivre aux lapins d’or ». — Même si vous avez raison, cela ne veut pas dire que les Quatre ne prendront pas la décision exposée tout à l’heure par Ahlvyno, souligna Havre-Gris en jouant à merveille l’avocat de Shan-wei. Ils ont déjà tenté de nous anéantir malgré les terribles conséquences auxquelles ils se seraient, selon vous, exposés. — J’ai aussi admis qu’ils se sont déjà montrés capables d’impressionnantes sottises, rappela Howsmyn au comte. Ainsi, il n’est pas exclu qu’ils nous ferment leurs ports, effectivement. Mais, s’ils le font, ces bassins fuiront comme des passoires. Trop de gens – à commencer par les commissaires des vicaires – auront besoin de nos marchandises pour que cela fonctionne. Même l’Église n’a jamais réussi à maîtriser la contrebande. Or se lancer dans pareille entreprise sera beaucoup plus hasardeux que de courir après quelques passeurs disséminés. — Vous avez sûrement raison, maître Howsmyn, dit l’archevêque Maikel. Cela étant, je soupçonne le Groupe des quatre – et surtout le Grand Inquisiteur Clyntahn – de passer à l’acte malgré tout. — Je m’incline devant votre connaissance du mode de pensée du Conseil des vicaires, Votre Excellence, dit Howsmyn. Cependant, je m’en tiendrai à mon analyse de ce qui leur arrivera s’ils franchissent le pas. — Rahnyld du Dohlar a toujours rêvé de développer sa propre marine marchande, fit remarquer Bynzhamyn Raice, baron de Tonnerre-du-Ressac. Le baron chauve au nez crochu avait dirigé les services secrets du roi Haarahld VII C’était désormais Cayleb qu’il servait au même poste et il ne s’exprimait au cours de telles réunions que pour proposer de rares commentaires ayant trait à ses fonctions. Ainsi, quand d’aventure il ouvrait la bouche, cela valait toujours la peine de l’écouter, songea Merlin, et cette intervention ne fit pas exception. Le Dohlar était entouré de tous les côtés par des voisins beaucoup plus puissants que lui, comme l’empire de Harchong et la république du Siddarmark. Ses chances d’expansion territoriale étaient donc nulles, d’où sa volonté depuis des années de prendre pour modèle la prospérité maritime de Charis. — C’est cette ambition qui a acquis Rahnyld à la cause du Groupe des quatre, poursuivit Tonnerre-du-Ressac. Enfin, ça et les emprunts qu’il a contractés auprès de l’Église. Dans les circonstances présentes, je suis sûr que celle-ci serait prête à annuler encore plus de ses dettes et à subventionner ses efforts de création d’une flotte marchande assez imposante pour grignoter nos parts de marché. Or elle dispose de ressources immenses. Si le Groupe des quatre décidait de débloquer des fonds substantiels pour l’aider, Rahnyld pourrait lancer un nombre non négligeable de galions. — Dites-moi si je me trompe, Bynzhamyn, dit L’Ile-de-la-Glotte, mais nous sommes encore en guerre contre le Dohlar, non ? Ce pays nous en voudrait, parait-il, d’avoir réclamé la tête de Rahnyld… Bon nombre des hommes présents autour de la table s’esclaffèrent. — Tant que cet état de guerre ne sera pas levé, poursuivit l’amiral, n’importe quel vaisseau battant pavillon dohlarien constituera une prise de guerre légitime. Même si, pour quelque raison que ce soit, la paix venait à éclater entre nous et Rahnyld, il y a toujours eu des problèmes de piraterie dans les eaux baignant Howard. Cela m’étonnerait que ces « flibustiers » ne trouvent pas le moyen d’entrer en possession de plusieurs fines goélettes, peut-être même armées des nouveaux modèles de canons. Les rires se firent encore plus sonores. — Ne nous emportons pas, tempéra Cayleb. (Il se tourna vers Howsmyn.) J’aurais tendance à croire votre analyse fondée, Ehdwyrd. Cela ne veut pas dire que rien ne changera. Nous sommes bien placés pour savoir à quelle vitesse les choses peuvent évoluer. Cependant, l’un de vos arguments est irréfutable : une flotte coûte cher, mais, puisque nous en avons une, au contraire de nos ennemis, nous n’avons pas besoin d’une armée gigantesque pour la soutenir, ce qui nous fait une dépense de moins à envisager. Dans ces conditions, je ne vois pas ce qui nous empêcherait de financer notre marine. — Pour l’instant, du moins, Votre Majesté, concéda Monts-de-Fer. Nous avons tout juste de quoi payer les trente navires supplémentaires commandés par le haut-amiral de L’Ile-de-Ia-Glotte. Nous ne pourrons pas lancer d’autres constructions tant que ces bâtiments n’auront pas quitté leur chantier, de toute façon. En tout cas, ces projets viendront à bout du surplus de trésorerie acquis par votre père et votre grand-père avant la crise actuelle. — Je comprends, fit Cayleb. — Ce qui nous amène, si Sa Majesté veut bien me pardonner, intervint L’île-de-la-Glotte avec plus de solennité qu’à l’accoutumée, à la question de savoir à quoi devraient s’employer les navires dont nous disposons déjà en attendant les nouveaux. — Vous voulez dire en plus de maîtriser les corsaires courant au nom de nos ennemis et de veiller à ce que l’Église ne soit pas en mesure de débarquer chez nous une armée assez puissante pour massacrer notre peuple, raser nos villes et nous détacher à tous la tête des épaules ? susurra Cayleb. — En plus de tout cela, bien sûr, Votre Majesté. — Bryahn, je sais combien vous brûlez d’exterminer le prince Nahrmahn. (Il y avait dans le ton de Cayleb un accent léger mais indubitable d’exaspération patiente.) Ce ne serait pas pour me déplaire, à moi non plus. Mais le fait est que notre marine compte moins de soixante galères obsolètes et trente-quatre malheureux galions, du moins jusqu’à ce que de nouveaux bâtiments soient mis à l’eau et que les navires endommagés sortent des cales de radoub. Ce sera très insuffisant si nous décidons de nous en prendre simultanément à Nahrmahn et à Hektor. — Attaquons-les l’un après l’autre, dans ce cas, insista L’Ile-de-la-Glotte avec une opiniâtreté respectueuse. De fait, puisque Nahrmahn est le plus proche et que nous faisons déjà le blocus de la baie d’Eraystor, il tomberait sous le sens de commencer par lui. — Vous avez tout à fait raison. Malheureusement, c’est Hektor le plus dangereux des deux. Je me trompe peut-être (à son tour, Cayleb évita de regarder dans la direction de Merlin), mais je pense qu’il a déjà commencé à convertir autant de galions que possible en navires de guerre. En outre, si les rapports de Flots-Noirs sur nos nouveaux canons lui sont parvenus, il a dû comprendre comment armer ses bâtiments de façon plus efficace. Il lui faudra repenser son artillerie de A à Z, mais personne autour de cette table n’est assez inconscient pour croire Hektor stupide ou s’imaginer que ses artisans et ses mécaniciens auraient été mystérieusement frappés d’incompétence du jour au lendemain. Or Nahrmahn est loin de posséder autant de fonderies et de fabriques que Hektor. S’il nous faut choisir entre les deux, c’est donc Corisande et non Émeraude que nous devrions attaquer en premier. Et n’oublions pas le menu détail de l’armée terrestre dont nous sommes dépourvus. Prendre quelques îlots à Nahrmahn et faire le blocus d’Eraystor est une chose ; trouver assez de soldats à débarquer pour lui arracher le reste de sa principauté risque d’être une autre paire de manches, j’en ai bien peur. L’Ile-de-la-Glotte eut l’air de vouloir protester et, aux yeux de Merlin, il n’était pas le seul. — Pour apporter de l’eau au moulin de Bryahn, Votre Majesté, dit Tonnerre-du-Ressac, n’oubliez pas qui a tenté de vous supprimer. (Cayleb se tourna vers son maître-espion, lequel haussa les épaules.) Il l’a fait avant que votre père et vous réduisiez sa marine en miettes. Maintenant qu’il est dénué de toute flotte, il doit être encore plus enclin à envisager des mesures… non conventionnelles. Si nous lui en laissons le temps, il tentera encore sa chance, c’est sûr. — Dans ce cas, ce sera à la garde royale (il n’évita pas le regard de Merlin, cette fois) et à vous de veiller à ce qu’il échoue de nouveau, Bynzhamyn. — Ce ne sera peut-être pas aussi simple que nous le souhaiterions tous, Votre Majesté, dit l’archevêque Maikel en s’attirant tous les regards. C’était justement ce dont je comptais vous entretenir ensuite. Jusqu’à présent, s’il voulait tuer quelqu’un, Nahrmahn était contraint d’engager des mercenaires, des tueurs à gages professionnels. Or Charis n’a hélas jamais compté davantage de meurtriers potentiels qu’aujourd’hui. En vérité, vous protéger de Nahrmahn risque d’être le cadet des soucis de la garde. Il ne croit pas si bien dire, hélas ! songea Merlin. La majorité des sujets de Cayleb soutenaient farouchement leur jeune roi et son nouvel archevêque dans leur opposition à l’Église de Dieu du Jour Espéré. Ils savaient très bien ce qu’elle – ou du moins le Groupe des quatre, qui en créait et manipulait les stratégies – avait voulu infliger à leur royaume et à leurs familles quand elle avait choisi de briser une fois pour toutes le pouvoir de Charis en la transformant en un désert jonché de corps désarticulés et de villes incendiées. Ils souscrivaient à l’accusation cinglante envoyée par Maikel au grand-vicaire Erek en leur nom à tous, car ils faisaient une distinction très claire entre Dieu et les hommes corrompus qui contrôlaient Son Église. Pourtant, si la plupart des Charisiens étaient de cet avis, une importante minorité s’inscrivait en faux. Presque un quart du clergé du royaume s’affirmait scandalisé et furieux de cette contestation « impie » de la « juste autorité divine de l’Église ». Merlin aurait aimé se convaincre que tous ces détracteurs étaient aussi dépravés et calculateurs que les quatre vicaires, mais ce n’était hélas pas le cas. L’épouvante que l’écrasante majorité d’entre eux ressentaient à l’idée d’un schisme était tout à fait sincère. Leur indignation face au comportement d’un souverain qui avait osé lever la main contre la volonté de Dieu venait d’une foi profonde et honnête en les enseignements de l’Église de Dieu du Jour Espéré. Beaucoup, sinon la plupart, considéraient qu’il était de leur devoir sacré de résister par tous les moyens aux abominations que le roi Cayleb et l’archevêque Maikel cherchaient à imposer au royaume. Pour la première fois de mémoire d’homme, une menace réelle pesait, de l’intérieur, sur la vie du roi de Charis. Le regret qui se lisait sur les traits de Staynair montrait que l’archevêque en comprenait précisément la cause. — Je sais, Maikel, dit Cayleb. Je sais. Mais ce qui est fait est fait. Même si je m’avisais que c’était la volonté de Dieu, je ne pourrais plus faire demi-tour. Ce qui ne veut pas dire (il jeta un coup d’œil à Tonnerre-du-Ressac) que je souhaite des arrestations en masse. Je n’ai jamais été partisan de la manière forte et ce n’est pas en bâillonnant mes détracteurs que je convaincrai les gens qui me haïssent et me craignent qu’ils se trompent sur mes intentions et mes motivations. — Je n’ai jamais rien suggéré de tel, Votre Majesté. J’ai seulement… — Sa Majesté a raison, Votre Seigneurie, dit Staynair d’une voix calme, mais ferme. (Tonnerre-du-Ressac se tourna vers lui.) C’est la question de la conscience, de la relation entre l’âme individuelle et Dieu, qui sous-tend l’hostilité du Groupe des quatre à notre égard. Trynair et Clyntahn, chacun pour ses propres raisons, sont déterminés à préserver l’emprise totale dont jouit l’Église Mère sur les pensées, les croyances et les actions de tous les enfants de Dieu. Ils ont jugé bon de parer leur ambition des beaux atours de la foi et de la protection des âmes, de faire semblant de n’être motivés que par leur devoir sacerdotal, et non par la richesse obscène et le mode de vie décadent qui sont les leurs, alors que leur arrogance et leur corruption ont fait de l’Église un outil d’oppression et d’avidité. » Nous le savons. (Il balaya du regard la salle du Conseil soudain plongée dans le silence.) Nous l’avons vu. Je crois que Dieu nous appelle à nous opposer à cette oppression pour rappeler à l’Église Mère que c’est l’âme du peuple de Dieu qui compte, et non la quantité d’or gisant dans ses coffres, ni le pouvoir et la richesse personnels de ses vicaires, le luxe dans lequel ils se complaisent. Mais, pour y parvenir, nous devons rappeler tout cela aux enfants de l’Église. Et ce n’est en aucun cas en recourant nous-mêmes à l’oppression que nous y arriverons. — Avec tout le respect que je vous dois, Votre Excellence…, commença le chef des services secrets de Cayleb dans un silence qui parut encore plus profond lorsque éclata au loin un coup de tonnerre. Je ne nie rien de ce que vous venez d’énoncer mais, de la même façon, nous ne pourrons pas protéger le roi si nous ne sommes pas prêts à frapper fort et publiquement contre les gens qui ont juré sa perte. Si nous perdons notre souverain, nous aurons tout perdu. (Cayleb remua sur son siège, mais le baron ne baissa pas les yeux.) En cet instant précis, Votre Majesté, c’est vrai et vous le savez. Nous avons déjà été privés de votre père, et Zhan n’est encore qu’un enfant. Si vous veniez à disparaître, qui assurerait la cohésion du royaume ? Et si celui-ci s’effondrait, qui resterait-il pour « rappeler » quoi que ce soit à l’Église Mère ? Tout espoir de liberté pour l’humanité mourrait avec vous, Votre Majesté. Dans l’état actuel des choses, c’est la terrible vérité. Voilà pourquoi vous devez nous laisser prendre les précautions nécessaires à votre survie. Cayleb fit le tour de la table du regard et ne vit que des visages exprimant un parfait accord avec ce que venait de dire le baron de Tonnerre-du-Ressac. Même l’archevêque acquiesça avec gravité. — Soit, Bynzhamyn, répondit Cayleb. (Il jeta un coup d’œil à Merlin, puis de nouveau au baron.) Soit ! Quiconque se rendra responsable, pour quelque raison que ce soit, de trahison envers la Couronne ou de violence envers mes ministres et mes sujets sera traité avec une sévérité exemplaire. En revanche, aucune arrestation n’aura lieu à titre préventif, pour parer ce que mes opposants pourraient commettre. Personne ne sera puni avant d’avoir été jugé coupable de crime ou de conspiration devant le tribunal du roi, en audience publique. Il n’y aura ni jugement à huis clos, ni emprisonnement ou exécution sommaire. Je refuse de devenir un autre Clyntahn sous prétexte de me protéger de lui. Tonnerre-du-Ressac parut, aux yeux de Merlin, très loin d’être satisfait, mais il décida de céder. Pour l’instant, du moins. — Très bien, lâcha Cayleb avec plus de gaieté dans la voix. Le déjeuner nous appelle toujours, et il se fait plus pressant, alors finissons-en. Ahlvyno, n’oubliez pas de me remettre en fin de quinquaine un rapport sur l’état exact du Trésor. Il nous servira à prévoir l’armement des galions en cours de construction. Par ailleurs, prenez Ehdwyrd au mot et proposez de nouvelles taxes selon un calendrier raisonnable fondé sur une hypothèse de stabilité de notre économie. Bryahn, je voudrais que le baron de Haut-Fond et vous me donniez votre meilleure estimation de ce qu’Ahlvyno devra trouver un moyen de payer à la fin de l’actuel programme de construction. Ehdwyrd, Raiyan et vous devrez réfléchir aux conséquences possibles, évoquées plus tôt, d’une décision du Groupe des quatre de fermer les ports de Havre et de Howard à nos navires. Partez du principe qu’ils le feront et imaginez les méthodes les plus efficaces pour nous de contourner cet embargo. Veillez à ce que leurs efforts soient vains. Songez aussi au moyen d’inciter nos marchands et nos transporteurs à soigner leur image de marque en finançant des galions militaires. Comme vous l’avez dit, notre survie dépend de leur prospérité, mais celle-ci dépend à son tour de notre survie. Il serait juste selon moi qu’ils contribuent un peu plus à la protection de leurs cargaisons que nous l’exigerions, mettons, d’un éleveur de dragons de l’arrière-pays. Enfin, Rayjhis, vous feriez bien de réclamer ses lumières au docteur Mahklyn. J’aimerais connaître l’avis du Collège royal sur certaines de nos projections en matière de transport, de commerce et d’impôts. Des hochements de tête se succédèrent autour de la table. Cayleb y répondit de la même manière. — Dans ce cas, je crois que nous pouvons lever la séance. Rayjhis, verriez-vous un inconvénient à rester encore un peu avec l’archevêque Maikel et moi ? — Avec plaisir, Votre Majesté, murmura Havre-Gris. Les autres personnes présentes se levèrent à point nommé dans un fracas de chaises crissant sur le parquet. La porte de la salle du Conseil se referma sur les derniers partants et Cayleb se tourna vers Merlin. — Pourquoi ne vous joignez-vous pas à nous, maintenant que la voie est libre ? lui demanda-t-il avec un sourire, à l’hilarité de Havre-Gris. — À vos ordres, Votre Majesté, répondit Merlin avant de se diriger vers la chaise qu’occupait Howsmyn quelques minutes plus tôt. Si quelqu’un d’autre avait été présent, il se serait sans doute étonné de voir le garde du corps du roi Cayleb s’asseoir à sa table avec ses deux plus fidèles conseillers, comme s’il était leur égal aux yeux du jeune monarque. Après tout, le capitaine Athrawes était responsable d’assurer la sécurité du souverain et non – malgré sa récente promotion – de lui donner son point de vue sur les hautes affaires d’État. Bien sûr, cet observateur hypothétique croirait aussi avoir affaire, en la personne du capitaine Merlin Athrawes de la garde royale de Charis, à un être vivant. Ou du moins à un être humain. La question de savoir s’il était en vie ou non était difficile à trancher. Merlin y avait lui-même renoncé. Même Havre-Gris et Staynair ne savaient pas toute la vérité à son propos. De fait, Cayleb non plus ne savait pas tout. Il avait appris que Merlin était largement plus qu’humain, mais pas qu’il était un ACIP – un Avatar cybernétique à intégration de personnalité – dont le corps artificiel hébergeait un enregistrement électronique de la personnalité, des souvenirs, des émotions, des espoirs et des peurs d’une jeune femme nommée Nimue Alban, morte depuis huit ou neuf siècles. Ce que Havre-Gris et Staynair savaient, et qu’ils faisaient tout pour cacher, à l’instar de Cayleb et d’une poignée d’initiés, c’était le rôle qu’avaient joué les « visions » et les connaissances secrètes du capitaine Athrawes dans la survie de Charis à l’agression massive du Groupe des quatre. Bien entendu, nul au royaume n’ignorait que Merlin était un seijin, l’un des terribles moines-guerriers maîtres des arts martiaux et parfois visionnaires spirituels qui émaillaient – en général de façon apocryphe – les pages de l’histoire de Sanctuaire. Merlin avait choisi avec attention ce personnage avant de poser le pied en Charis. Par la suite, sa réputation de combattant comptant parmi les plus meurtriers du monde – un euphémisme, au vu de ses aptitudes – avait fait de lui l’homme idéal pour occuper le poste de garde du corps personnel de Cayleb. Ainsi, il se trouvait désormais constamment au côté du roi, au cœur même des plus importantes réunions du royaume, tout en donnant l’impression de faire partie du décor. Il était toujours disponible pour donner des conseils, mais demeurait si invisible aux regards extérieurs que personne ne se demandait ce qu’il faisait là. Cayleb l’examina, un sourcil levé. — Que pensez-vous de l’analyse d’Ehdwyrd ? — Je me sens mal armé pour le contredire dans ce domaine précis, répondit Merlin. Je crois d’ailleurs qu’aucun habitant de ce royaume n’en serait capable, du moins tant que la passion de Mahklyn pour la tenue de registres comptables ne nous aura pas offert une base objective sur laquelle fonder nos statistiques. Je dois toutefois me ranger à son avis sur un point : il serait très difficile au Groupe des quatre d’empêcher nos marchands d’accéder à Howard et à Havre. Cela étant, je serais bien incapable de vous dire dans quelle mesure leurs efforts seraient couronnés de succès s’ils décidaient malgré tout de se lancer dans pareille entreprise. Je ne sais pas davantage si le baron de Tonnerre-du-Ressac a raison de s’inquiéter d’éventuelles subventions accordées à Rahnyld. Napoléon a essayé de mener une politique de ce genre contre le Royaume-Uni avec son « Blocus continental », songea Merlin, et il s’y est cassé les dents, ce qui va dans le sens des théories de Howsmyn. Dans notre cas, ce serait comme si Bonaparte devait contrôler tous les ports principaux d’Amérique du Nord et du Sud, ainsi que d’Asie, en comptant la Russie, la Chine et tout l’Empire ottoman. Or l’Église jouit ici d’un pouvoir nettement supérieur à celui du Petit Caporal à l’époque. Et cela ne fera que s’accentuer à mesure que ressortiront avec de plus en plus de clarté les aspects religieux de cette confrontation. — Je suis plutôt d’accord avec Ehdwyrd, intervint Havre-Gris. (Cayleb et Staynair se tournèrent vers le premier conseiller, qui haussa les épaules.) Je ne doute pas de la gravité des conséquences qui s’abattraient sur Charis si le Groupe des quatre arrivait à ses fins. Elles pourraient même se révéler catastrophiques. Cependant, je crois aux arguments d’Ehdwyrd selon lesquels les royaumes continentaux souffriraient à leur tour de l’absence de nos marchandises, et sans doute assez pour que ce décret suscite un important mouvement de résistance voilée. Dans de nombreux cas, on pourrait même voir une rébellion ouverte s’organiser. Sauf si, bien sûr, l’Église en venait à proclamer la guerre sainte. Dès lors, le résultat pourrait devenir beaucoup plus aléatoire. — Maikel ? lança Cayleb en se tournant vers son archevêque. Il se lisait dans les yeux marron du roi plus d’inquiétude qu’il en aurait montré à la plupart de ses interlocuteurs. — Mon opinion n’a pas changé, Cayleb, répondit Staynair avec une sérénité que Merlin lui envia, même s’il se demandait si elle était justifiée. Compte tenu de la manière dont le Groupe des quatre a dirigé ce gâchis, il va sûrement subir de considérables pressions internes. N’oubliez pas que nos quatre compères ne sont pas sans compter d’ennemis au sein du Conseil des vicaires. Eux ne l’ont pas oublié, en tout cas, et certains de leurs adversaires disposent eux aussi d’un pouvoir non négligeable. Notre petit mot adressé au grand-vicaire affaiblira le Groupe des quatre, tout en enhardissant ses opposants. Dans ce contexte, les Quatre devront faire preuve d’un minimum de prudence, à moins de décider de tout risquer dans un ultime et spectaculaire acte de défi. Jamais ils ne se sont comportés ainsi par le passé. À vrai dire, s’ils s’étaient imaginé que leur agression de Charis aurait eu les conséquences désastreuses que l’on sait, ils ne se seraient sûrement jamais fourvoyés là-dedans. En tout cas pas avec autant de nonchalance. Maintenant qu’ils ont déjà donné une main au tigre-lézard, je ne les crois pas disposés à prendre des risques inconsidérés, du moins dans un premier temps. — J’espère que vous avez raison, fit le roi. Je l’espère vraiment. Moi aussi, se dit Merlin. C’est bien pour ça que je croise les doigts pour que Maikel et vous n’ayez pas eu tort d’exprimer de façon aussi directe votre position vis-à-vis de l’Église… — Mes espoirs rejoignent les vôtres, Sire. (L’archevêque esquissa un sourire.) Seul le temps le dira, bien sûr. En outre (son sourire s’élargit et ses yeux s’illuminèrent), je sais bien que, de par leur nature, mes inquiétudes sont plus susceptibles que les vôtres de relever de la foi. — Pour ma part, dit Merlin, je rejoins Son Excellence sur la réticence probable du Groupe des quatre à se lancer à court terme dans une guerre de religion débridée. La grimace presque subliminale de Cayleb n’échappa point au seijin. Celui-ci n’avait pas déconseillé à Staynair d’envoyer cette fameuse lettre au grand-vicaire, mais il n’avait pas non plus compté parmi les plus farouches défenseurs de cette idée. — Je crois malheureusement cette issue inévitable, poursuivit-il. Même sans tenir compte de la correspondance que nous pourrions échanger avec les Quatre, le simple fait que nous cessions de leur obéir ne fera que les conforter dans cette logique d’affrontement, dont l’issue sera d’une violence abominable. Pour l’instant, toutefois, l’habitude, à défaut d’autre chose, les poussera à tirer parti de la situation à court terme, comme ils l’ont toujours fait par le passé. C’est ainsi qu’ils se sont fourrés dans ce pétrin, bien sûr, mais il leur faudra quelques mois de plus pour comprendre à quel point les règles du jeu ont changé. Il doit donc nous rester encore un peu de temps pour avancer dans nos préparatifs. — Ce qui m’amène, dit Cayleb en se tournant vers l’archevêque, à la véritable raison pour laquelle je vous ai demandé, à Rayjhis et à vous, de vous attarder. Le jeune souverain effleura de la main gauche les émeraudes incrustées dans sa chaîne héritée de si fraîche date. Il le faisait souvent, comme si ce collier était un talisman qui le reliait encore de façon rassurante à son père. Merlin n’y voyait rien d’autre qu’une manie inconsciente, mais ressentit un douloureux pincement au cœur en se voyant ainsi rappeler la mort de l’ancien roi. — Bryahn a raison de souligner la nécessité de nous occuper de Nahrmahn et de Hektor, poursuivit Cayleb. N’oublions pas non plus Gorjah de Tarot, mais il attendra. Avec Nahrmahn et Hektor, nous savons à quoi nous en tenir. Cela aura au moins le mérite d’être simple. Mais il reste Chisholm… Avez-vous réfléchi à ma suggestion, tous les deux ? — En général, Votre Majesté, ironisa Havre-Gris, quand un roi « suggère » à son premier conseiller et à son archevêque de réfléchir à quelque chose, ils ont tendance à obtempérer. — Certes, fit Cayleb avec un sourire. Pourtant, Merlin ne l’ignorait pas, dans bien des royaumes de Sanctuaire, une telle légèreté de la part d’un premier conseiller aurait abouti à son remplacement immédiat. — Puisque je suis le roi, et puisque vous avez réfléchi à mon idée en serviteurs consciencieux que vous êtes, quelles sont vos conclusions ? — Honnêtement ? (L’amusement du comte se mua en gravité. Il leva la main et la balança d’avant en arrière en un geste d’incertitude qui ne lui ressemblait pas.) Je ne sais pas, Cayleb. D’un côté, ce serait la solution idéale à nombre de nos soucis. Cela rassurerait au moins ceux qui s’inquiètent de la succession : Bynzhamyn n’a pas tort d’y trouver matière à s’alarmer. D’un autre côté, cela susciterait beaucoup d’agitation et il reste à savoir si Sharleyan serait prête à l’envisager ou non. Elle aura déjà assez de problèmes avec le Groupe des quatre quand celui-ci découvrira le comportement de sa marine à notre égard. Enfin (il afficha un mince sourire approbateur), votre décision de lui retourner sans condition ses navires après leur capitulation ne fera que multiplier les soupçons de Clyntahn et de Trynair. — Ce dernier ne mettra pas une seconde à deviner les raisons de votre geste, ajouta Staynair. Pour ce qui est de Clyntahn, c’est plus problématique. Il est assez malin pour comprendre. Toute la question est de savoir dans quelle mesure ses préjugés l’autoriseront à faire cet effort intellectuel. L’archevêque a sûrement raison, se dit Merlin. Il serait tellement plus simple de savoir à tout moment à quel Clyntahn nous aurons affaire. Au goinfre qui ne se refuse rien ? à l’indéniable fin stratège ? au Grand Inquisiteur fanatique et zélateur ? ou à l’intrigant cynique du Groupe des quatre ? — Sharleyan et Vermont tiendront sans aucun doute le même raisonnement, fit remarquer Havre-Gris. Cela ne pourra que jouer sur leur réaction à notre modeste proposition. Toute cette pression exercée sur eux risque de nuire à leur réceptivité. — D’après ce que j’ai pu voir de la reine Sharleyan et du baron de Vermont, ce ne devrait pas être un problème, dit Merlin. Tous deux sont conscients des contraintes qui sont les nôtres. Je n’irai pas jusqu’à les croire ravis de nos efforts de manipulation, mais ils se rendront bien compte que cela n’a rien de personnel. Havre-Gris et Staynair hochèrent la tête. Ils savaient que les « visions » de Merlin lui permettaient d’étudier mieux que personne les rouages du gouvernement de Chisholm et les discussions privées de sa reine avec ses plus proches conseillers. — Cela étant dit, poursuivit le seijin, je n’ai pas la moindre idée de la façon dont elle réagira à ce que vous avez en tête. Je crois que cette éventualité ne lui est jamais venue à l’esprit. Pourquoi y aurait-elle songé, du reste ? — Question pertinente, commenta Havre-Gris avec ironie. Néanmoins, nous savons tout de même comment elle a réagi à la proposition d’alliance officielle que lui avait faite votre père. — La situation a un peu évolué depuis, tempéra Cayleb. Et n’oublions pas qui était l’ambassadeur de mon père. La mâchoire du jeune monarque se contracta au souvenir de cette déception. Kahlvyn Ahrmahk, duc de Tirian, son propre cousin, avait représenté le roi Haarahld dans ses négociations visant à contracter avec le royaume de Chisholm une alliance défensive contre Corisande. Bien entendu, quand Haarahld avait choisi Tirian, il ne se doutait pas que ce cousin qu’il aimait comme un frère complotait contre lui en collaboration avec le prince Nahrmahn d’Émeraude. Il était également loin de soupçonner Kahlvyn d’avoir l’intention de l’assassiner, ainsi que son fils Cayleb. — Cela a dû entrer en ligne de compte, en effet, admit Havre-Gris d’une voix douloureusement neutre. Son regard s’obscurcit. Cayleb avait toujours considéré son cousin flamboyant, plus âgé, comme un oncle, voire un deuxième père. Or il représentait même davantage pour Rayjhis Yowance : c’était son gendre, le mari de sa fille, le père de ses deux petits-fils. Et c’était le poignard de Yowance qui avait mis un terme à la vie de trahison du duc de Tirian. — Alors, en gardant cela à l’esprit, qui choisiriez-vous comme ambassadeur, cette fois ? demanda Merlin d’un ton volontairement plus enjoué qu’à l’ordinaire. Je suppose que vous y avez déjà réfléchi ? — En effet, répondit Cayleb sur le même ton. Étant donné la nature de cette proposition et, au risque de me faire taxer de goujat, l’intérêt qu’il y aurait à maintenir assez de pression pour encourager Sharleyan et Vermont, je me suis dit qu’il serait bon de mandater un représentant des plus prestigieux. Quelqu’un comme (il se tourna vers Havre-Gris) mon très estimé premier conseiller. — Attendez une seconde, Cayleb ! (Le comte se tortilla sur sa chaise.) Je vois très bien où vous voulez en venir, mais il me serait impossible de justifier une si longue absence pour une mission pareille ! Près de dix milliers de milles de navigation séparent Tellesberg de Cherayth. Il faut au moins un mois et demi pour s’y rendre, rien que pour l’aller ! — Je sais. (Cayleb abandonna sa mine guillerette au profit d’un sérieux absolu.) Croyez-moi, Rayjhis, je le sais. J’y ai longuement réfléchi. Si mes calculs sont exacts, vous seriez absent pendant au moins trois ou quatre mois, même en supposant que tout se passe à la perfection. Et vous avez raison : la perspective de vous savoir si longtemps à l’écart du royaume ne m’aidera pas à trouver le sommeil. Mais si jamais ce projet portait ses fruits, ce serait un atout fantastique pour notre survie et vous ne l’ignorez pas. Dieu sait combien vous me manqueriez, mais Maikel pourrait vous remplacer en tant que premier conseiller pendant votre absence. Il est au courant de tout ce dont vous et moi avons parlé, et son statut le positionnerait au-dessus de toute querelle politique qu’il faudrait arbitrer si quelqu’un d’autre prenait votre place. À vrai dire, il est le seul autre candidat à ce poste d’ambassadeur que je puisse envisager. Enfin, pour être parfaitement honnête, nous pouvons davantage nous permettre de vous éloigner du royaume en ce moment, que de l’éloigner, lui, de son archevêché. Havre-Gris avait ouvert la bouche pour protester, mais la referma, l’air songeur, à la fin de la dernière phrase de Cayleb. Malgré ses réserves manifestes, il hocha lentement la tête. — Je comprends votre raisonnement, et vous avez raison à propos de Maikel. Aucun roi ou prince au monde n’a jamais osé demander à son archevêque de remplir le modeste rôle de premier conseiller, mais je vois bien des avantages à cet arrangement, surtout dans les circonstances présentes. Voir l’Église et la Couronne enfin travailler de concert ne fera de mal à personne, en tout cas ! En outre, il est vrai que Maikel connaît tous nos projets. Zhefry n’aura aucun mal à s’acquitter de tout l’administratif sous sa supervision. (Le premier conseiller ne put réprimer un sourire.) Après tout, c’est ce qu’il fait pour moi depuis des années ! — Les deux points principaux, reprit Cayleb, sont que nous pourrons nous passer de vous et que je ne vois personne qui serait mieux à même que vous de convaincre Sharieyan. Plus j’y songe, plus je crois cette tâche aussi importante, sinon plus, que de raccourcir Hektor de Corisande de quelques pouces. — Idée qui devrait compter parmi les plus beaux attraits de notre projet, en ce qui concerne la dame, convint Havre-Gris. — C’est aussi ce que je me suis dit. (Cayleb examina son premier conseiller pendant une ou deux secondes de plus, puis pencha la tête sur le côté.) Alors, prêt à jouer au diplomate ? .V. À bord du Ravageur, galion de Sa Majesté Baie d’Eraystor Principauté d’Émeraude — L’amiral Nylz est arrivé, amiral. Le capitaine de vaisseau Shain l’accompagne. L’amiral Domynyk Staynair, récemment fait baron de La Dentde-Roche, leva les yeux du pistolet à silex et double canon posé sur sa table lorsque son aide de camp passa la tête par la porte de sa cabine à bord du Ravageur, galion de Sa Majesté. — Merci, Styvyn. Demandez-leur de me rejoindre, je vous prie. — Tout de suite, amiral. Le lieutenant de vaisseau Styvyn Erayksyn s’inclina très légèrement avant de se retirer. La Dent-de-Roche sourit. Ce garçon était parent d’au moins les deux tiers des aristocrates du royaume. De fait, il était bien mieux né que l’amiral, même si ce dernier venait de bénéficier d’un titre spécialement créé pour lui. Cependant, de tels rapports hiérarchiques inversés étaient beaucoup plus courants en Charis que dans la plupart des autres royaumes de Sanctuaire. En outre, supposait l’amiral, le fait qu’il soit lui-même le jeune frère de l’archevêque de Charis aurait de toute façon largement suffi à compenser le bleu moins prononcé de son sang. Bien sûr, compte tenu des irrégularités entourant l’élévation de Maikel à l’archiépiscopat, cela allait un peu moins de soi dans son cas précis. Si Erayksyn avait conscience de la supériorité que lui conférait sa naissance, il n’en montrait aucun signe. Elle donnait toutefois à ce lieutenant de vaisseau intelligent et efficace une certaine assurance quand il devait traiter avec les officiers supérieurs en général. Tandis que se refermait la porte sur son aide de camp, ce fut non sans regret que l’amiral rangea le pistolet dans son nid de velours à côté de son camarade dans l’écrin de bois poli à la main posé sur son bureau. Ces deux bijoux étaient les derniers-nés de l’imagination fertile du baron de Haut-Fond. La Dent-de-Roche avait toujours apprécié l’entrain avec lequel cet homme abordait la vie et son travail. Une telle attitude l’aurait certainement desservi au sein de n’importe quelle autre marine, mais pas dans la Marine royale de Charis, du moins telle qu’elle se présentait à ce moment. Cette nouvelle arme était typique de son application. Avant l’introduction de la platine à mèche, des armes à feu telles que le pistolet que venait d’examiner l’amiral auraient été, au mieux, malcommodes. Ce n’était plus le cas, malgré le détournement des ressources de production qu’elles engendraient. La Dent-de-Roche se doutait du mal qu’avait dû avoir Haut-Fond à faire taire le créateur des deux chefs-d’œuvre rangés dans leur écrin sur son bureau. Traditionnellement, les armes de présentation étaient considérées comme l’occasion rêvée pour un artisan de faire étalage de son savoirfaire et de ses talents artistiques. Dès lors, ces deux pistolets auraient dû être finement gravés et, sans aucun doute, incrustés d’or et d’ivoire. Or ils portaient pour toute décoration, serti dans leur crosse, un médaillon orné des canons croisés et du kraken des armoiries que son monarque lui avait accordées avec son titre. Ahlfryd me connaît mieux que personne, songea La Dent-de-Roche avec un sourire aimable. Il sait ce que je pense des fioritures inutiles. Mieux encore, se dit-il en baissant le couvercle et en actionnant le fermoir, Haut-Fond savait combien il chérissait les objets fonctionnels et pratiques. Et ces élégants pistolets luisant d’un subtil éclat bleuté possédaient sans conteste ces deux qualités. Leur chien se relevait sans effort avec un agréable « clic ». Leur détente réagissait à la perfection. L’odeur riche de l’huile d’armurerie imprégnait leur écrin tel un parfum subtil. Grâce à leurs deux canons rayés parallèles de calibre un demi-pouce, un amiral estropié tiendrait toujours la vie de quatre hommes entre ses mains, même si son jeu de jambes laissait quelque peu à désirer. — L’amiral Nylz et le capitaine de vaisseau Shain, amiral, murmura Erayksyn en ouvrant la porte de la cabine pour y faire entrer les visiteurs. — Merci, Styvyn, dit La Dent-de-Roche. Il adressa un sourire à ses deux subordonnés tandis que son aide de camp s’éclipsait de nouveau. — Kohdy, capitaine, asseyez-vous, je vous prie. (Il leur indiqua d’un geste de la main les chaises qui les attendaient.) Pardonnez-moi d’avoir été absent du pont à votre arrivée. — Inutile de vous excuser, Votre Seigneurie, répondit l’amiral Kohdy Nylz en leurs deux noms. Ils s’assirent et La Dent-de-Roche sourit encore, de travers cette fois, en regardant là où aurait dû se trouver son mollet droit. — Comment va votre jambe, amiral ? s’enquit Nylz en suivant le regard de son supérieur. — Mieux. (La Dent-de-Roche releva les yeux avec un petit haussement d’épaules.) On m’a fabriqué une jambe de bois, mais il reste encore à la fignoler. Il faut trouver le bon angle pour son embout. (Il leva sa jambe tronquée du repose-pieds sur laquelle il l’avait posée et il la plia.) J’ai de la chance d’avoir gardé mon genou, bien sûr. Le moignon cicatrise bien, mais la prothèse me cause quelques irritations. Il paraît (il haussa de nouveau les épaules, avec humour cette fois) que le comte de Mahndyr éprouve des difficultés similaires. — Il paraît, en effet, dit Nylz sur le même ton. Le mollet fracassé de La Dent-de-Roche avait été amputé à l’issue de la bataille de l’anse de Darcos, au cours de laquelle le feu de son bâtiment amiral avait coûté sa jambe gauche à Gharth Rahlstahn, comte de Mahndyr, commandant en chef de la Marine d’Émeraude. Le vaisseau de La Dent-de-Roche, la Bourrasque, galion de Sa Majesté, avait encore plus souffert du combat que son amiral, et resterait encore plusieurs quinquaines en cale de radoub. — Tout bien considéré, je préfère avoir perdu une jambe qu’un bras. Un officier de marine ne consacre guère de temps à la course à pied, de toute façon. Nylz et Shain partirent d’un rire poli, et La Dent-de-Roche se moqua de leur réaction respectueuse à sa maigre plaisanterie. Enfin, il recouvra son sérieux. — Alors, dites-moi, qu’est-il donc arrivé au jeune Hywyt ? — J’ai ici son rapport écrit, amiral, répondit Nylz en ouvrant son encombrante sacoche, d’où il extirpa une fine liasse de papier. Tous les détails de l’affaire y sont exprimés, mais c’est très simple à résumer. Un aviso de l’Église a tenté de passer devant lui pour gagner Eraystor. Voyant cette unité refuser de mettre en panne, le capitaine de croiseur Hywyt lui a adressé un coup de semonce. Dès lors, son commandant a eu la sagesse d’amener son pavillon pour se rendre. À l’écouter, cela paraît si facile…, songea La Dent-de-Roche. Et ça l’est, en réalité. Bien sûr, les conséquences le seront moins. — Pas de victime à déplorer ? — Non, amiral. Pas cette fois. La Dent-de-Roche fit la grimace en entendant cette précision, mais il n’y trouva aucune objection. Il y aurait bel et bien une prochaine fois, et ses officiers finiraient par tomber sur un capitaine de l’Église intransigeant et obstiné qui refuserait d’amener ses couleurs. Dès lors, les victimes seraient nombreuses. — Bien, on dirait que Hywyt a agi exactement comme il le fallait. Je déduis de vos propos et de la façon dont vous les avez tenus que vous êtes d’accord avec cette conclusion ? — Absolument, amiral. — Comment son équipage a-t-il pris cet arraisonnement ? — Assez bien, amiral. La plupart de ses hommes semblent être restés assez indifférents. Certains ont même paru déçus de n’avoir pas eu l’occasion de tirer sur le navire du père Rahss. J’ai eu l’impression, en écoutant Hywyt me rendre compte des événements, que l’un de ses officiers montrait moins d’enthousiasme, dirons-nous, face à cette éventualité. Cependant, si son capitaine lui avait ordonné de tirer, il l’aurait fait. — Parfait, lâcha La Dent-de-Roche non sans s’interroger sur la sincérité de sa propre satisfaction. Avec un grincement, il fit pivoter son siège vers le large alignement de fenêtres de la poupe du Ravageur pour admirer le bleu étincelant au soleil du miroir panoramique de la baie d’Eraystor. De là où il était assis, il distinguait l’extrémité nord du têtard que formait l’île Longue. Dès que l’Infanterie de marine avait pris ses fortifications, ainsi que celles des îles Ronde et de Callie, les eaux abritées entre leurs côtes avaient été converties en mouillage charisien. La Dent-de-Roche n’en revenait toujours pas du peu de résistance que leur avaient opposé ces batteries et ces forteresses. Le contingent de fusiliers marins embarqués n’avait permis au colonel Hauwyrd Jynkyn, commandant du détachement d’Infanterie de marine aux ordres de l’amiral, d’aligner que l’équivalent de deux ou trois bataillons. La Dent-de-Roche avait renforcé leurs rangs de marins issus notamment des galères rescapées, dotées d’importants équipages, mais cette force d’invasion s’était révélée très hétéroclite, malgré le soutien de l’artillerie lourde débarquée des galions. Il était tentant d’éprouver du mépris pour les officiers esméraldiens qui avaient amené leur pavillon dès que Jynkyn les avait sommés de capituler. Cependant, ces fortifications manquaient cruellement de personnel. Elles comptaient assez de canonniers pour repousser une attaque navale, mais trop peu de fantassins pour résister à un assaut terrestre d’envergure. L’ensemble des navires de Nahrmahn ayant été coulés, il n’y avait aucun moyen d’empêcher La Dent-de-Roche de trouver de bons sites où débarquer sans coup férir ses hommes et son artillerie. En outre, la défaite totale de la Marine d’Émeraude avait porté un rude coup au moral des assiégés, et ce avant même que les premières sections charisiennes aient posé le pied sur l’une de ces îles. Mais il ne s’était agi là que de simples préliminaires. La plupart des marins et des fantassins de Cayleb étaient déterminés à venir à bout de leurs adversaires d’Émeraude et de la ligue de Corisande. Néanmoins, cela prendrait un certain temps puisqu’il restait à résoudre le léger problème de l’inexistence d’une quelconque armée de terre charisienne. Prendre les casemates bâties sur des îles, condamner les ports principaux à l’aide d’escadres de blocus et annihiler les flottes marchandes de leurs ennemis était une chose, et La Dent-de-Roche ne doutait pas des capacités de la Marine et de l’Infanterie de marine à mener à bien ces missions. De là à envahir un territoire tel que celui d’Émeraude – sans parler de Corisande –, il y avait un pas… Même si nous arrivons – quand nous y arriverons – à régler leur compte à Nahrmahn et à Hektor, ce ne sera de toute façon qu’un début, songea l’amiral avec morosité. Je me demande combien nous sommes à le comprendre… En ce moment, les Charisiens sont si révoltés par ce que le Groupe des quatre a tenté contre eux que je ne doute pas une seconde que les hommes de Hywyt aient été prêts à tirer sur cet aviso. Mais que se passera-t-il plus tard, quand ils se rendront compte, en leur âme et conscience, que notre véritable ennemi n’est ni Hektor ni Nahrmahn, mais l’Église, avec tout le danger qu’elle représente ? Aucun amiral, aucun général, aucun souverain ne s’était jamais avisé de cette réalité. Charis était la première. Messire Domynyk Staynair ressentait un frisson de terreur glaciale chaque fois qu’il s’imaginait l’avenir sinistre et inexploré vers lequel son royaume et lui avançaient. — Hywyt est-il entré en possession des dépêches transportées par cet aviso ? s’enquit-il. (Il haussa les sourcils en entendant le soudain éclat de rire de Nylz.) Ai-je dit quelque chose de drôle ? L’autre amiral secoua la tête. — Pas vraiment, Votre Seigneurie, affirma-t-il sans pour autant se départir de son sourire. C’est juste que l’Église va devoir repenser ses procédures. Apparemment, le père Rahss n’était équipé d’aucune serviette, encore moins lestée. Tous les documents dont on lui avait confié la remise étaient enfermés dans un coffre-fort. Boulonné au pont de sa cabine, qui plus est. — Boulonné au pont ? s’exclama La Dent-de-Roche en clignant des yeux. Nylz opina du chef. — De toute évidence, l’Église n’avait jamais imaginé que l’un de ses avisos puisse être intercepté. En élaborant ses procédures de traitement des dépêches, elle s’est davantage inquiétée de la sécurité interne des documents en transit que du risque de les voir tomber aux mains d’un quelconque adversaire. Par conséquent, au lieu de les porter dans un sac lesté, les capitaines les enferment dans leurs quartiers. En outre (il eut un geste d’incrédulité), il faut deux clés pour déverrouiller ce coffre. Le capitaine en a une et l’autre revient à l’écrivain du bord. La Dent-de-Roche le dévisagea un instant, l’air tout aussi incrédule. Il se demanda combien de temps il faudrait à l’Église pour s’adapter à la nouvelle donne et revoir sa façon de traiter sa correspondance. — Je suppose que le capitaine de croiseur Hywyt a réussi à récupérer ces deux clés ? — Il me semble, amiral, l’avoir entendu parler de pieds-debiche, intervint pour la première fois le capitaine de vaisseau Shain avec un sourire féroce. D’après ce qu’il m’a dit lorsque nous attendions l’amiral Nylz, le père Rahss serait parvenu à jeter sa clé par-dessus bord avant l’arrivée des hommes de la Déferlante. J’ignore s’il espérait que cela arrêterait Hywyt, mais il paraît qu’il a failli mourir d’apoplexie quand celui-ci a forcé son coffre. Je crois qu’il s’attendait à moitié à ce que la foudre s’abatte aussitôt sur le sacrilège. — Il a été déçu, de toute évidence, plaisanta La Dent-de-Roche. L’amusement de Shain à cette idée ne lui déplaisait pas mais il se demandait si le reste de ses hommes et de ses officiers partageraient la réaction du capitaine de pavillon de Nylz. — Je vous ai apporté les documents saisis, Votre Seigneurie, dit Nylz en tapotant sa sacoche. J’en ai aussi fait faire plusieurs copies, au cas où. Par malheur, ils m’ont tout l’air d’être codés. — Rien d’étonnant à cela, je suppose. C’est fâcheux, mais pas étonnant. (Il haussa les épaules.) Nous n’avons plus qu’à les envoyer à Tellesberg. Peut-être le baron de Tonnerre-du-Ressac et ses agents parviendront-ils à les décrypter. Sinon, je suis sûr que le seijin Merlin en sera capable, ajouta-t-il en son for intérieur. — Oui, Votre Seigneurie. — Veuillez transmettre mes compliments au capitaine de croiseur Hywyt pour son bon travail. Ses hommes et lui ont l’air d’avoir le chic pour se trouver toujours au bon endroit et au bon moment quand une part de prise est à gagner, pas vrai ? — Pour l’instant, en effet, dit Nylz. J’ai reçu quelques demandes de capitaines désireux de se frotter à la station de la Déferlante, cela dit. — Cela n’a rien à voir avec sa station, grogna Shain, mais avec sa vitesse. En y ajoutant bien sûr le talent réel de Hywyt pour ce sport. — Qu’il en profite tant qu’il le pourra, dans ce cas, décida La Dent-de-Roche. (Nylz haussa un sourcil et son supérieur sourit.) Je viens de recevoir moi aussi une missive du comte de L’île-de-la-Glotte. Entre autres choses, il me demande de nommer les commandants de nos nouveaux galions. Ce jeune Hywyt m’a tout l’air d’avoir le profil recherché. .VI. Palais du prince Nahrmahn II Eraystor Principauté d’Émeraude Le prince Nahrmahn d’Émeraude était très contrarié. Il y avait plusieurs raisons à cela, à commencer par ce qui était arrivé à sa marine et par la perte du contrôle de la baie d’Eraystor au-delà de la portée de ses batteries côtières. S’y ajoutait le fait qu’il ne puisse pas attendre du roi Cayleb qu’il oublie la tentative d’assassinat ourdie contre lui ni le rôle qu’il y avait joué. Il ne fallait pas non plus négliger la façon dont sa principauté et lui avaient été contraints de devenir des partenaires secondaires – presque des vassaux – de Hektor de Corisande dans le cadre du projet de destruction de Charis fomenté par le Groupe des quatre. Enfin, bien sûr, la cerise sur le gâteau avait été le délicieux entretien qu’il venait d’avoir avec le délégué archiépiscopal Wyllys. Debout à la fenêtre de son palais, il admirait la vaste étendue bleue de la baie. La marine marchande d’Émeraude n’avait jamais été très impressionnante par rapport à celle de Charis, et même à celle de Corisande. Pourtant, les appontements étaient noirs de navires de commerce dont les patrons craignaient de prendre la mer, et d’autres encore étaient à l’ancre ou amarrés à un corps-mort, un peu plus loin dans le bassin. Les quais et les cales de l’arsenal, en revanche, étaient presque vides. Neuf galères – l’intégralité de la force navale survivante de Nahrmahn – étaient pitoyablement agglutinées bord à bord, comme pour se réconforter mutuellement. Deux autres galères mouillaient un peu à l’écart. Nahrmahn considéra d’un regard mauvais les formidables vaisseaux à deux mâts. C’étaient les seuls bâtiments que le duc de Flots-Noirs ait réussi à capturer avant l’annihilation de ses unités par Haarahld et Cayleb de Charis. Il se trouvait qu’elles avaient déjà été ramenées à Eraystor quand l’enfer s’était déchaîné sur sa flotte. Pourtant, Nahrmahn n’attendait pas de ses anciens « alliés » qu’ils croient en la « coïncidence » qui lui avait permis de conserver ces prises. Nahrmahn avait tenu à examiner personnellement ces navires le jour de leur arrivée. Sans être un officier de marine chevronné, il n’avait eu aucun mal à suivre les explications qu’on lui avait fournies sur l’étrange système de fixation des canons charisiens et les raisons de leur efficacité. Il n’avait trouvé aucun réconfort dans cette faculté de compréhension, surtout quand il s’était avisé que sa proximité géographique avec Charis risquait de faire de lui le premier membre de l’alliance à faire l’objet des prochaines attentions du roi Cayleb. Impression qui venait d’être soulignée par la capture des îles défendant sa capitale… Il pivota sur ses talons en entendant la porte s’ouvrir. Le chef d’escadre Hainz Zhaztro et Trahvys Ohlsyn, comte de La Combedes-Pins, entrèrent. Ce dernier était le cousin de Nahrmahn, ainsi que son premier conseiller. Il était l’un des rares courtisans à bénéficier de la confiance du prince. Zhaztro, lui, était le seul commandant d’escadre esméraldien à être revenu de la bataille de l’anse de Darcos. Certaines mauvaises langues nourrissaient des soupçons quant au courage et à la loyauté de Zhaztro parce qu’il était l’officier le plus gradé à être rentré chez lui. À la surprise générale, Nahrmahn ne partageait pas cette méfiance. Il lui avait suffi, en guise de recommandation, de constater que le navire amiral de Zhaztro avait perdu plus de trente pour cent de son équipage et subi des dégâts tels qu’il avait coulé par le fond après avoir réussi à regagner péniblement son port. — Vous souhaitiez nous voir tous les deux, Mon Prince ? lança La Combe-des-Pins avec une courbette. Nahrmahn opina du chef. — Oui, répondit-il avec une concision peu coutumière avant de faire signe aux nouveaux venus de le rejoindre près de la fenêtre. La Combe-des-Pins et Zhaztro obéirent. Le premier conseiller se demanda si l’officier de marine se rendait compte de combien l’attitude de Nahrmahn avait changé ces dernières quinquaines. Si le comte n’avait pas la berlue, le souverain rondouillard commençait à perdre du poids. Certains observateurs n’auraient sans doute rien vu de surprenant à cela de la part d’un homme occupant la position de Nahrmahn, mais La Combe-des-Pins connaissait son cousin depuis la prime enfance, et rien dans son souvenir ne lui avait jamais coupé l’appétit. Malgré tout, le prince ne donnait pas l’impression de sombrer dans le désespoir. Au contraire, il avait l’air plus concentré, plus énergique que le comte l’avait jamais vu. — Je viens de recevoir le délégué archiépiscopal Wyllys, apprit le prince à ses deux subordonnés sans quitter le panorama du regard. Il voulait m’exprimer son mécontentement à propos de ce qu’il est advenu hier de son aviso. La Combe-des-Pins jeta un coup d’œil à Zhaztro, mais celui-ci continua d’observer Nahrmahn avec calme et attention. Le premier conseiller suspectait le flegme du chef d’escadre de n’être pas étranger à l’aura dont il semblait entouré aux yeux du prince. — J’ai expliqué à Son Excellence, poursuivit Nahrmahn, que c’était le genre d’aléas auxquels il fallait s’attendre quand la marine d’un ennemi contrôlait ses eaux territoriales. Il m’a répondu que ce n’était encore jamais arrivé à un bâtiment de l’Église Mère, ce dont (il adressa un maigre sourire à ses visiteurs) j’avais déjà bien conscience, si étonnant que cela puisse paraître. Malgré lui, La Combe-des-Pins écarquilla les yeux en découvrant l’ironie mordante de Nahrmahn. — J’ai une question à vous poser, commandant, poursuivit le prince : Voyez-vous, oui ou non, un moyen de garantir la sécurité des prochains avisos de l’Église qui mettront le cap sur Eraystor ? — Honnêtement ? Non, Votre Altesse, répondit Zhaztro sans hésiter. Jusqu’à hier, je vous aurais affirmé que les chances étaient au minimum égales de voir les Charisiens laisser les bâtiments battant pavillon du Temple franchir le blocus sans encombre. À vrai dire, j’aurais plutôt parié sur leur indulgence. (Il eut un geste infime des épaules.) De toute évidence, je me serais trompé. Compte tenu de la présence de l’ennemi dans la baie et de sa volonté manifeste de braver le courroux de Sion, je ne vois aucun moyen de l’empêcher de recommencer dès qu’il le souhaitera. — Je vois, lâcha Nahrmahn, placide. De fait, s’avisa La Combe-des-Pins, il ne donna aucun signe d’avoir pris ombrage de la franchise dévastatrice de Zhaztro. — Puis-je me permettre une suggestion, Votre Altesse ? reprit le chef d’escadre. Nahrmahn lui fit signe de poursuivre. — Eraystor n’est pas le seul havre d’Émeraude, fit remarquer Zhaztro. Cayleb est loin d’avoir assez de bâtiments pour interdire l’accès à tous les ports de pêche établis le long de nos côtes, comme nous le prouvons déjà quotidiennement. Il existe plusieurs sites où un capitaine hardi devrait être capable de faire escale en toute sécurité en vue d’envoyer ses dépêches à la capitale par voie de terre. — C’est exactement ce que je me disais, dit Nahrmahn. J’ai même fait part de cette idée au délégué archiépiscopal. Il ne m’a pas semblé très enthousiaste. (Le prince afficha un sourire caustique.) J’ai cru comprendre qu’il trouve incompatible avec la dignité de l’Église que ses messagers « rampent dans l’ombre comme des braconniers cherchant à échapper au garde-chasse », pour reprendre ses termes. Nahrmahn se faisait de plus en plus pince-sans-rire. La Combedes-Pins se sentit un peu mal à l’aise. La situation de son souverain était déjà assez difficile sans qu’il se mette ouvertement à dos le représentant officiel du Temple en Émeraude. Et de cette situation dépendait entièrement celle du premier conseiller de la principauté. — Je suis navré d’apprendre que Son Excellence soit dans cet état d’esprit, dit poliment Zhaztro. — Je n’en doute pas, commandant, fit Nahrmahn avec un petit rire. Bref ! c’est tout ce que je voulais vous demander. Je ne peux pas dire que votre réponse me surprenne, mais vous n’y êtes pour rien. Auriez-vous l’obligeance de me préparer la liste des sites où de futurs messagers de l’Église pourraient toucher terre, de sorte que je la communique au délégué archiépiscopal d’ici à demain matin ? — Certainement, Votre Altesse. Sentant que le moment était venu, Zhaztro s’inclina et s’éclipsa. Nahrmahn regarda la porte se refermer sur lui, puis se tourna vers son cousin. — Sans être ravi par les conditions qui ont présidé à cette découverte, Trahvys, lâcha-t-il d’un ton presque fantasque, je dois admettre que la déculottée que nous ont infligée Haarahld et Cayleb aura au moins eu le mérite d’attirer mon attention sur un bel officier. La Combe-des-Pins acquiesça. L’immunité apparente de Zhaztro à l’affliction qui avait atteint la plupart des officiers survivants de la Marine d’Émeraude était remarquable. Le chef d’escadre ne pouvait pas ignorer combien l’horizon était noir pour la principauté. Pourtant, au lieu de se morfondre, il faisait tout pour trouver un moyen de rendre à Charis la monnaie de sa pièce. Comme il venait de le souligner, Cayleb ne disposait pas d’assez de navires pour bloquer l’accès à l’ensemble des ports de l’île. Aussi Zhaztro avait-il investi tous les havres équipés d’un chantier naval pour y transformer des croiseurs légers à gréement de fortune en corsaires rapides. La plupart ne seraient pas davantage que de grandes yoles dotées d’un armement succinct ou des navires marchands convertis à la hâte et encore plus sommairement armés. Aucun ne serait de taille à résister à un quelconque bâtiment de guerre, même dépourvu de la nouvelle artillerie diabolique des Charisiens. Cependant, ils seraient aptes à capturer ou à détruire leurs lourds transporteurs, qui étaient, eux, à peine – voire pas du tout – armés. En outre, l’attaque de la flotte marchande de Cayleb serait sans doute le seul moyen pour Émeraude de faire du mal à celui-ci, ou de lui être à tout le moins désagréable. Bien sûr, cela ne serait pas d’un grand secours à Nahrmahn au bout du compte. Il continua de regarder par la fenêtre sans un mot pendant deux ou trois minutes. La Combe-des-Pins savait les yeux du prince braqués sur les triangles grisâtres des voiles brûlées par les éléments des galions charisiens qui glissaient sans hâte à travers la baie d’Eraystor. — Vous savez, laissa enfin tomber Nahrmahn, plus je pense à la façon dont nous nous sommes fourrés dans ce pétrin, plus cela m’énerve. Il abandonna son observation des navires de guerre ennemis pour plonger son regard dans celui de son cousin. — C’était stupide, poursuivit-il en employant le terme le plus profondément réprobateur de son vocabulaire. Même si Haarahld ne s’était pas équipé de ces fichus galions, avec tous leurs nouveaux canons à la noix, ç’aurait tout de même été stupide. Il est évident que Trynair et Clyntahn n’ont jamais pris la peine de découvrir ce qui se passait en Charis, parce qu’ils s’en moquaient. Ils avaient leurs propres intérêts, leurs propres objectifs. Ils ont donc décidé de mettre de côté toute réflexion raisonnée et se sont mis à déplacer leurs pièces à l’aveuglette sur l’échiquier comme de parfaits idiots. Même si tout s’était déroulé comme prévu, cela serait revenu à se servir d’une masse d’arme pour ouvrir un œuf à la coque. En procédant ainsi, ils n’ont fait que pousser Haarahld à écraser tous ceux qui risquaient de lui faire du mal ! Oh ! (il eut un geste d’impatience) nous ne nous doutions pas de ce qu’il préparait avant qu’il nous ait remis nos têtes sur un plateau. J’en conviens volontiers. Mais nous savions au moins qu’il combinait quelque chose, ce que semblait ignorer cet imbécile de Hektor ! Et qui Trynair et Clyntahn ont-ils décidé de soutenir ? Je vous le donne en mille : Hektor ! La Combe-des-Pins opina du chef et Nahrmahn eut l’air un instant d’avoir l’intention de cracher par terre. Enfin, le prince prit une profonde inspiration. — Mais si c’était stupide, c’était aussi pour une autre raison, Trahvys, dit-il d’une voix beaucoup plus douce, comme s’il craignait d’être entendu par quelqu’un d’autre. C’était stupide parce que le monde entier sait désormais ce qui se passe en réalité dans la tête des membres estimés du Groupe des quatre. Son regard était devenu très fixe, noir et froid. La Combedes-Pins sentit les muscles de son abdomen se contracter. — Ce qui se passe dans leur tête, Mon Prince ? lança-t-il avec un luxe de précautions. — Ils se croient capables d’anéantir qui bon leur semble. Ils ont sifflé… comment Cayleb nous a-t-il appelés, d’après le comte de Thirsk ? Ah ! oui. Ils ont sifflé une meute de « tueurs à gages, de meurtriers et de violeurs » et nous ont ordonné de trancher la gorge de Charis. Ils se fichaient pas mal de ce que cela impliquait, tant pour Charis que pour nous. Ils ont décidé de réduire en cendres tout un royaume et de tuer des milliers de personnes – en faisant appel à moi pour ce faire, que Shan-wei les emporte ! –avec autant de désinvolture que pour choisir le vin qui s’accommoderait le mieux à leur dîner ou pour se prononcer entre le poisson et la volaille en plat principal. Voilà toute l’importance que revêtait à leurs yeux cette décision. La Combe-des-Pins s’était trompé. Le regard de Nahrmahn n’avait rien de froid. Il se trouvait seulement que la lave incandescente brûlant au fond de ses prunelles dégageait une chaleur telle qu’elle en était presque invisible. — Nahrmahn…, commença le comte. Les vicaires… Ils peuvent faire tout ce qu’ils… — Ah bon ? l’interrompit Nahrmahn. (Le prince replet d’Émeraude leva sa main droite et en pointa l’index vers la fenêtre.) Ah bon ? répéta-t-il en désignant les voiles des galions charisiens. N’avez-vous pas l’impression, Trahvys, que leurs projets auraient un tantinet capoté ? — Si, mais… — Et ce n’est pas fini, vous verrez. La voix de Nahrmahn s’était radoucie. Il s’assit sur le banc rembourré de la fenêtre, le dos au mur, les yeux levés vers son échalas de cousin. — Même compte tenu du seul pouvoir spirituel de l’Église, les chances de survie de Charis restent maigres. Cependant, Cayleb a déjà prouvé que son royaume ne se laisserait pas faire. J’aimerais vivre assez longtemps pour le voir, mais je peux déjà vous dire ceci : il faudra des années à quiconque pour venir à bout des avantages défensifs dont dispose déjà Charis. Même dans leurs pires cauchemars, les quatre vicaires ne se sont jamais imaginés combien il leur en coûtera en navires, en hommes et en or. Des villes brûleront, Trahvys. Il y aura des meurtres, des atrocités, des massacres, des représailles… Je n’arrive pas à me figurer ce qui va se passer. Et pourtant, j’essaie ! Contrairement au Groupe des quatre… Et quand tout sera terminé, il ne restera plus un prince, plus un roi au monde à ignorer que sa couronne dépend non de l’approbation de Dieu, ni même de l’aval de l’Église, mais de la fantaisie d’hommes mesquins, corrompus et stupides, qui se prennent pour les archanges revenus du ciel dans toute leur gloire. Trahvys Ohlsyn n’avait jamais entendu de tels propos sortir de la bouche du prince. Ils le terrifièrent, et pas seulement à cause de leurs implications pour son propre pouvoir et sa survie. Il savait depuis toujours, même si les alliés et les adversaires de son grassouillet souverain persistaient à le sous-estimer, que Nahrmahn d’Émeraude était un homme d’une intelligence très, très dangereuse. Il semblait que la perspective de sa défaite imminente et de son probable trépas avait abattu une barrière interne, laissant désormais libre cours à une profonde source prophétique. — Nahrmahn, mesurez vos paroles, je vous en conjure, dit calmement le comte. Vous êtes mon prince, et je vous suivrai partout où vous souhaiterez conduire Émeraude. Cependant, n’oubliez pas ceci : quels que soient leurs travers, les vicaires s’expriment au nom de l’Église Mère et contrôlent le monde entier. En définitive, jamais Charis ne pourra… — Charis n’en aura pas besoin ! C’est justement ce que j’essaie de vous dire ! Quoi qu’il arrive à Charis, quoi que le Groupe des quatre puisse en penser, ce n’est qu’un début. Même si les vicaires parviennent à écraser complètement Charis, ce ne sera toujours qu’un début. Ils ne font pas la volonté de Dieu, mais la leur, et cela sautera aux yeux de tout le monde, pas seulement aux miens ou à ceux de quelqu’un comme Greyghor Stohnar du Siddarmark. Quand ce sera de notoriété publique, croyez-vous que les autres monarques se croiseront les bras comme si de rien n’était ? Comme si Trynair et Clyntahn n’avaient pas prouvé que plus une couronne, plus une ville ne serait à l’abri du danger si elle se montrait assez inconsciente pour s’attirer la fureur des Quatre ou de quiconque les remplacera au Conseil des vicaires ? Il secoua lentement la tête, la mine morose. — S’il est un acquis que l’Église ne peut pas se permettre de perdre, Trahvys, c’est son autorité morale en tant que porte-parole de Dieu, en tant que représentant du Très-Haut parmi Son peuple. (Il ne s’exprimait plus qu’en un filet de voix.) C’est le fondement même de l’unité de Sanctuaire – et du pouvoir de l’Église – depuis le jour de la création. Or les Quatre viennent de se débarrasser de tout cela, comme si c’était si insignifiant, si dérisoire que cela ne méritait pas qu’ils s’y attardent. Mais ils ont eu tort. Ce n’était pas insignifiant. C’était la seule valeur qui aurait pu les sauver. À présent, elle n’est plus. Et ça, Trahvys, ça, ils ne le récupéreront jamais. .VII. Villa Breygart Hanth Comté de Hanth Royaume de Charis — Bougez-vous, bon sang ! Dégagez la rue ! Le colonel Wahlys Zhorj tirait si fort sur le mors de son cheval que celui-ci se mit à tourner en rond. L’officier réagit – de façon très prévisible, selon le capitaine Zhaksyn Maiyr – en raccourcissant encore ses rênes et en se penchant pour frapper du plat de la main l’encolure de la bête. Messire Wahlys – dont le caractère autoaccordé du titre honorifique n’était pas censé être connu de Maiyr – poussa un grognement et tendit le doigt dans la direction générale du front de mer. — Je me fous de savoir comment vous allez procéder, capitaine, mais je vous ordonne de dégager cette rue jusqu’aux quais. Exécution ! — Bien, mon colonel, répondit Maiyr d’une voix neutre. Zhorj le foudroya du regard, puis adressa un signe de tête à son petit groupe d’assistants et repartit au petit galop vers le centre de la ville en laissant son subordonné se débrouiller. Ce qui convenait du reste tout à fait à l’intéressé. Pourtant, Zhaksyn Maiyr n’avait à se réjouir d’aucun aspect de ce véritable gâchis. Il tourna à son tour un regard noir vers les cris, la fumée et la pagaille générale qui régnaient dans la rue que Zhorj lui avait commandé de dégager. Il ne savait pas encore comment il allait s’y prendre, mais cela s’annonçait mal. En tout cas, quoi qu’en pense « messire » Wahlys, cela ne changerait rien au problème. Il n’est pas assez bête pour le croire, songea Maiyr avec colère. C’est juste qu’il n’a pas eu de meilleure idée. Ce qui ne me surprend pas, d’ailleurs. En vérité, le colonel Zhorj était un officier relativement compétent sur le terrain, doué d’un réel talent pour la gestion logistique d’un escadron de cavalerie, dans les rangs duquel servaient justement les arbalétriers montés de Maiyr. Nul ne savait d’où Zhorj venait à l’origine, mais sa réputation d’homme peu enclin à poser des questions à son employeur l’avait précédé. Depuis deux ans, il commandait les mercenaires de Tahdayo Mahntayl au sein du comté de Hanth. Et Dieu sait combien il s’est rendu impopulaire… et nous avec ! songea Maiyr avec amertume. — Très bien, lança-t-il à son maréchal des logis, vous avez entendu le colonel. Si vous avez une idée de génie, le moment est venu de m’en faire part. — Bien, mon capitaine, répondit avec aigreur le bas-officier, un homme d’expérience aux cheveux gris dont le regard se fit encore plus dur que sa voix lorsqu’il considéra les émeutiers qui s’agitaient dans le dos de son supérieur. Dès qu’il m’en viendra une, vous en serez le premier informé. — Voilà qui m’aide beaucoup, ironisa Maiyr. — Pardonnez-moi, mon capitaine, fit le maréchal des logis d’une voix plus maîtrisée. Il se trouve que je ne vois aucun moyen de nous acquitter de cette mission sans rougir le pavé de cette rue. Or il me semblait que nous étions justement censés l’éviter. — De toute évidence, le colonel vient de revenir sur cet ordre. (L’officier et son subordonné échangèrent des regards éloquents.) Enfin, raisonnables ou non, ce sont nos instructions. Cela étant, j’aimerais autant n’avoir à tuer personne, si possible. — Bien, mon capitaine. Le maréchal des logis était manifestement d’accord avec lui, même si Maiyr n’était pas certain que ce soit pour les mêmes raisons. Cet homme savait que le sang appelait le sang, et que nul combat n’était plus cruel qu’une insurrection populaire. Son supérieur, lui, connaissait la réputation de la maison Ahrmahk, et il savait qu’il serait malavisé de donner au roi Cayleb une autre raison de vouloir s’occuper personnellement du cas de Zhaksyn Maiyr. Par ailleurs, cela le révoltait de tuer des gens pourvus de raisons si légitimes de haïr leur comte. — La plupart sont mal armés, pensa-t-il tout haut à l’intention du bas-officier. Après tout, ajouta-t-il à part lui, cela fait deux ans que nous confisquons toutes les armes sur lesquelles nous arrivons à mettre la main. — Et ils sont tous à pied, reprit-il. Commençons donc par les impressionner. Que la moitié de nos soldats montent en selle. Ils occuperont le milieu de la rue et tâcheront de repousser la foule. Je ne veux aucune victime que nous aurions pu éviter. Dites à nos hommes qu’ils devront viser au-dessus de la tête des émeutiers, à moins qu’euxmêmes nous tirent dessus. Faites en sorte que ce soit bien clair. — Oui, mon capitaine. — L’autre moitié des soldats marcheront. Je sais qu’ils se plaindront d’aller au travail à pied, mais la populace risque de s’éparpiller dans les ruelles et les entrepôts. Il faudra être en mesure de lui courir après, du moins assez longtemps pour veiller à ce qu’elle ne revienne pas. Dites à nos hommes de s’équiper de leurs bâtons. Je ne veux voir personne manier une arme tranchante, sauf en cas de légitime défense. — Bien, mon capitaine. Les « bâtons » en question étaient de lourds morceaux de bois dur et bien sec d’une longueur de trois pieds et demi. Ils n’avaient rien de coupant, mais restaient capables de briser un os ou de fracasser un crâne sans effort. Malgré tout, Maiyr espérait que les insurgés comprendraient que ses hommes et lui faisaient leur possible pour éviter un bain de sang. Même si l’issue de l’affrontement ne faisait guère de doute. — Nous chargerons tout au long de la rue en direction du port. Que les caporaux s’assurent qu’il ne reste plus personne dans les bâtiments de part et d’autre de la voie. Leurs occupants reviendront dès que nous serons passés, mais veillons à mettre toutes les chances de notre côté. — Bien. Comme vous voudrez, mon capitaine. Le maréchal des logis était à l’évidence ravi de laisser Maiyr prendre toute la responsabilité de l’assaut à venir. En ce qui le concernait, les ordres n’avaient pas à être logiques tant qu’il existait une possibilité correcte de les mener à bien. — Parfait, maréchal des logis, soupira Maiyr. En selle ! Tahdayo Mahntayl, qui serait un mois plus tard comte de Hanth depuis deux ans, se tenait sur l’un des balcons de la villa Breygart en compagnie de messire Styv Walkyr, ses prunelles fulminantes braquées sur la fumée et le tumulte qui s’élevaient entre eux et le front de mer de Hanth. La baie de Margaret, vaste échancrure pénétrant au cœur de la presqu’île du même nom, s’étendait aussi loin que portait le regard au-delà des quais et des entrepôts. Les éléments s’y déchaînaient parfois avec une violence rare mais, ce jour-là, les eaux étaient beaucoup plus calmes que les rues de Hanth. — Qu’ils soient maudits ! éructa Mahntayl. Cette fois, ils vont voir de quel bois je me chauffe ! Walkyr se mordit la langue avec fermeté. Le « comte » n’était à l’évidence pas parvenu à discipliner ses sujets au bout de deux ans. Ce qui pouvait lui laisser croire qu’il y arriverait au cours des deux prochains jours échappait à son interlocuteur. — Mais pour qui se prennent-ils ? poursuivit Mahntayl. Tout est la faute de ce salopard de Cayleb ! — Eh bien, dit Walkyr d’un ton aussi raisonnable que possible, ce n’est pas si étonnant que cela, si ? Enfin, vous savez combien ils ont dû avoir du mal à avaler la décision forcée par l’Église en votre faveur. — Qu’entendez-vous par « forcée » ? gronda Mahntayl. J’avais le meilleur dossier ! Il fut encore plus difficile à Walkyr de tenir sa langue. En vérité, comme le savait sûrement Mahntayl au fond de lui, ses arguments étaient aussi spécieux que messire Hauwerd Breygart et ses partisans l’avaient toujours soutenu. Walkyr ignorait d’où venait la correspondance censée prouver la validité de sa prétention au comté de Hanth, mais il ne faisait aucun doute qu’il s’agissait d’un faux. La décision prise par l’Église après l’encaissement d’un pot-de-vin suffisant de la part de Nahrmahn d’Émeraude et de Hektor de Corisande n’y changeait rien. Apparemment, Mahntayl s’était pourtant mis à se bercer d’illusions. Pendant des années, comme le savait pertinemment Walkyr, le prétendu « comte de Hanth » n’avait rien espéré de plus que de se montrer assez insupportable pour que Breygart – voire Haarahld de Charis – décide de le soudoyer pour le faire renoncer à ses revendications et ainsi se débarrasser de lui. Or, contre toute attente, l’Église s’était soudain prononcée en faveur de son dossier manifestement frauduleux. Il avait alors vu ses horizons s’élargir d’un seul coup. Cela faisait désormais dix-neuf mois qu’il était établi à Hanth et il n’avait aucune intention d’abandonner son titre. Titre dont il n’était à vrai dire même plus disposé à reconnaître l’illégitimité. Hélas pour lui, se dit Walkyr, ses chers sujets – et Cayleb Ahrmahk –ne sont pas tout àfait d’accord avec lui sur ce point de détail. Et si Tahdayo avait encore le bon sens que Dieu a donné à un tigre-lézard, il aurait déjà saisi l’offre de Cayleb et embarqué sur un navire rapide à destination de n’importe où ailleurs. » C’est ce que je devrais faire, moi aussi, quoi qu’il décide d’entreprendre en définitive. — Je voulais seulement dire, lâcha-t-il avec douceur en se demandant quel instinct rebelle et chevaleresque le faisait rester à Hanth pour aider Mahntayl à sauver sa peau, que Haarahld et Cayleb ont très mal pris l’éviction de Breygart. Nous le savions tous les deux, Tahdayo. Bien sûr, maintenant qu’il est à couteaux tirés avec l’Église, Cayleb n’a plus aucune raison de tergiverser à propos d’un problème concernant son territoire. Par ailleurs, tous les navires d’Émeraude et de Corisande étant pour l’essentiel au fond de l’eau ou amarrés à Tellesberg, personne ne sera en mesure de se dresser devant lui. — Alors, selon vous, après tout ce chemin, je devrais me contenter de filer la queue entre les jambes ? fulmina Mahntayl. — Je préfère y voir une façon de sauver ce qui peut encore l’être, maintenant que la chance a tourné. S’il existe un moyen pour vous de résister à la flotte de Cayleb et à son infanterie de marine, je ne le connais pas. — Monseigneur Mylz jure que l’Église nous protégera. Au vu de son expression, même Mahntayl se savait peu convaincant, songea Walkyr. L’évêque Mylz Halcom était l’un des quatre prélats dépendant de l’archevêché de Charis qui avaient résisté à l’injonction de Tellesberg d’approuver l’élévation de Maikel Staynair à l’archiépiscopat. Son diocèse comprenait Hanth et la plupart des comtés et des baronnies situés le long de la côte orientale de la baie. Il nourrissait très clairement l’espoir d’établir en Terre de Margaret une sorte de citadelle pour ce qu’il tenait à appeler la « vraie Église », et ce jusqu’à ce que le Conseil des vicaires lui vienne en aide. Ce qui prouve qu’il délire autant que Tahdayo, pensa Walkyr. Sinon plus. — Je ne doute pas de la sincérité de monseigneur Mylz, dit-il à voix haute. (Après tout, il aurait été malvenu de traiter de cinglé un évêque de l’Église Mère, même – ou peut-être surtout – s’il l’était.) Cependant, quels que soient ses intentions et ses espoirs, je crains qu’il ne saisisse pas bien la gravité de la situation, Tahdayo. — Selon vous, Cayleb pourrait défier le Seigneur en toute impunité ? — Je n’ai jamais dit ça, répondit patiemment Walkyr. Je me suis contenté de souligner la gravité –bien réelle –de la situation. Monseigneur Mylz a-t-il caché une armée quelque part ? Dispose-t-il des marins et des navires de guerre indispensables pour nous défendre contre la Marine royale de Charis et l’ensemble du royaume ? Parce que sinon, dans l’immédiat, la réponse est : « Oui », Cayleb peut défier l’Église de Dieu. Mais ce n’est tout de même pas la même chose que se mettre à dos le Tout-Puissant, si ? — Il est hors de question que je m’enfuie comme un roquet battu ! Je suis le comte de Hanth ! S’il le faut, je peux encore mourir en comte ! Mahntayl tourna les talons et quitta en trombe le balcon pour regagner l’abri de la villa Breygart. Walkyr le regarda s’éloigner, puis se retourna vers la fumée qui montait du quartier des entrepôts. Ses informateurs lui avaient indiqué que le noyau en diminution de loyalistes acquis à la cause de Mahntayl avait déjà perdu le contrôle de La Tourmont et de Kiarys, deux des villes principales en dehors de Hanth, capitale du comté. Les renseignements reçus de Zhorjville lui donnaient à croire que la situation n’était pas meilleure là-bas. Pis encore, les deux cités tombées de source sûre étaient adossées aux monts Hanth, et La Tourmont gardait l’entrée du seul col franchissable conduisant au comté de Lochair, sur la baie de Howell. Par conséquent, la meilleure voie de retraite par la terre était d’ores et déjà coupée. Sans oublier que Cayleb disposait ainsi, lui, d’un nouvel itinéraire d’invasion… Je me fiche de ce que s’imaginent monseigneur Mylz et les Templistes, se dit Walkyr, morose. Quelle que soit l’issue de cet affrontement, la rébellion de Cayleb par rapport à l’Église est un fait établi en Charis. D’ailleurs, très franchement, après ces deux années passées par Tahdayo à presser jusqu’au jus les habitants de « son » comté, le peuple sera prêt à s’allier à Shan-ivei elle-même si cela permet de le virer de la villa Breygart à coups de sabot ! Walkyr ne savait pas comment se terminerait la tempête qui soufflait sur Sanctuaire. Il ignorait même si elle prendrait fin un jour. Mais il y avait une chose dont il était certain : quoi qu’il advienne, quand ce serait terminé, Tahdayo Mahntayl ne serait plus le comte de Hanth. Et Tahdayo le sait, au fond de lui, qu’il soit prêt à l’admettre ou non. Il crut voir la fumée s’épaissir et entendit plusieurs coups de feu. À l’évidence, quelques mousquets à mèche avaient échappé aux cavaliers du colonel Zhorj et venaient de sortir de leur cachette. Cela ne suffirait pas pour reprendre Hanth à son actuelle administration – du moins pas ce jour-là –, mais l’ultimatum qu’avait donné Cayleb à Mahntayl approchait de son terme. À vrai dire, il ne restait plus que deux quinquaines. Que Tahdayo finisse par se soumettre ou non à l’autorité du roi, je ne serai plus là quand son temps sera écoulé. Cayleb préfère manifestement lui laisser une chance de s’enfuir plutôt que de risquer de nombreuses victimes –surtout civiles –si le « comte » décide de se battre. Mais s’il refuse la proposition du roi, celui-ci viendra à Hanth et le chassera de la villa Breygart comme un malpropre. Ce faisant, il veillera en outre à le raccourcir de quelques pouces. Et le même sort m’attend sans doute si je m’attarde trop. Il secoua la tête qu’il avait encore et se demanda ce qui pouvait bien le faire hésiter. Ce n’était pas comme s’il avait jamais vu en Tahdayo davantage qu’un moyen de gagner un peu d’argent. Malgré tout, il était à son côté depuis près de sept ans, et cela comptait plus pour lui qu’il se l’imaginait. Quel imbécile tu fais ! se morigéna-t-il. Enfin, il lui restait encore une bonne quinquaine pour faire entendre raison au « comte » de Hanth. Par ailleurs, il avait été assez prévoyant pour confier aux bons soins de banquiers desnariens une partie du butin que Mahntayl et lui avaient extorqué à Hanth. S’il devait s’enfuir seul, il disposerait d’un pécule suffisant pour le tenir à l’abri du besoin pour le restant de ses jours. Lesquels seraient beaucoup plus nombreux s’il prenait à temps la poudre d’escampette. Peut-être parviendrai-je à le convaincre que Sion finira par lui rendre son titre. D’ailleurs, il représenterait un atout considérable pour le Temple en tant que prétendant… non, pas prétendant… en tant que comte légitime de Hanth. Surtout si la raison de son éviction n’avait rien à voir avec la haine que lui vouent ses chers sujets mais plutôt avec sa persécution au nom de sa loyauté inébranlable à l’Église Mère. Il pinça les lèvres d’un air songeur. C’était une idée très séduisante. En outre, qu’il existe une possibilité pour que Mahntayl reste reconnu en tant que comte de Hanth et reçoive le soutien dû à son titre suffirait peut-être à le convaincre que l’heure était venue de lever le camp. Par ailleurs, si l’Église choisit d’appuyer ses prétentions, je devrais réussir à persuader le Groupe des quatre qu’il serait bon de maintenir à son côté quelqu’un d’apte à le contrôler. Moyennant finance, bien entendu. Le regard de Walkyr s’illumina à cette perspective. Il se gratta le menton en regardant la fumée et en écoutant les coups de feu, tout en réfléchissant à la façon d’exposer son raisonnement au « comte ». Juin de l’an de grâce 892 .I. Temple de Dieu Cité de Sion Terres du Temple Dans la salle de conférence, l’ambiance manquait de cordialité. Les quatre hommes assis autour de la somptueuse table incrustée d’ivoire, de cristal de roche et de pierres précieuses portaient la soutane orange des vicaires. Le tissu de soie richement brodé et émaillé de minuscules gemmes à facettes scintillait avec une discrète élégance. Les quatre tricornes posés sur le plateau luisaient de fils d’or et d’argent. Chacun de ces religieux aurait pu nourrir une famille de dix personnes pendant un an rien qu’avec le saphir passé à leur doigt pour symboliser leur statut. Leur visage exprimait en temps normal la confiance et l’assurance attendues de princes de l’Église de Dieu, mais ce n’était pas le cas ce jour-là : aucun n’avait l’habitude d’échouer, ni de voir sa volonté contrariée. Et aucun n’avait jamais imaginé un tel désastre. — Pour qui ces enfoirés se prennent-ils ? éructa Allayn Magwair, capitaine général de l’Église de Dieu du Jour Espéré en rivant sur les feuilles d’épais et coûteux parchemin disposées devant lui un regard si brûlant qu’elles auraient dû s’embraser sur-le-champ. — Sauf votre respect, Allayn, rétorqua Rhobair Duchairn, ils se prennent pour ceux qui ont mis hors d’état de nuire toutes les autres marines du monde, et qui savent très bien qui les avait envoyées réduire en cendres leur royaume. Magwair braqua son regard furieux sur Duchairn, mais le ministre du Trésor de l’Église ne parut guère s’en émouvoir, allant jusqu’à afficher une expression qui disait très clairement : « Je vous avais prévenus ! » Après tout, il était le seul membre du Groupe des quatre à avoir exprimé sans relâche son opposition à toute action précipitée à l’encontre du royaume de Charis. — Ce sont de foutus hérétiques, voilà ce qu’ils sont, Rhobair ! répliqua Zhaspyr Clyntahn d’une voix menaçante. Ne l’oubliez jamais ! En tout cas, l’Inquisition s’en souviendra, comptez sur moi ! Les enseignements de l’archange Schueler ne laissent aucun doute quant à la façon de traiter l’infâme progéniture de Shan-wei ! Duchairn se rembrunit, mais ne répondit pas tout de suite. Clyntahn était d’une humeur massacrante depuis plusieurs quinquaines, bien avant l’arrivée des messages de Charis. Il avait beau être connu pour ses coups de sang et son aptitude à conserver des rancunes éternelles, ni Duchairn ni personne ne se souvenaient avoir jamais vu le Grand Inquisiteur aussi hors de lui – du moins de façon si durable – que depuis la nouvelle, transmise par le système de sémaphores de l’Église, des conséquences calamiteuses des batailles des récifs de l’Armageddon et de l’anse de Darcos. Évidemment, que nous ne l’avions jamais vu ainsi, songea Duchairn, écœuré. Ce fiasco ne se serait jamais produit si nous n’avions pas laissé Zhaspyr nous entraîner dans sa fichue « solution finale au problème charisien ». Il ne faut pas s’étonner non plus que Magwair soit aussi remonté que le Grand Inquisiteur. C’est lui qui nous a fait croire à la simplicité et à l’infaillibilité de son génial plan de campagne. Il faillit le dire tout haut, mais se ravisa, et ce pour plusieurs raisons. Tout d’abord, même s’il répugnait à l’admettre, Clyntahn lui faisait peur. Le Grand Inquisiteur était sans nul doute le pire ennemi qu’on puisse se créer au sein de l’Église. Ensuite, si Duchairn s’était prononcé au départ contre l’attaque de Charis, ce n’était pas parce qu’il avait identifié comme par magie un danger militaire que personne d’autre n’avait décelé, mais parce qu’il avait compris, en tant que chef comptable du Temple, combien la destruction du royaume de Charis voulue par Clyntahn nuirait aux ressources de l’Église. Enfin, les conséquences de ce projet s’étaient révélées si catastrophiques que l’influence du Groupe des quatre sur le reste du Conseil des vicaires ne tenait plus qu’à un fil. Si ses trois collègues et lui montraient un seul signe de désunion, leurs détracteurs parmi les vicaires se retourneraient contre eux en un instant. Or la plupart n’étaient pas plus rassurés que Duchairn. Ils chercheraient des boucs émissaires, lesquels passeraient alors un très mauvais quart d’heure. — Peut-être s’agit-il effectivement d’hérétiques, Zhaspyr, préféra-t-il admettre. Personne ne contesterait du reste que l’hérésie ressort de votre seule autorité. Toutefois, cela n’enlève rien à la validité de mes propos, si ? À moins que vous ayez connaissance d’une autre flotte cachée quelque part et dont nous ne soupçonnerions pas l’existence… Le visage du Grand Inquisiteur s’empourpra à un point tel que, l’espace d’un instant, Duchairn craignit d’être allé trop loin. Zhaspyr Clyntahn avait toujours eu un côté « chien méchant » – certains le qualifiaient même parfois de « chien fou » – et il avait déjà amplement fait la preuve de sa dureté impitoyable. Il n’était pas exclu qu’il décide d’user du pouvoir que lui conférait sa fonction pour se retourner contre les autres membres du Groupe des quatre et en faire ses propres boucs émissaires. — Non, Rhobair, fit une quatrième voix pour couper court à la réaction de Clyntahn. Cela n’invalide en rien ce que vous venez de dire, mais tend toutefois à donner un nouvel éclairage à notre problème, non ? Zahmsyn Trynair avait un visage osseux, percé d’yeux profonds et intelligents, au-dessus d’une barbe taillée avec soin. C’était le seul membre du Groupe des quatre à disposer d’un pouvoir personnel équivalent à celui de Clyntahn. En tant que chancelier du Conseil des vicaires, c’était lui qui formulait les principes que prononçait ensuite le grand-vicaire Erek XVII. En théorie, cela faisait de lui un homme encore plus puissant que Clyntahn, mais son pouvoir était principalement politique. C’était un pouvoir indirect, dont l’efficacité se mesurait de façon progressive, au fil du temps, alors que Clyntahn commandait la loyauté de l’Inquisition et les épées de l’ordre de Schueler. Quand Duchairn et Clyntahn se tournèrent vers lui, Trynair eut un geste de renoncement. — Vous avez raison, Zhaspvr. Ce dont nous venons d’être témoins ces dernières quinquaines et, plus encore, ce qui est exprimé là-dedans (il tapota les documents qui les avaient réunis) relèvent sans aucun doute de l’hérésie. Cependant, Rhobair a soulevé une question intéressante. Hérétiques ou non, les Charisiens ont détruit – pas seulement vaincu, Zhaspyr, mais détruit – l’alliance de toutes les autres marines de Sanctuaire. Pour l’heure, il nous est impossible de les attaquer de front. Magwair se mit à fulminer en remuant sur son siège, mais Trynair le calma d’un regard fixe et glacial. — Si vous voyez quelle force navale existante pourrait à ce jour s’opposer à la Marine de Charis, Allayn, je vous suggère de nous en faire part, dit-il d’un ton cinglant. Magwair rougit de colère, mais détourna les yeux. Il n’ignorait pas le mépris qu’il inspirait à ses collègues, même si ceux-ci veillaient à n’en rien montrer. De fait, c’était à sa position de commandant en chef des forces armées de l’Église, et certainement pas à son génie naturel, qu’il devait sa place au sein du Groupe des quatre. S’il avait tant apprécié d’occuper le devant de la scène au moment de coordonner l’assaut sur Charis, c’était précisément parce qu’il avait ainsi eu la possibilité de s’imposer enfin comme l’égal de ses pairs. Hélas, tout ne s’était pas déroulé aussi bien que prévu. Trynair l’examina sans aménité pendant plusieurs secondes, puis reporta son attention sur Clyntahn. — Certains membres du Conseil, vous le savez, ne laisseront passer aucune occasion de se débarrasser de nous. Or on ne peut pas dire que la « lettre ouverte » de Staynair au grand-vicaire renforce beaucoup notre position. Nos adversaires murmurent déjà que nos difficultés actuelles résultent entièrement de notre précipitation. — L’Inquisition saurait que faire de quiconque chercherait à saper l’autorité et l’unité du Conseil des vicaires face à la terrible menace qui pèse en ce moment sur l’âme de tous les enfants de Dieu. La voix de Clyntahn était plus froide qu’un hiver à Sion. Le fanatisme qui faisait tant partie de sa personnalité complexe et souvent contradictoire étincelait dans ses yeux. — J’en suis sûr, répondit Trynair. Toutefois, si nous en arrivons là, nous risquons de voir se répercuter ce… schisme au sein du Conseil. Je doute que ce soit dans l’intérêt de l’Église ou de notre aptitude à étouffer l’hérésie en question. Ou de notre survie à long terme, se garda-t-il d’ajouter à voix haute, même si ses compagnons l’entendirent tout de même. Clyntahn ne laissa rien filtrer de ses émotions dans les traits de son visage joufflu. Après plusieurs secondes tendues, toutefois, il eut un infime hochement de tête. — Très bien, fit Trynair en jaugeant ses collègues sans rien montrer du soulagement que lui procurait cet acquiescement réticent du Grand Inquisiteur. Je nous crois en présence de deux problèmes distincts, mais liés. Primo, il faut déterminer comment l’Église Mère et le Conseil prendront ceci. (Il tapota de nouveau les parchemins.) Secundo, nous devons décider de leur ligne de conduite à long terme, compte tenu de nos actuels embarras militaires. Duchairn ne sut comment il était parvenu à réprimer un grognement de dérision. Les « problèmes distincts, mais liés », de Trynair étaient en fait la pire menace jamais opposée à l’Église de Dieu du Jour Espéré au cours du quasi-millénaire qui s’était écoulé depuis la création. Il était grotesque de la part du chancelier d’en parler comme s’il ne s’agissait que de deux des nombreuses décisions administratives mineures que le Groupe des quatre avait dû prendre cette décennie. Pourtant, le chancelier avait aussi dit vrai. C’était en définitive le seul des quatre à pouvoir espérer raisonner Clyntahn. Le ministre du Trésor s’empara du document le plus proche. Il n’avait nul besoin de le consulter, bien sûr : son texte était gravé dans sa mémoire de façon indélébile. Il se contenta d’en effleurer les cachets. Dans d’autres circonstances, cette lettre aurait pu passer tout à fait inaperçue. Elle était rédigée dans une langue semblable à celle employée des dizaines – des milliers ! – de fois auparavant pour annoncer le décès d’un monarque, d’un duc ou de tout autre dignitaire féodal et son remplacement par son héritier. Par malheur, les circonstances étaient tout sauf normales dans le cas présent, car le monarque en question, Haarahld VII de Charis, n’était pas mort dans son lit. Sans parler de cet autre menu détail qui différencie cet acte de succession de tous les autres…, se rappela Duchairn en faisant courir ses doigts sur la plus grande et la plus élaborée des empreintes. Aux termes de la loi et d’une tradition ancestrale, nulle succession n’était valide ni définitive avant d’avoir été confirmée par l’Église Mère, c’est-à-dire par le Conseil des vicaires. Or ce document portait déjà le sceau de l’Église. Le regard de Duchairn glissa sur le deuxième acte de succession, à son avis le plus dangereux des deux. Aucun de ces deux documents n’aurait pu être tourné de façon plus courtoise. Nul n’aurait pu y déceler la moindre phrase ouvertement provocatrice. Pourtant, le sceau apposé sur le premier était celui de l’archevêché de Charis. Or, aux yeux de l’Église Mère, il n’y avait plus d’archevêque en Charis. Érayk Dynnys, qui occupait naguère cette fonction, en avait été déchu et attendait son exécution pour crimes de trahison, de malversation et d’incitation à l’hérésie. Le Conseil des vicaires n’avait encore proposé aucun remplaçant à son siège, mais le roi Cayleb s’en était de toute évidence chargé, comme le prouvait de façon limpide le deuxième acte. Celui-ci était sans équivoque, malgré la fadeur de sa formulation, une véritable déclaration de guerre à l’encontre de l’Église de Dieu du Jour Espéré. Si d’aventure quelqu’un venait à en douter, il y avait encore le troisième document : l’original de la lettre de Staynair au grand-vicaire Erek. Duchairn était certain du caractère intentionnel du contraste marqué entre la banalité des deux actes de succession, rédigés selon une phraséologie et une terminologie des plus traditionnelles, et la lettre enflammée de Staynair. La platitude des deux documents administratifs ne faisait que souligner la violence des accusations de Staynair. Elle soulignait aussi que Charis entendait poursuivre son petit bonhomme de chemin sans se préoccuper des désirs et des injonctions de l’Église qu’elle avait choisi de défier. Non, pas seulement de défier. Voilà pourquoi ces arrêtés avaient été ainsi rédigés et envoyés. Ils prouvaient que Charis était prête à ne plus faire cas de l’Église Mère. À bien des égards, c’était encore plus abominable. Jamais dans toute l’histoire de Sanctuaire un monarque laïc n’avait osé nommer l’homme de son choix à la plus haute prélature de son royaume. Jamais. Telle était du moins la position officielle du Conseil des vicaires. Duchairn avait bien conscience des rumeurs persistantes selon lesquelles l’opinion de l’Église Mère sur cette question n’avait pas toujours été aussi tranchée. Il ne s’agissait pas d’un temps hypothétique qui avait pu exister des siècles plus tôt, mais du présent. Or, dans le présent, un tel document était éminemment illégal. Pourtant, l’acte d’intronisation de Maikel Staynair au siège archiépiscopal de Charis ne portait pas seulement la signature et le sceau de Cayleb Ahrmahk, mais aussi ceux de tous les membres de son Conseil privé, du président de la Chambre basse et de dix-neuf des vingt-trois autres évêques de l’île. Plus effrayant encore, les mêmes paraphes et cachets avaient également été apposés à la « lettre » de Staynair. Ce n’était plus l’acte de défi d’un seul homme, d’un roi ou d’un archevêque usurpateur ; c’était celui de tout un royaume. Les conséquences de cette ignominie, si elle restait impunie, seraient dévastatrices. Mais comment s’y opposer ? se demanda Duchairn, au désespoir. Charis a vaincu – ou plutôt, comme l’a rappelé Zahmsyn, détruit – les Marines de Corisande, d’Émeraude, de Chisholm, de Tarot et du Dohlar. Il ne reste plus aucune flotte à aligner contre Cayleb. — Je crois, poursuivit Trynair au milieu du silence furieux et apeuré de ses collègues, qu’il nous faut commencer par admettre la gravité de notre situation. Nous n’avons d’autre choix que de faire face à l’échec de notre stratégie et aux difficultés qui nous attendent quand nous essaierons d’y remédier. — Comment ? fit Magwaîr, qui n’avait à l’évidence toujours pas digéré les remarques précédentes de Trynair. — Le reproche qui risque de se révéler le plus dommageable pour l’Église Mère et l’autorité du Conseil des vicaires est celui qui veut que l’attaque lancée contre Charis ait d’une certaine façon poussé Cayleb et ses partisans à se réfugier dans une attitude de défi et d’hérésie ; que nous n’aurions jamais perdu Charis si nous ne nous étions pas opposés aux efforts de Haarahld. Il fit une fois de plus le tour de la table du regard. Duchairn lui adressa un bref hochement de tête. C’était évidemment ce que soutiendraient leurs ennemis. N’était-ce pas la stricte vérité ? — Je vous suggère, reprit Trynair, de voir en ces documents la preuve indiscutable du caractère infondé d’une telle accusation. Duchairn sentit ses sourcils se hausser en signe d’étonnement, mais il parvint à s’empêcher de rester bouche bée. — Il est évident, poursuivit le chancelier sans donner l’impression de douter une seconde de ce qu’il avançait, que le seul auteur de cette « lettre ouverte », quel que soit le nom de son signataire supposé, est bel et bien Cayleb. Staynair n’est que le porte-parole et le pantin du roi de Charis, le masque sacrilège et blasphématoire derrière lequel celui-ci s’abrite pour perpétuer la dangereuse et agressive politique étrangère de son père. Pour certaines personnes ce sera bien sûr la colère compréhensible de Cayleb à la mort de son géniteur et à l’attaque de son royaume qui l’aura incité à adopter une posture aussi provocatrice. Cependant, il a été clairement établi que ce sont les Chevaliers des Terres du Temple, et non l’Église Mère ou le Conseil des vicaires, qui ont soutenu le recours à la manière forte pour contrer l’ambition démesurée de Haarahld. Même à cette énormité, Clyntahn et Magwair ne manifestèrent aucune réaction, remarqua Duchairn. Il se trouvait pourtant que les maîtres « séculiers » des Terres du Temple appartenaient aussi au Conseil des vicaires. Il était exact que la fiction juridique voulant qu’il s’agisse de deux entités distinctes avait rendu service aux vicaires en bien des occasions au fil des ans. Cependant, ce stratagème était désormais tellement usé que nul n’y voyait plus autre chose qu’un leurre. Cela ne sembla en tout cas pas troubler Trynair, qui continua de parler comme s’il venait d’énoncer une authentique distinction. — Jamais dans tous les échanges diplomatiques écrits ou oraux entre les Chevaliers des Terres du Temple et les souverains temporels impliqués il n’a été question de croisade ou de guerre sainte. Ç’aurait sans aucun doute été le cas si l’Église Mère avait choisi d’agir contre un peuple d’apostats et d’hérétiques. À l’évidence, Cayleb et ses partisans sont en possession d’une grande partie de la correspondance échangée entre les alliés laïcs des Chevaliers et les chefs de leurs marines respectives. Ils ne peuvent donc pas ignorer que l’Église Mère n’a jamais rien eu à voir là-dedans et que ce conflit n’est né que de rivalités et de motivations séculières. Pourtant, leur réaction immédiate a été de nommer de façon impie et hérétique un évêque apostat au siège archiépiscopal de Charis, au mépris du Conseil des vicaires et de ses serviteurs choisis et consacrés par Dieu, et de rejeter sans ambages l’autorité dont le Très-Haut a investi l’Église Mère sur l’ensemble de Ses enfants. Il se laissa aller contre le dossier de son siège, la mine empreinte d’une gravité de circonstance. Duchairn cligna des yeux. Jamais de sa vie il n’avait entendu quelqu’un déblatérer un tel tissu d’inepties. Et pourtant… — Alors, d’après vous, s’entendit-il répondre, leurs actions prouvent qu’ils étaient déjà voués à l’apostasie et à l’hérésie avant même qu’une attaque soit lancée contre eux ? — Précisément. (Trynair désigna les documents d’un geste de la main.) Regardez le nombre de signatures et de cachets sur ces actes et la lettre de Staynair. Comment quiconque aurait-il pu susciter une réaction si vive et unanime à la prétendue hostilité de l’Église Mère ? Une partie, au moins, des nobles de Charis doivent savoir que le Conseil des vicaires et le grand-vicaire Erek n’ont jamais autorisé, et encore moins exigé, l’agression de leur royaume. Quand bien même ils l’ignoreraient, les évêques, eux, doivent connaître la vérité ! Et pourtant, les voilà qui soutiennent les initiatives illégales et impies de Cayleb. S’il ne s’agissait que d’une réaction à l’assaut mené par une alliance purement laïque, Cayleb n’aurait jamais réussi à s’assurer en si peu de temps le soutien d’une telle majorité. La seule explication possible est que l’ensemble de son royaume est tombé peu à peu entre les mains des ennemis du Seigneur et que ceux-ci ont pris prétexte de la situation pour s’opposer aux représentants légitimes de Dieu et de Langhorne sur Sanctuaire. Duchairn adopta une expression absorbée. Il n’avait pas changé d’avis sur la pertinence des propos de Trynair – de pures dragonneries, en ce qui le concernait –, mais il voyait au moins où il voulait en venir. Clyntahn aussi, de toute évidence. — Je comprends ce que vous voulez dire, Zahmsyn. (Une lueur inquiétante s’alluma dans le regard du Grand Inquisiteur.) Vous avez raison, bien sûr. Cayleb et ses larbins ont sans aucun doute été aussi surpris que tout le monde par l’ampleur de leurs victoires navales. L’arrogance et la confiance excessive ainsi acquises les ont conduits à laisser libre cours aux attitudes hérétiques qu’ils cultivaient en secret depuis bien longtemps. — Précisément, répéta Trynair. Je crois en effet très probable, voire certain, que la dynastie Ahrmahk – et ses partisans, coupables du même péché – s’est engagée sur cette voie le jour où Haarahld a insisté auprès de l’archevêque Rojyr pour qu’il nomme Staynair évêque de Tellesberg. Selon toute vraisemblance, cela faisait partie d’un long projet de subversion des âmes loyales à l’Église Mère en Charis. Le Conseil n’ignore pas combien Zhaspyr a pu nous alerter de ce danger. Duchairn plissa les yeux. Il aurait eu du mal à contester la thèse de Trynair, puisque Erayk Dynnys avait justement été jugé coupable – entre autres crimes – de n’avoir pas révoqué Staynair ni purgé la hiérarchie ecclésiastique de son archevêché de ses éléments charisiens. D’un autre côté, sur les dix-neuf évêques qui avaient accepté l’élévation illégale de Staynair, seuls six étaient nés en Charis. Restait à savoir comment Haarahld, puis Cayleb, s’y étaient pris pour inciter les autres à soutenir leurs forfaits. C’était là une question sur laquelle le Groupe des quatre serait bien avisé de ne pas attirer l’attention. — Quoi qu’il en soit, fit-il remarquer à voix haute, il nous faut à présent déterminer comment réagir. Que Charis prépare cette infamie depuis des années ou non ne change rien aux conséquences auxquelles nous devons faire face. — C’est vrai, acquiesça Trynair. Cependant, malgré la gravité de la situation, il serait inutile de paniquer ou de prendre des mesures précipitées. Nous sommes peut-être dépourvus de la force navale nécessaire pour agir contre Charis, mais Cayleb ne dispose, lui, d’aucune armée terrestre. Pour l’instant, sa flotte devrait suffire à maintenir à l’écart de ses rivages les soldats que le Temple pourrait rassembler sous sa bannière, mais il ne peut en aucun cas menacer la sécurité de l’Église Mère en Havre ou en Howard. N’oublions pas que Charis n’est en définitive qu’un îlot, alors que neuf Sanctuariens sur dix vivent dans les royaumes et les empires de Havre et de Howard. Même si Cayleb contrôlait tous les navires à flot sur les mers de Dieu, il ne pourrait pas réunir un contingent d’infanterie suffisant pour nous attaquer sur nos terres. Par conséquent, le temps jouera en notre faveur. Nous parviendrons peu à peu à construire de nouveaux bateaux ; lui ne pourra jamais créer les hommes indispensables à la levée d’armées d’invasion, quel que soit le nombre d’années dont il disposera. — Une flotte ne se construit pas en un jour, ni même en une quinquaine, fit remarquer Duchairn. — Allayn ? lança Trynair à Magwair. (Le capitaine général se redressa sur son siège et son regard perdit de sa morosité.) Sommes-nous en mesure de nous doter d’une nouvelle marine ? Sinon, combien de temps nous faudra-t-il pour réunir les conditions nécessaires ? — Si vous me demandez si l’Église Mère ou les Terres du Temple disposent des ressources leur permettant de construire une flotte, la réponse est non, pas dans l’immédiat. Nous pourrions faire en sorte d’en être capables un jour, mais il faudrait importer les charpentiers, architectes et ouvriers spécialisés dont auraient besoin les chantiers navals. Ou du moins assez d’entre eux pour former notre propre main-d’œuvre. (Il haussa les épaules.) Pour des raisons évidentes, les Terres du Temple n’ont jamais été une grande puissance navale. Notre seule ouverture sur la mer est le passage de Hsing-wu, qui est bloqué par les glaces tous les hivers. Trynair hocha la tête, de même que Duchairn. Malgré ce que pensait ce dernier de l’intellect de Magwair, il devait admettre que, pour ce qui était de l’exécution d’une tâche, le capitaine général montrait souvent des traces du réel talent qui lui avait valu son élévation au vicariat. Bien sûr, ironisa-t-il en son for intérieur, le fait que l’oncle d’Allayn ait été grand-vicaire l’année de son accession à l’orange n’y était sans doute pas étranger. Enfin, le problème n’est pas que Magwair soit incapable de mettre en œuvre ses instructions, mais plutôt qu’il fasse preuve d’un tel manque de discernement lors du choix des actions à entreprendre. — C’est bien ce que je craignais vous entendre dire, Allayn, lâcha Trynair. Il serait bon, à mon sens, de commencer dès que possible à réunir cette main-d’œuvre. Cependant, j’avais déjà deviné que nous serions obligés de chercher de l’aide ailleurs à court terme. Quelles pistes pourrions-nous suivre en la matière ? — Aucun État continental, que ce soit le Desnair, et encore moins le Siddarmark, ne possède de capacités de construction navale équivalentes à celles de Charis, répondit Magwair. Clyntahn poussa un grognement furieux et tout le monde se tourna vers lui. — Chantiers navals ou non, déclara sans ambages le Grand Inquisiteur, jamais je ne ferais appel au Siddarmark pour obtenir un soutien maritime. La parole de Stohnar ne vaut pas un pet de lapin. Il serait capable de prendre notre argent, de construire les navires et de les livrer à Cayleb pour qu’il les retourne contre nous ! Duchairn fronça les sourcils. Du fait de sa puissance croissante et de ses évidentes ambitions territoriales, la république du Siddarmark était dans le collimateur des Quatre et de leurs prédécesseurs depuis des décennies. De fait, ils la considéraient comme une menace immédiate, ou du moins potentielle, alors qu’ils ne voyaient en Charis qu’une tumeur à exciser avant qu’elle devienne maligne. Or le Protecteur de la république, Greyghor Stohnar, était un homme dangereusement compétent. Pis encore, il avait été élu à son poste. Cela lui conférait un soutien populaire bien supérieur à celui dont aurait pu bénéficier un souverain héréditaire qui se serait attiré le courroux de l’Église. Dans ce contexte, il n’était guère surprenant que Clyntahn s’oppose avec une telle violence à l’éventualité d’un renforcement du potentiel militaire du Siddarmark. Cependant… — Si nous excluons le Siddarmark d’un éventuel programme de construction navale, dit-il sur un ton à la neutralité étudiée, Stohnar ne se méprendra pas sur notre raisonnement. — Qu’il crève ! s’emporta Clyntahn avant de faire la grimace. Évidemment, qu’il comprendra, poursuivit-il avec plus de mesure. Cela dit, il sait déjà que nous ne lui faisons pas confiance. Dieu sait que nous ne l’avons jamais caché, que ce soit entre nous ou dans notre correspondance avec lui. Notre inimitié étant déjà établie, je préfère lui ôter la possibilité de se doter d’armes supplémentaires à braquer contre nous, plutôt que de nous soucier de sa susceptibilité. — Zhaspyr a raison, dit Trynair. Nous pourrions atténuer le choc en distribuant aux fermiers du Siddarmark une partie de l’or que nous ne dépenserons pas dans les chantiers navals de la république. Celle-ci compte d’ailleurs beaucoup de piquiers excédentaires dont nous pourrions louer les services le moment venu. — Très bien, décida Magwair. Si on exclut le Siddarmark, ainsi que le Desnair et le Sodar, encore moins riches que nous en navires, pour ainsi dire, il ne reste plus que le Dohlar, Harchong et Tarot. Sans oublier, bien sûr, Corisande et Chisholm. Ces deux derniers noms n’avaient été ajoutés qu’après coup, avec aigreur. Duchairn poussa un grognement intérieur. Les capacités de construction navale de Corisande perdraient toute importance dès que Cayleb aurait réglé son compte à Hektor. Cela valait aussi pour Tarot. Par ailleurs, si Duchairn ne se trompait pas, les chantiers de Chisholm avaient plus de chances de finir par œuvrer pour Charis que de venir au secours de l’Église Mère. Pour le Dohlar et l’empire de Harchong, c’était différent. Le premier s’était vu déposséder de tous ses bâtiments par la Marine royale de Charis, mais le roi Rahnyld s’efforçait depuis des années de développer ses infrastructures de construction navale. Quant au second, le plus vaste et le plus peuplé des États de Sanctuaire, il disposait de la flotte la plus importante de toutes les nations continentales. — Rahnyld cherchera à se venger de ses déboires, poursuivit Magwair en exprimant à voix haute les pensées de Duchairn. Si nous acceptons de subventionner la reconstruction de sa marine, je doute qu’il se fasse prier. Il serait d’autant plus ravi de mettre à l’eau des navires au service de l’Église Mère que leur construction ne coûterait rien au Trésor du Dohlar. » Quant à Harchong, la plupart de ses navires sont désarmés. Je n’ai aucune idée de combien pourraient être mis en service ni de combien ont irrémédiablement pourri. Cependant, au contraire de nous, l’empire a au moins l’avantage de disposer de chantiers navals. Or je crois que personne ici ne douterait de la fiabilité de l’empereur. Il ne se trompait pas, songea Duchairn. Harchong était le plus ancien, le plus riche, le plus étendu et le plus conservateur des États de Sanctuaire. C’était aussi une nation arrogante, dédaigneuse de tous les étrangers, et gérée par une bureaucratie profondément corrompue. Du point de vue du Groupe des quatre, toutefois, seule comptait l’allégeance indéfectible de l’aristocratie harchongaise à l’Église Mère, qui pourrait toujours compter sur le soutien des nobles de l’empire en échange de la confirmation de leurs privilèges et de leur pouvoir sur les pauvres serfs qui peinaient toute leur vie durant sur leurs immenses terres. — Il me faudra faire quelques recherches avant de vous donner des chiffres définitifs, reprit Magwair. Entre Harchong et le Dohlar, toutefois, nous devrions nous approcher des actuelles capacités de construction de Charis. Cayleb fera son possible pour les augmenter, mais il ne dispose ni de la main-d’œuvre ni de la richesse nécessaire pour se hisser au niveau des infrastructures dont nous pourrions doter Harchong et le Dohlar avec le temps. — Et le Trellheim ? lança Clyntahn. Le visage de Magwair se déforma en une expression de mépris, peut-être de dégoût. — Aucun de ces noblaillons ne possède plus de quelques galères chacun ! Ce ne sont qu’un ramassis de vulgaires pirates. S’ils disposaient d’une flotte suffisante pour que leurs attaques des caboteurs harchongais constituent rien d’autre qu’une simple gêne, l’empereur les aurait déjà conquis de longue date. Clyntahn grogna de nouveau, puis opina du chef. — Il semble donc, résuma Trynair comme à son habitude, que nous soyons d’accord pour entreprendre dès que possible un important programme de développement naval par le biais de Harchong et du Dohlar. Cependant, tant qu’Allayn n’aura pas eu l’occasion de mener à bien ses recherches, nous ne saurons pas combien de temps cela nous prendra. En attendant, nous resterons ici à l’abri de toute agression, mais ne pourrons pas non plus nous livrer à une quelconque offensive à l’encontre de Charis, que ce soit à l’aide de marins ou de fantassins. Notre priorité immédiate doit donc être de réfléchir à comment nous comporter au cours de cette période et faire face à la réaction prochaine des autres vicaires à toute cette… agitation. — Il est clairement de notre responsabilité de veiller à ce que les plus faibles des vicaires ne dramatisent pas la provocation qui nous est faite, si préoccupante qu’elle soit, déclara Clyntahn. Charis défie aujourd’hui l’Église, les archanges et le Très-Haut. Nous devons éteindre toute étincelle de panique qui pourrait naître chez nos collègues en assurant à l’ensemble du vicariat que nous n’avons aucune intention de laisser cette bravade impunie et, au contraire, que nous entendons faire preuve de la plus grande fermeté pour étouffer dans l’œuf toute tentative supplémentaire de rébellion. Telle sera la besogne de l’Inquisition. (Il afficha un air glacial et inflexible.) Dans le même temps, nous devrons préparer le Conseil au fait qu’il nous faudra du temps pour forger les armes dont nous aurons inévitablement besoin pour contre-attaquer. Cela risque de s’avérer difficile compte tenu de l’inquiétude qui étreindra beaucoup de nos frères dans le Seigneur. À ce titre, vous avez tout à fait raison, Zahmsyn : nous devons assurer aux plus angoissés de nos pairs que la force apparente de Charis et ses victoires initiales ne constituent aucunement une menace pour nous mais plutôt un signe adressé à l’Église Mère, un avertissement auquel il nous faut tous prêter attention. En effet, qui considère la situation sereinement et dans la certitude de sa foi, comme il se doit, ne peut voir dans les récents événements que la main de Dieu. Seul un triomphe en apparence aussi éclatant a pu inciter les hérétiques cachés de Charis à sortir de l’ombre. En leur concédant cette victoire temporaire, Dieu leur a ôté leur masque aux yeux de tous. Cependant, comme vous l’avez souligné, Zahmsyn, Il l’a fait d’une façon qui les laisse dans l’incapacité de menacer réellement l’Église Mère ou sa mission de protection et d’accompagnement de l’âme de Ses enfants. Trynair eut un geste d’approbation. Duchairn sentit un frisson glacial remonter le long de son échine. Le chancelier avait conçu son explication comme s’il résolvait un problème d’échecs ou n’importe laquelle des machinations et des stratégies auxquelles il était confronté quotidiennement dans l’exercice de ses fonctions. C’était une ruse intellectuelle fondée sur le pragmatisme et la stricte réalité de la politique au plus haut niveau. Pourtant, la lueur qu’elle avait allumée dans le regard de Clyntahn continuait de briller. Quoi qu’en pense le chancelier et quel que soit le cynisme dont pouvait au besoin faire preuve le Grand Inquisiteur, la ferveur manifeste dans le ton de ce dernier n’était pas feinte. Il adhérait à l’analyse de Trynair non par opportunisme, mais parce qu’il y croyait, lui aussi. Pourquoi cela me fait-il si peur ? Je suis un vicaire de l’Église Mère, bon sang ! Quel que soit le chemin parcouru, nous savons ce que Dieu attend de nous, tout comme nous Le savons omnipotent et omniscient. Pourquoi ne se serait-Il pas servi de nos actes pour nous révéler la vérité sur Charis ? nous montrer à quel point Tellesberg est gangrenée ? Il se passa quelque chose au fond du cœur et de l’âme de Rhobair Duchairn, et une autre pensée lui traversa l’esprit. Il faut que j’y réfléchisse, que je m’accorde un temps de prière et de méditation de la Charte et des Commentaires. Peut-être Wylsynn et ses semblables ont-ils raison depuis le début. Peut-être sommes-nous devenus trop arrogants, trop attachés à notre pouvoir de princes séculiers. Et si les Charisiens n’étaient pas les seuls à qui Dieu ait décidé d’arracher leur masque ? Cette débâcle serait alors un miroir tendu par le Tout-Puissant pour nous révéler les conséquences potentielles de nos péchés et de notre orgueil sans bornes… Le lieu et le moment auraient été mal choisis pour exprimer cette réflexion, qu’il lui faudrait encore mûrir à tête reposée. Et pourtant… Pour la première fois depuis trop d’années, face à cet indéniable désastre, le vicaire Rhobair Duchairn se surprit à contempler les actions mystérieuses de Dieu par les yeux de la foi et non ceux de la cupidité méticuleuse et calculatrice. .II. Palais de la reine Sharleyan Cherayth Royaume de Chisholm Des trompettes se firent entendre et un nuage de fumée s’épanouit autour des batteries protégeant le front de mer de la baie des Cerisiers tandis qu elles égrenaient un feu de salut de seize coups. Des oiseaux et des vouivres de mer indignés exprimèrent très clairement ce qu’ils pensaient de ce tohu-bohu en tournoyant dans le bleu printanier du ciel avec force piaillements rageurs. Venu d’au-delà de la péninsule connue sous le nom de Faucille abritant la baie et la ville de Cherayth des rudes intempéries qui agitaient souvent le nord de la mer de Chisholm, le vent d’est vivifiant soulevait sans effort ces volatiles. La reine Sharleyan de Chisholm se tenait face à la fenêtre, en haut de la tour de messire Gérait, bâtie sur la façade orientée vers la mer du palais où vivait sa famille depuis deux siècles. Survolant du regard les alignements ordonnés de maisons de pierre, de rues, d’entrepôts et de quais de sa capitale, elle n’avait d’yeux que pour les quatre galions qui faisaient avec majesté leur entrée dans son port. Les hôtes ailés de la baie des Cerisiers avaient beau protester contre cette perturbation de leurs habitudes, ils n’avaient aucune idée de combien cela la bouleversait, elle. Mince sans être menue, Sharleyan venait de passer les vingt-quatre ans. Quoi qu’en disent à l’occasion les rimailleurs de cour dans leurs poèmes ineptes et flagorneurs, ce n’était pas une belle femme. Elle attirait l’œil, sans aucun doute, avec son menton volontaire et son nez un peu trop proéminent, que d’aucuns allaient jusqu’à trouver un rien crochu. En revanche, ses cheveux noirs si foncés que des reflets bleus y dansaient parfois au soleil, si longs qu’ils lui arrivaient presque jusqu’à la taille quand elle les libérait, encadraient un visage mangé par d’immenses yeux marron étincelants qui arrivaient d’une certaine façon à persuader ses interlocuteurs de sa beauté. Sairah Hahlmyn, sa servante personnelle depuis ses neuf ans, et dame Mairah Lywkys, sa première dame d’honneur, avaient relevé cette masse capillaire en une coiffure complexe, tenue en place par des peignes incrustés de pierreries et par le léger cercle d’or de son diadème de réception. Les prunelles habituellement vives de la reine étaient sombres, fixes, inquiètes. L’homme au visage fort et aux cheveux gris clairsemés qui se tenait à son côté, Mahrak Sandyrs, baron de Vermont, mesurait au moins huit ou neuf pouces de plus qu’elle. Contrairement à ce qu’on aurait pu croire au regard de sa jeunesse, Sharleyan était reine de Chisholm depuis près de douze ans et Vermont avait toujours été son premier conseiller. Ils avaient essuyé ensemble bien des tempêtes politiques, mais ni l’un ni l’autre n’avaient jamais imaginé vivre un ouragan semblable à celui qui avait balayé la moitié de Sanctuaire au cours des six derniers mois. — Je n’arrive pas à croire que nous ayons accepté, dit-elle, le regard rivé sur le galion de tête guidé vers son mouillage par une galère pavoisée de la Marine royale de Chisholm. C’est de la folie ! Vous le savez, n’est-ce pas, Mahrak ? — Il me semble vous avoir précisément fait cette objection quand vous avez décidé de vous jeter à l’eau, Votre Majesté, répondit malicieusement Vermont. — Un premier conseiller digne de ce nom aurait assumé la responsabilité de la démence passagère de sa souveraine, décréta Sharleyan avec sévérité. — Oh ! je vous promets de le faire… en public, Votre Majesté. — Mais pas en privé, visiblement. Son sourire ne suffit pas à dissimuler son anxiété à cet homme qui la connaissait depuis ses premiers pas. — Non, pas en privé, dit-il, de l’aménité dans la voix. Il lui posa doucement la main sur l’épaule. Jamais il ne se serait autorisé un tel geste devant des tiers. Dans l’intimité, en revanche, il était inutile de dissimuler que la jeune reine était depuis longtemps devenue pour lui la fille qu’il n’avait jamais eue. — Vous est-il venu une autre idée sur ce que cela cache ? demanda-t-eile. — Rien que nous n’ayons déjà discuté jusqu’à plus soif, Votre Majesté. Elle fit la grimace sans quitter des yeux les navires en approche. Ils en avaient effectivement « discuté jusqu’à plus soif », songea-t-elle. Ni Vermont ni elle – ni ses autres hommes de confiance – n’avaient élaboré de théorie satisfaisante. Certains de ses conseillers, ceux qui s’étaient prononcés avec le plus d’énergie en défaveur de la rencontre imminente, affirmaient qu’il s’agissait d’un piège conçu pour attirer – ou pousser – encore plus Chisholm dans le bourbier charisien. Sharleyan ne savait pas trop ce qui l’empêchait de croire à cette interprétation, pourtant frappée au coin du bon sens. La restitution « spontanée » de ses bâtiments de guerre après leur reddition avait déjà dû jeter un voile de suspicion sur son royaume aux yeux du Groupe des quatre. Qu’elle ait osé recevoir messire Samyl Tyrnyr en tant qu’ambassadeur du roi Cayleb en Chisholm alors que – détail gênant – leurs deux États étaient officiellement en guerre n’avait pu que renforcer cette méfiance. Et maintenant, cette visite… Quelque chose me dit que le fait de rendre les honneurs à des navires de guerre charisiens dans le port de ma propre capitale et d’accueillir le premier conseiller de Charis en tant qu’émissaire personnel de Cayleb ne m’attirera pas les faveurs de ce porc de Clyntahn, songea-t-elle. Les prophètes de malheur ont raison sur ce point, en tout cas. D’un autre côté, que pourrait-il encore nous arriver de pire ? Ce n’était pas une question abstraite, dans ces circonstances. Elle en avait la certitude, le Groupe des quatre n’était pas dupe du peu d’empressement montré par ses amiraux et elle après la réception des ordres leur enjoignant de soutenir Hektor de Corisande contre Charis. Pour tout dire, il aurait été étonnant que Sharleyan se précipite à son aide, étant donné que Hektor lui vouait une haine encore plus farouche qu’à Haarahld VII et qu’elle-même éprouvait encore plus d’animosité à son égard que lui au sien. Cependant, même quelqu’un d’aussi rompu aux réalités de la politique que le chancelier Trynair avait dû trouver un peu gros que tant de ses navires aient capitulé sans une égratignure. Cayleb avait fait preuve d’une grande habileté en se montrant assez « généreux » pour lui retourner ses bâtiments sans exiger de réparation pour le rôle qu’elle avait joué dans l’attaque qui avait coûté la vie à son père et à des milliers de ses sujets. Elle aurait voulu lui tenir rigueur de cette manœuvre délibérée qui ne pouvait qu’attirer sur elle la colère des quatre vicaires. Après ce geste « spontané » de Cayleb, ce qui n’avait été au départ qu’une volonté de « coopérer » le plus timidement possible avec Hektor pour conserver à Chisholm sa puissance militaire commençait à ressembler dangereusement à une collusion active avec Charis. Personne au Temple ne le pardonnerait à Sharleyan. À terme, les conséquences risquaient de se révéler dévastatrices pour son royaume. Pourtant, elle ne pouvait pas reprocher à son homologue charisien d’avoir fait exactement ce qu elle aurait elle-même entrepris si les rôles avaient été inversés. Du point de vue de Cayleb, tout ce qui était susceptible de détourner un tant soit peu l’attention et les ressources du Groupe des quatre de son royaume devait être tenté. De même, tout moyen de pression à sa disposition pour encourager Chisholm à s’allier à lui plutôt que contre lui valait la peine d’être essayé. En définitive, plus qu’un quelconque ressentiment, elle éprouvait surtout une admiration sincère pour le brio avec lequel Cayleb l’avait compris. Ne te mens pas à toi-même, Sharleyan, se dit-elle. Tu aurais préféré dès le début te ranger du côté de Charis plutôt que t’« allier » à Hektor et à Nahrmahn. Tu le sais très bien : si Haarahld avait eu à tes yeux une seule possibilité d’en réchapper, tu lui aurais aussitôt proposé un pacte. C’est ce qui t’a fait accepter le « cadeau » de Cayleb quand il t’a rendu tes galères. C’est aussi pour cela que tu ne t’es pas opposée à ce qu’il fasse venir Tyrnyr à Cherayth. Au fond, tu préfères Charis à Corisande, non ? En outre, il n’est pas exclu que Cayleb ait une chance de survivre à cet affrontement, voire de l’emporter. En regardant les galions symbolisant cette chance de victoire s’approcher sans hâte de leur mouillage, elle se demanda ce qu’était sur le point de lui annoncer le comte de Havre-Gris après une si longue traversée. C’était la troisième fois que Rayjhis Yowance se rendait à Cherayth, même si ses deux premières visites s’étaient faites en qualité d’officier de la Marine royale de Charis, et non de premier conseiller du royaume. Un tel dignitaire, en effet, ne quittait jamais son pays. Voilà pourquoi il existait des gens appelés « ambassadeurs », à qui il revenait de voyager, les devoirs d’un premier conseiller lui interdisant de se lancer dans d’improbables quêtes chimériques. Évidemment ! grogna-t-il en son for intérieur. C’est ce qui explique ta présence, pas vrai, Rayjhis ? Il fit de son mieux pour ne pas sourire en emboîtant le pas au chambellan dans un couloir du palais. Si obligeante que se soit montrée Sharleyan, il aurait été déplacé de donner à croire qu’il trouvait motif à amusement dans son acceptation de le rencontrer. Surtout en privé, accompagnée de son seul premier conseiller. D’autant plus qu’elle n’avait pas eu une quinquaine pour s’y préparer, tant il avait suivi de près le messager annonçant sa venue. Cayleb ressemble beaucoup à son père, mais il a tout de même un style bien à lui… et beaucoup trop d’énergie pour un vieil homme de mon acabit, songea Havre-Gris. Je commence à comprendre ce que disaient Merlin et Domynyk quand ils cherchaient à canaliser son énergie en mer. Il est loin d’être aussi impulsif qu’il le paraît parfois, mais Merlin n’a pas tort. S’il a le choix entre deux solutions à un problème, il optera toujours pour la plus audacieuse. Et, une fois qu’il a pris une décision, il n’est pas du genre à perdre du temps ! Il y avait pire trait de caractère à rencontrer chez un souverain, surtout quand son royaume était engagé dans une lutte pour sa survie. Cependant, il devenait difficile de suivre son rythme. Le chambellan ralentit, regarda le Charisien par-dessus son épaule avec un air soigneusement étudié pour dissimuler ce qu’il pensait des décisions de sa reine, puis prit un dernier tournant et s’arrêta. Deux gardes, des sergents parés de l’argent et du bleu roi de Chisholm, étaient postés devant la porte. Ils affichaient une physionomie beaucoup moins neutre que celle du chambellan. De toute évidence, ils éprouvaient de vives réticences à l’idée de laisser se présenter devant leur reine le premier conseiller du royaume dont la marine venait de réduire en petit bois une partie non négligeable de la flotte de leur pays. Qu’ils aient en outre reçu l’ordre de rester à l’extérieur de la salle d’audience n’était pas pour leur plaire davantage, sans parler de l’interdiction qui leur avait été faite de fouiller ou de désarmer Havre-Gris. Le comte avait bien conscience de leurs probables arrière-pensées. Il compatissait du reste avec eux du fond du cœur. Aussi prit-il une décision rapide. — Un instant, s’il vous plaît, lança-t-il à la seconde où le chambellan allait frapper à la porte de bois verni. Le domestique eut l’air surpris et Havre-Gris lui adressa un sourire gêné. Il fit alors passer le baudrier de son épée d’apparat par-dessus sa tête et tendit son arme dans son fourreau au plus proche des deux gardes, qui écarquilla les yeux en acceptant l’objet. Havre-Gris décrocha son poignard de sa ceinture et le remit lui aussi au soldat. L’expression des factionnaires changea dès que l’étranger leur eut abandonné les lames qu’il leur avait été interdit de lui ôter. Ils n’avaient toujours pas l’air enthousiasmés à l’idée de cette réunion, mais le plus âgé des deux s’inclina profondément devant Havre-Gris en reconnaissance de cette concession. — Merci, Votre Grandeur, dit-il avant de se redresser et de frapper personnellement à la porte. Le comte de Havre-Gris est arrivé, Votre Majesté. — Eh bien, faites-le entrer dans ce cas, Edwyrd, fit une voix mélodieuse de soprano. Le garde ouvrit la porte et se mit sur le côté. Havre-Gris passa devant lui avec un murmure de remerciement et se retrouva dans une salle d’audience lambrissée. À défaut de fenêtres, des lampes suspendues dispensaient une vive clarté et un feu craquait dans la cheminée. Ce n’était pas un énorme brasier, d’autant que l’âtre aurait pu accueillir presque toute une vergue de hune. Cependant, le visiteur se surprit à en apprécier la chaleur. C’était déjà le printemps en Chisholm, mais Cherayth se trouvait à plus de deux milliers de milles au nord de l’équateur et la température y était très basse pour le sang charisien du comte. Il remonta tranquillement le tapis bleu roi en regardant droit devant lui. Le siège de Sharleyan était trop simple pour être qualifié de « trône », mais il était posé sur une estrade juste assez haute pour bien faire comprendre au nouveau venu qu’il avait affaire à une tête couronnée, même si elle avait choisi de le recevoir sans trop de cérémonie. Le baron de Vermont se tenait auprès d’elle, ses yeux vifs braqués sur Havre-Gris. Sharleyan fronça les sourcils. — Votre Grandeur, commença-t-elle sans lui laisser le temps d’ouvrir la bouche. (Sa voix était devenue moins musicale et beaucoup plus dure qu’auparavant.) J’avais expressément ordonné qu’on vous autorise à garder vos armes ! — J’en suis bien conscient, Votre Majesté (il s’arrêta devant elle, s’inclina, puis se redressa) et je vous remercie de votre amabilité. Néanmoins, j’ai remarqué en arrivant combien vos gardes semblaient mal à l’aise. Ils ont fait montre d’une courtoisie exemplaire et n’ont donné aucun signe, verbal ou gestuel, de vouloir vous désobéir, mais j’ai senti qu’il serait grossier de ma part de leur causer un tel tourment. Leur dévotion à votre égard était manifeste, de celles que j’ai déjà pu observer dans d’autres cours, aussi ai-je choisi de leur remettre mes lames, même s’ils ne me les avaient pas réclamées. — Je vois. (Sharleyan se renfonça dans son siège, l’observa d’un regard songeur, puis esquissa un sourire.) C’était un geste très aimable de votre part. Si vous n’avez pas pris ombrage de notre accueil, alors, au nom de mes gardes – qui me sont en effet très dévoués –, je vous remercie. Havre-Gris fit une nouvelle révérence et Sharleyan jeta un coup d’œil à Vermont avant de reporter son attention sur le Charisien. — Vous comprendrez, j’en suis sûre, Votre Grandeur, que le baron de Vermont et moi-même sommes partagés à l’idée de votre présence en ce palais. Je sais gré à votre roi de m’avoir restitué mes navires et mes marins, d’avoir offert à ceux-ci un traitement honorable en tant que prisonniers de Charis et d’avoir renoncé à exiger de nous quelque réparation que ce soit, mais je sais aussi qu’aucune de ces décisions n’a été prise dans l’ignorance de leurs conséquences pratiques, notamment en ce qui concerne les exigences – et les soupçons – des très insistants Chevaliers des Terres du Temple. Elle sourit d’un air pincé en reconnaissant pour la première fois avoir été contrainte par le Groupe des quatre à se joindre aux ennemis de Charis. Havre-Gris lui sourit à son tour. — Vous m’en voyez navré, Votre Majesté, mais l’honnêteté m’oblige à vous avouer que mon roi a longuement pesé le pour et le contre avant de vous rendre vos bâtiments. En effet, il avait bien conscience des inévitables répercussions de son geste. Il peut paraître cavalier de sa part de vous avoir mise dans cette situation, mais n’oubliez pas que vous apparteniez alors à une alliance qui venait d’attaquer son royaume sans avertissement ni provocation et (il la regarda droit dans les yeux, la mine soudain sévère) de tuer son père. Le visage de Sharleyan se referma. Non sous le coup de la colère, même si Havre-Gris en décela dans ses traits, mais de la douleur. La douleur du souvenir ravivé par ce rappel indirect de la façon dont son propre père était mort dans une bataille contre des « pirates » à la solde de Hektor de Corisande quand elle n’était encore qu’une enfant. — Quoi qu’il en soit, poursuivit-il, comme messire Samyl vous l’a certainement rapporté, le roi Cayleb nourrit un désir sincère de voir en Chisholm un ami et un allié plutôt qu’un ennemi. Votre royaume et le sien ont beaucoup en commun et peu de motifs de dissension, au-delà des machinations et des revendications de leurs ennemis naturels. Très franchement, Votre Majesté et mon roi ont toutes les raisons du monde de haïr Hektor de Corisande et de le considérer comme une menace mortelle pour votre sécurité. Enfin, pour me montrer encore plus franc (il la regarda de nouveau droit dans les yeux), le Grand Inquisiteur Clyntahn éprouve autant de suspicion pour nos deux pays. Si Charis venait à tomber au seul titre de l’arrogance et de l’intolérance aveugle du Groupe des quatre, ce ne serait qu’une question de temps avant que Chisholm soit victime du même sort. Les traits de Sharleyan s’adoucirent au point de perdre toute expression. Havre-Gris n’était décidément pas dupe de la manière dont elle avait été poussée à se ranger au côté de Hektor. — Mon roi m’a demandé de me montrer direct à ce propos, Votre Majesté, lui dit-il de façon très superflue au regard de sa dernière phrase. Pour on ne sait quelle raison, le Groupe des quatre a décidé au nom de l’Église que Charis devait être anéantie. Nul ne nous a reproché de nous tromper sur une quelconque doctrine ou pratique. Personne ne nous a sommés de nous expliquer sur nos actions ni ne nous a accusés d’avoir enfreint la loi de l’Église ou les Proscriptions. À aucun moment il ne nous a été donné l’occasion de nous défendre devant un tribunal. Les Quatre ont simplement décidé de nous détruire. De brûler nos villes. De violer et assassiner notre peuple. Et ils vous ont obligée, vous, à vous allier au pire ennemi de votre royaume pour l’aider à mener cet assaut. » Mon roi comprend que vous ayez pensé n’avoir d’autre choix que de vous soumettre aux pressions exercées sur vous. Il ne vous reproche pas votre décision et reste persuadé que vous n’avez jamais éprouvé que des regrets et de la peine à l’idée d’attaquer son royaume. Cependant, il sait aussi que, si le Groupe des quatre a pu se livrer à de telles exactions, alors aucun royaume, aucun État n’est en sécurité. Si, quels que soient les stratagèmes de pure forme employés pour masquer leur participation à une entreprise de meurtre et de rapine, des hommes dépravés et vénaux peuvent se servir du pouvoir de l’Église pour annihiler un royaume innocent, alors ils en useront un jour, aussi sûrement que le soleil se lève à l’est, pour infliger le même traitement à d’autres pays. Le vôtre y compris. Il marqua une pause pour observer la reine et son premier conseiller. Chisholm se trouvait aussi loin du Temple que Charis. Sharleyan et Vermont savaient que la méfiance de Clyntahn à l’égard de Chisholm était presque aussi profonde que celle qu’il éprouvait envers Charis. C’était justement pour jouer sur cette suspicion instinctive que Cayleb avait restitué ses navires à la jeune souveraine. Ni celle-ci ni son bras droit ne pouvaient l’ignorer. — Le fait est, Votre Majesté, reprit-il, qu’à partir du moment où un kraken a senti le goût du sang plus rien ne peut l’arrêter. Une fois que le Groupe des quatre – ou le vicaire Zhaspyr – sera venu à bout d’un royaume, il ne verra aucune raison de ne pas appliquer la même technique à tous les autres États pour lesquels il ressent de la défiance ou de la peur. C’est la voie sur laquelle le Groupe des quatre s’est engagé, et il ne s’arrêtera qu’au milieu des ruines fumantes de Charis et de Chisholm… sauf s’il en est empêché. — Parce que votre roi et vous croyez possible d’arrêter ces hommes ? intervint pour la première fois le baron de Vermont, le regard absorbé. Havre-Gris hocha la tête. — Il le croit, oui, et moi aussi. Nous partageons avec Chisholm cet avantage de ne risquer de voir aucune armée franchir nos frontières à pied. Le Groupe des quatre ne peut pas nous attaquer sans marine et, comme vos « alliés » et vous en avez récemment fait l’expérience, la distance joue en faveur de la défense. Par ailleurs, vos amiraux et vos capitaines ont pu constater ce dont sont capables nos nouveaux modèles de bâtiments et de canons. Mon roi est persuadé qu’ensemble Charis et Chisholm pourraient effectivement s’opposer au Groupe des quatre. — Soyons honnêtes un instant, Votre Grandeur, dit Sharleyan en se penchant, les sourcils froncés. Malgré tout ce qu’a pu écrire l’archevêque Maikel au grand-vicaire, nous ne parlons pas seulement du Groupe des quatre. Pour des raisons que je partage en partie, votre roi et son archevêque ont jugé bon de s’opposer au Temple en général et au grand-vicaire en particulier. Si Chisholm se range du côté de Charis contre Hektor et les Quatre, cette association finira par se muer en une alliance contre l’Église Mère tout entière. Contre le Conseil des vicaires et Erek XVII, le représentant consacré de Langhorne sur Sanctuaire. Votre roi y est-il prêt ? Prêt à défier l’Église, à provoquer un schisme irréparable et définitif au cœur du peuple de Dieu ? — Votre Majesté, dit doucement Havre-Gris, la récente décision de Charis appartient à une très ancienne tradition. Ce n’était pas arrivé depuis cinq siècles, mais mon royaume n’a fait qu’exercer l’antique droit de nos ancêtres en nommant l’archevêque de son choix. Si cela fait de nous des schismatiques, alors soit. Nous ne nous attaquons pas à Dieu, Votre Majesté, mais à la corruption et à la décadence qui infestent Son Église, maux que nous combattrons en revanche jusqu’à la mort. Aussi mon roi m’a-t-il demandé de vous dire ceci à propos de sa décision et de tout ce qui en résultera de façon inéluctable : « Je ne puis autrement, me voici. » Le silence se fit dans la salle d’audience tandis que Sharleyan et Vermont examinaient leur visiteur. Enfin, le baron se racla la gorge. — Ce que vous dites de notre distance du Temple et de notre aptitude à nous défendre si nous joignons nos forces est peut-être vrai. La réaction de l’Église à votre provocation risque toutefois de mettre cette vérité à l’épreuve. À la tempête qui s’annonce, seul l’arbre le plus fort pourra espérer survivre. Dans un monde normal, Votre Grandeur, il serait légitime d’évoquer une alliance car, dans un monde normal, il y a toujours un lendemain. Les intérêts évoluent, les objectifs varient. L’allié de ce mois ou de cette année devient l’ennemi du mois prochain ou de l’année suivante. La danse continue mais les partenaires changent à chaque nouvel air. » Mais ce que vous proposez, ce que propose votre roi, n’aura qu’un lendemain possible. Le Groupe des quatre et l’Église n’oublieront jamais, ni ne lui pardonneront, quelqu’un qui se serait opposé à eux, et ce pas uniquement à cause des calculs d’hommes corrompus. Depuis le jour de la création, l’Église est la gardienne de l’âme de ses fidèles. Elle proclame la volonté de Dieu et il existe en son sein des êtres de foi qui combattront jusqu’à la mort pour préserver sa souveraineté au nom du Seigneur, et non en celui d’une ambition dépravée. La guerre que vous suggérez de mener s’achèvera non par des traités et des négociations entre diplomates dansant au rythme que nous connaissons tous, mais par une défaite ou une victoire totale. Il ne peut y avoir d’issue moins radicale pour l’un ou l’autre camp, car l’Église ne cédera pas. Elle n’acceptera jamais d’autre victoire que celle qui restaurera sa suprématie en tant qu’épouse de Dieu. Enfin, elle ne se résoudra à aucune alliance conventionnelle, à partenaires variables. Par conséquent, si Charis veut avoir un espoir de l’emporter, ses propres pactes devront être tout aussi fermes, tout aussi définitifs. — Votre Seigneurie, répondit Havre-Gris, il ne s’agit pas d’une guerre que nous « suggérerions » de mener, mais d’une guerre qui a déjà commencé, que nous voulions y prendre part ou non. Vous ne vous trompez aucunement sur les enjeux de ce conflit, pas plus que sur la manière dont l’Église en envisagera la nature et les moyens de le poursuivre. Pourtant, nous espérons et croyons qu’avec le temps cet antagonisme prendra fin, qu’il ne devra pas obligatoirement se poursuivre jusqu’à ce que tous les représentants d’un des deux camps soient morts ou asservis. Personne en Charis ne s’imaginerait capable de prédire quelle forme prendra cette fin, ni quand elle arrivera, mais mon roi pense lui aussi que n’importe quelle alliance devra être assez ferme et permanente pour résister à cette mise à l’épreuve. À vrai dire, il croit que ce n’est pas à proprement parler d’une alliance dont nous aurons besoin. — Pardon ? Malgré toute sa bonne volonté, Sharleyan ne parvint pas à dissimuler sa stupéfaction. L’amusement de Havre-Gris se lut sur son visage. — Comme vient de le dire le baron de Vermont, Votre Majesté, les alliances se font et se défont. Voilà pourquoi ce n’est pas une coalition politique que mon roi m’a demandé de vous proposer, mais un mariage. Sharleyan bondit sur son siège, les yeux écarquillés. Vermont prit une brusque inspiration. La surprise de la reine était manifeste, mais Havre-Gris se demanda en regardant le premier conseiller chisholmois si celui-ci n’avait pas deviné dès le départ ce que Cayleb avait à l’esprit. — J’ai apporté des lettres personnelles du roi Cayleb et des documents exposant son initiative, Votre Majesté, poursuivit le comte en surveillant la physionomie de Vermont. Au fond, une fois débarrassés de leurs tournures juridiques ronflantes, ils sont très simples. Ce que vous propose mon souverain, c’est l’unification de vos deux royaumes par le mariage. Vous conserveriez la couronne de Chisholm et lui celle de Charis pour le restant de vos jours. Si l’un d’entre vous venait à décéder avant l’autre, le conjoint survivant porterait les deux couronnes jusqu’à sa mort. Dès lors, ces deux couronnes seraient transmises à l’un des héritiers issus de votre union. Une marine, une armée et un Parlement impériaux seraient créés pour protéger et gouverner de concert vos deux royaumes pendant toute la durée de votre vie et au-delà. Les pairs de Charis et de Chisholm siégeraient à la Chambre haute du Parlement. Quant à la Chambre basse, elle serait composée de représentants élus issus de vos deux pays. Il se tut, croisa le regard de Sharleyan, puis s’inclina avant de reprendre la parole. — Je suis bien conscient, de même que mon roi, de ce que personne en Chisholm n’ait jamais envisagé un tel bouleversement des relations entre votre royaume et Charis. Pareille décision ne saurait être prise par une seule personne en un seul jour, même si cette personne se trouve être un roi ou une reine. En outre, la menace qui pèserait dès lors sur votre royaume n’est pas de nature à être prise à la légère. » Toutefois, ce danger guette déjà tant Charis que Chisholm. Nous pouvons y faire face ensemble ou séparément. Mon roi juge meilleures nos chances de survie et de victoire si nous nous unissons, et sa proposition représente la plus forte garantie qu’il puisse offrir que, si nous affrontons ensemble ce péril, nous continuerons ensemble à nous battre jusqu’à la victoire ou tout autre issue qui nous attende. .III. Fonderie d’Ehdwyrd Howsmyn Delthak Comté de Haut-Roc Royaume de Charis — Alors, cette journée ? s’enquit Raiyan Mychail avec bonne humeur en entrant dans le bureau d’Ehdwyrd Howsmyn. — Mouvementée, répondit Howsmyn avec un grand sourire en se levant pour serrer l’avant-bras de son partenaire commercial de longue date. D’un autre côté, je connais de pires raisons de souffrir de la migraine. — C’est vrai, fit Mychail en lui retournant son sourire. Le son de ces pièces d’or qui tombent tous les soirs dans ma cassette me remplit d’aise ! Les deux hommes éclatèrent de rire et Howsmyn désigna la fenêtre d’un coup de menton. Ils s’en approchèrent pour regarder à travers. Mychail recouvra son sérieux et secoua la tête. — J’ai du mal à croire qu’il y a de cela deux ans vous n’aviez ici rien de plus qu’un petit fourneau et toute une étendue de terre nue. — C’est ce que je me dis sans cesse, admit Howsmyn. Comme vous, je ne trouve rien à redire aux richesses que j’engrange ainsi. Cependant… Il secoua la tête avec beaucoup moins de gaieté que Mychail. Son ami plus âgé ne répondit pas tout de suite. Il resta debout devant l’ouverture en observant ce qui était sans doute l’une des plus grandes fonderies du monde entier, sinon la plus grande. Le nouveau site en pleine expansion de Howsmyn s’étendait sur la rive occidentale du lac d’Ithmyn, le vaste bassin formé au confluent de la Selmyn et du bras ouest du Delthak, dans le comté de Haut-Roc. Cette branche du fleuve formait un torrent tumultueux qui coulait des monts Hanth du Sud et dont les fréquentes successions de bas-fonds et de cascades n’autorisaient la circulation que de frêles embarcations sur de courtes distances. La partie la plus basse du Delthak, en revanche, se prêtait parfaitement à la navigation de galions entre le lac d’Ithmyn et Larek, le port modeste – pour l’instant – sis à l’embouchure du fleuve, soixante-quatre milles au sud. La présence de cette voie navigable avait largement pesé dans la balance lorsque Howsmyn avait décidé d’acheter ces terres au comte de Haut-Roc. En effet, elle permettait aux navires de remonter le fleuve à la voile de la baie de Howell jusqu’à chez lui. La présence d’abondants gisements de minerai de fer de très bonne qualité dans les montagnes à l’ouest avait compté aussi, bien sûr, mais le nouveau propriétaire n’avait pas fait grand-chose pour développer son site avant que survienne en Charis un besoin soudain d’une énorme quantité de pièces d’artillerie. Les ingénieurs au service de Howsmyn avaient déjà lancé la construction de plusieurs écluses destinées à améliorer la navigabilité du Delthak occidental et à faciliter l’extraction du fer des montagnes. D’autres techniciens étaient à l’œuvre en aval et une grande partie du courant avait déjà été détournée par le biais d’un ensemble de barrages et de conduites, une armée d’ouvriers s’employant ainsi à créer tout un système de retenue des flots. Des aqueducs puis des canaux acheminaient l’eau des bassins vers une vingtaine de roues à aubes alimentées par le bas qui entraînaient sans relâche, à gros bouillons, le matériel installé par les mécaniciens de Howsmyn, et de nouvelles voies étaient en cours d’aménagement. De la fumée montait des hauts-fourneaux et des fonderies. Sous les yeux de Mychail, une équipe de manœuvres perça le creuset d’un four à réverbère. Le métal fondu – du fer forgé, plus souple et plus malléable que la fonte – gicla par l’ouverture avec une fureur incandescente pour être recueilli dans une poche de coulée. Ailleurs, un réceptacle beaucoup plus imposant, plein de métal fondu, avançait sans un à-coup vers les moules. Le récipient était suspendu à une structure de fer elle-même installée sur un impressionnant chariot de plusieurs tonnes. Au lieu d’être lisses, comme on aurait pu s’y attendre, les roues du chariot présentaient des flasques qui garantissaient le guidage du véhicule le long des rails reliant les fourneaux aux autres installations de la fonderie. Des dragons de trait tiraient avec vigueur sur leur collier pour déplacer leur fardeau. Mychail prit une profonde inspiration. — Croyez-moi, je comprends, lâcha-t-il d’une voix calme. Quand je vois tout cela (il eut un geste de la tête en direction de l’activité grouillante et incroyablement sonore qui régnait sous la fenêtre de Howsmyn), je ressens un fantastique élan d’optimisme. Et ensuite je pense au fait que le Groupe des quatre a les ressources de tous les royaumes continentaux à sa disposition. Cela fait beaucoup de fonderies, Ehdwyrd, même si aucune n’arrive à la cheville de ce dont vous vous montrez capable ici. Toutes les techniques employées à Delthak étaient connues des maîtres de forge pratiquement depuis la création. Cependant, compte tenu des besoins modestes en la matière, la majorité du fer produit jusqu’alors ne l’avait été qu’à une échelle beaucoup plus réduite, et sans le recours continu à la puissance des roues à aubes en rotation perpétuelle que Howsmyn et ses mécaniciens avaient intégrées à cette fonderie. Enfin, se corrigea Mychail, on peut tout de même noter quelques nouvelles techniques, pour être tout à fait honnête. Il faut donc s’estimer heureux qu’aucune n’ait fait l’objet d’un examen de compatibilité avec les Proscriptions. Howsmyn était allé plus loin que quiconque dans sa recherche des moyens d’exploiter l’énergie générée par ses roues. L’une des conséquences de ses efforts était que ses fourneaux brûlaient à plus haute température. Il lui avait donc fallu trouver des matériaux plus réfractaires pour les construire, ce qui l’avait ensuite encouragé à augmenter encore la chaleur de ses creusets. Mychail était l’une des rares personnes à avoir connaissance du tout dernier projet de Howsmyn : une nouvelle amélioration du four à réverbère faisant appel aux gaz d’échappement pour préchauffer les conduites d’aération du fourneau. Si Mychail ne se trompait pas, le taux de production allait encore grimper. Et si les prévisions les plus optimistes de Howsmyn se vérifiaient, celui-ci parviendrait peut-être à créer du véritable acier au lieu de simple fer forgé, et ce dans des quantités qu’aucun maître de forge n’avait jamais osé imaginer. Fort heureusement, l’Église n’avait jamais cherché à régir les matériaux dont devaient être constituées les briques réfractaires, ni les températures auxquelles pouvait être chauffé un fourneau. Voilà pourquoi le gain d’efficacité des fonderies de Howsmyn était passé presque inaperçu aux yeux des Sanctuariens en général, et de l’Inquisition en particulier. Par ailleurs, l’utilisation plus large et plus innovante qu’il faisait de ses roues à aubes lui permettait elle aussi d’améliorer son rendement, de même que les laminoirs à engrenages et cannelures autorisaient la production de barres de fer d’une façon beaucoup plus rapide et plus économique que selon les méthodes traditionnelles de martelage ou de découpe de plaques. — Votre rendement est bien meilleur que le leur au regard de votre main-d’œuvre, poursuivit Mychail. Cependant, ils n’auront pas besoin de vous égaler sur ce plan s’ils peuvent vous écraser sous le nombre de leurs fonderies. — Je sais. Croyez-moi, je le sais bien. D’un autre côté (Howsmyn leva la main pour désigner, au-delà du cercle extérieur des hauts-fourneaux, les murs et les fondations dénotant les travaux d’expansion en cours), d’ici à quatre mois, nous aurons augmenté de cinquante pour cent nos capacités actuelles de production. Sans oublier mes fonderies de Tellesberg et de Tirian que je vais également développer. Mychail acquiesça et tourna la tête pour regarder un nouveau bâtiment de fret remonter le Delthak en provenance de Larek. En le voyant se diriger vers le groupe de navires déjà amarrés aux quais bâtis par Howsmyn sur les rives du lac, il se demanda ce qui se cachait dans ses soutes. Du coke pour les fourneaux ? du cuivre et de l’étain pour la production de bronze ? ou du bois de charpente, des briques et du ciment pour la construction des nouvelles installations ? Des habitations destinées aux employés de Howsmyn sortaient aussi de terre. À l’instar de Mychail, le maître de forge croyait à l’importance de la qualité du logement de ses hommes. D’un pur point de vue égoïste, mieux la main-d’œuvre était logée, mieux elle suivrait les injonctions de Pasquale en matière d’hygiène, et donc mieux elle se porterait, ce qui se ressentirait dans sa productivité. Mais ce n’était pas tout ce qui comptait pour Ehdwyrd Howsmyn et Raiyan Mychail. Ce dernier savait parfaitement que, même en Charis, trop de riches marchands et propriétaires de fabriques se moquaient du bien-être de leurs ouvriers. Howsmyn et lui abominaient cet état d’esprit. Mychail ne se gênait pas pour critiquer ouvertement cette exploitation de l’homme par l’homme depuis des décennies. Il supposait du reste que c’était l’une des raisons pour lesquelles le roi Haarahld avait fait appel à Howsmyn et à lui au moment de mettre en place l’infrastructure manufacturière nécessaire à la construction de sa nouvelle marine. Ces imbéciles qui s’évertuent à extraire de leurs travailleurs jusqu’au dernier sou méritent la loyauté qu’ils obtiennent en retour, puisqu’elle est absolument inexistante, songea-t-il, caustique. Il est amusant de voir combien la misère et le dévouement vont mal ensemble, non ? En revanche, veillez à proposer aux ouvriers un logement et des soins abordables, à proximité d’une école pour leurs enfants, en les payant assez pour qu’ils puissent se nourrir et se vêtir, tout en leur faisant savoir que vous êtes toujours à la recherche de contremaîtres et de chefs d’équipes parmi vos employés qui auraient l’intelligence et l’ambition nécessaires pour s’épanouir à votre service, alors vous serez récompensé au centuple par rapport à ce que vous auriez gagné en vous en tenant à une vision purement égoïste du métier. C’était une leçon qu’Ehdwyrd Howsmyn n’était pas près d’oublier, même dans le contexte de la crise à laquelle était confronté tout le royaume. Il l’avait apprise de Mychail et était même allé un peu plus loin. Il avait mis en place pour ses ouvriers un fonds d’investissement qui leur permettait d’acheter une part des fonderies et des manufactures dans lesquelles ils travaillaient. Par ailleurs, sur chacun de ses sites, ses employés avaient le droit d’élire un représentant unique chargé de défendre leurs intérêts auprès de la direction. Ce délégué avait ensuite le droit de s’entretenir en tête à tête avec Howsmyn si les hommes qui l’avaient choisi jugeaient la situation assez grave pour l’exiger. Jamais personne n’avait entendu parler d’une telle concession, même en Charis, avant que Howsmyn l’ait mise en place. Désormais, elle faisait tache d’huile, même au-delà de ses manufactures. Le vieil entrepreneur ressentit une bouffée de fierté quasi paternelle en admirant ce complexe en expansion qui assurerait dans un avenir très proche à Ehdwyrd Howsmyn le statut d’homme le plus riche de Charis. — Où en est votre production de canons ? — Pas encore au niveau espéré… pour l’instant, répondit Howsmyn. C’était bien le sens de votre question, n’est-ce pas ? — Plus ou moins. — À vrai dire, entre ce site et mes autres fonderies, nous produisons un petit peu plus de deux cents pièces par mois. (Mychail haussa les sourcils et émit un sifflement silencieux, mais son cadet se contenta de secouer la tête.) C’est un chiffre global, Raiyan : canons longs, caronades, artillerie de campagne, loups, tout compris. Nous assurons en ce moment plus de la moitié de la production totale du royaume mais, pour être honnête, nous ne pourrons pas accélérer de beaucoup notre rythme de fabrication de pièces de bronze, tout simplement par manque de cuivre et d’étain. Bien sûr, le rendement des mines augmente très vite grâce à la nouvelle poudre qui s’applique aussi bien à l’artillerie qu’au travail d’extraction, mais nous risquons malgré tout de nous heurter à un goulot d’étranglement d’un moment à l’autre. — Et les canons en fer ? — Ça va beaucoup mieux de ce côté-là, affirma Howsmyn avec un sourire. Les gisements de fer que le comte de Haut-Roc voulait mettre en valeur commencent à avoir leur utilité, même si je n’avais jamais prévu de les exploiter moi-même. Je comptais en louer les droits, mais il s’est révélé plus simple d’embaucher des exploitants de mines expérimentés afin de les faire travailler pour moi. Nous n’atteindrons notre vitesse de croisière avec eux qu’une fois les canaux achevés, bien sûr, mais quand ce sera le cas la production devrait grimper en flèche. Évidemment, jamais je n’aurais pu réaliser tout cela sans les contrats d’artillerie signés avec la Couronne. — Évidemment, répéta Mychail. Lui aussi avait vécu la même chose. La production de ses corderies avait connu une hausse de trois cents pour cent et ses fabriques de textiles se développaient à plus vive allure encore. Grâce aux égreneuses de coton, la fibre brute était désormais disponible en quantités gigantesques. Par ailleurs, les machines à filer et les métiers à tisser entraînés par l’énergie hydraulique que les « suggestions » de Merlin avaient permis de mettre au point offraient une productivité stupéfiante pour quiconque ne connaissait que les méthodes traditionnelles. Les nouvelles étaient beaucoup plus dangereuses pour les ouvriers, toutefois. Howsmyn faisait tout son possible pour limiter les possibilités d’accident, mais le nombre et la longueur des arbres et des courroies de transmission étaient tout simplement inimaginables. Chaque pied de la chaîne représentait un risque potentiel de fracture ou d’amputation. Quant aux installations automatisées, elles pouvaient infliger une invalidité permanente à quiconque relâchait son attention ne serait-ce qu’un instant. Enfin, Ehdwyrd et ses assistants connaissent ce problème depuis des années. Nous autres devrons nous en accommoder à notre tour, je suppose. Même s’il savait cet argument inattaquable, cela ne le consolait pas des blessures déjà subies par les hommes et les femmes qui travaillaient sur ce nouveau matériel. Heureusement, Howsmyn et lui avaient financé de robustes programmes de pensions pour les manœuvres victimes d’accidents sur leur lieu de travail. En outre, au contraire de certains concurrents, ils n’avaient jamais envisagé d’employer des enfants dans leurs nouvelles fabriques. Nous ne serons pas aussi affectés que d’autres quand les nouvelles lois de la Couronne interdisant le travail des gamins entreront en vigueur l’an prochain, songea-t-il avec une satisfaction indéniable. Howsmyn et lui s’étaient battus avec détermination pour les faire appliquer sur-le-champ. Cayleb s’était même montré prêt à les suivre, mais son Conseil l’avait persuadé de concéder une période d’adaptation. Quoi qu’il en soit, malgré tous les inconvénients de ces nouvelles technologies, leurs avantages étaient incroyables. Les textiles que fabriquait Mychail lui revenaient, au bas mot, quatre fois moins cher qu’avant l’intervention de Merlin. Même en comptant tous les investissements consentis, cela se ressentirait d’une manière très prononcée au niveau de son bénéfice net. Ses agents commerciaux et lui entendaient déjà les hurlements scandalisés de ses concurrents continentaux, l’industrie textile charisienne commençant d’inonder « leurs » marchés avec des produits de qualité proposés, en dépit des frais de transport, à des prix sur lesquels ils étaient incapables de s’aligner. Et pourtant, nous n’exportons pas beaucoup de toile en ce moment, se rappela-t-il avec un rire sardonique intérieur. La Marine royale de Charis achetait tous les bouts de laizes qui sortaient de ses fabriques. À mesure qu’entraient en service de nouveaux métiers à tisser hydrauliques, la supériorité de ses tissus se faisait de plus en plus évidente. Grâce à leur trame plus serrée, ces nouveaux textiles permettaient de fabriquer des voiles plus efficaces et plus résistantes. Cet avantage, combiné à celui du doublage en cuivre de protection – dont Howsmyn continuait de fournir l’essentiel de la matière première – contre les tarets et autres parasites, expliquait la vitesse dont étaient désormais capables les navires charisiens. La demande dépassait de loin ses capacités et la Marine avait la priorité sur toute sa toile. Par conséquent, la plupart des navires marchands du royaume devaient se contenter des anciens tissages, plus lâches. Toutefois, les entreprises de Mychail se développaient presque au même rythme que celles de Howsmyn. Il ne tarderait donc pas à être en mesure de satisfaire également le marché civil, ce qui le faisait trépigner d’impatience. — Avez-vous résolu vos problèmes de fabrication des canons à base de minerai de fer ? — À vrai dire, nous en avons eu beaucoup moins que je le craignais. Pour les pièces en fonte, en tout cas. Je ne dis pas que c’est aussi facile avec le fer qu’avec le bronze, mais nous avons réussi à adapter à l’artillerie nos techniques de coulage de cloches d’une manière très satisfaisante. Je commence à tâter aussi du fer forgé, mais cela reste trop cher pour l’instant. C’est un métal très gourmand en coke et la nécessité de le fondre plusieurs fois multiplie les frais de production. Sans compter qu’il faut ensuite extraire les scories du minerai en le martelant. Même avec nos nouveaux marteaux hydrauliques, plus lourds, cela prend un temps terrible, qui grossit encore nos coûts. Si je pouvais trouver un moyen de faire tout cela d’une façon plus efficace… Il se tut en examinant, les sourcils froncés, une scène qu’il était seul à voir. Il se ressaisit. — Nous devrions réussir à réduire nos coûts de production du fer forgé, disons au niveau du double du prix du bronze, même si je me montre peut-être un peu trop optimiste. Dans l’intervalle, la fonte restera beaucoup moins chère que le bronze, et nous maîtrisons désormais, me semble-t-il, la fabrication de bouches à feu dans cet alliage. — Je vous crois sur parole, affirma Mychail. Je ne suis pas spécialiste de la métallurgie, après tout. — Bien sûr. (Howsmyn se tourna vers la fenêtre, la mine soucieuse.) Vous savez, ce que Merlin s’emploie notamment à faire, c’est à changer notre manière à tous de réfléchir à ce genre de choses. — Où voulez-vous en venir ? Mychail s’était exprimé sur le ton de l’acquiescement, mais il coula tout