COUTE QUE COUTE PROLOGUE Les lourds porte-BAL de classe Volière et leur escorte de croiseurs de combat traversèrent le mur alpha pour réintégrer l'espace normal sur l'hyperlimite. Ces vaisseaux gros comme des supercuirassés n'étaient que trois, mais leurs hangars crachèrent près de six cents bâtiments d'assaut léger et, si les BAL de classe Cimeterre qu'alignait la République de Havre avaient moins d'autonomie, un armement plus léger et des capacités globalement bien moindres que celles des Furets et Écorcheurs de Manticore, ils feraient parfaitement l'affaire dans le cas présent. Ils accélérèrent vers l'intérieur du système, infléchissant leur vecteur vers l'infrastructure industrielle du système d'Alizon. Une bonne surprise les attendait : suivant le même plan de vol global, deux gros transporteurs dont le transpondeur émettait une signature manticorienne se trouvaient sur le chemin de l'orage en approche, déjà à portée extrême de missiles. Ils accélérèrent désespérément, mais les BAL possédaient un avantage de vitesse de plus de mille km/s à détection, et le taux d'accélération maximal des transporteurs dépassait à peine les deux cents gravités. Les Cimeterres pouvaient monter à sept cents, eux, et ils étaient armés, à la différence des vaisseaux marchands. « Transporteurs manticoriens, ici le commandant Javits de la Flotte républicaine, lança une voix dure à l'accent havrien sur la fréquence de veille civile. Je vous ordonne de couper vos impulseurs et d'abandonner immédiatement les vaisseaux. En vertu de la loi interstellaire en vigueur, je vous informe officiellement que nous ne disposons pas des ressources nous permettant d'aborder et fouiller vos bâtiments ni de les saisir comme prises de guerre. J'ouvrirai donc le feu aux fins de destruction dans vingt minutes standard à compter de maintenant. Évacuez immédiatement votre personnel. Javits, terminé. L'un des deux transporteurs obtempéra aussitôt. L'autre commandant était plus têtu : il continua d'accélérer, comme s'il se croyait capable de sauver son bâtiment d'une façon ou d'une autre, mais ce n'était pas non plus un imbécile. Il lui fallut cinq bonnes minutes pour comprendre – ou du moins accepter l'idée – qu'il n'avait aucune chance ; puis ses impulseurs s'éteignirent brusquement à leur tour. Des navettes s'égaillèrent depuis les deux vaisseaux marchands et s'en éloignèrent sous accélération maximale, comme dans la crainte que les BAL havriens leur tirent dessus. Mais la République se conformait scrupuleusement aux recommandations du droit interstellaire. Ses vaisseaux de guerre attendirent puis, méticuleux, lancèrent deux missiles vers chacun des transporteurs à la dérive, pile à l'expiration du délai annoncé par Javits. Les bonnes vieilles ogives nucléaires remplirent leur rôle à la perfection. Les Cimeterres poursuivirent leur progression sans se préoccuper des boules de plasma qui se dissipaient là où se trouvaient auparavant l'équivalent de huit millions de tonneaux de fret. Après tout, leur destruction n'était qu'un bonus. Plus loin, une demi-douzaine de contre-torpilleurs et une division de croiseurs lourds de classe Chevalier stellaire accéléraient à leur rencontre. La distance était encore telle que les Cimeterres ne voyaient pas les défenseurs, mais les plateformes de reconnaissance avancées qui précédaient les BAL n'avaient pas ce problème, et le capitaine de vaisseau Bertrand Javits grimaça en lisant le rapport relayé par les drones concernant le taux d'accélération des défenseurs. « Ils ne se précipitent pas vraiment à notre rencontre, hein, pacha ? fit le lieutenant de vaisseau Constanza Sheffield, son commandant en second. — Non, en effet », acquiesça Javits. Il désigna du geste le petit afficheur purement utilitaire du BAL. « Ce qui signifie sans doute que les renseignements ont vu juste quant à l'équipement dont les Manticoriens disposent pour couvrir l'intérieur du système. — Dans ce cas, on va souffrir. — Oui. Peut-être pas autant qu'ils l'espèrent, toutefois. » Il tapa une nouvelle combinaison sur son panneau de com. « À tous les Carcajous, ici Carcajou Un. Étant donné leur taux d'accélération, les bâtiments ennemis doivent traîner des capsules. Et vu leur effectif réduit, je pense que les renseignements ont raison sur leur position défensive. Alors, au lieu de nous enfoncer poliment vers l'intérieur du système, nous passons à Sierra-Trois. Nous changerons de trajectoire au point Victor-Alpha à mon commandement d'ici quarante-cinq minutes. Revoyez vos priorités de visée selon Sierra-Trois; paré à un tir de missiles défensif. Carcajou Un, terminé. » La distance continua de se réduire, et les plateformes de reconnaissance commencèrent à signaler de nombreuses émissions actives. Il s'agissait sans doute pour une part de systèmes de détection, mais les principales plateformes de détection associées à tout système stellaire étaient passives et non actives. Il y avait donc de fortes chances pour que l'essentiel de ces émissions actives soient liées à des systèmes de contrôle de tir d'un genre ou d'un autre. Javits regardait les données télémétriques de ses propres plateformes défiler sur les côtés de son afficheur. Le système informatique beaucoup plus puissant installé à bord des PBAL et des croiseurs de combat qui avaient lancé les plateformes pouvait sûrement tirer bien davantage des données qu'elles fournissaient, et il savait que les équipes techniques du Refuge se lécheraient les babines en en prenant connaissance. Néanmoins, tout cela était assez secondaire par rapport à ses propres calculs, puisque ceux-ci visaient essentiellement à maintenir le maximum de ses troupes en vie pendant les prochaines heures. « On dirait qu'il y a quatre réseaux principaux de plateformes de ce côté de la primaire, pacha, dit enfin le second. Deux d'entre eux couvrent l'écliptique, en position haute et en position basse. Cela leur offre une couverture satisfaisante de toute la sphère à l'intérieur de l'hyperlimite, mais ils se concentrent manifestement sur l'écliptique. — La question demeure, bien sûr, du nombre de capsules que chacune de ces grappes représente, Constanza, répondit-il. — Certes, mais aussi celle du nombre de capsules dont ils veulent nous faire croire qu'ils disposent, monsieur, intervint le lieutenant de vaisseau Joseph Cook, l'officier tactique de Javits. — Ce n'est pas faux. Étant donné les circonstances, toutefois, je suis enclin à me montrer assez pessimiste sur ce point. Surtout qu'ils ont à l'évidence pris l'initiative de déployer les plateformes de détection nécessaires pour contrôler les capsules, or celles-ci valent sûrement aussi cher que les capsules elles-mêmes. Je dirais donc qu'ils ne les auraient sans doute pas exposées à moins d'avoir aussi sorti les capsules qu'elles sont censées contrôler. — Oui, commandant. » Le visage du lieutenant Cook n'aurait pas pu exprimer davantage de respect, mais Javits savait ce qu'il pensait. Vu l'effet de surprise complet qu'avait créé l'opération Coup de tonnerre et l'incompétence finie du précédent gouvernement manticorien, il était tout à fait possible – voire probable – que les défenses d'Alizon n'aient pas été améliorées de manière significative juste avant la reprise des hostilités. Auquel cas, les défenseurs pourraient bien, effectivement, essayer de leur faire croire qu'ils dis posaient de plus de ressources qu'en réalité. D'un autre côté, les Manties avaient eu le temps depuis l'opération Coup de tonnerre d'expédier ici deux ou trois transporteurs pleins de capsules lance-missiles à propulsion multiple. Et si incompétent qu'ait été le Premier ministre Haute-Crête, le nouveau gouvernement Alexander avait bien la tête sur les épaules. Si ces missiles supplémentaires n'avaient pas été envoyés et déployés dans la région, les plateformes de reconnaissance auraient signalé un détachement de surveillance beaucoup plus étoffé. — Nous approchons du point de changement de trajectoire, pacha, annonça Sheffield quelques minutes plus tard, et il hocha la tête. — Distance aux plateformes de détection actives les plus proches ? s'enquit-il. — La plus proche, douze secondes après notre changement de trajectoire, se trouvera à soixante-quatre millions de kilomètres environ, répondit-elle. — Donc enfoncée d'un million de kilomètres dans leur enveloppe efficace maximale au repos, fit Javits en grimaçant. J'aimerais qu'il existe un autre moyen de découvrir si les services de renseignement maîtrisent leur sujet. — Et moi donc, pacha! ajouta Sheffield avant de hausser les épaules. Au moins c'est nous qui menons la danse, cette fois-ci. » Javits acquiesça et regarda l'icône représentant son vaste essaim de BAL approcher sans cesse de la mire verte clignotante figurant le point Victor-Alpha. À ce stade, les Cimeterres avaient parcouru près de trente-trois millions de kilomètres et atteint une vélocité supérieure à vingt mille kilomètres par seconde. Les unités du détachement manticorien accéléraient encore à leur rencontre, mais à l'évidence elles n'avaient pas l'intention d'entrer à portée de missiles classiques d'un pareil effectif de BAL. Eh bien, Javits ne l'aurait pas fait non plus s'il avait remorqué des capsules pleines de missiles à propulsion multiple dont la distance de sécurité dépassait les trois minutes-lumière. Si efficaces que fussent les systèmes de combat manticoriens, six cents et quelques BAL auraient submergé cette poignée de bâtiments comme des pseudo-piranhas affamés s'ils étaient entrés à portée de leurs propres armes. En cas de présence d'unités défensives lourdes dans le système, les choses auraient pu être différentes, mais alors Javits ne se serait pas approché suffisamment pour leur permettre de lui tirer dessus. « Victor-Alpha, commandant, annonça soudain l'astrogateur. — Très bien. Constanza, déclenchez le changement de trajectoire. — À vos ordres, commandant », répondit Sheffield sur un ton beaucoup plus formel, et il entendit l'ordre partir. Les perles vertes symbolisant les unités amies sur son afficheur modifièrent brutalement leur trajectoire, décrivant un arc vers l'extérieur du système, sur un vecteur qui leur ferait traverser l'une des zones les plus développées et exploitées de la ceinture d'astéroïdes d'Alizon. Pendant quelques secondes, il ne se passa rien d'autre. Puis, comme une cascade de malédictions cramoisies, des dizaines voire des vingtaines de capsules lance-MPM pré déployées ouvrirent le feu sur la limite du système. La distance était extrêmement longue, même pour le contrôle de feu manticorien, et si Coup de tonnerre avait appris quelque chose à la Flotte républicaine, c'est que, malgré sa qualité, la technologie mande n'était pas parfaite. Il aurait été difficile de réussir une frappe de si loin contre de gros vaisseaux hypercapables. Face à des cibles aussi petites et insaisissables que les BAL, ce serait encore moins aisé. Sauf que des unités hypercapables peuvent supporter des dégâts bien plus lourds que nous, songea Javits. Dus ceux qu'ils toucheront vont le sentir passer. Les missiles s'élancèrent à plus de quarante mille gravités. Même sous pareille accélération, il leur faudrait neuf bonnes minutes pour atteindre ses bâtiments, et ses équipes de défense antimissile commencèrent à suivre la menace en approche. C'était difficile car les CME manticoriennes étaient depuis toujours formidablement efficaces, et elles s'étaient encore améliorées depuis la dernière guerre, mais les équipes de l'amiral Foraker au Refuge avaient compensé le handicap de leur mieux. Les défenses actives et les capacités de guerre électronique des Cimeterres ne pouvaient concurrencer les systèmes installés sur les BAL ennemis, mais elles surpassaient largement tous les équipements précédents des BAL havriens, et la distance démesurée jouait en leur faveur. Les trois quarts au moins de la salve manticorienne dévièrent et se perdirent purement et simplement. Les plateformes de reconnaissance signalèrent les soudains éclats vengeurs des missiles perdus qui détonaient trop tôt, avant de pouvoir constituer une menace pour la navigation à l'intérieur du système. Mais le reste continua sa charge derrière ses unités. « Environ neuf cents toujours en poursuite, annonça le lieutenant Cook d'une voix qui parut beaucoup trop calme à Javits. Affectation des antimissiles sur zone extérieure. Il marqua quelques secondes de pause puis ajouta : « Feti. » Le Cimeterre de commandement frémit tandis que les premiers antimissiles s'élançaient. Ils étaient totalement surclassés par les projectiles qui se précipitaient vers lui, mais il y avait deux BAL pour trois missiles offensifs, et chacun tirait des dizaines d'antimissiles. Pas tous en même temps. L'état-major de l'amiral Foraker et notamment le capitaine de vaisseau Clapp, son génie tactique spécialiste des BAL, avaient travaillé dur pour développer une meilleure doctrine de défense antimissile à l'usage des Cimeterres, du fait de leur petite taille et du déséquilibre technologique entre leurs capacités et celles de leurs adversaires. Il en était sorti une variante de la « défense par couches » que l'amiral Foraker avait mise au point pour le mur de bataille, une doctrine qui reposait moins sur la sophistication que sur le nombre et tenait compte du coût bien moindre des antimissiles comparés à des BAL pleins de personnel militaire formé. Javits regarda les premières vagues d'antimissiles s'avancer vers les projectiles manticoriens en approche. Les plateformes GE dispersées au milieu des MPM se mirent en ligne et produisirent de puissants brouillages dans un effort pour aveugler les têtes chercheuses des antimissiles. D'autres générèrent une profusion de fausses images, saturant les systèmes de détection des BAL. Mais on en avait tenu compte lors de l'élaboration de la-doctrine de défense et, par certains côtés, l'infériorité même de la technologie havrienne œuvrait en faveur de Javits à cet instant. Les têtes chercheuses de ses antimissiles étaient presque trop frustes pour être utilement dupées. Elles ne distinguaient que les sources d'émission les plus fortes dans le meilleur des cas, et elles avaient été lancées en si grand nombre qu'elles pouvaient se permettre de gâcher leurs efforts contre des leurres inoffensifs. Une deuxième vague d'antimissiles, tout aussi dense, suivit la première. Là encore, une flotte manticorienne n'aurait pas tiré les deux salves aussi rapprochées. Elle aurait attendu, de crainte que les bandes de contrainte des projectiles de la seconde bordée brisent le lien télémétrique avec ceux de la première. Mais les équipages de Javits savaient qu'à cette distance les systèmes de contrôle de feu relativement moins efficaces de leurs BAL étaient loin d'avoir la portée et la sensibilité de leurs homologues manticoriens, de toute façon. Sans parler des assistants de pénétration et des systèmes GE ennemis. Puisqu'ils pouvaient à peine distinguer ces fichus machins, ils renonçaient à bien peu en termes de précision par rapport à ce qu'aurait sacrifié une formation manticorienne, et le plus grand nombre d'antimissiles qu'ils lançaient dans l'espace compensait largement toute perte en matière de tri des cibles. Les systèmes GE des Cimeterres faisaient eux aussi ce qu'ils pouvaient. La première vague d'antimissiles détruisit plus de trois cents projectiles manticoriens. La seconde en élimina deux cents autres. Une centaine encore tombèrent victimes des systèmes de guerre électronique des BAL, perdirent leur cible de vue et se déroutèrent, inoffensifs. Cinquante ou soixante autres perdirent d'abord leur cible avant d'en retrouver une, différente ou non, toutefois le besoin d'identifier une nouvelle victime les retarda, les plaçant légèrement derrière le reste de la vague, en faisant des cibles plus faciles pour les défenses actives. La troisième et dernière bordée d'antimissiles vint à bout d'une bonne centaine de projectiles supplémentaires, mais plus de deux cents, désormais répartis en deux salves légèrement décalées, franchirent la zone de frappe des antimissiles et chargèrent les BAL de Javits. Les petits bâtiments agiles ouvrirent le feu de tous leurs lasers de défense active en bonne position. Des dizaines de rayons frappèrent chaque tête laser en approche et, tandis que les missiles offensifs adoptaient leur trajectoire d'approche finale, les Cimeterres visés roulèrent brusquement pour ne leur présenter que le ventre et le dos de leurs bandes gravitiques impénétrables. Les confrères des BAL visés continuèrent à lancer des décharges de lumière cohérente dans les dents des missiles ennemis. Plus de la moitié de ces projectiles disparurent, décimés par le feu défensif, mais bien d'autres virèrent au dernier moment, soit qu'ils aient effectué une manœuvre d'approche trompeuse afin de dissimuler leur véritable cible, soit qu'ils aient perdu leur cible d'origine et en aient choisi une autre. La plupart de ceux-là passèrent; une poignée seulement des autres en fit autant. Le vide s'enflamma lorsque les puissantes têtes laser manticoriennes détonèrent en chaîne, leurs foudres alimentées par la fusion, et que des lasers à rayon X immensément puissants émergèrent des explosions. Bon nombre de ces lasers se déchaînèrent en vain contre les bandes gravitiques de leurs objectifs, mais d'autres traversèrent les barrières latérales des BAL comme si elles n'existaient pas. Il s'agissait de missiles de ligne de la Flotte royale manticorienne, conçus pour percer les barrières latérales et le blindage terriblement efficaces de vaisseaux du mur. Les dégâts qu'un seul d'entre eux infligeait à un bâtiment d'assaut léger minuscule et dépourvu de blindage étaient cataclysmiques. D'autres explosions parsemèrent l'espace tandis que les vases de fusion des Cimeterres rendaient l'âme. Trente-quatre des BAL de Javits furent détruits sur le coup. Quatre autres tinrent assez longtemps pour permettre aux survivants des équipages d'abandonner leur vaisseau. « Carcajou Rouge Trois, ici Carcajou Un, dit-il durement dans son micro. Vous êtes le sauveteur désigné. Ramassez tous ceux que vous pouvez. Numéro Un, terminé. — À vos ordres, Carcajou Un. Bien reçu. Décélération amorcée. » Javits, l'œil dur, regarda l'escadre choisie décélérer légèrement – juste assez pour calquer son vecteur sur celui des hommes d'équipage en combinaison souple désormais incapables d'accélérer. Dans d'autres circonstances, prendre le temps de récupérer ces hommes aurait représenté un risque inacceptable. Mais à cette distance, en limite de portée des missiles ennemis, le jeu en valait la chandelle. Et pas seulement parce que ces gens représentent un « atout », songea-t-il. Nous avons abandonné trop de gars en trop d'occasions sous la République populaire. Cela n'arrivera plus. Pas sous mon commandement. Pas s'il existe une autre solution. Il regarda les barres de données de l'afficheur se mettre à jour en silence et récapituler ses pertes. Douloureuses. Trente-huit bâtiments : cela représentait plus de six pour cent de son effectif total, et il connaissait personnellement la plupart des quatre cents personnes qui se trouvaient à leur bord. Pourtant, dans les mathématiques implacables de la guerre, ce taux de perte était non seulement acceptable mais franchement faible. Surtout pour des BAL. — Et nous sommes hors de leur portée, à présent. Nous avons confirmé la nature de leur déploiement défensif dans ce système, mais ils ne vont pas gâcher davantage de missiles contre nous. Pas à cette distance... ni alors qu'ils ignorent ce qui pourrait leur tomber sur le râble une fois qu'ils auront tiré tous leurs missiles. « Commandant, fit le lieutenant Cook, nous commençons à détecter des émissions actives devant nous. » Javits se tourna vers lui, et le lieutenant leva les yeux de son propre afficheur pour croiser le regard de son supérieur. « L'ordinateur les identifie essentiellement comme des radars et lidars de défense active, commandant. Ils n'ont pas l'air très nombreux. — Bien, grommela Javits. À tous les Carcajous, ici Carcajou Un. Paré à lancer sur les cibles Sierra à mon commandement. » Il changea de nouveau de canal, repassant sur la fréquence de veille civile. « Central du système d'Alizon, ici le capitaine Javits. Vos installations de Tregarth Alpha entreront à portée extrême de mes missiles dans vingt-sept minutes exactement. Mon vecteur ne me permettra pas d'adapter ma vitesse à celle des installations ni d'envoyer des équipes à l'abordage; je vous informe donc par le présent message que j'ouvrirai le feu sur ces installations et tout bâtiment d'extraction présent dans mon enveloppe de tir dans vingt-neuf minutes. » Il baissa les yeux vers son répétiteur avec un sourire dur et féroce. Puis il rouvrit son micro. 3Je vous conseille de lancer immédiatement les procédures d'évacuation. Javits, terminé. » « Alors, que disent les résultats provisoires, amiral ? » s'enquit la présidente Héloïse Pritchart. La très belle femme aux cheveux platine s'était rendue pour cette réunion à l'Octogone, centre militaire stratégique de la République de Havre, et, à part un garde du corps, c'était elle le seul civil dans l'immense salle de conférence. Tous les yeux étaient braqués vers le grand afficheur holo au-dessus de la table, où flottaient les images tirées du répétiteur tactique de Bertrand Javits. « Selon nos estimations à partir des données des plateformes de reconnaissance, le raid du capitaine Javits a détruit environ quatre-vingts pour cent – sans doute un peu moins – des capacités d'extraction d'Alizon, madame la présidente », répondit le contre-amiral Victor Lewis, directeur de la Recherche opérationnelle. En vertu de traditions vénérables à l'origine incertaine, les renseignements spatiaux dépendaient de la Recherche opérationnelle qui, à son tour, relevait de la Direction des plans du vice-amiral Linda Trenis. « Et s'agit-il d'un rendement acceptable au vu de nos propres pertes ? reprit la présidente. — Oui », répondit une autre voix, et la présidente se tourna vers l'amiral brun et trapu qui avait parlé, assis en bout de table. L'amiral Thomas Theisman, ministre de la Guerre et chef des Opérations spatiales, soutint son regard sans ciller. « Nos pertes humaines s'élèvent au tiers environ de ce que nous aurions perdu à bord d'un unique croiseur d'ancienne génération, madame la présidente, poursuivit-il sur un ton très formel en présence de leurs subordonnés. En retour, nous avons confirmé les estimations des renseignements sur la doctrine défensive que les Manticoriens semblent adopter et acquis des données supplémentaires concernant leurs systèmes de contrôle de feu et les modalités de déploiement actuel de leurs capsules; nous avons aussi détruit huit millions de tonneaux de fret marchand hyper capable, soit plus de cinq fois le tonnage combiné de tous les BAL perdus par Javits; et nous avons porté un coup mineur mais significatif à la productivité d'Alizon. Plus important, nous avons frappé le système mère de l'un des membres de l'Alliance manticorienne en essuyant des pertes négligeables, tout le monde le reconnaîtra, or ce n'est pas la première fois qu'Alizon est visé. Cela aura forcément des conséquences sur le moral de l'Alliance tout entière, et cela augmentera presque à coup sûr la pression sur l'Amirauté de Havre-Blanc afin qu'elle détache des forces supplémentaires pour protéger les alliés du Royaume stellaire d'attaques similaires. — Je vois. » Les yeux topaze de la présidente n'étaient pas particulièrement réjouis, mais ils ne reculaient pas non plus face à la logique de Theisman. Elle le regarda encore quelques instants, puis reporta son attention vers le contre-amiral Lewis. « Veuillez pardonner cette interruption, amiral, dit-elle. Poursuivez, s'il vous plaît. — Bien sûr, madame la présidente. » Le contre-amiral se racla la gorge et tapa une nouvelle série de commandes sur son terminal. L'image holo changea et le répétiteur de Javits disparut, remplacé par un ensemble de colonnes. « Si vous examinez la première colonne, madame la présidente, commença-t-il, vous verrez nos pertes à ce jour en nombre de vaisseaux du mur. La colonne verte suivante représente les SCPC actuellement en phase de test ou sur le point d'être terminés. Quant à la colonne orange... » « Eh bien, tout cela était fort intéressant, Thomas, dit Héloïse Pritchart quelques heures plus tard. Hélas, je pense que nous souffrons d'un excès d'information. Par certains côtés, j'en sais moins sur la situation maintenant qu'avant de venir ! » Elle fit la grimace, et Theisman eut un petit rire. Il était assis derrière son bureau, confortablement installé dans son fauteuil, et la présidente de la République occupait le canapé moelleux qui lui faisait face. Son détachement de sécurité personnel était en faction devant la porte, ce qui lui offrait au moins l'illusion d'une certaine intimité, ses chaussures gisaient sur le tapis devant elle et, les pieds ramassés sous les fesses, elle tenait de ses mains fines une tasse de café fumant. La tasse de Theisman était quant à elle posée sur son sous-main. — Vous avez une expérience assez longue en tant que commissaire du peuple auprès de Javier pour prétendre à une meilleure appréhension que cela des réalités militaires, Héloïse. — De façon générale, certes. » Elle haussa les épaules. « D'un autre côté, je n'ai jamais reçu de formation détaillant les réalités de la flotte, et les changements ont été si nombreux en si peu de temps que mes connaissances me semblent désespérément périmées. L'important, j'imagine, c'est que, vous, vous soyez à la page. Et confiant. » Elle prononça ces deux derniers mots sur un ton légèrement interrogateur, et il haussa les épaules à son tour. "Confiant", le mot est risqué. Vous savez, je n'ai jamais été enthousiaste à l'idée de retourner en guerre contre Manticore. Il leva la main pour couper court à toute protestation. « Je comprends votre raisonnement, et je ne peux qu'y adhérer. Et puis c'est vous la présidente. Mais je dois reconnaître que je n'ai jamais aimé cette idée. Et que la réussite de Coup de tonnerre a dépassé mes propres espérances. Pour l'instant, du moins. — Même après ce qui s'est passé - ou plutôt ce qui ne s'est pas passé à Trévor ? — Javier a pris la bonne décision sur la base de tout ce que nous savions, répondit fermement Theisman. Aucun d'entre nous ne se rendait réellement compte de la résistance que la "défense par couches" de Shannon serait capable d'opposer aux tirs de missiles longue portée de Manticore. Si nous avions été capables d'évaluer les pertes probables en phase d'approche aussi précisément alors qu'aujourd'hui, il aurait effectivement dû aller de l'avant et porter son attaque. Mais il ne le savait pas sur le coup, pas plus que nous. — Je vois. » Pritchart prit une gorgée de café, et Theisman la regarda en dissimulant soigneusement un sourire. La présidente ne se permettrait jamais d'user davantage de son influence au bénéfice de Javier Giscard, amant ou non. « Et les projections de Lewis, reprit-elle au bout d'un moment, vous inspirent-elles la même confiance ? — En ce qui concerne les chiffres de notre côté, certainement, dit-il. Le manque d'effectifs va poser problème pendant encore sept mois environ. Ensuite, les programmes de formation qu'ont lancés Linda et Shannon devraient fournir l'essentiel du personnel requis. Et, après quelques mois, nous commencerons à mettre régulièrement au placard les vaisseaux du mur d'ancienne génération afin d'armer les nouveaux bâtiments à mesure qu'ils quitteront les chantiers. Nous aurons encore du mal à trouver les officiers qu'il nous faut - notamment des officiers généraux expérimentés - mais nous avons réussi à établir des bases solides entre le cessez-le-feu obtenu par Saint-Just et l'opération Coup de tonnerre. Je pense que ça ira aussi de ce côté. » Quant à l'aspect industriel, je me rends compte que la tension économique due à nos plans de construction actuels sera forte. Rachel Hanriot l'a suffisamment répété pour le compte du Trésor, mais je n'avais pas besoin d'elle pour le deviner, et je regrette beaucoup d'avoir à nous l'imposer. Surtout au vu du prix que nous avons tous payé pour commencer à rétablir notre économie. Mais nous n'avons guère le choix, à moins de réussir à négocier la paix en fin de compte. » Il haussa un sourcil interrogateur, et elle secoua vivement la tête, l'air irrité. — Je ne pense pas que nous en soyons là, reconnut-elle à contrecœur. J'aurais pourtant cru que même Élisabeth Winton serait prête à négocier après que Javier, vous et le reste de la flotte avez administré une telle raclée à sa FRNI. Mais pour l'instant, rien. Je commence à croire qu'Arnold avait raison depuis le début quant au goût que les Manticoriens auraient développé pour l'impérialisme. Maudit soit-il ! » Theisman se retint de répondre. Ce n'était pas le moment de suggérer que la reine de Manticore pouvait avoir d'excellentes raisons de ne pas voir les choses tout à fait sous le même angle qu'Héloïse Pritchart. Ni de répéter sa propre méfiance viscérale envers tout ce qui sortait de la bouche du ministre des Affaires étrangères, Arnold Giancola. — Eh bien, préféra-t-il dire, en l'absence de règlement négocié, nous n'avons pas d'autre choix que de pousser en vue d'une victoire militaire totale. — Et vous pensez réellement que nous pouvons y arriver ? » Theisman renifla brusquement, amusé par son ton. « J'aimerais mieux que vous ayez l'air moins... dubitative, dit-il. Après tout, c'est vous le commandant en chef de nos armées. Le moral des personnels en uniforme en prend un sale coup quand on a l'impression que vous ne croyez pas vraiment que nous pouvons gagner. — Après ce qu'ils nous ont infligé lors de la dernière guerre, et notamment l'opération Bouton-d'or, difficile de ne pas être dubitatif, Thomas, répondit-elle, un peu contrite. — Oui, j'imagine, concéda-t-il. Mais, dans le cas présent, je nous crois sincèrement capables de vaincre le Royaume stellaire et ses alliés si besoin. Il faut vraiment que je vous amène au Refuge pour voir de vos yeux ce que nous y faisons et discuter de ce que Shannon Foraker nous mijote. La version courte, c'est que nous avons fait beaucoup de mal aux Manties avec l'opération Coup de tonnerre. Pas seulement en nombre de vaisseaux détruits, mais aussi au niveau des constructions en cours que l'amiral Griffith a réduites à néant à Grendelsbane. Nous avons éviscéré leur programme de construction de SCPC de seconde génération, Héloïse. En gros, il faut qu'ils recommencent leurs nouvelles unités à partir de rien, et si leurs délais de fabrication demeurent plus faibles que les nôtres, même au Refuge, cela ne suffira pas à compenser l'avantage que nous possédons en nombre d'unités déjà commencées et proches de l'achèvement. Notre technologie n'est toujours pas aussi performante que la leur, mais les informations techniques transmises par Erewhon ainsi que les données de détection enregistrées au cours de Coup de tonnerre – en plus des matériels saisis que nous avons pu démonter et étudier – nous aident beaucoup sur ce plan. — Erewhon. » Pritchart secoua la tête dans un soupir, l'air contrariée. « Je regrette vraiment la position dans laquelle nous avons placé Erewhon à cause de Coup de tonnerre. — Très franchement, je ne crois pas que les Erewhoniens soient enchantés non plus, fit Theisman, laconique. Et je sais qu'ils n'avaient pas prévu que leur remise des manuels techniques du matériel allié coïnciderait avec notre reprise des hostilités. D'un autre côté, ils savent pourquoi nous l'avons fait (pourquoi vous l'avez fait, en réalité, Héloïse, se garda-t-il de dire à haute voix) et ils n'auraient pas rompu avec Manticore s'ils n'avaient pas déjà eu de sérieuses réserves concernant la nouvelle politique étrangère du Royaume. Et puis, depuis le début des combats, nous avons scrupuleusement respecté les limites imposées par les termes de notre traité. » Pritchart acquiesça. Havre et Erewhon étaient liés par un traité de défense mutuelle, et son gouvernement avait veillé à informer les Erewhoniens – et les Manticoriens – que, dans la mesure où Havre avait choisi de reprendre les hostilités sans avoir été physiquement attaqué par Manticore, il n'avait pas l'intention d'en invoquer les clauses militaires. — En tout cas, poursuivit Theisman, ils nous ont au moins permis d'avoir un aperçu du matériel militaire mantie de l'intérieur. Ce dont ils disposaient était daté, et j'aurais préféré des données plus à jour, mais cela s'est révélé extrêmement utile pour Shannon malgré tout. » Le résultat, c'est que Shannon travaille déjà sur une nouvelle doctrine et quelques nouveaux équipements, notamment dans les programmes concernant les BAL et le contrôle des défenses de systèmes stellaires, à partir à la fois de nos informations en provenance d'Erewhon, de l'examen d'équipements manticoriens pris et endommagés et de l'analyse des opérations jusqu'à ce jour. Au début de Coup de tonnerre, nous avions estimé que nos supercuirassés porte-capsules avaient une puissance de' combat équivalente à quarante pour cent de celle des SCPC de Manticore ou Grayson. Ce chiffre était apparemment juste à l'époque, mais je crois que nous le faisons sans cesse monter en notre faveur. — Mais les Manticoriens possèdent autant de données opérationnelles que nous, non? Ne vont-ils pas améliorer leurs propres capacités en parallèle avec les nôtres ? — Oui et non. En fait, à part pour ce qui est arrivé à Lester dans le Marais, ils n'ont conservé aucun des systèmes où nous les avons attaqués, et aucune des unités hypercapables modernes de Lester n'a été prise intacte. Nous autres, en revanche, avons dans les faits détruit presque tous les détachements ennemis que nous avons frappés, de sorte qu'ils n'ont guère eu l'occasion de transmettre les observations qu'ils auraient pu faire. » Qui plus est, nous avons saisi bon nombre d'exemplaires de leur équipement. Leurs protocoles de sécurité ont diaboliquement bien fonctionné sur la plupart de leurs molicircs classés secret-défense, et nous ne pouvons pas encore nous servir d'un certain nombre de données que nous avons collectées. D'après Shannon, cela vient de différences fondamentales dans les capacités de nos infrastructures. En pratique, il faut que nous construisions les outils nécessaires pour reproduire une grande part de la technologie de pointe de Manticore. Mais nous avons rassemblé beaucoup d'informations et, en toute honnêteté, nous partions de si loin par rapport à eux qu'en comparaison nos capacités augmentent plus vite que les leurs. » Comme je le disais, nous avions estimé avant Coup de tonnerre que leurs unités modernes du mur étaient à peu près deux fois plus performantes que les nôtres. Sur la base des modifications que nous avons déjà apportées à notre doctrine tactique, et compte tenu des performances supérieures dont ont fait preuve nos défenses antimissile, nous avons révisé cette estimation à la baisse : leurs SCPC devraient valoir à peu près un et demi des nôtres. Si l'on se fonde sur le rythme actuel de changement de nos capacités de base, d'ici huit mois à un an, le rapport devrait être passé de deux à l'origine à un virgule trois. Étant donné l'écart entre les effectifs de bâtiments du mur que nous pouvons respectivement prévoir de mettre en service dans les dix-huit prochains mois; et compte tenu de notre plus grande profondeur stratégique, cela revient à une solide supériorité militaire de notre côté. — Mais les Législaturistes bénéficiaient aussi d'une solide supériorité militaire quand ils ont lancé tout ce cycle guerrier, fit remarquer Pritchart. Et, comme aujourd'hui, elle dépendait de la "profondeur stratégique" et de leur faculté à compenser l'avantage technologique de Manticore par les effectifs. — Je vous l'accorde. Et je vous accorde également que les Mannes ne vont pas rester sans réagir. Ils savent aussi bien que nous que leur meilleure arme a toujours été leur supériorité technologique, ils feront donc tout leur possible pour la renforcer. Et ayant moi-même eu plus que ma part d'expérience des équipements divers que nous arrivions à soutirer à la Ligue solarienne à la détestable époque de Pierre et de Saint-Just, je soupçonne parfois que les Mannes eux-mêmes ne se rendent pas compte à quel point leur matériel est performant. En tout cas, il est meilleur que tout ce que les Solariens ont effectivement déployé. Ou du moins ce qu'ils déployaient il y a deux ou trois ans. Et si les renseignements spatiaux ont raison, ils n'ont rien fait pour changer cette situation. — Mais l'important en fin de compte, Héloïse, c'est qu'il leur est tout bonnement impossible de compenser ou dépasser notre avantage de constructions sur les deux prochaines années T environ. Même alors, le nombre de coques que nous pouvons aligner et armer – à supposer que l'économie tienne – devrait être suffisant pour nous permettre de maintenir au moins la parité au niveau des nouvelles unités. Toutefois, pendant ces deux années au bas mot, ils ne disposeront pas des plateformes nécessaires pour monter les nouvelles armes ou défenses qu'ils pourraient introduire. Et si nous avons appris quelque chose la dernière fois, les Manties comme nous, c'est que toute hésitation stratégique est mortelle. — C'est-à-dire ? — Héloïse, personne d'autre dans l'histoire de la Galaxie n'a jamais mené de guerre à l'échelle où Manticore et nous opérons. La Ligue solarienne n'en a jamais eu besoin : elle est tellement vaste que nul ne peut se mesurer à elle, et tout le monde le sait. Mais les Manties et nous nous affrontons à coups de centaines de vaisseaux du mur depuis près de vingt ans maintenant. Et les Nanties ont clairement prouvé dans la dernière guerre que des conflits comme celui-ci peuvent être menés à une conclusion militaire victorieuse. Ils n'en étaient pas capables avant de réussir à assembler leur Huitième Force pour l'opération Bouton-d'or, mais, après cela, ils nous ont poussés au bord de l'effondrement militaire en quelques mois seulement. Alors, s'ils refusent de négocier et que nous disposons d'une fenêtre temporelle de, disons, deux ans pendant lesquels c'est nous qui bénéficions d'un avantage potentiellement décisif, ce n'est pas le moment de tourner autour du pot. » Il la regarda droit dans les yeux et poursuivit d'une voix grave et dure : 3S'il nous est impossible d'atteindre nos objectifs et d'obtenir une paix acceptable avant que notre avantage ne s'effrite, alors il est temps d'en tirer parti tant qu'il existe et de les forcer à reconnaître leur défaite. Même si cela implique d'aller leur dicter les conditions de la paix au Palais du Montroyal, sur Manticore. » CHAPITRE PREMIER La nursery était pleine à craquer. Deux des trois filles aînées — Rachel et Jeannette —, bientôt adultes, dormaient désormais au rez-de-chaussée, et Theresa était en pension sur Manticore, mais les cinq autres enfants Mayhew, leurs nounous et leurs hommes d'armes personnels Formaient une foule respectable. Il y avait aussi Faith Katherine Honor Stéphanie Miranda Harrington, miss Harrington, héritière du fief du même nom, et son jeune frère jumeau, James Andrew Benjamin, ainsi que leurs gardes du corps. Enfin, au cas où cela n'aurait pas été suffisant pour encombrer une pièce aussi vaste, il y avait aussi sa modeste personne — l'amiral Lady dame Honor Harrington, seigneur et duchesse Harrington, flanquée de son propre homme d'armes. Sans parler d'un chat sylvestre manifestement hilare. Étant donné la présence de sept enfants — dont le plus grand avait à peine douze ans —, quatre nounous, neuf hommes d'armes (Honor pour sa part s'en était tirée avec le seul Andrew La Follet, mais Faith était accompagnée de deux de ses trois gardes personnels) et un seigneur, le niveau sonore était en fait remarquablement bas, songea-t-elle. Bien sûr, tout est relatif. « Maintenant, ça suffit ! » tonna Gêna Smith, responsable du service puériculture du Palais du Protecteur, de cette voix intraitable qui avait contrecarré — plus ou moins — la détermination des aînées des Mayhew à grandir comme une bande de joyeuses barbares. « Que va penser Lady Harrington ? — Trop tard pour essayer de la duper sur notre compte, Gigi, répondit gaiement Honor Mayhew, l'une des filleuls d'Honor. Elle nous connaît tous depuis le berceau! — Mais vous pouvez au moins faire semblant de vous être frottés à des rudiments de bonnes manières », répliqua Gêna, dont le regard noir lancé à l'incorrigible gamine fut un peu sapé par l'étincelle qui l'accompagnait. À douze ans, la jeune fille avait sa propre chambre, mais elle avait proposé de passer la nuit avec les petits étant donné les circonstances, ce qui lui ressemblait tout à fait. « Oh, elle est au courant, répondit la jeune Honor d'une voix apaisante cette fois. Elle sait que ce n'est pas votre faute, j'en suis sûre. — Et je ne peux sans doute pas espérer mieux, soupira Gêna. — J'ai une idée assez précise du... défi que représente cette fine équipe, lui assura Honor. Ces deux-là, en particulier », ajouta-t-elle en lançant à ses très jeunes frère et sœur un regard sévère. Ils se contentèrent de lui sourire en retour, au moins aussi incorrigibles que la jeune Honor. « D'un autre côté, poursuivit-elle, je crois que nous les écrasons par le nombre. Et ils m'ont l'air un peu moins chahuteurs ce soir. — Oui, bien sûr... » commença Gêna avant de s'interrompre en secouant la tête. Une lueur d'irritation perça brièvement dans ses yeux gris-bleu. « Je veux dire, milady, qu'ils se tiennent généralement mieux – ils ne se tiennent jamais vraiment bien, vous savez – quand vous êtes là. » Honor acquiesça en réponse tant au commentaire interrompu qu'à celui finalement exprimé. Son regard croisa l'espace d'un instant celui de cette femme plus jeune – à quarante-huit ans T, Gêna Smith était d'âge mûr pour une femme de l'époque où le prolong n'avait pas cours sur Grayson, mais elle n'en était pas moins de douze ans la cadette d'Honor –, puis elles reportèrent chacune leur attention sur les enfants en pyjama. Malgré les commentaires d'Honor et de Gêna, les trois auxiliaires de puériculture avaient préparé les bambins avec l'efficacité née d'une longue pratique. Faith et James, à six ans, échappaient à l'œil de leur nounou habituelle, mais ils se montraient remarquablement obéissants face aux remplaçantes fournies par le Palais. Sans doute parce qu'ils étaient bien conscients que leurs hommes d'armes feraient leur rapport à « tata Miranda », songea Honor. Tous s'étaient déjà lavé les dents, la figure, et on les avait bordés pendant qu'elle et Gêna discutaient. Curieusement, les auxiliaires faisaient paraître le tout beaucoup plus facile que dans les souvenirs qu'Honor gardait de sa propre enfance tumultueuse. « Très bien, dit-elle à l'assemblée. Qui vote pour quoi ? — Le phénix ! s'écria aussitôt Faith. Le phénix ! — Ouais ! Enfin, oui, s'il te plaît ! renchérit Alexandra Mayhew du haut de ses sept ans. — Mais vous avez déjà entendu cette histoire, fit remarquer Honor. Et certains plus souvent que d'autres », ajouta-t-elle avec un coup d'œil à sa filleule. Celle-ci sourit. C'était vraiment une petite fille d'une beauté hors du commun – bien qu'il ne fût sans doute pas très juste de la qualifier encore de «petite fille », se dit Honor. — Ça ne me dérange pas, tante Honor. Tu sais que tu me l'as fait aimer très tôt. Et puis Lawrence et Arabella ne la connaissent pas encore. » Elle désigna de la tête ses deux derniers frère et sœur. Âgés respectivement de quatre et trois ans, leur accès à la section des « grands » dans la nursery était encore assez récent. « J'aimerais bien l'entendre à nouveau, moi aussi, tante Honor. S'il te plaît », ajouta doucement Bernard Raoul. C'était un petit garçon sérieux – ce qui n'avait sans doute rien d'étonnant dans la mesure où il était aussi l'héritier présomptif du Protectorat de la planète entière ; mais son sourire, quand il apparaissait, aurait illuminé un amphithéâtre. Elle en vit un bref éclat en baissant les yeux vers lui. « Eh bien, le vote a l'air unanime, dit-elle au bout d'un moment. Maîtresse Smith? — J'imagine qu'ils se sont assez bien conduits, tout bien considéré. Cette fois-ci, en tout cas, dit Gêna en couvant d'un œil menaçant les enfants, qui rirent pour la plupart. — Dans ce cas... » conclut Honor en se dirigeant vers la bibliothèque à l'ancienne, coincée entre deux fenêtres sur le mur sud de la nursery. Nimitz déplaça le poids de son corps sur son épaule tandis qu'elle se penchait légèrement et passait le doigt sur le dos de livres archaïques jusqu'à trouver celui qu'elle cherchait et le sortir du rayon. Ce livre avait au moins deux fois son âge; elle l'avait offert aux enfants Mayhew, tout comme son oncle Jacques lui avait offert celui qui trônait sur ses étagères quand elle était petite. Évidemment, l'histoire elle-même était bien plus vieille. Elle en possédait aussi deux exemplaires électroniques – dont un accompagné des illustrations originales de Raysor – mais il lui paraissait approprié de l'avoir sous forme imprimée et, bizarrement, il ressurgissait périodiquement chez les éditeurs spécialisés ciblant les gens comme son oncle et ses amis de l'Association pour un anachronisme créatif. Elle gagna le fauteuil à dossier basculant, aussi désuet et anachronique que le livre papier entre ses mains, et Nimitz bondit de son épaule sur le haut du dossier rembourré. Il enfonça ses griffes dans la housse et s'installa confortablement tandis qu'Honor prenait place dans ce fauteuil qui faisait partie du mobilier de la nursery Mayhew depuis près de sept cents ans – au prix de quelques rénovations, voire réparations au besoin. L'œil attentif, les enfants la regardèrent positionner le siège selon l'angle idéal; puis le chat et elle savourèrent les émotions vives et saines qui émanaient d'eux. Pas étonnant que les chats sylvestres adorent les enfants depuis toujours, se dit-elle. Ils sont si fabuleusement... entiers. Quand ils vous accueillent, c'est de tout leur cœur, et ils donnent leur amour comme leur confiance sans restriction, sans limite. Un don qu'il faut chérir. Surtout maintenant. Elle releva la tête alors que la horde d'hommes d'armes se retirait. Le colonel La Follet, en tant que plus haut gradé, regarda avec une certaine espièglerie les gardes du corps lourdement armés et formés à tuer quitter la pièce à pas de loup. Il regarda les auxiliaires de puériculture les suivre, puis tint poliment la porte à Gêna et s'inclina pour la laisser passer avant de se mettre brièvement au garde-à-vous, d'adresser un signe de tête à Honor et de sortir à son tour. Il serait là, derrière la porte, quand elle sortirait, elle le savait, si longtemps qu'elle reste avec les enfants. C'était son travail, même ici, au cœur du Palais du Protecteur, où il paraissait peu probable que rôdent des assassins suicidaires. La porte se ferma derrière lui, et elle observa son public dans cette grande pièce soudain beaucoup plus calme et silencieuse. « Lawrence, Arabella, dit-elle aux benjamins des Mayhew, vous n'avez encore jamais entendu cette histoire, mais vous êtes assez grands pour l'apprécier, je pense. C'est une histoire très spéciale. Elle a été écrite il y a très, très longtemps, bien avant que quiconque ne quitte la vieille Terre. » Lawrence écarquilla les yeux. C'était un enfant précoce, et il adorait les histoires ayant trait à l'ancien monde, berceau de l'humanité. « Ce livre s'appelle David et le Phénix, poursuivit-elle, et ça a toujours été l'un de mes préférés. Ma mère l'aimait aussi quand elle était petite. Il va falloir que vous écoutiez attentivement. C'est de l'anglais standard, mais certains mots ont changé depuis sa rédaction. Si vous entendez du vocabulaire que vous ne comprenez pas, arrêtez-moi et posez-moi la question. D'accord ? » Les deux bambins hochèrent solennellement la tête, et elle fit de même. Puis elle ouvrit le livre. L'odeur de l'encre et du papier vieillis, si déplacée dans ce monde moderne, s'éleva des pages comme un encens secret. Elle inspira profondément, s'en emplissant les narines, et se remémora des souvenirs chers d'après-midi pluvieux et de froides soirées sur Sphinx, et ce sentiment de sécurité et de paix, monopole de l'enfance. David et le Phénix, par Edward Ormondroyd, lut-elle. Chapitre premier, où David fait de l'escalade et l'on entend une voix mystérieuse. » Elle releva la tête, et ses yeux en amande couleur chocolat sourirent tandis que les enfants s'installaient plus confortablement dans leurs lits, captivés. « Tout le long du chemin, David s'était réservé cet instant pour la fin, s'efforçant de ne pas regarder tant que le moment n'était pas venu. Quand la voiture s'arrêta enfin, les autres sortirent, raides, et entrèrent dans la nouvelle maison. Mais David pénétra lentement dans la cour, les yeux au sol. Pendant une minute, il resta là, sans oser les lever. Puis il inspira profondément, serra les poings et releva la tête. » Elle était là – telle que papa l'avait décrite, mais infiniment plus majestueuse. Elle s'élevait depuis la vallée, magnifiquement dessinée, si haute que son pic bleu embrumé devait pouvoir discuter en tête à tête avec les étoiles. Pour David, qui n'avait jamais vu de montagne, ce spectacle fut presque trop d'un coup. Il sentit son cœur se serrer et frémir, à tel point qu'il ne savait plus s'il avait envie de rire ou de pleurer – ou peut-être les deux. Ce qui était vraiment fantastique avec la montagne, c'est la façon dont elle le regardait. Il avait la conviction qu'elle lui souriait, comme un ami qui aurait attendu des années de le revoir. Et quand il ferma les yeux, il eut l'impression d'entendre une voix lui souffler : "Alors viens, et grimpe." Elle releva le nez, sentant les enfants se recroqueviller autour d'elle, baignés par ces vieilles phrases. Elle sentit aussi Nimitz partager son propre souvenir de la voix de sa mère lui lisant la même histoire, et le souvenir d'autres montagnes, plus majestueuses encore que celle si ancienne de David, de randonnées dans ce cadre – des expériences qu'il avait vécues avec elle –, et savourer le présent. « Partir serait si facile ! reprit-elle. L'arrière-cour était entourée d'une haie (dont une partie poussait juste au pied de la montagne), mais... » « Je suppose que c'est trop demander qu'espérer qu'ils dorment tous ? — En effet », répondit Honor, laconique, en franchissant les massives portes marquetées menant à la salle immense que les guides du Palais désignaient sous le modeste nom de bibliothèque. « Vous ne vous attendiez pas vraiment à ce qu'ils dorment, si ? — Bien sûr que non, mais nous autres despotes de planètes néo barbares avons l'habitude d'exiger l'impossible. Et quand nous n'obtenons pas satisfaction, nous coupons la tête du malheureux qui nous a déçus. » Benjamin IX, Protecteur planétaire de Grayson, debout devant le feu qui craquait dans l'âtre, lui sourit. Elle secoua la tête. « Je savais bien que tout ce pouvoir absolu finirait par vous monter à la tête », répondit-elle, se rendant coupable d'un crime de lèse-majesté qui aurait horrifié un tiers des seigneurs locaux et fait enrager un autre tiers. « Bah, à nous deux, Élaine et moi le ramenons sur terre, Honor, fit Katherine Mayhew, sa première femme. — Enfin, nous deux... et les enfants, ajouta Élaine Mayhew, sa plus jeune épouse. Si j'ai bien compris, poursuivit-elle avec un sourire joyeux, les jeunes enfants aident leurs parents à rester jeunes. — Ce qui ne nous tue pas nous rend plus jeunes ? railla Benjamin. — Il y a de l'idée », répondit Élaine. À trente-sept ans, elle était plus jeune que son mari de douze ans, et la cadette de Katherine de presque six ans. Et puis elle avait un quart de siècle T de moins qu'Honor... qui paraissait pourtant l'une des plus jeunes personnes présentes. Seuls le troisième et le moins gradé de ses hommes d'armes personnels, Spencer Hawke, et un très grand capitaine de corvette en uniforme de la Flotte graysonienne la battaient sur ce terrain. Le prolong avait ce genre d'effets. Ses lèvres se pincèrent à cette idée qui lui rappelait le motif de leur réunion, et Nimitz appuya sa joue contre la sienne en ronronnant doucement pour la réconforter. Benjamin plissa les yeux, et elle sentit qu'il avait compris. Eh bien, ça avait toujours été un homme très perspicace, et avoir une fille adoptée depuis huit ans T par un chat sylvestre avait dû le sensibiliser. Elle lui adressa un autre sourire puis se dirigea vers le jeune homme en uniforme spatial. C'était un véritable géant pour un Graysonien – il était même plus grand qu'Honor – et, bien qu'elle fût en tenue civile, il se mit au garde-à-vous et s'inclina respectueusement. Elle ignora son salut et le serra fermement dans ses bras. Il se raidit un instant – surpris plutôt que rétif –puis l'embrassa à son tour avec maladresse. « A-t-on d'autres nouvelles, Carson? s'enquit-elle doucement, reculant un peu pour poser les mains sur ses avant-bras. — Non, milady, répondit-il tristement. Madame votre mère est à l'hôpital en ce moment. » Il eut un sourire timide. « Je lui ai dit que ce n'était pas nécessaire. Ce n'est pas comme si cela relevait de sa spécialité, et nous savons tous qu'il n'y a rien à faire en réalité sinon attendre. Mais elle a insisté. — Howard est son ami à elle aussi », fit Honor. Elle jeta un coup d'œil à Andrew La Follet. « Papa est avec elle, Andrew ? — Oui, milady. Comme Faith et James sont en sécurité ici à la nursery, j'ai envoyé Jérémie garder un œil sur eux. » Honor inclina la tête de côté, et il haussa imperceptiblement les épaules. « Il voulait y aller, milady. — Je vois. » Elle se tourna de nouveau vers Carson Clinkscales et imprima une légère pression à ses avant-bras avant de le lâcher. « Elle sait qu'elle ne peut rien y faire, Carson. Mais elle ne se pardonnerait jamais de ne pas être présente pour tes tantes. En toute logique, je devrais y être aussi. — Honor, intervint gentiment Benjamin, Howard a quatre-vingt-douze ans, et il a marqué bien des gens toutes ces années –moi y compris. Si tous ceux qui "devraient être là" y allaient vraiment, il n'y aurait plus de place pour les patients. Et il est dans le coma depuis bientôt trois jours. Si vous étiez là-bas, il invoquerait la loi sur les rassemblements illicites sous prétexte que vous négligeriez tous vos autres devoirs. — Je sais, soupira-t-elle. Je sais. Seulement... » Elle s'interrompit et secoua la tête avec une grimace, et il acquiesça, compréhensif. Mais il ne comprenait pas vraiment, songea-t-elle. Malgré les changements qu'avait connus Grayson, son mode de raisonnement et ses attitudes avaient été façonnés par une société dépourvue de prolong. Pour lui, Howard Clinkscales était vieux; pour Honor, il n'était pas encore d'âge mûr. Sa propre mère, qui paraissait bien plus jeune que Katherine Mayhew et même Élaine, et qui avait mené naturellement la grossesse de Faith et James à terme, avait douze ans de plus qu'Howard. Et s'il était le premier de ses amis graysoniens à mourir de vieillesse si ridiculement jeune, ce ne serait pas le dernier. La santé de Gregory Paxton se détériorait régulièrement aussi. Et même Benjamin et ses épouses montraient ces signes de vieillissement prématuré qu'elle avait appris à redouter. Elle revint en esprit à la nursery et au livre qu'elle avait lu, avec son personnage de Phénix immortel, renaissant toujours, et cette pensée lui fut plus amère qu'à l'habitude en voyant la chevelure noire et encore épaisse du Protecteur désormais semée de blanc. — Vos rejetons et mes chers frère et sœur se sont très bien conduits, dit-elle, optant délibérément pour un autre sujet. Je suis toujours un peu étonnée de la façon dont ils se concentrent quand on leur fait la lecture. Surtout quand on songe à tous les loisirs plus interactifs à leur disposition. — Ce n'est pas pareil, tante Honor », intervint l'une des deux jeunes femmes assises à la longue table disposée sur le côté de l'âtre caverneux. Honor se tourna vers elle, et Rachel, qui ressemblait fort à une version plus grande et plus musclée de Katherine Mayhew, leva la main pour caresser les oreilles du chat sylvestre étalé sur le dossier de son fauteuil. « Comment ça, "pas pareil" ? demanda Honor. — De t'écouter lire, répondit la fille de Benjamin. Peut-être cela ne tient-il qu'à toi – on ne te voit pas beaucoup sur Grayson et tu es... eh bien, un peu une légende pour tous les gamins. » Personne d'autre n'aurait remarqué le léger rougissement de la jeune femme, mais Honor dissimula un sourire en percevant la poussée d'admiration adolescente de Rachel et son embarras. Quand Jeannette et moi étions plus jeunes, en tout cas, ajouta-t-elle en désignant de la tête sa cadette assise à côté d'elle, nous nous faisions toujours une fête de te voir. Et Nimitz aussi, bien sûr. » Le chat sylvestre perché sur l'épaule d'Honor releva le museau et agita la queue, satisfait que Rachel reconnaisse son importance dans la hiérarchie sociale, et il y eut quelques petits rires. Le compagnon de Rachel, Hipper, se contenta d'un long soupir résigné et ferma les yeux de lassitude. — Elle a peut-être raison, Honor, dit Élaine. Votre filleule s'est très vite proposée pour "aider à garder un œil sur les petits" ce soir, en tout cas. — Et puis, tante Honor, dit Jeannette d'une voix plus douce (elle était beaucoup plus timide que sa grande sœur), tu lis vraiment très bien. » Honor haussa les sourcils, et Jeannette s'empourpra beaucoup plus visiblement que Rachel avant elle. Hésitante, elle poursuivit néanmoins avec obstination. « Une chose est sûre, j'ai toujours adoré t'écouter. Les personnages avaient tous une intonation différente. Et puis les livres sont plus stimulants. Il n'y a personne pour nous montrer à quoi ressemblent les gens et les lieux; il faut tout imaginer soi-même, et avec toi, c'est drôle ! — Eh bien, j'en suis heureuse, répondit Honor au bout de quelques instants, et Katherine renifla. — Elle n'est pas la seule de cet avis, dit-elle quand Honor se tourna vers elle. La plupart des nounous m'ont dit que vous feriez une maman merveilleuse si vous n'étiez pas si occupée à faire sauter des vaisseaux spatiaux et autres planètes. — Moi ? » Honor écarquilla les yeux, et Katherine secoua la tête. — Vous, Lady Harrington. D'ailleurs, poursuivit-elle, plus sérieuse, certains commencent à évoquer votre responsabilité dans ce domaine. Faith est une héritière tout à fait satisfaisante pour l'instant, vous comprenez, mais personne au Conclave des seigneurs ne s'attend réellement à ce qu'elle le demeure. — Kathy, intervint Benjamin sur un ton qui invitait à la modération. — Oh, zut, Benjamin ! répondit sa femme, acerbe. Tout le monde tourne autour du pot de façon très diplomatique depuis longtemps, et tu le sais bien. Sur le plan politique, il vaudrait mieux de toute façon qu'Honor produise son propre héritier. — Ce n'est pas demain la veille, répondit fermement Honor. Pas avec tout le pain que j'ai sur la planche en ce moment ! — Le temps file, Honor, s'entêta Katherine. Et vous repartez pour une nouvelle guerre. Dieu sait que nous prierons tous pour que vous reveniez sauve, mais... » Elle haussa les épaules, et Honor dut bien lui accorder qu'elle n'avait pas tort. Pourtant... « Comme vous le dites, Faith est une héritière tout à fait acceptable. Et même si je devrais peut-être penser en termes dynastiques, cela ne me vient pas naturellement. — Je rechigne à le dire, Honor, mais Kathy a peut-être raison d'un autre point de vue encore, intervint lentement Benjamin. Certes, il n'existe aucun motif juridique qui vous impose de produire un héritier de votre propre sang dans la minute. Surtout dans la mesure où Faith est bel et bien reconnue comme votre héritière par tous. Mais vous avez bénéficié d'un traitement pro-long. Vous dites que vous n'avez pas l'habitude de penser en termes dynastiques, mais que se passera-t-il si vous attendez encore vingt ou trente ans pour avoir un enfant ? En vertu de la loi de Grayson, cet enfant supplantera automatiquement Faith, peu importe les dispositions spécifiques que le Conclave avait prises en sa faveur quand on vous a crue morte. Il y aura donc Faith, qui se sera considérée pendant trente ou quarante ans comme l'héritière présomptive du fief Harrington et se fera soudain souffler la place par un nouveau-né. » Honor le regarda, et il soupira. — Je sais, Faith est une enfant formidable et elle vous aime beaucoup, Honor. Mais nous sommes sur Grayson. Nous avons connu un millier d'années de ces politiques dynastiques qui ne vous viennent pas spontanément, et quelques incidents vraiment déplorables se sont produits. Et les pires ont touché des gens qui croyaient dur comme fer que cela ne pouvait pas arriver dans leur famille. Et puis, même si cela ne provoque pas d'incident concret, vous trouvez qu'il serait juste de priver brutalement Faith de votre succession de cette manière ? À moins que vous n'ayez bientôt un enfant, elle va grandir en s'imaginant miss Harrington, avec tous les signes extérieurs et le statut liés à ce titre. Ce n'est pas votre faute, mais elle se trouve dans une position totalement différente, et ce sera décisif dans le modelage de l'image qu'elle a d'elle-même, vous savez. — Peut-être, mais... — Il n'y a pas de mais, Honor. Pas cette fois, coupa doucement Benjamin. Ça ne manquera pas d'arriver. C'est forcé. Je sais que ça a été beaucoup plus dur pour Michael qu'il ne l'a montré, alors qu'il n'a jamais voulu du poste de Protecteur de toute façon. Mais il se trouvait exactement dans la même position que Faith, et quand Bernard Raoul est né et l'a poussé hors de la ligne de succession, il est resté un peu perdu pendant un certain temps. Il avait besoin de redéfinir son identité et ce qu'il Faisait de sa vie maintenant qu'il n'était plus Lord Mayhew. » Le Protecteur secoua la tête. « J'en parlais encore avec Howard le mois dernier, et il disait... » Benjamin s'interrompit soudain à son tour tandis que le visage d'Honor se raidissait de douleur. — Je suis désolé, dit-il au bout d'un moment, plus doucement encore. Je n'ai pas l'intention d'exercer de pression injuste sur vous. Mais cela l'inquiétait. Il aime Faith presque autant qu'il vous aime, et il redoutait sa réaction. Et puis, ajouta-t-il avec un sourire en coin, je crois qu'il espérait un peu avoir l'occasion de voir votre enfant. — Benjamin, je... » Honor cilla plusieurs fois, et Nimitz ronronna doucement à son oreille. — Non, fit Benjamin en secouant la tête. Nous n'avons pas besoin d'en discuter tout de suite, et vous n'avez pas besoin que je vous rappelle que nous sommes en train de le perdre. Je ne comptais pas en parler du tout, mais je crois que Kathy avait peut-être raison de soumettre au moins cette idée à votre réflexion. Maintenant que c'est fait, vous pourrez y penser plus lard. Quant à Howard lui-même, bien sûr qu'il vous aime. Il m'a dit un jour qu'il vous considérait pour ainsi dire comme sa propre fille. — Il va vraiment me manquer, répondit-elle avec tristesse. — Naturellement. À moi aussi, vous savez, lui rappela Benjamin dans un sourire doux-amer. Je le connais littéralement depuis toujours. C'était un oncle de plus pour moi, un oncle que j'ai aimé presque autant qu'il m'exaspérait parfois. — Et dont la mort va laisser un vide au Conclave, ajouta tristement Katherine. — J'ai discuté du choix de son successeur avec la commission permanente et le président de la commission administrative », dit Honor. Elle inspira profondément, se tournant avec reconnaissance vers ce nouveau sujet. « Je crois que cela devrait se passer aussi bien que possible étant donné les circonstances. — Et vous n'êtes pas censée en discuter avec moi, milady, fit remarquer Benjamin. — Effectivement, je ne suis pas censée en parler avec vous. C'est d'ailleurs l'une des plus idiotes des innombrables traditions graysoniennes, si vous voulez mon avis. — Quand on passe autant de temps que nous à les mettre en place, j'imagine qu'une ou deux peuvent passer à travers le processus de sélection, fit Benjamin en haussant les épaules. Dans l'ensemble, elles nous réussissent plutôt bien, toutefois. Et vous n'êtes pas autorisée à en parler avec moi, mais cela ne veut pas dire que mes différents espions et agents ignorent qui vous comptez nommer. Ni que je n'approuve pas de tout cœur votre choix, d'ailleurs. — Eh bien, puisque nous avons réglé cette question sans jamais enfreindre les règles, peut-être pourrions-nous aborder des sujets que nous avons le droit d'évoquer avec Honor, suggéra Katherine. — Comme par exemple ? s'enquit son mari en haussant le sourcil, ce qui lui valut un coup d'œil exaspéré. — Comme le rôle que l'Amirauté lui réserve, pour commencer. — Ah. Ça. » Benjamin se tourna vers ses filles. Jeannette ressemblait à Élaine au moins autant que Rachel à Katherine, avec les yeux bleus et les cheveux clairs de sa mère biologique. À cet instant, les deux jeunes femmes semblaient partagées entre la volonté de devenir invisibles et celle de paraître mûres et sagaces, selon ce qui risquait le plus de leur permettre de rester assises où elles étaient. « Les règles du Sabre s'appliquent, les filles », dit-il. Elles acquiescèrent toutes les deux solennellement, et il se retourna vers Honor. « Alors, que vont-ils vous donner à faire ? — Je ne saurais pas encore le dire avec certitude », répondit Honor en observant les jeunes femmes du coin de Rachel levait de nouveau la main pour caresser les oreilles d'Hipper, l'air concentré. Ce qui était compréhensible puisqu'elle devait intégrer l'École spatiale de la Flotte royale manticorienne, sur l'île de Saganami, le mois suivant. Honor avait prononcé le traditionnel discours de fin de formation devant la promotion sortante quinze jours plus tôt; les vacances d'été dont bénéficiaient les autres promotions prendraient fin dans dix jours, raccourcies par la guerre. Rachel partirait alors pour Manticore à bord du Paul Tankersley afin de se joindre à la toute nouvelle promotion. Jeannette paraissait sérieuse et intéressée, mais elle n'avait jamais été un garçon manqué fasciné par la flotte comme Rachel. — Je ne joue pas les grandes mystérieuses, poursuivit Honor. Tout est tellement insensé depuis mon retour de Sidemore qu'on a l'impression que l'Amirauté modifie son raisonnement stratégique tous les jours. Les chiffres que fournit la DGSN ne s'améliorent pas : ils ne cessent d'empirer, et l'ordre de bataille attribué à l'origine à la Huitième Force rétrécit comme peau de chagrin. » Elle haussa les épaules avec un sourire acerbe. « À croire que la tradition exige que la constitution d'une flottille répondant au nom de Huitième Force se fasse avec difficulté. — Et c'est nous qui avons des traditions idiotes ? renifla Benjamin. — Eh bien, ce n'est pas comme si cela nous plaisait, Benjamin. Mais après la raclée que nous avons prise lors de la phase initiale, personne ne risque de vouloir découvrir Manticore, Grayson ou l'Étoile de Trévor. Par conséquent, tous les effectifs de la Huitième Force viendront de ce qu'il restera quand nous aurons satisfait les besoins défensifs de ces systèmes. Et cela ne fera pas lourd. En tout cas pour commencer. Et, pour être tout à fait honnête, la Huitième Force n'existe pas encore vraiment. J'en suis juste le commandant désigné. Mon état-major et mon QG n'ont même pas encore été officiellement activés. — Je sais. Et, en toute franchise, j'ai été un peu surpris que l'annonce de la réactivation de la Huitième Force soit si publique. Soulagé, mais surpris. » Benjamin lui fit signe de s'installer dans un fauteuil à côté de l'âtre et prit place face à elle. Ses épouses allèrent s'asseoir à côté de leurs filles, et Carson Clinkscales vint se planter près du fauteuil d'Honor. « Je me réjouis de ce signe que l'Amirauté raisonne en termes offensifs, continua le Protecteur. Après la défaite que nous a infligée Theisman, la tentation devait être grande de revenir à une attitude totalement défensive. — Pour beaucoup de gens sans doute, répondit Honor, mais pas pour Thomas Caparelli ni Hamish Alexander. » Elle secoua de nouveau la tête. « Entre eux et l'Amirauté de Janacek, c'est le jour et la nuit. — Peut-être parce qu'ils savent localiser leur postérieur sans radar d'approche, si vous me pardonnez cette image, milady, intervint le capitaine de corvette Clinkscales. — On peut sans prendre de risque penser qu'ils possèdent cette aptitude innée, je crois, Carson, dit-elle, et il s'empourpra légèrement. — Pardon, milady, fit-il au bout de quelques instants. Je voulais surtout dire que Janacek et Chakrabarti, eux, étaient incapables de localiser leur fondement. — En réalité, vous êtes un peu sévère avec Chakrabarti, je pense, répondit Honor. En revanche, Janacek – et ces imbéciles de Jurgensen et Draskovic... » Ses lèvres se pincèrent et elle secoua la tête. « En ce qui les concerne, vous n'avez certainement pas tort. Mais, pour ma part, je voulais souligner que Sir Thomas et le comte de Havre-Blanc ont déjà occupé ce poste. Ils ne sont pas près de paniquer, et ils savent que nous allons devoir pousser la guerre dans le camp adverse au plus tôt et aussi vigoureusement que possible. Nous ne pouvons pas nous permettre de laisser l'initiative à Thomas Theisman. Sinon il nous mettra à genoux sous six mois. Un an T au grand maximum. — La situation est-elle si grave, milady ? s'enquit doucement Clinkscales. — J'en suis presque sûre, répondit-elle d'une voix de soprano étouffée par les craquements des bûches en feu. On dirait de plus en plus que les premières estimations de l'amiral Givens étaient en fait trop basses. — Trop basses ? s'étonna Benjamin en fronçant les sourcils. — Je sais. Je crois que tout le monde – moi y compris – la jugeait excessivement pessimiste dans ses hypothèses initiales. Il paraissait tout simplement impossible que la République ait vraiment bâti une flotte de la taille qu'elle évoquait. Mais c'est parce que nous nous obstinions tous à réfléchir en termes de nombre d'unités construites depuis que Theisman a renversé Saint-Just. — Évidemment, puisqu'ils ne pouvaient pas disposer avant de la technologie nécessaire à la construction des nouvelles unités. En tout cas pas avant qu'Hamish ne leur assène l'opération Bouton-d'or. » Honor ne cilla pas en entendant Benjamin appeler l'actuel Premier Lord de l'Amirauté par son prénom, mais elle veilla à ne pas en faire autant. « Non, ils ne pouvaient pas. Et c'est pourquoi l'amiral de Havre-Blanc lui aussi était convaincu que les estimations de l'amiral Givens étaient trop élevées. Hélas, il a été contraint de changer d'avis ces deux dernières semaines. Je ne connais pas encore les détails, mais d'après son dernier courrier elle a retrouvé des données remontant à l'époque où elle dirigeait encore la DGSN, avant que Jurgensen ne prenne la relève. Des anomalies que ses propres analystes avaient relevées sans réussir - à les expliquer sur le coup. Apparemment, elles suggèrent que les Havriens auraient commencé à constituer des stocks de composants bien avant que Saint-Just ne soit tué. — Constituer des stocks ? Depuis si longtemps ? » Benjamin paraissait sceptique, et elle haussa les épaules. « Je n'ai pas vu les données ni l'analyse moi-même, Benjamin. Et j'ai peut-être mal compris. Mais c'est l'impression que m'a laissée la lettre du comte quand je l'ai visionnée hier soir. Je suis sûre qu'il m'en dira davantage à mon retour sur Manticore. — Je n'en doute pas, répondit lentement Benjamin, le front plissé par la réflexion. — Et si l'amiral Givens a raison, milady ? demanda doucement Clinkscales. — Si elle a raison, alors nous sommes face à un grave handicap numérique, dit simplement Honor. Un handicap qui va empirer beaucoup avant de se résorber. La question, bien sûr, consiste à savoir si les chiffres sont assez écrasants pour compenser notre qualité, ajouta-t-elle en souriant sans la moindre trace d'humour. Et aujourd'hui, vu l'équipe de commandement qu'ils ont réussi à mettre en place, c'est une excellente question. » CHAPITRE DEUX « Ah, Aldona, vous voilà ! Entrez. Trouvez-vous un siège. » Aldona Anisimovna adressa un hochement de tête soigneuse-nient déférent à son hôte et obéit à son ordre souriant. Car il s'agissait d'un ordre, même si le ton était aimable. Albrecht Detweiler était sans doute l'homme le plus riche et le plus puissant de toute la Galaxie explorée. Des nations entières – et pas seulement celles peuplées de néo barbares ou perdues au milieu de nulle part dans la grande couronne solarienne – valaient moins que lui. Un certain nombre, même. La porte se ferma en silence derrière elle. Malgré la présence d'une quinzaine de personnes, il émanait de cette salle mi-bureau mi-bibliothèque une impression d'espace. Ce n'était d'ailleurs pas qu'une impression, même si cinq pour cent à peine de la population de Mesa connaissaient son existence. Le pourcentage de gens hors Mesa qui en avaient eu vent, elle l'espérait (le tout son cœur, était beaucoup plus faible encore. Il s'agissait aussi – et de loin – du « bureau » le plus luxueux et aménagé avec le plus de goût qu'elle avait jamais vu, ce qui n'était pas peu dire pour un membre du conseil d'administration du Manpower Incorporated. Les magnifiques sculptures lumineuses dans leurs niches sur mesure, les murs lambrissés d'essences exotiques issues d'au moins dix planètes différentes, les vieilles huiles et aquarelles hors de prix dont certaines remontaient à l'époque pré spatiale, sur la vieille Terre, les vieux livres papier et la vue spectaculaire sur les plages blanches et l'eau bleue étincelante de l'océan Mendel, tout cela conspirait pour offrir un cadre inévitablement approprié au pouvoir et aux objectifs concentrés dans cette réunion. « Je pense que nous sommes tous là », fit Detweiler pendant qu'Anisimovna prenait place dans l'un des fauteuils antigrav face à son bureau, et les conversations annexes prirent aussitôt fin. Il sourit à nouveau et enfonça un bouton sur son bureau; la vue panoramique sur l'océan disparut aussitôt derrière un mur de fenêtres opaques tandis qu'il activait les systèmes de sécurité empêchant tout appareil de surveillance d'espionner cette réunion. « La plupart d'entre vous ont au moins une petite idée de la raison pour laquelle je vous ai demandé de passer sur l'île aujourd'hui, j'en suis sûr, dit Detweiler, l'air plus résolu que souriant désormais. Au cas où j'aurais surestimé le QI de certains, toutefois, sachez que la cause première de cette petite réunion est le récent plébiscite qui s'est tenu dans l'amas de Talbot. Des visages se fermèrent; la colère, la tension et – qu'ils le reconnaissent ou non – la peur que ses paroles ravivèrent étaient presque palpables. Detweiler les perçut, à coup sûr, et il découvrit les dents sans pour autant sourire le moins du monde. « Je me rends compte qu'aux yeux des Solariens Manticore et Havre pourraient aussi bien être Shangri-La ou le pays imaginaire de Peter Pan. Ils se trouvent quelque part aux marges de l'univers exploré, regorgent de néo barbares belliqueux si primitifs et sectaires qu'ils passent leur temps à s'entretuer. Hélas, c'est un peu loin de la vérité, comme nous en sommes tous douloureusement conscients. Ce que certains d'entre vous ne saisissent peut-être pas, c'est que par bien des côtés la situation ne cesse d'empirer de notre point de vue. » Il fit basculer le dossier de son fauteuil et observa ses invités. Un ou deux paraissaient un peu perplexes, comme s'ils ne com prenaient pas bien en quoi la situation était pire qu'elle ne l'avait toujours été. Après tout, le Royaume stellaire de Manticore et la République de Havre étaient depuis des siècles les ennemis mortels déclarés de Manpower Incorporated et du commerce d'esclaves génétiquement modifiés. Du point de vue de Manpower et du système de Mesa en général, les vingt dernières années de conflit entre le Royaume stellaire et la République étaient une excellente chose. Au moins, cela avait plus ou moins distrait les deux nations de toute velléité d'interférence avec les affaires de Manpower. « Aldona, fit Detweiler au bout d'un moment, et si Isabelle et vous nous en disiez plus sur ce qui s'est passé à Congo ? — Volontiers, Albrecht. » Anisimovna était assez contente que sa voix sonne si calme parvint aussi à éviter une suée d'angoisse grâce à la vingtaine de générations de modifications génétiques apportées au è Io me familial. « Comme vous le savez, Albrecht, ainsi que certains autres membres du conseil d'administration et du conseil stratégique, commença-t-elle vivement, tout en évitant de penser au nombre de comptes rendus du même type qui s'étaient... mal terminés dans ce bureau, Congo était au centre des plans que nous avions pour les Mannes et les Havriens. Le nœud du trou de ver qui s'y trouve nous offrait des perspectives supplémentaires de ce point de vue, outre les potentialités purement commerciales évidentes. près discussion ici, sur Mesa, il a été décidé que le moment de demeure en application nos plans d'urgence approchait rapidement et... – Excusez-moi, Aldona », intervint Jérôme Sandusky. Il la regardait, mais son attention se portait en réalité davantage sur Detweiler. « Nous sommes tous au courant, du moins dans les grandes lignes, de ce qui s'est passé à Tibériade et Congo. En ce qui me concerne, Congo ayant été ajouté à ma circonscription de Havre, j'ai été mis raisonnablement au courant des précédentes opérations qui se sont déroulées là-bas. Mais je ne comprends pas bien pourquoi au juste il a paru nécessaire ou désirable de nous placer dans une position où une chose pareille pouvait se produire. — La décision a été prise par le conseil stratégique, Jérôme, répondit froidement Anisimovna, et il rougit imperceptiblement. En tant que membre du conseil – ce que vous n'êtes pas, s'abstint-elle d'ajouter à voix haute –, j'en ai approuvé la logique ; mais, comme vous le savez, les discussions du conseil sont confidentielles. — Dans le cas présent, toutefois, Aldona, glissa Detweiler, je crois que nous pourrions faire une exception. Nous devons tous être au fait des circonstances, alors allez-y, répondez à la question de Jérôme pour nous tous. » Elle se tourna vers lui, et il hocha la tête. « Sous ma responsabilité, ajouta-t-il. — Très bien, Albrecht. » Anisimovna reporta son attention sur Sandusky. Elle prit quelques instants pour organiser ses idées puis se pencha légèrement en avant dans son fauteuil, le regard aigu. « Pendant l'essentiel des vingt dernières années, Manticoriens et Havriens se sont fait la guerre, commença-t-elle. De notre point de vue, cela ne manquait pas d'avantages. Ils nous ont toujours haïs, et nous n'avons jamais réussi à pénétrer leurs hiérarchies militaires et politiques de la même façon que celles de la Ligue ou de la plupart des autres nations. Nous avons su... enrôler quelques bureaucrates, diplomates, officiers et hommes politiques par-ci par-là, mais jamais en nombre suffisant pour saper leur dévotion obstinée à la convention de Cherwell. » Plusieurs de ses auditeurs grimacèrent à la mention de cette convention, et Anisimovna eut un sourire pincé. « Depuis soixante-dix ans T, le seul et unique sujet d'entente entre le Royaume stellaire de Manticore et la République populaire de Havre est l'élimination du commerce d'esclaves génétiquement modifiés. Et, soyons réalistes, historiquement, leurs efforts ont été de loin les plus efficaces. Nous n'avons pas pénétré leur marché intérieur et, bien que nous ayons de longue date une très forte pénétration des marchés de certaines régions de la Confédération silésienne et de Midgard, Havre et Manticore nous ont mené la vie dure même là-bas. Pour être honnête, ce n'est que depuis qu'ils se concentrent sur leur différend que nous avons commencé à regagner le terrain que nous perdions régulièrement dans ces deux régions. L'Empire andermien constitue un autre secteur problématique, surtout dans la mesure où il se trouve très près des deux autres, mais les Andermiens n'ont jamais été très agressifs contre nos intérêts en dehors de leur propre territoire. » Pendant que les Manticoriens et les Havriens se faisaient activement la guerre, nous avons réussi à étendre notre influence et nos marchés en périphérie de leurs sphères d'influence. Et leur obsession mutuelle nous a aussi permis d'obtenir un degré de pénétration – en termes d'influence, pas de ventes – dont nous n'avions jamais bénéficié jusque-là au sein de la République et du Royaume. Bref, nos perspectives s'amélioraient. » Et puis il y a eu l'opération Bouton-d'or de Manticore, l'assassinat de Pierre, le fameux "incident Manpower" sur la vieille Terre, le cessez-le-feu et le renversement du comité de salut public dirigé par Saint-Just. Le tout a eu trois conséquences graves à notre niveau. » Elle fit la grimace et haussa les épaules, puis entreprit de les résumer en égrenant leur compte sur les doigts. « D'abord, la fin des combats était déjà grave en soi, dans la mesure où elle allait forcément libérer des ressources et de la capacité d'attention pour d'autres problèmes – comme nous. Ensuite, le renversement du comité de salut public et le démantèlement effectif du Service de sécurité nous ont porté un coup terrible côté havrien. Non seulement nous avons perdu la majorité des contacts que nous avions réussi à établir avec les SS, mais le nouveau régime – Theisman, Pritchart et compères – se montre presque fanatique dans sa haine envers tout ce que nous représentons. Enfin, l'"incident Manpower" s'est produit avant le coup d'État de Theisman, mais ses effets principaux ne se sont fait sentir que par la suite, quand Zilwicki et Montaigne sont rentrés à Manticore avec les archives que Zilwicki avait piratées. Nous avons réussi à limiter un peu les dégâts dans le Royaume stellaire, mais ne nous leurrons pas : nous avons pris un coup sérieux là aussi. Et le fait que cette illuminée de Montaigne nous a ramenés sous les projecteurs, nous et nos opérations, pour l'opinion publique manticorienne n'a pas aidé. » Heureusement, notre meilleur contact survivant et le plus haut placé à Manticore ne figurait pas dans les fichiers de Zilwicki et demeurait en place. Ce n'était pas vraiment un atout fiable de notre point de vue – elle se servait de nous autant que nous nous servions d'elle, et elle suivait incontestablement son propre programme – mais Descroix était prête à faire ce qu'elle pouvait pour atténuer les opérations manticoriennes dirigées contre nous et nous aider à limiter les dégâts de l'intérieur dans le sillage de l'incident Manpower, en échange de notre soutien financier et des renseignements que nous pouvions lui fournir. Hélas, elle refusait catégoriquement de faire ce que nous attendions avant tout d'elle. — C'est-à-dire ? » s'enquit Sandusky alors qu'elle marquait une pause, comme s'il ne connaissait pas déjà la réponse à sa propre question. — C'est-à-dire mettre fin à ce satané cessez-le-feu, répondit sans détour Aldona. Nous voulions que Manticore et Havre recommencent à se tirer dessus. Pour être honnête, à l'époque, le conseil stratégique s'inquiétait même davantage de Havre que de Manticore. Certes, le Royaume possède la plus grande flotte marchande et la plus forte tendance à s'arroger des pouvoirs de police interstellaire, jusqu'à se heurter de front avec la Ligue. Mais la République est bien plus vaste, et le nouveau régime y fait sans conteste preuve d'un esprit de croisade, alors que le régime Haute-Crête à Manticore était aussi vénal – et myope –que nous pouvions le souhaiter. Malheureusement, aucun des deux camps, chacun pour ses propres raisons, ne souhaitait reprendre les hostilités. Et, au début en tout cas, il ne semblait pas garanti que Theisman et Pritchart parviennent à faire tenir leur nouvelle Constitution. Pendant quelques années au bas mot, ils allaient être engagés dans l'équivalent d'une guerre civile, même s'ils la gagnaient en fin de compte. » Il y a environ deux ans, toutefois, il est devenu évident qu'ils allaient la gagner, et haut la main. De plus, l'un des rares contacts que nous avions gardés au sein de la République – le vôtre, Jérôme, d'ailleurs – nous a signalé que la flotte havrienne avait secrètement engagé un vaste programme de reconstruction. L'idée d'un gouvernement Theisman-Pritchart exerçant un ferme contrôle sur une nation de la taille de la République et sur son économie, avec sous ses ordres une flotte renaissante, ne réjouissait personne au conseil. De la même façon, les agissements de Montaigne et Zilwicki à Manticore ne faisaient pas notre bonheur. Vous vous rappelez peut-être l'échec spectaculaire de notre tentative pour éliminer Montaigne par l'action directe. Ce fut avant tout la conséquence de l'alliance active de Zilwicki avec le Théâtre Audubon; et puis Klaus Hauptman et sa fille ont suivi le mouvement et carrément entamé la construction de vaisseaux de guerre légers pour ces bouchers. » Elle secoua la tête. — Jusque-là, ce n'étaient que des signes avant-coureurs, mais le vent soufflait manifestement dans le même sens dans les deux nations. Et elles ne se tiraient toujours pas dessus. » Le seul point positif, c'était l'absence totale de subtilité diplomatique du gouvernement Haute-Crête. Il ne souhaitait peut-être pas la reprise des opérations militaires actives, mais il ne voulait pas non plus d'un traité de paix officiel, et cela causait une frustration grandissante au sein de la République. La même source qui nous avait appris l'existence du Refuge – sans savoir exactement ce qui se tramait là-bas – nous a aussi tenus informés de la colère croissante de Pritchart et de l'opinion publique qui s'accordait avec elle. Tout en sachant que nous n'obtiendrions pas de Descroix qu'elle tente activement de faire capoter le processus de négociation, nous avons pu lui fournir des informations soigneusement choisies qui ont contribué à la pousser au moins un peu dans la direction que nous souhaitions. Le conseil se trouvait donc face à une situation de moins en moins stable qui lui offrait la possibilité d'obtenir le résultat recherché. » C'est là que Vert-Site est entré en jeu. Nous savions que Haute-Crête avait réussi à gravement s'aliéner plusieurs alliés clés, y compris la République d'Erewhon et, nous l'espérions, Grayson. Nous n'étions pas très optimistes concernant Grayson, mais Erewhon paraissait offrir des perspectives. De plus, certains de nos amis solariens – notamment Technodyne Industries – désiraient ardemment avoir accès à la nouvelle technologie manticorienne, or Erewhon en disposait. » L'idée était donc de nous servir de Vert-Site, dans le système de Congo, pour inquiéter Erewhon. Nous savions que le gouvernement Cromarty avait promis aux Erewhoniens son aide dans leur effort pour nous faire quitter Congo. Mais nous étions aussi conscients que le gouvernement Haute-Crête, pour sa part, se désintéressait entièrement – voire activement – de ce projet. Et nous savions pouvoir compter sur le soutien de Descroix en coulisses. » Compte tenu de tout cela, nous avons renoncé à faire profil bas et entrepris d'attirer délibérément l'attention sur notre présence dans la région. Nous avons placé dans les médias erewhoniens quelques articles sur des "atrocités" commises sur Vert-Site, et nous avons encouragé une recrudescence de la "piraterie" locale. Les croiseurs détruits à Tibériade faisaient partie de cette stratégie. L'idée consistait à pousser la flotte d'Erewhon à engager davantage d'unités légères dans la répression de la piraterie dans le voisinage puis à tomber sur ces unités avec des croiseurs lourds solariens modernes pour les écraser. Que les Erewhoniens en concluent que nous étions directement impliqués dans le soutien des "pirates" ou non, leur colère contre le Royaume stellaire ne pouvait que monter encore dès qu'ils commenceraient à subir des pertes dans leur effectif militaire en plus de leur flotte marchande. Étant donné les particularités du code de l'honneur local, il était fort probable que, si nous continuions à les provoquer alors que les Manticoriens persistaient à ignorer leurs appels à l'aide, ils finiraient par se retirer de l'Alliance. — Ce qui nous serait de quelle utilité, au juste ? demanda Sandusky, qui suivait cette explication les sourcils froncés. — Qu'Erewhon quitte l'Alliance allait forcément secouer le Royaume. Le Manticorien moyen paraissait prêt à suivre Haute-Crête tant qu'il ne percevait pas de menace extérieure claire contre la sécurité du Royaume. En revanche, si l'Alliance paraissait devoir s'effriter en l'absence persistante d'un traité de paix, cela risquait de changer – nous l'espérions dans le sens d'une plus grande agressivité envers la République. Et, pour être honnête, même si le désintérêt de Haute-Crête pour la répression de l'esclavage servait nos intérêts, nous doutions qu'il puisse encore longtemps ignorer le sujet vu la haine que la dynastie Winton nous a toujours vouée et la pression qu'exerçaient Montaigne, Zilwicki, Harrington et des gens tels que les Hauptman. Voir son gouvernement chuter ne nous dérangeait donc absolument pas, surtout si cela contribuait à la reprise des hostilités que nous appelions de nos vœux. » D'un autre point de vue, dès qu'Erewhon se retirerait de l'Alliance, les Erewhoniens allaient soudain se sentir très seuls, surtout si leurs anciens alliés et la République reprenaient bel et bien les combats. Dans ces conditions, il paraissait probable qu'ils se tournent à nouveau vers ceux qui avaient construit tous leurs vaisseaux du mur avant qu'ils ne rejoignent l'Alliance. Or il se trouve qu'il s'agit de nos chers amis de Technodyne, qui devaient donc avoir l'occasion d'étudier de première main les plus récents et les meilleurs équipements de combat manticoriens. Que la flotte de la Ligue y trouve ou non un intérêt, Technodyne et la flotte mesane y voyaient sans mal le leur, et y avoir accès pour nous-mêmes et les contingents de défense de nos systèmes amis dans la région aurait été une excellente affaire. C'est pourquoi Technodyne a si volontiers coopéré pour nous fournir les croiseurs basés à Tibériade. — Mais ça ne s'est pas passé comme ça, Aldona, hein ? » fit Detweiler. Il s'exprimait sur le ton d'un oncle bienveillant, mais c'était un piètre réconfort pour Anisimovna. Elle s'apprêtait à répondre, mais on la prit de vitesse. «Non, monsieur Detweiler, en effet », dit Isabelle Bardasano. La jeune femme était assise à côté d'Anisimovna, et elle soutint sans ciller le regard du président du conseil d'administration mesan, apparemment tout à fait sereine. Ce qui était sans doute le cas, la connaissant, songea Anisimovna. Elle enviait le sang-froid de Bardasano – beaucoup moins la confiance, voire l'arrogance qui le fondaient. En cet instant, toutefois, elle était surtout reconnaissante à Bardasano de son intervention. Et de rappeler à Detweiler qu'Anisimovna ne portait pas la responsabilité de l'opération Vert-Site, du moins pas toute seule. « Cela aurait dû, poursuivit Bardasano. Hélas, nous n'avions pas prévu la bataille de Tibériade. Pas plus que l'assassinat de Stein, ni le fait qu'Élisabeth Winton déciderait d'envoyer Anton Zilwicki entre tous la représenter aux funérailles sur Erewhon. Et nous n'avions surtout pas prévu l'intervention d'un espion havrien ni l'opération indépendante d'un administrateur de la Direction de la sécurité aux frontières ! » Elle secoua la tête, l'air écœuré. « Nous avons obtenu la rupture souhaitée avec Manticore. Malheureusement, au lieu de tomber dans les bras de Technodyne, comme nous sommes convaincus que le gouvernement erevvhonien d'alors l'aurait fait sans intervention extérieure, les Havriens et monsieur Barregos, le fameux administrateur, ont réussi à les convaincre d'aller se jeter dans les bras de la République de Havre. Pire, Ruth Winton était sur place et a réussi à impliquer le Royaume stellaire, ne fût-ce que marginalement, en soutien à une opération planifiée par Havre contre Congo. Cela a mis les deux nations en position de co-sponsors du nouveau régime de "Torche" sur Vert-Site – une relation qui paraît se poursuivre bien qu'ils se tirent dessus partout ailleurs. Et, cerise sur le gâteau, nous soupçonnons fort qu'au cours de sa contribution à ce fiasco Zilwicki a mis la main sur des éléments accablants qui ont mené à la disparition de la comtesse de Nord-Aven et à la destruction des fichiers Nord-Aven, ce qui n'a pas été sans influence sur la chute du gouvernement Haute-Crête et la perte de pouvoir totale de Descroix. — En parlant d'elle... fit un autre invité de Detweiler, l'air interrogateur. — Ce n'est plus un problème, répondit Bardasano avec un petit sourire. — Tant mieux. — Mais l'éliminer n'a pas neutralisé les retombées de la débâcle de Congo, fit remarquer Sandusky. — Non, en effet, convint Anisimovna. Il s'agissait au mieux de limiter les dégâts. — Tout à fait », renchérit Detweiler. Il s'écarta un moment de son bureau pour observer ceux qu'il avait convoqués. Ils le regardaient, et il savait ce qu'ils voyaient : l'aboutissement de presque cinq siècles d'améliorations génétiques constantes. Le reste de la Galaxie demeurait dans l'ensemble dans l'ignorance béate de ce que Mesa avait réussi là où les Ukrainiens forcenés du conflit final sur la vieille Terre avaient échoué avec leurs surhommes, les « Scrags ». Mais Mesa avait retenu plus d'une leçon en étudiant l'exemple des suprémacistes slaves, y compris la nécessité de se montrer prudent. D'abord établir une position sûre avant de clamer sa supériorité auprès de ceux qui y verraient à juste titre l'image haïssable de leur futur maître. « Je ne vous ai pas tous réunis ici dans le seul but de raconter nos déboires. Pour mémoire, je ne pense pas non plus que l'échec de nos opérations dans le système de Congo soit la faute de quiconque dans cette salle ou au sein du conseil stratégique. Nul ne peut tenir compte de tous les caprices du hasard qui doivent forcément se produire dans une Galaxie comptant autant de mondes habités et de blocs de pouvoir rivaux. » Mais le fait demeure que nous entrons dans une période à la fois de risque et d'opportunité croissants. Notre situation face à Manticore et Havre est peut-être la menace la plus définie et la mieux reconnaissable. Pour l'instant, cette menace est gérable, tant que nous prenons des mesures pour nous assurer qu'elle le reste. La plus grande menace — et la plus belle opportunité — qui se présente à nous, toutefois, c'est que nous approchons enfin ce pour quoi nos ancêtres et nous-mêmes avons si longtemps œuvré. La grande majorité de ceux qui pourraient s'opposer à nous ne s'en rendent pas encore compte. À mesure que nous engageons nos ultimes préparatifs, toutefois, la probabilité augmente qu'on identifie nos véritables objectifs. Ce moment de révélation doit être retardé autant que possible, et je crois que l'une des clés pour ce faire réside dans notre gestion des Manticoriens et des Havriens. » La tension était montée de façon palpable dans le somptueux bureau pendant qu'il parlait. La vaste pièce était désormais silencieuse tandis que son regard passait lentement de visage en visage, guettant les signes de faiblesse ou d'un engagement vacillant. Il n'en décela pas et laissa le dossier de son fauteuil se redresser. « Heureusement pour nous, Havre et Manticore ont réussi à se précipiter dans une nouvelle guerre ouverte malgré l'échec de nos plans pour Erewhon. Tant mieux. Mais les Mamies ont manifestement des projets d'expansion dans l'amas de Talbot, malgré la distraction que représente la guerre, et cela ne fait pas nos affaires pour bon nombre de raisons, et surtout parce que cela rapprochera beaucoup leurs bases spatiales avancées de Mesa. » Encore du côté négatif, nous n'avons toujours pas accès au matériel militaire manticorien de plus haut niveau. Peu importe comment le reste tournera, nous finirons forcément par nous retrouver en conflit ouvert avec Manticore, à moins de nous arranger d'une façon ou d'une autre pour qu'un tiers se charge de cette corvée à notre place. Nous continuerons à chercher le candidat approprié, et je suis certain que nous tirerions tous une intense satisfaction de réussir à utiliser Havre et Manticore pour se neutraliser mutuellement. Je ne pense pas que nous puissions compter là-dessus, néanmoins, et il nous incombe donc de continuer à préparer une confrontation finale directe. Cela posé, tout ce que nous pourrons faire pour saper l'assise militaire, économique et industrielle de Manticore sera éminemment positif. Y compris, évidemment, l'empêcher d'annexer l'amas de Talbot et tout le potentiel industriel que ces planètes représentent. » Il se trouve que le conseil stratégique travaille d'ores et déjà sur un plan destiné à perturber et avec un peu de chance définitivement contrecarrer l'annexion de Talbot. Pour ma part, je ne lui donne guère plus de trente pour cent de chances de succès, mais il se peut que je pèche par excès de pessimisme. Aldona et Isabelle seront nos contacts concernant cette opération précise, et tout le monde dans cette salle doit bien comprendre que — peu importe ce que nous faisons ou disons à l'usage de tiers – la réussite de ce plan est au mieux problématique, il faut en être conscient, même si je l'appelle de mes vœux En d'autres termes, il n'y aura ni sanctions ni représailles si l'opération échoue alors qu'elles n'ont pas commis d'erreur. » Anisimovna ne cilla pas malgré l'immense soulagement que lui procurait la déclaration de Detweiler. Bien sûr, il n'avait pas promis l'absence de sanctions si le plan échouait et qu'il décidait qu'elles avaient fait une bourde. Pendant qu'elles s'occupent de cet aspect du problème, poursuivit-il en se tournant vers Sandusky, vous mettrez la touche finale à notre arrangement avec Mannerheim, Jérôme. Faites bien comprendre au président Hurskainen qu'il lui incombera très certainement de fournir les effectifs militaires quand le moment viendra d'agir ouvertement pour reprendre Congo. » Il grimaça. <^ Nous ne pouvons pas nous permettre de repousser indéfiniment cette échéance nécessaire. Nous avons un peu de temps, mais il ne faudrait surtout pas qu'une planète entière de fanatiques affiliés au Théâtre soit lâchée dans la Galaxie. Surtout pas une planète qui contrôle ce nœud de trou de ver-là. — Et l'approche indirecte dont nous avions discuté ? fit Sandusky sur un ton très professionnel. — Nous la gardons en réserve, répondit Detweiler. Elle a un certain attrait en soi, mais pour l'instant Vert-Site semble le seul élément sur lequel Manticoriens et Havriens continuent à pouvoir s'entendre. Toute action contre cette prétendue "monarchie" en ce moment serait à coup sûr identifiée comme étant notre œuvre, quel que soit le nombre de coupe-circuits auxquels nous aurions recours, et je ne veux rien faire qui puisse les rapprocher davantage en ce qui nous concerne. » Néanmoins, Isabelle, dit-il en se retournant vers Bardasano, nous devons garder cette idée en tête. C'est votre spécialité personnelle, et je veux un plan opérationnel détaillé prêt à l'emploi sur mon bureau avant qu'Aldona et vous n'alliez voir Verrochio. Nous l'appellerons... opération Mort aux rats. » Une vague d'amusement malsain parcourut l'assemblée, et il hocha la tête, satisfait. « J'ai effectué un travail préliminaire du mieux que j'ai pu pour Aldona et vous à Talbot, reprit-il à l'adresse de Bardasano. Technodyne ne sait pas tout ce que nous mijotons, mais ses responsables ont accepté d'écouter au moins notre proposition. Vous devriez entendre parler sous peu d'un certain Levakonic, et ce que j'ai pu découvrir sur son compte suggère qu'il devrait être accommodant. Un peu moins réjouissant, vous allez aussi devoir gérer Kalokainos. Le vieux est déjà gratiné, mais Volkhart est un crétin. Hélas, Kalokainos a Verrochio et Hongbo dans la poche, et nous allons donc être contraints de faire au moins semblant de le consulter. Il vous faudra peut-être même l'impliquer dans les premières discussions stratégiques, toutefois je vous fais confiance pour le court-circuiter assez vite. Notre représentant officiel dans la région a reçu des instructions pour vous aider à atteindre cet objectif – pas d'instructions très détaillées, mais suffisantes pour qu'il comprenne ce qu'il a à faire. Il est censé être assez doué pour ce genre de choses. — Qui est-ce, Albrecht ? demanda Anisimovna. — Il s'appelle Ottweiler. Valéry Ottweiler. — Je le connais, dit-elle en fronçant les sourcils, songeuse. Et il est vraiment très doué en la matière. D'ailleurs, s'il n'y avait pas la question de son génome, je dirais que nous devrions l'intégrer complètement à notre organisation. — Vous proposez un statut à l'essai pour ce type ? fit Sandusky, un tantinet agressif. — Je n'ai pas dit cela, Jérôme », répondit froidement Anisimovna. Sandusky et elle n'avaient que trop souvent croisé le fer par le passé, et elle ne savait pas très bien s'il s'opposait réellement à cette idée ou s'il espérait secrètement qu'elle ferait cette suggestion et obtiendrait le soutien nécessaire malgré son opposition. Il était toujours risqué de nommer un « normal » à l'essai, et il espérait peut-être que celui-ci se planterait, comme d'autres avant lui, et que l'humiliation serait pour elle cette fois-ci. « Si cette opération réussit, et s'il joue un rôle aussi capital dans son succès que je m'y attends, reprit-elle après une brève interruption, alors il sera peut-être temps pour le conseil d'envisager de lui proposer ce statut. Je ne le connais pas assez bien personnellement pour savoir comment il réagirait. Mais il est réputé pour son efficacité, et il pourrait être encore plus performant pour nous en tant que membre à l'essai, davantage au fait de notre réalité. — Nous traiterons cette question le moment venu – s'il vient, décréta Detweiler. En attendant, Isabelle et vous avez sans doute un tas de détails à régler avant votre départ. Je vous verrai toutes les deux – ainsi que quelques autres – en privé ces prochains jours. Pour l'heure, toutefois, je pense que nous avons terminé, et le dîner nous attend. » Il allait quitter son siège, mais Bardasano leva poliment la main pour réclamer son attention. C'était, selon tous les critères conventionnels, la moins influente de l'assemblée, mais sa compétence professionnelle – et son caractère impitoyable – compensait son manque d'ancienneté. Detweiler se rassit. « Oui, Isabelle ? Vous aviez une question ? — Pas à propos de l'amas, dit-elle. En revanche, j'en ai une concernant Mort aux rats, et je voulais la poser tant que nous sommes tous présents, puisque cela pourrait aussi influencer les préparatifs de Jérôme. — Et quelle est donc cette question ? — Comme vous le savez, la plupart de nos scénarios pour l'opération Mort aux rats reposent sur l'utilisation des nouvelles nanotechnologies. Nous avons mené plusieurs opérations tests pour nous assurer de leur fonctionnement – la plus visible étant celle concernant Hofschulte sur La Nouvelle-Potsdam. Comme vous le savez également, dit-elle sans même jeter un regard à Sandusky, qui avait organisé cette opération test, je nourrissais des doutes : était-il opportun de nous servir de cette nouvelle technologie dans le cadre d'une tentative d'assassinat qui allait forcément attirer tant d'attention et de commentaires ? Dans ce cas précis, il semble que mes inquiétudes n'étaient pas fondées, toutefois, puisque personne n'a l'air de se douter de ce qui s'est vraiment passé. » Voici donc la question que je me pose : devons-nous envisager de recourir à nouveau à cette même technique d'ici là ? Je vois plusieurs circonstances dans lesquelles elle pourrait être très utile. En particulier, à en croire les rapports de Jérôme, notre principal contact au ministère des Affaires étrangères havrien risque d'avoir besoin d'une arme dont on ne pourrait soupçonner l'origine dans les semaines ou les mois à venir. — Eh bien, voilà une volte-face des plus intéressantes, fit sèchement remarquer Sandusky. — Il ne s'agit pas vraiment d'une volte-face, Jérôme, répondit calmement Bardasano. Je m'inquiétais à l'époque que quelqu'un comprenne comment cela fonctionnait, mais les Andermiens ont effectué tous les tests auxquels ils ont pensé sur Hofschulte – ou plutôt son cadavre – sans rien découvrir, apparemment. S'ils n'ont rien trouvé après avoir cherché si longtemps et avec tant d'application, alors les gars de la R&D savent peut-être de quoi ils parlent cette fois-ci. Ce qui constitue toujours une surprise agréable pour nous autres, malheureux agents de terrain. Plusieurs invités, parmi lesquels Renzo Kyprianou, dont les équipes de recherche en armement biologique avaient développé la technologie en question, se mirent à rire. « Si cette technique marche aussi bien que lors de nos tests et qu'elle est vraiment quasi indétectable, reprit-elle plus sérieusement, le moment est peut-être venu d'en faire un usage judicieux dans quelques cas spécifiques. » Elle haussa les épaules. « Même s'ils se rendent compte que quelqu'un provoque délibérément ces attaques, ils ne pourront pas faire grand-chose contre. Pas à moins de prendre des dispositions qui handicaperaient gravement leurs propres opérations. Et je vois plusieurs personnalités éminentes tant manticoriennes qu'havriennes dont la mort soudaine et spectaculaire pourrait nous être très profitable. Surtout si nous parvenons à convaincre les deux camps que l'autre est responsable et non pas un tiers. — Il faut que j'y réfléchisse, dit Detweiler au bout d'un moment. Je trouvais très judicieux vos arguments en faveur d'une certaine retenue, mais ce que vous venez de suggérer ne manque pas d'intérêt. Garder une arme comme celle-ci en réserve pour qu'elle constitue une surprise totale est toujours tentant. Mais qu'on la garde trop longtemps en réserve, et on n'a jamais l'occasion de s'en servir. » Il fit la moue quelques secondes puis haussa les épaules. « Jérôme, vous et moi devrons en discuter. Songez au pour et au contre et concertez-vous avec Isabelle avant son départ. Établissez une liste de cibles potentielles – pas très longue, je ne souhaite pas exhiber nos capacités plus que nécessaire, même s'il y a peu de chances que quiconque comprenne comment nous faisons. Nous pouvons toutefois au moins effectuer le travail de fond et demander aux hommes de Renzo de commencer à chercher les meilleurs... véhicules. — Bien sûr, Albrecht. — Tant mieux ! » Detweiler abattit les deux mains sur son bureau et se leva. « Sur ce, sortons. Évelina vient de ramener un nouveau chef cuisinier, et je crois que vous allez tous être stupéfaits de ce qu'il sait faire des langoustes de la vieille Terre ! » CHAPITRE TROIS La cathédrale du Protecteur ressemblait à un immense écrin vivant. Honor avait pris place dans l'aile des étrangers, à gauche de la nef, immédiatement adjacente au chœur. Ses parents, ses frère et sœur, James MacGuiness, Nimitz, Willard Neufsteiler et elle, tous vêtus du vert Harrington, partageaient le premier banc de l'aile avec les ambassadeurs manticorien et andermien ainsi que les consuls de toutes les autres nations de l'Alliance. Les deux rangées suivantes étaient occupées par des officiers portant l'uniforme de l'escadre du Protecteur : Alfred° Yu, Warner Cas-let, Cynthia Gonsalves, Harriet Benson-Dessouix et son mari Henri, Susan Phillips et des dizaines d'autres rescapés de la planète-prison Hadès avec Honor. Leurs uniformes et les tenues officielles étrangères des diplomates, dans le style d'une bonne demi-douzaine de mondes différents, se remarquaient immanquablement. Mais ils portaient tous aussi le brassard sombre violet tirant sur le noir ou le voile, signes de deuil sur Grayson. Cette touche de couleur sombre courait dans la cathédrale comme une vague de chagrin, d'autant plus évidente qu'elle côtoyait les couleurs riches du costume solennel graysonien, et Honor en percevait l'écho dans les émotions qui sourdaient autour d'elle. Les nuances émotionnelles de l'Église de l'Humanité sans chaînes étaient profondes et apaisantes comme un puits de foi et de renouveau dont elle faisait physiquement l'expérience grâce à son lien empathique avec Nimitz. Mais aujourd'hui la tristesse affluait de tous les coins de la vaste cathédrale. Des taches vives de lumière colorée se répandaient par les immenses vitraux du mur oriental, et d'autres se déversaient comme une cascade chromatique par l'énorme faîtière vitrée surplombant le chœur. Elle sentait le chagrin émaner de ces flaques profondes, immobiles, et des volutes d'encens frappées de lumière portées par la douce musique de l'orgue. La tristesse prenait différentes formes et nuances, selon qu'on avait été en relations personnelles avec Howard Clinkscales ou qu'on ne l'avait connu que comme une personnalité inaccessible, mais elle se teintait d'une certaine dimension festive. Une foi grandissante que l'homme dont ils étaient venus pleurer la mort et célébrer la vie avait triomphalement réussi l'épreuve de son existence. Honor regardait le cercueil drapé à la fois dans le drapeau planétaire de Grayson et dans celui du fief Harrington. Le bâton de régence en argent, symbole de son rôle auprès du seigneur, et le sabre qu'il avait porté en tant que commandant de la Sécurité planétaire avant la restauration Mayhew, dans son fourreau, étaient croisés sur les drapeaux et brillaient dans la lumière répandue. Tant d'années de service, songea-t-elle. Une telle capacité à grandir humainement et changer, une telle aptitude à donner, une telle gentillesse dissimulées derrière la façade bourrue et bougonne qu'il cultivait si obstinément. Tant à regretter. La musique enfla puis se tut, et un mouvement silencieux passa dans la cathédrale lorsque des loquets mécaniques à l'ancienne claquèrent à grand bruit, permettant l'ouverture pesante des vieilles portes sculptées. Pendant un instant régna un silence absolu, puis l'orgue se réveilla dans un élan de puissance et de majesté, et les voix du chœur de la cathédrale du Protecteur entonnèrent un chant. Le chœur de la cathédrale était unanimement considéré comme le meilleur de la planète — et ce n'était pas peu dire sur un monde qui accordait tant de valeur à sa musique sacrée. Ses voix splendides s'élevaient en un hymne non pas d'affliction mais de triomphe, démontrant combien il méritait sa réputation. Le torrent de musique et de voix exercées déferla sur Honor comme une vague somptueuse qui paraissait à la fois concentrer et amplifier l'ouragan d'émotions tout autour d'elle tandis que la procession s'avançait le long de la nef, derrière les porte-croix et les thuriféraires. Les prêtres et acolytes étincelaient dans des vêtements richement brodés, et le révérend Jérémie Sullivan, resplendissant dans les habits incrustés de pierres précieuses, symbole de son noble office, tenait le centre de la procession, l'étole violet-noir du deuil à son cou comme une entaille obscure. Ils avançaient majestueux dans la tempête de musique et de lumière sous ce grand dôme de foi brillant qu'Honor aurait voulu qu'ils perçoivent aussi clairement qu'elle. C'était dans ces moments-là — bien qu'ils fussent très différents des offices plus calmes et introspectifs de la foi dans laquelle elle avait été élevée — qu'elle se sentait le plus proche du cœur et de l'âme de Gray-son. Les habitants de sa planète adoptive étaient loin de la perfection, mais la force fondamentale de leur millier d'années de foi leur donnait une profondeur à laquelle peu d'autres mondes pouvaient prétendre. La procession atteignit le chœur et se dispersa avec la précision solennelle d'une troupe rompue à la parade. Le révérend Sullivan se tint immobile devant l'autel surélevé, les yeux sur la croix drapée pour le deuil, pendant que les acolytes et les prêtres qui le secondaient gagnaient leur place autour de lui. Il resta ainsi jusqu'à la fin de l'hymne, lorsque la musique se tut à nouveau, puis il se tourna vers la nef, leva les mains en un geste de bénédiction et prit la parole. « C'est bien, serviteur bon et fidèle, lui dit son maître, en peu de choses tu as été fidèle, sur beaucoup je t'établirai; entre dans la joie de ton Seigneur », proclama-t-il dans le silence. Il resta un long moment mains levées, puis il les baissa et balaya du regard les bancs combles de la cathédrale. « Frères et sœurs en Dieu, dit-il ensuite doucement, mais d'une voix qui portait clairement grâce à l'acoustique splendide du bâtiment, nous sommes rassemblés aujourd'hui sous les yeux de Dieu qui nous éprouve, l'Intercesseur et le Consolateur, pour célébrer la vie d'Howard Samson Jonathan Clinkscales, époux bien-aimé de Béthanie, Rébecca et Constance, père d'Howard, Jessica, Marjorie, John, Angela, Barbara et Marian, serviteur du Sabre, régent du fief Harrington et toujours et en toutes choses fidèle serviteur du Seigneur notre Dieu. Je vous demande maintenant de vous joindre à moi dans la prière, non pour pleurer sa mort mais pour commémorer sa réussite triomphante à la grande épreuve de la vie alors qu'il entre aujourd'hui dans la joie son Seigneur. » Malgré toute sa pompe et des siècles de tradition, la liturgie de l'Église de l'Humanité sans chaînes était remarquablement simple. Le service funéraire se déroula de façon fluide, naturelle, ce que, après la lecture tirée de l'Évangile et l'homélie, vienne l'heure du souvenir — ce moment destiné à permettre à l'assistance endeuillée de se rappeler la vie de celui qu'elle a perdu et à ceux qui le choisissent de partager ce souvenir avec tous les autres. Nul n'était jamais contraint de partager un souvenir, mais ceux qui le souhaitaient pouvaient librement le faire. Le révérend Sullivan s'installa sur son trône et le silence retomba sur la cathédrale jusqu'à ce que Benjamin Mayhew se lève dans l'enceinte du Protecteur. « Je me souviens, fit-il doucement. Je me souviens du jour où je suis tombé de l'arbre le plus haut dans le verger du Palais — j'avais six ans, je crois. J'avais une triple fracture du bras gauche et je m'étais aussi cassé la jambe gauche. Howard commandait la Sécurité du Palais à l'époque, et c'est lui qui est arrivé le premier près de moi. Je faisais de mon mieux pour ne pas pleurer, parce qu'un grand garçon ne pleure pas et parce qu'un futur Protecteur ne doit jamais se montrer faible. Howard a réclamé une équipe médicale par radio et m'a ordonné de ne pas bouger avant son arrivée, puis il s'est assis à côté de moi dans la boue, il m'a pris la main et m'a dit : "Les larmes ne sont pas un signe de faiblesse, milord. Parfois, elles permettent juste à Dieu de nous aider à évacuer la douleur." » Benjamin s'interrompit, puis sourit. « Il me manquera », conclut-il. Il se rassit, et Honor se leva dans l'aile des étrangers. « Je me souviens, dit-elle d'une voix de soprano qui portait clairement. Je me souviens du jour où j'ai rencontré Howard, le jour de la tentative d'assassinat des Maccabéens. Il était aussi rétif que possible à l'idée d'une femme portant l'uniforme et d'une alliance avec le Royaume stellaire, dit-elle en souriant avec affection à ce souvenir doux-amer, et j'étais là, incarnation vivante de tout ce à quoi il s'opposait, la moitié du visage recouverte d'un bandage. Mais quand il m'a regardée, il a été le premier sur Grayson à voir non pas une femme, mais un officier de Sa Majesté. Un officier dont il attendait qu'il fasse son devoir de la même façon qu'il s'attendait à faire le sien. Il a mûri et changé suffisamment pour accepter cette femme non seulement comme son seigneur, mais aussi son amie et, par bien des côtés, sa fille. Il me manquera. » Elle reprit sa place, et Carson Clinkscales se leva, dominant ses tantes de toute sa taille. « Je me souviens, dit-il. Je me souviens du jour où mon père est mort dans un accident à l'entraînement, et oncle Howard est venu me l'annoncer. Je jouais dans le parc avec une dizaine d'amis, et il m'a trouvé et pris à part. Je n'avais que huit ans, et quand il m'a dit que mon père était mort, j'ai cru que le monde s'arrêtait. Mais oncle Howard m'a tenu dans ses bras pendant que je pleurais. Il m'a laissé pleurer tout mon soul, jusqu'à ce que les larmes me manquent. Puis il m'a soulevé, m'a fait poser la tête sur son épaule et m'a porté dans ses bras sur le chemin du retour. Il y avait plus de trois kilomètres à parcourir pour rentrer à la maison, et oncle Howard avait déjà près de quatre-vingts ans. Quant à moi, j'ai toujours été grand pour mon âge. Mais il m'a porté tout le chemin, il m'a emmené dans ma chambre, s'est assis sur mon lit et m'a serré dans ses bras jusqu'à ce que je tombe de sommeil. » Il secoua la tête en posant la main sur l'épaule de sa tante Béthanie. « Je ne savais pas avant lui combien deux bras pouvaient être forts, patients et aimants. Mais je ne l'ai jamais oublié, et je n'oublierai jamais. Il me manquera. » Il reprit sa place et un vieil homme en uniforme de parade de général de brigade de la Sécurité planétaire se leva. « Je me souviens, commença-t-il. Je me souviens du jour où je me suis présenté pour la première fois au rapport auprès de la Sécurité du Palais. On m'a annoncé que j'étais affecté dans le détachement du capitaine Clinkscales. » Il secoua la tête en souriant. « Ça m'a fichu une belle trouille, permettez-moi de vous le dire ! Howard avait déjà une réputation à l'époque, et il n'avait guère de patience avec les imbéciles. Mais... » Lors de la plupart des funérailles graysoniennes, le souvenir durait une vingtaine de minutes. Aux obsèques d'Howard Clinkscales, il dura trois heures. — J'ai toujours du mal à ne pas m'apitoyer sur mon sort aux enterrements, dit Allison Harrington, entre son grand mari et sa grande fille aînée. Dieu! que ce dinosaure va me manquer ! Elle renifla et essuya furtivement une larme. « Comme à nous tous, maman, répondit Honor en passant un bras autour des épaules de sa toute petite mère. — Tout à fait, dit Alfred Harrington en regardant sa fille. Et sa mort va laisser un trou béant dans le fief. — Je sais. » Honor soupira. « Enfin, nous l'avions tous vue venir, même si nous ne voulions pas en parler, et Howard plus clairement qu'aucun de nous. C'est pourquoi il a travaillé si dur à mettre Austen au courant de tout ces trois ou quatre dernières années. » Elle posa les yeux sur l'homme d'âge mûr – selon les critères pré-prolong – aux cheveux bruns grisonnants qui se tenait à l'autre extrémité du magnifique jardin paysager baigné de calme. Il avait le menton anguleux typique des hommes de la lignée Clinkscales. Comme Howard lui-même, Austen Clinkscales était grand pour un Graysonien, sans être un géant – et de loin – à l'image de son jeune cousin Carson. « Je pense qu'Austen fera un très bon régent, reprit-elle. Il me rappelle beaucoup son oncle, d'ailleurs. Il n'a pas autant d'expérience, certes, mais je crois qu'il est sans doute un peu plus flexible qu'Howard. Et c'est un homme bien. — À n'en pas douter, fit Alfred. — Et il adore les enfants, renchérit Allison. Surtout Faith. C'est marrant comme tous ces Graysoniens issus d'une société résolument patriarcale fondent littéralement quand une petite fille leur sourit. — Tu es généticienne, mon amour, gloussa Alfred. Je suis sûr que tu sais depuis des années que l'espèce est biologiquement conçue dans ce sens précis. — Surtout quand la petite fille en question est aussi mignonne que l'une de mes filles, ajouta Allison d'un air satisfait. — Bizarrement, il y a bien longtemps qu'on ne m'a pas trouvée "mignonne", fit observer Honor. En tout cas, je l'espère bien. — Ah, vous autres officiers spatiaux endurcis, vous êtes tous les mêmes ! Honor s'apprêtait à répondre, mais elle s'interrompit comme les trois épouses d'Howard traversaient le jardin dans leur direction. Carson et Austen Clinkscales les suivaient, et Béthanie, l'aînée des trois, s'arrêta devant Honor. « Milady, commença-t-elle doucement. — Oui, Béthanie ? — Vous connaissez nos usages, milady. Nous avons déjà récupéré le corps d'Howard pour notre jardin du souvenir. Mais il a présenté une requête supplémentaire. — Une requête ? répéta Honor tandis que Béthanie marquait une pause. — Oui, milady. » Elle lui tendit un petit coffret en bois tout simple, sans aucun motif métallique ni gravé, mais dont le poli manuel brillait au soleil. « Il a demandé qu'une partie de ses restes vous soit donnée. » Honor écarquilla les yeux et tendit la main pour prendre le coffret. « Je suis très honorée, dit-elle au bout de quelques instants. Je ne m'attendais pas... — Milady, interrompit Béthanie en la regardant droit dans les yeux, en ce qui concerne Howard – ainsi que mes sœurs et moi –vous étiez sa fille, comme vous l'avez dit tout à l'heure. Quand vous avez établi le jardin Harrington pour les hommes d'armes tombés à votre service, Howard en a été plus touché qu'il ne vous l'a jamais dit. Nous avons toujours respecté votre intégrité et votre refus de professer votre foi en notre Père l'Église pour en tirer un avantage politique, toutefois vous avez toujours fait preuve d'une sensibilité personnelle et d'un respect pour notre religion qu'aucun seigneur n'aurait pu surpasser. Je pense qu'Howard espérait qu'un jour vous embrasseriez la foi de notre Église, si vous décidiez que c'était là vraiment ce que Dieu vous appelait à faire. Mais, que ce jour vienne ou non, il voulait faire partie du jardin Harrington. » Elle eut un sourire embué. « Il disait que de cette façon il pourrait "vous garder une place dans la file" jusqu'à ce que vous le rattrapiez. » Honor ravala quelques larmes et sourit à cette femme plus petite et plus âgée qu'elle. « Si je dois un jour rejoindre l'Église de l'Humanité sans chaînes, ce sera grâce à l'exemple de gens comme Howard et vous, Béthanie, dit-elle. Et que ce jour vienne ou non, je serai honorée et profondément touchée d'exaucer le vœu d'Howard. — Merci, milady. » Béthanie et ses consœurs firent une révérence formelle, mais Honor secoua la tête. « Non, merci à vous, Béthanie, dit-elle. Le clan Clinkscales m'a servie personnellement ainsi que ce fief avec une dévotion et un talent qui excèdent de loin tout ce que je pouvais raisonnablement en attendre. Ma famille et mon peuple vous sont largement redevables – à vous tous, précisa-t-elle en levant les yeux vers Austen et Carson, et de la même façon qu'Howard m'a si bien servie, et de même qu'Austen a accepté de me servir à sa suite, vous êtes devenus des membres de ma famille, plus que des serviteurs ou des amis. Mon sabre est vôtre. Votre combat est mien. Nos joies et nos peines ne font qu'un. » Béthanie inspira brusquement, et Carson et Austen se raidirent derrière elle. « Milady, je ne... Enfin, Howard n'a pas présenté cette requête pour... — Vous pensez que je ne m'en rends pas compte ? » demanda doucement Honor. Elle tendit le coffret à sa mère et se pencha un peu pour serrer la veuve du régent dans ses bras, puis elle l'embrassa sur la joue. « Il s'agit d'un service qui est allé au-delà de tout serment ou obligation officiels, poursuivit-elle en se redressant, un service qui s'est mué en amour, et j'aurais dû le faire depuis bien longtemps. » Elle regarda de nouveau Carson par-dessus la tête de sa tante, sentit sa stupéfaction et se demanda s'il se doutait qu'elle connaissait la formule officielle par laquelle un seigneur de Grayson créait une relation familiale légale avec un autre clan. L'entrelacs complexe des réseaux claniques avait été crucial à la survie des Graysoniens dans un environnement planétaire hostile, et la création de ce qui revenait à des liens du sang entre les grandes maisons seigneuriales et leurs plus proches alliés et serviteurs avait joué un rôle essentiel dans la constitution de ces réseaux. D'une certaine façon, ce qu'Honor venait de faire subordonnait le clan Clinkscales au clan Harrington, mais cela l'obligeait aussi – ainsi que ses héritiers – à défendre et protéger à jamais les descendants d'Howard Clinkscales. Ce n'était pas une décision à prendre à la légère, sur un coup de tête, mais Honor savait que ce n'était pas le cas et qu'elle aurait vraiment dû le faire bien plus tôt, quand Howard était encore là pour le voir. Eh bien, sans doute le voyait-il, où qu'il soit en cet instant, songea-t-elle avec affection. Puis ses lèvres frémirent à une autre idée. En tant que seigneur Harrington, elle était chef du clan Harrington, ce qui faisait techniquement d'elle la « tante Honor » de Carson en vertu de l'usage juridique graysonien, venait-elle de comprendre. Et par conséquent... Ses lèvres frémirent à nouveau, et elle vit une soudaine étincelle dans l'œil de Carson, qui parvenait à l'instant à la même conclusion qu'elle. Ils se regardèrent et se mirent à glousser. Honor sentit son amusement se muer en franche hilarité et serra brièvement Béthanie dans ses bras avant de reculer. « Excusez-moi, Béthanie, dit-elle. Ce n'est pas drôle. Simplement, je viens de me rendre compte que... Elle s'interrompit pour rire encore, et Béthanie secoua la tête avec un doux sourire. « Milady, je vois beaucoup de choses qui auraient pu contrarier Howard, mais vous entendre rire le jour de ses funérailles n'en fait pas partie. — Tant mieux, répondit Honor dans un sourire, parce que nous n'avons pas fini de rire avec cette affaire, vous vous en doutez. — Pardon? fit Béthanie, l'air perplexe. — Mais bien sûr, lança Honor, hilare. Faith et James appelaient Howard "oncle Howard", et je les ai entendus appeler Austen "mon oncle" également. Alors que désormais, c'est elle qui sera sa "tante Faith", et celle de Carson ! » Elle secoua la tête. « Nous n'avons pas fini d'en entendre parler ! » CHAPITRE QUATRE « Bienvenue, milady. — Merci, Mercedes. » Honor passa la porte des arrivées privées derrière Simon Mattingly et tendit la main à la femme robuste au physique commun qui l'attendait dans le hall VIP de l'astroport de la ville d'Arrivée. Mercedes Brigham portait encore l'uniforme de commodore associé à son grade manticorien plutôt que l'étoile de contre-amiral à laquelle elle pouvait prétendre au service de Grayson. D'ailleurs, elle aurait en réalité dû dépasser les deux planètes de son insigne de commodore même au sein de la FRM. Brigham avait calmement expliqué à PersNav qu'elle préférait conserver sa position de chef d'état-major d'Honor, qu'une promotion au grade de contre-amiral l'aurait forcée à abandonner, Honor le savait pertinemment. Elle avait essayé de la convaincre d'accepter – sans insister autant qu'elle l'aurait dû, à son sens – mais Mercedes s'était contentée de sourire. « Si je voulais vraiment un poste de commandement, madame, il me suffirait de retourner à Grayson, avait-elle dit. Pour l'instant, je me sens plus utile là où je suis. Alors, à moins que vous n'ayez envie de me virer... » « Et bienvenue à toi aussi, boule de poils », disait maintenant Brigham en tendant cette fois la main à Nimitz. Le chat sylvestre la serra solennellement et agita la queue avec un blic rieur. Brigham gloussa puis se retourna vers Honor, l'air compatissant. « Vous avez l'air éreintée, milady. — Les dix derniers jours ont été chargés, reconnut Honor. — C'était aussi mouvementé que vous le redoutiez ? — Non. En toute franchise, non. Pas tout à fait, disons. La confirmation d'Austen au poste de régent s'est déroulée sans encombre. Mueller essentiellement y a opposé une légère résistance. Je ne crois pas que l'actuel lord Mueller ait aussi bien digéré l'exécution de son père qu'il ne veut le laisser paraître, et il commence à retrouver un peu de l'ancienne influence de son fief au sein de l'opposition. Mais Benjamin, Owens, Yanakov et Mackenzie ont fait passer sa nomination sans problème. — Je suppose que vous avez eu l'occasion de discuter de la situation globale avec l'amiral Matthews », fit Brigham tandis que La Follet et Spencer Hawke passaient la porte pour se planter d'un air protecteur derrière Honor et que quatre autres hommes d'armes en vert Harrington apparaissaient, lourdement chargés. « En effet. Non pas qu'aucun de nous ait beaucoup aidé l'autre à mieux la comprendre, grimaça Honor. Pour l'instant, la situation a au moins l'avantage d'une certaine simplicité sinistre. — L'ennemi s'efforce néanmoins de la compliquer encore, milady. Vous avez entendu parler du raid sur Alizon ? — Oui. » Honor la regarda avec attention. « La dépêche préliminaire est tombée juste avant que le Tankersley ne quitte l'orbite de Grayson, mais elle n'était pas détaillée. C'était très grave ? — Pas autant que ce que McQueen nous a infligé lors de l'opération Icare, et de loin, répondit aussitôt Brigham. Ce n'était pas bénin pour autant, bien sûr. Nous avons perdu deux transporteurs, et ils ont réduit en miettes bon nombre des plateformes et vaisseaux d'extraction minière de la ceinture d'astéroïdes. Aucun de nos hommes n'a eu la moindre égratignure, et les Alizoniens n'ont perdu qu'une demi-douzaine de mineurs. » Elle haussa une épaule. « Et même cet épisode-là semble avoir été un accident. D'après tout ce que j'ai vu, ils ont vraiment fait de leur mieux pour agir dans les règles. — Ils ont utilisé des BAL ? Pas d'unités hypercapables ? — Rien que des BAL, milady. » Si Brigham était surprise des questions d'Honor, elle n'en montra rien. « D'après le haut commandement des défenses d'Alizon, ils en ont perdu entre trente et quarante. Tous victimes de nos capsules lance-missiles. — Nos BAL ont-ils seulement participé au combat? s'enquit Honor, et Brigham lui adressa un mince sourire. — Fait étrange, milady, non. Je sais ce que vous pensez, et le haut commandement d'Alizon s'est fait la même réflexion. Il s'agissait sans doute d'une attaque destinée à tester nos défenses. S'ils avaient voulu causer des dégâts importants à l'infrastructure du système, ils auraient attaqué avec des forces plus lourdes. Alors, quand le haut commandement a compris que nous faisions face à un raid qui n'allait sans doute même pas essayer de pénétrer les défenses intérieures plutôt qu'à un véritable assaut contre le système, tous nos Écorcheurs, Furets et Katanas – surtout les Katanas – sont restés à couvert. De même pour les capsules situées en périphérie, d'ailleurs. Selon la DGSN, il y a plus de quatre-vingt-dix pour cent de chances que les Havriens ne les aient même pas vues. — Bien », répondit Honor avant de désigner la sortie où attendait l'aérolimousine blindée aux armes de Harrington. Mattingly avait déjà pris position à côté du véhicule, et tout le groupe se mit en mouvement dans sa direction. — Il y a peu de chances qu'un homme comme Theisman ne se doute pas que les BAL étaient là de toute façon, poursuivit-elle, mais, au moins, il n'a pas été capable de le confirmer. » Elle plissa le front, songeuse. « Avez-vous eu des échos de la réaction d'Alizon à cette attaque ? — Pas officiellement. » Brigham s'écarta pour laisser les hommes d'armes chargés de bagages déposer leur fardeau dans le coffre de la limousine. (( Nous n'avons reçu le rapport préliminaire du haut commandement qu'il y a cinq jours. L'Amirauté nous a envoyé copie de toutes les dépêches et rapports d'action de l'amiral Simon, mais je n'ai rien vu de la part des civils. À en croire certaines de mes sources dans la boutique de Sir Thomas, toutefois, les Alizoniens ne sont pas exactement ravis. — Très surprenant, renifla Honor. — Eh bien, ils se sont fait mettre en pièces la dernière fois, milady, fit observer Brigham. Et vu la façon dont Haute-Crête et compères les ont traités, nous avons sans doute épuisé leurs réserves de bonne volonté. Vous connaissez l'amiral Simon ? — Pas en personne, fit Honor en secouant la tête. Je sais qu'il est jeune pour son grade, diplômé de Saganami et qu'il a une bonne réputation chez nous de même qu'auprès de ses concitoyens. C'est à peu près tout. — En réalité, cela le résume assez bien; j'ajouterai toutefois qu'il a toujours été l'un des plus fervents partisans de l'Alliance. Mais même lui insiste dans les dépêches que j'ai lues sur l'insuffisance tragique des défenses du système s'il s'était agi d'un véritable assaut. » Elle grimaça. (( Je pense que les civils se montreront plus insistants encore, et je ne peux pas le leur reprocher. Ils vont réclamer une preuve concrète de notre volonté de les protéger contre une nouvelle opération Icare – et de notre capacité à le faire. — Et c'est précisément pour cela que Theisman a lancé ce raid. » Honor soupira. « Je préférais l'époque où Pierre et Saint-Just ne se fiaient pas suffisamment à leur flotte pour lui laisser faire correctement son travail. — Au moins, nous avons réussi à réinstaller notre propre équipe de choix à l'Amirauté, fit Brigham, encourageante. Ce n'est pas rien. — C'est même beaucoup, en effet. Je suis impatiente que Sir "Thomas m'informe en personne. — Et le comte de Havre-Blanc ? » Le ton de Brigham était des plus naturel, mais Honor perçut chez le commodore un soudain pic de curiosité mêlée d'inquiétude. « Je suis certaine que nous discuterons aussi de la situation, répondit-elle après une brève pause. Je sais que la reine souhaite nous voir tous les deux demain. Je ne doute pas qu'elle veuille elle aussi être informée des derniers développements, et il est évident que la Huitième Force sera un commandement sensible sur le plan politique aussi bien que militaire. Il en aura sûrement long à dire sur la question en tant que Premier Lord, plus ou moins officiellement. D'ailleurs, le comte et lady Émilie m'ont invitée pour quelques jours à Havre-Blanc. Sans doute au moins en partie pour que nous puissions passer un peu de temps à parler de tous les aspects du problème. — Je vois. » Brigham la regarda un instant puis sourit. « Ça fait quand même bizarre de le voir coincé du côté des civils plutôt qu'aux commandes d'une flotte, vous ne trouvez pas ? » Elle secoua la tête. « Enfin, je suppose qu'il se trouve là où nous avons le plus besoin de lui pour le moment. Au fait, emmenez-vous du personnel à Havre-Blanc, milady? — Sans doute juste Andrew, Spencer et Simon, répondit Honor d'un air décontracté. Oh, et puis Mac. J'aimerais bien emmener Miranda aussi, mais je ne vais pas l'arracher au manoir de la baie pour un séjour aussi court. J'ai besoin de ses compétences là où elle est. — Bien sûr, milady, murmura Brigham en faisant signe à Honor d'entrer avant elle dans la limousine. N'oubliez pas de présenter mes respects au comte. » « Honor ! » Elle releva vivement les yeux dans un immense sourire à l'appel de son nom par un contralto rauque. La frêle blonde en fauteuil médicalisé dans l'entrée du siège de la famille Alexander à Havre-Blanc lui rendit son sourire, le regard chaleureux et accueillant. « Quelle joie de te revoir ! Et toi aussi, Nimitz. Combien de temps peux-tu rester cette fois-ci ? — C'est un plaisir de te revoir toi aussi, Émilie », répondit Honor en traversant rapidement le hall d'entrée. Elle n'avait jamais été de celles qui se livrent à des démonstrations publiques d'affection, mais elle se pencha pour embrasser Émilie sur la joue. Celle-ci leva le bras droit – seule partie de son corps sous le cou qu'elle fût capable de bouger – et posa la paume de sa main sur la joue d'Honor en réponse. « Vous nous la maintenez en forme, Sandra ? demanda Honor à la grande brune carrée des épaules qui se tenait à côté du fauteuil médicalisé. — On essaye, milady, répondit Sandra Thurston, l'infirmière personnelle de Lady Alexander, avec un sourire de bienvenue. Mais je crois que vous revoir lui fait plus de bien que je ne lui en ferai jamais. — Bah, ne dites pas de bêtises ! » fit Honor en rougissant un peu. Puis elle se redressa pour s'adresser à l'homme qui se tenait juste derrière le fauteuil de Lady Alexander. e C'est un plaisir de vous revoir aussi, Nico, dit-elle. — Un plaisir partagé, milady, murmura le majordome en s'inclinant. Bienvenue à Havre-Blanc. — Merci dit Honor en lui souriant. La pointe d'hostilité qu'avait ressentie Nico Havenhurst la première fois qu'il l'avait vue là et son attitude défensive avaient disparu; il lui rendit son sourire puis regarda derrière elle les hommes d'armes qui apportaient ses bagages. « Si vous voulez bien m'excuser, mesdames, dit-il en s'inclinant cette fois devant les deux femmes, je vais m'occuper des effets de lady Harrington. » Émilie hocha la tête, et il se tourna vers les gardes du corps d'Honor. — J'ai préparé la suite bleue pour Sa Seigneurie, colonel, dit-il à La Follet. Vous-même et vos collègues logerez dans l'aile des célibataires. La salle de billard se trouve entre celle-ci et l'aile principale et elle est adjacente à l'unique escalier d'accès direct à la suite bleue; je me suis dit qu'elle pourrait vous faire une salle de garde assez confortable. J'espère que cela vous convient? » Il regarda innocemment le plus gradé des gardes personnels d'Honor, et La Follet soutint son regard un instant avant d'acquiescer. « Tout à fait », répondit-il. Il se tourna vers les deux autres hommes d'armes d'Honor. » Simon, Spencer, partez devant, et mettez tout en place. Puis dormez un peu. Je m'occuperai de la surveillance pendant le dîner, et c'est vous, petits veinards, qui prendrez le tour de garde nocturne ensuite. — Ah, le grade, vois-tu, a ses privilèges, glissa Mattingly à Hawke. Lui, il a droit à une bonne nuit de sommeil. — Et je ne l'aurai pas volée, d'ailleurs, fit calmement La Follet tandis que le plus jeune membre du détachement personnel d'Honor souriait. Maintenant, au boulot ! » Il fit mine de le pousser des deux mains. « Voilà un bon garçon, ajouta-t-il avec un sourire malicieux. — Tu sais, dit Émilie alors que les hommes d'armes d'Honor passaient à côté d'elle dans le sillage de Nico, j'avais oublié combien tout est plus... serein ici quand tes acolytes ne sont pas là. — Ils ont tendance à mettre de la vie où ils passent, n'est-ce pas ? » fit Honor en regardant La Follet d'un air mi-amusé mi-résigné. L'homme d'armes lui rendit son regard avec une expression de parfaite innocence, et elle secoua la tête avant de se retourner vers Émilie. « Mac est parti au manoir chercher le courrier, consulter Miranda et recueillir son compte rendu général. Il sera là dans quelques heures. — Je sais. Il m'a communiqué son planning depuis Arrivée. Nico a déjà tout préparé pour lui. » Émilie eut un sourire en coin. « S'il est une chose dont nous ne manquons pas dans cette immense maison, c'est bien de chambres à coucher. » Honor perçut l'affection, l'humour et le soupçon de chagrin qui accompagnaient la dernière phrase d'Émilie et posa spontanément la main sur son épaule. Comme toujours, la délicatesse et la fragilité de ce corps invalide sous ses doigts lui causèrent un choc tant elles contrastaient avec la vitalité intérieure de la femme qui en était prisonnière. — Je sais, dit-elle doucement, et Émilie posa brièvement la main sur celle d'Honor. — J'imagine, en effet, dit-elle plus vivement, toujours souriante. Et Hamish sera là lui aussi très bientôt. Il a appelé pour annoncer qu'il était retenu par une affaire à l'Amirauté. Rien de critique, des détails à régler. Et, oui, Nimitz, ajouta-t-elle en s'adressant au chat sylvestre sur l'épaule d'Honor, Samantha va très bien. Je suis certaine qu'elle sera tout aussi impatiente que toi de te retrouver quand Hamish et elle arriveront. » Nimitz se redressa, agita les mains, et Émilie gloussa en lisant ses signes. — Oui, on peut sans doute dire que tu lui as manqué autant qu'une belle botte de céleri. Peut-être même un peu plus. » Nimitz émit un blic rieur, et Honor secoua la tête. « Vous exercez une mauvaise influence l'un sur l'autre, vous deux, remarqua-t-elle d'un air sévère. — Absolument pas. Nous étions déjà irrécupérables avant de nous rencontrer, Honor, répondit sereinement Émilie. — Je n'en doute pas. » Honor regarda La Follet par-dessus son épaule, et le colonel eut un petit sourire. — Si vous voulez bien m'excuser un instant, milady, il faut que je parle au conducteur de la limousine avant qu'il ne gare la voiture. Avec votre permission ? — Bien sûr, Andrew. » Elle le regarda sortir, l'œil empreint d'affection. « Euh, je crois que je vais aller vérifier auprès de Tabatha le menu du dîner, milady, fit Thurston à l'adresse d'Émilie. Vous garderez un œil sur elle jusqu'à mon retour, madame la duchesse ? demanda-t-elle innocemment à Honor. — Bien entendu. » Thurston sourit et s'éclipsa, la laissant seule avec Émilie et Nimitz. « Mon Dieu, murmura Émilie tandis que la porte se refermait derrière elle. C'était très bien amené. Quant au colonel, j'étais loin de le croire capable de surmonter sa paranoïa professionnelle ! Imagine, des assassins rôdent peut-être dans le grand hall en ce moment même. — Andrew fait davantage qu'assurer ma protection physique, — Émilie, dit Honor. Il s'efforce aussi de me laisser au moins l'illusion d'une certaine intimité. » Son sourire était plus oblique que ne le justifiaient d'habitude les nerfs artificiels de sa joue gauche. « Évidemment, nous savons tous les deux qu'il ne s'agit que d'une illusion, mais cela ne diminue en rien son importance à mes yeux. — Non, j'imagine, en effet, répondit doucement Émilie. Nous autres aristocrates manticoriens sommes persuadés de manquer d'intimité, mais, comparés aux seigneurs de Grayson... » Elle secoua la tête. « Je me dis que c'est vraiment nécessaire dans ton cas au moins, vu le nombre de gens qui ont essayé de te tuer au fil des ans. Mais je me demande souvent comment tu le supportes sans devenir folle. — Certains jours, je me pose moi aussi la question, reconnut Honor. Dans l'ensemble, toutefois, ce sont mes hommes d'armes qui m'empêchent de devenir folle. Les Graysoniens ont eu mille ans pour s'adapter aux spécificités de leurs propres traditions, mais ça ne s'arrête pas là. Ils deviennent... une part de vous-même. Cela s'apparente à ta relation avec Nico ou Sandra, ou bien la mienne avec Mac, mais avec une dimension supplémentaire. Ils savent tout de moi, Émilie, et chacun d'eux sera enterré sans avoir trahi la moindre confidence. Voilà ce que font les hommes d'armes graysoniens. — Alors je crois que je t'envie autant que je te plains. — Tu ferais bien de garder un peu de cette compassion pour toi-même. » Émilie haussa le sourcil, et Honor lui adressa un autre sourire de travers. « Si nous continuons dans cette voie, mes hommes d'armes interféreront bientôt autant dans ta vie et celle d'Hamish que dans celle de mes parents. Andrew se montrera aussi discret que possible, mais cela finira par arriver. » Émilie l'observa quelques instants puis soupira. « Oui, dit-elle enfin. Je m'en doute. En réalité, je m'en suis rendu compte alors que tu étais encore à Sidemore. Mais je suis en train de découvrir que s'adapter à la réalité est un peu plus... compliqué que je ne l'aurais cru. — Je n'en doute pas, et j'en suis désolée, souffla Honor. Tu ne mérites pas toutes les complications que j'ai introduites dans ta vie. — Ne dis pas de bêtises ! » Émilie secoua fermement la tête. « Il ne s'agit pas de ce que je mérite ou non. Ou, comme dit souvent Hamish – quand il croit que je ne l'entends pas, bien sûr –les emmerdes, pas besoin de les chercher. » Les lèvres d'Honor frémirent, et Émilie lui sourit tandis qu'elle étouffait un gloussement. « Tu n'es pas responsable de tout cela, Honor, poursuivit Émilie, pas plus qu'Hamish. D'ailleurs, si je ne m'abuse, vous rendiez tout le monde malheureux – Nimitz, Samantha et moi-même inclus – avec votre volonté inflexible de ne pas introduire de complications dans ma vie. Je n'aime sans doute pas avoir à les affronter toutes, mais je n'en regrette pas une seule. Tu le sais. » Elle regarda Honor droit dans les yeux, et celle-ci hocha lentement la tête. Émilie comptait parmi les rares personnes à savoir son lien empathique avec Nimitz si profond et intense qu'elle avait acquis une capacité proche de celle des chats sylvestres à percevoir les émotions de ceux qui l'entouraient. Par conséquent, elle savait effectivement qu'Émilie se montrait tout à fait honnête avec elle. « Alors Hamish et moi avons beaucoup de chance », répondit-elle. Émilie eut un geste de la main pour signifier que ce n'était rien, et Honor prit une profonde inspiration. « Toutefois, je suis certaine qu'Andrew est sorti pour me permettre de te poser la question suivante : Hamish tarde-t-il réellement parce qu'il est retenu par les affaires de l'Amirauté ou simplement par l'effet d'une stratégie avisée sur un plan plus personnel ? — Les deux, je pense, fit Émilie, une étincelle dans son regard vert. L'Amirauté le retient souvent tard depuis quelques mois, et je ne doute pas un instant qu'il soit véritablement en train d'essayer d'assommer le dernier troupeau de pseudogators à sortir du marais. Mais il est également vrai que nous avons tous deux jugé plus... avisé qu'il continue à s'occuper de questions de routine pendant que j'accueille mon amie Honor ici, à Havre-Blanc, plutôt qu'il se précipite pour le faire lui-même. Mais je m'attends à ce que son accueil soit des plus enthousiastes quand il arrivera enfin. » Honor se sentit rougir, et Émilie éclata de rire. — Oh, Honor ! Tu es vraiment très... sphinxienne ! — Je n'y peux rien, protesta Honor. Certes, maman vient de Beowulf, je devrais donc sans doute être plus "libérée", mais ce n'est pas le cas, d'accord?» Elle secoua doucement l'épaule de son aînée. « Hamish et toi êtes peut-être de Manticore la décadente, mais tu as raison, je viens de Sphinx. Et pour tout arranger, je suis aussi de Grayson depuis dix-huit ans. Tu imagines une planète moins susceptible de m'aider à acquérir une attitude sophistiquée sur ce genre de sujet? — En réalité, j'aurais cru que le facteur graysonien t'y aiderait, répondit Émilie, qui ne plaisantait qu'à moitié. Après tout, leur tradition veut que les hommes aient plusieurs épouses. — Plusieurs épouses, en effet. Ils ne sont pas fans des relations hors mariage. Surtout quand l'un des amants est marié à quelqu'un d'autre. — Je me demande s'ils ne seraient pas un peu plus compréhensifs que tu ne le penses. » Émilie secoua aussitôt la tête et poursuivit avant qu'Honor ait pu ouvrir la bouche. « Je ne suggère pas que tu te précipites là-bas pour le découvrir, Honor ! Tu es un seigneur. Je le comprends, et je comprends que tu n'es pas libre en tant que seigneur Harrington de prendre les mêmes risques qu'un simple sujet, de même qu'Hamish et toi ne pouvez pas afficher ouvertement vos sentiments ici, au Royaume stellaire, après la campagne de calomnies dont vous avez été victimes l'année dernière. Mais je persiste à penser que vous vous tenez tous les deux davantage rigueur de cette situation – que ni l'un ni l'autre n'a recherchée – que la plupart des gens ne le feraient. — Tu es une femme remarquable, Émilie Alexander, dit Honor au bout d'un moment. Je vois parfaitement pourquoi Hamish t'aime tant. » Elle caressa doucement la joue de son interlocutrice. « Et je ne mérite pas que tu me comprennes si bien. — Tu n'es pas très bonne juge de ce que tu mérites, Honor, répondit Émilie. Mais avant de verser dans le sentimentalisme, pourquoi n'irions-nous pas au jardin d'hiver ? » Elle eut un sourire malicieux. « En nous dépêchant, nous pouvons disparaître avant le retour du colonel La Follet et voir combien de temps il met à nous retrouver. Ce serait drôle, non ? » CHAPITRE CINQ « Monsieur le ministre, le colonel Nesbitt est là pour le rendez-vous de trois heures. — Pardon ? » Arnold Giancola, ministre des Affaires étrangères, leva les yeux de la lettre qu'il lisait sur son afficheur, l'air absent. Il regarda son assistante pendant quelques secondes puis se reprit : « Excusez-moi, Alicia. Vous avez dit... » Alicia Hampton résista à la tentation de secouer la tête avec affection et agacement. Arnold Giancola était de loin le patron le plus satisfaisant qu'elle avait jamais eu. On le disait ambitieux, et elle le croyait sans peine, mais il était charismatique, immanquablement courtois avec ses collaborateurs et dans l'ensemble très attentionné. Il était aussi devenu de plus en plus distrait à mesure que la situation diplomatique interstellaire s'assombrissait. Il travaillait beaucoup trop ces temps-ci, et il avait pris l'habitude de laisser les systèmes de sécurité de son bureau en fonction à toute heure afin de s'assurer qu'on ne viendrait pas l'interrompre. Ce qui contribuait seulement à lui faire oublier le reste. « Je disais que le colonel Nesbitt était là pour le rendez-vous de trois heures, monsieur, répéta-t-elle. — Hein ? » Giancola plissa le front, puis s'exclama : « Ah ! Nesbitt, je l'avais oublié. Faites-le entrer, Alicia, je vous prie. — Bien sûr, monsieur le ministre. » Elle lui sourit et regagna l'antichambre. « Monsieur le ministre va vous recevoir, colonel, annonça-t-elle à un grand bonhomme trapu, les yeux gris, qui patientait en costume civil. — Merci », fit Nesbitt en rempochant le liseur qu'il consultait en attendant l'heure de son rendez-vous. « Oh, colonel, ajouta-t-elle doucement quand il passa devant elle, essayez de garder en tête que l'emploi du temps du ministre est très serré. Il a un autre rendez-vous prévu dans vingt-cinq minutes. » Nesbitt la regarda, perplexe, et elle eut un sourire gêné. « Il est un peu distrait ces derniers jours. Il y a des chances qu'il oublie, et je ne voudrais pas vous interrompre avant que vous ayez terminé quand j'annoncerai son visiteur suivant. — Ah, je comprends ! » Le visage de Nesbitt s'éclaira, et il lui rendit son sourire. « J'essaierai de le maintenir concentré, mademoiselle Hampton. Il a de la chance d'avoir quelqu'un comme vous pour veiller sur lui. — Nous faisons tous de notre mieux, colonel. Ce serait beaucoup plus simple s'il ne se surmenait pas tant. » Nesbitt sourit encore, compatissant, et la dépassa pour entrer dans le bureau. Il jeta un coup d'œil détendu à son chrono de poignet quand la porte se referma derrière lui et nota avec satisfaction le discret témoin vert qui y brillait. Ce petit mécanisme de conception solarienne et non havrienne lui confirmait que tous les systèmes de sécurité de Giancola étaient en fonction. « Monsieur le ministre, dit-il en traversant l'épais tapis vers l'immense bureau derrière lequel trônait Giancola. — Jean-Claude, répondit le ministre sur un ton vif et affairé qui contrastait beaucoup avec l'air préoccupé qu'il s'efforçait de maintenir en présence de son personnel, entre autres. Entrez. Asseyez-vous. Nous n'avons pas beaucoup de temps. — Je sais. » Nesbitt prit place dans le confortable fauteuil qu'on lui indiquait et croisa les jambes. « Votre charmante assistante s'inquiète pour vous, monsieur le ministre, vous savez. Elle m'a rappelé le temps limité dont nous disposions pour ce rendez-vous parce qu'elle craignait que vous ne soyez trop distrait pour vous en souvenir tout seul. — Bien, sourit Giancola. — Vraiment ? » Nesbitt pencha la tête. « En fait, je me demande si la tactique est judicieuse – si je puis me permettre cette remarque. — Vous pouvez vous permettre, mais cela ne veut pas forcément dire que je suis d'accord avec vous. Pourquoi pensez-vous que ce n'est pas judicieux ? — Kevin Usher n'est pas un imbécile, quelle que soit l'image qu'il choisit de donner en public. J'ignore si les bruits qui courent sur sa femme et Cachat sont vrais – je pense que beaucoup de monde se demande ce qui se passe vraiment dans cette histoire –mais je sais en revanche que les rumeurs d'alcoolisme de sa part ne sont rien d'autre que des rumeurs. Sans fondement. — Et alors ? fit Giancola, un peu impatient. Ce n'est pas comme si je ne l'avais pas deviné tout seul, Jean-Claude. — Alors un homme qui s'évertue à présenter une image aussi déformée au reste de l'univers risque fort de se demander si d'autres ne font pas de même – surtout quelqu'un qui paraît avoir autant changé que vous. Or, dans ce cas, il va se demander pourquoi vous le faites. — Ah. » Giancola se radossa en tambourinant doucement sur son bureau puis haussa les épaules. « Je vois où vous vouliez en venir, maintenant. Vous avez même peut-être raison. D'un autre côté, peu importe ce que je fais : Usher me soupçonnera toujours de préparer un mauvais coup, quel que soit mon comportement. Alors je préfère jouer à cache-cache : je laisse mes systèmes de sécurité en fonction la plupart du temps, indépendamment de qui je reçois. Du coup, il n'a aucun moyen de deviner quelles conversations je tiens absolument à l'empêcher d'entendre. Je suis certain qu'il y voit clair; ma petite comédie ne sert qu'à justifier auprès de mes collaborateurs et de tous le fait que je ne cesse d'oublier d'éteindre les brouilleurs. Elle ne lui est pas vraiment destinée, si ce n'est peut-être de façon très indirecte. Toutefois, j'aime beaucoup penser une minute de temps en temps à l'irritation que doit lui causer cette mascarade. — Je vois. » Nesbitt le regarda attentivement puis haussa les épaules. « Si ça vous amuse, j'imagine que ça ne peut pas vraiment faire de mal. Pour ma part, je trouverais cette façade bien trop fatigante à maintenir, mais ça vous regarde. — Si cela devient fatigant, je peux toujours arrêter. Usher en sera sans doute encore plus contrarié. » Giancola eut un sourire mauvais. « Mais il faudra que nous en reparlions un autre jour. Pour l'instant, j'ai besoin de votre rapport. — Bien sûr. » Nesbitt croisa les mains sur son genou et pencha la tête de côté, l'air pensif. « Je suis heureux de pouvoir vous dire que Grosclaude ne s'est pas montré aussi malin qu'il le pensait. Vous aviez raison : il a effectivement conservé des archives complètes de la correspondance en question. Des deux jeux de correspondance. Il savait qu'il ne pourrait pas – hélas pour lui –quitter Manticore en emportant le fichier lors de son expulsion. Les Manties n'allaient pas s'embarrasser de tous les raffinements de l'immunité diplomatique alors que nous venions de lancer une attaque surprise contre eux, et leur surveillance était trop efficace pour qu'il puisse faire passer quoi que ce soit s'ils décidaient de sortir le grand jeu. Et même s'ils ne trouvaient rien, la possibilité demeurait que les agents de sécurité qui l'attendaient chez nous aient plus de chance. Il a donc fait transiter l'information par la valise diplomatique plusieurs jours avant notre attaque et l'a fait renvoyer vers un compte de courrier électronique privé à La Nouvelle-Paris une fois la valise arrivée ici. — Et... fit Giancola comme il marquait une pause. — Et, malheureusement pour lui, il s'agissait d'un compte dont j'avais déjà connaissance. Grâce à quelques portes dérobées que la nouvelle direction n'a pas encore trouvées, j'ai réussi à remonter la trace du fichier jusqu'à ce compte et à le suivre quand il l'en a retiré après son retour de Manticore pour le placer dans la base de données sécurisée du cabinet de son avocat. Accompagné d'une lettre demandant que ce fichier soit envoyé à Kevin Usher en personne si un... accident devait lui arriver. — Bon sang. » Giancola pinça les lèvres. « Je craignais qu'il n'ait pris ce genre de mesure. — C'était la seule chose sensée à faire de son point de vue. Bien que, s'il avait vraiment su ce qu'il faisait, il n'aurait jamais adopté cette approche. Il aurait mis ses données sur une bonne vieille puce enfouie sous un matelas quelque part et choisi un facteur avec qui il n'avait aucun lien connu. Avec sa méthode, autant me laisser un carton d'invitation. — Que voulez-vous dire ? — Je veux dire que le réseau central est encore truffé de portes dérobées installées par SerSec, monsieur le ministre. Pour les fermer toutes, il faudrait démanteler l'ancien système et repartir de zéro. Certes, ajouta Nesbitt en haussant les épaules, LePic et Usher ont fait du bon boulot quand ils ont tout organisé au ministère de la Justice. Je dirais qu'ils ont dû réussir à en détecter et fermer au moins quatre-vingt-dix pour cent. Mais il y en avait tellement qu'ils n'avaient aucune chance de toutes les trouver. Je suis sûr qu'ils cherchent encore, et, bien sûr, ne pas savoir s'ils ont découvert mes entrées personnelles a tendance à pimenter un peu ma vie. Le risque existe toujours qu'ils les aient bel et bien repérées et qu'ils se contentent de les surveiller en me laissant serrer la corde autour de mon cou avant de me tomber dessus. — J'espère que vous ne m'en tiendrez pas rigueur si, de mon côté, je ne trouve pas cette image particulièrement amusante, fit Giancola, acerbe. — Autant que je m'en amuse. » Nesbitt haussa de nouveau les épaules. « Je prends toutes les précautions imaginables mais, si elles ne suffisent pas, je n'y peux pas grand-chose. J'imagine que cela vaut votre réjouissance à l'idée de faire enrager Usher avec vos ridicules petits jeux psychologiques. » Giancola le regarda sans ciller pendant quelques secondes, puis il renifla. « D'accord, reprit-il vivement. Venons-en au fait. Dois-je comprendre, à ce que vous avez dit, que vous avez accès au fichier d'Yves chez son avocat? — Oui. » Nesbitt sourit. « Je peux faire disparaître le fichier et la lettre contenant ses instructions sans laisser de trace, quand je veux. — Je n'en doute pas, répondit Giancola avec un petit sourire. Mais si vous pouvez les faire disparaître, vous pouvez aussi les modifier, n'est-ce pas ? — Eh bien, oui, fit lentement Nesbitt, dont le sourire se mua en une moue pensive. Pourquoi ? — Je suis à peu près certain qu'Yves préférerait largement ne pas avoir à révéler nos petites... modifications. Après tout, si je tombe, il tombe aussi, et je soupçonne – vu le nombre de gens qui ont été tués dans l'intervalle – que Pritchart et Usher s'assureraient que nous tombions de manière très désagréable. Ce qu'il a gardé relève donc de l'assurance : des preuves dont il peut se servir pour marchander si quelqu'un d'autre comprend ce que nous avons fait à nous deux, mais des preuves dont il ne veut pas vraiment faire usage. Par conséquent, il n'en fera rien à moins de se sentir menacé. Ou à moins, bien sûr, qu'il ne lui arrive bel et bien quelque chose. — Or c'est ce que vous avez en tête, non ? — Hélas, oui », répondit Giancola. La nuance de regret dans sa voix était authentique, Nesbitt en aurait juré. Pas suffisante pour le dissuader un instant d'agir, mais authentique. « Ce que je veux dire néanmoins, c'est que rien ne nous presse. Nous pouvons prendre le temps de nous assurer que tout est bien fait. — À moins qu'il n'ait réellement un accident, fit remarquer Nesbitt. Il pourrait se faire renverser par un géodyne, vous savez, ou se casser le cou au ski. Il y passe même assez de temps pour en mourir d'épuisement. Bon sang, il pourrait être foudroyé ! Auquel cas sa lettre d'instructions serait ouverte bien que nous n'ayons – que vous n'ayez rien à y voir. — C'est peu probable. De ce côté, je pense que nous ne courons pas grand risque. Néanmoins, vous avez raison, il est de notre devoir d'agir promptement. — Ce que je pourrais faire plus facilement si vous me disiez exactement dans quel ordre nous allons agir. — Eh bien, puisque Grosclaude s'est donné tant de mal pour s'assurer que des preuves accablantes contre moi apparaissent s'il lui arrivait quelque chose, je crois qu'il nous incombe en toute justice de veiller à ce que ces preuves accablantes soient bien là. — Quoi ? » Nesbitt n'éleva pas la voix. Au contraire, elle se fit blanche. Mais ses yeux gris, soudain attentifs, ne révélaient aucun amusement. — Détendez-vous, Jean-Claude. Je me rends compte que ça paraît bizarre, mais envisagez ce scénario. Vous êtes mon premier officier de sécurité interne, responsable de la détection des fuites partout au ministère. Vous et moi en sommes douloureusement conscients, notre actuel différend avec Manticore finira par se régler d'une façon ou d'une autre. Ce jour-là, des questions très pointues vont se poser quant aux contradictions entre nos deux versions de la correspondance diplomatique échangée. Les documents originaux vont être comparés par les vainqueurs, quels qu'ils soient, et personne ne s'amusera vraiment de ce qu'ils révéleront. Alors, tout bien pesé, je crois qu'il serait très positif que vous, homme efficace et dur à la tâche, soyez celui qui découvre que ces documents ont été trafiqués de notre côté. — J'hésite à suggérer que vous puissiez avoir perdu la tête, monsieur le ministre, répondit Nesbitt. D'un autre côté, c'est une hypothèse qui se présente bel et bien à mon esprit acéré. — Ne vous en faites pas, je ne suis pas fou. » Giancola se pencha en avant dans son confortable fauteuil, l'air soudain très concentré. « Le problème, c'est que ces documents ont bel et bien été trafiqués de notre côté. S'il avait accès aux deux jeux d'originaux, Usher ne mettrait pas longtemps à le prouver, et je suis certain que les Manties iraient encore plus vite. Notre meilleure défense consiste donc à faire cette découverte nous - mêmes et à nous montrer absolument horrifiés d'apprendre que mon fidèle collaborateur de longue date, Yves Grosclaude, est responsable de la manipulation qui a mené au terrible bain de sang actuel. — Et comment s'y est-il pris au juste ? s'enquit Nesbitt, fasciné. — Eh bien, en se servant de l'une de ces portes dérobées de SerSec dont vous venez de me parler. Après tout, il était associé aux services de sécurité internes à l'ancien ministère des Affaires étrangères. Apparemment, il était plus proche de SerSec que nous ne l'avions supposé, et il a utilisé l'un des vieux programmes d'accès SS pour pirater ma base de données sécurisée et se procurer une copie de mes clés de chiffrement personnelles et officielles. Voilà comment il a pu produire des versions altérées de nos courriers et les présenter comme authentiques aux Manties. — Et les modifications apportées aux notes des Manties ? — Il s'y est pris comme cela s'est réellement passé, répondit Giancola dans un sourire. Il a aussi volé la clé de chiffrement du ministère des Affaires étrangères manticorien dans ma base de données sécurisée. — Hein ? fit prudemment Nesbitt. — Ah, je vois que SerSec a quand même réussi à dissimuler deux ou trois cadavres dans La Nouvelle-Paris sans que vous l'appreniez, hein? » Giancola gloussa. « Vous savez que Séclnt et SerSec – tous les services de renseignement de l'ancien régime, en réalité, à l'exception peut-être de ceux de la flotte – se sont toujours davantage consacrés à l'espionnage politique qu'au renseignement militaire. Je pense que c'est l'une des raisons pour lesquelles Saint-Just était toujours prêt à accepter les opérations politiques, comme cette tentative d'assassinat contre Élisabeth et Benjamin, et pourquoi, franchement, SerSec a fourni un travail pitoyable en matière de renseignement militaire pendant toute la durée de la dernière guerre. Le service n'était pas très fort en la matière parce qu'il n'avait pas adopté le bon état d'esprit institutionnel. Mais il était très doué pour l'espionnage politique et diplomatique. J'ai découvert des choses fascinantes dans les archives du ministère des Affaires étrangères quand elles nous ont été confiées après la convention constitutionnelle. Y compris quelques notes suggérant que l'accident de grav-ski dans lequel le père d'Élisabeth a péri n'était pas si innocent que tout le monde l'a cru. Ce qui, ajouté aux événements de Yeltsin, pourrait bien expliquer pourquoi elle nous voue une haine si féroce. » Bref, parmi les succès de SerSec figurait la corruption de l'un des principaux collaborateurs de la ministre des Affaires étrangères, madame Descroix. Quelqu'un d'assez important pour avoir physiquement accès à ses fichiers officiels. — Mon Dieu, lâcha Nesbitt, abandonnant enfin son air cynique et amusé sous l'effet de la surprise, ils ont réellement volé la clé de chiffrement de Descroix ? — Pas sa clé personnelle, non, mais sa clé ministérielle. C'est d'ailleurs l'une des raisons pour lesquelles je suis sûr que les Manties comprendraient vite qui a fait quoi s'ils avaient l'occasion de comparer les originaux bruts. Je serai terriblement embarrassé de me rendre compte que personne dans mes services n'a remarqué que nous ne voyions jamais la clé personnelle de Descroix sur une seule correspondance. Évidemment, nous n'avions aucune raison de nous méfier puisque toutes les missives portaient les codes officiels du ministère des Affaires étrangères manticorien, mais malgré tout... » Il haussa les épaules en un geste d'autodénigrement. — Donc Grosclaude a volé les deux jeux de clés dans votre base de données, fit Nesbitt en s'enfonçant dans son fauteuil, endossant à nouveau son personnage habituel. — Tout à fait. Il vous appartiendra personnellement de mettre en place les points d'accès dont il se serait servi. D'un autre côté, vous êtes aussi l'agent de sécurité efficace et dévoué qui découvrira l'intrusion, alors assurez-vous de procéder d'une façon qui rende la découverte plausible. — Je peux le faire, répondit Nesbitt, songeur. Mais cela va prendre un certain temps. Notamment pour établir que tout cela s'est produit il y a des mois. — Je m'en doutais. » Giancola hocha la tête. « C'est pourquoi je me réjouis tant qu'Yves ne soit pas pressé de tirer la sonnette d'alarme. Nous avons du temps devant nous. Mais, histoire de prendre nos précautions, nous devrions commencer par nous occuper de son "fichier d'assurance". — Bien, dites-moi ce que vous avez en tête à ce sujet si vous ne voulez pas que je le fasse simplement disparaître. — Deux choses, fit Giancola. D'abord, nous devons remplacer la lettre d'instructions qu'il a laissée à son avocat par une autre qui n'a rien à voir avec le contenu de ce fichier précis. Vous en êtes capable ? — Sans problème, répondit Nesbitt après quelques secondes de réflexion. Il s'est servi d'un formulaire juridique électronique auto généré parfaitement classique. Il ne se fiait sans doute pas à son avocat pour maintenir le secret professionnel s'il avait su à l'avance ce qu'il mijotait. Puisque tout le monde ignore ce qui est censé y figurer, personne ne posera de questions si j'en modifie le contenu. — Très bien. Faites cela tout de suite. Et une fois que nous aurons désamorcé cette bombe-là, il faudra que vous pénétriez le fichier existant pour procéder à quelques modifications judicieuses. Je ne veux pas m'en débarrasser complètement. Je ne souhaite même pas que vous y incriminiez quelqu'un d'autre. Non, je veux que vous en fassiez un faux. — Un faux ? — Oui. Il faudra procéder soigneusement, mais je veux que ce fichier prouve qu'Yves comptait me faire porter le chapeau pour sa propre manipulation des courriers. Je veux que le fichier ait l'air authentique mais qu'il comporte une faille détectable, un détail repérable par un spécialiste de la sécurité comme vous. — Vous vous dites que si le type qui a truqué tous les courriers a aussi créé de fausses preuves vous faisant porter la responsabilité de la fraude, cela démontrera qu'en fait vous n'y avez pas trempé, fit lentement Nesbitt, dont les yeux gris se mirent à briller. — Exactement. La seule façon de "prouver" que je ne suis pas responsable, c'est de fournir un coupable manifeste. Et si ce coupable a commis un faux destiné à m'impliquer afin de détourner les soupçons de sa personne, il ne l'a sûrement pas fait en visant quelqu'un qui était véritablement son complice et qui pouvait disposer de preuves de sa culpabilité marchandables auprès de l'accusation. — Joli, commenta Nesbitt après quelques instants de réflexion. Compliqué et susceptible de dérailler en pas mal de points à première vue. Mais faisable. Vraiment. Et c'est si tortueux, plein de contradictions et risqué que cela ne viendrait jamais à l'idée d'un professionnel comme Usher – ou moi-même, d'ailleurs. Je pense pouvoir réussir pour vous, mais mettre tous les éléments en place va prendre encore plus de temps que je ne le pensais. Je n'aime pas l'idée qu'il y ait tant d'occasions pour que la situation tourne mal. — Ce n'est pas un problème, fit Giancola en agitant la main pour écarter ses doutes. Dès que vous aurez réglé la question des instructions laissées à son avocat, Yves peut tout à fait avoir son accident. Mais ce devra être un accident parfaitement fortuit, vous comprenez ? — Ça, je m'en charge, répondit Nesbitt, confiant. — Alors, dès que c'est fait, vous pouvez commencer à meure tout le reste en place. Une fois le tout proprement relié à Yves, nous pourrons "découvrir" ces preuves quand nous le voudrons. Nous pourrions même décider, d'ailleurs, qu'il faut aiguiller Usher et son AFI vers elles. En fait, si je ne craignais pas d'en faire un peu trop, je préférerais presque qu'il découvre les documents d'Yves m'incriminant à tort et qu'il les accepte de prime abord, jusqu'à ce que nos spécialistes de la sécurité détectent qu'il s'agit de faux. Qu'il me soupçonne ou m'accuse officiellement pour que j'apparaisse en fin de compte innocent m'aiderait à faire pencher la balance contre LePic au sein du gouvernement. » Giancola contempla le plafond d'un air songeur pendant quelques secondes puis secoua la tête à regret. — Non. Nous avons suffisamment de fers au feu sans en rajouter. — Vous n'imaginez pas mon soulagement à vous l'entendre dire, moi qui suis le magicien chargé de réaliser tous ces petits miracles pour vous. — Je me réjouis toujours de faciliter la vie de mes associés », repartit Giancola. Puis ses yeux s'étrécirent à nouveau. e Mais, maintenant que vous êtes un magicien soulagé, pensez-vous vraiment pouvoir réussir ce tour-là ? — Oui. Je n'en suis pas certain à cent pour cent – pas à froid, comme ça. Mais, comme je vous le disais, je pense que c'est faisable. Il va falloir que j'examine tout cela soigneusement, sans doute pendant plusieurs jours au moins, avant de vous en dire plus. Au pire, en tout cas, je suis persuadé de pouvoir faire disparaître les preuves de Grosclaude si le besoin s'en faisait sentir. Et je suis à peu près sûr de pouvoir effectuer le piratage souhaité en laissant des traces indiscutables de son passage. Quant au reste, il va falloir que j'examine comment tous ces éléments se combinent avant de vous donner une réponse définitive dans un sens ou dans l'autre. — Prenez votre temps – dans les limites du raisonnable, bien entendu. » Giancola grimaça. « Nous pouvons compter sur cette guerre pour ne pas finir demain ni même la semaine prochaine. Nous avons le temps de bien faire... et nous aurions sacrément intérêt à ne pas mal faire. » CHAPITRE SIX « C'était délicieux, Jackson », soupira Honor en connaisseuse tandis que Jackson McGwire, le majordome de Havre-Blanc, supervisait le retour en cuisine des assiettes à dessert. Ou plus précisément d'une assiette à dessert, au singulier, puisqu'il n'en restait qu'une sur la table : celle d'Honor. « Dites bien à Tabatha qu'elle s'est surpassée avec cette mousse au chocolat. — Je le ferai avec joie, milady », répondit McGwire en s'inclinant légèrement, l'œil brillant. Étant donné son métabolisme d'être génétiquement modifié, Honor avait des besoins caloriques phénoménaux, et Tabatha DuPuy, la cuisinière de Havre-Blanc, et ses marmitons l'avaient pris comme un défi personnel. Ils ne lui avaient pas encore présenté deux fois le même dessert malgré la fréquence récente de ses visites à la maison familiale Alexander, et les paris étaient ouverts entre Honor et ses hôtes sur combien de temps ils tiendraient à ce rythme. Honor s'apprêtait à dire autre chose mais elle s'interrompit comme Nimitz se redressait dans sa chaise haute. Sa compagne Samantha et lui étaient assis entre leurs compagnons humains adoptés, et le chat sylvestre pointa le pouce et l'index pincés vers sa gueule puis décrivit un mouvement vers l'avant. Il positionna ensuite les deux mains de chaque côté de sa tête, index et majeur dressés se déplaçant d'avant en arrière. Puis il baissa les bras, plaça les doigts de sa main droite en opposition au pouce, contre sa bouche, et avança la main. « Bien sûr, Nimitz, répondit McGwire dans un sourire. J'en informerai personnellement madame DuPuy. — Oui, faites, insista Honor en caressant affectueusement les oreilles du chat sylvestre. Je ne suis pas spécialiste en ragoût de lapin au céleri, mais cette boule de poils est un connaisseur. S'il dit que c'est délicieux, c'est que Tabatha pourrait faire fortune en ouvrant une chaîne de restaurants destinés aux chats sylvestres! — Je ne manquerai pas de le lui dire également, milady, assura McGwire. — Je pense que nous n'aurons plus besoin de vous, Jackson, intervint Hamish Alexander, treizième comte de Havre-Blanc, depuis la tête de table. Si nous devions manquer de quelque chose – ou si Sa Seigneurie devait se découvrir un petit creux qu'il faut encore remplir – nous sonnerons. — Bien sûr, milord », répondit McGwire en souriant, avant d'emboîter le pas au valet de pied qui sortait avec un plateau couvert d'assiettes. La salle à manger était l'une des plus petites du domaine. La salle de réception était assez vaste pour abriter les gigantesques fêtes qu'un aristocrate manticorien – même si peu enclin à l'ostentation qu'Hamish Alexander – se devait de donner de temps à autre. Mais dans la mesure où Émilie, Honor et lui étaient les seuls humains à table, cette pièce immense avait été délaissée. Émilie avait préféré demander que le dîner soit servi dans la salle à manger beaucoup plus petite de sa suite privée. C'était une pièce intime située sur le côté de l'une des plus anciennes ailes de la maison; ses portes-fenêtres s'élevaient jusqu'au plafond et ouvraient à l'est sur une pelouse paysagée très belle sous la lumière de Thorson, l'unique lune de Manticore. Phénix, aussi connu sous le nom de Manticore-A II, reposait comme une braise à l'horizon, juste au-dessus des épicéas de la vieille Terre qui délimitaient la pelouse, et une douzaine de plateformes orbitales au moins se déplaçaient comme des joyaux étincelants sur fond étoilé. Émilie et Hamish dînaient souvent là pour être plus près de sa chambre, mais ils invitaient rarement quiconque à se joindre à eux. La porte se ferma derrière McGwire et le valet de pied, et le silence s'installa quelques instants. Malgré tout, Honor se sentait encore un peu mal à l'aise et elle percevait un sentiment équivalent chez Hamish. Le comte prit une gorgée de vin, et son épouse eut un petit sourire. Émilie les observait avec une affection et un amusement sincères, Honor le savait, et c'était important pour elle. « Eh bien, dit Hamish au bout d'un moment, reposant son verre d'un geste précis, je dirais que Samantha était sans doute aussi heureuse de voir Nimitz qu'Émilie et moi de te retrouver, Honor. » À son tour, il caressa les oreilles de la petite chatte sylvestre tachetée assise près de lui. La compagne de Nimitz se frotta contre sa main en ronronnant si bien que l'usage de signes était superflu. Émilie et Honor gloussèrent, et Nimitz émit un blic rieur à son tour avant de sauter de sa chaise pour rejoindre Samantha dans la sienne. Les deux chats passèrent leur queue préhensile l'un autour de l'autre, et le ronronnement heureux et convaincu de Nimitz se mêla à celui de Samantha. « Tu ne prends pas de grand risque en l'affirmant, mon chéri, fit remarquer Émilie. — En réalité, fit Honor plus gravement, la séparation est vraiment difficile pour eux. » Elle secoua la tête. « J'en suis arrivée à la conclusion que c'est à cause du risque de séparation s'ils sont le seul couple sylvestre à avoir jamais adopté chacun un humain. Chaque chat fait presque littéralement corps avec les autres, plus encore à l'intérieur d'un couple, et il leur est pour ainsi dire physiquement douloureux d'être séparés autant que ces deux-là le sont depuis que Samantha a adopté Hamish. — Je sais. » Hamish soupira en regardant Honor, et elle perçut les multiples nuances de sens dans le ton de sa voix. « Je crains parfois qu'elle ne regrette son geste. — Oh non, fit Honor en lui rendant son regard. Ce n'est pas facile, et aucun d'eux n'en apprécie les conséquences, mais les chats ne reviennent pas sur une décision prise avec le cœur, Hamish. Comme Émilie nous l'a fait remarquer un jour, ils ont une attitude remarquablement saine à ce niveau. — Et ils ont bien raison », fit Émilie. Elle regarda tour à tour son mari puis Honor, et elle s'apprêtait à dire quelque chose quand Honor la sentit changer d'avis au moment de parler. D'un autre côté, ce n'est pas comme si Samantha avait manqué d'occupation pendant que vous étiez tous les deux au loin, Honor. — Non ? » Honor se tourna vers Samantha, qui lui rendit son regard et se lissa les moustaches avec un air d'autosatisfaction indéniable. — Oh que non. Le docteur Arif et elle ont officiellement ouvert la conférence avant-hier. — Ah bon ? » Honor se redressa légèrement, l'œil brillant. Comment cela s'est-il passé ? demanda-t-elle, enthousiaste. — Bien, répondit Émilie avec un sourire amusé chargé d'affection. Très bien, même. Évidemment, ce n'était que le premier jour. Tu comprends qu'il va leur falloir du temps pour parvenir à de réels progrès, n'est-ce pas ? — Bien entendu. » Honor secoua la tête, et ses lèvres frémirent tandis qu'elle percevait la réaction d'Émilie à son propre enthousiasme. « Mais cette idée est extrêmement stimulante pour un Sphinxien, surtout adopté. Après tant de siècles où les experts ne parvenaient pas à s'entendre sur le degré réel d'intelligence des chats sylvestres, les voir se réunir avec des humains pour discuter officiellement de la façon dont les chats peuvent s'intégrer dans la société humaine en tant que partenaires à part entière, c'est... Eh bien, dit-elle en secouant à nouveau la tête, les mots me manquent pour le décrire. — Et c'était ton idée, n'est-ce pas, ma chérie ? dit Hamish à Samantha tout en caressant sa fourrure soyeuse. — J'ai l'impression que Samantha a beaucoup de volonté, railla Émilie, et Honor se mit à rire. — D'après ce que les autres chats ont raconté depuis qu'ils ont appris la langue des signes, c'est sans doute un euphémisme aussi énorme que de dire que la reine a une vision assez négative de la République de Havre, ironisa-t-elle. — Une comparaison très juste, dit Hamish dont le ton et les émotions se firent soudain plus sombres, mais pas aussi amusante qu'elle aurait pu l'être hier ou avant-hier. — Comment ça ? » s'enquit Honor, inquiète cette fois ; mais Émilie intervint avant qu'il pût répondre. — Maintenant, ça suffit, Hamish », dit-elle d'un air sévère. Son mari se tourna vers elle, et elle agita l'index dans sa direction. « Nous n'avons pas vu Honor – tu ne l'as pas vue – depuis presque deux semaines. Pendant ce temps, tu t'es débattu dans les affaires de l'Amirauté, et elle dans celles de son fief. Ni l'un ni l'autre n'êtes de service ce soir, toutefois. Vous ne discuterez pas de la situation militaire, diplomatique ou politique – de Manticore ni de Grayson. Je me suis bien fait comprendre ? — Oui, répondit Hamish au bout d'un moment, un sourire dans ses yeux bleus. Oui, tout à fait. — Bien. Et n'oubliez pas, l'un comme l'autre, que mes espions à fourrure (elle désigna les chats sylvestres) me rapporteront fidèlement toute violation de mes instructions. — Bande de traîtres, murmura Hamish en souriant. — La trahison, mon cher, n'est souvent qu'une question de point de vue, fit Émilie, dont le fauteuil médicalisé recula lentement de la table sur ses générateurs d'antigravité. Et maintenant, pourquoi ne poursuivez-vous pas tout seuls ? J'ai eu une longue journée, et vous avez beaucoup de temps à rattraper. Mais on ne parle pas boutique ! — Bien, m'dame », acquiesça humblement Honor. Hamish et elle se levèrent, et il ouvrit la porte pour laisser passer le fauteuil. Il se pencha pour embrasser sa femme, qui passa doucement sa main valide dans ses cheveux sombres. Puis elle sortit, et Hamish et Honor s'entre-regardèrent. « Tu sais, souffla doucement Honor, nous ne la méritons pas. — Je ne connais personne qui la mériterait », répondit simplement Hamish. Il traversa la pièce pour la rejoindre, et elle se coula dans ses bras. Honor était grande, mais Hamish l'était un peu plus, et sentir ses bras autour d'elle lui faisait un bien fou. Elle s'abandonna à son étreinte, savourant la nuance de ses émotions, son accueil et son amour. Les chats sylvestres parlaient de lueur d'âme, et tandis qu'elle en ressentait la puissance et qu'elle se délectait à nouveau de la façon dont tous deux se complétaient à plus d'un niveau, elle comprit comment le terme était né. La bouche d'Hamish se posa sur la sienne, et elle le serra dans ses bras. Leurs lèvres restèrent scellées très longtemps, lui sembla-t-il, puis, à regret, elle se recula et le regarda. « Tu m'as manqué, dit-elle tout bas. Mais tu te rends compte que ce que nous faisons est insensé ? — Pas insensé, protesta-t-il avec un petit sourire en coin. Juste... malavisé politiquement. — Et peut-être bien en violation du Code de Guerre. — Ne dis pas de bêtises. » Il secoua la tête. « Tu sais bien que l'article 119 ne s'applique qu'au personnel militaire appartenant à la même chaîne de commandement direct. — Or tu es Premier Lord et moi commandant de flotte désigné. — Et le Premier Lord est un civil, ma chère. » Hamish eut une moue à la fois amusée et franchement amère. « Si j'étais Premier Lord de la Spatiale, tu n'aurais sans doute pas tort. Mais, en l'occurrence, je ne pourrais pas légalement te donner un ordre direct même si je le voulais. Et puis... » Un Nie vif et sonore l'interrompit, et il baissa les yeux. Samantha lui rendit son regard, l'air sévère. Elle secoua l'index en signe de négation puis laissa son poing droit s'abattre deux fois sur le gauche. « D'accord, dit Hamish en riant, d'accord ! On ne parle plus boulot, je le