de même un regard en coin à son ami plus jeune, un sourcil levé. — J’en ai parlé avec Rahzhyr Mahklyn au Collège royal, répondit Howsmyn. J’ai toujours été à la recherche de moyens d’améliorer ma productivité, mon efficacité, mais… je ne sais pas. Je ne procédais même pas par essais successifs, mais simplement par identification des possibilités évidentes au cœur des techniques autorisées existantes. À présent, je réfléchis sans cesse aux raisons qui font qu’une méthode fonctionne mieux qu’une autre. Qu’est-ce qui rend une technique donnée supérieure à une autre ? Par exemple, je sais que le fait de brasser la fonte permet de regrouper les impuretés dans le laitier et d’obtenir ainsi du fer forgé. Mais pourquoi ne peut-on pas atteindre le même résultat en remuant le fer dans un creuset tout en le chauffant ? Et comment passer à l’étape suivante, à savoir produire de l’acier en lingots plus gros, plus pratiques ? — Avez-vous la réponse à vos questions ? — Pas encore, non. Pas à toutes, en tout cas ! J’ai parfois un peu peur des implications de ma réflexion. Il y a tant de gestes que nous accomplissons aujourd’hui pour la seule et unique raison qu’ils ne tombent pas sous le coup des Proscriptions… C’est une autre manière de dire que nous nous comportons comme nous l’avons toujours fait : utiliser du bronze et non du fer pour l’artillerie, par exemple. Bien sûr, le bronze a ses avantages, mais rien ne nous interdisait de passer au fer si nous le voulions. Or nous ne l’avons jamais fait. — Vous dites en avoir discuté avec Rahzhyr. En avez-vous parlé à quelqu’un d’autre ? À monseigneur Maikel, par exemple ? — Pas directement, non. (Howsmyn se détourna de la fenêtre pour faire face à son mentor et ami.) Ce n’est pas nécessaire, si ? L’archevêque est un homme très perspicace, Raiyan. — C’est vrai. Pourtant, tout ce que vous évoquez, ces questions que vous vous posez… Vous rendez-vous compte de ce qu’en penserait quelqu’un comme Clyntahn ? — Bien entendu. Je ne compte en parler à personne, du reste. Ce n’est pas pour rien que j’ai mis si longtemps à exprimer ces pensées, même à vous, vous savez ! Malgré tout ce qu’a pu dire l’archevêque, il sait très bien que ce schisme entre nous et le Temple cessera très vite d’avoir pour seul fondement la corruption du Conseil des vicaires. Vous l’avez compris, vous aussi, n’est-ce pas ? — Ehdwyrd, je l’ai compris dès le jour où le seijin Merlin nous a exposé ses théories. — Cela vous inquiète-t-il ? — Parfois… (Mychail regarda par la fenêtre la fumée, l’air troublé par la chaleur, l’intense activité de la fonderie, puis se retourna vers Howsmyn.) Parfois. J’ai le double de votre âge, après tout. Par conséquent, je suis plus près que vous de m’expliquer avec Dieu et ses archanges. Cependant, le Seigneur ne nous a pas donné un cerveau pour que nous refusions de nous en servir. Mahklyn et le Collège ont tout à fait raison là-dessus. Quant à monseigneur Maikel, il a lui aussi raison de dire que nous devons faire des choix. C’est à nous qu’il appartient de reconnaître ce que Dieu attend de nous. Voilà pourquoi Il nous a donné le libre arbitre. Même l’Inquisition l’affirme. Si j’ai pris de mauvaises décisions, ce n’est qu’après avoir fait mon possible pour prendre les bonnes. J’espère seulement que Dieu le comprendra. — Cette guerre va nous conduire sur des sentiers que Clyntahn et sa clique n’ont jamais imaginés. À vrai dire, je n’arrive pas à les imaginer. Mais j’essaie. — C’est une évidence. En fait, il ne doit y avoir dans tout le royaume que deux personnes – peut-être trois – qui comprennent vraiment ce qui nous attend. — Ah bon ? fit Howsmyn avec un sourire narquois. Laissez-moi réfléchir… L’archevêque, le roi et le mystérieux seijin Merlin ? — Tout à fait, répondit Mychail avec la même expression. — Il ne vous aura pas échappé, je suppose, que le jour où Clyntahn découvrira tout ce que Merlin nous a appris il l’accusera d’être un démon ? — C’est certain. En revanche, j’éprouve beaucoup plus de respect pour le jugement et, plus encore, pour l’intégrité de monseigneur Maikel. Or lui a rencontré Merlin en chair et en os. D’ailleurs, quand le roi Haarahld s’est-il trompé sur quelqu’un pour la dernière fois ? (Mychail secoua la tête.) Je fais davantage confiance à ces deux hommes – et au roi Cayleb, bien sûr – qu’à ce porc de Sion, Ehdwyrd. Si je me trompe, je serai au moins en meilleure compagnie en enfer qu’au paradis ! Les yeux de Howsmyn s’écarquillèrent d’une façon presque imperceptible face à la brusque franchise de son ami. Il pouffa de rire. — Faites-moi plaisir, Raiyan… Ne redites jamais ça à personne, d’accord ? — Je suis plus vieux que vous, Ehdwyrd, mais je ne suis pas encore sénile. — Voilà qui est réconfortant ! — N’est-ce pas ? (Mychail partit d’un petit rire sarcastique, puis désigna la fenêtre d’un geste du menton.) Mais, pour en revenir à ma première question… les canons en fer offriront-ils les résultats escomptés ? — Oh ! je n’en ai jamais douté, personnellement. Ils seront plus lourds que ceux en bronze pour un même diamètre de boulet, bien sûr, mais ils seront aussi beaucoup moins chers. Et, surtout, ils ne puiseront pas dans nos réserves limitées de cuivre. — Tout se présente bien, alors, dans l’ensemble ? — En dehors du fait qu’il nous faudrait les produire au moins deux fois plus vite, vous voulez dire ? grogna Howsmyn. — À part ça, bien entendu, acquiesça Mychail d’un air rieur. — Je n’irais pas jusqu’à dire que ça se présente bien, non, répondit Howsmyn en recouvrant son sérieux. C’est tout de même une tâche colossale qui nous attend. Cependant, nous devrions mieux nous en sortir que je l’avais prévu. En ce qui concerne l’artillerie, le plus gros souci viendra de sa rivalité avec les fusils. Ces deux types d’armement sont très gourmands en fer et en acier, et nécessitent la même main-d’œuvre qualifiée. Nous formons de nouveaux ouvriers aussi vite que possible, mais cela reste problématique. — D’autant plus qu’il faut empêcher la concurrence de les débaucher dès qu’ils sont formés, pas vrai ? — Les mêmes krakens rôdent autour de nos installations, je vois…, fit Howsmyn avec un petit rire. — Évidemment ! Il est tellement plus économique de laisser quelqu’un d’autre dégrossir ses employés avant de les récupérer… — Je crois pourtant que cette stratégie ne porte pas toujours les fruits escomptés. Il y avait eu des accents indéniables d’autosatisfaction, presque de suffisance, dans la voix de Howsmyn. Mychail éclata de rire. — La stupidité de certains de nos estimés collègues ne laisse jamais de me surprendre, déclara le magnat du textile. Ou du moins celle qu’ils attribuent à leurs mécaniciens ! Croient-ils qu’un homme ou une femme capable de devenir un artisan qualifié y arrive sans posséder un cerveau en état de marche ? Nos ouvriers savent qu’ils ont tout intérêt à travailler pour nous plutôt que pour quelqu’un d’autre. Tous les travailleurs de Charis savent que nous avons toujours traité nos collaborateurs aussi bien que possible. Contrairement à d’autres employeurs, ce n’est pas un principe que nous avons décidé un beau matin de mettre en application, pour changer. Pas plus tard que la quinquaine dernière, cet idiot d’Erayksyn a essayé de me priver de deux de mes contremaîtres de ma manufacture de la rue des Tisserands. Howsmyn poussa un grognement de mépris. Wyllym Erayksyn aurait très bien pu être un noble de Harchong, pour tout le souci qu’il manifestait envers sa main-d’œuvre. Howsmyn aurait même parié que les Harchongais s’inquiétaient davantage de leurs serfs qu’Erayksyn et ses semblables de leurs travailleurs prétendument libres. — Je vois d’ici la réussite éclatante qu’a dû avoir cette démarche… — C’est le moins qu’on puisse dire, répondit Mychail avec un maigre sourire qui se changea en une légère moue. Si seulement les entrepreneurs étaient moins nombreux à avoir cette attitude… Il faut dire que leur cupidité naturelle les attire forcément vers ces nouvelles voies d’enrichissement. Oh ! (il arrêta Howsmyn d’un geste de la main quand celui-ci voulut intervenir) je sais qu’Erayksyn est le pire de tous, mais vous ne nierez pas que beaucoup de nos concurrents partagent sa vision du métier. Leurs employés ne sont pour eux qu’une dépense de plus et non des êtres humains. Aussi s’efforcent-ils de réduire ces frais au maximum, au même titre que leurs autres charges. — C’est ainsi qu’ils voient les choses en ce moment, mais je crains que ce comportement ne les mène pas bien loin. J’ai certes du mal à mettre la main sur tous les ouvriers qualifiés dont j’ai besoin – tout comme vous –, mais c’est uniquement à cause de leur rareté. Nous n’avons jamais éprouvé de difficultés à convaincre quelqu’un de travailler pour nous, et Erayksyn n’est pas le seul à découvrir qu’il n’est pas si facile de débaucher nos employés. Pensez à ce salopard de Kairee, avec ses airs de sainte-nitouche ! D’ailleurs, les quelques éléments que nos concurrents ont réussi à nous arracher n’étaient pas vraiment les meilleurs. Étant donné la pression qu’exercera l’innovation sur l’offre de main-d’œuvre qualifiée, le coût de celle-ci va beaucoup augmenter, quels que soient les efforts déployés par certains pour le réduire. Pourtant, si l’on tient compte de l’amélioration du rendement par employé, ces frais ne cesseront en fait de décliner. Quoi qu’il en soit, les gens tels qu’Erayksyn et Kairee vont vite s’apercevoir que les ouvriers qu’ils exploitent depuis si longtemps ne voudront plus travailler pour eux, mais pour vous et moi. — J’espère que vous avez raison, répondit Mychail. Et je ne pense pas seulement à nos bénéfices… — C’est vous qui m’avez appris à voir plus loin que le bout de mon nez. Et c’est vous aussi qui m’avez fait comprendre que, même si un homme est plus pauvre que moi, ce n’en est pas moins un homme, pourvu du même droit à sa dignité. (Howsmyn afficha une expression de sérieux inhabituelle en croisant le regard de son aîné.) C’est une leçon que j’espère ne jamais oublier, Mychail. Parce que, sinon, la personne que je deviendrai me plaira beaucoup moins que celle que je suis aujourd’hui. Mychail ouvrit la bouche pour protester, mais se ravisa, préférant secouer légèrement la tête et serrer l’épaule de son ami. Le fabricant de textiles avait perdu ses deux fils près de vingt ans plus tôt, lorsque le galion sur lequel ils avaient embarqué avait sombré corps et biens. Par la suite, Howsmyn avait comblé le vide douloureux laissé dans la vie de Raiyan Mychail par cette double absence. Il était pour ainsi dire devenu un père de substitution pour les petits-enfants de Mychail, et sa femme leur tante d’adoption. Il avait embauché trois de ces garçons et leur enseignait le métier de maître de forge. Même en cherchant bien, Mychail n’aurait pu imaginer de meilleur professeur pour eux. — Bref… Tout cela est édifiant, bien sûr, lâcha-t-il avec une légèreté de ton délibérée. Mais voici la raison officielle de ma visite : il nous faut déterminer comment organiser la direction du nouveau chantier naval de Tellesberg. — Vous avez déjà réussi à mettre en place un partenariat ? s’étonna Howsmyn, les deux sourcils arqués. Mychail hocha la tête. — Une fois que Monts-de-Fer a annoncé que la Couronne mettrait sur la table quarante pour cent de l’investissement initial, ç’a été un jeu d’enfant. — Qu’obtiendra Cayleb en échange de cette avance ? Fervent patriote, Howsmyn n’en parut pas moins sceptique. — Bien évidemment, la Marine aura un accès prioritaire aux cales de construction, répondit Mychail sans se démonter. Et nous serons sans doute fortement invités à accorder à Monts-de-Fer des réductions pour « famille nombreuse ». D’un autre côté, l’accord nous invite de façon explicite à racheter les parts de la Couronne. En l’espace de trois ou quatre ans – cinq, tout au plus –, nous devrions être les seuls propriétaires de ces chantiers. — Je craignais un arrangement plus contraignant, pour tout vous dire. (Howsmyn se frotta le menton d’un air songeur, puis hocha la tête.) Ça me semble honnête. Enfin, je veux tout de même lire les contrats avant de les signer ! — Je n’en attendais pas moins de vous, affirma Mychail avec un sourire. Justement, j’en avais apporté une première ébauche, à tout hasard. — « À tout hasard », hein ? — Vous le savez, j’ai toujours été partisan de faire d’une pierre autant de coups que possible. À propos, l’une des raisons officieuses de ma visite était de vous rappeler que ce sera l’anniversaire de Styvyn la quinquaine prochaine. Alyx et Myldryd vous attendent pour dîner. — Quoi ? La quinquaine prochaine ? (Howsmyn cligna des yeux.) Impossible ! On vient de le fêter, non ? — Votre réaction prouve à elle seule que vous n’êtes plus aussi jeune que vous le croyez. Oui, la quinquaine prochaine. Il aura onze ans. — Pourquoi ne pas avoir commencé par ça ? C’est infiniment plus important que mes petits soucis de coulage de canons ! Combien est-ce que j’ai de filleuls, d’après vous ? Vous n’avez pas non plus une offre illimitée d’arrière-petits-enfants, si ? — Non, en effet. (Mychail secoua la tête avec gaieté.) Dois-je en conclure que vous serez des nôtres ? .IV. À bord du galion Vent-du-Sud Baie de Margaret - Taverne La Carène Hanth Comté de Hanth Royaume de Charis — Je persiste à dire que nous ferions mieux de mettre le cap sur Eraystor, grommela Tahdayo Mahntayl tandis que le galion Vent-du-Sud laissait derrière lui la ville de Hanth et son ciel taché de fumée. Il fallut une grande maîtrise de soi à messire Styv Walkyr pour ne pas lever les yeux au ciel ou prier à voix basse le Seigneur de lui donner la force de se taire. Il était déjà bien content d’avoir réussi à obtenir de Mahntayl qu’il accepte d’aller quelque part, n’importe où, au lieu de tourner en rond à Hanth en attendant que Cayleb trouve le moyen de lui séparer la tête des épaules. Ce soulagement l’aida à se contrôler. Un peu. — En premier lieu, répondit-il avec patience, le capitaine n’a aucune envie de forcer le blocus pour entrer dans un port esméraldien. En second lieu, Cayleb et L’île-de-la-Glotte ne tarderont pas à envahir Émeraude. Tenez-vous tant que ça à être sur place à leur arrivée ? — Je ne suis pas certain que cette fameuse invasion se passe si bien que ça, répliqua Mahntayl avec humeur. L’armée de Nahrmahn est autrement plus loyale que le ramassis de traîtres dont j’ai dû me contenter, moi ! — Peu importe la loyauté de ses hommes sur le long terme, puisqu’il n’en a pas assez. Ceux de Cayleb sont encore plus dévoués à leur souverain et je soupçonne les fusiliers marins de Charis de préparer eux aussi une surprise à Nahrmahn. Quelque chose me dit que la marine de Haarahld n’a pas eu l’exclusivité de ses nouveaux jouets. Mahntayl poussa un grognement de colère, mais n’alla pas jusqu’à nier l’évidence. Walkyr haussa les épaules. — Je me tue à vous le dire, Tahdayo : rares sont les têtes que Cayleb tienne plus à voir tomber que la vôtre. Où que vous alliez, il faut que ce soit dans un endroit où il ne risquera pas de passer avant longtemps. Émeraude ne répond par particulièrement à ce critère. Corisande non plus, d’ailleurs. Cela ne nous laisse guère d’autre choix que de nous rendre sur l’un des continents. Dans ce cas, la seule destination logique est Sion. — Je sais, je sais ! Vous m’avez expliqué ce raisonnement plus souvent qu’à mon tour. Mahntayl serra les dents et jeta un regard en arrière vers la ville qui aurait dû être sienne jusqu’au restant de ses jours, du moins dans ses rêves. C’était justement le fond du problème, songea Walkyr. Mahntayl était non seulement furieux de s’être vu arracher sa prise des mains, mais, surtout, il avait eu une telle foi en l’avenir qu’il n’avait pris aucune précaution en prévision d’une éventuelle victoire de Charis sur l’alliance imposée par le Groupe des quatre. Et je n’ai aucune intention de lui parler de mes propres dispositions, se garda-t-il d’ajouter à voix haute. — Je ne vois pas qui le chancelier et le Grand Inquisiteur seraient plus heureux de voir que vous, préféra-t-il affirmer. La preuve que tous les nobles de Charis n’approuvent pas le blasphème de Cayleb leur fera chaud au cœur. Je suis certain qu’ils accepteront de vous soutenir dans vos efforts visant à libérer Hanth dès que possible. Mahntayl grogna de nouveau, mais sa physionomie se détendit. Malgré son humeur massacrante, il était en état de se rendre compte que la bourse du Temple était plus qu’assez profonde pour l’aider à maintenir le mode de vie auquel il s’était habitué. En supposant, bien entendu, qu’il se montrait vraiment utile en tant qu’homme de paille des quatre vicaires. — Eh bien, lâcha-t-il enfin en tournant le dos, au propre comme au figuré, à son ancienne capitale qui disparaissait dans le lointain, je ne puis rien nier de ce que vous venez de dire. Le fait est (il prit un air contrit) que j’aurais dû vous écouter plus tôt. Je ne vous le fais pas dire, songea Walkyr avec amertume. — Il n’est pas simple de se convaincre de lâcher prise, dit-il tout haut. Je le sais. C’est d’autant plus dur pour quelqu’un qui a travaillé autant que vous l’avez fait pour Hanth. Mais ce que vous devez garder à l’esprit désormais, c’est de revenir un jour. Par ailleurs, il serait bon que vous réfléchissiez à ceci : vous serez sûrement le premier noble charisien à atteindre Sion, le premier exilé à offrir son épée au service de l’Église Mère. Quand le moment sera venu de remplacer tous les aristocrates perfides et hérétiques qui ont choisi d’épouser la cause de Cayleb et de Staynair, vous aurez de bonnes chances d’être le premier de tous les candidats disponibles. Dès lors, Hanth ne sera pas la seule compensation proposée pour vos pertes, ni la seule richesse offerte en juste récompense de votre loyauté. Mahntayl hocha gravement la tête, avec une expression d’auguste détermination. — Vous avez raison, Styv. (Il serra l’épaule de son conseiller pendant plusieurs secondes, puis laissa échapper un long soupir.) Oui, vous avez raison. Je ne l’oublierai pas si vient un jour le moment où je serai en position de vous remercier comme vous le méritez. Je vous le promets. En attendant, je vais descendre dans ma cabine. Je ne sais pas pourquoi (il esquissa un sourire dénué de joie), mais le panorama ne me plaît pas beaucoup en ce moment. — Qu’il aille pourrir en enfer, ce lâche ! éructa Mylz Halcom en regardant les huniers du Vent-du-Sud rapetisser sur les eaux bleu foncé de la baie. L’évêque se tenait à la plus haute fenêtre de La Carène, une taverne à la prospérité toute relative des faubourgs de Hanth. Sa situation et son état général de délabrement ne contribuaient guère à attirer la clientèle, mais elle avait au moins le mérite d’être à l’écart des fusillades qui se faisaient entendre encore, tandis que les derniers mercenaires de Tahdayo Mahntayl tentaient de quitter la ville. C’était bien le seul compliment qu’il aurait pu formuler à l’endroit de ce bouge, mais il devait avouer ne pas être lui-même beaucoup plus présentable. Peu de gens auraient reconnu le puissant monseigneur Mylz s’ils l’avaient vu. Sa barbe luxuriante et soigneusement entretenue avait disparu. Le spectaculaire argent de ses tempes avait été masqué par de la teinture. Sa soutane taillée sur mesure avait cédé la place aux vêtements plus simples d’un fermier moyennement heureux dans ses affaires ou, peut-être, d’un marchand de modeste envergure. — Nous nous y attendions depuis des quinquaines, Votre Excellence, fit remarquer l’homme qui se tenait à son côté, beaucoup plus jeune que lui. (Le père Ahlvyn Shumay ressemblait encore moins à l’assistant personnel d’un évêque que Halcom au prélat en question.) Il est évident depuis toujours que Mahntayl n’a de loyauté que pour lui-même. — C’est censé me remonter le moral ? gronda Halcom. Il s’arracha à la fenêtre pour tourner le dos au galion en fuite et se campa devant Shumay. — Pas vraiment, Votre Excellence, répondit le grand-prêtre avec un sourire forcé, mais la Charte nous rappelle qu’il vaut mieux regarder la vérité en face plutôt que prendre ses rêves pour des réalités, même au nom du Tout-Puissant. Halcom le foudroya du regard. Pourtant, les épaules du petit évêque irascible semblèrent se relâcher d’une manière à peine perceptible. Il fit une grimace qui aurait pu passer pour un sourire d’acquiescement. — C’est vrai, admit-il. Je devrais me souvenir que c’est à m’ôter mes illusions que vous excellez le plus, même si cela fait parfois de vous un insupportable freluquet. — Je fais de mon mieux, Votre Excellence. Pour exceller à quelque chose, bien entendu, pas pour être insupportable. — J’en suis sûr, Ahlvyn. Halcom lui tapota l’épaule avant de prendre une profonde inspiration, l’air de renoncer délibérément à sa colère au profit d’une attitude plus productive. — Au moins, la fuite de Mahntayl simplifie un peu notre situation. Notez que j’ai employé le verbe « simplifier » et non « améliorer ». — Pardonnez-moi, Votre Excellence, mais je ne vois pas ce qui pourrait être qualifié de « simple », ces jours-ci. — Il existe une nuance entre « simple » et « simplifié », Ahlvyn. (Un sourire fugace dévoila les dents de l’évêque.) Cela dit, si Mahntayl refuse de se battre, je nous vois mal faire front de notre côté. Pas ici, en tout cas, ni maintenant. Shumay écarquilla insensiblement les yeux. C’était la première fois que son supérieur infléchissait un tant soit peu sa volonté jusqu’alors inébranlable de bâtir une forteresse pour l’Église légitime en ce diocèse. Les homélies enflammées qu’il avait déclamées dans la cathédrale de Hanth se concentraient toujours sur le devoir de résistance qui était celui de ses ouailles et sur la possibilité qui leur était offerte de le respecter. — Oh ! n’ayez pas l’air si surpris, le réprimanda à moitié Halcom. Nous n’avons jamais eu grand espoir de repousser Cayleb et ce renégat de Staynair. Cependant, si je l’avais admis avant, Mahntayl se serait éclipsé encore plus tôt. Or, si nos espoirs étaient maigres, au moins possédions-nous une chance… qui reposait sur la présence de Mahntayl. Mais, comme vous venez de le souligner, il est inutile de se voiler la face quand on est ainsi rappelé à la réalité. Même si les nobles du diocèse voulaient s’opposer à Cayleb – et la plupart n’en ont aucune envie, je le sais –, aucun ne serait de taille à le faire. De toute façon, au moins les deux tiers d’entre eux sont d’accord avec lui. Les traîtres ! Quoi qu’il en soit, ils choisiront la facilité et lui donneront ce qu’il voudra. Ils doivent se dire que si l’Église Mère finit par l’anéantir – et ce n’est qu’une question de temps – ils pourront prétendre avoir été victimes d’un cas de force majeure et n’avoir cédé qu’en dépit de leur sincère opposition à son apostasie. Seul Mahntayl n’aurait jamais pu trouver d’arrangement avec Cayleb, même s’il l’avait voulu… Il aurait donc été condamné à tenir sa position, en supposant que quelqu’un ait trouvé le moyen de lui prêter le courage nécessaire. Voilà pourquoi vous et moi nous sommes installés à Hanth après la bataille de l’anse de Darcos. — Je… vois, Votre Excellence, dit lentement Shumay. Ces propos éclairaient d’un jour nouveau les événements du mois passé et le discours alors tenu par l’évêque. — Comprenez-moi bien, Ahlvyn. (Les traits de Halcom se durcirent en une expression de détermination farouche.) Je n’ai de doute ni dans mon cœur ni dans mon esprit sur ce que Dieu, Langhorne et l’Église Mère attendent de nous. Les seules interrogations qui subsistent concernent la manière dont nous accomplirons notre devoir. À la lumière du départ de Mahntayl, il est évident que cela ne peut passer par la création d’une ligne de résistance déclarée à cette maudite « Église de Charis » autour de la baie de Margaret. Le problème est donc de décider de ce qu’il convient de faire à présent. — Dois-je comprendre que vous avez une réponse à cette question, Votre Excellence ? — J’envisageais de fuir vers Émeraude, admit Halcom. Nous aurions sûrement pu compter sur le délégué archiépiscopal Wyllys pour nous offrir asile. Nous lui aurions été très utiles en son diocèse. Hélas, ces derniers jours m’ont appris qu’Émeraude n’est pas la meilleure des destinations pour nous. — Puis-je vous demander pourquoi, Votre Excellence ? — Il y a deux raisons à cela. La première, c’est que je doute que le délégué archiépiscopal reste très longtemps en position d’offrir asile à quiconque. (Il fit la grimace.) Ce vermisseau pusillanime de Walkyr a raison depuis le début sur un point : Nahrmahn ne pourra pas résister indéfiniment à Cayleb. Pis encore, je crains qu’il nourrisse lui aussi de noirs desseins à propos de l’Église Mère. — Impossible, Votre Excellence ! — Ah bon ? Et pourquoi cela ? Parce que son incroyable force morale l’empêchera de déceler les perspectives identifiées par Cayleb ? Non ! J’ai toujours soupçonné Nahrmahn d’être beaucoup plus futé qu’il encourage ses ennemis à le croire. Par malheur, cela ne veut pas dire qu’il déborde de principes. Or un homme intelligent mais dénué d’intégrité est un homme dangereux. Très dangereux. » Si Nahrmahn espère aboutir à un improbable compromis avec le roi de Charis, il a dû comprendre que Cayleb et Staynair attendront de lui qu’il se range à leurs côtés contre l’Église Mère. Et s’il a compris cela, il a dû prévoir un moyen de neutraliser tout ce que le délégué archiépiscopal Wyllys entreprendra pour l’arrêter. D’ailleurs, pour être franc avec vous, le fait que Wyllys m’ait soutenu dans ses dernières lettres qu’il ne se passait rien de tel n’est pas pour me rassurer. Avec tout le respect que je dois au délégué archiépiscopal, cet excès d’assurance tend à indiquer que Nahrmahn a parfaitement réussi à dissimuler l’ensemble de ses préparatifs. Ils ont donc toutes les chances de porter leurs fruits, du moins dans un premier temps. Shumay adressa un regard horrifié à son supérieur, lequel posa une main réconfortante sur son épaule. — Ne commettez pas l’erreur de croire que Cayleb et Staynair soient les seuls à avoir succombé à cette folie, Ahlvyn. Songez à la vitesse à laquelle tout leur royaume a suivi leur exemple. Songez au peu de résistance du peuple à leurs idées blasphématoires. Je ne dis pas que le mal s’est répandu aussi largement et aussi profondément en Émeraude qu’ici, mais la mer de Charis et l’anse d’Émeraude ne sont pas assez larges pour empêcher le poison d’atteindre l’île de Nahrmahn. Or celui-ci est encore plus l’esclave des ambitions terrestres que Cayleb. Quel que soit le cours des événements, il ne restera pas insensible à la possibilité qui lui sera offerte de prendre la tête de l’Église d’Émeraude. En y ajoutant les pressions de Cayleb et de Charis, comment pourrait-on attendre de lui qu’il réagisse autrement qu’en se retournant contre l’autorité légitime de l’Église Mère dès que le moment lui semblera propice ? — Dans ce cas, Votre Excellence, quel espoir nous reste-t-il ? — Nous avons plus qu’un simple espoir, Ahlvyn. Nous avons Dieu de notre côté. Ou, plutôt, c’est nous qui sommes de Son côté. Quoi qu’il advienne à court terme, la victoire finale sera Sienne. Il est impossible qu’il en soit autrement tant qu’il y aura des hommes pour reconnaître leur responsabilité envers le Seigneur et Son Église. Shumay examina Halcom pendant plusieurs secondes. Enfin, il hocha la tête, faiblement tout d’abord, puis plus fort, avec davantage d’assurance. — Vous avez raison, bien entendu, Votre Excellence. Mais nous en sommes toujours au même point : que faire à présent ? Vos explications ont fait perdre beaucoup d’attraits à une éventuelle retraite en Émeraude… Devrions-nous imiter Mahntayl et nous réfugier à Sion ? — Non. J’y ai mûrement réfléchi, et cela m’amène à la deuxième raison pour laquelle Émeraude ne serait pas la destination idéale pour nous. Notre place, Ahlvyn, sera là où nous serons le plus utiles au Seigneur, c’est-à-dire ici, en Charis. Il est des frères qui auront besoin de nous en ce royaume, même – et peut-être surtout – à Tellesberg : ces frères que les laquais de Cayleb et de Staynair appellent « Templistes ». Ce sont eux qu’il nous faut trouver. Ils auront bien besoin de nous pour les encourager et canaliser leurs efforts. Mais, avant tout, ils demeurent les vrais enfants de Dieu en Charis. Comme tout bon troupeau, ils méritent des bergers dignes de leur loyauté et de leur foi. Shumay opina encore du chef, mais Halcom leva la main en signe d’avertissement. — Ne vous méprenez pas, Ahlvyn. Ce qui se joue aujourd’hui est une nouvelle bataille dans la guerre terrible que se livrent Langhorne et Shan-wei. Nul ne s’attendait à la voir éclater de façon si visible, et encore moins de notre vivant, mais ce serait renier notre foi que de ne pas reconnaître ce combat, maintenant que nous y sommes confrontés. Tout comme sont morts des martyrs, même parmi les archanges, au cours du premier affrontement mené contre Shan-wei, il en mourra au cours de celui-ci. En nous aventurant à Tellesberg au lieu de nous réfugier à Sion, nous nous jetterons dans la gueule du dragon. Il faut donc envisager qu’elle se referme sur nous. — Je comprends, Votre Excellence. (Shumay soutint calmement le regard de l’évêque.) Je n’ai pas plus envie que quiconque de mourir, même au nom du Seigneur, mais si tel est ce que l’Église Mère et les desseins de Dieu exigent de nous, quelle meilleure fin un homme pourrait-il connaître ? .V. Chez Madame Ahnzhelyk Cité de Sion Terres du Temple Un parfum subtil flottait dans l’air circulant à travers l’appartement somptueusement meublé et décoré. Au plafond, les pales du ventilateur pivotaient sans un bruit, entraînées par la rotation d’arbres et de poulies reliés au sous-sol à une manivelle que tournait sans relâche un serviteur. Les fenêtres donnaient sur une vaste avenue au pavé impeccable, balayée et nettoyée tous les jours, bordée de résidences splendides et parfaitement entretenues. Des oiseaux et des vouivres laissaient entendre leur chant mélodieux, perchés dans les poiriers ornementaux des larges îlots de verdure ménagés à intervalles réguliers au centre de l’artère ou voletant autour des mangeoires installées à leur intention par les habitants de ces riches demeures. La plupart de ces hôtels particuliers appartenaient aux branches mineures des grandes dynasties de l’Église. Quoique comptant parmi les plus chics de Sion, ce quartier était assez éloigné du Temple pour ne bénéficier que d’une image tout juste « respectable ». De fait, bien des immeubles avaient changé de mains, soit parce que l’évolution de la fortune des propriétaires d’origine leur avait permis de gagner de meilleurs voisinages, soit parce qu’elle les avait contraints à vendre. C’était ainsi que cette résidence précise était entrée bien des années plus tôt en possession d’Ahnzhelyk Phonda. Il était bien quelques esprits tatillons pour voir d’un mauvais œil la présence de Madame Ahnzhelyk dans leur rue, mais ils étaient rares et ils taisaient en général leur opinion, car cette maîtresse femme avait des amis. Des amis haut placés, nombreux à lui accorder leur clientèle, même dans les circonstances présentes. Cela étant, Madame Ahnzhelyk connaissait les vertus de la discrétion, aussi la garantissait-elle à ses clients, en même temps que les services de jeunes filles aussi habiles que ravissantes. Même les voisins qui déploraient l’existence de cet établissement admettaient qu’il participait d’un mal nécessaire et inévitable en une ville telle que Sion. Or, au contraire d’autres adresses moins raffinées, celle-ci n’accueillait ni paris ni beuveries. Ici, la clientèle ne venait après tout que des plus hauts échelons de la hiérarchie ecclésiastique. Madame Ahnzhelyk était sans aucun doute l’une des femmes les plus fortunées de toute la ville. Peut-être même était-elle la plus riche par sa valeur personnelle au contraire d’une quelconque appartenance à l’une des grandes familles de l’Église. Le bruit courait qu’avant de choisir sa vocation et de changer de nom elle aurait pu revendiquer l’entrée dans l’une de ces dynasties. Bien sûr, personne ne croyait vraiment à ces rumeurs… ou n’était prêt à l’admettre. gée de quarante-cinq ans, ses années de professionnelle étaient derrière elle, même si elle conservait la svelte silhouette et la beauté renversante qui avaient fait sa renommée avant qu’elle passe de l’autre côté de la barrière. Cependant, elle n’avait pas dû sa réussite phénoménale qu’à son physique ou à ses qualités d’athlète, même si elle était largement pourvue dans ces deux domaines. Non, Ahnzhelyk Phonda était douée avant tout d’une intelligence hors du commun que complétaient admirablement un sens de l’humour tranchant, un don aigu de l’observation, une sincère faculté de compassion et l’aptitude à participer à n’importe quelle conversation, quel qu’en soit le sujet, avec charme et esprit. Nombreux étaient les évêques, archevêques et même vicaires solitaires à avoir bénéficié de son exquise compagnie au fil des ans. Si d’aventure elle avait été de ces femmes enclines à tâter de la politique, les innombrables secrets de l’Église qui lui avaient été confiés au cours de ces mêmes années auraient pu se muer en armes dévastatrices. Il s’agissait toutefois là d’un jeu dangereux auquel Madame Ahnzhelyk avait eu la sagesse de ne pas se frotter. De toute façon, se dit-elle en considérant par la fenêtre son paisible voisinage, elle avait fait un bien meilleur usage de toutes ces confidences. — Vous m’avez demandée, madame ? Elle se retourna en faisant voltiger avec grâce ses jupons vaporeux dans un bruissement de soie sur sa peau de satin. Malgré son âge, il émanait encore de tout son être une aura de sensualité, une maîtrise parfaite de sa nature passionnée qu’aucune jeunette n’aurait su égaler. Elle semblait incapable de se mouvoir sans grâce, même en le voulant. Une possible étincelle d’envie brilla dans le regard de la soubrette simplement vêtue qui se tenait dans l’embrasure. — En effet, Ailysa. Entrez, je vous prie. La courtoisie d’Ahnzhelyk, même envers ses domestiques, était naturelle et instinctive, mais il ne faisait aucun doute quant à qui était la maîtresse ou la servante. Ailysa obéit à l’ordre poli. Sa trousse à couture à bout de bras, elle referma la porte derrière elle. — J’ai bien peur d’avoir quelques menues réparations à vous confier, dit Ahnzhelyk en élevant un peu la voix tandis que pivotait le battant. — Certainement, madame. Le pêne glissa dans la gâche et Madame Ahnzhelyk changea d’expression. Son air de supériorité paisible et élégante disparut. Son regard expressif sembla se creuser et s’obscurcir tandis qu’elle tendait les bras. Ailysa la dévisagea un instant, puis pinça les lèvres. — Oui, dit Ahnzhelyk d’une voix douce en prenant fermement dans les siennes les mains de la nouvelle venue. C’est confirmé. Après-demain, une heure après l’aube. Ailysa inspira profondément et serra les mains d’Ahnzhelyk. — Nous savions que cela arriverait, dit-elle d’une voix calme, différente. Elle venait d’abandonner son accent de femme du peuple au profit de la diction claire et fluide acquise dans l’une des écoles privées les plus choisies des Terres du Temple. Un changement de posture indéfinissable paracheva la transformation. — J’avais encore de l’espoir, répliqua Ahnzhelyk, le regard brillant. Quelqu’un aurait tout de même pu implorer la clémence pour lui ! — Oui, mais qui ? (Les yeux d’Ailysa étaient plus durs et plus secs que ceux d’Ahnzhelyk, mais il y brûlait aussi davantage de colère.) Personne au sein du Cercle, en tout cas. En dépit de tous mes souhaits, je l’ai toujours su et je savais pourquoi. Si c’était impossible au Cercle, qui aurait osé plaider en sa faveur ? Sa propre famille – son propre frère ! – a confirmé la sentence par vote ou s’est abstenue « eu égard aux liens d’affection » qui les unissaient encore. (Elle sembla prête à cracher sur le parquet ciré du salon.) Des lâches. Des lâches, tous autant qu’ils sont ! Ahnzhelyk serra plus fort les mains d’Ailysa pendant un instant, puis les relâcha et passa un bras autour d’elle. — C’est à cause du Grand Inquisiteur. Personne n’a osé se dresser contre lui, surtout après ce que les Charisiens ont infligé à sa flotte d’invasion… et après la terrible lettre envoyée au grand-vicaire par Staynair, nommé par Cayleb en remplacement. Tous les membres du Conseil sont terrifiés, qu’ils l’admettent ou non. Clyntahn est déterminé à leur livrer le sang qu’ils réclament. — Ne leur cherchez pas d’excuses, Ahnzhelyk, murmura Ailysa. Ne lui en cherchez pas non plus. — Il n’a jamais été un mauvais homme… — Non, pas mauvais, seulement corrompu. Ailysa prit une nouvelle inspiration, la lippe tremblante. Elle se ressaisit et prit un air austère. — Ils sont tous corrompus, reprit-elle. Voilà pourquoi aucun ne s’est levé pour prendre sa défense. La Charte l’affirme : on récolte ce qu’on sème. Or il n’a jamais rien semé d’assez fort pour résister à cette tourmente. — C’est vrai, convint Ahnzhelyk avec tristesse. Elle redressa les épaules et se dirigea vers la banquette placée sous la fenêtre. Elle s’y étendit, le dos calé contre l’accoudoir capitonné, afin de reprendre son observation de la paisible avenue. Ailysa la suivit et esquissa un sourire en avisant les trois robes qui attendaient d’être reprisées. Sauf erreur, la maîtresse des lieux avait délibérément déchiré au moins deux d’entre elles. C’était tout Ahnzhelyk : quand elle faisait appel à une couturière pour ravauder un vêtement, ce n’était pas pour rien… et peu importait comment le malheur était arrivé. Aiiysa ouvrit sa trousse et entreprit d’en sortir fil, aiguille, ciseaux et dé à coudre. Hormis le fil, songea-t-elle de manière désabusée, tous ces articles avaient été fabriqués en Charis. C’étaient ses extraordinaires talents de couturière qui avaient notamment inspiré à Ahnzhelyk le rôle qu’elle jouait en ce moment. Bien entendu, son habileté à l’aiguille était celle d’une femme riche rompue aux travaux futiles de broderie, et non d’une servante qui en dépendrait pour gagner sa vie. Aiiysa s’installa sur un siège plus modeste mais néanmoins confortable et commença son ouvrage sur l’une des robes, tandis qu’Ahnzhelyk continuait de regarder par la fenêtre, l’air pensif. Plusieurs minutes s’écoulèrent dans le silence. Enfin, Ahnzhelyk tourna la tête vers Aiiysa et appuya son menton contre la paume de sa main. — Allez-vous en parler aux garçons ? L’aiguille s’immobilisa un instant. Aiiysa la regarda, se mordit la lèvre, secoua la tête. — Non. Non, pas encore. (Ses narines frémirent. Elle recommença d’enchaîner les points à la perfection.) Il faudra bien qu’ils le sachent un jour, évidemment. Tymythy soupçonne déjà ce qui se passe, à mon sens, mais je ne prendrai pas le risque de les mettre au courant tant qu’ils ne seront pas dans un endroit sûr. Ou du moins (dans son sourire se lut un humour amer et désenchanté) un peu plus sûr qu’ici. — Je pourrais vous faire embarquer dès demain… Loffre d’Ahnzhelyk était tentante, mais Aiiysa répéta son mouvement négatif de la tête. — Non, dit-elle d’un ton plus brusque. Notre couple n’avait rien d’idéal, mais c’était mon mari. Au soir de sa vie, je crois qu’il a fini par trouver au moins une trace de l’homme que je savais dissimulé quelque part au fond de lui. (Elle leva vers Ahnzhelyk deux yeux mouillés de larmes.) Cet homme, s’il l’a enfin trouvé, je ne l’abandonnerai pas. — Ce sera horrible, l’avertit Ahnzhelyk. Vous le savez. — Oui. Et je tiens à m’en souvenir. (L’expression d’Ailysa s’était durcie.) Je veux pouvoir leur raconter comment ça s’est passé, ce qu’ils lui ont fait « au nom du Seigneur ». Ces derniers mots parurent brûlants comme de l’acide. Ahnzhelyk opina du chef. — Si tel est votre souhait… — Je veux pouvoir leur raconter, répéta Ailysa. Ahnzhelyk l’observa sans rien dire pendant plusieurs secondes, puis lui adressa un sourire empreint d’un mélange insolite de bonté, de tristesse et de réminiscence. — Quel dommage qu’il ne l’ait jamais su… Ailysa la dévisagea, désarçonnée par ce soudain changement de sujet. — Su quoi ? — Ce qui nous unit… depuis combien de temps nous nous connaissons… ce que nous espérions déceler un jour en lui… Il était si dur de se retenir de le saisir par le col de sa soutane et de le secouer pour le ramener à la raison ! — Nous ne pouvions pas nous y risquer. Enfin, pas vous, en tout cas. (Elle soupira.) Peut-être aurais-je pu le tenter, mais il était obnubilé par ses intrigues. Il ne m’entendait jamais quand je lui jetais un indice. Il ne relevait jamais mes suggestions. Ça rentrait par une oreille et ça ressortait par l’autre. J’avais peur de me montrer trop explicite. En outre (elle eut à son tour un sourire triste), je croyais avoir du temps devant moi. Jamais je ne me serais imaginé qu’il en arriverait là. — Moi non plus. (Ahnzhelyk se redressa sur sa banquette et croisa les mains sur ses genoux.) Vos lettres me manqueront. — Lyzbet me remplacera. Il lui faudra quelques mois pour organiser l’ensemble des acheminements, mais elle sait ce qu’elle a à faire. — Je ne parlais pas de ça, dit Ahnzhelyk avec une aimable mimique. Je parlais de vos lettres, à vous. Beaucoup de gens retiennent mon passé contre moi, vous savez. Ceux qui le connaissent, du moins. Vous n’en avez jamais rien fait. — Bien sûr que non ! (Ailysa partit d’un rire discret.) Je vous connais depuis que vous aviez un an, « Ahnzhelyk » ! Quant à votre passé, comme vous dites, c’est lui qui fait votre efficacité. — Cela me faisait tout drôle, parfois, de parler de lui avec vous, répondit la tenancière avec nostalgie. — Je comprends. (Elle reprit son travail.) Par bien des côtés, vous étiez davantage sa femme que moi. En tout cas, vous l’avez vu plus souvent que moi après la naissance des garçons. — M’en avez-vous voulu ? Je n’ai jamais osé vous le demander… — Il me déplaisait que les jeux de pouvoir auxquels il se livrait à Sion revêtent plus d’importance pour lui que sa propre famille, répondit Ailysa sans quitter son ouvrage des yeux. Je lui en voulais de chercher du réconfort dans les maisons de passe. Mais c’était son monde, celui où il était né. Ce n’était ni votre faute, ni de votre fait. Je ne vous en ai jamais voulu, non. — Tant mieux, répondit doucement Madame Ahnzhelyk. Tant mieux, Adorai. .VI. Hanth Comté de Hanth Royaume de Charis Debout les mains dans le dos sur le gaillard d’arrière de la Destinée, le capitaine de vaisseau Dunkyn Yairley emplissait ses poumons de l’air frais de la fin de la nuit en baie de Margaret. À l’est, au-delà de la masse obscure et encore à peine discernable de la Terre de Margaret, l’horizon se parait de teintes or et saumon. Les hauts nuages bleus figuraient de minces filets de fumée se détachant sur la noirceur déclinante du ciel. La lune restait tout juste visible au bord de l’horizon ouest, mais les étoiles avaient toutes disparu. La brise portait la Destinée, tout dehors jusqu’aux perroquets, à une allure régulière de cinq ou six nœuds. Le capitaine était fier de son bâtiment. Ce galion de cinquante-quatre canons était l’un des navires de guerre les plus puissants du monde, et Yairley ne le commandait que depuis une quinquaine. Son précédent commandement, la galère Reine-Zhessyka, s’était distingué dans la bataille de l’anse de Darcos, et la Destinée constituait sa récompense. Selon lui, elle aurait été attribuée à quelqu’un d’autre, malgré ses états de service au combat, s’il n’avait pas auparavant passé deux ans et demi sur la dunette d’un galion marchand. Les officiers de marine doués d’une expérience de la manœuvre de voiliers à traits carrés ne couraient pas les rues, après tout. Bien fait pour Allayn ! se dit-il avec autosatisfaction. Son grand frère pensait que ce hiatus de trois ans à bord d’un bateau de commerce mettrait un terme à sa carrière militaire, mais il s’était trompé. Je lui avais bien dit que cette expérience dans la marine marchande m’attirerait les bonnes grâces du haut-amiral en me donnant ce profil « complet » qu’il affectionne tant. Bien entendu, j’avoue n’avoir jamais imaginé la véritable raison qui ferait que ce choix se révélerait bon pour ma carrière. Qui aurait cru que des galions rendraient les galères obsolètes ? Pas son frère, en tout cas… Voilà pourquoi Allayn était retourné à l’école pour apprendre à manœuvrer un galion, tandis que Dunkyn, lui, commandait la Destinée. Il essayait de ne pas trop jubiler quand il croisait son aîné. Il faisait de son mieux, vraiment ! À cette pensée, messire Dunkyn eut du mal à s’empêcher de ricaner. Il aspira une grande bouffée d’air marin en s’émerveillant de la perfection du monde en ce beau matin. La cloche sonna pour indiquer la demi-heure. Le capitaine braqua de nouveau ses yeux sur l’aube de plus en plus vive. À bâbord, la terre n’était encore qu’un mystère bleuté, qui se révélait peu à peu, masse obscure sur fond de ciel matinal, tandis que se hissait le soleil à l’orée du globe. Yairley ne tarderait pas à y distinguer quelques détails, et il en ressentit comme un pincement de regret. D’ici à une heure, son gaillard d’arrière grouillerait de marins. Quelques heures plus tard, la Destinée serait de nouveau captive de son ancre et de la terre. Elle ne serait pas libérée avant trois quinquaines, voire davantage, s’il se trouvait que le passager de Yairley avait encore besoin de ses services ou de ceux de ses fusiliers marins. Arrête un peu, se réprimanda-t-il. Ce n’est pas vraiment ton navire, tu sais. Le roi Cayleb a eu la bonté de te le prêter, et même de te payer pour le commander. En retour, il attend de toi que tu remplisses une ou deux missions. C’est très extravagant de sa part, sans aucun doute, mais c’est comme ça. Il sourit encore et se tourna vers le garde-marine de quart, qui se tenait au pied des enfléchures tribord pour laisser au capitaine la pleine jouissance du côté au vent de son gaillard d’arrière. — Monsieur Aplyn-Ahrmahk ! appela-t-il. — Oui, capitaine ? Le garde-marine traversa le pont en trottinant. Yairley réprima l’envie de manifester d’un branlement du chef la stupéfaction qui l’étreignait chaque fois qu’il le voyait. Hektor Aplyn était le plus jeune des élèves officiers de la Destinée, Pourtant, ses cinq camarades, parfois de six ans ses aînés, s’en remettaient presque automatiquement à lui pour n’importe quelle décision. Loin de n’avoir pas remarqué cette attitude, il donnait cependant l’impression d’en être tout à fait inconscient, ce qui le faisait encore monter dans l’estime de son capitaine. Il n’était sûrement pas facile pour un garçon d’à peine douze ans de résister à la tentation de faire faire ses quatre volontés à des lascars de dix-sept ou dix-huit ans, mais le garde-marine Aplyn n’y avait jamais cédé. À ceci près, bien sûr, qu’il n’était plus seulement le « garde-marine Aplyn ». Depuis peu, il convenait d’appeler très précisément ce jeune homme « monsieur le garde-marine Sa Grâce le duc de Darcos, Hektor Aplyn-Ahrmahk ». Le roi Cayleb avait exercé au profit d’Aplyn une antique tradition purement locale. Aucun autre royaume de Sanctuaire à la connaissance de Yairley n’observait la pratique charisienne qui consistait à adopter quelqu’un au sein de la famille royale en reconnaissance de services exceptionnels rendus à la Couronne et à la maison régnante. Seuls des roturiers pouvaient bénéficier de cette coutume, qui les faisait devenir membres à part entière de la dynastie au pouvoir. C’était ainsi qu’était né le comté de l’Ile-de-la-Glotte plusieurs générations auparavant, songea Yairley. La seule restriction était que les heureux élus et leurs descendants ne pouvaient en aucun cas prétendre à la succession. En dehors de ce détail, le jeune Aplyn-Ahrmahk avait la préséance sur tous les nobles de Charis, à l’exception du tout aussi jeune duc de Tirian. En outre, s’il avait un jour des enfants, ils seraient eux aussi membres de la famille royale. Yairley avait l’intime conviction que ce jeune garçon était ravi d’avoir été envoyé en mer aussi vite que possible. Dans la Marine, la tradition voulait qu’un officier n’appelle jamais par son titre de noblesse un subordonné mieux placé que lui dans la liste des pairs du royaume. Dans un tel cas, c’était le grade militaire qui était employé. Ainsi, puisque le titre du jeune Aplyn-Ahrmahk dépassait celui de tous les officiers de la flotte du roi – y compris le haut-amiral de L’île-de-la-Glotte –, il pouvait s’en tenir au nom plus facile à porter de « monsieur le garde-marine Aplyn-Ahrmahk », ce qui représentait certainement pour lui un énorme soulagement. En société, bien entendu, les règles changeaient. Voilà pourquoi il était sans doute bon que l’équipage d’un bâtiment de Sa Majesté n’ait que rarement l’occasion de se détendre à terre. Yairley entendait d’ailleurs veiller à ce que le duc reste autant que possible à bord lorsque le cas se présenterait. Ménageons au maximum ce garçon jusqu à ce qu’il ait, allons, quatorze ans. Ce sera bien la moindre des choses que de lui laisser le temps d’apprendre à se tenir à table avant de le contraindre à partager le repas d’autres ducs et de princes ! C’était l’un des domaines pour lesquels Yairley avait pris personnellement en mains l’éducation du garçon. Après avoir traversé le pont, Aplyn-Ahrmahk toucha son épaule gauche en signe de salut réglementaire. Yairley le lui retourna avec gravité, puis indiqua d’un geste du menton la terre qui prenait inexorablement forme à bâbord. — Ayez l’amabilité de descendre dans l’entrepont, monsieur Aplyn-Ahrmahk. Présentez mes compliments au comte et faites-lui savoir que nous entrerons dans le port de Hanth à l’heure prévue. — À vos ordres, capitaine ! Aplyn-Ahrmahk salua de nouveau son supérieur, puis se dirigea vers l’écoutille arrière. Il ne se déplaçait pas comme un enfant de douze ans, remarqua Yairley. Peut-être était-ce l’une des raisons pour lesquelles les autres gardes-marines éprouvaient si peu de difficultés à l’accepter comme leur égal. Aplyn-Ahrmahk était un garçon de frêle constitution qui ne serait jamais ni grand ni large d’épaules, mais il ne semblait pas s’en rendre compte. Il y avait en lui une assurance, une conscience de soi qui dépassait sa gêne manifeste à porter un titre de noblesse si élevé. Ou peut-être ne fallait-il rien y voir d’autre que le simple fait que, au contraire de ses camarades, le jeune Aplyn-Ahrmahk savait que jamais de sa vie il ne verrait rien de pire que ce qui s’était déroulé sous ses yeux à bord de la Royale-Charis. Je suppose, songea Yairley avec abattement, que sentir son roi mourir dans ses bras permet de prendre du recul par rapport à beaucoup de choses. L’homme qui ne se considérait encore que comme le colonel Hauwerd Breygart de l’Infanterie de marine royale de Charis, et non comme le comte de Hanth, s’agrippa au pavois de la Destinée tandis que le capitaine de vaisseau Yairley gouvernait son navire avec précaution dans les eaux encombrées du port. En temps normal, cela n’aurait présenté pour lui aucune difficulté mais, ce jour-là, aux yeux de Breygart, le moindre yard carré du bassin semblait occupé par un canot, un youyou, une chaloupe, une yole ou un simple radeau. Tous ces esquifs fatigués étaient pleins à craquer de citoyens en liesse de la ville de Hanth. — Ils ont l’air heureux de vous voir, Votre Grandeur, fit remarquer l’enseigne de vaisseau Rhobair Mahkelyn, numéro cinq de la Destinée. En tant que plus jeune officier de Yairley, Mahkelyn avait été affecté au service de Breygart à bord de ce bâtiment. C’était un garçon charmant à bien des égards, mais le colonel n’arrivait pas à s’ôter de l’esprit qu’il était du genre à garder en mémoire toutes les faveurs que lui devaient ses supérieurs. — J’aimerais croire qu’il s’agit d’une démonstration spontanée de l’affection sincère qu’ils ont pour ma famille et moi, répondit, pince-sans-rire, le nouveau comte en élevant la voix pour se faire entendre par-dessus les acclamations. Hélas, on m’a assez rendu compte des agissements de Mahntayl pour que je sache ce qu’il en est. Franchement, je crois qu’ils auraient applaudi avec autant de conviction le premier gugusse venu prendre la place de cette vermine dans leur ville. — Il y a sans doute un peu de vrai là-dedans, Votre Grandeur, admit Mahkelyn. — Et comment, par Shan-wei ! rétorqua Breygart avant de se rappeler qu’il serait grand temps de se comporter en comte de Hanth. Dans quelques mois, quand je n’aurai pas réussi à remédier comme par magie à toutes les erreurs de Mahntayl, je serai beaucoup moins populaire auprès de mes chers sujets, vous verrez. Mahkelyn ne sut visiblement que répondre. Il se contenta de hocher la tête avant de s’incliner légèrement, puis il prit congé en murmurant que d’autres devoirs l’appelaient. Hanth, à qui il faudrait encore un certain temps avant de se faire à son nouveau nom, le regarda s’en aller avec un certain amusement. On a eu peur de mettre les pieds dans le plat en étant d’accord avec moi, hein, enseigne Mahkelyn ? pensa-t-il, moqueur. Il tourna la tête comme quelqu’un d’autre s’approchait de lui le long du pavois en balayant du regard la nuée humaine flottant sur les eaux du bassin. — Bien le bonjour, Votre Grâce ! lança le comte. — Bonjour, Votre Grandeur, répondit Hektor Aplyn-Ahrmahk avec une moue embarrassée. Hanth pouffa de rire au ton de sa voix. — Aurait-on du mal à s’y faire, Votre Grâce ? — Votre Grandeur ? Aplyn-Ahrmahk leva les yeux vers le comte, qui pouffa encore de rire, plus fort. — Ton titre, mon garçon, finit-il par lâcher d’une voix assez basse pour que personne ne s’avise de sa familiarité. Ça gêne aux entournures, non ? Comme s’il appartenait à quelqu’un d’autre ? Le garde-marine se contenta de braquer son regard sur lui pendant plusieurs secondes. Hauwerd Breygart n’était pas exceptionnellement grand, mais il avait la musculature d’un homme qui avait servi durant près de vingt ans dans l’Infanterie de marine. En comparaison du gringalet qui se tenait à son côté, il possédait une présence impressionnante. Il regarda les émotions se succéder sur le visage d’Aplyn-Ahrmahk. Enfin, celui-ci hocha la tête. — C’est vrai, Votre Grandeur. Le capitaine de vaisseau Yairley m’aide beaucoup, mais ma famille n’a jamais compté le moindre aristocrate. Pas même un chevalier, autant que je sache ! Comment voulez-vous que je sois à mon aise dans le rôle d’un « duc du royaume » ? — Vous devez l’être encore moins que moi dans celui d’un comte, en effet, dit Hanth avec hilarité. Ce qui n’est pas peu dire, par Shan-wei ! — Et encore…, surenchérit Aplyn-Ahrmahk avec un sourire confus. — Eh bien, nous allons devoir nous y habituer tous les deux, Votre Grâce. Hanth considéra au-delà du bassin le front de mer quelque peu délabré de sa ville. Les incendies volontaires n’avaient pas été rares lors des derniers combats menés contre les mercenaires de Mahntayl livrés à eux-mêmes. Les quatre murs de quelques entrepôts se dressaient, lugubres et calcinés, sous le soleil du matin. Encore ça de plus à reconstruire…, se dit-il. — Vous, au moins, saviez que vous étiez dans la succession, Votre Grandeur…, souligna Aplyn-Ahrmahk. Hanth opina du chef. — C’est exact. Cela dit, je ne m’étais jamais attendu à survivre aux cinq frères, sœurs et cousins qui me séparaient du titre. Je ne leur ai jamais souhaité aucun mal, du reste. (Il secoua la tête, la mine morose.) À aucun moment je n’ai pu convaincre cet imbécile de Mahntayl que je ne voulais pas de ce fichu comté. C’est pour ça, d’après moi, qu’il s’est évertué à me faire disparaître avant que l’Église se prononce en sa faveur. Il n’a jamais compris que, si j’ai contesté sa revendication, c’était uniquement parce qu’il m’était impossible de regarder les bras croisés un incapable pareil ruiner ce territoire. Ce qu’il s’est précisément employé à faire au cours des deux dernières années, j’en ai bien peur. Pour Hektor Aplyn-Ahrmahk, peu de gens croiraient le comte s’il leur disait n’avoir jamais voulu de son titre. Lui, en revanche, le croyait. — Je me souviens de ce que le roi – le roi Haarahld, je veux dire – m’a confié un jour, Votre Grandeur, lança-t-il au vétéran à la barbe poivre et sel. Il m’a dit qu’il n’existe que deux sortes d’officiers ou de nobles. Les premiers croient que le reste du monde leur doit quelque chose à cause de ce qu’ils sont. Les seconds sentent au contraire qu’ils doivent tout au monde pour la même raison. Je sais à quel groupe appartenait Sa Majesté. Et je vous crois de la même veine. — Voilà un compliment que je chérirai, Votre Grâce, affirma Hanth en baissant les yeux sur le garçon au visage grave. Pardonnez-moi de le dire, mais je sais moi aussi à quel groupe vous appartiendrez un jour. — J’entends faire de mon mieux pour y parvenir, en tout cas. J’ai bénéficié d’un bon exemple à suivre. Le meilleur qui soit. — Oui. Certes oui ! Pendant un bref instant, Hanth se dit que tout le protocole que le jeune Aplyn-Ahrmahk et lui en étaient encore à étudier pouvait aller au diable. Il passa un bras autour des maigres épaules du garçon. Ainsi immobiles, tous deux regardèrent les visages euphoriques des sujets anonymes à qui il devait tant. .VII. Palais du roi Cayleb II Tellesberg Royaume de Charis — Alors, Merlin, qu’avez-vous vu d’intéressant récemment ? Le roi Cayleb afficha un sourire narquois. La nuit tombait sur le balcon du palais où il se tenait en compagnie de son garde du corps personnel. Il dînait souvent dans ses appartements, et son valet, Gahlvyn Daikyn, venait de faire débarrasser sa table. Il serait bientôt de retour pour superviser les préparatifs du souverain pour la nuit. Ni Cayleb ni son père n’avaient jamais compris l’intérêt de s’entourer d’une armée de laquais, contrairement à d’autres monarques, surtout sur le continent, qui en dépendaient pour leurs moindres besoins, mais Daikyn était à son service depuis son enfance. Se battre contre le Groupe des quatre était une bagatelle à côté du défi redoutable de faire perdre à ce serviteur dévoué l’habitude de veiller à ce que son « jeune maître » se soit brossé les dents avant de se coucher. Cayleb secoua la tête en signe d’exaspération affectueuse, puis prit une profonde inspiration en admirant sa capitale avec Merlin. Quoi qu’il puisse se tramer au Temple et dans les couloirs de la diplomatie sanctuarienne, le port fourmillait d’activité. La destruction de toutes les flottes ennemies avait libéré les navires marchands qui attendaient la fin de la guerre agglutinés le long des pontons ou à l’ancre dans un bassin endormi. Désormais, tous les armateurs n’avaient de cesse que de leur faire reprendre la mer, les soutes pleines des marchandises accumulées dans les entrepôts de Tellesberg. En outre, songea Merlin, le risque de se voir prochainement interdire l’accès aux ports de Havre et de Howard n’était sans doute pas étranger à cette frénésie. Ils tenaient à ce que leurs marchandises soient débarquées, vendues et payées avant la proclamation d’un embargo. Il sera intéressant de voir si les prévisions de Howsmyn sur les comportements commerciaux se vérifieront… — J’ai vu pas mal de choses, en fait, répondit-il d’un ton neutre. Je compte rédiger un rapport complet à l’intention de Bynzhamyn, mais je suppose qu’un résumé vous suffira ? — Vous supposez bien. Cayleb se retourna pour s’adosser à la balustrade du balcon et y prendre appui sur les coudes en dévisageant Merlin. Il n’avait jamais entendu parler de Plates-formes autonomes de reconnaissance et de communication, pas plus que des capteurs quasi microscopiques qu’elles étaient capables de déployer. Cependant, comme son père avant lui, il avait appris à se fier à la précision des « visions » de Merlin. Contrairement à la plupart des privilégiés qui en connaissaient l’existence, Cayleb sentait de façon intuitive qu’elles n’avaient rien de miraculeux, même si Merlin avait expliqué qu’elles entraient en violation des Proscriptions de Jwo-jeng, détail gênant qui aurait fait d’elles – et de Merlin – une abomination aux yeux de l’Inquisition. Continuer d’accepter l’aide de Merlin après avoir découvert ce léger problème n’avait pas été la décision la plus facile de la vie de Cayleb Ahrmahk. Cependant, il n’était pas plus enclin que son père à regarder en arrière et regretter ses choix. — Par où souhaitez-vous que je commence ? demanda Merlin poliment. — Eh bien, par la reine Sharleyan, je suppose. À condition, bien entendu, que vous n’ayez rien de plus urgent à m’annoncer. L’expression de Cayleb se fit aussi insistante que le ton de sa voix. Merlin pouffa de rire. Mariage d’État ou non, Cayleb s’inquiétait beaucoup de la réaction de la reine de Chisholm à sa proposition. Qu’il ne l’ait jamais vue, ne serait-ce qu’en peinture, n’avait pas empêché un nœud très serré de se former dans son estomac. Il est bien jeune pour régner, non ? songea Merlin avant de recouvrer son sérieux. Il l’est encore plus pour s’engager dans un mariage politique aussi calculé. Par bonheur, il sera agréablement surpris quand ilposera enfin les yeux sur elle. — Il se trouve, dit-il à voix haute, qu’elle étudie ce projet avec la plus grande attention. Et d’un œil favorable, me semble-t-il, même si elle n’en montre encore rien pour l’instant. Elle ne s’est encore prononcée ni dans un sens ni dans l’autre, même auprès de Vermont, qui est ce qui ressemble le plus pour elle à un père. En revanche, elle passe beaucoup de temps dans son salon à lire vos lettres et (le regard saphir de Merlin s’illumina) à contempler le portrait de vous que vous lui avez fait parvenir. — Oh ! mon Dieu ! fit Cayleb en écarquillant les yeux. Je savais que je n’aurais jamais dû vous laisser, Rayjhis et vous, me persuader de lui envoyer cette croûte ! Si jamais elle voit en cette expression d’un vide absolu le reflet fidèle de ce qui se passe dans ma tête, elle va prendre ses jambes à son cou pour s’enfuir le plus loin possible en hurlant ! — Sottises ! protesta Merlin avec énergie. Je le trouve très ressemblant, ce portrait. Toutefois, il est vrai que je n’ai rien d’une jeune et belle princesse. Plus maintenant, en tout cas, ajouta-t-il en son for intérieur. Mais croyez-moi, Cayleb, vous n’êtes de toute évidence pas le mieux placé pour juger de comment une dame réagira face à cette effigie, qui n’est même pas plus flatteuse que de raison. — Mais elle, oui ? En dépit de la légèreté du ton de Cayleb, Merlin devina sa question plus sérieuse qu’il l’aurait admis. Il prit le jeune homme en pitié. — Pour être franc, je ne dirais pas qu’elle est « belle », Cayleb. Cependant, c’est une jeune femme extraordinairement attirante et je crois qu’aucun homme ne trouverait à redire à sa silhouette ou à son maintien. En outre, à défaut de beauté, elle dispose d’atouts beaucoup plus importants : de la personnalité et de l’intelligence. Ce n’est pas d’une poupée de cire que nous sommes en train de parler, croyez-moi. Je soupçonne fort la plupart de ses interlocuteurs d’oublier son physique dès qu’ils ont passé un peu de temps en sa compagnie. Or cela restera tout aussi valable quand elle aura pris de l’âge. — C’est vrai ? (Quelque chose dans la voix de Merlin disait à Cayleb qu’il ne mentait pas, aussi le roi baissa-t-il la garde.) Vrai de vrai, Merlin ? Vous n’essayez pas seulement de me réconforter ? — Je ne vous mens pas, Cayleb. D’après ce que j’ai vu de Sharleyan, elle est sans nul doute le meilleur parti dont vous auriez pu rêver. Oh ! Rayjhis a raison quand il dit que vous n’auriez pas besoin de l’épouser pour conclure une alliance avec Chisholm. Cependant, vous n’avez l’un et l’autre que cette unique issue. Je suis sûr que Sharleyan et ses conseillers le comprendront aussi bien que Rayjhis et vous. » Là où je pense qu’il se trompe, toutefois, c’est quand il affirme que vous feriez mieux de ne pas vous presser de vous engager parce que votre… disponibilité matrimoniale, dirons-nous, représente un formidable atout en matière de diplomatie. Ce serait vrai dans des circonstances politiques normales mais, dans le cas présent, même en laissant de côté la nécessité qui est la vôtre de produire un héritier le plus vite possible, qui pourriez-vous épouser ? Irys, la fille de Hektor ? Elle ferait une reine de Charis formidable et elle est sans doute aussi fine mouche que Sharleyan, mais vous n’auriez aucun moyen d’empêcher du poison de se retrouver dans votre tasse un jour ou l’autre. Alors, la fille aînée de Nahrmahn, la princesse Mahrya ? Elle aussi est très futée, quoique pas autant que Sharleyan ou Irys, mais elle est très attachée à son père. Si d’aventure il venait à perdre sa tête d’une façon ou d’une autre, elle ne vous le pardonnerait jamais. Du reste, très franchement, je crois que vous n’aurez nul besoin d’un mariage diplomatique pour contrôler Émeraude après la conquête. — « Après la conquête », répéta Cayleb. Ces mots sont du miel à mes oreilles, même si je nous crois tous un peu trop confiants en notre aptitude à écraser gaiement Nahrmahn dès que ça nous chantera. Mais revenons-en à Sharleyan, voulez-vous ? — Oui, là où je voulais en venir, c’est qu’il vous faut comprendre que cette jeune femme aura beaucoup à vous apporter si vous êtes assez finaud pour en faire non seulement votre épouse, mais votre partenaire. D’après les quelques bribes que m’a glissées votre père à propos de votre mère, je crois que vous devriez vous inspirer du couple qu’ils formaient si elle venait à vous dire « oui ». Ne commettez jamais l’erreur de ne voir en ce projet qu’une transaction visant à conclure une alliance officielle, Cayleb. Écoutez cette femme. Malgré sa naissance, elle ne doit son trône à personne. Nul ne l’imaginait le conserver, du reste. Mais elle est toujours là et les hommes qui se croyaient capables de la manipuler ou d’usurper sa couronne sont partis. Elle représente à elle seule une force incroyable, même si le Groupe des quatre a eu l’imprudence de prendre son royaume trop à la légère. Vous verrez : vous serez pour vos ennemis beaucoup plus dangereux ensemble que séparés. — C’est exactement ce que j’espère, dit Cayleb d’un ton posé. — Eh bien, je ne suis pas devin, bien sûr, mais, si je devais prendre un pari, je dirais qu’il y a de bonnes chances qu’elle accepte. C’est un choix tout ce qu’il y a de plus sensé et cela répondrait à la question de savoir si Charis et Chisholm tiennent vraiment à conclure une alliance. — Et à écraser le ver de sable qui rampe entre nous, ajouta Cayleb d’une voix soudain plus rude. Ça aussi, je le veux, Merlin. Je le veux à un point que vous n’imaginez pas. — Plus qu’Émeraude ? l’asticota Merlin. Cayleb éclata de rire. — Je veux aussi Émeraude, c’est certain. Pour des tas de bonnes raisons. Je n’ai pas oublié qui a aidé Kahlvyn à engager les tueurs qui ont tenté de m’assassiner. D’un point de vue purement logique, Émeraude nous serait très utile… et représenterait le point de départ idéal pour lancer de futures offensives contre nous. Sans oublier qu’Émeraude, au contraire de Corisande, entre tout naturellement dans notre sphère de commerce et de développement. Cela étant, d’après ce que vous avez dit, en y ajoutant les renseignements des espions de Bynzhamyn, Hektor est bien la cheville ouvrière de tout ce qu’on nous fait subir. — Je n’irais pas jusque-là, tempéra Merlin. Certes, il est beaucoup plus acharné et ambitieux que Nahrmahn. Mais c’est un type assez déroutant. Chez lui, il se conduit en tyran ordinaire : il ne supporte pas qu’on remette en question son autorité, et il ne craint pas de le faire comprendre avec… fermeté. Cependant, il gouverne sa principauté d’une façon très avisée. N’allez pas croire qu’il soit détesté de son peuple, d’ailleurs. Par contre, dès qu’il est question de politique étrangère, ce n’est plus le même homme. Il n’écoute plus que son ambition et ne voit aucune raison de s’embarrasser de scrupules. » En toute franchise, une grande partie de l’hostilité que voue Nahrmahn à Charis vient de son intérêt pour l’histoire de Sanctuaire. Il sait que votre royaume s’étend depuis des siècles dans toutes les directions et il refuse que l’un des prochains territoires à être absorbés soit le sien. Maintenant, ne sous-estimez jamais cet homme. Je ne le crois pas aussi cruel que Hektor, et son ambition s’est toujours révélée plus modeste, plus pragmatique et sans doute plus défensive que la sienne. Il peut malgré tout se montrer tout ce qu’il y a de plus sanguinaire, que cela lui soit naturel ou non, et il est aussi beaucoup, beaucoup plus intelligent que le reconnaissent la plupart de ses adversaires. Même votre père s’y était trompé, si je ne m’abuse. À vrai dire, je soupçonne Nahrmahn de manipuler Hektor depuis le début. Je vous ai rapporté sa conversation avec La Combe-des-Pins sur ses ambitions territoriales d’après-guerre. C’était l’analyse la plus précise et la plus clairvoyante des véritables objectifs du Groupe des quatre que j’aie jamais entendue. Cet homme sait précisément ce qui se passe. Même s’il n’a participé à cette offensive qu’à son corps défendant – sans doute par répugnance à se trouver sous les ordres de Hektor –, cela ne l’a pas empêché de jouer toutes ses cartes à la perfection. — Oh ! je ne prends pas Nahrmahn à la légère, je vous assure. Je le suspecte de se servir de son image de gros hédoniste indolent pour tromper son monde. Vous avez raison, d’ailleurs : même mon père a dû se laisser abuser, dans une certaine mesure. Et, croyez-moi, cela ne lui arrivait pas souvent. Cela dit, comme vous l’avez souligné, Nahrmahn est sur la défensive, du moins à sa façon. Et soyons honnêtes : il vit à deux pas de chez nous. À vol de vouivre, la baie d’Eraystor se découpe à moins de sept cent cinquante milles du cap Est, alors que plus de cinq milliers de milles séparent Manchyr de ce promontoire. Par conséquent, nous partageons inévitablement avec Nahrmahn des intérêts légitimes dans le même secteur. Ce n’est pas le cas avec Hektor. Vous l’avez dit vous-même : ce dernier n’obéit qu’à son ambition et à son avidité. Il veut mettre la main sur notre flotte de commerce pour accroître sa puissance militaire, avec en ligne de mire un empire de Corisande qui s’étendrait de Tarot à Chisholm. — Hum ! Ce n’est pas autour de Corisande que devrait se construire un tel empire, pas vrai ? murmura Merlin. Cayleb rit encore, un peu moins fort. — Au moins, les ambitions que je nourris, moi, n’ont pour origine que la légitime défense ! Si nous voulons résister à l’Église – ou au Groupe des quatre, ce qui revient au même –, nous devrons réunir un maximum de bras et de ressources. Nous ne pouvons pas abandonner au Temple de puissants alliés potentiels au sein de notre périmètre de retranchement. — Certainement pas, convint Merlin. — Ce qui nous ramène à ce qu’est en train de mijoter Hektor. Du nouveau de ce côté ? — Non. Le seul changement notable est que le délégué archiépiscopal Thomys a enfin pris la décision de se porter caution pour la première vague de lettres de crédit tirées sur ses propres ressources. Enfin, sur celles de l’archevêque Borys, je suppose, s’il faut couper les cheveux en quatre. Mais Thomys a raison : l’archevêque n’aura d’autre choix que de le soutenir. Quant à Raimynd, le ministre du Trésor de Hektor, il ne se fait pas d’illusions à propos du Groupe des quatre. L’Église ne peut pas se permettre de financer ouvertement les efforts de Hektor, même si je commence à croire qu’elle risque de sortir de l’ombre plus tôt que prévu. Cela dit, quoi que fasse l’Église, les « Chevaliers des Terres du Temple » seront prêts à souscrire toutes les lettres de crédit que voudra Hektor. Si ce dernier l’emporte, ce sera pour eux un bon investissement. Sinon, ce sera nous qui conquerrons Corisande, et la plupart de ces accréditifs ne vaudront plus que la valeur du papier sur lequel ils auront été couchés. — C’est probable, en effet, lâcha Cayleb avec aigreur en se retournant vers la balustrade pour y prendre appui sur ses avant-bras croisés. La nuit était tombée pendant leur conversation. Tellesberg, comme toutes les villes de Sanctuaire, était piteusement éclairée par rapport à ce que Nimue Alban avait connu sur sa planète d’origine. Les seules sources de lumière étaient le bois, la cire et l’huile. Aussi l’essentiel de la cité ne formait-il qu’une masse obscure et indistincte. Seul le front de mer, où les ouvriers du port continuaient de charger les navires avec frénésie à la lueur des lanternes, était baigné d’une clarté correcte. — La résistance de Hektor ne me dit rien qui vaille, reprit le roi. Tartarian et lui ont raison d’affirmer que Corisande sera un gros morceau. Si notre antagonisme tourne au combat terrestre conventionnel, nous pourrions y rester englués pendant des années, malgré tous nos avantages, qu’un homme de la trempe de Hektor finirait d’ailleurs par trouver le moyen de copier. Dès lors, l’affrontement n’en serait que plus sanglant. — Vous pourriez toujours envisager une solution diplomatique. Il fait tout pour construire une flotte équivalente à la vôtre et ses fonderies ne tarderont plus à produire à plein régime de l’artillerie moderne. Cependant, Charis dispose d’une telle avance que, même avec le soutien de l’Église, Hektor ne représentera pas une réelle menace avant longtemps, surtout si nous gardons un œil sur lui et si vous vous tenez prêt à réduire sa force navale dès qu’elle commencera à ressembler à quelque chose. — Pas question ! gronda Cayleb. Ma maison n’oublie jamais les blessures et les ennemis, Merlin. Hektor encore moins. En outre, même si je lui tendais la main, il ne me ferait pas assez confiance pour la saisir. J’en aurais autant à son service, du reste. Par ailleurs, je n’ai aucune intention de lui conserver la liberté de m’attaquer par-derrière, surtout s’il dispose d’une marine moderne, quand le Groupe des quatre s’emploie à convaincre tous les grands royaumes de Havre et de Howard de nous assaillir par-devant ! Je pourrais me résoudre à le laisser abdiquer, à condition que toute sa famille et lui déménagent très loin. Je n’aimerais pas renoncer au plaisir de voir sa tête plantée au bout d’une pique devant son propre palais, mais je ne tiens pas non plus à m’embourber en Corisande. S’il existe un autre moyen de me débarrasser de lui, alors je m’en contenterai. Mais mon indulgence n’ira pas plus loin. Si cela implique de risquer les complications d’une longue guerre, eh bien soit ! Je préfère encore donner au Groupe des quatre le temps de s’organiser que laisser Hektor ou ses descendants régner dans mon dos. Il avait prononcé cette dernière phrase à la façon d’un serment solennel. Merlin hocha la tête. Il se trouvait qu’il partageait largement la position de Cayleb en ce qui concernait Hektor. — Si telle est votre volonté, Cayleb, vous allez devoir trouver le moyen de prendre l’offensive aussi vite que possible. De fait, si Sharleyan suit le raisonnement que je lui prête et qu’elle s’engage auprès de vous avec autant de détermination qu’elle en a coutume, elle devrait être encore plus impatiente que vous d’attaquer Corisande. Cependant, Tartarian n’a pas tort : même avec Chisholm de votre côté, je ne vois pas comment vous pourriez mener plusieurs offensives simultanées. Surtout si lesdites offensives font appel à des unités terrestres. — Ce qui nous ramène à Nahrmahn, acquiesça Cayleb. (Il prit un air songeur, puis se redressa.) Je sais que Bynzhamyn nous ferait une attaque d’apoplexie s’il entendait ça – il ne confierait pas un glaviot à Nahrmahn ! –, mais je préférerais de loin atteindre une solution diplomatique avec lui plutôt qu’avec Hektor. À défaut d’autres raisons, Émeraude est assez proche et assez petite pour que nous puissions venir à bout de lui s’il lui prenait un jour la fantaisie de se montrer aventureux de nouveau. — Vraiment ? C’était la première fois que Merlin entendait Cayleb mentionner ne serait-ce que la possibilité de négocier avec Nahrmahn. — Ne vous méprenez pas, dit Cayleb d’un air plus sévère. J’ai bien l’intention d’annexer Émeraude. Nahrmahn a raison de s’en inquiéter : à tous points de vue, surtout stratégiques, il nous est impossible de laisser à Émeraude son indépendance. La seule question est de savoir de quelle façon nous lui ferons changer de statut. Étant donné que Nahrmahn a participé à l’offensive menée contre nous, même s’il n’en était pas à l’origine, je n’aurais aucun scrupule à user de la force, s’il fallait en arriver là. Cela dit, je tiens un tout petit peu moins à voir sa tête au bout d’une pique qu’à y planter celle de Hektor. — D’après ce que j’ai entendu des récentes conversations de Nahrmahn, je ne suis pas certain qu’il soit au fait de cette distinction subtile. — Cela m’est bien égal ! fit Cayleb avec un sourire mauvais. Plus il s’inquiète de la solidité de son cou en ce moment, plus il sera disposé à entendre raison le moment venu, non ? Je veux qu’il sache que tous les atouts militaires sont dans ma main, pas dans la sienne. Si – et je dis bien « si », Merlin – j’en viens à lui proposer d’autres perspectives qu’une capitulation totale couronnée par une montée à l’échafaud, ce ne serait pas entre égaux que nous discuterions, et j’entends bien le lui faire comprendre. Avec fermeté. Merlin se contenta d’opiner du chef. Cayleb avait appris à jouer à ce jeu au côté de son père. Haarahld VII était l’un des meilleurs adeptes de la realpolitik jamais nés sur Sanctuaire. À l’évidence, Cayleb comptait bien perpétuer cette tradition. De fait, son style de diplomatie semblait encore plus musclé et plus direct que celui de son père. Cela étant, si Haarahld s’était trouvé dans la situation de Cayleb, je crois qu’il aurait pris les mêmes décisions, songea Merlin. — Réfléchissez bien à tout ce que vous avez vu des projets de Nahrmahn et de l’autre, là, Zhaztro, lança Cayleb. Dès demain matin, vous et moi aurons une conversation avec Bryahn. Je lui dirai que, tout bien considéré, j’ai décidé de le laisser rendre visite à Nahrmahn. À nous trois, je suis sûr que nous trouverons un moyen convenable de faire un peu monter la température sous le siège de ce gros lard. .VIII. Cellule d’Erayk Dynnys et place des Martyrs Temple de Dieu Cité de Sion Terres du Temple Erayk Dynnys prit appui sur sa canne à pommeau d’argent pour se relever de son prie-Dieu trônant devant une icône toute simple de Langhorne. Son genou resté ankylosé après sa chute de quinze mois plus tôt le gênait encore plus depuis peu. Bien sûr, songea-t-il en jetant un coup d’œil par son étroite fenêtre, ce ne serait plus un problème très longtemps. Avec un semblant de sourire, il détourna son regard de l’ouverture pour examiner la minuscule et austère cellule qui était son foyer depuis trois mois et demi. Ses murs de pierre nue percés d’une seule fenêtre armée de barreaux et sa porte épaisse au solide verrou tranchaient avec le luxe de l’appartement qu’il occupait naguère en tant qu’archevêque de Charis, avant sa seconde chute, plus dure. Et pourtant… Il se tourna vers le modeste bureau disposé sous la fenêtre et s’assit sur la chaise placée derrière. Depuis son emprisonnement, les seules lectures qui lui étaient permises étaient la Sainte Charte et les douze épais volumes des Inspirations. Il effleura le sceptre d’or de Langhorne estampé sur la couverture de cuir finement ouvragé de la Charte. Il n’avait consacré que peu de temps à l’étude de ce texte au cours des dix années passées, admit-il en lui-même. Certes, il l’avait consulté pour en extraire un passage précis et l’intégrer à un décret épiscopal, il l’avait parcouru pour fonder sur les Écritures ses messages pastoraux ou ses rares homélies, mais il ne l’avait pas vraiment lu depuis qu’il portait à son doigt le rubis des évêques. Non pas que les enseignements de Chihiro lui soient devenus inutiles, mais il les avait médités de façon exhaustive au séminaire, puis prêchés sans relâche en tant que bas-prêtre. Il en connaissait la teneur, non ? Évidemment ! En outre, ses responsabilités d’évêque, puis d’archevêque exigeaient une attention de tous les instants. Il avait perdu le temps de lire, ses seules priorités étant celles de son office. C’était une excuse commode, pas vrai, Erayk ? se dit-il en caressant de l’index l’emblème de l’ordre auquel il avait appartenu… avant d’en être exclu. Il est regrettable que tu ne t’y sois pas plongé plus souvent. Cela t’aurait au moins aidé à te préparer pour de pareilles heures. Peut-être cela n’aurait-il fait aucune différence, car la Charte et les Inspirations tenaient pour acquis que les bergers appelés à garder le troupeau du Seigneur se montrent dignes de cette tâche. Or Erayk Dynnys en avait été bien loin. Je me demande ce qu’il adviendrait si Clyntahn exigeait de tous les prélats de l’Église qu’ils passent quelques mois au pain et à l’eau avec les textes sacrés pour seule compagnie, divagua-t-il. Il serait sûrement déçu du résultat ! Il a déjà assez de problèmes avec les Wylsynn pour ne pas y ajouter tout un tas d’évêques lecteurs de la Charte. Quoi qu’il en soit, Erayk Dynnys n’aurait bientôt plus à s’en soucier. Il ne saurait que trop vite ce que Dieu avait escompté de lui au cours de cette vie. Sans doute ne serait-ce pas très agréable à entendre car, quelles qu’aient été les attentes de Dieu à son égard, il avait failli, au même titre que tous les hommes qui prétendaient s’exprimer au nom du Seigneur, et qui L’avaient en fait oublié. Dynnys avait fait son possible pour s’amender depuis sa déchéance, mais ses efforts s’étaient révélés dérisoires par rapport à tous ceux qu’il aurait dû consentir depuis des années. Il le savait désormais. Il savait aussi, même si rien de ce que lui reprochait le Grand Inquisiteur n’était vrai, que ce qui était sur le point de se produire sur Sanctuaire était autant sa faute que celle de n’importe qui. À sa grande surprise, le seul archevêque à avoir osé lui rendre visite depuis son arrestation était Zhasyn Cahnyr, l’archevêque filiforme de Cœur-de-Glacier. Ils se haïssaient cordialement depuis des années et, pourtant, Cahnyr avait été le seul de ses semblables à avoir bravé la colère de Clyntahn et du Groupe des quatre afin de prier avec lui pour le salut de son âme. C’était étrange. Cahnyr n’avait eu le droit de le voir que cinq ou six fois, pour des visites qui ne devaient jamais dépasser une heure, et pourtant Dynnys en avait tiré un immense réconfort. Peut-être était-ce parce que l’archevêque était depuis son incarcération le seul être vivant qui se soit présenté devant lui sans que ce soit pour l’interroger, le menacer ou le sermonner. Seul membre de la hiérarchie de l’Église à avoir eu ce réflexe, il venait sans autre intention que de s’acquitter de son devoir pastoral en secourant l’âme de l’un des prisonniers du Grand Inquisiteur. Dynnys s’était senti submergé de honte à son contact et au souvenir du mépris qu’il éprouvait autrefois pour la « naïveté » dont Cahnyr faisait preuve, selon lui, dans l’exercice de ses fonctions. J’aurais pu tant apprendre de lui si seulement j’avais pris la peine de l’écouter… Enfin, j’ai tout de même fini par en tirer un enseignement. Comme il est écrit dans la Charte, ne viennent jamais trop tard la connaissance et la compréhension véritables qui profitent à l’âme d’un homme. Il ouvrit le volume à la page d’un passage souligné : le neuvième verset du chapitre XV du Livre de Langhorne. « Quel profit en effet aura l’homme, s’il gagne le monde entier, mais perd son âme ? Combien d’or, combien d’argent versera-t-il en échange de celle-ci ? Méditez-le bien, car de celui qui a honte des enseignements que Dieu a dictés par ma main j’aurai honte moi aussi le jour où il se présentera devant le Dieu qui l’a créé, et je ne lèverai pas devant lui le bouclier de ma main ni ne dirai rien pour sa défense en cette heure terrible du jugement. » Voilà un extrait, se dit-il, sur lequel Zhaspyr Clyntahn serait bien inspiré de se pencher pendant quelques heures. Il feuilleta le livre en écoutant le battement sec du fin et onéreux papier. Il y avait dans ces pages tant de sagesse qu’il n’aurait jamais le temps d’y accorder la réflexion qu’elle méritait. Mais il y avait aussi quelques lacunes. Il atteignit la fin du Livre de Chihiro. Une antique tradition voulait qu’une page blanche isole Chihiro du début de Hastings, mais ce n’était pas le cas dans l’exemplaire de Dynnys. Ou, du moins, cela ne l’était plus. Le prisonnier fit glisser son index dans le sillon séparant les pages imprimées et sentit la déchirure dénotant l’absence d’une feuille. Il prit une profonde inspiration et referma le livre. Il se laissa aller contre le dossier de sa chaise en se demandant si Adorai avait reçu ses lettres. Il avait envisagé d’écrire à certains de ses amis d’autrefois ou à d’autres membres de sa famille, mais s’était ravisé. Aucun n’avait osé imiter Cahnyr, pas plus qu’ils n’avaient pris sa défense. Ce n’était guère surprenant, compte tenu des charges qui pesaient contre lui et de l’identité de son accusateur, mais cela n’enlevait rien à la douleur de l’abandon ainsi ressenti. Ce n’était pas pour cela qu’il ne leur avait pas écrit, toutefois. Qu’ils lui aient tourné le dos ou non, ils étaient encore de sa famille et, il le savait, chacun des mots de toutes les lettres qu’il pourrait leur envoyer serait examiné par l’Inquisition. Étant donné la panique qui avait secoué le Temple depuis qu’était parvenue à Sion la nouvelle des victoires navales écrasantes de Charis et, surtout, de la lettre de Staynair au grand-vicaire, Clyntahn était sûrement à la recherche de nouvelles victimes, de sang supplémentaire à épancher pour apaiser ses collègues. Dynnys n’avait nullement l’intention de lui offrir dans ses propres missives le prétexte d’un mot maladroit ou d’une phrase tirée de son contexte pour sacrifier ses proches. Il espérait toutefois qu’au moins une de ses lettres était parvenue à Adorai. Hélas, quoi qu’aient pu lui promettre les inquisiteurs, il en doutait. Que valait, après tout, une promesse faite à un apostat ? à un homme reconnu coupable – et Dynnys l’avait été bien avant d’être jugé – d’avoir vendu sa protection à la progéniture de Shan-wei ? d’avoir menti de façon délibérée au Conseil des vicaires et au Grand Inquisiteur pour dissimuler ses péchés et ceux, encore plus lourds, commis par les hérétiques et les blasphémateurs de son archevêché perdu ? Au nom de quoi aurait-on remis à quiconque une seule de ses lettres ? On les lui avait toutes prises, pourtant, que ce soit pour les transmettre, les utiliser contre lui ou s’en débarrasser. On ne lui avait fourni que le seul papier nécessaire à leur rédaction, sans savoir qu’il disposait d’une réserve insoupçonnée. Nul ne se doutait non plus que Zhasyn Cahnyr était davantage qu’un simple visiteur, et que le primat de Cœur-de-Glacier lui avait discrètement proposé d’acheminer sa correspondance. Dynnys avait tout d’abord pressenti un piège alambiqué tendu par l’Inquisition. Il n’avait toutefois pas mis trente secondes à se rendre compte de l’absurdité de cette crainte. Au contraire, il s’était inquiété du risque mortel qu’aurait pris Cahnyr et il avait décliné son offre avec un sourire propre, espérait-il, à assurer son visiteur de son indicible gratitude. Peu après, en posant sur la Charte un regard tout neuf et, surtout, en examinant les sections des Inspirations dues à la plume du grand-vicaire Evyrahard, Dynnys s’était aperçu que son choix ne serait pas si simple. La question ne se résumait pas à savoir s’il convenait de confier à Cahnyr des missives destinées à servir ses seuls desseins. Evyrahard n’était pas resté longtemps grand-vicaire. En étudiant ses brèves contributions aux Inspirations à travers le prisme des épreuves qui étaient les siennes, il avait compris pourquoi son règne avait été si court. Saint Evyrahard ne pouvait pas avoir été le bienvenu dans les coulisses du pouvoir au sein du Temple. De toute évidence, il n’avait aucune idée des règles du « jeu » et ses efforts visant à réformer l’Église lui avaient attiré pléthore d’ennemis. Dynnys soupçonnait même la haine que vouait Clyntahn à la famille Wylsynn d’être de nature quasi institutionnelle et de remonter au grand-vicariat d’Evyrahard le Juste. Sa lecture des écrits séculaires du saint homme lui avait remémoré la lucidité de la foi de Paityr, le lointain petit-fils de ce grand-vicaire des temps anciens. Il avait alors identifié un engagement qu’il n’avait jamais connu, qu’il regrettait amèrement de ne pas partager. Cette prise de conscience lui avait fait comprendre qu’il lui fallait absolument transmettre deux lettres, qu’aucun inquisiteur ne devrait jamais intercepter. C’était ainsi qu’il avait déniché dans la Charte elle-même le papier nécessaire. Il n’imaginait pas que Dieu ou l’archange Langhorne lui en voudrait de ce détournement, compte tenu de ce qui le motivait. Cahnyr n’avait pas bronché quand Dynnys lui avait glissé le bout de papier étroitement plié en lui serrant la main lors de sa visite suivante. Le prisonnier était certain d’avoir vu se raidir les muscles des joues de son visiteur, s’allumer une lueur d’anxiété dans son regard, mais l’archevêque s’était contenté de glisser en catimini l’objet du délit dans la poche de sa soutane. Malgré tout ce qui s’était passé, Dynnys ne craignait pas que Cahnyr remette son message entre les mains de l’Inquisition ni trahisse sa confiance. Non. Au crépuscule de sa vie, Erayk Dynnys faisait enfin face à ses responsabilités. La nuit, il priait pour que Zherald Ahdymsyn et Paityr Wylsynn respectent les ultimes directives qu’il leur avait envoyées. Ce n’était pas grand-chose, surtout à la dernière minute d’une vie gâchée avec tant de prodigalité, mais il ne pouvait plus agir autrement. Il croisa les mains devant lui et y appuya le front dans le silence de sa prière. Il ignorait combien de temps il était resté dans cette posture quand le « clac » retentissant du verrou de sa cellule l’arracha soudain à sa méditation. Il se redressa sans hâte, avec toute la dignité dont il était capable, et se tourna vers les deux grands-prêtres vêtus de l’habit pourpre orné de l’épée enflammée de l’ordre de Schueler. Les inquisiteurs portaient les sinistres gants et étole noirs des bourreaux. Derrière eux, six gardes du Temple dissimulaient leurs possibles émotions derrière un masque sans expression. En revanche, nul ne se serait trompé sur l’euphorie et la haine glaciale qui brûlaient dans le regard impitoyable des religieux. — C’est l’heure, dit le plus ancien des deux d’un ton sec. — En effet, répondit Dynnys avec un calme qui le surprit lui-même. Il crut déceler un éclair de surprise au fond des yeux des Schueleriens, ce qui lui procura une joie curieuse. L’un des gardes s’avança avec de lourds fers. Il avait la mine réticente, presque implorante. Dynnys se tourna vers le bourreau en chef. — Est-ce indispensable ? L’inquisiteur lui renvoya son regard pendant plusieurs secondes tendues. Enfin, avec lenteur, il fit « non » de la tête. — Merci, dit Dynnys. Il s’appuya sur sa canne pour prendre place au centre du cercle formé par les gardes. Ce n’était pas comme s’il aurait pu s’enfuir et échapper à son destin par miracle simplement parce qu’on lui avait laissé les mains libres. Par ailleurs, il ne fallait pas oublier le fameux accord conclu avec Clyntahn… — On y va, père ? lança-t-il avec un coup d’œil en arrière à l’intention du bourreau. C’était une belle matinée, songea la couturière prénommée Ailysa. Plutôt fraîche, comme c’était souvent le cas en juin à Sion, avec une brise vivifiante soufflant du lac Pei, mais égayée par un beau soleil qui baignait de son éclat riche et doré la magnifique place des Martyrs. Le brouhaha qui régnait d’ordinaire en ville de si bonne heure avait cédé le pas à un silence feutré. Même les vouivres et les oiseaux avaient l’air de refréner leur chant. Pourtant, ce n’était sans doute que le fruit de son imagination. Les créatures volantes de Dieu n’avaient aucune idée de ce qui était sur le point de se jouer en cet agréable matin de printemps. Sinon, elles se seraient enfuies aussi vite que le leur auraient permis leurs ailes. Au contraire d’elles, Ailysa savait précisément ce qui allait se passer. Les muscles de son abdomen se contractèrent sous l’effet de la nervosité et d’un début de nausée. Ahnzhelyk l’avait mise en garde contre l’horreur de la journée à venir, mais Ailysa pensait ce qu’elle lui avait répondu : il lui fallait être là, quelles que soient les atrocités dont elle serait témoin. Une foule immense occupait une bonne moitié de la vaste place devant l’impressionnante colonnade du Temple. Ailysa avait tenté de déterminer l’humeur des citadins assemblés. Elle n’y était pas parvenue. Certains – la plupart –, patients et immobiles sous leur veste ou leur châle, étaient plongés dans le même silence qu’elle. D’autres bavardaient comme s’ils attendaient le début d’une quelconque rencontre sportive. La gaieté forcée de leur voix et de leur sourire indiquait toutefois qu’il n’en était rien. Enfin, il y avait ceux qui se tenaient là dans un silence impatient alimenté par la fureur et la volonté sauvage de voir faite la justice de l’Église. La justice, songea-t-elle. Cela n’aurait de justice que le nom, même s’il était coupable de ce dont on l’accuse ! Une soudaine agitation lui fit lever les yeux. Elle se mordit la lèvre inférieure quand une procession constituée de gardes, d’inquisiteurs et, bien sûr, du condamné apparut en haut des marches du Temple et entreprit de les descendre pour gagner l’estrade érigée de sorte que les spectateurs ne manquent aucun détail sordide. Des voix appartenant aux plus bouillants des citadins présents commencèrent de s’élever dans la foule. Des huées, des sifflets, des jurons. Toute la haine refoulée, toute la terreur au goût amer qu’avait réveillées la rébellion de Charis contre l’Église Mère transparaissaient dans ces cris de rage inarticulés. L’ex-archevêque donna l’impression de ne rien remarquer. Il se trouvait trop loin d’Ailysa pour qu’elle voie clairement son visage, mais il gardait les épaules droites et le dos raide tandis qu’il avançait en boitant, cramponné à sa canne et vêtu de la robe rêche de toile à sac des hérétiques condamnés à l’échafaud. Il se tient bien, se dit-elle en sentant son cœur se gonfler d’une fierté qui la surprit. La vive lumière du soleil trembla à travers les larmes qui lui montèrent soudain aux yeux. Les gardes, les bourreaux et leur prisonnier atteignirent la plateforme où se trouvaient disposés les abominables outils nécessaires à l’exécution des supplices édictés par l’archange Schueler en punition des crimes d’hérésie et de blasphème. Le condamné sembla hésiter en posant le pied sur le plateau. Qui aurait pu le lui reprocher ? Même de là où elle se tenait, Aiiysa distinguait le frémissement de l’air au-dessus des charbons ardents des braseros où étaient plongés les fers et les pinces ne représentant que l’une des monstruosités qui l’attendaient. S’il avait effectivement hésité, ce ne fut que l’espace d’un court instant. Il poursuivit sa marche et prit place devant la multitude hurlante qui était venue le voir mourir. Une autre silhouette apparut. À l’instar des bourreaux, le nouveau venu était vêtu du pourpre foncé de l’ordre de Schueler, mais portait aussi le tricorne orange des vicaires. Aiiysa serra les dents en reconnaissant Zhaspyr Clyntahn. Évidemment. C’est la première fois dans toute l’histoire de l’Église Mère que l’un de ses archevêques est mis à mort pour hérésie et blasphème. Comment le Grand Inquisiteur aurait-il pu ne pas y participer ? Et, surtout, comment un homme tel que Clyntahn aurait-il pu se tenir à l’écart du meurtre judiciaire d’une victime sacrifiée pour ses propres forfaits ? Le Grand Inquisiteur déroula un rouleau archaïque de cérémonie et entreprit de le lire. Aiiysa se refusa à l’écouter. Elle n’avait nul besoin d’entendre la liste des crimes supposés en punition desquels Dynnys serait exécuté, alors qu’elle savait que son seul tort était d’être le bouc émissaire idéal du Groupe des quatre. Il fallut un long moment à Clyntahn pour déclamer sa litanie de condamnation. Lorsque enfin il parvint à son terme, il se tourna vers le prisonnier. — Erayk Dynnys, vous avez entendu le jugement de notre sainte Église Mère, tonna le vicaire d’une voix portant loin malgré la brise contraire. Avez-vous quelque chose à dire avant l’exécution de la sentence ? Dynnys embrassa l’immense place du regard. Dans un recoin de son esprit, il se demanda combien de fois il avait arpenté ce pavé devant ces statues, ces magnifiques sculptures et fontaines, combien de fois il était passé sous la colonnade du Temple sans s’extasier de sa majesté ni de sa beauté car il devait réfléchir à tant d’affaires « plus importantes »… Ses pensées se tournèrent vers ces autres jours, ces autres visites de cette place, tandis que Clyntahn lisait la liste des fautes au nom desquelles il allait mourir. Comme Ailysa, dont il ignorait la présence, il n’avait pas besoin de les entendre. Il les connaissait déjà et, sous l’injonction de l’Inquisition, il les avait toutes reconnues. Il aurait été inutile de s’obstiner à nier. Au bout du compte, il le savait, il aurait été forcé d’avouer. L’Inquisition s’y entendait à venir à bout des récalcitrants. De toute façon, quand bien même il serait parvenu à ne pas céder, cela n’aurait rien changé à son destin. Malgré tout, il pouvait encore bénéficier d’une indulgence. Il n’avait pas oublié la froide promesse du grand-prêtre, le message de Clyntahn que le Grand Inquisiteur avait refusé de lui remettre en personne. Des aveux complets et l’admission publique de sa culpabilité lui vaudraient le supplice du garrot et une mort rapide avant que soit infligé à son corps sans vie tout le catalogue des châtiments décrétés par l’archange Schueler. Dynnys avait très bien compris ce que lui avait glissé son visiteur. Pour l’Inquisition, la contrition publique, l’aveu de culpabilité et l’imploration du pardon représentaient une part importante de la punition des péchés. Même aux portes de l’enfer, une âme saisie de remords sincères pouvait encore trouver l’absolution et l’asile du Tout-Puissant. Aussi la tradition voulait-elle que quiconque se trouvait condamné par l’Inquisition avait le droit de se repentir en public et d’abjurer ses convictions avant que soit exécutée la sentence. C’était une tradition que l’on manquait parfois à respecter. Dynnys le savait, même avant de tomber en disgrâce. À sa grande honte, il ne lui était jamais venu à l’esprit de s’élever contre de tels oublis. Cela ne le regardait pas. En outre, l’Inquisition était très attentive à ses responsabilités et à ses prérogatives. Si elle choisissait de réduire un criminel au silence de crainte qu’il se serve de ses ultimes instants pour protester de son innocence, accuser l’Église de torture et proférer de nouveaux blasphèmes ou propos hérétiques, elle savait ce qu’elle faisait. Mais c’était aussi une coutume que l’Inquisition avait appris à invoquer dans son propre intérêt. Un prisonnier qui reconnaissait sa culpabilité, suppliait le pardon, proclamait sa pénitence et remerciait l’Église Mère – ainsi que l’ordre de Schueler – de sauver son âme immortelle, même au prix de son enveloppe charnelle, prouvait le bien-fondé de l’Inquisition. Il démontrait que personne n’avait agi de façon précipitée, que la vraie justice et la sainte volonté du Seigneur avaient été faites comme il convenait. C’était ainsi que Dynnys avait donné sa parole à l’Inquisiteur. Il avait promis de dire ce qui « conviendrait ». Il offrirait à Clyntahn ce que le Groupe des quatre attendait de lui, conformément au scénario par eux rédigé. — Oui, Votre Éminence. L’estomac d’Ailysa se contracta encore quand, sur l’échafaud, Dynnys se tourna vers Clyntahn. — Avec votre aimable permission et la grâce de l’Église Mère, je souhaiterais saisir cette ultime occasion qui m’est donnée d’exprimer ma contrition et de reconnaître ma culpabilité devant Dieu et les hommes, dans l’espoir d’obtenir le pardon du Seigneur. — Si tel est votre souhait, alors parlez, répondit Clyntahn. Que Dieu entende vos paroles et juge de la sincérité de votre cœur. — Merci, Votre Éminence. La voix de Dynnys n’avait ni la profondeur ni la puissance de celle de Clyntahn, mais elle aussi portait bien malgré le vent. Il s’avança vers le rebord de la plateforme en s’appuyant sur sa canne et balaya du regard la foule qui avait interrompu ses vociférations pour sombrer dans le silence en attendant sa confession publique. Les effroyables instruments de torture disposés, menaçants, derrière lui promettaient une longue agonie expiatrice, mais il semblait n’en avoir pas conscience. Ailysa leva les yeux vers lui en regrettant de n’oser s’approcher davantage, déjà écœurée de ce qu’elle savait sur le point de se produire. Alors, il prit la parole. — Votre Éminence, vous m’avez demandé si j’avais quelque chose à dire avant de mourir pour mes crimes, et c’est le cas. J’avoue de bonne grâce avoir terriblement failli à mon devoir en tant qu’archevêque de l’Église Mère. J’étais le berger et le père du troupeau que l’Église Mère m’avait solennellement confié au nom du Seigneur. J’avais la responsabilité et le privilège de veiller sur les âmes de ces enfants de Dieu, de les éduquer et de les empêcher de s’écarter de la voie du Tout-Puissant et des enseignements de Langhorne, de les punir si nécessaire, comme se le doit un père, certain que ce n’était qu’ainsi que les hommes dont il avait la charge viendraient à comprendre, le moment venu, l’amour éternel de Dieu. » Tel était mon devoir envers l’Église Mère et les âmes de l’archevêché de Charis et j’y ai manqué de la plus abominable des façons. À aucun moment Dynnys ne détacha son regard de la foule massée sur la place. Il ne jeta pas un coup d’œil à Clyntahn, de peur de donner l’impression de chercher son approbation. Pourtant, même sans tourner la tête, il apercevait le Grand Inquisiteur à la périphérie de sa vision et il devina sans équivoque la jubilation dissimulée derrière la mine grave du vicaire. Ce dernier savait ce qui allait venir, car il avait la promesse de Dynnys. Pas de chance, Votre Éminence se dit l’ex-archevêque avec une sorte d’exaltation sinistre, glaciale, terrifiée. Il est des priorités plus importantes que les vôtres. Pourquoi un hérétique apostat et condamné à mort tiendrait-il une promesse faite à une ordure de votre espèce ? — Un véritable berger meurt pour son troupeau. L’archange Langhorne l’a dit lui-même : « Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour son prochain. » En tant qu’archevêque de Charis, j’aurais dû être attentif à ce message de Langhorne. Mais je l’ai oublié. Je craignais les conséquences personnelles de mes actes en tant qu’enfant de Dieu et prélat de l’Église Mère. Aussi, quand le vicaire Zahmsyn est venu à moi pour me faire part de l’inquiétude, des doutes et des peurs suscités par les renseignements reçus au sujet de Charis, je ne lui ai pas dit que ces allégations ne formaient qu’un tissu de mensonges. Ailysa releva brusquement la tête, abasourdie. Ses oreilles devaient lui jouer un tour ! Il ne pouvait pas avoir dit… C’est alors que ses yeux se posèrent sur Clyntahn et qu’elle discerna dans les traits du Grand Inquisiteur la fureur noire qui l’animait. Elle avait très bien compris les propos du condamné. — Je ne lui ai pas dit que ces accusations d’hérésie, d’apostasie et de violation des Proscriptions de Jwo-jeng étaient de fausses rumeurs répandues par les ennemis de Charis et introduites au Temple par les prêtres corrompus de l’Église Mère en échange d’or de la main desdits ennemis. Au contraire, je lui ai promis d’enquêter, de faire un « exemple » de ces gens accusés à tort d’avoir péché. Et j’avais bien l’intention de tenir ma promesse. Un état de stupeur incrédule sembla paralyser Clyntahn et ses inquisiteurs l’espace d’un instant. La voix de Dynnys retentit avec encore plus de clarté dans le silence tout aussi interdit qui régnait sur la place des Martyrs. — Pour ma part, je mérite amplement le châtiment qui m’attend aujourd’hui. Si je m’étais acquitté de mes devoirs envers mon archevêché, des milliers de personnes ne seraient pas déjà mortes et des milliers d’autres ne seraient pas sur le point de les rejoindre. Cependant, Votre Éminence, quelle que soit ma culpabilité, les âmes que le Conseil des vicaires et vous m’avez confiées sont innocentes des crimes dont vous les accusez. Vous le savez. Leur seul forfait, leur unique péché est de s’être défendues pour protéger ceux qu’ils aiment des viols, des meurtres et des saccages ordonnés par les plus corrompus, les plus cupides des… L’un des inquisiteurs réagit enfin. Il se retourna violemment vers l’ex-archevêque et lui assena un coup de poing ganté au visage. Les rivets d’acier renforçant les jointures broyèrent les lèvres de Dynnys et la force de la frappe lui cassa la mâchoire en au moins trois endroits. Sonné, il tomba à genoux. Clyntahn tendit vers lui un doigt accusateur. — Blasphémateur ! Comment oses-tu élever la voix contre la volonté et les desseins de Dieu ? Serviteur de Shan-wei, chacun des mots que tu prononces prouve un peu plus ta culpabilité et la damnation qui t’attend. Nous te rejetons, nous te livrons aux ténèbres et te chassons dans le recoin de l’enfer réservé à ta noire maîtresse ! Nous effaçons ton nom du registre des enfants de Dieu et t’excluons à jamais de la compagnie des âmes rachetées ! Il fit un pas en arrière. Les grands-prêtres empoignèrent l’homme ensanglanté et à demi inconscient qui était autrefois l’archevêque de Charis pour le forcer à se mettre debout. Ils lui arrachèrent sa robe de toile à sac, le mirent à nu devant la foule abasourdie et hypnotisée, puis le traînèrent vers les instruments de torture. La couturière connue sous le nom d’Ailysa porta les deux mains à sa bouche tremblante en regardant les bourreaux enchaîner au chevalet le corps sans résistance de leur victime. Elle pleurait si fort qu’elle n’y voyait presque plus rien, mais ses sanglots demeuraient silencieux, trop profonds et trop terribles pour être partagés. Elle entendit le premier grognement rauque de douleur et sut que ce ne serait qu’une question de temps avant qu’à ces manifestations sourdes de la souffrance succèdent de véritables hurlements. Même là, elle n’arrivait toujours pas à croire à ce qu’il venait de faire et de dire. Malgré tout ce qu’elle avait confié à Ahnzhelyk, elle n’avait jamais rien désiré davantage que de fuir ce lieu d’horreur rassemblée, d’horreur rendue plus atroce encore par le geste ultime d’Erayk Dynnys. Mais elle n’y arrivait pas. Elle s’y refusait. Elle resterait jusqu’à la toute fin. Dès lors, comme elle l’avait dit à Ahnzhelyk, elle saurait que dire à ses enfants. Aux fils de cet homme. Des fils, songea-t-elle, qui ne pourraient jamais avoir honte du nom qu’ils portaient. Jamais. Pas après ça. Pour la première fois depuis tant d’années, la couturière connue sous le nom d’Ailysa éprouva une fierté profonde et acharnée envers l’homme qu’elle avait épousé, et à la monstrueuse agonie duquel elle assistait pour en témoigner devant ses fils et l’histoire. .IX. Grande salle du Conseil Palais de la reine Sharleyan Cherayth Royaume de Chisholm Une tension palpable régnait dans la salle du Conseil lorsque y pénétrèrent la reine Sharleyan et le baron de Vermont. Il y avait plusieurs raisons à cela. Tout d’abord, pas un membre de l’assemblée n’ignorait que le premier conseiller de Charis était l’invité d’honneur du palais depuis deux quinquaines et demie, malgré le menu détail de l’état de guerre existant entre les deux royaumes. Deuxièmement, même si toutes sortes de rumeurs couraient à Cherayth depuis l’arrivée de Havre-Gris, la reine n’avait jugé bon d’aviser personne – à la possible exception de Vermont – de ce dont son visiteur et elle s’entretenaient. Troisièmement, le délégué archiépiscopal Wu-shai Tiang s’était vu opposer une fin de non-recevoir lorsqu’il avait exigé au nom des Chevaliers des Terres du Temple que Havre-Gris soit constitué prisonnier et lui soit remis. Et quatrièmement, la reine gracile aux cheveux noirs avait choisi non pas de porter son simple diadème de réception, mais la couronne d’État de Chisholm. Rien n’avait échappé à Sharleyan de cette tension. Elle s’y était attendue et, d’une certaine façon, l’avait volontairement provoquée. Comme elle l’avait découvert bien des années plus tôt sous la tutelle attentive de Vermont, la politique se résumait au moins pour moitié à une question de gestion des apparences. Et plus les enjeux étaient élevés, plus cette gestion demandait d’attention. Surtout en la présence de l’oncle Byrtrym, pensa-t-elle avec contrariété en gagnant d’une démarche majestueuse le siège magnifiquement sculpté qui l’attendait au bout de l’imposante table ovale. Elle laissa ses yeux se poser sur Byrtrym Waistyn, duc de La Ravine, commandant en chef de l’armée royale et… unique frère de sa mère. Elle s’assit et tourna la tête pour adresser un regard appuyé à l’homme d’une cinquantaine d’années vêtu de la soutane verte et du tricorne à cocarde brune des grands-prêtres. Carlsyn Raiyz était devenu le confesseur de Sharleyan quelques mois à peine après son accession au trône. Trop jeune pour cela, elle ne l’avait pas vraiment choisi, mais il s’était toujours acquitté à merveille de ses responsabilités. Même s’il ne pouvait pas ignorer les doutes de sa jeune souveraine à l’égard des chefs actuels de l’Église, il n’en avait jamais pris ombrage. Elle espérait qu’il n’allait pas commencer ce jour-là, mais n’en était pas aussi certaine quelle l’aurait souhaité. En tout cas, il affichait une sérénité remarquable pour un directeur de conscience dont la protégée ne lui avait rien dit de ses très sérieux entretiens avec le premier conseiller d’un royaume coupable de rébellion contre ses supérieurs, ni des raisons sous-tendant son refus de le livrer au représentant de la sainte Église Mère en son royaume. — Mon père ? lança-t-elle d’une voix posée. Raiyz leva les yeux vers elle pendant un ou deux battements de cœur. Il esquissa un sourire à peine perceptible, se leva, et embrassa du regard les conseillers de Sharleyan assis autour de la table. — Prions ensemble, dit-il en baissant la tête. Seigneur, Vous qui avez envoyé Vos archanges sur Sanctuaire pour enseigner aux mortels Votre volonté, nous Vous supplions d’accorder Votre grâce à notre reine bien-aimée et à ses sujets rassemblés ici et aujourd’hui pour entendre ses souhaits, en témoigner et la conseiller. En ces temps agités, Vous et les archanges restez le dernier refuge, l’ultime secours de tous les hommes et femmes de bonne volonté, qui n’espèrent aucune autre aide que la Vôtre. Bénissez la réflexion de notre reine. Accordez-lui la sagesse de choisir la bonne voie au carrefour difficile qui se dessine devant elle. Qu’elle aille dans la paix de Votre amour et de Votre clairvoyance. Au nom de Langhorne, amen. Eh bien, voilà qui est encourageant, se dit Sharleyan en faisant le signe du sceptre de Langhorne avec tous les membres de l’assemblée. Enfin, il n’a pas eu l’air de sauter de joie non plus, hein ? Elle attendit que Raiyz se soit rassis, puis posa sur chacun de ses conseillers un regard les avertissant qu’elle n’était d’humeur à tolérer aucune contestation. Elle sentit la tension monter encore d’un cran lorsque tous eurent compris son message. Elle n’était pas la plus jeune personne présente, mais elle était la seule femme. Aussi se surprit-elle à réprimer un sourire de chasseresse en constatant leur réaction à son regard inflexible. Certains de ses « collaborateurs », elle le savait, ne s’étaient jamais complètement habitués à servir une reine au lieu d’un roi. Malheureusement, songea-t-elle à leur intention avec une indéniable pointe d’autosatisfaction, c’est moi qu’ont eue mes parents, pas vrai ? Entre nous soit dit, Mahrak et moi, sans oublier l’oncle Byrtrym, avons plutôt bien réussi à nous en sortir. Ç’a été dur à avaler, n’est-cepas, messeigneurs ? Et vous n’avez encore rien vu, je le crains. — Messeigneurs, commença-t-elle d’une voix retentissante dans le silence pesant, nous vous avons convoqués aujourd’hui pour vous informer de certaines affaires auxquelles nous réfléchissons depuis plusieurs jours. Comme à l’ordinaire, nous vous saurons gré de votre sagesse et de vos conseils concernant la décision que nous avons prise. L’atmosphère était déjà tendue avant ce préambule, mais ce n’était rien à côté de la secousse qui ébranla l’assistance lorsque Sharleyan employa ainsi le « nous » de majesté. Il était bien rare qu’elle y ait recours, et encore plus devant son Conseil réuni. Si on y ajoutait sa décision de porter la couronne d’État et la tournure de sa dernière phrase, il aurait fallu être aveugle et sourd pour ne pas comprendre que son opinion était déjà faite quant à ce dont elle entendait « discuter » avec eux. Ce n’était pas la première fois que cela se produisait. Sharleyan Tayt avait hérité de la perspicacité de son père et le surpassait peut-être même en force de volonté. Quand elle s’était retrouvée les rênes en mains à la mort du roi, elle avait tout de suite compris que jamais elle ne devrait permettre à ses conseillers de la traiter en enfant, même si c’était précisément ce qu’elle était. Relativement peu de femmes avaient régné dans l’histoire de Sanctuaire et Sharleyan n’était que la deuxième à s’asseoir sur le trône de Chisholm. Or la reine Ysbell avait été destituée quatre ans à peine après son couronnement. Ce précédent s’était révélé peu encourageant au moment de la mort du roi Sailys. Bon nombre de ses conseillers s’étaient montrés prêts à « contrôler » sa fille. Certains, Sharleyan ne l’ignorait pas, avaient même nourri l’espoir de la voir suivre les traces d’Ysbell. Même parmi ceux qui n’allaient pas si loin, certains l’auraient bien vue épouser quelqu’un – eux-mêmes, pourquoi pas ? ou l’un de leurs fils – qui soit en mesure de lui offrir l’encadrement masculin dont elle aurait sans aucun doute besoin. Eh bien, messeigneurs, pensa-t-elle, amusée, en les regardant s’efforcer avec plus ou moins de bonheur de masquer leur consternation, Mahrak m’a offert tout l’« encadrement masculin » dont j’ai eu besoin, non ? C’était le baron de Vermont qui avait averti l’enfant inconsolable qui venait de perdre son père et d’hériter de sa couronne qu’elle devrait choisir entre régner et gouverner. Malgré la douleur de son deuil, elle s’était révélée assez mûre pour comprendre ce que lui disait le premier conseiller et refuser de laisser l’administration de Chisholm tomber entre les mains de l’un des nombreux aristocrates de haut rang qui se pourléchaient déjà les babines à l’idée de prendre le pouvoir. Le seul moyen d’éviter un conflit désastreux entre factions rivales avait été de prouver avec la plus grande fermeté qu’une « faction » contrôlait déjà – et d’une main de maître – le royaume. Elle. La leçon s’était révélée plus difficile à assimiler pour certains que pour d’autres, et les plus rétifs avaient été dessaisis de leur place au Conseil de la reine. L’un d’eux, le duc de Trois-Collines, avait tant persisté à affirmer qu’une « simple fille » ne pouvait pas disposer des aptitudes nécessaires pour régner qu’il avait été évincé avec plus de fermeté que de douceur. Lorsqu’il avait tenté de faire appel à des méthodes illégales pour l’écarter du trône, elle avait chargé son armée et sa marine d’en discuter avec lui. Au bout du compte, son arrêt de mort avait été l’un des trois seuls que Sharleyan ait jamais signés de sa main. Quand sa tête était tombée, toute son assise politique s’était aussitôt évaporée. Cette condamnation avait été la décision la plus difficile qu’elle ait jamais prise – à l’époque –, mais elle n’avait pas fléchi. D’une façon un peu perverse, elle savait qu’elle serait même toujours un peu reconnaissante à Trois-Collines. Il avait montré à la seule personne pour qui cela comptait – elle-même – qu’elle était de la trempe dont on faisait les reines. Enfin, le sort réservé à cet homme avait suffi à encourager les derniers réticents à réévaluer leur position en admettant que Sharleyan n’était pas Ysbell. Néanmoins, le désarroi manifeste dans certains regards ce jour-là ne la surprenait pas. De toute évidence, les hommes à qui appartenaient ces yeux se doutaient qu’ils n’aimeraient pas beaucoup sa décision. Et ils ont raison, pensa-t-elle. Ils n’imaginent même pas à quel point. — Comme vous le savez tous, reprit-elle, le roi Cayleb de Charis nous a envoyé son premier conseiller en qualité d’émissaire personnel. J’ai bien conscience des réserves exprimées par certains membres du Conseil, selon lesquels il était, voyons… imprudent de recevoir le comte de Havre-Gris. Ou n’importe quel représentant de Charis, du reste. Je n’ignore rien non plus de ce qui sous-tend ces appréhensions. Cependant, messeigneurs, même le plus habile des capitaines à la barre du plus sain des bâtiments ne saurait survivre à une tempête en faisant comme si elle n’existait pas. Je n’en doute pas, nous préférerions tous le calme à la tourmente, mais nul ne choisit l’époque où il vit. Aussi ne pouvons-nous que prier pour que Dieu nous guide dans les décisions à prendre face aux épreuves que le monde dresse devant nous. » À l’heure qu’il est, nous sommes toujours en guerre avec Charis. Par malheur, ce conflit ne donne pas les fruits escomptés. Je sens d’ailleurs que je ne surprendrai personne ici en affirmant que la décision d’y participer n’a jamais été vraiment la nôtre. Plusieurs conseillers, dont son oncle, remuèrent sur leur chaise, mal à l’aise. Deux ou trois paires d’yeux pivotèrent vers le père Carlsyn, lequel s’était contenté de croiser les mains devant lui, la tête penchée sur le côté, pour écouter la reine et l’observer de ses prunelles vives et alertes. — Bien sûr, poursuivit Sharleyan, Chisholm a « accepté » de se joindre à la ligue de Corisande et à la principauté d’Émeraude, mais uniquement sous la forte… incitation du chancelier des Chevaliers des Terres du Temple. Ceux-ci attendaient de nous que nous aidions le prince Hektor contre Haarahld de Charis pour des raisons qui leur semblaient certainement excellentes mais qui, ne nous voilons pas la face, n’ont jamais revêtu une importance essentielle, ni même accessoire pour les intérêts de notre royaume. Rien ne nous opposait à Charis, alors que tout nous pousse à nous méfier de notre « allié » Hektor. « Quoi qu’il en soit, nous avons accédé à la demande du chancelier Trynair lorsque l’archevêque Zherohm nous a transmis son message rédigé au nom des Chevaliers des Terres du Temple. (Son oncle, remarqua-t-elle, faisait la grimace chaque fois qu’elle prononçait ce titre officiel. Elle regretta de ne pas en être surprise.) Plusieurs raisons ont motivé notre décision mais, soyons francs, la première était la peur. La peur de ce que les Chevaliers risquaient de faire à Chisholm si nous déclinions leur « invitation ». Elle marqua une pause avec un sourire glacial qui aurait dû faire bleuir le moindre pouce carré de peau exposée dans cette salle. Les traits de son oncle s’étaient crispés au mot « peur ». Un ou deux autres visages s’étaient figés en un masque sans expression. Rien d’étonnant à cela, se dit-elle avec aigreur. Elle sentit une tension douloureuse enfler en elle. C’était une sensation qu’elle avait déjà éprouvée : le sentiment aigu d’être en train de danser sur le fil d’une épée. Tous les monarques devaient connaître cette impression à un moment ou à un autre, songea-t-elle. Il lui était arrivé – au moment de signer l’arrêt de mort du duc de Trois-Collines, par exemple – d’endurer cette oppression, de présenter sa décision, puis de se retirer dans ses appartements pour vomir. De tels épisodes avaient été plus fréquents au cours de ses deux premières années de règne, toutefois. Désormais, elle accueillait ces épreuves avec plus de sérénité. C’était la preuve qu’elle faisait son travail, qu’elle assumait les difficultés qui se dressaient devant elle. Elle devait même avouer avoir pris goût à cette certitude durement acquise d’être douée pour ce à quoi sa naissance l’avait appelée, de s’employer à prendre des décisions importantes, de n’avoir pas le droit de se tromper si elle voulait un jour retrouver son père et le regarder en face sans rougir de honte. Ce n’était pas le pouvoir qui lui donnait des ailes mais sa détermination à faire de son mieux et sa satisfaction du devoir accompli. Ce devait être ce que ressentait un athlète de haut niveau quand il donnait le meilleur de lui-même à l’entraînement pour repousser les limites du possible. C’était une exaltation qui naissait de son corps et non des cris d’adulation de son public. Ou peut-être, comme elle se le disait parfois, était-ce semblable à ce qu’éprouvait un bretteur au cours de ce fugitif instant où il s’avançait en retenant son souffle pour entrer en lice. Ou plutôt, reconnut-elle en son for intérieur, à ce qu’il ressent quand son adversaire dégaine son épée. — Messeigneurs, poursuivit-elle avec une intonation plus cinglante, y a-t-il quelqu’un autour de cette table qui oserait prétendre que Haarahld de Charis avait vraiment l’intention d’envahir Corisande ? qu’il nourrissait le projet pernicieux de prendre le contrôle de tous les échanges commerciaux de la planète ? — Si vous permettez, Votre Majesté, dit le duc de La Ravine sur un ton d’une neutralité étudiée et presque douloureuse, cela semble être le cas à présent. — En effet, Votre Grâce. « À présent. » La nuance est de taille, non ? Charis vient de repousser l’offensive de pas moins de cinq flottes ennemies, dont la nôtre. Le roi Cayleb sait très bien sous quel prétexte les Chevaliers des Terres du Temple ont orchestré cette agression, qui a conduit à la mort de son père. (Elle plongea son regard dans celui de son oncle.) Ce dont Charis n’a jamais cherché à s’emparer en temps de paix pourrait bien lui devenir indispensable en temps de guerre pour survivre à l’hostilité dont elle est victime. Je vous en prie, oncle Byrtrym…, tenta-t-elle de lui faire comprendre derrière l’assurance de façade exprimée par ses yeux calmes et ses lèvres fermes. Je connais votre opinion, mais soutenez-moi sur ce point. Le duc ouvrit la bouche, puis la referma. — La vérité, messeigneurs, reprit-elle en voyant son oncle résister temporairement à l’envie de protester, c’est que j’ai été contrainte à attaquer un voisin pacifique et que cette agression visant à anéantir Charis s’est soldée par un échec cuisant. Voilà, entre autres faits incontestables, ce dont le comte de Havre-Gris est venu discuter en Chisholm sur ordre du roi Cayleb. Par la fenêtre de la chambre du Conseil, le lointain sifflement strident d’une vouivre de proie fendit le lourd silence qui s’était installé autour de la table. Tous les regards étaient rivés sur Sharleyan. Un ou deux visages étaient d’une pâleur révélatrice. — Messeigneurs, les Chevaliers des Terres du Temple ont ordonné la destruction de Charis, mais ils ont échoué. Et je crois qu’ils continueront d’échouer. Mais si jamais il leur était permis de provoquer l’annihilation d’un royaume pour des motifs arbitraires, ils ne s’arrêteraient pas là et réserveraient le même sort à d’autres pays. J’ai utilisé tout à l’heure l’image d’un navire pris dans la tourmente, et ce non sans raison. Ensemble, nous avons essuyé bien des tempêtes depuis mon accession au trône, mais l’ouragan qui menace de balayer Sanctuaire ne sera comparable à rien de ce que nous avons jamais vécu. Aucun havre ne permettra de s’en protéger, messeigneurs. Il faudra l’affronter et y survivre en mer, au cœur même du tonnerre, de la foudre et du vent. N’en doutez pas. Ne l’oubliez jamais. Enfin, messeigneurs (ses prunelles marron étaient dures comme de l’agate polie), n’oubliez jamais non plus qui a provoqué ce cataclysme. Le duc de La Ravine redressa les épaules et serra la mâchoire. Il avait été rempli de désarroi quand sa reine avait refusé de livrer Havre-Gris à Tiang, mais il l’avait accepté. Tiang aussi, du reste, même si nul ne se serait trompé sur la fureur du délégué archiépiscopal originaire de Harchong. Malheureusement pour lui, il avait exigé qu’on lui remette l’émissaire de Cayleb en tant que représentant de l’Église Mère en Chisholm, sans réfléchir au fait que c’étaient les Chevaliers des Terres du Temple et non l’Église de Dieu du Jour Espéré qui avaient déclaré la guerre à Charis, comme venait de le souligner Sharleyan. Sans instructions spécifiques de Sion, Tiang avait hésité à renoncer à la fiction juridique selon laquelle il existait une différence entre les deux. Ce qui ne veut pas dire que qui que ce soit au monde y croie, songea la reine en observant la physionomie et la posture de son oncle. — Vous l’avez tous deviné, j’en suis certaine, poursuivit-elle d’une voix claire et posée, le roi Cayleb a dépêché auprès de nous le comte de Havre-Gris pour nous proposer une alliance. Il nous a déjà restitué nos bâtiments de guerre – du moins ceux qui n’ont pas sombré au cours de la bataille pour laquelle nous avions reçu l’ordre de les mobiliser – et il a souligné, non sans raison, que Chisholm et Charis ont beaucoup plus de points communs que de différences en ce qui concerne leurs menaces et leurs ennemis. — Votre Majesté, je vous supplie d’y réfléchir avec la plus grande attention, intervint La Ravine en affrontant le regard de sa nièce. Vous avez pris garde à ne parler que des « Chevaliers des Terres du Temple » et personne dans cette salle ne doute de ce qui motive de telles précautions oratoires. Pourtant, ce ne sont pas eux que défie Charis, mais l’Église Mère. Pour des raisons qui lui appartiennent, si sûr qu’il soit de son bon droit, Cayleb ne s’est pas contenté de dénoncer l’offensive lancée contre lui. Non, Votre Majesté. Il a cru bon de nier à l’Église Mère la prérogative qui est la sienne de nommer ses propres archevêques. Il l’a accusée de corruption, de tyrannie et de trahison de la volonté de Dieu. Il a informé le grand-vicaire en personne que Charis ne se soumettrait plus jamais à son autorité. Quelle que soit la façon dont il se justifie – à ses yeux et aux nôtres –, il est allé trop loin en menaçant l’inviolabilité et la suprématie de l’Église de Dieu. Il ouvrit la bouche pour ajouter quelque chose, mais s’interrompit avec un brusque mouvement de tête. C’était un geste sec et abrupt, et le silence tomba de nouveau dans la salle du Conseil. — Votre Grâce… mon oncle, dit doucement Sharleyan, je sais ce que vous en pensez. Croyez-moi, je le sais. Je ne voudrais pour tout l’or et la puissance du monde vous causer tant de douleur, mais je n’ai pas le choix. Le chancelier Trynair et le vicaire Zhaspyr ne m’en laissent aucun. Il me faut soit participer au meurtre d’une victime innocente, en sachant que Charis ne sera que la première d’une longue série, soit m’opposer aux Chevaliers des Terres du Temple. — C’est de l’Église de Dieu que vous parlez, Sharleyan, murmura La Ravine. Appelez-la « Chevaliers des Terres du Temple » si vous voulez. Cela ne changera rien à la vérité. — Ni au fait que ce sont ces hommes qui ont déclenché cette guerre, oncle Byrtrym, et ce sans envoyer d’avertissement, sans exposer d’exigences, sans lancer d’enquête. Ils ne se sont jamais donné la peine de se pencher sur la réalité. Ils se sont contentés d’ordonner à cinq royaumes d’en détruire un sixième, sans y accorder plus d’attention qu’au choix d’une paire de chaussures, tout ça parce qu’il n’était pas digne de leur considération de s’assurer que les milliers et milliers d’enfants du Seigneur qu’ils invitaient à tuer méritaient vraiment de mourir. C’était leur décision, pas celle de Dieu. En aucun cas. Ça aussi, c’est la vérité, et vous le savez aussi bien que moi. — Quand bien même, pensez à ce vers quoi tout cela nous mène. Si vous vous alliez à Charis et que celle-ci s’effondre, alors Chisholm tombera avec elle. En revanche, si Charis l’emporte, vous – vous, Sharleyan – serez autant responsable devant Dieu que Cayleb d’avoir anéanti l’autorité de l’Église à laquelle Langhorne nous a commandé d’obéir au nom du Seigneur pour le salut de nos âmes. — C’est vrai, mon oncle, mais cette Église dont vous parlez est contrôlée par des hommes. Des hommes qui ont trahi la confiance du Seigneur. Si je me range de leur côté, alors je cautionnerai le meurtre d’innocents et la perversion de la volonté du Tout-Puissant au nom de Son Église. J’en serai même complice ! Cela m’est impossible. Je m’y refuse. Devant Dieu, je m’y refuse. Le visage de La Ravine s’allongea et blêmit. Sharleyan secoua la tête avec tristesse, mais fermeté. — Je vous ai dit que le roi Cayleb nous a proposé une alliance, reprit-elle en embrassant de nouveau l’assemblée du regard. En vous disant cela, je ne vous ai pas menti, mais je ne vous ai pas non plus dit toute la vérité. En effet, messeigneurs, ce n’est pas seulement une alliance que propose Cayleb, mais un mariage. Un éclair invisible frappa la chambre du Conseil. Des hommes s’écartèrent d’un bond de la table, la mine éberluée, scandalisée, terrorisée. D’autres se redressèrent brusquement sur leur siège, une lueur au fond des yeux. En tout cas, quelle qu’ait été leur réaction, il était évident qu’aucun n’avait jamais soupçonné ce qu’elle venait de leur confier. Le duc de La Ravine fixa sur sa nièce un regard horrifié. Elle lui en renvoya un plus doux, en voyant en lui l’oncle aimé qui, avec Vermont, avait toujours été son bouclier, l’avait élevée, avait vu avec une fierté non dissimulée une petite princesse devenir reine. — Croyez-moi, messeigneurs, dit-elle d’une voix en acier trempé, il n’est de fardeau que je n’endosserais au service de Chisholm et du peuple que Dieu m’a confié. Il n’est de danger que je n’affronterais. Il n’est de choix que je ne ferais. Après mûre réflexion, je ne vois qu’une réponse possible, qu’une décision que je puisse prendre sans manquer à mon devoir envers Dieu, Chisholm et moi-même. Et cette décision, je l’ai prise. La Ravine secoua la tête en silence, les yeux semblables à deux creusets percés dans son visage. Sharleyan se força à ne rien voir et poursuivit d’une voix forte et inflexible : — Cayleb de Charis m’a proposé un mariage honorable avec une égalité parfaite entre nos deux royaumes, et j’ai décidé d’accepter son offre. Moi, Sharleyan. J’entends n’en discuter avec personne et je ne reviendrai pas dessus. Comme l’a dit Cayleb, et comme le Seigneur en est témoin, je ne puis autrement. .X. Palais du roi Cayleb II Tellesberg Royaume de Charis Il était très tard, ou très tôt, selon le point de vue. Assis à son bureau dans ses appartements modestes, mais confortables, du palais de Tellesberg, Merlin Athrawes s’employait à remonter de ses longs doigts habiles le pistolet dont les pièces étaient disposées devant lui. Si quelqu’un avait ouvert la porte à ce moment précis, il aurait pu s’interroger sur ce qui poussait le capitaine Athrawes à effectuer une tâche aussi complexe dans l’obscurité. Bien sûr, la chambre n’avait rien d’obscur pour un ACIP équipé d’amplificateurs de lumière, mais cela ne changeait rien à l’affaire : ses yeux avaient beau être ouverts et dirigés sur l’arme qu’il manipulait, Merlin regardait en fait tout autre chose. Les toutes dernières captations de ses PARC déployées à la surface de Sanctuaire défilaient derrière ces paupières ouvertes tandis qu’il travaillait. À mesure que prenait de l’ampleur la lutte menée contre le Groupe des quatre et ses intermédiaires, les événements qu’il s’efforçait de suivre se multipliaient et il recevait par conséquent de plus en plus d’images. À vrai dire, elles étaient trop nombreuses pour qu’il puisse les étudier en détail, même avec l’aide d’Orwell, sans compter qu’en tant que chef de la garde personnelle de Cayleb il avait désormais encore moins de temps à leur consacrer. À la fin de la dernière séquence du jour en provenance d’Émeraude, il fit la grimace. — Résume-moi tout ça pour Tonnerre-du-Ressac, Orwell. Format standard. — Oui, commandant, répondit l’IA. Merlin hocha la tête avec satisfaction. L’ordinateur utiliserait l’interface graphique de la caverne nichée au cœur des monts Styvyn dont Merlin avait fait sa base avancée charisienne pour produire un récapitulatif complet de ce qui s’était déroulé ce jour-là en Émeraude. Il emploierait pour cela l’écriture manuscrite de Merlin, sur du papier sanctuarien ordinaire, sans oublier d’ajouter çà et là quelques taches d’encre et corrections minutieuses. Cela fait, Orwell ferait appel au rayon tracteur d’une PARC configurée en mode furtif pour livrer ce rapport – et tous ceux préparés plus tôt – à son maître par sa fenêtre ouverte. Les qualités rédactionnelles d’Orwell n’étaient pas tout à fait celles de Merlin, mais c’était un bon moyen de faire parvenir à Tonnerre-du-Ressac les informations dont il avait besoin sous forme écrite. Le baron devait se demander où le seijin Merlin trouvait le temps de prendre tant de notes mais, si tel était le cas, il faisait très attention à n’en rien montrer. Merlin s’amusa de cette pensée, puis se concentra de nouveau sur le pistolet qu’il achevait de remonter. Il n’avait servi à rien de le démonter, mais cet exercice futile lui avait plu. Il lui était apparu qu’il aimait la façon dont s’agençaient les éléments de si subtils mécanismes. Il lui plaisait de voir émerger une fonction fiable et précise de l’assemblage attentif des pièces du puzzle. Par ailleurs, il avait eu envie de découvrir ce que ce pistolet avait dans le ventre. C’était une parfaite copie des armes que Haut-Fond avait présentées à Merlin en même temps qu’il en avait remis une paire plus ouvragée à Cayleb. Il ne fallait pourtant pas se fier aux apparences, car les deux pistolets que possédait désormais Merlin avaient été fabriqués par Orwell à l’aide de l’unité de fabrication dissimulée dans la grotte de Nimue d’où étaient déjà sortis le katana, le wakizashi et l’armure en suracier du seijin. De l’extérieur, rien ne les distinguait des originaux. À l’intérieur, c’était très différent. Chacun des membres du détachement personnel de Cayleb avait reçu sa paire de pistolets. Pourtant conscients de ce que cela pénaliserait les indispensables mousquets à canon rayé dans la répartition des capacités de production du royaume, L’Ile-de-la-Glotte, Haut-Fond et Howsmyn avaient insisté sur l’importance d’équiper ainsi la garde royale pour lui permettre de mieux assurer ses missions. Ces pistolets faisaient désormais partie de l’uniforme de ces hommes et Haut-Fond avait conçu un étui en cuir robuste et pratique pour les accueillir. Merlin approuvait globalement ce choix même si, malgré la précision meurtrière que leur conférait leur âme rayée, ces armes présentaient encore un inconvénient de taille. Malgré tous ses avantages en termes d’efficacité et de fiabilité par rapport à l’ancien système à mèche, la platine à silex demeurait vulnérable aux problèmes d’allumage. Or Merlin n’avait aucune intention de s’en accommoder dans la mesure où il était chargé de protéger la vie de Cayleb Ahrmahk. Voilà pourquoi ses pistolets, contrairement à tous ceux existant à la surface de la planète, étaient équipés d’une batterie dissimulée dans leur crosse. Quand Merlin pressait la détente, le chien s’abaissait comme il se devait. Au même instant, un système d’allumage électronique installé à la base du canon émettait une vive étincelle. D’une façon ou d’une autre, se dit Merlin, le coup partirait s’il en avait besoin. Il s’esclaffa tout seul, puis glissa ses deux armes dans leur étui, se leva et se dirigea vers la fenêtre de sa chambre pour admirer la capitale endormie sous la seule lumière de la lune que les « archanges » avaient nommée Langhorne. L’atmosphère était paisible et, l’espace d’un court instant, il ressentit un pincement de nostalgie envers l’organisme mortel de chair et d’os qui avait été celui de Nimue Alban. Il était capable de prouesses formidables, miraculeuses, grâce aux circuits moléculaires, détecteurs et muscles synthétiques de son ACIP. Il pouvait se passer de dormir et jouissait d’une espérance de vie – s’il s’agissait bien d’une vie – théoriquement infinie. En contrepartie, il ne connaîtrait jamais plus le bonheur de s’effondrer du sommeil du juste en sachant qu’une nuit de repos effacerait une fatigue qui lui était désormais étrangère. Il en avait été privé par la mort du corps de Nimue. Oh ! arrête un peu de te lamenter sur ton sort ! se réprimanda-t-il. Un de ces quatre, tu vas finir par te plaindre de ne plus craindre non plus les caries dentaires ! Il pouffa de rire, se raidit et se détourna brusquement de la fenêtre afin de se replonger dans les rapports de ses PARC. Cayleb Abrmahk ouvrit les yeux. Il scruta l’obscurité et se redressa sur son séant en entendant de nouveaux coups secs à la porte de sa chambre. — Entrez ! fit-il avant que son mystérieux visiteur frappe une troisième fois. Personne ne serait passé sans raison légitime devant des gardes placés sous le commandement de Merlin, et Cayleb avait assez de dignité pour ne pas s’embarrasser du protocole. Il sauta de son lit et tendit le bras vers la robe de chambre que lui avait laissée Gahlvyn Daikyn à toutes fins utiles. Il ne l’avait qu’à moitié enfilée quand le battant pivota sur ses gonds. — Votre Majesté. Merlin apparut dans l’embrasure. Il s’inclina légèrement et Cayleb écarquilla les yeux. Après tout ce temps, il n’était toujours pas au courant de tout ce que préparait Merlin, mais savait on ne pouvait plus clairement qu’il avait besoin de beaucoup de temps pour le faire. Puisqu’il lui était à l’évidence plus pratique de s’y consacrer quand tout le monde dormait, c’était presque toujours le lieutenant Franz Ahstyn, son second, qui assurait le quart de nuit devant la chambre du roi. L’apparition soudaine de Merlin n’en fut que plus intrigante. En espérant qu’« intrigant » soit le terme qui convienne, se dit Cayleb en se souvenant d’autres visites nocturnes du seijin. — Entrez, Merlin ! lança-t-il tout haut à l’intention des autres gardes en nouant la ceinture de sa robe de chambre. Fermez la porte. — Certainement, Votre Majesté, murmura Merlin. Il entra et tira le battant derrière lui. — Et maintenant, fit Cayleb d’un ton plus acerbe, si vous me disiez pourquoi vous me tirez du lit au milieu de la nuit, cette fois ? — Parce que, Votre Majesté, ce n’est plus « le milieu de la nuit ». Nous ne sommes plus qu’à une heure de l’aube et il se trouve que Chisholm a cinq heures d’avance sur nous. (Cayleb sursauta et écarquilla les yeux.) J’ai failli attendre votre lever pour vous en parler, mais il m’est apparu que, si justifiée qu’aurait été ma patience, vous risquiez dans l’impétuosité de votre jeunesse de ne pas le voir de cet œil. À force d’y réfléchir, j’ai fini par craindre que ce grain de folie qui vous anime parfois vous donne à croire que je me sois montré négligent en manquant à vous réveiller sur-le-champ. Quoi que je puisse en penser, en tant que serviteur loyal de la Couronne, il était de mon devoir de… — Si vous ne tenez pas à découvrir s’il est possible ou non à un simple mortel d’étrangler un seijin, je vous recommande de me dire tout de suite ce qui vous amène ! Et non pas de me détailler vos atermoiements à me tirer du lit ! — Bon, si vous le prenez ainsi…, fit Merlin d’un air pincé. (Cayleb serra le poing avec une vigueur remarquable et son garde du corps sourit.) Très bien, Cayleb, dit-il avec plus de douceur. Pardonnez-moi. Je n’ai pas pu résister à l’envie de vous taquiner. — Vous…, fit le jeune souverain en serrant les dents. Vous avez un sens de l’humour vraiment particulier. Vous le savez ? — Tout à fait, Votre Majesté. (Il posa la main sur l’épaule du roi.) Elle a décidé de dire « oui ». .XI. Baie du Nord Principauté d’Émeraude — Silence ! Bougres d’empotés ! chuchota messire Dunkyn Yairley. Vous êtes des marins, pas des putains avinées à une noce ! Quelqu’un laissa échapper un petit rire sous le couvert de l’obscurité. Sans en avoir la certitude, Yairley crut reconnaître Stywyrt Mahlyk, le patron de son canot : le gloussement était monté de l’arrière, et Mahlyk tenait la barre de l’embarcation qui glissait en douceur et en silence – quoi qu’en pense le capitaine – sur les eaux de la baie. S’il y avait un homme qui ne pouvait pas être à l’origine de cette démonstration d’hilarité, c’était bien le matelot dont un mouvement malencontreux du pied avait fait tomber avec un bruit métallique retentissant l’un des coutelas entassés au fond du canot, ce qui avait valu à l’équipage l’admonestation fleurie de son capitaine. En tout cas, après la volée de coups que lui avaient assenée deux de ses camarades en récompense de sa maladresse, le malheureux ne risquait plus de se faire entendre avant un bon moment, et Yairley ne l’ignorait pas. Par ailleurs, tous ces marins avaient été triés sur le volet en fonction de leur expérience. Ils savaient ce qu’ils faisaient. Yairley aussi, même s’il éprouvait une drôle d’impression à commander ce qui revenait à une vulgaire expédition d’enlèvement. En tant que commandant de l’un des plus puissants galions de la Marine royale de Charis, il s’était cru au-dessus de telles sottises. Par malheur, cette « vulgaire expédition » comptait trois bonnes centaines de fusiliers et près de quatre cents marins. Il fallait un capitaine de vaisseau pour les encadrer, quelle que soit l’origine de ces hommes. Assis à l’avant du canot, il tenta de percer l’obscurité devant lui pour distinguer les autres embarcations. Il faisait plus noir qu’au fond de la botte de Shan-wei et il distinguait à peine les deux plus proches. Toutes les autres étaient invisibles, ce qui n’était pas plus mal, songea-t-il. Si lui ne les voyait pas, les défenseurs de la baie du Nord avaient toutes les chances de ne pas les voir non plus. C’était tout l’intérêt de lancer une offensive une fois la lune couchée, ce qui ne le consolait pas de se retrouver aveugle dans de telles circonstances… Arrête de te tracasser, Dunkyn ! se réprimanda-t-il. Tu as plus qu’assez d’hommes pour mener à bien cette mission. Tu as la frousse, c’est tout. Eh bien, oui, c’était vrai. Il n’en menait pas large, bien qu’un officier de la Marine royale de Charis n’aurait jamais dû l’admettre, même en son for intérieur. Les marins de Sa Majesté étaient censés se montrer courageux, audacieux et impatients d’engager le combat. Messire Dunkyn Yairley connaissait son devoir. Il était prêt à l’affronter stoïquement. Pourtant, au fond de lui, il avait toujours douté de sa bravoure. Il ignorait ce qu’il en était des autres officiers, mais il n’avait jamais remarqué chez eux de signes indiquant qu’ils avaient eux aussi les mains moites et l’estomac noué. Cela veut seulement dire qu’ils le cachent mieux que toi, se dit-il. C’était bien joli, et sans doute vrai, mais cela ne le rassurait guère dans l’instant présent. Évidemment, il… — Là, capitaine ! Le demi-murmure l’interrompit dans ses pensées. Il tourna la tête lorsque le jeune garde-marine recroquevillé à côté de lui tendit le bras pour lui tapoter l’épaule. Yairley regarda dans la direction indiquée en plissant ses yeux plus âgés et moins perçants, puis opina brusquement du chef. — Bien vu, monsieur Aplyn-Ahrmahk, dit-il doucement avant de se tourner vers l’arrière, où il devina à peine Mahlyk dans la chambre. Venez de deux quarts sur tribord. Allumez le fanal. En écoutant son équipage transmettre ses ordres à mi-voix de banc de nage en banc de nage jusqu’à ce qu’ils aient atteint Mahlyk, le capitaine songea au garçon accroupi à son côté. Avoir embarqué un duc royal – quelle que soit la façon dont il avait obtenu ce titre – pour une mission pareille risquait de ne pas être très bon pour son avancement. Il était de tradition en Charis que les membres de la famille royale effectuent leur service militaire dans la Marine et y fassent leurs preuves comme tout un chacun. Pourtant, Yairley n’arrivait pas à s’ôter de l’esprit que l’officier pendant le quart duquel ce marin « comme les autres » venait à trouver la mort risquait de se faire légèrement remonter les bretelles. Néanmoins, il ne serait profitable pour personne, à commencer par l’intéressé, de l’envelopper de soie de coton. En outre, le capitaine avait fait du jeune Aplyn-Ahrmahk son assistant personnel de manière à lui éviter certains ennuis potentiels. Par ailleurs… Il s’interrompit dans ses pensées en voyant une pâle lueur émaner de la lanterne sourde lorsque le marin posté à côté de Mahlyk en ouvrit le volet à l’intention des chaloupes qui les suivaient, en faisant écran de son corps pour la dissimuler à quiconque se trouverait à terre. Un instant plus tard, l’embarcation changea de cap tandis que les marins souquaient plus ferme et que Mahlyk gouvernait vers les maigres points de lumière portés à l’attention du capitaine grâce à la vigilance du petit garde-marine. Le chef de bataillon Harmyn Bahrkly fit pencher sa chaise en arrière, s’étira et bâilla à s’en décrocher la mâchoire. C’était presque la Veille de Langhorne, la période de trente et une minutes séparant la dernière et la première heures de la journée. En théorie, Harmyn aurait dû passer cette demi-heure à méditer sur les bontés de Dieu et son devoir envers les archanges et le Seigneur. Dans la pratique, il la passait cette nuit-là à s’efforcer de rester éveillé. Il cessa de bâiller et laissa la chaise se remettre d’aplomb. Les lampes à huile dispensaient dans son bureau chichement meublé une lumière diffuse, mais chétive. Derrière la porte, un commis et un planton faisaient sans nul doute eux aussi de leur mieux pour ne pas s’endormir. Bien sûr, ce devait être moins difficile pour eux que pour Harmyn. Ils n’avaient probablement pas passé l’essentiel de la nuit précédente à se saouler dans une taverne du port, eux. Et je ne m’y serais pas laissé aller non plus si j’avais su que je serais de garde ce soir, se dit-il avec aigreur. Hélas ! ses supérieurs ne lui avaient pas demandé son avis quand ils avaient pensé à lui pour remplacer le chef de bataillon Tyllytsyn. Celui-ci n’assurerait plus de quart de nuit avant un bon moment. Néanmoins, dans son malheur, il avait eu plus de chance que son cheval. La pauvre bête s’était coincé un sabot dans un trou de lézard et, comme son cavalier, s’était cassé un membre. La différence entre Tyllytsyn et sa monture était que, si le premier s’était fait remettre ses os en place et immobiliser la jambe dans un plâtre, la seconde, elle, s’était fait abattre. Peu après, un certain chef de bataillon Harmyn avait appris qu’il occuperait le poste du blessé jusqu’à ce que le colonel en décide autrement. Heureusement, il ne risque pas de se passer quoi que ce soit cette nuit, pensa-t-il. Le capitaine de vaisseau Yairley regarda avec impatience le deuxième canot du Torrent surgir peu à peu de la nuit. Il était content de le voir, car il était commandé par son second, le lieutenant de vaisseau Symyn. En revanche, une chaloupe au moins s’était à l’évidence égarée avec les trente-cinq hommes qu’elle contenait. Rien de surprenant à cela. Si aucune embarcation n’avait manqué à l’appel, voilà qui aurait été proprement stupéfiant. Tous les capitaines de la Marine royale de Charis connaissaient la première loi du combat naval : si quelque chose risquait de mal tourner, c’était toujours ce qui se produisait. Par ailleurs, réussir à maintenir en position une vingtaine de canots, de chaloupes et de yoles menés à l’aviron sur une distance de douze milles par une nuit d’encre aurait tenu du miracle aux yeux de n’importe quel marin. Le problème était que Yairley n’y voyait goutte au-delà de sa position immédiate, hormis quelques halos de lumière épars. Il avait mis sur pied le plan le plus simple possible et l’avait très soigneusement expliqué à tous les officiers invités à la fête. Chacun s’était vu expliquer son rôle au moins deux fois et avait reçu des instructions de secours dans l’éventualité où l’un d’eux n’arriverait pas à destination à l’heure dite. Malheureusement, cela ne voulait pas dire qu’ils avaient compris ce qu’ils avaient à faire. Quand bien même, il n’y avait aucun moyen de prédire les erreurs de navigation qu’avaient pu entraîner les caprices du vent et des courants. Il était même possible que seuls les cinq esquifs en vue de Yairley aient atteint leur objectif. Arrête un peu ! Il secoua la tête. Ils sont forcément là… quelque part. Et ils attendent tous ton signal. Le canot de Symyn accosta la chaloupe de Yairley. Des mains jaillirent pour solidariser les deux embarcations et le capitaine se pencha vers son second. — Je nous crois en position, dit-il à voix basse. Je n’en suis pas certain, cela dit. Ceci… (il désigna d’un grand geste l’appontement devant lequel les esquifs dansaient sur l’eau, balancés par la houle) doit être l’embarcadère oriental, si nous sommes bien à l’endroit prévu. Symyn hocha la tête comme s’il ne savait pas déjà tout cela et Yairley esquissa un maigre sourire. — Qu’il s’agisse de l’embarcadère oriental ou non, c’en est bien un et nous nous en contenterons. Prenez votre canot et les chaloupes du Défenseur, et passez de l’autre côté. Je conduirai les autres de ce côté-ci. — Bien, capitaine. Les ordres se transmirent. Symyn et les embarcations placées sous son commandement s’éloignèrent doucement. Yairley leur accorda plusieurs minutes pour prendre position, puis sa chaloupe prit la tête des barques restantes pour les mener vers la côte le long du ponton, en direction de la masse sombre la plus dense formée par les galions amarrés de chaque côté. Les deux sentinelles postées sur l’embarcadère oriental scrutaient tristement l’obscurité. Il n’y avait guère plus ennuyeux que de surveiller le front de mer déserté d’un port en état de blocus. En temps normal, ces soldats auraient pu au moins espérer être appelés à la rescousse par la garde municipale pour mettre un terme à une bagarre entre ivrognes, mais les marins dont les bâtiments étaient immobilisés à quai n’avaient plus un sou pour partir en bordée. En outre, les autorités de la ville avaient décrété un couvre-feu dont l’objectif essentiel était d’éloigner des rues assoupies les indésirables débarqués des navires marchands. Par conséquent, les factionnaires n’avaient rien d’autre à faire que de rester plantés là, le regard tourné vers la mer, comme si la prévention d’une attaque charisienne dépendait de leur seule vigilance. De plus, ils savaient parfaitement que les soldats de la compagnie censée se tenir sur le quivive, prête à réagir instantanément à toute alerte de leur part, étaient sans nul doute en train de jouer aux dés dans leur caserne, tandis qu’eux se tenaient là, debout dans le noir. Ce n’était pas de s’amuser pendant le service qu’ils reprochaient à leurs camarades. C’était de le faire sans eux ! Cela étant… L’un d’eux entendit quelque chose par-dessus le murmure de la brise et des vagues léchant les rochers. Curieux, il se tourna dans la direction du bruit à l’instant où un bras vigoureux lui serra le cou par-derrière. Estomaqué, il leva les mains d’instinct pour agripper cette barre asphyxiante d’os et de muscles. C’est alors qu’un poignard acéré s’insinua sous ses côtes pour remonter jusqu’à son cœur et qu’il perdit tout intérêt pour ce qui avait bien pu l’alerter. À l’autre bout du ponton, son compagnon eut encore moins le temps de réagir. Le capitaine grogna son approbation en découvrant les deux corps après avoir escaladé l’échelle de l’embarcadère, Aplyn-Ahrmahk sur ses talons. — Bon travail, dit-il au vieux loup de mer à la peau couverte de tatouages qui avait présidé à l’élimination des sentinelles. Un kraken n’aurait pas eu à rougir du sourire qu’il reçut en réponse. Non pour la première fois, Yairley se demanda quel emploi occupait cet homme avant de s’engager dans la Marine. Il vaut sans doute mieux ne pas le savoir, se dit-il comme toujours en faisant quelques pas en arrière tandis que l’équipage de sa chaloupe envahissait la plateforme. Il compta les têtes avec autant de soin que possible dans l’obscurité. Les marins et les fusiliers se répartirent par groupes prédéfinis. Coutelas et baïonnettes réfléchirent d’un éclat terne la pâle lueur des lanternes du ponton. Le capitaine regarda les soldats amorcer leur mousquet. C’était un don du ciel que les toutes nouvelles « platines à silex » n’aient besoin d’aucune mèche lente allumée : les fusiliers pourraient se tenir prêts à tirer sans ressembler à une nuée de lézards luisants perdus dans le noir. En contrepartie, ce système augmentait le risque de coups accidentels, car il privait le mousquetaire de tout indice visuel signalant que son arme était chargée. Voilà pourquoi Yairley avait prévenu ses hommes du destin funeste qui attendrait quiconque s’aviserait de glisser de la poudre dans son arme au cours de la longue navigation d’approche. De toute façon, si je les y avais autorisés, l’amorce aurait été trempée par les embruns. — Parés, capitaine, chuchota le lieutenant de vaisseau Symyn. Yairley tourna la tête et découvrit à côté de lui un jeune officier rayonnant d’enthousiasme. — Bien, lâcha-t-il malgré l’aigreur que lui causa cette fougue juvénile. N’oubliez pas : attendez d’avoir entendu les premières grenades. — À vos ordres, capitaine, répondit Symyn comme si Yairley ne lui avait pas fait cette recommandation au moins trois fois au cours des préparatifs de l’opération. Les sentinelles de l’embarcadère s’étaient montrées injustes envers leurs camarades. Aucune partie de dés n’avait eu lieu ce soir-là. En effet, les jeux de la veille avaient été interrompus par une visite impromptue du chef de la compagnie, qui n’avait pas été ravi de sa découverte. Après quelques remarques lapidaires sur la discipline, l’aptitude au combat et l’ascendance probable de ces hommes, le chef de bataillon Tyllytsyn les avait informés du sort déplaisant qui serait réservé au prochain qui oserait se divertir pendant le service. Même s’il s’était par la suite cassé la jambe – ce qui, selon une ou deux âmes peu charitables, avait dû relever de la justice divine –, nul ne doutait qu’il avait fait part de ses observations au chef de bataillon Harmyn. Or ce dernier avait la réputation d’être encore moins compréhensif que son prédécesseur. Dans de telles circonstances, il avait paru sage à tout le monde de faire profil bas pendant une quinquaine ou deux. Ainsi, au lieu de s’agglutiner par terre autour de leurs cornets à dés et de leurs jeux de cartes, ils s’activaient à des dizaines de menus travaux domestiques : ravaudage des uniformes, astiquage des cuivres, nettoyage du matériel, affûtage des coutelas, poignards et épées. Un fracas de verre brisé interrompit impoliment ces calmes activités. Comme un seul homme, les soldats tournèrent la tête vers la fenêtre cassée et leur expression interloquée se mua en tout autre chose lorsque les globes de fer munis d’une amorce étincelante tombèrent sur le plancher avec un bruit sourd. Un fantassin, plus vif que ses compagnons, se jeta sur la grenade la plus proche. Il s’en saisit et pivota sur lui-même pour la relancer par où elle était entrée, mais il n’en eut pas tout à fait le temps. Le projectile n’avait parcouru que quatre pieds après avoir quitté sa main quand il explosa et le tua sur le coup. Si la mèche de cette bombe avait été un peu plus longue, cela n’aurait rien changé : il y en avait une dizaine en tout. Le calme de la caserne se désintégra en un tumulte d’horreur et de hurlements lorsque tous les engins détonèrent presque simultanément. — Maintenant ! cria le lieutenant de vaisseau Hahl Symyn lorsque la détonation des grenades résonna dans son dos. Ses différents groupes de marins s’étaient déjà répartis par équipes de deux. Dans chaque binôme, le militaire muni d’une mèche lente allumée mit le feu à l’un des dispositifs incendiaires de son camarade, puis se recula tandis qu’on enfonçait les portes et fracassait les fenêtres. Un mélange enflammé de brai et de naphte saupoudré de poudre à canon s’engouffra par les soudaines ouvertures dans les entrepôts des quais tandis que d’autres équipes prenaient d’assaut les galions et les embarcations portuaires amarrés à l’embarcadère. Des tourbillons de fumée et des flammes rougeoyantes montèrent dans la nuit jusqu’alors noire et paisible. D’autres feux se déclarèrent à mesure que les incendiaires atteignaient leurs cibles. Çà et là, des cris d’alarme s’élevèrent tandis que s’éveillait brusquement la ville de La Baie-du-Nord. Des coups de mousquet retentirent lorsque les fusiliers marins affectés au soutien de Symyn attaquèrent à revers les défenses du port. La nuit, seules deux pièces de chaque batterie étaient servies. La poignée de canonniers ensommeillés ne furent pas de taille à résister aux soldats qui fondirent sur eux dans les ténèbres. De nouveaux brasiers s’allumèrent sur le front de mer et le tonnerre d’une violente déflagration se répercuta quand l’une des bombes tomba dans une réserve inattendue de poudre à canon à bord d’une barge amarrée à un galion en cours de conversion en corsaire. L’explosion embrasa furieusement le navire et projeta des débris incandescents dans le gréement de trois autres bateaux, ainsi que sur les toits d’une bonne demi-douzaine d’entrepôts et de tavernes. — Regardez, lieutenant ! hurla l’un des hommes de Symyn. Ce dernier avisa les brèves et vives lueurs d’autres fusillades dans le noir régnant à l’ouest de la ville. — C’est l’Infanterie de marine ! cria-t-il en retour. Impossible de savoir combien de temps le chef de bataillon Zheffyr parviendra à ralentir ces ordures. Dépêchez-vous ! — À vos ordres, lieutenant ! Le chef de bataillon Harmyn se leva d’un bond dès qu’il entendit les cris et les explosions. Il empoigna le fourreau de son épée et se rua sur la porte de son bureau en enfilant son baudrier. Son commis et son planton n’avaient pas encore quitté leur chaise quand il fit irruption dans l’antichambre. — Aux armes, bon Dieu ! aboya-t-il en se précipitant sur le terrain de manœuvres par la porte d’entrée du bâtiment administratif, bordé de part et d’autre par les deux longs rectangles des casernements. Des flammes dansaient et rougeoyaient déjà par les fenêtres des maisons de garnison. Une deuxième vague d’explosions se fit entendre lorsque les Charisiens jetèrent une dizaine de grenades dans chaque bâtisse. Les cris de certains blessés s’interrompirent brusquement, mais furent remplacés par d’autres hurlements de douleur. Harmyn sentit sa gorge se nouer lorsqu’il comprit que l’assaillant avait déjà ôté à sa compagnie d’emprunt sa capacité à combattre de façon coordonnée. Il ignorait combien de « ses » hommes étaient morts ou blessés, mais même les rescapés seraient trop démoralisés et terrifiés pour offrir une résistance efficace. Peut-être Tyllytsyn aurait-il réussi à les galvaniser, mais moi, j’en serai incapable, songea-t-il, morose. Ils ne me connaissent même pas ! Au nom de quoi m’écouteraient-ils au cœur d’un désastre pareil ? Le crépitement des mousquets à l’ouest lui apprit qu’il n’avait aucun renfort à espérer. Par conséquent… Le chef de bataillon Bahrkly Harmyn n’avait pas fait attention à la façon dont sa silhouette se détachait contre la fenêtre de la salle d’ordonnance illuminée dans son dos. Il ne s’en avisa jamais, pas plus qu’il n’entendit la détonation sèche du coup de fusil à canon rayé qui le tua. Messire Dunkyn Yairley s’autorisa à ressentir un profond soulagement en observant le feu de mousqueterie aperçu par Symyn et entendu par Harmyn. À l’évidence, les fusiliers marins avaient réussi à prendre position pour couvrir la route menant à la forteresse principale, à l’ouest de la ville. D’après les renseignements des espions, au moins trois mille hommes étaient en garnison dans cette enceinte. Les deux cents soldats du chef de bataillon Zheffyr n’arriveraient sûrement pas à les retenir éternellement, mais la surprise et la confusion devraient les y aider un certain temps. Par ailleurs, la cadence de tir et les baïonnettes à anneau dont bénéficiaient les Charisiens devraient contribuer à équilibrer le combat. Un canon tonna au sein du fort. Yairley n’avait aucune idée de ce qu’avaient visé les servants de cette pièce. Dieu sait combien la garnison devait être déboussolée par cette soudaine éruption de flammes et d’explosions au cœur de la ville endormie au pied de cet éminent promontoire. Les assiégés devaient même s’imaginer attaqués par des galions charisiens. Une bonne vingtaine de navires étaient la proie des flammes. Le feu ne faisait encore que couver à bord d’autres bâtiments sur lesquels pleuvaient des étincelles, des tisons et des débris incandescents emportés par le vent. Les entrepôts desservant le port s’embrasaient les uns après les autres. Yairley espérait que la flambée ne s’étendrait pas aux habitations, mais une telle éventualité ne l’empêcherait pas de dormir de toute façon. Il se tourna vers le miroir noir du bassin teinté d’écarlate par le torrent de flammes en crue, et vit ses embarcations se rapprocher des bateaux marchands à l’ancre un peu plus loin, tandis que s’en éloignaient d’autres esquifs, les marins de quart au mouillage ayant constaté leur terrifiante infériorité numérique. Ils entendront certainement parler du concept d’« abandon de poste » dans la journée, songea Yairley. Ils n’auraient pourtant rien pu faire de plus – à part mourir – en tenant leur position. — Très bien, monsieur Aplyn-Ahrmahk. Allumons nous aussi quelques foyers. Ensuite, il sera temps de rentrer. — À vos ordres, capitaine ! répondit le garde-marine avec un grand sourire. (Il adressa un signe de tête à Stywyrt Mahlyk.) Avec moi, patron ! Il détala à toutes jambes sur les quais en soufflant sur sa mèche lente, tandis que Mahlyk sortait de sa besace la première de ses bombes incendiaires et que Yairley leur emboîtait le pas. .XII. Palais du prince Nahrmahn II Eraystor Principauté d’Émeraude Le prince Nahrmahn leva les yeux de la dernière missive en date et fit la grimace. — Eh bien, lâcha-t-il d’un ton neutre, voilà qui est ennuyeux. Assis en face de lui, le comte de La Combe-des-Pins regarda son cousin sans parvenir à dissimuler son incrédulité. Nahrmahn remarqua son expression et poussa un grognement amusé. Il reposa la dépêche à côté de son assiette et se saisit d’une nouvelle tranche de melon. — Dois-je comprendre que vous vous attendiez à une réaction plus vive de ma part, Trahvys ? — Euh… oui. — Pourquoi ? fit Nahrmahn en glissant un morceau de melon dans sa bouche. Même si nous avons reçu la nouvelle plus vite grâce au délégué archiépiscopal Wyllys, qui nous a autorisés à utiliser le réseau de sémaphores de l’Église, ce n’est pas une surprise, si ? — Non, sans doute, répondit La Combe-des-Pins d’une voix lente en s’efforçant d’analyser l’humeur de Nahrmahn, qui lui semblait cacher quelque chose. — D’un point de vue militaire, réduire en cendres La Baie-du-Nord n’avait aucun sens. Je m’attends du reste à constater des dégâts moins importants qu’annoncés dans ces premiers rapports. D’un point de vue politique, en revanche, c’était très habile. — Que voulez-vous dire, Mon Prince ? La Combe-des-Pins ne voyait rien de logique dans cette attaque. En dehors des deux petites galères de guerre et de cinq ou six navires marchands que le chef d’escadre Zhaztro était en train de convertir en croiseurs légers capables de franchir le blocus, la plupart des dégâts infligés lui semblaient relever du pur vandalisme. Les bâtiments de commerce amarrés aux quais et les entrepôts abandonnés, remplis de marchandises prenant la poussière à cause de la Marine de Charis, n’étaient pas ce qu’il aurait appelé « des cibles militaires stratégiques ». Sans compter que près de sept cents milles séparaient Eraystor de ce port, qui était loin d’être le plus important de la principauté. — Ce que je veux dire, c’est que Cayleb – ou plutôt l’amiral de La Dent-de-Roche, agissant conformément aux instructions de son roi – a voulu m’envoyer un message. Nahrmahn se coupa une autre tranche de melon et l’examina un instant d’un œil critique avant de lui faire prendre le chemin de ses grandes sœurs. Il se tourna vers La Combe-des-Pins. — Les Charisiens veulent prouver que, tant qu’ils contrôleront les mers, ils pourront nous refaire subir la même chose chaque fois qu’ils le souhaiteront. Voyez-y si vous voulez un rappel appuyé du fait que, malgré tous les talents de Zhaztro, nous ne pouvons rien contre eux, alors qu’eux peuvent nous faire ce qu’ils veulent. J’en parlais hier encore avec Graisyn, d’ailleurs. — C’est vrai ? La Combe-des-Pins plissa les yeux d’un air interrogateur. Il savait que Nahrmahn s’était entretenu avec le délégué archiépiscopal Wyllys Graisyn, l’homme d’Église le plus éminent d’Émeraude depuis que l’archevêque Lyam Tyrn, en apprenant ce qui s’était passé dans l’anse de Darcos, avait brusquement décidé de rentrer à Sion pour y consulter ses collègues. Cependant, son cousin ne lui avait pas dit ce dont ils avaient discuté. Jusque-là, en tout cas, pensa-t-il en avisant le sourire quelque peu forcé de Nahrmahn. — Notre bon délégué archiépiscopal s’inquiète de notre motivation en ce qui concerne la guerre contre Charis. — Notre motivation ? répéta La Combe-des-Pins en clignant des yeux avec incrédulité. Croit-il qu’après Darcos et la mort de Haarahld, Cayleb pourrait voir en nous des alliés ? Nahrmahn partit d’un petit rire sans joie. — Je crois que cette fameuse lettre de l’archevêque Maikel – pardon, de l’apostat hérétique et perfide Maikel Staynair – au grand-vicaire a un peu… ébranlé Graisyn. Je ne crois pas qu’il ait accordé beaucoup plus de crédit que nous aux rumeurs selon lesquelles Haarahld aurait violé les Proscriptions, du moins tant qu’il ne s’agissait que de rayer Charis de la carte selon le calendrier établi par Clyntahn. Maintenant que le vent a tourné et que ces idiots du Groupe des quatre ont réussi à pousser Cayleb à se rebeller ouvertement, il se sent un tantinet mal à l’aise sous notre aile protectrice. — Nahrmahn… (l’incrédulité de La Combe-des-Pins avait cédé le pas à une inquiétude manifeste dans sa voix et ses traits) il est dangereux de se montrer si… — Si quoi ? s’exclama le prince en défiant son cousin du regard. Honnête ? direct ? — Je dis seulement qu’il serait étonnant que l’Inquisition n’ait pas d’oreilles plus près de vous que vous l’imaginez. — Je connais parfaitement l’identité de l’agent principal de l’Inquisition au palais, Trahvys. Pour tout vous dire, il n’écrit rien dans ses rapports que je ne lui aie dicté, moi, et ce depuis trois ans. — Vous avez soudoyé un agent de l’Inquisition ? — Oh ! n’ayez pas l’air si choqué ! le gronda Nahrmahn. Pourquoi les espions de Clyntahn seraient-ils incorruptibles ? Seul un imbécile heureux, sourd et aveugle de surcroît – ce qui ne correspond en rien au profil d’un agent de l’Inquisition, vous en conviendrez –, pourrait ne pas être au fait des dessous-de-table et autres manœuvres douteuses qui ont cours quotidiennement au Temple ! Quand toute la hiérarchie de l’Église est aussi corrompue et vénale qu’un ramassis de maquereaux du port capables de vendre leur propre sœur, pourquoi de simples agents seraient-ils plus vertueux que leurs maîtres de Sion ? — C’est de l’Église de Dieu que vous parlez, là, fit remarquer La Combe-des-Pins avec raideur. — Je ne parle ni de Dieu ni de Son Église, rétorqua Nahrmahn. Je parle de l’organisation dont se sont emparés des gens tels que Zhaspyr Clyntahn, Allayn Magwair et Zahmsyn Trynair. Vous imaginez-vous un instant que le Groupe des quatre se soucie de ce que Dieu attend de ses serviteurs ? Croyez-vous qu’un membre du Conseil des vicaires risquerait sa peau rose et lisse en se dressant contre Clyntahn et tous les autres, sous le seul prétexte que ce sont tous de sales menteurs égoïstes ? La Combe-des-Pins n’était plus seulement « choqué ». Depuis la bataille de l’anse de Darcos, Nahrmahn déchargeait de plus en plus ouvertement sa bile à l’égard du Temple, mais il ne s’était encore jamais exprimé avec autant de franchise sur l’Église et les hommes qui en contrôlaient la politique. Il n’avait jamais fait grand mystère de ce qu’il pensait du vicaire Zhaspyr et de sa clique, du moins auprès de son cousin, mais à aucun moment il n’avait osé étendre à toute la hiérarchie ecclésiastique le mépris qu’il éprouvait pour le Grand Inquisiteur et le Groupe des quatre ! — Qu’est-ce qu’il y a, Trahvys ? susurra Nahrmahn. Mon manque de piété vous scandaliserait-il ? — Non, hésita La Combe-des-Pins. — Si, je le vois bien. Vous êtes persuadé que je ne crois pas en Dieu, ou que je rejette Ses desseins pour Sanctuaire. Vous craignez que, si Graisyn ou l’Inquisition venaient à s’en rendre compte, ils décideraient de faire un exemple de moi… et peut-être de vous aussi, puisque vous êtes non seulement mon premier conseiller, mais mon cousin. — Ainsi présenté, vous avez peut-être raison, admit La Combe-des-Pins avec encore moins d’assurance. — Évidemment, que j’ai raison ! Cela dit, votre surprise à m’entendre m’exprimer ainsi ne m’étonne pas. C’est la première fois que je me montre si franc avec quelqu’un, hormis Ohlyvya. Les circonstances étant ce qu’elles sont, il est temps que je me confie à quelqu’un d’autre qu’à ma femme. Enfin, ma femme et l’oncle Hanbyl, pour être très précis. — Quelles circonstances, Nahrmahn ? lança La Combe-des-Pins avec circonspection, une lueur de panique dans le regard. Ce n’était pas sans raison que son anxiété avait ainsi monté en flèche. En effet, Hanbyl Baytz, duc de Salomon, n’était pas uniquement l’oncle de Nahrmahn. Malgré ses soixante-dix ans bien sonnés, il était encore vert et en pleine possession de ses capacités. Quoique l’antithèse presque exacte de Nahrmahn pour ce qui était du physique, il ressemblait énormément à son neveu pour tout le reste, à ceci près qu’il détestait la politique. Toutefois, malgré le peu d’intérêt qu’il manifestait pour le « Grand Jeu », nul n’aurait jamais remis en question sa compétence ou sa loyauté envers les intérêts de la famille et de Nahrmahn. Voilà pourquoi il était le chef de l’armée esméraldienne. C’était un poste qui lui convenait parfaitement et lui permettait de passer le moins de temps possible à Eraystor à s’occuper de politique. Ce qui, songea La Combe-des-Pins, a rendu service à Nahrmahn en bien des occasions. L’oncle Hanbyl a beau être sa main armée, il sait à ce point se faire oublier que même les personnes les plus avisées ont tendance à ne pas tenir compte de lui dans leurs calculs. — Il y a deux choses à prendre en considération, Trahvys, dit Nahrmahn pour répondre à sa question. Enfin, trois, plutôt. (Il repoussa son assiette et se pencha, la mine et la posture empreintes d’un sérieux dont il n’était guère coutumier.) Premièrement, d’un point de vue politique et militaire, Émeraude est foutue. Et, non, je n’ai pas eu besoin de l’oncle Hanbyl pour le savoir. Dès qu’il viendra l’envie à Cayleb de débarquer des troupes, fortes d’un soutien maritime, rien ne l’en empêchera. Voilà ce que cette aimable incursion en baie du Nord avait pour objet de me faire comprendre, au cas où cela m’aurait échappé. Pour l’instant, il doit encore en être à développer sa puissance militaire. En effet, Dieu sait combien les fusiliers marins de Charis sont redoutables, mais ils étaient assez peu nombreux au début des hostilités. Cela dit, notre armée est encore moins imposante, pas vrai ? D’autant plus qu’une grande partie de nos soldats étaient embarqués lorsque notre marine a connu sa récente mésaventure. Il ne faudra pas très longtemps à Cayleb pour se préparer à nous rendre visite, sans doute avec tous les engins de siège nécessaires pour enfoncer les portes qui se dresseraient sur son passage. Dès lors, je doute fort que l’oncle Hanbyl représente autre chose pour lui qu’une simple gêne. » Deuxièmement, d’un point de vue diplomatique, notre excellent ami Hektor ne risque pas de se mettre en quatre pour nous aider. D’ailleurs, cela m’étonnerait que Sharleyan ne décide pas de s’allier à Charis plutôt qu’à Hektor ou à nous. Ce qui fait que nous nous retrouvons à la merci des éléments. Nous sommes les plus exposés. C’est nous qui avons tenté d’éliminer Cayleb. Nous n’avons aucun espoir de voir quiconque voguer à notre secours. » Troisièmement… troisièmement, Trahvys, tout ce que Staynair et Cayleb ont dit du Groupe des quatre, du grand-vicaire et de l’Église est vrai. Parce que je reconnais la corruption d’hommes tels que Clyntahn, Trynair et leurs larbins du Conseil des vicaires, vous imaginez-vous que je ne croie pas en Dieu ? (Le prince laissa échapper un rire qui se rapprocha plutôt d’un aboiement.) Bien sûr que si ! C’est en ceux qui ont pris Son Église en otage que je ne crois pas ! À vrai dire, Staynair et Cayleb ont pris la bonne décision, à condition de parvenir à leurs fins. C’est justement ce qui inquiète tant Graisyn. C’est ce qui fait qu’il n’aura de cesse de nous harceler jusqu’à ce que nous ayons trouvé un moyen de prendre l’offensive et de lui prouver notre loyauté envers Hektor. — Lui êtes-vous loyal, Mon Prince ? hasarda La Combe-des-Pins. — À Hektor ? (Nahrmahn eut une moue de mépris.) Autant que lui à nous… C’est-à-dire que je le lui serai le temps qu’il me faudra pour m’approcher de sa gorge avec une lame bien aiguisée. Ou pensiez-vous plutôt à ma loyauté envers l’Église ? La Combe-des-Pins ne répondit rien. Il n’en avait pas besoin : l’expression de son visage parlait pour lui. — Elle s’arrête exactement là où commence l’Inquisition, déclara sèchement Nahrmahn. Il est grand temps que nous cessions de confondre Dieu et l’Église, Trahvys. Croyez-vous que le Seigneur aurait permis à Charis de couler une flotte alliée cinq fois plus nombreuse que la sienne si Haarahld s’était vraiment élevé contre Sa volonté ? La Combe-des-Pins déglutit et sentit au creux de son estomac un vide douloureux. Au fond de lui, un écolier bafouillait désespérément son catéchisme tout en se recroquevillant, les doigts fourrés dans les oreilles. — Nahrmahn, vous ne pouvez pas envisager ce à quoi je pense… — Ah bon ? fit le prince en penchant la tête sur le côté. Pourquoi pas ? — Parce qu’au bout du compte Charis perdra. Tant que l’Église contrôlera l’ensemble des grands royaumes, tant que sa bourse sera si profonde et qu’une telle proportion de la population mondiale vivra en Havre et en Howard, il ne pourra en être autrement. — N’en soyez pas si certain, répliqua Nahrmahn, le regard absorbé. Je sais bien que le Groupe des quatre voit les choses ainsi. Cela étant, nous venons d’en apprendre long sur l’infaillibilité supposée de son jugement, non ? Il va bientôt découvrir que le monde est moins monolithique qu’il l’imagine, et ce sera un choc encore plus désagréable pour lui. Il suffira à Cayleb de survivre assez longtemps pour répandre sa bonne parole, Trahvys. Voilà ce qui effraie tant Graisyn. Je ne suis pas le seul souverain, ni le seul aristocrate, à comprendre ce qui se passe en ce moment au sein du Conseil des vicaires. Si Cayleb parvient à résister à l’Église, d’autres monarques seront tentés de suivre son exemple. Dès lors, l’Église sera trop occupée à éteindre des feux de forêt disséminés pour bâtir une flotte capable de venir à bout de la Marine royale de Charis. Et ce en supposant que Charis s’oppose seule au Temple. — Mais… — Réfléchissez, Trahvys, ordonna le prince pour couper court à l’objection de son cousin. Chisholm ne tardera plus à devenir l’alliée de Charis, au moins de facto. Sharleyan pourrait même choisir d’officialiser la situation et de se ranger ouvertement du côté de Cayleb pour défier Clyntahn et ses sbires. Hektor se retrouvera alors encerclé, isolé de toute l’aide que pourrait lui apporter l’Église. Lorsque Sharleyan et Cayleb se partageront Corisande et Zebediah, et que Cayleb nous annexera purement et simplement, Sharleyan et lui contrôleront un bon tiers de la surface totale de Sanctuaire. Bien sûr, ils ne disposeront pas d’une fraction aussi considérable de la population de la planète, mais ils auront l’essentiel de la force navale mondiale, beaucoup de place pour se développer et toutes les ressources nécessaires à leur économie et à leur puissance militaire. Croyez-vous qu’il sera aussi simple à l’Église de les écraser ensuite ? La Combe-des-Pins garda le silence, de l’inquiétude dans le regard. Nahrmahn attendit qu’il ait achevé de suivre le même raisonnement. Il savait son cousin prudent par nature. Mieux, son frère cadet était grand-prêtre de l’ordre de Pasquale en république du Siddarmark et il était sur le point d’accéder à l’épiscopat. Il était tout à fait possible que Nahrmahn se soit montré trop franc pour le comte. — Non, répondit enfin ce dernier. Non, ce ne sera pas si simple. Surtout si tout se passe selon vos prédictions. — Est-ce regrettable ? insista Nahrmahn en forçant délibérément la réflexion de son cousin. — Non, admit le comte avec un soupir. (Ce n’était plus de l’incertitude qui se lisait sur ses traits, mais une profonde tristesse, ce qui n’était sans doute pas beaucoup mieux.) Non. Vous avez raison là-dessus également, Nahrmahn. Le Groupe des quatre n’est pas le problème. Seulement un symptôme. — Tout à fait. (Le prince posa sa main potelée sur l’avant-bras de son cousin.) J’ignore s’il serait possible à l’Église de se réformer de l’intérieur. Ce que je sais, c’est qu’avant que les Quatre et les autres vicaires y consentent se succéderont des massacres et des bains de sang tels que nul n’en a vu depuis la chute de Shan-wei. — Que voulez-vous y faire ? (La Combe-des-Pins parvint à esquisser un pâle sourire.) Je vous connais, Mon Prince. Vous ne me glisseriez pas une insinuation pareille à la table du petit déjeuner si vous n’aviez pas déjà un plan à l’esprit. — En effet, en effet ! Nahrmahn rapprocha l’assiette qu’il avait mise de côté et entreprit de détailler avec méticulosité le reste de son melon. — J’ai moi aussi un message à transmettre à Cayleb, dit-il sans lâcher des yeux son couteau et sa fourchette. Pour cela, il me faut quelqu’un qui soit capable de le convaincre que je suis prêt à capituler, qu’il n’a plus besoin de brûler mes villes et de tuer mes sujets pour se faire comprendre. — Il est évident qu’il veut votre tête, Nahrmahn. À en croire le ton de sa correspondance, il ne se contentera de rien d’autre. — Je sais. (Le sourire du prince tint davantage de la grimace que d’autre chose, mais il n’était pas complètement dénué d’humour pour autant.) Je sais, et je suppose que, s’il insiste, il finira par l’obtenir. Quel dommage que Mahntayl ait décidé de s’enfuir sur le continent plutôt que de se réfugier ici ! J’aurais pu tenter de convaincre Cayleb de ma sincérité en lui offrant la pomme du « comte de Hanth » au lieu de la mienne. Enfin, peut-être pourrai-je lui prouver qu’un homme doué de mon talent et de mon expérience serait plus utile à son service qu’à fertiliser un coin de terre quelque part derrière son palais. — Et sinon ? — Sinon, tant pis ! (Nahrmahn haussa les épaules avec une philosophie dont son cousin aurait été incapable à sa place.) Je pourrai au moins espérer qu’il se borne à m’emprisonner à vie au fond d’un cachot modérément inconfortable. Quand bien même il refuserait de m’accorder cette clémence, je sais qu’il ne serait pas du genre à s’en prendre à Ohlyvya ou aux enfants à titre de représailles. De toute façon (il regarda La Combe-des-Pins droit dans les yeux), le même sort me serait promis s’il débarquait en Émeraude à la tête d’une force d’invasion. En me livrant à lui, j’éviterai au moins la mort de milliers de mes sujets. La Combe-des-Pins continua de dévisager son cousin et s’avisa que, peut-être pour la première fois depuis son accession au trône d’Émeraude, Nahrmahn venait d’abandonner toute arrogance. C’était assez surprenant, après toutes ces années, mais il était sérieux. — Vous ne pourrez pas faire la paix avec Cayleb, ni même vous rendre, sans vous attirer les foudres de Graisyn et de tout le clergé. Vous le savez, n’est-ce pas ? — Pour Graisyn, je suis d’accord, de même que pour la plupart des évêques. Par contre, la plupart de nos grands-prêtres – et de nos évêques itinérants – sont esméraldiens. Nous sommes presque aussi peu recommandables que Charis à cet égard. C’est du reste l’une des raisons de la frayeur de Graisyn, que je crois assez fondée. Toujours est-il que j’en ai longuement discuté avec l’oncle Hanbyl. — Je vois, fit La Combe-des-Pins en tambourinant du bout des doigts sur le bras de son siège pour accompagner sa réflexion. Il avait bien compris l’allusion de Nahrmahn à la composition du clergé de sa principauté. Cependant, il était difficile de déterminer si l’opposition entre les simples prêtres nés en Émeraude et leurs supérieurs étrangers se traduirait par le même soutien dont bénéficiait Cayleb en Charis. Le premier conseiller admit en son for intérieur n’avoir pas accordé à cette question la considération qu’elle méritait. J’attendais sans doute pour l’envisager que Nahrmahn me mette le nez dedans, se dit-il. Si le duc de Salomon avait bien dit ce que sous-entendait Nahrmahn lorsqu’ils en avaient discuté, La Combe-des-Pins n’avait plus qu’à supposer que son prince ne se trompait pas sur la réaction probable du clergé et sur ses chances d’y survivre. Cette réaction était au demeurant la seule opposition à craindre en sa principauté. À l’instar des Ahrmahk en Charis, quoique pour des raisons et selon un mode bien différents, la maison Baytz avait centralisé le pouvoir politique en son sein. Le père de Nahrmahn avait privé la haute noblesse de ses armées permanentes personnelles – non sans effusion de sang, dans certains cas – et Nahrmahn était ensuite allé encore plus loin en subordonnant cette aristocratie à la Couronne. Pis encore, la Chambre basse du Parlement d’Émeraude, ou ce qui en tenait lieu, avait vigoureusement appuyé Nahrmahn et son père dans leurs efforts visant à limiter le pouvoir de ces riches propriétaires de haute lignée. Cette tradition de soutien s’étendrait sûrement à la réponse qu’apporterait Nahrmahn aux difficultés du moment. Il se trouvait que, dans le cas présent, l’aristocratie et le peuple d’Émeraude tomberaient sans doute globalement d’accord. En laissant de côté toute considération d’ordre religieux, les deux parties seraient certainement en faveur d’un arrangement avec Charis, voire d’une capitulation pure et simple. Malgré la rivalité héréditaire qui opposait les deux îles, les Ahrmahk avaient une réputation de sagesse. En s’en tenant à des arguments séculiers, il serait difficile de convaincre quiconque du désastre que représenterait une soumission à la souveraineté de Cayleb, d’autant plus qu’il fallait tenir compte de notions aussi rationnelles que l’intérêt personnel et le désir d’éviter le bain de sang qu’occasionnerait une invasion charisienne. C’était à l’évidence ainsi que Nahrmahn interprétait la situation et son talent pour prévoir les réactions des décideurs esméraldiens n’était plus à démontrer. Cela étant, il s’est tout de même trompé une ou deux fois par le passé, se rappela La Combe-des-Pins. Pas souvent, c’est vrai. Et il ne souffre pas de cette tendance qu’ont certaines personnes à prendre leurs désirs pour la réalité. Si l’analyse de Nahrmahn se vérifiait et si les préparatifs que Salomon devait mettre au point dans le plus grand secret se révélaient efficaces, alors le prince survivrait sans doute à ses négociations avec Cayleb. Bien sûr, toute la question était de savoir s’il survivrait aussi aux conséquences de ces pourparlers. La Combe-des-Pins n’accordait guère qu’une chance sur deux à son cousin de s’en tirer avec la tête sur les épaules. Dans le cas contraire, le premier conseiller aurait lui aussi du souci à se faire. Cependant… — Si vous pensez vraiment ce que vous venez de dire, le comte s’entendit-il déclarer, alors vous devriez dépêcher votre meilleur diplomate en Charis pour y ouvrir les négociations. Quelqu’un d’assez haut placé dans votre estime pour que Cayleb le croie pendant au moins cinq petites secondes. — Vous croyez ? fit Nahrmahn avec un sourire empreint d’une chaleur inaccoutumée. Auriez-vous quelqu’un à l’esprit, Trahvys ? .XIII. Cathédrale de Tellesberg et palais du roi Cayleb II Tellesberg Royaume de Charis Les grandes orgues entamèrent un prélude majestueux et les centaines de fidèles entassés dans la cathédrale de Tellesberg se mirent debout. Les notes divines s’élevèrent, portées par les ailes d’or de la musique dans l’atmosphère chargée d’encens. Peu après, le chœur se joignit à elles. Les deux vantaux de la porte pivotèrent sur leurs gonds et la procession familière du mercredi matin s’avança dans la splendeur accueillante de cette hymne somptueuse. Des porteurs de sceptres, de cierges et d’encensoirs formèrent lavant-garde du cortège, suivis d’acolytes et de bas-prêtres. Enfin, l’archevêque Maikel Staynair ferma la marche. À son poste dans la loge royale, vingt pieds au-dessus du dallage de la nef, Merlin Athrawes observait le début de cet office avec la distance dont il était coutumier. La religion imprégnait tant la vie de Sanctuaire qu’il était impossible d’échapper à de telles cérémonies. Par ailleurs, l’immersion qu’il vivait dans cette société contribuait à émousser un petit peu son indignation. Mais seulement un petit peu, se dit-il. Seulement un petit peu. Le défilé avançait avec lenteur et solennité pour accompagner l’archevêque jusqu’à l’autel. Cependant, l’idée que se faisait Maikel Staynair d’une procession n’était pas tout à fait celle des autres archevêques. Merlin sourit en le voyant s’arrêter pour poser la main sur la tête bouclée d’une fillette que lui présentait son père. Des bras se tendirent dans la foule pour effleurer le prélat à son passage. D’autres enfants attendirent sa bénédiction. Les archevêques susmentionnés, plus sophistiqués, auraient sans doute méprisé la « naïveté » de l’abandon par Staynair de la dignité seyant à son rang. Cependant, ces grands hommes n’auraient jamais fait l’objet de l’amour et de la confiance qu’inspirait Maikel Staynair à ses fidèles. Bien sûr, il… Les pensées de Merlin s’interrompirent avec la soudaineté d’une guillotine lorsqu’un tourbillon de violence se déchaîna dans la nef de la cathédrale. L’archevêque Maikel posa la main sur le front d’un nouvel enfant en murmurant quelques paroles de bénédiction. Il savait que ses arrêts fréquents agaçaient ses acolytes et ses assistants, même s’ils faisaient montre d’une grande tolérance. Cela ne facilitait pas le respect de la liturgie inflexible de l’Église, mais ils ne se seraient jamais avisés de protester. De toute façon, il était des responsabilités – et des bonheurs – propres à son sacerdoce que Maikel Staynair refusait de sacrifier à la « dignité » de son office ecclésiastique. Il regagna les rangs de la procession et baissa la tête en repassant dans son esprit les grandes lignes de son homélie. Le jour était venu de mettre l’accent sur… La soudaine agitation le prit autant par surprise que tout le monde dans la cathédrale. Sa tête partit en arrière lorsque de fortes poignes se refermèrent sur ses bras. Les deux hommes qui avaient fait irruption au sein du cortège l’attirèrent violemment sur le côté. Il se révéla trop abasourdi pour leur opposer une quelconque résistance. Personne ne levait jamais la main sur le clergé de l’Église Mère. Un tel acte était tellement inouï que tous les fidèles demeurèrent aussi éberlués que leur archevêque. Seuls les plus proches virent ce qui se produisait, mais l’arrêt soudain de la procession fit se tourner les têtes et les regards. Staynair avait l’esprit plus agile que la moyenne, mais il ne comprit ce qui était en train de se passer qu’en voyant le poignard brandi par le troisième homme. Un poignard qui, au mépris de tous les usages de l’Église de Dieu du Jour Espéré, avait été introduit dans la maison du Seigneur sous la tunique d’un tueur. — Au nom de la seule vraie Église ! hurla ce dernier en abaissant sa lame. Cayleb Ahrmahk avait aussi l’esprit plus vif que la moyenne. Il bondit sur ses pieds avec un geste de protestation futile au moment où étincela l’arme blanche. — Maikel ! cria-t-il avant de tressaillir lorsqu’un coup de canon partit à moins de six pouces de son oreille. C’est du moins l’impression que cela lui fit. Il chancela sous le choc de la détonation alors qu’en retentissait une autre. Maikel Staynair ne ressentit aucune crainte en voyant la lame fondre sur lui. Il n’en eut pas le temps, pas plus que n’en eut son esprit de comprendre ce qui se passait et d’informer le reste de son corps qu’il était sur le point de mourir. Les muscles de son abdomen commençaient tout juste de se contracter en une fragile et inutile réaction défensive quand, soudain, la tête du tueur se désintégra. La lourde balle poursuivit sa trajectoire, heureusement sans toucher personne d’autre, avant de percuter dans un nuage d’éclisses un banc dont les occupants se retrouvèrent aspergés d’une gerbe de sang, de tissu cervical et d’éclats d’os. Le coup de pistolet mit un terme à l’exécution de l’hymne comme si c’était l’organiste qui venait d’être abattu. L’entrelacs délicat de la musique et des voix s’interrompit dans une confusion de cris et de hurlements. La plupart des personnes présentes ignoraient qu’il était arrivé quelque chose à l’archevêque. Au lieu de se tourner dans sa direction, tous les regards se portèrent sur le grand garde aux yeux bleus qui venait de se jucher d’un bond sur la balustrade, large comme la main, de la loge royale. Il se tenait en équilibre sur son perchoir précaire avec une fermeté incroyable, la main droite dissimulée au cœur d’un épais nuage de fumée. C’est alors qu’un nouveau coup partit du deuxième canon de son arme. Staynair ferma les yeux par réflexe lorsque le sang de celui qui aurait voulu être son assassin se répandit sur son visage et le blanc de ses habits magnifiquement brodés. Son cerveau commençait enfin à comprendre ce qui se passait. Il banda ses muscles pour s’arracher à l’étreinte de ses agresseurs. Avant qu’il ait pu faire un geste, un deuxième coup de tonnerre résonna dans la cathédrale. L’archevêque entendit un cri étouffé quand l’homme qui lui tenait le bras droit le lâcha brusquement. Le lourd pistolet que tenait Merlin dans sa main droite se leva brusquement sous la force du recul imposé par le deuxième coup. La première fois qu’il avait pressé la détente, le seijin n’avait eu d’autre solution que de viser la tête : il lui fallait mettre immédiatement hors d’état de nuire le porteur du poignard, même si la balle risquait de tuer ou de blesser un innocent après avoir touché sa cible. Les deux autres agresseurs de Staynair n’avaient encore dégainé aucune arme, aussi s’était-il contenté de braquer le point lumineux de sa mire sur le dos du deuxième homme. La balle lui avait brisé la colonne vertébrale avant de lui traverser le torse vers le bas selon l’angle aigu imposé par la position de tir de Merlin. La résistance des os et des tissus humains ralentit le gros projectile déformé lors de l’impact. L’homme lâcha Staynair, fit un demi-pas en avant et s’écroula. La main gauche de Merlin se leva à son tour, armée du deuxième pistolet. Le nuage de poudre à canon produit par ses deux premiers tirs flottait devant lui. N’importe quel être humain s’en serait trouvé totalement aveuglé, mais le capitaine Athrawes n’en était pas un. Ses yeux voyaient à travers la fumée avec une précision parfaite. Toujours en équilibre sur sa rambarde, il mit en joue sa prochaine victime avec une stabilité aussi stupéfiante de la main gauche que de la droite. Son point de visée se déplaça sur le dernier agresseur. Celui-là, Merlin le voulait vivant. Une balle dans la jambe devrait suffire, se dit-il avant de jurer mentalement lorsque sa cible brandit à son tour un poignard. Les autres participants à la procession venaient enfin de se rendre compte de ce qui se passait. Deux d’entre eux se retournèrent pour se jeter sur l’homme au couteau, mais il était trop tard. La main gauche du tueur enserrait toujours le bras gauche de Staynair quand la lame s’éleva. Personne n’aurait le temps d’intervenir avant qu’elle s’abaisse sur sa proie. Staynair sentit se relâcher la prise sur son bras droit et changea d’appui pour s’arracher à celle pesant sur son bras gauche. Soudain, une troisième explosion retentit. L’instant d’après, plus aucune main ne l’empoignait. Merlin allait sauter de la balustrade jusque dans la nef en contrebas, mais il se ravisa. Ne faisons rien d’« impossible » devant tant de témoins si nous pouvons l’éviter, se dit-il. La petite voix dans sa tête lui parut ridiculement calme, mais elle n’avait pas tort. Il glissa son pistolet de droite encore fumant dans son étui. Il s’accroupit, se cramponna à la rambarde de sa dextre et se laissa pendre dans le vide. Il laissa glisser ses doigts le long d’un pilier encaustiqué jusqu’à ce que ses pieds ne soient plus qu’à cinq ou six pieds du marbre de la cathédrale. Alors, il se laissa tomber avec la grâce d’un chat. Il atterrit sur un banc qui s’était vidé comme par magie de ses occupants lorsque ceux-ci l’avaient vu arriver. Ils reculèrent devant lui, les yeux écarquillés, quand il sortit de son nuage de poudre à canon. Il leur adressa un signe de tête poli. — Excusez-moi, fit-il en se dirigeant vers l’allée centrale. Il régnait dans la cathédrale une bruyante confusion de plus en plus teintée de colère à mesure que les fidèles s’avisaient de ce qui s’était passé. Merlin choisit de ne pas prêter attention au tintamarre en avançant jusqu’au cœur de la nef. Son uniforme aurait suffi à lui ouvrir un passage dans n’importe quelles circonstances. Là, le pistolet qu’il tenait toujours dans sa main gauche, un chien encore levé alors que de la fumée sortait toujours de l’autre canon, se révéla encore plus efficace. Il ne tarda pas à rejoindre Staynair. Un genou à terre, l’archevêque faisait la sourde oreille au bas-prêtre qui l’enjoignait de se relever, occupé qu’il était à faire basculer sur le côté son deuxième agresseur. Sous les yeux de Merlin, Staynair porta deux doigts à la gorge de l’homme en quête de son pouls. Il ne trouva rien, bien évidemment, et eut un geste d’impuissance avant de fermer les yeux fixes et stupéfaits du cadavre. — Tout va bien, Votre Excellence ? s’enquit Merlin. Staynair leva les yeux vers lui avec une expression de regret. — Oui. Merlin perçut dans sa voix un tremblement qu il n’avait encore jamais entendu chez lui. Dans de telles circonstances, il était normal que même quelqu’un d’aussi calme que Maikel Staynair se trouve un peu déstabilisé. Le prélat se racla la gorge. — Oui, dit-il avec plus de fermeté. Je n’ai rien. Merci, Merlin. — Dans ce cas, si vous voulez éviter une émeute, vous feriez sans doute mieux de vous lever et de vous montrer à vos fidèles avant qu’ils vous imaginent mort, vous aussi, suggéra Merlin d’un ton aussi posé que possible au milieu du brouhaha grandissant de voix furieuses, effrayées, déboussolées. — Quoi ? Staynair le dévisagea un instant, visiblement déconcerté lui aussi. Soudain, il eut l’air de comprendre. Il hocha vigoureusement la tête. — Vous avez raison, dit-il en se levant. — Il faut vous mettre à l’abri, Votre Excellence ! s’écria un bas-prêtre. Merlin partageait tout à fait son avis, mais Staynair signifia son désaccord avec détermination. — Non, dit-il fermement. — Mais, Votre Excellence ! — Non, répéta-t-il avec encore plus d’assurance. Je vous remercie de votre sollicitude, père, mais ma place est ici. Il désigna d’un geste de la main sa cathédrale et la fureur qui se propageait vers l’extérieur à mesure que se transmettait de bouche à oreille ce qu’avaient vu les témoins de la scène. — Mais… — Non, dit Staynair une troisième fois d’un ton sans appel. Il fit volte-face, se fraya un chemin parmi les porteurs de sceptres et de cierges pétrifiés et reprit sa marche vers l’autel. Les acolytes et les prêtres assistants s’interrogèrent mutuellement du regard, encore trop ébranlés pour savoir comment réagir, mais Merlin redressa les épaules et emboîta le pas à l’archevêque. Ses pensées commençaient tout juste de suivre le cheminement de celles de Staynair, mais il se rendit bientôt compte qu’il avait raison. Sa place était dans cette cathédrale, et ce pour bien des raisons. Avec un luxe de précautions, Merlin recouvrit le bassinet et abaissa le chien de son dernier canon chargé. Il glissa le pistolet dans son étui sans interrompre sa marche et s’avança vers le chœur à la suite de l’archevêque en observant attentivement les fidèles assemblés de part et d’autre de l’allée. Il y avait très peu de chances qu’une seconde équipe de tueurs se trouve tapie dans l’ombre, mais Merlin n’avait l’intention de rien tenir pour acquis – rien d’autre, en tout cas – en ce qui concernait la sécurité de Maikel Staynair. Les paroissiens les plus proches de l’allée centrale virent leur archevêque passer devant eux, suivi d’un seul garde aux yeux bleus et à la mine sévère. Une vague de soulagement parcourut l’assemblée à la suite du torrent de confusion et de colère qui avait déjà balayé la cathédrale. La mine moins sinistre que Merlin, Staynair eut aussi moins de mal qu’en aurait eu le seijin à ne pas tressaillir lorsque des mains se tendirent pour le toucher, les fidèles cherchant par ce contact à se rassurer sur l’état de santé de leur pasteur. Laisser tous ces gens s’approcher ainsi de Staynair releva sans doute de ce que Merlin avait jamais connu de plus difficile dans sa vie. Pourtant, il se força à ne pas intervenir, et pas uniquement parce que Staynair lui en aurait voulu : Merlin n’aurait eu aucun mal à supporter l’ire de l’archevêque, mais il savait qu’il avait raison là-dessus aussi. Et il n’y a même pas réfléchi outre mesure, songea-t-il. Il est comme ça, voilà tout. Il obéit à son instinct. Enfin, à son instinct et à sa foi. Staynair atteignit le chancel, en ouvrit le portillon – c’était sans doute la première fois en au moins dix ans qu’aucun acolyte ne s’en chargeait pour lui –, et pénétra dans le chœur. Merlin s’arrêta à la barrière et se retourna pour observer la nef. Ce faisant, il consulta les images des capteurs déployés par ses PARC dans l’ensemble du gigantesque édifice. Staynair fit une génuflexion devant la colossale mosaïque de Langhorne et Bédard, puis se tourna vers la masse des fidèles. Ceux-ci se calmèrent à contrecœur en remarquant la présence de l’archevêque devant eux. Le sang de ses agresseurs formait des taches sombres sur ses vêtements. Son visage aussi en était souillé, mais il était évident que ce n’était pas le sien. Plusieurs personnes crièrent leur soulagement lorsqu’elles s’en rendirent compte. Le soulagement, toutefois, ne suffit pas à atténuer la colère régnant dans la maison. Merlin sentit monter la fureur dans le cœur et l’esprit de ces centaines de fidèles à mesure qu’ils s’avisaient de combien leur archevêque avait frôlé la mort de près. De nouveaux cris retentirent pour exprimer cette rage d’une façon plus distincte et plus directe. — Mes enfants ! commença Staynair en faisant monter sa voix puissante pour se faire entendre malgré ce déchaînement d’indignation vindicative. Mes enfants ! Ses mots résonnèrent par-dessus le tumulte et un certain calme revint dans la cathédrale. On ne pouvait pas encore parler de silence – la colère et l’émotion étaient trop fortes pour cela –, mais le niveau sonore descendit un peu. Staynair leva les bras. — Mes enfants, dit-il d’une voix à peine plus basse, nous sommes ici dans la maison de Dieu. En cette demeure et à cette heure, la vengeance ne peut appartenir qu’à Lui, et certainement pas à nous. Un nouveau mouvement parcourut l’auditoire, comme si personne n’arrivait à en croire ses oreilles. L’archevêque secoua la tête avec tristesse. — Quoi que puissent en penser certains, mes enfants, le Seigneur est un Dieu d’amour. Si justice doit être faite, alors qu’il en soit ainsi, mais ne laissez pas le venin de la vengeance vous envahir. Il est déjà suffisamment tragique que trois enfants de Dieu soient morts sous Son toit sans que Ses autres fils et filles souillent leur cœur de haine ! — Mais ils ont tenté de vous tuer ! rétorqua une voix perdue dans les profondeurs de la vaste cathédrale. — En effet, répondit Staynair. Et ils en ont payé le prix. (Le chagrin et les regrets manifestes dans sa voix étaient tout à fait sincères, remarqua Merlin.) Les hommes qui s’en sont pris à moi sont déjà morts, mon fils. Contre qui voudriez-vous donc vous venger de leur crime ? — Les Templistes ! cria fougueusement quelqu’un. Staynair secoua encore la tête. — Non, dit-il avec fermeté. Nous savons seulement trois hommes coupables de cette tentative d’assassinat. Nous ne connaissons encore ni leur identité ni leurs motivations. Nous ignorons s’ils ont agi seuls. Nous ne savons rien d’eux, mes enfants. Nous ne savons même pas – quoi qu’en pensent certains – s’ils étaient liés aux Templistes actifs à Tellesberg. Dans le doute, rien ne justifierait que nous nous en prenions à quiconque. Quand bien même, la vengeance n’appartient en aucune circonstance aux enfants de Dieu. La justice, peut-être, mais elle est la prérogative de la Couronne. Ayons confiance en notre roi pour réagir comme il conviendra. Nous ne chercherons pas à nous venger. Nous n’adopterons jamais une conduite que nous réprouvons. Des murmures s’élevèrent, certains chargés d’accents de rébellion. Toutefois, personne n’osa contredire l’archevêque. — Mes enfants, reprit Staynair d’une voix plus posée, je devine votre colère. Je la comprends. Néanmoins, l’heure devrait être aux larmes et non à la bile. Quoi que vous pensiez des hommes qui s’en sont pris à moi aujourd’hui, ils étaient, comme vous, des enfants du Seigneur. Je suis certain qu’ils n’ont agi ainsi que pour obéir à leurs convictions profondes. Je ne prétends pas croire qu’ils aient agi conformément à la volonté de Dieu, mais à ce qu’on leur en a dit. Les condamnerons-nous pour avoir écouté leur foi quand la nôtre exige de nous que nous tournions le dos au Conseil des vicaires et au Temple ? Dans la guerre que le Groupe des quatre nous a déclarée, nous devrons peut-être nous opposer encore à des hommes qui partageront les certitudes de ces criminels. Il nous faudra même peut-être en tuer. Cependant, malgré cette dure nécessité, n’oubliez jamais que vos adversaires sont tout aussi humains et enfants de Dieu que vous. Quelle que soit la malignité de leurs actes à vos yeux et à ceux du Tout-Puissant, si vous vous laissez gagner par la haine, si vous les déshumanisez afin de pouvoir les abattre plus facilement, alors c’est vous qui serez à la merci du mal que vous leur reprochez. Les murmures s’étaient tus pendant son discours. Il embrassa l’assistance d’un regard peiné. — Nous vivons une période où les hommes et les femmes de Dieu devront faire des choix, mes enfants. Je vous en prie, au nom de l’amour que vous me portez, ainsi qu’à vos femmes, maris et enfants, ainsi qu’à vous-mêmes et à votre Créateur, ne vous trompez pas de voie. Décidez de ce que vous avez à faire, mais sans souiller votre âme ni votre aptitude à vous aimer les uns les autres. Il régnait un silence presque absolu désormais. Staynair braqua son regard sur l’endroit où le cortège processionnel interrompu entourait encore les trois cadavres. En voyant les acolytes et les bas-prêtres se baisser pour enlever les corps, Staynair leur fit signe. — Venez, leur dit-il, debout devant ses fidèles, couvert du sang séché de ses agresseurs. Venez, mes frères. Nous avons une messe à célébrer. — Maikel, dit le roi Cayleb avec le plus grand sérieux, vous vous rendez compte de ce dont ils ont profité en préparant leur coup, n’est-ce pas ? — Bien entendu, Votre Majesté, répondit sereinement l’archevêque. (Assis sur le balcon de la suite du roi en son palais, les deux hommes admiraient les lueurs dorées dont le soleil de la fin d’après-midi parait les toits de la ville. Merlin, lui, se tenait debout derrière le monarque.) Cela dit, pour couper court à vos arguments, je suis trop vieux et trop ancré dans mes habitudes pour les changer. — Ils ont tenté de vous tuer, Maikel, insista Cayleb en s’efforçant – sans y parvenir – de cacher son exaspération. — Je sais, répondit Staynair avec la même sérénité. — Que pensez-vous qu’il arriverait à l’Église de Charis – et à mon royaume – si la prochaine tentative d’assassinat contre vous se trouvait couronnée de succès ? — Il vous faudrait sans doute me choisir un successeur, Votre Majesté. La liste complète des candidats vous attend sur mon bureau. Le père Bryahn saura vous la remettre. — Maikel ! — Du calme, Votre Majesté, fit Staynair avec un maigre sourire. Je comprends ce que vous voulez dire. Loin de moi l’idée de minimiser les conséquences qu’aurait ma mort sur votre opposition au grand-vicaire et au Groupe des quatre. Je sais aussi combien mon décès, de la main de Templistes réels ou supposés, enflammerait l’opinion publique. Néanmoins, je suis prêtre avant d’être homme politique. Avant même d’être archevêque. Je sers Dieu ; je ne Lui demande pas de me servir. Je me refuse à vivre dans la peur de mes ennemis et à donner à croire à ceux-ci – ainsi qu’à mes amis – que je les crains. L’heure est à l’audace, Cayleb, et non à la timidité. Vous l’avez très bien compris en ce qui vous concerne. Il vous faut à présent admettre que cela s’applique à moi aussi. — Tout cela est bel et bon, Votre Excellence, intervint Merlin avec respect. Je suis d’ailleurs tout à fait d’accord avec vous, mais il existe tout de même une différence entre le roi et vous. — Laquelle, dites-moi, seijin Merlin ? — Sa Majesté est, en permanence et au vu de tous, entourée de gardes du corps. Le temps est peut-être venu pour elle de prendre des risques, même inconsidérés, mais tenter de l’éliminer serait extraordinairement difficile. Par contre, je vous laisse le soin d’évaluer les difficultés qu’il y aurait à vous attaquer, vous. Derechef. — Vous avez raison, comme toujours, concéda Staynair. Cela ne change rien à mon raisonnement, toutefois. Je pourrais aussi ajouter que, en dehors des offices en ma cathédrale, je suis moi aussi sous la constante protection de la garde archiépiscopale. — Ce qui ne change rien au problème soulevé par Merlin, dit Cayleb avec sévérité en fusillant le prélat du regard. Je serais bien tenté de vous ordonner de modifier votre façon de procéder. — J’espère sincèrement que vous saurez y résister, Votre Majesté. Il me serait très pénible de désobéir à une injonction royale. — Mais vous le feriez quand même, gronda Cayleb. C’est bien la seule chose qui m’empêche de vous mettre au pied du mur. — Je ne cherche nullement à vous créer des problèmes, Votre Majesté, mais à m’acquitter de mes responsabilités pastorales ainsi que, je le crois, Dieu l’attend de moi. Je reconnais les risques encourus, mais je refuse de servir moins bien le Seigneur à cause d’eux. Cayleb se rembrunit encore plus et ses narines frémirent, mais il se contenta de secouer la tête. — D’accord. D’accord ! (Il leva brusquement les bras.) Vous vous conduisez en imbécile. Vous le savez et je le sais, mais si rien ne peut vous en empêcher qu’y puis-je ? Si, je peux tout de même prendre quelques précautions de mon côté. — C’est-à-dire, Votre Majesté ? fit Staynair avec un brin d’inquiétude. — Je vais commencer par placer une garde permanente autour de la cathédrale. Je n’arriverai peut-être pas à empêcher les gens de se rendre à la messe avec un poignard caché sous leurs habits, mais je pourrai au moins leur interdire de dissimuler sous un banc un ou deux barils de poudre à canon quand tout le monde a le dos tourné ! Staynair n’eut pas l’air très heureux de cette décision, mais il acquiesça. — Ensuite, Maikel – et, je vous préviens, ce n’est pas négociable –, je vais demander au général Chermyn de poster deux de ses tireurs d’élite dans la cathédrale. (L’archevêque se raidit, mais Cayleb secoua l’index sous son nez.) Je vous l’ai dit : ce n’est pas négociable. Ces soldats se feront aussi discrets que possible, peut-être dissimulés sur l’un des balcons supérieurs. Mais ils seront là, Maikel. Ce ne seront pas des seijin, bien sûr, aussi ne vous attendez pas à les voir reproduire l’exploit de Merlin sans tuer d’innocents, mais, au cas où, ils seront présents. Pendant quelques longs instants, Staynair donna l’impression de vouloir négocier malgré tout. Enfin, il finit par relâcher les épaules avec un soupir. — Très bien, Cayleb. Si vous insistez… — J’insiste, oui. La voix de Cayleb était aussi inflexible que sa physionomie. Merlin était d’accord avec lui. Bien sûr, il était hautement improbable que deux ou trois tireurs d’élite – ou une dizaine – aient pu empêcher la tentative de meurtre du matin même. Merlin n’avait dû qu’à ses réflexes optimisés et aux capteurs déployés dans toute la cathédrale de comprendre assez vite ce qui se passait pour réagir à temps. Des mousquetaires doués de leurs seuls sens naturels n’auraient jamais pu – et de loin ! – égaler son intervention. Cela étant, se dit-il, je pourrais moi aussi prendre quelques précautions supplémentaires. Et Son Excellence monseigneur Je-n’en-fais-qu’à-ma-tête n’y pourra rien car, contrairement à Cayleb, je me garderai bien de l’en aviser ! Il ne laissa rien paraître de ses pensées dans son expression, même s’il n’était pas sans ressentir une certaine satisfaction à avoir trouvé un moyen de contourner l’obstination de Staynair. Orwell était déjà en train de renforcer le réseau de surveillance déployé à l’intérieur et autour de la cathédrale de Tellesberg. Les gardes du roi Cayleb seraient peut-être incapables de déterminer qui, parmi les paroissiens de l’archevêque, croirait bon d’assister à la messe avec un poignard dissimulé sous ses vêtements, mais cela n’échapperait pas aux capteurs de l’IA. Et un certain Merlin Athrawes n’hésiterait pas un instant à confondre les coupables. Voilà pour la partie la plus simple de son plan. Il n’avait pas l’intention de s’en tenir à cela. Orwell avait déjà commencé de reproduire point par point, pierre par pierre, le vêtement sacerdotal de Staynair. Quand il aurait terminé, il serait littéralement impossible à l’archevêque de faire la différence entre l’œuvre de l’IA et l’original. Même les nœuds et les reprises les plus minuscules pouvaient être copiés à l’identique. Contrairement à l’original, la copie serait faite du dernier cri en matière de tissu pare-balles et fourmillerait de nanotechnologies capables de transformer en armure toute portion de sa surface sous n’importe quel impact. Une fois ses habits de cérémonie remplacés, ce serait le tour de ses soutanes de tous les jours. Orwell en aurait fini avant la fin de la quinquaine. Alors, Votre Excellence, le prochain salopard qui cherchera à vous percer la couenne se retrouvera face à un « miracle » que Clyntahn et ses amis auront bien du mal à expliquer, songea Merlin avec froideur. Seulement, je doute que le salopard en question vive assez longtemps pour se rendre compte de sa propre stupéfaction. Ce qui convenait parfaitement à Merlin. Juillet de l’an de grâce 892 .I. Collège royal Tellesberg Royaume de Charis Rahzhyr Mahklyn loucha sur la feuille de papier posée sur son bureau. Malgré les meilleurs verres que parvenaient à polir ses opticiens, sa myopie empirait sans cesse, ce que n’arrangeait pas le mauvais éclairage de la pièce. Les lampes à huile étaient remplies d’une huile de kraken de première qualité et leurs réflecteurs avaient été lustrés comme des miroirs, mais leur éclat ne valait pas la lumière naturelle. Évidemment, si je rentrais à la maison à une heure raisonnable, je pourrais travailler là-dessus dans la journée sans avoir à me préoccuper de l’éclairage, non ? Il ne put s’empêcher de sourire à cette pensée, d’autant plus qu’il savait que tous ses collègues lui auraient dit exactement la même chose, quoique avec un peu plus de mordant. Son sourire naissant disparut. Il n’avait plus rien à faire chez lui depuis la mort de sa femme. En plus d’être son épouse dévouée, Ysbet avait été pendant plus de trente ans sa fidèle compagne, sa camarade d’études, sa collaboratrice et sa meilleure amie. En toute honnêteté, c’était son absence qui le retenait au Collège royal de Charis alors que tout y était fermé pour la nuit. Il poussa un soupir et se laissa aller en arrière sur son siège. Il repoussa sur son front ses lunettes cerclées de fil de fer et se massa l’arête du nez avec lassitude. Le système de « chiffres arabes » introduit au royaume par Merlin Athrawes était une bénédiction incroyable pour les maisons de commerce et les manufactures de Charis. C’était encore plus vrai du « boulier », à plus d’un titre, mais Mahklyn était à peu près certain que personne en dehors du Collège royal n’avait idée de tout ce qu’autorisait ce progrès. Il commençait enfin à comprendre certains passages de la Sainte Charte et des Témoignages, avec leurs allusions à des opérations mathématiques qu’il n’avait jamais réussi à exécuter à l’aide de l’ancienne numérotation, tellement malcommode. Le nouveau système offrait des possibilités proprement stupéfiantes. Pourtant, seuls quelques vieux schnocks comme lui et ses collègues devaient apprécier les perspectives qui s’ouvraient sous leurs yeux. Pour l’instant, du moins. S’il ne se trompait pas, cet état de fait était sur le point de changer de façon radicale. Rien que la possibilité de tenir des registres exacts et de comprendre le sens des chiffres, ainsi que leur évolution dans le temps, va bouleverser la façon de penser des rois et des empereurs. Je me demande si Cayleb et Monts-de-Fer se rendent compte de ce que cela représente pour les comptables et les commissaires, sans parler du Trésor ! Enfin, si quelqu’un était apte à le comprendre, c’était bien Cayleb. Malgré son désintérêt pour les études, il était le fils de son père par tant d’aspects que c’en était effrayant. De fait, il avait on ne peut plus clairement affirmé son soutien inconditionnel au Collège royal. Il avait même proposé de le transférer depuis la vieille tour délabrée et chancelante de l’ancienne salle des comptes du port et son entrepôt attenant vers de nouveaux locaux luxueux au sein du palais. Mahklyn gonfla les joues et laissa retomber ses lunettes sur son nez. Il devait admettre que l’offre était alléchante. Pour commencer, cela lui éviterait d’escalader cet interminable escalier tous les matins ! Cependant, le Collège royal occupait les mêmes bâtiments depuis sa fondation par le grand-père de Cayleb. Mahklyn et ses collègues en connaissaient les moindres coins et recoins. Ils savaient où étaient rangés ou archivés les plus obscurs des dossiers et documents. Par ailleurs, en dépit du patronage de la Couronne et de son nom, le Collège royal devait à tout prix, selon la volonté même de Haarahld VI, conserver son indépendance par rapport à l’État monarchique. Il était capital qu’il ne devienne pas un simple outil ou accessoire pour la maison Ahrmahk, mais serve l’ensemble du royaume. Mahklyn ne craignait pas que Cayleb attente à cette indépendance, mais que celle-ci finisse inévitablement par pâtir d’une telle proximité du trône. Quand bien même, est-ce si important ? s’interrogea-t-il. Tout évolue si vite en ce moment, tant de percées ont été enregistrées ces deux dernières années… Je me demande s’il existe ne serait-ce qu’une dizaine de personnes au royaume, en dehors du Collège, qui se doutent de ce qui se trame ou – grâce à Dieu – de ce que nous devons au seijin Merlin. Si ces imbéciles de « Templistes » étaient au courant de sa nature, il y aurait du grabuge, aucun doute là-dessus ! Néanmoins, dans un tel contexte de bouillonnement inventif, je crois que nous n’aurions jamais le temps de nous laisser subjuguer par la Couronne ! Il pouffa de rire à cette idée et se repencha sur son bureau pour contempler, les sourcils froncés, la formule qu’il tournait dans tous les sens depuis plusieurs heures. Il se tapota les dents du bout de son porte-plume, puis en trempa la pointe dans l’encrier avant de reprendre sa lente écriture. Il n’identifia jamais tout à fait le bruit qui l’arracha à sa rêverie une heure ou deux plus tard. Ce n’était rien de bien sonore, en tout cas. Peut-être le bris d’une vitre, décida-t-il après coup. Sur le moment, il sut seulement avoir entendu un son qui n’appartenait pas aux habituels grondements et grincements nocturnes de l’antique bâtisse. L’espace était toujours compté sur le port de Tellesberg, ce qui contribuait à expliquer pourquoi la ville comptait tant de hauts édifices. Certains dépassaient même le Collège en taille et beaucoup en âge. Hélas, certains entrepreneurs manquaient un peu de conscience professionnelle. Par conséquent, la tour abritant Mahklyn voyait constamment s’ouvrir de nouvelles failles dans ses murs et émettait la nuit des craquements souvent alarmants. Dans le cas présent, toutefois, même si ce n’était pas un son particulièrement menaçant, il était du moins tout à fait insolite. Or Rahzhyr Mahklyn était d’une nature curieuse. Il attendit plusieurs secondes que le bruit se reproduise, en vain. Il finit par hausser les épaules et reprendre son travail, mais il ne parvint pas à s’y replonger avec son aisance coutumière. L’étrangeté de ce son non identifié continuait de le tarabuster, de le presser à en découvrir l’origine. C’est bon, Rahzhyr ! se dit-il enfin. Tu sais très bien que tu ne feras rien de plus avant d’en avoir eu le cœur net. Il reposa sa plume, se leva, traversa son modeste bureau du troisième étage et ouvrit la porte donnant sur la cage d’escalier centrale. Le souffle de l’air chaud remontant par le puits de descente faillit le faire tomber à la renverse. Rahzhyr Mahklyn regarda avec incrédulité les torrents de fumée dense aspirés vers les hauteurs de la bâtisse telles les émanations des fourneaux d’Ehdwyrd Howsmyn. Le bâtiment de briques accusait près de quatre-vingts ans. Le bois de sa charpente, de ses cloisons et de ses planchers était sec et abondamment recouvert de peinture. Son âme creuse formait une vaste cheminée. Le rugissement vorace et crépitant des flammes apprit à Mahklyn que la structure était déjà perdue. Tout comme lui, ainsi que l’en avertit une petite voix intérieure tandis qu’il refermait sa porte à toute volée. Son bureau se trouvait au dernier étage du Collège. Cet escalier était la seule issue. Si Mahklyn avait une certitude, c’était que jamais il ne pourrait descendre ces marches et sortir vivant d’un tel enfer. On dirait que je vais te rejoindre plus tôt que prévu, Ysbet, songea-t-il placidement en reculant vers le mur externe de la pièce. La fumée commença de s’immiscer sous la porte comme si le fait de l’avoir ouverte avait montré le chemin au monstre de feu. Mahklyn crut sentir rayonner sur son visage l’ardeur impitoyable qui régnait de l’autre côté du frêle battant. Peut-être ne fallait-il y voir que le fruit de son imagination. Pourtant, même dans l’affirmative, cette chaleur ne resterait pas longtemps chimérique. Il prit sa décision. Ce sera toujours préférable à brûler vif, se dit-il avec détermination en ouvrant en grand la fenêtre. En contrebas, la rue luisait déjà du rougeoiement infernal des flammes ravageant les étages inférieurs du Collège. Le pavé n’avait rien de bien engageant, mais il offrirait au moins une mort plus rapide et moins douloureuse que le feu. Pourtant, Mahklyn hésita. Si absurde que cela puisse paraître, ces ultimes instants de vie lui semblèrent extraordinairement précieux. Ou peut-être était-ce son imagination fertile qui tenait un peu trop à lui décrire par le menu ce qui arriverait à sa vieille carcasse fragile quand elle s’écraserait sur cette chaussée de pierre. Esprit de contradiction jusqu’au bout, pas vrai, Rahzhyr ? Enfin, quand le feu rongera cette porte, quelque chose me dit que tes doutes s’envoleront. Et puis tu pourras toujours essayer d’atterrir la tête la première, ainsi… — Pardonnez-moi, docteur Mahklyn. Ne croyez-vous pas qu’il serait temps de sortir d’ici ? Rahzhyr Mahklyn fit un bond d’au moins un pied de haut lorsque la voix calme et profonde surgit du néant par sa fenêtre. Aussitôt après, sous ses yeux ébahis, le capitaine Merlin Athrawes de la garde royale de Charis se laissa glisser à l’intérieur depuis le bord du toit. Ses bottes claquèrent sur le plancher du bureau et Mahklyn regarda bouche bée le seijin se lisser la moustache d’un air songeur. — Oui, il est plus que temps, ajouta le garde comme s’il ne craignait rien de plus qu’une averse imminente. — Comment… ? Où… ? — Je crains que ce ne soit guère le moment de nous lancer dans de longues explications, docteur. À vrai dire, ce n’est le moment de rien, sinon… Mahklyn poussa un cri de surprise lorsque le garde du corps personnel du roi Cayleb l’empoigna et le mit en travers de ses épaules à la façon d’un pompier d’une autre ère, sur une autre planète. Le savant n’était plus tout jeune et ses muscles s’atrophiaient certes peu à peu, mais il savait tout de même peser plus que Merlin semblait s’en rendre compte. Pourtant, l’échine du capitaine ne céda pas davantage que du marbre sous son poids. Merlin ne tarda pas à escalader dans l’autre sens le rebord de la fenêtre. Tu comptais sauter tôt ou tard, de toute façon, non ? bredouilla une petite voix éperdue à l’arrière de son crâne. Il ferma les paupières de toutes ses forces quand Merlin tourna tranquillement sur le côté pour faire face à la paroi du bâtiment. Plus tard, Mahklyn se révéla incapable de reconstituer avec précision le fil des événements. Peut-être était-ce parce que son esprit par trop rationnel s’efforçait d’expliquer l’inexplicable, ou que l’inhalation de fumée lui avait troublé les sens et activé son imagination. Des deux explications, la deuxième lui convenait mieux. Sans doute parce qu’il était certain que ce n’était pas la bonne. Toujours est-il qu’il se retrouva à descendre le long de la tour du Collège royal sur une épaule incroyablement robuste. C’était comme si le capitaine Athrawes enfonçait ses doigts et ses orteils dans le mur de la bâtisse aussi facilement que s’il s’était agi de papier ou de chaume, et non de briques et de ciment. C’était la seule explication à la facilité avec laquelle il trouvait des prises partout où il en avait besoin le long de cette paroi verticale. À ceci près que c’était, bien sûr, impossible… non ? Possible ou pas, le résultat était là. Quelques minutes après l’irruption miraculeuse de Merlin dans son bureau, Rahzhyr Mahklyn était dans la rue, le regard rivé sur le bâtiment contenant l’essentiel du travail de toute sa vie pris dans un ouragan rugissant de flammes. — Mon Dieu, mon Dieu…, s’entendit-il murmurer sans relâche. Quel désastre ! Mon Dieu, comment une horreur pareille a-t-elle pu se produire ? Nous ne laissons jamais une lampe ou une bougie allumée si personne ne s’en sert ! Jamais ! — Aujourd’hui n’a pas fait exception, docteur, lâcha le capitaine Athrawes, la mine grave. — Pardon ? fit Mahklyn en clignant des yeux. Que dites-vous ? — Personne n’a laissé de bougie allumée derrière lui, docteur. (Le seijin pivota pour le regarder droit dans les yeux.) Ce n’était pas un accident. Quelqu’un a délibérément déclenché cet incendie. — Quoi ? (Mahklyn secoua violemment la tête.) Allons, c’est impossible ! — Pourquoi ? Ce bâtiment, le Collège royal… (Merlin désigna d’un grand geste du bras le brasier vers lequel approchait la première des pompes de la ville, traînée à grand fracas par un couple de dragons de trait) fait l’objet depuis le début du courroux des Templistes, docteur. C’est l’une de leurs bêtes noires, le foyer du « savoir impur » qui a « conduit la Couronne à l’apostasie ». Non ? Pourquoi l’un de ces fanatiques n’aurait-il pu décider de le réduire en cendres ? Plusieurs pompiers avaient entrepris de relier la pompe à la citerne la plus proche tandis que leurs collègues prenaient place aux bras de l’engin. Il leur serait à l’évidence impossible de sauver le Collège, mais ils pourraient empêcher le feu de s’étendre aux immeubles adjacents s’ils parvenaient à verser sur eux assez d’eau tant qu’il en était encore temps. Mahklyn toisa le seijin. — La situation n’est tout de même pas si grave que des gens soient prêts à en tuer d’autres avec une telle désinvolture ! — Vous croyez ? (Merlin haussa un sourcil au-dessus d’un œil glacial.) Auriez-vous oublié que monseigneur Maikel a échappé de peu à un assassinat dans la nef de sa propre cathédrale il y a moins de trois quinquaines ? — Non, bien sûr, mais il est notre archevêque ! Si quelqu’un fait une cible logique – si on peut parler de « logique » dans le cas présent –, c’est bien lui. Mais exécuter quelqu’un comme moi ? Un moins que rien ? Comme pour écraser un simple moustique ? Soyons sérieux ! — Si nous n’en sommes pas encore là, cela ne saurait tarder, répondit Merlin avec la rudesse de la pierre pilée. Mais vous n’êtes pas non plus « un moins que rien », docteur ! Je vous l’accorde, l’incendiaire n’avait sans doute l’intention de tuer personne, mais pas parce qu’il vous en jugeait indigne : plutôt parce qu’il n’a même pas envisagé que ce soit possible. Combien de personnes en dehors du Collège connaissent vos horaires de travail ? — Pas beaucoup, admit Mahklyn en se détournant de son interlocuteur pour observer les flammes. — Alors notre ami au briquet à amadou ne les connaissait vraisemblablement pas non plus. Il s’est sans doute imaginé que le bâtiment serait désert à cette heure de la nuit. — Voilà qui me réconforte un peu… Cela étant, je ne sais pas qui a voulu détruire le Collège, mais il y est parvenu. Toutes nos archives, tous nos documents, tout notre travail se trouvaient dans cet immeuble, seijin Merlin. Tout, vous comprenez ? Il ne reste plus rien. — Pour les archives et les documents, c’est exact, docteur. Mahklyn se retourna vers le garde, stupéfait de la douceur qui venait de s’insinuer dans sa voix. Merlin soutint son regard et esquissa un geste d’indifférence. — Vos dossiers sont perdus, certes, mais les esprits qui les ont créés, étudiés, exploités, sont toujours là. — Nous n’arriverons jamais à reconstituer tout ce… — Probablement pas, mais vous pouvez toujours essayer. Si vous permettez, j’ajouterai même que ce dont vous avez besoin ce sont des jeunes gens animés du même état d’esprit que vous. Impliquez-les dans vos travaux. Mettez-leur le pied à l’étrier, donnez-leur quelques conseils, puis écartez-vous et regardez où leurs efforts les conduiront. Vous risquez d’être surpris. Vous savez Cayleb prêt à soutenir et à financer vos projets. Acceptez son aide, docteur. Vous avez trop à reconstruire pour vous inquiéter d’une indépendance qui pouvait être si importante il y a quarante ans. Mahklyn le dévisagea en écoutant le rugissement moqueur du brasier qui consumait l’œuvre de sa vie. L’effet protecteur de la surprise et les signes avant-coureurs de la détresse s’atténuaient déjà. En affrontant le regard de Merlin dans la lueur sanglante des flammes, il comprit pourquoi. Ces émotions étaient peu à peu remplacées par une autre : la colère. Une colère brute et aveugle, telle qu’il n’en avait jamais ressenti avant ce jour. — Non, docteur, reprit le capitaine Athrawes en hochant la tête comme s’il lisait dans l’esprit de son vis-à-vis. Quoi qu’il advienne, vous ne pouvez pas laisser ces gens (il montra d’un geste l’incendie ravageur) l’emporter, n’est-ce pas ? L’évêque Mylz Halcom regarda les engins de pompiers se ruer à toute allure vers le sinistre. Malgré l’heure tardive, la frénésie bouillonnante de flammes cramoisies et de fumée d’un noir d’encre avait attiré une foule considérable dans les rues. De nombreux passants se précipitaient pour aider les soldats du feu à combattre le brasier, mais il n’avait dû échapper à personne que le Collège royal était condamné. La grande majorité des badauds se contentaient de regarder bouche bée l’holocauste. Ils ne tarderaient pas à comprendre comment ce malheur était arrivé. Halcom hocha la tête avec satisfaction. Tout ce qui manquait aux fils loyaux de l’Église Mère, c’était un guide, quelqu’un pour indiquer la voie à suivre pour venger leur foi outragée de l’abomination que représentait l’hérésie schismatique de la prétendue « Église de Charis ». De quelle meilleure cible aurions-nous pu rêver ? se demanda-t-il. Il est temps que Cayleb et ses partisans se rendent compte de l’ardeur de la rage des vrais fidèles. Certes, ce maudit seijin a sauvé la vie de Staynair, ce traître, mais tous ces apostats le savent désormais : ce n’est pas un simple revers qui viendra à bout de notre détermination ! Peut-être ce feu de joie les aidera-t-il à réfléchir à ce qu’il en coûte de lever la main sur la seule vraie Église de Dieu. Et si cela ne suffit pas, nous finirons bien par le leur faire comprendre. .II. Palais du roi Cayleb II Tellesberg Royaume de Charis — Vous êtes donc certain qu’il s’agit d’un incendie criminel ? s’enquit le roi Cayleb. Merlin et lui étaient assis dans de confortables fauteuils dans le salon de sa suite personnelle en son palais de Tellesberg. L’uniforme noir et or du seijin sentait la fumée. Non, se reprit Cayleb, il empestait la fumée, ce qui n’avait rien de surprenant. Malgré tous les efforts des pompiers, l’ensemble du pâté de maisons auquel appartenait le Collège royal s’était consumé avec lui. Après avoir confié Mahklyn à l’équipe de gardes arrivée sur place selon une méthode plus conventionnelle que la sienne, Merlin s’était démené pour sauver ce qui pouvait l’être. — Oui. (Le seijin soupira et se lissa la moustache, qui semblait un peu roussie d’un côté.) Absolument. Ces bâtiments étaient comme remplis de petit bois de la cave au grenier, mais ils ne se seraient pas embrasés si vite sans un peu d’aide. À vue de nez, je dirais que le feu a pris en quatre ou cinq endroits différents à la fois. Sans doute des lanternes allumées qu’on aura jetées par les ouvertures du rez-de-chaussée. Ces savants auxquels tenait tant votre père n’avaient même pas de barreaux à leurs fenêtres, bon sang ! Quelle bande d’innocents ! — Je sais… (Cayleb se passa les mains dans les cheveux et eut un geste d’impuissance.) Je sais ! Mon père n’est jamais parvenu à les convaincre qu’on pourrait les haïr pour leur seule manie de poser des questions. — C’est chose faite à présent, je dirais. J’aurais dû me douter que ça se produirait. J’aurais dû mieux surveiller le Collège, surtout après ce qui a failli arriver à Maikel. Mahklyn a raison : nous venons de perdre une source gigantesque de savoir et d’informations. Je lui ai dit que tout cela pourrait être reconstitué, et c’est sans doute possible, du moins en partie, mais nous avons perdu des années d’avance, Cayleb. J’ai du mal à imaginer une autre cible – à part Maikel, bien sûr – dont la perte nous aurait fait autant de mal. — Je sais, répéta encore Cayleb, mais ne vous en veuillez pas trop de ne pas l’avoir prévu. Même vos « visions » (il lui adressa un sourire complice) ne peuvent vous informer de tout. Ce n’est pas la dernière des surprises qui nous attendent avant que tout soit fini. Autant nous y habituer. Au moins, vous avez pu intervenir à temps – notez bien que je ne vous demande pas comment ! – pour sauver le docteur Mahklyn. C’est déjà un immense soulagement. Merlin hocha la tête, même s’il était toujours furieux contre lui-même. Les narines de Cayleb frémirent comme il inspirait vigoureusement. — Puisque nous en sommes à regarder le bon côté des choses, reprit-il, ce malheur aura au moins le mérite de mettre un terme à ces tergiversations sur le déménagement du Collège. Sa place sera désormais entre ces murs, un point c’est tout. Par ailleurs, des gardes seront affectés à tous les membres de la faculté et à leurs proches, qu’ils le veuillent ou non ! — Cela réclamera de nombreux effectifs, fit remarquer Merlin. — Vous n’êtes pas d’accord ? lança Cayleb d’un air de défi. — Je n’ai pas dit ça. Je souligne seulement qu’il faudra mobiliser beaucoup de gardes, et c’est la stricte vérité. En fait, je trouve l’idée excellente, du moins en ce qui concerne les professeurs et leur famille. Toutefois, il faudra mettre une limite quelque part, Cayleb. Pour l’heure, les Templistes n’en sont qu’à tirer la sonnette d’alarme pour nous persuader que le schisme est une erreur terrible sur laquelle il nous faut revenir d’urgence. Très vite, toutefois, ils deviendront de plus en plus violents à mesure qu’ils s’aviseront de l’éloignement de leur « message » par rapport aux préoccupations de la plupart de vos sujets. Plus ils seront isolés, plus ils se sentiront désarmés, plus ils risqueront de commettre des actes tels que celui de cette nuit. Quand ils comprendront enfin que, quoi qu’ils entreprennent, ils ne rallieront jamais assez d’esprits à leur cause pour que cela fasse une différence, ils se mettront en quête de moyens de punir les personnes rétives à leurs idées, au lieu de leur faire assez peur pour les éveiller à ce qu’ils appellent « la véritable volonté du Seigneur ». Par conséquent, nous atteindrons tôt ou tard un seuil au-delà duquel il vous sera impossible d’offrir une protection aux cibles potentielles. — Que puis-je tenter d’autre dans ce cas ? lâcha Cayleb avec des accents de découragement qu’il ne se serait jamais autorisés, Merlin en était certain, face à d’autres conseillers. Suivre le conseil de Bynzhamyn et arrêter tout le monde dès le premier soupçon ? M’en prendre à quiconque n’est pas d’accord avec moi ? Montrer que je suis un tyran déterminé à usurper par pur égoïsme l’autorité légitime de l’Église ? — Je n’ai pas dit ça non plus, répondit posément Merlin. J’ai seulement souligné l’existence de certaines limites, avec pour corollaire qu’il est impossible, que cela vous plaise ou non, de protéger tout le monde. Vous venez de le dire, Cayleb : il se produira d’autres incidents tels que celui de cette nuit et il finira par y avoir des morts. Il vous faudra l’accepter, de même qu’il vous faudra déterminer si la lutte contre ce mal ne justifierait pas, après tout, le recours à la répression. — Cela me fait horreur. Dieu m’en est témoin, cela me fait horreur. — Et cela en dit long sur vous en tant que personne. Je trouve d’ailleurs, pour ce que vaut mon opinion, que cela en dit autant sur vous en tant que roi. La justice n’est rien qui se négocie à la légère, Cayleb. La confiance qu’ont vos sujets envers votre droiture et celle de votre famille est une part essentielle de l’héritage de votre père. Je ne prétends pas qu’il n’arrivera jamais un moment où vous n’aurez d’autre choix que d’intervenir avant de réfléchir, mais j’affirme que vous devrez l’éviter aussi longtemps que cela ne nuira pas à votre sécurité et à celle de votre royaume. Quand ce moment viendra, ce sera un cas de conscience qu’il n’appartiendra qu’à vous de trancher. — Merci bien…, fit Cayleb avec un sourire ironique. — Vous êtes le roi. Je ne suis qu’un humble garde du corps. — Bien entendu, maître Traynyr. Merlin partit d’un rire un peu triste en se souvenant de la première fois où le roi Haarahld l’avait appelé ainsi. De fait, il lui arrivait de se prendre pour un marionnettiste. Seulement, il ne parvenait jamais à oublier que ses « marionnettes » étaient des êtres humains en chair et en os, ni qu’elles avaient chacune leur esprit, leur volonté et leur destinée. En définitive, il n’appartiendra qu’à elles de choisir leur voie, se rappela-t-il. Ne l’oublie jamais, Merlin Athrawes, ou Nimue Alban, qui que tu sois. — J’ai veillé à ce que le docteur Mahklyn soit hébergé dès ce soir au palais, dit-il à voix haute. Avec votre permission, il serait bon d’accueillir également sa fille et son gendre, au moins jusqu’à ce que nous ayons la certitude que les incendiaires du Collège ignoraient qu’il se trouvait dans son bureau. — Selon vous, il n’est même pas envisageable qu’ils aient tenté de le tuer ? — Bien sûr que c’est envisageable, Cayleb. Je crois seulement que les coupables ne pouvaient pas savoir qu’il serait assis là, telle une vouivre au milieu d’un étang. S’ils ignoraient sa présence, on ne peut pas les accuser d’avoir voulu l’assassiner. Je ne dis pas qu’ils auraient éprouvé du chagrin s’il avait été victime de leur barbecue géant, bien au contraire, mais qu’ils ne l’ont pas fait exprès. Cette fois-ci. — J’espère que vous ne vous trompez pas. À propos d’espoirs, le docteur Mahklyn risque-t-il de se livrer à certaines spéculations sur votre arrivée à point nommé et vos aptitudes surprenantes ? — Oh ! vous pouvez compter là-dessus, dès qu’il aura eu le temps de se remettre de ses émotions. C’est un homme très, très intelligent, Cayleb. Son cerveau ne se repose jamais. Tôt ou tard – et plutôt tôt que tard –, il cherchera à savoir comment je suis arrivé à son secours, comment je me suis hissé sur le toit et comment nous sommes tous les deux descendus le long du mur du Collège. — Existe-t-il des éléments gênants que je devrais songer à dissimuler ? Dans le genre d’un kraken harponné de part en part ? — Vous n’avez aucun souci à vous faire, affirma Merlin sur un ton rassurant. Les murs avaient déjà commencé de s’effondrer avant notre départ et les pompiers comptent tout démolir dès que les braises auront assez refroidi. Si jamais j’avais laissé derrière moi des indices compromettants, ils ont sûrement disparu dans l’incendie. Sinon, ils seront effacés une fois l’immeuble rasé. — Voilà au moins un point rassurant. À présent, il ne nous reste plus qu’à trouver le moyen de fourvoyer l’un des hommes les plus intelligents de Charis, qui se trouve être le doyen du Collège royal et dont le soutien nous sera indispensable dans un avenir proche. Voyez-vous comment nous pourrions nous y prendre, Merlin ? — J’aurais bien une suggestion… — Eh bien, je vous écoute ! — Je crois que vous ne devriez pas le fourvoyer, en fait. Nous sommes tous les deux d’accord pour dire que cet homme jouit d’une vivacité d’esprit exceptionnelle. À vrai dire, il est probablement cinq fois plus intelligent que vous et moi réunis. Il y a donc de bonnes chances qu’il comprenne beaucoup de choses de lui-même au fil des quinquaines à venir. Par conséquent, je serais d’avis de lui dire la vérité. — Lui dire quoi comme vérité ? Dans quelle mesure ? Après tout, fit remarquer Cayleb, pince-sans-rire, ce n’est pas comme si vous m’aviez tout dit, à moi. — Je sais, lâcha Merlin, la mine contrite, avant de secouer la tête. Je vous le promets, je vous en apprendrai autant que possible, dès que je le pourrai. En ce qui concerne le docteur Mahklyn, nous devrions lui révéler au moins tout ce que savent Rayjhis et Bynzhamyn, voire Ahrnahld et vos gardes du corps. J’aimerais même qu’il en sache autant que vous s’il se montre assez souple psychologiquement pour le supporter. — « Souple psychologiquement », répéta Cayleb avec une expression rêveuse. Voilà qui est bien tourné. Vous êtes habile des mots, à ce que je vois, seijin Merlin. — On fait ce qu’on peut, Votre Majesté. On fait ce qu’on peut. .III. Palais archiépiscopal Tellesberg Royaume de Charis L’archevêque Maikel Staynair écouta le ronronnement du chat-lézard sur ses genoux en caressant le poil court et soyeux de sa fourrure blanche. L’animal reposait sur le dos, les six pattes en l’air. Il gardait mi-clos ses yeux dorés en signe de félicité non feinte, tandis que les longs doigts de son maître lui grattaient le ventre. — Tu aimes ça, pas vrai, Ahrdyn ? s’esclaffa Staynair. Le félin ne daigna pas réagir à sa remarque. Après tout, les chats-lézards le savaient, c’étaient eux les véritables maîtres de la création. Les hommes n’existaient que pour les nourrir, leur ouvrir les portes et, avant tout, les câliner. En cet instant précis, tout était dans l’ordre des choses, en ce qui concernait Ahrdyn. À cette pensée, l’archevêque sourit. Ahrdyn l’avait adopté – car il aurait été inutile de considérer autrement leur relation – près de dix ans plus tôt, peu après la mort de son épouse. Quand Maikel Staynair l’avait acheté, il était persuadé qu’il s’agissait d’une femelle. Même les chats-lézards avaient du mal à distinguer leur sexe avant l’âge de deux ans. Toujours est-il qu’il avait donné à son nouveau compagnon le prénom de sa femme. Quand il s’était avisé de son erreur, son animal s’était habitué à son nom et aurait certainement refusé, avec toute l’opiniâtreté de son espèce, de répondre à un autre patronyme. Heureusement, Ahrdyn Staynair avait un formidable sens de l’humour, aussi son veuf ne craignait-il pas qu’elle en prenne ombrage. Sa fille, qui partageait désormais elle aussi son prénom avec l’animal, s’était en tout cas beaucoup amusée de la méprise. C’était elle qui avait offert cette boule de poils à son père esseulé. Elle aussi l’avait prise pour une femelle et elle connaissait assez bien les chats-lézards pour ne pas perdre de temps à lutter contre la volonté de celui-ci. Le gendre de Staynair, messire Lairync Kestair, partageait son avis, même s’il n’était pas sans souligner parfois – en l’absence de sa femme, le plus souvent – qu’Ahrdyn le chat-lézard était beaucoup moins têtu que son homonyme à deux pattes. Et que tous deux l’étaient moins que n’importe lequel des quatre petits-enfants de Staynair. Le sourire de l’archevêque s’adoucit à ce souvenir, puis se mua en une moue pensive, l’évocation de ses petits-enfants lui rappelant la terrible menace qui pesait sur l’ensemble du royaume de Charis et de ses habitants. Ils étaient otages de leur destin. Chaque fois qu’il pensait à eux, il comprenait ce qui ôtait à certains hommes le courage de s’élever contre la corruption de l’Église. Mais c’est aussi ce qui explique que d’autres hommes devaient s’opposer à elle, songea-t-il. Or ni Ahrdyn ni Lairync n’ont jamais remis en question ma décision. Un coup discret retentit contre sa porte. Staynair remua sur son siège. Ahrdyn ouvrit les paupières en sentant son matelas s’ébranler et l’archevêque le prit dans ses bras. — Le devoir m’appelle, je le crains. Le chat-lézard bâilla en dévoilant sa langue rose et fourchue, dont il donna un coup rapide et affectueux sur la joue de son maître. — La corruption ne te mènera à rien, petite crapule, lui lança ce dernier en le reposant par terre. Ahrdyn se laissa glisser de ses bras en un mouvement fluide et gagna sans un bruit le panier qui l’attendait dans un coin. Staynair s’éclaircit la voix. — Entrez ! fit-il avant de regarder d’un air songeur ses deux visiteurs inattendus entrer dans son bureau du palais archiépiscopal. Les deux hommes n’auraient pu être plus dissemblables en apparence, sans compter certaines différences, plus profondes. Pourtant, tous deux avaient demandé à s’entretenir ensemble avec Staynair, ce qui laissait entrevoir quelques possibilités intéressantes. À tort, sans aucun doute, se dit-il, compte tenu du peu d’informations sur lesquelles elles sont fondées. Le délégué archiépiscopal Zherald Ahdymsyn avait largement dépassé la cinquantaine. Avant les récents désagréments, il présentait une constitution solide et bien nourrie. Il avait toujours apprécié les bonheurs d’une bonne table et son embonpoint n’aurait sûrement pas été du goût des prêtres-guérisseurs de l’ordre de Pasquale. Il faisait par ailleurs très attention à son aspect physique. Il connaissait l’intérêt de ressembler vraiment à un délégué archiépiscopal, aussi sa toilette était-elle toujours impeccable. Désormais, sous la même soutane blanche seyant à son rang, il avait l’air plus maigre et étrangement frêle. Il ne fallait pas y voir tant l’effet des ans que celui d’épreuves inattendues qui lui avaient fait comprendre que le monde n’était pas l’endroit soigné, bien organisé et ordonné qu’il imaginait. L’homme qui l’accompagnait, le père Paityr Wylsynn, était beaucoup plus jeune : à peine dix ans de plus que le roi Cayleb. Les cheveux d’Ahdymsyn étaient noirs, là où l’argent ne s’était pas encore imposé, mais les boucles rousses de Wylsynn étaient d’une teinte aussi rare sous ces latitudes que ses yeux gris de Septentrional. Alors qu’Ahdymsyn était presque aussi grand que Staynair, Wylsynn faisait une tête de moins que ce dernier et, alors qu’une obscure fragilité se dégageait de la démarche d’Ahdymsyn, celle de Wylsynn était aussi assurée et énergique que jamais. Ils étaient accompagnés de deux soldats vêtus de l’orange et du blanc de la garde archiépiscopale. Ceux-ci suivaient les nouveaux venus à une distance respectueuse de quelques pieds, mais leur présence ne représentait pas seulement l’honneur solennel qu’on aurait pu y voir, surtout si tôt après une tentative d’assassinat déjouée de justesse. Les responsables de la protection de Staynair n’étaient d’humeur à prendre aucun risque en ce qui concernait sa sécurité. L’archevêque le savait, ses deux visiteurs en avaient pleinement conscience. Ahdymsyn et Wylsynn s’arrêtèrent devant son bureau. Staynair se leva pour les saluer. — Monseigneur, fit-il avec une infime inclinaison de la tête à l’intention d’Ahdymsyn avant de se tourner vers Wylsynn. Père. Il ne tendit pas son anneau. — Monseigneur l’archevêque, répondit Ahdymsyn en leurs deux noms. Staynair ne haussa pas les sourcils et parvint à isoler de son expression tout signe de stupéfaction. Ce ne fut pas facile. Si le Temple apprenait qu’Ahdymsyn lui avait donné ce titre, même au cours d’un entretien privé, les conséquences pour lui seraient terribles. — Asseyez-vous, je vous prie, les invita Staynair en désignant les chaises posées devant le bureau derrière lequel s’asseyait autrefois Ahdymsyn, en qualité de suppléant d’Erayk Dynnys. Il était arrivé plus d’une fois que Staynair se présente devant ce même bureau pour recevoir les conseils – et les réprimandes – d’Ahdymsyn. L’ironie de la situation se lut dans le sourire discret du délégué archiépiscopal. Le père Paityr, en revanche, affichait une sérénité presque absolue, comme s’il était inconscient du cataclysme qui avait agité l’Église de Charis depuis la dernière fois où il avait mis les pieds dans cette pièce. Staynair les dévisagea un instant, puis adressa un signe de tête aux deux gardes. Ils hésitèrent, leur mécontentement manifeste dans leur regard, mais l’archevêque leva les bras et les chassa d’un geste des deux mains. Forcés d’abandonner la partie, ils se retirèrent et fermèrent la porte derrière eux sans un bruit. — Je dois avouer, commença le prélat en se rasseyant, que votre demande de rendez-vous m’a un peu surpris. Votre message soulignait que vous souhaitiez m’entretenir d’un point fondamental, mais restait curieusement muet sur la nature de celui-ci. Il avait prononcé cette dernière phrase sur un ton interrogatif, en haussant poliment les sourcils. Ahdymsyn jeta un coup d’œil à Wylsynn, prit une profonde inspiration, glissa la main dans sa poche et en extirpa un morceau de papier plié en quatre. — Votre surprise ne m’étonne pas, Votre Excellence. Staynair s’autorisa à plisser les yeux en entendant le délégué archiépiscopal l’appeler ainsi pour la première fois. De toute évidence, Ahdymsyn s’en rendit compte : il esquissa un sourire et secoua la tête. — Au tout début, Votre Excellence, assis dans mes quartiers confortables, quoique imposés, du palais de Tellesberg, je n’avais aucune intention d’accorder l’ombre de mon consentement à votre usurpation patente de l’autorité légitime de l’archevêque Erayk en Charis. Bien sûr, lorsque le roi Cayleb m’a… invité à séjourner sous son toit, je n’avais pas plus idée que personne en ce royaume des raisons d’une agression d’une telle ampleur contre lui. Or il m’est apparu depuis avec beaucoup plus de clarté que les « Chevaliers des Terres du Temple » ont dû ordonner à leurs « alliés » d’attaquer Charis bien avant que l’archevêque Erayk ait pu communiquer à Sion le compte-rendu officiel de sa dernière visite pastorale. Il marqua une pause. Staynair pencha la tête sur le côté. — En quoi la chronologie des événements a-t-elle pu affecter votre attitude envers – comment avez-vous dit ? – mon « usurpation patente de l’autorité légitime de l’archevêque Erayk » ? — Ce n’est pas tout à fait ça… (Le demi-sourire d’Ahdymsyn vacilla et s’éteignit.) Votre Excellence, loin de moi l’idée de prétendre qu’aucune des décisions que j’ai prises sur le siège que vous occupez en ce moment n’a été motivée par des considérations plus… pragmatiques, dirons-nous, que doctrinales ou spirituelles. Malgré tout, je suis sûr que vous me croirez si je vous dis qu’à aucun moment je n’ai jugé que les innovations enregistrées en Charis, quoique parfois déstabilisantes, avaient atteint un palier justifiant le recours choisi par les « Chevaliers des Terres du Temple ». — Je vous crois, en effet, affirma Staynair d’un ton posé et sincère. Il n’avait jamais senti de malveillance chez Ahdymsyn, même si la banalité de ses motivations pécuniaires était presque plus accablante. — Vous devinez, j’en suis sûr, poursuivit Ahdymsyn, que le père Paityr a bien souligné dans son rapport à l’Inquisition qu’aucune des innovations qu’il avait été sommé de juger n’entrait en violation des Proscriptions de Jwo-jeng. Je crois que l’offensive menée contre Charis l’a encore plus scandalisé que moi, Staynair se tourna vers Wylsynn, qui lui renvoya son regard sans broncher. Sa surprise avait très certainement surpassé celle d’Ahdymsyn, songea l’archevêque. La sincérité de la foi de Paityr Wylsynn, au contraire de celle du délégué archiépiscopal, ne faisait aucun doute. Il ne pouvait qu’être conscient des considérations sordides sous-tendant les décisions officielles du Conseil des vicaires et les stratégies du Groupe des quatre. Pourtant, Staynair avait la certitude que le jeune prêtre avait bel et bien été horrifié par la solution au « problème charisien » proposée par les Quatre. — Toujours est-il, reprit Ahdymsyn, que nous nous sommes retrouvés tous les deux dans une situation assez inconfortable. Non pas que nous ayons été maltraités en aucune manière, Votre Excellence, au contraire : rarement prisonniers auront été mieux logés dans toute l’histoire de Sanctuaire, même s’il est vrai qu’un ou deux gardes ont fait montre d’une légère irritation après que ces forcenés ont tenté de vous exécuter en votre cathédrale. (D’après sa gestuelle, il n’arrivait toujours pas à croire qu’on en ait voulu à la vie d’un archevêque dans la maison du Seigneur.) Cependant, il ne nous a jamais échappé que nous étions vos prisonniers, malgré la courtoisie avec laquelle tout le monde s’est efforcé de nous faire croire le contraire. — Je comprends ce que vous voulez dire, répondit Staynair. En effet, vous êtes bel et bien captifs, et ce pour plusieurs motifs. Tout d’abord à cause de votre position dans la hiérarchie de l’Église en Charis, bien sûr. Ensuite, parce que vous auriez pu nourrir l’intention – pour des motivations parfois légitimes, même aux yeux du roi Cayleb – de vous opposer à nos récentes activités. Or vous auriez tous deux, à votre façon, exercé une influence considérable sur le clergé local. Enfin, pour être tout à fait honnête, et que vous le croyez ou non, nous avons également agi dans le souci de votre protection, pour prouver au Groupe des quatre que vous étiez étrangers à nos agissements. Alors qu’il venait lui-même de reconnaître les intentions du Grand Inquisiteur et de ses collègues envers Charis, la peau d’Ahdymsyn sembla se contracter brièvement autour de ses yeux lorsque Staynair employa l’expression « Groupe des quatre ». Il se garda toutefois de reprocher à l’archevêque son choix de mots. — Personne ne nous avait expliqué ces aspects du problème, Votre Excellence. J’en avais néanmoins conscience. Pour me montrer aussi honnête que vous, je craignais que cela joue en ma défaveur. Dans votre marine, me semble-t-il, la tradition veut que le capitaine réponde de tout ce qui se passe à bord de son navire. De la même façon, le Conseil des vicaires me tiendra – à juste titre – en partie responsable de ce qu’il est advenu en ce diocèse. » Malgré cela, j’avais toujours eu l’intention de me dissocier du défi lancé par votre royaume à l’Église Mère. Je n’aurais su, bien entendu, vous reprocher de vous être défendus contre l’agression injustifiée dont vous étiez victimes. Toutefois, en rejetant l’autorité du grand-vicaire, il me semblait que vous étiez allés trop loin, non seulement en termes de doctrine, mais surtout au regard des conséquences inévitables pour Charis et l’ensemble de Sanctuaire. » Or voilà qu’hier j’ai reçu ceci. Il brandit le bout de papier sorti de sa poche. — Qu’est-ce ? demanda poliment Staynair. — Une lettre privée de l’archevêque Erayk, murmura Ahdymsyn. Adressée au père Paityr et à moi-même. — Je vois. Staynair réussit de nouveau à ne rien laisser paraître de son étonnement dans sa voix et sa physionomie. Il ne lui était pourtant jamais venu à l’esprit qu’Erayk Dynnys puisse écrire à Ahdymsyn et Wylsynn. Rien ne lui permettait non plus de supposer qu’une telle missive ait pu leur parvenir. Cayleb avait tenu à ce que les lettres envoyées par ses « invités » soient minutieusement examinées et censurées. En revanche, sur l’insistance de Staynair, il avait donné l’ordre de ne pas ouvrir le courrier qui leur serait adressé. — Puisque c’est ce pli qui vous a poussé à solliciter cet entretien, puis-je supposer que vous allez m’en dévoiler le contenu ? — Bien sûr, Votre Excellence, répondit Ahdymsyn d’une voix lourde, la mine abattue. Votre Excellence, l’archevêque Erayk est mort. — Pardon ? fit Staynair en se redressant derrière son bureau. — L’archevêque Erayk est mort, répéta le délégué archiépiscopal. La nouvelle n’est pas encore arrivée en Charis, je sais. Cependant, la lettre de l’archevêque Erayk ne laisse aucun doute là-dessus : à l’heure qu’il est, il a déjà été exécuté par l’Inquisition pour malversation, apostasie, hérésie et trahison contre l’Église et le Tout-Puissant. Le visage de Staynair se contracta. Il n’ignorait rien des peines édictées par le Livre de Schueler pour ces crimes, surtout si la personne qui en était jugée coupable était un archevêque de l’Église Mère. — Ce n’est pas une longue lettre, Votre Excellence, reprit Ahdymsyn. L’archevêque s’est vu refuser l’accès à du papier et à de l’encre à des fins de correspondance. Il a dû improviser pour obtenir ne serait-ce que cette feuille. J’ignore du reste comment il s’y est pris pour la faire sortir de sa prison, compte tenu de la rigueur des conditions de détention imposées par l’Inquisition. Je crois que son silence sur ce point avait pour objet de protéger la personne à qui il l’aura confiée. En tout cas, ce qu’il y écrit va droit au but. — C’est-à-dire ? — Il commence par nous informer, le père Paityr et moi, des motifs de son inculpation et de la peine à laquelle il a été condamné. Il nous implore de lui pardonner – et de prier pour son salut – malgré ses nombreuses fautes. Il me demande aussi de vous remettre ce pli pour que vous en usiez comme bon vous semblera, en vous suppliant de l’absoudre pour avoir manqué à protéger et éduquer les âmes de son diocèse ainsi que Dieu l’exige de Ses prêtres. Enfin (Ahdymsyn plongea son regard dans celui de Staynair), il s’enhardit à nous donner une ultime directive en qualité d’archevêque. — Laquelle ? — Il ne nous ordonne rien, car il estime ne plus en avoir le droit, mais nous conjure de rester en Charis. Il affirme craindre que, si nous retournions à Sion ou aux Terres du Temple, nous aurions nous aussi maille à partir avec l’Inquisition. Il accepte son destin mais, en tant que notre supérieur, il nous enjoint de préserver notre vie d’une punition injuste doublée d’un assassinat judiciaire en restant hors de portée du Saint-Office. Enfin, il nous supplie de faire notre possible pour expier ses fautes et les nôtres en tant que gardiens spirituels de Charis. Staynair se renfonça dans son siège, le regard pensif. Il n’aurait jamais imaginé pareille lettre de la part d’Erayk Dynnys. Pourtant, il ne doutait pas de son authenticité et se demandait quel pèlerinage mystique avait enduré son prédécesseur aux mains de l’Inquisition pour le rédiger. Il y avait du bon en chaque homme. Staynair le croyait aussi fort qu’il croyait que le soleil se levait tous les matins. Il se trouvait simplement que cette bonté était plus profondément enfouie chez certains que chez d’autres. Or il avait cru celle d’Erayk Dynnys ensevelie à jamais sous une montagne de vénalité insouciante et une vie de participation à la corruption interne du Temple. Visiblement, je me suis trompé, songea-t-il. Le doigt de Dieu peut se poser sur n’importe qui, n’importe où, dans les plus improbables des circonstances. Ça aussi, je l’ai toujours cru. Et il a incontestablement touché Erayk Dynnys, à la toute fin de sa vie. L’archevêque ferma les yeux pour rendre grâce en silence au Seigneur d’avoir permis à Dynnys de regagner le chemin de la rectitude et de se débarrasser des verres déformants à travers lesquels il avait appris à chercher son Créateur. Ensuite, il se redressa et examina ses visiteurs. Il comprenait désormais la curieuse fragilité pressentie chez Ahdymsyn. À l’instar de Dynnys – et au contraire de Wylsynn –, le délégué archiépiscopal avait remisé sa foi au second rang de ses préoccupations, derrière ses responsabilités et ses perspectives séculières. Dans la lettre de Dynnys et le sort qui lui avait été dévolu, Ahdymsyn s’était vu comme dans un miroir. Ç’avait dû être une vision terrifiante. Cependant, à l’inverse de Dynnys, il avait l’occasion de profiter de cette expérience dans ce monde et non dans le prochain. Il avait encore le choix des décisions à prendre pour ce qu’il lui restait de vie. Il y voyait à l’évidence autant matière à craindre qu’à exulter, à mourir de honte qu’à s’amender. Pour Wylsynn, le choc avait dû être d’une tout autre nature. Staynair savait mieux que personne que le jeune prêtre ne se berçait guère d’illusions quant au respect de l’esprit de la Sainte Charte manifesté par l’Église dans chacun de ses actes. Néanmoins, l’envergure de sa corruption et l’horreur de ce que le Groupe des quatre s’était révélé prêt à accomplir avaient dû lui porter un coup d’une violence inouïe. Au contraire de Dynnys et d’Ahdymsyn, Paityr Wylsynn n’avait jamais oublié son sacerdoce. Il n’avait jamais permis à la dépravation de son entourage de le distraire de ses devoirs spirituels. Or voilà que l’un des serviteurs les plus irréprochables de l’Église Mère se voyait prié par un archevêque déchu, dont l’immoralité n’avait jamais dû lui échapper, de tourner le dos à ladite Église. De nier son autorité, de rejeter ses exigences. Voilà qu’un prêtre de l’Inquisition se voyait enjoint par l’une des victimes de cette institution de défier le Grand Inquisiteur en personne. — Que Dieu ait pitié de Son juste serviteur Erayk, murmura Staynair en effleurant du bout des doigts son cœur, puis ses lèvres. — Amen, répondirent Ahdymsyn et Wylsynn. — Je suis bouleversé par ce qui est arrivé à l’archevêque Erayk, affirma Staynair, même si, à la fin de sa vie, il s’est élevé dans la conscience de Dieu à un niveau trop rarement atteint. Quoi qu’il en soit, je dois vous dire qu’il est un point de doctrine sur lequel l’Église de Charis et moi-même sommes en parfait désaccord avec le Conseil des vicaires. Nous croyons en effet que tout enfant de Dieu a le droit – et le devoir – de juger seul de ce qui est bon et de ce que cela exige de lui. Le rôle de l’Église n’est pas d’imposer, mais d’enseigner : d’expliquer, d’éduquer, d’exhorter. Le rôle d’un fidèle est d’exercer son libre arbitre dans l’amour de Dieu en choisissant de faire le bien parce que c’est juste et non parce qu’il y est contraint. Wylsynn se tortilla sur sa chaise. Staynair braqua les yeux sur lui. — Je vous dis cela, père Paityr, pour ne pas vous tromper, ni vous ni personne, sur ma position à ce propos. Aucun homme, aucune femme, ne peut choisir de servir Dieu s’il n’a pas la possibilité de le refuser. Le Seigneur attend de Son peuple qu’il marche vers lui dans la joie et la lucidité, et non dans la terreur de l’Inquisition et des flammes de l’enfer. J’entends bien faire comprendre à tous, religieux et laïcs, que je refuse de dicter ma volonté à leur conscience. En effet, c’est là que réside la véritable corruption, celle qui prend pour prétexte le nom de Dieu pour abuser du pouvoir d’un office, et qui nous a conduits à notre rupture avec le Conseil des vicaires. Quand l’Église Mère décide qu’elle peut imposer ses moindres désirs à ses enfants, son clergé est condamné à avancer droit vers les ténèbres. En tant qu’archevêque, au sommet de la hiérarchie de l’Église de Charis, je peux ordonner une politique, prendre des décisions et donner des instructions à l’épiscopat et à la prêtrise. Et si ces instructions venaient à être enfreintes ou négligées, j’aurais le droit et le devoir de démettre de leur poste les ecclésiastiques qui ne pourraient, en toute conscience, m’obéir. Cependant, on est ordonné prêtre pour toujours, père. À moins d’être jugé, sans l’ombre d’un doute, coupable de péché et d’abus de privilèges, nul ne saurait être destitué de sa fonction ou empêché d’exercer sa vocation. De même, ni moi ni personne n’avons le droit d’excommunier, de torturer ou de tuer un homme ou une femme seulement coupable de ne pas partager nos croyances. Wylsynn demeura coi quelques instants, puis inspira profondément. — Votre Excellence, je suis un serviteur de l’Inquisition. Reconnaissez-le, j’ai toujours tenté d’exercer les pouvoirs de mon office conformément à mes responsabilités pastorales, avec une discipline tempérée d’amour et de compréhension. Cependant, j’ai voué ma vie entière et ma foi en Dieu à la responsabilité de l’Église Mère qui est de préserver les enfants du Seigneur de la dépravation. À ce titre, je dois non seulement les « convaincre » de la voie à suivre, mais les préserver des tentations de Shan-wei par tous les moyens nécessaires. — J’en suis bien conscient, père. C’est la raison pour laquelle j’ai précisé de façon si explicite cette nuance doctrinale. J’éprouve le plus profond respect pour votre foi et votre personnalité, en tant qu’homme et en tant que prêtre. Rien ne me ferait davantage plaisir que de vous voir participer à la réforme des abus de l’Église – de tous ses abus – en Charis et ailleurs. Je sais quel atout formidable vous représenteriez pour nous dans cette tâche intimidante. Mais aucun homme, encore moins d’Église, ne saurait adopter cette cause sans avoir la certitude absolue que c’est la sienne, de même que celle de Dieu, et la mienne. Avez-vous cette certitude, père ? — Je l’ignore, dit simplement Wylsynn avec une parfaite honnêteté dans ses yeux gris clair. Je sais que les abus dont vous parlez et que l’archevêque Erayk a évoqués dans sa lettre sont bien réels. Je sais le sort que le Grand Inquisiteur et le chancelier réservaient à Charis et je sais que c’était mal. Plus que mal, c’était une abomination : la négation même de tout ce que l’Église Mère est censée représenter et défendre. Une chose est certaine, ce ne pouvait être la volonté de Dieu. Néanmoins, il y a un pas entre convenir qu’ils ont eu tort de se conduire ainsi et admettre que vous avez eu raison. — Je vous remercie de votre franchise, père, et je crois en l’acuité de votre vision spirituelle. Je ne tenterai pas de vous convertir à la mienne aujourd’hui. Tant que votre foi et votre conscience ne vous auront pas convaincu du bien-fondé de nos efforts, nul ne saurait vous demander d’y adhérer. Cependant, je vous supplie de réfléchir à ce dont vous avez été témoin, à ce que l’archevêque Erayk vous a écrit, aux paroles et aux actes de l’Église de Charis, et au contact de Dieu sur votre cœur. Songez-y, père, dans la quiétude de la prière et de la méditation, pas dans l’ardeur de la passion. Si vous finissez par découvrir que Dieu vous appelle à embrasser notre cause, nous vous accueillerons en frère et en serviteur du Seigneur. À l’inverse, si le Très-Haut ne vous invite pas à nous rejoindre, nous respecterons et accepterons votre décision. — Et dans l’intervalle, Votre Excellence ? — Dans l’intervalle, père, je vous serais reconnaissant de bien vouloir continuer d’exercer vos fonctions d’intendant en Charis. Comme vous l’avez dit, nul en ce royaume n’a jamais douté de votre détermination à garantir le respect des Proscriptions avec honnêteté et équité. Ce serait un immense réconfort pour notre peuple de vous savoir toujours investi de cette mission en ces temps de chaos. — Si j’acceptais, Votre Excellence, j’exercerais mes fonctions comme bon me semblerait. — C’est ce que j’attends de vous, père, ni plus ni moins. — Même si cela devait nous mettre en conflit, Votre Excellence ? — Père, répondit Staynair avec un sourire aimable, compte tenu de la façon dont vous avez exercé vos responsabilités par le passé, je ne vois aucune raison de croire que vous et moi pourrions entrer en conflit vis-à-vis des Proscriptions. En cas de désaccord, nous tâcherons naturellement de nous convaincre mutuellement, mais je ne vous ai jamais vu prendre une décision infondée ou contraire à ma propre analyse. Je ne vois pas pourquoi cela changerait. » Il est vrai que nos opinions diffèrent quant à l’autorité coercitive de votre office. Comme vous l’avez dit, vous croyez que l’Église doit protéger ses enfants de la dépravation « par tous les moyens nécessaires ». À l’inverse, je crois, moi, qu’elle doit enseigner et convaincre. Aucune contrainte extérieure ne saurait donner la force intérieure de résister aux ténèbres quand elles fondent sur chacun d’entre nous dans notre vie quotidienne. Depuis la tentative d’invasion du Groupe des quatre, vous vous méfiez sans doute davantage de l’expression « par tous les moyens nécessaires », mais je sais que nous serons encore d’avis contraires sur d’autres problèmes d’application de la doctrine. Alors, je tâcherai sûrement de vous convaincre d’accepter mon point de vue, mais vous aurez toujours le droit de renoncer à votre poste et d’annoncer publiquement les raisons de votre démission. En aucun cas je ne vous obligerai à vous ranger à mon opinion ni à l’approuver si votre conscience vous en empêche. — Si vous permettez, Votre Excellence, je ne me prononcerai ni dans un sens ni dans l’autre aujourd’hui, dit Wylsynn après une longue réflexion. Comme vous l’avez suggéré, ce n’est pas une décision à prendre à la légère. Je préfère méditer et prier le Seigneur de me guider dans mon choix avant de vous donner ma réponse. — Je ne saurais en attendre davantage d’un prêtre, père. (Staynair sourit au jeune homme, puis se tourna vers Ahdymsyn.) Pas plus que d’un délégué archiépiscopal, ajouta-t-il avec autant de chaleur. Bien entendu, je vous accueillerais les bras ouverts pour des raisons tant politiques que spirituelles, mais ni le roi Cayleb ni moi ne vous dicterons votre conduite à la place de votre conscience. Comment pourrions-nous nous abaisser à cela, quand notre querelle avec le Conseil des vicaires repose justement sur sa volonté de se comporter ainsi avec tous les enfants de Dieu ? Quelle que soit votre décision finale, toutefois, sachez ceci : de ma propre autorité, certain de l’accord du roi Cayleb, et quand bien même il en disconviendrait, je vous donne asile à tous les deux. Que vous trouviez ou non au fond de votre cœur et de votre âme le désir de vous joindre à nos efforts visant à rendre à l’Église Mère le visage voulu par le Seigneur, vous pourrez demeurer en ce royaume, sous la protection de l’Église de Charis, tant que vous le souhaiterez. .IV. Palais du roi Cayleb II et monastère de Saint-Zherneau Tellesberg Royaume de Charis — Un instant, je vous prie, seijin Merlin. L’intéressé s’arrêta et leva un regard surpris vers l’archevêque Maikel Staynair lorsque celui-ci posa avec douceur sa main large et puissante sur son épaule. — Oui, Votre Excellence ? En quoi puis-je vous être utile ? Les deux hommes se tenaient dans l’embrasure de la porte donnant sur la salle que venait de quitter le Conseil royal. Cayleb les considéra, un sourcil arqué. — Auriez-vous un autre sujet à évoquer, Maikel ? s’enquit le roi. — À vrai dire, Votre Majesté, dit Staynair avec une solennité peu coutumière, j’aimerais vous emprunter le seijin pour l’après-midi, si vous n’y voyez pas d’inconvénient. La surprise de Cayleb se fit plus apparente que celle de Merlin. L’archevêque sourit. — Je vous promets qu’il sera de retour pour dîner, Votre Majesté. Je voudrais me pencher avec lui sur un point de détail. Par ailleurs, ayant une visite pastorale à effectuer en ville cet après-midi, je pensais lui demander de m’accompagner. Simple précaution, vous comprenez. L’expression de Cayleb s’assombrit aussitôt. La tentative d’assassinat de l’archevêque Maikel était trop fraîche dans sa mémoire pour qu’il se méprenne sur la « précaution » envisagée. Surtout après ce qui était arrivé au Collège royal trois jours plus tôt. — Si vous souhaitez une protection supplémentaire, Maikel…, commença le roi, mais Staynair secoua la tête. — Ce ne sont pas d’éventuels tueurs qui m’inquiètent, Votre Majesté, dit-il avec un demi-sourire. Pas aujourd’hui, du moins. Cependant, je dois rendre visite à quelqu’un cet après-midi et, dans les circonstances présentes, je préférerais opérer dans la plus grande discrétion. Or je crains de ne pas passer inaperçu si je suis accompagné d’une ribambelle de gardes. Compte tenu des récents événements survenus dans la cathédrale et au Collège, ainsi que de l’atmosphère qui semble régner en ville, je m’en voudrais que ma visite à un vieil ami souffrant attire une quelconque hostilité sur un simple monastère. En outre, je risquerais de donner à certaines gens l’impression de manigancer quelque chose s’ils avaient vent de ce déplacement. Heureusement (son sourire s’élargit), quelque chose me dit que le capitaine Athrawes serait à même de garantir notre sécurité à tous les deux si je me rendais incognito au chevet de mon ami. — Cela vaut-il vraiment la peine de vous promener dans la rue, même « incognito », par les temps qui courent ? — C’est un très vieil ami, Votre Majesté. Sa santé décline depuis un bon moment déjà. Ce ne sera pas qu’un tête-à-tête amical. Cayleb examina le prélat pendant quelques instants, puis prit une profonde inspiration et signifia d’un geste son accord. La capitulation du roi ne surprit pas Merlin outre mesure, même si l’idée de voir malheur arriver à Maikel Staynair en cette période charnière de l’histoire de Sanctuaire était tout bonnement terrifiante, peut-être même davantage pour Merlin que pour Cayleb. Après la récente tentative de meurtre, personne, pas même Staynair, n’aurait pu prétendre que les Templistes ne l’avaient pas compris. Cependant, le roi et son garde du corps le savaient, jamais ils ne pourraient dissuader le nouvel archevêque de renoncer à ses fonctions. S’ils l’avaient pu, il n’aurait pas été qui il était, et donc pas si vital à leurs espoirs pour l’avenir. — Très bien, lâcha le roi avant de porter les yeux sur le seijin. Tâchez de nous le rendre en un seul morceau, Merlin. Une fois de plus. Staynair eut l’élégance de grimacer à l’ultime remarque du souverain, mais ne changea pas d’avis. — Je ferai de mon mieux, Votre Majesté, assura Merlin en jetant un coup d’œil à l’impressionnant garde royal de faction à l’extérieur de la salle du Conseil. Le sergent Payter Laligne était le seul fusilier marin affecté à la protection du prince héritier Cayleb à avoir été muté à la garde royale quand Cayleb s’était assis sur son trône. Ahrnahld Falkhan et les autres anciens gardes du corps de Cayleb veillaient désormais sur le prince héritier Zhan, le frère du roi, âgé de onze ans. Cette réaffectation avait été difficile à vivre pour Cayleb et les hommes chargés depuis si longtemps de sa sécurité, mais la surveillance de l’héritier du trône de Charis relevait depuis toujours de la responsabilité de l’Infanterie de marine. Laligne aurait dû rester dans son ancien détachement, lui aussi, mais Cayleb avait tenu à ce qu’au moins un de « ses » fusiliers marins reste à son service, et ce notamment parce que ces hommes étaient au courant des « visions » de Merlin. En attendant d’avoir déterminé lesquels de ses nouveaux gardes pourraient être mis dans la confidence, le jeune roi trouvait en effet souhaitable que quelqu’un d’autre soit en mesure de l’aider à dissimuler les bizarreries occasionnelles de Merlin. Ce dernier en avait convenu sans mal. De par son calme, sa compétence et son abnégation, Laligne représentait une présence très rassurante pour l’homme – ou l’ACIP – responsable de la vie du roi. En outre, avoir à son côté un soldat rompu à tirer Cayleb du pétrin depuis ses neuf ans n’était pas non plus à dédaigner. — Payter ! lança Merlin. — Oui, mon capitaine ? gronda le colosse. — Demandez à un valet d’informer le lieutenant Ahstyn que vous aurez besoin d’un coéquipier. Je pense que le sergent Vynair est disponible. En attendant qu’il arrive, gardez un œil sur Sa Majesté. Veillez à ce qu’il ne lui arrive rien de fâcheux. — Oui, mon capitaine. Laligne porta son poing droit au plastron de sa cuirasse en signe de salut, puis adressa à son monarque un regard sévère. Cayleb secoua la tête. — C’est toujours un bonheur de constater combien je contrôle tout ce qui m’entoure, laissa-t-il tomber sans viser personne en particulier. — Sa Majesté m’en voit ravi, affirma Merlin avec une exquise courtoisie que ne tempéra qu’à peine l’amusement visible dans ses étranges prunelles saphir. Le seijin se tourna vers Staynair. — Quand vous voudrez, Votre Excellence, murmura-t-il. Au moins, quand il veut passer « incognito », ce n’est pas à moitié, ronchonna intérieurement Merlin une heure plus tard. En effet, Staynair s’y était employé à un point qui stupéfiait le seijin. Les traits de l’archevêque étaient sans doute encore plus connus des habitants de la capitale que ceux du roi Cayleb. Depuis des années, il montait tous les mercredis en chaire de la cathédrale de Tellesberg pour célébrer la grand-messe devant ses fidèles. C’était le cas du temps où il n’était qu’évêque de la ville. Ça l’était encore plus depuis qu’il était l’archevêque de tout le royaume. En dépit de cette notoriété et de la barbe luxuriante qui lui mangeait un visage si reconnaissable, il avait réussi à se fondre dans un anonymat presque total en troquant sa soutane blanche bordée d’orange contre la bure austère d’un simple moine de l’ordre de Bédard – qu’il avait toujours le droit de porter malgré son élévation – et en donnant sur son doigt un demi-tour à son anneau épiscopal pour en dissimuler le rubis dans sa paume. La tête baissée et dissimulée sous son capuchon en signe d’humilité, il ne restait plus rien de l’archevêque. Par malheur, cette robe n’appartenait pas aux habits remplacés par Orwell et Merlin. Son étoffe classique n’offrirait aucune résistance à une lame ou à une balle, d’où le mécontentement du seijin, qui ne pouvait cependant pas en expliquer la cause à son protégé. Ce qui ne faisait qu’ajouter à son exaspération, bien entendu. Il ne trouvait pas non plus matière à se réjouir dans la réflexion selon laquelle un simple moine ne serait jamais accompagné d’un officier de la garde royale. Voilà pourquoi Merlin avait dû lui aussi apporter quelques ajustements à sa mise. Il avait abandonné son armure, son uniforme et son wakizashi pour ne garder que son katana, en espérant que les lignes insolites de celui-ci n’attireraient pas trop l’attention. Il doutait toutefois du réalisme de cet espoir car il n’existait dans le royaume et même sur la surface de la planète que deux hommes à être systématiquement armés d’une telle lame : Sa Majesté le roi Cayleb et le – tristement – célèbre seijin Merlin. Il fut également surpris de constater combien il se sentait nu sans la tenue noir et or qu’il portait presque tous les jours depuis près de deux années locales. Cependant, le plus difficile à dissimuler était son regard. Les yeux de Merlin Athrawes étaient du même bleu de saphir que ceux de Nimue Alban. Or il n’avait encore jamais rencontré de Sanctuarien doté d’iris de cette couleur. Si seulement ces gens avaient inventé les lunettes de soleil ! rouspéta-t-il en son for intérieur tandis que Staynair et lui se frayaient un chemin dans les rues bruyantes, noires de monde et incroyablement agitées de la capitale. Bien sûr, il aurait dû remédier à la teinte de ses yeux avant de poser le pied en Charis. Il ne pouvait pas la reprogrammer, mais il aurait pu se servir de l’unité de fabrication dissimulée dans la grotte de Nimue pour produire une paire de lentilles marron aptes à masquer sa couleur d’origine. Je ne voulais pas perdre ce dernier vestige de Nimue, j’imagine, se dit-il. Je ne le regrette pas, d’ailleurs… même si c’est enquiquinant au possible. Il est de toute façon hors de question de revenir sur cette décision maintenant que tout le monde connaît les « mystérieux yeux bleus de seijin » du capitaine Athrawes… Tu parles d’une balle tirée dans le pied ! Enfin, Staynair s’amusait à l’évidence beaucoup de la situation difficile dans laquelle il avait mis son protecteur, ce qui n’arrangeait pas l’humeur de ce dernier. — Le monastère est-il encore très loin, Votre Excellence, si je puis me permettre ? s’enquit-il en un filet de voix qui fit pouffer de rire l’archevêque. — Encore quinze à vingt minutes. — Si j’avais su que nous allions crapahuter à travers toute la ville, j’aurais insisté pour renforcer votre sécurité…, fit-il remarquer avec dans la voix une sécheresse qu’il ne parvint pas tout à fait à dissimuler. Il n’y avait pas mis beaucoup d’efforts, au demeurant. Staynair s’esclaffa de nouveau. — Ce n’est pas si loin que ça, tâcha-t-il de le rassurer. Par ailleurs, cet exercice nous fera du bien à tous les deux. — Je vous sais gré de votre sollicitude, Votre Excellence, mais j’ai déjà tout l’exercice qu’il me faut. Staynair partit encore d’un rire discret et Merlin sourit presque malgré lui. Au moins, les inévitables orages du milieu d’après-midi qui avaient balayé la ville un peu plus tôt avaient poursuivi leur chemin sans s’attarder. L’air restait humide après la pluie, toutefois, et le fait que l’automne touche presque à sa fin n’avait pas l’air d’impressionner beaucoup la température. D’après les capteurs intégrés de Merlin, elle dépassait de peu les trente-deux degrés sur l’échelle de Celsius, qu’il était le dernier à utiliser dans toute la galaxie. Par bonheur, ni la chaleur ni l’humidité n’avaient jamais intimidé un ACIP, et Staynair avait grandi à Tellesberg. Le climat ne le gênait pas le moins du monde et, s’il avait besoin d’exercice, il n’en laissait rien paraître dans la vive allure adoptée depuis le départ du palais. — Ah ! nous y sommes, lâcha-t-il quelques minutes plus tard en s’engouffrant dans une rue transversale. Merlin jeta alentour un regard curieux. Nonobstant l’incendie qui avait réduit le Collège royal à l’état de cendres et de gravats calcinés, Tellesberg était une ville plus prospère et plus respectueuse de la loi que beaucoup d’autres. Malgré tout, elle avait aussi ses quartiers moins favorisés, et celui-ci en faisait partie. Autour des deux hommes, les immeubles avaient l’aspect décrépit de boutiques et d’entrepôts à la clientèle peu fortunée. Les remugles flottant dans l’air suggéraient un net besoin d’assainir les égouts. L’archevêque et le seijin étaient passés devant deux citernes de pompiers à moitié vides. Le regard dur et affamé de quelques oisifs croisés le long des derniers pâtés de maisons avait confirmé à Merlin combien Staynair avait eu raison de se faire accompagner d’un bon garde du corps, même si personne ne pouvait deviner son identité. Ils poursuivirent leur marche pendant cinq minutes environ. Les boutiques se raréfièrent peu à peu, tandis que se multipliaient les entrepôts vétustes et les taudis surpeuplés. Enfin, Staynair emprunta un ultime passage menant à une imposante porte de bois encastrée dans un mur piteux et délabré. Comme toutes les grandes agglomérations de Sanctuaire, Tellesberg regorgeait d’églises et de cathédrales. Les couvents et les monastères étaient assez fréquents également, mais la plupart étaient bâtis en dehors des zones urbaines, là où leurs résidents pouvaient subvenir à leurs besoins par le travail de la terre. Ce n’était pas le cas de cet établissement. Il avait l’air de se dresser là depuis la fondation de la ville, si étroitement ceint d’entrepôts qu’il ne devait rester à la communauté qu’un modeste potager à cultiver. Staynair frappa. Merlin et lui attendirent patiemment. Enfin, le volet de la minuscule fenêtre ménagée dans le lourd vantail coulissa et un moine jeta un coup d’œil à travers. À la grande surprise de Merlin, la robe brune du religieux était ornée du cheval blanc de l’ordre de Truscott, et non de la lampe à huile de celui de Bédard. Merlin s’était imaginé que le monastère dans lequel ils se rendaient obéirait à la règle du saint patron de Staynair. Les yeux du gardien s’illuminèrent quand il reconnut l’archevêque. Le portail robuste et marqué par les ans s’ouvrit bientôt. Merlin s’était attendu à un terrible grincement, compte tenu de l’aspect général du monastère, mais le battant pivota dans le silence de gonds parfaitement graissés et entretenus. — Bienvenue au monastère de Saint-Zherneau, seijin Merlin, déclara Staynair comme ils se glissaient dans l’ouverture et que la porte se refermait derrière eux. De curieux accents résonnèrent dans la voix de l’archevêque, comme si ces mots revêtaient un sens caché. Les détecteurs internes de Merlin tressaillirent, mais il demeura coi, se contentant de suivre Staynair et le gardien dans la cour du monastère. L’espace à l’intérieur du mur d’enceinte se révéla plus vaste que Merlin l’avait estimé de dehors. Il ne s’était attendu à rien de si profond. Au lieu de la cour pavée ou de terre battue que laissait envisager l’état de déliquescence du voisinage, il trouva de la verdure, des murs couverts de lichen, le murmure magique et musical de fontaines ornementales coulant au milieu de bassins à poissons. Des vouivres et des oiseaux chanteurs étaient perchés sur les branches d’arbres fruitiers nains qui paraissaient aussi vieux que le monastère. Leurs doux sifflements et pépiements contrastaient avec le vacarme de la ville à l’extérieur. Staynair et Merlin suivirent leur guide dans le chapitre et empruntèrent une série de couloirs blanchis à la chaux. Des siècles de déambulations avaient usé, lissé et creusé le sol de brique. Les murs alternaient entre la pierre et la brique, la transition entre les matériaux dénotant l’ajout d’une extension à la structure d’origine. Visiblement très épaisses, les parois ménageaient un espace intérieur frais et paisible. Leur guide marqua une pause devant une nouvelle porte. Il jeta un coup d’œil à Staynair par-dessus son épaule, puis frappa un seul coup discret. — Entrez ! fit une voix de l’autre côté. Le moine ouvrit le battant et se décala pour céder le passage aux visiteurs. — Merci, mon frère, murmura Staynair avant de passer devant lui avec un léger signe de tête adressé à Merlin pour l’inviter à le suivre. Ils se retrouvèrent dans ce qui était à l’évidence un bureau, quoiqu’on aurait pu pardonner à qui y aurait vu au premier abord une bibliothèque, ou peut-être un gigantesque cabinet d’archives. La légère odeur de renfermé du papier et de l’encre stagnait dans l’atmosphère. Des rayonnages encombraient jusqu’à l’étouffement une salle qui aurait été sinon vaste et haute de plafond. Sous l’unique lucarne était ménagé au cœur des étagères un espace semblable à une clairière ouverte à coups de machette dans une impénétrable forêt vierge, qui paraissait trop petit pour le bureau là installé et les deux chaises placées devant. À en juger par les piles de livres et de documents entassés par terre, Merlin suspecta les deux sièges de servir d’ordinaire à accueillir de façon bien commode des ouvrages de référence. Bizarrement, quelque chose lui dit que ce n’était pas « par hasard » qu’elles avaient été libérées de leur fardeau juste avant leur arrivée inattendue. — Seijin Merlin, commença Staynair, permettez-moi de vous présenter le père Zhon Byrkyt, abbé de Saint-Zherneau. — Mon père, le salua Merlin avec une légère inclinaison du buste. Byrkyt était un homme assez âgé, sans doute de plusieurs années l’aîné de Staynair, qui n’avait plus rien d’un nourrisson depuis longtemps. Dans sa jeunesse, l’abbé avait dû mesurer une taille comprise entre celles de Staynair et de Merlin, ce qui avait dû faire de lui un véritable géant pour Charis. L’âge et la courbure de sa colonne vertébrale avaient changé cela : il avait désormais l’air douloureusement chétif. Il portait la soutane verte des grands-prêtres au lieu de la bure du gardien. Merlin remarqua en plissant les yeux de surprise que son habit n’était orné ni du cheval de Truscott, ni de la lampe de Bédard, mais de la plume de Chihiro. — Seijin, répondit l’abbé. Sa voix donnait l’impression d’avoir été jadis beaucoup plus forte, à l’instar de son corps, mais son regard se révéla limpide et acéré, aussi intense que celui de Merlin, avec au fond de ces yeux marron une étrange lueur d’enthousiasme. Il désigna les deux chaises placées devant lui. — Je vous en prie, asseyez-vous ! Merlin attendit que Staynair ait pris place avant de l’imiter. Ce faisant, il posa le fourreau de son katana en équilibre contre le bord du bureau de Byrkyt, en espérant donner l’impression d’être plus détendu qu’il l’était. Il n’avait pas besoin de ses capteurs d’ACIP pour ressentir la mystérieuse tension impatiente qui régnait dans la pièce. Cette tension s’accrut pendant plusieurs secondes au cours desquelles nul ne pipa mot. Enfin, Staynair brisa le silence. — Tout d’abord, je vous dois des excuses, Merlin. Vous avez sans aucun doute compris que je me suis rendu coupable de certaines… finasseries, dirons-nous, quand je vous ai « invité » à m’accompagner cet après-midi. — Cela m’avait effleuré l’esprit, Votre Excellence, concéda Merlin à l’hilarité de Staynair. — Cela ne m’étonne pas. D’un autre côté, certaines explications seront plus faciles à vous fournir ici, à Saint-Zherneau, qu’au palais. Des explications qui, j’en suis sûr (il regarda Merlin droit dans les yeux), devraient vous surprendre un petit peu. — Bizarrement, je n’en doute pas une seconde, ironisa Merlin. — Tout ce que j’ai dit à Cayleb était vrai. Zhon (il désigna Byrkyt d’un coup de menton) est effectivement un très vieil ami et, hélas, sa santé est préoccupante. Toutefois, je suis certain qu’il n’aura nul besoin de l’extrême-onction cet après-midi. — Vous m’en voyez rassuré, Votre Excellence. — Moi de même, acquiesça Byrkyt en souriant lui aussi. — Oui, enfin… Merlin crut déceler, contre toute vraisemblance, un soupçon de gêne chez Staynair. Si elle était réelle, elle ne le ralentit pas très longtemps. — Toujours est-il que mon véritable objectif était de vous amener ici. — Puis-je vous demander pour quelle raison, Votre Excellence ? — Cela va réclamer quelques précisions. (Staynair se laissa aller contre le dossier de sa chaise, croisa les jambes et vrilla Merlin du regard.) Le monastère de Saint-Zherneau est très ancien. La tradition veut – à juste titre, à ma connaissance – que cette abbaye ait été bâtie sur le site de la première église de Tellesberg. Elle remonterait à tout juste quelques années après la naissance du monde. De fait, certaines indications tendent à prouver que l’édifice d’origine daterait du jour même de la création. Merlin hocha la tête en se rappelant que, contrairement à toutes les institutions religieuses terrestres, l’Église de Dieu du Jour Espéré était capable de dater à la minute près l’instant de la création, sur la foi non seulement de la Sainte Charte, mais aussi des Témoignages, qui recueillaient les souvenirs des huit millions d’Adam et Ève capables de lire et d’écrire ayant vécu en ces temps originels. Bien sûr, aucun auteur de ces journaux, lettres et récits ne se souvenait de s’être porté volontaire pour occuper une nouvelle planète avant de se faire vider et reprogrammer la mémoire au point de croire que l’équipe de direction de la colonie était constituée d’archanges. — Saint-Zherneau n’est pas très connu en dehors de Charis, poursuivit Staynair. Ce n’est pas une grande abbaye et les frères zhernois n’ont jamais été très nombreux par rapport aux autres ordres, plus prolifiques. Il existe bien entendu pléthore de modestes couvents et monastères, mais la plupart sont assez éphémères. Ils émergent de l’existence et de l’exemple d’un chef spirituel particulièrement pieux et inspiré, qui s’attire sa vie durant des disciples partageant sa vision des choses. L’Église Mère a toujours toléré la fondation de telles communautés. La majorité d’entre elles ne survivent du reste pas plus d’une ou deux générations à la mort de leur fondateur. Elles sont souvent financées et soutenues par l’un des grands ordres avant de décliner, leurs éventuelles terres et possessions revenant alors de droit à l’ordre bienfaiteur. » Saint-Zherneau, en revanche, est à bien des égards unique en son genre. Tout d’abord, c’est ici, et non à Sion, qu’a été rédigée sa règle, sous l’autorité du premier évêque de Tellesberg, avant même qu’un archevêque nous ait été attribué. Ensuite, cette abbaye n’a jamais limité à une seule observance son financement ni son recrutement. Les frères sont issus de pratiquement tous les ordres de l’Église Mère. Ce monastère est un lieu de retraite spirituelle et de renouveau intérieur ouvert à tous, ce qui produit une communauté riche d’une vaste diversité de perspectives. L’archevêque marqua une pause et son interlocuteur eut une moue pensive. Ce que Staynair décrivait là se démarquait fortement de tout ce que Merlin avait étudié sur la grande majorité des congrégations monastiques depuis son réveil dans la grotte de Nimue. La plupart des couvents et des monastères de Sanctuaire appartenaient à l’un ou l’autre des ordres principaux, lesquels défendaient bec et ongles leurs propriétés. Dès que l’on sortait des frontières des Terres du Temple, la concurrence entre les ordres n’était plus aussi féroce – et de loin – que dans l’enceinte du Temple et de la cité de Sion, mais elle existait tout de même. Or les monastères, couvents, terres et autres biens immobiliers représentaient plus que de simples symboles de cette lutte. Ils regroupaient les forces et les ressources qui la rendaient possible. Bien entendu, Saint-Zherneau n’avait rien d’une grande communauté monastique aux yeux de Merlin. Malgré son âge manifeste et ses jardins joliment entretenus, ce n’était, comme l’avait souligné Staynair, qu’un établissement relativement modeste. Il ne risquait pas de produire de formidables richesses, ce qui expliquait sans doute le désintérêt des ordres majeurs à son égard, de même que la diversité de sa composition. Pourtant, Merlin avait le sentiment que ce n’était pas si simple. — Pour ma part, c’est tout jeune homme que je suis arrivé à Saint-Zherneau, reprit Staynair. À l’époque, je n’étais pas encore certain de ma vocation et les frères m’ont aidé à surmonter mes doutes. Ils m’ont été d’un grand réconfort au moment où mon esprit en avait le plus besoin. Comme tant d’autres garçons avant moi, je me suis alors joint à eux. De fait, même si la population de ce monastère reste en général assez restreinte, beaucoup de frères zhernois, comme moi, y restent attachés même après s’être solennellement soumis à une autre règle. Nous restons de la même famille, pour ainsi dire, ce qui signifie que nous comptons beaucoup plus de membres que le laisserait supposer la taille de l’abbaye. La plupart d’entre nous y revenons régulièrement pour nous ressourcer spirituellement et reprendre des forces au contact de nos frères. » Détail intéressant (l’archevêque vrilla de nouveau Merlin du regard), les confesseurs de six des huit derniers rois de Charis étaient issus de Saint-Zherneau. Si Merlin avait encore été une créature de chair et de sang, il aurait pris une brusque inspiration de surprise et de questionnement. Mais il ne l’était pas, aussi se contenta-t-il de pencher la tête sur le côté. — La coïncidence est assez… troublante, Votre Excellence. — Oui, n’est-ce pas ? (Staynair lui adressa un sourire, puis se tourna vers l’abbé.) Je vous l’avais dit qu’il était futé, pas vrai, Zhon ? — Absolument, acquiesça Byrkyt avec un sourire un peu plus large que celui de son supérieur ecclésiastique. Il me rappelle un autre jeune homme que j’ai connu jadis, en moins rebelle toutefois. — Vraiment ? De qui pourrait-il bien s’agir ? — La recherche de compliments ne sied guère à un archevêque, répondit Byrkyt avec placidité. À aucun moment ses yeux marron n’avaient quitté le visage de Merlin. Il se tourna droit vers lui. — Ce que veut dire Maikel avec ces détours dont il a le secret, seijin Merlin, c’est que ce n’est pas un hasard, comme vous l’aurez deviné, si les confesseurs de tant de monarques étaient des frères zhernois. — Je n’en doute pas, en effet. La question que je me pose, mon père, c’est pourquoi ils étaient si nombreux, comment cela se fait, et pourquoi monseigneur Maikel et vous avez tenu à m’en aviser. — « La question » ? lança Byrkyt. J’en compte au moins trois, seijin. (Il partit d’un rire discret.) Peu importe. Je répondrai à la première en dernier, si cela ne vous fait rien. — Absolument pas, répondit Merlin sans être certain d’être bien sincère. — La raison pour laquelle Maikel a décidé de vous conduire à moi aujourd’hui, seijin, n’est pas sans rapport avec une lettre qu’il a reçue du roi Haarahld, rédigée peu avant sa mort. Il y détaillait principalement sa stratégie visant à contenir la flotte du duc de Flots-Noirs en attendant que Cayleb et vous reveniez des récifs de l’Armageddon pour vous en occuper. En fait (si les yeux de Staynair avaient la capacité de pénétration d’un foret en titane, ceux de Byrkyt s’apparentaient à des rayons laser capables de percer le diamant), il y expliquait comment il avait déterminé combien de temps il lui fallait retarder Flots-Noirs. Merlin se sentit se figer sur sa chaise. Il n’avait jamais expliqué ni à Cayleb ni à Haarahld comment il s’y était pris pour franchir quatre milliers de milles en moins de deux heures pour avertir le roi du changement de stratégie de Flots-Noirs. Il avait été stupéfait et immensément soulagé, c’est le moins qu’on puisse dire, du calme avec lequel Haarahld avait accueilli son apparition « miraculeuse » sur la galerie de poupe de son navire amiral au milieu de la nuit. Pourtant, il était tellement préoccupé par la menace immédiate à déjouer qu’il n’avait pas pris le temps de comprendre pourquoi le roi n’avait pas manifesté davantage de saisissement. À aucun moment par la suite, du reste, il n’avait soupçonné Haarahld d’en avoir parlé à quiconque, même à son confesseur. Le silence s’installa dans le paisible bureau-bibliothèque. D’une certaine façon mystérieuse, on aurait pu croire que Staynair et Byrkyt étaient des ACIP, qui attendaient avec une patience absolue que Merlin ait terminé d’absorber les implications des propos de l’abbé et trouvé les mots pour y répondre. — Mon père, lâcha-t-il enfin, Votre Excellence, j’ignore ce que vous a écrit précisément le roi Haarahld. Je peux seulement supposer qu’il n’entendait pas me dénoncer comme étant une sorte de démon. — Pas du tout, Merlin, répondit Staynair d’une voix suave et rassurante. (Sous le regard du seijin, il sourit comme à l’évocation d’un agréable souvenir.) Il était surexcité, en fait. Il a toujours eu en lui cette part de petit garçon, cette capacité d’émerveillement. Oh ! (l’archevêque agita la main) il n’était pas sans douter d’avoir eu raison de vous faire confiance, sans craindre que vous soyez effectivement un démon. Ce dont nous parlons relève après tout de la foi, pour laquelle la raison se révèle parfois un support bien fragile. Cependant, Merlin, il vient toujours un moment où un enfant de Dieu doit prendre en main tout ce qu’il est, tout ce qu’il a jamais espéré devenir, et le mettre en jeu. Au bout de la réflexion, de la prière, de la méditation, cet instant décisif arrive à chacun de nous. Certains ne trouvent jamais le courage de l’affronter. Ils détournent les yeux, tentent de ne pas en tenir compte, font semblant de n’avoir rien remarqué. D’autres font demi-tour, se réfugient dans ce que des tiers leur ont appris, leur ont ordonné de penser et de croire, plutôt que de faire un choix et d’accepter cette épreuve en leur nom seul. » Haarahld, lui, n’avait rien d’un lâche. Quand son heure est venue, il l’a su et il y a fait face, en plaçant en vous sa confiance. Voici ce qu’il m’a écrit pour me faire part de sa décision (le regard de Staynair se brouilla tandis qu’il récitait de mémoire) : « Peut-être est-il un démon, après tout, Maikel. Je ne le crois pas mais, comme nous le savons tous, il m’est arrivé de me tromper. Assez souvent, du reste. Quoi qu’il en soit, le moment est venu pour moi de prendre une décision. Je ne trahirai pas la confiance que Dieu a confiée en nous tous en refusant de faire ce choix. Ainsi, j’ai placé dans ses mains ma vie, celle de mon fils, celle de mes autres enfants, de mon peuple, la vôtre, et toutes les âmes qui les accompagnent. Si j’ai eu tort, j’en paierai un prix terrible après ma mort. Mais je suis sûr du contraire. S’il advenait que le Seigneur ait choisi de ne jamais me renvoyer chez moi, sachez ceci : j’accepte Sa décision et je vous confie, à mon fils et à vous, le soin d’achever la tâche que j’ai entreprise il y a si longtemps. » L’archevêque retomba dans le silence. Merlin sentit résonner en lui les paroles du roi défunt. C’était comme si Haarahld et lui se trouvaient encore sur cette galerie de poupe. Ses yeux d’ACIP le brûlèrent en imitant fidèlement les réactions autonomes de leurs modèles humains. — Quelle tâche, Votre Excellence ? s’enquit-il à voix basse. — Celle d’enseigner la vérité à son peuple et à Sanctuaire, répondit Staynair. La vérité sur Dieu, sur l’Église, sur notre monde et l’œuvre des mains du Seigneur. La vérité que l’Église s’efforce depuis tant de siècles de réprimer et d’étouffer. — La vérité ? Merlin dévisagea l’archevêque. Même là, après avoir entendu surgir comme d’outre-tombe les paroles de Haarahld, il ne se serait jamais attendu à de tels propos. Ses pensées tourbillonnèrent dans son crâne tel un patineur sur glace en quête d’équilibre. — Quelle vérité ? — Celle-ci, répondit posément Byrkyt. Elle commence ainsi : « Nous tenons pour évidentes pour elles-mêmes les vérités suivantes : tous les hommes sont créés égaux ; ils sont doués par le Créateur de certains droits inaliénables ; parmi ces droits se trouvent la vie, la liberté et la recherche du bonheur. » .V. Terrain d’entraînement de l’Infanterie de marine Ile de Helen Baie de Howell Royaume de Charis La voix d’or des clairons se fit entendre et les cinq cents hommes vêtus de la tunique bleu foncé et des hauts-de-chausses bleu clair de l’Infanterie de marine royale de Charis y réagirent aussitôt. La colonne compacte du bataillon se sépara sans heurt en ses cinq compagnies, chacune s’éloignant vivement, au pas cadencé, de la formation d’origine avant d’opérer une conversion sur un quart de tour, de sorte que l’ensemble des effectifs se retrouve aligné sur trois rangs impeccables. Des ordres jaillirent du gosier puissant des sergents. La bretelle des fusils glissa des épaules, les sacoches à cartouches s’ouvrirent, les baguettes étincelèrent au soleil. À peine cinq minutes après la première sonnerie, le ciel du début d’après-midi se déchira dans un torrent de flammes et de fumée comme le bataillon tirait sa première volée vers les cibles dressées à cent cinquante yards. Une deuxième salve retentit quinze secondes plus tard, puis une troisième au bout du même délai. Aucune unité de mousquetaires étrangers à Charis n’aurait pu approcher une telle cadence de tir. Un mousquet à mèche permettait, au mieux, de propulser un projectile toutes les minutes. C’était très loin des quatre tirs à la minute dont étaient capables les fusiliers marins du roi Cayleb. Or ils ne tiraient pas aussi vite qu’ils l’auraient pu. Il s’agissait là d’un feu de salve contrôlé, sur cibles, ne prétendant pas à la cadence de tir maximale. Au total, six décharges simultanées éclatèrent comme autant de coups de tonnerre en tout juste soixante-quinze secondes. Les cibles alignées volèrent littéralement en éclats sous l’impact de trois mille balles de calibre un demi-pouce. En outre, très peu de ces projectiles manquèrent leur but, ce que n’aurait pu égaler non plus aucune autre formation au monde. Pendant que le bataillon prenait place et tirait ses volées, les quatre pièces d’artillerie traînées derrière lui sur leurs nouveaux affûts et avant-trains à deux roues prirent place derrière le pas de tir sous les yeux du comte de L’île-de-la-Glotte, debout à son poste d’observation au sommet de la colline voisine en compagnie du général de brigade Clareyk. Les dragons de trait à six pattes attelés aux avant-trains n’avaient pas l’air d’apprécier ces détonations rapprochées, mais semblaient s’y être plus ou moins habitués. Même si le vacarme leur déplaisait, ces énormes bestiaux – plus petits qu’un dragon de jungle ou qu’un dragon-lion, ils étaient tout de même aussi gros qu’un éléphant de la Vieille Terre – s’acquittèrent de leur tâche avec un stoïcisme remarquable lorsque leurs maîtres leur firent faire demi-tour de sorte que les équipes de pièce puissent désolidariser les affûts des avant-trains. Il s’agissait des nouveaux canons de douze livres et non des pièces d’artillerie de siège beaucoup plus lourdes dont on avait fait une démonstration au comte plusieurs quinquaines auparavant. Il n’avait pas encore vu ces pièces de douze en action. Tout en se baissant pour caresser les oreilles duveteuses de l’impressionnant rottweiller noir et brun assis bien droit à côté de lui, sur le quivive, il regarda avec fascination la compagnie centrale du bataillon se glisser de côté d’un pas vif pour ménager au milieu de l’alignement des fusiliers un passage par lequel les pièces purent rouler et se mettre en position. Les artilleurs n’allaient pas charger leurs pièces avec des boulets, mais avec des « boîtes de mitraille ». L’Ile-de-la-Glotte grimaça à l’idée de ce qui se préparait. Il n’avait encore jamais assisté à l’emploi de ces charges, mais on les lui avait décrites. Au lieu des neuf à douze petits projectiles d’une charge de mitraille d’usage courant dans l’artillerie navale, les canons accueilleraient ce jour-là des cylindres aux parois fines remplis de vingt-sept billes d’un pouce et demi. Ces tubes étaient conçus pour exploser lors du tir de manière à libérer leur contenu, transformant ainsi l’arme qui les tirait en plus gros fusil à grenaille du monde. Par ailleurs, il s’agissait de ce que messire Ahlfryd Hyndryk, baron de Haut-Fond, avait appelé « cartouches », car la charge de poudre était réunie à la boîte de mitraille. Ainsi, il était possible d’approvisionner une bouche à feu d’un seul coup de refouloir. Grâce à ces nouvelles munitions conçues par le baron de Haut-Fond – avec, bien sûr, un léger coup de pouce du seijin Merlin, ne manqua pas de se rappeler L’île-de-la-Glotte –, les canonniers pouvaient charger et tirer à une vitesse stupéfiante. De fait, ces cartouches leur permettaient une cadence de tir équivalente à celle des mousquetaires qui venaient de réduire leurs cibles en charpie. Or L’île-de-la-Glotte savait qu’aucun de ces soldats ne déployait sa vitesse maximale. Ce n’était qu’un exercice, une démonstration, et non un combat réel. Par conséquent, les officiers et bas-officiers commandant ces hommes veillaient à ne pas leur imposer un rythme susceptible d’entraîner des accidents. Cela expliquait aussi pourquoi la cadence de tir atteinte ce jour-là ne serait « que » quatre ou cinq fois supérieure à celle dont aurait pu rêver n’importe quelle autre force militaire de Sanctuaire. Les canons étaient chargés, remarqua L’Ile-de-la-Glotte. Les chefs de pièce s’accroupirent derrière la culasse, se penchèrent sur le fronteau de mire, simple mais efficace, imaginé par Haut-Fond, et firent des gestes de la main à leur équipe de manière à aligner les tubes avec soin. Ils firent alors signe aux servants de s’écarter à une distance respectueuse des armes et tendirent leur cordon de mise à feu. Ils jetèrent un dernier coup d’œil alentour pour vérifier que tout le monde était bien à l’abri, puis levèrent la main gauche pour indiquer qu’ils étaient prêts. Le chef de batterie beugla son ordre et l’artillerie rugit d’une voix sèche, dure et écrasante, qui ridiculisa le vacarme de la fusillade. Chacune des bouches à feu propulsa un nuage en expansion de mitraille mortelle en travers du champ de tir. L’île-de-la-Glotte vit la poussière se soulever là où une partie des projectiles dispersés manquaient leur cible. Cela n’avait aucune importance : si les balles de fusil avaient déchiré en lambeaux les cibles de bois et de toile, les boîtes de mitraille achevèrent de les réduire en bouillie. Enfin, pas tout à fait, décida le comte en levant sa longue-vue pour inspecter les dégâts. Ces cibles n’avaient pas été réduites en bouillie. Elles s’étaient désintégrées. Une nouvelle sonnerie de cuivres retentit. Les canonniers reculèrent derrière leur pièce. Les mousquetaires mirent l’arme au pied. Des coups de sifflet signalèrent la fin de l’exercice. — Voilà qui fut…, commença L’île-de-la-Glotte en se tournant vers l’officier d’infanterie de marine debout à son côté, impressionnant. Très impressionnant, mon général. — Merci, Votre Grandeur, répondit le général de brigade Kynt Clareyk. Les hommes se sont bien entraînés. Et pas seulement parce que nous les y avons obligés. Ils sont impatients de montrer à quelqu’un d’autre ce dont ils sont capables. L’île-de-la-Glotte hocha la tête. Il voyait très bien qui le général avait à l’esprit. Ou plutôt en ligne de mire. — Bientôt, général, promit le haut-amiral. Bientôt. Vous connaissez mieux que personne le calendrier mis en place. — En effet, Votre Grandeur. L’île-de-la-Glotte crut déceler chez son interlocuteur une trace d’embarras, mais n’aurait pas parié là-dessus. En vérité, nul n’avait davantage de raisons d’éprouver de l’impatience que le général de brigade Clareyk. Après tout, c’était lui qui avait rédigé le manuel d’entraînement sur lequel étaient fondées les nouvelles tactiques de l’Infanterie de marine royale de Charis. C’était également lui qui avait aidé le baron de Haut-Fond à mettre au point les premières stratégies d’artillerie de campagne de Sanctuaire et à les intégrer aux mouvements d’infanterie. Il n’était que chef de bataillon à l’époque, et non général de brigade. Et pour cause : il n’existait encore aucun général de brigade, que ce soit en Charis ou ailleurs. C’était le seijin Merlin qui avait suggéré la création de ce grade, à peine six mois plus tôt, quand le développement de l’Infanterie de marine avait commencé à prendre de l’ampleur. Le lieutenant Layn, second de Clareyk lors de l’élaboration des stratégies de base à appliquer aux nouveaux fusils améliorés en termes de précision et de portée, avait à son tour été promu chef de bataillon. Il était désormais responsable du programme d’entraînement mené sur l’île de Helen. Layn s’en sortait tout aussi bien que son prédécesseur, songea L’île-de-la-Glotte en regardant les hommes du deuxième bataillon de Clareyk retrouver dans la discipline leur formation en colonne d’origine. — En fait, amiral, fit une autre voix, nous allons devoir songer à nous déplacer sur un autre terrain d’entraînement. Ou, peut-être, à multiplier les sites que nous utilisons. L’île-de-la-Glotte se tourna vers l’officier de petite taille, presque replet, qui se tenait de son autre côté. Le baron de Haut-Fond avait perdu l’index et le majeur de sa main gauche dans une explosion accidentelle des années plus tôt, mais cette mésaventure n’avait en rien émoussé sa passion pour les détonations assourdissantes, pas plus que son intelligence incisive. Certaines personnes se laissaient parfois berner par son allure peu avenante, mais L’île-de-la-Glotte savait très bien ce que cette façade plutôt quelconque cachait de talents… et d’atouts précieux pour le royaume. Malgré la promotion de Haut-Fond du grade de capitaine de vaisseau à celui de chef d’escadre, L’île-de-la-Glotte continuait d’éprouver un semblant de culpabilité. En principe, étant donné tout ce qu’il avait accompli pour Charis, Haut-Fond aurait dû posséder depuis longtemps sa propre flamme d’amiral. Il l’aurait obtenue, du reste, s’il n’y avait eu un léger problème. Malgré son intelligence indéniable et en dépit du fait que c’était lui qui avait imaginé les nouvelles tactiques de la Marine, ainsi que, avec laide du général de brigade Clareyk, celles de l’infanterie et de l’artillerie, Haut-Fond n’avait commandé aucune unité navale depuis près de vingt ans. Aussi aurait-il éprouvé bien des difficultés à diriger une flotte, ou même une escadre. Par ailleurs, il était beaucoup trop utile là où il se trouvait pour que L’île-de-la-Glotte envisage de l’exposer au feu ennemi. Heureusement, Haut-Fond – qui se prétendait capable d’avoir le mal de mer dans sa baignoire – n’avait pas l’air mécontent de son sort. Il s’amusait sans cesse avec de nouveaux jouets fascinants, surtout depuis deux ans, et il était beaucoup trop occupé à réfléchir pour s’inquiéter de la présence sur sa manche du seul kraken brodé de chef d’escadre au lieu des deux d’or revenant à un amiral. — Je suppose que vos velléités d’expansion viennent du manque de place dont nous souffrons de plus en plus à Helen…, lança le haut-amiral. Haut-Fond hocha la tête. — En effet, amiral. Le problème est que les terrains plats n’y sont guère abondants. D’une certaine façon, c’est un avantage : comme le général me l’a signalé il y a quelques mois, il ne faudra pas compter sur une jolie étendue plane et spacieuse quand nous devrons enfin livrer bataille. Cela ne peut donc nous faire aucun mal d’apprendre à nous battre dans des conditions d’exiguïté maximale. En outre, ce site est formidable du point de vue de la sécurité. Personne ne peut voir ce que nous entendons dissimuler. Cela dit, il est vrai que nous avons du mal à offrir aux grandes formations la place nécessaire à la mise en pratique de nos nouvelles tactiques. Une trop grande proportion de cette île est verticale, amiral. — Croyez-moi, j’en suis bien – et douloureusement – conscient, lâcha L’île-de-la-Glotte, pince-sans-rire. Mon brave Bouline (il donna une tape affectueuse à son énorme chien sur sa tête impressionnante) adore grimper jusqu’ici. Je suppose qu’il n’a pas assez l’occasion de faire de l’exercice quand il est en mer. Le baron de Haut-Fond parvint à se retenir de lever les yeux au ciel, même si L’île-de-la-Glotte le soupçonna d’en avoir très envie. L’ardeur que mettait son chien à aller et venir à toute vitesse sur le pont de son navire amiral était légendaire. Heureusement, Bouline – malgré l’humour douteux dont était empreint son nom, dérivé d’un châtiment corporel redouté à bord – était aussi affectueux qu’énergique, ce qui n’avait rien d’un détail quand on savait que cette bête pesait près de cent quarante livres. L’île-de-la-Glotte attribuait cet entrain à sa grand-mère labrador ; les mauvaises langues y voyaient plutôt l’influence de son maître. Toujours est-il que, d’où que vienne cette vitalité, Bouline avait toujours hâte de se dégourdir les pattes dans les montagnes. En outre, il affichait face aux coups de canon un flegme dont bien des humains ne pouvaient se targuer. Les déflagrations le gênaient en tout cas beaucoup moins que les dragons de trait. Ce n’était guère surprenant, songea L’île-de-la-Glotte, compte tenu de l’entraînement intensif qu’il avait à subir en la matière dès qu’il était en mer. Quoi qu’en pense Bouline, toutefois, les sentiments du haut-amiral à l’égard de cette île étaient beaucoup plus mitigés. Si fascinantes qu’aient toujours été pour lui les démonstrations de Haut-Fond, il n’avait plus eu de contact avec les chevaux depuis son premier embarquement, tant d’années auparavant. À son grand désarroi, il avait redécouvert les sensations – cuisantes – offertes par une selle sous un postérieur en parcourant les lacets de la route escarpée menant de Port-du-Roi au terrain d’entraînement de l’Infanterie de marine. — Le chef d’escadre de Haut-Fond n’a pas tout à fait tort, Votre Grandeur, intervint Clareyk. Ce site limite nos capacités de manœuvre à des formations de l’ordre du bataillon. En nous serrant, il nous est possible d’en aligner deux dans l’espace disponible, mais la place nous manque alors beaucoup. Il nous serait impossible d’entraîner simultanément mes deux régiments ici. L’île-de-la-Glotte eut un geste de compréhension. La brigade commandée par Clareyk comptait deux régiments, chacun constitué de deux bataillons. Par conséquent, Clareyk avait au total sous ses ordres un peu plus de deux mille deux cents hommes, en comptant les officiers, les soldats, les clairons et les messagers. Lors d’opérations réelles, après l’ajout de différentes spécialités, ces effectifs seraient encore supérieurs. Clareyk et Haut-Fond avaient donc raison de s’inquiéter du manque de place. Cela n’avait jamais été un problème jusque-là. Avant l’arrivée de Merlin, la plus imposante formation de fusiliers marins correspondait à un seul bataillon. Désormais, l’Infanterie de marine royale de Charis ne se contentait plus de former des détachements de fantassins à affecter aux navires. Elle créait une véritable armée. La première de toute l’histoire de Charis. Pour l’instant, cette armée dépendait encore de l’autorité du haut-amiral de L’île-de-la-Glotte, mais celui-ci ne doutait pas que le moment viendrait, sans doute à brève échéance, où l’armée royale devrait se dissocier de l’Infanterie de marine traditionnelle. Il était certaines missions des unités terrestres que des officiers de marine comme lui n’avaient jamais été formés à accomplir. Peut-être, se dit-il avec un brin d’humeur, mais c’est encore mon boulot, que je sache. Je ferais mieux de me bouger le cul – tout endolori qu’il soit – pour trouver une solution. — Je vous crois, général. Je vous crois tous les deux. Le général Chermyn et moi en avons déjà discuté. Pour l’heure, ce sont surtout les questions de sécurité qui m’inquiètent. Comme vous l’avez souligné, nous pouvons beaucoup mieux dissimuler nos activités à Helen que partout ailleurs. Dès que nous engagerons nos troupes sur le terrain, nos ennemis découvriront aussitôt « le pot aux roses », comme l’a dit Merlin l’autre jour. Non, je ne sais pas d’où vient cette expression. En tout cas, nous n’aurons dès lors plus à nous soucier de confidentialité. — Nous comprenons, amiral, affirma Haut-Fond avant de sourire soudain. Bien sûr, il nous restera tout de même plusieurs menus détails à garder secrets… — Ahlfryd, fit L’île-de-la-Glotte en adressant un regard interrogateur et sévère à son subordonné. Auriez-vous encore une idée derrière la tête ? — Eh bien… — Votre hésitation vous trahit. (Le haut-amiral pencha la tête sur le côté et croisa les bras.) Dans ce cas, je vous invite à tout me raconter sur-le-champ, sans oublier de préciser combien cela va nous coûter. — En fait, je ne suis pas certain que ce soit si cher que ça, amiral, commença le petit chef d’escadre ventripotent d’un ton presque enjôleur, une étincelle dans le regard. — Évidemment ! Ce n’est pas vous qui aurez à en parler au baron des Monts-de-Fer ! rétorqua L’île-de-la-Glotte. Ayez donc un peu moins l’air d’un petit garçon surpris la main dans la boîte à biscuits de sa mère et dites-moi tout. — Oui, amiral. Haut-Fond se frotta le menton de sa main mutilée. L’île-de-la-Glotte connaissait très bien ce geste signifiant que son subordonné « mettait de l’ordre dans ses idées ». Il attendit patiemment. Enfin, le chef d’escadre se racla la gorge. — Il se trouve, amiral, que j’ai eu… une conversation avec le seijin Merlin la dernière fois que le roi et lui sont venus assister à un exercice. — Quel genre de conversation ? lança L’île-de-la-Glotte d’un air légèrement soupçonneux. Les « conversations » avec Merlin Athrawes avaient une forte tendance à dévier dans des directions très inattendues. — Eh bien, nous étions en train de regarder s’entraîner les servants des canons de douze livres et il m’est apparu que, grâce à nos nouveaux fusils, même les pièces de douze n’ont pas une portée très supérieure à celle de l’infanterie. — Non ? (La surprise lui fit cligner les yeux.) Vous m’aviez dit qu’ils portaient à près de seize cents yards ! — Oui, amiral, c’est vrai, mais avec des boulets, qui sont les projectiles les moins efficaces contre l’infanterie. La portée des boîtes de mitraille est beaucoup plus réduite. En outre, sauf votre respect, amiral, il risque d’être plus difficile sur terre que sur mer de trouver un terrain assez dégagé pour viser une cible à mille six cents yards. Vous autres marins avez rarement à vous soucier d’obstacles tels que des crêtes, des arbres ou des ravins. — Je vois. L’île-de-la-Glotte dodelina de la tête en se souvenant de ses propres réflexions d’il y avait quelques minutes. Voilà encore une observation que les officiers de marine ne peuvent pas déduire de leur expérience personnelle, j’imagine. — Ce n’est pas si terrible que semble le suggérer le chef d’escadre, Votre Grandeur, tempéra Clareyk, qui haussa les épaules sous le regard du haut-amiral. Oh ! je ne prétends pas que ce ne sera pas un problème. Je dis seulement qu’il ne sera pas si difficile que cela de trouver des champs de tir de deux milles de long, à condition de faire un bon usage des collines, par exemple, ou encore – au risque de déplaire aux fermiers – des terres arables et des pâturages. — Le général a raison, bien entendu, admit Haut-Fond. Cependant, même si l’on fait abstraction des particularités du terrain, il n’en reste pas moins vrai que la portée efficace des fusils à canon rayé égale ou dépasse celle d’une charge de mitraille, en boîte ou non. Si une batterie se trouvait dans la ligne de mire de deux cents fusils, elle ne tarderait pas à perdre l’ensemble de ses servants. — C’est une évidence, Votre Grandeur, ajouta Clareyk, la mine un peu plus sombre. — Je suppose que cela nous mène quelque part ? dit L’île-de-la-Glotte. — En effet, amiral, répondit Haut-Fond. C’est ce que je disais l’autre jour à Merlin et au roi, quand ils assistaient à notre démonstration d’artillerie. Je réfléchissais à nos nouveaux fusils, voyez-vous, et je me suis dit que, si nous pouvions augmenter la portée et la précision d’un mousquet en rayant son âme, pourquoi ne pourrions-nous pas faire de même avec une pièce d’artillerie ? L’île-de-la-Glotte haussa les sourcils. Cette idée ne lui avait jamais traversé l’esprit. Sans doute s’était-il montré trop occupé à s’extasier des innovations révolutionnaires qui avaient déjà sonné le glas de l’artillerie navale avec laquelle il avait grandi. Les tourillons, les gargousses, les caronades… tout cela avait multiplié la puissance mortelle des bordées. Pourtant, même avec ces nouveaux canons, les batailles navales continuaient de se livrer à portée relativement courte. Les bâtiments ouvraient le feu d’un peu plus loin, certes, mais pas autant qu’aurait pu le permettre la portée théorique des nouvelles armes. Les longues pièces de trente-deux livres, par exemple, permettaient de propulser un boulet à plus de deux milles, mais aucun canonnier n’aurait pu toucher à cette distance une cible mobile de la taille d’un navire depuis un pont instable, quelle que soit la précision hypothétique de son arme. Cependant, le plancher des vaches ne bougeait pas, lui. Par conséquent, quelle précision et quelle portée pourrait atteindre une pièce d’artillerie à canon rayé installée sur terre ? — Qu’a pensé le seijin Merlin de cette idée fascinante, Ahlfryd ? — Il a affirmé ne rien voir qui s’opposerait à sa réalisation. (Haut-Fond croisa le regard de L’île-de-la-Glotte. Tous deux esquissèrent un sourire.) Il a toutefois suggéré de nous pencher sur un autre matériau que le bronze. Cet alliage est très tendre, amiral. Même si nous trouvions le moyen d’obliger un boulet à suivre les rayures du canon, celles-ci n’y résisteraient pas longtemps. — Non, en effet. L’île-de-la-Glotte se surprit à se frotter lui aussi le menton, comme l’avait fait Haut-Fond un peu plus tôt. — Maître Howsmyn m’a soufflé qu’il enregistrait de beaux progrès dans la fabrication de canons en fer. — C’est exact, amiral, fit Haut-Fond en opinant du chef. Ils sont plus lourds et il reste à régler quelques « problèmes de contrôle qualité », comme les appelle Merlin, mais nous devrions pouvoir armer les navires de pièces en fer d’ici à quelques mois, voire plus tôt. Néanmoins, cela soulève une autre question. La pression à l’intérieur d’un canon rayé est plus forte qu’à l’intérieur d’un canon lisse. En effet, l’évasement du projectile rend le tube hermétique et piège une plus grande partie de la force propulsive de la poudre. C’est l’une des raisons pour lesquelles les mousquets à âme rayée ont une portée supérieure. — Et cette augmentation de pression risque d’entraîner davantage d’explosions de pièces d’artillerie si nous changeons d’alliage, pour la simple raison que le fer est plus cassant que le bronze. — J’en ai bien peur, oui, amiral. J’ignore dans quelle proportion ils sauteront, toutefois, car j’ignore si nous parviendrons à piéger aussi efficacement la force propulsive de la poudre dans une pièce d’artillerie à âme rayée que dans un mousquet ayant subi le même traitement. Trop de paramètres dépendent de cela pour que je me hasarde à formuler une hypothèse sur ce point. Dans l’immédiat, je réfléchis à plusieurs solutions, cela dit. Je suis sûr que nous finirons par en trouver une à ce problème, si tant est qu’il se pose un jour. Merlin ne vous a donc pas dit que c’était impossible, songea L’île-de-la-Glotte. Je me demande pourquoi il tient tant à nous souffler des indices sibyllins au lieu de nous indiquer tout simplement le moyen de nous en sortir… Il doit avoir une bonne raison pour se conduire de la sorte, mais je ne suis pas sûr de vouloir la connaître. — Oh ! il réfléchit, Votre Grandeur, j’en suis témoin ! affirma le général de brigade Clareyk. Haut-Fond lui adressa un regard féroce dans lequel se lurent deux tiers d’humour et un tiers de sérieux. Le marsouin poursuivit : — Une fois Merlin et le roi repartis pour Tellesberg, le chef d’escadre et moi avons entrepris de discuter d’armement. Soudain, il a eu cette expression singulière. Vous voyez laquelle, Votre Grandeur… — Comme s’il s’apprêtait à lâcher une flatulence ? suggéra obligeamment L’île-de-la-Glotte. À en juger par la mine de Clareyk, sa suggestion se révéla moins pertinente que prévu. — Non, Votre Grandeur, répondit le général sur le ton pincé de celui qui s’efforce de ne pas éclater de rire. Pas cette expression. L’autre… — Ah ! vous voulez parler de celle qui me rappelle toujours une vouivre perchée au-dessus d’un poulailler. — Voilà, Votre Grandeur ! s’exclama Clareyk. — Dites-moi… qu’est-ce qui l’a suscitée, cette fois ? Le général se rembrunit soudain. — Une idée effectivement très intrigante, Votre Grandeur, qu’il m’a exposée quand je l’ai interrogé… — Mais à laquelle je continue de travailler, intervint Haut-Fond sur un ton de mise en garde. — Où voulez-vous en venir, à la fin ? s’emporta L’île-de-la-Glotte. — Eh bien, amiral, poursuivit Haut-Fond, le fait est que, même si nous parvenons à augmenter la portée et la précision d’un canon par le biais de cannelures le long de son âme, ses projectiles ne seront pas plus efficaces contre l’infanterie. Nous pourrions seulement les propulser plus loin et avec plus d’exactitude, si vous voyez ce que je veux dire. Je retournais sans cesse ce problème dans ma tête après en avoir discuté avec Merlin, et voilà que, la quinquaine dernière, le général et moi avons regardé un nouveau contingent de fusiliers s’entraîner au lancer de grenades. La solution m’est alors venue d’un coup : qu’est-ce qui nous empêcherait de projeter des grenades – énormes, bien sûr, beaucoup plus puissantes – à l’aide d’un canon ? L’île-de-la-Glotte cligna des yeux. Si la notion de pièce d’artillerie à âme rayée lui avait ouvert de nouvelles perspectives, ce n’était rien en comparaison de la possibilité que venait d’évoquer le baron de Haut-Fond, et pas seulement parce que cela permettrait d’éliminer des unités d’infanterie à très longue distance… L’idée des dégâts que pourrait infliger une grenade de cinq ou six pouces de diamètre à une coque de navire en bois était effrayante. Non, pas « effrayante ». Pour n’importe quel officier de marine d’expérience, c’était absolument terrifiant. Tirer à boulets rouges était déjà abominable. C’était délicat et dangereux, car il était toujours possible que le projectile brûle le valet imbibé d’eau placé entre lui et la poudre, entraînant l’explosion prématurée de celle-ci, avec de fâcheuses conséquences pour le servant du refouloir, mais cette technique avait fait la preuve de son efficacité redoutable. En effet, une masse de vingt-cinq à trente livres de fer chauffé au rouge qui pénétrait au plus profond de la coque de bois sec d’un navire de guerre pouvait rapidement transformer celui-ci en véritable torche. Or si Haut-Fond parvenait à propulser des charges explosives – à condition d’en contrôler la détonation, bien entendu – ce serait encore pis. L’action ne serait pas uniquement incendiaire, mais dévastatrice pour la cible, qui éclaterait de l’intérieur avec une belle production de bois d’allumage pour la suite de l’affrontement. — Et cette trouvaille-là, en avez-vous fait part au seijin Merlin ? — Non, pas encore, amiral. Je n’en ai pas eu l’occasion. — Eh bien, suscitez-la, Ahlfryd ! (L’île-de-la-Glotte secoua la tête.) Votre idée m’effraie quelque peu, voyez-vous. Mais, si elle est réalisable, je veux le savoir. Le plus vite possible. .VI. Appartements du capitaine Merlin Athrawes, palais archiépiscopal et palais du roi Cayleb II Tellesberg Royaume de Charis « 12 juin de l’an de grâce 143 Enclave de Tellesberg Sanctuaire À qui lira ce journal, mes hommages au nom du vrai Dieu. Je m’appelle Jeremiah Knowles, et je suis un “Adam”. J’ai ouvert pour la première fois les yeux au matin de la création. Mon esprit et mon âme étaient renouvelés, aussi limpides et aussi purs que le monde autour de moi. J’ai admiré l’œuvre des archanges et du Seigneur, et mon cœur s’est empli de joie et de vénération. Comme les autres Adam et Ève, j’ai rencontré les archanges. J’ai vu le bienheureux Langhorne et sainte Bédard. J’ai aussi connu Shan-wei, la radieuse déchue. Beaucoup de mes semblables ont vu eux aussi les mêmes archanges. Tout comme moi, ils ont lu la Sainte Charte et entendu d’autres gens la lire. Nombre d’entre nous ont épuisé le temps de vie, pourtant considérable, qui leur était accordé à titre d’Adam ou d’Ève et ont quitté ce monde. Malgré cela, des centaines de milliers – peut-être des millions – d’entre nous vivent encore à ce jour, en cette cent quarante-troisième année de la création. Cependant, de toutes les âmes vivant à Tellesberg, moi seul ainsi que mes trois compagnons – Evelyn Knowles, ma femme, Kayleb Sarmac, son frère et Jennifer Sarmac, l’épouse de ce dernier – savons ce que nul autre ne sait. Nous savons que la “Sainte Charte” est un mensonge et que les “archanges” n’existent pas. » Assis dans l’obscurité de ses appartements du palais royal de Tellesberg, les paupières closes, l’être connu sous le nom de Merlin Athrawes contemplait les pages stockées dans son cerveau à circuits moléculaires en tâchant de tout assimiler. Ce n’était pas facile. Encore moins que l’avait été pour Nimue Alban d’apprendre qu’elle était morte depuis huit siècles. De toutes les découvertes possibles, il n’avait jamais envisagé celle-ci. Il ouvrit les yeux, sonda les ténèbres dévoilées par ses systèmes optiques, et observa la ville endormie de Tellesberg par la fenêtre de sa chambre à coucher. Il n’avait pas eu le loisir de lire l’ensemble du trésor de documentation que Maikel Staynair et Zhon Byrkyt lui avaient montré à Saint-Zherneau. En revanche, il avait eu le temps de tourner toutes les pages du journal manuscrit. Or il était un ACIP. Il avait, au sens propre, une véritable « mémoire photographique ». Cela faisait plus de six heures qu’il examinait ces images alors qu’alentour l’ensemble du palais et de la capitale des Ahrmahk était plongé dans un sommeil dont lui n’avait plus besoin. — Orwell, lança-t-il en activant son communicateur intégré. — Oui, commandant, fit une voix silencieuse quelque part au fond de lui. C’était Orwell, l’ordinateur tactique Ordonez-Westinghouse-Lytton dissimulé dans la salle secrète où s’était réveillée Nimue, qui venait de lui répondre en retransmettant son signal par le biais de la PARC flottant en mode furtif au-dessus de la petite mer appelée le Chaudron. — As-tu terminé d’examiner les données ? — Oui, commandant. — As-tu retrouvé les noms spécifiés ? — Oui, commandant. Il existe toutefois quelques anomalies. — Des anomalies ? (Merlin se redressa, plissa les yeux.) Précise : « anomalie ». — Tout de suite, commandant. Les noms que vous m’avez demandé de chercher apparaissent tant dans la liste de la population de l’administration coloniale, dont le contre-amiral Pei a stocké une copie dans ma mémoire, que dans celle que m’a confiée le docteur Pei Shan-wei. Ces noms ne sont cependant pas associés aux mêmes enclaves sur les deux listes. — Non ? fit Merlin en fronçant les sourcils. — Non, commandant. Une IA plus performante aurait expliqué plus en détail ces « anomalies ». Orwell, lui, n’en ressentait nullement le besoin. — À quelles enclaves sont-ils associés ? s’enquit Merlin en se rappelant une fois de plus qu’Orwell n’avait encore qu’une conscience de soi très limitée. À en croire le manuel, la programmation heuristique de l’IA finirait par développer plus pleinement cette qualité. Orwell commencerait alors à reconnaître les questions rhétoriques et à fournir des informations pertinentes sans y être explicitement invité. Il irait même, et de son propre chef, jusqu’à appuyer ses propos des explications nécessaires ou à enrichir les résultats de ses recherches de corrélations inattendues, mais potentiellement intéressantes. En ce qui concernait Merlin, le plus tôt serait le mieux. — D’après le registre officiel de l’administrateur Langhorne, Jeremiah Knowles, connu sous le diminutif de « Jere Knowles », sa femme, son beau-frère et sa belle-sœur avaient été affectés à l’enclave de Tellesberg. D’après la liste du docteur Pei, ces quatre personnes se sont toutes retrouvées dans l’enclave d’Alexandrie. Merlin cligna des yeux. Il n’avait jamais pensé à comparer aux registres officiels les notes de Shan-wei concernant l’affectation d’origine des colons. Il n’avait jamais soupçonné l’existence de telles incohérences. À présent, il se demandait pourquoi cette possibilité ne lui était jamais venue à l’esprit. Parce que le contre-amiral ne l’a mentionné nulle part dans son briefing, voilà pourquoi, songea-t-il. — D’autres anomalies apparaissent-elles entre ces deux listes ? D’autres cas où des colons auraient été affectés à plusieurs enclaves ? — Je l’ignore, commandant, répondit Orwell avec ce manque total de curiosité qui exaspérait tant Merlin. — Eh bien, dit celui-ci d’une voix dans laquelle n’importe quel être humain aurait reconnu les limites de sa patience, vérifie l’existence de telles anomalies. Maintenant, Orwell ! — Oui, commandant. Rien dans le ton de l’IA ne laissa supposer qu’elle avait remarqué l’agacement de Merlin. Ce qui ne fit bien sûr que l’amplifier. Néanmoins, malgré ses lacunes en termes de personnalité, Orwell travaillait très vite. Son analyse des deux registres prit moins de deux minutes, alors que chacun contenait des millions d’entrées. — Il existe d’autres anomalies, commandant. — Alors ? lança Merlin vingt secondes plus tard. Quelles autres anomalies as-tu découvertes ? Combien y en a-t-il ? — Toutes ces nouvelles anomalies entrent dans la même catégorie que les précédentes, commandant. Il s’agit de colons ayant apparemment reçu plusieurs affectations. Dans tous les cas, l’enclave indiquée dans le registre du docteur Pei est celle d’Alexandrie. Dans la liste de l’administrateur Langhorne, plusieurs enclaves différentes sont mentionnées. J’ai détecté deux cent douze anomalies de ce type au total. — Je vois, dit lentement Merlin. Son énervement face au manque de spontanéité et d’initiative de l’IA commença de s’atténuer au regard de ces chiffres. Je sais ce qu’elle avait en tête, se dit-il avec admiration. Mon Dieu ! Elle a doté son arc d’une autre corde sans même en parler au contre-amiral. Je ne vois que cette explication au fait qu’il ne m’en ait rien dit dans son message. (Ses sourcils se rapprochèrent.) Avait-elle toujours eu l’intention de procéder ainsi, ou cette idée lui est-elle venue après leur séparation officielle pour cause de prétendus désaccords ? Comment a-t-elle fait pour falsifier les registres officiels sans que Langhorne et Bédard s’en aperçoivent ? Il n’y avait plus aucun moyen de découvrir la réponse à ces questions si longtemps après. Cependant, si Merlin ignorait comment Pei Shan-wei avait procédé, il devinait ses intentions. Il fit défiler les pages enregistrées du journal de Jeremiah Knowles jusqu’au passage recherché. «… ne nous doutions alors pas plus de la vérité que les autres Adam et Ève. Personne parmi nous n’était au courant de la reprogrammation mentale opérée par Bédard sur ordre de Langhorne. Ainsi, quand le docteur Pei a compris ce qu’avait fait ce dernier, elle a pris elle aussi ses dispositions. Il nous était impossible, à elle comme à toute son équipe de l’enclave d’Alexandrie, de récupérer les souvenirs de notre ancienne vie qui nous avaient été arrachés. Cependant, à l’insu de Langhorne et de Bédard, elle avait conservé trois ANEF Ce sont eux qui lui ont permis de rééduquer les premiers colons. Nous faisions partie du lot. » Merlin hocha la tête. Il n’y avait rien d’étonnant à ce qu’elle ait procédé ainsi. Compte tenu de la détermination de Langhorne à écraser toute opposition, il avait sans doute été dangereux de conserver ces appareils neuraux d’enseignement et de formation, et plus encore de s’en servir sur les colons. Pourtant, rien de tout cela ne dépassait en imprudence le refus ostensible de Pei Shan-wei de détruire les documents établissant la vérité stockés en Alexandrie. Par malheur, aucune de ces initiatives n’avait suffi. Je n’arrive pas à croire qu’une révélation pareille ait reposé là pendant plus de sept cents années locales, songea-t-il. D’autres « dormeurs » auraient-ils survécu à la destruction d’Alexandrie ? Dans l’affirmative, ont-ils eux aussi laissé des témoignages semblables à celui de ce Jere Knowles, devenu « saint Zherneau », ou se sont-ils fondus le plus profondément possible dans leur nouvelle identité ? Mais, surtout, comment se fait-il que les frères zhernois aient épargné ce journal après l’avoir découvert ? Il n’avait le début d’une réponse à aucune de ces questions, mais il soupçonnait quelqu’un de pouvoir le renseigner. — Son Excellence va vous recevoir, capitaine Athrawes. — Merci, mon père, dit Merlin au bas-prêtre qui lui tenait courtoisement la porte du bureau de l’archevêque Maikel. Le soleil inondait la pièce par la fenêtre donnant sur les vastes eaux bleues du port au-delà de Tellesberg. Une dense forêt de mâts et de vergues poussait sur le front de mer. Portés par les courants ascendants, oiseaux et vouivres planaient au-dessus des quais telles les pensées de Dieu. Derrière eux, les voiles salies par les intempéries parsemaient le bassin. Le bureau de Staynair était situé à la hauteur impressionnante, pour Sanctuaire, du deuxième étage du palais archiépiscopal. En baissant les yeux, Merlin distingua les rues où se bousculaient passants, chariots de marchandises tirés par des dragons et attelages hippomobiles de transport en commun. — Seijin Merlin, le salua Staynair en lui tendant son anneau avec un sourire. Quelle joie de vous revoir ! — Et de façon si inattendue, j’en suis sûr, Votre Excellence, murmura Merlin en effleurant le rubis de ses lèvres. — Non, pas tant que ça, en effet, admit Staynair. Il se rassit derrière son bureau et, d’un geste de la main, invita Merlin à s’asseoir dans le fauteuil confortable disposé devant. En s’installant, Merlin remarqua que son hôte ne s’était pas encore départi de son sourire, même s’il paraissait désormais un peu plus tendu. — Puis-je supposer, Votre Excellence, que nul autre que nous n’entendra les propos que nous pourrions échanger aujourd’hui ? — Bien sûr ! (Staynair fronça les sourcils.) Mon personnel a bien compris que, sauf avis contraire de ma part, toute conversation tenue dans ce bureau est aussi confidentielle que n’importe quelle confession. — J’en étais persuadé, Votre Excellence. Les circonstances étant ce qu’elles sont, toutefois, il me fallait m’en assurer. — C’est bien compréhensible. Je sais du reste que Zhon et moi vous avons réservé hier une surprise assez, comment dire… piquante ? — Oh ! ce terme convient bien, en effet, dit Merlin avec un sourire ironique. — Je suis sûr que vous avez beaucoup de questions. Il me semble d’ailleurs plus simple de vous laisser me les poser que de tenter de tout vous expliquer d’emblée. — Je sens que « tout expliquer » prendrait plus d’un simple après-midi…, lança Merlin, provoquant l’hilarité de Staynair. Très bien, Votre Excellence ! Dans ce cas, ma première question sera celle-ci : pourquoi le journal de « Saint-Zherneau » et les documents qui l’accompagnaient n’ont-ils pas été détruits ou remis à l’Inquisition quand ils ont été enfin découverts ? — En partie parce qu’ils n’ont pas vraiment été « découverts », seijin Merlin. (L’archevêque se laissa aller en arrière pour croiser les jambes.) Les frères zhernois ont toujours su précisément où se trouvaient ces écrits. Ils ignoraient seulement en quoi ils consistaient. Saint Zherneau et sainte Evahlyn les avaient scellés en donnant à leurs dépositaires pour instruction solennelle d’attendre avant d’y toucher que se soient écoulées trois cent cinquante années après leur décès. Ils ont été obéis à la lettre. — Pourquoi ces documents n’ont-ils pas été détruits ou considérés comme abominablement hérétiques quand ils ont été décachetés ? — C’est là, me semble-t-il, que l’on peut se rendre compte de l’esprit de prévision de saint Zherneau, ou de son influence, peut-être. Pour l’essentiel, la philosophie et la pensée de saint Zherneau et de sainte Evahlyn étaient aussi orthodoxes qu’aurait pu le rêver l’Église Mère. Cette circonspection était du reste frappée au coin du bon sens, comme vous avez pu vous en apercevoir en lisant ce journal. Parce que vous l’avez lu cette nuit, n’est-ce pas, seijin ? — Tout à fait. Merlin adressa à l’archevêque un regard curieux. — Je pensais bien que c’était ce que vous aviez en tête quand vous l’avez examiné page par page à Saint-Zherneau, murmura Staynair. (Merlin haussa un sourcil et l’archevêque esquissa un sourire.) L’aptitude des seijins à tout mémoriser d’un seul coup d’œil fait partie de leurs prouesses légendaires. À vrai dire, quelque chose me dit que c’est l’une des raisons qui vous ont poussé à adopter ce statut. — Je vois… Merlin se laissa lui aussi aller en arrière. Il posa les coudes sur les bras de son fauteuil et joignit les bouts de ses dix doigts devant sa poitrine. — Je vous en prie, Votre Excellence. Poursuivez… — Certainement, seijin, accepta l’archevêque avec un signe de tête quelque peu moqueur. Voyons voir, où en étais-je ? Ah ! oui. Le seul point sur lequel les enseignements de saint Zherneau s’écartaient de la doctrine de l’Église portait sur la notion de tolérance, que sainte Evahlyn et lui plaçaient au premier plan de leur pensée. Ainsi, ils insistaient sur la responsabilité qui était celle de tous les croyants de considérer chaque être humain comme un frère ou une sœur en Dieu ; de raisonner et de désapprouver ceux qui sombreraient dans l’erreur au lieu de les condamner sans chercher à les comprendre ; de rester prêts à admettre que leurs opposants puissent avoir raison, ou du moins s’approcher davantage de la vérité qu’eux-mêmes au début de leur désaccord. L’archevêque marqua une pause. Il détourna les yeux et regarda par la fenêtre de son bureau les toits et les flèches de Tellesberg. — Ce n’est pas pour rien que Charis inquiète l’Inquisition depuis si longtemps, reprit-il à voix basse. Ce n’est pas uniquement la paranoïa qui anime Clyntahn et ses semblables. Malgré les dimensions réduites de leur monastère, les frères zhernois exercent une influence considérable sur Charis depuis des générations. » Un nombre impressionnant d’ecclésiastiques charisiens sont passés par Saint-Zherneau à un moment ou à un autre. Je me suis souvent demandé ce qui serait arrivé si l’Inquisition était parvenue à disposer du clergé local de la même façon que de celui du continent. Je suis certain qu’elle aurait davantage entendu parler de l’influence de saint Zherneau si plus de prêtres nés ici avaient été affectés à des paroisses extérieures à leur île. Je ne parle même pas de ce qui se serait produit si les plus hauts postes de l’Église en Charis avaient été réservés à des étrangers. Par bonheur, la méfiance de l’Inquisition à l’égard de l’orthodoxie charisienne rend l’Église peu encline à exposer d’autres communautés à nos idées malsaines. Ainsi, rares sont les paroisses extérieures à Charis à accueillir nos représentants. Par ailleurs, la difficulté qu’il y a à obtenir des prélats du Temple qu’ils s’expatrient sous nos latitudes joue largement en notre faveur. Aucun des rares dignitaires de l’Église affectés en Charis n’a jamais soupçonné ce que les frères zhernois sont devenus pour ce royaume et cet archevêché. — Que sont-ils devenus, Votre Excellence ? — Des agents de subversion, répondit simplement Staynair. Seuls quelques-uns des frères les plus élevés dans la hiérarchie connaissent l’existence du journal de saint Zherneau et des documents associés. En dehors de cette petite poignée, nul n’a jamais entendu parler du livre intitulé Histoire de la Fédération terrienne, ni du document appelé Déclaration d’indépendance. Ce que chacun des frères zhernois a appris, en revanche, c’est que tout homme est responsable de sa relation personnelle avec Dieu. L’Inquisition considérerait certainement comme pernicieux cet enseignement, même s’il correspond mot pour mot à ce qui est écrit dans la Sainte Charte. En effet, seijin Merlin (l’archevêque se détourna de la fenêtre pour poser sur son visiteur un regard sombre et intense), une relation personnelle implique tolérance et questionnement. Elle suppose une recherche individuelle de Dieu, le besoin de comprendre soi-même ses rapports avec Lui, et non la seule régurgitation de la doctrine et du catéchisme officiels. Merlin hocha lentement la tête en sentant se mettre en place les pièces d’un puzzle dont il ne soupçonnait naguère même pas l’existence. Telle était donc l’explication – partielle, pour l’instant – de l’ouverture d’esprit qui avait attiré Nimue Alban en Charis quand elle s’était mise en quête d’une base arrière adéquate. — La plupart des frères zhernois savent que notre attachement à une relation personnelle avec Dieu ne serait pas très bien vu de l’Inquisition, poursuivit Staynair. Pourtant, aucun n’a à ma connaissance porté la philosophie de saint Zherneau à l’attention de cette institution. Et cela, Merlin, parce que chaque homme, au fond de lui, aspire à connaître Dieu. À nouer avec Lui une relation directe et personnelle. Les frères zhernois ont tous, sans exception, senti en eux cette source de foi qui n’appartient qu’à eux. Même si nous n’en parlons jamais de façon précise, nous savons tous que ce sentiment doit être à la fois protégé et transmis. — C’est aussi leur première ligne de défense, n’est-ce pas, Votre Excellence ? lança Merlin, l’air finaud. — Bien entendu, répondit Staynair en grimaçant un sourire. Comme je l’ai dit, peu de frères connaissent toute la vérité sur les écrits de saint Zherneau. En préservant le peu qu’ils savent, ils protègent aussi tout ce qu’ils ignorent. Pour des raisons que vous comprendrez, il est indispensable de limiter l’ensemble de ce savoir à un nombre restreint de privilégiés. Cela nous a souvent posé un problème par le passé car il nous est pénible de tromper nos frères, même par omission. Néanmoins, nous n’avons pas le choix. Aussi la majorité des frères a-t-elle toujours vu en nos efforts une réforme progressive, la volonté d’apprendre au clergé à servir l’âme des enfants de Dieu plutôt que la richesse et la puissance de l’Église Mère. » Même une mission aussi réduite n’a pas toujours été sans risque. Cependant, beaucoup d’entre nous, la plupart ignorant jusqu’à l’existence du journal de saint Zherneau, s’élèvent dans la hiérarchie locale de l’Église, parfois assez haut. Dès lors, nous profitons de nos fonctions pour protéger et aider les autres frères zhernois. C’est bien sûr l’une des raisons pour lesquelles un tel pourcentage de prêtres charisiens se disent prêts à soutenir notre dissociation du Conseil des vicaires. — Cela tombe sous le sens. — Ne vous méprenez pas, Merlin… Quand le journal de Zherneau a été décacheté il y a quatre siècles, sa lecture a profondément scandalisé l’abbé de l’époque. Seule sa foi bien ancrée dans les enseignements de son saint patron l’a empêché de réagir comme vous l’avez pressenti. Il a très sérieusement envisagé de tout détruire, mais n’a pu s’y résoudre. Même le « courant dominant » de l’Église éprouve un respect infini pour les souvenirs écrits. Cela remonte aux Adam et aux Ève à qui nous devons les Témoignages, je suppose. Par ailleurs, beaucoup moins de Sanctuariens savaient lire et écrire il y a quatre cents ans. Merlin indiqua d’un geste qu’il comprenait. L’expérience historique et doctrinale de l’Église de Dieu du Jour Espéré ne souffrait d’aucune des querelles d’exégètes nourrissant la tradition terrestre. Les documents composant le canon officiel avaient été répertoriés par les archanges eux-mêmes, et non par un concile faillible, ce qui les plaçait au-dessus de tout soupçon. Il n’existait par ailleurs ni « évangiles apocryphes » ni documents frauduleux rédigés pendant la période de formation de l’Église pour en discréditer le message. Sanctuaire n’avait jamais connu d’instabilité religieuse, et toute tentative d’écrit non canonique aurait été ensevelie sans laisser de traces sous les textes de huit millions de colons instruits. Par conséquent, Sanctuaire avait de l’histoire de la religion une approche bien différente de celle des théologiens de la Vieille Terre. N’importe quel menu détail historique ne faisait que prouver la véracité des traditions de l’Église, raffermissant ainsi son assise au lieu de nourrir un quelconque scepticisme. Mais cela pouvait encore changer, non ? Au fil des décennies et des siècles, dans une société mue par la seule force des muscles et du vent, le labeur nécessaire au soutien d’une telle civilisation avait fait disparaître cette capacité universelle de lire et d’écrire. Dans l’ensemble – malgré quelques exceptions, notamment au sein du clergé –, seules les classes supérieures avaient conservé le loisir de se cultiver. À mesure que s’était raréfié l’accès à la lecture, la révérence des roturiers illettrés pour les textes écrits dont ils ne pouvaient percer les mystères n’avait fait que s’amplifier. Ce n’est sûrement pas le Conseil des vicaires qui s’en sera plaint, du reste, se dit-il, sévère. L’« Église Mère » a même dû encourager cette tendance, puisqu’une population de croyants illettrés dépend complètement de sa hiérarchie pour lui enseigner le contenu de ces livres énigmatiques qu’elle ne peut plus lire seule. Ce mécanisme est à son tour devenu un outil de plus pour étouffer dans l’œuf toute indépendance intellectuelle. D’ailleurs, le fait que l’alphabétisation progresse depuis une centaine d’années constitue l’une des raisons pour lesquelles la machine de contrôle des esprits du Temple menace désormais de se gripper… — Malgré la tentation qui fut la sienne de détruire ce journal et les autres documents, il préféra s’en abstenir, reprit Staynair. Cela dut être une décision terriblement difficile à prendre pour lui. Cependant, en plus de ces textes, il put lire la lettre que saint Zherneau avait laissée à l’intention de quiconque ouvrirait le caveau où ils étaient cachés. Par ailleurs, il disposait de toutes les preuves historiques établissant que saint Zherneau était un Adam et que sainte Evahlyn était une Ève. Cette certitude, associée à tous les écrits publics laissés par ces deux ancêtres – dont plusieurs sections des Témoignages –, suffit à le dissuader de ne voir en ces pages que les divagations d’un hérétique pris de folie. En outre, que les livres joints au journal aient été enfermés dans la même crypte pendant près de quatre siècles prouvait aussi qu’ils dataient de l’instant de la création ou d’immédiatement après. » Ou encore (l’archevêque plongea son regard dans celui de Merlin), d’avant la création. Merlin opina du chef une fois de plus. En dépit de la déférence traditionnelle de l’Église envers l’histoire et ses documents, il soupçonnait Staynair de minimiser l’incroyable violence du combat intérieur auquel avait dû se livrer cet ancien abbé de Saint-Zherneau. Il était difficile d’imaginer le niveau d’intégrité intellectuelle qu’il lui avait fallu pour établir – et accepter – les connexions résumées de façon si concise par l’archevêque, et ce en contradiction de chacun des mots de la doctrine officielle de l’Église. — Pardonnez-moi, Votre Excellence, dit-il lentement. Surtout, ne voyez là aucune agression, mais, avec ce journal et les autres documents en votre possession, vous savez depuis longtemps que l’ensemble des enseignements, de la théologie et du dogme de l’Église sont fondés sur un mensonge monstrueux. Pourtant, vous n’avez jamais dénoncé cette mystification. Au contraire, vous l’avez soutenue. — Vous auriez fait un splendide inquisiteur, Merlin, lâcha Staynair avec un sourire plus grimaçant que jamais. Je veux dire, un inquisiteur de la veine du père Paityr, bien sûr, pas de celle de ce porc de Clyntahn. — Que voulez-vous dire, Votre Excellence ? — Vous savez comment formuler une question pour forcer un homme à considérer ce qu’il croit au fond de lui et non ce qu’il s’est forcé à croire. Pour répondre à votre interrogation tout à fait pertinente, cependant, je dois plaider coupable, mais avec des circonstances atténuantes. Vous l’aviez, j’en suis sûr, compris avant même de vous exprimer. » Si nous nous étions opposés à la doctrine de l’Église, si nous avions proclamé que la Sainte Charte ne constitue qu’un formidable mensonge, nous n’aurions fait qu’avancer de plusieurs siècles la destruction de Charis. Peut-être l’Inquisition se serait-elle contentée d’exterminer les porteurs de ce message gênant, mais j’en doute. L’intolérance et la minutie de Langhorne et de Schueler imprègnent encore à ce jour chacun des actes de l’Inquisition. J’ai lu le récit qu’a donné saint Zherneau de l’anéantissement de l’enclave d’Alexandrie, de ce qui s’est réellement passé cette nuit abominable où elle a été transformée en ce que nous appelons aujourd’hui les récifs de l’Armageddon. Je ne dispose pas des connaissances nécessaires pour comprendre comment la chute de simples rochers a pu avoir les effets décrits par le grand homme, mais j’accepte sans réserve l’exactitude de son témoignage. Or si l’Inquisition ne maîtrise plus le Rakurai, le Groupe des quatre vient de montrer qu’elle reste capable de manier bien des épées. » N’ayant osé dénoncer la duplicité du Temple, de crainte d’entraîner la destruction des uniques preuves de ses mensonges, les frères zhernois – du moins ceux qui savaient la vérité – entreprirent de fonder en Charis une autre approche de la religion. Même si ce peu constituait déjà un risque mortel. Nous avons vite compris que l’Inquisition réagirait comme Clyntahn a fini par le faire. Nous espérions que cela n’arriverait pas si tôt, et nous aurions été exaucés si Clyntahn n’était pas devenu Grand Inquisiteur. Hélas, il l’est devenu, et nous étions déjà allés trop loin, nous avions opéré trop de changements que désapprouvait l’Église Mère… La vérité, Merlin, c’est que Clyntahn a raison depuis le début de se méfier du danger que représente Charis pour sa précieuse orthodoxie. Je doute que ses craintes soient le fruit d’une analyse raisonnée des faits, mais son instinct ne l’a pas trompé en ce qui nous concerne. — Que savait Haarahld de tout cela ? demanda Merlin à voix basse. — Tout, répondit simplement Staynair. Il avait lu l’intégralité du journal, ainsi que l’histoire de la Fédération. Comme nous, il manquait de contexte pour saisir l’ensemble de ces révélations mais, comme nous, il en comprenait l’essentiel. Quand vous lui avez demandé pourquoi son grand-père avait aboli le servage en Charis, il vous a répondu avec honnêteté. Cependant, il aurait pu ajouter que, si son aïeul croyait que tous les hommes avaient été créés égaux, c’était notamment parce qu’il avait lu les phrases sublimes de la Déclaration. — Et Cayleb ? s’enquit Merlin d’une voix encore plus basse. Staynair fronça les sourcils avec gravité. — C’est en partie à cause de lui que nous avons cette conversation en ce moment précis. — En ce moment précis ? — Oui, même si c’est aussi parce que le Jour de Dieu approche à grands pas et qu’il semblait… convenable de vous informer de la vérité avant cette date. Merlin hocha la tête. Le Jour de Dieu, inséré tous les ans au milieu du mois de juillet, était l’équivalent de Noël et de Pâques réunies pour l’Église de Dieu du Jour Espéré. C’était la fête religieuse la plus importante de l’année. Compte tenu de ce que savaient les frères zhernois de la religion qu’ils n’osaient bafouer depuis si longtemps, Merlin comprenait pourquoi Staynair avait tenu à le mettre au courant avant de célébrer pour la première fois ce jour saint en tant qu’archevêque de Charis dans la cathédrale de Tellesberg. Cela étant… — Je crois comprendre, Votre Excellence. Cependant, qu’est-ce que Cayleb a à voir avec la date choisie pour m’assener ces révélations ? — Depuis l’ouverture de la crypte, des règles strictes régissent le mode et le moment de la divulgation de son contenu. L’une de ces dispositions stipule que nul ne saurait apprendre la vérité avant d’avoir atteint l’âge de raison. Qui a été fixé, puisqu’il le fallait, à trente ans. Un autre principe à observer est qu’il est nécessaire d’obtenir l’accord de tous les dépositaires du secret avant de transmettre celui-ci à quiconque. Ainsi, toutes les personnes pressenties ne sont pas forcément mises dans la confidence. Deux des huit derniers monarques de Charis sont demeurés dans l’ignorance, par exemple, car les frères ont alors jugé qu’il était trop risqué de les informer. De fait (le regard de Staynair se fit encore plus grave), dans les deux cas, leur propre père était d’accord avec la majorité des frères. — Ce n’est tout de même pas le cas de Cayleb ! objecta Merlin. — Bien sûr que non. Nous – à commencer par Haarahld – avons toujours entendu lui dire la vérité le jour de ses trente ans. Par malheur, le Groupe des quatre ne nous en a pas laissé le temps. À présent, nous avons un roi dont la détermination, le courage et l’intelligence ne font pour nous aucun doute, mais qui est trop jeune, selon notre règlement, pour être informé. J’ajouterai en toute franchise que certains de nos frères craignent sa jeunesse et… sa fougue, son impétuosité, peut-être. Jamais de sa vie Cayleb n’a hésité à dire ce qu’il avait sur le cœur ou à affronter un adversaire. Nul ne redoute qu’il rejette le contenu du journal. En revanche, s’il apprenait la vérité, s’il voyait de ses yeux la preuve selon laquelle l’Église contrôle depuis près de mille ans l’ensemble de Sanctuaire sur la foi du plus gros mensonge de toute l’histoire de l’humanité, certains frères craignent qu’il se révèle incapable de résister à l’envie d’en accuser le Groupe des quatre. Or ce n’est pas envisageable, Merlin. Pas encore. » Un schisme reste du domaine de l’acceptable, surtout s’il est fondé sur une volonté de s’élever contre la corruption, la décadence et les abus de pouvoir. Une accusation d’hérésie, par contre – avérée et vérifiable au regard de la Sainte Charte et des Témoignages – mettrait entre les mains de Clyntahn une arme bien trop puissante. Le jour viendra où une telle « hérésie » sera ouvertement proclamée. Les frères zhernois œuvrent en ce sens depuis quatre siècles. Pour l’instant, toutefois, nous devons veiller à ce que cette guerre ne concerne que les inconduites du clergé. Nous pouvons aussi l’étendre à certains problèmes spirituels, mais que les souverains séculiers pourront considérer en termes temporels et non par rapport à des questions épineuses de doctrine et de théologie. Merlin désunit ses doigts et se pencha, l’air absorbé. — Votre Excellence, puisque l’abbé Byrkyt et vous m’avez informé de l’existence de ces documents et me les avez même montrés, je suppose que les autres initiés vous y ont autorisés. Le ton de sa voix et l’élévation de ses sourcils suffirent à faire une question de cette affirmation. Staynair acquiesça de la tête. — Absolument. En grande partie parce que nous souhaiterions connaître votre avis sur Cayleb. Pour ma part, je crois que nous devrions le mettre au courant. C’est aussi la conviction de la plupart des frères, quoique pas de tous. Nous savons par ailleurs que vous êtes sans doute plus proche de lui que quiconque. Toutefois, je dois avouer que, si nous vous avons mis dans la confidence, c’est aussi pour une autre raison, qui apparaît dans la lettre de saint Zherneau, et non dans son journal. — Ah bon ? — Oui. (L’archevêque porta la main à la poche intérieure de sa soutane et en extirpa une feuille de papier pliée.) Voici une copie du passage en question, dit-il d’une voix douce en lui tendant le document au-dessus du bureau. Merlin s’en saisit avec un brin d’appréhension, le déplia, et découvrit l’extrait recopié de la main même de Staynair. « Nous, les Adam et les Ève à qui le docteur Pei a réappris la vérité, représentions ce qu’elle appelait sa “police d’assurance”, lut-il. Nous étions censés devenir les graines d’un mouvement qui verrait le jour parmi les colons et leurs enfants si, comme elle le redoutait, Langhorne, Bédard et Schueler venaient à s’en prendre ouvertement à Alexandrie. Par malheur, elle manqua de temps et nous étions trop peu nombreux quand nos adversaires détruisirent notre enclave et assassinèrent nos amis. Néanmoins, tout semble indiquer que Langhorne et ses plus proches conseillers ont également trouvé la mort. Compte tenu de ce que nous savons et, surtout, des modifications apportées à la Sainte Charte, nous supposons que le contre-amiral a dû réussir à dissimuler une arme nucléaire de poche et à s’en servir. Je me suis souvent dit, au fil des ans, que c’est à la confusion née alors parmi les archanges et à la destruction d’une grande partie des archives de l’administration coloniale que nous devons d’être passés inaperçus dans ce lointain recoin de Sanctuaire. Cependant, nous ignorons où le docteur Pei a caché nos semblables. Elle ne nous l’a jamais dit, pour des raisons évidentes. Nous savons qu’elle entendait renforcer nos effectifs à Tellesberg, mais elle n’en a pas eu le temps, et ne l’aura jamais plus. Toutefois, qui que vous soyez, vous qui lisez enfin ces mots, sachez ceci. Nous n’étions que l’une des cordes tendues sur l’arc de vérité du docteur Pei. Il en existe une autre. Je ne sais que peu de chose à son sujet, et encore l’ai-je appris presque par hasard. Le docteur Pei n’avait jamais eu l’intention de nous en informer, là encore pour des raisons évidentes. Cela étant, je sais ceci : le contre-amiral Pei et elle avaient imaginé un plan de secours, parallèlement à celui que nous constituions. Je ne décrirai pas ici le peu que je sais, de crainte que cette lettre tombe entre les mains de l’Inquisition. Néanmoins, n’oubliez jamais l’existence de cette deuxième corde. Le jour viendra où elle décochera sa flèche et où vous devrez la reconnaître en vol. Faites-lui confiance. Elle est issue d’une fidélité que vous n’imaginez pas, d’un sacrifice plus profond que l’espace. Je le crois, vous la reconnaîtrez quand vous la verrez, et vous pourrez vous en assurer grâce à ce seul mot : Nimue. » Un ACIP est dépourvu de tout système circulatoire. Pourtant, en lisant la dernière phrase, Merlin ressentit dans son cœur inexistant comme un coup de poignard. Il crut réentendre la voix de Pei Shan-wei dans ces mots rédigés par un homme tombé en poussière sept cent cinquante ans plus tôt. Enfin, il releva la tête et Staynair plongea son regard dans ses prunelles saphir. — Dites-moi, Merlin, tenta-t-il d’une voix très, très basse. Êtes-vous la deuxième corde à l’arc de Shan-wei ? — De quoi s’agit-il ? s’enquit le roi Cayleb, debout dos à la fenêtre de la petite salle d’audience, en dédaignant le trône sur son estrade. Il haussa les sourcils, son regard oscillant entre l’archevêque Maikel et Merlin, lequel afficha un sourire narquois. — Vous vous souviendrez, Votre Majesté, m’avoir entendu vous promettre un jour que, dès que je pourrais vous expliquer une certaine affaire plus en détail, je m’exécuterais. Cayleb écarquilla brusquement les yeux et se tourna aussitôt vers Staynair. Le roi commençait à lever la main quand Merlin secoua la tête. — Tout va bien, Cayleb. Il se trouve que monseigneur Maikel et, d’ailleurs, votre père en ont toujours su davantage à mon sujet que je m’y attendais. — C’est vrai ? L’expression de Cayleb se fit soudain très attentive et le regard qu’il jeta vers Staynair intensément interrogateur. — Oh ! je crois qu’on peut le dire, fit Merlin, la mine plus taquine que jamais. Voyez-vous, Cayleb, tout a commencé ainsi… .VII. Salle à manger privée du roi Cayleb Palais royal Tellesberg Royaume de Charis — Encore un peu de vin, Maikel ? proposa le roi Cayleb, tard ce soir-là, après s’être lui-même resservi. — Avec plaisir, Votre Majesté. Merci. (L’archevêque tendit son verre et afficha un sourire presque malicieux.) Il sera au moins sorti quelque chose de bon de Corisande, finalement, fit-il remarquer en lisant l’étiquette. — Il sort toujours quelque chose de bon de presque partout, répondit Cayleb en servant le prélat. Le souverain avait l’air totalement absorbé par cette tâche sans importance, comme rassuré – ou distrait – par sa banalité. Une fois le verre rempli, il reposa la bouteille sur la table et se renfonça dans son siège. Officiellement, ce n’était qu’un dîner privé du roi avec son archevêque, à l’initiative de ce dernier. Staynair faisant office de premier conseiller en l’absence du comte de Havre-Gris, de tels repas étaient devenus monnaie courante. Or le choix du garde du corps royal s’était chaque fois porté sur le capitaine Athrawes, ce qui s’était révélé bien commode en cette nouvelle occasion. — Très bien, commença le souverain d’un ton posé, j’ai eu quelques heures pour réfléchir à ce que vous m’avez annoncé tous les deux. Je dois admettre qu’il est un peu douloureux d’apprendre que mon père avait pour moi un tel secret, même si je comprends que la décision de m’en parler ne lui appartenait pas. — Cayleb, lui répondit Staynair sur le même ton, cela n’a jamais été une question de confiance ou de méfiance. Nous ne faisions que suivre les procédures établies voici quatre cents ans et qui ont fait la preuve de leur efficacité, tant auprès de la communauté de Saint-Zherneau que, me semble-t-il, du royaume entier. — Je vous ai dit que je comprenais, Maikel, répondit Cayleb en braquant sur l’archevêque un regard imperturbable. Le plus douloureux, du reste, est sans doute de me rendre compte qu’il aura été refusé à mon père de me dire la vérité le jour de mon trentième anniversaire. — Je le regrette aussi, affirma Merlin d’une voix douce, abîmé dans la contemplation des reflets de rubis dansant à la surface de son verre. Votre père était l’un des hommes les plus admirables que j’aie jamais connus, Cayleb. Il l’était même davantage que je m’en serais jamais douté sans la petite révélation de monseigneur Maikel. — Ah ! oui. Sa « révélation ». C’est le mot qui convient, en effet, Merlin. Elle fut d’ailleurs (il accorda à son garde du corps le même regard qu’à l’archevêque) presque aussi stupéfiante que la vôtre. — Eh bien, fit Merlin avec un sourire gêné. Je vous avais promis de tout vous expliquer le moment venu. — C’est-à-dire dès que vous vous seriez trouvé au pied du mur, précisa Cayleb avec insistance. C’est ce qui s’est passé, non ? — Je vous l’accorde… À ma décharge, ayant découvert que monseigneur Maikel et saint Zherneau, par le biais de son journal, se portaient garants de moi, je me suis dit que vous risquiez moins de me prendre pour un fou, ou de regretter de m’avoir fait confiance. — Ce n’est pas faux, admit Cayleb en croisant les bras. L’intensité de son regard se mua en une perplexité proche de la révérence, avec peut-être une trace persistante d’effroi. Ou du moins d’appréhension. — Je n’arrive toujours pas à y croire, reprit-il en toisant Merlin. En toute honnêteté, je me demande ce qui me trouble le plus : que vous soyez mort ou que vous soyez une femme ! — À vrai dire, intervint Staynair, je ne suis pas certain que Merlin – ou Nimue – soit mort. — Oh ! croyez-moi, Votre Excellence, dit Merlin d’une voix où se mêlaient ironie et affliction, Nimue Alban est bel et bien morte, et ce depuis neuf cents de vos années. Elle l’est autant que tous ses amis. Autant que la Fédération terrienne. — J’essaie de visualiser tout ce que vous avez pu voir, tout ce que vous avez pu vivre, fit Staynair en secouant la tête. Cela m’est impossible, bien sûr. Nul ne le pourrait, j’imagine. — D’une certaine façon, ce n’était pas si différent de ce à quoi Cayleb et vous – ou le roi Haarahld – êtes confrontés en Charis. Si nous perdons, tout ce qui compte pour vous sera détruit. Bien sûr, j’espère que l’issue sera plus heureuse pour vous que pour moi et les miens. — Nous l’espérons tous, affirma Staynair, pince-sans-rire. — Bien entendu, acquiesça Cayleb sans détacher de Merlin son regard éberlué et scrutateur. Je dois dire toutefois que, malgré tous mes efforts, j’ai bien du mal à vous imaginer sous les traits d’une femme, Merlin. — Cela prouve que j’ai bien choisi mon déguisement, dit le seijin avant de se surprendre à pouffer de rire. Cela dit, le premier match de rugby auquel Ahrnahld et vous m’avez fait participer a bien failli causer ma perte. — Pardon ? (Cayleb fronça les sourcils.) Que voulez-vous dire ? — Réfléchissez, Cayleb. Un ACIP est en tout point fonctionnel. Je dis bien en tout point. Il peut tout faire, imiter n’importe quelle réaction d’un corps humain organique. Or j’ai passé vingt-sept ans de ma vie – presque trente de vos années – dans celui d’une femme. Croyez-moi. Il est certaines émotions dont on ne se débarrasse pas si facilement. Quand je me suis retrouvé dans l’eau, nu comme au jour de ma naissance, entouré de tous ces corps masculins superbes, musclés, tout aussi nus que le mien, humides et glissants… j’ai découvert pour la première fois cette fameuse réponse physiologique propre aux hommes. J’en avais toujours connu l’existence, bien entendu, sur le plan intellectuel, mais je n’en avais encore jamais fait l’expérience, voyez-vous. Cayleb demeura quelques instants le regard rivé sur lui. Enfin, il se mit à glousser, discrètement tout d’abord, puis de plus en plus fort, avec dans cette hilarité quelque chose de cathartique qui chassa définitivement de ses yeux le reste de peur – si c’en était – qui y flottait encore. — Oh ! mon Dieu ! parvint-il à articuler entre deux éclats de rire. Voilà pourquoi vous ne vouliez plus quitter l’eau ! pourquoi vous teniez votre serviette avec tant de précautions ! — En effet, répondit Merlin sur un ton plus mesuré. J’ai dû apporter d’autres ajustements à mon organisme, mais je dois admettre que c’est celui-là qui s’est révélé le plus… intéressant. Staynair avait lui aussi laissé libre cours à son amusement en s’avisant de ce dont parlaient Merlin et Cayleb. — Merlin, dit-il sans se départir de son sourire, je ne crois pas qu’une femme morte – ou un fantôme – aurait le sens de l’humour. — Et pourtant, vous avez ri, Votre Excellence. — Permettez-moi de présenter cela autrement. Qu’est-ce qui fait qu’un être humain peut être considéré comme « vivant » ? — Beaucoup de gens verraient sûrement en la respiration un bon critère de départ. — « Beaucoup de gens », peut-être, mais ce n’est pas à eux que je pose la question. C’est à vous. — Honnêtement, je l’ignore, admit Merlin en baissant de nouveau les yeux sur son verre. Je me suis tellement interrogé là-dessus, j’ai tant retourné ce problème dans tous les sens que je n’arrive plus à prendre le recul nécessaire pour y réfléchir. J’en suis venu à décider que, même si je ne suis plus en vie, autant agir comme si je l’étais. Trop de héros se sont sacrifiés pour me placer ici, sur cette planète, en cet instant précis, pour que je me comporte autrement. — Voilà pourquoi je suis certain que vous êtes vivant, Merlin. Nimue Alban. Vous êtes du nombre de ces héros. Ce que vous avez déjà accompli sur Sanctuaire, vous ne l’avez pas fait par devoir envers des êtres disparus depuis près de mille ans. Oh ! ces gens comptaient pour vous, et je sais que bien moins de temps s’est écoulé de votre point de vue depuis leur décès mais, comme vous l’a un jour indiqué Haarahld, c’est à ses actions qu’on juge un homme. Or, parmi tous les mensonges accumulés dans la Charte, il se cache aussi certaines vérités. L’une d’elles est que la nature profonde d’un être transparaît inévitablement dans ses actes. » C’est motivé par votre indignation personnelle que vous avez endossé votre fardeau, Merlin Athrawes. Je ne vous ai pas observé, écouté et étudié pendant deux ans maintenant sans me faire une opinion de l’homme – ou de la femme – que vous êtes en réalité. Toutes les peines et les joies qui font de la vie ce qu’elle est, vous les ressentez. J’ai toujours perçu chez vous une immense solitude. À présent, je sais pourquoi. En revanche, à aucun moment je n’ai douté de votre bonté. Or, quoi qu’en pensent ces égarés de Sion, le Seigneur est un Dieu d’amour, Merlin, non de répression et d’exclusion. Certes, Ses voies sont parfois cruelles. Certes, Il exige beaucoup de certains de ses serviteurs. Mais Il n’est pas stupide. Il sait ce qu’il attend d’êtres tels que vous depuis la nuit des temps. Que vous vous en rendiez compte ou non, Dieu voit en vous l’un des Siens. Quand l’enveloppe mortelle de Nimue Alban s’est éteinte, le Tout-Puissant avait une autre mission à lui confier. Les grandes âmes sont trop rares pour qu’il en gaspille une si ardente que la vôtre. Aussi l’a-t-Il laissé dormir jusqu’au jour où une machine… un ACIP s’est animé dans une grotte de Sanctuaire. Vous possédez l’âme de Nimue Alban, Merlin Athrawes. N’en doutez jamais. Croyez-y, autant qu’en vous-même. Merlin dévisagea l’archevêque pendant plusieurs secondes interminables avant d’esquisser un unique hochement de tête. Il ne dit pas un mot. C’était inutile. Ses compagnons laissèrent le silence persister quelque temps. Enfin, Cayleb s’éclaircit la voix. — Pour ce que ça vaut, Merlin, je suis d’accord avec Maikel. Peut-être avez-vous bien fait de ne pas m’expliquer tout cela à bord du Cuirassé avant la bataille de l’anse de Darcos. J’en suis même persuadé. On en revient cependant à ce que je vous ai dit à Port-du-Roi, le jour où vous avez tué les krakens. Même si vous parvenez à dissimuler votre nature, vous n’arriverez jamais à cacher votre personnalité, vos sentiments. Pardonnez-moi, mais vous êtes loin d’exceller à cet art. — Eh ben ! merci…, fit Merlin, pince-sans-rire. — Je vous en prie, répondit Cayleb, tout sourires. D’un autre côté, il me faudra du temps pour assimiler tout cela. Tout ce que je tenais pour acquis vient de voler en éclats. — En effet… Cependant, cela ne changera rien aux contraintes qui sont les nôtres. Un dangereux système de bombardement cinétique continue de tourner en orbite au-dessus de nos têtes. De même, le Temple dissimule toujours dans ses fondations des sources d’énergie que je n’ai pas réussi à identifier. Ces deux éléments concourent à justifier le maintien du secret de la façon adoptée par les frères zhernois depuis quatre siècles, non ? Pour ma part, je n’ai aucune envie de voir Charis transformée en nouveaux récifs de l’Armageddon. — Certes, acquiesça Cayleb. À vous écouter, il vous reste néanmoins bien des choses à nous apprendre, à nous montrer… — Oui et non. (Merlin but une gorgée de vin, puis repoussa son verre et posa les coudes sur la table.) Je peux vous dispenser mon enseignement, mais pas en vous faisant tout simplement don de mes connaissances. Il convient en effet d’observer une certaine discrétion par rapport aux vicaires et à d’éventuels capteurs susceptibles de rapporter tous nos faits et gestes à ce qui se cache sous le Temple. Par ailleurs, même sans ces inquiétudes, il me serait impossible de remplacer l’Église en tant que source de toute autorité. Tous les habitants de Sanctuaire doivent apprendre à faire ce que vous faites déjà en Charis, Cayleb. Ils doivent apprendre à réfléchir. À ne pas accepter, pour la seule raison que quelqu’un d’autre – qu’il s’agisse de l’Église de Dieu du Jour Espéré ou d’un quelconque oracle omniscient issu d’une époque révolue – le leur aura ordonné, le dogme et les restrictions de liberté qui leur sont imposées. Nous devons faire de Sanctuaire le séjour d’un peuple désireux de comprendre l’univers physique qui l’entoure, d’hommes et de femmes avides d’innover et de chercher par eux-mêmes de nouveaux moyens de procéder. Voilà en grande partie pourquoi je vous ai fait des suggestions et indiqué diverses possibilités avant de me mettre sur le côté et de laisser des gens tels que le baron de Haut-Fond, Ehdwyrd Howsmyn ou Raiyan Mychail trouver le moyen de les mettre en pratique. » Enfin (il regarda Cayleb droit dans les yeux), il est capital que tous les Sanctuariens agissent de la sorte, même les ennemis de Charis. Les sourcils de Cayleb se rapprochèrent. — Réfléchissez, Cayleb, poursuivit Merlin. Qui est votre véritable ennemi ? Hektor de Corisande ou l’Inquisition ? — En ce moment précis, déclara Cayleb après une pause pensive, c’est surtout Hektor qui m’intéresse. J’espère que vous n’aurez pas trop de mal à le comprendre. (Il afficha un maigre sourire.) Cela étant, je vois ce que vous voulez dire. Si ce n’avait pas été Hektor, Clyntahn et le Groupe des quatre auraient trouvé quelqu’un d’autre à manipuler. — Exactement. Et comment viendrez-vous à bout de l’Église ? Avec flottes et armées ? — Non, répondit Cayleb après une hésitation. — Bien sûr que non. Votre véritable ennemi est un système de croyance, une doctrine, un mode de pensée. On ne tue pas les idées au fil de l’épée. On ne coule pas une structure religieuse d’une bordée. On les vainc en les forçant à changer. Pour en finir avec le problème de Charis, l’Église doit résoudre une alternative très simple : soit elle refuse de changer, auquel cas elle ne pourra jamais vous battre sur le plan militaire, soit elle accepte la nécessité d’évoluer, d’adopter de nouvelles armes, de nouvelles technologies. Ensuite, elle s’avisera qu’il lui faudra aussi modifier ses croyances. Dès lors, vous aurez gagné, Cayleb, car votre véritable ennemi se sera suicidé. — Cela paraît si facile, à vous entendre, fit remarquer Cayleb avec un sourire grimaçant. — Non, répliqua l’archevêque, s’attirant le regard du roi. Pas « facile », Cayleb. « Simple », c’est tout. — Tout à fait, dit Merlin. Il y a bien longtemps, sur la Vieille Terre, bien avant que personne ait jamais rêvé de voyages dans l’espace ou soupçonné que nous y attendait une menace telle que celle des Gbabas, un philosophe militaire a dit que, dans la guerre, tout était simple… mais que la chose la plus simple était difficile. — C’est vrai ? (Le sourire de Cayleb s’atténua quelque peu.) Voilà qui est intéressant. Mon père m’a dit plus d’une fois la même chose, presque dans les mêmes termes. L’aurait-il lu dans l’un des livres de saint Zherneau ? — J’en doute. Votre père était l’un des hommes les plus intelligents que j’aie jamais rencontrés, Cayleb. Je crois qu’il n’avait nul besoin de Clausewitz pour nourrir sa réflexion. — D’accord, admit Cayleb au bout de quelques instants. Je vois ce que vous voulez dire. Au seul titre de roi de Charis, cela ne m’enthousiasme guère, mais je comprends votre raisonnement et ce qui le motive. Cependant, si les frères zhernois initiés savent déjà comment et pourquoi nous en sommes arrivés là, ne pouvons-nous pas au moins leur faire part de certaines de vos connaissances ? — À ceux qui connaissent l’existence du journal de saint Zherneau, oui. Que l’Inquisition n’ait pas encore réduit Charis en cendres prouve d’une manière assez convaincante qu’ils savent garder un secret. À vrai dire, je leur demanderais bien de mettre en place de nouvelles cachettes pour leurs livres et documents, dans l’éventualité où l’Église aurait de la chance. Je ne suis pas sûr que ce soit une bonne idée, mais je crois que cela vaut la peine d’y réfléchir. » Le problème, dès que l’on sort de ces « initiés » dont vous parliez, qui ont jusqu’à ce jour réussi à protéger leur secret, c’est que chaque personne ajoutée à ce cercle constitue un nouveau risque. Quoi que nous en pensions, nous ne pouvons pas savoir comment quelqu’un réagira à la vérité. Il suffirait d’une seule dénonciation auprès de l’Inquisition pour infliger à toute notre entreprise des dégâts considérables, et peut-être même irréversibles. — Soit, je vous l’accorde. (Cayleb pencha la tête sur le côté et se mit à réfléchir en se grattant le bout du nez.) En même temps, il faudra bien finir par laisser la vérité se répandre. Je comprends ce qui vous pousse à la prudence, mais vous seriez surpris de la façon dont certains Charisiens résisteraient à ce choc. Beaucoup se montreraient même plus utiles et plus productifs s’ils étaient forts d’un peu plus de vos connaissances. Je pense à des gens comme Haut-Fond, peut-être Howsmyn. Et, bien sûr, le docteur Mahklyn. Merlin hocha lentement la tête en se remémorant la conversation qu’il avait eue avec Cayleb la nuit de l’incendie du Collège royal. — Vous avez raison. Et vous êtes le roi de Charis. C’est votre royaume, votre peuple. Vous êtes responsable de leur sécurité. J’ai moi aussi une mission, qui dépasse la survie de Charis, mais vous avez également la vôtre. — Je suis le roi, certes, mais je ne suis pas assez arrogant pour me croire infaillible. Sinon, je n’aurais pas reçu tant de corrections quand j’étais petit. (Il pouffa de rire, puis recouvra son sérieux.) Heureusement, d’autres habitants de Charis n’ont plus à prouver la qualité de leur jugement en ce qui concerne non seulement la protection d’un secret, mais aussi sa divulgation. — Vous pensez aux frères zhernois, lança Staynair. — Tout à fait, Maikel. J’ai une proposition à faire à votre communauté, à vous et à Merlin. Le moment est venu, me semble-t-il, de mettre en place un processus d’identification et d’approbation des candidats susceptibles d’être admis au sein du cercle des initiés. Peut-être devrions-nous nous inspirer du modèle établi par saint Zherneau et définir deux cercles : l’un restreint et l’autre plus étendu. Je ne sais pas… Ce que je sais, c’est qu’il faut nous mettre d’accord sur des procédures qui me permettront de faire appel, pour de telles décisions, au jugement collectif des frères, tout comme je me réfère à l’avis du Conseil ou du Parlement pour d’autres problèmes. À la différence que, dans le cas qui nous occupe, je m’engagerai à respecter la recommandation de la majorité de ce possible « Conseil de Saint-Zherneau ». — Il pourrait arriver que vous n’ayez le temps de consulter personne, fit remarquer Merlin. Par exemple, je n’ai eu d’autre choix que de vous présenter une partie de la vérité cette fameuse nuit où j’ai transmis un message à votre père. — Aucun système n’est parfait, Merlin. Nous en sommes tous réduits à faire de notre mieux. Au-delà, nous n’avons plus qu’à nous en remettre à Dieu. Merlin examina le jeune souverain d’un air songeur. — Quoi ? fit Cayleb. — Je suis… content, c’est tout. — De quoi ? — Eh bien, l’une de mes interrogations – et de mes inquiétudes – concerne la façon dont réagira cette planète quand ses habitants découvriront que l’Église de Dieu du Jour Espéré n’est rien d’autre qu’une supercherie fondée sur un incroyable mensonge. — Vous craignez que, apprenant que l’Église est un mensonge, ils commencent à douter de Dieu Lui-même, compléta Staynair à voix basse. — Exactement, Votre Excellence. (Merlin se tourna vers l’archevêque.) Quelqu’un d’élevé selon la théologie imaginée par Langhorne aura peut-être du mal à le croire, mais beaucoup d’habitants de la Vieille Terre – des gens très bien, vertueux et charitables – rejetaient l’existence de Dieu pour de nombreuses raisons qu’ils jugeaient convaincantes. Du point de vue de l’Église, c’est l’inconvénient qu’il y a à encourager la liberté de conscience et de pensée que vous proclamez en Charis. À bien des égards, nier l’existence de Dieu serait du reste une réaction des plus logiques à la vérité, une fois qu’elle aura éclaté. En effet, elle démontrera de façon indiscutable aux Sanctuariens qu’il est tout à fait possible de détourner une religion pour créer la tyrannie la plus dévastatrice de l’univers. — C’est un problème auquel nous réfléchissons depuis des siècles à Saint-Zherneau, dit Staynair avec un geste éloquent des épaules. Certains de nos frères s’en inquiètent beaucoup, pour être honnête. Quant à moi, je n’ai aucune crainte à ce sujet. — J’envie la profondeur de votre foi, Votre Excellence. — Ce n’est pas une question de foi, mais de logique. (Merlin haussa les sourcils et Staynair partit d’un rire discret.) Mais si, bien sûr ! Écoutez, Merlin : soit Dieu existe, soit Il n’existe pas. C’est là l’alternative. S’il existe, comme nous en sommes tous les trois persuadés, je le crois, tout ce qui encourage la vérité ne peut que tendre à prouver Son existence. De toute façon, s’il existe, il ne peut rien se produire qu’il n’ait décidé, et ce même si – pour une raison qui me dépasserait – Il décidait de faire en sorte que l’humanité se retourne contre Lui, du moins pour un temps. — Et s’il n’existe pas ? — Dans ce cas, Il n’existe pas, un point c’est tout. Mais alors, rien de tout cela n’aurait d’importance, si ? Merlin cligna des yeux. Staynair éclata de rire. — Je ne doute pas une seconde de la réponse à cette interrogation, Merlin. Toutefois, comme je crois vous l’avoir déjà dit, les hommes ont le droit de refuser de croire. C’est à cette seule condition que leur foi sera vraiment sincère. Or, s’il se trouve que je me suis trompé toute ma vie, qu’aurai-je perdu ? J’aurai fait mon possible pour vivre honnêtement, en aimant mon prochain, en le servant du mieux que j’aurai pu. Au soir de ma vie, si Dieu n’existe pas, je pourrai fermer les yeux et m’endormir sereinement. En quoi cela serait-il si terrible ou si terrifiant ? Je ne crains pas de tomber dans l’oubli, Merlin. J’espère seulement, et je le crois, qu’il y a autre chose. — Votre Excellence, j’ignore ce qu’il en est du reste de Sanctuaire, mais je commence à vous croire doué d’une perspicacité presque inquiétante. Vous me rappelez un vieux dicton de la Terre. Je crois que vous en avez une variante sur Sanctuaire : « Au royaume des aveugles, le borgne est roi. » — Oui, c’est un cliché qui fait partie de notre langage courant, en effet. Nous connaissons même son corollaire : « Le borgne est roi… tant que les aveugles ne l’ont pas tué. » (L’archevêque afficha un sourire énigmatique.) Cela permet de voir les choses sous un nouvel angle, non ? Août de l’an de grâce 892 .I. À bord de la goélette Lame et du galion Gardien Au large de l’île du Lézard Anse de Hankey — Très bien, monsieur Le Haleur ! Veillez à la pièce de chasse ! — À vos ordres, capitaine ! À son poste sur le gaillard d’avant de la goélette Lame, Hairym Le Haleur signifia son acquiescement d’un grand geste du bras tandis que le corsaire rapide à pont continu fondait sur sa proie. Le capitaine Ekohls Raynair, commandant et propriétaire de la moitié des parts du bâtiment, se tenait à côté de la barre. Les paupières plissées sur ses iris marron, il surveillait à la fois le vent, ses voiles et le galion dohlarien sur lequel il avait jeté son dévolu. — Laissez porter, un quart de rumb, grogna-t-il. — D’ac’, cap’taine ! répondit le timonier en faisant glisser contre son autre joue sa chique de mâchette déjà abondamment mastiquée. Raynair pouffa de rire. Il aurait été difficile d’imaginer discipline moins martiale que celle qui régnait à bord de la Lame, mais elle suffisait à remplir les objectifs fixés. Sa goélette et lui naviguaient à sept milliers de milles de Charis à vol de vouivre, après avoir couvert une distance réelle trois fois plus importante. C’était loin, très loin, mais Raynair n’en avait cure. Il avait fallu près de trois mois pour atteindre ces parages, même à des navires aussi rapides que la Lame et ses trois conserves, mais il ne s’en inquiétait pas davantage. Non, tout ce qui importait à Ekohls Raynair, c’était que ses partenaires du consortium et lui ne s’étaient pas trompés. Il apparaissait de façon limpide que personne au Dohlar n’avait envisagé l’arrivée de corsaires charisiens dans des eaux si éloignées des leurs. Les quatre goélettes – la Lame, la Hache, la Rapière et la Dague – dévastaient la marine marchande dohlarienne insouciante depuis presque un mois et les registres de l’expédition avaient décidément belle allure. C’est très aimable au roi Rahnyld d’avoir consacré tant de temps et d’efforts à notre enrichissement, songea Raynair comme son bateau fendait l’onde tel le fer qui lui avait donné son nom. Bien sûr, il n’avait rien de tel à l’esprit mais, quand on est assez bête pour se baigner au milieu des krakens, il faut s’estimer heureux d’en être quitte pour un moignon sanguinolent. L’ambition nourrie par Rahnyld IV de se doter d’une marine marchande en partant de zéro était sans aucun doute louable, du point de vue dohlarien. Raynair, lui, ne le voyait pas de cet œil. Douze ans plus tôt, son père et l’un de ses oncles, respectivement capitaine et second – ainsi que coarmateurs – d’un navire de commerce charisien, avaient traversé le golfe du Dohlar et s’étaient heurtés à une galère de guerre dohlarienne aux approches de la baie de Salthar. Ils ne comptaient même pas entrer dans un port du Dohlar, leur cargaison étant destinée à un négociant en épices du grand-duché de Silkiah, au sud-est du royaume, mais cela n’avait fait aucune différence. Le roi Rahnyld avait décidé de contrôler la navigation dans le golfe du Dohlar, l’anse de Hankey et la baie de Salthar. Il avait commencé par prélever des taxes sur les navires croisant à l’est du banc du Dohlar et des quelques îlots qui y affleuraient. Ensuite, il avait progressivement étendu vers l’ouest sa « zone de protection », pour atteindre finalement l’île de la Baleine, à plus de mille milles de ses rivages. Prétendre exercer une quelconque autorité policière sur une étendue d’eau salée aussi vaste était non seulement inouï, mais ridicule. Charis, par exemple, comme toutes les puissances maritimes de la planète, se pliait à la règle traditionnelle selon laquelle une nation ne pouvait revendiquer de souveraineté que sur les eaux qu’elle pouvait effectivement contrôler. Cela ne se limitait d’ailleurs pas à extorquer des fonds aux navires marchands. Il s’agissait aussi de lutter contre les pirates, d’empêcher des actes de guerre de la part d’autres puissances navales, d’identifier et de baliser les obstacles à la navigation, de mettre à jour les cartes et de veiller au bon comportement général des marins. Par voie de conséquence, les eaux territoriales étaient logiquement limitées à la portée d’un boulet de canon tiré de la côte, soit environ trois milles. Dans les faits, même une bande aussi étroite se révélait beaucoup trop généreuse, comme tout le monde le comprenait parfaitement. Il était par ailleurs révélateur que les bâtiments de l’empire de Harchong aient fini par être exemptés des « droits de passage » du roi Rahnyld. Ahbnair et Wyllym Raynair n’avaient vu aucune raison de verser dans les poches de Rahnyld leurs écus d’or durement gagnés, d’autant plus que les sommes exigées ne visaient à l’évidence qu’à écarter tout navire non dohlarien des eaux que ce souverain considérait comme siennes. Nul en Charis ne savait ce qui s’était passé précisément cet après-midi-là entre l’anse de Hankey et la baie de Salthar. Une seule chose était certaine : le galion Fierté-de-Raynair avait été canonné, abordé, puis coulé par la Marine du Dohlar. Ni le père d’Ekohls Raynair ni son oncle n’y avaient survécu. Seuls deux de leurs hommes étaient rentrés au pays. Ce n’était pas sans raison que Raynair avait été moins surpris que la plupart des gens quand Rahnyld s’était allié avec tant d’empressement à Hektor de Corisande alors que leurs deux nations se trouvaient à l’opposé l’une de l’autre à la surface du globe. À la vérité, ce n’était pas seulement le profit qui avait attiré la Lame et ses conserves dans les eaux du Dohlar. Raynair se tourna vers le galion dohlarien. Il comprenait pourquoi cette pesante unité s’en tenait aux eaux du golfe. Un seul regard à la vraie mer aurait sans doute fait mourir de peur l’équipage de cette barrique pataude et disgracieuse, beaucoup trop chargée dans les hauts. Heureusement, quoi que l’Église – ou Rahnyld du Dohlar – puisse penser de Charis, le gouverneur impérial de la province de Shwei estimait que les écus de Cayleb se dépensaient aussi bien que ceux de n’importe qui. Pour l’heure, il permettait à Raynair et à ses partenaires de vendre leurs prises et leur marchandise aux marchands harchongais de Yu-Shai, en baie de Shwei, ce qui lui réussissait assez bien, sans faire de vagues. Nul n’aurait su dire combien de temps la situation perdurerait, mais, en attendant, Raynair n’avait pas à s’inquiéter d’acheminer en Charis les bâtiments saisis. Ce galion avait l’air plus hardi que beaucoup d’autres, songea Raynair. Son patron maintenait stoïquement son cap au lieu d’accepter l’inévitable. Il avait fait établir toute sa toile – peu impressionnante pour quelqu’un qui avait pu admirer le gréement des galions charisiens – et continuait d’avancer péniblement comme s’il se croyait capable d’échapper à la fine goélette, si basse sur l’eau. Eh bien, il va vite se rendre compte de son erreur, se dit Raynair. — Qu’on foute un coup sur le crâne de cet imbécile qui dépasse du pavois ! éructa le capitaine de vaisseau Graygair Maigee. Le coupable se baissa aussitôt et Maigee exprima sa satisfaction d’un grognement rageur. Il reporta son attention sur le navire charisien qui venait sur le Gardien. C’est drôle, pensa-t-il. Ce plan me semblait bien plus judicieux quand on me l’a présenté en baie de Gorath. Maintenant, je me demande quel est le crétin qui l’a imaginé. Évidemment, s’il y avait dans toute cette foutue marine quelqu’un qui soit capable de distinguer sa tête de son cul, on n’en serait pas là ! — Croyez-vous qu’il va nous tirer dessus ou nous adresser un coup de semonce, capitaine ? s’enquit posément le lieutenant de vaisseau Airah Synklyr, son second. — Comment voulez-vous que je le sache ? répondit Maigee avec humeur. (C’était pourtant une bonne question, dut-il admettre en son for intérieur.) On verra bien le moment venu… C’est-à-dire d’une minute à l’autre. — Parfait, monsieur Le Haleur… Adressez-lui un coup de semonce ! À peine Raynair eut-il terminé son ordre que le grondement de la pièce de chasse se fit entendre. L’écume se souleva en un jet blanc loin au-delà du galion. La Lame et ses conserves étaient issues du chantier de Shumair en Charis. Elles étaient pour ainsi dire des copies des goélettes dessinées par messire Dustyn Olyvyr pour la Marine royale, avec quelques modifications destinées à les adapter à leur rôle de bâtiments privés. Leurs équivalents militaires étaient armés chacun de quatorze caronades de trente livres, alors que la Lame n’en portait que dix, plus la longue pièce de quatorze livres montée à l’avant sur son nouvel « affût à pivot ». Raynair ignorait qui avait eu l’idée de ce système et cela lui était bien égal. Il consistait en un affût presque standard installé sur un châssis composé de deux lourds madriers, ou « côtes », solidarisés par quatre entretoises imposantes et régulièrement espacées. Dépourvu de roues, l’affût glissait, sous l’action du recul, dans des rainures creusées le long des côtes. Le châssis était fixé au pont par une cheville ouvrière métallique traversant la dernière entretoise, à l’arrière. Cette tige passait au travers du pont et son extrémité inférieure était assujettie à un carré de bois de deux pieds de côté. Le point par lequel elle traversait le plancher était renforcé par une sellette en fonte qui pénétrait à mi-profondeur du barrot sous-jacent, sa partie supérieure étant lourdement sertie d’une solide bague là où elle était fixée aux poutres de l’affût. En effet, c’était cette pièce qui supportait l’essentiel de la force du recul lors de la détonation du canon. Des galets installés à l’avant du châssis suivaient un rail circulaire intégré au bordé. Ainsi, il suffisait de pousser l’avant de l’affût pour faire pivoter l’arme sur son axe et lui faire décrire un arc théorique de trois cent soixante degrés, même si les cordages et le beaupré du bâtiment bloquaient certains angles de tir. La rumeur attribuait la paternité de cette invention au baron de Haut-Fond. Tout ce qui importait à Raynair, c’était que ce montage central permettait au seul canon long de la Lame de porter sur n’importe quelle cible, sur l’un ou l’autre bord. Il y avait cependant une limite à la taille de la bouche à feu que pouvait accueillir ce système, et la longue pièce de quatorze était moins performante que les caronades en termes de poids de projectile. En revanche, elle offrait une portée supérieure et il n’était pas nécessaire d’embarquer le plus gros des canons pour convaincre un marchand relativement sain d’esprit qu’il était temps de capituler. — Comment diable a-t-il pu tirer selon cet angle ? s’exclama Synklyr. — Qu’est-ce que j’en sais, moi ? gronda Maigee. Il avait pourtant bien compris que c’était une question rhétorique. En fait, il n’était même pas sûr que son second se soit aperçu de l’avoir posée à voix haute. Cela ne faisait aucune différence face à cette preuve d’un nouvel ajout à la liste en apparence interminable des innovations démoniaques des Charisiens. À vrai dire, c’était la première fois que Maigee se trouvait si près de l’artillerie dernier cri de Charis, ce qui expliquait sans doute, s’avisa-t-il, une grande partie de son irritabilité. Presque tous les membres de la Marine du Dohlar, à commencer par le duc de Thorast, s’efforçaient de minimiser l’efficacité des canons charisiens, ce qui était sans doute inévitable, de son point de vue. Évidemment ! songea-t-il avec méchanceté. Se figurer que ces armes ne fonctionnent pas est plus simple que de trouver le moyen de s’en protéger dans le cas contraire ! En tout cas, cela ne changeait rien au sort du pauvre bougre qui se retrouvait dans leur ligne de mire. Il aurait voulu sortir sa longue-vue de sa poche et examiner avec soin l’armement de cette goélette, mais les lorgnettes étaient rares à bord des navires marchands, et encore plus à bord d’une unité aussi délibérément délabrée que le Gardien. — Tenez-vous prêt, monsieur Synklyr, dit-il avant de jeter un coup d’œil au numéro trois de son bâtiment. Nous y sommes, monsieur Jynks. — Bizarre, murmura Ekohls Raynair à sa seule intention en voyant le galion se résigner enfin à l’inévitable et mettre en panne. Il fronça les sourcils en tâchant d’identifier le pressentiment qui le taraudait tandis que la Lame continuait sur sa lancée et que Le Haleur, accompagné d’une dizaine de marins lourdement armés, débordait le grand canot pour aller prendre possession de leur prise. Il y avait quelque chose… … qu’il ne tarda pas à découvrir. — Maintenant ! aboya le capitaine de vaisseau Maigee. Son ordre eut plusieurs effets simultanés. Les soldats sur le quivive se levèrent d’un bond, mousquets chargés, se montrant au-dessus du haut pavois tandis que plusieurs sections de ce dernier, aménagées à cet effet, basculaient pour exposer le canon installé derrière. Il ne s’agissait que de simples faucons, capables de propulser des boulets de tout juste huit livres. Le Gardien n’était qu’un galion marchand converti, après tout. Il n’avait pas été conçu pour porter d’artillerie et chacune de ces pièces pesait une tonne. Il avait été impossible d’embarquer de plus lourdes bouches à feu et, si un dixième de ce qu’on disait de la puissance de feu charisienne était vrai, les bordées dohlariennes seraient beaucoup plus espacées que celles de l’ennemi. En contrepartie, le corsaire ne possédait que cinq canons de chaque côté, quand le Gardien en comptait dix-huit. Raynair crut sentir son cœur s’arrêter quand le « navire marchand » du Dohlar dénuda ses crocs. Il ouvrit la bouche mais, avant qu’un seul ordre ait pu en sortir, l’après-midi parut voler en éclats tout autour de lui. Au moins une centaine de mousquetaires avaient pris pied à bord de ce navire. Après être sortis de leur cachette, ils ouvrirent le feu sur le canot de la Lame. À cette distance, même des mousquets à mèche ne risquaient pas de manquer leur cible. Le feu concentré réduisit la pauvre embarcation à l’état d’épave massacrée, pleine de corps brisés et ensanglantés, qui s’abîma lentement dans les flots. Raynair eut à peine le temps de se rendre compte de la mort de Le Haleur et de son équipe d’abordage que la bordée dohlarienne retentit. Ce n’étaient que des canons traditionnels, mais ils étaient nombreux. En outre, leurs servants savaient manifestement en distinguer la gueule de la culasse. Plusieurs coups tombèrent dans l’eau, malgré la distance ridiculement faible, mais la plupart firent mouche. Sur le pont de la Lame, des hurlements jaillirent tandis que le feu ennemi déchirait l’équipage charisien. Comme si cela ne suffisait pas, cette première bordée eut raison du mât de misaine, qui s’effondra en une avalanche de toile et d’espars déchiquetés. Ce mât étant le plus important des deux que comptait la goélette, celle-ci se trouva désemparée. — Feu ! Raynair entendit-il hurler quelqu’un doté de la même voix que lui. Quatre des cinq caronades de la batterie bâbord de son bâtiment crachèrent leurs flammes. — Bravo ! cria Maigee en voyant s’abattre le mât du navire charisien. Il n’en espérait pas tant. Une bonne dizaine d’hommes gisaient déjà sur le pont fracassé de la goélette. Soudain, le corsaire disparut dans un nuage de fumée et Maigee trébucha sous les coups de boutoir des boulets beaucoup plus lourds des caronades ennemies. Le Gardien avait été conçu pour le commerce. Ses couples étaient plus légers et plus espacés, ses bordages plus fins que l’aurait exigé un architecte naval œuvrant pour la marine militaire. En un sens, cela joua à son avantage. En effet, ses virures étaient si frêles que les impacts des projectiles charisiens produisirent moins d’éclisses, d’ailleurs plus petites, que ç’aurait été le cas sur un bâtiment de guerre plus lourdement construit. D’un autre côté, ce galion était rempli à ras bord de soldats et de marins. Or sa charpente allégée entraînait de facto une fragilité accrue. Les tympans de Maigee bourdonnèrent des cris de ses blessés. L’un de ses canons fut touché de but en blanc et son imposant affût sans roues se désintégra tandis que de nouveaux boulets ennemis creusaient de larges sillons sanguinolents dans la masse de son équipage. L’artillerie du Gardien était plus de trois fois plus nombreuse que celle de la Lame et le navire dohlarien avait eu l’avantage de la surprise, mais les pièces du corsaire lançaient de plus lourds projectiles, et ce à une cadence nettement supérieure. — Rechargez ! Rechargez, bougres de dragons bâtés ! entendit-il Synklyr vociférer à travers la fumée, quelque part vers l’avant du bateau. La voix de son second lui sembla rauque et déformée parmi les hurlements. Les mousquetaires faisaient feu sur le bâtiment ennemi aussi vite qu’ils pouvaient réapprovisionner leur arme, mais la goélette stationnait trop loin pour qu’ils puissent espérer la moindre précision de tir. — Tirez-leur dessus ! Allez, massacrez ces enfants de salauds ! cria Raynair tandis que le bosco se ruait vers l’avant avec une équipe de marins armés de haches et de hachettes pour débarrasser le bâtiment des débris de son mât de misaine. Comme la plupart des corsaires, la Lame avait embarqué un équipage beaucoup plus important que le nécessitait sa manœuvre ou sa défense. Il fallait bien que les équipes chargées d’amariner les prises viennent de quelque part, après tout. Cependant, la terrible surprise dohlarienne avait dû tuer ou blesser au moins trente des hommes de Raynair. En comptant Le Haleur et ses nageurs, les pertes devaient être plus proches de soixante que de cinquante, ajouta une voix impitoyable à l’intérieur du crâne du capitaine. Cela représentait au moins un tiers de ses effectifs. Néanmoins, il avait eu raison d’exiger de ses hommes qu’ils s’entraînent sans cesse au maniement des canons pendant la longue traversée depuis Charis. Ses équipes de pièce bâbord avaient beaucoup souffert, mais les canonniers tribord vinrent très vite à la rescousse pour remplacer les morts et les blessés. Si la Lame avait été libre de ses mouvements, cela aurait tout changé. Par malheur, la chute du mât de misaine avait limité ses capacités de manœuvre à celles du galion lourdaud des Dohlariens. Il ne restait plus qu’une solution à Ekohls Raynair. Un rictus lui déforma le visage lorsque résonna la deuxième bordée de son commandement. .II. Palais du roi Cayleb II Tellesberg Royaume de Charis — Cela répond-il à vos attentes, docteur ? Rahzhyr Mahklyn se détourna de la fenêtre pour faire face au père Clyfyrd Laimhyn, le confesseur et secrétaire particulier du roi Cayleb. Au fil des ans, Mahklyn avait eu maille à partir avec bien des ecclésiastiques peu friands du travail du Collège royal. Le père Clyfyrd, lui, avait l’air agréablement dénué de telles réserves, ce qui n’avait sans doute rien de surprenant de la part d’un homme que l’archevêque Maikel avait personnellement recommandé au souverain pour occuper un poste de confiance. Pour l’heure, il attendait patiemment que Mahklyn réponde à sa question. Cela ne réclamait pas grande réflexion, du reste, songea Mahklyn en jetant un nouveau coup d’œil par la fenêtre. La tour du roi Cayleb, érigée par l’arrière-grand-père du souverain, occupait l’angle du palais le plus éloigné du port. Son unique ouverture donnait sur le tiers sud de Tellesberg, avec au-delà le panorama de forêts et de terres agricoles barré à l’horizon par les lointains monts de Fer. Il n’avait pas perdu au change par rapport à la vue de son ancien bureau, sur les quais. En outre, ses nouveaux locaux se révélaient deux fois plus spacieux. Certes, il lui fallait gravir encore plus de marches pour mériter ce point de vue mais, s’il lui prenait l’envie de monter encore un étage, ses efforts étaient récompensés par l’arrivée sur le toit plat de la construction, ouvert au soleil et au vent. Quelques confortables fauteuils en osier garnis de coussins attendaient là-haut sous une marquise et Mahklyn se délectait d’avance du plaisir coupable qu’il aurait à s’y installer, carnet sur les genoux, pieds calés sur un tabouret providentiel, une boisson fraîche à portée de main, des serviteurs prêts à la refroidir si nécessaire à l’aide de la glace recueillie au sommet de ces mêmes montagnes qu’il distinguait dans le lointain et stockée dans la chambre froide dissimulée au sous-sol du palais. Tout le problème est là, se dit-il avec ironie. Un vrai chercheur n’est pas censé vivre dans une telle opulence ! En fait, comme il le savait très bien, ses arrière-pensées persistantes n’étaient dues à rien de tel. Elles venaient seulement de son allégeance obstinée au principe selon lequel le Collège devait être officiellement – et visiblement – indépendant de la Couronne. C’était peu réfléchi de sa part, car le roi Cayleb avait indiqué de façon très claire qu’il entendait revenir là-dessus. D’ailleurs, la quinquaine écoulée depuis l’incendie du bâtiment d’origine de son institution avait suffi à Mahklyn pour s’aviser du bien-fondé de la décision du monarque. Néanmoins, son cas de conscience continuait de le ronger. Cesse de faire l’imbécile et réponds à cet homme, Rahzhyr ! s’admonesta-t-il. — Ce sera parfait, mon père, dit-il en reportant son attention sur le secrétaire de Cayleb. Je pourrais regretter de ne pas disposer d’un peu plus d’espace pour nos archives mais, hélas, ce ne sera pas un problème avant longtemps… Il sourit avec une amertume prononcée en songeant aux documents inestimables qui avaient été détruits par le feu quelques jours plus tôt. Il avait fini par conclure que le capitaine Athrawes avait eu raison dès le début sur la façon dont le brasier avait été déclenché, ainsi que sur les raisons de cet attentat… et sur ses auteurs. — Dans ce cas, docteur, dit Laimhyn, sachez que Sa Majesté souhaiterait vous voir vous installer avec votre fille, votre gendre et vos petits-enfants dans l’ancienne section familiale du palais. Mahklyn ouvrit la bouche pour refuser par automatisme et protester contre la taille, le luxe et le confort des appartements proposés, mais Laimhyn ne lui en laissa pas le loisir. — Cette aile est pour ainsi dire inoccupée depuis près de vingt ans, docteur. Nous devrons même procéder à de légers travaux au niveau du toit avant que Sa Majesté la considère comme habitable. Je comprends que votre famille et vous risquez de vous sentir perdus dans tout cet espace, mais je vous assure que vous vous y ferez très vite. Sa Majesté entend convertir l’une des chambres à coucher royales en bureau à votre intention et il est fort probable qu’au moins deux ou trois de vos éminents confrères aménagent avec vous. Si la tour du roi Cayleb venait à accueillir le Collège, qu’elle soit située de l’autre côté de la cour du prince Edvarhd par rapport à l’aile familiale se révélerait sans aucun doute très pratique pour vous tous. Mahklyn referma la bouche. Laimhyn avait légèrement – mais indéniablement – insisté sur les trois derniers mots de son discours, ce qui suggérait à Mahklyn qu’ils venaient du roi, ou du capitaine Athrawes. Ils portaient l’empreinte de leur fourberie, en tout cas. Sans savoir qui étaient ces « éminents confrères », il en avait tout de même une petite idée. Or deux d’entre eux étaient tout aussi arthritiques que lui. Il lui devenait donc plus difficile de rejeter l’argument de la commodité que s’il n’avait eu à s’inquiéter que de ses genoux. Par ailleurs, Tairys me tuera si je décline une proposition pareille ! — Très bien, mon père, lâcha-t-il enfin. Veuillez faire savoir à Sa Majesté que je trouve son offre beaucoup trop généreuse, mais que je l’accepte avec plaisir et gratitude. — Sa Majesté en sera ravie, murmura Laimhyn avec une lueur de triomphe dans le regard. Bien ! poursuivit-il avec davantage d’entrain. À propos de cette main-d’œuvre cléricale que nous évoquions, Sa Majesté est d’avis que… — Oh ! cessez de rouspéter, père ! s’écria Tairys Kahnklyn avec un sourire affectueux en posant un saladier au centre de la table. À vous entendre, on croirait que le roi vous a proposé une cellule au fin fond de ses oubliettes ! — C’est une question de principe, objecta vaillamment Mahklyn. Nous sommes censés conserver notre indépendance et notre esprit critique, pas nous laisser corrompre par des promesses de luxe et d’indolence ! — Je n’y vois pour ma part aucun inconvénient, intervint Aizak Kahnklyn en se saisissant des pinces en bois pour servir la laitue. Le gendre de Mahklyn était un homme de taille moyenne, robuste et râblé. Il avait la barbe foisonnante, les sourcils broussailleux, de puissantes épaules, les biceps proéminents. Ses prunelles noires étaient profondément nichées dans leurs orbites. Ceux qui le voyaient se disaient souvent qu’il n’aurait pas déparé parmi les ouvriers du port ou derrière une charrue, quelque part à la campagne. Pourtant, on devinait dans ces yeux enfoncés une étincelle de vivacité insatiable. Il était l’un des hommes les plus intelligents et les plus érudits qu’ait connu Mahklyn. Tairys et son mari étaient les bibliothécaires officiels du Collège. Si quelqu’un avait été plus anéanti que Mahklyn par la destruction des archives, c’étaient bien sa fille et son gendre. — Moi non plus ! Moi non plus ! J’adore le luxe et l’indolence ! annonça Eydyth Kahnklyn, la plus jeune des filles de Tairys et Aizak en frétillant sur sa chaise. Son frère jumeau, Zhoel, leva les yeux au ciel, comme il en avait coutume quand sa sœur se laissait emporter par l’enthousiasme de ses treize ans. Toutefois, Mahklyn ne l’entendit émettre aucune protestation. Il se tourna vers Aidryn, l’aînée de ses petits-enfants. — Dois-je supposer que tu soutiens tes parents et ta bruyante petite sœur sur ce point ? lança-t-il. — Grand-père…, répondit, un sourire aux lèvres, la jeune fille de vingt ans. Si vous tenez à ce point à vivre et à travailler dans un taudis plein de craquements et de courants d’air, avec quatre étages à escalader pour atteindre votre bureau et des fenêtres par lesquelles n’importe qui de mal intentionné pourra vous jeter une lanterne allumée, alors faites donc. Nous autres nous contenterons du palais. — Bande d’hédonistes ! grogna Mahklyn. — Si vous le pensez vraiment, père, ne nous le reprochez pas avec le sourire, dit Tairys. Mahklyn dédaigna la provocation de sa fille avec la noblesse seyant à un patriarche d’un âge avancé, d’autant plus qu’il se savait incapable de s’y opposer. — Quelqu’un en a-t-il parlé avec l’oncle Tohmys ? s’enquit Erayk. gé de dix-sept ans, il était le deuxième des petits-enfants de Mahklyn. Avec sa haute et mince stature, il ressemblait davantage à sa mère qu’à son père. Il était par ailleurs l’éternel angoissé de la famille. — Mon petit frère est assez grand pour s’occuper de lui, Erayk, lui répondit sa mère, tout sourires. C’est ce qu’il fait depuis des années, après tout. En outre, je suis certaine qu’à son retour il sera ravi de poser ses valises ici plutôt que dans notre ancienne chambre d’amis. La plupart des convives éclatèrent de rire. Même si son père gardait espoir, puisqu’il n’avait que trente-six ans, Tohmys Mahklyn ne s’était jamais marié. En effet, selon lui, une femme et la bannette d’un marin ne faisaient pas bon ménage. Patron de l’un des galions d’Ehdwyrd Howsmyn, il était plus souvent en mer qu’à Tellesberg, et Mahklyn le soupçonnait de collectionner les bien-aimées dans tous les ports de Sanctuaire. Contrairement à sa sœur, Tohmys n’avait jamais été attiré par la vie d’intellectuel. Il était beaucoup trop occupé à poursuivre des objectifs plus… animés. En tout cas, il ne voyait aucun inconvénient à profiter des plaisirs de la vie. — Je crains que ta mère ait raison sur ce point, dit Mahklyn à son petit-fils. — Évidemment, ajouta Aizak avec bonne humeur. Hormis son goût discutable pour l’eau salée, il est l’un des hommes les plus sensés que je connaisse. Crois-tu que ton oncle ferait la fine bouche face à des appartements tels que ceux de ce palais, Erayk ? — Ce ne serait pas le genre de l’oncle Tohmys ! glissa Eydyth, hilare. — Tout à fait, dit Aizak en tendant à Mahklyn son assiette pleine de salade. Ce serait d’ailleurs sans compter les autres avantages, ajouta-t-il un ton plus bas en croisant le regard de son beau-père. En effet, Aizak, convint ce dernier à part lui. Ici, nos ennemis auront plus de mal à nous jeter des lanternes allumées, non ? — Très bien, dit-il à voix haute. Très bien ! Je vais cesser de me plaindre, me mettre au travail et endurer dans le silence et la dignité cette indolence et ce luxe qui me sont imposés. — Votre Majesté ! Mahklyn allait se lever d’un bond – dans la mesure où le lui auraient permis son âge et ses genoux –, mais le roi Cayleb lui fit signe de ne pas quitter son siège. — Oh ! restez assis, Rahzhyr ! le réprimanda le jeune monarque. Nous nous connaissons depuis des années, vous pourriez être mon père et vous êtes ici chez vous, pas chez moi. Mahklyn apprécia le tact, sinon la précision, avec lequel le roi avait dit « père » et non « grand-père ». — Votre Majesté est trop bonne, dit-il en se renfonçant dans le fauteuil somptueusement rembourré que lui avait procuré Cayleb. — Ma Majesté n’est rien de tel, rétorqua Cayleb comme Merlin Athrawes pénétrait sur ses talons dans le bureau de Mahklyn avec à la main un porte-documents de cuir à soufflets. Ma Majesté en est une des plus calculatrices, cyniques et égoïstes qui soient. Il est dans mon intérêt de veiller à ce que vos collègues et vous disposiez de tout ce dont vous aurez besoin pour travailler efficacement, sans vous soucier d’une asphyxie à la fumée. — Bien entendu, Votre Majesté. Mahklyn esquissa un sourire. Le roi le lui rendit, puis se rembrunit. Les sourcils de Mahklyn se soulevèrent. Le capitaine Athrawes referma la porte derrière lui. — À vrai dire, il y a du vrai dans ce que je viens d’affirmer, docteur Mahklyn, reprit Cayleb. Plus que vous l’imaginez. — Je vous demande pardon, Votre Majesté ? — Laissez-moi présenter les choses ainsi…, commença le souverain en s’installant dans l’un des autres fauteuils du vaste bureau ensoleillé. J’imagine pouvoir supposer sans erreur que vous avez remarqué… certaines étrangetés chez le seijin Merlin ici présent ? Il marqua une pause, la tête inclinée sur le côté. Mahklyn plissa les yeux. — Maintenant que vous le dites, Votre Majesté… C’est exact. — Eh bien, il se trouve que notre ami est justement un peu particulier, dit Cayleb avant de pincer les lèvres. Si je suis venu à l’improviste cet après-midi, c’est pour vous parler de certaines de ses excentricités et de leur importance, non seulement pour Charis mais pour tout Sanctuaire, dans le cadre des événements actuels… et de vos propres efforts. » Je n’ai moi-même appris que très récemment toute l’étendue des singularités du seijin. Je ne faisais que m’en douter jusqu’au jour où l’archevêque Maikel et lui m’ont présenté une facette de l’histoire du monde que la plupart de ses habitants ignorent. Voyez-vous, docteur, il semblerait que, voici plusieurs siècles… Quelque trois heures plus tard, Cayleb se laissa aller en arrière et s’étira, les paumes vers le plafond. — Voilà toute la vérité, docteur, dit-il tranquillement. C’est difficile à croire, je sais, et cela entre en contradiction avec tout ce que nous a jamais enseigné l’Église, mais c’est vrai. À ma demande, l’archevêque Maikel s’est dit prêt à vous confirmer tout ce que je viens de vous dire. Les frères zhernois eux-mêmes seraient heureux de vous laisser examiner les documents originaux qu’ils conservent à l’abri de leur monastère. — Ce… ce ne sera pas nécessaire, Votre Majesté, balbutia Mahklyn. (Dans ses yeux braqués non sur le roi, mais sur Merlin, brûlait une intense curiosité.) Oh ! je prendrai certainement Son Excellence au mot. Quel historien n’en ferait pas autant ? Cependant, je n’ai nul besoin de voir pour vous croire, et pas uniquement parce qu’aucun mensonge n’est à ma connaissance jamais sorti de votre bouche. Je n’affirmerai pas m’être douté de la moitié de ce que vous venez de m’apprendre, mais cela explique beaucoup de choses sur lesquelles je me suis toujours posé des questions. — Si je puis me permettre, docteur Mahklyn, il faut dire que vous êtes de ces gens qui se posent en permanence des questions, fit remarquer Merlin, les yeux pétillants. — On ne se refait pas, seijin Merlin. D’un autre côté, quand je pense à vous et à toutes les connaissances, tout le savoir-faire que représente votre seule existence, il est évident que je n’ai pas fini de me torturer les méninges ! — Maintenant que vous savez tout, docteur, cela vous pose-t-il un problème ? — Un chercheur ne saurait se laisser intimider par les problèmes, Votre Majesté. — Ce n’était pas tout à fait ce que je voulais dire, fit Cayleb, pince-sans-rire. — J’en suis sûr, Votre Majesté. (Mahklyn se tourna vers le roi, la mine contrite.) Cela dit, je ne plaisantais qu’à moitié. Le seijin Merlin et tout ce que vous venez de me résumer sont la raison de vivre d’un chercheur. Théoriquement, en tout cas. Je suis sûr que certains aspects de cette histoire secrète me dérangeront. Tenter de tout assimiler en dépit de ce que l’Église nous a toujours enseigné me causera forcément quelques sueurs froides. Mais par rapport à la fascination que tout cela va me procurer… Il haussa les épaules. Cayleb relâcha insensiblement les siennes comme si une tension imperceptible venait de le quitter. — Je commence aussi à comprendre d’où vient l’intrigant savoir du seijin Merlin, poursuivit Mahklyn. — Je crois n’avoir jamais menti à ce sujet, docteur. — C’est aussi ce qu’il me semble. (Le savant pouffa de rire.) Je suis en train de me remémorer ces remarques préalables dont vous avez le secret chaque fois que vous dévoilez une nouvelle technique ou invention. Vous faites toujours très attention à la façon dont vous les présentez, pas vrai ? — Toujours, répondit Merlin avec le plus grand sérieux. J’y ai pris d’autant plus garde que je savais inévitables des moments tels que celui que nous vivons en ce moment. S’il était certaines informations que je ne pouvais vous divulguer, j’ai toujours veillé à ne pas vous les cacher d’une façon susceptible de nuire à ma crédibilité le jour où je pourrais enfin vous en faire part. — Si vous jugez qu’il a marché sur des œufs en ce qui vous concerne, docteur, vous auriez dû le voir parler au père Paityr, ajouta Cayleb. — J’aurais aimé voir ça, admit Mahklyn avec un autre petit rire. Cela a dû être… divertissant. — Oh ! vous n’avez pas idée à quel point, lui assura Merlin. — Sans doute pas, en effet. (Mahklyn se redressa sur son siège, se pencha et joignit les mains devant lui sur son bureau.) Cela étant, Votre Majesté, je comprends ce que vous avez dit en entrant tout à l’heure. Puis-je supposer que le seijin Merlin posséderait d’autres connaissances à communiquer au Collège… ou par son biais ? — Eh bien, oui, dit Cayleb. Nous souhaiterions d’ailleurs vous demander de nous proposer de nouveaux candidats à admettre dans le cercle des initiés. En toute logique, vous connaissez mieux que nous vos confrères. Lesquels seraient, selon vous, assez ouverts d’esprit pour accepter la vérité ? — Il me faudra y réfléchir, Votre Majesté, répondit Mahklyn avec circonspection. Cayleb pouffa de rire. — Si vous m’aviez répondu dans la seconde, je vous aurais fait interner, docteur ! Par ailleurs, n’oubliez pas que la décision finale ne reviendra ni à vous ni à moi. Néanmoins, il serait précieux de compter parmi nous quelques-uns de vos collègues. — Je comprends, Votre Majesté. — Parfait. À présent, Merlin, vous aviez quelque chose à remettre au bon docteur, il me semble ? — C’est exact, Votre Majesté, répondit le seijin avec une légère inclinaison du buste. (Il glissa la main dans sa serviette et en sortit une liasse de papier.) J’ai fait convertir ceci sous forme manuscrite, docteur. Je me suis dit que cela soulèverait moins de questions, si quelqu’un venait à tomber dessus, qu’un exemplaire d’imprimerie estampillé d’une date de publication antérieure au jour de la création. Tenez. Il tendit le document à Mahklyn, qui l’accepta avec un rien de réticence. Il l’ouvrit et tressaillit de surprise. — C’est mon écriture ! s’exclamat-il en levant les yeux vers Merlin. — Plutôt celle d’Orwell, précisa Merlin, un sourire aux lèvres. C’est un faussaire assez remarquable. Il m’a suffi de lui remettre un document écrit de votre main pour qu’il produise ceci. À mon sens, c’était la meilleure solution. — Mais de quoi s’agit-il, au juste ? — Ce texte, docteur Mahklyn, a été rédigé il y a bien longtemps, sur la Vieille Terre, par un homme répondant au nom de messire Isaac Newton. J’ai dû le mettre un peu au goût du jour, car il était écrit dans une langue vieille de près de deux mille ans, mais j’ai le sentiment que vous n’y serez pas indifférent. .III. Office royal des brevets Tellesberg Royaume de Charis — … et voici votre bureau, mon père. Paityr Wylsynn suivit Bryahn Ushyr dans la vaste pièce carrée et l’embrassa du regard. Elle était plus modeste que son ancien bureau du palais archiépiscopal, mais il avait de toute façon toujours considéré celui-ci comme trop spacieux et trop somptueux pour ses besoins. Le nouveau offrait bien assez de place. Les fenêtres percées dans deux de ses murs et la lucarne au plafond dispensaient une lumière abondante. Par ailleurs, le siège posé derrière la table avait l’air très confortable. — Oserai-je vous croire satisfait, mon père ? s’enquit le bas-prêtre. — Hein ? (Wylsynn se ressaisit) Euh… oui, bien sûr, père, répondit-il à l’assistant de l’archevêque Maikel. C’est plus que convenable. — Vous m’en voyez ravi. Nous avons aussi une demi-douzaine de secrétaires compétents à vous proposer. Je les ai fait quérir. Ils attendent que vous les receviez. Il ne tiendra qu’à vous d’en choisir un, ou même tous, si vous le souhaitez. — C’est très généreux de la part de l’archevêque. — Son Excellence entend seulement mettre à votre disposition tous les outils nécessaires à votre mission, mon père. — Eh bien, il s’y entend à merveille. Wylsynn s’approcha de la bibliothèque murale, derrière le bureau, pour y examiner les volumes impeccablement alignés. Il en parcourut les titres avec un hochement de tête approbateur. Il disposerait là de tous les ouvrages de référence dont il aurait besoin. — Dans ce cas, mon père, je vais m’éclipser et vous laisser vous installer. Si jamais nous avions oublié quoi que ce soit, n’hésitez pas à nous en informer aussitôt. — Comptez sur moi, lui assura Wylsynn en l’accompagnant à la porte. Ushyr s’éloigna et Wylsynn regagna lentement son bureau pour s’y asseoir. Il balaya de nouveau la pièce du regard, mais ne la vit pas vraiment. Il était trop occupé à se demander s’il savait ce qu’il faisait pour s’inquiéter de l’ameublement ou de la décoration. De telles hésitations étaient rares chez Paityr Wylsynn. Du jour où il avait annoncé à son père qu’il comptait accepter les fonctions qui lui étaient proposées en Charis, il s’était toujours senti « à sa place ». C’était un poste qui n’avait rien de confortable, mais qu’il se croyait le devoir d’occuper pour accomplir ce que Dieu attendait de lui. Jusqu’à ce que, bien sûr, Charis ait décidé de s’opposer non seulement au Groupe des quatre, mais à toute la hiérarchie de l’Église Mère. Le jeune prêtre ferma les yeux pour atteindre cette zone paisible au cœur de son être où il abritait sa foi. Il l’effleura de ses pensées et une agréable plénitude l’envahit. Ses angoisses, ses soucis ne s’évanouirent pas comme par magie, mais la certitude de parvenir à y faire face monta en lui. Bien entendu, songea-t-il en rouvrant les yeux, ce n’est pas parce que tu y « feras face » que tu seras sûr d’avoir fait le bon choix, si, Paityr ? En vérité, il s’inquiétait moins de sa décision d’accepter l’autorité spirituelle et temporelle de Maikel Staynair que de cette idée d’« office des brevets ». Quand on lui avait expliqué ce concept pour la première fois, il en était resté perplexe. Enregistrer les idées et les techniques nouvelles ? En accorder la propriété à leurs inventeurs et réclamer une redevance à leurs utilisateurs ? C’était absurde ! Pis encore, cela empestait l’innovation délibérément entretenue, ce que n’aurait pu approuver aucun Schuelerien. Pourtant, il devait admettre n’avoir rien trouvé dans la Charte et les Commentaires qui interdisent la création d’une telle institution. Sans doute n’était-ce dû qu’à ce qu’il ne soit jamais venu à l’esprit de personne que quelqu’un puisse imaginer pareil système, mais le fait était que rien dans les Écritures ne s’y opposait. Et si les Charisiens veulent survivre, il leur faudra trouver un moyen novateur de se défendre malgré un rapport de forces défavorable de huit ou neuf contre un. Cette sinistre réflexion agita son corps d’un frisson familier. Il aurait voulu n’y voir qu’une manière de rationalisation, de justification de l’attirance malsaine et spirituellement dangereuse qu’il éprouvait pour ces nouvelles connaissances. Pourtant, chaque fois que cette tentation l’étreignait, il se remémorait l’offensive abominable et injustifiée que Charis avait réussi à repousser, envers et contre tout. Dieu n’attendait tout de même pas de Ses enfants qu’ils restent les bras croisés tandis qu’on assassinait leurs proches et brûlait leur maison sans leur laisser le temps d’en sortir ! Un innocent avait le droit de se protéger des agressions. Quelle que soit la position officielle de l’Église là-dessus, Wylsynn savait que Charis n’avait en rien mérité une telle attaque. Les affirmations contraires émanant de Sion et du Temple ne le surprenaient pas plus que cela, pourtant. Elles l’attristaient et l’écœuraient, oui, mais ne le surprenaient pas. Malgré sa foi profonde et sincère, Paityr Wylsynn ne s’était jamais bercé d’illusions quant à l’intégrité du Groupe des quatre et du Conseil des vicaires. Non, ce n’est pas tout à fait exact, se reprit-il vivement. Tu n’étais pas sans avoir quelques œillères, si ? N’imaginais-tu pas que même le Grand Inquisiteur n’irait jamais jusqu’à détruire tout un royaume coupable du seul tort de l’agacer ? La décision de Clyntahn l’avait fait réfléchir, prier et méditer. Il en était venu à la conclusion que ce qui se passait en Charis était la volonté du Seigneur. Il avait beau trouver gênantes, voire préoccupantes les convictions de l’archevêque Maikel, il ne faisait aucun doute dans son esprit que cet homme était plus proche de Dieu que le Grand Inquisiteur. Peut-être se trompait-il, mais il n’y avait rien de mauvais en lui, ce que Wylsynn ne pouvait désormais plus dire de Zhaspyr Clyntahn et de ses collègues. En fait, il était de plus en plus persuadé que Staynair avait raison. Les implications de cette certitude étaient effrayantes, de même que le bouleversement qu’elle entraînerait dans son interprétation de la doctrine et des textes sacrés, mais le Tout-Puissant n’avait jamais promis à personne qu’il serait aisé de faire sa volonté. C’était ainsi que le père Paityr Wylsynn, intendant de l’Église de Dieu du Jour Espéré en Charis, grand-prêtre de l’ordre de Schueler, s’était retrouvé assis dans un bureau ménagé au sein d’un immeuble consacré à la promotion d’idées révolutionnaires. Avec un sourire, il se leva et se dirigea vers l’une des fenêtres pour admirer la vue offerte par ce bel après-midi. L’office des brevets occupait une bâtisse appartenant au ministère du Trésor. Le Gardien de la bourse était beaucoup plus sollicité que dans bien d’autres royaumes de Sanctuaire, aussi le titulaire de ce portefeuille, le baron des Monts-de-Fer, avait-il fait déménager tout son personnel dans un autre bâtiment, plus spacieux, l’année précédente. Devenus trop exigus pour les besoins du baron, ces locaux offraient toutefois la pléthore de bureaux – ou d’étroits cabinets, dans de nombreux cas – nécessaires à cette nouvelle institution, qui dépendait elle aussi provisoirement du Trésor, pour loger les innombrables employés auxquels elle devrait faire appel. Accessoirement, ils étaient entourés de pins et de quasichênes centenaires dispensant un ombrage salutaire. Quant au muret ceignant la construction, il était longé jour et nuit par des fusiliers marins armés jusqu’aux dents. Wylsynn pinça les lèvres en voyant étinceler au soleil les baïonnettes des soldats de faction aux portes de l’office des brevets. Leur présence, à l’instar du sort réservé aux anciens locaux du Collège royal, ne faisait que lui rappeler durement que tout le monde n’était pas d’accord avec son appréciation de la réalité charisienne. Il était somme toute perturbant de songer qu’il avait besoin d’être protégé de gens persuadés d’être les fils loyaux de l’Église Mère. Cependant, le châtiment infligé à Erayk Dynnys par l’Inquisition ne l’était pas moins. Rien n’est simple, pensa-t-il. Dieu met à l’épreuve ceux qu’il aime, nous dit la Charte. Je l’ai toujours cru. Néanmoins, ce qu’il attend de moi est en général assez limpide pour que je le reconnaisse vite. Ce n’est pas toujours facile à exécuter, mais à identifier, oui. Il prit une profonde inspiration. Il était plus que temps de mettre ses hésitations dans sa poche. Il était là non pour encourager l’innovation – Dieu sait combien de Charisiens y consacraient déjà toute leur énergie ! –, mais pour veiller à ce qu’aucun des concepts et des procédés brevetés n’entre en violation des Proscriptions de Jwo-jeng. Il s’agissait là d’une mission qu’il se sentait capable de mener à bien sans aucun scrupule. Et que feras-tu quand tant de nouvelles techniques seront passées sur ton bureau que les Proscriptions commenceront à s’éroder dans ton esprit, Paityr ? s’interrogea-t-il. Comment pourras-tu ordonner à ces gens de s’arrêter après leur avoir dit qu’il n’y avait rien de mal dans le changement ? Son Excellence a raison. Il est bien écrit dans De l’obédience et de la foi qu’il y a des moments où le changement est souhaitable, voire nécessaire. Mais si nous vivons de telles circonstances, où cela se terminera-t-il ? et que serons-nous devenus alors ? Il n’avait pour l’instant de réponse à aucune de ces questions. Néanmoins, il arrivait qu’un homme, surtout s’il était prêtre, doive s’en remettre à Dieu pour le guider vers sa destination finale. Paityr Wylsynn se redressa. Il gagna la porte de son nouveau bureau et se pencha dans le couloir pour interpeller le gardien de l’étage. — Le père Bryahn m’a dit qu’il avait réuni plusieurs candidats au poste de secrétaire. Auriez-vous l’amabilité de demander au premier de ces messieurs d’entrer dans mon bureau ? .IV. Parlement Royaume de Charis C’était la première fois que Merlin voyait de ses yeux l’intérieur du Parlement de Charis. Enfin, de ses capteurs visuels, se reprit-il, pour être précis. Les murs de plâtre étaient lambrissés à hauteur d’homme du bois exotique dont abondaient les forêts du nord de Charis. Les pâles des ventilateurs fixés aux poutres apparentes tournaient avec lenteur et régularité pour attirer la chaleur vers le haut. Les larges lucarnes munies de persiennes étaient ouvertes au soleil matinal, ce qui contribuait à la circulation rafraîchissante de l’air. Des flots de lumière se déversaient par les fenêtres percées dans l’épaisse maçonnerie typique de l’architecture charisienne. Malgré la chaleur régnant déjà dans le bâtiment et le nombre de personnes amassées dans cette salle, il y faisait étonnamment frais, ce qui en disait long sur le talent de ses concepteurs et de ses bâtisseurs. Il n’existait aucune séparation physique entre les Chambres haute et basse de Charis. Chacune disposait de bureaux réservés où une grande partie, sinon l’essentiel, de leurs activités étaient menées en petits comités, mais il s’agissait là de locaux de travail, et non d’espaces autorisant la tenue de sessions plénières distinctes. Merlin se demandait combien de temps cela durerait et si cette organisation serait reprise dans le projet de nouveau Parlement, plus important, qui était à l’étude. Cela semblait peu vraisemblable, car cette institution compterait alors trop de membres pour fonctionner de manière efficace sans que soient isolées ses deux branches officielles. Pour l’heure, toutefois, le seijin trouvait cette structure étrangement rassurante. Si ni l’une ni l’autre des deux Chambres ne pouvait se réunir seule, qui se tenait au perchoir ne pouvait se méprendre sur l’affectation des places, à gauche et à droite de la salle commune de l’assemblée. Les sièges suivaient une disposition en fer à cheval sur plusieurs niveaux, la tribune occupant l’espace ouvert entre ses deux extrémités. La Chambre basse siégeait sur la gauche du président, sur des gradins confortables équipés de bureaux individuels abondamment garnis d’encriers, de sous-main et de carafes d’eau, mais non ornementés. Ils étaient de très belle facture, joliment vernis, sans aucun doute, mais ne présentaient ni gravure ni décoration particulière. C’étaient les places réservées à des hommes qui ne devaient leur siège au Parlement qu’à des élections et non à leur héritage. La Chambre haute siégeait sur la droite du président, sur des gradins ni plus ni moins rembourrés que ceux de leurs collègues du commun, mais dotés de bureaux décorés des armoiries de l’homme – ou, dans de rares cas, de la femme – assis derrière. Certains de ces blasons étaient de simples bas-reliefs. D’autres étaient superbement peints et dorés à la feuille. Quelques-uns étaient en or ou en argent massif et sertis de pierres précieuses qui capturaient la lumière des lucarnes et des fenêtres en un ballet d’étincelles rouges, vertes et bleues. Malgré tout, cette salle n’était pas si impressionnante que se l’était naïvement imaginé Merlin, compte tenu de ce que cet embryon de représentation nationale était selon lui appelé à devenir. Certes, Nimue Alban avait toujours trouvé remarquablement modeste le Parlement du Royaume-Uni, pourtant considéré à juste titre comme la « mère des parlements ». Son équivalent charisien pourrait prétendre à ce titre sur Sanctuaire dans les siècles à venir, à condition que son pays survive aux épreuves qui l’attendaient. Aussi convenait-il sans doute de le préserver de la magnificence dont les concepteurs « archangéliques » du Temple avaient imprégné leur œuvre. Bien entendu, le Parlement de Charis ne réclamait pas un foyer démesuré. Pas encore. Malgré la sensibilisation des derniers monarques à l’histoire de la Fédération terrienne, malgré leur volonté délibérée de faire avancer leur pays sur la voie de la démocratie, Charis restait une société à peine sortie du féodalisme le plus éhonté. Le droit de vote, soumis à des conditions de ressources et d’éducation, demeurait extraordinairement restreint par rapport aux critères de la nation de naissance de Nimue Alban. Il concernait une proportion de la population très supérieure à celle de n’importe quel autre royaume de Sanctuaire, à commencer par la « république » du Siddarmark, mais on était encore bien loin du suffrage universel. De fait, quoique représentative d’un corps électoral beaucoup plus nombreux, la Chambre basse comptait à peine plus de parlementaires que la Chambre haute. Bien entendu, songea Merlin avec amertume en regardant l’assemblée par-dessus l’épaule de Cayleb comme celui-ci, en tenue d’apparat pour la première fois depuis son couronnement, s’avançait avec majesté vers la tribune, ce n’est pas sans raison que la Chambre haute est si nombreuse. Un bon tiers de ses sièges – ceux ornés, en général, des armoiries les plus spectaculaires – étaient occupés non par des nobles séculiers, mais par des évêques et des supérieurs monastiques de l’Église de Dieu du Jour Espéré. Malgré les désirs de Haarahld et de ses prédécesseurs immédiats, il aurait été impossible de mettre en place un parlement sans y offrir au clergé une représentation massive. Certains des hommes assis à ces places de choix n’étaient pas ceux qui les occupaient avant la bataille de l’anse de Darcos. La plupart de ceux qui avaient été remplacés au cours de la vague de nominations et d’ordinations initiée par l’archevêque Maikel avaient démissionné dans un tonnerre de protestations lorsque leurs pairs avaient choisi de soutenir Cayleb et Staynair dans leur projet d’indépendance par rapport au Conseil des vicaires. Deux d’entre eux, toutefois, avaient été démis de leurs fonctions par arrêté royal. Ils attendaient leur procès dans le confort relatif de leur cellule. C’était ce qui avait tendance à se passer quand la Couronne détenait la preuve irréfutable de la participation de quelqu’un à une tentative de régicide. Preuve irréfutable vers laquelle j’ai aiguillé Tonnerre-du-Ressac, d’ailleurs, songea Merlin avec autosatisfaction. Je regrette son existence tout autant que celle de complots contre Cayleb, mais cela revient à regretter que le soleil se lève à Test. Au moins, le reste du clergé a pris beaucoup mieux que je le craignais l’arrestation de deux de ses plus éminents représentants par des autorités séculières sous l’inculpation de crimes pour lesquels ils encourent la peine capitale. Cayleb gagna le lutrin avec à la main le sceptre de l’État qui, dans le cas de Charis, malgré toutes ses dorures et ses pierreries, ressemblait à s’y méprendre à une massue d’une redoutable efficacité. Merlin réprima un fou rire. Ce « sceptre » se serait révélé l’instrument idéal pour ouvrir une porte qu’on aurait eu la témérité de fermer à son porteur. Cela soulignait une fois de plus l’absence d’équivoque en ce royaume quant à qui était l’égal de qui. Contrairement à ce qui se passait au Royaume-Uni, où cela aurait dépassé l’entendement, le souverain n’avait à demander la permission de personne avant de pénétrer dans la Chambre basse. Peut-être Haarahld VII et ses plus proches ancêtres avaient-ils reconnu leur responsabilité de préparer l’avènement de jours nouveaux en Charis, mais ils avaient fait très attention à conserver à la monarchie l’intégralité du réel pouvoir. Voilà pourquoi tous les hommes et la poignée de femmes présents dans cette salle se levèrent et s’inclinèrent lorsque Cayleb posa le sceptre sur son support devant le lutrin. — Asseyez-vous, messeigneurs et gentes dames. Des bruits de pieds et de vêtements résonnèrent comme les parlementaires obéissaient à leur roi. Celui-ci attendit que tout le monde se soit installé, puis tourna la tête pour embrasser l’assemblée du regard avec un calme que Merlin soupçonna de n’être qu’apparent. — Nous vous avons convoqués pour vous faire part du contenu et des conséquences d’une lettre reçue récemment de notre serviteur de confiance, le comte de Havre-Gris. Cela concerne la réponse de Sa Majesté la reine Sharleyan à une proposition que nous lui avons soumise par la main du comte. Il marqua une pause. Pas un mouvement ne se fit sentir dans la salle. Cette immobilité confirmait qu’aucune information confidentielle n’avait filtré, songea Merlin. Tout le monde savait que Havre-Gris s’était rendu en Chisholm au titre d’émissaire de Cayleb. Il n’avait pu échapper même au dernier des benêts incapable de la moindre analyse politique que Cayleb n’aurait pas dépêché son premier conseiller en personne s’il n’avait rien eu de capital à annoncer à Sharleyan. Par contre, nul en dehors des plus proches adjoints de Cayleb ne savait de quoi il retournait. L’impatience des parlementaires à le découvrir était palpable. — Nous pouvons vous annoncer ce jour, déclara Cayleb d’une voix de cristal, que la reine Sharleyan a accepté notre proposition de mariage. L’espace de quelques battements de cœur, la nouvelle sembla avoir du mal à faire son chemin dans les esprits. Enfin, une vague de stupéfaction agita l’assemblée telle une bourrasque dans l’herbe d’une prairie. Merlin la vit distinctement se déplacer parmi les pairs et les représentants assis. Malgré la présence du roi et la solennité des lieux, un chœur de voix interloquées accompagna ce mouvement. Il était impossible, même à l’ouïe optimisée de Merlin, de distinguer des remarques individuelles dans ce tumulte spontané. Cayleb n’essaya même pas. Il patienta plusieurs secondes, le temps que s’éteignent d’elles-mêmes les questions et les exclamations de l’auditoire, puis il se racla la gorge et haussa le ton. — Messeigneurs ! Gentes dames ! Une telle interruption vous semble-t-elle convenable ? La voix du roi résonna par-dessus le brouhaha, qui cessa avec une soudaineté remarquable. L’embarras se lut sur plusieurs visages, mais la surprise et l’interrogation dominaient toutes les émotions. — Merci, messeigneurs et dames, dit Cayleb comme le calme retombait. (Il s’autorisa un maigre sourire.) Nous ne saurions vous reprocher votre surprise, bien sûr. Accepter notre proposition n’avait rien d’évident pour Sa Majesté. Il lui a fallu beaucoup de courage et de sagesse pour passer outre la fureur inévitable que provoquera sa décision chez les individus corrompus qui contrôlent le Temple. Il ne fait aucun doute que son accord scelle de façon irrévocable l’union (il sourit de nouveau en s’avisant de la portée du terme choisi) de nos deux royaumes. Elle convient ainsi, de son plein gré, de se tenir à notre côté et à celui de notre peuple dans la bataille à mort que nous livrerons avec pour enjeu l’âme de l’Église Mère et notre survie. Ne vous méprenez pas là-dessus. Elle a choisi de se battre. Il n’y aura aucun retour en arrière possible, ni pour elle ni pour Chisholm, pas plus que pour Charis. Tout cela, elle l’a accepté en toute connaissance de cause en nous accordant sa main. Le silence et l’immobilité étaient absolus. — Aux termes de notre proposition, que nous entendons vous dévoiler aujourd’hui, et qui sera communiquée à chacun d’entre vous sous forme écrite à l’issue de notre allocution, les couronnes de Charis et de Chisholm seront égales l’une à l’autre jusqu’à la fin de la vie de Sa Majesté et de la nôtre. À notre mort, ces deux couronnes se combineront, par le biais de nos enfants, en celle d’un Empire charisien uni. » Entretemps, Sa Majesté et nous soumettrons à la représentation nationale de chacun de nos royaumes les conditions selon lesquelles nous proposons de créer un nouveau Parlement impérial commun qui serait chargé de nous conseiller et de nous aider dans la gouvernance équitable de nos deux États, dans le cadre de leurs relations impériales. Nos marines et nos armées seront fondues en une Marine et une armée impériales. Ces forces militaires communes de notre nouveau royaume étendu seront ouvertes tant aux Charisiens qu’aux Chisholmois désireux d’y servir. Nous instituerons un Trésor impérial auquel contribueront les deux royaumes. Nos maîtres juristes, de concert avec ceux de Chisholm, harmoniseront les lois des deux États de sorte que leurs sujets bénéficient de droits et de privilèges identiques, en même temps qu’ils seront soumis à des devoirs et à des responsabilités semblables. » Par ailleurs, puisque existera toujours le risque que nos relations perdent de leur équilibre, et que l’un des royaumes devienne – de façon réelle ou supposée – le vassal de l’autre et non son égal, Tellesberg et Cherayth jouiront du même statut de capitale. Sa Majesté et moi résiderons la moitié de l’année – c’est-à-dire quatre mois, déduction faite des temps de traversée – à Tellesberg, puis à Cherayth, d’où nous gouvernerons en alternance nos deux royaumes. Ce sera certainement difficile à mettre en place pour nos deux villes, mais il n’en sera pas autrement, messeigneurs et dames. Cayleb se tut et observa l’assemblée frappée de stupeur. Pendant un instant, sa jeunesse disparut de ses traits. Son regard se fit aussi dur que son visage et, quand il reprit la parole, ce fut d’une voix claire, précise, empreinte d’une détermination de granit et d’une volonté de fer. — Comprenez-nous bien, messeigneurs et dames. Il ne s’agira pas d’une union inégale. Nous n’avons pas proposé ce mariage à la reine Sharleyan avec à l’esprit autre chose qu’une fusion pleine et entière de nos royaumes. En tant que reine de Charis, elle disposera de la même autorité que nous sur notre peuple, de même que nous partagerons la sienne sur celui de Chisholm. Si d’aventure la guerre nous éloignait de nos terres, elle deviendrait notre régente. Elle aura tout pouvoir d’agir en Charis ainsi qu’elle l’entendra, selon son propre discernement, aidée en cela par le Conseil royal et ce Parlement ou son successeur impérial. Ses actes et ses décisions revêtiront par avance notre approbation. » Cette reine que nous vous présentons n’aura rien de fantoche, messeigneurs et dames. Elle régnera en Charis avec le même talent et la même autorité qu’en Chisholm. Comme nous, comme notre père avant nous, elle s’est déjà mesurée à de puissants ennemis et montrée à la hauteur des exigences du trône qu’elle a été appelée à occuper à un âge encore plus tendre que nous, et ce avec sagesse, courage et résolution. Elle sera accueillie, respectée et satisfaite aussi bien que si elle était née en Charis. La chute d’une épingle aurait fait un bruit assourdissant, se dit Merlin en regardant les paroles du jeune roi pénétrer les esprits. — Nous sommes certain qu’un minimum de réflexion vous permettra de comprendre l’avantage militaire que nous conférera cette réorganisation. Nul ne sera besoin non plus de souligner l’impact qu’aura sur la réflexion des autres royaumes et souverains la volonté de la reine Sharleyan de se tenir à nos côtés pour dénoncer la corruption du Conseil des vicaires. Ce que nous y gagnerons en efficacité de déploiement contre nos ennemis communs de Corisande devrait être tout aussi évident, de même que la manière dont notre marine marchande se trouvera renforcée et élargie. » Tout cela est exact. Pourtant, nous souhaitons affirmer que, selon nous, le plus grand bienfait que procurera ce mariage à ce royaume, à tout Sanctuaire et à nous sera le courage, la sagesse et l’intelligence de notre reine, qui sera aussi la vôtre. N’en doutez pas, messeigneurs et dames. Soyez également assurés que, si vous veniez malgré tout à éprouver certaines incertitudes, elles s’évanouiront vite devant les faits. Il s’interrompit encore pour examiner les rangs silencieux de parlementaires issus du commun, de la noblesse ou du clergé. — Des jours enthousiasmants et terribles à la fois nous attendent, messeigneurs et dames, reprit-il d’une voix plus calme. Des jours où sera mise à l’épreuve l’âme de tous les hommes et de toutes les femmes du monde. Des jours où chacun d’entre nous, roi, évêque, aristocrate ou roturier, devra défendre ce qu’il considère comme sacré, ces causes pour lesquelles il donnerait sa vie si le Seigneur le lui demandait. Dans nos mains repose l’avenir de l’Église Mère et de Sanctuaire, la vie, l’âme et la liberté de tous les hommes, femmes et enfants de la création. Si nous faiblissons, si nous échouons, alors nous serons à la merci de cette corruption qui enveloppe déjà le Conseil des vicaires et souille l’Église Mère de la faim et de l’ambition séculière des ténèbres. » Nous, Cayleb Ahrmahk, roi de Charis, mourrons plutôt que de voir une telle ignominie se produire. Jamais nous ne vous présenterions une reine dont la détermination et le courage ne seraient pas dignes des épreuves à venir. Nous ne doutons nullement de la volonté de la reine Sharleyan d’en venir à bout. Dans son combat contre les ténèbres, Charis sera accompagnée de Chisholm et de sa reine. Ensemble, Dieu nous en est témoin, nous ne chercherons de trêve ni de repos avant d’avoir délivré le monde pour l’éternité de ces hommes capables, par pure ambition personnelle, sous couvert de l’autorité de l’Église Mère, de déchaîner guerre, pillage et destruction sur des royaumes pacifiques. À cette fin, nous engageons notre vie, notre fortune et notre honneur sacré. .V. Hôtel particulier du comte de Thirsk Gorath Royaume du Dohlar — Alors, comment cela se présente-t-il ? demanda Lywys Gardynyr, comte de Thirsk, à son invité. — Ça dépend…, répondit ce dernier. L’amiral Pawal Hahlynd avait la tâche peu enviable de commander les bâtiments chargés de protéger les échanges commerciaux du royaume du Dohlar dans l’anse de Hankey aux approches de la baie de Gorath. Jadis considéré comme une sinécure vaguement soporifique, ce poste n’était plus rien de tel. — Ça dépend de quoi, Pawal ? insista Thirsk avec autant de patience que possible. — De combien de « bateaux piégés » nous pourrons sacrifier en échange de pirates charisiens, répondit Hahlynd avec aigreur. — Ça s’est si mal passé ? — Plutôt, oui. (Il changea de position et inspira profondément.) En fait, je crois que Maigee aurait fini par avoir raison de son adversaire si une autre de ces fichues goélettes n’était pas arrivée. Alors, à deux contre un… Le marin haussa les épaules, la mine grave. Thirsk hocha la tête. Ce résultat ne le surprenait pas. Il savait les Charisiens assez malins pour rester assez près les uns des autres pour s’épauler. Ce n’est pas vraiment ce que vous attendiez de « pirates », hein, Pawal ? songea-t-il avant de se rabrouer. Peut-être Hahlynd n’avait-il pas bien compris ce qu’il lui avait dit des nouveaux canons de Cayleb et de la discipline mortelle de ses capitaines et de ses équipages, mais il avait au moins pris la peine de l’écouter. Pas seulement, du reste. Il avait même tenu compte de certaines de ses suggestions. Il méritait d’ailleurs de voir ses efforts mieux récompensés… — D’après ce qu’on m’a raconté, poursuivit Hahlynd, Maigee serait parvenu à tuer ou à blesser au moins les deux tiers de l’équipage de la première goélette. Et il aurait fait du petit bois de sa coque. (Un rictus sauvage dévoila les dents de l’amiral.) Je ne vois pas d’autre raison susceptible de pousser un pirate à mettre le feu à son propre navire, en tout cas. Thirsk hocha de nouveau la tête, avec plus d’enthousiasme. Si les Charisiens s’étaient sabordés si loin de chez eux, son estimation des dégâts infligés par le « bateau piégé » devait être assez proche de la vérité. Même s’il existait au Dohlar peu d’officiers de la trempe de ce Maigee – surtout depuis les batailles de la Dent de roche et de l’anse du Crochet, se rappela-t-il avec amertume –, l’échange d’un navire contre un autre était sans doute ce que son royaume pouvait espérer de mieux. Il envisagea de signaler à Hahlynd que les corsaires charisiens n’avaient rien à voir avec les vulgaires forbans originaires de Harchong ou du Trellheim qu’il avait l’habitude d’affronter. Les marins qui avaient décimé la flotte de commerce du Dohlar et de Tarot à l’est de Howard, et qui sévissaient désormais jusqu’à la côte ouest du continent n’étaient rien de moins que des croiseurs auxiliaires de la Marine royale de Charis. Le roi Cayleb et le haut-amiral de L’île-de-la-Glotte maudissaient sans aucun doute, sans s’en étonner, la fuite de leurs hommes entraînés vers les unités corsaires, plus attractives financièrement. Pourtant, Thirsk ne voyait pas comment les armateurs privés auraient pu mettre la main sur des pièces d’artillerie de dernière génération sans l’accord au moins tacite de la Marine royale. Accord qui, étant donné l’efficacité de ces campagnes, devait représenter l’un des meilleurs investissements de Cayleb. Au bout du compte, nombre de ces marins dévoyés finiraient par reprendre du service. La course s’avérait lucrative tant qu’il y avait des navires marchands à aborder, mais Thirsk n’était pas très optimiste quant à combien de temps les Charisiens en trouveraient. Ce sera un bon moyen de nous débarrasser d’eux, j’imagine, songea-t-il douloureusement en admirant par la fenêtre de son hôtel particulier les magnifiques eaux bleues de la baie de Gorath. Quand ils auront coulé toute notre flotte marchande, ils n’auront plus aucune raison de s’attarder, si ? — Pardonnez-moi, dit-il à voix haute sans se détourner de la fenêtre, mais le sacrifice d’un galion en échange d’un corsaire est sans doute ce que nous pouvons espérer de mieux. — Eh bien, cela ne me suffit pas, à moi, gronda Hahlynd, et pas seulement parce que Thorast en rejette la responsabilité sur moi ! — Je sais, Pawal… Je sais. Il le savait, en effet. Hahlynd était l’un des rares officiers supérieurs de la Marine royale du Dohlar à s’inquiéter davantage de contrecarrer les nouvelles menaces pesant sur la flotte que de couvrir ses arrières. Enfin, l’un des rares, parmi ceux qui sont encore en activité, du moins, se reprit le comte. — Il faut absolument qu’ils vous confient un nouveau commandement, Lywys, dit Hahlynd comme s’il avait lu dans l’esprit de son ami. (Non pas, admit le comte en lui-même, qu’il aurait fallu être un génie pour deviner ses pensées.) Ils doivent bien se rendre compte qu’ils ne peuvent pas se permettre de vous laisser à terre comme une ancre de rechange ! — Je ne parierais pas là-dessus, à votre place, lança-t-il avant de se retourner vers son invité. Étant donné que Thorast et le roi me reprochent tout ce qui s’est passé au large des récifs de l’Armageddon, je m’estime heureux d’en être quitte pour cette mise à terre. Cela se lut sur son visage, Hahlynd aurait préféré, à la place de Thirsk, se défendre contre sa hiérarchie. Par malheur, le roi Rahnyld avait montré plus de détermination à identifier et à punir un bouc émissaire qu’à profiter de l’expérience de son meilleur amiral contre la Marine de Charis. Or la mauvaise fortune de Thirsk voulait que le duc de Thorast, qui tenait lieu de ministre et de commandant en chef de la Marine du Dohlar, ait épousé la sœur du duc de Malikai, l’« amiral général » incroyablement incompétent – et heureusement décédé – qui avait entraîné la réduction de l’essentiel de la flotte dohlarienne à l’état de tripaille à krakens malgré tout ce qu’avait fait Thirsk pour le sauver de ses erreurs désastreuses. Il y avait peu de chances que Thorast admette la culpabilité de Malikai, surtout si quelqu’un d’autre était là pour porter le chapeau. Ainsi, Thirsk avait sérieusement envisagé d’accepter l’invitation du baron Du Gué-Blanc à s’installer en Tarot en tant que numéro deux de la Marine tarotisienne. Sans sa famille, il aurait sûrement franchi le pas, se dit-il. Sa femme n’était plus de ce monde depuis des années, mais ses trois filles s’étaient mariées et avaient des enfants. Non seulement tous lui auraient manqué plus que la vie, mais il était loin d’être certain que le roi ne les aurait pas punis de l’« échec » de leur père et grand-père si le « fautif » s’était trouvé hors de portée. — Ils ne pourront pas vous laisser moisir ici éternellement, argumenta Hahlynd. Vous êtes notre meilleur amiral et le plus expérimenté ! — Je suis aussi l’os qu’ils jetteront au vicaire Allayn et aux Chevaliers des Terres du Temple s’il faut en venir à cela, fit remarquer Thirsk avec un calme qui le surprit lui-même. — Nous n’en arriverons tout de même pas à une telle extrémité ! Thirsk se serait senti plus rassuré si Hahlynd avait pu mettre un peu plus d’assurance dans le ton de sa voix. — Je l’espère… (Il se retourna vers la fenêtre, les mains dans le dos, en regrettant que sa vie ne soit pas aussi paisible que ces flots qu’il avisait dans le lointain.) Je n’en suis pas convaincu, malheureusement. — Vous savez, dit Hahlynd avec embarras, il serait sans doute utile que vous… enfin… — Que je la ferme ? Que je cesse de leur marcher sur les pieds ? (Un ricanement sardonique déforma les lèvres de Thirsk.) Hélas ! Pawal, j’ai moi aussi mes responsabilités, et pas seulement à l’égard du roi. — Je sais. C’est l’une des raisons qui m’ont poussé à venir vous consulter, pour glaner auprès de vous quelques idées. Malheureusement, chaque fois que vous ouvrez la bouche, cela ne sert qu’à exaspérer Sa Majesté. Quant à Thorast… ! Hahlynd leva les yeux au ciel et secoua la tête. Thirsk partit d’un rire sans joie. — Je ne vois pas ce que Thorast aimerait entendre sortir de ma bouche… à part un râle d’agonie ! À vrai dire, ajouta-t-il à part lui, sans Fern, Thorast m’aurait déjà fait passer en cour martiale et pendre haut et court devant le Parlement à titre d’avertissement pour tous les jean-foutre de mon espèce qu’il sait cachés quelque part, dont l’incompétence et la couardise se sont à l’évidence ajoutées aux miennes pour trahir son beau-frère. Au moins, Samyl Cahkrayn, duc de Fern et premier conseiller du Dohlar, semblait reconnaître l’importance de Thirsk et de la poignée d’officiers supérieurs rescapés – et tombés en disgrâce – de la flotte dévastée du duc de Malikai. Il avait l’air de chercher à les défendre, en tout cas. Sans protecteur si haut placé, Thirsk aurait sans doute déjà subi toutes les conséquences de l’« extrême déplaisir » du monarque. Bien sûr, il était toujours possible que Fern ne soutienne Thirsk que pour pouvoir le sacrifier plus tard en cas de besoin. Si le Groupe des quatre réclamait un bouc émissaire pour l’échec de la brillante campagne navale du vicaire Allayn, il serait difficile de livrer meilleur candidat que l’amiral le plus ancien ayant survécu à ce fiasco. — Je crains que vous ayez raison à propos de Thorast, regretta Hahlynd. — Et comment, que j’ai raison ! grogna Thirsk. Si ce n’était pas ma faute, ce serait celle de son beau-frère, après tout. — Il y a de cela, mais votre dénigrement systématique du programme de développement naval doit jouer beaucoup aussi. — Ah bon ? (Thirsk le dévisagea un instant, puis haussa les épaules.) Je vous crois, mais cela ne change rien au fait que ce fameux programme n’aura aucune utilité face à Charis. Nous n’avons pas besoin d’une nouvelle flotte de galères, Pawal. À vrai dire, il serait suicidaire de nous en doter ! Hahlynd ouvrit la bouche pour dire quelque chose, mais se ravisa. Thirsk émit un autre grognement. De toute évidence, personne ne s’était intéressé aux rapports dans lesquels il avait décrit ce qui s’était passé au large des récifs de l’Armageddon. Quand il était d’humeur indulgente, il essayait de se rappeler que les lecteurs de son récit devaient se demander s’il disait la vérité ou cherchait uniquement à se couvrir. Qu’il se soit trouvé confronté à des bâtiments de guerre de conception inédite et meurtrière, et non à un commandant ennemi simplement plus compétent que lui faisait en effet paraître son échec beaucoup plus excusable. La vérité avait toutefois la vilaine habitude de se retourner contre ceux qui n’y croyaient pas, et Thirsk éprouvait la sinistre certitude que sa flotte en pâtirait de nouveau. — C’est une parfaite imbécillité, Pawal. Des galères ? Vous venez de me raconter ce qu’une seule de leurs goélettes a réussi à faire d’un galion armé des meilleures batteries dont nous avions pu l’équiper. Personne n’est-il donc capable de comprendre que les galères sont désormais totalement dépassées ? — Les nouveaux modèles seront un peu plus marins, tout de même. Hahlynd avait vraiment l’air, aux yeux de Thirsk, de chercher à tout prix à voir le bon côté des choses. — Je vous l’accorde. Effectivement, ce n’est pas à négliger. Son regard se rembrunit et se durcit comme il se remémorait l’interminable périple de sa flotte qui l’avait menée à son rendez-vous catastrophique avec la Marine royale de Charis. Les galères dohlariennes étaient conçues pour le cabotage et non pour la navigation hauturière que cette traversée avait exigée d’elles. Elles étaient plus courtes et plus légères que leurs équivalents charisiens, avec un plus faible tirant d’eau, même toutes proportions gardées. Par conséquent, elles avaient un déplacement à peine supérieur à la moitié, voire au tiers de celui des galères ennemies. Cela les rendait beaucoup plus rapides et manœuvrables à l’aviron, bien sûr… tant que leur coque était à peu près propre. Par contre, elles étaient beaucoup moins stables à la voile – et pouvaient donc moins en porter – et plus vulnérables aux éléments, même par mer relativement peu formée. Ainsi, quand elles n’étaient pas propulsées par leurs rameurs – c’est-à-dire dès qu’elles s’éloignaient des côtes –, elles devenaient plus lentes et moins maniables. Les galères charisiennes, elles, n’étaient conçues pour voguer à la force des bras qu’une fois encalminées ou dans le feu de l’action. C’étaient avant tout des voiliers dotés d’avirons capables de leur offrir un surcroît de puissance, afin de gagner en vitesse à la voile, d’accélérer plus facilement, de changer plus vite d’amure. Par temps calme, elles étaient très défavorisées du point de vue de la maniabilité ; dans les conditions de navigation caractéristiques de la haute mer, l’avantage basculait entièrement de leur côté. Le vaisseau amiral du duc de Malikai, le Roi-Rahnyld, était le bâtiment le plus imposant de toute la flotte du Dohlar. Presque aussi long que son homologue tarotisien, commandé par le baron Du Gué-Blanc, il était beaucoup plus haut sur l’eau. Pourtant, son déplacement – déjà formidable pour la Marine dohlarienne – arrivait à peine à la moitié de celui du fleuron de la flotte de Tarot. Même ce dernier était plus léger et moins profond que la majorité des galères de Cayleb, sans parler de ses galions, dont le tirant d’eau encore supérieur améliorait leur comportement sur l’eau et faisait d’eux les plates-formes idéales pour accueillir la nouvelle artillerie. La vitesse et la maniabilité à l’aviron, de même que les hauts châteaux, s’étaient révélées inutiles au combat face aux terribles bordées des galions charisiens et à leurs exceptionnelles qualités nautiques. Par ailleurs, Thirsk en avait la certitude, au moins une dizaine des unités perdues par Malikai avaient sombré pour la seule et unique raison qu’elles n’avaient rien à faire au milieu de l’océan. Par conséquent, si les nouveaux modèles tenaient un peu mieux la mer que les anciens, alors tant mieux ! Par malheur, cela signifie seulement qu’ils resteront à flot assez longtemps pour que les Charisiens les réduisent à l’état d’épaves. — Ce n’est pas à négliger, répéta-t-il, mais ce n’est pas suffisant non plus. N’oubliez pas que notre flotte n’est pas la seule à avoir été anéantie par Cayleb. — Certes. Cependant, nous ne savons toujours pas de façon précise ce qui est arrivé au duc de Flots-Noirs et au comte de Mahndyr. Thirsk laissa échapper un bruit de gorge. C’était exact, hélas ! — Vous avez raison. Il est à porter au crédit du Groupe des quatre et de son esprit d’initiative d’avoir déjà mis en place un nouveau programme de construction navale… même s’il se trompe sur l’orientation à lui donner. Les vicaires auraient dû commencer par lire nos rapports, je le crains… Le système de sémaphores de l’Église permettait aux Quatre de transmettre leurs ordres aux différents royaumes et empires à une vitesse qu’aucun État séculier n’aurait pu égaler. Au fil des ans, comme Thirsk le savait très bien, cet avantage s’était révélé inestimable pour l’Église et ses dirigeants. Dans le cas présent, toutefois, cette rapidité de communication se retournait contre eux. Ils avaient lancé le programme de construction navale le plus ambitieux de toute l’histoire du monde et… ils s’étaient trompés de modèle. Dieu seul sait combien d’argent et, surtout, de temps et de main-d’œuvre qualifiée ils avaient déjà gaspillé pour acheter des bateaux qui seraient plus qu’inutiles dans les nouvelles conditions de combat maritime. Il se trouvait que l’Église pouvait assumer les conséquences financières de cette erreur mais, si les « Chevaliers des Terres du Temple » persistaient à ne pas tenir compte des recommandations de Thirsk, ils finiraient par être responsables du massacre par la Marine royale de Charis d’un nombre invraisemblable de marins et de soldats embarqués appartenant à d’autres royaumes. Et moi qui n’arrive à convaincre personne de lire mes foutus rapports, désespéra le comte. Me voir donner raison quand tout sera terminé ne m’apportera qu’un maigre réconfort. — Eh bien, Pawal, làcha-t-il enfin, nous n’avons plus qu’à faire de notre mieux. Cela paraît improbable, je le sais, mais, si je continue de crier assez fort et assez longtemps, quelqu’un finira peut-être par me prêter attention. Je suis sûr qu’il s’est déjà produit plus extraordinaire, quelque part dans le monde, depuis la création… Hahlynd pouffa obligeamment en réponse à la piètre plaisanterie de Thirsk, mais celui-ci n’avait pas le cœur à rire. Il y a des moments, songea-t-il, où il est décidément difficile de croire que Dieu est de notre côté. Bien entendu, il n’aurait jamais osé exprimer à voix haute une telle pensée, même en la seule compagnie de Hahlynd. Il aurait même préféré se la taire à lui-même. .VI. Port et palais du roi Cayleb II Tellesberg Royaume de Charis Aucun canon ne tonna pour saluer le modeste galion désarmé lorsqu’il se glissa entre les digues de Tellesberg. Cela étant, aucune batterie n’ouvrit le feu sur lui non plus. C’était déjà un immense soulagement, songea Trahvys Ohlsyn. Les mains serrées sur la lisse de pavois, le comte de La Combe-des-Pins regardait se rapprocher la ville de Tellesberg tandis que criaient et sifflaient au-dessus de lui des mouettes et des vouivres. Comme dans la plupart des ports, l’eau était loin d’être immaculée à proximité des quais, même si les sévères injonctions de l’archange Pasquale concernant l’évacuation des eaux usées et des ordures empêchaient la situation de trop se détériorer. Ce bassin sentait même meilleur que la baie d’Eraystor, alors que la capitale charisienne était beaucoup plus étendue que celle d’Émeraude. À vrai dire, c’était la plus grande ville – exception faite de Sion – que La Combe-des-Pins ait jamais vue. Au-delà du front de mer, où l’activité trépidante contrastait avec le calme de l’Eraystor sous blocus qu’il avait quittée, les toits de Tellesberg s’étendaient vers les hauteurs bleutées et éternellement enneigées des montagnes dont la présence s’imposait au sud et au sud-est. Les entrepôts occupaient une vaste surface sillonnée de rues droites, manifestement tracées pour autoriser le passage de dragons de trait et de lourds chariots de marchandises. Les logements disséminés le long des quais se faisaient pour la plupart très discrets. Le comte ne distinguait aucune villa familiale, mais les immeubles à plusieurs étages avaient l’air bien entretenus. La grande majorité était en briques et, de là où il se trouvait, il ne voyait aucun signe de taudis. C’était en soi très impressionnant, quoiqu’il devait bien s’en trouver quelque part, même dans cette ville bénéficiant de la gouvernance éclairée des Ahrmahk. Derrière les quais, qui s’étendaient aussi loin que portait son regard le long du Telles, le fleuve traversant la capitale, celle-ci montait en pente douce jusqu’aux basses collines où logeaient les nantis. À mesure qu’on s’éloignait du port apparaissaient les premières maisons familiales, jusqu’alors absentes. Certaines, demeures d’aristocrates ou de riches marchands et entrepreneurs – voire les trois à la fois, puisqu’il s’agissait de Charis –, étaient très imposantes, d’autres beaucoup plus modestes. La Combe-des-Pins s’avoua pourtant plus impressionné par l’existence de ces dernières. Partout ailleurs sur Sanctuaire, il aurait été inconcevable que ne soit pas exclusivement réservée aux riches et aux puissants l’accession à la propriété individuelle, surtout dans une ville aussi vaste et aussi onéreuse que Tellesberg. Comme son galion se dirigeait vers l’appontement où il avait reçu instruction de s’amarrer, le comte eut tout loisir d’admirer le palais royal. Implanté bien en arrière, sur la rive du fleuve baignant sa courtine ouest, il était toutefois érigé assez près des bassins pour offrir des fenêtres de ses tours une excellente vue sur la baie. Au sommet de la plus haute de ces structures flottait un immense étendard. La Combe-des-Pins ne parvenait pas à en distinguer l’emblème de là où il se tenait, mais il n’avait pas à voir le kraken d’or sur fond noir ni la couronne placée au-dessus de sa tête pour comprendre le sens de ce drapeau. Sa présence en haut du donjon indiquait au monde entier que le roi Cayleb était en résidence au château. À cette idée, le comte sentit se contracter les muscles de son ventre. Ne te fais pas plus stupide que nécessaire, Trahvys, s’admonesta-t-il. C’est justement pour rencontrer Cayleb que tu es venu, imbécile ! Vu sous cet angle, l’espérer ailleurs – n’importe où ! – serait assez ridicule, non ? Étrangement, cette réflexion ne contribua en rien à lui dénouer l’estomac. Une vouivre à grande gueule plana devant lui, à tout juste vingt pieds de son navire. Sa mâchoire ouverte toucha les vagues dans une gerbe d’écume. Le contact freina brusquement l’animal, qui s’arracha bientôt à l’eau de toute la force de ses quatre ailes pour s’élever dans l’air, la poche membraneuse de sa mandibule inférieure gonflée de poisson. Éternel pessimiste, La Combe-des-Pins décida qu’on lui pardonnerait de voir là un mauvais présage pour l’avenir d’Émeraude. Il se tourna vers les trois galères de la Marine royale de Charis escortant son galion réduit à l’impuissance qui se glissait sans hâte vers les quais. Il ne pouvait pas leur en vouloir de le surveiller avec tant d’attention, même s’il ne voyait pas ce que pourrait entreprendre un navire isolé, sans même un mousquet à bord, contre la garnison et la population d’une cité de la taille de Tellesberg. Il avait choisi de considérer leur présence comme une marque de respect. Avec beaucoup d’efforts de persuasion, peut-être arriverait-il à convaincre un enfant de trois ans particulièrement naïf qu’il y croyait vraiment. Il partit d’un rire guttural qui eut au moins le mérite d’apaiser ses douleurs abdominales. C’était sûrement temporaire, mais il prit le parti d’en profiter tant que cela durerait. Le roi Cayleb II était assis sur son trône lorsque deux gardes royaux extraordinairement vigilants firent entrer son « invité ». Les talons des soldats claquaient sur le sol de marbre poli dont les volutes outremer évoquaient du lapis-lazuli. Plus légers, les souliers d’apparat du comte de La Combe-des-Pins ne faisaient, eux, aucun bruit. C’était la première fois que Cayleb posait les yeux sur La Combe-des-Pins. Il découvrit un Esméraldien type, au physique en tout point identique à celui de bon nombre de Charisiens, mais vêtu d’une tunique à épaulettes de coupe résolument étrangère, de nature à tromper sur la carrure de qui la portait. Pourtant, cet homme était assez bien charpenté pour n’avoir nul besoin d’un tel artifice. Il arborait autour du cou une lourde chaîne en or, symbole de son statut de premier conseiller d’Émeraude. Il avait les yeux aussi marron que Cayleb et, nonobstant sa position élevée dans la hiérarchie, ses cheveux étaient encore noirs. Il paraissait même beaucoup plus jeune que s’y était attendu le roi. Pourtant de quinze ans l’aîné de ce dernier, il n’avait pas l’air plus vieux que le père Paityr Wylsynn. Enfin, peut-être un peu plus. En tout cas, il était loin de grisonner assez pour être le premier conseiller d’un prince régnant. Qui ne le sera peut-être plus très longtemps, du reste, se rappela Cayleb avec raideur. La Combe-des-Pins s’approcha du trône et s’arrêta, sans y avoir été invité, à précisément la bonne distance. Il parvint à dégager une remarquable impression de sérénité en exécutant une profonde et respectueuse révérence. Malgré tous ses efforts, songea Cayleb, il ne pouvait pas être aussi insouciant qu’il voulait le faire croire. Le souverain en prit note dans la colonne des points positifs sur la liste mentale qu’il dressait à propos de son visiteur. Il ne ressentait aucune hâte à en venir au fait, et ce pour plusieurs raisons. La première était que forcer La Combe-des-Pins à patienter contribuerait à donner le tour attendu à la conversation. La deuxième, moins noble, était que Cayleb prenait un malin plaisir à souligner le déséquilibre des pouvoirs entre son État et celui du prince qui avait tenté de le faire assassiner. Enfin, la troisième raison avait trait à une autre visite que recevrait Cayleb dans les jours à venir. La salle du trône était une vaste et haute pièce. Au plafond, des ventilateurs mus par de petits moulins à eau dissimulés au sous-sol tournaient sans à-coups pour faciliter la circulation de l’air tropical. Les murs épais, garants de la fraîcheur intérieure, étaient percés de profondes fenêtres donnant sur une cour que la défunte mère de Cayleb avait passé des années à aménager. L’ensemble du palais était représentatif d’une étape intermédiaire dans l’histoire de l’architecture royale. Il était entouré de remparts épais et bien conçus, augmentés de bastions à intervalles réguliers, mais ces fortifications dataient d’avant l’avènement de l’artillerie. Elles abritaient un espace de vie agréable et non les entrailles d’une sinistre forteresse. Merlin lui avait dit qu’un jour pas très lointain ces imposantes murailles appartiendraient au passé. Contre les bouches à feu qui feraient bientôt leur apparition, des murs d’antique conception tels que ceux qui ceignaient le palais de Tellesberg ne représenteraient plus qu’une légère contrariété pour tout assaillant sérieux. Cayleb s’arracha aux chemins de traverse sur lesquels vagabondait son esprit. Il posa les coudes sur les bras de son siège, joignit les bouts de ses doigts devant sa poitrine comme il avait si souvent vu son père le faire dans cette même salle du trône. Son père, qui était mort en partie à cause de l’homme debout devant lui et du prince qu’il servait. — Eh bien, fit le roi dans le silence patient qui régnait autour de lui, je ne m’attendais pas à vous voir vous présenter ici, Votre Grandeur, du moins pas en tant qu’émissaire. Cette déclaration n’avait qu’un lointain rapport avec la vérité. En effet, il y avait plus de trois quinquaines que les « visions » de Merlin avaient averti Cayleb de l’arrivée de La Combe-des-Pins. En fait, Cayleb connaissait aussi bien que le comte esméraldien les instructions qu’il avait reçues de Nahrmahn. Bien entendu, il n’avait aucune intention de le laisser le deviner. Il serait malvenu de donner à l’Inquisition des raisons de me croire versé dans la magie noire et les arts occultes, plaisanta-t-il intérieurement. Si jamais je m’y laissais aller, l’Église Mère risquerait de ne plus trop m’aimer ! Cayleb remarqua la légère grimace que fit La Combe-des-Pins en entendant les derniers mots de sa phrase. Parfait, se dit-il. — Maintenant que vous êtes là, reprit-il à voix haute après un bref temps d’arrêt tendu destiné justement à souligner ces quelques syllabes, je suppose que nous devrions écouter ce que vous avez à nous dire. — Votre Majesté, répondit La Combe-des-Pins d’une voix remarquablement ferme, compte tenu des circonstances, vous n’êtes pas sans soupçonner les raisons de cette visite impromptue et quelque peu théâtrale. — Étant donné que vous êtes arrivé à bord d’un vaisseau officiel, je suppose que vous n’êtes pas venu offrir à Charis l’allégeance que vous avez jurée au prince Nahrmahn. — Non, en effet, Votre Majesté. La Combe-des-Pins affronta sans sourciller le regard de Cayleb, avec une assurance qui imposa le respect au jeune monarque. À elle seule, elle le châtiait de sa propre légèreté. — Je n’en doutais pas, convint-il avec plus de sérieux. À vrai dire, au vu des relations diplomatiques existant entre ce royaume et la principauté de votre maître – sans oublier ses alliés –, je ne vois rien qui ait pu motiver votre déplacement, Votre Grandeur, sinon la volonté de négocier les conditions de la reddition du prince Nahrmahn. — Dans les grandes lignes, c’est bien cela, Votre Majesté, admit La Combe-des-Pins avec un petit geste d’acquiescement. — Dans ce cas, je pourrais vous faire remarquer qu’il n’a guère de quoi marchander avec moi. Je ne voudrais surtout pas vous manquer de respect – les bâtiments de votre flotte se sont battus avec courage et détermination dans l’anse de Darcos –, mais Émeraude est sans défense face à nous. Nous avons pris vos batteries côtières où et quand nous le voulions. Vos ports principaux sont soumis à un blocus infranchissable. Comme nous vous l’avons démontré, nous sommes capables de dépêcher des commandos incendiaires dans tous les ports plus modestes où le chef d’escadre Zhaztro tentera d’armer ses corsaires. Enfin, nous sommes en mesure de débarquer une armée à l’endroit et au moment de notre choix. Les yeux de La Combe-des-Pins tressaillirent sous l’effet de la surprise quand Cayleb mentionna le nom de Zhaztro. Il n’était à l’évidence pas très ravi de découvrir l’étendue des connaissances du roi de Charis sur ce qui se passait en Émeraude. Et encore, vous ne savez pas tout, Votre Grandeur ! se moqua intérieurement le monarque. — Même si tout cela est vrai, Votre Majesté…, hésita le comte esméraldien avant de se reprendre. Non, soyons honnêtes. Tout cela est bien vrai. Cependant, il n’est pas moins exact que, si inévitable que soit votre victoire sur mon prince, l’obtenir risque de vous coûter cher. Non seulement en termes de vies et de ressources, mais aussi de temps perdu. Malgré vos avantages, que mon prince reconnaît, vous avez beaucoup d’ennemis, mais aucun ami. Déclaré, du moins. Le prince Nahrmahn n’ignore pas que vous poursuivez et même accélérez votre développement militaire. Or il sait tout comme vous que vos différents adversaires ne vous ont pas attendu pour vous imiter. Si vous vous trouvez contraint de consacrer un temps précieux à conquérir Émeraude par la force des armes, vous risquez de regretter d’avoir ainsi donné le loisir à vos rivaux intrinsèquement plus dangereux de préparer la prochaine étape, inévitable, de ce conflit. — Même en admettant provisoirement la pertinence de votre analyse, Votre Grandeur, répondit Cayleb avec un sourire dépourvu d’aménité, les conséquences seront malgré tout… plus désagréables pour la maison Baytz que pour la mienne. — Mon prince en a bien conscience, je vous l’assure, Votre Majesté. — Je n’en attendais pas moins de lui. (Cayleb se laissa aller en arrière pour croiser les jambes et pencher la tête sur le côté en considérant son interlocuteur.) D’un autre côté, je dois m’admettre un peu intrigué. Quoi que je puisse penser du prince Nahrmahn, il n’est ni sourd, ni aveugle, ni stupide. Je crois également impossible qu’il ignore qui se cachait derrière ses ordres de route, malgré les efforts de dissimulation des « Chevaliers des Terres du Temple ». Par conséquent, je ne puis que supposer qu’il connaît aussi bien que nous l’identité de notre véritable ennemi. Aussi ne puis-je m’empêcher de me demander pourquoi il se montre soudain prêt à s’attirer l’ire du Grand Inquisiteur et du Groupe des quatre en osant dépêcher vers moi ne serait-ce qu’un émissaire officiel. Il décocha à La Combe-des-Pins un coup d’œil interrogateur. L’Esméraldien haussa les épaules. — Votre Majesté, je pourrais vous rappeler que, lorsqu’un homme a le choix entre affronter un kraken dans sa baignoire et un léviathan au-delà des digues du port, il montre une tendance naturelle à se concentrer en premier sur le kraken. C’est du reste une considération qui alimente depuis peu la réflexion de mon prince. Ce n’est cependant pas la seule sur laquelle il se soit appuyé pour me dépêcher auprès de vous. Je suis porteur d’une lettre dans laquelle il exprime à votre intention son évaluation de la situation. J’ose croire que vous y trouverez intérêt. — J’en suis sûr, répondit Cayleb, l’air pincé. Dois-je comprendre que cette missive aborde les conditions qu’il espère obtenir ? — Absolument, Votre Majesté. (La Combe-des-Pins s’inclina encore, puis se redressa.) Vous y apprendrez aussi que le prince Nahrmahn a fait de moi son plénipotentiaire officiel. Dans les limites de mes instructions, je suis autorisé à négocier en son nom et à accepter tout accord que nous pourrions conclure, et ce selon les mêmes restrictions. — « Tout accord que nous pourrions conclure », répéta doucement Cayleb avant de se redresser sur son trône et d’en empoigner les bras pour se pencher. Comprenez-moi bien, Votre Grandeur. Je sais que votre prince a été contraint malgré lui de participer à l’offensive lancée de fraîche date sur mon royaume. Je sais aussi que les raisons pour lesquelles il jugeait cette agression inopportune n’avaient rien à voir avec un quelconque amour profond pour Charis. Je ne crois pas – je n’y ai jamais cru – qu’il aurait éprouvé de plaisir à savoir mon peuple victime des massacres, destructions et incendies que le Groupe des quatre entendait lui infliger, mais je ne crois pas non plus qu’il aurait été consterné par la destruction et la partition de mon territoire. En bref, Votre Grandeur, peu importe pour quels motifs, le prince Nahrmahn a par le passé largement fait la preuve de son hostilité à l’égard de Charis. Maintenant qu’il est pris au piège, il aimerait trouver un arrangement avec mon royaume et ma maison. Eh bien, je n’affirmerai pas d’emblée que c’est impossible. Cependant, je déclarerai ceci : tout accord que nous pourrions conclure le sera selon mes conditions, et non les siennes. Et vous pouvez être sûr qu’elles excluront toute possibilité pour lui de jamais représenter une menace pour mon peuple, mon royaume et ma famille. Est-ce bien clair ? — Tout à fait, Votre Majesté, répondit La Combe-des-Pins d’une voix tout aussi basse. Si j’étais assis à votre place sur ce trône et que vous vous teniez devant moi, je tiendrais exactement le même discours. Mon prince le comprend aussi bien que moi, je vous assure. — Dans ce cas, votre mission n’est peut-être pas vouée à l’échec, après tout, Votre Grandeur. À tout le moins, je suis prêt à écouter ce que le prince Nahrmahn souhaite me faire savoir. Si ses propositions me paraissent inacceptables, il sera toujours temps de décider de nous retrouver sur le champ de bataille. D’ailleurs, en toute honnêteté, ce que vous venez de dire sur le caractère précieux du temps dans la situation qui est celle de Charis n’était pas totalement infondé. (La Combe-des-Pins inclina la tête sans rien ajouter. Cayleb sourit.) Toutefois, ces considérations ne concernent que l’avenir, Votre Grandeur. J’ai d’autres affaires plus urgentes à traiter aujourd’hui. J’entends par conséquent lire avec attention la correspondance de votre prince et y apporter la réflexion nécessaire avant d’en discuter avec vous. Entretemps, j’ai fait préparer à votre intention une suite confortable dans la tour de la reine Marytha. Je crois que vous la trouverez à votre goût. N’hésitez pas, bien entendu, à y loger les domestiques de votre suite que vous jugerez nécessaires à vos besoins. — Je vous remercie, Votre Majesté. — Malgré tout ce qui s’est passé, Votre Grandeur, rien ne justifie que nous ne nous comportions pas de manière civilisée. (Le sourire de Cayleb se fit plus chaud et plus sincère.) En tout état de cause, vous vous êtes présenté à moi confiant en l’hospitalité et en la protection de ma maison. Dans ces circonstances, il m’appartient de vous prouver que vous ne vous trompiez pas là-dessus, n’est-ce pas ? — Puisque vous avez choisi de m’honorer d’une telle franchise, Votre Majesté, répondit La Combe-des-Pins avec l’ombre d’un sourire en réponse à celui du roi, j’admets que cette pensée – cet espoir – m’a traversé l’esprit plusieurs fois depuis l’entrée de mon galion dans les eaux charisiennes. — Eh bien, soyez assuré que vous serez traité avec tous les égards dus à un ambassadeur, et ce quels que soient les aspects… inhabituels de ce qui a motivé votre visite à Tellesberg. — Merci, Votre Majesté. — C’est tout naturel, du moins pour ce qui est de ces quelques détails. (Cayleb adressa un signe de la main à l’homme qui se tenait à sa droite, vêtu de l’uniforme noir et or de la garde royale de Charis.) Le capitaine Athrawes vous accompagnera jusqu’à vos appartements, Votre Grandeur, et veillera à ce que la garde de la tour soit informée de votre statut et réponde à tous vos désirs, dans la mesure du raisonnable. .VII. Temple de Dieu Cité de Sion Terres du Temple — Très bien, Allayn, dit Zahmsyn Trynair avec plus d’agacement dans la voix qu’il s’en autorisait d’ordinaire en regardant Rhobair Duchairn s’asseoir à la table du Conseil. Nous voilà au complet. Maintenant, pouvez-vous enfin nous dire de quoi il retourne ? Quoiqu’un peu défavorisé par rapport à Trynair sur le plan intellectuel, Allayn Magwair n’eut aucun mal à reconnaître l’aspérité du ton du chancelier. Il pinça brièvement les lèvres avant de se tourner droit vers ce dernier. — Je viens de recevoir de nouvelles dépêches concernant la situation dans le golfe du Dohlar, Zahmsyn. (Il osa pour sa part s’exprimer avec une patience exagérée.) Je me suis dit que vous aimeriez savoir ce qu’en pense le duc de Fern. Je vous assure que la lecture de ces missives est des plus… fascinante. Cependant, si vous manquez de temps, bien sûr… Il aurait fallu être très attentif pour remarquer la légère coloration des joues de Trynair, se dit Duchairn. Même une réaction aussi infime dénotait toutefois une fureur bien supérieure à celle qu’il se serait laissé aller à ressentir dans des circonstances normales face à une provocation aussi puérile. Cela étant, qu’avaient ces circonstances de normal ? — Nous avons naturellement le temps d’écouter toutes les informations qui vous semblent importantes et pertinentes, Allayn, le ministre du Trésor s’entendit-il répondre. (Les deux autres vicaires se tournèrent vers lui et il esquissa un sourire à peine perceptible.) Je suis sûr que vous ne nous auriez pas convoqués si ces missives ne l’étaient pas. Néanmoins, nous sommes tous les quatre assez débordés pour devenir un peu plus irritables que Dieu l’attend de nous. Magwair le dévisagea pendant une seconde ou deux, puis eut un geste d’entendement. La colère momentanée de Trynair sembla se dissiper. — Merci, Rhobair. Vous avez raison, comme toujours. Allayn (le chancelier se tourna vers Magwair), si je me suis montré trop sec, je vous prie de m’en excuser. Rhobair a dit vrai. Nous avons tous beaucoup trop de dossiers urgents à régler, mais cela n’excuse en rien mon manque de courtoisie. — Ne vous en faites pas, répondit Magwair avec un petit gloussement ironique. En toute honnêteté, je suis moi aussi sorti plusieurs fois de mes gonds ces derniers mois. Il est difficile de garder son calme quand tout semble aller à vau-l’eau. — Dans ce cas, il nous appartient en tant que serviteurs de Dieu de veiller à tout remettre dans l’ordre, dit Zhaspyr Clyntahn. (Comme à son habitude, le Grand Inquisiteur n’avait pas l’air très soucieux d’apaiser l’atmosphère.) Oserai-je croire que c’est dans cette optique que vous nous avez convoqués ? — D’une certaine façon, oui… (Magwair se renfonça dans son siège confortable.) Disons plutôt que je souhaitais mettre le doigt sur un autre problème. — Nous vous écoutons, le pressa Duchairn sans laisser le temps à Clyntahn d’ouvrir la bouche. — J’ai fait préparer des copies de ces lettres à votre intention, dit Magwair en désignant les liasses posées sur le sous-main de ses compagnons. Elles sont arrivées par vouivre voyageuse, et non par sémaphore, d’où leur nature détaillée. Ce sont justement les détails qui m’intéressent le plus dans cette affaire, surtout au regard de ce que d’autres sources nous ont appris. » Pour résumer, la situation