jure. » Samantha renifla en agitant la queue, et Honor joignit son rire à celui d'Hamish. « As-tu déjà remarqué combien nos vies sont régentées ? demanda-t-elle. C'était déjà le cas quand je n'avais que Nimitz, mais ensuite sont venus Mac, Andrew, Miranda, Simon, Spencer et puis Samantha. Et maintenant Émilie. — De toute évidence, nous ne sommes pas de taille à lutter. Auquel cas, il semble que nous n'ayons pas d'autre choix que de nous rendre. — Eh bien, Nico, Sandra, Andrew et Émilie ont tous conspiré pour veiller à ce que nous ne soyons pas dérangés, répondit doucement Honor en posant la main droite sur sa joue. Puisqu'ils se sont donné tant de mal pour nous, nous ferions sans doute mieux d'en profiter. » Le bourdonnement dans son oreille la réveilla. Quarante-cinq ans de service dans la flotte lui avaient appris à être alerte et en éveil complet dès la première seconde, mais, ce matin-là, ses yeux s'ouvrirent avec lenteur et volupté tandis que le doux amusement de Nimitz s'insinuait dans son esprit grâce à leur lien empathique. Le corps d'Hamish, bien chaud, se pressait contre son dos, et le bras gauche de son amant la recouvrait. Elle avait presque oublié comme il était bon de se réveiller ainsi, et elle sourit, plus vive, en goûtant la lueur d'âme assoupie d'Hamish. Il rêvait – apparemment de choses agréables. Honor avait été surprise – bien qu'elle n'aurait pas dû, elle s'en rendait compte –de découvrir qu'elle percevait les émotions des dormeurs aussi bien que ceux d'un homme éveillé. Elle n'aurait pas su dire de quoi rêvait réellement Hamish, comme un chat sylvestre aurait pu le faire pour l'un de ses congénères, mais la façon dont il bougeait légèrement et dont son poing gauche se serrait en suggérait au moins le thème. Nimitz émit un blic discret et se pencha pour mettre son museau en contact avec le nez de sa compagne. Puis il se redressa et tapota son poignet gauche de l'index de sa main droite. Honor fronça les sourcils, puis sollicita les muscles de son œil gauche de façon à faire apparaître l'heure et la date dans le champ de vision de son œil artificiel. Les chiffres vinrent obligeamment, et elle s'assit soudain. « Hein ? Quoi ? » grommela Hamish comme elle se glissait hors de son étreinte et posait les pieds sur le sol. « Réveille-toi », dit-elle en se retournant vers lui. Il ouvrit les yeux, et elle lui pinça gentiment le bout du nez. « On est en retard ! — Impossible ! » protesta-t-il en s'asseyant à son tour. Ses yeux s'éclairèrent alors qu'il finissait de se réveiller et, en goûtant ses émotions, elle se rappela soudain qu'elle était nue comme un ver. « Oh que si, c'est possible, répondit-elle avant de repousser la main qu'il tendait vers elle. Et malgré toutes les idées lascives qui te passent par la tête en ce moment, nous n'avons pas le temps de les assouvir. — Nico viendra nous chercher à temps, fit Hamish. — À moins, peut-être, qu'on ne lui ait suggéré le contraire », rétorqua Honor. Il écarquilla soudain les yeux puis plissa le front, et Honor hocha la tête. « La même idée m'avait effleurée, dit-elle. — Effectivement, elle a beaucoup insisté pour que nous ne parlions pas boutique, reconnut Hamish en quittant le lit par l'autre côté. En même temps, elle sait que nous sommes censés voir Élisabeth ce matin. — Élisabeth qui se trouve être sa cousine et qui ne la fera sûrement pas décapiter si par hasard nous arrivons en retard parce qu'elle aura omis de nous réveiller à temps, fit remarquer Honor. Hélas pour l'aimable fiction que tous nos fidèles serviteurs se donnent tant de mal à maintenir dans notre intérêt, toutefois, Nimitz me dit que le sens du devoir d'Andrew est sur le point de le pousser à frapper à ta porte. À ce stade, il deviendra assez malaisé de prétendre que j'ai passé la nuit dans la suite bleue où j'étais censée me trouver ! — Toutes ces contorsions ne sont pas vraiment indispensables, tu sais, fit Hamish avec pondération en la regardant se glisser dans le kimono qui avait fini par terre. Comme tu viens de le faire remarquer, nos gens savent pertinemment ce qu'il en est. — Peut-être. Non, sûrement. Mais cela mettra Andrew très mal à l'aise le jour où il devra enfin reconnaître devant nous ce qu'il sait déjà. — Et toi ? » s'enquit plus doucement Hamish. Elle haussa les épaules en nouant sa ceinture. « Je ne sais pas vraiment », reconnut-elle. Elle sourit. « Néanmoins, malgré quelques résidus de culpabilité, je suis heureuse de la façon dont la situation évolue – pour l'instant, en tout cas. Et comme je sais déjà qu'il sait que je sais qu'il sait... enfin, tu vois ce que je veux dire. Dans ces conditions, je ne crois pas que je serais mal à l'aise le jour venu. Mais je n'en suis pas tout à fait sûre. » Son sourire se fit ironique. « Comme je l'ai dit à Émilie, il y a encore beaucoup de Sphinx et de Grayson en moi. Et puis ma vie amoureuse ressemble à s'y méprendre à celle d'une bonne sœur depuis l'assassinat de Paul, ce qui n'aide pas beaucoup. — Je comprends », dit-il, et elle sourit à nouveau, contente que ni lui ni elle ne soient gênés à l'évocation Paul Tankersley. « Toutefois, tu te rends bien compte que tôt ou tard cela se saura ? — Pour l'instant, je préférerais que ce soit "tard", si tu n'y vois pas d'inconvénient, répondit Honor en prenant Nimitz dans ses bras, où il resta puisque son kimono n'était pas équipé des mêmes épaulettes renforcées que ses vestes d'uniforme et ses robes à la mode de Grayson. Je n'ai aucune idée de la façon dont Grayson réagira à cette nouvelle. Et vu tout ce que nous avons traversé quand l'opposition répétait à l'envi que nous étions amants alors que ce n'était pas le cas, je n'ose même pas imaginer ce que la presse politique ferait si la rumeur que nous le sommes désormais se répandait. — C'est peut-être le meilleur moment, dit-il en enfilant sa robe de chambre pour l'accompagner jusqu'à la porte. Il se passe tellement de choses sur le front, en Silésie et dans l'amas de Talbot que cela pourrait même passer relativement inaperçu. — Et quel épisode de notre passé, au juste, te fait penser que le moindre détail d'une relation amoureuse entre toi et moi pourrait passer "relativement inaperçu" ? s'enquit-elle, acerbe. — Tu marques un point. » Il l'attira vers lui pour l'embrasser avant qu'elle n'ouvre la porte. « J'ai parfois tendance à oublier que les articles sur la "Salamandre" font vendre. — C'est une façon de présenter les choses », répondit-elle en lui enfonçant deux doigts dans le nombril, assez fort pour lui couper le souffle. Puis elle passa la porte en jetant un regard prudent de chaque côté pour s'assurer que La Follet n'était pas déjà en route. « Maintenant, va t'habiller », lui dit-elle sévèrement avant de s'enfuir dans le couloir jusqu'au discret passage reliant la suite bleue à l'aile familiale privée de la maison. Elle entra dans sa suite par la porte de derrière, et Nimitz émit un blic rieur quand le terminal de la table de chevet, à côté du lit où personne n'avait dormi, fit entendre son doux carillon. « La ferme, boule de poils ! » Elle le jeta sur le lit, et il rit de plus belle tandis qu'elle acceptait l'appel en mode audio uniquement. « Oui ? fit-elle. — Nous avons du retard, milady », annonça la voix d'Andrew La Follet. Il se trouvait trop loin pour lui permettre de percevoir ses émotions, mais elle n'en avait pas besoin pour déceler le soulagement dans sa voix. « Et... c'est la troisième fois que je vous appelle, milady, ajouta-t-il. — Désolée. Je vais essayer de rattraper le temps perdu. — Certainement, milady. » Elle quitta de nouveau son kimono et se précipita sous la douche. « Tu es très mignonne ce matin, Honor », lança Émilie tandis que son invitée entrait dans la salle à manger baignée de soleil, La Follet sur les talons. Elle portait l'uniforme aujourd'hui –jusqu'à l'Étoile de Grayson au bout de son ruban écarlate – et n'aurait pas choisi pour sa part l'adjectif « mignonne ». « Et bien reposée, ajouta Émilie avec un certain plaisir malicieux. — Merci, répondit Honor tandis que La Follet lui présentait sa chaise et qu'elle y prenait place. Peut-être est-ce parce que j'ai apparemment été victime d'une panne d'oreiller. — Mon Dieu, fit Émilie, placide, je me demande comment cela a pu arriver. Nico est en général très efficace dans ce domaine. — Oui, acquiesça Honor, affable. D'ailleurs, Mac aussi... en général. — Bah, ne t'en fais pas trop. J'ai appelé le Montroyal et j'ai parlé à Élisabeth. Je l'ai prévenue qu'Hamish et toi aviez l'air un peu en retard ce matin, et elle m'a dit de vous assurer que l'heure de votre arrivée n'importait pas tant que ça. Elle a simplement demandé que nous la rappelions quand vous quitterez la maison. — Je vois. » Honor la regarda quelques instants puis secoua la tête, rendant les armes. « Pourquoi ne suis-je pas étonnée que tu arrives à prendre jusqu'à la reine de Manticore dans tes filets ? — À t'entendre, on croirait que je suis sournoise, ma chère, lui reprocha doucement Émilie. — Non, pas sournoise. Juste... douée. — Je suppose que je peux le prendre comme un compliment, et c'est ce que je vais faire, répondit gracieusement Émilie. Maintenant, mange. » Honor leva les yeux à l'entrée d'un domestique chargé d'un plateau de petit-déjeuner. Il s'agissait d'un menu classique pour quelqu'un doté d'un métabolisme augmenté comme elle – une belle pile de crêpes, des œufs bénédictine, du jus de tomate, des croissants, un melon et une carafe fumante de chocolat chaud –et son estomac gronda joyeusement à ce spectacle. Mais lorsque le plateau fut déposé devant elle, l'odeur lui valut un soudain accès de nausée. Elle grimaça, et Émilie la regarda un haussant le sourcil. « Tout va bien, Honor ? s'enquit-elle en abandonnant le ton taquin et léger de leur conversation. — Oui, oui, répondit Honor en étouffant son haut-le-cœur avec fermeté avant de saisir sa fourchette. Je n'ai pas autant faim que d'habitude, ce matin. Peut-être parce que, malgré tes efforts pour réorganiser notre emploi du temps, je m'en fais un peu à l'idée d'arriver en retard à une audience officielle avec mon monarque. — Avec une seule de tes monarques, fit remarquer Émilie. — Certes. » Honor décida de commencer par les crêpes, qui à l'odeur la tentaient plus que les œufs. Son estomac se rebella à la première bouchée mais décida apparemment bien vite de se calmer après qu'elle eut avalé. « Désolé pour le retard », lança une voix grave, et les deux femmes levèrent la tête à l'entrée d'Hamish Alexander dans la salle à manger. « On dirait que j'ai été victime d'une panne d'oreiller », ajouta-t-il avant d'écarquiller les yeux comme elles éclataient de rire. CHAPITRE SEPT Les avions de chasse aux couleurs bleu et argent des Winton qui les avaient escortés depuis Havre-Blanc virèrent sur l'aile de chaque côté quand la limousine blindée du domaine Harrington survola les eaux scintillantes de la baie de Jason et franchit le seuil de l'enveloppe défensive du Palais du Montroyal. Honor se doutait que rares étaient les citoyens d'Arrivée à jamais réfléchir au fait que le Montroyal était l'un des bouts de terrain les plus lourdement défendus des trois planètes habitées que comptait le Royaume stellaire. Pour sa part, elle en avait une conscience aiguë du fait de l'interface qu'il avait fallu établir entre ses propres hommes d'armes, le régiment de la reine et la Sécurité du Palais. Même en tant qu'officier spatial, elle avait été stupéfaite de découvrir la puissance de feu dissimulée sous les dômes climatisés d'allure inoffensive et autres structures secondaires disséminées dans ses jardins immaculés. Cette puissance de feu n'était pas dirigée contre elle, toutefois, et elle jeta un regard à Hamish tandis que Mattingly posait doucement la limousine sur le terrain d'atterrissage semi-privé proche de la tour du Roi Michael et de sa courte flèche de pierre vieillotte. Spencer Hawke ouvrit la portière du passager avant et sortit le premier, balayant les alentours immédiats à la recherche d'un signe de danger, réflexe qu'un homme d'armes graysonien ne perdait jamais, même ici. La Follet le suivit, et Honor vit son garde du corps personnel adresser un regard perçant au capitaine en uniforme de l'armée de terre qui les attendait. Voyant qu'aucun assassin éperdu ne jaillissait des buissons, La Follet s'écarta de façon qu'Alexander et elle puissent quitter le véhicule. Hamish était en habit de cour civil orné du bordeaux et vert des comtes de Havre-Blanc, comme il seyait au responsable civil de l'Amirauté en route pour une réunion officielle avec sa reine, mais Honor portait un uniforme de parade, sabre archaïque inclus. Dans son cas, cette arme n'était pas un simple accessoire, d'ailleurs, et la garde sertie du sabre Harrington brillait quand elle positionna le fourreau contre sa jambe. « Milady. » Le capitaine portait l'écusson à tête de gryphon caractéristique des rangers des Confins du Faucon, le bataillon du régiment de la reine au recrutement exclusivement gryphonien. Il la salua vivement puis se tourna vers Alexander. « Milord. » Il salua de nouveau, et Honor rit intérieurement en se demandant comment le bureau du protocole du Palais avait finalement résolu la question de préséance entre eux. Hamish détenait un grade supérieur au service de Manticore mais, s'ils étaient tous deux amiraux dans la Flotte graysonienne, c'est elle qui lui était supérieure là-bas. « Si vous voulez bien me suivre », fit le capitaine sans s'adresser à l'un ou l'autre en particulier. Ils lui emboîtèrent le pas, suivis de La Follet, Mattingly et Hawke. Le trajet à pied était relativement court, et Honor l'avait déjà parcouru. Les jardins paisibles autour d'elle somnolaient sous le soleil qu'elle sentait taper sur ses épaules. En bonne Sphinxienne, Honor avait toujours trouvé trop élevées les températures qui régnaient en été sur Arrivée, et le soleil de cette fin de matinée lui paraissait excessivement chaud malgré le tissu intelligent de son uniforme. L'odeur des roses de la vieille Terre et des couronnes de Manticore se mêlait dans l'air humide immobile, et le bourdonnement des abeilles terriennes et des insectes arc-en-ciel manticoriens résonnait avec force dans le silence. Difficile d'imaginer cadre plus serein et vivifiant... ou formant plus grand contraste avec la réalité à laquelle le Royaume stellaire et ses alliés devaient faire face. Ils atteignirent la tour, et le capitaine les accompagna dans l'ascenseur à l'ancienne. Un lieutenant portant l'écusson du bataillon des Murailles de cuivre se mit au garde-à-vous – et baissa la main vers la crosse de son pulseur – quand ils approchèrent de la porte devant laquelle elle était en faction. « Sa Seigneurie la duchesse Harrington et le comte de Havre-Blanc, pour voir Sa Majesté », annonça leur escorte. Sans aucune nécessité, Honor en était persuadée. Le lieutenant enclencha son communicateur sans lâcher son arme. « Sa Seigneurie la duchesse Harrington et le comte de Havre-Blanc pour voir Sa Majesté », répéta-t-elle dans l'appareil. Elle écouta quelques instants son oreillette, les yeux toujours rivés sur Honor et Hamish. Puis sa main s'écarta du pulseur. « Sa Majesté vous attend, milady, milord », dit-elle en enfonçant le bouton qui commandait l'ouverture de la porte. Celle-ci s'ouvrit, et Hamish s'effaça pour permettre à Honor de le précéder. Elle ôta son béret, le glissa comme il se devait sous son épaulette gauche et entra. « Honor ! » La reine Élisabeth III se tenait devant le confortable fauteuil qu'elle venait de quitter, les mains tendues et un large sourire de bienvenue aux lèvres. Sa joie de revoir Honor ressemblait à une grande flambée par une nuit glaciale, et celle-ci lui rendit son sourire et tendit les mains pour saisir les siennes. Le chat sylvestre perché sur l'épaule de la souveraine agita la queue, rayonnant lui aussi de plaisir, et émit un joyeux blic de bienvenue à l'adresse de Nimitz et Samantha tandis que la reine se tournait vers Hamish pour l'accueillir à son tour. Honor regarda les trois chats sylvestres et sentit monter en elle un certain amusement au contraste entre ce jour et sa première venue, presque timorée, dans cette pièce au tapis rouille et aux meubles simples, confortables, patinés par l'usage. « Asseyez-vous tous les deux », fit Élisabeth en désignant deux fauteuils installés autour de la table basse. Honor s'exécuta et, prenant place, tiqua intérieurement à la vue du béret blanc qui trônait sur la table. « Je me rends bien compte que nous sommes un peu en retard sur notre programme, reprit Élisabeth en se rasseyant mais, quand Émilie m'a appelée, j'ai réussi à déplacer deux ou trois réunions officielles, et nous avons donc du temps devant nous. Et puis je vais prendre le temps de commencer par des retrouvailles personnelles avec vous avant de nous embourber dans toutes les formalités, quoi qu'en pense ma secrétaire. » Elle grimaça. « Avant le changement de programme, j'avais prévu un créneau pour cela entre l'audience et le dîner, mais nous avons casé le briefing matinal de l'Amirauté dans cette tranche horaire et le temps va nous manquer. — Pardonne-moi, Élisabeth., fit Honor, contrite. — Inutile. » Élisabeth écarta du geste ses excuses. « Ces réceptions officielles et ces dîners sont importants, je le sais bien. Et, pour être tout à fait honnête, nous avons besoin de te faire parader devant les ambassadeurs alliés, Honor. Depuis les événements de Sidemore, la plupart de nos alliés voient en toi un genre de porte-bonheur. » Elle sourit. « Moi aussi, d'ailleurs, je crois. On dirait que tu fais chaque jour trois fois l'impossible pour moi avant le petit-déjeuner, tu ne trouves pas ? — J'étais juste au bon endroit au bon moment... et avec les bons collaborateurs, protesta Honor. — Je n'en doute pas, même si je soupçonne que tu as sans doute davantage contribué à ta collection de succès que tu ne veux bien l'admettre. Mais même à ce niveau de relations diplomatiques, Honor, il s'agit plus d'un jeu de perceptions que d'autre chose. Et, pour l'heure, nos alliés voient que tu es le seul commandant allié à avoir remporté une victoire nette et franche quand les Havriens nous sont tombés dessus. À leurs yeux, tu as de la chance en plus d'avoir du talent, et cela te confère une dimension sur laquelle je compte bien capitaliser au maximum. Cerise sur le gâteau, cela m'offre aussi l'occasion de remercier en public une femme qui en a fait beaucoup plus que la moyenne au service de mon royaume et que je me trouve considérer comme une amie personnelle. » Honor se sentit rougir légèrement, mais elle hocha la tête. — Bien. Maintenant, poursuivit Élisabeth en s'adossant dans son fauteuil avec un large sourire, il reste encore une chose que je voulais régler avant l'audience officielle. Certes, ajouta-t-elle en agitant la main d'avant en arrière, il faudra bien entrer dans tous les détails pendant l'audience, mais c'est une affaire de communication. » Honor posa un regard méfiant sur sa reine. Élisabeth Winton excellait aux jeux de cartes, et son visage ne révélait que ce qu'elle choisissait de laisser voir, mais elle ne pouvait pas cacher à Honor l'excitation qui montait en elle. Elle mijotait quelque chose, et Honor connaissait cet entrain malicieux. Elle l'avait perçu chez Élisabeth chaque fois qu'elle s'apprêtait à ouvrir la boîte contenant les joujoux que la reine de Manticore pouvait accorder à ceux qui l'avaient bien servie. C'était l'un des plaisirs de sa fonction qu'Élisabeth appréciait le plus, et elle prenait une joie enfantine à y recourir dès que l'occasion se présentait. — Pas besoin de prendre un air si inquiet, Honor, la tança la reine. Tu ne sentiras rien, je te le promets. — Bien sûr, Votre Majesté », répondit Honor, plus circonspecte encore. Élisabeth eut un petit rire, puis elle se pencha, prit le béret blanc sur la table basse et le lança à Honor. — Tiens, dit-elle comme l'amiral rattrapait le couvre-chef par réflexe. Je crois que ceci t'appartient. » Honor haussa les sourcils puis baissa les yeux sur le béret entre ses mains. Excepté par la couleur, il ressemblait en tout point au béret noir glissé sous son épaulette – le blanc était réservé aux commandants des bâtiments de guerre hypercapables de la Flotte royale manticorienne. C'était l'emblème du commandant d'un vaisseau de Sa Majesté, seul maître à bord après Dieu, ce que l'amiral Honor Harrington ne serait plus jamais. « Je ne vois pas bien où tu veux en venir, Élisabeth, dit-elle au bout d'un moment. — Eh bien, tu as déjà la médaille parlementaire du Courage, le titre de chevalier – bien que, maintenant que j'y pense, nous allons t'élever à la dignité de grand-croix cet après-midi, il me semble –, un duché, un manoir, une équipe de base-ball – quelle idée ! –, ton vaisseau spatial privé, un empire commercial qui pèse plusieurs milliards de dollars et un fief. » Élisabeth haussa les épaules. « Avec tout cela, il devient un peu compliqué de trouver que t'offrir. J'ai donc décidé de te rendre ton béret blanc. » Honor plissa le front. En théorie, sans doute, Élisabeth pouvait donner les ordres qu'elle voulait. Elle pouvait autoriser Honor à porter le béret blanc même sans commander un bâtiment. Elle pouvait même le lui ordonner. Mais cela ne serait pas correct pour autant. Elle ouvrit la bouche mais, avant qu'elle ait pu parler, Hamish posa la main sur son genou. « Une minute, dit-il avant de s'adresser à Élisabeth. Je te l'avais dit, pas vrai ? — Oui, en effet. Et je te dois cinq dollars. » Élisabeth secoua la tête tout en souriant à Honor. « Tu n'as vraiment aucune idée d'où je veux en venir, hein ? s'enquit-elle gaiement. — Non, reconnut Honor. — Eh bien, il se trouve que l'amiral Massengale a pris sa retraite il y a deux mois », répondit lentement la reine, les yeux rivés sur le visage d'Honor. Celle-ci écarquilla les yeux, et Élisabeth acquiesça. « Par conséquent, poursuivit-elle d'une voix beaucoup plus grave, l'Insoumis a besoin d'un commandant. — Élisabeth, tu ne peux pas ! » protesta Honor. Elle secoua la tête. « Je suis honorée, flattée, ravie que tu aies pensé à moi, mais il y a trop d'amiraux plus anciens en grade qui méritent cette fonction au moins autant que moi ! Tu ne peux pas me faire passer par-dessus leur tête de cette façon ! — Je le peux, je le veux, et je l'ai fait, répondit carrément la reine. Et, non, il ne s'agit pas seulement de politique et de brandir mon "porte-bonheur" sous le nez de tout le monde. Et, avant que tu ne recommences à protester, je te rappelle que le choix du commandant de l'Insoumis ne dépend pas uniquement de la Couronne. C'est peut-être moi qui prends la décision finale, mais tu connais la tradition. Je ne peux choisir que dans une liste de noms soumise par la flotte. Et non par l'Amirauté, précisa-t-elle en jetant un regard à Hamish. La liste des candidats vient exclusivement des officiers en activité de la flotte. Tu sais comment elle est établie, et tu sais également que tu y as été inscrite après Cerbère. — Oui, bon, mais... » Honor s'interrompit. Le HMS Insoumis était le plus vieux bâtiment encore en service dans la FRM. Au tout début de sa longue carrière, il avait eu pour premier commandant Édouard Saganami, alors capitaine de frégate; son dernier commandant en déploiement actif avait été le capitaine de corvette Ellen d'Orville. L'Insoumis était unique : c'était le seul bâtiment à avoir été commandé par les deux plus grands héros militaires du Royaume stellaire, et c'est pour cette raison que la Ligue spatiale royale l'avait sauvé de la casse après un siècle passé en réserve. La Ligue avait mis en place une grande collecte de fonds en vue de le réparer et le rénover, puis convaincu la Couronne de le remettre en service actif en tant que mémorial et musée vivant à la fois. Restauré dans l'état où l'avait connu Saganami lors de son premier commandement de croiseur, il restait en orbite permanente autour de Manticore. Appartenir à son « équipage » officiel, maintenu au nombre exact d'officiers et de matelots qui servaient sous les ordres de Saganami, constituait un grand honneur accordé en reconnaissance des prouesses des meilleurs et plus brillants éléments de la flotte. Aucun d'eux ne servait réellement à son bord car la coutume exigeait aussi qu'il s'agisse de personnel en service actif, et son commandant, ainsi le voulait la tradition, était un amiral. Porté sur la liste des candidats par un vote majoritaire de tous les officiers en service de la flotte et choisi par la reine parmi les élus, le commandant de l'Insoumis était le seul officier général de la Flotte royale manticorienne autorisé à porter le béret blanc d'un commandant de vaisseau. « Ce n'est pas moi qui ai mis ton nom sur la liste, Honor, fit doucement Élisabeth. Ce sont tes pairs. Et, même si j'aurais été tentée de le passer en tête de liste en cas de besoin, il y était déjà. — Mais... — Il n'y a pas de mais, Honor, dit la reine en secouant la tête. Je dois reconnaître que cette perspective me réjouit à plus d'un titre. Et, pour être franche, "brandir mon porte-bonheur" en fait partie. Mais ce qui compte le plus à mes yeux, c'est que cela témoigne du respect qu'éprouve pour toi le corps des officiers de ma flotte. Si quelqu'un dans la Galaxie est bien placé pour apprécier à sa juste valeur tout ce que tu as fait pour moi et mon Royaume stellaire, c'est bien ce corps d'officiers qui a jugé bon de te nommer pour cet honneur. Tu ne récuseras pas le jugement de mes officiers, milady. Est-ce bien clair ? Honor la regarda fixement tout en serrant le doux tissu du béret et finit par acquiescer lentement. « Bien. Et maintenant, nous avons environ quarante-cinq minutes avant cette audience, après quoi Willie arrivera avec Sir Thomas et l'amiral Givens. Pour l'heure, j'ai bien l'intention de passer un peu de temps à discuter simplement avec toi. Pas avec l'amiral Harrington ni la duchesse Harrington, ni même le seigneur Harrington. Rien qu'avec toi. D'accord ? — Très bien, Élisabeth, répondit Honor. C'est parfait. » « Et donc le raid sur Alizon n'a rien arrangé », dit Sir Thomas Caparelli. Patricia Givens, Honor, Nimitz, Hamish, Samantha, Élisabeth, Ariel, Lord Alexander – Premier ministre de Manticore nouvellement fait baron de Grandville – et lui étaient assis autour d'une table de conférence en bois poli brillant. Hamish, la reine et le baron de Grandville portaient l'habit de cour officiel, mais Caparelli et Givens, comme Honor, étaient en uniforme de parade. Trois sabres gisaient dans leur étui à une extrémité de la table, au-dessus de laquelle était projetée une carte stellaire holographique semée d'icônes indiquant la position des unités amies et ennemies. Ces dernières paraissaient beaucoup plus nombreuses que les autres, remarqua Honor. « Nous sommes à court d'unités déployables un peu partout, poursuivit le Premier Lord de la Spatiale en tournant le dos à la carte pour faire face à la reine. À l'évidence, nous allons devoir renforcer Alizon, ne serait-ce que pour réaffirmer notre résolution à défendre le système, et cela va encore étirer nos effectifs, mais il n'y a pas de solution immédiate à ce problème, Votre Majesté. Nous réactivons les supercuirassés mis en réserve aussi vite que possible, bien entendu. Ils sont peut-être obsolètes comparés aux porte-capsules, mais un vaisseau du mur vaut toujours mieux que pas de vaisseau du mur du tout, et la République aligne elle aussi quelques vieux bâtiments de son ordre de bataille. Toutefois, nous n'allons pas mettre en service beaucoup de nouvelles unités dans l'avenir immédiat. Après ce que l'ennemi a fait à Grendelsbane, nous n'avons plus que trente-cinq SCPC en construction. Ils devraient entrer en service d'ici six à dix mois, mais nous n'en verrons pas d'autres avant que ceux que nous commençons en ce moment ne soient achevés. Par conséquent, notre effectif porte-capsules se limitera à cent dix unités pendant encore au moins deux ans. — Excusez-moi, Sir Thomas, interrompit Honor, mais qu'en est-il des Andermiens ? — Hélas, ils ne disposent pas d'autant de porte-capsules que nous le pensions à l'époque où ils avaient l'air de se préparer à nous affronter », répondit Caparelli. Il hocha la tête en direction de Givens. « Patricia ? — Pour faire simple, milady, dit Givens, les Andermiens avaient calculé le nombre d'unités nécessaires si les hostilités éclataient entre nous en considérant qu'au moins la moitié de nos effectifs disponibles serait mobilisée plus près de chez nous pour garder un œil sur Havre. Ils projetaient de construire au total cent trente SCPC environ, mais ils n'en ont que quarante-deux en service. Les quatre-vingt-dix autres sont tous en chantier, à différents stades d'avancement. Certains ne seront achevés que dans dix-huit mois au mieux. — Et même ceux qu'ils ont terminés vont devoir subir des remises en état substantielles avant que nous puissions en faire réellement bon usage », ajouta Hamish. Élisabeth inclina la tête de côté, et il haussa les épaules. « Leurs missiles à propulsion multiple sont beaucoup moins élaborés que les nôtres. Pour tout dire, ils sont moins sophistiqués que ceux que Havre déploie aujourd'hui. Ils sont presque aussi gros que les missiles à propulsion triple havriens, tout en ne comportant que deux étages de propulsion. Sur le plan tactique, ils ressemblent beaucoup plus aux Mark 16 que nous déployons à bord des nouveaux Saganami-C. Ils possèdent une ogive plus lourde, mais leur portée est équivalente. Et comme ils sont alimentés en énergie par condensateur et non par centrale à fusion, leurs systèmes GE sont moins efficaces. Et si leurs capsules sont plus volumineuses que les nôtres, elles emportent en réalité moins de missiles que celles de la République, ce qui signifie que la densité de leurs salves est inférieure à la nôtre. ArmNav et ConstNav se sont attelés au problème, et l'amiral Hemphill et le vice-amiral Toscarelli ont trouvé une solution exigeant des modifications minimales. Ils ne peuvent pas guider les nouveaux MPM à fusion depuis leurs capsules, mais nous pouvons alimenter leurs cellules de lancement avec nos anciens missiles à triple propulsion, qui fonctionnent sur condensateur. Le procédé ne conférera pas à leurs salves une plus grande densité et les systèmes GE resteront moins performants, mais cela améliorera sérieusement leur portée. Il faudra modifier un peu leurs capsules, et ils le feront de leur côté, mais cette partie de l'opération devrait être terminée sous deux mois. Ensuite, il s'agira juste pour eux de produire les nouvelles capsules. » À plus long terme, il s'agit de modifier leurs SCPC pour qu'ils acceptent les plateformes de type Serrure et lancent nos nouvelles capsules moins encombrantes équipées des projectiles alimentés par nos centrales à fusion. Il faudra beaucoup plus de temps pour cela : chaque bâtiment devra passer au bas mot trois mois au radoub pour qu'on y effectue les modifications. Les ingénieurs de Toscarelli viennent de terminer les plans d'action détaillés pour les altérations nécessaires et ils ont travaillé en association avec leurs homologues andermiens pour imaginer un montage qui puisse être incorporé aux bâtiments déjà en construction. Au mieux, toutefois, cela imposera un délai supplémentaire avant l'achèvement de ces unités. — Donc, enchaîna Caparelli, si l'on considère tous les vaisseaux du mur porte-capsules que nous pouvons réunir entre Grayson, les Andermiens et nous, en comptant tous les SCPC andermiens actuellement en service comme des unités parfaitement opérationnelles, nous arrivons à un total de deux cent trente-deux. À supposer que nos délais de production tiennent et en prenant en compte le délai de formation, nous pouvons en avoir un peu plus de quatre cents d'ici onze à dix-huit mois. On peut y ajouter environ cent soixante croiseurs de combat porte-capsules, mais ils ne font pas le poids dans un mur contre des supercuirassés dignes de ce nom. C'est un nombre impressionnant, mais celui des Havriens est assez formidable lui aussi. — En effet, dit Élisabeth, qui regardait attentivement l'amiral Givens. J'ai vu la semaine dernière un compte rendu de vos estimations révisées des forces en présence, amiral, mais il ne mentionnait pas la base sur laquelle cette révision se fondait. La situation est-elle vraiment si grave ? — C'est impossible à affirmer avec certitude, Votre Majesté, répondit Givens. Je ne cherche pas à couvrir mes arrières et je soutiens les chiffres mentionnés dans le plus récent rapport, mais tant que les hostilités ne sont pas terminées, nous ne pouvons pas opérer de décompte précis pour les confirmer. Je suis navrée qu'il ait fallu si longtemps pour produire ce rapport, mais nous avons encore un certain travail de réorganisation à faire dans les rangs de la DGSN. » Élisabeth grimaça, le regard dur, à cette référence voilée au passage désastreux de l'amiral Francis Jurgensen au poste de Second Lord de la Spatiale. « Nos sources de renseignement humaines au sein de la République sont beaucoup plus faibles qu'avant, reprit l'amiral. C'est en partie lié aux changements politiques qui ont eu lieu là-bas. Bon nombre de ceux qui nous fournissaient des informations le faisaient par opposition à l'ancien régime, et leur motivation à travailler avec nous s'est évaporée avec Saint-Just. D'autres, que nous avions réussi à acheter ou suborner, ont été purgés par le nouveau gouvernement et ont perdu leur accès aux informations cruciales. Enfin, hélas, sous l'amirauté Janacek, la constitution de nouveaux réseaux ne figurait pas en tête des priorités de la DGSN. À leur décharge, étant donné les circonstances, la tâche aurait été difficile, longue et sans doute coûteuse. » Une lueur passa dans les yeux d'Élisabeth, durs comme l'agate, mais elle ne paraissait pas disposée à trouver la moindre excuse au fiasco du malheureux Jurgensen. En tout cas, fit Givens, nos capacités de collecte d'informations se trouvent sérieusement restreintes. Et je dois reconnaître que Pierre et Saint-Just ont réussi à monter leur immense chantier naval, où qu'il soit, alors que j'étais en poste sans que j'en aie eu vent le moins du monde. Nous le cherchons activement, nous explorons tous les systèmes qui nous viennent à l'esprit mais, pour l'instant, nous ne l'avons pas trouvé. Ce qui est plus qu'irritant vu les ressources que nous allouons à cette entreprise. D'un autre côté, étant donné la façon dont les Havriens ont élargi leur capacité de production depuis que Theisman a révélé l'existence de leurs porte-capsules, le Refuge représente un noyau de moins en moins crucial pour eux. » Mais, nonobstant les limites de nos capacités de renseignement, si l'on ne compte que les nouveaux bâtiments réellement observés et qu'on tient compte des erreurs potentielles faites dans les rapports de combat, nous estimons qu'ils doivent avoir au moins trois cents porte-capsules en service à ce jour. Nous savons qu'ils disposaient aussi d'au moins deux cents vieux supercuirassés, plus une centaine en réserve, mais ce sont les porte-capsules qui représentent la principale menace. S'ils en ont bel et bien trois cents en service aujourd'hui, cela équivaut à une fois et demie notre effectif et celui de Grayson réunis. Le rapport tombe à un virgule trois contre un en leur faveur en incluant tous les SCPC andermiens achevés. Selon notre évaluation des différences entre leur matériel actuel et le nôtre, cela revient à une quasi-parité entre les deux camps, mais ils ont une profondeur stratégique bien plus grande que la nôtre. — C'est ce qui fait pencher la balance stratégique largement en leur faveur, Votre Majesté, précisa Caparelli. Ils peuvent se permettre de concentrer leurs forces pour des opérations offensives bien davantage que nous. Nous ne pouvons pas nous permettre de leur offrir l'occasion de détruire notre capacité industrielle ici même, dans le Royaume stellaire, ni à Grayson; par conséquent, nous sommes tenus de maintenir des forces suffisantes dans ces systèmes pour dissuader l'ennemi de toute attaque sérieuse. Comme le disait Patricia, nous ne savons même pas où se trouve leur fameux "Refuge" ; il nous serait donc impossible de causer les mêmes dégâts à leur infrastructure. Nous pourrions leur faire très mal dans plusieurs systèmes à condition de découvrir suffisamment nos arrières pour nous lancer contre eux, mais sans connaître au moins la localisation du Refuge, il nous est impossible de leur porter un coup aussi dévastateur que ce dont ils seraient capables contre nous. — Je comprends, dit Élisabeth tout en grattant Ariel entre les oreilles. Mais vous envisagez une augmentation énorme de leur effectif total, amiral Givens. — Oui, Votre Majesté, en effet, répondit sombrement Givens. Le problème est que nous avons découvert des preuves qu'ils avaient commencé à stocker un nombre impressionnant de composants avant même que Theisman n'élimine Saint-Just. Nous avions décelé cette tendance avant l'opération Bouton-d'or sans réussir à déterminer où disparaissaient ces composants ni pourquoi. Ensuite, après l'assassinat du duc de Cromarty et le cessez-le-feu (si le regard d'Élisabeth était dur auparavant, il aurait pu tailler des diamants à cet instant), l'Amirauté a cessé de s'en préoccuper. Nous n'avions pas pu confirmer le phénomène de toute façon, et il ne semblait pas pertinent au vu de notre supériorité technique et tactique. » Néanmoins, après examen des épaves suite à la victoire de Lady Harrington à Sidemore, nous avons remarqué que, si les SCPC déployés par Havre lors de l'attaque étaient des unités nouvelles tant par la date de production que par leur conception, ils reposaient, partout où c'était possible, sur l'utilisation de composants banals préexistants. À l'évidence, bon nombre de leurs équipements devaient être de construction récente, mais' en vérité au moins quatre-vingt-cinq pour cent de leur conception était fondée sur du matériel préexistant. Soit exactement ce dont ils paraissaient avoir constitué des stocks. Les chiffres dont nous disposons concernant ce qu'ils ont mis de côté ne sont pas aussi précis que je le voudrais, loin de là, mais en les gonflant de vingt-cinq pour cent et en admettant que les composants stockés ne couvrent que soixante-dix pour cent des besoins totaux des nouvelles unités, ils pourraient bien en avoir quatre cents à quatre cent cinquante autres en production rien qu'au Refuge. Et, bien entendu, nous n'avons aucun moyen de déterminer à quel stade de construction ces vaisseaux pourraient se trouver. » Un silence glacé plana sur la salle de conférence. Honor sentait chez ses collègues officiers la conscience sinistre de ce que ces chiffres impliquaient. Élisabeth et le Premier ministre étaient très inquiets, mais ils ne paraissaient pas encore avoir bien saisi leur portée. « Excusez-moi, Patricia, intervint-elle au bout d'un moment, mais vous avez dit qu'ils pourraient avoir tous ces bâtiments en construction "rien qu'au Refuge". — Oui, effectivement, milady. » L'amiral hocha la tête. « En toute logique, avant qu'ils n'annoncent l'existence de leurs propres porteurs de capsules, toute la production de ces unités se faisait dans des conditions de secret maximum – c'est la raison d'être même du Refuge. Mais après que Theisman a révélé qu'ils disposaient de SCPC eux aussi, ils ont commencé à préparer d'autres chantiers navals à produire des bâtiments supplémentaires de ce type. Selon nos estimations, ils sont sans doute confrontés à des délais de construction plus longs dans les chantiers plus anciens, sans compter qu'ils ont dû les approvisionner en composants à longs délais de livraison et s'organiser avant de pouvoir y lancer la production. Toutefois, diverses sources indiquent qu'ils ont près de quatre cents autres nouvelles unités en chantier à La Nouvelle-Paris et dans deux ou trois autres systèmes centraux. Voilà pour les mauvaises nouvelles. La bonne, c'est que si le gouvernement Pritchart a bien autorisé leur construction il y a presque un an T, ils n'ont réellement trouvé leur rythme qu'il y a quatre mois environ. Par conséquent il va leur falloir encore au moins deux ans et demi pour en terminer une seule. Elles ne comptent donc pas comme un facteur déterminant dans l'écart actuel entre nos effectifs et les leurs. — Peut-être, Patricia, mais l'idée de faire face à mille deux cents SCPC d'ici deux ou trois ans ne me remplit pas franchement de joie, commenta Hamish. — Mais, sauf votre respect, amiral Givens, fit son frère, dans quelle mesure cette estimation est-elle réaliste sur le plan fiscal ? » Givens se tourna vers lui, et Grandville eut un faible sourire. « En tant que ministre des Finances du duc de Cromarty, j'ai une certaine expérience de la difficulté que nous avions à financer des centaines de nouveaux supercuirassés, et l'économie havrienne est encore loin d'afficher une bonne santé, selon moi. L'ennemi a peut-être entamé la production de tous les bâtiments dont vous parlez, mais sera-t-il capable de soutenir le rythme de ce programme de construction sans s'effondrer sur le plan économique ? — Voilà qui sort de mon domaine de compétence, monsieur le Premier ministre, reconnut Givens. Les analystes financiers rattachés à la DGSN le croient en effet capable d'achever la totalité ou un fort pourcentage du programme actuel – ou plutôt de ce que nous estimons être ce programme. Les Havriens vont devoir prendre quelques décisions difficiles concernant ce qu'ils ne construiront pas pour y arriver, mais ils disposent de beaucoup plus de systèmes que nous. Malgré notre revenu par tête plus élevé, leurs budgets en valeur absolue valent au moins les nôtres, et leurs coûts de main-d’œuvre sont très inférieurs. Il est tout à fait possible qu'essayer de boucler ce programme pousse la République à l'effondrement économique. Ce qui, à long terme, pourrait être bon ou mauvais de notre point de vue. J'ai le sentiment, toutefois, qu'il ne faut pas se risquer à compter sur cette issue. Surtout dans la mesure où la stratégie havrienne sous le régime législaturiste reposait essentiellement sur la prise de Manticore et de notre nœud de trou de ver comme sources de revenus. Le nouveau régime pourrait bien être prêt à s'endetter lourdement s'il pense pouvoir ainsi réussir où Harris, Pierre et Saint-Just ont échoué. » Le baron de Grandville hocha la tête, mais il n'était visiblement pas convaincu, et Honor perçut chez lui de profondes réserves quant aux estimations de Givens. — Alors que faisons-nous ? demanda simplement Élisabeth quand le silence se fut prolongé quelques secondes. — Dans l'immédiat, nous sommes de fait contraints de rester essentiellement sur la défensive, répondit Hamish. Je n'aime pas ça, et Sir Thomas non plus, mais telle est la réalité à laquelle nous sommes confrontés. Nous cherchons encore des moyens de surmonter cette position défensive afin d'exercer au moins une certaine pression sur Havre, et nous discuterons de ces éventualités avec l'amiral Harrington et son état-major dans les prochains jours. Avec un peu de chance, nous trouverons une idée qui empêchera l'ennemi de conserver seul l'initiative stratégique, mais nous serons sans doute contraints malgré tout d'adopter une attitude réactive jusqu'à ce que nos nouvelles unités commencent à sortir des chantiers en grand nombre. » Autre chose oscillait derrière ses préoccupations. Honor en décela une trace infime, trop peu pour imaginer ce dont il pouvait s'agir, mais il y avait là un arrière-goût de prudence, d'appréhension et de déception. Quoi qu'il en fût, rien ne transparaissait dans sa voix quand il reprit : « Nous nous sommes également lancés dans une évaluation complète de nos choix de construction. L'une des rares bonnes décisions prises par l'Amirauté de Janacek – par accident, j'en suis sûr – fut de laisser le vice-amiral Toscarelli en poste à ConstNav. Je doute que c'eût été le cas si l'on s'était rendu compte de ce qu'il mijotait réellement là-bas, mais il se peut que je médise de Chakrabarti. Il savait peut-être exactement ce que Toscarelli faisait. » En tout cas, malgré la position officielle de Janacek selon laquelle il était inutile de produire autre chose que des BAL et des unités de protection du commerce, Toscarelli et ses gens ont réussi à faire approuver le Saganami-C comme s'il s'agissait d'une "variante" des Saganami existants plutôt que d'une nouvelle classe à part entière qui représente une innovation tactique aussi importante pour les croiseurs que la classe des Méduses pour les supercuirassés. Il a également réussi à faire approuver la conception des nouveaux croiseurs de combat de classe Victoire et les croiseurs de combat porte-capsules de classe Agamemnon. Nous n'avons que la tête de série des Victoire à mettre en service pour l'instant et seulement six Agamemnons, mais il y en a déjà six autres en chantier. Presque plus important, la plupart des défauts de conception ont déjà été éliminés sur les deux modèles, et ils peuvent être mis en production en série rapidement. Et puis il y a les nouveaux SCPC de classe Méduse-B. Ils n'ont été autorisés par Chakrabarti qu'au stade de l'étude théorique, mais Toscarelli est allé jusqu'aux plans détaillés. Il s'agit d'une amélioration non négligeable de la conception des Invictus, mais il faudrait compter un délai de six à dix mois pour mettre en production un modèle complètement nouveau plutôt que de se contenter de poursuivre dans la lignée des Invictus. — Si nous sommes face à un créneau de vulnérabilité de deux ans, fit le Premier ministre, pourquoi ne pas envisager de produire des unités plus petites ? Je sais que nous n'avons pas construit de cuirassés depuis avant la première guerre, mais dans la mesure où nous parlons de bâtiments porte-capsules, ne serait-il pas possible d'obtenir un CPC efficace ? Des unités de cette taille seraient terminées beaucoup plus vite, non ? — Oui et non, monsieur le Premier ministre, répondit Caparelli sur un ton très formel. La construction d'un cuirassé dure environ vingt pour cent moins longtemps que celle d'un super-cuirassé. En théorie, nous pourrions donc en produire un en dix-huit mois environ au lieu de vingt-trois. Hélas, nous n'avons pas conçu de modèle de CPC. Il faudrait en élaborer un de zéro, puis passer à la production, en tenant compte de tous les retards afférents à l'introduction d'une nouvelle classe. Il s'écoulerait sans doute au moins trois ans T entre le moment où nous nous mettrions au travail et celui où nous obtiendrions la tête de série, et il faudrait donc encore six mois pour produire les premières unités. Par la suite, effectivement, nous pourrions les construire plus vite, mais si nous sommes prêts à recourir à des chantiers dispersés et à produire "à la graysonienne", nous pouvons fabriquer autant de supercuirassés simultanément que nous sommes capables d'en financer. Il ne nous paraît donc pas opportun, au sein de l'Amirauté, de concevoir une unité plus petite et moins capable alors que cela retarderait en réalité nos programmes de construction. — Pas moyen d'accélérer la production? » s'enquit Grandville. Tous les officiers en uniforme – et son frère avec – le regardèrent sans rien dire, et il haussa les épaules. « Pardonnez-moi. Je ne remets pas en cause votre jugement professionnel, mais les Graysoniens ont réussi à sortir leur premier SCPC en moins de quinze mois. — Oui, en effet, répondit Hamish. Mais pour le terminer selon leur nouveau programme, qui avait beaucoup à voir avec l'exécution supposée d'Honor, ils ont sorti le grand jeu. En réalité, ils ont détourné des composants essentiels de supercuirassés d'ancien modèle vers les nouveaux. Les centrales à fusion du Harrington, par exemple : elles ont toutes été redirigées depuis deux de leurs bâtiments de classe Seigneur Denevski, dont l'achèvement a été retardé de presque huit mois. Nous ne pouvons pas faire cela ici parce que nous ne disposons pas d'unités en chantier sur lesquelles prélever les composants. Mais d'après la DGSN, c'est à peu près ce que les Havriens ont fait en amassant des composants comme l'expliquait l'amiral Givens. — Je comprends », fit William. Il grimaça, déçu plutôt que furieux d'entendre son frère et Caparelli démonter ses propositions. «Je n'avais pas envisagé la question du cuirassé sous l'angle du délai de conception, ajouta-t-il. — Nous disposons quand même de quelques autres multiplicateurs de force potentiels, dit Hamish au bout d'un moment, avec une certaine prudence. J'ai été très impressionné par ce que Sonja Hemphill et Toscarelli ont inventé depuis que Sonja a pris la relève à ArmNav. Il secoua la tête, l'air ébahi des propos qu'il tenait sur celle qui avait été sa bête noire pendant des décennies. « Je ne veux pas qu'on se mette à compter sur des armes miraculeuses, poursuivit-il sur un ton plus prudent encore. Notamment, à ce jour, nous ne voyons rien à l'horizon qui rappelle le bond impressionnant en termes de capacités qu'ont représenté le projet Cavalier fantôme et les missiles à propulsion multiple. Il est toujours difficile de prévoir l'impact d'une nouvelle technologie tant qu'on ne l'a pas réellement en main, donc je pourrais me tromper, mais je préfère pécher par excès de prudence vu les circonstances. Et n'oubliez pas que toutes les améliorations que nous pourrions apporter seront compensées, au moins dans une certaine mesure, par les améliorations havriennes fondées sur les exemplaires de notre matériel qu'ils ont dû saisir pendant leur offensive et, je n'en doute pas, par leurs propres idées. Leur amiral Foraker, par exemple, m'a l'air d'une innovatrice redoutable. Cela dit, Sonia et Toscarelli envisagent plusieurs développements qui pourraient avoir un impact au moins aussi grand sur nos capacités de combat relatives que l'introduction des plateformes de type Serrure. — Et, puisque nous parlons des bonnes décisions que Janacek a prises pour de mauvaises raisons, intervint Caparelli, son obsession de faire des BAL la panacée a au moins garanti que leurs lignes d'assemblage soient en pleine activité quand la situation s'est détériorée. Nous ne prévoyons pas de goulet d'étranglement dans la production des BAL ni des capsules lance-missiles, y compris les nouvelles capsules conçues pour la défense des systèmes et l'aménagement de nos lignes pour produire les Vipères de Grayson. Il y aura peut-être des problèmes inattendus avec les nouvelles munitions qu'ArmNav nous prépare, mais la production de nos armes existantes devrait largement suffire à nos besoins. Il nous faudra un moment pour passer à pleine vitesse sur les unités de défense systémique, mais nous risquons de produire des BAL plus vite que nous ne pouvons former leurs équipages. Ils ne nous seront pas très utiles contre un mur de combat intact, mais ils nous offriront une forte capacité d'exploration et de couverture des zones arrière, ce qui devrait au moins nous permettre d'économiser sur les détachements hypercapables. — Et voilà qui résume l'aspect militaire de nos options », conclut Hamish, et Honor sentit une nouvelle pointe de ce même sentiment de déception chez lui. Cette fois, elle décela en réponse chez Élisabeth un soupçon d'exaspération têtue. Et un écho de ce soupçon de la part de William Alexander. Oui, j'imagine », fit Élisabeth sur un ton qui fermait indéniablement la discussion. Puis elle consulta son chrono. « Un résumé bouclé juste à temps, dit-elle plus vivement avec une grimace ironique. Honor, William, vous et moi – et vous aussi, Hamish – sommes attendus pour dîner à la Chancellerie dans vingt minutes environ. Alors en route, vous trois ! CHAPITRE HUIT « Toujours rien de la part de l'amiral Duval, Séréna ? s'enquit doucement Oliver Diamato, contre-amiral dans la Flotte de la République de Havre. — Non, monsieur. » Le capitaine de frégate Séréna Tavernier, son chef d'état-major, secoua la tête. « Bien. » Diamato lui adressa un signe de tête, quitta son fauteuil de commandement et se dirigea vers l'écran principal du pont d'état-major du croiseur de combat William T Sherman. Le Sherman ne lui appartenait plus, et il avait déjà découvert à quel point commander un bâtiment lui manquait. Mais au moins l'Octogone lui avait permis de le conserver comme vaisseau amiral. Il examina l'écran avec soin, les mains derrière le dos. Cette position lui était désormais si familière qu'elle n'était plus une affectation délibérément copiée du capitaine Hall mais véritablement sienne. Il observa les icônes puis hocha la tête une fois en signe d'approbation avant de se détourner. C'était la première fois qu'il servait sous les ordres du contre-amiral Harold Duval, commandant de la dix-neuvième division de PBAL, connu pour être un grand anxieux. Diamato avait longtemps plus ou moins redouté qu'il change les plans au dernier moment, mais il avait apparemment mal jugé son supérieur, et c'était tant mieux. Il détestait les surprises de dernière minute. Il regarda ensuite les deux PBAL – le VFRH Alouette, vaisseau amiral, et son confrère le Pèlerin – que sa propre escadre escortait, puis il vérifia le compte à rebours qui défilait dans un coin de l'écran. La force combinée effectuerait sa translation hors de l'hyperespace dans vingt-sept minutes, pile sur l'hyperlimite de la primaire G4 du système de Zanzibar. Ensuite, songea-t-il, les choses devraient devenir... intéressantes. « Nous avons détecté une empreinte hyper, madame. » Le contre-amiral des Verts dame Éveline Padgorny leva les yeux de sa paperasse à l'annonce de son officier opérationnel. Le capitaine de frégate Thackeray se tenait dans l'encadrement du sas de la salle de briefing; sa voix était plus grave qu'à l'accoutumée, et Padgorny haussa le sourcil. « J'imagine, puisque vous m'en parlez, qu'il ne s'agit pas d'une empreinte attendue, Alvin. — Non, madame, en effet. » Thackeray eut un sourire pincé. « Les plateformes de reconnaissance éloignées ont décelé la présence de douze unités. Pour l'instant, cela ressemble à deux supercuirassés ou PBAL accompagnés d'une escadre de croiseurs de combat en écran et de quelques croiseurs légers ou gros BAL pour l'exploration. — Encore un raid, donc. — C'est ce qu'il semble au CO et au commandement défensif du système, répondit le capitaine de frégate. Reste à savoir, bien sûr, si ce sont bien des PBAL... ou des SCPC. — Alvin, vous avez un don pour pointer le cœur des problèmes. » Padgorny sourit sans humour, ferma sa session sur le terminal et se leva. Thackeray s'effaça pour la laisser franchir le sas devant lui, puis il traversa le pont à sa suite jusqu'à l'écran principal du HMS Prince Stephen. Au moins, les détails à l'écran étaient clairs, songea-t-elle. Les liens supraluminiques avec les plateformes de reconnaissance dispersées à la périphérie du système transmettaient en temps réel leurs données au Prince Stephen, et elle eut une moue pensive en observant les icônes écarlates. À supposer qu'il s'agissait bien d'unités havriennes – et Padgorny ne voyait pas qui d'autre se présenterait ainsi sans s'identifier –, la remarque de Thackeray était des plus pertinentes. Le Prince Stephen et les quatre autres unités de la trente et unième escadre de combat (en sous-effectif) n'étaient pas tout à fait à la pointe de la technologie. Si le plus ancien des bâtiments de Padgorny avait moins de huit ans T, aucun d'eux n'était un porte-capsules. Ils étaient tous entourés d'une multitude de capsules n'attendant qu'un signal pour s'associer à leur coque grâce à un faisceau tracteur, mais ils n'étaient pas vraiment optimisés pour le combat à base de capsules. Il leur manquait le contrôle de feu sophistiqué intégré aux vaisseaux du mur conçus dès le début pour ce nouvel environnement opérationnel. Le Prince Stephen pouvait remorquer jusqu'à cinq ou six cents des nouvelles capsules, dont les faisceaux tracteurs internes leur permettaient de se cramponner à la coque d'un vaisseau comme des bernicles, mais se charger à ce point compromettrait gravement sa capacité de combat en bloquant ses axes de détection et de tir. Pire, il ne pouvait pas contrôler simultanément à distance plus d'une centaine de missiles. Un SCPC de classe Invictus contrôlait deux ou trois fois cette quantité de projectiles sans même avoir recours aux nouvelles plateformes de type Serrure, et elle devait partir du principe que les porte-capsules havriens disposeraient de beaucoup plus de canaux télémétriques pour contrôler leurs missiles que ses propres unités. D'un autre côté, se répéta-t-elle, si ces types veulent vraiment nous tirer dessus, alors il faut qu'ils viennent jusqu'à nous. Ce qui signifie dans le cas présent non seulement nous mais tout le reste du commandement défensif du système de Zanzibar. À moins, bien entendu, que les Havriens en question ne soient prêts à se contenter de tirer à distance maximale. Il y avait peu de chances qu'ils prennent le risque de violer l'Édit éridanien, même par accident, mais après tout c'étaient des Havriens. Ces salauds ne s'étaient pas privés de tuer des milliers d'officiers et matelots de ses collègues lors de leur fichue attaque surprise, et ils ne perdraient peut-être pas non plus le sommeil pour un ou deux millions de civils. « Pas encore de communication de leur part ? — Non, madame, répondit l'officier de com de quart. Évidemment, ils viennent juste de passer le mur alpha. — Oui, certes. Mais à ce stade, même les Havriens savent que les plateformes de détection que nous déployons sont supraluminiques. Vous ne pensez pas qu'ils auraient pu se dire qu'une émission omnidirectionnelle classique pouvait être reçue et relayée jusqu'à nous ? — Euh... si, madame », répondit le malheureux officier. À l'évidence, la vieille n'était pas de bonne humeur, songea-t-il. « Excusez-moi, Willoughby, fit Padgorny quelques instants plus tard, un sourire ironique aux lèvres. Je ne voulais pas vous aboyer dessus. — Bien, madame », répondit le lieutenant de vaisseau sur un autre ton avant de lui rendre son sourire. Padgorny hocha la tête et se détourna. Elle n'avait pas vraiment besoin que les intrus s'identifient. L'absence de transmission de leur part signifiait qu'il devait s'agir de Havriens, puisque des unités alliées se seraient à coup sûr identifiées depuis leur arrivée. Inutile, donc, de passer ses nerfs sur Willoughby. N'empêche qu'elle aurait bien aimé savoir exactement de quoi... « Séparation de BAL ! lança une voix. Nous avons une séparation de BAL sur les intrus alpha et bravo ! Effectif estimé à six cents au moins, cap vers l'intérieur du système sous six cent quatre-vingts gravités ! » Eh bien, comme quoi les vœux se réalisent de temps en temps. Au moins elle savait, désormais, et il était peu probable que les Havriens aient la moindre violation de l'Édit éridanien en projet s'ils envoyaient des BAL armés de missiles à courte portée. — Et les croiseurs de combat? s'enquit-elle. — Ils maintiennent une décélération constante conforme à celle des PBAL, commandant, répondit Thackeray. Ça ressemble davantage à un test qu'à une attaque sérieuse. Les croiseurs de combat restent en arrière pour couvrir les PBAL pendant que leurs bébés sont en route. » Padgorny acquiesça à cette évaluation de la situation. « Ils vont souffrir », dit une autre voix, et Padgorny leva les yeux pour voir le capitaine de frégate Thomasina Hartnett, son chef d'état-major, arriver sur le pont d'état-major. «Navrée d'être en retard, madame, poursuivit Hartnett dans une grimace. Ma pinasse était en approche finale quand ces gaillards se sont pointés. — Quelle mauvaise idée de leur part, répondit Padgorny avec un mince sourire. Mais que peut-on attendre de Havriens ? — Rien du côté du commandement défensif ? demanda Hartnett à Willoughby tout en acceptant un bloc-mémo résumant la situation des mains de Thackeray. — Pas depuis l'alerte initiale, madame, répondit Willoughby. — Ils attendaient sans doute de voir si les intrus lançaient ou non des BAL, fit Padgorny en haussant les épaules quand Hartnett se tourna vers elle. — Eh bien, madame, dit le chef d'état-major en parcourant du regard le bloc-mémo, je maintiens mon évaluation initiale personnelle. Ces types vont se faire sérieusement pilonner s'ils continuent d'approcher. — J'imagine que cela ne leur a pas échappé non plus, répondit Padgorny. Mais tout dépend de combien ils comptent s'enfoncer dans le système. — Certes. » Hartnett se mordilla l'ongle du pouce, les yeux rivés sur l'écran principal. «Je regrette vraiment que ce salopard de Theisman ait buté Saint-Just, dit-elle au bout d'un moment. — Ah bon ? » Padgorny inclina la tête d'un air interrogateur, et Hartnett haussa les épaules. « Au moins, avec SerSec, leurs amiraux se méfiaient sans cesse, commandant. Ils étaient trop occupés à protéger leurs propres fesses pour se montrer inventifs face à nous. Et ils y auraient réfléchi à deux ou trois fois avant de proposer des expéditions comme celle-ci. Ils auraient eu peur qu'on s'attende à ce qu'ils montent un véritable assaut. — Je ne sais pas si c'est tellement mieux, protesta Padgorny du ton de l'avocat du diable. McQueen nous en a fait voir quand elle a lancé un "véritable assaut", SerSec ou pas. — Ah, effectivement, reconnut Hartnett. Mais il s'agissait d'une opération importante, en bonne et due forme, à l'échelle de la flotte. Ces gars-là (elle pointa l'index vers les icônes à l'écran) ne sont pas là pour causer des dégâts à Zanzibar. Ils sont venus chercher des informations, et ils sont prêts à subir des pertes significatives pour les obtenir. Ce qui signifie qu'ils ont l'intention d'agir en fonction des informations qu'ils auront récoltées et, franchement, cela pourrait représenter un danger bien plus grand pour nous qu'un véritable assaut contre le système. » Padgorny hocha la tête, pensive. Les opérations havriennes étaient sous-tendues par un professionnalisme et un pragmatisme nouveaux dans cette guerre plus dangereuse. L'amateurisme et la maladresse que les maîtres civils des régimes précédents avaient imposés à leurs subordonnés en uniforme avaient disparu, et il paraissait douloureusement évident que la nouvelle direction jouait une partition cohésive soigneusement réfléchie. Hartnett avait raison : fournir à ce genre de flotte les informations nécessaires pour évaluer avec précision le caractère indigent des défenses de l'Alliance – partout, pas seulement à Zanzibar – rentrait dans la catégorie des très mauvaises idées. « Eh bien, dit-elle au bout d'un moment, dans ce cas, je suppose que nous devrions nous employer à renvoyer ces gens sans leur offrir un meilleur aperçu de nos forces que nécessaire. — Oui, madame, fit Hartnett. On envoie les BAL ? — Pas tous. » Padgorny secoua la tête. « Gardons au moins un atout dans notre manche. » Elle se tourna vers l'officier opérationnel : « Alvin, lancez uniquement les plateformes situées à l'intérieur du système. Faites-leur rejoindre l'escadre. Nous partirons tous ensemble. — À vos ordres, madame, répondit Thackeray. Dois-je informer le commandement défensif que nous exécutons Hildebrand ? — Oui, bien entendu. » Padgorny grimaça. « J'aurais dû y penser moi-même. D'ailleurs, contactez le commandement défensif avant de transmettre les ordres. Informez-le que j'ai l'intention de mettre Hildebrand en œuvre sauf contre-ordre. — Bien, madame. » Padgorny adressa un bref sourire à l'officier opérationnel impassible. Le traitement diplomatique de leurs alliés n'avait jamais été l'un de ses points forts, or c'était devenu à la fois plus important et beaucoup plus difficile dans la foulée de la politique extérieure désastreuse du gouvernement Haute-Crête. Piétiner la susceptibilité de la Flotte de Zanzibar en l'ignorant dans son propre système aurait été plus que maladroit. Surtout après que son industrie et son économie avaient été brutalement mises en pièces par l'opération Icare des Havriens à peine huit ans T auparavant. Et plus encore, dans ces conditions, alors que le Traité d'Alliance attribuait spécifiquement l'autorité de commandement à la FZ. Vu la doctrine existante et les discussions passées avec les Zanzibariens, le plan défensif opportun paraissait évident, mais cela n'avait pas vraiment d'importance... du point de vue diplomatique. « Une bonne recrue, madame », fit tout bas Hartnett avec un regard en coin à Thackeray tandis que l'officier opérationnel et le lieutenant Willoughby appelaient le commandement défensif de Zanzibar. « Oui, répondit Padgorny sur le même ton en hochant la tête. Alvin peut être très inspiré. » L'amiral plongea les mains dans les poches de sa veste, la lèvre inférieure tendue pendant qu'elle étudiait l'écran dans l'attente de la réponse du commandement défensif. Les Havriens continuaient d'avancer vers l'intérieur du système, mais elle avait tout le temps de se montrer sensible à une certaine coordination interalliée. Zanzibar était une G4 dont l'hyperlimite se trouvait à un peu plus de vingt minutes-lumière. La planète du même nom suivait une orbite autour de sa primaire à huit minutes-lumière au plus, ce qui la situait à douze virgule trois minutes-lumière à l'intérieur de la limite, et l'essentiel de l'infrastructure industrielle et commerciale (rebâtie en utilisant les toutes dernières technologies et à l'aide de gigantesques subventions et prêts manticoriens à la suite d'Icare) décrivait une orbite autour de la planète. Les intrus se trouvaient déjà à l'intérieur des deux ceintures d'astéroïdes du système, et même sinon, l'industrie minière de Zanzibar était moins centralisée que la plupart. Il n'y avait que très peu de noyaux à frapper dans les ceintures, ce qui signifiait que toutes les cibles de valeur devaient être loin à l'intérieur du système. Les Havriens étaient arrivés avec une vélocité en espace normal assez faible – moins de mille deux cents km/s – et ils étaient à plus de deux cent vingt millions de kilomètres de la première de ces cibles de valeur. Même avec le taux d'accélération de leurs BAL, il leur aurait fallu plus de deux heures – cent trente deux virgule quatre-vingt-quatre minutes pour être précis – rien que pour atteindre la planète; à ce stade, leur vélocité aurait largement dépassé les cinquante-quatre kilomètres par seconde. Et s'ils avaient visé une interception zéro-zéro, leur temps de vol se serait allongé de cinquante-six minutes environ. Bien entendu, ils n'allaient opter pour aucune de ces deux possibilités. Comme Hartnett l'avait fait remarquer, il s'agissait d'un test et non d'un véritable assaut. Ils n'engageraient pas autant de BAL sur un profil de vol qui les forcerait à entrer dans l'enveloppe d'engagement des défenses orbitales zanzibariennes. Ces minuscules appareils ne disposaient pas de la puissance de feu nécessaire pour affronter les défenses orbitales, et ils emportaient six ou sept mille hommes et femmes à leur bord. Les envoyer à la mort pour n'en tirer aucun bénéfice aurait peut-être été digne du régime de Pierre ou de Saint-Just. Theisman n'en ferait pas autant. Non, ils étaient là pour faire impression. Se montrer juste assez menaçants pour pousser les défenseurs du système à dévoiler au moins une partie de leurs capacités. Même des données relativement minimes pouvaient être combinées puis analysées par des ordinateurs et des spécialistes pour en révéler bien davantage sur l'état des défenses de Zanzibar et, par déduction, le statut de l'Alliance dans son entier, qu'on ne voulait en faire savoir à Theisman. Mais le plan défensif Hildebrand était justement conçu pour empêcher les opérations de test des défenses. Avec la trente et unième escadre de combat et les BAL du système intérieur dont seul un imbécile aurait ignoré la présence avançant à leur rencontre, les BAL havriens seraient contraints de se retirer sans que les défenseurs ne révèlent leurs pleines capacités. Ce qui... — Amiral, excusez-moi. » Padgorny tourna la tête et leva les yeux en fronçant légèrement le sourcil au ton employé par Alvin Thackeray. — Oui ? fit-elle. — Madame, l'amiral al-Bakr est sur le lien com. » Padgorny leva les sourcils, et Thackeray haussa brièvement les épaules. « Il dit qu'il n'est pas prêt à autoriser Hildebrand, madame. » Les sourcils de l'amiral retombèrent et son front se plissa. « A-t-il expliqué pourquoi ? s'enquit-elle un peu plus brusquement qu'elle n'en avait eu l'intention. — Il a le sentiment que l'approche des Havriens est trop prévisible, répondit Thackeray, impassible. Il pense qu'il pourrait s'agir d'une feinte destinée à nous faire quitter notre position. » Padgorny pinça les lèvres et serra les poings dans les poches de sa veste. — Une feinte ? fit Hartnett d'une voix dure, formulant la question que Padgorny s'était abstenue de poser. Et selon lui, à quoi servent donc les dispositifs de surveillance du système ? — Du calme, Thomasina », intervint l'amiral. Le chef d'état-major se tourna vers elle, et Padgorny balaya le pont du regard pour lui rappeler la présence d'un public. Pour autant, elle était tout à fait d'accord avec Hartnett. « Excusez-moi, madame, dit celle-ci au bout d'un moment, mais il est impossible qu'ils introduisent une autre force d'assaut dans le système sans que nous détections son empreinte hyper à l'arrivée, et ces gens se trouvent sous le nez des plateformes éloignées. Impossible que quelqu'un d'autre traîne dans les parages pour profiter d'une diversion menée par les BAL. La manœuvre en cours est précisément celle que Hildebrand est censée contrecarrer. — J'aurais tendance à penser que vous avez raison », répondit Padgorny. Elle était assez surprise de réussir à paraître si calme, et elle regarda Willoughby par-dessus l'épaule de Thackeray. — Veuillez transmettre l'amiral sur mon écran, demanda-t-elle en se dirigeant vers son fauteuil de commandement avant de s'y installer. — Bien, madame. » Le visage de l'amiral Gammal al-Bakr apparut sur l'écran plat déployé depuis le bras gauche du fauteuil de commandement. « Amiral al-Bakr, dit-elle poliment. — Amiral Padgorny », répondit-il. Al-Bakr portait le képi, la veste bordeaux et le pantalon noir de la FZ, et les deux croissants de lune marquant son grade brillaient sur ses épaules. Comme la plupart des Zanzibariens, il avait les yeux et les cheveux sombres. De taille moyenne, un visage émacié de rapace, une barbe soignée et une moustache semée de blanc. « On me dit que vous êtes opposé à l'activation d'Hildebrand, amiral ? fit Padgorny sur un ton aussi aimable que possible. — En effet, répondit calmement al-Bakr. Il me semble possible que cette attaque ne soit qu'une feinte, destinée à faire quitter leur position à vos unités et dégager la voie pour un assaut direct contre la planète et ses installations orbitales. — Amiral, dit Padgorny après une brève pause, nous n'avons rien décelé indiquant qu'une autre force soit en attente afin d'exploiter une diversion que pourraient créer les BAL. Je suis certaine que vos équipements de surveillance auraient détecté une telle force dès son arrivée. — Ils ont peut-être pris exemple sur la tactique de l'amiral Harrington à Sidemore, répliqua al-Bakr. Ils pourraient très bien avoir caché une force d'intervention complète en hyper. Si vous activez Hildebrand et vous éloignez de la planète, ils pourraient envoyer un messager en hyperespace pour amener ces renforts en n'importe quel point de la sphère que décrit l'hyperlimite. » Padgorny parvint à ne pas le fixer d'un œil rond. Non sans mal. « Amiral, préféra-t-elle dire en maîtrisant soigneusement sa voix, les forces en approche dont nous avons connaissance se trouvent du même côté de la primaire que Zanzibar. Elles ont adopté l'approche la plus courte. Si nous avançons vers elles, nous resterons entre elles et l'intérieur du système. Toute force approchant depuis une direction différente aura beaucoup plus de chemin à parcourir, et il me semble peu probable que nous puissions être attirés suffisamment hors de position pour nous empêcher de réagir si elle effectuait une translation alpha et que nous détections son empreinte. » Et même sinon, songea-t-elle, pourquoi donc se donneraient-ils la peine de créer une diversion s'ils disposaient d'une force d'intervention complète de toute façon? S'ils pouvaient aligner une telle puissance de feu, ils n'avaient sûrement pas besoin de « distraire » une malheureuse escadre de combat en sous-effectif! « Je vous accorde que votre évaluation de la situation est globalement logique, fit al-Bakr. Toutefois, si vous vous éloignez suffisamment de la planète dans le cadre d'Hildebrand, ils pourraient exécuter une translation polaire et se retrouver derrière vous. D'autant que votre vélocité de base vous éloignerait en droite ligne de la planète à l'instant de la translation. » Padgorny serra la mâchoire. Ce qu'al-Bakr évoquait était possible en théorie. Mais ce ne serait pas facile, et elle ne voyait pas pour quelle raison logique les Havriens iraient tenter une manoeuvre aussi compliquée. « Monsieur, dit-elle, vu la portée de nos MPM, il leur faudrait établir un timing extrêmement précis s'ils comptaient rester hors de notre enveloppe d'engagement. De plus, ils lanceraient leur attaque au beau milieu de vos défenses orbitales et sous le feu de nos capsules de défense intérieure. Il leur faudrait être présents en nombre écrasant pour passer ces défenses, même sans la présence de mon escadre de combat. Selon moi, il s'agit encore d'une attaque exploratoire, exactement le scénario qu'Hildebrand est conçu pour contrecarrer. Ils cherchent à obtenir des informations sur les capacités défensives de votre système pour un usage futur. Et si nous n'exécutons pas Hildebrand, si nous n'avançons pas pour affronter ces BAL avant qu'ils atteignent l'intérieur du système, ils seront capables de s'enfoncer davantage et de bien mieux observer les défenses. — Ils peuvent le faire avec des drones de reconnaissance, s'ils veulent, fit remarquer al-Bakr. Ils n'ont pas besoin de risquer leurs BAL à cette tâche. Alors, sauf votre respect, dame Evelyne, je pense que s'ils se servent de leurs BAL, c'est précisément pour vous pousser à quitter votre position. — Je doute fort, monsieur, que les Havriens sachent introduire des drones de reconnaissance assez loin dans le système pour obtenir le genre d'informations dont ils ont besoin sans que nous les détections. Leurs drones ne sont tout simplement pas aussi furtifs que les nôtres, et leurs capteurs pas aussi efficaces. Ils ne peuvent pas détecter nos unités cachées... à moins que celles-ci ne passent en mode actif. C'est pourquoi ils envoient leurs BAL. Ils ont peut-être déployé un écran de drones, mais ils veulent que nous affrontions les BAL – ou au moins que nous avancions dans ce but – parce que leurs drones sont incapables de localiser nos unités tant que nous ne les mettons pas en ligne. — La technologie havrienne s'est à l'évidence beaucoup améliorée depuis la dernière guerre, amiral. Peut-être au point, selon moi, d'y parvenir même si nos défenses ne sont pas en ligne – en tout cas, ils le croient, eux. Or, en fin de compte, c'est leur propre perception de leurs capacités technologiques qui va gouverner leur choix tactique. — Monsieur, je crains de ne pas partager votre vision de leurs intentions, fit Padgorny de l'air le plus aimable possible. Quoi qu'il en soit, le fait est que près de six cents BAL hostiles se dirigent vers l'intérieur du système sous accélération de plus de six virgule cinq km/s2. Et s'ils sont déjà à portée de l'essentiel de votre industrie dans les astéroïdes, dit-elle en consultant la barre d'informations du CO sur l'écran principal, vingt-trois de vos cargos d'extraction se trouvent en plein sur leur chemin. Sans compter un vaisseau marchand manticorien, un solarien et deux andermiens. Si nous ne réagissons pas, la plupart de ces bâtiments et au moins l'un des transporteurs andermiens seront à portée des Havriens avant de pouvoir atteindre la couverture de vos défenses orbitales. — Je suis au courant de ces mouvements de vaisseaux, amiral Padgorny, répondit froidement al-Bakr. « Après tout, ce n'est pas la première fois que les Havriens visitent ce système, ajouta-t-il d'un air entendu. Et je n'ai pas dit que vous ne pouviez pas attaquer ces intrus. J'ai simplement signalé que je n'autoriserais pas Hildebrand. Vos bâtiments et les BAL stationnés dans le système doivent rester en position pour couvrir la planète et nos infrastructures spatiales les plus vitales. Je vous ferai d'ailleurs remarquer que c'est précisément pour ce genre de circonstance que les BAL et capsules extérieurs ont été déployés. » Padgorny se rendit compte qu'elle avait mal à la mâchoire à force de serrer les dents. — Amiral al-Bakr, dit-elle au bout d'un moment, â cet instant, nous n'avons aucune raison de croire que les Havriens soient conscients de la présence des défenses extérieures. Si nous nous en servons pour contrer cette attaque, en revanche, cela va changer. Et cela fournira à leurs planificateurs des renseignements précieux au cas où ils décideraient bel et bien de lancer un véritable assaut contre Zanzibar à l'avenir. Je vous demande instamment de m'autoriser à activer Hildebrand plutôt que révéler notre capacité défensive. — Je crains de ne pouvoir le faire, répondit sans détour al-Bakr. Je me rends compte que vous persistez à croire fermement en la supériorité de notre technologie, et plus particulièrement celle du Royaume stellaire, sur celle de Havre. Toutefois, mon calife et moi-même ne nous sentons plus capables de placer notre entière confiance en cette supériorité, notamment à la lumière du prix déjà payé par le Califat. Il me paraît probable que Havre sache déjà grâce à ses propres drones de reconnaissance ou d'autres sources d'information que nous avons déployé des plateformes lanceuses de BAL et des capsules en bordure du système. C'est pourquoi je pense qu'il s'agit d'une ruse. » Padgorny se retint d'écarquiller les yeux. Si le calife et ses conseillers militaires pensaient une chose pareille, pourquoi donc n'en avaient-ils pas parlé plus tôt ? À voir le visage d'al-Bakr se durcir, elle sut qu'elle n'avait pas complètement maîtrisé son expression. « Toujours est-il, amiral Padgorny, reprit-il plus sèchement, que je n'ai pas l'intention de débattre plus longtemps de ma décision en tant que commandant des défenses de ce système. Vous n'exécuterez pas Hildebrand et vous ne découvrirez pas l'intérieur du système. Vous vous servirez des défenses extérieures pour contrer cette attaque. Est-ce bien compris ? » Padgorny inspira profondément, les narines évasées, et se répéta que la diplomatie n'était pas son fort. « C'est compris, amiral al-Bakr, répondit-elle sur le même ton. Pour mémoire, toutefois, je me dissocie vigoureusement de votre analyse de la situation et des intentions de l'ennemi. Je souhaite que mon objection aux ordres que vous venez de donner soit incluse dans le rapport officiel. Et je ferai part de cette objection à mes propres supérieurs dans ma prochaine missive. » Ils s'affrontèrent du regard par écran de com interposé, rivalisant de dureté. Une tension palpable les séparait. « Je prends bonne note de votre désaccord et de votre objection, amiral, répondit al-Bakr. Et vous êtes bien sûr libre de rapporter toute objection de votre choix à vos supérieurs. Néanmoins, pour l'heure, mes ordres demeurent. — Très bien, amiral, dit froidement Padgorny. Avec, votre permission. Padgorny, terminé. » CHAPITRE NEUF « Vous plaisantez ? » Le capitaine de frégate Éric Hertz fixait le visage du capitaine de vaisseau Évrard Broughton sur son écran de com, l'air incrédule. « Non, répondit Broughton avec une retenue remarquable. Je ne plaisante pas. Et dame Evelyne non plus. — Mais c'est inutile ! protesta Hertz. Je croyais qu'il s'agissait justement de n'être qu'un trou dans l'espace jusqu'à ce qu'on ait vraiment besoin de nous ! — Apparemment, les plans ont changé. » Broughton se détourna pour lancer un regard écœuré à son répétiteur tactique. Les BAL havriens s'enfonçaient vers l'intérieur du système depuis près de trente minutes. Ils avaient atteint une vélocité de 12 788 km/s relativement à la primaire et parcouru plus de douze millions de kilomètres. D'ici une vingtaine de minutes, ils pourraient lancer leurs missiles longue portée contre les vaisseaux d'extraction les plus proches. « Quoi qu'il en soit, nous avons des ordres, dit-il en se retournant vers la caméra de com. Et vu les circonstances, puisqu'il est impossible que vous parveniez à les intercepter avant qu'ils n'atteignent les vaisseaux d'extraction, autant sortir le grand jeu. » Hertz pinça les lèvres. « Que voulez-vous dire ? fit-il sur un ton qui laissait penser qu'il avait déjà deviné. — Si nous voulons tenter de sauver les vaisseaux d'extraction, il n'y a qu'une chose à faire : nous servir des capsules, répondit Broughton, amer. Alors, tant qu'à révéler notre présence, autant obtenir le meilleur rendement possible. » Il se tourna vers l'officier tactique à l'autre bout du pont de commandement. — Activez les capsules, ordonna-t-il. Visez les BAL avec les plateformes gamma à portée suffisante, ajouta-t-il en consultant les barres de données du répétiteur. Puis mettez en ligne les plateformes delta et assignez les PBAL à celles qui sont suffisamment proches. » — Toujours rien du côté de l'écran de drones ? s'enquit Oliver Diamato. — Euh, non, amiral, répondit aussitôt le capitaine de frégate Robert Zucker en regardant son supérieur d'un air interrogateur. — Il devrait pourtant y avoir quelque chose, fit Diamato. Regardez ces vaisseaux d'extraction : nos BAL vont littéralement leur passer dessus. Et il faudrait un miracle pour que ce cargo s'échappe. Ils doivent savoir que nous sommes là – d'ailleurs, la façon dont les vaisseaux d'extraction sont en train de se disperser prouve qu'ils sont au courant. Alors, où est leur réaction ? À ce stade, il devrait au minimum se trouver une meute de BAL manticoriens pour venir à notre rencontre ! — Vous croyez qu'ils nous préparent un coup en douce, amiral ? — Je crois que c'est fort probable, en effet, répondit Diamato. Les Manties peuvent se planter comme tout le monde, mais compter là dessus n'est pas ce qu'on peut faire de plus malin. » Il observa encore quelques secondes l'écran principal en fronçant les sourcils avant de se tourner vers son officier de com. — Établissez-moi un lien avec l'amiral Duval. — Bien, amiral. » Diamato se dirigea vers le fauteuil de commandement. Il s'apprêtait à s'asseoir quand une alarme stridente retentit. — Départ de missile ! annonça brutalement une voix tendue depuis le CO. Multiples départs de missiles hostiles le long de la ceinture ! Nombreux projectiles en approche sous accélération de quatre cent cinquante et un km/s2 ! Délai avant premier impact : quatre-vingt-dix secondes. « Eh bien, voilà », lança Hartnett, amère, tandis que les icônes de missiles à propulsion multiple inondaient soudain l'écran principal. Elles avançaient visiblement, même à l'échelle de l'écran, et les icônes plus petites et beaucoup moins rapides de BAL se mirent à éclore à leur tour à mesure que les escadres de Furets et d'Écorcheurs allumaient leurs impulseurs. « Oui. » Au ton que Padgorny donna à cette réponse monosyllabique, on aurait dit qu'elle lui arrachait les tripes. Elle ne se croyait pas capable d'une telle colère, et elle se carra résolument dans son fauteuil de commandement en ravalant tout ce qu'elle mourait d'envie d'ajouter. « Broughton vise leurs PBAL avec les plateformes delta, amiral », annonça Thackeray, et Padgorny hocha la tête en réponse. Elle n'avait pas imposé de cibles particulières, mais elle se doutait que Broughton serait forcé d'utiliser au moins quelques capsules. Ses propres BAL se trouvaient trop loin des Havriens pour les rattraper, après tout. Et il avait raison de s'en prendre aux PBAL, d'ailleurs. Tant qu'à se dévoiler, autant le faire de manière aussi efficace que possible. Qu'il parvienne à détruire les PBAL, voire à les endommager suffisamment pour les forcer à se retirer en hyperespace, et tous les BAL que l'ennemi avait engagés dans ce raid de reconnaissance seraient définitivement condamnés. Quant à détruire un ou deux porte-BAL havriens de la taille de supercuirassés, cela en valait la peine à soi tout seul. « Il se sert des plateformes gamma contre les BAL, fit Hartnett en reniflant. Je sais qu'il n'a pas d'autre moyen de les atteindre avant qu'ils ne détruisent les cargos, mais ses solutions de visée vont être franchement médiocres à cette distance ! — Meilleures que celles qu'il aurait face à nos BAL, fit remarquer Padgorny. Leurs systèmes GE laissent encore beaucoup à désirer. » Le contre-amiral Diamato écoutait fuser les répliques brusques qui s'échangent lors des combats tandis que les missiles manticoriens se précipitaient vers le groupe d'intervention. Les voix sur les circuits de commandement étaient dures, tendues mais ne trahissaient aucune panique. La discipline des communications ne faillissait jamais vraiment, et les ordres se succédaient, vifs et rapides. Il s'enfonça dans son fauteuil en hochant la tête, satisfait de voir comment ses hommes réagissaient au soudain changement de situation tactique. Il n'avait pas besoin de donner d'ordres : ils faisaient déjà pile ce qu'il fallait. Le capitaine Hall serait fière d'eux, songea-t-il. « Oh, merde », lâcha le capitaine Morton Schneider sur le ton de la conversation lorsqu'une soudaine volée malveillante d'icônes de missiles cramoisies apparut derrière lui. Sa formation de BAL était alors sur le point d'inverser son accélération. « Distance environ cinquante et un millions de kilomètres, annonça le lieutenant de vaisseau Rothschild, son officier tactique, d'une voix tendue. Sous accélération constante de notre part, la distance réelle à parcourir serait de cinquante-sept virgule cinq millions de kilomètres. Délai environ huit virgule quatre minutes. — Compris, répondit Schneider. — Nous avons aussi des BAL en approche, reprit Rothschild. Nombre de MPM dirigés vers nous estimé à environ mille quatre cents. Nombre de BAL qui les suivent : environ quatre à cinq cents, on dirait. — Ils ne constituent pas une menace... pour l'instant, répondit Schneider, choisissant de se concentrer sur le danger le plus imminent. Formation Mike-Delta-Un. Et paré à exécuter Zizka. — À vos ordres, monsieur ! » La formation de BAL changea soudain d'aspect, chaque petit bâtiment accélérant selon un vecteur personnalisé et préparé avec soin. Zizka était une manoeuvre nouvelle – une variante de la « triple vague » dont la flotte s'était servie avec tant de bonheur contre les BAL manticoriens. Elle n'était pas très rentable par certains côtés, mais avec pareil nombre de MPM à leurs trousses, il leur fallait la meilleure défense possible. Certes, les circonstances n'étaient pas idéales pour Zizka. Les missiles hostiles étant déjà en approche, le temps de réaction était moindre que les concepteurs de la manoeuvre ne l'avaient espéré, mais les commandants d'escadre aguerris de Schneider avaient bien appris leur leçon. À l'écran – nécessairement beaucoup moins détaillé que ceux disponibles sur les vaisseaux de guerre plus gros et plus capables – il regarda sa formation offensive se muer en formation défensive conçue pour libérer un maximum de lignes de visée pour les capteurs de ses unités et dégager des lignes de vol pour leurs antimissiles. « Ils visent aussi le groupe d'intervention, monsieur, précisa l'officier tactique. On dirait qu'ils se concentrent sur l'Alouette et le Pèlerin. — C'est logique, grommela Schneider. S'ils détruisent les porteurs, ils piègent les BAL. — Et ils tirent un paquet de missiles, monsieur », ajouta doucement Rothschild. « Lancement des antimissiles ! » signala le capitaine Zucker, et Diamato hocha la tête. La distance était encore longue, mais les bâtiments républicains emportaient désormais de grandes quantités d'antimissiles. Il fallait bien, vu les performances moindres de leurs armes. À présent, ses huit croiseurs de combat, les deux porte-BAL et ses deux croiseurs légers lançaient tous leurs antimissiles. Les solutions de visée étaient au mieux médiocres à pareille distance, mais un peu plus de huit cents missiles à propulsion multiple se dirigeaient vers les deux PBAL, et des solutions médiocres valaient toujours mieux que rien. Les antimissiles s'élancèrent et les plateformes GE qui accompagnaient les missiles ennemis allumèrent leurs systèmes embarqués. Des cascades de brouillage jaillirent sur tout le front de projectiles manticoriens, aveuglant les têtes chercheuses rudimentaires des antimissiles et dégradant sérieusement les performances du contrôle de tir beaucoup plus perfectionné des vaisseaux. Puis les plateformes que les Manties surnommaient « Dents de dragon » s'activèrent, et les sources de menace se multiplièrent soudain de manière incroyable. Ils doivent avoir déployé des centaines, des milliers de capsules en périphérie, songea froidement Diamato. Cela a dû leur coûter les yeux de la tête. Mais je ne pense pas qu'ils en aient autant qu'ils le voudraient. Le Sherman frémit tandis qu'une seconde bordée d'antimissiles jaillissait de ses tubes. La Flotte républicaine avait effectué une remise à niveau complète de ses croiseurs de combat pour doubler leur nombre de tubes lanceurs d'antimissiles aux dépens d'une part non négligeable de leurs armes à énergie. Une autre part avait cédé la place à des liens télémétriques supplémentaires, et le Sherman et ses confrères tiraient aussi des antimissiles depuis leurs tubes lance-missiles standard. « Première bordée en interception dans vingt-trois secondes », annonça la section tactique, laconique, alors que partait une troisième vague d'antimissiles. « Mon Dieu », murmura quelqu'un derrière Évrard Broughton. Le commentaire n'était guère professionnel, mais il résumait à merveille le sentiment du capitaine de vaisseau. Les plateformes de reconnaissance furtives qui observaient les Havriens depuis leur arrivée se trouvaient suffisamment près pour distinguer chaque antimissile tiré du voisin, et Broughton n'en avait jamais vu autant crachés par si peu de plateformes de lancement. « Ils coupent forcément leurs propres liens télémétriques avec la première bordée », fit tout bas le capitaine de corvette Witcinski. Broughton se tourna vers lui, et le commandant du ravitailleur de BAL HMS Calendula fit la grimace. « Impossible que leur ligne de transmission soit dégagée, monsieur. Pas avec un tel nombre de bandes de contrainte gravitiques entre eux et les projectiles. — Ils pourraient relayer les faisceaux par l'intermédiaire de plateformes, répondit Broughton, soucieux d'envisager toutes les possibilités plutôt qu'en désaccord avec Witcinski. — Alors il leur en faudrait de beaucoup plus performantes que ce qu'ils sont censément capables de construire, monsieur, objecta Witcinski, et Broughton acquiesça. — Vous n'avez pas tort, Sigismond. D'un autre côté, ça me semble une évolution en droite ligne de la doctrine de défense antimissile dont ils se sont apparemment servis à Sidemore. Ils balancent tout ce qu'ils peuvent contre nos projectiles, et on dirait qu'ils ont dû opérer une remise à niveau lourde et ajouter des tubes lanceurs d'antimissiles et des liens télémétriques. Il n'y a pas d'autre moyen pour que si peu de bâtiments produisent un volume de tir défensif pareil. — Ça se tient, j'imagine, surtout s'ils ne peuvent pas déployer leur version des MPM à bord de petites unités comme les croiseurs de combat. — Et ça va foutre en l'air tous nos calculs de densité de salve nécessaire pour une défense de système efficace. » Morton Schneider regardait les missiles manticoriens se précipiter vers ses BAL comme des requins de l'espace. Une tempête d'antimissiles s'était élancée à leur rencontre, mais les plateformes de guerre électronique accompagnant les projectiles offensifs étaient beaucoup trop performantes. L'un après l'autre, les antimissiles perdaient leur cible de vue et se déroutaient inexorablement. La première bordée en interception ne détruisit que vingt MPM au total. La deuxième fit mieux – plus de cent cinquante missiles manticoriens disparurent – mais il en restait plus de mille deux cents, et il n'aurait pas le temps de lancer plus de deux ou trois bordées d'antimissiles. Seulement, s'il procédait à ces lancements, le temps manquerait pour exécuter Zizka, et face à une tempête de missiles si massive... — Exécutez Zizka dès maintenant ! aboya-t-il. — À vos ordres, monsieur. Zizka, exécution », répondit aussitôt Rothschild en écrasant du plat de la main le gros bouton rouge situé à côté de sa console tactique. Deux cents BAL de classe Cimeterre crachèrent leur pleine charge de missiles. Six mille projectiles de bien plus faible portée, déversés en trois vagues qui se suivaient de près, se précipitèrent à la rencontre des MPM manticoriens en approche, et Broughton observa attentivement à l'écran leur manoeuvre, chacun d'eux se positionnant de manière précise afin de jouer son rôle dans la « triple vague ». Conçue pour sonner les capteurs et les systèmes GE des BAL manticoriens, celle-ci devait obtenir des résultats spectaculaires sur les capteurs de missiles, qui à ce stade étaient forcément pointés droit vers leur cible. La vague de tête de ses projectiles était presque en position quand les MPM changèrent brutalement de cap. Schneider serra les dents à s'en faire mal en voyant les nouveaux vecteurs de missiles offensifs : la moitié grimpait soudain tandis que l'autre moitié plongeait tout aussi brusquement. Il ravala un juron rageur en comprenant ce qu'ils faisaient. Un de leurs détachements témoins de la triple vague a donc réussi à rentrer à la maison, songea-t-il. Et ces salauds ont décidé de réagir. Pire, ils ont envisagé les possibilités qu'offrait la manoeuvre en défense antimissile et, là aussi, ils ont réagi. Ce changement de cap devait résulter d'un profil d'attaque préprogrammé. Ceux qui les avaient lancés n'auraient pas eu le temps de modifier leur profil si vite à la volée. En tout cas, celui qui les avait préprogrammés avait bien choisi son moment. La nouvelle position des MPM interposait le ventre ou le dos de leurs bandes de contrainte entre eux et les missiles des Cimeterres au moment même où leurs puissantes ogives nucléaires commençaient à détoner. Le mur d'explosions et d'impulsions électromagnétiques censé aveugler et griller les têtes chercheuses des missiles manticoriens se déchaîna en vain contre des capteurs qui ne le voyaient même pas. Les trois vagues de Zizka détonèrent, et les projectiles offensifs qui s'étaient séparés pour contourner le barrage de la triple vague changèrent à nouveau de cap. Ils pointèrent le nez vers leur cible, et le temps manquait pour une nouvelle salve d'antimissiles. Des têtes laser se mirent à détoner les unes après les autres avec un effet dévastateur. Des lasers à rayons X conçus pour s'attaquer à des supercuirassés taillèrent en pièces de malheureux BAL, et l'espace se mua soudain en un affreux mouroir pour bâtiments d'assaut léger. Certains se brisèrent en vomissant débris de coques et corps humains. Des vases de fusion brillèrent comme des bûchers funéraires, et un tsunami de feu balaya la formation de Schneider. La manoeuvre d'évitement programmée des missiles manticoriens en vue de contrer la triple vague avait amoindri l'effet de cette mesure défensive mais aussi rompu le verrouillage de tir des missiles offensifs sur leurs cibles désignées. Ils devaient procéder seuls à une nouvelle acquisition d'objectif, sans aide de la part des vaisseaux lanceurs, et leurs systèmes de visée embarqués étaient bien moins efficaces que le contrôle de tir des bâtiments de guerre. Mille deux cents missiles parvinrent à portée d'attaque, mais plus de la moitié échouèrent à localiser une cible avant que leur vitesse supérieure leur fasse dépasser les BAL havriens. Des cinq cents et quelques qui retrouvèrent une cible, la plupart se concentrèrent sur les objectifs les plus exposés, les plus visibles. Cent soixante-quinze « seulement » des BAL de Schneider essuyèrent réellement une attaque. De ceux-là, dix-sept survécurent. « Pas terrible, tout ça », fit remarquer le lieutenant de vaisseau Janice Kent. La jeune femme aux cheveux noirs était officier tactique à bord du HMS Pic à glace, BAL de commandement de la frappe de Broughton. Le capitaine de frégate Hertz, commandant du Pic à glace et COMBAL de Broughton, lui jeta un regard en coin. « Ça représente l'élimination de presque trente pour cent de leur formation, souligna-t-il, et elle grimaça. — Bien sûr, pacha, dit-elle. Mais ça nous fait un taux de létalité de dix pour cent pour cette bordée entière. Contre des cibles que nous sommes censés détruire d'une seule frappe chacune. — Certes. Mais je vous parie que pour eux c'est une mauvaise surprise. Et au moins, nous savons que la manoeuvre de la chandelle fonctionne. Pas très bien, peut-être, mais suffisamment pour nous permettre de placer quelques coups. -- Et maintenant ils savent que nous le savons, répondit Kent. Par conséquent, ils vont réfléchir à de nouvelles contre-mesures de leur côté. — Si on ne comprend pas la blague, fallait pas s'engager », conclut Hertz, et elle eut un petit rire amer. Oliver Diamato regardait à l'écran les antimissiles déchirer le nuage de missiles offensifs. Malgré leurs solutions de visée plutôt médiocres et leurs capacités de pistage limitées, le volume de projectiles républicains à lui seul devait produire un certain effet, et les missiles manticoriens commencèrent à disparaître par dizaines. Hélas, il y en avait des centaines. La prochaine fois, se dit Diamato dans un recoin de son cerveau, on retiendra quelques BAL. On a besoin de leurs défenses actives. Les seconde et troisième salves d'antimissiles détruisirent encore plus de leurs objectifs, mais les plateformes de guerre électronique manticoriennes étaient désormais pleinement activées, et la précision des interceptions s'en ressentait. Le torrent de MPM passa en force les zones d'interception externes et intermédiaires, et les grappes de lasers de défense active ouvrirent le feu. Des armes à énergie de flanc se joignirent à elles, crachant leur fureur défiante vers les lourdes ogives qui fondaient sur elles. Évrard Broughton avait tiré huit cent trente missiles sur l'escadre de Diamato et les PBAL qu'il escortait. Les antimissiles eurent raison de deux cent onze. Les armes à énergie à courte portée en détruisirent deux cent six autres. Des quatre cent treize restants, cinquante et un étaient des plateformes GE, et cent six furent déroutés par les CME républicaines ou perdirent simplement leur objectif de vue et s'égarèrent pour s'autodétruire en fin de course. Deux cent cinquante-six entrèrent à portée de leurs cibles et détonèrent. La distance considérable avait aidé les défenses républicaines en leur offrant un délai de détection plus long et une enveloppe d'engagement plus profonde. Les performances des systèmes GE ennemis avaient largement compensé cet avantage, mais les Manticoriens ne pouvaient pas effacer d'un coup de baguette magique les problèmes de contrôle de tir inhérents au ciblage d'un vaisseau spatial en mouvement à une distance de presque trois minutes-lumière. Chacun des missiles offensifs était à l'origine dirigé contre l'un des porte-BAL, mais un tiers de ceux qui arrivèrent à portée avaient perdu leur cible première et la remplacèrent par ce qu'ils trouvèrent. Certains verrouillèrent à nouveau l'un ou l'autre des PBAL. D'autres non. Le William T Sherman trébucha sous les coups d'une douzaine de lasers à rayons X. La moitié déchaînèrent en vain leur colère contre ses bandes gravitiques, et ses barrières latérales arrêtèrent l'autre moitié, déviant et réfléchissant les rayons. Deux seulement frappèrent le vaisseau, mais ils s'y enfoncèrent profondément, brisant son blindage relativement léger avec une facilité méprisante. « Fortes avaries en proue sur tribord ! Les grasers trois et cinq sont détruits — lourdes pertes humaines sur les deux affûts ! Missile un, trois et sept sont sortis du réseau! Rupture d'intégrité de la coque entre les membrures soixante et soixante-dix ! Diamato entendit les rapports d'avarie, mais ses yeux restèrent rivés sur les icônes des VFRH Alouette et Pèlerin qui s'apprêtaient à essuyer le gros de l'attaque manticorienne. L'Alouette se souleva en encaissant les lasers à rayons X. Plus de la moitié des têtes laser survivantes l'avaient pris pour cible, et le grand vaisseau frémit dans sa souffrance, lacéré, laser après laser. Le bâtiment amiral de la division de transporteurs était vaste — plus imposant que la plupart des supercuirassés — mais ce n'était pas un supercuirassé. C'était un PBAL, dont les flancs semés de hangars d'appontement ne pouvaient tout simplement pas être aussi massivement blindés que la coque d'un super- cuirassé. Sa coque interne, en revanche, qui entourait ses usines de fusion, ses réserves de munitions, ses systèmes de régulation vitale et d'autres systèmes cruciaux, celle-là pouvait l'être et ne s'en privait pas, mais il lui manquait les couches de défenses successives incluses dans la structure externe d'un vaisseau du mur. Le revêtement de coque se brisait. Des éclats incandescents —parfois plus gros que l'un de ses propres BAL — jaillissaient comme des étincelles d'une forge de cauchemar. Des lanceurs d'antimissiles et des postes de défense active furent soufflés en même temps que leurs servants, et des éclairs de colère technologique le déchirèrent de plus en plus. Diamato ne saurait jamais combien l'avaient frappé, mais en fin de compte il y en eut un de trop. Les condensateurs en court-circuit provoquèrent une réaction en chaîne et la salle des impulseurs de proue tout entière explosa. Les bandes gravitiques faiblirent, laissant passer sans cesse plus de lasers destructeurs, et des surtensions grillèrent les systèmes du vaisseau en se propageant à une vitesse démoniaque. L'une d'elles frappa le compensateur d'inertie, qui cessa de fonctionner, et l'accélération supérieure à deux cents gravités que produisait encore son anneau d'impulsion de poupe tua tout l'équipage à son bord juste avant que le bâtiment ne se casse en deux. La flamme blanche de ses vases de fusion ne fit que ponctuer sa destruction. Le croiseur léger Fantôme fut perdu en même temps, victime d'au moins trois MPM destinés à ses confrères plus puissants, et le Pèlerin fut gravement endommagé. Tous les croiseurs de combat de Diamato subirent au moins quelques avaries, mais le Pèlerin fut le plus durement touché. «  Il a perdu deux noyaux alpha et cinq bêta sur son anneau de poupe, monsieur, annonça Zucker. La moitié de ses hangars tribord sont hors d'usage, et il a perdu au moins trente pour cent de ses capacités de défense antimissile. Sa barrière latérale tribord est diminuée de quarante pour cent environ, et le capitaine Joubert signale de lourdes pertes humaines. — Merci, Robert », répondit Diamato en affichant un calme qu'il était loin de ressentir. Il se retourna vers l'écran principal. Maintenant que Duval –et l'Alouette – n'étaient plus, la pleine responsabilité du commandement venait de lui retomber sur les épaules, et il s'imposa d'inspirer profondément. Comme le capitaine Hall l'avait dit un jour, on a toujours le temps de réfléchir. Peut-être pas beaucoup, mais toujours un peu... sinon, on est déjà tellement dans la mouise que ce qu'on fait importe peu. Il eut un sourire caustique à cette idée puis entreprit de passer la situation en revue. Le Sherman était endommagé mais encore capable de combattre, à ce bémol près qu'il ne voyait rien d'autre à combattre que les BAL manticoriens, largement hors de sa portée. Et s'il paraissait probable que le torrent de missiles qui avait ravagé son groupe d'intervention était issu de capsules en déploiement indépendant, il était tout à fait possible que cela ne soit pas le cas. Il pouvait bien y avoir des croiseurs de combat – voire un ou deux vaisseaux du mur – planqués là-bas. Un duo de bâtiments d'ancienne génération incapables de lancer des MPM réduirait ce qui restait de sa force en chair à pâté sans effort, et s'il se trouvait un seul porte-capsules à portée... Les BAL du capitaine Schneider se remettaient en formation, constata-t-il, et Diamato prit une décision. Les capacités de communication supraluminiques de la République continuaient à traîner loin derrière celles des Manticoriens malgré les avancées technologiques liées au ralliement d'Erewhon. Elles valaient mieux qu'avant, et elles promettaient davantage encore, mais les nouveaux systèmes havriens étaient plus volumineux que leurs équivalents manticoriens et les installer sur les noyaux d'impulsion d'un bâtiment préexistant posait problème. Les vaisseaux de conception nouvelle quittaient les chantiers dotés de capacités largement améliorées, mais les unités plus anciennes – comme le Sherman – demeuraient très limitées. Toutefois, ce dont disposait Diamato suffirait pour ce qu'il devait en faire. — Séréna, nous devons sortir le Pèlerin de là, dit-il sans détour. Ordonnez au capitaine Joubert d'effectuer une translation immédiate. Qu'il amène son bâtiment au point de rendez-vous alpha et nous y attende. S'il ne nous voit pas arriver sous quarante-huit heures, qu'il regagne la base seul. Ordonnez au Spectre d'escorter le Pèlerin. — Bien, monsieur », répondit doucement le capitaine Tavernier, et Diamato esquissa un demi-sourire amer au ton du chef d'état-major. En détachant le Pèlerin, le contre-amiral faisait une croix sur tous ses BAL, mais il n'avait pas le choix. Le vaisseau était trop endommagé, et la République ne pouvait pas se permettre de le perdre comme l'Alouette avant lui. — Envoyez un message au capitaine Schneider, poursuivit Diamato en se tournant vers la section communications. Informez-le du lancement du plan Zoulou-Trois. — À vos ordres, monsieur. » Diamato s'adossa dans le fauteuil de commandement, ses yeux bleus et durs rivés sur l'écran tandis que ses ordres partaient. L'icône du Pèlerin s'éloigna en compagnie de celle du dernier croiseur léger, et les deux vaisseaux trouvèrent refuge dans la sécurité de l'hyperespace. Au moins, celui-là, je l'ai sorti d'ici en un seul morceau, songea-t-il. Il savait qu'il ne méritait pas les reproches amers qu'il s'adressait. Harold Duval et lui avaient fait exactement ce que leurs ordres spécifiaient, et leurs rédacteurs savaient que ce genre de déboires pouvaient arriver. Tout l'intérêt de cette attaque consistait justement à découvrir comment la doctrine manticorienne évoluait en matière de défense de système stellaire et, dans l'impitoyable logique guerrière, le prix qu'avait payé la République pour atteindre cet objectif n'était pas excessif. Du moins était-il bien moindre que celui qu'elle aurait eu à payer si les mêmes défenses s'étaient déchaînées contre une force d'assaut plus lourde et plus sérieuse ignorant tout de leur présence. Mais cela ne le consolait pas de la perte de l'Alouette. Même si ses BAL n'étaient pas à bord, il abritait malgré tout plus de trois mille hommes et femmes, dont pas un n'avait survécu. C'était un prix amer, excessif ou non. Et il ne tenait pas compte des six mille cinq cents hommes à bord des BAL du groupe d'intervention. Ils avaient déjà péri en trop grand nombre, d'autres allaient encore connaître le même sort, et Oliver Diamato venait de faire quitter le système au seul bâtiment capable de récupérer les BAL. Il regarda les signatures d'impulsion des BAL de Schneider se répartir en formations de trois et quatre escadres avant de se disperser sur des trajectoires de fuite individuelles. Cette étape-là aussi avait été planifiée, bien que personne n'eût vraiment cru qu'on en aurait besoin. En application de Zoulou-Trois, les unités de Schneider gagneraient une demi-douzaine de points de rendez-vous très éloignés au-delà de l'hyperlimite, où les croiseurs de combat de Diamato récupéreraient autant de leurs équipages que possible. Ce serait difficile et serré. Il y avait de fortes chances que les trajectoires de fuite mènent les BAL de Schneider à portée d'autres capsules de défense du système. Il était possible qu'aucune de ses unités ne survive pour atteindre un point de rendez-vous, ou que l'ennemi parvienne à calculer leur destination et place quelque chose en position de les empêcher de s'y rendre. Ou encore que les BAL manticoriens, plus rapides et plus puissants, interceptent les Cimeterres avant la limite. Mais Oliver Diamato était férocement déterminé à ce que quiconque atteindrait l'un des points de rendez-vous y trouve quelqu'un pour l'y attendre. « Très bien, dit-il. Faites-nous passer en hyper. Astrogation, commencez la mise à jour des positions Zoulou-Trois. » CHAPITRE DIX « Tout le monde est arrivé, milady. » Honor quitta des yeux le rapport qu'elle était en train de lire. James MacGuiness se tenait dans l'encadrement de la porte de son bureau, dans son manoir sur la baie de Jason, et elle secoua la tête d'un air ironique devant l'expression de son visage et la nuance de ses émotions. — Inutile d'adopter un ton si réprobateur, Mac, dit-elle. Je ne m'épuise pas vraiment à la tâche, vous savez. — Tout dépend de votre définition de l'épuisement, non? répondit-il. Milady, je vous ai déjà vue travailler plus dur en dormant moins, certes. Mais je ne me souviens pas vous avoir jamais vue garder l'estomac retourné si longtemps. Et Miranda non plus, ajouta-t-il d'un air entendu. — Mac, dit-elle patiemment à celui qui avait été son intendant et restait son ange gardien, ce n'est pas si grave. Rien qu'un petit trouble digestif. D'ailleurs, c'est peut-être nerveux. » Ses lèvres frémirent. « Ce n'est pas comme si mon nouveau poste était une sinécure, vous savez ! — Non, amiral, en effet. » Les yeux d'Honor s'étrécirent à entendre MacGuiness recourir à la forme de politesse militaire, comme autrefois. Il veillait à ne plus en user, la plupart du temps. Mais je vous ai déjà vue sous tension, continua-t-il. Après votre blessure sur Grayson, par exemple. Ou après le duel. Et sauf votre respect, madame, dit-il gravement, le stress ne vous a jamais dégoûtée de vous alimenter comme ces temps-ci. » Honor le regarda quelques secondes d'un air songeur puis soupira. « Vous avez gagné, Mac. Appelez le docteur Frazier et demandez-lui si elle peut me prendre lundi, d'accord ? — Parfait, milady, répondit-il en se limitant à une étincelle d'autosatisfaction. — Tant mieux, parce que je vais rester debout assez tard, et je n'ai pas envie de vous voir rôder autour de la porte la mine réprobatrice. Nous disposons d'un personnel tout à fait qualifié, qui peut nous nourrir et nous amener à boire en cas de besoin, et vous pouvez vous mettre au lit à l'heure habituelle. C'est bien compris ? — Parfait, milady, répéta-t-il avec un petit sourire, et elle gloussa. — Dans ce cas, monsieur MacGuiness, auriez-vous la bonté de demander à mes invités de me rejoindre ? — Bien sûr, milady. » Il s'inclina légèrement et se retira. Honor quitta son fauteuil, gagna le mur de cristoplast ouvert et sortit sur le balcon de son bureau. La baie de Jason brillait devant elle à la lueur de Thorson. Le disque de la lune émergeait par moments dans le ciel couvert, une brise vive créait des vagues sur la baie, et les lumières d'Arrivée scintillaient en amas étendus de l'autre côté. Elle sentit le vent contre son corps et l'odeur du sel, et soudain son voilier lui manqua. Elle sentait presque les poignées de la barre à roue contre la paume de ses mains, les embruns sur ses joues, le plaisir simple de voir les voiles s'approprier la puissance du vent. Le clair de lune, les étoiles et l'insouciance l'attiraient, et elle eut un sourire nostalgique. Puis elle tourna le dos aux charmes de la ' baie plongée dans l'obscurité et regagna son bureau alors que MacGuiness faisait entrer ses visiteurs. Un officier brun en uniforme de contre-amiral ouvrait la procession, suivi d'un jeune capitaine de la Liste, de Mercedes Brigham et tous les autres membres clés de l'état-major qu'Honor avait réussi avec bonheur à transférer intact de la trente-quatrième force d'intervention. « Alistair, dit-elle en s'avançant avec un sourire chaleureux pour tendre la main à l'officier d'état-major. C'est un plaisir de vous revoir. Mercedes m'a dit que vous étiez arrivé ce matin. — Le plaisir est partagé, répondit Alistair McKeon en lui serrant la main dans un immense sourire. Content de savoir que vous étiez assez satisfaite de ma prestation pour vouloir encore de moi à vos côtés, d'ailleurs ! — Comme toujours, Alistair. Comme toujours. — J'adore l'entendre, dit-il en balayant la pièce du regard. Où est votre petite ombre poilue ? — Nimitz rend visite à Samantha au domaine de Havre-Blanc. — Ah. Havre-Blanc, hein ? » Il la fixa d'un œil brillant. « Il paraît qu'il fait bon là-haut à cette époque. — Oui, en effet. » Elle lui serra la main encore un peu puis se tourna vers le capitaine qui l'accompagnait, un grand brun terriblement séduisant. « Rafe. » Elle lui tendit la main, qu'il serra fermement. « Milady, fit-il en inclinant la tête. — Je suis désolée pour le Loup-Garou, dit-elle plus bas. — Je n'irai pas prétendre qu'il ne va pas me manquer, milady, répondit le capitaine Rafael Cardones. Mais un supercuirassé flambant neuf de classe Invictus, ce n'est pas rien quand on est inscrit sur la Liste depuis si peu de temps. Et une expérience supplémentaire en tant que votre capitaine de pavillon ne déparera pas sur mon CV. — Eh bien, cela va dépendre de la façon dont nous nous débrouillerons, pas vrai ? » répondit-elle avant de se tourner vers Brigham et les autres membres de son état-major. Le capitaine de vaisseau Andréa Jaruwalski, son officier opérationnel, paraissait aussi calme qu'à son habitude, mais Honor perçut un mélange de hâte, d'enthousiasme et d'anxiété derrière son profil aquilin. Georges Reynolds, son officier de renseignement d'état-major, promu capitaine de frégate après Sidemore, n'était pas aussi doué pour masquer le questionnement frénétique auquel son esprit actif était en proie. Son astrogateur d'état-major, le capitaine de corvette Théophile Kgari, lui aussi récemment promu, entra derrière Reynolds. Kgari était un Manticorien de deuxième génération, et il avait la peau aussi sombre que Michelle Henke, la grande amie d'Honor. Timothée Meares, l'officier d'ordonnance, fermait la marche, et ses cheveux blonds et ses yeux gris-vert paraissaient faits exprès pour contraster avec Kgari. « Très bien, asseyez-vous, dit-elle en désignant les fauteuils confortables disposés dans la grande pièce. Nous avons beaucoup de sujets à aborder. » Ses subordonnés s'exécutèrent et prirent promptement place. Honor jeta un dernier coup d'œil au paysage de l'autre côté du mur de cristoplast ouvert puis enfonça le bouton qui commandait la fermeture des panneaux. Une pression sur un autre bouton les opacifia pour l'extérieur, et un troisième activa les systèmes anti-espion installés dans toute la maison et sur le terrain. « Pour commencer, dit-elle en faisant pivoter son fauteuil vers eux, je souhaite préciser que j'ai demandé à l'Amirauté de me laisser tous vous garder car je suis très satisfaite de votre conduite à Sidemore. Je n'aurais pas pu vous demander mieux là-bas... mais il semblerait que je doive m'y résoudre dans le cadre de notre nouvelle mission. » Elle sentit la tension monter à sa dernière phrase et sourit sans le moindre humour. « Le problème, c'est que la Huitième Force n'est pour l'instant qu'un hexapuma de papier. L'Amirauté ne dispose pas d'unités en nombre suffisant pour en faire autre chose que l'ombre de ce qu'elle était sous la direction de l'amiral de Havre-Blanc. Vos escadres de combat, Alistair, avec leurs six bâtiments, constituent l'intégralité de notre "mur de bataille" dans l'immédiat. — Je vous demande pardon ? fit McKeon en ouvrant de grands yeux. L'intégralité de notre mur ? — C'est ce que j'ai dit, répondit Honor, l'air sombre. Sans compter que tous les vaisseaux du mur que nous recevrons dans les prochains mois devraient être des unités d'ancienne génération retirées de la réserve. — Milady, intervint doucement Mercedes Brigham, tout ça ne fait pas une flotte. Cela ne vaut pas mieux qu'une force d'intervention. Voire un groupe d'intervention. — Cela vaut un peu mieux, Mercedes, dit Honor. Par exemple, nous aurons deux escadres complètes de PBAL sous le commandement d'Alice Truman. Ce qui représente plus du quart de nos PBAL en service, y compris le Loup-Garou, ajouta-t-elle en souriant à Cardones. Et on nous confie tous les croiseurs de combat porte-capsules manticoriens. Nous aurons aussi la priorité sur tous les Agamemnons à mesure qu'ils entreront en service, et nous devrions également obtenir la majorité des Saganami-C. — Excusez-moi, milady, fit lentement Jaruwalski, mais il s'agit d'un drôle de cocktail, si vous me permettez. À entendre les médias, je croyais que la Huitième Force était réactivée pour agir comme notre principale flotte offensive, de la même façon que pendant l'opération Bouton-d'or. Mais vous parlez essentiellement d'unités légères, non ? — Tout à fait. » Honor prit une profonde inspiration et s'enfonça dans son fauteuil. « L'autre jour, la reine m'a dit que j'étais son porte-bonheur, fit-elle avec une petite grimace. Je pourrais ergoter sur la question à plusieurs titres, mais grâce à la couverture médiatique accordée à Sidemore, il y a là un fond de vérité. Au moins en ce qui concerne l'opinion publique. Pour l'instant, l'Amirauté espère que les Havriens prendront ces annonces pour argent comptant. » En réalité, nous n'avons plus rien à déployer. Nous raclons les fonds de tiroir rien que pour maintenir les flottes nécessaires pour couvrir nos systèmes principaux. Nous ne pouvons tout bonnement pas les découvrir davantage, même avec toutes les capsules de défense et autres fortifications que nous installons. Toutefois, si grave soit la situation, elle n'est pas près de s'améliorer. Nous disposerons bientôt des projections précises de la DGSN, mais ce qui compte pour l'instant, c'est que le mur de bataille ennemi est déjà plus imposant que le nôtre et qu'il va continuer à s'étoffer plus vite pendant au moins deux ans T encore. Ce qui signifie que, s'ils sont prêts à accepter des pertes, ils ont probablement – ou auront sous peu – la puissance militaire nécessaire pour battre Manticore ou Grayson. » Dans le bureau régnait un silence de mort. — Inutile de vous préciser que ces informations sont classées top secret, reprit-elle après quelques instants. Nous ignorons si la République est aussi consciente que nous de ces chiffres, mais nous devons partir du principe que c'est le cas. Après tout, la composition de notre flotte d'avant-guerre était une information publique. La leur ne l'étant pas, ils ont commencé avec un avantage sur ce point. Néanmoins, nous espérons qu'ils rechigneront à subir des pertes aussi conséquentes s'il est possible de l'éviter. Et le rôle de la Huitième Force, à cette heure, consiste à les persuader de disperser leurs effectifs autant que possible, de façon qu'ils ne soient pas disponibles pour des opérations offensives. — On nous donne donc des unités parfaites pour effectuer des raids, conclut McKeon. — Exactement. » Honor hocha la tête. « L'idée, c'est d'aller semer un certain degré de chaos dans les zones reculées de la République. Ils ne peuvent pas avoir monté une flotte aussi vaste sans s'être découverts quelque part. Ainsi la DGSN estime-t-elle, au vu des remontées de toutes ses sources de renseignement encore actives au sein de la République, qu'ils se sont à coup sûr débarrassés de tous les vieux bombardiers dont l'ancien régime se servait pour défendre l'arrière. Ils avaient besoin du personnel mobilisé ailleurs, mais de toute façon ces bâtiments auraient fait des cibles faciles pour les MPM et les BAL; il était donc parfaitement logique de les retirer du service. Mais il est peu probable qu'ils aient réussi à les remplacer par de nouvelles unités. Sans doute se reposent-ils sur des unités légères, voire des BAL, pour assurer la sécurité. Ils espèrent sûrement que le mal qu'ils nous ont fait à la reprise des opérations a suffisamment bridé notre capacité offensive pour nous interdire de profiter de la faiblesse des défenses de leurs systèmes secondaires. Il nous appartient de les convaincre du contraire. — Et on vous a confié la Huitième Force à vous tout en clamant qu'il s'agissait de notre "principale force offensive" pour les aider à s'en convaincre », fit McKeon. Honor se tourna vers lui, et il haussa les épaules. « Ce n'est pas si difficile à comprendre, Honor. Si l'Amirauté vous a offert cette position après Sidemore, c'est qu'elle considère manifestement la Huitième Force comme une flotte cruciale dont elle renforcera les effectifs le plus vite possible. Par conséquent, les Havriens vont devoir se dire que nos raids vont aller en s'intensifiant et monter en puissance. Pas vrai ? — Quelque chose dans ce goût-là, répondit-elle. Et, autant que possible, ils auront raison. Simplement, on ne sera capables de renforcer nos effectifs que dans une certaine limite. » Elle laissa le dossier de son fauteuil se redresser, posa ses bras croisés sur le bureau et se pencha en avant. « Voilà les grandes lignes, mesdames et messieurs. Nous aurons à peu près carte blanche dans le choix de nos objectifs et le timing de nos opérations. Nous serons basés dans le système de l'Étoile de Trévor, de façon à pouvoir prêter facilement main- forte à la Troisième Force de l'amiral Kuzak. Et nous ferons tout notre possible pour convaincre les médias – et la République –que nous avons beaucoup plus d'unités et de puissance de feu que dans la réalité. — Ça m'a l'air... intéressant, commenta McKeon. — Oh, ça ne manquera sûrement pas d'intérêt, en effet, dit-elle sur un ton sinistre. Et maintenant, vous avez la parole pour toute suggestion permettant de rendre l'affaire encore plus intéressante pour la République que pour nous. » « Tu as une minute, Tony ? » Sir Anthony Langtry, ministre des Affaires étrangères du Royaume stellaire de Manticore, leva la tête, un peu surpris, alors que le comte de Havre-Blanc passait la tête par la porte de son bureau privé. « J'imagine, oui », répondit le ministre. Perplexe, il regarda Havre-Blanc entrer, chat sylvestre sur l'épaule, puis désigna un fauteuil et inclina la tête. « Puis-je te demander comment tu as pu traverser l'antre du dragon sans déclencher l'alarme ? » Havre-Blanc rit en prenant place dans le fauteuil qu'on lui offrait et déposa Samantha sur ses genoux. Le soleil matinal entrait par la fenêtre située à sa gauche pour se déverser sur son siège, et Samantha ronronna de plaisir, baignée dans sa chaleur. « Ce n'était pas bien difficile, répondit le comte en caressant la fourrure soyeuse de sa compagne sylvestre. Je suis arrivé à la réception, j'ai dit à Istvan que tu m'attendais ce matin et qu'il était inutile de m'annoncer. — Intéressant. » Langtry fit basculer le dossier de son siège. « D'autant qu'Istvan travaille pour moi depuis plus de dix ans T et que c'est précisément lui qui gère mon agenda. Bah, je ne t'attendais pas, hein ? — Non, avoua Havre-Blanc, beaucoup plus grave. À en juger par la mine d'Istvan, il en était d'ailleurs parfaitement conscient. — C'est bien ce que je me disais. » Langtry dévisagea son visiteur inattendu d'un air pensif. « Il se trouve que je n'ai rien de prévu pour l'instant – si ce n'est, bien entendu, ajouta-t-il, incisif, ce rapport détaillé que je suis censé étudier avant de déjeuner avec l'ambassadeur andermien. Je suppose qu'Istvan a pu décider de te faire plaisir. Alors, maintenant que c'est fait, pourquoi es-tu là ? — Pour une conversation privée. — Des retrouvailles entre vieux amis ? Il ne s'agirait pas plutôt d'une feinte, par hasard ? — Pour tout dire, si », reconnut Havre-Blanc, sans aucune trace d'humour cette fois, et le chat sylvestre installé sur ses genoux se redressa pour fixer Langtry de ses yeux vert d'herbe. Hamish, ça ne servira à rien, dit le ministre des Affaires étrangères. — Tony, il faut absolument qu'elle rouvre les discussions. — Alors je te suggère de l'en convaincre toi-même. Ou de convaincre ton frère, au moins. » Langtry regarda très calmement Havre-Blanc. « C'est le Premier ministre après tout, tu sais. — Je le sais bien. Mais sur ce point précis, il est presque aussi... têtu, disons, qu'Élisabeth en personne. Il sait ce que je pense. Il n'est pas d'accord avec moi. Et comme tu dis, c'est le Premier ministre. — Il se trouve que je suis assez d'accord avec la reine et lui sur cette affaire, Hamish, fit lentement Langtry. — Mais... — Hamish, il n'y a rien de vraiment nouveau dans toutes les prétendues propositions de Pritchart. Elle persiste à nier en bloc la falsification de nos échanges diplomatiques par son gouvernement. Elle maintient qu'elle nous a attaqués parce que Haute-Crête refusait de négocier de bonne foi, et selon elle, notre publication d'une correspondance diplomatique "trafiquée" prouve que le renard – c'est-à-dire nous, Hamish, au cas où tu n'aurais pas compris – a changé de poil mais pas de naturel. Et elle insiste pour que les plébiscites qui doivent avoir lieu sur les planètes jusque-là occupées par Havre soient menés sous sa supervision exclusive. Où est la nouveauté là-dedans ? — La nouveauté, c'est qu'elle suggère une suspension des hostilités le temps de négocier sur la base de ses dernières propositions, fit sèchement Havre-Blanc. Fais-moi confiance, on en a beaucoup plus besoin qu'eux en ce moment ! — Pourquoi ? s'enquit Langtry sans détour. Tu l'as peut-être oublié, mais un cessez-le-feu était en vigueur – à notre connaissance, en tout cas – la dernière fois que les Havriens nous ont attaqués par surprise. Tu connais le dicton : "Fripouille qui t'y prend, andouille qui s'y reprend." — Bien sûr. Mais tu penses vraiment qu'elle ferait ce genre de proposition pour le plaisir de violer le cessez-le-feu une deuxième fois ? Si elle continue à protester dans cette affaire de faux dans notre correspondance diplomatique, c'est bien parce qu'elle s'efforce de convaincre son opinion publique, le reste de la Galaxie, voire une part non négligeable de notre propre opinion que c'est nous qui avons violé les usages diplomatiques établis. Qu'elle nous a attaqués pour la seule raison que nous nous sommes montrés indignes de confiance. Si elle propose de s'asseoir autour d'une table pour discuter ensemble et qu'elle nous attaque à nouveau alors que les négociations sont en cours, elle nous offre l'occasion rêvée de prouver que c'est sa parole qui n'est pas fiable. — Tu as peut-être raison, fit Langtry. En même temps, elle peut aussi annoncer officiellement qu'elle rompt les négociations avant de nous frapper à nouveau. Si elle veille à respecter toutes les subtilités diplomatiques cette fois, cela ne viendra-t-il pas renforcer l'idée qu'elle a tenté de les respecter la dernière fois ? — C'est tellement machiavélique que j'en ai mal à la tête rien que d'y penser, repartit Havre-Blanc. Au vu de la situation militaire, pourquoi tenterait-elle une manoeuvre aussi complexe ? — Et comment le saurais-je ? s'emporta Langtry. Tout ce que je peux te dire, c'est qu'elle a déjà agi de façon au moins aussi machiavélique. Quant à la situation militaire, je verrais une certaine logique à ce qu'elle propose elle-même un arrêt temporaire des hostilités. — Je sais », répondit Havre-Blanc avec lassitude. Il secoua la tête et se radossa en serrant Samantha contre son cœur. « J'ai eu exactement la même conversation avec Willie. — Eh bien, il n'a pas tort. En ce moment, d'après tes propres analystes, nous bénéficions encore d'une certaine parité militaire dans les faits. Mais cet équilibre va basculer progressivement en leur faveur au cours de l'année à venir. Ne serait-il pas logique qu'ils recourent à la diplomatie pour essayer de neutraliser nos forces sans tirer un missile de plus jusqu'à ce qu'ils aient renforcé leurs effectifs au point d'atteindre une supériorité décisive ? — Bien sûr que si. Et je ne prétends pas que Havre soit la nation la plus digne de confiance de la Galaxie explorée. Ni même que Pritchart soit le moins du monde intéressée par des négociations de bonne foi. Il est peut-être positif qu'elle offre au moins la possibilité d'un contrôle des plébiscites par une tierce partie sur les planètes contestées, mais je reconnais volontiers que cela pourrait n'être que de la poudre aux yeux. L'important, c'est que s'ils nous frappent à nouveau et aussi fort que la dernière fois, s'ils s'attaquent à un point vulnérable et qu'ils sont prêts à absorber les pertes nécessaires, ils peuvent nous transpercer dès demain. Donne-moi huit mois – six ! allez, rien que quatre ! – et je rendrai le prix à payer pour cette attaque si rédhibitoire qu'il aurait fait hésiter Oscar Saint-Just lui-même. Voilà ce que négocier avec eux peut nous apporter. Le temps de nous remettre en selle. — Hamish, ça ne se fera pas, dit Langtry en secouant la tête. Et pour plus d'une raison. Parce que nous ne pouvons pas nous fier à eux alors qu'ils ont déjà tant menti sur tous les tableaux. Parce que même les rapports de l'amiral Givens concèdent qu'à ce jour nous ne pouvons être certains qu'un cessez-le-feu nous profiterait davantage qu'à eux sur le plan militaire. Parce que s'ils en proposent un, c'est sans doute qu'ils en profiteraient bel et bien plus que nous, du moins à leur avis. Parce que nous n'allons pas les laisser se réhabiliter à si bon compte sur le plan diplomatique et reprendre de la hauteur morale aux yeux de l'opinion publique interstellaire. Et puis, en toute franchise, parce que la reine leur voue une haine absolument féroce. Si tu veux qu'elle s'asseye à la même table que ces gens et qu'elle parlemente avec eux après tout ce qui s'est passé, tu dois être capable de prouver que cela nous offrira un avantage significatif sans améliorer simultanément la position des Havriens. Et en vérité, Hamish, tu ne peux pas le prouver. — Non, reconnut Havre-Blanc au bout d'un moment, la voix et le visage empreints de lassitude. Non, je ne peux pas. Pour être tout à fait honnête, je crois au fond qu'ils sont sincères. Que leurs exigences restantes sont en réalité minimes dans la mesure où ils occupent actuellement toutes les planètes en question. Mais je ne peux pas le prouver. Et je ne peux pas prouver que ma conscience de nos propres faiblesses ne me pousse pas à surestimer la valeur qu'auraient pour nous quelques mois de relative inactivité opérationnelle. — Je sais. » Langtry le regarda avec une certaine compassion. Et je sais aussi, ajouta-t-il sur un ton étrangement doux, que la duchesse Harrington persiste à croire que l'on peut se fier à l'actuel gouvernement havrien – ou du moins à certains de ses membres. » Samantha agita les oreilles, et Havre-Blanc releva promptement la tête en fronçant les sourcils à cette allusion à Honor, mais Langtry soutint son regard sans ciller. « Il se trouve, continua le ministre des Affaires étrangères, que j'ai moi aussi le plus grand respect pour l'opinion de la duchesse. Et je me rends compte que tous les deux – ainsi qu'Émilie, bien sûr – vous êtes devenus des alliés, tant sur le plan politique que militaire. Mais dans ce cas précis, je crois devoir dire avec la reine et Willie qu'elle se trompe. Les Havriens ne se comportent pas comme les gens honorables qu'elle voit en eux. Ils ont peut-être des circonstances atténuantes, mais c'est comme ça. Et nous devons prendre nos décisions sur la base de leur comportement avéré, non sur ce que nous imaginons de leur personnalité réelle. » Havre-Blanc s'apprêtait à répondre, mais il serra les dents. Qu'il le veuille ou non, tout ce que Langtry venait de dire se tenait. C'était logique, et le ministre avait incontestablement raison concernant le comportement des Havriens. Quant à l'idée, suggérée avec tact, qu'il laissait peut-être l'opinion qu'Honor avait de Thomas Theisman – qui, après tout, n'était qu'un homme isolé – influencer sa propre analyse de la situation, elle ne manquait peut-être pas de fondement. Il ne pensait pas que cela fût le cas, mais ce n'était pas impossible. Il prit une profonde inspiration, caressa le dos de Samantha et s'imposa de desserrer la mâchoire. Peut-être se laissait-il réellement influencer par le fait que la femme qu'il aimait – l'une des deux femmes qu'il aimait – était d'un avis si diamétralement opposé à celui de presque tous les membres du gouvernement actuel. Elle n'en faisait pas une obsession, mais elle n'en démordait pas non plus. La reine savait très bien ce qu'elle pensait, et son propre frère aussi, d'ailleurs. Raison pour laquelle, entre autres, ils ne parlaient pas de cet aspect précis de la guerre avec elle en ce moment. Raison pour laquelle tu ne lui as pas non plus parlé des « nouvelles » propositions de Pritchart, reconnut-il en son for intérieur. « D'accord, Tony, dit-il enfin. Tu as peut-être raison, et moi tort. Si je réagis ainsi, c'est peut-être parce que je sais très bien où nous sommes en difficulté, tout en ignorant où eux le sont ou pensent l'être. En tout cas, j'aurai fait de mon mieux auprès de Willie et d'Élisabeth, et même auprès de toi maintenant. — En effet, c'est le moins qu'on puisse dire, acquiesça Langtry, ironique. — D'accord, d'accord ! répéta Havre-Blanc, cette fois avec un petit sourire. Je m'en vais, et je te laisse en paix. » Il se leva, reposa Samantha sur son épaule et se dirigea vers la porte. Il s'arrêta juste devant et se retourna. « Ton interprétation, celle d'Élisabeth et de Willie, elle se tient, dit-il. Et vous avez peut-être raison tous les trois. Mais je ne peux pas m'empêcher de me demander, Tony... et si vous aviez tort ? Et si moi j'avais tort? Et si ce n'était pas simplement l'occasion de gagner du temps pour organiser nos défenses, mais une authentique chance de mettre fin à la guerre sans faire d'autres morts ? — Dans ce cas, beaucoup de gens vont être tués pour rien, répondit calmement Langtry. Mais nous ne pouvons que faire de notre mieux et espérer pouvoir nous regarder dans la glace en fin de compte. — Je sais, fit doucement Hamish Alexander. Je sais. » « Le docteur est prêt à vous recevoir, milady. » Honor éteignit son bloc, quitta le confortable fauteuil de la salle d'attente privée, souleva Nimitz du fauteuil voisin et suivit l'infirmier. Andrew La Follet lui emboîta le pas, et elle dissimula un sourire en se rappelant sa mine la première fois qu'il l'avait accompagnée chez son médecin et qu'elle lui avait innocemment proposé d'entrer avec elle en salle d'examen. Elle ne lui avait pas refait ce coup-là, mais elle sentit qu'il se remémorait lui aussi cet épisode en l'escortant le long du couloir. Et, pour être honnête, elle était tentée de récidiver puisque La Follet soutenait à l'évidence vigoureusement la position de MacGuiness dans cette affaire absurde. « Par ici, milady », fit l'infirmier en ouvrant la porte de la salle d'examen. Honor lança un regard malicieux à La Follet, qui le soutint d'un air stoïque, puis elle se tourna vers l'infirmier. « Merci. Dites-moi, cela pose-t-il un problème si mon homme d'armes reste en faction ici? — Aucun, milady, lui assura-t-il. Nous sommes au courant des exigences de Grayson en matière de sécurité. — Tant mieux. » Elle sourit à La Follet. « Ça ne devrait pas prendre longtemps, Andrew, lui dit-elle. Évidemment, si vous voulez... » Elle désigna la salle d'examen, le sourcil haussé, et apprécia son air de souffrance patiente. « C'est parfait, milady. Je serai très bien ici. » Honor vérifia de nouveau l'heure, et Nimitz émit un blic interrogateur comme elle fronçait les sourcils. « Excuse-moi, boule de poils, dit-elle en lui caressant le cou tandis qu'il s'allongeait confortablement à côté d'elle sur la table d'examen. Je me demande juste ce que fait le docteur Frazier. » Nimitz haussa indiscutablement les épaules, et elle eut un petit rire. Mais elle ne cessa pas pour autant de se poser des questions. Ses deux parents étaient médecins, et elle avait été hospitalisée assez longtemps pour connaître le milieu médical mieux que la moyenne. Les consultations suivaient un certain rythme, un certain déroulement, et un examen physique de routine n'aurait pas dû prendre tant de temps. L'infirmier du docteur Frazier avait lancé tous les outils diagnostiques et emporté leurs résultats près d'une heure et demie plus tôt. Frazier aurait dû les évaluer et faire son apparition sous quinze à vingt minutes au plus. « Attends ici, boule de poils. » Honor quitta la table d'examen, ouvrit la porte et passa la tête dans le couloir. La Follet fit mine de se tourner vers la porte qui s'ouvrait, puis il s'arrêta et évita de lui faire face. « Oh, ne soyez pas ridicule, Andrew ! le tança-t-elle gentiment. Je suis tout à fait présentable. » Il tourna la tête et ses lèvres esquissèrent l'ombre d'un sourire en la voyant en pantalon d'uniforme et chemisier. « Oui, milady ? — Je me demande simplement où est le docteur Frazier. — Voulez-vous que j'aille me renseigner, milady ? — Non, non. » Elle secoua la tête. « Je voulais juste passer la tête par la porte et jeter un coup d'œil. Je suis certaine qu'elle arrivera dès que possible. Je me demande ce qui la retient, c'est tout. — Si vous voulez... » commença La Follet avant de s'interrompre à l'apparition du docteur Frazier dans le couloir, un bloc mémo fermement coincé sous le bras gauche. Mince et svelte, cheveux auburn, Janet Frazier mesurait vingt-cinq centimètres de moins qu'Honor. Elle avançait d'un air vif et confiant, et il émanait toujours d'elle cette impression d'autorité caractéristique des bons docteurs. Elle paraissait aussi calme qu'à son habitude, mais Honor haussa les sourcils en décelant les émotions réelles de son médecin. La consternation dominait, mêlée d'une appréhension apparemment amusée. « Milady, commença Frazier, je vous prie de m'excuser pour le retard. J'ai dû, disons, revérifier certains résultats et effectuer quelques recherches. — Pardon ? fit Honor. — Pourquoi ne passerions-nous pas en salle d'examen, milady ? » Honor obéit à cet ordre poli. Elle remonta sur le marchepied et s'assit au bord de la table capitonnée. Nimitz jeta un regard à Frazier puis prit place à côté d'Honor, les oreilles dressées. Les capteurs diagnostiques mobiles se trouvaient juste au-dessus de la tête d'Honor, et Frazier jeta son bloc mémo sur une armoire basse avant de croiser les bras sur sa poitrine. — Milady, dit-elle au bout d'un moment, je suis à peu près certaine de vous réserver une petite surprise. Les nausées dont vous souffrez ? » Elle s'interrompit, et Honor acquiesça. « Ce sont des nausées matinales, milady. » Honor ne cilla pas. Pendant quelques longues secondes, elle ne vit pas du tout de quoi Frazier voulait parler. Puis elle comprit et se redressa brusquement. Si brusquement qu'elle se cogna la tête contre l'un des capteurs. Pourtant, elle ne remarqua même pas le choc. « C'est ridicule ! s'écria-t-elle. Impossible ! — Milady, j'ai vérifié les résultats trois fois. Faites-moi confiance. Vous êtes bel et bien enceinte. — Mais... mais c'est impossible ! » Honor secoua la tête tandis que son esprit patinait comme un chaton sylvestre sur la glace. « Impossible, répéta-t-elle. À plus de niveaux que vous ne pouvez l'imaginer, docteur, je ne peux pas être enceinte. — Milady, répondit Frazier, je ne suis pas en position de commenter les occasions que vous avez eues de tomber enceinte, mais je peux vous assurer sans l'ombre d'un doute que vous l'êtes. » La tête lui tournait. Frazier ne pouvait pas avoir raison –c'était tout bonnement impossible. « Mais... mais mon implant, protesta-t-elle. — J'y ai songé dès que j'ai vu les premiers résultats, reconnut Frazier. C'est pourquoi j'ai tout vérifié trois fois. » Honor la regarda fixement. Le personnel féminin en service actif susceptible de servir à bord d'un vaisseau de guerre était tenu de porter un implant contraceptif à jour afin d'éviter toute grossesse accidentelle. Dans le cadre de son action sanitaire normale, la flotte fournissait un implant parfaitement adapté, actif un an T, renouvelable à chaque visite médicale annuelle, mais celle qui souhaitait s'offrir son propre implant était libre de le faire, du moment que son effet se prolongeait au moins un an qu'il était renouvelé à temps. En l'absence d'implant, une femme se voyait maintenue en service à terre, sagement à l'abri des risques d'exposition accidentelle aux radiations. Vu son propre plan de carrière, Honor avait choisi un implant efficace dix ans. Il pouvait être désactivé à tout moment, au cas peu probable ses plans changeraient, et c'était un souci de moins à se faire. «Je n'en suis pas encore certaine, milady, mais je pense avoir compris ce qui est arrivé. À l'implant, s'entend. » Honor secoua la tête et s'affaissa un peu sur le bord de la table d'examen. Nimitz se coula sur ses genoux, se lova contre elle, elle entoura son corps chaud, doux et réconfortant de ses bras avant de poser le menton sur sa tête. « Si vous avez la moindre idée de ce qui s'est passé, vous avez l'avantage sur moi, dit-elle. — À mon avis, il s'agit d'une erreur informatique, milady. — Une erreur informatique ? — Oui. » Frazier soupira. « Cela ne se serait sans doute pas produit si le docteur McKinsley n'avait pas été rappelé sur Bewulf, milady. Hélas, il est parti, et je ne suis votre médecin traitant que depuis votre retour de Cerbère. Et votre dossier m'a été adressé par Bassingford quand je vous ai vue pour la première fois en consultation. » Honor acquiesça. « Apparemment, quand les Havriens ont annoncé votre "exécution", la flotte a retiré votre dossier de la base de donné: active du centre médical. Après tout, vous étiez morte. Par conséquent, lorsque vous êtes réapparue, il a fallu réactiver votre dossier. Et j'imagine qu'il y a dû y avoir un pépin parce que d'après ce qu'on y lit, votre implant a été renouvelé à votre retour de Cerbère. — À mon retour ? » Honor secoua vigoureusement la tête « Certainement pas ! — Oh, j'en suis bien consciente, milady. En réalité, c'est au moins en partie ma faute. Je n'ai pas procédé à un examen assez approfondi de votre dossier, sinon je me serais peut-être rendu compte que la date indiquée pour le renouvellement de votre implant ne tenait pas debout. — Mais comment a-t-on pu commettre une telle erreur ? » demanda Honor. Son cerveau, elle en était consciente, ne fonctionnait pas au mieux à cet instant. « Vous voulez mon avis ? fit Frazier. Pour moi, on dirait qu'au moment où votre dossier a été réactivé, toutes les données concernant les exigences médicales liées au service actif –comme la présence d'un implant contraceptif valide – ont été datées du jour de réactivation. Par conséquent, d'après mon dossier, qui se fondait sur celui de Bassingford, votre implant aurait dû rester actif encore trois ans et demi. Ce qui n'est manifestement pas le cas. » Honor ferma les yeux. « Je me rends compte que le moment est... mal choisi, milady. Nous avons bien sûr plusieurs solutions possibles. Le choix vous appartient, mais, au moins, votre grossesse est très récente. Vous avez le temps de décider que faire. — Docteur, dit Honor sans rouvrir les yeux, je pars en déploiement à l'Étoile de Trévor dans moins de quinze jours. — Ah. » Honor rouvrit enfin les yeux et eut un sourire ironique devant la mine de Frazier. « Cela nous fait un délai assez serré, hein ? dit le docteur. — On peut le dire comme ça... si on aime les euphémismes. — Eh bien, dans ce cas, milady, en tant que médecin traitant, je vous conseille d'informer le père dès que possible. » CHAPITRE ONZE « Milady ? » Honor s'agita sur le siège confortable de sa limousine et leva les yeux. Nimitz était roulé en boule sur ses genoux et se pressait contre elle en rayonnant de réconfort. Le chat sylvestre ne comprenait pas la source de sa consternation et de son inquiétude, mais son amour et son soutien se déversaient en elle, et elle les savourait à leur juste valeur. Hélas, Nimitz n'avait pas idée de toutes les conséquences potentiellement désastreuses qui pourraient découler de sa condition. « Oui, Spencer, dit-elle au garde blond qui venait de parler. — Nous avons reçu un appel com du spatioport, milady », fit-il respectueusement. Le jeune homme d'armes se rendait compte lui aussi, à l'évidence, que quelque chose ne tournait pas rond, mais il ignorait quoi, et il se montrait prudent. « Le Tankersley vient d'entrer en orbite, annonça-t-il. — Ah oui ? » Honor se redressa et son regard chocolat s'illumina soudain. « Il est en avance. — Oui, milady. — Merci, Spencer. Simon, dit-elle en se penchant en avant, à l'adresse de l'homme d'armes assis sur le siège du conducteur, contactez l'escorte et faites-nous faire demi-tour. Nous allons au spatioport chercher mes parents. » « Bon, alors, Honor Stéphanie Harrington, dit sévèrement Allison, qu'est-ce qui te noue donc la culotte à ce point ? » Honor, Nimitz et ses parents étaient seuls pour la première fois depuis leur arrivée. Allison et Alfred Harrington étaient assis dans le bureau de leur fille, qui faisait face au mur de cristoplast, les bras croisés, Nimitz perché sur l'épaule. Pourtant, elle ne prêtait aucune attention à sa vue préférée de la baie de Jason. Les jumeaux avaient été confiés à Jennifer La Follet, la femme de chambre graysonienne d'Allison, et Lindsey Phillips, leur nounou manticorienne, après des retrouvailles dûment affectueuses, mais Honor avait perçu l'inquiétude de sa mère alors que celle-ci l'observait avec Faith et James. Elle trouvait souvent qu'Allison avait beaucoup en commun avec les chats sylvestres, à cause entre autres de sa facilité à déchiffrer l'humeur et le langage corporel de sa fille. « Qu'est-ce qui te fait croire que quelque chose froisse mes sous-vêtements, maman ? » répondit Honor, se détournant de la baie pour lui faire face. Elle décroisa les bras et leva la main droite pour caresser doucement le menton de Nimitz. « Oh, Honor, je t'en prie ! » Allison leva les yeux au ciel puis désigna le chat sylvestre. « Je n'ai jamais vu ton fidèle compagnon à fourrure tendu à ce point. En tout cas pas depuis le jour où vous êtes partis en douce sur le territoire de son clan; vous vous imaginez d'ailleurs sans doute encore que ton père et moi n'en savions rien. » Honor écarquilla les yeux, et Allison renifla. — Quant à toi, jeune fille, je ne t'ai jamais vue aussi nerveuse autour des enfants que cet après-midi. Alors, qu'est-ce qu'il y a? — Oh, pas grand-chose. » Sa voix tremblait un peu, sapant ses efforts pour paraître nonchalante. « J'ai juste reçu une... nouvelle inattendue ce matin – d'ordre médical. » Elle se tourna de nouveau vers la baie avant de faire face à sa mère. « Je suis enceinte, maman », dit-elle tout bas. L'espace d'un instant, Allison et le père d'Honor eurent l'air tout aussi perdus qu'elle quand Frazier le lui avait annoncé. Ils se remirent toutefois beaucoup plus vite de ce moment d'absence. Sans doute parce qu'il ne s'agissait pas d'eux, se dit-elle avec un amusement teinté d'amertume. La vive flambée de leurs émotions une fois la nouvelle bien comprise était trop puissante et complexe pour qu'elle l'interprète clairement. Ahurissement. Consternation. Une grande joie, surtout du côté de sa mère. Une brusque poussée de tendresse. L'envie de la protéger, surtout pour son père. Le tout enrobé d'une pointe brutale d'inquiétude lorsque leur réflexion les mena aux mêmes conclusions qu'elle. « D'Hamish ? » s'enquit Allison. Honor hocha la tête, les larmes aux yeux. Elle n'avait jamais parlé à ses parents de sa relation avec Hamish, mais ils étaient tous deux très intelligents et ils la connaissaient trop bien. « Oui », répondit-elle, et sa mère ouvrit les bras. Honor s'avança et la serra dans une étreinte rassurante tandis que son père lui caressait les cheveux comme quand elle était petite. « Oh, mon Dieu », soupira Allison. Puis elle secoua la tête, l'air désabusée. « Tu ne choisis vraiment jamais la simplicité, hein, ma chérie ? — Apparemment non, fit Honor avec un petit rire larmoyant. — Le moment aurait pu mieux tomber. » La remarque de son père était parfaitement inutile, mais elle gloussa de nouveau à son ton tendre et amusé. « Et ton implant ? demanda-t-il au bout d'un moment. — Il est arrivé en bout de course », répondit-elle. Elle se serra encore une fois contre sa mère puis recula en haussant les épaules. « Nous n'avons pas eu le temps de déterminer précisément comment ça s'est produit, mais il y a eu un problème avec mon dossier. Ni le docteur Frazier ni moi ne nous sommes rendu compte qu'il aurait dû être changé depuis des mois. — Honor, dit Allison sur un ton réprobateur, tes parents sont médecins tous les deux. Tu nous as suffisamment entendus répéter qu'il appartient aussi au patient, et pas seulement au médecin, de s'y intéresser. — Je sais, maman. Je sais. » Honor secoua la tête. « Crois-moi, tu ne peux pas me faire plus de reproches sur ce thème que je ne m'en fais déjà. Mais il se passait tellement de choses... — Oui, c'est vrai. » Allison, contrite, posa la main sur le bras de sa fille. « Et tu n'as pas besoin que j'en rajoute une couche non plus. C'est sans doute dû à ma surprise de découvrir que je vais être grand-mère. — Vas-tu vraiment l'être, Allison ? » fit doucement Alfred Harrington, et sa femme tourna brusquement la tête. Allison Chou Harrington était née sur Beowulf. Mieux, elle était issue de l'une des grandes « dynasties » médicales de Beowulf. Pour elle, une interruption de grossesse était impensable, à moins de circonstances tout à fait exceptionnelles. Une pratique remontant à une époque barbare, avant que la médecine n'offre tout un éventail de solutions alternatives. Elle s'apprêtait à répondre mais elle prit visiblement sur elle, et Honor la sentit étouffer sa protestation instinctive avant de prendre une profonde inspiration et de se retourner vers sa fille. « Vais-je être grand-mère, Honor ? » demanda-t-elle calmement, et Honor ressentit un soudain élan d'affection pour sa mère, qui lui posait cette question sans exercer de pression dans un sens ou dans l'autre. « Je ne sais pas », répondit-elle au bout d'un moment. Malgré tous ses efforts, la douleur d'Allison se lut dans son regard, et Honor secoua aussitôt la tête. « Je ne vais pas interrompre la grossesse, maman, précisa- t-elle. Mais je ne pourrai peut-être pas reconnaître l'enfant. » Allison fronça les sourcils. « Je comprends que cela puisse être très embarrassant pour toi, Honor. Tant sur le plan personnel que politique. Mais Hamish et toi avez des responsabilités. — J'en suis bien consciente, maman », répondit Honor un peu plus sèchement qu'elle n'en avait l'intention. En s'entendant parler, elle eut un petit geste d'excuse. « J'en suis consciente, reprit-elle d'une voix plus calme. Et j'ai l'intention d'assumer mes responsabilités. Mais je dois tenir compte de toutes les conséquences, pour l'enfant ou Hamish et moi, ou... qui que ce soit sur le plan personnel. Et il se peut que faire adopter l'enfant soit la meilleure solution. » Elle soutint le regard maternel sans ciller tout en prononçant cette dernière phrase, et Allison la fixa un long moment, immobile. Puis elle secoua la tête. « C'est la dernière chose que tu aies envie de faire, n'est-ce pas ? dit-elle avec la plus grande douceur. — Oui reconnut Honor sur le même ton. Elle prit une profonde inspiration. « Oui, en effet, mais je n'aurai peut-être pas le choix, dit-elle plus vivement. — En tout cas, tu ne peux pas te permettre de trancher trop vite, intervint son père. Si tu prends la mauvaise décision, elle te hantera longtemps. Tu le sais. — Oui, je le sais. Mais je ne peux pas la retarder trop non plus. Je pars en déploiement dans quinze jours, papa, et pas à bord d'un vaisseau de croisière. Même si le règlement n'interdisait pas purement et simplement de mener une grossesse à bord, exposer un fœtus à ce genre d'environnement serait criminel. — N'empêche, aucune raison médicale ne t'impose de précipiter ta décision, plaida-t-il avec douceur. Tu as déjà exclu d'interrompre cette grossesse. À l'évidence, cela implique le recours au divef ou à une mère porteuse. Et si tu comptes faire développer in vitro ton enfant, il s'agit d'une procédure d'extraction de routine. La spécialité de ta mère est la génétique, pas l'obstétrique, mais elle peut mener à bien la procédure en une demi-heure. — Tu as raison, dit Honor. Je vais le faire développer in vitro. Et tu avais raison toi aussi, maman, ajouta-t-elle d'une voix un peu tremblante, il y a toutes ces années, quand tu m'as dit que je comprendrais le jour venu pourquoi tu n'avais pas voulu me faire développer artificiellement. Je n'en ai pas envie. Mon Dieu, comme je voudrais faire autrement! » Elle posa doucement la paume sur son ventre plat et ferme puis cligna plusieurs fois des yeux. « Mais je n'ai tout simplement pas le choix. — Non, je suppose en effet », dit Allison. Elle caressa la joue de sa fille. « Je voudrais que tu l'aies, mais c'est impossible. — Mais si j'ai recours au développement in vitro, il faut que j'en parle à Hamish avant de prendre la décision. Il s'agit de mon corps, certes, mais aussi de notre enfant. Et plus je repousserai –plus nous repousserons la décision finale, plus ce sera difficile pour nous deux. — C'est vrai, dit Allison en la regardant d'un air songeur. Tu penses à Émilie, n'est-ce pas ? — Oui, soupira Honor. Les retombées politiques si cela venait à s'ébruiter seraient catastrophiques. Surtout pour l'instant, dans ce climat d'incertitude, alors qu'Hamish est Premier Lord et que je suis commandant de flotte. Et surtout après ce que Haute-Crête et ses sbires ont tenté de nous faire. Mais c'est Émilie qui m'inquiète le plus. — À en juger par ce que j'ai vu du comte de Havre-Blanc et ce que je sais de toi, Honor Harrington, fit lentement Allison, j'imagine que vous n'avez pas agi dans son dos. — Bien sûr que non. Et même si nous avions voulu, nous n'aurions jamais réussi à garder le secret ! » Le rire d'Honor était empreint d'amertume. « Imagine, avec mes hommes d'armes, les journalistes qui surveillent nos moindres mouvements et le personnel de Havre-Blanc totalement dévoué à Émilie, on nous aurait coincés dès le premier baiser si elle n'avait pas été au courant dès le début. — Or le premier baiser a manifestement eu lieu, fit remarquer sa mère avec malice. — Manifestement, concéda Honor. — Dans ce cas, même si la nouvelle la surprend, ce n'est que la conséquence d'une situation qui a son approbation tacite, déclara Allison. — Oui, mais elle était en droit de s'attendre à ce qu'Hamish et moi soyons assez responsables pour ne pas laisser une chose pareille se produire. Elle n'avait aucune raison de penser que notre liaison serait rendue publique, or c'est exactement ce qui se passera si nous reconnaissons tous les deux cet enfant. Pire encore, je n'ai aucune idée de la façon dont elle réagira sur le plan personnel au fait qu'Hamish et moi allons avoir un enfant. — Tu es sûre de ne pas noircir le tableau, Honor ? » demanda son père. Elle se tourna vers lui, et il haussa les épaules. « Leur mariage remonte à avant ta naissance, fit-il remarquer, et ils n'ont jamais eu d'enfant. Émilie en voulait-elle seulement ? — Je n'en ai pas vraiment discuté avec elle, reconnut Honor. C'est une femme extraordinaire, mais nous tâtonnons encore dans cette relation. Elle prend la situation sous un angle beaucoup plus beowulfien que moi, dit-elle en souriant à sa mère, et c'est elle qui a pris l'initiative de clarifier les sentiments qu'Hamish et moi ressentons l'un pour l'autre. Mais il reste des sujets que nous n'avons pas abordés, soit par manque de temps, soit parce que nous étions trop... gênées. — Et la question qui nous préoccupe rentre-t-elle dans la catégorie "manque de temps" ou dans "j'aurais été affreusement gênée" ? s'enquit Allison. — La seconde, j'en ai peur. » Honor croisa de nouveau les bras, et Nimitz se déplaça sur son épaule tandis qu'elle s'appuyait sur le bord de son bureau. « Je crois qu'Émilie voulait des enfants, au moins à une époque, dit-elle lentement. Je pense qu'elle aurait fait une excellente mère et qu'avoir un enfant à qui se consacrer lui aurait fait un bien immense. Et je pense qu'elle et Hamish avaient bien l'intention de faire des enfants – et de produire un héritier pour Havre-Blanc – quand ils se sont mariés. — Alors pourquoi ne l'ont-ils pas fait? » s'étonna Allison en fronçant les sourcils, pensive, après avoir écouté sa fille attentivement. « Je ne te demande pas de trahir des confidences, Honor, mais ça paraît assez improbable. Je me rends bien compte que la nature et l'étendue de ses blessures rendraient une grossesse normale impossible, mais ils auraient aisément pu avoir recours à la fertilisation et au développement artificiel, ou à une mère porteuse. Et ils ne manquent à l'évidence pas de personnel : trouver une nourrice ne devait pas poser de problème. — Je n'en suis pas certaine, mais je crois savoir, dit Honor. Évidemment, ce ne sont que des spéculations de ma part, puisque nous n'en avons jamais parlé. — Alors vas-y, spécule, intervint son père. — D'accord. Vous savez, bien sûr, que tout comme moi Émilie ne répond pas aux technologies de régénération ? » Elle marqua une pause, et ses parents acquiescèrent avec impatience, attendant qu'elle poursuive. « Eh bien, je crois qu'elle redoute que ses enfants n'héritent de cette caractéristique. — Quoi ? » Allison écarquilla les yeux. Elle fixa sa fille pendant quelques secondes puis se secoua. « C'est ridicule, dit-elle. Et même sinon, regarde-toi ! Dieu sait que j'aurais préféré que tu évites de perdre des morceaux au combat, mais régénération ou non, tu restes parfaitement fonctionnelle. Tu es en train de me dire qu'elle craint non seulement que ses enfants soient incapables de bénéficier de la régénération, mais qu'ils subissent les mêmes blessures catastrophiques qu'elle ? — Je sais que ça semble irrationnel. Mais je crois bien, oui. D'après une remarque qu'Hamish a faite un jour, je sais qu'ils attendaient qu'il ait moins de travail pour avoir des enfants. Il se ménageait aussi peu à l'époque de son accident que maintenant, or ils voulaient tous les deux être disponibles en tant que parents. J'imagine donc que ce qui a changé leurs plans est lié au sort d'Émilie. Il est sans doute possible qu'elle ait eu le sentiment que ses blessures l'empêcheraient d'être une "bonne mère" mais, comme tu le disais, elle doit savoir qu'Hamish et elle pouvaient s'offrir la meilleure nounou de Manticore. Et aux rares occasions où le sujet de la régénération a été abordé – la plupart des gens veillent à ne pas en parler devant elle – les émotions que j'ai décelées chez elle suggèrent que sa perception de son sort n'est pas aussi rationnelle que la plupart des gens ne le pensent à la voir le prendre si bien. — C'est tout à fait possible », dit Alfred Harrington avant qu'Allison puisse ouvrir la bouche. Sa femme et sa fille le regardèrent. « J'ai vu mon lot de graves atteintes neurologiques », commença-t-il – et c'était un euphémisme. « Certes, très peu de cas étaient aussi étendus que celui de Lady Émilie. Je n'ai pas consulté son dossier, bien sûr, mais sa seule survie est déjà un beau miracle médical. Et même les patients au handicap bien moins lourd ont souvent du mal à s'y faire. Tu t'en sors beaucoup mieux que la moyenne sur ce plan, Honor, ajouta-t-il en désignant son bras artificiel, mais je soupçonne fort que tu dois connaître malgré tout des moments où tu acceptes moins bien ce qui t'est arrivé. — Je ne sais pas si je dirais que je l''accepte" moins bien, répondit Honor au bout d'un moment. En revanche, par moments, je le déplore immensément. Et parfois je ressens des douleurs dans mon bras perdu, comme tu me l'avais dit. — Mais tu n'es pas coincée dans un organisme qui ne réagit à aucun ordre, souligna Alfred. Émilie si, et ce depuis plus de soixante ans T. Elle a appris à compenser, autant que faire se peut, et à suivre le cours de sa vie, mais qu'elle ait dû accepter son handicap ne signifie pas qu'elle ait cessé de souffrir – surtout qu'elle était très active avant son accident. Je pense que la seule idée de voir quelqu'un qu'elle aime dans la même situation doit la terrifier, que ce soit rationnel ou non. Alors, si elle est obsédée par la peur de transmettre à ses enfants son incompatibilité avec la régénération, il se pourrait effectivement qu'elle ait exclu l'idée d'avoir des enfants. — Je pense que c'est exactement ça, dit Honor. Et dans ce cas, si Hamish et moi avons un enfant, je crains que cela ne rouvre brutalement ses blessures. Je ne veux pas lui faire mal. En réalité, je ferais tout pour éviter de la faire souffrir. — Je ne suis pas vraiment sûre que tu aies le choix, Honor », dit Allison avec une douceur implacable. Honor se tourna vers elle et lui découvrit un visage à la fois serein et sévère. « Je ne parle pas juste en tant que mère. Je suis aussi médecin, et pas n'importe lequel. Je suis généticienne – une généticienne de Beowulf – et Émilie Alexander est la femme d'Hamish Alexander. Elle a peut-être décidé de vous pousser à reconnaître les sentiments qu'Hamish et toi partagez et de vous accepter tous les deux. Pour cela, je la respecte et je l'honore. Mais cela ne change rien au fait que c'est sa femme, et, en tant que mari, il est moralement tenu de lui en parler, de même que tu es moralement tenue de l'informer, lui. Tu voudrais l'épargner, Honor, mais je ne pense pas que tu en aies le droit. Et même si tu essayais, que se passerait-il si elle découvrait plus tard ce que tu lui avais caché ? Qu'adviendrait-il de sa confiance en toi – et Hamish ? » Honor regarda fixement Allison, et Nimitz se dressa sur son épaule en enroulant sa queue autour de sa gorge d'un geste protecteur. Elle le sentit se serrer contre elle, l'inonder de son sou tien... et lui communiquer son approbation de ce qu'il lisait dans les émotions de sa mère. Et le pire de tout, c'est qu'Honor pouvait elle-même les lire, et qu'elle savait que sa mère avait raison. «Je ne sais pas comment faire, reconnut-elle au bout d'un moment. — Moi non plus, dit Allison, mais je sais par quoi tu devrais commencer. Et toi aussi. » Honor la regarda, et elle renifla. « Va voir Hamish, et dis-le-lui. Vous pensiez que ton implant éviterait une grossesse, je sais, mais il faut être deux pour jouer à ce jeu, et il porte une part de responsabilité. N'essaye pas de tout prendre sur tes épaules, Honor Harrington. Pour une fois, répartis le fardeau comme il se doit. » « Enceinte ? Hamish regarda fixement Honor. Ils se trouvaient dans son bureau de l'Amirauté, seul lieu hors de son manoir d'Arrivée et du domaine de Havre-Blanc dont la sécurité ne faisait aucun doute. Il avait paru un peu déconcerté qu'elle l'appelle pour réclamer quelques minutes de son temps pour des « questions officielles » dont elle taisait la nature, mais il avait libéré la dernière demi-heure de son programme quotidien pour elle. Elle était assise face à lui, le dos bien droit, Nimitz dans les bras. Samantha avait relevé la tête à l'instant où Honor et son compagnon étaient entrés dans le bureau. Elle avait maintenant quitté son perchoir derrière le bureau d'Hamish pour s'installer sur le dos de son fauteuil et elle s'y dressait, une main préhensile posée sur la tête du comte. « Oui, répondit Honor en l'observant attentivement et en surveillant de près ses émotions. Je l'ai appris du docteur Frazier en fin de matinée. La date d'expiration de mon implant a été mal rentrée dans mon dossier médical de Bassingford quand on l'a réactivé. Le docteur Frazier a vérifié trois fois les résultats des examens. » Elle secoua la tête. « Il n'y a aucun doute, Hamish. » Il resta immobile, abasourdi. Puis, comme sur les images au ralenti d'une fleur qui s'ouvre, d'autres émotions commencèrent à s'épanouir. La surprise. L'incrédulité, qui céda vite la place à un incroyable mélange de sentiments si intenses qu'elle n'arrivait pas à les démêler. Ses yeux d'un bleu polaire brillaient, et il quitta son fauteuil pour la rejoindre aussitôt. Elle allait se lever, mais il tomba à genoux devant elle et lui prit les deux mains pendant qu'une folle vague d'émotions le balayait. « Je n'aurais jamais... » Il s'interrompit et secoua la tête. « Je n'aurais jamais cru, jamais pensé... — Moi non plus », dit-elle en libérant sa main de chair et d'os pour la passer dans les cheveux de son amant. Ses yeux s'embuèrent tandis qu'un courant joyeux s'élevait indiscutablement au sommet de la vague émotionnelle. Puis elle se recula résolument. « Je ne m'y attendais pas, Hamish, mais maintenant que c'est arrivé, nous avons des décisions à prendre. — Oui. » Il se leva lentement puis s'enfonça dans un fauteuil en face de celui d'Honor et hocha la tête. « Oui, en effet », répéta-t-il, et bien que le flux vibrant de joie persistât, elle sentit de l'anxiété ainsi qu'une inquiétude soudaine le rejoindre en surface. Samantha quitta le bureau et traversa la pièce. Elle bondit dans le fauteuil d'Honor le temps de frotter sa joue contre celle de Nimitz, puis alla se couler sur les genoux d'Hamish, qui se mit d'instinct à caresser doucement sa fourrure soyeuse. Tout comme, découvrit Honor, elle le faisait de son côté avec Nimitz. « Ton déploiement, dit-il. Émilie. — Et les médias, ajouta Honor en grimaçant. Ma mère m'a demandé pourquoi je ne choisissais jamais la simplicité. J'aimerais avoir une réponse à lui donner. — Parce que tu es la Salamandre, fit-il dans un sourire ironique. Bien que, entre nous, je préférerais que tu restes un peu plus loin du feu, au moins en ce qui concerne ta vie privée. — Hélas, nous sommes ensemble dans cette galère-là, chéri. — Eh oui. » Il eut un sourire un peu plus fantasque. « Je suis tenté de jouer les lâches et de te dire que, puisque c'est toi enceinte, nous ferons ce qui te semble le mieux. Mais tu n'est tombée enceinte toute seule, et il me semble qu'un père n’a pas s'installer dans ses responsabilités en commençant par décharger sur la mère. Néanmoins, tu as eu un peu plus temps que moi pour y réfléchir. Alors, cela posé, as-tu un précise de ce que nous devrions faire ? — Eh bien, je m'étais dit qu'il valait mieux commencer te demander si tu souhaitais ou non être père, répondit-e souriant à son tour. Heureusement, tu as déjà répondu à question. L'étape suivante consiste donc à décider comment nous l'annonçons à Émilie. » Son sourire disparut. « Vraiment, je n'ai aucune idée de la façon dont elle va réagir à nouvelle, et je voudrais à tout prix éviter de la faire souffrir Hamish. Mais je pense que ma mère a raison. Nous n'avons moralement le droit de la "protéger" d'un événement pareil puis, fit-elle en pinçant les lèvres, rappelle-toi la pagaille que nous avons semée en essayant de la "protéger" du passé. — Tu as raison. Et ta mère aussi. Je ne sais pas très bien comment elle réagira. Je sais qu'elle voulait des enfants quand nous nous sommes mariés, et je sais qu'elle a changé d'avis après l'accident. Sa mère n'y était pas étrangère, je crois. Son visage gagna une certaine froideur, et Honor perçu une pointe de colère amère et glacée contenue de longue date. « La mère d'Émilie n'a pas bien pris ce qui s'est passé, dit-t-il doucement. Au début, elle voulait que nous remuions ciel et terre pour sauver la vie de sa fille. Par la suite, quand compris la gravité des blessures d'Émilie et leur caractère permanent, elle a changé. Je ne peux pas vraiment lui reprocher d'’avoir mal réagi, du moins au départ. Je n'ai pas très bien réagi non plus – non, ce n'est pas exact : j'ai complètement, totalement merdé – quand j'ai enfin compris que je ne pourrais pas la remettre sur pied. » Mais sa mère ne s'en est jamais remise. Pour elle, c'était une question de qualité de vie, et elle m'a même dit un jour – hors de la présence d'Émilie, Dieu merci ! – qu'il aurait été beaucoup plus charitable de ma part de la laisser mourir plutôt que de "la condamner sans pitié à une vie d'infirme pathétique et impuissante, par pur égoïsme". » Honor serra les dents. La mère d'Émilie ne l'avait peut-être jamais dit à portée d'oreille de sa fille, mais Honor avait découvert à ses frais combien celle-ci était observatrice, et avec quelle finesse et quelle précision elle déchiffrait ceux qui l'entouraient. Il était impossible qu'Émilie Alexander ait pu ignorer les sentiments de sa mère. « Je ne pense pas qu'Émilie se soit jamais vue comme une victime impuissante, poursuivit Hamish avec lenteur en cherchant les mots justes. Je ne dis pas qu'elle était un parangon de courage absolu qui ne s'est jamais apitoyé sur son sort et n'a jamais demandé "Pourquoi moi ?" Il y a des moments, je le sais, où elle a dû combattre des crises de dépression terribles. Mais elle ne s'est jamais considérée comme impuissante, jamais comme une survivante passive. Elle a toujours été elle-même, toujours déterminée à le rester, quoi qu'il advienne. » Mais je crois... Je crois que, malgré cela, une part d'elle-même s'est vue à travers les yeux de sa mère. Ou peut-être a-t-elle vu une autre victime plutôt qu'elle-même. Quelqu'un d'autre, dans le même état, sans le soutien, le courage infini et l'intégrité qui lui ont permis de s'en sortir. Quelqu'un qui pourrait penser comme sa mère qu'une vie pareille ne vaut pas la peine d'être vécue. — Tu veux parler de ses enfants. — Oui. Non. » Il haussa les épaules. « J'ignore si elle a poussé la réflexion jusqu'au bout, ou si l'idée a jamais atteint ce niveau de sa pensée consciente. Mais je sais qu'elle a commencé à reculer devant l'idée d'avoir des enfants, même après que les médecins lui ont fait remarquer qu'il n'y avait pas de raison, vu les avancées de la médecine moderne, qu'elle ne puisse pas en avoir. Et je sais que c'est arrivé une fois que l'attitude de sa mère est devenue évidente pour ses proches. Je ne l'ai jamais poussée sur ce point, dit-il en fronçant les sourcils. Je n'ai jamais essayé de résoudre la question avec elle. J'ai seulement suivi ce que j'interprétais comme sa volonté, sans creuser par moi-même ni la pousser à chercher de son côté si c'était vraiment ce qu'elle voulait. — Eh bien, je pense que nous allons devoir le découvrir », conclut doucement Honor. CHAPITRE DOUZE « Alors, qu'est-ce que vous avez sur, le cœur, tous les deux ? » Émilie Alexander regarda tour à tour Honor et son mari en haussant le sourcil. Elle était assise dans son coin préféré de l'atrium qu'Hamish avait fait construire pour elle des années plus tôt à Havre-Blanc, et elle les observait d'un air interrogateur pardessus la surface ridée d'un bassin de carpes koi à l'eau cristalline. Honor la sentait curieuse et un peu amusée, et elle fut tentée de sourire en se rendant compte combien Hamish et elle devaient avoir l'air de gamins qui avaient fait l'école buissonnière et venaient devant leur professeur reconnaître leurs méfaits, chat sylvestre sur l'épaule. Mais l'envie de sourire disparut lorsqu'elle songea à ce qu'ils étaient venus reconnaître, et elle prit une profonde inspiration. — Émilie, dit Hamish, Honor et moi avons quelque chose à te dire. J'espère que cela ne va pas te bouleverser ou te faire souffrir, mais c'est quelque chose que tu dois savoir. — Eh bien, ça commence mal », répondit-elle sur un ton léger, le sourire aux lèvres. Mais Émilie Alexander était la meilleure actrice du Royaume stellaire avant son accident. Sa mine aurait pu en tromper d'autres, toutefois Honor perçut l'inquiétude qui lui étreignait brusquement la gorge derrière le masque et se surprit à secouer violemment la tête avant même de savoir qu'elle allait parler. « Non, Émilie ! s'écria-t-elle. Il ne s'agit pas de ça. Émilie tourna vers elle des yeux verts soudain vulnérables, et Honor secoua la tête de plus belle. « Hamish et moi t'aimons tous les deux, s'entendit-elle dire avec une passion qui la surprit autant qu'eux. Rien ne peut changer nos sentiments. Et rien de ce qui se passe entre Hamish et moi ne pourrait changer ce qu'il ressent pour toi. » Émilie la fixa encore quelques secondes puis hocha lentement la tête. Elle acceptait les paroles rassurantes d'Honor, mais elle reconnaissait aussi que, si forte, si assurée fût-elle, elle ne parvenait pas à oublier qu'Honor représentait tout ce qu'elle ne pouvait plus être sur le plan physique. Il subsistait toujours une petite pointe de peur qu'elle ne parvenait pas à étouffer, la crainte que la sensation d'énergie et de santé qui émanait d'Honor n'altère effectivement les sentiments d'Hamish pour elle. « Honor a raison », fit doucement Hamish en venant s'asseoir sur un banc de pierre décoratif à côté de son fauteuil médicalisé. Il prit sa main valide entre les siennes et la porta à ses lèvres. « Bizarrement, poursuivit-il en la regardant dans les yeux tout en posant la main sur sa joue droite, tu es devenue le centre de nos vies. Peut-être avons-nous été contaminés par notre expérience de Grayson. Toujours est-il que nous formons une unité tous les trois, et ni Honor ni moi ne voudrions changer cela, même si nous le pouvions. » Il marqua une pause; elle ferma les yeux et appuya sa joue contre la main de son mari. « Mais, reprit-il au bout d'un moment, nous sommes assez inquiets de la façon dont tu vas réagir à la nouvelle que nous t'apportons, mon amour. — Dans ce cas, fit-elle sur un ton proche de son mordant habituel; vous devriez peut-être arrêter d'essayer de me préparer psychologiquement et me dire enfin de quoi il retourne. — Tu as raison, dit-il. Alors, pour en venir tout de suite à la conclusion : il y a eu une erreur dans le dossier médical d'Honor. Nous pensions son implant contraceptif encore actif. Ce n'était pas le cas. » Émilie le regarda puis se tourna vers Honor, les yeux écarquillés, et Honor hocha lentement la tête. — Je suis enceinte, Émilie, fit-elle doucement. Hamish et moi n'aurions jamais cru que cela arriverait. Hélas, c'est fait. Et pour cette raison, nous devons – tous les trois, pas juste Hamish et moi – décider que faire à ce propos. — Enceinte ? » répéta Émilie, et le brusque torrent de ses émotions submergea Honor comme une avalanche. « Tu es enceinte ! — Oui. » Honor s'approcha et tomba à genoux devant son aînée pendant que Nimitz et Samantha partaient d'un ronron réconfortant. Elle fit mine de parler encore mais s'interrompit, s'imposant d'attendre qu'Émilie ait surmonté son tumulte émotionnel. « Mon Dieu, dit celle-ci au bout d'un moment. Enceinte. » Elle secoua la tête. « Étrangement, voilà une éventualité que je n'avais jamais envisagée. » Sa voix tremblait et ses doigts se serrèrent autour de la main gauche d'Hamish tandis qu'elle clignait plusieurs fois des yeux. « Combien... combien de semaines ? — Pas beaucoup, répondit doucement Honor. Et comme j'ai reçu un traitement prolong de troisième génération plutôt qu'un des premiers, il s'agit d'une grossesse classique de neuf mois. Du moins, ce serait le cas si je pouvais porter l'enfant à terme de manière naturelle. — Oh, mon Dieu. » Émilie retira sa main de celles d'Hamish et la tendit vers Honor. « Oh, non. » Elle secoua la tête et les larmes lui montèrent aux yeux. « Honor, s'il t'arrive quelque chose maintenant... — J'aimerais pouvoir dire qu'il ne m'arrivera rien », fit Honor en prenant la main d'Émilie pour la presser contre sa joue tandis que la confusion initiale de la comtesse se muait en une seule émotion dominante : l'inquiétude. Non pas face aux conséquences de cette grossesse pour elle ni pour eux trois mais pour la sécurité d'Honor – une inquiétude redoublée et concentrée par l'annonce de sa grossesse. « J'aimerais pouvoir dire qu'il ne m'arrivera rien, répéta Honor, mais je ne peux pas, car je ne suis pas à l'abri. Beaucoup de gens vont souffrir ou mourir avant la fin de cette guerre, Émilie. Et beaucoup de bébés vont naître parce que des gens redoutent ce qui pourrait leur arriver ou arriver à leurs proches. Et tout cela s'ajoute au souci qu'Hamish et moi nous faisons pour la façon dont tu pourrais le prendre. » Sa dernière phrase appelait une réponse, et Émilie secoua la tête. « Je ne sais pas comment je le prends, dit-elle avec une franchise qui heurta presque physiquement Honor. J'aimerais pouvoir dire que je suis juste heureuse pour toi – et pour Hamish. Mais je suis humaine. » Sa lèvre inférieure frémit imperceptiblement. « Savoir que tu peux offrir à Hamish l'intimité physique que j'ai perdue est déjà parfois assez douloureux en soi, Honor. Je ne t'en veux pas et je n'en veux pas à Hamish. Je n'en veux même presque plus à Dieu, désormais. Mais ça fait mal, et je mentirais en prétendant le contraire. » Une larme coula sur la joue d'Honor, qui percevait la détermination d'Émilie à se montrer tout à fait honnête, non seulement avec son mari et sa compagne, mais avec elle-même. Peut-être pour la toute première fois avec elle-même. « Honor, je te regarde et je me rappelle. Je me rappelle ce que c'était que d'avoir deux jambes valides. D'être capable de me tenir debout, de bouger, de ressentir quelque chose, n'importe quoi, plus bas que mes épaules. D'être capable de respirer sans 'assistance. » Elle détourna le regard et prit une profonde inspiration. « Hamish t'a-t-il décrit l'étendue des dégâts, Honor ? demanda-t-elle, les larmes aux yeux. — Nous en avons un peu discuté », répondit Honor avec une étrange sérénité, répondant à la franchise par la franchise avant d'essuyer du pouce une larme sur la joue d'Émilie. « Pas en détail. — Il n'y a pas que ma colonne vertébrale qui a été brisée dans cet accident, fit Émilie sans la regarder. On a réparé tout ce qui était réparable, mais beaucoup de choses n'étaient pas traitables. Ou du moins, il ne servait à rien de les traiter, parce qu'en soixante ans je n'ai pas eu la moindre sensation en dessous des épaules à l'exception de ma main droite. Le néant, Honor. » Elle se tourna de nouveau vers elle. « Je ne peux pas survivre hors de ce fauteuil. Pas même respirer seule. Et te voilà. Tellement saine, en pleine forme. Et si belle, bien que tu ne t'en rendes sans doute pas compte. Tu es tout ce que j'ai été. Et, mon Dieu, que je t'en veux parfois, Honor. Que ça fait mal ! Elle s'interrompit un instant, cligna plusieurs fois des yeux puis eut un sourire tremblant. « Mais tu n'es pas moi. Tu es une personne complètement différente. Quelqu'un d'assez extraordinaire, d'ailleurs. Quand j'ai compris – quand tu m'as dit – ce qu'Hamish et toi ressentiez l'un pour l'autre, ce fut difficile. Je savais, intellectuellement en tout cas, que ce n'était pas ta faute, et je me rendais compte de tout le mal que vous vous donniez pour éviter de me faire souffrir. Et pour cette raison, à cause des retombées politiques inévitables si tout le monde avait cru à la campagne diffamatoire de l'opposition, j'ai pris la décision – une décision intellectuelle –d'accepter ce qui ne pouvait être changé et d'essayer d'en limiter l'impact. » Ce n'est que plus tard, quand j'ai vraiment appris à te connaître, que j'ai compris dans mon cœur, tout au fond de moi, qu'une part de toi vivait en Hamish, et donc aussi en moi. Mais tu n'es pas moi pour autant. Et la souffrance que je ressens encore parfois à te voir debout près d'Hamish, à la place que j'étais capable de tenir autrefois, ou quand je t'imagine dans son lit, à ma place, compte beaucoup moins que ce que tu es et ce que tu représentes pour Hamish... et pour moi. » Et maintenant ceci. » Elle secoua la tête. « Intentionnellement ou non, tu me dépasses encore un peu plus. Tu fais ce que je me voyais bien faire autrefois. Un bébé, Honor. » Elle cligna encore des yeux. « Tu vas avoir un bébé. Celui d'Hamish. Et ça fait mal, ça fait terriblement mal... mais c'est tellement merveilleux. » Une lueur de joie émanait d'elle comme un rayon de soleil entre des nuages d'orage. Ce n'était pas vraiment du bonheur –pas encore. Il y avait là trop de souffrance à vif et un ressentiment latent qui se savait à la fois déraisonnable et irrationnel. Mais la joie était présente, et Honor y sentit la possibilité de se muer en bonheur. « Hamish et moi en avons parlé, dit Honor en soutenant son regard sans ciller. Nous voulons tous les deux cet enfant. Mais, plus encore, nous voulons éviter de te faire souffrir ou de t'angoisser. Parmi les bonnes œuvres que Willard supervise pour moi depuis Grayson, il y a au moins trois orphelinats et deux agences d'adoption, l'une sur Grayson, l'autre ici, au Royaume stellaire. Nous pouvons leur confier cet enfant en vue d'une adoption, Émilie. Nous pouvons garantir qu'elle ou il aura des parents aimants pour le soutenir. — Non, tu ne peux pas, fit Émilie. Le faire adopter, s'entend. Je sais que tu saurais lui trouver des parents aimants. Mais je ne me vois pas te demander d'abandonner ton enfant. Et si quelque chose t'arrivait, je ne pourrais pas demander à Hamish de renoncer à la seule part de toi qui lui resterait – qui nous resterait. — Alors... » Honor marqua une pause et inspira profondément. « Alors tu veux que nous gardions ce bébé ? — Bien sûr ! » Émilie la regarda. « Je ne prétends pas ne pas avoir des sentiments mitigés. Tu es la mieux placée pour le savoir. Mais des sentiments mitigés peuvent s'éclaircir, et même sinon, de quel droit te demanderais-je d'abandonner ton enfant pour ne pas froisser ma susceptibilité ? » Honor ferma les yeux et pressa un peu plus la