est encore plus mauvaise que nous le craignions. Les Charisiens ont lancé des « corsaires » tout autour de Howard, ainsi que sur la côte est de Havre, jusqu’au passage des Tempêtes. Ils doivent être des centaines, et tous semblent armés de canons de nouvelle génération. Ainsi, même s’ils se donnent le nom de « corsaires », ce sont en réalité des croiseurs de la Marine royale de Charis. D’ailleurs, sans vouloir trop insister là-dessus, ils font un massacre. Duchairn fronça légèrement les sourcils. Il avait trouvé un immense réconfort dans le renouveau de foi qu’il éprouvait depuis plusieurs mois et qui lui avait apporté la paix intérieure nécessaire pour affronter les calamités que Dieu semblait autoriser à affliger Son Église. Certains vicaires – ceux qui ne réclamaient pas à cor et à cri la dissolution du Groupe des quatre et ceux, beaucoup plus nombreux, qui auraient aimé en avoir le courage – semblaient se retirer dans une sorte de cocon au sein duquel ils se persuadaient que le monde ne traversait pas une terrible tourmente. En reprenant l’habitude d’étudier la Charte, Duchairn avait acquis une plus forte conscience de la responsabilité qui était la sienne d’aller au-devant de ces épreuves. De tout le Groupe des quatre, c’était lui, en tant que ministre du Trésor de l’Église, qui connaissait le mieux les implications de l’offensive que menait Charis contre les échanges commerciaux de ses ennemis. Au bout du compte, on aurait pu avancer que Charis jouait un jeu dangereux en donnant l’exemple d’aussi énergiques campagnes de course. Après tout, l’économie charisienne dépendait entièrement de sa marine marchande. Cela représentait non seulement une faiblesse capitale, mais aussi un appât alléchant pour quiconque aurait la force de s’en prendre à ces navires en vue d’en saisir les précieux chargements. Il était peu probable que les rivaux de ce royaume restent aveugles très longtemps à cette vérité incontournable. D’un autre côté, peu d’États continentaux disposaient de la main-d’œuvre amarinée dont bénéficiait Charis. Aussi serait-il difficile d’armer assez de corsaires pour se mesurer à la flotte de Cayleb, d’autant que le peu de marins disponibles était déjà très sollicité dans le cadre du programme de construction navale de l’Église. Par ailleurs, déplora-t-il à part lui, Cayleb devait avoir une bonne raison pour encourager avec un tel enthousiasme la construction de tant de ces fichues goélettes corsaires hauturières, en allant jusqu’à « laisser » leurs capitaines acheter des canons dernier cri. Une fois l’approvisionnement en victimes épuisé, toutes ces coques seront à la disposition de sa flotte militaire pour être converties en croiseurs anticorsaires, non ? Si rapide qu’il soit, jamais navire armé à la course n’aura de soutes suffisantes pour transporter du fret dans de bonnes conditions. Par conséquent, les propriétaires de ces unités seront ravis de s’en débarrasser pour une bouchée de pain. Je parie qu’ils se contenteront du dixième de leur valeur d’origine, et la Marine charisienne sera leur client le plus logique. Au final, Cayleb n’aura même pas eu à débourser un écu en artillerie et en construction navale pour se doter de dizaines – voire de centaines – de croiseurs légers. Après ça, qu’on ne vienne pas me dire que la guerre n’est pas rentable ! Un soupçon d’admiration forcée lui arracha un sourire. Le reniflement furieux de Clyntahn lui apprit toutefois que ce dernier n’était en rien convaincu par l’importance – ou la pertinence – du rapport de Magwair. — La perte de quelques navires marchands est certes fâcheuse, mais elle ne représente aucun danger réel, lâcha le Grand Inquisiteur avec une désinvolture visiblement étudiée. Quelles que soient vos informations, même des hérétiques seraient incapables d’équiper si vite des « centaines » de corsaires de leurs maudites nouvelles armes. Je ne vois là que folles exagérations nourries par la panique. Magwair ouvrit la bouche pour répondre, mais Duchairn l’interrompit d’un geste courtois de la main en se tournant vers Clyntahn. — En premier lieu, Zhaspyr, personne ne prétend que tous les corsaires sont dotés de nouveaux canons. La plupart des galions marchands de Charis ont toujours été équipés de plusieurs pièces, ne serait-ce que pour décourager les pirates. Or il ne faut pas une puissance de feu considérable pour obliger un navire de commerce à mettre en panne et amener son pavillon. La grande majorité de ces galions peuvent donc très bien se contenter de canons « à l’ancienne », d’autant que ce n’est pas ça qui manque en Charis depuis la bataille de l’anse de Darcos ! Clyntahn lui décocha un coup d’œil venimeux, mais Duchairn soutint calmement son regard jusqu’à ce que le Grand Inquisiteur se résolve à opiner du chef avec humeur. — En second lieu, poursuivit le ministre du Trésor, s’il n’était question que de « quelques navires marchands », vous ne vous tromperiez peut-être pas sur l’importance de ces pertes. Malheureusement, les dommages sont beaucoup plus considérables que cela et Allayn a tout à fait raison de s’inquiéter des conséquences potentielles. Les traits de Clyntahn se contractèrent, mais Duchairn s’était imposé comme le pacificateur du Groupe des quatre, aussi l’inquisiteur adipeux se résigna-t-il à acquiescer encore de la tête, bien malgré lui. — Vous disiez, Allayn ? lança Duchairn. — Oui… D’après les renseignements de Fern, la flotte marchande du Dohlar aurait subi de terribles pertes. Apparemment, ces fichus « corsaires » évoluent comme bon leur semble malgré les milliers de milles qui les séparent de tout port charisien. Ils donnent l’impression d’être partout dans le golfe, jusque dans l’anse de Hankey et même en baie de Shwei. Le préjudice est tel que les primes d’assurance montent en flèche. Même assurés, de nombreux armateurs se refusent à laisser leurs navires prendre la mer. D’après le duc, le commerce maritime du royaume serait tout bonnement immobilisé. — Et alors ? s’exclama Clyntahn avec dans la voix un semblant de courtoisie avant de hausser ses lourdes épaules. Sauf votre respect, Allayn, même si je reconnais tout ce que cela peut avoir de fâcheux pour le Dohlar, je n’y vois rien de menaçant dans l’immédiat. Nous savions depuis le début que, dès que ces abominables hérétiques s’en prendraient aux navires marchands des royaumes adverses, ce serait dévastateur pour ceux-ci. — Il se trouve, Zhaspyr, dit Duchairn, que les dégâts sont plus importants que nous l’avions envisagé. Malgré ce que je viens de dire, Allayn a eu raison de souligner que beaucoup de ces « corsaires » ont l’air d’avoir été précisément conçus pour la course et armés de la meilleure artillerie charisienne. Une artillerie, je vous le rappelle, que nous n’arrivons toujours pas à copier pour en équiper nos bâtiments. Je suis le ministre du Trésor de l’Église Mère. Je sais combien nous coûte notre programme de réarmement. C’est ce qui me donne une idée des investissements que doivent consentir les Charisiens pour produire la quantité de bouches à feu nécessaires à leur flotte. Pourtant, malgré les besoins manifestes de sa marine, Cayleb permet à des corsaires de s’équiper de ces canons. Cela en dit long sur la priorité que ses conseillers et lui accordent à leurs activités. Là encore, en tant que ministre du Trésor, je perçois peut-être un peu mieux que vous les conséquences indirectes de cet état de fait. — Éclairez-nous, dans ce cas, maugréa Clyntahn. — Allayn est sans doute mieux placé que moi pour évoquer nos programmes de construction navale, mais je sais déjà que les agressions charisiennes ne facilitent pas la tâche de nos charpentiers. Une grande partie des matériaux nécessaires à la fabrication de nos galères sont en temps normal acheminés par la mer, Zhaspyr. Espars, mâts, couples, artillerie, ancres… tout ce qui est lourd, encombrant ou indisponible à proximité des chantiers doit être transporté. Et le faire par voie de terre, même quand il existe une route assez large, est un vrai cauchemar. S’il est impossible de se faire livrer par mer, les coûts deviendront astronomiques et les délais de construction insupportables. » Une autre conséquence, plus directe, est encore à prendre en compte. Si les Charisiens parviennent à détruire la flotte de commerce de leurs ennemis ou, ce qui reviendrait au même, à terroriser les marchands au point de leur faire préférer se terrer au port plutôt que de prendre la mer, l’économie des royaumes en question en souffrira horriblement. Même nos caisses ne suffiront pas à accorder une quantité illimitée de prêts et de subventions pour contrebalancer ces effets néfastes. En outre, qui dit mauvaise santé économique dit baisse des dîmes que nous recevons, ce qui finira par se sentir également sur nos finances. » Malgré tout, les ravages provoqués par les Charisiens ne pourront échapper à aucun des royaumes avec lesquels ils ne sont pas encore en guerre. Nous avons tous douté à un moment ou à un autre de la fiabilité du Siddarmark. Eh bien, si ses habitants voient les ennemis de Charis subir de tels dégâts, ils risquent d’être moins enclins à faire partie du nombre… et des cibles de ces corsaires. Par ailleurs, je n’imagine pas un homme de la trempe de Greyghor Stohnar s’apitoyer sur le sort réservé à ses rivaux. Après tout, à mesure que déclinent leurs flottes marchandes, la sienne a tout loisir de les remplacer. Même Clyntahn écoutait avec la plus grande attention désormais. Zahmsyn Trynair se renfonça dans son siège. Il lui arrivait de trouver plus qu’un peu lassant le renouveau de piété apparent de Duchairn. La récente détermination du ministre du Trésor à se « fier à Dieu » et à ponctuer les discussions politiques et stratégiques de citations de la Charte et des Commentaires lui apportait peut-être une certaine sérénité, à lui, mais ne remédiait en rien aux problèmes que Trynair devait affronter tous les jours. D’un autre côté, il était impressionnant de voir avec quelle facilité il arrivait à faire taire un Grand Inquisiteur de plus en plus irascible. C’était si impressionnant, d’ailleurs, que Trynair en venait à envisager de consacrer quelques instants à l’étude de la Charte. — Néanmoins, l’intimidation de ses ennemis potentiels reste secondaire dans la stratégie de Cayleb, poursuivit Duchairn. Il cherche à éliminer de façon systématique les capacités de transport de ses concurrents. De fait, il s’emploie à réaliser précisément ce dont nous accusions son père : prendre le contrôle de tous les échanges commerciaux maritimes de la planète. S’il élimine ainsi tous ses rivaux, les seuls navires marchands encore à flot sur les océans de Sanctuaire seront ceux qui battront pavillon charisien. Dès lors, chaque fois qu’un royaume continental voudra acheminer les marchandises nécessaires à la bonne marche de son économie, il devra les confier aux soutes charisiennes, participant ainsi au remboursement des dépenses militaires de Cayleb. Ainsi, celui-ci obligera les nations de Havre et de Howard à financer sa guerre contre l’Église Mère. — Ne le laissez pas faire, alors ! gronda Clyntahn. — Ce n’est pas si simple. Les maisons de commerce ont besoin de ces moyens de transport pour survivre. Je ne vois rien que nous puissions entreprendre pour éviter les conséquences de leur disparition sur notre propre trésorerie. C’est ce que j’essaie de vous expliquer depuis tout à l’heure. Tout cet édifice est beaucoup plus fragile qu’il le paraît de l’extérieur. Très bientôt, les rois et les princes seront aussi sensibles que les banquiers aux impératifs économiques, lesquels jetteront même les plus pieux des hommes dans les bras des Charisiens si c’est le seul moyen pour eux de survivre. — Et ce n’est pas le seul souci, intervint Magwair. (Après avoir laissé Duchairn se charger du plus gros des explications, il se pencha, un mélange d’anxiété et de colère sur le visage.) Charis ne cherche pas seulement à faire du mal à ses adversaires et à renforcer sa propre économie. N’oublions pas l’effet corrupteur. Magwair réussit enfin à capter l’attention de Clyntahn, qui se redressa brusquement sur son siège. — L’effet corrupteur ? De quoi parlez-vous ? — Ces « corsaires » gagnent une quantité phénoménale d’argent, répondit Magwair. En bons Charisiens, ils maîtrisent à la perfection l’art d’amasser les écus, et ils n’oublient pas de les disperser autour d’eux. Des sources fiables m’ont indiqué qu’ils parviennent à écouler leurs prises dans les ports du continent. Ainsi, ils n’ont pas à les amariner pour les acheminer en Charis. Il leur suffit de les doter d’un équipage temporaire jusqu’à l’un des ports qui leur sont ouverts. Là, ils récupèrent tous leurs hommes. Par conséquent, ils peuvent saisir beaucoup de navires sans craindre de voir le manque de main-d’œuvre les contraindre à rentrer chez eux pour recruter. Pis encore, ils finissent par se mettre les autorités locales dans la poche. En effet, ils ne pourraient jamais vendre sur place les bâtiments capturés et leur cargaison à l’insu de ces fonctionnaires et sans leur consentement. La colère monta aux joues de Clyntahn. Des braises furibondes s’allumèrent dans son regard. — Allayn a raison, dit Duchairn. Ces corsaires font à l’évidence partie d’une stratégie coordonnée dans le cadre de laquelle le seul effort de Cayleb concerne l’artillerie qu’il leur permet d’acquérir. Et encore, cela ne lui coûte que du temps. En effet, les fonderies dont sont issus ces canons ne manquent sûrement pas d’engranger des bénéfices substantiels sans subventions de la Couronne. Quand il n’y aura plus de navires marchands à attaquer, tous ces corsaires seront reconvertis en escorteurs et en croiseurs légers. C’est mauvais pour les ennemis de Cayleb, c’est bon pour son économie et, en plus, cela permet à sa marine de se concentrer sur Émeraude et Corisande tout en forçant nos alliés à consacrer le peu de puissance navale qu’il leur reste à la protection des derniers vestiges de leur flotte de commerce. Dans le même temps, comme l’a souligné Allayn, Cayleb n’oublie pas d’inciter les autorités de territoires tels que Harchong à collaborer avec lui et de faire savoir aux souverains absents de sa liste noire qu’il pourrait aussi se retourner contre eux si nécessaire. — Il faut donc mettre en place une contre-stratégie, non ? lança Trynair. — Je dirais que ce ne serait pas complètement inutile, en effet, acquiesça Duchairn avec un brin d’ironie. — Rien de plus facile, grogna Clyntahn. (Ses trois compagnons le regardèrent. Il renifla.) Vous venez de nous expliquer en quoi la destruction de la flotte marchande de nos alliés fera du tort à ceux-ci, Rhobair. Ce n’est pas ma spécialité, mais c’est la vôtre, et je suis tout disposé à accepter votre analyse. Cela étant, si le transport maritime est important pour nos amis, il est essentiel aux hérétiques de Charis. Il faut bien trouver le moyen de payer pour tous ces fichus rafiots et écumeurs des mers, non ? C’est ce que font ces sangsues en pompant les ressources des royaumes continentaux. Coupez-leur cette source de revenus et vous les empêcherez de financer leur opposition à la volonté du Seigneur. — Bien vu, Zhaspyr, lâcha Duchairn en plissant les yeux. — Nul besoin d’une flotte de « corsaires » pour y parvenir, poursuivit sèchement le Grand Inquisiteur. Il suffit de fermer tous les ports du continent aux importations charisiennes. Nous n’aurons même pas à couler ou à brûler ces navires pour les rendre inutiles à Cayleb et à sa clique d’apostats. Trynair fronça les sourcils, l’air songeur. Magwair parut hésiter entre se ranger à l’avis de Clyntahn et se méfier de la simplicité apparente de son postulat. Duchairn, lui, branla du chef. — Ce ne sera pas si simple, Zhaspyr, dit-il d’une voix presque aimable. Cela implique trop de gens et de gagne-pain. Même les meilleurs des hommes, contraints de pourvoir aux besoins de leur famille, seront tentés de traiter secrètement avec Charis si c’est le seul moyen d’échapper à la ruine. Car, ne vous y trompez pas, pour beaucoup des personnes concernées par l’exclusion des bâtiments charisiens de nos ports, la conséquence de cette décision sera bel et bien la ruine. — On ne fait pas d’omelettes sans casser des œufs. (Rien dans la voix ni la physionomie de Clyntahn ne laissait deviner la moindre souplesse.) Il s’agit d’un combat pour la primauté de Dieu sur Son monde, Rhobair. Les problèmes financiers d’une poignée de commerçants sont un prix dérisoire à payer s’il suffit à affaiblir la main de l’immonde progéniture de Shan-wei. — Peut-être, mais là n’est pas la question, Zhaspyr. Ce qu’il nous faut décider, c’est si nous pouvons inviter ou obliger votre « poignée de commerçants » à adhérer à ce projet. En toute honnêteté, même si nous y parvenons, les conséquences sur nos propres besoins en cas de guerre contre Charis seraient préoccupantes. — Quand l’herbe poussera dans les rues de Tellesberg parce que plus personne n’achètera les marchandises de Charis ni n’affrétera ses navires, nous n’aurons plus de « besoins » à financer pour renverser Cayleb et ses maudits conseillers. Ce qui sera gênant, voire handicapant pour nous sera fatal à Charis. Combien de temps croyez-vous que tiendra Cayleb quand ses sujets, cupides par nature, se rendront compte que tout le royaume court à la faillite, et eux avec ? (Il partit d’un gros rire guttural.) Quand ils se retourneront les uns contre les autres, comme la racaille qu’ils sont, quelle puissance militaire faudra-t-il pour ramasser les morceaux ? — Zhaspyr n’a pas tort, Rhobair, intervint Trynair avec circonspection. Duchairn fut forcé d’acquiescer d’un hochement de tête. — Certes. À condition que nous puissions faire appliquer cette décision. — Il suffira d’en donner l’ordre, décréta froidement Clyntahn. — Pas cette fois, Zhaspyr, dit Duchairn en trouvant dans sa foi renouvelée le flegme nécessaire pour affronter le courroux du Grand Inquisiteur. Les Chevaliers des Terres du Temple ne sont pas habilités à donner de tels ordres en s’attendant à les voir respectés de façon inconditionnelle. Surtout quand la tentation – voire la nécessité – d’y désobéir est si grande ! — À Shan-wei les « Chevaliers des Terres du Temple » ! s’écria Clyntahn. Il est grand temps de sortir de l’ombre, de toute façon. Les traits de Duchairn se figèrent. À force de fermenter, la colère du Grand Inquisiteur s’était muée en fureur et la bravade affichée de façon si imprévisible par Dynnys à l’instant de son atroce agonie avait chauffé à blanc le tempérament atrabilaire de Clyntahn. Pis encore, quoique interrompu au milieu de son ultime déclaration, le condamné avait remis en question les motivations du Groupe des quatre. Personne – du moins en dehors du Conseil des vicaires – n’aurait osé l’affirmer ouvertement, mais le fait que l’archevêque de Charis ait eu l’aplomb d’accuser non pas son royaume, mais l’Église, et ce au seuil de tourments indicibles et de la mort, avait porté un coup totalement inattendu à l’autorité des Quatre. De fait, quoique Duchairn ait du mal à l’admettre, l’autorité de l’Église elle-même en avait souffert. Dynnys a même réussi à saper la stratégie de Zahmsyn visant à distinguer l’Église Mère des Chevaliers des Terres du Temple, songea Duchairn. Ce n’est pas les Chevaliers que Dynnys a accusés d’avoir attaqué Charis. C’est nous : nous quatre, et l’Église. Si quelqu’un l’a cru quand il a proclamé l’innocence de Charis, il a aussi détruit l’argument selon lequel nous avions attaqué ce royaume à cause d’un complot hérétique ourdi de longue date et enfin mis au jour. — J’ai toute autorité pour imposer ces mesures au titre du mandat donné à la Sainte Inquisition de combattre l’hérésie et l’apostasie partout où elles émergent, poursuivit Clyntahn. Depuis quand le Grand Inquisiteur jouit-il de tels pouvoirs ? s’interrogea Duchairn. Au sein de l’Église, oui. Cette fonction confère aussi le droit de sommer les souverains séculiers d’aider la communauté ecclésiastique à combattre l’hérésie sur leurs terres. Mais leur ordonner de fermer arbitrairement leurs ports à une autre nation ? Leur dicter les conditions selon lesquelles leurs sujets peuvent travailler pour nourrir leurs enfants ? Jamais inquisiteur n’a prétendu à de telles attributions ! Cela dit, en est-il un qui ait déjà eu à affronter une menace semblable à celle qui nous préoccupe ? — Ce serait la porte ouverte à une dangereuse escalade, fit remarquer Trynair. Cela exonérerait Charis de sa responsabilité dans la crise actuelle pour la placer sur l’Église Mère, du moins dans une certaine mesure. — Par ailleurs, ajouta Duchairn, si nous adoptons ce projet, cela augmentera la pression qui s’exerce déjà sur nous – l’Église Mère – pour prendre les armes contre Charis. Or nous n’avons plus les moyens de le faire, je le crains. — D’ici à la fin de l’année, en tout cas, convint Magwair. Même une fois tous nos navires à flot, il faudra en outre du temps pour en former les équipages. Nous sommes loin de bénéficier des réserves illimitées de marins dont semble disposer Charis. — Qu’importe s’il s’ensuit une « escalade », comme vous dites ! s’exclama Clyntahn. Il s’agit d’une guerre entre l’Église de Dieu et Ses ennemis. Entre la lumière de Langhorne et les ténèbres éternelles de Shan-wei. Au lieu de prétendre le contraire, il serait temps que nous disions aux fidèles la vérité sur la rébellion que Charis prépare depuis longtemps contre la juste autorité de Dieu et de Ses serviteurs en ce monde. D’après mes agents, il court déjà dans les rues et les tavernes des bruits sur la provocation de Staynair et les ultimes paroles de cette ordure de Dynnys. L’heure est venue d’admettre publiquement la véritable nature de cette lutte, d’appeler les croyants à s’unir dans un saint combat contre ces suppôts de Shan-wei. Mieux vaut exposer une blessure à l’air purificateur et la purger des poisons du doute que laisser ceux-ci l’envenimer. Le froncement de sourcils songeur de Trynair s’accentua, de même que celui de Duchairn. Malgré toute la crainte et toute la méfiance qu’il éprouvait à l’égard des conséquences du mauvais caractère de Clyntahn, tout n’était pas faux dans ce qu’il venait de dire. Les Charisiens n’avaient jamais caché à personne leur hostilité à l’Église Mère. Ils avaient même imprimé des milliers d’exemplaires du texte subversif de la lettre de Staynair au grand-vicaire pour les distribuer dans toutes les villes portuaires de Sanctuaire. L’Inquisition en avait saisi le maximum possible, mais Duchairn avait la certitude qu’il en restait beaucoup en circulation. Il n’avait en outre échappé à personne que Staynair avait formulé sa révolte en termes d’opposition à la corruption de l’Église et non de désaccord doctrinal, à part en ce qui concernait, bien sûr, l’autorité suprême du grand-vicaire. Si on y ajoute l’ultime déclaration de Dynnys, c’est ce qui a piqué Zhaspyr au vif. Cependant, que son raisonnement soit fondé tant sur la colère que sur la logique n’enlève rien à sa pertinence. Même s’il est vrai qu’il se plaît à déformer les faits. Staynair a raison sur un point. Il m’est pénible – très pénible – de l’admettre, mais le Conseil des vicaires est bel et bien corrompu. Nous le sommes tous, et il est grand temps que nous balayions devant notre porte. Cependant, il nous faut commencer par préserver la demeure qui se cache derrière. Nous n’avons pas le droit de laisser quelqu’un détruire l’unité d’une Église existant depuis la création, si justifiées que soient sa colère et ses exigences de réforme. En conséquence, nous devons faire face à la nature véritable du combat que nous avons à mener. S’il faut pour cela fausser des détails pour sauvegarder l’ensemble, admit-il à contrecœur, quel autre choix avons-nous ? — Dois-je en conclure que vous recommandez la rédaction d’une encyclique ouverte du grand-vicaire ? lança Trynair. Destinée non seulement aux évêques mais à l’ensemble de nos ouailles ? — Exactement. (Clyntahn haussa les épaules.) Je sais qu’il faudra en soigner la formulation et que cela exigera beaucoup de temps et de réflexion, mais le moment est venu de jouer cartes sur table. — Si nous suivons votre idée, Zhaspyr, dit Duchairn, cela limitera fortement notre champ d’action stratégique. Si nous adoptons ouvertement cette position devant tous les enfants de Dieu, alors ceux-ci seront en droit d’exiger de nous que nous agissions, et ce avec autant d’audace et de détermination qu’en attend le Très-Haut de notre part. Cependant, comme vient de le souligner Allayn, nous resterons impuissants pendant encore quelques mois. — Il nous en faudra plusieurs de toute façon pour diffuser notre message et bien le faire comprendre, rétorqua Zhaspyr. Grâce aux sémaphores, il nous suffira de quelques quinquaines pour transmettre nos directives aux souverains séculiers concernés et notre encyclique à toutes les paroisses du continent. Après cela, toutefois, le peuple aura besoin de plus de temps pour assimiler ce que nous lui aurons dit. De même, l’Église Mère ne pourra pas canaliser en un jour l’indignation légitime qui ne manquera pas de se manifester. — Si nous proclamons la guerre sainte, déclara Duchairn avec une neutralité étudiée, il n’y aura plus de retour en arrière possible. Si nous avions encore une chance de convaincre le clergé et le peuple de Charis de revenir de bonne grâce et pleins de repentir entre les bras de l’Église Mère, nous l’aurons perdue à tout jamais. À défaut de la voie de la raison ou des remontrances, seule nous restera ouverte celle des armes. — La décision est déjà prise, trancha Clyntahn avec sévérité. Elle l’a été quand Cayleb et Staynair ont choisi d’envoyer leur lettre diabolique et de jurer ouvertement allégeance à Shan-wei. Duchairn eut une grimace intérieure au souvenir d’une autre conversation, quand Zhaspyr Clyntahn les avait convaincus, autour d’une bouteille de vin, de condamner sans avertissement tout un royaume au feu et à la destruction. Il ne faisait aucun doute dans l’esprit de Duchairn quant à la responsabilité primordiale qui était la leur de préserver l’Église et son autorité en tant qu’ultime protectrice mortelle des âmes humaines, partout sur Sanctuaire. Pourtant, les paroles de Clyntahn le gênaient profondément, et ce à bien des égards. D’abord, à cause de ce qu’elles impliquaient sur l’origine de la décision initiale de recourir à la violence. Ensuite parce qu’elles confirmaient la volonté du Grand Inquisiteur de jeter quiconque se dressait sur son chemin dans un abîme de mort et de dévastation. Enfin, parce que Clyntahn croyait vraiment ce qu’il venait d’affirmer. C’est bien ça le plus terrifiant, hein, Rhobair ? se dit-il. Cet homme est le Grand Inquisiteur de l’Église Mère, le gardien de l’inviolabilité de ses enseignements et de la rectitude morale de ses prêtres. Il est déjà assez perturbant de songer qu’il est prêt, au moins en partie, à fonder ses décisions sur un pragmatisme des plus cyniques, surtout en des temps aussi troublés, mais si le garant de la doctrine divine est capable de se convaincre de ce qu’il doit croire pour servir ses objectifs et préserver son assise politique au sein de l’Église, alors où se trouve le véritable protecteur de ce dogme ? Il ne possédait aucune réponse à cette question. Peut-être Dieu lui en soufflerait-il une à la fin, mais Il ne le ferait visiblement pas avant que le Groupe des quatre ait pris sa décision au nom de toute l’Église. Il avait beau douter de la sagesse de la suggestion de Clyntahn, ainsi que de ce qui la sous-tendait, Duchairn n’avait rien de mieux à proposer. — Zhaspyr a raison, trancha Magwair. Il n’est plus de recul possible depuis l’arrivée au Temple de la lettre de Staynair. Vous le savez aussi bien que nous, Rhobair. — Oui, sans doute, laissa tomber Duchairn avec un soupir. C’est l’idée du nombre de morts à venir qui m’incite à regretter de le savoir. — La mort n’est rien à côté de ce que mérite un hérétique, déclara Clyntahn d’une voix glaciale, son visage joufflu soudain semblable à du granit. Plus tôt ces crapules auront rejoint leur sinistre maîtresse en enfer, mieux se porteront l’ensemble des vrais enfants de Dieu. Et qu’en sera-t-il de tous les gens qui ne sont pas des hérétiques, Zhaspyr ? demanda silencieusement Duchairn. Qu’en sera-t-il des enfants qui seront massacrés en même temps que leurs parents quand vous brûlerez les villes de Charis ? Ces innocents ont-ils eu l’occasion de choisir entre l’hérésie et la vérité ? Et les Charisiens qui restent loyaux à Dieu et à son Église, mais qui se trouveront quand même sur le chemin des armées saintes que vous proposez de déployer pour assassiner leurs voisins ? Avez-vous songé à la réaction – et cette réaction viendra sûrement un jour – dans le reste de Sanctuaire quand les gens apprendront que les accusations de corruption de Staynair étaient on ne peut plus justifiées ? Comptez-vous corriger cette corruption ? renoncer à votre pouvoir ? à votre richesse ? commencer de poser sur la doctrine et la foi un regard ouvert et tolérant ? Malgré toutes ses questions, Duchairn en revenait toujours au même fait incontestable. Pour conserver une chance de redonner à l’Église Mère son vrai visage, celui qu’elle devait absolument reconquérir, il fallait avant tout la préserver, et ce en dépit de ses imperfections. — Cela ne me plaît guère, dit Trynair en restant, de l’avis de Duchairn, très en dessous de la vérité, mais je crains que vous ayez raison, Zhaspyr. Nous n’avons d’autre choix que de prendre des mesures contre les conséquences des activités des corsaires charisiens qu’ont analysées pour nous Rhobair et Allayn. Par ailleurs, on ne saurait trop insister sur combien Charis dépend de sa flotte marchande. En toute honnêteté, je me refuse à croire une guerre sainte inévitable – pour l’instant, du moins –, mais il est vrai que nous devons réagir. (Il balaya du regard la table de conférence, le visage grave.) Dans les circonstances présentes, nous n’avons peut-être effectivement pas d’autre solution. .VIII. Manchyr Principauté de Corisande Le soleil de l’après-midi n’était pas encore trop chaud sur les épaules de Hektor Daykyn. Entouré de ses gardes, des tintements métalliques des armes et des armures, des grincements du cuir des harnais et des selles, le prince de Corisande avait la tête ailleurs que dans les rues de Manchyr. Cette journée avait mieux commencé que prévu. Les manœuvres militaires de la matinée s’étaient bien déroulées et il avait été agréablement surpris du moral de ses troupes. Bien entendu, personne n’aurait pris un air abattu sous ses yeux, mais il y avait une différence entre se contenter d’obéir aux ordres et mettre tout son cœur à l’ouvrage. Selon lui, ses soldats – assez primaires pour la plupart – ne se doutaient pas de combien ils avaient ragaillardi leur souverain. Ni, d’ailleurs, de combien il en avait besoin depuis peu. Il lui était difficile de se montrer exubérant en imaginant le coup de massue que Cayleb Ahrmahk devait être en train de préparer contre sa principauté. Qu’elle ne se soit pas encore écrasée représentait déjà un réconfort, toutefois, et suggérait qu’il avait encore un ou deux mois pour s’y préparer. En outre, l’attitude de ses hommes venait de lui rappeler que chaque jour gagné pouvait être mis à profit pour rendre la tâche plus difficile au roi de Charis. Cela ne me procurera de toute façon qu’une satisfaction morale assez douteuse… et posthume, admit-il en lui-même. Enfin, ce sera mieux que rien. Et je pourrai toujours – théoriquement, du moins – me rendre assez coriace pour qu’il juge digne de son temps d’envisager des négociations. Il grogna en songeant à la réaction qui aurait été la sienne si le projet d’invasion du Groupe des quatre avait porté ses fruits et si les rôles avaient été inversés. Dans les circonstances présentes, il en était réduit à se raccrocher à la moindre lueur d’espoir. Ça me donne au moins quelque chose à faire en attendant ! Il regarda par-dessus son épaule gauche l’homme aux cheveux gris, robuste et bedonnant, qui trottait à une demi-longueur de cheval derrière lui. Messire Rysel Gahrvai, comte de L’Enclume-de-Pierre, l’un de ses cousins, était le commandant de son armée de terre, ce qui faisait de lui l’homologue non embarqué du comte de Tartarian. Par tradition, l’armée jouissait en Corisande d’un prestige nettement inférieur à celui de la Marine. À ce titre, Corisande et Charis se ressemblaient beaucoup. C’était sans doute inévitable, puisque ces deux royaumes étaient en fait deux grandes îles. Contrairement à Charis, toutefois, Corisande possédait déjà une armée de soldats professionnels au début des hostilités. Bien entendu, c’était surtout parce que Hektor était un peu moins aimé de ses sujets que Haarahld des siens, y compris dans l’aristocratie, et surtout en Zebediah. L’existence d’une armée permanente loyale au prince qui la payait et non aux différents seigneurs de la principauté suffisait à persuader ces âmes ingrates qu’elles feraient mieux de garder pour elles l’opinion peu flatteuse qu’elles avaient de leur souverain. D’un autre côté, personne – et encore moins Hektor – n’avait jamais imaginé que les soldats de L’Enclume-de-Pierre auraient un jour à repousser une invasion de Corisande menée de l’extérieur. Tout le monde avait toujours supposé que, si invasion il y avait, c’étaient eux qui la lanceraient sur un autre territoire. Au moins, L’Enclume-de-Pierre n’avait pas l’air trop abattu. Il se montrait aussi solide mentalement que Tartarian, même si Hektor y voyait des raisons différentes. Messire Rysel s’était brusquement retrouvé l’un des hommes les plus importants de toute la Ligue de Corisande après des décennies à jouer les seconds violons par rapport à la Marine. Malgré la gravité de la menace, il trouvait cette situation inhabituelle assez exaltante. Sans partager l’enthousiasme de son cousin, Hektor ne trouvait rien à redire à son attitude. En effet, il consacrait à ses préparatifs une énergie et une ténacité des plus louables. Le prince surprit le regard du comte et lui fit signe de le rejoindre d’un geste du menton. L’Enclume-de-Pierre frappa de ses talons les flancs de son cheval, qui accéléra pour le porter à la hauteur de Hektor. Les deux hommes entreprirent alors de trotter côte à côte. — Oui, Mon Prince ? — Je suis content du déroulement des manœuvres, affirma Hektor. Vous transmettrez mes compliments aux chefs d’unités. — Bien sûr, Mon Prince ! Le visage de L’Enclume-de-Pierre s’illumina d’un sourire sincère. Hektor lui effleura l’épaule du bout des doigts. — Je vous remercie de vos efforts, Rysel. Je sais que vous avez eu peu de temps pour vous préparer. Puis-je faire quoi que ce soit pour vous aider ? L’Enclume-de-Pierre réfléchit pendant quelques secondes en soufflant par à-coups dans sa moustache touffue, puis haussa les épaules. — Puisque vous me le demandez, Mon Prince, il y aurait bien quelque chose… — Oui ? — Je me suis rendu à l’arsenal hier. Messire Taryl m’avait invité à assister aux essais du deuxième lot de nouveaux canons. — Vraiment ? (Hektor pencha la tête sur le côté.) Qu’en avez-vous pensé ? — Ils sont très impressionnants. Je visualise mieux désormais ce qui a pu arriver à Flots-Noirs si tous les navires charisiens, voire leurs seuls galions, étaient équipés de telles armes. À présent, je comprends pourquoi Tartarian tient tant à en acquérir le plus possible. L’Enclume-de-Pierre se tut. Hektor haussa un sourcil. — Mais ? — Je vous demande pardon, Mon Prince ? — J’ai deviné un « mais » à la fin de votre phrase, Rysel. Sauriez-vous m’expliquer pourquoi ? — Sans doute y en avait-il un, en effet, admit L’Enclume-de-Pierre. Quant à savoir pourquoi… Son regard se perdit le long de la large avenue conduisant au palais de Hektor. Après plusieurs respirations pensives, il haussa de nouveau les épaules. — Mon Prince, je comprends en quoi ces nouveaux canons sont nécessaires à la Marine. J’entends aussi combien il est important que nous reconstruisions notre flotte aussi vite que possible. Néanmoins, je crains que nous ne soyons pas en mesure de venir à bout de ces travaux avant l’arrivée de Cayleb. Par conséquent, il pourra débarquer ses troupes là où il le voudra, sans résistance digne de ce nom de notre part. Je n’en jette d’ailleurs pas la pierre à Taryl, enfin, au comte de Tartarian. Ce n’est pas sa faute. Ce n’est la faute de personne. Cela étant, c’est à l’armée de terre – et donc à moi – qu’il appartiendra de repousser l’invasion, puisque la Marine en sera pour sa part incapable. Il marqua une pause sans quitter le prince du regard. Hektor hocha la tête. — Vous avez tout à fait raison. Et alors ? — Alors, il serait sage de mettre à profit le temps et les ressources dont nous disposons pour produire des canons destinés à l’armée de terre, et non à la Marine. Ou, du moins, pas exclusivement à celle-ci. — Ah bon ? Hektor prit un air pensif en réfléchissant aux propos de L’Enclume-de-Pierre. Enfin, il lui apparut que le comte avait mis le doigt sur quelque chose. Sur quelque chose de très important, d’ailleurs. Personne sur Sanctuaire n’avait jamais entendu parler d’« artillerie de campagne », du moins pas dans le sens où ces termes étaient autrefois utilisés sur la planète appelée Terre par ses habitants. Les canons sanctuariens étaient trop gros, trop lourds, trop lents. Figés sur leurs encombrants « affûts » dépourvus de roues, ils étaient pour ainsi dire immobiles. Une fois positionnés, il était à peine envisageable de les déplacer, surtout en présence de l’ennemi. Or, étant donné la légèreté et la maniabilité des nouvelles pièces charisiennes, tout cela était sur le point de changer. Les affûts marins conçus par les artilleurs de Cayleb – et copiés par les artisans et les fondeurs de Tartarian d’après les croquis du capitaine de vaisseau Myrgyn – ne seraient pas très pratiques sur la terre ferme, mais pouvaient sans aucun doute lui être adaptés. — Dois-je en conclure que vous avez déjà réfléchi à la manière de monter et de déployer des pièces d’artillerie sur un champ de bataille ? — Koryn s’en est chargé, en fait, répondit L’Enclume-de-Pierre. Hektor approuva d’un signe de tête. Messire Koryn Gahrvai, fils aîné et héritier de son interlocuteur, était aussi l’un de ses officiers les plus haut gradés. En dépit du népotisme qui avait inévitablement favorisé sa carrière, il se trouvait être très compétent. — Qu’a-t-il imaginé ? — Un nouvel affût, pour commencer. Il ressemble plus à un chariot à deux roues qu’à tout ce que pourrait employer la Marine, mais il me semble capable de faire l’affaire. Si nous parvenons à le fabriquer de façon suffisamment robuste, du moins. D’après moi, il ne faudra pas longtemps pour le modifier de manière à pouvoir y atteler deux chevaux, voire quatre, ce qui serait préférable, à moins d’opter pour des dragons de trait. Ces derniers n’aiment pas trop les détonations, cela dit. Il me semble que des chevaux seraient plus fiables. Il en faudrait davantage par pièce et leur endurance serait plus faible, mais ils seraient plus rapides sur de courtes distances. — Je vois que vous y avez beaucoup réfléchi tous les deux, fit remarquer Hektor. Compte tenu de ce qui nous attend, vous avez sans doute raison sur cette question de priorité de l’affectation des canons, surtout si votre fils et vous mettez au point des tactiques optimisant leur utilisation. — Nous en avons discuté également. Bien entendu, nos résultats ne sont qu’hypothétiques pour l’instant, vous comprenez. Il ne saurait en être autrement tant que nous n’aurons pas les modèles définitifs sous la main pour mettre nos idées à l’épreuve. Quand bien même, je… — Attention, Votre Altesse ! Hektor releva brusquement la tête lorsque l’un de ses gardes éperonna soudain son cheval. L’animal bondit en avant pour rattraper Hektor. Le cavalier tendit vivement la main. Hektor écarquilla les yeux en voyant l’homme l’arracher de sa selle et le plaquer contre son plastron tout en se mettant de travers sur la sienne. Le prince portait par réflexe la main à son poignard quand il entendit – quand il sentit dans son dos – le hoquet convulsif du garde. La poigne de fer qui l’avait soulevé de sa monture se relâcha d’un coup. Hektor dégringola sur le pavé de la rue. Il sentit une douleur fulgurante lui traverser l’avant-bras gauche lorsqu’il s’affala par terre de tout son poids, en plein dans un tas de crottin de cheval tout frais et humide. Il ne prêta toutefois attention à aucun de ces détails. Il avait les yeux levés sur son agresseur. Celui-ci s’était effondré en avant sur sa selle. Entre ses omoplates se dressaient les deux carreaux d’arbalète qui auraient touché Hektor s’il n’était pas intervenu. La plaque dorsale de sa cuirasse avait ralenti les projectiles, mais ils avaient dû être décochés à très faible distance, car ils l’avaient tout de même traversée. Sous le regard de Hektor, le garde commença de glisser de sa selle. Le prince se leva d’un bond, tendit les bras et poussa un grognement d’effort et de douleur en attrapant le poids mort de l’homme qui venait de lui sauver la vie. Il tomba à genoux et tint contre lui le soldat en regardant couler le sang de ses narines. — La fenêtre…, parvint à articuler le mourant. Je les ai vus… à la fenêtre… — Je comprends, affirma Hektor en se penchant sur lui. Je comprends. — Bien, laissa tomber le garde, dont le regard se figea pour l’éternité. — Aucun signe d’eux, quels qu’ils soient, cracha le comte de Coris. Nous continuons de mettre le quartier sens dessus dessous, mais ils avaient dû préparer soigneusement leur itinéraire de fuite. — C’est tout ce que vous trouvez à dire ? explosa messire Taryl Lektor, comte de Tartarian. Ce dernier était assis à côté du comte de L’Enclume-de-Pierre à la table de conférence, comme si les meilleurs conseillers militaires de Hektor serraient les rangs face au responsable de ses services secrets. Que ce soit le cas ou non, le mécontentement des chefs de la Marine et de l’armée de Corisande était manifeste. Coris pinça les lèvres. — Vous préféreriez peut-être que je vous serve un conte de mon invention pour paraître plus efficace ? Nous n’avons aucun témoin. Le seul homme à avoir vu les coupables est mort. Nous n’en avons donc aucune description et les armes du crime étaient toujours dans la pièce d’où ont tiré les tueurs. Ils les ont lâchées avant de s’enfuir. Le local lui-même appartient à une entreprise de comptabilité dont les bureaux sont vides depuis des mois. Personne ne les a vus arriver. Personne ne les a vus tirer. Personne ne les cherchait quand ils sont partis. Rien ne nous permettrait de faire le lien entre ces arbalètes et leurs propriétaires, même si nous avions arrêté le moindre suspect ! — Du calme, Phylyp, dit Hektor en se détournant de la fenêtre d’où il admirait le port. Son avant-bras gauche était immobilisé par un plâtre et soutenu par une écharpe. Malgré ses paroles d’apaisement, il y avait dans ses traits une crispation qui ne devait rien à la douleur dans ses os brisés. — Comment voulez-vous que je me calme ? tonna Coris. Ils ont été à deux doigts de vous tuer tout à l’heure, Hektor. Ne le comprenez-vous pas ? — Croyez-moi, je ne le comprends que trop bien, répondit Hektor d’une voix soudain plus dure, plus froide. Je tiens d’ailleurs à ce qu’on veille au bien-être de la famille de ce garde, Ahndrai. Non seulement il a donné sa vie pour sauver la mienne mais, comme vous venez de le souligner, il est le seul homme de tout le détachement à avoir vu les assassins. Les soldats tels que lui sont très rares. Trop rares. Veillez donc à exprimer ma reconnaissance aux siens. Qu’ils sachent qu’ils ne manqueront jamais de rien. — Certainement, dit Coris un ton plus bas. — Parfait. Hektor se retourna vers la fenêtre, puis regarda par-dessus son épaule lorsque la porte s’ouvrit et qu’une jeune femme de grande taille, dotée des cheveux de Hektor et des yeux noisette de sa mère défunte, entra d’un pas vif dans la salle. — Père ! En tenue d’équitation, la nouvelle venue avait les cheveux ébouriffés. L’inquiétude imprégnait ses traits et son regard intense. — Je viens de rentrer et d’apprendre la nouvelle ! Comment vous sentez-vous ? — Bien, Irys, dit-il en tendant son bras droit. Une simple fracture, c’est tout. À part ça, tout va bien, je t’assure. La princesse Irys laissa le bras indemne de son père lui envelopper les épaules mais se pencha un peu en arrière pour scruter son visage. Il ne savait pas trop ce qu’elle cherchait mais elle eut l’air de le trouver et se détendit quelque peu. — Oui, dit-elle tout doucement. Oui, je vous crois. Elle l’étreignit à son tour, le serra fort et enfouit son visage contre sa poitrine. Il sentit s’épancher l’angoisse de sa fille et pressa ses lèvres contre ses cheveux. Elle a tellement grandi, songea-t-il. Elle ressemble tant à sa mère… Que ces années ont passé vite ! — Ça va mieux ? demanda-t-il avec gentillesse au bout de quelques instants. Elle prit une profonde inspiration et hocha la tête. — Oui, affirmat-elle avant de se séparer de lui et de se tourner vers les trois autres hommes présents. Elle les connaissait tous les trois, bien entendu. Elle avait même passé beaucoup de temps à les aider – ainsi que son père – à résoudre le délicat problème qui était le leur. Du haut de ses dix-sept ans, Irys Daykyn n’avait rien d’une adolescente typique. Elle était capable d’analyser une situation aussi bien que n’importe lequel des conseillers plus âgés de Hektor. — Il s’agissait d’arbalétriers, parait-il ? Hektor hocha la tête. — En effet. Ahndrai les a vus à la dernière minute. (Ses narines frémirent.) Il m’a sauvé la vie, Irys… au prix de la sienne. — Oh ! non…, murmura-t-elle, le regard baigné de larmes. Il était si gentil, père. — C’est vrai. — Connaît-on le nom des coupables ? lança-t-elle après un moment, l’air ravie de changer de sujet. — Si tu veux parler des gredins qui ont décoché les carreaux, alors la réponse est « non ». Les hommes de Phylyp ont retrouvé les arbalètes, mais nous n’avons aucune idée de l’identité des tireurs. (Il haussa les épaules.) Quant à celle de leur commanditaire, tu arrives juste à temps pour nous aider à y réfléchir. — Cayleb ! cracha Irys. Ses yeux humides quelques instants auparavant brûlaient à présent de rage. Hektor eut un geste d’incertitude. — C’est possible. Je devrais même dire que c’est probable. En tout cas, je suis persuadé qu’il ne s’agissait pas d’un acte de rébellion spontanée de la part de mes sujets. En dehors de cela, je ne suis sûr de rien. Autant que je sache, ce pourrait être l’un de nos aristocrates. Quelqu’un de terrifié à l’idée de ce qui est sur le point de se produire et pour qui m’éliminer serait le meilleur moyen d’apaiser Cayleb. — Mon Prince, vous ne…, commença Coris. — Non, je ne crois pas non plus à cette hypothèse, l’interrompit Hektor en secouant la tête. Je ne suis pas encore au point de prendre peur de mon ombre, Phylyp ! Je voulais seulement souligner, comme vous, notre ignorance totale quant à l’identité de l’instigateur de ce forfait. — C’est Cayleb, insista Irys avec froideur. Qui d’autre souhaiterait à ce point votre mort pour tenter de vous assassiner en plein jour dans votre propre capitale ? — Ma chérie, lui dit Hektor avec un sourire gêné, la liste des gens qui souhaitent ma mort est longue comme le bras, je le crains. Tu le sais bien. Il se trouve qu’en cet instant précis Cayleb est le premier de mes suspects, à moi aussi, je l’avoue. Mais il pourrait tout aussi bien s’agir de Nahrmahn. Ou de Sharleyan : elle, au moins, n’a jamais fait mystère de ses sentiments à mon égard ! Sans oublier le grand-duc de Zebediah ou l’un de ses « associés ». Ou encore quelqu’un qui me haïrait pour une tout autre raison et se serait imaginé que les soupçons se porteraient automatiquement sur Cayleb au lieu de lui. Je te l’ai déjà dit. Quand il se produit quelque chose de tel, il ne faut exclure aucune possibilité avant de disposer de preuves formelles. — Oui, père. (La jeune femme inspira encore, puis eut un vif hochement de tête.) Je persiste à voir en Cayleb le coupable le plus probable, mais vous avez raison. Tant que nous ne pourrons asseoir notre réflexion sur rien d’autre que des soupçons automatiques, je tâcherai de rester ouverte à toutes les éventualités. — Très bien. Hektor pressa sa main droite contre l’arrière du crâne de sa fille et lui sourit. Quand il se tourna vers Coris, L’Enclume-de-Pierre et Tartarian, son expression se durcit. — Je veux savoir qui était là-dessous. Consacrez-y autant d’hommes et d’argent qu’il faudra, mais trouvez le coupable. — Mon Prince, s’il est possible à des mortels de le découvrir, mes enquêteurs ne vous décevront pas. En toute honnêteté, cependant, je dois vous prévenir que les chances de réussite sont faibles, au bas mot. En général, dans le cas d’un événement aussi inattendu, les recherches portent leurs fruits dans les premières heures, voire dans les premiers jours, ou n’aboutissent jamais. — Ce n’est pas acceptable, Phylyp, gronda Irys. — Je n’ai jamais dit que ça l’était, Votre Altesse. Je ne fais que vous prévenir, votre père et vous, que c’est sans doute ce qui se produira, en dépit de nos efforts. Nous savons à présent que quelqu’un veut la mort du prince, et ce au point de passer à l’acte. Nous l’ignorions ce matin encore. Nous n’en savons toujours pas assez, mais au moins un peu plus. En attendant de connaître l’identité du commanditaire, nous en serons réduits à lui rendre la tâche plus difficile. Il me semblerait d’ailleurs très sage de renforcer votre protection et celle de vos frères. Sans vouloir vous alarmer, si Cayleb est bien notre homme, je ne serais pas étonné qu’il souhaite tous vous éliminer. — Le comte de Coris a raison, Votre Altesse, renchérit L’Enclume-de-Pierre à voix basse. Nous ferons tous notre possible mais, pour l’instant, l’essentiel est d’améliorer la sécurité de votre père. Sans oublier celle de vos frères et la vôtre, bien entendu. — Qu’allons-nous annoncer publiquement ? lança Irys avec toujours autant de brusquerie dans la voix, mais sans cette froideur d’acier qui l’imprégnait jusque-là. (En voyant se soulever les sourcils de Coris, elle renifla.) Les rumeurs ont déjà dû envahir toute la ville. Dès demain, à la même heure, elles auront franchi les monts Barcor et se seront répandues jusqu’aux comtés de Shreve et de Noryst ! C’était très exagéré, se dit Hektor. Seuls les sémaphores de l’Église permettraient de faire franchir six cents milles à un message – ou à une rumeur – en vingt-six heures et demie. Cela étant, elle n’avait pas tout à fait tort. — Il règne déjà assez de doutes et d’inquiétudes comme cela sans qu’il soit nécessaire d’en rajouter, poursuivit-elle, surtout si notre seule réponse aux inévitables interrogations est : « Nous ignorons qui a fait le coup. » — Elle a raison, déclara Hektor. (Les trois hommes le dévisagèrent et il poussa un grognement.) Évidemment, qu’elle a raison ! Croyez-moi, rien de ce que nous pourrions annoncer d’exact ne pourrait être plus dommageable que des rumeurs nourries par l’ignorance ! — Que faire, dans ce cas, Mon Prince ? s’enquit Tartarian. Irys partit d’un éclat de rire qui n’eut rien d’agréable pour personne. — Vous permettez, père ? — Je t’en prie. Hektor se cala sur ses talons pour l’écouter. Elle adressa un sourire sinistre aux trois conseillers de son père. — Le plus urgent est de mettre un nom sur l’instigateur de ce crime, décida-t-elle. Il faut absolument tuer dans l’œuf l’idée qu’il ait pu s’agir d’un acte de rébellion né en Corisande. Rappelez-moi vers qui se sont automatiquement portés tous nos soupçons ? — Cayleb, répondit Tartarian. Comme la plupart des hommes, il avait tendance à oublier en de tels instants que la princesse n’avait pas encore vingt ans. Elle ressemblait tant à son père que c’en était effrayant. — Exactement. Que ce soit lui ou non le responsable, peu importe : il pourrait parfaitement l’être. Ce n’est pas comme si nous avions la preuve du contraire. Étant donné que nous sommes en guerre contre Charis, il fera un suspect idéal aux yeux du peuple, d’autant plus qu’il s’agit d’un étranger doublé d’un ennemi. D’ailleurs, qu’attendre d’autre d’un hérétique que de telles manières de voyou ? Ainsi, annoncer que nous le croyons coupable devrait avoir un effet rassembleur. — Elle a raison, répéta Hektor en lui décochant un sourire avant de se tourner vers ses trois hommes de confiance. Que Cayleb soit là-dessous ou non n’a aucune importance. Nous n’avons pas à nous soucier de sa réputation. En l’espèce, que nous risquions d’accuser un innocent ne m’empêchera pas de dormir ! Et cela aura précisément l’effet que vient de décrire Irys. À vrai dire, en dehors du fait qu’il nous a coûté la vie d’un homme loyal, cet attentat pourrait se révéler très utile à notre cause. — À condition de ne pas oublier que Cayleb n’y est peut-être pour rien, Mon Prince, fit remarquer Coris. (Devant l’air interrogateur de Hektor, le comte haussa les épaules.) Dans l’ensemble, je suis d’accord avec Son Altesse et vous, surtout en ce qui concerne les conséquences politiques de ces manœuvres. Cependant, même si nous en tirons profit au bout du compte, n’oublions pas que quelqu’un a tenté de vous assassiner cet après-midi. Il est possible qu’il recommence. Aussi ne faut-il exclure aucun suspect, aucune piste, avant de connaître avec certitude l’identité du coupable. — Bien entendu, Phylyp, convint Hektor. Bien entendu. Entretemps (il afficha un sourire mauvais), réfléchissons un peu au meilleur moyen de ternir la réputation de Cayleb, voulez-vous ? .IX. Port de Tellesberg Royaume de Charis Merlin se demanda si Cayleb avait conscience de danser d’un pied sur l’autre tandis qu’il patientait sur le quai, entouré d’une nuée d’étendards. Sans compter plusieurs vingtaines de gardes royaux, gardes d’honneur issus de la Marine et de l’Infanterie de marine, l’essentiel du Conseil royal, la masse étincelante d’au moins la moitié de la Chambre haute, une délégation substantielle de la Chambre basse et tous les citoyens de la capitale capables de mendier, emprunter, acheter ou voler une place assez proche du bassin pour assister à l’arrivée à Tellesberg la plus spectaculaire des cinquante dernières années. En bon garde du corps, Merlin se tenait impassible derrière le jeune roi, attentif à toute menace potentielle. C’était une bonne chose, songea-t-il comme les batteries du port lançaient une salve de salut dans un jaillissement de fumée, que personne n’ait encore réussi à mettre au point les charges d’artillerie que commençait d’expérimenter le baron de Haut-Fond. Un seul obus à mitraille propulsé au milieu de ce rassemblement aurait eu des conséquences catastrophiques sur toute l’histoire future de Sanctuaire. Bien sûr, se dit-il avec une intense satisfaction en regardant accoster, remorqué à l’aviron, le majestueux galion au grand mât duquel flottait le pavillon à léviathan d’argent sur fond bleu roi de Chisholm, le Groupe des quatre est loin de se douter que ce qui est sur le point de débarquer là va se révéler encore plus lourd de conséquences pour quelqu’un de ma connaissance. Il eut du mal à réprimer un énorme sourire en baissant les yeux sur Cayleb. En cet instant précis, le roi n’avait à l’évidence la tête à aucune considération politique ou militaire, même s’il avait remarquablement réussi à se concentrer sur ces aspects de l’affaire quand il avait présenté son projet de mariage au Parlement. Il était par trop évident que les réflexions de ce genre occupaient le second plan des pensées du jeune fiancé sur le point de rencontrer sa promise pour la première fois. Sharleyan de Chisholm s’obligea à adopter une posture immobile et majestueuse sur la haute dunette de son navire. La très haute dunette, même. Le Léviathan était l’un des quatre galions dont s’enorgueillissait sa marine avant la funeste campagne qui s’était achevée dans l’anse de Darcos. Contrairement aux bâtiments de la Marine royale de Charis qui l’avaient escorté jusqu’à Tellesberg, le Léviathan avait gardé tant son encombrant gréement d’origine que ses vertigineux châteaux avant et arrière. Ses élégantes conserves, elles, s’étaient débarrassées de ces superstructures et dotées d’un nouveau plan de voiles au cours des efforts acharnés menés par leurs concepteurs pour en réduire le fardage tout en améliorant leurs qualités nautiques et leur aptitude à remonter au vent. De toute évidence, ces efforts avaient porté leurs fruits. Loin d’être une spécialiste de l’architecture navale, Sharleyan n’avait pu que remarquer la jalousie de son capitaine, même s’il avait fait son possible pour la dissimuler, face à la maniabilité de ces navires si bas sur l’eau. Pour l’heure, toutefois, elle s’inquiétait beaucoup moins des mérites relatifs des bâtiments charisiens et chisholmois que du jeune homme qui attendait son arrivée. Non ! Je ne me précipiterai pas vers le bastingage comme une écolière impatiente. Je suis une reine, bon sang ! Je dois me comporter avec la dignité seyant à mon rang. Et ces gargouillements n’ont rien à faire dans mon royal estomac. Elle se le répéta avec une grande fermeté. Cela ne servit pas à grand-chose. Arrête ça, maintenant ! Tu sais ce qui t’a poussée à prendre cette décision malgré l’opposition de gens comme ton oncle Byrtrym. Au regard de ces motivations, quelle importance peut bien avoir son physique, dis-moi ? Elle grogna mentalement pour se rappeler à l’ordre et jeta un coup d’œil à la jeune femme qui se tenait à côté d’elle sur la dunette. Dame Mairah Lywkys était la seule dame d’honneur à qui elle ait demandé de l’accompagner. L’une des premières décisions de Sharleyan avait été de réduire le nombre de suivantes dont se serait normalement entourée une reine sous régence, pour prévenir toute tendance de sa cour à ne voir en leur souveraine adolescente qu’une petite fille frivole en peine de câlineries… et vulnérable à toutes les manipulations, manigances et propositions de « beaux partis ». Elle avait adopté la même logique en choisissant sa suite pour ce voyage et elle ne s’était même pas posé la question de savoir qui elle choisirait dans la liste relativement courte de ses dames de compagnie. Mairah Lywkys était non seulement sa meilleure amie dans l’aristocratie chisholmoise, mais aussi la nièce du baron de Vermont. Cependant, ce n’était pas Mairah qu’elle avait à l’esprit en ce moment. Elle se rembrunit en songeant à l’homme qui aurait dû se tenir à son côté. Mahrak Sandyrs était devenu comme un deuxième père pour elle après la mort du roi Sailys. Si quelqu’un aurait dû être présent le jour de son mariage, c’était l’oncle de Mairah, se dit-elle. Hélas ! il n’avait pu faire le déplacement. Il ne serait du reste pas le seul à lui manquer. Elle n’avait eu d’autre choix que de partir sans son premier conseiller, tout comme de laisser la reine mère Alahnah la remplacer tandis qu’elle traversait les mers pour rencontrer son futur époux. Ils étaient les seuls en la compétence et la loyauté desquels elle avait pu placer toute sa confiance. C’était aussi la raison pour laquelle elle avait été forcée de s’accompagner du duc de La Ravine. Elle ne croyait pas vraiment que son oncle aurait intrigué contre elle en son absence, surtout sous la régence de sa propre sœur, mais elle avait tout de même du mal à s’en convaincre à cent pour cent. Elle avait beau le savoir attaché à elle, elle n’ignorait pas davantage qu’elle avait été trop loin à son goût en acceptant la proposition de Cayleb. La foi de La Ravine – non seulement en Dieu, mais en Son Église – ne lui permettrait jamais d’approuver ce mariage ni la politique ainsi révélée au monde entier. Il y avait une distinction entre ce que l’amour d’un oncle lui permettrait d’endurer en silence et ce que l’Église Mère exigerait de son fils fidèle en dépit de cette affection. Sharleyan n’avait nulle intention de le placer dans une situation où il serait contraint de prendre une décision en la matière. Elle regrettait qu’il n’ait pu se résoudre à la rejoindre sur la dunette. Il avait préféré invoquer le « mal de mer », malgré le calme de la baie de Tellesberg, pour se retirer dans sa cabine. Voilà pourquoi l’homme qui se tenait à côté d’elle n’était pas chisholmois, mais charisien : le comte de Havre-Gris. Elle considéra son profil du coin de l’œil. Le plaisir qu’il éprouvait à rentrer chez lui était manifeste et elle le vit scruter de ses yeux d’aigle la foule bigarrée qui se pressait sur les quais. Le débarcadère était couvert d’épais et riches tapis. Des tapis du bleu roi de Chisholm, comme elle put le remarquer en se demandant où Cayleb avait pu en dénicher autant. Les drapeaux des deux royaumes claquaient sous la brise et une haie d’honneur patientait avec une parfaite discipline. Pourtant, l’expression de Havre-Gris indiquait sans équivoque qu’il se moquait de toute cette pompe. Il cherchait quelqu’un dans la cohue, quelqu’un de très précis. Elle vit ses yeux se plisser quand il le repéra. — Là, Votre Majesté, dit-il à voix basse alors que les acclamations venues du rivage auraient empêché quiconque de l’entendre à plus de trois pieds, même s’il avait crié. Il esquissa de la main droite un geste si infime que Sharleyan crut l’avoir imaginé. — À gauche de la bannière royale, ajouta-t-il. La reine sentit ses joues rosir en suivant la direction de son doigt. — Cela se voyait-il à ce point, Votre Grandeur ? — Je ne pense pas, Votre Majesté. (Le comte tourna la tête vers elle et lui sourit.) J’ai une fille, voyez-vous. Je sais ce que c’est ! — Je refuse de jouer la vierge effarouchée, lui dit-elle en exprimant à voix haute sa préoccupation du moment. Elle vit tressaillir les commissures des lèvres de Mairah tandis que Havre-Gris partait d’un rire discret. — Si Votre Majesté me le permet, c’est un peu bête de votre part. Vous êtes encore très jeune, vous savez. Plus âgée que Cayleb, c’est vrai, mais encore jeune. Le monde entier a eu amplement l’occasion d’apprendre que, malgré votre jeunesse, vous êtes tous les deux de formidables souverains. En cette unique occasion toutefois, Votre Majesté, souvenez-vous des innombrables plaisirs que vivent tant de jeunes hommes et femmes de moindre naissance et dont votre trône vous a déjà privée. Profitez de celui qui vous est offert aujourd’hui. Toutes affaires d’État mises à part, si vrais que soient tous les arguments dont j’ai usé pour vous persuader de la sagesse et de l’habileté politique de cette décision, je puis vous assurer une chose : le jeune homme qui vous attend là-bas est animé d’une grande bonté. Il vous rendra heureuse, mieux que personne. En outre, je vous le promets, jamais vous n’aurez à douter de son honneur ; jamais vous n’aurez honte d’une seule de ses initiatives. — Dieu vous entende, Votre Grandeur, dit-elle d’une voix basse et sincère. — Je pense qu’il y veillera. Je ne suis pas objectif, bien sûr. Sans doute serais-je un piètre premier conseiller, dans le cas contraire. Il se trouve, Votre Majesté, que j’ai vu Cayleb grandir. J’ai eu le privilège de côtoyer son père et sa mère. Je sais quel couple ils formaient et ont érigé en modèle pour lui. Sharleyan hocha la tête, le regard rivé sur la silhouette que lui avait discrètement désignée Havre-Gris. Encore trop éloignée pour distinguer aucun détail, elle le devinait cependant plus grand que la plupart de son entourage. De fait, remarqua-t-elle avec une certaine satisfaction, seul le garde en noir et or sur le quivive derrière lui semblait de plus haute stature. En apercevant au cou de Cayleb les feux or et vert du collier qui tenait lieu en Charis de son diadème de réception, elle ressentit un profond soulagement. Elle s’était imaginé que Cayleb renoncerait à porter sa tenue d’apparat pour l’occasion mais, en se cherchant des sources d’inquiétude à mesure que les quais se rapprochaient, elle s’était demandé si elle n’avait pas eu tort. S’il y avait une chance que quelque chose se passe mal, en effet, c’était en général ce qui se produisait. Il n’aurait été de pire situation pour elle que de se présenter à son futur époux dans une toilette moins recherchée que la sienne. Mais l’inverse aurait été presque tout aussi gênant. Veux-tu cesser de t’angoisser ainsi ? se réprimanda-t-elle. Même si Havre-Gris a raison, tu n’en es pas moins reine. Tu as des responsabilités. Tu dois veiller aux apparences. Par ailleurs, il est impossible qu’il soit aussi séduisant en vrai qu’en peinture. Un gloussement lui échappa lorsqu’elle s’autorisa enfin cette pensée ridicule. De toutes les imbécillités dont elle aurait pu se préoccuper en un moment pareil, celle-ci devait être la plus sotte, la plus frivole et la plus inutile de toutes. Ce qui ne la chassa pas de son esprit. En l’entendant rire, Havre-Gris la lorgna du coin de l’œil. La mine réjouie, elle secoua la tête. Il était hors de question pour elle de lui expliquer les raisons de son amusement. Même s’il avait une fille. Étrangement, cette brève hilarité lui fit du bien. Ou peut-être ce soulagement venait-il de ce qu’elle se soit enfin avoué qu’il n’était pas interdit, même à une reine régnante, de nourrir quelques idées romantiques. Cela étant, je parie qu’il n’est pas aussi beau garçon que ce peintre aura voulu le faire croire. Le galion s’arrêta le long du quai sous l’action des chaloupes de remorquage. On lança à terre les aussières de sorte qu’elles soient tournées sur les bittes d’amarrage tandis que l’équipage veillait à leur tension. Une passerelle joliment ornée, ses filières d’un blanc immaculé étincelant au soleil, fut mise en place en douceur. Un ultime salut tonna, un nuage de poudre à canon dérivant dans le ciel radieux. S’ensuivit un bref instant de silence presque total que ne troublèrent que les cris des vouivres et des oiseaux de mer, la voix forte d’un enfant s’inquiétant auprès de sa mère de ce qui se passait. Une svelte et majestueuse silhouette apparut alors à la coupée en haut de la haute muraille du galion. Les cuivres assemblés derrière Cayleb firent entendre leur riche sonnerie de bienvenue. Sharleyan s’arrêta pour écouter les trompettes et Merlin se demanda si elle s’était avisée que l’air joué par la fanfare était réservé à la maison royale de Charis. Il n’en eut aucune confirmation, mais sa vision améliorée lui permit de distinguer l’expression de la reine avec autant de clarté que si elle se trouvait à portée de main. Il vit ses yeux s’élargir, sa tête se dresser avec encore plus de fierté, ses joues s’empourprer. Elle entreprit alors de franchir la passerelle. Personne ne l’accompagna. Ses gardes du corps restèrent en arrière, un masque inexpressif sur le visage malgré leur appréhension presque palpable. Grâce aux PARC qui veillaient sur Sharleyan depuis l’arrivée en Chisholm de Havre-Gris, Merlin savait qu’elle avait expressément ordonné à son escorte de demeurer à bord du Léviathan quand elle s’avancerait à la rencontre de son futur mari et de son nouveau peuple. Aucun de ses hommes n’avait apprécié cette idée. Leur chef, le capitaine Wyllys Gairaht, s’était même élevé personnellement contre cette décision. Il avait fallu pour lui faire entendre raison que la reine le somme – dans un accès de colère qui ne lui ressemblait pas – de « fermer son clapet ». Elle avait dit la même chose, quoique avec un peu moins de virulence, au sergent Edwyrd Caseyeur, son garde du corps personnel depuis l’enfance. Si, avait-elle vertement signalé à ses deux protecteurs, certains sujets de son fiancé haïssaient assez une reine qu’ils n’avaient jamais vue pour en faire la cible d’un attentat suicide sous le nez de tous les gardes dont Cayleb ne manquerait pas de l’entourer, alors personne ne pourrait garantir sa sécurité à long terme, malgré toute la bonne volonté du monde. Ils lui obéissent au doigt et à l’œil, remarqua Merlin avec admiration. Peut-être le plus beau en la matière est-il qu’elle a pris sa décision avant même de se demander pourquoi. Son geste, en tout cas, n’échappa point à Cayleb. — Que personne ne bouge ! lança-t-il d’une voix forte, mais posée, pour couvrir le vacarme de la foule en liesse. Plusieurs membres de la délégation officielle de bienvenue tournèrent la tête lorsque l’injonction du roi leur fut relayée. Du ressentiment apparut sur un ou deux visages, mais la plupart des intéressés se contentèrent de cligner des paupières sous l’effet de la surprise en apprenant que le roi venait de renoncer sommairement à toute la cérémonie chorégraphiée à la seconde près en l’honneur de la reine Sharleyan. Il faudra vous y faire, braves gens, se dit Merlin avec un ravissement narquois comme Cayleb s’avançait sans escorte. Ces deux-là ne sont déjà pas très à cheval sur le protocole quand ils sont seuls. Attendez donc de les voir à l’œuvre côte à côte ! Mon Dieu, il est encore plus beau qu’en portrait ! Cette pensée jaillit à l’esprit de Sharleyan comme Cayleb s’approchait du bas de la passerelle, tout sourires, en tendant vers elle une main puissante aux doigts étincelant de bagues serties de pierres précieuses. Il se tenait droit, les épaules larges sous sa tunique de lin descendant à hauteur de cuisses, par-dessus ses hauts-de-chausses bouffants en soie de coton. Les fils d’or et d’argent mêlés aux broderies de son habit renvoyaient l’éclat du soleil matinal. De minuscules gemmes scintillaient au cœur des motifs traditionnels évoquant volutes et tourbillons. Sa ceinture de plaques d’argent martelé en forme de coquillages brillait avec la clarté d’un miroir. Mais ce furent surtout ses yeux qu’elle remarqua. Ces yeux marron et rieurs qui se posèrent sur les siens, non pas avec la diligence d’un monarque soucieux de se marier pour servir au mieux les besoins de son peuple, mais avec la joie sincère d’un homme souhaitant la bienvenue à sa fiancée. Merlin n’a pas les yeux en face des trous. Elle est superbe ! Cayleb eut conscience de dévisager sa promise tel un lourdaud arriéré et idiot, mais il ne put s’en empêcher. Malgré les paroles rassurantes du seijin, il avait redouté cet instant. Sans doute fallait-il y voir un effet du pessimisme obstiné dont il n’était jamais parvenu à se départir et en vertu duquel une affaire si importante, si cruciale à la survie de son peuple, ne pouvait relever que du plus cynique des calculs politiques. Et des sacrifices. Or la jeune femme qui lui tendait sa fine main aux étroites phalanges n’évoquait en rien les calculs ou les sacrifices. Ses cheveux noirs brillaient au soleil sous son diadème de réception. Ses yeux immenses pétillaient d’intelligence. Sa robe faussement simple de chardon d’acier tissé, encore plus doux et léger que la soie de coton, était d’une coupe très inhabituelle. La mode charisienne, tant féminine que masculine, favorisait les habits amples adaptés au climat équatorial. Le vêtement de Sharleyan, taillé beaucoup plus près du corps, révélait des lignes galbées, malgré la minceur de sa silhouette. Elle releva la tête lorsque Cayleb lui prit la main avec retenue, presque avec délicatesse, et la porta à ses lèvres. — Bienvenue en Charis, Votre Majesté, déclara-t-il comme redoublaient derrière lui les acclamations de la foule amassée sur les quais. — Bienvenue en Charis, Votre Majesté. Sharleyan l’entendit à peine dans le tumulte vocal qui les enveloppait tel un ouragan d’énergie humaine. Elle serra sa main dans la sienne, sentit la fermeté de sa poigne, les cals laissés sous ses doigts par son épée. Une vague de plaisir l’envahit lorsqu’elle se rendit compte qu’elle lui arrivait à peine à l’épaule. La garde-robe de Havre-Gris l’avait préparée à l’exotisme des tenues charisiennes et le regard qu’elle posa sur son futur époux lui apprit que ces atours larges et colorés s’accordaient parfaitement à sa musculature respectable. Mais était-ce bien le moment de se laisser aller à pareils vagabondages de l’esprit ? — Merci, Votre Majesté, répondit-elle en haussant le ton pour se faire entendre malgré la foule. L’accueil de vos sujets me va droit au cœur. — Ils vous attendent avec impatience depuis l’arrivée de votre lettre, expliqua Cayleb. (Son regard s’adoucit.) Tout comme moi. Ces trois mots auraient pu ne représenter qu’une formule de politesse vide de sens. Il n’en était rien. Sharleyan sourit en percevant dans sa voix la sincérité de ses vœux de bienvenue et le plaisir qu’il éprouvait à la rencontrer. — Votre portrait ne vous rend pas justice, Votre Majesté, dit-elle avec dans les pupilles une étincelle d’espièglerie. Elle le vit rougir un peu, puis éclater de rire. — Si vous arrivez encore à dire cela après m’avoir vu en vrai, nous ferions bien de demander à l’oculiste royal de vous examiner ! Le regard du roi s’illumina lui aussi de gaieté et ce fut au tour de Sharleyan de s’esclaffer. — Votre Majesté… Cayleb, je suis sûre que nous aurons tout le temps de faire connaissance. Pour l’heure, toutefois, il me semble que votre peuple nous attend. — Non, Sharleyan, dit-il en se plaçant à son côté pour lui caler la main au creux de son coude et pivoter afin d’accompagner ses derniers pas sur la passerelle. Non : notre peuple nous attend. .X. Palais archiépiscopal Tellesberg Royaume de Charis — Pardonnez-moi, Votre Excellence. Maikel Staynair leva les yeux de la dernière pile de formalités administratives en date lorsque le père Bryahn Ushyr ouvrit la porte de son bureau. Du fait du tumulte et de l’excitation provoqués par l’arrivée le matin même de la reine Sharleyan, l’archevêque n’avait pas beaucoup avancé dans son travail. Or certains des documents posés sur cette table devaient être étudiés dans les plus brefs délais. Il n’avait pas été facile de ménager dans son emploi du temps les deux heures nécessaires à leur traitement et le père Bryahn le savait aussi bien que lui. Cela étant, le bas-prêtre n’avait pas été choisi à la légère pour occuper le poste de secrétaire particulier de l’archevêque. Staynair se fiait à son jugement de façon implicite et, en temps normal, Ushyr faisait toujours preuve d’un flegme à toute épreuve. Il se devinait pourtant dans sa voix des accents très particuliers cet après-midi. Très, très particuliers. — Oui, Bryahn ? — Excusez-moi de vous déranger, Votre Excellence. Je sais combien vous êtes occupé. Cependant… il vient d’arriver quelqu’un que vous devriez, il me semble, recevoir. — « Quelqu’un » ? (Staynair haussa les sourcils d’un air interrogateur.) Ce quelqu’un aurait-il un nom, Bryahn ? — Eh bien, oui, Votre Excellence. Seulement… (Ushyr marqua une pause tout à fait inhabituelle de sa part, puis secoua la tête.) Il serait sans doute préférable que je vous la présente, si vous n’y voyez pas d’inconvénient, Votre Excellence. La curiosité de Staynair était bel et bien piquée désormais. Il n’imaginait pas ce qui avait pu troubler à ce point son secrétaire. D’après ce qu’il venait de dire, le visiteur en question était de sexe féminin. Staynair ne voyait pas quelle femme en Charis – à l’exception de la reine Sharleyan – aurait pu entraîner chez lui une telle réaction. Quoi qu’il en soit, il connaissait le jeune prêtre depuis assez longtemps pour se ranger à son avis, même au prix d’une infraction au protocole régissant les entretiens avec le primat de Charis. — Très bien, Bryahn. Accordez-moi juste un moment pour ranger tout ça. (Il désigna le rapport qu’il était en train de parcourir.) Ensuite, vous pourrez la faire entrer. — Oui, Votre Excellence, murmura Ushyr en se retirant. La porte se referma sans un bruit derrière lui. Staynair en observa le battant pendant quelques instants, puis haussa les épaules et inséra un bout de papier dans son dossier en guise de marque-page avant de tasser la liasse de documents contre son bureau pour la remettre en ordre. Quelle qu’ait été la raison de l’agitation d’Ushyr, elle n’avait en rien affecté son sens du minutage ni sa faculté à estimer le temps nécessaire à son supérieur. À peine Staynair eut-il mis de côté son rapport et vaguement dégagé son bureau pour faire illusion avant de se redresser dans son fauteuil confortable que la porte s’ouvrit. Ushyr entra, suivi d’une femme sobrement vêtue, aux cheveux noirs parsemés d’argent, accompagnée de deux enfants. Il sautait aux yeux, d’après leur physionomie, qu’il s’agissait de ses fils, mais il y avait autre chose chez eux. Quelque chose de… familier, que Staynair n’arrivait pas à identifier. L’aîné était adolescent et son frère devait avoir dix ou onze ans. C’est ce que se dit Staynair dès qu’il les aperçut, mais il remarqua aussitôt autre chose. Ils étaient tous les trois terrifiés. Surtout les garçons. Leur mère le cachait mieux, mais, malgré la force de caractère manifeste sur son visage, il y avait aussi de l’effroi dans son regard. De l’effroi et une sorte de noirceur passionnée, rehaussée d’une fierté de fer. — Votre Excellence, souffla Ushyr, permettez-moi de vous présenter Mme Adorai Dynnys. Staynair écarquilla les yeux et se leva d’un bond sans même s’en rendre compte. En moins de trois vives enjambées, il avait déjà fait le tour de son bureau et traversé la pièce dans la direction de sa visiteuse, la main tendue. — Madame Dynnys ! (Il perçut la stupéfaction imprégnant sa propre voix et crut entendre quelqu’un d’autre.) Quelle surprise ! Il sentit sa main trembler d’une manière à peine perceptible sous ses doigts. Dans ses yeux, derrière la peur et la fierté, il décela de l’épuisement et du désespoir. Comment avait-elle réussi à venir des Terres du Temple jusqu’en Charis sans être identifiée et arrêtée par l’Inquisition ? Il n’en avait aucune idée. — Vraiment, reprit-il en serrant avec douceur sa main frémissante comme s’atténuait peu à peu son étonnement, les voies du Seigneur dépassent l’entendement et les prédictions des hommes. Votre famille et vous êtes dans mes prières depuis que le délégué archiépiscopal Zherald et le père Paityr ont reçu l’ultime missive de votre mari. Pourtant, jamais je ne vous aurais imaginée avoir la chance de gagner Charis ! — Une missive, Votre Excellence ? (Il perçut la fatigue et la tension au fond de sa voix, mais elle haussa les sourcils et lui adressa un regard absorbé.) Erayk a réussi à faire sortir des lettres ? — Mais oui ! Oui, absolument. (Il tendit son autre main et serra celles de son interlocutrice.) Une, en tout cas. J’ignore comment il s’y est pris. Je ne vais pas vous mentir, l’archevêque Erayk et moi étions loin de partager la même vision du monde. Ce qui est advenu en Charis depuis sa dernière visite devrait d’ailleurs suffire à le prouver. Cependant, à en croire le message qu’il est parvenu à transmettre au délégué archiépiscopal et au père Paityr, je devine qu’à la toute fin de sa vie votre mari a de nouveau été touché par la grâce de Dieu. (Il eut un geste d’impuissance.) Nous n’avons pas encore eu confirmation de sa mort, mais votre arrivée confirme les soupçons que son pli a fait naître en moi : il a fini par rencontrer le destin qu’il pressentait. — Hélas ! oui, souffla-t-elle en tressaillant enfin du menton et en laissant briller des larmes dans son regard. Oui, Votre Excellence. C’est ce qui s’est passé. Et vous avez raison. Il a, me semble-t-il, fini par retrouver le chemin du Seigneur, malgré tout ce qu’il lui en a coûté. — Comment cela ? s’intéressa Staynair avec gentillesse. L’intonation et les gestes de la femme en disaient plus long que ses mots. Il la dévisagea un instant, puis se tourna vers les deux garçons, qui regardaient leur mère et l’archevêque avec douleur et inquiétude. — Votre Excellence, biaisa-t-elle, voici mes fils, Tymythy Erayk et Styvyn. Tymythy, l’aîné, inclina la tête, la mine soucieuse, mais son frère se contenta de river sur l’archevêque un regard dur et blessé qui coupa Staynair comme un poignard. Il relâcha les mains de Mme Dynnys pour tendre les siennes aux deux garçons. — Tymythy, dit-il en empoignant la main du garçon avec la fermeté qu’il aurait réservée à un égal avant de la relâcher pour poser la sienne sur la tête du cadet. Styvyn. Je sais que ce qui vous est arrivé ces derniers mois a été horrifiant. Je n’ose imaginer les efforts qu’a dû consentir votre mère pour vous conduire en Charis, mais je sais ceci : vous êtes en sécurité ici, tous les trois. Personne ne vous fera de mal ni ne vous menacera. Je sais aussi parler au nom du roi Cayleb en vous affirmant que vous bénéficierez de sa protection personnelle. Et de la mienne. La lèvre inférieure de Styvyn frissonna. Tymythy conservait une expression plus réservée, plus circonspecte, mais il finit par acquiescer d’un nouveau signe de tête. — Pourrais-je m’entretenir avec vous quelques instants en privé, Votre Excellence ? lança Adorai. Elle coula un bref regard en coin à ses fils, qui avaient toujours les yeux braqués sur Staynair et non sur elle. L’archevêque opina du chef. — Bien sûr. (Il s’approcha de la porte de son bureau, l’ouvrit, et jeta un coup d’œil dans le bureau d’Ushyr.) Bryahn, auriez-vous l’obligeance de conduire Tymythy et Styvyn à l’office ? Peut-être le cuisinier aura-t-il quelque chose à leur donner à grignoter… (Il regarda par-dessus son épaule avec un air complice.) Cela fait bien longtemps que je n’ai plus votre âge, mes garçons, mais je crois me souvenir qu’il était impossible de me remplir le ventre. Le plus ténu des sourires illumina le visage de Tymythy avant de disparaître aussitôt. L’adolescent interrogea sa mère du regard. Elle fit « oui » de la tête. — Allez avec le père. Ne vous souciez pas de moi. Comme vient de l’affirmer monseigneur l’archevêque, nous sommes en sécurité à présent. Je vous le promets. — Mais… — Ne t’inquiète pas, Tym, insista-t-elle avec plus de fermeté. Ce ne sera pas long. — D’accord, maman, céda-t-il après une brève hésitation. (Il posa la main sur l’épaule de son frère.) Viens, Styv. Je parie qu’il y aura du chocolat chaud ! Il accompagna Styvyn vers la sortie. Le jeune garçon tordit le cou pour garder les yeux rivés sur sa mère jusqu’à ce que la porte se soit refermée sur son frère et lui. Staynair se tourna à son tour vers sa visiteuse. — Je vous en prie, madame Dynnys, asseyez-vous. Il l’invita à prendre place à un bout du petit sofa disposé dans un angle de son bureau et s’installa à l’autre extrémité au lieu de regagner son fauteuil. Il pivota sur son séant pour lui faire face. Elle embrassa la pièce du regard, se mordit la lèvre inférieure pour se donner une contenance et posa de nouveau les yeux sur lui. — Mes fils savent que leur père n’est plus de ce monde, mais je ne leur ai pas encore dit comment il est mort. Cela n’a pas été chose facile, mais je ne pouvais pas risquer qu’ils se trahissent avant de les avoir mis en lieu sûr. — Ils sont à l’abri désormais. Vous avez ma promesse, à titre tant personnel qu’officiel. — Merci, Votre Excellence. (Elle le regarda droit dans les yeux. Ses narines frémirent.) Je vous suis très reconnaissante de ce serment et je sais qu’aucun de vos actes n’est né de votre inimitié pour Erayk. Pourtant, et j’espère que vous me le pardonnerez, je n’arrive pas à dissocier vos décisions de ce qui lui est arrivé. — C’est le contraire qui serait étonnant, répondit-il. Pour l’instant, du moins. Nul ne saurait vous en vouloir si vous n’y arrivez jamais. Je ne vous ferai pas l’affront de prétendre que votre mari faisait l’objet d’un amour universel en Charis, car ce n’était pas le cas. Cependant, il n’était pas non plus détesté, en tout cas à ma connaissance. En ce qui me concerne, je ne l’ai jamais considéré comme un mauvais homme, ce qui le distingue du Grand Inquisiteur, par exemple. Je ne lui ai jamais reproché que sa faiblesse et, pardonnez-moi, sa corruption. Une corruption semblable à celle qui souille l’ensemble du Conseil des vicaires et des plus hauts échelons de l’épiscopat. — C’est vrai, il était faible, convint-elle, le regard mouillé. Pourtant, au bout du chemin, il s’est révélé plus fort que je l’imaginais. Plus fort que lui-même le soupçonnait. Cette force lui est venue dans ses derniers instants. — Racontez-moi, l’encouragea-t-il d’une voix douce. Elle prit une profonde inspiration saccadée. Une larme se libéra, coula sur sa joue. Elle redressa les épaules tel un soldat s’apprêtant à monter au combat. — J’étais là. (Elle parlait d’une voix grave et rauque.) Il me fallait être là. J’ai vu tout ce qu’ils lui ont fait avant de l’autoriser enfin à mourir. Ça a pris des heures, Votre Excellence. Il n’avait plus rien d’humain à la fin. Ce n’était plus qu’une chose brisée, écorchée, sanguinolente. Voilà ce que l’Église Mère appelle « justice » ! Elle avait prononcé ce dernier mot d’une voix sifflante, comme s’il s’était agi d’un juron. De nouvelles larmes coulèrent de ses yeux mais c’était une colère sauvage qui y brûlait quand elle les leva sur l’homme qui avait remplacé son mari au siège archiépiscopal de Charis. — Vous vous trompez sur un point, Votre Excellence. Tout le monde n’est pas corrompu au Conseil des vicaires. Ce n’est même pas le cas de tous les prêtres de l’Inquisition, malgré le poison qu’instille Clyntahn au cœur du Saint-Office. Voilà pourquoi je sais qu’on a proposé à Erayk une mort douce s’il confirmait la version du Groupe des quatre de ce qui s’est passé en Charis. » Il s’y est refusé. (Elle affronta son regard et leva le menton avec fierté alors même que ses larmes lui inondaient la figure.) Mon mari et moi n’avons jamais formé un couple très uni, Votre Excellence. Il était, vous avez raison, faible et corrompu. Cependant, je vous le dis, je n’aurai jamais honte d’Erayk Dynnys. Rien de ce que pourront dire ou entreprendre les calomniateurs tapis dans l’ombre de l’Église ne me fera oublier le choix qu’il a fait, la mort qu’il a endurée. À la fin de sa vie, il s’est montré tout sauf faible. — Cela cadre parfaitement avec sa dernière lettre, affirma Staynair en extirpant de sa soutane un mouchoir immaculé qu’il lui tendit. J’ignorais tout de son agonie, bien entendu, mais je savais qu’il avait trouvé cette force que vous évoquez. Quelles qu’aient pu être ses fautes, il a fait preuve à la fin de sa vie d’une grande clairvoyance. Il a dit la vérité, non seulement aux autres, mais à lui-même. Tous les mercredis, depuis l’arrivée de sa lettre, je dis une messe en souvenir du serviteur de Dieu qu’était Erayk. Elle hocha la tête de façon convulsive, en serrant le mouchoir dans sa main. Il s’écoula plusieurs secondes avant qu’elle soit de nouveau capable de s’exprimer. — Je dois le dire aux enfants. Ils ont le droit de savoir et ils ne tarderont pas à l’apprendre de quelqu’un d’autre, de toute façon. Notre bateau a quitté Port-Céleste le soir du supplice de mon mari et l’équipage n’en connaissait aucun détail. Il savait seulement, tout comme mes garçons, qu’il avait été exécuté. Bien sûr, cette ignorance n’a pas empêché certains marins de se livrer à des suppositions sur le déroulement de son exécution. Ils n’avaient aucune idée de notre identité, ne se sont jamais imaginé parler du père de leurs passagers. Je leur ai dit que ces propos ne me paraissaient pas convenir à de jeunes oreilles et je dois admettre qu’ils ont dès lors fait de leur mieux pour ne plus aborder le sujet devant mes fils. Mais ce n’était pas un gros navire, Votre Excellence, et je sais qu’ils ont entendu au moins une partie de ces horreurs. Je n’ai pu l’empêcher, même si je crois et j’espère être parvenue à les protéger du pire. Hélas ! je n’y parviendrai pas éternellement. — Bien entendu. (Il se pencha pour lui effleurer le genou.) Je comprends qu’il soit difficile pour eux de me dissocier de ce qui est arrivé à leur père, étant donné que c’est moi qui lui ai succédé en Charis. Cependant, l’une de mes responsabilités est de veiller sur tous les enfants de Dieu. Si je puis vous être utile quand vous leur annoncerez la vérité, n’hésitez pas à faire appel à moi. — Eh bien, si vous pouviez leur expliquer – ou du moins essayer – les raisons de ces épreuves, ce serait déjà très précieux. (Elle eut un geste d’hésitation.) Je ne suis pas sûre que quelqu’un puisse le leur faire comprendre, cela dit… Pas à leur âge. — Il n’y a pas si longtemps, le roi Haarahld a dû expliquer à ses propres cousins – deux garçons, plus jeunes que votre Tymythy – non seulement pourquoi leur père était mort, mais pourquoi il avait tenté d’assassiner le prince héritier et projeté d’attenter à la vie du roi, avant d’être tué par leur propre grand-père. (Il afficha un triste sourire.) Les enfants ont déjà d’assez lourds fardeaux à porter sans avoir à imaginer leur père coupable de trahison ou de corruption, à accepter sa mort dans l’infamie. À vous entendre, vos fils auront au moins la chance de savoir que leur père est mort en disant la vérité, en affrontant ses bourreaux avec le courage de ses convictions, en les clamant haut et fort malgré l’injustice de son sort. À leur âge, ce ne sera qu’un maigre réconfort pour leur chagrin, surtout quand ils apprendront la nature du châtiment infligé, mais ils n’auront à souffrir d’aucune honte. Vous avez raison là-dessus, madame. Avec le temps, ils le comprendront. Cela n’effacera pas la douleur, mais cela les aidera peut-être à se souvenir de leur père avec la fierté qu’il a tant méritée au soir de son existence. Dieu sait combien de temps il leur faudra – ainsi qu’à vous – pour guérir cette blessure, mais je vous promets que nous vous en donnerons autant que possible, de même que nous vous assurerons tout notre soutien. — Vous m’en voyez ravie. Il haussa un sourcil. Elle s’en rendit compte, se raidit. — Oui, ravie, répéta-t-elle. J’ai tant prié pour qu’Erayk ne soit pas mort pour rien, que le Groupe des quatre ait effectivement menti… J’ai tant espéré que le successeur de mon mari en Charis soit bel et bien un serviteur de Dieu, et non un être uniquement animé par la recherche d’un avantage politique. Compte tenu des égarements de l’Église, cet homme aurait eu toutes les raisons du monde de profiter de la situation ! Alors, oui, je suis ravie de voir mes prières exaucées. — Je fais de mon mieux, dit l’archevêque avec un sourire où se mêlaient la tristesse et la légèreté. Il m’arrive de douter d’y parvenir, mais je fais de mon mieux. — Cela se voit. (Elle posa son regard sur lui pendant quelques instants, puis prit une profonde inspiration apaisante.) Mon père, j’ai péché et voilà aujourd’hui trois mois que je ne me suis pas rendue à l’église. Entendrez-vous ma confession ? .XI. Palais du roi Cayleb II Tellesberg Royaume de Charis — Votre Majesté ? Sharleyan tourna automatiquement la tête vers le garde de haute stature à la joue barrée d’une fine cicatrice – le capitaine Athrawes – qui venait de pénétrer avec déférence dans la salle à manger privée. En s’avisant que Cayleb avait réagi de la même façon, elle partit d’un petit gloussement. Elle détestait glousser. Pouffer de rire était acceptable. S’esclaffer aussi. Mais glousser était bon pour les fillettes. Cela lui donnait l’impression d’avoir douze ans. Pis encore, cela l’infantilisait aux yeux de tout son entourage. Malheureusement, elle n’avait jamais réussi à se débarrasser de ce réflexe. Elle sentit le rouge lui monter aux joues. C’est alors qu’elle jeta un coup d’œil à Cayleb et vit danser au fond de ses yeux la même espièglerie. C’en était trop. Ses gloussements se muèrent en une franche hilarité. — Visiblement, j’aurai plus de mal que je l’imaginais à m’habituer à n’être que de visite à la cour d’un autre souverain, lança-t-elle à son fiancé. — Balivernes ! répliqua-t-il. Vous êtes peut-être nouvelle en cette cour, madame, mais vous n’êtes sûrement pas « de visite ». Pas ici. Seulement, il va nous falloir mettre en place un nouveau protocole pour savoir qui de nous deux sera concerné chaque fois qu’on nous donnera du « Votre Majesté ». — Peut-être. Toujours est-il qu’en cet instant précis je crois ne pas me tromper en disant que c’est à vous que s’adressait le capitaine Athrawes. — En effet, Votre Majesté, dit le garde avec le plus grand sérieux. Il s’inclina respectueusement, mais il brillait dans ses yeux saphir semblant venir d’un autre monde une lueur qui éveilla chez Sharleyan une curiosité qu’elle prit grand soin de dissimuler. Elle ne se trouvait au palais de Tellesberg que depuis douze heures à peine, et elle en avait passé trois prisonnières de l’inévitable étiquette régissant le banquet auquel les trois quarts de Charis semblaient avoir été conviés. Malgré cela, elle avait déjà remarqué que les relations de Cayleb et d’Athrawes dépassaient de loin celles unissant d’ordinaire un monarque et son serviteur. À bien des égards, elles lui rappelaient celles qu’elle entretenait avec Edwyrd Caseyeur, mais celui-ci était son garde du corps personnel depuis qu’elle avait dix ans, alors que le monde entier savait le seijin Merlin Athrawes au service de Cayleb depuis moins de trois ans. Ces deux hommes étaient unis par un lien plus fort encore que la profonde affection qu’Edwyrd et elle ressentaient l’un pour l’autre. Sharleyan avait appris très vite à analyser les relations avec l’œil d’une personne dont l’aptitude à juger de la loyauté de ses interlocuteurs avait fait toute la différence entre conserver son trône et n’être qu’une héritière de plus à être dépossédée de son titre, voire de sa tête. Voilà pourquoi elle était si agacée de ne pouvoir identifier la nature de la complicité entre Cayleb et le seijin. La prudence lui dicta de remédier à cette lacune le plus tôt possible. — Je vous écoute, Merlin, lança Cayleb. — L’archevêque Maikel vient d’arriver au palais, Votre Majesté. Il est accompagné d’une invitée des plus inattendues et sollicite quelques instants de votre temps précieux. Sharleyan sentit un picotement imaginaire dans ses oreilles. Le seijin avait prononcé le mot « inattendues » avec une insistance très singulière, à laquelle Cayleb avait réagi avec non moins d’étrangeté. Il avait eu l’air particulièrement surpris d’entendre ce terme. — S’il vous faut vous entretenir avec Son Excellence, Cayleb, je comprends très bien, dit-elle en reculant sa chaise devant la table. Le temps que nous avons passé ensemble aujourd’hui vous a certainement empêché de vous occuper d’affaires beaucoup plus pressantes. L’heure est venue pour moi de… — Non, l’interrompit-il en secouant vivement la tête. Je pensais ce que je vous ai dit tout à l’heure. Que l’archevêque réclame quelques instants en privé avec moi, c’est une chose, mais je ne vous ai pas proposé le mariage pour vous ajouter ensuite à la liste des gens en qui je ne puis avoir confiance. Si nous devons fonder le couple et le royaume uni auxquels nous aspirons, je le crois, tous les deux, alors il convient de nous y employer tout de suite. — Bien entendu, murmura-t-elle. Elle se réinstalla sur son siège en espérant qu’il se rendait compte de combien sa réponse lui avait fait plaisir. Il était très facile de déclarer à quelqu’un qu’on avait confiance en lui, mais elle avait découvert très tôt, à ses dépens, qu’il était beaucoup plus difficile de se fier effectivement à la personne en question… et de le lui prouver. Et je sais combien je peux me montrer intransigeante, pensa-t-elle avec un sourire intérieur. Apprendre à partager non seulement notre confiance, mais notre autorité, n’ira pas sans problème, même si nous tenons autant l’un que l’autre à la réussite de notre projet. Sur bien des plans. — Veuillez inviter l’archevêque à nous rejoindre, lança Cayleb au seijin. — Certainement, Votre Majesté. Le capitaine Athrawes s’inclina de nouveau, puis se retira. Quelques instants plus tard, la porte se rouvrit et le seijin entra, accompagné de l’archevêque Maikel et d’une femme en vêtements simples, d’au moins vingt ans l’aînée de Sharleyan. — Vos Majestés, l’archevêque Maikel, déclara le seijin Merlin. — Votre Majesté, salua Staynair en se courbant devant Cayleb, puis Sharleyan. Votre Majesté. Sharleyan sourit imperceptiblement au souvenir de sa récente conversation avec Cayleb, mais l’archevêque se redressa aussitôt et la noirceur de son regard la débarrassa de toute inclination à la légèreté. — Que puis-je pour vous, Maikel ? demanda Cayleb d’une voix soudain plus sérieuse, inquiète. Il avait lui aussi remarqué la gravité de son visiteur. — Votre Majesté, le navire de Sa Majesté n’est pas le seul à avoir accosté à Tellesberg aujourd’hui. Je crains d’avoir à vous annoncer que nos pires appréhensions concernant le sort dévolu à l’archevêque Erayk ont été confirmées. Cayleb accueillit les sobres paroles de Staynair avec un masque inexpressif sur le visage. Sharleyan se sentit réagir de la même manière. Tout comme son fiancé, elle ne savait que trop bien ce que prescrivait le Livre de Schueler à l’encontre de quiconque était jugé coupable des crimes reprochés par l’Inquisition à Erayk Dynnys. — Confirmées comment ? s’enquit le roi après la plus brève des réflexions. — Par cette dame ici présente, répondit Staynair en désignant avec courtoisie la femme qui l’avait accompagné. Elle a été témoin de l’exécution et vous devriez, me semble-t-il, écouter ce qu’elle souhaiterait vous en dire. Les mets délicats dégustés un peu plus tôt par Sharleyan semblèrent se figer d’un seul coup dans son estomac. S’il était un récit qu’elle n’avait aucune envie d’entendre après un repas – surtout par une si belle journée –, c’était bien celui des abominables tortures infligées à Dynnys. À en croire la mine de Cayleb, il partageait son opinion. Néanmoins, à l’instar de Sharleyan, il ne pouvait se dérober à ses responsabilités. Elle se réjouit d’ailleurs malgré elle de ne pas l’entendre lui proposer de se retirer pour éviter d’écouter ces détails sordides en sa compagnie. — Si l’archevêque Maikel considère que nous devrions vous écouter, madame, dit aimablement le roi, je me fierai à son jugement. — Merci, Votre Majesté, dit Staynair avant de se racler la gorge. Vos Majestés, permettez-moi de vous présenter madame Adorai Dynnys. Cayleb se redressa brusquement sur son siège. Sharleyan retint son souffle. — Madame Dynnys ! s’exclama le roi en se levant d’un bond. (Il fit le tour de la table d’un pas vif et lui tendit la main.) Au nom du ciel, comment avez-vous fait pour arriver jusqu’ici sans encombre ? — Je soupçonne le Seigneur de n’avoir pas été étranger à la réussite de ce voyage, Votre Majesté. La douleur et la désolation éraillaient la voix de Mme Dynnys, plus grave que le soprano de Sharleyan, à la façon d’éclats de roche s’entrechoquant au fond de sa gorge. Elle parvint toutefois à sourire. — Je vous en prie, dit Cayleb en lui prenant la main pour la guider vers la table, asseyez-vous. — Ce ne sera pas nécessaire, Votre… — Je crois que si. Et je suis sûr que la reine Sharleyan sera d’accord avec moi. — Absolument, affirma l’intéressée en se levant pour reculer personnellement une chaise à l’intention de la nouvelle venue. — Merci, chuchota Mme Dynnys en adressant aux deux souverains un triste sourire de gratitude avant de s’asseoir. — Je suis sans doute loin de m’imaginer ce que vous avez dû subir, madame, dit Cayleb en lui servant un verre de vin qu’il lui tendit ensuite. Compte tenu de ce que reprochait l’Inquisition à votre mari, nous craignions tous que vos enfants et vous soyez emprisonnés à votre tour. (Il serra les dents.) Au vu de la… personnalité de Clyntahn, j’étais sûr qu’il vous supposerait « contaminée » à son contact. Quant à vos fils… Il n’acheva pas sa phrase. Elle esquissa un hochement de tête involontaire. — J’ignore ce qui aurait pu m’arriver, Votre Majesté, mais vous avez sûrement raison pour ce qui est de mes garçons. Je sais en tout cas que Clyntahn les a appelés « infâme progéniture d’un hérétique maudit pour l’éternité ». (Sa bouche se réduisit à une mince ligne amère.) Peut-être ses « collègues » auraient-ils tenté d’intervenir, contre toute attente, mais j’aurais de toute façon été arrêtée si certains amis de Sion ne m’avaient pas alertée à temps. (Elle but une gorgée de vin.) Ils m’ont non seulement avertie, Votre Majesté, mais nous ont aussi abrités tous les trois le temps de nous faire embarquer clandestinement à Port-Céleste. — Jusqu’ici. — Où aurions-nous pu aller, sinon ici, Votre Majesté ? Sharleyan remarqua dans la voix de Mme Dynnys des accents de colère désespérée. Qui aurait pu le lui reprocher ? — Bonne question, madame, convint Cayleb en affrontant son regard. Il n’a jamais été notre intention de faire souffrir des innocents mais, ne le nions pas, nous savions que cela arriverait. Cela dit, mon père et moi, ainsi que monseigneur Maikel, n’avions guère le choix, compte tenu du sort que réservait le Groupe des quatre à l’ensemble de nos sujets. — Je sais, Votre Majesté. Je comprends ce qui vous a motivé et ce que vous espérez accomplir. Du moins, je crois le comprendre, surtout depuis ma rencontre et ma discussion avec l’archevêque Maikel. (Sharleyan s’avisa qu’elle avait prononcé le titre de Staynair sans hésitation ni réserve.) C’est en partie pour cela que je suis venue ici au lieu de me terrer pour toujours dans les Terres du Temple. Cependant, ma décision se fondait aussi sur ma conviction selon laquelle votre royaume doit asile à mes fils pour les protéger de tous les fanatiques de Sion et du Temple qui voudraient les tuer à cause de qui était leur père. — Madame, nous devons asile non seulement à vos fils et à vous, mais à quiconque se trouve en danger des scélérats qui contrôlent le Conseil des vicaires. Avec le temps, je crois et j’espère que Charis deviendra un refuge prisé de tous les enfants de Dieu capables de reconnaître la dépravation des hommes tels que ceux qui composent le Groupe des quatre. — Merci, Votre Majesté. — Je vous en prie. Soyez la bienvenue parmi nous, répondit Cayleb en toute simplicité avant de se raidir quelque peu. À présent, madame, poursuivit-il avec douceur, pourrions-nous entendre ce que vous êtes venue nous dire ? Quelques heures plus tard, sur l’un des hauts balcons de la tour du roi Maikel, Cayleb et Sharleyan admiraient les lumières éparses de Tellesberg et les lueurs plus vives du port en constante effervescence. — La pauvre femme, murmura Sharleyan. — Amen, répondit Cayleb à voix basse en lui prenant la main. Elle tourna la tête, lui coula un regard en coin et s’avisa qu’il ne s’était pas rendu compte de ce qu’il faisait. Les yeux rivés sur le panorama obscur de sa capitale endormie, il n’avait pas du tout conscience d’avoir posé la main de la souveraine de Chisholm sur son avant-bras pour la recouvrir de la sienne. — Je doute de bien dormir ce soir, ajouta-t-il. Je viens de découvrir qu’il y avait une énorme différence entre connaître la nature d’une exécution et en entendre le récit, surtout de la bouche de la femme de la victime. (Il secoua la tête, les lèvres serrées.) L’Inquisition aura décidément à répondre de ses actes. À la vérité (il se tourna vers elle pour la regarder droit dans les yeux), cela dépasse largement le Groupe des quatre. — Je m’en suis rendu compte même avant que le comte de Havre-Gris m’apporte vos messages, dit-elle sans s’émouvoir et en lui serrant le bras avec douceur, mais fermeté. Le premier responsable de tout cela est ce porc de Clyntahn. Je n’en ai jamais douté et chacun des mots prononcés par Mme Dynnys n’a fait que le confirmer. Cependant, si toute l’Église n’était pas corrompue, un homme tel que lui n’aurait jamais réussi à s’arroger autant de pouvoir. Il est tentant de rejeter la faute sur un individu au lieu d’une institution, mais il ne s’agit là que d’une réaction facile, de celles qui vous épargnent l’effort de regarder la vérité en face. En outre (elle plongea son regard dans le sien), la première leçon que m’a enseignée Mahrak – le baron de Vermont – après l’assassinat de mon père commandité par Hektor, c’est qu’un monarque doit toujours affronter la vérité, si horrible soit elle, quoi qu’il lui en coûte et quelle que soit son envie irrépressible de lui tourner le dos. Cayleb l’observa en silence pendant plusieurs secondes, puis esquissa un hochement de tête énigmatique, comme inachevé. Elle eut la sensation que ce geste avait été adressé à quelqu’un d’autre, à quelqu’un d’absent. Pourtant, le roi ne l’avait à aucun moment quittée des yeux. — Si je vous ai proposé d’unir Charis et Chisholm, c’est parce que cela répond à une nécessité militaire, lui dit-il. J’ai recueilli des renseignements sur votre cour et vous, bien entendu, tout comme vous en avez réuni, j’en suis sûr, à propos de Charis et de moi. Au vu de ces informations, j’espérais non seulement sceller un pacte avec votre royaume, mais trouver en vous une alliée. (Ses narines frémirent.) Je dois vous dire, Sharleyan, que même après si peu de temps en votre compagnie, il me paraît évident que tout ce qu’on m’a dit sur votre sagesse et votre courage était bien en deçà de la réalité. — Ah bon ? (Elle s’efforça de conserver une apparence de légèreté en étudiant les traits de son interlocuteur du mieux qu’elle put malgré le manque de lumière, puis elle partit d’un rire étouffé.) C’est justement ce que j’étais en train de me dire à votre propos. Espérons qu’il ne faille pas mettre cette coïncidence sur le compte de la détermination de deux fiancés indécis à faire contre mauvaise fortune bon cœur ! — Si l’un de nous devait nourrir de tels doutes, madame, ce serait vous, dit-il en s’inclinant galamment devant elle avec un grand geste de la main. Maintenant que je vous ai rencontrée, sachez que je suis sûr d’avoir eu là l’une des meilleures idées de ma vie. À bien des égards. Il se redressa et Sharleyan ressentit un agréable frisson intérieur en s’avisant du désir sincère qu’il s’était autorisé à laisser transparaître dans son expression. Elle lui serra encore le bras, puis s’intéressa de nouveau à la vue sur Tellesberg tout en s’efforçant de mettre de l’ordre dans ses sentiments. Fille de roi, puis reine à son tour, Sharleyan Tayt avait accepté depuis longtemps que son mariage soit forcément d’État. Elle avait aussi compris que, dans un royaume où la tolérance envers l’accession d’une femme au trône n’avait guère été de mise par le passé, le choix de son mari l’exposerait à bien des dangers. Malgré tout, il était de sa responsabilité de produire un héritier légitime et reconnu pour assurer sa succession. Ainsi forcée de contrebalancer tant de nécessités, d’occasions et de menaces, elle n’avait pas eu beaucoup le loisir dans sa vie de s’inquiéter de savoir si elle aimerait – ou même apprécierait seulement – l’homme qu’elle finirait par épouser. Et voilà où elle en était. À peine cinq mois plus tôt, elle était certaine que Charis et Cayleb étaient condamnés, et qu’elle serait obligée de participer à leur anéantissement. Elle n’aurait alors jamais imaginé, même dans ses rêveries les plus folles, se retrouver un jour en position d’épouser cet homme. De lier de façon irrévocable son royaume à Charis et à sa rébellion contre l’oppression de l’Église Mère. Et à l’issue par laquelle se solderait cette révolte. Même avec le recul, il lui arrivait encore par moments de se demander quelle folie l’avait poussée à envisager une telle union. Mais seulement par moments. Qui plus est, de plus en plus rares. Cela vient de Cayleb, se dit-elle. J’ai rencontré tant de cynisme, observé tant de subtiles manœuvres politiques, passé tant de temps à surveiller le poignard caché dans la main d’amis supposés… Mais je ne décèle aucun cynisme chez Cayleb. C’est ce qu’il y a de plus remarquable chez lui, je crois. Il croit en ses responsabilités, en ses devoirs et en ses idéaux, pas uniquement au pragmatisme et à l’opportunisme. Par ailleurs, il jouit de l’enthousiasme optimiste, invincible et écervelé d’un de ces héros incroyablement stupides tout droit sortis de je ne sais quelle ballade romantique. Comment a-t-il pu grandir en tant que prince héritier sans jamais découvrir la vérité ? C’était insensé, évidemment. Au plus profond de ses nuits solitaires, quand le doute l’étreignait, elle s’en rendait compte avec une horrible certitude. Malgré son avantage maritime provisoire, Charis était trop petite, même avec le soutien de Chisholm, pour résister indéfiniment à la force de destruction que l’Église mobiliserait contre elle. En ces sombres heures de veille nocturne, cela lui apparaissait avec une clarté absolue, inévitable. Mais ses doutes s’étaient envolés. Elle secoua la tête en s’émerveillant de cette prise de conscience qui l’avait envahie. Avant son arrivée en ce royaume, sa foi en les chances de survie de Charis et de Chisholm avait relevé de la pure conception intellectuelle, du triomphe de la pensée analytique sur l’insistance du « sens commun ». Cela participait aussi, avoua-t-elle enfin en son for intérieur, d’une stratégie de la dernière chance. Elle avait été obligée d’y croire – elle s’y était forcée – pour préserver le seul espoir qu’elle avait de voir son royaume survivre à la volonté affichée par l’Église d’anéantir quiconque serait suspecté de désobéir au Groupe des quatre. Tout cela avait changé lorsqu’elle avait constaté que Cayleb était, malgré sa jeunesse et son charme indéniable, encore plus impressionnant en personne que de réputation. Il y avait quelque chose d’incroyablement attachant dans ses accès d’exaltation juvénile. Pourtant, derrière cette fougue, elle devinait le guerrier implacable qui avait remporté les plus éclatantes victoires navales de toute l’histoire de Sanctuaire, qui était prêt à poursuivre ses efforts aussi longtemps qu’il le faudrait, à remporter autant de victoires que le nécessiterait sa cause, parce qu’il croyait sincèrement les hommes et les femmes appelés à être davantage que les esclaves dociles d’hommes corrompus prétendant s’exprimer au nom de Dieu. Plus impressionnant encore, son peuple y croyait aussi. Il croyait en lui. Les Charisiens le suivraient au bout du monde. Ils affronteraient n’importe quel ennemi, même l’Église Mère, à ses côtés. Non pas à sa botte, mais à ses côtés. Elle aussi, s’avisa-t-elle avec étonnement, souhaitait l’accompagner de la sorte. Elle voulait affronter avec lui la tempête qui s’annonçait, malgré le peu de chances qu’ils possédaient d’y survivre, parce que c’était juste. Parce que son père et lui, ainsi que l’archevêque Maikel, sa cour et son Parlement, avaient décidé que telle était leur responsabilité. Parce qu’ils avaient eu raison de prendre cette décision, de faire ce choix… et parce qu’elle tenait à partager cette faculté à distinguer le bien du mal, et à agir en conséquence. Et qu’il soit non seulement beau garçon, mais l’un des hommes les plus émoustillants que tu aies jamais rencontrés n’a rien à voir là-dedans, n’est-ce pas, Sharleyan ? ne manqua pas de l’interroger une voix intérieure. Rien du tout, répondit-elle à l’importune sans se démonter. Quand bien même, le moment est mal choisi pour y songer, grande sotte ! Allez, disparais ! Cela dit… je dois admettre que ça ne gâte rien… — Y arriverons-nous, Cayleb ? murmura-t-elle en se tournant vers son fiancé. Je ne parle pas seulement de vous et moi, de Cayleb et Sharleyan, mais de tout ça… Après ce que nous a raconté Mme Dynnys ce soir, au vu des richesses et des forces vives à la disposition du Groupe des quatre, croyez-vous que nous y arriverons ? — Oui, se contenta-t-il de répondre. — Cela a l’air si facile, à vous entendre. C’était de l’étonnement et non du dédain qui transparaissait dans sa voix. Il eut un sourire désabusé. — Pas facile, non. De tous les mots susceptibles de décrire la situation, « facile » est le dernier que j’emploierais. Non, je pense à quelque chose de plus important : c’est inévitable, Sharleyan. Trop de mensonges se profèrent à Sion. Trop de tromperie et de corruption y ont cours, plus encore qu’on le soupçonne. Je ne suis pas assez naïf pour croire la vérité et la justice destinées à triompher simplement parce qu elles le méritent. En revanche, je sais ceci : les menteurs finissent toujours par détruire ce qu’ils cherchent à protéger. Quant à la corruption, l’ambition et la trahison, elles finissent toujours elles aussi par se trahir. Et c’est ce qui va se passer. » Le Groupe des quatre s’est lourdement trompé en s’imaginant capable de balayer Charis d’un revers de main, comme s’il ne s’agissait que d’un vulgaire insecte. Ce fut une grave erreur de sa part. La preuve en est que c’est sa corruption qui entraînera sa chute. Les Quatre ont voulu imposer leur volonté par la force et la terreur en versant le sang des innocents. Ils croyaient que ce serait simple, que le reste du monde l’accepterait. Mais Maikel a raison de nous rappeler que l’Église est là pour élever et éduquer, non pour asservir. Telle est la source de l’autorité véritable de cette institution, malgré l’existence de l’Inquisition. À présent, cette autorité et cette révérence ne sont plus parce que tout le monde a vu la vérité, ce que l’Inquisition a fait à Erayk Dynnys, ce qu’elle est prête à infliger à des royaumes entiers… et pour quelles raisons. — Croyez-vous que cela changera quoi que ce soit à la donne ? — J’en suis sûr. Il ne nous reste plus qu’à survivre assez longtemps pour que cette vérité s’insinue dans l’esprit d’autres souverains et de leurs parlementaires. En définitive, le Groupe des quatre a dit vrai sur un seul point. C’est notre exemple, bien plus que notre richesse ou notre puissance militaire, qui représente une véritable menace pour lui. — C’est ce que m’a affirmé Mahrak. C’est aussi ce que je me répète pour convaincre mes émotions d’écouter mon intellect. Bizarrement, il est très différent de l’entendre de votre bouche. — À cause de mes nobles manières et de ma formidable stature ? lança-t-il sur le ton de la plaisanterie. Hilare, elle secoua la tête. — Pas vraiment, non ! — Pourquoi, dans ce cas ? insista-t-il avec davantage de sérieux. — En partie, je crois, parce que vous êtes roi, vous aussi. Et un roi très impressionnant, dois-je avouer, pas forcément à cause de la Dent de roche ou des anses du Crochet et de Darcos. Lorsque c’est vous qui exprimez ces convictions, elles se nimbent d’une autorité que seule saurait conférer une personne apte à évaluer parfaitement un problème. » Mais cette impression vient surtout de qui vous êtes et de ce que vous représentez. Rien ne m’avait préparée à rencontrer quelqu’un comme l’archevêque Maikel, ni à constater combien votre peuple serait prêt à vous suivre, tous les deux, partout où vous les conduiriez. Vous n’avez rien d’archanges redescendus sur Sanctuaire, mais je crois qu’une partie de votre secret vient justement de là. Vous êtes de simples mortels. Cela vous rapproche de vos semblables, qui sont alors capables de vous comprendre. — Vous m’accordez trop de mérite, dit Cayleb posément. Ou, plutôt, vous n’en accordez pas assez à mes sujets. Aucun homme ne pourrait inciter tout un royaume à se dresser contre une entité telle que le Groupe des quatre. Cela doit venir de l’intérieur, sans être imposé de l’extérieur. Vous le savez aussi bien que moi. Voilà pourquoi vous gouvernez Chisholm avec une telle efficacité, malgré le souvenir que votre noblesse garde de l’exemple de la reine Ysbell. C’est ce qui explique que votre acceptation de ma proposition n’ait pas entraîné de rébellion à l’échelle de votre royaume. Votre peuple vous comprend, tout comme le mien me comprend, et c’est pour cela que nous finirons par l’emporter, Sharleyan. — Vous avez raison, dit-elle en lui caressant la joue pour la première fois. Ses doigts s’attardèrent sur sa pommette, puis suivirent la ligne marquée de sa mâchoire. Enfin, elle plongea son regard dans le sien. — Vous avez raison, répéta-t-elle, et cela suffirait à justifier ce mariage. Peu importent mes sentiments ou mes désirs. Seule compte ma responsabilité envers Chisholm. Et cette responsabilité est de libérer mon peuple du joug des quatre vicaires. — Est-ce vraiment là tout ce qui compte ? — Certes non… Il y a bien autre chose… Il baissa les yeux sur elle pendant plusieurs secondes interminables. Enfin, lentement, il lui sourit. — Je l’avoue, c’était ce que j’espérais vous entendre dire, murmura-t-il. — N’est-ce pas à ce moment, dans toutes les romances à l’eau de rose, que le héros doit déposer un baiser brûlant sur les lèvres de la chaste jeune fille en la soulevant de ses bras d’acier ? lui demanda-t-elle avec l’ombre d’un sourire. — Je vois que nous avons tous les deux gaspillé notre jeunesse à lire les mêmes frivolités. Heureusement, je nous sais plus sages à présent, doués de davantage de discernement et capables de mieux appréhender la dure réalité. — Oh ! vous nous décrivez à merveille ! — C’est bien ce que je pensais. Alors, enfin, leurs lèvres se rencontrèrent. .XII. Une salle de bal Palais du roi Cayleb II Tellesberg Royaume de Charis Debout devant le bol de punch, Ehdwyrd Howsmyn et Ahlvyno Pawalsyn scrutaient la foule bigarrée. Ces deux hommes étaient de vieux amis. L’un de leurs passe-temps favoris lors des grands bals et cérémonies était de surveiller les arrivées pour déterminer qui saurait se faire désirer encore plus que les autres. La richesse de Howsmyn, ainsi que le titre et le statut de Pawalsyn – le baron des Monts-de-Fer occupant le poste envié de Gardien de la bourse –, garantissait aux deux compères d’être de toutes les fêtes. Ni l’un ni l’autre n’y tenait particulièrement, surtout Howsmyn, mais ils n’étaient pas non plus assez candides pour s’imaginer capables d’y échapper. Ils avaient donc pris l’habitude de s’installer dans un coin calme, parfois accompagnés de quelques amis proches, pour s’amuser de la mise des riches, des puissants et – avant tout – des imbéciles. — Alors, là, ça c’est de la robe ! murmura Howsmyn. Il désigna d’un discret mouvement du menton une matrone d’une cinquantaine d’années qui venait d’entrer majestueusement dans la salle de bal avec dans son sillage une demi-douzaine de filles à marier. Son accoutrement avait dû lui coûter de quoi nourrir une famille de cinq personnes pendant plusieurs mois, ce qui suffisait amplement à prouver sa fortune. Malheureusement, cela prouvait aussi son absence totale de goût. — Eh bien, fit remarquer Monts-de-Fer avec philosophie, cela vous brûle peut-être la rétine, mais songez au joli tas d’écus qu’elle a dû verser à Raiyan en rétribution de ses services. D’ailleurs (il sourit à pleines dents), en tant que percepteur de la Couronne, je suis ravi de le voir si bien gagner sa vie ! — Vous devriez éviter de me rappeler en société que vous êtes l’ennemi. — Moi ? fit Monts-de-Fer en feignant l’innocence. — À moins que quelqu’un d’autre soit à l’origine de ces nouvelles taxes portuaires. Oh ! et des droits de stockage en entrepôt, aussi, tiens ! tant que j’y pense. — Mais, Ehdwyrd, c’est vous qui m’avez dit que les marchands et les entrepreneurs du royaume devraient être prêts à verser un peu plus à la Couronne pour financer la Marine. — Il faut sans aucun doute y voir un instant de folie temporaire de ma part, rétorqua Howsmyn en pouffant de rire. Maintenant que j’ai recouvré toute ma raison, j’ai bien conscience de la main qui se glisse subrepticement dans mon escarcelle. Vous savez… celle aux doigts desquels brillent vos bagues. — Oh ! mais je m’y prends avec une telle délicatesse que vous ne ressentirez aucune douleur, je vous le promets ! Howsmyn s’esclaffa de nouveau, puis se retourna vers la salle de bal. En insistant bien, on aurait pu le forcer à admettre que ce gala s’avérait moins pénible que la plupart. Sa femme s’était montrée si ravie de recevoir leurs invitations qu’il n’avait même pas essayé, pour une fois, de la convaincre d’y aller seule pour s’amuser pendant que lui en profiterait pour lire tranquillement à la maison. Il n’avait pas davantage fixé de rendez-vous urgent avec son dentiste, ni imaginé d’autre échappatoire tout aussi agréable. Zhain Howsmyn était la fille d’un comte, alors que son mari était né du commun et ne s’était toujours pas décidé à acquérir le titre de noblesse auquel sa fortune lui donnait indubitablement droit. Dans l’ensemble, Zhain ne regrettait nullement de n’être que « Mme Howsmyn » au lieu de « dame Quelque-Chose ». En revanche, elle était beaucoup plus sensible que son mari à la dynamique de la grande société tellesbergeoise et charisienne. Howsmyn avait parfaitement conscience de l’atout que représentait pour lui son épouse. Non seulement ils s’aimaient tous deux profondément, mais elle lui refusait de se retirer dans l’ermitage auquel il aspirait tant. Qu’il souhaite ou non participer à des sauteries telles que celle de ce soir-là, il n’avait aucun moyen de toutes les éviter. Un homme de biens tel que lui n’avait d’autre choix que de se montrer. Cependant, Zhain veillait en général à ce qu’il soit présent aux fêtes indispensables pour le laisser généreusement se dérober à celles qui l’étaient moins. Toujours est-il qu’aucune des personnes répertoriées sur la liste des invités n’aurait pu éviter le bal de ce soir-là, étant donné que c’était la reine Sharleyan de Chisholm elle-même qui recevait, dans une salle empruntée à son fiancé. À l’autre bout de la pièce, un dense attroupement de courtisans vêtus de leurs plus beaux atours et parés de bijoux somptueux s’était formé autour du roi Cayleb et de sa future épouse. Howsmyn eut pour le souverain un pincement de compassion en le voyant sourire, répondre aux salutations d’usage et bavarder comme s’il prenait vraiment plaisir à ces mondanités. Peut-être est-ce le cas, du reste, songea-t-il en remarquant combien Cayleb semblait se tenir collé à Sharleyan. Bien entendu, nul homme sensé n’aurait abandonné sa fiancée au milieu d’une fête organisée en son honneur. Cayleb, lui, allait plus loin : il n’avait encore autorisé personne à danser avec elle. À vrai dire, Howsmyn doutait que quiconque ait pu passer une main entre eux deux. À en juger par l’expression et la gestuelle de Sharleyan, elle n’avait d’ailleurs pas l’air de s’en plaindre. — J’ai l’impression que cela va se passer encore mieux que je l’espérais, dit Monts-de-Fer tout bas. Howsmyn leva les yeux vers son ami. — Je suppose que vous voulez parler de ce malheureux couple au milieu de cette nuée de krakens ? — Ils ont effectivement l’air un peu plus voraces que d’habitude, ce soir. Difficile de leur en vouloir, cela dit. — Je serais moins magnanime que vous, moi, répliqua Howsmyn avec une grimace. N’avez-vous donc jamais remarqué que ce sont les plus inutiles des écornifleurs qui se battent avec le plus d’acharnement pour accaparer l’invité d’honneur dans des occasions pareilles ? — Je vous trouve un peu injuste, lâcha Monts-de-Fer, surpris par la soudaine âpreté du ton de Howsmyn. Le maître de forge n’avait jamais eu une très haute opinion des « parasites mondains », comme il les appelait, mais il les considérait en général avec une sorte de tolérance amusée. Ce soir-là, il avait l’air sincèrement écœuré. — Très peu de ces gens ont les mêmes entrées que vous auprès du roi, Ehdwyrd, ajouta le Gardien de la bourse. Les réceptions telles que celle-ci sont leur seule occasion d’attirer l’attention de la Couronne. — Oh ! je le sais bien. (Howsmyn balaya la remarque de Monts-de-Fer d’un geste impatient de la main gauche.) Je sais aussi que tout le monde veut s’approcher le plus près possible de la reine, et pourquoi. Je sais même qu’il ne s’agit pas seulement de gagner des avantages et des ouvertures. Cela étant… Il haussa les épaules avec irritation, visiblement de plus en plus maussade. Monts-de-Fer fronça les sourcils. — Je vous connais depuis longtemps, Ehdwyrd. Me direz-vous quel rat-araignée vous tarabuste, ce soir ? Howsmyn le regarda de nouveau et, presque contre sa volonté, éclata de rire. — Vous me connaissez bien, n’est-ce pas ? — Il me semble vous avoir fait à l’instant à peu près la même observation, répliqua Monts-de-Fer d’un air patient. Et vous n’avez toujours pas répondu à ma question. — C’est juste que… (Il s’interrompit, poussa un profond soupir.) C’est juste que je commence à être d’accord avec Bynzhamyn à propos des Templistes. — Quoi ? (Monts-de-Fer parvint presque à ne pas ciller malgré cet apparent saut du coq à l’âne.) Quel rapport avec l’objet de notre discussion, je vous prie ? — Ils ont brûlé le Collège royal, répondit Howsmyn d’une voix rauque. Ils ont tenté d’assassiner l’archevêque dans sa propre cathédrale. Ils collent sur tous les murs de la ville des placards enflammés dans lesquels ils tirent à boulets rouges sur les « schismatiques » et appellent à la résistance « tous les fils loyaux de la véritable Église ». Cela commence à faire beaucoup, en ce qui me concerne. Je comprends que le roi et l’archevêque fassent tout pour éviter une répression violente, mais ils vont à mon avis un peu trop loin. — Je vous rejoins en partie là-dessus. Cela dit, je vois aussi où veut en venir le roi. Je crois qu’il a tout à fait raison de dire qu’il serait suicidaire de mettre tous les opposants au schisme dans le même sac. Si nous cédions à cette tentation, nous ne réussirions qu’à pousser les Templistes respectueux de la loi à rejoindre les rangs de ceux qui se plaisent à jouer du couteau ou à jeter des lampes allumées par les fenêtres. Ce qui ne me dit pas ce que cela vient faire dans la discussion. Auriez-vous avalé quelque chose qui ne passe pas, Ehdwyrd ? — Hein ? (Howsmyn lui adressa un vif coup d’œil, puis renifla avec hilarité.) Non ! Bien sûr que non ! — Tant mieux. À vous entendre, je me demandais si vous n’étiez pas un peu constipé. J’allais vous conseiller de consulter un guérisseur ! — Vous êtes bien vulgaire pour une soirée aussi huppée, non ? pouffa Howsmyn. — C’est l’un des avantages d’être né de sang bleu, même si je ne suis que baron. Bon ! M’expliquerez-vous ce que signifient tous ces ronchonnements sibyllins ? — Mettons ça sur le compte de la liste des invités, laissa tomber Howsmyn avec un geste dédaigneux. Je sais bien qu’il existe des règles selon lesquelles on doit inviter Untel et Untel à une soirée comme celle-ci mais, bon sang, Ahlvyno, il est temps de fixer des limites et de dire aux Templistes et à leurs sympathisants qu’ils ne sont plus les bienvenus au palais. Monts-de-Fer sentit ses sourcils se soulever de nouveau. Il pivota sur ses talons pour examiner avec plus d’attention la foule entourant le roi et la reine. Il distinguait bien plusieurs aristocrates qui avaient émis des réserves sur l’Église de Charis, mais aucun ne s’était montré particulièrement virulent. D’ailleurs, presque aucun noble charisien ne s’était opposé aux décisions du roi Cayleb et de l’archevêque Maikel. Pas ouvertement, du moins. — De qui voulez-vous parler, Ehdwyrd ? s’enquit-il à voix basse. — Pardon ? À en croire l’expression de Howsmyn, la question de Monts-de-Fer l’avait pris complètement au dépourvu. — De toute évidence, vous êtes inquiet, ou au moins agacé, de voir quelqu’un près du roi ce soir. De qui s’agit-il ? — Vous voulez rire, n’est-ce pas ? — Mais non, pas du tout… Alors, dites-moi, qui vous inquiète à ce point ? — Eh bien, je ne crois pas m’être dit inquiet de sa présence, répondit Howsmyn en prenant son temps. Agacé…, oui, voilà qui résumerait assez bien la situation. (Monts-de-Fer le dévisagea avec exaspération. Howsmyn prit une mine penaude.) Pardon. Pour répondre à votre question, la personne qui m’agace, donc, est Traivyr Kairee. Une lueur de compréhension s’alluma dans le regard du baron. Il secoua la tête. — Ehdwyrd, je sais que Raiyan et vous détestez cordialement Kairee. Je ne l’apprécie pas beaucoup moi-même, au demeurant. Mais il fait partie des dix plus grosses fortunes du royaume. Il est encore loin de boxer dans votre catégorie, certes, ou dans celle de Raiyan, mais il faut dire que vous êtes vraiment à part, tous les deux. En tout cas, il est largement assez riche pour figurer dans la liste des « invités incontournables » que vous vous plaisez tant à brocarder. En outre, il doit être lié par alliance à un bon quart des pairs du royaume. — C’est un grippe-sou de la pire espèce, décréta Howsmyn. Il se fiche comme d’une guigne des hommes et des femmes qui travaillent pour lui. Son idée du commerce est de rogner au maximum sur la qualité et les frais de production avant de vendre sa marchandise au prix le plus élevé qu’il pourra extorquer à ses clients. Je ne lui confierais pas mon chien pendant un après-midi. La voix de Howsmyn était tant chargée de haine froide et amère que Monts-de-Fer afficha de nouveau sa stupéfaction. Il connaissait bien entendu depuis des années le ressentiment qui existait entre Traivyr Kairee et Ehdwyrd Howsmyn. Pourtant, cette animosité atteignait là un nouveau palier, qu’il jugea préoccupant. — Pourquoi vous en émouvoir à ce point, en ce moment précis ? Kairee semblait, aux yeux du baron, garder ses distances par rapport au couple royal. Quoique appartenant de façon indubitable au groupe ceignant les fiancés, il en demeurait à la périphérie, en grande conversation avec une poignée de riches hommes d’affaires tellesbergeois. Agglutinés autour de lui, ils avaient à l’évidence fait des pieds et des mains pour entraîner avec eux quelques-uns des hauts dignitaires chisholmois qui avaient accompagné Sharleyan en Charis. Ils essayaient visiblement de vanter auprès de leurs visiteurs les placements irrésistibles que représentaient leurs activités. Un ou deux étrangers, à commencer par l’oncle de la reine, donnaient l’impression de regretter de ne pas être ailleurs. Seules leurs bonnes manières les empêchaient d’envoyer promener leurs hôtes. — Je suppose que ça vient de l’« accident » survenu dans sa fabrique ce matin, concéda Howsmyn. — Quel genre d’accident ? s’intéressa Monts-de-Fer en se retournant vers son ami. Celui-ci eut une moue écœurée. — De ceux que s’attirent les gens de son espèce comme un aimant la limaille de fer. Il ne forme pas correctement ses employés. Il ne s’inquiète pas des dangers des mécanismes qui les entourent. Il préfère « embaucher » des enfants parce qu’ils lui coûtent beaucoup moins cher. Il a tout de même réussi à en tuer trois, aujourd’hui. Deux frères – dix et onze ans, excusez du peu ! – et leur cousin de quatorze ans, mort en essayant de les dégager de l’arbre de transmission. — Je n’en avais pas entendu parler, dit Monts-de-Fer d’une voix éteinte. — Et il y a de fortes chances que vous ne l’auriez jamais appris si nous n’avions pas eu cette conversation, répliqua Howsmyn avec amertume. Après tout, il est loin d’être le seul à employer des gamins, non ? C’est précisément la raison pour laquelle Raiyan et moi nous sommes tant battus pour faire passer devant le Conseil les lois contre le travail des enfants. Cela explique aussi pourquoi nous nous sommes élevés contre le report de leur date d’entrée en vigueur, censée ménager une « période d’adaptation ». Howsmyn eut l’air tenté de cracher sur le sol de marbre étincelant. Monts-de-Fer soupira. — Je comprends. J’étais de votre côté, souvenez-vous. Cela étant, il n’était pas faux de souligner que la fermeture des usines à tous les moins de quinze ans entraînera de graves perturbations. En outre, que cela vous plaise ou non, il est vrai aussi que beaucoup de familles dont les revenus dépendent essentiellement, voire totalement, du labeur des plus jeunes souffriront beaucoup de cette mesure. — Je n’ai jamais dit que ce serait facile. Ni Raiyan ni moi n’avons prétendu que cela irait sans problème. Mais c’est nécessaire, et Kairee en est la preuve vivante. Enfin, regardez-le… Regardez-le ! Décelez-vous une lueur de mauvaise conscience sur son visage ? Croyez-vous qu’il lui viendra l’idée de verser une quelconque pension aux parents de ces trois malheureux ? Pourquoi le ferait-il ? Tant que les lois sur le travail des enfants ne seront pas appliquées, la même main-d’œuvre ne cessera d’affluer. La voix de Howsmyn était teintée d’une acrimonie plus violente que du poison. Mal à l’aise, Monts-de-Fer se mit à danser d’un pied sur l’autre. Il ne pouvait rien nier de ce que venait de dire son ami. Il était d’ailleurs plutôt en phase avec ses positions, même s’il trouvait qu’il les poussait un peu trop à l’extrême et cherchait parfois à aller plus vite que la musique. Il ne fallait pas oublier non plus les entrepreneurs charisiens qui voyaient d’un bien plus mauvais œil que lui la croisade menée par Howsmyn et Mychail pour améliorer les conditions de travail dans leurs manufactures. Il n’était pas rare de les entendre taxés de « sentimentalisme » ou de surprendre un homme d’affaires à déplorer les inévitables effets désastreux des principes qu’ils défendaient sur l’économie du royaume. Réaction parfaitement stupide, étant donné que les résultats d’Ehdwyrd et de Raiyan comptent parmi les plus impressionnants de toutes les entreprises de Charis, admit le baron en son for intérieur. Cela étant… — Je n’avais pas eu connaissance de ce drame, répéta-t-il doucement. Je comprends que cela ait pu vous mettre en colère. Je ressens la même chose que vous, maintenant que je suis au courant. Mais quel rapport cela a-t-il avec les Templistes ? — Vous devriez prendre le temps d’en discuter avec Bynzhamyn Raice. À l’heure qu’il est, je suis sûr qu’il aura réuni un dossier très épais sur notre cher ami Traivyr. — Qu’est-ce qui vous fait dire ça ? — Figurez-vous que ce même salopard qui se fiche pas mal de voir ses ouvriers mourir les uns après les autres dans ses usines se dit scandalisé par l’« apostasie païenne » qui nous pousse à dire au Groupe des quatre que nous ne sommes pas disposés à le laisser brûler nos maisons avec nous à l’intérieur. À l’entendre, nous aurions condamné toutes les âmes de Charis à une éternité en enfer avec Shan-wei. Apparemment, il se préoccupe davantage de l’âme de ses employés que de leur intégrité physique. C’est effarant ! Croyez-vous que cela ait un rapport avec le fait que leur admission au paradis ne lui coûtera rien ? L’acidité de la voix de Howsmyn aurait attaqué la peinture des murs. Monts-de-Fer fronça les sourcils. Traivyr Kairee avait toujours été très actif dans les milieux religieux. Compte tenu de ses pratiques professionnelles et de la façon dont il traitait ses employés, le baron imaginait son attachement à l’Église lié aux marchés et à la clientèle qu’elle contrôlait plutôt qu’à une piété vraiment sincère. — S’exprime-t-il ouvertement là-dessus ? s’enquit le Gardien de la bourse. — Plus autant qu’à une époque, admit Howsmyn. Le jour où Cayleb a arrêté Ahdymsyn et nommé Maikel archevêque, on n’entendait que lui. Il s’est un peu calmé, maintenant, surtout depuis l’attentat. J’ai l’impression qu’il n’en parle plus du tout en public. Par malheur, nous fréquentons plus ou moins les mêmes cercles et nos connaissances communes sont plus bavardes. Croyez-moi, Ahlvyno, ses opinions n’ont pas changé d’un iota. Il se trouve seulement qu’il a la prudence de les dissimuler un minimum. Je doute qu’il soit parvenu à convaincre les enquêteurs de Bynzhamyn d’avoir retourné sa veste, mais regardez-le sourire et gesticuler là-bas. Rien que de savoir le roi à portée de poignard d’un homme animé de tels sentiments, j’en ai des frissons. — Je doute qu’il aille jusque-là, tenta de le rassurer Monts-de-Fer. Pour commencer, il lui faudrait plus de courage que je ne l’ai jamais vu en montrer… — Sans doute… Par contre, il serait tout à fait capable de raconter à ses amis templistes tout ce qu’il entend à la Cour ou ailleurs. — Là, je vous rejoins. Monts-de-Fer considéra Kairee d’un air songeur pendant plusieurs secondes, puis fit la grimace. — Avant que cela me sorte de la tête, Ehdwyrd, merci d’avoir définitivement réduit à néant le peu de plaisir que me procurait cette soirée. — Je vous en prie, Ahlvyno, dit Howsmyn d’un ton solennel. C’est à ça que sert un ami, non ? — N’imaginez pas que je ne trouverai pas un moyen de vous rendre la pareille, l’avertit Monts-de-Fer. Cela étant, poursuivit-il avec plus de sérieux, vous m’avez donné à réfléchir. Kairee a répondu à plusieurs appels d’offres de la Couronne. À vrai dire, si je ne m’abuse, il serait le mieux placé pour au moins deux contrats… dont un concerne la fabrication de cinq mille fusils. Dans les circonstances présentes, je me demande si j’ai envie qu’un homme nourrissant de telles idées participe de si près à nos activités. — Oui, vous avez raison de vous méfier… — J’ignore comment le roi y réagira, le prévint Monts-de-Fer. Il tient absolument à ne pénaliser personne pour des questions de convictions tant qu’aucune loi n’est enfreinte. — Ahlvyno, j’éprouve le plus profond respect pour Cayleb. Mieux encore, je le suivrai partout où il nous conduira. Mais il est encore très jeune, à bien des égards. Je comprends sa volonté de rejeter toute répression. Je comprends la position de Maikel sur la conscience individuelle. Cela ne veut pas dire que je suis d’accord avec eux. Ou disons plutôt que je ne suis pas tout à fait d’accord avec eux. À un moment donné, il leur faudra se décider à prendre des mesures préventives en réaction à de simples soupçons. Je ne parle pas d’arrestations, ni d’emprisonnements arbitraires, et Dieu sait que je n’ai pas non plus d’exécutions sommaires à l’esprit. Mais ils vont bien finir par être obligés de se protéger contre des gens tels que Kairee. » Je suis le premier à admettre que l’intensité de mon… inimitié à son égard renforce les soupçons que j’ai contre lui, du moins dans une certaine mesure. Tout comme vous, je ne crois pas qu’il aurait le courage de mourir pour ses idées. Mais d’autres en seraient capables et cacheraient mieux que lui leur désaccord vis-à-vis de notre politique. Ce sont eux qui m’inquiètent, Ahlvyno. (Ehdwyrd Howsmyn plongea son regard dans celui de son ami et secoua la tête, la mine morose.) Ce sont eux qui m’inquiètent. .XIII. Ferayd Anse de Ferayd Royaume du Delferahk — En quoi puis-je vous être utile, Votre Excellence ? s’enquit avec courtoisie messire Vyk Lakyr comme l’évêque Ernyst Jynkyns entrait dans son bureau du port de Ferayd. La mine austère, vêtu de sa soutane verte de grand-prêtre ornée de l’épée enflammée de l’ordre de Schueler, le père Styvyn Graivyr, intendant de l’évêque, suivait son supérieur. Lakyr sentit son cœur se serrer à l’idée de ce qui avait pu conduire Jynkyns jusqu’à lui. Il n’était ni le maire de Ferayd ni le gouverneur de la région dont dépendait ce port. Or c’était normalement à eux que l’évêque de Ferayd avait affaire. Lui était le chef de la garnison militaire de la ville, ce qui, compte tenu de ce qui se passait depuis peu dans le monde, contribuait à expliquer son inquiétude. — J’ai déjà rendu visite au maire, messire Vyk, affirma Jynkyns. (L’angoisse de Lakyr monta encore de plusieurs crans. Il veilla à n’en rien montrer et conserva une expression poliment attentive.) Je suis sûr que vous aurez très vite des nouvelles de lui, ainsi que du gouverneur. Cependant, puisque ce qui m’amène concerne directement l’Église Mère, je me suis dit que je ferais mieux de venir aussi en discuter avec vous en personne. — Je comprends, dit Lakyr avant de s’interrompre et de secouer la tête. En fait, non, Votre Excellence, je ne comprends rien. Pas encore. — Voilà qui a au moins le mérite de la franchise, messire Vyk. (Jynkyns afficha un sourire fugace, mais son visage se rembrunit aussitôt.) À vrai dire, je suis venu sur ordre direct du chancelier Trynair et du Grand Inquisiteur Clyntahn. Lakyr sentit les muscles de son visage se figer, mais il se contenta d’un signe d’acquiescement. — Le Saint-Office de l’Inquisition et le Conseil des vicaires ont déterminé que les doctrines pernicieuses, déformations de la réalité, sacrilèges et mensonges colportés par les hérétiques apostats de Charis s’avèrent encore plus nocifs pour l’ensemble du peuple de Dieu que nous le croyions au départ. Lakyr crut percevoir dans le ton de l’évêque qu’il n’était pas tout à fait d’accord avec ce qu’il était obligé d’affirmer. Le prélat poursuivit malgré tout sans sourciller. — Compte tenu de la malignité des enseignements blasphématoires de la prétendue « Église de Charis », le Grand Inquisiteur a décidé qu’il lui appartenait de limiter leur propagation par tous les moyens à sa disposition. Puisqu’il est établi que les navires marchands du royaume de Charis transportent où qu’ils aillent ces préceptes impies – et j’en veux pour preuve la vaste distribution de la « lettre » tissée de mensonges de Staynair l’apostat à Sa Sainteté –, le Grand Inquisiteur Clyntahn a décidé de fermer à ces bâtiments et à ces abominations les ports de tous les royaumes croyants. En conséquence, il vous appartiendra désormais de leur interdire le franchissement des digues de Ferayd, ainsi que de saisir et d’immobiliser toutes les unités battant pavillon charisien actuellement à l’abri dans vos eaux. D’après mes informations, le roi est d’accord avec le chancelier et le Grand Inquisiteur à ce propos. L’Église Mère a mis à sa disposition son réseau de sémaphores, aussi ne devriez-vous pas tarder à recevoir les mêmes instructions de sa part. Lakyr eut l’impression d’avoir reçu un coup de poing inattendu. Pendant quelques instants, il demeura le regard rivé sur Jynkyns, incapable d’interpréter ses propos. Quand son cerveau se remit à fonctionner, il se demanda pourquoi il avait été si estomaqué. Parce que cela va détruire toute l’économie de Ferayd, voilà pourquoi ! lui souffla une voix intérieure récalcitrante. La ville devait son opulence et sa puissance à sa qualité de port principal du royaume du Delferahk… et au fait que sa relative proximité de Charis en faisait l’escale naturelle pour le transbordement des cargaisons destinées à tous les ports de la côte ouest de Howard. Ils signent notre arrêt de mort ! — Si tels sont les ordres que me donnent le roi Zhames et l’Église Mère, Votre Excellence, je veillerai bien entendu à les exécuter au mieux de mes possibilités. Cela dit, je me dois de souligner que vingt-cinq navires charisiens sont actuellement chez nous, peut-être même davantage. Cela fait un moment que je n’en ai pas parlé avec le chef du port, mais ils arrivent plus nombreux que d’ordinaire depuis, euh… les événements de l’anse de Darcos. (Il s’éclaircit la voix avec nervosité avant de poursuivre.) Par ailleurs, au moins la moitié d’entre eux mouillent dans le bassin en attendant qu’un poste d’amarrage se libère. Il sera plus difficile de les saisir si leurs patrons se rendent compte de ce qui les attend et décident d’appareiller. — Vous recevrez l’assistance de plusieurs galères, lui assura le père Styvyn sans aménité. Une expression agacée apparut brièvement sur le visage de Jynkyns. Néanmoins, il ne reprocha pas à Graivyr de s’être immiscé dans la conversation. Bien sûr que non ! se dit Lakyr. Graivyr n’est pas spécialement connu pour son humilité et son humeur égale. Dieu sait ce qu’il serait capable de signaler au Temple s’il jugeait quelqu’un – même l’évêque – coupable de faire obstruction aux décrets du Grand Inquisiteur. Je ferais bien de ne pas l’oublier, moi non plus. — Elles nous seront d’une aide précieuse, mon père, affirma-t-il tout haut, mais cela restera délicat. Nous ferons de notre mieux, je vous le promets, mais il n’est pas à exclure que quelques unités nous échappent. — Envoyez-les par le fond, si elles essaient ! ordonna sèchement Graivyr. — Si vous ne voyez aucun autre moyen de les arrêter, tempéra Jynkyns. Le regard que lui décocha Graivyr n’était pas de ceux que Lakyr avait l’habitude de voir un simple grand-prêtre adresser à un évêque. Pourtant, Jynkyns ne broncha pas. — C’est ce que je voulais dire, bien entendu, Votre Excellence, affirma l’intendant après une brève hésitation. — Je crains que ce soit plus facile à dire qu’à faire, mon père, reprit prudemment Lakyr. (Les deux ecclésiastiques se tournèrent vers lui. Il haussa les épaules.) Pour l’heure, aucune de nos batteries insulaires n’est armée. Des équipes réduites sont affectées aux pièces du port, mais pas aux dispositifs de défense plus éloignés. — Faites le nécessaire, alors ! Graivyr lui parlait comme à un imbécile. Lakyr sentit les muscles de sa mâchoire se contracter. — Ce n’est pas si simple, mon père, répondit-il en s’efforçant de dissimuler ses émotions. Je ne dispose pas du nombre de canonniers suffisant pour les servir. Nous n’y établissons normalement pas de permanence en temps de paix, vous savez. Pour la bonne raison, veilla-t-il à ne pas dire tout haut, qu’elles se trouvent à plus de cent milles de la ville, pauvre ignorant ! Les grandes îles qui séparaient l’anse de Ferayd de l’océan Austral, de même que les hauts-fonds les entourant, contribuaient à abriter la vaste baie des éléments souvent indisciplinés qui sévissaient au large de la pointe sud du continent de Howard. Ces îles étaient aussi les endroits rêvés où placer des batteries côtières pour couvrir les chenaux de navigation. Cependant, armer de telles fortifications coûtait très cher. Or Zhames II du Delferahk avait la réputation méritée d’avoir un chardon d’acier dans le portefeuille. En dehors du strict minimum en termes de personnel d’entretien, les batteries insulaires étaient pour ainsi dire laissées à l’abandon en temps de paix. — Il me faudrait plusieurs jours – et plus probablement deux ou trois quinquaines, même si vous me donnez accès au sémaphore de l’Église Mère – pour réclamer les équipes de pièce nécessaires, les faire venir et les déployer dans les îles, poursuivit-il du même ton péniblement neutre. Si j’ai bien compris, vous voulez fermer immédiatement le port aux bâtiments charisiens. Dans ces conditions, nous n’aurons pas le temps d’armer les forts des chenaux. — Je vois. Graivyr donna l’impression de chercher une faille dans les explications de Lakyr et de ne rien trouver, à sa grande irritation. — Vous ne vous trompez pas sur la promptitude avec laquelle nous entendons que vous observiez ces instructions, messire Vyk, reprit Jynkyns. Par ailleurs (il jeta un coup d’œil à Graivyr), Dieu n’exige l’impossible de personne. Je suis sûr que vous aurez à cœur, comme toujours, de faire tout ce qui est en votre pouvoir pour nous satisfaire. — Merci, Votre Excellence, répondit Lakyr avec une légère, mais sincère, inclinaison du buste. — Dans ce cas, nous allons vous laisser prendre les mesures nécessaires. Venez, Styvyn. Graivyr eut brièvement l’air tenté de revenir à la charge. En effet, s’avisa Lakyr, l’intendant aurait voulu contrôler personnellement toute l’opération. Devant son incapacité à le faire, un pis-aller serait de passer des heures à dicter sa conduite au chef de la garnison. Je n’ose imaginer la pagaille qui s’ensuivrait, songea-t-il avec ironie derrière une neutralité de façade. Non pas qu’elle soit totalement à exclure, même sans son aide. Je me demande d’ailleurs comment Clyntahn et le chancelier se figurent que réagiront Charis et le roi Cayleb… Il ne trouva aucune réponse à sa question… dans l’immédiat. Edmynd Walkyr, seul maître après Dieu de la Vague – du moins quand sa femme n’était pas sur le pont –, se tenait à la lisse de couronnement de son galion, l’air tracassé. C’était en général là qu’il se rendait pour se tracasser tout à loisir. De même, il préférait s’y employer après le coucher du soleil, quand aucun de ses hommes ne risquait de surprendre son expression et d’être contaminé par son inquiétude. Et, bien sûr, quand il se trouvait ainsi à l’abri des regards de Lyzbet et de ses tirages d’oreilles, son antidote personnel à l’anxiété. Elle n’oserait tout de même pas…, se dit-il. Pas devant l’équipage, en tout cas. Je crois. Il sourit à cette idée, mais son amusement fut de courte durée. Il retourna vite à ses soucis, le regard perdu dans les lueurs ténues du port de Ferayd, au-delà des eaux sombres du bassin. Peu importe ce qu’elle dira, décida-t-il. La prochaine fois, elle restera à la maison. Greyghor aussi. Il ne s’attendait pas à obtenir facilement satisfaction. Comme au moins le tiers, sinon la moitié des unités de la flotte marchande charisienne, la Vague et son jumeau, le Vent, étaient des affaires familiales. Edmynd et son frère Zhorj étaient respectivement capitaine et second de la Vague, tandis que le beau-frère d’Edmynd, Lywys, et le plus jeune des frères Walkyr, Mychail, occupaient les mêmes postes à bord du Vent. Les membres d’une même famille formaient souvent le noyau de l’équipage de ces navires. Ainsi, l’épouse d’Edmynd, Lyzbet, était l’écrivain de la Vague. De très bonnes raisons sous-tendaient cette organisation et, en temps normal, quand il n’y avait à se préoccuper que de l’air, des intempéries, des naufrages et des noyades, cela n’empêchait pas Edmynd de dormir. Mais ce temps n’avait rien de normal. Rien. Il posa les deux mains sur le garde-corps et se mit à tambouriner dessus. Depuis l’assaut injustifié du Groupe des quatre contre Charis, la tension était montée de façon incroyable. Comment aurait-il pu en être autrement ? Le Grand Inquisiteur lui-même s’étant fait complice d’une tentative de destruction de tout un royaume, les navires marchands de ce dernier ne pouvaient que se retrouver dans une situation que l’on aurait qualifiée charitablement d’« inconfortable ». Pourtant, Edmynd n’avait pas remarqué trop de perturbations lors de la première traversée tentée après la bataille de l’anse de Darcos. Il était parti sans Lyzbet cette fois-là – au prix d’un échange de points de vue qui l’avait fait rêver du calme d’un ouragan en plein océan – et n’avait rencontré aucun problème. La Vague faisait régulièrement la navette entre Tellesberg et Ferayd, aussi les agents et les marchands avec qui il traitait d’ordinaire au Delferahk s’étaient-ils montrés soulagés de le revoir. Ce n’était guère surprenant, au vu des marchandises qui s’accumulaient dans les entrepôts de Ferayd en attendant d’être transportées à destination, sans oublier l’impatience des négociants pressés de recevoir leurs livraisons de Charis retardées par la guerre. Malheureusement, cet accueil avait aussi suggéré – et Lyzbet n’avait évidemment pas manqué de le souligner – que rien ne s’opposerait à ce qu’elle fasse partie du prochain voyage. Elle avait donc embarqué, ainsi que leur fils aîné, Greyghor. Et Edmynd regrettait amèrement de ne pas les en avoir empêchés. C’est à cause de la lettre de l’archevêque, songea-t-il, morose. Je suis d’accord avec l’ensemble de ce qu’il a écrit, mais tout vient quand même de là. La dernière fois qu’il était venu, cette missive était encore en transit. Désormais, elle était arrivée, et la réaction de l’Église avait été plutôt… négative. Que tous les ports du continent, autant qu’Edmynd ait pu en juger, aient été inondés de milliers d’exemplaires imprimés de ce message n’avait d’ailleurs pas arrangé la situation. Auparavant, tout le monde s’était efforcé de poursuivre ses activités comme si de rien n’était, comme si Charis n’avait été attaquée que par des ennemis purement laïcs, au nombre desquels, bien entendu, les tout aussi séculiers « Chevaliers des Terres du Temple ». Après une provocation aussi affichée que celle de l’archevêque Maikel, ce n’était plus possible. Pis encore, les faits avaient été fortement déformés dans les comptes-rendus de l’Église, avec pour résultat prévisible que beaucoup de gens étaient désormais persuadés que c’était Charis qui avait menti. La plupart des marchands de Ferayd étaient encore ravis de voir les galions charisiens et leurs marchandises. Ils l’étaient moins de voir les Charisiens eux-mêmes. Ou, plutôt, ils redoutaient d’être surpris en leur compagnie. Sans doute fallait-il y voir une conséquence de ce que fréquenter des ressortissants d’une nation désignée comme ennemie de l’Église équivaille à risquer de s’attirer le mécontentement des autorités. S’ajoutait toutefois à cela une hostilité virulente, quoique sous-jacente, qui n’avait rien à voir avec le pouvoir en place. Dans toutes les villes portuaires, une frange de la population en voulait toujours à la marine marchande charisienne pour sa richesse, sa puissance et son omniprésence apparente. Les armateurs locaux lui reprochaient de les priver de cargaisons qui leur revenaient « de droit ». Les marins mettaient sur son compte leurs fréquentes périodes de chômage. Les artisans l’accusaient même de casser les prix du marché en l’inondant de produits fabriqués en Charis. Même les constructeurs de navires s’en plaignaient, « tout le monde » savait que les bâtiments charisiens étaient les meilleurs du monde, ce qui se ressentait forcément au niveau des ventes. Il y avait toujours quelqu’un pour maugréer. Or tous ces mécontents se voyaient désormais confortés dans leur opinion – sans en avoir réellement besoin, selon Walkyr – par le fait que tous les Charisiens soient des hérétiques déterminés à anéantir l’Église Mère. Plusieurs incidents fâcheux avaient eu lieu dans les tavernes du port. Un groupe de marins charisiens avait même été pris à partie dans une ruelle et sauvagement battu. La garde municipale n’avait d’ailleurs pas fait de zèle pour retrouver les coupables. Désormais, par un accord tacite général, les patrons des bâtiments charisiens encombrant les quais et les bassins de Ferayd interdisaient à leurs hommes de descendre à terre pour leurs virées nocturnes coutumières. Beaucoup d’entre eux, à commencer par Walkyr, s’étaient même préparés en secret aux émeutes qui risquaient d’éclater sur le front de mer. Walkyr espérait que la situation ne se dégraderait pas à ce point, mais rien n’était moins sûr. Il était du reste assez significatif de constater combien les équipages se plaignaient peu des restrictions imposées par leur capitaine. C’est décidé, se dit-il avec fermeté. Une fois que j’aurai rapatrié Lyzbet et Greyghor, ils resteront à la maison. Elle pourra me jeter à la figure toutes les invectives – et toutes les casseroles – qu’elle voudra, il est hors de question que je la laisse se mettre en danger. Il tressaillit mentalement à l’idée qu’il puisse arriver quelque chose à sa femme et prit une profonde inspiration en levant les yeux vers le ciel sans lune, déterminé à s’en tenir à sa résolution. Cela étant, conclut-il en son for intérieur, rien ne m’oblige à lui faire part de ma décision avant notre retour à Tellesberg, si ? — Très bien, gronda le sergent Allayn Dekyn, quelqu’un a-t-il une question de dernière minute ? De façon prévisible, personne ne répondit. Selon Dekyn, cela garantissait de manière tout aussi prévisible qu’il y avait au moins un crétin à n’avoir pas compris un point sur lequel il aurait mieux fait de s’interroger. C’était toujours le cas. Tous les sergents le savaient. Et c’était sans compter tout ce qui risquait de mal tourner ce soir-là. Dekyn fit la grimace et se retourna pour scruter la jetée mal éclairée depuis son poste d’observation, invisible dans le noir, à l’abri d’un tas de caisses. Pour lui, cette opération était d’une imbécillité rare. Bien sûr, il ne comptait faire part à personne de son opinion, surtout dans la mesure où il y aurait toujours un lèche-cul pour aller le dénoncer à l’Inquisition. Allayn Dekyn était aussi loyal à l’Église Mère que tout un chacun. Cela ne voulait pas dire qu’il était sourd, muet ou stupide. Il était le premier à trouver que les Charisiens avaient été trop loin en bravant ouvertement l’autorité du Conseil des vicaires, et même celle du grand-vicaire en personne. C’était inadmissible, évidemment ! Cependant… La grimace du sergent s’accentua. Qu’ils soient allés trop loin ou non, il ne pouvait pas faire semblant de ne pas comprendre ce qui les y avait poussés. Il était même d’accord avec certains de leurs griefs, à commencer par leurs accusations de corruption à l’encontre de la hiérarchie ecclésiastique. Pourtant, quelle que soit sa sympathie à l’égard de Charis, l’Inquisition ne la partageait pas, et il avait la triste certitude que le programme de la soirée découlait davantage d’une volonté de la part du Saint-Office de donner une leçon aux hérétiques qu’à quoi que ce soit d’autre de rationnel. De même, le moment choisi devait sans doute plus à l’impatience de l’Inquisition qu’à une quelconque planification réfléchie. Jamais Dekyn n’aurait considéré le milieu d’une telle nuit noire comme l’instant idéal pour ordonner à des soldats, dont beaucoup ne connaissaient que très mal le port, d’embarquer à bord de navires inconnus, alors qu’ils n’avaient même pas eu une journée pour s’y préparer. Enfin, je me montre peut-être un peu injuste, se dit-il. Pour capturer des navires au mouillage, il faut agir sous le couvert de l’obscurité, c’est certain. Au moins, on nous a dotés d’arbalètes et non de mousquets, ce qui nous évitera d’être aussi visibles dans le noir qu’un essaim de lézards luisants ! Pourtant, Langhorne sait tout ce qui peut foirer quand on lance une mission pareille en pleine nuit… D’ailleurs, je ne suis peut-être pas marin, mais quelque chose me dit que s’embarquer là-dedans à marée descendante n’a rien de génial non plus. Il secoua la tête et adressa un nouveau regard sévère à ses hommes – plus par habitude que pour autre chose – avant d’attendre aussi patiemment que possible le signal du capitaine Kairmyn. Même si le sergent Dekyn l’ignorait, il n’était pas le seul Delferahkien à éprouver des doutes quant au moment choisi pour l’opération à venir et au rôle qu’il allait y jouer. Le capitaine de vaisseau Hauwyrd Mahkneel, commandant de la galère Pointe-de-Flèche, était sans le savoir entièrement d’accord avec lui sur ces deux points. Mahkneel avait pour mission de sillonner le chenal principal de l’anse de Ferayd, et il regrettait de ne pas bénéficier de l’appui d’un second navire, surtout par une nuit pareille, sans lune, à marée descendante. Le chenal ménagé entre le haut-fond des Exocets et celui des Crabes-Araignées s’ouvrait à près de cent milles du port et en mesurait plus de douze de large. Selon Mahkneel, charger une galère isolée de couvrir une telle zone pour empêcher les navires marchands charisiens présents à Ferayd de s’échapper dépassait le domaine du ridicule pour sombrer dans celui de l’idiotie absolue. Seulement, personne ne lui avait demandé son avis, bien entendu. Debout au sommet du château arrière de sa galère, il leva les yeux au ciel. L’heure choisie aurait au moins un avantage : aucun des galions en fuite n’atteindrait sa position avant l’aube. Il disposerait donc de la lumière nécessaire pour les repérer, à condition que le temps ne se dégrade pas. La voûte étoilée était assez claire pour l’instant, mais la masse nuageuse qui la dissimulait au nord ne lui inspirait pas confiance, d’autant que le vent la poussait inexorablement vers le sud. Encore un coup du sort, rouspéta-t-il intérieurement. Non seulement les organisateurs de cette mission n’avaient pas tenu compte du menu détail selon lequel les fugitifs bénéficieraient à deux reprises du jusant, mais le vent serait aussi de leur côté. La mer était tout juste étale dans l’anse. Compte tenu du cycle de treize heures et demie du flux et du reflux, ainsi que de la vitesse probable de galions en fuite sous ce vent, la marée serait de nouveau descendante lorsque les fuyards atteindraient ces eaux, juste à temps pour profiter du fort courant qui régnerait alors dans les chenaux et les propulserait sans effort vers le large. Si on y ajoutait le vent de nord-nord-ouest, cela favoriserait tout autant les navires qui opteraient pour le chenal principal que ceux qui préféreraient tenter leur chance dans la passe Est, entre l’île Est et la pointe des Cœurs-Brisés. Ainsi portés par la brise et le perdant, même des bâtiments aussi patauds que des galions pourraient échapper à une galère bien manœuvrée. Or les galions charisiens, dont au moins un tiers semblaient bénéficier d’un nouveau gréement, étaient beaucoup plus marins que la plupart des bateaux de ce type. Une fois les Charisiens au large, les supérieurs de Mahkneel ne se soucieraient guère de la façon dont la Pointe-de-Flèche aurait été manœuvrée, ni de ce que son capitaine ait été contraint de débarquer plus de la moitié de ses cent cinquante fusiliers marins et un quart de ses trois cents rameurs, affectés aux équipes d’abordage de messire Vyk Lakyr. Il était tentant de rejeter la faute sur ce dernier, mais Mahkneel savait que le chef de la garnison n’avait lui non plus pas eu d’autre choix que d’obéir aux ordres et de réquisitionner le plus vite possible le maximum de bras et d’embarcations. De toute façon, il était grand temps que quelqu’un se décide à faire quelque chose contre ces foutus hérétiques et leurs mensonges, se dit Mahkneel, rageur. Ce n’est sans doute pas la façon la plus futée de procéder, mais au moins on fait quelque chose ! — Tous les hommes seront prêts à rejoindre leur poste une heure avant le point du jour, capitaine, fit une voix. Mahkneel se détourna du garde-corps et avisa, debout à son côté, le lieutenant de vaisseau Rahnyld Gahrmyn, son second. — Vous n’avez pas dit que le navire serait paré au combat en temps et en heure, comme se le devrait un bon second, lieutenant, fit remarquer Mahkneel avec un sourire caustique. — En effet, capitaine, admit Gahrmyn. Un second se doit aussi d’être honnête, après tout. Compte tenu de notre faible effectif, je me suis dit que la formule d’usage aurait été quelque peu exagérée. — Vous trouvez ? fit Mahkneel avec un petit rire amer. « Exagérée », vous dites ? Sous ses ordres depuis près de deux ans, le jeune officier ne lui avait pas fait une très bonne première impression. Marin de la vieille école, Mahkneel s’était tout d’abord méfié de ce lieutenant de vaisseau qui passait tout son temps libre à lire de la poésie et même à en écrire. Au fil des mois, toutefois, Gahrmyn avait largement démontré que ses goûts singuliers en matière de loisirs ne l’empêchaient pas d’être l’un des officiers les plus fiables et les plus compétents que Mahkneel ait jamais connus. — Il vaut mieux parler d’exagération que de mensonge éhonté, capitaine, non ? — Peut-être, oui… (Le sourire de Mahkneel s’atténua.) Appelez ça comme vous voudrez, toujours est-il que c’est bien emmerdant ! — Je crois que personne n’entrerait en désaccord avec vous sur ce point, capitaine. Moi pas, en tout cas. — Si seulement on avait pu nous trouver ne serait-ce qu’une autre galère pour nous aider à couvrir ce chenal, se plaignit Mahkneel pour au moins – d’après son estimation – la vingtième fois. — Si on avait attendu ne serait-ce que quelques jours, nous aurions sans doute obtenu satisfaction, souligna Gahrmyn. — Je sais, je sais ! (Mahkneel braqua un regard noir dans la direction générale de la ville et des nuages en approche.) L’odeur du vent ne me dit rien qui vaille, grommela-t-il. Ce sont des nuages de pluie, Rahnyld. Vous