main d'Émilie contre sa joue. À son grand étonnement, celle-ci eut un petit rire. — Évidemment, reprit-elle d'une voix beaucoup plus proche de la normale – tout comme la teinte de ses émotions – maintenant que j'ai surmonté ma surprise initiale, je vois bien quelques problèmes qui risquent de se poser. Mais j'imagine que vous ne comptez pas sur moi pour vous aider à les résoudre cette fois-ci... — Pour tout dire, fit Honor en relevant la tête pour adresser un sourire un peu brumeux à Émilie, nous comptions précisément sur toi. » — D'accord, examinons le problème et les quatre options qui s'offrent à nous pour le régler », dit Émilie beaucoup plus tard ce soir-là, une fois que la table du dîner eut été débarrassée et que les trois humains et deux chats sylvestres se trouvèrent à nouveau seuls. Elle avait à peu près retrouvé son équilibre émotionnel, et la sérénité qui émanait d'elle n'avait pas de prix aux yeux d'Honor. — Pour commencer, il n'est pas envisageable qu'Honor abandonne – que nous abandonnions cet enfant, poursuivit Émilie. Deuxièmement, Honor ne peut pas non plus le porter à terme de manière naturelle. Troisièmement, les retombées politiques potentielles si nous reconnaissions cette grossesse à ce moment précis seraient... difficiles. Aussi bien ici, au Royaume stellaire, que sur Grayson. Enfin, dit-elle en regardant tour à tour son mari et Honor, quelle que soit la façon dont nous réglons cette question, j'ai bien l'intention d'être impliquée dans l'éducation de cet enfant. Alors, puisque la première hypothèse est déjà exclue, qu'en est-il de la seconde ? — Dans des circonstances normales, répondit Honor, et dans la mesure où ma mère vient de Beowulf, la solution serait toute trouvée : elle porterait l'enfant pour moi. Mais je crains que cela ne puisse s'appliquer ici. — Pourquoi pas ? » demanda Émilie en inclinant la tête. Honor la regarda, et elle eut un geste de la main qui chez elle équivalait à un haussement d'épaules. v Cela semble pourtant une excellente idée à plusieurs niveaux. Je me demande si nous envisageons les mêmes difficultés. — Ce serait une idée merveilleuse, concéda Honor avec une pointe de tristesse. Maman a des grossesses faciles, et les jumeaux sont tout juste assez grands pour que la présence d'un bambin lui manque. Et je ne vois pas de meilleure mère porteuse. Mais sur le plan légal, cet enfant prendra la place de Faith dans la succession Harrington, et je finirai par être obligée de le reconnaître publiquement; dans ce cas, faire jouer les mères porteuses à maman présente toutes sortes d'inconvénients. Si elle est visiblement enceinte, les Graysoniens penseront – à moins que nous ne leur disions le contraire – que papa est le père. » Elle marqua une pause et gloussa, ironique. "Papa est le père", répéta-t-elle. Est-ce que ça sonne aussi bizarre à vos oreilles qu'aux miennes ? — Oui, c'est un peu bizarre, reconnut Hamish. Mais tu disais ? — Je disais que tout le monde pensera que l'enfant est celui de maman, or elle est beaucoup trop exposée pour être enceinte sans que personne ne le remarque. Par conséquent, soit nous informons tout le monde, y compris le Conclave des seigneurs, de l'identité des véritables parents biologiques, soit nous sommes obligés de mentir. » Elle secoua la tête, toute trace d'humour gommée. — Je refuse de mentir. Je ne peux pas. Non seulement ce serait moralement condamnable, mais ce serait aussi désastreux pour moi sur le plan politique quand la vérité éclaterait enfin. En ce qui concerne la politique et la sensibilité graysoniennes, il vaudrait bien mieux que je reconnaisse dès maintenant qu'Hamish est le père de cet enfant, malgré le risque de réactions hostiles, plutôt qu'on me prenne à mentir là-dessus avant sa naissance. D'ailleurs, ajouta-t-elle en regardant tour à tour Émilie et Hamish, je suis peut-être graysonienne depuis trop longtemps parce que je serais d'accord avec eux. — Mais tu finiras bien par devoir leur dire ce qui s'est passé, et quand, fit remarquer Émilie. — Je suis prête à défendre mon droit légal et moral au respect de la vie privée, répondit Honor. Je ne dis pas que mes Graysoniens se réjouiront quand la vérité sera connue, quelle que soit la façon dont nous gérons l'affaire, mais ils accepteront l'idée que j'avais le droit de ne pas leur en parler beaucoup plus facilement qu'un mensonge. — Tu n'es pas obligée, en tant que seigneur Harrington, d'informer le conclave de la naissance d'un héritier de ton fief ? s'enquit Hamish en plissant le front. — Pas tout à fait. » Honor tendit à Nimitz une branche de céleri. Le chat la coupa net en deux pour en donner un morceau à sa compagne sylvestre, et Honor les regarda une seconde mâcher avec bonheur –et pas très proprement. Puis elle se tourna de nouveau vers Hamish et Émilie. « Je suis légalement tenue d'informer le Sabre et l'Église. Techniquement, on pourrait même soutenir que je n'ai pas besoin d'informer quiconque tant qu'un enfant n'est pas bel et bien né. Faites-moi confiance, ajouta-t-elle avec un sourire lugubre, j'ai fait des recherches cet après-midi. Mais, si la loi précise que la naissance d'un héritier doit être signalée au Protecteur et à l'Église et reconnue par eux, en pratique, ils sont toujours mis au courant quand la grossesse est confirmée. Par conséquent, les deux personnes à qui je suis tenue par la loi d'en parler sont Benjamin et le révérend Sullivan. Je suis sûre que Benjamin respecterait ma confidence, et les vœux du révérend lui imposent de la traiter comme une information révélée dans le secret du confessionnal, au moins jusqu'à la naissance effective. — Et à partir de là ? demanda Émilie. — À partir de là, je ne sais pas plus que toi ce qui se passera au juste, reconnut Honor. Je ne vois pas comment je pourrais cacher la naissance de cet enfant même si je le voulais. Et, pour être honnête, je n'en ai pas envie, pour plusieurs raisons. Je crois que le mieux que nous puissions faire consiste à gagner neuf mois, en espérant que le climat politique change avant que je ne rende la nouvelle publique. — Nous pourrions toujours envisager de placer l'embryon en cuve cryogénique jusqu'à ce que le climat politique soit définitivement assaini, fit lentement Hamish. — Non, impossible », répondit carrément sa femme. Il se tourna vers elle, et elle secoua fermement la tête. « Honor part au combat sous peu, Hamish. Il est possible, même si nous préférerions tous imaginer le contraire, que cette fois-ci elle se fasse tuer. » La voix légèrement tremblante, elle regarda Honor de l'autre côté de la table. « Si Dieu m'entend, cela n'arrivera pas. Mais j'ai parfois l'impression qu'il a perdu mon numéro de com. Et dans ce cas, il est hors de question que nous la privions d'un seul instant à tenir son enfant dans ses bras. » Les yeux d'Honor lui brûlaient, et Émilie lui sourit avant de secouer à nouveau la tête. « Même si cela n'entrait pas en ligne de compte, poursuivit-elle, ce serait de toute façon une erreur. S'il arrive effectivement quelque chose à Honor, les circonstances exactes de la conception de cet enfant seront remises en question. Je me rends bien compte qu'un test de maternité confirmerait que l'enfant est d'Honor et de toi, Hamish, mais si Honor se faisait tuer – si elle n'était pas là pour confirmer les circonstances de la conception – il se trouverait toujours quelqu'un pour nous accuser d'avoir élaboré un plan machiavélique pour nous approprier Harrington. — Il existe des procédures de déclaration de maternité posthume, fit remarquer Honor. — Nous ne parlons pas de ce qui est légal ou non, répondit Émilie. Nous parlons des perceptions de l'opinion publique, et ce, vous m'excuserez de le dire, sur une planète qui n'est pas encore réconciliée avec tous les aspects de la technologie moderne. Notamment la technologie médicale. — Ce n'est pas faux, reconnut Honor. Mes parents et moi travaillons sur cet aspect, mais il me semble parfois que la moitié au moins des habitants de Grayson nous croient capables de magie noire. » Elle secoua la tête. « Et par certains côtés, c'est pire encore depuis que maman a inventé les nanites ciblant la tare génétique qui produit des bébés mort-nés. — J'en ai entendu parler, dit Émilie, mais je n'ai jamais compris pourquoi une femme s'y opposerait. Le moyen d'éliminer tous ces avortements spontanés et d'éviter d'accoucher d'enfants mort-nés ? » Elle secoua la tête à son tour. « Évidemment, on ne m'a jamais expliqué au juste comment cela fonctionne non plus, admit-elle. — Ce n'est pas la panacée, dit Honor. Elle cherche encore le moyen de réparer cette tare d'une façon qui n'introduira pas elle-même de nouveaux problèmes. En attendant, les nanites qu'elle a créées représentent une approche plus brutale. Elles sont conçues pour envahir les ovaires et identifier les ovocytes porteurs du chromosome X défectueux. Quand elles en trouvent un, elles le détruisent. Comme tous les ovocytes d'une femme sont déjà présents dans ses ovaires, maman peut éliminer tous les chromosomes endommagés à l'aide d'un traitement unique. Mais cette solution rencontre beaucoup de résistances. De la part des éléments les plus conservateurs de la population, qui pensent qu'elle interfère avec le plan divin, mais surtout de ceux qui craignent que changer le rapport des naissances de garçons et de filles ne sème le chaos dans leur société. Un autre front de résistance vient des femmes qui redoutent que tous leurs ovocytes soient affectés, je crois, et que les nanites les rendent complètement stériles. D'autres ont l'air de trouver l'idée dégoûtante, déplaisante. Mais je pense que l'opposition au traitement concerne ceux dont tu parlais, Émilie : les gens qui n'y voient que de la magie noire. Ils ne comprennent rien aux nouvelles technologies médicales, en réalité, et certains en ont peur autant qu'ils sont heureux d'en disposer. — Tout à fait, dit Émilie en hochant vigoureusement la tête, et c'est cette tranche de la population la moins à l'aise avec la médecine moderne que manipuleraient ceux qui voudraient causer des problèmes — Mais pourquoi voudrait-on causer des problèmes ? » geignit Hamish. Honor et Émilie le gratifièrent chacune d'un même regard apitoyé puis s'entre-regardèrent, et Émilie renifla. « Effrayant, hein ? dit-elle à Honor. Difficile de croire que c'est un membre éminent du gouvernement de Sa Majesté. — Oh, je ne sais pas, répondit Honor avec un sourire ironique. Il n'est sans doute pas plus incompétent en matière de politique que je ne l'étais quand on m'a envoyée à Yeltsin la première fois. — Mais il a beaucoup moins d'excuses, fit Émilie, le regard brillant. — Pas vraiment. » Honor gloussa d'un air malicieux tandis qu'Hamish s'adossait en haussant le sourcil et croisait les bras, résigné. « Après tout, il souffre d'au moins un handicap physique. — Lequel ? s'étonna Émilie avant de secouer la tête. Ah, je sais ! Son chromosome Y ? — Celui-là même ! » Elles éclatèrent de rire. « Très drôle, fit Hamish. Et maintenant, si vous avez fini de glousser comme des dindes, que diriez-vous de répondre à ma question ? — Il ne s'agit pas tant d'imaginer pourquoi on voudrait nous causer des problèmes, répondit Honor plus gravement, que de savoir que c'est possible; voilà notre responsabilité. La nature humaine étant ce qu'elle est, un imbécile qui réprouve tous les changements qui se sont produits sur Grayson – et, ne te leurre pas, ils sont encore nombreux, même s'ils ne représentent plus qu'une minorité – risque de s'attacher à ce sujet par pure paranoïa. N'oublie pas Mueller et Burdette, ni l'opposition actuelle sur Grayson. Ils trouveraient sans doute profitable en soi de forcer Benjamin à dépenser son capital politique pour te défendre. » Elle haussa les épaules. « Il y a peu de chances que cela crée de véritables ennuis, mais Émilie a raison. Cette possibilité demeure et, au niveau d'un seigneur, n'importe quel problème peut devenir grave. — Tu es donc en train de me dire que nous n'avons pas plus de neuf mois avant d'être obligés de rendre l'événement public. — C'est exactement ça. Je peux insister sur mon droit de refuser de déclarer la paternité de l'enfant même après la naissance, ce qui devrait assez bien passer sur Manticore. En revanche, cela ne passera pas sur Grayson. Pas bien, en tout cas. Mais je vais devoir annoncer la naissance dès qu'elle aura eu lieu. — C'est sûr, renchérit Émilie. Mais chaque mois gagné avant l'annonce pourrait être précieux. La situation politique aurait le temps de se stabiliser, et cela éloignerait le moment de vérité de la campagne diffamatoire de l'opposition. Ce qui ne l'empêchera pas d'être désagréable, tu l'imagines bien. — Oh, crois-moi Émilie, même un ignare tel que moi en matière de politique l'imagine très bien, répondit Hamish, ironique. — En substance, donc, reprit Émilie après quelques instants, posant son regard tour à tour sur Honor et Hamish, il semble que la seule possibilité qui s'offre à nous consiste à faire développer l'enfant artificiellement sous condition de secret médical, en espérant que d'ici sa naissance la situation militaire et politique aura suffisamment changé pour que l'événement n'embrase pas les passions. — Je le crains, répondit Honor. — Eh bien, dans ce cas, dit Émilie avec un sourire un peu fantasque, je crois qu'Hamish et moi ferions bien de passer les prochains mois à apprendre à jouer les salamandres nous aussi. » CHAPITRE TREIZE « Très bien, milady, fit la jeune employée efficace à l'autre bout du lien com tout en examinant le formulaire électronique sur son afficheur. Nous pouvons fixer la procédure pour mercredi après-midi, si cela vous convient. — Mercredi sera parfait, répondit Honor. En fait, vu mon emploi du temps, j'ai besoin que ce soit fait dès que possible. — Je comprends. » Son interlocutrice marqua une pause et fronça légèrement les sourcils. « Je vois que vous avez désigné votre mère comme deuxième contact. » Elle avait terminé sa phrase sur une note ascendante, et Honor se retint soigneusement de grimacer. « En effet », dit-elle d'une voix parfaitement égale. Une nuance dans son ton fit toutefois relever la tête à l'employée. Si elle avait eu l'intention de partir à la pêche aux informations, elle l'abandonna dès qu'elle croisa le regard d'Honor. — Dans ce cas, milady, je vous note pour... quatorze heures trente. — Merci. J'y serai. « Je crois que je n'ai jamais vu le seigneur dans cet état d'esprit », fit doucement Spencer Hawke. Simon Mattingly et lui, dos au mur du splendide gymnase qui s'étendait sous le manoir Harrington dans la baie de Jason, la regardaient s'entraîner. Sa routine habituelle avait subi quelques changements. Comme toujours, elle avait pratiqué pendant une heure avec le sabre Harrington. Le grand maître Thomas Dunlevy avait quitté sa retraite l'année précédente pour aider à programmer son robot d'entraînement et le choc de la lame d'exercice émoussée contre le sabre Harrington finement aiguisé avait résonné durement dans le gymnase. Mais le seigneur avait enfilé un équipement de protection beaucoup plus complet que d'habitude et demandé à Mattingly de limiter la vitesse de réaction du robot. Et puis on était un lundi, et elle mettait normalement ce jour-là son gi de coup de vitesse et des protections pour un combat en plein impact contre le robot ou le colonel La Follet. Mais aujourd'hui elle s'était contentée d'exercices d'étirement et de katas d'entraînement. Et comme si cela ne suffisait pas, elle avait envoyé La Follet lui-même en mission sans elle. Ni l'un ni l'autre n'avaient parlé de ce qu'il faisait, mais Mattingly et Hawke savaient tous deux que cela avait à voir avec le programme de déplacement assez bizarre que Lady Harrington avait exposé à La Follet la veille au soir. Tout cela était étrange, mais autre chose avait poussé Hawke à faire cette remarque. Elle avait l'air... distraite. Elle s'était départie de cette concentration intense et complète sur la tâche à laquelle elle se consacrait qui la caractérisait si bien. Et puis elle semblait à la fois énervée et anxieuse, ce qui ne lui ressemblait pas du tout. Mattingly dévisagea brièvement son jeune collègue. Hawke n'avait pas encore été briefé sur les détails du fameux programme de déplacement. D'ailleurs, Mattingly lui-même n'avait pas obtenu d'informations exhaustives, mais il croyait dans les vertus d'une bonne préparation. Il avait donc effectué des recherches de son côté sur la clinique des Bruyères où le seigneur tenait à se rendre si discrètement. « Je l'ai déjà vue dans cet état d'esprit, dit-il au bout d'un moment. Pas souvent – une fois ou deux. Dieu merci, ce n'est pas aussi grave qu'avant le déploiement au Marais ! — Amen », répondit Hawke avec une douce ferveur, et un reste de colère flamba dans ses yeux sinon placides. Mattingly ne s'en étonna pas; il s'en réjouit plutôt. Il avait choisi cet exemple précis à dessein, vu ce que Hawke allait inévitablement comprendre tout seul le lendemain. « Elle a beaucoup de soucis », poursuivit-il tranquillement tout en regardant son seigneur égrener gracieusement ses katas. Elle avait presque dix ans T de plus que lui, pourtant elle paraissait la moitié de son âge. Il s'y était habitué, autant que possible pour qui avait grandi sur une planète privée de prolong, mais il avait de plus en plus de mal à se montrer aussi rapide et souple qu'elle. Non, rectifia-t-il intérieurement. Pas « aussi rapide et souple » car je ne l'ai jamais été. Il est juste plus difficile de la suivre. « Je sais qu'elle a des soucis, répondit Hawke en inclinant la tête. Mais ça ne se limite pas à son affectation. — Non, en effet, dit Mattingly. Il y a aussi des questions... personnelles en jeu. » Le regard de Hawke se fit aussitôt opaque, et toute expression quitta son visage. C'était une réaction d'homme d'armes professionnel, que Mattingly trouva plutôt amusante étant donné les circonstances. Il ne pouvait guère tenir rigueur à son cadet d'aller à la pêche aux informations – les hommes d'armes se rendaient trop souvent compte à leurs dépens que leur employeur avait omis de mentionner une information vitale parce qu'il la jugeait négligeable ou parce qu'il ne voulait pas leur en faire part. Parfois, comme c'était trop souvent le cas au goût de Mattingly avec le seigneur Harrington, parce qu'il avait tout simplement décidé de subordonner les impératifs de sécurité à... d'autres considérations. Mais cette façon de basculer en mode « la vie privée de mon seigneur ne me regarde as » dès qu'il commençait à soupçonner où ses questions pourraient l'amener était typique d'un jeune homme comme Hawke. « Elle ne t'en parlera pas, tu sais », dit Mattingly sur le ton de la conversation, taquin, tandis qu'Honor terminait ses katas. Il l'observait d'un œil alerte, même ici, et il se demanda si elle allait se diriger droit vers les douches. Elle préféra rejoindre le stand de tir en intérieur situé à l'extrémité du gymnase. Il l'avait déjà vérifié avant que son seigneur ne pénètre dans le gymnase et le stand ne possédait pas d'autre entrée. Il n'essaya donc pas de l'intercepter à la porte. Il se contenta d'adresser un signe de tête à Hawke, et ils vinrent se placer de chaque côté de la porte, un œil sur le plastoblinde insonorisé et l'essentiel de leur attention sur les voies d'accès. — Elle n'a aucune raison de m'en parler, répondit Hawke avec une certaine raideur. C'est mon seigneur. Si elle veut que je sache quelque chose, elle me le dira. — Ah, n'importe quoi ! » renifla Mattingly. Il fut un instant surpris de constater que son seigneur ne mettait pas de casque antibruit, mais son inquiétude naissante s'évanouit quand il se rendit compte qu'elle n'avait pas son .45 sur la ligne de tir. À la différence de ce monstre anachronique cracheur de poudre, les pulseurs étaient relativement silencieux. Certain que son employeur n'allait pas percer ses tympans sans protection à coups de pistolet, il se retourna vers Hawke, qui le regardait d'un air un peu indigné. « Spencer, si le colonel La Follet t'a choisi pour entrer dans la garde personnelle du seigneur, c'est que tu n'es pas un imbécile. Tu sais, ou du moins tu devrais savoir à ce stade, qu'aucun seigneur ne dit jamais à ses hommes d'armes tout ce qu'ils ont besoin de savoir. Et très franchement, la nôtre est pire que la moyenne à ce niveau-là. Elle a fait des progrès, mais, bon sang, elle prenait de ces initiatives sans nous en parler à l'avance, au début ! » Il secoua la tête. « Ce qu'il faut que tu comprennes, « Spencer, c'est qu'il y a le boulot, et puis il y a tout le reste. Le boulot consiste à veiller à ce que cette dame sur la ligne de tir reste en vie, point final. Pas de "si", pas de "et", pas de "mais". Nous faisons tout ce qu'il faut – absolument tout – pour nous en assurer. Et c'est un privilège pour nous, parce qu'il y a seigneur et seigneur et, en toute honnêteté, des comme elles, on en voit peut-être un ou deux par génération. Quand on a de la chance. Et, oui, même si je n'irai pas le lui dire, je ferais mon boulot de toute façon, parce que je l'aime. » Mais de temps à autre, et plus souvent dans son cas que dans la plupart, notre boulot et la personnalité de celle que nous protégeons entrent en collision frontale. Notre seigneur prend des risques. Certains sont gérables, du moins dans des limites raisonnables, comme sa pratique de la voile et du deltaplane. Mais elle est aussi officier spatial et seigneur au vieux sens du terme – de ceux qui menaient leurs troupes personnelles depuis les premiers rangs – et il y aura donc toujours des dangers dont nous ne pourrons pas la protéger malgré tous nos efforts. D'ailleurs, tu t'en souviens sans doute, ces mêmes dangers ont déjà tué plusieurs de ses hommes d'armes en chemin. » Et un autre facteur doit être pris en compte dans son cas. Elle n'est pas née seigneur. Par plus d'un côté, je pense que c'est le secret de sa force en tant que seigneur : elle ne pense pas comme quelqu'un qui sait depuis ses premiers pas qu'il le deviendra un jour. C'est sans doute une excellente chose au final, mais cela signifie également qu'elle n'a pas grandi dans le même état d'esprit. Il ne lui vient même pas à l'idée qu'elle doit nous tenir informés si nous voulons bien faire notre travail –enfin, parfois elle choisit simplement de l'ignorer alors qu'elle y a pensé. Et puisqu'elle ne nous tient pas informés, nous passons tous – comme tous nos prédécesseurs – un temps fou à essayer de découvrir ce qu'elle nous cache cette fois-ci. » Il eut une grimace ironique. « Et bien sûr, nous passons le reste de notre temps à fermer nos grands clapets sur ce que nous avons découvert. Surtout quand elle ne nous en a pas parlé du tout. Tu vois, ces choses dont elle sait que nous savons qu'elle sait que nous les savons mais que nous n'abordons jamais avec elle. — Ah. » Hawke plissa le front. « Tu es donc en train de dire que je suis censé fouiner dans sa vie privée ? — C'est nous, sa vie privée, répondit carrément Mattingly. Nous faisons autant partie de la famille que sa mère et son père, ou Faith et James. Sauf que nous sommes la partie de la famille qu'on peut sacrifier. Tout le monde le sait et l'accepte. Sauf elle. Son propre front se plissa, exprimant à la fois affection, respect et exaspération tandis qu'il regardait son seigneur à travers le plastoblinde. Hawke suivit son regard, et Mattingly sentit le jeune homme frémir, choqué, en voyant Honor ôter calmement la dernière phalange de son index gauche. « Tu ne l'avais encore jamais vue faire ? demanda Mattingly. — Si. Mais pas souvent. Et... ça me dérange. Tu sais, j'oublie tout le temps qu'elle a un bras artificiel. — Oui, et son père est un homme totalement paranoïaque, Dieu le bénisse ! » s'exclama Mattingly. Ils la regardèrent d'un œil plier les doigts de sa main gauche et virent l'index tronqué se verrouiller en position tendue. « Bien que cette arme secrète-là soit l'exemple typique de ce que je disais plus tôt. Elle n'en a pas parlé au colonel ni à moi jusque après notre arrivée au Marais. — Je sais. » Hawke gloussa. « J'y étais quand nous l'avons découverte, tu te souviens ? » De l'autre côté du plastoblinde, Honor Harrington pointa le doigt vers l'extrémité de son couloir de tir, et une fléchette hypervéloce frappa en hurlant le mille d'une cible d'ordonnance. Elle n'avait même pas levé la main et, pendant qu'ils l'observaient, elle détourna franchement la tête, s'abstenant de regarder les cibles quittant leur cachette holographique... pourtant les fléchettes continuèrent à les déchiqueter. « Comment fait-elle ça ? s'étonna Hawke. Regarde un peu! Elle a les yeux fermés ! — Oui, en effet, dit Mattingly dans un sourire. Le colonel a fini par craquer : il lui a posé la question. C'est assez simple, en réalité. Il y a une caméra dissimulée dans la cuticule de son index; quand elle active le pulseur, les images de la caméra parviennent directement à son œil artificiel. Il projette une fenêtre pourvue d'un réticule, et comme la caméra est alignée avec l'âme du canon du pulseur, la fléchette frappe automatiquement tout ce qu'elle voit dans la fenêtre. » Il secoua la tête tout en souriant. « Elle a toujours été une excellente tireuse instinctive, mais c'est pire encore depuis que son père a fait concevoir son bras artificiel. — Je ne te le fais pas dire, soupira Hawke. — Et c'est tant mieux. » Mattingly se détourna du plastoblinde. « On dit que Dieu est particulièrement exigeant quand il met à l'épreuve ceux qu'il aime le plus. J'en conclus qu'il aime beaucoup notre seigneur. » Hawke acquiesça et tourna lui aussi le dos au plastoblinde, les sourcils froncés, en réfléchissant à tout ce que Mattingly lui avait dit. Au bout d'un moment, il se retourna vers son aîné. « Alors, qu'est-ce qu'elle nous cache ? — Pardon ? fit Mattingly en haussant les sourcils. — Alors, qu'est-ce qu'elle nous cache ? répéta Hawke. Tu dis qu'un homme d'armes doit savoir tout ce que son employeur lui tait. Alors dis-moi. — Te dire quelque chose que le seigneur ne t'a pas dit? Mattingly se fendit d'un sourire malicieux. « Je n'oserais pas un instant ! — Mais tu viens de dire... — J'ai dit qu'un homme d'armes doit découvrir ce qu'il a besoin de savoir. À l'heure qu'il est, le colonel et moi-même avons déjà trouvé – mais nous sommes plus vieux et sages, sans parler de sournois. Maintenant, jeune Spencer, il te revient de comprendre tout seul, cela fait partie de ta formation en cours. Et ce, j'ajouterai, sans te prendre les pieds dans ton sabre devant le seigneur en admettant que tu as compris. — C'est stupide ! protesta Hawke. — Non, Spencer, répondit Mattingly, beaucoup plus grave. Découvrir les choses par toi-même, c'est une activité à laquelle tu vas devoir te faire. Et pour longtemps. Contrairement au colonel et moi, tu as reçu le traitement prolong. Tu seras sans doute aux côtés du seigneur pendant des décennies, et il faut que tu comprennes quel type d'informations elle ne va pas te donner. Et il est tout aussi important que tu apprennes comment lui laisser son intimité alors même que tu t'y immisces. » Hawke le regarda, et Mattingly eut un sourire empreint de tristesse. « Elle n'a pas d'intimité, Spencer. Elle n'en a plus. Et comme je te le disais, elle n'a pas grandi seigneur. Celui qui naît avec ce titre n'a jamais vraiment d'intimité dès le début. Ce qu'il n'a jamais connu ne lui manque pas, du moins pas tant. Mais elle avait une vie privée, et elle y a renoncé en acceptant le statut de seigneur. Je ne crois pas qu'elle ait jamais reconnu devant quiconque combien celui lui a coûté. Alors, si nous pouvons jouer le jeu et la laisser s'accrocher au moins à l'illusion qu'il lui reste un semblant d'intimité, cela fait partie de notre rôle d'hommes d'armes. Et si ridicule, si stupide que cela puisse parfois sembler, ça ne l'est pas. Pas du tout. Pour tout dire, jouer ce jeu avec elle est l'un des plus grands privilèges de mon service en tant que son garde du corps personnel. » « Avez-vous réussi à contacter la duchesse Harrington, Adam ? — Oui, monsieur. Si on veut. » L'amiral Sir Thomas Caparelli leva les yeux du rapport affiché devant lui et haussa le sourcil à l'adresse du grand et blond capitaine de vaisseau. « Voudriez-vous éclaircir cette réponse un peu énigmatique ? demanda-t-il à son chef d'état-major. — J'ai parlé à la duchesse, monsieur, répondit le capitaine Dryslar. Malheureusement, je n'ai pas réussi à la joindre avant onze heures. Elle avait un déjeuner de travail prévu avec des collaborateurs de l'amiral Hemphill et elle a un rendez-vous médical dans la foulée. Elle a dit qu'elle pouvait repousser sa visite chez le médecin s'il s'agissait d'une urgence mais qu'elle préférait l'éviter. — Le médecin? » Caparelli fronça les sourcils et se redressa sur son siège. « A-t-elle un problème de santé dont je devrais être au courant ? — Pas que je sache, monsieur, fit prudemment Dryslar. — C'est-à-dire ? Ne me forcez pas à vous tirer les vers du nez, Adam ! — Excusez-moi, monsieur. J'ai effectivement demandé à la duchesse où elle avait rendez-vous au cas où nous aurions besoin de la joindre. Elle a parlé de la clinique des Bruyères. » Caparelli avait ouvert la bouche, mais il la referma et haussa les sourcils, manifestement stupéfait. « Les Bruyères ? répéta-t-il au bout d'un moment. — Oui, monsieur. — Je vois. Eh bien, dans ce cas, nous pouvons certainement reprogrammer ma rencontre avec elle. Rappelez-la, voulez-vous, et voyez si elle est disponible demain. Non, attendez. Plutôt vendredi. — Bien, monsieur. » Dryslar quitta le bureau en fermant la porte derrière lui, et Caparelli resta assis quelques secondes, les yeux dans le vide, pendant qu'il réfléchissait aux complications potentielles du rendez-vous que l'amiral Harrington avait cet après-midi-là. Il envisagea de l'appeler lui-même, en personne, mais y renonça aussitôt. Si elle souhaitait discuter de quelque chose avec lui, elle avait son numéro, et il était des nouvelles dont le Premier Lord de la Spatiale préférait ne pas prendre connaissance officiellement à moins d'y être contraint. « Milady, je doute franchement que la reine ou le Protecteur Benjamin apprécient beaucoup tout ceci. » Le colonel La Follet avait adopté un ton hésitant, mais son regard gris trahissait un entêtement indéniable, et Honor se tourna vers lui, l'air sévère. — Sa Majesté et le Protecteur n'en entendront pas parler par ma voix, Andrew. Pensiez-vous à un autre informateur – pardon, rapporteur – possible pour leur transmettre l'information ? — Milady, tôt ou tard, ils le découvriront, répondit La Follet sans céder de terrain. Je suis votre homme d'armes. Je comprends la nécessité de garder le secret, et vous savez très bien ce que cela signifie, tout comme vous savez que le reste du détachement tiendra aussi sa langue. Mais ils ne sont pas non plus dépourvus de sources d'information de leur côté, et quand ils apprendront cette petite escapade, ils ne trouveront pas cela drôle. » D'ailleurs, ajouta-t-il, plus impassible encore, je doute fort que le comte et la comtesse de Havre-Blanc s'en réjouiraient s'ils savaient combien vous êtes exposée en ce moment. » Honor avait déjà ouvert la bouche, mais elle ravala ce qu'elle s'apprêtait à dire et lui décocha un regard attentif. La Follet n'avait jamais été si près d'admettre ouvertement la relation qu'elle entretenait avec Hamish. Et, qu'elle veuille bien le reconnaître intérieurement ou non, son homme d'armes n'avait pas tort. Elle regarda par la vitre fumée de la limousine. Au fil des ans, elle s'était habituée aux mesures de sécurité de routine liées à ses titres de seigneur et de duchesse. Elle ne les appréciait toujours pas, et cela ne changerait jamais; pourtant, après tant d'années elle se sentait indéniablement... nue en l'absence des avions de chasse qui l'accompagnaient normalement. Si ridicules que ces mesures lui parussent encore souvent, elle avait appris à ses dépens que des personnalités aussi publiques qu'elle l'était devenue attiraient les illuminés. Sans oublier qu'avec le temps elle s'était fait bon nombre d'ennemis qui ne verseraient pas de larme si un accident définitif lui arrivait. Pour cette raison entre autres, La Follet et Simon Mattingly étaient les deux seuls survivants de sa première garde personnelle. Pour la même raison, l'idée que Benjamin Mayhew « ne trouverait pas ça drôle » était sans doute un pâle euphémisme par rapport à sa réaction probable à son escapade de l'après-midi. Élisabeth serait peut-être plus compréhensive, mais même elle aurait de quoi pester quand elle découvrirait qu'Honor avait renoncé à toutes ses mesures de sécurité habituelles à l'exception de la couverture rapprochée offerte par son détachement personnel de trois hommes d'armes. Malheureusement, elle n'avait pas vraiment le choix, et elle était reconnaissante au capitaine de corvette Hennessy, chef d'état-major de l'amiral Hemphill et son délégué à la réunion qu'elle venait de quitter, pour l'avoir couverte. Hennessy n'avait pas demandé à La Follet pourquoi il était nécessaire que la limousine officielle de la duchesse Harrington – et son escorte de chasseurs – rentre à la maison sans elle. Il avait simplement fait diversion, comme elle le lui avait demandé, ce qui lui avait permis ainsi qu'à ses hommes d'armes de gagner le garage et cette limousine anonyme qui les attendait à l'abri des regards. — Je sais que vous garderez tous bouche cousue, Andrew, dit-elle au bout d'un moment, l'air contrite. Je suppose que je m'inquiète un peu plus au sujet de cette intervention que je ne veux bien l'admettre. » Nimitz miaula, et elle lui caressa le dos. « C'est... compliqué. — Milady, fit doucement La Follet, "compliqué" n'est pas le terme que je choisirais. Il est trop... en deçà de la vérité. Et je n'essaye pas de "compliquer" davantage la situation. Mais je ferais mal mon travail si je ne vous faisais pas remarquer que, si bonnes fussent vos raisons, vadrouiller dans Arrivée accompagnée uniquement de nous trois n'est pas la chose la plus sûre à faire. — Non, en effet. D'un autre côté, j'ai la plus grande confiance en votre capacité à veiller sur moi au cas où quelque chose tournerait mal. Et je ne suis pas non plus tout à fait sans défense moi-même, vous savez. Mais ce n'est pas ce qui compte. Arriver aux Bruyères dans une voiture officielle avec son escorte et tout le tralala ne contribuerait guère à la discrétion dont je m'efforce de faire preuve. — Non, milady. » La Follet ne soupira pas tout à fait, mais Honor perçut chez lui une certaine résignation. « Seulement, si vous insistez pour procéder de cette façon, vous allez suivre mes ordres tant que nous serons là-bas sans soutien. On est d'accord, milady ? » Elle le dévisagea quelques secondes. Il soutint son regard sans ciller et elle lut une détermination inflexible dans ses yeux gris. « D'accord, Andrew. C'est vous qui commandez... pour cette fois. » À son honneur, La Follet ne répondit même pas « Bien ». La limousine entra directement dans le parking du cent troisième, étage de la clinique des Bruyères. Simon Mattingly la posa dans le box désigné, et Spencer Hawke quitta le siège passager et balaya la zone – vite mais bien. Le parking était désert, comme Honor s'y attendait à cette heure de la journée, et La Follet l'autorisa à quitter le véhicule à son tour. Ses hommes d'armes se mirent en formation autour d'elle, et elle posa Nimitz sur son épaule tandis qu'ils traversaient le parking pour rejoindre l'ascenseur qui les mènerait rapidement à la clinique. Un amiral de la Flotte royale manticorienne en tenue escorté de trois gardes du corps en uniforme passait difficilement inaperçu où que ce soit, mais la confidentialité était un paramètre que les Bruyères devaient souvent prendre en compte. La clinique avait l'habitude de l'assurer sans attirer l'attention sur ce service, et l'ascenseur déposa Honor et ses hommes, pile à l'heure prévue, devant une salle d'attente privée discrète. La femme assise au bureau des entrées leva les yeux avec un sourire aimable tandis que la porte se fermait derrière eux. « Bonjour, milady. — Bonjour. » Honor avait répondu en souriant elle aussi. Un sourire, découvrit-elle, qui masquait un degré de nervosité plus élevé qu'elle ne l'aurait cru. Procédure médicale de routine ou non, une certaine inquiétude lui nouait indéniablement l'estomac. Ou peut-être un organe situé un peu plus bas, songea-t-elle. — Si vous voulez vous asseoir, le docteur Illescue sera là dans quelques minutes. — Merci. » Honor s'installa dans l'un des confortables fauteuils, et une lueur amusée brilla dans ses yeux sombres lorsqu'elle goûta avec Nimitz les émotions de la réceptionniste en apparence imperturbable devant ses trois hommes d'armes qui se positionnaient en silence et avec une efficacité rodée pour couvrir la salle d'attente. Elle attendait depuis moins de cinq minutes quand le docteur Franz Illescue entra. « Milady, fit-il en s'inclinant légèrement. — Docteur. Assez petit, frêle, cheveux noirs et barbe soigneusement taillée, Illescue dégageait le professionnalisme réconfortant d'un homme qui tissait d'excellentes relations avec ses patients, jugeai-elle en fille de médecins, mais une curiosité bien cachée perçait derrière ses yeux marron. Et d'autres émotions le disputaient à la curiosité, y compris une nuance proche de... l'hostilité. Elle se demanda d'où cela venait dans la mesure où elle ne l'avait jamais rencontré de sa vie, mais il paraissait contrôler ce sentiment. Ce qui ne l'étonna guère. Franz Illescue était le médecin-chef des Bruyères, et ce rendez-vous ne lui avait pas échu par hasard. « Si vous voulez bien me suivre, milady », invita-t-il avant de froncer les sourcils comme ses hommes d'armes adoptaient leur position triangulaire classique autour d'elle. La nuance hostile se renforça soudain, et ses yeux s'étrécirent. « Y a-t-il un problème, docteur ? s'enquit-elle poliment. — Si vous me permettez, milady, répondit-il, nous ne sommes pas très à l'aise avec les armes de poing, ici, aux Bruyères. — Je le comprends tout à fait, dit-elle. Malheureusement, je ne suis pas tout à fait libre de mes décisions en matière de sécurité. » Illescue la regarda, et elle fronça légèrement les sourcils à son mur en le découvrant plus que sceptique. Elle ne pouvait pas lui reprocher d'être contrarié que des gardes du corps armés et manifestement très protecteurs envahissent son établissement médical, mais elle n'appréciait pas du tout la trace de mépris qu'elle décelait en plus du scepticisme. Du mépris non pas pour ses hommes d'armes, mais pour l'insécurité – ou l'ego démesuré - que dénotait son besoin manifeste de faire étalage de sa propre importance. « J'espère que cela ne perturbera pas vos habitudes, docteur, dit-elle en laissant un soupçon de froideur percer dans sa voix, mais je n'ai réellement pas le choix en vertu de la loi de Grayson. Je crois que vous avez été averti des mesures de sécurité requises quand j'ai pris rendez-vous. Si cela pose problème, nous pouvons toujours partir. — Non, bien entendu, cela ne pose pas de problème, milady, protesta-t-il aussitôt malgré une poussée de contrariété. Aurez-vous besoin de l'un d'eux dans la salle où se déroule la procédure ? — Je pense que nous pouvons nous en passer, tant que nous sommes autorisés à les poster en faction devant la porte », répondit gravement Honor, incapable de réprimer un certain amusement tandis que la contrariété masquée du praticien enflait brièvement un peu plus. « Je ne crois pas que cela soit un problème », répondit-il, et elle quitta la salle d'attente à sa suite. « Tout va bien, milady ? » Honor grimaça, partagée entre l'amusement et une irritation mêlée d'affection en entendant La Follet. Elle avait souvent trouvé l'attitude graysonienne vis-à-vis du sexe et de la procréation un peu tordue. D'un côté, aucun homme bien élevé n'aurait seulement envisagé d'aborder un tel sujet avec une femme qui n'était pas la sienne; de l'autre, vu la lutte millénaire de la population graysonienne pour sa survie, même le mieux élevé des hommes ne pouvait grandir là-bas sans tout savoir des « détails » qui concernaient la femme sur ce sujet. « Il s'agit d'une procédure extracorporelle, Andrew, dit-elle au bout d'un moment, tout en changeant de position sur le siège luxueux de la limousine. Mais cela n'implique pas nécessairement une totale absence d'inconfort, même avec le réparaccel. — Oui, milady, bien sûr », répondit-il en hâte. Elle le regarda sans ciller, et il finit par se fendre d'un sourire ironique. « Pardon, milady. Je ne voulais pas m'appesantir sur le sujet. C'est juste que, eh bien... » Il haussa les épaules et écarta les mains, paumes vers le haut. « Je sais, Andrew. » Elle lui sourit, et Nimitz émit un Mc amusé sur ses genoux. « Et vraiment, je vais bien. » Il hocha la tête et elle se retourna vers la fenêtre. Nimitz se redressa et, veillant à ne pas peser n'importe où, s'appuya contre elle et pressa doucement son museau contre la joue de sa compagne. Son ronronnement se communiquait à elle, vibrant, et elle se laissa submerger par son amour et son soutien. En cet instant, elle en avait grand besoin. Elle fut surprise de le découvrir, mais cela n'en était pas moins vrai. Son esprit revenait sans cesse à ce minuscule embryon qui flottait désormais dans le tube de réplication. Un minuscule petit bout de chair... et pourtant, quelle place cet enfant à naître prenait déjà dans son cour ! Elle se sentait vide, comme si on lui avait pris quelque chose d'incroyablement précieux. Intellectuellement, elle savait que son enfant était bien plus en sécurité là où il – ou elle – était, mais ses émotions prenaient un autre chemin. Au fond, elle avait l'impression d'avoir abandonné son bébé, de l'avoir laissé dans une boîte de stockage stérile, froide et aseptisée, comme un bagage encombrant. Elle serra doucement Nimitz, regrettant de tout cœur qu'Hamish n'ait pas pu l'accompagner à la clinique. Il aurait voulu. D'ailleurs, il avait insisté pour venir, jusqu'à ce qu'elle fasse remarquer que sa présence contredirait sa propre démarche : elle avait insisté pour faire valoir son droit à ne pas révéler l'identité du père. Ce serait déjà suffisamment gênant si quelqu'un la repérait avec son détachement à la première clinique d'assistance à la reproduction du Royaume stellaire sans qu'on l'y aperçoive en compagnie du Premier Lord de l'Amirauté. Et pourtant, à cet instant, elle mourait d'envie de sentir ses bras autour d'elle. Eh bien, elle les sentirait ce soir, se dit-elle. Et, tout aussi important, elle sentirait le soutien d'Émilie. Peut-être était-elle une Graysonienne d'adoption depuis trop longtemps, songea-t-elle en esquissant un sourire où se mêlaient amusement et tendresse. Elle se demandait combien d'autres Manticoriennes auraient trouvé réconfortante la perspective de passer une soirée intime en compagnie de l'épouse du père de son enfant à naître, toutefois c'était le seul mot qui lui venait à l'esprit. Elle se moquait franchement de savoir combien cela lui aurait paru bizarre autrefois, avant de connaître Grayson. CHAPITRE QUATORZE Eh bien, eh bien... te voilà enfin », murmura Jean-Claude Nesbitt. Il examina les lignes de caractères alphanumériques à l'écran pendant plusieurs secondes, puis plissa le front d'un air songeur et entreprit de recopier très soigneusement les passages critiques du document pour sauvegarde. Il s'assura d'avoir tout ce dont il avait besoin, puis ferma le fichier et se retira de la banque de données «  sécurisée » sans laisser plus de traces qu'en y entrant. Il appela un autre fichier et parcourut la liste de vérifications qu'il avait établie au cours de ces trois dernières semaines de travail acharné. Rien que la mettre au point aurait constitué un travail à plein temps dans n'importe quelles circonstances. Dans la mesure où il ne pouvait pas se permettre de laisser un seul de ses anciens subordonnés deviner qu'il travaillait sur un projet clandestin très privé de son côté, la tâche s'était transformée en monumentale corvée. Mais, sauf erreur, il possédait maintenant tous les éléments dont il avait besoin. Il atteignit la fin de la liste, grommela de satisfaction puis ferma ce fichier à son tour. Ce ne fut pas facile. En réalité, il était extrêmement tentant de procéder au plus vite maintenant qu'il avait terminé le travail préparatoire. Mais il se faisait tard, il était fatigué et il avait vu la fatigue causer bien trop d'erreurs en son temps. De plus, les instructions de Giancola en vue du remplacement de la lettre de Grosclaude à ses avocats avaient été exécutées deux mois plus tôt. Même s'il arrivait quelque chose à Grosclaude avant que le colonel ait bouclé le reste du projet, il était couvert. Mieux valait donc s'y prendre lentement et avec précaution. Il éteignit sa console, hocha la tête à l'adresse de son reflet sur l'écran et repoussa son fauteuil. C'est l'heure d'aller au lit, songea-t-il. Mais, tout d'abord, un petit verre bien mérité. « Vous êtes vraiment sérieux, patron? s'enquit l'inspecteur spécial en chef Abrioux, perplexe. — Quel aspect de mes instructions pourtant clairement formulées vous donne à penser que je pourrais ne pas l'être ? répondit Kevin Usher, directeur de l'Agence fédérale d'investigation de la République de Havre. Usher était un homme imposant, bâti comme un déménageur. Danielle Abrioux, de son côté, était une petite brune délicate. Comme Usher, elle avait gravi les échelons de la Résistance avant de rejoindre l'AFI et, si elle ressemblait à une enfant frêle, il fallait se méfier des apparences. C'était une « enfant » fort dangereuse... comme le spectre de plus d'une douzaine de responsables de SerSec et Séclnt assassinés – et plus encore de vivants pensionnaires du système pénitentiaire havrien – en auraient vigoureusement attesté. À cet instant, elle était assise sur le coin du bureau d'Usher à siroter un café, et une tasse identique trônait sur le sous-main du patron car Abrioux était l'un des enquêteurs à qui il se fiait le plus. Elle savait de quoi il retournait concernant les rumeurs d'alcoolisme à son sujet, et pouvoir cesser la mascarade le temps d'une réunion était un soulagement. « Patron, dit-elle sur un ton un peu plaintif, vous savez que vous avez un sens de l'humour tordu. Regardez ce que vous avez fait subir à Ginny et Victor, bon sang ! Alors, oui, quand vous me convoquez pour un truc pareil, je me demande forcément si vous n'êtes pas en train d'attendre que je tombe dans le panneau si le bobard est assez gros. — Mon sens de l'humour n'est du tout pas tordu, protesta dignement Usher. C'est celui des autres qui l'est. Mais dans ce cas précis, je suis sérieux comme un infarctus, Danny. — Mon Dieu. » Abrioux baissa sa tasse, et son sourire s'effaça. « Vous êtes vraiment sérieux, hein ? — Oui, et je préférerais largement le contraire. » Abrioux sentit son estomac former comme une boule de plomb gelée. Elle posa sa tasse et repoussa la soucoupe. « Laissez-moi récapituler, Kevin, fit-elle très vite. Vous êtes en train de me dire que, selon vous, nous sommes potentiellement retournés en guerre contre les Manties non parce qu'ils ont trafiqué notre correspondance diplomatique, mais parce que nous l'avons fait nous-mêmes ? — Oui. » La voix d'Usher, toujours grave, sonnait comme une broyeuse à gravier, et il inspira profondément. « Je ne me prétends pas convaincu que c'est ce qui s'est passé, mais j'ai peur que ce soit possible, Danny. — Pourquoi ? — En partie à cause des rapports de Wilhelm. » Usher s'adossa dans son fauteuil autoporteur. « Nous avons perdu bon nombre de nos meilleurs conduits d'information en démantelant l'organisation de Saint-Just, mais Wilhelm a encore quelques sources en place au sein du ministère manticorien des Affaires étrangères. Pas aussi haut placées qu'autrefois, mais suffisamment pour avoir accès à ces discussions entre initiés qu'entendent les adjoints permanents au directeur de cabinet. Et, d'après elles, tout le monde – je dis bien tout le monde, du bas de l'échelle jusqu'en haut – est persuadé que nous sommes responsables. — Cela ne prouve rien, protesta Abrioux. Réussir une telle opération exigeait des mesures de sécurité très strictes. Sans compter qu'elle aurait été mise en place par le gouvernement Haute-Crête et non par le gouvernement actuel. Toutes les personnes susceptibles d'être au courant auraient sans doute été remplacées depuis. — En effet. Mais ceux pour qui nous sommes forcément les méchants de l'histoire sont aussi ceux qui ont remplacé les sbires de Haute-Crête. Tous les ragots transmis par les sources de Wilhelm confirment uniquement le mépris sans bornes qu'ils vouent à leurs prédécesseurs immédiats. S'il existait l'ombre d'une chance qu'un membre du gouvernement Haute-Crête porte la responsabilité de cette affaire, quelqu'un s'en serait déjà avisé. Vous savez aussi bien que moi qu'il se trouve toujours quelqu'un pour crier au complot, Danny. Ajoutez-y la fureur noire qu'inspire à la plupart des Manticoriens tout responsable associé de près ou de loin au gouvernement Haute-Crête, et l'un de ceux-là aurait sûrement bondi sur la moindre ouverture, même s'il ne s'agissait que de l'une de ces légendes urbaines à dormir debout qu'on répète à la pause café. Or personne n'en a pipé mot. Personne. — Hmmm... » Abrioux se mordit la lèvre puis haussa les épaules. « Peut-être. Mais je dois vous dire que ça me paraît très léger, patron. — J'ai dit qu'il s'agissait d'une partie de mes raisons, lui rappela Usher. Il y a d'autres facteurs – des intuitions, pourrait-on dire. Dont mon excellente connaissance des joueurs de notre côté. — Patron, je déteste Giancola moi aussi. Et rien de ce qu'il ferait ne me surprendrait vraiment. Mais même si j'adorerais lui coller le rôle du méchant sur ce coup, je pense que c'est trop tiré par les cheveux. D'abord, il est malin. Il doit savoir que tôt ou tard le vainqueur de cette guerre mettra la main sur les archives diplomatiques du vaincu. Ensuite, j'ai beau le mépriser et ne lui accorder aucune confiance, je ne le vois pas provoquer délibéré ment une guerre dans le seul but de servir ses ambitions politiques personnelles. Surtout quand nous n'avons aucun moyen de nous assurer que nous allons gagner. Et enfin, comment aurait-il pu réussir un coup pareil sans que quelqu'un d'autre au ministère ne se rende compte qu'il avait modifié les courriers d'origine ? — Je n'ai jamais prétendu qu'il était stupide, fit doucement Usher. Et pour reprendre à la fois votre premier et votre deuxième argument, je n'ai jamais dit non plus qu'il avait délibérément entrepris de provoquer une guerre. Si mes pires soupçons se confirment, il souhaitait créer une crise qu'il aurait ensuite réussi à "dénouer" pour faire la preuve de sa propre compétence et de sa force de caractère, et consolider sa position en vue de l'élection présidentielle, dans quelques années. S'il avait réussi ce qu'il voulait selon moi, il n'y aurait pas eu de guerre, et aucun des deux camps n'aurait eu accès aux archives de l'autre. En tout cas, plusieurs dizaines d'années se seraient sans doute écoulées avant que quiconque ait l'occasion de comparer les originaux. — Peut-être, mais la question demeure : comment aurait-il fait ? » Abrioux secoua la tête. « Il lui aurait au moins fallu modifier les originaux manticoriens après réception et enregistrement. Et vu la version de nos courriers publiée par l'ennemi, il lui aurait fallu les modifier aussi par rapport à la version que la présidente et le gouvernement avaient vue avant de les expédier. — Modifier les courriers sortants ne présentait pas de difficulté, répondit Usher. Il a un accès personnel direct à la correspondance. Après tout, c'est lui le ministre des Affaires étrangères ! Et il a également accès aux archives internes du ministère ainsi qu'aux systèmes de sécurité et à la broyeuse. Et, oui, je sais, dit-il en agitant la main pour lui éviter de l'interrompre, il aurait dû être découvert après que les Manties ont publié leur version des documents. Après tout, notre "envoyé spécial" avait lui aussi accès à tous les documents expédiés à Manticore. Il doit savoir si oui ou non ce qu'ils ont publié correspond aux courriers qu'il a transmis. Or monsieur Grosclaude n'a pas dit un mot en ce sens. Ce qui signifie soit que les documents qu'ils publient sont bel et bien faux, soit... — Soit que Grosclaude était dans la confidence. » Les yeux d'Abrioux s'étrécirent sous l'effet de la réflexion, et Usher hocha la tête. « Tout à fait. Or Yves Grosclaude et Arnold Giancola se connaissent depuis longtemps. Il semble logique que le ministre ait choisi un envoyé spécial en qui il avait toute confiance, bien évidemment. Mais pour quelle tâche au juste se fiait-il à Grosclaude ? — Mon Dieu. » Abrioux se frotta les avant-bras comme si elle avait soudain froid. Puis elle fronça de nouveau les sourcils. « Bon, d'accord, il aurait pu modifier les courriers sortants et, à supposer que Grosclaude ait vraiment été prêt à prendre de gros risques pour lui, il aurait pu s'en tirer de ce côté. Mais quid des réponses manticoriennes ? Elles portaient sûrement toutes les bons codes d'authentification ! — C'est justement pour cela que je fais appel à vous, dit Usher d'un air sombre. J'ai dû me montrer très prudent, mais la semaine dernière j'ai finalement mis la main sur une copie d'un des courriers originaux des Manticoriens. — Attendez une minute. » Abrioux le dévisagea avec une authentique inquiétude naissante. « Vous avez mis la main sur une copie ? Bon sang, mais pourquoi n'en avez-vous pas simplement fait la demande ? Si je me souviens bien, la présidente et vous êtes censément en assez bons termes, patron. Alors dans le dos de qui est-ce qu'on farfouille cette fois-ci ? — Oh, soyez sérieuse, Danny ! explosa Usher. Héloïse –comme LePic et Thomas Theisman – prennent tous terriblement au sérieux la "primauté de la loi". Eh bien, moi aussi. Mais nous n'y sommes pas encore. Et pensez à toutes les retombées militaires et diplomatiques de ce dont nous parlons ici. Si je demandais à Héloïse de me donner accès aux originaux de notre correspondance diplomatique, il me faudrait lui expliquer pourquoi Elle me fait sans doute confiance – et se méfie de Giancola – suffisamment pour m'accorder cet accès. Mais dès lors elle doit prendre officiellement connaissance de mes soupçons. Dans ce cas, me donne-t-elle discrètement une autorisation que je ne suis pas censé avoir sans que le ministère soit mis au courant et donne son approbation, et en l'absence du contrôle parlementaire imposé par la Constitution, ou bien ordonne-t-elle à LePic de lancer une enquête secrète en règle ? Et que se passe-t-il le jour où la rumeur se répand que l'un de nos propres ministres pourrait bel et bien avoir complètement falsifié les échanges diplomatiques qui nous ont poussés à retourner en guerre contre Manticore ? Au mieux, cela paralyserait sans doute son gouvernement, et les perspectives s'assombrissent à partir de là. À cette heure, deux personnes seulement ont connaissance de mes soupçons, et elles se trouvent toutes les deux dans ce bureau. Tant que je ne serai pas en mesure d'apporter à Héloïse des éléments catégoriques, dans un sens ou dans l'autre, cela demeure une enquête parfaitement officieuse, non reconnue, totalement clandestine. Est-ce bien compris ? — Oui, monsieur », dit Abrioux avec un formalisme inhabituel. Usher soutint son regard de ses yeux durs pendant quelques secondes, puis il eut une grimace satisfaite. « Je ne voulais pas me montrer brutal, dit-il, mais nous ne pouvons absolument pas nous permettre de rendre cette opération publique avant d'avoir bien mis les points sur les i. — Je constate que vous n'avez pas perdu votre sens inné de l'euphémisme, patron, fit Abrioux, sarcastique. Mais vous alliez dire quelque chose à propos des codes d'authentification manticoriens ? — J'allais dire que le fait même que les courriers portaient bel et bien le sceau manticorien tendait à renforcer mes soupçons du départ. » Abrioux parut perplexe, et il se mit à rire. Ce qui produisit un son remarquablement dénué d'humour. — Il y a beaucoup de choses que je suis officiellement censé ignorer, Danny, dit-il. En particulier, la présidente et le Congrès ont été des plus clairs quant au mur de séparation infranchissable qu'ils veulent ériger entre nos forces de police et nos activités d'espionnage. Difficile de leur en tenir rigueur, vu l'exemple calamiteux de SerSec et Séclnt. Sur le principe, je suis tout à fait d'accord avec eux. C'est pourquoi je veille scrupuleusement à établir comme précédent officiel le respect de ce mur de séparation. Celui qui occupera ce fauteuil après moi sera obligé de s'y tenir, et c'est tant mieux. Mais vu le sac de nœuds incroyablement embrouillé que nous a laissé SerSec, il est littéralement impossible de tracer ces frontières franches et nettes dès maintenant. J'étends donc mes antennes officieuses personnelles aussi loin que possible, et c'est ainsi que je suis tombé sur une information fort intéressante. — Laquelle ? demanda-t-elle avec une certaine impatience comme il marquait une pause. — Eh bien, peu avant que le citoyen président Saint-Just fasse la rencontre malheureuse d'une fléchette de pulseur, SerSec a réussi à voler la clé de cryptage du ministère des Affaires étrangères manticorien. Pas celle de la ministre en personne, mais ils ont quand même eu la clé ministérielle ! — Vous plaisantez ! — Oh que non. » Il secoua la tête. « Je ne peux que supposer puisque je n'ai pas accès à l'intégralité du dossier sur l'opération, mais je soupçonne que SerSec avait introduit une taupe auprès de Descroix il y a des années. Dieu sait qu'elle était tordue, elle les avait même peut-être laissés faire en connaissance de cause si elle pensait pouvoir en tirer avantage. La Nouvelle-Kiev est une imbécile, certes, mais une imbécile qui a des principes, et je doute que SerSec ait réussi à introduire quiconque dans ses bonnes grâces au point d'obtenir l'accès nécessaire. Mais quand Haute-Crête a remanié son gouvernement après avoir accepté le cessez-le-feu, la taupe placée auprès de Descroix a réussi à fournir une copie physique de la clé. — Ce qui en faisait la clé du moment. — Tout à fait. Ils ont changé la clé quand Descroix a pris le relais de La Nouvelle-Kiev. Et si Giancola possédait les bons contacts, il peut avoir découvert que nous avions cette clé. Vous savez qu'il reste des portes dérobées partout dans nos systèmes de sécurité, Danny. On ne sait jamais qui il connaissait qui pouvait posséder cette information ou la pirater pour son compte. — Mais vous n'avez pas établi que quelqu'un l'avait fait, hein, patron ? — Non, pas encore. C'est l'une des passionnantes petites corvées que j'envisageais de vous refiler. — Merci bien, fallait pas, dit-elle, et son front se plissa sous l'effet de la réflexion. Même si j'arrive à confirmer ce point, reprit-elle au bout d'un moment, le seul fait qu'il ait eu accès à la clé ne prouve pas qu'il en ait fait usage. — Cela pourrait suffire. En tout cas, ce serait très évocateur. Assez pour me sentir en confiance pour démontrer un probable lien de causalité. — Comment? — Parce que la seule clé que portait la note diplomatique que j'ai vue était celle que nous avons réussi à compromettre, fit sombrement Usher. Il n'est pas inouï qu'un courrier même de haut niveau ne porte pas le sceau personnel du ministre, mais c'est inhabituel. Alors imaginez que nous parvenions à établir que Giancola avait la clé générale en sa possession. Et imaginez que nous retournions examiner toutes les missives contestées, pour découvrir qu'aucun des originaux manticoriens n'était crypté grâce à la clé personnelle de Descroix ? — Un lien de causalité comme on les aime, fit doucement Abrioux. — Bingo. » Usher leva sa tasse en un salut ironique, prit une gorgée de café puis lui adressa un mince sourire. « Alors, inspecteur principal Abrioux, comment comptez-vous commencer votre enquête solitaire officieuse tout sauf autorisée ? CHAPITRE QUINZE « Eh bien, il était temps », dit Mercedes Brigham avec une profonde satisfaction tandis que le supercuirassé Imperator grossissait doucement par la baie d'observation de la pinasse. « Je commençais à croire qu'on n'obtiendrait jamais l'activation de cette flotte ! » Brigham était assise près du sas à côté d'Honor, qui acquiesça tout en examinant l'énorme montagne d'acier de combat qui dérivait sur fond étoilé et brillait de l'éclat de ses minuscules témoins lumineux de fonctionnement. Le HMS Imperator ne ressemblait guère au dernier vaisseau amiral d'Honor : il était plus gros de deux millions de tonnes ou presque, lourdement blindé et ses flancs étaient dépourvus de tous les sas typiques d'un PBAL. L'Imperator faisait partie des nouveaux bâtiments de classe Invictus et comptait parmi les dix ou douze vaisseaux de guerre les plus puissants en service. Hélas, sa famille était beaucoup plus réduite que prévu à l'origine suite à la destruction de tous les Invictus en cours de fabrication dans les bassins des chantiers spatiaux de Grendelsbane. Les cinq autres unités de son escadre – deux Invictus et trois supercuirassés porte-capsules de classe Méduse, plus anciens Mais néanmoins redoutables – étaient en orbite autour de Saint-Martin en compagnie du vaisseau amiral de la force. Juste derrière l'Imperator, Honor aperçut le HMS Intransigeant, vaisseau amiral de l'escadre d'Alistair McKeon, et elle sourit avec tendresse à cette vue. Si quelqu'un méritait un vaisseau amiral, c'était bien Alistair, songea-t-elle. Et elle ne voyait pas qui elle aurait pu lui préférer pour couvrir ses arrières. Sa pinasse décéléra pour se placer à l'arrêt par rapport à l'Imperator, puis roula sur ses gyroscopes pendant que les faisceaux tracteurs de la baie d'appontement du supercuirassé se verrouillaient. Ils firent lentement entrer le petit bâtiment puis le déposèrent sans un frémissement dans les bras d'arrimage. Le tube d'accès se précipita à la rencontre du col du sas, et les ombilicaux se déployèrent et s'associèrent aux orifices de service de la pinasse pendant qu'Honor regardait la haie d'honneur qui les attendait de l'autre côté du plastoblinde transparent délimitant la galerie du hangar d'appontement. « Étanchéité établie, annonça le mécanicien navigant à l'équipe de pilotage en étudiant sa console. — Ouverture du sas », répondit le pilote, et le sas s'ouvrit. Brigham quitta son siège, gagna l'allée puis attendit qu'Honor se lève, place Nimitz sur son épaule et se dirige vers le sas. Une tradition immuable de la Flotte royale manticorienne voulait que le plus haut gradé embarque et débarque le premier... Immuable dans la plupart des cas, songea-t-elle avec une petite grimace. Comme d'habitude, les choses n'étaient pas aussi simples pour le seigneur Harrington, mais elle avait obtenu au moins une concession de La Follet : c'est elle qui traversait le boyau d'accès la première; ensuite seulement, ses hommes d'armes s'inséraient entre elle et la file de débarquement traditionnelle. Honor percevait l'enthousiasme et l'excitation de Nimitz comme en écho aux siens tout en traversant gracieusement l'apesanteur du boyau d'accès. Elle attrapa la barre d'appui située à l'extrémité et s'élança à travers l'interface avec la gravité du vaisseau en un mouvement poli par des décennies d'expérience. Elle atterrit pile au bon, endroit, juste derrière la ligne peinte sur le pont pour symboliser l'entrée officielle du HMS Imperator. « Commandant désigné de la Huitième Force à l'arrivée ! » annonça l'intercom alors que le sifflet du bosco retentissait et que la haie d'honneur se mettait prestement au garde-à-vous, les fusiliers présentant leurs carabines à impulsion équipées de baïonnettes avec une précision digne de la parade. « Permission de monter à bord, madame ? » s'enquit formellement Honor auprès du lieutenant de vaisseau arborant le brassard d'officier de pont du hangar d'appontement. « Permission accordée, madame », répondit le lieutenant avec un salut précis qu'Honor lui rendit avant de s'engager entre les rangées de fusiliers pour rejoindre Rafael Cardones qui l'attendait. « Bienvenue à bord, milady, fit ce dernier en lui tendant la main tandis que le sifflet du bosco retentissait à nouveau pour Mercedes Brigham dans son dos. — Merci, commandant », dit-elle, soucieuse de respecter les formes mais l'œil brillant. Rafael Cardones avait beaucoup changé par rapport au jeunot qu'elle avait connu, mais elle percevait encore son enthousiasme de petit garçon et la fierté qu'il tirait de son nouveau commandement. Il sourit en regardant le béret blanc qui coiffait aussi Honor. « Félicitations, "commandant" Harrington. » C'était la première fois qu'il la voyait depuis sa nomination officielle à la tête de l'Insoumis. « Il semble que nous ayons tous les deux un nouveau bâtiment, milady. — On dirait, en effet, fit-elle en balayant du regard le hangar d'appontement spacieux et immaculé. Et le vôtre a l'air splendide, Rafe », ajouta-t-elle à mi-voix. Il lui adressa un grand sourire. « Pas aussi agile que le Loup-Garou ou un croiseur de combat, répondit-il, mais il a encore l'odeur du neuf. Entre autres. — C'est ce que j'ai cru comprendre », dit-elle en se retournant pour observer à ses côtés l'arrivée du reste de son état-major. Cela prit un certain temps et, une fois de plus, elle se dit que la flotte pourrait procéder plus rapidement si elle ne tenait pas tant à respecter les procédures, formalités et autres traditions. Bien sûr, dans ce cas, ce ne serait plus la flotte. « Souhaitez-vous être conduite à vos quartiers, madame ? s'enquit Cardones une fois que tout le monde les eut rejoints. — J'aimerais les voir, répondit Honor, mais autant nous débarrasser d'abord des formalités restantes. Les commandants d'escadre sont-ils tous à bord ? — L'amiral Henke est encore en transit, madame. Son arrivée est prévue dans six minutes environ. Elle nous présente ses excuses, mais elle a été retardée à bord du vaisseau amiral de l'amiral Kuzak. — Eh bien, j'imagine que je ne vais pas la faire fusiller tout de suite. Mais si son arrivée est imminente, verriez-vous un inconvénient à ce que nous l'attendions ici pour rejoindre ensuite le pont d'état-major tous ensemble ? — Aucun, madame. D'ailleurs, si cela ne vous dérange pas, nous pourrions profiter de ce délai pour vous présenter quelques-uns de mes principaux officiers. — J'apprécierais beaucoup, dit-elle, et il se tourna vers les officiers qui se tenaient derrière lui. — Voici le capitaine de frégate Hirshfield, mon second », dit-il en désignant une grande rousse toute mince qui tendit la main droite. Ses yeux bleus croisèrent le regard d'Honor avec une franche curiosité, mais sa poignée de main était ferme, et Honor approuvait l'impression de compétence et de professionnalisme qui émanait d'elle. « Capitaine, dit-elle. — Bienvenue à bord, milady, répondit Hirshfield. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, faites-le-moi savoir. » Honor hocha la tête, et Cardones se tourna vers l'officier suivant. « Capitaine de frégate Yolanda Harriman, milady. Mon officier tactique. — Capitaine. » Honor serra fermement la main qu'on lui offrait. En dépit de son nom occidental, Harriman comptait au moins autant de gènes typiques de l'Orient de la vieille Terre qu'Honor elle-même. Regard et chevelure sombres, les yeux si bruns qu'ils en étaient presque noirs et un teint délicat qui rappelait le bois de santal, elle donnait une impression subtile de férocité. Honor ne voyait pas d'autre mot. Cette femme avait manifestement trouvé le travail qui lui convenait. « Bienvenue à bord, milady, fit Harriman, dont le sourire découvrit une dentition blanche et parfaite. Si les journalistes savent de quoi ils parlent, je suis sûre que vous saurez nous trouver suffisamment d'action pour tous nous occuper. — Cela semble probable, acquiesça Honor. Mais ne croyez pas tout ce que vous lisez dans les journaux. — Non, milady. Bien sûr que non », fit Harriman, mais elle baissa les yeux vers les décorations qui ornaient la poitrine d'Honor, et celle-ci s'en alarma un peu. Elle ne voulait surtout pas d'un officier tactique qui croyait encore à la gloire. Elle s'apprêtait à ajouter quelque chose mais s'en abstint, sourit à nouveau et tourna la tête vers Cardones qui lui présentait l'officier suivant. « Le capitaine de frégate Thompson, mon ingénieur-mécanicien en chef », annonça-t-il. Thompson était roux et maigre, et le sourire d'Honor s'élargit en le voyant. « Eh bien, eh bien, Glenn ! Ça fait un bout de temps, s'exclama-t-elle. -«  Oui, milady, en effet. » Cardones haussa un sourcil interrogateur. « Glenn a effectué son premier déploiement à bord de l' Aile de-Faucon il y a un peu plus longtemps que nous ne le voudrions tous les deux, commandant. À l'époque, ajouta-t-elle avec une étincelle de malice, il faisait le désespoir du lieutenant Hunter, notre ingénieur-mécanicien. Apparemment, il arrive à différencier les trucs et les machins depuis. — Presque, milady, répondit Thompson, l'air un peu inquiet. Je les confonds encore à l'occasion, mais heureusement j'ai d'excellents assistants pour me garder sur la bonne voie. » Honor eut un petit rire et lui donna une tape sur l'épaule avant de se tourner vers le capitaine de corvette qui se tenait à côté de lui. « Capitaine Neukirch, notre astrogatrice. — Capitaine. » Honor serra la main qu'elle lui tendit. Neukirch devait avoir la trentaine. Il était souvent difficile de donner un âge à quelqu'un, surtout sans savoir quelle génération du traitement prolong cette personne avait reçue. Dans le cas de Neukirch, la difficulté était encore accrue car elle faisait partie de cette minorité de femmes officiers manticoriennes qui avaient fait le choix de s'épiler complètement la tête. Ce style sévère contrastait avec ses lèvres sensuelles, ses traits exotiques et ses yeux d'un curieux gris neutre. Elle dévisagea Honor avec circonspection. Honor retint sa main un peu plus longtemps que celle de Hirshfield ou Thompson, et ses yeux s'étrécirent lorsqu'elle goûta les émotions de la jeune femme. Il y avait là un étrange mélange d'appréhension ou d'anxiété peut-être et de curiosité et de hâte brûlante. « Nous sommes-nous déjà rencontrées, capitaine ? demanda-t-elle. — Euh... non, milady », répondit aussitôt Neukirch. Elle parut hésiter puis eut un sourire tendu. « En revanche, vous avez rencontré mon père une fois. Dans les mêmes circonstances que Glenn. » Honor fronça les sourcils puis écarquilla les yeux. « Oui, milady, fit Neukirch, plus naturelle. Père est resté au Royaume stellaire après Casimir. — Et il a choisi le nom de famille du docteur Neukirch, opina Honor. — Oui, milady. Il a souvent parlé de vous. Quand il a appris que l'Imperator serait votre vaisseau amiral, il m'a demandé de vous transmettre son bon souvenir et de vous remercier une fois de plus. — Dites-lui que je suis honorée qu'il se souvienne et que, si j'apprécie ses remerciements, ils ne sont pas nécessaires. Il est évident, dit-elle en souriant à la jeune femme, que lui et vous nous l'avez amplement revalu, au Royaume stellaire et à moi. » Le visage de Neukirch s'épanouit en un immense sourire ravi, et Honor passa à l'officier suivant, vêtu de l'uniforme des fusiliers royaux de Manticore. « Commandant Lorenzetti, à la tête de notre détachement de fusiliers, fit Cardones. — Commandant. » Honor lui serra la main, contente de ce qu'elle voyait et du ton de sa lueur d'âme. Lorenzetti était un fusilier typique qui lui rappelait beaucoup Thomas Ramirez. Il était beaucoup plus petit, et sûrement pas aussi carré – il était bâti sur le modèle des simples mortels – mais il possédait la même ténacité austère. Il la surprit en se penchant sur sa main, l'effleurant de ses lèvres à la mode de Grayson avant de se redresser. « Milady, fit-il d'une voix grave et sonore tout en lui souriant. Puisque je fais partie, semble-t-il, de la minorité d'officiers de ce vaisseau à ne pas encore vous avoir rencontrée, je devrais peut-être souligner que j'ai passé deux ans T dans le contingent de Masada. Ce n'est pas l'affectation la plus agréable que j'aie connue, mais après avoir vu cette planète et l'avoir comparée avec Grayson, je peux dire que si une flotte avait grand besoin de se faire botter le cul, c'était bien celle de Masada. — Vous pouvez le constater, le commandant est très éloquent, comme tous les fusiliers, ironisa Cardones, et Honor gloussa. — J'ai remarqué, oui. Néanmoins, tout bien pesé, je dois lui donner raison. Quand avez-vous servi là-bas, commandant ? — J'ai repris du service auprès de la flotte l'année dernière, milady, répondit Lorenzetti sur un ton beaucoup plus grave. — J'ai souvent envisagé de visiter moi-même Masada. Toutefois le colonel La Follet ici présent (elle désigna son homme d'armes principal) n'a pas l'air de penser que ce serait la meilleure idée du siècle. — Tout bien pesé, répondit Lorenzetti en reprenant délibérément ses propres termes, je dois lui donner raison, milady. La situation s'est beaucoup améliorée ne serait-ce que depuis mon déploiement là-bas, mais un dangereux mouvement souterrain persiste. Et, sauf votre respect, vous faites sans doute partie des trois ou quatre personnalités qu'ils adoreraient assassiner. Les véritables fanatiques ne reculeraient devant rien s'ils savaient que vous veniez. — Je sais », soupira-t-elle. Puis elle sourit au fusilier et se tourna vers le dernier officier qui ne lui avait pas encore été présenté. « Capitaine de corvette Morrison, milady. Notre médecin en chef », dit Cardones. Honor serra la main d'une blonde toute mince. Morrison était sans doute la moins jeune des officiers de Cardones et elle donnait une impression de... solidité. Son assurance, son calme et sa confiance en ses propres compétences avaient quelque chose de rassurant. « Docteur Morrison », murmura Honor. Le médecin sourit et inclina la tête. « Je suis heureuse de faire votre connaissance à tous, poursuivit Honor en croisant leurs regards. Je sais qu'il existe une tradition de rivalité entre les officiers du vaisseau amiral et l'état- major de l'amiral et, dans certaines limites, ce n'est sans doute pas une mauvaise chose. Toutefois, j'ai pu constater que les officiers du vaisseau amiral jouent un rôle tout aussi crucial que l'état-major dans la bonne marche d'une escadre ou d'une force d'intervention. Le commodore Brigham, ici présente (elle fit signe à Brigham de s'avancer), et moi-même avons discuté de ce point précis, et si la moindre difficulté surgit, je veux la voir résolue au plus vite. Vous découvrirez, j'en suis sûre, que le commodore Brigham s'intéresse davantage aux résultats qu'à déterminer les responsabilités quand un problème survient. » Tous sourirent et hochèrent la tête avec des murmures d'approbation. Bien sûr, ils n'allaient pas faire autrement puisque foute suggestion de la part d'un amiral s'appliquait avec la force d'un décret divin à bord de son vaisseau amiral... si stupide fût-elle. Dans le cas présent, néanmoins, Honor perçut un véritable assentiment derrière la réaction attendue, ce qui lui procura une intense satisfaction. « Excusez-moi, commandant, intervint prudemment l'officier du hangar d'appontement, mais la pinasse de l'amiral Henke est en approche finale. — Merci », répondit Cardones, et Honor se retourna pour voir la haie d'honneur se reformer sans heurts. La pinasse nouvellement arrivée se posa entre les bras d'arrimage, le boyau d'accès se déploya, et le témoin vert indiquant une parfaite étanchéité s'alluma au-dessus de l'issue. « Commandant de la quatre-vingt-unième escadre de croiseurs de combat à l'arrivée ! » annonça l'intercom, et quelques instants plus tard une femme à la peau couleur d'ébène portant l'uniforme d'un contre-amiral s'élança hors du boyau avec agilité au son des sifflets du bosco. « Permission de monter à bord, madame ? demanda-t-elle à l'officier du hangar d'appontement, d'une voix de contralto rauque, presque duveteuse. — Permission accordée, madame », répondit celle-ci. Elles échangèrent un salut, et le nouvel amiral s'avança aussitôt. « Bienvenue à bord, madame, fit Cardones en lui serrant la main. — Merci, Rafe », dit-elle avec un sourire qui s'élargit considérablement quand elle se tourna vers Honor. « Milady, c'est un plaisir de te revoir porter l'uniforme, dit-elle en serrant fermement la main de son amie avant d'adresser un signe de tête à La Follet. Et je vois que tu as ramené ton fan de base-ball. — Penses-tu! fit aussitôt Honor. Pour un Graysonien, ce n'est qu'un amateur. Simon, en revanche... Voilà un vrai fan. Contrairement à moi, bien entendu. — Oh, bien entendu! gloussa Henke. — Je crois que tous les commandants d'escadre se trouvent maintenant à bord, milady, fit Cardones. — Alors nous devrions nous ôter du chemin de l'équipe du hangar d'appontement et nous diriger vers le pont d'état-major », répondit Honor. « Garde-à-vous ! » lança le vice-amiral Alice Truman en tant qu'officier le plus gradé présent au moment où Honor franchissait le sas de la salle de briefing d'état-major, et les officiers assis jusque-là se levèrent. « Repos, mesdames et messieurs », fit vivement Honor en traversant le compartiment pour gagner l'extrémité de la table. Elle prit place et posa son béret blanc devant elle. Henke, Cardones et les membres de son état-major la suivirent, et tandis qu'ils trouvaient un siège et que les autres officiers se rasseyaient, elle balaya la table du regard. Elle avait là une équipe de commandement sur mesure ou presque, ce qu'elle pouvait obtenir de mieux étant donné les circonstances. Alice Truman, Alistair McKeon et Michelle Henke, qui commandaient respectivement ses porteurs, son « mur de bataille » (ou ce qui en tenait lieu) et son escadre la plus puissante de croiseurs de combat, lui étaient bien connus. Le vice-amiral Samuel Miklôs commandait la seconde escadre de PBAL de la Huitième Force – Truman pour sa part commandait l'autre ainsi que tout l'effectif de porteurs – et le contre-amiral Matsuzawa Hirotaka était à la tête de sa seconde escadre de croiseurs de combat. Le contre-amiral Winston Bradshaw et le commodore Charise Fanaafi étaient responsables de ses deux escadres de croiseurs lourds, et le commodore Marie-Lou Moreau de sa flottille de croiseurs légers, pendant que le capitaine de vaisseau joseph Hastings était là en tant que son commandant de contretorpilleur le plus gradé. Elle connaissait personnellement Matsuzawa et Moreau, sans pour autant bien les cerner; Mik16s, Bradshaw, Fanaafi et Hastings étaient de nouveaux venus dans son équipe de commandement, toutefois ils avaient un excellent dossier. Plus important encore, peut-être, vu la nature de leur mission, ils avaient tous déjà fait la preuve de leur flexibilité, de leur capacité d'adaptation et de leur sens de l'initiative. « Je suis heureuse de vous voir enfin réunis au même endroit, dit-elle au bout d'un moment. Et comme le notait le commodore Brigham à notre arrivée sur l'imperator, il était temps. La Huitième Force est officiellement activée à compter de midi, Zoulou, aujourd'hui. » Nul ne cilla, mais on aurait dit qu'un frémissement invisible avait traversé la pièce. « Nous pouvons attendre l'arrivée des unités restantes de notre ordre de bataille initial sur les trois prochaines semaines, poursuivit-elle d'un ton égal. Toutefois, j'ai rencontré l'amiral Caparelli juste avant mon départ pour l'Étoile de Trévor, et il a souligné une fois de plus l'importance de lancer les opérations actives dès que possible. » Le commodore Brigham, le capitaine Jaruwalski et moi-même avons beaucoup réfléchi aux cibles qui méritaient le plus notre attention pour commencer. Il ne s'agit pas ici d'une simple opération militaire. Ou, plus exactement, il s'agit d'une opération militaire dont la dimension politique doit bien nous rester à l'esprit. Nous voulons que les Havriens détournent une partie de leurs forces pour assurer la sécurité de leurs zones reculées contre nos raids. Cela implique de prendre en compte à la fois la vulnérabilité de la cible et sa valeur économique et industrielle, mais cela nous impose également de réfléchir aux systèmes les plus susceptibles de générer une pression politique en faveur du redéploiement des forces de frappe ennemies vers un usage défensif. » Je suis certaine que nous pouvons trouver des cibles répondant à ces critères; toutefois, pour atteindre notre objectif, nous aurons sûrement besoin d'opérer en dispersant largement nos forces d'attaque, au moins lors des premières opérations. Par conséquent, nous allons beaucoup nous reposer sur le jugement et les compétences de nos officiers généraux les moins anciens en grade — davantage que nous ne l'avions prévu. Je sais la qualité de mes commandants d'escadre, mais je connais moins bien nos commandants divisionnaires et, hélas, le temps pressant pour commencer les opérations, nous n'aurons guère l'occasion d'apprendre à nous connaître lors d'exercices. Cela signifie, bien sûr, que je vais me reposer sur vous pour me fournir l'évaluation de vos subordonnés que je n'aurai pas le temps de faire moi-même. » Plusieurs officiers hochèrent la tête, et tous restèrent sérieux et concentrés. « Dans quelques instants, le commodore Brigham et le capitaine Reynolds nous feront part à tous de l'état de nos renseignements, des estimations des effectifs ennemis et des paramètres fixés par l'Amirauté comme critères de sélection de nos cibles. Ensuite, je vous demanderai à tous de regagner vos vaisseaux amiraux et d'y informer votre propre état-major. Faites-les réfléchir. Ce soir, j'aimerais que vos chefs d'état-major, vos officiers opérationnels et vous-mêmes vous joigniez à moi pour dîner. » McKeon, Truman et Henke se regardèrent, impassibles, et Honor sourit. « N'oubliez pas votre appétit, précisa-t-elle, je pense que vous trouverez le repas délicieux. Mais prévoyez de rester tard, mesdames et messieurs. Ce sera un dîner de travail. Sans doute le premier d'une longue série. » « Pourrais-je te voir une minute ? » Honor se retourna vers Michelle Henke et haussa les sourcils en décelant un mélange d'appréhension et de frustration dans sa question. Les autres officiers généraux quittaient la salle de briefing, et elle jeta un regard à Brigham, lui adressant un signe de tête imperceptible. Le chef d'état-major comprit l'ordre implicite et poussa discrètement le reste de l'état-major vers le sas à son tour. « Bien sûr que tu peux me voir une minute, Mike, répondit Honor en se tournant à nouveau vers Henke. Pourquoi ? Elle laissa une pointe d'inquiétude adoucir sa voix. Henke était l'une des rares personnes à s'être rendu compte depuis longtemps qu'Honor était capable de percevoir les émotions de ceux qui l'entouraient; inutile, donc, de faire mine d'ignorer que son amie était préoccupée. Henke esquissa un bref sourire mi-amusé qui ne monta toutefois pas jusqu'à ses yeux. « J'ai appris quelque chose l'autre jour, fit-elle doucement. Pour être plus précise, j'ai eu connaissance des circonstances de ma nomination à la tête de la quatre-vingt-unième. » Son ton se teintait d'un certain formalisme, et Honor plissa légèrement le front. « Et quel est le problème ? — D'après mes sources, j'ai obtenu ce commandement parce que tu l'as spécialement demandé pour moi », dit Henke en la fixant sans ciller. Honor lui rendit son regard en s'efforçant de ne pas soupirer. Elle avait espéré que Henke n'en entendrait pas parler. Même si ce n'était pas très réaliste. « Ça ne s'est pas tout à fait passé comme ça, Mike, dit-elle au bout d'un moment. — Honor, ne jouons pas sur les mots. As-tu, oui ou non, usé de ton influence pour m'obtenir ce commandement? Honor la dévisagea encore quelques instants puis jeta un coup d'œil autour d'elle. Tout le monde était parti, à l'exception d'Andrew La Follet et Mercedes Brigham. « Mercedes, Andrew, pouvez-vous nous laisser une minute, s'il vous plaît ? — Bien sûr, milady », répondit La Follet. Le chef d'état-major et le Graysonien sortirent. Honor attendit que le sas se referme derrière eux avant de se retourner vers Henke. « D'accord, Mike, soupira-t-elle. Tu comptes faire beaucoup de difficultés là-dessus ? — Honor, commença Henke, tu sais combien j'ai lutté pour ne pas tomber dans le népotisme. Il est capital à mes yeux que... — Michelle Henke, coupa Honor, sur ce point précis, tu es l'être le plus borné, rigide et susceptible que j'aie jamais rencontré. Or je te rappelle que je connais mes propres parents, Nimitz et ta cousine Élisabeth; tu es donc en excellente compagnie en matière d'obstination. — Je ne plaisante pas, fulmina Henke, et Honor secoua la tête. — Moi non plus, dit-elle. Et à ce stade de ta carrière, Mike, ce n'est plus drôle depuis longtemps. » Henke écarquilla les yeux au ton soudain sévère de son amie, et Honor grimaça. « Tu as déjà lu la section "observations confidentielles" de ton dossier personnel ? s'enquit-elle. — Bien sûr que non. » Henke parut surprise de ce changement de sujet abrupt. « C'est bien pour ça qu'elle est estampillée "Confidentiel", non ? — Oui, en effet. Et ça ne m'étonne pas qu'il ne te soit jamais venu à l'idée de contourner le règlement à ce sujet. Toutefois, si tu la lisais, tu découvrirais que PersNav a remarqué ta phobie dans ce domaine. Il y a une note spécifique, Mike, qui dit en substance : "Officier de très grande qualité qui n'est pas prête pour une promotion accélérée." » Henke eut l'air blessée, et Honor renifla, exaspérée. « Tu n'écoutes pas ce que je raconte, Mike. La note ne dit pas que tu n'es pas qualifiée mais pas "prête". Au sens de "pas prête à accepter une promotion accélérée". Tout le monde sait que tu es la cousine germaine de la reine. Tout le monde sait que tu as toujours refusé catégoriquement tout ce qui ressemblait de près ou de loin à un traitement de faveur. On le comprend, Mike. Ce que tu n'as pas l'air de comprendre, toi, c'est qu'on t'aurait offert un poste d'officier général au moins quatre ou cinq ans T plus tôt si PersNav n'avait pas compris que tu prendrais cela pour du favoritisme – et que tu étais bornée au point de démissionner plutôt que d'accepter ce "traitement de faveur". — C'est absurde, protesta Henke. — Mais non. Ce qui est absurde, c'est que tu aies réussi à freiner ta carrière et à priver le Royaume stellaire de la pleine valeur de tes compétences et de ton talent parce que sur ce point tu souffres d'un sérieux manque de confiance en toi, Mike Henke –mademoiselle Je-sais-ce-que-je-fais, Je-suis-impétueuse-et-assurée. Eh bien, il se trouve que je n'ai plus envie de supporter ce genre de bêtises. — Honor, tu ne peux pas... — Non seulement je peux, mais je l'ai fait, répondit Honor sans détour. Regarde les chiffres, Mike. Dans notre promotion, trente pour cent sont devenus officiers généraux; quarante pour cent sont capitaines de vaisseau, dont plus de la moitié figurent sur la Liste; enfin quinze pour cent sont morts ou retirés du service pour raisons médicales. Tu ne vas pas me dire que si tu étais un autre officier chargé d'évaluer ton dossier et ton travail, tu situerais ta capacité à commander ailleurs que dans le top trente pour cent de la promo. Tu te souviens de certains imbéciles diplômés en même temps que nous, non ? » Les lèvres de Henke frémirent au ton acide sur lequel Honor avait prononcé sa dernière phrase, mais elle secoua la tête. « Je ne prétends pas ne pas être qualifiée pour être commodore, voire contre-amiral. Ce qui me gêne, c'est que je viens d'obtenir le commandement de la seule et unique escadre de croiseurs de combat porte-capsules de toute la Flotte royale. Si tu n'es pas au courant de la concurrence débridée qu'il y avait autour de ce poste, moi je le suis. — Bien entendu, je suis au courant. Et avant que tu n'ailles plus loin, je dois souligner qu'on m'avait promis cette escadre pour la Huitième Force avant que je ne rende la liste des commandants d'escadre avec qui je souhaitais travailler. J'aurais eu ces vaisseaux que je t'obtienne toi ou non, et quand je vous ai réclamés, Hirotaka et toi, tu étais la plus gradée. C'est pour cette raison que l'amiral Cortez lui-même t'a proposée pour commander la quatre-vingt-unième escadre quand j'ai demandé si tu étais disponible. Et, avant que tu ne le dises, je suis à peu près certaine que s'il a fait cette suggestion, c'est en partie parce qu'il nous savait amies. Mais tu sais aussi bien que moi que Sir Lucien n'a pas l'habitude d'avancer le nom d'officiers incompétents pour des postes cruciaux dans le seul but de se faire bien voir des puissants. » Honor croisa les bras, et Nimitz se dressa sur son épaule en regardant Henke, tête inclinée. « Bref, Mike, tu pourrais effectivement dire que j'ai "usé de mon influence" pour te faire nommer dans la Huitième Force, sachant que cela te vaudrait sans doute le commandement de la quatre-vingt-unième. Et oui, je l'ai fait exprès, et je le referais. Mais si tu crois un seul instant que j'aurais réclamé à ce poste quelqu'un que je ne pensais pas être l'officier le plus qualifié disponible, ami ou non, alors tu ne me connais pas aussi bien que tu le penses. Ou du moins que moi je le pense – quand tu ne te plies pas en quatre pour t'assurer que personne ne te fait de "faveurs". » Henke la regarda, et Honor sentit son intégrité obstinée et ce besoin qu'elle avait de prouver que toute promotion était méritée le disputer à la certitude que ce qu'Honor venait de dire était la simple vérité. Puis son amie finit par soupirer. — D'accord, Honor. Tu as gagné. Je ne suis pas encore franchement à l'aise face à cette idée, tu comprends. Mais je dois reconnaître que je n'ai aucune envie de renoncer à ce poste, quelle que soit la façon dont je l'ai obtenu. — Très bien. Ça me convient, répondit Honor dans un sourire. Et si tu as encore des doutes sur la question, je te suggère de t'en servir pour te motiver : donne-toi du mal pour nous prouver à toutes les deux que tu mérites réellement ton affectation. » CHAPITRE SEIZE « Lady Harrington est arrivée, milady. — Merci, Sandra », fit Émilie Alexander en relevant la tête à l'annonce de l'infirmière. Son fauteuil médicalisé était installé dans sa niche favorite de l'atrium, et elle enfonça de l'index une touche pour sauvegarder le script HV qu'elle était en train d'annoter. « Veuillez lui demander de venir me rejoindre. — Bien sûr, milady. » Thurston s'inclina légèrement et se retira. Quelques instants plus tard, elle revint, suivie du docteur Allison Harrington. Une fois de plus, Émilie ressentit un certain amusement à l'idée qu'une femme si petite ait pu avoir une fille de la taille d'Honor. Allison Harrington avait quelque chose de félin, songea-t-elle. Une aisance, un équilibre perpétuel et un air un peu amusé par ce qui l'entourait. Pas détaché – non, jamais – mais suffisamment à l'aise avec ce qu'elle était pour laisser le reste du monde aller comme il le voulait. Elle ne ressemblait pas vraiment beaucoup à Honor, toutefois on n'aurait pas pu ignorer qu'elle était sa mère. Les yeux en amande, se dit Émilie. C'était le trait que mère et fille partageaient à l'identique. « Bonjour, Lady Harrington », dit Émilie tandis que Thurston se retirait en souriant, les laissant seules. Allison leva les yeux au ciel à la façon d'Honor. « Je vous en prie, Lady Alexander », protesta-t-elle. Émilie haussa le sourcil, et Allison. renifla. « Je viens de Beowulf, milady, et j'ai épousé un franc-tenancier. Jusqu'à ce que ma fille se retrouve en mauvaise compagnie, il ne m'était jamais venu à l'idée que je pourrais être associée, même de loin, à l'aristocratie manticorienne – sans parler de la version qui a cours sur Gray-son. Si vous tenez à me donner un titre, je choisirais celui de docteur, puisque celui-là, au moins, je l'ai gagné moi-même. Étant donné les circonstances, toutefois, si vous n'y voyez pas d'inconvénient, je préférerais que vous m'appeliez simplement Allison. — Je vois de qui tient Honor, répondit Émilie avec un petit sourire. Mais si vous préférez ignorer les titres de noblesse, cela me convient tout à fait. Après tout, dit-elle en souriant plus franchement, en tant que mère d'une duchesse et seigneur, vous avez la préséance. — Fadaises, fit Allison, laconique, et Émilie gloussa. — D'accord, Allison. Vous avez gagné. Et dans ce cas, appelez-moi Émilie, pas "milady". — Bien. » Allison secoua la tête, l'air un peu ébahie l'espace de quelques instants. « J'imagine que tous les parents veulent que leurs enfants réussissent bien dans la vie, mais je me dis parfois que j'ai dû faire tomber Honor sur la tête quand elle était bébé. Cette gamine ne peut pas s'empêcher de viser au plus haut, si embarrassant que ce soit pour son père et moi. — Et vous êtes on ne peut plus fière d'elle, observa Émilie. — Eh bien, oui, évidemment. Enfin, quand je ne passe pas mes nuits debout à me demander quel genre de risque insensé elle va encore prendre. » Allison parlait sur un ton badin, amusé, mais un éclair d'émotion plus sombre passa soudain dans ses yeux couleur chocolat, et Émilie sentit son propre sourire vaciller. « Elle a effectivement tendance à donner du souci à ceux qui l'aiment, dit-elle doucement. Je vais être honnête avec vous, Allison, je ne me suis jamais tant réjouie que le jour où la reine a demandé à Hamish de diriger l'Amirauté. Je sais qu'il y rechignait, mais les savoir tous les deux dans l'espace à attendre qu'on leur tire dessus serait encore pire. — Je sais. » Allison s'assit sur un banc de pierre – celui qu'occupait en général Honor quand elle rejoignait Émilie dans l'atrium – et elle soutint le regard de son hôtesse sans ciller. « Je me rends compte que la situation est aussi "intéressante" au sens du proverbe chinois que tout ce dans quoi Honor s'est déjà fourrée. Et je ne vous connais évidemment pas très bien. Pas encore. Mais j'espère que vous ne le prendrez pas mal si je vous dis que, par bien des aspects, Hamish et vous êtes ce qui lui est arrivé de mieux depuis au moins la mort de Paul Tankersley. J'espère que c'est une bonne chose pour vous aussi, mais je suis suffisamment égoïste pour me réjouir pour elle de toute façon. — Elle est très jeune, n'est-ce pas ? répondit Émilie sans s'engager, et Allison sourit. — Je suis certaine qu'elle ne le voit pas de cet œil à son âge, mais vous n'avez pas tort. Et elle est aussi très sphinxienne. Moi, en revanche, je suis une vieille dame expérimentée issue de la société décadente de Beowulf. Via Grayson ces temps-ci, entre toutes les planètes bizarres ! — Je sais. D'un autre côté, je ne prétendrai pas que ça a été facile pour moi. Certainement pas au début. Mais votre fille a une qualité indéfinissable, Allison, un certain magnétisme. Du charisme, j'imagine, bien qu'elle ne paraisse pas s'en rendre compte. On ne croise pas tant de gens charismatiques, en réalité. Et elle est tout aussi frappante physiquement. La plupart des danseuses professionnelles que je fréquentais à l'époque où je jouais encore auraient tué pour se déplacer avec la même grâce. En fait, dit-elle en souriant, si je n'étais pas clouée à ce fauteuil, je crois que je serais tout aussi attirée par elle que l'est Hamish. » Ce n'était pas un aveu qu'Émilie aurait fait à quelqu'un de son propre milieu social mais, comme Allison venait de le souligner, elle venait de Beowulf. « Même sans cela, toutefois, c'est une femme vraiment adorable à sa façon, et tellement déterminée à ne jamais se faire passer avant les autres qu'on a parfois envie de l'étrangler. — Elle tient ça de son père, fit joyeusement Allison. Tout cet altruisme. » Elle secoua la tête. « Ma philosophie personnelle est beaucoup plus hédoniste. — Je n'en doute pas. » Émilie sourit. « Ce qui explique sans doute d'une façon obscure ce qui vous amène à Havre-Blanc cet après-midi ? — Eh bien, même une hédoniste acharnée est en général prête à se donner un peu de mal pour son premier petit-enfant. » Allison observait de près son hôtesse, mais le sourire de celle-ci ne flancha pas. « Bizarrement, je ne suis pas étonnée de l'entendre, dit-elle. Mais puisque nous évoquons ce sujet, quelle est la raison officielle de votre présence ? Que nous puissions accorder nos violons, vous voyez. — Oh. Officiellement, je suis ici pour le docteur Arif. Elle m'a recrutée au sein de sa commission en tant que représentante du corps médical qui se trouve être aussi ce qui s'approche le plus d'un expert sur les chats sylvestres. J'ai protesté de toutes mes forces en expliquant combien j'étais occupée sur Grayson, mais cela n'a servi en rien. Et en réalité, il est fascinant d'observer Samantha et les autres passeurs de mémoire qui travaillent avec elle à prouver leur valeur. Cela va au minimum révolutionner la psychothérapie au Royaume stellaire, et je pense que les applications en termes de maintien de l'ordre pourraient se révéler au moins aussi novatrices. Bref, officiellement, je suis venue discuter avec vous – et Hamish quand il rentrera ce soir – de votre vie avec Samantha pour un article que je rédige. Je suis censée le présenter à la commission mercredi prochain. — Je vois. Et la véritable raison ? — Discuter avec vous de tout autre chose », répondit Allison, la voix soudain plus douce. Émilie la dévisagea, et Allison secoua la tête. — Je ne vais pas vous demander ce que vous pensez de la relation entre ma fille et votre mari. D'abord parce que cela ne me regarde pas. Plus important encore, avant même de vous rencontrer, je savais que vous étiez une femme de tête, pas du genre à vous soumettre sans broncher à ce qui vous déplaît. Mais Honor n'a pas eu le temps de régler tous les détails avec les Bruyères avant de partir en déploiement pour l'Étoile de Trévor. Puisque je suis sa représentante officielle et que j'ai délégation de pouvoir pour prendre toutes décisions médicales en son absence, je m'en occupe à sa place. Pour être tout à fait honnête, Émilie, je trouve que c'est vous qui devriez être autorisée à le faire. Et je pense qu'en d'autres circonstances Honor elle-même aurait insisté pour que vous le fassiez. » Les yeux d'Émilie s'embuèrent, et elle sentit ses lèvres trembler. Puis elle inspira profondément. « J'aimerais pouvoir, fit-elle tout bas. Plus que je ne pourrais le dire. — Je suis pour ma part résolument monogame, même si c'est étrange pour une native de Beowulf, répondit Allison sur un ton léger. Je suppose qu'il s'agit en partie d'une rébellion personnelle contre les mœurs de ma planète natale. Mais à votre place, ajouta-t-elle plus gravement, je sais que je mourrais d'envie de prendre ces décisions et d'assumer ces responsabilités. Pour cette raison, et parce qu'Honor est du même avis, je suis venue vous demander, à Hamish et vous-même, de m'aider à réaliser les enregistrements d'ambiance. » Émilie haussa les sourcils. S'agissant de gestation artificielle, le corps médical avait appris de ses échecs qu'il était nécessaire d'offrir au foetus en développement les stimulations physiques et sonores qu'il aurait reçues dans le ventre de sa mère. Battements de cœur, sons d'ambiance divers, mouvement et, capital à plus d'un titre, le son de la voix maternelle. — Honor et moi avons choisi des passages de plusieurs lettres qu'elle m'a envoyées ainsi qu'à son père, poursuivit Allison. Elle a également trouvé le temps d'enregistrer plusieurs heures de poésie et quelques-unes des histoires qu'elle préférait, enfant. Elle a insisté pour que ma voix et celle de son père soient aussi incluses. De même qu'elle voudrait vraiment que son enfant entende la voix de son père... et de ses deux mamans. » Le visage d'Émilie se figea. Elle fixa Allison quelques secondes, muette, et son invitée lui sourit avec douceur. « Elle m'a parlé de votre réaction à l'annonce de sa grossesse, Émilie, sans entrer dans les détails. Et elle est presque autant graysonienne que manticorienne aujourd'hui – je me dis parfois qu'elle-même ne se rend pas compte à quel point. Mais elle a constaté la vigueur de la structure familiale de Grayson, comme on peut s'y épanouir, et c'est ce qu'elle veut pour son enfant –pour votre enfant. Et puis elle vous aime : elle ne vise pas uniquement le bien de l'enfant, elle vise aussi le vôtre. — Et c'est elle qui dit à Hamish qu'ils ne me méritent pas, fit enfin Émilie d'une voix chargée d'émotion. Bien sûr que nous vous aiderons à faire ces enregistrements, Allison. Merci. — Ne me remerciez pas, il n'y a pas de quoi. Et, pour revenir à des considérations plus légères, j'espère que vous êtes prête à inventer une bonne raison pour justifier le temps que je vais passer chez vous. » Émilie sentit ses sourcils se hausser à nouveau, et Allison gloussa. « J'entends bien être une grand-mère très impliquée, par conséquent vous allez me voir beaucoup ces prochaines décennies. » Émilie éclata de rire. « Bah, je suis sûre que nous arriverons à trouver quelque chose. Imaginer des prétextes plausibles commence à devenir une seconde nature, maintenant. » Allison s'apprêtait à répondre mais elle s'interrompit, l'air soudain pensive. Plusieurs secondes s'écoulèrent, et Émilie plissa le front en se demandant sur quelle voie les pensées de son interlocutrice l'avaient entraînée. « En fait, dit lentement le docteur Harrington au bout d'un moment, je pense qu'il pourrait y avoir une raison parfaitement légitime. Un sujet que je n'avais pas vraiment l'intention d'aborder. — Ça ne présage rien de bon. — Rien de bon, j'espère que non. Mais quelque chose d'un peu... indiscret, en revanche. — Rien de bon, alors, fit Émilie du ton le plus badin possible. Dans la mesure où vous êtes la mère de la mère de l'enfant de mon mari, tout ce qui vous paraît plus indiscret risque d'être franchement terrifiant. — Je n'emploierais pas ce terme, dit gravement Allison, mais je crains que ce ne soit assez personnel. Et si vous préférez ne pas en parler, vous en avez tout à fait le droit. Mais vu ce qui est arrivé par accident entre Hamish et Honor, je ne peux pas m'empêcher de me demander pourquoi vous n'avez jamais envisagé d'avoir un enfant vous aussi. » Le cœur d'Émilie cessa de battre. C'était impossible, bien sûr : le matériel contrôlé par son fauteuil médicalisé ne le permettrait pas, pas plus qu'il ne la laisserait cesser de respirer. Mais malgré un système nerveux dévasté, elle eut l'impression un instant qu'on venait de lui donner un coup de poing dans le ventre. Elle dévisagea Allison, stupéfaite, incapable de parler, et celle-ci posa sa main sur la main droite d'Émilie. — La question vient de moi, pas d'Honor, dit-elle doucement. Honor n'aurait jamais osé se montrer aussi importune. D'abord parce qu'elle vous aime et qu'elle sait le choc émotionnel qu'elle vous a déjà infligé sans le vouloir. Ensuite parce qu'elle est beaucoup plus jeune que vous – ce qui n'est pas mon cas. Et enfin parce qu'elle n'est pas médecin. Nous en avons parlé, bien entendu, surtout depuis qu'elle a découvert sa grossesse, mais elle n'a pas trahi vos confidences, et je ne le lui demanderai jamais. Néanmoins, vous devez sans doute savoir qu'en tant que médecin, et surtout généticienne, je suis bien au fait de toutes les possibilités reproductives qui s'offraient à vous. Et j'en conclus, Émilie, que vous devez avoir une raison très personnelle pour ne pas y recourir. » La décision vous appartient, bien sûr. Mais Honor m'a dit comment vous avez réagi à l'annonce qu'elle allait avoir un enfant. Et je viens de voir votre réaction à l'idée que vous allez aussi être l'autre mère de cet enfant. Je me demande donc pourquoi une femme qui comprend si bien les sentiments d'Honor et qui a manifestement envie et besoin de faire partie de cette entreprise, n'a jamais eu d'enfant de son côté. » Émilie Alexander aurait voulu s'emporter contre Allison Harrington. Lui hurler que, si curieuse fût-elle, cela ne la regardait pas. Mais elle ne le fit pas. Le mélange de détachement professionnel et de compassion douce et sincère qu'exprimaient le regard et la voix d'Allison l'en empêchèrent. Pourtant rien n'aurait pu rendre ce sujet moins douloureux. J'ai mes raisons, dit-elle enfin d'une voix beaucoup plus dure et saccadée qu'à l'habitude. — Je n'en doute pas. Vous êtes une femme intelligente, forte et douée. Les gens comme vous ne tournent pas le dos sans raisons à ce qui leur paraît manifestement capital. Je me demande toutefois si vos raisons sont aussi bonnes que vous le pensez. — Ce n'est pas une décision que j'ai prise à la légère, fit durement Lady Alexander. — Émilie, la tança doucement Allison, on ne peut traverser les épreuves auxquelles vous avez survécu sans comprendre que le seul fait de peser une décision ne la rend pas forcément bonne. Je suis médecin. Je suis spécialisée dans les désordres génétiques et leur correction – trop souvent après coup, aujourd'hui encore et mon mari est l'un des trois meilleurs neurochirurgiens du Royaume. De ceux à qui on envoie les cas critiques. S'il avait exercé dans le civil au moment de votre accident, il aurait sans doute fait partie de vos soignants. Avez-vous la moindre idée du carnage, du nombre de vies et de corps brisés que nous avons vus ? À nous deux, nous pratiquons la médecine depuis plus d'un siècle, Émilie. S'il y a deux personnes dans le Royaume stellaire qui savent exactement ce que vous, votre famille et tous ceux qui vous aiment avez traversé, c'est nous. » Les lèvres d'Émilie tremblaient, et sa seule main valide se ferma sous les doigts d'Allison. Elle était choquée, physiquement, de se rendre soudain compte à quel point elle avait désespérément envie de lui ouvrir son cœur. À quel point elle avait besoin de savoir qu'Allison comprenait effectivement combien les dégâts subis par son corps avaient sauvagement réduit à néant bien plus que du muscle et des nerfs. Et pourtant... pourtant quelque chose la retenait. Son entêtement, à la manière d'Honor, l'orgueil, le besoin de livrer ses propres batailles. Comme l'avait dit Allison, Émilie Alexander était une femme extraordinairement intelligente. Elle avait eu un demi-siècle de fauteuil médicalisé pour comprendre combien il était idiot d'insister pour affronter seule ses propres démons, ses propres défis. Mieux : elle savait qu'elle ne les avait pas tous vaincus. Qu'Hamish était là pour elle. Qu'à l'exception d'une brève période de faiblesse qu'il regrettait amèrement, il avait toujours été présent pour elle, et elle s'était toujours reposée sur lui. Mais cette fois c'était différent. Elle n'aurait pas su dire en quoi au juste, mais elle le savait. « Émilie, reprit doucement Allison alors que le silence s'étirait entre elles, vous n'êtes pas aussi unique que vous le pensez. Certes, les blessures auxquelles vous avez survécu le sont sans doute. Du moins, je ne vois pas d'autre cas dans mon expérience ou celle d'Alfred où un patient a survécu à des lésions aussi extrêmes que les vôtres. Mais les gens qui sont blessés aussi gravement que vous le sont à plus d'un titre. Bien entendu, je n'ai jamais eu accès à votre dossier médical. Et je n'ai jamais interrogé Honor sur le sujet – de toute façon, elle ne m'aurait pas répondu. Mais je dois vous poser la question. Comme Honor, vous ne répondez pas aux traitements de régénération. C'est ça, votre raison ? Vous avez peur que votre enfant puisse être dans le même cas ? — Je... » La voix grinçante, Émilie s'interrompit et s'éclaircit la gorge. « Cela... n'y est pas étranger, dit-elle enfin, un peu ébahie d'en avouer autant à Allison. Je sais sûrement depuis toujours que ce n'est pas tout à fait... rationnel. Comme vous dites, fit-elle avec un sourire amer, avoir ses raisons ne les rend pas forcément bonnes. — Avez-vous déjà discuté de cette question avec un bon généticien ? s'enquit Allison sur un ton doux qui ne trahissait aucun jugement. — Non. » Émilie détourna les yeux. « Non, pas vraiment. J'en ai consulté plusieurs. Mais, pour être honnête, je dois avouer que je ne le faisais que par acquit de conscience. Pour moi, peut-être pour Hamish. Je ne sais pas. » Elle se retourna vers Allison, les yeux emplis de larmes. « Je leur ai parlé. Ils m'ont parlé. Ils n'ont pas cessé de me rassurer, de me dire que cela n'arriverait pas. Et que même si par hasard je transmettais ma "malédiction" à un enfant, il était absurde de croire qu'il serait un jour blessé comme moi. Tout cela n'avait pas d'importance. Aucune importance. » Elle soutint le regard d'Allison et s'imposa d'admettre devant une autre ce qu'elle ne s'était encore jamais vraiment avoué. « J'avais trop peur pour être rationnelle. » Elle hésita à expliquer pourquoi. À lui rapporter les propos de sa propre mère, entendus par hasard. À reconnaître combien elle avait été blessée, même si sa raison avait violemment rejeté cette douleur. Mais elle ne pouvait pas. Aujourd'hui encore, elle ne pouvait pas exposer cette vilaine blessure. Pas encore. « Si c'est la seule réaction "irrationnelle" que vous ayez eue après ce qui vous est arrivé, vous êtes une femme hors du commun, fit Allison, sarcastique. Bon sang, Émilie ! Cet accident a détruit votre vie. Vous en avez rebâti une, une vie très productive, sans jamais renoncer. Vous avez le droit de ne pas être forte à chaque instant et à tous les sujets. Vous avez le droit d'admettre que vous souffrez et que certaines choses vous effraient. Un jour, il faudra que vous preniez Honor à part et que vous lui demandiez de vous raconter tout ce qu'elle a gardé pour elle beaucoup trop longtemps. Ce qu'elle n'a jamais partagé, même avec moi. Ces secrets ont laissé des traces – je suis sûre que vous en avez vu certaines – et elle serait la première à dire que tout ce qui lui est arrivé n'est rien par rapport à ce que vous avez vécu. » Mais je pense qu'il est peut-être temps que vous réfléchissiez à nouveau à la décision que vous avez prise. Peut-être s'est-il écoulé assez de temps pour vous permettre d'y songer de manière rationnelle... si vous le souhaitez. — Je crois... Je crois que oui, peut-être », répondit très lentement Émilie, stupéfaite d'entendre ces mots sortir de sa bouche, et plus encore de constater combien ils étaient vrais. « Je crois que oui, répéta-t-elle, mais cela ne dissipera pas comme par magie mes sujets d'inquiétude. — Peut-être pas, mais là, dit Allison en souriant soudain, c'est mon boulot. — Votre boulot ? » Émilie la regarda, et elle hocha la tête. « Vous savez les épreuves qu'Honor a traversées en termes de blessures physiques. Aucune de ses lésions n'était aussi grave que les vôtres, mais cela suffisait largement à l'inquiéter quant au risque de transmettre à ses enfants son insensibilité aux thérapies de régénération. Heureusement pour elle, sa mère se trouve être l'une des meilleures généticiennes du Royaume – si je puis me permettre de me lancer quelques fleurs. J'ai fait de l'identification du groupe de gènes qui l'empêche de se régénérer un projet personnel, et je l'ai découvert il y a des années. Il s'agit d'un gène dominant, hélas, mais il n'est pas lié avec les séquences verrouillées des modifications Meyerdahl – sinon, Alfred ne se régénérerait pas non plus, or il réagit au traitement –, ce qui signifie qu'il n'est pas automatiquement sélectionné lors de la fertilisation. Quand j'ai eu déterminé cela, j'ai aussi établi qu'elle ne porte ce gène que sur le chromosome qu'elle a reçu de son père, et j'ai effectué un scan de l'ADN de son enfant. Grâce auquel j'ai pu lui assurer qu'elle ne l'avait pas transmis à son fils. — Son fils? » Malgré le déchaînement de ses propres émotions, Émilie ne manqua pas l'information. « Oh, merde ! » Allison secoua la tête, l'air soudain écœurée. « Oubliez ce que vous avez entendu, fit-elle. Honor ne veut pas savoir pour l'instant. Ce qui est assez ridicule, si vous me permettez. Moi, j'ai toujours voulu savoir dès que possible. — Un fils », répéta Émilie. Puis elle sourit. « Eh bien, une fois que les Graysoniens auront surmonté l'idée qu'il est illégitime, ils seront sans doute contents ! — Une belle bande de machistes à la manque, ceux-là. J'enrage rien que d'imaginer combien ils vont tous être ravis », marmonna Allison, et Lady Alexander partit d'un rire qui la surprit elle-même. « Voilà qui est mieux ! s'exclama Allison, souriante. L'important, en tout cas, c'est que, alors même que les gènes d'Honor et Hamish se sont associés parfaitement au hasard, son chromosome Y a très bien rempli son rôle. Mère Nature n'a même pas eu besoin de mon intervention. — Pas dans le cas d'Honor, concéda Émilie, et son interlocutrice renifla. — Oh, pour l'amour du ciel, Émilie ! On n'est plus au Moyen Âge, vous savez. Je n'ai pas encore consulté votre carte génétique, pour des raisons évidentes, mais je serais franchement étonnée que le problème soit aussi complexe que vous paraissez le croire. Puisque nous savons d'ores et déjà que le génotype d'Hamish supporte très bien la régénération et qu'Honor et lui ont produit un enfant tout aussi capable de se régénérer, il suffit sans doute de sélectionner le sperme porteur des gènes dont nous avons besoin. Si ce n'est pas le cas, je suis à peu près sûre d'être capable de régler le problème avant fertilisation. D'ailleurs, je pourrais sans doute le régler après fertilisation, bien que j'hésite à le promettre sans vous avoir soigneusement examinés tous les deux. — Vous semblez... remarquablement confiante, dit lentement Émilie. — Je semble... ? » Allison s'interrompit et regarda Émilie d'un air de surprise presque comique. Puis elle s'éclaircit la gorge. — Ah, ma chère. Bien que je n'aie pas consulté votre dossier médical, je sais que vous avez passé un certain temps sur Beowulf après l'accident. Et je crois que le docteur Kleinman a été formé sur Beowulf. Il a fait ses études là-bas, à l'université John Hopkins, n'est-ce pas ? — Je crois, oui. — Alors serait-il exact de dire que vous avez été confrontée à l'establishment médical beowulfien dans toute sa splendeur suffisante, pour ne pas dire narcissique, et pétrie de traditions ? — Dans une certaine mesure, répondit Émilie, intriguée par le ton mordant du docteur Harrington. — Et connaissez-vous par hasard mon nom de jeune fille ? — Chou, je crois ? » Lady Alexander était de plus en plus perplexe. « Eh bien, oui. Sauf que, si j'étais restée sur Beowulf, je serais connue sous mon nom de jeune fille complet... que je le veuille ou non. Or il se trouve que je ne le voulais pas. — Et pourquoi pas ? s'enquit Émilie comme elle marquait une hésitation — Parce que mon nom de famille exact est Benton-Ramirez y Chou. » Émilie écarquilla les yeux : de toutes les « dynasties » médicales de Beowulf, reconnue dans tout l'espace exploré comme la planète reine des sciences de la vie, les familles Benton-Ramirez et Chou tenaient le haut du pavé. Elles étaient Beowulf soi-même, et leur engagement dans le domaine de la médecine génétique remontait les générations jusqu'à bien avant la guerre finale de la vieille Terre. Georges Benton et Sebastiana Ramirez y Moyano avaient dirigé les équipes beowulfiennes envoyées sur la vieille Terre remédier aux horribles effets des armes biologiques de la guerre finale, et Chou Keng-ju avait mené la lutte pour la bioéthique contre Léonard Detweiler et les autres partisans de l'« eugénisme progressiste » six siècles plus tôt. Parmi les nombreux joyaux ornant la couronne des réussites de ces familles depuis figurait un rôle de pointe dans le développement du traitement prolong. Et... « Eh bien, dit-elle enfin doucement, au moins, je comprends maintenant d'où vient l'attitude assez... volcanique d'Honor face au commerce d'esclaves génétiquement modifiés et à Manpower. — On pourrait dire qu'elle s'en est nourrie au sein maternel, confirma Allison. C'est sans rapport, bien sûr, mais je l'ai effectivement allaitée; et puis savoir que la signature d'un ancêtre direct figurait au bas de la convention de Cherwell a dû aider aussi, j'imagine. » Elle eut un sourire pincé. « En tout cas, si j'ai l'air très optimiste et sûre de moi, ce n'est pas que du vent. Je ne peux pas vous assurer de façon catégorique qu'Hamish et vous pourrez produire un enfant biologique capable de se régénérer. La probabilité que vous n'y arriviez pas, surtout avec mon intervention, est si infime que je ne pourrais pas la quantifier, mais elle existe. Ce que je peux vous garantir, en revanche, c'est qu'avec mon intervention vous n'aurez pas d'enfant insensible à la régénération. » Elle regarda de nouveau Émilie droit dans les yeux. « Alors dites-moi, Émilie. Avec cette garantie, voulez-vous avoir un enfant vous-même ou non ? » « Monsieur le ministre, vous avez un appel du colonel Nesbitt, annonça Alicia Hampton depuis l'écran d'Arnold Giancola. — Ah bon ? » Giancola lui adressa son plus beau sourire absent puis se secoua visiblement. « Je veux dire, allez-y, passez-le-moi, Alicia. Merci. — De rien, monsieur », dit-elle avec un petit sourire attendri avant que son visage ne disparaisse de l'écran, remplacé un instant plus tard par celui de Jean-Claude Nesbitt. « Bonjour, monsieur le ministre, commença-t-il poliment. — Colonel. Que puis-je faire pour vous par ce bel après-midi ? — Cela n'a aucun caractère d'urgence, monsieur. Je vous appelle simplement pour vous faire savoir que je m'apprête à commencer les vérifications de sécurité trimestrielles. » Giancola demeura impassible, mais il sentit son estomac se tendre. « Je sais que c'est désagréable, poursuivit Nesbitt, mais votre équipe personnelle va devoir être à nouveau contrôlée, elle aussi. Dans ces conditions, je me suis proposé de vous prévenir à l'avance pour que nous puissions essayer d'éviter des conflits d'emploi du temps susceptibles de gêner votre travail. — J'apprécie cette attention, colonel », dit Giancola, dont un observateur attentif aurait pu remarquer que ses yeux s'étrécissaient imperceptiblement en croisant ceux de Nesbitt à l'écran. « Mais si vous êtes satisfait de votre programme, je suis certain que nous pourrons adapter notre planning au vôtre. Si vous voulez bien contacter mademoiselle Hampton quand vous serez prêt à commencer, nous serons aussitôt à votre disposition. — Merci, monsieur le ministre. Je comprends, fit Nesbitt en hochant respectueusement la tête. Et j'apprécie votre esprit de coopération. — On n'est jamais trop prudent quand il s'agit de sécurité, colonel, répondit gravement Giancola. Vouliez-vous discuter d'autre chose ? — Non, monsieur le ministre. Merci. J'ai tout ce dont j'ai besoin. — Dans ce cas, colonel, bonne journée », conclut Giancola avant de couper le circuit. Yves Grosclaude se détendit dans sa confortable couchette de vol et regretta de n'avoir pas l'esprit au repos comme l'était son corps tandis que son aérodyne filait dans la nuit au milieu des montagnes sur pilotage automatique. Rien de tout cela n'était censé arriver. Rien du tout. Il était d'accord à l'époque avec Giancola : il était temps de se montrer plus ferme avec les Manticoriens, et Dieu sait qu'ils avaient réussi à durcir cette nigaude de Pritchart ! Mais qui aurait pu croire qu'elle irait jusque-là ? Et maintenant que c'était fait, que pouvaient-ils donc bien y changer ? Il plissa le front tout en se rongeant un ongle. Comment Giancola pouvait-il rester si flegmatique – ou du moins en donner l'air ? Tant de temps avait passé sans qu'on les perce à jour qu'il aurait sans doute dû s'inquiéter un peu moins, lui aussi. Après tout, si quelqu'un devait soupçonner quelque chose, ce serait déjà fait, non ? Mais c'était trop facile. Que quelqu'un ait ou non des soupçons pour l'instant, on finirait par en avoir, et il n'y avait jamais prescription en matière de trahison. Il inspira profondément et fit un effort de volonté pour reposer sa main sur ses genoux. Il n'y avait rien à y faire pour le moment, et si la guerre s'éternisait assez et que Giancola jouait finement ses cartes politiques, il était tout à fait possible que le président Giancola se trouve en position d'étouffer toute enquête malheureuse à l'issue des combats. Et s'il ne le pouvait pas, Grosclaude avait mis de côté les preuves vitales qu'il pourrait assurément livrer au procureur en échange d'une immunité partielle. Il ne pouvait pas faire davantage pour se prémunir contre un désastre, il le savait. En attendant, il n'avait plus qu'à garder profil bas et se concentrer pour avoir l'air aussi innocent et loyal que possible. Ce n'était pas facile, mais il espérait que ce séjour au ski l'y aiderait. Il devait au moins lui permettre de dissiper un peu de l'énergie nerveuse qu'il avait accumulée ! Il eut un petit rire à cette idée. Il s'étira, bâilla puis s'installa plus fermement dans sa couchette. Le plan de vol s'apprêtait à lui faire passer la gorge d'Arsenault, l'un des défilés les plus spectaculaires de Havre. Il s'agissait d'un immense gouffre comme taillé à la hache dans les monts Blanchard, dont les parois à pic s'élevaient à la verticale jusqu'à deux cent cinquante mètres par endroits. C'était une belle attraction touristique, et Grosclaude lui-même l'aimait beaucoup. Il programmait toujours son plan de vol pour le traverser malgré la nécessité de ralentir dans ses virages en épingle à cheveux. Le pilotage automatique fit descendre légèrement l'aérodyne pour lui offrir une meilleure vue, et il ressentit un frisson de plaisir familier en voyant les falaises rocheuses couronnées d'arbres se dresser de chaque côté de sa proue. Et, à cet instant, un phénomène très étrange se produisit. Yves Grosclaude eut l'impression d'une chatouille mentale. Comme une caresse le long de la colonne vertébrale, mais localisée quelque part derrière ses yeux. Il plissa le front, puis son expression se transforma du tout au tout. Il n'avait pas du tout remarqué la capsule quasi microscopique qui s'était mystérieusement glissée dans le yaourt qu'il avait pris au dessert l'avant-veille au soir. Il ne cherchait rien de la sorte, il n'imaginait même pas qu'une chose pareille fût possible. D'ailleurs elle ne l'était pas... sur la base technologique républicaine. Le contenu de cette capsule dépassait largement les compétences des scientifiques havriens, et lorsqu'elle s'était désintégrée dans son système digestif, des nanites ultramicroscopiques à vecteur viral étaient passées dans son sang. Elles avaient voyagé jusqu'au cerveau en visant des zones très ciblées, puis elles avaient attendu. Attendu ce moment précis. Yves Grosclaude sursauta dans sa couchette quand les minuscules envahisseurs exécutèrent leurs instructions. Ils ne causèrent aucun dégât physique : ils se contentèrent d'envahir le « système d'exploitation » de son corps et d'en remplacer les instructions par les leurs. Impuissant, hurlant dans le silence de son esprit, il regarda ses mains débrancher le pilotage automatique. Elles se posèrent sur le manche et la manette des gaz, et ses yeux s'écarquillèrent d'horreur muette quand sa main droite pencha brutalement le manche vers la droite tandis que la gauche poussait les gaz à fond. Le véhicule accélérait encore lorsqu'il percuta de plein fouet une paroi verticale à plus de huit cents kilomètres par heure. CHAPITRE DIX-SEPT « D'accord, Kevin. Pourquoi tout ce mystère, cette fois-ci ? Les yeux topaze frappants de la présidente Héloïse Pritchart passèrent lentement du visage du directeur de l'AFI à celui de la petite brune qui l'accompagnait. Les hommes de la Sécurité présidentielle n'étaient jamais ravis qu'elle rencontre qui que ce soit seule à seul sans protection, même dans son bureau personnel, mais au moins, dans le cas présent, elle rencontrait leur grand chef. Ce qui avait sans doute aidé Kevin à obtenir que cette réunion ne laisse aucune trace dans les archives, songea-t-elle. Ses gardes du corps personnels n'avaient protesté que pour la forme avant de se retirer et d'éteindre les divers systèmes espions qui leur permettaient en général de la surveiller discrètement, prêts à réagir dans l'instant tout en restant hors de vue. Et vu le poste qu'occupait Kevin, ils les avaient sans doute éteints pour de bon cette fois, par conséquent elle jouissait d'une sensation toute neuve de liberté pour au moins un moment. Évidemment, tout ce que Kevin voulait garder secret avait le don de la rendre nerveuse. — Merci de t'être libérée pour nous, dit Usher, et Pritchart haussa les sourcils en l'entendant s'exprimer sur un ton formel et sombre qui ne lui ressemblait pas. À propos, voici l'inspectrice en chef Danielle Abrioux. Danny est l'un de mes meilleurs "dépanneurs". — Et pourquoi cette réunion hors de la présence du ministre de la Justice ? » Pritchart s'enfonça dans son fauteuil. «  Si je ne m'abuse, Denis n'est pas seulement ton supérieur direct, c'est aussi un membre de mon gouvernement. — Oui, en effet. D'un autre côté, même si je l'aime et le respecte beaucoup, il est très à cheval sur la procédure. — Ce qui explique que ce soit lui le ministre de la Justice, et que l'électron libre qui fonctionne à l'instinct travaille pour lui. Pas vrai ? — Je te l'accorde. Dans le cas présent, toutefois, je pense que tu dois être mise au courant avant que nous ne décidions comment l'informer officiellement de tout cela. Ses principes sont aussi rigides que ceux de Thomas Theisman. Et dans l'affaire qui me préoccupe, ses propres affinités et antipathies pourraient le pousser à adopter une attitude plus... agressive que nous ne pouvons nous le permettre en ce moment. — Kevin, dit Pritchart sans humour, tu commences vraiment à m'inquiéter. Bon sang, mais de quoi s'agit-il ? » La femme qui l'accompagnait – Abrioux, se répéta Pritchart –paraissait franchement nerveuse tandis que la présidente jetait un regard noir au directeur de l'AFI. Usher, en revanche, s'enfonça Riste un peu plus dans son fauteuil, et ses épaules herculéennes se tendirent comme s'il portait un poids des plus lourds. Il s'agit de la correspondance diplomatique que les Mandes uni falsifiée, dit-il. — Eh bien ? — En réalité, j'aurais dû dire qu'il s'agit de la correspondance diplomatique que les Mandes sont supposés avoir falsifiée. » Durant une seconde, Pritchart resta perplexe devant sa formulation. Puis une pointe glacée lui parcourut la colonne vertébrale. — Comment ça "supposés" ? demanda-t-elle d'une voix dure. l'ai vu les originaux. Je sais bien qu'ils ont été falsifiés. — Oh, ils l'ont bien été, acquiesça sombrement Usher. Hélas, je commence à entretenir de sérieux doutes quant à l'identité du Faussaire. — Mon Dieu. » Pritchart avait blêmi, elle le savait. « S'il te plaît, Kevin. Je t'en prie, ne me dis pas ce que j'ai le pressentiment que tu vas me dire. — Je suis navré, Héloïse, fit-il doucement. J'ai d'abord cru que c'était lié à mon aversion pour Giancola. Cela semblait ridicule, même de sa part. D'ailleurs, cela paraissait carrément impossible. Mais je n'arrivais pas à me défaire de mes soupçons. J'y revenais sans cesse. Et puis, il y a quelques semaines, j'ai mis Danny sur l'affaire, en toute discrétion. Non seulement c'est possible, mais je suis à peu près sûr que c'est arrivé. — Seigneur. » Pritchart le dévisageait, plus écrasée – plus horrifiée – qu'elle ne l'avait été en apprenant qu'Oscar Saint-Just avait la ferme intention de faire fusiller Javier Giscard. Auquel cas il aurait forcément découvert qu'elle-même couvrait Javier depuis longtemps. « Comment aurait-il pu faire une chose pareille ? Je ne te demande pas pourquoi il l'aurait fait, si c'est le cas, mais comment. — En imaginant qu'il avait le complice voulu au poste voulu, et en admettant qu'il ait eu le culot insensé de tenter l'aventure, effectuer la substitution ne présentait pas une telle difficulté technique, en réalité, expliqua Usher. J'avais déjà à peu près établi comment il pouvait s'y être pris avant d'impliquer Danny, et elle a globalement confirmé qu'il a pu procéder de cette façon –et qu'il l'a sans doute fait. Elle peut te fournir les détails techniques, si tu le souhaites. Pour faire simple, toutefois, il pouvait expédier n'importe quelle version de son choix des notes diplomatiques sur lesquelles vous étiez tombés d'accord. Après tout, il est ministre des Affaires étrangères. Et tant que celui qui a joué les facteurs pour lui ne donne pas l'alerte, impossible pour quiconque de notre côté de savoir qu'il s'est écarté du script convenu. Et nous avons également trouvé comment il aurait pu avoir accès à la clé de validation du ministère des Affaires étrangères manticorien, ce qui lui aurait permis d'altérer les courriers entrants eux aussi. – Ça... » Pritchart s'interrompit et prit une profonde inspira-non. « Ça ne présage rien de bon, Kevin. Surtout quand on pense au secret dont tu as voulu entourer cette réunion. Si tu as découvert tout cela et que tu n'es pas prêt à demander une mise en examen ni à porter des accusations publiques, c'est qu'il doit y avoir un hic quelque part. Je me trompe ? — Non, dit-il d'un air lugubre avant de faire signe à Abrioux. « Danny ? -- Madame la présidente, commença Abrioux, nerveuse, je me demandais un peu si Kevin... enfin, monsieur le directeur... n'avait pas grillé un fusible quand il m'a balancé tout ça. Mais je te connais depuis longtemps, et puis c'est mon patron; j'ai donc dû envisager sérieusement cette éventualité. Et plus je l'examinais, plus je me rendais compte qu'on aurait pu procéder exactement comme il l'avait imaginé. Mais l'élément clé, comme nous le savons tous les deux depuis le début, c'est que Giancola ne pouvait pas agir seul en manipulant simplement le flux de messages électroniques. Il lui fallait au moins un complice de chair et d'os. Quelqu'un qui le couvrirait à l'autre bout de la chaîne et dissimulerait le véritable contenu de nos courriers sortants ainsi que celui des notes manticoriennes entrantes à tous les autres Havriens. » Et dès que nous avons eu tiré cette conclusion, l'identité de son complice – s'il en avait un – s'est imposée : Yves Grosclaude. — Notre "envoyé spécial", acquiesça Pritchart, hochant la tête d'un air sombre. — Exactement. » Abrioux hocha la tête à son tour. « L'existence d'un complice est la seule véritable faille que je discerne dans son armure, très franchement. Je suis certaine qu'il doit y avoir d'autres preuves, mais nous sommes tenus de faire état de présomptions sérieuses avant de pouvoir aller les chercher. Si je pouvais arrêter Grosclaude, lui soutirer des informations, le mettre sous pression, il était susceptible de lâcher Giancola. Ou au moins de me fournir un élément concret pour rendre plus vraisemblable le scénario un peu abracadabrant du directeur. D'un autre côté, je devais m'en approcher discrètement, en espérant que Giancola ne se rende pas compte que je m'intéressais à lui. » Malheureusement, soit je n'ai pas été assez prudente, soit Giancola avait ses propres projets pour Grosclaude depuis longtemps. — C'est-à-dire ? s'enquit Pritchart comme elle s'interrompait, l'air chagrin. — C'est-à-dire que monsieur Grosclaude s'est tué dans un accident d'aérodyne sans tiers impliqué il y a quatre jours, fit Usher sans détour. — Oh, merde, lâcha doucement Pritchart, atterrée. Un accident d'aérodyne ? — Je sais, je sais ! » Usher secoua la tête. « On croirait une mauvaise blague, tu ne trouves pas ? Avec tous les gêneurs que SerSec a fait disparaître lors de mystérieux accidents du même type, l'annonce publique va avoir un effet du tonnerre, hein ? — À moins que nous n'arrivions à prouver qu'il ne s'agissait pas d'un accident, objecta Pritchart, les yeux étrécis par la réflexion. Avant, c'était toujours l'État qui parlait d'accident. Si nous disons que cela n'en était pas un – et que nous arrivons à le prouver – nous pourrions bien retourner la situation et l'utiliser à notre avantage. — S'il existe un moyen de retourner la situation "à notre avantage", tu as peut-être raison, dit Usher. Honnêtement, toutefois, plus j'examine cette affaire, moins j'y crois. Et même si ce moyen existe, je n'ai pas l'impression que nous réussirons à prouver quoi que ce soit, je le crains. — Pourquoi donc ? — Je me suis très discrètement renseignée sur l'enquête autour de sa mort, madame la présidente, répondit Abrioux pour Usher. Je l'ai fait dans le plus grand secret, ce qui m'a forcée à réclamer des services qu'on me devait. Mais l'équipe (l'enquêteurs qui a travaillé sur l'accident a passé au peigne fin les débris de son véhicule – qui était d'ailleurs réduit en miettes –anis trouver la moindre trace de sabotage mécanique ni électronique. Les boîtes noires en sont sorties plus ou moins intactes, et Hies indiquent à l'unisson que, pour une raison inconnue, Groslaude a soudain débranché le pilotage automatique et poussé les gaz à fond avant de se précipiter contre une paroi rocheuse quasi verticale. Il l'a heurtée à une vitesse proche de Mach un. — Pardon ? » Pritchart se redressa et fronça les sourcils. — Il n'y a aucun doute, madame la présidente. Et il n'y a pas non plus d'explication. C'est une des raisons pour lesquelles le directeur et moi-même ne sommes pas venus vous trouver plus tôt. Nous espérions découvrir un élément manifestement incohérent. Mais la météo était bonne, la visibilité de même, et il n'y avait pas de trafic sur son couloir de vol ni à proximité à ce moment-là. L'équipe d'enquête a consulté les images satellite des voies aériennes pour le confirmer. Rien n'indique qu'on ait trafiqué son véhicule en aucune façon, et il n'y a aucun signe de facteur externe susceptible de l'avoir poussé à agir ainsi. Pour l’instant, en toute franchise, les enquêteurs privilégient la thèse du suicide. — Ah, splendide ! » railla Pritchart. Le doute et la crainte soudaine d'être retournée en guerre à cause d'un mensonge la mettaient dans une fureur inhabituelle. « Alors maintenant on ne parle même plus d'accident ! Maintenant, nous allons dire à la (galaxie que notre putain de suspect s'est suicidé ! Voilà qui va nous rendre cent fois plus crédibles quand on essaiera de lui faire porter le chapeau! — Il est sans doute possible qu'il s'agisse bel et bien d'un suicide », fit remarquer Usher. Pritchart le fusilla du regard, et il haussa les épaules. «Je me fais juste l'avocat du diable, Héloïse. Mais c'est possible, tu sais. Un paquet de gens sont morts depuis que les combats ont repris, et beaucoup d'autres vont se faire tuer, quoi qu'il en soit. S'il était impliqué dans un complot avec Giancola, il se sentait peut-être très coupable de toutes ces morts. Ou, à l'inverse, il voulait peut-être tout nous avouer mais il redoutait que Giancola ne l'élimine s'il essayait. Dans ce cas, il ne voyait peut-être pas d'autre issue. — Et si tu crois un seul instant à ce conte de fées, j'ai du terrain à te vendre, riposta Pritchart, caustique. Évite seulement de me demander où il se trouve. — Je n'ai pas dit que j'y croyais, répondit doucement Usher. J'ai juste dit que c'était possible, et ça l'est. — Foutaises, coupa Pritchart. Kevin, j'aimerais beaucoup te croire complètement à côté de la plaque sur ce coup-là, mais non. Dieu sait que cela vaudrait mieux, mais la mort de Grosclaude, surtout de cette façon et à ce moment précis, ne peut pas être une coïncidence. C'est trop heureux pour Giancola. Non. Elle secoua la tête. « J'ignore comment il s'y est pris, mais il a fait la peau à Grosclaude d'une façon ou d'une autre. — Tu penses donc qu'il a bel et bien falsifié la correspondance ? — Je n'en ai pas envie, reconnut-elle, mais tu dis qu'il faudrait un culot insensé, et voilà bien une chose dont Arnold ne manque pas. Et ce ne sont pas non plus les scrupules qui l'étouffent. Ils ne risquent pas de tempérer son ambition. Je doute qu'il ait voulu aller si loin, mais... » Elle secoua de nouveau la tête. « Il y a quand même une bizarrerie dans la mort de Grosclaude, madame la présidente », dit Abrioux au bout d'un moment. Les yeux topaze d'Héloïse Pritchart se fixèrent sur l'inspecteur en chef, et elle l'incita à continuer d'un geste de la main. Etant donné les circonstances... étranges de l'accident, dit Abrioux, l'enquêteur principal de l'équipe a demandé un examen sanguin et toxicologique complet lors de l'autopsie. Vu la nature de l'impact, les médecins n'avaient pas grand-chose sur quoi travailler, voyez-vous. Ils avaient suffisamment de matière ,, un- une identification génétique des restes découverts, mais pas casez pour une autopsie classique, loin de là. Le médecin légiste a néanmoins noté que des "traces organiques et des marqueurs ADN non identifiables" étaient présents dans l'un des échantillons sanguins. — Ce qui veut dire ? demanda Pritchart, captivée. -- Eh bien, nous n'en avons aucune idée, répondit Usher. il dit "non identifiables", c'est le terme exact. Tous les cléments organiques qu'il a relevés pourraient s'expliquer par la grippe, sauf qu'il n'y en a pas trace dans les autres échantillons. Si tu veux réellement te farcir son rapport, je peux t'en obtenir une copie, mais je doute que tu en tires davantage que moi. L'élément clé, toutefois, semble être l'ADN qu'il a détecté. Il spécule depuis un certain temps dans les revues médicales solariennes sur la possibilité de créer des nanites virales. — Ils sont fous ? fit Pritchart, incrédule. Ces imbéciles n'ont donc rien appris de la guerre finale ? — Je n'en sais rien. Ce n'est pas mon domaine, c'en est même a des années-lumière. Mais, apparemment, les gens qui spéculent ce sujet pensent qu'il devrait être possible au moins en théorie de contrôler leurs virus et d'empêcher des mutations indésirables. Après tout, nous réussissons ce genre de prouesses avec les nanites depuis des siècles maintenant. — Parce que ces cochonneries n'ont pas d'ADN et ne se reproduisent pas, même dans leurs applications médicales ! cracha Pritchart. — Je n'ai pas dit que je trouvais l'idée bonne, Héloïse, fit Usher. Je dis simplement que les Solariens réfléchissaient aux possibilités offertes. À ma connaissance, et j'ai effectué des recherches assez complètes sur la question depuis que Danny m'a amené le résultat du bilan sanguin, on en est au stade purement théorique pour l'instant. Et même si les Solariens possédaient cette technologie, personne ici, au sein de la République, ne serait capable de la reproduire. Alors à supposer que ces résultats des plus ambigus – trouvés, je te le rappelle, sur un seul des échantillons sanguins – signifient que Grosclaude a été assassiné par l'intermédiaire de cette technologie, au nom du ciel, comment Giancola y a-t-il eu accès ? — Tu es vraiment solaire, ce soir, hein ? — Si un orage se lève à l'horizon, mieux vaut le savoir assez longtemps à l'avance pour au moins se munir d'un parapluie », philosopha Usher. Elle lui fit une grimace puis resta plongée dans une réflexion intense pendant quelques secondes interminables. « Très bien, Kevin, dit-elle enfin. Tu as eu plus de temps que moi pour y réfléchir, et je doute fort, te connaissant, que tu aies demandé à me rencontrer sans avoir une idée de la façon de procéder. — Selon moi, répondit Usher au bout de quelques instants, il y a quatre aspects essentiels à ce problème. D'abord, la guerre elle-même et la raison pour laquelle nous la faisons. Deuxièmement, il y a les implications constitutionnelles d'une haute trahison commise par un ministre en exercice. Sans compter que je ne suis même pas certain que ses actes – en admettant que nous ayons raison et qu'il ait réellement fait quelque chose – constituent une haute trahison au sens défini par la Constitution. Usurpation de pouvoir, complot, association de malfaiteurs, faux et usage de faux, forfaiture, je suis sûr que nous pourrions l'épingler pour un de ces motifs. Mais la haute trahison est un crime assez spécifique. Troisièmement, après l'aspect constitutionnel, il y a l'aspect purement politique. Non pas au niveau de la diplomatie ni de la guerre interstellaire, mais à celui de notre terme : est-il assez solide à ce stade pour survivre à un choc pareil ? Sans parler de l'efficacité que peut conserver ton gouvernement s'il s'avère que l'un de tes propres ministres nous a manipulés en vue de reprendre les combats. Enfin se pose la question de la façon dont nous menons cette enquête, étant donné tous les autres aspects de ce sac de noeuds. » Il regarda la présidente en haussant le sourcil, et elle approuva ni analyse d'un hochement de tête lugubre. « Je ne suis pas qualifié pour commenter le premier point, dit-il ensuite. C'est votre domaine, à toi et à l'amiral Theisman. concernant la dimension constitutionnelle, Denis est sans doute beaucoup mieux placé que moi. D'instinct, je dirais que la Constitution nous donne sans doute assez de latitude pour mener une enquête et, s'il s'avère que ce salopard l'a vraiment fait, le lui faire payer au centuple. Cela nous amène toutefois à l'aspect politique. Plus précisément, je crains fort que la Constitution n'ait pas été restaurée depuis assez longtemps pour supporter ce genre de crise. » Il soutint le regard de la présidente, son visage aux traits volontaires plus sombre qu'elle ne l'avait jamais vu. J'ai pris des libertés avec la loi plus d'une fois, Héloïse, tu le sais. D'ailleurs, je suis à peu près persuadé que c'est une des rai-m ms pour lesquelles tu me voulais à ce poste. Mais j'ai vraiment foi en la Constitution. Je crois que le seul remède, le seul traitement préventif contre une folie furieuse comme celle dont la République a été la proie par le passé est un puissant consensus quant au caractère sacré et premier de la loi. Si nous poursuivons dans cette affaire, il est fort possible, selon moi, que nous finissions par faire s'écrouler l'édifice sur nos têtes. » Si nous devons accuser Arnold Giancola de ce dont je suis presque certain qu'il est coupable, il nous faut des preuves. Pas de simples soupçons, si lourds soient-ils. Pas des hypothèses, même très convaincantes. Des preuves. Sans cela, ses partisans et lui – or il en a beaucoup, nous le savons tous – vont s'écrier que nous nous prenons pour SerSec et que nous portons des accusations risibles contre un adversaire politique dans le seul but de purger toute opposition. Ceux qui te connaissent verraient le ridicule d'une telle affirmation, mais une fois que les conseillers en communication des deux côtés en auront fini, personne hors de ton cercle d'intimes n'en sera plus sûr. Nous pourrions donc voir Giancola et ses partisans essayer de faire tomber ton gouvernement en prétendant que ce sont eux qui protègent la Constitution de nos abus de pouvoir et de nos manœuvres. S'il arrive à générer suffisamment de confusion et à rassembler assez de soutien, les conséquences pourraient être catastrophiques pour tout ce que nous avons tenté d'accomplir. — C'est sans doute encore pire que tu ne l'imagines, fit Pritchart sans joie. Cette guerre est incroyablement populaire pour l'instant. Je n'avais pas compris à quel point notre opinion publique voulait rendre la monnaie de leur pièce aux Manticoriens pour la façon dont ils nous ont botté les fesses la dernière fois. En ce moment, il ne fait aucun doute aux yeux du Congrès que ce sont les Mannes qui ont manipulé nos échanges diplomatiques. Pourquoi douter, d'ailleurs ? Je l'ai personnellement certifié ! » Alors que se passe-t-il si j'apparais soudain devant le Congrès pour annoncer qu'en fin de compte les responsables c'est nous ? Imagine que je dise à la commission sénatoriale chargée des Affaires étrangères que nous sommes retournés en guerre – avec le soutien enthousiaste du Congrès – sur la base d'un mensonge que nous devons non pas aux Manticoriens mais à notre propre ministre des Affaires étrangères ! — Je n'en ai aucune idée », reconnut franchement Usher. Abrioux secoua la tête elle aussi. À la différence d'Usher, toutefois, on voyait à sa mine qu'elle se sentait impliquée dans une al l'aire qui dépassait de loin ce pour quoi on la payait. « La première chose qui arrivera, répondit Pritchart, sûre de son fait, c'est qu'ils vont refuser d'y croire. Même si nous avions les preuves qu'il nous faut, comme tu l'as souligné, il faudrait du temps – beaucoup, sans doute – pour convaincre une majorité du Congrès de ce qui s'est réellement passé. À supposer qu'une majorité du Congrès soit prête à montrer suffisamment d'ouverture d'esprit pour envisager seulement cette éventualité. N'oublie pas le nombre d'amis qu'Arnold a là-bas. » Mais même si le Congrès accepte notre version des faits, nous sommes en train de gagner cette satanée guerre ! En tout cas, c'est ce qu'on dirait pour l'instant, et le Congrès dans son ensemble en est absolument convaincu. Alors, même s'il apparait que les hostilités ont repris parce que l'un de nos propres ministres a manipulé et falsifié des courriers diplomatiques, bon nombre de députés et de sénateurs n'en auront rien à faire. Ce qu'ils vont voir, c'est que cette fois-ci c'est Manticore qui est acculée, et ils n'accepteront jamais d'envoyer un petit message à Elisabeth Winton disant "Oh, désolés pour cette méprise. Faisons la paix maintenant". Surtout si cela signifie que la République doit reconnaître publiquement sa responsabilité dans cette guerre – ce qui serait quand même logique si Arnold a bien fait ce que tu... ce que nous pensons. Et si nous rendons publique notre version des événements, nous devons reconnaître nos torts si nous voulons un jour convaincre le reste de la Galaxie que nous ne sommes plus la République populaire. » Son beau visage était tiré, ses yeux topaze cernés. Usher acquiesça lentement. « Je savais que ce serait un vrai ramassis d'emmerdes, quoi qu'il advienne, dit-il. Mais je n'étais pas allé au bout de la réflexion, je ne me rendais pas compte à quel point. — Ton travail ne consiste pas à te préoccuper des retombées politiques. Ça, c'est pour moi. Et si tu arrives à trouver une preuve concrète – une preuve que je puisse présenter devant un juge, une preuve que je pourrais produire devant un tribunal d'arbitrage interstellaire ou qui me permette de convaincre notre Congrès –, alors je n'ai pas d'autre choix que de rendre cette preuve publique et d'essayer de survivre quelles que soient les conséquences politiques, diplomatiques et constitutionnelles. Si tu m'apportes cette preuve, Dieu m'en est témoin, je le ferai. — Héloïse... — Non, Kévin. Nous ne pouvons pas l'éviter ni tourner autour du pot. Nous ne pouvons pas nous permettre de nous en ouvrir au public sans preuve. Mais si la preuve existe, nous ne pouvons pas nous taire. Tôt ou tard, si cela s'est réellement produit et qu'il en existe une preuve, elle finira par venir à la connaissance de l'opinion, quoi que nous fassions. Et je ne laisserai pas – je ne peux pas laisser la Constitution s'avérer un monument construit sur des fondations mouvantes. Si nous voulons un jour mettre derrière nous une fois pour toutes les vieux jeux de pouvoir, alors tu as raison, cela doit être fait sur la base de la primauté de la loi. Par conséquent, nous devons respecter la loi où que cela nous mène, bon gré mal gré. — Très bien, madame la présidente, répondit Usher sur un ton formel inhabituel, le regard assombri par une inquiétude mêlée de respect. La décision t'appartient. Quelle qu'elle soit, de quelque façon que tu choisisses de gérer la situation, tu sais que je te soutiendrai. — Oui, je le sais, dit-elle tout bas, le regard plus doux. — Mais cela nous amène à ma dernière question. Et, très franchement, à la raison pour laquelle j'ai court-circuité Denis pour cette réunion. Tu dis qu'il nous faut une preuve. Je ne suis pas sûr que nous en trouverons une, même si j'ai vu juste sur toute la ligne. Mais avant de la trouver, si elle existe, nous devons décider comment je vais m'y prendre pour la chercher. Une interprétation stricte de la loi m'impose d'informer le ministre de la Justice de mes soupçons. Il doit à son tour t'en informer, et tu lois pour ta part faire suivre au moins aux commissions charrues des Affaires étrangères et de la Justice au Sénat et à l'Assemblée, à cause de leur rôle de contrôle. Et il y a sans doute au moins deux ou trois autres commissions qu'il faudrait mettre au courant. De plus, il faut que le ministre de la Justice lance une enquête officielle à travers l'AFI après ouverture d'une information judiciaire par un magistrat. Hélas, tout cela exige d'impliquer des dizaines, sans doute des centaines de personnes dans l'enquête. » Si nous le faisons, il y aura des fuites. Dans le meilleur des cas, Giancola en entendra simplement parler par l'un de ses amis, mais il est plus probable que la nouvelle atteindra les sites d'information dans les heures qui suivront. Auquel cas... » Il haussa les épaules, et Pritchart hocha la tête en se mordant les lèvres. ... on perd sur tous les tableaux, acheva-t-elle. Surtout si Arnold décide que la meilleure défense consiste en une attaque virulente avant que l'enquête ne prenne réellement son essor. — Et plus encore s'il décide de ne pas se limiter aux voies légales, souligna Usher. — Tout à fait. » Nerveuse, elle tambourina du bout des doigts sur son bureau avant de se ressaisir. « Tu as dit, je remarque, que tout cela découlerait d'une stricte interprétation de la loi. J'ai presque peur de poser cette question... Non, j'ai peur de la poser, tout court. » Elle grimaça. « Malheureusement, je n'ai guère le choix. Alors, dis-moi, Kevin. Jusqu'où proposes-tu de nous en écarter ? — Crois-le ou non, Héloïse, je préférerais cent fois respecter la procédure à la lettre cette fois-ci. Si nous ne le faisons pas et que les choses tournent mal, le résultat sera au moins aussi grave que tout ce que tu as décrit. En réalité, il sera sans doute pire. Même ainsi, poursuivit-il, inflexible, je ne vois pas comment nous pourrions respecter les règles. Tu vas devoir décider en qui d'autre tu as suffisamment confiance pour les informer. À mon avis, tu vas être obligée d'en parler à Theisman, et Dieu seul sait comment il va réagir. Et même si c'est moi qui ai délibérément omis de convier Denis à cette réunion, je voudrais vraiment le mettre au courant. Non seulement il a le droit et la responsabilité constitutionnels de savoir ce que nous faisons, mais au cas où il ignorerait tout, nous risquerions fort de nous rétamer en beauté si je mène une opération clandestine. Surtout s'il découvre que je trame quelque chose sans savoir quoi. » Mais une fois que tu auras décidé qui d'autre a besoin de savoir, le reste de l'opération doit être plus gris que gris jusqu'à ce que nous ayons la preuve en main ou que nous sachions sans l'ombre d'un doute où elle se trouve et comment nous l'approprier. Je n'aime pas cette option, elle est dangereuse, mais c'est la moins dangereuse à mon sens étant donné les circonstances. — J'aimerais tant que tu te trompes. Mon Dieu, comme j'aimerais que tu aies tort ! » Pritchart ferma les yeux quelques instants, se frotta le front puis expira bruyamment. « Hélas, ce n'est pas le cas, dit-elle. Très bien. Je t'autorise donc à poursuivre ton enquête clandestine. Mais sois très, très prudent, Kevin. Cette affaire pourrait détruire tout ce pour quoi toi et moi – ainsi que Thomas Theisman et Javier – avons lutté pendant des décennies. Il va falloir que je réfléchisse longuement à la liste de ceux que je vais informer et à la façon de procéder, mais au moins, si quelqu'un doit nous piloter dans ce champ de mines, je suis heureuse que ce soit toi. — Eh bien ! Merci. » Usher fit la grimace, et la présidente gloussa. Elle n'y mit guère d'humour, mais c'était quand même un début. Par quoi vas-tu commencer ? s'enquit-elle. — Par Danny, ici présente, fit Usher en désignant de la tête l'inspectrice. Elle est déjà dans le bateau, et déjà tenue au secret. Je vais l'y maintenir. Toutefois, ajouta-t-il en regardant Pritchart droit dans les yeux, avant qu'elle fasse un pas de plus dans cette enquête, je veux qu'elle ait en mains un pardon présidentiel signé pour toutes les lois qu'elle pourrait être amenée à enfreindre en faisant ce que nous lui demandons. — Tu as toujours été loyal à tes gars, dans la résistance, répondit Pritchart dans un sourire avant de se tourner vers Abrioux. Et il se trouve, inspectrice, que moi aussi. » Elle reporta son attention sur Kevin. « L'inspectrice aura sa lettre de pardon dans l'heure, promit-elle. — Bien. En ce qui concerne le point de départ de l'opération, Danny va devoir mettre en place sa propre équipe, une équipe que nous pourrons détacher entièrement des opérations normales de l'agence. Je pense qu'elle a déjà en tête le nom de ceux dont elle a besoin, et je suis à peu près sûr de pouvoir me livrer à un travail de paperasserie créative sur leur affectation pour les mettre à sa disposition. Une fois que ce point sera réglé, nous commencerons sans doute par examiner toute la vie de feu Yves Grosclaude au microscope électronique. S'il était vraiment le complice de Giancola, ce que sa mort semble fort suggérer, il a pu se montrer négligent et nous laisser quelque chose. D'ailleurs, il avait peut-être un dossier caché quelque part en guise d'assurance-vie. Nous n'obtiendrons pas de mandat de perquisition légal sans faire état de présomptions sérieuses, or nous venons de convenir que nous ne pouvions pas le faire sans rendre l'affaire publique. Mais si Danny et ses gars arrivent à découvrir où se trouvent les éléments dont nous avons besoin, je peux sans doute imaginer une raison à peu près plausible d'en prendre possession, de façon à ne pas compromettre définitivement leur statut juridique de preuve. » Les narines de Pritchart s'évasèrent, et il haussa de nouveau les épaules. « Je vais devoir travailler dans l'illégalité si nous voulons réussir, Héloïse. Tu le sais bien. — Alors il faut sans doute que je te fournisse une lettre de pardon à toi aussi. — Non, surtout pas. Je suis le fusible. Le solitaire qui travaille sans ton autorisation à cause de son animosité personnelle contre Giancola. — Kevin..., protesta-t-elle par réflexe, mais il secoua la tête. — Tu dois pouvoir nier en bloc, dit-il sans détour. Si ce que nous faisons se sait alors que nous n'avons pas encore trouvé la preuve nécessaire, il te faut quelqu'un à jeter aux fauves. Sans cela, les retombées seront encore pires que si nous avions rendu l'affaire publique dès le début. Et je suis le seul candidat logique. » Elle le regarda et vit en lui son compagnon sur les routes de la révolution, son ami de longue date, son vieil amant. Elle aurait tant voulu ne pas tomber d'accord avec lui. Elle n'avait jamais rien désiré à ce point. Mais... « Tu as raison. » Elle hésita encore un instant puis hocha vigoureusement la tête. « Vas-y. » CHAPITRE DIX-HUIT — Eh bien, chef, qu'en pensez-vous ? s'enquit le capitaine Scotty Trémaine. — Moi, monsieur ? » Le major Sir Horace Harkness secoua la tête. « Je pense que le reste de la flotte s'est fait percer un nouvel orifice anal pendant que nous étions dans le Marais. Et je crois qu'on s'attend à ce que nous traitions le problème, maintenant. — Chef, comme c'est cynique de votre part. » Le capitaine Tremaine secoua la tête avec un sourire en coin. « Non, monsieur. Pas cynique, juste réaliste. Regardez : partout où on est allés avec la vieille, on a botté les fesses de nos adversaires. Et dès que ces salopards au service de Haute-Crête nous envoient au milieu de nulle part, qu'est-ce qu'il se passe ? qui est-ce qu'on envoie toujours faire le sale boulot quand tout s'écroule ? La vieille. Et nous, bien sûr », ajouta Harkness avec toute la modestie qui s'imposait. Le sourire de Tremaine s'élargit, mais il n'avait rien à opposer à l'analyse de Harkness. Et tout ce qu'il avait vu jusqu'alors, notamment dans les rapports de situation secrets et les conclusions de la DGSN auxquels son grade lui donnait accès, suggérait que la situation était encore pire que le major ne le savait. « Je suis certain que la duchesse Harrington est terriblement soulagée de vous savoir dans ses effectifs, chef, dit-il. En attendant, il y a toute une escadre de transporteurs qui n'attendent que nous pour rendre leurs groupes de BAL opérationnels. Maintenant, Lady Harrington n'a pas jugé utile de me dire précisément ce que nous allons faire, mais d'après la composition de l'effectif et quelques détails que l'amiral Truman a laissés échapper, il ne s'agira pas de former des détachements pour patrouiller les abords du système mère. Je me disais donc qu'il était temps que vous et moi passions quelques après-midi productifs à inventer des scénarios d'entraînement particulièrement diaboliques pour les pauvres âmes qu'on nous a confiées. — Pour tout dire, monsieur, répondit Harkness en souriant à son tour, j'ai déjà un peu réfléchi à la question. Vous voulez mettre le lieutenant Chernitskaya dans la confidence ? — Bien sûr. C'est notre officier tactique, après tout. Et je suis gêné de voir tant d'innocence et si peu de fourberie chez un officier aussi gradé et talentueux qu'elle. Il est temps que nous commencions à l'initier à la nature véritablement sournoise de notre profession. — Les officiers ont vraiment le sens de la formule, pas vrai, monsieur ? — On essaye, chef. On essaye. » — Vous êtes donc plutôt satisfaite de la liste de cibles de l'opération Phalène, madame ? — Tout à fait satisfaite, Andréa », fit Honor en s'écartant de la table et en passant une serviette sur ses lèvres. Les restes du déjeuner s'étalaient devant elle, Jaruwalski, Brigham, Alice Truman et Samuel Miklôs, et elle leva les yeux dans un sourire tandis que James MacGuiness remplissait sa tasse de cacao avant de tendre un bâton de céleri à Nimitz. « Je n'aime pas l'idée de disséminer nos forces à ce point », poursuivit-elle sur un ton plus grave. Elle reporta son attention vers ses subordonnés alors que MacGuiness se retirait en silence de la salle à manger dont elle disposait dans ses immenses quartiers à bord de l'Imperator. « Mais nous devons absolument lancer cette opération. Cela fait trois semaines que nous traînons ici depuis que notre commandement a enfin été activé, et nous ne disposons toujours pas de notre ordre de bataille officiel complet. D'un côté j'ai envie de continuer à attendre les effectifs manquants de façon à avoir la puissance nécessaire pour frapper des cibles mieux défendues, mais c'est impossible. Et vu l'urgence d'agir, c'est sans doute la meilleure répartition que nous puissions espérer. — Ce n'est pas faux, Honor, acquiesça Truman. Bien que je ne sois pas plus ravie que toi à l'idée de diviser nos forces en groupes si petits. D'un autre côté, nous devrions prendre l'ennemi au dépourvu. — Je sais. » Honor sirota son cacao et passa mentalement en revue le cadre de l'opération qui avait reçu le nom de code aléatoire Phalène. Un nom ridicule, mais pas plus que « Bouton-d'or » avant lui. Et, contrairement à certaines flottes - dont, apparemment, la Flotte havrienne à l'occasion -, la FRM avait le chic pour choisir des noms qui ne révélaient rien des objectifs de ses opérations. Pour être honnête, dit-elle enfin en baissant sa tasse, je crois que j'ai un peu le trac. Mais nous devons tous garder à l'esprit que Thomas Theisman et Lester Tourville, au moins, apprennent très vite. Le fait que nous soyons presque assurés de nous en tirer impunément la première fois va beaucoup, beaucoup les irriter. Ce qui signifie qu'ils vont fournir de gros efforts pour trouver la parade à nos attaques avant que nous ne récidivions. — Tout à fait, milady, fit Miklôs. Toutefois, leurs options seront limitées par la disponibilité des effectifs, à moins qu'ils ne fassent précisément ce vers quoi nous voulons les pousser, à savoir prélever des détachements de sécurité à destination de leurs arrières sur leurs formations de front. Auquel cas nous aurons atteint notre objectif principal. — Une grande satisfaction pour nos familles, je n'en doute pas, fit remarquer Truman, sarcastique, et un petit rire parcourut la table. — Très bien, dit Honor en se redressant sur sa chaise, étant donné la liste de cibles qu'Andréa et Mercedes ont établie, dans combien de temps pensez-vous que nous pourrions être prêts à partir ? demanda-t-elle à Truman et Mildôs. — Cela dépend en partie de l'état de préparation de l'écran et d'Alistair, répondit au bout de quelques instants Truman, en tant que plus ancienne en grade des deux vice-amiraux. En ce qui concerne les seuls porte-BAL, je dirais... une semaine. Miklôs ? » Elle se tourna vers l'autre commandant d'escadre de PBAL en haussant le sourcil. « À peu près, oui. Nous aurions pu être prêts plus tôt si le Licorne et le Lutin étaient arrivés dans les délais prévus. Mais... » Il haussa les épaules, et chacun des convives comprit parfaitement son air ironique. — Ils ne sont pas encore tout à fait prêts, mais ils avancent bien. Je serais plus heureux si j'avais plus de temps pour les entraîner, bien entendu. C'est toujours pareil. Mais, en toute franchise, la façon dont nous répartissons les formations fait que nous n'avons pas besoin de nous entraîner au-delà du niveau divisionnaire. Et nous frappons suffisamment loin pour nous offrir neuf jours supplémentaires d'exercices en chemin. — C'est ce que je me disais. » Truman hocha la tête. « Et sur cette base, je nous trouve en assez bonne forme. Mais, si vous n'y voyez pas d'inconvénient, Samuel, il y a quelques scénarios d'entraînement que j'aimerais charger sur les ordinateurs de vos transporteurs. » Miklôs prit un air curieux, et elle lui adressa un sourire malin. « Il semblerait que notre cher capitaine Tremaine ait tiré des conclusions assez exactes quant à ce que nous nous apprêtons à faire. Le major Harkness et lui ont mis au point des simulations construites autour de groupes de BAL isolés. — Scotty et Harkness ? » Brigham éclata de rire. « Pourquoi ce duo me semble-t-il ne rien présager de bon, madame ? — Parce que vous les connaissez ? suggéra Honor. — Sans doute, fit Truman. D'un autre côté, le lieutenant Chernitskaya, l'officier tactique de Scotty, m'a aussi l'air d'avoir apporté sa contribution personnelle. Je crois qu'elle te plairait, Honor. Elle est... sournoise. — Chernitskaya ? répéta Jaruwalski. Un lien avec l'amiral Chernitsky? — Sa petite-fille, répondit Truman. — Viktor Chernitsky ? s'enquit Honor. — Oui. Tu l'as connu ? — Je ne l'ai rencontré qu'une fois, après qu'il eut pris sa retraite. L'amiral Courvosier m'a toutefois dit un jour qu'il tenait Viktor Chernitsky pour le plus grand stratège qu'il eût jamais connu. Il a toujours déploré que Chernitsky ait été trop vieux pour bénéficier du prolong à l'époque où le traitement est arrivé au Royaume stellaire. — J'ignore ce qu'il en est de la stratégie, mais s'il existe un gène pour les tactiques sournoises, je crois qu'il le lui a transmis, fit Truman. — Je suis toujours à la recherche de nouvelles sims, dit Miklôs. Mais vous pouvez me dire ce que celles-ci ont de particulier ? — Essentiellement la force opérationnelle. L'ennemi dans ces simulations est fourbe comme pas deux, et Scotty et ses acolytes ont aussi systématiquement tenu compte des hypothèses les plus pessimistes de la DGSN concernant le matériel havrien. On dirait qu'il est allé chercher quelque part l'idée que les meilleures simulations vous mettent face à des ennemis plus forts que ceux que vous risquez de rencontrer, dit Truman en souriant à Honor. — Ça tient debout, dit Miklôs. Mais vous avez dit qu'il s'agissait essentiellement de la force opérationnelle ? — L'autre aspect tient au fait que Scotty paraît avoir mieux visualisé ce que nous allons faire que la plupart des autres COMBAL. Ses sims sont presque toutes construites autour de raids et de la réaction que pourrait avoir l'adversaire. Personne ne lui a donné d'informations officielles supplémentaires par rapport aux autres, mais il a manifestement compris ce que nos opérations vont impliquer. — Dans ce cas, distribuons-les aussi largement que possible, décida Honor. — Bien, madame, fit Jaruwalski en prenant une note sur son bloc mémo. — Et, Mercedes, reprit Honor, pendant qu'Andréa s'en occupe, vous et moi allons sauter dans l'une des navettes qui nous relient à Manticore. Nous pouvons faire l'aller-retour en trente-six heures, même en passant du temps à l'Amirauté, et je veux voir Sir Thomas une dernière fois avant que nous ne partions pour de bon. — Bien sûr, milady », murmura Brigham, et Honor perçut l'amusement teinté d'affection que son chef d'état-major dissimulait soigneusement. À l'évidence, Mercedes se rendait bien compte qu'elle se réjouissait aussi de voir Hamish Alexander, en plus de son Premier Lord de la Spatiale. Brigham persistait à nourrir de sérieuses réserves quant au caractère opportun de toute cette affaire, mais elle avait apparemment décidé qu'elle avait réussi à Honor, au moins sur le plan personnel. D'un autre côté, elle ignorait tout de certaines conséquences à venir de leur relation. — Pendant que nous y sommes, continua sereinement Honor, j'informerai Sir Thomas que, sauf imprévu, nous lancerons l'opération Phalène d'ici une semaine environ. » — Tout cela me paraît excellent, Honor », dit Sir Thomas Caparelli. Il était confortablement installé dans son fauteuil derrière son bureau à l'Amirauté, où Honor et Mercedes Brigham venaient de terminer un ultime briefing concernant Phalène. «  Je suis navrée qu'il nous ait fallu si longtemps pour nous organiser, Sir Thomas, dit Honor. — Ce n'est pas votre faute. » Il s'empressa de secouer la tête. Après des événements comme le fiasco de Zanzibar et la pression qu'a créée le raid sur Alizon, nous avons été contraints de redéployer nos effectifs davantage que nous ne le souhaitions à l'Amirauté. C'est nous qui sommes responsables du retard dans la mise en place de votre ordre de bataille, pas vous. — Je sais. Mais en même temps, je sais aussi combien nous avons besoin d'agir pour empêcher les Havriens de lancer d'autres attaques comme celle contre Zanzibar. — En effet. Mais vous aviez tout à fait raison de souligner que les attaquer en force insuffisante serait pire qu'inutile. » Il soupira. « J'aimerais bien ne pas avoir l'impression que nous n'avons que cela : une force "insuffisante". — Nous n'aurons qu'à tirer le meilleur parti de nos avantages », répondit Honor. Elle regarda un instant Brigham puis poursuivit. « Mercedes et moi n'avons pas parlé des nouveaux systèmes de visée lors de nos réunions d'état-major, Sir Thomas. Nous n'aimons pas nous dire que nous risquons de perdre des hommes ni qu'ils risquent d'être capturés, mais c'est possible, et nous avons donc décidé de limiter autant que possible l'accès à cette information. Mais la dernière fois que j'ai discuté avec le capitaine Hennessy, il m'a indiqué que les équipes de l'amiral Hemphill prévoyaient un test complet dans l'espace gryphonien. Les résultats sont-ils déjà disponibles ? — Oui, nous les avons, acquiesça Caparelli. Je n'ai vu que le rapport préliminaire pour l'instant, pas les détails, mais ça avait l'air prometteur. Très prometteur. Personne n'envisage de le déployer demain, mais à première vue on pourrait en disposer, au moins en nombre réduit, d'ici trois ou quatre mois. — Si tôt ? » Honor sourit. « Si c'est à la hauteur des annonces de Hennessy, les Havriens vont détester. Puis-je vous demander également comment progressent les remises à niveau des bâtiments andermiens ? — C'est un peu moins gai, répondit Caparelli. On ne va pas aussi vite que je l'espérais. Il va nous falloir au minimum quelques semaines de plus que ne le prévoyait à l'origine l'amiral Hemphill pour que leurs porte-capsules soient équipés de nos premiers modèles de MPM, et les modifications destinées à adapter les bâtiments récents aux plateformes de type Serrure vont prendre plus longtemps encore. La bonne nouvelle, c'est qu'ils seront sans doute livrés en masse en une seule fois. Évidemment, grimaça-t-il, la Silésie monopolise beaucoup l'attention des Andermiens pour l'instant. La nôtre aussi, au demeurant. — Je n'ai pas suivi les rapports en provenance de Silésie d'aussi près que j'aurais dû, reconnut Honor. Toutefois, j'ai entendu dire que les choses se déroulaient plutôt bien. — Comparées à la fosse d'aisance qu'était la Confédération autrefois ? Certes. Comparée à n'importe quelle autre section de la Galaxie à peu près honnêtement gouvernée, en revanche, la situation demeure beaucoup trop "intéressante" à mon goût. L'amiral Sarnow ne chôme pas, croyez-moi. — Comment cela ? » s'inquiéta Honor. Mark Sarnow était un vieil ami, et elle l'aurait cru parfait pour le poste de commandant sur la nouvelle base silésienne. « Bah, rien qu'il ne soit capable de régler avec le temps, la rassura Caparelli. Mais certains anciens administrateurs silésiens ne nous ont manifestement pas crus quand nous leur avons dit que les pratiques allaient changer. Et bien que la plupart des gouverneurs simplement désignés aient été révoqués dans le cadre de l'annexion, près d'un quart ont été "librement élus" par les citoyens. — Croyez-moi, Sir Thomas, fit Honor, sarcastique, il n'y avait rien de "libre" dans les élections silésiennes à l'ancienne. Le vainqueur payait chaque voix cash. — Je sais, je sais. Mais nous ne pouvons quand même pas déposer des gouverneurs élus, quelle que soit la façon dont ils se sont fait élire à l'origine, sans une excellente justification. Certains sont assez bêtes pour croire que cela les autorise à gérer leurs affaires à l'ancienne et, malheureusement, plusieurs énergumènes de ce type avaient la structure de commandement locale de la Flotte confédérée dans la poche sous le régime précédent. Il y a eu beaucoup de résistance passive aux instructions de l'amiral Sarnow leur demandant de retirer du service leurs unités les plus anciennes, boîtes de conserve obsolètes ou non. Et sa politique de remaniement intégral des équipes de commandement des systèmes a rencontré davantage de résistance et d'obstruction encore. Il a fait quelques exemples salutaires qui ont eu l'air de convaincre tous ceux qui ne sont pas décérébrés que nous sommes sérieux mais, hélas, nous ne retrouvons pas la trace de près de trente pour cent des bâtiments qui figurent officiellement sur la liste des confédérés. — Trente pour cent, monsieur ? » La question échappa à Mercedes Brigham sous l'effet de la surprise malgré son infériorité relative en grade, et Caparelli eut un petit rire dépourvu d'humour. « Ce n'est pas aussi grave que cela en a l'air, loin de là, commodore, dit-il. Au moins la moitié – sans doute les deux tiers –des vaisseaux dont nous ne trouvons pas la trace avaient disparu bien avant notre arrivée. Imaginez : l'un des gouverneurs les plus audacieux et son commandant de flotte local faisaient état d'une escadre complète de croiseurs de combat – huit unités, et environ vingt mille personnes – en service actif alors que les bâtiments n'existaient pas ! À eux deux, plus peut-être une demi-douzaine d'autres officiers dont ils avaient besoin pour maintenir l'illusion, ils empochaient les salaires des équipages fantômes, sans parler de tous les fonds théoriquement alloués aux munitions, à la masse de réacteur, la maintenance, etc. Il secoua la tête, manifestement ahuri qu'une organisation capable d'opérer sur ces bases ose encore se donner le titre de « flotte ». « Enfin, reprit-il au bout d'un moment, la voix plus sombre, certains de ces vaisseaux ont réellement disparu, corps et biens. Je soupçonne que plus d'un se livrait déjà discrètement à des activités de piraterie en solitaire, et je suis à peu près certain que bon nombre d'entre eux pensent pouvoir s'en tirer impunément à plein temps, vu que les Havriens nous occupent ailleurs. Par conséquent, bien sûr, le type d'unités dont Sarnow a besoin pour les pourchasser est le même que celui dont la Huitième Force a besoin pour des opérations telles que Phalène. Et puis, évidemment, il y a toujours Talbot. — Les informations faisant état d'opérations terroristes sont-elles exactes, monsieur ? s'enquit doucement Honor. — Je pense que les médias ont sans doute un peu versé dans le sensationnel, et pour l'instant il s'agit d'incidents très localisés, mais oui. Il y a eu quelques événements très meurtriers, notamment dans le système de Faille. Il faut dire que l'amiral Khumalo n'est pas non plus d'une grande finesse, je le crains. Ce n'est pas un mauvais administrateur, en général, mais ce n'est pas vraiment l'homme idéal quand le sang coule dans les rues. Heureusement, la baronne de Méduse est à l'opposé. — Je me souviens d'elle à Basilic, fit Honor en hochant la tête. — Son expérience face à des aborigènes parfois sanguinaires lui est sans doute très utile en ce moment, répondit Caparelli avec un sourire acerbe. Enfin, quoi que je pense de Khumalo, difficile de lui reprocher de réclamer sans cesse plus de vaisseaux. Sa zone de responsabilité est en réalité beaucoup plus étendue que celle de Sarnow, et ses forces sont on ne peut plus étirées. Malheureusement, il semble que nous n'ayons guère plus de beurre à étaler sur nos tartines. Nous avons dû lui envoyer au moins quelques unités modernes mais, dans l'ensemble, il va devoir se débrouiller avec ce qu'il a. Quant à nous, il ne nous reste plus qu'à espérer que la situation ne se dégrade pas davantage. » Honor hocha de nouveau la tête. Voilà qui paraissait décrire tout ce qu'ils pouvaient espérer sur pas mal de fronts, en ce moment, songea-t-elle. « Eh bien, Sir Thomas, dit-elle au bout d'un moment, tout en quittant son fauteuil pour déposer Nimitz sur son épaule, nous allons devoir faire notre possible pour soulager la pression ici, au plus près. — Oui, en effet. » Il se leva derrière son bureau. « Et au moins, il semble que vous ayez une bonne équipe de commandement pour vous en charger. — C'est le cas. Si nous n'y arrivons pas, ce ne sera pas leur faute. » Le soleil de la fin d'après-midi habillait d'or les pelouses émeraude de Havre-Blanc quand la limousine blindée d'Honor se posa sur l'aire de stationnement. Les chasseurs reprirent de l'altitude, et elle quitta le véhicule pour rester un instant à se remplir les poumons de l'air vivifiant du Nord tandis qu'elle dévorait des yeux les grands arbres centenaires. Une brise agitait les branches et jouait doucement dans ses cheveux; un, plaisir sensuel profond semblait rayonner dans ses os et ses muscles. Il s'agissait en partie de la réaction qu'elle avait toujours après un certain temps à bord d'un vaisseau. Le caractère artificiel de son environnement de travail habituel était un aspect de sa vie auquel elle ne pouvait pas échapper, mais elle était née et avait grandi dans la nature sauvage de Sphinx. Elle était autant l'enfant des forêts, des montagnes et de l'énergie vibrante, parfois déchaînée, des voiliers sur les océans froids et profonds de Sphinx qu'un officier de la Flotte de Sa Majesté. Cette étrange dichotomie, parfois douloureuse, la poussait à apprécier plus encore ces deux mondes. Pourtant il y avait autre chose cette fois-ci. Elle sentit Nimitz dans un coin de son esprit qui savourait son sentiment de... satisfaction. Le mot était juste, décida-t-elle en tendant la main pour caresser doucement les oreilles du chat sylvestre. Au sens le plus affectif du terme, elle avait toujours été « chez elle » dans la maison de ses parents sur Sphinx. Cette maison que les parents de Stéphanie Harrington avaient construite des siècles plus tôt et qui avait abrité tant de générations de sa famille. Le manoir Harrington sur Grayson était aussi « chez elle » ces temps-ci, dans un autre sens bien sûr. Et sa résidence manticorienne sur la baie de Jason l'était sans doute aussi, même si elle y voyait encore davantage un logement qu'un chez-soi. Peut-être était-ce pour cette raison qu'elle avait accepté la proposition de MacGuiness et Miranda – ainsi que de sa mère – quand ils avaient insisté pour renommer ce manoir Harrington-là « maison de la baie », tout simplement, afin de le différencier de sa résidence graysonienne. Mais ce domaine, songea-t-elle en laissant les doux bruits du vent, des oiseaux et de l'eau vive la balayer, ce domaine était aussi chez elle désormais. Plus que la maison de la baie, en tout cas. Davantage même que le manoir Harrington sur Grayson. Peut-être autant que la maison où elle était née. Pas à cause de son calme accueillant ni du sentiment que la vieille maison lui offrait son hospitalité et l'enveloppait – bien qu'il y eût indéniablement de cela aussi. Ce qui en faisait son chez-elle, c'était les gens qui vivaient là. Les trois hommes de son détachement se mirent en formation autour d'elle même ici, alors qu'elle remontait l'allée gravillonnée. La porte s'ouvrit à leur approche, et son cœur bondit en voyant sortir Hamish Alexander. Le ronronnement de Nimitz résonna dans son oreille, amusé et aimant, comme il percevait et partageait sa joie rayonnante; puis un fauteuil médicalisé passa la porte en silence derrière Hamish. Samantha était lovée contre Émilie comme un long point d'interrogation sinueux, le menton sur l'épaule droite de la Femme, et le ronronnement de Nimitz redoubla soudain. Honor se mit à rire, mais elle ne pouvait guère lui reprocher cette réaction. Pas alors que son propre sentiment de retour aux sources venait de redoubler aussi. « Bienvenue à la maison, dit doucement Émilie comme si elle avait lu dans l'esprit d'Honor, alors que celle-ci montait les marches. — Je n'en reviens pas du bonheur que j'ai à être ici », répondit Honor, puis elle écarquilla les yeux quand Hamish la prit dans ses bras. Elle se raidit juste un instant, stupéfaite plus que réticente, en regardant Émilie par-dessus son épaule. Ils avaient toujours si scrupuleusement veillé à ne jamais s'embrasser devant ses hommes d'armes ou le personnel de Havre-Blanc. Devant quiconque, en réalité. Et peut-être plus particulièrement, par un accord tacite, devant Émilie. Mais en la regardant, Honor goûta ses émotions et comprit qu'ils avaient eu tort de s'en faire. Il restait un filet de douce amertume, mais il y avait là aussi un sentiment d'intense... satis- faction. Un bonheur de l'accueillir qui faisait écho à celui d'Hamish avec une joie qui n'appartenait qu'à Émilie. La raideur d'Honor s'envola. Ses yeux s'embuèrent, et elle posa la joue sur l'épaule carrée d'Hamish, le serrant du bras gauche tout en tendant la main droite à Émilie. « Normal que tu te sentes bien ici, répondit Émilie. Tu es chez toi. » Honor les examina tous deux tour à tour tandis qu'ils l'escortaient à l'intérieur. Maintenant que la première bouffée d'émotion commençait doucement à refluer, elle se rendait compte qu'il se passait quelque chose sous la surface de leurs sentiments. Nimitz l'avait perçu, lui aussi. Il avait bondi lestement de l'épaule d'Honor sur le fauteuil d'Émilie pour rejoindre Samantha, mais il levait désormais les yeux vers sa compagne humaine, et elle ressentait sa propre curiosité. Ils mijotent quelque chose, songea-t-elle. Ils me réservent une surprise. Elle s'apprêtait à parler mais se retint. Quoi qu'ils aient en tête, ils s'en faisaient manifestement une joie par anticipation, et elle ne voulait surtout rien faire pour gâcher la surprise. Et ce fut bel et bien une surprise lorsqu'ils entrèrent dans l'atrium d'Émilie pour y découvrir ses parents qui les attendaient. « Maman ? Papa ? » Honor s'arrêta net à la porte en les voyant. « Mais qu'est-ce que vous faites là ? — Toujours pleine de tact, se lamenta Allison Harrington en secouant la tête. Jamais de flatterie de sa part. Elle va droit au but, sans prendre de gants. On se sent toujours les bienvenus, tu ne trouves pas, Alfred ? — Je crois que quelqu'un mériterait une fessée, répondit tranquillement son mari. Et ce n'est pas notre fille. — Oh ! Promis ? fit Allison en lui souriant d'un air espiègle. — Maman ! protesta Honor en riant. — Quoi ? s'enquit Allison, feignant l'innocence. — La piété filiale m'interdit de répondre à cette question comme elle le mériterait vraiment, gronda Honor. Alors, si ça ne te dérange pas, pour en revenir à ma question : qu'est-ce que vous faites là ? Je suis enchantée de vous voir tous les deux, bien sûr. Mais que la famille Harrington tout entière se trouve à Havre-Blanc en même temps ne me paraît pas relever de la plus grande discrétion, si ? » Elle jeta un coup d'œil à Hamish et Émilie tout en parlant, mais ni l'un ni l'autre ne paraissait inquiet. En réalité, ils avaient plutôt l'air franchement ravis. « Alors tu as vraiment été surprise, fit Émilie avec une immense satisfaction, confirmant l'impression d'Honor. Tant mieux ! Tu n'imagines pas comme il peut être difficile de surprendre une empathe ! — J'avais deviné que vous mijotiez quelque chose, dit Honor, mais il ne me serait jamais venu à l'idée que papa et maman pourraient nous attendre ici. Ce qui me ramène à ma première question, si ça ne dérange personne », ajouta-t-elle, obstinée. Elle regarda ses quatre interlocuteurs – ainsi que les deux chats sylvestres manifestement amusés – l'air d'exiger une réponse, et Émilie éclata de rire. Un rire, comprit Honor, qui émanait d'une bulle de joie intense, liée à son bonheur de revoir Honor mais à autre chose également – quelque chose d'au moins aussi puissant et plus profond encore. « Personne ne pourrait trouver à redire à leur présence, dit Émilie. Après tout, le fait que je t'ai invitée à dîner n'est pas un secret – je me suis dit qu'il était assez rusé d'appeler à un moment où je savais que tu te trouverais dans le bureau de Thomas Caparelli et de passer par le standard. Et il est tout à fait raisonnable, lorsque j'invite une amie à dîner, que je convie également ses parents. Surtout, fit-elle d'une voix plus douce, quand l'un d'eux est mon nouveau docteur. — Ton docteur ? répéta Honor. — Oui. » Émilie sourit avec une étrange sérénité. Elle donnait l'impression d'être plus... entière, d'une façon indéfinissable. « Ta mère et moi avons eu une discussion très intéressante quand elle m'a annoncé que tu voulais que ma voix figure sur les enregistrements pour les Bruyères en plus de celle d'Hamish. Ton attention m'a beaucoup touchée. Mais, en un sens, ce que ta mère avait à dire m'a touchée davantage encore. Hamish et moi avons rendez-vous là-bas nous aussi la semaine prochaine. » Honor mit quelques instants à comprendre ce qu'Émilie venait de dire. Puis tout se mit en place. « Émilie ! » Elle se retrouva à genoux à côté du fauteuil flottant, pressant la main droite d'Émilie contre sa joue de ses deux mains. Les larmes qui embuaient son regard quand les Alexander l'avaient accueillie « chez elle » se déversèrent, et Émilie s'efforça de retenir les siennes. « C'est magnifique ! s'écria Honor. Oh, Émilie ! J'aurais tellement voulu te le suggérer, mais... — Mais tu ne me croyais pas prête à accepter cette idée. » L'intensité de son bonheur à constater la joie immédiate d'Honor à cette nouvelle submergea celle-ci. « Eh bien, j'étais du même avis, pour tout dire. C'était avant de découvrir d'où tu tiens ta tête de mule, évidemment. — Je ne suis pas et je n'ai jamais été une tête de mule, intervint Allison, très digne. Déterminée, énergique, praticienne compatissante — toujours compatissante. Naturellement dévouée. Perspicace. Douée d'une capacité hors du commun à envisager l'issue la plus positive dans toute situation donnée. Toujours à foncer en quête de... — La fessée s'impose, décida Alfred. — Grosse brute. » Allison lui asséna un petit coup sur l'épaule. « Goujat. Mufle ! — "Tête de mule" est une expression bien pâle pour décrire ma chère mère », dit Honor, accroupie désormais pour regarder Émilie droit dans les yeux, en se demandant quel genre d'énergie Allison avait mise dans ses « suggestions ». « Je me suis souvent dit que "bourrique" lui conviendrait mieux. — C'est sans doute aussi ce qui fait d'elle un médecin si brillant, répondit Émilie, dont le bonheur et la satisfaction intense constituaient une réponse tacite à la question qu'Honor n'avait pas posée. — Oui, en effet, dit Honor. Mais c'est vraiment ce que toi tu veux ? Vraiment ? — Plus encore que tu ne peux l'imaginer », souffla Émilie. « ... j'ai donc appelé les Bruyères et pris rendez-vous », conclut Émilie beaucoup plus tard, alors qu'ils se trouvaient tous les cinq dans sa salle à manger privée à contempler les dernières braises du coucher de soleil en sirotant un café ou cacao en guise le digestif. « Qui s'occupe de toi ? demanda Honor. « Illescue », répondit Allison à la place d'Émilie. Elle grimaça quand Honor la regarda. « J'aurais préféré Womack ou Stilson, en réalité, mais il était sans doute inévitable qu'Illescue s'attribue ce dossier. Et je dois reconnaître qu'il est très bon dans son domaine. — Maman, fit Honor d'un air accusateur, quand j'ai rencontré le docteur Illescue, j'ai eu la très nette impression que je n'étais pas la personne qu'il préférait dans la Galaxie. Ce que j'ai trouvé bizarre, puisque je ne l'avais jamais rencontré. Y a-t-il un détail que tu voudrais me confier ? Quelque chose que tu aurais peut-être dû me dire avant que moi-même je n'aille aux Bruyères ? — Ne me regarde pas comme ça, ma chérie, répondit Allison en enfonçant un doigt dans les côtes de son mari. Ce grand adolescent est sans doute responsable de toute trace d'hostilité que tu as pu détecter. — C'est-à-dire? — C'est-à-dire qu'ils ont fait médecine ensemble sur Beowulf, et qu'ils ne s'entendaient pas à merveille. — Papa ? » Honor fixa son regard sur son père, qui haussa les épaules. « Ce n'était pas ma faute, lui assura-t-il. Tu sais bien que je suis un garçon toujours facile et agréable. — Je sais aussi de qui je tiens mon mauvais caractère, répondit Honor, acerbe. — Jamais levé la main sur lui, fit Alfred Harrington, angélique. J'ai bien été tenté une fois ou deux, je le reconnais. Difficile d'imaginer plus morveux que Franz Illescue à vingt-cinq ans. Il est issu de l'une des plus grandes familles de médecins du Royaume stellaire – médecins de génération en génération depuis la Grande Peste – et il ne comptait pas laisser un simple franc-tenancier de Sphinx l'oublier. Surtout un franc-tenancier qui faisait médecine par la grâce de la flotte. Il faisait partie de ces gens qui pensent qu'on ne s'engage dans la flotte que si on n'arrive pas à se faire embaucher dans la "vraie vie". Je crois qu'il s'est adouci un peu avec le temps, mais quand nous étions plus jeunes, nous mettre en présence revenait à approcher une étincelle d'un conteneur d'hydrogène qui fuit. — Raconte-lui tout, Alfred, conseilla Allison. — Oh, eh bien, il y avait un autre détail mineur. Il avait invité ta mère à sortir une fois ou deux avant que je ne me pointe. — Une fois ou deux ! renifla Allison. Il s'était montré un tout petit peu plus insistant que ça. Je crois qu'il me voulait à son tableau de chasse – il s'est toujours pris pour un tombeur. — C'était peut-être le cas, fit Alfred. Mais en tout cas, il avait très bon goût, Allison. Tu dois le reconnaître. — Quel amour, dit-elle en lui caressant la joue, avant de se tourner vers Émilie. Vous voyez pourquoi je le garde ? — Ce passé commun veut-il dire que tu vas avoir du mal à travailler avec lui, maman ? s'enquit Honor avec une certaine gravité une fois les rires calmés. — J'ai déjà travaillé avec lui, répondit calmement Allison. Il a beaucoup grandi en cinquante ans. Et, comme je le disais, il est vraiment très fort dans son domaine. Ce ne serait pas l'associé principal des Bruyères dans le cas contraire. Vu nos spécialités respectives, il était inévitable que nous finissions au moins par suivre les mêmes patients de temps en temps, et nous nous en sommes tous les deux rendu compte il y a bien longtemps. Alors, même si je préférerais l'un des autres médecins, je ne prévois aucune difficulté à travailler avec Franz. — Tant mieux. » Honor secoua la tête, le sourire ironique. « Tout ce qu'on peut découvrir sur ses propres parents... Et dire que pendant toutes ces années je me croyais spécialement douée pour me faire des ennemis. — Eh bien, tu as élevé une qualité héritée à des sommets rarement atteints, dit sa mère, mais j'imagine qu'elle te vient bien de quelque part, à l'origine. » « Imperator, ici India-Papa-Un-Un, demande instructions d'approche. — India-Papa-Un-Un, opérations de vol de l'Imperator. Je vous informe que nos voies d'approche sont actuellement toutes occupées. Veuillez patienter. — Opérations de vol, India-Papa-Un-Un. Nous comprenons que les voies d'approche soient occupées. Toutefois, sachez que j'ai l'amiral de la Huitième Force à bord. » Il y eut un instant de silence, et le pilote de la pinasse adressa une grimace à son copilote. « Euh, India-Papa-Un-Un, opérations de vol de l'Imperator.» La voix du contrôleur en poste à bord du vaisseau amiral paraissait soudain plus vive. « Adoptez le vecteur d'approche Alpha Charlie. Accès immédiat au hangar d'appontement alpha autorisé. — Merci, opérations de vol. India-Papa-Un-Un bien reçu, vecteur d'approche Alpha-Charlie pour accès immédiat au hangar alpha », répondit le pilote sans s'autoriser la moindre nuance de satisfaction. « Comment s'est passée votre visite à l'Amirauté, amiral ? — Bien, Rafe. » Honor se tourna vers son capitaine de pavillon dans l'ascenseur qui les emmenait tous les deux ainsi que Nimitz, Mercedes Brigham, ses trois hommes d'armes et Timothée Meares du hangar d'appontement vers le pont d'état-major. « Ça ne veut pas dire que j'avais envie d'entendre tout ce que Sir Thomas avait à me dire, mais, au moins, nous sommes sur la même longueur d'onde. Et il est plus important que jamais de lancer Phalène avec succès, ajouta-t-elle en pinçant légèrement les lèvres. — Tout est prêt, amiral, répondit sobrement Cardones. — Je m'y attendais. » Honor consulta le chrono interne de son œil artificiel puis regarda son officier d'ordonnance par-dessus son épaule. « Tim, message à tous les officiers généraux. Ils sont invités à souper. Nous devrions avoir tout juste le temps de manger avant de partir. » CHAPITRE DIX-NEUF « Translation alpha dans dix-sept minutes, commandant, annonça le lieutenant de vaisseau Weissmuller. — Compris, répondit le capitaine de frégate Bridget Estwicke avant de se tourner vers son officier de com : Transmettez le signal final à l'Escarmouche, qu'il se tienne prêt. — À vos ordres, commandant », fit le lieutenant de vaisseau Wilson. Estwicke adressa un signe de tête à son officier en second : Sonnez le branle-bas de combat, Jethro. — Bien, commandant. » Le lieutenant de vaisseau Jethro Stanton enfonça un bouton sur sa console, et des sonnettes d'alarme résonnèrent dans tout le bâtiment, bien qu'elles ne fussent guère nécessaires. L'équipage du HMS Embuscade avait rejoint les postes de combat depuis plus d'une demi-heure, en prenant son temps pour s'assurer d'avoir tout fait comme il faut. Les rapports de préparation arrivaient régulièrement sur le pont, et Stanton les écoutait soigneusement tout en regardant les icônes de la barre latérale de son afficheur passer de l'orange au rouge vif. « Tous les postes de combat sont occupés et parés, pacha, annonça-t-il, formel, lorsque le dernier symbole vira au rouge. — Très bien. » Estwicke fit pivoter son fauteuil pour faire face à Émilie Harcourt, son officier tactique. « Paré à déployer les plateformes distantes. » « Empreinte hyper non identifiée ! Rectification : double empreinte hyper ! Distance quarante-six virgule cinq minutes-lumière ! Cap un-sept-trois par zéro-neuf-deux ! » Le capitaine de vaisseau Heinrich Beauchamp releva brusquement les yeux et tourna son fauteuil vers l'officier marinier. Les icônes jumelles rouge sang de translations hyper non identifiées clignotaient frénétiquement dans les profondeurs de l'afficheur principal, et le chef de quart se pencha par-dessus l'épaule d'une technicienne de détection, observant son écran pendant qu'elle affinait les données. « Qu'avons-nous pour l'instant, Lowell ? demanda Beauchamp à l'officier marinier dont était venu le premier rapport. — Pas grand-chose, monsieur, répondit celui-ci, contrarié. Nous n'avons pas de plateformes supraluminiques assez proches pour bien les voir, et les autres... » Il s'interrompit comme les icônes cramoisies disparaissaient aussi brusquement qu'elles étaient apparues. « Ils ont effectué une translation hyper ? s'étonna Beauchamp. — Je ne crois pas, répondit le maître Lowell. — Certainement pas, monsieur, intervint le premier maître Torricelli en relevant la tête de l'écran où il regardait la technicienne de détection travailler les données. Qui que ce soit, ils sont passés en mode furtif. — Bon sang », marmonna Beauchamp. Il fit pivoter son fauteuil de droite et de gauche pendant quelques secondes puis secoua la tête. « Très bien, premier-maître. Qu'avons-nous pu déterminer ? — Pas grand-chose, monsieur, reconnut Torricelli. Ils ne sont restés que huit minutes environ dans l'œil de nos capteurs et, comme le dit Lowell, ils se trouvaient vraiment trop loin pour nous permettre de déceler les détails. Tout ce que je peux vous dire, c'est qu'ils n'étaient pas bien gros. Peut-être deux croiseurs légers, mais ils ressemblaient plus à des contre-torpilleurs, du peu que nous en avons vu. — Si c'est tout ce que nous avons, il faut faire avec », philosopha Beauchamp sans enthousiasme. Il enfonça le bouton de com sur le bras de son fauteuil. « QG du système, capitaine de frégate Tucker, répondit une voix dans son oreillette. — Georges, ici Heinrich. Je sais que le commodore vient d'aller se coucher, mais vous devriez peut-être le réveiller. — Vous avez intérêt à avoir une bonne raison, fit Tucker. Il était épuisé quand j'ai enfin réussi à le pousser dans son lit. — Je sais. Mais nous venons de détecter deux empreintes hyper non identifiées – contre-torpilleurs ou croiseurs légers. Nous les avons eus sur nos capteurs pendant un peu moins de huit minutes avant de les perdre. Nous pensons qu'ils sont toujours là, mais en mode furtif. — Merde. » Il y eut un silence qui dura quelques secondes, puis Beauchamp entendit Tucker prendre une profonde inspiration. « Ce n'est pas bon, Heinrich. Je crois que je vais vraiment devoir le réveiller. » « Télémétrie supraluminique nominale sur le réseau, pacha, annonça le lieutenant de vaisseau Harcourt en étudiant les relevés qui lui revenaient par faisceau laser. Le profil de déploiement a l'air optimal. — L'Escarmouche signale un bon déploiement lui aussi, madame, ajouta Wilson depuis les communications. — Bien, répondit Estwicke aux deux officiers en même temps. Rien qui indique qu'ils nous aient bien observés, Émilie ? — Impossible à dire, madame, répondit Harcourt sur le ton respectueusement formel qu'elle réservait à ces rares occasions où son supérieur posait une question idiote. Nous n'avons pas détecté de capteurs actifs, bien sûr. Mais il n'y a aucun moyen de savoir si nous nous sommes suffisamment approchés de l'une de leurs plateformes pour qu'elle nous voie bien à l'aide de ses capteurs passifs. — Compris. » Le sourire ironique d'Estwicke révélait qu'elle était consciente de la remontrance discrète que son officier tactique venait de lui adresser. « Je n'ai pas détecté de transmission par impulsion gravitique, ajouta Harcourt. En dehors de notre empreinte, tout ce qu'ils ont pu relever sur nous doit leur arriver à la vitesse de la lumière. Alors de toute façon, ils n'auront pas les données avant encore vingt-cinq minutes environ. — D'ici là, nous aurons coupé jusqu'aux faisceaux de com laser et ne serons plus que de minuscules aiguilles dans une immense botte de foin, fit Estwicke en hochant la tête, satisfaite. — Tout à fait, pacha. » Harcourt inclina la tête. « Au fait, il y a une question que j'ai toujours voulu poser. — Laquelle ? — Bon sang, mais qu'est-ce que c'est qu'une botte de foin ? » « Ça ne me plaît pas, Georges, dit le commodore Tom Milligan. Ça ne me plaît pas du tout. » Le responsable du commandement défensif pour le système d'Héra et son chef d'état-major étaient penchés sur les derniers rapports en provenance des systèmes de détection locaux. « À moi non plus, monsieur », répondit le capitaine Tucker. Son visage était inquiet, mais il paraissait beaucoup moins fatigué que Milligan. Le fait est qu'il dormait mieux que lui. Sans doute parce que la responsabilité finale lui appartient plutôt qu'à moi, songea-t-il. « Ces fichus vaisseaux traînent dans le coin depuis deux jours, merde ! fit durement Milligan. — C'est du moins ce que nous croyons, monsieur, rectifia consciencieusement Tucker. - Mais oui, bien sûr », répondit Milligan avec une ironie évidente qui n'était pas dirigée contre lui, Tucker le savait. Il avait juste le malheur d'être là au mauvais moment. « Eh bien, je dis, moi, qu'ils traînent là pour une bonne raison, poursuivit le commodore, à peine moins sarcastique. Et ces relevés ne me le disent pas non plus. » Il tapota un autre paragraphe du rapport, et Tucker hocha la tête en silence. « Les signaux n'étaient pas puissants, monsieur », fit-il remarquer au bout d'un moment. Milligan le dévisagea, et le capitaine haussa imperceptiblement les épaules. « J'aurais préféré qu'ils le soient un peu plus. Nous aurions peut-être au moins obtenu une direction de recherche pour les BAL. » Le chef d'état-major était mécontent de la pression qu'il avait fallu imposer aux personnels des BAL. Les bâtiments d'assaut léger étaient les seules plateformes de recherche à disposition qui eussent une chance de dénicher un vaisseau aussi insaisissable et rapide qu'un contre-torpilleur manticorien en mode furtif. Hélas, ils n'étaient pas très nombreux et, comme l'avaient prouvé les deux derniers jours, même eux n'avaient qu'une chance infime de les trouver en l'absence de données de détection susceptibles de leur offrir un avantage. « Cela n'aurait pas changé grand-chose, rumina Milligan. Nos unités sont trop lentes pour les rattraper avant qu'ils repassent l'hyperlimite et effectuent leur translation. Sans compter que, si nous ignorons où ils se trouvent, nous savons très bien ce qu'ils sont. » Tucker hocha de nouveau la tête; il n'avait même pas envie de jouer l'avocat du diable, cette fois-ci. Ces transmissions ne pouvaient correspondre qu'à la rétrodiffusion du signal com directionnel supraluminique des intrus. Ce qui signifiait, bien sûr, que les vaisseaux qui avaient déployé les plateformes de reconnaissance qui les produisaient demeuraient dans le système et recevaient leurs rapports... quelque part. En tout cas, l'un d'eux l'était. « Eh bien, dit encore Milligan en posant fermement les mains sur la table tout en raidissant le dos, je ne vois qu'une seule raison à leur présence prolongée. — Je suis d'accord, je le crains, monsieur. » Tucker sourit sans joie. « Pour autant, cela ne me dérangerait pas de découvrir qu'ils se contentent de jouer avec nos nerfs. — En essayant de nous convaincre qu'ils ont des intentions plus belliqueuses, vous voulez dire ? » Milligan renifla. « Cela vaudrait effectivement mieux que ce qu'ils préparent presque à coup sûr. Hélas, je ne pense pas que nous aurons cette chance. — Moi non plus. — Et je n'aime pas beaucoup non plus ce que leurs fichus capteurs leur racontent, poursuivit Milligan sur un ton plus agressif. Bon sang, qui aurait cru que ces salopards viendraient ici ? » Excellente question, songea Tucker. Le système d'Héra se trouvait à un peu plus de soixante années-lumière de l'Étoile de Trévor... et à peine trente années-lumière du système de Havre, c'est-à-dire plus près de la capitale que les Manties n'étaient jamais allés, même pendant l'opération Bouton-d'or, mais Héra n'était pas un système crucial comme Lovat, loin s'en fallait. Il était important, certes, mais de deuxième catégorie néanmoins : il s'agissait d'un noyau industriel conséquent, mais non pas vital au point d'exiger une lourde présence militaire pour en assurer la sécurité. Surtout pas en étant situé à quatre jours seulement de la capitale, ce qui impliquait qu'il pouvait être rapidement renforcé dans l'hypothèse peu probable où les Manticoriens parviendraient à monter une deuxième opération Bouton-d'or. Sauf que les choses n'allaient pas se passer comme ça. « Nous avons envoyé une demande d'assistance, monsieur, dit Tucker au bout d'un moment. Et nous avons fait passer les défenses locales au niveau d'alerte deux. J'aimerais pouvoir faire plus, mais je ne vois rien d'autre. — Non, en effet, concéda Milligan. Simplement... — Excusez-moi, monsieur. » Les deux officiers se retournèrent vers la porte du bureau qui venait de s'ouvrir sur la technicienne corn de quart. « Navrée de vous interrompre, continua la jeune femme, l'air inquiet, mais la surveillance du périmètre vient de détecter des empreintes hyper non identifiées. — Combien? demanda brusquement Milligan. — On dirait au moins six vaisseaux du mur, répartis en deux groupes, monsieur, répondit la technicienne. Ils approchent sur des trajectoires convergentes, et le capitaine Beauchamp estime qu'ils sont accompagnés de six unités supplémentaires de type croiseur. » Milligan serra les dents. Six vaisseaux du mur – même d'ancienne génération – passeraient à travers son « commandement » comme une fléchette de pulseur dans du beurre. Et s'ils arrivaient séparément mais sur des trajectoires convergentes, ils avaient sans doute l'intention de prendre en tenaille toutes les forces défensives qu'ils rencontreraient. Bien que ce raffinement tactique particulier fût en réalité parfaitement inutile. « Très bien, dit-il au bout d'un moment. Dites au capitaine Beauchamp de nous tenir informés. Puis transmettez à toutes les unités l'ordre de passer au niveau d'alerte un. Ensuite, informez le capitaine Sherwell que l'état-major et moi-même le rejoignons immédiatement à bord du vaisseau amiral. Qu'il lance tout de suite les procédures de départ, et qu'il les expédie. Et dites au gouverneur Shelton que je lui parlerai bientôt, ajouta-t-il en lançant un regard à Tucker. — Bien, monsieur. » La technicienne se mit brièvement au garde-à-vous avant de s'éclipser. « Monsieur, fit doucement Tucker, s'il s'agit réellement de six vaisseaux du mur, nous ne saurons pas les arrêter. — Non, répondit Milligan, sombre. Mais s'ils font ce que je crois, nous ne pourrions pas éviter l'affrontement même en essayant. » Tucker fit mine d'ouvrir la bouche mais changea d'avis et hocha plutôt la tête. « Allez voir Stiller, poursuivit Milligan. je veux qu'on évacue immédiatement toute l'infrastructure orbitale. Je le ferai confirmer par Shelton quand je lui parlerai. — Et les vaisseaux civils, monsieur ? — Que tout bâtiment hypercapable qui peut atteindre l'hyperlimite avant d'entrer à portée des armes ennemies prenne ses jambes à son cou. Faites partir l'ordre tout de suite. Que ceux qui se trouvent sur le chemin des Mannes tentent de les éviter, mais je ne veux pas me retrouver avec plus de héros morts que nécessaire. Si un équipage reçoit l'ordre d'abandonner son vaisseau ou, Dieu nous vienne en aide, si on lui tire dessus, je veux qu'il gagne aussitôt les canots d'évacuation. — Bien, monsieur. — Quant aux unités affectées à la défense du système, nous ferons de notre mieux. Peut-être parviendrons-nous au moins à égratigner leur peinture », conclut Milligan dans un rictus qui n'était qu'une parodie de sourire. — Empreintes hyper non identifiées ! Nombreuses empreintes à dix-huit minutes-lumière, cap zéro-neuf-zéro par zéro-trois-trois ! » Le contre-amiral Everett Beach, responsable du commandement défensif pour le système de Gaston, se tourna brusquement vers son officier opérationnel, ses yeux bleus écarquillés, incrédule. — Combien ? Quelle classe ? aboya-t-il. — Nous ne le savons pas encore, monsieur, répondit celle-ci. Ça ressemble à deux vaisseaux du mur – peut-être plutôt des PBAL – accompagnés d'au moins une douzaine de croiseurs de combat ou croiseurs. Sans doute au moins deux contre-torpilleurs également. » Elle se tourna vers Beach, planta son regard dans le sien et poursuivit d'une voix dure, presque accusatrice : nous avons une signature d'impulsion isolée de type contretorpilleur qui se trouve déjà dans le système et se dirige vers eux. » Beach serra les dents, et la colère brilla dans ses yeux. Mais si furieux fût-il contre le capitaine Inchman, sa colère était surtout dirigée contre lui-même. Inchman avait essayé de le convaincre que le « rat bleu » que les systèmes de détection avaient signalé deux jours plus tôt était vraiment là, mais Beach n'était pas de cet avis. Certes, cela ressemblait à une empreinte hyper, mais presque une heure-lumière au-delà de l'hyperlimite du système ? A cette distance, vu le caractère rudimentaire du réseau de détection de Gaston, il aurait pu s'agir de n'importe quoi. Et de toute façon, l'écho avait disparu quelques minutes plus tard. Évidemment, songea-t-il avec rage. Et tu étais tellement persuadé qu'Inchman avait tort, que ce ne pouvait pas être une unité simplement passée en mode furtif, pas vrai, Everett? Pauvre con ! Depuis ton arrivée dans ce système, tu répètes sur tous les tons à l'Octogone qu'il te faut un meilleur réseau de détection. Eh bien, petit malin, pourquoi n'as-tu pas au moins prêté attention à ce que tu avais? — Vous aviez raison, s'imposa-t-il de reconnaître, un peu surpris que sa voix sonne presque normale. Ils effectuaient bel et bien une reconnaissance. » Inchman ne répondit pas. Il ne s'attendait pas vraiment à une réponse, d'ailleurs, mais il lui devait cette excuse et, à supposer qu'il survive, il devrait la rendre officielle dans son rapport d'action. Celui qu'il aurait sans doute tout le temps de rédiger une fois que la commission d'enquête l'aurait mis au placard. — Message à toutes les unités, poursuivit-il. Alerte Rouge-Trois. Axe de danger : zéro-neuf-zéro par zéro-trois-trois. Tous les bâtiments de fret doivent quitter les lieux immédiatement. Ordonnez aux plateformes industrielles de lancer l'évacuation. — Bien, monsieur. » « Pile à l'heure, milady », fit remarquer Mercedes Brigham avec une immense satisfaction tandis que l'Embuscade du capitaine Estwicke accélérait régulièrement vers son point de rendez-vous avec l'Imperator. « Et pile où il était censé se trouver, ajouta-t-elle en observant l'icône du contre-torpilleur sur l'immense afficheur du pont d'état-major de l'Imperator. — Jusque-là, tout va bien », acquiesça Honor. Debout à côté du fauteuil de commandement, elle examinait l'afficheur pendant que les données tactiques toutes fraîches de l'Embuscade commençaient d'affluer. L'Escarmouche du capitaine Daniels avait livré les relevés essentiels effectués par les équipements de détection furtifs des deux contre-torpilleurs six heures auparavant, au point de rendez-vous convenu, mais Estwicke était restée en arrière afin de s'assurer qu'aucun changement majeur ne survenait après le départ de l'Escarmouche. Honor regardait maintenant avec attention le schéma du système pendant qu'un Nimitz en combinaison souple restait perché sur le dos du fauteuil. Elle le sentait au fond de son esprit, qui partageait sa tension comme tant de fois auparavant, et elle lui adressa une brève caresse mentale. « J'espère que le timing de l'autre groupe est aussi bon, lança Jaruwalski de l'autre côté d'Honor, qui la regarda. Je sais que ça n'a pas vraiment grande importance à l'échelle globale, milady, fit l'officier opérationnel avec un sourire en coin, mais c'est la soirée d'ouverture, pour ainsi dire. Je veux que notre public apprécie tout le mal que nous nous sommes donné pour l'impressionner. — Oh, je pense qu'ils comprendront le message », dit Honor dans un demi-sourire. Elle sentait l'enthousiasme et la hâte de Jaruwalski, et les informations récoltées lors de la mission de reconnaissance de ses contre-torpilleurs suggéraient fort que l'opération contre Héra allait se révéler terriblement déséquilibrée en termes de rapport de forces. Pas étonnant que le capitaine soit sûre de leur réussite. Honor aussi d'ailleurs. Pour tout dire, elle se doutait depuis le début qu'ils déployaient une puissance de feu supérieure à ce dont ils auraient besoin. Mais Héra était le système visé le plus proche de La Nouvelle-Paris, et il s'agissait de la seule attaque menée sans le soutien d'aucun PBAL. Elle avait donc engagé [escadre tout entière d'Alistair McKeon... en grande partie pour prouver à Thomas Theisman que l'Alliance pouvait se servir de ses supercuirassés même les plus modernes de façon agressive si loin derrière les systèmes du front et qu'elle y était prête. Mais, à la différence de Jaruwalski, Honor ne se réjouissait pas vraiment de ce qu'ils s'apprêtaient à faire. Ni de tuer tous les hommes et femmes qui allaient mourir ici. « Téléchargement des données de l'Embuscade terminé, capitaine Jaruwalski, annonça l'un des officiers mariniers de son équipe de détection. — Que montrent-elles ? s'enquit Jaruwalski tout en s'approchant de l'afficheur avec Honor. — Le CO ne voit pas de changement par rapport aux données de l'Escarmouche, madame. Le détachement paraît toujours constitué de deux bombardiers, quatre croiseurs de combat ou gros croiseurs lourds et moins d'une centaine de BAL. — J'ai encore du mal à y croire, marmonna Jaruwalski avant de grimacer comme Honor lui jetait un coup d'œil sardonique. Désolée, milady. Je ne sous-entends pas que Daniels et Estwicke ont mal fait leur boulot. Je suis juste étonnée que le détachement de ce système soit si léger, même si nous sommes tout près de La Nouvelle-Paris. » Honor haussa les épaules sans jamais quitter des yeux les icônes représentant les vaisseaux coincés entre ses forces en approche. Le rapport de l'Escarmouche lui avait permis de calculer à la perfection ses propres translations alpha, et les défenseurs se retrouvaient pris en tenaille par sa manoeuvre. Ils s'étaient manifestement rendu compte que le système était sondé et ils avaient mis leurs unités mobiles – le peu dont ils disposaient – en état d'alerte élevé, car elles étaient déjà en chemin. D'ailleurs, elles accéléraient fortement, presque droit vers son vaisseau amiral et son co-divisionnaire, le HMS Intolérant. Manifestement, leur commandant avait compris qu'il n'échapperait pas à l'enveloppe des MPM des assaillants et il avait choisi de rester aussi loin que possible des quatre supercuirassés des première et troisième divisions de McKeon. Les vaisseaux obsolètes et surclassés des défenseurs et leur force d'assaut léger clairsemée n'avaient aucune chance de survie face à deux supercuirassés de classe Invictus, mais ils avaient sans doute un tout petit peu plus de chances d'infliger quelques dommages à une division isolée avant de périr. « Ils ne peuvent pas être présents en force partout, Andréa, dit-elle au bout d'un moment. C'est justement le présupposé de Phalène. Et n'oubliez pas que l'Embuscade et l'Escarmouche n'ont sans doute pas obtenu de relevés fiables sur les capsules défensives qu'ils pourraient avoir déployées. — Je vous l'accorde. N'empêche qu'ils sont presque tout nus. Et je dois avouer que je ne m'attendais pas à voir des bombardiers encore en service. — Moi non plus. D'un autre côté, nous sommes très loin du front. S'il leur en reste un ou deux, il est sans doute plus logique de les placer ici que dans un système plus susceptible de subir des attaques. Évidemment, fit Honor avec un sourire tranchant, ils vont devoir réévaluer sous peu quels systèmes sont "susceptibles de subir des attaques". » C'est confirmé, monsieur. » Le capitaine Beauchamp avait l'air sombre sur l'écran de com qui reliait le pont d'état-major de Milligan au QG défensif planétaire. « Le contact radar alpha correspond à deux supercuirassés et trois gros croiseurs lourds – ils ressemblent aux nouveaux Saganami-C. Le contact bêta correspond à quatre supercuirassés et trois croiseurs légers. D'après leur signature d'impulsion, deux des unités du mur du contact bêta sont des SCPC de classe Méduse. Nous n'avons pas d'identification définitive concernant ses autres supercuirassés, pas plus que ceux d'alpha, mais trois d'entre eux sont encore plus gros qu'un Méduse. — Des Invictus, lâcha Tucker, amer. Forcément. — Ici ? » Milligan secoua la tête. « D'après la DRS, ils ne peuvent pas en avoir plus d'une poignée. Pourquoi, au nom du ciel, en enverraient-ils trois si loin au cœur de la République pour frapper une cible secondaire comme Héra ? — Au hasard, monsieur, je dirais qu'ils nous font passer un message », répondit Tucker. Milligan se tourna vers lui, et le chef d'état-major désigna de la main les icônes lumineuses menaçantes sur l'afficheur. « Nous pensions tous qu'ils n'auraient pas d'autre choix que de s'économiser et d'adopter une attitude défensive après Coup de tonnerre, et surtout après Grendelsbane. » Il haussa les épaules. « Eh bien, monsieur, je dirais qu'ils ont l'intention de nous montrer que nous avions tort. » « Harper. — Oui, milady ? — Enregistrez un message pour le commandant du système. — Bien, milady. » Si le lieutenant de vaisseau Brantley trouvait bizarre d'envoyer un message au commandant d'une force spatiale que l'on comptait détruire bientôt, sa voix et son visage n'en trahirent rien. « Enregistrement, milady », annonça-t-il au bout de quelques instants, et Honor se tourna vers la caméra. « Ici l'amiral Honor Harrington, Flotte royale manticorienne, dit-elle calmement. À cette heure, vous devez être conscient du déséquilibre des forces en présence. Je suis venue détruire l'infrastructure industrielle de ce système, et je le ferai, quand bien même je le regrette. Je n'ai toutefois aucune envie de tuer si cela peut être évité. Je pense que les forces sous votre commandement, même à supposer – comme je le fais – qu'elles soient soutenues par un nombre substantiel de capsules lance-missiles pré déployées, ne peuvent espérer sérieusement endommager mes propres unités. Vos bâtiments, en revanche, ne sont guère plus que des cibles. Le courage à lui seul ne peut pas compenser pareille infériorité tactique. Vous êtes déjà à portée effective de mes missiles; vous ne survivrez pas assez longtemps pour nous avoir à portée des vôtres. De même que vos BAL. » Elle marqua une brève pause, puis reprit du même ton serein et mesuré : « Il est clair d'après vos .manoeuvres jusqu'ici que vous êtes prêt à faire votre devoir en défendant ce système, même en sachant que c'est sans espoir. Je respecte cette décision, mais je vous implore également de ne pas jeter aux orties la vie des hommes et des femmes sous vos ordres. Si vous continuez à approcher, j'ouvrirai le feu sur vous. Si, toutefois, vous choisissez d'abandonner vos vaisseaux et de vous saborder à ce stade, je ne tirerai pas sur vos unités légères ni sur les capsules de survie. Je n'attaquerai pas non plus vos BAL si vous leur ordonnez de se retirer et de se désarmer. Je ne vous demande pas de vous rendre. Je vous demande simplement de laisser vivre votre personnel. » Harrington, terminé. — L'enregistrement est bon, milady, fit Brantley après l'avoir visionné pour s'en assurer. — Alors, transmettez. — Vous pensez que cela servira à quelque chose, madame ? demanda Mercedes Brigham en se penchant vers le fauteuil de commandement d'Honor pour lui parler à l'oreille. — Je ne sais pas, répondit Honor d'un air sombre en caressant les oreilles de Nimitz, lové sur ses genoux. J'aime à penser qu'à sa place je serais suffisamment rationnelle pour laisser tomber, mais en toute honnêteté je n'en suis pas sûre. Je sais juste que je n'ai pas envie de massacrer des gens qui ne peuvent même pas répliquer. » ... vous demande simplement de laisser vivre votre personnel. Harrington, terminé. » Tom Milligan avait visionné sans dire un mot, le regard dur, le message de cette grande femme séduisante aux traits exotiques et à la voix calme portant l'uniforme noir et or et le béret blanc. Il ne faisait aucun doute dans son esprit qu'Harrington – Bon sang, il fallait que ce soit Harrington, hein ? – avait parfaitement résumé les chances de survie de son détachement. Évidemment, elle a soigneusement attendu – comme elle vient de le souligner – de nous avoir piégés dans son enveloppe effective de missiles, que nous le voulions ou non, pas vrai ? À l'évidence, elle s'inquiète peut-être d'épargner des vies humaines, mais elle ne se soucie guère d'épargner ma carrière! Il s'étonna en gloussant, mais cela ne dura pas. « Monsieur ? Il tourna la tête. Le capitaine Tucker, debout à côté de son fauteuil, avait pris connaissance du message en même temps que son commodore, et il avait l'air très mécontent. « Oui, Georges ? fit Milligan d'une voix remarquablement calme.. — Monsieur, elle a peut-être raison quant à notre puissance de feu relative, mais nous ne pouvons quand même pas faire sauter nos propres vaisseaux ! — Même si elle s'apprête à le faire pour nous d'ici dix à quinze minutes ? » Milligan désigna de la tête les icônes qui avançaient, implacables, sur l'afficheur. Les divisions de supercuirassés ennemies avaient déjà atteint une vélocité de plus de douze mille km/s et avançaient tout droit comme des dagues jumelles plongées au erreur du système d'Héra. Il eut un accès de rage brûlante face à la confiance absolue – et absolument justifiée – que trahissait cette approche inébranlable. Harrington. La Salamandre en personne, qui se jetait droit sur lui avec deux SCPC pendant que quatre autres arrivaient par-derrière. Et elle était armée de l'avantage que lui donnaient des examens tactiques détaillés du système et de ses propres forces défensives. Pas étonnant qu'elle ait confiance ! « Mais, monsieur... protesta Tucker, et Milligan eut un sourire sinistre. — Georges, pour ce que ça compte – et en cet instant, ça ne compte vraiment pas –, ma carrière a pris fin dès l'instant où ces bâtiments ont passé le mur hyper. Je sais bien que, à la différence de l'ancienne direction, l'amiral Theisman ne risque pas de me faire fusiller pour ce qui n'est manifestement pas ma faute, mais il faudra quelqu'un pour porter le chapeau dans le cas présent, et c'est moi qui suis tout désigné. Étant donné les circonstances, faire ce qu'elle propose n'aggravera guère ma situation personnelle. Et, au cas où vous l'auriez oublié, il y a plus de six mille personnes rien qu'à bord de ces deux bombardiers obsolètes qui ne valent plus rien. Je ne suis pas sûr que l'idée de les avoir sacrifiés pour rien me consolerait beaucoup. En fait, mon plus grand regret à cet instant, c'est de ne pas leur avoir simplement ordonné de faire demi-tour et de fuir dès le début. — Vous ne pouviez pas, monsieur. — J'aurais pu, et j'aurais sacrément dû ! Cela n'aurait pas changé grand-chose, vu ses vecteurs d'approche, bien que les BAL au moins auraient peut-être pu rester hors de sa portée », dit Milligan avec une amertume intense. Puis il prit une profonde inspiration. « Informez le capitaine Beauchamp qu'il devra coordonner les capsules lance-missiles depuis le QG planétaire, dit-il sans détour. Puis ordonnez aux équipages des BAL de regagner immédiatement leurs plateformes de lancement. Ils doivent abandonner leurs vaisseaux et être évacués vers la surface planétaire, et les commandants de plateformes doivent poser les charges de démolition avant de les accompagner. » Tucker le fixait, sous le choc, mais Milligan poursuivit sans s'interrompre. — Entre-temps, je contacterai l'amiral Harrington. J'accepterai son offre au nom de nos unités mobiles et nous abandonnerons le vaisseau. — Monsieur! — Merde, Georges ! grinça Milligan. Je ne vais pas laisser des milliers de personnes se faire tuer pour rien ! Je refuse. Nous ferons de notre mieux avec les capsules lance-missiles, mais ces bâtiments (il pointa le doigt vers les icônes hostiles) peuvent détruire tout ce que nous avons avant même que nous puissions répliquer. Nos combattants principaux ne sont pas équipés de MPM, et nos BAL sont des Cimeterres, pas de satanés Écorcheurs. Ils ne survivraient pas jusqu'à entrer à portée des super-cuirassés sans le soutien de MPM pour couvrir leur approche. On est baisés et on ne peut rien y changer. Vous me comprenez ? — Oui, monsieur, dit enfin Tucker, lentement, avant de se détourner. — Communications, lança Milligan, l'air sombre, contactez l'amiral Harrington. » « Et voilà, milady », fit Andréa Jaruwalski. Honor hocha la tête. Ses plateformes de détection étaient suffisamment proches pour voir la signature d'impulsion des plus petits bâtiments havriens. Les capsules de survie étaient beaucoup plus difficiles à repérer, même à cette distance et avec des capteurs manticoriens, mais leurs balises formaient comme une fine poussière de diamants verts autour des icônes des vaisseaux de guerre, qui avaient eux-mêmes coupé leurs bandes gravi-tiques cinq minutes plus tôt. « Notre bonhomme ne doit pas être heureux, là-bas, murmura Mercedes Brigham, et Honor se tourna vers elle. — J'ai vécu la même chose, Mercedes. Quand j'ai ordonné à Alistair de se rendre. Ce n'est pas facile, même quand la situation est désespérée. Milligan a fait preuve d'un grand courage moral en acceptant mon offre, bien que je doute que la plupart de ses détracteurs le verront de cet œil. — Au ton de sa voix, je dirais qu'il est du même avis que vous, madame. » Honor renifla doucement en réponse à la litote de Brigham. Milligan l'avait remerciée d'avoir proposé une issue qui épargnerait la vie de ses troupes, mais il avait l'air d'un homme à qui on arrachait les tripes. « J'ai remarqué qu'il ne parlait pas de capsules lance-missiles, milady, fit doucement remarquer Jaruwalski. — Non, en effet. » Honor regarda son officier opérationnel. Jaruwalski était aussi concentrée et professionnelle qu'à l'habitude, mais Honor percevait une certaine frustration sous la surface de ses émotions. Ce n'était pas le terme exact, mais il était assez juste. Andréa Jaruwalski n'aimait pas davantage qu'Honor tuer pour le plaisir, mais la tacticienne en elle ne pouvait s'empêcher de... regretter cette occasion perdue de refermer leur belle souricière et d'achever elle-même les bâtiments ennemis. « Je ne lui ai pas non plus demandé de désactiver les capsules, Andréa, poursuivit Honor. Avant tout parce que je savais qu'il refuserait, comme vous et moi l'aurions fait à sa place. Si j'avais comme condition la désactivation de toutes ses défenses, il ait rejeté ma proposition. — Ça valait peut-être le coup d'essayer quand même, » Jaruwalski plaisantait, mais elle grimaça en désignant un des afficheurs secondaires. « Nous commençons à détecter les émissions de visée actives. En nombre. — Comme prévu. » Honor examina l'afficheur indiqué. « En vaine, dit-elle au bout de quelques instants, il n'y en a pas autant lue je l'aurais cru. Je me demande si cela veut dire qu'ils sont .aussi mal fournis en capsules qu'en vaisseaux. — On peut l'espérer, madame, répondit Brigham. Bien sûr... — Les charges d'autodestruction ont sauté, capitaine Jaruwalski ! » Honor et ses deux officiers se tournèrent à nouveau vers l'afficheur principal. La distance était encore telle que, sur le visuel, les brèves étoiles brillantes qui avaient été des vaisseaux de guerre havriens apparurent fugitivement comme des têtes d'épingle scintillantes. Leur représentation sur l'afficheur tactique était encore moins spectaculaire : sept icônes cramoisies clignotèrent une fois avant de disparaître. Les témoins rouge vif représentant les BAL du système d'Héra étaient encore là, mais ils continuaient de s'éloigner des bâtiments d'Honor sous accélération constante, en direction manifestement de leurs plateformes de lancement – comme l'avait promis le commodore Milligan. « Vous pensez qu'ils feront demi-tour si leurs capsules ont un coup de chance, madame ? s'enquit doucement Brigham, les yeux sur les bâtiments d'assaut léger qui s'éloignaient. — Difficile à dire. » Honor réfléchit à la question quelques secondes puis haussa les épaules. « Il faudrait vraiment beaucoup de chance à leurs capsules pour qu'elles fassent une différence. S'il s'agissait d'Écorcheurs ou de Furets, peut-être, mais ce n'en sont pas. — Départ de missile ! s'écria soudain un technicien de détection. Multiples départs de missiles ! Délai avant impact quatre virgule six minutes ! » » Le capitaine Beauchamp a lancé, commodore ! » Tom Milligan releva la tête à cette annonce. Il regardait jusque-là par la baie d'observation de la pinasse, maussade et muet, fixant le vide infini qui avait avalé les restes de son commandement réduit à quelques boules de plasma. Il quitta son siège et gagna rapidement le sas du tout petit pont de commandement. La capacité de détection d'une pinasse n'était pas particulièrement développée, et l'afficheur était beaucoup trop petit pour montrer beaucoup de détails, mais il y discernait la vague des missiles lancés par Beauchamp. Il avait été surpris qu'Harrington n'insiste pas pour qu'il accepte de désactiver aussi ses capsules. À sa place, il aurait sûrement au moins essayé. À moins, bien sûr, que ses contre-torpilleurs envoyés en reconnaissance aient su lui dire combien toutes les défenses d'Héra étaient réduites à leur plus simple expression. « Estimation : onze cents – je répète, un-un-zéro-zéro – missiles en approche, annonça la détection. La cible est la deuxième division. — Logique, fit doucement Brigham. Nous sommes plus proches de la plupart de leurs plateformes, et deux supercuirassés ont forcément moins d'antimissiles que quatre. » Honor ne répondit même pas. En réalité, elle était à peu près sûre que son chef d'état-major ne s'était même pas rendu compte qu'elle parlait à voix haute. L'ouragan de missiles à propulsion multiple se précipitait vers eux, et celui qui avait programmé leur lancer et leur accélération avait bien fait son boulot. Malgré la distance qui séparait bon nombre des capsules, leur coordination était impeccable. Tous ces missiles arriveraient simultanément sur leur cible, comme un unique coup de marteau bien porté. Le murmure discret des voix dans son dos se fit plus fort, plus vif et intense tandis que les équipes tactiques et de détection de Jaruwalski se concentraient sur leur tâche. Sauf qu'elles n'avaient pas grand-chose à faire en réalité à cet instant. Le rôle que jouait l'état-major d'un amiral dans une situation pareille se situait en amont, lors des phases de planification et d'entraînement, quand l'équipage de chaque vaisseau au sein du commandement de l'amiral apprenait ce qu'on attendait de lui et comment s'acquitter de sa tâche. Comme le faisaient en ce moment l'Imperator, l'Intolérant et les croiseurs lourds qui formaient leur écran. Cinq ou six ans plus tôt encore, un tel nombre de missiles lancé contre deux supercuirassés aurait paru énorme et fatal. Aujourd'hui, il en allait différemment. Maintenant que les vaisseaux du mur transportaient des capsules, des densités de ce type étaient devenues un facteur classique dans les calculs des défenseurs. La doctrine et le matériel avaient subi des modifications substantielles, et le processus d'adaptation courait toujours. Les antimissiles Mark 31 que tiraient les vaisseaux d'Honor constituaient une amélioration significative par rapport aux Mark 3o qu'elle avait utilisés tout récemment lors de la bataille de Sidemore, quelques mois plus tôt. Leurs bandes gravitiques extrêmement puissantes étaient capables de supporter des accélérations de cent trente mille gravités pendant soixante-quinze secondes, ce qui leur offrait une portée effective au repos de près de trois virgule six millions de kilomètres. Le nombre de coups au but à pareille distance était problématique, pour le moins, et les missiles havriens en approche étaient équipés des meilleurs assistants de pénétration et systèmes GE dont Shannon Foraker avait pu les doter. Ce qui les rendait beaucoup, beaucoup plus performants que tout ce que la Flotte populaire possédait pendant la première guerre havrienne, mais ConstNav et ArmNav ne s'étaient pas non plus reposés sur leurs lauriers, songea Honor, sinistre. Ses propres bâtiments embarquaient au moins trois fois plus de lanceurs d'antimissiles que les unités de leur classe avant l'avènement du combat par capsules. Leurs liens télémétriques et de contrôle avaient été améliorés de façon plus spectaculaire encore, et chacun de ses bâtiments avait déployé des plateformes électroniques Mark 20 supplémentaires à l'extrémité de faisceaux tracteurs spécifiques. Les Mark 20, surnommés « Serrure » par la flotte, n'étaient pas des leurres traditionnels ni même des plateformes de détection ou des plateformes GE de type Cavalier fantôme. Ces équipements-ci étaient davantage éloignés des vaisseaux qui les lançaient et n'avaient qu'une fonction : servir de relais télémétriques pour le contrôle de tir. On les déployait bien au-delà des limites des bandes gravifiques du bâtiment lanceur, comme le périscope des sous-marins à l'ancienne, pour permettre aux équipes tactiques du bord de voir malgré les interférences aveuglantes créées par les bandes gravitiques de leurs propres antimissiles. Pour un civil, cela n'avait l'air de rien, mais les retombées étaient énormes. Les plateformes de type Serrure étaient lourdes et coûteuses, mais elles permettaient à un vaisseau de contrôler plusieurs antimissiles pour chaque port embarqué dédié au contrôle de tir. Grâce à elles, on pouvait également beaucoup resserrer les salves d'antimissiles, ce qui augmentait largement leur enveloppe efficace. Ultime raffinement, les dispositifs de reconnaissance équipés de communicateurs à impulsions gravitiques, déployés en forme de coquille à trois millions et demi de kilomètres, observaient d'un œil perçant les systèmes GE des missiles en approche, et leurs flux de données supraluminiques fournissaient aux armes défensives à bord des bâtiments d'Honor un avantage précieux de neuf secondes. Bien que les contrôleurs des missiles et leurs IA fussent encore limités à des liens télémétriques infraluminiques, ils étaient capables d'affiner et mettre à jour leurs solutions de visée beaucoup plus vite et précisément que jamais auparavant. Shannon Foraker avait dû s'en remettre à la masse et aux nombres pour bâtir un mur dans l'espace à partir de milliers d'armes dont la précision individuelle était très faible. Manticore avait abordé le problème sous un autre angle, en se fiant à ses avantages technologiques et sa supériorité technique. La première vague d'antimissiles ne détruisit que cent six MPM en approche. La deuxième, moins de dix secondes plus tard, en effaça cent autres. Mais la troisième, dont les contrôleurs avaient eu près de vingt secondes pour réagir, en balaya trois cents. Tom Milligan se détourna sans un mot du minuscule afficheur de la pinasse. Il regagna son siège et regarda de nouveau par la baie d'observation, l'air sombre. Une frappe au but, songea-t-il. Une putain de frappe au but, ce n'était quand même pas trop demander! Mais la République ne l'avait pas obtenue. Seuls quarante des MPM de Beauchamp avaient passé les rangs des antimissiles manticoriens, et les lasers de défense active — dont le nombre paraissait lui aussi avoir considérablement augmenté — avaient réduit ces rares survivants en miettes bien avant qu'ils n'entrent à portée d'attaque. Nous savions qu'ils amélioraient leur doctrine antimissile, mais rien de ce que j'ai vu ne suggérait que c'était à ce point! Voilà qui va bouleverser notre doctrine de défense des systèmes stellaires. Les défenses d'Héra étaient faibles, même selon les critères existants de la Flotte républicaine. Le système aurait dû recevoir au moins trois fois plus de capsules que ce qu'il avait pu déployer, soutenues par une force de BAL largement supérieure, au bas mot. Mais vu ce dont Milligan venait d'être témoin, même la puissance défensive dont il aurait dû disposer n'aurait pas arrêté Harrington. « je n'ai jamais échoué si lamentablement de toute ma vie, songea-t-il avec amertume. Au moins, je n'ai pas fait tuer tous mes gens pour rien, mais c'est une maigre consolation, pour l'instant. Il plongea un regard maussade dans l'infini noir de l'espace. Tout y semblait si paisible, si calme. Et cette vue froide et impitoyable était infiniment préférable à ce qui allait bientôt se passer plus près du phare facteur de vie qu'était l'étoile du nom d'Héra. « C'est le dernier, milady, fit Jaruwalski. Ils ont peut-être encore quelques capsules cachées dans un coin, mais s'ils avaient pu nous atteindre avec d'autres, ils l'auraient fait. Tout ce qu'ils nous opposeront désormais sera moins lourd, plus facile à gérer. » Honor resta muette plusieurs secondes. Elle observait son afficheur, repérait les icônes des usines orbitales, les mines, les satellites énergétiques, les hangars. À l'échelle d'un système stellaire riche comme Manticore, ou d'un nœud de transport majeur comme l'un des terminus du trou de ver, les installations orbitales et spatiales d'Héra pouvaient paraître clairsemées, mais elles n'en représentaient pas moins des décennies d'investissements. Des gens travaillaient là, l'économie de la moitié du système en dépendait. Il s'agissait littéralement de milliards de dollars d'investissements et d'un potentiel de gain plus grand encore, et ce dans une nation qui luttait obstinément pour surmonter plus d'un siècle de désastre économique. Et elle était là pour les détruire. Tout détruire. « L'une des plateformes en orbite planétaire vient de sauter, madame », annonça Brigham. Honor se tourna vers elle, et le chef d'état-major désigna l'afficheur et l'icône de la plateforme en question. « Celle-ci, ajouta-t-elle. D'après le CO, il s'agissait de l'une des plateformes de lancement des BAL. Apparemment, ils tiennent la promesse de Milligan. — Apparemment, oui. » Le regard chocolat d'Honor était triste, et elle caressa la fourrure soyeuse de Nimitz tout en tirant des forces du soutien féroce et de l'amour qu'il lui portait, mais elle s'exprimait d'une voix calme et claire. « Très bien, Mercedes, Andréa, dit-elle au bout de quelques instants, alors qu'elle tournait son fauteuil de commandement vers elles. Nous sommes venus ravager l'économie spatiale de ce système, et il semblerait que la voie soit libre. Alors, au boulot. » CHAPITRE VINGT « Bon sang, mais qu'est-ce que c'est ? » murmura le contre-amiral Beach. Derrière lui, il entendait le vacarme discipliné de son personnel de communication occupé à coordonner l'évacuation de l'infrastructure industrielle spatiale de Gaston, mais son attention restait fixée sur deux des vaisseaux manticoriens, provisoirement identifiés comme des croiseurs de combat. « Ce sont forcément des croiseurs de combat, répondit son chef d'état-major, le capitaine de frégate Myron Randall. — Je sais bien, fit Beach avec une pointe d'impatience. Mais regardez leur tonnage estimé. D'après le CO, ces appareils jaugent pas loin de deux millions de tonnes. Ça fait de sacrés croiseurs de combat, Myron ! — Les Courvosier II de Grayson jaugent plus d'un million de tonnes, fit remarquer Randall. — Soit largement moins que ceux-ci. » Beach secoua la tête. « Je vous parie qu'il s'agit de la version mantie des croiseurs de combat porte-capsules. — Splendide, marmonna Randall. — Bah, commenta Beach en regardant les hordes de BAL qui venaient de s'élancer depuis les PBAL en approche, ça ne peut guère empirer, Myron. Nous avons trois cents Cimeterres, les capsules lance-missiles et quatre croiseurs de combat. Je ne pense pas que le fait qu'ils aient amené leurs derniers joujoux fasse une grosse différence à long terme. » « Message de la part de l'amiral Henke, madame. — Passez-la sur mon écran tertiaire », répondit dame Alice Truman. Quelques instants plus tard, le visage ébène de Michelle Henke apparut sur le petit écran plat situé à hauteur du genou de Truman, « Mike, la salua le vice-amiral. — Amiral, répondit Henke. — Que me vaut cet honneur ? — Nous avons passé en revue de notre côté les dernières données des plateformes de l'Intrus, madame. Vos équipes ont-elles remarqué cette drôle de petite grappe de signaux que l'Intrus capte en Charlie-deux-sept maintenant qu'il est passé en mode actif ? — Une minute, Mike. » Truman releva les yeux de l'écran et fit signe à son chef d'état-major. Le capitaine de vaisseau Goodrick la rejoignit aussitôt, et elle l'invita à avancer dans le champ de sa caméra de com. « Mike, vous pouvez répéter ça pour Craig ? — Vos équipes ont-elles remarqué les signaux en Charlie deux-sept ? fit Henke après un salut de la tête à l'adresse de Goodrick. — Vous voulez dire ceux qui sont juste au nord-système de la plateforme de radoub ? » Elle hocha la tête, et il haussa les épaules. « On les a vus, mais pour l'instant on considère qu'il s'agit de simples déchets orbitaux. Vous savez que bon nombre d'installations civiles ne font pas le nécessaire pour s'en débarrasser. — Ne m'en parlez pas, répondit Henke, amère. Ici, toutefois, je ne pense pas que ce soit le cas. » Goodrick haussa les sourcils, et elle grimaça. « Les capteurs ne reçoivent pas de relevés très clairs sur eux. Pour tout dire, nous avons l'impression, de notre côté, que cela pourrait être parce que nous ne sommes pas censés les détecter. — Des plateformes à faible signature ? fit Truman. — C'est certainement une possibilité, répondit Henke. Surtout quand on voit la façon dont elles sont distribuées. La section tactique du capitaine LaCosta pense comme nous que cela ressemble à des capsules lance-missiles juste assez dispersées pour que les bandes gravitiques de leurs projectiles ne se gênent pas au lancer. » Goodrick se pencha sur un répétiteur secondaire pour réexaminer lui-même les données de détection. Puis il se releva et hocha la tête à l'adresse de Truman. « Je crois que l'amiral Henke a raison, madame, dit-il. En réalité, il me semble que ce que nous voyons là pourrait n'être qu'une partie d'un plus vaste ensemble. Je dirais qu'il y a de fortes chances qu'ils en aient beaucoup plus que nous n'en avons détecté. — Eh bien, nous nous attendions à quelque chose de ce genre », fit Truman. Elle réfléchit un moment puis haussa les épaules. « Je ne pense pas que cela change vraiment grand-chose, Craig. Mais lancez quand même un groupe supplémentaire de plateformes de détection, et transmettez à Scotty. Je veux qu'elles passent l'espace devant lui au peigne fin, et qu'il soit directement relié à leurs relevés. — Bien, madame. Je m'en occupe tout de suite. » Goodrick commença de lancer des ordres, et Truman adressa un signe de tête à Henke sur son écran. « Bien vu, Mike. À part ça, comment ça se présente de votre côté ? — Tout est nominal pour l'instant. » Henke eut un sourire déplaisant. « Je sais que c'est à beaucoup plus petite échelle, mais je crois que nous allons leur rendre la monnaie de leur pièce pour Grendelsbane. — Nous sommes venus pour ça », fit Truman avant de se radosser dans son fauteuil de commandement pour examiner le répétiteur tactique. Étant donné la structure hiérarchique de la Huitième Force, elle portait trois « casquettes » différentes. Elle était le commandant en second d'Honor et son commandant des porte-BAL, le responsable de la troisième escadre de PBAL et le commandant de la première division de la troisième escadre, constituée du Loup-Garou et du Chimère. Évidemment, deux de ces trois postes étaient sans conséquence en ce moment, songea-t-elle en regardant les BAL du Loup-Garou et du Chimère s'éloigner de leurs transporteurs. Et, du point de vue du commandant de la première division – et de l'officier le plus gradé de la force d'assaut contre Gaston – tout avait l'air de bien se passer pour l'instant. Je touche du bois, se répéta-t-elle. Je touche du bois. « Ils nous arrivent droit dessus, monsieur, annonça sans détour le capitaine de frégate Inchman. — Mais ils n'approchent pas à portée de missiles standard, n'est-ce pas, Sandra ? fit Beach, debout à côté d'elle, qui observait les icônes sur son répétiteur. — Leurs unités hypercapables non, monsieur; on dirait qu'elles décélèrent pour se trouver à l'arrêt par rapport à la planète à environ une minute-lumière. Mais leurs BAL foncent droit devant. — Et si quelqu'un croit qu'ils vont laisser nos unités hypercapables intactes pour tirer sur leurs BAL, il rêve, marmonna Myron Randall dans le dos du contre-amiral. — Sans doute », acquiesça sombrement Beach, et Randall s'empourpra légèrement. À l'évidence, il ne s'était pas rendu compte qu'il parlait assez fort pour que son amiral l'entende. D'un autre côté, poursuivit Beach, ils vont entrer à portée de nos capsules. » Il montra les dents en un rictus qu'il aurait fallu être myope comme une taupe pour qualifier de sourire. « Dommage qu'ils n'aient pas attendu deux mois de plus. — Je ne vous le fais pas dire, monsieur, renchérit Inchman, la voix chargée de colère et de frustration. — Peut-être, et peut-être pas, Sandra. » Beach posa la main sur son épaule et exerça une légère pression. « La réserve nous aurait sans doute fait parvenir ses regrets une fois de plus. » Il comprenait parfaitement la frustration d'Inchman et sa colère. Les capsules supplémentaires qu'on leur avait promises auraient augmenté de façon spectaculaire leur puissance de feu à longue portée. Sauf qu'on les leur promettait depuis un bout de temps. «Je sais, monsieur. Seulement... » Inchman ravala ce qu'elle s'apprêtait à dire, et Beach soupira. « Ils les expédient sur le front aussi vite qu'ils le peuvent, Sandra. Il faut bien priver quelqu'un quand le stock est limité. Et, pour être honnête, si vous aviez été chargée de déterminer les livraisons prioritaires, auriez-vous prédit une attaque contre le système de Gaston, entre tous ? — Non, monsieur, reconnut-elle. — Alors nous faisons de notre mieux avec ce que nous avons », conclut Beach. Il regarda Randall par-dessus son épaule. « Myron, dans combien de temps pouvons-nous partir ? — Encore douze minutes, répondit Randall après un bref coup d'œil à son chrono. Les ingénieurs du capitaine Steigert font de leur mieux, mais... — Compris. » Beach eut un petit rire amer et pressa encore l'épaule d'Inchman. « Si j'avais écouté Sandra, j'aurais au moins des bandes gravifiques à un stade de chauffe supérieur. » Il ressassa en fixant le répétiteur de l'officier opérationnel puis prit une profonde inspiration et se détourna. « Ils seront à portée d'engagement d'ici trente-cinq minutes, même si nous restons immobiles en orbite. En toute franchise, si je pensais que cela apporterait quelque chose, j'ordonnerais simplement à toutes nos unités hypercapables de se tirer en vitesse. » Randall le dévisagea d'un air à la fois surpris et désapprobateur, et Beach renifla. « Bien sûr que je le ferais, Myron ! Ce ne serait pas très glorieux, mais s'il s'agit bien de croiseurs de combat porte-capsules – or leur profil de décélération semble bien le confirmer –, alors on est purement et simplement baisés. Mourir pour la gloire n'est une bonne idée que dans les mauvais romans historiques. Pour ma part, je trouve on ne peut plus stupide de le faire dans la réalité alors qu'on n'y est pas obligé, et je suis furieux que nous n'ayons pas l'air d'avoir le choix. » Il ne put empêcher une certaine amertume de teinter sa voix, mais il inspira et se ressaisit. « Puisque nous ne pouvons pas éviter l'affrontement et que nous n'avons pas non plus la même portée qu'eux, je veux que toutes nos unités passent de l'autre côté de la planète. Nous la maintiendrons entre eux et nous aussi longtemps que possible. » Randall paraissait sur le point de se rebeller. Il resta silencieux, mais Beach devina sans mal sa pensée. « Non, ce n'est pas très glorieux. Et je doute que cela fasse une grosse différence au bout du compte, d'ailleurs. Mais si celui qui commande en face a envie de jouer les imbéciles, il pourrait bien envoyer ses BAL pour nous faire quitter notre position. Dans ce cas, nous pourrions réussir à en détruire quelques-uns. Sinon, il sera de toute façon contraint de manœuvrer ses unités porteuses de MPM de façon à les éloigner de la planète s'il veut nous tirer dessus. En réalité, il pourrait même renoncer complètement à ouvrir le feu sur nous de trop loin si nous sommes assez près de la planète. — Je crois que l'amiral a raison, Myron », intervint Inchman. Les deux hommes se tournèrent vers elle, et elle haussa les épaules. « Vu tous les fers qu'ils ont déjà au feu, les Manties ne vont sûrement pas risquer de violer l'Édit éridanien, et la précision de tir de leurs MPM reste moyenne à longue distance. C'est notre meilleure chance de les attirer à notre portée. » « Ils se replient derrière la planète, madame, fit le capitaine de frégate Oliver Manfredi. — Pas très aimable de leur part », répondit Michelle Henke, sarcastique, et Manfredi se mit à rire sans joie. Henke sourit, fit basculer le dossier de son fauteuil de commandement et plaça ses doigts sous son menton en une posture qu'elle avait vu Honor adopter des dizaines de fois. Elle ne pouvait pas dire que le choix tactique du commandant havrien était vraiment inattendu, mais il ne l'ennuyait pas moins pour autant. « Très bien, Oliver, dit-elle à son chef d'état-major au bout de quelques instants. Assurez-vous que dame Alice ait cette information et faites-lui savoir que, à moins qu'elle ne s'y oppose, j'ai l'intention de lancer Grand Fossé. — À vos ordres, amiral », répondit Manfredi. Son sourire découvrit des dents blanches parfaites, creusant ses traits d'une beauté classique sous ses cheveux blonds, et Henke se retint de rire tandis qu'il se tournait vers le lieutenant de vaisseau Kaminski, l'officier de com. Cela n'avait rien à voir avec quelque chose qu'il aurait fait, juste avec son physique. Il était aussi compétent que décoratif, mais il aurait dû faire partie de l'état-major de Truman plutôt que du sien. Pour une raison obscure, Alice Truman se retrouvait toujours avec un second, un chef d'état-major ou un capitaine de pavillon blond aux yeux bleus comme elle. Mais pas cette fois, songea Henke, amusée et satisfaite. Cette fois, c'est moi qui l'ai... sans parler du reste de mon « harem ». Elle eut plus de mal à ne pas rire, pour le coup. Contrairement à son amie Honor, Henke avait toujours eu une vie sexuelle très... riche, même si elle ne l'avait jamais laissée déborder sur sa vie professionnelle. Cette fois, néanmoins, c'est Honor qui l'avait taquinée dès que Henke l'avait invitée à dîner à bord de l'Ajax et qu'elle avait posé les yeux sur l'état-major rassemblé de son amie. Manfredi était sans conteste le plus beau, mais il n'y avait là que des hommes, et pas un laideron dans le lot. Elle écarta cette idée et se redressa dans son fauteuil. Grand Fossé était l'approche qu'elle avait conçue avec son état-major pour faire face à une situation de ce type. Ce n'était pas la solution parfaite, tout simplement parce qu'il n'en existait pas. C'était juste la meilleure à sa disposition. Elle jeta un coup d'œil à l'afficheur principal et regarda les vecteurs projetés de ses bâtiments commencer à changer. Elle n'avait que quatre de ses six croiseurs de combat sous ses ordres – la troisième division, composée des HMS Hector et Achille, avait été rattachée à la force de Samuel Miklôs pour l'assaut contre Tambourin, ce qui ne lui laissait que l'Agamemnon, l'Ajax (son propre vaisseau amiral), le Priam et le Patrocle (qui à eux deux formaient la deuxième division). Quatre croiseurs lourds de classe Édouard Saganami venaient en soutien, y compris l'ancien vaisseau de Henke, le Saganami, mais aucun de ceux-là n'était équipé pour lancer des MPM depuis le bord. En revanche, ils tractaient plusieurs douzaines de capsules lance-missiles de nouvelle génération. L'Agamemnon et l'Ajax, accompagnés de deux des croiseurs lourds, commencèrent à s'éloigner du Priam et du Patrocle ainsi que des deux autres croiseurs lourds. En séparant ses forces, elle devait être capable d'ouvrir le feu sur les unités défensives avec au moins l'une des deux. Après tout, le commandant adverse ne pouvait pas maintenir la planète entre lui et tout le monde. Mais cela signifiait que Henke ne pourrait sans doute attaquer qu'avec la moitié de ses plateformes. Pire, cela impliquait que ses deux groupes d'assaut s'éloignent régulièrement et ne soient bientôt plus à distance de soutien pour la défense antimissile. Si les contre-torpilleurs qui avaient reconnu le système avaient détecté un grand nombre de capsules déployées, Henke n'aurait jamais osé tenter la manoeuvre du Grand Fossé. Même contre le nombre de capsules qu'ils avaient repérées, elle risquait des dommages non négligeables. Mais ils ne pouvaient pas détruire la base industrielle du système sans s'approcher puisque presque toute l'infrastructure était en orbite autour de la planète habitée du système. Par conséquent, les unités de défense devaient être neutralisées avant toute chose. Eh bien, au moins, cela devrait être intéressant, se dit-elle. « Ils se séparent, monsieur », annonça Inchman. Ses plateformes de détection dispersées dans le système surveillaient les unités manticoriennes, et elle désigna les analyses de changement de vecteur sous les icônes des deux groupes de croiseurs sur trajectoire divergente. « Le CO appellera désormais cette force Alpha et l'autre Bêta. — Ils vont nous prendre en tenaille, grogna Beach. Je m'y attendais. Dommage qu'ils n'aient pas simplement envoyé les BAL jouer les rabatteurs. — Mais regardez ça, monsieur, fit Randall en montrant les flèches rouges des vecteurs projetés. Ils vont peut-être essayer de dégager leur ligne de tir, mais avec leur cap actuel, la distance tombera sous sept millions de kilomètres. — Ils sont donc un peu nerveux à l'idée de violer l'Édit éridanien, commenta Beach dans un sourire morne. D'un autre côté, l'enveloppe effective de nos bâtiments au repos est inférieure à deux millions de kilomètres. Ça nous fait une belle jambe. — Sauf que nous n'avons pas encore utilisé nos capsules orbitales, monsieur, fit remarquer Inchman. Et plus ils s'approchent, meilleures sont les solutions de visées. — Certes. » Beach acquiesça et fronça les sourcils, l'air songeur, en contemplant l'afficheur. « Je sais que la théorie voudrait que nous détruisions les PBAL en priorité dans une situation comme celle-ci, dit-il après quelques instants, mais les Manties l'ont pas l'obligeance de s'approcher avec eux. Si nous avions davantage de capsules, si nous pouvions obtenir une salve de meilleure densité, il serait peut-être logique de les viser malgré tout. Étant donné les circonstances, toutefois, je crois que nous viserons de tirer aussi longtemps que nous le pourrons, puis nous concentrerons notre feu sur Alpha. Prévoyez vos solutions de tir en conséquence, Sandra. — Bien, monsieur. — Et pendant que nous patientons, Myron, fit Beach en se tournant vers le chef d'état-major, dites aux BAL de continuer à se replier. S'ils le peuvent, je souhaiterais qu'ils se dirigent vers l'est du système. — Vous les voulez en position de frapper Alpha si les capsules réussissent leur coup, monsieur ? — Exactement. — Et nous, monsieur ? » Randall désigna de la main les icônes représentant les croiseurs de combat havriens. « C'est tentant, mais ça ne marcherait pas. » Beach secoua la tête. « Nous sommes trop loin. Même sous accélération maximale, il nous faudrait plus d'une heure pour arriver à leur portée. A moins que les capsules et les BAL ne s'en tirent bien mieux que je ne m'y attends, ils nous détruiraient à coups de MPM avant que nous ne les atteignions. Pire, dès que nous quitterions l'ombre de la planète, Bêta nous agraferait. » Il secoua de nouveau la tête. « Non. Nous restons là, et nous nous servons de la planète pour nous protéger de Bêta. Si nous arrivons à pilonner Alpha, tant mieux, mais nous ne pouvons pas nous permettre de plonger en haute mer contre des requins pareils. » « Il garde son sang-froid, madame, commenta le capitaine Manfredi. — En effet, Oliver. Je ne pense pas que cela lui sera très utile en fin de compte, toutefois. Il a manifestement décidé de jouer jusqu'au bout, mais sa main est perdante. » Elle fit pivoter son fauteuil de commandement pour faire face au capitaine de corvette Stackpole, son officier opérationnel. « John, je pense qu'il n'ouvrira le feu avec ses capsules qu'à la dernière minute. C'est ce que je ferais à sa place. Et voyez la façon dont ses BAL infléchissent discrètement leur cap pour suivre notre vecteur. — Vous pensez qu'il va se concentrer sur nous et ignorer les porte-BAL, madame ? — C'est ce que je ferais. Il ne peut pas espérer les détruire, de toute façon, et il ne repoussera pas notre attaque. La seule chose qu'il lui reste à faire, c'est d'infliger toutes les pertes qu'il peut envisager de façon réaliste. Et donc tirer sur nous. » Stackpole réfléchit quelques instants. Il était séduisant – plus grand qu'Honor et presque aussi noir que Henke elle-même, avec des pommettes hautes et un nez puissant – mais certes pas aussi décoratif que Manfredi avec son physique de star holo. Il était toutefois probablement plus compétent encore dans sa partie. « Vous pensez aux capsules, n'est-ce pas ? — Oui. — Eh bien, dit-il d'un air songeur, nous n'en avons encore détecté que deux cents. De façon certaine, s'entend. Le CO projette une zone de présence qui correspond à deux fois ce chiffre, mais nous ne disposons d'aucune information de visée fiable sur elles. Nous pourrions détruire la plupart de celles que nous avons trouvées grâce à des ogives de proximité, mais elles sont terriblement près de la planète. — Trop près, confirma Henke. Surtout pour des MPM à cette distance. Nous risquerions un horrible accident, et la duchesse Harrington n'apprécierait pas. — En effet, madame, elle n'apprécierait pas », répéta Stackpole, convaincu. Honor avait clairement fait comprendre – douloureusement, même – que tout acte susceptible d'être interprété comme une violation de l'Édit éridanien, même accidentelle, la contrarierait au plus haut point. Et si balancer sur une planète habitée un missile de quatre-vingt-quinze tonnes à cinquante pour cent de la vitesse de la lumière, même accidentellement, n'était pas interprété comme l'utilisation d'une « arme de destruction massive », rien ne le serait. « Je crois que nous devons encore trouver le moyen de les pousser à se servir des capsules à plus longue distance, dit Henke. Albert ! — Oui, madame ? répondit le lieutenant de vaisseau Kaminski. — Message pour l'amiral Truman. Mes respects, et j'aimerais qu'elle puisse ordonner aux BAL de partir à la chasse aux capsules. — Bien, madame. — Antonio. — Oui, madame ? répondit le capitaine de corvette Braga, son astrogateur. — Calculez-nous une nouvelle trajectoire. Je veux arriver au même endroit, mais dans l'hypothèse où l'amiral accepterait de laisser les BAL détruire les capsules pour notre compte, je veux réduire notre accélération pour leur accorder plus de temps. — Bien, madame. Combien de temps ? » « Ils ont réduit leur accélération, monsieur. » Beach fit pivoter son fauteuil de commandement vers le capitaine Inchman. « De combien ? — Presque cinquante pour cent. — Et leurs BAL ? — Ils changent de cap et filent droit vers la planète, monsieur. » Il était évident d'après le ton d'Inchman qu'elle avait anticipé la deuxième question de son amiral, et Beach hocha la tête d'un air sombre. « Alors ils n'atteindront leur point de tir projeté qu'après que les BAL se seront suffisamment approchés pour commencer à détruire les capsules. — Oui, monsieur. Et s'ils sont assez près pour s'occuper des capsules, ajouta-t-elle en se retournant pour le regarder dans les yeux, ils le seront aussi assez pour détruire toutes nos plateformes orbitales de leur côté de la planète. — Les BAL sont-ils sur un profil d'approche zéro-zéro ? — Oui, monsieur. Ils atteindront le point de renversement sur leur profil actuel dans vingt minutes environ. — Merde. » Beach pianota un moment sur le bras de son fauteuil de commandement, puis il haussa les épaules. « Au temps pour l'idée d'utiliser les Cimeterres contre Alpha. Contactez le capitaine Abercrombie. Ordonnez-lui de faire demi-tour et d'attaquer les BAL manticoriens. — À vos ordres, monsieur. — Au moins, ils les affronteront assez loin des croiseurs de combat et croiseurs pour être hors de portée des armes embarquées traditionnelles, fit doucement remarquer le capitaine Randall. — Cela devrait aider un peu », fit Beach, même s'ils savaient tous deux que ça ne changerait pas grand-chose. Le commandement défensif de Gaston alignait trois cent vingt BAL de classe Cimeterre. La force d'assaut manticorienne un peu plus de deux cents Écorcheurs et Furets, qui connaissaient maintenant la « triple vague ». Étant donné le gouffre entre les performances de base des deux camps, les BAL de Beach s'apprêtaient à vivre une expérience douloureuse. En théorie, il aurait pu déplacer ses croiseurs de combat en soutien aux Cimeterres, puisque les BAL manticoriens seraient contraints d'entrer à portée de ses propres missiles embarqués. Mais cela impliquait de quitter l'abri de la planète et d'exposer ses unités aux tirs de MPM. Il ne pouvait pas faire cela. Il resta donc assis dans son fauteuil de commandement, à regarder l'afficheur, tandis que ses Cimeterres faisaient demi-tour et se dirigeaient vers leurs adversaires beaucoup plus redoutables. « Changement de vecteur ! annonça le lieutenant de vaisseau Veronika Chernitskaya. Leurs BAL reviennent vers nous, pacha. — Ils doivent protéger leurs capsules, Vicki, répondit le capitaine Tremaine, philosophe. Franchement, je suis un peu surpris qu'ils ne l'aient pas fait plus tôt. — Le rapport des forces ne leur plaisait sans doute pas, pacha, répondit Harkness depuis la console d'ingénierie du Dacoït. Leur commandant a peut-être mis quelques minutes à décider qu'il n'avait plus qu'à serrer les dents et se lancer quand même. » Tremaine acquiesça, mais son attention était centrée sur l'afficheur du Dacoït tandis que la formation serrée des BAL havriens accélérait vers sa propre formation sous presque sept cents gravités. Le rapport numérique était de trois contre deux en faveur des Havriens; en termes de puissance de combat réelle, toutefois, ils ne faisaient pas le poids. L'examen des BAL havriens pris lors de la bataille de Sidemore avait révélé que les Cimeterres emportaient davantage de missiles encore qu'un Furet, mais des missiles bien moins performants que ceux présents dans les chargeurs des unités de Tremaine. Et les Havriens ne possédaient rien de comparable aux grasers massifs dont étaient dotés ses Écorcheurs. Bien sûr, on n'avait pas besoin d'armes si puissantes pour détruire un autre BAL. N'importe quoi faisait l'affaire... à condition de frapper au but. Mais les barrières latérales et systèmes GE havriens étaient largement inférieurs aux manticoriens, et aucun des Cimeterres de Sidemore n'était équipé d'une barrière de proue ou de poupe. Pire, du point de vue de l'ennemi – même si celui-ci ne s'en rendait peut-être pas encore compte –, six des escadres de Tremaine étaient composées de Katanas graysoniens. Conçus tout spécialement pour s'assurer la « supériorité dans l'espace », les Katanas étaient l'équivalent conceptuel pour l'Alliance des Cimeterres. À la différence des Cimeterres, toutefois, les Katanas bénéficiaient de toutes les avancées technologiques de l'Alliance. Ils étaient beaucoup plus petits que leurs rivaux havriens, plus maniables, bien mieux protégés, dotés de capacités de guerre électronique infiniment supérieures et du nouveau « bouclier » de proue dans sa version adaptée aux BAL ainsi que de trois grappes laser de défense active dignes d'un supercuirassé, en plus des missiles antiBAL Aspic de conception graysonienne . L'Aspic était un tiers plus petit environ que les missiles typiquement embarqués par les BAL, mais il était très différent. Il emportait une ogive beaucoup plus petite afin d'inclure une tête chercheuse nettement améliorée et une IA plus performante. Il était de plus conçu pour des affrontements à bien moindre distance. Des affrontements au cours desquels une accélération massive, l'agilité et la capacité à atteindre sa cible au plus vite comptaient bien davantage que l'endurance. C'est pourquoi l'Aspic utilisait les mêmes systèmes de propulsion que les antimissiles Mark 31. « Central, passez-moi Lame-Un », dit-il au système de com du Dacoït. Une tonalité résonna dans son oreillette le temps que FIA qui remplaçait l'officier de com à bord des BAL fortement automatisés le mette en liaison avec le capitaine de frégate Crispus Dillinger, le plus gradé des commandants d'escadre de Katanas. — Lame-Un, ici Baïonnette, annonça Tremaine, s'identifiant comme étant le COMBAL de la troisième escadre de transporteurs. — Baïonnette, ici Lame-Un, répondit aussitôt la voix de Dillinger. — Ils viennent à notre rencontre, pour finir, Chris. Je crois qu'il est temps que vos troupes passent sur le devant de la scène. On exécute Machette-Trois. — Bien reçu, Baïonnette. Exécution Machette-Trois. — Faites-leur la peau, dit Tremaine. Baïonnette, terminé. » Le capitaine de vaisseau Boniface Abercrombie observait les BAL manticoriens sur le répétiteur de son BAL de commandement. Le rapport des forces ne lui plaisait guère. Le Cimeterre était une unité d'attrition, conçue pour noyer la supériorité individuelle de ses adversaires sous une supériorité numérique massive. Abercrombie savait que l'amiral Foraker et ses équipes travaillaient comme des fous à l'amélioration des capacités du Cimeterre pour créer la deuxième génération havrienne de bâtiments d'assaut légers, mais vu les limitations de leur base technologique, malgré les améliorations que les Erewhoniens avaient apportées, disait-on, ses équipes ne pouvaient tout simplement pas égaler les performances ennemies. La doctrine actuelle voulait que les Cimeterres affrontent les BAL manties à quatre contre un au minimum. Même ainsi, les pertes républicaines seraient sans doute élevées en combat régulier. Difficile d'en être sûr, car les seuls affrontements entre BAL jusqu'alors avaient été dominés par la tactique surprise de la République, la « triple vague ». Mais les profils de MPM utilisés contre le capitaine Schneider à Zanzibar étaient la preuve éclatante que les Manties savaient tout de la triple vague. Ils avaient sans doute ajusté les tactiques de leurs BAL plus encore que la doctrine des MPM, et Abercrombie ne se réjouissait pas d'être le premier COMBAL républicain à découvrir comment ils s'y étaient pris au juste. Hélas, il ne semblait pas avoir le choix. « Paré à exécuter Zizka », lança-t-il, tendu. Le lieutenant de vaisseau Sally Banacek, son officier tactique, le regarda, et il haussa les épaules. « Je ne sais pas s'ils vont nous laisser l'occasion de nous en servir mais, si c'est le cas, je veux être prêt. — Oui, monsieur. — Il est plus probable qu'il faille nous préparer à un combat rapproché, poursuivit Abercrombie. Je veux que la discipline d'escadre soit maintenue. Ils vont avoir l'avantage de l'allonge, et nos défenses actives devront tenir jusqu'à ce que nous soyons assez près pour leur faire mal. — Compris, monsieur. » Un infime tremblement perçait dans la voix de Banacek, mais son regard gris était ferme, et Abercrombie lui adressa un petit sourire approbateur. — Distance quatre virgule soixante-huit millions de kilomètres. Vitesse d'approche douze mille km/s. Le capitaine de frégate Crispus Dillinger, nom de code Lame-Un, grogna pour signaler qu'il avait entendu le rapport du lieutenant Gilmore tandis que son cerveau travaillait sans relâche, pesant les différentes variables et possibilités. À cette vitesse d'approche, leur enveloppe effective de missile au lancer augmentait de presque cinq cent mille kilomètres par rapport aux trois virgule six millions de kilomètres qu'un Aspic pouvait parcourir depuis une position arrêtée. Par conséquent, ils seraient à portée extrême dans trente-cinq secondes. Il se demandait pourquoi les Havriens n'avaient pas encore ouvert le feu. Le gros inconvénient de l'Aspic tenait à sa portée maximale, deux fois moindre que celle d'un missile anti vaisseau conventionnel. En théorie, cela offrait à l'ennemi presque trois minutes pendant lesquelles il aurait pu faire feu sans essuyer de choc en retour. De la part des Katanas, en tout cas; s'ils avaient ouvert le feu de si loin, les Furets présents en soutien des escadres « Lame » auraient répondu de la même façon. Ils gardent sans doute leurs propres projectiles aussi longtemps que nous le leur permettons, songea-t-il. Tout indique que leur précision n'a rien à voir avec la nôtre, et leurs équipes tactiques sont tenues de les guider davantage sur le trajet d'approche, donc ils doivent se soucier des retards de transmission infraluminique. Et ils pensent peut être pouvoir s'en tirer avec leur satanée manœuvre. Dans ce cas, il est temps de leur montrer leur erreur. — À toutes les Lames, ici Lame-Un, dit-il sur le réseau com. Machette-Trois confirmé. Je répète, Mike-Trois confirmé. Paré à initier la séquence de lancement à mon commandement. » Ses commandants d'escadre accusèrent réception de l'ordre, et il se sentit s'enfoncer plus profondément dans sa couchette de vol à mesure que la distance diminuait. Puis il adressa un vif signe de tête à Gilmore. — Initiez la séquence ! dit-elle brusquement. Je répète, initiez la séquence ! » — Séparation de missile ! s'écria le lieutenant Banacek. Multiples séparations de missiles. Temps de vol... soixante-quinze secondes? » L'incrédulité résonnait dans sa voix face au formidable taux d'accélération que les ordinateurs attribuaient aux missiles en approche, et ce n'est pas Boniface Abercrombie qui le lui aurait reproché. Seigneur, murmura quelqu'un, et Abercrombie sentit sa mâchoire se raidir. — Alors voilà leur réponse à la triple vague, fit doucement son second, amer. — Ce doit être des Katanas », répondit Abercrombie d'un ton presque serein. Il s'était demandé ce que les Graysoniens, avec leur inventivité infernale, avaient encore bien pu trouver. La DRS avait réussi à confirmer qu'ils avaient en effet développé un BAL destiné au contrôle de l'espace, mais personne au sein de la République n'avait la moindre idée de ce qu'ils avaient fait. Jusqu'à maintenant. « Ils ne peuvent pas soutenir une accélération pareille bien longtemps, dit le second. Il doit s'agir d'un modèle adapté d'un antimissile. » Abercrombie hocha la tête sans quitter l'afficheur des yeux. « Ils n'auront pas une grande portée. Mais ils vont être horriblement difficiles à arrêter. Pire, ils lancent en décalé. » Le second acquiesça à son tour. Ils en avaient suffisamment discuté, et il semblait que les Manties — ou les Graysoniens, dans le cas présent — avaient trouvé la même solution qu'eux face à la triple vague. Ils ne laisseraient plus leurs capteurs embarqués se faire aveugler de nouveau. C'était évident, une fois que les Mandes auraient compris ce qu'on leur avait fait. Ils n'exposeraient plus non plus leurs leurres et leurs plateformes GE plus tôt que nécessaire, et il leur faudrait à coup sûr disperser le plus possible leurs plateformes de reconnaissance éloignées afin de leur faire quitter la zone d'effet de la vague. Et maintenant, ils éliminaient aussi Zizka du paysage, par le plus simple expédient de tous. Ils savaient que la doctrine défensive antimissile républicaine, notamment concernant les BAL, reposait davantage sur la masse et le volume que sur la précision individuelle; ils en avaient donc conclu que c'était moins la densité d'une salve de missiles que sa durée qui comptait réellement. À distance, les BAL d'Abercrombie n'avaient pas d'autre choix que d'essayer de saturer les salves de missiles en approche plutôt que de vouloir désigner des dangers précis comme l'auraient fait les équipes de défense antimissile manticoriennes. Il n'était donc pas nécessaire pour les Mandes de recourir aux concentrations ciblées qu'ils auraient utilisées pour saturer des défenses plus sophistiquées. Bref, les défenses d'Abercrombie étaient trop rudimentaires pour être dégradées de manière significative par ce genre de subtilité. Les Mandes avaient donc décalé leurs salves pour les étaler le temps et parsemé leurs projectiles d'assaut de plateformes GE terriblement efficaces. Associés avec la vitesse incroyable de ces missiles offensifs, ces leurres et brouilleurs allaient faire chuter de façon catastrophique le taux de réussite les défenses actives. De plus, en étirant leur enveloppe de lancement, en créant ce qui était dans les faits un flux de missiles au lieu d'asséner un unique coup de marteau, ils empêchaient la rifle vague de détruire plus d'une fraction de leur attaque totale. Pire, les BAL qui lançaient la vague ne pouvaient pas davantage voir au travers que les unités situées de l'autre côté, et Abercrombie ne pouvait pas se permettre de paralyser davantage sa défense antimissile en offrant à l'ennemi l'occasion d'attaquer comme s'il avait le soleil dans le dos. Il aurait voulu donner des ordres, imposer sa volonté sur cet affrontement, faire quelque chose pour offrir à ses troupes une meilleure chance. Mais le temps manquait : aucun ajustement de dernière minute n'aurait d'impact sur le déroulement du combat. En réalité, il n'était plus qu'un passager maintenant, attendant de voir comment son plan de bataille fonctionnerait. Il ne se faisait guère d'illusions à ce propos. Les missiles du capitaine Dillinger se dirigeaient vers les BAL havriens. C'était la première fois qu'on s'en servait contre des cibles réelles, et même Dillinger fut un peu surpris de les voir se comporter si bien. Leurs IA étaient plus performantes que celles de n'importe quel missile précédent de taille approchante, et elles avaient été soigneusement optimisées pour poursuivre des cibles petites, rapides et fragiles. Elles étaient beaucoup plus capables de combat indépendant et nécessitaient moins de liens télémétriques avec les vaisseaux lanceurs. Après tout, les systèmes GE des BAL — du moins dans leur version havrienne —étaient beaucoup moins puissants que ceux d'un vaisseau hypercapable. Les officiers de contrôle de tir avaient moins besoin de corriger leur trajectoire en fonction du brouillage sophistiqué dont étaient capables les plus gros bâtiments, et leur enveloppe effective plus réduite impliquait que les capteurs des Aspics discernaient beaucoup mieux leur cible au moment du lancement. En réalité, il s'agissait d'armes qu'on pouvait oublier après les avoir tirées, qui veillaient elles-mêmes aux corrections de trajectoire à mi-course, et les Katanas étaient libres de manoeuvrer et d'utiliser tous leurs liens de contrôle de feu pour leurs antimissiles une fois les Aspics partis. Quant aux Havriens, ils ne se doutaient manifestement pas qu'ils allaient affronter des missiles offensifs dont l'accélération venait d'être améliorée de quarante-deux pour cent. Les Aspics en approche étaient même plus de trente pour cent plus rapides que les antimissiles qui s'efforçaient de les neutraliser. Boniface Abercrombie écoutait les conversations liées au combat, les dents serrées face à la consternation — voire la franche panique, dans de trop nombreux cas — des équipes de défense antimissile qui venaient soudain de découvrir que les paramètres de leurs programmes défensifs étaient dépassés. Il tourna la tête vers Banacek, qui essayait frénétiquement de mettre à jour ses priorités de détection et de menace dans les soixante-dix secondes et quelques qui lui restaient. Puis il détourna le regard. Même Shannon Foraker n'aurait pas réussi ce tour-là, songea-t-il sombrement. Chaque Katana tira vingt-cinq Aspics. Les six escadres Lame en lancèrent à elles toutes mille huit cents en l'espace de trente secondes, et ils enfoncèrent le rempart d'antimissiles havriens comme des poinçons brûlants. Certains disparurent. Quelques-uns des antimissiles — très peu — surent faire la différence entre les menaces réelles et les fausses cibles des plateformes Dents de dragon, voir à travers les éclairs aveuglants du brouillage et se positionner sur le chemin de leurs assaillants follement rapides. Mais ce furent les exceptions. La plupart des réussites furent dues au fait que, même contre un assaut pareil, la défense par couches de Shannon Foraker était au moins en partie efficace. Il y avait tellement d'antimissiles que, statistiquement, quelques-uns devaient forcément tomber sur des Aspics et les détruire. Étant donné les circonstances, réussir à stopper un Aspic était un exploit... mais les antimissiles n'en arrêtèrent que trois cents à peine. Les grappes de laser se mirent à tirer alors que les Aspics approchaient à toute vitesse, enfin clairement visibles au contrôle de tir tandis qu'ils dépassaient les interférences aveuglantes des bandes gravitiques des antimissiles havriens. Les équipes de défense antimissile étaient hautement qualifiées et disciplinées. Un pourcentage substantiel de leurs membres étaient des vétérans de la guerre civile multiple et sanglante que Thomas Theisman avait menée contre les sécessionnistes de l'ancien régime. Même face aux Aspics, très peu d'entre eux paniquèrent. Ils restèrent à leur poste et tirèrent sans répit, faisant de leur mieux. Mais cela ne suffit pas. Leur logiciel de contrôle de tir n'était pas à la hauteur du défi, incapable de réagir assez vite face à des missiles qui produisaient de telles accélérations. Pas à si faible distance, sans délai d'adaptation. Les Aspics passèrent le dernier rempart désespéré de tirs laser, et des ogives commencèrent à détonner. « Oh, mon Dieu », murmura Sandra Inchman, blême, lorsque ses plateformes de surveillance lui montrèrent les Cimeterres disparaissant les uns après les autres sur son afficheur. Ils ne partaient pas seuls ou par deux, mais par dizaines. Celui du capitaine Abercrombie fut l'un des premiers à périr, mais il avait laissé son lien tactique avec le vaisseau amiral ouvert jusqu'au bout. Inchman avait peine à croire les chiffres d'accélération des Aspics, pourtant elle n'avait pas d'autre choix : un massacre brutal et efficace débarrassa le système de Gaston de toute sa force d'assaut léger en moins de trois minutes. Everett Beach restait immobile dans son fauteuil de commandement. Son visage bistre avait pris une teinte de jus de viande froid, et ses mains se fermaient comme des tenailles sur les bras de son fauteuil. « Je ne... » Le capitaine de frégate Randall s'interrompit et s'éclaircit la gorge. « Je n'arrive pas à y croire. — Croyez-le », lâcha Beach d'une voix rauque. Il ferma les yeux quelques instants puis s'élança hors de son fauteuil. « Je savais que nous allions les perdre, dit-il sans détour, mais je ne les aurais jamais envoyés si j'avais su qu'ils ne détruiraient pas un seul ennemi. Certains des Cimeterres d'Abercrombie avaient tiré leur propre salve offensive, mais ils n'avaient pas obtenu de résultat. Avec leur taux d'accélération moindre, les missiles havriens avaient mis neuf secondes de plus à atteindre leurs cibles, et la plupart des bâtiments qui les avaient lancés avaient déjà péri le temps qu'ils arrivent. Même la poignée de Cimeterres encore vivants n'avaient guère eu de temps à consacrer à la mise à jour des profils d'attaque dont les missiles républicains avaient tant besoin, contrairement aux manticoriens. Les équipes tactiques qui auraient normalement fourni ces mises à jour étaient bien trop distraites par la menace qui approchait... et trop occupées à mourir. La supériorité des systèmes GE ennemis, de leurs barrières latérales, de leurs défenses et de leur agilité avait fait le reste. — Vous ne pouviez pas savoir, monsieur, fit doucement Inchman. — Non. Non, je ne pouvais pas savoir. Mais, dans l'instant, c'est une maigre consolation, Sandra. » Il lui adressa un petit sourire, s'efforçant d'adoucir sa réaction a l'effort qu'elle avait fait pour le réconforter, et elle réussit à lui rendre brièvement son sourire. — Et maintenant, monsieur ? s'enquit Randall à voix basse. — D'abord, nous nous assurons que tous les détails tactiques sur la raclée qu'ils viennent d'infliger à Abercrombie sont bien enregistrés dans la base de données sécurisée de la planète. Le prochain couillon qu'un imbécile d'amiral envoie affronter des BAL manticoriens doit au moins savoir dans quoi il s'engage. Et après... » Il se tourna vers son chef d'état-major. « Après, c'est notre tour. » CHAPITRE VINGT ET UN « Bonsoir, sénateur. » Arnold Giancola enfonça le bouton PAUSE du visionneur qu'il tenait sur ses genoux tandis que l'un de ses gardes du corps ouvrait la portière de la limousine. « Bonsoir, Giuseppe », répondit le sénateur Jason Giancola en saluant poliment de la tête le garde. Il franchit la portière ouverte pour rejoindre son frère aîné dans le luxueux compartiment passager. Giuseppe Lauder ferma la portière derrière lui, balaya rapidement du regard les alentours, puis fit signe au véhicule d'escorte et grimpa à l'avant, à côté du chauffeur. « Central, Min-1 part pour l'Octogone, dit-il dans le micro de l'aérodyne. — Ici central, bien reçu, Giuseppe. Min-I quitte la résidence pour l'Octogone à... dix-huit trente et une. » La réponse n'était pas tout à fait réglementaire, mais Camille Béguin coordonnait la veille au central ce soir, et Lauder et elle travaillaient ensemble dans la sécurité depuis plus de trois ans. « Confirmation, central », dit Lauder. Il adressa un signe de tête au chauffeur, et la limousine et son escorte s'élevèrent doucement dans le soir. « Quel est donc l'objet de cette "réunion de crise", Arnold ? s'enquit Jason Giancola. — C'est à moi que tu le demandes ? répondit Arnold. C'est pourtant toi qui fais partie de la commission de surveillance spatiale, Jason ! Et notre bon ami Thomas Theisman a l'air d'avoir eu mon numéro personnel ces temps-ci, ajouta-t-il sans humour. — Parce qu'il te voue une haine féroce », répondit très sérieusement le cadet des Giancola. Arnold haussa le sourcil, et Jason Plissa le front : « Je sais que c'est toi le cerveau, Arnold. Je n'ai Jamais prétendu le contraire. Mais je te le dis, ce type est dangereux. — C'est ce que j'ai toujours pensé, fit Arnold d'un ton léger. D'un autre côté, il croit passionnément en l'application stricte de la loi. Tant que je ne fais rien d'illégal, il ne prendra pas les choses en mains personnellement, malgré toutes nos... divergences. — Peut-être, concéda Jason. Mais pour en revenir à ma Première question, je n'en sais pas plus que toi concernant cette réunion. À part que, moi, j'ai bien reçu mon invitation en tant que représentant de l'opposition dans la commission. Donc, quoi qu'il en soit, on dirait que ça a une dimension militaire. — Qu'est-ce qui n'en a pas, de nos jours ? répondit Arnold, philosophe. — Pas grand-chose. » Jason vérifia d'un coup d'œil que la partition entre le compartiment passager et celui du chauffeur était levée et le témoin PRIVÉ de l'interphone allumé. Puis il dévisagea attentivement son frère. « Je ne sais pas tout ce que tu fais, Arnold. Mais j'ai mes propres sources, et d'après l'une d'elles, quelqu'un au sein de l'AFI s'intéresse de très près à Yves Grosclaude. Je ne vais pas te demander de me révéler ce que tu préfères que j'ignore, mais la source qui m'a rencardé semble penser que l'intérêt en question a quelque chose à voir avec toi aussi. C'est d'ailleurs l'une de mes raisons pour mentionner que Theisman ne t'apprécie guère, pour être honnête. — On s'intéresse à Yves ? » Arnold cilla à peine, l'air modérément curieux. Après tout, ce n'était pas comme si l'avertissement de Jason le surprenait. Jean-Claude Nesbitt l'avait informé quatre jours plus tôt qu'un tiers avait fini par accéder discrètement – et en toute illégalité – aux dossiers incriminants de Grosclaude. Cette nouvelle lui avait causé une petite montée d'adrénaline, mais dans l'ensemble il s'était surtout senti soulagé. — Jason, je ne vois pas du tout pourquoi quiconque devrait s'intéresser officiellement à Yves, dit-il au bout d'un moment, le regard franc. Et si c'est le cas, je ne vois pas en quoi cela pourrait me concerner. » Il s'appelait Axel Lacroix et il avait vingt-six ans. Trois générations d'allocataires s'étaient succédé dans sa famille, jusqu'à la première guerre manticorienne. Il était encore enfant au début de la guerre, mais elle l'avait accompagné jusqu'à l'âge adulte. Il avait vu sa famille se détacher enfin de l'AMV et ses parents retrouver leur fierté malgré l'emprise oppressive du comité de salut public et de SerSec. Il avait vu le changement s'amorcer dans le système éducatif, et les bouleversements plus grands encore que ses frères et sœurs plus jeunes avaient connus en entrant à l'école. Enfin, il avait été témoin de la restauration de la Constitution et des concepts de responsabilité individuelle et de liberté. Il était trop jeune pour servir dans l'armée pendant la première guerre, et il savait que ses parents auraient préféré qu'il demeure civil. Mais il était redevable au pays pour tous ces changements et, quand les combats avaient repris, il s'était donc engagé chez les fusiliers de la République. Du fait de son métier – ouvrier qualifié sur un chantier naval –al n'avait pas tout de suite été appelé sous les drapeaux, mais il avait enfin reçu la veille à son modeste appartement l'ordre de se présenter pour le service. Cette perspective l'inquiétait un peu, certes. Ce n'était pas un Imbécile, après tout. Mais il n'avait pas non plus de regrets. Il avait passé l'essentiel de la journée de la veille avec sa famille, et aujourd'hui ça avait été le tour du «pot de départ » que ses amis et collègues du chantier avaient organisé pour lui. L'alcool avait coulé à flots, on avait bien ri, pleuré un peu, mais personne n'avait vraiment été surpris. Et puisqu'il avait l'ordre de se présenter le lendemain au rapport, il avait décidé qu'il était temps pour lui de rentrer et d'évacuer par le sommeil l'excès de convivialité. — Tu es sûr d'être capable de conduire, Axel ? demanda Angelo Goldbach comme ils traversaient le parking. — Mais bien sûr, répondit Axel. De toute façon, c'est tout près. — Je pourrais te reconduire, proposa Angelo. — Ne dis pas de bêtises. Je vais très bien, je te dis. Et puis, si tu me raccompagnais, on resterait sans doute debout tard à picoler, et j'ai besoin de dormir. Quant à Georgina, elle me courrait après pour me taper dessus si tu découchais encore à cause de moi. — Si tu es sûr de toi... » Ils atteignirent le box d'Angelo. Celui-ci resta quelques instants à regarder son ami puis le serra brièvement dans ses bras. — Fais gaffe à toi, Axel, dit-il en reculant et en secouant gentiment Lacroix par les épaules. — T'en fais pas », répondit-il gaiement, un peu embarrassé par la démonstration d'affection de Goldbach. Il asséna une claque sur le bras de son ami et le regarda grimper dans son aérodyne et quitter son box avant de se rendre à son propre véhicule. La petite voiture n'était plus toute neuve, mais les véhicules personnels quels qu'ils soient étaient encore assez rares, surtout dans la capitale, où la plupart des gens prenaient les transports en commun. Pour Lacroix, toutefois, le petit aérodyne sportif, gai et un peu délabré symbolisait sa réussite et celle de sa famille : ils avaient prouvé qu'ils étaient davantage qu'un clan supplémentaire de robots allocataires. Et puis, songea-t-il en souriant alors qu'il ouvrait la portière pour s'installer à l'avant, son aérodyne était peut-être vieux, mais il restait rapide, agile, et on prenait plaisir à le piloter. « Cinq minutes, monsieur le ministre. — Merci », répondit Arnold Giancola à l'avertissement de Giuseppe Lauder en commençant à glisser son visionneur et des liasses de puces dans son porte-documents. « Eh bien, Jason, dit-il dans un sourire, je crois que nous allons bientôt découvrir la raison de tout ce mystère. Et entre nous... — Dix heures!» Giancola releva les yeux au cri soudain de Lauder. La limousine fit une brusque embardée vers la droite, et le ministre tourna la tête vers la gauche. Il eut juste le temps de voir le petit aérodyne sportif arriver. « Avec votre permission, madame la présidente, je vais demander à l'amiral Lewis de commencer le briefing », dit le ministre de la Guerre Thomas Theisman. Héloïse Pritchart se tourna vers lui puis jeta un œil aux deux fauteuils vides autour de la table de conférence. « Je me rends compte que la situation est grave, dit-elle au bout de quelques instants. Mais je crois que nous pourrions accorder encore quelques minutes au ministre des Affaires étrangères. » Une infime trace de réprimande colorait sa voix, mais il fallait bien la connaître pour l'identifier. Theisman était dans ce cas, et il inclina très légèrement la tête en conséquence. Une ou deux ici sonnes présentes autour de la table parurent peiner à retenir de sourire en observant leur aparté, mais la ministre de la Technologie, Henrietta Barloi, l'une des plus farouches alliées de Giancola au sein du gouvernement, n'en faisait pas partie. « Je suis tout à fait d'accord, madame la présidente, intervint-il d'une voix glaciale. D'ailleurs... — Excusez-moi, madame. » Pritchart se retourna, les sourcils haussés, un peu surprise de cette interruption. Sheila Thiessen, chef de son détachement de sécurité, avait pourtant l'art de passer inaperçue lors des réunions sensibles au plus haut niveau. Elle possédait aussi un degré de maîtrise de soi — un visage marmoréen, comme disait Devin Usher — qui rendait son air stupéfait presque effrayant. « Oui, Sheila ? » La voix de Pritchart était plus brusque qu'à ‘,on habitude, plus brusque qu'elle n'en avait l'intention. « Qu'y a t'il? — Il y a eu un accident, madame la présidente. La limousine de monsieur Giancola a été impliquée dans un accrochage aérien. — Quoi » Pritchart dévisagea Thiessen. La stupéfaction sembla paralyser ses cordes vocales un instant, puis elle se reprit. « C'est grave ? Monsieur le ministre a-t-il été blessé ? — Je... Je n'ai pas encore les détails, répondit Thiessen en effleurant du doigt son oreillette discrète comme pour indiquer la source de ses informations. Mais ça s'annonce mal. » Elle s'éclaircit la gorge. « D'après le message préliminaire, il semble qu'il n'y ait pas de survivants, madame. » « Mon Dieu. Je n'avais pas besoin de ça en plus de tout le reste. » Thomas Theisman se radossa dans son fauteuil en se frottant les yeux de la paume des mains. La réunion de crise avait été ajournée en hâte le temps que la présidente gère la nouvelle stupéfiante que le ministre des Affaires étrangères et son frère étaient tous les deux morts. Theisman ne pouvait pas lui reprocher son sens des priorités, surtout au vu des inévitables délais de transmission de tout message ou ordre sur des distances interstellaires. Ce n'était pas comme si réagir à ce qui avait provoqué la réunion était aussi urgent que de faire face aux conséquences immédiates de ce qui s'annonçait comme un bouleversement fondamental de la vie politique havrienne. Mais maintenant que tous ceux qu'il fallait informer avaient été prévenus et que Pritchart avait publié un communiqué officiel (où elle exprimait comme il se doit ses profonds regrets devant le décès inattendu d'un collègue précieux et ami de longue date), la présidente et ses plus proches conseillers et alliés – Theisman, Denis LePic, Rachel Hanriot, Kevin Usher et Wilhelm Trajan – s'étaient réunis dans le bureau du ministre de la Guerre, à l'Octogone. « Ah, nous n'en avions pas besoin, vous ne croyez pas si bien dire, Thomas », répondit Pritchart, lasse. Les trois dernières heures s'étaient passées dans un tourbillon fébrile, et même elle paraissait épuisée. « Surtout combiné à l'annonce des raids manticoriens, ajouta Hanriot avec aigreur. Comme on dit, un malheur n'arrive jamais seul. — J'imagine que l'opinion publique ne prendra pas bien l'idée que les Manties viennent de nous botter les fesses, dit Theisman. D'un autre côté, il est possible que l'accident de Giancola détourne l'attention des journalistes. Et, soyons honnêtes, je ne crois pas qu'il manquera beaucoup à quelqu'un dans cette pièce. — Vous pourriez être surpris. » Le ton de Pritchart était lugubre, et Theisman fronça les sourcils. « Que voulez-vous dire, Héloïse ? Vous avez parlé par énigmes toute la soirée. — Je sais. Je sais ! » La présidente secoua la tête. Mais au lieu de s'expliquer immédiatement, elle se tourna vers Usher. « Kevin, tu as eu des nouvelles d'Abrioux ? — Oui. » La voix d'Usher était plus grave qu'à l'accoutumée. « Tout semble indiquer qu'il s'agit d'un authentique accident. » Theisman dévisagea tour à tour la présidente et le directeur « Et pourquoi au juste ne serait-ce pas un "authentique accident" ? s'enquit-il. Je reconnais que je détestais ce type, mais je vous jure que je ne l'ai pas fait assassiner ! » Personne ne sourit, et il fronça un peu plus les sourcils. « Comment est-ce arrivé ? demanda Pritchart. Après tout, un accident de la circulation à moins de cinq minutes de l'Octogone !... — D'après les premiers relevés de l'équipe de police scientifique, l'autre conducteur – un certain Axel Lacroix, précisa Usher en consultant l'écran de son bloc-mémo, dépassait largement la limite légale d'alcoolémie. En gros, il volait en manuel plutôt qu'en mode automatique, il a refusé la priorité à la limousine de Giancola et l'a emplafonnée à grande vitesse. — Il volait en mode manuel ? répéta LePic. Si son alcoolémie était si élevée, pourquoi était-il en manuel ? — Il faudra attendre que la police scientifique termine l'examen des épaves, mais Lacroix conduisait une petite voiture, un vieux modèle. À brûle-pourpoint, je dirais que les capteurs internes ne fonctionnaient sans doute pas bien. Merde, il est même possible qu'il ait délibérément fait sauter les verrous de sécurité. C'est illégal, bien entendu, mais beaucoup de gens le faisaient avant, tout simplement parce que le contrôle de circulation était si capricieux qu'ils ne s'y fiaient pas en cas d'urgence. En tout cas, pour une raison ou une autre, les verrous qui auraient dû empêcher un conducteur dans son état de prendre le contrôle manuel du véhicule n'ont pas fonctionné. — Eh bien, c'est le pompon ! » s'exclama Pritchart, amère, et Theisman se pencha en avant, les deux mains posées sur la table. — Très bien, dit-il du ton égal et direct d'un officier général habitué à se faire obéir, et si vous m'expliquiez tout bêtement ce qui se passe ici ? » Si quelqu'un dans la pièce – à l'exception peut-être d'Hanriot – jugea la façon dont il s'adressait à la présidente de la République déplacée, il n'en dit rien. — Thomas, se contenta de répondre Pritchart d'une voix grave, c'est un vrai sac de noeuds. » Theisman paraissait sur le point d'exploser; elle poursuivit donc sur le même ton dur et mesuré. — Kevin mène une enquête secrète sur Giancola depuis près d'un mois maintenant. Denis le sait depuis le début, mais je ne vous en ai pas informé parce que, très franchement, vous êtes encore plus mauvais acteur que lui. Vous détestiez déjà Giancola, et je craignais que vous ne lui mettiez la puce à l'oreille. J'avais l'intention de vous mettre au courant dès que l'équipe de Kevin aurait quelque chose de concret à nous apporter. — Une enquête à quel propos ? » Theisman avait l'air concentré, tout comme Trajan. Hanriot paraissait plus perplexe qu'autre chose, mais un début d'inquiétude perçait aussi. Sur la possibilité que ce soit lui qui ait falsifié notre correspondance diplomatique et non les Mandes, soupira Pritchart. — Hein ? » Theisman bondit sur ses pieds. Trajan ne bougea même pas, comme figé par la stupeur, et Hanriot eut un mouvement de recul, comme si Pritchart l'avait giflée. — Kevin, fit brusquement Pritchart. Explique-leur. » Tous les regards se tournèrent vers le directeur de l'AFI, qui soupira. — Tout a commencé quand je me suis posé des questions auxquelles je ne pouvais pas répondre, dit-il. Et quand j'ai essayé d'y trouver des réponses, il est apparu que... » ... nous avons donc fini par pirater les fichiers de l'avocat de Grosclaude il y a quatre jours, conclut Usher quelques minutes plus tard. Et là, nous avons découvert que Grosclaude avait apparemment mis de côté des éléments prouvant indiscutablement que Giancola était responsable des modifications apportées à notre propre correspondance diplomatique sortante ainsi qu'aux notes en provenance de Manticore. — Je crois que je n'ai pas bien compris, fit Theisman d'une voix dangereusement calme. Vous avez trouvé ce fichier il y a quatre jours et c'est la première fois que j'en entends parler ? — D'abord, intervint sèchement Pritchart, vous êtes ministre de la Guerre, Thomas Theisman. Pas ministre de la Justice, ni juge ni magistrat, et vous n'aviez pas de besoin urgent de savoir tant que nous n'avions pas réussi à confirmer ces données dans un sens ou dans l'autre. Des yeux topaze inflexibles croisèrent des yeux marron furieux, et ces derniers se détournèrent. — Deuxièmement, reprit la présidente un peu moins durement, comme je l'ai déjà dit, vos dons d'acteur laissent un peu à désirer pour un homme politique qui exerce vos responsabilités. » Troisièmement, bien que j'aie très officieusement autorisé l'enquête de Kevin, elle est totalement secrète et, pour être tout à fait honnête, elle sort du cadre légal. Vous n'auriez pas été ravi de l'apprendre. Et même si vous aviez été prêt à vous répandre en joyeux hosannas, il restait ce problème mineur : la seule preuve dont nous disposions a été obtenue illégalement. » Enfin... » Elle fit signe à Usher. — Enfin, reprit celui-ci, les preuves trouvées dans le fichier étaient manifestement fabriquées. — Fabriquées ? » Bon nombre de gens auraient pu témoigner que Thomas Theisman était un homme imperturbable, mais il commençait à paraître indéniablement ébranlé. « Il y a au moins trois grosses incohérences internes, dit Usher. Elles ne sautent pas aux yeux à première lecture, mais elles apparaissent clairement quand on analyse avec soin l'intégralité du fichier. — Alors ce n'est pas Giancola ? — Sur la base des preuves dont nous disposons pour l'instant, non, dit Usher. En fait, si l'on se fonde sur ces documents, on dirait bien que c'est Grosclaude qui a tout fait et qu'il avait l'intention de faire porter le chapeau à Giancola le jour où on découvrirait le pot aux roses. — Pourquoi ai-je le sentiment qu'il y a un "mais" ? — Parce que je suis à peu près certain que, d'une façon ou d'une autre, c'est Giancola qui a en réalité fabriqué les fichiers que nous avons trouvés et les a placés dans le dossier de Grosclaude. Après l'avoir fait assassiner. — Dans un "accident d'aérodyne", fit Theisman. — Ils courent les rues en ce moment, on dirait, répondit Usher avec un humour mordant. — Vous voyez notre problème, Thomas ? Et vous, Rachel ? reprit Pritchart. La seule "preuve" que nous ayons trouvée – illégalement – est un faux manifeste. Apparemment, elle était destinée à impliquer Giancola, ce qui aurait sans doute été interprété par bon nombre de gens, notamment ses alliés et partisans, comme preuve de son innocence. Néanmoins, reste le fait que la personne qui aurait falsifié le fichier a péri dans un "accident" que Kevin et moi trouvons tous les deux fort suspect. Et maintenant, hélas, notre seul autre suspect vient de mourir dans un autre accident d'aérodyne. Quand on pense à l'usage que les Législaturistes et SerSec faisaient de ces accidents, comment pensez-vous que l'opinion publique – ou le Congrès – va réagir quand nous exposons sur les forums d'information publics ce... Comment dis-tu, Kevin ? Ah, oui, ce "sandwich à la merde". — Mais s'il a vraiment modifié notre correspondance, toutes nos raisons pour retourner en guerre disparaissent. » Theisman .secoua la tête, l'air tourmenté. « Oui, en effet, répondit Pritchart sans ciller. Je pourrais communiquer de façon convaincante, je pense, que l'attitude du gouvernement Haute-Crête aurait justifié que nous menacions d'employer la force, voire que nous en usions pour pousser les Mamies à négocier de bonne foi. Hélas, ce n'est pas ce que nous avons fait. Nous avons eu recours à la force parce que nous pensions avoir la preuve qu'ils négociaient de mauvaise foi, et nous avons publié la correspondance diplomatique qu'ils avaient falsifiée pour soutenir notre position. » Et voilà d'où nous devons partir, même si nous le regrettons beaucoup, et peu importe la façon dont nous en sommes arrivés là. Nous sommes en guerre. Une guerre populaire, qui bénéficie d'un puissant soutien politique. Et tout ce que nous avons, c'est une théorie, des preuves dont nous ne pouvons pas nous servir (et qui ont sans doute été fabriquées de toutes pièces) et deux représentants du gouvernement morts, dont nous ne parviendrons jamais à convaincre le public qu'ils ont péri dans d'authentiques accidents. Et par-dessus le marché, la nouvelle de ces raids lancés par Harrington. » Elle secoua la tête. « Les raids étaient graves ? » demanda Hanriot. Theisman la regarda, et elle grimaça. « Écoutez, je cherche peut-être le moindre prétexte pour ne pas penser à la bombe de poche qu'Héloïse et Kevin viennent de lâcher sur nous. D'un autre côté, j'ai vraiment besoin de savoir, à la fois en tant que ministre des Finances et si je dois être capable de donner une opinion quant à la façon dont la nouvelle des raids se combinera à tout le reste. Theisman plissa le front puis haussa les épaules. « D'accord, je comprends votre point de vue, Rachel. » Il fit à nouveau basculer son fauteuil, le temps manifestement de remettre de l'ordre dans ses idées. — Pour faire simple, dit-il au bout de quelques instants, Harrington vient de nous donner une véritable leçon sur la manière de conduire des raids sur les zones arrière. Elle a frappé Gaston, Tambourin, Squale, Héra et Hallman, et il n'y a plus une trace d'industrie orbitale dans aucun de ces systèmes. — Vous plaisantez. » Hanriot paraissait stupéfaite. « Non, répondit Theisman d'un ton qui trahissait une immense retenue. Je ne plaisante pas. Ils ont tout détruit. Et, au passage, ils ont aussi détruit nos forces défensives dans ces cinq systèmes. — Combien avez-vous perdu ? s'enquit Pritchart. — Deux bombardiers, sept croiseurs de combat, quatre vieux croiseurs, trois contre-torpilleurs et plus d'un millier de BAL, répondit Theisman sans détour. Et avant que vous n'en disiez plus, poursuivit-il, si déprimants que soient les chiffres, rappelez-vous que ces détachements étaient répartis sur cinq systèmes différents. Aucun des responsables de zone ne disposait des forces qu'il lui aurait fallu pour repousser une attaque exécutée avec autant de soin et de puissance. Et tout cela est une conséquence directe des déploiements que j'ai autorisés. — Mais s'ils ont tout détruit, fit Hanriot, les conséquences économiques doivent être... — Les retombées économiques vont être graves, dit Theisman. Mais, en dernière analyse, ces cinq systèmes ne contribuaient pas dans les faits à l'effort de guerre. Ni, d'ailleurs, à l'économie havrienne dans son ensemble. » Hanriot allait se hérisser, mais Theisman secoua la tête. — Rachel, je me fonde sur les analyses de votre propre ministère. Vous savez, celles que Tony Nesbitt et vous avez faites avant « coup de tonnerre ? » Hanriot se renfonça dans son fauteuil et acquiesça lentement. Dès deux années T d'un travail ardu et ininterrompu, ses analystes, en lien avec le ministère du Commerce de Nesbitt, avaient déterminé la première étude complète et véritablement honnête de I 'économie de la République en plus d'un siècle, à peine six mois avant que les hostilités ne reprennent. « Tous ces systèmes figuraient dans la catégorie "à l'équilibre", poursuivit le ministre de la Guerre. Au mieux, il s'agissait de systèmes de seconde zone, et Gaston et Hallman en particulier perdaient de l'argent sous le règne des Législaturistes. C'était en train de changer, mais ils contribuaient encore à peine à nos recettes. Les destructions qu'ils ont subies vont avoir un effet négatif, j'en suis sûr – vos analystes sauront mieux l'évaluer que moi – car les dégâts infligés aux infrastructures civiles locales vont nous imposer d'engager des fonds de crise fédéraux et des ressources d'urgence. Mais aucun n'était particulièrement crucial. C'est d'ailleurs pour cela qu'ils n'étaient pas davantage défendus. Nous ne pouvons pas être présents en force partout, et les systèmes que nous avons laissés découverts sont ceux dont nous pouvons le plus facilement nous passer. — Je vous l'accorde, dit Pritchart au bout d'un moment. Mais ce que nous pouvons nous permettre en termes économiques et industriels objectifs et ce que nous pouvons nous permettre vis-à-vis de notre opinion publique ne correspond peut-être pas tout à fait. — À n'en pas douter, et les Manties l'ont bien compris, répondit Theisman. Celui qui a sélectionné leurs cibles a fait un excellent boulot. Harrington a pu user de forces relativement limitées tout en obtenant une supériorité locale écrasante. Elle n'a pour ainsi dire pas essuyé de pertes, elle nous a privés de seize unités hypercapables en plus de tous ces BAL, et elle a obtenu la première victoire offensive nette de la guerre. Quant au fait que cela ait eu lieu sous le commandement d'Harrington, pour être honnête, cela aura aussi un impact. Après tout, c'est un peu notre croque-mitaine national. » Par conséquent, sans même parler des dommages qu'elle nous a infligés, continua-t-il, il y aura inévitablement des répercussions au Congrès. J'ai déjà demandé à l'état-major de réfléchir à la façon dont nous allons réagir quand les sénateurs et députés de tous les systèmes qui n'ont pas encore été attaqués commenceront à exiger que nous renforcions leur détachement. — Je crains que vous n'ayez tout à fait raison quant à ce qu'ils vont exiger, dit Pritchart. Et il ne sera pas facile de leur expliquer pourquoi ils ne peuvent pas l'obtenir. — Si, fit Theisman. Je n'aurai aucun mal à leur expliquer que nous ne pouvons pas être présents en force partout sans réduire nos capacités offensives, comme les Mannes le voudraient précisément. Ce qui va être difficile, ce sera de convaincre des hommes et des femmes effrayés d'écouter l'explication. — Et pas seulement les membres du Congrès, insista LePic. Ce sera tout aussi difficile à expliquer au public. — En réalité, répondit Pritchart, je m'inquiète moins de le lui expliquer, voire de lui expliquer comment nous avons pu "laisser cela se produire", que de l'impact qui s'ensuivra sur le soutien populaire à cette guerre. Cela ne le minera pas, du moins pas pour l'instant. En revanche, l'opinion publique va s'enflammer un peu plus. — Je reconnais que cela pourrait avoir cet effet, dit Trajan, mais... — Non, Wilhelm. Elle a raison, interrompit Hanriot. L'opinion publique exulte sans discontinuer depuis Coup de tonnerre. Aux yeux du citoyen lambda, nous avons corrigé les Mannes partout sauf à Sidemore, et il en tire une immense satisfaction, du moment que nous nous sommes réhabilités en tant que puissance militaire majeure. Je crois qu'il est impossible d'ignorer le bond qu'a connu la fierté nationale avec la restauration de la constitution, la reprise de l'économie et maintenant la reconquête des systèmes occupés, ajoutées aux pertes colossales que nous avons infligées à la FRM. À ce stade, ce doit être la guerre la plus populaire de notre histoire. » Et là, qu'est-ce qui se passe ? » Elle haussa les épaules. « Les manties ont répliqué. Ils nous ont fait mal et ils ont démontré qu'ils pourraient recommencer. Mais nos pertes militaires, si douloureuses soient-elles, ne sont rien comparées aux pertes qu'eux ont subies pendant Coup de tonnerre. Alors ce qui va arriver, du moins à court terme, c'est que l'opinion publique va exiger que nous allions infliger une défaite encore plus retentissante aux Mannes pour leur prouver qu'il ne faut pas nous contrarier. Il y aura bien un peu de panique, quelques cris d'orfraie pour que nous renforcions la protection de nos systèmes les plus vulnérables, mais, dans l'ensemble, les gens se diront que le meilleur moyen d'y arriver est d'en finir une fois pour toutes avec Manticore. — Je crains que Rachel n'ait raison, Wilhelm, dit Pritchart. c'est une des raisons pour lesquelles je regrette amèrement que ce traître d'Arnold se soit fait ratatiner ce soir. Si jamais je dois rendre publique cette affaire, c'est le moment idéal, tout de suite. Plus nous attendons, plus cette théorie semblera suspecte à quiconque n'est pas déjà enclin à la croire. Mais nous n'avons absolument rien de concret à offrir aux journalistes, au Congrès ni à personne d'autre. Rien que des théories et des soupçons que rien ne vient étayer. Si je faisais ce que je devrais moralement faire, c'est-à-dire mettre un terme aux opérations de nos forces spatiales, annoncer aux Mancies ce qui s'est passé selon nous et demander un cessez-le-feu immédiat, je serais sans doute destituée, même à supposer que quelqu'un au sein du Congrès ou les alliés d'Arnold au gouvernement soient prêts à nous croire une seule seconde. Et franchement, je ne sais pas si la Constitution survivrait au combat acharné qui s'ensuivrait. » Un lourd silence plana sur le bureau pendant au moins deux minutes, puis Theisman se secoua. « Au bout du compte, madame la présidente, je crois que deux possibilités s'offrent à nous. Soit nous faisons "ce que vous devriez moralement faire" sur la base de notre interprétation des événements. Soit nous nous engageons vigoureusement vers la victoire militaire, ou du moins nous poursuivons nos efforts pour atteindre une position militaire suffisamment avantageuse pour forcer les Manties à accepter nos objectifs d'origine, assez limités. En revanche, je ne pense pas que nous puissions envisager les deux en même temps. — Pas en l'absence d'une preuve quelconque de ce qui s'est passé, renchérit Hanriot. — À cette heure, je crois tout à fait possible que nous ne trouvions jamais de preuve, prévint Usher. Nous naviguons en eaux terriblement troubles, et les seuls à réellement savoir ce qui s'est passé – Grosclaude et Giancola – sont morts tous les deux. — Tôt ou tard, nous allons devoir aller au fond des choses, et il faudra le faire publiquement, dit Pritchart. Une société libre qui croit en la primauté de la loi ne peut pas agir autrement. Et si nous ne le faisons pas maintenant, alors, le moment venu, nous allons tous – et moi plus que les autres, en tant que présidente –être sévèrement critiqués pour avoir repoussé la révélation de l'affaire. Notre réputation personnelle et peut-être même toutes nos réussites vont être attaquées; ce sera très laid et mesquin. Et, pour être tout à fait honnête, nous l'aurons mérité. » Elle balaya le bureau du regard en carrant les épaules. « Hélas, dit-elle dans le silence, à cet instant, je ne vois pas d'autre choix. Kevin, continue à chercher. Trouve-nous quelque gnose. Mais jusqu'à ce qu'il obtienne un résultat, fit-elle avec un nouveau coup d'œil circulaire, nous ne pouvons que garder nos soupçons pour nous et nous occuper de gagner cette satanée guerre.» CHAPITRE VINGT-DEUX « D'accord, dit l'amiral Marquette. Que savons-nous au juste ? — Nous n'avons pas encore tous les détails, amiral, répondit le contre-amiral Lewis au chef d'état-major et subordonné immédiat de Thomas Theisman. Beaucoup d'informations doivent encore remonter mais, pour l'instant, il semble qu'il ne s'agira pour l'essentiel que de variations sur le même thème. — À savoir ? interrogea Marquette comme Lewis marquait une pause. — Excuse-moi, Arnaud, intervint l'amiral Trenis, mais je croyais que l'amiral Theisman devait se joindre à nous aujourd'hui. — Et tu te demandes pourquoi je ne l'attends pas. » Marquette eut un sourire pincé. « Je crains que ce ne soit un détail que Victor et toi n'avez pas un besoin pressant de connaître, Linda. Disons qu'un événement récent exige l'attention du ministre et de certains autres membres du gouvernement. Et quand ils auront terminé leur réunion, ajouta-t-il avec une certaine insistance, ils vont nous demander notre analyse de la situation militaire, voire des recommandations. Alors, on s'y met, hein ? — Bien sûr, amiral, répondit Trenis avant de faire signe à Lewis. Victor ? — Oui, madame. » Lewis alluma son bloc mémo, le consulta – davantage par habitude que par besoin, soupçonnait Marquette – puis regarda de nouveau ses supérieurs. « je crois que notre première évaluation de leurs critères de choix des systèmes à frapper était la bonne, dit-il. Ces cinq systèmes ont tous une population suffisamment nombreuse pour leur valoir plusieurs députés à la Chambre basse en plus le leurs sénateurs. Si l'objectif était de créer une pression politique pour nous pousser à disperser nos forces, cela a évidemment joué un rôle dans leur choix, et mes analystes n'en doutent pas. » Sur le plan économique, nous en sommes tous déjà conscients, je pense, la destruction de leur infrastructure industrielle n'aura qu'un impact direct mineur sur notre capacité à soutenir l'effort de guerre. Les retombées indirectes sont tout autres, en revanche, et les ministres du Trésor et du Commerce ne seront pas ravis de devoir gérer les conséquences au niveau civil. — De quel ordre sont les destructions, Victor ? s'enquit Marquette. Est-ce aussi grave que ce que les premiers rapports indiquaient ? — Encore pire, amiral », répondit sombrement Lewis. Marquette leva le sourcil, et le contre-amiral haussa les épaules d'un air contrarié. « Nos propres raids visaient essentiellement à la collecte d'informations, monsieur – des reconnaissances en force, pour ainsi dire. Nous nous sommes servis d'unités légères, des BAL surtout, et nous nous sommes contentés de détruire des installations industrielles isolées que nous pouvions atteindre sans affronter de forces vraiment lourdes. Et, bien sûr, les Manties n'ont pas autant de systèmes à protéger que nous. Par conséquent, les leurs sont généralement beaucoup plus défendus que les nôtres à l'exception des systèmes réellement cruciaux. » Harrington a choisi ses cibles autrement. Elle ne cherchait pas d'informations : elle venait transmettre un message. Elle a choisi des systèmes peu protégés et les a attaqués avec des forces beaucoup plus importantes. Non seulement elle a mobilisé la puissance de feu nécessaire pour détruire toutes nos unités défensives, mais elle a aussi amené ce qu'il fallait pour lui permettre de s'étaler, de prendre son temps et de détruire dans les faits chacune des plateformes orbitales dans chacun des systèmes frappés. Les centres d'extraction minière, les fonderies, les satellites de production électrique, de communication, de navigation, les plateformes de construction, de fret, les hangars... Tout, monsieur. Tout y est passé. — Et cela faisait partie du "message", comme vous dites ? — Oui, monsieur. Il s'agissait pour les Manties de nous montrer qu'ils sont prêts à adopter une politique de la terre brûlée et qu'ils ont l'intention d'opérer aussi agressivement que possible dans les limites de disponibilité de leurs forces. Vous noterez, par exemple, qu'ils ont engagé dans l'opération à la fois des super-cuirassés de classe Invictus et ce qui semble être à ce jour l'intégralité de leur effectif de croiseurs de combat porte-capsules de classe Agamemnon. Et ils n'ont pas hésité à nous montrer ce dont les Katanas et leurs abominables nouveaux missiles étaient capables. — En d'autres termes, ils sont prêts à nous sortir le grand jeu. — Oui, amiral. Et ils sont également prêts à nous laisser découvrir certaines de leurs innovations techniques. Ils n'essayent pas de maintenir la sécurité opérationnelle, signe de l'importance qu'ils accordent à leurs raids. Ils nous frappent avec ce qu'ils ont de mieux. Le fait qu'Harrington soit aux commandes en est une autre indication claire, mais la composition de la force employée le confirme encore, selon moi. — Je suis du même avis », répondit Marquette. Trenis acquiesça également, mais elle tapota ensuite de l'index sur la table de conférence. — Il y a au moins un autre message dans ce qu'ils ont fait pour l'instant, Arnaud, dit-elle. — Je ne doute pas qu'il y en ait plusieurs, fit le chef d'état-major, sarcastique. Lequel comptais-tu soulever ? — Nos pertes, répondit-elle sans détour. Je sais que nous avons subi presque cent pour cent de pertes dans nos groupes de BAL à Gaston, Tambourin, Squale et Hallman. Et nos pertes humaines sont presque aussi terribles – sans surprise, j'imagine, puisqu'ils ont détruit jusqu'au dernier vaisseau à portée duquel ils sont entrés. Mais à Héra, Harrington elle-même a offert à Milligan une chance de sauver la peau de ses troupes. Et ils n'ont pas tué ni même blessé un seul civil en détruisant l'infrastructure de ce système ni d'aucun autre. — En partie parce qu'ils avaient le temps, amiral, fit remarquer Lewis. Ils contrôlaient les systèmes et pouvaient se permettre de laisser à nos civils le temps d'évacuer. — Je vous l'accorde. Mais Harrington n'était pas obligée de laisser à Milligan une chance de se rendre. Et ils auraient eu tout à fait le droit, en vertu des lois interstellaires en vigueur, de nous donner un délai "raisonnable" pour évacuer, bien plus court que celui qu'ils nous ont laissé dans les faits. » Elle secoua la tête. « Non, je pense qu'il s'agissait pour les Manties – ou du moins pour Harrington – de nous dire que si nous faisons preuve de mesure – quand nous le pouvons, en tout cas – ils en feront autant. — Tu n'as peut-être pas tort, fit Marquette. Malgré cette ridicule condamnation pour meurtre montée de toutes pièces par les Législaturistes après Basilic, le dossier d'Harrington pointerait effectivement dans ce sens. Mais je crois qu'elle se montre peut-être un peu plus subtile que certains de nos analystes ne s'y attendaient de sa part. — Plus subtile ? — Oui. Songe à l'autre aspect de son "message" à Milligan : "Notre supériorité technique est telle que nous pourrions vous éliminer n'importe quand, mais parce que nous sommes des gens bien, nous ne le ferons pas aujourd'hui. Il vous suffit de faire sauter vos propres vaisseaux et de vider le plancher." » Marquette faisait preuve d'une ironie mordante, et Trenis fronça les sourcils. — Tu y vois un assaut contre la confiance et le moral de nos troupes. — Au moins en partie. Pour autant, d'après ce que nous savons d'Harrington, je suis sûr qu'elle était satisfaite de ne pas faire de victimes inutiles. Mais elle a l'air d'aimer faire d'une pierre deux coups, voire plus. » Trenis hocha la tête en silence quelques instants puis regarda timidement le chef d'état-major. — Puis-je demander si une commission va être convoquée pour enquêter sur les décisions de Milligan ? — Je crois qu'on peut y compter sans risque d'erreur, répondit Marquette, l'air sombre. Et je ne suis pas du tout certain de l'issue finale, mais, si je devais formuler un pronostic, il ne serait pas favorable. Le fait est que Milligan a fait preuve de bon sens en évitant de faire tuer ses subordonnés pour rien. Hélas, l'aspect de guerre psychologique dont je viens de parler doit aussi être pris en considération. Je soupçonne que la commission jugera qu'il a correctement agi... mais qu'il sera écarté de toute façon, pour l'exemple. Ce n'est pas juste, mais nous devons tenir compte du moral du service dans son ensemble. — Je ne dis pas le contraire, Arnaud, fit Trenis au bout de quelques instants. D'un autre côté, nous nous sommes donné du mal pour convaincre nos hommes qu'ils ne seraient pas fusillés pour l'exemple s'ils se faisaient écraser sans avoir commis d'erreur. Et, très franchement, c'est exactement ce qui est arrivé à Tom Milligan. Il ne pouvait pas s'enfuir, il ne pouvait pas faire entrer l'ennemi à portée de ses armes et la composition de la force que nous-mêmes lui avions confiée était désespérément inadaptée, ne serait-ce que pour affronter des BAL manticoriens modernes, alors des SCPC, imagine ! Si nous lui tombons dessus pour ce qu'il a fait, alors nous disons à nos hommes que nous nous attendons à ce qu'ils agissent comme l'amiral Beach, et qu'ils seront sanctionnés dans le cas contraire. — Mmm. » Marquette fit la moue puis haussa les épaules. « Je dit que je n'étais pas certain de l'issue, notamment pour la raison que tu viens de donner. Quant à Beach, on ne lui a pas offert la même possibilité qu'à Milligan, ce n'est donc pas tout à fait comme s'il avait refusé l'occasion de sauver la vie de ses troupes. Et d'après ce que nous avons pu établir concernant sa tactique, on ne pouvait pas faire mieux dans une position aussi désespérée. — Je ne le critiquais pas, amiral. En réalité, Everett et moi nous connaissions depuis près de quinze ans T. Simplement, je ne suis pas sûre que nos hommes saisiraient la différence entre les possibilités qui leur étaient offertes, à Milligan et à lui, et je ne veux pas que nos officiers généraux et nos commandants se mettent à croire que nous attendons d'eux qu'ils sombrent toutes armes tonnantes, quelle que soit la situation. » Trenis prit un air sombre. J'ai perdu trop d'amis, vu trop de vaisseaux détruits parce que leur commandant savait que c'était précisément ce que le comité attendait d'eux. » Marquette la dévisagea, songeur. Linda Trenis n'était pas seulement l'un des nouveaux amiraux de la Flotte républicaine. En tant que responsable de la Direction des plans, c'était elle qui formulait la doctrine tactique de la flotte et veillait à l'application des exigences de formation. En tant que telle, les inquiétudes qu'elle exprimait relevaient tout à fait de sa compétence. — D'accord, Linda. Je prends note de ton inquiétude et je veillerai à ce qu'on en tienne compte lorsque la commission d'enquête sera nommée. Pour ce que cela vaut, je trouve tes objections tout à fait pertinentes. Le problème consistera à trouver l'équilibre entre elles et le besoin de maintenir une attitude mentale et psychologique la plus agressive possible. » Trenis acquiesça, et Marquette se retourna vers Victor Lewis. — Comme vous venez de le souligner, Victor, ils nous ont montré ce qu'ils avaient de mieux du point de vue matériel. Qu'avons-nous appris dans ce domaine ? — Pas autant que j'aurais voulu, amiral, répondit franchement Lewis. Surtout au vu du prix que nous avons payé pour ces informations. Nous avons toutefois eu connaissance de quelques éléments que nous ignorions jusque-là. » Le gros inconvénient dans le fait que Milligan ait accepté les conditions d'Harrington, de notre point de vue au Bureau de recherche opérationnelle, c'est que ses SCPC n'ont jamais été contraints à ouvrir le feu. Du coup, nous n'avons aucune idée de la différence d'armement entre les Invictus et les Méduses/Harrington. Le seul élément qui ressorte des scans visuels que certaines de nos plateformes de reconnaissance ont effectués et transmis à la planète avant qu'Harrington ne les détruise, c'est que les rapports selon lesquels les Invictus ne présentent aucun tube lance-missiles sur les flancs sont exacts. Nous ne savons pas bien pourquoi. Nous avons dû prendre la même décision avant tout parce que nos missiles sont si volumineux par rapport aux leurs que nous ne pouvons pas nous permettre d'installer des lanceurs assez gros dans des vaisseaux déjà conçus pour déployer des capsules. Le matériel que nous avons saisi et les renseignements obtenus auprès d'Erewhon indiquent tous que les Manties ne sont pas confrontés à ce problème précis, ou du moins pas au même degré. Ce choix de conception a donc été fait sur d'autres bases, à l'évidence. » Dans le cas de Gaston, nous avons obtenu beaucoup de données sur les Katanas graysoniens. je fais tout envoyer directement à l'amiral Foraker, au Refuge, pour examen par ses équipes, mais j'ai l'impression pour ma part que le Katana repose sur cette fichue technique de miniaturisation manticorienne que nous ne pouvons encore égaler. Ce sont de tout petits bâtiments dotés de taux d'accélération très élevés. Ils semblent bénéficier de toutes les capacités défensives d'un Écorcheur et de leur saloperie de nouveau missile. D'un autre côté, ils n'ont pas tiré à portée d'armes à énergie, nous ignorons donc ce qu'ils embarquent dans ce domaine. Enfin, même s'il s'agit d'une unité conçue à partir d'un BAL manticorien, il ne doit pas rester beaucoup de place pour l'armement à énergie que trimbalent les Écorcheurs. » La véritable mauvaise nouvelle, apparemment, ce sont ces missiles. Leur portée ne vaut manifestement pas celle des missiles de nos Cimeterres, mais ils sont incroyablement rapides. Nous allons au minimum devoir revoir intégralement notre logiciel de défense antimissile pour prendre en compte leur vitesse et leur agilité; quant à leur capacité de détection et de traque, on dirait qu'elle a aussi considérablement augmenté. De plus les Manties connaissent désormais la triple vague et ont adapté leur lactique en fonction, ce qui complique encore la situation. Honnêtement, jusqu'à ce que la prochaine génération sorte du Refuge, je ne pense pas que nos BAL feront le poids face à des unités manticoriennes – ou du moins des Katanas. — J'ai commencé par trouver Victor un peu trop pessimiste, amiral, intervint Trenis. Après avoir mieux examiné les données brutes, toutefois, j'ai changé d'avis. J'ai le sentiment, à ce jour, que nous devons limiter les Cimeterres à un rôle de défense antimissile. S'ils doivent affronter des BAL manticoriens ou graysoniens, il faudra que ce soit au sein de l'enveloppe offensive de nos propres vaisseaux de guerre. Ils auront vraiment grand besoin de leur soutien. — Splendide », murmura Marquette, amer. Puis il haussa les épaules. « D'un autre côté, nous n'avons jamais considéré les Cimeterres que comme un moyen d'émousser les attaques des BAL ennemis. Certes, ils se sont montrés utiles dans d'autres rôles, mais personne chez nous ne risque de les confondre avec une véritable unité combattante. En fait, je m'intéresse davantage à ce que nous savons de leurs Agamemnons. — Pour commencer, amiral, ils sont énormes, dit Lewis. D'après les données tactiques de l'amiral Beach, nous estimons qu'ils jaugent de un million sept cent mille à un million huit cent mille tonnes. Soit à peu près deux fois la taille de leurs précédentes classes de croiseurs de combat. » Ensuite, ils ne semblent pas déployer le même nombre de capsules par salve que leurs SCPC. Les capsules manties font des cibles de détection très élusives, mais on dirait qu'ils n'en lancent que quatre à la fois. Néanmoins (il releva la tête et croisa le regard de Marquette), celles-ci emportaient apparemment quatorze missiles chacune. — Quatorze ? — Oui, amiral. Par conséquent, leurs salves de quatre capsules déployaient presque autant de missiles que les salves de six de leurs supercuirassés. — Comment, au nom du ciel, ont-ils réussi à entasser autant de missiles dans une seule capsule ? s'exclama Marquette. — Je sais que je suis responsable de la DRS, amiral, mais voilà une question à laquelle je suis incapable de répondre. Pour l'instant. Nous savons qu'ils ont installé une usine à fusion plutôt que des condensateurs dans leurs MPM nouvelle génération. Tout indiquait cependant qu'ils s'en tenaient au même nombre de projectiles par capsule en se contentant de réduire la taille des capsules afin d'obtenir davantage d'endurance au combat plutôt que des salves plus denses. Ce n'est pas ce qu'ils ont l'air d'avoir fait dans le cas présent, pourtant, et à ce jour, nous n'avons pas la moindre idée de la façon dont on pourrait entasser un tel nombre de missiles – même à fusion – dans des capsules conçues pour des croiseurs de combat. Certains de mes analystes pensent que nous sommes face à un missile complètement novateur mais, dans ce cas, ils ont réussi à tenir son développement archi-secret. Ce qui, hélas, ne constituerait pas une première. On peut dire ce qu'on veut des Manties, mais ils sont bien conscients de l'importance capitale de leur supériorité technique, et ils sont très forts pour maintenir le secret autour de leurs programmes de R&D. — Quatorze missiles, marmonna Marquette en secouant la lac. Bon sang. S'ils se mettent à remplir à ce point les capsules de leurs SCPC, proportionnellement, nous allons souffrir encore plus dans les duels à longue distance. — Je te l'accorde, fit Trenis. D'un autre côté, ils semblent avoir déterminé qu'une salve de soixante missiles représente le maximum gérable par leur contrôle de tir. Pour le moment, en bout cas. — Certes. » Marquette renifla. « Jusqu'à ce qu'ils s'occupent de l'améliorer à son tour ! » Il fixa la table en plissant le front, passant en revue ce qu'on venait de lui dire, puis il inspira profondément. — Très bien. Quoi que nous pensions de la tactique de l'amiral Beach et des pertes qu'il a subies, nous avons une sacrée chance d'avoir obtenu autant d'informations tactiques. Et nous ne les aurions pas s'il avait refusé le combat. Encore un point à prendre en compte quand la commission enquêtera sur Milligan, dit-il en regardant Trenis. » Victor, poursuivit-il en se tournant vers Lewis, je devine d'après ce que vous nous avez dit que l'amiral Theisman et moi allons devoir consacrer un certain temps à la lecture de votre rapport détaillé. Et, comme vous l'avez fait remarquer, il est impératif que nous transmettions ces informations à l'amiral Foraker dès que possible. Toutefois, je voudrais que vous-même vous concentriez sur autre chose. — Oui, amiral ? — Cela va chauffer au Congrès quand la nouvelle de ces raids sera confirmée. Divers députés et sénateurs vont réclamer des protections supplémentaires à cor et à cris pour leurs électeurs, et nous allons avoir beaucoup de mal à les leur refuser. De plus, si nous faisons face à une infériorité technologique accrue, il est plus impératif que jamais de maintenir notre force de combat concentrée. Je n'ai aucune idée de la façon dont tout cela va se finir – Dieu merci, la politique ne relève pas de mon domaine de compétence ! Mais je sais, d'après les brèves conversations que j'ai eues avec le ministre, qu'il va vouloir une projection des systèmes où l'ennemi est susceptible de nous frapper la prochaine fois. — Amiral, répondit Lewis, l'air ennuyé, je ne vois pas comment je pourrais y arriver. Il y a des dizaines de systèmes où la FRM pourrait encore nous frapper comme elle vient de le faire. Nous avons peut-être vingt-cinq ou trente systèmes de première catégorie, et autant de seconde ou troisième catégorie. Nous ne pouvons pas couvrir une zone aussi vaste contre de telles attaques en force sans disperser complètement nos effectifs. Et je crains que des diseurs de bonne aventure n'aient autant de chances que mes analystes de prédire lesquels nous avons besoin de protéger. D'ailleurs, s'ils procèdent à des reconnaissances suffisamment agressives, ils seront capables de déterminer où nous avons étoffé les défenses et ils iront tout simplement attaquer ailleurs. Ce qu'ils ont fait avec leurs contre-torpilleurs en mode furtif et leurs équipements supraluminiques cette fois-ci en est la preuve. — Je vous assure que je suis déjà douloureusement conscient des questions que vous venez de soulever, fit sombrement Marquette. J'ai également conscience de vous demander l'impossible ou presque. Je n'ai pas d'autre choix, néanmoins, et pour votre part, vous n'avez pas d'autre choix que de trouver un moyen d'y arriver malgré tout. Il doit forcément y avoir une logique quelconque derrière leur choix de cibles. Je refuse de croire qu'un officier comme Harrington se contente de tirer des noms d'un chapeau au hasard. En réalité, l'étalement de ces raids tend à prouver le contraire. Alors essayez de raisonner comme elle. Passez ça à la moulinette, faites plancher les ordinateurs, essayez de déterminer quelles tendances ou préférences pourraient motiver ses choix. — On peut le faire, amiral – passer les données à la moulinette et faire plancher les ordinateurs, je veux dire. Quant à "raisonner comme elle", c'est une autre affaire. D'ailleurs, amiral, je crains que, même si c'est possible, il ne nous faille un échantillon plus complet de ses choix de cible avant que des tendances ne commencent à émerger. En d'autres termes, je ne crois pas être capable de vous remettre la moindre prédiction tant qu'elle ne nous aura pas frappés de nouveau, et peut-être plus d'une fois. — Je comprends, répondit Marquette d'une voix grave. Faites de votre mieux. Nul n'attend de vous des miracles, mais nous avons besoin de nos meilleurs cerveaux sur la question. Si nous tombons juste, ne serait-ce qu'une fois, et que nous l'affrontons avec un effectif plus étoffé qu'elle ne s'y attend ou prenons au piège l'une de ses forces, nous pourrions les pousser à reconsidérer leur stratégie. » CHAPITRE VINGT-TROIS « Et voilà le dernier, milady. — Ils y sont tous ? — Oui, amiral. » Mercedes Brigham adressa un immense sourire à Honor. « D'après les rapports préliminaires, nous n'avons perdu personne en opération. — Voilà qui est... difficile à croire », répondit Horion Elle leva la main vers Nimitz pour lui caresser les oreilles et secoua la tête. « Pour autant, je suis heureuse de l'entendre. Mais je ne m'y attendais pas. — Planification efficace, bon choix de cible, reconnaissance préalable détaillée, capacité de détection supraluminique, supériorité écrasante au point de contact et Katanas pour mettre en pièces leurs BAL minables. » Brigham haussa les épaules. « Amiral, nous jouions avec notre propre jeu, et ils n'ont pas eu l'occasion de couper, ni même de battre les cartes. — Pas cette fois, reconnut Honor. Je soupçonne toutefois que nous empêcher de leur refaire le même coup va devenir une de leurs priorités. — Et c'était précisément le but de la manœuvre, n'est-ce pas ? » Brigham lui sourit. Nimitz émit un blic amusé en écho à la gaieté du chef d'état-major, et Honor ne put que lui rendre son sourire. « Oui, Mercedes. Oui, c'était le but. Et je crois que nous allons faire des heureux à l'Amirauté. — Je n'en doute pas, dit Brigham, un peu moins joyeuse. Mais elle va aussi vouloir nous faire recommencer dès que possible. — Bien sûr. Mais je suis certaine qu'on nous accordera au moins deux semaines pour planifier la suite. — J'aimerais avoir plus de temps, milady », répondit Brigham l'une voix franchement mesurée cette fois. Honor la regarda d'un air interrogateur, et elle haussa les épaules. « Si tout s'est si bien déroulé, c'est en partie parce qu'Andréa, l'amiral Truman, McKeon, vous et moi avons eu tant de temps pour y réfléchir. Nous avons eu le loisir de consulter les renseignements les plus à jour, de modéliser les attaques, de nous demander où leur défense serait le plus fragile. Si nous allons plus vite, nous risquons davantage de rater un détail et de nous prendre les pieds dans le tapis. — C'est toujours pareil, non ? » Honor eut un sourire ironique qu'on ne pouvait attribuer aux nerfs artificiels de sa joue gauche. « Rappelez-vous ce que disait Clausewitz. — Quelle citation, cette fois-ci ? — "Dans la guerre, tout est simple, mais le plus simple est difficile." — Eh bien, il a vu juste sur ce point, milady. — Et sur quelques autres, pour tout dire. En particulier pour un théoricien qui n'a jamais exercé lui-même de commandement. Évidemment, il s'est aussi planté. Dans le cas présent, toutefois, je pense que nous serons sans doute prêts pour au moins Phalène II. Surtout si certaines de nos unités manquantes sont arrivées pendant que nous étions en manoeuvre. — Ce serait magnifique, pas vrai? Vous voulez parier dans un sens ou dans l'autre ? — Pas vraiment. » Honor secoua la tête, le sourire plus ironique que jamais. « Nous devrions être fixées dans les prochaines heures. En attendant, Tim, dit-elle en regardant l'officier d'ordonnance par-dessus son épaule, veuillez demander à Harper de transmettre le message suivant. Je souhaite que tous les officiers généraux se présentent à bord du vaisseau amiral avec leurs principaux collaborateurs pour quatorze heures trente. Je les veux prêts à discuter de chaque système, de l'analyse des dommages infligés, de toute observation sur la doctrine havrienne de défense des systèmes. Je veux également que soit abordée l'efficacité de notre doctrine actuelle et de notre matériel, et toutes suggestions permettant éventuellement de les améliorer encore. Dites-leur de prévoir de rester à dîner. — Bien, amiral. » Le lieutenant Meares sourit. « Depuis le temps, ils savent tous ce que cela veut dire ! — Lieutenant, je ne vois pas de quoi vous voulez parler, fit gravement Honor, l'œil malicieux, avant de lui faire signe de partir. Maintenant, courez accomplir votre mission avant qu'il ne vous arrive malheur. — J'y cours, milady ! » Meares marqua une pause au sas de sa cabine de jour le temps de lui adresser un autre sourire. « Et je tremble d'une terreur abjecte ! » Il disparut, et Honor se tourna vers Brigham. « Je me fais des idées ou bien le personnel devient arrogant ces temps-ci ? — Oh, vous vous faites sûrement des idées, milady. — C'est bien ce que je me disais. » « Bien, dit Salomon Hayes. Qu'y a-t-il de si important ? » Il se trouvait dans un restaurant chic de la ville d'Arrivée, d'où il contemplait les eaux de la baie de Jason à travers le cristoplast des vitres du deux centième étage. Le soleil se couchait à l'horizon, peignant la surface ridée de la mer couleur sang et les nuages dans les tons cramoisi, pourpre et vermillon. La cuisine était presque assez savoureuse pour justifier son prix exorbitant, et la vue, il le reconnaissait, était spectaculaire. Une femme vêtue avec un goût exquis était assise à sa table. À la voir, elle s'était sans doute fait bio sculpter plus souvent que la moyenne, et la splendide cascade de cheveux roux dans son dos I lattait les quelques vieux gènes irlandais que comptait encore Hayes. Elle était aussi immensément riche et possédait de puissants appuis politiques. Qui, pour la plupart, auraient pu être interprétés comme des handicaps en ce moment, il l'admettait. Toutefois, elle avait été une source de choix durant les années Haute-Crête, et elle continuait à lui offrir une vision de l'intérieur des mécanismes de l'association des conservateurs, provisoirement privée de tout mordant. « Vous êtes si direct et brutal, répondit-elle avec une légère moue. Vous pourriez au moins faire comme si j'étais un peu plus qu'une source, Salomon. — Ma chère comtesse, fit Hayes en lorgnant sur elle d'un œil qui n'était pas uniquement professionnel, je crois avoir amplement prouvé en d'autres circonstances que vous êtes bien plus qu'une simple source pour moi. À ce propos, j'espère que vous n'avez pas d'autres projets pour la soirée ? — Bertram en a, mais dans la mesure où il n'en a pas discuté avec moi - et où ils impliquent, je crois, deux jeunes filles qui ont à peine la majorité sexuelle -, je me suis sentie libre de réserver ma propre soirée pour d'autres... activités. Vous aviez quelque chose en tête ? » Elle sourit, et Hayes en fit autant. « Eh bien, il se trouve que oui. Une soirée à bord du yacht d'un ami, au clair de lune, avec champagne, draps de soie et autres douceurs. — Grands dieux, vous savez récompenser vos informatrices, pas vrai ? » Une lueur inflexible brilla dans les beaux yeux bleus qui lui faisaient face. « Je m'y efforce », répondit-il sans essayer de contester le sous-entendu. Après tout, cela ne servait à rien. Et puis la comtesse d'Eau-Claire s'était servie de lui autant que lui d'elle. Sur l'histoire de la liaison supposée entre Harrington et Havre-Blanc par exemple, entre autres. « Et vous y réussissez bien », fit-elle en sirotant son vin. Puis elle sourit. « Et puisque vous vous êtes donné tant de mal pour préparer une délicieuse soirée, pourquoi ne pas commencer par nous débarrasser dès maintenant des détails sordides ? — Ce serait ma foi une excellente idée. La meilleure raison de faire passer les affaires avant le plaisir est de vite se débarrasser des premières pour pouvoir se concentrer dignement sur le second. — Je comprends pourquoi travailler avec les mots vous réussit si bien, dit-elle en reposant son verre. Bon. Il s'agit en réalité d'un tout petit ragot, en un sens, mais j'avoue volontiers que je prends un certain plaisir à vous le communiquer. Après tout, inutile de prétendre que je ne suis pas fondamentalement rancunière. » Elle sourit à nouveau, cette fois sans aucun humour. « Cela n'augure rien de bon, fit-il d'un ton léger en la regardant prudemment. — J'imagine en effet... pour certaines personnes. Et suite au malheureux fiasco de l'année dernière, je suis certaine que vous souhaiterez vérifier l'information de votre côté avant d'en faire quoi que ce soit. » Les yeux de Hayes s'étaient étrécis à la mention du « fiasco », et elle gloussa. « Il est par hasard parvenu à mes oreilles que l'héroïque duchesse Harrington, avant son départ pour l'Étoile de Trévor, s'est arrêtée à la clinique des Bruyères. » Hayes écarquilla les yeux. « Aux Bruyères ? répéta-t-il au bout d'un moment. — Précisément. Bien sûr, il est sans doute possible qu'elle soit allée y consulter pour un problème de fertilité. Cela paraît assez peu probable toutefois, vu son métier et ses responsabilités actuelles. Et, de toute façon, mon petit doigt m'a dit qu'elle s'était présentée pour une procédure d'extraction de routine. En vue du développement in vitro d'un foetus, je crois. » Hayes la dévisagea, l'œil plus perçant que jamais, et elle lui adressa un doux sourire. « Votre "petit doigt" est-il une source fiable ? s'enquit-il. — Très fiable, oui. — Et il prétend qu'il s'agit de l'enfant d'Harrington ? — Je ne vois pas pourquoi elle subirait une procédure d'extraction autrement, et vous ? — Pas aux Bruyères, concéda Hayes. Pas à moins que, pour une raison obscure, elle essaye justement de tomber enceinte. » Il réfléchit davantage. « Et connaissez-vous par hasard le père ? — Non. » L'espace d'un instant, une lueur mauvaise brilla dans le regard de la comtesse. De la déception, comprit Hayes. Il savait bien qui elle voulait que le père soit, mais elle savait aussi pertinemment qu'après la façon dont Émilie Alexander avait coupé court à la tentative de compromettre son mari avec la « Salamandre », il ne risquait pas de se jeter sur des conclusions dépourvues de tout fondement concret. Pas dans ce cas, toujours, bien qu'il eût un compte personnel à régler avec Harrington. Ou peut-être parce qu'il avait un compte à régler avec elle. « Dommage, dit-il en prenant son verre et sirotant son vin d'un air pensif. — J'ai toutefois trois autres petites informations, reprit la comtesse. Des signes avant-coureurs, pourrait-on dire. — À savoir ? — Tout d'abord, Harrington a refusé de nommer le père. Elle ne s'est pas contentée de demander aux Bruyères de tenir l'information confidentielle : elle ne la leur a pas donnée. Ensuite, et ce n'est sans doute pas surprenant, elle a désigné sa mère, le docteur Harrington, pour agir en son nom pendant son absence ou si un... malheur devait survenir. Enfin – enfin, mon cher Salomon, le docteur Harrington est également le médecin officiel d'une certaine Émilie Alexander, qui vient de décider mystérieusement, au bout de soixante ou soixante-dix ans dans un fauteuil médicalisé, que le temps était venu pour son mari et elle de devenir parents eux aussi. » Hayes écarquilla de nouveau les yeux. Il aurait sûrement pu trouver sans effort une demi-douzaine d'explications aux coïncidences que la comtesse venait d'énumérer. Mais cela n'avait pas d'importance. Son instinct lui soufflait que, motivée par la rancune ou non, cette femme avait mis le doigt sur ce qui se passait réellement. Surtout vu le refus d'Harrington de confier le nom du père même au personnel médical des Bruyères. « Des signes fort intéressants, Elfrieda, reconnut-il après quelques secondes. Et j'ai effectivement les moyens de confirmer vos informations – même si je ne crois pas un instant qu'elles soient fausses. » Cette fois-ci, s'abstint-il d'ajouter, bien qu'il fût certain qu'elle l'avait entendu malgré tout. « J'imagine que vous souhaitez que je tienne confidentiel votre rôle dans cette révélation ? — Je le crains, soupira-t-elle d'un air de regret qu'il découvrit sincère. J'aimerais beaucoup faire savoir à cette petite arriviste de basse extraction qui a vendu la mèche. Étant donné le climat politique actuel... désolant et la façon écœurante dont la populace lui lèche les bottes, toutefois, il ne serait sans doute guère avisé de m'exposer à ses représailles. Bertram ne m'en remercierait pas non plus. — C'est bien ce que je me disais, répondit Hayes avec toute la compassion dont il était capable. Je veillerai donc à apporter la preuve de tous les faits que je mentionnerai sans citer votre nom. — Quel homme prudent et délicieux vous faites ! s'extasia la comtesse. — Je m'y efforce, Elfrieda. Je m'y efforce. » « Honor ! » Sir Thomas Caparelli se leva et quitta son bureau avec un grand sourire en tendant la main à l'amiral Harrington. « Quel plaisir de vous voir, s'exclama-t-il, et elle sourit en percevant la chaleur sincère de son accueil. Et toi aussi, bien sûr, Nimitz, poursuivit Caparelli en saluant le chat sylvestre perché sur l'épaule d'Honor. Ainsi que vous-même, commodore, ajouta-t-il en souriant comme il lâchait la main de l'amiral pour serrer celle de Mercedes Brigham. — Je vois que vos priorités sont fermement établies, Sir Thomas, murmura Brigham en réaction à l'étincelle malicieuse dans le regard du Premier Lord de la Spatiale. — Eh bien, la duchesse et Nimitz forment un tout, commodore. — Sans conteste, monsieur. — Asseyez-vous. Asseyez-vous, toutes les deux – enfin, tous les trois ! » fit-il en désignant les fauteuils confortables disposés autour d'une table basse dans un coin de son bureau. Deux carafes fumantes y trônaient – l'une pleine de café, l'autre de chocolat – ainsi que des tasses, sous-tasses, une assiette de croissants et un pied de céleri frais. Honor et Brigham s'exécutèrent, et Nimitz se glissa sur les genoux de sa compagne humaine en lorgnant le céleri d'un œil glouton et enthousiaste. Honor gloussa et lui donna une petite tape. Il roula sur le dos, attrapa son poignet entre quatre pattes préhensiles et lutta joyeusement contre elle. « Et voilà notre représentant de l'espèce intelligente native de Sphinx ? gloussa Caparelli. — Certains chats sylvestres retombent en enfance plus facilement que d'autres, Sir Thomas, répondit Honor en assénant de sa main libre une petite tape à Nimitz qui ronronnait béatement. — Je me réjouis qu'il vous apprécie, fit Caparelli. J'ai vu des images des dégâts que les griffes des chats sylvestres peuvent causer. » Il secoua la tête. « Pour ma part, je me suis toujours demandé comment des griffes si courtes pouvaient obtenir ce genre de résultat. — C'est sans doute que, comme la plupart des gens, vous envisagez les griffes des chats sylvestres comme celles des chats terrestres. En réalité, elles n'ont rien à voir. Boule de poils ? » Nimitz libéra le poignet et l'avant-bras de sa compagne et se redressa sur ses genoux. Il tendit une main préhensile dotée de longs doigts fins légèrement recourbés et sortit des griffes pointues comme des aiguilles. Caparelli se pencha un peu plus, l'air fasciné, et Nimitz les tint en évidence pour lui. « Vous remarquerez, commenta Honor, que ses griffes sont beaucoup plus larges à la base que celles d'un chat terrestre. Quand on les dit en forme de cimeterre, c'est tout à fait juste, bien qu'en sens inverse. Et elles se rétractent dans des gaines cartilagineuses spécialisées, car elles tiennent en réalité davantage de la dent d'un requin terrestre que de ce qu'un habitant de la vieille 'l'erre appellerait une griffe. La composition de la griffe est plus proche de la pierre que de la corne, du cartilage ou de l'os, et la section incurvée est au moins aussi acérée que la plupart des couteaux en obsidienne. Certes, elles ne sont pas très longues, mais dans les faits chaque doigt se termine par un scalpel de près d'un centimètre et demi de long. Voilà pourquoi un chat sylvestre pris d'une rage meurtrière ressemble tant à une scie circulaire folle. Prises séparément, les incisions ne sont pas si profondes, mais quand les six membres s'y mettent ensemble de manière répétitive, eh bien... » Elle haussa les épaules, et Caparelli frémit légèrement à l'image que ses mots venaient d'évoquer. «Je ne m'étais jamais rendu compte à quel point ces armes étaient redoutables, avoua-t-il. — Eh bien, Sir Thomas, fit gaiement Honor, si vous voulez vraiment vous donner des cauchemars, songez donc que les hexapumas – qui, vous le savez, sont un petit peu plus gros – ont exactement le même genre de griffes. Évidemment, les leurs font plutôt huit ou neuf centimètres de long. Vous comprenez pourquoi nous autres Sphinxiens ne nous aventurons jamais en forêt sans armes. — Milady, répondit Caparelli, si j'étais sphinxien et que je connaissais le risque que présentent les griffes des hexapumas, je lie m'aventurerais pas en forêt du tout! — Nous perdons bien un touriste de temps en temps, dit-elle, impassible. — Je n'en doute pas », fit-il, sarcastique. Il se pencha pour verser lui-même du café à Brigham et du chocolat à Honor. Il les invita du geste à prendre croissants et céleri puis se radossa dans son fauteuil avec tasse et sous-tasse pendant que ses hôtes se servaient. — J'ai une réunion officielle programmée pour demain après-midi, leur dit-il d'un ton plus grave. Plusieurs collaborateurs seront présents – dont Hamish, Honor – et j'espère que le commodore Brigham et vous-même serez prêtes à nous présenter un rapport complet et à répondre à quelques questions concernant Phalène. » Il haussa un sourcil interrogateur, et Honor acquiesça. — Bien. En attendant, je voulais juste préciser que les premières interprétations des retombées de Phalène indiquent que l'opération a eu le retentissement escompté. Bon travail. Bravo surtout d'avoir réussi sans subir de pertes. Que cela ait ou non l'effet que nous espérions à long terme reste à voir, mais personne n'aurait pu faire mieux. Ni même aussi bien, d'ailleurs. — Merci, Sir Thomas, murmura Honor en goûtant la sincérité du compliment. — Nous avons également réussi à vous trouver quelques unités supplémentaires, poursuivit Caparelli. Pas autant que je le voudrais ou que nous l'avions prévu à l'origine, mais certaines seront un peu plus récentes que projeté pour compenser. Ce que nous avons réussi à dégoter vous attendra à votre retour au sein de la Huitième Force. Le principal problème, vous l'aurez deviné, c'est que nous devons couvrir Zanzibar et Alizon. Et plus particulièrement Zanzibar puisque les Havriens ont eu un excellent aperçu de nos déploiements défensifs dans cette zone. Pour être honnête, votre réussite dans l'opération Phalène risque d'aggraver encore ce problème précis. Le raisonnement sera sans doute le suivant : "Si Harrington peut leur infliger de pareils dégâts, alors ils peuvent nous faire la même chose." Le pire, bien sûr, c'est qu'ils n'auront pas tort. Et même sinon, les réalités politiques de l'Alliance nous imposeraient de répondre à leurs inquiétudes. » Honor fronça légèrement les sourcils, et il secoua la tête. « L'une des raisons à cela, Honor, c'est qu'ils sont en droit de l'exiger. L'incompétence finie de Haute-Crête a aggravé la situation, je vous l'accorde. Mais cela ne change rien au fait que ces deux systèmes sont nos alliés, qu'ils sont en ce moment les cibles secondaires les plus exposées – et les plus séduisantes – aux yeux des Havriens et que, moralement, ils ont le droit de réclamer et d'obtenir une protection adaptée. L'effet qui en découle sur mes effectifs déployables ne me plaît guère, mais je ne peux pas ignorer leurs droits. — Peut-être, monsieur, répondit Brigham, hésitante, mais les décisions de l'amiral al-Bakr au moment où les Havriens ont sondé le système n'ont rien fait pour nous aider. — Non, en effet, concéda Caparelli sur un ton dont la neutralité même constituait une aimable réprimande. Mais c'est désormais de l'histoire ancienne, commodore. Nous devons gérer la situation telle qu'elle est. Et bien que je sache que ce n'était pas votre intention, nous ne pouvons pas nous permettre d'appuyer une attitude qui se rencontre hélas au sein de notre propre personnel : la situation est suffisamment difficile sans aller suggérer aux Zanzibariens que nous les prenons pour des incapables ou des lâches qui s'effrayent d'un rien. — Non, monsieur. Bien sûr que non, fit Brigham. — Cela dit, toutefois, reprit Caparelli en se retournant vers Honor, les journalistes ont déjà monté votre réussite en épingle en la présentant comme notre première victoire offensive de cette guerre, ce qui signifie que vous êtes désormais le symbole à la fois de notre réussite offensive et défensive. Je crains que votre réputation ne s'en trouve encore grandie. — C'est ridicule », marmonna Honor. Elle secoua la tête, irritée. « Une victoire offensive, vous parlez ! Ces pauvres détachements de surveillance havriens étaient tellement surclassés qu'on avait l'impression de livrer des poussins en pâture à des pseudorequins ! — Bien entendu. » Caparelli secoua la tête à son tour – plutôt amusé, pour sa part. « C'est comme ça que c'est censé se passer dès que nous pouvons nous débrouiller dans ce sens. D'un autre côté, votre opération – et notamment la façon dont vous avez permis à Milligan de saborder ses propres vaisseaux – est une histoire comme en rêvent les journaux. Ils n'arrivent pas à décider s'ils doivent vous peindre sous les traits d'un corsaire élégant et chevaleresque ou d'une dure à cuire agressive. Hamish vous a comparée à des marins de la vieille Terre. Un certain Raphaël Semmes et un autre du nom de Bill Halsey. Il a tout de même précisé que vous aviez un sens tactique un peu plus fin que Semmes et que vous étiez meilleure stratège que Halsey. — Ah oui, il a fait ça ? » Une lueur dangereuse passa dans le regard d'Honor, et Caparelli eut un petit rire. « Bizarrement, je soupçonne qu'il se réjouissait à l'avance que je vous répète cette comparaison. Néanmoins, vous aurez beau trouver tout cela irritant, ne vous attendez pas à ce que quiconque au sein du gouvernement ou de la flotte s'efforce d'y mettre un frein. Franchement, nous avons besoin de toute la bonne presse possible et de tous les articles susceptibles de soutenir le moral du royaume. Ce qui remonte notre moral tout en faisant baisser celui de l'ennemi est beaucoup trop précieux pour qu'on s'interdise d'en user. — À ce sujet, Sir Thomas, intervint Brigham, je crois que l'efficacité des Katanas et des Agamemnons au combat aura un effet dévastateur sur le moral havrien. D'ailleurs, je soupçonne qu'elle va les pousser à reconsidérer complètement leurs estimations de nos performances relatives au combat. — J'espère que vous avez raison, commodore. Et je dois également admettre que ce que j'ai lu dans les rapports préliminaires me rassure moi-même quant à la performance relative des nouveaux bâtiments et équipements. Mais en réalité nous n'en avons pas beaucoup à notre disposition. Pour tout dire, c'est une des raisons pour lesquelles nous avons confié un pourcentage si élevé des unités déjà produites à la Huitième Force. Nous voulons que les Havriens les voient en action, nous voulons les jeter à la face de Theisman dans l'espoir qu'il soit tellement impressionné qu'il ne se rende pas compte que nous en avons en fait très peu. — Et la DGSN estime cette issue réaliste, monsieur ? » s'enquit Honor d'une voix neutre. En son for intérieur, elle connaissait déjà la réponse, et Caparelli lui adressa un sourire ironique. « A peu près autant que vous, dit-il. D'un autre côté, quand on est dans... l'eau jusqu'au cou, milady, on se raccroche à n'importe quoi pour garder la tête au-dessus de la surface. » CHAPITRE VINGT-QUATRE Bienvenue chez toi, Honor. » Émilie Alexander eut un grand sourire depuis son fauteuil médicalisé tandis qu'Honor passait la porte de Havre-Blanc. « Je le dis beaucoup en ce moment. Je me désole seulement de ne pas pouvoir le dire plus souvent encore. — Je crains que Havre-Blanc ne soit pas aussi pratique pour nui que l'Amirauté ou la baie de Jason, Émilie. Et puis je dois sans cesse me répéter qu'il faut rester discrets. Sinon, dit-elle en se penchant pour embrasser son hôtesse sur la joue, je serais là à chaque minute que je passe sur la planète. — Mmm. On pourrait sans doute dire que cela manque de discrétion. — Ne m'en parle pas. Miranda et Mac ne se sont pas privés pour me le faire remarquer – à leur manière exquise et pleine de tact, bien sûr. — Ils désapprouvent ? » Émilie fronça légèrement les sourcils, et Honor sentit ses émotions ambiguës. Malgré toute sa gentillesse et sa grâce naturelles, ainsi que la profonde dévotion mutuelle qui s'était installée entre elle et ses domestiques, elle demeurait un produit de l'aristocratie manticorienne. Pour elle, des domestiques pouvaient devenir des amis, voire de véritables membres de la famille, mais ils restaient des domestiques. Il lui importait sans doute que son personnel ait une bonne opinion d'elle, mais elle ne laisserait jamais cette opinion affecter ses décisions, et sa fibre naturellement aristocratique la poussait à trouver présomptueux qu'un domestique se permette de la juger. « Non. » Honor se redressa dans un sourire. Émilie était peut-être née aristocrate, mais ce n'était pas son cas. Elle ne risquait pas non plus de se laisser dicter ses décisions par d'autres, mais pour des raisons très différentes. Et à ses yeux, des gens comme Miranda La Follet et James MacGuiness ne seraient jamais des domestiques, même s'ils travaillaient pour elle. Des employés, certes, mais pas des domestiques. Sans compter qu'ils étaient chacun millionnaires de leur côté, songea-t-elle en riant intérieurement. « Ils ne désapprouvent pas l'idée que je fasse ce que mon cœur exige, pour parler comme un mauvais roman. Ils s'inquiètent juste de ce qui pourrait arriver si les journalistes s'emparaient de cette... relation. » Elle grimaça. « Ils ont vu de beaucoup trop près ce que la presse nous a fait subir la dernière fois, et ils se font du souci pour moi. Je ne vois pas pourquoi. — Bien sûr que non. » Le froncement de sourcils naissant se mua de nouveau en sourire sur le visage d'Émilie. « En réalité, ce qui me dérange le plus dans notre clandestinité, par bien des côtés, fit Honor en grimaçant, c'est que je ne vois pas beaucoup Miranda ces temps-ci. Elle reste officiellement ma "femme de chambre" aux yeux de Grayson, mais c'est aussi le chef de mon personnel dans les faits, surtout ici, sur Manticore. En fin de compte, je la laisse à la maison pour s'occuper de mes affaires, et il paraîtrait un peu bizarre que je commence à la traîner ici alors que je rends visite à des "amis". Évidemment, sur Grayson, dans des circonstances équivalentes — bien que l'idée de circonstances équivalentes là-bas défie l'imagination, je le reconnais —, c'est Mac que je laisserais derrière moi pour s'occuper des affaires, et Miranda que je traînerais partout. » Elle secoua la tête. « La vie de roturier est beaucoup moins compliquée, tu sais. — Accroche-toi à tes illusions s'il le faut, répondit Émilie. Etant donné ton rang, des détails tels que ta réputation militaire, le fait que tu figures sans doute parmi les douze personnalités les plus riches de tout le Royaume stellaire, je doute fort que ta vie se simplifie un jour. — Ah, merci pour cette douche de réalisme ! — Mais de rien. » « C'est l'heure de se réveiller, amiral Harrington. » Honor frémit comme une voix douce et grave lui parlait à I 'oreille, et son esprit ensommeillé se nicha plus près de la lueur d'âme vive et caressante derrière les mots. Peut-être est-ce pourquoi elle ne se réveilla pas comme à son habitude — vite, complètement et les sens aussitôt en alerte. « C'est l'heure de se réveiller », répéta la voix avec un petit rire, Honor ouvrit brutalement les yeux — en grande hâte, cette fois en percevant l'intention d'Hamish. Bien que très rapide, elle ne le fut pas tout à fait assez, et des doigts impitoyables se mirent à danser de ses côtes à ses aisselles, exploitant de façon méprisable le secret qu'elle avait préservé pendant de longues décennies. « Hamish! » hurla-t-elle à demi tandis qu'il la chatouillait sans merci. Elle colla les bras à ses côtes, emprisonnant ses mains, mais il continua de bouger les doigts, et elle se tortilla. Ils étaient tous deux conscients qu'elle aurait pu lui briser les deux bras à n'importe quel moment de son choix, mais il poursuivit son assaut avec la hardiesse d'un homme prêt à profiter sans scrupule de la certitude qu'elle l'aimait. Elle se jeta hors du lit, se retourna brusquement vers lui, et il posa le menton sur sa main, s'étirant sensuellement tout en lui adressant un sourire malicieux. Il n'était pas le seul à rire dans la chambre : Nimitz et Samantha, assis côté à côté sur la tête de lit, émettaient des blics moqueurs. — Je vois que tu es réveillée, fit joyeusement Hamish. — Et toi, comte de Havre-Blanc, tu es un homme mort, dit-elle en lui lançant un regard courroucé. — Je n'ai pas peur de toi. » Il renifla en levant le nez. « Émilie me protégera. — Pas quand je lui aurai dit pourquoi tu dois mourir. Quand je lui expliquerai, elle m'aidera à cacher le corps. — Le pire, c'est qu'elle pourrait bien. — Et comment ! — Eh bien, cela valait sans doute le coup de toute façon rien que pour se réveiller devant un tel spectacle », dit-il, le regard brillant, et Honor se sentit rougir en baissant les yeux vers sa nudité. L'amusement des chats sylvestres à sa réaction contribua à la faire rougir davantage, et elle secoua le poing. « Je crois, dit-elle d'un air menaçant, que vous avez tous besoin qu'on s'occupe de votre cas. Toi surtout, monsieur le comte. Et dire que je t'ai fait confiance au point d'admettre que j'étais chatouilleuse. Ta perfidie me laisse bouche bée. — Bien sûr. » Il s'assit dans le lit et posa les pieds à terre. « C'est d'ailleurs sans doute pour cela que tu as partagé avec moi ton terrible secret. Tu devais savoir que n'importe quel tacticien digne de ce nom en tirerait parti dès que la nature cruciale de sa mission l'exigerait. — Je vais vraiment m'occuper de ton cas. » Elle eut un doux sourire. « Tu sais, j'en parlais avec Andrew l'autre jour, et il me disait qu'il n'est jamais trop tard pour commencer un nouveau sport. Regarde-toi, par exemple, Hamish, je me rends compte qu'à ton âge avancé tu te crois peut-être trop vieux et décrépit pour apprendre de nouveaux tours, mais tu as reçu un traitement prolong; je t'ai vu sur le terrain de handball il y a quelques mois à peine, et je crois que tu te débrouillerais bien. — Que je me débrouillerais bien en quoi ? demanda-t-il, méfiant. — Eh bien, en coup de vitesse, évidemment ! » Elle écarquilla les yeux d'un air innocent. « Songe à l'assurance que tu gagnerais, sans parler du bénéfice global pour ta santé. — Jeune fille, tu rêves si tu crois que je vais te laisser m'attirer sur le tapis pour te servir de sac de frappe. » Il renifla. « II se pourrait – il se pourrait, j'insiste – que je sois prêt à me mettre à l'escrime à la mode graysonienne. J'ai toujours été assez à l'aise au fleuret et à l'épée. Du moins je l'étais il y a très, très longtemps, quand j'étudiais à Saganami. Mais ton machin brutal où on sent la sueur et on se bat au corps à corps n'est pas du tout 'non style. » Il secoua la tête. « Non, non, l'autodéfense, c'est ton point fort, pas le mien. Si jamais nous devions un jour tomber sur un voyou qui réussirait par hasard à déjouer la surveillance de tes trois rottweilers, je me contenterais volontiers de tenir ton manteau pendant que tu balaierais le trottoir avec sa tête. Hé, je te paierais même des bonbons et un chocolat chaud après. » Honor se mit à rire, essayant de s'imaginer un Graysonien, même éclairé, tenant les mêmes propos à une femme, n'importe laquelle, si bien formée à l'autodéfense fût-elle. Eh bien, dit-elle au bout de quelques instants, tout en consultant l'affichage de la date et de l'heure sur son œil artificiel, nous allons tous les deux devoir dépoussiérer nos compétences en autodéfense si nous ne descendons pas déjeuner très vite. — Hé, ne me fais pas de reproches ! J'ai essayé de te faire lever ! Et, je te préviens, j'ai bien l'intention de le dire à Émilie quand nous arriverons en retard au petit-déjeuner. — Mon Dieu, ta perfidie n'a pas de limites, dit Honor en attrapant son kimono avant de l'enfiler. Si j'avais su! — Bien sûr, bien sûr. » Il se leva et s'étira avec volupté. « À propos de perfidie, d'ailleurs... » Honor fronça les sourcils. Il mijotait quelque chose, elle le sentait, mais... Hamish lui adressa un doux sourire puis, sans prévenir, il se précipita vers la grande salle de bains. « Hamish, je t'interdis ! » Elle arriva trop tard : la porte de la douche se referma, et elle s'arrêta comme il lui souriait depuis l'autre côté. « On dirait que c'est moi qui vais prendre la première douche, dit-il sur un ton satisfait. À moins, bien sûr, que tu ne veuilles... » Il entrouvrit la porte de la douche, et Honor éclata de rire et en laissant son kimono glisser à terre. Ils étaient effectivement en retard en arrivant au petit déjeuner. Puisque Andrew La Follet et ses autres hommes d'armes savaient exactement pourquoi Honor s'était rendue aux Bruyères, le colonel avait manifestement décidé qu'il était désormais inutile de prétendre ignorer ce qui se passait. La première fois qu'Hamish avait ouvert la porte de sa suite personnelle pour trouver La Follet en faction devant, il n'avait pas été franchement amusé. Il avait eu le bon sens de ne pas en faire un plat, toutefois, et il était beaucoup plus pratique pour Honor de ne plus avoir à détaler par la petite porte tous les matins. Néanmoins, même un homme d'armes ne pouvait pas protéger son seigneur de certains périls, et Hamish et elle jetèrent un coup d'œil prudent par la porte de la salle à manger quand ils y arrivèrent enfin. Émilie était dans son fauteuil médicalisé, à sa place habituelle à table, devant une tasse de café fumante. Mais elle releva très vite la tête à leur arrivée, et le sourire d'Honor s'évanouit aussitôt. Nimitz se redressa brutalement sur son épaule, et Samantha fit de même sur celle d'Hamish, comme les deux chats sylvestres percevaient la même chose qu'Honor. Hamish n'avait pas leur don, mais la rapidité et l'unanimité de la réaction des trois autres ne lui échappa pas. « Émilie ? » Honor franchit très vite la porte, la voix inquiète, tout humour oublié. « Qu'y a-t-il ? — Les... » commença aussitôt Émilie, avant de s'interrompre. « Les nouvelles sont mauvaises, dit-elle au bout d'un moment, le débit moins rapide, d'une voix qui lui ressemblait davantage. Je crains que nous n'en ayons pas tout à fait fini avec la presse, comme nous l'espérions », ajouta-t-elle en montrant les dents sans joie. Honor se dirigea vers le fauteuil médicalisé, oubliant son appétit malgré son métabolisme augmenté. Elle tira une chaise, la tourna vers Émilie et y prit place. Nimitz glissa sur ses genoux en fixant Émilie avec autant d'intensité et d'inquiétude qu'Honor elle-même, et elle sentit Hamish se poster derrière elle avant même que sa main ne se pose sur son épaule. — Il y a eu des fuites, dit-elle sans détour. — Je crois qu'on peut le dire »„ confirma Émilie, sarcastique. Elle fit glisser de la main droite une visionneuse sur la table. Vous vous