verrez ! Gahrmyn se contenta de hocher la tête. Mahkneel avait une intuition remarquable pour ce qui était des changements de conditions climatiques. — Sans vouloir avoir l’air de critiquer nos estimables supérieurs, capitaine, je me demande s’il n’y aurait pas eu un moyen plus sage de procéder. — Au lieu de ballotter sur les flots dans le noir comme une putain saoule et aveugle un soir de grand bal ? lança Mahkneel avant d’éclater de rire. Qu’y trouvez-vous à redire ? — Je ne parlais pas seulement de l’heure choisie, capitaine. — Ah bon ? (Mahkneel pivota vers son second pour l’observer à la faible lueur du fanal bâbord.) Que voulez-vous dire, dans ce cas ? — C’est juste que… (Gahrmyn fuit le regard de son supérieur pour plonger le sien dans l’obscurité.) Enfin, je ne suis pas sûr que fermer nos ports soit le meilleur moyen de faire face à cette crise, capitaine. — Cela ne fera pas de bien à Ferayd, c’est sûr, répliqua Mahkneel. Mais cela en fera encore moins à ces fichus hérétiques ! Son second s’étant détourné de lui, le capitaine ne parvint pas à déchiffrer son expression, ce qui valait peut-être mieux. Gahrmyn marqua une pause de plusieurs secondes, réfléchit avec attention à ses prochaines paroles, puis pivota vers Mahkneel. — Je suis sûr que Charis va le regretter, capitaine. Cependant, comme vous venez de le souligner, Ferayd en paiera aussi le prix. Et ce n’est pas la seule ville dans ce cas. Je crains qu’il s’avère plus facile d’ordonner la fermeture des ports que de la maintenir une fois que le commerce commencera à en souffrir. — Vous avez peut-être raison, reconnut Mahkneel. Cela dit, c’est à nous et au reste de la Marine qu’il appartiendra de remettre dans le droit chemin toute personne tentée de collaborer avec ces apostats. — J’espère seulement que nous aurons assez de navires pour joindre l’acte à la parole, capitaine. — L’Église Mère est en train d’en construire suffisamment pour répondre à nos besoins, en théorie, grogna Mahkneel. Un aspect de la dernière remarque de Gahrmyn le gênait profondément. Le lieutenant de vaisseau ne se trompait malheureusement pas sur les difficultés que rencontrerait la Marine pour empêcher toute fuite. Certains hommes manqueraient toujours de la clairvoyance nécessaire pour se soucier moins de leur porte-monnaie que de là où leur âme passerait l’éternité. Il faudrait énormément de galères pour faire appliquer les ordres du vicaire Zhaspyr. Seul un idiot aurait pu ne pas s’en douter. Pourtant, Mahkneel avait l’étrange impression que l’observation de Gahrmyn ne correspondait pas tout à fait à ce qu’il avait voulu dire au départ. — Espérons-le, capitaine, poursuivit Gahrmyn un peu plus brusquement. Avec votre permission, je vais effectuer une dernière ronde avant de me coucher. Étant donné notre manque d’effectifs, cela ne pourra pas faire de mal. — En effet, Rahnyld, acquiesça Mahkneel avec un sourire. Le lieutenant de vaisseau frappa son épaule gauche de son poing droit en signe de salut et disparut de nouveau dans le noir. — Trouvez-vous qu’il y a beaucoup d’animation ce matin, Kevyn ? fit une voix dans le dos de Kevyn Edwyrds, officier en second du galion charisien Kraken. Surpris, Edwyrds fit volte-face. Cela faisait à peine deux heures qu’il avait relevé le capitaine Hairys Fyshyr, et celui-ci, comme tout marin professionnel, savait combien il était important de prendre autant de sommeil que possible quand on en avait l’occasion. Voilà pourquoi Edwyrds ne s’était pas attendu à le voir faire irruption sur le pont en pleine nuit, alors que le Kraken évitait confortablement sur son ancre dans des eaux abritées. — Pardon ? fit le lieutenant. (Fyshyr pencha la tête sur le côté en le regardant droit dans les yeux. Edwyrds haussa les épaules.) Je n’ai pas bien compris votre question, capitaine. — Je vous ai demandé si vous trouviez qu’il y avait beaucoup d’animation autour de nous ce matin. — En fait, maintenant que vous me le faites remarquer, répondit Edwyrds en fronçant les sourcils, il me semble voir moins de bateaux qu’à l’ordinaire dans ce bassin depuis hier. Seuls trois ou quatre canots d’avitaillement ont voulu nous accoster l’après-midi dernier, au lieu de la vingtaine habituelle. — Je ne parlais pas d’animation habituelle, Kevyn, même si votre remarque est très pertinente. Il se trouve simplement qu’après avoir regagné ma cabine je me suis mis à réfléchir. Avez-vous remarqué que toutes les galères ont quitté le port juste avant l’aube hier matin ? — Eh bien, non, capitaine, admit Edwyrds d’une voix lente. Je ne l’avais pas remarqué, effectivement. Cela dit, je n’étais pas de quart hier matin. — Je n’y avais pas prêté attention, moi non plus, sur le coup. Comme je viens de le dire, je me suis mis à réfléchir sur ma bannette, et quelque chose d’étrange m’est revenu en mémoire. Je jurerais avoir vu au moins deux ou trois chaloupes militaires entrer dans le port peu après le départ des galères auxquelles elles appartenaient. Edwyrds fronça les sourcils plus encore. Il n’avait rien vu de tel, mais le capitaine Fyshyr n’était pas du genre à se faire des idées. Il se trouvait que la Marine du Delferahk, comme celle d’autres pays, autorisait ses capitaines à faire peindre leur navire à leur gré. La plupart – surtout ceux qui tenaient à étaler leur richesse – adoptaient des couleurs très marquées qui permettaient d’identifier leur commandement au premier coup d’œil. Par conséquent, si Fyshyr avait associé ces embarcations à des galères bien précises, il avait sans doute raison. — Cela paraît insensé, capitaine, lâcha-t-il après un long moment de réflexion. — N’est-ce pas ? Fyshyr parvint à éviter de donner à sa voix des accents de patience exagérée. Cela ne lui fut pas trop difficile, en fait, malgré la tendance d’Edwyrds à marteler l’évidence, car il avait beaucoup d’estime pour son second. Edwyrds n’avait sans doute pas inventé l’eau chaude, mais son bon sens compensait largement ses lacunes intellectuelles. En outre, il savait faire preuve d’un courage, d’un aplomb et d’une fiabilité à toute épreuve dans les instants critiques. Sans oublier qu’il avait servi en tant qu’officier de la Marine royale de Charis pendant près de dix ans, ce qui faisait de lui un atout inestimable à bord du Kraken, étant donné que ce galion n’était plus l’innocent transporteur de marchandises qu’il avait l’air d’être. — Il serait peut-être prudent, poursuivit le capitaine, de donner l’alerte dans l’entrepont. — Oui, capitaine, fit Edwyrds. (Il s’éclaircit la voix.) Hum ! capitaine… Voulez-vous que je fasse préparer les canons ? Sans ouvrir les sabords, bien sûr ? Soit ce garçon a plus d’imagination que je le pensais, soit j’ai vraiment mis le doigt sur quelque chose…, songea Fyshyr. Bon sang ! j’espère qu’il ne s’agit que de sa prudence habituelle ! — C’est une bonne idée, en effet, dit-il. Mais faites doucement, Kevyn… tout doucement… — J’ose croire que vous avez bien fait comprendre à vos hommes la nécessité de faire preuve de la plus grande fermeté avec ces hérétiques, capitaine Kairmyn ? — Bien entendu, mon père, répondit Tomhys Kairmyn en regardant le père Styvyn droit dans les yeux. Il aurait préféré éviter son regard, mais l’intendant était de ces inquisiteurs doués d’une confiance absolue en leur aptitude à lire la vérité dans les prunelles de leur interlocuteur. Dans ces conditions, il était très déconseillé de donner l’impression de vouloir se dérober à cet examen. Le père Styvyn Graivyr sonda le regard de Kairmyn avec intensité, comme s’il lisait effectivement dans son esprit. J’espère que ce n’est pas le cas, se dit Kairmyn, étant donné que les instructions de messire Vyk étaient presque diamétralement opposées aux siennes !. — Parfait, capitaine, déclara Graivyr. Parfait. L’intendant se détourna pour reprendre son guet, tapi dans l’ombre épaisse d’un entrepôt. Il n’y avait pas grand-chose à voir… pour l’instant. Il inspira bruyamment. — Je sais, dit-il comme pour lui-même, que tout le monde ne se rend pas compte du danger que représente le précipice au bord duquel nous nous tenons tous. Même certains membres de l’épiscopat semblent ne pas prendre la mesure de ce qui se passe. Ça, songea Kairmyn, c’était une référence à l’évêque Ernyst, ou je ne m’y connais pas. Cette réflexion ne fit rien pour le ragaillardir. — Je suppose qu’il serait malvenu de leur en vouloir, poursuivit Graivyr. Nous voudrions tous croire en la bonté de nos semblables, en refusant de nous imaginer que de simples mortels puissent s’opposer aux desseins de Dieu pour le salut éternel des hommes. Pourtant, même les archanges (il se toucha le cœur, puis les lèvres) ont découvert à leurs dépens que le péché peut venir à bout de la vertu et corrompre le plus pur des êtres. Les Charisiens ont entrepris de poursuivre l’œuvre de Shan-wei. À l’instar de leur maîtresse maudite pour l’éternité, ils ont commencé par exprimer de pieuses inquiétudes pour dissimuler leurs véritables objectifs. Kairmyn observa le grand-prêtre de dos en percevant dans sa voix la colère et l’exaspération qui y étaient profondément ancrées. — Les hommes, à commencer par le grand-vicaire, ne sont que de simples mortels, poursuivit Graivyr. Voilà ce qui rend leur mise en accusation si convaincante aux oreilles d’individus de peu de foi. Cependant, quelles que soient les faiblesses personnelles de Sa Sainteté, quand il s’exprime en tant que vicaire de Langhorne, c’est avec l’infaillibilité de Dieu. Certes, le vicariat est entaché de certaines… imperfections. Certes, des îlots de corruption subsistent au sein du clergé. Voilà, entre autres, ce que l’archange Schueler a chargé le Saint-Office de l’Inquisition de dénicher et de punir. Hélas ! malgré tout le zèle déployé, l’Inquisition ne viendra jamais à bout de sa tâche. Or, quand des pécheurs remettent en question la primauté de l’Église de Dieu, quel que soit le verni de légitimité dont ils parent leur provocation, c’est l’œuvre de Shan-wei et non celle de Langhorne qu’ils s’emploient à perpétuer. Et c’est cela (il fit de nouveau volte-face en braquant, dans l’obscurité, son regard furieux sur Kairmyn) qu’il faut à tout prix empêcher. Comme le chirurgien tranche un membre gangrené, nous devons extirper le poison de Shan-wei du corps des fidèles en les purifiant par l’action du feu et de l’épée. Kairmyn aurait voulu trouver le courage de demander au grand-prêtre si l’évêque Ernyst l’avait autorisé à se joindre à lui. Et même s’il savait où se trouvait son intendant. Il n’osa s’en enquérir, toutefois, pas plus qu’il n’avait osé interroger Graivyr quand il était arrivé avec une dizaine d’autres Schueleriens qu’il avait répartis dans les différents détachements affectés à la mission de la nuit. Autant que je sache, il a tout à fait raison sur ce qui se passe en Charis et ce que cela implique pour nous tous. Je ne suis qu’un pauvre soldat. Que sais-je de la volonté de Dieu ? de l’infaillibilité du grand-vicaire ? Les protestations des Charisiens ont bel et bien l’air légitimes, compte tenu du sort qu’ils accusent les « Chevaliers des Terres du Temple » de leur avoir réservé et des raisons sous-tendant cette agression. Néanmoins, comment savoir s’ils disent la vérité alors que l’Église Mère clame le contraire ? Le père Styvyn a raison sur au moins un point : ce n’est pas pour rien qu’on appelle Shan-wei la « mère des mensonges » ! — Mon père, lâcha-t-il enfin, je suis soldat et non prêtre. Je ferai de mon mieux pour vous obéir mais, si cela ne vous fait rien, je laisserai les questions de doctrine et de théologie aux âmes mieux à même de les appréhender, de par leur vocation et leur formation. — Je n’en attends pas moins de vous, capitaine, répondit Graivyr sur un ton plus chaleureux et plus approbateur que Kairmyn l’avait encore jamais entendu adopter. L’intendant se détourna encore pour scruter la nuit en hochant la tête. — Je n’en attends pas moins de vous, répéta-t-il à voix basse. — Tu viens te coucher, oui ou non ? s’impatienta Lyzbet Walkyr. — Hein ? fit Edmynd Walkyr en se détournant du garde-corps quand sa femme apparut à son côté. Elle le foudroya du regard et croisa les bras. — C’est l’heure de se coucher, lui dit-elle avec sévérité. — Je sais, oui. Je… je prenais juste un peu l’air. — Tu essayais de réunir assez de courage pour m’annoncer que tu as l’intention de repartir sans moi, la prochaine fois, oui ! Edmynd grimaça légèrement face à l’acerbité de son ton, mais finit par hausser les épaules. — Il y a de ça, admit-il. Excuse-moi. Je savais que tu ne serais pas d’accord… D’ailleurs, je m’estimerai heureux si j’arrive à rembarquer sans m’être fait fendre le crâne à coups de marmite ! Mais ma décision est prise. Je ne prendrai pas le risque qu’il t’arrive quelque chose, Lyzbet. Pardonne-moi, mais cela m’est impossible. Il ne discernait pas bien ses traits dans l’obscurité de la dunette, mais il distingua un relâchement de sa posture. Il n’exprimait pas souvent la profondeur de l’amour qu’il éprouvait pour sa femme, mais il savait qu’elle n’en doutait pas. Elle resta immobile quelques instants, puis s’approcha de lui et l’enlaça. — Ne t’avise pas de ruser ainsi, lui dit-elle en appuyant sa joue contre son torse. Et ne t’imagine pas que des mots doux suffiront à m’amadouer ! — Oh ! je ne me fais aucune illusion là-dessus, crois-moi, répondit Edmynd en lui retournant son étreinte. — Parfait. (Elle s’écarta de lui et le tint par les avant-bras en levant les yeux vers lui dans la lueur des fanaux de mouillage.) Je ne voudrais pas te donner l’impression de ramollir avec l’âge. Cela dit (elle se rapprocha de lui pour l’embrasser), si tu le prends ainsi, je vais devoir m’en accommoder. Exceptionnellement ! Edmynd eut la sagesse de ne pas louer le Seigneur à portée d’oreille de son épouse. — Dans ce cas, dit-il plutôt, permets-moi de faire une dernière ronde sur le pont. Je te rejoindrai ensuite avec plaisir. — Parfait, répéta-t-elle sur un ton très différent. Il sourit en reconnaissant l’inflexion provocatrice – et prometteuse – de sa voix. Il lui donna un autre baiser, lui tapota son postérieur encore remarquablement ferme et rebondi, puis s’éloigna. — Très bien, allons-y ! chuchota sèchement le sergent Dekyn. Sa section se mit en marche en silence – du moins dans la mesure de ce qu’on était en droit d’attendre de vingt-cinq fantassins au pied lourd – sur l’embarcadère faiblement illuminé. Dekyn jeta un coup d’œil par-dessus son épaule au bas-prêtre qui s’était joint au groupe. Le sergent n’appréciait guère l’ardeur du religieux. Il appréciait encore moins que sa section semble désormais dirigée par deux sergents… dont l’un était supérieur à l’autre. Comme s’il n’y avait pas déjà assez de raisons que ça tourne au vinaigre sans que mes hommes aient à obéir aux ordres de deux personnes différentes ! ronchonna-t-il intérieurement. Quand, oh ! quand les officiers et les prêtres seront-ils capables de se mettre sur le côté et de laisser les sergents faire leur travail ? Comme ses hommes et lui approchaient du premier navire de sa liste, il se concentra de nouveau sur sa mission. La section arrivait à peine à la hauteur de la lanterne illuminant le pied de la passerelle qu’un cri se fit entendre un peu plus loin sur l’appontement. — Vous, là-bas ! Faites place ! Nous montons à bord ! — Shan-wei ! jura Dekyn en reconnaissant la voix. Il n’avait jamais eu beaucoup d’estime pour le sergent Zohzef Stywyrt, le chef de la deuxième section de la compagnie. Pour lui, Stywyrt aurait été assez stupide pour faire un officier tout à fait convenable. Or ils étaient présents tous les deux quand le capitaine Kairmyn avait donné ses ordres. Par conséquent, même un abruti tel que Stywyrt savait qu’il aurait dû aborder le premier bâtiment de sa liste avant de se mettre à hurler sur les quais ! — Allez, on continue ! lança-t-il à ses hommes tandis que la garde des galions charisiens répondait aux cris de Stywyrt. Les étrangers n’eurent l’air ni ravis de détecter les intrus, ni d’humeur coopérative. Stywyrt laissa échapper une nouvelle exclamation, beaucoup plus obscène que la première. — Le con ! marmonna Dekyn dans sa barbe. Mais qu’est-ce qu’il… ? La question du sergent resta coincée dans sa gorge quand les cris se trouvèrent brusquement interrompus par le « dzong » caractéristique de l’arc d’acier d’une arbalète, suivi d’un hurlement strident. — Nom de nom ! gronda Dekyn. Au bout d’à peine une minute d’une opération qui se voulait discrète et rapide, ce crétin laisse déjà ses hommes tirer sur des civils ! Greyghor Walkyr était âgé de quatorze années sanctuariennes. Il avait passé presque un tiers de sa vie en mer à bord de l’un des deux galions de sa famille, mais c’était la première fois qu’on lui confiait de véritables responsabilités d’officier, au lieu de le cantonner dans un rôle de vulgaire garçon de cabine. C’était exaltant. Pourtant, même une telle expérience ne suffisait pas à le rendre aveugle à l’anxiété manifestée par ses parents, surtout depuis leur arrivée à Ferayd. Il ne comprenait pas tous les enjeux de la confrontation entre Charis et l’Église – il n’en comprenait même aucun –, trop obnubilé qu’il était par l’élargissement de ses horizons professionnels pour s’en préoccuper. Cependant, il s’était rendu compte de la nervosité ambiante. Comme sa mère et l’ensemble de l’équipage, il savait où son père avait coutume de se retirer pour s’inquiéter de tout ce qui concernait la Vague, mais il n’avait aucune intention de déranger ses parents. Ses oreilles résonneraient pendant une quinquaine de la taloche que sa mère lui assènerait s’il se risquait à commettre pareille incartade ! Malgré tout, même au tout début de sa formation et de sa carrière, un jeune officier avait des devoirs. Aussi Greyghor avait-il pris l’habitude de faire discrètement le tour du navire avant de se coucher. Il avait veillé à ne pas se faire remarquer de ses parents en attendant qu’ils regagnent leur cabine de manière à remplir sa mission autoattribuée sans s’attirer les sarcasmes auxquels il n’aurait pas échappé s’ils s’étaient avisés de ses intentions. Il s’était toutefois assez approché d’eux pour voir sa mère lever brusquement la tête lorsque des éclats de voix retentirent sur l’embarcadère. Greyghor en était encore à se demander d’où venaient ces appels quand sa réflexion fut interrompue par un hurlement atroce. Il se leva d’un bond de la glène sur laquelle il s’était assis. Comme il remontait le pont en direction de sa mère, celle-ci gagna en trois ou quatre vives enjambées le pavois du côté terre. Elle s’agrippa au garde-corps pour se pencher au-dessus de l’embarcadère. — Qui va là ? cria-t-elle. Que voulez-vous ? Greyghor ne comprit pas la réponse, trop indistincte, qui monta du quai. Il crut distinguer les mots « au nom de l’Église Mère », mais le reste fut couvert par la voix pressante de son père, plus vers l’avant du bâtiment, qui criait quelque chose à sa mère. — Fichez le camp ! aboya celle-ci. (Elle dévala l’échelle de la dunette pour gagner le tillac et se diriger vers la passerelle.) Fichez le camp, je vous dis ! — Nous montons à bord ! Cette fois, Greyghor n’eut aucun mal à comprendre cet avertissement, malgré l’accent delferahkien de l’homme qui l’avait lancé. — Par Shan-wei, vous n’en ferez rien ! répliqua sa mère en se saisissant d’un cabillot du râtelier fixé près de la coupée. C’est le navire de mon mari, ordures ! Vous ne… Le carreau qui transperça sans effort la chair de sa mère dans une gerbe de sang produisit le bruit le plus abominable que Greyghor Walkyr ait entendu de sa vie. L’impact la projeta sur le côté. Aucun son ne sortit de sa bouche. — Maman ! hurla Greyghor. Il se précipita vers elle tandis que de nouvelles vociférations – colériques, discordantes – montaient de l’embarcadère. — Whystlyr, pauvre imbécile ! rugit Allayn Dekyn. Je vous avais interdit de tirer, bon sang ! — Mais cette sale hérétique allait…, voulut protester le soldat. — Je me fous de ce qu elle allait faire ! On n’est pas là pour tuer des femmes qui ne… Greyghor atteignit sa mère. La vie à bord d’un navire à voiles carrées n’était pas toujours facile et jamais sans danger. Le jeune officier avait déjà vu des hommes se tuer en tombant du gréement. Il avait aussi été témoin de la chute d’un marin par-dessus bord et de sa noyade consécutive. En regardant sa mère qui gisait dans une mare de sang en expansion, une horrible plaie béant dans sa poitrine, il comprit d’expérience qu’elle était morte. Il ne l’appela pas une deuxième fois. Il ne héla pas davantage son père. Sans penser à rien, il bondit vers le loup monté sur chandelier que son géniteur avait fait charger après l’agression des marins du Diamant dans une ruelle de Ferayd. Les pierriers que les Charisiens appelaient « loups » existaient en plusieurs calibres. Celui de la Vague propulsait des boulets mesurant un pouce et demi de diamètre et pesant presque une demi-livre. Dans l’immédiat, toutefois, il était chargé de tout un sac de balles de mousquet. Le regard de Greyghor Walkyr s’enflamma lorsqu’il le fit pivoter d’un coup sec, le braqua sur les hommes qui venaient de poser le pied sur la passerelle et se saisit de la mèche lente allumée dont le pavois dissimulait la lueur aux yeux de quiconque se trouvait sur les quais. Il la porta au niveau de l’amorce. Un éclair fulgurant déchira la nuit noire. Allayn Dekyn n’eut même pas le temps de remarquer la flamme jaillie du canon. La charge de projectiles, telle de la chevrotine tirée par un énorme fusil de chasse, siffla le long de la passerelle et le réduisit à l’état de charpie sanguinolente, en même temps que l’arbalétrier fautif et trois de ses soldats. L’inquisiteur qui s’était joint aux hommes du sergent poussa un beuglement horrifié lorsque le sang de Dekyn l’aspergea en une vague chaude et salée. L’espace d’un instant, il fut incapable de faire un geste, voire de respirer. Bientôt, toutefois, la puissance venimeuse de sa panique se conjugua à sa haine pour les « hérétiques » de Charis. Il tourna violemment la tête pour braquer un regard furieux sur les vingt survivants de la section. — Qu’est-ce que vous attendez ? hurla-t-il d’une voix acérée par une rage née de la terreur. Tuez ces hérétiques ! Par saint Langhorne ! Pas de quartier ! — Nom de Dieu ! éructa Tohmys Kairmyn lorsque la déflagration du loup de la Vague illumina tout le front de mer tel le Rakurai de Langhorne. Qu’est-ce que c’est que ce b… ? Il s’interrompit brusquement en se souvenant du grand-prêtre debout à son côté, mais sa question n’en continua pas moins de résonner dans son crâne. Heureusement que messire Yyk avait ordonné de procéder en silence ! — Cela venait forcément des hérétiques, décréta le père Styvyn d’une voix éraillée. (Kairmyn se tourna vers l’intendant, qui haussa les épaules avec impatience.) Ce n’était pas une arbalète, capitaine ! Je ne suis pas soldat, mais je sais tout de même reconnaître un coup de canon. Cela venait donc de ces maudits hérétiques. Évidemment, leur première réaction aura été d’assassiner lâchement des hommes qui faisaient la volonté du Seigneur ! Qu’attendre d’autre de la vile progéniture de Shan-wei ? Kairmyn ne trouva rien à redire à la logique du Schuelerien quant à l’origine de la détonation, mais il aurait pu chicaner sur les deux dernières phrases. Cela ne changea rien, toutefois, à ce qui était sur le point de se jouer dans l’obscurité. Tout le long des quais, les soldats et les marins delferahkiens qui se dirigeaient discrètement vers leurs différents objectifs virent et entendirent la déflagration du loup. Elle n’échappa pas davantage aux sentinelles des galions charisiens qu’ils comptaient saisir. À bord, des cris retentirent, des cloches sonnèrent l’alarme, des pieds nus crépitèrent sur le bordé des ponts tandis que les équipages répondaient à l’appel des hommes de quart. L’espace d’un instant, les abordeurs hésitèrent. Mais seulement l’espace d’un instant. Les ordres de leur sergent et les cris passionnés des inquisiteurs ne tardèrent pas à les pousser sur les passerelles pour investir les navires avant que la résistance ait eu le temps de s’organiser. Les marins interloqués qui se précipitaient vers les pavois pour découvrir ce qui se passait se retrouvèrent nez à nez avec des soldats armés montant à l’assaut. Quelques-uns de ces gens de mer tournèrent les talons pour s’enfuir, mais les navigateurs charisiens n’étaient pas réputés pour leur manque d’audace. Les tempêtes, les naufrages et les pirates avaient tendance à éliminer les plus faibles sans pitié. Comme l’avait montré Lyzbet Walkyr, une posture de défi et une volonté farouche de défendre leur bateau étaient leur réaction instinctive à toute menace. Des hommes s’emparèrent de cabillots et d’épissoirs. D’autres empoignèrent le couteau dont on les avait dotés en silence, leur capitaine ayant, à l’instar d’Edmynd Walkyr, senti la tension monter. Çà et là sur le front de mer, d’autres loups chargés tonnèrent dans de vives explosions de lumière. — Langhorne ! s’exclama Kevyn Edwyrds. Hairys Fyshyr et lui se tenaient côte à côte au niveau de la lisse de couronnement du Kraken, le regard perdu dans l’obscurité du port. Le galion n’ayant trouvé aucun poste d’amarrage disponible à son arrivée, il avait mouillé à quelque quinze cents yards des quais. C’était encore assez près pour permettre de voir et d’entendre l’artillerie, pourtant légère, en action au milieu de la nuit. — Les pourritures ! s’écria Fyshyr à son tour. Ils essaient de saisir nos navires ! — En effet, capitaine. Regardez ! Fyshyr suivit le doigt tendu de son second. Un rictus lui déforma la bouche quand il avisa les deux chaloupes qui s’approchaient de son bâtiment. Les nageurs avaient de toute évidence été surpris par le tumulte régnant à terre. Sous ses yeux, ils accélérèrent la cadence. Ils n’avaient manifestement pas prévu que l’alarme soit donnée si vite et se trouvaient encore à dix minutes de leur cible. C’est plus qu’il nous en faudra, songea le capitaine avec hargne. — Tout le monde sur le pont ! beugla-t-il. Repoussez les abordeurs ! .XIV. Port de Ferayd et chenal principal de navigation Anse de Ferayd Royaume du Delferahk Messire Vyk Lakyr poussa un horrible juron lorsqu’une nouvelle bordée illumina la nuit. Ses batteries portuaires commençaient enfin à riposter, mais cela ne lui procura qu’un maigre réconfort. Il se tenait dans l’ouverture de la porte de manutention du premier étage de l’un des entrepôts du port, sous le bras émacié de l’impressionnant portique permettant de hisser caisses et barriques à ce niveau. À peine s’était-il installé dans ce poste de commandement improvisé que le vacarme, les coups de feu, les cris et les hurlements avaient mis fin à ses espoirs d’accomplir sa mission avec un minimum de violence et d’effusions de sang. Il ignorait ce qui avait mis le feu aux poudres, mais les premiers renseignements reçus étaient accablants : à l’opération de saisie prévue dans le calme et la discipline s’était substitué un massacre en bonne et due forme. Un massacre qui n’avait rien d’unilatéral, du reste, songea-t-il avec désolation. L’équipage d’aucun de ces navires marchands n’était assez nombreux pour résister longtemps à ses soldats et aux marins réquisitionnés pour grossir leurs rangs. Cependant, certains Charisiens avaient à l’évidence nourri au moins quelques soupçons quant à ce qui les attendait. Nombre d’entre eux avaient eu une arme à portée de main et s’étaient défendus avec détermination. Ils avaient même réussi à faire assez de victimes pour attiser la colère de ses hommes. Plus furieux encore, les inquisiteurs intégrés aux équipes d’abordage – sans que le père Styvyn ait cru bon d’en aviser messire Vyk – avaient ajouté au concert leur voix consacrée, contribuant ainsi à muer de purs instincts de colère et de terreur en une véritable soif de sang. Sous ses yeux, un nouveau galion charisien s’embrasa, rejoignant ainsi les deux qui brûlaient déjà le long des quais. Les flammes ne menaçaient apparemment pas de se communiquer aux entrepôts, mais créaient une atmosphère infernale de bon aloi. Messire Vyk distingua au moins un galion qui résistait encore à toutes les tentatives d’abordage. Visiblement, les hommes de deux ou trois autres bâtiments charisiens avaient réussi à renforcer son équipage. Sans doute l’avaient-ils rejoint à la nage une fois leur propre navire tombé aux mains de l’ennemi. Derrière la haute muraille, un loup tonna encore. Des mousquets crépitaient par-dessus les pavois. Quelqu’un lança même une grenade allumée sur le quai. Messire Vyk le craignait, cela ne ferait qu’exacerber la sauvagerie des attaquants une fois qu’ils seraient venus à bout des défenseurs. Bien sûr, rien n’aurait pu l’atténuer après tout ce qui s’était déjà passé. Et puisque c’est sous mon commandement qu’aura eu lieu cette boucherie, c’est sur moi que les Charisiens en rejetteront la faute, se lamenta-t-il intérieurement. Cette perspective ne l’enchantait guère. Personne ne voulait laisser le souvenir d’un assassin sanguinaire, surtout après avoir fait son possible pour éviter qu’il y ait des victimes. Pour l’heure, toutefois, il avait d’autres préoccupations. Il serra les dents quand une nouvelle bordée résonna dans l’obscurité en projetant une pluie de mitraille sur l’embrasure de ses batteries. Manifestement, au moins l’un des galions à l’ancre dans le bassin était un corsaire déguisé en marchand. Heureusement, le nombre de canons que l’on pouvait dissimuler derrière des sabords camouflés était assez limité. Malheureusement, les pièces en question – plus lourdes, d’après leurs détonations, que ce que messire Vyk aurait cru possible de cacher – étaient sans nul doute les nouveaux modèles à chargement rapide dont il avait entendu parler. Or les artilleurs charisiens avaient tout l’air de savoir s’en servir. Le galion glissa avec majesté le long des quais sous huniers et focs seuls, en tirant férocement sur les défenses portuaires. Plus longues à charger, les batteries delferahkiennes répliquaient par la projection de quelques boulets sporadiques. Lakyr distinguait peu de détails à travers la fumée, les flammes et l’obscurité, mais il lui sembla que ses canonniers touchaient rarement leur cible. En tout cas, ils étaient loin d’égaler la cadence de tir des Charisiens. Des hurlements à l’avant du Kraken apprirent au capitaine Fyshyr que son bâtiment venait encore d’être touché. Malgré toutes ses qualités, ce galion n’avait pas été conçu pour la guerre. D’une certaine façon, la faible épaisseur de sa muraille jouait en sa faveur, car elle limitait le nombre et la taille des éclisses par rapport aux navires de plus fort échantillon. En revanche, ce frêle écran de bois n’offrait qu’une résistance négligeable aux boulets qui le heurtaient. Le capitaine comptait déjà sept morts et au moins le double de blessés parmi son équipage. Soit moins que ce que nous avons infligé à ces salopards ! se dit-il avec une satisfaction carnassière. Les batteries du Kraken et ses loups montés sur chandelier au-dessus des pavois avaient pris par surprise les deux chaloupes delferahkiennes lancées contre lui. Les pierriers auraient suffi à eux seuls à massacrer les nageurs, mais les douze caronades de trente livres alignées le long de la muraille bâbord avaient fait du petit bois des embarcations, percutées de plein fouet par de doubles charges de mitraille tirées au ras de l’eau. Il n’y avait eu aucun survivant. Depuis, le Kraken n’avait pas perdu de temps. Seul, parmi les navires charisiens présents dans le bassin, à être doté d’un armement digne de ce nom, il ne pouvait pas être partout à la fois. Il avait tout de même réussi à intercepter – et à réduire en bouillie – les groupes de Delferahkiens montant à l’assaut de deux galions au mouillage. Ensuite, ses propres équipes en avaient repris trois. Fyshyr n’avait pas assez d’hommes à sa disposition pour former d’autres unités d’abordage sans que cela se ressente sur l’efficacité de ses batteries ou la capacité du Kraken à résister aux tentatives d’arraisonnement. Malgré tout, en plus des cinq bateaux sauvés par son intervention directe, trois étaient parvenus à se joindre à lui. Tous étaient armés d’au moins quelques loups, soit assez pour décourager des rameurs de les accoster, maintenant que leur équipage était sur le quivive. De son côté, Fyshyr avait déplacé son bâtiment le plus près possible des batteries du front de mer pour en noyer les embrasures sous un déluge de mitraille afin de les empêcher de tirer, le temps que d’autres navires charisiens s’écartent des quais pour échapper à la pagaille. Il fallait toutefois se rendre à l’évidence : peu y parviendraient. Un troisième galion prit feu. Fyshyr serra les dents au point d’en avoir mal. Il ignorait qui avait incendié ces navires mais, contrairement aux marins d’autres nations, qui avaient tendance à couler comme des pierres une fois dans l’eau, la plupart des navigateurs charisiens nageaient comme des poissons. Le Kraken en avait déjà récupéré une bonne dizaine. Le souffle court, ces rescapés avaient donné des événements plusieurs récits fragmentaires, mais éloquents – corroborés de surcroît par le nombre de cadavres aperçus par Fyshyr dans les flots miroitant de flammes –, qui avaient permis de se faire une idée de l’horreur régnant à bord des navires marchands assaillis. Le capitaine s’était de toute façon assez approché de l’un de ces galions pour y voir, en contre-jour sur fond de brasier, les abordeurs delferahkiens attirer contre le plat-bord les Charisiens animés de l’énergie du désespoir. Des lames avaient étincelé dans les lueurs enfumées et des corps soudain dénués de résistance étaient tombés dans l’eau comme autant de déchets. — C’est fini, capitaine ! cria Kevyn Edwyrds non loin de son oreille. (Fyshyr se tourna vers lui et le second du Kraken fit la grimace.) Plus personne ne sortira vivant de cet enfer ! ajouta-t-il en montrant d’un grand geste du bras le chaos de flammes et de violence qui faisait rage sur les quais. Il est temps de prendre la fuite ! Fyshyr voulut protester, rejeter l’analyse d’Edwyrds, mais ne trouva aucun argument valable. Trop de soldats delferahkiens déferlaient à bord des galions amarrés aux embarcadères. D’ailleurs, la plupart des navires marchands au mouillage avaient aussi été saisis par des abordeurs venus à l’aviron. Le Kraken et les huit bâtiments naviguant dans son sillage étaient, aux yeux de Fyshyr, les seuls à en avoir réchappé. Sans la protection du corsaire, plus aucune unité charisienne ne parviendrait à gagner le large. — Vous avez raison, admit-il. Mettez le cap sur le haut-fond des Crabes-Araignées. Nous allons emprunter le chenal principal. Le capitaine de vaisseau Mahkneel faisait lentement les cent pas le long du garde-corps de son château arrière, les mains derrière le dos, en se demandant comment se déroulaient les opérations à Ferayd. Si tout s’était passé comme prévu, l’ensemble des bâtiments charisiens en escale au port devaient être sous bonne garde depuis des heures. Seulement, il était rare que tout se déroule comme prévu… Il fit la grimace et leva les yeux vers le ciel qui s’éclaircissait progressivement à l’est. Seule une bande de nuit étoilée subsistait à l’horizon sud. Partout ailleurs régnait un gris indistinct et uniforme, les nuages repérés pendant la nuit s’étant peu à peu accumulés et étendus. La brise aussi s’était levée et soulevait des moutons en balayant l’anse de Ferayd avant de virer un peu vers le nord. De plus en plus chahutée, la Pointe-de-Flèche tanguait lourdement en affrontant les éléments. Les premières gouttes de pluie s’étaient abattues sur les ponts supérieurs de la galère près de deux heures plus tôt. Il ne pleuvait pas en cet instant précis, mais la visibilité n’irait pas en s’améliorant, même une fois le soleil levé. Mahkneel eut un grognement intérieur en faisant son deuil d’une quelconque embellie. Si certains de ces rafiots ont réussi à passer entre les mailles du filet, ils se montreront dans les heures à venir, se dit-il. Ce qui m’échappe, par contre, c’est comment nous serons censés réagir s’il en apparaît plus d’un ou deux. Il renifla avec un amusement ironique et involontaire, puis tâcha de se ressaisir. Il aurait au moins le temps de nourrir ses hommes avant qu’il se passe quelque chose d’intéressant. — Du nouveau, Kevyn ? s’enquit Hairys Fyshyr, de retour sur le pont, en frottant sa tunique pour en faire tomber des miettes de biscuit. — Toujours le même bâtiment, capitaine, répondit Edwyrds. L’officier en second du Kraken avait les traits tirés, comme il se devait après une nuit pareille. Personne n’avait beaucoup dormi à bord et, malgré le vent fraîchissant, le convoi mené par le Kraken ne filait au maximum que huit ou neuf nœuds. Pourtant, une telle vitesse supposait de porter plus de toile que la plupart des patrons de marine marchande se risquaient d’ordinaire à en hisser la nuit, les vigies ayant peu de chances de les avertir de l’arrivée d’un grain à temps pour réduire la voilure. Cependant, compte tenu de la présence dans les parages, à l’affût des fugitifs, des galères qu’il avait vues appareiller la veille au matin, aucun capitaine ne s’était opposé à ses directives quand il les avait exhortés à faire route à leur meilleure allure possible. — Toujours le même bâtiment, répéta Fyshyr. La dureté de son propre ton ne lui échappa point. Vingt-sept navires marchands charisiens, en plus du Kraken, étaient à quai ou au mouillage à Ferayd quelques heures plus tôt. Sur ces vingt-huit bateaux, seuls dix, soit un bon tiers, en avaient réchappé… pour l’instant. Et je crois qu’aucun ne s’en serait sorti sans nous, songea-t-il amèrement. Dans ces conditions, qu’a-t-il bien pu se passer ailleurs ? Il se doutait que la réponse à cette question ne lui plairait pas beaucoup quand il finirait par la découvrir. À moins que le roi Zhames du Delferahk ait soudain perdu la tête, cette opération devait être l’œuvre de Clyntahn et du Groupe des quatre. D’après les survivants sauvés des eaux par le Kraken, leurs agresseurs n’avaient que le mot « hérétiques » à la bouche et ne faisaient visiblement aucune différence entre les hommes, les femmes et les enfants quand il s’agissait de les tuer. Fyshyr n’osait imaginer comment la couronne de Charis réagirait lorsqu’elle l’apprendrait. Il préférait ne pas y penser. Plus important, dans l’immédiat, la seule raison pour laquelle des Charisiens avaient pu quitter Ferayd était que personne au Delferahk ne s’était avisé de la nature de corsaire du Kraken. Par conséquent, il était peu probable que beaucoup de bâtiments aient eu la même chance dans les autres ports où s’étaient sans aucun doute déroulées les mêmes scènes. Et si j’avais été à la tête de cette opération… — L’ennemi aura placé une sentinelle au large de l’ouverture du chenal, devina-t-il à voix haute. — Oui, capitaine, acquiesça Edwyrds. Soit là, soit plus au sud, dans le chenal lui-même. — Voire aux deux endroits à la fois. Fyshyr s’agrippa des deux mains à la lisse de couronnement et se mit à tambouriner dessus de ses doigts en observant les autres galions, déjà visibles dans les lueurs grises annonçant l’aube, qui faisaient route dans le sillage du Kraken. — C’est ce que j’aurais fait, en tout cas, affirma Edwyrds en hochant la tête. Cependant, capitaine, il y avait très peu de galères au port quand tout a commencé. À combien de sentinelles devons-nous nous attendre, selon vous ? Ce fut au tour de Fyshyr de hocher la tête. L’interrogation d’Edwyrds était très pertinente : il n’y avait eu que peu de galères disponibles à Ferayd. De toute façon, l’ensemble de la Marine du Delferahk ne comptait au total qu’une petite trentaine de telles unités. Si Fyshyr ne se trompait pas sur le maigre préavis qu’avaient dû recevoir les autorités locales, elles n’avaient pas eu le temps de faire venir des renforts à l’appui des trois ou quatre galères présentes. D’ailleurs, s’ils en avaient eu davantage à leur disposition, ils les auraient sûrement mises à profit pour les abordages. Elles auraient été plus efficaces que de simples chaloupes. — Eh bien, lâcha-t-il en se retournant vers Edwyrds, s’ils nous attendent depuis tout ce temps dans les parages du chenal, ils ne savent rien de ce qui s’est produit à Ferayd. Comment ça a tourné, je veux dire. Et ils ne sont pas plus au courant de notre armement que leurs petits camarades à terre. — Non, capitaine, en effet, ânonna Edwyrds en plissant les yeux. — Refermons les sabords, décida brusquement Fyshyr. Laissons la moitié des loups en place sur leurs chandeliers : nul ne s’étonnerait qu’un galion en soit équipé, dans une quantité raisonnable. Au contraire, on serait surpris de n’en voir aucun signe. Quant au reste… Il n’acheva pas sa phrase. Les sourires que son second et lui échangèrent n’eurent rien à envier à celui qu’aurait affiché l’homonyme de leur bâtiment. — Voiles à l’horizon ! Au cri de la vigie, Hauwyrd Mahkneel leva vivement la tête. — Cinq voiles… Non, au moins sept voiles… Cap nord-noroît ! — Sept ? (Le capitaine secoua la tête.) Sept ? — Quelque chose a dû mal tourner, capitaine. Mahkneel ne s’avisa d’avoir parlé tout haut qu’en entendant son second lui répondre. Il se tourna vers lui. Le lieutenant de vaisseau Gahrmyn haussa les épaules. — J’ignore quoi, capitaine, mais les faits sont là. À mon avis, messire Vyk a dû être obligé de dévoiler son jeu plus tôt que prévu et ces bâtiments sont ceux qui ont réussi à éviter l’abordage et à appareiller. Mahkneel acquiesça d’un grognement. L’explication de Gahrmyn était sans doute la bonne, mais elle ne plaisait guère au capitaine. Ces sept navires devaient représenter près du quart des galions charisiens présents à Ferayd quand la Pointe-de-Flèche avait gagné le large en vue de cette opération. Désormais, Mahkneel avait en tout et pour tout une galère à sa disposition pour les arrêter. Et si un seul d’entre eux parvient à s’échapper, c’est moi qu’on clouera au pilori. Peu importe que je n’aie les moyens d’en intercepter qu’un seul à la fois ! — Branle-bas de combat, lieutenant de vaisseau Gahrmyn, ordonna-t-il sèchement. — À vos ordres, capitaine ! Gahrmyn toucha son épaule en signe de salut, fit volte-face et entreprit de crier ses ordres à son tour. Les sifflets de manœuvre retentirent, la voix grave des tambours se mit à rouler et les pieds nus de l’équipage crépitèrent sur les ponts de la Pointe-de-Flèche tandis que chacun répondait à l’appel aux postes de combat. — Holà ! du pont ! J’en vois au moins neuf à présent ! cria la vigie, ce qui arracha une grimace à Mahkneel. Les chiffres n’allaient pas en s’améliorant. Heureusement, il s’agissait de navires de commerce, et non de bâtiments de guerre. Les batteries de la Pointe-de-Flèche faisaient peut-être figure de plaisanterie par rapport à ce qu’on disait de l’armement des galions du roi Cayleb, mais huit faucons de huit livres devraient suffire à venir à bout de n’importe quel marchand. Dans le cas contraire, les pièces de chasse du château de proue – un léviathan de cinquante livres flanqué de krakens de trente livres, tous trois dirigés vers l’avant – s’en chargeraient. Le problème n’était pas de savoir si sa galère pourrait arrêter un galion qu’elle aurait pris à partie, mais plutôt de savoir si elle pourrait le faire avec neuf d’entre eux avant que la plupart, sinon tous, lui soient passés sous le nez. Enfin, d’après la Charte, Langhorne sait quand un homme a fait tout son possible. Je n’aurai plus qu’à espérer que l’Église Mère et le roi se montrent aussi compréhensifs. — Voulez-vous faire parler les pièces de chasse ou les faucons, capitaine ? s’enquit le lieutenant de vaisseau Gahrmyn. — Un seul boulet du léviathan suffirait à retourner l’un de ces rafiots. — En effet, capitaine. — Cela dit… Mahkneel se frotta le menton d’un air pensif. Ce qu’il venait de glisser à Gahrmyn était indubitablement exact. Les pièces de chasse déploieraient une puissance disproportionnée par rapport à la résistance de n’importe quel navire marchand. Cependant, elles se révéleraient bien plus impressionnantes que les faucons. En outre, il pourrait continuer à harceler les Charisiens par-derrière s’ils décidaient de prendre la fuite. Par ces conditions de mer, ses canonniers n’auraient sans doute pas à se vanter de leur précision. Ils pourraient même s’estimer heureux de toucher leur cible à plus de soixante ou soixante-dix yards. Néanmoins, ils auraient peut-être de la chance et, quand bien même, des négociants menacés de voir leur coque transpercée par des boulets de cinquante livres pourraient très bien renoncer à tenter le diable. — Que le maître canonnier fasse charger les pièces de chasse, décida-t-il. Dites-lui que le coup de semonce devra être tiré par le léviathan. (Gahrmyn haussa les sourcils et Mahkneel partit d’un rire sans joie.) Je n’apprécie pas beaucoup les hérétiques, Rahnyld, mais je n’aime pas non plus ôter la vie quand je peux l’éviter. Si vous étiez le capitaine d’un navire marchand, que feriez-vous en voyant un léviathan tirer un boulet à quelques yards de votre proue ? — À vrai dire, capitaine, répondit son second avec le premier véritable sourire que Mahkneel ait distingué chez lui depuis la réception de leurs ordres, je crois qu’après avoir fini de me pisser dessus j’amènerais mes couleurs aussi vite qu’il serait humainement possible de le faire ! — Que va-t-il entreprendre, selon vous, capitaine ? demanda Kevyn Edwyrds à voix basse en voyant le bâtiment ennemi fendre dans leur direction les moutons de plus en plus agités. Très basse sur l’eau, la galère delferahkienne souffrait à l’évidence davantage des éléments que les galions, mais il se dégageait de ses lignes allongées une élégance indéniable par rapport aux voiliers à hautes murailles et joues arrondies. Conçue pour le cabotage, elle était beaucoup plus courte et de moindre tirant d’eau que n’importe quel équivalent charisien. Elle devait déplacer tout juste un tiers des mille tonnes du Kraken et portait à l’avant et à l’arrière des châteaux beaucoup plus bas et plus étroits que ceux d’une galère charisienne. Ces faibles dimensions la rendaient plus rapide à l’aviron par temps calme, mais la désavantageaient terriblement dès que la mer commençait à se former. Son étrave effilée comme un rasoir fendait l’eau verte en soulevant de formidables gerbes d’écume qui recouvraient de mousse blanche la structure extérieure déclive supportant les bancs de nage. Toute cette eau devait mettre de l’animation à bord, se dit Fyshyr en songeant à ce que cela impliquait aussi pour l’artillerie embarquée. — Visiblement, il s’apprête à nous adresser un coup de semonce à l’aide d’une de ses pièces de chasse, dit le capitaine à voix haute. S’il veut nous manquer de peu à plus de cent yards, j’aimerais encore mieux qu’il nous vise directement. — Il aura peut-être de la chance, capitaine. — Peut-être. Enfin, je suppose qu’il s’approchera encore un peu avant de tirer. En effet, il lui faudra dix bonnes minutes, voire davantage, pour réapprovisionner son vieux modèle de canon dans de telles conditions de mer. Si nous ne lui obéissons pas une fois qu’il nous aura semoncés – vraisemblablement à l’aide de sa pièce de chasse principale – il lui faudra être assez près de nous pour avoir une bonne chance de nous toucher à l’aide de ses deux bouches à feu restantes. — Comment comptez-vous réagir, capitaine ? Fyshyr réfléchit à la question d’Edwyrds sans quitter des yeux la galère en approche. Les caronades du Kraken étaient chargées et prêtes à tonner, à ceci près que les sabords camouflés étaient encore fermés. Restait à savoir si ce subterfuge tiendrait longtemps. Il était très tenté de tirer dès que l’ennemi serait à portée de tir efficace. Malheureusement, convint-il à part lui, cette distance dépasserait à peine la centaine de yards dans ces conditions de navigation, même pour ses artilleurs expérimentés. Avant de faire feu, cependant, il faudrait ouvrir les sabords et sortir les canons, ce qui prendrait au moins quelques secondes, soit assez pour permettre aux équipes de pièce d’une galère en état d’alerte de tirer en premier. Demeurait bien sûr l’inconnue concernant la précision et l’efficacité de ces tirs, surtout s’ils étaient précipités, mais tout de même… — Maintenons le cap pour l’instant, décida Fyshyr. Autant que possible, j’aimerais l’encourager à gaspiller au moins un boulet de ses pièces de chasse. Mahkneel considéra d’un œil furibond le troupeau désorganisé de galions en approche. Ils ne montraient aucun signe de vouloir mettre en panne, alors que seul un benêt de la pire espèce aurait pu se méprendre sur ses propres intentions. Heureusement, ils n’avaient pas fait ce qu’il craignait le plus : s’ils s’étaient éparpillés pour tenter d’échapper chacun de son côté à la Pointe-de-Flèche, celle-ci n’aurait pu en arrêter plus d’un ou deux, au grand maximum. Mais non, ils étaient restés collés les uns aux autres tels des moutons apeurés, ce qui lui convenait parfaitement. — Commençons par celui-là, dit-il à Gahrmyn en désignant le galion de tête. Plus imposant que la plupart des autres, il marchait à un bon quart de mille de ses conserves. Tandis que celles-ci restaient agglutinées à bonne distance, au vent de la Pointe-de-Flèche, leur chef de file avait laissé un peu arriver, ce qui le rapprocherait progressivement des canons de Mahkneel. — À vos ordres, capitaine ! Le lieutenant de vaisseau salua son supérieur, puis se dirigea vers l’avant pour transmettre ses ordres au maître canonnier. Mahkneel hocha la tête, satisfait de la minutie coutumière de son second. — Par… fait, chantonna presque Fyshyr en regardant le Delferahkien s’approcher du Kraken. Encore un peu plus près… — Allez-y, lieutenant de vaisseau Gahrmyn ! cria Mahkneel dans son porte-voix de cuir. L’officier en second se redressa de la formidable volée du léviathan de quatre tonnes et demie sur lequel il s’était penché personnellement à l’intérieur du château avant, ouvert au niveau de l’embelle. Il ne répondit à l’ordre de Mahkneel que par un geste de la main, puis adressa un signe de tête au chef de pièce. Celui-ci se baissa un instant sur la culasse de son arme pour vérifier à son tour la visée, puis se mit sur le côté et approcha de l’amorce le fer chauffé au rouge qu’il tenait dans sa main droite. Une volute étincelante s’échappa de la lumière. Sitôt après, le gigantesque canon cracha des flammes et de la fumée avec un bond en arrière sur son affût dépourvu de roues avant d’être arrêté net par ses bragues. Le choc du recul, transmis le long des virures de pont de la Pointe-de-Flèche, se fit sentir jusque dans la plante des pieds de Mahkneel. À plus de cent yards au-delà du galion, le panache blanc soulevé par le boulet lors de son contact avec l’eau n’échappa à aucun observateur malgré les moutons. Alors ? Que comptes-tu faire, maintenant, mon cher ami hérétique ? se dit le capitaine, sardonique. — Eh bien ! voilà qui fut très inamical, murmura Hairys Fyshyr avant d’élever la voix : Maintenant, lieutenant de vaisseau Edwyrds ! Mahkneel avait le regard rivé sur le galion charisien. Pourtant, il lui fallut deux ou trois battements de cœur pour en croire ses yeux lorsque les mantelets des sabords, soigneusement peints de la même couleur que la coque, se soulevèrent brusquement. Ils bondirent vers le haut comme d’une seule main et la gueule trapue des caronades jaillit de la muraille soudain percée sur toute sa longueur. Le capitaine en resta bouche bée, mais son second avait tout vu, lui aussi. Il n’avait pas besoin qu’on lui donne des ordres, aussi les pièces de chasse latérales rugirent-elles presque simultanément. À vrai dire, elles firent même feu un peu trop tôt, au moment où se dressait l’avant de la galère. L’un des deux boulets manqua complètement sa cible. Quant à l’autre, même s’il atteignit la coque charisienne, il la toucha trop haut pour être efficace. Il creusa dans le pavois un trou rond bordé d’éclisses et poursuivit sa trajectoire montante pour plonger loin dans l’eau sans infliger d’autres dégâts au galion. La Pointe-de-Flèche n’eut pas cette chance. Le pont du Kraken se souleva lorsque douze tonnes de caronades reculèrent en un seul rugissement brutal. Un nuage de fumée enfla, dissimulant tout alentour l’espace d’un instant, malgré la brise fraîche. Bientôt, toutefois, il disparut, emporté par le vent tel un banc de brume partant en lambeaux. Fyshyr montra les dents en avisant de nouveau la galère. — À gauche toute ! À gauche toute ! cria Mahkneel pour présenter la Pointe-de-Flèche à l’ennemi par le travers de manière à faire usage de son armement de bordée pendant que les canonniers de l’avant rechargeaient les pièces de chasse. Par malheur, la galère avait à peine commencé de répondre à son gouvernail que le Charisien fit feu. Malgré la relative étroitesse de leur cible, malgré les mouvements qui l’animaient, de même que le pont sous leurs pieds, malgré, enfin, le boulet qui avait déjà endommagé leur navire, les canonniers charisiens ne commirent pas d’erreur. Au moins huit projectiles, chacun aussi lourd que ceux des pièces de chasse latérales de la Pointe-de-Flèche, s’abattirent sur l’avant de la galère. Des hurlements s’élevèrent lorsque les masses de fer poursuivirent leur course sur toute la longueur du bâtiment, en tuant ou mutilant quiconque se trouvait sur leur passage. L’une d’elles frappa la structure de nage tribord et s’y fraya un chemin en tranchant les avirons telle une lame fauchant les blés. Deux autres fendirent l’air sur le pont des rameurs dans un ouragan de débris mortels. La Pointe-de-Flèche chancela lorsque s’interrompit brutalement la chorégraphie soigneusement coordonnée de ses hommes. D’autres boulets traversèrent la galère au niveau du pont supérieur. Ils transpercèrent de part en part le château avant, jaillirent de son ouverture arrière tels des démons et firent à leur tour un carnage dans les rangs des matelots et des fusiliers qui attendaient l’ordre d’aborder le galion ventripotent désemparé après sa capitulation. Un projectile fracassa l’affût de la pièce de chasse tribord, qui dégringola en tuant presque tous ses servants. Un autre encore percuta le cabestan en propulsant sur le pont une tornade de fragments de bois et de fer. — Virez, bon sang ! beugla Mahkneel à l’intention de son timonier, qui força de tout son poids sur la barre. Malgré la dévastation de ses avirons tribord, la Pointe-de-Flèche avait conservé assez d’élan pour obéir à son gouvernail. Elle finit par pivoter et amener ses faucons bâbord en position de tir. C’est alors que Hauwyrd Mahkneel découvrit que les rapports ridicules faisant état de la stupéfiante cadence de tir de l’artillerie charisienne n’étaient pas si ridicules que cela, après tout. — Bravo ! cria Hairys Fyshyr quand sa seconde bordée fracassa le navire delferahkien. Ses canonniers savaient combien il était important de se hâter au combat, mais ils prenaient malgré tout le temps de viser, en profitant du roulis descendant pour tirer, de sorte que chaque boulet frappe bien la coque de la cible. Une nouvelle tempête de fer s’abattit sur la galère. La Pointe-de-Flèche était plus solidement bâtie que son adversaire, mais beaucoup moins qu’une galère charisienne. En outre, son changement d’axe avait exposé son flanc au lieu de sa mince étrave aux canonniers du Kraken, qui bénéficiaient ainsi d’une cible plus large. Les lourds projectiles pulvérisèrent ses bordages, qui volèrent en éclats en massacrant l’équipage. Comme la galère, portée par son erre, se rapprochait du galion, Fyshyr commença de percevoir les cris des blessés et des mourants. Le capitaine delferahkien parvint à achever sa manœuvre et la batterie de faucons tonna. Au moins trois boulets de huit livres heurtèrent le Kraken et un cri de douleur se fit entendre. Cependant, les artilleurs charisiens s’employaient déjà à recharger les caronades fumantes. La galère avait à peine tiré sa première bordée que le galion fit parler la poudre pour la troisième fois. Mahkneel chancela et s’agrippa à la lisse de pavois pour recouvrer l’équilibre. Deux fois, trois fois, le feu charisien martyrisa son pauvre navire ballotté par les flots. Une confusion totale régnait parmi les rameurs de la Pointe-de-Flèche, qui avait perdu tout son élan. Les morts et les blessés s’entassaient sur les ponts comme la galère dérivait, impuissante, sous le vent. Le lieutenant de vaisseau Gahrmyn était tombé. Était-il mort ou blessé ? Le capitaine l’ignorait. Sous ses yeux, le « navire marchand » qui avait déjà infligé tant de dégâts à son commandement changea de cap. Il laissa porter pour se glisser derrière son navire agonisant, à quelques yards de sa poupe, et Mahkneel se savait incapable de faire quoi que ce soit pour l’en empêcher. Il regarda les canons charisiens surgir encore par les sabords. Il vit l’explosion de leur nouvelle bordée, sentit l’impact du fer sur son bateau comme s’il s’agissait de sa propre chair, et sut que tout était fini. — Amenez le pavillon ! entendit-il quelqu’un crier de sa propre voix. Amenez le pavillon ! En voyant le drapeau vert et orange du Delferahk descendre telle une vouivre blessée, Fyshyr sentit ses lèvres se soulever en un ricanement fielleux. Il revit en pensée ces corps jetés par-dessus bord comme autant de déchets. Il entendit de nouveau les récits des survivants, pleins de meurtres et de massacres, de femmes tuées et d’enfants martyrisés, parmi les encouragements forcenés à exterminer les « hérétiques » au nom de Dieu. Ses canons tonnèrent encore et une exultation féroce envahit son cœur lorsque les boulets de fer s’enfoncèrent dans la coque déchiquetée de la galère. Ce sont eux qui ont choisi de commencer ce carnage, se dit-il avec sauvagerie. À eux d’en assumer les conséquences. — Ils ont amené, capitaine ! cria Edwyrds à son oreille. Fyshyr hocha la tête. — Je sais, dit-il sans ambages tandis qu’une autre bordée saccageait la carcasse sanguinolente de l’ennemi. — Bon sang, capitaine… Ils ont amené ! hurla Edwyrds. — Et alors ? (Fyshyr se tourna vivement vers son second en pointant le bras vers là d’où ils venaient.) Nous ont-ils avertis de leurs intentions, comme se le doivent « officiers et gentilshommes » ? Ces gens avec qui nous ne sommes même pas en guerre se sont-ils interrompus quand ils s’en sont pris aux nôtres ? à nos femmes et à nos enfants ? quand ils ont brûlé nos navires ? égorgé nos amis ? Edwyrds l’envisagea un instant, puis secoua la tête et se pencha vers lui. — Non, capitaine, en effet. Mais cette galère était déjà au large quand cela s’est produit. Et quand bien même, nous ne sommes pas comme eux. Tenez-vous vraiment à faire de nous ce que Clyntahn nous accuse déjà d’être ? Fyshyr écarquilla les yeux de surprise en voyant le fruste et direct Kevyn Edwyrds lui assener ce plaidoyer. L’espace d’un interminable instant, comme rugissaient encore les batteries du galion, les deux hommes retinrent leur souffle en soutenant le regard de l’autre… et le premier à baisser les yeux fut le capitaine. — Non, Kevyn, lâcha-t-il d’une voix qui aurait été presque inaudible même sans le fracas de la bataille faisant rage alentour. Non. Vous avez raison. Il jeta un dernier coup d’œil à la galère moribonde et prit une profonde inspiration. — Cessez le feu ! cria-t-il. Cessez le feu ! .XV. Ambassade de Charis Siddar République du Siddarmark - Palais du roi Cayleb II Tellesberg Royaume de Charis Debout devant la fenêtre, pensif, messire Rayjhis Dudragon mobilisa toute la bonne volonté dont il était capable pour se réjouir de son affectation. D’ordinaire, il y arrivait assez bien. De toutes les ambassades que pouvait se voir confier un diplomate ambitieux, celle de Siddar était sans doute la plus enviée, même s’il fallait s’accommoder de l’arrogance naturelle, presque inconsciente, des continentaux envers ce que même les plus tolérants d’entre eux avaient tendance à appeler « les îles reculées ». Les Siddarins étaient à cet égard un peu moins pénibles que la plupart de leurs voisins, mais les côtoyer réclamait tout de même une solide maîtrise de soi. Néanmoins, outre de telles menues réserves, la république était le poste le plus confortable dont un Charisien puisse rêver sur le continent. Le Siddarmark était très attaché à son antique forme de gouvernement républicain. La société et les usages y étaient beaucoup moins stratifiés que dans la plupart des États plus puissants de Sanctuaire. Cela n’empêchait pas ce pays d’entretenir lui aussi de grandes dynasties – qui constituaient de fait, quoique à mots couverts, une noblesse héréditaire tout aussi écrasante que partout ailleurs – et, même si les « parvenus » dont la fortune était née du commerce y étaient moins montrés du doigt que dans d’autres royaumes, les préjugés de ce type y étaient tout de même plus tenaces que sur l’île natale de Dudragon. Malgré tout, les extravagances sociétales de Charis étaient relativement bien acceptées au Siddarmark. En outre, les Siddarins avaient en commun avec les Charisiens une indépendance d’esprit farouche et obstinée qu’ils revendiquaient comme faisant partie intégrante de leur identité nationale. C’était sans aucun doute cette liberté de pensée, songea Dudragon, qui expliquait en grande partie l’inimitié traditionnelle existant entre Siddar et Sion. En dépit des cauchemars chroniques dont souffraient à l’évidence les Chevaliers des Terres du Temple, aucun Protecteur de la république n’avait jamais envisagé sérieusement de se lancer à la conquête de leur territoire et de ses alléchantes richesses. Quoi qu’il en soit, les chanceliers de l’Église Mère craignaient tous, génération après génération, qu’un Protecteur dément passe un jour à l’acte ou – hypothèse plus terrifiante encore, car nettement plus réaliste – que l’intransigeance des Siddarins les incite à rejeter un décret de l’Église. Si jamais cela se produisait, les piquiers professionnels, bien équipés et entraînés, de l’armée républicaine constitueraient un ennemi redoutable. Or, contrairement à Charis, ce serait un ennemi qui vivrait littéralement à la porte d’à côté. Cette indépendance d’esprit expliquait aussi les liens commerciaux étroits qui unissaient traditionnellement le Siddarmark et Charis. Les marchands occupaient en grand nombre les bancs de l’Assemblée du peuple élue de la république. Cette classe et celle des grands propriétaires de terres agricoles dominaient à elles deux la représentation nationale, en grande partie parce que le droit de vote était soumis à de strictes conditions de ressources. Si les marchands avaient, pour des raisons évidentes, avantage à entretenir des relations amicales avec Charis, c’était encore plus vrai des propriétaires terriens, et ce malgré de vieux préjugés de leur part contre les banquiers et les négociants en général. Nul au Siddarmark n’était capable de rivaliser avec les prix proposés par les Charisiens en matière de produits manufacturés. À l’inverse, Charis était de loin le premier débouché du coton brut, de la soie, du thé, du tabac et du blé siddarins. C’était une relation commerciale lucrative que les deux nations avaient tout intérêt à préserver. Tout cela expliquait pourquoi l’ambassadeur de Charis auprès de la république du Siddarmark avait la tâche plus facile que beaucoup de diplomates. Dans des circonstances normales, du moins. Or les circonstances n’étaient plus du tout « normales » et messire Rayjhis doutait qu’elles le redeviennent un jour. Il fit la grimace en continuant à admirer, par la fenêtre de son bureau, le miroitement des eaux bleu nuit de la baie de Bédard nord, au-delà des toits ensoleillés de Siddar. La baie de Bédard nord – généralement appelée tout simplement « baie Nord », pour la distinguer de la baie de Bédard proprement dite, plus vaste et plus au sud – mesurait plus de deux cents milles de large et le passage entre les deux bassins dépassait à peine les trente milles. Les chenaux de navigation étaient encore plus étroits et la république avait bâti, à grands frais, les puissantes fortifications de l’île de Castelroc sur le haut-fond séparant les deux passes principales, là où celles-ci se rapprochaient le plus l’une de l’autre. À bien des égards, Castelroc était l’île de la Glotte de la république. Cependant, aucune des deux anses de la baie de Bédard ne s’était révélée aussi essentielle au développement du Siddarmark que la baie de Howell à celui de Charis. Toujours est-il que la topologie des lieux faisait de Siddar un abri très sûr. La piraterie n’y avait jamais posé un problème. Quant au front de mer et au quartier des entrepôts, ils grouillaient à l’ordinaire d’une activité rappelant Tellesberg. Par ailleurs, en sa qualité de l’un des plus grands ports de la façade occidentale de Havre, Siddar avait attiré l’une des plus importantes communautés charisiennes de Sanctuaire. Pour toutes ces raisons, la ville était le point de rencontre de courants d’opinion contradictoires qui se déchaînaient depuis que le conflit entre Charis et ses ennemis s’était mué en guerre ouverte. La tension était déjà bien réelle quand tout un chacun faisait de son mieux pour se persuader que les Chevaliers des Terres du Temple et le Conseil des vicaires – ou du moins le Groupe des quatre – étaient des entités distinctes. Depuis l’arrivée à Sion – et, autant que messire Rayjhis ait pu en juger, dans tous les ports de la planète – de la lettre accusatrice de l’archevêque Maikel, le fragile vernis de ces aimables faux-semblants s’était écaillé et la tension régnant dans la république avait enflé en conséquence. Même les opposants au Groupe des quatre n’en dorment plus la nuit, songea Dudragon. Et ne parlons pas de la ligne dure des Templistes ! Le seul point positif est que les plus extrémistes étaient déjà très impopulaires au Siddarmark avant le début des hostilités. Par malheur, la situation ne peut désormais qu’empirer. Bon sang ! qu’est-ce qui a bien pu passer par la tête de Cayleb et de Staynair ? Cette vérité désagréable lui fit accentuer sa grimace. Il avait beau se méfier du Groupe des quatre et rester persuadé qu’ils faisaient tout sauf la volonté du Seigneur, messire Rayjhis Dudragon était de ces Charisiens qu’horrifiait le soudain schisme déclaré entre Tellesberg et le Temple. Tiraillé entre ses allégeances, il priait pour que n’ait jamais lieu la confrontation pourtant inévitable entre le royaume qu’il aimait et l’Église qu’il révérait. Hélas, avec ces fous qui s’entêtent des deux côtés, je ne serai jamais exaucé, se lamenta-t-il. Cependant, j’aurais mauvaise grâce à le reprocher à Cayleb, étant donné ce que le Groupe des quatre a voulu lui faire. Par ailleurs, malgré tout ce que je pense de sa lettre, Staynair a raison sur les abus et la corruption de l’Église. Mais il y aurait tout de même un meilleur moyen d’y remédier ! L’Église Mère veille sur les âmes des hommes depuis le jour de la création. Personne ne voit-il où nous mènera forcément une telle division ? Cette question le touchait tout particulièrement. Comme lui, la communauté charisienne de Siddar était partagée entre les partisans enthousiastes de ce qu’on appelait déjà « l’Église de Charis », d’une part, et les Templistes, d’autre part. Il soupçonnait du reste l’éloignement géographique de Siddar par rapport à Tellesberg de jouer sur la nature de cette opposition. Si Dudragon ne se trompait pas, les Templistes ne représentaient qu’une part infime de la population de son royaume d’origine, alors qu’ils comptaient dans leurs rangs au moins la moitié des Charisiens établis à Siddar. Par malheur, la plupart des Siddarins n’ont l’air de faire aucune différence entre un groupe de Charisiens et un autre. Pis encore, l’Église ne doit pas être plus perspicace. Comme si cela ne suffisait pas que les Charisiens soient divisés entre eux, même au sein d’une même famille, que cette mésentente tourne à la colère, voire à la haine, entre des amis ou des frères, entre des parents et leurs enfants… Si le Groupe des quatre met dans le même sac que les ennemis de l’Église les Charisiens qui souhaitent lui demeurer fidèles, tout espoir de réconciliation est d’ores et déjà perdu. Dès lors, quelle issue me reste-t-il ? Il n’avait pas de réponse à cette question, sinon la loyauté qu’il avait jurée et la mission qu’il avait acceptée en devenant l’ambassadeur du roi Haarahld auprès du Protecteur de la république Greyghor Stohnar. Il regardait toujours par la fenêtre quand on frappa discrètement à la porte de son bureau. Il haussa les sourcils, puis les fronça. L’après-midi touchait à sa fin et la page du jour sur son agenda était agréablement vide, pour une fois. Or le rythme frappé sur le battant – deux coups, un seul, trois, puis deux – était le code que devait employer son secrétaire pour l’avertir de l’arrivée d’un visiteur important. Il se détourna de la fenêtre, gagna son bureau à la hâte et se carra dans son fauteuil. — Entrez ! lança-t-il d’une voix aimable en se préparant à se lever, avec au visage une habile expression de surprise, lorsque son hôte inattendu serait invité à franchir la porte. Finalement, il n’eut même pas besoin de feindre la stupéfaction. — Messire l’ambassadeur, maître Khailee souhaiterait s’entretenir quelques instants avec vous, déclara Zheryld Mahrys, son secrétaire. — Certainement, répondit Dudragon par réflexe. Merci, Zheryld. — Je vous en prie, messire l’ambassadeur. Mahrys se retira avec son efficacité discrète coutumière. Dudragon adopta son expression professionnelle de diplomate en se retrouvant seul avec le nouveau venu. Rolf Khailee était un homme d’assez haute stature, au teint pâle et aux cheveux blonds courants dans la république, mais auxquels le Charisien ne s’était toujours pas habitué. gé d’une cinquantaine d’années, Khailee arborait le nez fort suggérant – à juste titre – qu’il appartenait au puissant clan Stohnar. En effet, il était cousin au quatrième degré de Greyghor. Par ailleurs, il ne s’appelait pas « Rolf Khailee », mais Avrahm Hywstyn – seigneur Avrahm Hywstyn, plus précisément – et occupait un poste de fonctionnaire de rang intermédiaire au ministère des Affaires étrangères. La nature exacte de ses activités au sein de cette institution relevait du plus grand mystère pour la plupart des gens, mais ses relations avec le Protecteur de la république permettaient d’imaginer d’intéressantes possibilités. Messire Rayjhis Dudragon n’avait besoin de rien imaginer, toutefois. Il faisait partie des rares privilégiés à savoir que le seigneur Avrahm était chargé par son éminent cousin de surveiller le pouls des relations de la république avec les royaumes qui lui étaient les plus précieux. Il était aussi l’intermédiaire par lequel passait le chef du Siddarmark pour transmettre à un ambassadeur des messages ou des informations particulièrement confidentiels. Bien entendu, personne, pas même – ou encore moins – Greyghor n’admettrait jamais rien de tel, d’où l’existence du personnage de « maître Rolf Khailee » parfois joué par Hywstyn. Dudragon savait très bien que cette mascarade ne trompait personne, mais là n’était pas la question. Elle autorisait une certaine prise de distance officielle, qui n’était en définitive pas plus tirée par les cheveux que la distinction entre les Chevaliers des Terres du Temple et le Conseil des vicaires. En outre, nul ne chercherait querelle au Protecteur de la république du Siddarmark à propos des fictions diplomatiques qu’il jugeait bon d’entretenir. De toute façon, si Avrahm se fait appeler Khailee aujourd’hui, c’est parce qu’il a quelque chose d’important à me dire… et qu’il n’est pas là. — Quelle heureuse surprise, « maître Khailee », dit-il sans se démonter. Puis-je vous offrir un rafraîchissement ? — C’est très aimable à vous, messire l’ambassadeur. Hélas, je suis assez pressé cet après-midi. Peut-être un autre jour. — Bien sûr, murmura Dudragon en invitant son visiteur à prendre place sur le siège confortable disposé devant son bureau. Il attendit que « Khailee » se soit installé, puis se rassit à son tour. — Puis-je vous demander quel bon vent vous amène ? — Voyez-vous, un message assez étonnant s’est retrouvé sur mon bureau ce matin. Un message du chancelier Trynair au seigneur Frahnklyn Wallyce. Dudragon parvint à ne rien afficher d’autre qu’une attention polie malgré la vague de panique qui le submergea. Le seigneur Frahnklyn Wallyce était le chancelier de la république, c’est-à-dire l’homologue siddarin du comte de Havre-Gris. Que ce soit « Khailee » qui ait fait le déplacement et non un émissaire officiel de la chancellerie n’annonçait déjà rien de bon, mais qu’il soit porteur d’un message de Trynair à Wallyce était plutôt alarmant. « Plutôt alarmant », tu parles, Rayjhis ! se rabroua-t-il. C’est terrifiant, tu veux dire ! — Ah, bon ? lâcha-t-il aussi calmement que possible. — Si. (Assis très droit, son visiteur braquait sur lui un regard absorbé.) Il a été transmis d’urgence par sémaphore à l’attention du Protecteur de la république. Par malheur, ce dernier est en déplacement cet après-midi. Il ne sera de retour en ville que tard ce soir. — Je l’ignorais, dit Dudragon en s’efforçant de comprendre « Khailee » à demi-mot. — Le chancelier Trynair a demandé que son communiqué soit remis dès que possible à son destinataire, et ce dans la plus stricte confidentialité. Nous nous retrouvons donc face à un problème de taille. En effet, sans savoir où se trouve le Protecteur de la république – nous connaissons son emploi du temps, mais ignorons s’il s’y est tenu –, nous ne pouvons pas envoyer à sa poursuite une estafette qui ne serait pas sûre de le localiser. Par conséquent, afin de garantir la confidentialité et la sécurité souhaitées par le chancelier, nous avons transmis ce texte au palais du Protecteur. En attendant qu’il l’y découvre, nous avons lancé à sa recherche des courriers chargés de lui annoncer son arrivée. — Voilà qui me semble parfaitement consciencieux. — Merci. Cependant, c’est aussi ce qui explique ma venue, en qualité de l’un de ces courriers, pour ainsi dire. Il se trouve que le Protecteur de la république avait laissé entendre qu’il pourrait passer par votre ambassade sur le chemin du retour. Son programme de la journée n’étant pas gravé dans le marbre, rien ne me garantit qu’il vous rendra visite. Cependant, si jamais vous le voyez, pourriez-vous lui transmettre un message de ma part ? — Je serais enchanté de vous rendre ce service. — Merci, messire l’ambassadeur. (Un sourire apparut sur la bouche du Siddarin, pas dans ses yeux.) Pourriez-vous lui dire que nous avons reçu des instructions du chancelier, au nom du Grand Inquisiteur ? Bien entendu, je ne puis vous détailler un communiqué si confidentiel, mais je vous saurais gré d’informer le Protecteur que le capitaine du port, le directeur des douanes et l’amiral de port attendent son autorisation pour mettre en application les directives du Grand Inquisiteur. Enfin (il regarda Dudragon droit dans les yeux), nous aurions également besoin qu’il nous indique comment héberger les matelots et les cadres des navires marchands concernés par cette opération jusqu’à ce que l’Église pourvoie à leur confort. Dudragon sentit les muscles de son abdomen se contracter. Il savait que son émotion se lisait sur ses traits, mais ses réflexes de diplomate professionnel l’avaient abandonné l’espace d’un instant. — Certainement, s’entendit-il répondre. — Merci. (« Maître Khailee » recula son siège et se leva.) Messire l’ambassadeur, ce fut un plaisir, comme toujours. Hélas, je dois m’en aller. Il y a encore plusieurs endroits où je voudrais laisser un message à l’intention du Protecteur, au cas où il y passerait. Et c’est très urgent. Nous avons besoin qu’il prenne une décision avant l’aube. — Je comprends. Dudragon se leva et accompagna son visiteur jusqu’à la porte. — J’espère que vous le trouverez à temps. Si jamais je le vois, je ne manquerai pas de lui faire la commission. — Dans ce cas, messire l’ambassadeur, j’ai bien l’honneur. Le Siddarin inclina la tête avec courtoisie, franchit la porte et la referma derrière lui. Dudragon resta le regard rivé sur le battant pendant plusieurs secondes tendues, puis tâcha de se ressaisir. Il savait – ou croyait savoir – pourquoi Greyghor avait pris le risque, très réel pour son cousin et lui, de lui faire parvenir l’avertissement de « Khailee ». En tant qu’ambassadeur de Charis, Dudragon ne doutait pas de la façon dont il était tenu de réagir. Malgré tout, le fils loyal de l’Église qu’il était trembla à l’idée de saboter de façon délibérée un ordre direct du Grand Inquisiteur émis au nom du Conseil des vicaires. N’oublie pas qu’il ne représente pas tout le Conseil, se rappela-t-il avec désespoir, mais uniquement le Groupe des quatre. Dieu sait quel objectif ses trois collègues et lui poursuivent en ce moment ! Quoi qu’il en soit, cela ne me dispense pas d’honorer la volonté expresse de l’Église Mère. Cependant, si je ne tiens pas compte de ces informations… Il se pencha pour appuyer le front contre le bois froid du battant, aux prises avec une lutte intérieure entre son sens du devoir et ses convictions. Enfin, il prit une profonde inspiration, redressa sa colonne vertébrale et ouvrit la porte. Le jeune Mahrys l’attendait dans le couloir. Dudragon lui adressa un sourire. — Trouvez-moi quelques messagers, Zheryld. Des gens capables de tenir leur langue. — Oui, messire. Euh… quel message devront-ils transmettre ? Le sourire de Dudragon se mua en un rictus désagréable. — Contentons-nous d’annoncer que tout navire charisien présent à Siddar est sur le point de s’aviser qu’une affaire pressante l’attend ailleurs. N’importe où ailleurs, si vous voyez ce que je veux dire. Malgré lui, Mahrys écarquilla les yeux. Son visage perdit peu à peu sa couleur. Il déglutit bruyamment. — Oui, messire, lâcha-t-il après un long moment d’angoisse. Il se trouve que j’ai exactement les hommes qu’il vous faut. — J’ai l’impression déprimante d’avoir déjà vécu cela, dit Cayleb Ahrmahk en allumant la mèche de sa lampe de chevet. — Vous m’en voyez navré. (Merlin eut un bref sourire gêné.) Il devient de plus en plus difficile de trouver un moment opportun pour vous transmettre discrètement un message, maintenant que vous êtes roi et non plus un simple prince héritier. — Ou du moins pour le faire sans que personne ne remarque rien, convint Cayleb en bâillant. Il bascula les jambes par-dessus le rebord de son lit et se mit debout en grimaçant. — Je n’ose imaginer ce que ce sera après le mariage, ajouta-t-il avec aigreur. — Cayleb… — Je comprends ! (Cayleb afficha le même sourire gêné que Merlin.) Je n’imaginais pas, en acceptant de m’en remettre aux frères zhernois pour décider de qui mettre dans le secret, que je m’en mordrais si vite les doigts. — Personne ne cherche à compliquer la situation, commença Merlin. Vous savez que… — Oui, je sais que Maikel et vous êtes d’avis de la mettre au courant. Pour ma part, j’aurai du mal à trouver une justification à sa mise à l’écart une fois que nous serons mariés. Je n’arrive pas à me défaire de l’idée qu’il s’agit d’un de ces secrets d’État qu’un roi et une reine ne doivent en aucun cas se cacher. Merlin hocha la tête. Il voyait bien que Cayleb le savait tout à fait d’accord avec lui. Il fallait absolument en parler à Sharleyan, ne serait-ce que dans une version édulcorée du genre : « Au fait, vous saviez que le seijin a des visions ? » Cependant, les plus prudents des frères zhernois n’avaient pas tout à fait tort. Si intelligente et volontaire que soit Sharleyan, si large d’esprit qu’elle donne l’impression d’être – à tort ou à raison –, les initiés ne la connaissaient pas depuis assez longtemps pour prévoir sa réaction aux implications bouleversantes du journal de saint Zherneau. Merlin était persuadé qu’elle le prendrait beaucoup mieux que certains le craignaient, mais c’était en partie parce que cela faisait deux ans qu’il la surveillait par le biais de ses PARC. À force de la voir, de l’écouter et de constater son aptitude à garder un secret d’État, il en était venu à éprouver un profond respect pour sa vivacité d’esprit et sa curiosité intellectuelle, ainsi que pour son courage moral et sa capacité à faire face aux réalités les plus inattendues. En tant que l’homme qui avait jadis répondu au nom de Nimue Alban, il l’admirait encore plus de faire preuve de telles qualités dans un royaume où jamais femme n’avait régné bien longtemps. Ce point de vue, toutefois, était inaccessible aux frères zhernois, conscients uniquement de leurs responsabilités au titre de gardiens du secret du fondateur de leur ordre. Cayleb ne connaissait Sharleyan que depuis quelques jours. Il sautait aux yeux de tout un chacun, cependant, qu’ils étaient aussi ravis l’un que l’autre de s’être rencontrés. Par conséquent, Merlin en était certain, beaucoup des frères soupçonnaient le jugement de Cayleb d’avoir perdu de son impartialité. Quant au roi, il avait réussi à se rappeler que les inquiétudes des frères risquaient d’être fondées. Il ne lui restait plus qu’à y croire… Cela étant, n’oublions pas combien il tient de son père, songea Merlin. Par ailleurs, quand il donne sa parole, on peut compter sur lui. — Ne vous inquiétez pas, Merlin, dit Cayleb d’un ton bourru, comme s’il lisait dans l’esprit de son conseiller. Il eut un geste impatient de la main puis sortit du cercle de clarté baignant son chevet pour se diriger vers la fenêtre. Il considéra le clair de lune pendant plusieurs secondes à travers les voilages de gaze oscillant sous la brise, puis se retourna. — Bien ! Maintenant que j’ai fini de râler, qu’êtes-vous venu m’annoncer, cette fois ? — Une mauvaise nouvelle, répondit Merlin. Cayleb se rembrunit en percevant le ton de sa voix, mais le seijin ne lui trouva pas l’air surpris. — Quelque chose me dit que vous vous en doutiez déjà. — Disons que je ne vous imagine pas me tirer du lit à une heure pareille pour une bagatelle. Or je ne vois pas quelle nouvelle pourrait être décrite à la fois comme « bonne » et « importante », par les temps qui courent. — C’est vrai, hélas, acquiesça Merlin avant d’inspirer profondément. J’étais en train d’étudier le rapport établi par Orwell à partir des enregistrements de mes PARC, poursuivit-il en appréciant le soulagement que cela représentait de ne plus avoir à parler par circonlocutions avec Cayleb quand il abordait un tel sujet. Le jeune roi de Charis avait encore du mal à comprendre ce que représentait une technologie avancée, mais il avait largement fait la preuve de son ouverture d’esprit, et ce qu’il avait déjà assimilé n’avait fait qu’aiguiser son appétit d’en savoir davantage. Par malheur, tout n’était pas si rose : même avec l’aide d’Orwell, il se passait trop de choses dans le monde pour qu’un seul être – même cybernétique – arrive à tout surveiller. Or ces difficultés ne faisaient qu’empirer à mesure que les événements faisaient boule de neige. En outre, Merlin n’avait toujours pas découvert la nature des mystérieuses sources d’énergie dissimulées sous le Temple. Par conséquent, il n’osait pas glisser de PARC dans les salles de réunion du Groupe des quatre, ce qui n’arrangeait rien. Grâce à Orwell, les ressources de Cayleb en matière de renseignement étaient incomparablement plus développées que celles de n’importe qui à la surface de la planète, mais elles n’étaient pas parfaites, et Merlin découvrait trop tard beaucoup de problèmes. Il lui arrivait même de passer complètement à côté, se fustigea-t-il d’une manière qu’il savait pourtant infondée en revoyant défiler sous ses yeux artificiels des images de massacres et de vaisseaux en flammes. — J’ai plusieurs nouvelles à vous annoncer, reprit-il à voix haute, mais les plus importantes viennent du Siddarmark et du Delferahk. — Du Siddarmark et du Delferahk ? répéta Cayleb. (Il poussa un grognement en voyant Merlin faire « oui » de la tête.) Ces deux pays sont un peu trop éloignés l’un de l’autre pour se liguer contre nous, non ? — Oui et non, malheureusement, répondit Merlin d’un air sinistre. Cela dit, ce n’était pas non plus leur idée, au départ. Écoutez… Septembre de l’an de grâce 892 .I. Palais du roi Cayleb II Tellesberg Royaume de Charis C’est étrange, se dit le comte de La Combe-des-Pins en gagnant de nouveau sous bonne escorte la salle du trône du palais de Tellesberg. Je n’aurais jamais cru pouvoir ressentir plus d’appréhension que lors de ma première visite. Je m’étais trompé. Les deux gardes, l’un vêtu du noir et or de Charis, l’autre de l’argent et bleu de Chisholm, le devancèrent sur le sol de pierre polie, sous les ventilateurs silencieux. Rien n’avait changé dans la pièce, sinon que l’estrade était désormais un peu plus large et accueillait deux trônes au lieu d’un seul. Pas étonnant qu’il ait eu besoin de temps « pour y réfléchir »… Malgré son anxiété, La Combe-des-Pins eut du mal à réprimer un sourire en avisant la jolie jeune fille assise à la droite de Cayleb. Je n’arrive pas à croire qu’ils aient réussi à organiser leur mariage sans que personne en Émeraude en entende parler. Nahrmahn avait raison sur Sharleyan depuis le début, pourtant, et sur autre chose aussi. À lui seul, Cayleb est déjà très dangereux. Ensemble, Sharleyan et lui feront de Hektor de la tripaille à krakens. Quand cela arrivera, j’aimerais autant me trouver à bord avec eux plutôt que dans l’eau avec leur victime. Le comte de Havre-Gris se tenait entre les deux trônes, à équidistance des deux monarques. L’archevêque Maikel, lui, était debout à la gauche du roi. En dehors du premier conseiller, du prélat et de leurs gardes du corps personnels, Cayleb et Sharleyan étaient seuls. Tiens donc…, se dit La Combe-des-Pins. L’absence d’autres conseillers – et de témoins – suggérait que les souverains entendaient s’exprimer librement. Était-ce bon ou mauvais signe pour Émeraude ? Cela restait à voir, évidemment. Il s’arrêta à la distance convenable de l’estrade, fit la révérence à chacun des deux monarques, puis se redressa et attendit respectueusement. — Eh bien, Votre Grandeur, commença Cayleb après quelques instants de réflexion, j’avais bien dit que nous nous reverrions, il me semble. — En effet, Votre Majesté. (La Combe-des-Pins s’autorisa un mince sourire.) Sur le moment, toutefois, vous m’aviez laissé supposer que vous seriez alors le seul monarque présent. — Comme vous le voyez, nos services secrets sont plus efficaces que les vôtres, répondit Cayleb avec légèreté, voire fantaisie. Il lui renvoya son sourire, mais La Combe-des-Pins n’en vit aucune trace dans son regard. — À vrai dire, Votre Majesté, nous l’avions déjà compris après plusieurs mauvaises surprises subies il y a peu. Selon moi, ce n’est pas sans rapport avec ce qui est arrivé à notre flotte et à celle (il coula un bref regard en coin à Sharleyan) d’autres pays au cours des récents… désagréments. — Formulation intéressante, fit remarquer Cayleb. (Lui aussi considéra du coin de l’œil la reine assise à son côté avant de reporter son regard sur La Combe-des-Pins.) Ce fut effectivement désagréable, Votre Grandeur. Plus pour certains que pour d’autres, d’ailleurs. Cependant, si nous nous mettons à ressasser tous nos motifs mutuels d’inimitié, nous serons encore là l’an prochain. Voilà pourquoi, en gardant à l’esprit la raison pour laquelle votre prince vous a fait venir, la reine Sharleyan et moi souhaiterions vous proposer d’avancer au lieu de regarder en arrière. Ni elle ni moi, toutefois, n’avons mauvaise mémoire, Votre Grandeur. Nous n’avons rien oublié de ce qui s’est passé. Aussi seriez-vous bien avisé, votre prince et vous, de le garder à l’esprit, en même temps que ce que j’ai dit tout à l’heure : nos services secrets sont très, très efficaces. La Combe-des-Pins baissa la tête en signe d’acquiescement. Ni Nahrmahn ni lui n’étaient près d’oublier la leçon reçue. — Vous l’aurez peut-être remarqué, Votre Grandeur, j’ai bien dit que la reine Sharleyan et moi souhaiterions vous proposer d’avancer. Permettez-moi d’être plus précis, au cas où vos contacts à Tellesberg vous auraient mal informé. Quand Sa Majesté et moi nous unirons dans quelques jours, nous poserons les fondations d’un nouvel État : l’empire de Charis. La reine Sharleyan continuera de régner personnellement sur Chisholm, mais nos deux royaumes seront subordonnés à l’empire de Charis. La couronne de cet empire me reviendra dans un premier temps, mais la reine Sharleyan régnera avec moi, sans être limitée à un rôle d’épouse. Elle deviendra non seulement ma femme et ma principale conseillère, mais aussi mon adjointe et ma régente. Toute décision qu’elle prendrait en mon absence serait aussi valable que les miennes. Enfin, si je venais à disparaître avant elle, la couronne de l’empire et celle de l’ancien royaume de Charis lui seront transmises. Quand elle décédera à son tour, c’est l’aîné de nos enfants qui en héritera. » Les conséquences pour Émeraude et vous, Votre Grandeur, sont doubles : tout d’abord, les conditions que votre prince se verra proposer sont celles dont Sa Majesté et moi sommes mutuellement convenus. Ce ne sont ni les conditions de Charis, ni celles de Chisholm, mais les nôtres, et elles ne sont pas négociables. Votre seule alternative, Votre Grandeur, est de les accepter ou de les rejeter. Est-ce bien clair ? — Absolument, Votre Majesté. La Combe-des-Pins parvint à grand-peine à s’exprimer d’une voix égale. Cayleb faisait à l’évidence son possible pour ne pas fouler aux pieds la fierté d’Émeraude plus que nécessaire, mais il n’en demeurait pas moins vrai qu’il cherchait à imposer ses conditions. Et celles de Sharleyan, se rappela le comte. Que les deux monarques aient en outre les moyens de leurs ambitions n’avait rien pour le ragaillardir. — Parfait, lâcha Cayleb. Dans ce cas, voici la deuxième conséquence pour Émeraude : Votre Prince doit dire adieu à son indépendance et se résoudre à voir son territoire intégrer l’empire de Charis. » Je vois deux façons d’arriver à ce résultat. Pour être honnête, rien ne me plairait tant que de déposer le prince Nahrmahn et d’annexer Émeraude purement et simplement. Vous le savez aussi bien que moi, tout me pousse à n’éprouver que peu d’affection pour votre souverain. Il serait donc très humain de ma part d’être tenté de bien le lui faire comprendre. » Cependant, après en avoir abondamment discuté, la reine Sharleyan et moi avons décidé d’adopter la seconde approche. Au lieu d’ajouter votre territoire au royaume de Charis, comme notre victoire militaire nous en donnerait le droit, nous proposons d’intégrer la principauté d’Émeraude à l’empire de Charis, et ce sans attenter à son intégrité. La Combe-des-Pins tressaillit intérieurement. Il sentit ses épaules se raidir, mais il parvint à ne rien laisser paraître de son émotion dans ses traits. — S’il est prêt à accepter la souveraineté de l’empire de Charis et de sa Couronne, ainsi qu’à mettre en œuvre tout changement de politique intérieure que ladite Couronne pourra lui imposer, en convenant que son empereur pourra lui donner toutes les instructions qu’il jugera opportunes, dans ce cas le prince Nahrmahn aura le droit de rester à la tête de la principauté d’Émeraude en accédant au deuxième rang de l’aristocratie impériale. Seul l’héritier présomptif de la Couronne aura la préséance sur lui. La Combe-des-Pins ne parvint pas à dissimuler sa stupéfaction et son soulagement. Cayleb s’en aperçut et esquissa un mince sourire. — Il serait bon toutefois, Votre Grandeur, que le prince Nahrmahn et vous ne vous berciez pas d’illusions : la vie ne continuera pas « comme avant » pour lui en Émeraude. L’empereur et l’impératrice de Charis seront les maîtres de l’empire. Votre Prince conservera son trône à la seule discrétion de ses souverains. Il serait sage de sa part de le garder toujours à l’esprit car, je vous l’assure, la reine Sharleyan et moi ne l’oublierons pas. La Combe-des-Pins hocha la tête en silence. Le sourire de Cayleb se fit un peu plus aimable. — Ni la reine ni moi ne sommes aveugles aux réalités de la nature humaine, ni au fait que, du point de vue de votre mandataire, les raisons de son inimitié avec Charis étaient aussi valables que les nôtres à son endroit. Voilà pourquoi, plutôt que de nous fier à la seule force des armes pour faire respecter notre volonté, nous souhaiterions trouver un autre moyen d’encourager l’obéissance et la coopération du prince Nahrmahn. Pour parler franchement, Votre Grandeur, nous le croyons capable de représenter un atout considérable pour l’empire de Charis tout aussi bien que de lui nuire. Aussi, afin de lui prouver la sincérité qui est la nôtre quand nous lui proposons la deuxième place dans l’aristocratie impériale, nous exigerons que constituent une clause de notre traité les fiançailles de sa fille aînée au prince héritier Zhan de Charis. La Combe-des-Pins écarquilla les yeux. Ni Nahrmahn ni lui n’avaient jamais envisagé pareille possibilité. Il savait que son expression trahissait beaucoup trop ses sentiments, mais Cayleb et Sharleyan se contentèrent de sourire. — La reine n’a ni frères ni sœurs, poursuivit Cayleb, et elle n’a, bien sûr, jamais donné la vie. Par conséquent, Zhan sera notre héritier légitime jusqu’à la naissance de notre premier enfant. De même, Zhan et Zhanayt resteront très haut dans l’ordre de succession même après la venue au monde de nos fils et filles. Pour garantir au prince Nahrmahn que nous le soutiendrons et le défendrons comme tout autre vassal tant qu’il respectera ses obligations envers la Couronne, nous proposons d’unir sa famille à la nôtre. Nous avons conscience que plusieurs années séparent Zhan de la princesse Mahrya. Cependant, les registres gardent trace de nombreux mariages contractés à des fins moins ambitieuses où la différence d’âge était plus lourde. Par ailleurs, nous croyons la princesse Mahrya tout à fait digne de devenir impératrice consort de Charis s’il advenait que la reine et moi mourions sans enfant. — Votre Majesté… Vos Majestés, jamais mon prince ni moi n’aurions osé rêver d’une offre si généreuse, dit La Combe-des-Pins. (Pour la première fois de sa vie d’émissaire et de conseiller, il n’eut besoin d’enrober sa réponse d’aucune hyperbole diplomatique.) En toute honnêteté, mon prince craignait – et se préparait à accepter – que vous exigiez son emprisonnement ou son exécution. À aucun moment il ne lui est venu à l’esprit que vous lui proposeriez au contraire d’unir sa maison à la vôtre, et même aux deux vôtres ! — Je ne vais pas vous mentir, Votre Grandeur, dit Sharleyan en sortant enfin de son mutisme. Les conditions que le roi Cayleb vient de décrire découlent entièrement de ses suggestions et non des miennes. Comme vous, j’ai tout d’abord été ébahie par la générosité de ces propositions. À sa place, j’aurais eu beaucoup de mal à me montrer aussi magnanime après une si longue hostilité. Néanmoins, après mûre réflexion, je crois qu’il fait là autant preuve de sagesse que de générosité. Je n’irais certes pas jusqu’à prétendre la conscience du prince Nahrmahn aussi immaculée que la neige fraîchement tombée, mais, après avoir été moi-même contrainte d’appuyer les efforts du pire ennemi de mon royaume dans une guerre injustifiée contre un ami innocent, je comprends que tout ce qui s’est passé entre Émeraude et Charis n’est pas à mettre au passif du prince Nahrmahn. À cet égard, nous sommes tous victimes du Groupe des quatre et de la corruption de l’Église. Comme me l’a dit Cayleb quand nous en avons discuté, l’heure est venue pour nous de nous intéresser aux difficultés – et au terrible ennemi – que nous avons en commun. La Charte nous enseigne que la réconciliation est l’une des grandes vertus de Dieu. Très bien. Dans ce cas, réconcilions-nous avec le prince Nahrmahn, ainsi qu’avec Émeraude, et menons ensemble le grand combat de notre vie. — Votre Majesté, dit La Combe-des-Pins avec une profonde courbette, je vois qu’en nous rapportant votre sagesse les piètres espions d’Émeraude (il s’autorisa un sourire ironique) étaient encore bien loin de la vérité. En tant que plénipotentiaire de mon prince, j’accepte en son nom vos conditions extrêmement généreuses. Je doute qu’il soit tenté de revenir sur ma décision. — Tous deux devez comprendre ceci, Votre Grandeur, reprit Cayleb. (La Combe-des-Pins se tourna vers lui et remarqua la dureté de son regard.) Tout d’abord, vous n’aurez pas de seconde chance. Tant que le prince Nahrmahn nous sera loyal, nous lui rendrons la pareille. En revanche, s’il venait à trahir notre confiance, nous n’aurions pour lui plus aucune générosité, plus aucune pitié. — Je comprends, Votre Majesté. — Alors vous comprendrez également le deuxième point que je tiens à soulever, Votre Grandeur. Par ce traité, nous allons mettre un terme à l’inimitié séparant les maisons Ahrmahk et Baytz. Ce faisant, votre prince – tout comme la reine Sharleyan et moi – déclarera personnellement la guerre, au nom de sa maison et de son royaume, au Groupe des quatre, au Conseil des vicaires et au grand-vicaire. Il n’y aura plus de retour en arrière possible, messire le comte de La Combe-des-Pins. Cette décision sera définitive. Ce conflit ne pourra se terminer que par la victoire ou l’annihilation totale. Aussi vous conseillerai-je, à votre prince et à vous, de bien réfléchir au châtiment qu’a infligé le Grand Inquisiteur à Erayk Dynnys, car tel est le destin de chacun des ennemis du Temple qui tomberait entre ses mains. — Je le comprends bien également, Votre Majesté, souffla La Combe-des-Pins en affrontant le regard de Cayleb. De fait, le prince Nahrmahn m’a à peu près tenu le même discours. Je ne prétendrai pas avoir été ravi de l’entendre. Je n’affirmerai pas non plus que l’idée de lever la main – ou l’épée – contre le Temple ne me remplit pas de désarroi. Je suis un fils de l’Église et n’ai jamais rien voulu d’autre que lui être fidèle. Cependant, comment un homme de conscience pourrait-il se montrer fidèle à des gens qui, comme l’a formulé mon prince, ont « sifflé notre principauté comme une meute de tueurs à gages et lui ont ordonné de trancher la gorge d’un innocent » ? — Bonne question, Votre Grandeur, murmura Sharleyan. Hélas, certains dévots croient que l’obéissance à l’Église de Dieu exige d’eux qu’ils consentent à de tels actes quand ils leur sont imposés par des hommes vêtus d’orange. — Je faisais naguère partie de ces dévots, Votre Majesté. D’une certaine façon, je regrette que ce ne soit plus le cas. Vivre ainsi baigné de telles certitudes m’apportait un grand réconfort. Cependant, comme l’a douloureusement indiqué l’archevêque Maikel dans sa lettre, il existe une distinction entre Dieu et les archanges, d’une part, et les mortels corrompus qui prétendent s’exprimer en Son nom, d’autre part. Ce que nous devons au Seigneur, nous ne le devons pas aux hommes qui pervertissent tout ce qu’il représente pour servir leurs propres desseins. — Si telle est votre opinion et celle du prince Nahrmahn, dit Cayleb, la reine Sharleyan et moi accueillerons celui-ci chaleureusement… tout comme le ferait (son visage s’éclaira d’un brusque sourire) le Groupe des quatre pour nous tous, quoique avec un tout autre type de chaleur, s’il en avait l’occasion ! .II. Cathédrale de Tellesberg Royaume de Charis Le soleil tropical coulait à flots par les vitraux de la cathédrale de Tellesberg sur les statues richement décorées et l’impressionnante mosaïque des archanges Langhorne et Bédard qui se dressait au-dessus des fidèles. La musique des orgues emplissait l’immense édifice sans interruption depuis la première heure du jour. Les choristes superbement entraînés, venus de tout le royaume, se relayaient pour chanter des hymnes de louanges, de supplication et de bénédiction. Les murs étaient garnis de barbelure des montagnes blanche, la fleur nuptiale traditionnelle de Charis, dont on avait également disposé des monceaux dans le chœur et tout autour. La barbelure des montagnes donnait en général des fleurs rouge vif, de différentes teintes, mais la variété blanche était très prisée pour ses corolles en forme de trompette au cœur d’un bleu de cobalt qui se muait progressivement en blanc pur pour finir, sur le rebord de la « clochette », par un ruban de jaune d’or. La coutume voulait que la famille et les amis des mariés apportent à la cérémonie des branches de cet arbuste. Aussi la cathédrale embaumait-elle du doux parfum de ces fleurs qui dominait même celui de l’encens. À la fin de la nuit, le roi Cayleb et la reine Sharleyan avaient assisté à une messe privée avant l’ouverture au public de la cathédrale. Désormais, six heures plus tard, le gigantesque bâtiment était plein à craquer et il flottait dans l’air une impatience presque palpable. L’assemblée de fidèles formait une mer d’étoffes, de pierres précieuses et de bijoux resplendissants. Pourtant, des fils plus ternes s’étaient glissés dans la trame de cette riche matière. Il était d’usage en Charis, en cas de mariage, de baptême ou d’obsèques d’un membre de la famille royale, de réserver un tiers des bancs de la cathédrale, par ordre d’arrivée, aux roturiers venus assister à la cérémonie. La plupart des « manants » qui profitaient de cet avantage étaient assez fortunés, mais certains ne l’étaient pas. Ce jour-là, les plus humbles avaient l’air majoritaires. Rien d’étonnant à cela, se dit Merlin Athrawes en attendant patiemment l’arrivée du roi Cayleb et de sa promise sans quitter des yeux les images superposées à son champ de vision. Les capteurs qu’Orwell et lui avaient disséminés partout dans la cathédrale au lendemain de la tentative d’assassinat de l’archevêque lui donnaient une vue panoramique de l’édifice qu’il pouvait manipuler et étudier à sa guise. Le peuple de ce royaume voue un amour sincère à Cayleb et à sa famille. Quant à Sharleyan, elle les a littéralement subjugués. Elle est jeune, exotique, belle – ou du moins assez jolie – et a franchi des milliers de milles pour venir épouser leur roi, alors que cela implique de se dresser contre l’Église et le grand-vicaire à son côté… et au leur. Les chansonniers, gazetiers et afficheurs publics en ont fait une icône, sans avoir à recourir à beaucoup d’exagération. Même les plus démunis des Tellesbergeois tenaient à être présents aujourd’hui pour la voir épouser Cayleb. Il se livra à un ultime examen attentif de l’intérieur de l’édifice et s’estima satisfait. Tous les membres de la famille royale se trouvaient exactement où ils se devaient. Les tireurs d’élite affectés de façon permanente à la cathédrale étaient en position. Toutes les mesures de sécurité imaginées par le colonel Corderie et lui étaient au point. Il regrettait d’avoir dû se donner tant de mal pour garantir la sécurité du roi, mais l’attentat mené contre Staynair et l’incendie du Collège royal ne lui avaient pas laissé le choix. Malgré son grade relativement modeste, Merlin était de par ses fonctions de chef de la garde rapprochée de Cayleb le commandant en second de la garde royale. Même si la plupart des Charisiens adorent leur roi, ceux qui le détestent ne font pas semblant, rumina Merlin. Je me sentirais beaucoup plus rassuré si je ne savais pas les Templistes en train de s’organiser, ou du moins si je connaissais leur identité et les endroits où ils se réunissent. Ainsi, je pourrais mieux les surveiller… Ils ont déjà fait largement la preuve de leur nocivité en s’en prenant à l’archevêque. Ils ont même été à deux doigts de réussir leur coup… en grande partie parce que j’en sais toujours trop peu sur eux pour contrecarrer leurs projets. Il aurait préféré ne pas avoir à espionner les sujets de Cayleb. Cela lui faisait l’effet d’une profanation, d’autant que personne n’aurait rien pu faire pour déjouer un attentat, même en sachant qu’il risquait d’être perpétré. Garder à l’œil des hommes politiques comme Nahrmahn ou Hektor était une chose ; s’immiscer dans la vie de citoyens privés en était une autre. Qu’il ne voie pas d’autre solution ne lui apportait aucun réconfort, bien au contraire. La « nécessité » était un argument dangereusement séducteur, si inattaquable qu’il soit à l’occasion, et Merlin n’avait pas l’intention de prendre l’habitude de justifier ses abus de pouvoir. C’est l’effet corrupteur du pouvoir qui m’inquiète, s’avoua-t-il en lui-même. Le Groupe des quatre est la preuve vivante de sa réalité et, à bien des égards, mon « pouvoir » est plus grand encore que le sien. Il pourrait l’être, en tout cas. Déjà potentiellement immortel, je n’ai pas besoin de me trouver des raisons de traiter les gens qui ne le sont pas comme s’ils m’étaient « naturellement inférieurs ». Je n’ai aucune envie de ruiner ainsi mon âme… si tant est que Maikel ait raison de m’en croire encore doué. Je me demande si… Son introspection fut soudain interrompue par l’ouverture de la porte du palais et la sortie de Cayleb et Sharleyan. Cayleb était superbe dans son haut-de-chausses blanc et sa tunique traditionnelle de soie de coton ambrée, liserée de vert vif et brodée du kraken noir et or de sa maison. Les rubis et les saphirs de sa couronne d’État scintillaient au-dessus de ses cheveux bruns comme autant d’étincelles rouges et bleues. La cape cramoisie de sa tenue d’apparat, ornée de la fourrure d’hiver immaculée d’un tigre-lézard, avait été jetée sur ses épaules. Le katana que Merlin lui avait offert pendait à sa ceinture dans un fourreau de jais incrusté de pierreries à multiples facettes et rehaussé d’argent. Sharleyan avait assisté au premier office dans l’une des robes somptueuses taillées sur mesure qu’elle avait ramenées de Chisholm. Pour la cérémonie publique, elle avait passé une robe de mariée charisienne. C’était elle qui y avait tenu : Cayleb, lui, avait émis le souhait qu’elle porte une robe chisholmoise pour symboliser l’unification de leurs deux royaumes. À peine avait-elle signifié sa décision que les couturières de Tellesberg s’étaient lancées dans une compétition acharnée pour être celle qui aurait le privilège de dessiner et de confectionner les atours de la reine. La lutte s’était révélée non seulement intense, mais émaillée d’échanges venimeux, quoique d’une politesse scrupuleuse. Merlin avait été surpris que tout se termine sans effusion de sang. Il soupçonnait que cette querelle laisserait des traces dans les relations des modélistes de Tellesberg et leur progéniture jusqu’à la cinquième ou la sixième génération. Malgré tout, Cayleb et lui avaient été forcés d’admettre que la reine avait fait là un choix bien inspiré. Le bruit avait vite couru qu’elle avait insisté pour se vêtir à la charisienne le jour de ses noces, et cela s’était ajouté à tout ce qu’elle avait su faire pour gagner le cœur de ses futurs sujets. En outre, songea Merlin, en la détaillant du regard de l’homme qu’il était devenu et de celui de la femme qu’avait été Nimue Alban, la mode charisienne lui allait à ravir. Ses cheveux étaient coiffés dans un style fluide qui dégageait un air de simplicité naturelle alors qu’il avait fallu des heures à Sairah Hahlmyn, Mairah Lywkys et leurs deux assistantes pour les maintenir en place. Sa robe rappelait les couleurs de la barbelure des montagnes. D’un bleu de cobalt, les volants de sa longue jupe accompagnaient en dansant et virevoltant le mouvement de ses jambes minces. D’un blanc éblouissant, son corsage était rehaussé de perles de Charis et d’un délicat saupoudrage de diamants. Jupe et corsage étaient ourlés d’or. Quant à la cape jetée sur ses épaules, elle était ornée de la même fourrure blanche que celle de Cayleb, mais était par ailleurs du même bleu profond que l’étoffe de la jupe. Que les couleurs de Chisholm et de la maison Tayt soient le bleu roi et l’argent constituait une heureuse coïncidence que Sharleyan avait mise à profit en un symbolisme délibéré qui n’échappa à personne. Les gemmes et les métaux précieux de ses escarpins brodés assortis au bleu et au blanc de sa tenue reflétaient les rayons du soleil chaque fois que les mouvements de sa jupe les dévoilaient. Leurs talons étaient juste assez hauts pour porter le sommet de son crâne un peu au-dessus de l’épaule de Cayleb. Je ne vois pas comment on pourrait ressembler davantage à une reine, se dit Merlin tandis que s’entendaient dans l’entrée les froufrous des courtisans rivalisant de courbettes et de révérences. En tout cas, elle a la silhouette qu’il faut pour porter à la perfection cette jupe et ce corsage ! Contrairement aux courtisans, Merlin et le sergent Caseyeur, directement responsables de maintenir en vie les jeunes mariés, s’abstinrent de toute manifestation de déférence. Merlin réprima à grand-peine un sourire. Tous les soldats de la garde royale de Chisholm ayant accompagné Sharleyan à Tellesberg étaient de grands professionnels parfaitement dévoués à leur reine. Ils avaient déployé tous les efforts nécessaires pour s’adapter au dispositif de sécurité existant chez leurs hôtes. À ces fins, le jeune capitaine Gairaht, leur chef, avait fait preuve d’intelligence et d’application. Il avait établi d’excellentes relations de travail avec le colonel Corderie, chef de la garde royale de Charis, ainsi qu’avec Merlin. Cependant, au même titre que le seijin était le garde du corps personnel de Cayleb et le responsable de sa garde rapprochée, le sergent Caseyeur était, lui, le garde du corps de Sharleyan. Aussi Gairaht avait-il mis en ses mains calleuses et compétentes l’organisation de sa protection au jour le jour. Merlin en était ravi. Edwyrd Caseyeur avait réussi à gagner sa sympathie et son estime. Quant à sa dévotion à Sharleyan, elle ne faisait aucun doute. Par ailleurs, étant donné qu’il veillait sur elle pratiquement depuis son enfance, il était le seul membre de son escorte capable de la forcer à s’asseoir, si nécessaire, pour l’écouter la sermonner avec un respect savoureux des convenances et de l’étiquette. Par malheur, Caseyeur n’était pas toujours aussi imperturbable qu’il aimait le faire croire. À vrai dire, son attitude envers Sharleyan rappelait souvent à Merlin celle d’un parent aimant, mais exaspéré, surtout quand elle insistait pour se livrer à une nouvelle extravagance, comme emprunter la passerelle d’un navire pour débarquer dans un pays étranger sans un seul garde du corps à son côté. Plusieurs membres de la garde royale de Charis trouvaient Caseyeur quelque peu tatillon et paranoïaque. Après tout, il aurait été absurde de la part de Cayleb d’inviter Sharleyan à Tellesberg pour l’épouser si ses agents de sécurité et lui avaient l’intention de laisser quoi que ce soit lui arriver. Certains avaient même tendance à prendre ombrage de cet apparent manque de confiance en leur compétence. Merlin, lui, avait du mal à lui en vouloir, d’autant que Caseyeur n’avait accès à rien d’aussi pratique qu’un réseau de PARC. Les regards du sergent et du capitaine se croisèrent. Ils s’adressèrent un signe de tête et entreprirent d’inviter diplomatiquement leurs protégés à se hâter de quitter le palais pour gagner le carrosse qui les attendait. Et, bien sûr, songea Merlin avec ironie, pour retrouver le reste de leur garde rapprochée. Le court trajet séparant le palais de la cathédrale se déroula sans incident, peut-être en partie grâce aux cent cinquante soldats triés sur le volet pour former la « garde d’honneur » entourant le véhicule. Ces hommes n’offraient toutefois aucune protection contre les vagues assourdissantes de hourras qui semblaient monter de tous les côtés. Des drapeaux aux couleurs de Charis et de Chisholm s’agitaient follement. Des spectateurs se penchaient par les fenêtres en poussant des acclamations avec de grands gestes des bras. Devant le carrosse et son attelage de quatre chevaux parfaitement assortis, la rue était jonchée de pétales de fleurs, qui ne cessaient de tomber des nues tels des flocons de neige couleur d’arc-en-ciel. Au vu de la ferveur de la foule amassée le long de la route menant du palais à la cathédrale, le dispositif de sécurité mis en place par Merlin et Caseyeur paraissait agréablement inutile. Merlin en était certain, il se trouvait quelque part au cœur de cette marée humaine tapageuse et enthousiaste bon nombre de citoyens qu’insupportaient l’idée de cette union et ce qu’elle représentait, mais aucun ne serait assez bête ou suicidaire pour se faire connaître le jour des noces de Cayleb. Caseyeur et Merlin ne comptaient pas pour autant abaisser leur vigilance. Arrivés à la cathédrale, le roi et la reine furent vivement et efficacement conduits à leur place dans la loge royale. Le prince héritier Zhan et la princesse Zhanayt les y attendaient déjà, de même que le duc de Darcos. Vêtu de la tunique bleu ciel et du pantalon bleu foncé des élèves officiers de la Marine royale, il avait réussi à gagner la capitale à temps pour le grand jour. Trois autres personnes occupaient la loge royale : Adorai Dynnys et ses deux garçons se levèrent lorsque y pénétrèrent Cayleb et Sharleyan. La veuve de l’archevêque Erayk était plus richement, quoique aussi tristement habillée que la nuit de son arrivée à Tellesberg et ses fils avaient l’air moins terrifiés. Une ombre leur voilait encore le regard, toutefois, et ce depuis que leur mère leur avait confirmé comment était mort leur père. Ils n’étaient pas les seuls, du reste, à avoir entendu ce récit déchirant. À la demande d’Adorai, Maikel Staynair avait mis sa chaire à sa disposition. C’était dans une cathédrale comble, non seulement devant ses fils, mais devant le royaume de Charis tout entier, qu’elle avait décrit l’abominable exécution de son mari. Les Charisiens n’avaient jamais porté Erayk Dynnys dans leur cœur. Néanmoins, en apprenant comment il avait rendu son dernier souffle, quelles avaient été ses ultimes paroles, beaucoup de ses contempteurs les plus virulents s’étaient surpris à se joindre aux prières du nouvel archevêque pour le salut de son âme. Plusieurs membres du clergé local, qui ne manifestaient jusqu’alors qu’avec tiédeur, au mieux, leur soutien à l’« Église de Charis » et à son chef, revinrent peu à peu sur leurs positions à la lumière des atrocités infligées à leur ancien supérieur. L’atmosphère était très différente ce jour-là dans la cathédrale de Tellesberg. Lorsque Cayleb et Sharleyan firent leur apparition à la rambarde de leur loge, un torrent de vivats submergea les riches accords des orgues et du chœur. La formidable architecture sembla trembler sur ses fondations. Le tumulte redoubla quand le roi et la reine levèrent la main en réponse au tonitruant accueil qui leur était fait. Les acclamations mirent longtemps à s’apaiser. Enfin, quand le calme revint sur les bancs occupés d’un bout à l’autre, l’organiste joua les premières notes d’un majestueux prélude spécialement composé pour l’occasion. La porte de la cathédrale s’ouvrit en grand. L’archevêque Maikel Staynair et l’ensemble des évêques de l’Église de Charis firent leur entrée dans un ouragan de musique. Si Staynair était perturbé par le souvenir de ce qui avait failli lui arriver dans cette cathédrale, il n’en laissa rien paraître dans son expression et ses gestes. Filtrés par les vitraux, les rayons du soleil faisaient étinceler sa couronne d’or, dont les rubis luisaient comme autant de petits astres rouges. Son aube richement brodée – et modifiée par Orwell à l’insu de tous – rutilait elle aussi de tous ses fils d’or et d’argent, de ses perles et de ses pierres précieuses. Les autres prélats portaient un habit presque aussi splendide, mais, simples visiteurs en cette cathédrale, ils avaient abandonné leur couronne au profit de leur tricorne clérical. Il n’y avait cependant pas à s’y tromper entre leur couvre-chef ordinaire et celui, resplendissant de broderies et de gemmes, qu’ils arboraient ce jour-là. Les voix splendides du chœur s’élevèrent quand les ecclésiastiques entreprirent de remonter l’allée centrale de l’édifice derrière les acolytes chargés de sceptres, de cierges et d’encensoirs. Malgré la haine profonde que Merlin vouait à la « religion » imposée par Langhorne et Bédard aux habitants de Sanctuaire, même lui se sentit forcé de reconnaître la beauté et la majesté de sa pompe en regardant Staynair gagner l’autel sans se priver de poser au passage la main sur le front des enfants pour les bénir. Que tous ces gens croient sincèrement en ce qui leur a été enseigné fait partie de cette magie, songea Merlin. Il y a de la force dans la foi, même quand elle est détournée et maltraitée. Je n’arrive pas à croire que Dieu n’écoute pas ces fidèles, même si on leur a menti. Toute cette ferveur, cette piété… Il ne saurait rester sourd à la puissance et à la passion qui s’en dégage. Comment pourrait-Il condamner quelqu’un pour L’adorer de la seule façon qu’on lui a apprise ? Le dernier prélat gagna sa place, mettant fin à la procession. Staynair se retourna pour faire face à la foule au pied des marches menant à son trône archiépiscopal. Là, il attendit que la musique se fonde dans le silence. Il ne dit rien et se contenta de sourire, en laissant s’installer une quiétude d’une parfaite pureté. Le calme était si absolu qu’on aurait dit que nul à l’intérieur de la vaste cathédrale n’osait respirer. Alors, au milieu de cette patiente tranquillité, l’archevêque prit enfin la parole. — Mes enfants, c’est un grand et merveilleux jour. Le mariage d’un monarque est toujours une joie pour le peuple d’un royaume bien gouverné. Non seulement la succession future du royaume se trouve-t-elle ainsi assurée, mais un souverain, homme ou femme, qui trouve la personne qui lui convient pour se tenir à son côté et faire face avec lui à toutes les épreuves que la vie lui réserve devient meilleur et plus fort. » Le roi Haarahld – que Dieu et les archanges lui sourient ! – trouva jadis cette épouse aimante en la personne de la reine Zhanayt. À présent, je puis vous le dire, autant que je puisse en juger, le roi Cayleb l’a trouvée à son tour en la reine Sharleyan. Les mariages d’État sont rarement des mariages d’amour, mes enfants. Or c’est le cas aujourd’hui, n’en doutez jamais. Il adressa un grand sourire à la loge royale, où les jeunes mariés étaient assis côte à côte. Cayleb tendit la main – inconsciemment, Merlin en était sûr – pour se saisir de celle de Sharleyan. — Ce mariage, toutefois, représente davantage que la simple union de deux jeunes gens, poursuivit Staynair, davantage même que l’alliance dynastique garantissant la transmission d’un titre ou d’une couronne. Cette union, en effet, est non seulement celle d’un homme et d’une femme, mais aussi celle de Charis et de Chisholm, de deux royaumes qui n’en feront plus qu’un. Elle représente la détermination de deux peuples à faire front pour clamer la vérité et défendre ce que des êtres non aveuglés par l’avidité, l’ambition et l’intolérance savent digne d’être préservé. Nous avons donc beaucoup de raisons de nous montrer reconnaissants envers Dieu aujourd’hui. Des jours sinistres nous attendent, mes enfants, car la lutte dans laquelle nous avons engagé nos cœurs, nos esprits et nos mains ne sera pas facile. Elle n’aboutira pas à une victoire rapide. Mais quand ces jours sinistres arriveront, quand les ténèbres vous entoureront et que vous serez tentés de sombrer dans le désespoir, souvenez-vous de cette fête. Souvenez-vous de ce roi et de cette reine, qui se sont présentés devant vous pour échanger leurs vœux solennels devant le Seigneur et devant vous. Souvenez-vous qu’ils ont choisi de consacrer leur vie l’un à l’autre… et à vous. Le silence se fit plus absolu encore, si c’était possible. Le visage de Staynair s’éclaira d’un large sourire qui, comme il levait les deux mains, fit courir dans l’assemblée accrochée à ses lèvres une vague de joie et d’impatience. Cayleb et Sharleyan quittèrent leur siège et descendirent l’escalier moquetté de la loge royale, dans le doux parfum des fleurs de barbelure, pour se tenir main dans la main devant l’archevêque. En dépit de l’importance que revêtait leur union, de tous les espoirs et de toutes les craintes qu’elle portait, les mariés avaient opté pour une cérémonie très ancienne, très simple. N’importe quel jeune couple, dans des circonstances plus humbles, aurait pu la choisir. Chacun était libre d’y voir un message, là aussi. Cayleb et Sharleyan se tenaient face à Staynair, qui regardait derrière eux la mer de visages attentifs. — Et maintenant, mes chers enfants, nous sommes ici en la présence de Dieu, de ses archanges et de cette assemblée, pour unir cet homme et cette femme ensemble dans le saint mariage, qui est un état honorable, institué de Dieu et des archanges, et qui nous représente l’Union mystique de Dieu avec son Église. Lequel saint état l’archange Langhorne a approuvé, l’honorant de sa présence au cours du temps où il vécut sur Sanctuaire. Et l’archange Bédard le recommande comme honorable entre tous. C’est pourquoi l’on ne doit pas entreprendre d’y entrer témérairement ou légèrement ; mais avec décence, avec discrétion, avec prudence, avec tempérance et en la crainte de Dieu. C’est pour être unies maintenant dans ce saint état que ces deux personnes sont venues ici. C’est pourquoi s’il y a quelqu’un qui sache quelque juste empêchement pour lequel elles ne puissent être légitimement mariées ensemble, qu’il le dise à présent, ou qu’à l’avenir il s’en taise à jamais. .III. Palais de l’empereur Cayleb Tellesberg Royaume de Charis — Vos Majestés, le prince Nahrmahn et la princesse Ohlyvya. Le chambellan s’inclina et Nahrmahn Baytz passa devant lui avec un aplomb né d’une vie d’expérience. Nul n’aurait deviné à son expression qu’il entrait dans une autre salle du trône que la sienne. Son épouse n’était pas plus grande que lui, mais beaucoup plus svelte. Elle aussi bénéficiait d’une longue pratique du métier d’aristocrate et de princesse. Pourtant, elle n’arrivait pas à égaler le calme apparent de son mari. Personne n’aurait décelé de nervosité chez elle, mais il sautait aux yeux qu’elle aurait préféré se trouver n’importe où ailleurs. Ils traversèrent le même sol de pierre polie que le baron de La Combe-des-Pins avait foulé avant eux. En s’avançant vers les deux trônes, Nahrmahn réfléchit à ce qui avait changé dans cette salle et chez ses occupants. Cayleb portait la couronne d’État de Charis, récemment devenue impériale. Sharleyan, elle, en arborait une à peine plus petite, mais dépourvue de rubis. En dépit de ces symboles royaux, ni l’un ni l’autre n’avaient revêtu leurs habits de cérémonie, ce dont Nahrmahn leur fut profondément, quoique secrètement, reconnaissant. Si Ohlyvya avait belle et fière allure en tenue d’apparat, la sienne lui donnait l’air d’une grosse boule informe mystérieusement dotée d’une tête et de pieds. Potelés, les pieds. Il est sans doute bon que je me sois décidé à franchir le pas avant d’avoir vu Cayleb en chair et en os pour la première fois, se dit le prince d’Émeraude avec une touche d’humour fantasque. Si j’avais eu le temps de me rendre compte de sa haute stature, de ses larges épaules et de sa beauté écœurante, j’en aurais verdi de jalousie et le courage aurait fini par me manquer. Il est beaucoup moins contrariant de se faire trancher le cou que d’admettre que l’homme à qui on est sur le point de se rendre ressemble nettement plus à un roi que soi. Cette pensée le porta jusqu’au pied des deux trônes. Il s’inclina profondément tandis qu’Ohlyvya faisait la révérence. — Vos Majestés, murmura-t-il. — En fait, prince Nahrmahn, dit Cayleb d’un ton railleur, nous avons décidé de revoir un peu le protocole. Voyez-vous, ma femme et moi (l’Esméraldien se demanda si son interlocuteur s’était avisé de l’autosatisfaction suintant de la manière dont il avait mis l’accent sur le mot « femme ») sommes tous les deux souverains à part entière, ce qui entraînera forcément des risques de confusion. Par conséquent, s’il reste parfaitement convenable de nous appeler « Majesté » l’un en l’absence de l’autre, il faudra dorénavant observer la règle suivante : en Charis, quand nous serons tous les deux présents, il conviendra de m’appeler « Votre Majesté » et la reine Sharleyan « Votre Grâce » ; en Chisholm, où nous passerons environ la moitié de l’année, ce sera elle qui sera « Votre Majesté » et moi « Votre Grâce ». — Je vois, Votre Majesté. (Nahrmahn sentit les commissures de ses lèvres se soulever imperceptiblement, bien malgré lui.) Je comprends votre besoin de lever toute équivoque. Cependant, quand la nouvelle de votre mariage – sans parler de votre élévation au rang d’empereur – atteindra Sion, je crains que la réaction y dépasse le stade de la simple « confusion ». — Espérons-le ! répliqua Cayleb. (Il se laissa aller en arrière et pencha la tête sur le côté.) À propos de Sion, je suis sûr qu’on y sera aussi perturbé par la nouvelle de votre arrivée et des raisons de votre visite. Puis-je supposer que vos dispositions prises avec le chef d’escadre Zhaztro et le duc de Salomon suffiront à couvrir vos arrières contre le délégué archiépiscopal Wyllys et sa réaction à votre décision ? Nahrmahn parvint à éviter de sourciller et de rester bouche bée de stupéfaction. Comme il se le rappela un instant plus tard, la remarque de Cayleb n’impliquait pas forcément une connaissance particulière de ses récentes activités. Il avait déjà eu la preuve de l’intelligence et de la compétence désarmantes de la dynastie Ahrmahk. Il n’aurait pas fallu très longtemps à un homme aussi vif d’esprit que Cayleb pour deviner les mesures prises par Nahrmahn pour se protéger contre la réaction de l’Église. Dès lors, un peu d’imagination lui aurait suffi pour établir l’identité des personnes chargées de les mettre en œuvre. Toujours est-il qu’il a fait là un pari impressionnant en glissant ça dans la conversation, admit-il en lui-même. — Ce cher délégué archiépiscopal est actuellement hébergé au palais d’Eraystor, Votre Majesté, répondit-il calmement. Je suis sûr que mon personnel pourvoira à tous ses besoins. Il sera notre invité jusqu’à ce que nous ayons levé tout… malentendu. — Peut-être pourrions-nous dépêcher l’évêque Zherald auprès de lui pour l’aider à découvrir le chemin de la vérité, suggéra Sharleyan. (Nahrmahn lui adressa un regard poli. Elle haussa les épaules.) L’évêque Zherald a proposé ses services à monseigneur Maikel après l’assassinat de l’archevêque Erayk des mains de l’Inquisition. Il est possible que son expérience en tant qu’homologue en Charis du délégué archiépiscopal Wyllys lui permette de l’aider à mieux comprendre le sens du schisme opéré entre l’Église de Charis et celle de Sion. — Il pourrait en effet exercer sur lui une influence bénéfique, Votre Grâce, dit Nahrmahn en s’inclinant de nouveau devant Sharleyan. Cela ne pourra pas faire de mal, en tout cas. — Envoyons-le là-bas, alors, si l’archevêque consent à se passer de lui, décida Cayleb. Dans l’intervalle, toutefois, nous avons quelques formalités à régler. — En effet, Votre Majesté. — Il y a tout d’abord une question qui doit être posée et obtenir une réponse devant Dieu, notre cour et nos conseillers. La voici : comprenez-vous et acceptez-vous sans réserve les conditions approuvées provisoirement en votre nom par le baron de La Combe-des-Pins ? — Absolument, Votre Majesté, répondit Nahrmahn avec une nouvelle courbette, plus prononcée. Puisque, comme vous l’avez souligné, nous nous trouvons devant votre cour et vos conseillers, je souhaiterais ajouter ceci : les conditions que Sa Grâce et vous avez jugé bon de proposer à mes sujets, à ma maison et à ma personne dépassent en générosité tout ce que j’aurais pu rêver ou solliciter. Étant conscient de cette vérité, je tiens à vous exprimer ma profonde gratitude. — Nos conditions sont ce qu’elles sont, monseigneur, répliqua Cayleb. J’avoue avoir été très tenté de me montrer… moins généreux. Cependant, chercher à se venger d’anciennes inimitiés est une entreprise mesquine et pernicieuse. Il y a bien plus grave dans le monde de nos jours que les querelles et passes d’armes traditionnelles entre Émeraude et Charis. Nous n’avons plus de temps à perdre avec nos chamailleries locales dérisoires. Aussi convient-il de ne plus laisser aucun chancre nous dévorer à l’heure où nous sommes confrontés au plus grand défi de notre vie. Sa Grâce et moi ne vous avons pas proposé ces conditions par amour pour vous, mais par réalisme, car nous comprenons la nécessité qui est la nôtre de transformer d’anciens ennemis en alliés fidèles face à la menace que représente le Groupe des quatre. — Que votre décision soit empreinte de sagesse n’enlève rien à sa noblesse, Votre Majesté. — Sans doute, mais le moment est venu de nous occuper de ces fameuses formalités. — Certainement, Votre Majesté. Nahrmahn serra discrètement une dernière fois la main de sa femme, puis la lâcha et s’approcha du coussin qui l’attendait. L’emplacement de cet objet était symbolique de ce qui avait changé alentour. Il n’était pas placé devant Cayleb, mais entre les deux trônes. En s’agenouillant dessus, Nahrmahn vit l’archevêque Maikel lui tendre un exemplaire de la Sainte Charte doré à la feuille et incrusté de pierreries. Le prince en embrassa la couverture, puis y posa la main droite en levant les yeux vers Cayleb et Sharleyan. — Moi, Nahrmahn Hanbyl Graim Baytz, jure allégeance à l’empereur Cayleb et à l’impératrice Sharleyan de Charis, déclama-t-il d’une voix claire et distincte. Je leur dédie mon cœur, ma volonté, mon corps et mon épée. Je leur promets de m’acquitter de mon mieux de mes obligations envers eux, leur Couronne et leur maison, tant que le Seigneur m’en donnera la force et l’intelligence. Je fais ce serment sans réserve mentale ni morale, et soumets au jugement de l’empereur, de l’impératrice et du Tout-Puissant la fidélité avec laquelle j’honorerai l’engagement pris ici devant Dieu et cette assemblée. Un instant de silence suivit cette déclaration. Cayleb posa la main sur celle de Nahrmahn, toujours plaquée sur la Charte, et Sharleyan posa la sienne sur celle de son mari. — Nous, Cayleb Zhan Haarahld Bryahn Ahrmahk et Sharleyan Ahdel Alahnah Ahrmahk, acceptons votre serment, répondit solennellement Cayleb. Nous vous offrirons notre protection contre tous vos ennemis, répondrons à la fidélité par la loyauté, à la justice par l’équité, et au parjure par la sévérité. Que Dieu nous juge, nous et les nôtres, ainsi qu’il vous juge, vous et les vôtres. L’espace d’un interminable instant, tous trois se jaugèrent du regard au cœur d’un profond silence. Enfin, Cayleb grimaça un sourire. — À présent, monseigneur, vous pouvez vous lever. Vous et moi, ainsi que Sa Grâce, avons beaucoup de choses à mettre au point. Cette première journée à Tellesberg n’a rien à voir avec celle que j’avais toujours espéré vivre…, songea le prince Nahrmahn en regardant, par la fenêtre de la suite somptueuse réservée à sa famille, les nuages s’accumuler au-dessus des monts Styvyn baignés de l’éclat rouge et or des flammes du couchant. Il devait pourtant s’avouer soulagé : il ressortait de ce conflit avec sa couronne encore sur la tête, malgré un affaiblissement indéniable de son autorité, et fort de liens avec ce qui s’annonçait comme l’une des plus puissantes dynasties – sinon la plus puissante – de l’histoire de Sanctuaire. En contrepartie, il y avait de bonnes chances que la dynastie en question, à laquelle était désormais inextricablement associée sa fortune, se retrouve exterminée par une Église vengeresse. Sans compter que, dans ses rêves, c’était quelqu’un d’autre qui jurait allégeance au vainqueur. — Ils me plaisent bien, finalement, fit une voix dans son dos. Il se détourna de la fenêtre pour faire face à Ohlyvya. — Je suppose que vous vouliez parler de nos nouveaux souverains ? dit-il avec un sourire forcé qui arracha un reniflement à sa femme. — Mais non ! Je parlais du berger et de la bergère, bien sûr ! Il éclata de rire. — Cayleb et son père ne m’ont jamais vraiment déplu, ma chère. C’étaient des adversaires, et je dois admettre – entre vous et moi – que leur obstination à survivre à tout ce que Hektor et moi avons pu tenter contre eux a bien souvent mis mes nerfs à rude épreuve. Au contraire de Hektor, cependant, je n’ai jamais eu personnellement de dent contre eux. Cela dit, en toute honnêteté (son sourire s’atténua), compte tenu de ma participation aux efforts visant à éliminer Haarahld et Cayleb, je suis étonné du peu d’animosité que ce dernier me manifeste. — S’il n’en manifeste pas, c’est qu’il n’en éprouve aucune, selon moi, pas plus que sa femme, déclara Ohlyvya avec le plus grand sérieux. Nahrmahn haussa un sourcil, mais se contenta d’attendre qu’elle aille jusqu’au bout de son raisonnement. Ohlyvya Baytz était une femme très intelligente. Mieux, elle était la seule personne au monde à bénéficier de la confiance absolue de son mari. Comme Cayleb et Sharleyan, ils avaient conclu un mariage d’État. Cependant, leur union s’était renforcée au fil des ans et Nahrmahn avait souvent regretté de ne pouvoir nommer sa femme au Conseil d’Émeraude. C’était malheureusement inenvisageable, mais cela ne l’empêchait pas de l’écouter avec la plus grande attention dans les rares occasions où elle lui faisait part de son opinion. Maintenant que nous avons une impératrice qui règne aussi en tant que reine à part entière, se dit-il, nommer une femme au Conseil d’un simple prince devrait poser moins de problèmes, non ? — Je n’irai pas jusqu’à dire qu’ils vous portent dans leur cœur, très cher, reprit-elle avec un maigre sourire en posant la main sur sa joue. Toutefois, quand ils auront eu l’occasion de découvrir les qualités exceptionnelles qui se cachent sous votre apparence modeste et réservée, je suis sûr qu’ils finiront par vous aimer. En attendant, le souvenir de quelques broutilles continuera de vous séparer. Des guerres et des tentatives d’assassinat, par exemple. — Des tentatives d’assassinat ? répéta Nahrmahn en faisant de son mieux pour feindre l’innocence… avec un talent très relatif. — Oh ! cessez de jouer les idiots, Nahrmahn ! le réprimanda Ohlyvya. Malgré tous vos efforts pour me « protéger » de la sordide réalité, j’ai eu vent de toutes les rumeurs courant sur l’attentat mené contre Cayleb, vous savez. Même si je vous aime en tant que mari et père de mes enfants, je ne me suis jamais bercée d’illusions sur votre façon de jouer au « Grand Jeu », comme vous dites. Nahrmahn écarquilla les yeux, sincèrement stupéfait. Il était rarissime qu’Ohlyvya se montre si directe. Or elle avait raison sur au moins un point. Il s’était bel et bien efforcé de la protéger des décisions déplaisantes qu’il avait souvent été contraint de prendre. Ne nous voilons pas la face, Nahrmahn, se dit-il. Tu as certes été « contraint » de prendre certaines de ces décisions, mais, si tu jouais à ce jeu, c’est parce que tu adorais ça. Malheureusement, tu n’as pas réussi à remporter la partie. Enfin, on ne peut pas dire que tu Taies tout à fait perdue non plus… Une bribe de sa réflexion dut filtrer sur sa physionomie, car sa femme ajouta : — Je ne me plains pas, Nahrmahn. Il m’est arrivé d’en être tentée, c’est vrai. Pour tout dire, j’ai eu plus d’une fois très envie de vous assener un bon coup de pied où je pense. Dans l’ensemble, toutefois, j’ai réussi à me persuader – sans me mentir – que tout ce que vous avez fait, y compris ce qui m’a valu le plus d’inquiétudes pour le salut de votre âme, résultait des problèmes affrontés. Le conflit entre Émeraude et Charis, par exemple, était sans doute inévitable, que vous le vouliez ou non, pour de simples raisons géographiques. » Néanmoins, poursuivit-elle avec le plus grand sérieux sans le quitter des yeux pour qu’il puisse lire la sincérité dans son regard, je mentirais si j’affirmais n’avoir pas été soulagée par la façon dont tout s’est terminé. Nos parents auraient été les premiers surpris, Nahrmahn, mais je vous aime de tout mon cœur, vous le savez. Et j’aime aussi nos enfants. Savoir que Cayleb n’en veut pas à votre tête et ne considère pas nos garçons comme une menace à éliminer m’allège d’un grand poids sur la poitrine. Nahrmahn leva la main gauche et l’enveloppa autour de celle de sa femme, toujours posée sur sa joue. Il glissa la droite à la base de son cou et l’attira vers lui en se penchant jusqu’à ce que leurs fronts entrent en contact. Elle ne lui exprimait pas souvent ses sentiments avec autant de liberté. Il ferma les yeux pour savourer cet instant. — Ce n’est pas terminé, vous savez, lui souffla-t-il. Cayleb a eu raison de dire à Trahvys que ce n’était encore qu’un début. En me rangeant du côté de Charis, j’ai pris position contre le Temple. Or Clyntahn est un ennemi bien plus vindicatif qu’aurait jamais pu l’être Cayleb. Sans oublier que l’Église contrôle plusieurs fois les ressources, la richesse et la population de Charis, même en incluant Chisholm à ce fameux « empire ». — Clyntahn est un porc intolérant, moralisateur et fornicateur qui ne pense qu’à s’enrichir, se remplir la panse et s’aviner sous des airs de piété et de fanatisme arrogant, débita Ohlyvya avec dans la voix une acrimonie qu’il n’avait jamais entendue chez elle. Il cilla de surprise et s’écarta suffisamment d’elle pour la regarder droit dans les yeux. Elle lui renvoya son regard sans broncher et il distingua au fond de ses prunelles une colère ardente qu’il ne soupçonnait pas… ce dont il aurait du mal à se pardonner. — Je ne suis pas aveugle, vous savez, très cher. Là où je veux en venir, c’est qu’un homme tel que Clyntahn aurait déjà du mal à se mesurer à Cayleb et Sharleyan seuls. Si vous vous joignez à eux, ce pourceau de Sion est autant battu d’avance que si je m’avisais de me livrer à un bras de fer avec le capitaine Athrawes ! Nahrmahn sourit malgré lui. Elle le foudroya du regard puis partit d’un petit gloussement. Elle se pencha et appuya sa joue contre la sienne. — Je sais que vous ne vous êtes jamais considéré comme un prince valeureux et fringant. Moi non plus, du reste. En revanche, j’ai toujours vu en vous quelqu’un de plus important : quelqu’un de capable d’envisager l’avenir et ses responsabilités sans hésiter ni se leurrer. Par ailleurs, au risque de voir enfler vos chevilles, vous êtes l’un des hommes les plus malins que j’aie jamais rencontrés. — Si je suis si malin, comment se fait-il que ce soit moi qui aie juré fidélité à Cayleb et non l’inverse ? lança-t-il en ne plaisantant qu’à moitié. — Je n’ai pas dit que vous étiez infaillible, très cher, seulement malin. Par ailleurs, pour reprendre cette charmante expression que votre fils a apprise dans l’un de ses affreux romans, « on ne peut jouer que les cartes qu’on a en main ». Il me semble que quelqu’un vient de vous en offrir un nouveau paquet, cependant. Et d’après ce que j’ai vu de vous aujourd’hui, je ne vous crois pas tenté de tricher, cette fois. — Non, en effet. (Il eut une mimique mi-amusée, mi-stupéfaite.) Même si j’en avais envie – et, à ma grande surprise, ce n’est pas le cas –, ce serait incroyablement stupide de ma part. Plus aucune passerelle ne me ramènera vers Sion à présent, mon amour, et jamais je ne pourrais prendre le contrôle de l’opposition au Temple que Cayleb a réussi à mettre en place. Tenter de le trahir reviendrait à trancher la gorge de son meilleur timonier au milieu d’un ouragan. Or j’ai bien peur (l’acidité de son sourire aurait suffi à faire tourner du lait) que la traversée à venir soit si longue que la perte de l’habitude m’interdira à tout jamais de tricher, même quand la situation se sera enfin apaisée. — Tant mieux. (Elle se cala plus fermement contre lui.) Tant mieux. — Voyez-vous…, murmura-t-il en déposant un baiser sur son front. Je crois être assez d’accord avec vous ! Les nuages de la veille au soir avaient fini par recouvrir entièrement le ciel en une masse humide et compacte d’un noir de charbon. Des trombes d’eau s’abattaient sur le toit du palais de Tellesberg, s’engouffraient dans les gouttières et les canalisations, se précipitaient dans les caniveaux ménagés le long des rues de la capitale. Le commerce ne cessait pas pour autant, bien sûr. Même pendant la récente guerre contre les pantins du Groupe des quatre, les entrepreneurs de la baie de Howell avaient maintenu le transport de fret local à un niveau respectable et armé assez de navires pour l’assurer. À présent que les océans du monde entier étaient rouverts aux galions charisiens, l’activité du port avait repris son rythme frénétique normal. Malgré la pluie battante, les éclairs et le tonnerre, les lourds chariots de marchandises – pour la plupart tirés par des dragons, même si, çà et là, de plus modestes attelages de chevaux ou de mules se glissaient dans les ruelles plus étroites – continuaient de circuler. Le prince Nahrmahn était très impressionné par ce spectacle. Depuis la fenêtre ouverte de la petite salle du Conseil privé, il avait sous les yeux la preuve de la prospérité et de l’esprit d’entreprise qui avaient fait du royaume de Charis un ennemi beaucoup plus redoutable que l’aurait laissé supposer sa maigre population. La porte s’ouvrit dans son dos. Il s’arracha à sa contemplation et vit entrer Bynzhamyn Raice, baron de Tonnerre-du-Ressac. — Votre Altesse, le salua le chef des services secrets de Cayleb en s’inclinant devant lui. — Votre Seigneurie, répondit Nahrmahn en se contentant d’un geste du menton. — Tout d’abord, je souhaiterais vous remercier d’avoir pris le temps de me rencontrer, poursuivit Tonnerre-du-Ressac comme tous deux gagnaient la modeste mais rutilante table de conférence disposée au centre de la salle. — Il me semble que Sa Majesté aurait su se montrer persuasive si je vous avais fait des difficultés, Votre Seigneurie. (Nahrmahn pouffa de rire.) Je connais bien le principe des « mises au point », comme les appelle le baron de Shandyr. Très franchement, c’est avec la plus grande courtoisie que Cayleb m’a « suggéré » d’avoir une courte conversation avec vous. Bien entendu, s’il est quoi que ce soit que je puisse vous dire, je suis à votre entière disposition. Tonnerre-du-Ressac attendit que Nahrmahn se soit assis pour prendre place à son tour à l’autre bout de la table. — À vrai dire, Votre Altesse, vous seriez surpris de ce dont nous sommes censés discuter. Sa Majesté et moi nous intéressons moins à vos informations qu’à votre point de vue sur celles dont nous disposons déjà. — Vraiment ? Nahrmahn haussa les sourcils et ce fut au tour du baron de pouffer de rire. — Vraiment. (Un nouveau coup de tonnerre éclata, plus proche.) Pour aller droit au but, Votre Altesse, cette discussion a également pour objet de vous mettre au courant de nos ressources en matière de renseignement. — Je vois, fit Nahrmahn avec un mince sourire. Un rappel appuyé des possibilités qui sont celles du roi, pardon ! de l’empereur de… surveiller mes activités, je suppose. — Dans une certaine mesure, acquiesça le baron, imperturbable. (Il afficha un sourire un peu plus large que celui du prince.) Ne m’en veuillez pas, mais, en dépit des quelques réserves que j’ai pu avoir au départ, c’est un soulagement pour moi de parler de cela avec quelqu’un qui comprend les contraintes du métier, Votre Altesse. — Je vais prendre cela comme un compliment, Votre Seigneurie. Pour l’instant, du moins. — Croyez-le ou non, c’est bien ainsi que je l’entendais. Le baron ouvrit la serviette qu’il avait apportée et en retira une pile assez épaisse de dossiers. Il les posa devant lui sur la table, puis adressa un signe de tête à Nahrmahn. — Je sais que le baron de Shandyr a du mal à rétablir votre réseau d’espionnage en Charis, Votre Altesse. Je sais aussi que vous avez fait preuve avec lui d’une grande patience, malgré votre exaspération manifeste, et que ses activités se poursuivent avec leur efficacité habituelle en dehors de notre territoire. La candeur de Tonnerre-du-Ressac arracha une nouvelle expression de surprise à Nahrmahn. Le baron la remarqua et secoua sa tête chauve. — S’il a eu moins de chance en Charis, c’est pour une bonne raison qui n’a rien à voir avec une quelconque incompétence ou inaction de sa part. Vous ne l’ignorez pas, Votre Altesse, le seul moyen vraiment sûr de garder un secret est de ne le divulguer à personne. Vous êtes coutumier, me semble-t-il, de cette méthode, d’où un certain agacement de vos subordonnés. Le comte de La Combe-des-Pins, par exemple, s’est montré stupéfait il y a quelques mois de découvrir que vous aviez déjà été en contact avec le premier conseiller du roi Gorjah. Nahrmahn se rembrunit soudain. — Si j’ai choisi cet exemple précis, poursuivit tranquillement Tonnerre-du-Ressac, c’est parce qu’il prouve deux choses. La première, c’est combien nous sommes infiltrés en Émeraude, et ce de longue date. La seconde, c’est que vous maîtrisez le concept que nous appelons en Charis le « besoin d’en connaître ». Nous avons en effet pour politique de compartimenter soigneusement les informations et d’en réserver l’accès aux seuls individus qui ont « besoin » d’en avoir connaissance pour mener à bien leur mission. Il ne faut voir là aucune méfiance de notre part – au-delà de la plus élémentaire des précautions – mais la simple protection d’informations confidentielles par la limitation de leur circulation. — Vous avez raison, Votre Seigneurie, dit Nahrmahn sans hâte, les sourcils froncés, d’un air plus songeur que stupéfait. Je connais la nécessité de restreindre au maximum les confidences. Je n’ai jamais décrit ainsi ce raisonnement, toutefois. « Besoin d’en connaître…» (Il sembla jouer avec ces mots dans sa bouche en les répétant, comme pour les savourer. Enfin, il hocha lentement la tête.) C’est joliment tourné, je dois dire. — Je suis ravi que vous le compreniez, Votre Altesse. Ce principe concerne aussi la façon dont nos espions rassemblent les informations qui nous parviennent. Nous éprouvons un grand respect pour vos qualités d’analyste et comptons en tirer parti autant que possible. Cependant, il vous arrivera parfois, et même souvent, de ne pas savoir d’où proviennent les renseignements que nous vous demanderons d’étudier. — Pardonnez-moi de le souligner, Votre Seigneurie, mais la fiabilité d’un renseignement dépend en grande partie de sa source. Il convient donc d’en tenir compte lors de son analyse. — Votre Altesse, dit Tonnerre-du-Ressac avec un sourire encore plus rayonnant, c’est vraiment un plaisir de discuter avec quelqu’un de si versé dans l’art de l’espionnage. Néanmoins, si je vous ai apporté ceci (il tapota la pile de dossiers), c’est pour vous démontrer la fiabilité de nos espions. — Comment comptez-vous vous y prendre ? — Choisissez un jour, n’importe lequel, de la troisième quinquaine de mai. Nahrmahn cligna des yeux, puis haussa les épaules. — D’accord : jeudi. — Très bien, Votre Altesse. Tonnerre-du-Ressac chercha dans les dossiers celui qu’il voulait. Il le sépara des autres, le plaça soigneusement devant lui et l’ouvrit. — Le jeudi 14 mai, dit-il en examinant les notes posées sous ses yeux, vous avez convoqué le chef d’escadre Zhaztro et le comte de La Combe-des-Pins au palais d’Eraystor. Vous vous êtes réunis dans le salon bleu, où vous avez évoqué la récente capture de l’aviso de l’Église porteur de dépêches du délégué archiépiscopal Thomys, destinées au délégué archiépiscopal Wyllys. Le chef d’escadre Zhaztro vous a indiqué qu’aucun navire, même battant pavillon du Temple, ne saurait braver impunément notre blocus en baie d’Eraystor. Il a cependant attiré votre attention sur le fait que même notre marine n’a pas les moyens de fermer tous les ports secondaires de votre principauté, et que les avisos de l’Église pourraient y accoster sans danger. Vous avez souligné que le délégué archiépiscopal jugeait indignes de son rang ces havres mineurs, mais vous avez malgré tout ordonné au chef d’escadre d’en dresser la liste à toutes fins utiles. Vous l’avez ensuite congédié pour tenir avec le comte une conversation fascinante au cours de laquelle vous lui avez exposé votre interprétation du conflit opposant Charis au Groupe des quatre, en insistant sur le fait que, selon vous, la situation avait davantage de chances d’empirer que de s’améliorer. Tonnerre-du-Ressac leva les yeux de ses notes. Malgré des décennies d’entraînement à la maîtrise de soi, Nahrmahn avait regardé bouche bée le chef des services secrets de Charis récapituler méthodiquement et avec une précision dévastatrice une réunion à laquelle n’avaient participé que trois personnes. — Je souhaiterais ajouter deux choses, Votre Altesse, poursuivit le baron. Tout d’abord, c’est ce que vous avez dit au comte de La Combe-des-Pins ce jour-là et en d’autres occasions qui a joué un grand rôle dans la magnanimité de l’empereur Cayleb à votre égard. Ensuite, si vous croyez que seule une trahison du chef d’escadre Zhaztro ou du comte de La Combe-des-Pins aurait pu nous permettre d’obtenir ces informations, permettez-moi de passer à un autre événement de la même journée. Il feuilleta le dossier sans se presser jusqu’à avoir atteint la page recherchée. Il se racla la gorge. — Plus tard ce soir-là, vous vous êtes entretenu en privé avec le baron de Shandyr. Vous lui avez alors exposé, quoique avec moins de passion, la même analyse de la position de l’Église dont vous aviez fait part un peu plus tôt au comte de La Combe-des-Pins. Vous lui avez également fait remarquer – comme au comte – la stupidité et l’arrogance du projet du Groupe des quatre. Enfin, vous avez signalé que le prince Hektor ne risquait pas de mettre en péril sa sécurité pour venir en aide à Émeraude. Pour être plus précis, vous avez dit exactement ceci : « Pourquoi cette ordure mettrait-elle en danger pour nos beaux yeux un seul poil de son précieux cul ? » Après quoi (Tonnerre-du-Ressac leva les yeux vers Nahrmahn), vous avez demandé au baron de transmettre son ordre d’exécution, si j’ose dire, aux tueurs déployés à Manchyr. La stupéfaction de Nahrmahn avait dépassé le stade de la simple incrédulité quand Tonnerre-du-Ressac referma son dossier comme si de rien n’était. — Comme vous pouvez le constater, Votre Altesse, pour que nous ayons mis la main sur ces informations selon des méthodes que vous maîtrisez, il aurait fallu que le comte de La Combe-des-Pins et le baron de Shandyr soient tous les deux des agents de Charis. Or, je vous le garantis – et vous le savez –, ni l’un ni l’autre n’a jamais envisagé de travailler pour nous. — Je… Nahrmahn se tut. Il se redressa, s’éclaircit la voix et plongea son regard dans celui de Tonnerre-du-Ressac. — Jamais je ne les aurais soupçonnés de m’avoir trahi. Cela dit, je ne vois aucune autre explication au fait que vous ayez eu connaissance avec autant de détails de ces deux conversations privées. — Votre Altesse, c’est à vous que j’ai laissé le soin de choisir le jour. Sélectionnez-en un autre, si vous voulez : par exemple le vendredi suivant, où vous vous êtes entretenu en tête à tête avec le chef d’escadre Zhaztro, ou lundi dernier, où le délégué archiépiscopal Wyllys est venu « discuter » avec vous de ce que vous aviez dit sur les messagers de l’Église Mère qui « se faufilent dans l’ombre, comme des braconniers ou des contrebandiers, d’un trou à rat au suivant ». C’est bien volontiers que je vous lirai notre récapitulatif de ce que vous avez fait ce jour-là. — Mais comment… ? Nahrmahn n’acheva pas sa question. Il dévisagea Tonnerre-du-Ressac pendant plusieurs secondes, puis prit une profonde inspiration. — Je commence à comprendre ce que vous entendiez par « besoin d’en connaître », Votre Seigneurie. Cela n’atténue en rien ma curiosité, mais je ne vais pas vous demander de compromettre votre accès à des informations si détaillées. Croyez-moi, que je vous sache, l’empereur et vous, capables de les obtenir devrait suffire à m’ôter toute envie de violer mon serment d’allégeance. Après tout (il dévoila brièvement ses dents), il serait ardu de concocter un complot efficace sans parler à ses complices ! — Je dois m’avouer soulagé de l’entendre, Votre Altesse. Pour être honnête, telle est l’une des conclusions que Sa Majesté et moi espérions que vous tireriez de cette conversation. Néanmoins, je ne vous ai pas menti en affirmant que votre point de vue sur ces informations nous serait très utile. — Je serai enchanté de vous apporter toute l’aide possible. — Tant mieux. Ah ! je voulais aborder un autre menu détail, Votre Altesse. — Lequel, Votre Seigneurie ? — Sa Majesté n’ignore pas que le baron de Shandyr et vous avez ordonné l’assassinat du prince de Corisande. En temps normal, l’empereur ne serait guère inconsolable s’il arrivait… un accident fatal à Hektor. Très franchement, ce gredin n’aurait que ce qu’il mérite. Hélas, nous estimons qu’un attentat contre lui n’aurait au mieux qu’une chance sur deux de réussir. Et, surtout, nous savons parfaitement sur qui se porteraient les soupçons. Sans nous bercer d’illusions quant à l’opinion des Corisandins à l’égard de Charis, nous nous inquiétons de la valeur qu’aurait cette agression pour le Groupe des quatre en termes de propagande. Pour tout dire, la mort de Hektor – surtout si Charis pouvait en être accusée – serait plus précieuse aux quatre vicaires que Hektor lui-même, vivant. Sa marine neutralisée et son royaume à la merci d’une invasion, il ne représente plus d’atout militaire, d’autant que les « Chevaliers des Terres du Temple » n’auraient aucun moyen de lui venir en aide, même s’ils le voulaient. Par conséquent, puisqu’il ne vaut plus rien en tant qu’allié, quelqu’un de la trempe du chancelier Trynair pourrait très bien lui accorder plus d’importance en tant que martyr immolé par la perfide Charis. Nahrmahn y réfléchit un instant, puis opina du chef. — Je vois ce que vous voulez dire, Votre Seigneurie, dit-il sans même tenter de nier avoir donné de telles instructions au baron de Shandyr. Sur le moment, pour des raisons évidentes, je m’inquiétais moins des conséquences qu’aurait le décès de Hektor sur Charis que d’inciter Cayleb à se détourner de moi pour s’intéresser davantage au vide laissé en Corisande par la mort du prince. Bien entendu, l’évolution de la situation exige de moi que je revoie un peu ma stratégie. — Il me semble, oui, Votre Altesse, acquiesça Tonnerre-du-Ressac avec un sourire. Ce qui m’amène au dernier point que je souhaitais aborder. Voyez-vous, prince Nahrmahn, l’empereur Cayleb vous croit incapable de cesser de comploter. Oh ! (le Charisien agita la main d’avant en arrière comme pour chasser une mouche importune) il ne vous soupçonne pas d’être tenté de manquer à votre parole. Il sait seulement que vous êtes ce que vous êtes, Votre Altesse, et que vous ne changerez pas. Mieux encore, vous êtes doué d’un véritable talent pour l’intrigue. Même Hektor ne se doute pas à quel point. Il serait donc insensé de la part de Sa Majesté de laisser rouiller dans son fourreau une épée si acérée et si équilibrée. Voilà pourquoi l’empereur voudrait vous soumettre une proposition. — Une proposition, Votre Seigneurie ? répéta Nahrmahn en plissant les yeux. — Sa Majesté, en accord avec Sa Grâce, souhaiterait que je conserve mon poste de chef des services secrets du royaume de Charis. C’est une décision logique, étant donné que je suis aussi responsable de la sécurité intérieure et des enquêtes menées sur notre territoire. Compte tenu de l’agitation interne suscitée par le schisme avec l’Église Mère, le moment serait mal choisi pour moi de relâcher mon attention en la matière. » De la même façon, Leurs Majestés entendent que le baron de Shandyr conserve son poste en Émeraude et messire Ahlber Zhustyn le sien en Chisholm. Cette organisation laisse cependant un vide flagrant qu’ils voudraient vous proposer de combler. — Vous plaisantez, Votre Seigneurie, protesta Nahrmahn. (Tonnerre-du-Ressac haussa un sourcil et Nahrmahn secoua la tête.) Cela fait moins de trois jours que j’ai juré allégeance à Sa Majesté et moins de trois ans que j’ai lancé des tueurs à ses trousses. Or Cayleb est tout ce qu’on veut sauf un innocent ou un imbécile ! — Vous avez parfaitement raison. Néanmoins, c’est très précisément ce à quoi vous pensez que Leurs Majestés ont à l’esprit. L’empire aura besoin d’un chef des services secrets impériaux. Et vous avez, Votre Altesse, toutes les qualités, en termes de compétences, de rang social et d’autorité, pour remplir à merveille cette mission. — Mais seulement si Cayleb peut me faire confiance ! — Premièrement, Sa Majesté l’empereur ne vous aurait pas proposé des conditions de reddition si généreuses s’il vous avait senti enclin à le trahir. Vous venez de voir sur quel niveau de renseignement il a fondé sa décision, et je vous assure qu’elle n’a pas été prise à la légère. Deuxièmement, croyez-vous vraiment, compte tenu de ce que vous venez d’apprendre, qu’il n’aurait pas très vite connaissance de vos agissements si vous étiez tenté de comploter contre lui ? Troisièmement, l’empereur Cayleb et l’impératrice Sharleyan – moi aussi, d’ailleurs – vous croient sincère quand vous évoquez le Groupe des quatre, la corruption de l’Église Mère et les conséquences inévitables des événements provoqués par Clyntahn et Trynair. En bref, nous croyons que vous n’auriez aucune raison de trahir la confiance que place en vous la Couronne et, au contraire, toutes les raisons de la soutenir dans ses efforts contre Clyntahn et ses sbires. Bien sûr, ni l’empereur ni l’impératrice ne sont assez sots pour omettre de vous garder à l’œil le temps pour eux d’acquérir la certitude de ne s’être pas trompés sur votre compte. Cependant, comme l’a fait remarquer l’empereur, après tant d’années à « jouer au Grand Jeu », comme vous le dites parfois, me semble-t-il, il serait naïf de croire que vous perdrez soudain vos habitudes, comme par magie, quelle que soit la sincérité de votre conversion. Dans ces conditions, il préfère canaliser votre penchant naturel et le mettre utilement à profit plutôt que de risquer de vous voir tenté par je ne sais quelle… bêtise. — « Bêtise », hein ? répéta Nahrmahn avec un grognement. Tonnerre-du-Ressac eut un geste d’indifférence. — À vrai dire, Votre Altesse, je crois que les termes exacts de l’empereur étaient : « Quoi que nous fassions, nous n’arriverons jamais à empêcher le cerveau de cet homme de fonctionner à sa façon. Par conséquent, je ne vois que deux solutions : soit nous trouvons un moyen de le faire travailler pour nous, soit nous le détachons – avec la tête qu’il occupe – du corps de son propriétaire. Mais il faut savoir que c’est très salissant comme procédé. » Bien malgré lui, Nahrmahn éclata de rire. Il imaginait très bien Cayleb dire cela, ses yeux marron pétillant de malice. Il n’a pas tort, d’ailleurs. Il est vrai que j’ai la ferme intention de bien me tenir, mais rien ne me garantit que j’y parviendrai. Cela étant… — Votre Seigneurie, je ne suis pas certain que Sa Majesté ne soit pas en train de commettre une grave erreur. Par ailleurs, je soupçonne fortement certains de ses nobles de ne pas être transportés de joie à l’idée de me voir, moi, occuper un poste aussi stratégique. Malgré tout, j’avoue être assez… titillé par cette perspective. — Nous vous avons pris un peu au dépourvu, j’en ai bien conscience, dit Tonnerre-du-Ressac avec un remarquable euphémisme. Bien entendu, vous allez devoir y réfléchir. L’empereur Cayleb le sait. À vrai dire, il vous recommande chaudement d’en discuter avec votre épouse. L’impératrice et lui ont beaucoup d’estime pour son intelligence et elle vous connaît sans aucun doute mieux que personne au monde. Mieux encore, si je puis me permettre, que vous-même. Demandez-lui donc ce qu’elle en pense avant de donner votre réponse à l’empereur. — Eh bien, Votre Seigneurie, dit Nahrmahn Baytz avec la plus grande sincérité, voilà qui me semble être une excellente idée. .IV. Temple de Dieu et église Sainte-Bédard Cité de Sion Terres du Temple Rhobair Duchairn se demandait s’il pourrait encore un jour traverser la place des Martyrs sans songer à l’horreur sanguinolente de l’exécution d’Erayk Dynnys. La morsure glaciale de l’automne se faisait sentir dans la cité de Sion malgré la vive clarté du soleil. Pourtant, les frissons du vicaire n’avaient rien à voir avec la température. Le regard rivé sur la majestueuse colonnade du Temple de Dieu et la coupole rutilante comme un miroir qui se dressait au-dessus, avec à son sommet la sculpture héroïque de l’archange Langhorne levant haut le sceptre de sa sainte autorité, il se remémora ce jour terrible. Il s’arrêta et ferma les yeux pour s’abîmer dans une prière silencieuse, même s’il n’aurait su dire ce pour quoi il priait précisément. Nous vivons des temps difficiles, se dit-il en rouvrant les paupières et en reprenant sa marche vers le Temple. Difficiles… et effrayants. Il se sentit contrarié par la banalité de ses pensées, qui n’en était pas moins pertinentes. La force de sa foi renouvelée le portait et il avait trouvé du réconfort dans de nombreux passages de la Charte, mais rien dans les Écritures n’avait suffi à lui dicter sa conduite. Allons, Rhobair, ce n’est pas tout àfait vrai, si ? Tu sais exactement ce que tu as à faire. La seule question est de savoir comment procéder. Il s’arrêta de nouveau, transi sous la forte brise qui arrachait des nuages de fines gouttelettes aux innombrables fontaines jaillissant alentour, pour considérer l’endroit où était mort Dynnys. Jamais Duchairn n’avait rien vu, rien imaginé d’aussi épouvantable que l’exécution de l’archevêque déchu. Il n’était pas schuelerien. Il avait lu la liste des peines que l’archange Schueler avait prescrites pour les apostats et les hérétiques, mais il ne s’était jamais appesanti sur la question. Elle appartenait pour lui à ces aspects désagréables de la vie, que la Charte exigeait, mais auxquels il ne s’était jamais attendu à assister, et encore moins à participer. Or il y avait bel et bien pris part. Il lui arrivait, surtout au milieu de la nuit, quand ses cauchemars le réveillaient, de tenter de se persuader du contraire, mais la décision d’infliger le châtiment suprême à Dynnys avait été prise par le Groupe des quatre. Rhobair Duchairn portait donc sa part de cette responsabilité sanglante. Pis encore, il savait très bien que l’ancien archevêque de Charis n’avait été mis à mort que par opportunisme et pragmatisme. Jamais il n’avait rien entendu de plus perturbant que les derniers mots du condamné, l’affront qu’il avait fait au Grand Inquisiteur au bord de sa tombe. Cet homme avait reçu la promesse d’une mort rapide – plus rapide, du moins – s’il acceptait de jouer le jeu. Duchairn n’était pas