rappelez notre bon ami Salomon Hayes, je n'en doute pas. » Honor sentit son estomac se nouer brusquement. Elle regarda Hamish par-dessus son épaule, puis saisit la visionneuse et ralluma. Elle ne s'étonna pas de la voir afficher le numéro du jour de la Gazette d'Arrivée. Elle ne s'étonna pas non plus de la voir centrée sur la rubrique « célébrités » de Salomon Hayes. Ce n'était pas la première fois qu'elle faisait l'objet de l'intérêt de Hayes, et une colère brûlante la gagna au souvenir de la campagne de diffamation pour laquelle Haute-Crête et ses sbires s'étaient servis de Hayes. Elle parcourut le texte et pinça les lèvres. Normalement, Hayes faisait plusieurs victimes dans chacune de ses rubriques mesquines et blessantes. Il veillait aussi en général à lancer ses accusations et ses insinuations voilées de façon suffisamment oblique pour éviter tout ce qui serait passible de poursuites en vertu des lois rigoureuses du Royaume stellaire en matière de diffamation. Cette fois, l'article entier était consacré à un sujet unique, et il n'avait rien d'oblique. Surtout pas dans les trois paragraphes de conclusion. ... des sources à la clinique, lut-elle, c'est le médecin principal des Bruyères qui s'est occupé de la duchesse Harrington. Il a personnellement veillé à l'extraction de son fils il y a sept semaines. Malgré toutes nos recherches, il a été impossible de déterminer l'identité du père. Nos sources indiquent même que la duchesse a refusé de le nommer. C'est bien sûr son droit le plus strict, tant légal que moral. Néanmoins, nous autres journalistes devons inévitablement nous demander pourquoi elle l'exerce. Il est certes naturel pour une militaire confrontée à tous les risques du combat spatial de s'inquiéter pour l'avenir. De s'assurer qu'elle aura un enfant, pour elle-même comme pour ses proches. Toutefois, la question se pose : pourquoi a-t-elle jugé nécessaire de mener à bien ce projet tout à fait raisonnable dans un tel climat de secret? De clandestinité, pourrait-on dire. Une autre information anecdotique nous est parvenue, manifestement sans lien avec celle-là, mais néanmoins intéressante. Nous sommes persuadés que les nombreux fans de Lady Émilie Alexander et tous ceux qui lui veulent du bien seront ravis d'apprendre que la comtesse de Havre-Blanc a également eu recours aux services de la clinique des Bruyères. D'après les mêmes sources, son enfant naîtra moins de deux mois après celui de la duchesse Harrington. Le salopard, siffla Hamish dans son dos comme il lisait l'article par-dessus son épaule. Ce foutu lâche, ce moins que rien retors, ce... » Il prit physiquement sur lui pour s'arrêter, à tel point qu'Honor le sentit, et il alla s'asseoir de l'autre côté d'Émilie. — Je me demande qui sont ses "sources", fit Honor sur un ton léger qui ne trompa personne. — En réalité, dit Émilie, il vaudrait peut-être mieux ne pas tirer de conclusions hâtives à ce sujet. » Honor se tourna vers elle, et Émilie renifla. « Pas besoin d'être empathe pour deviner quelle piste tu vas suivre, Honor, étant donné ce que tes parents avaient à dire de leur passé commun avec Illescue. Tu pourrais même voir juste. Mais j'ai eu un peu plus de temps que vous deux pour y réfléchir, et il y a plusieurs choses qui me chiffonnent dans cet article. — À part le fait que cette fois-ci il s'est limité à une seule cible enfin, deux ? intervint Hamish. — Eh bien, oui. La différence principale entre cet article et son style habituel, c'est qu'il se montre très précis. Il cite la date exacte à laquelle tu t'es rendue à la clinique, Honor. Et il mentionne sans erreur la date de naissance prévue pour notre second enfant. Il ne le ferait pas à moins d'être absolument sûr de ses informations, sachant ce que nous lui ferions au tribunal tous les trois s'il se trompait. Mais il cite le docteur Illescue, or, si Illescue était sa source, il ne l'aurait pas nommé. Il n'a aucune raison de le faire, et la seule chose dont il se soit toujours abstenu, c'est bien de citer ses sources. — Parce qu'il n'en a pas, la plupart du temps, grogna Honor. — Ce n'est pas tout à fait exact, fit remarquer Émilie. Salomon Hayes est un gigolo méprisable et dégoûtant qui détecte les rumeurs et les ragots empoisonnés comme une pseudo-buse la charogne. Les trois quarts de ses "informations" viennent de femmes riches qui s'ennuient et ont autant de moralité que des chats de gouttière en rut sur la vieille Terre, et dont au moins la moitié ont leurs propres comptes à régler. Mais il a le plus souvent une source. Ce qui lui permet de se maintenir dans le métier, c'est que la plupart du temps il y a au moins un fond de vérité aux rumeurs qu'il colporte. Une vérité déformée, amplifiée et délibérément biaisée peut-être, mais présente tout de même. C'est ce qui a fait son efficacité quand Haute-Crête et Nord-Aven s'en sont servis contre vous la dernière fois. Les rumeurs grivoises ont toujours fait vendre des journaux, et beaucoup de gens prennent Hayes à la légère pour cette raison. Mais en réalité c'est un ennemi très dangereux, bien plus puissant que bon nombre de gens ne le supposent, précisément parce qu'il a la réputation de savoir pertinemment quels secrets il expose avec tant de plaisir. » Elle s'exprimait d'un ton impassible qui n'aurait pourtant pas trompé quiconque pouvait voir le feu qui couvait dans ses yeux verts. « Tu as peut-être raison, dit Hamish au bout d'un moment. Non, laisse tomber, tu as certainement raison – comme toujours sur ce genre de sujet, mon amour. Malheureusement, cela ne m'aide guère à décider que faire. À part engager un assassin, en tout cas. — Si nous partons sur cette voie, pas besoin d'assassin, fit Honor d'un air sinistre. — Je ne sais pas pourquoi, mais je pense que le provoquer en duel puis lui coller une balle entre les deux yeux, malgré toute la satisfaction que tu en tirerais, n'est pas la meilleure façon de réagir à la situation, répondit Émilie, sarcastique. Quoique nous pourrions récolter une petite fortune en vendant des billets pour l'événement. — Bah ! Dès que tu l'auras défié, il émigrera vers Beowulf ! grommela Hamish. Les duels sont interdits là-bas. — Peut-être pourrions-nous écarter ce doux fantasme de nos réflexions ? » suggéra Émilie sur un ton un peu acerbe, et son mari murmura ce qu'elle choisit d'interpréter comme un accord. « Ce qui me gêne le plus, dit Honor, troublée, c'est la façon dont il nous a explicitement associées toi et moi, Émilie. Enfin, ajouta-t-elle avec un sourire quasi naturel, ça et le fait que je ne voulais pas vraiment savoir pour l'instant si c'était une fille ou un fils. — La question que je me pose, fit Émilie, songeuse, c'est s'il croit sincèrement qu'Hamish est aussi le père de ton enfant, Honor, ou s'il n'a fait le lien que pour rappeler à ses lecteurs ses précédentes allégations vous concernant. Sait-il quelque chose ou ses insinuations ne sont-elles qu'une attaque contre nous trois motivée par ce que nous lui avons fait la dernière fois ? — Je pense qu'il sait ou qu'il a de sérieux soupçons », répondit Honor. Puis elle secoua la tête. « Non, je pense qu'il n'a que des soupçons. Il ne pourrait savoir à coup sûr que s'il avait obtenu d'une façon ou d'une autre une comparaison du génome de l'enfant et d'Hamish, et si Illescue n'est pas sa source, je ne vois pas comment il aurait pu. — Ce n'est pas faux, commenta Hamish. Et j'ai tendance à penser comme toi. Ce qui nous amène à une autre considération. » Il eut une grimace contrariée. « Tu passes énormément de temps à Havre-Blanc dès que tu es sur Manticore, Honor. Pas besoin d'un hyper physicien pour s'en rendre compte. Quant au fait que nous ayons été accusés d'être amants alors que nous ne l'étions pas, cela ne va rien arranger maintenant que nous le sommes bel et bien. Par conséquent, qu'il suggère ouvertement que je suis le père ou non, l'idée se répandra très bientôt, si ce n'est déjà fait. — Je pourrais sans doute essayer de venir moins souvent, fit lentement Honor, l'air beaucoup plus contrariée encore que lui. — Non, c'est hors de question, trancha Émilie en secouant la tête. On ne devrait jamais vous autoriser à sortir dans le monde sans chaperon, l'un comme l'autre ! » Ils la regardèrent, interloqués, et elle renifla, moqueuse. « Si tu cesses soudain de rendre visite à ton amie Émilie suite à la petite bombe qu'a lâchée Hayes, tout le monde en tirera la conclusion qui s'impose – et c'est bien la dernière chose que tu veuilles en ce moment, n'est-ce pas, Honor ? — Eh bien, oui, mais... — Il n'y a pas de mais. Et puis, de toute façon, puisque nous avons toujours eu l'intention de reconnaître la paternité d'Hamish au bout du compte, nous ne pouvons pas monter sur nos grands chevaux et traiter Hayes de menteur. C'est un crétin, une fouine, un misérable vermisseau, mais cette fois-ci du moins, on ne peut pas dire qu'il mente. Si nous le traitons de menteur maintenant, cela créera toutes sortes de problèmes le jour où nous dirons la vérité. Et à moins d'être prêts à le faire, changer soudain tes habitudes reviendrait à reconnaître qu'il a tapé dans le mille... et que tu t'efforces de nier l'évidence. — Alors qu'est-ce qu'on fait? demanda Honor. — Rien », répondit Émilie, laconique. Les deux autres la dévisagèrent, incrédules, et elle leva la main et la laissa retomber –l'équivalent d'un haussement d'épaules chez elle. « Je n'ai pas dit que cette idée me plaisait. Pourtant la meilleure des mauvaises options qui s'offrent à nous consiste simplement à l'ignorer. Honor quitte de nouveau la planète demain, et les journalistes qui risquent d'avoir envie de nous suivre sur une histoire comme celle-ci auront du mal à l'atteindre quand elle sera de retour au sein de la Huitième Force. Quant à moi, j'ai beau détester le cliché de la "pauvre invalide", il m'offre un certain degré de protection contre ce type d'indiscrétions. Par conséquent, le seul qui risque d'être harcelé à ce sujet, c'est toi, Hamish. — Splendide, merci de me prévenir, dit-il sombrement. — Tu es un homme politique désormais, plus seulement un amiral, répondit sa femme. Cela fait de toi une proie rêvée et, depuis le temps, tu devrais au moins avoir une petite idée de la façon de réagir. — "Sans commentaire" ? — Cela marchera sans doute de la part de tes porte-parole officiels. Après tout, même si Hayes a raison, il s'agit d'une question personnelle et non d'un sujet sur lequel des porte-parole du gouvernement doivent perdre du temps. Cela ne suffira pas pour toi, en revanche. Si un journaliste réussit à te coincer pour un entretien personnel, il va falloir que tu trouves mieux, sinon autant leur dire carrément que tu es le père. — Et tu me suggères ? — Je pense que ta réponse devrait être que la duchesse Harrington fait développer artificiellement son enfant et que si elle a décliné – jusqu'à maintenant – de révéler le nom du père de l'enfant, c'est son droit le plus strict, et que tu n'as pas l'intention de spéculer sur ce point. — Et si on me demande franco si c'est moi le père ? » Hamish agita le poing en un geste de grande frustration. « Bon sang, c'est bien moi le père, et même si cette grossesse est accidentelle, j'en suis fier ! — Je sais, mon chéri, fit doucement Émilie, le regard lumineux, tout en posant la main sur son avant-bras. Et si on te pose la question de but en blanc, tu ne peux pas te permettre de mentir. Alors je te suggère d'en rire. — En rire ? — Aussi naturellement que possible. Je sais que tes talents de comédien laissent un peu à désirer, mon cher, mais je t'aiderai à t'entraîner devant le miroir. » Son œil brillait de malice, et il lui fit une grimace. « Mais c'est réellement la meilleure façon de réagir, reprit-elle plus gravement. Rire. Et si on persiste à te questionner, contente-toi de répéter que tu n'as pas l'intention de spéculer, et que tu penses que la volonté manifeste d'Honor à ce sujet devrait être respectée de tous. Toi, en tout cas, tu as bien l'intention de la respecter comme si tu étais bel et bien le père. — Et tu crois vraiment que ça va marcher ? fit-il, sceptique. — Je n'ai rien dit de tel, répondit Émilie. J'ai seulement dit que c'était notre meilleure option. » CHAPITRE VINGT-CINQ « Souhaitez-vous que je m'occupe du cas de ce... monsieur pendant votre absence, milady ? » Miranda La Follet était assise dans son bureau de la baie de Jason, et quand Honor passa la tête par la porte ouverte, sa « femme de chambre » tenait un journal électronique entre le pouce et l'index, avec l'air dégoûté de qui vient de trouver une souris morte dans sa soupe. « Et qu'envisagez-vous au juste de faire concernant monsieur Hayes ? s'enquit doucement Honor. Nous ne sommes pas sur Grayson, vous savez, Miranda. — Oh, je le sais bien, milady. » Miranda eut une grimace de dégoût, et Farragut, son chat sylvestre, siffla doucement depuis le perchoir installé à côté de sa chaise. « La liberté de la presse est une chose formidable, milady. Elle existe sur Grayson aussi, vous savez. Mais ce monsieur Hayes n'apprécierait sans doute pas ce que sa conception du journalisme lui vaudrait par chez nous. — Voilà qui ne me semble pas typique d'une presse libre, fit remarquer Honor. Ne vous méprenez pas, je trouve moi aussi que monsieur Hayes aurait bien plus bel air avec les jambes cassées. Hélas, s'il s'agissait d'une solution pratique à ce problème, je m'en serais déjà occupée moi-même. — On peut toujours demander à Micah », proposa Miranda. Micah La Follet, son plus jeune frère, venait d'avoir vingt-six ans. Assez jeune pour recevoir un traitement prolong de troisième génération et ayant eu la chance de bénéficier d'un régime alimentaire et d'une surveillance médicale adaptés depuis l'enfance, il mesurait quatorze centimètres de plus que son aîné, Andrew. En dépit de sa taille (il demeurait en réalité plus petit qu’Honor de cinq centimètres), il paraissait beaucoup plus jeune que son âge à des yeux graysoniens, mais il était déjà en fin de formation d'homme d'armes, et il vénérait littéralement Honor. « Non, on ne peut pas demander à Micah, gronda Honor. Ce n'est pas encore un homme d'armes, et il est beaucoup trop enthousiaste. Sans compter que les coups et blessures volontaires sont passibles de poursuites pénales dans le Royaume et que, contrairement à votre frère aîné, il ne bénéficie d'aucune forme d'immunité diplomatique. — Dans ce cas, Richard devrait pouvoir y faire quelque chose. » Miranda gardait un ton badin et s'efforçait de ne paraître qu'à demi sérieuse, mais Honor sentait sa rage bouillonner juste sous la surface. « Miranda, dit-elle en entrant franchement dans le bureau, votre colère me touche sincèrement. J'apprécie beaucoup que vous, Andrew, Simon, Micah, Spencer et Mac vouliez me protéger de tout cela. Et bien que Richard soit un excellent avocat, Salomon Hayes s'exerce depuis des décennies à frôler la diffamation sans jamais franchir tout à fait la ligne qui le rendrait passible de poursuites. — Mais, milady, protesta Miranda, cessant de faire mine de plaisanter, la nouvelle va remonter jusqu'à Grayson. Nos sujets ne s'en offusqueront pas, mais ce fumier de Mueller et ses détestables acolytes vont tout faire pour vous causer du tort à ce sujet auprès des conservateurs. Miranda avait l'air révoltée, et Honor lui sourit. « Ce n'est pas comme si je n'avais jamais été la cible de journalistes auparavant, fit-elle remarquer. Pour l'instant, j'ai survécu, même si l'expérience a parfois été désagréable. Et puis... Elle s'interrompit un instant et haussa les épaules. « Et puis, avoua-t-elle, je ne suis pas tout à fait aussi indifférente à cette affaire que vous semblez le croire. Faites-moi confiance, monsieur Hayes finira par regretter ses efforts. — Milady? » Miranda parut ragaillardie, et sa voix trahissait une légère tension. Une tension accompagnée de ce regard qu'une nourrice graysonienne réserve aux enfants qu'elle garde quand aucun n'a l'air de rien savoir du cadavre de grenouille des sables apparu comme par magie dans le purificateur d'air de la nurserie. « Eh bien, dit Honor, il se trouve que j'ai rencontré Stacey Hauptman par hasard hier au déjeuner, et je ne sais comment, nous avons fini par parler de journalisme. Il semble que Stacey envisage d'investir dans ce domaine depuis quelque temps. Elle m'a dit qu'elle se proposait de commencer par acheter La Gazette d'Arrivée – pour faire ses armes, vous voyez. Explorer les possibilités, si l'on veut. Et il me semble l'avoir entendue évoquer son intention de... Comment dit-elle, déjà ? Ah, oui. Son intention de "faire le ménage dans le journalisme professionnel sur Manticore en général". — Milady ! s'exclama Miranda sur un ton tout autre, une soudaine étincelle dans ses yeux gris. C'est proprement diabolique, ajouta-t-elle, profondément satisfaite. — Je n'ai jamais suggéré pour ma part qu'elle prenne aucune mesure, fit Honor, vertueuse, et on ne pourra pas m'accuser, ni aucun de mes employés, d'avoir tenté quoi que ce soit contre Hayes. Je vous avouerai toutefois que l'idée que Stacey Hauptman s'occupe personnellement de son cas me procure une... immense satisfaction. Cela ne changera rien au mal qu'il a déjà fait, mais je suis à peu près sûre que nous n'entendrons pas parler de lui une troisième fois. — Et vous qui sous-entendiez que la presse graysonienne s'imposait peut-être des contraintes. – Même au Royaume stellaire, Miranda, les citoyens – par sa position aux émanations du gouvernement ou aux organismes publics – ont le droit de faire connaître leur mécontentement, tant qu'ils n'enfreignent aucune loi et ne violent pas les droits civiques d'autrui. Choses que, je vous l'assure, Stacey n'a aucune intention de faire. D'ailleurs, maintenant que j'y pense, il n'en a pas non plus besoin. — Oh, bien sûr que non, milady ! » « Je veux savoir d'où vient cette fuite, et je veux le savoir pour hier. » La voix du docteur Franz Illescue était atone, presque sereine, et son absence d'emphase ou de point d'exclamation ne manqua pas d'alarmer tous les membres du personnel de direction de la clinique des Bruyères. « Mais, docteur, intervint prudemment Julia Isher, directrice commerciale de la clinique, nous n'avons pour l'instant aucune preuve que l'un de nos employés soit responsable. — Ne vous faites pas plus bête que vous n'êtes, Julia. Et ne me prenez pas non plus pour un idiot », répondit Illescue sur le même ton calme, et Isher grimaça. Franz Illescue pouvait être un parfait emmerdeur, et bien que plus d'un eût essayé de lui faire passer son arrogance aristocratique naturelle depuis un siècle ou presque, il garderait toujours un sentiment implicite de supériorité. La certitude inébranlable qu'il était meilleur que quiconque autour de lui, par la grâce de sa naissance et la marche naturelle de l'univers. Malgré cela, toutefois – ou peut-être à cause de cela –, il veillait en général à respecter les règles de politesse envers les « petites gens » qu'il fréquentait. Quand il ne le faisait pas, en de rares occasions, c'était très, très mauvais signe. « L'un de nos employés est responsable, ça ne fait aucun doute, reprit-il après quelques secondes. Qu'on ait délibérément vendu l'information à ce... ce... dénommé Hayes ou non, elle devait forcément venir d'un employé de la clinique. Quelqu'un qui a accès à nos dossiers confidentiels. Quelqu'un qui, s'il n'a pas délibérément vendu l'information, s'est néanmoins rendu coupable d'une négligence criminelle – et je pèse mes mots, au vu de nos accords de confidentialité avec nos patients. Quelqu'un qui en a discuté là où il n'aurait pas dû, ou qui a fourni à un tiers un accès non autorisé. Dans tous les cas, je veux sa tête. Je la veux sur un plateau d'argent, bien cuite et servie avec des frites. Et j'ai l'intention de veiller à ce que cette personne, quelle qu'elle soit, ne travaille plus jamais dans ce domaine – ni aucune autre branche de la profession médicale –au sein du Royaume stellaire. » Plus d'un employé assis autour de l'immense table blêmit visiblement. Illescue n'avait toujours pas élevé la voix, mais la température qui régnait dans la salle de conférence paraissait osciller à un degré ou deux du zéro Kelvin. Certains, comme Isher, travaillaient avec lui depuis plus de vingt ans et ne l'avaient jamais vu dans une colère pareille. « Docteur, dit Isher au bout de quelques instants, j'ai déjà commencé à établir la liste de ceux qui avaient accès au dossier de la duchesse Harrington. Je vous assure que nous faisons tout notre possible pour déterminer comment cette information a quitté nos bases de données pour atterrir entre les mains de monsieur Hayes. Mais pour l'instant nos agents de sécurité, dont certains sont très versés dans la cybernétique, n'ont rien trouvé du tout. J'ai demandé à Tajman Meyers (Meyers était le responsable de la sécurité, absent de la réunion pour la bonne raison qu'il menait personnellement l'enquête) s'il fallait que nous sollicitions quelqu'un d'autre, comme la police d'Arrivée. Selon lui, nos gars sont sans doute aussi compétents que la plupart des enquêteurs de la police, mais si vous voulez lui associer une équipe extérieure, il coopérera pleinement. » Pile soutint sans ciller le regard sombre et menaçant d'Illescue. — La vérité, toutefois, docteur, c'est que nous pourrions bien ne jamais réussir à identifier le responsable. Comme vous dites, il pourrait s'agir d'une simple indiscrétion. Bien sûr, même si je répugne à penser qu'un seul de nos employés puisse trahir ainsi notre confiance, quelqu'un pourrait avoir délibérément transmis l'information. Dans les deux cas, toutefois, j'ai le sentiment que cela s'est fait oralement, sans trace écrite ni électronique. Ce qui ne nous laisse pas grand-chose en termes d'indices. » Illescue la fixait d'un œil froid, sa personnalité habituellement rassurante de médecin notablement en retrait. Elle avait raison, il le savait, et cela ne faisait que nourrir sa colère. « Je veux la liste de tous les membres de notre personnel qui avaient accès à la fois au dossier de la duchesse Harrington et de la comtesse de Havre-Blanc, dit-il au bout d'un moment. Tous sans exception : docteurs, infirmières, techniciens, secrétaires. En règle générale, je ne cautionne pas les chasses aux sorcières, mais je vais faire une exception dans le cas présent. » Il balaya du regard la salle de conférence et montra les dents en un rictus qui ne pouvait pas passer pour un sourire. « Pour être tout à fait franc, je m'en réjouis même à l'avance. » « Mon Dieu, Julia, marmonna Martin Knippschd tandis qu'ils remontaient le couloir ensemble, je ne l'ai jamais vu dans une telle rage ! » Il secoua la tête. « Je veux dire, c'est terrible, certes, je suis d'accord, et pas seulement parce que cela empiète sur la vie privée de la duchesse Harrington. On a bel air ici, à la clinique ! Mais soyons honnêtes, ce n'est pas vraiment la première fois que nous connaissons des fuites. Et son allusion à une "chasse aux sorcières" !... — Il n'a pas dit ça dans le vent, Marty, répondit Isher à voix basse. Il est sérieux. Et s'il découvre l'identité du responsable... » Elle haussa les épaules, l'air lugubre, et Knippschd secoua la tête. «Je te crois. Seulement, je ne comprends pas pourquoi. » Isher le regarda un instant, le temps de décider si elle pouvait en dire davantage. Le docteur Martin Knippschd était en quelque sorte son équivalent du côté médical dans le fonctionnement de la clinique. Il ne faisait pas partie des associés, mais il était responsable de la bonne marche des laboratoires et des techniciens qui y travaillaient. Et à moins d'un événement fort inattendu, il deviendrait le dernier associé en date de la clinique d'ici trois ans T. « C'est... personnel, cette fois-ci, dit-elle enfin. Le docteur Illescue a eu affaire aux Harrington par le passé. — J'avais pourtant l'impression qu'il n'avait jamais rencontré la duchesse avant qu'elle devienne sa patiente. — Je n'ai pas dit qu'il avait eu affaire à elle, Marty. Il s'agit de ses parents, et c'est personnel, pas professionnel. Je ne vais pas entrer dans les détails, mais disons que s'il y a deux médecins dans tout le Royaume stellaire pour qui il ramperait sur du verre brisé plutôt que de leur donner la moindre raison de mettre en cause sa conduite professionnelle, c'est Alfred et Allison Harrington. Pire encore, à mon avis il craint qu'ils ne pensent qu'il a lui-même organisé la fuite. — C'est ridicule ! » Knippschd était sincèrement furieux. « C'est un emmerdeur de première, mais je n'ai jamais rencontré de médecin qui prenait ses responsabilités professionnelles et éthiques davantage au sérieux que lui ! — Je suis bien d'accord, fit doucement Isher. Et je n'ai pas dit que les Harrington me paraissaient susceptibles de croire une chose pareille. En revanche, il a peur que ce soit le cas. Et vois-tu, Marty, c'est pour ça que je suis personnellement ravie de ne pas être celle qui a vendu la mèche à Salomon Hayes. » Ils marchèrent encore un peu en silence, puis Isher eut un petit rire sans humour. « Quoi ? s'enquit Knippschd. — Rien, je réfléchissais. Il dit qu'il veut la tête du coupable servie bien cuite, hein ? » Knippschd acquiesça, et elle haussa les épaules. « Eh bien, je me demande s'il me laisserait au moins allumer le feu pour lui le moment venu... » « Nous sommes en approche, milady, annonça le pilote de la pinasse sur l'intercom. Il se trouve à dix heures, un peu plus bas. » Honor se rapprocha du hublot de telle façon que le bout de son nez touchait presque le plastoblinde. Elle était assise à tribord, juste à l'avant des ailes à géométrie variable, et elle jeta un coup d'œil plus avant tandis qu'apparaissait le fuseau lisse et blanc d'un vaisseau spatial. Une barge d'approvisionnement en missiles occupait une position toute proche sur la même orbite, ce qui offrait une certaine perspective, un élément auquel comparer la taille du nouveau bâtiment – qui paraissait justement un peu bizarre à un observateur expérimenté. Il s'agissait à l'évidence d'un croiseur de combat, pourtant Honor n'en avait jamais vu d'aussi gros. Les Agamemnons comme l'Achille de Michelle Henke jaugeaient près d'un million sept cent cinquante mille tonnes, mais ce bâtiment jaugeait encore un demi-million de tonnes supplémentaire. Or, si les Agamemnons étaient conçus pour larguer des capsules, ce n'était pas le cas de celui-ci. Elle augmenta le zoom de son œil artificiel et fit le point sur le numéro de coque, à l'arrière de l'anneau d'impulsion de proue : CC-762, et, juste en dessous, son nom : Victoire. Elle pesa ce nom dans les profondeurs de son esprit et en conçut un sentiment mitigé pendant qu'elle admirait la splendide nouvelle unité. Le prédécesseur de ce Victoire avait été mis sur la liste des vaisseaux destinés à la casse par l'Amirauté de Janacek afin de libérer son nom pour le premier bâtiment éponyme d'une nouvelle classe. La soudaine reprise des hostilités avait sauvé le bâtiment CC-413 de la casse, mais, son nom ayant déjà été réattribué, il avait été rebaptisé Hancock. S'il fallait vraiment le renommer, Honor ne trouvait rien à redire à ce choix, mais en tant que premier commandant de l'ancien Victoire, elle considérerait toujours celui-ci comme le véritable gardien de ce nom. Et pourtant, malgré ses multiples désaccords avec feu Édouard Janacek et l'opposition amère qu'avaient suscitée chez elle tant de ses décisions désastreuses à la tête de l'Amirauté, elle devait reconnaître que, cette fois-ci, il avait peut-être fait le bon choix. Victoire était le nom le plus prestigieux au sein de la Flotte royale manticorienne. Il y avait toujours un Victoire, et il s'agissait toujours d'un croiseur de combat. Et quand on le mettait en service, il était toujours le croiseur de combat le plus récent et le plus puissant de la flotte. Toutefois, l'ancien Victoire — le Hancock désormais — était au mieux obsolescent bien qu'ayant à peine seize ans T. Il avait été mis à rude épreuve sur cette période, mais c'était l'évolution de l'armement et des tactiques, notamment en matière de combat de missiles, qui l'avait relégué à une efficacité de seconde zone, pas la sénilité. À l'époque des missiles à propulsion multiple, la niche traditionnelle des croiseurs de combat avait changé de façon spectaculaire, et le CC-413 était tout simplement dépassé. Les croiseurs de combat étaient conçus pour poursuivre et détruire les croiseurs ennemis, ou pour effectuer des raids et s'enfuir aussitôt. Des protecteurs idéaux pour les vaisseaux commerciaux — et, en contrepartie, leur prédateur idéal. Traditionnellement, surtout au service de Manticore, ils n'étaient pas censés prendre place dans le mur de bataille car leur blindage relativement léger et leur conception de croiseur ne résisteraient pas au pilonnage que les supercuirassés devaient pouvoir subir. Ils étaient faits pour échapper aux vaisseaux du mur, pour être capables de détruire toute unité plus légère qu'eux et courir plus vite que toutes les plus grosses. Cependant, la portée exceptionnelle des MPM compliquait beaucoup les choses, s'agissant de rester hors de portée effective, et la place prépondérante des combats de missiles à grande distance imposait des salves plus denses et un volume de stockage de projectiles accru. Il avait semblé un temps que le croiseur de combat était tout simplement devenu obsolète, comme le bombardier avant lui, et qu'il disparaîtrait de la même façon de l'ordre de bataille des flottes dignes de ce nom. Mais cette classe - ou du moins le rôle qu'elle assurait — était trop précieuse pour qu'on la laisse s'éteindre, et des améliorations de l'efficacité des compensateurs et d'autres aspects de la technologie militaire avaient permis sa transformation. Les Graysoniens avaient ouvert la voie vers l'une des évolutions envisageables avec leurs porte-capsules de classe Courvosier II. Les Agamemnons de la FRM constituaient la version manticorienne de la même idée, à l'image des Blücher pour les Andermiens, et cette approche offrait à n'en pas douter des avantages conséquents par rapport aux anciens modèles. Mais le CCP-C n'était pas tout à fait satisfaisant, en réalité. S'il était capable de produire un gros volume de feu, il ne pouvait le soutenir qu'un temps limité, et son cœur creux coûtait davantage en termes d'intégrité structurelle que le même concept dans un supercuirassé; bâti sur une base beaucoup plus puissante. ConstNav, sous la direction du vice-amiral Toscarelli avait poursuivi une autre approche en même temps qu'il dessinait les croiseurs lourds de classe Édouard Saganami C. Le Victoire en était le résultat : un « croiseur de combat » de deux millions et demi de tonnes, presque trois fois la taille de l'ancien bâtiment d'Honor, doté d'un taux d'accélération supérieur de trente pour cent. L'ancien Victoire emportait dix-huit lasers, seize grasers, cinquante-deux tubes lance-missiles et trente-deux lanceurs d'antimissiles et grappes de défense active. Le nouveau Victoire n'embarquait pas de laser, trente-deux grasers – dont huit en armement de poursuite –, cinquante tubes lance-missiles (aucun en poursuite) et trente lanceurs d'antimissiles et grappes laser. L'ancien Victoire exigeait un équipage de plus de deux mille matelots; celui du nouveau s'élevait à sept cent cinquante. Et le nouveau Victoire était armé du missile Mark 16 à propulsion double. Avec la capacité de tir déporté développée par la FRM, il pouvait faire viser la même cible aux tubes de ses deux flancs, permettant des salves de cinquante projectiles et non plus vingt-deux. Quant à la portée maximale sous propulsion de leurs missiles (tirés au repos), celle de l'ancien Victoire dépassait à peine les six millions de kilomètres contre plus de vingt-neuf millions pour son successeur. Il ne pouvait pas tirer les MPM à trois étages que géraient les Courvosier et les Agamemnons (le fin du fin), et sa flexibilité tactique était donc légèrement moindre, sans compter que ses ogives emportaient une charge un peu moins puissante. En revanche, là où un Agamemnon éjectant ses capsules à vitesse maximale épuisait ses munitions en quatorze minutes, le Victoire en emportait suffisamment pour soutenir près de quarante minutes de tir et embarquait également cinquante pour cent d'antimissiles en plus. Pour tout dire, si les Courvosiers étaient bel et bien armés des MPM à trois étages, la FRM avait choisi de charger les capsules des Agamemnons de Mark 16. ArmNav avait également produit les capsules standard, mais l'Amirauté avait décidé que la densité de salve que permettaient les Mark 16 importait davantage que la portée accrue de missiles plus gros. Pour sa part, Honor était convaincue que ce Victoire représentait l'avenir des croiseurs de combat, et elle regrettait profondément que l'Amirauté de Janacek, qui avait autorisé sa construction, n'ait vu en lui qu'un prototype unique. La flotte avait désespérément besoin d'autant de Victoires que possible, or elle n'en avait qu'un, en tout et pour tout – et elle n'en aurait pas dits avant au mieux un an T. Au moins, c'est Honor qui disposait du seul et unique exemplaire, et elle avait convaincu l'amiral Cortez de le confier à un commandant presque aussi compétent que... irritant, se dit-elle un souriant à son reflet dans le plastoblinde. « Voulez-vous qu'on effectue un autre passage, milady ? s'enquit le pilote, et Honor enfonça le bouton d'intercom sur le bras de son fauteuil. — Non, merci, chef. J'en ai vu assez. Nous allons directement au vaisseau amiral. Le capitaine Cardones m'attend pour le déjeuner. — Bien, amiral. » La pinasse changea de cap, et Honor se renfonça dans son siège tout en réfléchissant à l'avenir. « Docteur Illescue ! Docteur Illescue ! Vos commentaires sur ce que dit la presse concernant la grossesse de la duchesse Harrington ? » Flegmatique, Franz Illescue traversa le hall de la clinique en ignorant les questions qu'on lui hurlait. « Docteur Illescue ! Êtes-vous prêt à confirmer que le comte de Havre-Blanc est le père de l'enfant de la duchesse Harrington ? — Docteur Illescue ! Est-il vrai que le père de l'enfant est en fait le prince Michaël ? — Êtes-vous prêt à nier catégoriquement que le père soit le baron de Grandville ou Benjamin Mayhew ? — Docteur Illescue !... » La fermeture des portes de l'ascenseur mit fin au raffut, et Illescue alluma son communicateur personnel d'un doigt rageur. « Sécurité, ici Meyers, répondit aussitôt une voix. « Tajman, ici le docteur Illescue. » Une fureur presque palpable imprégnait son baryton d'ordinaire calme. « Vous voulez bien m'expliquer ce que c'est que ce... ce cirque dans notre hall ? — Je suis navré, monsieur, répondit Meyers. J'ignorais que vous arriviez par l'entrée publique, sinon j'aurais au moins prévenu votre chauffeur. Ils nous sont tombés dessus juste après le déjeuner, et pour l'instant ils ne portent pas atteinte à la vie privée de nos patients. D'après la procédure, je ne peux donc pas leur interdire la zone publique de l'établissement. — Eh bien, il se trouve que c'est moi qui ai rédigé cette putain de procédure, grogna Illescue, et à partir de maintenant vous pouvez interdire à ces chacals n'importe quelle partie de cet établissement jusqu'à ce que l'enfer gèle sur place ! Je me fais bien comprendre ? — Euh... oui, monsieur. Je m'en occupe tout de suite, monsieur. — Merci », conclut Illescue d'une voix un peu plus proche de la normale avant de fermer le circuit de com en prenant une profonde inspiration. Il s'adossa contre la cloison de l'ascenseur et se frotta le visage avec lassitude. Meyers et lui n'avaient pas avancé dans leur recherche du responsable de la fuite, et cette histoire prenait des proportions incontrôlables. Certes, il n'avait pas entretenu grand espoir de la contrôler de toute façon. La presse se mettait dans tous ses états, et les hypothèses les plus invraisemblables se répandaient –comme le montraient les questions posées dans le hall. Au moins, il s'était entretenu avec les deux docteurs Harrington, même si c'était déplaisant, et il était à peu près persuadé que ni l'un ni l'autre ne le tenaient personnellement pour responsable, mais cela lui était d'un piètre réconfort. Il n'aimait guère la duchesse Harrington à cause de ses liens familiaux, certes, mais c'était sa patiente. Elle avait légalement et moralement droit au respect de sa vie privée et du secret médical, or celui-ci avait été piétiné. C'était presque une forme de viol, même si l'agression n'était pas physique, et il aurait ressenti une rage froide et amère pour n'importe quel patient. Dans le cas présent, étant donné la notoriété de ce patient et la façon dont celle-ci stimulait l'imagination des journalistes, il était au-delà de toute rage. Franz Illescue n'était pas un grand partisan de la pratique du duel. Mais en l'occurrence, s'il réussissait à trouver le responsable, il était prêt à faire une exception. « Bienvenue », dit Michelle Henke dans un sourire tandis qu'Andrew La Follet s'arrêtait au sas de sa cabine de jour, que franchissaient Honor et Nimitz. « Merci. » Honor traversa la cabine et s'affala sur le divan de Henke comme elle n'aurait jamais envisagé de le faire en présence d'autres personnes. « J'imagine que Diego t'a reçue dignement ? » demanda Henke d'un ton léger. Le capitaine de vaisseau Diego Mikhailov était le commandant de l'Ajax. « Je lui ai dit que tu voulais que ce soit discret. — Il a fait aussi discret que mon fidèle chevalier de l'autre côté du sas était prêt à le permettre, répondit Honor. Je l'aime bien, ajouta-t-elle. — Il est sympathique. Et il fait bien son boulot. Sans compter qu'il est suffisamment intelligent pour concevoir que tu te sentes harcelée et traquée. Il comprend tout à fait pourquoi il n'est pas invité à dîner ce soir. D'ailleurs, il m'a même fait remarquer que tu devais être bien contente de remonter à bord. — Pour tout dire, j'ai rarement été si heureuse de me retrouver confinée à bord d'un vaisseau de toute ma vie », reconnu Honor. Elle posa la tête sur le bras du divan, ferma les yeux et s'allongea avec Nimitz sur la poitrine. » C'est parce que le pire qui puisse t'arriver ici, c'est que le vaisseau explose », ironisa Henke. Elle gagna le bar, ouvrit un petit réfrigérateur et en sortit deux bouteilles fraîches d'Old Tilman. Honor eut un petit rire reconnaissant bien qu'à demi amusé seulement, et Henke sourit en ouvrant les bières. « J'ai dit à Clarissa que je la sonnerais si nous décidions que nous avions besoin d'elle, poursuivit-elle en tendant une bouteille à Honor. Tiens. » Honor entrouvrit l’œil, la regarda, et Henke lui montra la bière. « On dirait que tu en as besoin. — Ce dont j'ai besoin, c'est d'un quart d'heure – allez, dix minutes feraient l'affaire -- seule avec monsieur Hayes », dit méchamment Honor. Elle accepta la bouteille et avala une gorgée de bière froide. « Je me sentirais beaucoup mieux ensuite. — Du moins jusqu'à ce qu'on vienne te jeter en prison. — Certes. Les tribunaux ne plaisantent pas là-dessus, hein ? — Hélas. » Henke prit une gorgée de bière elle aussi tout en s'enfonçant dans un fauteuil face au divan d'Honor, et elle posa le talon sur la table basse coûteuse qui trônait entre elles sur un tapis plus coûteux encore. Honor lui sourit et regarda autour d'elle avec curiosité. C'était la première fois qu'elle rendait visite à Henke à bord de l'Ajax, et bien que sa cabine de jour fût beaucoup plus petite que ses somptueux quartiers d'état-major à bord de l'Imperator, elle était grande et confortable comparée à celles de la plupart des croiseurs de combat. L'équipage de l'Ajax comptait en tout moins de six cents personnes, fusiliers inclus, et ses concepteurs, face à tant de place, s'étaient manifestement dit qu'un personnage aussi important qu'un officier d'état-major méritait le meilleur. Le tapis à poils longs était d'un rouge foncé que Henke n'aurait jamais choisi de son propre chef, Honor le savait, et elle avait sans doute l'intention d'en changer dès que possible, mais les cloisons lambrissées, l'éclairage indirect et des holosculptures lui donnaient un air de confort presque indécent. Cerise sur le gâteau, la cabine était vide à l'exception de Henke, Nimitz et elle-même. « Ça va mieux? demanda son amie au bout d'un moment. — Un peu. » Honor ferma de nouveau les yeux et fit rouler la bouteille fraîche sur son front. « Beaucoup, en fait, reprit-elle après quelques instants. Les lueurs d'âme dans les parages sont beaucoup plus sympathiques envers Nimitz et moi. — La vie d'empathe doit être vraiment pénible par moments, dit Henke. — Tu n'imagines même pas, répondit Honor avant d'ouvrir les yeux et de se redresser un peu. Pour être tout à fait honnête, Mike, c'est une des raisons pour lesquelles j'étais si heureuse que u m'invites à dîner ce soir. Tout mon état-major est résolument de mon côté, mais si j'étais restée à bord de mon vaisseau amiral, j'aurais été quasi obligée d'organiser un dîner le soir de mon retour. Manger seule avec ma vieille copine est une perspective beaucoup plus alléchante. Merci. — Eh, les amis sont faits pour ça! répondit Henke d'un ton badin qui ne cadrait pas avec ses émotions, tout en s'efforçant de ne pas montrer combien elle était touchée. — Bah, tu es de bonne compagnie, fit Honor avec un sourire en coin. Mais si je devais être tout à fait honnête, j'avouerais sans doute que le véritable intérêt de ce dîner, c'est le paprikache de l'intendante Arbuclde. — Je veillerai à ce que Clarissa donne la recette à Mac », répondit Henke, sarcastique. « Garde-à-vous ! Les officiers d'état-major de la Huitième Force, leurs principaux collaborateurs et leurs capitaines de pavillon se levèrent à l'entrée dans le compartiment d'Honor, Rafael Cardones, Mercedes Brigham et Andréa Jaruwalski. Simon Mattingly et Spencer Hawke se postèrent contre la cloison de chaque côté du sas, à l'extérieur de la cabine, et Andrew La Follet suivit les officiers spatiaux. Il prit sa place habituelle derrière le fauteuil d'Honor, dos à la cloison, discret, et balaya calmement de ses yeux gris la salle de briefing en prêtant instinctivement attention au moindre détail. « Asseyez-vous, mesdames et messieurs », dit Honor en se dirigeant vers son siège. MacGuiness avait réussi à trouver un perchoir pour Nimitz, qu'il avait fixé au dos du fauteuil d'Honor, et le chat sylvestre ronronna bruyamment en s'y installant. Honor lui sourit, consciente qu'il approuvait cette nouvelle configuration, puis elle prit place et observa son équipe de commandement. Les principaux commandants de division étaient présents cette fois, eux aussi, et ils n'étaient plus de parfaits inconnus. Elle nourrissait encore quelques petites réserves au sujet de certains, mais dans l'ensemble elle ne doutait pas de la qualité de son arme. Elle n'aurait su dire si celle-ci suffirait à la tâche qu'on lui imposait mais, si elle échouait, ce ne serait pas faute d'hommes et de femmes de qualité. « Comme vous le savez tous, dit-elle bientôt, nous avons reçu quelques unités en renfort. Pas autant que nous aurions dû —d'autres engagements, hélas, appellent des unités qui nous auraient autrement été destinées. Néanmoins, nous disposons d'une puissance de frappe supérieure à la dernière fois et nous avons encore l'occasion de montrer aux Havriens nos équipements les meilleurs et les plus récents », dit-elle dans un sourire qui révéla le loup en elle. Plusieurs autres officiers sourirent eux aussi, et Honor se tourna vers Michelle Henke. « Je suis certaine que vous n'avez pas été très heureuse d'apprendre du capitaine Shelburne l'avarie technique du Hécate, amiral Henke. J'imagine cependant que le remplaçant que je vous ai dégotté le temps qu'il fasse changer son noyau bêta vous satisfait ? — Eh bien, milady, répondit Henke d'un ton critique, je suppose qu'étant donné les circonstances il faudra bien que je m'en contente. » Cette fois, ceux qui avaient souri éclatèrent de rire, et Honor secoua la tête. « Je ne doute pas que vous y parveniez, amiral, fit-elle avant de regarder à nouveau ses autres officiers. À plus d'un titre, cette réunion n'est qu'une formalité, leur dit-elle. Vous avez tous bien entraîné et préparé vos équipes pour Phalène II. Vous avez tous eu le temps d'étudier nos objectifs. Et je suis sûre que nous sommes tous bien conscients de l'importance de cette opération. » Elle marqua une pause pour laisser cette idée faire son chemin. « Phalène II est à la fois plus et moins ambitieuse que nos premières attaques, reprit-elle après quelques instants. C'est une opération plus ambitieuse essentiellement en termes de timing et de la profondeur à laquelle nous nous enfonçons pour frapper Chantilly et Des Moines. Puisque toutes nos forces d'intervention auront des délais de transit différents et que j'ai décidé d'organiser à nouveau nos attaques de sorte qu'elles soient portées simultanément, l'amiral Truman et l'amiral Miklôs partiront juste après cette réunion. L'amiral McKeon partira pour Fordyce dans deux jours, et l'amiral Matsuzawa et moi-même mettrons le cap sur Augusta quatre jours plus tard. » Souvenez-vous, frapper dur nos objectifs revêt une importance capitale, mais ramener nos bâtiments et nos équipages à la maison aussi. Il semble peu probable que la République ait réussi à ajuster de manière significative sa position défensive ces trois dernières semaines. Ce n'est néanmoins pas impossible, alors restez sur vos gardes. Il y a plus de chances que nous soyons confrontés à des changements dans la doctrine défensive ou dans les approches tactiques qu'à des redéploiements conséquents des forces de défense. Nous espérons que cela change un jour ou l'autre, bien sûr, mais le délai de transmission des messages à lui seul devrait en avoir empêché les Havriens. Espérons que nos modestes efforts des deux prochaines semaines les encourageront davantage encore dans cette voie, dit-elle en souriant à nouveau. » Dans quelques instants, le capitaine Jaruwalski passera une dernière fois en revue le programme complet de l'opération. Ensuite, je souhaite examiner le plan individuellement avec chaque responsable de force d'opération. Si l'un d'entre vous a des questions à poser ou des suggestions à apporter depuis notre dernière réunion, ce sera l'occasion de nous en faire part. » Elle marqua une nouvelle pause puis adressa un signe de tête à Jaruwalski. » Andréa », dit-elle en reprenant place dans son fauteuil pour écouter l'officier opérationnel qui activait l'afficheur holo au-dessus de la table de conférence. « Vos visiteurs sont là, mon révérend. » Le révérend Jérémie Sullivan, Premier Ancien de l'Église de l'Humanité sans chaînes, hocha la tête en réponse à son secrétaire et se détourna de la fenêtre panoramique de son bureau dans la cathédrale Mayhew – une pièce vaste et confortable. « Merci, Mathieu. Si vous voulez bien les faire entrer. — Bien sûr, Votre Grâce. » Le frère Mathieu s'inclina légèrement et se retira. Il revint quelques instants plus tard, accompagné de six hommes. La plupart étaient d'âge mûr, à l'exception d'un seul qui paraissait très jeune pour le poste qu'il occupait. Il avait à l'évidence bénéficié du traitement prolong, mais il n'avait pas trente-cinq ans. C'était aussi lui le chef de cette délégation. « Mon révérend, murmura-t-il en se penchant pour baiser l'anneau que Sullivan lui présentait. Merci de nous recevoir. — Je pouvais difficilement répondre par la négative à une requête émanant de visiteurs si distingués, seigneur Mueller », répondit calmement Sullivan. Mueller sourit et s'écarta, puis Sullivan tendit la main portant l'anneau au seigneur suivant. À cette vue, le sourire de Mueller se figea. L'étiquette voulait bien sûr que tout visiteur, si important fût-il, baise l'anneau du révérend. Mais la coutume permettait dans des cas comme celui de ce matin que le révérend se contente de recevoir cet hommage de la part du chef de la délégation. Les cinq collègues de Mueller baisèrent donc l'anneau à leur tour, et Sullivan désigna d'un geste gracieux les fauteuils arrangés en demi-cercle devant son bureau à leur intention. « Et maintenant, seigneur Mueller, en quoi l'Église peut-elle servir le peuple de Grayson ? — En réalité, Votre Grâce, nous n'en sommes pas tout à fait sûrs, répondit Mueller d'un air franc. Pour tout dire, nous sommes ici pour vous consulter plus qu'autre chose. — Me consulter, milord ? » Sullivan haussa le sourcil, et son crâne chauve brilla dans le soleil matinal qui se déversait par la fenêtre hermétiquement scellée dans son dos. « À quel sujet ? — Au sujet de... » commença Mueller, impatient, avant de s'interrompre. « Au sujet des informations manticoriennes concernant le seigneur Harrington, Votre Grâce, dit-il après quelques instants sur un ton qu'il contrôlait mieux, comme l'expression de son visage. — Ah bon ! » Sullivan hocha la tête. » Vous faites allusion à l'article de ce monsieur Hayes sur Lady Harrington? — Eh bien, à cela, oui, et à tous les commentaires et autres spéculations qu'il paraît avoir générés dans la presse manticorienne, fit Mueller avec une grimace de dégoût. » À l'évidence, je vois dans l'article d'origine et ses sous-entendus à peine voilés une atteinte révoltante à la vie privée du seigneur Harrington. Le genre de dérives auxquelles on peut s'attendre, je le crains, de la part d'une société totalement... laïque. Toutefois, cette histoire a été imprimée et largement commentée au sein du Royaume stellaire, et elle se fraye déjà un chemin dans nos propres médias ici, à Yeltsin. — Je l'avais remarqué, répondit Sullivan, serein. — Je ne doute pas, insista Mueller, que vous trouviez cet état de fait aussi déplorable que moi, Votre Grâce. — Je le trouve inévitable, milord, rectifia Sullivan avant de hausser les épaules. Le seigneur Harrington est l'une de nos personnalités les plus populaires, comme nous en sommes tous bien conscients. Ce genre de spéculations sur son compte génère forcément de nombreux commentaires publics. » Malgré l'immense maîtrise qu'il avait de ses nerfs, Mueller cilla lorsque Sullivan évoqua la popularité d'Harrington. Il ressemblait vraiment beaucoup à feu son père, en plus jeune, songea Sullivan. Dommage que la ressemblance ne se limitât pas à la surface. — Le commentaire est une chose, Votre Grâce, fit Mueller d'un ton un peu vif. Le genre de commentaire dont nous sommes témoins, toutefois, en est une autre. » Les membres de la délégation issue du Conclave des seigneurs semblaient mal à l'aise, mais aucun ne se désolidarisa de leur porte-parole. En réalité, constata Sullivan, ils avaient l'air bien d'accord avec lui, pour la plupart. Guère surprenant, puisqu'ils s'étaient plus ou moins auto désignés pour remplir leur présente mission. — En quoi donc, milord ? s'enquit le révérend au bout de quelques instants, toujours avec douceur. — Votre Grâce, vous êtes bien sûr au courant que le seigneur Harrington refuse de révéler l'identité du père de son enfant, répondit Mueller. De plus, comme vous le savez aussi, je n'en doute pas, elle n'est pas mariée. Je crains fort par conséquent que un fils – ce fils, je vous le rappelle, qui devrait remplacer la sœur de Lady Harrington dans la ligne de succession – soit illégitime. A vrai dire, Votre Grâce, cet enfant sera non seulement un bâtard, mais un bâtard dont le père est un parfait inconnu. — Je me permettrai de souligner que les pratiques manticoriennes diffèrent un peu des nôtres, repartit tranquillement Sullivan. Notamment, la loi manticorienne ne reconnaît pas le concept de "bâtardise". L'un de leurs juristes les plus respectés a dit un jour, je crois, qu'il n'y a pas d'enfants illégitimes : il n'y a que des parents illégitimes. Pour ma part, je suis tout à fait d'accord avec lui. — Nous ne parlons pas de la loi de Manticore, Votre Grâce, dit sans détour Mueller. Nous parlons de la loi de Grayson. De la responsabilité de Lady Harrington, en tant que seigneur, de tenir le Conclave informé de la naissance d'un héritier de son fief. Du fait qu'elle ne s'est pas donné la peine d'épouser le père de ce garçon ni même de nous informer de son identité ! » Il secoua la tête. « Je crois que, si grands soient les services qu'elle a rendus à Grayson, nous sommes en droit de nous inquiéter lorsqu'elle choisit manifestement de piétiner la loi de notre planète et de notre Église. — Je vous demande pardon, milord, mais en quoi exactement a-t-elle piétiné nos lois ? » Mueller dévisagea le révérend d'un air consterné pendant au moins trois secondes. Puis il se reprit. « Votre Grâce, comme vous en êtes bien sûr conscient, je suis tenu par la loi, en tant que seigneur, d'informer mes pairs de la naissance à venir d'un héritier de mon fief. On me demande également de prouver que l'enfant en question est mon fils et l'héritier légitime de mon titre et de mes responsabilités. Vous ne suggérez quand même pas que, sous prétexte qu'elle n'est pas née sur Grayson, Lady Harrington serait d'une façon ou d'une autre dispensée des obligations qui s'imposent à tous les autres seigneurs ? » À son ton, il était clair qu'il espérait justement que Sullivan avancerait un tel argument. Tout comme son père avant lui –sans toutefois franchir le pas qui l'aurait fait basculer dans la trahison active, pour l'instant du moins (à ce qu'on en sait, en tout cas, se dit Sullivan, acerbe) –, Travis Mueller avait naturellement trouvé sa place dans les rangs de l'opposition. Or Honor Harrington représentait tout ce que l'opposition détestait dans le processus de « sécularisation » de leur société engagé par la « restauration Mayhew ». Ils ne digéraient pas la position imprenable qu'occupait le seigneur Harrington dans le cœur de la plupart des Graysoniens, et Sullivan ressentait presque physiquement l'enthousiasme avec lequel ils accueillaient cette occasion de la discréditer. Pourtant, un nombre hélas élevé de gens s'étaient attelés à la même tâche avant eux sans guère connaître de succès, songea-t-il. « Tout d'abord, milord, répondit-il au bout d'un moment, je vous recommande de consulter un bon spécialiste de droit constitutionnel, puisqu'il semble que vous soyez dans l'erreur. Votre devoir en tant que seigneur est de m'informer, moi, en tant que représentant de notre Père l'Église, et le Protecteur, en tant que champion de l'Église et gardien des questions séculières ici, sur Grayson. Il n'est pas d'informer le Conclave en tant que corps constitué. » Mueller écarquilla d'abord les yeux, puis fronça les sourcils et s'empourpra légèrement. « Je vous accorde, milord, poursuivit Sullivan, imperturbable, que cela inclut traditionnellement une notification du Conclave tout entier. Toutefois, le Conclave n'examine et ne valide la chaîne de succession qu'après la naissance dudit héritier. Et, bien que je me rende compte que vous n'étiez pas au courant, Lady Harrington nous a informés de sa grossesse, le Protecteur Benjamin et moi-même, il y a de cela presque deux mois. Je vous .assure donc qu'elle a fidèlement rempli tous ses devoirs constitutionnels. — Informer le Conclave ne relève pas simplement d'une tradition, Votre Grâce, répliqua vivement Mueller. Depuis des générations, cette coutume a force de loi. Et l'information est sensée précéder largement la naissance de l'enfant ! — Plus d'une pratique aberrante avait "force de loi" avant le établissement des véritables dispositions de notre Constitution écrite, milord. » Pour la première fois, la voix du révérend Sullivan trahissait une nette froideur. « Ces erreurs sont encore en cours de rectification. Elles seront, toutefois, rectifiées. » Mueller s'apprêtait à répondre par la colère, mais il serra les dents et fit un effort visible pour reprendre le contrôle de ses nerfs. « Votre Grâce, je suppose que vous avez techniquement raison quant à la lettre de la loi écrite, dit-il après quelques instants en choisissant ses mots avec soin. Pour ma part, je ne me range pas à votre interprétation. Vous êtes néanmoins, comme vous l'avez souligné, le représentant de l'Église. Je ne contesterai donc pas votre interprétation dans l'immédiat, bien que je me réserve le droit de le faire ultérieurement et dans un autre cadre. — Il n'en reste pas moins que Lady Harrington n'est pas mariée, que nos lois, contrairement à celles du Royaume stellaire de Manticore, reconnaissent clairement le concept de bâtardise et y voient un obstacle à l'héritage, et que nous ne connaissons même pas le père de cet 'enfant. — Non, Lady Harrington n'est pas mariée, confirma Sullivan. Et vous avez tout à fait raison de dire que les lois graysoniennes, telles qu'elles sont aujourd'hui rédigées, reconnaissent la bâtardise ainsi que les incapacités et limites qui s'y attachent en général. Cependant, il est faux de dire que nous ne connaissons pas le père du fils de Lady Harrington – nous, au sens légal de l'Église et du Sabre. — Vous savez qui est le père ? s'exclama Mueller. — Bien sûr, de même que le Protecteur », répondit Sullivan. D'ailleurs, songea-t-il, tous les habitants de cette planète le savent, qu'ils soient prêts à l'admettre ou non. « Même ainsi, repartit Mueller après une brève pause, l'enfant demeure clairement un bâtard. En tant que tel, il n'est pas acceptable comme héritier d'un fief. » Il s'exprimait d'une voix dure et monocorde, et Sullivan opina intérieurement. Mueller venait enfin de le défier sans ambiguïté. Qu'une majorité du Conclave le suive et soutienne son opinion était une autre affaire. C'était possible, mais même si la majorité n'était pas de son avis – comme Sullivan le pensait pour sa part –, il profiterait avec joie de cette occasion pour noircir autant qu'il pourrait la réputation d'Honor Harrington aux yeux des citoyens graysoniens les plus conservateurs. « Il m'est apparu, quand Lady Harrington m'a informé de sa grossesse, fit doucement le révérend après un long moment de réflexion, qu'une telle opinion pourrait se présenter. Dans cet esprit, j'ai demandé à mon personnel de mener une rapide étude historique. — Historique ? répéta sans le vouloir Mueller comme Sullivan marquait délibérément une pause et attendait. — Oui, historique. » Le révérend ouvrit un tiroir et en retira un gros dossier papier à l'ancienne. Il le posa sur son sous-main, l'ouvrit, consulta la première page puis reporta son attention vers Mueller. « Il semblerait qu'en 3112, il y a neuf cent dix ans T, le seigneur Berilynko n'avait pas de fils légitime, rien que des filles. Le Conclave des seigneurs de l'époque a donc nommé pour héritier l'aîné de ses fils illégitimes. En 3120, le seigneur Elway n'avait pas de fils légitime, rien que des filles. Le Conclave des seigneurs de l'époque a donc nommé pour héritier l'aîné de ses fils illégitimes. En 3140, le seigneur Ames n'avait pas de fils légitime, rien que des filles. Le Conclave des seigneurs de l'époque a donc nominé pour héritier l'aîné de ses fils illégitimes. En 3142, le seigneur Sutherland n'avait pas de fils légitime, rien que des filles. I ,e Conclave des seigneurs de l'époque a donc nommé pour héritier l'aîné de ses fils illégitimes. En 3146, le seigneur Kimbrell pas de fils légitime, rien que des filles. Le Conclave des seigneurs de l'époque a donc nommé pour héritier l'aîné de ses illégitimes, paraît-il au nombre de trente-six. En 3160, le seigneur Denevski n'avait pas de fils légitime, rien que des filles. Le conclave des seigneurs de l'époque a donc nommé pour héritier I'aîné de ses fils illégitimes. En 3163... » Le révérend s'interrompit, releva les yeux avec un petit sourire dur et referma le dossier. « Vous aurez remarqué, messeigneurs, que sur une période de moins de soixante-dix ans à dater de la fondation de Grayson, alors qu'il n'y avait pas vingt-cinq fiefs sur toute la planète, pas moins de six avaient déjà été transmis à un enfant illégitime – un bâtard. Transmis, qui plus est, dans des cas où il y avait des filles légitimes clairement reconnues. Notre histoire sur cette planète s'étale sur neuf cent quarante-deux ans. Voudriez-vous hasarder une estimation du nombre de fois où des fiefs ont été transmis dans des circonstances similaires ? » Il tapota du doigt l'épais dossier posé sur son bureau. « Je peux vous assurer que votre estimation serait presque à coup sûr en deçà de la vérité. » Le silence plana dans le bureau, et son fauteuil démodé craqua quand il s'y enfonça en croisant les mains sur le dossier. « Il semble donc, messeigneurs, que bien que l'infamie de la bâtardise interdise légalement l'accès à la ligne de succession d'un fief, nous ayons ici des vingtaines de cas où nous avons ignoré cette interdiction par le passé. L'exemple le plus récent, si je puis me permettre, datant d'il y a moins de vingt ans T, avec le fief Howell. Certes, dans toutes ces précédentes occurrences, les bâtards pour lesquels nous avons ignoré la loi étaient les enfants de seigneurs au masculin. D'ailleurs, dans l'immense majorité des cas, nul ne pouvait prouver que ces seigneurs étaient réellement les pères des enfants en question. Toutefois, dans le cas d'une femme seigneur, alors que le fait qu'elle est la mère de l'enfant peut être scientifiquement démontré au-delà de tout doute et de toute question, soudain, la bâtardise devient un obstacle insurmontable que nous ne pouvons absolument pas écarter ou ignorer. Je m'étonne, messeigneurs. Pourquoi donc ? » Quatre des visiteurs du révérend détournèrent le regard, incapables – ou peu désireux – de croiser son œil irascible et provocateur. Mueller s'empourpra seulement davantage, les muscles de la mâchoire saillants, et le fusilla du regard. Quant à Jasper Taylor, seigneur Canseco, il avait l'air tout aussi furieux et buté que Mueller. « Très bien, messeigneurs, dit enfin Sullivan, la voix endurcie par un sentiment bien plus proche du mépris que ces hommes n'en avaient l'habitude, j'ai pris note de vos... inquiétudes. Je vous informe toutefois que ni l'Église ni le Sabre ne remettent en question le droit de cet enfant à hériter des titres et dignités du seigneur Harrington. — C'est bien sûr votre droit et votre privilège, Votre Grâce, grinça Mueller. Néanmoins, comme il est également bien établi tant dans notre foi que dans nos lois séculières, tout homme a le droit et le devoir de lutter pour ce qu'il pense que Dieu exige de lui, quoi qu'en disent la Sacristie et le Sabre. — En effet, répondit Sullivan, et je n'imaginerais pas un instant vous refuser ce droit, milord. Mais avant que vous ne preniez position devant Dieu et les hommes, il serait peut-être prudent de votre part de vous assurer du terrain sur lequel vous vous trouvez. Plus précisément, cet enfant ne sera pas illégitime. — Je vous demande pardon ? » Mueller se redressa d'un bond dans son fauteuil, et les seigneurs qui l'accompagnaient prirent un air tout aussi éperdu. « J'ai dit que cet enfant ne serait pas illégitime, répéta froidement Sullivan. Même vous, cela devrait vous satisfaire, milord. — Vous êtes le représentant de Dieu sur Grayson, Votre grâce, répliqua Mueller, mais vous n'êtes pas Dieu lui-même. Il a été établi, tant au sein de l'Église que dans la loi civile, qu'aucun révérend – ni même la Sacristie tout entière en assemblée – ne pouvait rendre vrai un mensonge rien qu'en le disant Vrai. — En effet, je ne le peux pas, fit Sullivan d'un ton glacial. Néanmoins, cet enfant ne sera pas illégitime. Vous n'aurez pas [occasion que vous appelez si clairement de vos vœux de vous servir de l'enfant de Lady Harrington comme d'une arme contre elle. Notre Père l'Église ne le permettra pas. Je ne le permettrai pas. » Il sourit une fois de plus, et ses yeux avaient la dureté de l'agate. « Je pense que c'est assez clair, milord ? » CHAPITRE VINGT-SIX « Madame, je répugne à vous déranger, mais je pense qu'il vaudrait mieux que vous voyiez ceci. » Le contre-amiral Jennifer Bellefeuille, officier le plus gradé de la Flotte républicaine dans le système de Chantilly, tourna vers le sas de la cabine de réception une mine renfrognée et furieuse malgré ses efforts pour maîtriser ses nerfs. « Qu'y a-t-il, Leonardo ? » Elle essaya bien de ne pas hacher ses mots en tout petits morceaux glaciaux, mais c'était au-dessus de ses forces. « Amiral, monsieur Bellefeuille, je vous présente mes excuses pour cette intrusion en plein dîner, mais je crois que c'est urgent. » Le capitaine de frégate Ericsson, l'officier opérationnel de Bellefeuille, lui tendit un bloc message. Elle parvint à ne pas –tout à fait – le lui arracher des mains et fusilla l'écran du regard. Puis, soudain, son air furieux se mua en un masque complètement différent. « C'est confirmé ? demanda-t-elle vivement en relevant les yeux vers Ericsson. — Oui, amiral. J'ai fait vérifier l'information deux fois par la détection au périmètre avant de vous interrompre. » Il eut un sourire penaud. « Je sais combien votre famille et vous-même vous réjouissiez de cette visite, amiral. Je regrette vraiment d'avoir dû vous déranger le tout premier soir. — Je le regrette aussi, répondit Bellefeuille, le sourire pincé. Pour bon nombre de raisons. » Elle consulta de nouveau le bloc message puis le posa sur la table. « Ivan en a reçu une copie lui aussi? — Oui, amiral. Et j'en ai également transmis une au bureau du gouverneur Sebastian. — Merci. » Le sourire de Bellefeuille était plus chaleureux cette fois, bien qu'un peu tendu et forcé encore. « Je ne crois pas que nous puissions y faire grand-chose pour l'instant. S'ils deviennent maladroits et que nous obtenons un relevé fiable sur eux, je serai ravie de les pincer. Mais je ne tenterai pas de retenir mon souffle jusque-là, et je ne veux pas en trahir plus qu'il ne faut. Dites à Ivan d'activer Écran de fumée. Je veux que tous nos effectifs passent immédiatement en mode d'alerte maximal, mais que personne ne bouge, et nous éteignons tout de suite les plateformes Miroir. Je veux aussi que toutes nos unités qui en sont capables passent en mode furtif, à l'exception des contre-torpilleurs, qui restent là jusqu'à contrordre. — Bien, amiral. Rien d'autre ? — Pas pour l'instant, Leonardo, merci. » Le capitaine Ericsson sourit et salua encore de la tête son amiral et sa famille avant de se retirer. « Jennifer ? » Le commandant du système de Chantilly releva la tête. Elle se rendit compte qu'elle était en train de basculer « dans son monde », comme disait sa Mère, mais entendre son nom l'en tira brusquement. Son mari la regardait et attendait patiemment malgré l'inquiétude qu'on lisait au fond de ses grands yeux marron. « Excuse-moi, Russell, fit-elle doucement. Je sais que les enfants et toi venez d'arriver, et je me réjouissais vraiment de votre visite, mais on dirait que les Manties n'ont pas reçu le mémo concernant votre venue. » Russell Bellefeuille esquissa un sourire face à sa pauvre tentative d'humour, mais les enfants, Diana et Matthew, n'essayèrent même pas de cacher leur inquiétude. « Tu peux nous en parler ? » demanda Russell. Au ton de sa voix, elle sut qu'il comprendrait qu'elle ne puisse pas, et elle lui sourit beaucoup plus chaleureusement tout en se demandant combien d'autres maris ou femmes auraient pu en dire autant dans sa position. Russell Bellefeuille avait mené pendant trente ans un combat perdu d'avance contre le système éducatif « démocratisé » des Législaturistes. Heureusement, sa femme et lui étaient nés et avaient grandi dans le système de Suarez, or Suarez n'avait été annexé à la République populaire que trente-six ans avant le début de la première guerre contre Manticore, et il n'avait donc pas eu affaire à la bureaucratie terriblement intrusive et retranchée qui sévissait par exemple à La Nouvelle-Paris. On lui avait suffisamment lâché la bride pour lui permettre d'enseigner à ses élèves et, bien que – comme sa femme – il ait détesté et méprisé la République populaire de Robert Pierre et de SerSec, il avait fini par voir l'idée que l'école était censée apprendre quelque chose aux élèves reprendre ses droits. En chemin, il avait trouvé le temps et la patience d'épouser un officier spatial en service actif, malgré la façon dont une carrière militaire désorganisait toute vie privée... et le risque très réel qu'impliquait le mariage avec un officier au moment où le SerSec d'Oscar Saint-Just fusillait des familles entières au nom de son ignoble politique de « responsabilité collective ». Au milieu de tout cela, il avait réussi on ne sait comment à élever deux adolescents qui ne voyaient que rarement leur mère – et il avait fait du bon boulot. « Il n'y a pas grand-chose à dire pour l'instant, répondit-elle. La détection au périmètre a relevé deux empreintes hyper probables loin de la primaire du système. Ce n'est peut-être rien. — Ou ce sont peut-être des éclaireurs manticoriens, comme on l'a vu aux informations à propos de Gaston et d'Héra », dit Diana, tendue. À dix-sept ans, c'était l'aînée des enfants Bellefeuille. Elle avait les cheveux noirs de sa mère et ses yeux gris-vert. Elle tenait aussi d'elle sa personnalité vive et pugnace, et sur le coup l'amiral regretta qu'elle n'ait pas plutôt hérité le flegme de son père. « Oui, peut-être, fit-elle aussi calmement que possible. D'ailleurs, je pense que c'est sans doute ce dont il s'agit. — Ici? » Techniquement, Matthew n'était pas tout à fait adolescent. Cette visite à Chantilly avait notamment pour objectif la célébration de son treizième anniversaire et, en cet instant, il paraissait vraiment très jeune – et effrayé. « Les Manties viennent ici, maman ? — Sans doute, répéta Bellefeuille. — Mais... — Ça suffit, Matt », coupa Russell avec douceur. L'enfant le regarda comme s'il n'arrivait pas à croire qu'il se montre si indifférent. Puis il vit les yeux de son père et ferma brusquement la bouche. « C'est mieux », dit Russell en passant gentiment la main dans ses cheveux, comme il le faisait quand Matthew était tout petit. Puis il se retourna vers sa femme. « Je n'en sais pas plus que ce que j'ai lu dans les journaux et sur les forums d'information, lui avoua-t-il. C'est aussi grave que je le pense ? — Ce n'est pas bon, répondit-elle honnêtement. À quel point, je l'ignore encore. Nous ne le saurons sans doute pas avant au moins deux jours. — Mais tu t'attends à une attaque ? — Oui. » Elle soupira. « Maintenant je regrette que vous soyez venus. — Moi pas », souffla-t-il, et les yeux de l'amiral s'embuèrent tandis qu'il la regardait sans ciller depuis sa place. Puis il prit sa fourchette et se tourna vers ses enfants. « lé crois que nous devrions finir de manger avant d'embêter votre mère avec d'autres questions. » « Il y en a un autre, commandant, annonça le premier maître Sullivan d'une voix monocorde. — On a une localisation ? s'enquit le capitaine de corvette Krenckel. — Je voudrais bien, commandant », répondit Sullivan, écœuré. Il releva les yeux de son afficheur, l'air à la fois penaud et frustré. « Quoi que ce soit – et entre vous et moi, commandant, c'est forcément une plateforme de reconnaissance mande en mode furtif --, ça va très vite. J'aimerais bien savoir comment ils obtiennent une pareille accélération et autant d'endurance sur leurs plateformes ! — D'après la DRS, ils y ont sans doute installé des usines à fusion miniaturisées. Sullivan écarquilla les yeux. « Des usines à fusion ? Sur un machin aussi petit ? — C'est ce que dit la DRS. » Krenckel haussa les épaules. «Je n'ai pas vu de données concernant du matériel saisi ni rien d'autre à l'appui, mais l'info vient du Refuge. Et si quelqu'un sait ce qu'ils mijotent, c'est bien l'amiral Foraker et ses équipes. — Eh bien, si c'est pas impressionnant ! marmonna Sullivan avant de grimacer : Pardon, commandant. — Vous ne dites rien que je n'aie pensé, répondit Krenckel, sarcastique. Enfin, cela expliquerait comment ils ont réussi à produire des MPM si petits. Sans parler de la puissance incroyable que déploient leurs plateformes GE éloignées. — Oui, en effet. » Sullivan parut se secouer. « Mais pour en revenir à ce que je disais, commandant, nous ne captons que des échos, et leur capacité de transmission directionnelle est supérieure à la nôtre. Nous avons obtenu notre meilleur relevé par hasard : l'une de nos propres plateformes s'est simplement retrouvée sur le chemin de leur émission – et nous n'avons pas ce qu'il faut pour opérer une bonne triangulation sur aucune d'entre elles. Et même sinon, le temps que nous puissions calculer un vecteur par là-bas, la plateforme serait partie depuis longtemps. Elle nous verrait arriver, et elle est capable de produire des accélérations beaucoup plus fortes qu'aucun BAL lancé à ses trousses. — Alors nous n'avons plus qu'à espérer obtenir une triangulation, j'imagine, fit Krenckel. — Oui, commandant. » Sullivan se retourna vers son afficheur et se pencha de nouveau sur sa tâche harassante : tendre l'oreille en quête des minuscules espions qui parcouraient à toute vitesse le système d'Augusta. Pour sa part, il jugeait cette entreprise aussi stérile qu'épuisante. On savait que ces saloperies étaient là; on se savait impuissant à rattraper une seule de ces plateformes, même si on les repérait; et on savait que ces plateformes ne seraient pas là si l'enfer en personne ne comptait pas s'inviter à dîner. Enfin, quitte à perdre son temps, cette tâche-là en valait sans doute une autre. « Les données du capitaine Estwicke arrivent, milady. — Merci, Andréa: » Honor adressa un signe de tête à son officier opérationnel puis se retourna vers le com. « Vous avez entendu, Rafe ? — Oui, amiral. Yolanda étudie déjà les premiers chiffres. Pour l'instant, on dirait à peu près ce à quoi nous nous attendions. — Alors c'est sans doute le cas. Mais souvenez-vous, la surprise... — c'est ce qui attend celui qui interprète mal ce qu'il a sous le nez depuis le début », termina Cardones pour elle. Elle referma la bouche et se mit à rire. « J'ai peut-être passé un peu trop de temps à Saganami. — Non, amiral. Vous avez toujours été un excellent professeur. » Honor s'étonna du léger embarras qu'elle ressentit en percevant la sincérité de Cardones. « Eh bien, j'ai eu quelques excellents professeurs moi-même, dit-elle au bout d'un moment. L'amiral Courvosier, le capitaine Bachfisch, Mark Sarnow. J'imagine qu'une fois qu'on prend le pli il est difficile à perdre. — Si ça ne vous dérange pas, amiral, je crois que nous préférerions tous que vous n'essayiez pas. — Je garderai cela à l'esprit, capitaine Cardones. — Bien, et maintenant, si vous n'y voyez pas d'inconvénient, milady, nous avons tous les deux des informations tactiques à étudier; alors, ajouta-t-il en lui adressant un grand sourire, au boulot ! » « Dites à l'amiral que nous avons une grosse translation hyper. » Le capitaine de frégate Ivan deCastro, chef d'état-major du contre-amiral Bellefeuille, espérait avoir l'air plus calme qu'il ne l'était en regardant l'afficheur du capitaine Ericsson. « Grosse... c'est-à-dire, Leonardo ? demanda-t-il. — Au moins treize empreintes, répondit sombrement Ericsson. Peut-être quatorze. Nous nous efforçons d'affiner les chiffres. — Cela n'augure rien de bon, fit deCastro, et Ericsson renifla. — Je constate que vous êtes un adepte de la litote comme figure de style emphatique. — Quand on n'a rien d'autre, autant faire de l'esprit, hein ? » DeCastro se fendit d'un pâle sourire. Puis il carra les épaules. « D'accord, je vais le lui annoncer. Au moins, sa famille est sur la planète maintenant et plus sur le vaisseau amiral. — Je sais. » L'espace d'un instant, Ericsson eut l'air troublé. « Bon Dieu, ça doit être dur. Savoir que ses gamins sont là. Qu'ils savent exactement ce qui se passe. — La guigne, c'est sûr, acquiesça deCastro. Donnez-moi ces chiffres affinés dès que possible. » « Combien d'unités as-tu dit ? » Le visage du gouverneur Joona Poykkonen paraissait grisâtre sur le com du contre-amiral Baptiste Bressand, et celui-ci ne lui en tenait pas le moins du monde rigueur. Le contre-amiral comptait faire de son mieux pour défendre Augusta, mais ensuite – une fois qu'on y verrait clair au milieu des décombres –c'est Poykkonen qui devrait gérer les conséquences de ce que ces satanés Manties s'apprêtaient à faire subir à ce système. « La détection au périmètre compte quatre supercuirassés, quatre croiseurs de combat et sept croiseurs lourds et légers, répéta Bressand. Il est possible qu'un ou plus des supercuirassés soit un porte-BAL, mais pour l'instant les signatures d'émission sont cohérentes avec des SCPC de classe Invictus et Méduse. Si tu veux mon avis, je dirais que nous sommes face à la force qui a frappé Héra. — Harrington est là? » Le visage de Poykkonen se fit un peu plus gris, si c'était possible. — Honor Harrington n'est pas le diable incarné, fit Bressand, irrité. À ma connaissance, elle n'a même pas conclu de pacte avec le diable – pour ceux qui y croient. Ce qui n'est pas mon cas. — Excuse-moi, Baptiste. » Poykkonen secoua la tête comme un homme qui chercherait à chasser l'eau de ses oreilles et se fendit d'un sourire penaud. « C'est juste que... Oh, merde ! Tu sais très bien ce que c'est. — Oui, soupira Bressand. Oui, Joona. Je sais ce que c'est. — Tu as l'intention de l'affronter ? demanda doucement Poykkonen après quelques instants. — J'ai des ordres là quelque part, comme quoi je serais le commandant du système d'Augusta. Si je ne m'abuse, ils parlent aussi de défendre mon commandement contre toute attaque. — Je sais. » Le ton de Poykkonen révéla à Bressand que son humour à deux sous n'avait pas fait mouche. « Mais cela ne change rien au fait que tu ne disposes que d'un supercuirassé d'ancienne génération, six croiseurs de combat et deux cents BAL. Ce n'est pas suffisant pour l'arrêter, et tu le sais. — Alors qu'est-ce que je fais, Joona ? » Bressand se renfonça dans son fauteuil et leva la main, paume vers le haut. « Je m'allonge et je fais le mort ? Je la laisse faire son entrée – elle ou celui qui commande cette force – et réduire à néant la base industrielle et économique du système ? Nous avons des capsules en remorque, nous avons les capsules pré déployées pour la défense du système, et s'ils n'ont pas de PBAL de leur côté, alors ils n'ont pas ces maudits Katanas à nous opposer. J'ai envoyé un courrier à Havre dès que nous nous sommes rendu compte qu'ils effectuaient une reconnaissance du système. Des renforts sont probablement déjà en route. Si j'arrive à retarder nos assaillants jusqu'à leur arrivée, nous parviendrons peut-être à sauver un bout de ton système, en fin de compte. — Nous sommes à trente années-lumière de la capitale, Baptiste. Cela représente quatre jours de transit pour une force d'intervention, et ton message n'atteindra pas l'Octogone avant un peu plus tard aujourd'hui. Tu crois vraiment pouvoir résister à une force de cette ampleur pendant quatre putain de jours ? — Sans doute que non, fit Bressand, lugubre. Mais cela ne veut pas dire que je ne dois pas essayer. » Les deux amis se regardèrent quelques instants, puis Bressand s'éclaircit la gorge. « Au cas où nous n'aurions plus l'occasion de nous parler, Joona, sois prudent. — Je serai prudent, promit le gouverneur à voix basse. Et si ça ne te dérange pas, je vais demander à ce Dieu en qui tu ne crois pas de veiller sur toi. » « Ils sont là, commodore, annonça Alan McGwire. La détection au périmètre compte au moins six vaisseaux du mur – dont certains pourraient être des porte-BAL, bien entendu –, dix croiseurs et au moins trois contre-torpilleurs. » Le commodore Désirée Carmouche, commandant de la cent dix-septième escadre de croiseurs lourds et officier havrien le plus gradé du système de Fordyce, se tourna vers son chef d'état-major en secouant la tête. « Un peu disproportionné, tout ça, hein ? fit-elle remarquer avec une ironie amère. — J'imagine que les estimations de leurs renseignements étaient fausses, répondit McGwire. Jusqu'à Coup de tonnerre, une force défensive beaucoup plus lourde était stationnée dans le système. » Il haussa les épaules. « Sans effectuer de reconnaissance avant de nous balancer leurs maudits contre-torpilleurs et leurs Plateformes furtives, ils n'avaient aucun moyen de savoir que le détachement avait été réduit à ce point. — Pour ce qui devait sûrement paraître une excellente raison à l'époque », grinça Carmouche. Elle fixa le répétiteur d'un œil noir pendant quelques secondes, l'air irascible tandis qu'elle étudiait l'éruption rouge sang de vaisseaux de guerre ennemis en approche et les sept malheureuses icônes vertes représentant sa propre escadre en sous-effectif, puis ses épaules s'affaissèrent distinctement. « Il n'y a rien à faire pour les arrêter, Alan, dit-elle, le cœur lourd. — Non, commodore, en effet. Petra a déjà transmis l'information au gouverneur Dahlberg. » Le capitaine de frégate Petra Nielsen était l'officier opérationnel de Carmouche, qui hocha la tête, comprenant et approuvant cette initiative. « J'ai moi-même été en communication avec le capitaine Watson », poursuivit McGwire. Le capitaine de vaisseau Diego Watson commandait les groupes de BAL de Fordyce. « Il dit que ses hommes sont prêts au combat. — Auquel cas je pourrais aussi bien les tuer moi-même. » Carmouche se détourna enfin du répétiteur. « Pour l'amour du ciel, Diego n'a même pas cent cinquante Cimeterres ! Si j'engage ses effectifs contre les forces en approche, elles vont l'effacer du paysage avant qu'il les tienne à portée de missiles. Et que croit-il obtenir contre des supercuirassés, même s'il arrivait à s'introduire à portée ? — Bien sûr qu'il n'obtiendrait rien, commodore. Mais qu'attendiez-vous qu'il dise ? — Qu'il était prêt au combat. » Carmouche soupira puis secoua la tête avec lassitude. « Et j'imagine que le reste de notre splendide "force d'intervention" est tout aussi prêt à se faire tuer pour des prunes ? — Oui, si vous le demandez, commodore », répondit doucement McGwire, et elle se tourna brusquement vers lui. Il soutint son regard sans ciller, et elle finit par hocher la tête. « Ça se résume à ça, hein ? » Elle prit une profonde inspiration. « Eh bien, Alan, il se trouve que je ne suis pas prête à sacrifier inutilement mes hommes. Faites transmettre l'ordre d'évacuation de toutes les plateformes civiles ainsi que les docks militaires. S'il s'agit de la même équipe que celle qui nous a frappés le mois dernier, elle veillera sans doute à ne pas causer de pertes chez les civils. Mais ce pourrait en être une autre, alors ne prenons pas de risques. — À vos ordres, commodore », fit McGwire sur un ton formel. — Ensuite, faites faire demi-tour à l'escadre. Nous avons le temps de quitter le système avant que les Manties ne nous tiennent à portée de missiles, mais seulement si nous partons tout de suite. Tous les bâtiments civils capables de s'échapper doivent faire de même, mais si les Mandes les rattrapent et leur ordonnent de stopper, qu'ils s'exécutent aussitôt. Assurez-vous que ce soit bien compris. — Et les BAL, commodore ? » Le ton de McGwire ne portait aucun jugement sur Car-mouche et son intention d'abandonner le système à l'ennemi. « Qu'ils retournent tout de suite à leur base. Les employés des bases doivent être évacués vers la planète aussi vite que possible. Après quoi, ils feront sauter leurs usines à fusion, répondit-elle sans détour. J'aurais aimé avoir la place nécessaire à bord pour embarquer les équipages de Diego au passage, mais ce n'est pas le cas. Et je doute fort que les Mandes aient amené des transporteurs pour évacuer des prisonniers du système de toute façon. — Ils ne manqueraient pas d'air, commodore. D'un autre côté, voyez comme ils opèrent près de Havre. Je crains qu'ils ne manquent effectivement pas d'air. » « Eh bien, en voilà une déception, fit Alistair McKeon à l'adresse de son chef d'état-major. — La DGSN ne peut pas avoir raison à tous les coups, amiral, répondit le capitaine de frégate Orndorff. La dernière fois que nous y avons regardé, il y avait un détachement de bonne taille ici. À l'évidence, les temps ont changé. » Elle haussa les épaules, philosophe. C'était une femme à la forte carrure, et elle produisit un haussement d'épaules lui-même conséquent tandis que le chat sylvestre posté sur son épaule agitait la queue en accord avec la remarque de sa compagne humaine. « Comme si tu connaissais quelque chose aux rapports des renseignements ! dit McKeon au chat sylvestre. — Banshee a franchi l'obstacle du "broyeur*" avec moi, amiral, fit remarquer Orndorff. Vous seriez peut-être surpris de ce qu'il a assimilé en chemin. — C'est fort possible », reconnut McKeon en riant au souvenir du premier chat sylvestre qu'il avait rencontré. Puis il se reprit. « Très bien, le CO est sûr de ses données de détection ? s'enquit-il. — Oui, amiral », répondit une autre voix. Elle appartenait au capitaine de frégate Alekan Slowacki, l'officier opérationnel de McKeon, un nouveau venu dans son équipe de commandement. Slowacki désigna l'image du système de Fordyce sur l'afficheur principal, et plus précisément une petite grappe de points rouges qui accéléraient rapidement en direction de l'hyperlimite. « Ce sont les sept croiseurs lourds que les plateformes de l'Aventurier ont détectés, au grand complet, amiral. Et vous avez là plus d'une centaine de BAL qui rentrent à leur base, dit-il en montrant une autre nuée de témoins lumineux rouges. » Il secoua la tête. « Leur commandant, quel qu'il soit, ne nous a pas contactés pour annoncer qu'il se rendait, mais il est manifestement assez malin pour savoir ce qui se passerait s'il s'entêtait. — Et leurs capsules lance-missiles ? — Pas un mot là-dessus, amiral. C'est sans doute pour cela que le commandant du système ne vous a pas directement contacté. Il n'est pas prêt à les désarmer elles aussi, et il redoute que vous insistiez là-dessus. — Faut dire que je ne me gênerais pas, grommela à demi McKeon avant de secouer la tête. Non que je sois enclin à commettre des atrocités s'il refusait. Remarquez, ce serait tentant, mais la duchesse Harrington me jetterait en pâture à Nimitz morceau par morceau si je prenais ce genre de liberté. — Vous êtes sans doute en dessous de la vérité, amiral, répondit Orndorff avec l'ombre d'un sourire. — Qu'importe. » McKeon fixa l'afficheur quelques secondes en ruminant puis hocha la tête, l'air décidé. D'accord. Ils abandonnent le système – ou, du moins, ils ne le défendront qu'avec les capsules; or, d'après l'Aventurier et le Mandrake, ils n'en ont pas plus d'une centaine. Je vais toutefois partir du principe qu'ils en ont au moins deux fois plus que ce que nous avons réellement détecté. Et s'ils ne veulent pas risquer leurs BAL, je ne vois pas non plus pourquoi nous devrions risquer les nôtres. Contactez l'amiral Corsini. Je ne veux voir que les Katanas, dans un rôle défensif antimissile uniquement. Nous ferons avancer l'Intransigeant et l'Élisabeth, couverts par les croiseurs de Gottmeyer et les Katanas. Corsini gardera la division de croiseurs d'Atchison et les contre-torpilleurs pour servir d'écran aux porte-BAL et restera au-delà de l'hyperlimite. Si des importuns débarquent, qu'elle se retire immédiatement et rentre tout droit à l'Étoile de Trévor. — Nous pourrions sans doute faire le ménage plus vite avec quelques groupes de BAL, amiral, fit remarquer Orndorff, pleine de tact, et McKeon acquiesça. — Oui, en effet. D'un autre côté, deux SCPC sont capables de balayer toutes les plateformes du coin en moins d'un quart d'heure s'il le faut. Je n'enverrai pas les BAL en gardant les vaisseaux du mur hors de portée de missiles, et tant qu'à envoyer la division dans le système, inutile d'exposer les Écorcheurs et les Furets aux tirs de capsules qui pourraient avoir de la chance. Si nous mettons un peu plus longtemps à terminer le boulot de cette façon, ainsi soit-il. — Bien, monsieur », répondit Orndorff, et elle fit signe à Slowacki de gagner la section communication du pont d'état-major. Le capitaine de vaisseau Arakel Hovanian, commodore par intérim de la quatre-vingt-treizième escadre de contre-torpilleurs de la Flotte républicaine, lança un regard noir à l'afficheur principal montrant les icônes de quatre porte-BAL, quatre croiseurs de combat et sept contre-torpilleurs et croiseurs légers en approche depuis l'hyperlimite du système de Des Moines. « Commodore, le gouverneur Bruckheimer est en ligne », fit doucement le capitaine de frégate Ellen Stokely, son capitaine de pavillon et commandant du contre-torpilleur VFRH Coureur. « Passez-le sur mon afficheur », ordonna Hovanian, et l'image du gouverneur Arnold Bruckheimer apparut sur le petit écran plat du com pendant que le commodore se glissait dans son fauteuil de commandement. « Commodore Hovanian, qu'est-ce que vous faites encore ici ? lança le gouverneur sans préambule. — Je vous demande pardon ? » Les yeux d'Hovanian s'étrécirent sous l'effet de la surprise. « J'ai dit : qu'est-ce que vous faites encore là ? répéta Bruckheimer d'une voix monocorde. À part prendre le risque manifeste de vous faire tuer ainsi que tout votre personnel, bien sûr. — Monsieur le gouverneur, je suis responsable de la défense de ce système et... — Et si vous essayez de le défendre, vous échouerez, le coupa brusquement Bruckheimer. Je sais encore interpréter les données d'un répétiteur tactique, vous savez. » Hovanian s'apprêtait à répondre vertement, mais il referma la bouche à ce rappel de la carrière militaire de Bruckheimer, amiral en retraite. « Voilà qui est mieux », dit Bruckheimer sur un ton plus proche de la conversation. Puis il inclina la tête de côté, l'air compatissant. « Commodore – Arakel, vous vous retrouvez dans un beau merdier, mais ce n'est pas votre faute. S'ils avaient attendu trois semaines de plus, nous aurions eu des renforts conséquents à leur opposer. Mais ils sont là, et vous n'avez pas un seul vaisseau du mur sous vos ordres. Il y a très exactement vingt-six Cimeterres dans tout ce système, je sais mieux que vous encore combien nos capsules lance-missiles sont clairsemées, et moins de la moitié de votre propre escadre est présente. Il est impossible que vous arrêtiez cette force d'intervention avec trois contre-torpilleurs. Si vous essayez – et que vous survivez à l'expérience –, je vous ferai personnellement traduire en cour martiale, précisa Bruckheimer d'une voix soudain plus dure. Je me suis bien fait comprendre ? — Oui, monsieur, répondit Hovanian après un long instant de silence. Oui, monsieur. Vous vous êtes très bien fait comprendre. — Parfait. » Bruckheimer passa la main droite dans ses cheveux et grimaça. « Nous allons devoir imaginer une forme de réaction à leur stratégie, mais je n'ai aucune idée de ce que l'Octogone va pouvoir inventer. Entre-temps, évacuez vos hommes avant qu'ils ne se fassent tous tuer. — À vos ordres, monsieur. » Hovanian adressa un signe de tête à Stokely, qui commença de transmettre les ordres nécessaires, puis il se retourna vers Bruckheimer. « Et... merci, monsieur », dit-il à celui qui venait de lui sauver la vie. « Je me demande quels autres systèmes ils frappent aujourd'hui, fit l'amiral Bressand. — Peut-être aucun, amiral, répondit Claudette Guyard, son chef d'état-major. — Oh, je vous en prie, Claudette ! » Bressand secoua la tête. « Je n'ai pas dit que je pensais qu'ils n'attaquaient pas ailleurs, amiral. J'ai juste mentionné une éventualité. — En théorie, tout est possible, dit Bressand. Certains événements, toutefois, sont plus probables – ou au contraire moins probables – que d'autres. — Certes, mais... » Guyard s'interrompit comme le capitaine de corvette Krenckel se plaçait discrètement à ses côtés. « Oui, Ludwig ? fit-elle. — C'est confirmé, annonça l'officier opérationnel de Bressand. À supposer qu'ils n'aient pas décidé de nous leurrer pour une raison ou une autre, deux de ces bâtiments font incontestablement partie des Invictus qui ont frappé Héra. Je dirais que l'un d'eux est le vaisseau amiral de la Huitième Force manticorienne. — Ce qui signifie que nous allons sans doute accueillir la Salamandre en personne, fit remarquer Guyard. Voilà un honneur – excusez le jeu de mots – dont je me serais passée. — Je ne vous le fais pas dire, renchérit Bressand en se souvenant de sa conversation avec Poykkonen. En même temps, pas besoin d'être un génie tactique pour nous botter les fesses quand les forces en présence sont si déséquilibrées. — Peut-être pas, amiral, fit Krenckel. D'un autre côté, quitte à se faire écraser, je trouve plutôt flatteur que ce soit par le meilleur officier ennemi. — Je vous ai déjà dit que vous étiez un drôle de bonhomme, Ludvvig ? » fit Guyard. CHAPITRE VINGT-SEPT « On dirait qu'on les prend au dépourvu, hein? remarqua le vice-amiral dame Alice Truman tandis que la quatre-vingt-unième force d'intervention accélérait régulièrement vers Vespasien, la planète habitée du système de Chantilly. — Oui, en effet, répondit Michelle Henke depuis l'écran de com de l'amiral. Bien sûr, je soupçonne fort que ce soit l'impression qu'on veut nous donner. — Eh bien, amiral Henke ! Je ne m'étais jamais rendu compte que vous étiez si paranoïaque. — C'est à force de fréquenter des officiers tels que vous-même et la duchesse Harrington », railla Henke. Puis elle reprit, plus grave : « Comme Honor ne cesse de le souligner, les Havriens ne sont pas stupides. Et cette fois-ci, il n'y a pas d'autorité politique pour leur dicter d'agir comme des imbéciles. Ils n'ont pas eu le temps de renforcer beaucoup leurs détachements, mais Chantilly est une cible plus tentante que Gaston. Le système aurait dû être mieux défendu dès le début, et il comptait sûrement davantage d'unités hypercapables que les trois contretorpilleurs que nos équipements ont détectés. Ce qui fait dire à mon esprit naturellement soupçonneux que, dès qu'ils ont compris que nous avions inséré les plateformes, ils ont fait passer leurs principales unités combattantes en mode furtif. — J'en aurais fait autant », concéda Truman. Elle tambourina légèrement sur le bras de son fauteuil de commandement pendant quelques instants puis haussa les épaules. « Nos capteurs sont efficaces, mais leurs équipements furtifs se sont beaucoup améliorés, et un système stellaire représente un volume immense. Si vous deviez cacher votre force défensive, où la placeriez-vous ? — Elle doit être suffisamment près pour protéger les plateformes proches de la planète, répondit Henke. Quatre-vingt-dix pour cent de l'industrie du système est concentrée à ce niveau, alors inutile de se déployer pour défendre une autre zone. Le Lévrier et le Whippet ont soigneusement balayé tout l'espace de ce côté de Vespasien, toutefois. Même à supposer que leurs unités soient en mode furtif, nous les aurions sans doute détectées. Mais leur plan de déploiement doit se fonder sur l'hypothèse que nous opterons pour une approche directe, et ils se disent sûrement qu'ils s'adapteront si nous agissons autrement. Par conséquent, si moi je cherchais une bonne cachette, je placerais mes unités de ce côté de la primaire, mais dans l'orbite de Vespasien. Bien à l'intérieur du système, de sorte que les plateformes ennemies soient obligées d'effectuer un survol de la planète pour les voir, et je concentrerais tout un tas de mes plateformes de reconnaissance en couverture de l'intérieur du système avant que l'ennemi ne me voie. Mais assez près pour me permettre de générer un vecteur d'interception vers l'extérieur pour affronter une attaque avant la planète. — C'est plus ou moins ce que je me disais, murmura Truman. — En toute honnêteté, je m'inquiète moins de leurs vaisseaux de guerre que de leurs capsules pré déployées, dit Henke. Ils n'en avaient pas énormément à Gaston, mais il s'agit du système de contrôle de zone le plus efficace dont ils disposent. Et nous avons découvert à Gaston qu'elles sont beaucoup plus difficiles à repérer que nous ne le pensions. Il est à peu près évident – à supposer que nous ne nous trompions pas sur la position de leurs bâtiments – que le commandant de ce système est une personne posée. Et sournoise en prime. Je répugne à penser à ce qu'un officier de cette trempe serait capable de faire avec une réserve suffisante de capsules défensives s'il le voulait. » « Vous pensez que leurs éclaireurs nous ont repérés, Ivan ? — Il est trop tôt pour le dire, amiral, répondit le capitaine deCastro. S'ils se sont assez approchés, s'ils ont regardé dans la bonne direction – et s'ils ont eu de la chance – alors, oui. Ils savent sans doute exactement où nous sommes. Mais rien de ce qu'ont relevé les équipes de détection de Leonardo n'indique que ce soit le cas. » Et nous savons tous les deux que cela ne changera pas grand-chose, dans un sens comme dans l'autre, songea-t-il en regardant son amiral avec affection. « C'est pour le principe, je suppose, fit bizarrement l'amiral Bellefeuille, comme si elle avait entendu ce qu'il s'était bien gardé de dire. Que cela apporte quelque chose ou non, savoir que nous avons au moins réussi à les surprendre ferait des merveilles pour mon moral personnel. — Eh bien, dans ce cas, partons du principe qu'ils sont surpris jusqu'à preuve du contraire, amiral. » « Je veux donc que vous preniez la pointe, capitaine, dit Michelle Henke. — J'en suis honoré, répondit d'une voix traînante le grand officier dégingandé à l'accent aristocratique irritant à l'autre bout du com. Je suis même curieux de voir comment le bâtiment se comportera pour son premier combat. — Il a une sacrée réputation à défendre, fit Henke. — Comme vous dites, nota le capitaine de la Liste Michael Oversteegen. D'ailleurs, je me suis laissé dire en passant que le dernier commandant du Victoire et son second n'étaient pas étrangers à l'affaire. — On a fait de notre mieux, capitaine. On a fait de notre mieux. » Malgré les maniérismes parfois insupportables d'Oversteegen et son assurance sublime – qu'on aurait raisonnablement pu qualifier d'arrogance –, Henke l'avait toujours bien aimé. La différence de couleur politique entre leurs familles rendait cette affinité très ironique, de même que la haine cordiale que se vouaient leurs pères respectifs. Mais même le comte du Pic-d'Or n'avait jamais remis en question la compétence ni le courage de Michael Oversteegen, et elle était heureuse qu'il soit plus ancien en grade que le capitaine de vaisseau Franklin Hanovre, commandant de l'Hector. Elle appréciait Hanovre, un type bien et solide. Mais ce n'était pas Michael Oversteegen, à qui le commandement de la troisième division de Henke était échu du fait de son ancienneté en grade. S'il y avait jamais eu un « homme de la situation », c'était bien lui, et elle regarda le Victoire et l'Hector pousser leur accélération de quelques gravités. Winston Bradshaw et ses deux croiseurs de classe Saganami –le HMS Édouard Saganami et le HMS Quentin Saint-lames – se rapprochèrent des porte-BAL de Truman pendant que Henke, pour sa part, suivait Oversteegen avec l'Ajax, l'Agamemnon et les croiseurs légers Amon, Anhur et Bastet. Elle ne voulait pas laisser d'intervalle trop grand entre ses propres vaisseaux et la division d'Oversteegen, mais elle voulait avoir au moins quelques secondes de plus pour réagir aux éventuels pièges ou embuscades qu'Oversteegen pourrait déclencher. Et elle voulait s'assurer que ses bâtiments et les quatre escadres de Katanas qui lui servaient d'écran se maintenaient entre Oversteegen et les deux cents et quelques BAL havriens qui suivaient de loin les manoeuvres des unités manticoriennes. Elle regarda les minuscules icônes des BAL sur son répétiteur et fut tentée, une fois de plus, de larguer des capsules. Les petits bâtiments se trouvaient largement à portée de ses missiles, mais suffisamment loin pour que la précision des tirs soit plus faible encore que d'habitude contre des BAL, et les Agamemnons n'étaient pas des vaisseaux du mur. Ils devaient veiller à limiter leur consommation de munitions. « Je ne pense pas qu'ils sachent où nous sommes, amiral, dit deCastro. On dirait qu'ils s'en doutent, pourtant. Et je suis à peu près sûr que quelqu'un de l'autre côté a compris que nous faisions semblant de n'être qu'un trou dans l'espace quelque part. — Dommage, répondit Bellefeuille. J'avais espéré qu'ils continueraient à s'enfoncer de bonne grâce. Maintenant, ont-ils oui ou non déployé des drones de reconnaissance supplémentaires... Quelqu'un a un avis ? » « Toujours rien du côté des drones, Joël ? — Toujours rien, commandant. Betty est encore en train de les mettre en position », répondit le capitaine de frégate Joël Blumenthal depuis le petit écran de com reliant Oversteegen au pont secondaire. Joël Blumenthal était passé d'officier tactique à officier en second quand le capitaine Oversteegen avait dû abandonner le HMS Bravade pour prendre le commandement du Victoire. Linda Watson, le second d'Oversteegen à bord du Bravade, n'était plus disponible car elle avait reçu une promotion trop longtemps différée au grade de capitaine de vaisseau et pris les rênes de son ancien bâtiment. Et malgré les réticences de certains, Oversteegen avait emmené avec lui Betty Gohr, nouvellement promue capitaine de corvette, pour remplacer Blumenthal en tant que nouvel officier tactique du Victoire. La concurrence était rude pour tous les postes sur le pont de commandement du Victoire, mais Michael Oversteegen avait le chic pour obtenir l'équipage de pont qu'il souhaitait. Ce qui avait sans doute à voir avec les résultats qu'il obtenait toujours en opération, songea Blumenthal. « Je crois que l'amiral Henke a vu juste quant à la position probable de l'ennemi, disait maintenant Oversteegen en faisant basculer le dossier de son fauteuil de commandement, l'air songeur. La question que je me pose, c'est : que comptent-ils y gagner ? — J'imagine que repousser au maximum le moment de se faire tirer dessus doit figurer en tête de liste, commandant, ironisa Blumenthal, et Oversteegen émit un petit grognement explosif qui chez lui faisait office de rire. — Aucun doute là-dessus, dit-il au bout d'un moment. En même temps, si c'était leur seul objectif, le plus simple aurait été de décamper. Non. » Il secoua la tête. « Ils ont autre chose en tête. » Il réfléchit encore un peu puis se tourna vers le capitaine Gohr. « Le nombre de capsules détectées par le Lévrier et le Whippet est-il confirmé par nos équipements, Betty ? — Non, commandant. » Gohr releva les yeux de sa propre console et se retourna à demi vers son supérieur. « Mais comme le capitaine Sturgis l'a fait remarquer, ses plateformes ont eu beaucoup de mal à les détecter en passif de toute façon, lui rappela-t-elle. L'écart n'est sans doute pas surprenant. — Peut-être pas. Mais nos chiffres sont-ils plus ou moins élevés que les siens ? — Moins, commandant. Il semble que nous en détections environ vingt-cinq pour cent de moins que lui au total. — C'est bien ce que je pensais », fit doucement Oversteegen. Depuis l'écran de com, Blumenthal le fixa soudain avec un intérêt qui trahit bientôt sa curiosité. « Exactement, fit Oversteegen avant de se tourner vers la section communication. Lieutenant Pattison, il faudrait que je parle à nouveau avec l'amiral Henke. « Auriez-vous l'amabilité de voir si elle serait prête à prendre mon Appel ? » « Je crois qu'Oversteegen tient quelque chose, amiral, dit Michelle Henke à dame Alice Truman. — Mais comment les auraient-ils déplacées sans que les capteurs de Sturgis les repèrent ? » Il s'agissait d'une vraie question et non d'une objection. « Avec grand soin », répondit Henke, sarcastique. Truman fit la grimace, et Henke eut un rire sans joie. « Sérieusement, amiral, reprit-elle, songez-y. Quel qu'il soit, le commandant adverse a fait preuve de sang-froid et d'une capacité d'anticipation telle qu'il a fait passer ses unités mobiles – à l'exception des BAL – en mode furtif avant que nos capteurs ne les trouvent. Pour ma part, je parie qu'il a donné cet ordre dès qu'il a détecté les empreintes hyper du Lévrier et du Whippet. Et je suis aussi prête à parier qu'il avait déjà décidé de l'usage qu'il ferait de ses capsules si on en arrivait là. Il s'est donc sans doute servi discrètement du prétendu trafic marchand que Sturgis a signalé près de la planète pour couvrir le déplacement de capsules précédemment déployées. Dans ce cas, je crois qu'il nous faut repenser notre doctrine de reconnaissance. — C'est-à-dire poster carrément une ou deux unités au plus près et les y laisser ? — Oui, amiral. » Henke ne précisa pas qu'elle avait déjà suggéré cette modification pour se voir ignorée purement et simplement par la hiérarchie au sein de l'Amirauté. On s'inquiétait du fait qu'une plateforme stationnaire serait plus facilement repérée, surtout qu'elle se retrouverait au milieu des plateformes de surveillance des défenseurs du système, qui risqueraient donc davantage de capter ses transmissions directionnelles et de trianguler leur source. Voir les plateformes localisées et détruites serait déjà problématique, mais la génération actuelle de drones de reconnaissance était équipée de tous les gadgets issus de Cavalier Fantôme, y compris les tout derniers communicateurs à impulsions gravitiques et plusieurs autres innovations dont les Erewhoniens n'avaient jamais disposé et qu'ils n'avaient donc pu livrer aux Havriens. Bien que mince, la possibilité que l'une d'elles puisse être désactivée sans être détruite existait, et l'Amirauté rejetait catégoriquement l'idée de laisser le matériel le plus récent et le plus performant du Royaume stellaire à disposition de l'ennemi pour qu'il l'examine. — Vous aviez probablement raison depuis le départ, Mike, dit Truman après quelques secondes. En tout cas, s'ils ont agi comme le soupçonne Oversteegen, nous les aurions sûrement pris sur le fait en laissant une ou deux plateformes garder un œil en permanence sur l'espace autour de la planète. — Peut-être, amiral. Reste à se demander, toutefois, ce que nous y faisons maintenant, fit remarquer Henke. — Eh bien, je vois deux options. Soit nous envoyons les BAL – ce qui implique d'adopter une approche beaucoup plus lente pour nos vaisseaux pendant que Scotty et ses casse-cou s'organisent et vous rattrapent. Soit nous continuons sur notre lancée. Laquelle préférez-vous ? — Une variante de la deuxième option, fit Henke sans marquer d'hésitation. Je n'ai pas envie de perdre plus de temps que nécessaire, puisque nous ignorons d'où les renforts qu'ils ont appelés pourraient arriver ni combien de temps il leur faudra. Je propose d'envoyer les Katanas rattraper Oversteegen. Avec un peu de chance, l'ennemi n'aura pas deviné que nous avons pris exemple sur sa propre doctrine de défense antimissile, mais dans tous les cas, quarante-huit Katanas devraient bien aider. — Je ne sais pas, Mike, répondit Truman, dubitative. Par rapport à Oversteegen, il ne faudrait que quelques heures de plus à Scotty pour arriver là-bas, et les Écorcheurs et les Furets constituent des cibles beaucoup plus élusives pour leur contrôle de tir que des croiseurs de combat. — Et beaucoup plus faciles à détruire s'ils sont touchés, souligna Henke. Et puis nous sommes déjà à portée de leurs missiles, s'ils se trouvent là où nous le pensons. Pour l'instant, ils ne tirent pas parce que nous continuons de nous approcher et qu'ils sont prêts à attendre que nous leur offrions de meilleures solutions de tir. Mais si nous coupons soudain notre approche, ils tireront de toute façon, bien avant que nous ne puissions avancer une force de BAL assez près pour commencer à détruire leurs plateformes. Puisque nous sommes déjà dans leur salon, je crois que notre meilleure chance de réussite consiste à poursuivre, leur offrir une cible splendide avec Oversteegen et le soutenir avec la meilleure capacité de défense antimissile possible. » Truman réfléchit encore un peu puis acquiesça d'un geste décidé. « Très bien, Mike. Allez-y. » Manifestement, ils ont à peu près compris ce que nous faisons avec nos combattants principaux, amiral », dit Leonardo Ericsson. Il tapota les vecteurs projetés que le CO incluait sur l'afficheur principal. « Regardez ça. » Les quatre escadres de BAL qui jusque-là étaient restées solidaires de la deuxième division de croiseurs de combat manticorienne s'en éloignaient désormais en accélérant et se rapprochaient rapidement dé la division de tête. Dans le même temps, quelques plateformes de détection proches de la planète commençaient à discerner les ombres fantomatiques de drones de reconnaissance manticoriens. Elles n'en trouvaient pas beaucoup, mais cela ne voulait pas dire qu'ils n'étaient pas là : les drones faisaient des cibles de détection terriblement difficiles dans le meilleur des cas. Le nombre limité que les plateformes relevaient suggérait qu'il y en avait sans doute une enveloppe dense déployée devant les vaisseaux manties en approche, et le centre d'opérations de combat faisait de son mieux pour projeter la position de cette enveloppe dans l'espace tridimensionnel. Les données à la disposition des équipes de détection étaient limitées, mais Bellefeuille était persuadée que celles-ci ne se trompaient pas, et l'enveloppe supposée était alignée de bien trop près sur la position de ses propres bâtiments. « Bon, dit-elle sans émotion, la question est désormais la suivante : tirons-nous maintenant, tant qu'ils n'ont manifestement pas encore verrouillé notre position, ou attendons-nous un peu plus longtemps dans l'espoir d'améliorer nos solutions de tir ? Quelqu'un a un avis là-dessus ? » Elle releva les yeux du répétiteur. « Ivan ? — On attend », répondit sans hésiter le capitaine deCastro. Elle lui lança un regard interrogateur, et il haussa les épaules. « Le rapport de forces nous est tellement défavorable que nous risquons de ne pouvoir tirer qu'une seule salve complète, amiral, fit-il remarquer. Dans ces conditions, j'aimerais qu'elle soit aussi efficace que possible. C'est d'ailleurs le but même de la manœuvre Écran de fumée. — Je comprends. Leonardo ? dit-elle à son officier opérationnel. — Normalement, j'aurais tendance à penser comme Ivan, répondit Ericsson au bout d'un instant. Mais ça ne me plaît pas. » Il désigna une fois de plus les icônes des BAL ennemis en phase d'accélération. « Ils ont veillé à les maintenir entre nos propres effectifs de BAL et le reste de leurs bâtiments. Pour moi, cela veut dire qu'il s'agit sans doute de Katanas dans un rôle d'escorte. Mais voilà qu'ils les envoient rejoindre les unités situées en pointe, et je me demande s'ils n'ont pas développé une doctrine de défense antimissile autour des flottilles de BAL, un peu comme la nôtre. Dans ce cas, les bâtiments sur lesquels nous aurons de meilleures solutions de tir vont aussi avoir amélioré leurs défenses de manière significative le temps que nous nous décidions à tirer. — D'un autre côté, amiral, intervint deCastro, plus ils s'approchent de nous, plus ils s'éloignent du gros de leur force. Et s'il s'agit d'une part non négligeable de leur effectif de Katanas, les prendre au piège ici pourrait être notre meilleur coup. Sur-out qu'ils ont aussi l'air d'avoir manqué les plateformes Miroir. » Jennifer Bellefeuille acquiesça lentement, et ses collaborateurs attendirent. Elle demandait toujours d'autres avis, soucieuse de profiter des meilleurs conseils à sa disposition, et elle prenait toujours seule la décision finale. « On attend, trancha-t-elle. Pas aussi longtemps que vous le voudriez sans doute, Ivan, mais assez pour que nos solutions de tir se précisent. Je pense que nous attendrons qu'il ne reste plus que dix minutes avant que le vecteur des Katanas coïncide avec celui de la pointe – car je crois que vous avez raison, Leonardo, ce sont bien des Katanas. J'aurais bien aimé les coincer à une distance telle qu'ils puissent affronter nos missiles avec leurs antimissiles mais pas leurs grappes laser, or cela ne marchera pas, étant donné la géométrie de l'attaque. Je pense que nous adopterons des salves échelonnées, toutefois. — Échelonnées, amiral ? répéta Ericsson. — La première se concentrera sur leurs croiseurs de combat, dit-elle avec un sourire pincé. Je la veux assez dense pour bien capter leur attention. Plus précisément, j'aimerais voir leurs Katanas consacrer autant d'antimissiles que possible à arrêter la première vague. » Son sourire se fit mauvais, et ses collaborateurs le lui rendirent bientôt. « Dague-Un, ici Baïonnette. — Baïonnette, ici Dague-Un, répondit le capitaine de frégate Dillinger. Allez-y. » Dillinger et ses Katanas se trouvaient à plus de cinq millions de kilomètres en avant du BAL de commandement de Scotty Tremaine et du reste de la force de frappe de la division de porteurs, mais aucun retard n'était perceptible dans leur conversation par impulsion gravitique supraluminique. — J'ai un mauvais pressentiment, Crispus, reprit Tremaine sur un ton moins formel. Je ne sais pas pourquoi, mais j'ai le sentiment qu'une méchante surprise nous attend là-devant. — Ah, Baïonnette, répondit Dillinger dans un sourire, je crains de ne pas avoir bien compris cette analyse de risque. Pourriez-vous répéter à partir de "sentiment" ? — Dague-Un, petit malin ! fit Tremaine avant de poursuivre sur un ton plus grave : Sérieusement, Crispus. Surveille tes arrières. Ces gars sont beaucoup trop passifs, ça ne me plaît pas. J'ignore ce qu'ils mijotent exactement, mais ils préparent quelque chose. Ça, j'en suis sûr. — Bien reçu, Baïonnette, répondit Dillinger, moins souriant. Mais pour l'instant, je n'ai rien vu de plus que toi. — Je sais. » Tremaine fronça les sourcils en fixant son propre répétiteur à bord du Dacoït. « C'est bien ce qui m'inquiète. Baïonnette, terminé. » « Plus que dix minutes, je pense », fit calmement Jennifer Bellefeuille. Aux côtés du capitaine de frégate Ericsson, elle regardait les icônes des bâtiments de guerre en approche sur l'afficheur principal de son vaisseau amiral, le croiseur de combat Cyrus. Quelques années en arrière, elle en avait conscience, les Manties auraient à ce stade déjà eu localisé et presque à coup sûr détruit ses unités. Or l'un des drones ennemis était passé à moins de dix secondes-lumière de son vaisseau amiral et avait simplement poursuivi son chemin : à l'évidence, les améliorations apportées aux systèmes furtifs de la République donnaient du fil à retordre aux capteurs manticoriens. Le fait qu'aucun de ses bâtiments n'avait allumé ses bandes gravitiques et qu'ils contrôlaient tous strictement leurs émissions aidait sans doute, mais même ainsi, elle sentait ses paumes picoter sous l'effet de la tension. Le Cyrus et ses collègues se trouvaient à une minute-lumière à peine de Vespasien, et les Manties les cherchaient manifestement avec soin. Mais ils ne nous ont pas encore trouvés, se répéta-t-elle, alors il est temps de leur donner autre chose à penser avant que cela n'arrive. Lancez le plan Leurre, dit-elle. — À vos ordres, amiral, fit Ericsson avant d'adresser un signe de tête à l'officier de com. Transmettez la consigne : lancement du plan Leurre. » — J'ai quelque chose, commandant ! s'écria soudain le capitaine Gohr. Le drone gamma-trois détecte ce qui ressemble à des bandes gravitiques en mode furtif. Direction trois-quatre-neuf par zéro-zéro-neuf par rapport à nous, distance approximative cinquante-six virgule huit millions de kilomètres ! » Michael Oversteegen enfonça une touche sur l'écran du petit répétiteur déployé depuis le bras de son fauteuil de commandement, et il plissa le front comme l'image se centrait sur la zone indiquée. Le Victoire et l'Hector étaient encore à vingt millions cinq cent quatre-vingt-neuf mille kilomètres de Vespasien, mais leur vitesse n'était plus que de cinq mille deux cent soixante-cinq km/s puisqu'ils continuaient à décélérer au rythme de cinq virgule trente et un km/s2. Leur profil de vol actuel les mettrait à l'arrêt par rapport à la primaire du système à une minute-lumière de la planète, soit suffisamment près pour mettre toute l'infrastructure orbitale proche à portée rapprochée, de façon à éviter tout événement embarrassant... comme une frappe missile accidentelle sur un monde habité. Mais aussi assez loin pour maintenir l'ennemi à au moins deux minutes-lumière de distance, selon son estimation personnelle de la position probable des Havriens. Les Katanas du capitaine Dillinger continuaient à les rattraper par l'arrière. Leur taux d'accélération supérieur leur avait permis d'atteindre une vélocité de base plus élevée avant de commencer à décélérer vers le point de rendez-vous, et leur vitesse actuelle était de six mille cent quatre-vingt-dix-sept km/s. Leur vecteur se confondrait avec celui du Victoire d'ici dix minutes; leur vitesse commune ne serait alors plus que de deux mille soixante-dix-neuf km/s, et ils se trouveraient à moins de quatre cent mille kilomètres du point zéro-zéro visé – soit environ dix-huit millions quatre cent mille kilomètres de Vespasien. Les nouvelles signatures d'émission que Gohr avaient décelées se trouvaient dans un rayon de deux minutes-lumière autour de Vespasien. À supposer que les bâtiments qui en étaient la source soient équipés de capsules chargées de MPM, cela mettrait ses propres unités à leur portée, mais à une distance telle que la précision du tir ennemi resterait très médiocre. « Rapprochez les plateformes, Betty, dit-il au bout de quelques instants. Et n'oubliez pas de surveiller les autres approches également. — Oui, commandant. » Jennifer Bellefeuille examinait son répétiteur, ses yeux gris-vert plissés par la concentration. Impossible de déterminer si l'ennemi avait ou non mordu à l'hameçon, mais les émissions censées le leurrer paraissaient très convaincantes aux yeux de ses propres plateformes de reconnaissance. Elle ne croyait guère en leur capacité à tromper les Mannes très longtemps, mais si le CO avait vu juste quant au déploiement de leur enveloppe de reconnaissance, il leur faudrait plusieurs précieuses minutes avant d'approcher suffisamment un drone pour se rendre compte que les unités qu'ils détectaient étaient en réalité une variante du Cimeterre. Il y en avait huit là-dehors, tractant chacun un leurre standard, et leur seul rôle consistait à laisser « échapper » une faible signature d'impulsion de façon à attirer l'attention de leur côté un peu plus longtemps. « Les Dagues adapteront leur vecteur au nôtre d'ici six minutes, commandant, annonça le capitaine Gohr. — Très bien. Du nouveau sur ces signatures d'impulsion ? — Pas grand-chose, pacha. Mais les drones se rapprochent, et pour l'instant on dirait qu'il y a six sources. Peut-être un peu plus. — Je vois. » Michael Oversteegen grimaça. Au fil des ans, il avait appris à se fier à son instinct, et celui-ci lui soufflait que quelque chose ne tournait pas rond. Il regarda de nouveau Blumenthal sur l'écran de com déployé de son fauteuil de commandement. « À votre avis, Joe, pourquoi restent-ils là ? » Blumenthal fronça les sourcils. Il fixa son propre répétiteur pendant une seconde ou deux puis releva la tête. « S'ils comptent continuer à nous laisser approcher, ce qui semble être le cas pour l'instant, alors ils attendent probablement d'être certains que nous les avons détectés, répondit-il, l'air de se demander si on ne venait pas de lui poser une question piège. — À moins qu'il ne s'agisse de parfaits imbéciles, comme ma chère cousine la comtesse Fraser, ils doivent bien se douter que nous les avons déjà repérés, objecta Oversteegen. S'il y a un élément dont le capitaine Sturgis est certain, c'est que l'espace autour de Vespasien grouille de plateformes de reconnaissance havriennes. Vous pensez sérieusement que nous avons réussi à faire défiler tant de nos drones devant la planète sans qu'aucune ne les remarque au passage ? — Eh bien, non, commandant. Enfin, ils sont quand même très furtifs. — Oui, en effet, concéda Oversteegen d'un ton ironique. Mais si performante soit-elle, notre technologie furtive n'est pas encore parfaite. Et bien que cela me pèse de l'admettre, entre les informations qu'ils ont reçues d'Erewhon et ce qu'ils ont dû trouver tout seuls en examinant du matériel saisi au combat, notre voile d'invisibilité est sans doute un petit peu plus fin que nous ne voudrions le croire. Je ne dis pas qu'ils sont capables de verrouiller la position de nos plateformes. Mais quand on en lance autant, aussi près de l'ennemi et si loin dans son enveloppe de détection, il doit forcément en repérer quelques-unes. Et s'ils l'ont fait, n'importe quel officier tactique digne de ce nom devrait être capable de déterminer la forme de notre déploiement. Auquel cas, ils devraient bien savoir que s'ils restent là sans bouger avec des bandes gravitiques actives, nous allons forcément les voir. — Vu sous cet angle, commandant, vous avez peut-être raison, concéda Blumenthal. En même temps, ils pourraient bien attendre que nos plateformes passent en mode actif pour être sûrs que nous les avons localisés. — Peut-être, mais pourquoi se positionner si loin de la planète ? demanda Oversteegen. Cela met Vespasien dans une position inconfortable par rapport à leur enveloppe de tir de MPM, ce qui signifie que c'est eux qui risquent de frapper accidentellement la planète s'ils ouvrent le feu sur nous. Ils n'étaient pas obligés de nous laisser approcher à ce point de la planète. Ils devraient se trouver au moins une minute-lumière plus loin et, dans le cas contraire, leurs bandes gravitiques ne devraient pas être actives. » Il secoua la tête. « Non, ils ont autre chose en tête. » Il rumina encore quelques secondes en fixant son répétiteur puis se tourna vers Gohr. « Lancez un autre contingent de drones, dit-il. Je veux balayer cette zone une deuxième fois. » Il enfonça des touches sur le pavé alphanumérique de son accoudoir, illuminant sur l'afficheur plus grand de Gohr le volume qu'il visait. « Commandant, je peux rappeler les plateformes bêta pour couvrir ce volume, fit-elle remarquer. — Je n'en doute pas, dit-il sur un ton aimable. Malheureusement, cela prendrait au moins vingt minutes, et je veux que ce soit fait maintenant. — Bien, commandant. » Gohr fit signe à son assistant, et ils se mirent à taper des lignes de commande pour déployer le contingent de drones requis pour couvrir à nouveau la zone du système au nord de Vespasien. « Merde, marmonna Leonardo Ericsson comme de nouveaux drones se déployaient à partir de l'énorme croiseur de combat manticorien. — Ils n'ont donc pas gobé nos leurres, en fin de compte, dit deCastro. — Non. » Bellefeuille secoua la tête. « Ils les ont gobés, pour un petit moment du moins. Mais ce client-là est méfiant. Alors il revérifie la "zone libre" au cas où. — Eh bien, contrôle des émissions ou non, ils vont nous détecter d'ici sept minutes, amiral, fit Ericsson. Ces deux-ci, notamment, nous arrivent droit dessus. » Il tapota deux témoins lumineux sur son afficheur, et cette fois Bellefeuille acquiesça. Oui. Mais de toute façon ils se trouvent à peu près où nous voulions les attirer. » Elle se redressa, inspira profondément et adressa un signe de tête à deCastro. « L'heure est venue », dit-elle. « Départ de missile ! aboya soudain Betty Gohr. Multiples départs de missiles ! » Oversteegen releva brusquement les yeux comme les dangereuses icônes rouge sang apparaissaient sur l'afficheur principal. — Distance au lancer quatre-vingt-cinq virgule deux secondes-lumière, ajouta Gohr d'une voix monocorde. Contact dans six virgule treize minutes. » Jennifer Bellefeuille et son état-major avaient établi le plan opérationnel qu'elle avait baptisé « Écran de fumée » en réponse à la première série de raids manticoriens. Bien que Chantilly se soit vu affecter une force de défense sensiblement plus importante que Gaston ou Héra, elle la savait grossièrement insuffisante pour repousser de telles attaques à partir d'un plan défensif conventionnel et elle avait donc dû se montrer créative. Ses six croiseurs de combat de classe Seigneur de la guerre –qui avaient subi des améliorations majeures – et trois contre-torpilleurs de classe Troyen étaient les seuls combattants hypercapables à sa disposition, mais elle avait aussi près de six cents Cimeterres et, en soutien, pas loin de mille capsules lance-missiles vouées à la défense du système. Sans compter deux cent quarante capsules standard chargées de MPM. Le problème, c'était que, si les projectiles puissants des capsules défensives pouvaient produire des taux d'accélération légèrement supérieurs à ceux des MPM manticoriens, les missiles des capsules classiques n'en étaient pas tout à fait capables, et ni les uns ni les autres n'étaient aussi précis que ceux de l'ennemi. De plus, les événements de Gaston avaient prouvé que ses BAL ne pouvaient tout simplement pas affronter victorieusement des Katanas – pas selon les termes des Manties, en tout cas. Elle avait donc dû faire preuve d'ingéniosité si elle voulait servir à quelque chose. Dès que la détection au périmètre avait repéré que l'ennemi effectuait une reconnaissance du système, ses croiseurs de com bat, qui occupaient déjà leur position désignée, étaient passés en mode furtif et sous strict contrôle des émissions, conformément au plan opérationnel Écran de fumée. De plus, les deux tiers de son effectif total de BAL s'étaient mis en état d'alerte maximale tout en restant confinés sur les bases. Elle avait continué à faire patrouiller normalement deux cents autres BAL, en s'assurant que les Manticoriens les voient bien, mais quatre cents Cimeterres basés sur la principale station spatiale de Vespasien et une douzaine d'autres plateformes orbitales apparemment inoffensives et impossibles à distinguer d'un hangar de stockage étaient restés au secret. Maintenant, comme tout bon magicien, Bellefeuille commençait son spectacle en attirant l'attention de son public sur ce qu'elle voulait qu'il voie. « Environ mille neuf cents projectiles en approche, annonça le capitaine Gohr. — Compris. Lieutenant Pattison, demandez à Dague-Un d'arriver au plus vite, si vous voulez bien. » Michael Oversteegen s'exprimait d'une voix aussi calme et traînante qu'à l'habitude en regardant l'avalanche de missiles qui se dirigeait vers son commandement. « Plan de défense Alpha », ajouta-t-il, et les HMS Victoire et Hector changèrent de cap. Ils roulèrent sur le flanc de façon à présenter leur bande gravitique ventrale aux missiles en approche pendant que dés plateformes de type Serrure se déployaient bien au-delà de leurs barrières latérales de protection; les ordinateurs passaient déjà en revue les solutions de défense antimissile. « On dirait que vous aviez vu juste, commandant », observa doucement Blumenthal. Il désigna du doigt les icônes représentant les signatures d'impulsion élusives sur son répétiteur : » Il doit s'agir de leurres. » Oversteegen acquiesça. Les missiles qui visaient le Victoire et l'Hector avaient été lancés d'un point dans l'espace de ce côté-ci de Vespasien, moins d'une minute-lumière au « nord » de la planète, soit quatre bonnes minutes-lumière plus loin que les leurres de Blumenthal. À l'évidence, ils voulaient que nous nous approchions autant que possible avant d'ouvrir le feu, ils nous ont donc poussés à les chercher là où ils n'étaient pas », dit-il. Mais, tandis qu'il énonçait cette constatation, quelque chose continuait à le chiffonner. « À tous les Dagues, ici Dague-Un ! lança le capitaine Dillinger. Formation Tue-mouches. Je répète : Tue-mouches ! » Les quarante-huit Katanas changèrent aussitôt d'accélération. L'instant d'avant, ils décéléraient à sept cents gravités, soixante mille kilomètres en arrière du Victoire, en vue du point de rendez-vous; l'instant d'après, ils accéléraient des mêmes sept cents gravités, se précipitant pour rattraper et dépasser les croiseurs de combat. Car s'ils étaient beaucoup plus petits et fragiles qu'un croiseur de combat, ils constituaient aussi des cibles beaucoup plus difficiles pour des missiles longue portée, et ils s'élançaient vers l'ennemi pour placer leurs propres tubes lance-missiles défensifs entre les MPM en approche et leurs cibles. « Les Katanas avancent en position d'interception, amiral », annonça Ericsson, et le contre-amiral Bellefeuille opina brusquement, tant pour accuser réception de la nouvelle qu'en signe d'approbation. Il y avait peu de chances que le Cyrus survive à la prochaine demi-heure, mais elle avait réussi à se sortir cette idée de l'esprit en se concentrant sur la tâche qui l'attendait. « Rappelez aux plateformes Miroir qu'elles ne doivent pas lancer sans ordre exprès de ma part, dit-elle. — Bien, amiral. » « Bon sang », jura Michelle Henke en termes bien plus châtiés qu'elle n'en avait envie. Son instinct ne l'avait pas trompée, mais cela ne lui était pas d'un grand réconfort tandis qu'elle regardait la salve massive qui se dirigeait vers le Victoire et l'Hector. « Accélération maximale, ordonna-t-elle à Stackpole. Rapprochez-nous d'Oversteegen et préparez-vous à soutenir ses défenses antimissile. — Bien, amiral ! répondit vivement son officier opérationnel. Mais la distance sera vraiment très longue pour nos antimissiles, fit-il remarquer. Et nous sommes trop éloignés pour coordonner notre tir avec le Victoire et l'Hector. Même avec une télémétrie supraluminique, nous nous trouvons trop loin pour partager efficacement les données. — J'en suis bien consciente, John. Mais, au pire, tous les missiles que nous détruirons auraient été détruits par Oversteegen de toute façon. Et si nous en chopons un qu'il aurait manqué... — Oui, amiral. » Stackpole entreprit de donner des ordres, et Henke se retourna vers son propre afficheur. L'officier opérationnel avait sans doute raison quant au problème de dispersion, songea-t-elle. Sa division de croiseurs de combat se trouvait à deux millions de kilomètres et demi en arrière d'Oversteegen. Elle avait suffisamment d'allonge – à peine, et seulement avec les nouveaux antimissiles à portée étendue – pour consolider son parapluie défensif, mais son soutien serait beaucoup moins efficace d'aussi loin. Toutefois, quelque chose dans cette attaque... « Il n'y a pas assez de projectiles », dit soudain Oliver Manfredi. Elle releva les yeux, se tourna vers le chef d'état-major, et Manfredi secoua sa tête blonde. « Il n'y en a pas deux mille dans cette salve, amiral. Cela représente moins de trois cents de leurs capsules classiques. Alors où sont les autres ? » Henke le regarda pendant peut-être trois secondes puis fit pivoter son fauteuil vers le lieutenant Kaminski. « Établissez-moi tout de suite un lien prioritaire avec le capitaine Oversteegen ! — À vos ordres, amiral », répondit aussitôt l'officier de communication. — Feu à volonté ! » s'écria le capitaine Dillinger, et les Katanas de la formation Dague commencèrent d'expédier des antimissiles vers les projectiles en approche. Dillinger n'aimait guère songer au coût de chacun des « antimissiles » de ses BAL. Les systèmes intégrés dans les Aspics pour leur fonction anti-BAL multipliaient par deux leurs prix par rapport aux antimissiles Mark 31 standard à portée étendue sur lesquels ils étaient fondés. Mais les Aspics conservaient le système de propulsion de base des Mark 31, or les antimissiles se servent de leurs bandes gravitiques pour « faire le ménage » au milieu des missiles d'attaque. Par conséquent, un Aspic pouvait tout à fait assumer un rôle défensif, et en réserver un certain pourcentage pour la défense antimissile plutôt que de consacrer de l'espace de stockage à des Mark 31 dédiés qui ne pourraient pas être utilisés dans un rôle anti-BAL. Cela simplifiait les contraintes en terme de munitions et offrait aux Katanas une sécurité potentiellement utile, tant sur le plan offensif que défensif. Les Aspics quittaient maintenant leurs tubes de lancement pour se diriger vers les missiles en approche, et Dillinger eut un sourire mauvais. Il était prêt à parier que les Havriens n'avaient jamais vu des BAL détruire des missiles à pareille distance ! « Vous aviez raison, amiral, fit deCastro. Ils se servent bel et bien de ces projectiles comme antimissiles également. — Logique, répondit Bellefeuille d'un air un peu absent tandis qu'elle observait son répétiteur. Les signatures que l'amiral Beach a enregistrées à Gaston donnaient clairement à penser qu'il s'agissait à la base du même corps de missile et de la même propulsion, après tout. — Et la décision se justifie du point de vue de l'approvisionnement en munitions, ajouta Ericsson avant de montrer les dents. Évidemment, même les décisions les plus justifiées peuvent parfois vous revenir en pleine figure. — Surtout si un tiers les y aide », confirma deCastro avec un petit sourire. — Section tactique, dit soudain Michael Oversteegen. Les capsules que nous avons repérées tout près de la planète ont-elles déjà lancé ? — Commandant? » Le capitaine Gohr parut surprise. Il lui fallut une fraction de seconde pour libérer son esprit de la bataille tandis que la vibration régulière causée par les lancers d'antimissiles secouait le Victoire. La première vague d'Aspics lancée par les Dagues commençait à tailler à la serpe dans la salve havrienne, et sa propre section de défense antimissile travaillait sans relâche à analyser les motifs GE des projectiles d'attaque. Mais elle jeta bientôt un bref coup d'œil à un répétiteur secondaire, et Oversteegen la vit se redresser sur son siège comme elle prenait note des données. « Non, pacha, dit-elle en se tournant droit vers lui. Aucun de ces tirs ne vient de l'orbite de Vespasien ! — C'est bien ce que je pensais, fit-il d'un air sombre. Communications, passez-moi Dague-Un. — Commandant, intervint le lieutenant Pattison, vous avez un signal prioritaire urgent de l'amiral Henke. — Passez-la-moi, Jayne – et établissez un lien com avec Dague-Un ! — À vos ordres, commandant. » Le visage tendu de Michelle Henke apparut sur l'écran d' Oversteegen. « Michael, je suis en train de regarder la densité de la salve et... — Et elle est trop faible, acheva Oversteegen. Nous venons de confirmer que les plateformes proches de la planète n'ont pas lancé un seul missile. » Une fenêtre s'ouvrit dans le coin de son écran, montrant le visage de Crispus Dillinger. « Et maintenant, je dois vous laisser, dit Oversteegen à son amiral avant d'enfoncer un bouton qui mit Dillinger au centre de l'écran. — Oui, capitaine ? s'enquit Dillinger. — La configuration de leur attaque est un peu bizarre, capitaine, lâcha aussitôt Oversteegen. Ils n'utilisent qu'une fraction de leur effectif total de missiles – et tout ce qu'ils tirent vient des sources les plus éloignées, sans doute avec de moins bonnes solutions de visée. — Pardon, capitaine ? » Dillinger paraissait perplexe, et Oversteegen eut un signe de tête impatient. « Ils essayent de détourner notre attention – et peut-être bien de nous pousser à dépenser nos antimissiles avant la véritable attaque. — Mais... — Ce n'est pas le dernier salon où l'on cause, capitaine, coupa Oversteegen. Cessez immédiatement de défendre cette division ! » Crispus Dillinger contempla le visage affiché sur son communicateur avec une certaine incrédulité. Ce type était cinglé ! Près d'un millier de missiles se dirigeaient droit vers chacun de ses bâtiments, et il voulait que Dillinger cesse de les défendre ? Mais... « À toutes les Dagues, fit-il durement, ici Dague-Un. Interrompez Tue-mouches. Je répète, interrompez Tue-mouches. Le plan de défense antimissile Alpha est désormais en application. » « Bah, c'était bien tant que ç'a duré », fit Jennifer Bellefeuille lorsque le torrent d'antimissiles qui se déversait des Katanas se réduisit brusquement à un mince filet. Elle se tourna vers Ericsson. « Leonardo, vous avez une estimation de leur dépense de munitions ? — À supposer qu'ils aient une capacité de stockage équivalente à celle des BAL manticoriens que nous avons pu inspecter après Coup de tonnerre et que ces projectiles fassent à peu près la même taille que leurs antimissiles standard, cela doit représenter au moins la moitié de leur charge totale, amiral. Peut-être même soixante pour cent, s'ils ont aussi consacré davantage de volume et de masse à des grappes laser de défense active. — En tout cas, ils ont fait un véritable carnage dans nos missiles, fit remarquer deCastro. Leur pourcentage de réussite est presque deux fois celui qu'auraient obtenu des Cimeterres, même à distance beaucoup plus réduite. — Très juste. » Bellefeuille hocha la tête. « D'un autre côté, il n'y en a même pas cinquante, et si Leonardo a vu juste, il ne leur reste pas beaucoup de missiles. » Elle fixa encore son répétiteur quelques secondes puis opina d'un mouvement vif. « Leonardo, lancez la phase deux. » Le HMS Victoire serpentait tandis que l'avalanche de missiles – moins dense – poursuivait son chemin vers lui et l'Hector. Les Katanas avaient considérablement amenuisé l'effectif des missiles ennemis avant qu'Oversteegen ne leur ordonne de cesser le feu. Sur les mille neuf cents missiles lancés, ils en avaient éliminé sept cents. Les antimissiles des croiseurs de combat en détruisirent deux cent soixante, et cent cinquante autres environ perdirent leur cible de vue et partirent à la dérive. Trois cent douze verrouillèrent des leurres de type Cavalier fantôme déployés par le Victoire et l'Hector, et soixante firent soudain demi-tour vers les Katanas, pour être mis en pièces par les défenses actives des BAL. Mais cela en laissait quatre cent dix-huit et, lorsqu'ils dépassèrent les Katanas, les croiseurs de combat se retrouvèrent seuls face à eux. Oversteegen les regarda approcher, immobile dans son fauteuil de commandement, les yeux étrécis, le regard fixe. Trente grappes laser de défense active hérissaient chacun des flancs du Victoire. Prises séparément, elles étaient plus puissantes que celles d'aucun croiseur de combat manticorien par le passé, avec quatorze lasers par grappe, capables de produire chacun un tir toutes les seize secondes. Ce qui revenait à un tir toutes les 1,2 seconde par grappe, soit seulement vingt-cinq par flanc et par seconde, et les projectiles ennemis étaient des MPM. Ils avaient parcouru plus de vingt-cinq millions de kilomètres pour atteindre leur cible, leur vitesse d'approche se montait à près de cent soixante-treize mille km/s – cinquante-huit pour cent de la vitesse de la lumière – et leur distance de sécurité était de trente mille kilomètres. Ils franchirent le périmètre intérieur de la zone d'interception des antimissiles et perdirent cent dix-sept des leurs ce faisant. Des trois cent un survivants, cinquante-huit étaient des plateformes de guerre électronique ; par conséquent, deux cent quarante-trois missiles seulement attaquèrent en réalité – à peine treize pour cent de la salve initiale. L'espace autour du Victoire et de l'Hector s'enlaidissait d'éruptions de rage incandescente, et des lasers s'efforçaient d'éventrer leurs cibles. Mais ces croiseurs de combat-là avaient justement été conçus et construits pour faire face à ce genre d'attaque. Leurs barrières latérales – celles du Victoire, notamment – étaient beaucoup plus solides et puissantes que celles d'aucun croiseur de combat avant eux, et ils bénéficiaient tous les deux des barrières de proue et de poupe développées par la FRM. Le fait qu'ils aient pu tenir leurs bandes gravitiques tournées vers les projectiles en approche tout en lançant leurs propres antimissiles offrait un problème de visée supplémentaire aux systèmes embarqués des missiles havriens. Au lieu du flanc que présentaient obligatoirement les vaisseaux classiques aux capteurs des missiles ennemis, ceux-ci ne voyaient qu'une bande gravitique. Or aucun capteur n'était capable de sonder une bande gravitique militaire, ce qui leur interdisait de localiser précisément leur cible. Ils pouvaient prédire le volume dans lequel la cible devait se trouver, mais pas exactement où la trouver dans cet espace. C'est pourquoi le Victoire et l'Hector survécurent. Les capteurs auraient vu à travers leurs barrières latérales, mais celles-ci n'étaient pas tournées vers eux. La plupart des missiles partirent vers le haut ou le bas, dans l'espoir d'obtenir une meilleure vue, pendant que d'autres croisaient le T des vaisseaux manticoriens en poupe ou en proue. Si les défenses passives du Victoire étaient solides, elles n'étaient pas de taille face à la puissance des lasers havriens ; toutefois, la vitesse qui faisait des MPM des cibles si difficiles pour les défenses actives à courte distance œuvrait cette fois contre eux. Ils n'eurent tout simplement pas le temps de trouver leur cible et de tirer dans la fraction de seconde qu'il leur fallut pour croiser le chemin des vaisseaux manticoriens. « Aucun dégât, commandant ! exulta le capitaine Gohr. Rien du tout ! — Bien joué, canonnier, répondit Oversteegen. — Le capitaine Hanovre signale une frappe en proue de l'Hector, commandant, annonça le lieutenant Pattison. Pas de victimes, mais il a perdu un graser et une grappe laser. — Bien, dit Oversteegen. Dans ce cas... — Départ de missile ! s'écria soudain Gohr. Multiples départs de missiles ! Commandant, séparation de BAL depuis les plate-formes situées à l'intérieur du système ! » Le regard d'Oversteegen se braqua sur l'afficheur principal, et il serra les dents en voyant les icônes menaçantes y foisonner. Une nouvelle vague de MPM venait brusquement d'apparaître, tirée du même point que la première salve. Mais celle-ci était beaucoup plus massive. Pas loin de six mille icônes de missiles étoilaient l'écran; ils se dirigeaient vers ses bâtiments ainsi que les BAL de Dillinger et la division de Michelle Henke. Gohr avait aussi raison quant aux nouveaux BAL. Les deux cents dont la quatre-vingt-unième force d'intervention avait connaissance passèrent soudain sous accélération maximale en chargeant les Manticoriens, mais le double venaient de jaillir dans l'espace et se tournaient vers les Katanas de Dillinger et les croiseurs de combat derrière lui. Oversteegen lança un regard noir aux icônes innocentes des capsules lance-missiles que les équipes de détection de Gohr avaient réussi à localiser près de la planète. Elles n'avaient pas encore tiré, mais elles le feraient, il le savait. Elles attendaient que leurs missiles puissent rejoindre le torrent de projectiles venus de plus loin. Leur vitesse de base moindre à l'arrivée en ferait des cibles plus faciles, mais elle leur donnerait aussi une meilleure vue de ses barrières latérales, et elles contenaient sans doute au moins encore deux ou trois mille missiles. Son instinct de tacticien lui hurlait de les frapper à coups d'ogives à détection de proximité, de les détruire avant qu'elles ne tirent. Mais elles se trouvaient trop près de Vespasien. Le risque était trop grand qu'un tir mal dirigé touche la planète ou fasse exploser l'une des plateformes civiles désarmées et tout le personnel à bord. Non. Ils allaient simplement devoir subir l'orage, et il le regarda approcher, l'air lugubre. Il était peu probable que même un assaut pareil soit fatal à son bâtiment. Celui qui avait préparé cette attaque n'avait commis qu'une erreur : le choix des cibles. Il aurait dû diriger tous ces tirs vers une ou deux cibles au plus, surtout ne pas les répartir. Mais difficile de le lui reprocher : il n'avait sans doute pas compris à quel point les croiseurs de combat auxquels il faisait face étaient solides. Et s'il ne risquait pas de les détruire, cela ne voulait pas dire qu'il n'allait pas leur faire très mal. Sans compter ce qui arriverait aux Katanas de Dillinger après qu'on les avait poussés à gaspiller tant de missiles contre la première vague de MPM. L'espace d'un instant, derrière l'armure de son regard, Michael Oversteegen eut un accès fugitif d'admiration pour son adversaire. Quel qu'il soit, il avait fait le meilleur usage possible de ses ressources limitées, et les éléments de tête de la quatre-vingt-unième force d'intervention étaient sur le point de se prendre une raclée. Mais l'instant passa, et Oversteegen se redressa dans son fauteuil de commandement. « Plan défensif Alpha-Trois », dit-il calmement. CHAPITRE VINGT-HUIT « Votre Grâce. » Robert Telmachi, archevêque de Manticore, traversa son bureau spacieux et ensoleillé pour serrer la main du visiteur qu'on y faisait entrer, un homme chauve au nez aquilin. — C'est un grand honneur, poursuivit-il. Et, si je puis me permettre, j'espérais cette rencontre depuis un certain temps. — Merci, Votre Excellence ». Le chef spirituel de l'Église de l'Humanité sans chaînes serra fermement la main qu'on lui tendait. « Je me réjouissais moi aussi de vous rencontrer. Monseigneur Davidson remplit très bien son rôle d'émissaire sur Grayson, mais étant donné les relations politiques intimes de nos deux nations... » Il sourit, et Telmachi acquiesça en souriant lui aussi. — Précisément, dit-il tout en escortant son invité vers un espace accueillant et informel aménagé devant l'immense baie vitrée du bureau. Bien sûr, ajouta-t-il dans un sourire plus large encore comme ils s'asseyaient, je n'ai pas tout à fait autant d'autorité dans les affaires spirituelles du Royaume stellaire que vous dans celles du Protectorat. — Vous pourriez être surpris, répondit Telmachi, ironique. Notre doctrine de l'épreuve divine nous vaut des paroissiens un peu récalcitrants sur le plan spirituel. — Un peu de résistance peut être une bonne chose, tant qu'on apprend à prêter attention à ses causes, répondit Telmachi. Nous l'avons découvert à nos dépens, dans notre Église. D'ailleurs, je crois que nous avions commencé à le découvrir bien avant que vos propres ancêtres ne partent pour Grayson. — Nous aussi, avec ces illuminés de Masadiens, fit Sullivan, plus sombre. — Toutes les fois ont leur moment de folie, mon révérend. » Telmachi secoua tristement la tête. « L'Inquisition, le mouvement terroriste islamique, le Jihad de La Nouvelle-Athènes, vos propres Fidèles... L'extrémisme n'est le monopole de personne quand la foi vire au fanatisme. — Et aucune foi n'a le monopole de la résistance au fanatisme non plus, répondit Sullivan. Un détail dont certains de mes prédécesseurs ont eu du mal à se souvenir, étant donné le monopole (il réutilisait le terme à dessein) dont jouit Notre Père l'Église sur l'autorité spirituelle chez nous. — Peut-être, dit Telmachi. Pourtant, nul ne pourrait vous accuser de cela, ni vous ni le révérend Hanks. J'admire beaucoup la façon dont vous avez tous les deux affronté les immenses changements auxquels votre société a été confrontée suite à son alliance avec le Royaume stellaire. — Vous voulez dire suite à notre exposition à toute une galaxie d'idées dangereuses, pour ne pas dire franchement hérétiques, sur des thèmes radicaux comme celui des droits de la femme, rectifia Sullivan avec un petit rire naturel. — Eh bien, oui. Mais je suis beaucoup trop diplomate pour l'exprimer en ces termes. » Les deux hommes se mirent à rire, puis Telmachi s'enfonça dans son fauteuil et regarda son visiteur d'un air pensif. — Votre Grâce, je suis sincèrement ravi de faire votre connaissance et je constate que vous êtes aussi aimable en personne que monseigneur Davidson l'indique dans ses comptes rendus. Mais je suis également conscient que c'est la première fois dans toute l'histoire de Grayson qu'un révérend quitte la planète pour quelque raison que ce soit. J'ai diffusé tous les communiqués de presse et déclarations d'usage, et je me suis arrangé pour assister aux rencontres que vous avez sollicitées avec les représentants de toutes nos principales religions. Mais je dois avouer que je n'ai guère été surpris que votre secrétariat contacte le mien pour proposer un entretien privé préliminaire entre vous et moi. — Ah oui ? fit Sullivan en s'adossant dans son fauteuil. — Oui. Monseigneur Davidson est aussi intelligent que charmant, comme vous l'avez certainement remarqué. De certaines questions que vous lui avez posées, il a déduit que vous souhaitiez particulièrement établir un contact direct avec moi. Il n'a toutefois pas suggéré de raison justifiant votre intérêt, bien que j'aie moi-même tiré quelques conclusions. Sullivan regarda par la fenêtre les tours de la ville d'Arrivée percer le ciel. Il s'agissait d'un spectacle inconnu et fascinant pour un Graysonien. Arrivée avait été bâtie par une civilisation maîtrisant l'antigravité sur une planète dont l'environnement était accueillant et ne s'efforçait pas de repousser un envahisseur audacieux. Ses bâtiments se dressaient bien plus haut que tous ceux de Grayson, et il n'y avait pas un dôme en vue. Cet horizon dégagé suffisait à rendre nerveux n'importe quel Graysonien, surtout quand il voyait les branches d'arbres de la ceinture verte de la ville danser dans la brise matinale. Le révérend se sentait presque nu, et sa main eut un sursaut comme il étouffait le réflexe d'attraper le masque respiratoire habituellement emboîté dans sa ceinture, du côté droit. La poussière atmosphérique de Manticore ne présentait pas de toxicité pour sa santé, certes, mais son cerveau acceptait plus facilement cette idée que son instinct. Et pourtant, lorsqu'il regardait les aérodynes en mouvement, les piétons, les terrasses des cafés qu'il distinguait depuis son siège, il voyait des gens fort semblables à ceux qu'il aurait pu voir chez lui, même si certains portaient d'étranges costumes. Il se retourna vers l'archevêque, et, là aussi, l'étranger se mêlait au familier. Il reconnaissait la foi intime de Telmachi et sa chaleur sincère. Sullivan s'était intentionnellement plongé dans des études de théologie comparée depuis que Grayson se mêlait au tout-venant galactique. Il voyait en Telmachi l'héritier moderne d'une succession apostolique qui remontait tout droit à l'aube, la source de leur foi commune en Dieu. Et pourtant, l'autorité spirituelle de Telmachi était bien moindre que la sienne. Son Église à lui avait vu son ascendant incontesté brisé longtemps avant que l'homme ne quitte la vieille Terre, et il s'était réconcilié avec cette idée. Elle avait évolué, survécu, essaimé dans les étoiles en même temps qu'une myriade d'autres croyances religieuses et philosophies qui auraient abasourdi un Graysonien. Par bien des côtés, il le savait, Telmachi était beaucoup plus... cosmopolite que lui-même. Toutefois, s'agissait-il d'une force ou d'une faiblesse ? Et Sullivan voyait-il en Telmachi les futurs révérends de Grayson ? L'avenir repose entre les mains de Dieu, se dit le révérend. L'un des éléments cardinaux – voire le seul – de la Nouvelle Voie était l'idée que le livre ne se refermait jamais, ne prenait jamais fin. Dieu était infini, contrairement à la compréhension qu'en avait l'homme. Il y en aurait donc toujours plus à apprendre pour l'homme, toujours plus à apprendre de Dieu, et comme l'enseignait la doctrine de l'épreuve, mieux valait prêter attention aux leçons, sous quelque forme qu'elles se présentent. Comme sa visite ici, en ce jour. « En réalité, monseigneur, dit-il, vous avez raison. Je vois que monseigneur Davidson avait donné une description fidèle de votre sagacité. J'ai en effet bon nombre de raisons pressantes et parfaitement valables, en tant que chef spirituel de mon Église, de rencontrer autant de dignitaires religieux manticoriens que possible. Depuis près de mille ans, Grayson est une théocratie de facto – une théocratie fermée. Étant donné les doctrines de notre foi, notre population a eu tendance, dans l'ensemble, à voir dans l'ouverture des portes de notre temple, pour ainsi dire, une épreuve supplémentaire imposée par Dieu. Il y a eu quelques frictions, mais sans doute moins qu'il n'y en aurait eu sur à peu près n'importe quelle planète dans des circonstances similaires. » Néanmoins, à mesure que nous nous impliquions de plus en plus complètement aux côtés du Royaume stellaire sur le plan séculier, l'afflux d'étrangers élevés dans des fois aux structures très différentes n'a cessé de croître. Je ne vois pas pourquoi cette tendance s'inverserait, et je pense donc qu'il est probablement grand temps que notre Père l'Église fasse un geste envers les responsables religieux du Royaume stellaire. Les malentendus ne manqueront sûrement pas, ou du moins les différences, mais nous devons embrasser la tolérance religieuse qui a toujours fait partie de la tradition manticorienne. Dans cette optique, ma visite ici aura tout son sens aux yeux des membres de notre Église restés sur Grayson. » Toutefois, bien que tout cela soit vrai, la raison pour laquelle j'ai plus particulièrement demandé à vous rencontrer n'est pas tant liée à votre statut, que je pourrais sans doute décrire comme celui de dignitaire le plus éminent des différentes dénominations religieuses de Manticore, que vous le reconnaissiez ou non. Il s'agirait plutôt d'une question de nature pastorale. — Une question pastorale. » Telmachi sourit. « Laissez-moi réfléchir, murmura-t-il. Alors, de quoi pourrait-il s'agir ? Mmm... Cela aurait-il à voir avec le seigneur Harrington et certaines brebis de mon troupeau ? — Monseigneur Davidson ne vous a pas rendu justice, Votre Excellence, répondit Sullivan en souriant à son tour. — Ce n'était pas très difficile à deviner, Votre Grâce, répondit Telmachi. Surtout au vu du prestige de dame Honor sur Grayson et des commentaires venimeux d'un de nos spécimens de journaliste professionnel les moins reluisants. Évidemment, le fait qu'elle ne soit ni catholique ni membre de l'Église de l'Humanité sans chaînes nous laisse tous deux dans une zone d'ombre la concernant. — Ce n'est peut-être pas une fille de notre Père l'Église, fit doucement Sullivan, le regard serein, mais je puis vous dire par expérience qu'elle est sans aucun doute une fille de Dieu. Je vais être honnête avec vous : je reconnais que rien ne me rendrait Plus heureux que de la voir embrasser l'Église de l'Humanité, Mais voilà une femme dont l'âme ne me cause aucun souci. — Cela correspond bien avec mon impression personnelle, dit gravement Telmachi. Je crois que c'est une troisième communiante, non ? — En effet. Ce qui me pose un certain problème, puisque les troisièmes communiants paraissent ne pas avoir de hiérarchie organisée au sens de votre Église ou de la mienne. — La troisième communion missionnaire ressemble assez à ce que serait sans doute devenue l'Église de l'Humanité en l'absence d'une hiérarchie fermement établie, dit Telmachi. Quand les représentants de leurs différentes congrégations se retrouvent pour leur assemblée générale tous les trois ans T, ils élisent des dirigeants pour la durée de l'assemblée ainsi que les membres d'un comité de coordination qui fonctionne entre deux assemblées, mais chaque congrégation – et chaque membre individuel de chaque congrégation – est personnellement responsable de sa relation à Dieu. Je suis en très bons termes avec plusieurs de leurs pasteurs, et l'un d'eux a un jour comparé leur assemblée générale à une tentative de rassembler un troupeau de chats sylvestres. » Sullivan eut un petit rire à cette évocation, et Telmachi opina. « Ils s'entendent sur bon nombre de doctrines et questions centrales mais, au-delà de ces points d'entente, il y a place pour une large diversité. — J'avais tiré la même impression de mes propres conversations avec Lady Harrington et ses parents, acquiesça Sullivan. Et je pense que vous devez avoir raison : l'individualisme des troisièmes communiants trouve effectivement beaucoup d'échos dans notre propre doctrine. D'ailleurs, je me suis souvent dit que c'était là l'une des raisons pour lesquelles Lady Harrington est à l'aise avec notre Père l'Église, malgré nos inévitables différences. » Toutefois, le problème auquel je faisais référence était mon incapacité à identifier un membre particulier du clergé des troisièmes communiants avec qui débattre de mes inquiétudes. J'ai le sentiment que leur doctrine est très... souple, mais je dois avouer la connaître moins bien que je ne le voudrais. — Si vos inquiétudes sont celles que je soupçonne, Votre Grâce, dit Telmachi, je pense qu'il est inutile de vous en faire. Néanmoins, je serai très heureux de vous recommander deux ou trois de leurs théologiens à qui vous pourriez faire part de vos réflexions. — Je vous en serais profondément reconnaissant, répondit Sullivan en inclinant brièvement la tête. Mais cela m'amène, bien sûr, à la raison pour laquelle j'avais plus particulièrement besoin de vous rencontrer. — Révérend, gloussa Telmachi, notre mère l'Église a retenu quelques leçons elle aussi au fil des millénaires. Je ne pense pas qu'il y aura de problèmes. « Ah, vous voilà ! fit sévèrement le docteur Allison Harrington. Qu'est-ce qui vous a fait croire au juste que nous allions vous laisser séjourner dans un hôtel, dites-moi ? — L'Hilton aux armes royales n'a rien d'un simple hôtel, milady », répondit doucement Jérémie Sullivan qui entrait dans le manoir d'Honor sur la baie de Jason en passant devant un homme d'armes Harrington solennel. Il sourit puis se pencha sur sa main, qu'il baisa à la mode de Grayson. « Balivernes ! répliqua-t-elle. Je parie que vous aviez juste prévu de leur voler des serviettes. Ou un de leurs jolis peignoirs. » L'homme d'armes parut se contracter légèrement en attendant l'orage, mais Sullivan se contenta de sourire plus largement tandis qu'elle le regardait d'un œil malicieux. « En réalité, c'est le savon que je convoitais, milady, fit-il d'un air solennel. — Je le savais ! » Elle eut un petit rire et passa le bras dans le sien pour l'accompagner à l'intérieur de la maison. « Quel plaisir de vous revoir, dit-elle plus sérieusement. Et même si je ne doute pas que vous auriez été très bien au Hilton, Honor et Benjamin auraient tous les deux réclamé ma tête si je vous avais laissé loger là-bas. Et puis je m'en serais voulu moi-même. — Merci, dit-il. — Ne dites pas de bêtises. » Elle lui serra un peu plus le bras, et l'éclat rieur de son regard se ternit provisoirement. « Je me rappelle encore le réconfort que vous nous avez apporté quand nous pensions tous qu'Honor était morte. — De même que je me rappelle le jour où vous m'avez expliqué pourquoi notre taux de natalité avait toujours été si déséquilibré, répondit-il. Et celui où votre équipe et vous nous avez fourni des nanites. — Oui. Bon. Maintenant que nous nous sommes dûment félicités d'être des gens si formidables, dit Allison, qu'est-ce qui vous amène réellement sur Manticore ? — Pourquoi ? Qu'est-ce qui vous fait penser que je pourrais avoir un mobile caché ? se défendit Sullivan tout en acceptant le changement de sujet avec le sourire. — Le fait que j'ai un minimum de jugeote », répondit-elle, mordante. Il la dévisagea, et elle renifla. « En mille ans, pas un seul révérend n'a jamais quitté la planète. Pas un. Et voilà que, trois semaines après que les articles de ce crapaud venimeux de Hayes ont atteint Grayson, vous débarquez. Si l'on compte une semaine et quelque de voyage, vous avez dû établir un record galactique pour l'organisation de votre "visite officielle" ! — J'espère que mes plans machiavéliques ne vont pas paraître aussi évidents à tous les Manticoriens que je rencontre, geignit Sullivan. — La plupart des Manticoriens ne vous connaissent pas aussi bien que moi, lui assura Allison. Et la plupart ne comprendraient même pas tout le tort que cette affaire pourrait causer à un personnage politique de l'envergure d'Honor sur Grayson. Ni combien vous appréciez ma fille », ajouta-t-elle en lui adressant de nouveau un sourire chaleureux. Il inclina la tête, et elle opina. « C'est bien ce que je me disais. Vous êtes venu aplanir un peu les difficultés des enfants, n'est-ce pas ? » Il éclata de rire et elle s'arrêta, se tournant vers lui, tout sourire, jusqu'à ce qu'il secoue la tête. « Milady, tous les "enfants" impliqués, y compris votre fille, sont plus vieux que moi d'un certain nombre d'années T ! — Chronologiquement, peut-être. Pour le reste ? » Elle haussa les épaules. « Et quels que soient vos âges respectifs, ils ont à n'en pas douter besoin d'un coup de main. C'est bien pour cela que vous êtes ici, non ? — Oui, Allison, reconnut-il, rendant finalement les armes. J'ai bien l'intention d'accomplir deux ou trois autres choses pendant mon séjour, mais oui. Avant tout, je suis venu aplanir les difficultés des enfants. » CHAPITRE VINGT-NEUF « Arnaud, dis-moi que tu m'apportes de bonnes nouvelles pour une fois », fit Thomas Theisman d'un ton maussade lorsque le chef d'état-major de la flotte entra dans son bureau, un bloc-mémo sous le bras gauche. « Ma seule bonne nouvelle, c'est un rapport de suivi qui annonce que l'amiral Bellefeuille a survécu en fin de compte, répondit l'amiral Marquette. — Ah oui ? » Theisman se ragaillardit un peu, et Marquette hocha la tête. « Son état-major au complet et elle-même ont quitté le Cyrus avant que les charges d'autodestruction ne sautent. Nous avons perdu beaucoup de gens de valeur, mais pas elle, Dieu merci. — Comme tu dis », confirma Theisman avec ferveur. Des quatre systèmes qu'Harrington avait frappés cette fois-ci, seul Chantilly avait opposé une résistance efficace. Ce n'était pourtant pas faute d'avoir essayé, se rappela-t-il sombrement. Le contre-amiral Bressand avait fait de son mieux à Augusta, mais il était totalement surclassé, en infériorité numérique et... moins rusé que Jennifer Bellefeuille. Les porte-capsules d'Harrington avaient réduit en miettes ses combattants hypercapables, qui n'avaient en retour infligé que des dégâts mineurs, et encore. Quand ses BAL s'étaient approchés avec un courage suicidaire, ils avaient découvert que les tubes antimissile des Manties, du moins à bord de leurs nouveaux bâtiments, étaient capables de lancer les missiles de combat rapproché développés pour leurs satanés Katanas. Ça avait été un massacre – et il ne pouvait pas le reprocher à Bressand. Il aurait bien aimé, quelque part, et il y avait moyen de le faire, en réalité, s'il s'en donnait la peine. Après tout, Bressand aurait pu exercer son pouvoir discrétionnaire et refuser d'affronter une force à ce point supérieure. Mais si cette force était à ce point supérieure à la sienne, c'était parce que sa propre hiérarchie – dirigée par un certain Thomas Theisman – ne l'avait pas soutenu comme elle l'aurait dû. Bressand avait fait son boulot avec ce dont il disposait et, comme Bellefeuille à Chantilly, il avait manifestement espéré infliger au moins quelques menus dégâts aux assaillants. Et c'était sans doute là une conséquence directe de l'analyse d'état-major qu'il avait fait communiquer à tous les commandants de système, se répéta Theisman, Étant donné la supériorité numérique dont jouissait la République – ou dont elle jouirait bientôt –, même un taux de perte défavorable serait en fin de compte à l'avantage de Havre. Il avait ordonné qu'on fasse circuler cette analyse parce qu'elle était juste, pourtant il était beaucoup plus facile d'accepter sa justesse avant que tant d'hommes et de femmes de la Spatiale ne périssent à Augusta. — A-t-on une meilleure idée des dommages que Bellefeuille a réussi à infliger ? demanda-t-il à Marquette, résolu à ne plus penser à Bressand. — Nous avons causé beaucoup de tort à leurs BAL, proportionnellement », répondit Marquette. Puis il grimaça : « Je n'arrive pas à croire ce que je viens d'affirmer ! Bellefeuille a détruit à peu près soixante-dix BAL ennemis, dont une cinquantaine de Katanas, et les Mannes ont eu un peu plus de cinq cents des nôtres. C'est plutôt minable, comme taux de perte comparé, mais ils ont perdu l'équivalent des trois quarts d'un de leurs groupes de BAL et, bien que ça me peine de le dire, nous pouvons remplacer les hommes et le matériel beaucoup plus aisément qu'eux. » En ce qui concerne les vaisseaux hypercapables, nous n'avons pas fait aussi bien. Avant tout parce que leurs fichus nouveaux croiseurs de combat sont beaucoup plus résistants qu'un vaisseau de ce type ne devrait l'être. Nous avons assez gravement endommagé l'un de leurs porte-capsules – ses bandes gravifiques étaient affaiblies et il perdait beaucoup d'atmosphère à la fin. L'autre cible principale de Bellefeuille – ce monstrueux "croiseur de combat" qui doit être le nouveau Victoire sur lequel des rumeurs ont couru – s'en est sortie avec des dégâts qui ne sont sans doute que mineurs. » Marquette secoua la tête, l'air désabusé. — C'est un bâtiment très solide, Thomas. Et ils semblent l'avoir armé de ces nouveaux MPM plus petits dont la DGSN a aussi entendu parler. D'ailleurs, les spécialistes de l'état-major pensent que c'est ainsi qu'ils ont su entasser autant de projectiles dans les capsules de leurs CCP-C. Ils utilisent des capsules suffisamment volumineuses pour tirer des missiles grand modèle, mais ils les chargent avec ceux-là à la place. Cela réduit un peu leur portée propulsée, mais cela augmente le volume de feu, et la précision à portée maximale est si médiocre qu'un feu plus dense compense largement le volume de l'enveloppe efficace. Enfin les rapports selon lesquels leurs vaisseaux armés de manière plus conventionnelle tireraient leurs deux bordées simultanément – et ce alors qu'ils ont roulé sur le flanc par rapport à leur cible – semblent confirmés. — Splendide. » Theisman fit pivoter son fauteuil pour regarder par la fenêtre derrière son bureau les tours massives de La Nouvelle-Paris, toutes rénovées de frais et correctement entretenues pour la première fois d'aussi loin qu'il s'en souvienne. Des fenêtres propres brillaient sous les rayons obliques du soleil qui descendait à l'ouest, des aérodynes et aérobus avançaient sur les voies de circulation, et les promenades et trottoirs roulants étaient noirs de gens pressés et occupés. Une scène de renaissance et de renouveau – de redécouverte – dont il se lassait rarement; mais ce jour-là, il ne respirait pas le bonheur. « Comment allons-nous réagir, Thomas ? » demanda doucement Marquette au bout d'un moment, et Theisman prit une mine plus déconfite encore. Il regarda encore quelques secondes par la fenêtre le soleil se coucher, puis il se retourna vers son chef d'état-major. « Deux possibilités s'offrent à nous – enfin, trois, j'imagine. Nous pourrions ne rien faire, ce qui ne passerait pas très bien auprès du Congrès ni du grand public. Nous pourrions lancer immédiatement une offensive générale, qui aurait des chances de réussir mais échouerait probablement – du moins tant que nous n'aurons pas davantage de nouvelles unités prêtes au service – et entraînerait sans aucun doute de lourdes pertes. Ou alors nous dépoussiérons le plan d'urgence de l'opération Gobi et nous la confions à Lester. — Des trois, ma préférence va spontanément à Gobi, répondit Marquette. Surtout au vu des renseignements que nous avons réussi à rassembler et des données opérationnelles qu'a ramenées Diamato. — Je suis d'accord avec toi, je crois, mais cela ne me réjouit pas. Gobi va nous détourner de notre objectif et nous faire disperser une part non négligeable de la force de frappe que nous avons eu tant de mal à assembler. Pire, il faudra au moins trois semaines voire un mois à Lester pour monter l'opération. Si les Mannes s'en tiennent au rythme opérationnel actuel, cela signifie qu'ils nous frapperont encore une fois au moins pendant que nous les attaquerons. — Nous pourrions lui demander d'improviser un peu. » Marquette n'avait pas l'air particulièrement emballé par sa propre suggestion, mais il continua malgré tout. « La Deuxième Force est à peu prés organisée, et il dispose d'un noyau d'unités expérimentées pour soutenir les nouvelles. Il pourrait sans doute prélever une escadre de combat ou deux pour une opération impromptue, vite fait bien fait, si nous le lui ordonnions. — Non. » Theisman secoua fermement la tête. « Si nous lui confions Gobi – et je crois que nous allons devoir nous y résoudre – il aura le temps de bien monter l'opération. J'ai vu trop de plans sabotés quand l'ancienne direction décidait d'improviser et d'exiger des miracles. Je n'enverrai pas nos hommes sans qu'ils aient eu le temps nécessaire pour se préparer, à moins qu'il n'y ait absolument pas d'autre option. — Bien, monsieur », répondit calmement Marquette, et Theisman lui sourit d'un air un peu penaud. « Excuse-moi, je ne voulais pas donner l'impression de t'engueuler. Je crois que tu me sers de public-test pour ce que je vais me retrouver à dire devant la commission de surveillance spatiale quand celle-ci voudra savoir pourquoi nous n'avons pas encore botté le derrière des Manticoriens. — Je ne devrais sans doute pas être surpris qu'un authentique gouvernement représentatif soit tout autant exposé que celui des Législaturistes au syndrome du "mais qu'avez-vous fait pour moi dernièrement ?", nota Marquette, amer. — Non, en effet. Mais il est quand même beaucoup plus satisfaisant de travailler pour un gouvernement représentatif. Et, au moins, pas besoin de nous inquiéter nous ne serons pas fusillés, juste virés. — Certes. » Marquette resta un instant debout à se frotter le menton d'un air pensif, puis il inclina la tête de côté. « En réalité, Thomas, dit-il lentement, il y a peut-être une quatrième option. Ou du moins quelque chose que nous pourrions tenter en lien avec Gobi. — Ah bon ? » Theisman le fixa d'un œil interrogateur. « Eh bien, Lewis et Linda m'ont rendu le rapport prévisionnel de leurs diseurs de bonne aventure sur les systèmes les plus menacés. Le rapport est bien sûr farci de précautions oratoires. Pas tant parce qu'ils tentent de couvrir leurs arrières que parce qu'ils ne disposent pas d'un bon modèle prédictif. Ils sont obligés de se reposer davantage sur l'intuition et le bon vieux pifomètre que sur une analyse statistique à ce stade, et ça ne leur plaît pas. Néanmoins, je pense qu'ils sont sur la bonne voie. — Dis-m'en plus, fit Theisman en désignant un fauteuil face à son bureau. — En substance, répondit Marquette en s'asseyant obligeamment, ils ont essayé d'envisager le problème du côté manticorien. Ils se disent que les Manties sont en quête de cibles susceptibles d'être assez peu défendues, mais dont la population et la représentation sont suffisantes pour générer une forte pression politique. Ils frappent aussi des systèmes dotés d'une économie civile qui ne contribue peut-être pas beaucoup à l'effort de guerre mais qui est assez importante pour forcer le gouvernement fédéral à s'engager à y envoyer une aide d'urgence substantielle quand elle est détruite. Il est également très clair qu'ils veulent nous impressionner à force d'agressivité. C'est pourquoi ils opèrent si loin derrière nos lignes. Enfin, c'est aussi parce que plus ils s'enfoncent, plus ils s'éloignent des systèmes de "front", moins nous risquons d'avoir mis de lourdes forces défensives en position pour les intercepter. Cela signifie donc que nous devrions être confrontés à des raids en profondeur plutôt qu'à la frontière. — Tout cela semble raisonnable, dit Theisman après réflexion. Logique, en tout cas. Bien entendu, la logique ne vaut qu'en fonction des hypothèses sur lesquelles elle se fonde. — Tout à fait. Mais il est bon de signaler que Des Moines et Fordyce faisaient partie des systèmes qu'ils jugeaient à risque. — Ah oui ? » Theisman se redressa un peu, et Marquette acquiesça. « Quant à Chantilly, il figurait sur leur liste secondaire, celle des cibles un peu moins probables. — Voilà qui est intéressant. D'un autre côté, combien d'autres systèmes figuraient sur leurs listes ? — Dix sur la première, quinze sur la seconde. — Ils en ont donc frappé trois sur un total de vingt-cinq. Douze pour cent. — Ce qui est carrément mieux que rien, souligna Marquette. — Oh, sans conteste. Mais nous pourrions gaspiller beaucoup d'énergie à essayer de couvrir une liste de systèmes aussi longue sans jamais être présents en force suffisante nulle part pour faire la différence. — Ce n'est pas vraiment ce que j'avais en tête. — Alors dis-moi ce que tu avais en tête. — Toi et moi – et nos analystes, d'ailleurs –, nous sommes d'accord pour dire que ces raids représentent en réalité une stratégie de faiblesse. Ils tentent de nous causer du tort et de nous déséquilibrer avec un investissement minimal en termes d'effectifs et des pertes minimales elles aussi. Je dirais donc que nous ne sommes pas obligés de les arrêter net partout; il suffit de les frapper très fort une fois ou deux. Leur causer proportionnellement plus de tort qu'ils ne nous en ont causé. — Très bien, opina Theisman. Jusque-là, je suis d'accord. — Eh bien, Javier se livre lui aussi à un lourd travail de fond, bien que pas autant que Lester. Il a discuté de missions de formation et de simulations destinées à adapter ses nouvelles unités à des escadres de combat ou des groupes d'intervention existants, et il aimerait beaucoup avoir l'occasion de tester certains de ses commandants de forces et de groupes d'intervention en situation de commandement indépendant avant qu'il ne s'agisse d'un cas de vie ou de mort. Et si nous prenions, disons... trois ou quatre – peut-être six – de ces groupes d'intervention et que nous les retirions du front? Nous n'allons pas les engager dans des actions offensives avant un moment, et il est évident que les Manties ne lanceront pas d'assaut frontal alors qu'ils se montrent si sensibles aux pertes potentielles. Cela n'affaiblirait donc pas notre position offensive, tout en libérant des forces puissantes proches de cibles probables et en nous offrant l'occasion de tester et d'affiner nos nouvelles doctrines tactiques. — Mmmm... » Le regard de Theisman se perdit dans le vague, et il tapota de la main droite sur son sous-main. Il resta ainsi un certain temps puis reporta son attention sur Marquette. Je pense que cela ouvre... des horizons, dit-il. J'aurais dû envisager de moi-même une approche de ce type, mais je devais être trop obnubilé par l'idée de maintenir nos concentrations de forces au lieu de balader des détachements en sous-effectif comme nous le faisions autrefois. Cela reste risqué, toutefois. Stratégie de faiblesse ou pas, nous parlons manifestement de leur équipe d'élite. Sinon, Harrington ne serait pas à sa tête. Il ne s'agit donc pas d'un adversaire à qui nous pouvons opposer des unités mal dégrossies. — Je me disais que nous pourrions recourir à des détachements incluant un pourcentage relativement plus faible d'unités nouvelles, répondit Marquette. Et, tant qu'on y est, je pense qu'il serait bon de mettre Javier lui-même en position de couvrir le système que nous jugeons le plus susceptible d'être frappé. — Ah, voilà une excellente idée. » Theisman opina, enthousiaste. « Il s'en veut encore pour l'Étoile de Trévor, et lui faire remarquer avec le recul qu'il s'est comporté avec sagesse n'a pas l'air de l'aider. Il serait tout à fait logique qu'il soit impliqué dans la formation de ses propres escadres, et si par le plus grand des hasards il mettait en échec un raid manticorien... — C'est ce que j'envisageais. Cela ferait des merveilles pour son assurance tout en donnant un coup de fouet au moral de la flotte et de l'opinion publique, ce qui n'est pas négligeable non plus. — Et si nous déployions quelques-uns des nouveaux joujoux de Shannon en soutien à Javier, cela pourrait chauffer suffisamment pour que même la "Salamandre" y réfléchisse à deux fois avant de revenir se jeter dans le four », fit Theisman. Il y réfléchit encore quelques secondes puis hocha la tête à nouveau. « Voyez Linda. Préparez-moi un plan préliminaire pour demain après-midi. » CHAPITRE TRENTE « Excusez-moi, milady. » Honor interrompit sa conversation avec Mercedes Brigham, Alice Truman, Alistair McKeon et Samuel Miklôs, et haussa le sourcil, surprise. Intervenir de cette façon dans une réunion importante, voilà qui ne ressemblait pas à James MacGuiness. Il faisait preuve d'une discrétion et d'un art consommés quand il s'agissait de remplir les tasses de café et de cacao, de glisser une assiette devant ceux qui commençaient à fatiguer et plus généralement de leur fournir tout ce dont ils avaient besoin. Mais le mot clé était « discrétion ». La plupart du temps, on ne se rendait compte de son passage que quand il était parti. Ce fut sa première idée. La seconde se fit plus inquiète lorsqu'elle perçut la tonalité de ses émotions. — Qu'y a-t-il, Mac ? » demanda-t-elle tandis que Nimitz se redressait sur le dos de son fauteuil et, les oreilles dressées, regardait celui qui insistait pour continuer à assumer le rôle d'intendant d'Honor. — Vous avez un message personnel, milady. De la part de votre mère. » Honor se raidit, et l'inquiétude assombrit son regard. « Je n'ai aucune idée de son objet, reprit-il aussitôt, mais il est arrivé avec le courrier standard de la baie de Jason. S'il s'agissait vraiment de mauvaises nouvelles, je suis certain qu'il aurait été apporté par messager spécial. D'ailleurs, Miranda m'en aurait aussi touché un mot. — Vous avez raison, bien sûr, Mac, dit-elle en le remerciant d'un sourire pour ses paroles rassurantes. — D'un autre côté, milady, il porte quand même un code prioritaire. Je pense sincèrement que vous devriez le visionner dès que possible. — Je comprends. » MacGuiness inclina la tête avant de se retirer, et Honor plissa le front, pensive, pendant quelques instants. Puis elle se reprit et reporta son attention sur ses invités. « Je crois que nous en étions justement arrivés à un stade où nous pouvons nous arrêter, de toute façon, n'est-ce pas ? — Je crois, répondit Truman. Il faudra consacrer un peu plus de temps à réfléchir à ce qui s'est passé à Chantilly, mais nous pouvons le faire plus tard. Je n'avais jamais entendu parler de cet amiral Bellefeuille avant qu'elle ne m'appelle une fois les échanges de tirs terminés pour nous remercier d'avoir organisé l'évacuation complète des plateformes civiles avant de les détruire. Elle évoluait dans une pinasse – voire une capsule de sauvetage – pendant tout ce temps, si j'ai bien compris. Mais je pense que nous devons porter son nom à l'attention de la DGSN. Cette femme est sournoise, Honor. Elle me rappelle beaucoup ce que tu nous as dit de Shannon Foraker, et si elle avait été mieux informée de nos capacités défensives, nous aurions souffert bien davantage. — C'était déjà suffisant ainsi, grommela McKeon en secouant la tête. L'Hector ne sera pas opérationnel avant trois mois. — Je sais, je sais, soupira Truman. Mais au moins Hanovre n'a perdu que peu de personnel. Pour être tout à fait franche, le sort de mes Katanas m'a davantage bouleversée. Nous avons réussi à infliger des pertes de quatre ou cinq pour un même après que Bellefeuille nous a poussés à gaspiller tant de missiles, mais c'est un piètre réconfort. Et Scotty s'en veut, ajouta-t-elle en regardant Honor. — C'est ridicule, fit brutalement McKeon. — Tout à fait d'accord, répondit Truman. C'est moi qui ai pris les décisions de déploiement – pas lui ni Mike Henke, mais moi. Étant donné ce que je savais à l'époque, je referais de même, d'ailleurs. Mais Scotty a l'air de croire qu'il aurait dû m'en dissuader, bien que je ne voie pas vraiment par quel miracle il aurait pu deviner ce qui se préparait. — Et comment Mike le prend-elle ? s'enquit calmement Honor. — Mieux que je ne le craignais, pour tout dire. Elle est navrée, surtout à l'idée que c'est elle qui a suggéré qu'on mette l'Hector et le Victoire en pointe. Mais le fait est qu'elle avait raison. L'Hector a peut-être souffert, mais rien n'a pénétré sa coque, et le Victoire et lui ont encore mieux résisté à l'assaut des missiles que ConstNav ne l'avait envisagé. Quant à Dillinger, s'il n'avait pas gaspillé tant de ses Aspics pour assurer la défense de la division d'Oversteegen, il s'en serait beaucoup mieux sorti face aux BAL havriens. Je pense qu'elle a tiré les bonnes conclusions. » Honor hocha la tête. Elle connaissait suffisamment Truman et McKeon pour être certaine qu'ils comprenaient pourquoi elle s'inquiétait sans entrer dans les détails. — Je l'espère, et j'espère que toi aussi, dit-elle à voix haute avec un sourire ironique à l'adresse de Truman. Vous avez le chic toutes les deux pour toujours tomber sur les forces défensives les plus énergiques ! J'aimerais bien que cela cesse. — Hé, c'est toi qui attribues les cibles, répliqua Truman. Enfin, toi et Mercedes ici présente. — Ne vous en prenez pas à moi ! protesta Brigham. Pour ma part, j'avais proposé de tirer au sort le nom des systèmes associés à chaque force d'intervention. Bizarrement, ni Andréa ni Lady Harrington n'ont trouvé l'idée brillante. — Balivernes, fit Honor tandis que les autres amiraux éclataient de rire. J'ai simplement dit que ça ne me semblait pas très professionnel et que l'opinion publique n'aurait pas très envie de faire confiance à sa flotte si nous procédions ainsi et que cela s'ébruitait. — Tant que cela marche aussi bien que ça en a l'air pour l'instant, je ne pense pas que l'opinion y verrait le moindre inconvénient, commenta McKeon, que Truman et Miklôs appuyèrent d'un hochement de tête. — Alors ne changeons rien, voulez-vous ? répondit Honor. Sur ce, je pense que nous devrions ajourner la réunion pour me permettre de découvrir ce qui préoccupe ma mère. Alice, pourrais-tu dîner avec moi ce soir ? Et inviter Mike et Oversteegen à se joindre à nous. Pendant qu'on y est, amène aussi Scotty et Harkness : je ne les ai pas vus depuis un moment, et il est toujours bon d'avoir leur point de vue sur ces questions. Comme tu dis, nous avons besoin de mieux comprendre le tour que Bellefeuille nous a joué, et j'aimerais donner à Mike et Oversteegen, plus particulièrement, l'occasion de discuter à fond de leurs propres réactions. — Je pense que ce serait une bonne idée, fit Truman. — Dans ce cas, mesdames et messieurs, au travail ! » — Bonjour, Honor, dit Allison Harrington en souriant sur l'écran de sa fille. Nous avons appris ton retour ce matin – Hamish a appelé depuis l'Amirauté pour nous annoncer que Nimitz et toi étiez revenus sains et saufs. Évidemment, nous étions tous ravis de l'entendre... et certains plus encore que d'autres. » Elle eut un nouveau sourire, malicieux, puis elle prit un air plus sérieux. « Je suis certaine que tu as tout un tas de choses à régler au niveau de la flotte, mais je pense que tu ferais bien de revenir à la maison un jour ou deux. Vite. » Honor sentit une tension naître en elle. Rien sur le visage de sa mère n'évoquait d'événement grave, mais elle fut un peu étonnée de se rendre compte combien elle était gênée de ne pas pouvoir déceler les émotions d'Allison dans ce message enregistré. Était-elle devenue à ce point dépendante de ses étranges facultés empathiques ? « J'ai plusieurs raisons de te le demander, ma chérie, poursuivit Allison. Entre autres, le fait que le révérend Sullivan a prolongé sa visite au Royaume stellaire. On allait le loger aux Armes royales, mais j'ai mis un terme à tout cela, et il est confortablement installé ici, dans la maison sur la baie. Je suis sûre que s'il est resté plus longtemps qu'il ne l'avait prévu à l'origine, c'est pour te voir avant de rentrer sur Grayson. Alors occupe-toi de tout ce qui est vraiment urgent, puis saute dans l'une des navettes qui assurent la liaison avec la planète dès que tu peux. Nous sommes tous très impatients de te voir. Je t'aime. Au revoir ! » L'écran se vida, et Honor fronça les sourcils. L'expérience d'une vie lui soufflait que la demande de sa mère cachait davantage que le seul désir de la voir dîner avec Sullivan avant que celui-ci ne rentre chez lui. Cela n'en était pas moins une considération tout à fait valable; simplement, ce n'était pas la seule raison que sa mère avait à l'esprit, et elle se demandait quel genre de plan tortueux cet esprit agile fomentait. Hélas, il n'y avait qu'un seul moyen de le découvrir, et elle enfonça donc un bouton sur son com. « Quartiers de l'amiral, ici MacGuiness. — Mac, vous voulez bien vérifier mon agenda auprès de Mercedes ? Vous savez tous les deux beaucoup mieux que moi ce que je fais, de toute façon. J'ai besoin de me libérer deux jours pour faire un saut sur Manticore, le plus tôt sera le mieux. — Je m'étais dit que ce serait peut-être le cas, madame. » Même sur ce canal uniquement vocal, Honor devinait sa satisfaction. « J'ai déjà vérifié. Je pense que si vous déplacez quelques réunions et que vous combinez en une seule session celles que vous aviez prévues avec les commandants de division et d'escadre, vous pourriez prendre la navette de demain soir. Cela vous conviendrait-il ? — Et avez-vous déjà discuté du programme que vous me proposez avec mon chef d'état-major, ô marionnettiste ? — Pas en détail, madame. » Le ton très digne de MacGuiness fut un peu gâché par la malice qui teintait sa réponse. « Eh bien, faites-le. — Bien sûr, milady. » « La limousine est là, milady. » Honor tourna la tête dans la direction indiquée et vit Jérémie Tennard, le plus gradé des hommes d'armes personnels de Faith, debout à côté d'une porte d'accès aux aérodynes privés dans le salon VIP. « C'est ce que je vois, Andrew, dit-elle; puis elle gloussa : Je me demande comment maman l'a détourné de sa lutte contre les tentatives d'assassinat sur la personne de Faith pour l'envoyer nous chercher ! — En réalité, répondit gravement Andrew La Follet, nous avons une excellente équipe en place au manoir. Surtout depuis que le capitaine Zilwicki a amélioré nos systèmes électroniques. Il ne prend pas vraiment de risque en la laissant, milady. Vous savez que je ne le tolérerais pas, bien sûr ? — Andrew, je plaisantais, dit-elle en se retournant vers lui. Je ne... » Elle s'interrompit en goûtant les émotions de son garde du corps. À voir son visage, nul n'aurait pu douter un instant de la sincérité de sa réponse. Elle disposait toutefois de certains avantages supplémentaires, et ses yeux s'étrécirent. « Très bien, dit-elle. Vous m'avez eue. L'espace d'un instant, j'ai vraiment cru que vous étiez sérieux. — Mais milady, fit-il, l'air choqué, je suis toujours sérieux ! — Andrew La Follet, vous fréquentez Nimitz depuis beaucoup trop longtemps. Son sens de l'humour très discutable semble vous avoir contaminé. » Nimitz émit un blic rieur depuis son épaule, et ses mains se mirent en mouvement. Mains fermées, il fit plusieurs fois le geste de les ouvrir comme s'il jetait quelque chose par terre. Puis il agita l'index en signe de dénégation. Après quoi il plaça la main droite près de sa gueule, index et majeurs dressés, les autres doigts repliés, et il décrivit ainsi deux cercles. Enfin il plaça les doigts de sa main droite en opposition au pouce, contre sa bouche, et avança la main. « Ah, tu n'avais pas besoin de le contaminer parce qu'il avait un bon sens de l'humour ? » fit Honor. Nimitz acquiesça; il plaça l'index au sommet de sa tête et décrivit un mouvement vers l'avant, puis posa sur sa cuisse la pointe de l'index et du majeur droits, tendus comme deux jambes. « Oh, pour un bipède, c'est ça ? » Il acquiesça de nouveau, l'air plus suffisant encore, tandis qu'elle secouait la tête. « Tu cours à ta perte, là, boule de poils. Et puis je connais ton sens de l'humour, et je ne pense pas que le signe pour "bon" signifie tout à fait ce que tu penses. » Le chat se contenta de détourner le regard en agitant doucement la queue, et La Follet gloussa. « Ne le prenez pas comme un compliment, lui dit Honor d'un air sombre. Pas avant d'avoir discuté de ce qu'il considère comme une plaisanterie avec le personnel du manoir Harrington, en tout cas. — Oh, mais je l'ai fait, milady ! lui assura La Follet. Ma préférée est celle du chat sylvestre en peluche et du motoculteur. — Le chat en peluche ? » Honor haussa les sourcils, et il rit à nouveau. « Des motoculteurs robotisés servaient à creuser des tranchées pour le nouveau système d'irrigation, expliqua l'homme d'armes. Alors Nimitz et Farragut ont kidnappé l'un des gros chats sylvestres en peluche de Faith. — Ils n'ont pas... commença Honor, l'œil soudain rieur, et La Follet acquiesça. — Si, si, milady. Ils se sont servis de leurs petites griffes pointues pour... séparer l'avant et l'arrière de la peluche, puis les ont enfouis de chaque côté de la tranchée, en laissant la queue dépasser d'un côté et une pauvre patte pathétique de l'autre. L'assistant du jardinier a failli mourir sur place en le découvrant. — Boule de poils, gronda Honor aussi sévèrement qu'une soudaine crise de fou rire le lui permettait, quand on viendra te chercher avec des fourches, ce n'est pas moi qui te protégerai de la foule. J'espère que tu t'en rends bien compte. » Nimitz renifla en levant le museau. Timothée Meares, qui avait pris le même vol de retour que son amiral, éclata de rire. Honor le fusilla du regard et secoua la tête, désabusée. « Un officier d'ordonnance digne de ce nom n'encourage pas le chat de son amiral dans des comportements répréhensibles, lieutenant Meares ! — Bien sûr que non, amiral ! s'exclama Meares, une lueur taquine dans le regard. Je suis choqué si vous pensez un instant que je puisse envisager une pareille attitude ! — Je n'en doute pas », grommela Honor. Puis elle lui sourit tandis que Tennard traversait le salon dans leur direction. « Comme le disait Andrew, notre voiture est là, Tim. On peut vous déposer quelque part? — Non, merci, amiral. Je prendrai un taxi. J'ai besoin de faire quelques achats avant de rentrer à la maison faire la surprise à papa et maman. — Très bien, dans ce cas, vous feriez mieux d'y aller. » Il lui sourit, salua et s'en alla au pas de course au moment où Tennard arrivait. « Milady. Mon colonel. » L'homme d'armes s'inclina devant Honor. Jérémie, répondit Honor en le saluant de la tête. C'est un plaisir de vous voir. — Et vous donc, milady. Vous nous avez manqué – à tous. Plus particulièrement à Faith, je crois. — Comment va-t-elle ? s'enquit Honor. — Elle est enthousiaste à l'idée d'avoir un neveu, répondit Tennard dans un sourire. — Vraiment ? — Vraiment, milady. N'oubliez pas qu'elle a vu ce que Bernard Raoul doit endurer, et c'est une enfant intelligente. Elle a déjà compris qu'elle s'en tirait à bon compte pour ce qui était de son détachement de sécurité par rapport à la plupart des héritiers graysoniens, et je ne pense pas qu'elle ait réellement envie de supporter plus de gardes du corps que nécessaire. À ce stade précis de sa vie, l'éviter lui semble bien plus important que le statut de seigneur Harrington ne pourrait l'être. — Tant mieux », soupira Honor. Puis elle sourit. « Et j'imagine que vous êtes là pour m'emmener voir le révérend chez moi ? — Voir le révérend, oui, milady. Mais pas à la maison sur la baie. Vos parents et vous-mêmes êtes invités à dîner à Havre-Blanc ce soir, et il se joint à vous là-bas. — Pardon ? » Honor écarquilla les yeux, mais Tennard haussa simplement les épaules. « Ce sont les instructions que l'on m'a données, milady. Si vous voulez les contester auprès de madame votre mère, libre à vous. Pour ma part, je ne m'y risquerai pas. — Maman a une très mauvaise influence sur tous mes hommes d'armes, dit Honor. Je ne me rappelle pas vous avoir vus si arrogants avant qu'elle ne vous prenne en main ! — Il ne s'agit que de légitime défense, milady, je vous le jure, répondit sincèrement Tennard, et elle se mit à rire. — Ça, je peux le croire. D'accord. Va pour Havre-Blanc. Emmenons toute cette troupe dans les airs. » « Qu'est-ce qui... » Timothée Meares recula brusquement : en ouvrant la portière du taxi, il venait de se prendre en pleine face un jet d'aérosol qui lui piquait les yeux. « Oh, merde ! » s'exclama quelqu'un, et il cligna des yeux en feu. Puis il braqua un regard un peu larmoyant sur le chauffeur, de l'autre côté de la partition ouverte entre le cockpit et le compartiment passager. C'était une blonde séduisante, sans plus, et elle tenait à la main une bombe de désodorisant commercial encore pointée droit sur lui. Elle affichait aussi une mine déconfite assez comique. « Je suis vraiment navrée, lieutenant ! s'empressa-t-elle d'ajouter. Je ne vous ai pas vu arriver, et mon dernier client était fumeur. » Elle secoua la tête, l'air écoeurée et furieuse. « C'est écrit en gros juste là, fit-elle en désignant d'un signe de tête le panneau VÉHICULE NON FUMEUR accroché sur la vitre de séparation, et ce con s'assied et allume tout de suite un cigare, pensez donc. Qui ne devait pas coûter bien cher, d'ailleurs, à en juger par la puanteur ! » Les effluves du désodorisant le prenaient à la gorge mais, comme il commençait à se dissiper, Meares décela les relents de tabac dont elle avait parlé. Il fallait bien l'admettre, c'était très désagréable. « Je me retournais donc pour vaporiser un peu de ce truc (elle agita l'aérosol) quand vous avez ouvert la porte, et... » Sa phrase resta en suspens, et elle prit un air si consterné et penaud à la fois qu'il ne put s'empêcher de rire. « Bah, j'ai déjà vécu pire, d'accord ? dit-il en essuyant les dernières traces de désodorisant sur son visage. Et puis vous avez raison. Ça pue là-dedans. Je vais donc reculer et vous laisser vaporiser tout votre soûl. — Oh, merci ! » s'exclama-t-elle avant de désodoriser activement pendant plusieurs secondes. Puis elle renifla d'un air critique. « On ne fera pas mieux, je le crains. Vous voulez encore monter ? Ou vous préférez attendre un taxi qui sente un peu meilleur ? — Celui-ci me convient très bien, répondit Meares en grimpant dans la voiture. — Où allons-nous ? — Je dois faire quelques achats, alors commençons par Yard-man. — C'est parti », lança-t-elle, et le taxi partit en gémissant vers la tour commerciale la plus connue de la capitale. Derrière lui, un homme d'allure banale le fixa d'un œil qui se voulait vide avant de faire demi-tour et de s'éloigner à pied. « Bonjour, Nico, dit Honor comme Nico Havenhurst lui ouvrait la porte. On dirait que vous recevez pas mal de monde ce soir. — Oh, on a déjà vu foule plus nombreuse à l'occasion, milady, répondit Havenhurst en reculant avec un sourire de bienvenue. Pas ces dernières décennies, vous comprenez bien, mais... » Il haussa les épaules, et Honor gloussa. Puis elle entra dans le hall en passant devant lui et s'arrêta dans son élan. Émilie, Hamish et ses parents se trouvaient là. De même que le révérend Sullivan, mais Honor s'y attendait. Ce à quoi elle ne s'attendait pas, en revanche, c'était à la présence de l'homme distingué à la chevelure sombre portant la soutane violette d'un évêque et une croix brillante sur la poitrine. Elle le reconnut presque aussitôt, bien qu'ils ne se fussent jamais rencontrés, et elle se demanda ce que monseigneur Telmachi faisait à Havre-Blanc. La surprise maintint son attention braquée sur lui quelques secondes au moins. Assez longtemps pour qu'elle retrouve l'usage de ses jambes et se remette en marche. Elle venait de remarquer l'homme plus jeune aux côtés de Telmachi, qu'elle identifia comme étant le père O'Donnell, le curé d'Émilie et Hamish, lorsque le flux mêlé des émotions de ce comité d'accueil la balaya. Il y avait là trop de sources distinctes pour lui permettre de clairement analyser leurs sentiments, mais les émotions d'Hamish et Émilie se détachaient plus nettement que celles de tous les autres, y compris ses parents. Elle sentit son esprit se tendre vers eux – un réflexe, au même titre que respirer – puis elle haussa les sourcils en percevant les volutes d'amour, de détermination, d'appréhension et d'enthousiasme vertigineux qui émanaient d'eux. À l'évidence, elle avait eu raison de soupçonner sa mère de mijoter quelque chose. Mais quoi ? « Bonjour, Honor, dit calmement Émilie en lui tendant la main. C'est une joie de te revoir à la maison. » Comme toujours, le repas fut délicieux – bien que maîtresse Thorne aurait pu en remontrer à Tabatha DuPuy en matière de saumon poché, aux yeux d'Honor. Les convives s'étaient montrés de bonne compagnie, et Honor se réjouissait de l'amitié sincère et de l'admiration mutuelle qu'elle décelait entre Sullivan et Telmachi. Le Royaume stellaire était légalement laïc, et sa Constitution interdisait la désignation d'une religion d'État. Malgré cela, l'archevêque de Manticore était reconnu comme « doyen » de la communauté religieuse manticorienne, et elle était heureuse que Sullivan et lui s'entendent si bien. Néanmoins, et malgré la joie de rentrer chez elle, elle avait de plus en plus de mal, à mesure que le souper s'éternisait, à ne pas choisir au hasard une victime à étrangler, d'autant que l'étrange combinaison des émotions des Alexander – et de ses parents, et même de Sullivan, maintenant qu'elle y songeait – continuait à tourbillonner autour d'elle. Elle n'avait toujours pas la moindre idée de ce qui les mettait tous dans un état pareil, et c'était très frustrant. Mais le plus frustrant dans l'affaire était sa certitude que cela tournait d'une façon ou d'une autre autour d'elle. Enfin, les assiettes à dessert furent débarrassées, les domestiques se retirèrent, et les Alexander et leurs invités se retrouvèrent seuls autour de l'immense table. C'était la première fois qu'Honor dînait dans la salle à manger de réception à Havre-Blanc, et malgré son plafond bas et ses vieux lambris, elle la trouvait un peu trop impressionnante. Peut-être parce qu'elle occupait l'équivalent d'un demi-terrain de basket ou qu'elle en donnait l'impression, du moins, par rapport à la pièce plus intime où elle dînait habituellement avec Hamish et Émilie. « Eh bien, dit gaiement sa mère lorsque la porte de l'office se referma, nous sommes enfin tous réunis ! — Oui, fit Honor en tendant un dernier bâton de céleri à Nimitz, nous sommes en effet tous réunis, maman. La question que je me pose – et que j'ai l'air d'être la seule à me poser, puisque tout le monde autour de cette table connaît manifestement déjà la réponse – est : pourquoi sommes-nous réunis ? — Mon Dieu! répondit Allison, sereine, avant de secouer la tête. L'impétuosité de la jeunesse ! Et devant des invités si distingués, qui plus est. — Je pourrais faire remarquer que les invités en question sont ceux d'Hamish et Émilie, maman, pas les tiens. Sauf, bien sûr, que quand quelqu'un tire les ficelles et que tu es dans les parages, je n'ai jamais besoin de chercher le marionnettiste bien loin. Honor Stéphanie Harrington ! » Allison secoua la tête d'un air consterné. « Quelle enfant ingrate. Comment peux-tu avoir une telle opinion de moi ? — Soixante ans d'expérience, répondit l'enfant ingrate. Et maintenant, si quelqu'un voulait bien répondre à ma question? — En réalité, Honor, fit Hamish, dont la voix et les émotions étaient bien plus graves que le ton comique d'Allison, si quelqu'un tire des ficelles ici, ce n'est pas ta mère. C'est le révérend Sullivan. — Le révérend Sullivan ? Honor se tourna vers le primat de Grayson, étonnée, et il hocha la tête gravement bien qu'une lueur éclairât ses yeux sombres. Elle décela clairement chez lui un certain amusement affectueux. « Et quelles ficelles tire-t-on donc au juste ? s'enquit-elle plus prudemment en se retournant vers Hamish et Émilie. — En résumé, Honor, répondit Émilie, comme nous le redoutions, la nouvelle de ta grossesse – et de la mienne – est parvenue à Grayson. L'affaire commence déjà à se tasser ici, au Royaume stellaire, en réalité. Surtout depuis que la nouvelle direction de La Gazette d'Arrivée a découvert certaines irrégularités dans les comptes de Salomon Hayes et s'en est séparée, précisa-t-elle tandis qu'une bulle de plaisir moqueur dansait dans sa lueur d'âme. Je crois qu'il discute en ce moment de ces irrégularités avec la police et le ministère des Finances. » Toutefois (la brève lueur d'amusement s'évanouit), la situation sur Grayson était à peu près telle que toi et moi le redoutions. D'ailleurs, une délégation de seigneurs a même rendu visite au révérend afin de lui faire part de certaines... inquiétudes. » Elle pinça les lèvres un instant, l'air lugubre, puis esquissa de la main l'équivalent d'un haussement d'épaules. « Inutile de dire que le révérend Sullivan a vigoureusement soutenu ta position. » Honor se tourna vers Sullivan, qui inclina gravement la tête en réponse à la gratitude qu'exprimait son regard. « Mais il était clair que certains d'entre eux – et notamment le seigneur Mueller, je crois – étaient prêts à se servir de la situation pour t'attaquer aussi publiquement que possible. Le révérend a donc décidé de prendre les choses en mains, sur le plan pastoral. » Émilie s'interrompit, et le révérend Sullivan se tourna vers Honor. « Par certains côtés, milady, commença-t-il, j'imagine que ma décision de m'impliquer dans une question aussi personnelle peut être considérée comme intrusive, surtout dans la mesure où vous n'êtes ni les uns ni les autres des fidèles de l'Église de l'Humanité sans chaînes, et j'espère n'avoir offensé personne ce faisant. Je pourrais arguer que ma position de révérend et de Premier Ancien et chef de la Sacristie ainsi que les obligations constitutionnelles liées à ces fonctions m'imposent de m'impliquer, mais cela ne serait pas tout à fait honnête de ma part. En vérité, dit-il en la regardant droit dans les yeux (et elle perçut son immense sincérité), mon cœur m'aurait poussé à parler, même si je n'avais pas été révérend. Vous comptez beaucoup trop en tant que personne, pas seulement en tant que seigneur Harrington, et pour beaucoup trop de gens sur Grayson pour que j'agisse autrement. — Mon révérend, je... » Honor marqua une pause et s'éclaircit la gorge. « Je vois beaucoup de choses qui me sembleraient offensantes de la part de beaucoup de gens. Vous voir décider de nous aider dans une situation pareille n'en fait sûrement pas partie. — Merci. J'espère que vous serez toujours de cet avis dans quelques minutes. » Malgré ses paroles inquiétantes, une lueur brillait dans son regard, et Honor plissa le front, perplexe. « Le fait est, Honor, que le révérend a trouvé la solution à tous nos problèmes, reprit Émilie, attirant de nouveau son attention. Tous nos problèmes sans exception. — Quoi ? » Honor haussa les sourcils et regarda tour à tour Sullivan, Hamish, Émilie et ses parents. « C'est... difficile à croire. — Pas tant que ça, fit Émilie dans un immense sourire accompagné d'un soudain élan de bonheur. Vois-tu, Honor, tu n'as qu'à répondre à une question. — Une question ? Honor cligna des yeux car ceux-ci la picotaient soudain. Elle ne savait même pas pourquoi – simplement que la joie qu'éprouvait Émilie l'avait atteinte en se mêlant à une marée similaire d'enthousiasme de la part d'Hamish pour former un tout si fort, si exubérant et si intensément centré sur elle-même qu'elle ne pouvait tout bonnement pas s'empêcher d'y réagir. « Oui, fit doucement Émilie. Honor, veux-tu nous épouser, Hamish et moi ? » L'espace d'un instant qui lui parut durer une éternité, Honor se contenta de la regarder fixement. Puis elle comprit et se redressa brusquement dans son fauteuil confortable. « Vous épouser ? » Sa voix tremblait. « Vous épouser tous les deux ? Vous... Vous êtes sérieux ? — Bien sûr que oui, répondit calmement Hamish tandis qu'à ses côtés Samantha ronronnait si bien sur sa chaise haute que ses os paraissaient sur le point de s'échapper à force de vibrer. Et si quelqu'un peut en être certain, ajouta-t-il, c'est bien toi. — Mais... mais... » Honor se tourna vers l'archevêque et le père O'Donnell, comprenant enfin pourquoi ils étaient présents tous les deux. « Mais je croyais que vos vœux de mariage vous l'interdisaient, fit-elle d'une voix rauque. — Si je puis me permettre, milord ? intervint Telmachi avec douceur en regardant Hamish, qui acquiesça. Milady, poursuivit l'archevêque en se tournant vers Honor, notre Mère l'Église a beaucoup appris au fil des millénaires. Beaucoup de choses ne changent pas quand il s'agit des êtres humains et de leurs besoins spirituels, et Dieu, bien sûr, est toujours constant. Mais le contexte dans lequel ces êtres humains affrontent leurs besoins spirituels change, lui. Les règles établies afin de gérer ces besoins dans une civilisation préindustrielle et pré spatiale ne peuvent tout simplement pas s'appliquer à la Galaxie dans laquelle nous vivons aujourd'hui, pas plus que la justification religieuse de l'esclavage autrefois, le refus des droits de la femme, l'interdiction de la prêtrise aux femmes ou du mariage des prêtres. » Hamish et Émilie ont choisi un mariage monogame. L'Église ne l'a pas exigé d'eux, car nous avons appris que ce qui importe réellement, c'est l'amour entre les partenaires, cette union qui fait un vrai mariage et non un simple confort physique. Mais c'était leur décision et, à l'époque, je pense qu'elle leur correspondait. D'ailleurs, il suffit de les regarder ou de leur parler aujourd'hui, après tout ce qu'ils ont vécu ensemble, pour voir l'amour et l'engagement mutuel qu'ils partagent encore. » Mais nous sommes à l'époque du prolong, où hommes et femmes vivent littéralement des siècles. De la même façon que notre Mère l'Église a fini par devoir faire face aux problèmes d'ingénierie génétique et de clonage, elle a été contrainte de reconnaître que lorsque des individus vivent aussi longtemps, la probabilité que même des engagements pris pour la vie doivent être revus augmente fortement. » L'Église ne prend pas à la légère la modification des vœux de mariage. Le mariage est un état solennel et sacré, un sacrement ordonné par Dieu. Mais un Dieu compréhensif, un Dieu d'amour qui ne punirait pas ceux à qui il a fait le don heureux d'un amour aussi profond que celui qui vous lie, Hamish, Émilie et vous, en vous forçant à rester séparés. Et parce que l'Église le croit, elle a prévu qu'on puisse modifier ces vœux, tant que toutes les parties sont d'accord et qu'il n'y a ni coercition ni trahison. J'ai parlé avec Hamish et Émilie. Il ne fait aucun doute dans mon esprit qu'ils vous accueilleraient au sein de leur mariage avec une joie sans réserve. La seule question qui reste à régler avant que je n'accorde la dispense nécessaire, consiste à déterminer s'il s'agit oui ou non de ce que vous-même voulez sincèrement au plus profond de votre cœur. — Je... » La vision d'Honor se brouilla et elle retint ses larmes. — Bien sûr que c'est ce que je veux, fit-elle d'une voix rauque. « Bien sûr ! Seulement, je n'aurais jamais cru... jamais pensé... — Excuse-moi de te le dire, ma chérie, intervint doucement sa mère en quittant sa chaise pour prendre dans ses bras sa fille encore assise, mais quelquefois, j'ai beau t'aimer, je te trouve un tout petit peu lente. » Honor s'étrangla d'un rire mêlé de larmes et serra fort sa mère. « Je sais, je sais ! Si j'avais cru une seule seconde... » Elle s'interrompit et regarda Hamish et Émilie au milieu de ses larmes. « Bien sûr que je veux vous épouser, tous les deux ! Mon Dieu, bien sûr que oui ! — Bien, dit le révérend Sullivan en souriant quand Honor se retourna vers lui. Il se trouve justement que Robert, ici présent (il désigna de la main Telmachi), a déjà accordé la dispense nécessaire, conditionnée par votre acceptation de cette idée. Et il se trouve également que le père O'Donnell a amené son livre de prières ainsi qu'une autorisation spéciale, et que la chapelle de la famille Alexander a justement subi un grand nettoyage ce matin. Il se trouve enfin qu'il y a en ce moment un représentant de notre Père l'Église ici sur Manticore pour faire office de témoin temporel, comme il en faut au mariage de tout seigneur. Et puisque la famille de la mariée est présente, ajouta-t-il en s'inclinant pour inclure Nimitz et Samantha, je ne vois vraiment pas pourquoi nous ne pourrions pas nous débarrasser de cette petite formalité ce soir. — Ce soir ? » Honor le dévisagea, stupéfaite. « Oui, répondit-il calmement. À moins, bien sûr, que vous n'ayez d'autres projets ? — Bien sûr que j'avais... » Honor s'interrompit brusquement, hésitant entre le rire, de nouvelles larmes et le sentiment que l'univers entier tourbillonnait de plus en plus hors de tout contrôle. « Quoi ? s'enquit sa mère qui la tenait encore dans ses bras. Tu veux un mariage en grande pompe ? Sottises ! Tu pourras toujours le faire plus tard, si tu en as vraiment besoin, mais ce n'est pas tout le tralala qui fait un beau mariage. Et même si c'était le cas, je pense que la présence de l'archevêque et du révérend à la cérémonie devrait satisfaire même les gens les plus à cheval sur l'étiquette ! — Ce n'est pas ça, tu le sais bien ! » Honor se mit à rire et secoua doucement sa mère. « Mais tout va si vite. Je n'y avais même pas encore réfléchi il y a seulement dix minutes, et maintenant... — Eh bien, c'est une démarche que vous auriez dû envisager depuis longtemps, milady, intervint Sullivan d'un ton sévère mais l'œil brillant. Après tout, vous êtes aussi graysonienne. Et si vous croyez que je vais vous laisser passer une nuit de plus à vous vautrer dans le péché avec cet homme, fit-il en pointant le doigt vers Hamish, vous vous mettez le doigt dans l'œil. » Il agita l'index en direction d'Honor et sourit comme elle se mettait à rire et à rougir. « D'accord. D'accord ! Vous avez tous gagné. Mais avant qu'on en vienne aux "oui", nous devons faire venir Miranda et Mac. Je ne peux pas me marier sans eux ! — Ah, voilà ta première objection raisonnable de la soirée, se réjouit Allison. Et, comme dit si bien le révérend, il se trouve que j'ai envoyé Jérémie les chercher – ainsi que Farragut et les jumeaux – au moment où nous passions à table. Ils devraient être là d'ici... (elle consulta son chrono) une demi-heure au plus. » Elle prit le visage d'Honor entre ses mains et ajouta dans un sourire un peu embrumé : « Alors pourquoi ne profiterions-nous pas toutes les deux du temps qui reste pour te faire encore plus belle, ma chérie ? » CHAPITRE TRENTE ET UN L'amiral Lady dame Honor Alexander-Harrington, duchesse et seigneur Harrington (et peut-être comtesse de Havre-Blanc – Hamish n'était pas bien sûr de comment cela fonctionnait au juste) traversa le salon de l'astroport dans une brume euphorique. Il lui faudrait un peu de temps pour s'habituer à son état de femme mariée. Ce sentiment diffus de joie et de détente – la certitude qu'elle avait enfin trouvé son chez-soi – n'avait pas de prix, mais elle prévoyait déjà toutes sortes de problèmes sur Grayson une fois que la nouvelle serait rendue publique. -Les conventions graysoniennes autour du mariage voulaient que le nom du mari soit adopté par toutes ses épouses. Mais ces mêmes conventions partaient du principe que tous les seigneurs étaient des hommes, et elle avait dans l'idée que le Conclave des seigneurs n'apprécierait guère de changer la dynastie Harrington en dynastie Alexander dès la toute première génération. Sans compter qu'ils allaient devoir accepter le fait que le seigneur était la seconde femme d'un homme totalement étranger à la succession. Pour sa part, elle se réjouissait assez de regarder ses collègues seigneurs se colleter à tous ces problèmes. Cela ferait le plus grand bien à leurs petits cœurs de patriarches, songea-t-elle tout en comptant les têtes de son groupe de voyageurs. Puis elle fronça les sourcils car il en manquait une. « Tim n'était pas censé rentrer avec nous ? demanda-t-elle à MacGuiness. — Si, milady. » MacGuiness secoua la tête, l'air irrité. « Mais il a appelé hier soir, et j'ai oublié de vous le dire. Il prendra la prochaine navette. C'est l'anniversaire de sa petite sœur, je crois. Techniquement, il lui reste trente-six heures avant de devoir se présenter à bord, je lui ai donc dit qu'à mon avis cela ne poserait pas de problème. — Ah. » Honor se frotta un instant le bout du nez puis haussa les épaules. « Vous avez eu raison. Et Dieu sait qu'un anniversaire est plus important – et sans doute beaucoup plus distrayant – qu'un retour au vaisseau amiral en compagnie d'un vieil officier général rébarbatif. — Vous dites des bêtises, milady, fit MacGuiness, impassible. Je suis certain qu'il ne vous trouve pas vieille. — Et vous, Mac, vous pourriez bien ne plus beaucoup vieillir, répondit-elle dans un sourire. — Je suis terrifié, milady », fit-il sereinement. « Tu t'es quoi? se récria Michelle Henke, les yeux rivés sur Honor. — J'ai dit que pendant mon séjour sur Manticore, comme je n'avais rien de mieux à faire, je me suis mariée, répéta Honor, le sourire jusqu'aux oreilles. Ça me semblait... approprié. » Elle haussa les épaules, et Nimitz émit un blic rieur depuis son épaule tandis qu'ils se délectaient tous deux de la lueur d'âme sidérée de Henke. « Mais... mais... mais... — Arrête, Mike, on croirait un de ces vieux bateaux à moteur avec lesquels jouent oncle Jacques et ses copains de l'Association pour un anachronisme créatif. » Henke referma la bouche, et son air stupéfait céda la place à une mine outrée. « Tu as épousé Hamish Alexander – et sa femme – et tu ne m'as même pas invitée ? — Mike, j'ai bien failli ne pas être invitée moi-même, fit Honor. Le révérend Sullivan, monseigneur Telmachi, ma mère, Hamish et Émilie – peut-être trente pour cent de la population de Manticore, j'ai l'impression ! – étaient au courant avant qu'on ne se donne la peine de m'informer. Et quand le révérend lui-même te suggère de te marier tout de suite au lieu de... comment a-t-il dit ? Ah, oui... Au lieu de continuer à te "vautrer" dans le péché avec ton futur mari, j'ai découvert qu'il fallait plus de cran que je n'en ai pour lui dire non. — Oui, c'est cela, bien sûr. » Henke lui jeta un regard noir. « Je connais des chats sylvestres – et même des pierres, bon sang –moins bornés que toi, Honor Harrington. Tu ne me feras pas croire qu'on t'a mis le pulseur sur la tempe pour te forcer à te marier ! — Eh bien, c'est vrai, reconnut Honor. En fait, je suis assez furieuse contre moi-même de ne pas y avoir pensé toute seule et de ne pas l'avoir proposé il y a des mois de cela.' Simplement, après la campagne de diffamation de Haute-Crête, cela ne m'est pas venu à l'idée. — De toute façon, tu ne l'aurais pas proposé, répondit très justement Henke. Tu aurais gardé l'idée pour toi en espérant qu'elle vienne à Émilie. — Tu as peut-être raison, fit Honor au bout d'un moment. J'étais tellement occupée à m'en vouloir d'être si lente que je n'y avais même pas songé. — Honor, tu es ma meilleure amie au monde, mais je dois te dire que tu es parfois franchement aveugle. C'est drôle, vu que tu es aussi le seul bipède empathe de ma connaissance, mais c'est vrai. Tu es foncièrement incapable de faire la moindre suggestion susceptible de t'obtenir ce que tu veux si cela risque de léser un tiers. Et tu en es même tellement incapable que tu te retrouves en situation de déni intérieur immédiat s'agissant de la possibilité de le suggérer. — C'est faux ! — Tu parles ! » Henke se tourna vers Nimitz. « Pas vrai, boule de poils ? » Nimitz regarda un instant Henke depuis l'épaule d'Honor puis acquiesça résolument. « Tu vois ? Même ta bête à fourrure le sait. C'est pour cela que ton mariage est une excellente chose, d'ailleurs. Bizarrement, je ne vois pas Hamish et Émilie Alexander – ou Hamish et Émilie Alexander-Harrington, maintenant, j'imagine – te laisser t'en tirer à si bon compte désormais. » Honor allait protester encore, mais elle s'abstint. Essentiellement parce qu'elle n'était pas certaine de pouvoir le faire en toute honnêteté, elle le reconnaissait en son for intérieur. Il fallait y réfléchir, en tout cas. « Bref, dit-elle plutôt en souriant à Henke. L'important, c'est que, à part Mac et mes hommes d'armes, tu es la seule au courant de toute la force d'intervention. Je vais aussi prévenir Alice et Alistair, mais personne d'autre. Pas avant un moment. — L'autorisation et le certificat de mariage sont publics, Honor, fit remarquer Henke. Tu ne pourras pas le taire bien longtemps. — Plus longtemps que tu ne pourrais le croire, répondit Honor avec un sourire polisson. Puisque je suis seigneur Harrington et qu'un seigneur a la préséance sur une duchesse ou un comte, l'autorisation et le certificat seront archivés sur la planète de résidence du seigneur Harrington. Aux archives publiques du fief Harrington, pour être précise. Le révérend Sullivan a proposé de s'en occuper pour moi. — Eh bien, n'est-ce pas charmant de sa part? fit Henke avec le même sourire. Ils ne risquent quand même pas d'être temporairement égarés, n'est-ce pas ? — Non, répondit Honor plus gravement. Ce sont des documents officiels importants; nous n'allons pas jouer à ce jeu. Mais nous n'allons pas non plus ébruiter leur présence, et bien que les archives soient publiques, il faut déposer une demande pour y accéder et nous saurons donc si quelqu'un les consulte. » Elle haussa les épaules. « Nous ne pourrions pas garder le secret toute notre vie, même si nous le voulions – et ce n'est pas le cas. Cela nous gagnera juste un peu de temps. — Mais pourquoi gagner du temps ? s'enquit Henke, le front plissé. Comme l'a dit Émilie, cela règle tous vos problèmes. À part, bien entendu, ceux qui vont suggérer que votre mariage aujourd'hui prouve que Hayes avait raison lorsqu'il a lancé des rumeurs sur Hamish et toi. — C'est avant tout dans l'intérêt de mon commandement, vu la position d'Hamish à l'Amirauté, reconnut Honor. Selon Hamish, puisque le Premier Lord de l'Amirauté, contrairement au Premier Lord de la Spatiale, est un civil qui n'est investi d'aucune autorité pour donner des ordres au personnel en uniforme, il ne fait pas partie de la chaîne de commandement, et il n'y a donc aucun obstacle officiel à notre... relation depuis le début. Malheureusement, ce n'est pour l'instant que son opinion personnelle. Avant de rendre notre union publique, nous voulons être sûrs que la justice sera du même avis que lui. — Et si ce n'est pas le cas ? » Henke plissa de nouveau le front. Finasser avec la loi ne ressemblait pas du tout à l'Honor Harrington qu'elle connaissait depuis toujours. « Et si ce n'est pas le cas, la solution est assez simple. Je renonce à mon poste manticorien et l'amiral Matthews met le seigneur Harrington, amiral graysonien, à la disposition de l'Alliance pour commander la Huitième Force. Cette manoeuvre-là serait légale, nous le savons, puisqu'il n'existe pas d'interdit similaire dans la Flotte graysonienne. Mais ce serait bien compliqué, et on estimerait à raison que nous essayons juste de trouver le moyen de nous conformer techniquement à la loi. Nous préférerions tous découvrir simplement que ce que nous faisons est légal en vertu du Code de guerre du Royaume stellaire, point. — Et combien de temps vous faudra-t-il pour le déterminer ? — Pas trop, j'espère. J'ai mis Richard Maxwell sur le coup, et il se sent capable de nous fournir une opinion définitive d'ici un mois environ. Ce qui est en fait extrêmement rapide pour le système judiciaire, tu sais. Entre-temps, nous devons organiser et lancer Phalène III, et personne à l'Amirauté ni dans notre flottille n'a besoin de problèmes de cette nature pendant que nous planifions une opération. — Je n'ai rien à redire là-dessus, je crois, fit Henke. Personnellement, vu qui vous êtes Hamish et toi – sans parler d'Émilie –, j'imagine que vous pourriez sans doute vous permettre à peu près n'importe quoi en dehors du meurtre ! — Peut-être bien, dit Honor en plissant le front à son tour, mais c'est un terrain sur lequel je n'ai vraiment pas envie de m' engager. — Honor, tu mérites qu'on te laisse en paix, qu'on te fasse quelques faveurs, lui assura Henke, sereine. — Certains le pensent sans doute. Et par certains côtés, moi aussi, j'imagine, répondit lentement Honor. Mais dès l'instant où je commencerai à réclamer un traitement de faveur, je deviendrai quelqu'un que je n'ai pas envie d'être. — Oui, sûrement, fit Henke en secouant la tête, un léger sourire désabusé aux lèvres. C'est d'ailleurs pour ça que tout le monde serait prêt à te l'accorder. Bah ! » Elle se secoua. « Je crois qu'il faudra qu'on se résolve à te supporter telle que tu es. » « Et n'oublie pas de nous écrire, cette fois-ci ! — Maman ! protesta le lieutenant Meares. Je vous écris toujours ! Tu le sais bien ! — Mais pas assez souvent, répondit-elle fermement, le sourire espiègle, tout en virant pour aborder l'approche finale des parkings du Champ d'Arrivée. — D'accord. D'accord, soupira-t-il, cédant avec le sourire lui aussi. J'essaierai d'écrire plus souvent. À supposer que l'amiral m'accorde du temps libre. — Ne va pas faire porter le chapeau à la duchesse Harrington, le gronda sa mère. Elle ne te surmène pas à ce point. — Mais si, objecta Meares d'un air de parfaite innocence. Je te le jure ! — Alors tu ne verras pas d'inconvénient à ce que je lui envoie moi-même un petit mot pour lui demander de ne pas surmener mon bébé de cette façon ? — N'essaye même pas ! se récria-t-il en riant. — C'est bien ce que je pensais, fit sa mère, satisfaite. Les mères sentent ces choses-là, tu sais. — Et elles n'hésitent pas à porter des coups bas. — Bien sûr que non. Ce sont des mères. L'aérodyne se posa sur la place de parking désignée; et elle se retourna pour le regarder, l'air soudain beaucoup plus grave. « Ton père et moi sommes très fiers de toi, Tim, dit-elle doucement. Et nous nous faisons du souci pour toi. Je sais... je sais ! » Elle leva la main comme il commençait à protester. « Tu es plus en sécurité sur le vaisseau amiral que presque nulle part ailleurs. Mais bon nombre de pères et de mères qui croyaient leurs enfants en sécurité avant que les Havriens ne rouvrent les hostilités ont découvert leur erreur. Nous dormons encore la nuit, nous savons trouver le sommeil. Mais nous nous faisons du souci, parce que nous t'aimons. Alors... sois prudent, d'accord ? — Je te le promets, maman », dit-il en lui faisant la bise. Puis il quitta la voiture, récupéra son petit sac et fit au revoir de la main. Sa mère le regarda monter sur le trottoir roulant. Elle le suivit des yeux jusqu'à ce qu'il disparaisse dans la foule, puis éleva l'aérodyne pour gagner les voies de circulation vers la sortie et rentra chez elle. Elle ne remarqua pas l'homme d'allure banale qui regardait lui aussi son fils se diriger vers le hall de départ. « J'aimerais bien que nous recevions quelques renforts, amiral », fit Rafael Cardones comme il s'éloignait avec Honor, Nimitz et Simon Mattingly de la salle de briefing d'état-major où la première réunion préliminaire concernant Phalène III venait de se terminer. « Moi aussi, répondit Honor. Mais soyons réalistes : cela fait seulement trois mois que la Huitième Force est activée. Il faudra attendre au moins quelques mois encore avant de voir arriver du renfort, je le crains. — Trois mois. » Cardones secoua la tête. « C'est drôle, je n'ai pas l'impression que cela fasse si longtemps. — C'est dû au rythme opérationnel très intense que nous avons soutenu cette fois-ci. » Honor haussa les épaules. « Nous, en tout cas. Le temps se traîne sûrement pour les gens de la Première et de la Troisième Force. » Elle secoua la tête à son tour. « J'ai toujours eu de la chance, en tant que commandant. À part peut-être à Hancock, je ne me suis jamais retrouvée attachée à l'une des grandes flottilles défensives, obligée de rester sans rien faire pendant des mois d'affilée, à ne pouvoir garder mes troupes affûtées que grâce aux simulations. — Non, en effet. Si je me souviens bien, milady, vous étiez en général trop occupée à faire pilonner votre vaisseau pour vous en inquiéter, railla-t-il. — Oh, vous êtes difficile ! fit Honor, et son capitaine de pavillon gloussa. Au moins, cela empêchait mes troupes de s'ennuyer », ajouta-t-elle, et il rit de plus belle. Honor sourit, et ils passèrent tous les quatre le sas du pont d'état-major de l'Imperator. Il était assez tard à l'horloge de bord, et le quart était réduit à sa plus simple expression. Mattingly les quitta juste devant le sas, et Honor traversa le spacieux pont de commandement avec Cardones pour se planter de l'autre côté et contempler le visuel principal. L'espace infini s'étalait devant eux, clair comme le cristal, noir comme la suie et semé d'étoiles. « C'est magnifique, hein, milady ? fit doucement Cardones. — Et si paisible en apparence. — Dommage que les apparences soient si trompeuses. — Je comprends ce que vous voulez dire. Mais ne sombrons pas dans la morosité. L'espace a toujours été trompeur, vous savez. Songez à toutes ces étoiles minuscules qui ont l'air si froides. Quand on s'en approche, elles ne sont plus si paisibles, pas vrai ? — Vous avez parfois un point de vue intéressant, milady, fit Cardones. — Ah oui ? Honor tourna la tête comme le sas s'ouvrait pour laisser passer Timothée Meares, bloc-mémo sous, le bras. L'officier d'ordonnance était resté plus longtemps pour mettre de l'ordre dans ses notes sur la réunion. « Si mon point de vue vous paraît étrange, reprit-elle en regardant de nouveau Cardones, c'est uniquement parce que... » Elle s'interrompit brutalement, sa phrase comme tranchée par la lame d'une guillotine, et se retourna soudain vers le sas au moment même où Nimitz s'élançait de son épaule dans un miaulement déchirant à vous retourner les sangs. Cardones resta bouche bée et esquissa un demi-tour, mais il fut beaucoup trop lent. « Simon ! » s'écria Honor tout en levant la main droite pour attraper Cardones par le col et l'envoyer au sol avec toute la force brutale de sa musculature génétiquement adaptée aux mondes à forte gravité. L'homme d'armes releva la tête, mais il lui manquait le sens empathique d'Honor. Il ne sentait pas ce qu'elle sentait, il ne reconnut pas le brusque sentiment d'horreur émanant de Timothée Meares alors que le jeune homme découvrait soudain que son corps obéissait aux ordres de quelqu'un – ou de quelque chose -- d'autre. Ce n'était pas la faute de Mattingly. Timothée Meares faisait partie de la famille officielle de son seigneur. C'était son assistant, son élève, presque son fils adoptif. Il s'était trouvé seul en sa compagnie des milliers de fois, et Mattingly savait qu'il ne représentait aucune menace. Il n'était donc absolument pas prêt lorsque la main droite de Meares se tendit négligemment au passage... et tira le pulseur de l'étui du garde du corps. Celui-ci réagit presque aussitôt. Malgré sa surprise totale, il lança le bras en avant pour tenter de récupérer l'arme, ou du moins l'immobiliser. Mais « presque aussitôt » ne suffit pas tout à fait, et le pulseur gémit. « Simon! » Cette fois, c'était plus qu'un cri. Honor hurla le nom de son homme d'armes en une vaine protestation tandis qu'une volée de fléchettes de gros calibre lui perforait l'abdomen et remontait vers le torse. La veste de son uniforme, comme celle d'Honor –modifiée pour résister aux griffes de Nimitz – était faite de tissu pare-balles, mais elle n'était pas conçue pour parer un tir de pulseur militaire à bout portant, et Mattingly s'effondra dans une explosion de sang. Honor ressentit la souffrance de sa mort, mais elle n'avait pas le temps de le pleurer. Et si douloureux soit le sort de Mattingly, il l'était en réalité moins que ce qu'elle percevait en provenance de Timothée Meares. L'horreur, le choc, l'incrédulité et la culpabilité qu'il ressentait après avoir tué de sa main un homme qui était son ami formaient comme un linceul terrifiant. Elle le sentait protester intérieurement à grands cris et mener une lutte vaine et futile tandis que son bras se levait et balayait le pont en tenant enfoncée la détente du pulseur qu'il avait volé. Un ouragan de fléchettes traversa en hurlant le pont d'état-major. Deux matelots de la section détection tombèrent, l'un en poussant des cris affreux. La section communications explosa à mesure que les fléchettes se frayaient un chemin dans les écrans, les consoles et les dossiers des fauteuils. Le canon fatal poursuivit sa course, et les fléchettes hyper véloces découpèrent à la manière d'une scie la console inoccupée d'Andréa Jaruwalski et tuèrent le maître de timonerie de quart. Pourtant, alors que le carnage continuait, Honor savait qu'il n'était qu'accessoire. Elle connaissait la véritable cible de son officier d'ordonnance horrifié. Nimitz atterrit sur le dossier d'un fauteuil de commandement pour rebondir vers Meares, mais le cyclone de fléchettes s'abattit sur le fauteuil. Elles manquèrent le chat sylvestre, mais le fauteuil explosa littéralement sous lui, et même ses réflexes de félin ne purent l'empêcher de chuter. Il retomba sur ses pattes, déjà prêt à s'élancer de nouveau, mais il avait perdu trop de temps. Il lui serait impossible d'atteindre le lieutenant avant que le pulseur de Meares ne trouve Honor. Honor le sentit venir. Elle entendit les cris inutiles que poussait l'esprit de Timothée Meares. Elle sut que l'officier d'ordonnance ne pouvait pas résister à l'affreuse compulsion qui s'était emparée de lui. Elle sut qu'il aurait préféré mourir plutôt que de faire ce qu'il venait de faire. Ce qu'il s'apprêtait à faire. Elle n'y pensa pas consciemment. Elle se contenta de réagir, tout comme elle avait réagi en jetant Rafael Cardones à terre, hors de la ligne de tir. Elle réagit avec les réflexes acquis en plus de quarante ans de pratique des arts martiaux et la mémoire musculaire qu'elle s'était forgée sur le stand de tir installé sous son manoir de la baie de Jason. Sa main gauche artificielle eut un mouvement bizarre. Elle s'éleva, index rigide, et juste avant que les tirs de Timothée Meares ne l'atteignent, l'extrémité de cet index explosa, laissant passer une volée de cinq fléchettes de pulseur qui traversèrent le pont d'état-major, et la tête du lieutenant éclata en une affreuse pluie gris et rouge mêlée d'os pulvérisés. CHAPITRE TRENTE-DEUX « Milady, le capitaine Mandel est arrivé », annonça doucement James MacGuiness. Honor releva le nez de sa console avec un sentiment de soulagement coupable. Elle n'avait pris que quelques heures de sommeil agité dans les vingt et une heures depuis le massacre sur son pont d'état-major, et elle s'occupait encore des courriers personnels aux familles des victimes. Le message qu'elle avait déjà enregistré pour celle de Simon Mattingly lui avait coûté; celui qu'elle préparait maintenant, pour les parents de Timothée Meares, était bien pire encore. MacGuiness se tenait dans l'encadrement du sas ouvrant sur le bureau rattaché à sa cabine de jour, l'air aussi hagard qu'elle. Simon Mattingly était son ami depuis plus de seize ans, et Timothée Meares comme un petit frère. La structure de commandement de la Huitième Force tout entière restait abasourdie par les événements, mais pour certains, songea Honor, l'affaire était beaucoup plus personnelle que pour d'autres. — Faites entrer le capitaine, s'il vous plaît, Mac. — Bien, amiral. » MacGuiness disparut, et Honor sauvegarda ce qu'elle avait déjà enregistré pour les parents de Timothée. Ce faisant, son regard se posa sur sa main gauche gantée de noir – un gant qui dissimulait la dernière phalange en lambeaux de son index – et elle ressentit à nouveau le terrible chagrin qu'elle n'avait pas eu le temps d'éprouver lorsqu'elle avait fauché tout le potentiel et la jeunesse exubérante de l'officier d'ordonnance qui comptait tant à ses yeux. Quelqu'un s'éclaircit la gorge, et elle releva la tête. « Capitaine de vaisseau Mandel, milady. » L'officier costaud et carré qui se tenait devant le sas, béret noir sous son épaulette gauche, raide comme la justice, s'exprimait d'une voix bourrue. Il portait l'insigne de la Direction générale de la surveillance navale, tout comme la femme mince et un peu plus grande à ses côtés. « Et voici le capitaine de frégate Simon. — Entrez. » Honor désigna les fauteuils disposés devant son bureau. « Asseyez-vous. — Merci, milady », répondit Mandel. Simon – Honor eut un mouvement de recul intérieur comme le nom du capitaine de frégate ravivait son deuil – ne dit rien; elle se contenta de sourire poliment et d'attendre un instant que Mandel ait pris place. Puis elle s'assit à son tour, sans gestes inutiles. Honor les observa, pensive, en goûtant leurs émotions. Ils formaient un contraste intéressant, décida-t-elle. Les émotions de Mandel rappelaient son apparence physique. Il émanait de lui une force de bouledogue, mais aucune souplesse ni flexibilité. Consciencieux, énergique, déterminé... tous ces adjectifs s'appliquaient, toutefois elle avait le sentiment que c'était un instrument brut. Un marteau plutôt qu'un scalpel. Simon, d'un autre côté... Ses émotions étaient très différentes de son aspect extérieur. Elle paraissait un peu fade – blonde, le teint presque aussi pâle qu'Honor et des yeux bleus curieusement délavés – et elle avait l'air réservée, voire timide. Mais sous la surface était tapie une chasseuse féline, prête à bondir. Un esprit agile allié à une curiosité intense, une capacité d'abstraction propre à résoudre les énigmes et le zèle d'un croisé. Drôle de mélange. Des deux, c'était décidément Simon la plus dangereuse, jugea Honor. « Alors, capitaine, dit-elle au bout d'un moment, croisant les mains sur son sous-main, que puis-je faire pour vous ? — Comme de bien entendu, milady, tout le monde à l'Amirauté – et au sein du gouvernement, d'ailleurs – prend très au sérieux ce qui vient de se passer, commença Mandel. L'amiral Givens relira personnellement tous nos rapports, et on, m'a demandé de vous informer que Sa Majesté les recevra elle aussi. » Honor acquiesça en silence alors qu'il s'interrompait. « Le capitaine Simon est rattachée au contre-espionnage, poursuivit Mandel. je relève pour ma part de la SEC, toutefois. Par conséquent, je dirigerai l'enquête. — La Section des enquêtes criminelles prend la direction de l'enquête ? » Honor parvint à ne pas trahir sa surprise, mais son regard se fit plus acéré. « Eh bien, les événements du pont d'état-major traduisent manifestement une grave faille dans la sécurité, répondit Mandel. Le capitaine Simon devra évidemment déterminer comment la pénétration s'est effectuée. Néanmoins, dans un cas de ce type, il est souvent plus efficace de laisser un enquêteur criminel expérimenté inspecter le terrain le premier. Nous savons que chercher, et nous arrivons en général à identifier le moment auquel l'homicide a commencé à s'écarter de sa manière habituelle d'agir. » Il haussa les épaules. « Avec cet élément pour leur indiquer quand il a été recruté, les équipes du contre-espionnage peuvent se mettre aussitôt au travail. — L'homicide, répéta Honor d'une voix qui sonnait curieusement blanche à ses propres oreilles. — Oui, milady. » Mandel rayonnait de perplexité face à son commentaire, et elle se fendit d'un mince sourire. « Le lieutenant Meares, dit-elle calmement, faisait partie de mon état-major depuis presque un an T. C'était un jeune homme consciencieux, responsable et zélé. S'il avait vécu, je ne doute pas qu'il aurait atteint un grade élevé et s'en serait montré digne. Il ne le fera jamais, parce que, moi, je l'ai tué. J'apprécierais beaucoup, capitaine, si vous trouviez un terme autre qu'homicide pour le désigner. » Mandel la dévisagea, et un déclic sembla se produire dans son regard. Elle le vit, elle sentit qu'il se disait « Ah, c'est donc de cela qu'il s'agit » en comprenant – ou pensant comprendre – ce à quoi il avait affaire. « Milady, fit-il avec compassion, il n'est pas inhabituel, surtout juste après un événement pareil, d'avoir du mal à accepter l'idée qu'une personne qu'on connaissait, qu'on appréciait et à qui on faisait confiance n'était pas tout à fait celle que l'on pensait. Je suis certain que vous vous sentez responsable de la mort du "jeune homme consciencieux" que vous avez tué. Mais vous avez agi en état de légitime défense, et le fait que vous y ayez été contrainte prouve qu'il n'était pas celui que vous croyiez. » Les yeux d'Honor s'étrécirent, et elle entendit Nimitz se mettre à siffler doucement. « Capitaine Mandel, dit-elle plus calmement encore, avez-vous oui ou non lu mon propre rapport sur ce qui s'est passé ? — Bien ,sûr, milady. J'en ai une copie ici. » Il tapota le petit ordinateur qu'il portait dans un étui à la ceinture. « Dans ce cas, vous devriez savoir que le lieutenant Meares n'était pas responsable de ses actes, dit-elle d'une voix monocorde. Ce n'était pas lui le criminel, capitaine; c'était lui la première victime. — Milady, répondit Mandel d'un air patient, j'ai effectivement lu votre rapport. Il est bien écrit, concis et direct. Toutefois, vous êtes un officier de guerre. Vous commandez des bâtiments et menez des flottes au combat, et le Royaume stellaire tout entier sait comme vous le faites bien. Mais vous n'êtes pas enquêteur criminel. Moi, si. Et bien que je ne mette pas en doute une seule observation factuelle de votre rapport, je crains que votre conclusion selon laquelle le lieutenant Meares agissait sous l'emprise d'une forme de contrainte ne tienne tout simplement pas debout. Elle n'est pas corroborée par les faits. — Je vous demande pardon ? fit Honor sur le ton de la conversation tandis qu'un léger tic agitait le coin droit de sa bouche. — Milady. » Mandel, confiant et patient, n'était probablement pas conscient de son propre sentiment de supériorité dans son domaine d'expertise, mais celui-ci n'échappait pas à Honor. « Vous avez écrit dans votre rapport que le lieutenant Meares s'efforçait de résister à une forme de compulsion pendant tout le temps où il tuait votre équipage de pont – y compris votre homme d'armes personnel. Mais je crains que ce ne soit une erreur – conclusion que je fonde sur deux éléments principaux d'observation et de logique. » Tout d'abord, j'ai visionné l'enregistrement de l'incident sur le pont d'état-major, et il ne montre absolument aucun signe d'hésitation. Ensuite, pour agir sous l'emprise d'une compulsion, il aurait dû subir un intense conditionnement s'il était bien, dans les faits, celui pour qui vous le preniez. » Il n'est pas du tout inhabituel, quand un incident aussi violent et parfaitement inattendu se produit, que des personnes qui l'ont vécu se trompent dans leurs observations. Et c'est encore plus commun, je le crains, lorsque l'observateur ne veut pas croire à ce qui s'est passé – pour des raisons très humaines et parfaitement compréhensibles. Les enregistrements, toutefois, ne sont pas sujets à cette forme de subjectivité, et ils ne révèlent rien d'autre qu'un acte intentionnel, maîtrisé et déterminé de la part du lieutenant Meares, sans la moindre trace d'hésitation. » Quant au conditionnement, il est tout bonnement impossible. Le lieutenant Meares, comme tous les officiers de Sa Majesté, avait reçu les protocoles standard antidrogue et anti conditionnement. Il n'aurait pas été foncièrement impossible de briser ou contourner ces remparts, mais ça aurait été difficile. Et même sans cela, le conditionnement prend du temps, milady. Beaucoup de temps. Or nous pouvons reconstituer à peu près chaque instant de l'emploi du temps du lieutenant Meares sur l'année T écoulée. En tout cas, il n'y a pas de période blanche suffisamment longue pour qu'il ait été conditionné contre son gré pour accomplir un acte comme celui-ci. » Le capitaine de la SEC secoua la tête d'un air triste. « Non, milady. Je sais que vous avez envie de croire le meilleur à propos d'un officier à qui vous étiez très attachée. Mais il n'y a qu'une seule explication à ce qui est arrivé : c'était un agent de renseignement pour Havre, depuis un certain temps déjà. — C'est ridicule », fit Honor d'une voix monocorde. Le visage de Mandel se durcit : son sentiment de supériorité professionnelle cédait la place à une colère naissante. Honor se pencha dans son fauteuil. « Si, dans les faits, le lieutenant Meares –Timothée (elle prononça à dessein le prénom de l'officier) –avait été un agent havrien, il aurait été beaucoup plus précieux en tant qu'espion qu'assassin. En sa qualité d'officier d'ordonnance, il avait accès à toutes les données les plus sensibles et sécurisées de la Huitième Force ou presque. Ca aurait été un atout incomparable en matière de renseignement, et les Havriens ne l'auraient pas jeté aux orties pour une tentative de ce genre. » De plus, capitaine, je n'ai pas écrit dans mon rapport que je le croyais sous l'emprise d'une compulsion; j'ai écrit qu'il était sous l'emprise d'une compulsion. Il ne s'agissait pas d'une interprétation mais d'un fait avéré. — Sauf votre respect, milady, répondit Mandel, très raide, mon analyse personnelle des enregistrements visuels ne confirme pas cette conclusion. — Mon observation personnelle, répliqua Honor en insistant délibérément sur le terme, ne reposait pas sur une analyse visuelle. — Les impressions et l'instinct forment une base médiocre pour une enquête criminelle, milady, répliqua Mandel, de plus en plus raide. Je fais ce métier depuis près de cinquante ans T. Et comme je vous l'ai expliqué en me fondant sur cette expérience, il est normal que vos émotions obscurcissent votre interprétation d'événements comme celui-ci. — Capitaine, vous savez que j'ai été adoptée par un chat sylvestre ? s'enquit Honor, dont le tic musculaire au coin de la bouche se faisait plus prononcé. — Bien sûr, milady. » Mandel essayait manifestement de garder son sang-froid, mais sa voix était un peu trop hachée. « Tout le monde le sait. — Et vous êtes conscient que les chats sylvestres sont empathes et télépathes ? — J'ai lu quelques articles à ce sujet. » Honor sentit son agacement monter d'un cran au dédain que trahissaient ses émotions. À l'évidence, le capitaine était de ceux qui persistaient, malgré les preuves, à rejeter l'idée que les chats sylvestres étaient une espèce intelligente à part entière. « Ils sont en réalité télépathes, empathes et aussi très intelligents. Pour cette raison, Nimitz était capable de percevoir ce que le lieutenant Meares ressentait dans les derniers instants de sa vie. » Elle envisagea – brièvement – de révéler à Mandel qu'elle avait elle-même perçu ces émotions, personnellement, directement, mais elle rejeta aussitôt cette idée. S'il était assez obtus pour ignorer toutes les preuves scientifiques récentes de l'intelligence et des capacités des chats sylvestres, il prendrait sans doute tout être humain prétendant aux mêmes talents empathiques pour un fou. « Nimitz sait, capitaine Mandel. Il ne soupçonne pas, il n'estime pas, il sait que Timothée essayait désespérément de ne pas faire ce qu'il faisait. Qu'il était horrifié de ses propres actes mais ne pouvait pas s'en empêcher. Et c'est là, il me semble, la définition même d'un homme agissant sous l'emprise d'une compulsion. » Mandel la regarda, et elle perçut son incrédulité à l'idée qu'on puisse lui demander de permettre aux observations supposées d'un animal, si malin fût-il, d'influer sur le cours de son enquête. « Milady, dit-il enfin, je m'efforce de tenir pleinement compte de votre attachement manifestement profond au lieutenant Meares, mais je dois m'inscrire en faux contre vos conclusions. En ce qui concerne son intérêt en tant qu'agent de renseignement, je m'en référerai bien sûr à l'opinion des hommes du capitaine Simon au contre-espionnage. De mon point de vue, toutefois, étant donné la réussite des opérations de la Huitième Force, il paraît évident que vous feriez une cible de choix pour un assassinat. Nous savons que les Havriens affectionnent cette technique, et votre mort aurait porté un coup majeur au moral du Royaume stellaire. À mon sens, il semble que les renseignements havriens aient conclu que vous tuer serait plus précieux encore que toutes les données sensibles que le lieutenant Meares aurait été en position de leur livrer. » Pour ce qui est des "observations" de votre chat sylvestre, je crains de ne pouvoir les laisser prendre le pas sur mon analyse personnelle des enregistrements, qui ne sont sujets ni aux influences émotionnelles ni à la subjectivité. Or ces enregistrements ne montrent pas le moindre signe d'hésitation de la part du lieutenant Meares à compter de l'instant où il s'est emparé de l'arme de votre garde du corps. » Enfin, comme je l'ai déjà souligné, acheva-t-il avec une patience dangereusement insistante, il n'y a tout simplement pas eu de trou assez long dans son emploi du temps pour qu'il ait subi un conditionnement. — Capitaine, dit Honor, dois-je conclure de vos propos que vous ne considérez pas le sens empathique d'un chat sylvestre comme un guide valable quant à l'état émotionnel des êtres humains en sa présence ? — Je ne suis pas assez versé dans la littérature sur le sujet pour me faire une opinion, milady, répondit-il, mais elle sentit la vérité derrière cette réserve insignifiante. — Non, vous n'y croyez pas, répondit-elle d'une voix monocorde, et il cilla. Votre esprit n'est pas non plus ouvert à l'éventualité que Timothée Meares ait agi contre sa volonté. Par conséquent, capitaine Mandel, vous êtes parfaitement inutile à cette enquête. » Mandel recula dans son fauteuil, les yeux écarquillés par la surprise, et Honor eut un sourire pincé. — Vous êtes relevé de votre autorité pour cette enquête, capitaine, lui dit-elle doucement. — Vous ne pouvez pas faire ça, milady ! protesta-t-il avec véhémence. Il s'agit d'une enquête de la DGSN. Elle ne relève pas de votre chaîne de commandement ! — Capitaine, dit-elle en insistant froidement sur son grade, ne jouons pas à qui pisse le plus loin. Faites-moi confiance, vous ne gagneriez pas. J'ai dit que vous étiez relevé, vous l'êtes. J'informerai tout le personnel de la Huitième Force que vous n'avez aucune autorité et lui ordonnerai de ne coopérer en aucune façon avec votre enquête. Et si vous choisissez d'ignorer ma décision, je retournerai moi-même sur Manticore en parler à l'amiral Givens, l'amiral Caparelli, le comte de Havre-Blanc et – si nécessaire – la reine en personne. Vous me recevez bien, capitaine? » Mandel la regarda fixement et parut se dégonfler dans son fauteuil. Il ne pipa mot et, en goûtant ses émotions, elle comprit qu'il en était littéralement incapable. Elle l'observa encore quelques instants, l'œil glacial puis reporta son attention sur le capitaine Simon. Celle-ci était presque aussi abasourdie que Mandel, mais elle commençait déjà à accepter l'idée. « Capitaine Simon. — Oui, milady ? » Simon avait une agréable voix de mezzo soprano, beaucoup plus chaleureuse que son physique aux tons délavés, remarqua Honor. — Sous mon autorité, vous assumerez la direction de cette enquête jusqu'à ce que l'amiral Givens désigne un remplaçant pour le capitaine Mandel, si elle le juge utile. — Milady, répondit prudemment Simon, je ne suis pas certaine que vous ayez l'autorité nécessaire dans ma chaîne de commandement pour me donner cet ordre. — Alors je vous suggère de l'accepter à titre provisoire, sous réserve s'il le faut, jusqu'à ce que la situation soit clarifiée par quelqu'un qui fera à coup sûr partie de votre chaîne de commandement, dit froidement Honor. Car, dans le cas contraire, cette enquête n'ira nulle part tant qu'une toute nouvelle équipe n'aura pas été envoyée de Manticore. Je refuse que le capitaine Mandel la dirige. C'est bien clair ? — Oui, milady, répondit aussitôt Simon. — Très bien, dans ce cas, capitaine. Au travail. CHAPITRE TRENTE-TROIS « Nous avons donc repensé nos précédents critères de choix de cibles et d'effectifs », dit Andréa Jaruwalski en balayant du regard la salle de briefing d'état-major. Tous les commandants de division de la Huitième Force assistaient à la réunion par voie électronique, chacun occupant une partie de l'immense image holo qui planait au-dessus de la table de conférence. Les commandants d'escadre et de force d'intervention ainsi que Scotty Tremaine en tant que premier COMBAL de la Huitième Force étaient présents en personne et, même trois jours après le massacre du pont d'état-major, Honor sentait planer l'ombre de leur choc et leur refus stupéfait de croire à ce qui s'était passé. « À ce stade, poursuivit Jaruwalski, qui fuyait son chagrin personnel dans une vivacité très professionnelle, le capitaine Reynolds et moi-même sommes d'accord avec Lady Harrington. Les Havriens doivent avoir commencé à mettre en place une réaction à Phalène I et II. Quelle forme elle prendra, impossible de le deviner. Bien sûr, nous savons tous quelle forme nous aimerions qu'elle prenne. Toutefois, même si nous avons parfaitement réussi à les convaincre de faire ce que souhaite l'Amirauté, cela comporte un inconvénient majeur pour nous, au sein de la Huitième Force. En clair : nos cibles vont devenir plus coriaces. Qu'il s'agisse simplement d'une amélioration de la doctrine — un nouveau service de ce que nous avons vu à Chantilly — ou d'un redéploiement effectif de leurs unités, ils vont faire de leur mieux pour s'assurer que ce ne soit plus une sinécure. » Cela posé, nous réduisons notre liste d'objectifs pour Phalène III à deux systèmes : Lorn et Solon. L'amiral Truman dirigera l'attaque contre Lorn; l'amiral Harrington celle contre Solon. Nous affecterons une escadre de porte-capsules à chacune et nous répartirons à peu près équitablement les effectifs de croiseurs lourds et de croiseurs de combat. Elle marqua une pause, releva la tête pour observer le visage de son public — physique et électronique — puis reprit : « Même en l'absence de redéploiement préventif de la part des Havriens, ces deux cibles seront certainement plus lourdement défendues que nos objectifs précédents. Lorn, en particulier, est un chantier spatial secondaire assez important. Il ne s'agit pas d'un chantier de construction mais d'un chantier satellite qui gère une forte activité de radoub, bien qu'il s'occupe essentiellement d'unités hors mur de bataille. Nous savons également grâce aux services de renseignement que Lorn joue un rôle non négligeable dans la construction des nouveaux BAL havriens. De ce fait, nous nous attendons à rencontrer un certain nombre de combattants aux moins légers et moyens. » Solon est moins directement impliqué dans la construction ou la maintenance des unités spatiales havriennes. Le système est en revanche beaucoup plus peuplé que tous ceux que nous avons frappés jusqu'alors. D'après les données du dernier recensement à notre disposition, il compte plus de deux milliards d'habitants, et son économie était l'un des rares sujets de fierté des Havriens même avant le coup d'État de Pierre. Cela en fait une cible particulièrement précieuse de notre point de vue, puisqu'un assaut réussi générera une pression politique forte sur Theisman et son état-major pour obtenir le déploiement d'unités lourdes supplémentaires à des fins défensives. De plus, la gravité des dommages économiques infligés par la destruction de l'infrastructure industrielle de ce système sera réellement significative. Le tout, encore une fois, suggère qu'il sera davantage défendu que les systèmes moins peuplés que nous avons déjà attaqués. » Elle marqua une nouvelle pause le temps de consulter ses notes sur son afficheur individuel, puis elle releva les yeux. — Ceci clôt la présentation générale, milady. Souhaitez-vous discuter des questions déjà soulevées ou préférez-vous que je commence le briefing opérationnel point par point? — Je crois que nous allons commencer par voir si quelqu'un a quelque chose à ajouter à votre exposé », répondit Honor. Elle balaya à son tour les visages physiques et électroniques du regard et sourit, malgré l'épuisement et la douleur qu'elle ressentait, consciente des places vides dans son dos qui auraient dû être occupées par Simon Alanine et Timothée Meares. « Qui veut commencer ? » La sonnerie de l'intercom résonna avec une force surprenante dans le silence. Honor se redressa aussitôt, passa la main droite sur ses yeux et grimaça en affichant l'heure sur son œil gauche. Elle était allongée sur le sofa depuis cinquante minutes à peine, et le peu qu'elle avait dormi la laissait encore plus mal en point qu'avant de s'effondrer. L'intercom sonna de nouveau. Elle se leva à contrecœur et s'en approcha d'un pas raide. — Mac, dit-elle avec une colère qui ne lui ressemblait pas, je croyais vous avoir dit... — Je suis navré, madame, interrompit MacGuiness. Je sais que vous ne vouliez pas être dérangée avant le dîner, mais il y a là un monsieur que vous devriez voir. — Mac, dit-elle encore, moins vive mais lasse, à moins d'une urgence, je ne veux vraiment voir personne. Mercedes ne peut pas s'en occuper ? — Je crains que non, madame, répondit MacGuiness. Il vient tout droit de l'Amirauté vous parler en personne. — Ah. » Honor se raidit et inspira profondément. Ses commentaires virulents sur Mandel avaient eu tout juste le temps d'arriver à l'Amirauté et de provoquer une réaction, et le fait qu'on avait envoyé quelqu'un la lui exposer en personne suggérait que l'amiral Givens et le juge avocat général n'avaient sans doute pas été ravis de sa conduite. Eh bien, tant pis, songea-t-elle, féroce. je suis amiral, commandant de flotte, duchesse et seigneur. Cette enquête est trop importante pour que je la laisse plomber dès l'ouverture par un esprit trop obtus pour envisager l'évidence, et cette fois-ci la hiérarchie va bien devoir prêter attention à ce que je dis! La colère qui baignait ses pensées la surprit un peu, et elle se demanda – une fois de plus – quelle part de cette colère prenait sa source dans son propre sentiment de culpabilité. Mais cela n'avait pas vraiment d'importance. Pas quand elle savait avoir raison au sujet de ce qu'on avait fait à Timothée Meares. — Très bien, Mac, dit-elle bientôt, accordez-moi deux minutes puis faites-le entrer. — Bien, madame. » Honor coupa l'intercom, ramassa sa veste d'uniforme et l'enfila, la ferma puis se regarda dans un miroir mural. Elle haussa les épaules pour que la veste tombe mieux et passa la main droite sur sa tête. Ses cheveux lui arrivaient à mi-dos quand elle les lâchait, désormais, mais ses nattes roulées serré n'avaient pas bougé pendant sa sieste trop courte, et elle hocha la tête d'un air approbateur. La légère tension autour de ses yeux aurait pu révéler à quelqu'un qui la connaissait très bien son degré de lassitude, mais son apparence physique ne laissait rien à désirer. Elle se tourna brièvement vers Nimitz, mais le chat sylvestre était encore affalé sur son perchoir, profondément endormi. Elle le sentait dans un coin de son esprit, de la même façon qu'il était toujours au moins vaguement conscient de sa présence, elle le savait, même dans un sommeil de plomb, mais elle ne le réveilla pas. Il était aussi épuisé qu'elle, et lui aussi devait encore faire face au chagrin que lui causait la perte de deux amis chers. Les funérailles de Simon Mattingly y avaient mis du baume. Un peu. Elles avaient eu une certaine vertu cathartique mais, en même temps, elles lui avaient fait prendre davantage conscience qu'il était venu mourir bien loin de son monde natal. Pour diriger la cérémonie, elle avait emprunté le frère Hendricks, l'aumônier rattaché à l'un des groupes de BAL graysoniens affectés à l'escadre de porte-BAL d'Alice Truman. La tradition graysonienne voulait qu'un homme d'armes soit enterré où il tombait, elle le savait d'expérience, une expérience personnelle douloureuse, et Andrew La Follet et Spencer Hawke étaient restés droits comme des « i » derrière elle pendant toute la durée de la brève cérémonie funéraire militaire. Ensuite, ils avaient porté jusqu'au sas étanche le cercueil recouvert du drapeau du fief Harrington avec l'aide d'Alistair McKeon, Michelle Henke et James MacGuiness. Les deux hommes d'armes s'étaient mis au garde-à-vous dans son dos une fois de plus pendant que la première porte du sas étanche se refermait. Puis le frère Hendricks avait pris la parole d'une voix douce. « Nous recommandons à Dieu tout-puissant l'âme de notre frère défunt. Nous livrons son corps aux profondeurs de l'espace, dans le ferme espoir d'une résurrection à la vie éternelle, par l'intercession de Jésus-Christ, notre Seigneur. À son retour en glorieuse majesté, l'espace rendra ses morts, et il transfigurera les corps corruptibles de ceux qui sont morts en lui pour les conformer à son corps glorieux, selon le grand pouvoir qu'il a de s'assujettir toutes choses. Amen. » Honor avait tendu la main pendant qu'il parlait et, au dernier mot, enfoncé le bouton près de la porte, et le cercueil de Simon Mattingly avait été expulsé. Le petit moteur à réaction s'était activé dès qu'il s'était éloigné du vaisseau, faisant pivoter le cercueil pour l'aligner avec la distante fournaise de l'Étoile de Trévor, et elle avait senti son cœur l'accompagner. Elle arriverait peut-être, avec le temps, à trouver le réconfort dans les antiques paroles de recommandation à Dieu. Et à coup sûr, si un homme avait jamais passé victorieusement l'épreuve de la vie, c'était bien Simon Mattingly. Mais comme il lui manquait ! Elle prit une profonde inspiration, gagna son bureau, s'y assit, alluma son terminal pour faire mine d'être en train d'étudier un document et attendit. Cent vingt secondes exactement après qu'elle le lui eut demandé, MacGuiness ouvrit le sas de la cabine. « Milady, fit-il, votre visiteur est là. » Il avait une voix bizarre, et quelque chose clochait dans ses émotions. Honor releva brusquement la tête. « Bonjour, Honor, dit le visiteur, et elle bondit de sa chaise. — Hamish! » Elle ne se rappelait pas avoir contourné son bureau : elle se retrouva simplement de l'autre côté puis se jeta dans ses bras. Elle entendit un bruit sourd dans son dos comme Samantha quittait l'épaule d'Hamish d'un saut et traversait le tapis d'un mouvement fluide. Elle perçut le réveil de Nimitz et son ravissement soudain lorsque la lueur d'âme de sa compagne sylvestre se tendit vers lui; puis les bras d'Hamish l'entourèrent, et les siens entourèrent Hamish. « Hamish, répéta-t-elle plus calmement, encore étonnée, en laissant sa tête reposer sur son épaule. — Tu fais une sacrée salamandre ! » La voix grave d'Hamish était un peu tremblante, et il resserra son étreinte. « Bon sang, — Honor, tu ne peux donc aller nulle part sans qu'on essaye de te tuer ? — Je suis désolée, répondit-elle sans ouvrir les yeux tout en percevant son inquiétude très réelle. Je suis désolée, mais personne n'aurait pu le prévoir. — Je sais, je sais. » Il soupira et son étreinte se dénoua enfin. Il posa les mains sur les épaules d'Honor et la regarda droit dans les yeux tout en la tenant à bout de bras. Il n'avait pas de facultés empathiques mais, une fois encore, elle décela entre eux cet écho du lien sylvestre, et elle sut qu'elle ne pouvait pas davantage lui dissimuler ses sentiments les plus profonds que lui les siens. « Ma pauvre Honor, dit-il au bout d'un moment. Mon amour, quand nous avons reçu les premiers courriers, Émilie et moi... » Il s'interrompit en secouant vigoureusement la tête. « Disons simplement que nous ne l'avons pas bien pris. Je voulais venir te voir en personne, mais je redoutais d'attirer l'attention. Et puis tu as viré Mandel, et j'ai décidé que je me fichais bien d'attirer l'attention. Je te connais, Honor. Tu ne l'aurais pas sanctionné de cette façon à moins que ce ne soit un parfait imbécile et que tu n'aies ressenti le besoin absolu de le remplacer par quelqu'un de compétent, à moins que tu ne souffres vraiment beaucoup. Dans les deux cas, il fallait que je sois là. — Il y avait un peu des deux, je crois », reconnut-elle, reculant pour passer le bras dans le sien. Elle lui fit rapidement traverser la cabine, et ils prirent place côte à côte sur le sofa, confortablement appuyés l'un contre l'autre. « Je souffre, beaucoup, dit-elle doucement. Pas seulement à cause de Simon. Et même pas essentiellement pour lui, en un sens. Tim... » Elle s'interrompit en se mordant la lèvre, la vue brouillée; elle se souvenait avoir réagi violemment à la suggestion de Mercedes Brigham qui lui conseillait de songer à combler le vide que la mort de Meares avait laissé dans son état-major. Mais aucun amiral n'était tenu d'avoir un officier d'ordonnance, et Honor refusait de le remplacer. Ce n'était peut-être pas la décision la plus rationnelle de sa carrière, mais elle n'avait pas l'intention de changer d'avis. « Je souffre, répéta-t-elle. Et je continuerai longtemps. Mais je pense honnêtement que c'était surtout parce que Mandel n'était pas du tout l'homme de la situation. — D'après le ton de tes messages – et, franchement, son propre rapport à Patricia Givens – je m'en étais plus ou moins douté. Bien que Mandel ait réellement une réputation d'enquêteur efficace, à ce qu'on m'a dit. — Je n'en doute pas. En réalité, pour être tout à fait juste – ce dont je n'ai pas vraiment envie – j'imagine qu'il est très bon dans sa partie... dans des circonstances plus classiques. Mais dans ce cas précis, il ne fait tout bonnement pas l'affaire. Peut-être a-t-il trop d'expérience. On croirait que... qu'il a des œillères. Il sait ce qu'il sait, et il se concentrera là-dessus et fera son boulot sans se laisser distraire par des amateurs qui ne différencient pas les vessies des lanternes dans une enquête criminelle. » Hamish haussa le sourcil en l'entendant. « Tu es vraiment furieuse, observa-t-il. — Frustrée, rectifia-t-elle. Bon, et peut-être furieuse de me sentir aussi frustrée par sa faute. Mais il a refusé de me croire quand je lui ai dit que Timothée agissait sous l'emprise d'une forme de compulsion, et il n'était pas prêt à croire Nimitz assez intelligent pour saisir ce qui se passait – à supposer qu'un chat sylvestre ait réellement la moindre faculté télempathique de toute façon – ni assez sensé pour rapporter ce qu'il avait compris. — Mon Dieu, il a réussi à toucher toutes tes cordes sensibles, hein ? — À peu près, oui, reconnut-elle en esquissant un sourire face à l'humour qui perçait dans sa voix. Il était si obnubilé par l'idée que mon sentiment de culpabilité me poussait à croire le meilleur concernant Tim qu'il ne prêtait pas attention à ce que je lui racontais des événements. Il ne risquait pas non plus de changer d'avis. Je le savais. Elle se tapota la tempe de l'index droit avec une grimace ironique, et Hamish opina. « C'est bien ce que je me disais. Et j'imagine à tes paroles que tu ne comptais pas lui révéler que c'est toi qui avais perçu ce qui se passait réellement. » Honor se contenta de renifler, et il eut un petit rire sans humour. « Franchement, ça me convient tout à fait. Je préférerais que tu continues à garder ce petit talent secret aussi longtemps que possible. Laisse les autres penser que c'est Nimitz qui fait le travail. Qu'on te sous-estime sur certains points n'est pas plus mal. — Je sais. Sans compter que je ne veux pas qu'on me prenne pour une espèce de phénomène de foire qui lit dans les pensées et viole l'intimité d'autrui. — Mmm. » Hamish resta quelques instants les yeux dans le vide puis la regarda de nouveau. « Je ne mets pas en doute tout ce que tu as raconté, fit-il, mais je dois te dire que j'ai visionné les images des caméras du pont. » Son visage se tendit. « Elles m'ont flanqué une trouille bleue à moi aussi, alors que je savais que tu n'avais pas été blessée avant même qu'on ne me les montre. » Il secoua la tête, la mâchoire saillante l'espace d'une seconde, et elle passa le bras autour de ses épaules et le serra fort. « Ce que je voulais dire, reprit-il d'une voix plus mesurée au bout de quelques secondes, c'est qu'à voir ce qui s'est passé je comprends qu'un homme ignorant de ta faculté à rentrer dans la tête d'autrui puisse rejeter l'idée que le lieutenant Meares ait tenté de résister. Il a agi si vite, Honor ! Sans heurts. Comme s'il avait non seulement prévu ce qu'il allait faire mais qu'il l'avait aussi répété à l'avance. Je ne sais pas si tu te rends compte parfois combien tes réflexes sont rapides, mais tu l'as tué quelques fractions de seconde avant que lui ne t'élimine. Et je ne pense pas que quelqu'un d'autre aurait réussi, doigt-pulseur ou non. » Honor baissa les yeux vers sa main gauche gantée. « Je sais que c'est allé vite, répondit-elle. Si j'avais eu ne serait-ce qu'une fraction de seconde de plus pour réagir... si j'avais su faire autre chose que hurler le nom de Simon... on aurait... » Elle marqua une pause et s'imposa de reprendre son souffle. « Je me demanderai toujours si je n'aurais pas mieux fait de me taire, dit-elle, admettant devant Hamish ce qu'elle n'aurait sans doute pas su reconnaître pour elle seule. Ai-je détourné son attention ? L'ai-je fait regarder dans la mauvaise direction, vers moi, alors qu'il aurait pu voir quelque chose, remarquer un détail ? » Elle regarda Hamish droit dans les yeux. « Est-il mort par ma faute ? — Non. » Hamish secoua la tête sans hésiter. « Certes, tu as peut-être détourné son attention, mais détourné de quoi ? D'un jeune homme qu'il avait vu entrer sur le pont d'état-major pour des raisons parfaitement légitimes des milliers de fois ? » Il secoua encore la tête. « Pas même un homme d'armes graysonien ne pouvait s'attendre à une chose pareille, mon amour. — Mais c'était mon ami, souffla Honor. Je... Je l'aimais. — Je sais. » Hamish la serra à son tour dans ses bras, et elle s'enfonça dans son étreinte. « Néanmoins, reprit-il, le fait que tu n'aies rien vu venir me conduit à certaines déductions. — Lesquelles ? — D'abord, qu'il ne pouvait pas être un agent havrien. Il n'aurait jamais pu te le cacher si longtemps – ni le cacher à Nimitz. Ensuite, que, quoi qu'il lui soit arrivé, il n'a pas subi de conditionnement. — Pourquoi ? Je veux dire, comment peux-tu en être si sûr ? — En partie parce que Mandel avait raison, si obtus que tu l'aies trouvé. Le conditionnement prend du temps – beaucoup de temps, même en l'absence des remparts mis en place par nos protocoles de sécurité militaire. Et en partie parce qu'une personne qui a subi un conditionnement le sait. À un certain niveau, elle est consciente de ne pas être totalement maîtresse de ses propres actes. D'ailleurs, j'ai fait un saut rapide chez tes parents sur Sphinx avec Samantha pour qu'elle consulte les passeurs de mémoire du clan de l'Eau vive concernant la tentative d'assassinat contre la reine Adrienne. — Tu sais, j'avais oublié cet épisode, fit Honor d'une voix chagrine. — Tu as connu un stress intense, lui dit Hamish. Mais Samantha a obtenu le chant de mémoire qui raconte toute l'histoire. Elle dit que l'assassin a su ce qui lui arrivait dès qu'il est arrivé à portée mentale de Diancecht. Cela n'avait rien d'un interrupteur qu'on aurait abaissé. Diancecht a perçu ses pensées avant même qu'il ne voie la princesse, et il a su que quelque chose n'allait pas dès qu'il a goûté la lueur d'âme de l'assassin. Cela n'a pas été le cas ici. — Non, en effet. Il était tout gai en passant le sas. Tout était normal, exactement comme d'habitude. Et puis, tout à coup, il s'est emparé du pulseur de Simon. — Il n'a donc pas été conditionné, fit Hamish, pensif, mais programmé. — J'imagine qu'on pourrait employer ce terme. Mais comment est-ce possible ? » Honor secoua la tête. « J'y reviens sans cesse. Comment, au nom du ciel, programme-t-on un être humain de cette façon sans qu'il s'en rende compte ? — Je ne connais pas la réponse, répondit sombrement Hamish, mais voici une autre question : pourquoi est-ce arrivé maintenant? Pourquoi pas plus tôt ? — Tu sous-entends que si on lui a fait quelque chose, c'était lors de son dernier séjour sur Manticore ? — Cela me semble probable, bien que la Section des enquêtes criminelles ait passé toute sa visite au peigne fin sans rien remarquer qui sorte de l'ordinaire. Et si l'on oublie cet aspect pour le moment, pourquoi ici et maintenant? Pourquoi pas au cours d'une réunion d'état-major ou quand tu l'invitais à dîner ? — L'occasion, peut-être fit Honor, pensive. Il la regarda, et elle haussa les épaules. « Je crois que c'était la première fois que lui, moi et un seul homme d'armes nous trouvions au même endroit au même moment. Ou, du moins, la première fois qu'il n'y avait qu'un seul homme d'armes qu'il avait une raison légitime d'approcher de très près si naturellement que même un garde du corps graysonien n'y verrait rien d'extraordinaire. — Et pourquoi cela serait-il particulièrement important? — Parce que mes hommes d'armes sont les seules personnes armées constamment en ma présence, expliqua-t-elle d'un air sombre. Pour me tuer, il devait d'abord se procurer une arme et ensuite... neutraliser mon garde du corps. En s'emparant ainsi de l'arme de Simon, il a fait d'une pierre deux coups. — Je vois. » Hamish fronça les sourcils puis haussa les épaules. Tu tiens peut-être quelque chose. Je ne sais pas. En revanche, je sais où un incident comparable s'est déjà produit. — Où... Oh ! Le colonel Hofschulte ! — Exactement. Patricia Givens a déjà envoyé un message aux Andermiens leur demandant de partager tous leurs dossiers sur le cas Hofschulte, parce que les deux affaires se ressemblent trait pour trait. Un serviteur de longue date, parfaitement loyal, à qui l'on faisait entière confiance, qui tout à coup est pris de folie et tente de tuer le prince Huang et toute sa famille. D'après ce que je sais, les Andermiens ont soigneusement étudié la possibilité d'un conditionnement, mais Hofschulte n'a jamais eu d'absence assez longue pour que cela se produise. Encore une fois, cela sonne tout à fait comme ce qui s'est passé ici. — Mais pourquoi les Havriens auraient-ils essayé de tuer le prince héritier andermien ? s'étonna Honor. — Tu m'en demandes trop, reconnut Hamish. Je sais juste que le modus operandi paraît des plus similaires. Je vois quelques avantages éventuels pour eux, je crois, à le tuer maintenant qu'ils sont aussi en guerre contre les Andermiens, mais à l'époque ? » Il secoua la tête. « Bien sûr, SerSec dirigeait encore leurs services de renseignement à ce moment-là. Ils avaient peut-être un mobile quelconque qui ne nous saute pas aux yeux. — Difficile à imaginer, dit Honor, songeuse. Je me demande... — Qu'est-ce que tu te demandes ? fit-il au bout de quelques secondes. — Hein ? Quoi ? » Honor se secoua. « Je me demandais juste s'il y avait quelqu'un d'autre dans la partie, quelqu'un qui aurait développé une technologie lui permettant ce genre de prouesse et qui la mettrait à disposition du plus offrant ? — Possible. » Hamish réfléchit. « Tout à fait possible, en réalité. Parce que je ne vois pas qui en dehors des Havriens aurait à la fois le mobile et les ressources nécessaires pour réussir une opération pareille. — Moi non plus », fit Honor, l'air pourtant troublée. — Certes, l'assassinat avait toujours été l'une des tactiques favorites de la République populaire, qu'elle soit dirigée par Séclnt ou par SerSec. Mais ce n'était pas une pratique qu'elle aurait associée à Thomas Theisman. D'un autre côté, Héloïse Pritchart avait monté les échelons de la résistance havrienne, et ses avrilistes étaient crédités de plusieurs dizaines d'assassinats de Législaturistes importants et de membres de Séclnt. Et par quelque bout qu'on prenne le problème, Honor, en tant que commandant de la flottille alliée qui avait causé le plus de tort aux structures civiles et militaires de la République, faisait manifestement une cible militaire légitime. Mais l'assassinat n'était pas plus efficace qu'une ogive laser à détonateur. « Eh bien, dit enfin Hamish, si je suis venu, c'est pour te dire que, bien que Patricia apprécierait que tu passes par les canaux officiels la prochaine fois, si tu veux Mandel hors du coup, il n'y est plus. Et elle m'a laissé entendre que s'il avait dépassé les bornes sans se contenter d'être bête comme ses pieds, elle veillerait à ce que sa carrière ne s'en remette pas. — Non. » Honor secoua la tête. « Non. Ça ne dérangerait pas mon mauvais fonds, mais il s'est juste montré... peu réceptif aux hypothèses originales. — Oh, quelle formule pleine de tact ! murmura son mari avant de lui adresser un sourire en coin. Patricia avait une deuxième question : le capitaine Simon te paraît-elle acceptable ? — Oui, oui. Rien qu'à lui parler, j'ai l'impression d'enfoncer le doigt dans mes plaies, à cause de son nom, mais elle est beaucoup plus ouverte que Mandel. Je ne dis pas qu'elle est d'accord avec moi – pas encore, du moins – mais elle n'a pas exclu cette éventualité. Elle ne s'accroche pas encore à une théorie fétiche, et apparemment elle ne met pas en doute ce que disent les xénobiologistes sur les chats sylvestres depuis quelques années. — Bien, parce que, dans ce cas, je veux que Samantha lui parle. J'imagine que nous n'aurons pas la chance qu'elle comprenne la langue des signes ? — Non, en effet. — Dommage. Alors, il faudra sans doute que je traduise. » Hamish haussa les épaules. « Cela pourrait être une conversation intéressante, surtout quand Samantha lui parlera du chant de mémoire concernant la reine Adrienne. Et, au moins, j'aurai l'impression de faire quelque chose pour coincer les salauds qui ont essayé de tuer ma femme. » Sa voix se durcit sur la dernière phrase, et elle sentit la rage –et la peur – qu'elle masquait. « Ils ont essayé, et ils ont tué pas mal d'autres gens, mais ils ne m'ont pas eue, moi, et ils n'y arriveront pas, lui promit-elle en lui caressant la joue de la main droite. — Pas avec des assassins, en tout cas, répondit Hamish, le sourire un peu forcé. Pas alors que ton ombre à fourrure et toi restez aux aguets. » Honor lui rendit son sourire puis se raidit. « C'est ça, fit-elle doucement. — C'est quoi? demanda-t-il comme elle n'ajoutait rien. — S'il y a bel et bien une nouvelle technologie disponible pour les assassinats, quelque chose qu'ils ont utilisé sur Tim sans le faire disparaître assez longtemps pour le conditionner, alors ils pourraient s'en servir sur n'importe qui. Ce qui signifie que n'importe qui pourrait être un assassin programmé, sans même s'en rendre compte. — Tu parles d'un cauchemar pour les services de sécurité, marmonna Hamish, et elle acquiesça d'un air lugubre. — Mais au moment où le programme se lance, celui qui en est la proie sait que quelqu'un ou quelque chose le contrôle, dit-elle, et aucun chat sylvestre ne passerait à côté d'un phénomène pareil. — Comme les goûteurs, dit lentement Hamish. Ou les canaris dans les mines de charbon de la vieille Terre. — Plus ou moins. Ce ne serait pas un avertissement très précoce, mais ce serait quand même quelque chose. Et si les gardes qui assurent la sécurité de la cible visée savent se laisser guider par le chat sylvestre, cela pourrait suffire. — La sécurité du Palais et le Régiment de la reine tiennent compte des chats sylvestres depuis des siècles maintenant, dit Hamish. Eux, au moins, n'auront pas de problème avec cette idée. — Non, en effet, et tu dois impliquer le docteur Arif et sa commission dans cette affaire. C'est précisément l'occasion qu'elle cherchait, et elle est déjà capable de se coordonner avec les clans sylvestres pour trouver des volontaires. Nous ne pouvons pas mettre des chats sylvestres partout – il n'y en a pas assez, même s'ils étaient tous d'accord ou mentalement équipés pour collaborer avec tant d'humains de si près – mais, avec son aide, nous pouvons sans doute couvrir la plupart des principales cibles ministérielles, par exemple. — Excellente idée, fit Hamish avant de lui adresser un sourire très différent. — Quoi ? » demanda-t-elle en percevant un soudain changement dans ses émotions, auquel répondit une chaleur agréable au fond de son être. « Eh bien, dit-il en se tournant vers elle sur le sofa pour prendre son visage entre ses mains, je peux désormais dire en toute sincérité à mes collègues de l'Amirauté que j'ai traité des affaires officielles ici. Alors, maintenant que c'est réglé, pourquoi ne pas nous occuper d'affaires plus privées, madame Alexander Harrington ? » Il l'embrassa. TOME 2 CHAPITRE TRENTE-QUATRE « Alors dites-moi, patron. On est vraiment sûrs que c'est une bonne idée, cette fois ? » s'enquit le capitaine de vaisseau Molly DeLaney. L'amiral Lester Tourville la regarda en plissant le front, et le chef d'état-major haussa les épaules. « Je ne dis pas le contraire, fit-elle. Seulement, la dernière fois que l'Octogone nous a envoyés sur une de ses petites missions, ça ne s'est pas très bien passé. » Les temps avaient décidément changé, songea Tourville. Un officier qui aurait tenu ces propos sous l'ancien régime aurait été arrêté, accusé de défaitisme, de trahison envers le peuple et presque à coup sûr exécuté – le tout en moins de vingt-quatre heures sans doute. Pour autant, elle n'avait pas forcément tort, reconnut-il en son for intérieur. « Oui, Molly, dit-il à voix haute. En réalité, je pense qu'il s'agit vraiment d'une bonne idée. Et ce que vous me dites ainsi en privé est une chose, mais... — Compris, amiral », répondit DeLaney sur un ton plus formaliste – mais sans aucune trace d'obséquiosité, Tourville fut heureux de le noter. — Je reconnais, reprit l'amiral au bout de quelques instants, qu'attaquer une cible telle que Zanzibar n'est pas exactement pour les mauviettes, mais au moins, cette fois, il semble que nous ayons des renseignements opérationnels adaptés – et précis. À supposer que les chiffres dont nous disposons soient corrects, nous avons un marteau suffisamment puissant. — Je sais, dit DeLaney, le sourire peut-être un peu embarrassé. C'est juste qu'on s'est fait prendre au dépourvu la fois dernière. — C'est le moins qu'on puisse dire, concéda Tourville. Evidemment, là, nous sommes aussi à peu près sûrs qu'Honor Harrington se trouvera ailleurs. Et bien que je ne sois pas très superstitieux, je dois avouer que j'y vois un bon présage. » DeLaney et lui échangèrent des sourires à l'humour un peu forcé en se rappelant la bataille de Sidemore. Lester Tourville avait à. cette occasion croisé le fer avec Honor Harrington pour la deuxième fois. La première, les unités sous son commandement avaient endommagé le vaisseau de la Manticorienne, et il l'avait faite prisonnière. La deuxième, elle lui avait flanqué une magistrale déculottée, il l'admettait sans peine. Son calme apparent dissimulait un frémissement intérieur tandis qu'il se rappelait le cauchemar vécu dans le système du Marais : à quatre cents années-lumière de chez lui, avec une flotte censée posséder un avantage décisif sur un adversaire ignorant sa présence et mal préparé, pour découvrir en fin de compte que l'adversaire était tout sauf ignorant... et très bien préparé. Quand Harrington avait refermé son piège, il ne s'attendait pas à en tirer une seule unité. En fait, il avait réussi d'une façon ou d'une autre à sauver presque un tiers de sa flotte. Une autre façon de dire qu'il en avait bien sûr perdu plus des deux tiers. Et il l'aurait perdue tout entière si la doctrine défensive de Shannon Foraker n'avait pas si bien fonctionné. La plupart des bâtiments qu'il avait sortis de là étaient gravement endommagés et, bien qu'il eût réussi à échapper à toute poursuite dans les profondeurs de l'hyperespace, le voyage de retour avait été un cauchemar à lui tout seul. Limité aux bandes delta par les dégâts subis, sa vélocité maximale apparente n'était que de 3oo c, et le trajet avait donc pris plus de trois mois. Trois mois à réparer les avaries à partir de ressources embarquées limitées. Trois mois à regarder ses blessés se remettre – ou non – alors que même les unités qu'il avait sauvées avaient perdu trente pour cent de leur personnel médical. Et trois mois sans aucune idée de la façon dont le reste de l'opération Coup de tonnerre avait tourné. Par bonheur, la réponse à cette dernière question était : très bien. La réussite des autres commandants de flotte avait remué un peu plus le couteau dans la plaie de son échec, mais au moins les Manticoriens avaient beaucoup plus souffert dans l'ensemble que la République. Quel dommage que Javier Giscard n'ait pas mené à bien l'attaque contre l'Étoile de Trévor ! Mais Tourville ne voyait rien à redire à cette décision – pas sur la base de ce que Javier savait à l'époque. De son côté, l'assaut contre Grendelsbane, notamment, avait été un succès écrasant, et personne au sein de l'Octogone n'avait reproché à Tourville ou son état-major la mésaventure de la Quatrième Force dans le Marais. Un ou deux hommes politiques avaient pourtant émis des commentaires. D'ailleurs, deux d'entre eux s'étaient montrés assez virulents pour entrer en bonne place sur la liste noire personnelle de Lester Tourville. C'était là un aspect d'une démocratie vivante et saine dont Tourville aurait pu se passer, il avait l'honnêteté de le reconnaître. Mais il gardait la confiance de ses supérieurs, et la preuve la plus flagrante en était sa mission actuelle. La Deuxième Force était une nouvelle structure. L'ancienne avait été dissoute après Coup de tonnerre, et l'ossature de bâtiments vétérans de la nouvelle recevait principalement des unités récentes qui revenaient tout droit d'exercices de mise au point sous la direction de Shannon Foraker au Refuge. En lui confiant ce commandement, on lui avait dit qu'il ne serait pas envoyé au combat avant au moins un an T, sans doute plus. La Deuxième Force était en théorie le « coup de poing américain » dont personne dans l'autre camp ne connaîtrait l'existence avant qu'elle ne lui assène un crochet du droit dévastateur. Mais même les meilleurs plans étaient susceptibles de changer, et l'opération Gobi rentrait tout à fait dans les cordes de Lester Tourville. Elle ne lui imposerait même pas d'engager son effectif au complet. Il pouvait mettre sur pied la force de frappe requise rien qu'à partir de ses unités les plus aguerries et expérimentées, sans exposer ses bleus. En réalité, il aurait sûrement pu laisser l'opération tout entière entre les mains de l'un de ses commandants de force d'intervention... s'il n'avait pas tenu à la diriger lui-même. « Cela devrait être intéressant, en tout cas, reprit-il au bout d'un moment. Je n'étais pas là quand Icare a écrasé Zanzibar la dernière fois, mais bizarrement je ne pense pas que les habitants seront enchantés de se faire aplatir à nouveau par un poids lourd. Et Zanzibar compte au moins autant pour l'effort de guerre de l'Alliance que tous les systèmes combinés qu'Harrington a frappés à ce jour pour le nôtre. — Je sais, patron. » DeLaney hocha la tête. « D'ailleurs, je crois que c'est une des raisons pour lesquelles je me sens un peu plus anxieuse. » Tourville la regarda en arquant le sourcil, et elle haussa les épaules. « Ils doivent bien être conscients que Zanzibar est important pour eux, si nous le savons. Et ils nous en ont beaucoup révélé sur leurs déploiements défensifs la dernière fois que nous les avons attaqués. À leur place, j'aurais procédé à quelques révisions depuis. — Le plan opérationnel part précisément de ce principe, fit remarquer Tourville. Mais à moins qu'ils ne soient prêts à engager un grand nombre de vaisseaux du mur, ils auront recours à une variante quelconque de ce que nous avons déjà vu. Et, contrairement à eux, nous sommes prêts à engager beaucoup de bâtiments du mur. » Il eut un petit sourire. « À mon avis, ils n'apprécieront pas l'expérience autant que nous. » Honor se tenait sur le pont d'état-major de l'Imperator, les mains croisées dans le dos. Elle observait son répétiteur tandis que la Huitième Force partait pour Phalène III. Les taches de sang étaient nettoyées depuis longtemps, bien sûr, et les consoles et fauteuils réduits en miettes avaient été remplacés. Mais personne sur le pont ne risquait d'oublier que six collègues bien connus de tous avaient péri là, et Honor sentait la présence de Spencer Hawke, occupant la place de Simon à côté du sas. Elle regarda les icônes silencieuses et paisibles traverser l'écran en accélérant à un rythme soutenu vers l'hyperlimite de l'Étoile de Trévor et tenta d'analyser ses propres émotions. Le chagrin dominait, songea-t-elle. Puis... pas tout à fait de la culpabilité, mais un sentiment du même ordre. Trop de ses hommes d'armes étaient morts dans l'exercice de leurs fonctions, en la protégeant ou simplement pris dans le feu croisé de batailles spatiales qu'ils n'auraient jamais approchées sans elle. Au début, elle leur en avait presque voulu car leur mort pesait sur son sens des responsabilités. Mais elle avait compris petit à petit qu'il ne fallait pas voir les choses sous cet angle. Certes, ils étaient morts parce qu'ils travaillaient pour elle, mais ils s'étaient tous portés volontaires. Ils la servaient par choix, et ils le vivaient bien. Ils n'étaient pas plus pressés de mourir qu'un autre, mais ils étaient convaincus de se consacrer au service d'une femme qui les méritait, tout comme Honor Harrington l'avait été la première fois qu'elle avait rencontré Élisabeth III en personne. Et, pour cette raison, son rôle à elle ne consistait pas à les garder en vie – son rôle était de mériter le service qu'ils avaient choisi de lui rendre. Pourtant, malgré cela, elle portait le poids de leur mort de la même façon qu'elle portait le poids de tous ses morts, et elle voulait désespérément les voir vivre. Et quel que soit son sentiment face à la perte de Simon Mattingly ou celle du personnel de pont, il y avait Timothée Meares lui-même. Le jeune homme qu'elle avait tué. Elle occupait presque la même place que ce jour-là. En se retournant, elle aurait pu voir où Simon était tombé, où le corps de Timothée avait heurté le plancher. Elle savait bien qu'elle n'avait pas eu le choix et que, alors même qu'elle le tuait, Tim l'avait bien compris. Mais il était si jeune, si prometteur, et mourir de cette façon – tué par une amie pour l'empêcher de massacrer d'autres amis... Nimitz émit un blic de reproche à son oreille, et elle se secoua mentalement en goûtant ses émotions. Lui aussi pleurait la mort de Simon et de Timothée) mais il ne reprochait rien à Honor ni au jeune homme. Sa haine se concentrait sur ceux qui avaient envoyé Timothée Meares sur cette dernière mission horrible, et Honor comprit qu'il avait raison. Elle ignorait qui avait donné l'ordre de l'assassiner ou planifié son exécution, mais elle finirait par le savoir. Ce jour-là, elle interviendrait personnellement. Nimitz émit un nouveau blic, cette fois plus féroce et doux en même temps, en accord avec elle. « Amiral, la force d'intervention est prête à agir. » Lester Tourville baissa les yeux vers le petit écran de com. Le capitaine de vaisseau Célestine Houellebecq, commandant du VFRH Guerrière et capitaine de pavillon de la Deuxième Force, le regardait depuis l'écran. « Comment ? s'étonna Tourville dans un sourire. Pas de retard de dernière minute ? Pas de groupe qui aurait oublié de revenir de permission ? — Non, amiral, répondit Houellebecq, de marbre. J'ai informé le bidel que tous les retardataires seraient exécutés pour l'exemple devant l'aire des navettes. — Ah, voilà un bon esprit ! s'exclama Tourville, bien qu'en réalité il trouvât la plaisanterie d'un goût douteux, vu le passif du régime précédent. Il faut toujours chercher une façon positive de motiver son personnel. — C'est ce que je me suis dit, amiral. — Eh bien, dans ce cas, Célestine, en route. Nous avons rendez-vous avec les Manties. — À vos ordres, amiral. » Houellebecq disparut de l'écran tandis qu'elle commençait à lancer les ordres nécessaires pour que la vingt et unième force d'intervention quitte son orbite de garage, et Tourville reporta son attention sur son répétiteur. Les icônes lumineuses qui se déplaçaient lentement n'auraient pas signifié grand-chose aux yeux d'un civil, mais elles formaient un spectacle impressionnant pour un initié. Il distinguait la puissance massive de ses quatre escadres de combat qui accéléraient lentement en adoptant une formation de croisière. Devant elles brillaient les icônes de deux escadres de croiseurs de combat, et six PBAL de classe Volière les suivaient. Quelques unités plus légères s'étalaient comme un collier de pierres précieuses en tête de la formation principale, guettant la moindre trace d'un vaisseau non identifié, et un trio de bâtiments de ravitaillement rapides chargés de capsules lance-missiles supplémentaires emboîtait le pas aux PBAL. Pas un des vaisseaux du mur représentés à l'écran n'avait plus de trois ans T, et une fois encore Tourville se sentit impressionné. La Flotte républicaine avait beau demeurer inférieure à la Flotte royale manticorienne sur le plan technologique, par certains aspects elle s'était relevée des cendres de la défaite. Ses officiers, son personnel expérimenté savaient ce que perdre bataille après bataille voulait dire, mais ces mêmes officiers et matelots avaient désormais goûté à la victoire. Mieux que cela, ils s'attendaient maintenant à vaincre, et Lester Tourville se demanda si les Manties se rendaient compte à quel point. Eh bien, se dit-il, s'ils ne l'ont pas encore compris„ nous leur en donnerons une petite idée dans une quinzaine de jours. — Capitaine, nous venons de détecter une empreinte hyper. On dirait au moins deux unités, sans doute des contre-torpilleurs ou des croiseurs légers. — Où ça ? demanda le capitaine de vaisseau Durand en traversant le pont de commandement de la station spatiale pour gagner la détection. — À quarante-deux minutes-lumière de la primaire, de notre côté, pile sur l'écliptique, capitaine, répondit le lieutenant de vaisseau Bib eau. — Alors, comme ça, le renard vient reconnaître le poulailler », murmura Durand. L'officier de détection le regarda d'un drôle d'air : Charles Bibeau était issu des quartiers pauvres de La Nouvelle-Paris alors que Durand venait de la planète agricole de Rochelle, et le commandant n'était jamais à court de métaphores et de comparaisons excentriques. Mais le lieutenant comprit sans mal ce qu'il voulait dire et hocha la tête. — Très bien, lieutenant, dit Durand au bout de quelques instants, la main sur l'épaule de Bibeau et les yeux sur les empreintes hyper qui disparaissaient de l'écran. Gardez l'œil ouvert. Si nous arrivons à détecter leurs plateformes, tant mieux, mais je veux avant tout être prévenu quand d'autres unités feront leur entrée. — À vos ordres, commandant. » Durand lui tapota l'épaule avant de faire demi-tour pour regagner lentement son fauteuil de commandement. Quelque part là-dehors, il le savait, des dispositifs de reconnaissance manticoriens se faufilaient discrètement vers l'intérieur du système et relevaient tous les détails concernant les défenses du système de Solon. Il savait ce qu'ils allaient voir, et cela n'avait rien d'impressionnant : une division isolée de super-cuirassés d'ancienne génération, une escadre de croiseurs de combat en léger sous-effectif et deux cents BAL. Pas de quoi donner des suées à une force d'assaut manticorienne. Ce qui convenait très bien au capitaine Alexis Durand. Très bien. CHAPITRE TRENTE-CINQ « Nous avons le rapport du capitaine Estwicke, milady, annonça Andréa Jaruwalski. — Bien. » Honor se détourna des magnifiques images affichées à l'écran. La quatre-vingt-deuxième force d'intervention fonçait dans l'hyperespace, approchant de son objectif en formation suffisamment serrée pour que le visuel montre les disques brillants des voiles Warshawski des bâtiments les plus proches. L'Intolérant, vaisseau jumeau de l' Imperator et vaisseau amiral du contre-amiral Allen Morowitz, le commandant de division, était le plus proche. Ses voiles – trois cents kilomètres d'envergure – scintillaient d'un feu vacillant, comme une tranche de foudre avançant dans les profondeurs rougeoyantes de l'hyperespace – un spectacle dont Honor ne se lassait jamais, mais auquel elle tourna le dos avec un certain soulagement à l'annonce de Jaruwalski. « Voyons cela », dit-elle en se dirigeant vers l'afficheur secondaire du poste de Jaruwalski. L'officier opérationnel effleura son clavier, aiguillant les données envoyées par le HMS Embuscade vers l'écran, puis les deux femmes reculèrent et regardèrent ces données s'assembler. « Pas autant de puissance de feu que nous n'en attendions, milady, fit remarquer Jaruwalski. — Non. » Honor fronça les sourcils et se frotta le bout du nez. Toute leur planification partait du principe que Lorn serait la cible qui risquait le plus d'être couverte par des unités mobiles, c'est pourquoi ils avaient confié à Alice Truman deux des divisions de supercuirassés d'Alistair McKeon et les vieux croiseurs de combat de Matsuzawa Hirotaka, en échange de l'escadre de Michelle Henke, plus moderne mais en sous-effectif. Elle avait aussi donné à Alice la septième escadre de croiseurs de Winston Bradshaw, avec ses quatre bâtiments de classe Édouard Saganami-C, tandis qu'elle gardait la douzième escadre de croiseurs de Charise Fanaafi, avec ses unités plus anciennes, de classe Saganami et Chevalier stellaire. Néanmoins, ils s'attendaient à une force défensive plus imposante pour une cible aussi peuplée et importante sur le plan économique. « Je vois deux supercuirassés, reprit-elle au bout d'un moment, plus sept croiseurs de combat et environ... (elle consulta une barre latérale à l'écran) cent quatre-vingt-dix BAL. — Pour ce qui est des unités mobiles, oui, milady, fit Jaruwalski. Mais on dirait qu'ils ont une enveloppe assez dense de capsules lance-missiles près de l'industrie planétaire autour d'Arthur. — Et un autre petit pôle là, autour de Merlin, montra Honor en fronçant un peu plus les sourcils. Drôle d'endroit pour des capsules, vous ne trouvez pas ? — Si, tout à fait. » Jaruwalski examina les données et fit la moue en réfléchissant. « C'est beaucoup trop loin pour couvrir les centres d'extraction de la ceinture de Nimue, dit-elle. Y aurait-il une activité dont nous ignorons tout dans les lunes de Merlin ? — C'est sans doute possible, répondit Honor, l'œil rivé sur la prodigieuse géante gazeuse en question – à peine plus petite que le Jupiter de la vieille Terre. D'après les données astronomiques, deux des lunes de Merlin ont une taille approchante de celle de Manticore, et il y en a onze au total. Il se peut qu'il y ait quelque chose d'exploitable au milieu de tout cela. En tout cas, ce pôle se trouve de l'autre côté de la primaire par rapport à Arthur pour le moment. Je crois que nous allons donc oublier Merlin et nous concentrer sur Arthur et les installations de la ceinture. — Ça me va très bien, milady. — On dirait que notre meilleure option est Alpha-Trois. J'aimerais autant éviter les fioritures inutiles. — Alpha-Trois me convient, milady, fit Jaruwalski. Dois-je transmettre l'instruction à l'amiral Miklôs ? — Allez-y. » Honor hocha la tête. « Et dites-lui de passer en revue une nouvelle fois ses coordonnées de récupération de secours avec ses COMBAL. — Bien sûr, milady », répondit Jaruwalski. Puis elle marqua une pause et regarda son amiral, pensive. « Euh... avez-vous une raison particulière de lui demander de le faire, milady ? — Rien de précis, dit Honor après un silence. Je suis sans doute juste un peu fébrile. Comme vous dites, nous nous attendions à une force défensive beaucoup plus lourde pour un système de cette importance. — Oui, amiral. Vous pensez que le commandant d'ici essaye de nous jouer un tour à la Bellefeuille ? — Pas vraiment, répondit Honor à contrecœur avant de secouer la tête, écartant ses vagues appréhensions. Estwicke connaît son boulot, et tout le monde a reçu un briefing complet sur ce qui s'est passé à Chantilly. Et c'est pour cela que noirs lui avons accordé dix-huit heures de plus pour reconnaître le système, se répéta-t-elle. S'il y avait eu quoi que ce soit à proximité suffisante d'Arthur pour constituer une menace, l'Embuscade et l’Intrus l'auraient trouvé. « Je suppose que ce pourrait être lié au fait que Solon se trouve en plein milieu d'une onde gravitationnelle, poursuivit- elle à voix haute. Je me sens toujours un peu mal à l'aise dans ces cas-là. » Jaruwalski hocha la tête. Aucun officier général n'aimait vraiment attaquer un système situé au beau milieu d'une onde gravitationnelle hyperspatiale – pas à moins d'être absolument sûr d'avoir une puissance de feu suffisante pour prendre le système d'entrée – pour une raison très simple : un vaisseau ne pouvait pas aborder une onde gravitationnelle et survivre en l'absence de voiles Warshawski en état de fonctionnement, et il ne pouvait pas produire de voile Warshawski s'il avait perdu un noyau alpha sur l'un de ses anneaux d'impulsion. Par conséquent, une frappe malheureuse pouvait empêcher un bâtiment par ailleurs en bon état général de se retirer dans l'hyperespace si le reste de sa force d'intervention ou de sa flotte devait prendre la fuite. Franchement, Jaruwalski soupçonnait que c'était une des raisons pour lesquelles Honor s'était attribué le commandement de l'attaque contre Solon. Enfin, cela et le fait qu'on s'attendait – à tort, manifestement – à ce que Solon, avec sa planète très peuplée et son économie relativement florissante, dispose de défenses fixes beaucoup plus lourdes que Lorn. « Comme je le disais, continua Honor, je n'ai pas vraiment de raison de m'inquiéter, mais dites quand même à Samuel de revérifier ses coordonnées de récupération. » Elle eut un sourire forcé. « Je n'essaye pas de me bâtir une réputation d'intuition infaillible, alors je peux sans crainte me faire un peu trop de soucis et être prise en flagrant délit. » « Capitaine Durand ! Capitaine Durand demandé sur le pont de commandement, immédiatement ! » Alexis Durand tira la chasse d'eau, remonta son pantalon et poussa la porte des toilettes en courant. L'un des techniciens de maintenance civils de la station spatiale sourit en voyant l'officier le dépasser au pas de course tout en fermant son pantalon. Eh bien, Durand pouvait supporter que les civils rient un peu à ses dépens. Il franchit le sas du pont de commandement et s'arrêta dans une glissade à la section détection. Bibeau, qui était à nouveau de quart, releva les yeux lorsque son supérieur apparut à côté de lui. « Vous vouliez être prévenu quand d'autres unités arriveraient, commandant, fit l'officier subalterne d'un air sombre en désignant son afficheur. Eh bien, les voilà. — Je constate, lieutenant. Avez-vous prévenu l'amiral Deutscher ? — Oui, commandant. Et j'ai passé le mot à Moriarty aussi. — Bien, fit doucement Durand en se penchant vers l'afficheur. Que dit le CO pour l'instant ? — Vingt-huit sources distinctes, commandant. Ça ressemble à sept supercuirassés ou porteurs, onze croiseurs de combat ou croiseurs lourds et neuf croiseurs légers ou contre-torpilleurs, tous de notre côté de la primaire et pile sur l'hyperlimite. Plus, bien entendu, ce qu'ils avaient laissé à l'intérieur du système pour garder l'œil sur nous. — Bien entendu. » Durand hocha la tête, et ils échangèrent un sourire féroce. « Commandant, intervint poliment un matelot de la section communications, le gouverneur Mathieson veut savoir si elle doit lancer l'évacuation des plateformes. — Tout à fait, répondit Durand. Et rappelez-lui de le faire de manière ostensible. — À vos ordres, commandant. » Durand reporta son attention sur le répétiteur de Bibeau et croisa les bras sur sa poitrine tout en réfléchissant. « Aucun signe de séparation de BAL pour l'instant ? demanda-t-il après quelques instants. — Non, commandant. — Très bien. Prévenez-moi dès que cela se produit, ou dès que leur vaisseau de tête franchit l'hyperlimite, ou si l'un d'eux effectue un micro saut. — À vos ordres, commandant. » Durand contempla le répétiteur encore un moment, puis gagna lentement son fauteuil de commandement et y prit place. Le contre-amiral Deutscher avait beau être plus gradé, cette partie de l'opération relevait officiellement de la responsabilité de Durand, et il avait assez envie d'envoyer le message dès maintenant. Mais il écarta fermement cette tentation : il fallait laisser la situation se préciser un peu d'abord. « Très bien, Samuel, au travail, dit Honor. Lancez vos BAL. — À vos ordres, milady », fit le vice-amiral Miklôs. Il se détourna de la caméra de com sur le pont d'état-major du HMS Succube afin de transmettre l'ordre. Un instant plus tard, Honor vit les premières icônes de BAL apparaître sur son répétiteur tactique. Les six PBAL emportaient plus de six cent soixante-dix BAL à eux tous, mais elle laissait le contingent du HMS Licorne en arrière pour assurer la sécurité des porteurs faiblement armés de Miklôs. Trois des croiseurs légers de Marie-Lou Moreau – le Tisiphone, le Samouraï et le Clotho – restaient aussi pour aider à veiller sur eux, mais le reste de la force d'intervention se dirigea vers l'intérieur du système avec son vaisseau amiral. Elle. aurait sans doute pu laisser aussi quelques combattants plus lourds, vu la faiblesse des défenses havriennes, mais elle gardait un inexplicable sentiment de malaise. Elle était à peu près persuadée de s'inquiéter pour rien, mais rester groupés ne ferait pas de mal. Les cinq cent soixante BAL qui accompagnaient ses bâtiments formèrent une sphère autour d'eux, et Andréa Jaruwalski lança une garde avancée de plateformes de reconnaissance tandis qu'ils adoptaient une trajectoire d'interception avec l'orbite de la planète Arthur. « Commandant, ils franchissent l'hyperlimite, signala Bibeau. Vélocité actuelle deux virgule soixante et un km/s. Distance à Arthur dix virgule deux minutes-lumière. La détection évalue leur accélération à quatre virgule quatre-vingt-un km/s2. — Ils restent groupés ? Pas de détachement ? — À peu près, commandant. Il semble qu'ils laissent les porte-BAL derrière eux ainsi que trois croiseurs et une patrouille de BAL, mais tous les autres se dirigent vers l'intérieur du système. » Durand hocha la tête, non sans une ombre de déception. Pour autant, il n'était pas vraiment surpris. Il avait toujours pensé que les capsules du côté de Merlin avaient peu de chances de les attirer, mais cela valait la peine d'essayer. Et, de toute façon, il leur fallait bien quelque chose pour camoufler les plate-formes Tarentule. « Quand seront-ils sur Arthur ? demanda-t-il. — À supposer qu'ils visent une interception zéro-zéro et qu'ils conservent une accélération constante, d'ici environ trois heures et dix-sept minutes, commandant. Ils effectueront leur renversement à quatre-vingt-onze virgule huit millions de kilomètres, dans quatre-vingt-quatorze minutes. — Très bien. Communications ! — Oui, commandant ? — Envoyez les données du lieutenant Bibeau à Tarentule et dites au lieutenant Sigourney d'exécuter ses ordres. — Bien, commandant, » « Leurs supercuirassés commencent à bouger, milady. » Honor interrompit sa conversation avec Mercedes Brigham à l'annonce de Jaruwalski. Sa propre force s'enfonçait dans le système depuis trente-sept minutes. Sa vélocité par rapport à la primaire s'élevait à treize mille cent quatre-vingt-onze km/s, et elle avait couvert un peu plus de dix-sept millions de kilomètres depuis l'hyperlimite... ce qui lui en laissait encore cent soixante-six millions à parcourir. Elle jeta un coup d'œil au répétiteur et remarqua le vecteur qui était apparu près de la minuscule force défensive en orbite autour d'Arthur. Comme l'avait dit Jaruwalski, les vaisseaux – escortés par un essaim de BAL – commençaient à se déplacer. Elle étudia leur vecteur un instant et plissa le front. « Bizarre, murmura-t-elle. — Amiral ? » Elle releva la tête. Brigham, debout à ses côtés, avait consulté le même écran et la fixa en haussant le sourcil lorsque leurs regards se croisèrent. « J'ai dit que c'était bizarre. » Honor désigna les icônes des défenseurs en pleine accélération. « Ils viennent à notre rencontre, ce qui en soi est étrange. Je m'attendais à ce qu'ils attendent que nous nous enfoncions suffisamment dans l'enveloppe effective de leurs capsules défensives. S'ils continuent à accélérer de cette façon, ils se trouveront à la limite de la portée effective de leurs capsules quand le combat s'engagera, par conséquent leur précision sera plus faible encore que d'habitude. Dans le même ordre d'idées, la distance qui nous séparera de leurs bâtiments sera plus faible, donc notre précision meilleure. Enfin, non seulement ils viennent à notre rencontre, mais à en juger par leur taux d'accélération, ils n'ont pas beaucoup de capsules en remorque – s'ils en ont, d'ailleurs. — Vous pensez qu'ils nous préparent un sale coup ? Ou bien qu'il s'agit d'une réaction de panique ? — Je ne vois pas quel "sale coup" ils pourraient avoir en tête, dit Honor au bout d'une seconde. Les dispositifs d'Estwicke ont obtenu des visuels des deux supercuirassés, nous savons donc qu'il ne s'agit pas de porte-capsules. Par conséquent, ils n'ont pas de capacité de lancer de MPM en l'absence de capsules – or ils n'en tractent manifestement pas. Bah, dit-elle en agitant la main, ils en ont peut-être une douzaine au bout de faisceaux entre leurs bandes gravitiques, mais sûrement pas assez pour nous affronter en un duel de missiles, surtout avec les Katanas pour étoffer nos défenses actives. » D'un autre côté, il est un peu tard pour paniquer. Nous sommes dans le système depuis plus de trois quarts d'heure. Pour qu'ils soient en mouvement à ce stade, ils devaient être au moins en alerte à notre arrivée – ce qui serait logique puisqu'ils avaient manifestement compris qu'Estwicke effectuait une reconnaissance en vue d'un raid. Mais s'ils étaient en alerte, ils auraient pu se mettre en route un bon quart d'heure plus tôt – voire une demi-heure si leurs noyaux étaient chauds. Alors pourquoi attendre si longtemps pour "paniquer" ? — Alors que font-ils, à votre avis ? demanda Brigham. — Je ne sais pas, reconnut Honor en se frottant une fois de plus le bout du nez. Ils ont l'air de réagir dans la confusion, et j'imagine que ce pourrait être le cas. Mais ça ne colle pas, bizarrement. » Elle observa le répétiteur quelques instants encore puis quitta son fauteuil de commandement, prit Nimitz – revêtu de sa combinaison souple – dans ses bras et se dirigea vers la console de Jaruwalski. « Comment progresse leur évacuation, Andréa ? — Elle bat encore son plein, milady. » Jaruwalski désigna un afficheur secondaire alimenté par les transmissions des dispositifs furtifs proches d'Arthur. « Je n'irais pas jusqu'à dire qu'ils sont en pleine panique, poursuivit-elle, mais ils transfèrent apparemment tout le monde au sol aussi vite que possible. — Harper, toujours rien de la part des autorités du système ? s'enquit Honor en se tournant vers les communications. — Non, milady, répondit Harper Brantley, et Honor grimaça. — Mais vous captez toujours des impulsions gravitiques ? — Oui, milady. » L'officier de com désigna Jaruwalski de la tête. « Ce sont en réalité les dispositifs du capitaine Jaruwalski qui enregistrent la plupart de ces impulsions, mais nous les examinons aussi de notre côté. Pour l'instant, cela ressemble à notre propre protocole de première génération; les émissions viennent sans doute de plateformes de reconnaissance fixes disséminées dans le système. La fréquence de répétition des impulsions est encore un peu faible, les informations qu'ils transmettent sont sans doute limitées, mais il y a au moins quelques plateformes là-dehors dotées d'une FRI plus élevée. — Sauriez-vous localiser les transmetteurs les plus performants ? — Nous en avons repéré deux, milady, fit Jaruwalski. Le premier semble se trouver à bord de la station spatiale. » Un cercle rouge apparut autour de la principale station spatiale du système pendant qu'elle parlait. C'était une grosse structure, même si sa taille ne dépassait pas vingt pour cent de celle d'Héphaïstos, à Manticore. « Et l'autre ? fit Honor en plissant les yeux, concentrée. — L'autre est là, milady. » Jaruwalski afficha une autre icône à l'écran. Celle-ci paraissait en orbite autour de Merlin, ce qui la plaçait à plus de quarante minutes-lumière au-delà de l'hyperlimite du système, de l'autre côté de la primaire. — Harper, est-ce qu'ils communiquent entre eux ? — Je dirais que oui, milady. Je ne peux pas le garantir, bien sûr, mais l'analyse des motifs nous porte à le croire. Honor hocha la tête et regagna son fauteuil de commandement tout en caressant doucement Nimitz entre les oreilles. « Milady, je connais cette expression, fit tout bas Brigham lorsque Honor et Nimitz l'eurent rejointe. — Je vous demande pardon ? — Je disais que je connaissais cette expression sur votre visage. Puis-je savoir ce qui en est la source, cette fois ? — Je ne sais pas, en réalité. » Honor haussa les épaules. « Il y a quelque chose... qui cloche. On dirait qu'ils partent dans toutes les directions à la fois – l'évacuation affolée des plateformes orbitales, des vaisseaux qui viennent à notre rencontre sans même se charger de capsules, aucune tentative pour communiquer avec nous, et maintenant cette circulation de messages supraluminiques. — Ils partent peut-être vraiment dans toutes les directions à la fois, milady, suggéra Brigham. C'est une chose de savoir que l'ennemi effectue une reconnaissance du système ; c'en est une autre de voir une force aussi puissante vous tomber dessus. — Je sais, je sais. » Honor renifla. « Je suis peut-être paranoïaque ! Mais je n'arrive pas à me défaire du sentiment que quelque chose ne va pas. — Eh bien, même si Arthur parle à quelqu'un du côté de Merlin, ce n'est pas comme si Fun ou l'autre étaient assez près pour représenter la moindre menace pour nous. D'ailleurs, Merlin est du mauvais côté de Solon ! — Précisément. Alors pourquoi... » Honor s'interrompit brusquement, les yeux soudain écarquillés. « Milady ? — Sidemore, dit Honor. Ils prennent exemple sur Sidemore ! » Brigham resta quelques instants sans comprendre puis inspira profondément. « Il faudrait qu'ils aient réussi à prédire nos objectifs, protesta- t-elle. — Rien ne les en empêchait, répondit Honor d'un air absent, concentrée sur les profondeurs de son répétiteur tactique. De façon générale en tout cas. Déterminer quel genre de cibles nous risquions de frapper ne devait pas être bien dur. Choisir les cibles précises relèverait plutôt de la devinette, mais on dirait que quelqu'un a deviné juste. » Elle observa le répétiteur encore quelques secondes avant de s'en détourner. « Harper, établissez-moi un lien com prioritaire avec l'amiral Miklôs ! » « Dommage qu'ils n'aient pas mordu à l'hameçon, amiral, dit le capitaine de vaisseau Marius Gozzi à Javier Giscard comme ils examinaient l'afficheur principal à bord du VFRH Souverain de l'espace. — Je n'ai jamais pensé qu'il y avait plus d'une chance sur trois que ce soit le cas, répondit Giscard. N'empêche, cela valait le coup d'essayer. » Il recula et croisa les mains dans son dos tout en réfléchissant. D'après les rapports de ses propres plateformes de détection, il y avait de fortes chances pour que l'un de ces supercuirassés manticoriens soit le vaisseau amiral de la Huitième Force. Auquel cas il s'apprêtait à s'asseoir à la même table que les meilleurs joueurs ennemis. Mais cette fois on joue avec mes cartes, se répéta-t-il. Et elles sont marquées. Il aurait bien voulu disposer de renseignements en temps réel sur ce que faisaient au juste les Manties, mais c'était tout bonnement impossible. Le réseau Tarentule pouvait lui faire passer des informations, mais uniquement en les lui envoyant à bord de courriers, et il n'en avait pas un stock illimité. Il ne pouvait pas non plus renvoyer les bâtiments une fois leur rapport fait car l'ennemi aurait risqué de détecter leur empreinte hyper lors du retour en espace normal. Au moins, pour l'instant, les assaillants avaient l'air de faire ce qu'il attendait d'eux. Il aurait préféré qu'ils mordent à l'hameçon, comme disait Gozzi. S'ils avaient décidé que les capsules lance-missiles autour de Merlin indiquaient qu'il y avait là une cible digne de leur attention, ils auraient pu diviser leur effectif. Bien sûr, la présence des capsules se justifiait avant tout par le besoin de fournir un bruit de fond pour dissimuler les plate-formes Tarentule, car Shannon n'avait pas réussi à caser les nouveaux communicateurs supraluminiques dans une enveloppe assez petite pour lui permettre d'échapper à la vigilance des dispositifs de détection manticoriens. Mais ils auraient pu faire d'une pierre deux coups, et une fois que les Manties se seraient suffisamment approchés de Merlin, ils auraient été pris au piège à l'intérieur de l'hyperlimite propre à la géante gazeuse, coincés pendant que ses unités les rattrapaient par l'arrière. Toutefois, comme il l'avait dit à son chef d'état-major, il n'avait jamais vraiment pensé qu'ils marcheraient. Il consulta l'affichage de l'heure. Encore quatre minutes avant le prochain courrier. « Selma, lancez le signal préparatoire pour Embuscade-Trois, dit-il. — À vos ordres, amiral », répondit le capitaine de frégate Selma Thackeray, son officier opérationnel. — Oui, milady ? fit le vice-amiral Samuel Mildos quand il apparut sur l'écran de com d'Honor. — C'est un piège, Samuel », déclara Honor sans détour. Leur système de communication par impulsions gravitiques étant supraluminique, il n'y avait pas de délai dans leur conversation à si courte distance, et Miklôs écarquilla les yeux, stupéfait. « Je ne peux pas le prouver – pas encore – mais j'en suis certaine. Faites sortir vos PBAL. Rendez-vous à Oméga-Un. » Il était évident à la mine de Mikios qu'il aurait voulu lui demander si elle était sûre de vouloir vraiment procéder ainsi, mais il s'en abstint et hocha simplement la tête. « Bien, milady. Je pars immédiatement. Et vous ? — Nous, Samuel, nous avons du pain sur la planche, je le crains », dit-elle d'un air lugubre. « Capitaine Durand ! — Oui, Charles ? » Durand se tourna aussitôt vers Bibeau. « Leurs porteurs viennent de quitter le système ! — Bon sang. » Durand réfléchit à toute vitesse pendant peut-être dix secondes. Les Mandes pouvaient avoir une raison tout à fait innocente de soudain décider de déplacer leurs PBAL, mais il n'y croyait pas un instant. Non. D'une façon ou d'une autre, ils avaient deviné ce qui les attendait, et il réprima une nouvelle envie de jurer. « Communications, transmettez les données de détection actuelles du lieutenant Bibeau à Tarentule. Dites-leur que je recommande un relais immédiat à l'amiral Giscard. » Le courrier situé à une minute-lumière de l'orbite de Merlin reçut la transmission supraluminique de Durand, relayée jusqu'à ses dispositifs de communication classiques par le réseau Tarentule, soixante-douze secondes après l'émission. Les ordinateurs de bord se mirent à jour, et il effectua une translation sans heurt vers la bande alpha. La force d'intervention de Javier Giscard attendait à l'endroit précis où elle se trouvait depuis une semaine et demie, et le courrier transmit aussitôt la mise à jour tactique au vaisseau amiral. « Amiral, on dirait que les Manties ont flairé l'embrouille, annonça le capitaine de frégate Thackeray. Leurs PBAL viennent de quitter le système. — Bon sang, marmonna Gozzi, mais Giscard se contenta d'un sourire pincé. — En réalité, les attraper si loin de la limite aurait été au mieux problématique, Marius, dit-il. Vous savez comme il est difficile de calculer un hyper saut si court. Et il y avait peu de chances pour qu'ils soient plantés là avec les générateurs hyper hors ligne et les noyaux d'impulsion froids. À moins que nous ne fassions notre entrée pile au niveau de leur position, ils auraient eu le temps de passer en hyperespace avant que nous ne les tenions à portée de nos armes. » Il haussa les épaules. « Je me suis dit que nous allions les perdre dès l'instant où les Manties les ont laissés derrière. Toutefois, si les porteurs sont partis, les BAL sont coincés, pas vrai ? » fit-il avec un sourire de prédateur. Il examina encore quelques secondes le répétiteur mis à jour puis hocha la tête pour lui-même, déterminé. « Selma, exécutez Embuscade-Trois. » « Oh, merde, murmura le capitaine de frégate Harriman. — Dites-m'en plus, Yolanda! pressa Rafael Cardones. — Le CO signale des empreintes hyper multiples, pacha, répondit sévèrement l'officier tactique de l'Imperator. Trois groupes distincts – le premier pile derrière nous à trente virgule quatre millions de kilomètres, le deuxième au nord polaire et le troisième au sud polaire. Nous sommes cernés. » Cardones sentit les muscles de sa mâchoire se tendre pendant que son répétiteur tactique affichait les nouvelles icônes. Eh bien, la vieille nous avait prévenus que les Havriens finiraient par la jouer fine, se dit-il. j'aurais quand même préféré que ce ne soit pas à ce point! « C'est confirmé, milady, fit Andréa Jaruwalski. Trois forces distinctes, un total de dix-huit bâtiments du mur et six PBAL, plus des éléments écran. Nous baptisons le détachement d'Arthur Contact-Un, le groupe au nord du système Contact-Deux, celui au sud Contact-Trois et le dernier, derrière nous, Contact-Quatre. — Et leurs unités sont réparties de manière égale entre Deux, Trois et Quatre ? — On dirait bien, milady. — Alors c'est trois contre un en vaisseaux du mur, au mieux, fit doucement Brigham, l'air tendue. Neuf contre un s'ils arrivent à concentrer leurs effectifs. Plus les bâtiments d'ancienne génération à l'intérieur du système, bien sûr ! — Si nous les laissons concentrer leurs effectifs, nous mériterons notre sort. » Le soprano d'Honor était parfaitement calme, presque détaché. La bonne nouvelle, c'était que les trois groupes qui leur avaient tendu l'embuscade patientaient manifestement jusque-là dans l'hyperespace, immobiles par rapport à Solon. Ils avaient traversé le mur alpha avec une vélocité effective nulle, et s'ils accéléraient fort, sous cinq cent vingt-neuf gravités (ce qui signifiait que la marge de sécurité de leurs condensateurs devait être nulle), il leur faudrait du temps pour former un vecteur significatif, alors que sa propre force fonçait déjà à plus de quatorze mille km/s. De plus, son accélération maximale était plus élevée que la leur, et le groupe situé à l'arrière ne pourrait pas la rattraper à moins que ses unités ne subissent des avaries de propulsion. La mauvaise nouvelle, c'était qu'il ne se trouvait qu'à trente millions de kilomètres en arrière... or les MPM havriens actuels avaient une portée efficace proche de soixante et un millions de kilomètres à l'arrêt. « Défense antimissile, lancez le plan Roméo, fit-elle vivement. Passage en formation Charlie. Théo ? — Oui, milady ? répondit aussitôt le capitaine de corvette Kgari, astrogateur d'état-major. — Nous allons virer au sud, lui dit-elle. Poussez-nous sous puissance militaire maximale et calculez-moi une trajectoire qui nous éloigne au maximum de Contact-Un tout en maintenant au moins l'écart actuel avec Contact-Quatre. — À vos ordres, amiral. » Kgari se pencha sur son pupitre, et Honor reporta son attention sur le répétiteur tactique, où elle regarda les icônes de sa formation se déplacer rapidement. Ça ne va plus tarder maintenant, songea-t-elle. « Amiral, nous n'aurons pas de meilleures solutions de visée », déclara le capitaine de frégate Thackeray. Giscard se tourna vers elle, et elle soutint son regard sans ciller. « Notre précision ne sera pas très bonne à pareille distance, dit-elle. — Compris, Selma. D'un autre côté, nous avons beaucoup de missiles. Commençons donc à les lâcher dans l'espace. Plan de tir Baker. — À vos ordres, amiral. » CHAPITRE TRENTE-SIX « Départ de missile ! annonça Andréa Jaruwalski. J'ai de multiples départs de missiles. Distance au lancer trente virgule quarante-cinq millions de kilomètres. Délai avant portée d'attaque sept minutes ! — Compris. Ne ripostez pas. — Ne ripostons pas, à vos ordres, amiral, répondit Jaruwalski. — Milady, j'ai la trajectoire demandée, intervint Kgari. — Donnez-la à Andréa. — Cap sur deux-neuf-trois par zéro-zéro-cinq sous accélération de six virgule zéro un km/s2, dit Kgari. — Deux-neuf-trois par zéro-zéro-cinq sous accélération de six virgule zéro un km/s' », répéta Jaruwalski, et la force d'intervention changea de trajectoire tandis que la première salve fonçait dans son sillage. Chacun des six SCPC de Javier Giscard était capable de lancer six capsules à la fois, toutes les douze secondes, dont chacune contenait dix missiles un peu plus volumineux que les MPM de première génération de la FRM. La distance était extrêmement longue pour viser avec précision, surtout avec un système de contrôle de tir havrien, et Giscard choisit donc des salves de densité maximale, tant pour saturer les défenses ennemies que pour s'assurer davantage de frappes au final. Chacun de ses bâtiments déploya six vagues de capsules – pour un total de cent huit – programmées pour un lancer différé. Puis, pile au moment prévu, elles firent feu et envoyèrent en tout près de onze cents missiles à propulsion multiple dans le sillage de la quatre-vingt-deuxième force d'intervention. La distance au lancer était de trente millions quatre cent cinquante mille kilomètres. Étant donné le mouvement relatif des deux forces, la distance réelle à parcourir s'élevait à 36 757 44o km. À cette distance, sous une accélération de 416,75 km/s2, les MPIVIL atteignaient une vélocité relative à la pri-maire de 175 o34 km/s, ce qui équivalait à une vitesse de rattrapage face à la FI-82 de 152 925 km/s – soit cinquante-trois pour cent de la vitesse de la lumière. Soixante-douze secondes plus tard, une deuxième salve identique s'élança des capsules. Et après soixante-douze secondes encore, une troisième. En un peu plus de treize minutes, onze salves – presque douze mille missiles – se précipitèrent à la suite de la FI-82. Dans un affrontement classique, les supercuirassés républicains n'auraient été capables de tirer qu'une poignée de missiles depuis leurs tubes de poursuite montés en proue. À l'époque des porte-capsules, cette limitation avait disparu depuis longtemps, mais une chose n'avait pas changé : les missiles arrivant depuis l'avant ou l'arrière faisaient face au feu défensif le moins nourri. Il n'y avait tout bonnement pas assez de place pour installer autant de grappes laser défensives et de lanceurs d'anti-missiles aux extrémités d'un vaisseau que sur ses flancs. Les grappes en question étaient les plus puissantes de tout son armement, mais elles étaient en nombre limité. Les liens télémétriques vers les antimissiles étaient eux aussi limités, et le fait que les bandes gravitiques n'offraient pas de protection contre les tirs venus de l'avant ou de l'arrière ne faisait qu'aggraver la situation. Et bien sûr, pour compliquer encore la situation du point de vue de la quatre-vingt-deuxième force d'intervention, les MPM havriens emportaient des ogives plus volumineuses et puissantes pour compenser leur manque de précision et l'efficacité moindre de leurs assistants de pénétration. — Pourquoi ne ripostent-ils pas ? fit doucement Gozzi. — je l'ignore, répondit Giscard. Ils veulent peut-être éviter que les bandes gravitiques de leurs propres missiles offensifs interfèrent avec leur contrôle de tir. Et puis, à moins qu'ils ne veuillent changer de cap pour libérer leur flanc, ils manquent sûrement de liens télémétriques pour contrôler une salve assez dense pour passer nos défenses actives. » Gozzi acquiesça, et Giscard reporta son attention sur le répétiteur. Son hypothèse était logique en surface, mais au fond il n'y croyait pas lui-même. La première salve de MPM tirée par Contact-Quatre avançait, franchissant le gouffre entre les bâtiments qui les avaient lancés et leurs cibles. Soixante-dix perdirent leur objectif de vue à cause d'un incident télémétrique et dévièrent, inutiles, après quatre minutes de vol. Mille dix poursuivirent leur route. Le feu ennemi semble se concentrer sur l'imperator et l' Intolérant, dit Jaruwalski, tendue. — Pas étonnant, j'imagine, murmura Mercedes Brigham. — Mais peut-être pas le choix le plus judicieux », répondit calmement Honor. Brigham se tourna vers elle, et elle haussa les épaules. « Je reconnais que ce serait le plus rentable s'ils arrivaient à endommager un noyau alpha sur l'un des supercuirassés, mais leurs défenses sont beaucoup plus robustes que celles de tous les autres bâtiments, et vu notre position respective, ils auront tout le temps de nous arroser de missiles. Si j'étais aux commandes de l'autre côté, je commencerais par les croiseurs de combat, voire les croiseurs lourds. — Pour se débarrasser d'abord des plateformes les plus vulnérables tout en usant nos défenses antimissile, fit Brigham. — Tout à fait. Chacun d'eux représente un pourcentage moindre de notre capacité défensive totale, mais ils seraient beaucoup plus faciles à détruire ou mutiler. » Honor haussa de nouveau les épaules. « On peut sans doute justifier les deux choix : tenter la frappe chanceuse sur un SCPC ou réduire en pièces les escortes plus faibles pour commencer. Pour ma part, j'aurais procédé à l'inverse de ce qu'ils font. » Elle resta à contempler l'afficheur tactique principal, la main gauche posée sur le coin du pupitre d'un matelot de la section tactique tandis que, de la main droite, elle caressait lentement la tête de Nimitz. Elle avait l'air calme, pensive. « Départ des antimissiles dans... quinze secondes », annonça Jaruwalski. La portée efficace au repos des antimissiles Mark 31 était de 3 585 556 km, avec un temps de vol de soixante-quinze secondes. Étant donné la géométrie de l'affrontement, leur portée effective au lancer dépassait les douze millions de kilomètres et demi, et les missiles défensifs s'élancèrent quatre-vingt-dix secondes avant que les MPM havriens n'atteignent la distance d'attaque de sécurité de leur cible. Le lanceur d'antimissiles Mod-2-XR avait un temps de cycle de huit secondes, par conséquent chaque tube avait le temps de lancer onze fois. Autrefois – il y avait quatre ans – cela n'aurait pas eu grande importance, puisque les interférences causées par les bandes gravitiques des antimissiles auraient aveuglé les salves suivantes. Encore aujourd'hui, ça aurait été le cas pour un bâtiment havrien, bien que, grâce aux changements apportés par Shannon Foraker, n'importe quelle unité d'une formation havrienne était capable de gérer les antimissiles de la voisine, à supposer que les deux unités se soient entendues pour cela avant le lancer. Une formation républicaine dont les bâtiments auraient été espacés de la même façon que ceux de la FI-82 aurait donc pu gérer trois fois plus d'antimissiles qu'avant. Mais la Flotte royale manticorienne avait ajouté les plate-formes Serrure à son sac à malice. Au lieu de six à douze antimissiles par vaisseau, les Manticoriens pouvaient tirer tous les projectiles de leurs batteries anti-missile de flanc. Ils n'étaient pas limités aux liens télémétriques physiquement présents sur leurs extrémités en tête de marteau : ils en disposaient en nombre suffisant à bord de chaque plate-forme Serrure pour contrôler tous les antimissiles embarqués, et chaque bâtiment déployait deux plateformes de ce type. Conformément au plan défensif Roméo, les vaisseaux d'Honor roulèrent sur le flanc et, pendant ce temps, les plateformes acquirent une séparation verticale suffisante pour voir par-delà les interférences des salves d'antimissiles suivantes tirées à intervalles beaucoup plus restreints que cela n'était possible jusqu'alors. Ils ne pouvaient toujours pas contrôler onze salves... mais ils étaient capables d'en gérer huit, et chacune d'elles contenait beaucoup plus de projectiles qu'aucune autre flotte ne pouvait en maîtriser. L'état-major de Javier Giscard ne s'attendait pas à plus de cinq salves d'antimissiles et une moyenne de dix projectiles seulement par. bâtiment, pour un total de deux cents par salve. Leur plan de tir avait été conçu en tablant sur un millier d'antimissiles lancés par les vaisseaux de guerre et un autre millier peut-être en provenance des Katanas. Il y en eut en réalité plus de sept mille deux cents tirés par les seuls bâtiments hypercapables. « Mon Dieu, souffla Marius Gozzi comme les signatures d'impulsion de leurs missiles offensifs disparaissaient sous l'essaim d'antimissiles manticoriens. Bon sang, mais comment ont-ils fait ça ? — Je l'ignore, grinça Giscard, mais voilà pourquoi ils n'ont pas riposté à coups de MPM. Ils se disent que leurs défenses sont capables de gérer tout ce que nous leur envoyons, et ces salauds gardent leurs munitions en réserve ! » Il lança un regard noir à l'afficheur puis tourna la tête vers Thackeray. « Abandonnez Baker. Il va nous falloir des salves beaucoup plus denses pour passer à travers ça. » Il désigna de la tête l'afficheur, où sa seconde salve venait de disparaître sans laisser plus de traces que la première. « Je ne sais pas si nous sommes capables de produire une salve assez dense pour passer, amiral », fit Thackeray. Elle avait l'air ébahie, mais son regard demeurait concentré, et à l'évidence son cerveau fonctionnait encore. « Oui, nous en sommes capables, répondit Giscard d'une voix monocorde. Voici ce que je veux que vous fassiez. » Il s'expliqua quelques secondes, et Thackeray acquiesça vivement quand il eut terminé. « Il me faudra un peu de temps pour mettre ça en place, amiral. — Compris. Allez-y. » Giscard montra du doigt son pupitre, et elle se replongea dans la section tactique. Il reporta son attention vers Gozzi. « Je ne m'attendais pas non plus à un tel volume de feu défensif, dit-il. Mais je crois que nous allons aussi devoir changer nos plans pour Deutscher. — Que voulez-vous qu'il fasse, amiral ? — Leur nouveau vecteur va les amener à cinquante millions de kilomètres d'Arthur. Étant donné que c'est presque à coup sûr Honor Harrington qui commande cette flotte, je ne pense pas qu'ils balanceront des missiles en passant sur les plateformes orbitales civiles. Évidemment, il se peut que ce ne soit pas elle, et je pourrais me tromper sur ce qu'elle va faire. En tout cas, nous ne saurons pas l'empêcher de passer aussi près. Dans ces conditions, je ne veux pas que Deutscher s'en approche plus que nécessaire. Et puis, s'il cesse d'accélérer maintenant, il aura davantage de temps pour mettre au point sa part du plan. — Je comprends, amiral. » « Milady, ils ont cessé le feu! annonça Andréa Jaruwalski, ravie. — Non », répondit doucement Honor. Jaruwalski la regarda, et Honor eut un petit sourire. « Ce qu'ils font en ce moment même, Andréa, c'est déployer beaucoup plus de capsules. Je dirais qu'ils vont sans doute en larguer dix ou douze vagues chacun. Programmer autant de lancers pour qu'ils atteignent leur cible en même temps sera compliqué, mais pas tant que ça. — Vous avez probablement raison, milady, concéda Jaruwalski après une brève réflexion. C'est la parade évidente, maintenant que vous le dites. — La prochaine salve sera donc un petit peu plus difficile à contrer, fit Honor, lugubre. Auquel cas, il est peut-être temps de les distraire un peu. Je veux que les croiseurs de combat restent inactifs car ils n'ont pas suffisamment de munitions pour épuiser leurs capsules à cette distance – mais l' Imperator et l'Intolérant Vont engager l'ennemi. Choisissez un supercuirassé et pilonnez-le, Andréa. — Bien, amiral ! — Amiral, intervint l'un des assistants de Jaruwalski, Contact-Un vient de cesser d'accélérer. — Je m'y attendais, répondit Honor. Contact-Un n'était pas assez solide pour nous affronter. Je soupçonne que s'il s'est dirigé vers nous au départ, c'était uniquement pour contribuer à l'impression que la force défensive du système manquait de coordination et cédait à la panique. Maintenant que le piège se referme, ce groupe-là ne voudra pas s'approcher plus qu'il ne le faut. « Nous sommes prêts, amiral, dit Selma Thackeray. — Très bien. Exécution. » Le groupe d'intervention de Javier Giscard vira brusquement de quatre-vingt-dix degrés pour pointer le flanc de ses unités vers la FI-82. La manœuvre réduisit à zéro leur accélération vers les bâtiments ennemis, mais elles perdaient sans cesse du terrain en termes de vélocité relative de toute façon, et ce virage mit également tout leur contrôle de tir de flanc en bonne position. Par conséquent, elles disposaient de beaucoup plus de liens de contrôle qu'auparavant. Giscard renonçait dans les faits à la poursuite afin de maximiser ses chances d'endommager gravement un de ses adversaires ou plus. « Départ de missile ! aboya soudain l'officier opérationnel adjoint. Multiples départs de missiles, amiral ! Distance au lancer trente-neuf virgule quatre cent quatre millions de kilo-mètres ! Délai avant portée d'attaque sept virgule dix minutes ! — Eh bien, voilà qui n'était pas tout à fait inattendu, fit Giscard en affichant un calme plus grand que celui qu'il ressentait. Ils ont compris ce que nous mijotons, et ils veulent nous forcer à tout lâcher sous peine de tout perdre. — Nous lançons maintenant, amiral », intervint Thackeray, et Giscard acquiesça. « Ils ont donc quelques petites innovations en stock eux aussi », remarqua Honor. Selma Thackeray avait passé les six minutes précédentes à déployer des capsules lance-missiles. Dans ce laps de temps, elle en avait positionné mille quatre-vingts. Et elle venait de toutes les décharger d'un seul coup. Près de onze mille MPM se précipitèrent vers la FI-82. Étant donné leur plus faible taux d'accélération et le fait que la force d'intervention manticorienne continuait d'accélérer en s'éloignant d'eux, leur temps de vol serait supérieur de vingt-cinq secondes à celui des projectiles manticoriens, et leur vitesse d'approche serait inférieure de près de neuf mille km/s à l'arrivée, mais ce qui leur faisait défaut en matière de performance, ils le compensaient largement par le nombre. Ils n'avaient sûrement pas assez de liens de contrôle de tir pour gérer autant de missiles simultanément, songea Honor. Mais à la façon dont les composants de cette énorme salve se répartissaient et se séparaient, il apparaissait que les Havriens avaient dû adopter une approche du partage de données similaire à celle de l'Alliance. Si elle ne se trompait pas, leurs circuits de contrôle rebondissaient d'un groupe de missiles à l'autre, ce qui leur coûterait davantage encore en termes de précision. Mais vu la taille de la vague d'assaut que cela rendait possible, ils se disaient sans doute que la nouvelle technique valait bien ce sacrifice. Et ils ont sans doute raison là-dessus aussi, songea-t-elle. « À toutes les unités, défense antimissile Sierra! lança Jaruwalski. Carter, restez sur les projectiles offensifs ! — Bien, capitaine ! » répondit l'un de ses assistants, et Jaruwalski reporta toute son attention sur l'affrontement défensif. « Nous avons un total probable de deux cent quatre-vingt-huit missiles en approche dans chaque salve, amiral », indiqua Thackeray. Giscard hocha la tête. Étant donné la plus grande capacité par capsule que les Manties paraissaient obtenir grâce à leurs nouveaux MPM plus petits, l'estimation de Thackeray correspondait à une double vague de capsules de la part de chaque super-cuirassé. Évidemment, vu les capacités GE diaboliques des assistants de pénétration des missiles manticoriens, il était quasi impossible de parvenir à un décompte exact des projectiles en approche. Toutefois, l'intervalle entre les salves – vingt-quatre secondes – s'accordait bien avec' l'estimation donnée. — Mettez les Cimeterres en position, dit-il. — À vos ordres, amiral », répondit Thackeray, et il l'entendit guider les BAL d'escorte vers des positions d'où leurs antimissiles et grappes laser pourraient engager les missiles ennemis sans gêner les liens télémétriques de Thackeray vers ses propres projectiles offensifs. — Ils placent leurs BAL en position d'interception », annonça le lieutenant Carter, la voix un peu rauque. Malgré ses magnifiques instruments, il n'exerçait pour sa part aucun contrôle sur l'attaque. Il se contentait de la surveiller pour Honor pendant que les officiers tactiques de chaque vaisseau appliquaient les instructions que Jaruwalski leur avait déjà transmises, et il était très jeune. « Il fallait s'y attendre », lui dit doucement Honor. Debout derrière Jaruwalski, elle observait sur le répétiteur de l'officier opérationnel l'incroyable tempête de missiles qui s'abattait sur son commandement. « Prenez-le comme ça vient, Jeff. — Oui, milady. » Carter inspira profondément et s'enfonça dans son fauteuil, et Honor posa un instant la main droite sur son épaule – tout en gardant les yeux rivés sur le répétiteur de Jaruwalski. D'après la DGSN, les derniers SCPC havriens emportaient à peu près le même nombre de capsules lance-missiles qu'un Méduse. À supposer que ce soit le cas, alors chacun des six supercuirassés poursuivant sa force d'intervention transportait cinq cents capsules. Ils en avaient déjà utilisé au moins cent soixante chacun lors du premier échange, et il devait y en avoir au moins mille pour produire cette salve monstrueuse. Si à eux six ils disposaient de trois mille capsules, ils devraient donc avoir dépensé les deux tiers de leurs munitions le temps que ces missiles-ci arrivent. « Ils ne peuvent pas soutenir un tel volume de tir, se dit-elle. D'un autre côté, s'ils arrivent à faire passer suffisamment de leurs projectiles cette fois-ci, cela n'aura peut-être pas beaucoup d'importance. « Ils visent aussi les croiseurs de combat, cette fois, milady », fit tout bas Brigham. Honor acquiesça brièvement. Ils n'ignoraient pas les super-cuirassés, mais ils avaient manifestement consacré une partie de leur feu aux croiseurs de combat de Henke. « Les voilà », commenta quelqu'un. Il avait parlé à voix basse, et Giscard ne le reconnut pas. Il n'essaya même pas. Il doutait que l'autre se soit rendu compte qu'on pouvait l'entendre, de toute façon. Non que quiconque ait eu besoin d'une annonce. La première salve manticorienne arrivait sur son groupe d'intervention, et l'ennemi avait manifestement concentré toutes ses forces sur une cible unique. Les missiles de la FI-82 se précipitèrent sur le supercuirassé Conquête. Il s'agissait en fait de deux cent quarante missiles offensifs et quarante-huit plateformes GE dans la salve de tête. La moitié des dispositifs GE étaient de type Dents de dragon, qui, lorsqu'ils pénétrèrent dans l'enveloppe antimissile de Contact-Quatre, apparurent soudain sur les afficheurs de détection havriens comme deux cent quarante projectiles offensifs supplémentaires. Les antimissiles qui les avaient verrouillés furent littéralement désorientés lorsque leur cible donna soudain naissance à des dizaines de fausses images. D'autres antimissiles, destinés à contrer des menaces authentiques, se détournèrent vers les nouvelles cibles et se sacrifièrent en vain. Quatorze Dents de dragon survécurent à la traversée de la première zone d'interception. Six à la deuxième. Deux parvinrent à la moitié de la zone antimissile immédiate. Mais avant que le dernier ne soit détruit, ils avaient contribué au passage de cent cinquante-six missiles offensifs et quatorze plateformes GE de type Fracas. Des grappes laser prirent les missiles manticoriens survivants pour cibles, mais ils approchaient à soixante-deux pour cent de la vitesse de la lumière. Chaque grappe avait une portée effective de cent cinquante mille kilomètres, mais les MPM manticoriens avaient une distance de sécurité de quarante mille kilomètres... et il leur fallut à peine une demi-seconde pour traverser les cent dix mille kilomètres qui les en séparaient. Entre les supercuirassés et leurs Cimeterres d'escorte, les Havriens disposaient de milliers de grappes laser, mais elles eurent au mieux l'occasion de tirer une fois chacune. Et juste avant qu'elles ne le fassent, les quatorze plateformes Fracas déchaînèrent leurs brouilleurs, qui aveuglèrent des capteurs désespérément en quête de cibles. Malgré tous les efforts des systèmes GE supérieurs de Manticore, la doctrine défensive de Shannon Foraker opéra. Pas aussi bien qu'une défense manticorienne, peut-être, mais le volume de feu se fit néanmoins sentir. Des deux cent quarante missiles offensifs de la salve, seuls huit parvinrent à portée d'attaque. Deux d'entre eux détonnèrent trop tard et gâchèrent leur puissance sur la bande gravitique dorsale impénétrable du Conquête. Les six autres détonnèrent à quinze ou vingt mille kilomètres de sa proue, côté bâbord, et des lasers puissants transpercèrent brutalement ses barrières latérales. Des alarmes hurlèrent et le vaisseau de classe Téméraire frémit de détresse. Cinq grappes laser de défense active, deux tubes antimissile et trois affûts de graser explosèrent. Les noyaux bêta un, trois et cinq, radar un, gravitique un, ainsi que trois dispositifs télémétriques de contrôle de tir furent réduits en miettes. Cinquante et un membres de l'équipage périrent, dix-huit autres furent gravement blessés, et des morceaux de blindage – certains de la taille d'une pinasse – furent arrachés à la coque. Mais malgré la violence terrifiante de ces frappes, les avaries furent en réalité mineures. Les supercuirassés étant conçus et construits pour survivre aux pires traitements imaginables, le Conquête continua sans ciller à lancer des capsules. « On dirait que nous avons au moins placé quelques coups, milady, annonça le lieutenant Carter. Difficile d'en être certain à cette distance, même avec les capteurs éloignés, mais le CO se montre assez confiant. — Bien, dit Honor. Bien. — Et voici la réponse, fit Brigham d'un air sombre. Quelle est cette vieille formule de la marine antique dont vous m'avez parlé, milady ? "Pour ce que nous allons recevoir..." — "Puissions-nous être sincèrement reconnaissants", acheva Honor sans quitter l'écran des yeux. — Exactement », dit Brigham, et les MPM furent sur eux. C'était le tour de la République, et le tsunami de missiles s'abattit sur la zone extérieure de défense antimissile de la quatre-vingt-deuxième force d'intervention. Les systèmes GE havriens avaient beau ne pas valoir ceux de la FRM, ils firent de leur mieux – c'est-à-dire bien mieux qu'à une époque. Près de onze mille MPM avaient été lancés. Six cent dix-sept s'étaient perdus et avaient dérivé tandis que le contrôle de tir de Contact-Quatre peinait à satisfaire aux exigences qu'on lui imposait. Les dix mille cent quatre-vingt-trois restants continuèrent d'avancer tandis que les Mark 31 venaient à leur rencontre. Deux mille six cents disparurent dans la zone d'interception extérieure. Trois mille deux cents autres périrent dans la zone intermédiaire, et les Mark 31 en détruisirent encore deux mille neuf cents dans la zone immédiate. Puis ce fut leur tour de traverser l'enveloppe d'engagement des grappes laser en moins d'une seconde : il en restait alors mille quatre cent soixante-douze. De ceux-là, deux cents étaient des plateformes GE, et les solutions de visée des mille deux cents autres étaient beaucoup plus médiocres que ne l'avaient été celles de la FI-82, mais ils étaient là en nombre. Les ultimes lasers à bord des vaisseaux de guerre et des BAL d'escorte en éliminèrent plus de neuf cents. Des trois cent soixante-douze missiles offensifs survivants, cent trois s'écrasèrent en vain contre les bandes gravitiques de leurs cibles. Des deux cent soixante-neuf restants, cent soixante-douze attaquèrent les deux supercuirassés, et l'Imperator et l'Intolérant gémirent sous les assauts des lasers. Leurs barrières latérales interceptèrent et émoussèrent la plupart des impacts, mais le blindage manticorien se désagrégea à son tour sous leurs coups. L'hnperator s'en tira avec des dégâts relativement mineurs, y compris la perte de trois grasers et d'une demi-douzaine de grappes laser, mais l'Intolérant trébucha tandis que des dizaines de tirs atteignaient son blindage multicoque. D'énormes morceaux de blindage furent arrachés, des affûts d'armes à énergie et des grappes laser vaporisés et des émetteurs de com et de contrôle de tir ainsi que des radars et équipements de détection gravitique pulvérisés. Il rua de douleur sous les coups... et une dernière frappe incroyablement chanceuse s'engouffra droit dans la gueule béante du sas à missiles au centre de son extrémité de poupe en tête de marteau. Le vaisseau amiral du contre-amiral Morowitz fut ébranlé : la puissante décharge d'énergie s'avança violemment le long du noyau central du porte-capsules, ouvert et dépourvu de blindage. Des centaines de capsules furent détruites, transformées en un tas de ferraille tordue et brisée, les rails d'acheminement des missiles arrachés et plus de trente pour cent de l'équipage tué. Toutefois, malgré l'ampleur des dégâts, ConstNav avait envisagé la possibilité d'une frappe de ce type. Contrairement aux premiers SCPC de classe Méduse/Harrington, les Invictus avaient été conçus dès le départ avec une coque interne à deux faces autour de son centre creux, et les parois de son puits de missiles central étaient presque aussi lourdement blindées que ses flancs. Le cloisonnement et l'isolation n'étaient pas aussi épais, mais ils l'étaient beaucoup plus que dans les classes précédentes, et ces défenses supplémentaires prouvèrent leur valeur lorsqu'un anneau de métal vaporisé fut éjecté en retour par le sas à missiles brisé, car le bâtiment survécut. Mieux encore, il maintint son accélération maximale tandis que ses défenses anti-missile continuaient d'engager les derniers MPM en approche. Milady, l'Intolérant a perdu l'intégralité de son armement missile offensif et ses deux plateformes Serrure, fit Jaruwalski d'une voix tendue. Les pertes humaines sont lourdes, et le pont d'état-major a encaissé une frappe violente. On dirait que quelque chose est ressorti par le CO. L'amiral Morowitz et la plupart des membres de son état-major sont touchés. » Elle secoua la tête. « L'amiral a l'air mal en point, milady. — Compris, fit calmement Honor. — Le Gendarme stellaire a souffert lui aussi, continua Jaruwalski. Il est encore apte au combat, mais il a déjà confirmé soixante-deux morts et sa barrière latérale tribord est tombée à mi-puissance dans la partie avant. » Sinon, les seuls autres dégâts sont ceux subis par l'Ajax. » Honor ne cilla pas, mais un poing glacé sembla se refermer sur son cœur, et elle rechercha aussitôt la barre de données correspondant au vaisseau amiral de Henke. « C'est assez mineur, poursuivit Jaruwalski. Il signale six blessés dont deux graves, et la perte d'un graser et deux grappes laser de défense active sur le flanc bâbord. — Compris, répéta Honor avant de se tourner vers le lieutenant Brantley : Harper, informez le capitaine Cardones que l'amiral Morowitz est touché et que j'assume pour l'instant. la direction tactique de la division. — Bien, milady. — Andréa, fit Honor à l'adresse de Jaruwalski, faites revenir les BAL. les avaries subies par l'Intolérant, nous allons avoir des Aspics de nos Furets et Katanas. » La deuxième vague de MPM de la FI-82 approchait de Contact-Quatre. Des antimissiles s'élancèrent à leur rencontre, les Dents de dragon entrèrent en action, les cibles proliférèrent, les Fracas brouillèrent, et les bandes gravitiques des antimissiles et des MPM disparurent, se détruisant mutuellement. Puis les assaillants restants se précipitèrent à nouveau vers le Conquête. « Frappes multiples en poupe ! » Le commandant du Conquête écoutait le rapport de son premier ingénieur mécanicien depuis le centre de contrôle d'avaries. « Fortes avaries entre les membrures un-zéro-neuf-sept et deux-zéro-un-huit. Le graser quarante a disparu, tout bonnement disparu : à sa place il y a un trou dans lequel on pourrait garer une putain de pinasse, et tous les servants de cet affût ont l'air morts. Le quarante-deux a quitté le réseau de contrôle de tir lui aussi, et les sections dix et onze des barrières latérales sont grillées. La coque est percée au niveau de la membrure deux-zéro-zéro-six, j'ai perdu au moins trois autres grappes laser, et ils viennent tout juste de détruire deux noyaux bêta sur l'anneau de poupe. — Faites ce que vous pouvez, Stew, répondit le commandant en regardant le schéma de contrôle d'avarie semé de points rouges sur l'un de ses répétiteurs secondaires. — On y travaille », répondit l'ingénieur mécanicien, et le commandant opina pour lui-même. Le Conquête était blessé, cela ne faisait aucun doute, et il savait que la souffrance des hommes qu'il venait de perdre l'attendait. Mais son bâtiment était encore apte au combat, et c'était tout ce qui comptait vraiment. — Le Conquête signale des dommages modérés, dit Marius Gozzi à Giscard. D'après le capitaine Fredericks, il est encore apte au combat, mais il le fait rouler pour éloigner sa barrière latérale tribord des Manties. — Bien », répondit Giscard sans quitter des yeux l'afficheur tactique principal. Le fait que l'ennemi ait réussi à frapper le Conquête si fort en l'espace de deux salves ne lui plaisait pas, mais Fredericks était un commandant solide et fiable. Et en faisant rouler son vaisseau immédiatement sans perdre de temps à demander la permission, il faisait preuve du sens de l'initiative judicieux que Giscard, Tourville et Thomas Theisman avaient œuvré dur pour créer. Ces idées traversèrent fugitivement l'esprit de Giscard, mais toute son attention ou presque était focalisée sur l'afficheur tandis qu'il attendait le rapport infraluminique sur le résultat de sa première salve monstrueuse. « Amiral ! Nous avons obtenu des frappes sur plusieurs unités ennemies ! jubila soudain Selma Thackeray, et les yeux de Giscard s'étrécirent en voyant les résultats apparaître sur les barres latérales. « Frappes sur les deux supercuirassés et au moins deux des croiseurs, poursuivit Thackeray qui écoutait le rapport verbal du CO sur son oreillette. Et... » Elle marqua une pause, écouta attentivement puis tourna la tête droit vers Giscard. « Amiral, les plateformes confirment des dégâts majeurs sur l'un des SCPC ! — Bon travail ! répondit Giscard, mais son plaisir à cette annonce n'était pas sans mélange, car la troisième vague de MPM ennemis arrivait, et il regarda les missiles s'abattre sur le Conquête. — Au moins cinq autres frappés, milady, annonça Jaruwalski. Ses bandes gravitiques faiblissent et ses défenses actives aussi. — Ce qui serait très bien si nous avions encore assez de missiles pour le pilonner », fit tout bas Mercedes Brigham à l'adresse d'Honor. Celle-ci se tourna vers son chef d'état-major, qui inclina la tête en direction de Jaruwalski. « Voulez-vous utiliser les Agamemnon pour compenser la perte des capsules de l' Intolérant? — Non. » Honor secoua la tête en regardant la deuxième vague époustouflante de missiles havriens rattraper ses bâtiments par l'arrière. Ce doit être la dernière salve de cette taille dont ils sont capables. Ils ont asséché leurs réserves de munitions pour obtenir une densité pareille, et je ne ferai pas de même avec les croiseurs de combat de Mike pour le plaisir de détruire un vaisseau qui ne peut de toute façon plus nous tirer dessus. Pas alors que nous pourrions en avoir grand besoin d'ici peu. — Bien, amiral. » Les MPM offensifs approchaient très vite, comme une vague qui se dresse de plus en plus haut à l'approche de la plage. Des Mark 31, des Aspics et les antimissiles standard des Furets se jetèrent sur eux. La perte des plateformes Serrure de l' Intolérant affaiblissait beaucoup le parapluie défensif manticorien, mais le temps qu'il avait fallu aux Havriens pour agréger leurs vagues de capsules avait suffisamment augmenté l'intervalle entre les deux salves pour que les BAL d'Honor reviennent adopter des positions d'interception optimales à l'arrière de ses vaisseaux. Plusieurs dizaines de MPM perdirent le verrouillage de leur cible comme les signatures d'impulsion de BAL encombraient le champ de tir. Ils cherchèrent à les remplacer, conformément à leur programmation embarquée, et vingt-six d'entre eux trouvèrent des BAL. Dix-neuf atteignirent leur nouvelle cible : sept Écorcheurs, neuf Furets et trois Katanas périrent – ainsi que les cent quatre-vingt-dix hommes et femmes à leur bord. Trente-sept MPM passèrent au travers de ce que la FI-82 pouvait leur opposer. Six de ceux-là étaient des plateformes GE, mais les trente et un autres chargèrent l' Imperator et l’Intolérant. « Quatre frappes à tribord arrière, annonça le capitaine de frégate Thompson à Rafael Cardones depuis le contrôle d'avaries. Deux autres à mi-coque, aux environs de la membrure neuf-six-cinq. Le graser vingt-trois a quitté le réseau, mais son affût est intact; il est prêt à fonctionner sous contrôle local. Pas de pénétration majeure ni de pertes humaines, mais deux grappes laser à tribord arrière sont hors service et il nous manque un noyau bêta sur l'anneau de poupe. À mon avis, nous sommes capables de remettre le noyau en service d'ici vingt minutes, mais je peux me tromper. — Faites ce que vous pourrez, Glenn », répondit Cardones, les yeux rivés sur un afficheur secondaire : car si son propre bâtiment avait subi des dégâts mineurs, superficiels au pire, on ne pouvait pas en dire autant de l'Intolérant. «L'Intolérant signale la perte de l'intégralité de sa barrière latérale tribord arrière à mi-vaisseau, milady. La coque est percée en au moins -trois points, et une usine de fusion est hors-ligne. Le contrôle de tir embarqué et les défenses actives sont gravement compromis. » Honor opina et maintint une attitude calme tout en écoutant le rapport de Jaruwalski. « Harper, passez-moi le capitaine Sharif. — Bien, amiral. — Capitaine, dit Honor un instant plus tard lorsque le capitaine de vaisseau James Sharif apparut sur son écran de com. — Milady. » Sharif paraissait tendu, mais il maîtrisait parfaitement sa voix et l'expression de son visage. « Comment ça se passe de votre côté, James ? — Honnêtement ? » Sharif haussa les épaules. « Pas bien, milady. J'ai subi de graves pertes humaines et la section machines a perdu environ vingt-cinq pour cent de ses capacités de contrôle d'avarie à distance – pas loin de cent pour cent dans le compartiment à missiles. Notre compensateur est intact et nous avons assez de redondance au niveau des noyaux pour maintenir la puissance militaire maximale, mais notre capacité de combat offensif est réduite à néant au-delà de la portée des armes à énergie. Et je crains que notre défense antimissile ne soit faiblarde pour l'instant. — C'est ce que je redoutais. » Honor jeta un coup d'œil à l'écran d'astrogation puis se retourna vers Sharif. « Nous avons quitté la portée de Contact-Quatre et, sur notre trajectoire actuelle, nous allons juste effleurer celle de Contact-Trois. Mais cela va nous mettre à portée des capsules déployées autour d'Arthur d'ici quatorze minutes. Quel genre de défense antimissile pouvez-vous récupérer dans ce délai ? — Pas grand-chose, fit Sharif, l'air sombre. Nous avons perdu nos deux Serrures. Je ne crois pas que nous puissions les remettre en service à moins d'une visite au chantier naval, milady, et nous avons encore un gros incendie dans le contrôle de tir secondaire. Mes liens de contrôle embarqués à tribord ont beaucoup souffert eux aussi. Nous sommes à peu près intacts à bâbord; tant que j'arrive donc à maintenir ce côté du vaisseau vers la menace, nous serons capables de contrôler trois ou quatre salves d'antimissiles mais, au mieux, je pense que nous serons à quarante pour cent peut-être de nos capacités théoriques de défense antimissile. — Faites ce que vous pourrez, dit-elle. Faites rouler le vaisseau maintenant, j'essaierai d'ajuster la formation afin de vous offrir une meilleure couverture. — Merci, milady. Sharif eut un sourire tendu. « Je me réjouis que vous pensiez à nous. — Bon courage, James, répondit Honor. Terminé. Elle regarda le lieutenant Brantley par-dessus son épaule. « Harper, l'amiral Henke, dit-elle. — Bien, amiral. » Moins de dix secondes plus tard, le visage de Michelle Henke avait remplacé celui de Sharif sur l'écran de com. « Mike, l'Intolérant est en difficulté, commença Honor sans préambule. Sa défense antimissile est largement amputée, et nous nous dirigeons vers l'enveloppe des capsules planétaires. Je sais que l'Ajax a pris quelques coups lui aussi, mais je veux que ton escadre se déplace sur notre flanc. J'ai besoin que tu interposes vos défenses actives entre l'Intolérant et Arthur. Ta division est-elle à la hauteur ? — Bien sûr. » Henke hocha vigoureusement la tête. « L'Ajax est le seul à avoir souffert, et nos avaries sont assez superficielles. Rien de tout cela n'aura d'effet sur notre défense antimissile. — Bien ! Andréa et moi allons aussi déplacer les BAL, mais ces deux salves monstrueuses ont englouti beaucoup de leurs antimissiles. Honor secoua la tête. « Je ne pensais pas que les Havriens pouvaient associer autant de capsules sans complètement saturer leur contrôle de tir. On dirait que nous allons devoir repenser quelques détails. — C'est dans la nature de la bête, pas vrai ? répondit Henke en haussant les épaules. On vit et on apprend. — Ceux d'entre nous qui ont la chance de survivre », acquiesça Honor, un peu sombre. Elle se secoua : « Très bien, Mike. Fais bouger tes troupes. Terminé. » « Ils modifient leur formation, amiral, signala Selma Thackeray. Il semble qu'ils placent leurs croiseurs de combat entre Arthur et le supercuirassé endommagé. — On dirait qu'on l'a bien abîmé, amiral, commenta Gozzi. — J'aurais préféré qu'on l'abîme davantage », répondit Giscard, les yeux sur le rapport de contrôle d'avarie du Conquête qui défilait sur son écran. Malgré la différence de puissance de feu, l'acharnement obstiné des Manties sur une cible unique avait payé. Le Conquête était le seul des vaisseaux de Giscard qu'ils avaient endommagé, mais ils l'avaient gravement touché. Son accélération maximale était réduite de presque vingt-deux pour cent, ses défenses actives étaient beaucoup dégradées, il avait perdu plus de deux cents hommes d'équipage ; enfin, comme tous les SCPC de Giscard, il avait épuisé sa réserve de missiles offensifs. Mais les supercuirassés sont des bâtiments solides, et les capacités de contrôle d'avarie de la République s'étaient améliorées de manière spectaculaire ces dernières années. Le Conquête avait peut-être souffert, mais il aurait encore été capable de se battre... s'il y avait eu un adversaire à portée. « Leur trajectoire actuelle va les faire passer à distance de Sewall, n'est-ce pas, Marius ? demanda-t-il au bout d'un moment. — Oui, amiral, je le crains », répondit Gozzi. Le contre-amiral Hildegarde Sewall commandait le groupe d'intervention républicain au sud du système. « Pas de beaucoup, toutefois, continua le chef d'état-major. Si Deutscher parvient à toucher leurs impulseurs, je pense qu'elle devrait arriver à les amener dans son enveloppe d'engagement. — Et avec un supercuirassé déjà mal en point. » Giscard hocha la tête. « Eh bien, j'imagine que tout dépend de Deutscher, alors. CHAPITRE TRENTE-SEPT De nouveaux rapports d'avarie arrivèrent dans les minutes qui suivirent, et Honor se renfonça dans son fauteuil de commandement pour les digérer. L'Intolérant avait subi les pires dégâts et, à en juger d'après les rapports médicaux, Alistair McKeon allait sans doute avoir besoin d'un nouveau CDT pour la première division de son escadre de combat. Honor n'avait pas eu l'occasion d'apprendre à connaître Allen Morowitz aussi bien qu'elle l'aurait voulu... et apparemment elle ne l'aurait jamais. Le Gendarme stellaire venait ensuite en termes de gravité des avaries. Ses pertes humaines étaient plus lourdes encore que celles de l'Intolérant, mais c'était avant tout parce qu'il était de l'ancienne classe Chevalier stellaire et donc d'une génération gourmande en personnel. À en croire les rapports, l'équipage paraissait avoir la situation sous contrôle, mais lui aussi allait avoir besoin d'un long séjour au radoub. Étant donné son âge et la durée probable des réparations, ConstNav risquait tout bonnement de le passer par pertes et profits, mais au moins Honor devrait-elle être capable de le ramener à la maison. Les dégâts de l'Ajax étaient beaucoup moins graves. S'il ne lui arrivait rien d'autre, il n'aurait besoin que de brèves réparations de routine. Dans l'ensemble, le résultat aurait pu être bien pire, se dit-elle. Elle avait laissé sa force d'intervention se faire prendre au piège, et que les Havriens se servent d'une variante de sa propre tactique à Sidemore rendait la situation plus vexante encore. Mais ce qui avait prévalu à Sidemore était tout aussi efficace dans le cas présent : il était impossible depuis l'espace normal de détecter des unités tapies dans l'hyperespace. Au moins avait-elle évacué les porte-BAL avant que l'ennemi ne lui tombe dessus. Le Fusilier est-il toujours en sécurité, Mercedes ? s'enquit-elle en relevant les yeux des rapports d'avarie. — Pour autant que nous le sachions, ils n'ont toujours aucune idée de sa présence, répondit Brigham. — Bien. Mais dites-lui de rester où il est tant que nous n'aurons pas franchi l'hyperlimite. » Brigham la regarda d'un air interrogateur, et Honor eut un sourire pincé. « Celui qui commande dans l'autre camp a déjà démontré qu'il était très fort. Pour l'instant, il semble que toutes ses unités disponibles, mis à part celles de Contact-Quatre, accélèrent encore vers l'intérieur du système. Il espère sans doute que nous prendrons suffisamment de coups de la part des capsules d'Arthur pour nous ralentir et leur permettre de nous rattraper. Mais à sa place, si je disposais d'unités en nombre suffisant, j'aurais au moins un autre groupe d'intervention en réserve dans l'hyperespace. — Qui en sortirait juste à la limite, pile sous notre nez au moment où nous nous croirions sortis d'affaire, fit Brigham. — Exactement. Remarquez, il y a de fortes chances pour qu'il ait déjà engagé tout ce qu'il a sous la main, mais assurons-nous-en avant que le Fusilier ne repasse en hyper pour dire à Samuel où récupérer ses BAL. — Oui, milady. J'y veillerai. » — Moriarty est-il prêt ? demanda le contre-amiral Émile Deutscher à son chef d'état-major. — Oui, amiral, répondit celui-ci. — Bien. » Deutscher reporta son attention sur son afficheur tactique. Les Manticoriens avaient sans doute complètement écarté la menace de ses deux vaisseaux du mur obsolètes. Et, en temps normal, ils auraient eu raison. Après tout, à cette distance et sans capsules en remorque, il était impossible qu'ils disposent d'une arme capable de les atteindre. Mais le véritable intérêt des supercuirassés, depuis le début, consistait à détourner leur attention de la menace réelle. « Amiral ? » Deutscher releva la tête et regarda son chef d'état-major. « Oui ? — Amiral, pourquoi l'amiral Foraker a-t-elle choisi le nom de code "Moriarty" ? Ça fait des semaines que j'essaye de comprendre. — Je me suis posé la question, moi aussi, reconnut Deutscher. J'ai donc demandé à l'amiral Giscard. Il a répondu que l'un des assistants de l'amiral Foraker lui avait fait découvrir de vieux ouvrages de fiction de l'époque pré spatiale. Des "énigmes policières", selon lui. Apparemment, ce Moriarty est un "cerveau" qui apparaît dans l'une d'elles. » Il haussa les épaules. « Un cerveau, répéta le chef d'état-major avant de se mettre à rire. Eh bien, je suppose que c'est logique en un sens, non ? » — Nous entrerons à portée estimée des capsules d'Arthur dans quarante-cinq secondes, milady, annonça Jaruwalski. — Merci. » Honor fit pivoter son fauteuil vers l'officier opérationnel. « Rappelez-le à tous nos officiers tactiques. — Oui, amiral. — Ils entrent à portée, amiral. — Merci, répondit Deutscher. Envoyez l'ordre d'exécution. — Bien, amiral ! » « Départ de missile ! Multiples départs de missiles, sources multiples! » Honor fit aussitôt pivoter son fauteuil et fixa l'afficheur principal à l'annonce soudaine de Jaruwalski. « Estimation : dix-sept mille – je répète dix-sept mille projectiles en approche ! Délai avant portée d'attaque, sept virgule dix minutes ! L'espace d'un instant, le cerveau d'Honor refusa net de croire aux chiffres annoncés. Ses vaisseaux de reconnaissance n'avaient détecté que quatre cents capsules en orbite autour d'Arthur. Elles n'auraient pas dû embarquer plus de quatre mille missiles ! Elle balaya l'afficheur du regard et écarquilla soudain