censé être au courant, mais il l’était. Cet arrangement rendait la provocation de Dynnys encore plus incompréhensible. À moins, bien sûr, que l’explication la plus évidente soit la bonne, et que le malheureux ait effectivement cru ce qu’il disait. C’était sans aucun doute le cas, se dit Duchairn, le regard posé sur le point précis où on avait enfin laissé expirer la loque humaine suppliciée. C’est justement ce qui te tourmente, non ? Tout ce qui se passe en ce moment, c’est toi, avec la complicité de tes trois comparses, qui l’as mis en branle. Tout ce que Charis a fait depuis que tes compères et toi avez orchestré l’agression lancée contre elle, vous en êtes responsables. C’est vous qui avez forcé Charis à se comporter d’une façon si condamnable. N’importe quel animal acculé se battrait pour défendre sa vie et celle de ses petits. C’est exactement ce qui est arrivé à Charis, et Dynnys le savait. Non seulement il le savait, mais il a eu le courage de le proclamer, même après sa condamnation à mort par l’Inquisition. C’était une pensée qui le taraudait souvent ces derniers temps. Avec la force de sa foi renouvelée, il s’obligea à l’affronter. Il avait prié Dieu et Langhorne, les avait suppliés de lui pardonner ses décisions désastreuses qui avaient entraîné l’impensable, mais la profondeur et la sincérité de son repentir ne le déchargeaient pas de sa responsabilité d’y remédier. Il aurait eu le devoir de faire face au désastre et de mener l’Église de Dieu du Jour Espéré à la victoire quelle que soit la façon dont étaient nées ces épreuves. Qu’il ait joué un rôle dans leur genèse ne faisait que renforcer ce devoir. Quelle que soit sa difficulté, se dit-il, ce voyage ne peut connaître qu’une destination. Cette Église est celle de Dieu. Les archanges l’ont fondée pour le salut des hommes. Quoi que puissent en penser les âmes dévoyées de Charis, l’Église Mère doit être préservée. Et puisqu’il le faut, elle le sera. Il ne peut y avoir d’autre issue… tant que ses défenseurs lui restent fidèles, ainsi qu’à la Charte, aux archanges et au Seigneur. Il y croyait. Il le savait. Ce qu’il ignorait, en revanche, c’était si Dieu lui pardonnerait jamais les actes déjà commis. Il posa une dernière fois les yeux sur l’endroit où s’était éteint Erayk Dynnys au terme de son effroyable agonie, et se demanda à combien d’hommes l’Inquisition infligerait le même sort avant que la remise en question de la suprématie de l’Église Mère soit enfin résolue. Il secoua la tête, plongea les mains bien au chaud au fond des manches de sa soutane, et poursuivit son chemin. — Bien ! Tout le monde est là… enfin ! dit Zhaspyr Clyntahn avec humeur en voyant Duchairn pénétrer dans la salle de conférence. Dans toute la pièce, un flot d’air chaud continu maintenait comme à l’ordinaire la température à un niveau idéal de confort. Œuvre des archanges comme l’ensemble du Temple, la table de conférence inusable était aussi parfaite et intacte qu’au jour de la création. Il rayonnait du plafond une clarté diffuse que jamais flamme de bougie ou de lampe n’aurait pu égaler. Comme toujours, cette preuve irréfutable de la présence divine rassura Duchairn : quelles que soient les erreurs des hommes, Dieu y remédierait à la fin, à condition que Ses serviteurs Lui restent fidèles. — Pardonnez mon retard, dit-il en gagnant sa place à la table sacrée. J’avais plusieurs affaires pastorales à régler et je n’ai pas vu le temps passer. — Des « affaires pastorales », hein ? grogna Clyntahn. Naïvement, j’aurais cru que la préservation de l’Église Mère l’emporterait sur toute autre considération. Zahmsyn Trynair remua sur sa chaise en bout de table. Clyntahn se montrait encore plus acerbe qu’à son habitude depuis l’exécution de Dynnys. On aurait dit que l’outrage ultime de l’ex-archevêque avait attisé la hargne et la belligérance du Grand Inquisiteur. Étrangement, le renouveau de foi du ministre du Trésor émoussait encore plus la patience de Clyntahn à son égard. Il donnait l’impression de redouter que cet élan mystique nuise à la détermination du vicaire qu’il considérait déjà depuis toujours comme le moins opiniâtre des quatre. Peut-être était-ce plus simple encore. Peut-être la métamorphose de Dynnys lui faisait-il craindre pareil revirement de la part de Duchairn au nom de sa renaissance spirituelle. — J’ignore de quoi vous souhaitez nous entretenir, Zhaspyr, lança le ministre du Trésor avec sérénité, mais que j’arrive avec cinq minutes de retard ou d’avance ne risquait pas de changer la face du monde. Dès lors, je n’ai pas jugé bon de couper court aux conseils que je m’efforçais de dispenser à l’un de mes évêques. — Comment osez-vous…, s’emporta Clyntahn, mais Trynair leva la main pour l’interrompre. — Il a raison, Zhaspyr, dit le chancelier. (Le Grand Inquisiteur tourna vers lui son regard furibond, mais Trynair l’affronta avec le plus grand calme.) Certes, dans les circonstances présentes, il convient de faire preuve d’un minimum de diligence. Cependant, nous ne pouvons pas non plus tout abandonner pour accourir à chaque nouvelle déplaisante. Primo, malgré la vitesse du système de sémaphores, ce qui nous réunit s’est forcément déroulé il y a déjà un bon moment. Quant à notre réaction, elle mettra autant de temps à quitter Sion. Par conséquent, nous précipiter ne changerait rien au problème, ni dans un sens ni dans l’autre. Secundo, il se trouve que nous avons, en tant que vicaires de l’Église Mère, de nombreuses responsabilités, telles celles auxquelles s’affairait Rhobair cet après-midi. Nous ne pouvons pas laisser le schisme suscité par Charis nous détourner de notre devoir. Tertio, il est essentiel que personne ne nous croie ainsi distraits. N’oubliez pas que nos adversaires au sein du vicariat n’attendent que la meilleure occasion pour nous attaquer. Si nous leur donnons l’impression d’être si paniqués que seul le schisme nous préoccupe, ces faibles parmi nos frères pourraient être tentés de contester ouvertement notre autorité. Les joues de Clyntahn s’étaient assombries et il avait ouvert la bouche pour rétorquer par une répartie cinglante, mais le ton calme, lent et rationnel de Trynair l’avait coupé dans son élan. Au bout de quelques battements de cœur, il cessa de foudroyer le chancelier du regard et haussa les épaules. — Soit…, grogna-t-il. Duchairn se contenta de patienter, les mains croisées devant lui sur la table. Il se méfiait encore du pouvoir et du caractère de plus en plus irascible du Grand Inquisiteur, mais il n’avait plus peur de lui, ce qui était sans doute un peu déraisonnable de sa part, compte tenu du sort réservé à Erayk Dynnys. Cette absence de crainte devait expliquer en partie l’impatience de Clyntahn à son endroit. Cet homme n’aimait pas qu’on puisse ne pas trembler devant lui. Il faut absolument que je médite là-dessus, se dit le ministre du Trésor. Cela en dit long sur lui, mais aussi sur moi… — Toujours est-il que nous voilà réunis, poursuivit Trynair. Puisque c’est vous qui nous avez convoqués, Zhaspyr, auriez-vous l’obligeance de nous dire pourquoi ? — Parce que j’ai reçu deux messages, répondit Clyntahn. (L’irritation du Grand Inquisiteur demeurait évidente, mais une partie de sa colère disparut de sa physionomie.) Un du délégué archiépiscopal Wyllys et un autre du père Styvyn, au Delfèrahk. — Le père Styvyn ? répéta Allayn Magwair, narquois. Lequel, Zhaspyr ? — L’intendant de l’évêque Ernyst à Ferayd. Les sourcils de Duchairn ne furent pas les seuls à bondir sous l’effet de la surprise. — Et qu’est-ce qui rend ce message du père… Styvyn, c’est bien ça ? (Trynair interrogea Clyntahn du regard. Le Grand Inquisiteur acquiesça d’un bref signe de tête.) Qu’est-ce qui rend ce message si important ? — J’y viendrai dans un instant. (Clyntahn agita la main comme pour repousser quelque chose sur la table devant lui.) Son message est effectivement important, mais je crois plus urgent de réfléchir à celui du délégué archiépiscopal. Trynair signifia son accord d’un geste et Duchairn se prépara au pire. Il ne se faisait aucune illusion sur la teneur d’un communiqué de Wyllys Graisyn, quel qu’il soit. Au vu de sa récente correspondance, il apparaissait clairement que la situation militaire d’Émeraude était pour ainsi dire désespérée. Ses analyses des possibilités et intentions du prince Nahrmahn n’étaient pas des plus rassurantes. — Ce n’est pas encore officiel – du moins, ça ne l’était pas au moment de la rédaction de cette dépêche –, mais il ne fait guère de doute que Nahrmahn est en train de retourner sa veste, grommela Clyntahn. (Ses trois interlocuteurs se redressèrent sur leur siège, la mine attentive.) Je le sais, Graisyn nous dit depuis des mois qu’Émeraude ne résistera pas longtemps une fois que Cayleb y aura débarqué ses troupes. Pourtant, même lui, administrateur en chef de l’archevêché, n’a rien vu venir. — Quelle est la fiabilité de cette information ? s’enquit Magwair. — C’est toujours la grande question, n’est-ce pas ? répondit Clyntahn avec un sourire crispé qui dévoila la pointe de ses dents. Apparemment, ni son intendant ni lui n’ont pu vérifier la pertinence des bruits courant à Eraystor. En revanche, ils ont bel et bien confirmé le départ de La Combe-des-Pins pour une destination inconnue. Or la plupart des rumeurs concordent : il n’y a pas trente-six endroits où aurait pu logiquement l’envoyer Nahrmahn. Et maintenant il paraît que Nahrmahn aussi a quitté Émeraude. L’un de vous souhaiterait-il parier sur l’endroit où il se rendait, lui ? Duchairn grimaça de désarroi. Comme venait de le souligner Clyntahn, il ne faisait aucun doute qu’Émeraude était à la merci de Cayleb. Cependant, si terrible que soit l’idée d’une conquête charisienne de la principauté, ce n’était rien par rapport à voir Nahrmahn se ranger volontairement du côté de la maison Ahrmahk dans sa remise en question de l’autorité de l’Église Mère. — Je n’arrive pas à imaginer Nahrmahn capable d’une perfidie pareille, dit Magwair sur le ton d’un homme cherchant à se convaincre lui-même, qui arracha un reniflement à Clyntahn. — Moi oui ! rétorqua le Grand Inquisiteur, les yeux brûlants de fureur. Pourquoi Nahrmahn ne suivrait-il pas l’exemple de Cayleb ? Ils vivent pour ainsi dire côte à côte, à l’autre bout du monde par rapport à Sion, ce qui les rend vulnérables à la première hérésie venue. En outre, Nahrmahn a toujours eu la force morale d’une catin d’embarcadère. Cela ressemblait bien à Clyntahn, songea Duchairn avec amertume, de condamner la légèreté morale de quelqu’un d’autre sans une once d’hypocrisie. — Zhaspyr a raison, déclara Trynair. Il serait difficile, au demeurant, de reprocher à Nahrmahn d’avoir cherché à s’arranger avec Cayleb. — Et comment, que je le lui reproche ! s’étrangla Clyntahn. — Je n’ai pas prétendu que ce n’était pas condamnable, Zhaspyr. Je dis seulement qu’il serait difficile de le lui reprocher. Sur le plan purement séculier, c’est tout à fait exact. C’est d’ailleurs là que le bât blesse. — Nous comptions sur cette distraction pour occuper Charis, ajouta Magwair. Sa disparition n’a rien d’anodin pour nous… — En fait, si, dit Trynair sans ambages. (Magwair se raidit. Le chancelier secoua la tête.) Réfléchissez, Allayn. Émeraude n’aurait sûrement pas « distrait » longtemps Charis sans marine capable de s’opposer à une invasion. Il se trouve – si les soupçons de Graisyn se vérifient – que Nahrmahn a conclu un pacte politique avec Cayleb. J’ignore quels avantages il en tirera, mais, puisqu’il a envoyé La Combe-des-Pins en éclaireur avant de lui emboîter le pas, je suppose les conditions acceptables. Si Cayleb est aussi intelligent que l’était son père, il a dû se montrer extrêmement généreux avec le prince. Sa nouvelle flotte représente un bâton si puissant qu’il peut se permettre de tendre une carotte bien juteuse de l’autre main. Dès lors, il deviendra très tentant pour d’autres Nahrmahn de se mettre d’accord avec lui plutôt que de tenter de le combattre. — Ce n’est pas faux, convint Duchairn à contrecœur. (Trois paires d’yeux se tournèrent vers lui. Ses épaules se soulevèrent.) Si Nahrmahn a effectivement tourné casaque, alors il a créé un précédent qui concerne tous les souverains laïcs. Il a fait un calcul politique qu’il a mis en œuvre au mépris du Temple, et ce de façon délibérée. Il a placé sa survie personnelle et celle de sa principauté avant son devoir primordial de protéger l’inviolabilité et l’autorité de l’Église Mère. Ne vous imaginez pas que d’autres monarques séculiers ne se seraient pas comportés de la même façon à sa place. À présent, ils pourront prendre pour modèle quelqu’un qui s’est débarrassé de sa loyauté et de ses responsabilités envers l’Église par pure nécessité stratégique. Croyez-vous, s’il s’en sort indemne, que son exemple ne fera pas des petits parmi les prochains Nahrmahn figurant sur la liste noire de Cayleb ? — Exactement, acquiesça vigoureusement Trynair. Quelle que soit l’évolution de la situation, ce rapprochement était inévitable. Compte tenu de toute la rancœur accumulée entre Charis et Émeraude, je ne m’attendais à rien de si rapide, mais la démonstration n’en est que plus frappante. Si Nahrmahn a réussi à se rapprocher ainsi de Charis, alors que le monde entier le sait responsable d’une tentative d’assassinat sur la personne de Cayleb, cela prouve combien ce dernier est déterminé à se montrer « raisonnable ». Si nous n’arrivons pas à le faire regretter à Nahrmahn, beaucoup de rois et de princes seront tentés de se comporter à l’identique quand la Marine royale de Charis viendra frapper à leur porte. — Mettons immédiatement un terme à tout cela, alors ! tempêta Clyntahn. — Oui, mais comment ? demanda Trynair d’un ton plus sec que de coutume quand il s’adressait au Grand Inquisiteur. Si Graisyn a raison et que Nahrmahn a quitté Eraystor, c’est qu’il a déjà accepté les conditions de Cayleb. Sinon, il n’aurait jamais mis le cap sur Tellesberg alors qu’il est encore en guerre avec Charis. Croyez-vous vraiment qu’il n’aurait pas pris de précautions contre les agissements de Graisyn en son absence ? Ce qui m’étonne, à vrai dire, c’est que celui-ci ait réussi à nous transmettre un message. — Ne vous en étonnez pas trop, tout de même, dit Clyntahn. C’est de Fort-de-Shalmar, et non d’Eraystor qu’est parti l’aviso arrivé à l’île du Marteau. Le Grand Inquisiteur fit la grimace. Duchairn devina pourquoi. Fort-de-Shalmar, la capitale du duché de Shalmar, se trouvait à l’extrémité nord de l’île d’Émeraude, soit à plus de neuf cents milles de la capitale de Nahrmahn. — Le message de Graisyn n’était même pas complet, poursuivit Clyntahn d’une voix dure. La transmission a dû être interrompue entre Eraystor et Shalmar, sinon à Eraystor même. — Formidable… (Un seul regard de Magwair aurait suffi à faire fermenter une barrique de bière, songea Duchairn.) D’après vous, Nahrmahn aurait aussi fait main basse sur le réseau de sémaphores d’Émeraude ? — Au minimum, confirma Clyntahn. Nous pouvons supposer sans gros risque d’erreur qu’il ne s’est pas contenté d’investir ces installations. — Vous avez sûrement raison, Zhaspyr, dit Trynair. Cela ne fait que corroborer mes propos. — En effet, lâcha Duchairn. Cela étant, Zhaspyr, vous avez dit être en possession de deux messages : un d’Émeraude et un autre du Delferahk. Si nous mettions Nahrmahn de côté un instant ? Son cas réclame une décision ferme de notre part, aussi devrions-nous le laisser mijoter quelques minutes dans un recoin de notre cerveau. Par ailleurs, dans l’éventualité où ces messages seraient liés, autant prendre connaissance des deux avant de trop réfléchir à la réaction à donner au premier. — Voilà qui est frappé au coin du bon sens, acquiesça Trynair en se retournant vers le Grand Inquisiteur. Alors, Zhaspyr, que disait ce message de Ferayd ? — Je ne suis pas sûr qu’il ait un rapport avec Nahrmahn et sa principauté. Clyntahn eut l’air de nouveau exaspéré, comme s’il en voulait à Duchairn d’avoir détourné son juste courroux de son objet initial. — Peut-être pas, admit patiemment Trynair, mais il nous faudra bien en prendre connaissance à un moment ou à un autre. Nous vous écoutons. — Oh ! très bien… D’après le père Styvyn, la saisie des navires marchands charisiens à Ferayd ne s’est pas particulièrement bien passée. — Qu’est-ce que cela signifie précisément ? s’inquiéta Duchairn avec une sensation familièrement oppressante au creux de son ventre. — Cela signifie que ces hérétiques de malheur n’ont pas été fichus de réagir intelligemment. Quand les soldats du Delferahk les ont pris d’assaut, ils ont résisté. Ce qui était stupide de leur part. Fatalement stupide, même. — Certains y ont perdu la vie, vous voulez dire ? le pressa Duchairn. — Non, pas certains, répondit Clyntahn avec un demi-rictus. Tous ! — Quoi ? C’était Duchairn et non Trynair qui s’était exclamé ainsi. Clyntahn se tourna vers lui. — À partir du moment où les premiers Delferahkiens sont tombés, leurs camarades ont cessé de prendre des gants. Voilà ce qui se passe quand on est assez bête pour énerver des soldats armés jusqu’aux dents. Chez eux, en plus ! — Vous dites qu’il n’y a eu aucun survivant parmi les Charisiens ? insista Duchairn. — Peut-être une poignée. D’après le père Styvyn, il n’y a pas dû en avoir beaucoup plus. Pas à bord des bâtiments que les Delferahkiens ont réussi à empêcher de quitter le port, en tout cas. — Parce que certains se sont enfuis ? Trynair eut l’air encore plus mécontent qu’un instant plus tôt. — Une demi-douzaine, oui, confirma Clyntahn. À ce qu’il paraît, il s’agissait des bateaux à l’ancre un peu trop loin pour être abordés depuis le quai. Apparemment, au moins l’un d’eux était l’un de ces corsaires à la noix, sans doute camouflé. Toujours est-il qu’il était lourdement armé de canons de nouvelle génération et qu’il a couvert les autres navires le temps pour eux de gagner le large. Trynair jeta un coup d’œil à Duchairn, et comprit parfaitement son désarroi. Les rescapés de Ferayd ne devaient plus être très loin de Charis à l’heure qu’il était. Ils ne tarderaient pas à y répandre leur version des faits. Malgré la désinvolture de Clyntahn, le ministre du Trésor savait que les Charisiens seraient tout à fait fondés à qualifier de « massacre » ce à quoi ils avaient assisté. Pis encore, nombre des navires concernés devaient appartenir à des entreprises familiales. Compte tenu des pratiques de ce royaume en matière d’armement de telles unités, beaucoup des victimes charisiennes devaient être des femmes et des enfants. En sommes-nous déjà là ? s’interrogea Duchairn. Et comment se fait-il que ce message nous ait été envoyé par le père Styvyn et non son évêque ? Il ne voyait qu’une raison ayant pu pousser l’intendant à informer le Temple sans passer par son évêque, et elle ne lui plaisait pas du tout. Pourtant, s’il soupçonnait l’agent de l’Inquisition à Ferayd de s’être dépêché d’envoyer son rapport pour présenter sous un meilleur jour un désastre dont il était partiellement responsable, Clyntahn n’en laissait rien paraître dans son expression. Il avait même l’air totalement inconscient des conséquences dramatiques possibles de cet incident. Autant qu’on sache, ce n’est peut-être même pas un « incident » isolé. Ce pourrait très bien n’être que le premier dont nous ayons connaissance… — C’est très grave, déclara Trynair en restant, selon Duchairn, loin en dessous de la vérité. Dès que Cayleb sera au courant, il transformera cette regrettable bévue en massacre perpétré de sang-froid sur ordre direct de l’Inquisition. — Ce n’était rien de tel ! se récria Clyntahn. Cela étant, je ne ferai pas semblant d’écraser une larme pour ces imbéciles d’hérétiques qui n’ont eu que ce qu’ils méritaient. En ce qui me concerne, ils s’en tirent à bon compte ! — Je ne vous demande rien, lui assura Trynair d’une voix posée. Je vous fais seulement remarquer que Charis affirmera au monde entier que nous avons ordonné l’assassinat pur et simple de marchands, de leurs femmes et de leurs enfants, dans le cadre de notre campagne contre les schismatiques. Ils s’en serviront pour justifier leur rébellion et toutes les atrocités qu’ils commettront à leur tour à titre de représailles. Clyntahn dévisagea le chancelier comme s’il lui parlait dans une autre langue. Du point de vue du Grand Inquisiteur, c’était peut-être le cas. Tous quatre étaient prêts depuis le début à faire pleuvoir la dévastation sur le royaume de Charis. Dans ces conditions, pourquoi s’émouvoir à ce point du décès de quelques dizaines, ou même de centaines de marins charisiens et de leurs familles ? — D’accord, dit Clyntahn. Si vous êtes si inquiets de la façon dont les Charisiens pourraient s’en servir, servons-nous en avant eux. Dans sa dépêche, le père Styvyn ne laisse planer aucune équivoque : ce sont les Charisiens qui ont lancé les hostilités. J’ajouterai que le nombre de victimes chez les Delferahkiens n’a rien de négligeable. Puisque les Charisiens ont frappé les premiers, c’est ce qu’il convient de dire au monde entier. Les autorités delferahkiennes ont voulu placer leurs bâtiments sous séquestre sans violence. Au lieu de se soumettre aux instructions des agents légalement désignés, les Charisiens ont résisté avec une extrême sauvagerie. Ils ne manqueront pas d’exagérer le nombre de leurs morts, j’en suis sûr. Je ne vois donc aucune raison de minimiser les pertes delferahkiennes. Au contraire, nous devrions proclamer martyrs de Dieu tous les hommes tombés en s’efforçant d’obéir aux ordres de l’Église Mère. Ce n’est pas l’Église qui a décidé de fermer les ports du continent aux navires charisiens, protesta intérieurement Duchairn. C’est vous, Zhaspyr. Et c’est sur votre autorité que cette politique a été mise en œuvre. Ce n’est pas en présentant les faits autrement que vous arriverez à vous dédouaner de votre responsabilité. Ce n’était pourtant pas le pire, loin de là. Déclarer martyrs les Delferahkiens tombés à l’abordage revenait à faire un grand pas vers une guerre sainte totale contre Charis. Une telle issue était sans doute inévitable, à terme, mais Rhobair Duchairn n’avait aucune envie de hâter ce cataclysme. Ne serait-ce pas un manque de force morale de ta part, Rhobair ? Si telle est notre destination inévitable, pourquoi hésiter ? Il appartient à la volonté de Dieu que l’autorité de Son Église soit assurée conformément à Ses desseins. Dans ce cas, comment peux-tu justifier de te soustraire aux sacrifices nécessaires à leur accomplissement ? — Je ne sais pas trop…, hésita Trynair. — Pour moi, Zhaspyr a raison, dit Magwair, s’attirant tous les regards. Le plus intelligent serait de faire appel à nos sémaphores pour diffuser dans tous les royaumes du continent la bonne version des faits, c’est-à-dire la nôtre (il parvint à ne pas ciller en disant cela, remarqua Duchairn), avant que les mensonges de Charis aient eu le temps de se répandre. Si ces hommes ont été tués en exécutant les ordres de l’Église Mère, que sont-ils sinon des martyrs ? — Exactement ! s’exclama Clyntahn. Trynair se tourna vers Duchairn, qui devina dans son regard ce qu’il lui demandait. Il ouvrit la bouche pour s’opposer à Clyntahn et Magwair, mais se ravisa. — Par ailleurs, poursuivit le capitaine général, il suffit de mettre côte à côte cette information et la décision prise par Nahrmahn de nous trahir – enfin, de trahir l’Église Mère – pour y voir une certaine logique. — Une logique ? fit Trynair sans réussir à dissimuler son incrédulité. Magwair pinça les lèvres. — Comme vous l’avez souligné il y a quelques minutes, d’autres souverains laïcs pourraient être tentés de se rapprocher de Charis s’ils se retrouvaient pris entre deux feux. Nous devons les inciter à y réfléchir à deux fois avant de franchir le pas. De même, il faut que tout le monde en Charis soit bien conscient des enjeux de la politique de leur roi. — Comment faire ? demanda Duchairn en sentant son estomac se nouer. — C’est simple : il faut excommunier Cayleb, Staynair et toutes les personnes qui ont signé l’acte d’élévation de Staynair au rang d’archevêque, l’acte de succession de Cayleb et la lettre de Staynair au grand-vicaire. Excommunions Nahrmahn, La Combe-des-Pins et tous les individus coupables d’avoir conclu un accord ou un arrangement avec Charis. Enfin, jetons l’interdit sur l’ensemble de Charis et d’Émeraude. Le nœud dans le ventre de Duchairn se serra encore plus. En revanche, les yeux de Clyntahn brillèrent d’excitation. — C’est exactement ce qu’il faut faire ! acquiesça-t-il vivement. Nous marchons sur des œufs depuis le début en cherchant à éviter de laisser la situation « s’envenimer », alors que nous savons depuis toujours comment cela se terminera. Au contraire, nous aurions dû avertir d’emblée ces fichus schismatiques de ce qui les attendait s’ils persistaient dans leur attitude provocatrice. Par ailleurs, il faut prévenir chacun des sujets de Cayleb du désastre vers lequel leur cher roi les précipite ! — Ce n’est pas une décision à prendre à la légère, tempéra Duchairn. Il n’y aura pas de retour en arrière possible. Excommunier Cayleb et ses partisans serait déjà gravissime en soi. D’après la loi de l’Église, cela déchargerait tous les enfants du Seigneur de leur obligation de leur obéir. Pis encore, leur rester fidèle serait même considéré comme un acte de rébellion contre l’Église et contre Dieu. Si la plupart des Charisiens étaient prêts à suivre la doctrine du Temple, cette décision aurait donc pour effet d’anéantir toute autorité légale au sein du royaume. Pourtant, à bien des égards, un interdit serait encore plus terrible. Tant qu’il serait en vigueur, tous les sacrements, offices et fonctions de l’Église seraient suspendus. Il n’y aurait plus ni baptêmes, ni mariages, ni messes, ni obsèques, et ce jusqu’à ce que l’interdit soit levé. Une punition si sévère, comme l’avait souligné Duchairn, ne pouvait être infligée qu’après mûre réflexion. Ses conséquences pour les âmes qui en seraient victimes pourraient en effet se révéler dévastatrices. Et ce n’était pas tout : le mode d’action de Magwair laisserait encore bien d’autres séquelles. Excommunication et interdit représentaient la toute dernière étape avant la guerre sainte. Une fois celle-ci déclarée, il serait impossible de renoncer à la lutte à mort que se livreraient les serviteurs de l’Église et leurs adversaires. Et s’il y a un effet que cette tactique n’aura pas, c’est bien de convaincre Charis de retourner de son plein gré dans notre giron. Cayleb et Staynair n’auraient pas fait tout ce qu’ils ont déjà fait s’ils n’étaient pas prêts à aller jusqu’au bout. Même les renseignements de Zhaspyr établissent sans l’ombre d’un doute que la grande majorité des Charisiens sont d’accord avec leur roi et leur nouvel « archevêque ». Même si nous excommunions Cayleb et jetons l’interdit sur Charis, ces égarés n’en auront cure. Ou, plutôt, ils n’y prêteront aucune attention et conserveront leur allégeance à leur souverain. Nous n’aurons alors réussi qu’à les inciter à se dresser ouvertement contre l’Église Mère, ce qui ne nous laissera plus qu’une seule issue, que nous le voulions ou non : proclamer contre eux la guerre sainte. Je me demande si c’est pour cela que Zhaspyr et Allayn sont si favorables à ce projet… parce qu’il nous condamnera une fois pour toutes, aux yeux du monde entier, à anéantir Charis… — Ce n’est pas une décision à prendre à la légère, certes, dit Clyntahn, mais il faudra la prendre tout de même tôt ou tard. Vous le savez, Rhobair. Étant donné ce qu’a déjà souligné Zahmsyn, nous n’avons d’autre choix que de passer immédiatement à l’acte. Prenons l’offensive ! Anticipons la version faussée des événements que Charis pourrait choisir de présenter au monde entier ! À moins, bien sûr, que quelqu’un ait une meilleure idée ? Une pluie glacée tombait dru d’un ciel d’un noir d’encre. On se serait cru au milieu de la nuit. Pourtant, il s’écoulerait encore une bonne heure avant le coucher du soleil. Le vent soulevait des gerbes d’eau et les soufflait au visage des promeneurs assez téméraires pour braver le déluge. Des voiles délicats de brume dansaient là où la brise fouettait les cataractes qui tombaient des nues. Aucun des marcheurs convergeant vers l’église Sainte-Bédard n’avait le temps ni l’envie de s’arrêter pour admirer les intempéries. Les buissons et arbustes ornementaux entourant la construction agitaient des branches auxquelles s’accrochaient d’ultimes feuilles multicolores ou déjà dénudées par l’hiver imminent tandis que de violentes bourrasques assaillaient l’inébranlable maçonnerie. Nul poète n’aurait pu créer métaphore plus éloquente de l’asile offert aux visiteurs par la maison du Seigneur. L’église Sainte-Bédard était très ancienne. D’après la tradition, elle avait été érigée un ou deux ans seulement après le Temple. Contrairement à lui, toutefois, elle était manifestement l’œuvre de mains mortelles. Malgré sa valeur historique, elle n’était plus que très peu utilisée. Elle se dressait en effet à moins de deux milles du Temple, où préféraient se rendre les fidèles qui en étaient capables, au prix d’un peu de marche supplémentaire. Néanmoins, l’âge du bâtiment et son statut, aux yeux des Bédardiens, d’église fondatrice de leur ordre justifiaient son entretien minutieux. Par ailleurs, à l’instar de tout édifice sacré, ses portes n’étaient jamais verrouillées : comme l’exigeait la loi, il était ouvert à toute heure à qui souhaitait s’y recueillir. Quoi qu’il en soit, la proximité du Temple faisait que cette église était presque oubliée de la vaste majorité des fidèles. Elle était donc la plupart du temps déserte, somnolant dans l’ombre de ses frères et sœurs plus spacieux, plus récents ou plus prestigieux. L’essentiel de la population n’avait même pas conscience de son existence, ce qui la rendait idéale pour les fins recherchées par les hommes déterminés à s’y réunir malgré le mauvais temps. Le dernier visiteur entrouvrit la lourde porte de bois pour se glisser dans le vestibule. Un bas-prêtre le débarrassa de sa cape sous laquelle se cachait une soutane orange de vicaire de l’Église de Dieu du Jour Espéré. L’éminent personnage se hâta au sein de l’église proprement dite. L’odeur résiduelle de siècles d’encens, de cire et d’encre imprégnant les livres de prières et de cantiques l’accueillit telle une main chaleureuse malgré le froid humide de l’automne qui régnait même à l’intérieur. Il emplit ses poumons du parfum réconfortant de l’Église Mère. Une vingtaine de personnes l’attendaient. La plupart portaient une tenue de la même couleur que lui, mais d’autres étaient vêtus de l’habit plus modeste seyant à de simples évêques ou archevêques. On comptait même parmi eux de vulgaires bas-prêtres. À son arrivée, l’assemblée se tourna vers lui comme un seul homme. — Pardonnez-moi, mes frères. La belle voix profonde et exercée du vicaire Samyl Wylsynn, idéalement adaptée à son sacerdoce, porta sans effort dans le tintamarre de la pluie tambourinant contre les vitraux et sur le toit d’ardoises. — J’ai reçu une visite inattendue au moment où j’allais partir. Ce n’était qu’une formalité. Plusieurs ecclésiastiques s’étaient raidis en entendant les mots « visite inattendue », mais s’étaient apaisés avec un soupir de soulagement presque audible à la fin de la deuxième phrase de Wylsynn. Celui-ci s’amusa de leur réaction et désigna les premiers bancs de l’église d’un grand geste du bras. — Si nous nous intéressions à ce qui nous réunit, maintenant que le retardataire a cessé de se faire attendre ? Il serait gênant d’avoir à expliquer notre présence par une soirée pareille si quelqu’un venait à passer par là. Comme il l’avait voulu, ses paroles suffirent à stimuler l’assemblée, qui prit place sur les sièges indiqués. Il gagna la balustrade ceignant le chœur, posa un genou à terre devant la mosaïque traditionnelle des archanges Langhorne et Bédard, puis se releva pour se retourner face à ses frères. — Tout d’abord, dit-il gravement, permettez-moi de vous présenter mes excuses pour vous avoir convoqués dans un délai si court, en dehors des réunions prévues. Nous connaissons tous les risques inhérents à l’improvisation de telles rencontres. J’ai toutefois jugé essentiel de vous communiquer, ainsi qu’à tous les autres membres du Cercle, les toutes dernières décisions du Groupe des quatre. Personne ne pipa mot. Il sentit littéralement l’intensité de leur regard sur sa peau. — Il se trouve que deux messages reçus de fraîche date réclament une réaction de leur part. Le premier, en provenance d’Émeraude, suggère que le prince Nahrmahn a choisi de se ranger du côté du roi Cayleb et de l’« Église de Charis ». L’a-t-il fait par conviction ou par instinct de survie ? Nul à Sion ne le sait. Toutefois – et j’en suis le premier surpris –, j’aurais tendance à le croire sincère, du moins en partie. Bien sûr, même si je me fonde sur mes conversations avec le frère cadet du comte de La Combe-des-Pins, n’y voyez rien d’autre pour l’instant qu’une opinion personnelle. Néanmoins, d’après ce qu’ont pu m’apprendre mes sources proches de Clyntahn, je crois assez judicieuse son interprétation des actions de Nahrmahn, indépendamment des motivations du prince. » Le second message venait de Ferayd, au royaume du Delferahk. Mes sources ont réussi à m’obtenir le texte de la transmission d’origine par sémaphore, qui ne correspond que partiellement à ce que Clyntahn a communiqué à ses trois collègues. Apparemment, la tentative de capture des galions charisiens présents dans les eaux du port s’est transformée en un bain de sang après que l’un des abordeurs a tué d’un carreau d’arbalète une femme armée d’une simple cheville d’amarrage. Cette dépêche est formelle : les Delferahkiens ont tiré les premiers et leur victime initiale était une femme dont le seul « crime » était d’avoir essayé de les empêcher de monter à l’assaut du navire de son mari. Wylsynn afficha une mine sinistre et sentit une colère identique à la sienne monter de son auditoire. — Une fois que les Charisiens se sont rendu compte qu’on les attaquait et qu’ils ont essayé de se défendre, la situation a empiré. Si j’en crois la lettre du père Styvyn, on n’a retrouvé que quatorze survivants à livrer à l’Inquisition. — Quatorze, Votre Éminence ? L’horreur manifeste dans la voix de l’archevêque Zhasyn Cahnyr se refléta dans son expression. Wylsynn confirma d’un signe de tête. — J’en ai bien peur, Zhasyn. Le père Styvyn a évité de trop entrer dans les détails, même si son message ne s’adressait qu’à Clyntahn, mais il n’a laissé planer aucune équivoque. Les soldats du Delferahk ont massacré pratiquement tous les Charisiens qui leur sont tombés entre les mains. Par ailleurs, les tournures de phrases particulièrement attentives du père Styvyn me portent à croire que, si les soldats se sont laissé emporter, c’est sur son incitation et celle de ses camarades schueleriens. Wylsynn lui-même portait sur sa poitrine l’épée couronnée de flammes de l’ordre de Schueler. La honte rendit sa voix plus sèche encore qu’elle l’était autrement. — Que Dieu ait pitié de leur âme, murmura le vicaire Gairyt Tanyr. — Amen, murmura Wylsynn en baissant la tête. S’ensuivit un instant de silence accentué par le vacarme de la tempête automnale qui faisait rage dehors. Wylsynn releva la tête. — Nul au sein de l’Inquisition n’admettra ce qui s’est passé. Clyntahn n’a même pas avoué toute la vérité à ses trois comparses. J’ignore pourquoi. Peut-être craint-il la réaction de Duchairn. En tout cas, la position officielle de l’Église Mère sera que les Charisiens ont provoqué les Delferahkiens alors qu’ils tentaient de monter sans violence à bord de leurs navires pour les placer sous séquestre. C’est à cause des Charisiens que des combats ont eu lieu. Leur résistance est évidemment née de leur rejet hérétique de l’autorité de l’Église et de la légitimité de son ordre de saisir leurs bâtiments. Clyntahn compte aussi exagérer le nombre de victimes delferahkiennes, tout en minimisant les pertes charisiennes. Wylsynn perçut un marmonnement indistinct qui ne lui sembla guère convenir au rang élevé de son auteur dans la hiérarchie de l’Église. — Par ailleurs, poursuivit-il, n’oublions pas la raison pour laquelle le Groupe des quatre est si pressé de communiquer sa version des événements. Il semblerait qu’au moins l’un des navires charisiens se soit échappé. Il devait en fait s’agir d’un corsaire lourdement armé, à en juger par le carnage qu’il a fait en quittant l’anse de Ferayd. Charis ne tardera donc pas à apprendre la version des faits de ces survivants. Par conséquent, le Groupe des quatre tient à ce que le public ait déjà entendu la sienne avant que certaines vérités gênantes viennent la contredire. — Autant je méprise Clyntahn, autant je comprends son raisonnement, Samyl, déclara le vicaire Hauwerd Wylsynn. Avec ses cheveux auburn et ses yeux gris, Hauwerd ressemblait beaucoup à son frère aîné. Toutefois, il appartenait à l’ordre de Langhorne, et non de Schueler. Son expression était tout aussi abattue que celle de Samyl. — Oh ! nous le comprenons tous, Hauwerd. Ses collègues et lui ont sans doute raison, du reste : les continentaux seront davantage enclins à croire la version « officielle » plutôt que celle des Charisiens, surtout s’ils l’entendent en premier et ont le temps de la laisser imprégner leur esprit. Par malheur, personne de l’autre côté ne sera dupe une seconde et ce mensonge éhonté de l’Église sera un clou de plus dans le cercueil de tout espoir de réconciliation. — Cet espoir est-il bien réaliste, de toute façon ? lança le vicaire Chiyan Hysin. Cet homme était issu de l’une des plus puissantes familles harchongaises. Au cœur de l’empire, plus que dans la plupart des royaumes de Sanctuaire, les dynasties aristocratiques et ecclésiastiques se confondaient. Ainsi, le frère aîné de Hysin était duc. Malgré cet état de fait, et malgré la tradition d’arrogance et d’extrême conservatisme caractérisant Harchong, Hysin avait adhéré au Cercle dès ses premières années de prêtrise. Wylsynn et lui entraient en désaccord sur certains points de doctrine, mais son double statut de noble séculier et de Chevalier des Terres du Temple conférait une valeur unique à son point de vue. Contrairement à la plupart de ses camarades réformateurs, à commencer par Wylsynn, Hysin s’était toujours montré sceptique sur les possibilités de résolution pacifique du problème charisien. — Je ne suis pas sûr qu’il y ait jamais eu un espoir, admit Wylsynn. Ce que je sais, en revanche, c’est que le Groupe des quatre fait son possible pour en supprimer le plus vite possible les moindres bribes. Ils ont non seulement l’intention de déclarer martyrs de l’Église Mère tous les Delferahkiens tombés à Ferayd, mais aussi d’excommunier Cayleb, l’ensemble du clergé de l’« Église de Charis », tous les nobles ayant accepté la succession de Cayleb et l’élévation de Staynair au rang d’archevêque, ainsi que Nahrmahn, toute sa famille et quiconque aurait soutenu ou accepté, même passivement, sa décision de conclure un accord avec Cayleb. Pour faire bonne mesure, ils comptent aussi jeter l’interdit sur l’ensemble d’Émeraude et de Charis. — Ils sont devenus fous, Votre Éminence ! balbutia Cahnyr. — On dirait bien, pas vrai ? En fait, la seule chose qui m’ait surpris quand je l’ai appris, c’est qu’ils n’aient pas été jusqu’au bout de leur logique en proclamant d’emblée la guerre sainte. Clyntahn, notamment, la considère non seulement inévitable, mais s’en réjouit d’avance. — S’ils ne l’ont pas encore fait, c’est que Trynair est assez malin pour savoir qu’il leur faudra commencer par préparer le terrain, dit Hysin. (Tous les regards se tournèrent vers le vicaire de modeste carrure aux cheveux noirs.) Il n’y a jamais eu de véritable guerre sainte dans toute l’histoire. Pas depuis la défaite de Shan-wei, en tout cas. Même les plus fidèles d’entre les fidèles hésiteront à adopter les dispositions du Livre de Schueler en ce qui concerne ce type de conflit. Même si la culpabilité de Dynnys fait peu de doute dans les esprits, beaucoup de témoins se sont montrés scandalisés et horrifiés quand on l’a torturé à mort sur les marches du Temple. Or son supplice était plutôt clément par rapport à ce que Schueler a prévu pour les cas d’hérésie à grande échelle. (Les yeux en amande du vicaire harchongais se durcirent au souvenir de la colère et du dégoût alors ressentis.) Si le Groupe des quatre entend infliger un tel châtiment à la population de royaumes entiers, il lui faudra susciter assez de haine et de colère pour entraîner avec lui toute la hiérarchie de l’Église et le petit peuple. C’est précisément ce à quoi il s’emploie en l’occurrence. — Que pouvons-nous faire pour l’en empêcher ? s’enquit Tanyr. — Je l’ignore, admit Wylsynn. Nous attendons depuis plus de vingt ans une ouverture qui persiste à nous échapper. Nous disposons d’assez d’éléments à charge pour prouver la corruption et la perversion doctrinale de gens tels que les Quatre, mais il nous manque encore le levier qui nous permettra de nous en servir. Plusieurs têtes dodelinèrent en signe d’acquiescement douloureux. Wylsynn parvint à éviter une grimace comme lui revenait en mémoire un souvenir encore plus pénible. Il avait été à deux doigts d’être nommé Grand Inquisiteur à la place de Clyntahn. Il aurait alors été en mesure d’exploiter toutes les preuves que des gens comme lui, Ahnzhelyk Phonda, Adorai Dynnys et bien d’autres accumulaient et vérifiaient si méticuleusement depuis tant d’années. Bien entendu, il aurait très probablement connu le même sort que son ancêtre, saint Evyrahard, mais il aurait malgré tout été prêt à essayer. Contrairement à son illustre prédécesseur, il aurait pu compter sur un noyau de partisans loyaux qui l’auraient protégé de toute tentative d’assassinat tandis qu’il rappelait ses frères et le Saint-Office de l’Inquisition à leur devoir sacré qui était de maintenir l’ordre au sein de l’Église Mère et non de terroriser en son nom les enfants de Dieu. — Ce n’est pas encore le moment, je suis d’accord, dit Hysin. Au sein du Conseil, l’opinion penche fortement du côté du Groupe des quatre. — Ces idiots ne voient-ils donc pas où cela nous mène ? s’emporta Hauwerd Wylsynn. Nul n’y distingua autre chose qu’une question rhétorique, née de l’amertume et de l’exaspération, mais Hysin y répondit par un geste d’impuissance. — Sous l’effet de la peur, les hommes ne voient plus que ce qui leur offre une chance de survie, Hauwerd. Les victoires militaires de Charis seraient déjà assez terrifiantes sans que s’y ajoute l’insoumission déclarée de Cayleb et de Staynair. Au fond, tous doivent reconnaître la corruption qui nous ronge à Sion et, surtout, au Temple. Ils redoutent ce qui pourrait arriver si leurs fenêtres étaient forcées et si leurs vilains secrets étaient révélés aux ouailles dont ils sont censés être les pasteurs. Or c’est précisément ce que les Charisiens menacent de faire. Tout ce qui permettra à nos frères rongés par la cupidité de « continuer comme si de rien n’était » ne pourra qu’obtenir un formidable soutien. — Jusqu’à ce qu’ils se rendent compte que l’effet escompté ne sera pas atteint, précisa le vicaire Erayk Foryst. — S’ils s’en rendent compte…, répliqua Hysin. N’oubliez pas depuis combien de temps nous attendons notre heure. Si la confrontation avec Charis vire à la guerre sainte, le Conseil devra abandonner volontairement au Groupe des quatre ce qu’il lui reste de pouvoir au motif que la gestion d’un tel conflit réclame, pour atteindre la victoire, unité et centralisation des décisions. En tout cas, Erayk, c’est bien là-dessus que compte Clyntahn. — Je ne suis pas sûr que tout chez lui ne soit que calculs cyniques, intervint le vicaire Lywys Holdyn. (En voyant toute l’assemblée se tourner vers lui, il renifla.) Ne vous méprenez pas. Les calculs cyniques forment une part essentielle de sa personnalité, mais il serait naïf d’oublier ce soupçon de fanatisme qui le caractérise aussi. (La bouche de Holdyn se tordit comme s’il venait de goûter un mets avarié.) Pour lui, la férocité avec laquelle il force les hommes à marcher droit lui offre une certaine liberté de conduite. Le « bien » qu’il fait l’emporte de si loin sur ses propres péchés que Dieu fermera les yeux. — Si c’est ce qu’il croit, il finira par en payer le prix, fit tranquillement remarquer Samyl Wylsynn. — Oh ! je n’en doute pas une seconde. Dieu reconnaîtra les siens, mais Shan-wei aussi. Aucun mortel, pas même le Grand Inquisiteur de l’Église de Dieu du Jour Espéré, ne les abusera en se retrouvant face à eux. Dans l’intervalle, Clyntahn est bien placé pour causer des ravages terribles, et je ne vois aucun moyen de l’en empêcher. — À moins que ses trois collègues et lui continuent de subir des revers tels que ceux des anses du Crochet et de Darcos, avança Tanyr. Si c’est surtout la peur qui incite le reste du Conseil à leur emboîter le pas – et je vous crois dans le vrai à ce propos, Chiyan –, d’autres désastres spectaculaires du même ordre devraient ébranler la confiance des vicaires en Trynair et Clyntahn. Une terrible quantité de gens seront alors tués et mutilés, mais, si Cayleb et ses alliés arrivent à mettre l’Église sur la défensive, les partisans du Groupe des quatre s’évanouiront comme neige au soleil. — Cela revient un peu à dire que, si la maison brûle, on n’aura au moins plus à s’inquiéter de réparer les fuites du toit, fit observer Hauwerd Wylsynn. — Je n’ai jamais prétendu que c’était la solution idéale, Hauwerd. J’ai seulement souligné que l’arrogance du Groupe des quatre pourrait le conduire à sa perte. — Dès lors, rappela Samyl Wylsynn à son frère, la voie serait libre pour le Cercle. Une fois que le Conseil se sera rendu compte que l’usage de la force est voué à l’échec, il admettra que la véritable réponse réside peut-être dans une réforme des abus que les Charisiens s’emploient fort justement à dénoncer. — Même dans ce cas, croyez-vous vraiment que cette « Église de Charis » s’en retournerait volontairement vers l’Église Mère ? s’enquit Foryst. Wylsynn eut un geste d’indifférence. — Honnêtement ? Non. Je commence à me laisser gagner par la vision de l’avenir de Chiyan. Quand nous aurons enfin convaincu le Conseil – si nous y arrivons – que le Groupe des quatre nous conduit au désastre, trop de sang aura déjà été versé, trop de haine engendrée. Quoi qu’il advienne, je crains fort que le schisme entre Charis et le Temple soit irréversible. L’aveu du chef du Cercle fut suivi d’un silence profond dans lequel résonna le crépitement de la pluie sur le toit de l’église. — Dans ce cas, Clyntahn a-t-il vraiment tort de tenir tant à venir à bout des schismatiques ? interrogea Holdyn. (Tout le monde se tourna vers lui et il agita la main devant sa figure.) Je ne prétends pas que cet homme n’est pas un monstre, ni que sa solution initiale au « problème charisien » n’était pas abominable au regard de Dieu. Cependant, si nous avons atteint le point où les Charisiens ne regagneront jamais de leur plein gré le giron du Temple, quelle autre solution avons-nous, en tant que vicaires de l’Église de Dieu, que de les y forcer ? — Je ne suis pas sûr que la contrainte soit la meilleure solution, rétorqua Wylsynn en prenant le taureau par les cornes. Toute révérence gardée envers les traditions de l’Église Mère, l’heure est peut-être venue pour nous d’accepter que le peuple de Charis n’acceptera plus de soumettre son Église à ce qu’il considère comme une autorité étrangère. Il balaya du regard les visages inquiets de ses camarades en se demandant combien partageaient son opinion. Les « traditions » de l’Église ne reflétaient pas toujours la vérité historique. C’était en partie ce qui rendait si dangereuses la nomination de Maikel Staynair au poste d’archevêque de Charis et ses lettres au Temple. Il était formidablement ironique que le prélat rebelle se soit tant inspiré de l’ordonnance du grand-vicaire Tomhys, De l’obédience et de la foi. Le véritable objet de ce texte directeur avait été d’établir l’infaillibilité du grand-vicaire lorsqu’il s’exprimait au nom de Dieu. Wylsynn savait parfaitement qu’il s’était agi là d’une formulation doctrinale radicalement nouvelle, que justifiait le principe de « changement nécessaire ». C’était par ailleurs ce même document qui avait transféré la confirmation par l’Église des évêques et archevêques du niveau de l’archidiocèse à celui du vicariat. Cela remontait à l’an de grâce 407. Au cours des cinq siècles qui avaient suivi, il avait été de tradition dans l’Église de prétendre que les choses avaient toujours été ainsi. De fait, la plupart des gens – y compris au sein du clergé, pourtant censé être mieux informé – croyaient que c’était le cas. C’était ce qui rendait si ironique et si périlleux le fait que Staynair se soit fondé sur cette légitimation des modifications des canons de l’Église rendues nécessaires par la marche du monde. Nier la validité de l’ordonnance de Tomhys dans le cas de Charis reviendrait à la nier dans tous les autres cas. Notamment celui qui avait fait des vicaires les maîtres incontestés de l’Église. Du point de vue du chef du Cercle des réformateurs, ce serait sans doute une bonne chose. Pour le Groupe des quatre et ses partisans, c’était un blasphème pur et simple. — Vous savez tous que mon fils était l’intendant de Dynnys, reprit Samyl Wylsynn. En fait, il comprend depuis le début pourquoi j’ai aidé Clyntahn à manigancer son « exil » à Tellesberg au lieu de m’y opposer. J’ai fait lire à certains d’entre vous la plupart de ses lettres privées. Il est convaincu – et je me fie à son jugement – que les Charisiens, malgré tous leurs défauts, ne sont pas des serviteurs de Shan-wei, et que leur hostilité envers l’Église Mère s’adresse à sa hiérarchie, au Groupe des quatre et à l’ensemble des vicaires, parce que nous avons manqué à maîtriser des gens comme Clyntahn. Il est donc une question essentielle que nous devons nous poser, mes frères : qu’est-ce qui importe le plus ? L’unité apparente de l’Église Mère, garantie à la force de l’épée contre la volonté des enfants de Dieu ? ou la communion de ces enfants, du Seigneur et des archanges, dans la joie et la paix, sous une hiérarchie qui ne soit pas la nôtre ? Si notre seul point de désaccord doctrinal concerne l’infaillibilité du grand-vicaire et l’autorité primordiale du vicariat, peut-être l’heure est-elle venue pour nous d’affirmer à nos frères et sœurs de Charis qu’ils conserveront notre amour même s’ils refusent de se soumettre à la règle du Temple ! Si nous les laissions cheminer à leur façon vers le Seigneur, avec notre bénédiction et nos prières pour leur salut, plutôt que d’essayer de les forcer à agir contre leur conscience, peut-être pourrions-nous émousser un peu la haine séparant Tellesberg et le Temple. — En acceptant ce schisme comme définitif, vous voulez dire ? lança Hysin. Le vicaire harchongais avait l’air stupéfait d’entendre une telle proposition dans la bouche d’un Schuelerien, même issu de la famille Wylsynn. — Tant qu’il ne s’agit que d’un schisme, et non d’hérésie, oui. — Ne nous emballons pas, voulez-vous ? lança Tanyr. Commençons déjà par survivre ! Ensuite, trouvons un moyen d’arracher Clyntahn et ses semblables aux postes clés de la hiérarchie de l’Église Mère. (Il afficha un sourire sans joie.) Si nous y arrivons, ce sera déjà pas mal, à mon avis… — Certes, admit Wylsynn. — À vrai dire, c’est plus Duchairn que Clyntahn qui m’inquiète en ce moment, dit Hysin. (Quelques regards interrogateurs le firent froncer les sourcils.) J’ai l’impression que Duchairn a redécouvert la Charte, contrairement à ses trois collègues. D’après ce que j’ai pu constater, il connaît en ce moment un véritable renouvellement de sa foi. Malgré tout, il reste fidèle à ses comparses. Bizarrement, son regain de piété légitime la politique du Groupe des quatre beaucoup mieux que le pourra jamais Clyntahn. — Parce que, contrairement à Clyntahn, il ne se livre manifestement à aucun calcul cynique, ou a cessé de s’y livrer… C’est bien cela ? — Exactement, Hauwerd. Pis encore, il pourrait même s’attirer le soutien de vicaires qui auraient pu sinon le donner au Cercle. Des hommes lassés et écœurés des abus de l’Église pourraient en effet voir en lui et en sa foi régénérée un modèle pour leur propre renaissance. Enfin, si l’idée d’un schisme permanent commence à faire son chemin dans nos esprits, j’ai bien peur que Duchairn soit encore très loin de l’accepter. — Et si nous songions à le recruter ? suggéra Foryst. — Ce n’est pas une mauvaise idée, dit Samyl Wylsynn après quelques secondes de réflexion. Cependant, même s’il s’avère possible de le gagner à notre cause, il faudra faire très, très attention à la manière dont nous l’aborderons. D’abord parce que ce serait peut-être une erreur : il pourrait très bien nous considérer comme des traîtres menaçant de l’intérieur l’unité de l’Église Mère au cœur de la pire crise de son histoire. Mais ensuite parce qu’il est très proche de Clyntahn. Et de Trynair, bien sûr. N’oublions pas que notre bon chancelier est loin d’être stupide, même s’il lui arrive de faire très bien semblant. Cependant, je serais abasourdi de découvrir que Clyntahn ne se sert pas des ressources de l’Inquisition pour surveiller ses trois « alliés ». Dès lors, toute maladresse de notre part, si infime soit-elle, lors de notre premier contact avec Duchairn pourrait se révéler désastreuse pour tout le monde. — Je suis d’accord, dit Foryst. Je ne suggère d’ailleurs pas de nous dépêcher de l’inviter à notre prochaine réunion. En revanche, je pense qu’il est temps d’envisager sérieusement cette éventualité et de réfléchir aux moyens de l’approcher le moment venu, aux arguments qui le convaincront du bien-fondé de notre démarche et à la manière de les présenter sans alarmer Clyntahn. — Vous n’avez pas perdu votre goût pour les défis insurmontables, à ce que je vois, Erayk, ironisa Hysin. Des gloussements retentirent sur les bancs des vicaires et évêques. — Très bien, dit Samyl Wylsynn une fois le sérieux revenu dans l’assemblée. Nous voilà tous au fait de la situation, et nous avons pu exposer nos différents points de vue sur le schisme et le Groupe des quatre. Nous aurons du mal à décider de nouvelles politiques ou stratégies ce soir. Il nous faudra attendre pour cela que le Groupe des quatre ait présenté au Conseil sa version de ce qui s’est passé à Ferayd, en Charis et en Émeraude. Nous verrons alors comment elle sera reçue par l’opinion. Entre-temps, veillons tous à prier et méditer dans l’espoir que Dieu guide nos pas. L’assemblée acquiesça de la tête avec gravité. Wylsynn sourit avec plus de naturel et de décontraction que quiconque l’avait fait depuis le début de la réunion. — Dans ce cas, mes frères, vous joindrez-vous à moi pour un instant de prière avant d’affronter de nouveau ce vent et cette pluie ? .V. Terrain d’entraînement militaire et cathédrale de Manchyr Duché de Manchyr Principauté de Corisande Le capteur placé sur l’épaule droite de Hektor de Corisande offrait à Merlin une vue délicieusement détaillée sur les poils d’oreille du prince. Il arrivait – souvent – au seijin d’être douloureusement tenté de se servir de la fonction d’autodestruction de ces engins pour se débarrasser de lui une fois pour toutes. Les modules distants des PARC étaient conçus pour agir de façon coordonnée avec leurs clones pour désintégrer des circuits précis dans les installations ennemies à l’aide de leurs « capsules-suicide » incendiaires ou explosives. Merlin n’aurait aucune difficulté à en introduire plusieurs dans le conduit auditif du Corisandin afin de l’éliminer dans son sommeil. Par malheur, il lui serait impossible de camoufler son forfait. Même si les guérisseurs sanctuariens ne fondaient l’exercice de leur art que sur ce qu’ils avaient appris par cœur dans le Livre de Pasquale, et non sur de quelconques bases scientifiques, il leur serait difficile, lors de l’autopsie, de passer à côté des dégâts infligés à l’intérieur du canal auriculaire de la victime par une explosion capable de percer une plaque d’acier trempé. Merlin préférait ne pas imaginer les questions qu’un tel mystère engendrerait. On ne manquerait pas de soupçonner les Charisiens d’avoir fait usage pour cette horreur des arts occultes transmis par leur véritable maîtresse, Shan-wei. Ce qui, détail embarrassant, ne serait pas tellement éloigné de la vérité. Déjà que tout le monde en Corisande nous croit coupables d’une première tentative d’assassinat sur sa personne…, se dit Merlin en faisant pivoter le champ de vision du capteur de l’oreille poilue du prince vers la pente herbeuse sur laquelle Hektor, sa fille et le comte de Coris chevauchaient en compagnie du comte de L’Enclume-de-Pierre. Ce n’est pas en ajoutant des accusations de sorcellerie à cette mélasse que j’arrangerai les choses ! Il sourit, mais son amusement disparut quand il se rappela ce que Hektor était venu observer là. Manchyr avait six heures d’avance sur Tellesberg. Alors que le soleil ne se lèverait que dans quelques heures sur la capitale charisienne, le matin était déjà bien avancé en Corisande et les soldats détachés pour faire la démonstration de leur nouvel armement à Hektor l’attendaient depuis une petite heure. — Très bien, Rysel, dit le prince. Vos rapports se sont révélés des plus intrigants. J’ai hâte de voir vos canons à l’œuvre. — Je pense que vous ne serez pas déçu, Mon Prince, répondit L’Enclume-de-Pierre. — Je n’en doute pas. Le comte lui sourit à pleines dents, puis adressa un signe de tête au jeune officier qui se tenait à son côté. Celui-ci ramassa un drapeau jeté dans l’herbe à ses pieds et le brandit vigoureusement au-dessus de sa tête. Plus bas, au niveau des batteries déployées, un autre militaire le vit et lui répondit de la même manière. Les équipes de pièce se mirent alors au travail. Les canons avaient une curieuse allure, surtout en comparaison des pièces que Haut-Fond s’employait à couler pour Charis. Leur volée était courte et épaisse, ce qui n’avait rien d’étonnant, aux yeux de Merlin, puisqu’elles étaient directement inspirées des croquis rapportés par le capitaine de vaisseau Myrgyn. Ce dernier n’avait dessiné que les caronades de bordée des galères charisiennes, et non les longues pièces de chasse. Par conséquent, l’essentiel de l’artillerie corisandine obéissait à ce seul modèle. Le comte de Tartarian avait identifié les implications de la courte portée inhérente aux caronades dès les premiers essais de la Marine. Il avait donc fait allonger les canons dès le troisième lot de bouches à feu fondues pour l’artillerie navale afin d’augmenter leur portée efficace. L’Enclume-de-Pierre et son fils connaissaient l’existence de ces longues pièces, mais ils avaient cependant décidé de s’en tenir au modèle des caronades pour la nouvelle artillerie de campagne. Il leur permettait de déployer sur le champ de bataille des canons beaucoup plus puissants pour le même poids de métal. Effectivement, ces simples « caronades de campagne » – comme Merlin avait décidé de les appeler pour les distinguer de pièces terrestres dignes de ce nom – offraient plusieurs fois la portée efficace d’un mousquet à âme lisse. Opposée à cette arme d’infanterie, l’artillerie conçue par L’Enclume-de-Pierre aurait été tout à fait adaptée. Par malheur – pour les Corisandins –, le comte ignorait que les fusiliers marins de Charis étaient désormais équipés de fusils à âme rayée… Enfin, ses caronades nous donneront tout de même du filà retordre, se dit Merlin avec appréhension. Son fils et lui ont eu parfaitement raison de se pencher sur la question de la puissance balistique de leurs engins. Ils vont mettre en œuvre des canons de vingt-quatre livres sur des affûts de la taille de ceux que nous utilisons pour nos pièces de douze. Or nous ne pourrons pas toujours mettre à profit contre eux la portée maximale de nos fusils. Et là, ça fera mal. Très mal. Par ailleurs, même si les Corisandins n’ont pas encore éventé le secret de nos fusils rayés, le fils de L’Enclume-de-Pierre est bien assez malin et casse-pieds pour avoir deviné l’avantage des platines à silex de notre artillerie par rapport aux mèches lentes. Les nouveaux mousquets à silex équipant l’armée corisandine avaient peut-être l’âme lisse, mais elles offraient déjà une cadence de tir et une facilité d’emploi bien supérieures à celles des anciens modèles à mèche. Heureusement, les Corisandins se heurtaient à un goulot d’étranglement dans la production des crosses de bois plus courtes et plus légères des armes converties. Malgré tout, ils en auraient beaucoup plus à leur disposition que l’avaient espéré Cayleb et Merlin. Les équipes de pièce n’étaient pas restées les bras croisés tandis qu’il ruminait l’existence de ces caronades de campagne et mousquets à silex. Le concept de gargousse semblait bien intégré dans les procédures. Cependant, les notes de Myrgyn ne mentionnaient manifestement pas la recette de la poudre en grains. En effet, les Corisandins faisaient encore appel à la poudre moulue, moins puissante à masse équivalente et susceptible, même ensachée, de se séparer en ses différents constituants lors des longs transports. Quoi qu’il en soit, ils avaient amélioré leur cadence de tir de façon considérable. Et c’est là que la faible longueur de leurs tubes leur sera bénéfique, se dit Merlin. Leurs canonniers pourront tirer plus vite que les nôtres. Du coup, l’arroseur sera arrosé… et pas avec de l’eau ! Le drapeau des artilleurs s’agita de nouveau. Les batteries tonnèrent. La secousse sèche, sourde et puissante martela les tympans des témoins. Leurs chevaux tressaillirent à ce son inconnu. La faible longueur des canons rendit plus impressionnantes encore les flammes jaillies de leur embouchure. De parfaits anneaux de fumée d’un blanc sale se mirent à dériver sous la brise légère et les boulets fracassèrent leur cible avec une force effroyable. Le baron de Haut-Fond avait recours à des mannequins de paille lors de ses tirs de démonstration. Merlin avait toujours trouvé d’une efficacité redoutable – et même assez macabre – l’impact visuel des nuages de foin éparpillé dans les airs. Le comte de L’Enclume-de-Pierre, lui, préférait employer des barriques pleines d’eau. De fait, les immenses gerbes volant au soleil sous l’impact des boulets pulvérisant les douves se révélèrent très spectaculaires. De même que la cadence de tir des artilleurs, dont l’efficacité et la fluidité des mouvements n’avaient rien à envier à celles de n’importe quelle équipe de pièce charisienne. Si seulement nous n’avions que des imbéciles pour adversaires, regretta Merlin en regardant l’artillerie de campagne corisandine naissante montrer au prince Hektor ce dont elle était capable. Ce ne sera pas du gâteau de se battre contre ces machins, surtout à courte distance. En outre, étant donné qu’une caronade réclame relativement peu de métal, leurs fonderies pourront en produire vite et beaucoup dans le temps imparti. À long terme, les pièces plus longues de Haut-Fond devraient venir à bout de leurs équivalents corisandins à plus faible portée, mais Merlin n’avait aucune envie de tabler sur le « long terme » alors que le « court terme » serait rythmé par la chute de corps charisiens. Néanmoins, les armureries de Hektor ne s’étant livrées à aucune expérimentation en matière de fusils à âme rayée, l’infanterie charisienne conserverait un avantage décisif en combat rangé, ce qui devrait garantir la supériorité tactique de Charis sur le champ de bataille. D’un autre côté, n’oublie pas que les Français étaient dotés de meilleurs fusils que les Allemands lors de la guerre de 1870. Cela n’a pas empêché l’artillerie prussienne de mettre la pâtée à l’armée de Napoléon III. Réconfortant, non ? Il fit la grimace et continua d’observer la démonstration derrière ses paupières fermées, assis dans sa chambre plongée dans le noir. Cayleb ne serait pas ravi d’apprendre tout cela, mais il fallait tout de même voir le bon côté des choses. Nahrmahn n’étant plus un ennemi à présent, le choix du prochain objectif stratégique de Charis était nettement plus simple. Au vu des armes déployées par Hektor, il paraissait évident à Merlin que l’heure était venue d’avancer le calendrier de l’invasion de Corisande. J’espère juste que nous pourrons l’avancer suffisamment, se dit-il. — C’était très impressionnant, Rysel, dit le prince Hektor à L’Enclume-de-Pierre avec une simplicité sincère tandis que les artilleurs écouvillonnaient l’âme de leurs armes. — C’est à Koryn que revient l’essentiel du mérite, affirma le comte, visiblement très fier de son fils aîné. Enfin, à lui et à Charlz Doyal. Trois batteries complètes seront en service d’ici à la fin de la prochaine quinquaine et nos fabriques concentrent leurs efforts sur la production de boîtes de mitraille. Ce n’est pas demain la veille que nous abattrons des murs à coups de boulets, malheureusement. — Je comprends, répondit Hektor avec un maigre sourire. En fait, quelque chose me dit que Cayleb s’attend à être le premier à jouer les démolisseurs. Je compte sur Koryn et vous pour qu’il soit déçu. — Nous ferons de notre mieux, Mon Prince. L’Enclume-de-Pierre porta le poing à son plastron en signe solennel de salut et inclina légèrement le buste du haut de sa monture. Hektor répondit par un signe de tête. — J’en suis sûr, Rysel. J’en suis sûr. L’Enclume-de-Pierre se redressa, puis jeta un coup d’œil vers le pied de la colline, où les artilleurs achevaient de nettoyer leur matériel. — Mon Prince, il serait inestimable pour le moral des troupes que vous adressiez quelques mots à ces braves. — J’en serais ravi. Croyez-vous qu’ils aimeraient entendre Irys également ? — Mon Prince, répondit L’Enclume-de-Pierre avec un sourire pour la princesse, la plupart de ces hommes sont jeunes, impressionnables et loin de chez eux pour la première fois de leur vie. Que cette jeune et jolie demoiselle leur dise combien ils sont admirables ne pourra que leur mettre du baume au cœur ! Cela étant, il serait sans doute bon que j’aille les prévenir que la famille princière est sur le point de leur rendre visite. — « Jeune et jolie » ! s’exclama Irys avant de rendre son sourire à son cousin. Avouez, oncle Rysel : vous voulez les prévenir de se montrer convenablement époustouflés par mon incomparable beauté, pas vrai ? — À vrai dire, répondit L’Enclume-de-Pierre avec un sérieux inhabituel, vous devriez passer un peu plus de temps devant votre miroir, Irys. Depuis qu’ont disparu vos genoux cagneux et vos coudes écorchés de garçon manqué, vous ressemblez de plus en plus à votre mère. Or sachez qu’elle était la seule chose que j’aie jamais enviée à votre père. (Son regard s’adoucit un instant, puis brilla d’amusement.) Bien entendu, elle ne l’a épousé que parce qu’il s’agissait d’un mariage arrangé. Sinon, je suis sûr qu’elle n’aurait pu résister à ma mâle et fière allure. J’ai fait tout ce que j’ai pu pour la convaincre de s’enfuir avec moi, mais elle a toujours été prisonnière de son devoir envers la famille. — Mais bien sûr, fit Hektor avec un sourire ironique. Et si vous filiez avertir vos canonniers de notre arrivée imminente ? Je regretterais d’avoir à me priver de mon meilleur officier en le décapitant pour lèse-majesté à la veille d’une invasion. — Certainement, Mon Prince ! L’Enclume-de-Pierre se frappa le plastron une fois de plus, fit volter son cheval, puis descendit la pente douce au petit galop dans un crépitement de mottes de terre humides. — Oncle Rysel voulait-il vraiment épouser maman ? demanda Irys à son père en regardant le comte s’éloigner. — Non. (Hektor secoua la tête avec un petit sourire.) Oh ! il l’adorait, c’est certain. Mais il était aussi très heureux avec sa femme, qu’il aime tendrement. En fait (il quitta L’Enclume-de-Pierre des yeux pour se tourner vers sa fille), je me dis parfois que tout le monde adorait ta mère. Et Rysel n’a pas tort : tu lui ressembles un peu plus chaque jour, malgré la couleur de tes cheveux. Les siens étaient châtains. Ton frère en a hérité. Dommage qu’il ne lui ait rien pris d’autre… — Père…, commença Irys, mais Hektor l’interrompit avec une grimace. — Je ne vais pas recommencer à lui casser du sucre sur le dos, promis. Tu as raison, du reste : il est jeune et il a encore le temps de grandir pour être digne de sa couronne. Enfin, il devrait en avoir le temps… Cependant, en dépit de tout l’amour que tu lui portes, je rêverais de le voir s’inquiéter autant que toi de l’invasion dont nous menace Charis. Je serais alors beaucoup plus rassuré sur ma succession. La contrariété d’Irys se lut sans équivoque sur ses traits, mais elle se contenta de hocher la tête. — À propos de succession…, reprit Hektor en adoptant délibérément un ton plus léger pour se tourner vers le comte de Coris, en selle près d’eux. Sait-on enfin qui se cachait derrière ma tentative d’assassinat ? — Non, Mon Prince, admit Coris. Mes agents ont interrogé tous les commerçants, marchands ambulants et mendiants de Manchyr en quête de témoins susceptibles d’identifier les tueurs ou de nous dire où ils se sont réfugiés après l’attentat. Nous avons même essayé, sans succès, de retrouver le fabricant des arbalètes, au cas où il se souviendrait de l’acheteur. Tout ce que je puis vous dire, c’est que leur marque de fabrique n’est pas corisandine. — Ah bon ? fit Hektor en se frottant le menton d’un air songeur. Intéressant… A-t-on une idée de leur origine ? — Je pencherais pour Harchong, Mon Prince. Hélas, nous ne sommes pas spécialistes des armes de l’empire. Je fais tout pour obtenir confirmation de cette intuition, mais sans grand succès pour l’instant. — En tout cas, ce ne sont pas des arbalètes corisandines, et elles viennent d’assez loin pour que vous ayez du mal à en identifier le fabricant, résuma Irys, ses yeux noisette aussi pensifs que ceux de son père. C’est déjà lourd de sens, non ? — Peut-être, fit Coris. Je me suis fait la même réflexion, Votre Altesse. L’usage d’armes allochtones, difficiles à identifier, tendrait à indiquer que le coup a été soigneusement orchestré de l’étranger. Nous ne devrions cependant pas en tirer de conclusions trop hâtives. N’allez pas croire que mes soupçons ne rejoignent pas les vôtres, mais je tiens à garder l’esprit ouvert à toutes les éventualités. — Je comprends, Votre Grandeur, dit aimablement Irys. Merci de me rappeler qu’il convient d’envisager d’autres coupables en dehors de Cayleb. — À part vous deux, je n’ai encore entendu personne dans toute la principauté accuser quelqu’un d’autre que Cayleb ! ironisa Hektor. — Tant mieux ! (Irys montra les dents à son père.) Si Cayleb n’y est pour rien, je ne vais pas pleurer parce qu’on l’aura accusé à tort. D’ailleurs, si j’en crois les réactions que j’ai pu observer, l’idée qu’il ait tenté de vous faire assassiner a mis en rogne bon nombre de vos sujets, père ! — Il est fascinant de constater combien une agression étrangère suffit à faire oublier à un peuple toutes les raisons qu’il a d’en vouloir à son propre prince, hein ? fit remarquer Hektor avec un petit rire. Sa fille fronça les sourcils, mais ne réussit qu’à renforcer son hilarité. — Irys, quelle que soit la bonté d’un monarque – et je n’ai jamais prétendu à la sainteté, ma chérie –, certains de ses sujets trouveront toujours le moyen de lui reprocher quelque chose. Ça arrive. Même si je le voulais, je ne pourrais pas plaire à tout le monde. Quant à ceux à qui je déplais, ce n’est pas leur faute s’ils ne m’aiment pas beaucoup. Voilà pourquoi je m’efforce de ne pas toujours m’acharner sur le même groupe de gens – sur mon territoire, en tout cas – et d’équilibrer les réponses que j’apporte aux attentes de la noblesse et à celles du peuple. Je sais que je ne pourrai jamais satisfaire tout le monde, et cela ne m’empêche pas de dormir, mais un souverain qui oublie que ses sujets peuvent avoir des raisons légitimes de lui en vouloir s’expose à ne pas régner très longtemps. Elle acquiesça, l’air grave. Il lui sourit. Rysel ne croyait pas si bien dire, pensa-t-il. Tu ressembles vraiment beaucoup à ta mère. Quant à Hektor, il ne ressemble ni à elle ni à moi. Mais il aura au moins la chance de t’avoir à son côté, non ? Peut-être se montrera-t-il assez futé pour t’écouter. Je suis sûr qu’il s’est déjà produit miracle plus improbable dans l’histoire de Sanctuaire… même s’il ne m’en vient aucun à l’esprit dans l’immédiat ! — Le comte de L’Enclume-de-Pierre agite son drapeau en bas, Mon Prince, signala Coris. — Allons-y, alors ! décida Hektor. Prête à remonter le moral des troupes, Irys ? ajouta-t-il avec légèreté en dirigeant son cheval vers les artilleurs qui les attendaient. — Il m’est vraiment pénible de devoir me fier à des Siddarins, se lamenta le délégué archiépiscopal Thomys Shylair. — À moi aussi, Votre Excellence, dit le père Aidryn Waimyn, son intendant. Pour l’heure, toutefois, nous n’avons pas vraiment le choix, si ? Shylair secoua la tête, mais ne se décrispa point, ce qui ne surprit pas Waimyn. Ils n’avaient aucune marge de manœuvre, c’était rigoureusement exact. De toute évidence, la Marine royale de Charis – sous la forme de véritables essaims de bateaux corsaires – allait saisir ou couler dans la joie et l’allégresse tous les avisos de l’Église qui passeraient à portée de ses canons. Il fallait admettre cependant que ces maudits hérétiques avaient de bonnes raisons d’éviter de se mettre à dos la république du Siddarmark. Par conséquent, si humiliant que ce soit, les dépêches de Shylair à l’intention du Conseil des vicaires ou du Saint-Office de l’Inquisition avaient de bien meilleures chances d’atteindre leur destination à bord d’un navire marchand siddarin qu’à bord de l’un des bâtiments de l’Église. — Je crains que l’archevêque Borys et le chancelier ne soient pas ravis de lire nos messages quand ils les recevront… s’ils les reçoivent, reprit le délégué archiépiscopal. De même, je doute fort que le vicaire Zhaspyr saute de joie en apprenant que Hektor s’essaie aux mêmes « améliorations » que les Charisiens ! — Et moi donc… D’un autre côté, se dit l’intendant, il se trouve que Hektor n’a pas beaucoup le choix, lui non plus. Quoi que puisse décréter le Grand Inquisiteur, le fait est que, de mon point de vue, rien dans cette nouvelle artillerie n’entre en violation des Proscriptions. Cela, jamais il ne l’aurait avoué dans sa correspondance. Il le savait, tout ce qui venait de Charis était forcément suspect aux yeux de Zhaspyr Clyntahn. Dans une certaine mesure, lui-même partageait la conviction du chef de son ordre à cet égard. Qu’il y ait ou non quoi que ce soit de répréhensible dans ces innovations, leur introduction était symptomatique de la fascination infernale des sujets de Cayleb pour ce qui était nouveau et dangereux. Ils avaient beau jurer leurs grands dieux qu’ils ne cherchaient qu’à améliorer l’efficacité de leurs processus dans les limites fixées par Jwo-jeng, Waimyn les soupçonnait souvent d’aimer le changement pour le changement. Or leur éloignement du Temple et de Sion ne pouvait qu’encourager leur indépendance d’esprit, comme Waimyn le savait d’expérience. Il le voyait tous les jours, les Corisandins étaient loin d’être aussi diaboliquement obnubilés par le besoin maladif de renverser l’ordre établi à la moindre occasion, mais ils faisaient eux aussi preuve d’une liberté de pensée qu’aucun serviteur de l’Inquisition n’aurait su approuver. Malgré tout, Waimyn demeurait persuadé qu’en définitive l’Église Mère – et, oui, même le vicaire Zhaspyr ! – devrait se résoudre à adopter certaines innovations charisiennes. La nouvelle artillerie, par exemple. Il lui faudrait aussi admettre la supériorité des galions armés de canons sur les galères traditionnelles. Charis trouvait là des avantages qu’il était impossible de surmonter sans les copier. C’est le Grand Inquisiteur qui va être content ! ironisa intérieurement Waimyn. — Si seulement nous pouvions leur annoncer qui a tenté de tuer Hektor…, regretta le délégué archiépiscopal Thomys. — Je croyais que le monde entier savait Cayleb coupable, Votre Excellence ! lâcha Waimyn avec un petit rire, auquel Shylair répondit par un grognement. — Si vous le croyez vraiment, Aidryn, j’ai un joli coin de terrain au fond de la baie du Temple que je serais tout à fait disposé à vous céder. — Non, je n’en crois rien, Votre Excellence, mais cela fait sûrement de nous les deux seuls hommes dans toute la ligue de Corisande – en dehors du prince Hektor et du comte de Coris, bien sûr – à ne pas en être persuadés. Vous n’êtes pas sans avoir remarqué, du reste, l’effet salutaire qu’a eu cet attentat sur la popularité du prince chez ses sujets… — En effet ! À vrai dire, je devrais garder ça pour moi, mais il y a des moments où je regrette presque l’échec de ce complot. Waimyn plissa les yeux. Le délégué archiépiscopal se dépêcha de secouer la tête. — J’ai dit « presque », Aidryn ! En tout cas, à moins que Cayleb soit beaucoup plus incompétent qu’il nous l’a laissé supposer jusqu’à présent, il va battre Hektor. Le prince de Corisande aura beau adopter toutes les innovations qu’il pourra, il sera vaincu, ce qui représentera un nouveau coup dur pour l’Église. Or, connaissant Hektor, il y a de bonnes chances qu’il essaie de trouver un arrangement de dernière minute avec Cayleb pour éviter une défaite totale. Et ça, Aidryn, ce sera encore plus dévastateur pour l’Église Mère. Mort de la main des Charisiens et martyr de Dieu, Hektor aurait au moins pu servir de symbole fédérateur. Vivant, prisonnier de Charis, croupissant au fond d’une oubliette fétide, il pourrait encore nous être utile. Mais vivant et engagé dans des négociations avec Cayleb, il serait tout sauf un atout. — En effet, Votre Excellence, dit Waimyn. Cela me paraît hautement improbable, cependant. S’il y a une personne sur Sanctuaire que Cayleb de Charis déteste de tout son être, surtout depuis la mort de son père, c’est bien Hektor de Corisande. Je peux me tromper, mais, à mon avis, le seul gage de bonne volonté que Cayleb accepterait de Hektor serait son cœur encore palpitant. — Je sais, je sais ! fit Shylair en agitant la main. Je n’y crois pas beaucoup non plus. Cela ne m’empêche pas d’en avoir parfois des sueurs froides au milieu de la nuit. Waimyn acquiesça d’un signe de tête. Il appréciait le délégué archiépiscopal, même s’il l’avait toujours considéré comme un peu léger sur le plan intellectuel. Sinon, il n’aurait jamais échoué dans un endroit tel que Corisande au service d’un archevêque de la trempe de Borys Bahrmyn. Cependant, Dieu sait que cet homme subissait à lui tout seul trois fois plus de pression que n’importe lequel de ses semblables. Dans ces conditions, il ne fallait pas s’étonner que son imagination se laisse parfois emporter à créer les scénarios les plus incongrus. Cela étant, songea l’intendant, s’il y a une chose dont je suis sûr, c’est que Langhorne lui-même n’arriverait pas à mettre au point une « solution à l’amiable » entre Hektor de Corisande et Cayleb de Charis ! .VI. Palais de l’empereur Cayleb et taverne La Dame de Nage Tellesberg Royaume de Charis Il régnait une atmosphère orageuse dans la salle du trône. Le rapport officiel n’était pas encore tombé, mais des rumeurs sur son contenu s’étaient répandues comme une traînée de poudre depuis l’arrivée à Tellesberg, deux heures plus tôt, du Kraken et des navires marchands placés sous sa protection. Le capitaine Fyshyr avait aussitôt envoyé une lettre au palais pour annoncer son retour et prévenir le roi et la reine (dont il ignorait au moment d’appareiller le nouveau statut d’empereur et d’impératrice) qu’il était en possession d’informations capitales. En foulant le sol de pierre polie en direction des deux trônes, il afficha une expression sinistre qui confirma aux personnes présentes la triste exactitude des bruits qui avaient circulé. C’était la première fois que le capitaine se rendait au palais pour y rencontrer le roi. Sa nervosité était manifeste. Néanmoins, l’importance de sa mission semblait lui offrir un antidote contre son trac. Le chambellan qui l’escortait lui effleura le coude et lui souffla quelques mots à l’oreille pour qu’il s’arrête à distance convenable des trônes. Fyshyr adressa à son souverain une révérence assez malhabile, mais empreinte d’un profond respect. — Votre Majesté, dit-il avant d’ajouter à la hâte à l’intention de Sharleyan, sans doute au souvenir de ses instructions de dernière minute : Votre Grâce. — Capitaine Fyshyr, répondit Cayleb. (Le marin se redressa et l’empereur le regarda droit dans les yeux.) J’ai lu votre missive avec une grande inquiétude. Je sais que vous n’avez pu m’y faire part que de l’essentiel, mais, avant que vous ajoutiez quoi que ce soit, je tiens à vous exprimer devant ces témoins (il désigna d’un geste du bras les dignitaires et les aristocrates présents) ma sincère reconnaissance, à titre officiel et personnel. Vous avez bien agi, capitaine. Très bien agi. Aussi bien (Cayleb embrassa du regard les personnes désignées de sa main) que j’aurais pu en attendre d’un marin de Charis. Fyshyr en rougit de plaisir, mais ne se départit pas de sa gravité. — À présent, capitaine, poursuivit Cayleb, il est temps de nous dire ce que vous êtes venu nous annoncer. Je veux que tout le monde l’entende de votre bouche. — Oui, Votre Majesté. (Fyshyr prit une profonde inspiration, comme pour se donner du courage, puis commença.) Nous étions au mouillage dans l’anse de Ferayd, Votre Majesté. Il y avait déjà eu quelques frictions, mais, avant cette nuit-là, rien ne nous aurait permis d’imaginer que… » … alors, après avoir récupéré les survivants de la Pointe-de-Flèche, j’ai mis le cap sur Tellesberg, conclut le capitaine Fyshyr une bonne heure plus tard. J’ai demandé à mon écrivain d’interroger tous les Charisiens repêchés dans les eaux du port au cours de notre fuite, et je les ai fait venir au palais pour que vous puissiez les questionner vous-même, si vous le souhaitez. Ils se trouvent en compagnie de votre chambellan. L’atmosphère était orageuse quand Fyshyr était entré. Désormais, elle était lourde d’une fureur incandescente. Plusieurs exclamations – aussi vulgaires que furibondes – avaient même interrompu le capitaine au cours de son récit, surtout lorsqu’il avait rapporté le témoignage du seul survivant de la Vague à propos de la façon dont avait commencé le massacre. Ces démonstrations de colère n’avaient pas étonné l’impératrice Sharleyan outre mesure. Elle n’était devenue charisienne par alliance que de très fraîche date, mais son peuple d’adoption n’était pas tellement différent de celui de sa naissance. Elle-même avait senti la rage monter en elle avec la violence d’une éruption volcanique tandis qu’elle écoutait le capitaine. Un coup d’œil au profil de Cayleb lui avait permis de déceler chez lui la même fureur et la discipline de fer déployée pour la maîtriser. Il y avait pourtant autre chose dans son expression. Quelque chose qui l’intrigua. Non sa fureur ni sa discipline, mais… il avait l’air prêt à entendre ce discours. Bien sûr, il avait eu tout le loisir de lire la lettre de Fyshyr avant son arrivée. Sharleyan l’avait même étudiée avec lui. Le récit du capitaine ne l’avait donc pas pris au dépourvu. Pourtant, Sharleyan avait eu autant de temps que lui pour se préparer à ces nouvelles, et elle avait la nette impression qu’il en avait deviné beaucoup plus qu’elle à l’avance. Ne sois pas sotte, se réprimanda-t-elle. Tu en es encore à faire connaissance avec lui, espèce de gourde ! Tu savais déjà qu’il était l’un des hommes les plus disciplinés que tu aies jamais vus. Pourquoi t’en étonner quand il en fait la démonstration ? C’était vrai, bien entendu, mais elle ne parvint pas à mettre de côté sa légère perplexité. La voix de Cayleb l’arracha à ses pensées. — Je vous ai déjà complimenté pour avoir bien agi, capitaine, mais je voudrais le répéter. À vrai dire, vous vous êtes conduit d’une façon tout à fait exemplaire. (Il se tourna vers le comte de Havre-Gris.) Votre Grandeur, j’entends nommer cet homme à l’ordre de la reine Zhessyka. Faites le nécessaire, je vous prie. — Bien sûr, Votre Majesté, répondit Havre-Gris avec une discrète inclinaison du buste. Fyshyr rougit d’embarras une fois de plus. L’ordre de chevalerie de la reine Zhessyka avait été institué près de deux siècles plus tôt par la maison Ahrmahk. Ne pouvaient y prétendre que les hommes qui s’étaient distingués au combat au service de Charis. Cet honneur n’était pas accordé à la légère. Certes non, se dit Merlin, debout derrière le trône de Cayleb. Mais il est bien mérité, dans ce cas précis. — Par ailleurs, vous recevrez très vite une autre preuve de la gratitude de la Couronne, capitaine, poursuivit Cayleb en regardant de nouveau Fyshyr. Enfin, en regagnant votre navire, veuillez annoncer à votre équipage qu’il ne sera pas oublié non plus. — Merci, Votre Majesté, balbutia Fyshyr d’une voix moins assurée que lorsqu’il s’en était tenu à des remarques sur de simples questions de vie, de mort et de carnage. — Vous pourrez aussi indiquer à vos hommes, poursuivit Cayleb d’un ton sinistre, que le roi Zhames et les représentants de l’Église au Delferahk recevront bientôt un message d’une tout autre nature de ma part et de celle du royaume tout entier. — Merci, Votre Majesté, répéta Fyshyr. Cette fois, il n’y eut aucune gaucherie dans sa réponse, aucune hésitation dans son regard. — À présent, capitaine (Cayleb se leva et adressa un signe du menton au valet qui avait attendu patiemment la fin du compte-rendu du marin), mon chambellan va vous indiquer le chemin des appartements qui vous ont été réservés au palais. Allez vous rafraîchir, si vous le voulez bien, mais tenez-vous prêt à revenir si d’aventure je vous faisais mander. — Bien entendu, Votre Majesté. Votre Grâce. En remarquant que Fyshyr ne l’avait pas oubliée, cette fois, Sharleyan sentit les commissures de ses lèvres se soulever d’une façon très inopportune, compte tenu de la gravité des circonstances. Fyshyr leur adressa un nouveau signe de respect, auquel Cayleb répondit par un hochement de tête solennel. Il attendit que Fyshyr ait disparu à la suite du serviteur, puis se retourna vers Havre-Gris. — Votre Grandeur, l’heure est venue de réunir le Conseil pour discuter de… cet incident. — … réduire en cendres la ville de ces enfants de salauds ! — Ouais ! Avec eux à l’intérieur ! Le propriétaire de la première voix tourna la tête et tenta de percer du regard l’épaisse fumée de tabac qui envahissait la grande salle de La Dame de Nage. Cette taverne était l’une des deux ou trois plus importantes de tout le front de mer de Tellesberg. D’aucuns disaient le Dragon Rouge et le Tonnelet d’Or plus spacieux que la Dame, mais nul n’aurait disputé à celle-ci son statut de reine des débits de boissons du port. Que son propriétaire veille à la qualité de sa table et qu’un marin soit sûr d’y trouver des légumes frais au terme d’une longue traversée n’y étaient sans doute pas étrangers. Pourtant, l’ambiance joyeuse de retour au bercail qui régnait si souvent dans la grande salle et les salons de La Dame de Nage était bien loin ce soir-là. — On verra comment leurs femmes et leurs enfants apprécieront la plaisanterie ! gronda quelqu’un. — Hé ! ho ! intervint un gaillard aux épaules carrées et à la longue natte grisonnante. C’est pas des femmes qui sont montées à l’abordage de nos bateaux, que je sache ! Des enfants non plus ! — Non, mais ce sont eux qui… — La ferme, avorton ! aboya le loup de mer en quittant son tabouret de comptoir comme une galère fond sur une colonne ennemie. Il fonça tête baissée parmi les clients tel un léviathan en furie. La foule s’écarta devant lui à la façon d’un banc de quasimorues tandis que le responsable de son courroux – qui ressemblait davantage à un comptable qu’à un marin – reculait à pas pressés. Il tentait encore de s’échapper quand un mur dressé dans son dos l’arrêta. Il se figea sous le regard enflammé du gabier. — Moi aussi, j’veux qu’on s’venge ! dit-il au malheureux employé en le clouant à la paroi de ses yeux furibonds. Mais quoi qu’ils fassent, quoi qu’en pensent ces satanés inquisiteurs, j’aurai pas le sang de femmes et d’enfants sur les mains ! Et pas sur celles de mon royaume non plus ! — Allons, allons ! lança le serveur d’un ton apaisant. Nous sommes tous très remontés, et ce n’est qu’un début, mais évitons de nous en prendre les uns aux autres. — Bien dit ! s’écria quelqu’un. Rassieds-toi, l’ami ! Ton prochain verre est pour moi. Le colosse se rassit et le commis de bureau disparut. L’incident avait coupé dans son élan, quoique de façon temporaire, l’ouragan d’indignation qui montait à La Dame de Nage depuis que la communauté des marins de Tellesberg avait appris que la vérité dépassait en horreur les rumeurs entendues jusque-là. Le gratte-papier qui venait de s’éclipser n’était pas vraiment à sa place dans cette salle. Les hommes – et les femmes – assemblés là étaient en grande majorité des marins professionnels et leurs épouses. Chacun connaissait au moins quelqu’un qui s’était trouvé à Ferayd au moment du massacre. Tous savaient qu’il aurait très bien pu s’agir d’eux, de leur femme ou de leur mari, de leurs frères ou de leurs sœurs. Ou de leurs enfants. Tous bouillaient d’une rage intense, fulminante. Presque toutes les personnes présentes étaient d’accord avec le vieux loup de mer, mais il en était tout de même quelques-unes qui partageaient à l’évidence l’avis du comptable. En tout cas, même les premières réclamaient vengeance et justice. Leur ancienne animosité à l’égard de Corisande et du Groupe des quatre ne s’était en rien atténuée, mais elles éprouvaient là tout autre chose. C’était nouveau, c’était très grave, c’était… personnel. Et la faute en incombait directement à l’Église. Cela ne faisait aucun doute dans l’esprit des hommes et des femmes rassemblés à La Dame de Nage. Parmi les rares survivants des navires amarrés aux quais de Ferayd, tous avaient rapporté la même version des faits. Tous avaient signalé la présence au sein des abordeurs de prêtres schueleriens. Tous avaient entendu les mêmes exhortations : « À mort les hérétiques ! » Même les quelques Templistes entrés dans la taverne partageaient la fureur viscérale de leurs camarades de boisson. La colère se répandait déjà au-delà du quartier du port pour gagner la ville de Tellesberg tout entière. — Je persiste : il faut brûler cette ville de saligauds ! — Alors, là, gronda le vieux loup de mer en regardant par-dessus sa chope de bière, je vous rejoins ! Ouais ! J’suis même prêt à embarquer dès ce soir pour le faire ! Un grondement d’assentiment parcourut la salle de bar. Le patron passa la tête par la porte de la salle à manger. — Soyez raisonnables, les gars – et mesdames –, mais la prochaine tournée est pour la maison ! — Bravo ! Et je sais à quoi nous allons lever nos verres ! hurla quelqu’un. Mort à l’Inquisition ! Dans la salle du Conseil, l’humeur était un peu plus policée qu’à La Dame de Nage. Elle n’en était pas moins incandescente. Le prince Nahrmahn était présent, dans son nouveau rôle de conseiller chargé du renseignement impérial. Il y avait quelque chose de curieux dans ce nouveau titre, mais pas davantage que dans le fait de voir un homme qui était si récemment encore un ennemi mortel de Cayleb s’asseoir à la table du Conseil royal de Charis. En présence de tous les membres dudit Conseil. Au moins, les nouvelles du Delferahk ont eu pour avantage de faire oublier à la « vieille garde » ses soupçons sur Nahrmahn, songea Merlin, debout à la porte de la chambre. Pour l’instant, du moins. — … sujets attendront de vous une réaction ferme et rapide, Votre Majesté, était en train de dire Ahlvyno Pawalsyn. Il serait difficile de leur en vouloir, du reste. Par ailleurs, si cet affront reste impuni, le Groupe des quatre aura plus de chances de réussir à nous fermer les ports du continent, et ce de façon définitive. — Cependant, si nous exerçons des représailles trop sévères contre le Delferahk, la situation ne risque-t-elle pas de s’envenimer, Votre Seigneurie ? Paityr Sellyrs, baron de La Chapelle-Blanche et Gardien du sceau privé de Cayleb, avait l’air aussi inquiet que furieux. Sans doute n’y avait-il rien d’étonnant à cela, se dit Merlin avec un sourire ironique intérieur, étant donné le formidable pourcentage de sa fortune personnelle qui dépendait des navires marchands en sa possession. La plupart des conseillers se tournèrent vers lui. — Je ne prétends pas qu’il faille rester les bras ballants, Ahlvyno ! s’écria-t-il en veillant à limiter ses remarques à la personne du baron des Monts-de-Fer plutôt que de regarder dans la direction du souverain. Il faut agir, c’est une évidence. Je dis seulement ceci : à l’heure où nous sommes déjà en conflit avec Corisande et Tarot, et où l’Église semble sur le point de nous déclarer une guerre sainte, je trouve malavisé de nous lancer dans encore une autre guerre. — Sauf votre respect, Votre Seigneurie, intervint Sharleyan, ce n’est pas « une autre guerre ». C’est la même que celle que nous menons déjà contre ces… gens, à Sion. Et ces gens viennent d’ouvrir un nouveau front, voilà tout. — Sa Grâce a raison, martela Havre-Gris. Cette perfidie porte la marque de Clyntahn. — Pour vous, ce massacre était intentionnel, Rayjhis ? demanda le haut-amiral de L’île-de-la-Glotte. — Je ne suis pas encore prêt à en décider, répondit Havre-Gris sans un regard pour le capitaine Athrawes. D’un côté, il aurait été incroyablement stupide de leur part de commettre un crime pareil à dessein. De l’autre, peut-être ne le voient-ils pas de cet œil. Surtout Clyntahn et Magwair. Ces deux-là seront toujours favorables à tout ce qui pourrait nous pousser à bout. — Vous voulez dire qu’ils auraient délibérément planifié un carnage pour nous inciter à réagir de façon disproportionnée ? lança Sharleyan d’un air songeur. De sorte qu’ils puissent s’en servir pour nous dépeindre comme des êtres assoiffés de sang déterminés à abattre l’Église de Dieu ? — Je dis que c’est possible, Votre Grâce. Néanmoins, n’oubliez pas qu’il ne faut jamais mettre sur le compte de la malice ce qui ne relève peut-être que de l’incompétence. À ce jour, Ferayd est le seul port où de telles exactions aient eu lieu. Bien sûr, nous n’avons encore eu connaissance d’aucune autre saisie de navires, nulle part ailleurs. Je doute cependant que le roi Zhames ait été pris de folie meurtrière tout seul. La présence de Schueleriens parmi les abordeurs tend à le prouver, d’ailleurs. Néanmoins, si nous partons du principe que cela faisait partie d’une offensive générale contre notre marine marchande, alors des drames identiques ont pu se produire dans des dizaines de ports. À l’inverse, des navires ont très bien pu être saisis ailleurs avec un minimum de violence. S’il s’avère que ce havre est le seul où un massacre ait eu lieu, alors cela prouvera que le Temple n’a ordonné aucun bain de sang. — Dieu sait que ce ne serait pas la première fois que des soldats auraient mer… se seraient laissé emporter, auraient mal compris leurs ordres ou les auraient mal exécutés, Votre Grâce. Le général Hauwyl Chermyn n’appartenait pas officiellement au Conseil, mais son rôle de chef de l’Infanterie de marine royale de Charis et les longues discussions qu’il avait déjà eues avec Cayleb et L’île-de-la-Glotte lui avaient valu d’être invité à participer à cette réunion. Il n’était à l’évidence pas très à l’aise dans ce milieu inhabituel pour lui, comme en témoigna le rouge qui lui monta aux joues quand il dut ravaler sa grossièreté par respect pour Sharleyan. Cependant, n’étant pas du genre à baisser les bras, il poursuivit vaillamment. — Admettons que les soldats delferahkiens n’aient pas été censés user de violence et imaginons que nos marchands aient tout de même décidé de ne pas se laisser faire. Dans ce cas, les abordeurs ont très bien pu passer outre à leurs instructions. Certes, cela ne justifierait pas leurs actes, mais ce sont des choses qui arrivent. Il n’aurait pas fallu d’ordre du Grand Inquisiteur pour cela. — Je suis d’accord avec le général, Votre Majesté, dit Nahrmahn. Ses observations rejoignent en effet ma propre appréciation des événements. Si le petit Esméraldien rondelet ne se sentait pas à sa place à la table du Conseil, il n’en montrait rien dans son expression ni son attitude. Une ou deux personnes froncèrent les sourcils, mais uniquement par réflexe. Même les conseillers les plus rétifs à l’idée saugrenue de voir le prince d’Émeraude devenir par voie de fiançailles le beau-père du prince héritier de Charis s’étaient vite rendu compte que le « gros lard », comme avait coutume de l’appeler le roi Haarahld, avait l’esprit beaucoup plus vif qu’ils l’avaient jamais suspecté. — Et quelle est cette appréciation, Votre Altesse ? s’enquit Cayleb. — J’ai la conviction – fondée, m’empresserai-je d’ajouter, sur ma seule analyse des motivations probables du Groupe des quatre, et non sur de quelconques preuves concrètes – que rien de ce qui s’est passé à Ferayd n’était prémédité au moment où ordre a été donné de placer nos navires sous séquestre. Merlin se demanda si cela faisait le même effet à Nahrmahn de parler de « nos navires » à propos de la marine marchande de Charis qu’à son auditoire de l’entendre s’exprimer ainsi. — Du moins, poursuivit Nahrmahn, je crois que rien de tel n’a été précisément ordonné. Certes, Clyntahn a dû s’en féliciter. Magwair lui-même n’a pas dû s’en émouvoir outre mesure. En revanche, ni Trynair ni Duchairn n’auraient souhaité ce carnage. — Ça se tient, dit Monts-de-Fer. Duchairn n’a aucun intérêt à ce qu’un pays avec lequel nous ne sommes pas encore en guerre commette des exactions susceptibles de nous inciter à nous venger sur sa flotte. De son côté, Trynair doit faire tout ce qu’il peut pour retarder le prochain affrontement majeur jusqu’à ce que le Temple ait achevé de développer sa force navale. — Force entièrement constituée de galères, à ce qu’il paraît, fit remarquer L’île-de-la-Glotte, narquois. — Personnellement, je me moque de connaître les raisons de ce massacre, gronda messire Rahnyld Ardillon, baron de Mandoline. Seul m’importe qu’il se soit produit, Votre Majesté. Or, s’il a eu lieu, c’est parce que ces salopards de Sion – pardonnez-moi, Votre Grâce – en ont donné l’ordre, avec ou sans volonté de faire couler le sang. En ce qui me concerne, il est grand temps de donner une leçon à quiconque s’en prend à nos navires et à nos marins ! S’ensuivit un grognement général d’approbation auquel, Sharleyan le remarqua, Cayleb se refusa à se joindre, de même que le comte de Havre-Gris, l’archevêque Maikel et le baron de Tonnerre-du-Ressac. La reine avait vite vu en ces trois derniers un baromètre très précis de ce que pensait son mari. Elle se referma sur elle-même pour réfléchir aux propos de Mandoline. D’une certaine façon, elle souscrivait férocement à sa position. Elle s’étonnait même de combien elle était devenue « charisienne » à cet égard en l’espace de quelques quinquaines. Elle avait beau se répéter qu’elle aurait réagi de la même façon s’il s’était agi de marins chisholmois et de leurs familles, elle était toujours aussi stupéfaite de constater qu’elle s’identifiait aux sujets de son mari avec autant de passion qu’aux siens. D’un autre côté, elle préférait limiter son adhésion à la réflexion de Mandoline à ses seuls aspects politiques et militaires, froidement calculateurs. Que ce massacre ait été intentionnel ou non, il avait eu lieu, comme l’avait souligné le baron. Qu’il reste impuni serait interprété comme un aveu de faiblesse tant par les ennemis que par les amis potentiels de Charis. Pourtant, elle redoutait aussi l’escalade guerrière qu’impliquait ce raisonnement, non seulement pour les morts qu’elle engendrerait, mais surtout parce qu’elle disperserait les forces de l’empire de Charis. Ce n’est pas le moment de nous laisser distraire au point d’oublier le problème de Hektor, se dit-elle en s’avisant soudain que Cayleb l’avait déjà compris et que cela n’avait pas non plus échappé à ses plus proches conseillers. Elle se demanda quand et comment ils avaient trouvé le temps d’en discuter. Tu cherches encore des mystères là où il n’y en a pas. Ces hommes connaissent Cayleb depuis son enfance. Ils n’ont plus besoin de l’interroger pour savoir à quoi ilpense. Regarde ce dont Mahrak est capable avec toi ! C’était d’une logique implacable. Pourtant, elle ne parvint pas à s’ôter de la tête qu’on lui cachait quelque chose. — Voilà qui est clairement argumenté, messire Rahnyld, dit Cayleb. Cependant, je souhaiterais rappeler à l’assemblée que nous sommes également confrontés à un problème assez pressant à l’est. Y a-t-il quelqu’un autour de cette table qui souhaite réfléchir à ce dont Hektor serait capable si nous lui laissions quelques mois de plus pour s’organiser ? Merlin ne put s’empêcher de rire sous cape au silence songeur que Cayleb reçut en réponse. — Bien entendu, nous ne pouvons pas être au courant de tous les faits et gestes de Hektor, dit Havre-Gris sans se douter de combien il se fourvoyait, comme s’en amusa Merlin. Néanmoins, nous savons tous qu’il n’a rien d’un imbécile. Nous pouvons donc supposer qu’il se prépare à l’invasion qui l’attend. — Le prince Nahrmahn et moi serons en mesure de vous proposer une vue d’ensemble de ses préparatifs dans les jours à venir, Rayjhis, dit Tonnerre-du-Ressac. Certains de mes agents devraient me remettre sous peu un rapport sur le sujet. Nahrmahn hocha la tête, l’air serein, comme s’il avait la moindre idée de ce dont parlait le baron. Merlin ne put réprimer un sourire. — Cela nous sera très utile, Bynzhamyn, acquiesça Havre-Gris. Cependant, veillons à garder à l’esprit ce que vient de souligner Sa Majesté : si nous laissons ce massacre détourner notre attention de Hektor, nous pourrions le regretter amèrement. — Je suis d’accord. (Sharleyan s’étonna elle-même de la fermeté avec laquelle elle venait de prononcer ces quelques mots, mais elle ne se laissa pas décontenancer.) J’ai moi aussi de bonnes raisons de vouloir en finir avec Hektor, mais n’oublions pas qu’il représente beaucoup plus de danger pour nous que le pourra jamais le Delferahk. Il est déjà notre ennemi déclaré, même sans encouragement de l’Église, et il est plus proche de nous. Par ailleurs, comme vient de nous le rappeler le comte de L’île-de-la-Glotte, tout indique que le Groupe des quatre a lancé la fabrication de galères. Or, nous devrions tous être d’accord là-dessus, il s’agit d’une erreur que Hektor est beaucoup trop malin pour commettre, surtout après ce qu’a récemment subi sa marine. — Absolument, fit Cayleb en la gratifiant d’un sourire. — J’en conviens, lâcha L’île-de-la-Glotte avec moins d’enthousiasme. Néanmoins, Votre Grâce, le baron de Mandoline a tout à fait raison, lui aussi. Nous ne pouvons pas rester sans réagir. — Oh ! je suis d’accord, Bryahn, affirma Cayleb. Je tiens simplement à ce que tout le monde comprenne que, compte tenu de la nature de nos obligations pressantes, certains de nos souhaits ne sont pas compatibles. — Très bien, Votre Majesté, nous tâcherons de nous en souvenir, dit L’île-de-la-Glotte en adressant à son jeune monarque un regard spéculateur. Et si vous nous dévoiliez maintenant la décision que vous avez déjà résolu de nous faire adopter ? Sharleyan tressaillit une fois de plus en voyant l’un des conseillers de Cayleb oser lui parler ainsi. Très peu de souverains l’auraient toléré. Pourtant, Cayleb semblait encourager un tel comportement, du moins de la part de ses plus proches collaborateurs. Et le fait qu’ils se montrent assez à l’aise et sûrs d’eux pour se conduire de cette façon n’est sans doute pas étranger à tout ce qu’il réussit à obtenir d’eux. — Il se trouve que j’y ai un tout petit peu réfléchi, effectivement, dit Cayleb. Malgré la gravité des événements qui les avaient réunis, plusieurs conseillers portèrent la main à la bouche pour dissimuler un sourire. — En bref, nous devons réagir tout en réservant à Hektor de Corisande l’essentiel de notre puissance militaire. Par ailleurs, il est fondamental que notre riposte soit proportionnelle à la provocation. Nous aurons déjà du mal à faire accepter – publiquement, du moins – notre version des faits par rapport aux mensonges que le Groupe des quatre ne manquera pas d’élaborer pour justifier ses actes et rejeter la faute sur nous. Veillons par conséquent à ne pas faciliter la tâche de leurs porte-parole. Même Mandoline hocha la tête. L’empereur poursuivit. — Autant que nous sachions, Ferayd est le seul endroit où de telles horreurs ont eu lieu. Il est possible que l’avenir nous prouve le contraire, auquel cas il faudra reconsidérer notre position. Cependant, s’il s’avère que ce n’était qu’un drame isolé, nous n’avons de raisons d’en vouloir qu’au roi Zhames et à son royaume. Nous aurons peut-être à protester contre la saisie de nos navires par d’autres États, mais, d’après les lois internationales, notre réaction ne pourra aller plus loin, à moins qu’on ait délibérément et arbitrairement ôté la vie. Or c’est précisément ce qui semble s’être passé à Ferayd. » S’ajoute à cela une légère… complication : tous les témoins s’accordent à dire que l’Inquisition est directement impliquée là-dedans. Mieux, les inquisiteurs auraient encouragé ce massacre. (L’expression du jeune empereur se fit lugubre, son regard dur comme le silex.) Quoi que puissent prétendre Clyntahn et le Groupe des quatre, ces prêtres avaient conscience d’inciter les soldats du roi Zhames à assassiner des femmes et des enfants. Voyez-vous, j’ai un peu de mal à croire un enfant coupable d’hérésie, quelle qu’ait été la conduite de ses parents. Il est grand temps, me semble-t-il, de rappeler à l’Inquisition ce qu’il est écrit dans la Charte sur le meurtre d’innocents. (Les yeux de pierre de Cayleb se rivèrent sur ceux de l’archevêque.) Le texte auquel je pense se trouve dans le Livre de Langhorne, n’est-ce pas, Maikel ? Chapitre XXIII, c’est bien cela ? Le prélat l’étudia un instant du regard, puis hocha lentement la tête. — Il me semble que vous faites référence au verset 56, Votre Majesté, dit-il. « Malheur aux meurtriers de l’innocence, car le sang des innocents crie à l’oreille et au cœur de Dieu. Ceux qui l’ont versé, Dieu les frappera sans retenir son geste. Mieux vaudrait pour eux qu’ils ne soient pas nés, car Sa malédiction est sur eux. Sa colère Le guidera jusqu’à eux et de la main du juste Il les réduira à néant. » — Oui, c’est bien le passage que j’avais à l’esprit, fit Cayleb, sinistre. — Pardonnez-moi, Votre Majesté, intervint le baron de La Chapelle-Blanche avec une extrême circonspection. Je… — Rassurez-vous, Votre Seigneurie, je ne tiens pas toute la ville de Ferayd pour responsable de ces atrocités. Je ne vais pas pendre tous les chefs de famille vivant entre ses murs ! En revanche, j’entends bien demander des comptes à tous les coupables, quels qu’ils soient. Un silence de mort régna pendant plusieurs secondes dans la salle du Conseil. Sharleyan étudia le visage de chacun des hommes assis autour de la table et ressentit leur émotion jusqu’au plus profond de son être. La Chapelle-Blanche avait l’air accablé. Un ou deux de ses collègues paraissaient pour le moins dubitatifs. Pourtant, elle ne décela chez eux que très peu de résistance. Quoi d’étonnant à cela ? se dit-elle. Comme l’a fait remarquer La Chapelle-Blanche, nous sommes déjà en guerre contre l’Église, et ce avec assez de raisons pour vingt royaumes ! — Comment comptez-vous prouver cette culpabilité, Votre Majesté ? finit par lancer Staynair. — Je ne suggère pas de choisir vingt ou trente prêtres loyalistes au hasard et de les pendre pour l’exemple, Maikel, répondit Cayleb, la mine un peu plus détendue, avant de renifler. Attention ! la tentation est parfois très forte, mais si nous nous refusons à punir sans preuve en Charis, le même principe doit aussi s’appliquer ailleurs, sauf si nous voulons être accusés à juste titre de nous comporter d’une manière tout aussi capricieuse et répréhensible que le Grand Inquisiteur. Tout révolté que je sois, je me refuse à me retrouver dans le même sac que Zhaspyr Clyntahn ! Cela dit, je n’imagine personne à Ferayd – notamment au sein de l’Inquisition – s’inquiéter outre mesure des conséquences possibles de ses actes. Je suppose par conséquent que nul n’a pris la peine d’étouffer l’affaire, du moins de façon efficace. Dès lors, l’heure est venue de montrer aux coupables et au Grand Inquisiteur qu’ils ont tort de se montrer si désinvoltes. » Rien ne sera tenté sans preuves. Néanmoins, si des preuves existent et si nous mettons la main dessus, alors les hommes qui ont encouragé l’assassinat d’enfants charisiens sous les yeux de leurs parents subiront le sort que la justice réserve aux assassins d’enfants. Peu m’importe qui ils sont. Peu m’importe leur nom ou leur habit. Est-ce bien clair pour tout le monde ? Il fit le tour de la table du regard. La Chapelle-Blanche avait l’air toujours aussi contrarié. Cependant, même lui affronta sans ciller le regard de silex de l’empereur, qui finit par hocher la tête. — Parfait, murmura Cayleb. Il prit une profonde inspiration et poursuivit sur un ton plus léger : — Maintenant, je ne voudrais pas que mon refus d’agir sans preuves m’attire des accusations de mollesse de votre part. De fait, il me semble que le roi Zhames, Ferayd et le Delferahk en général ont mérité une bonne tape sur les doigts. Juste histoire de leur rappeler que nous ne sommes pas très contents d’eux non plus. Et puisqu’il faut que tout le monde profite de leur exemple, je veux que cette tape leur soit administrée avec la plus grande fermeté. — De quelle façon, Votre Majesté ? s’enquit L’île-de-la-Glotte, prudent. — Nous n’aurons pas besoin de toute la Marine pour envahir Corisande : juste de quoi garantir la sécurité des transports de troupes, plus assez d’unités légères pour nous couvrir et assurer le blocus des ports de Hektor. Malgré tous les efforts consentis pour remplacer sa flotte, il n’a pas eu le temps de faire construire plus d’une poignée de bâtiments. Pour l’instant. C’est d’ailleurs pour veiller à ce que cela ne change pas que je refuse de me laisser distraire de cet objectif. » De notre côté, en revanche, nous avons en service plus de cinquante galions. J’imagine, Bryahn, que nous pourrions en affecter vingt ou trente à une opération parallèle à l’invasion de Corisande. Pour moi, nous devrions en confier le commandement à l’amiral de La Dent-de-Roche de sorte qu’il fasse part de nos… protestations au Delferahk. Il peut embarquer quelques fusiliers marins, aussi. Assez pour réduire en cendres tout le quartier du port de Ferayd, dirons-nous. La voix de Cayleb était redevenue dure comme du fer sur la dernière phrase. Elle était pourtant plus tendre que le regard rivé sur L’île-de-la-Glotte. — Je ne veux pas un nouveau massacre, Bryahn. Veillez à ce que vos officiers le comprennent bien. Que justice soit faite contre les gens que nous savons coupables, oui, mais je ne veux pas que nous nous laissions aller à des représailles sanglantes, ou à rien que nos ennemis puissent décrire comme telles. Je n’en doute pas, même si nous arrivons à ne pas avoir une goutte de sang sur les mains, le Groupe des quatre nous accusera d’avoir violé et assassiné la moitié de la ville, mais la vérité finira toujours par triompher. Dès lors, je tiens à ce que ce soit Clyntahn qui en supporte les conséquences, pas nous. Cela étant dit, j’entends qu’il ne reste plus un navire à flot dans le port ni un immeuble debout sur un rayon de deux milles à partir des quais. Est-ce bien clair ? — Oui, Votre Majesté, répondit solennellement L’île-de-la-Glotte, sans une trace de légèreté. — Bien. Par ailleurs, que tous nos capitaines militaires et corsaires sachent que la chasse est ouverte pour tout ce qui bat pavillon delferahkien. Là encore, je ne tolérerai aucune brutalité, aucune vengeance par le sang. Mais je ne veux plus un seul bateau de commerce du Delferahk sur les mers de Sanctuaire d’ici à deux mois. — Bien, Votre Majesté. — Si nous apprenons que d’autres royaumes ont traité nos marchands de la même façon que les Delferahkiens, ils subiront le même châtiment, un port après l’autre. Entre-temps, cependant, nous devons rester concentrés sur notre objectif principal, à savoir Corisande. Puisque vous êtes là, général Chermyn, que pouvez-vous nous dire là-dessus ? — Tout se déroule comme prévu, Votre Majesté. À l’heure qu’il est, nous sommes en train de rassembler les bâtiments de transport. Par malheur, ce nouveau coup d’éclat du Groupe des quatre risque de nous avoir privés d’un grand nombre de navires marchands, ce qui nous ralentirait. En dehors de cette éventualité, toutefois, aucun problème n’est à signaler. Nous devrions avoir réuni le nombre d’hommes voulu à la date fixée, en tout cas. — Euh… puis-je me permettre, Votre Majesté ? fit le prince Nahrmahn en levant une main potelée pour attirer poliment l’attention. — Oui, Votre Altesse ? — Je voudrais seulement souligner que je suis entièrement d’accord avec les priorités que vous venez d’établir. Par ailleurs, je voulais signaler que j’ai longtemps entretenu avec le grand-duc Tohmas une correspondance assidue. — Quel genre de correspondance ? s’intéressa Cayleb. — Oh ! il s’agissait d’échanges purement exploratoires, vous comprenez, entre moi-même, prince d’Émeraude, et lui, grand-duc de Zebediah, répondit Nahrmahn sur un ton de dédain. Tout cela remonte évidemment à bien avant l’intégration d’Émeraude à l’empire. À vrai dire, nous avons commencé à nous écrire avant que les « Chevaliers des Terres du Temple » fassent appel à mes services et à ceux de Sa Grâce pour les récents… désagréments. Nous sommes cependant restés en contact, et ce jusqu’à il y a très peu, en fait. — Je vois. Sharleyan le remarqua, Cayleb ne quittait pas Nahrmahn des yeux. Le comte de Havre-Gris, lui, préféra examiner son souverain. Peut-être n’était-ce qu’une impression de la part de l’impératrice, mais, l’espace d’un instant, le regard du premier conseiller sembla glisser par-dessus l’épaule de l’empereur. — Et quelle était la nature de cette correspondance ? insista Cayleb sans laisser le temps à son épouse de réfléchir au sens de ce regard. — Comme je l’ai dit, il s’agissait de banalités exploratoires. Néanmoins, d’après certaines de nos discussions, je soupçonne le grand-duc d’être prêt à se montrer plus raisonnable que vos conseillers et vous semblez l’en croire capable. À vrai dire, je me demande s’il ne serait pas disposé à offrir au haut-amiral de L’île-de-la-Glotte et au général Chermyn une base avancée plus proche de Corisande que le serait, disons, Chisholm. — Je vois, dit lentement Cayleb. Il pencha la tête sur le côté en étudiant d’un air songeur les traits du futur beau-père de son frère cadet. Enfin, il opina du chef. — Il faudra m’en dire davantage sur cette correspondance, Votre Altesse. Cela dit, si cette possibilité est réelle, elle pourrait se révéler des plus précieuse. Nahrmahn ne dit rien, préférant signifier son acquiescement d’une discrète inclinaison de la tête. — Très bien, décida Cayleb d’un air résolu en posant les mains à plat sur la table du Conseil pour en reculer son siège. Je crois que cela met un terme à tout ce que nous avions à nous dire. Messieurs ? Un murmure d’acquiescement général s’éleva de l’assemblée. C’était toujours le cas, bien entendu, songea Merlin en se demandant ce qui se passerait si l’un des conseillers de Cayleb venait un jour à entrer en désaccord avec lui. — Dans ce cas, reprit l’empereur, je vous demanderai de bien vouloir nous excuser, Sa Grâce et moi. Nous avons rendez-vous avec les survivants de Ferayd. Il eut une moue attristée, puis ses narines frémirent comme il se levait en tendant la main à Sharleyan pour l’aider à se mettre debout à son tour. — J’espère qu’apprendre que le Delferahk et Ferayd regretteront bientôt leur conduite leur offrira un peu de réconfort. En tout cas, cela m’en procurera énormément de le leur annoncer ! Octobre de l’an de grâce 892 .I. Ile de Helen Baie de Howell Royaume de Charis L’impératrice Sharleyan s’approcha des créneaux de la citadelle et découvrit une vue impressionnante sur le bassin de Portdu-Roi balayé par la brise et les minuscules maquettes de bateaux mouillant dans ses eaux d’un bleu veiné de blanc. Agités par le vent agréablement frais et vivifiant après la journée de chaleur, drapeaux et oriflammes dansaient et claquaient le long des remparts comme pour applaudir au spectacle offert à la jeune souveraine. Edwyrd Caseyeur, lui, était moins ébloui par le superbe panorama que soulagé de savoir sa protégée à l’abri là-haut d’éventuels tueurs en embuscade. — Franchement, je ne crois pas que vous aurez à vendre cher votre peau à mon service, Edwyrd, dit-elle à l’homme qui passait sa vie à défendre la sienne depuis son enfance. — Je ne le crois pas non plus, Votre Majesté. Pas aujourd’hui, en tout cas. Elle tourna la tête pour lui adresser un sourire affectueux. Très vite, toutefois, elle se rembrunit un peu et posa la main sur l’avant-bras de son garde du corps. — Vous croyez toujours que c’était une grave erreur, Edwyrd ? demanda-t-elle d’une voix si faible qu’elle faillit se perdre dans le vacarme des étendards malmenés par la brise. — Votre Majesté, jamais il ne m’appartiendrait de vous dire quoi qu… — Ne soyez pas bête, Edwyrd, l’interrompit-elle en resserrant ses doigts sur la cotte de mailles. Depuis mes onze ans, vous n’avez jamais eu besoin de me parler pour vous faire comprendre ! Bien malgré lui, le garde ne put réprimer un sourire. Sharleyan éclata de rire. — Edwyrd, Edwyrd ! (Elle lui secoua doucement le bras.) Quand je pense à tout ce mal que vous vous donnez pour faire un masque de votre visage alors que la seule personne que vous teniez à abuser peut lire en vous comme dans un livre ! — Ce n’est pourtant pas ma faute si vous avez toujours été deux fois trop maligne, Votre Majesté. — Non, en effet. Mais vous n’avez toujours pas répondu à ma question. Croyez-vous encore que c’était une mauvaise idée ? Caseyeur l’examina un instant, puis se tourna vers le port. Il était rare que l’impératrice et lui se retrouvent ainsi seul à seul. Elle avait même moins d’intimité désormais qu’à l’époque où elle n’était « que » reine de Chisholm. — Je l’ignore, Votre Majesté, dit-il enfin, le regard rivé sur les galions à l’ancre en contrebas. Je l’avoue, l’empereur est un bien meilleur homme – et un bien meilleur mari – que celui que je craignais de vous voir un jour contrainte d’épouser. Il est bon de savoir que vous avez rencontré quelqu’un que vous pourrez aimer et qui vous aimera en retour. (Il posa enfin les yeux sur elle.) Rares sont les rois et les reines à avoir cette chance, en définitive. Quant à savoir si cet « empire de Charis » est une bonne idée… ce n’est pas à moi d’en décider. — Ce n’était qu’une question de temps, vous savez, Edwyrd… (Elle se tourna à son tour vers le mouillage, le regard perdu dans le lointain, au-delà des digues et des eaux bleues de la baie de Howell qui s’étendaient sans limite vers la ligne affilée de l’horizon. Caseyeur la regardait le buste droit, les mains croisées dans le dos, comme « au repos ».) Quels qu’aient été mes désirs et mes préférences, le jour aurait fini par venir où je n’aurais eu d’autre choix que de m’opposer moi aussi au Conseil des vicaires. Je l’ai toujours redouté. Quand Clyntahn et ses collègues du Groupe des quatre ont décidé de détruire Charis et de se servir de nous pour ce faire, j’ai compris que mes craintes étaient justifiées. » Contre toute attente, Charis a survécu. Pas seulement, d’ailleurs : elle a dévasté les flottes mobilisées contre elle… y compris la mienne. Or, au moment même où je me demandais que faire pour permettre à Chisholm et à tout ce qui compte pour moi de subsister, Cayleb m’a demandée en mariage. Elle emplit ses poumons de l’air tropical. Pour elle, née sous de plus hautes latitudes, la chaleur de Charis était étouffante et son soleil accablant. Elle se félicitait d’avoir suivi les conseils de ses guérisseurs, qui lui avaient recommandé de ne pas trop s’y exposer. Plusieurs membres de sa suite, à commencer par Mairah Lywkys, s’étaient montrés moins prudents et en avaient été punis par de douloureuses brûlures. Mais ces désagréments faisaient autant partie de la beauté exotique et enchanteresse du royaume de Cayleb que ses fruits frais poussant toute l’année, ses noix de coco, sa cuisine riche et variée, les forêts spectaculaires couvrant les pentes de ses montagnes telle une verte fourrure. Tout était si différent de là où elle avait grandi… Elle se croyait dans une sorte de pays imaginaire. Malgré tout, il existait beaucoup de similarités entre Charisiens et Chisholmois. Beaucoup de différences, aussi, peut-être même en plus grand nombre. Cependant, quoique plus discrètes, c’étaient les ressemblances qui comptaient le plus. Sous l’épiderme, là où battait leur cœur et se dissimulait leur âme, ces deux peuples étaient identiques. — Votre Majesté, le duc n’est toujours pas d’accord, souffla Caseyeur dans le silence de sa souveraine, qui respira profondément, tristement. — C’est vrai, reconnut-elle. Le duc de La Ravine désapprouvait son union avec Cayleb et lui en voulait d’y avoir cédé. Il le lui avait clairement montré, quoique sans le crier sur les toits : même l’oncle d’une reine – ou d’une impératrice – devait s’abstenir de remettre en question ses décisions en public. Quelle que soit la vigueur de son opposition, jamais il ne se serait permis de l’exprimer ouvertement. Cependant, Sharleyan le savait, et la plupart de ses conseillers aussi. Même s’il le taisait, son attitude indiquait sans équivoque qu’il penchait davantage du côté des Tempiistes que de l’Église de Charis. Ce n’était d’ailleurs plus un mystère pour grand monde. Encore moins pour Cayleb, songea-t-elle, morose. Son mari n’avait jamais abordé le sujet de façon explicite, mais le simple fait qu’il s’en soit abstenu en disait justement long à quelqu’un d’aussi perspicace que Sharleyan. — Il n’est pas le seul, du reste, dit Caseyeur en s’autorisant finalement à exprimer une partie de ses inquiétudes. Je ne suis pas noble, Votre Majesté, et ne le serai jamais. Parbleu ! je ne serai même jamais officier ! Cependant, je veille sur vous depuis votre enfance et, que je l’aie voulu ou non, il est possible que j’aie entendu çà et là des bribes de conversation. Il existe en Chisholm des gens qui n’ont aucune sympathie pour ce mariage et ce nouvel empire. Quoi qu’il advienne, ils ne changeront pas d’avis. — Je sais. (Elle croisa les bras sous ses seins et se tourna vers lui.) Je les crois plus nombreux dans l’aristocratie que dans le bas peuple, cela dit. — Avec tout le respect que je vous dois, Votre Majesté, ce sont surtout les nobles qui m’inquiètent. — À juste titre, je suppose… Dieu sait les complots d’aristocrates plus courants que les rébellions populaires spontanées ! Contre la Couronne, du moins. Cependant, même si les Chisholmois n’ont pas encore la prétendue « insolence » des Charisiens du commun, ils hésitent beaucoup moins à exprimer leur opinion que les sujets de beaucoup d’autres royaumes. Et cela, c’est l’oncle Byrtrym lui-même qui a appris à la noblesse à ne pas l’oublier. Caseyeur hocha lentement la tête, la mine toujours aussi soucieuse. Sharleyan avait raison. À la mort de son père, les simples gens de Chisholm s’étaient pris d’affection pour leur « petite reine ». L’énorme popularité de la reine mère Alahnah y était pour beaucoup, bien sûr, mais c’était le courage et la détermination décelés chez ce « petit bout de femme » élevé si soudainement sur le trône qui les avaient conquis à jamais. De fait, le charme agissait toujours. Alors même que tant de ses sujets doutaient du bien-fondé de son opposition à l’Église, ce profond réservoir d’amour les gardait acquis à sa cause. Cependant, même les océans ne sont pas infinis, se dit-il en s’efforçant de dissimuler son inquiétude. — J’ai juste un peu de mal à me faire à l’idée de rester si longtemps loin de chez nous, Votre Majesté. — Quoi ? Ce ne sont pas les tueurs fanatiques rôdant en Charis qui vous inquiètent ? le taquina-t-elle. — Sans mentir, ils me font moins peur qu’à notre arrivée. (Il secoua la tête et esquissa un sourire maussade.) Je ne sais pas comment vous vous y êtes prise, Votre Majesté, mais vous avez réussi à vous mettre les Charisiens dans la poche ! — Sornettes ! (Elle secoua la tête à son tour, plus vigoureusement que lui.) Oh ! je ne nie pas l’affection qu’ils semblent me porter, mais elle a moins à voir avec moi qu’avec Cayleb, à mon avis. Ils l’aiment profondément, vous savez. Ils auraient sans doute été prêts à accueillir n’importe quelle femme susceptible de faire son bonheur. — Ah oui ? fit Caseyeur en haussant un sourcil d’un air narquois. Que la jeune et jolie souveraine d’un autre royaume, à des milliers de milles de distance, ait choisi d’embrasser leur conflit avec l’Église, cela n’est pas entré en ligne de compte, bien sûr ? — Je n’ai pas dit ça. — Non, en effet ! s’esclaffa-t-il. Toujours est-il que je suis moins inquiet qu’au début, et c’est un fait. Il faut dire que la garde royale – pardon, impériale – a bien conscience du désastre que ce serait pour Charis s’il vous arrivait quoi que ce soit ! Je crois que votre peuple le prendrait assez mal. — J’imagine, oui, convint-elle avec un sourire de travers. — Ce serait d’ailleurs justifié ! gronda-t-il en recouvrant son sérieux avant de pencher la tête sur le côté. Cela étant, je l’avoue, le professionnalisme de ces hommes m’a un peu rassuré. — Vous admettez être impressionné par les gardes du corps de quelqu’un d’autre ? Elle fit un pas en arrière, s’appuya de façon théâtrale à la pierre des remparts et porta la main à son cœur, les yeux écarquillés. Malgré lui, Caseyeur éclata de rire, sans manquer toutefois d’afficher un air réprobateur. — Il n’y a pas de quoi rire, Votre Majesté, et vous le savez. Quand bien même vous l’ignoreriez, le baron de Vermont, lui, le sait. Vous plairait-il d’entendre ce qu’il m’a confié avant notre départ pour Tellesberg ? — En fait, non, dit-elle avec une grimace. J’imagine qu’il vous a dit la même chose qu’à moi, sans doute avec moins d’insistance. Cela dit, s’il s’est montré si… grognon, c’est parce que je lui ai demandé de rester à Cherayth. — « Grognon », Votre Majesté ? s’esclaffa Caseyeur de nouveau. — Notamment. Il a fini par admettre que j’avais raison, néanmoins. Il fallait qu’il reste sur place pour garder un œil sur mes affaires. — Que voulez-vous dire, Votre Majesté ? se renfrogna-t-il. Serait-il le seul homme en qui vous ayez assez confiance pour le laisser hors de vue pendant quatre ou cinq mois d’affilée ? — Eh bien, oui. — Voilà ce qui m’effraie le plus, Votre Majesté. Bien davantage que votre sécurité en Charis : si je n’avais pas changé d’avis là-dessus, le capitaine Athrawes se serait chargé de me rappeler à la raison. Cet homme est encore plus impressionnant que ce qu’on dit de lui. Non, ce qui m’inquiète, c’est ce qui se passe en Chisholm en notre absence. — En toute honnêteté, c’est aussi ce qui me tracasse le plus. (Elle jeta un coup d’œil au port.) C’est un risque qu’il nous faut courir, toutefois. Je me rassure en me disant que maman et Mahrak sont là pour s’occuper de tout pendant que je suis en Charis. Pour tout dire, je sais que mon mari a raison. L’un de nous devait être le premier à séjourner dans le royaume de l’autre. Compte tenu des décisions qu’il nous faut prendre en ce moment – et du fait que même le plus sot des nobles de Cherayth doit avoir compris que c’est désormais Charis qui fait la loi –, c’était à moi de vivre un peu en Charis, dans un premier temps, et non Cayleb en Chisholm. — Je sais, Votre Majesté. (Il surprit un peu Sharleyan en lui faisant une courbette.) J’espère seulement que vous ne vous trompez pas sur l’aptitude du baron à jongler avec tous les œufs de dragon que nous lui avons laissés. — Moi aussi, Edwyrd, murmura-t-elle avec un nouveau regard pour les galions au mouillage en contrebas. Moi aussi… — Puis-je vous importuner un instant, Merlin ? Le seijin pivota sur ses talons et se retrouva face au chef d’escadre de Haut-Fond. L’officier ventripotent – qui lui rappelait un peu le prince Nahrmahn – portait sous le bras gauche un épais dossier. Quant à la manche droite de sa tunique d’uniforme, elle était blanche de craie, signe qu’il sortait tout juste de son bureau, au-dessus du magasin à poudre principal de la citadelle, où il avait dû couvrir de diagrammes, de questions et de notes les murs tapissés d’ardoises. — Bien entendu, Votre Seigneurie. Merlin s’inclina légèrement et Haut-Fond renifla. — Personne ne nous regarde, vous savez. Merlin se redressa et haussa un sourcil. Haut-Fond eut un geste de dédain. — J’apprécie votre courtoisie, seijin Merlin, mais ne croyez-vous pas que nous avons mieux à faire que perdre notre temps à nous adresser des courbettes ? — Il ne coûte rien d’être poli, Votre Seigneurie, biaisa Merlin. — Joliment dit, seijin, pouffa Haut-Fond. Merlin le dévisagea quelques instants, puis renonça. — Très bien, Votre Seigneurie. Que puis-je pour vous ? — À la bonne heure ! Haut-Fond sourit à pleines dents et brandit son dossier sous le nez de son interlocuteur. — Dois-je comprendre que cette serviette contient quelque chose ? lui demanda aimablement Merlin. — Absolument : mes toutes dernières notes concernant notre projet d’artillerie. — Je vois. (Merlin eut une mimique amusée et entreprit de se lisser la moustache.) Quel projet d’artillerie en particulier, Votre Seigneurie ? — Tous ! s’impatienta Haut-Fond, et Merlin secoua la tête. Officiellement, Cayleb et Sharleyan s’étaient rendus sur l’île de Helen pour y retrouver le haut-amiral de L’île-de-la-Glotte, le général Chermyn, leurs officiers supérieurs et leurs adjoints dans l’idée de mettre la touche finale à leur plan d’invasion de Corisande et de le mettre à exécution, ou du moins d’évoquer les modifications à apporter à cette stratégie au lendemain du « massacre de Ferayd », comme on l’appelait désormais. L’expédition punitive menée par l’amiral de La Dent-de-Roche ayant la priorité sur tout le reste, aucun embarquement de troupes n’aurait lieu avant un bon moment, ce qui était sans doute une bonne chose : cela laissait un peu plus de temps pour s’occuper des inévitables anicroches de dernière minute. Mais la véritable raison de ce séjour à Helen était que Sharleyan avait tenu à visiter le site où étaient nées tant de ces innovations auxquelles Charis devait sa survie. S’ajoutait à cela, bien sûr, le fait que Cayleb ne manquait jamais de saisir une occasion de fuir le palais. Les réunions avec L’île-de-la-Glotte, Chermyn et leurs officiers s’étaient mieux déroulées que Merlin le redoutait. Nul en Charis – pas plus que sur Sanctuaire –n’avait jamais tenté de déployer une armée d’invasion de cinquante mille hommes par-delà des milliers et des milliers de milles d’eau salée. Cela étant, la Marine royale de Charis avait acquis une formidable expérience de la logistique navale. L’inévitable délai imposé par les événements de Ferayd jouait aussi en la faveur de leurs préparatifs. Il leur accordait non seulement plus de temps pour armer ses troupes – de fusils à silex, de plastrons, de selles et de harnais, en passant par l’artillerie de campagne de Haut-Fond – mais lui permettait aussi de refaire sans cesse leurs calculs à l’aide des chiffres arabes et des bouliers introduits par Merlin, par l’entremise du Collège royal. Il en résultait qu’aucune opération militaire à laquelle avait participé Nimue Alban – opération Arche comprise – n’avait été mieux mise au point. Cela ne garantit en rien que les plans fonctionneront, bien sûr, songea l’avatar cybernétique de cette femme, mais, si nous échouons, ce ne sera pas faute d’avoir pris le temps de tout vérifier de A à Z ! De ce fait, ces réunions s’étaient résumées à de simples formalités. Elles avaient toutefois eu l’utilité de mettre Sharleyan au courant de tout ce qui se tramait. Or cet avantage-là, se dit Merlin, justifiait à lui seul le voyage. Si seulement les frères zhernois se décidaient enfin à l’admettre dans le cercle des initiés ! Bon sang, elle est encore plus intelligente que je le croyais ! C’est maintenant qu’on a besoin de sa capacité d’analyse et de son intuition, pas dans quatre ou cinq ans ! Il ne laissa rien paraître sur ses traits de son exaspération. Il se rappela – une fois de plus – que Sharleyan n’était impératrice de Charis que depuis à peine un mois. Il était parfois difficile de s’en souvenir, à voir avec quelle aisance elle s’était intégrée aux processus déjà mis en place par Cayleb. Plusieurs de ses suggestions, surtout sur le plan diplomatique, avaient même constitué des améliorations capitales et Cayleb s’était rendu compte qu’elle n’avait pas son pareil pour donner son avis sur les idées nouvelles. Voilà pourquoi il rêve lui aussi de hurler aux frères zhernois de cesser d’attendre le dégel pour agir ! À ceci près qu’il n’a jamais gelé en Charis, bien entendu. Merlin se secoua mentalement et retourna son attention au baron de Haut-Fond. — « Tous », c’est vague, Votre Seigneurie, fit-il remarquer. Pourriez-vous préciser un peu votre pensée ? — Certainement ! Voulez-vous en discuter ici dans le couloir, ou me ferez-vous le plaisir de m’accompagner dans mon bureau ? Les murs du bureau de Haut-Fond étaient effectivement couverts de nouveaux schémas, remarqua Merlin. Plusieurs étaient même assez fascinants. De toute évidence, le baron cherchait à mettre au point des obus explosifs pour canons lisses, ce qui n’était pas une mauvaise idée, compte tenu du nombre d’armes de ce type en service. Sans oublier qu’aucune pièce d’artillerie à âme rayée n’avait encore vu le jour sur cette planète. — La grande difficulté avec les munitions explosives, que j’ai envie d’appeler des « coquilles », puisqu’il s’agit en fait d’enveloppes creuses remplies de poudre… — Et si vous les appeliez plutôt des « obus » ? fit Merlin avec un clin d’œil. — Hum… Si vous voulez… Bref, la grande difficulté que nous avons avec ces… obus, donc, est de les faire exploser où et quand nous l’entendons. — Oui ? l’encouragea le seijin sur un ton neutre soigneusement choisi pour le taquiner. Haut-Fond le comprit. Une lueur d’amusement brilla dans son regard. — Eh bien, cela pose un léger problème. En un mot, il nous faut un dispositif de mise à feu. Une possibilité serait, sans doute, d’utiliser une pièce à courte volée – plus courte encore que celle d’une caronade –, qui nous permettrait de propulser les projectiles en hauteur à la façon d’une catapulte, enfin, une arme au canon assez réduit pour qu’un servant puisse y glisser le bras et allumer la mèche de l’obus, une fois celui-ci introduit dans le tube. Bien entendu, je comprends l’hésitation que pourraient avoir nos hommes à jouer avec une mèche lente allumée à l’intérieur d’un canon qui pourrait choisir ce moment précis pour faire des siennes. (Le baron fit « non » de la tête.) Il faudrait un artilleur doué de nerfs d’acier, je le crains. — En effet, convint Merlin en résistant vaillamment à la tentation de sourire. — J’en étais là de ma réflexion quand il m’est apparu que rien ne nous obligerait à allumer la mèche à la main si nous pouvions compter sur la détonation pour s’en charger à notre place. Je me suis alors efforcé d’imaginer une mèche à « autoallumage » qui brûlerait en un temps déterminé, avec une fiabilité raisonnable. Je me suis livré à des essais avec des mèches lentes et rapides, ainsi qu’avec d’autres procédés. Celui qui a donné les meilleurs résultats, du moins lors de ces expériences, consiste en une cheville de bois creuse remplie de poudre en grains très fins. À force de tâtonnements, nous avons réussi à obtenir une composition brûlant à une vitesse fiable et prévisible. Par ailleurs, l’utilisation d’une cheville à parois relativement fines nous permet de varier la durée de combustion. Nous avons en effet découvert qu’il suffit de graduer l’extérieur de ce bouchon, puis de percer un orifice au niveau voulu pour que la poudre s’enflamme plus ou moins près de la charge explosive. Dès lors, il est possible de régler l’intervalle entre l’allumage de l’amorce et l’éclatement de l’obus avec une précision étonnante. En l’espèce, Merlin le savait, « nous » signifiait « je ». Il croisa les bras et s’efforça d’adapter son expression à celle, de plus en plus absorbée, du Charisien. — Je comprends vos difficultés. À vous écouter, cependant, j’ai l’impression que le problème vient d’ailleurs… — En effet, répondit Haut-Fond avec une retenue que Merlin jugea remarquable. Le problème, seijin Merlin, est qu’il ne sert à rien de retarder minutieusement la détonation de l’obus si la charge de propulsion enfonce chaque fois la cheville dans le projectile et le fait exploser à l’intérieur du canon ! Merlin hocha la tête et tira de nouveau sur sa moustache. Il fronça les sourcils en s’abîmant dans une réflexion différente de ce que s’imaginait sans doute Haut-Fond. Il se demandait non pas comment résoudre le problème du maître artilleur, mais comment ne pas lui donner trop vite la réponse. — Voyons si j’ai bien compris, commença-t-il après plusieurs secondes. Pour éviter au canonnier d’allumer la mèche de vos obus avant chaque tir, vous avez mis au point une amorce censée prendre feu au moment de la détonation. Or, d’après ce que vous dites, le système imaginé vous permet d’ajuster le délai avant explosion avec une fiabilité correcte… quand il fonctionne. Vous voulez dire qu’au moment du tir l’amorce fixée à l’obus représente un point faible dans sa structure et qu’il explose de façon prématurée ? — Pour résumer, c’est cela. Longtemps, je me suis demandé si c’était la paroi de l’obus qui se fracturait autour de la cheville ou si c’était celle-ci qui était forcée à l’intérieur. Je penche plutôt pour la seconde hypothèse, mais, puisque ce type de projectile est nouveau pour tout le monde, je ne peux pas exclure la possibilité que mes obus soient trop fragiles pour résister au choc du tir. Sans réel moyen de le déterminer d’après ce qu’il restait de l’obus après la déflagration, je me suis livré à une centaine d’essais avec des obus dotés de chevilles massives au lieu des creuses utilisées comme amorce. Le taux de détonations prématurées a chuté de façon spectaculaire, mais sans atteindre le niveau zéro. J’ai donc pris le temps d’y réfléchir. » J’ai fini par comprendre que le problème était en partie dû au déplacement de la poudre à canon à l’intérieur de l’obus au moment de sa propulsion. C’était la chaleur dégagée par ce frottement qui causait les détonations intempestives. J’ai alors tenté de stabiliser la charge en versant du goudron fondu par-dessus pour la maintenir en place. Il a fallu veiller à préserver une ouverture pour que l’étincelle de l’amorce allume la charge principale, mais cela n’a pas posé de problèmes. » Une fois ce principe adopté, nous n’avons plus enregistré de détonations inopportunes… à condition de nous en tenir à des chevilles massives, inactives. Cela tendait à prouver que la paroi des obus était assez résistante, mais je tenais à m’en assurer. J’ai donc rempli de farine plusieurs dizaines de projectiles que j’ai équipés d’une amorce fonctionnelle avant de les tirer dans un bassin peu profond, où des plongeurs ont pu les récupérer. Leur examen a permis de constater que l’amorce se faisait bel et bien enfoncer au moment du tir : pas entièrement, mais assez pour mettre le feu à la charge. Cependant, les parois du projectile n’étaient même pas fendillées. Mes soupçons se voyaient confirmés. Il s’interrompit un instant, visiblement déchiré entre la satisfaction d’avoir réussi à prouver l’efficacité d’un système qu’il avait élaboré et la frustration de se révéler incapable de remédier à ce qui l’empêchait de l’exploiter. — Cela ne se produit pas chaque fois, bien sûr, mais tout de même très souvent. Il sera déjà difficile d’obtenir des artilleurs qu’ils adoptent une arme aussi novatrice, alors je n’ose même pas penser à ce que ce sera s’ils ont peur à chaque tir que l’obus explose à l’intérieur du tube ou à l’instant où il le quitte. J’aurai du mal à les faire embrasser un équipement susceptible de les tuer, vous savez… — Oui, j’imagine… Merlin esquissa un sourire en se lissant la moustache, puis se rembrunit en s’abîmant dans sa concentration. — Dites-moi…, lâcha-t-il enfin. D’après ce que vous venez de m’expliquer, on dirait que vous chargez vos canons avec l’amorce de l’obus du côté de la gargousse… Haut-Fond fit « oui » de la tête. Merlin haussa un sourcil. — Avez-vous envisagé de faire en sorte que l’amorce se retrouve de l’autre côté, plutôt ? — Pardon ? — Je vous demande si… — Une minute ! s’exclama Haut-Fond en levant la main pour lui couper la parole. Le plissement des yeux du chef d’escadre trapu témoigna de l’intensité de sa réflexion. Il se mit à dodeliner de la tête. Lentement tout d’abord, puis avec de plus en plus de vigueur. — Mais bien sûr ! Que n’y ai-je pensé tout seul ? La combustion de la poudre se fait ressentir tout autour de l’obus, non ? — C’est bien mon impression, en tout cas, acquiesça Merlin. — Évidemment ! Si la flamme fait le tour de l’obus et allume l’amorce devant, celle-ci ne se fera plus enfoncer dans… Haut-Fond s’approcha de l’un des murs couverts d’ardoises, s’empara d’un bout de craie et entreprit de prendre des notes à sa seule intention. Il les relut, secoua la tête avec impatience, effaça une ligne, apporta une correction. Enfin, il eut un geste approbateur et jeta un coup d’œil à Merlin par-dessus son épaule. — Il est des visites moins utiles que les vôtres, seijin Merlin, ironisa-t-il. Je ne sais pas comment vous faites, mais vous trouvez toujours un moyen de me mettre sur la bonne piste, pas vrai ? — Je fais ce que je peux… — Oui, comme vous dites ! — Auriez-vous besoin de mon aide pour autre chose, Votre Seigneurie ? lança Merlin en s’efforçant de ne pas trop donner l’impression de vouloir changer de sujet. — Eh bien, il y a effectivement deux autres problèmes sur lesquels j’aimerais avoir votre opinion. — Certainement, Votre Seigneurie. — Ils sont tous les deux liés aux nouvelles pièces d’artillerie à âme rayée. J’ai essayé plusieurs approches pour obliger les boulets à se loger dans les rainures. La première, qui me semblait prometteuse, consistait à recouvrir le projectile d’un métal tendre – du plomb, par exemple –, pour l’introduire en force dans le tube, selon le principe adopté pour nos nouvelles balles de mousquet. Malheureusement, le plomb a tendance à se déchirer, ce qui fait que les boulets ne suivent pas bien les stries. » L’un de mes brillants jeunes assistants a eu l’idée d’aléser nos canons en spirale. Leur âme ne serait plus ronde, voyez-vous, mais aurait une forme trapézoïdale qui pivoterait autour de l’axe central. Ainsi, nous imprimerions une rotation aux boulets sans avoir à rayer le tube. Honnêtement, je crois que cela fonctionnerait, mais je m’inquiète de l’usure des pièces. Voilà pourquoi je reste convaincu de la validité du principe de rainurage. Toute la question est de savoir comment forcer le projectile à s’engager dans les cannelures. » Pour l’heure, ma tentative la plus encourageante a été de doter les projectiles d’ergots métalliques, et ce dès leur coulage. (Il tapota l’un de ses schémas sur le mur dans une pétarade de craie écrasée.) Comme vous le voyez, il s’agit pour les canonniers d’insérer l’obus dans l’embouchure en veillant à glisser les ergots dans les rayures. Le projectile descend alors en pivotant sur lui-même, jusqu’à reposer sur la charge. Au moment du tir, les ergots suivent les rayures dans l’autre sens en imprimant à l’obus un mouvement de rotation rapide qui le stabilise en vol, jusqu’à sa cible. Il se retourna pour adresser un sourire carnassier à Merlin, qui lui répondit de même. — Le problème est double, reprit Haut-Fond en se renfrognant légèrement. Tout d’abord, comme nous le subodorions depuis le début, le bronze est trop tendre pour résister au passage de tels projectiles. Les tubes sont entièrement déchiquetés après tout juste quelques tirs. Ensuite, même avec ce système d’ergots, la pression augmente de façon très dangereuse à l’intérieur du tube. — Comment cela, « même avec ce système d’ergots » ? — Je m’attendais effectivement, en enrobant de plomb les obus, à voir la pression s’accroître de manière spectaculaire. Après tout, le projectile occupait le tube de façon beaucoup plus hermétique, ce qui ne pouvait que se ressentir sur la pression, comme avec les fusils quand nous avons commencé à utiliser des balles à base creuse. Cependant, j’espérais qu’une partie suffisante des gaz produits par la déflagration parviendrait à s’échapper autour de l’obus, d’un diamètre inférieur au calibre de l’arme du fait de l’utilisation des ergots. Entre parenthèses, c’est justement l’une des raisons pour lesquelles je m’en veux tant de n’avoir pas imaginé une seconde que ces mêmes gaz puissent allumer une amorce placée de l’autre côté de l’obus. Enfin, j’espérais que le jeu entre l’obus et la paroi du tube permettrait aux gaz de passer et de réduire un peu la pression. — Je comprends. — Eh bien, je suppose qu’une partie des gaz parvient effectivement à s’enfuir ainsi, mais pas assez. C’est là qu’entre en jeu un autre facteur auquel je n’avais pas pensé. Les obus mis au point pour les canons lisses sont du même calibre que les boulets existants. Or, puisqu’ils sont creux et remplis de poudre à canon, au lieu d’être constitués de fer massif, les obus sont plus légers que ce pour quoi ont été étudiées ces pièces. Cela étant, dans un canon rayé, le projectile n’a pas à être sphérique. Au contraire, ce n’est même pas souhaitable. Puisqu’une forme cylindrique se prête mieux au principe de rainurage, autant adopter un projectile allongé. Dans le cas d’un obus explosif, on obtient ainsi une cavité interne plus spacieuse permettant de loger davantage de poudre et de réduire d’autant son poids. Dans le cas d’un projectile massif, en revanche, le poids augmente de façon spectaculaire. De fait, même creux, un obus bien conçu doit présenter des parois assez épaisses pour lui permettre de résister au choc du tir, ce qui fait qu’il pèse en définitive plus lourd qu’un boulet adapté au même canon. Or, plus le poids du projectile augmente, plus la pièce est mise à contribution pour le propulser à la même vitesse, ce qui joue également sur la pression à l’intérieur du tube. — D’accord, fit Merlin en hochant la tête pour montrer qu’il suivait jusque-là. — Bien. Nous avons la possibilité de couler des canons à base de minerai de fer et d’en rayer l’âme par la suite, mais il se trouve que nous disposons déjà de centaines, et même de milliers de canons en bronze tout neufs. Je suis sûr que nous trouverions une nouvelle application à tout ce métal, mais il me semble dommage de les recycler déjà après nous être donné tant de mal pour les fabriquer. Premier problème… Le deuxième problème, très franchement, est que la fonte est beaucoup plus cassante que le bronze. Je crains qu’elle ne résiste pas aux contraintes exercées sur elle si nous l’utilisons pour produire des canons rayés de gros calibre, à moins d’opter pour des modèles colossaux, au moins équivalents à l’ancien « léviathan géant ». Lequel, se rappela Merlin, pesait déjà près de six tonnes. — Quel métal utiliser à la place, dans ce cas ? s’enquit-il à voix haute. — Pour l’instant, je pencherais plutôt du côté du fer forgé, répondit Haut-Fond, sans surprise pour son interlocuteur. Ce sera cher, encore plus que le bronze, mais les maîtres de forge d’Ehdwyrd Howsmyn devraient, d’après lui, être de taille à relever le défi. Je le crois, du reste, mais la production de canons fiables en fer forgé coûtera également très cher en temps de fabrication. Merlin hocha la tête. Les difficultés rencontrées par Haut-Fond ne l’étonnaient pas. Au contraire, s’il s’étonnait de quelque chose, c’était de la vitesse à laquelle il s’y était heurté. Naïveté de sa part, sans doute. Messire Ahlfryd Hyndryk n’avait plus à prouver l’intelligence et la ténacité avec lesquelles il était capable de poursuivre un objectif. Il ressemblait à cet égard beaucoup au prince Nahrmahn, même s’ii exerçait ses talents dans de tout autres directions. Malheureusement, comme il venait de le signaler, la fonte était très cassante. Les techniques de métallurgie de Sanctuaire étaient remarquablement sophistiquées pour une culture où l’usage de la vapeur comme source d’énergie était interdit, mais elles étaient encore loin de permettre la production en masse d’acier. La technologie elle-même était à la portée de ces gens, mais il leur restait encore quelques obstacles à franchir. Que les fonderies sanctuariennes soient alimentées par des moulins à eau depuis des siècles représentait un avantage certain, mais cela faisait à peine quelques décennies que des hommes tels qu’Edwyrd Howsmyn et ses « mécaniciens » mettaient véritablement cette énergie à profit dans le processus même de production. Auparavant, la seule fonction des moulins était d’actionner des soufflets pour augmenter la température à l’intérieur des hauts-fourneaux et des affineries. Les techniques employées pour transformer le minerai en fer forgé et en acier correspondaient à peu près à celles de l’Europe du début du XVIIIe siècle. Howsmyn était l’un des pionniers – tous charisiens – qui avaient défendu l’idée de remplacer le charbon de bois par du coke issu de la houille dont les sous-sols du royaume étaient si riches. C’était également lui qui avait inventé ce qu’on appelait « puddlage » sur la Vieille Terre. Grâce à ce procédé, ses fonderies produisaient un fer forgé d’une excellente qualité en quantités plusieurs fois supérieures à celles de n’importe quel autre site métallurgique de la planète. Malgré tout, ce métal restait plus cher que la fonte, surtout parce qu’il réclamait davantage de main-d’œuvre, de temps et d’étapes différentes. Les techniques rudimentaires employées méritaient encore largement d’être perfectionnées, mais ce qu’avait fait Merlin jusqu’alors n’avait jamais nécessité l’aval de l’Église, puisqu’il ne s’agissait en fait que de nouvelles applications de principes déjà approuvés. En contrepartie, ces techniques découlaient toutes d’une démarche purement empirique. Elles avaient été mises au point par des professionnels après une vie d’expérience pratique de la production de fer et d’acier, mais sans compréhension théorique des raisons pour lesquelles leurs découvertes fonctionnaient. Pour améliorer de façon systématique la capacité de production de Howsmyn, il serait nécessaire de passer par la théorie, ce qui, pour le coup, serait difficilement compatible avec les Proscriptions de Jwo-jeng. Pour l’heure, le nœud du problème rencontré par Haut-Fond était que les seuls métaux disponibles pour couler des pièces d’artillerie étaient le bronze, la fonte et le fer forgé. Le bronze était un excellent matériau pour les canons lisses à chargement par la bouche. Par contre, comme venait de s’en plaindre le maître artilleur, il était trop cher et, de surcroît, trop tendre pour résister longtemps aux contraintes du rainurage. La fonte était relativement bon marché et ses techniques de fabrication assez au point. Cependant, malgré le moulage au sable, censé réduire la porosité, les pièces en fonte étaient beaucoup plus fragiles que celles en bronze. Par conséquent, elles risquaient de se fendre, voire d’exploser, sous la pression à laquelle s’attendait Haut-Fond. Ne restait donc plus que le fer forgé. Si Ehdwyrd Howsmyn disait ses fonderies capables de produire des canons de ce métal en nombre voulu, Merlin n’avait aucune raison d’en douter. En revanche, Haut-Fond avait raison d’insister sur le coût de l’opération. — Très bien, dit enfin Merlin. J’ai plusieurs réflexions à formuler. Commençons par les canons existants et leur problème de pression. Si je comprends bien, si nous acceptions une réduction de la vitesse de propulsion des obus, nous pourrions maintenir dans des limites acceptables la pression exercée à l’intérieur des tubes dont nous disposons déjà, même avec des projectiles plus lourds. Est-ce correct ? Haut-Fond fit « oui » de la tête. — Dans ce cas, poursuivit Merlin sur le ton de l’évidence, pourquoi ne pas demander à maître Howsmyn s’il lui serait possible de produire une sorte de tube rayé en fer forgé relativement fin que nous pourrions glisser à l’intérieur d’un canon lisse existant ? Si nous fixions fermement ce manchon à l’embouchure, peut-être par le biais d’un filetage sur lequel nous visserions l’extrémité de la pièce, et si nous faisions sauter une charge assez puissante au fond du tube, le manchon ne subirait-il pas une expansion propre à le plaquer contre la paroi du tube, formant ainsi un revêtement permanent qui protégerait le bronze de l’usure ? — Je… ne sais pas, dit lentement Haut-Fond. Ça m’a l’air faisable. En tout cas, je ne manquerai pas d’en parler à Howsmyn. Le bruit de la craie sur l’ardoise retentit de nouveau comme il prenait à la hâte quelques notes. Il fit un pas en arrière pour se relire, puis eut une moue pensive. — La résistance des tubes continuerait de limiter le poids et la vitesse des projectiles. Vous aviez raison là-dessus, Merlin. Cependant, il nous reste à mon avis assez de marge pour employer des obus un peu plus lourds que nos boulets actuels. Si nous trouvons un moyen d’arriver à nos fins, l’amélioration de la précision de tir et, surtout, la charge explosive des obus en vaudront largement la chandelle. — C’est bien ce que je me disais. D’un autre côté, il m’est venu une autre idée quand vous évoquiez les avantages du fer forgé par rapport à la fonte. — Ah oui ? Haut-Fond tourna le dos au mur d’ardoises, les sourcils levés. — Oui. Vous disiez la fonte trop cassante pour supporter la pression attendue. Le chef d’escadre acquiesça avec un rien d’impatience. Merlin haussa les épaules. — Eh bien, je me disais ceci : même si vous avez raison sur la plus forte résistance du fer forgé, l’emploi de ce métal n’est peut-être pas le seul moyen d’obtenir la robustesse recherchée. Haut-Fond prit un air perplexe. Merlin agita la main comme s’il cherchait ses mots. — Pour résumer, vous voulez obtenir une masse de métal assez forte pour endurer la déflagration de vos nouvelles pièces d’artillerie à âme rayée. — C’est bien évidemment ce que je veux, oui. Vous n’allez tout de même pas me suggérer d’en sculpter en bois, si ? — Pas vraiment, non. (Le seijin sourit en remarquant l’aspérité du ton de Haut-Fond.) L’idée qui m’est venue, c’est que maître Howsmyn serait peut-être bien inspiré de s’intéresser à une autre approche. Imaginons qu’au lieu de couler une bouche à feu en une seule pièce de métal avant de l’aléser et d’y creuser des rayures il utilisait un tube de fer forgé assez fin, comme le « manchon » dont nous parlions plus tôt. Au lieu de le glisser dans un canon de bronze existant pour l’y fixer par expansion, que se passerait-il s’il l’enveloppait de fil de fer très serré ? Haut-Fond ouvrit la bouche comme pour rejeter par réflexe cette idée saugrenue, puis il se figea et écarquilla soudain les yeux en signe d’intense spéculation. — Vous voulez dire que nous pourrions renforcer un tube assez léger de l’extérieur, ânonna-t-il. Je ne vois pas pourquoi cela ne marcherait pas, à condition de l’envelopper avec beaucoup de force et sur une épaisseur suffisante. — Pour moi, le canon serait ainsi beaucoup moins fragile que s’il était fait de fonte, ou même de fer forgé, renchérit Merlin. En effet, le fil de fer aurait tendance à s’étirer au lieu de se rompre et d’éclater, comme le ferait du métal compact sous une pression identique. — Non seulement cela, s’enthousiasma Haut-Fond, mais nous n’aurions même plus à nous inquiéter de défauts de coulage. On pourrait examiner chaque pouce de câble avant d’en entourer le canon ! — Tout à fait, dit Merlin avec une surprise non feinte. Une fois de plus, le cerveau agile du chef d’escadre lui faisait embrasser toutes les possibilités dès qu elles se présentaient. — Je ne sais pas si ce sera techniquement réalisable avec l’équipement actuel de maître Howsmyn, dit le Charisien, qui sautillait presque sur place en examinant tout l’éventail d’applications qui s’offraient à lui et les problèmes de fabrication qu’il faudrait surmonter pour les réaliser. Déjà, il nous faudra une formidable quantité de fil de fer, et je n’ai aucune idée de la capacité de production de ses tréfileries. Par ailleurs, je suis sûr qu’il faudra le serrer très fort, beaucoup plus fort que ses manœuvres pourraient le faire à la force des bras. Ses mécaniciens devront donc imaginer un moyen d’y employer l’énergie hydraulique. Cependant, s’ils n’ont pas les machines nécessaires sous la main, je ne doute pas de leur aptitude à les construire ! Il se retourna vers le mur et fit claquer l’ardoise en écrivant furieusement dessus. Il fit volte-face tout aussi vite et pointa son morceau de craie sur Merlin. — Je ne crois pas une seconde que cette idée vous soit venue par hasard, seijin Merlin, dit-il sur un ton qui aurait pu être accusateur, mais ne l’était pas. Cela dit, je vais cesser de vous poser des questions pour aujourd’hui. J’ai l’étrange pressentiment que, si je continuais, vous vous engageriez dans des explications que vous préféreriez ne pas me donner. Merlin parvint à maîtriser son expression. Ce n’était pas la première fois que Haut-Fond faisait une allusion de ce type, mais il s’était montré plus explicite que d’habitude. Aussi le seijin s’abstint-il de mentionner un troisième problème que les canons rayés ne tarderaient pas à poser au petit chef d’escadre. Le détonateur mis au point pour les projectiles destinés aux canons lisses fonctionnerait à merveille grâce à la combustion de la charge de propulsion. Cependant, placer une amorce de ce type sur la pointe d’un obus chargé dans un canon rayé se révélerait plus problématique. En effet, un tel projectile atterrissant toujours sur la pointe, le système d’allumage serait soit écrasé lors de l’impact, soit enfoncé dans l’obus. Dans le premier cas, aucune explosion n’aurait lieu ; dans le second cas, la détonation serait immédiate, avant que le projectile ait eu le temps de pénétrer suffisamment sa cible. Je vais vous laisser vous rendre compte par vous-même de cette menue contrariété, Votre Seigneurie, se dit-il, narquois. Je suis sûr que la question se posera bien assez tôt. Cela ne servira pas à grand-chose, mais je peux au moins faire semblant de ne pas avoir toutes les réponses. Par ailleurs, je serais curieux de savoir comment vous allez aborder ce problème. Ce dont je suis sûr, c’est que ce sera intéressant. — Ne vous inquiétez pas, Merlin, poursuivit Haut-Fond, une étincelle dans le regard, comme s’il venait de lire dans les pensées de son interlocuteur. Je vous promets d’être sage. Cependant, j’ai hâte de voir la réaction de Howsmyn à « mes » suggestions sur la manière de contourner ces difficultés. Vous savez que vous venez de lancer une nouvelle série d’« innovations infernales », n’est-ce pas ? — L’idée ne m’a même pas effleuré, affirma Merlin avec un – faux –air de parfaite sincérité. — Bien sûr, bien sûr ! s’esclaffa le maître artilleur, qui se tourna vers ses griffonnages à la craie en secouant la tête. Heureusement que le père Paityr est revenu du côté de l’archevêque Maikel ! Ce qui est sur le point d’apparaître risque fort de gêner aux entournures certaines personnes auxquelles je pense, et ce au moins autant que les premières améliorations apportées à notre artillerie… Oh ! je l’espère bien, messire Ahlfryd, pensa Merlin en regardant le chef d’escadre étudier ses notes. Je l’espère bien ! .II À bord du galion Rapace Océan Austral Larys Shaikyr, seul maître après Dieu à bord du galion Rapace, quitta des yeux son officier en second, Hahl Urbahn, lorsqu’une nouvelle canonnade se mit à gronder tel le tonnerre de Langhorne. La goélette Tigre-Lézard se laissait de nouveau porter par le vent pour pilonner le navire amiral du convoi. Shaikyr eut un mouvement d’humeur. Mue péniblement par une poignée d’avirons rescapés, les jets d’eau blanche refoulés par ses pompes trahissant les dégâts subis sous la flottaison, la galère désemparée avait pris un énorme retard sur ses conserves. — Indiquez au Tigre-Lézard de cesser le feu ! cria Shaikyr à son équipe de signalisation. — À vos ordres, capitaine, répondit le responsable. Shaikyr se retourna vers Urbahn. — Nous reviendrons l’achever plus tard, si elle n’a pas coulé toute seule d’ici là. — Oui, capitaine, dit Urbahn avec un sourire en coin. J’ai l’impression que certains de nos commandants de bâtiments commencent à perdre l’habitude de se comporter en corsaires ! — Eh bien, ils feraient mieux de la reprendre ! J’ai beau être déterminé à exécuter les instructions du roi – enfin, de l’empereur –, il faut savoir raison garder, Hahl. Même sans être âpre au gain, perdre du temps à attaquer des unités en perdition est le meilleur moyen que je connaisse de laisser les vraies prises s’échapper ! Urbahn hocha la tête. Les deux hommes retournèrent à leur contemplation des galions en fuite devant eux… et des trois galères de guerre delferahkiennes plus ou moins intactes qui cherchaient désespérément à couvrir la débandade des marchands. Ils ont du cran, ces capitaines, reconnut intérieurement Shaikyr en considérant d’un regard noir les dernières galères. Même après avoir vu ce que nous avons fait des autres escorteurs, ils essaient encore de nous retenir. Par ces conditions de vent modéré, ces galères auraient pu distancer sans peine les corsaires charisiens si elles avaient choisi de prendre la poudre d’escampette. Certaines des goélettes les plus rapides, tels le Tigre-Lézard ou le Poing-de-Charis auraient certes pu les rattraper, mais des galions plus patauds comme le Rapace n’auraient eu aucune chance de le faire. Heureusement, les galions du Delferahk, qui constituaient la véritable cible des corsaires, étaient beaucoup moins véloces et moins marins que le Rapace et les trois autres galions de Shaikyr. Avec leur gréement archaïque et leurs murailles démesurées, ils faisaient pour ainsi dire office d’ancres flottantes pour les galères chargées de les escorter. Tout le courage du monde n’aurait rien changé au sort qui attendait le convoi, et les commandants de ces unités de protection le savaient. Pourtant, ils continuaient de se dresser stoïquement entre les corsaires et leurs proies. Le Marteau-d’Armes, chef de file de l’« escadre » de Shaikyr, s’était déjà assez rapproché de la dernière galère du dispositif ennemi pour ouvrir le feu sur elle avec ses pièces de chasse. D’ici à vingt ou trente minutes, elle pourrait également prendre à partie les galions en fuite. Quant aux goélettes Risée et Bise-du-Large, elles avaient déjà dépassé les navires marchands et se tenaient prudemment au vent des galères, hors de portée de leurs canons. La Risée avait d’ailleurs déjà infléchi son cap pour intercepter le galion delferahkien de tête, que les escorteurs ne pourraient plus rien entreprendre pour sauver. Ce panorama, songea Shaikyr, aurait fait une magnifique marine. Sans avoir jamais pris de cours de dessin, il nourrissait une passion secrète pour la peinture à l’huile, qu’il exerçait en pur autodidacte. Dans un recoin de son esprit, il enregistrait sans cesse les détails de tout ce que percevaient ses yeux pour s’en servir plus tard : le vert de l’océan qui, en s’approchant de l’horizon, prenait une teinte plus sombre de cobalt ; les nuages blancs, loin au-dessus de sa tête, qui se laissaient porter tels des galions de dimensions infinies sur une mer d’un bleu encore plus profond ; les rayons du soleil qui se réfléchissaient sur le miroir d’émeraude et de saphir des flots en effleurant les bouffées blanc sale de poudre à canon, les casques et les piques, les épées et les haches d’abordage ; l’agencement complexe des pans de toile usée, des haubans, des zones déventées, des longues pattes de faucheux des galères faisant mousser la mer sous l’action frénétique des nageurs… L’impact visuel de tels instants touchait toujours au vif Larys Shaikyr. Cependant, si spectaculaire que soit cette scène, il ne fallait pas perdre de vue certaines considérations pratiques. Le capitaine sourit avec une froide satisfaction lorsque les boulets du Marteau-d’Armes commencèrent de fracasser la frêle galère. Même sans lorgnette, il distingua clairement les avirons tribord qui s’agitaient en signe de confusion soudaine tandis que le feu charisien déchirait le pont des rameurs. Le vacarme des canons du galion couvrit le tonnerre plus lointain de ceux de la Risée, mais la colonne de fumée qui monta soudain de la goélette apprit à Shaikyr qu’elle venait de tirer sur sa cible à l’extrême limite de la portée de ses pièces. Pas forcément…, se dit-il. Il est inutile de casser plus d’œufs que nécessaire. Aussi, peut-être était-ce là sa façon de suggérer à ces salopiauds de mettre en panne avant d’être à portée de son armement. Larys Shaikyr n’y voyait aucun inconvénient. Il était aussi remonté que tout le monde depuis le massacre de Ferayd, mais il n’en était pas moins un homme d’affaires pragmatique… qui détenait quinze pour cent des parts du Rapace. Se venger de meurtres commis de sang-froid était une chose, et ç’aurait été mentir de prétendre, même en son for intérieur, qu’il n’attendait rien de tel, mais la riposte était déjà en route vers le Delferahk, sous la forme de l’amiral de La Dentde-Roche et de sa flotte. Elle arriverait bien assez tôt à destination. En attendant, il fallait bien payer les factures… La cible du Marteau-d’Armes commençait à perdre du terrain sur ses conserves. Ses avirons plongeaient dans l’eau dans le plus grand désordre. C’était le problème des galères, se dit Shaikyr avec sévérité et contentement. Perdre une voile ou, pis encore, un mât entraînait toujours de graves conséquences pour un galion, mais une galère dépendait entièrement de la synchronisation des efforts soigneusement maîtrisés de centaines de rameurs. À bord d’un bâtiment tel que la proie du Marteau-d’Armes, chaque aviron devait être manié par quatre ou cinq hommes. Les galères de la Marine royale de Charis pouvaient quant à elles faire appel à dix hommes pour chaque bras : la moitié d’entre eux, tournés vers l’arrière, tiraient et l’autre moitié, tournés vers l’avant, poussaient. Obtenir d’une main-d’œuvre si nombreuse qu’elle travaille de façon coordonnée et efficace constituait une tâche intimidante, même dans des conditions idéales de navigation. Quand des boulets de cinq pouces pleuvaient sur les rameurs, les estropiaient, faisaient tourbillonner autour d’eux des nuages d’éclisses pointues comme des lames de poignard, éclaboussaient les miraculés du sang de camarades qui tiraient sur le même aviron un battement de cœur plus tôt, il était tout simplement impensable d’espérer conserver un rythme de nage un tant soit peu régulier. Une nouvelle bordée se fit entendre lorsque la Bise-du-Large fondit sur les navires marchands dans le sillage de la Risée. Shaikyr afficha une expression de jubilation quand l’un des galions – qui n’était même pas encore à portée de tir – largua les écoutes de toutes ses voiles en signe de capitulation. — Nous serons bientôt en mesure de prêter main-forte au Marteau-d’Armes, Hahl, fit-il remarquer. — En effet, capitaine. (Urbahn retourna son sourire pincé à son supérieur et se frappa l’épaule gauche pour le saluer.) Je vais en toucher un mot au maître canonnier. Vous permettez, capitaine ? — Faites donc, dit Shaikyr, qui regarda s’éloigner son second en direction du gaillard d’avant, où le maître canonnier du Rapace s’activait autour des pièces de chasse. Il s’intéressa de nouveau aux bâtiments sur lesquels il avait jeté son dévolu. Le convoi n’était constitué que de six galions. Par conséquent, Shaikyr disposait d’assez d’unités pour les attaquer à un contre un, tout en en conservant deux pour achever les galères. En temps normal, en capitaine prudent, Shaikyr aurait préféré abandonner ces dernières dans son sillage une fois qu’elles auraient été trop endommagées pour le gêner. Après tout, une galère ne valait plus grand-chose par les temps qui couraient. Elles ne renfermaient aucune cargaison précieuse et aucun amiral charisien sain d’esprit n’aurait envisagé d’ajouter une prise de ce type à sa flotte. Il n’y avait donc aucun argent à gagner là-dedans. En outre, même l’artillerie rudimentaire du Delferahk était capable d’infliger quelques dégâts – et victimes – aux agresseurs. Dans le cas présent, toutefois, Shaikyr avait la ferme intention de couler ces navires, et avec grand plaisir. Il aurait été tenté de le faire de toute façon après ce qui s’était passé à Ferayd. Or il se trouvait que l’empereur Cayleb avait engagé les ressources de la Couronne pour soutenir les opérations menées contre le Delferahk et que les unités armées à la course, comme celles de la Marine, recevraient une « prime par tête » correspondant aux effectifs des navires capturés ou coulés. Par conséquent, la tentation vindicative de Shaikyr se révélerait lucrative. Bien entendu, il fallait pour recevoir cet argent se plier aux conditions régissant l’attribution des prises. Selon la législation, les navires ayant capturé un bâtiment ennemi n’avaient droit qu’à un quart de sa valeur, le reste revenant à la Couronne, mais c’était déjà très satisfaisant : plus d’un corsaire était en effet déjà rentré bredouille d’une campagne. Parfois, la fortune échappait au chasseur et le gibier se faisait de plus en plus rare pour tout le monde. Néanmoins, tant que les corsaires croiseraient dans les eaux du Delferahk, la Couronne couvrirait leurs dépenses et verserait au moins une récompense symbolique à leur équipage. Dès lors, les sommes reçues du tribunal d’attribution des prises relèveraient du bénéfice net. Par conséquent, Shaikyr pouvait faire son devoir patriotique en punissant le Delferahk plutôt qu’en capturant les navires marchands du Dohlar et de Tarot, normalement plus rémunérateurs, sans craindre de mécontenter les bailleurs de fonds du Rapace. Ces galères rapporteraient sans doute moins qu’un nombre équivalent de bâtiments de commerce dohlariens, mais un profit substantiel serait tout de même garanti. Les pièces de chasse du Rapace tonnèrent. La fumée dériva sous la brise légère et des boulets commencèrent à émailler de panaches blancs la surface des flots tout autour de l’ennemi. Profite bien de tes derniers instants, mon ami, pensa Shaikyr avec méchanceté. Tu ferais bien de te réjouir que nous naviguions selon les ordres de la Couronne. C’est mon cas, en tout cas. Sinon, s’il n’en tenait qu’à moi, il n’y aurait pas de prisonniers. Mais l’empereur est un meilleur homme que moi, grâce à Dieu. Voilà pourquoi je n’aurai pas à comparaître un jour devant la justice du Tout-Puissant avec sur les mains le sang de tout un équipage. Il eut un dernier regard d’artiste pour le ciel, le soleil, la mer et les bateaux, puis se tourna vers son second. — Que la batterie bâbord se tienne prête, lança-t-il avec froideur. Elle aura de l’ouvrage d’ici à quelques minutes, me semble-t-il. — Capitaine ? Shaikyr leva les yeux et avisa Dunkyn Hyndyrs, son écrivain, qui venait d’apparaître dans l’embrasure de la porte. Le commandant du Rapace était en train d’étudier les cartes des environs pour déterminer le prochain terrain de chasse de sa meute. Il cligna des yeux, ébloui par l’éclat du soleil. — Oui ? — Capitaine, je crois que vous devriez monter sur le pont. — Hein ? fit Shaikyr en se redressant. Que se passe-t-il ? — Rien de grave, capitaine, répondit Hyndyrs avec une circonspection infinie. J’ai bien peur, toutefois, qu’il y ait bientôt un peu d’animation et je me disais que vous souhaiteriez sans doute être présent lorsque ce sera le cas. — Comment ça, de l’animation ? Les yeux de Shaikyr commençaient à s’accoutumer à la luminosité entourant Hyndyrs, et il fronça les sourcils en remarquant l’expression du commis. Il avait l’air, se dit le capitaine, peu charitable, d’avoir avalé une araignée et de craindre que la bestiole soit tentée de remonter. — Que se passe-t-il, Dunkyn ? — Une chaloupe de la Risée vient d’accoster, avec à son bord un message du capitaine Zherahk. Et le connaissement de l’une des prises. — Et alors ? s’impatienta Shaikyr. — Si ces galères se sont montrées si obstinées, capitaine, ce n’était pas sans raison. L’ensemble de ce convoi était affrété par la couronne du Delferahk. Quatre des galions abritaient dans leurs soutes des matériaux destinés au programme de construction navale promu par le Temple. Un autre était chargé de plusieurs centaines de tonnes de cuivre et d’étain en lingots, apparemment promis à être transformés en pièces d’artillerie, elles aussi pour la nouvelle flotte commissionnée par Sion. Je suis sûr que l’empereur et la Marine se réjouiront comme il se doit d’avoir mis la main sur ces cargaisons. En revanche, le sixième galion, lui, n’était pas vraiment affrété par le Delferahk, mais par… les « Chevaliers des Terres du Temple. » L’impatience de Shaikyr disparut brutalement. Il retomba sur ses talons. — Ce sixième galion ne transporte ni bois de charpente, ni cuivre, ni étain, capitaine. Ses magasins sont remplis d’or et d’argent. Je n’ai pour l’instant aucune idée de la valeur de ce trésor, mais mon estimation serait certainement très en dessous de la vérité. Ce bâtiment transporte plus de six mois de paiement du Temple aux chantiers navals chargés de la construction des nouvelles galères de l’Église à Ferayd. Par ailleurs, le Conseil des vicaires a visiblement approuvé le règlement de subventions aux ports souffrant le plus de leur fermeture à notre flotte de commerce. D’après le commandant de ce galion – qui n’est pas le plus heureux des hommes en ce moment, capitaine –, une bonne partie des sommes transportées devait être versée à titre de pension aux camarades survivants des braves Delferahkiens assassinés par les vilains Charisiens. — Langhorne…, murmura Shaikyr. Une prise telle que celle que venait de décrire Hyndyrs ne se présentait qu’une fois dans la vie d’un corsaire. Il sentit le doux frisson de la richesse se répandre le long de chacun de ses nerfs. Cependant, il changea bientôt d’expression. — Langhorne ! répéta-t-il sur un ton différent, et Hyndyrs partit d’un rire discret. — Oui, capitaine. C’est l’une des raisons pour lesquelles je crois qu’il risque d’y avoir de l’animation à bord quand j’annoncerai la nouvelle aux hommes. — « De l’animation » ? Vous êtes loin du compte ! s’exclama Shaikyr avec aigreur en se remémorant ses propres pensées. Le Rapace et ses conserves avaient reçu une lettre de marque de la Couronne. À ce titre, celle-ci prélèverait les trois quarts de la fortune amassée par ces corsaires, qui n’en auraient plus qu’un quart à se partager. Tu vois, Larys, se dit-il en lui-même, c’est incroyable comme cet arrangement semblait plus avantageux il y a à peine une heure, non ? — Bien, lâcha-t-il enfin en posant son compas sur la carte déployée devant lui. Je ferais mieux de monter, en effet. (Il décela un certain manque d’enthousiasme dans sa propre voix et adressa un sourire gêné à l’écrivain.) Vous croyez que les hommes chanteront « alléluia » quand nous leur rappellerons l’existence du tribunal d’attribution des prises ? — J’en doute fort, capitaine. — Ce n’est pas moi qui leur en voudrai… Cela dit, si j’en crois votre inventaire, même un quart du total, réparti entre tous les hommes et les mousses, représentera tout de même au moins quatre ou cinq ans de solde pour la plupart d’entre eux. — Tout à fait, capitaine, acquiesça Hyndyrs avec un sourire d’encouragement. Dites-leur donc cela ! Je suis sûr que d’ici à ce que ces moussaillons aient, allez ! cinquante ou soixante ans, ils en viendront à accepter leur sort avec philosophie ! .III. Palais de l’empereur Cayleb Tellesberg Royaume de Charis À bien des égards, la musique sanctuarienne n’était pas très différente de celle qu’avait connue Nimue Alban au cours de sa vie biologique. Par d’autres côtés, cependant, elle était… bizarre. Oui, vraiment bizarre, se dit Merlin, qui montait une fois de plus la garde auprès de l’empereur et de son épouse. Parmi les similarités figurait l’emploi de tout un assortiment d’instruments à cordes hérités du lointain passé de l’humanité : violons, altos, violoncelles, guitares, balalaïkas et même, du moins en Charis, des banjos. À titre personnel, Merlin se serait très bien passé de ces derniers. De même, quoique de nouveaux les aient rejoints, la plupart des cuivres et des bois traditionnels existaient encore. Enfin, se reprit intérieurement le seijin, il aurait sans doute été plus exact de dire que ces instruments, extrêmement anciens, avaient en fait été ressuscités. Après tout, il aurait été surprenant que les citoyens d’une civilisation âgée de tout juste huit siècles et demi soient parvenus à reproduire toute la gamme d’instruments de musique inventés sur Terre en plus de cinquante mille ans. L’un des engins inconnus de Merlin était un cuivre doté, dans sa version fanfare, d’un tube si long qu’il fallait un deuxième musicien pour le porter, mais qui se jouait en pinçant plus ou moins les lèvres à la façon d’un clairon de la Vieille Terre. Un autre ressemblait au croisement d’un cor d’harmonie et d’un tuba. Venaient ensuite les bois – fifres, piccolos et flûtes traversières –, sans oublier les pianos, les grandes orgues des églises et des cathédrales, et même les clavecins. Les percussions étaient également bien représentées avec des tambours, des cymbales, des xylophones – surtout en Chisholm – et toutes les variétés intermédiaires. Et il y avait aussi des cornemuses. Il en existait même de différentes sortes : de la version à plusieurs bourdons, que Nimue avait connue, à une curiosité constituée du sac traditionnel et d’un dispositif évoquant un trombone. Cependant, ce n’étaient pas tant les instruments qui surprenaient Merlin que les combinaisons affectionnées par les Sanctuariens. Par exemple, Nimue Alban n’aurait jamais imaginé de concerto composé pour guitare, banjo, fifre, tambours et cornemuses. Merlin, hélas, n’avait plus à l’imaginer. Ce n’était pas le seul mélange pittoresque à lui avoir fait se demander à l’occasion par quel caprice de la génétique l’ouïe des Sanctuariens s’était trouvée à ce point affectée. C’était la seule explication du Terrien aux salmigondis censément mélodieux confectionnés par ces gens. Fort heureusement, la musique de rigueur pour les soirées d’apparat était assez sobre et faisait appel à des associations de sons qui ne donnaient pas l’impression à Merlin que son audition artificielle avait été agressée par un instrument de musique contondant. Pour tout dire, la mélodie jouée ce soir-là par l’orchestre rangé le long d’un mur de la grande salle de bal du palais de Tellesberg était presque apaisante. Son rythme rappelait un peu celui de la valse, avec ce que Nimue aurait appelé un « soupçon de swing ». Merlin se réjouissait de ne pas avoir à évoluer sur la piste avec tout le monde. Nimue était une excellente danseuse et ne manquait jamais une occasion d’exercer ses talents. Merlin, en revanche, n’avait jamais appris les pas de danse sanctuariens, à mi-chemin entre la valse et un genre de quadrille sous stéroïdes, avec une pointe de tango et des mouvements qui lui rappelaient ce qu’on appelait autrefois « le charleston ». Que des danseurs y survivent par un climat tel que celui de Tellesberg était l’un de ces mystères qui défiaient toute logique. Certains de ses camarades regrettaient – avec plus d’envie que d’amertume –de devoir monter la garde au cours de telles festivités. Ce n’était pas le cas de Merlin. Certes, en insistant bien, on aurait pu lui faire admettre qu’il ne s’était pas rendu compte, malgré son expérience de garde du corps du prince héritier Cayleb, que le protecteur personnel du roi de Charis devrait passer une si longue partie de ses journées à faire le pied de grue avec l’air assez menaçant pour décourager toute velléité de régicide. Or l’élévation de Cayleb au titre d’empereur n’avait rien changé au problème, bien au contraire. En revanche, s’il arrivait à ses compagnons d’infortune d’avoir mal aux pieds, les muscles artificiels du capitaine Athrawes ne fatiguaient jamais, à moins que leur propriétaire l’ait décidé. En outre, alors que ces mêmes compagnons avaient parfois une assez bonne idée de ce à quoi ils préféreraient consacrer leurs tours de garde, Merlin, lui, se réjouissait de ces périodes souvent interminables passées debout devant la porte d’une chambre ou contre un mur derrière la chaise ou le trône de Cayleb. Il n’avait jamais trop de temps libre pour étudier consciencieusement les enregistrements des centaines de capteurs déployés par ses PARC. Il saisissait donc avec plaisir toutes les occasions qui lui étaient offertes de rester debout sans avoir rien d’autre à faire que parcourir les renseignements qu’Orwell avait classés comme devant être évalués par un humain, c’est-à-dire Merlin. Étant donné que Nimue avait toujours été capable de faire plusieurs choses à la fois et que Merlin avait lui aussi cette qualité, il pouvait s’employer à cette étude tout en gardant un œil sur Cayleb. Il n’aurait jamais été tenté de le faire dans d’autres circonstances, mais, n’étant que l’un des quatre ou cinq hommes du dispositif de sécurité déployé au sein du palais de Tellesberg, il était prêt à prendre le risque de diminuer sa vigilance de quelques degrés pour pouvoir examiner les transmissions d’Orwell, d’autant plus qu’il bénéficiait au départ de plusieurs fois la force d’un être humain biologique, d’une ouïe optimisée et d’une capacité de réaction accessible uniquement à quelqu’un dont les influx nerveux circulaient cent fois plus vite que ceux d’un être organique. Pour l’heure, étant donné la cohue étincelante qui se pressait dans la salle de bal pleine à craquer, les rapports de ses capteurs distants étaient le cadet de ses soucis. Il ne s’attendait pas vraiment à un acte désespéré contre Cayleb ou Sharleyan, mais la densité de la foule aurait offert une formidable couverture pour un tueur armé d’un couteau, comme ne l’avait que trop prouvé l’agression de l’archevêque Maikel. Dans le cas présent, le criminel n’aurait même pas besoin d’être un fanatique suicidaire : il n’aurait plus qu’à se fondre, une fois son forfait accompli, parmi les invités agglutinés. Tu as vraiment tendance à voir tout en noir les jours de fête, pas vrai ? se reprocha Merlin. Il y avait des accents indéniables de vérité dans cette question intérieure. Du vivant de Nimue, des soirées comme celle-ci avaient toujours eu un petit côté fébrile. Tous les participants savaient les Gbabas à l’affût et l’humanité sur le point de perdre son ultime bataille. Les grands bals encore organisés figuraient parmi les derniers qui seraient jamais donnés. Cela refroidissait l’atmosphère, c’était le moins qu’on puisse dire. C’était ce qu’éprouvait Nimue, en tout cas. Ou peut-être était-ce à cause de son extrême sensibilité aux émotions de ses semblables qu’elle se sentait rappelée de façon si déprimante à sa propre mortalité. Merlin le soupçonnait parfois, compte tenu de la préférence de sa personnalité d’origine pour les loisirs solitaires : la plaisance, par exemple ; l’escalade, le deltaplane, la randonnée ; la lecture, l’étalage de peinture sur une toile. C’était comme si elle avait passé le nombre limité d’années à sa disposition à s’imprégner de l’univers naturel par tous les pores de sa peau. Il régnait en Charis le même parfum de tension qu’à l’époque de la menace des Gbabas. Il arrivait même aux plus ardents défenseurs de Cayleb de ressentir quelques bouffées d’angoisse en réfléchissant aux chances de survie de son royaume. L’intégration de Chisholm et d’Émeraude au nouvel empire de Charis était bien sûr un point positif, mais, étant donné qu’au moins quatre-vingts pour cent de l’espèce humaine vivaient sur les deux grands continents sous le contrôle direct de l’Église de Dieu du Jour Espéré, doubler la population de Charis n’avait pas changé grand-chose au rapport de forces. Ce soir-là, toutefois, personne n’avait l’air de se morfondre. Illuminé par les innombrables flammes des chandeliers, le kraken de Charis en marbre d’or des carrières de la chaîne du Lézard, dans le duché d’Ahrmahk, ressortait avec un brûlant éclat de miel partout où son motif était incrusté au cœur du marbre noir du sol lustré de la salle de bal, qui formait comme un bassin d’eau profonde et ténébreuse à la surface duquel se reflétaient les danseurs, eux-mêmes scintillant de tous leurs feux dans la même lumière. Rubis, saphirs et topazes resplendissaient d’une chaude incandescence parmi les chaînes d’or et d’argent, les broderies sophistiquées, les froufrous de soie de coton et les pans encore plus onéreux de chardon d’acier. Une oreille commerciale – et quelle oreille charisienne ne l’était pas ? – aurait littéralement entendu le doux tintement musical de toutes les pièces de monnaie qui avaient changé de mains pour créer ce tourbillon délicat de tissus, de métaux précieux et de pierreries. La soie de chardon d’acier, rarissime il y avait encore très peu en dehors des frontières de l’empire de Harchong, était par exemple très présente ce soir-là. L’égreneuse de coton dont Merlin avait soufflé les plans à Ehdwyrd Howsmyn et Raiyan Mychail s’était en effet révélée capable d’extraire les minuscules graines épineuses et toxiques de leur cosse de soie brute. Contrairement à la soie de coton, le chardon d’acier devait faire plusieurs passages dans la machine, avec chaque fois un peigne plus fin, de sorte que toutes les graines en soient arrachées. Ce matériau risquait par conséquent de rester le plus cher des deux, même si la plante dont il était issu poussait plus vite et sous des climats plus variés que sa concurrente plus docile. Malgré tout, son prix commençait à chuter, même si Mychail faisait de son mieux pour n’augmenter que très progressivement sa disponibilité sur les marchés. De fait, Mychail le sentait, elle finirait par être assez abordable pour se prêter à la fabrication de voiles. Cayleb et le comte de L’Ile-de-la-Glotte avaient tout d’abord trouvé cette idée absurde, avant de lui reconnaître bien des mérites. Pour commencer, le chardon d’acier était pour ainsi dire indestructible, avec une remarquable résistance à la pourriture et à la moisissure. Par conséquent, quoique cher à l’achat, il serait très avantageux à long terme. Cette toile était par ailleurs très robuste, beaucoup plus que tout ce qu’avait pu produire l’humanité sur Terre avant l’avènement des fibres synthétiques. Si on y ajoutait la finesse extraordinaire de sa trame, qui la rendrait beaucoup plus efficace en navigation que n’importe quelle voile confectionnée sur Terre à partir de matériaux organiques, l’idée d’en équiper des bateaux n’était plus si absurde que cela. Ce soir-là, toutefois, quiconque aurait suggéré que l’étoffe la plus noble et la plus chère jamais produite sur Sanctuaire puisse connaître un jour une application aussi vulgaire se serait heurté à un mur d’indignation et d’incrédulité de la part d’invités ayant mis un point d’honneur à en porter pour afficher leur richesse et leur élégance vestimentaire à l’occasion de l’un des événements mondains les plus importants de l’année après le couronnement de Cayleb et son mariage avec Sharleyan. Pour l’heure, les hôtes d’honneur ne dansaient pas. En regardant dans leur direction, Merlin sentit tressaillir avec une compassion ironique les commissures de ses lèvres. Le prince héritier Zhan et sa fiancée, la princesse Mahrya, étaient assis côte à côte, les yeux rivés sur les danseurs. Respectivement âgés de onze années sanctuariennes – à peine dix standards – et de presque dix-neuf –soit dix-sept standards –, Zhan et Mahrya ne formaient pas un couple des mieux assortis sur la piste de danse. Mahrya n’était pas très grande pour son âge – sans surprise, aux yeux de Merlin, compte tenu de ses gènes –, mais faisait tout de même une tête de plus que son fiancé, qui montrait pourtant déjà des signes d’être promis à atteindre un jour la taille de Cayleb. Cela étant, ils avaient ouvert le bal avec une grâce surprenante. Merlin s’était même étonné de les voir si calmes sous les regards convergents de la cour impériale au grand complet. Le fait qu’ils aient été élevés et éduqués depuis le berceau dans l’objectif de tels instants les y avait sans doute aidés, mais cela n’avait pas empêché le seijin de trouver stupéfiants l’aplomb et le sang-froid dont ils avaient fait preuve en virevoltant au rythme de la première danse du bal donné en leur honneur à l’occasion de leurs fiançailles officielles. Ce n’était qu’un peu plus tard qu’il l’avait compris : Mahrya s’était ainsi employée de façon délibérée – et incroyablement adroite – à détourner les pensées de son jeune fiancé de l’atmosphère tendue régnant ce soir-là. Malgré leur différence d’âge, la perspective de cette union semblait la ravir, et pas seulement parce qu’elle épouserait l’héritier légitime du trône de Charis. Merlin doutait qu’elle nourrisse une passion torride pour un garçon de onze ans, mais Zhan lui plaisait à l’évidence beaucoup. Or, comme l’avait fait remarquer Cayleb, les sept ans et demi standards qui les séparaient n’avaient rien d’inhabituel dans le cadre d’un mariage d’État arrangé. Zhan, pour sa part, avait un peu tiqué en apprenant que son grand frère comptait le marier à la fille aînée de Nahrmahn d’Émeraude. Il n’était, il est vrai, disposé à regarder d’un œil favorable rien qui vienne d’Émeraude ou de Corisande, et ce depuis bien avant la mort de son père. À l’issue de la bataille de Darcos, sa haine s’était enflammée de manière inquiétante. Cependant, l’âge de Mahrya et les formes intrigantes qu’il conférait à sa silhouette avaient contribué à la débarrasser aux yeux de son jeune fiancé d’une partie de la souillure esméraldienne dont elle était couverte, souillure dont Zhan avait fini par la considérer comme pratiquement indemne quand il avait découvert qu’elle partageait son amour des livres et que, malgré leur différence d’âge et son intelligence indubitable, elle n’entendait visiblement faire preuve d’aucune condescendance à son égard. La princesse Ohlyvya, la mère de Mahrya, avait aussi beaucoup joué en faveur des fiançailles. Plus brune que la défunte mère de Zhan, elle lui rappelait cependant beaucoup la reine Zhanayt. En définitive, c’étaient les regards que s’était attirée Mahrya de la part des adolescents plus âgés de la Cour qui avaient scellé l’approbation de Zhan à ce projet, se rappela Merlin avec amusement. Par bonheur, la princesse tenait ses formes et son teint de sa mère et non de son père. Elle serait aussi mince que la princesse Ohlyvya et, si Merlin ne se trompait pas en examinant sa silhouette qui avait déjà dépassé le stade ingrat de la puberté, ses courbes seraient encore plus généreuses que celles de sa mère. Plus d’un jeune aristocrate de Charis avait déjà eu du mal à se retenir de baver à son passage. À vrai dire, elle semblait susciter sans effort chez les mâles de son espèce une réaction que la Nimue Alban de dix-sept ans lui aurait enviée de toute la force de son corps en pleine floraison. Quant à Zhan, dès l’annonce de ses fiançailles avec elle, il n’avait pas tardé à connaître auprès de ses contemporains plus âgés un gain de popularité que même son nouveau statut de prince héritier de Charis ne l’avait laissé entrevoir. Voilà une idée de Cayleb qui devrait donner d’excellents résultats, se dit Merlin, ses yeux saphir braqués sur le couple impérial valsant avec grâce sur la piste de danse. Je doute que Zhan ait vraiment saisi toutes les implications politiques de ses fiançailles. Quand bien même, je ne crois pas qu’il leur accorderait une grande importance. Elles passent certainement au second plan par rapport à ses hormones ! Par contre, tout son entourage a très bien compris. Compte tenu des termes officiels des traités de fondation de l’empire, il est peu probable que le petit-fils ou la petite-fille de Nahrmahn hérite un jour de la couronne impériale, même s’il arrivait malheur à Cayleb au cours de la prochaine campagne. Cependant, ce mariage garantira ses liens étroits avec la maison Ahrmahk. Par conséquent, beaucoup de gens qui s’inquiétaient de la menace que représentait Émeraude pour Charis sont enchantés de voir Nahrmahn désormais du côté de Cayleb. Merlin était évidemment du nombre. Il était peut-être moins surpris que certains de constater les atouts apportés par Nahrmahn au Conseil impérial, mais il se réjouissait tout de même de voir le prince travailler pour Cayleb au lieu de s’évertuer à l’éliminer. Ôter à n’importe qui l’envie d’assassiner l’empereur aurait été digne d’éloges ; obtenir le soutien inconditionnel d’un homme aussi capable que Nahrmahn l’était plus encore. Merlin ne doutait pas qu’il arrivait au prince d’Émeraude de regretter l’épilogue abrupt, définitif et infructueux de ses décennies de manigances à l’encontre de Charis. Cependant, il s’en était sorti presque aussi bien que s’il l’avait emporté, surtout après que le Groupe des quatre avait fait de lui le larbin du prince Hektor. De fait, il était visiblement le premier étonné d’apprécier autant Cayleb et Sharleyan. Pour le moment, il s’avouait plus volontiers ainsi disposé à l’égard de Sharleyan que de Cayleb, mais, une fois que sa fierté masculine se serait remise des outrages subis, il admettrait sans doute à contrecœur – ne serait-ce qu’à Ohlyvya – que Cayleb était lui aussi d’une compagnie acceptable. Je parie même qu’Ohlyvya s’abstiendra de lui glisser plus de deux ou trois fois à l’oreille : « Je vous l’avais bien dit. » Merlin rit tout bas à cette idée, puis consulta son chronomètre intégré. Encore deux heures, et le bal toucherait à sa fin. Surtout, même si nul ne l’admettrait, parce que le fiancé aurait déjà dû être couché depuis longtemps. — Eh bien, ça ne se passe pas si mal que ça, finalement ! L’empereur Cayleb porta un gobelet de punch à ses lèvres tandis que l’impératrice et lui s’efforçaient de reprendre leur souffle. Un mur de gardes impériaux s’était discrètement interposé entre eux et la foule pour leur offrir quelques instants d’intimité. Cayleb pouffa de rire en avisant son jeune frère. — Zhan était certain que cela tournerait au désastre ! — Rien d’étonnant à cela, compte tenu de ce qu’il entend vos sujets dire d’Émeraude et du prince Nahrmahn depuis qu’il est tout petit, renifla Sharleyan. Je ne ciis pas que ces propos n’étaient pas justifiés, mais il serait naïf d’attendre d’un garçon de l’âge de Zhan qu’il saute de joie en apprenant qu’il va épouser la fille de l’ogre. — Je sais, dit Cayleb avec hilarité. Cela dit, il s’en est remis remarquablement vite. Dès qu’il a posé les yeux sur elle, en fait ! — Ne m’avez-vous pas dit vous-même avoir été agréablement surpris par ce qu’a donné votre propre mariage arrangé ? — Cessez de chercher les compliments, ma chère. Cayleb porta la main de son épouse à ses lèvres et déposa un baiser sur le dos de son poignet en lui adressant un regard rieur, puis il se redressa. — Je ne me suis jamais dit agréablement surpris, mais soulagé. — Je savais que c’était quelque chose de délicat dans ce genre, commenta Sharleyan, pince-sans-rire. — Eh bien, dit-il avec espièglerie, j’espère que le noble et altruiste dévouement avec lequel je m’emploie à donner un héritier à notre nouvelle dynastie vous a convaincue que la politique internationale ne me cause pas que des tourments. Sharleyan rougit. Étant donné l’éclairage et le teint d’ivoire de la jeune femme, il aurait fallu l’examiner de très près pour déceler l’infime coloration de ses joues, mais Cayleb, lui, la remarqua. Il sourit à pleines dents. Sharleyan lui frappa la main d’un coup d’éventail – accessoire nécessaire et non uniquement décoratif en Charis – et dut lutter pour ne pas partir d’un fou rire incontrôlable quand il lui répondit par un clin d’œil suggestif. Le fait était que Cayleb faisait preuve avec elle d’une ardeur tout à fait remarquable, se dit-elle avec une légère, mais bien pardonnable arrogance. Sans être d’une beauté extraordinaire, c’était un jeune et vigoureux guerrier, avec toute la robustesse et… l’endurance que cela impliquait. Elle avait été contrainte d’éviter toute aventure susceptible de faire scandale avant son mariage, mais Cayleb et elle rattrapaient avec enthousiasme le temps perdu. Mieux encore, tout Charis semblait se réjouir de leur bonheur, ce qui devait être bien rare quand un membre de la famille royale ramenait au palais une « étrangère ». — À vrai dire, la possibilité que vous vous soyez résignée à votre triste sort m’a effectivement traversé l’esprit, lui dit-elle avant d’ajouter à voix basse : J’y suis moi aussi parvenue. — Vous m’en voyez ravi. — Oui, enfin… Pour en revenir aux futures noces de votre petit frère, j’ai l’impression qu’il s’y est déjà « résigné », lui aussi. D’ailleurs, au vu des courbes de Mahrya, le contraire m’aurait stupéfiée. Il a beau être jeune, il n’en est pas moins du sexe masculin ! C’est de famille, apparemment. — C’est ce que disait mon père, en tout cas. — Et votre père vous aurait-il suggéré, dites-moi, de tenir également à l’œil votre petite sœur, Votre Majesté ? — Zhanayt ? s’exclama Cayleb en clignant des yeux. Qu’est-ce qu’elle a, Zhanayt ? — Ah ! les hommes ! fit Sharleyan en secouant la tête. Même les meilleurs d’entre vous avez l’air de croire qu’il vous suffit de frapper des poings sur votre torse velu pour encourager vos conquêtes à se pâmer et à tomber entre vos bras virils ! Ne vous est-il jamais venu à l’esprit, à aucun d’entre vous, que nous autres, femmes, avons aussi un cerveau ? — Croyez-moi, madame, déclara Cayleb en toute sincérité, si ma mère avait laissé toute idiotie contraire s’insinuer dans mon esprit, les premiers jours vécus avec vous m’auraient ôté mes illusions. Mais quel rapport cela a-t-il avec Zhanayt ? — N’avez-vous pas remarqué sa façon de couver des yeux le jeune Nahrmahn ? Cayleb écarquilla les paupières. — Vous voulez rire ! — Pas du tout, mon cher. Elle a trois ans de plus que Zhan, vous savez. Croyez-moi, elle a encore plus conscience que lui des… attraits du sexe opposé. Sans compter qu’elle voit tout le monde se marier autour d’elle. Attention ! je ne prétends pas qu’elle éprouve un besoin irrésistible de se jeter au cou du jeune Nahrmahn. Je ne serais même pas surprise que quelqu’un l’ait remplacé dans son cœur d’ici à quelques mois. Cela dit, compte tenu de leur rang à tous les deux, ce garçon est le seul qui lui convienne à Tellesberg. Or il se trouve qu’il n’est pas si vilain que ça. Remarquez, je comprends ce que la princesse Ohlyvya trouve à son père, même si cela ne lui ferait pas de mal de perdre un peu de poids. La moitié de son corps, peut-être. — Mon Dieu, ce n’était pas une plaisanterie ! (Il fronça les sourcils.) En y réfléchissant, il ferait sans doute un très beau parti pour Zhanayt, en effet… — J’ai beau détester les calculs purement dynastiques, répondit Sharleyan avec plus de sérieux, si bénéfique que puisse être une telle union, j’en vois une encore plus avantageuse qui pourrait se présenter – peut-être très bientôt – pour votre sœur. — Ah bon ? Il haussa un sourcil et elle agita doucement son éventail. — Le mariage de Zhan et Mahrya aura déjà pour effet de lier l’une à l’autre les maisons Ahrmahk et Baytz. J’ai beau considérer Nahrmahn fils comme un agréable jeune homme, je ne vois aucun intérêt pour nous de placer Zhanayt sur le trône d’Émeraude en tant que princesse consort dans le seul dessein de garantir la loyauté de son mari à la couronne impériale. Il est assez malin pour reconnaître les avantages de cette loyauté. D’ici à ce qu’il ait succédé à son père, Émeraude fera déjà partie de l’empire depuis des décennies. Sa famille et lui seront très impliqués dans son administration. Il n’aura donc aucun intérêt à représenter autre chose pour la Couronne qu’un soutien inconditionnel. En revanche, ce sera très différent pour Corisande. Pour être tout à fait franche, je ne confierais même pas une paire de gants sales à n’importe quel membre de la famille de Hektor. Trop de sang a coulé entre les Daykyn et nos deux maisons pour que Corisande puisse un jour rejoindre l’empire de son plein gré. Je ne sais pas ce que vous en pensez, mais, au vu de tout ce passif, je ne pourrai jamais me fier à aucun des enfants de Hektor, pas plus qu’à lui-même. — Je suis d’accord avec vous, malheureusement. (Les narines de Cayleb frémirent.) J’en fais même souvent des cauchemars. Jamais je ne m’abaisserais à massacrer tous les prétendants possibles au trône de Corisande, mais en retirer Hektor ne suffirait pas, si nous laissons à ses enfants la vie sauve et tout le loisir de comploter contre nous, ou d’être manipulés par, mettons, Zahmsyn Trynair et Zhaspyr Clyntahn… — C’est aussi ce que je redoute. Je ne suis pas plus disposée que vous à assassiner des enfants pour les empêcher de devenir une menace pour nous, mais le fait est que nous avons une responsabilité à ce niveau. Une responsabilité qui ne prendra pas fin avec la chute de Hektor. C’est là qu’intervient Zhanayt. — Comment cela ? l’encouragea Cayleb sur un ton suggérant qu’il voyait très bien où son épouse voulait en venir. — Nous allons devoir dénicher en Corisande un noble assez apprécié du peuple pour avoir une chance de conquérir peu à peu son soutien en tant que prince inféodé à Charis, mais assez futé – ou, du moins, pragmatique – pour comprendre que nous ne pourrons l’épargner s’il ne nous est pas loyal. Pour plus de sécurité, il nous faudra aussi le lier le plus étroitement possible à notre Couronne. Et donc… Elle ne termina pas sa phrase. Cayleb hocha la tête comme à contrecœur. — Je comprends la logique de votre raisonnement. J’aurai des scrupules à mettre Zhanayt aux enchères sur le marché du mariage, cependant. — Est-ce que ces mêmes scrupules vous ont empêché de demander la main d’une femme que vous n’aviez jamais vue ? répliquat-elle sans animosité. Ou de faire de même avec Zhan ? — Non, mais… — … ce n’est pas la même chose, terminat-elle à sa place. Cayleb, je crois que je vous aime. Pourtant, en toute sincérité, je ne m’y attendais pas et ne comptais pas là-dessus. Oserez-vous prétendre le contraire en ce qui vous concerne ? — Non, avoua-t-il à voix basse. — Mais Zhanayt est votre petite sœur… (Sharleyan sourit d’un air triste et rêveur.) Je regrette parfois d’être fille unique. Dans le cas contraire, peut-être aurais-je mieux compris ce que vous ressentez pour Zhanayt en ce moment. Bien sûr, si j’avais eu un frère ou une sœur – surtout s’il s’était agi d’un frère plus jeune –, Mahrak aurait eu encore plus de mal à me maintenir en vie et sur mon trône. Cela dit, vous avez fait preuve d’assez de résolution pour organiser, tant pour vous que pour Zhan, un mariage d’État nécessaire. Le moment venu, mon amour, vous prendrez la même décision pour Zhanayt. J’espère seulement qu’elle n’aura pas davantage à le regretter que nous deux et, apparemment, Zhan et Mahrya. — Croyez-vous qu’elle ait beaucoup de chances d’être ainsi récompensée ? — Franchement ? Non, répondit-elle en le regardant droit dans les yeux. En étant capable de faire plus que nous tolérer, nous sortons déjà du lot, Cayleb. Si on y ajoute le fait que Mahrya pourrait se révéler une épouse idéale pour votre petit frère, cela fait de nous une famille extraordinairement chanceuse. Mais on ne peut pas gagner à tous les coups, vous savez. — Je sais, je sais, murmura-t-il. Elle lui prit la main. — Quelle que soit la façon dont les choses tourneront, il est inutile de nous tourmenter à l’avance. L’une des premières leçons que m’a dispensées Mahrak quand j’ai hérité de ma couronne est que la plupart des problèmes se résolvent d’eux-mêmes avec le temps. Loin de moi l’idée de vous inciter à chercher sur l’heure un époux convenable pour Zhanayt. En revanche, je jugerais sage de ne pas encourager les possibles élans actuels de son cœur. Cayleb l’examina un instant. Il ouvrit la bouche, puis se ravisa et souleva la main de sa femme pour l’effleurer de ses lèvres. Elle lui adressa un regard interrogateur, visiblement curieuse de savoir ce qu’il avait été sur le point de lui dire, mais elle se contenta de sourire. Si seulement je pouvais vous dire combien Merlin avait raison de m’encourager à faire de vous non uniquement mon épouse, mais une partenaire…, pensa Cayleb. — Ça s’est plutôt bien passé, non ? répéta Cayleb un peu plus tard, en une tout autre compagnie. Sharleyan était partie se coucher. Cayleb se sentait moins enclin depuis son mariage à veiller tard en abusant de vin et de mauvaises plaisanteries avec Merlin ou un autre camarade, mais il n’avait guère le choix ce soir-là. Assis sur un balcon du palais, il dégustait un whisky desnarien avec l’archevêque Maikel, Rahzhyr Mahklyn et Merlin, le regard levé vers le firmament. Dans la fraîcheur apaisante propre aux quelques heures précédant l’aube, les lointains éclats de lumière – qui, il le savait à présent, étaient chacun un soleil aussi vif que celui de Sanctuaire – scintillaient comme autant de pierres précieuses enchâssées dans la voûte de velours du ciel. Ce n’était pas le cadre ordinairement associé à une réunion entre un empereur et trois de ses plus proches conseillers, mais cela convenait parfaitement à Cayleb. S’il lui fallait préférer les affaires d’État à l’alcôve, autant faire en sorte que ce soit de la façon la plus confortable possible. — C’est aussi mon avis, acquiesça Staynair. — C’est une bonne chose de faite, d’ailleurs, si je puis me permettre, Votre Majesté, renchérit Mahklyn. Je suis ravi que cet accord ait été conclu et entériné avant votre départ pour Corisande. Merlin hocha la tête, même si la remarque du docteur dénotait un pragmatisme et une conscience politique assez inhabituels chez lui. Merlin savait depuis toujours qu’il ne fallait pas se fier à la mine perpétuellement perplexe que Mahklyn se plaisait à présenter au monde entier, mais il ne s’était jamais avisé de la finesse d’analyse dont il serait capable le jour où il voudrait le montrer. Il l’affiche beaucoup plus volontiers depuis que Cayleb abrite le Collège royal dans son palais, non ? songea Merlin. Et aussi depuis que les frères lui ont dévoilé toute l’histoire de saint Zherneau… À en juger par les paroles suivantes de Cayleb, la même pensée avait dû traverser l’esprit de l’empereur. — Je suis d’accord avec vous, Rahzhyr, mais cela me ramène à mon souci du moment. Je vais effectivement quitter le royaume d’ici à quelques quinquaines. Dès lors, Sharleyan me remplacera en qualité de régente, secondée par Rayjhis en tant que premier conseiller. Ne croyez-vous pas qu’il serait grand temps que les frères se décident à mettre au moins l’un des deux au courant de tout ? Mahklyn eut la lucidité de tenir sa langue. Cayleb s’était exprimé sur un ton agréable, mais qui n’avait fait que souligner la colère très réelle brûlant au fond de ses yeux marron. — Cayleb, dit Staynair après un rapide coup d’œil à Merlin, je comprends votre impatience. Vraiment. Mais il ne serait pas raisonnable d’attendre une décision si rapide de la part des frères. — Sauf votre respect, Maikel, je ne suis pas d’accord, laissa tomber l’empereur. Staynair voulut riposter. Cayleb lui coupa la parole d’un geste, courtois mais impérieux, de la main. — Merlin avait absolument raison quand il m’a parlé de l’intelligence de Sharleyan. À vrai dire, je me demande s’il ne l’a pas sous-estimée. Elle n’est pas qu’« intelligente ». Elle est beaucoup plus que cela. Par conséquent, lui cacher un secret si fondamental nous prive de l’une de nos ressources les plus précieuses. Par ailleurs, comme je crois vous l’avoir déjà fait remarquer, elle est à la fois ma femme et l’impératrice de Charis. En tant qu’impératrice, son « besoin d’en connaître », comme dit Merlin, est total. En tant qu’épouse, elle est en droit d’attendre de moi que je fasse preuve à son égard d’une honnêteté sans faille, surtout quand il s’agit d’une affaire aussi essentielle ! Aucun de ses trois interlocuteurs n’ouvrit la bouche pendant plusieurs secondes. Merlin se racla la gorge, ce qui suscita chez Cayleb, malgré la tension de l’instant, un sourire involontaire. L’empereur ne comprenait pas encore tout ce qui entourait le concept d’ACIP, mais il savait que son garde du corps n’avait nul besoin physique de s’éclaircir la voix. — Tout d’abord, Cayleb, permettez-moi de vous dire que je suis entièrement de votre avis. Cependant, il est certaines réalités pratiques que nous ne devons pas perdre de vue. L’une d’elles est que les frères ne sont toujours pas rassurés sur « l’impétuosité de votre jeunesse ». Avouons-le, vous venez d’épouser une jeune femme intelligente, belle et – pardonnez-moi –attirante. Il est donc tout naturel que vous en soyez épris ou, du moins, que ces facteurs vous incitent à prendre des décisions hâtives en ce qui la concerne. — Quelle krakennerie ! s’écria Cayleb. Oh ! je suppose qu’un vieux moine grognon et étriqué pourrait le penser du fond de sa cellule et de son vœu de célibat. Et même sans ce dernier ! Mais je suis roi, Merlin. Je suis même empereur, à présent, merde ! Ce n’est pas la décision d’un jeune marié. C’est la décision d’un chef d’État à la veille de son départ pour l’invasion d’une principauté hostile. Je le sais, j’ai peu de chances d’y rester, mais n’oubliez pas combien nous étions confiants pour mon père. Un malheur est vite arrivé. Et si Sharleyan doit apprendre la vérité après ma mort, croyez-vous qu’elle pourra encore faire confiance aux frères… ou à Maikel et à vous ? — C’est un argument de poids, déclara Staynair. Je m’y range d’ailleurs de tout mon cœur. Cependant, Merlin a oublié un aspect du problème dans son analyse. — Lequel ? lança Cayleb avec un air de défi. — Depuis quelques mois, les frères ont admis plus de monde au sein du cercle des initiés qu’au cours des dix années passées. N’oubliez pas que certains, comme Zhon Byrkyt, ont consacré leur vie entière – et ce n’est pas peu dire, dans le cas de cet homme – à protéger ce secret en redoutant ce qu’il adviendrait si leur dispositif de sécurité connaissait la plus minuscule des failles. En ce moment, ils se sentent en situation précaire. Bref, ils ne veulent plus rien dire à personne sans y être absolument contraints. — Ce ne sont pas là des bases très saines sur lesquelles asseoir une décision, Maikel, fit remarquer Cayleb, et l’archevêque hocha la tête. — Certes. Par malheur, c’est la réalité. Or, si importante – si vitale – que soit la prompte admission de l’impératrice au sein des initiés, il est tout aussi capital de conserver la confiance des membres de ce cercle. — C’est triste à dire, Cayleb, mais Maikel n’a pas tort, dit Merlin d’un ton posé. (Cayleb le foudroya du regard et le seijin haussa les épaules.) Je ne dis pas qu’il est bon de ne rien lui confier, mais qu’en ce moment précis, compte tenu de la situation, nous n’avons pas de meilleure solution à notre disposition. Nous en sommes donc réduits à prendre la « moins pire » des décisions. Cayleb émit un grognement de colère, mais signifia par une grimace son acceptation réticente, sinon son accord inconditionnel. Il n’avait pas dit son dernier mot, toutefois. — Très bien. Je renonce pour Sharleyan… du moins pour l’instant. Mais Rayjhis ? Il sera son principal conseiller politique en mon absence et Dieu sait qu’il a prouvé au cours des deux ou trois dernières décennies qu’il sait garder un secret d’État ! Ne croyez-vous pas le moment venu de lui dévoiler toute la vérité ? — À vrai dire, déclara Staynair, je crains que le moment de tout lui révéler ne vienne jamais, Cayleb. L’empereur dévisagea l’archevêque, l’air visiblement stupéfait. Staynair poussa un soupir. — Je connais Rayjhis Yowance depuis sa prime jeunesse, Votre Majesté, dit-il avec plus de solennité qu’il en réservait d’ordinaire à Cayleb. Il n’était encore que garde-marine et moi novice quand nous avons fait connaissance. J’éprouve pour lui une immense affection. Je lui confierais volontiers ma vie ou le salut de mon royaume. Cependant, malgré sa déception à l’égard du Groupe des quatre, malgré sa détermination à œuvrer pour la séparation de l’Église de Charis et de celle du Temple, je crois qu’il n’est pas encore – et ne le sera jamais – prêt à accepter toute la vérité sur Langhorne, Bédard et Pei Shan-wei. J’ai très peur de la réaction qui pourrait être la sienne s’il venait à découvrir ne serait-ce que la nature de Merlin. Il croit en les archanges, Cayleb. Au fond de lui, là d’où viennent sa force, sa détermination et sa loyauté, c’est un croyant. Je le devine incapable d’aller au-delà. Enfin, en toute honnêteté, je ne suis pas certain que nous ayons le droit d’attendre cela de lui. Cayleb plissa les yeux en posant son regard sur l’archevêque. Il s’était visiblement abîmé dans une profonde réflexion et il laissa s’écouler une minute avant d’expirer bruyamment. — Vous avez sûrement raison, dit-il d’une voix lente. Je n’avais jamais imaginé Rayjhis si étroit d’esprit. — Il ne s’agit pas là d’étroitesse d’esprit, tempéra Staynair, mais de foi. Une foi qui lui a été inculquée depuis le berceau. C’est du reste ce qui rendra si âpre la lutte à venir, quand ses enjeux seront connus de tous. Voilà pourquoi, comme je l’ai dit un jour à Merlin, nous ne pouvons encore nous permettre de lever le voile sur la vérité. — Il a raison, Cayleb, intervint Merlin. D’ailleurs, d’un point de vue purement pragmatique, cela n’a pas grande importance en ce qui concerne Rayjhis. — Pardon ? fit Cayleb en penchant la tête sur le côté. — Quelle que soit la vérité qu’il soit prêt à entendre à propos de Shan-wei, il a de toute évidence accepté mes « pouvoirs ». À vrai dire, il se doute sûrement que ce ne sont pas seulement ceux d’un seijin. Que votre père et Maikel les aient considérés comme étant au service de la lumière et non des ténèbres lui suffit. Je sais qu’il a appris à compter avec eux et à en faire le meilleur usage possible. Il y a un vieux proverbe que je n’ai jamais entendu sur Sanctuaire, mais que nous ferions bien de garder à l’esprit : « Le mieux est l’ennemi du bien. » — C’est vrai, acquiesça Staynair avec vigueur. Rayjhis est un homme bon, loyal et capable, Cayleb. Vous le savez aussi bien que moi. Vous savez aussi qu’il met ces qualités au service d’un formidable partenariat avec Merlin depuis près de trois ans. Certes (l’archevêque esquissa un sourire dénué d’humour), leur relation était assez houleuse au départ. Cependant, une fois convaincu de la probité du seijin, Rayjhis s’est dévoué corps et âme à leurs efforts communs. Je crois inutile de rien ajouter à tout ce que nous lui avons déjà dit, qui n’était, notez bien, que la stricte vérité, quoique partielle. Enfin, s’il devait vous arriver malheur en Corisande, comme vous semblez le craindre, il restera à Tellesberg plusieurs personnes, dont moi, qui seront dans le secret et en qui Rayjhis a déjà confiance. — Très bien, fit Cayleb en riant un peu jaune. J’ai l’air d’être vaincu sur tous les fronts. J’espère que cela ne présage rien du sort de Domynyk à Ferayd ! — S’il s’agit d’un présage, espérons qu’il aime le théâtre, lança Merlin en provoquant l’hilarité générale. La tradition scénique de Sanctuaire continuait de préserver l’antique croyance selon laquelle une mauvaise répétition était la meilleure garantie d’une bonne représentation. — Cela soulève tout de même un problème qui me turlupine depuis longtemps, Merlin, dit Cayleb en se tournant vers l’homme qui était jadis Nimue Alban. — Voilà qui ne laisse rien présager de bon, justement, fit remarquer Merlin. Cayleb s’esclaffa. — Rassurez-vous. Non, ce qui me tracasse, c’est que nous n’avons tous, à part vous, qu’une très imparfaite compréhension de ce qu’était l’humanité avant Langhorne et l’Église de Dieu du Jour Espéré. — C’est malheureusement exact. — Eh bien, je me pose des questions sur ce que Zherneau appelle « ANEF » dans son journal. D’après lui, Shan-wei s’en serait servie pour le rééduquer après la suppression de tous ses souvenirs par Langhorne et Bédard. Il marqua une pause. Merlin hocha la tête. — « Nimue » disposait-elle d’un de ces machins dans sa « grotte » ? s’enquit l’empereur. — Elle… enfin, j’en ai un, oui, répondit Merlin. — Eh bien, si j’en crois le journal de Zherneau, ces appareils permettent d’assimiler une étonnante quantité de connaissances en très peu de temps. Je me demandais donc s’il ne serait pas possible d’y avoir recours pour « éduquer » certains d’entre nous, dans l’éventualité où il vous arriverait quelque chose de fâcheux. — Ce serait formidable, en effet, surtout en ce qui vous concerne, Votre Majesté, ainsi que Maikel et Rahzhyr. Hélas ! c’est impossible. — Pourquoi ? — Parce qu’« ANEF » est un acronyme qui signifie « appareil neural d’enseignement et de formation ». Tous les Sanctuariens dévisagèrent Merlin, la mine perplexe. Il leva la main droite et la tendit devant lui, en coupe, comme pour contenir un liquide. — Cela veut dire que ce dispositif entre directement en interface – qu’il communique –avec le système nerveux de l’homme : les nerfs et le cerveau. Cela ressemble beaucoup à la technologie utilisée par Nimue pour enregistrer sa personnalité et ses souvenirs avant de me les transférer. Cela fit une drôle d’impression à Merlin de tenir de tels propos devant des Sanctuariens. Bien entendu, ils auraient été tout aussi insolites devant n’importe quel Terrien, surtout parce qu’il avait dépassé depuis longtemps la limite légale maximum de dix jours au-delà de laquelle un ACIP ne pouvait plus fonctionner en mode autonome. — Le problème est que, pour brancher un ANEF à un homme, celui-ci doit être équipé des implants nécessaires. (Voyant son auditoire de plus en plus déconcerté, Merlin poussa un soupir.) On pourrait comparer un implant à… l’embout sur lequel se fixe le tuyau à bord du bateau de service utilisé par la capitainerie pour remplir les réserves d’eau d’un bâtiment. Vous voyez ? C’est un tout, tout petit mécanisme, à défaut d’autre terme, qui doit être introduit par voie chirurgicale chez l’individu souhaitant se connecter à un ANEF. Si Shan-wei a pu rééduquer Zherneau et ses compagnons, c’est parce que tous les « Adam » et « Ève » possédaient un dispositif de ce type. Tous les habitants de la Vieille Terre en recevaient un – peu après leur naissance –, ce qui n’est le cas de personne sur Sanctuaire. Par conséquent, sans embout auquel brancher le tuyau, il est impossible de verser des informations dans votre tête. — Je suis navré de l’apprendre, dit Mahklyn. (Merlin lui jeta un coup d’œil et le docteur partit d’un rire un peu forcé.) Lire les textes que vous avez copiés à mon intention est déjà fascinant, Merlin. Acquérir ces mêmes connaissances « par magie » aurait été encore plus fabuleux. Sans compter le temps que cela m’aurait fait gagner. Merlin s’esclaffa. Mahklyn avait entrepris de révolutionner les mathématiques sanctuariennes. Il était encore loin de publier quoi que ce soit, car il n’en était encore qu’à étudier les œuvres de Newton, ainsi que de certains de ses contemporains et de ses successeurs. Malgré l’intelligence indéniable du docteur, cela faisait une masse considérable d’informations et de théories à assimiler. En outre, les traduire dans ses propres termes, de manière que cela ressemble à une innovation sanctuarienne et non à une quelconque diablerie née des « obscurs enseignements de Shan-wei », risquait de le tenir occupé jusqu’à la fin de sa vie… au minimum. Visiblement gêné de s’attribuer la paternité de l’œuvre d’autres chercheurs, il semblait toutefois, nécessité faisant loi, s’y être résigné. — C’est certain, admit Merlin. Par malheur, nous n’y pouvons rien. — Eh bien, voilà, la messe est dite ! lâcha Cayleb avec philosophie. (Les trois hommes se tournèrent vers lui et il eut un sourire grimaçant.) Je m’avoue vaincu. — Allons, Cayleb…, dit Staynair d’une voix posée. Il ne faut pas prendre cela comme une défaite. — Appelez cela comme vous voudrez, Maikel. Pour moi, c’en est une. Cela dit (il s’arracha à son siège), ce n’est pas forcément si terrible que ça en a l’air. Après tout, une fois le match joué et perdu, il faut savoir se diriger vers les douches et (ajouta-t-il avec un sourire malicieux) la couche conjugale. S’il m’est impossible de souffler à Sharleyan tout ce que j’aimerais lui dire, je peux au moins lui faire comprendre combien elle me manquera après mon départ. .IV. Anse de Ferayd Royaume du Delferahk — Pardon ? Messire Vyk Lakyr se redressa d’un bond sur son siège en dévisageant le très jeune officier debout devant son bureau. Le lieutenant Cheryng lui rendait souvent visite depuis le fiasco sanglant du mois d’août. Il était en effet responsable de ses secrétaires et de la circulation des dépêches, dont le volume s’était multiplié au cours des deux mois et demi passés. Or ces messages étaient rarement très agréables. En fait, Lakyr était assez stupéfait d’être non seulement encore à la tête de la garnison de Ferayd, mais d’avoir reçu une promotion, par le biais d’une augmentation de ses effectifs en vue du service de ses batteries. Il ne savait pas trop si cela voulait dire que le roi Zhames le considérait comme étranger à ce qui s’était passé, mais il restait certain de pouvoir encore perdre son poste si le Temple l’exigeait. Cela restait tout à fait dans le domaine du possible, étant donné que c’étaient les agents assoiffés de sang de l’Inquisition qui avaient provoqué ce massacre. Lakyr craignait cependant un peu moins de tomber en disgrâce depuis que l’Église avait proclamé sa version des faits. Partagé entre l’indignation et la fureur face à ces mensonges éhontés, il savait néanmoins sa colère en partie due à un sentiment de délivrance dont il n’arrivait pas à se départir. En rejetant la faute sur les victimes charisiennes, plutôt que sur quelqu’un d’autre à Ferayd – et encore moins sur l’Inquisition –, les religieux l’avaient lui aussi mis à l’abri des soupçons. Ce qui l’avait tout d’abord stupéfié, c’était le nombre d’habitants de la ville qui croyaient sincèrement la version officielle. Lakyr s’était alors rappelé que les événements avaient eu lieu au milieu de la nuit et que la première information reçue par les citadins avait été le grondement soudain des canons. Pourtant, s’il comprenait bien le lieutenant Cheryng, toutes les personnes impliquées étaient sur le point de se voir douloureusement rappeler le vieux principe selon lequel toute action entraîne une réaction. — D’après le chef d’escadron Fhairly, au moins quinze galions charisiens bloquent la passe Est, messire, répéta le lieutenant en réponse à sa question. C’est du moins le nombre d’unités qu’il a pu compter jusqu’à présent, ou plutôt qu’il avait dénombrées au moment de l’envoi de son message. Lakyr serra les dents. Le chef d’escadron Ahdym Fhairly commandait la batterie défensive de l’île Est, qui couvrait la partie la plus resserrée de la passe Est, le plus oriental des trois chenaux navigables donnant accès à l’anse de Ferayd proprement dite. Cependant, cette île gisait à cent trente milles du port de Ferayd. — Combien de temps ce message a-t-il mis pour nous parvenir ? — À peine quatre heures, messire. Le chef d’escadron a dépêché son aviso jusqu’au continent, où le réseau de sémaphores a pris le relais. À peine quatre heures…, répéta Lakyr en pensée. Fhairly est-il encore de ce monde ? — Très bien, dit-il à voix haute. Il leur faudra au moins quinze ou seize heures pour arriver jusqu’ici, même une fois sortis du chenal. Ils ne seront donc pas en vue du port avant la nuit. Je doute qu’ils se risquent à lancer une attaque d’envergure sans rien y voir. Il leva les yeux et s’interrompit en remarquant l’expression de Cheryng. — Oui, lieutenant ? — Messire, je… Et s’ils ne doublaient jamais le fort Est ? Le jeune homme avait l’air vexé que son supérieur ait d’emblée jugé Fhairly incapable de stopper les Charisiens. Lakyr allait lui répondre vertement quand il se rappela avoir été lui aussi, à une époque, un jeune officier inexpérimenté. — Pour moi, il est très… improbable que le chef d’escadron Fhairly et ses hommes parviennent à les arrêter, Taiwyl, dit-il presque avec gentillesse. Il a déjà signalé la présence de quinze galions, soit au moins sept cents bouches à feu, si nos renseignements sur l’armement de ces navires sont corrects. Notre batterie de l’île Est n’en compte que vingt-cinq. Certes, nos pièces sont protégées par des parapets de pierre, mais elles ont aussi l’inconvénient d’être immobiles. Par ailleurs, n’oublions pas qu’à marée haute – et, si j’en crois l’heure de départ de ce message, les Charisiens ont fait en sorte que leur arrivée coïncide avec la pleine mer – le chenal mesure près de six milles de large, même au niveau du fort. Or les canons de Fhairly ont une portée maximum de trois milles dans des conditions de tir optimales et leurs chances de toucher leur cible à cette distance sont assez… faibles. À moins que l’ennemi décide d’ouvrir le feu sur sa batterie, Fhairly arrivera à peine à l’importuner. Cheryng eut l’air surpris, alors que ce que venait de lui expliquer Lakyr aurait dû être une évidence pour lui. Cependant, il était facile d’oublier, en consultant trop rapidement la carte, la largeur du chenal. Lakyr soupçonnait du reste une telle négligence d’être à l’origine de l’autorisation donnée à la construction du fort Est. — Voilà pourquoi je ne me fais guère d’illusions, poursuivit-il, maussade. La Marine de Charis approchera du port aux environs du prochain lever du soleil. Nous avons jusque-là pour nous préparer à l’accueillir. Un nouveau roulement de tonnerre ébranla le fort Est lorsque les galions en parade au large le pilonnèrent. Le chef d’escadron cracha une bouchée de poussière boueuse. — Ça ne sert à rien, mon commandant ! lui hurla son second à l’oreille. On n’arrive même pas à les atteindre ! C’était on ne pouvait plus exact, se dit Fhairly. Ses hommes avaient sans doute touché leur cible à quelques reprises, mais pas souvent. En tout cas, jamais au cours de l’heure écoulée. Le problème venait tout bonnement du nombre de bouches à feu que l’ennemi avait réussi à entasser à bord de ses navires, ainsi que de leur cadence de tir indécente. Chacun de ces galions portait plus de canons par bordée que l’ensemble de sa batterie, et chacune de ces pièces tirait quatre ou cinq fois plus vite que les siennes, avec des projectiles manifestement plus lourds. Les Charisiens avaient ouvert le feu avec des boulets, mais, après les avoir fait pleuvoir parles embrasures du fort et tout autour, voyant les défenseurs faiblir peu à peu, ils s’étaient rapprochés pour défiler devant la position de Fhairly en la balayant d’un ouragan de mitraille à une portée de moins de trois cents yards. En signe de mépris pour tout le mal qui pourrait leur être fait, trois de ces gredins s’étaient même avancés à moins de deux cents yards pour y jeter l’ancre. Ils avaient frappé un grelin à leur câble pour mouiller en croupière et se transformer ainsi en batteries flottantes stables et immobiles. Dès lors, ils avaient eu tout le loisir de déverser avec une précision dévastatrice un déluge de ferraille sur le commandement de Fhairly. Son subordonné avait raison, et il le savait. La compagnie comptait déjà plus de trente morts et au moins autant de blessés, soit vingt pour cent de l’effectif total. Or les hommes encore à leur poste étaient impuissants. Les galions au mouillage avaient mis hors d’état de nuire tous les canons du fort. Quant aux autres vaisseaux de guerre – accompagnés d’une bonne dizaine de bâtiments de transport –, ils passaient librement devant l’ouvrage défensif. Fhairly risqua un coup d’œil par-dessus le parapet et vit la flotte charisienne défiler au large. Il ne reconnaissait pas leur pavillon, mais, d’après leurs couleurs, il devait s’agir de celui du nouvel « empire de Charis » dont il avait entendu parler. Si tel était le cas, la Marine impériale de Cayleb n’avait de toute évidence rien à envier à la royale. S’il n’avait pas été couvert de la poussière arrachée à ses propres fortifications et assourdi par le rugissement implacable de l’artillerie, il aurait sans doute mieux apprécié le spectacle martial auquel il participait bien malgré lui. Le ciel matinal formait un dôme d’un azur superbe que ne maculait aucun nuage. Les eaux bleues de la passe Est – qui s’étendaient sur quatorze milles de large de part et d’autre du chenal beaucoup plus étroit – étincelaient au soleil radieux du levant. Mais pas partout. Une forêt de mâts et de voiles, d’enfléchures goudronnées, d’étendards et de signaux, empruntait avec majesté le chenal sous huniers et focs seuls. Les galions de guerre étaient très différents de leurs conserves de transport. Anormalement bas sur l’eau, ils présentaient une muraille d’un noir de jais barré uniquement par le blanc des virures des sabords. Ils étaient totalement dépourvus des dorures, ornements sculptés et peintures que se devait d’arborer un bâtiment de combat digne de ce nom. Bien entendu, se dit Fhairly, ils n’en avaient pas besoin. Surtout quand ces sabords étaient ouverts et qu’un torrent régulier de flammes et de destruction en jaillissait en direction de ses hommes. Peints de couleurs plus vives, manifestement réquisitionnés pour servir de transports de troupes, les navires marchands contrastaient de manière saisissante avec les unités militaires. Même à travers le voile de poussière jeté sur le fort Est, Fhairly distingua les tuniques bleues des fusiliers marins de Charis agglutinés le long des pavois pour assister au spectacle derrière le mur de fumée s’échappant des flancs de leurs escorteurs avec une rapidité mortelle. Le chef d’escadron observa ce tableau pendant une minute, puis se remit à l’abri. Il s’adossa au parapet et jeta un coup d’œil à son second. — Vous avez raison, lieutenant, dit-il d’une voix sèche. (Ces mots lui causèrent plus de douleur encore que le fragment de roche qui lui avait entaillé la tempe au tout début de l’action.) Ordonnez aux hommes de cesser le feu et de se mettre à couvert. Ensuite, amenez notre pavillon. — Un signal de la Destinée, amiral. Messire Domynyk Staynair, baron de La Dent-de-Roche, interrompit sa discussion avec son capitaine de pavillon et leva les yeux. — Oui, Styvyn ? — Le fort Est s’est rendu, amiral, déclara le lieutenant de vaisseau Erayksyn. L’Infanterie de marine a débarqué et mis la garnison aux fers. Le capitaine de vaisseau Yairley nous fait savoir que les hommes du chef de bataillon Zheffyr ont pris possession de la batterie et s’apprêtent à la raser. — Excellente nouvelle, Styvyn ! (La Dent-de-Roche sourit à pleines dents et se tourna vers le capitaine de vaisseau Darys.) Yairley a l’air de prendre goût à ce genre d’opérations, vous ne trouvez pas, Tym ? — En effet, Votre Seigneurie. Darys rendit son sourire à son supérieur. La Dent-de-Roche et lui connaissaient Dunkyn Yairley depuis qu’il n’était encore que garde-marine. Ils avaient tous deux parfaitement conscience des crises de doute qu’il traversait parfois, mais savaient aussi que cela ne l’empêchait jamais de mener à bien sa mission. — S’il continue sur cette voie, je crains que nous n’ayons d’autre choix que de le promouvoir au grade de chef d’escadre, reprit La Dentde-Roche. Même si cela doit lui coûter ces excursions navales qu’il affectionne tant. Darys éclata littéralement de rire. Cependant, le baron se rembrunit en pivotant de nouveau vers le lieutenant de vaisseau Erayksyn. — Un signal pour la Destinée, Styvyn. — Oui, amiral ? — « Bien joué. Chihiro, VII, 23. » — À vos ordres, amiral. — Allez, Styvyn. Faites le nécessaire ! fit La Dent-de-Roche en faisant signe de déguerpir au lieutenant, qui se précipita vers l’équipe de signalisation. — Le chapitre VII du Livre de Chihiro, Votre Seigneurie ? lança Darys en haussant un sourcil. Le baron afficha un sourire sinistre. — Cela me semble de circonstance. Le capitaine de vaisseau Dunkyn Yairley lut sans un mot le bref message puis le rendit au garde-marine chargé des signaux. — Merci, monsieur Aplyn-Ahrmahk. Il se tourna vers le large, les mains croisées dans le dos, pour méditer le verset de la Charte qui lui revenait en mémoire : « Et saint Langhorne lui dit : “Assurément, Dieu livrera Ses ennemis à la destinée dévolue aux serviteurs de la corruption. Ils seront vaincus et punis de leurs péchés. Pieds et poings liés, ils seront emmenés en captivité par les justes.” » Sans doute un compliment fondé sur le nom de notre bâtiment…, se dit Yairley. On peut y voir autre chose, cependant. Après ce qui s’est passé à Ferayd, la citation s’imposait, en effet. Il réfléchit quelques instants, puis tourna le dos à la mer et fit signe au jeune duc de Darcos de revenir. — Signal au bâtiment amiral : « Langhorne, XXIII, 7. » — À vos ordres, capitaine. Visiblement ravi du verset choisi, le garçon adressa un sourire radieux à son supérieur, puis se rua vers les fanions de signalisation pour composer le message indiqué. Yairley prit un air satisfait en examinant les fortifications où s’activaient les équipes débarquées. Les Delferahkiens affectés à cette batterie côtière, blessés ou indemnes, avaient été mis en sécurité de l’autre côté de l’île Est. On avait ensuite introduit dans chaque canon une quintuple charge de poudre et quatre boulets, avant de faire courir une mèche rapide de pièce en pièce, et une autre jusqu’au magasin à munitions. Toutes deux étaient reliées à la même mèche lente, coupée à la longueur nécessaire pour laisser le temps à la dernière embarcation de s’éloigner une fois qu’elle serait allumée. Les canons surchargés tonneraient en premier, avec une puissance telle que leur culasse se fendrait certainement, les condamnant au rebut. Ensuite, le magasin exploserait à son tour avec assez de force pour réduire le fort Est à l’état de gravats. Une fois la fumée dissipée, l’île Est ne serait plus bâtie que de ruines. Comme il était écrit dans le Livre de Langhorne, au verset choisi par le capitaine : « Les méchants n’hériteront que de la tempête. J’abattrai toutes les murailles et places fortes des oppresseurs du peuple de Dieu. » Messire Vyk Lakyr mit pied à terre et regarda le palefrenier emmener sa monture. Je serais vraiment mieux au lit, se dit-il. Si une chose est certaine, c’est que je vais avoir besoin de repos. Malheureusement (il esquissa un sourire sans joie), ce n’est pas aujourd’hui que je serai exaucé. En fait, se dit-il en se dirigeant vers son bureau dans la citadelle de la ville, sa déception ne s’arrêterait pas là. Toute la journée, de nouveaux messages n’avaient cessé de faire état des observations des sentinelles, à mesure qu’elles repéraient les voiles se rapprochant inexorablement de Ferayd. Le système de sémaphores avait tenu Lakyr informé de cette marche inexorable avec une efficacité qui n’avait rien de réconfortant : le chef de la garnison savait ses renseignements limités à ce que les Charisiens avaient bien voulu laisser ses hommes apercevoir. Une fois la passe Est franchie, rien ne les avait obligés à naviguer assez près des côtes pour que des vigies les distinguent et signalent leur présence. D’ailleurs, la plupart des sémaphores n’avaient aucun moyen de résister à un débarquement ; les Charisiens auraient pu couper à tout moment la chaîne de communication s’ils l’avaient souhaité. La seule question qui hantait Lakyr était de savoir pourquoi ils s’étaient laissé voir. Peut-être ne s’agissait-il que d’arrogance, mais il avait un peu de mal à le croire. Il est sans doute possible qu’ils nous informent délibérément de leur arrivée pour nous permettre d’évacuer nos civils, pensa-t-il. J’aimerais pouvoir m’en convaincre, en tout cas. Même si les misérables qui ont ordonné le massacre des femmes et des enfants de Charis ne méritent pas une telle clémence ! Il eut une moue de dégoût. Mieux vaut ne pas le voir ainsi, Vyk. Quoi qu il advienne, l’Église reste l’Église. Que ses serviteurs ne soient pas toujours dignes d’elle n’y change rien. Par ailleurs, telles que les choses se présentent, ce n’est pas le moment de se poser des questions. Il entra dans son bureau. Nimbé du halo d’une lampe à huile, le capitaine Kairmyn l’y attendait. Il se leva d’un bond à l’arrivée de son supérieur, mais celui-ci lui fit signe de se rasseoir. — Je vous en prie, dit-il avec un sourire amer. Si vous avez aussi peu chômé que moi aujourd’hui, vos pieds ont sûrement mérité une petite pause. — En effet, messire, répondit Kairmyn en obtempérant. — Moi, c’est au cul que j’ai mal en ce moment, avoua Lakyr en faisant le tour de son bureau pour s’installer avec circonspection sur la chaise capitonnée placée derrière. (Le capitaine pencha la tête sur le côté et Lakyr haussa les épaules.) Je viens de galoper tout le long du front de mer. Nous sommes aussi prêts que nous le serons jamais. J’ai ordonné aux hommes de prendre un peu de repos, tant qu’ils le peuvent encore. Kairmyn acquiesça d’un signe de tête. Lakyr s’étira avec vigueur en faisant jouer ses articulations pour soulager la tension de sa colonne vertébrale. — Vos hommes sont prêts, je suppose, capitaine ? — Absolument, messire. Cependant, je persiste à croire que… — N’en dites pas plus, Tomhys, dit Lakyr en levant la main pour l’interrompre. Il faut bien que quelqu’un prenne la tête de ce détachement. Je vous ai choisi parce que vous figurez parmi les plus aptes à remplir cette mission. S’il se trouve que j’ai d’autres raisons d’avoir opté pour vous, c’est mon problème, pas le vôtre. — Mais… — Ne m’obligez pas à me répéter, capitaine, lança Lakyr d’un ton beaucoup plus sec. L’espace d’un instant, Kairmyn parut tenté de persister dans sa protestation. Toutefois, il se ravisa – ou se rendit compte qu’il avait plus à y perdre qu’à y gagner – et hocha la tête. — Bien, messire. Dans ce cas, dit-il en se mettant debout, je ferais mieux d’y aller. Bonne chance, messire. — Vous aussi, capitaine. Lakyr se leva pour rendre son salut à Kairmyn. Au gardeà-vous, celui-ci adressa un signe du menton à son supérieur et tourna les talons pour quitter la pièce. Lakyr se rassit et garda les yeux rivés pendant plusieurs secondes sur la porte ouverte. Enfin, il haussa les épaules et s’intéressa aux dépêches impeccablement empilées à son intention sur son sous-main par le lieutenant Cheryng. La plupart d’entre elles étaient des rapports signalant que les hommes étaient fin prêts. Les rares à être d’une autre nature ne nécessitaient aucune action ou décision de sa part. Il était trop tard pour qu’il puisse rien changer à ce qui se passerait au matin. Il acheva sa lecture du dernier message, le reposa et fit basculer sa chaise en arrière en pensant au jeune capitaine qu’il venait d’envoyer encadrer l’escorte militaire chargée de maintenir l’ordre parmi les civils contraints à quitter la ville. Kairmyn ne se trompait évidemment pas sur la raison de son choix pour cette mission. Il n’était en rien responsable de ce qui était arrivé aux marins de Charis et à leurs familles. Au contraire, ce massacre n’avait eu lieu que parce que ses instructions préalables, très précises, avaient été délibérément négligées. Par malheur, les Charisiens ne pouvaient pas le savoir. Lakyr n’avait aucune idée de ce que savait Cayleb des événements survenus à Ferayd. Il aurait été surprenant que la propagande de l’Église ait eu le temps d’atteindre Charis avant le départ de cette flotte. C’était possible, cependant. Si Cayleb avait lu la version du Temple et l’avait comparée aux comptes-rendus de ses sujets rescapés du carnage, il aurait tout à fait pu le supposer prémédité. Dès lors, si l’officier dont dépendaient directement les auteurs de ces exactions tombait entre ses mains, les conséquences pour cet homme seraient terribles. À juste titre, du reste, si tout cela avait effectivement été prémédité, se dit Lakyr. Ce qui ne laisse présager rien de bon pour mon avenir immédiat, à moi aussi, si tout se déroule aussi mal que je le crains… Enfin, advienne que pourra ! Au moins, j’ai réussi à mettre Kairmyn à l’abri. — Mon commandant ! Mon commandant ! Le chef d’escadron Gahrmyn Zhonair se redressa d’un bond en agrippant la main qui le secouait par l’épaule. Il n’avait pas eu l’intention de s’assoupir. Il ne croyait pas sa chaise droite assez confortable pour le lui permettre. Malheureusement, il s’était trompé, mais pas sur le confort de son siège : il avait l’impression qu’on venait de le rosser à coups de gourdin sur le dos. — Quoi ? fit-il d’une voix plus sèche que voulue. (Il racla sa gorge parcheminée et réessaya :) Quoi ? — Nous venons de repérer un mouvement dans le bassin, mon commandant ! — Montrez-moi ! intima Zhonair, les derniers voiles de sa torpeur soudain envolés. Il suivit le sergent qui venait de le réveiller jusqu’à la plateforme d’artillerie la plus proche. Le soleil ne se lèverait que dans une heure encore et la ville de Ferayd, largement évacuée, était plongée dans le noir derrière lui. Le ciel d’une limpidité de cristal était émaillé d’amas d’étoiles scintillantes, mais il n’y avait pas de lune. Sans doute cette absence n’était-elle pas étrangère au choix de cette nuit par les Charisiens pour venir leur rendre visite. La clarté des astres était trop faible pour dispenser un éclairage digne de ce nom, mais c’était tout de même mieux que rien. Zhonair plissa les yeux pour s’accoutumer à l’obscurité en suivant le doigt tendu du sergent. Pendant quelques instants, il ne vit rien du tout. Soudain, il distingua la lueur à peine perceptible d’un pan de toile illuminé par les étoiles. — Vu ! murmura-t-il. Mais où est le stationnaire qui aurait dû… Il sursauta, aveuglé par l’éclat soudain d’un tir de canon déclenché au milieu du bassin sans le moindre avertissement. Le baron de La Dent-de-Roche leva brusquement la tête en entendant tonner la pièce de trente livres. Il gagna le couronnement du Ravageur en faisant claquer sa jambe de bois sur le pont. Il scruta les eaux du port pour tenter de localiser le canon, mais les ténèbres s’étaient refermées sur lui. — Tir de canon par un quart tribord ! cria la vigie du haut de son nid-de-pie. Sans lui être très utile pour l’instant, cette information donnait tout de même à La Dent-de-Roche une idée approximative de l’origine du tir. Il fronça les sourcils en se remémorant la géographie des lieux et en la comparant à ses instructions détaillées. Sans doute l’Indomptable ou la Justice, se dit-il, en supposant ces bâtiments à l’endroit décidé. Un coup de canon isolé suggérait soit une décharge accidentelle – qui attirerait de graves ennuis à quelqu’un –, soit une rencontre fortuite avec une unité de surveillance. Enfin, ce n’est pas comme si personne n’avait conscience de notre présence. La seule chose qui me surprend, s’il s’agissait effectivement d’un stationnaire, c’est que nous n’en ayons pas déjà croisé une dizaine. Maintenant que j’y pense… je pourrais très bien ne pas en avoir été informé, si tout s’est passé à coups de sabre d’abordage ! Il n’enviait pas le sort des Delferahkiens qui avaient reçu l’ordre de patrouiller dans le bassin à bord de chaloupes et de canots. Certes, l’équipage de ces embarcations de taille réduite et basses sur l’eau avait plus de chances de repérer un galion que le contraire. Cependant, ces hommes en seraient réduits à prendre la fuite s’ils tombaient sur l’un des navires charisiens. Comme l’avait souligné le récent coup de canon, ils ne disposaient pas de la puissance de feu nécessaire pour rien entreprendre de plus décisif. En fait, la grande inquiétude de La Dent-de-Roche était que la Marine du Delferahk ait affecté des galères à la surveillance du port, en lieu et place de simples canots de ronde. Le principal danger lié à une entrée dans le bassin sous le couvert de la nuit était que des galères puissent s’approcher assez des galions pour les éperonner ou les aborder. Si une telle unité avait peu de chances de parvenir à ses fins sous le feu nourri d’un vaisseau de guerre l’ayant repérée, elle en avait beaucoup plus dans l’obscurité. Étant donné la qualité de ses équipages, l’amiral avait accepté ce risque avec une certaine sérénité. Cela ne voulait pas dire qu’il brûlait d’impatience de connaître le résultat de pareille manœuvre défensive, et il se demandait pourquoi les Delferahkiens n’avaient encore rien tenté de tel. Soit ils sont assez malins pour deviner ce qui arriverait à une galère cherchant à nous intercepter, soit ils n’en avaient aucune à quai ou au mouillage à notre arrivée. À titre personnel, il penchait plutôt pour la première hypothèse. Bien sûr, une galère commandée par un capitaine intelligent et adroit pourrait accoster l’un de ses galions par de telles conditions de visibilité. Cependant, la Marine du Delferahk ne comptait que des unités typiques du continent, plus petites que les charisiennes et manœuvrées par un équipage plus réduit. Les galions de La Dent-de-Roche, eux, étaient lourdement armés de canons et abritaient entre quatre-vingts et cent vingt fusiliers marins. Il faudrait au moins deux, voire trois galères delferahkiennes pour venir à bout d’un seul de ses bâtiments, d’autant que le reste de son escadre ne resterait pas les bras croisés en attendant la fin de l’affrontement. Par conséquent, à moins que le Delferahk ait réussi à réunir un minimum de vingt ou trente galères – effectif dont ce pays ne devait même plus disposer, compte tenu des pertes subies du fait des corsaires en maraude qui avaient précédé la flotte de La Dent-de-Roche dans ces parages –, toute tentative de les utiliser pour intercepter les galions en approche serait futile. Cela dit, futile ou pas, un tel baroud d’honneur ne ferait pas de bien au galion qui aurait le malheur d’être pris pour cible, alors je ne vais pas me plaindre que ce ne soit pas arrivé ! Il renifla et entreprit de rejoindre en clopinant le capitaine de vaisseau Darys. — Eh bien, voilà ! On a frappé à la porte, amiral, fit remarquer ce dernier avec une moue désabusée. — Et moi qui espérais arriver discrètement…, ironisa La Dentde-Roche. Encore une heure, je dirais, ajouta-t-il plus sérieusement. — À peu près, oui. — En tout cas, j’espère qu’ils n’ont pas attendu notre « toc toc » pour mettre tout le monde à l’abri. La voix de l’amiral avait pris des accents beaucoup plus sinistres. Darys acquiesça en silence. Le capitaine de pavillon, comme son amiral, se réjouissait que ses ordres insistent sur la nécessité d’éviter autant que possible de causer des victimes civiles. C’était pour cela qu’ils avaient volontairement alerté les Delferahkiens de leur approche. Certes, il était toujours possible que le responsable de la défense du port soit assez stupide pour ne pas s’imaginer qu’une escadre charisienne à l’assaut puisse débarquer des fantassins. Néanmoins, si ce responsable avait ne serait-ce que l’intelligence accordée par Dieu à un tigre-lézard, il se rendrait compte que faire parader des galions le long des quais ne servirait pas à grand-chose. En définitive, toute la question était de savoir si l’homme chargé de protéger Ferayd était conscient des chances qu’avaient ses batteries de repousser une attaque charisienne et s’il avait assez de force morale pour ordonner l’évacuation de la ville avant le premier coup de canon malgré les accusations de défaitisme auxquelles il aurait sans doute à faire face. La Dent-de-Roche espérait messire Vyk Lakyr doué de ces deux qualités. Contrairement à ses officiers et à ses matelots, l’amiral savait d’après les visions du seijin Merlin que le chef de la garnison avait fait de son mieux pour limiter les victimes lors du massacre de Ferayd. Cela ne lui donnait pas une meilleure opinion du Delferahk, mais lui indiquait au moins – ou le lui rappelait – qui était le véritable ennemi de l’empire. En outre, que le Delferahk y ait participé de son plein gré ou se soit seulement révélé incapable de les empêcher, ces atrocités ne pouvaient pas rester impunies. L’empereur Cayleb avait également raison là-dessus. Il fallait faire de Ferayd un exemple pour les ennemis de Charis et punir cette ville du massacre dont elle avait été le théâtre au nom des sujets de l’empire. Et c’est précisément ce à quoi nous sommes sur le point de nous employer, se dit l’amiral en se tournant vers l’est, où une lueur grise commençait à dévorer le ciel. — Oh ! merde ! chuchota quelqu’un. Il fallut quelques instants au chef d’escadron Zhonair pour se rendre compte que c’était lui qui avait laissé échapper ce cri du cœur. Cela ne lui fit pourtant ni chaud ni froid par rapport à ce qu’il voyait du haut des parapets de sa batterie. Des dizaines de galions charisiens gouvernaient sous ses yeux. Leurs capitaines devaient disposer de cartes détaillées du port et de ses défenses, car ils avaient profité de la nuit noire pour adopter des positions stratégiques idéales. Formant une ligne impeccable, vingttrois d’entre eux traversaient lentement le bassin droit vers lui, tandis que dix ou quinze de leurs conserves restaient un peu en arrière pour couvrir les transports. La ligne en approche ne se trouvait plus qu’à trois ou quatre cents yards de son fort et ne cessait d’avancer. Le soleil levant faisait étinceler leurs voiles, parant d’éclats d’or leur toile brunie et malmenée par les éléments. À leur corne d’artimon flottait ce qui devait être le pavillon de l’empire de Charis : le kraken d’or de la maison Ahrmahk sur fond de damier argent et bleu de la maison Tayt écartelé du noir de Charis. Des centaines de canons, courts et trapus, pointaient par les sabords ouverts. Le silence absolu de leur entrée en lice fit courir un frisson d’épouvante le long de la colonne vertébrale de Zhonair. — À vos postes ! hurla-t-il. À vos postes ! Son tambour transmit son ordre, même si ce n’était guère nécessaire : toutes les équipes de pièce étaient sur le quivive depuis une heure et demie. Comme il s’y était attendu, toutefois, le roulement de la caisse claire fut repris par la batterie située sur sa droite et relayé le long du front de mer jusqu’en ville. Ses hommes se penchèrent sur les culasses en attendant que la ligne de Charisiens en approche inexorable pénètre dans leur champ de tir. Zhonair leva sa longue-vue pour examiner l’ennemi. — Très bien, capitaine, déclara solennellement La Dent-deRoche. L’heure est venue. — À vos ordres, amiral, répondit le capitaine de vaisseau Darys avant de faire volte-face et d’élever la voix. Lieutenant de vaisseau Lahsahl ! Ouvrez le feu, je vous prie ! — Bien, capitaine ! (Shairmyn Lahsahl, officier en second du Ravageur, porta la main à son fourreau.) Paré à faire feu ! Profitez du roulis pour tirer plus haut ! cria-t-il en brandissant son épée au-dessus de sa tête. Le chef de file de la ligne charisienne, au grand mât duquel flottait l’étendard indiquant la présence à bord d’un amiral, disparut derrière un soudain écran de fumée à cœur de flammes. Zhonair se baissa d’instinct. Une méchante masse de fer fendit l’air au-dessus de sa tête. D’autres projectiles s’abattirent sur les remparts de sa batterie et un hurlement retentit. Ensuite, comme si cette première bordée n’avait été qu’un signal – et c’était sans nul doute le cas – des flammes et de la fumée semblèrent jaillir simultanément des flancs de tous les autres bâtiments de la ligne. Le fracas de tant de lourds canons actionnés dans un intervalle si court se révéla indescriptible et l’impact de tant de tonnes de fer absolument terrifiant. La maçonnerie de la batterie datait de près de deux siècles. Elle avait été érigée à l’origine pour protéger les catapultes et les balistes d’engins similaires et d’archers, avant que le principe du canon ait même été imaginé. Le projet de la remplacer par des fortifications modernes était évoqué de temps à autre depuis des décennies, mais la dépense aurait été astronomique et les dizaines de pièces abritées derrière cette muraille étaient jugées suffisantes pour la défendre. Cependant, cette décision avait été prise avant que ces mêmes dizaines de pièces se retrouvent opposées à des centaines de canons capables d’une cadence de tir que les batteries delferahkiennes étaient bien loin d’égaler. Les vingt-trois navires de la ligne de La Dent-de-Roche étaient armés à eux tous de plus de mille trois cents bouches à feu. Près de sept cents d’entre elles pouvaient être braquées en même temps sur les défenses du port, et l’amiral charisien avait préparé minutieusement son offensive. Le dispositif défensif de Ferayd avait beau comporter au total plus de cent cinquante pièces, seules trente d’entre elles pointeraient vers sa ligne lorsqu’elle se présenterait à l’une des extrémités des fortifications du front de mer. Au cours des six premières minutes du combat, chacune de ces trente pièces tira un coup. En réponse à ces trente boulets, la ligne de La Dent-de-Roche en cracha près de trois mille. Le rempart vétuste, qui n’avait jamais été conçu pour résister à un tel traitement, ne se contenta pas de se désagréger. D’immenses blocs de pierre et de mortier s’envolèrent sous l’impact sauvage de plus de quarante tonnes de fer. De la poussière jaillit des fortifications comme un deuxième nuage de fumée. Même si les embrasures formaient des cibles relativement étroites, obscurcies de surcroît par ces particules en suspension, il était impossible quelles échappent toutes au torrent de feu de Charis. Zhonair s’accroupit à l’abri des remparts, intimidé par l’incroyable rugissement de l’artillerie charisienne, qui semblait embraser le monde entier. De la fumée et de la poussière s’élevaient de partout, le prenant à la gorge et l’étouffant. Sous ses pieds, la roche compacte se mit à frissonner tel un enfant apeuré comme la ravageait la violente tempête de fer. Si ses canons répondaient aux assaillants, il ne les entendait pas. Par contre, il perçut sans effort les hurlements stridents qui retentirent lorsqu’une pièce servie à moins de trente yards de lui fut touchée de plein fouet. Le boulet charisien s’était glissé juste en dessous de la volée et avait percuté le bois brut de l’« affût », projetant dans les airs l’ensemble de l’équipe de pièce. Le tube se sépara de son support, lequel se désintégra pour l’essentiel en éclats de la taille d’un bras. Au moins un tiers des servants furent tués sur le coup, fauchés par le boulet poursuivant sa trajectoire. Presque tous les autres moururent écrasés par le canon de dix pieds de long qui retomba sur eux de tout son poids. Le chef d’escadron ouvrit de grands yeux devant ce qui était encore un instant plus tôt une équipe formée de dix-huit êtres humains et qui ne constituait plus qu’un désastre enchevêtré, déchiqueté, sanguinolent. Le feu charisien continua de s’abattre sur sa position, sans relâche. La muraille externe de sa batterie se désintégra sous le choc de la troisième salve. Une fois cet obstacle levé, une demi-douzaine de galions entreprirent de balayer les remparts d’une tornade de mitraille. Des dizaines de petits projectiles se glissèrent avec une violence mortelle par les embrasures. D’autres canonniers delferahkiens disparurent dans d’abominables gerbes de sang, de chairs déchirées et d’os fracassés. Zhonair se releva d’un bond et se précipita au cœur du chaos en hurlant des encouragements. Il n’avait pas trop idée de ce qu’il criait, mais savait qu’il était de son devoir d’être là, pour soutenir ses hommes dans cet ouragan de tonnerre, de fumée et de dévastation. Ils réagirent au son de sa voix familière en rechargeant avec frénésie leurs canons si difficiles à servir tandis que les Charisiens leur assenaient bordée sur bordée. L’un des créneaux vola en morceaux sous l’impact d’un boulet ennemi. La majorité des débris basculèrent vers l’extérieur pour tomber dans l’eau au pied des fortifications, mais un bloc de la taille d’une tête fut propulsé dans les airs et retomba sur un homme à moins de six pieds de Zhonair. Le sang de l’artilleur éclaboussa le chef d’escadron, qui se frotta les yeux pour tenter de les débarrasser du liquide poisseux. Il s’essuyait encore les paupières quand un boulet le percuta en plein ventre. — Messire, leurs fusiliers marins ont débarqué en au moins trois endroits. Lakyr se tourna vers le lieutenant Cheryng. Le jeune homme avait le visage blême, la mine harassée, les yeux exorbités. — Une seule de nos batteries répond encore au feu de l’ennemi, poursuivit le lieutenant. Le nombre de victimes serait très élevé. — Je vois, répondit calmement Lakyr. Qu’en est-il des pertes chez l’adversaire ? — L’un des galions a perdu deux mâts. Il s’est fait remorquer loin des combats. Un autre aurait pris feu, à ce qu’il paraît. Brièvement, du moins. À part ça… Cheryng haussa les épaules, déconfit. Lakyr eut un geste de résignation. Les Charisiens avaient défilé méthodiquement le long du front de mer en concentrant leur feu sur chaque dispositif de défense, un par un. La sagesse traditionnelle voulait qu’aucun navire ne puisse s’en prendre à une batterie bien assise et protégée, mais cette tradition dépendait d’une puissance de feu équivalente. Lakyr en avait la certitude, les dégâts subis par les Charisiens et le nombre de victimes devaient dépasser ce que venait de lui rapporter Cheryng, mais cela n’avait pas suffi à les inciter à battre en retraite. Cela n’avait rien d’étonnant, du reste. Il avait espéré mieux résister, mais ne s’était jamais fait d’illusions quant à ses chances de repousser l’agresseur. Je ne vais pas non plus entraîner la mort déplus d’hommes que nécessaire en tentant l’impossible, se dit-il, l’air abattu, en jetant un coup d’œil à l’horloge fixée au mur de son bureau. Trois heures, cela suffit… surtout si l’Infanterie de marine a débarqué. Ce n’est pas comme si le roi avait mis à ma disposition des fantassins capables d’appuyer mon artillerie, après tout… — Très bien, lieutenant, dit-il avec plus de solennité qu’il en usait d’ordinaire pour s’adresser à Cheryng. Donnez l’ordre à l’équipe de signalisation de hisser le pavillon blanc. Novembre de l’an de grâce 892 .I. À bord de l'Impératrice-de-Charis, galion de Sa Majesté Tellesberg Royaume de Charis — C’est l’heure, me semble-t-il. Au son de la voix de son mari, l’impératrice Sharleyan Ahrmahk tourna le dos à la vue panoramique offerte par les immenses fenêtres de poupe sur les eaux noires de monde du port de Tellesberg. C’était le premier jour de novembre, une date qu’elle redoutait depuis plusieurs quinquaines. Cayleb se tenait à côté de la table qu’elle lui avait offerte pour la chambre où il prenait ses repas. Elle avait réussi à la commander à son insu et le plaisir manifeste que lui avait procuré cette surprise l’avait comblée. Le grain et les veines du bois exotique poli et verni avec minutie ressortaient sous un unique rayon de soleil matinal tombant de l’écoutille ouverte. Les épais tapis matelassant le bordé du pont figuraient comme des mares de lumière pourpre dans la pénombre de la cabine. Les broderies en métaux précieux de la tunique de Cayleb scintillaient sous ce faisceau, qui arrachait aussi des éclats d’or et de vert à son collier de fonction. En admirant son époux, Sharleyan sentit une boule se former dans sa gorge. — C’est l’heure, je sais, dit-elle avant de marquer une pause pour s’éclaircir la voix. Je… je le regrette, voilà tout. — Moi aussi, dit-il à voix basse dans l’éclair blanc d’un sourire fugace. — Vous devez partir, j’en suis consciente. Je le suis depuis mon arrivée à Tellesberg. Cependant… (Sharleyan perçut le léger tremblement de son propre timbre.) Je ne m’attendais pas à en souffrir autant. — Souffrance partagée, madame. Cayleb la rejoignit en deux longues enjambées. Il prit ses deux mains frêles dans les siennes, puissantes et calleuses, les porta à ses lèvres et y déposa un baiser. — Nous n’étions censés rien ressentir de tel, souffla-t-elle en libérant une main pour la poser délicatement sur la joue de son mari. — C’est vrai, dit-il avec ce même sourire éclatant qui avait le don, comme elle l’avait découvert, de lui faire fondre le cœur. Notre union ne devait être qu’un mariage d’État. Vous n’auriez dû avoir qu’une envie, malgré les faux-semblants de mise à la Cour : me voir tourner les talons. (Il secoua la tête, les yeux brillants dans l’obscurité.) Comment pourrais-je espérer botter le cul de Hektor comme il le mérite alors que je me suis déjà trompé à ce point là-dessus ? — Oh ! laissa-t-elle tomber avec toute la légèreté dont elle fut capable. Je suis certaine qu’à force de tâtonnements vous trouverez un moyen d’atteindre la victoire, Votre Majesté. — Eh bien, merci, Votre Grâce ! Il embrassa encore sa main puis l’attira contre lui pour l’entourer de son autre bras. Elle se délecta de la vigueur de cette étreinte en s’émerveillant du fond de vérité contenu dans sa description de ce qu’aurait pu être leur couple. Et qui correspondait très bien à ce qu’elle avait imaginé. C’était incroyable. Cela faisait à peine un mois qu’ils étaient mariés et trois qu’ils se connaissaient. Pourtant, cette séparation lui coûtait autant que si elle avait dû se trancher la main. — Je ne veux pas que vous partiez, avoua-t-elle tout doucement. — Et je ne veux pas vous quitter… Ce qui fait de nous un couple identique à des milliers d’autres, non ? (Il baissa les yeux sur elle, l’air grave.) Si nous attendons cela de nos sujets, ce n’est que justice que nous soyons logés à la même enseigne, ne croyez-vous pas ? — Mais nous avons eu si peu de temps ! — Si Dieu est bon, nous aurons toutes les années à venir pour compenser. (Il se tourna vers elle et elle posa la joue contre son torse.) Je vous assure que je me délecte d’avance de chacune de ces années, ajouta-t-il à son oreille d’un air fripon en faisant glisser sa main droite le long de son dos jusqu’à son postérieur. C’était tout l’avantage de la mode charisienne, se dit-elle. Les robes chisholmoises étaient doublées de nombreux jupons pour parer au climat plus froid de son royaume septentrional. Les tenues de Charis, plus fines et plus légères, étaient de ce fait beaucoup moins rembourrées. — Heureusement qu’il n’y a personne ici pour s’aviser du rustre que vous faites, Votre Majesté, lui dit-elle en levant le visage vers le sien. — Peut-être… mais quel dommage que je n’aie pas le temps de vous prouver toute ma vulgarité ! rétorqua-t-il en se penchant pour l’embrasser. Elle savoura cet instant en se serrant contre lui. Soudain, comme d’un commun accord, ils reprirent tous les deux leur souffle et s’écartèrent légèrement l’un de l’autre. — Je regrette vraiment, à plus d’un titre, de partir sans vous, dit Cayleb. Et je vous demande pardon de me décharger de mes responsabilités sur vous alors que vous avez eu si peu de temps pour prendre vos marques à Tellesberg. — Je ne peux pas dire que je ne savais pas que ce moment viendrait, si ? répliqua-t-elle. Au moins, j’aurai le comte de Havre-Gris et l’archevêque pour me conseiller. — Oui, mais c’est tout de même trop tôt. (Il exprima d’une grimace son découragement.) Il vous aurait fallu plus de temps. J’ai encore tant de choses à vous dire, à vous expliquer… Je ne devrais pas avoir à filer ainsi en laissant inachevés tant de travaux. Elle voulut lui répondre, mais se contenta d’esquisser un sourire. Théoriquement, rien ne l’obligeait à « filer » ainsi. En mer ou sur terre, ses officiers étaient tout à fait capables de mener les batailles qui devaient être livrées. Cependant, il faudrait peut-être – certainement – prendre sur le front des décisions politiques rapides et décisives qui ne supporteraient pas les quinquaines et les quinquaines de retard qu’impliquerait l’envoi d’émissaires à travers les milliers de milles séparant Corisande de Charis. Par ailleurs, les soldats et les marins de Charis idolâtraient Cayleb Ahrmahk. Cela n’avait rien d’étonnant après les batailles de la Dent de roche, du Crochet et de Darcos. Elle le savait, sa présence à leur côté vaudrait une escadre de galions. Tout aussi important, cela nous donne l’occasion de montrer que notre nouvel « empire » est une union entre égaux. Même si c’est le roi de Charis qui part au front, cette guerre n’est pas celle de son seul royaume, mais de l’empire tout entier. Quant à la reine de Chisholm, elle reste à l’arrière pour gouverner en son absence non seulement son territoire de naissance, mais l’empire de Charis… et ce en leur nom à tous les deux. — Vous avez bien conscience, n’est-ce pas, dit-elle à voix haute, que votre escapade militaire risque d’entraver sérieusement notre projet d’alternance de la capitale entre Tellesberg et Cherayth ? — J’espère que cela ne sera pas trop gênant, répondit-il avec le plus grand sérieux. Au besoin, Rayjhis pourrait très bien rester en Charis à titre de régent de nos deux Couronnes tandis que nous transférerions la capitale – et Votre Grâce – à Cherayth. — Ce ne serait pas la plus heureuse des décisions, selon moi. (Elle eut une moue songeuse.) Certes, je me demande comment s’en sortent Mahrak et ma mère en mon absence, mais je ne doute pas de leur compétence. En outre, le fait que vous passiez par Chisholm pour préparer l’invasion de Corisande donnera à mon peuple l’occasion de vous rencontrer, tout comme le vôtre a pu faire ma connaissance. Je me trompe peut-être, mais que votre entourage et vous me fassiez assez confiance pour me laisser gouverner tout l’empire en votre absence depuis Tellesberg devrait suffire à ce que nul en Chisholm ne s’inquiète du respect à la lettre du calendrier régissant l’alternance du siège du gouvernement entre nos capitales. — Évidemment que j’ai confiance en vous ! Il eut l’air surpris que cela puisse être mis en doute. Elle lui tapota la poitrine de son index fin et sourit. — Je le sais, moi, lui dit-elle d’un ton réprobateur. C’est en persuader tout le monde qui ne sera pas si simple, et nous n’aurions pu trouver de meilleur moyen d’y parvenir. — Malgré le sacrifice que cela représente pour nous, en effet. — J’y vois encore un avantage, du reste. — Lequel ? — L’un des intérêts qu’il y a à gouverner conjointement est que l’un de nous peut rester à Tellesberg pour gérer les affaires courantes tandis que l’autre s’en va s’occuper d’autres problèmes. Je ne l’oublie pas, Cayleb, nous avons tous les deux un premier conseiller à qui nous réservons une confiance absolue, mais ce n’est pas tout à fait pareil, et vous le savez. Si tout se passe aussi bien que je le crois, nous jouirons d’une souplesse dont jamais personne n’aura bénéficié avant nous. D’ailleurs, nous en aurons grand besoin pour assurer l’organisation et la cohésion d’un empire de la taille du nôtre. Cayleb opina du chef avec gravité. Bizarrement, d’une façon qu’il n’arriverait sans doute jamais à expliquer, le sérieux et le pragmatisme de l’analyse de sa femme ne firent qu’accentuer sa tendresse à son égard et le regret qu’il avait à la quitter comme arrivait pour eux l’heure de se séparer. Bien malgré lui, il s’était presque réjoui du massacre de Ferayd : armer la flotte de La Dent-de-Roche et dénicher assez de bâtiments pour transporter son infanterie de marine avait perturbé le calendrier de l’invasion de Corisande soigneusement mis au point par L’île-de-la-Glotte, ce qui avait donné le temps de produire plusieurs milliers de précieux fusils à âme rayée et retardé le départ de Cayleb de deux quinquaines providentielles. Dix jours de plus passés avec Sharleyan… qui n’avaient fait que rendre plus pénible cet instant. — Soyez prudente. (Il remonta ses mains sur elle pour les poser sur ses épaules en la regardant au fond des yeux.) Soyez très prudente, Sharleyan. Rayjhis, Maikel, Bynzhamyn et tous les autres veilleront sur vous, mais n’oubliez jamais que les Templistes rôdent dans l’ombre. Ils nous ont déjà montré qu’ils n’hésiteront pas à faire couler le sang. La plupart de « mes » sujets sont prêts à vous aimer comme l’une des leurs, mais trois d’entre eux ont déjà tenté d’assassiner Maikel. Quelqu’un d’autre a incendié le Collège royal. Nous ignorons encore de qui il s’agit et quelle organisation se cache peut-être derrière lui. Alors, gardez bien à l’esprit que d’autres poignards risquent de surgir, et que tous ne seront pas en acier. — Je vous le promets. (Un amusement insolite apparut aux coins de ses yeux expressifs et elle renifla.) Quant à vous, n’oubliez pas que vous êtes en train de parler à quelqu’un qui a grandi dans l’ombre de la reine Ysbell ! Je n’ignore rien des machinations politiques et des intrigues de cour. Des tueurs non plus. Et si je m’avisais de baisser la garde, Edwyrd me rappellerait vite à l’ordre ! — Je sais, je sais ! (Il l’attira de nouveau contre lui.) Je ne supporte pas l’idée qu’il puisse vous arriver malheur, voilà tout. — Il ne va rien m’arriver, lui assura-t-elle. Veillez seulement à ce que rien ne vous arrive, à vous, Votre Majesté ! — Avec Bryahn, le général Chermyn et Merlin à mes côtés ? (Ce fut son tour de renifler, ce qu’il fit, de l’avis de Sharleyan, avec un brio remarquable.) Je n’affirmerai pas ne rien risquer. Après tout, la foudre, un incendie de forêt ou un tremblement de terre pourraient très bien avoir raison de moi. Mais je ne vois rien d’autre qui soit susceptible d’échapper à la vigilance de ces trois gaillards. — Assurez-vous-en ! (Elle lui saisit le lobe des deux oreilles pour lui immobiliser la tête.) J’ai déjà prévenu le capitaine Athrawes : il n’a pas intérêt à revenir en Charis sans vous. — Voilà qui a dû lui faire une peur de tous les diables, dit Cayleb avec un sourire admiratif. — Pour les diables, je ne sais pas. En tout cas, j’espère lui avoir fait redouter un châtiment moins éternel, mais plus… immédiat, dirons-nous. Cayleb éclata de rire avant de recouvrer bientôt son sérieux. — Cette fois, c’est l’heure, mon amour. — Je sais. La marée n’attend pas. — Sous peine de velléités de régicide de la part de tous les généraux, amiraux et capitaines de la flotte d’invasion, en effet. Les marins de Charis ne supportent pas de manquer le jusant ! — Finissons-en, dans ce cas. Malgré ses efforts pour paraître gaie, elle sentit sa lèvre inférieure trembloter. Elle réprima sévèrement ce réflexe et glissa sa main dans le creux du bras offert de son mari, qui entreprit de l’escorter en dehors de la chambre où ils étaient parvenus à trouver un peu d’intimité, une gageure à bord d’un navire de guerre surpeuplé. L’activité régnant sur le pont le lui confirma très vite. Ce bateau était le plus récent et le plus puissant de ce qu’il convenait désormais d’appeler la Marine impériale de Charis. Version améliorée du Cuirassé, qui avait servi de navire amiral à Cayleb au cours de la campagne des récifs de l’Armageddon et avait sombré à l’issue de la bataille de l’anse de Darcos, ce dernier-né des chantiers charisiens aurait dû être baptisé à l’identique, mais Cayleb s’y était opposé. Toutefois, la tradition charisienne interdisant de donner à un vaisseau de guerre le nom d’une personne encore en vie, il avait dû renoncer à celui qu’il avait en tête. Voilà pourquoi on avait appelé son nouveau bâtiment amiral « Impératrice-de-Charis ». Quand Sharleyan posa le pied sur le pont principal du navire dont elle n’était pas tout à fait la souveraine éponyme, elle fut une fois de plus frappée par le bond en avant fait en l’espace de trois ans par l’architecture navale et les techniques de combat maritime. Les galères charisiennes étaient avant ces évolutions les plus grandes et les plus marines du monde, mais aussi, par voie de conséquence, les plus lentes à l’aviron. Pourtant, même les plus longues ne dépassaient pas les deux tiers de l’Impératrice-de-Charis. Le nouveau bâtiment amiral de Cayleb mesurait plus de cent cinquante pieds entre perpendiculaires et, du fait de son tirant d’eau nettement supérieur, déplaçait près de mille quatre cents tonnes. Il était armé de trente krakens sur le pont principal et de trente-deux caronades sur le plancher reliant les deux gaillards. Si on y ajoutait les longs canons de quatorze livres montés à l’avant et à l’arrière en tant que pièces de chasse et de retraite, le galion comptait en tout soixante-huit bouches à feu, ce que n’égalait nul autre vaisseau de guerre sur toutes les eaux de la planète. Sauf, bien sûr, les jumeaux de l’Impératrice-de-Charis amarrés tout autour d’elle. Ce bâtiment semblait démesuré à Sharleyan, et il l’était. Le plus gros navire jamais construit en Chisholm jaugeait à peine la moitié de son déplacement et ne portait que dix-huit canons. Pourtant, la souveraine savait, d’après les conversations tenues avec son mari, le haut-amiral de L’Ile-de-la-Glotte et messire Dustyn Olyvyr que ce dernier avait déjà entrepris de s’appuyer sur les leçons apprises en dessinant ce bâtiment pour mettre au point une classe de navires encore plus imposants et plus puissants. L’Impératrice-de-Charis ne ressemblait même plus à un galion. Le Cuirassé et ses jumeaux s’étaient déjà débarrassés de leurs châteaux avant et arrière, mais ce nouveau modèle présentait un franc-bord encore plus mince, toutes proportions gardées, avec un pont supérieur continu, sans élévation apparente des gaillards. Plus précisément, les étroits passavants du Cuirassé avaient été élargis de manière à former une véritable deuxième batterie au-dessus de la première. Ainsi, la légère tonture de la coque se manifestait sans interruption de la proue au tableau arrière. Du fait de la plus grande taille de ce galion, les sabords de son pont principal étaient plus élevés que ceux des navires plus anciens. Lever la tête pour admirer son puissant gréement suffisait à donner le vertige à Sharleyan. Pourtant, empreints dans chacune de leurs lignes d’une grâce délicate et prédatrice, l’Impératrice-de-Charis et ses jumeaux se révélaient, malgré leurs dimensions, bas sur l’eau, élégants et dangereux derrière leur taille-mer incliné avec détermination vers le large. Par ailleurs, la Marine impériale de Charis avait repris une ancienne tradition de la royale. Là où d’autres nations auraient badigeonné leurs bateaux de couleurs criardes, la muraille des vaisseaux de guerre charisiens était peinte en noir, rehaussée d’une unique bande blanche le long de ses flancs au niveau des sabords, dont les mantelets étaient peints en rouge. En dehors des figures de proue, il s’agissait là de la seule couleur de ces coques, qui tranchaient avec les riches ornements des bâtiments des flottes étrangères. Ce choix ne devait rien au hasard, comme l’avait compris Sharleyan. Les vaisseaux de guerre de Charis n’avaient besoin ni de décorations, ni de sculptures hautaines, ni de dorures étincelantes pour intimider un adversaire. Leur réputation s’en chargeait très bien et l’absence de telles enjolivures leur conférait une sorte de beauté austère, une élégance fonctionnelle que n’entravait aucun élément superflu. — C’est un beau bateau auquel vous avez donné mon nom, Cayleb, lui glissa-t-elle à l’oreille d’une voix assez forte pour couvrir la clameur qui s’éleva, dès son arrivée sur le pont, de la gorge des marins alignés le long des vergues de l’Impératrice-de-Charis. — Balivernes ! Je lui ai donné le nom d’une fonction et non de la personne qui l’occupe ! rétorqua-t-il avec un sourire malicieux. Elle lui pinça férocement les côtes et il tressaillit. Quand il baissa les yeux sur elle, elle lui adressa un regard angélique. — Ce n’est rien à côté de ce qui vous attend quand vous rentrerez, Votre Majesté, lui promit-elle. — Tant mieux ! Son sourire s’élargit, puis disparut à leur arrivée devant la coupée, où la chaise de calfat attendait de descendre son épouse sur les bancs du canot de cinquante pieds amarré le long du bord. L’embarcation arborait le nouveau pavillon impérial, au cœur duquel ondulait sous la brise fraîche le kraken d’or de la maison Ahrmahk. C’était le même drapeau qui flottait à la corne d’artimon de tous les navires de guerre au mouillage alentour, à un détail près : celui du canot de Sharleyan présentait au-dessus du kraken la couronne d’argent de l’impératrice et celui du bâtiment amiral la couronne d’or de l’empereur. Les deux monarques restèrent un instant les yeux baissés sur l’esquif. Cayleb prit une profonde inspiration et se tourna vers Sharleyan. — Madame l’impératrice…, dit-il d’une voix si faible qu’elle l’entendit à peine sous les ovations qui montaient désormais du canot et se répandaient de navire en navire. En voyant, sur tous ces bâtiments, les gabiers agrippés aux espars et les fusiliers marins alignés le long des pavois, elle s’avisa que ce n’était pas Cayleb qu’ils acclamaient ainsi. Du moins, pas lui uniquement. Ces vivats s’adressaient aussi à elle. Les manœuvriers amenèrent la chaise de calfat à ses pieds. Elle parvint à réprimer une moue d’appréhension. La perspective de se faire soulever par-dessus bord pour redescendre vers le canot au bout d’un cartahu tel un vulgaire paquet n’avait rien de très distingué, mais ce serait tout de même mieux que de s’agripper aux lattes clouées à la muraille du bâtiment en essayant de retenir sa jupe. Ce serait préférable pour sa pudeur, en tout cas. Elle risquerait en outre beaucoup moins de se retrouver trempée des pieds à la tête par inadvertance. De toute façon, elle… Ses pensées furent brutalement interrompues lorsque les bras de Cayleb l’enveloppèrent. Elle écarquilla les yeux de stupéfaction, mais n’eut le temps de rien faire d’autre avant de recevoir un baiser – impitoyable, énergique et délicieusement habile – sous les regards de toute la flotte. L’espace d’un battement de cœur, elle resta raide et sans réaction dans les bras de son époux. Mais pas davantage. C’était bien sûr une violation flagrante et scandaleuse de toutes les règles de l’étiquette, du protocole et de la simple bienséance, se dit-elle en répondant à son étreinte, mais elle s’en souciait comme d’une guigne. Pendant un instant, les témoins de la scène parurent tout aussi interloqués par cette entorse à la chorégraphie solennelle et soigneusement codifiée de l’événement. Soudain, toutefois, les acclamations reprirent, sur un ton un peu différent. Les bravos étaient ponctués de rires, de battements de mains et de sifflets d’encouragement. Plus tard, Sharleyan se remémorerait et chérirait le plaisir – partagé par Cayleb et elle – manifeste dans ces cris, ces sifflements, ces applaudissements. Sur le moment, elle ne se rendit compte de rien. Son esprit était ailleurs. Ce fut un long baiser, ardent et très appliqué. Cayleb était un homme de méthode, et il prit tout le temps nécessaire pour bien faire. Enfin, sans doute par manque d’oxygène, il se redressa et sourit à sa femme parmi les sifflets et les trépignements. Derrière lui, Sharleyan vit le haut-amiral de L’île-de-la-Glotte, le chef d’escadre Manthyr et le capitaine Athrawes faire de leur mieux pour ne pas ricaner comme des collégiens. Les rires ravis redoublèrent quand elle agita son doigt sous le nez de son mari. — Voilà ! Vous avez prouvé quel malappris obscène et grossier vous êtes ! le gronda-t-elle, des étincelles dans les yeux. Je n’arrive pas à croire que vous vous soyez conduit ainsi devant tout le monde ! Ne vous rendez-vous pas compte de la violation de protocole que vous avez commise ? — À Shan-wei, le protocole ! lui répondit-il, impénitent. Il lui effleura la joue de la main droite en stabilisant de la gauche la sellette descendue à son intention. La caresse de ses doigts avait la douceur de la plume. Son regard s’illumina. — C’était drôle, non ? J’ai bien l’intention de recommencer, et souvent ! Cependant, si vous ne vous installez pas sur cette chaise pour quitter le navire, nous allons tous manquer la marée et il faudra faire face à une rébellion en règle. — Je sais… Elle le laissa l’aider à s’installer sur la planchette suspendue alors qu’elle n’était tout de même pas assez faible pour avoir besoin de lui. Il vérifia personnellement qu’elle était bien assurée. Les sifflets de manœuvre retentirent. Les fusiliers marins se mirent au garde-à-vous, puis au présentez-armes tandis qu’on la soulevait du pont. La cloche du bord se mit à sonner, son timbre riche et musical perçant le tumulte des ovations renouvelées. Elle tinta vingt-quatre fois comme il convenait pour saluer solennellement un chef d’État couronné. — Prenez soin de lui, Merlin ! s’entendit-elle crier. Ramenez-le-moi ! Elle n’avait jamais eu l’intention de rien dire de si sentimental. Pas à portée de toutes ces oreilles ! Heureusement, les hourras étaient si assourdissants autour d’elle que nul n’aurait pu l’entendre. À une exception près. — Comptez sur moi, Votre Grâce. Étrangement, le seijin l’avait entendue. Sa voix profonde retentit par-dessus le grondement de ressac de toutes les autres, jusqu’à son oreille. Elle le regarda, debout près de Cayleb, tel un bouclier dressé derrière son mari. Ses mystérieuses prunelles de saphir étincelèrent au soleil lorsqu’il se frappa l’épaule gauche de son poing droit en signe de salut officiel. Sharleyan Ahrmahk n’était pas une plante de serre. Elle avait appris voilà bien longtemps que la vie n’était pas une ballade héroïque où le bien triomphait toujours du mal, comme par magie. Elle n’avait pas douze ans quand la mort de son père le lui avait appris en mettant violemment un terme à son enfance. Pourtant, en cet instant précis, quand son regard croisa celui de Merlin Athrawes, elle éprouva une soudaine sensation, irrationnelle mais irrésistible, de confiance en l’avenir. Elle baissa les yeux sur lui comme s’élevait la chaise de calfat avant de redescendre vers le canot amarré en contrebas, et sentit cette assurance émaner de lui pour la submerger. Un flot de larmes lui piqua les paupières. Tous les yeux du port étaient tournés vers elle. Toutes les longues-vues braquées sur son visage. Elle le savait. Elle savait que tout le monde la voyait refouler ses pleurs comme la première écolière venue. Elle s’en moquait. Qu’ils pensent ce qu’ils veulent ! Qu’ils croient ce qui leur chante ! Elle ne cesserait de s’accrocher à cette ultime vision d’un mari quelle ne s’était jamais attendue à aimer autant et à la promesse de saphir qu’il lui reviendrait un jour. Personnages AHBAHT, Lywys – Beau-frère d’Edmynd Walkyr. Commandant du galion marchand Vent. AHBAHT, Zhefry – Secrétaire particulier du comte de Havre-Gris, investi de bon nombre des fonctions d’un sous-secrétaire d’État aux Affaires étrangères. AHDYMSYN, Zherald (délégué archiépiscopal) –Ancien administrateur en chef de l’archevêché de Charis au nom de l’archevêque Erayk Dynnys. Ahlber (messire) –Voir ZHUSTYN, Ahlber. Ahlfryd (messire) –Voir HYNDRYK, Ahlfryd. AHLVEREZ, Faidel (amiral général, Marine du Dohlar) –Duc de Malikai, commandant en chef de la marine du roi Rahnyld IV du Dohlar, mort au cours de la bataille des récifs de l’Armageddon. Ahlvyn (grand-prêtre) –Voir SHUMAY, Ahlvyn. Ahnzhelyk (Madame) –Voir PHONDA, Ahnzhelyk. Ahrdyn –Chat-lézard de l’archevêque Maikel. AHRMAHK, Cayleb II (roi) –Roi de Charis. AHRMAHK, Haarahld VII (roi) –Défunt roi de Charis, père du roi Cayleb II. AHRMAHK, Kahlvyn – Défunt duc de Tirian, gouverneur de Hairatha, cousin germain du roi Haarahld VII. AHRMAHK, Kahlvyn Cayleb – Frère cadet du duc de Tirian, cousin issu de germains du roi Cayleb II. AHRMAHK, Rayjhis – Duc de Tirian, gouverneur de Hairatha, cousin issu de germains du roi Cayleb II. AHRMAHK, Zhan (prince héritier) –Frère cadet du roi Cayleb II. AHRMAHK, Zhanayt (princesse) –Sœur cadette du roi Cayleb II. AHRMAHK, Zhanayt (reine) –Épouse défunte du roi Haarahld VII. Mère de Cayleb, Zhanayt et Zhan. AHRMAHK, Zhenyfyr – Duchesse douairière de Tirian, mère de Rayjhis et Kahlvyn Cayleb Ahrmahk, fille de Rayjhis Yowance. AHSTYN, Franz (lieutenant, garde royale de Charis) –Bras droit du chef de la garde rapprochée du roi Cayleb II. AHZGOOD, Phylyp – Comte de Coris, chef des services secrets du prince Hektor de Corisande. Aidryn (grand-prêtre) –Voir WAIMYN, Aidryn. Alahnah (reine mère) –Voir TAYT, Alahnah. ALBAN, Nimue (capitaine de corvette, Flotte de la Fédération terrienne) –Officier tactique de l’amiral Pei Kau-zhi. Allayn (vicaire) –Voir MAGWAIR, Allayn. ANDROPOV (archange) –Membre de l’état-major d’Eric Langhorne. APLYN-AHRMAHK, Hektor (garde-marine de première classe, Marine royale de Charis) –Élève officier à bord de la Destinée, galion de Sa Majesté (54 canons). Membre adoptif de la maison Ahrmahk sous le titre de duc de Darcos. ARDILLON, Rahnyld (messire) –Baron de Mandoline, membre du Conseil du roi Cayleb II. ATHRAWES, Merlin (capitaine, garde royale de Charis) –Chef de la garde rapprochée du roi Cayleb II. Avatar cybernétique du capitaine de corvette Nimue Alban. Avrahm (seigneur) –Voir HYWSTYN, Avrahm. BAHRMYN, Borys (archevêque) –Archevêque de Corisande. BAHRNS, Rahnyld IV (roi) –Roi du Dohlar. BAYTZ, Felayz (princesse) –Benjamine et deuxième fille du prince Nahrmahn d’Émeraude. BAYTZ, Hanbyl – Duc de Salomon, oncle du prince Nahrmahn d’Émeraude et commandant en chef de l’armée esméraldienne. BAYTZ, Mahrya (princesse) –Fille aînée du prince Nahrmahn d’Émeraude. BAYTZ, Nahrmahn II (prince) –Souverain de la principauté d’Émeraude. BAYTZ, Nahrmahn Gareyt (prince) –Fils cadet du prince Nahrmahn d’Émeraude. BAYTZ, Ohlyvya (princesse) –Épouse du prince Nahrmahn d’Émeraude. BAYTZ, Trahvys (prince) –Troisième enfant et deuxième fils du prince Nahrmahn d’Émeraude. BÉDARD, Adorée (docteur, archange) –Chef psychiatre, opération Arche. Borys (archevêque) –Voir BAHRMYN, Borys. Bouline –Rottweiller du comte de L’île-de-la-Glotte. BREYGART, Hauwerd (messire, colonel, Infanterie de marine royale de Charis) –Héritier légitime du comté de Hanth. Bryahn (bas-prêtre) –Voir USHYR, Bryahn. BYRKYT, Zhon (grand-prêtre) –Abbé du monastère de Saint-Zherneau. CAHKRAYN, Samyl – Duc de Fern, premier conseiller du roi Rahnyld IV du Dohlar. CAHNYR, Zhasyn (archevêque) –Archevêque de Cœur-de-Glacier. Membre du Cercle réformateur au sein du Conseil des vicaires. Carlsyn (grand-prêtre) –Voir RAIYZ, Carlsyn. CASEYEUR, Edwyrd (sergent, garde royale de Chisholm) – Membre du détachement de sécurité ordinaire de la reine Sharleyan, laquelle bénéficie de sa protection en tant que garde du corps personnel depuis l’âge de dix ans. Cayleb II (roi) –Voir AHRMAHK, Cayleb IL Charlz (messire) –Voir DOYAL, Charlz. CHARLZ, Yerek (enseigne de vaisseau, Marine royale de Charis) –Maître canonnier de la Déferlante, goélette de Sa Majesté (14 canons). CHERMYN, Hauwyl (général d’armée, Infanterie de marine royale de Charis) –Chef de l’Infanterie de marine royale de Charis. CHERYNG, Taiwyl (lieutenant) –Officier subalterne de messire Vyk Lakyr. Il est responsable des secrétaires de Lakyr et de la circulation des dépêches. CHIHIRO, Maruyama (archange) –Membre de l’état-major d’Eric Langhorne. Auteur principal de la Sainte Charte. Chiyan (vicaire) –Voir HYSIN, Chiyan. CLAREYK, Kynt (général de brigade, Infanterie de marine royale de Charis) –Chef de la toute première brigade d’Infanterie de marine de Charis, auteur du manuel d’entraînement des fusiliers marins du roi Cayleb II. Clyfyrd (grand-prêtre) –Voir LAIMHYN, Clyfyrd. CLYNTAHN, Zhaspyr (vicaire) –Grand Inquisiteur de l’Église de Dieu du Jour Espéré, membre du Groupe des quatre. COHLMYN, Lewk (messire, amiral, Marine de Chisholm) – Comte de Ladret, commandant en chef de la flotte de la reine Sharleyan. Équivalent de son ministre de la Marine. CORDERIE, Ahdam (colonel) –Chef de la garde royale de Charis. CORIS (comte) –Voir AHZGOOD, Phylyp. DAIKYN, Gahlvyn – Valet personnel du roi Cayleb II. Daivyn (prince) –Voir DAYKYN, Daivyn. DARCOS (duc) –Voir APLYN-AHRMAHK, Hektor. DARYS, Tymythy, dit « Tym » (capitaine de vaisseau, Marine royale de Charis) –Commandant du Ravageur, galion de Sa Majesté (54 canons). Capitaine de pavillon de l’amiral Staynair. DAYKYN, Daivyn (prince) –Benjamin du prince Hektor de Corisande. DAYKYN, Hektor (prince) –Prince de Corisande, chef de la ligue de Corisande. DAYKYN, Hektor (prince héritier) –Deuxième enfant, mais fils aîné et héritier présomptif du prince Hektor de Corisande. DAYKYN, Irys (princesse) –Fille aînée du prince Hektor de Corisande. DEKYN, Allayn (sergent, armée du Delferahk) –L’un des bas officiers de la garnison de messire Vyk Lakyr, aux ordres du capitaine Kairmyn. Domynyk (messire) –Voir STAYNAIR, Domynyk. DOYAL, Charlz (messire) –Chef de l’artillerie de Corisande. DUCHAIRN, Rhobair (vicaire) –Ministre du Trésor du Conseil des vicaires de l’Église de Dieu du Jour Espéré, membre du Groupe des quatre. DUDRAGON, Rayjhis (messire) –Ambassadeur de Charis auprès de la république du Siddarmark. DU GUÉ-BLANC (baron) –Voir MAHRTYN, Gahvyn. Dunkyn (messire) –Voir YAIRLEY, Dunkyn. Dustyn (messire) –Voir OLYVYR, Dustyn. DYNNYS, Adorai – Épouse de l’archevêque Erayk Dynnys. Après l’arrestation de son mari, elle prend pour pseudonyme le prénom Ailysa. DYNNYS, Erayk (archevêque) –Ancien archevêque de Charis. DYNNYS, Styvyn – Fils cadet de l’archevêque Erayk Dynnys, âgé de onze ans. DYNNYS, Tymythy Erayk – Fils aîné de l’archevêque Erayk Dynnys, âgé de quatorze ans. EDWYRDS, Kevyn – Officier en second du galion corsaire Kraken. Erayk (archevêque) –Voir DYNNYS, Erayk. Erayk (vicaire) –Voir FORYST, Erayk. ERAYKSYN, Styvyn (lieutenant de vaisseau, Marine royale de Charis) –Aide de camp de l’amiral Staynair. ERAYKSYN, Wyllym – Fabricant de textiles charisien. EREKXVII (grand-vicaire) –Chef spirituel et temporel de l’Église de Dieu du Jour Espéré. Ernyst (évêque) –Voir JYNKYNS, Ermyst. FALKHAN, Ahrnahld (lieutenant, Infanterie de marine royale de Charis) –Chef de la garde rapprochée du prince héritier Zhan. Felayz (princesse) –Voir BAYTZ, Felayz. FERN (duc) –Voir CAHKRAYN, Samyl. FHAIRLY, Ahdym (chef d’escadron) –Chef des batteries de l’île Est, dans l’anse de Ferayd, au large du royaume du Delferahk. FLOTS-NOIRS (duc) –Voir LYNKYN, Ernyst. FORYST, Erayk (vicaire) –Membre du Cercle réformateur au sein du Conseil des vicaires. Frahnklyn (seigneur) –Voir WALLYCE, Frahnklyn. FYSHYR, Hairys – Commandant du galion corsaire Kraken. GAHRMYN, Rahnyld (lieutenant de vaisseau, Marine du Delferahk) –Officier en second de la galère Pointe-de-Flèche (19 canons). GAHRVAI, Koryn (messire) –Fils aîné du comte de L’Enclume-dePierre et officier de haut rang dans l’armée de Corisande. GAHRVAI, Rysel (messire) –Comte de L’Enclume-de-Pierre. Cousin éloigné du prince Hektor et commandant en chef de l’armée de Corisande. GAIRAHT, Wyllys (capitaine, garde royale de Chisholm) –Chef du détachement de la garde royale de la reine Sharleyan en Charis. Gairyt (vicaire) –Voir TAN YR, Gairyt. GARDYNYR, Lywys (amiral, Marine du Dohlar) –Comte de Thirsk, meilleur amiral du roi Rahnyld IV, actuellement en disgrâce. Gorjah III (roi ) –Voir NYOU, Gorjah III. GRAISYN, Wyllys (délégué archiépiscopal) –Administrateur en chef de l’archevêché d’Émeraude au nom de l’archevêque Lyam Tyrn. GRAIVYR, Styvyn (grand-prêtre) –Intendant de l’évêque Ernyst, acquis à la cause du Grand Inquisiteur Clyntahn. GRATTEMER, Rhyzhard (messire) –Premier enquêteur du baron de Tonnerre-du-Ressac. Greyghor (Protecteur de la république) –Voir STOHNAR, Greyghor. Haarahld VII (roi) –Voir AHRMAHK, Haarahld VII. HAHLMYN, Sairah – Servante personnelle de la reine Sharleyan. HAHLYND, Pawal (amiral, Marine du Dohlar) –Commandant des patrouilles instituées pour lutter contre la piraterie dans l’anse de Hankey. Ami de l’amiral Gardynyr. HALCOM, Mylz (évêque) –Évêque de la baie de Margaret. HANTH (comte) – Voir MAHNTAYL, Tahdayo. HARMYN, Bahrkly (chef de bataillon, armée d’Émeraude) – Officier de l’armée d’Émeraude affecté à la surveillance de la baie du Nord. HARYS, Zhoel (capitaine de vaisseau, Marine de Corisande) – Commandant de la galère Lance. HASTINGS (archange) –Membre de l’état-major d’Eric Langhorne. Auteur de l’atlas détaillé de Sanctuaire mis à la disposition des colons. HAUT-FOND (baron) –Voir HYNDRYK, Ahlfryd. Hauwerd (messire) –Voir BREYGART, Hauwerd. Hauwerd (vicaire) –Voir WYLSYNN, Hauwerd. HAVRE-GRIS (comte) –Voir YOWANCE, Rayjhis. Hektor (prince) –Voir DAYKYN, Hektor. Hektor (prince héritier) –Voir DAYKYN, Hektor. HOLDYN, Lywys (vicaire) –Membre du Cercle réformateur au sein du Conseil des vicaires. HOWSMYN, Ehdwyrd – Riche propriétaire tellesbergeois de fonderies et de chantiers navals. HOWSMYN, Zhain – Épouse d’Ehdwyrd Howsmyn. HYNDRYK, Ahlfryd (messire, chef d’escadre, Marine royale de Charis) –Baron de Haut-Fond, spécialiste de l’artillerie de la Marine royale de Charis. HYNDYRS, Dunkyn – Écrivain du galion corsaire Rapace. HYSIN, Chiyan (vicaire) –Membre du Cercle réformateur au sein du Conseil des vicaires, originaire de Harchong. HYWSTYN, Avrahm (seigneur) –Cousin de Greyghor Stohnar. Fonctionnaire de rang intermédiaire affecté au ministère des Affaires étrangères du Siddarmark. HYWYT, Paitryk (capitaine de croiseur, Marine royale de Charis) – Commandant de la Déferlante, goélette de Sa Majesté (14 canons). Irys (princesse) –Voir DAYKYN, Irys. JWO-JENG (archange) –Membre de l’état-major d’Eric Langhorne. Auteur des Proscriptions qui limitent le développement technologique sur Sanctuaire. JYNKYN, Hauwyrd (colonel, Infanterie de marine royale de Charis) –Commandant du détachement de fusiliers marins affectés au Ravageur, galion de Sa Majesté (54 canons). JYNKYNS, Ernyst (évêque) –Évêque de Ferayd. Homme modéré, il désapprouve l’usage excessif de la force. KAHNKLYN, Aidryn – Fille aînée de Tairys et Aizak Kahnklyn. KAHNKLYN, Aizak – Gendre de Rahzhyr Mahklyn. KAHNKLYN, Erayk – Fils aîné de Tairys et Aizak Kahnklyn. KAHNKLYN, Eydyth – Benjamine de Tairys et Aizak Kahnklyn. KAHNKLYN, Haarahld – Fils cadet de Tairys et Aizak Kahnklyn. KAHNKLYN, Tairys – Fille de Rahzhyr Mahklyn, mariée à Aizak Kahnklyn. KAHNKLYN, Zhoel – Benjamin de Tairys et Aizak Kahnklyn. KAIREE, Traivyr – Riche marchand et propriétaire terrien du comté de Styvyn. KAIRMYN, Tomhys (capitaine, armée du Delferahk) –L’un des officiers de la garnison de messire Vyk Lakyr. Kehvyn (messire) –Voir M YRGYN, Kehvyn. KESTAIR, Ahrdyn – Fille de l’archevêque Maikel, mariée à messire Lairync Kestair. KESTAIR, Lairync (messire) –Gendre de l’archevêque Maikel. KHAILEE, Rolf (maître) –Pseudonyme du seigneur Avrahm Hywstyn. KNOWLES, Evelyn – Ève rescapée de la destruction de l’enclave d’Alexandrie. Elle trouva refuge à Tellesberg. KNOWLES, Jeremiah – Adam rescapé de la destruction de l’enclave d’Alexandrie. Il trouva refuge à Tellesberg, où il fonda l’ordre de SaintZherneau, dont il devint le saint patron. Koryn (messire) –Voir GAHRVAI, Koryn. LA CHAPELLE-BLANCHE (baron) –Voir SELLYRS, Paityr. LA COMBE-DES-PINS (comte) –Voir OHLSYN, Trahvys. LA DENT-DE-ROCHE (baron) –Voir STAYNAIR, Domynyk. LADRET (comte) –Voir COHLMYN, Lewk. LAHSAHL, Shairmyn (lieutenant de vaisseau, Marine royale de Charis) –Officier en second du Ravageur, galion de Sa Majesté (54 canons). LAIMHYN, Clyfyrd (grand-prêtre) –Confesseur et secrétaire particulier du roi Cayleb II, affecté à celui-ci sur les conseils de l’archevêque Maikel. Lairync (messire) –Voir KESTAIR, Lairync. LAKYR, Vyk (messire) –Chef de la garnison de Ferayd, au royaume du Delferahk. Équivalent d’un général de brigade. LALIGNE, Payter (sergent, garde royale de Charis) –Garde du corps du roi Cayleb II. Ancien membre du détachement de fusiliers marins affectés à la protection du prince héritier Cayleb. LANGHORNE, Eric (archange) –Administrateur en chef de l’opération Arche. LA RAVINE (duc) –Voir WAISTYN, Byrtrym. LAYN, Zhim (chef de bataillon, Infanterie de marine royale de Charis) –Second du général de brigade Kynt Clareyk au moment de la rédaction du manuel d’entraînement des fusiliers marins du roi Cayleb II. Désormais responsable de la formation de l’Infanterie de marine au camp de l’île de Helen. LE HALEUR, Hairym – Officier en second de la goélette corsaire Lame (11 canons). LEKTOR, Taryl (messire, amiral, Marine de Corisande) –Comte de Tartarian. Le plus ancien des officiers de marine rescapés du prince Hektor. L’ENCLUME-DE-PIERRE (comte) –Voir GAHRVAI, Rysel. Lewk (messire) –Voir COHLM YN, Lewk. L’ÎLE-DE-LA-GLOTTE, Bryahn (haut-amiral) –Comte de L’île-de la-Glotte. Commandant en chef de la Marine royale de Charis et cousin du roi Cayleb II. Lyam (archevêque) –Voir TYRN, Lyam. Lyndahr (messire) –Voir RAIMYND, Lyndahr. LYNKYN, Ernyst (amiral, Marine de Corisande) –Duc de Flots Noirs, commandant en chef de la Marine de Corisande, mort au cours de la bataille de l’anse de Darcos. LYWKYS, Mairah (dame) –Première dame d’honneur de la reine Sharleyan, cousine du baron de Vermont. Lywys (vicaire) –Voir HOLDYN, Lywys. MAGWAIR, Allayn (vicaire) –Capitaine général du Conseil des vicaires de l’Église de Dieu du Jour Espéré, membre du Groupe des quatre. MAHKELYN, Rhobair (enseigne de vaisseau, Marine royale de Charis) –Numéro cinq de la Destinée, galion de Sa Majesté (54 canons). MAHKLYN, Rahzhyr (docteur) –Doyen du Collège royal de Charis. MAHKLYN, Tohmys – Fils célibataire de Rahzhyr Mahklyn. MAHKLYN, Ysbet – Épouse défunte de Rahzhyr Mahklyn. MAHKNEEL, Hauwyrd (capitaine de vaisseau, Marine du Delferahk) –Commandant de la galère Pointe-de-Flèche (19 canons). MAHLYK, Stywyrt – Patron du canot du capitaine de vaisseau Yairley. MAHNDYR (comte) –Voir RAHLSTAHN, Gharth. MAHNTAYL, Tahdayo – Comte usurpateur de Hanth. Mahrya (princesse) –Voir BAYTZ, Mahrya. MAHRYS, Zheryld – Secrétaire de messire Rayjhis Dudragon. MAHRTYN, Gahvyn (amiral, Marine de Tarot) –Baron Du Gué Blanc, commandant en chef de la Marine de Tarot. MAIGEE, Graygair (capitaine de vaisseau, Marine du Dohlar) –Commandant du galion Gardien. Maikel (archevêque) –Voir STAYNAIR, Maikel. Mairah (dame) –Voir LYWKYS, Mairah. MAIYR, Zhaksyn (capitaine) –L’un des chefs d’escadron de cavalerie du colonel Wahlys Zhorj au service de Tahdayo Mahntayl. MALIKAI (duc) –Voir AHLVEREZ, Faidel. MANDOLINE (baron) –Voir ARDILLON, Rahnyld. MANTHYR, Gwylym (chef d’escadre, Marine royale de Charis) – Ancien capitaine de pavillon du prince héritier Cayleb pendant la campagne des récifs de l’Armageddon. MONTS-DE-FER (baron) –Voir PAWALSYN, Ahlvyno. MYCHAIL, Alyx – Aîné des petits-enfants de Raiyan Mychail. MYCHAIL, Myldryd – Épouse de l’aîné des petits-enfants de Raiyan Mychail. MYCHAIL, Raiyan – Partenaire commercial d’Ehdwyrd Howsmyn, principal producteur de textiles du royaume de Charis. MYCHAIL, Styvyn – Benjamin d’Alyx et Myldryd Mychail. Mylz (évêque) –Voir HALCOM, Mylz. MYRGYN, Kehvyn (messire, capitaine de vaisseau, Marine de Corisande) –Commandant de la galère Corisande, mort dans le naufrage de son navire pendant la bataille de l’anse de Darcos. Nahrmahn Gareyt (prince) –Voir BAYTZ, Nahrmahn Gareyt. Nahrmahn II (prince) –Voir BAYTZ, Nahrmahn II. NYLZ, Kohdy (amiral, Marine royale de Charis) –L’un des chefs d’escadre récemment promus du roi Cayleb II. NYOU, Gorjah III (roi) –Roi de Tarot. OHLSYN, Trahvys – Comte de La Combe-des-Pins. Cousin et premier conseiller du prince Nahrmahn d’Émeraude. Ohlyvya (princesse) –Voir BAYTZ, Ohlyvya. OLYVYR, Dustyn (messire) –Directeur de la construction navale de la Marine royale de Charis. Orwell –Intelligence artificielle de Nimue Alban, nommée ainsi à partir de sa désignation technique : ordinateur tactique Ordones-WestinghouseLytton RAPIER, série 17a. Paityr (grand-prêtre) –Voir WYLSYNN, Paityr. PASQUALE (archange) –Membre de l’état-major d’Eric Langhorne. Rédacteur des règles encadrant l’hygiène corporelle, publique et alimentaire, ainsi que le traitement des blessures et la médecine préventive de base, à l’intention des colons sur Sanctuaire. PAWALSYN, Ahlvyno – Baron des Monts-de-Fer, Gardien de la bourse (ministre du Trésor) du royaume de Charis, membre du Conseil privé du roi Cayleb II. PEI, Kau-yung (contre-amiral, Flotte de la Fédération terrienne) –Commandant de l’escorte finale de l’opération Arche. PEI, Kau-zhi (amiral, Flotte de la Fédération terrienne) –Chef de la manœuvre Séparation, frère aîné du contre-amiral Pei Kau-yung. PEI, Shan-wei (docteur) –Responsable de la terraformation au sein de l’opération Arche. Dirigeante de l’enclave d’Alexandrie, détruite par Eric Langhorne. PHONDA, Ahnzhelyk (Madame) –Propriétaire de l’une des maisons closes les plus discrètes de la cité de Sion. RAHLSTAHN, Gharth (amiral, Marine d’Émeraude) –Comte de Mahndyr, commandant en chef de la Marine d’Émeraude. Rahnyld (messire) –Voir ARDILLON, Rahnyld. Rahnyld IV (roi) –Voir BAHRNS, Rahnyld. Rahss (bas-prêtre) –Voir SAWAL, Rahss. RAICE, Bynzhamyn – Baron de Tonnerre-du-Ressac, chef des services secrets du roi Cayleb II et membre de son Conseil privé. RAIMYND, Lyndahr (messire) –Ministre du Trésor du prince Hektor de Corisande. RAIYZ, Carlsyn (grand-prêtre) –Confesseur de la reine Sharleyan. Rayjhis (messire) – Voir DUDRAGON, Rayjhis. RAYNAIR, Ekohls (capitaine) –Commandant de la goélette corsaire Lame (Il canons). RAYNO, Zhames II (roi) –Roi du Delferahk. Rhobair (vicaire) –Voir DUCHAIRN, Rhobair. Rhyzhard (messire) –Voir GRATTEMER, Rhyzhard. Rojyr (archevêque) –Prédécesseur d’Erayk Dynnys en tant que prélat de Charis pendant le règne de Haarahld VII. Rysel (messire) –Voir GAHRVAI, Rysel. Sailys (roi) –Voir TAYT, Sailys. SALOMON (duc) –Voir BAYTZ, Hanbyl. Samyl (messire) –Voir TYRN YR, Samyl. Samyl (vicaire) –Voir WYLSYNN, Samyl. SANDYRS, Mahrak – Baron de Vermont, premier conseiller de la reine Sharleyan de Chisholm. SARMAC, Jennifer – Ève rescapée de la destruction de l’enclave d’Alexandrie. Elle trouva refuge à Tellesberg. SARMAC, Kayleb – Adam rescapé de la destruction de l’enclave d’Alexandrie. Il trouva refuge à Tellesberg. SAWAL, Rahss (bas-prêtre) –Bas-prêtre de l’ordre de Chihiro. Commandant de l’un des avisos du Temple. SCHUELER (archange) –Membre de l’état-major d’Eric Langhorne. Fondateur de l’Inquisition sur Sanctuaire. SELLYRS, Paityr – Baron de La Chapelle-Blanche. Gardien du sceau privé du royaume de Charis et membre du Conseil du roi Cayleb II. SHAIKYR, Larys – Commandant du galion corsaire Rapace. SHAIN, Payter (capitaine de vaisseau, Marine royale de Charis) –Commandant du Redoutable, galion de Sa Majesté (48 canons). Capitaine de pavillon de l’amiral Nylz. SHANDYR (baron) –Voir SHANDYR, Hahl. SH ANDYR, Hahl – Baron de Shandyr, chef des services secrets du prince Nahrmahn d’Émeraude. Sharleyan (reine) –Voir TAYT, Sharleyan. SHUMAY, Ahlvyn (grand-prêtre) –Assistant personnel de l’évêque Mylz Halcom. SHYLAIR, Thomys (délégué archiépiscopal) –Administrateur en chef de l’archevêché de Corisande au nom de l’archevêque Borys. SONDHEIM (archange) –Membre de l’état-major d’Eric Langhorne. Auteur des règles concernant l’agronomie et l’agriculture à l’intention des colons sur Sanctuaire. STAYNAIR, Ahrdyn – Épouse défunte de l’archevêque Maikel. STAYNAIR, Domynyk (messire, amiral, Marine royale de Charis) – Baron de La Dent-de-Roche, frère cadet de l’archevêque Maikel Staynair. Commandant de l’escadre du blocus d’Eraystor. STAYNAIR, Maikel (archevêque) –Le plus éminent des prélats de l’Église de Dieu du Jour Espéré natifs de Charis. Nommé archevêque de l’ensemble du royaume par Cayleb II. STOHNAR, Greyghor (Protecteur de la république) –Chef élu de la république du Siddarmark. Styv (messire) –Voir WALKYR, Styv. Styvyn (grand-prêtre) –Voir GRAIVYR, Styvyn. STYWYRT, Zohzef (sergent, armée du Delferahk) –L’un des sous-officiers de la garnison de messire Vyk Lakyr, aux ordres du capitaine Kairmyn. SYMMYNS, Tohmas – Grand-duc de Zebediah, élevé à ce rang par un prince Hektor désireux de garder le contrôle de l’île après sa conquête. SYMYN, Hahl (lieutenant de vaisseau, Marine royale de Charis) – Officier en second du Torrent, galion de Sa Majesté (42 canons). SYNKLYR, Airah (lieutenant de vaisseau, Marine du Dohlar) – Officier en second du galion Gardien. TANYR, Gairyt (vicaire) –Membre du Cercle réformateur au sein du Conseil des vicaires. TARTARIAN (comte) –Voir LEKTOR, Taryl. Taryl (messire) –Voir LEKTOR, Taryl. TAYT, Alahnah (reine mère) –Mère de la reine Sharleyan de Chisholm. TAYT, Sailys (roi) –Père défunt de la reine Sharleyan de Chisholm. TAYT, Sharleyan (reine) –Reine de Chisholm. THIRSK (comte) –Voir GARDYNYR, Lywys. Thomys (délégué archiépiscopal) –Voir SHYLAIR, Thomys. THORAST (duc) –Voir ZAIVYAIR, Aibram. TIANG, Wu-shai (délégué archiépiscopal) –Administrateur en chef de l’archevêché de Chisholm au nom de l’archevêque Zherohm. TIRIAN (duc) –Voir AHRMAHK, Rayjhis. TIRIAN (duchesse douairière) –Voir AHRMAHK, Zhenyfyr. Tohmas (grand-duc) –Voir SYMMYNS, Tohmas. TONNERRE-DU-RESSAC (baron) –Voir RAICE, Bynzhamyn. Trahvys (prince) –Voir BAYTZ, Trahvys. TRUSCOTT (archange) –Membre de l’état-major d’Eric Langhorne. Auteur des règles édictées à l’intention des colons sur Sanctuaire pour l’élevage des espèces autochtones et importées de la Vieille Terre. TRYNAIR, Zahmsyn (vicaire) –Chancelier du Conseil des vicaires de l’Église de Dieu du Jour Espéré, membre du Groupe des quatre. TYRN, Lyam (archevêque) –Archevêque d’Émeraude. TYRNYR, Samyl (messire) –Ambassadeur spécial de Cayleb en Chisholm, remplacé ensuite par le comte de Havre-Gris. URBAHN, Hahl – Officier en second du galion corsaire Rapace. URVYN, Zhak (lieutenant de vaisseau, Marine royale de Charis) –Officier en second de la Déferlante, goélette de Sa Majesté (14 canons). USHYR, Bryahn (bas-prêtre) –Secrétaire particulier et fidèle assistant de l’archevêque Maikel. VERMONT (baron) –Voir SANDYRS, Mahrak. Vyk (messire) –Voir LAKYR, Vyk. VYNAIR, Ahdym (sergent, garde royale de Charis) –L’un des gardes du corps du roi Cayleb II. VYNCYT, Zherohm (archevêque) –Primat de Chisholm. Wahlys (messire ) –Voir ZHORJ, Wahlys. WAIMYN, Aidryn (grand-prêtre) –Intendant du délégué archiépiscopal Thomys. WAISTYN, Byrtrym – Duc de La Ravine, oncle et ministre du Trésor de Sharleyan de Chisholm. Opposé à toute alliance avec Charis, il reste loyal à sa reine. WALKYR, Edmynd – Commandant du galion marchand Vague. WALKYR, GreyghorFils d’Edmynd Walkyr. WALKYR, Lyzbet – Épouse d’Edmynd Walkyr. WALKYR, Mychail – Le plus jeune des deux frères d’Edmynd Walkyr. Second du galion marchand Vent. WALKYR, Styv (messire) –Bras droit de Tahdayo Mahntayl. WALKYR, Zhorj – Second du galion marchand Vague. Frère cadet d’Edmynd Walkyr. WALLYCE, Frahnklyn (seigneur) –Chancelier de la république du Siddarmark. Wu-shai (délégué archiépiscopal) –Voir TIANG, Wu-shai. Wyllys (délégué archiépiscopal) –Voir GRAISYN, Wyllys. WYLSYNN, Hauwerd (vicaire) –Oncle de Paityr Wylsynn, prêtre de l’ordre de Langhorne et membre du Cercle réformateur au sein du Conseil des vicaires. WYLSYNN, Paityr (grand-prêtre) –Prêtre de l’ordre de Schueler, intendant de l’Église de Dieu du Jour Espéré en Charis, tout d’abord au service d’Erayk Dynnys, puis de l’archevêque Maikel. WYLSYNN, Samyl (vicaire) –Père de Paityr Wylsynn, prêtre de l’ordre de Schueler et chef du Cercle réformateur au sein du Conseil des vicaires. YAIRLEY, Allayn (capitaine de vaisseau, Marine royale de Charis) –Frère aîné du capitaine de vaisseau Dunkyn Yairley. YAIRLEY, Dunkyn (messire, capitaine de vaisseau, Marine royale de Charis) –Commandant de la Destinée, galion de Sa Majesté (54 canons). YOWANCE, Rayjhis – Comte de Havre-Gris, premier conseiller du roi Cayleb II et chef de son Conseil privé. Ysbell (reine) –Première femme à régner sur Chisholm. Elle fut destituée (puis assassinée) en faveur d’un souverain de sexe masculin. Zahmsyn (vicaire) –Voir TRYNAIR, Zahmsyn. ZAIVYAIR, Aibram – Duc de Thorast. Ministre de la Marine et commandant en chef de la Marine royale du Dohlar. Beau-frère de feu l’amiral général Faidel Ahlverez, duc de Malikai. ZEBEDIAH (grand-duc) –Voir SYMMYNS, Tohmas. Zhames II (roi) –Voir RAYNO, Zhames. Zhan (prince héritier) –Voir AHRMAHK, Zhan. Zhanayt (princesse) –Voir AHRMAHK, Zhanayt. Zhanayt (reine) –Voir AHRMAHK, Zhanayt. Zhaspyr (vicaire) –Voir CLYNTAHN, Zhaspyr. Zhasyn (archevêque) –Voir CAHNYR, Zhasyn. ZHAZTRO, Hainz (chef d’escadre, Marine d’Émeraude) –Le plus gradé des officiers de marine esméraldiens théoriquement actifs à Eraystor. ZHEFFYR, Wyll (chef de bataillon, Infanterie de marine royale de Charis) –Commandant du détachement de fusiliers marins affectés à la Destinée, galion de Sa Majesté (54 canons). Zherald (délégué archiépiscopal) –Voir AHDYMS YN, Zherald. Zherohm (archevêque) –Voir VYNCYT, Zherohm. Zhon (grand-prêtre) –Voir BYRKYT, Zhon. ZHONAIR, Gahrmyn (chef d’escadron, armée du Delferahk) –Chef d’une batterie du port de Ferayd, au royaume du Delferahk. ZHORJ, Wahlys (messire, colonel) –Chef des mercenaires de Tahdayo Mahntayl. ZHUSTYN, Ahlber (messire) –Chef des services secrets de la reine Sharleyan. Glossaire ACIP –Avatar cybernétique à intégration de personnalité. Barbelure –Arbuste dont différentes variétés s’épanouissent dans la plupart des zones climatiques de Sanctuaire, en donnant des fleurs de couleurs et de teintes très diverses. La version tropicale de cette plante est celle qui pousse le plus haut et porte les fleurs les plus délicates. Barbelure des montagnes –Variété de barbelure poussant principalement dans les montagnes tropicales. Elle donne le plus souvent des fleurs d’un rouge profond, mais la barbelure blanche des montagnes est particulièrement prisée pour ses corolles en forme de trompette dont le bleu de cobalt du cœur se fond progressivement en un blanc éclatant avant de céder la place, sur le pourtour des pétales, à une fine bande de jaune vif. Chardon d’acier –Plante autochtone de Sanctuaire rappelant un bambou arborescent. Elle porte des cosses remplies de minuscules graines couvertes d’épines enveloppées dans de fines fibres droites. Il est très difficile d’extraire ces graines à la main. En contrepartie, les fibres se révèlent encore plus résistantes que la soie de coton après tissage. Leur commettage permet en outre d’obtenir des cordages très robustes et à faible étirement. Par ailleurs, cette plante pousse presque aussi vite que le bambou et offre un rendement de soixante-dix pour cent supérieur à celui du coton terrestre. Chat-lézard –Lézard à fourrure de la taille d’un chat terrestre. Très affectueux, c’est un animal domestique recherché. Chevaliers des Terres du Temple – Titre collectif des prélats régnant sur les Terres du Temple. En principe, les Chevaliers des Terres du Temple sont des souverains séculiers qui exercent accessoirement de hautes fonctions cléricales. D’après les préceptes de l’Église, les actions entreprises au titre des Chevaliers des Terres du Temple sont parfaitement distinctes de toute initiative officielle de l’Église. Cette fiction juridique s’est révélée très utile à cette dernière en bien des occasions. Commentaires –Interprétations officielles et extensions doctrinales de la Sainte Charte. Les Commentaires constituent le fondement officiel de l’exégèse canonique des premiers textes sacrés. Conseil des vicaires –Équivalent, dans l’Église de Dieu du Jour Espéré, du Collège des cardinaux de l’Église catholique romaine. Dragon –Plus grand animal terrestre autochtone de Sanctuaire. Il en existe deux variétés : le dragon commun et le dragon-lion. Deux fois plus gros qu’un éléphant terrien, le dragon commun est herbivore. Un tiers plus petit, le dragon-lion est Carnivore. Il constitue le dernier élément de la chaîne alimentaire terrestre de Sanctuaire. Les représentants des deux espèces se ressemblent beaucoup, en dehors de leur taille et de leur denture : mâchoire arrondie et dents plates pour le dragon commun, mâchoire allongée, dents acérées et crantées pour le dragon-lion. Ils comptent six pattes comme le tigre-lézard. À la différence de ce dernier, ils sont couverts d’un épais cuir protecteur et non de fourrure. Dragon de jungle –Terme générique appliqué aux dragons des plaines plus gros qu’un dragon des collines. Le dragon de jungle gris est le plus imposant herbivore de Sanctuaire. Dragon des collines –Animal de la corpulence d’un éléphant utilisé sur Sanctuaire comme bête de trait. Malgré sa taille, le dragon des collines est capable de mouvements rapides et soutenus. Dragon-lion –Le plus gros et le plus dangereux des carnivores terrestres de Sanctuaire. Cette espèce n’est en fait apparentée ni aux dragons des collines, ni aux dragons de jungle, malgré quelques ressemblances physiques superficielles. Le dragon-lion pourrait plutôt être considéré comme un énorme tigre-lézard. Groupe des quatre –Ensemble des quatre prélats dirigeant et contrôlant le Conseil des vicaires de l’Église de Dieu du Jour Espéré. Inspirations –Recueil des déclarations et observations des grandsvicaires et des saints de l’Église de Dieu du Jour Espéré. Ces écrits recèlent d’inestimables enseignements spirituels mais, étant l’œuvre de simples mortels, ne jouissent pas de la même autorité que la Sainte Charte. Intendant –Ecclésiastique affecté à un évêché ou à un archevêché en tant que représentant direct du Saint-Office de l’Inquisition. L’intendant est spécialement chargé de veiller au respect des Proscriptions de Jwo-jeng. Kraken –Terme générique désignant toute une famille de prédateurs maritimes. Les krakens ressemblent au croisement de requins et de pieuvres. Ils possèdent un puissant corps de poisson, une forte mâchoire aux dents semblables à des crocs, inclinées vers l’intérieur et, en arrière de la tête, un ensemble de tentacules permettant à la bête d’immobiliser sa proie pendant qu’elle la dévore. Les plus petits individus, vivant près des côtes, ne mesurent pas plus de cent vingt centimètres de long. Par contre, des spécimens de plus de quinze mètres ont été signalés en eau profonde et certaines légendes évoquent des monstres encore plus gigantesques. Léviathan –Prédateur le plus dangereux de Sanctuaire qui ne prête heureusement guère attention à des proies aussi insignifiantes que les hommes. Purs carnivores, les léviathans peuvent mesurer jusqu’à trente mètres de long et sont capables de dévorer n’importe quoi, y compris les plus énormes des krakens. Il est même arrivé, en de très rares occasions, qu’ils attaquent un navire marchand ou une galère de guerre. Chaque individu occupant à lui seul un large territoire, il est toutefois exceptionnel d’en rencontrer, ce dont ne se plaignent pas les êtres humains, merci pour eux. Lézard luisant –Petit lézard ailé bioluminescent. D’une longueur trois fois supérieure à celle d’une luciole terrestre, il occupe une niche écologique équivalente sur Sanctuaire. Mâchette –Feuille aux légères propriétés narcotiques d’une plante autochtone de Sanctuaire. Elle est utilisée à la manière de tabac à chiquer sur pratiquement toute la surface de la planète. Maître Traynyr –Personnage issu de la tradition sanctuarienne du spectacle vivant. Il s’agit d’un protagoniste récurrent du théâtre de marionnettes local dont le nom désigne tour à tour un conspirateur maladroit dont les projets échouent invariablement ou le marionnettiste qui contrôle tous les « acteurs » de la pièce. Monastère de Saint-Zherneau –Abbaye d’origine et quartier général des frères zhernois, un ordre relativement peu nombreux et peu fortuné établi dans l’archevêché de Charis. PARC –Plate-forme autonome de reconnaissance et de communication. Proscriptions de Jwo-jeng – Définition des technologies tolérées par la doctrine de l’Église de Dieu du Jour Espéré. Seules sont en fait autorisées les techniques faisant appel aux énergies éolienne, hydraulique et musculaire. Les Proscriptions sont sujettes à interprétation, ce dont se charge l’ordre de Schueler, qui tend généralement à privilégier un certain conservatisme. Quasichêne –Arbre sanctuarien à écorce rugueuse poussant dans les zones tropicales et intertropicales. Malgré sa ressemblance avec les chênes de la Vieille Terre, il s’agit d’une espèce à feuillage persistant dont les graines sont protégées par des cônes évoquant la pomme de pin. Quinquaine –« Semaine » sanctuarienne seulement composée de cinq jours, du lundi au vendredi. Rakurai –Littéralement « coup de foudre ». Terme utilisé dans la Sainte Charte pour décrire les armes cinétiques employées afin de détruire l’enclave d’Alexandrie. Rat-araignée –Espèce autochtone de vermine occupant une niche écologique globalement équivalente à celle du rat terrien. Comme tous les mammifères de Sanctuaire, le rat-araignée possède six membres mais ressemble au croisement d’un monstre de Gila à fourrure et d’un insecte dont les longues pattes aux multiples articulations s’arquent au-dessus de sa colonne vertébrale. C’est un animal doué d’un très mauvais caractère mais plutôt craintif. Les spécimens adultes mâles des plus grandes variétés mesurent un mètre vingt de long, dont soixante centimètres pour la queue. Les variétés plus communes atteignent entre un tiers et la moitié de cette taille. Saint Zherneau –Saint patron du monastère auquel il a donné son nom à Tellesberg. Sainte Charte –Texte sacré de l’Église de Dieu du Jour Espéré. Rédigée à l’origine par Maruyama Chihiro, un membre de l’étatmajor d’Eric Langhorne, la Sainte Charte a régi pendant des siècles la vie spirituelle de Sanctuaire. Seijin –Sage, saint homme. Mot japonais introduit par Maruyama Chihiro, membre de l’équipe de Langhorne, qui rédigea la Bible de l’Église de Dieu du Jour Espéré. Soie de coton –Plante autochtone de Sanctuaire combinant bon nombre des propriétés de la soie et du coton. Elle est très légère et très résistante, mais ses fibres brutes proviennent de cosses contenant encore plus de graines que le coton de la Vieille Terre. Du fait de la main-d’œuvre nécessaire pour traiter ces cosses et en extraire les graines, la soie de coton est très onéreuse. Taret –Variété de mollusque de Sanctuaire qui perce la coque des navires et le bois des pontons pour s’y fixer. Il existe différents types de tarets, les plus ravageurs étant capables de s’enfoncer profondément dans le bois. Les tarets et la pourriture sont les deux pires menaces –en dehors, bien sûr, du feu –pesant sur les coques en bois. Témoignages –De loin le plus grand recueil de textes sacrés de l’Église de Dieu du Jour Espéré, les Témoignages sont constitués des observations directes des premières générations d’hommes ayant vécu sur Sanctuaire. Ces écrits ne jouissent pas du même statut que les Évangiles chrétiens car ils ne révèlent pas les enseignements et les inspirations fondamentaux de Dieu. En revanche, ils forment de façon collective une preuve tangible de l’« exactitude historique » de la Charte et attestent de la réalité des événements qu’ensemble ils décrivent. Tigre-lézard –Mammifère ovipare reptilien doté de six pattes et de fourrure. L’un des trois principaux prédateurs de Sanctuaire. Sa gueule est armée d’une double rangée de crocs capables de percer une cotte de mailles. Ses pieds présentent chacun quatre longs orteils munis de griffes de douze à quinze centimètres de longueur. Veille de Langhorne –Période de trente et une minutes ajoutée juste avant minuit au jour sanctuarien pour atteindre sa durée de vingt-six heures et demie. Ver de sable –Répugnant Carnivore évoquant une limace à six pattes qui hante les plages juste au-dessus de la limite de montée des eaux. Les vers de sable ne s’attaquent normalement pas à des proies vivantes mais ne voient aucun inconvénient à dévorer les petits animaux qui passeraient à leur portée. Leur coloration naturelle leur permet de se fondre facilement dans leur environnement. Pour parfaire leur camouflage, ils ont l’habitude de s’enfouir dans le sable jusqu’à ce que leur corps soit entièrement recouvert ou que seule émerge une portion réduite de leur dos. Vouivre –Équivalent sanctuarien des oiseaux terrestres. Il existe autant de variétés de vouivres sur Sanctuaire que d’oiseaux sur Terre : vouivre voyageuse, vouivre de proie se prêtant bien à la chasse aux petits animaux, vouivre des montagnes (rapace d’envergure assez réduite : trois mètres), différentes espèces de vouivres marines, sans oublier la vouivre royale (énorme rapace d’une envergure pouvant atteindre près de huit mètres). Toutes les vouivres possèdent deux paires d’ailes et une paire de puissantes serres acérées. Il arrive, lorsque l’occasion se présente ou qu’elle ne trouve rien d’autre à manger, qu’une vouivre royale emporte un enfant. Toutefois, il s’agit d’une espèce relativement intelligente qui sait qu’il vaut mieux ne pas s’en prendre à ces proies et qui préfère éviter les lieux habités par les hommes. Vouivre à grande gueule –Équivalent sanctuarien du pélican terrestre. Note concernant la mesure du temps sur Sanctuaire Sur Sanctuaire, un jour dure vingt-six heures et trente et une minutes. L’année y est de 301,32 journées locales, soit 0,91 année terrienne standard. La planète possède une lune importante, baptisée Langhorne, qui tourne autour de Sanctuaire en 27,6 jours locaux. Le mois lunaire dure donc environ vingt-huit jours. Un jour sanctuarien est divisé en vingt-six heures de soixante minutes, plus une période de trente et une minutes appelée « Veille de Langhorne » permettant de diviser le jour local en minutes et en heures standards. L’année calendaire sanctuarienne est divisée en dix mois : février, mars, avril, mai, juin, juillet, août, septembre, octobre et novembre. Chaque mois est divisé en six semaines de cinq jours appelées « quinquaines ». Les jours de la semaine sont : lundi, mardi, mercredi, jeudi et vendredi. Le jour manquant à chaque année est inséré au milieu du mois de juillet, sans numéro. Appelé « Jour de Dieu », il marque le nouvel an de l’Église de Dieu du Jour Espéré. Cela signifie, entre autres, que le premier jour de chaque mois tombe toujours un lundi et le dernier jour un vendredi. Une année sur trois compte un jour de plus – appelé « Commémoration de Langhorne » –, inséré au milieu du mois de février, là aussi sans numéro. Chaque mois sanctuarien compte par conséquent sept cent quatre-vingt-quinze heures standards, par opposition aux sept cent vingt d’un mois terrien de trente jours. Les équinoxes ont lieu le 23 avril et le 22 septembre. Les solstices tombent, eux, le 7 juillet et le 8 février. Note du traducteur Le lecteur aura reconnu dans les paroles du roi Cayleb rapportées à la reine Sharleyan par le comte de Havre-Gris le fameux discours que prononça Martin Luther le 18 avril 1521 à la Diète de Worms devant l’empereur Charles Quint, et qu’il conclut par ces paroles restées emblématiques de la Réforme : « Je ne puis autrement, me voici, que Dieu me soit en aide. » (Martin Luther, Le Discours de Worms, trad. René-H. Esnault, in Œuvres, publiées sous les auspices de l’Alliance nationale des Églises luthériennes de France et de la revue « Positions luthériennes », t. II, Labor et Fides, Genève, 1966, p. 316.) Le neuvième verset du chapitre XV du Livre de Langhorne est librement inspiré de l’Évangile selon Mathieu, XVI, 26. De même Erayk Dynnys cite sur l’échafaud des paroles de Langhorne rappelant celles du Christ évoquées dans l’Évangile selon Jean, XV, 13. Dans ces deux cas, la traduction est fondée sur celle du chanoine Augustin Crampon (1re éd. 1923), DFT, Argentré-du-Plessis, 1989. Les premières lignes de la Déclaration d’indépendance américaine récitées par l’abbé Zhon Byrkyt reprennent la traduction française officielle, signée Thomas Jefferson. La citation exacte de Clausewitz empruntée par Merlin est la suivante : « Dans la guerre, tout est simple, mais la chose la plus simple est difficile. » (Karl von Clausewitz, De la guerre, trad. Denise Naville, éd. Minuit, coll. « Arguments », 1955, p. 109.) L’auteur s’est inspiré pour le mariage de Sharleyan et Cayleb de la liturgie traditionnelle de l’Église anglicane. La traduction est elle-même fondée sur celle de Jean Le Vavasseur, dit Durel, datant de 1662, revue et corrigée dans l’édition de 1815 de La Liturgie ou formulaire des prières publiques selon l’usage de l’Église anglicane, Londres, chez Wingrave & Collingwood ; Baldwin, Cradock & Joy ; Law & Whittaker ; Dulau & Co. ; J. Walker & Co. ; et B. Reynolds. Enfin, qu’il nous soit permis de saluer ici l’aide précieuse apportée depuis le tome 1 de cette série par les ouvrages ci-dessous : Bély Lucien (dir.), Dictionnaire de l’Ancien Régime, Presses universitaires de France, Paris, 1996. Jal Auguste, Glossaire nautique. Répertoire polyglotte de termes de marine anciens et modernes, Firmin Didot, Paris, 1848. Paris François-Edmond et de Bonnefoux Pierre-Marie-Joseph, Dictionnaire de la marine à voile (1re éd. 1848), Layeur, Paris, 2000. Piouffre Gérard, Dictionnaire de la Marine, Larousse, Paris, 2007.