les yeux en comprenant ce qui se passait. Les autres missiles – tous les autres – venaient des neuf bâtiments de Contact-Un. Ce qui était parfaitement impossible. Deux supercuirassés et sept croiseurs de combat ne pouvaient ni tirer ni contrôler autant de missiles, même s'ils avaient tous été conçus pour des capsules ! Mais... Bon sang, mais d'où viennent-ils tous ? » s'interrogea Brigham. Honor la regarda. — Des croiseurs de combat, dit-elle en repensant à la bataille de Hancock. — Des croiseurs de combat? » Brigham paraissait incrédule, et Honor eut un rire dépourvu de tout humour. « Il ne s'agit pas de croiseurs de combat, Mercedes : ce sont des mouilleurs de mines. Les Havriens construisent leurs mouilleurs de mines à partir d'une coque de croiseur de combat, tout comme nous. Et nous nous préoccupions tellement des supercuirassés et des porte-capsules qu'il ne nous est jamais venu à l'idée d'examiner de près ces prétendus croiseurs de combat. Ils sont donc restés là, depuis qu'ils ont cessé d'accélérer, à ne rien faire d'autre que poser des capsules. — Mon Dieu! » souffla Brigham sur le ton de la prière plutôt que de l'imprécation. Puis elle prit une profonde inspiration. — Eh bien, au moins, ils n'ont sûrement pas le contrôle de feu nécessaire pour gérer toute cette salve ! — Ne pariez pas là-dessus, fit sombrement Honor. Ils ne se seraient pas donné le mal de mettre tout cela en place s'ils ne pensaient pas pouvoir s'en servir contre nous par la suite. » — Moriarty confirme qu'il a le contrôle, amiral. — Bien », dit Deutscher en s'enfonçant dans son fauteuil, un sourire affamé aux lèvres. Engagez Contact-Un ! aboya Honor. — À vos ordres, amiral, répondit Jaruwalski. Dois-je avoir recours aux Agamemnons ? — Oui. Séquence gamma. — À vos ordres, amiral », répéta Jaruwalski avant de lancer ses instructions sur le réseau tactique de la force d'intervention. Étant donné la géométrie de l'affrontement – la vitesse d'approche effective entre la FI-82 et les plateformes de lancer frôlait les trente-six mille km/s – les MPM de type Mark 16 des croiseurs de combat, équipés d'un étage de propulsion de moins que les projectiles plus gros de l'Imperator, avaient une portée efficace maximale de quarante-deux millions de kilomètres. Mais la distance dépassant les cinquante-trois millions de kilomètres, les Mark 16 seraient contraints de voler en mode balistique sur onze millions de kilomètres avant l'activation du deuxième étage. Cela augmenterait leur temps de vol d'une minute et demie pour le porter à treize minutes et demie, alors que les missiles plus puissants de l'Imperator pouvaient couvrir la distance en seulement sept minutes. De plus, la vitesse finale des plus petits projectiles par rapport à leur cible serait inférieure de plus de vingt mille km/s. Mais en recourant à la séquence gamma que Jaruwalski et elle avaient mise au point plusieurs mois plus tôt, l'Imperator larguerait six vagues de capsules dont les missiles reproduiraient les réglages des Mark 16. Les Agamemnons de leur côté largueraient six vagues chacun au même rythme, ce qui prendrait soixante-douze secondes, et ces six salves — chacune de deux cent soixante-dix missiles — effectueraient la traversée à la vitesse des Mark i6. Ce n'est qu'une fois les petits MPM partis que l'Imperator commencerait à tirer des vagues de ses gros missiles à raison d'une double salve toutes les vingt-quatre secondes. La première de ses salves de cent vingt projectiles arriverait sur sa cible huit minutes et demie après le largage des premières capsules, cinq minutes avant les missiles des croiseurs de combat. En orbite autour d'Arthur, l'installation affublée du nom de code Moriarty se mit en marche pour la première fois. Elle n'avait rien d'énorme. Pour tout dire, elle n'était pas plus grosse qu'un croiseur lourd, et on l'avait transportée sous forme de deux modules préfabriqués à bord d'un vaisseau de ravitaillement militaire, puis assemblée sur place en moins de quarante-huit heures. En termes de tonnage, quatre cent mille était un petit chiffre... à moins qu'il ne soit entièrement dédié au contrôle de tir. En matière de défense de système, Moriarty était la réponse de Shannon Foraker à l'infériorité individuelle des capsules lance-missiles de la République. La station de contrôle, construite en matériaux capables d'absorber les ondes radar, était d'un noir qui ne réfléchissait pas la lumière. Elle était quasi indétectable tant qu'elle appliquait un strict contrôle de ses émissions, et les équipements de reconnaissance manticoriens l'avaient manquée. Elle contacta ensuite les autres plateformes orbitales en apparence inoffensives qu'on avait semées dans le système au même moment. Chacune d'elles était dans les faits une version simpliste et moins performante des Serrures de la FRM. Elles formaient un réseau tentaculaire et offraient à Moriarty des milliers de liens télémétriques de contrôle de tir. Et ce qui leur manquait en sophistication par rapport aux plateformes manticoriennes, elles le compensaient par leur nombre, car elles pouvaient guider les missiles qui leur étaient assignés sans rupture de signal jusqu'à leur cible. Moriarty n'avait qu'une seule faiblesse réelle, hormis le fait qu'en cas de détection l'installation aurait été assez facile à détruire. Cette faiblesse résidait dans la limitation de ses liens télémétriques à la vitesse de la lumière. Elle était tout bonnement incapable d'offrir des corrections en temps réel à ses missiles lancés. D'un autre côté, la télémétrie d'Honor ne le lui permettait pas non plus. En dehors des systèmes d'acquisition plus fiables et des IA plus performantes embarquées par les projectiles manticoriens, les différences étaient désormais nivelées en matière de précision. Et la salve républicaine contenait soixante-deux fois plus de missiles que la plus grosse salve de la FI-82. — Occupez-vous-en ! Occupez-vous-en tout de suite ! Le capitaine de vaisseau Amanda Brankovski, premier COMBAL de Samuel Miklôs, savait que ses troupes n'avaient pas besoin de ses exhortations, mais elle ne put se retenir. Un incroyable cyclone de missiles traversait son répétiteur en direction de la force d'intervention, et il paraissait impossible qu'aucun de ses bâtiments survive. Les cinq divisions de BAL positionnés au-dessus et en dessous des vaisseaux plus lourds et cinquante mille kilomètres plus près d'Arthur crachèrent un ouragan en réponse. Des Aspics et des antimissiles standard s'élancèrent des BAL tandis que des Mark 31 quittaient les plus gros vaisseaux, et les projectiles en approche commencèrent à disparaître. Brankovski disposait de cinq cent soixante BAL, soit un pour trente missiles offensifs, et ils lancèrent un flot continu d'antimissiles à leur rencontre. Des leurres Cavalier fantôme tractés ou libres chantèrent aux oreilles des MPM républicains ; des jets d'interférences aveuglantes jaillirent des Fracas qu'on leur opposait. Et l'Imperator et ses confrères lancèrent vague après vague de Mark 3t. Le front de l'assaut républicain s'éroda sous le tir défensif de la FI-82 comme une falaise sous les assauts d'une mer déchaînée. Mais, comme dans le cas de la falaise, il ne s'agissait que du front d'une masse bien plus imposante. Des milliers de MPM furent détruits, toutefois il en resta davantage encore, et Honor Harrington les vit se rapprocher de son commandement. Émile Deutscher regardait le tir de Moriarty avancer vers l'ennemi. Même de son poste, on voyait que presque aucun des missiles offensifs ne se perdait à mi-course comme cela arrivait en général dans les combats à coups de MPM. Ils tinrent tous le cap, et Deutscher était certain qu'aucune défense, pas même celle des Manties, ne pouvait les arrêter. Ne restait que le petit problème des projectiles qui s'abattaient sur lui. Il fallut sept minutes à cette attaque massive pour atteindre la quatre-vingt-deuxième force d'intervention. Des dix-sept mille missiles initialement lancés, seuls soixante avaient perdu leur lien télémétrique et s'étaient autodétruits après avoir quitté leur trajectoire. Les Mark 31 en éliminèrent plus de trois mille dans la zone d'interception éloignée. Dans la zone moyenne, soutenus par les Aspics des Katanas et les antimissiles classiques des Écorcheurs et Furets, ils vinrent à bout de quatre mille autres. Les brouilleurs en aveuglèrent mille six cents tandis qu'ils passaient en phase d'acquisition finale, et l'incroyable fatras des bandes gravitiques des missiles, vaisseaux et BAL était trop complexe pour que la télémétrie arthritique de Moriarty s'en sorte. Les huit mille trois cents MPM restants passèrent en mode autonome en entrant dans la zone de défense rapprochée. Les systèmes GE embarqués firent de leur mieux pour tromper et aveugler l'assaillant, et des leurres lancés à la dernière seconde en firent dévier quelques-uns, puis un véritable mur de Mark 31- les accueillit. Quatre mille MPM supplémentaires furent rayés de l'espace. Mille cent autres furent victimes des leurres ou du brouillage. Trois cents des rescapés étaient des plateformes GE d'assistance à la pénétration, dépourvues de tête laser, et près de la moitié des deux mille neuf cents autres perdirent leur cible de vue et reverrouillèrent non pas sur les gros bâtiments mais sur les BAL, plus aisément distinguables. Ils passèrent à l'attaque, mais les BAL manticoriens faisaient des cibles terriblement difficiles. Deux cent onze d'entre eux e seulement » périrent — et avec eux leurs deux mille cent hommes et femmes d'équipage. Puis les mille six cents derniers missiles s'en prirent aux vaisseaux de la FI-82, en visant pour la plupart les deux supercuirassés. Le HMS Imperator ne fut sauvé que par les dégâts déjà infligés à l'Intolérant : les défenses et les capacités GE de celui-ci n'étaient tout simplement plus à la hauteur. Il était à la fois plus facile à repérer et à toucher. Les MPM myopes en mode autonome s'abattirent sur lui en nombre, ignorant l'Imperator, alors que ses défenses n'étaient plus en mesure de le protéger. Des ogives explosèrent par centaines, les unes après les autres, formant une infernale séquence d'éclairs — des bulles de fusion nucléaire qui crachaient des harpons mortels de radiations cohérentes, lesquelles franchirent les barrières latérales faiblissantes de l'Intolérant et infligèrent de profondes morsures à sa coque lourdement blindée. Les croiseurs de combat de Henke firent de leur mieux pour lutter contre cette vague de destruction, mais leur puissance de feu était insuffisante, et ils étaient visés eux aussi. Honor s'accrocha aux bras de son fauteuil de commandement, sentant l'Imperator frémir sous les coups violents. Elle sentait Nimitz dans un coin de sa tête se cramponner à elle avec toute la force de son amour et de sa dévotion tandis que la mort tonnait et hurlait autour de leur vaisseau. Mais, pendant tout ce temps, elle ne quitta pas des yeux le répétiteur et la vague de tirs mortels qui s'abattait sur l'Intolérant. Nul ne saurait jamais combien de frappes le supercuirassé avait encaissées, mais, quoi qu'il en soit, elles furent trop nombreuses. Elles s'acharnèrent encore et encore jusqu'à ce que, soudain, il disparaisse dans un éclair plus brillant et aveuglant que tous les autres. Il ne sombra pas seul. Les croiseurs légers Furie, Bouclier et Atoum disparurent du répétiteur d'Honor, de même que les croiseurs de combat Priam et Patrocle. Les croiseurs lourds Gendarme et Blackstone furent réduits à l'état de coquilles, n'avançant plus qu'en mode balistique, privés de propulsion et de bandes gravitiques. Quant au HMS Ajax, il trébucha tout à coup lorsque son anneau d'impulsion de poupe tout entier flancha. L'Imperator essuya pour sa part plus d'une douzaine de frappes directes, toutefois ses avaries demeurèrent très limitées. Son épais blindage ne garda de la plupart des coups que des cratères superficiels et, malgré la perte d'une demi-douzaine d'affûts d'armes à énergie, il demeura entièrement apte au combat. Le regard fixé sur les cendres amères qu'affichait son répétiteur, Honor trouva une ironie cruelle à l'apparente inviolabilité de son vaisseau amiral comparée au sort déchirant du reste de son commandement. Des vingt vaisseaux hypercapables et cinq cent soixante BAL à qui elle avait fait franchir l'hyperlimite, seuls douze bâtiments avaient survécu, dont deux intacts seulement, et trois cent quarante-neuf BAL. Sous ses yeux, l'Ajax et le croiseur lourd Nécromancien étaient en train de prendre du retard sur le gros des effectifs suite à des avaries d'impulsion. Milady », fit doucement Andréa Jaruwalski. Honor se tourna vers elle. « Les dispositifs éloignés confirment la destruction de deux mouilleurs de mines et des avaries lourdes sur l'un de leurs supercuirassés . — Merci, Andréa. » Honor fut ébahie de s'entendre répondre d'une voix aussi calme, aussi normale. Le résultat était pathétique par rapport à ce que les Havriens lui avaient infligé, mais c'était sans doute mieux que rien. « Harper, dit-elle, établissez-moi une liaison avec l'amiral Henke. — Bien, milady. » Plusieurs secondes s'écoulèrent avant que le visage tendu de Michelle Henke n'apparaisse sur l'écran de com d'Honor. — Quelle est la gravité de ta situation, Mike ? s'enquit Honor dès qu'elle vit son amie. — Bonne question. » Henke parvint à esquisser une parodie de sourire. « Le capitaine Mikhailov et son second sont morts, et les choses sont un peu... confuses ici, pour l'instant. Nos rails et nos capsules sont toujours intacts, et notre contrôle de tir paraît en bon état, mais nos défenses actives et notre armement à énergie ont beaucoup souffert. Toutefois c'est l'anneau d'impulsion de poupe qui est le plus mal en point. Complètement HS. — Pouvez-vous le réparer ? pressa Honor. — On y travaille. La bonne nouvelle, c'est que les dégâts ont l'air de se limiter aux câbles de contrôle; les noyaux eux-mêmes paraissent intacts, y compris les alpha. La mauvaise, c'est que la structure a beaucoup souffert en poupe, et nous allons avoir un mal de chien rien qu'à localiser le point de rupture des câbles. — Tu penses être capable de quitter le système ? — Je ne sais pas, reconnut Henke. Franchement, ça se présente mal, mais je ne suis pas encore prête à faire une croix sur mon vaisseau. Et puis (elle eut un autre sourire, presque normal celui-ci) nous ne pouvons pas vraiment l'abandonner. — Comment ça ? — Les deux hangars d'appontement sont hors service, Honor. Le bosco pense pouvoir dégager le hangar de poupe, mais il lui faudra au moins une demi-heure. Sans cela... » Henke haussa les épaules, et Honor se mordit la lèvre jusqu'au sang. En l'absence d'au moins un hangar d'appontement fonctionnel, aucun bâtiment léger ne pouvait s'arrimer à l'Ajax pour en évacuer l'équipage. Il y avait bien des sas d'évacuation d'urgence, mais récupérer un pourcentage significatif de son personnel de cette manière prendrait des heures, et le croiseur n'emportait de capsules de survie que pour un peu plus de la moitié de son équipage. Inutile d'en prévoir davantage, puisque la moitié seulement des postes de combat se trouvaient assez près de la coque externe pour qu'une capsule de survie soit utile. Et le pont d'état-major ne comptait pas parmi les postes de ce type. « Mike, je... » La voix d'Honor tremblait un peu, et Henke secoua aussitôt la tête. « Ne dis rien, fit-elle avec douceur. Si nous récupérons nos bandes gravitiques, nous pourrons sans doute jouer à cache-cache avec n'importe quel vaisseau assez lourd pour nous détruire. Sinon, nous ne quitterons pas le système. C'est aussi simple que ça, Honor. Et tu sais aussi bien que moi que tu ne peux pas retenir le reste de la force d'intervention pour nous couvrir. Pas alors que Contact-Trois continue d'approcher. Le seul fait de rester dans le coin une demi-heure, le temps que nous tentions d'effectuer des réparations, te mettrait à leur portée, or ta défense antimissile ne vaut plus rien. » Honor aurait voulu argumenter, protester, trouver un moyen de la faire mentir. Mais c'était impossible, et elle regarda sa meilleure amie droit dans les yeux. « Tu as raison, fit-elle doucement. Je le regrette, mais tu as raison. — Je sais. » Les lèvres de Henke frémirent à nouveau. « Au moins, nous sommes en meilleur état que le Nécromancien, ajouta-t-elle, un peu fantasque, bien que ses hangars d'appontement soient intacts, je crois. — Oui, en effet, répondit Honor en essayant de prendre le même ton qu'Henke alors qu'elle avait envie de pleurer, il y a cette petite différence. Rafe coordonne en ce moment l'évacuation de son personnel. — Tant mieux. » Henke hocha la tête. « Mets le cap au nord, lui dit Honor. Je vais laisser notre accélération chuter pendant environ un quart d'heure. » Henke fit mine de vouloir protester, mais Honor secoua aussitôt la tête. « Rien que quinze minutes, Mike. Si nous repassons sous accélération maximale à ce stade en maintenant notre cap, nous échapperons quand même à Contact-Trois : nous serons au pire à quatre-vingt mille kilomètres hors de sa portée. — C'est trop risqué, Honor ! insista Henke. — Non, amiral Henke, fit Honor sans détour. Et pas uniquement parce que l'Ajax est ton vaisseau. Il y a sept cent cinquante autres hommes et femmes à son bord. Henke la fixa quelques instants, puis inspira profondément et acquiesça. Quand ils verront notre accélération chuter, ils concluront logiquement que l'Imperator a subi des avaries d'impulsion de nature à ralentir le reste de la force d'intervention, poursuivit Honor. Contact-Trois devrait continuer à nous poursuivre sur cette base. Si tu arrives à remettre l'anneau de poupe en fonction d'ici quarante-cinq minutes à une heure, tu devrais encore être capable de rester à l'écart de Contact-Deux; quant à Contact-Un, il n'en reste guère plus que des épaves à ce stade. Mais si tu n'y arrives pas... — Si nous ne le remettons pas en service, nous ne pouvons pas repasser en hyper, de toute façon, trancha Henke. Je crois que c'est le mieux que nous puissions faire, Honor. Merci. » Honor avait envie de lui crier dessus pour lui reprocher de la remercier, mais elle se contenta d'acquiescer. « Transmets mon affection à Élisabeth, au cas où, ajouta Henke. — Fais-le toi-même, répliqua Honor. — Bien sûr, je n'y manquerai pas. » Puis, plus bas : « Prends soin de toi, Honor. — Dieu te garde, Mike, fit Honor sur le même ton. Terminé. » CHAPITRE TRENTE-HUIT Le communicateur de son bureau sonna, et elle releva les yeux du rapport pour accepter l'appel. — Oui ? — Milady, fit Harper Brantley, vous avez un message. — De quoi s'agit-il ? — Nous venons d'être informés que le Premier Lord de l'Amirauté et le Premier Lord de la Spatiale se trouvent à bord de la navette de midi, milady. Leur pinasse arrivera sur l' Imperator dans trente-sept minutes. — Merci, Harper. » La voix polie d'Honor était suffisamment calme pour tromper tous ceux qui ne la connaissaient pas très bien. Harper Brantley n'était pas de ceux-là. « De rien, milady », répondit-il doucement avant de couper le circuit. Honor se radossa dans son fauteuil antigrav, et Nimitz ronronna depuis son perchoir pour la réconforter. Elle le regarda et sourit, consciente de son amour et de ses efforts pour lui remonter le moral, mais ils savaient tous deux qu'il n'y avait pas réussi. Elle se retourna vers son terminal, où s'affichait le dernier en date d'une impitoyable liste de rapports. Un officier de Sa Majesté n'en avait jamais fini de la paperasse, et elle avait découvert que c'était encore plus vrai après une défaite cinglante qu'après une victoire. Par bien des côtés, elle s'en réjouissait. Cela lui donnait quelque chose d'autre à faire que de rester assise dans le silence de ses quartiers à écouter ses fantômes. Nimitz bondit sur le bureau et se dressa sur les pattes arrière pour poser les mains sur les épaules de sa compagne et le museau sur le bout de son nez. Il plongea dans ses yeux un regard vert d'herbe aussi profond que les océans de Sphinx qu'ils avaient parcourus ensemble pendant l'enfance d'Honor, et elle sentit sa présence au fond de son cœur. Son inquiétude et son amour chargé de reproches tandis qu'ils affrontaient tous deux son sentiment de culpabilité et son deuil. Elle l'étreignit et le serra sur sa poitrine tout en enfouissant son visage dans sa fourrure si douce, et son ronron résonna doucement en elle. Honor se tenait dans le hangar d'appontement de 1' hnperator, Andrew La Follet à ses côtés, lorsque la pinasse se posa entre les bras d'arrimage. Le témoin vert s'alluma, l'extrémité du boyau d'accès s'ouvrit, et les sifflets du bosco retentirent tandis que la haie d'honneur formée par les fusiliers du commandant Lorenzetti se mettait au garde-à-vous. Premier Lord à l'arrivée ! » annonça l'intercom, et Hamish Alexander, Samantha sur l'épaule, s'élança le premier hors du boyau d'accès puisqu'il avait la préséance en tant que supérieur civil de Sir Thomas Caparelli. « Permission de monter à bord, commandant ? fit-il alors que Rafael Cardones le saluait. — Permission accordée, milord. — Merci. » Hamish acquiesça et serra la main que Cardones lui tendait. Puis il le dépassa et croisa le regard d'Honor un instant avant de lui tendre la main. Elle la serra sans un mot, ses facultés empathiques concentrées sur l'inquiétude et l'amour qu'exprimait sa lueur d'âme, consciente à l'extrême de tous les yeux posés sur eux tandis que les haut-parleurs du hangar faisaient une nouvelle annonce. « Premier Lord de la Spatiale à l'arrivée ! — Permission de monter à bord, commandant ? s'enquit Sir Thomas Caparelli conformément au rituel. — Permission accordée, monsieur », répondit Cardones selon le même rituel, et Caparelli franchit la ligne peinte au sol. — Milord, Sir Thomas, dit Honor d'un ton formel en lâchant la main d'Hamish pour prendre celle de Caparelli. — Milady », répondit Caparelli pour eux deux. Honor sonda ses émotions : la colère qu'elle redoutait autant qu'elle l'espérait en était absente. À sa place, elle sentit de la sympathie, de l'inquiétude et un sentiment proche de la compassion. Elle s'en réjouit en un sens, mais la part d'elle-même qui portait sa blessure faillit s'indigner, comme s'il trahissait ses morts en ne lui reprochant pas leur perte. C'était illogique et déraisonnable, elle le savait. Mais cela ne changeait rien à ses sentiments. — Le comte de Havre-Blanc et vous-même vous joindrez-vous à moi dans mes quartiers ? — Cela me paraît une excellente idée, milady, répondit Caparelli en jetant un très bref coup d'œil à Hamish. — Dans ce cas, messieurs... » Honor désigna de la main l'ascenseur. Le rapide trajet vers les quartiers d'Honor se fit en silence, sans le bavardage coutumier. La Follet se planta à côté du sas de la cabine de jour, et Honor fit signe à ses visiteurs d'entrer. Elle les suivit, et le sas se referma derrière elle. — Bienvenue sur l'imperator, messieurs », commença-t-elle pour s'interrompre, ébahie, lorsque Hamish se retourna et la serra fort dans ses bras. L'espace d'un instant, consciente de la présence de Caparelli, elle voulut résister. Puis elle se rendit compte qu'elle ne décelait aucune trace de surprise chez le Premier Lord de la Spatiale, et elle s'abandonna – brièvement du moins – à l'extrême réconfort qui lui procurait l'étreinte de son mari. Ils restèrent ainsi quelques secondes, puis Hamish recula, la main gauche sur son épaule droite, tandis qu'il écartait de la main droite une mèche égarée sur le front d'Honor. « Je suis... heureux de toi voir, mon amour, dit-il doucement. — Moi aussi. » Honor sentit sa lèvre inférieure frémir et la rappela sévèrement à l'ordre. Puis elle regarda Caparelli et parvint à produire un sourire ironique. « Et c'est un plaisir de vous voir vous aussi, Sir Thomas. — Bien que peut-être pas du même ordre, hein, amiral Alexander-Harrington ? — Oh, mon Dieu. » Honor inspira et dévisagea les deux hommes tour à tour. « La nouvelle a-t-elle été rendue publique pendant mon absence, Hamish ? — Je n'irai pas jusque-là, répondit-il. Quelques-uns l'ont compris tout seuls ou ont été mis au courant, parce que c'est beaucoup plus simple de cette façon. Thomas relève des deux catégories. Je l'ai informé... et il avait déjà deviné. Pour l'essentiel, en tout cas. — Milady... Honor, dit Caparelli avec un sourire en coin, votre relation avec Hamish doit être l'un des secrets les plus mal gardés de l'histoire de la Flotte royale manticorienne. » Le regard d'Honor s'affola un peu, mais il eut un petit rire. « J'ajouterai toutefois que je doute fort qu'un officier de Sa Majesté en souffle mot. Ne serait-ce que par crainte de ce que nous autres lui ferions en le découvrant. — Sir Thomas, je... — Vous n'avez rien à m'expliquer, Honor. D'abord parce que je pense qu'Hamish a raison concernant le Code de guerre. Ensuite parce que je n'ai jamais eu l'impression que vous laissiez vos sentiments personnels influencer vos actes. Puis parce que vous avez prouvé tout au long de votre carrière, sans l'ombre d'un doute, que vous refusiez de jouer au jeu du clientélisme et de vous reposer sur l'intérêt qu'on vous porte pour avancer votre carrière. Enfin, et c'est sans doute le plus important, vous l'avez amplement mérité tous les deux – tous les trois. » Honor ferma la bouche en percevant la sincérité viscérale de ses propos. C'était un immense soulagement, mais elle préféra éviter les remerciements. Elle se contenta donc de les inviter du geste à prendre place sur le sofa pendant qu'elle s'asseyait dans l'un des fauteuils en vis-à-vis. Hamish esquissa un sourire mais ne commenta pas sa décision de rester loin de lui. Samantha bondit de son épaule et s'installa avec Nimitz dans l'autre fauteuil, lovée contre lui, tous deux ronronnant de bonheur. « J'imagine que vous êtes venus discuter de mon fiasco », dit Honor au bout d'un moment, l'humeur de nouveau sombre. Hamish ne cilla pas, mais elle le sentit grincer intérieurement en réaction au terme qu'elle avait choisi. « Je suppose que c'est une façon de voir les choses, répondit Caparelli. Toutefois, ce n'est pas celle que j'aurais retenue. — Je n'en vois pas d'autre. » Honor paraissait amère, elle le savait, mais elle ne pouvait pas s'en empêcher. « J'ai perdu la moitié de mes supercuirassés, soixante pour cent de mes croiseurs de combat, la moitié de mes croiseurs lourds, trente-huit pour cent des légers et plus de quarante pour cent de mes BAL. En retour, j'ai réussi à détruire deux mouilleurs de mines et endommager deux supercuirassés, dont une relique d'ancienne génération. Le tout pour n'infliger aucun dégât à l'infrastructure du système qui était mon objectif premier. » Elle sourit sans humour. « Ça ressemble trait pour trait à la définition de "fiasco", pour moi. — Je n'en doute pas, fit calmement Caparelli. Ce qui m'a le plus frappé, pour ma part, c'est le caractère minime de vos pertes étant donné ce qui vous attendait là-bas. » Il leva la main pour l'empêcher de protester et soutint son regard sans ciller. « Je sais parfaitement de quoi je parle, Honor, alors ne me dites pas le contraire. Vous êtes tombée dans une embuscade préparée avec soin. J'ai lu vos rapports et ceux de vos capitaines survivants, ainsi que les notes du journal de votre pont d'état-major et celles de la section tactique de l'Imperator. Je les ai étudiés avec soin, et croyez-le ou non, je l'ai fait d'un œil très critique. Sur la base de ce que vous saviez, au moment où vous le saviez, je ne vois pas quelle erreur vous auriez commise. — À part me jeter tout droit sur la dernière salve de missiles ? fit Honor d'un air de défi. Moi entre tous, j'aurais dû la voir venir ! — Que Mark Sarnow et vous ayez usé d'une tactique similaire à Hancock il y a seize ans ne fait pas de vous une extralucide, répondit Caparelli. Vous vous êtes rendu compte qu'ils allaient sortir d'hyper dans votre dos, et je doute fort que beaucoup d'officiers généraux l'auraient compris aussi vite. Et sans connaître la taille des salves que Contact-Un pouvait vous opposer, la seule décision raisonnable qui s'offrait à vous consistait à rester à l'écart d'une force qui vous surpassait en nombre de vaisseaux du mur à raison de trois contre un. — Et abandonner l'Ajax? dit Honor à voix basse, presque un murmure. — Là aussi, c'était la bonne décision, milady », répondit sereinement Caparelli. Honor releva la tête et croisa une fois de plus son regard en goûtant sa sincérité. « C'était difficile. Je le sais. Je sais combien l'amiral Henke et vous étiez proches. Mais votre responsabilité première allait aux bâtiments que vous pouviez encore sauver, et vu les avaries que vous aviez déjà subies, ralentir pour couvrir l'Ajax vous en aurait empêchée. Si vous aviez été en mesure d'évacuer son personnel, je ne dis pas. Mais vous ne pouviez pas. — Mais... » commença Honor, les yeux brûlants, et Caparelli secoua la tête. « Stop. J'ai vécu la même chose, et je sais que laisser des hommes derrière soi est toujours une souffrance, si juste soit la décision tactique. On se demande toujours s'il n'y avait pas moyen de sauver tout le monde, et la nuit on se maudit de ne pas l'avoir trouvé. Le fait que la comtesse du Pic-d'Or et vous étiez si proches depuis si longtemps doit encore exacerber votre douleur, mais je commence à vous connaître. Même si Michelle Henke ne s'était pas trouvée à bord de ce vaisseau, vous vous sentiriez tout aussi coupable aujourd'hui. » Honor cligna des yeux puis détourna le regard un instant. Il avait raison, et elle le savait. Pourtant, le souvenir de Mike... Elle ferma les yeux pendant que sa mémoire lui restituait les dernières images qu'elle avait eues de Michelle Henke – les dernières qu'elle verrait jamais. Honor et les autres survivants avaient franchi l'hyperlimite, Contact-Deux et Contact-Trois à leurs trousses. Le Fusilier avait accompli sa part du plan Omega UN en rejoignant les PBAL de Samuel Miklôs en hyper au point de rendez-vous convenu une fois que les autres rescapés de la force d'intervention avaient passé la limite. L'escadre de Miklôs avait exécuté un micro saut impeccable pour retrouver les bâtiments d'Honor à son tour. Ils avaient transféré les BAL à bord des porteurs pour effectuer leur translation quinze minutes à peine avant que Contact-Trois ne franchisse l'hyperlimite derrière eux, mais cela n'avait pas suffi à l'empêcher de savoir le sort que connaissait l'Ajax. Elle aurait voulu avoir le temps d'envoyer au moins un ultime message personnel, mais la section com de l'Ajax avait subi des avaries massives sous les coups de la première salve que Contact-Deux avait lancée contre le vaisseau amiral estropié de Henke. Toute communication était impossible – même les capteurs éloignés se trouvaient trop loin pour y voir clair – mais, d'après les enregistrements de détection, l' Ajax avait apparemment entraîné un autre croiseur de combat avec lui. L'explosion -qui s'était produite lorsque ses propres usines à fusion avaient lâché était beaucoup plus nette. « Je l'ai abandonnée, dit-elle tout bas. Je l'ai abandonnée à son sort. — Parce que ses impulseurs étaient endommagés, répondit Caparelli. Parce que vous n'aviez pas le choix. Parce que vous commandiez une flotte et que vous étiez responsable de la survie des autres bâtiments sous vos ordres. C'était la bonne décision. — Peut-être. Honor le regarda de nouveau, et le Premier Lord de la Spatiale inclina la tête de côté. Elle le sentit se résigner à l'idée qu'il n'obtiendrait pas mieux que ce « peut-être », et elle esquissa un sourire. « En tout cas, je me suis quand même pris une raclée spectaculaire et j'ai échoué à détruire mon objectif. Exactement ce que la Huitième Force était censée éviter. — Il ne nous est pas donné de commander à la victoire, lui dit Caparelli. L'ennemi a lui aussi envie de gagner, vous savez. Et quand on hérite systématiquement des tâches les plus ardues, les risques de tomber sur ce que vous avez rencontré à Solon augmentent fortement. » Quant à votre échec, en effet, vous n'avez pas atteint vos objectifs. L'amiral Truman, en revanche, qui opérait en suivant votre plan, a réduit en miettes le chantier naval de Lorn, toute son industrie de soutien et les unités mobiles présentes dans le système contre la perte de six BAL. — Je sais, reconnut Honor. Et je sais également que notre objectif premier consistait à forcer les Havriens à redéployer leurs effectifs, ce qu'ils ont manifestement fait, à en juger par Solon. Hélas je suis à peu près persuadée que le récit qui en sera fait à leur population civile insistera sur les coups que ma force d'intervention a pris plutôt que sur ceux qu'Alice a portés. — Je pense que nous pouvons nous y attendre. Surtout que c'est vous qui leur faisiez des misères jusqu'alors. La défaite de la "Salamandre" – et je vous accorde qu'il s'agissait bien d'une défaite, même si sauver ce que vous avez sauvé est une réussite –va faire les gros titres de tous les journaux havriens. Ils vont exploiter cet épisode autant que possible, de la même façon que nos propres journaux ont exploité les succès de la Huitième Force. » Je crains d'ailleurs que ce ne soit pas le seul épisode qu'ils aient à exploiter, ajouta-t-il d'un ton lugubre tandis que ses émotions s'assombrissaient soudain. — Je vous demande pardon ? » Honor le regarda, et il haussa lourdement les épaules. « Le premier rapport est arrivé ce matin. Leur amiral Tourville est apparemment de retour du Marais, et ils lui ont confié une nouvelle flotte en remplacement de celle que vous avez détruite. Des unités sous son commandement ont frappé Zanzibar à peu près au moment où vous attaquiez Lorn et Solon. » Honor inspira brusquement et regarda tour à tour Hamish et Caparelli. « Les dégâts sont graves ? — Ils ne pouvaient pas l'être davantage », répondit Hamish. Elle se tourna vers lui, et il soupira. « Il est arrivé avec quatre escadres de combat de porte-capsules, et leurs escadres de combat comptent encore huit bâtiments. Il avait aussi deux divisions de porteurs et au moins deux escadres de croiseurs de combat en soutien et, bien que nous ayons envoyé des renforts conséquents suite au fiasco de l'amiral al-Bakr – et j'utilise ce terme à dessein, précisa-t-il, amer – cela n'a pas suffi. Il s'est abattu sur les défenses comme un marteau; il a commencé par balayer la ceinture d'astéroïdes à l'aide de dispositifs éloignés, suivis de frappes de BAL sur nos capsules pré déployées. Sans compter qu'il avait amené des cargos rapides remplis de capsules additionnelles. Il les a laissés à l'abri en hyperespace, s'est avancé juste assez pour attirer nos unités mobiles loin de leurs bases de soutien et les a engagées à portée maximale jusqu'à ce que les deux camps aient dépensé le gros de leurs munitions. Puis il est repassé derrière l'hyperlimite, a refait le plein de munitions et est revenu avant que nous ayons pu remplacer les capsules défensives vides ou faire revenir nos propres porte-capsules dans le système pour réarmer. Ce fut un massacre. — Quel est le bilan ? — Onze SCPC et sept supercuirassés d'ancienne génération, fit Caparelli, l'air sombre. Plus sept cents BAL, six croiseurs de combat et deux croiseurs lourds. Voilà pour nos pertes. L'essentiel de la flotte de Zanzibar a été perdu par la même occasion. Sans compter que l'industrie spatiale locale a été quasi réduite à - néant, ajouta-t-il sur un ton rude. Pour la seconde fois. » Honor blêmit. Ces pertes faisaient paraître les siennes presque mineures. — Je pense que nous pouvons tous nous accorder pour dire qu'en l'état actuel des choses les Havriens n'auront pas grand mal à convaincre leur opinion – voire la nôtre – que le vent vient de tourner, poursuivit Caparelli. Il est donc d'autant plus urgent pour nous de les convaincre du contraire. — Qu'avez-vous en tête, Sir Thomas ? s'enquit Honor en scrutant son visage. — Vous savez parfaitement ce que j'ai en tête, Honor. C'est une des raisons pour lesquelles je suis venu avec Hamish. Je sais que vous souffrez, et je sais que vos hommes doivent être en état de choc après ce qui s'est passé à Solon. Je sais également qu'il vous faudra au moins quelques semaines pour être en position de planifier et monter une autre opération. Mais nous avons besoin que vous repreniez le collier, vous et vos troupes, et vite. Nous ferons notre possible pour vous renforcer et remplacer vos pertes, mais il est essentiel, absolument essentiel que la Huitième Force reprenne les opérations offensives au plus tôt. Nous ne pouvons tout bonnement pas nous permettre de laisser l'ennemi ni les nôtres croire qu'il a désormais l'initiative. » CHAPITRE TRENTE-NEUF Thomas Theisman regardait par le hublot le prodigieux super-cuirassé tandis que la navette effectuait son approche finale. Le ministre de la Guerre et chef d'état-major des armées de la République sourit en se rappelant la dernière fois qu'il avait effectué ce trajet. Celui qui l'attendait était d'humeur un peu différente, à cette occasion. La navette se mit à l'arrêt par rapport au supercuirassé, et les faisceaux tracteurs du hangar d'appontement la verrouillèrent. Ils amortirent le peu de mouvement qu'il lui restait puis l'attirèrent sans heurt dans le hangar. Elle se posa entre les bras d'arrimage, le boyau d'accès se déploya, et Theisman et le capitaine de vaisseau Alenka Borderwijk, son premier officier d'ordonnance, quittèrent leur siège. « Ne la perdez pas, Alenka, dit Theisman en tapotant la valisette coincée sous le bras gauche de la jeune femme. — Ne vous en faites pas, monsieur, répondit-elle. La perspective d'être fusillée à l'aube ne me séduit pas du tout. » Theisman lui sourit puis se retourna pour entrer le premier dans le boyau menant à la galerie du hangar d'appontement du Souverain de l'espace. « Chef d'état-major des armées à l'arrivée ! » annoncèrent les haut-parleurs, et Theisman retint un autre sourire. Techniquement, il aurait dû être annoncé en tant que ministre de la Guerre, puisque celui-ci était le supérieur hiérarchique civil du chef d'état-major des armées. Tout le monde au sein de la flotte savait toutefois qu'il préférait se considérer comme un honnête amiral plutôt qu'un homme politique, et il s'amusait toujours de voir les personnels en uniforme de la flotte choisir de flatter sa vanité sur ce point. « Bienvenue à bord, monsieur fit le capitaine de vaisseau Patrick Reumann en s'avançant pour le saluer avant qu'il puisse demander la permission officielle de monter à bord. « Merci, Patrick. » Theisman serra la main du grand commandant puis regarda Javier Giscard derrière lui. « Bienvenue à bord, monsieur, dit celui-ci en écho à Reumann comme ils se serraient la main. — Merci, amiral. » Theisman haussa légèrement la voix. « Et pendant que j'y suis, permettez-moi de vous exprimer mes remerciements – et ceux de la République – à vous et aux hommes et femmes placés sous votre commandement pour un travail très bien fait. » Il se sentait encore un peu ridicule à jouer les chefs politiques, mais il avait appris à ne pas mépriser ce rôle, et il remarqua les sourires qui illuminaient le visage des officiers et matelots à portée de sa voix. Ses propos seraient rapportés dans tout le vaisseau – et par la suite dans toute la flotte de Giscard – à une vitesse qui ferait pâlir les impulsions gravitiques d'un communicateur supraluminique. Et si Giscard comprenait très bien ce qu'il était en train de faire, il le savait, il lut également dans ses yeux un plaisir sincère à voir son supérieur s'assurer que ses remerciements soient transmis en public. « Merci, monsieur, répondit Giscard après quelques instants. Cela signifie beaucoup pour moi, et je sais qu'il en ira de même pour tout notre personnel. — J'en suis heureux. » Theisman lâcha la main de Giscard pendant que Reumann finissait d'accueillir Alenka Borderwijk, et elle s'avança pour rejoindre les deux amiraux. « Et maintenant, amiral, il nous reste, à vous et moi deux ou trois choses à discuter. — Bien sûr, monsieur. Si vous voulez bien m'accompagner jusqu'à ma salle de briefing d'état-major ? » « Je pense ce que j'ai dit, Javier, fit Theisman tandis que le sas de la salle de briefing se refermait derrière eux. Tes hommes et toi avez fourni un boulot splendide. Ajouté à ce que Lester a fait à Zanzibar, les Manties doivent avoir l'impression de s'être retrouvés sur le chemin d'une navette de fret folle au fond d'un puits de gravité. — À ton service, Thomas, répondit Giscard en faisant signe au ministre et à son officier d'ordonnance de prendre place avant de s'asseoir à son tour. C'est Linda et Lewis qui ont rendu tout cela possible, en réalité, en devinant les intentions ennemies. Enfin, eux et Shannon. » Il secoua la tête en affichant une grimace ironique pas vraiment amusée. « S'il n'y avait eu que mes unités mobiles, elle s'en serait tirée sans une égratignure. — Ça me semble un peu pessimiste, protesta Theisman. À en juger par les données des plateformes de détection présentes dans le système, tu as salement endommagé un des supercuirassés avant même que Moriarty ne rentre en jeu. — Ouais, et pour ça il a fallu vider les stocks de missiles de six SCPC. Je n'essaye pas de dénigrer ce que mes hommes ont accompli ni de minimiser ma propre réussite. Mais leur défense antimissile... » Il secoua la tête. « Elle est formidable, Thomas. « Vraiment, vraiment solide. — Ne m'en parle pas ! » Theisman renifla. « Je sais que tu n'as pas encore lu le rapport d'action de Lester sur Zanzibar, mais il insiste exactement sur la même chose. En réalité, il a l'impression que s'il a atteint ses objectifs, c'est uniquement parce qu'il avait amené du ravitaillement de missiles pour ses supercuirassés. En gros, il a épuisé leurs munitions à portée maximale avant de s'approcher quasiment à portée de missiles à propulsion unique pour obtenir les meilleures solutions de visée possibles. Et même ainsi, il lui a fallu une supériorité numérique de trois contre un. » Il haussa les épaules. « C'est une donnée avec laquelle il va falloir faire. Les têtes chercheuses de nouvelle génération sont bientôt prêtes à être déployées – cela devrait aider un peu – et Shannon travaille déjà à d'autres solutions... sur son copieux temps libre. » Giscard et lui gloussèrent tous deux à cette réflexion. « En attendant, à la Direction des plans, nous devons repenser tous nos calculs sur l'efficacité relative de nos unités. Pour l'instant, nous ne doutons pas de notre réussite finale, mais nous avons de plus en plus le sentiment qu'elle prendra plus longtemps que prévu. — Combien de retard aurait-on ? s'inquiéta Giscard. — Naturellement, je ne peux pas encore répondre de manière certaine, mais rien de ce que nous avons vu jusqu'à présent n'indique plus de quelques mois de délai – six ou sept au plus –par rapport à nos prévisions d'origine. Nous n'aurons pas besoin de nouvelles unités qui ne seraient pas encore en construction, seulement il faudra qu'elles soient prêtes en plus grand nombre que nous ne le pensions. Et vu que notre marge de supériorité devait continuer à croître pendant un an au-delà de la date que nous nous étions fixée, un délai de six ou sept mois reste tout à fait acceptable. — J'espère qu'il ne s'allongera pas, mais... » Giscard marqua une pause, puis haussa les épaules et reprit : « Ce qui m'inquiète, Thomas, c'est que nos projections se fondent sur ce que les Manticoriens nous ont déjà montré et ce que nous avons pu extrapoler sur cette base. Mais nous n'avions pas prévu que leurs capacités défensives s'amélioreraient à ce point. Nous savions qu'elles allaient s'affiner, mais je ne crois pas me tromper en disant qu'aucun de nous n'avait imaginé dans quelle mesure réelle. De la même façon, aucun de nous ne s'attendait à ce missile de combat rapproché. Et s'ils nous jouent le même tour avec leurs MPM ? — L'argument tient tout à fait la route, dit gravement Theisman, et je mentirais si je prétendais ne pas avoir de doutes moi-même à l'occasion. Je pense toutefois que ce que nous avons déjà constaté avec Moriarty et les améliorations constantes de notre propre capacité de communication supraluminique et de coordination indique que nous continuons à gagner du terrain plus vite que nous n'en perdons. Et, pour l'instant, il semble que nous soyons les uns comme les autres confrontés à une limitation assez rigide de la précision des échanges de MPM à portée maximale. La leur est meilleure, mais avec des optimisations telles que les nouvelles têtes chercheuses, la nôtre va s'améliorer plus vite. » Il se renfonça dans son fauteuil et croisa les bras. « À ma demande, Linda et la section de recherche opérationnelle analysent tous les rapports de combat sous tous les angles qui nous viennent à l'esprit. Nous traquons toutes les améliorations qualitatives et quantitatives des deux côtés aussi précisément que possible, et nous réajustons sans cesse nos projections. Peut-être un élément viendra-t-il bouleverser tous nos calculs. Je ne le crois pas, et j'espère que cela n'arrivera pas. Mais, si c'est le cas, nous devrions le repérer à temps pour repenser nos options et nos plans. Et, de toute façon, je n'ai aucune intention d'engager la flotte dans une opération offensive décisive à moins d'être sûr que nos calculs n'ont pas été invalidés. — Et sauf votre respect, amiral Giscard, intervint Alenka Borderwijk, ce que vous avez réussi à Solon valide absolument le concept Moriarty. Nous procédons au plus vite au déploiement dans d'autres systèmes stellaires, à commencer par les plus cruciaux. Sur la base du combat de Solon, nous pensons que nos capacités et notre doctrine défensives suffisent à rendre inacceptables pour les Manticoriens les pertes qu'entraînerait dans leurs rangs toute offensive majeure de leur part. — Cela en a tout l'air pour l'instant, concéda Giscard. D'un autre côté, souviens-toi qu'à Solon nous n'affrontions qu'une force d'intervention, dotée d'une division unique d'Invictus. La défense antimissile d'une flotte manticorienne entière bénéficierait d'une profondeur et d'une résistance bien supérieures. Je pense que vous avez raison, Moriarty représente notre meilleure option actuelle en termes de défenses fixes d'un système, mais il va falloir le déployer encore plus en profondeur qu'à Solon s'il doit résister à une offensive ennemie d'envergure. — Je te l'accorde », fit Theisman, amusé – et heureux – que Giscard persiste avec confiance dans ses arguments. Cela changeait agréablement de la façon dont il ne cessait de se remettre en question – et de se faire des reproches – après Coup de tonnerre. « Je te l'accorde, répéta-t-il, et nous y travaillons. De plus, les nouveaux missiles défensifs de Shannon sont quasiment prêts à passer en phase de production. Nous n'avons pas encore trouvé le moyen de les faire tenir dans une capsule gérable pour un SCPC, mais ils devraient causer un choc à l'ennemi quand il les rencontrera. En tout cas, c'est l'idée. — Tu es donc en train de dire que nous devrions disposer d'une capacité défensive assez ferme pour nous permettre de prendre quelques risques sur le plan offensif, résuma Giscard. — Dans certaines limites, confirma Theisman. Mais seulement dans certaines limites. Nous ne pouvons surtout pas nous permettre de pécher par excès de confiance. Même si tu viens tout juste d'infliger une raclée magistrale à la "Salamandre", dit-il en souriant soudain. — Eh bien, répondit Giscard en souriant à son tour, je dois reconnaître que j'y ai pris plaisir. Je n'ai rien de personnel contre elle, tu comprends, mais on se lasse vite de lui servir de culbuto, comme Lester te l'expliquerait sans doute. — J'ai relu récemment les rapports de combat de la dernière guerre – les miens y compris, fit Theisman d'un air songeur. Il est un peu tôt pour le dire, mais j'ai tendance à penser qu'elle est encore plus forte que ne l'était Havre-Blanc, sur le plan tactique du moins. Certes, il nous a mis en rage, et Dieu sait que leur satanée opération Bouton-d'or a été un désastre complet pour nous, mais Harrington est sournoise. Je me demande parfois si elle s'est seulement donné la peine de prendre connaissance des principes tactiques immuables, sans parler d'y prêter la moindre attention. Prends le coup insensé qu'elle a réussi à Cerbère, bon Dieu! Et ce qu'elle a fait ensuite à Lester à Sidemore. — Personnellement, et en tant que commandant qui a usé avec délice de ses propres idées contre elle, fit Giscard, je me demande quelle part de ce qui s'est passé à Hancock était attribuable à Sarnow, et combien à elle. Je sais que la DRS crédite Sarnow pour cette idée, et tout ce que j'en ai vu confirme qu'il était assez fort pour y penser tout seul, mais ça sent son Harrington à plein nez. — Maintenant que tu le dis, en effet. » Theisman fronça les sourcils puis haussa les épaules. « Eh bien, ce n'est jamais qu'une seule personne, et comme tu viens d'en faire la preuve, elle n'est pas invincible. Dure à cuire, certes, et je n'aimerais pas l'affronter sans détenir un avantage substantiel, mais pas invincible. Ce que les journalistes soulignent à cœur joie depuis l'arrivée de vos dépêches. Je te préviens, si tu apparais en public quelque part sur Havre, sois prêt à être mortellement embarrassé. — Oh, mon Dieu, murmura Giscard, écœuré. Pile ce qu'il nous fallait à Héloïse et moi : des bousiers ! » Theisman éclata de rire. Il n'aurait pas dû, il le savait, mais les bousiers – héritiers modernes des antiques paparazzi de l'ère pré-spatiale – avaient toujours pris une part très virulente à la vie de la République populaire. Pour tout dire, ils jouaient le rôle d'adjoints semi-officiels aux propagandistes du ministère de l'Information publique. On se servait alors d'eux pour titiller –et divertir – l'opinion à grand renfort de sensationnalisme dans des articles visant des acteurs, des ennemis supposés du peuple et plus particulièrement des chefs politiques de nations adverses. Certaines histoires concernant Élisabeth III et sa prétendue... relation avec son chat sylvestre, par exemple, avaient franchement dépassé les bornes. En plus d'être impossibles sur le plan anatomique, il en était sûr. Malheureusement, les bousiers avaient survécu à la chute de la République populaire, et la liberté nouvelle de l'information et de la presse sous la Constitution restaurée les rendait en réalité plus envahissants encore. Jusque-là, Giscard et la présidente Pritchart avaient réussi à maintenir leur relation plus ou moins sous l'horizon radar des bousiers, et ce que ces prétendus journalistes feraient quand ils comprendraient enfin ce qu'ils avaient manqué nourrissait les cauchemars conjoints du couple présidentiel officieux. « Eh bien, dit Theisman tout en tendant la main vers Borderwijk, je comprends en quoi cela peut t'inquiéter. Et bien que je répugne à le faire, je crains d'être sur le point d'aggraver encore ta situation. — L'aggraver ? » Giscard lui jeta un regard méfiant. « Comment au juste vas-tu t'y prendre ? Et ne te fatigue pas à me dire que tu le regrettes – je vois d'ici la lueur dans tes yeux ! — Eh bien, il ne s'agit que de... ceci », fit Theisman en ouvrant la valisette que lui avait remise Borderwijk pour la tendre à Giscard. L'amiral la prit avec un nouveau coup d'œil méfiant puis regarda à l'intérieur. Son visage se transforma aussitôt, et ses yeux revinrent soudain se poser sur Theisman. « Tu plaisantes. — Non, Javier, je ne plaisante pas. » Le sourire du ministre avait disparu. « Je ne la mérite pas, répondit Giscard sans détour. C'est ce que Jacques Griffith a reçu pour l'attaque contre Grendelsbane, bon Dieu! — Oui, en effet. » Theisman tendit la main pour récupérer la valisette et en retira une médaille d'argent d'apparence assez banale. Elle pendait au bout d'un ruban bleu tout simple, et il la fit miroiter à la lumière. Il s'agissait de la Croix du Congrès, une médaille passée d'usage cent quatre-vingts ans plus tôt, lorsque les Législaturistes avaient tué la Constitution à coups d'amendements. Elle avait été remplacée, officiellement du moins, par l'ordre de la Bravoure, attribué aux « héros du peuple » sous la République populaire. Mais on l'avait ressuscitée en même temps que la Constitution et, à ce jour, elle n'avait été décernée que deux fois. Enfin, trois maintenant. « C'est ridicule ! » Giscard était sincèrement furieux, constata Theisman. « J'ai remporté un petit engagement contre une malheureuse force d'intervention dont la moitié m'a échappé, alors que Jacques a anéanti tout leur programme de construction ! Quant au lieutenant Haldane, il a donné sa vie pour sauver celle de pas loin de trois cents collègues d'équipage ! — Javier, je... — Non, Thomas ! Nous ne pouvons pas la déprécier de cette façon – pas si tôt! Je te le dis, et je le dirai à Héloïse s'il le faut! — Héloïse n'a rien à voir là-dedans. Ni moi, d'ailleurs. C'est le Congrès qui décide qui il récompense, pas la présidente ni la flotte. — Eh bien, dis au Congrès qu'il peut se la carrer... — Javier ! » coupa brusquement Theisman. Giscard se renfonça dans son fauteuil, le bec cloué mais le regard encore chargé de colère. « Je préfère. Maintenant, dans les grandes lignes, je suis d'accord avec tout ce que tu viens de dire. Mais, comme je l'ai déjà souligné, la décision n'appartient ni à Héloïse ni à moi. Et, quels que soient tes sentiments personnels, il existe d'excellentes raisons pour que tu acceptes cette médaille. À commencer par son aspect "relations publiques". Je sais que tu n'as pas envie de l'entendre, mais les raids d'Harrington ont causé une immense colère. Pas uniquement dirigée contre les Manties, d'ailleurs, puisque, de l'avis général, nous devrions l'arrêter d'une façon ou d'une autre. Et ses activités ont aussi commencé à créer un climat de crainte. Et voilà que non seulement tu contrecarres l'un de ses raids, mais tu lui infliges aussi une franche défaite. Toute cette frustration et cette colère retenues, toute cette crainte aussi, se reportent désormais sous forme de satisfaction sur ce que tu as accompli. Pour être honnête, je suis certain que cela n'est pas étranger à la décision qu'a prise le Congrès dans son infinie sagesse de te décerner la Croix. — Je me fiche de ses raisons. Je n'accepterai pas, c'est tout. Point final. — Javier... commença Theisman pour s'arrêter en secouant la tête. Bon sang, tu ressembles encore plus à la "Salamandre" que je ne le croyais ! — C'est-à-dire ? fit Giscard, méfiant. — C'est-à-dire qu'une rumeur persistante veut qu'elle ait refusé la médaille parlementaire du Courage la première fois qu'ils ont essayé de la lui donner. — Pas vrai ? » Giscard gloussa soudain. « Ça me fait plaisir ! Et tu peux dire à nos élus que s'ils décident de m'offrir à nouveau la Croix, il se peut que je l'accepte. Mais pas cette fois-ci. Qu'ils trouvent autre chose, quelque chose qui ne déprécie pas la Croix. Elle est trop importante pour la flotte que nous essayons de bâtir pour qu'on la transforme en récompense politique. » Theisman resta immobile quelques secondes, les yeux rivés sur l'amiral. Puis il replaça la croix d'argent dans son étui, qu'il referma dans un soupir. « Tu as peut-être raison. Pour tout dire, j'aurais tendance à penser comme toi. Mais l'important, j'imagine, c'est que tu as vraiment l'intention de t'entêter. — Compte sur moi. — C'est ce que je fais. » Theisman sourit sans grand" humour. « Tu vas nous mettre dans une position difficile par rapport au Congrès, Héloïse et moi. — J'en suis sincèrement désolé. Mais je ne changerai pas d'avis. Pas à ce sujet. — D'accord. Je retournerai devant le Congrès – Dieu merci, ta récompense n'a pas encore été annoncée ! – pour expliquer que ton humilité naturelle et ton immense modestie t'empêchent de l'accepter pour l'instant. Je proposerai également qu'on t'accorde simplement les remerciements du Congrès. J'espère que ce ne sera pas trop pompeux pour toi? — Tant que ce n'est pas la Croix. Et... (le regard de Giscard brilla comme Theisman grognait à cette réserve) tant que cela inclut des remerciements à tous mes hommes. — Ça, je pense pouvoir l'obtenir. » Theisman secoua la tête. « Mon dieu! Maintenant il va falloir que j'en parle à Lester. — Comment ça ? — Eh bien, tu sais qu'il a longtemps poli son image de cow-boy indomptable avant qu'on ne se débarrasse de Saint-Just. Comment crois-tu qu'il va réagir à l'annonce que le Congrès veut lui attribuer la Croix pour Zanzibar ? Surtout maintenant que tu as ouvert la voix au refus de cette fichue récompense ! » CHAPITRE QUARANTE « Milady, fit avec raideur le docteur Franz Illescue, au nom du personnel de la clinique des Bruyères, je vous présente mes excuses personnelles les plus sincères pour cette violation inexcusable de la confidentialité de vos données. J'ai discuté de la question avec notre service juridique, à qui j'ai demandé de ne pas contester le montant des dommages et intérêts que vous pourriez choisir de nous réclamer de ce fait. De plus, au vu du déchaînement médiatique qu'a provoqué la divulgation illicite de ces données, j'ai informé notre service facturation que toute prestation ultérieure vous serait offerte. » Honor se tenait devant Illescue dans le vestibule de la clinique, consciente que son remords était sincère. Il se doublait d'un certain ressentiment à se trouver dans cette position, surtout en face d'elle. Le docteur soupçonnait aussi manifestement que les parents Harrington le tiendraient personnellement responsable de l'incident – ou du moins le craignait-il. Pourtant, ses émotions étaient réellement dominées par le remords et le sentiment de sa responsabilité professionnelle. Peu de gens l'auraient cru, vu sa raideur et la façon dont il serrait les dents. Toutefois Honor n'avait pas d'autre choix que de l'accepter. Elle le regrettait assez. Après avoir affronté les médias devant la clinique – malgré la disgrâce de Salomon Hayes, sa révélation donnait encore du grain à moudre à une sous-espèce particulièrement répugnante de journalistes –, elle se réjouissait à l'avance d'arracher lentement et douloureusement les yeux de Franz Illescue. Mais elle ne pouvait plus. Pas alors qu'il lui apparaissait si clairement, à elle au moins, que ses excuses étaient sincères. « Docteur Illescue, dit-elle au bout d'un moment, je sais que vous n'avez personnellement rien à voir avec la divulgation de ces informations. » Il écarquilla légèrement les yeux, et elle le sentit ébahi de l'entendre si pondérée. « De plus, j'ai une certaine expérience des vastes organisations bureaucratiques. La Flotte de Sa Majesté, par exemple. Si le commandant est responsable de tout ce qui arrive à bord de son bâtiment, je sais aussi qu'il n'a aucun contrôle réel sur certains événements. Je suis convaincue que cette fuite est de ceux-là. » Je ne vous cacherai pas que je suis furieuse et très contrariée de ce qui s'est passé. Je suis toutefois certaine que vous avez fait tout ce qui était en votre pouvoir pour découvrir comment ces informations ont atterri entre les mains d'un homme comme Salomon Hayes. Je ne vois pas pourquoi je vous punirais, vous ou votre établissement, pour les actes délictueux d'un individu ayant agi sans votre autorisation et en contravention avec la politique de confidentialité des Bruyères. Je n'ai pas l'intention de demander de dommages et intérêts réparatoires ou punitifs, à vous ni à la clinique. J'accepte votre offre de prestations futures gratuites et, pour ma part, j'estime la question close. — Milady... » commença Illescue avant de s'interrompre. Il la dévisagea un instant et son expression se détendit un peu, puis il prit une profonde inspiration. « C'est extrêmement généreux et gracieux de votre part, dit-il en toute sincérité. Je ne me répandrai pas plus longtemps en excuses car, honnêtement, il n'y a pas d'excuse adéquate pour cette défaillance. Je serais toutefois honoré que vous me permettiez de vous accompagner personnellement jusqu'à votre fils. » Andrew La Follet derrière elle, Honor contemplait l'armoire d'apparence innocente au centre de la petite pièce aux belles couleurs pastel. Elle aurait pu appuyer sur un bouton pour l'ouvrir et révéler la matrice artificielle dans laquelle son enfant grandissait lentement, mais elle choisit de s'abstenir. Elle avait consulté tous les rapports médicaux et l'imagerie associée, et elle aurait voulu voir le foetus de ses propres yeux, mais elle avait déjà décidé de ne pas le faire sans Hamish et Émilie. C'était son bébé, mais c'était aussi le leur, et elle ne les priverait pas de cet instant. Elle sourit, trouvant sa réaction peut-être un peu bête, puis travers. la pièce, s'assit près de l'unité et déposa Nimitz sur ses genoux. Le fauteuil antigrav était d'un confort raffiné, et elle s'y enfonça en fermant les yeux, tout ouïe. Le volume n'était pas très fort dans les haut-parleurs, mais elle entendait ce que son fils à naître entendait. Le bruit régulier de ses propres battements de cœur enregistrés, des bribes musicales – notamment les oeuvres de Salvatore Hammerwell, son compositeur préféré –et le son de sa voix en pleine lecture. La lecture de David et le Phénix, comprit-elle avec un sourire très différent. Elle resta assise plusieurs minutes, à écouter, absorber, partager. C'était l'enfant issu de son corps, l'enfant qu'elle n'avait pas pu porter, et cette pièce calme et confortable était conçue précisément pour ce qu'elle faisait. Pour la mettre au moins temporairement en présence du processus mystique dont les circonstances, le destin et le devoir l'avaient exclue. Et, dans le cas d'Honor, l'expérience était encore plus complète que pour les autres mères. Les yeux clos, elle tendit davantage que l'oreille et là, dans le calme de son esprit, elle le trouva. Elle le sentit. Il n'était qu'une présence brillante, indolente, à la dérive. Pas encore tout à fait formée, en constant devenir. Sa lueur d'âme dansait dans les profondeurs de l'esprit et du cœur d'Honor, glorieuse de la promesse de ce qu'il serait et deviendrait, frémissant au son de la voix de ses parents, se languissant dans ses rêves paisibles de l'avenir qui l'attendait. En cet instant, elle sut, au moins en partie, ce que ressentait une chatte sylvestre, et elle fléchit intérieurement à l'idée de quitter un jour cette pièce, de se séparer de cette nouvelle vie à l'éclat si doux et pourtant si puissant dans ses perceptions. Ses yeux fermés picotaient, et elle se rappela les vers que Katherine Mayhew avait trouvés pour elle quand elle avait demandé à Willard Neufsteiler de s'occuper du financement de son premier orphelinat sur Grayson. Il s'agissait d'un vieux poème, plus vieux que la Diaspora humaine, soigneusement préservé par les Graysoniens car il résonnait avec leur société et leurs croyances. Ni chair de ma chair, ni os de mes os, Mais mien miraculeusement. N'oublie jamais un instant : Ce n'est pas sous mon cœur que tu as grandi Mais en lui. Ce poème ne t'appliquait sans doute pas tout à fait dans son cas. Et pourtant si. Parce que, indépendamment du reste, cet enfant grandissait chaque jour, plus fort, plus vibrant, plus réel dans son cœur. Et elle avait déjà demandé à Katherine de lui en envoyer un exemplaire de présentation pour Émilie. Elle cligna des yeux puis tourna la tête vers La Follet. Le colonel ne la regardait pas à cet instant. Ses yeux à lui aussi étaient rivés sur l'unité médicale au centre de la pièce, et son visage reflétait ses émotions. C'était son enfant à lui aussi, comprit-elle. Contrairement à la plupart des hommes de Grayson, La Follet ne s'était jamais marié. Elle savait pourquoi, qui plus est, et elle ressentit un soudain accès de culpabilité. Mais peut-être en partie de ce fait, les émotions qu'il dégageait en regardant cette armoire banale qui dissimulait le fils à naître de son seigneur étaient plus que férocement protectrices. Elles étaient en fait très semblables à celles qu'elle décelait chez Nimitz. Honor savoura la lueur d'âme de son homme d'armes et, ce faisant, quelque chose se cristallisa en elle. Elle regarda de nouveau La Follet et vit le blanc qui parsemait son épaisse chevelure auburn, les pattes d'oie au coin de ses yeux gris fermes, les rides gravées sur son visage. Il avait huit ans T de moins qu'elle, mais physiquement il aurait pu passer pour son père. C'était aussi le seul survivant de son équipe de sécurité personnelle. Tous les autres, et bon nombre de leurs remplaçants, avaient péri en faisant leur devoir. Y compris Jamie Candless, resté à bord d'un vaisseau qu'il savait sur le point d'exploser pour couvrir la fuite de son seigneur. Rien ne pouvait récompenser dignement cette loyauté, et elle savait qu'Andrew La Follet se serait senti insulté si elle avait suggéré qu'une récompense était nécessaire. Mais en sentant sa dévotion féroce, son amour pour le fils à naître de son seigneur – et pour elle –, une détermination tout aussi forte l'emplit. « Andrew, dit-elle doucement. — Oui, milady ? » Il la regarda, les yeux légèrement étrécis, et elle perçut sa surprise au timbre de sa voix. « Asseyez-vous, Andrew. » Elle désigna le fauteuil à côté du sien, qu'il regarda avant de poser à nouveau les yeux sur elle. « Je suis en service, milady, lui rappela-t-il. — Et Spencer monte la garde juste devant la porte. Je veux que vous vous asseyiez, Andrew. S'il vous plaît. » Il la fixa encore quelques instants, puis traversa lentement la pièce et s'exécuta. Elle le sentait de plus en plus inquiet, presque méfiant, mais il la regardait avec attention. « Merci », dit-elle; puis elle posa une main légère sur la matrice artificielle. « Andrew, beaucoup de choses vont changer à la naissance de cet enfant. Certaines que je n'imagine même pas, et d'autres qui me paraissent assez évidentes. Pour commencer, le fief Harrington aura un nouvel héritier, avec le détachement de sécurité que cela implique. Ensuite, il y aura un tout nouvel être humain dans cet univers, un être dont la sécurité compte beaucoup plus à mes yeux .que la mienne. Et pour cette raison, j'ai une nouvelle responsabilité à vous confier. — Milady, s'empressa de répondre La Follet d'un ton presque craintif, j'y ai réfléchi, et j'ai en tête plusieurs hommes d'armes qui seraient... — Andrew. D'un mot, elle le coupa net et lui sourit. Puis elle tendit la main droite pour la poser sur sa joue. C'était la première fois qu'elle le touchait de cette façon, et il se figea comme un cheval effrayé. Elle lui sourit. « Je sais qui je veux, lui dit-elle calmement. — Milady, protesta-t-il. Je suis votre garde du corps. Je suis flatté – honoré – plus que vous ne pourriez l'imaginer, mais ma place est à vos côtés.,S'il vous plaît. » Sa voix trembla légèrement sur les derniers mots, et Honor lui caressa la joue avant de secouer la tête. « Non, Andrew. Vous êtes mon garde du corps – vous le serez toujours. Mon parfait homme d'armes. Celui qui m'a sauvé la vie non pas une fois, mais plusieurs. Celui qui m'a aidée plus d'une fois à ne pas devenir folle. Celui sur l'épaule de qui j'ai pleuré, et qui couvre mes arrières depuis quinze ans. Je vous aime, Andrew La Follet. Et je sais que vous m'aimez. Et vous êtes le seul à qui je fasse confiance pour protéger mon fils. Celui que je veux voir protéger mon fils. — Milady... » Sa voix était rauque, tremblante, et il secoua lentement la tête, l'air suppliant. « Oui, Andrew, dit-elle en se renfonçant dans son fauteuil, en réponse à la question muette qu'elle percevait dans ses émotions. Oui, j'ai une autre raison, et vous l'avez devinée. Je veux vous savoir en sécurité autant que possible. J'ai perdu Simon, Jamie, Robert et Eddy. Je ne veux pas vous perdre vous aussi. Je veux vous savoir en vie. Et si – Dieu me garde – il m'arrive malheur et que je meurs au combat, je veux vous savoir encore là, encore en train de protéger mon fils pour moi, parce que je sais que personne dans l'univers ne le fera aussi bien que vous. » Il la regarda fixement, les larmes aux yeux, puis il posa la main sur la matrice artificielle exactement comme il l'avait posée sur la Bible le jour où il lui avait juré allégeance. « Oui, milady, fit-il doucement. Quand votre fils sera né. Ce jour-là, je deviendrai son homme d'armes à lui aussi. Et, quoi qu'il advienne, je jure de le protéger au péril de ma vie. — Je sais que vous le ferez, Andrew, dit-elle. Je sais. » « Eh bien, cela n'a pas eu le résultat escompté, hein ? » fit Albrecht Detweiler sur le ton de la conversation. Aldona Anisimovna et Isabelle Bardasano s'entre-regardèrent puis se retournèrent vers le visage affiché sur le communicateur sécurisé. Elles étaient assises dans le bureau d'Anisimovna – l'un de ses bureaux – sur Mesa même, et elles ne se demandèrent pas un instant à quoi Detweiler faisait allusion. Un peu plus d'un mois T s'était écoulé depuis la tentative d'assassinat contre Honor Harrington, et c'était la première fois depuis qu'elles revenaient dans le système de Mesa. « Je n'ai pas eu le temps de bien me familiariser avec les rapports, Albrecht, dit Bardasano après quelques instants. Comme vous le savez, nous ne sommes rentrées qu'il y a quelques heures. Sur la base de ce que j'ai vu pour l'instant, je dirais en effet que cela ne s'est pas passé comme prévu. Reste à voir si c'est une bonne ou une mauvaise chose. — Ah oui ? » Detweiler inclina la tête en haussant le sourcil, et Anisimovna s'efforça de décider s'il avait l'air plutôt amusé ou irrité. « Vous êtes sûre que vous n'essayez pas tout simplement de présenter votre échec sous le meilleur jour, Isabelle ? — Bien sûr que si, dans une certaine mesure. » Bardasano eut un petit sourire. « Si je disais le contraire, je mentirais. Pire : vous sauriez que je mens, ce qui pourrait être très malsain pour moi. Mais, de la même façon, vous connaissez mon taux de réussite habituel. Et je crois que vous savez également que je vaux non seulement par les opérations que je mène à bien, mais aussi pour mon cerveau. — C'est en effet le cas jusqu'à maintenant. — Eh bien, dit-elle, regardons ce qui s'est passé. L'opération aurait dû réussir – elle aurait réussi, à en croire les rapports que j'ai eu le temps de consulter – si Harrington n'avait pas eu un pulseur – imaginez ! – dissimulé dans sa main artificielle. » Elle haussa les épaules. « Rien dans les renseignements dont nous disposions ne suggérait une telle éventualité. Il était donc impossible d'en tenir compte dans os plans. Apparemment, notre "véhicule" a réussi à neutraliser son garde du corps, exactement comme prévu, et dans des circonstances qui auraient dû le laisser armé quand elle ne l'était pas. Et puis, malheureusement, elle l'a abattu... d'un doigt. » Bardasano grimaça, et Detweiler eut un petit rire discret. « C'est donc pour cette raison que l'opération a échoué, poursuivit-elle. Toutefois, nous débarrasser d'Harrington n'a jamais été l'objectif premier de cette opération, même si nous en aurions tous tiré une intense satisfaction à plus d'un niveau. Certes, il aurait été utile de priver les Manties de l'un de leurs meilleurs amiraux. Et il est vrai que sa grande amitié avec Anton Zilwicki vient encore s'ajouter aux raisons de vouloir sa mort. Mais nous cherchions en réalité à la tuer d'une façon qui convainque les Manticoriens en général et Élisabeth Winton en particulier que c'était l'œuvre des Havriens. Or c'est exactement la conclusion qu'ils ont tous tirée, d'après notre agent au ministère des Affaires étrangères. Après tout, qui d'autre avait une raison de vouloir la supprimer ? — Albrecht, je pense qu'Isabelle n'a pas tort », intervint Anisimovna. Techniquement, l'assassinat d'Harrington ne relevait pas de sa responsabilité. Le fait qu'elle travaillait avec Bardasano sur plusieurs autres projets – et que la chute soudaine de celle-ci les compliquerait singulièrement – lui faisait toutefois porter un intérêt certain à la survie de sa cadette. « Ah bon ? » Detweiler passa de Bardasano à Anisimovna. « Oui, répondit-elle avec conviction. Il est bien connu que les Législaturistes tout comme Pierre et ses illuminés usaient de l'assassinat comme d'un outil ordinaire. Étant donné ce passé, il était inévitable, je pense, que les Manties concluent automatiquement que Pritchart – qui elle-même a tué pas mal de gens en son temps – avait ordonné qu'on supprime Harrington. Surtout vu le succès des raids opérés par Harrington. » Elle haussa les épaules. « Pour autant que je sache, Isabelle a raison. L'opération a rempli son principal objectif. — De plus, ajouta Bardasano, presque hésitante, les rapports que j'ai eu l'occasion de consulter pour l'instant s'accordent tous pour le dire : les Manties ne comprennent pas mieux que les Andermiens comment nous nous y sommes pris. — Ce n'est pas faux. » Detweiler eut une brève moue songeuse puis haussa les épaules. « Très bien, dans l'ensemble, je suis d'accord avec vous. J'ajouterai cependant que j'étais de ceux qui s'attendaient à tirer une satisfaction personnelle intense de sa mort. Si l'occasion de rectifier cet aspect de l'opération devait se représenter, j'espère qu'elle sera saisie. — Oh, vous pouvez y compter, promit Bardasano dans un petit sourire. — Bien. Sinon, comment avancent les choses à Talbot? — Eh bien, d'après les derniers rapports – et nous avons à l'évidence plusieurs semaines de retard dans ce domaine, à cause du délai de communication –, Nordbrandt comme Westman ont l'air de bien se débrouiller, chacun à sa façon, dit Anisimovna. Pour ma part, je pense que Nordbrandt nous est plus utile auprès de l'opinion publique solarienne, mais Westman est sans doute plus efficace à long terme. » Sur le plan politique, les rapports en provenance de leur convention constitutionnelle indiquent que Tonkovic persiste à s'entêter et résiste à des termes d'annexion qui seraient acceptables pour Manticore. Elle n'a pas l'intention de saboter l'annexion, mais elle est si stupide qu'elle ne se rend pas compte qu'elle se perd en futilités. Quant aux rapports de nos agents sur Manticore, ils confirment tous que les attaques de Nordbrandt et l'obstructionnisme de Tonkovic combinés contribuent à une résistance mineure mais grandissante à l'annexion de l'amas. — Et Monica ? — Levakonic est responsable de cet aspect de l'opération, répondit Baresano. Aldona et moi avons préparé le terrain, mais c'est Izrok qui coordonne la livraison et la remise à niveau des croiseurs de combat. D'après son dernier courrier, ils sont en retard sur le programme. Apparemment, les chantiers navals de Monica sont moins performants qu'on ne l'avait assuré à Izrok. Il a fait venir des techniciens supplémentaires pour accélérer le chantier, et même avec le retard pris à ce jour, nous sommes largement dans les délais prévus à l'origine. Je ne suis pas tout à fait à l'aise à l'idée que les choses traînent, mais pour l'instant la situation semble sous contrôle. — Le verbe "sembler" me gêne toujours, observa Detweiler d'un ton fantasque. — Je m'en rends compte, répondit calmement Bardasano. Hélas, dans des opérations clandestines comme celles-ci, il a tendance à revenir souvent. — Je sais. » Detweiler hocha la tête. « Et comment se passe l'offensive de propagande au sein de la Ligue ? — Là, nous rencontrons des difficultés, avoua Anisimovna. — Pourquoi ? — Essentiellement parce que les Manties ont remplacé les incompétents notoires que Haute-Crête et Descroix avaient mis en poste dans leur ambassade sur la vieille Terre. » Anisimovna grimaça. « Je n'aurais jamais choisi Webster pour ambassadeur, mais je dois reconnaître qu'il leur fait honneur. L'expérience politique qu'il a accumulée en tant que Premier Lord de la Spatiale n'y est sans doute pas étrangère. En tout cas, il a une image d'homme très rassurant, solide, fiable et sincère. Et pas seulement dans ses apparitions holovisées. Plusieurs de nos sources nous assurent qu'il produit la même impression en face-à-face avec les représentants de la Ligue. Dans le même temps, il a organisé une campagne de relations publiques remarquablement efficace – lui, ou quelqu'un de son équipe, bien que tout indique qu'il en soit le chef d'orchestre. » Nous avançons, Albrecht. Toutes les images d'explosions sanguinolentes et de corps démembrés en provenance de Faille sont en train de créer le sentiment général que certains dans l'amas trouvent à redire à l'annexion. Et nos propres spécialistes en relations publiques nous disent avoir commencé à convaincre les citoyens solariens de projeter les activités de Nordbrandt sur tous les systèmes de l'amas. Mais je mentirais en prétendant que Webster ne limite pas les dégâts de manière très efficace. En particulier, il a réussi à faire remarquer que les actions du type de Nordbrandt sont celles d'illuminés à la marge, et que les illuminés ne sont pas le meilleur baromètre du sentiment des membres sains de la société. — Et cela nous pose-t-il vraiment problème ? — Pas trop, pour l'instant, fit Anisimovna, confiante. Nous offrons à la Direction de la sécurité aux frontières l'excuse qu'il lui faut pour faire ce que nous voulons. Inutile de convaincre l'opinion publique solarienne : il suffit de fournir un prétexte à la DSF, qui a l'habitude de bondir sur des motifs beaucoup moins spectaculaires que Nordbrandt et Westman. À supposer que le président Tyler et sa flotte tiennent leur part du marché, Verrochio aura tout le camouflage nécessaire. — Je vois. » Detweiler réfléchit quelques secondes puis haussa les épaules. « Je vois, répéta-t-il. Toutefois, d'après ce que vous dites, ce Webster demeure un caillou dans notre chaussure, on dirait ? — C'est assez juste, répondit Anisimovna. — Et il est populaire sur Manticore ? — Très. Pour tout dire, certains ont exercé une pression considérable pour le réaffecter à la tête de la Première Force plutôt que de gâcher ses talents dans la diplomatie. — Alors son assassinat par les Havriens serait très mal pris ? — À n'en pas douter. — Très Isabelle ? — Oui, Albrecht. — Je sais que vous avez beaucoup de pain sur la planche, mais j'aimerais que vous vous occupiez de ce petit détail également. Et cette fois-ci, quand vous choisirez votre véhicule, prenez donc un agent diplomatique havrien sur la vieille Terre. Il faut parfois se montrer très clair pour convaincre des néo barbares de tirer les conclusions voulues. » CHAPITRE QUARANTE ET UN « Eh bien, Honor, je crois qu'il y a quelque chose dont Hamish et toi souhaitez me parler, non ? » Honor se retourna aussitôt, dos à l'archaïque parapet crénelé de la tour du Roi Michaël. Elle se maudit en silence pour ce mouvement brusque, espérant ne pas avoir trop l'air d'un écureuil sphinxien face à un chat sylvestre. Le soleil baignait le toit plat de la tour, moins chaud que lors de sa dernière visite au Palais du Montroyal quatre mois plus tôt, mais encore doux. Les buissons du jardin de toit étaient en fleur et la frange du store déployé au-dessus du salon de jardin balançait doucement dans la brise. Le ciel était d'un bleu franc sans nuages et des corbeaux de la vieille Terre élevés au Palais décrivaient des cercles dans le vent loin au-dessus des têtes. La reine Élisabeth et le prince consort Justin étaient assis face à face dans des fauteuils de jardin, leurs chats sylvestres respectifs confortablement installés sur la table en rotin à l'ancienne entre eux. Hamish était assis d'un côté, près du fauteuil médicalisé d'Émilie, tandis que Samantha et Nimitz étaient étendus ensemble dans un coin d'ombre de l'autre côté d'Émilie. Une charmante scène de paix domestique, songea Honor. Hélas, elle percevait un amusement espiègle derrière le regard innocent de la reine. « Qu'est-ce qui te fait croire ça, Élisabeth ? » demanda-t-elle pour gagner du temps en percevant la soudaine consternation d'Hamish. Elle ne décelait pas d'émotion de ce type chez Émilie, en revanche, remarqua-t-elle. « Honor, fit Élisabeth d'un air patient, je suis la reine, tu te souviens ? J'ai des milliers et des milliers d'espions dont le seul objet est de s'assurer que je suis au courant de tout. Mieux, je connais Hamish et Émilie depuis toujours, et toi depuis... combien ? Quinze ans T maintenant? Tu n'as peut-être pas conscience de la façon dont ton attitude a changé en leur présence, mais moi si. Alors lequel de vous autres mécréants veut confesser qu'Hamish et toi êtes en contravention avec le Code de guerre ? » Honor perçut une lueur de désarroi chez Hamish, mais la lueur d'âme d'Élisabeth trahissait un plaisir trop grand pour qu'Honor partage son angoisse. « En réalité, répondit-elle au bout d'un instant, d'après Richard Maxwell, mon avocat, j'ai toutes les raisons de croire que, puisque le Premier Lord est un civil et moi non, toute relation entre nous ne serait pas en contravention avec le Code. À supposer, bien entendu, ajouta-t-elle dans un sourire, qu'une telle relation existe. — Oh, à le supposer, bien sûr, acquiesça Élisabeth, affable. Et pareille relation existerait-elle par hasard ? — Pour tout dire, Élisabeth, intervint calmement Émilie, c'est le cas. Nous sommes mariés. — Comme c'est choquant ! » Élisabeth gloussa et se renfonça dans son fauteuil en s'éventant de la main. « Oh, vous avez trahi la confiance que je plaçais en vous trois ! Enfer et damnation. Et ainsi de suite. — Très drôle, fit poliment Émilie. — Tu n'as pas l'air étonnée que je ne le sois pas, fit remarquer Élisabeth. — Contrairement à mes conjoints qui font preuve d'un excès de confiance lamentable, j'ai éprouvé de gros doutes quand tu nous as invités tous les trois pour une audience privée. Inutile de préciser qu'eux deux sont arrivés en toute innocence, sans se méfier. » Émilie secoua la tête d'un air triste. « Enfin, peut-être pas Honor. Elle est beaucoup plus fine dans ce domaine qu'Hamish, mais je suis à peu près sûre que tu as réussi à lui cacher au moins partiellement la vérité à elle aussi. — J'ai essayé, en tout cas. » Élisabeth regarda Honor, brillant dans l'ombre du store. « Ce n'est pas toujours ce qu'il y a de plus simple, ajouta-t-elle. — Cela m'arrive pourtant avec une régularité déprimante ces derniers mois, répondit Honor. D'abord la question mineure de cette grossesse inattendue. Puis son annonce très serviable par Salomon Hayes. Enfin la petite embuscade montée par le révérend Sullivan, monseigneur Telmachi, ma mère ainsi que mon mari et ma femme – sauf qu'ils n'étaient pas encore mes époux à ce stade, tu comprends. Savais-tu qu'on m'a demandée en mariage et épousée en moins de deux heures ? Le révérend a voyagé depuis Grayson pour faire de moi une honnête femme. Et puis il y a eu quelques surprises moins agréables depuis, ajouta-t-elle, plus sombre malgré elle. » Elle perçut un bref écho de sa propre morosité chez Élisabeth comme ses mots lui rappelaient la perte douloureuse de Michelle Henke. Puis Nimitz la gronda d'un blic ferme, et elle secoua aussitôt la tête. « Désolée. » Elle eut un sourire presque naturel. « Je n'avais pas l'intention de jouer les rabat-joie. — Excuses acceptées », dit Élisabeth. Elle prit une inspiration, puis se secoua et sourit en retour, écartant son propre deuil pour retrouver sa bonne humeur précédente. « Toutefois, poursuivit-elle, la véritable raison sournoise pour laquelle je vous ai invités tous les trois avant de vous extorquer des aveux, c'est que je me demande combien de temps vous comptez attendre avant de... régulariser publiquement votre situation. — Nous attendions que Richard confirme l'interprétation que donne Hamish des implications légales, dit Honor. — Et puis garder le secret est devenu comme une habitude, reconnut Hamish. Je crois que nous sommes tous un peu nerveux – non, très nerveux – quant à la façon dont l'opinion publique va réagir. Surtout après la campagne de diffamation de Haute-Crête. — Vous connaissant tous les trois, je suppose que les allégations de Hayes à l'époque étaient fausses ? — En effet, répondit fermement Hamish avant de regarder tour à tour Émilie et Honor. Certes, ajouta-t-il avec une honnêteté scrupuleuse, la tentation était forte, même si Honor et moi refusions de l'admettre même intérieurement. — C'est bien ce que je me disais. » Élisabeth les regarda d'un air songeur puis haussa les épaules. Je suis sûre que bon nombre de gens qui ne vous connaissent pas penseront le contraire. Hélas, vous n'y pouvez rien, et attendre la naissance de votre fils ne fera qu'aggraver la situation. Vous vous en rendez bien compte, n'est-ce pas ? — Oui. Même Hamish, fit Émilie en adressant un sourire coquet à son mari. — Étant donné les circonstances, poursuivit la reine un peu plus sérieusement, cela aurait pu devenir un handicap politique majeur. Non seulement Hamish est Premier Lord, mais William est Premier ministre. C'est d'ailleurs la première fois dans l'histoire du Royaume que deux frères occupent simultanément des postes aussi importants au sein d'un gouvernement. L'idée que nous mentions tous, vraie ou fausse, se présentera forcément, et l'opposition adorerait s'en emparer. Pour l'instant, toutefois, il n'y a tout bonnement pas d'opposition réelle. La seule qui pourrait en organiser une, en réalité, c'est Catherine Montaigne, et vu sa propre vie personnelle... atypique – sans parler de sa personnalité –, elle montera plutôt sur le toit du parlement porter un toast à la santé des mariés et lancer des chansons paillardes en leur honneur. » Ce que j'essaye de vous dire, c'est que, sur le plan politique, le moment est idéal. Je crois que vous devriez rendre votre mariage public. De plus, j'ai consulté le Banc de la reine, et les juges s'accordent avec l'interprétation d'Hamish. Ils sont également d'avis que j'ai l'autorité en tant que reine d'écarter l'article cent dix-neuf du Code de guerre. D'ailleurs, d'après eux, l'amiral Caparelli pourrait prendre la même décision "dans l'intérêt du service", partant du principe que la Couronne ne peut pas se permettre de vous perdre ni l'un ni l'autre en ce moment précis. Il est donc temps de tomber le masque. — C'est une idée... effrayante, reconnut Honor avec douceur, le sourire un peu timide. Je me réjouis vraiment de cette perspective, tu comprends, mais elle me fait encore peur après si longtemps. Et je dois regagner l'Étoile de Trévor après-demain. Je me sentirai affreusement coupable si nous nous trompons et que cette histoire vous revient à tous en pleine figure pendant que je suis au loin avec la flotte ! — Si nous attendons que tu puisses rester dans les parages pour absorber ta part des traits hostiles, nous ne l'annoncerons jamais, fit remarquer Émilie. La Huitième Force te prend tout ton temps. » Elle fit la moue. « J'avais déjà suffisamment de mal quand la flotte n'éloignait qu'un de mes époux ! — Eh, si tu ne comprends pas la blague, jeune fille, faut pas suivre la flotte, lança Hamish dans un sourire espiègle, et Émilie s'étrangla de rire. — Je parie que tu dis ça à toutes les filles de la planète, officier ! ronronna-t-elle. — Si nous pouvions rendre à cette conversation un tour un peu moins salace ? intervint Élisabeth d'un ton sévère mais l'œil brillant. J'ai une suggestion à faire. — Laquelle ? » s'enquit Honor, ignorant ses époux comme Émilie assénait une claque sur la tête d'Hamish de sa bonne main. « Eh bien, nous pouvons sans doute désamorcer un peu les réactions hostiles en procédant comme il faut. — C'est-à-dire ? — Vous êtes déjà invités tous les trois au repas officiel de ce soir, dit Élisabeth. Ce devait être une de ces soirées ennuyeuses mais nécessaires : ambassadeurs, canapés et air confiant de rigueur à l'usage des journalistes et des caméras HV. Et, je serai honnête avec vous, avoir l'air confiant est plus nécessaire qu'à l'habitude en ce moment. » Son visage s'assombrit une fois de plus, et les oreilles d'Ariel s'aplatirent en réaction à son changement d'humeur. « Ce qui t'est arrivé à Solon, Honor, et ce que les Havriens nous ont fait à Zanzibar a eu un impact notable sur le moral de la population. Les événements de Talbot n'aident pas non plus. En ce moment, l'amiral Sarnow semble maîtriser la situation en Silésie, mais cette bouchère de Nordbrandt fait des centaines de victimes à Faille. Et ce qui s'est passé quand les Havriens ont tenté de t'assassiner doit aussi être pris en compte. — J'ai l'impression que la tentative d'assassinat a surtout irrité, dit Hamish. — À n'en pas douter, dit Élisabeth. Et si vous croyez que les gens s'en sont "irrités" ici, au Royaume stellaire, vous n'imaginez même pas comment les Graysoniens ont réagi ! C'était déjà grave quand ils pensaient que les Havriens t'avaient exécutée, Honor; cette fois, c'est pire par certains côtés. En même temps, toutes sortes de rumeurs courent. Par respect pour le lieutenant Meares et sa famille, j'ai permis qu'on révèle qu'il agissait sous une forme de compulsion. Mais nous sommes incapables d'expliquer comment cette compulsion a été exercée, et cela contribue au climat de méfiance. Ou de crainte, peut-être. Après tout, si les Havriens l'ont eu, lui, qui d'autre peuvent-ils atteindre ? » Bref, toute nouvelle susceptible de remonter le moral est précieuse, et je pense que l'annonce de votre mariage ici, au Montroyal, par mes soins, avec toute la pompe voulue, devrait avoir un effet festif. Vous faites tous les trois parties des dix ou douze personnalités les plus populaires du Royaume en ce moment, et cela devrait amplement compenser les esprits chagrins qui soupçonneraient Honor et Hamish d'avoir... fricoté avant l'heure. — Ah, la politique », soupira Honor; puis elle eut un petit rire triste. « Quoi ? demanda Hamish. — Je me rappelais seulement une discussion avec l'amiral Courvosier avant notre premier déploiement à Grayson, dit Honor en secouant la tête. — La politique joue toujours un rôle prépondérant à notre niveau de responsabilité, Honor, répondit Élisabeth. Cela ne rend pas pour autant cette décision sordide. — Ce n'est pas ce que je voulais dire. Simplement, cela devient parfois lassant. — Certes. D'un autre côté, j'ai de temps en temps l'occasion de mêler ce qui me tient vraiment à cœur aux considérations politiques. Bien sûr, cela marche aussi dans l'autre sens, à l'occasion. Plus souvent, j'ai l'impression. Dans le cas présent, toutefois, j'ai un cadeau de mariage tardif à vous faire. » Honor regarda la reine avec méfiance. En ce moment, ce qu'Élisabeth voyait comme son « dû » lui laisserait un goût amer dans la bouche – surtout après Solon. La reine la regarda comme si c'était elle l'empathe puis plongea la main sous son fauteuil pour en retirer un petit étui plat. « Rien d'excessif, dit-elle avec un sourire rassurant. J'ai juste demandé à Broughton et Stemwinder de fabriquer ces babioles pour moi. » Elle tendit l'étui à Émilie, et Honor se déplaça pour que le fauteuil de son épouse soit entre elle et Hamish. Émilie leva les yeux vers eux, puis les baissa et passa le doigt sur l'écusson en relief montrant un B et un S entremêlés, symbole des joailliers de la maison de Winton depuis plus de trois cents ans T. Elle l'ouvrit, et Honor inspira profondément en découvrant les trois anneaux nichés dans le velours. Il s'agissait d'alliances dans le style graysonien, plus larges et lourdes que dans la tradition manticorienne, de facture exquise bien que pas purement graysonienne. Sur Grayson, les alliances des hommes étaient d'or jaune et celles des femmes d'argent, mais ces trois-là étaient composées de trois métaux entrelacés : or jaune, or blanc et argent. Elles portaient la clef du fief Harrington d'un côté et le cerf dressé de Havre-Blanc de l'autre, et leur chaton plat portait le traditionnel cercle de diamants au milieu duquel figurait une pierre semi-précieuse différente pour chacun. « J'ai vérifié, dit Élisabeth. Honor, tu es née en octobre selon le calendrier terrestre. Hamish, tu es de mars, Émilie du mois d'août. Par conséquent, vos pierres respectives sont l'opale, le jade et la sardoine. J'ai donc fait faire ces alliances pour vous. Elles ne sont ni tout à fait graysoniennes, ni manticoriennes, de même que vous trois n'appartenez plus uniquement à l'une des deux nations. — Elles sont magnifiques, Élisabeth. » Émilie releva la tête, les yeux brillants. « Merci. — Ce n'est pas grand-chose pour des gens qui comptent autant que vous à mes yeux, répondit simplement la reine. Et ce cadeau-là est de notre part à tous les deux, Élisabeth et Justin, pas de celle de la Couronne. » Honor tendit la main vers l'étui et en tira l'alliance incrustée d'une opale. Elle la tint au soleil et la regarda briller quelques secondes. Puis elle l'essaya au majeur de sa main gauche. Elle était un peu large, et elle fut vaguement étonnée. Élisabeth s'était à l'évidence donné beaucoup de mal pour leur offrir un cadeau parfait, et elle n'aurait dû avoir aucun mal à connaître le tour de doigt d'Honor, puisque son père disposait des dimensions exactes de sa prothèse. Mais elle sentit les yeux d'Élisabeth sur elle, attentive. Elle y réfléchit un instant puis ôta la bague de sa main gauche pour l'essayer sur la droite. Elle lui allait parfaitement, et elle la tint en l'air tout en regardant Élisabeth. « Si tu veux la faire rétrécir, ce ne sera pas un problème, Honor. Mais je crois te connaître assez bien depuis le temps, et je me suis dit que tu préférerais la porter à ta main de chair et d'os. — Je crois que tu as raison », dit lentement Honor, baissant la main pour la regarder. Elle n'avait jamais été femme à porter beaucoup de bijoux, mais cette bague était parfaite, et elle sourit. Puis elle l'ôta de nouveau et la tendit à Émilie. « S'il te plaît, Émilie, fit-elle en tendant aussi sa main. Sur Grayson, c'est la première épouse qui offre l'alliance à la nouvelle. Je sais que, comme dit Élisabeth, nous ne sommes plus ni manticoriens ni graysoniens, mais cela représenterait beaucoup pour moi. — Bien sûr, fit doucement Émilie avant de lever les yeux vers son mari. Hamish, tu veux bien m'aider ? » Hamish leur sourit puis prit le poignet d'Honor et le maintint légèrement le temps qu'Émilie glisse l'alliance à son doigt. « Elle rend très bien à cette main, n'est-ce pas ? » Elle tourna la tête vers Élisabeth. « Je crois que je vais faire adapter la mienne à ma main droite, moi aussi. — Inutile. Elle l'est déjà. — Quelle femme intelligente tu fais, dit Émilie à sa cousine éloignée, qui se mit à rire. — Je sais de source sûre que toutes les reines du nom d'Élisabeth sont intelligentes. — Ah ! Sans doute ce flagorneur de prince consort qui veut se faire bien voir ! répliqua Émilie. — Prouvant par là combien il est lui-même intelligent », conclut calmement le prince consort ainsi calomnié. CHAPITRE QUARANTE-DEUX « Félicitations, milady », fit dans un immense sourire Mercedes Brigham, qui attendait juste devant le sas pendant qu'Honor et Nimitz traversaient le boyau de transfert entre la navette en provenance de Manticore et sa pinasse. Andrew La Follet et Spencer Hawke les suivaient, et Brigham gloussa en voyant Honor hausser le sourcil à cet accueil. « La nouvelle a déjà fait le tour de la flotte. » Le chef d'état-major désigna l'alliance qui brillait à la main droite d'Honor. « J'ai d'ailleurs été surprise du nombre de gens qui s'étonnaient, si vous voyez ce que je veux dire. — Et les réactions ? — Elles vont de la simple approbation à l'enthousiasme, je dirais. — Pas d'inquiétude concernant l'article cent dix-neuf? — Bien sûr que non. » Brigham gloussa de nouveau. « Vous savez aussi bien que moi que cet article est sans doute le plus ignoré de tous. Et quand bien même, nul n'ira suggérer qu'il s'applique au comte de Havre-Blanc et vous. Ou dois-je l'appeler seigneur consort Harrington, maintenant ? fit Brigham en inclinant la tête. — Je vous en prie ! » Honor frissonna à dessein. « J'attends avec impatience que le Conclave des seigneurs s'empare de la question ! On dirait que je passe le plus clair de mon temps à trouver le moyen de provoquer une crise d'apoplexie chez les vrais conservateurs. — Espérons seulement qu'elle en emportera quelques-uns, répondit Brigham, acerbe, avec toute la ferveur née de plusieurs années passées au sein de la Flotte graysonienne. — Un vœu tout à fait déplacé – avec lequel je suis totalement d'accord, même si ce n'est qu'officieux. Honor jeta un regard faussement modeste par-dessus son épaule, que La Follet lui retourna d'un air impassible. Puis elle tendit les bras, et Nimitz descendit de son épaule pour s'y lover tandis qu'elle se dirigeait vers son fauteuil. Brigham la suivit et s'installa de l'autre côté de l'allée pendant que le mécanicien navigant scellait le sas et que le boyau de transfert se repliait. Honor, ses hommes d'armes et elle étaient les seuls passagers à deux pattes de la navette, et La Follet et Hawke prirent place deux rangées devant Honor, entre elle et la cabine de pilotage. Ce n'était pas leur position habituelle, et la gaieté d'Honor s'assombrit un peu lorsqu'elle perçut leurs émotions. La mort de Simon Mattingly et sa propre échappée belle avaient laissé des traces. La paranoïa professionnelle de ses hommes d'armes avait atteint de nouveaux sommets, et elle n'aimait guère qu'ils aient la gâchette aussi sensible. Elle se promit de discuter de la situation avec La Follet, puis reporta son attention sur Brigham. « Quelles sont les nouvelles de nos réparations ? — L'hnperator va rester au radoub encore un mois au moins, milady. » Brigham se fit plus grave. « Sans doute davantage, d'ailleurs. Les lasers n'ont peut-être pas touché la coque interne, mais les affûts de graser de poupe ont souffert beaucoup plus que nous ne le pensions avant examen par les radoubeurs. L'Agamemnon ne reprendra pas du service avant plus longtemps encore. Le Truscott Adams et le Tisiphone devraient revenir d'ici trois à six semaines. — C'est ce que je craignais quand j'ai lu le rapport préliminaire des radoubeurs. » Honor soupira. « Bah, il faut faire contre mauvaise fortune bon cœur, comme on dit sur Grayson. Et ce n'est pas comme si les réparations étaient le seul frein qui nous ralentisse. — Milady ? — J'ai passé trois jours à l'Amirauté, Mercedes. La situation après l'attaque contre Zanzibar est encore pire que nous ne le pensions. Le Calife semble envisager de se retirer de l'Alliance. — Comment ça ? » Brigham se redressa brusquement, et Honor haussa les épaules. — Difficile de lui en vouloir, en réalité. Songez : son système stellaire s'est fait pilonner deux fois de suite, or il avait rejoint l'Alliance pour en obtenir la protection. On aurait peine à prétendre que nous avons bien protégé sa population. — Mais c'est la faute de son fichu amiral ! s'emporta Brigham. Si al-Bakr n'avait pas passé outre les conseils de Padgorny en montrant aux Havriens toutes les défenses du système, cela ne serait jamais arrivé ! — Je sais que c'est l'opinion qui prévaut au sein de la flotte, mais je ne suis pas persuadée qu'elle soit juste. » Brigham la regarda, incrédule, et Honor haussa les épaules. — Je ne dis pas qu'al-Bakr a pris la bonne décision, ni que celle qu'il a prise n'a pas considérablement aidé les Havriens. Mais s'ils avaient envoyé la même force offensive contre notre déploiement défensif d'origine, elle aurait de toute façon tout écrasé sur son passage. Certes, les capsules lance-missiles auraient causé davantage de dégâts, mais pas assez pour stopper une attaque aussi massive sous le commandement de Lester Tourville. Savoir ce que nous avions déployé à l'origine les a peut-être poussés à envoyer une force plus étoffée, mais une fois qu'ils étaient engagés à ce niveau, notre installation première ne les aurait pas arrêtés, même si elle les avait pris au dépourvu. — Vous avez raison, concéda Brigham à contrecœur. Mais quand bien même, nos pertes auraient été beaucoup plus faibles si nous n'avions pas été obligés de dépenser plus encore en renforts. — Mercedes, fit Honor, un peu sévère, nous sommes alliés. Cela implique des responsabilités et des obligations mutuelles –et si je puis me permettre de vous le rappeler, Haute-Crête nous a déjà coûté Erewhon en oubliant bêtement ce détail. Si nous trouvons nos obligations en vertu du traité trop contraignantes, alors nous devrions nous réjouir de voir Zanzibar s'en retirer. Sinon, le Royaume stellaire et la reine doivent alors les remplir –ils en sont directement et personnellement responsables. Et cela implique de renforcer un allié menacé au mieux de nos capacités. » Brigham la regarda un instant d'un air de défi puis soupira. « Je comprends, milady. C'est juste que... » Elle s'interrompit en secouant la tête. — Je sais, dit Honor. Mais la flotte est suffisamment furieuse en l'état. Vous et moi avons une responsabilité spécifique : éviter d'alimenter davantage ce feu. — Compris, amiral. — Bien. Cela dit, toutefois, poursuivit Honor, il se trouve quelques membres du gouvernement – et quelques-uns à l'Amirauté – pour penser que nous devrions encourager Zanzibar, voire Alizon, à se déclarer nations non belligérantes. — Quoi? s'étrangla Brigham. Après tout le mal que nous nous sommes donné pour bâtir l'Alliance ? — La situation était un peu différente à l'époque, fit remarquer Honor. Nous étions seuls contre Havre et en quête de profondeur stratégique. Zanzibar et Alizon sont tous les deux des contributeurs nets à l'Alliance – ou l'auraient été si leur reconstruction après l'opération menée par McQueen n'avait pas tant coûté – mais nous avions vraiment besoin d'eux pour nous fournir des bases avancées quand tout le monde réfléchissait encore en termes de progression système par système. » Elle haussa les épaules. « La philosophie stratégique a changé, comme nos propres opérations le prouvent, ainsi que l'attaque de Tourville contre Zanzibar. Les deux camps réfléchissent en termes de frappes éloignées, désormais, et opèrent loin en "territoire ennemi"; la seule profondeur stratégique – à moins d'en avoir vraiment beaucoup – paraît de moins en moins capitale. Non seulement cela, mais maintenant que Zanzibar est écarté de la guerre pour au moins huit mois T à un an, le système devient une obligation défensive sans contrepartie. Quant à Alizon, qui a aussi souffert au moment d'Icare, il ne nous offre guère que la possibilité de construire quelques dizaines de croiseurs de combat ou d'unités légères à la fois. » La nouvelle école de pensée avance donc qu'en nous libérant des engagements défensifs nécessaires pour protéger des systèmes stellaires relativement mineurs, nous pourrions en réalité concentrer davantage d'effectifs dans la Première et la Huitième Force. Dans le même temps, à supposer que la République accepte leur neutralité et les laisse tranquilles, cela les écarte de la ligne de tir. Et les alliés importants à ce stade sont Grayson et les Andermiens. Nous pouvons mieux protéger Grayson en rappelant les forces aujourd'hui coincées dans des systèmes comme Alizon, et les Andermiens sont de toute façon protégés de toute attaque directe ne serait-ce que par la distance à laquelle ils se trouvent. » Brigham resta muette près de deux minutes, réfléchissant manifestement aux propos d'Honor, puis elle se tourna vers son amiral. « Et vous, êtes-vous d'accord avec cette "nouvelle école de pensée", milady ? — Je pense qu'il s'agit d'une approche neuve et rationnelle du problème. Et si la République était prête à accepter et respecter la neutralité future de membres actuels de l'Alliance, il serait dans notre intérêt d'en profiter. Ma principale réserve tient à ce que je doute que la République accepte un pareil arrangement, toutefois. — Cela fait plusieurs dizaines d'années qu'ils tentent de diviser l'Alliance, fit remarquer Brigham. — Oui. Mais Héloïse Pritchart et Thomas Theisman ne sont pas des imbéciles; par conséquent, ils sont tout aussi conscients que nous de la façon dont les réalités opérationnelles et stratégiques ont changé. Alors, à leur place, je serais fort tentée de rejeter toute issue facile pour nos alliés. J'insisterais pour qu'ils se rendent plutôt que de les autoriser tout simplement à déclarer qu'ils en ont assez de jouer et qu'ils veulent rentrer à la maison. — À moins que vous n'acceptiez de les laisser devenir neutres en vue de les faire tomber dans votre escarcelle dès que nous aurons retiré nos unités et qu'ils seront livrés à eux-mêmes. — C'est une éventualité. Et vu les antécédents du gouvernement Pritchart en matière de diplomatie interstellaire, bon nombre des adversaires de cette idée avancent ce même argument. Pour ma part, je pense que si Pritchart acceptait officiellement leur neutralité, elle serait presque obligée de tenir parole, justement à cause de ce qui est arrivé à notre correspondance diplomatique avant la reprise des hostilités. C'est ce que j'ai dit, non sans provoquer une certaine incrédulité. Il s'agit d'un point sur lequel le gouvernement et moi – et même mon nouveau beau-frère et moi – ne semblons pas nous accorder. » Elle grimaça. « Heureusement, peut-être, la décision ne m'appartient pas. — Mais elle va affecter notre position, n'est-ce pas ? C'est pour cette raison que vous en parlez. — Oui, en effet. En l'état actuel, nous sommes obligés d'engager des effectifs encore plus nombreux à Alizon et dans d'autres systèmes secondaires à cause des événements de Zanzibar. Ce qui signifie, bien sûr, que trouver des unités de remplacement et de renfort pour la Huitième Force est devenu encore plus compliqué. Or, vu ce que nous avons croisé à Solon, l'Amirauté insiste pour que nous attendions des renforts avant de reprendre les opérations offensives. Nous ne pouvons pas nous permettre un nouveau pilonnage comme celui que Giscard nous a infligé. — Alors c'est confirmé ? Il s'agissait de Giscard ? — La nouvelle est tombée juste avant le départ de ma navette. Il a officiellement reçu les remerciements du Congrès havrien pour sa défense réussie de Solon. Tourville a obtenu la même récompense pour sa frappe sur Zanzibar. — C'est bon à savoir », dit Brigham, pensive. Honor la regarda, et le chef d'état-major haussa les épaules. « Bizarrement, je me sens toujours mieux quand je peux mettre un visage sur l'ennemi, milady. — Ah bon ? » Honor secoua la tête. « Cela m'aide à envisager leur conduite ou leurs réactions, mais je préfère largement ne pas connaître ceux d'en face. Il est plus facile de tuer des inconnus. — Ne vous leurrez pas, milady, fit doucement Brigham. Je vous connais depuis longtemps, maintenant. Que ce soit des inconnus ne vous aide pas à mieux supporter leur mort. » Honor la regarda de nouveau, l'œil plus dur, et le chef d'état-major soutint son regard sans ciller. Elle avait raison, songea Honor. « En tout cas, reprit-elle, donnant raison à Brigham de la voix, nous ne pouvons pas nous permettre de les laisser nous rejouer le même tour pour plusieurs raisons. Les pertes matérielles et humaines sont douloureuses en elles-mêmes, mais nous devons aussi retrouver de l'élan, et nous n'en serons pas capables s'ils ne cessent de nous rosser. Il a donc été décidé que, bien qu'il soit important de reprendre l'offensive dès que possible, nous ne le ferions pas avant d'avoir renforcé la Huitième Force de manière significative. Ce qui implique entre autres de nous dénicher quelques bâtiments du mur modernes supplémentaires. — Et combien de temps cela va-t-il prendre ? s'inquiéta Brigham. -- Au moins six à huit semaines. Voilà pourquoi je disais que le délai de réparation de l'Inzperator ne nous retarderait pas tant que ça. — De nouveaux vaisseaux du mur, c'est très bien, mais je déteste l'idée de les laisser tranquilles tout ce temps, milady. » Brigham avait l'air soucieuse. « Ils doivent forcément être tentés de donner suite à leur succès contre Zanzibar, et si nous relâchons la pression pendant deux mois... » Elle laissa sa phrase en suspens, et Honor hocha la tête. « J'ai exposé le même argument à l'amiral Caparelli et au conseil stratégique. J'ai aussi suggéré un moyen d'atténuer les pires conséquences d'une suspension si longue de notre offensive. — Lequel, milady ? s'enquit Brigham, l'air perplexe. — Nous allons essayer de les obliger à regarder constamment par-dessus leur épaule. À partir de la semaine prochaine – soit à peu près au moment où nous l'aurions fait de toute façon en suivant le cycle établi par Phalène II et III –, nos contre-torpilleurs vont effectuer une reconnaissance d'une demi-douzaine de leurs systèmes. Ils feront exactement la même chose qu'avant chacune de nos attaques précédentes. Sauf qu'il n'y aura pas d'attaque, bien entendu. — C'est délicieusement sournois, milady, s'extasia Brigham. Ils devront partir du principe que nous comptons réellement attaquer et réagir en fonction. — Au début, en tout cas. Je soupçonne qu'ils sont assez malins pour se demander si ce n'est pas précisément ce que nous sommes en train de faire, puisqu'ils savent qu'ils nous ont frappés fort. Mais je pense que vous avez raison : ils vont devoir tenir compte de la menace, au moins la première fois. Ensuite, ils pourraient bien changer d'avis. — Alors, si nous leur faisons le coup deux ou trois fois en n'étant pas prêts à attaquer, que nous les habituons à l'idée que nos éclaireurs relèvent d'une stratégie de bluff, le jour où nous serons prêts à passer à l'attaque...' — Eh bien, avec un peu de chance, effectuer une reconnaissance des systèmes nous donnera paradoxalement l'avantage de la surprise puisqu'ils seront persuadés que nous ne comptons pas réellement les frapper, conclut Honor. Et en nous y prenant bien, nous pourrions réussir à les convaincre de faire comme al-Bakr et de nous révéler leurs déploiements et leur philosophie défensive actuelle. — Ça me plaît, dit Brigham. À l'évidence, je préférerais ne pas avoir à suspendre les opérations, mais, s'il le faut vraiment, autant en tirer le plus d'avantages possible. — C'est plus ou moins ce que je me suis dit. Alors pourquoi vous et moi ne passerions-nous pas un peu de temps à réfléchir aux systèmes pour lesquels nous voudrions qu'ils s'inquiètent? » « Milady ? » Honor et Spencer Hawke s'interrompirent aussitôt et reculèrent chacun à l'opposé du tatami. Ils adoptèrent une position de repos, puis Honor s'inclina, et Hawke lui rendit la politesse avant qu'elle ne se tourne vers James MacGuiness. « Oui, Mac ? » MacGuiness se tenait dans l'encadrement du sas du gymnase. Comme le premier vaisseau amiral d'Honor, le HMS Yeltsin II était un supercuirassé de classe Invictus. Honor y avait transféré son pavillon pendant la réparation de l'Imperator mais, si son état-major et elle se trouvaient à bord du Yeltsin II depuis près de quinze jours, soit depuis son retour de Manticore, elle ne s'y sentait toujours pas chez elle. Enfin, ce n'était pas non plus comme si elle campait dans une hutte au milieu des bois. Le Yeltsin II, à l'image de l'Imperator, avait été conçu dès le départ comme un vaisseau amiral, et un certain nombre de ses installations reflétaient ce statut, y compris le petit gymnase privé bien équipé un pont en dessous des quartiers personnels de l'amiral. Honor préférait utiliser le gymnase principal à bord de l'Imperator, où elle pouvait prendre le pouls de son équipage, surveiller le moral et l'attitude, mais, depuis la mort de Simon Mattingly et Timothée Meares, Andrew La Follet s'y opposait fermement. Il ne pouvait tout bonnement pas garantir sa sécurité avec autant de gens à proximité immédiate, et il était si déterminé – et inquiet – cette fois qu'Honor avait à peine protesté. Même en cet instant, elle percevait l'intense concentration de son homme d'armes debout derrière MacGuiness, entre tous, tendu, à l'affût de tout mouvement brusque de sa part. « Un vaisseau courrier spécial est là, milady. » Si MacGuiness était conscient de la surveillance de La Follet – ce qui était le cas presque à coup sûr –, il n'en laissa rien paraître. Honor ne décela pas non plus de ressentiment dans la lueur d'âme de MacGuiness face à la méfiance accrue des hommes d'armes. « Il est envoyé par l'Amirauté, poursuivit-il. Il vient d'arriver par le nœud du trou de ver, et Harper en a déjà reçu une transmission. Il amène également des dépêches personnelles qui vous sont adressées. » Honor sentit ses sourcils se hausser. La navette matinale régulière de Manticore était arrivée trois heures plus tôt à peine; celle du soir serait là d'ici cinq heures. Qu'y avait-il de si urgent que l'Amirauté doive l'expédier à bord d'un courrier spécial ? Elle eut un soudain accès d'anxiété puis s'imposa de l'écarter. S'il s'était agi d'une mauvaise nouvelle d'ordre personnel, elle serait arrivée à bord d'un courrier privé plutôt que d'un vaisseau officiel de l'Amirauté. « Merci, Mac, dit-elle calmement. Je vais prendre une douche, puis je visionnerai les dépêches dans mes quartiers. — Bien sûr, milady. » MacGuiness inclina la tête avant de s'en aller, et Honor se retourna vers Hawke. « Je suis navrée d'interrompre notre séance, Spencer. Je pense que vous commencez à vous débrouiller. » Hawke sourit : il n'étudiait le coup de vitesse que depuis dix ans, après tout. « Si mon emploi du temps le permet, nous pourrons peut-être finir avant le dîner. — Comme toujours, milady, je suis à votre disposition », dit-il en s'inclinant. Elle eut un petit rire et se tourna vers La Follet. « Zut alors, on n'est pas loin de l'avoir civilisé, vous ne croyez pas ? — "Pas loin" ne vaut qu'en matière de pétanque, grenades et armes nucléaires tactiques, milady », répondit gravement La Follet. Honor glissa la puce de données dans son terminal. L'afficheur se releva, et elle fronça légèrement les sourcils lorsque l'en-tête flotta devant ses yeux : le message portait le sceau électronique et la clef de chiffrage personnelle du Premier Lord de l'Amirauté, non ceux du Premier Lord de la Spatiale. S'agissait-il en fin de compte d'un message personnel d'Hamish ? Elle entra sa propre clef et glissa la main droite sur le lecteur ADN. Après un instant, l'afficheur accepta son identification et clignota : l'en-tête disparut, remplacé par le visage d'Hamish. Bizarrement, il avait l'air excité mais pas inquiet. Plutôt l'inverse, en réalité. « Honor, dit-il, je suppose que j'aurais pu laisser cette information te parvenir par les canaux habituels, mais je me suis dit que tu me le ferais payer. J'ai donc abusé de ma position et poussé Thomas Caparelli à me laisser t'envoyer un courrier spécial. Accroche-toi, ma chérie. » Il prit une profonde inspiration, et Honor sentit ses épaules se raidir en anticipation d'elle ne savait quoi. « Nous venons de recevoir un message officiel des Havriens, transmis par l'intermédiaire d'Erewhon. Il s'agit d'une liste à jour des prisonniers de guerre et de notre personnel qu'ils signalent comme tombé au combat. D'après cette liste, Mike Henke est vivante. Honor s'enfonça brusquement dans son fauteuil comme si elle avait pris un coup en pleine poitrine. C'était d'ailleurs exactement l'impression qu'elle avait eue, comprit-elle un instant plus tard comme Nimitz se dressait sur son perchoir en réaction à son pic émotionnel. Elle fixa l'afficheur, et Hamish resta sans rien dire quelques secondes, comme s'il avait prévu sa réaction et lui donnait le temps de digérer la nouvelle avant de continuer. « Nous n'avons pas beaucoup de détails, reprit-il au bout de quelques instants, mais il semble que l'Ajax ait pu dégager au moins l'un de ses hangars d'appontement. D'après la liste, un tiers environ de son équipage s'en est sorti, Mike y compris. Elle est blessée, nous ignorons à quel point, mais, à en croire les Havriens, ses blessures ne mettent pas sa vie en danger, et elle reçoit les meilleurs soins médicaux. Comme tous tes blessés, d'ailleurs: » Ils ont l'air de sous-entendre, vers la fin de leur message, qu'ils pourraient être ouverts à l'idée d'un échange de prisonniers. Tu nous répètes à tous depuis le début qu'il y a une immense différence entre le régime actuel et Pierre et, ses bouchers. Cela semblerait bien le confirmer. Bien entendu, il s'en trouve – dont la reine – pour arguer qu'il s'agit d'une manœuvre destinée à nous faire baisser notre garde, entreprise par une nation incapable de changer. Mais qu'ils aient ou non raison, je savais que tu voudrais être mise au courant de la situation de Mike dès que possible. » D'après leur courrier, les Havriens ont l'intention d'autoriser l'échange de messages personnels entre les prisonniers de guerre et leurs proches, en stricte application des accords de Deneb. Encore un changement bienvenu par rapport à SerSec ou les Législaturistes. Je me disais que tu voudrais sans doute commencer à réfléchir à un message pour elle. » Il marqua une nouvelle pause, lui accordant encore quelques secondes, puis il sourit. « Malgré ses soupçons, Élisabeth est comblée de savoir Mike encore en vie. De même que tous ceux qui la connaissent. Quant à Émilie et moi, nous sommes encore plus heureux pour toi que pour nous-mêmes. Porte-toi bien, mon amour. Terminé. » L'afficheur se vida, et Honor resta les yeux rivés dessus. Nimitz descendit de son perchoir, grimpa dans ses bras et lui tapota la joue. Elle baissa les yeux, et les doigts du chat s'agitèrent en langue des signes. « Tu vois ? Je t'avais dit que ça irait mieux. Maintenant, ta lueur d'âme va peut-être enfin finir de guérir. «  « Je suis désolée, boule de poils. » Elle lui caressa la tête. « Je sais que je ne suis pas de bonne compagnie depuis Solon. » « Tu as perdu une bataille, répondit-il en langue des signes. La première que tu aies vraiment perdue. Je pense que tu ne savais pas perdre. Et tu croyais ton amie disparue. Bien sûr que ta lueur d'âme était plus sombre. Cœur Fort et Voit Clair sont bons pour toi, ils t'aident à t'épanouir, mais c'est toujours envers toi que tu es la plus exigeante. Au fond, tu n'arrivais pas à te pardonner la mort de Mike. Maintenant, tu n'en as plus besoin » « Tu as peut-être raison. » Elle le serra doucement dans ses bras. Il n'avait pas l'habitude d'utiliser le nom sylvestre d'Hamish et d'Émilie dans leurs conversations. Qu'il l'ait fait trahissait l'inquiétude qu'il avait nourrie pour elle, comprit-elle, et elle le serra encore. « Tu as peut-être raison », répéta-t-elle, et son visage s'orna d'un immense sourire tandis que l'idée que sa meilleure amie était vivante faisait son chemin sur le plan émotionnel et intellectuel. « En fait, boule de poils, je crois que tu as raison. Et je crois aussi que nous ferions mieux d'aller chercher Mac pour le lui annoncer avant qu'il ne l'apprenne de quelqu'un d'autre. » « Amiral Henke. » Michelle Henke ouvrit les yeux et s'efforça de se redresser en hâte dans son lit d'hôpital en voyant celle qui venait de prononcer son nom. Cela ne fut pas facile avec sa jambe gauche encore en traction le temps que le réparaccel reconstitue l'os brisé. Mais bien qu'elles ne se fussent jamais rencontrées, Henke avait vu suffisamment d'images promotionnelles pour reconnaître la blonde platine aux yeux topaze debout au pied de son lit. « Ne vous donnez pas ce mal, amiral, dit Héloïse Pritchart. Vous êtes blessée, et il ne s'agit pas vraiment d'une visite officielle. — Vous êtes un chef d'État, madame la présidente », répondit Henke, sarcastique. Elle se redressa puis reposa son dos, soulagée, lorsque la tête de lit mobile rattrapa ses épaules. « Par conséquent, il s'agit d'une visite officielle. — Eh bien, vous avez peut-être raison », reconnut Pritchart dans un charmant sourire. Puis elle désigna le fauteuil proche du lit. « Puis-je ? — Je vous en prie. Après tout, c'est votre fauteuil. D'ailleurs, dit Henke en montrant la chambre agréable bien que pas précisément luxueuse, c'est même votre hôpital. — C'est une façon de voir les choses, j'imagine. » Pritchart s'assit avec grâce et resta ainsi quelques secondes, la tête légèrement inclinée de côté, l'air songeuse. « Que me vaut cet honneur, madame la présidente ? demanda enfin Henke. — Plusieurs raisons. D'abord, vous êtes notre prisonnier de guerre le plus prestigieux, à plus d'un titre. Vous êtes le plus gradé sur le plan militaire, et vous êtes aussi... quoi ? cinquième dans la ligne de succession ? , — Depuis que mon frère aîné a été assassiné, oui », fit calmement Henke. Elle eut la satisfaction de voir Pritchart broncher. — Je suis très sincèrement navrée de la mort de votre père et de votre frère, amiral Henke, dit-elle d'une voix tout aussi calme, soutenant son regard sans ciller. Nous avons déterminé, d'après nos propres archives, que SerSec était en réalité directement responsable de cet assassinat. Les fanatiques qui l'ont mené à bien étaient peut-être masadiens, mais SerSec les avait recrutés et leur a fourni les armes. D'après ce que nous avons pu établir, tous les individus directement impliqués dans la décision de lancer cette opération sont morts ou en prison. Non pas à cause de cette opération précise, ajouta-t-elle comme Henke commençait à hausser des sourcils incrédules, mais pour un catalogue complet de crimes commis contre le peuple de leur propre nation. Je soulignerai simplement, bien que cela ne soulagera en rien votre chagrin et votre colère, que ces mêmes personnes sont responsables de la mort de milliers – non, de millions de leurs concitoyens. La République de Havre a eu plus que son lot d'hommes et de femmes de cette espèce. — Je n'en doute pas, fit Henke en observant attentivement son interlocutrice. Mais vous ne semblez pas avoir tout à fait renoncé à leurs méthodes. — En quoi ? s'enquit un peu brusquement Pritchart, les yeux plissés. — J'évoquerais bien la question de votre diplomatie d'immédiat avant-guerre, mais je suis à peu près certaine que nous ne tomberions pas d'accord sur ce point. Je me limiterai donc à souligner votre tentative d'assassinat sur la personne de la duchesse Harrington. Qui, je vous le rappelle, se trouve être une amie personnelle. — Je suis au courant de votre relation privilégiée avec la duchesse, répondit Pritchart. C'est d'ailleurs l'une des raisons que j'ai mentionnées pour justifier cette conversation. Certains de mes officiers les plus gradés, dont le ministre de la Guerre monsieur Theisman, l'amiral Tourville et l'amiral Foraker, ont rencontré votre "Salamandre". Ils ont une très haute opinion d'elle. Et s'ils pensaient un instant que mon gouvernement avait ordonné son assassinat, ils seraient très, très furieux contre moi. — Pardonnez-moi, madame la présidente, mais cela ne revient pas tout à fait au même que de dire que vous ne l'avez pas autorisé. — Non, en effet. » Pritchart sourit. « J'avais oublié un instant que vous avez l'habitude de vous mouvoir au plus haut niveau politique dans le Royaume stellaire. Vous avez l'oreille d'une femme politique, même si vous n'êtes "que" simple officier spatial. Néanmoins, je vais être plus claire. Ni moi ni personne au sein de mon gouvernement n'a ordonné ni autorisé une tentative d'assassinat contre la duchesse Harrington. » À son tour, Henke plissa les yeux. Comme l'avait dit Pritchart, elle avait l'habitude de côtoyer des hommes politiques manticoriens, à défaut de la politique en soi. En son temps, elle avait rencontré quelques menteurs extraordinairement habiles. Mais si Héloïse Pritchart en était une autre, cela ne se voyait pas. « Voilà une déclaration intéressante, madame la présidente. Hélas, sauf votre respect, je n'ai aucun moyen d'en contrôler la véracité. Et même si vous y croyez, cela ne veut pas nécessairement dire qu'un renégat au sein de votre gouvernement ne l'a pas ordonné lui-même. — Je ne suis pas étonnée que vous réagissiez ainsi, et nous avons effectivement eu plus que notre lot d'opérations montées par des "renégats". Je dirai seulement que je crois fermement que ma déclaration précédente est juste. J'ajouterai également que j'ai remplacé les responsables de la sécurité intérieure et extérieure par deux hommes que je connais depuis des années et en qui j'ai la plus grande confiance. Si une opération clandestine a été montée contre la duchesse Harrington, cela s'est fait sans qu'ils le sachent ou l'approuvent. J'en suis absolument convaincue. — Et selon vous, qui d'autre aurait un mobile pour la tuer ? Ou les ressources nécessaires pour essayer de le faire de cette façon ? — Nous ne disposons pas de détails précis sur la façon dont la tentative a été menée, répliqua Pritchart. D'après ce que nous avons vu, toutefois, il semble que les hypothèses s'orientent vers la possibilité que son jeune officier – un certain lieutenant Meares, je crois – ait été conditionné d'une façon ou d'une autre pour attenter à sa vie. Si c'est le cas, nous n'avons pas les ressources nécessaires. Certainement pas dans le délai qui semble avoir été disponible à quiconque a procédé au. conditionnement. À supposer qu'il s'agissait bien de cela, naturellement. — J'espère que vous me pardonnerez, madame la présidente, si je réserve mon jugement dans ce cas précis, fit Henke au bout d'un moment. Vous êtes très convaincante. D'un autre côté, comme moi, vous opérez au plus haut niveau politique, or, à ce niveau, un politicien se doit d'être convaincant. J'examinerai toutefois vos propos. Dois-je penser que vous me dites tout cela dans l'espoir que je transmettrai le message à la reine Elisabeth ? — À ce que j'ai entendu dire de votre cousine, amiral Henke, je doute fort qu'elle ajoute foi à aucune déclaration venant de moi, même si je lui disais que l'eau mouille, répondit Pritchart, sarcastique. — Je vois que vous avez établi un profil assez juste de Sa Majesté, remarqua Henke. Bien que vous soyez sans doute encore en deçà de la vérité, ajouta-t-elle. — Je sais. Néanmoins, si vous en avez l'occasion, je souhaite que vous le lui disiez de ma part. Vous êtes libre de ne pas le croire, amiral, mais je ne voulais pas vraiment de cette guerre non plus. Oh, poursuivit-elle aussitôt comme Henke faisait mine d'ouvrir la bouche, j'admets volontiers avoir tiré la première. Et je reconnais aussi que, vu ce que je savais à l'époque, je recommencerais aujourd'hui. Ce n'est pas la même chose qu'avoir envie de le faire, et je regrette profondément tous ces hommes et femmes qui ont péri ou, comme vous-même, ont été blessés. Je ne peux rien y changer. Mais j'aimerais croire qu'il nous est possible de trouver une issue aux combats autre que d'éliminer tout le monde dans le camp d'en face. — Moi aussi, fit posément Henke. Hélas, quoi qu'il soit arrivé à notre correspondance diplomatique, vous avez bel et bien tiré les premiers. Élisabeth n'est pas la seule Manticorienne, Graysonienne ou Andermienne qui risque d'avoir du mal à l'oublier. — Et êtes-vous du nombre, amiral ? — Oui, madame la présidente. — Je vois; et j'apprécie votre franchise. Toutefois, cela ne fait que souligner la nature de notre dilemme. — Je suppose, oui. » Le silence retomba dans la chambre d'hôpital ensoleillée. Bizarrement, il était presque amical, découvrit Henke. Au bout de trois minutes environ, Pritchart se redressa, prit une brève inspiration et se leva. — Je vais vous laisser vous concentrer à nouveau sur votre guérison, amiral. Les médecins me disent que vous vous en sortez bien. Ils envisagent un rétablissement complet et une sortie de l'hôpital d'ici une semaine environ. — Et ensuite, bonjour le stalag ? » fit Henke dans un sourire. Elle désigna de la main les fenêtres sans barreaux de sa chambre d'hôpital. « Je ne peux pas dire que je me réjouisse à l'avance du changement de vue. — Je crois que nous pouvons sans doute faire mieux qu'une misérable hutte derrière un mur de barbelés, amiral. » Une lueur brilla dans les yeux topaze de Pritchart. « Thomas Theisman a des convictions bien ancrées sur le digne traitement des prisonniers de guerre – à ce sujet, la duchesse Harrington garde peut-être le souvenir du jour où ils se sont rencontrés à Yeltsin. Je vous assure que tous nos prisonniers de guerre sont bien traités. Non seulement cela, mais j'espère qu'il sera possible d'organiser des échanges réguliers de prisonniers, peut-être sur une base conditionnelle. — Vraiment? » Henke était surprise, et elle savait qu'on le sentait à sa voix. « Vraiment. » Pritchart sourit à nouveau, cette fois d'un air un peu triste. « Quoi qu'il en soit, amiral, et malgré tout le mal que votre reine pense de nous en ce moment, nous ne ressemblons pas à Robert Pierre ni à Oscar Saint-Just. Nous avons nos défauts, ne vous méprenez pas, mais j'aime à croire que parmi eux ne figure pas la capacité à oublier que même nos ennemis sont des êtres humains. Bonne journée, amiral Henke. » CHAPITRE QUARANTE-TROIS La pinasse glissait lentement le long de la montagne d'alliage en forme de fuseau. Honor, Nimitz, Andrew La Follet, Spencer Hawke, Rafael Cardones et France Hirshfield regardaient par le hublot plastoblindé tandis que le petit vaisseau atteignait la poupe en forme de tête de marteau du supercuirassé et s'arrêtait enfin, comme un têtard auprès d'une baleine endormie. Autour du bâtiment qui flottait sur fond d'étoiles s'agglutinaient des ouvriers de chantier en combinaison rigide, des unités de réparation robotiques et un réseau disgracieux de poutrelles et de plateformes de travail, disposé avec un suprême mépris du concept de haut et de bas typique de la microgravité. De puissants projecteurs de chantier illuminaient l'activité frénétique des équipes de réparation et de leurs auxiliaires robotiques, et Honor fronça les sourcils, songeuse, devant cette débauche d'énergie. — Ça n'a pas bel air, hein, milady ? fit Cardones, et elle haussa les épaules. — J'ai vu bien pire. Vous vous rappelez l'ancien Intrépide après Basilic ? — Ou le deuxième après Yeltsin, renchérit Cardones. Mais c'est un peu comme de voir son gamin aux urgences. » Il secoua la tête. « Je déteste le voir dans cet état. — Il a bien meilleure allure qu'il y a peu, pacha, fit remarquer Hirshfield. — Oui, en effet, répondit Cardones en jetant un coup d'œil à son second. D'un autre côté, il y avait de la marge. — L'important, c'est que les radoubeurs disent que vous pouvez le récupérer sous six jours, fit Honor en se détournant du hublot pour le regarder, et c'est tant mieux. Le capitaine Samsonov m'a donné entière satisfaction, mais je veux récupérer mon capitaine de pavillon. — Je suis flatté, milady. Mais même une fois que je l'aurai récupéré, il va nous falloir pas mal d'exercices pour nous dérouiller. — Oh, j'ai gardé l'œil sur vous, Rafe, dit Honor dans un sourire. Le capitaine Hirshfield et vous avez maintenu votre équipage en forme dans les simulateurs pendant toute la durée d'immobilisation du vaisseau. Je suis sûre que vous aurez besoin de quelques jours, au moins, mais je doute que vous ayez laissé trop de rouille s'accumuler. — Nous avons essayé de l'éviter, reconnut Cardones. Et ne pas avoir à fermer boutique complètement nous a aidés. Pouvoir garder l'équipage à bord était précieux, et nous avons pu nous entraîner régulièrement avec les affûts d'armes à énergie de proue, au moins. — Je sais. J'aurais voulu pouvoir rester, moi aussi. Hélas... » Honor haussa les épaules, et Cardones hocha la tête, compréhensif. En théorie, Honor aurait pu rester à bord de l'Imperator puisque les techniciens travaillaient essentiellement sur des sections externes de la coque et, comme l'avait dit Cardones, le reste de l'équipage n'avait pas eu besoin de partir. Hélas, l'Imperator était complètement immobilisé; or, en cas d'urgence, Honor avait besoin d'un vaisseau amiral capable de se déplacer et de combattre. « Toutefois, poursuivit-elle, je me réjouis de réaménager à bord. Mac aussi. » Elle sourit. « D'ailleurs, il a déjà emballé la moitié de mes affaires au moins ! — Nous sommes prêts dès que vous l'êtes, amiral, assura Cardones. — À moins que les radoubeurs n'arrivent à casser une pièce neuve, je pense revenir d'ici quatre jours. Je commencerai à ce moment-là, en tout cas. Il faudra au moins quelques jours à Mac pour tout faire déplacer et réinstaller, et j'ai besoin de retourner à l'Amirauté cette semaine, de toute façon. Je crois pouvoir programmer mon passage en même temps que le déménagement et laisser Mac s'occuper de tout pendant mon séjour sur Manticore. — Cela me semble parfait, milady », répondit Cardones. Hirshfield, qui, en tant que second de l'Imperator, était en fait chargée de ces détails domestiques, hocha la tête en guise de confirmation. « Bien. » Honor se détourna du hublot. « Dans ce cas, revenons au Yeltsin. Nous aurons juste le temps de déjeuner avant la réunion d'état-major si nous nous dépêchons. » « Nous baptisons la nouvelle opération "Sanscrit", annonça Andréa Jaruwalski aux amiraux, commodores et capitaines de vaisseau réunis dans la salle de briefing d'état-major du Yeltsin II. Le nom de "Phalène" est malheureusement parvenu aux oreilles des journalistes et il a beaucoup circulé ces dernières semaines. Qui plus est, nous allons adopter une approche opérationnelle toute neuve, et une nouvelle désignation est donc logique à plus d'un titre. » Elle balaya le vaste compartiment du regard, et Honor leva la main pour caresser doucement les oreilles de Nimitz tout en l'écoutant. Huit semaines environ s'étaient écoulées depuis que la FI-82 était revenue tant bien que mal à l'Étoile de Trévor et, comme elle le craignait, les renforts de la Huitième Force avaient pris un sérieux coup dans l'aile suite au désastre de Zanzibar. Bien qu'il n'y eût plus rien à défendre là-bas, il avait été impossible politiquement de refuser d'y affecter une force défensive puissante pour garder un œil sur les ruines. Et Alizon en particulier avait donné de la voix pour réclamer qu'on renforce ses propres défenses. Heureusement, plus de quarante supercuirassés andermiens avaient enfin terminé leur mise à niveau afin de gérer des capsules lance-missiles manticoriennes et avaient repris du service. Mais même avec ce renfort, trouver le nombre de coques nécessaire s'était révélé très difficile. Maintenant, toutefois, les perspectives paraissaient s'améliorer. Une division complète d'Invictus dotés de toutes les dernières nouveautés était arrivée la veille, et deux divisions supplémentaires de supercuirassés, tous porte-capsules, étaient attendues d'ici la fin de la semaine. Si le programme était respecté, la Huitième Force disposerait de trois escadres complètes de SCPC — soit dix-huit bâtiments — dans son ordre de bataille avant deux semaines. Des croiseurs de combat supplémentaires, dont les cinq nouveaux Agamemnons, étaient arrivés, et l'Amirauté promettait aussi trois autres Saganami-C. Pendant ce temps, Alice Truman et Samuel Miklôs avaient réorganisé les flottilles de BAL de leurs porteurs pour incorporer deux fois plus de Katanas dans leur ordre de bataille. « Ceci, bien sûr, n'est qu'une réunion préliminaire, précisa Jaruwalski. L'amiral Harrington veut vérifier que nous réfléchissons tous dans le même sens. Pour l'instant, nous tablons sur une date d'exécution à dix-neuf jours à compter d'aujourd'hui. Le plan opérationnel provisoire, basé sur les unités dont nous devrions disposer, sera rédigé dans les dix prochains jours. À l'issue de ce délai, nous effectuerons une répétition générale en simulateur. Tous les problèmes qui surgiront seront discutés, et nous rédigerons un plan opérationnel révisé sur les trois ou quatre jours suivants. À ce stade, nous devrions savoir de manière définitive quelles unités seront à notre disposition, et nous effectuerons tous les ajustements nécessaires. Nous passerons le plan révisé au simulateur à J moins trois. Un ou deux officiers présents avaient l'air peu enthousiastes à l'idée d'un planning aussi serré. En fait, Honor perçut plusieurs pics émotionnels proches de la consternation, et elle ne pouvait guère le reprocher à ses subordonnés. Elle regarda Jaruwalski et eut un geste discret de la main droite. L'officier opérationnel se tourna aussitôt vers elle, et tous les regards suivirent le sien comme un aimant. « Je me rends compte que nous serrons les délais, mesdames et messieurs, dit Honor une fois sûre qu'elle avait l'attention de plus. C'est particulièrement vrai pour les nouveaux bâtiments qui viennent de nous rejoindre. Et pour ceux d'entre vous qui sont avec nous depuis le début, cela semble sûrement plus précipité encore après notre inactivité relative des deux derniers mois. » Le problème, c'est que nous n'avons guère plus de temps. Les rapports des renseignements indiquent que les Havriens, dernièrement, ont fait la même chose que nous : analyser ce qui s'est passé à Solon et Zanzibar, y réfléchir et ajouter de nouvelles unités à leurs flottes. Ces mêmes rapports suggèrent avec insistance qu'ils se préparent à lancer une nouvelle offensive de leur côté. Il est impératif que nous portions notre coup les premiers pour les obliger à se préoccuper à nouveau de leurs arrières. Hélas, nous n'avons pas pu effectuer de planification ferme de notre côté car nous ne savions tout simplement pas ce qui serait disponible le moment venu. Et, soyons clairs, parce que le changement opérationnel auquel le capitaine Jaruwalski a fait allusion a déjà exigé un renforcement substantiel de notre mur de bataille. » Les bâtiments dont nous avons besoin commencent enfin à être disponibles, et, dès l'instant où j'aurai assez de coques pour lancer Sanscrit, l'opération commencera. Je veux que vous le compreniez bien. Cette opération doit absolument avoir lieu le plus vite possible. Selon les dernières estimations de la DGSN, Havre a plus de cinq cents SCPC ; à ce jour, l'Alliance n'en a pas trois cents. Il est tout à fait possible, dit-elle, l'œil serein, que le sort du Royaume stellaire repose sur notre capacité à inquiéter les Havriens – à propos des zones à l'arrière du front pour qu'ils détournent des effectifs en nombre vers leur protection, et à propos des capacités de nos nouvelles armes pour qu'ils reconsidèrent ce que leur coûterait une offensive. » La pièce était très calme, mais Honor fut satisfaite de la nuance des émotions de ses subordonnés. L'inquiétude colorait encore quelques lueurs d'âme isolées, mais la détermination dominait, et elle hocha la tête. « Andréa ? dit-elle. — Merci, milady. » Jaruwalski passa elle aussi en revue les officiers assis autour de la grande table de conférence puis fit apparaître une carte stellaire holographique au-dessus de la table. Elle enfonça des touches sur son pavé de contrôle, et un curseur s'alluma au cœur de la carte. Il désignait une étoile, et Honor décela un nouvel accès de surprise. « Lovat, mesdames et messieurs, dit Jaruwalski. Le système que l'amiral de Havre-Blanc aurait pris si Haute-Crête n'avait pas gobé l'appât de Saint-Just, avec ligne et plomb. Nous y retournons. » — Vous êtes sûre de pouvoir vous en sortir avec seulement trois escadres de combat? demanda l'amiral Caparelli. — Aussi sûre qu'on peut l'être », répondit Honor d'un ton un peu plus serein qu'elle-même ne l'était. Elle était assise dans une salle de conférence au cœur de l'Amirauté, à une table entourée de fauteuils confortables, pour la plupart vides à cet instant. Honor était flanquée de Mercedes Brigham à sa droite et d'Andréa Jaruwalski à sa gauche. Nimitz était étendu sur le dossier de son fauteuil, et Andrew La Follet se tenait juste derrière elle. Caparelli était assis en face d'elle, flanqué pour sa part du capitaine de vaisseau Dryslar, son chef d'état-major, et de Patricia Givens. L'amiral des Verts Sonja Hemphill était aussi présente, accompagnée du capitaine de corvette Coleman Hennessy, son chef d'état-major, mais Hamish Alexander-Harrington était un absent remarqué. Techniquement, cette question concernait ses subordonnés en uniforme et, depuis qu'il était Premier Lord, il prenait grand soin d'éviter de leur marcher sur les pieds, mais en d'autres circonstances il aurait peut-être assisté à la réunion malgré tout. — Cela ne sera pas comme Phalène, poursuivit Honor. Nous allons faire à Lovat ce que Tourville a fait à Zanzibar. Nous frapperons directement l'un des systèmes qu'ils ont lourdement renforcés suite à Bouton-d'or, et nous le ferons de façon à transmettre un message très clair : nous allons leur dire qu'ils feraient vraiment, vraiment mieux de ne pas jouer avec nous. — Cela me semble une très bonne idée, milady, fit l'amiral Givens. Ma seule inquiétude, ce sont les mauvais coups que vous pourriez prendre en essayant de la mettre en application. — Nous n'allons rien "essayer" du tout, Patricia, répondit Honor sans détour. Nous allons y arriver. — Répétez-nous le déroulement, s'il vous plaît, demanda Caparelli. — Une grande partie de notre plan tourne autour des nouveaux joujoux de l'amiral Hemphill, dit Honor en adressant un signe de tête respectueux à la responsable d'ArmNav. Le reste repose sur trois hypothèses de base. D'abord, les Havriens risquent de penser que les contre-torpilleurs que nous enverrons en reconnaissance ne sont que des leurres comme ceux dont nous nous sommes servis pour dissimuler notre incapacité à monter de véritables opérations. Ensuite, ils savent que nous avons été obligés de détourner un grand nombre de vaisseaux du mur afin d'étoffer les défenses d'Alizon, Zanzibar et nos autres alliés mineurs. Enfin, nous avons établi un mode opérationnel lors de Phalène où nous opérions avec une force assez légère contre des systèmes stellaires assez peu défendus, et ils ne seront pas surpris si nous persistons... ou si nous en avons l'air. » Bien entendu, nous ne pouvons pas nous fier aveuglément à ces hypothèses, mais nous pensons qu'elles devraient se confirmer. En particulier, bien que les Havriens s'inquiètent sans doute de la sécurité de Lovat, nous avons systématiquement évité de frapper des cibles aussi difficiles. Cela devrait au moins générer un faux sentiment de sécurité, si forts soient-ils. » Nous savons grâce à nos activités des soixante derniers jours qu'ils réagissent vigoureusement à nos opérations de reconnaissance. Il apparaît clairement qu'ils se sont efforcés d'identifier les systèmes que nous risquions de viser et qu'ils ont affecté des forces en hyper pour les couvrir. » Comme vous le savez, nous avons planifié et exécuté une fausse attaque contre le système de Suarez il y a trois semaines. Nous avons envoyé des contre-torpilleurs en éclaireurs, puis, au bout de deux jours, l'escadre de porte-BAL de l'amiral Truman escortée d'une escadre de croiseurs de combat et d'une autre de croiseurs lourds. L'amiral Truman a lancé la moitié de ses BAL et les a envoyés vers l'intérieur du système en compagnie d'une douzaine de plateformes GE Cavalier fantôme simulant la signature de croiseurs de combat et de supercuirassés, puis elle est repassée en hyperespace avec ses unités hypercapables. Étant donné l'endurance des micro-usines à fusion de Cavalier fantôme, nous estimions qu'elles devaient être capables de maintenir l'illusion assez longtemps pour provoquer une réaction. « Nous en avons obtenu une. Plus ou moins une redite de ce qu'ils m'ont fait à Solon. Cette fois, néanmoins, nous nous y attendions, et ils avaient prévu leur interception en se fondant sur l'accélération maximale des vaisseaux du mur que nous avions envoyés, pensaient-ils, et non sur celle des BAL. De plus, les trois quarts de nos BAL étaient des Katanas, ce qui en faisait des cibles extrêmement difficiles pour leurs missiles. Nos BAL ont réussi à éviter l'interception et à repasser la limite avant qu'un défenseur ne puisse les suivre. L'amiral Truman les a récupérés au point de rendez-vous prévu avant de regagner l'hyperespace. » Cette opération a atteint plusieurs objectifs. D'abord, elle a confirmé que, pour l'instant, en tout cas, ils s'en tenaient à une doctrine qui avait réussi. Deuxièmement, elle nous a offert l'occasion d'évaluer la rapidité de réaction de la force de couverture, comparée à celle que nous avons rencontrée à Solon. Troisièmement, nous espérons qu'elle a confirmé l'ennemi dans sa certitude que nous y allons essentiellement au bluff, sans les moyens financiers — ni la volonté — de monter un raid sérieux. Et enfin, pendant qu'ils étaient occupés à rameuter leurs défenses et avant qu'ils ne se rendent compte que nous les abusions avec des drones, ils ont activé le même genre de réseau de contrôle dont ils ont dû se servir à Solon. Nous l'avions espéré, et l'amiral Truman disposait de plateformes de détection suffisamment enfoncées dans le système pour les voir faire ; nous savons donc désormais que chercher lors de notre prochaine opération. » Elle s'interrompit et tendit la main vers le verre posé au coin de son sous-main. Andréa Jaruwalski le remplit aussitôt de l'eau glacée d'une carafe, et Honor lui adressa un sourire reconnaissant avant de le porter à ses lèvres. Puis elle reposa le verre et regarda de nouveau Caparelli, Givens et Hemphill. « Nous avons lancé quelques autres opérations, de nature similaire, mais sans les plateformes GE. Dans deux cas, nous n'avons provoqué aucune réaction, ce qui nous amène à penser que, les deux fois, des détachements étaient dissimulés en hyperespace mais n'ont pas été appelés parce que l'ennemi ne nous a pas considérés comme une menace. Dans la plupart des autres cas, l'arrivée de nos unités de reconnaissance a provoqué le départ de vaisseaux courriers, et des forces de réaction assez lourdes ont suivi entre deux et quatre jours plus tard. Il semble donc qu'ils aient adopté une stratégie de défense centralisée en plus d'opérer une surveillance des systèmes qu'ils nous jugent le plus susceptibles d'attaquer. « En choisissant Lovat, nous pensons frapper directement une de ces forces centralisées. Si nous arrivons à la détruire lors de l'attaque, il ne devrait rien se trouver d'autre assez proche pour être appelé en renfort contre nous pendant au moins soixante-douze heures, si notre analyse de leurs opérations précédentes est juste. De plus, puisque nous reconnaîtrons un système lourdement défendu et que nous avons établi une structure opérationnelle où nous envoyons des éclaireurs dans des systèmes que nous n'avons nulle intention d'attaquer, nous pensons que cette intrusion les laissera sceptiques. Et, de toute façon, ils n'auront aucune raison d'appeler des renforts supplémentaires avant que nous ne les frappions réellement. » Et cette fois-ci, puisque nous savons que chercher dans leur réseau de contrôle défensif, nous devrions être capables de le neutraliser grâce à Viscum avant qu'ils n'aient l'occasion de s'en servir. Auquel cas, ce sera nos unités du mur et nos BAL contre les leurs, en combat classique, sans ces salves de missiles qui nous ont tant coûté à Solon. — Vous avez donc confiance en votre capacité à neutraliser leurs systèmes de contrôle et de commandement défensif ? » s'enquit Givens, mais son attention se portait en réalité davantage sur Hemphill, et Honor sourit. L'amiral Hemphill et moi n'avons pas toujours été sur la même longueur d'onde, commença-t-elle, et Hemphill gloussa. — On peut le présenter en ces termes, milady, fit-elle, si l'on pratique la litote. Il me semble me rappeler un débriefing assez passionné que vous avez donné à la Commission d'étude et de développement des armements après l'incident de Basilic. — J'étais jeune à l'époque, amiral, dit Honor, modeste. Et un peu irritée, sur le coup. — À juste titre, d'ailleurs », opina Hemphill. Elle secoua la tête. « Je ne crois pas avoir jamais eu l'occasion de vous le dire, milady, mais j'envisageais l'Intrépide comme un banc d'essai. Je ne m'attendais pas à ce qu'il soit engagé au combat, et surtout pas sans aucun soutien. Que vous ayez réussi à l'emporter témoigne de vos impressionnantes compétences tactiques. Quant à être... "un peu irritée", comme vous dites, c'était parfaitement compréhensible. Et puis, ajouta-t-elle en gloussant à nouveau, ayant observé votre carrière ces dernières années, j'ai tendance à douter que vous vous soyez beaucoup adoucie depuis. — Pas adoucie, dit Honor dans un sourire. J'ai juste gagné en... tact. » Là, Caparelli et Givens éclatèrent de rire avec Hemphill, et Caparelli fit basculer le dossier de son fauteuil. « Je crois que vous alliez répondre à la question de Patricia, milady, fit-il. — Oui, dit Honor en reportant son attention sur l'amiral Givens. Ce que j'allais dire, c'est que, cette fois-ci, je suis convaincue que les nouveaux gadgets de l'amiral Hemphill feront la différence. J'avais espéré garder ses derniers joujoux en réserve pour plus tard, ne pas les montrer aux Havriens avant que nous n'en ayons vraiment besoin. Hélas c'est une description assez juste de notre situation actuelle : nous en avons vraiment besoin. En tout cas, nous avons discrètement testé le nouveau matériel lors d'exercices à l'Étoile de Trévor, et il s'est comporté conformément aux attentes. Bien entendu, ce n'est pas la même chose que de s'en servir au combat, mais les résultats des exercices sont de très bon augure. D'ailleurs, ils sont bien meilleurs que lors des premières projections. Nous commençons tout juste à apprécier toutes les possibilités qu'il offre en matière tactique, mais ce que nous avons déjà établi donnera un choc à quiconque se trouvera sur notre chemin à Lovat. » Elle sourit à nouveau, et cette fois son visage ne trahissait aucun amusement. « Pour tout dire, ajouta doucement l'amiral Lady dame Honor Harrington, je m'en réjouis assez d'avance. » CHAPITRE QUARANTE-QUATRE « Eh bien, tout s'est très bien passé, je trouve, milady. » Andréa Jaruwalski prenait sur elle pour ne pas se rengorger de satisfaction, et Honor étouffa un sourire. Jaruwalski, Brigham, Rafael Cardones et Yolanda Harriman s'étaient joints à elle pour dîner, et chaise désormais reculée de la table, ils avaient un café –ou un cacao, selon le cas – à la main. « J'imagine qu'on peut le présenter ainsi, dit lentement Honor avec une moue dubitative. Bien sûr, il y a eu quelques accrocs. — Il y en a toujours, fit remarquer Brigham. Pour ma part, milady, je me suis demandé qui avait bien pu programmer la simulation pour nous balancer cette escadre de supercuirassés supplémentaire. » Elle dévisagea Honor d'un œil curieux tandis que celle-ci affichait un air de parfaite innocence. Le chef d'état-major fixa ensuite sa curiosité sur le capitaine Harriman, qui parut soudain trouver le fond de sa tasse du plus grand intérêt. « Il m'est venu à l'idée, pendant que je me posais cette question, poursuivit Brigham, que la personne qui pourrait en avoir décidé – et vous aurez remarqué, j'espère, que je ne donne pas de noms – devait avoir un contact fiable quelque part dans le vaisseau amiral. De préférence quelqu'un qui ait accès aux ordinateurs tactiques. Bien sûr, quand m'est venu cet ignoble soupçon, je l'ai vaillamment écarté comme indigne de notre équipe de commandement franche et directe. — Mac ! appela Honor par le sas de l'office. — Oui, milady ? — Sortez les parapluies, voulez-vous ? L'orage menace, par ici. — Bien sûr, milady, répondit MacGuiness, impassible. Souhaitez-vous aussi les bottes et les cirés ? — Je ne crois pas que nous en arriverons là, dit Honor sous les rires de ses invités. — Très bien, milady », répondit MacGuiness en ressortant de l'office pour déposer une deuxième part de tarte aux pêches devant elle. Elle le remercia d'un sourire et reprit sa fourchette à dessert. « Amiral, dit Brigham d'un air nostalgique en regardant Honor attaquer son assiette, il y a des jours où je vous hais franchement, vous et votre métabolisme. Elle caressa son propre ventre raisonnablement plat et secoua la tête d'un air triste. « Vous devriez goûter à ses inconvénients aussi, à l'occasion, Mercedes, répondit Honor. Vous enviez peut-être le fait qu'il me permette de flatter mon bec sucré, mais essayez donc de vous réveiller avec une de ces fringales nocturnes que j'avais vers douze ans. » Elle frémit. « Croyez-moi : adolescente, j'avais l'impression de passer tout mon temps à manger, pas juste la moitié. » Elle perçut un soudain accès de noirceur dans son dos et regarda par-dessus son épaule. Andrew La Follet se tenait devant le sas de la cabine de réception. Avant la tentative d'assassinat contre Honor, il se serait contenté de rester en faction de l'autre côté. Ces temps-ci, c'était hors de question à ses yeux, et elle identifia la morosité qui émanait de lui. Il se rappelait le VFP Tepes et sa maigreur maladive quand Jamie Candless, Robert Whitman et lui-même l'avaient arrachée aux geôles de SerSec. Elle croisa son regard assez longtemps pour lui sourire gentiment, et il lui rendit son sourire, se défaisant de son humeur maussade. Puis elle se retourna vers ses invités, dont aucun n'avait remarqué ce qui venait de se jouer. « En fait, Andréa, pour en revenir à votre premier commentaire, je dois en convenir. Tout semble s'être très bien passé, dans l'ensemble. J'ai particulièrement apprécié la façon dont Viscum s'est conduit. — Moi aussi, milady, fit Cardones. En même temps, je ne peux pas m'empêcher de me faire un peu de souci quant aux paramètres de la simulation. S'il apparaît que Viscum ne marche pas aussi bien en pratique – ou pire, s'il se fait repérer trop tôt –nous pourrions être en très mauvaise posture face à une salve de missiles telle que celle qu'ils ont tirée à Solon. — Vous avez raison, bien entendu. » Honor hocha la tête. Elle enfourna une autre bouchée de tarte, mâcha et déglutit avant de poursuivre. « Nous avons opté à dessein pour les hypothèses les plus pessimistes des programmes de test de l'amiral Hemphill, mais nous ne serons pas fixés avant de le tester contre des défenses actives havriennes. Pour l'essentiel, toutefois, cela fait un moment maintenant qu'ArmNav fournit du bon boulot quand il s'agit de simuler les degrés de danger côté ennemi. — Je n'ai pas dit que mes inquiétudes étaient très rationnelles, milady, répondit Cardones dans un sourire. J'ai seulement dit que je m'inquiétais. — Pour ma part, pacha, intervint Harriman, je me réjouis à l'avance de voir Apollon en action. » L'officier tactique de l'Imperator eut un sourire béat. « Leurs défenses actives ont intérêt à être vraiment efficaces s'ils comptent rentrer chez eux en un seul morceau cette fois-ci ! — J'espère seulement qu'ils ne devineront pas que nous avons si peu de nouvelles capsules en réalité, fit Brigham. — À moins que leurs espions n'aient réussi à pénétrer nos rangs beaucoup plus profondément que la DGSN ne le pense, ils ne devraient pas s'en rendre compte, répondit Honor. Et s'ils y ont réussi, nous sommes déjà tellement mal partis qu'il importera peu qu'ils aient deviné cet élément précis. » Brigham gloussa. « Vous avez raison, milady. Je... — Pardonnez-moi, milady. » Honor se retourna en fronçant les sourcils comme MacGuiness ressortait de l'office. « Qu'y a-t-il, Mac ? — La section com vient d'appeler. Un courrier spécial de l'Amirauté vient de franchir le nœud. D'après son commandant, il a des dépêches urgentes à bord. » L'insouciance et la confiance des invités au dîner d'Honor brillaient par leur absence lorsqu'elle prit à nouveau place dans la salle de briefing d'état-major. Seuls Cardons, son état-major, Andrew La Follet et Nimitz étaient physiquement présents, mais l'immense afficheur de com au-dessus de la table était divisé en cases montrant le visage de chacun des commandants d'escadre et de division de son effectif renforcé et plus puissant. Un effectif renforcé et plus puissant qui n'irait nulle part, en fin de compte, songea-t-elle sombrement. « Je suis navrée de vous convoquer si tard, commença-t-elle. Hélas, les nouvelles de l'Amirauté ne sont pas bonnes. » Elle ne lut aucun étonnement sur les visages tendus que montrait l'afficheur. Cette partie-là, au moins, ils s'en étaient doutés tout seuls. Cet après-midi, l'Amirauté a reçu un message d'urgence de l'amiral Khumalo à Talbot, poursuivit-elle calmement. Une copie de ce message était incluse dans l'envoi de l'Amirauté que j'ai reçu il y a une heure. Le capitaine Reynolds (elle désigna d'un geste son officier de renseignement) effectuera des copies de l'essentiel des documents et vous les distribuera à tous juste après cette réunion. Pour l'instant, en bref, l'amiral Khumalo a informé l'Amirauté que le capitaine de vaisseau Aivars Terekhov était parvenu à la conclusion que les incidents terroristes apparemment sans lien entre eux survenus au sein de l'amas avaient été soigneusement orchestrés par des éléments extérieurs. Plus précisément, la terroriste Nordbrandt et son "Alliance pour la liberté de Kornati" sont équipés d'armes modernes par Mesa. Il en va de même, apparemment, pour les terroristes qui opèrent dans le système de Montana. » Elle avait manifestement capté l'attention de tous, nota-t-elle avec un amusement amer. Il semble que le capitaine Terekhov ait une preuve concrète à l'appui de sa théorie. Il a intercepté et saisi un transport d'esclaves de la Jessyk & Co. utilisé pour faire entrer les armes. Avant cela, toutefois, le vaisseau de la Jessyk s'est servi d'une grappe laser pour détruire l'une de nos pinasses et tuer toutes les personnes présentes à son bord. » Elle ferma brièvement les yeux, peinée au souvenir de l'aspirante Ragnhild Pavletic, une jeune femme brillante, prometteuse et enthousiaste. Puis elle les rouvrit et reprit : Après interrogatoire de l'équipage survivant du transport d'esclaves et examen de ses ordinateurs, Terekhov a conclu que la République de Monica était elle aussi impliquée. Il pense que quelqu'un fournit à Monica des vaisseaux de guerre modernes en nombre suffisant pour provoquer une crise au sein de l'amas. Selon lui, la Direction de la sécurité aux frontières est aussi impliquée et serait prête à engager des unités solariennes pour "restaurer l'ordre" dans l'amas après que Monica aura agi. Tous les regards étaient rivés sur elle, et elle les soutint sans ciller. « En ce moment, la dernière chose dont le Royaume stellaire ait besoin, c'est bien un échange de tirs avec la Flotte solarienne. Le capitaine Terekhov en est manifestement tout à fait conscient puisque, de sa propre initiative, il a assemblé une petite escadre de croiseurs et de contre-torpilleurs et a envahi Monica. — Il a quoi? » s'exclama Alistair McKeon. Honor regarda son image, et il secoua la tête. « Il a lancé une invasion non autorisée contre une nation souveraine en temps de paix. C'est bien ce que vous dites, milady ? — C'est exactement ce que je dis, répondit Honor sans détour. Son rapport a de toute évidence été rédigé en vue d'être publié. Il prend grand soin d'expliquer qu'il opère de son propre chef, sans l'aval d'aucun de ses supérieurs. Il ne le dit nulle part, mais il est clair qu'il se met à dessein en position d'être désavoué si nécessaire. En même temps, il a l'intention d'enquêter personnellement sur la situation à Monica et, si ses soupçons se confirment... de neutraliser la menace par tous les moyens nécessaires. » Un silence complet accueillit la nouvelle, et elle examina chaque visage à l'afficheur tour à tour. « L'amiral Khumalo, reprit-elle au bout d'un moment, a envoyé un courrier à l'Amirauté dès qu'il a reçu le rapport que Terekhov lui avait fait. Dans son propre message, il a informé l'Amirauté qu'il soutenait pleinement l'initiative de Terekhov et qu'il s'en allait lui porter renfort avec toutes les unités disponibles. » Elle se demandait combien de ses officiers étaient aussi surpris de cette réaction qu'elle-même, mais elle n'en laissa rien paraître. « Étant donné les circonstances, l'amiral Khumalo a jugé qu'il n'avait pas d'autre choix que de demander des renforts immédiats. Dans la mesure où il est possible que Terekhov, Khumalo ou les deux se trouvent impliqués dans un incident avec des uni tés solariennes, l'Amirauté s'est vue contrainte d'expédier des renforts significatifs pris sur la Première Force. Ces unités sont déjà en route vers Monica. » Bien entendu, tous ces mouvements ont des conséquences pour nous. La plus immédiate étant que la Première Force est désormais en sous-effectif, or l'un des rôles de la Huitième –comme de la Troisième – consiste à servir de réserve d'unités pour la Première Force. Il est également possible que le Royaume soit sur le point de se retrouver confronté à des unités solariennes, et nul ne sait prédire où cela pourrait nous mener. » Notre situation stratégique est donc soudain très instable, et l'Amirauté a ordonné la suspension provisoire de l'opération Sanscrit. Pour l'instant, nous repoussons la date d'exécution de trois semaines. Cela devrait nous laisser le temps de recevoir des nouvelles de Terekhov ou Khumalo en provenance de Monica. En espérant que leurs messages confirmeront que Terekhov s'est trompé ou que Khumalo et lui ont réussi à désamorcer la situation. Quoi qu'il en soit, Sanscrit sera réactivé, même si nous serons sans doute encore confrontés à un certain retard le temps de prendre en compte les changements susceptibles de se produire entre-temps. » Elle resta immobile, les yeux rivés sur ses officiers généraux, l'air plus sombre qu'aucun d'eux ne l'avait jamais vue. — Mesdames et messieurs, je crois que le Royaume stellaire est aujourd'hui face au plus grand danger de son histoire, dit-elle calmement. Il est tout à fait concevable que nous nous retrouvions en guerre simultanément contre la République de Havre et la Ligue solarienne. Si cela devait se produire, je ne conçois pas de situation stratégique plus proche du désespoir. Le sort de notre royaume pourrait bien se jouer dans les quatre à six semaines à venir. « Tu voulais me voir, Kevin ? demanda Héloïse Pritchart d'un ton prudent. — Je ne le formulerais pas exactement ainsi, répondit Kevin Usher, un peu fantasque. Je dirai que j'ai besoin de te voir. — Ce qui signifie que tu t'apprêtes à m'annoncer une nouvelle que je n'ai pas envie d'entendre.' — Ce qui signifie effectivement que je m'apprête à t'annoncer une nouvelle que tu n'as pas envie d'entendre. D'ailleurs, c'est l'inspecteur Abrioux qui va s'y coller. — Inspecteur ? » fit la présidente en se tournant vers la petite enquêtrice de l'AFI. Danielle Abrioux lui rendit son regard d'un air ennuyé. « Madame la présidente, je suis navrée, mais le directeur et moi-même avons le sentiment d'être dans une impasse. Nous avons essayé tout ce qui nous passait par la tête, et nous ne pouvons pas vous fournir la preuve irréfutable qu'il vous faut. — Et pourquoi donc ? » Pritchart secoua aussitôt la tête : « Pardon. Cela sonne comme une accusation, et je n'en avais pas l'intention. Je voulais simplement dire : pourquoi êtes-vous dans l'impasse ? — Parce que nos deux suspects du départ sont morts et que nous n'avons pas réussi à identifier un seul autre complice, répondit Usher à la place d'Abrioux. La mort de Grosclaude persiste à ressembler à un suicide, même si Danny et moi sommes persuadés qu'il s'agit en réalité d'un homicide. Celle de Giancola – que son âme noire rôtisse en enfer – était un authentique accident, mais personne ne voudra y croire. Et les prétendues preuves de Grosclaude sont des faux manifestes bien qu'assez intelligents. Voilà hélas les seuls faits dont nous disposons. Nous avons tout tenté, en dehors de l'ouverture d'une enquête publique – très publique – exhaustive, sans réussir à aller plus loin. Et, honnêtement, je ne pense pas que rendre tout cela public nous permettrait de découvrir des éléments nouveaux. » Ma théorie personnelle, et je crois que Danny est d'accord avec moi (il jeta un coup d'œil à Abrioux, qui opina vigoureusement), demeure que Giancola a tout manigancé quasiment tout seul et qu'il est responsable des "faux" dans les fichiers personnels de Grosclaude. Il avait besoin de Grosclaude pour effectuer la substitution des courriers, et je ne démords pas de l'idée qu'il avait un autre auxiliaire ici également – au moins pour lui offrir l'accès nécessaire aux ordinateurs. Hélas, nous n'avons aucun indice quant à l'identité de ce dernier, à supposer qu'il existe et que je ne l'ai pas imaginé tant j'ai envie qu'il existe pour le trouver et lui extorquer une confession de mes mains. Mais, quoi qu'il en soit, c'était l'opération de Giancola. — Et tu es convaincu qu'il ne voulait pas que cela aille aussi loin ? — Je n'en suis plus aussi certain qu'avant, dit lentement Usher, et Pritchart se redressa dans son fauteuil, les yeux rivés sur lui. — Pourquoi cela ? Qu'est-ce qui a changé ? — Danny m'a fait remarquer quelque chose l'autre jour. Le lieutenant manticorien qui a essayé de tuer Harrington il y a trois mois agissait apparemment sous l'influence d'une compulsion quelconque. D'après toutes les informations dont nous disposons, il était très proche d'Harrington. Il travaillait avec elle depuis un bon moment, et selon le dossier que la DRS a compilé sur Harrington, son cercle d'intimes est toujours extrêmement loyal et dévoué à sa personne. Alors, quelle qu'ait été cette compulsion, elle devait être assez puissante pour vaincre une telle dévotion personnelle et le pousser à commettre un acte fondamentalement suicidaire. Mais les Manticoriens, dont les compétences médicales et de police scientifique sont supérieures aux nôtres, soyons réalistes, n'ont pas réussi à expliquer comment il avait été conditionné. Ça ne te rappelle pas ce qui est arrivé à Grosclaude ? — Tu penses que ceux qui ont tué Grosclaude – ou du moins ont fourni à Arnold ce dont il s'est servi dans ce but – ont aussi tenté d'éliminer Harrington ? — En tout cas, je soupçonne fort que la technique utilisée vient de la même source. Maintenant, en homme méfiant et dangereux que je suis, j'ai dans l'idée que' si elle est issue de la même source, elle pourrait bien appuyer la -même stratégie. Il est sans doute possible que quelqu'un propose simplement sa technologie à qui en a besoin et peut se l'offrir, mais je commence à en douter. » Usher secoua la tête. « Non, Héloïse. Il y a quelque chose là-dessous. D'accord, je n'ai pas encore compris quoi. Mais ce que j'en ai vu me laisse à penser que celui qui se cache derrière tout cela ne nous aime guère, ni nous ni les Mamies. — Alors tu penses maintenant qu'Arnold aurait pu travailler activement pour des tiers en vue de provoquer la reprise des hostilités entre Manticore et nous ? » Pritchart aurait voulu pouvoir paraître plus incrédule. « Je crois que c'est possible. Mais il reste encore beaucoup trop de questions en suspens pour me permettre de suggérer un mobile. Ces tiers disposaient-ils d'assez d'informations sur le Refuge pour s'attendre à ce que nous écrasions les Manties pour eux ? Auquel cas Manticore est sans doute leur cible principale, et nous ne sommes que l'instrument. Ou bien s'attendaient-ils à l'inverse, ce qui ferait de nous la cible première ? À moins que, pour une raison qui reste obscure, leur but ait tout simplement été que nous recommencions à nous tirer dessus, ce qui ferait des deux camps la cible d'une tierce partie aux objectifs inconnus. — Bon sang, Kevin ! » Pritchart le regarda d'un air horrifié. « C'est tellement... tellement tordu que j'ai mal à la tête rien que d'y penser ! Quel avantage une hypothétique tierce partie pourrait-elle trouver à nous renvoyer en guerre contre Manticore ? — J'ai seulement dit que le mobile restait obscur. Sinon, j'aurais des chances de réussir à comprendre de qui il s'agit. Et il est tout à fait possible que ma théorie soit complètement à côté de la plaque. C'est peut-être mon expérience de "barbouze" qui me pousse au fantasme parce que Danny et moi avons épuisé toutes les pistes intérieures potentielles. Je ne sais vraiment pas, Héloïse. Ce que je sais en revanche, c'est que mon instinct me souffle que nous n'avons encore vu que la partie émergée d'un iceberg. » CHAPITRE QUARANTE-CINQ « Bonjour à tous », lança Héloïse Pritchart en entrant d'un pas vif dans la pièce ensoleillée. La salle de réunion du gouvernement était située dans l'aile orientale de la résidence officielle de la présidente, et la vague de lumière matinale qui entrait par les larges fenêtres du mur extérieur faisait luire la coûteuse table de conférence marquetée d'une demi-douzaine d'espèces de bois exotique. L'épais tapis de fibres naturelles ressemblait à un profond bassin d'eau bleu de cobalt où flottait le sceau présidentiel comme un reflet d'or. Tous les fauteuils, à l'exception de celui de Pritchart, étaient noirs; le sien était du même bleu que le tapis, et le sceau de sa fonction en ornait le dossier. Il y avait à chaque place un verre et une carafe en cristal remplie d'eau glacée, et des caméras sur le toit du bâtiment alimentaient en images les murs intelligents de la pièce, configurés pour offrir une vue panoramique de La Nouvelle-Paris et de sa circulation matinale. « Bonjour, madame la présidente », répondit en leur nom à tous Thomas Theisman, en tant que ministre le plus éminent de son gouvernement. En vertu du principe de succession présidentielle établi par la Constitution, Leslie Montreau, successeur d'Arnold Giancola au poste de ministre des Affaires étrangères, avait techniquement la préséance sur Theisman, mais nul dans cette pièce ne s'y trompait. Même les plus cyniques des ministres du gouvernement reconnaissaient la dévotion de Theisman à la Constitution et sa détermination personnelle à éviter la fonction de président. En un sens, toutefois, cela ne faisait qu'affermir sa base politique. Ils savaient qu'il ne nourrissait aucune ambition personnelle et qu'il apportait un soutien sans faille à Héloïse Pritchart, premier président de la République élu en trois cents ans. Et qu'il avait le soutien sans faille des forces armées de la République. Pritchart gagna son fauteuil, l'écarta de la table, prit place et attendit quelques instants qu'il s'adapte à sa morphologie. Puis elle s'inclina légèrement et balaya du regard les membres de son gouvernement. « Je sais que vous vous demandez tous la raison de cette réunion inopinée, commença-t-elle. Vous êtes sur le point de la connaître. Vous êtes également sur le point de découvrir certains secrets que seuls quelques-uns dans cette pièce connaissent déjà. Leur révélation va vous surprendre et pour la plupart, sans doute, beaucoup vous déranger. Malgré cela, je pense que vous comprendrez pourquoi les détails ont été tenus confidentiels, mais je songe à prendre une initiative qui requiert la coopération pleine – et pleinement informée – de chacun des ministres de ce gouvernement. J'espère que vous me l'accorderez. » Elle avait capté toute leur attention, remarqua-t-elle, et elle sourit. « Denis, fit-elle en se tournant vers le ministre de la Justice, voulez-vous bien demander à Kevin et Wilhelm de nous rejoindre ? — Bien sûr, madame la présidente. Denis LePic enfonça une touche sur son terminal. Quelques instants plus tard, une porte s'ouvrit dans le mur ouest, comme une faille au cœur de l'image vivante de La Nouvelle-Paris. Pritchart trouvait toujours cette vue assez troublante, et elle lui paraissait aujourd'hui plus menaçante que d'habitude. Elle salua les deux nouveaux venus d'un signe de tête puis leur indiqua les fauteuils vides prévus de chaque côté de LePic. Ils s'y installèrent, et elle reporta son attention vers son gouvernement, dont plusieurs membres étaient manifestement perplexes... et franchement inquiets. « Kevin et Wilhelm sont là pour m'aider à m'expliquer, dit-elle. En particulier, Kevin va vous informer de ce qu'il a porté à mon attention il y a près de six mois T. En substance, mesdames et messieurs, le gouvernement Haute-Crête n'a pas falsifié notre correspondance diplomatique. » La poignée de privilégiés déjà au courant, comme Rachel Hanriot, le prirent avec un certain calme. Les autres se contentèrent de la regarder fixement les premières secondes, comme incapables d'appréhender ce qu'elle avait dit. Ensuite, il aurait été difficile de déterminer si dominait la consternation, l'incrédulité ou la colère. Quoi qu'il en fût de la nuance émotionnelle générale, toutefois, il en résulta une belle cacophonie. Elle les laissa s'énerver et agiter les bras pendant quinze à vingt secondes puis tapa du plat de la main sur la table. Ce bruit sec perça le tumulte ambiant, et tous reprirent place dans leur fauteuil, l'air encore sonnés mais aussi très embarrassés de leur première réaction. « Je ne vous reprocherai pas d'être surpris, dit la présidente, maniant l'euphémisme dans le silence retrouvé. J'ai eu une réaction très proche de la vôtre quand Kevin m'a fait part de son hypothèse. Je vais lui demander de vous donner les détails d'une enquête clandestine que j'ai autorisée. Elle était officieuse, bien sûr, et pour être honnête, sans doute pas très conforme à la Constitution. Étant donné les circonstances, toutefois, je n'avais pas d'autre choix, me semblait-il, que de lui donner mon feu vert, de même que je n'ai plus d'autre choix désormais que de vous mettre tous au courant. » Elle se tourna vers Usher. « Kevin, si tu veux bien. » « Voilà donc à peu près tout ce qu'il y a à en dire », conclut Pritchart une demi-heure plus tard. Le briefing d'Usher avait duré moins de dix minutes; les vingt suivantes avaient été consacrées aux questions – certaines incrédules, d'autres hostiles, la plupart furieuses et toutes inquiètes – du reste du gouvernement. « Mais tout cela relève encore de la spéculation », objecta Tony Nesbitt, le ministre du Commerce. C'était l'un des plus fidèles alliés d'Arnold Giancola au sein du gouvernement et il paraissait encore très enclin à l'incrédulité. « Enfin, monsieur Usher vient de nous dire qu'il n'existe pas de preuves. — Non, Tony, ce n'est pas ce qu'il a dit », intervint Rachel Hanriot. Nesbitt se tourna vers elle, et elle lui rendit son regard d'un air presque compatissant, bien qu'ils se fussent en général trouvés dans deux camps différents au cours de la lutte de pouvoir entre Pritchart et Giancola. « Ce qu'il a dit, continua-t-elle, c'est qu'il n'y a pas moyen de prouver qui de notre côté l'a fait – bien que, vu la position d'Arnold aux Affaires étrangères, je n'arrive pas à croire qu'il n'ait pas été derrière cela. Mais même si les documents de Grosclaude sont des faux, ils prouvent de manière très convaincante que quelqu'un au sein du gouvernement de la République a falsifié cette correspondance. En tout cas, j'ai le sentiment qu'ils établissent clairement que les Manties racontent la stricte vérité sur leur correspondance. Ce qui laisse à penser qu'ils disent également vrai concernant les courriers qu'ils prétendent avoir reçus de notre part. Là encore, cela accuse Arnold. — Mais... Mais mon cousin Jean-Claude est... était le chef de la sécurité d'Arnold, protesta Nesbitt. Je n'arrive pas à croire qu'Arnold aurait pu réussir un tour pareil sans que Jean-Claude ne s'en doute au moins. » Il regarda Monceau. « Leslie ? Avez-vous découvert quoi que ce soit au ministère des Affaires étrangères qui aille dans le sens de ces allégations ? » Montreau avait l'air très embarrassée. Malgré sa position dans la hiérarchie officielle, elle était le membre du gouvernement le plus récent, et elle s'éclaircit la gorge, un peu nerveuse. « Non, rien, dit-elle. D'un autre côté, Tony, il ne me serait jamais venu à l'idée de chercher des preuves d'activités criminelles aussi... incroyables. J'avouerai toutefois que les mesures de sécurité en place au ministère ressemblent peut-être encore un peu trop à celles qu'avaient imposées les Législaturistes et le Comité, ajouta-t-elle à contrecœur. — Que voulez-vous dire ? s'enquit Nesbitt. — Je veux dire que le ministre contrôle beaucoup trop de choses personnellement, répondit Montreau sans détour. J'ai été sincèrement ébahie de découvrir l'accès que j'avais aux processus de sécurité du ministère et le contrôle que je peux exercer sur eux directement depuis mon bureau. Je n'aurais jamais imaginé que monsieur Giancola ait pu faire une chose pareille, mais quand je vois l'accès dont je dispose, et à supposer – comme le fait monsieur Usher – qu'il avait aussi accès aux codes de validation des Affaires étrangères manticoriennes, il aurait très bien pu y arriver. Et je crains de ne pas voir qui d'autre aurait pu s'y livrer, pour l'instant en tout cas. » Nesbitt se renfonça dans son fauteuil, manifestement consterné. Pritchart le fixa d'un œil songeur, mais à première vue il était au moins aussi stupéfait que tous les autres dans la salle de réunion. Mieux, il avait l'air horrifié. — Bien entendu, dit-elle au bout d'un moment, j'ai dû procéder avec la plus grande prudence concernant cet invraisemblable sac de noeuds. Comme Kevin et Denis viennent de l'expliquer en réponse à vos questions, nous n'avons pas – et nous n'aurons sans doute jamais – la preuve irréfutable dont nous aurions besoin pour convaincre le Congrès et l'opinion publique que les événements se sont passés comme nous le pensons. En l'absence d'une telle preuve, il serait très risqué de rendre l'affaire publique, à mon sens. — C'est peut-être notre seule option, madame la présidente », dit Nesbitt au bout d'un moment. Tout le monde se tourna vers lui, et il haussa les épaules d'un air contrarié. « Ne croyez pas que cela me plaise. Dieu sait que si Arnold a roulé quelqu'un dans la farine ici, c'est bien moi, et je vais passer pour le dernier des imbéciles quand les journalistes s'empareront enfin de l'affaire ! Mais si vous avez vu juste, alors nous sommes engagés dans une guerre qui résulte des manoeuvres d'un /membre de notre propre gouvernement. » Il secoua la tête. « Ne pas dire la vérité serait injustifiable. — Mais la présidente a raison, objecta Henrietta Barloi, ministre de la Technologie. Personne ne nous croira, et vu ce qui est arrivé à Arnold, tout le monde pensera que nous l'avons fait éliminer. — Mais pourquoi l'aurions-nous fait éliminer ? demanda Nesbitt. — Je peux vous proposer plusieurs scénarios, monsieur le ministre, je le crains », répondit Kevin Usher. Tous se tournèrent vers lui, et il haussa les épaules. « Si j'étais un grand paranoïaque, ou même un homme avec des ambitions politiques personnelles ou l'envie de restaurer l'ancien régime, mon interprétation des événements pourrait bien être que monsieur Giancola avait compris ce que la présidente, cette infâme traîtresse, avait fait pour justifier sa déclaration de guerre. Quand il a appris la vérité, elle – et par extension vous tous – a ordonné son exécution. Maintenant, toutefois, nous redoutons que la vérité ne soit révélée, et nous tentons donc de faire porter le chapeau à un homme opportunément décédé parce que nous l'avons assassiné. Le tout tendant à prouver que tous nos grands principes et notre dévotion à la "primauté de la loi" ne sont que foutaises. Par conséquent, le système tout entier – et pas seulement le gouvernement – est un édifice corrompu bâti sur une Constitution qui n'est rien d'autre qu'une gigantesque escroquerie montée aux dépens d'un peuple qui souffre depuis longtemps. — C'est insensé ! se récria Nesbitt. — Bien sûr ! renifla Usher. Les meilleures théories du complot le sont toutes ! Comment croyez-vous que Cordélia Ransom ait réussi à tenir devant le peuple aussi longtemps ? Mais si vous n'aimez pas cette version, en voici une deuxième. Quelqu'un d'autre, quelqu'un qui travaille dans la sécurité –sans doute moi-même, ou Wilhelm – est responsable. Giancola l'a découvert, nous l'avons tué, et maintenant, dans une sinistre cabale, pour des raisons connues de nous seuls, nous essayons de mettre un terme moins que glorieux à cette guerre, et nous avons monté toute cette théorie autour de la responsabilité de Giancola dans ce but. Ou, si celle-ci ne vous plaît pas, on peut imaginer que quelqu'un – probablement une alliance de certains ministres, Wilhelm et moi – ait tenté de saboter la guerre pleinement justifiée et pour l'instant bien engagée de la présidente contre les vilains Manties. Hélas, nous avons réussi à l'aveugler, et elle ajoute foi à notre histoire à dormir debout comme quoi Giancola aurait falsifié notre correspondance. En réalité, ce sont les Manties les fautifs, et nous avons assassiné Giancola parce qu'il était le seul à pouvoir le prouver. À moins... » Nesbitt commençait à le regarder franchement de travers, et Pritchart interrompit Usher d'un geste. « Cela suffit, Kevin », dit-elle. Puis elle reporta toute son attention sur Nesbitt. « Kevin n'arrive pas à oublier qu'il a été barbouze, Tony. Il a l'habitude de raisonner de cette façon tortueuse. Mais il n'a pas tort sur le fond : Dieu seul sait comment cette histoire peut être tournée par des hommes avides de pou voir ou simplement hostiles à la Constitution. Et n'allez pas croire un instant qu'il n'y a pas de candidats. Il ne s'agit pas seulement d'anciens sbires de SerSec qui se terrent en attendant un climat politique plus favorable à leurs objectifs. Si je ne m'abuse, Arnold lui-même faisait partie de ceux qui continuent à jouer selon les règles en vigueur à l'époque des Législaturistes et qui rêvent de voir la Constitution abrogée ou du moins vidée de sa substance pour pouvoir poursuivre leurs affaires tranquilles. Il y en a d'autres, et cette situation pourrait faire leur jeu. — Mais si nous ne pouvons pas rendre l'affaire publique, que pouvons-nous faire ? geignit Nesbitt. — Et surtout, intervint Walter Sanderson, ministre de l'Intérieur, l'œil plissé, pourquoi nous en parler maintenant ? Certains d'entre nous, comme Tony et moi, étions très proches d'Arnold. Qui vous dit qu'aucun de nous n'était impliqué dans ce qu'il mijotait ? Et vous ne pouvez pas non plus être sûre qu'en quittant cette réunion nous n'allons pas raconter aussitôt tout ce que vous venez de nous dire à la presse. — Vous avez raison. » Pritchart hocha la tête. « D'ailleurs, quoi que je vous demande de faire, n'importe lequel d'entre vous pourrait tout à fait arguer que la Constitution lui impose de rendre l'affaire publique. Vous le pourriez tous. Il n'y a pas encore d'enquête officielle sur la question, mais je suis à peu près persuadée que l'on pourrait soutenir que mes décisions à ce jour équivalent à une obstruction de justice. — Alors pourquoi nous en parler ? insista Sanderson. — Parce que nous avons peut-être une occasion de négocier la fin de la guerre, fit Pritchart, s'adressant à tous. — Quel genre d'occasion, madame la présidente ? * demanda Stan Gregory, ministre de la Ville, tandis que plusieurs autres se redressaient dans leur fauteuil, pleins d'espoir. « D'après Wilhelm et la DRS, répondit Pritchart en désignant Trajan de la tête, les Mandes ont de sérieux problèmes dans l'amas de Talbot. Nos informations sont très incomplètes, vous comprenez, mais ce que nous savons indique qu'ils sont face à une possible confrontation armée avec la Ligue. » Quelqu'un inspira brusquement, et Pritchart eut un sourire pincé. La Ligue était le gorille de la Galaxie. Bien que la Flotte solarienne n'ait sans doute aucune idée de la vibrolame qui allait lui tomber sur les doigts si elle se mettait en travers du chemin de la FRM, Pritchart le soupçonnait fort, il y avait peu de chances que le Royaume stellaire parvienne à résister à long terme à ce monolithe écrasant. Personne n'avait envie d'affronter les Solariens. Cela nous offre deux possibilités distinctes, poursuivit-elle. D'un côté, s'ils se retrouvent effectivement en guerre contre la Ligue, nos problèmes militaires sont résolus. Il leur faudra accepter la paix dans les termes que nous choisirons de leur proposer s'ils veulent espérer résister un tant soit peu à la Ligue. » D'un autre côté, si nous leur proposons de négocier maintenant en précisant que nous sommes conscients des pressions qu'ils subissent dans l'amas de Talbot, ils sauront alors que nous ne profitons pas activement des circonstances... mais que nous pourrions, si nous le voulions. » J'ai donc envie de proposer une rencontre au sommet entre la reine Élisabeth et moi-même, sur un site neutre acceptable pour les deux parties. — Madame la présidente, je ne crois pas... — Attendez, vous proposez que... — Mais ils vont avoir l'impression que nous leur braquons un pulseur sur la tempe, et... — Je pense que cela pourrait marcher si... » Pritchart frappa de nouveau sur la table, plus fort que précédemment, jusqu'à ce que tous se taisent. — Je ne prétends pas que ce soit la panacée, dit-elle. Et, oui, Walter, je suis consciente qu'ils vont penser que "nous leur braquons un pulseur sur la tempe". Je ne m'attends pas à ce qu'ils se réjouissent à cette idée, mais si j'arrive à m'asseoir à la même table qu'Élisabeth Winton, j'ai peut-être une chance de la convaincre d'accepter des conditions qui conviendront à la fois au Royaume stellaire et à notre opinion publique. — Excusez-moi, madame la présidente, mais est-ce vraiment réaliste ou prenez-vous vos rêves pour des réalités ? intervint Nesbitt avec une certaine douceur. — Leslie ? fit Pritchart en se tournant vers la ministre des Affaires étrangères. — C'est très difficile à dire, madame la présidente, répondit Montreau après quelques instants. J'imagine que vous envisagez de signer d'abord le traité de paix puis, une fois que la paix aura eu le temps de s'épanouir, de rendre nos soupçons publics et lancer une enquête officielle ? — C'est ce que j'envisage, oui. — Eh bien, cela pourrait marcher. » Montreau plissa le front en regardant la ligne d'horizon de La Nouvelle-Paris tout en frottant le bout des doigts de sa main droite sur son sous-main. — D'abord, vous avez raison quant à la pression que les Mannes vont subir, à supposer que ce qui se passe dans l'amas de Talbot soit aussi grave que vous le suggérez. Ils ne vont pas apprécier, mais ils devront se montrer réalistes et, en dernière analyse, parlementer présente moins de danger pour eux que se battre, surtout s'ils risquent de voir un deuxième front s'ouvrir. » En outre, poursuivit-elle, de plus en plus enthousiaste, une rencontre entre vous deux constituerait une nouveauté si spectaculaire que si vous reveniez avec des conditions pas tout à fait aussi avantageuses que notre position militaire actuelle ne pourrait le justifier, l'opinion les accepterait sans doute. Par conséquent, bien sûr, vous pourriez vous rapprocher davantage que par le passé de ce que les Manticoriens considèrent comme acceptable. — C'est bien ce que je me disais. » Pritchart hocha la tête. « Et je me dis aussi que le jour où nous rendrons nos soupçons publics dans la foulée de cet accord de paix, nous pourrons reconnaître honnêtement nous être fait manipuler et proposer des réparations assez conséquentes à Manticore. » Elle pensait aller plus loin mais s'en abstint. Ce n'était pas le moment d'admettre qu'elle envisageait sérieusement de faire part d'au moins une partie de leurs soupçons à la reine si les pourparlers semblaient bien se passer. Une ou deux personnes autour de la table paraissaient outrées de la suggestion qu'elle avait déjà faite, mais elle secoua fermement la tête. « Non, dit-elle. Réfléchissez-y. D'abord, c'est moralement juste. Ensuite, si nous voulons que la paix avec Manticore tienne à long terme et s'il apparaît que quelqu'un de notre côté a bel et bien manipulé notre correspondance, nous allons devoir faire un geste non négligeable envers eux, surtout dans la mesure où c'est nous qui avons repris les hostilités. Enfin, si nous découvrons ce à quoi nous nous attendons tous, je crois, nous allons beaucoup perdre en crédibilité sur le plan diplomatique. En reconnaissant notre responsabilité et en proposant de faire amende honorable du mieux possible, nous aurons les meilleures chances de limiter les dégâts et de nous réhabiliter sur la scène diplomatique internationale. » Les mines outrées disparurent pour l'essentiel, bien que certains eussent encore l'air très contrariés. « Puis-je faire une suggestion, madame la présidente ? demanda Thomas Theisman sur un ton formel. — Bien sûr. — Dans ce cas, j'aurais un élément supplémentaire à inclure dans votre proposition de rencontre au sommet. » Pritchart haussa le sourcil et lui les épaules. « Je recommande que vous demandiez expressément la présence de la duchesse Harrington à cette conférence en tant que conseiller militaire. — Harrington ? Pourquoi Harrington ? s'étonna Sanderson. — Pour plusieurs raisons, répondit Theisman. Entre autres, dans le désordre, parce que, d'après nos sources, elle fait toujours preuve de modération politique bien qu'elle soit l'un de leurs meilleurs commandants de flotte. Parce qu'elle est désormais l'épouse du Premier Lord de leur Amirauté, ce qui en fait également la belle-sœur du Premier ministre. Parce qu'elle demeure l'une des confidentes les plus proches de la reine Élisabeth, bien qu'elles ne soient manifestement pas du même avis en ce qui nous concerne, sans compter qu'elle est aussi seigneur sur Grayson, et sans doute celle en qui Benjamin Mayhew a le plus confiance. Parce que Lester Tourville et moi l'avons rencontrée et que nous avons, je pense, établi des liens. Enfin, à cause de sa capacité déconcertante à deviner quand on lui ment, soulignée par tous les rapports. Ce qui signifie qu'elle est sans doute capable de déterminer également si on lui dit la vérité. Bref, je pense qu'elle exercerait une influence bénéfique sur l'humeur d'Élisabeth et que nous ne trouverons pas de meilleure alliée à la cour. — Madame la présidente, l'idée me semble excellente, intervint Montreau. Je n'y aurais pas pensé pour ma part car j'ai tendance à voir en elle l'officier spatial avant tout, mais monsieur Theisman a raison. Je vous recommande de suivre son conseil. — Je suis d'accord également, madame la présidente, fit Rachel Hanriot: — Très bien, je crois que nous pouvons considérer que cela rentrera dans notre proposition. » Pritchart parcourut à nouveau la table du regard. « Et puis-je partir du principe qu'il y a consensus sur la question de l'organisation de cette rencontre ? — Oui », répondit Nesbitt, manifestement à contrecœur. Pritchart se tourna vers lui, et il haussa les épaules. « J'ai tellement souhaité voir les Manties vaincus après ce qu'ils nous ont fait subir dans la dernière guerre que je déteste l'idée de les laisser s'en tirer maintenant. Mais si Arnold a bien agi comme cela en a l'air, nous n'avons pas d'autre choix que de cesser de nous entretuer le plus tôt possible. Simplement, ne me demandez pas de les apprécier un jour. — D'accord. » Pritchart opina. « Je suis sûre que je n'ai pas besoin de vous le rappeler, mais il est absolument essentiel que nous gardions pour nous nos soupçons sur tout le reste de cette affaire jusqu'à ce que j'aie rencontré Élisabeth. » Des hochements de tête vigoureux lui répondirent, et elle se renfonça dans son fauteuil en souriant. — Bien. Et puisque nous sommes d'accord, je crois avoir l'émissaire idéal pour transmettre notre offre à Manticore. » CHAPITRE QUARANTE-SIX « Pacha, nous avons une empreinte hyper non annoncée à six millions de kilomètres ! » Le capitaine de vaisseau Jane Timmons, commandant du HMS Andromède, tourna son fauteuil de commandement vers son officier tactique. Six millions de kilomètres, c'était à portée d'un missile à propulsion simple ! Elle ouvrit la bouche pour demander davantage d'informations, mais l'officier tactique les fournissait déjà. « Il s'agit d'une empreinte isolée, commandant. Toute petite. Sans doute un courrier. — Une transmission de sa part ? demanda Timmons. — Rien de supraluminique, commandant. Et nous ne recevrons aucune émission infraluminique avant... (il jeta un coup d'œil au temps écoulé depuis la détection) quelques secondes encore. D'ailleurs... — Commandant, intervint l'officier de com sur un ton très circonspect, j'ai une demande de communication que vous feriez mieux d'accepter, je crois. » Le communicateur carillonna dans la cabine obscure. Honor se redressa aussitôt, instantanément lucide comme toujours depuis des années. Sauf peut-être, songea-t-elle avec un petit sourire, quand elle était au lit à la maison. Puis son doigt trouva la touche audio rétro éclairée et l'enfonça. « Oui ? — Milady, je suis navrée de vous réveiller. » Honor plissa les yeux. Ce n'était pas MacGuiness, qui pourtant filtrait presque toujours ses appels hors des horaires de service. C'était Mercedes Brigham. « J'imagine que vous avez une bonne raison, répondit Honor comme Brigham marquait une pause. — Oui, milady. » Honor entendit le chef d'état-major s'éclaircir la gorge. « L'un des croiseurs de combat qui patrouillent le périmètre vient de nous relayer une transmission. Elle vient d'un courrier non annoncé. » Elle marqua une nouvelle pause. « Un courrier havrien. — Un courrier havrien ? répéta prudemment Honor. Ici ? — Oui, milady. » Brigham s'exprimait d'une drôle de voix, remarqua Honor. Mais avant qu'elle ait pu s'en étonner, le chef d'état-major poursuivit : « Je crois que vous devriez visionner la transmission que nous avons reçue, milady. Puis-je vous la faire suivre ? — Bien sûr », répondit Honor, un peu perplexe, avant d'enfoncer le bouton activant le système visuel. L'écran s'alluma sur le papier peint habituel du système de communications de l'Imperator, puis Honor frémit à l'apparition d'un visage des plus familiers. « J'imagine que tout cela n'est pas très régulier, dit le contre-amiral Michelle Henke, mais j'ai un message pour Sa Majesté de la part de la présidente de la République de Havre. » Honor attendait derrière la haie d'honneur, le temps que la pinasse de l'Andromède s'installe entre les bras d'arrimage du hangar d'appontement. Elle réussissait à paraître parfaitement calme, toutefois le lent balancement régulier de la queue de Nimitz assis sur son épaule trahissait son humeur à ceux qui connaissaient bien le chat sylvestre. Le boyau d'accès se déploya, le témoin vert s'alluma, puis Michelle Henke passa prudemment de la microgravité du boyau au champ de gravité interne de l' hnperator. Elle s'appuya manifestement davantage sur la jambe gauche à la réception, et Honor perçut son inconfort physique tandis qu'elle se mettait au garde-à-vous et saluait au son du sifflet du bosco. « Quatre-vingt-unième escadre de croiseurs de combat à l'arrivée ! — Permission de monter à bord ? demanda-t-elle à l'officier de pont. — Permission accordée, amiral Henke ! Ils baissèrent tous deux la main levée pour le salut, et Henke s'avança en boitant. « Mike, dit tout bas Honor en serrant fort la main que lui tendait son amie. Quel bonheur de te revoir. — Et toi donc, milady, répondit Henke d'une voix de contralto encore un peu plus rauque que de coutume. — Eh bien. » Honor lâcha enfin sa main et prit un peu de recul par rapport à leur joie de se retrouver. « Je crois que tu as parlé d'un message ? — Oui, en effet. — Dois-je faire venir l'amiral Kuzak ? — Je ne crois pas que ce soit nécessaire, amiral, répondit Henke sur un ton formel, consciente de tous les regards et les oreilles tournés vers elles. — Alors pourquoi ne pas m'accompagner à mes quartiers ? — Avec plaisir, milady. » Honor la précéda vers l'ascenseur, suivie d'un Andrew La-Follet à l'air mal réveillé. Elle enfonça le bouton d'appel, puis eut un petit sourire et fit signe à Henke de franchir la première la porte qui s'ouvrait. La Follet et elle lui emboîtèrent le pas, la porte se referma derrière elle, et elle attrapa Henke par les bras. « Mon Dieu, fit-elle doucement. Mais quel bonheur de te voir, Mike ! » Honor Alexander-Harrington n'était pas coutumière des grandes effusions sentimentales, mais elle serra soudain Mike Henke dans ses bras. « Doucement ! Doucement! souffla Henke en lui rendant son étreinte. La jambe suffit amplement, m'dame, pas la peine de rajouter des côtes cassées à la liste ! — Pardon. » Un instant, le soprano d'Honor fut presque aussi rauque que le contralto de Henke, mais elle recula et s'éclaircit la gorge pendant que Nimitz ronronnait sur son épaule, heureux de l'accueillir. « Pardon, répéta-t-elle d'une voix plus proche de la normale. Je t'ai crue morte. Ensuite, quand nous avons appris que ce n'était pas le cas, je m'attendais encore à ce qu'il se passe des mois, voire des années avant que je te retrouve. — Alors je suppose que nous sommes à égalité s'agissant de ton petit tour sur Cerbère, dit Henke, le sourire en coin. — Sans doute, répondit Honor en gloussant. Sauf que toi, au moins, tu n'es pas restée morte assez longtemps pour qu'on t'organise des funérailles nationales ! — Dommage, j'aurais adoré visionner la séquence. — Oui, sûrement. Tu as toujours été un peu spéciale, Mike Henke ! — Tu dis ça parce que je choisis bizarrement mes amis. — Bien sûr », fit Honor, sarcastique comme les portes s'ouvraient pour les déposer dans le couloir devant ses quartiers. Spencer Hawke y montait la garde, et elle s'arrêta pour regarder La Follet par-dessus son épaule. — Andrew, Spencer et vous ne pouvez pas continuer comme ça éternellement. Nous devons faire venir au moins un autre homme d'armes pour vous soulager un peu tous les deux. — Milady, j'y ai réfléchi, mais je n'ai pas eu le temps de faire une sélection. En réalité, il faudrait que je retourne sur Grayson et... — Non, Andrew, c'est inutile. » Elle marqua une pause et lui adressa un regard sévère. « Deux choses, dit-elle doucement mais fermement. D'abord, mon fils naîtra d'ici un mois. Ensuite, poursuivit-elle en faisant mine de ne pas remarquer l'étincelle douloureuse dans ses yeux gris, le colonel Hill est tout à fait capable de sélectionner quelques candidats de valeur sur Grayson et de nous les envoyer ensuite pour que vous et moi y réfléchissions ensemble. Je sais que vous avez beaucoup à penser, et je sais que certains aspects de la situation vous déplaisent, mais il faut s'en occuper. » Il la regarda pendant peut-être deux secondes puis soupira. « Bien, milady. J'enverrai le message au colonel Hill par la navette du matin. — Merci », dit-elle avec douceur en posant délicatement la main sur son bras. Puis elle se retourna vers Henke. « Je crois que quelqu'un d'autre est impatient de te souhaiter la bienvenue », fit-elle, et le sas s'ouvrit sur un James MacGuiness rayonnant. « Alors, Mike, dit Honor un quart d'heure plus tard, qu'est-ce qui a donc poussé les Havriens à te renvoyer à la maison ? Henke et elle occupaient des fauteuils vis-à-vis, la première une tasse de café fumant à la main, l'autre une tasse de cacao. MacGuiness avait veillé à ce qu'il y ait également une assiette de sandwiches, et Honor grignotait un jambon-fromage, profitant de l'occasion pour alimenter son métabolisme. Henke, pour sa part, se contentait très bien de son café. « Question intéressante », répondit Henke, les deux mains autour de sa tasse, en regardant Honor à travers une volute de fumée. « Je pense qu'ils m'ont d'abord choisie parce que je suis la cousine de Beth. Ils se sont dit qu'elle serait obligée d'écouter un message venant de moi. Et sans doute espéraient-ils qu'en me rendant à elle ils lui donneraient au moins envie d'écouter sérieusement ce qu'ils avaient à dire. — Et qu'avaient-ils donc à dire ? À moins que ce ne soit une information secret-défense que tu ne peux pas partager avec moi ? — Oh, elle est secrète, certes – du moins pour l'instant. Mais on m'a bien précisé que je pouvais la partager avec toi, puisqu'elle te concerne également. — Mike, fit Honor avec une pointe d'exaspération en sentant que Henke, derrière son air parfaitement solennel, s'amusait à la taquiner. Si tu ne me racontes pas tout au lieu de m'allécher en me jetant des miettes, je vais te faire cracher le morceau de force. Tu t'en rends bien compte, hein ? — Ça ne fait pas une heure que je suis rentrée, et déjà on me menace », gémit Henke en secouant la tête, avant de se recroqueviller d'un mouvement exagéré comme Honor faisait mine de se lever. « D'accord, d'accord ! Je vais tout te dire ! — Bien. Mais j'attends encore, insista Honor en se rasseyant. — Oui, bon, fit Henke en redevenant sérieuse, j'imagine que ce n'est pas un sujet de plaisanterie. Mais, pour faire simple, Pritchart se sert de moi comme messagère pour suggérer à Beth une rencontre au sommet entre elles deux afin de discuter d'un règlement négocié. Honor se renfonça brusquement dans son fauteuil. Malgré l'aspect spectaculaire du retour de Henke, la proposition de Pritchart était si radicale et inattendue qu'elle la laissait stupéfaite. La perspective formidable de mettre un terme au massacre s'étendait soudain devant elle, et son cœur bondit. Mais elle s'imposa de prendre du recul et d'inspirer longuement pour revenir à la réalité. « C'est une offre très intéressante. Tu crois qu'elle est sincère ? — Oh, je pense qu'elle veut réellement rencontrer Élisabeth. Quant à ce qu'elle compte proposer, c'est une autre histoire. De ce côté-là, j'aurais préféré qu'elle en discute avec toi plutôt que moi. Henke jeta un coup d'œil lourd de sens à Nimitz, qui leva la tête depuis sa position affalée sur le dossier du fauteuil d'Honor. « Quel genre de programme de négociation a-t-elle proposé ? — C'est ce qui est bizarre dans son projet, dit Henke. En gros, elle n'impose rien. À l'évidence, elle souhaite un traité de paix, mais elle n'a pas dressé de liste spécifiant certains termes. Apparemment, elle est prête à tout remettre dans la balance si elle accepte de négocier avec elle en personne. — Cela constitue un changement majeur par rapport à leur position précédente, du moins telle que je la comprenais, fit remarquer Honor. — Je répugne à l'avouer, mais tu es sans doute mieux placée pour le savoir que moi. » Henke haussa les épaules avec un petit sourire penaud. « J'essaye de prêter davantage attention à la politique depuis que tu m'as fait la leçon, mais cela ne figure pas encore parmi mes principaux centres d'intérêt. » Honor lui lança un regard exaspéré et secoua la tête. Henke soutint son regard sans guère manifester de remords puis haussa de nouveau les épaules. « En réalité, c'est sans doute une bonne chose que tu t'intéresses plus que moi à la politique et la diplomatie, dit-elle. — Pourquoi donc ? — Parce que l'une des particularités de la proposition de Pritchart, c'est qu'elle demande à ce que tu assistes toi aussi à la conférence qu'elle veut organiser. — Moi ? » Honor écarquilla les yeux, ébahie, et Henke opina. « Oui, toi. J'ai l'impression que l'idée de t'inclure pourrait bien venir de Thomas Theisman, mais je n'en suis pas certaine. Pritchart m'a toutefois assuré que ni elle ni personne au sein de son gouvernement n'avait rien à voir avec la tentative d'assassinat contre toi. À toi de voir si tu veux y croire. — Elle était plus ou moins obligée de dire ça, j'imagine », commenta Honor, songeuse, le cerveau en ébullition, réfléchissant à la proposition de Pritchart. Puis elle inclina la tête. A-t-elle parlé d'Ariel ou Nimitz ? ' — Non... et je me suis dit que c'était sans doute significatif. Les Havriens savent que Beth et toi avez été adoptées, bien sûr, et il était évident qu'ils disposaient de dossiers bien documentés sur vous deux. Je suis certaine qu'ils ont suivi les articles et autres présentations sur les facultés des chats sylvestres depuis que ceux-ci ont décidé de les révéler. — Ce qui signifie, en réalité, qu'elle nous invite à amener deux détecteurs de mensonge à fourrure à son fameux sommet. — C'est ce que je pense. » Henke hocha la tête. « Il est toujours possible qu'ils n'aient pas fait le lien, en fin de compte, mais je crois que c'est peu probable. — Moi aussi. » Le regard d'Honor se perdit dans le vide pendant qu'elle réfléchissait dur. Puis elle reporta son attention vers Henke. « Le moment choisi est intéressant. Il y a plusieurs facteurs en jeu, ici. — Je sais, et Pritchart aussi », fit Henke. Honor la fixa d'un œil interrogateur, et elle renifla. « Elle a veillé à me faire savoir qu'ils sont au courant de ce qui se passe à Talbot. Elle a même précisé que sa proposition de sommet vient à un moment où ses conseillers et elle sont pleinement conscients du fait que nos effectifs sont très tendus. Elle sous-entendait qu'au lieu d'une invitation à discuter ils auraient pu envoyer une flotte d'assaut. — Oui, à n'en pas douter. — A-t-on des nouvelles de l'amas de Talbot? s'inquiéta Henke. — Non. Et nous n'en aurons pas de Monica avant au moins dix ou onze jours. C'est une des raisons pour lesquelles je trouve le moment choisi intéressant. Au cas où les nouvelles seraient bonnes, on m'a ordonné de mettre à jour nos plans pour l'opération Sanscrit – celle qui succède à Phalène, expliqua Honor comme Henke haussait le sourcil – avec une date d'exécution provisoire fixée à douze jours à partir de demain. Enfin, d'aujourd'hui maintenant, rectifia-t-elle après avoir consulté l'horodateur de son œil artificiel. — Tu penses à la façon dont Saint-Just a fait capoter Bouton-d'or en suggérant un cessez-le-feu à Haute-Crête ? — En réalité, je pense au fait qu'Élisabeth va s'en souvenir, répondit Honor en secouant la tête. À moins qu'ils n'aient pénétré notre sécurité bien au-delà de ce que je crois, il est impossible qu'ils connaissent notre planning opérationnel. Ils se doutent sûrement que la Huitième Force était sur le point de reprendre les opérations offensives, à supposer qu'elle veuille jamais les reprendre, lorsque le message de Khumalo est arrivé. Et s'ils ont fait leurs calculs, ils savent probablement que nous devrions bientôt avoir de ses nouvelles. Mais ils ont dû te renvoyer à la maison pas loin du jour même où l'annonce des départs d'unités de la Première Force leur est parvenue. À mes yeux, cela signifie qu'ils ont agi aussi vite que possible afin de saisir l'occasion de négocier sérieusement. Je crains juste que cela ne rappelle trop Bouton-d'or à Élisabeth. — Elle ne se montre pas tout à fait rationnelle quand il s'agit des Havriens, reconnut Henke. — Non sans raison, j'en ai peur. » Henke parut surprise de l'entendre tenir ces propos, et Honor secoua la tête en se demandant si son amie savait tout des déboires de sa propre famille avec différents régimes havriens. « Eh bien, j'espère qu'elle ne se mettra pas en rogne cette fois-ci, fit Henke au bout d'un moment. Dieu sait que je l'aime, et c'est l'un des souverains les plus forts que nous ayons jamais eus, mais quel caractère ! » Henke secoua la tête à son tour. — Je sais que tout le monde lui trouve un tempérament explosif et des réactions au quart de tour, s'impatienta un peu Honor, et je suis même prête à admettre qu'elle a la rancune la plus tenace que je connaisse. Mais elle est consciente de ses responsabilités en tant que chef d'État, tu sais ! — Tu n'as pas besoin de la défendre contre moi, Honor ! J'essaye seulement d'être réaliste. Le fait est qu'elle a un caractère à faire trembler les justes quand elle se déchaîne, et tu n'ignores pas plus que moi qu'elle déteste céder aux pressions, même quand elle sait que ceux qui les exercent lui prodiguent leurs meilleurs conseils. Et en parlant de pression, Pritchart s'est soigneusement assurée que je savais qu'elle savait que les événements de Talbot avaient mis la République en position de force sur le plan diplomatique. Sans compter, ajouta-t-elle avec un mélange de frustration et d'admiration réticente, qu'elle m'a dit d'informer Beth qu'elle publiera demain à La Nouvelle-Paris un communiqué officiel annonçant à la République et à la Galaxie tout entière qu'elle lui a lancé une invitation. — Oh, magnifique. » Honor se renfonça dans son siège, appuyant légèrement sa tête contre la fourrure de Nimitz et sa chaleur. « C'est une bonne décision. Et tu as raison, ça ne va pas plaire à Élisabeth. Mais elle aussi sait y faire au petit jeu de la diplomatie interstellaire. Je ne pense pas qu'elle sera surprise. Et je doute fort que son mécontentement à cette nouvelle ait un impact majeur sur sa décision. — J'espère que tu ne te trompes pas. » Henke prit une gorgée de café puis baissa sa tasse. « J'espère que tu ne te trompes pas, répéta-t-elle, parce que j'ai beau essayer de rester cynique, je crois Pritchart sincère. Elle veut vraiment s'asseoir à la même table que Beth et négocier la paix. — Alors espérons qu'elle y réussira », conclut doucement Honor. « Et moi je dis qu'ils ne m'inspirent pas confiance un seul instant ! » s'irrita Élisabeth III. Pour les perceptions d'Honor, ses émotions violentes ressemblaient à un sombre nuage d'orage déployé au-dessus de l'agréable salle du conseil du Palais du Montroyal. Aucun des autres humains ne pouvait le sentir, mais tous les chats sylvestres n'en étaient que trop manifestement conscients. Elle leva la main pour caresser le dos de Nimitz en regardant le prince Justin faire de même pour Monroe. Les oreilles à demi aplaties d'Ariel étaient un bon indicateur de l'humeur de la reine, et Honor sentit Samantha s'en protéger depuis le dossier du fauteuil d'Hamish. « Votre Majesté... Élisabeth, dit William Alexander, personne ne te demande de leur faire confiance. Certainement pas en se fondant uniquement sur le fait qu'ils nous ont rendu Michelle et que Pritchart demande à te rencontrer. Là n'est pas l'important. — Oh que si ! répliqua Élisabeth. — Non, Votre Majesté », répliqua fermement Sir Anthony Langtry. La reine lui lança un regard noir, et il haussa les épaules. « William a raison. L'important consiste à savoir s'il vaut mieux pour nous discuter ou nous battre avec eux alors que nous ignorons ce qui se passe à Talbot. — Nous le saurons d'ici une semaine ! Honor se garda bien de soupirer. Élisabeth s'était montrée beaucoup plus intransigeante qu'elle ne l'avait craint depuis quatre jours que Michelle Henke était rentrée à Manticore en sa compagnie, retour de l'Étoile de Trévor. « Élisabeth, intervint calmement Honor, nous ne pouvons pas espérer recevoir de courrier avant quatre jours au plus tôt, à supposer que Terekhov en ait envoyé un dans les vingt-quatre heures suivant son arrivée prévue à Monica. Mais que nous n'en ayons toujours pas reçu est mauvais signe, tu le sais. » Élisabeth se tourna vers elle, et Honor haussa les épaules. « Cela fait deux semaines que nous savons, grâce au dernier courrier qu'il a envoyé, que le Copenhague a confirmé son hypothèse initiale, au moins en partie, quand il l'a retrouvé au point de rendez-vous après avoir effectué une reconnaissance de Monica. — Et alors ? fit la reine comme elle marquait une pause. — Nous savons aussi, grâce au même courrier, qu'il a continué son chemin vers Monica, où il a presque à coup sûr violé l'espace territorial local. Imaginons qu'il ait réussi à appliquer son plan le plus optimiste sans tirer un missile et que les Monicains aient accepté de cesser tous les préparatifs en cours jusqu'à ce que nous puissions nous assurer qu'ils n'ont pas d'intentions hostiles dans l'amas. C'est le message le plus positif que nous pourrions recevoir la semaine prochaine. — Auquel cas la situation est sous contrôle, répondit Élisabeth. — Auquel cas l'espace territorial de Monica est de facto sous notre contrôle, rectifia doucement Honor. Pour l'instant. Il est également possible que son courrier nous annonce qu'il s'est battu. Dans ce cas, il a gagné ou perdu. Quoi qu'il en soit, nous avons sur les bras un incident armé avec une nation souveraine qui entretient une relation de longue date avec la Direction de la sécurité aux frontières. Là, il se passera des semaines, voire des mois, avant que nous ne sachions si la DSF est ou non prête à engager des unités militaires solariennes contre nous. D'ailleurs, même s'il n'y a pas eu d'échange de tirs, si Terekhov et Khumalo ont occupé le système de Monica en menaçant d'employer la force, nous pourrions encore être confrontés à une intervention de la DSF. Et quoi que le courrier de Terekhov nous annonce dans une semaine, l'attente sera la même avant que nous ayons la certitude du choix de la DSF. — C'est exactement ce que je voulais expliquer. » Le baron de Grandville adressa un regard reconnaissant à sa belle-soeur et opina vigoureusement. «Je suis certain que Pritchart ne l'a pas fait pour nos beaux yeux, mais elle a tout à fait raison quant à l'intérêt d'un cessez-le-feu le temps de déterminer si nous sommes oui ou non en guerre avec la Ligue solarienne. » Il se retourna vers la reine. « C'est ce que nous nous tuons à te dire, Tony et moi, depuis le retour de Mike. Élisabeth, dit-il, le regard suppliant, nous avons de graves problèmes. Les Havriens à eux seuls ont deux fois plus de vaisseaux du mur que nous. Nous espérons tous que Terekhov et Khumalo ont réussi à tuer dans l'œuf ce qui se tramait du côté de Talbot, et que la force d'intervention de l'amiral O'Malley suffira à maintenir le calme dans ce cas. Mais nous n'en sommes pas sûrs, et nous n'aurons aucune certitude tant que nous n'aurons pas la confirmation que la DSF renonce. Et n'oublie pas l'élément mesan dans l'affaire. Nous les savons en cheville avec bon nombre de commissaires de la DSF, mais nous ignorons quelle pression ils réussiront à exercer pour essayer de sauver l'opération qu'ils menaient au cas où Terekhov et Khumalo leur auraient bel et bien mis des bâtons dans les roues. — Et que tu leur fasses confiance ou non, que Pritchart ait réellement l'intention de négocier de bonne foi ou non au début, la possibilité demeure qu'un traité de paix émerge des discussions malgré tout », fit remarquer Hamish Alexander-Harrington sur un ton neutre. Les yeux d'Élisabeth lancèrent des éclairs, mais il soutint son regard sans ciller. « C'est elle qui a annoncé aux journalistes le sommet qu'elle proposait, ajouta-t-il. Par conséquent, c'est sur elle que repose en grande part la responsabilité d'obtenir des avancées si tu acceptes de la rencontrer. À moins que vous ne comptiez vous installer toutes les deux seules dans une pièce enfumée pour négocier un accord privé, le sommet se déroulera littéralement sous les feux des projecteurs. Donc, si tu fais une offre raisonnable, elle risque de se retrouver prise à son propre piège, obligée d'y réfléchir sérieusement. — Dis à Émilie de ne pas chercher à me contrôler à distance, Hamish ! aboya Élisabeth. J'ai assez de conseillers officiels qui s'y efforcent ! Honor allait protester mais ne pipa mot. Être mariée amenait son lot de complications, avait-elle découvert. Il ne fallait surtout pas qu'elle donne l'impression de peser de tout son poids dans le même sens que ses époux. « Allons, sois raisonnable, Élisabeth ! » lança le septième être humain d'une voix proprement exaspérée. La reine se retourna, mais son regard noir rencontra deux yeux brillants de la même couleur que les siens exactement. « Cesse donc de râler, dit brutalement Caitrin Winton-Henke à sa nièce. Tu n'aimes pas les Havriens. Tu ne leur fais pas confiance. Parfait. Moi non plus, et tu sais très bien pourquoi. Mais tu es la reine de Manticore, pas une écolière ! Conduis-toi comme telle. » Honor sentit plusieurs personnes frémir, anticipant une explosion de rage de la reine. Mais celle-ci ne vint pas. Au lieu de cela, Élisabeth regarda sa tante dans les yeux, et les épaules tendues et le dos droit de celle que les chats sylvestres nommaient Âme-d'acier semblèrent s'affaisser. Honor sentit son propre regard s'adoucir par compassion, mais elle comprenait ce que la mère de Michelle Henke venait de faire. La comtesse douairière du Pic-d'Or avait été le régent d'Élisabeth. C'était aussi la seule autour de la table de conférence à avoir perdu plus encore aux mains des Havriens que la reine... comme elle venait de le rappeler à sa nièce. « Et n'oublie pas, Élisabeth, ajouta Honor en sentant la résistance obstinée de la reine faiblir, que si tu assistes à ce sommet et moi à tes côtés, il y aura au moins deux chats sylvestres présents. Tu ne crois pas qu'approcher suffisamment Ariel et Nimitz de Pritchart pour goûter sa lueur d'âme vaudrait le coup, quoi qu'il en soit ? » Élisabeth tourna son regard vers Honor et plissa le front, songeuse. Elle réfléchissait manifestement au fait que cela mettrait aussi Honor en position de faire la même chose, et Honor se réjouit prudemment de ce signe que la reine prenait enfin assez de recul pour réfléchir. « Beth », intervint doucement le prince Justin. Sa femme se tourna vers lui, et il mit une main sur la sienne, qui reposait sur la table. « Beth, réfléchis. Tous tes conseillers sans exception sont en désaccord avec toi. Même ton mari, ajouta-t-il en souriant. Je crois que tu dois en tenir compte dans ta décision, non ? » Elle le regarda dans les yeux quelques secondes puis soupira. « Oui. » Elle détestait manifestement devoir le reconnaître, mais Honor perçut sa sincérité réticente. La reine balaya du regard la chambre du conseil puis haussa les épaules. « Très bien. Je suis certaine que vous avez tous avancé des arguments valables. J'arrive même à reconnaître la valeur de certains d'entre eux – du moins intellectuellement. Cela ne me plaît pas pour autant, soyons clair. Je déteste cette idée. Mais vous n'avez pas tort pour autant non plus, même si j'aimerais beaucoup que ce soit le cas. Je rencontrerai donc Pritchart. — Merci, Votre Majesté, répondit doucement Grandville, formel et reconnaissant. — Ce qui pose la question de l'endroit où doit se tenir la rencontre, fit Langtry. Pritchart vous a quand même laissé le choisir. — Oui, et elle a suggéré un site "neutre", ajouta Grandville. Bien que je ne voie pas tellement où elle pense que nous pouvons en trouver un. — Bêtises ! s'exclama Élisabeth avec un petit rire dur. C'est le plus facile ! Si elle souhaite un site neutre, quoi de mieux que Torche ? — Je ne sais pas, commença Grandville. Le volet sécurité m'inquiéterait et... — La sécurité serait sans doute le dernier de nos soucis », interrompit Honor. Grandville la regarda, et elle sourit. « Une planète entière peuplée d'anciens esclaves, William, invitée à accueillir les chefs d'État des deux nations les plus impliquées dans l'application de la convention de Cherwell ? Il faudrait deux divisions d'hommes en armure de combat pour franchir leurs rangs ! — C'est à peu près certain, William, fit Langtry. Ils ne disposeraient peut-être pas des mêmes raffinements technologiques que nous, mais ils ne manqueraient pas de motivation ! — Oui, en effet, concéda Grandville. Et j'imagine que nous aurions largement le temps de prendre des mesures de sécurité complémentaires. — Sans compter que ce serait l'occasion d'intégrer Erewhon à l'affaire, fit remarquer Élisabeth. Je sais que nous sommes tous furieux contre les Erewhoniens à cause des technologies qu'ils ont transmises aux Havriens, mais soyons honnêtes : Haute-Crête a fait tout ce qui était humainement possible pour les y pousser. Si nous leur demandions d'envoyer des unités de leur flotte afin de fournir une garantie de sécurité neutre pour les deux camps, sans qu'aucun de nous amène ses propres escadres de combat, cela démontrerait que ce gouvernement-ci – et la maison de Winton – leur fait confiance et désire régler nos différends. » Grandville la considéra d'un air un peu surpris, et elle gloussa avec un certain naturel. « J'ai encore mes réserves concernant cette idée de sommet, William. Mais si nous devons nous y résoudre de toute façon, autant faire d'une pierre deux coups. » CHAPITRE QUARANTE-SEPT Aldona Anisimovna s'efforçait de ne pas oublier qu'elle figurait parmi les dirigeants et organisateurs les plus efficaces que Manpower Incorporated eût jamais produits. Qu'elle pouvait se targuer d'une série de succès quasi sans égale. Qu'elle était une femme riche et puissante et représentait l'une des meilleures lignées de Mesa. Mais rien de tout cela ne lui était d'un grand secours. Isabelle Bardasano et elle suivirent le « majordome » (issu d'une lignée dont les améliorations guerrières dépassaient de loin celles du génome Anisimov) dans le couloir aux meubles magnifiques, passant devant des sculptures de lumière, des bronzes, des tableaux et des tentures tissées main. L'architecte d'intérieur avait évité à dessein les murs intelligents et autres technologies visuelles modernes en dehors des sculptures lumineuses, mais des vibrations apaisantes inaudibles paraissaient lui caresser la peau. Le tout était très gracieux et accueillant, mais elle prit une profonde inspiration dans un effort pour apaiser discrètement ses nerfs, en espérant que les inévitables systèmes de surveillance ne remarquent pas l'accélération de son pouls lorsque leur guide ouvrit la porte à l'ancienne au bout du couloir. « Mesdames Anisimovna et Bardasano, annonça-t-il. — Merci, Heinrich », répondit une voix familière, et le majordome – en réalité un garde du corps très dangereux, quand il ne jouait pas les assassins – s'effaça. Anisimovna le dépassa comme s'il n'était pas là, mais elle fut soulagée de le voir fermer la porte derrière Bardasano et elle depuis le couloir. Non pas qu'elle se fût vraiment attendue à ce que ses... services soient requis, se dit-elle fermement. « Eh bien, mesdames, dit Albrecht Detweiler, assis derrière sa station de travail, sans les inviter ni 'l'une ni l'autre à prendre place. Il semble que les choses ne se soient pas très bien passées à Talbot*, en fin de compte. — Non, en effet », concéda Anisimovna d'une voix aussi sereine que possible. Detweiler la dévisagea d'un air songeur, comme s'il attendait qu'elle ajoute quelque chose, mais elle savait qu'il valait mieux ne pas avancer l'ombre d'une excuse. Surtout pas alors qu'il les faisait attendre et mariner dans leur jus depuis leur retour de la République de Monica, près de trois jours standard plus tôt. « Pourquoi cela ? s'enquit-il après quelques instants. — Du fait d'un enchaînement de circonstances que nous n'avons pas su prévoir, répondit Isabelle Bardasano sur le même ton qu'Anisimovna. — Je croyais qu'une planification digne de ce nom tenait compte de toutes les contingences, fit remarquer Detweiler. — Une bonne planification prend en compte toutes les contingences qui viennent à l'esprit du planificateur, rectifia Bardasano avec un aplomb stupéfiant. Cet ensemble précis de circonstances était impossible à prévoir puisque nul ne peut prendre en compte des hasards par définition imprévisibles. — Ça ressemble fort à une excuse, Isabelle. — Je préfère y voir une explication, Albrecht, répondit Bardasano tandis qu'Anisimovna concentrait toute son attention sur l'une des peintures à l'huile de l'ère pré spatiale accrochées dans le bureau. Dans certaines circonstances, les explications sont aussi des excuses, bien sûr. Toutefois, vous nous avez demandé pourquoi l'opération n'a pas réussi comme prévu. Eh bien, voilà pourquoi. » Detweiler la regarda, une légère moue sur les lèvres, les yeux plissés, et elle soutint son regard sans ciller. Elle ne manquait pas de culot, c'était indéniable, songea Anisimovna. Restait à savoir si elle était folle de ne pas avoir peur. « Très bien, Isabelle, dit enfin Detweiler. "Expliquez-moi" ce qui s'est passé. — Nous ne savons pas encore tout, avoua-t-elle. Et nous ne le saurons pas avant un certain temps. La seule donnée tangible que nous ayons pour l'instant, c'est que le commandant d'un croiseur manticorien, un dénommé Terekhov, et Bernardus Van Dort ont compris ce qui se tramait. Terekhov a monté contre Monica une attaque que je soupçonne fort de ne pas avoir été autorisée par sa hiérarchie. Or, comme Aldona et moi vous l'avons dit lors de notre dernière réunion, le programme de rénovation des croiseurs de combat que nous fournissions – ou que Technodyne fournissait, plutôt – avait pris du retard. — Vous m'aviez aussi informé que ce programme comportait une bonne marge », coupa Detweiler d'une voix courtoise trompeuse. Si son objectif était de déstabiliser Bardasano, c'était raté. Elle se contenta de le regarder un instant avant d'opiner. « Oui, en effet. Et c'était exact. En réalité, Izrok Levakonic et les Monicains avaient réussi à remettre complètement à niveau et armer trois des croiseurs de combat avant que Terekhov ne débarque, et il n'avait quant à lui rien de plus gros qu'un croiseur lourd. S'il était arrivé ne serait-ce qu'une semaine plus tard, quatre Infatigables supplémentaires auraient été opérationnels. Dans des circonstances normales, toutefois, il me semble qu'on aurait pu croire que trois croiseurs de combat solariens à l'électronique et l'armement remis au goût du jour étaient capables de faire un sort à cinq croiseurs et quatre contre-torpilleurs. — Apparemment, on aurait eu tort, dit Detweiler. Et je pourrais vous faire remarquer, si je vous cherchais des poux, que l'un des objectifs de l'opération était d'obtenir des spécimens de matériel manticorien précisément parce que nous le savions supérieur au solarien. — Certes, répondit Bardasano. Je dirais néanmoins que son degré de supériorité dépassait largement ce à quoi tout le monde s'attendait, y compris Technodyne. — Albrecht, je suis beaucoup moins versée dans les questions techniques qu'Isabelle, intervint Aldona en soutien à sa collègue, mais nous en avons discuté avec Levakonic. Il se faisait fort d'assurer la sécurité grâce à la combinaison des capsules qu'il avait déployées et des croiseurs de combat déjà en service. Cette partie de l'opération était sous sa responsabilité, et nous nous sommes reposées sur son opinion d'expert. Detweiler posa sur elle un regard qu'elle s'imposa de soutenir calmement. Il parut réfléchir à ses propos quelques secondes, puis il haussa imperceptiblement les épaules. « C'était sans doute raisonnable, étant donné les circonstances, dit-il. Toutefois, poursuivit-il avant qu'Anisimovna ait eu le temps de commencer à se détendre, même ainsi, le fait que les Manties et ce Van Dort ont compris d'une façon ou d'une autre ce qui se passait en dit long sur la sécurisation de l'opération. — À cette heure, répondit Bardasano, nous ignorons où notre sécurité a péché. Je vois deux possibilités. La première : du côté monicain. Le président Tyler et ses conseillers les plus proches ont dû être mis au courant des détails, du moins pour ce qui concernait leur partie de l'opération. Leurs mesures de sécurité échappaient à notre contrôle, et nous ne savons pas où et comment elles pourraient avoir failli. » La seconde, continua-t-elle, imperturbable, de notre côté. Dans ce cas, le scénario le plus plausible est que ce Terekhov soit littéralement "tombé" sur le Marianne. — Le Marianne? répéta Detweiler. — Le bâtiment des opérations spéciales dont nous nous servions pour livrer des armes à nos mandataires, expliqua Bardasano. Nous y avons eu recours – ainsi qu'à son équipage – des dizaines de fois par le passé. Ce sont des gens fiables qui ont l'expérience des opérations clandestines, et utiliser notre propre vaisseau avec nos propres hommes nous permettait d'être beaucoup plus discrets et de ne pas multiplier les intermédiaires et les risques de fuite. — Alors pourquoi pensez-vous que le Marianne puisse être impliqué ? — C'est le seul lien direct entre les terroristes que nous pilotons et Monica. » Bardasano haussa les épaules. « Izrok avait besoin en urgence d'un moyen de transport pour amener de nouveaux techniciens de chantier naval. Le Marianne était déjà en route pour l'amas. Il m'a demandé si nous pouvions les transporter pour lui; j'ai accepté. Apparemment, je n'aurais pas dû. » Elle le reconnut sans ciller, et une lueur passa dans les yeux de Detweiler – de l'approbation, peut-être. « Si c'est bien lui l'indice que les Mandes ont trouvé, poursuivit-elle, ils ont dû prendre au moins quelques membres de son équipage et les interroger longuement. Ils ne savent rien, en réalité, de l'aspect monicain de l'opération; en revanche, ils savaient qu'ils amenaient des techniciens à Monica. Cela a pu suffire. Hélas, nous ne serons pas fixés avant un certain temps quant à ce qui s'est vraiment passé. Le programme du Marianne implique que nous n'attendons pas de contact avec lui avant deux semaines. — Ce ne sont que des spéculations », fit remarquer Detweiler, et les deux femmes opinèrent. « Nous avons réussi à quitter Monica de justesse, en emmenant le seul employé de la DSF directement impliqué dans l'opération, précisa Anisimovna. Nous ne pouvions pas nous permettre d'attendre davantage de détails sur place. Si Isabelle ou moi-même avions été capturées... » Elle s'interrompit, et Detweiler hocha la tête à son tour. « Je le conçois. » Il les regarda en silence pendant quelques secondes encore puis parut prendre une décision. « Asseyez-vous », dit-il en désignant deux des fauteuils qui faisaient face à son bureau. Tout en s'exécutant, Anisimovna espérait que son immense soulagement ne se voyait pas. « Personne n'est heureux de ce qui est arrivé dans l'amas, dit Detweiler. J'espère que vous êtes toutes les deux prêtes à faire face à beaucoup de récriminations et d'accusations d'incompétence. » Anisimovna hocha la tête sans chercher cette fois à masquer son air maussade. Quoi qu'il ressorte du fiasco de Talbot, elle mettrait du temps à reconquérir son prestige et raffermir sa base politique. « Cela dit, et sous réserve qu'aucune nouvelle révélation n'indique que c'était bel et bien votre faute, j'aurais tendance à penser moi aussi que cet échec doit être lié à des facteurs sur lesquels vous n'aviez aucun contrôle. » Il haussa les épaules. « Comme je l'ai dit dès le début, c'était un coup risqué, et apparemment nous avons perdu. Alors, partant de là, avez-vous le sentiment que la DSF laissera la situation en l'état ? — Je pense que oui », répondit Anisimovna. Les diverses bureaucraties solariennes relevaient de son champ de compétence. « Verrochio est furieux, et il le sera encore davantage si les Manties arrivent à prouver son implication. Mais il n'a pas les forces nécessaires sous son commandement pour décider d'une action unilatérale, et les autres commissaires de la sécurité aux frontières ne le soutiendront pas. Pas après une raclée aussi spectaculaire que celle infligée à Monica par Manticore, et surtout pas si Tyler ou l'un de ses sbires nous lâche et coopère à l'enquête manticorienne. — Nous n'avons pas besoin qu'il gagne, fit remarquer Detweiler. Vous dites qu'il est "furieux". Y aurait-il moyen de jouer sur ce sentiment pour le pousser à une confrontation militaire directe ? Que les autres commissaires l'approuvent ou non, cela représenterait un incident que nos amis au sein de la Ligue pourraient sans doute monter en épingle pour fournir le prétexte à une intervention. Surtout s'il se prend une déculottée. — Je ne vois pas comment faire, répondit Anisimovna. Si furieux soit-il, il ne risquera pas sa propre position. Pas plus que son vice-commissaire, Hongbo, qui – hélas peut-être, dans le cas présent – exerce une grande influence sur lui et laisse beaucoup moins la colère lui dicter ses décisions. — C'est ce que je craignais. » Detweiler fit basculer le dossier de son fauteuil vers l'arrière, croisa les mains sur son ventre, et Anisimovna eut un nouvel accès d'inquiétude. Cette posture détendue indiquait chez Albrecht une dangereuse, froide et tranquille fureur. « Il y a trois semaines, dit-il, Héloïse Pritchart a envoyé une invitation à Élisabeth Winton. Elle a proposé une rencontre personnelle au sommet, sur un site neutre du choix de Winton. » Anisimovna, écarquilla les yeux malgré elle et réprima une soudaine envie de se tourner vers Bardasano sous l'effet de la surprise. Pritchart proposait donc une conférence de paix? « Nous l'avons appris par notre taupe au ministère des Affaires étrangères manticorien, poursuivit Detweiler. La proposition elle-même est arrivée sur Manticore il y a neuf jours, et notre taupe s'est montrée très efficace en nous faisant parvenir la nouvelle aussi vite, bien qu'elle ait dû pour cela se servir du canal beowulfien. Cela ne m'enchante pas vraiment car ce canal est trop précieux pour que nous le perdions. Dans le cas présent, toutefois, je pense que notre homme a pris la bonne décision. — Pardonnez-moi, Albrecht, intervint Anisimovna, mais avons-nous une idée de ce qui a poussé Pritchart à agir ainsi ? — Pas vraiment, non. » Detweiler, plissa le front. « Pour l'instant, je dirais qu'elle a découvert ce qui se passait à Talbot. Elle a déjà prouvé qu'elle était une politicienne très perspicace, et elle pourrait bien s'être dit que la pression d'un conflit potentiel avec la Ligue solarienne forcerait Winton à accepter ses termes. » Anisimovna opina mais s'abstint soigneusement de tout commentaire. À en juger à sa voix, Detweiler risquait de ne pas apprécier qu'on lui fasse remarquer que c'étaient peut-être leurs propres efforts qui venaient d'offrir à la République le levier susceptible d'amener cette guerre nourrie avec soin à une conclusion prématurée. « D'après notre taupe, reprit Detweiler, il a fallu deux jours pour convaincre Winton d'accepter cette proposition, mais elle a fini par céder. Et devinez quel site "neutre" elle a proposé pour leur petite sauterie ? » Anisimovna fronça les sourcils, mais Bardasano renifla. « Vert-Site », répondit-elle aussitôt, et Detweiler eut un petit rire dur. « Dans le mille, dit-il. — On a une date pour cette rencontre ? s'enquit Bardasano. — Pas encore. Je suis certain que les Manticoriens en proposeront une dans leur réponse à Pritchart, mais notre homme ne dispose pas d'un accès suffisant. Cela dit, quand ils en auront proposé une, des messages vont devoir aller et venir entre Manticore et Havre, et le délai de transit est de près de onze jours dans chaque sens, même pour un courrier rapide passant par l'Étoile de Trévor. Ce n'est donc pas pour la semaine prochaine, mais on dirait que cela va se faire. — Élisabeth Winton exècre Havre, fit Anisimovna. Même si la rencontre a lieu, quelles sont les chances qu'un traité de paix en ressorte ? Surtout dans la mesure où les Havriens ont repris les hostilités et où tout le monde est persuadé qu'ils sont derrière la tentative d'assassinat contre Harrington. — Dans des circonstances normales, je serais peut-être du même avis, répondit Detweiler. Mais Winton a été adoptée par l'un de ces fichus chats sylvestres, et vous pouvez parier qu'elle n'assistera pas au sommet sans ce petit monstre. — Ah. » Anisimovna grimaça. « Oui. Nous ne pouvons plus nous permettre de négliger ces petits salopards, hein ? » grogna Detweiler. Il était pour le moins inhabituel qu'il laisse sa colère transparaître aussi clairement, mais les chats sylvestres de Sphinx étaient un sujet de contrariété pour Manpower et Mesa depuis des siècles. Les bio ingénieurs de Mesa n'avaient pas su résister à la perspective de découvrir le secret de la télépathie, mais ils avaient eu le plus grand mal à se procurer des spécimens. En réalité, ils n'avaient réussi à obtenir qu'un seul chat sylvestre vivant en plus de trois siècles T, pour se rendre très vite compte qu'un chat en captivité mourait tout simplement. Ils disposaient encore d'un peu de matériel génétique prélevé sur cette créature, et on continuait à travailler dessus, mais sans grande méthode et sans grand espoir de réussir à douer des hommes de cette faculté. Le fait que ces misérables petits animaux étaient encore plus intelligents que Manpower ne l'avait imaginé dans ses hypothèses les plus pessimistes avait été une révélation déplaisante. Et la capacité d'un télempathe pleinement fonctionnel à communiquer ses observations sur l'état d'esprit d'un négociateur adverse au plus haut niveau diplomatique était une donnée à laquelle les analystes politiques allaient mettre un peu de temps à s'habituer. « Nous savons, même si ce n'est pas le cas de Winton, que Pritchart ne voulait pas rouvrir les hostilités, poursuivit Detweiler. Si un chat sylvestre de malheur a l'occasion de transmettre cette information à la reine, il est tout à fait possible que ces deux-là se mettent d'accord pour examiner ensemble la correspondance diplomatique contestée. Auquel cas la paix risque de refaire son apparition. — Une issue des moins désirables », murmura Bardasano. Detweiler la gratifia d'un sourire pincé et d'un nouveau rire dur. Très bien dit. Maintenant, que faisons-nous pour l'empêcher ? — Tuer Winton ou Pritchart serait la solution la plus efficace, fit Bardasano, songeuse. En même temps, si nous pouvions facilement atteindre l'une ou l'autre, nous l'aurions déjà fait. Mmmm. » Elle réfléchit quelques secondes puis hocha la tête pour elle-même. « je vois une possibilité, dit-elle. — Laquelle ? — J'ai déjà préparé l'opération que vous souhaitiez sur la vieille Terre, lui dit-elle. Je n'ai pas encore prévu de date, toutefois. Et j'ai aussi posé les bases de l'opération Mort aux rats. Je peux activer les deux tout de suite et m'arranger pour qu'elles aient lieu en même temps, ou du moins en succession rapide. Vu l'attitude habituelle d'Élisabeth Winton envers Havre, je dirais qu'il y a de fortes chances pour que cela fasse capoter tout arrangement en vue d'un sommet. — Surtout Mort aux rats », acquiesça Detweiler, le regard éclairé de plaisir à cette perspective. Puis il fronça les sourcils. Probabilité de réussite ? — Sur la vieille Terre, très forte, répondit aussitôt Bardasano. Sans doute pas loin de cent pour cent. Mort aux rats est plus problématique, je le crains. Notre choix de véhicule est beaucoup plus limité, et tous ceux que nous envisageons pour l'instant ne font pas partie du cercle d'intimes – il y aura donc un problème d'accès. Pour que cela fonctionne avec l'un des véhicules actuels, nous allons devoir recourir à un contrôle en deux étapes, ce qui accroît les chances que quelque chose tourne mal. Je dirais sans doute soixante pour cent, plus ou moins cinq pour cent, si nous montons l'opération tout de suite. — Je préférerais attendre, en réalité; au moins jusqu'à ce que nos chances de réussite soient meilleures, murmura Detweiler. — C'est possible, dit Bardasano. D'ailleurs, avec quelques mois de préparation supplémentaires, je pourrais améliorer nos /chances de manière significative. Mais si nous attendons, nous perdons l'occasion de faire capoter le sommet. Et nous augmentons également le risque que même Winton nous tienne pour responsables. Si la tentative est faite au même moment qu'un agent manifestement lié à Havre élimine Webster, en revanche, les Manties relieront presque à coup sûr les deux opérations et les reprocheront toutes les deux à Havre. Et, si je puis me permettre, Albrecht, je dirais que même si la tentative en elle-même échoue, elle devrait suffire à obtenir le résultat souhaité. — Certes », fit Detweiler. Il resta immobile pendant peut-être quinze secondes, à l'évidence en pleine réflexion. Puis il hocha vigoureusement la tête. « D'accord. Allez-y. » CHAPITRE QUARANTE-HUIT « À votre avis, que vont faire les Solariens, milady ? » s'enquit doucement Rafael Cardones. Honor et lui se tenaient côte à côte dans l'ascenseur, accompagnés de Mercedes Brigham, Andréa Jaruwalski, France Hirshfield, Andrew La Follet, Spencer Hawke et le sergent Jefferson McClure, l'un des deux hommes d'armes du fief Harrington qu'Andrew La Follet avait fini par choisir en renfort du détachement personnel d'Honor. Nimitz trônait sur l'épaule de sa compagne, et on se sentait un peu à l'étroit dans la cabine d'ascenseur pourtant spacieuse. « Difficile à dire, Rafe », répondit Honor au bout d'un moment. Le courrier tant attendu d'Aivars Terekhov et Auguste Khumalo était enfin arrivé la veille, annonçant la victoire écrasante de Terekhov sur la Flotte monicaine. Et le prix terrible que son escadre organisée à la hâte avait payé pour la décrocher. « Il est assez évident que quelques Solariens au moins devaient tremper là-dedans jusqu'au cou, reprit-elle ensuite. La Flotte solarienne n'égare pas simplement douze croiseurs de combat modernes. — Vous pensez que la flotte de la Ligue était directement impliquée ? » Cette idée inquiétait beaucoup Cardones, et Honor ne pouvait guère le lui reprocher. « Pas la flotte en tant que telle. » Elle secoua la tête. « J'aurais plutôt tendance à penser qu'il s'agissait d'un élément isolé de la flotte, ou encore un intérêt privé, l'un de leurs gros constructeurs comme Technodyne ou Industries terriennes générales. L'un ou l'autre aurait pu fournir les bâtiments s'il était prêt à prendre quelques risques, mais je parierais sur Technodyne, vu leur engagement auprès de Mesa à Tibériade. Nous ne saurons pas avec certitude de qui il s'agissait avant un bon moment, toutefois. Le détachement de l'amiral O'Malley n'arrivera pas sur place avant quatre jours encore, et d'ici là Terekhov et Khumalo vont avoir du pain sur la planche rien que pour garder le système sous contrôle. Ils ne pourront sûrement pas commencer d'enquête. » Cardones opina d'un air songeur, et elle haussa légèrement les épaules. « D'un autre côté, la sécurité aux frontières doit avoir autorisé cette opération, au moins officieusement, fit-elle remarquer. Le président Tyler n'aurait pas pris ce genre de risque sans s'être assuré de l'appui de la DSF. Non seulement cela, mais je ne vois pas Mesa fournir un pareil soutien logistique et financier sans avoir la conviction que l'un des commissaires de la DSF à leur solde soutiendrait l'opération. » Reste à connaître la réactivité de leurs hommes de main à la DSF, en somme. S'ils peuvent intervenir avant l'arrivée d'O'Malley, ils pourraient disposer d'une puissance de feu locale suffisante pour obliger Khumalo et Terekhov à quitter Monica. S'ils n'arrivent pas à s'organiser assez vite, toutefois, je ne pense pas qu'ils auront envie d'affronter sa force d'intervention. Et s'ils attendent, plus ils repousseront leur contre-attaque et moins ils seront capables d'en monter une tout court. Je suis donc à peu près sûre que s'ils ne nous ont pas frappés avant qu'O'Malley ne se mette en position, ils ne le feront pas. Pas à moins que quelqu'un de leur côté ne se plante dans les grandes largeurs. » Cardones opina de nouveau. « Et ce sommet? » Honor n'avait pas besoin de faculté empathique pour déceler l'espoir qu'exprimait cette question. « Vous pensez qu'il pourrait vraiment mener quelque part? — Je pense que la possibilité existe. Je ne saurais pas me prononcer sur le degré de probabilité, mais, comme vous, je passe beaucoup de temps à espérer. » L'ascenseur s'arrêta, les portes s'ouvrirent, et Honor sortit, menant sa troupe vers la salle de briefing d'état-major où les attendait une conférence de plus avec ses principaux subordonnés. « Et le temps que je ne passe pas à espérer, ajouta-t-elle, un peu sinistre, je le passe à planifier ce que nous ferons si le sommet ne donne rien. » « Merci de me recevoir, madame la présidente. » Leslie Montreau, ministre des Affaires étrangères, serra la main d'Héloïse Pritchart qui contournait son bureau pour l'accueillir. Pritchart sourit et fit signe à la ministre de prendre place dans un fauteuil, puis s'assit à son tour en face de son invitée. « Étant donné la teneur générale de votre message lorsque vous avez sollicité cet entretien, Leslie, j'ai eu plaisir à vous ménager une place dans mon emploi du temps de la matinée. Je suppose que nous avons une réponse ? — Oui, madame la présidente. » Montreau ouvrit sa petite mallette et en tira un paquet de feuilles de papier à l'ancienne. Il y avait plusieurs documents, tous associés à la puce électronique correspondante, qu'elle étala sur la table basse. « En gros, reprit-elle, nous avons reçu une réponse globalement très favorable. Ceci (elle tapota un document) est une lettre personnelle que la reine Élisabeth vous adresse. Il s'agit essentiellement de formules de politesse, mais elle vous remercie en particulier pour le soin que nous avons pris de nos prisonniers de guerre et pour avoir relâché sa cousine l'amiral Henke en lui confiant le rôle de messagère. » Ceci, dit-elle en indiquant un document plus épais, est une réponse officielle à notre proposition, rédigée par le ministère des Affaires étrangères et signé par le ministre, Sir Langtry. Il y a là-dedans beaucoup de prose diplomatique classique, mais, en résumé, ils accueillent officiellement d'un œil favorable notre proposition de conférence et acceptent notre offre de cessez-le-feu jusqu'après le sommet, avec prise d'effet vingt-quatre heures standard après l'arrivée prévue de leur réponse ici, à La Nouvelle-Paris. Je pense que vous devriez la lire vous-même, ne serait-ce que parce que quelques passages trahissent une certaine susceptibilité. La plupart, je le crains, font allusion à votre décision de lancer Coup de tonnerre sans les avoir officiellement avisés que nous avions l'intention de recourir à la force, mais je trouve significatif qu'ils ne mentionnent pas notre querelle quant à qui a fait quoi à notre correspondance diplomatique officielle. » De plus, poursuivit-elle sur un ton légèrement différent, ils ont répondu à notre demande de choix d'un site neutre. — Lequel ? s'enquit Pritchart comme Montreau marquait une pause. — Torche, madame la présidente, fit la ministre, et Pritchart se renfonça dans son fauteuil, l'air soudain songeuse. — Vous savez, dit-elle après quelques secondes, nous aurions dû y penser. C'est le seul port neutre où nos nations entretiennent toutes les deux des contacts. » Elle gloussa soudain. « Évidemment, même si j'y avais pensé, je ne l'aurais sans doute pas proposé. Je me serais dit qu'ils ne voudraient pas risquer la peau de leur monarque si près de Victor Cachat, notre fou plus ou moins domestiqué ! — Alors vous trouvez ce site acceptable ? » fit Montreau, et Pritchart inclina la tête de côté. — Pas vous ? — À mon sens, il est très mal situé pour nous, madame, répondit la ministre après une brève hésitation. Leur délégation peut effectuer le voyage en moins d'une semaine grâce à leur nœud et celui d'Erewhon. La nôtre mettra plus d'un mois en partant de Havre. Et il faudra plus de trois semaines pour que notre réponse positive leur parvienne et qu'ils en accusent réception. Nous pourrions donc nous asseoir à la même table qu'eux au plus tôt dans deux mois à compter d'aujourd'hui. — Ce type de contrainte temporelle est inhérent à toute conférence de paix, Leslie, fit remarquer Pritchart. Cela prend toujours du temps, et trouver un site qui convienne aux deux parties vaut la peine de faire un petit effort. » Elle eut un sourire pincé. « Je suppose que nous pourrions toujours leur demander de nous accorder un sauf-conduit et faire transiter Havre-Un par leur nœud de trou de ver. Cela nous ferait gagner une semaine sur le temps de trajet cumulé. — Et Thomas Theisman me ferait fusiller à l'aube si je lui proposais une chose pareille, madame la présidente. — Sans doute pas, protesta Pritchart. — Si ça ne vous fait rien, madame, je préférerais ne pas le découvrir. — C'est sans doute sage de votre part. » Pritchart resta encore quelques instants à dévisager la ministre des Affaires étrangères avant de froncer légèrement les sourcils. « Bizarrement, toutefois, Leslie, j'ai l'impression que le délai n'est pas votre seul problème. — Eh bien », commença Montreau pour s'arrêter aussitôt. Elle paraissait mal à l'aise, mais elle finit par inspirer et reprendre : « Madame la présidente, je dois avouer que je suis un peu inquiète à l'idée que la présidente de la République assiste à une conférence de paix sur une planète peuplée presque exclusivement d'anciens esclaves génétiques. Pour ce que j'en sais, au moins la moitié d'entre eux ont un lien avec le Théâtre Audubon, et leur ministre de la Guerre est sans doute le plus célèbre terroriste de la Galaxie. Et puis il s'agit d'une monarchie, dont la reine est la fille adoptive de l'une des politiciennes les plus en vue de Manticore et d'un homme qui fut l'un des meilleurs espions du Royaume stellaire. Et ce même homme dirige pour ainsi dire la communauté de collecte de renseignements sur Torche, assisté dans cette tâche par la nièce de la reine de Manticore. » Elle secoua la tête. — Madame la présidente, je me demande si cette planète peut réellement être considérée comme un site "neutre", et je nourris de graves réserves quant à votre sécurité personnelle sur Torche. — Je vois. » Pritchart se renfonça dans son fauteuil, l'air songeuse, et réfléchit aux réserves émises par Montreau. Puis elle haussa les épaules. — Je comprends que vous vous inquiétiez, dit-elle. Je pense, toutefois, que vous commettez une erreur de bonne foi en omettant de souligner le caractère novateur et unique de Torche. Certes, la reine Berry est la fille d'Anton Zilwicki et de Catherine Montaigne. Elle est née sur la vieille Terre, néanmoins, non sur Manticore, et je suis sûre que sa loyauté la porte d'abord vers sa nouvelle planète et ses nouveaux sujets. J'ai des contacts extrêmement officieux au sein du gouvernement de Torche qui me tiennent bien informée là-dessus. » Quant à ma sécurité personnelle au milieu d'un ramassis de terroristes, rappelez-vous donc ce qu'étaient les avrilistes. » Elle eut cette fois un sourire mince et froid. « J'étais un membre éminent des avrilistes, Leslie. J'ai moi-même tué plus d'une dizaine d'hommes et de femmes, et Seclnt nous a tous qualifiés de terroristes. Alors je ne vais pas trop m'en faire concernant ma sécurité au milieu de gens qu'une puissance telle que Manpower traite de terroristes parce qu'ils ont tout simplement choisi de répondre par la violence aux bouchers qui faisaient de leur vie un enfer. Et si Anton Zilwicki dirige leurs services de renseignement, j'ai une confiance totale et sans réserve en la jeune femme qui commande leur armée. » Montreau la regarda. Pritchart se doutait que la ministre avait envie d'insister, mais elle eut le bon sens de ne pas le faire. « Très bien, madame la présidente. Si le site vous convient, je ne soulèverai pas davantage d'objections. Toutefois, avec votre permission, j'ai l'intention de discuter de mes inquiétudes avec le ministre de la Justice et la sécurité présidentielle en plus de mon propre personnel de sécurité. — Bien sûr, vous avez ma permission, Leslie. — Merci. » La ministre sourit puis tapota la dernière pile de papier. « Ceci était sans doute le plus surprenant du lot, dit-elle. Le document inclut la copie de deux messages officiels destinés à Erewhon. L'un émane du ministre des Affaires étrangères, Sir Langtry, et l'autre de la reine Élisabeth. Ils proposent que les deux parties renoncent à introduire des unités militaires dans le système de Congo, à l'exclusion d'un unique bâtiment d'escorte pour les vaisseaux transportant nos délégations, et que la Flotte erewhonienne assure la sécurité du système pendant la durée de la conférence. Ils ont demandé que ni nous ni le Royaume stellaire n'annonce le site exact de la conférence. Ils préfèrent que nous laissions à Erewhon le soin de le faire, une fois que le sommet sera officiellement accepté et que les Erewhoniens seront satisfaits de leurs mesures de sécurité. Les messages dont ils nous ont envoyé une copie demandent à Erewhon d'accepter ce rôle. — Eh bien, Leslie, voilà une initiative intelligente de leur part, fit Pritchart, assez admirative. Haute-Crête a si bien terni la réputation de Manticore auprès des Erewhoniens qu'il les a pour ainsi dire poussés dans nos bras, et ce essentiellement parce qu'il était trop bête pour comprendre leur mode de réflexion. À l'évidence, celui qui a eu cette idée ne souffre pas du même aveuglement. Dans la mesure où le Royaume stellaire sait qu'Erewhon nous a fourni des transferts de technologie significatifs avant la reprise des hostilités, Manticore dit à sa façon que le gouvernement actuel reconnaît les erreurs de son prédécesseur et qu'il se fie pour sa part à la parole de la République d'Erewhon. Suffisamment pour placer la vie de sa reine entre des mains erewhoniens, même après ce qui s'est passé quand Élisabeth a visité Grayson. Ou, d'ailleurs, quand la princesse Ruth a visité Erewhon. » Elle secoua la tête en souriant. « Quoi qu'il ressorte de la conférence de paix, demander aux Erewhoniens de garantir notre sécurité va les replacer dans une position quasi neutre entre nous et Manticore. — Devons-nous rejeter cette suggestion, dans ce cas ? demanda Montreau, et Pritchart secoua de nouveau la tête, plus vivement. « Surtout pas ! Rejeter leur suggestion alors qu'Élisabeth et Langtry ont déjà fait leur demande reviendrait à dire que nous ne nous fions pas à Erewhon pour jouer le rôle de puissance neutre honnête. Spontanément, je ne vois rien qui puisse être plus dommageable à notre relation avec eux. — Alors je suppose que vous êtes prête à approuver la proposition manticorienne ? — Oui, je le crois. Comme vous l'avez suggéré, je veux parcourir cette correspondance moi-même, et nous devrons obtenir l'approbation du gouvernement avant que je ne présente officiellement le projet au Sénat. Étant donné les circonstances, toutefois, je ne vois personne s'y opposer si cela me convient. — Franchement, moi non plus, madame la présidente. Alors, avec votre permission, je vais regagner mon bureau, dit Montreau en se levant. Le colonel Nesbitt et moi devons commencer à réfléchir à nos propres recommandations en matière de sécurité. » « La présidente est donc vraiment sérieuse à propos de ce sommet, madame la ministre ? demanda Jean-Claude Nesbitt. — Certainement, colonel, répondit la ministre des Affaires étrangères. Et bien que j'aie moi-même quelques réserves quant au site choisi, je l'admets, son initiative me paraît notre meilleure chance d'obtenir un règlement négocié. — Je vois. » Nesbitt plissa le front, et Montreau le regarda d'un air interrogateur. Il remarqua son expression et se secoua avec impatience. « Pardonnez-moi, madame la ministre, je réfléchissais à tout ce qui pouvait mal tourner. Et, pour être honnête, je songeais aussi à nos positions militaires relatives. Étant donné l'avantage dont nous disposons en ce moment et le fait que les Manties ont l'air empêtrés avec les Solariens à Talbot, j'espère que la présidente a l'intention d'adopter une position assez intransigeante. — Le choix de notre position lors du sommet revient à madame la présidente, répondit Montreau, un peu froide. — Bien entendu, madame. Je n'insinuais pas le contraire. Seulement, surtout après Solon et Zanzibar, je crains que le citoyen lambda n'ait envie de sang. — Je sais. D'un autre côté, formuler une politique diplomatique à long terme sur la base de sondages d'opinion n'est pas une très bonne idée. — Bien entendu, madame, répéta Nesbitt en inclinant la tête, un beau sourire aux lèvres. Dans ce cas, que diriez-vous que j'aille chercher tout ce que nous avons sur Torche ? Je demanderai également un topo complet à monsieur Trajan au SRE. Accordez-moi quelques jours pour étudier tout cela avec mes principaux collaborateurs et peut-être demander leur avis à quelques-uns de vos assistants. Ensuite, je saurai définir les principales sources de risque et formuler des propositions pour y remédier. — Cela me semble la meilleure façon de procéder », fit Montreau. Nesbitt sourit à nouveau et quitta son fauteuil. « Je vais me mettre au travail, alors. Bon après-midi, madame la ministre. — Bon après-midi, colonel. » Nesbitt quitta le bureau et prit la direction des ascenseurs avant de s'arrêter. Il resta là un instant, puis fit demi-tour et traversa le couloir pour frapper discrètement à une porte ouverte. « Oh, bonjour, colonel, dit Alicia Hampton en levant les yeux de sa station de travail. — Bonjour, mademoiselle Hampton. » Nesbitt entra dans le bureau plutôt spacieux et confortable. « Je sors d'une réunion avec madame la ministre, et je me suis dit que je passerais bien voir comment vous vous débrouillez. — Merci, colonel. C'est très aimable à vous. » Hampton eut un sourire timide. « Ça n'a pas été facile.. Madame Montreau est une femme très gentille et elle prend son travail très au sérieux, mais ce n'est pas monsieur Giancola. » Les yeux brillants, elle secoua la tête. « J'ai encore du mal à croire qu'il soit mort. Son frère et lui, tous les deux en même temps, morts d'un seul coup. Quel... Quel gâchis terrible. — Je comprends tout à fait ce que vous voulez dire, dit Nesbitt, l'air touché bien que pas tout à fait pour les mêmes raisons. — Et c'était un homme si bon, continua Hampton. — Eh bien, mademoiselle Hampton... Alicia, quand on perd un homme de qualité, un chef, il n'y a plus qu'à espérer que quelqu'un d'autre saura combler le vide. Je crois que madame Montreau fera de son mieux, et j'espère que nous pourrons tous l'aider dans ce sens. — Oh, je suis tout à fait d'accord, colonel ! Et elle a été si gentille de me garder au poste d'adjointe administrative ! — Je vous en prie, je crois que nous nous connaissons depuis assez longtemps maintenant pour que vous m'appeliez Jean-Claude, dit-il dans un sourire charmeur. Et elle a effectivement été gentille de vous garder. Certes, c'était aussi intelligent de sa part. Monsieur Giancola me répétait souvent combien il se reposait sur vous pour la bonne marche du ministère. Votre connaissance de l'institution et votre expérience ont sûrement été précieuses pour madame la ministre pendant la période de transition. — J'aime à le croire, en tout cas... Jean-Claude », répondit Hampton en baissant timidement les yeux l'espace d'un instant. Puis elle releva la tête et lui rendit son sourire. « J'ai fait de mon mieux. Et elle commence à déléguer un peu plus qu'elle n'était prête à le faire quand le Sénat a confirmé sa nomination. — Bien! » Nesbitt opina vigoureusement. « C'est exactement ce que je disais, Alicia. Et j'espère que vous penserez à moi également. Monsieur Giancola était plus qu'un patron pour moi aussi, et j'aimerais vraiment voir quelqu'un poursuivre son œuvre. Alors, s'il y a quoi que ce soit que je puisse faire pour vous ou pour madame la ministre, une question de sécurité ou de renseignement, n'importe quoi de ce genre, faites-le-moi savoir. Après tout, mon travail consiste aussi à anticiper intelligemment les besoins de madame la ministre avant même qu'elle ne pense à m'en parler. — Bien sûr, Jean-Claude. J'y songerai. — Bien. Je dois partir maintenant. Je reviendrai vous voir d'ici un jour ou deux, une fois que toute cette histoire de conférence aura eu le temps de se tasser un peu. Nous pourrions peut-être discuter des besoins de madame la ministre devant un déjeuner, à la cafétéria ? — Cela me semble une bonne idée... Jean-Claude », dit-elle. CHAPITRE QUARANTE-NEUF Honor Alexander-Harrington se tenait entre son mari et sa femme. De la main gauche elle tenait la main droite d'Émilie, et de la droite la gauche d'Hamish, tandis qu'ils regardaient tous les trois par la baie vitrée les techniciens du docteur Knippschd pousser avec soin la matrice artificielle dans la pièce en contrebas. Le docteur Franz Illescue et son équipe attendaient en blouse, prêts, à l'extérieur du champ stérile. Honor sentit ses mains se serrer sur celles de ses époux et s'imposa de se détendre – physiquement du moins – avant de leur faire mal. Hamish se pencha vers elle et, un instant, posa doucement sa tête contre la sienne. Elle sourit, puis elle se pencha vers le fauteuil médicalisé et posa sa joue sur celle d'Émilie. — Je n'aurais jamais cru voir ça, lui souffla celle-ci à l'oreille. — Attends deux mois encore », murmura Honor en réponse, et Émilie leva les yeux vers elle, un immense sourire aux lèvres. « Ce sera difficile. Mais au moins on dirait que tu pourras être présente aussi. — On peut l'espérer », fit Honor avant de se redresser. Elle regarda par-dessus son épaule et esquissa un sourire en voyant Nimitz et Samantha. Le docteur Illescue et elle n'étaient pas franchement amis, et elle doutait fort qu'ils le deviennent un jour, mais leur relation s'était faite beaucoup plus cordiale depuis qu'il lui avait présenté ses excuses et qu'elle les avait acceptées. Néanmoins, le personnel de la clinique et lui-même avaient semblé déconcertés à l'idée que deux créatures arboricoles à fourrure dotées de six pattes assistent à une naissance. La ribambelle de gardes du corps en armes qui se tenaient derrière les trois parents et les grands-parents, l'oncle et la tante âgés de sept ans plus les oncles et tantes officieux ainsi que les parrains et marraines n'avaient fait qu'ajouter à la consternation générale. Aux Bruyères, on avait l'habitude que la famille immédiate soit présente à cette occasion, mais cette famille immédiate-là représentait un défi. C'est pourquoi elle était rassemblée dans la galerie d'observation d'une salle d'opération plutôt que dans l'une des salles de naissance plus intimes dont on se servait d'habitude. Les Bruyères ne disposaient tout bonnement pas d'une salle de naissance assez grande pour une foule pareille. Le colonel Andrew La Follet, le capitaine Spencer Hawke, le sergent Jefferson McClure, le sergent Tobias Stimson et le caporal Joshua Atkins étaient postés entre la famille des parents et l'unique entrée de la galerie d'observation, formant un véritable mur de vert Harrington. Alfred et Allison Harrington se tenaient côte à côte à gauche d'Émilie, le bras passé autour de la taille ou des épaules de l'autre. Faith et James, debout devant leurs parents, ouvraient de grands yeux et maîtrisaient mal leur énervement. Lindsey Phillips, leur nounou, gardait l'œil sur eux à leurs côtés, et Miranda La Follet et James MacGuiness occupaient la droite d'Hamish, Farragut dans les bras de Miranda. Willard Neufsteiler et Austen Clinkscales avaient fait le voyage de Grayson pour l'événement, accompagnés de Katherine Mayhew et des veuves d'Howard Clinkscales. Michelle Henke, Alice Truman et Alistair McKeon complétaient le groupe. Enfin, presque. La reine de Manticore et le prince consort étaient là également, ainsi que leurs deux chats sylvestres et une demi-douzaine de membres du régiment de la reine en soutien au cordon de sécurité seigneurial. Sans parler des gardes supplémentaires positionnés à l'extérieur, autour du bâtiment. Pas étonnant que les employés d'Illescue aient paru stupéfaits par la liste des invités, songea Honor en étouffant une envie de rire soudaine et presque irrésistible. C'est nerveux, se dit-elle sévèrement. C'est nerveux, Honor. Comme s'il avait senti qu'elle pensait à lui, Illescue leva les yeux vers la baie d'observation, hocha la tête et fit signe à son équipe d'avancer. C'est une procédure de routine, il fait ça tous les jours, se répéta Honor. Une procédure de routine. Pas de quoi s'inquiéter. Du calme! Elle inspira profondément, puisant dans des décennies de pratique des arts martiaux, mais ce fut très difficile. Elle aurait voulu se mettre sur la pointe de pieds, s'écraser le nez contre la vitre, se tordre le cou pour un premier coup d'œil. Elle avait envie de prendre Émilie et Hamish dans ses bras, envie de chanter. Elle sentait Nimitz et Samantha avec elle, qui partageaient sa joie et son excitation, et elle se rendit soudain compte qu'aucun être humain n'avait jamais partagé la naissance de son enfant avec un couple de chats sylvestres. De l'autre côté de la vitre, Illescue et son équipe ouvrirent l'unité. Le compartiment intérieur s'éleva doucement. Honor se surprit à retenir son souffle et comprit que, malgré tous ses efforts, elle écrasait la main d'Hamish — elle avait enclenché une sécurité sur sa main gauche afin de protéger Émilie — en voyant leur fils à naître flotter dans le liquide amniotique. L'enfant s'agita, donnant des coups de pied, et elle perçut à travers le halo de joie qui se déployait autour d'elle son étonnement ensommeillé, indistinct, comme s'il pressentait l'instant à venir. Les émotions de sa famille et de ses amis formaient comme un océan immense, profond, intense et puissant, mais tendu vers un même point. Pas vraiment paisibles, mais pas fougueuses non plus. Elles vibraient, frémissaient par anticipation comme une corde de guitare, et elles témoignaient d'un soutien si vif et chaleureux, de tant de bonheur pour elle, que des larmes brouillèrent la vision d'Honor. Illescue enfonça des touches sur une console, et le sommet du compartiment intérieur s'ouvrit. Un rectangle d'apparence fibreuse flottait sur le fluide, et il se servit d'un vibroscalpel pour le découper. Le cordon ombilical y était relié, et il s'enroula paresseusement lorsqu'il plongea ses mains revêtues de gants stériles dans le fluide pour en retirer ce corps minuscule, fragile et infiniment précieux. Les poumons d'Honor insistaient pour qu'elle respire. Elle les ignora, tout entière concentrée sur les mains douces et compétentes d'Illescue tandis qu'avec l'aide de son équipe il coupait le cordon ombilical et dégageait les voies respiratoires, et les émotions du bébé changèrent brusquement. Honor ferma les yeux, lui adressant une caresse mentale, essayant de toucher cette jeune lueur d'âme comme sa satisfaction indolente se muait en peur, confusion et surprise en quittant la sécurité d'une matrice douce et chaude pour le froid et l'inconnu si effrayants. Elle le sentit protester, se tortiller, se débattre pour y retourner, puis, d'une façon qu'elle ne saurait jamais expliquer à un autre être humain, Nimitz et Samantha furent avec elle. De même que Farragut, et avec lui Ariel et Monroe. Les chats sylvestres tendirent leur esprit avec le sien lorsque résonna le premier vagissement de protestation et, soudain, aussi aisément que si elle glissait la main dans un gant, elle le toucha. Elle le toucha comme elle n'avait jamais touché un autre être humain, pas même Hamish. C'était comme si elle avait avancé la main dans le noir et qu'une main plus petite, chaude et totalement confiante l'avait trouvée sans hésitation. Le vagissement cessa. Les yeux du bébé bougèrent, incapables de se fixer mais conscients de la direction d'où venait cet accueil chaleureux et réconfortant, l'amour et l'impatience qu'Honor lui transmettait. Sa présence n'était pas encore bien formée, pourtant il la connaissait. Il la reconnaissait, et elle sentit la peur et la détresse le quitter comme il se lovait mentalement contre elle. Sa vision vacilla, noyée dans les larmes, et elle sentit les bras d'Hamish se serrer autour d'elle. Elle sentit son amour pour elle, pour leur fils, pour Émilie, enfler pour la submerger. Elle s'accrocha à lui sans jamais lâcher la main d'Émilie et, à cet instant, elle sut que sa vie avait valu la peine d'être vécue. Le bébé se tortilla, protestant contre l'intrusion d'autres mains et d'instruments alors qu'on le pesait, qu'on l'examinait, qu'on l'évaluait. Mais tandis qu'il s'agitait, son visage de nouveau-né plissé par la concentration, sa petite bouche en mouvement, les yeux fermés par l'indignation, elle le berçait dans l'étreinte immatérielle d'un amour solide comme l'acier. Puis il fut un minuscule paquet bien emballé, le visage rouge, dans les bras d'Illescue qui lui fit quitter la salle de naissance pour rejoindre ses parents qui l'attendaient. Illescue entra dans la galerie, un immense sourire aux lèvres, et pour une fois Honor ne décela aucune trace de son caractère irritable ni de son habituel sentiment de supériorité. Il n'y avait que le plaisir, l'émerveillement et l'impression de renouveau qui avaient attiré cet aristocrate arrogant dans le monde de la plus joyeuse spécialité médicale, et elle lui rendit son sourire en tendant les mains, impatiente, tandis qu'il se dirigeait vers elle. « Milady, fit-il doucement, je vous présente votre fils. » Les lèvres tremblantes, Honor serra délicatement le tout petit paquet contre elle. Il aurait pu tenir allongé sur son avant-bras, la tête dans la paume de sa main, et elle admira le miracle à la fois ancien et éternellement renouvelé qu'elle tenait dans ses bras. Il ouvrit de nouveau les yeux, le regard mobile, dans le vague et pourtant en quête de la présence aimante qui l'entourait comme un second lange, et elle l'éleva contre son cœur. Elle le tint tout près, respirant son indescriptible odeur de nouveau-né et sentant sa peau incroyablement douce et fragile contre sa joue. Elle fredonna tout bas, et ses lèvres s'entrouvrirent contre elle. Il cherchait peut-être juste un sein avec la faim d'un nouveau-né, mais de nouvelles larmes de bonheur coulèrent le long des joues d'Honor. « Bienvenue dans le monde, bébé », lui souffla-t-elle à l'oreille, puis elle le recula un peu et déposa un baiser sur son front. Elle se tourna vers Hamish et Émilie, se baissa près du fauteuil médicalisé en le leur montrant, et Émilie essuya ses propres larmes pour qu'ils puissent admirer leur fils ensemble. Honor releva les yeux alors que son père et sa mère se rapprochaient derrière elle, et Allison posa les deux mains sur les épaules de sa fille. « Il est magnifique, dit-elle, le sourire tendre, en tendant la main pour caresser la joue de son premier petit-fils. Tu n'en es peut-être pas encore convaincue, ajouta-t-elle en dessinant du bout du doigt le petit visage contracté à l'air encore un peu indigné, mais donne-lui un peu de temps. Il va t'époustoufler. — C'est déjà fait, dit Émilie en relevant les yeux vers Honor et Hamish. Mon Dieu, c'est déjà fait. » Honor lui sourit, les yeux embués, puis elle se redressa et se retourna. Elle passa devant Émilie et Hamish, devant Élisabeth Winton, rayonnante, et Justin Zyrr-Winton, devant Nimitz, ronronnant, et Samantha, pour aller se planter devant Andrew La Follet. « Voici mon fils, leur dit-elle à tous, les yeux dans ceux de l'homme qui était son homme d'armes personnel depuis tant d'années. Raoul Alfred Alistair Alexander-Harrington. Chair de ma chair, os de mes os, héritier de cœur et de vie, de titre et de pouvoir. Je le déclare devant vous tous, mes témoins et ceux de Dieu. — C'est votre fils, répondit Austen Clinkscales en la saluant bas. Nous en sommes tous témoins. — Voici mon fils, répéta-t-elle plus bas pour le seul La Follet, et je fais de vous son gardien et son protecteur. Je vous confie sa vie. Ne faillissez pas dans cette tâche. » La Follet la dévisagea puis tomba sur un genou, posa la main sur le bébé emmailloté et soutint son regard sans ciller. « Je le reconnais, dit-il d'une voix douce mais claire en répétant les mots de l'antique formule. Je prends sous ma garde sa vie, chair de votre chair, os de vos os. Devant Dieu, notre créateur qui nous éprouve, devant son fils, qui est mort pour intercéder notre faveur, et devant le Saint-Esprit, je jure de me tenir devant lui dans l'épreuve de la vie et dans son dos au combat. De protéger et garder sa vie au péril de la mienne. Son honneur est mien, je dois sauvegarder son héritage, et je ne faillirai pas dans cette tâche, dût-il m'en coûter la vie. » Sa voix s'embruma sur la dernière phrase, et ses yeux brillaient d'un éclat douteux quand il se releva. Honor lui sourit et libéra des langes une main minuscule et terriblement délicate. La Follet tendit la main, paume ouverte, et elle y plaça celle de son fils. « J'accepte votre serment en son nom. Vous êtes le sabre de mon fils et son bouclier. Il vous appartient de surveiller ses pas, de l'instruire et de le protéger. » La Follet n'ajouta rien. Il se contenta d'incliner légèrement la tête en un mouvement sincère avant de reculer. Honor le salua à son tour, percevant et partageant à la fois sa joie et son profond regret doux-amer. Puis elle se retourna vers les autres. « Faith, James, dit-elle aux jumeaux en s'agenouillant, venez voir votre neveu. » « Il va me falloir un moment pour m'habituer », murmura Hamish à l'oreille d'Honor comme ils descendaient lentement la nef de la cathédrale du Roi Michael de chaque côté du fauteuil d'Émilie. — À quoi ? » murmura Honor en réponse, les yeux sur le bébé endormi qu'il tenait soigneusement dans ses bras. « La paternité ? — Ça aussi », dit-il du coin des lèvres. Puis il parvint d'une façon ou d'une autre sans bouger la tête à désigner les quatre hommes en uniforme vert qui les suivaient. Honor n'eut pas besoin de regarder. Andrew La Follet était là, bien sûr, en tant qu'homme d'armes personnel de Raoul. Spencer Hawke marchait juste derrière elle, et elle le sentait à la fois fier et conscient de ses responsabilités maintenant qu'il avait été promu au rang de garde personnel de son seigneur. Mais elle savait qu'Hamish faisait en réalité allusion à Tobias Stimson et Jefferson McClure. « Je vous avais prévenus, Émilie et toi, souffla-t-elle alors qu'ils approchaient des fonts baptismaux. Et, au moins, vous vous en sortez avec un seul garde chacun. » Émilie renifla discrètement entre eux, et Hamish les regarda toutes les deux, l'œil brillant. Puis il reprit un air solennel en approchant des fonts, et monseigneur Telmachi se retourna vers eux. Le père O'Donnell se tenait à côté de l'archevêque, prêt à lui prêter assistance, et Telmachi sourit et ouvrit les bras en un geste d'invitation. Il y eut un peu de mouvement derrière eux comme les parrains et marraines se rassemblaient. « Bien-aimés, commença Telmachi, nous sommes réunis aujourd'hui pour baptiser cet enfant. De même qu'il est le fils de deux planètes, il est enfant de Dieu dans deux traditions. Nous avons étudié la doctrine de l'Église de l'Humanité sans chaînes, de même que celle-ci a étudié celle de notre mère l'Église. Nous n'avons pas découvert de conflit irréconciliable entre elles, et puisque cet enfant doit hériter de titres et de grandes responsabilités sur ses deux planètes, nous le baptisons ici au très saint nom de Dieu à la fois pour notre mère l'Église et pour l'Église de l'Humanité sans chaînes. » Il marqua une courte pause puis sourit et reporta son attention vers les parents. « Cet enfant a-t-il déjà été baptisé ? — Non », répondirent d'une voix Honor, Hamish et Émilie. Telmachi hocha la tête. « Bien-aimés dans le Christ, puisque notre Sauveur a déclaré "Nul n'entrera au royaume de Dieu s'il n'est régénéré par l'eau et l'Esprit Saint", je vous demande d'invoquer Dieu le Père, par notre Seigneur Jésus-Christ, pour qu'il daigne accorder à cet enfant ce qu'il ne peut posséder par nature; qu'il soit baptisé de l'eau et de l'Esprit Saint, et reçu dans la sainte communion du Christ dont il devient ainsi un membre vivant. » Prions. Honor inclina la tête, et la splendide voix de Telmachi poursuivit. « Dieu tout-puissant et immortel, toi qui viens en aide à tous ceux qui sont dans le besoin, et qui demeures toujours accueillant à ceux qui se réfugient vers toi pour te demander de les secourir; nous t'implorons pour cet enfant, afin qu'en accédant à ton saint baptême il obtienne le pardon des péchés par la régénération spirituelle. Reçois-le, Seigneur, selon la promesse que tu fis en disant : -demandez et vous recevrez; cherchez et vous trouverez ; frappez et l'on vous ouvrira. Donne puisque nous demandons, fais-nous trouver puisque nous cherchons, ouvre-nous puisque nous frappons. Que cet enfant jouisse de la bénédiction éternelle de ton ablution céleste et qu'il parvienne au royaume éternel que tu as promis par celui qui est la résurrection et la vie, Jésus-Christ notre Seigneur. Amen. — Amen », répondit l'assemblée, et il sourit en regardant les parents dans les yeux. « Écoutez les paroles de l'Évangile écrit par saint Marc, au dixième chapitre, à partir du verset treize. » On lui présentait des petits enfants pour qu'il les touchât, mais les disciples les rabrouèrent. Ce que voyant, Jésus se fâcha et leur dit : "Laissez venir à moi les petits enfants; ne les empêchez pas, car c'est à leurs pareils qu'appartient le Royaume de Dieu. En vérité je vous le dis, quiconque n'accueille pas le Royaume de Dieu en petit enfant n'y entrera pas." Puis il les embrassa et les bénit en leur imposant les mains. » Et maintenant, puisque nous sommes persuadés de la bienveillance que notre Père céleste a envers cet enfant, et qu'il a manifestée en son Fils Jésus-Christ, remercions-le en toute foi et piété, et disons ensemble : » Dieu éternel et tout-puissant, pria Telmachi, rejoint par les voix de l'assemblée, Père céleste, nous te remercions humblement de nous avoir fait accéder à la connaissance de ta grâce et à la foi en toi. Fais sans cesse croître en nous cette connaissance, et affermis cette foi. Donne ton Esprit Saint à cet enfant, afin qu'il naisse à nouveau et qu'il soit fait héritier du salut éternel; par notre Seigneur jésus-Christ, qui vit et règne avec toi et l'Esprit Saint, maintenant et à jamais. Amen. » Telmachi marqua une pause puis fit un signe. Dans la tradition graysonienne, il y avait deux parrains et deux marraines, et Honor sourit en voyant Élisabeth Winton, Justin Zyrr-Winton, Katherine Mayhew et Alistair McKeon s'avancer auprès des parents. « Frères bien-aimés, leur dit Telmachi, vous avez amené cet enfant pour qu'il soit baptisé; vous avez prié pour que notre Seigneur Jésus-Christ reçoive, purifie et sanctifie cet enfant, et lui donne la vie éternelle. C'est pourquoi je vous demande : » Au nom de cet enfant, renoncez-vous au diable et à ses oeuvres, aux vaines gloires et solennités du monde avec tous ses désirs, ses convoitises et les tendances coupables de la chair, et êtes-vous déterminés à ne pas vous laisser conduire par eux ? — Oui, j'y renonce, répondirent-ils à l'unisson, et, avec l'aide de Dieu, je m'efforcerai de ne pas me laisser conduire par eux. — Croyez-vous en tous les articles de la foi chrétienne, tels qu'exposés dans le Credo, symbole des apôtres ? — Je crois. — Et voulez-vous être baptisé dans cette foi ? — Je le veux. — Reconnaissez-vous devoir obéir à la volonté et aux commandements de Dieu, en suivant fermement les pas du Christ ? — Oui. — Vous avez fait ces promesses au nom de cet enfant. Veillerez-vous pour votre part à ce qu'on lui enseigne le Credo, les Dix Commandements, la Prière du Seigneur, ainsi que tout ce qu'un chrétien doit savoir et croire pour le bien de son âme ? — Oui, avec l'aide de Dieu. — Veillerez-vous, dès que l'enfant sera suffisamment instruit et en âge de réaffirmer ces vœux de sa propre volonté, à ce qu'on l'amène à l'évêque ou au révérend pour être confirmé ? — Oui, avec l'aide de Dieu. — Dieu de miséricorde, de même que Christ est mort et ressuscité, fais que cet enfant meure au péché et ressuscite à la justice. — Amen. — Fais mourir en cet enfant tout désir coupable et fais vivre et croître en lui tout ce qui est de l'Esprit. Amen. — Amen. — Donne-lui le pouvoir et la force de remporter la victoire et de triompher du diable, du monde et de la chair. Amen. — Amen. — Donne à tous ceux qui te sont consacrés par l'entremise de notre ministère de recevoir les vertus célestes et la récompense éternelle, par ta miséricorde, Seigneur Dieu béni, qui vis et gouvernes toutes choses pour les siècles des siècles. Amen. — Amen. — Le Seigneur soit avec vous. — Et avec votre esprit. — Élevons notre cœur. — Nous le tournons vers le Seigneur. — Rendons grâce au Seigneur notre Dieu. — Cela est juste et bon. — Vraiment il est juste et bon, c'est notre devoir et notre salut de te rendre grâce toujours et partout, Seigneur, Père saint, Dieu éternel et tout-puissant; car sur la croix ton bien-aimé Fils Jésus-Christ a versé de son côté l'eau et le sang pour la rémission de nos péchés ; et après sa résurrection glorieuse il a donné cet ordre à ses disciples : allez faire des disciples dans toutes les nations et baptisez-les au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. » Exauce la prière de ton Église : sanctifie cette eau pour qu'elle serve à effacer mystiquement le péché; donne la plénitude de ta grâce à l'enfant qui y sera baptisé; maintiens-le toujours au nombre des fidèles enfants de ton élection; par Jésus-Christ notre Seigneur à qui soient rendus tout honneur et toute gloire pour les siècles des siècles. Amen. — Amen. » Telmachi tendit les mains et Raoul s'agita, tournant la tête comme l'archevêque le prenait dans ses bras avant de regarder à nouveau les parrains et marraines. « Quel nom porte cet enfant? — Raoul Alfred Alistair », répondit clairement Élisabeth Win-ton. Telmachi se pencha sur les fonts et y prit un peu d'eau dans la paume de sa main. Il la versa doucement sur les cheveux noirs de Raoul, et le nouveau-né se mit aussitôt à vagir. « Raoul Alfred Alistair, dit Telmachi au milieu de ses vigoureuses protestations, je te baptise au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit. Amen. — Amen. « Je me demandais quel cadeau de baptême offrir à Raoul, dit tout bas Élisabeth à Honor tandis qu'elles sortaient sur le parvis bien gardé de la cathédrale. — Tu le lui as déjà donné, répondit Honor sur le même ton en se tournant vers elle. — Ah bon ? » La reine haussa le sourcil. « Oui, sourit Honor. Il devrait arriver à La Nouvelle-Paris d'ici trois jours. — Ah, ça. » Élisabeth ne put réprimer une légère grimace, mais Honor opina. « Élisabeth, il y a bien pire cadeau de baptême qu'un traité de paix qui met fin à une guerre interstellaire, je pense. » CHAPITRE CINQUANTE « C'est bon, Thomas. » Theisman contempla le visage qui lui souriait à l'écran du communicateur et se sentit sourire en retour. « La réponse officielle est arrivée ? demanda-t-il, et Héloïse Pritchart acquiesça. — Le courrier est entré dans le système il y a cinq heures environ. La délégation manticorienne nous rencontrera sur Torche dans deux mois. Il nous faudra partir les rejoindre dans trois semaines – vingt jours, pour être précise. — C'est splendide, Héloïse ! — Oui, en effet, dit Pritchart avant de redevenir plus grave. D'une certaine façon, toutefois, c'est encore pire. — Pire ? répéta Theisman, surpris. — Je vais devoir m'asseoir à la même table qu'une femme qui hait tout ce que la République de Havre représente à ses yeux et la convaincre je ne sais comment de faire la paix avec ceux qui ont attaqué sa nation sur mes ordres personnels. » Elle secoua la tête. « J'ai déjà vu plus facile. — Je sais, répondit-il. Mais nous devons essayer. — Nous devons faire davantage qu'essayer, Thomas. » Pritchart prit un air plus ferme, et elle secoua la tête à nouveau, cette fois pour une tout autre raison. « Je rentrerai avec un traité de paix en poche. D'une façon ou d'une autre. Même si cela implique d'exposer à Élisabeth nos soupçons concernant Giancola. — Vous êtes sûre ? De vouloir lui en parler, s'entend. Cela pourrait nous revenir en pleine figure, vous savez. Nous avons tous entendu parler de son sale caractère, et si quelqu'un a de bonnes raisons de nous en vouloir à mort, c'est bien elle. Qu'elle découvre que nous nous sommes laissé manipuler par Giancola, surtout après que nous avons accusé son gouvernement, et Dieu seul sait comment elle réagira. — Elle finira par l'apprendre de toute façon, fit remarquer Pritchart. Et comme vous l'avez suggéré, Harrington sera présente. J'espère qu'elle aura vraiment une influence apaisante. Mais je soupçonne en réalité que les chats sylvestres joueront un rôle encore plus important, à supposer que les rapports manticoriens sur leurs facultés soient exacts. Je suis prête à prendre le risque de lui dire la vérité tant que je peux le faire en face-à-face, en présence de chats sylvestres qui lui prouveront que je ne mens pas. — J'espère que vous n'avez pas fait part de cette idée précise à Leslie ? » Theisman ne plaisantait qu'à moitié, et Pritchart gloussa. « Elle est déjà suffisamment contrariée à l'idée de se rendre sur Torche pour le sommet. Je ne crois pas qu'elle ait besoin de savoir au juste quel genre de faux pas diplomatique je suis prête à commettre si cela semble nécessaire une fois sur place. » L'amiral Sir James Bowie Webster, baron de La Nouvelle-Dallas et ambassadeur du Royaume stellaire de Manticore auprès de la Ligue solarienne, examina son programme de la matinée d'un œil critique. « Bon sang, mais c'est ridicule, grommela-t-il à l'adresse de Sir Lyman Carmichael, son chargé d'affaires. — Quoi donc ? répondit Carmichael comme s'ils n'avaient pas eu la même conversation tous les lundis matins depuis l'arrivée de Webster sur la vieille Terre. — Ceci. » Webster tapa du poing – qu'il avait imposant – sur la sortie papier de son agenda, puis ouvrit la main et désigna son bureau grandiose. « Toutes ces bêtises ! Je suis un officier spatial, pas un satané diplomate ! — Préjugés classiques mis à part, répondit calmement Carmichael, faire carrière dans la diplomatie n'est pas tout à fait la même chose que se faire embaucher dans un bordel. Et ne me dites pas que c'est parce que les prostituées ont davantage de principes, ajouta-t-il en dressant un index menaçant comme Webster ouvrait la bouche. — D'accord, je ne le dirai pas. Surtout qu'apparemment vous l'avez déjà compris tout seul, dit Webster en souriant. — Un de ces jours, promit Carmichael, un de ces jours... » Webster se mit à rire et se renfonça dans son fauteuil, derrière son bureau. En réalité, mon cousin le duc serait plus doué à ce jeu que moi, Lyman. Vous le savez bien. — J'ai le plaisir de connaître votre cousin depuis de nombreuses années. Je lui voue un immense respect, et c'est effectivement un fin diplomate. Cela dit, en toute sincérité, je ne pense pas qu'il pourrait assumer votre tâche actuelle. — Pour le coup, voilà qui est vraiment ridicule ! s'exclama Webster. — Non. En partie du fait de votre statut d'officier spatial ayant occupé des postes prestigieux, bien sûr. » Carmichael sourit. « Une des raisons pour lesquelles le Royaume stellaire a l'habitude d'affecter des officiers ou d'anciens officiers en tant qu'ambassadeurs auprès de la Ligue, c'est qu'ils exercent une certaine fascination sur les hommes politiques solariens. Ces gens-là ne voient pas beaucoup de vrais militaires à ce niveau, et l'approche directe et franche que vous semblez acquérir au sein de la flotte contraste agréablement avec les incessantes banalités et subtiles manoeuvres politiques dont ils ont l'habitude. » Mais dans votre cas, pour être honnête, c'est surtout le fait que vous êtes un piètre menteur, Jim. — Je vous demande pardon ? » Webster ouvrit de grands yeux, et Carmichael gloussa. « Je dis que vous êtes un piètre menteur. Vous mentez même si mal que les deux ou trois fois où je vous ai vu essayer, les gens à qui vous parliez ont cru que vous faisiez semblant de mentir pour mieux faire passer votre message. » Webster le regarda en plissant les yeux, et Carmichael haussa les épaules. « Vous êtes honnête, tout bêtement. Cela se sent. Et c'est rare – très rare – pour quelqu'un qui évolue à votre niveau actuel. Surtout ici. » Le chargé d'affaires grimaça. « La décadence empoisonne l'air, sur la vieille Terre; c'est peut-être pour cela que l'honnêteté se fait si rare. Mais quoi qu'il en soit, ils ne vous comprennent pas vraiment, par plus d'un côté, parce que vous venez effectivement de la Spatiale et que c'est le cas de peu d'entre eux. Mais quand vous dites quelque chose, en votre nom personnel ou en tant que représentant de la reine, ils savent que vous leur dites la vérité. En ce moment, surtout au milieu de la contestation de notre correspondance avec les Havriens et les manoeuvres dans l'amas de Talbot, c'est capital, Jim. Ne vous sous-estimez pas. » Webster agita la main, comme si l'explication de Carmichael l'embarrassait. « Peut-être, dit-il avant de se reprendre En parlant des Havriens, que pensez-vous de la rencontre au sommet que propose Pritchart ? — Elle m'a étonné, reconnut Carmichael en acceptant le changement de sujet. C'est une initiative très inhabituelle, surtout pour les Havriens. C'est même tellement inhabituel que j'ai tendance à penser que Pritchart doit être sérieuse. — Mon Dieu, quel soulagement ce serait ! Ce qui se passe à Talbot ne me plaît pas. C'est plus complexe que nous ne le pensons, j'en suis sûr. Je n'arrive pas à mettre le doigt dessus, mais il y a quelque chose qui cloche, et je n'arrive pas à me défaire du sentiment qu'à long terme cela pourrait même se révéler plus dangereux pour nous que les Havriens. » Carmichael se redressa dans son fauteuil et son visage de diplomate de carrière trahit une certaine surprise ; Webster éclata d'un rire dur. « Je n'ai pas perdu la tête, Lyman. Et je ne suis pas aveugle à la situation militaire actuelle, ne vous en faites pas. Mais la République de Havre n'est que du menu fretin comparée à la Ligue solarienne, et si Mesa – car vous savez aussi bien que moi que Terekhov a vu juste quant à l'implication de Mesa –parvient à manoeuvrer la sécurité aux frontières pour que celle-ci fasse le sale boulot à sa place, la situation sera mille fois pire. Et les Solariens sont tellement arrogants que bon nombre de leurs prétendus dirigeants politiques n'en auraient rien à faire. — Vous avez sans doute raison, reconnut Carmichael à contrecœur. Mais vous pensez vraiment qu'il se trame davantage à Talbot que les efforts habituels de Mesa pour nous tenir aussi loin d'eux que possible ? — Regardez l'échelle de leur effort, dit Webster. Nous parlons de croiseurs de combat pour des milliards de dollars – un paquet de milliards. Quelqu'un a aligné les fonds destinés à les payer, sans parler d'orchestrer l'action de la DSF, de terroristes locaux et d'une nation tout entière – ses mandataires. Il s'agit d'un effort colossal, et aussi plus direct que Mesa et Manpower ne l'ont été ces deux derniers siècles. Voire depuis Édouard Saganami ! — Mais peut-être est-ce seulement parce qu'ils se sentent menacés de nous voir si proches et qu'ils savent combien nous sommes occupés par Havre. Ils savent que nous n'avons pas beaucoup de ressources à engager contre eux, vous comprenez. — Je suis convaincu que cela entre dans leur raisonnement, répondit Webster, mais ils sortent davantage de l'ombre malgré tout – et pas uniquement avec nous, avec les Solariens aussi. Ils courent le risque de monter jusqu'en surface, eux qui ont toujours préféré nager en eaux profondes. » Il secoua la tête. « Non. Cette opération-ci ne ressemble pas aux autres, et cela me rend nerveux. — C'est moi que vous rendez nerveux, maintenant, geignit Carmichael. Ne pourrait-on pas ne s'occuper que d'une crise à la fois ? ajouta-t-il d'une voix plaintive. — Si seulement. » Webster tapota quelques instants sur son bureau puis haussa les épaules. « En réalité, j'imagine que c'est ce que nous faisons, à supposer que cette idée de sommet porte ses fruits. En attendant, cela signifie que nous devons faire des risettes à l'ambassadeur havrien et ses collaborateurs, je le crains. Du moins en public. — Eh bien, nous en aurons l'occasion ce soir, dit Carmichael, philosophe. — Je sais, fit Webster, morne. Et en plus, je déteste l'opéra. » « Sommes-nous prêts ? — Oui. » Roderick Tallman se considérait comme un « facilitateur », et il était doué pour l'emploi. Bien qu'il fût tenu de garder profil très bas à cause de la nature de ce qu'il « facilitait », il ne manquait jamais de travail et, sans la moindre fausse modestie, il se savait indispensable. « L'argent est bien arrivé ? — Oui », répondit Tallman en s'efforçant de ne pas trahir trop d'agacement. Il connaissait son travail, après tout. « Les transferts de crédit ont été effectués, antidatés puis effacés... plus ou moins. Je me suis occupé moi-même de l'aspect informatique. » Il sourit et secoua la tête. « Les Havriens devraient quand même engager une bonne boîte solarienne pour mettre à jour leurs systèmes de sécurité. Je n'aurais pas dû réussir à les pirater si facilement. — Estimez-vous heureux, lui dit sa dernière employeuse en date avec aigreur. Leur logiciel de comptabilité est peut-être vulnérable, mais nous avons tenté à quatre reprises de pénétrer leurs autres fichiers sécurisés sans grande réussite. D'ailleurs, je soupçonne que vous avez piraté leurs programmes bancaires depuis l'extrémité solarienne, non ? — Eh bien, si, reconnut Tallman. Je me suis introduit dans l'interface avec leurs banques. — C'est bien ce que je pensais. » Son employeuse secoua la tête. « Ne le prenez pas mal, mais bon nombre de Solariens se leurrent quant à leur supériorité technologique. Un de ces jours, cela pourrait bien vous jouer un tour. Un sale tour. — Tout est possible, sans doute. » Tallman haussa les épaules. Ce n'était pas comme si quelqu'un pouvait menacer la Ligue, après tout. Cette seule idée était ridicule. — Eh bien, dit la femme, si tout est réglé, je suppose que vous aimeriez toucher votre salaire. — Vous supposez bien. — Le plus important, fit-elle sans se presser de lui remettre le bon au porteur papier parfaitement anonyme, c'est qu'on ne puisse en aucun cas remonter à la source de cette manipulation. Elle ne doit mener qu'aux Havriens. — Je l'avais bien compris dès le début. » Tallman s'enfonça légèrement dans son fauteuil. « Vous connaissez ma réputation. C'est pour ça que vous êtes venue me voir : parce que mon travail est garanti et qu'aucun de mes clients ne s'est jamais fait griller. La difficulté n'était pas de procéder aux modifications. C'était plutôt d'infiltrer simultanément quatre sites de stockage sécurisé pour avoir accès aux fichiers de sauvegarde de la banque. Enfin, ça, et le fait de laisser pile les empreintes voulues. » Il s'autorisa le sourire arrogant et paresseux du professionnel de haut niveau. « Quand les contrôleurs de la banque consulteront leurs fichiers, ils découvriront que les Havriens ont réussi à infiltrer trois de leurs sites, sans repérer le quatrième. C'est là que j'ai logé le fichier qui montre effectivement les transactions. C'est assez finement joué, c'est moi qui vous le dis. S'ils y regardent de près, ils verront que ces méchants pirates havriens ont réussi à effacer leurs transactions des sites dont ils avaient connaissance, mais c'est ce quatrième fichier qui les perdra. Faites-moi confiance, quand les contrôleurs remonteront la piste de ce fichier, ils seront même capables d'identifier le terminal de l'ambassade sur lequel les données sont censées avoir été /entrées. — Bien ! » Elle sourit. « C'est exactement ce que j'avais besoin d'entendre. Et maintenant, pour votre paiement... Elle plongea la main dans la poche intérieure de sa veste bien taillée. Tallman laissa le dossier de son fauteuil se redresser complètement et tendit la main – pour se figer, stupéfait. — Qu'est-ce... » commença-t-il. Mais il ne termina jamais sa phrase, car le pulseur qu'elle avait en main gémit. La volée de fléchettes l'atteignit à la base du cou et remonta le long de sa joue gauche pour un résultat effrayant, comme il fallait s'y attendre. Son employeuse grimaça de dégoût, mais elle avait veillé à s'asseoir plus loin que d'habitude : elle se trouvait hors du périmètre des projections. Elle laissa tomber le pulseur sur le bureau, rajusta méticuleusement sa veste et quitta l'appartement. Elle remonta le couloir et prit l'ascenseur jusqu'au parking, où elle grimpa dans son aérodyne et s'envola calmement. Cinq minutes plus tard, elle atterrit à plusieurs kilomètres de l'immeuble du regretté feu monsieur Tallman. Ce parking-là se trouvait dans un quartier beaucoup moins sympathique de la ville. La plupart des véhicules garés là étaient vieux et cabossés – de ces carrosses que les gangs de jeunes à la recherche d'un profit rapide ignoraient. Elle gara son véhicule de sport, un modèle récent et coûteux, juste à côté d'un de ces aérodynes sales et cabossés et en sortit dans l'ombre. Elle inspecta les alentours puis tira un petit appareil de sa poche, sur lequel elle enfonça un bouton. Une onde indescriptible sembla courir sur son visage, et son teint – pas seulement au niveau du visage, mais sur tout le corps – changea brusquement, plus sombre et terne : les nanotechs qui recouvraient chaque millimètre de son organisme étaient désactivés. Les minuscules machines invisibles relâchèrent leur prise sur elle et s'envolèrent dans la brise matinale. En lieu et place de la blonde assez grande qui avait assassiné Roderick Tallman se tenait désormais un homme au teint sombre, un peu plus petit que la moyenne, corps musclé et belle poitrine. Il grimaça et plongea la main dans sa chemise pour en retirer la prothèse, qu'il lança sur le siège arrière de son aérodyne. Un petit coup d'aérosol, et la prothèse s'évanouit dans un fin brouillard. Il réajusta légèrement ses vêtements puis déverrouilla le véhicule crasseux garé à côté de celui dans lequel il était arrivé. Il s'installa aux commandes, alluma l'antigrav et s'envola calmement. Il inséra la voiture dans l'une des voies quittant la capitale, brancha le pilotage automatique et se carra dans son fauteuil en se demandant paresseusement si on avait déjà volé et désossé l'aérodyne qu'il avait abandonné. Sinon, cela ne tarderait pas, il en était certain. Sir James Bowie Webster sourit aimablement bien qu'il eût fort envie de grincer des dents lorsqu'il sortit de sa limousine diplomatique officielle devant l'opéra de la grande Nouvelle-Chicago. Il n'avait jamais apprécié l'opéra, même dans ses meilleurs jours, et le fait que les Solariens se flattaient d'exceller dans ce domaine – comme dans tous les autres – plus que quiconque dans l'univers connu l'irritait encore davantage. En insistant un peu, Webster voulait bien reconnaître que les citoyens de planètes telles que la vieille Terre et Beowulf n'étaient pas de mauvaise volonté. Qu'ils n'aient guère plus d'idée qu'un paysan médiéval de ce qui se passait hors de leur joli petit système stellaire était bien dommage, mais cela ne découlait pas d'une malveillance intrinsèque. Ce n'était même pas un effet de leur bêtise, en réalité. Ils étaient tout bonnement trop préoccupés de ce qui leur tenait à cœur pour réfléchir beaucoup à des problèmes qui dépassaient leur horizon intellectuel. Cependant, ils croyaient avec suffisance que la Ligue solarienne avec sa bureaucratie corrompue et ses élites manipulatrices et intéressées était un don de Dieu à la Galaxie, et cela occultait parfois le fait qu'ils péchaient plus souvent par omission que par commission. Au moins Carmichael et Webster lui-même avançaient-ils sur la question des événements sanglants de Talbot. Les échos de la bataille de Monica commençaient tout juste à filtrer jusqu'à la vieille Terre, et d'après ce qu'il en avait vu jusque-là, les révélai ions iraient encore en empirant. La bonne nouvelle, c'était sans doute qu'il paraissait vaguement possible que l'opinion solarienne s'indigne d'une telle... Webster n'eut même pas le temps de voir le pulseur dans la main du chauffeur de l'ambassadeur havrien. — Comment ? Qu'est-ce que tu dis ? s'exclama d'un air incrédule William Alexander, baron de Grandville. — Je dis que Jim Webster a été abattu », répondit Sir Anthony Langtry, blême, de la voix de celui qui n'arrive pas – ou se refuse – à croire ce qu'il vient de s'entendre dire. — Il est mort? — Oui. Son garde du corps et lui ont été tués en un clin d'œil, juste devant l'opéra, imagine donc ! — Mon Dieu. » Grandville ferma les yeux dans un accès de chagrin. Il connaissait James Webster depuis toujours ou presque. Il avait été son ami – mais pas aussi proche de lui qu'Hamish, et de loin. La nouvelle porterait un coup dur à son frère, et le Royaume stellaire tout entier enragerait, sonné par la mort de cet amiral très populaire. « Que s'est-il passé ? demanda-t-il au bout d'un moment. — C'est là que ça devient vraiment terrible répondit Langtry, sinistre. Le ministre des Affaires étrangères était venu porter la nouvelle en personne au bureau du baron, et quelque chose dans sa voix lui donna froid dans le dos. « Sa seule mort me semble déjà terrible, Tony », fit le Premier ministre, un peu plus acerbe qu'il n'en avait eu l'intention, et Langtry leva la main, conscient de sa maladresse. « Je le sais, William. Et je suis navré si j'ai donné l'impression de l'ignorer. Je ne le connaissais pas aussi bien qu'Hamish et toi, mais j'appréciais beaucoup le peu que j'en avais vu. Hélas, dans le cas présent, la manière dont il a été tué est réellement pire que sa mort. » Le ministre des Affaires étrangères prit une profonde inspiration. « Il a été abattu, ainsi que l'un de ses gardes du corps, par le chauffeur personnel de l'ambassadeur havrien. — Quoi ? » Malgré des années d'expérience politique et une personnalité fondamentalement calme même face au désastre, Grandville bondit sur ses pieds derrière son bureau et se pencha en y appuyant ses deux mains. Ses yeux du bleu Alexander brillaient de consternation – et de rage – et, l'espace d'un instant, il donna l'impression de vouloir bondir par-dessus son bureau. Langtry ne répondit pas. Il se contenta de rester assis à attendre que le Premier ministre se remette de sa surprise, tout comme lui-même l'avait fait quand la nouvelle était parvenue au ministère. Plusieurs secondes passèrent avant que Grandville ne reprenne lentement place dans son fauteuil, l'œil toujours rivé sur Langtry. « C'est ce qui s'est passé, dit enfin celui-ci lorsque le Premier ministre fut de nouveau assis. En réalité, c'est on ne peut plus clair. Le chauffeur est mort, bien sûr – le deuxième garde du corps de Webster l'a éliminé, et trois flics solariens présents à l'opéra en renfort de sécurité ont vu la scène. L'un deux a même sorti son arme à temps pour atteindre le chauffeur d'une fléchette, et un autre a tout filmé avec une caméra d'épaule. Tout est sur une puce, et ils ont envoyé l'enregistrement avec le cour-/rien — Mon Dieu, souffla Grandville sur le ton de la prière. — Attends, il y a mieux, poursuivit Langtry, sinistre. Le chauffeur n'était pas havrien. C'était un Solarien, fourni par le service de limousine sous contrat avec l'ambassade havrienne de I Nouvelle-Chicago. — Un Solarien, répéta prudemment Grandville. — Un Solarien, confirma Langtry, qui a reçu l'équivalent d'un peu plus de cent vingt-cinq mille dollars manticoriens sur les six derniers mois T – dont soixante-quinze mille ces trois dernières semaines – en transferts de fonds non enregistrés et non signalés depuis un compte diplomatique havrien. » Grandville le dévisagea : il avait dépassé le stade de la consternation pour atteindre la plus complète stupéfaction. « Mais que croyaient-ils ? » Il secoua la tête. « Ils ne pensaient quand même pas s'en tirer si facilement ? — Je me suis posé les mêmes questions. Toutefois, pour être honnête, il y en a une autre beaucoup plus pressante pour l’instant. » Grandville regarda le ministre des Affaires étrangères, qui haussa les épaules. « Pourquoi ? demanda-t-il simplement. Pourquoi auraient-ils fait cela ? » « Maudits soient-ils ! » tempêta Élisabeth Winton, qui allait et venait comme une lionne en cage sur le tapis qui s'étendait derrière la chaise qu'elle aurait dû occuper. Sa rage habitait littéralement la salle de conférence, et Ariel était tapi sur le dossier de son fauteuil, oreilles aplaties contre le crâne et griffes en forme de cimeterres lacérant le tissu. Samantha n'était pas en meilleur état, les yeux mi-clos, tendue sur le dossier d'Hamish Alexander-Harrington et s'efforçant de résister à la fureur flamboyante de l'autre chat sylvestre. « Ces connards ne tirent donc jamais la leçon de rien ? siffla Élisabeth. Mais que... — Une minute, Élisabeth,. » La reine se retourna vers la table à l'intervention de Havre-Blanc, l'air toujours rageuse. « Quoi ? aboya-t-elle. — Une... Calme-toi donc une seconde », dit-il. Il semblait avoir reçu une blessure physique. « Réfléchis. Jim Webster était mon ami depuis plus de soixante-dix ans T. Sa mort ne peut pas te faire enrager plus que moi. Mais tu viens de poser une question capitale. — Laquelle ? — Ne tirent-ils jamais la leçon de rien ? » Elle lui lança un regard noir qu'il soutint sans ciller. « Comprends-moi bien. Et ne crois pas un instant, s'il s'avère que les Havriens sont coupables, que je n'aurai pas autant envie que toi de les voir morts. Pour l'amour du ciel, Élisabeth – ils ont déjà essayé de tuer ma femme ! — Et où veux-tu en venir ? demanda-t-elle sur un ton un peu plus modéré. — Au fait que cette histoire est stupide. Supposons que les Havriens aient accès à la technologie dont ils se sont servis pour pousser Timothée Meares à essayer de tuer Honor. Dans ce cas, pourquoi donc choisiraient-ils le chauffeur de leur propre ambassadeur comme assassin? Ils auraient pu trouver quelqu'un sans aucun lien avec eux, mais non, ils ont opté pour leur chauffeur. Ça te semble cohérent, à toi ? — Je... » commença Élisabeth. Puis elle s'interrompit comme l'idée commençait enfin à faire son chemin. « D'accord, dit-elle enfin. Je t'accorde que la question est légitime. Mais que fais-tu des transferts de fonds que la police solarienne a découverts ? — Ah, oui. Les transferts de fonds. Des transferts effectués directement depuis les comptes diplomatiques havriens. Pas franchement la méthode de paiement la moins incriminante que je connaisse. Et s'ils ont utilisé la même technologie que contre Honor, pourquoi prendre la peine de le payer tout court ? N'oublions pas que cet assassin exécutait une mission-suicide, le premier imbécile venu s'en serait rendu compte. Comme le précisent les rapports, des policiers ont été témoins de la scène. Il risquait au minimum une arrestation certaine et une condamnation pour meurtre. Vous feriez ça pour moins de cent cinquante mille dollars, vous ? À quoi vous servirait cet argent, étendu mort sur le trottoir, ou une fois qu'il aurait été confisqué par la justice après votre condamnation pour meurtre ? Alors, s'ils ont pu le pousser à tenir ce rôle dans ces circonstances, la somme qu'ils étaient capables de payer n'était pas le facteur décisif. Et dans ce cas, pourquoi lui verser de l'argent et ainsi établir un lien direct entre lui et eux ? — Voilà d'excellentes questions, milord », reconnut le colonel Filen Shemais. Son rôle à la tête du détachement de sécurité personnel de la reine était au moins à demi celui d'un espion. Par conséquent, Élisabeth avait fait du colonel son agent de liaison avec les services spéciaux de renseignement en plus de son premier garde du corps. « Que voulez-vous dire, Ellen ? s'enquit la reine. — Je veux dire que les objections du comte de Havre-Blanc sont très justes, Votre Majesté, répondit Shemais. Je n'ai jamais vu manière plus imbécile d'organiser un assassinat dont on ne veut pas se faire attribuer la responsabilité, et le régiment de la reine est une autorité en histoire de l'assassinat. — Mais d'après ceci, fit Grandville en tapotant sa copie du rapport papier en provenance de la vieille Terre, ils croyaient avoir effacé l'historique des paiements. En fait, c'était le cas. C'est un coup de chance qu'ils n'aient pas repéré et altéré le fichier de sauvegarde supplémentaire de la banque. — Je vous accorde qu'il est possible que nous ayons eu de la chance sur ce point, monsieur le Premier ministre, dit Shemais. Mais le fait est qu'ils ont payé cet homme depuis un compte officiel de l'ambassade pour aller ensuite en effacer les traces. Quitte à le payer, pourquoi ne pas le faire carrément à travers un tiers ? L'économie grise de la vieille Terre est riche de canaux alternatifs auxquels ils auraient pu avoir recours sans que ce soit enregistré nulle part, et donc sans qu'ils aient à se donner le mal de les effacer. À en juger d'après les rapports concernant la qualité du travail effectué sur les sauvegardes dont ils avaient connaissance, ils étaient sûrement persuadés d'avoir couvert leurs traces. Mais pourquoi en laisser tout court? Et s'ils avaient un lien établi avec cet homme, pourquoi au nom du ciel le choisir comme assassin ? Autant demander à leur ambassadeur de presser lui-même la détente ! — D'après le dernier rapport que la DGSN a partagé avec le ministère des Affaires étrangères, dit Langtry, nous n'avons toujours pas la moindre idée de la façon dont ils s'y sont pris avec le lieutenant Meares. Toutes sortes de théories s'affrontent, mais rien de solide. Néanmoins, l'une d'elles au moins suggère que ce lieutenant n'a pas seulement été choisi parce qu'il était proche de la duchesse Harrington mais aussi parce qu'il avait quelque chose d'unique. Peut-être un élément de son profil médical ou génétique le rendait-il plus vulnérable à la technique dont ils se servent. Est-il possible que ce type ait été la personne la plus proche de James sur laquelle ils aient pu mettre la main en fonction du profil médical recherché ? — C'est sans doute possible, monsieur, dit Shemais. Et ils avaient effacé – enfin, ils croyaient avoir réussi à effacer – le lien financier entre lui et eux. S'il s'agissait de trouver un exécutant ayant ce profil particulier, au moins se sont-ils donné beaucoup de mal pour l'aseptiser. Mais se servir du chauffeur de leur propre ambassadeur ? » Elle secoua la tête. « Même en considérant que leur pirate était capable d'éliminer l'historique de leurs versements clandestins, le lien entre l'ambassadeur et lui ne pouvait que sauter aux yeux de n'importe quel enquêteur. — Peut-être comptaient-ils là-dessus ? » s'interrogea Grandville à voix haute. Tout le monde se tourna vers lui, et il haussa les épaules. « Admettons que Tony ait raison et que cet homme présentait une qualité nécessaire s'ils voulaient se servir de lui comme ils se sont servis du lieutenant Meares, alors peut-être ont-ils décidé de tirer le meilleur parti d'une situation défavorable. S'ils étaient obligés d'avoir recours à lui, ils ont pu se dire que nous nous poserions exactement ces questions. — Ils auraient essayé de brouiller les cartes ? fit Shemais, songeuse. Vous suggérez qu'ils voulaient que nous trouvions le lien si évident qu'aucun concepteur d'opération clandestine digne de ce nom n'en voudrait pour rien au monde ? — Quelque chose dans cet esprit, oui, dit Grandville. — C'est sans doute vaguement possible. » Shemais fronça les sourcils. « Je ne dis pas que cela me semble crédible, toutefois. Au fond, soit ils sont innocents et on s'est donné un mal fou pour nous convaincre du contraire, soit ils ont tout monté à dessein pour que tout les désigne de manière un peu trop ostensible. — Pourquoi feraient-ils une chose pareille, Ellen ? demanda Élisabeth, sceptique. . — Comme le Premier ministre l'a suggéré, Votre Majesté, afin de tirer le meilleur parti d'une situation défavorable. Si pour une raison ou une autre ils étaient obligés d'avoir recours à cet homme précis pour presser la détente, alors ils se sont peut-être dit que le lien de surface entre eux et lui serait si flagrant qu'ils pourraient hurler qu'on veut leur 'faire porter le chapeau. D'ailleurs, reconnut-elle presque à contrecœur, j'aurais moi-même eu tendance à le penser s'il n'y avait pas l'historique des versements et le mal qu'ils se sont donné pour les effacer. Malheureusement pour eux, il y avait une relation financière préexistante, plus le fait que, d'après les enquêteurs de la banque et la police solarienne, ils ont trafiqué les archives bancaires une semaine avant l'assassinat. Quelqu'un a pu découvrir qu'ils payaient déjà ce type, ce qui en faisait peut-être un instrument plus intéressant encore pour les piéger, mais modifier les archives au moment où ils l'ont fait indique qu'ils savaient ce qui allait se passer et qu'ils voulaient s'assurer que les liens évidents étaient rompus bien à l'avance. — Vous pensez donc qu'ils sont responsables, colonel ? demanda Langtry. — Je ne sais pas, monsieur le ministre. Pas encore, répondit franchement le colonel. Je dirais que beaucoup d'éléments circonstanciels pointent dans leur direction – comme je l'ai dit, le moment choisi pour le piratage suggère qu'ils savaient ce qui se préparait. Mais la façon de procéder, à supposer qu'il s'agisse bien d'eux, n'est pas seulement mauvaise. Elle est calamiteuse. Ce n'est pas professionnel, c'est même maladroit, surtout pour une structure qui a autant d'expérience dans l'organisation d'assassinats que l'ex-République populaire. Il est possible, j'imagine, que la purge des services de sécurité de l'ancien régime par Pritchart leur ait coûté une certaine expertise, mais là... — Mais si nous envisageons que ce ne soit pas eux, qui d'autre pouvait vouloir la mort de Jim ? fit Grandville. — Je n'ai pas de réponse, monsieur le Premier ministre, reconnut Shemais. N'importe qui d'autre aurait pu avoir intérêt à le tuer. Mais un analyste peut se fourvoyer gravement en se laissant aller à spéculer sur la base de données trop parcellaires, et il y a deux points majeurs qui ressortent à mes yeux. D'abord, le timing. Il pourrait s'agir d'une coïncidence, mais je me méfie toujours des coïncidences, et quand on est au beau milieu d'une guerre, les raisons pour que l'ennemi veuille la mort de l'un de nos ambassadeurs passent en tête de ma liste personnelle. Ensuite, toute cette affaire ressemble fort à la tentative d'assassinat contre la duchesse Harrington. Dans son cas, contrairement à celui qui nous préoccupe, on se doute bien pourquoi les Havriens voulaient sa peau. En cherchant qui d'autre aurait pu souhaiter la mort de l'amiral Webster, nous devons aussi nous demander qui aurait eu les ressources et les capacités techniques nécessaires pour monter son assassinat de cette façon. Vu ce qui s'est passé dans le cas de la duchesse Harrington, il paraît évident que les Havriens les ont, mais rien ne nous prouve que quelqu'un d'autre ne les a pas. Et si ce n'est pas eux, quelqu'un a pris les plus grandes peines du monde pour nous convaincre du contraire: — Je ne pense pas que ce soit quelqu'un d'autre », grogna Élisabeth. Elle était un peu moins furieuse, et Ariel se laissa soulever du sommet déchiqueté de son fauteuil quand elle s'assit enfin. Elle posa le chat sylvestre sur ses genoux et plissa le front d'un air dur. e Je suis prête à admettre la possibilité théorique que ce ne soit pas eux, dit-elle, mais je n'y crois pas. Je pense qu'ils sont coupables. Je pense qu'ils ont agi pour une raison que nous ne pouvons pas deviner, peut-être parce que Webster avait découvert quelque chose sur la vieille Terre dont ils ne voulaient pas que nous ayons connaissance. Peut-être même quelque chose qu'il ignorait lui-même savoir. Comme vous dites, Ellen, nous ne pouvons pas deviner ce qui a pu leur paraître une raison logique. Quant aux transferts de fonds, ils ont pu faire jouer d'autres rôles à ce type avant de le choisir pour celui-ci. — Mais... », commença Hamish pour se voir interrompre par la reine d'un brusque mouvement de tête. « Non, dit-elle. Je ne jouerai pas au petit jeu des hypothèses et contre-hypothèses. Pour l'instant; je vais partir du principe qu'ils pourraient ne pas être responsables. Je vous accorde au moins cela. Nous participerons au sommet, et nous verrons ce qu'ils ont à dire. Je mentirais en prétendant que je ne risque pas de me laisser influencer par ce qui vient d'arriver et que je suis prête à croire tout ce qu'ils me diront sur Torche, mais j'irai. Néanmoins, je suis terriblement lasse de voir ces salopards assassiner ceux à qui je tiens, les membres de mon gouvernement et mes ambassadeurs. J'ai atteint mes limites, je n'irai pas plus loin. » Anthony Langtry était sur le point de protester, mais il préféra refermer la bouche et hocher la tête, prêt à se contenter du peu qu'il pouvait obtenir. Élisabeth lança de nouveau un regard noir à la salle de conférence puis quitta son fauteuil abîmé, salua de la tête ses trois ministres et sortit, accompagnée du colonel Shemais. « Où est Ruth ? s'enquit d'une voix plaintive Berry Zilwicki, reine de Torche. — Saburo dit qu'elle a pris du retard, petite », fit Lara en haussant les épaules avec cette familiarité qui la caractérisait si bien. L'ancienne Scrag était encore à peu près aussi civilisée qu'une louve et peinait à saisir toutes les finesses protocolaires. Ce qui, en vérité, convenait tout à fait à Berry. En général, du moins. « Si je dois faire ça, s'entêta la reine, Ruth doit le faire avec moi. — Berry, dit Lara, le Kaja m'assure qu'elle sera là, et Saburo et Ruth sont déjà en chemin. Nous pouvons y aller et commencer. — Non. » Berry se dirigea vers un fauteuil d'une démarche de pantin (il n'y avait pas d'autre terme) et s'y affala. « Je suis la reine, dit-elle d'un air insolent, et je veux que mon conseiller en renseignement soit là quand je m'adresserai à ces gens. — Mais ton père n'est même pas sur Torche », fit remarquer Lara dans un sourire. Les » Amazones » de Thandi Palane avaient acquis un certain sens de l'humour, et elles aimaient toutes beaucoup la « petite sœur » de leur commandante en chef. D'où le plaisir qu'elles prenaient à la taquiner. « Tu sais ce que je veux dire ! » répliqua Berry en levant les yeux au ciel, exaspérée. Mais une lueur brillait dans ses yeux, et Lara se mit à rire en la voyant. — Oui, reconnut-elle. Mais dis-moi, pourquoi as-tu besoin de Ruth ? Ce n'est qu'un troupeau de marchands et d'hommes d'affaires. » Elle plissa le nez avec le mépris tolérant du loup pour les moutons qu'une nature généreuse avait créés dans le seul but de le nourrir. « Pas de quoi t'inquiéter dans ce groupe-là, petite. — Sauf que je pourrais me planter et leur vendre Torche contre un peu de verroterie ! » Lara la dévisagea, manifestement perplexe, et Berry soupira. Lara et les autres Amazones faisaient vraiment de leur mieux, mais il faudrait des années pour commencer à combler toutes les failles de leurs compétences sociales et de leur culture générale. Autant que pour elle-même à l'origine. — Ce n'est rien, Lara, dit la reine adolescente au bout de quelques instants. Ma blague n'était même pas drôle, de toute façon. Mais ce que je voulais dire, c'est que, dans la mesure où mon Premier ministre est coincé avec le délégué du gouverneur Barrego, j'ai besoin de quelqu'un d'un peu plus sournois pour me tenir la main quand je descendrai dans l'arène avec ces gens. J'ai besoin de quelqu'un qui décrypte ce qu'ils veulent réellement, sans se limiter à ce qu'ils prétendent vouloir. — Fais savoir qu'on tord le cou du premier qui te gruge, répondit Lara en haussant les épaules. Tu en perdras peut-être un ou deux, au début, mais les autres comprendront vite. Tu veux qu'on s'en occupe pour toi, Saburo et moi ? » Elle paraissait presque enthousiaste, et Berry éclata de rire. Saburo X était l'ancien terroriste du Théâtre que Lara s'était choisi pour amant. Berry se disait fréquemment que Saburo ne devait toujours pas comprendre au juste comment c'était arrivé, mais après une « cour » brève, prudente, à demi terrifiée et très... directe, il ne se plaignait pas. À première vue, leur couple était l'un des plus improbables de l'histoire : l'ancien esclave génétique terroriste, follement amoureux de l'ex-Scrag qui avait travaillé pour Manpower avant de renoncer à son propre passé meurtrier. Et pourtant, incontestablement, il tenait. L'idée de leur tordre le cou a effectivement un certain charme dans sa simplicité, concéda Berry. Hélas, cela ne se fait pas. Je ne suis pas reine depuis longtemps, mais ça, je le sais. — Dommage, commenta Lara avant de consulter son chrono. Ils attendent depuis plus d'une demi-heure, remarqua-t-elle. — Bon, d'accord. J'y vais, j'y vais ! » Berry secoua la tête et fit la grimace. « On pourrait croire qu'une reine s'en tirerait impunément avec un peu de retard quand son père se trouve à une demi-douzaine de systèmes de là! » Harper S. Ferry se tenait dans la salle du trône, bras croisés, les yeux sur la trentaine de personnes présentes. Il n'avait pas l'allure très militaire, il le savait, mais cela lui convenait. En fait, les anciens esclaves de Torche tenaient à ne pas avoir l'air trop propres et nets. Ils étaient les bâtards et les exclus de la Galaxie, et ils ne voulaient laisser personne l'oublier – à commencer par eux-mêmes. Pour autant, ils ne prenaient pas leurs responsabilités à la légère. Harper, par exemple. Un observateur lambda aurait vu en lui un homme, la trentaine bien avancée sans doute, carrure dans la moyenne – peut-être juste un peu plus nerveux –, cheveux et yeux noirs, teint basané et traits raisonnablement agréables. Ce même observateur ne se serait sûrement pas rendu compte que Harper S. Ferry avait été l'un des assassins les plus efficaces du Théâtre Audubon dès l'âge de quatorze ans. D'ailleurs, Harper aurait dû réfléchir longuement – et consulter son journal – pour se rappeler tous les hommes et femmes qu'il avait tués au cours de sa vie. Il ne regrettait pas ce qu'il avait fait. Toutefois, à la longue, on se lassait de tuer, même quand la vermine qu'on éliminait de l'univers pratiquait l'esclavage génétique. Des hommes et des femmes qui pendant des siècles avaient bâti des fortunes grâce à la vente de millions d'esclaves génétiques comme lui, systématiquement maltraités et torturés. Si un autre moyen de leur causer du tort se présentait, il était prêt à l'embrasser, et l'idée qu'enfoncer une pointe droit dans l'œil de Manpower Incorporated impliquait de garder en vie une jeune fille tout à fait adorable lui avait plu dès le début. Et si décontracté qu'il parût, il ne prenait aucun risque s'agissant de la sécurité de Berry Zilwicki. Et pas uniquement parce qu'elle était si adorable. Une gamine de dix-sept ans T à peine était rarement capitale pour la survie d'une planète entière, pourtant c'était bien le cas de Berry Zilwicki. Judson Van Hale traversa la salle du trône, l'air de rien, en se rapprochant un peu de Harper. Judson n'avait jamais été esclave lui-même, mais son père si. Heureusement pour lui, Van Hale senior s'était aussi trouvé à bord d'un vaisseau esclavagiste intercepté par un croiseur léger de la Flotte royale manticorienne. L'esclavagiste en question était équipé d'un système lui permettant de larguer son chargement d'êtres humains dans l'espace pour éviter toutes questions embarrassantes, et l'équipage avait subi une exposition fatale au vide peu après son interception. La plupart des esclaves libérés étaient devenus sujets manticoriens, et Judson était né sur Sphinx. Il comptait également parmi les trois citoyens actuels de Torche à avoir été adoptés par un chat sylvestre. Cela en faisait un atout des plus précieux pour le détachement de gardes du corps en effectif assez limité que la reine Berry était prête à tolérer. De plus, Harper soupçonnait que les origines manticoriennes de Judson le rendaient aussi plus acceptable aux yeux de la reine. Il lui rappelait la maison, le premier endroit – le seul, en réalité – où Berry Zilwicki s'était jamais sentie en parfaite sécurité. Quelle bande de boute-en-train, souffla Judson du coin des lèvres, l'air dégoûté, en s'arrêtant à côté de Harper. Genghis s'ennuie à mourir. » Il tendit le bras pour caresser le chat sylvestre gris crème perché sur son épaule, qui ronronna et pressa sa tête contre la main de Judson. — L'ennui, c'est excellent, répondit tout bas Harper. L'animation, c'est mal. — Je sais. N'empêche, j'aimerais bien mériter un peu plus mon salaire mirifique. Rien de trop excitant, tu comprends. Juste de quoi me donner le sentiment d'être utile. Enfin, de nous donner ce sentiment, rectifia-t-il en grattant le torse de Genghis. — Thandi te trouve utile, fit remarquer Harper. Ça me suffit. En tout cas, ce n'est pas moi qui irai en débattre avec elle. » Judson éclata de rire. Contrairement à son collègue né sur Sphinx, Harper se considérait comme un redoutable combattant au corps à corps. Pour l'avoir observé dans la salle d'entraînement, Judson avait tendance à penser comme lui. Malheureusement pour Harper, Thandi Palane n'était pas un e redoutable combattant au corps à corps » : c'était une force meurtrière de la nature qui se riait de ceux qui n'étaient que redoutables. Comme elle l'avait prouvé de manière très concluante à Harper la première fois qu'il s'était pavané sur le tapis devant elle. Elle lui avait à peine fait mal, en réalité. Avec le réparaccel, les os brisés n'avaient mis que quelques semaines à se ressouder. — J'ai l'impression qu'éviter de débattre avec Thandi est en train de devenir le sport planétaire de Torche, fit Judson, et Harper gloussa. Elles ne sont pas en retard ? ajouta-t-il, et Harper haussa les épaules. — Je n'ai rendez-vous nulle part aujourd'hui, dit-il. Et si Berry est fidèle à elle-même, elle est en train de traîner les pieds en attendant Ruth. Et Thandi, si elle arrive à la faire venir. — Pourquoi ne sont-elles pas là ? — Elles étudient une question en lien avec la sécurité du sommet et, d'après le réseau (Harper tapota son communicateur personnel), Thandi envoie Ruth pendant qu'elle termine. » Il haussa de nouveau les épaules. « Je ne suis pas certain de ce sur quoi elle travaille exactement. Sans doute les modalités de liaison avec Cachat. — Ah, oui. La... liaison », fit Judson avec un regard évocateur, et Harper lui donna une petite tape sur la tête. — Tu ne manques pas de respect au Grand Kaja par la pensée, mon ami ! Sauf si tu as envie que ses Amazones t'infligent une double orchidectomie sans anesthésie. » Judson sourit, et Genghis émit un Nie rieur. — C'est qui, ce type, là-bas ? demanda Harper après quelques instants. Pas loin de l'entrée principale. — En veste bleu marine ? — Celui-là même. — Il s'appelle Tyler », répondit Judson. Il tapa un bref code sur son bloc mémo et consulta l'afficheur. « Il travaille pour les laboratoires Nouvelle-Ère, l'un des consortiums de Beowulf. — Pourquoi ? — Je ne sais pas, dit Harper, pensif. Est-ce que Genghis capte quelque chose dans l'esprit de ce gars ? » Les deux humains levèrent les yeux vers le chat sylvestre, qui secoua l'index. Judson se retourna vers Harper et haussa les épaules. — On dirait que non. Tu veux qu'on s'approche un peu plus et qu'on le contrôle à nouveau ? — Je ne sais pas très bien. C'est juste que... » Il s'interrompit. « Ce n'est sans doute rien, reprit-il au bout de quelques instants. Simplement, c'est le seul qui s'est pointé avec une mallette. — Ah ? » Judson fronça les sourcils et détailla le reste de la foule. — Tu as raison. Bizarre, je trouve. Je croyais que ce devait être avant tout une entrevue "mondaine". L'occasion pour eux de rencontrer la reine Berry en groupe, avant les sessions de négociation individuelles. — C'est ce que je pensais aussi. » Harper réfléchit encore un peu puis tapa un code sur son communicateur. — Oui, Harper ? répondit une voix. — Le type à la mallette, Zack. Vous l'avez contrôlé ? — On a passé le renifleur sur la mallette et on la lui a fait ouvrir, assura Zack. Rien d'autre qu'un mini-ordinateur et deux bouteilles de parfum. — Du parfum ? répéta Harper. — Ouais. J'ai relevé des traces organiques dessus, toutes cohérentes avec des cosmétiques. Pas même une trace de rouge sur le renifleur. Je l'ai aussi interrogé à ce propos, et il a dit que c'étaient des cadeaux des laboratoires Nouvelle-Ère pour les Filles. Enfin, pour la reine Berry et la princesse Ruth. — Est-ce que c'était prévu ? demanda Harper. — Je ne pense pas. Il a dit que ce devait être une surprise. — Merci, Zack. Je te rappelle. » Harper éteignit son communicateur et se tourna vers Judson. Celui-ci lui rendit son regard, et l'ancien assassin du Théâtre plissa le front. — Je n'aime pas les surprises, dit-il d'une voix monocorde. — Eh bien, peut-être que Berry et Ruth apprécient, répondit Judson. — Très bien. Surprends-les autant que tu veux, mais pas leur détachement de sécurité. On est censés être tenus au courant de ces attentions-là à l'avance. — Je sais. » Judson se tirailla le lobe de l'oreille gauche en réfléchissant. « Ce n'est sans doute rien, tu sais. Genghis le sentirait, à ce stade, s'il avait de mauvaises intentions. — Peut-être. Mais allons faire un tour de ce côté, toi et moi, histoire de discuter avec monsieur Tyler », fit Harper. William Henry Tyler attendait patiemment dans la salle du trône avec le reste du groupe en se frottant doucement la tempe droite. Il se sentait un peu... bizarre. Pas malade, non. Il n'avait même pas mal à la tête. En réalité, il se sentait plutôt légèrement euphorique, sans bien savoir pourquoi. Il haussa les épaules et consulta son chrono. La reine Berry –il eut un sourire en songeant à l'extrême jeunesse du monarque de Torche : elle était plus jeune que sa petite dernière – était manifestement en retard. C'était sans doute une prérogative des chefs d'État, même à dix-sept ans seulement. Il baissa les yeux vers sa mallette et ressentit une vague surprise, qui disparut aussitôt, au milieu d'un accès plus fort de cette euphorie inexplicable. Il avait été un peu ahuri quand le type de la sécurité lui avait demandé ce qu'elle contenait. L'espace d'un instant, il avait eu l'impression de ne l'avoir jamais vue et puis, bien entendu, il s'était rappelé les cadeaux pour la reine Berry et la princesse Ruth. Une excellente idée de la part du marketing, il en convenait. Toutes les jeunes femmes de sa connaissance aimaient les parfums de luxe, qu'elles le reconnaissent ou non. Il se détendit à nouveau, fredonnant tout bas, en paix avec l'univers. « D'accord. Tu vois ? Je suis bien là, fit Berry, et Lara se mit à rire. — Et de si bonne grâce, en plus, commenta l'Amazone. Toi qui t'efforces toujours de nous "civiliser" ! — En fait, dit Berry en tapotant son aînée sur l'avant-bras, j'ai décidé que je vous aimais toutes telles que vous êtes. Ma meute de louves personnelle. Enfin, celle de Thandi, mais je suis certaine qu'elle vous prêterait si je le lui demandais. Faites-moi plaisir, quand même : essayez de ne pas mettre de sang sur les meubles. Ah, et tenez les orgies hors de vue, au moins quand papa est dans le coin. Marché conclu ? — Marché conclu, petit Kaja. J'expliquerai l'histoire des orgies à Saburo », répondit Lara. Signe peut-être de l'effet que Berry Zilwicki avait sur autrui, l'ex-Scrag ne se posa pas de question sur le profond accès d'affection qu'elle ressentait pour sa/ souveraine adolescente. Un léger mouvement parcourut la salle du trône lorsque quelqu'un vit la reine et son garde du corps mince et musclé passer la petite porte. Elles entreprirent de traverser l'immense salle, qui avait été la salle de bal du gouverneur planétaire à l'époque où Torche s'appelait Vert-Site, propriété de la planète Mesa. Les hommes et femmes venus rencontrer la reine de torche furent un peu surpris de la voir paraître si jeune en personne, et des têtes se tournèrent pour la regarder, toutefois personne ne se montra grossier au point de commencer à se diriger vers elle avant qu'elle n'ait pris place dans le fauteuil sans fioriture qui lui servait de trône. Harper S. Ferry et judson Van Hale se trouvaient encore à dix mètres du commercial des laboratoires Nouvelle-Ère quand celui-ci releva les yeux et aperçut Berry. À la différence des autres représentants présents, il fit un pas vers elle en la voyant, et Genghis leva brusquement la tête au même instant. Le chat sylvestre se redressa de tout son long, oreilles aplaties et crocs découverts sur le cri de guerre des siens, semblable au bruit d'un tissu qui se déchire, et il bondit brusquement vers Tyler depuis l'épaule de son compagnon humain. Tyler tourna brutalement la tête, et Harper eut soudain un accès de terreur absolue en voyant le regard de l'autre homme, d'une fixité effrayante. Un regard qui évoquait... la folie. Harper tendit aussitôt la main vers le bouton d'alarme à sa ceinture. Le représentant pharmaceutique vit le chat sylvestre approcher, et sa main libre se dirigea vers la mallette qu'il transportait. La fameuse mallette contenant des « parfums » dont nul n'avait jamais entendu parler aux laboratoires Nouvelle-Ère... et que Tyler ne se souvenait même pas avoir prise des mains de l'homme qui lui avait pulvérisé cette drôle de brume en plein visage sur Grenouille Fumante. Genghis arriva presque à temps. Il s'élança depuis le sol en une charge sifflante qui atteignit l'avant-bras en mouvement de Tyler peut-être un dixième de seconde trop tard. Tyler enfonça le bouton dissimulé. Les deux bouteilles de parfum » éclatèrent dans la mallette, expulsant la neurotoxine binaire qu'elles contenaient sous une pression de plusieurs milliers d'atmosphères. Séparés, ses composants étaient inoffensifs et passaient facilement pour du parfum; combinés, ils étaient terriblement meurtriers. Ils se mélangèrent et se répandirent autour de Tyler sous une pression considérable tandis que la mallette explosait dans un bruit retentissant. Genghis se raidit, eut un dernier spasme et toucha le sol une fraction de seconde avant que Tyler, main gauche arrachée par l'explosion de la mallette, ne s'effondre à côté de lui. Le doigt de Harper acheva son mouvement vers le bouton d'alarme, puis le nuage fatal les balaya à leur tour, Judson et lui. Leur colonne vertébrale se cambra, leur bouche s'ouvrit sur une souffrance muette, puis ils s'affaissèrent tandis qu'un cyclone meurtrier continuait de se répandre. Lara et Berry faisaient de leur mieux pour garder l'air sérieux de rigueur malgré leur amusement tout en se dirigeant vers le trône de Berry. Elles étaient à mi-chemin à peu près quand le cri suraigu d'un chat sylvestre rageur déchira soudain la salle. Elles se tournèrent vers l'origine du cri et virent une tache gris crème filer au milieu de la foule. L'espace d'un instant, Berry n'eut pas la moindre idée de ce qui se passait. Toutefois, si Lara n'était pas rompue à la vie en société, elle conservait les sens aiguisés, la musculature augmentée et les réflexes vifs comme l'éclair du Scrag qu'elle était à la naissance. Elle ignorait ce qui avait déchaîné la fureur de Genghis, mais tous ses instincts hurlaient « Danger ! ». Et bien qu'elle n'aurait pas su quelle fourchette utiliser lors d'une réception officielle, elle savait exactement comment réagir dans ce cas. Elle poursuivit son tour en tendant le bras droit, qu'elle enroula comme un python autour de la taille de Berry, et elle souleva la jeune fille. Genghis était encore à deux bonds de Tyler que Lara courait déjà vers la porte par où elles étaient entrées. Elle entendit le bruit sec de la mallette qui explosait derrière elle à l'instant où la porte se rouvrait, et elle aperçut Saburo et Ruth Winton derrière. Du coin de elle vit aussi la mort avancer vers elle au rythme des corps qui s'écroulaient dans des spasmes douloureux, comme des rides se propagent à la surface d'un bassin quand on y jette une pierre. La neurotoxine progressait plus vite qu'elle ne pouvait courir; elle ignorait de quoi il s'agissait, mais elle savait que c'était une forme de mort invisible... et qu'elle ne saurait pas la distancer. « Saburo ! hurla-t-elle en soulevant Berry. Elle tourna une fois sur elle-même à la manière des lanceurs de disque, et soudain Berry partit tête la première dans les airs. Elle volait droit vers Saburo X, comme un javelot, et il ouvrit les bras par réflexe. La porte ! » s'écria Lara en tombant à genoux, déséquilibrée d'avoir lancé Berry. « Fermez la porte ! Courez!» Berry frappa Saburo en pleine poitrine. Son bras gauche se referma sur elle et la tint serrée, et son regard croisa celui de Lara comme ses genoux touchaient le sol. Les yeux marron plongèrent dans les bleus, les rencontrant avec une certitude soudaine et noire à laquelle ni l'un ni l'autre ne pouvait échapper. « Je t'aime ! » cria-t-il... et sa main droite s'abattit sur le bouton commandant la fermeture de la porte. CHAPITRE CINQUANTE-DEUX « Pas un mot, dit Élisabeth d'une voix monocorde. Je ne veux pas entendre un mot sur les raisons qu'ils pourraient avoir, ni qui d'autre aurait pu vouloir le faire. » Le Premier ministre et les membres de son gouvernement restaient assis, muets, tandis qu'elle les fixait de ses yeux bruns glacés. Du fait de la différence de distance et de temps de trajet entre le système solaire, via Beowulf, et Congo, via le nœud du trou de ver d'Erewhon, les messages étaient arrivés à un peu plus de vingt-quatre heures d'intervalle, et la reine Élisabeth avait passé le stade de la rage. Elle était entrée dans un royaume de glace, où la haine brûlait plus froide que l'espace intersidéral. « Ils ont tué Sir James et tenté d'éliminer Berry Zilwicki et ma nièce le même jour. Tous les indices trouvés sur la vieille Terre pointent vers une opération havrienne, et qui d'autre savait que nous préparions un sommet sur Torche ? Les Havriens et les Erewhoniens. Et quelqu'un dans cette pièce croit-il que le code de l'honneur erewhoùien leur aurait permis d'agir ainsi ? Même à supposer qu'ils aient eu une raison plausible ? Hamish Alexander-Harrington prit une profonde inspiration et regarda autour de lui dans la salle du Conseil des ministres. Il était inhabituel que la reine s'y déplace plutôt que d'être rejointe au Palais du Montroyal par son Premier ministre et peut-être un ou deux de ses collègues. À vrai dire, cela n'était arrivé que sept fois dans toute l'histoire du Royaume stellaire. Enfin, huit, maintenant. Mais Élisabeth ne désirait pas uniquement s'entretenir avec son Premier ministre : elle voulait que tous les membres de son gouvernement entendent ce qu'elle avait à dire. Il ferma brièvement les yeux, le visage déformé par la douleur, et pas seulement pour son ami assassiné. La détermination et l'héroïsme du garde du corps de Berry Zilwicki les avaient sauvées, Ruth Winton et elle, d'une mort certaine. L'ancien esclave qui avait refermé la porte juste à temps avait littéralement traîné les deux jeunes filles hors du palais de Berry. Il avait dû s'y résoudre : Berry, hystérique, voulait rouvrir la porte à mains nues. Toutes les personnes présentes dans la salle du trône avaient péri en quinze secondes, et deux cent vingt-six autres étaient mortes à mesure que la neurotoxine se répandait au-delà, à travers d'autres portes et fenêtres et par les conduites d'air conditionné. Le bilan aurait été au moins trois fois plus élevé si le garde qui le premier avait remarqué la mallette de l'assassin n'avait pas donné l'alerte grâce à son bouton d'alarme. L'arrêt presque immédiat de la climatisation avait ralenti la progression du poison juste assez longtemps pour que le reste de ceux qui se trouvaient sur son chemin soient évacués. Quant à l'agent toxique utilisé, il semblait aussi persistant que rapide à se propager. D'après les premiers rapports, il serait plus simple de brûler le « palais » pour le reconstruire que de le décontaminer. « Je ne comprends pas, intervint, troublée, la baronne de l'Anse-du-Levant, ministre des Finances de Grandville. Pourquoi ont-ils fait ça ? Je veux dire, qu'ont-ils obtenu ? — Ils ont réussi à tuer notre ambassadeur auprès de la Ligue, répondit froidement Élisabeth. L'amiral Webster avait la confiance de ses contacts au sein de la Ligue. Il était aussi devenu un personnage relativement bien connu des médias suite à sa participation à diverses émissions, et il s'était montré très efficace pour modérer les versions les plus extrêmes que donnaient les journalistes des événements dans l'amas de Talbot depuis que Nordbrandt y sévit. Ils se sont sûrement dit qu'il serait tout aussi efficace s'agissant de contrôler la réaction de la Ligue à l'action de Terekhov à Monica. En le supprimant, ils voulaient nous enlever cette possibilité et augmenter les chances que la Ligue lance une opération militaire contre nous à Talbot. — Et ce qui s'est passé sur Torche, Votre Majesté ? insista la baronne. — Ils nous ont invités – ils m'ont invitée à une rencontre au sommet. Je ne crois pas qu'ils s'attendaient réellement à ce que j'accepte. Je pense que ce n'était en fait qu'un mensonge diplomatique de plus. Ils comptaient sans doute publier le texte de leur invitation et celui de mon refus pour prouver qu'ils incarnent la voix de la raison dans ce conflit. Cela aurait étayé leurs protestations de bonne foi dans l'affaire de l'altération de notre correspondance diplomatique. » Et puis j'ai accepté leur invitation, et nous avons désigné le site de Torche et invité Erewhon à assurer la sécurité du sommet, ouvrant la possibilité de réparer les dégâts qu'a subis notre relation avec les Erewhoniens. Ils ne comptaient pas là-dessus. Ils ne s'attendaient sans doute pas à devoir négocier sérieuse' ment, mais ils se sont retrouvés dans une position où ils auraient pu être contraints de le faire – et où nous risquions cette fois d'incarner la voix de la raison. Ils ont donc décidé de régler le problème en tuant Berry.et Ruth – après tout, qu'est-ce que la mort de deux adolescentes de plus aux yeux de salopards comme les Havriens ? D'ailleurs, s'il n'y avait pas eu un contretemps dans le programme de la journée, ils auraient sans doute aussi tué Thandi Palane et décapité l'armée de Torche par la même occasion. À l'évidence, la confusion et le chaos qui en auraient résulté auraient rendu impossible la tenue de la conférence sur Torche. Et même sinon, ils auraient toujours pu prétexter de leur inquiétude quant à la sécurité de leur précieuse présidente Pritchart pour justifier de l'impossibilité de me rencontrer là-bas. Après m'avoir envoyé leurs condoléances mensongères pour la mort de ma nièce, bien entendu — tout comme Saint-Just l'a fait après avoir assassiné oncle Anson et Cal ! Hamish avait une protestation sur le bout de la langue. Non qu'il fût moins certain qu'Élisabeth de la complicité de Havre, mais parce que cela ne lui paraissait toujours pas logique. La façon dont les Havriens avaient tenté d'éliminer Honor indiquait certes qu'ils voyaient en l'assassinat un outil tout à fait légitime, et cela concordait avec l'attitude traditionnelle des Législaturistes et du comité de salut public. Sans compter que Pritchart elle-même avait plus d'un assassinat à son actif pendant sa période révolutionnaire. Non seulement cela, mais il pouvait suivre le raisonnement d'Élisabeth s'agissant de la mort de James Webster. L'amiral avait été un diplomate efficace, et sa mort n'aiderait pas Manticore à gérer la crise dans l'amas de Talbot. Étant donné le danger que cette crise faisait planer sur le Royaume stellaire, limiter sa liberté d'action et empêcher la résolution de la crise devait être tentant pour Havre. Mais sa théorie sur les mobiles havriens dans le cas de Torche... Hamish la trouvait beaucoup plus dure à avaler. Ou, du moins, à comprendre. La République n'avait pas besoin de recourir à des manoeuvres diplomatiques machiavéliques. Si quelqu'un le savait, c'était bien Hamish Alexander-Harrington. Havre possédait un avantage numérique d'une ampleur terrifiante, et la situation irait seulement en empirant. Les dernières innovations, comme Viscum et Apollon, contribueraient peut-être à rééquilibrer largement les chances, mais Patricia Givens jurait ses grands dieux qu'il était impossible que Havre ait pénétré l'écran de sécurité autour de ces projets. À la connaissance de Thomas Theisman et Héloïse Pritchart, l'assortiment d'armes manticorien n'était pas sur le point de changer de manière radicale, par conséquent, ils auraient dû être persuadés que leur supériorité numérique serait décisive. Alors pourquoi se soucier de diplomatie ? Pourquoi ne pas plutôt lancer un ultimatum : rendez-vous maintenant, ou faites face à une offensive majeure de notre part au moment même où vous affrontez la Sécurité aux frontières à Talbot. Et pourtant... Et pourtant, Élisabeth avait mis le doigt sur le point le plus accablant : qui d'autre avait un mobile ? Si la technique employée lors de cet attentat n'avait pas été similaire à celle utilisée contre Webster et Honor, il aurait eu tendance à se demander si l'opération contre Torche n'avait pas été menée par Mesa. Après tout, un attentat contre Berry Zilwicki paraissait peut-être tout à fait logique du point de vue de Mesa, étant donné que Torche était la seule planète à lui avoir ouvertement déclaré la guerre. Quant à Webster, Manpower et Mesa auraient très bien pu souhaiter sa mort pour les mêmes motifs exactement que ceux qu'Élisabeth venait d'attribuer aux Havriens. Mais était-ce sa raison qui parlait, ou seulement le désir de trouver quelqu'un d'autre — n'importe qui — à blâmer si cela préservait la possibilité d'un accord de paix négocié ? Si seulement les trois tentatives de meurtre n'avaient pas été si similaires ! Pourtant, 'c'était un fait. Trois attentats séparés, à chaque fois sous la forme d'une attaque manifestement suicidaire par un homme qui n'avait aucune raison de vouloir la mort de sa victime... et aucune chance de survivre à l'opération. Et si les Mesans avaient de bonnes raisons de vouloir éliminer Berry Zilwicki et peut-être Jim Webster, quel mobile auraient-ils eu pour s'en prendre à Honor ? Malgré tous ses efforts, il ne voyait pas de réponse à cette question. C'est le principe du rasoir d'Occam, songea-t-il. La réponse la plus simple couvrant tous les faits observés est vraisemblablement la plus juste. Or la réponse la plus simple voulait que les mêmes soient derrière les trois tentatives d'assassinat. Et vu le moment choisi pour éliminer Webster et s'en prendre à Berry, les responsables devaient vouloir faire capoter la conférence de paix. Sauf que, pour y parvenir, il fallait savoir où elle devait se tenir, or nul n'était au courant en dehors du gouvernement et des plus hauts échelons du ministère des Affaires étrangères, auxquels on devait ajouter le royaume de Torche, Erewhon... et le gouvernement d'Héloïse Pritchart. Tout le monde savait qu'une conférence devait avoir lieu, mais pas où, et Hamish n'arrivait pas à croire que les Erewhoniens auraient laissé cette information leur échapper. Pas alors qu'ils savaient combien la sensibilité de Manticore devait encore être à vif suite à leur transfert de tant de données technologiques vers Havre. La fuite ne venait certainement pas de Torche, et la presse du Royaume stellaire n'en avait pas soufflé mot. Et puis les Havriens sont à mon idée les seuls qui puissent vouloir la mort d'Honor en prime. D'ailleurs, même si les Mesans avaient par hasard découvert le lieu du sommet, aurait-ce été à temps pour monter une opération comme celle-ci ? Sans compter que, malgré toutes les illusions de grandeur de Manpower, Mesa n'est rien d'autre qu'une façade semi-légitime pour de vulgaires criminels. De plus, Manpower serait-il assez bête pour assassiner l'ambassadeur du Royaume stellaire accrédité auprès de la Ligue solarienne sur la vieille Terre au moment même où la preuve de l'implication de Mesa à Talbot commence à émerger ? Non. Il y avait là beaucoup plus d'enjeu que l'opération ratée de Manpower à Talbot. Et les seuls qui savaient où et quand le sommet devait se tenir et avaient une raison de souhaiter la mort d'Honor étaient les Havriens. La théorie d'Élisabeth quant à leur mobile pour saboter leur propre conférence de paix ne tenait peut-être pas tout à fait la route, mais aucune autre théorie plausible ne se présentait spontanément à l'esprit. — Je suppose, dit William Alexander d'un ton grave, que la véritable question qui se pose à nous n'est pas de savoir si nous tenons les Havriens pour responsables de leurs actes, mais ce que nous faisons en réaction. » Hamish, dit-il en se tournant vers son frère, quelles sont nos options militaires ? — En substance, les mêmes qu'avant l'invitation de Pritchart, répondit Hamish. La seule différence, c'est que la Huitième Force a eu plus de temps pour recevoir des munitions et s'entraîner à s'en servir. Nous avons quelques nouveaux gadgets qui devraient rendre nos vaisseaux beaucoup plus efficaces, et l'entraînement supplémentaire sera très utile à la Huitième Force. Toutefois, à cette heure, elle est notre seule flotte parfaitement formée à l'usage des nouvelles armes. C'est aussi l'unique à en être équipée, car seuls les Invictus et les derniers Harrington graysoniens (ce nom de classe lui tira un sourire ironique malgré son humeur sombre) sont capables de les gérer sans remise à niveau. — Pourquoi donc ? s'enquit Grandville. Je croyais que les capsules faisaient la même taille ? — C'est le cas, mais seuls les bâtiments dotés d'un équipement de type Serrure dès l'origine peuvent se servir des plate-formes Mark II, or celles-ci sont essentielles au fonctionnement des nouveaux missiles. Nous pouvons remettre des vaisseaux au niveau de Serrure II – d'ailleurs, c'est cette décision qui explique en partie le retard des remises à niveau andermiennes – mais cela impose d'immobiliser chaque unité au radoub pendant huit à dix semaines. Et, franchement, nous ne pouvons pas démobiliser nos bâtiments existants aussi longtemps alors que nos effectifs sont si étirés. Toutes nos nouvelles unités sont modifiées en cale pour être compatibles avec l'équipement Serrure II, et quand elles commenceront à entrer en service, nous pourrons sans doute rappeler progressivement les bâtiments plus anciens pour les remettre à niveau. Mais pour le moment, seule la Huitième Force est réellement équipée pour s'en servir, tout en n'ayant qu'une charge partielle sur les nouvelles capsules. Nous essayons de les faire passer en production rapide le plus' tôt possible, mais nous sommes face à des goulets d'étranglement et, pour des questions de sécurité, le nombre d'usines que nous pouvions charger de les produire est restreint. — Mais la Huitième Force pourrait reprendre les opérations actives immédiatement ? — Oui », répondit Hamish d'un ton ferme, en s'efforçant d'ignorer le frémissement glacé qui le parcourait à l'idée qu'Honor reparte au combat alors qu'il s'était laissé aller à espérer de toutes ses forces une solution diplomatique. En s'efforçant aussi de ne pas songer à sa déception amère – et celle d'Émilie – si elle était finalement incapable d'assister à la naissance de leur fille. « Et qu'en est-il de notre posture défensive ? — Là encore, elle reste identique en substance, mais quelques améliorations se profilent à l'horizon. Nous continuons d'avancer sur la version d'Apollon destinée à la défense des systèmes, et nous devrions être capables de commencer à la déployer très bientôt. Il y a encore quelques goulets d'étranglement au niveau de la production, mais une fois que les capsules défensives seront déployées en nombre dans le système, nous serons bien plus en sécurité chez nous. » Nous sommes également en un peu meilleure position à Talbot, parce qu'O'Malley est désormais stationné à Monica. Étant donné les dernières estimations de la DGSN concernant les capacités solariennes, et en gardant à l'esprit le rapport d'action de Terekhov sur les performances des croiseurs de combat solariens utilisés par les Monicains, je dirais qu'O'Malley doit être capable de détruire tout ce que Verrochio pourrait lui opposer dans les deux à quatre prochains mois. En réalité, il faudrait que Verrochio reçoive des renforts majeurs pour avoir une chance de nous chasser de Monica, sans parler de l'amas. » En ce qui concerne une action directe de la Ligue contre notre système mère, la distance joue en notre faveur. Ils ne réussiront pas une invasion par le nœud du trou de ver, pas avec le nombre de capsules que nous avons positionnées en couverture. Par conséquent, ils doivent prendre le chemin le plus long, ce qui leur fait un voyage de l'ordre de six mois rien que pour arriver ici. Sans même tenir compte du fait qu'ils vont devoir mobiliser, assembler et soutenir sur le plan logistique une flotte dotée d'une supériorité numérique écrasante s'ils veulent compenser notre avantage tactique et technologique. » Pour être honnête, cela me rappelle ce qu'a dit un jour l'amiral Isoroku Yamamoto de la marine de la vieille Terre. Pendant dix-huit mois à deux ans, peut-être quatre, nous pourrions caracoler. Il y a peu de chances que les Solariens se rendent compte à quel point les choses ont changé ces cinq à dix dernières années T, ce qui signifie qu'ils engageraient sans doute des forces grossièrement inadaptées, du moins au début. Ils finiraient par comprendre, néanmoins, et s'ils en avaient envie, ils pourraient grâce à leur taille absorber tout ce que nous leur infligeons le temps de mettre leurs propres équipes de R&D au travail pour produire des armes équivalentes et d'augmenter leur capacité de construction. » En somme, nous pourrions leur causer beaucoup de tort à mon avis – beaucoup plus, j'en suis certain, qu'aucun de leurs hommes politiques ou stratèges ne le croit possible. Mais le nombre a ses vertus lui aussi, et nous ne sommes tout bonnement pas assez gros pour vaincre militairement la Ligue solarienne si elle est prête à se mettre au boulot et à payer le prix de la victoire. Nous ne disposons pas d'assez de bâtiments ni de personnel pour occuper le nombre de systèmes stellaires nécessaire si nous voulions parvenir à la victoire militaire. Eux, en revanche, possèdent une main-d’œuvre et une capacité de production de facto illimitées. Et même sinon, c'est sans compter que les Havriens ont déjà – ou auront bientôt – suffisamment de vaisseaux du mur aux capacités à peu près équivalentes pour nous submerger. Surtout si nous sommes distraits par nos problèmes avec la Ligue. — Mais si je comprends bien ce que tu dis, fit Grandville, concentré, quoi que la Ligue entreprenne en fin de compte, rien de ce qu'elle fera dans les six prochains mois, disons, n'aura d'impact majeur sur nous ? — C'est sans doute une estimation un peu optimiste, à supposer que nous subissions des pertes lourdes contre Havre, répondit Hamish. Globalement, toutefois, c'est assez exact. — Alors il me semble que nous devons partir du principe que ces six mois – ou la période plus courte dont nous disposons réellement – représentent notre fenêtre d'opportunité pour nous occuper des Havriens, fit le Premier ministre. — Sauf qu'au terme de cette fenêtre leur avantage en nombre de SCPC sera de l'ordre de trois contre un, voire plus. — Rien de ce que nous faisons ne changera cela, dit Élisabeth d'une voix monocorde. Nous construisons aussi vite que nous le pouvons; ils en font autant. Nous n'avons aucun contrôle sur la zone de danger qui s'étend devant nous jusqu'au moment où les bâtiments que nous avons commencés pourront équilibrer les nombres... à moins que nous ne puissions agir pour affaiblir les Havriens. — Vous pensez à Sanscrit », dit Hamish sur le même ton. La plupart des gens présents n'avaient aucune idée de ce qu'était Sanscrit. Grandville, Hamish, la reine et Sir Anthony Langtry si, et Élisabeth acquiesça. « Vous venez de dire que la Huitième Force détient les nouvelles armes. Si nous nous en servons, si nous arrivons à convaincre Havre que nous en avons davantage, que nous en avons équipé tous nos vaisseaux – cela affectera forcément leur raisonnement stratégique. Cela pourrait les forcer à faire ce que nous voulons depuis le début, en gaspillant leur mur de bataille pour défendre les systèmes les plus éloignés. Cela pourrait même les convaincre qu'ils ont mal fait leurs calculs et qu'ils ne disposent pas d'effectifs suffisants pour compenser la supériorité de nos unités. Auquel cas, ces salauds pourraient bien être obligés de s'asseoir autour d'une table pour parlementer avec nous, en fin de compte. — C'est possible, concéda Hamish. Je ne peux pas prédire le degré de probabilité de ce scénario. Beaucoup dépendrait de la façon dont leurs analystes évaluent la situation une fois qu'ils auront été confrontés à Viscum et Apollon. Ils pourraient ne pas tirer les conclusions auxquelles nous nous attendons, puisqu'ils ne disposeront pas des mêmes informations que nous quant aux capacités et à la disponibilité de ces systèmes. Et je ne pense pas que quiconque au sein de l'Amirauté se risquerait à prédire exactement leur réaction militaire. — C'est un fait, dit Élisabeth en hochant la tête. Mais vous dites que nous déploierons bientôt les Apollons défensifs. Cela augmenterait la sécurité dans nos zones arrière, n'est-ce pas ? — De manière considérable, répondit Hamish. Mais nous ne les avons pas encore déployés. — N'empêche, la Huitième Force dispose déjà d'Apollon, et elle fait partie de la réserve stratégique de la Première Flotte, Hamish, non ? demanda Grandville. — Si, mais elle ne peut être qu'à un endroit à la fois, fit remarquer Hamish. Si elle part lancer des raids contre les systèmes havriens, elle ne peut pas être là pour assurer la défense du système mère. — Mais si nous lançons Sanscrit puis ramenons aussitôt la Huitième Force à l'Étoile de Trévor, elle sera de retour en position de couverture avant que Theisman puisse réagir aux nouveaux systèmes d'armement, non ? Après tout, l'un des avantages au fait de stationner la Huitième Force à l'Étoile de Trévor, c'est qu'elle est quatre-vingt-dix années-lumière plus près de Havre que Manticore. Alors, même si nous frappions une cible telle que Lovat, la Huitième Force pourrait être de retour pour couvrir le système mère trois bonnes semaines avant que Theisman puisse amener une flotte jusqu'ici pour nous attaquer, même s'il l'envoyait depuis Havre dès qu'il entendait parler de Sanscrit, non ? — En théorie », reconnut Hamish, maudissant en silence les projections de l'Amirauté que son frère avait manifestement lues de trop près. Puis il se tança intérieurement. Willie et Élisabeth avaient raison. L'éventualité d'une confrontation directe avec la Ligue représentait une menace stratégique bien plus périlleuse pour le Royaume stellaire que la réaction possible de la République de Havre à de nouveaux systèmes d'armement. « Nous n'avons pas assez de temps pour en perdre davantage à essayer de parler à ces... gens, déclara Élisabeth d'une voix monocorde. Nous venons d'avoir une nouvelle fois la preuve qu'ils sont indignes de confiance, et vu la situation dans l'amas de Talbot, il nous faut prévoir le scénario le plus pessimiste. Par conséquent, nous devons concevoir nos plans en partant du principe que nous pourrions être en guerre contre la Ligue solarienne à tout moment et que, comme le dit Hamish, elle pourrait amener une flotte à Talbot en quelques semaines et une autre jusqu'ici en six mois. Non seulement cela, mais si la guerre traîne en longueur, alors quelqu'un comme Verrochio risque davantage de forcer là où il ne devrait pas, en se disant que nous serons trop distraits par la menace la plus proche pour réagir en force à une attaque lointaine contre un territoire comme Talbot. — Nous ne pouvons pas nous le permettre, et la seule façon de l'éviter consiste à faire une différence rapidement. Hamish, voyez-vous une approche – une approche militaire – qui nous donne une meilleure chance de faire la différence ? — Non. » Hamish secoua la tête. « Les frapper fort avec Sanscrit et Apollon les obligera à marquer une pause et réfléchir. Et même s'ils voulaient contre-attaquer aussitôt, il leur faudrait des semaines, au moins, pour planifier, déployer les unités et monter une opération suffisamment lourde pour briser les défenses de nos systèmes critiques. Ils subiraient des pertes massives, même contre nos défenses actuelles, et nous n'avons rien vu qui nous fasse penser que Theisman est prêt à lancer un assaut kamikaze pur et dur ou à gâcher la vie de ses hommes sur une mission désespérée. Je ne dis pas que c'est immuable, mais, comme l'a suggéré Willie, le facteur temps joue là aussi. Nous aurions au moins un mois, sans doute deux, pour opérer le déploiement initial des capsules Apollon pendant qu'il organiserait un assaut en réaction à Sanscrit. Et Willie a raison. La Huitième Force serait de retour en position de couverture à l'Étoile de Trévor bien avant qu'une attaque de ce type ne soit lancée. » Il balaya du regard la salle de conférence, l'air sinistre. — Je ne vais pas prétendre que nous ne prenons pas un risque en lançant Sanscrit, dit-il. Mais à moins que Theisman soit prêt à perdre littéralement des 'centaines de supercuirassés, il ne pourra pas faire grand-chose même contre les défenses que nous avons déjà positionnées. Contre celles que nous pouvons installer d'ici deux mois, ses pertes seraient encore plus lourdes. Je préférerais pour ma part attendre encore au moins un mois à six semaines avant de lancer Sanscrit, pour nous accorder un peu plus longtemps afin qu'Apollon passe à pleine production, que nous mettions en service au moins quelques vaisseaux du mur supplémentaires capables de gérer cette technologie et d'entamer le déploiement des capsules défensives Apollon dans le système. Mais si nous décidons que nous ne pouvons pas attendre aussi longtemps à cause du risque d'incident – ou peut-être devrais-je dire d'un autre incident – avec les Solariens, alors Sanscrit représente notre meilleure option. — Très bien. » Élisabeth rega0a une dernière fois tous ses ministres puis opina brusquement, décidée. « William, je vais rédiger une note à l'intention de Pritchart. Je ne compte pas faire dans la dentelle. Je vais officiellement et publiquement dénoncer ses actes et l'informer que je n'ai aucune intention de rencontrer où que ce soit quelqu'un qui use de l'assassinat comme d'un outil systématique. Et je l'informerai aussi que nous comptons reprendre immédiatement les opérations militaires actives. » Grandville acquiesça. Techniquement, il aurait pu rejeter la décision d'Élisabeth. Il était clair dans l'attitude de la reine qu'il n'aurait pu s'y opposer qu'en démissionnant plutôt que de l'accepter. Et il ne doutait pas un instant que si la reine expliquait à ses sujets ce qui s'était passé, et pourquoi elle avait pris cette décision, elle obtiendrait l'approbation générale et un soutien écrasant. Elle n'aurait aucun mal à trouver un autre Premier ministre pour l'appliquer. Tout cela était vrai, mais sans réelle importance, en fait. Car il était d'accord avec elle, et c'était l'essentiel. « Anthony, poursuivit Élisabeth en se tournant vers le ministre des Affaires étrangères, je veux que le message annonçant notre reprise des opérations actives soit formulé très clairement. Contrairement à eux, nous ne lancerons pas d'attaque sans d'abord déclarer les hostilités rouvertes, et je veux le faire savoir à toute la Galaxie en publiant notre message dans les journaux en même temps que nous l'enverrons. Personne n'aura l'occasion de nous accuser d'avoir altéré notre correspondance après les faits cette fois. Compris ? — Compris, Votre Majesté, répondit Langtry, et la reine se retourna vers Hamish. Hamish, je veux que les ordres de la Huitième Force soient rédigés sans délai. L'opération Sanscrit est réactivée dès maintenant. Je veux que la planification active commence tout de suite, et je veux que Sanscrit frappe les Havriens dès que physiquement possible. » Le sourire dont elle se fendit n'aurait pas déparé sur un hexapuma. « Nous allons leur donner notification officielle, dit-elle d'un air sinistre, et j'espère que ces salopards s'étoufferont avec ! CHAPITRE CINQUANTE-TROIS Les principaux ministres du gouvernement d'Héloïse Pritchart étaient assis autour de la table de conférence, muets de stupéfaction. Leslie Montreau venait de terminer la lecture à voix haute du texte officiel envoyé par Élisabeth Winton, et tout le monde avait l'impression d'avoir pris un coup de poing dans le ventre. À part Pritchart. Elle avait pour sa part fait l'expérience de cette sensation une heure et demie plus tôt, quand Montreau lui avait amené cette note dans son bureau. Elle prit une profonde inspiration, fit basculer le dossier de son fauteuil légèrement vers l'avant et posa les avant-bras sur la table de conférence – une posture qui exprimait la confiance, elle l'espérait. « Et voilà, dit-elle simplement. — Elle est folle ou quoi ? » La question de Tony Nesbitt aurait pu être furieuse, mais elle parut plutôt plaintive. « Au nom du ciel, pourquoi nous croit-elle responsables ? Quel mobile aurions-nous ? — Ils nous ont déjà reproché l'attentat contre Harrington, répondit Pritchart. Et pour être honnête, si j'étais à leur place, je serais moi aussi convaincue de notre culpabilité dans ce cas. Après tout, Harrington serait une cible tout à fait logique, si nous pouvions l'atteindre. » Nous savons que nous n'avons pas fait le coup, bien sûr, et cela nous donne une tout autre perspective. Pour nous, il est évident que quelqu'un d'autre est responsable. Cela ne leur saute pas aux yeux dans le cas d'Harrington, toutefois, et je peux également concevoir plusieurs raisons logiques pour que nous tentions d'éliminer Webster, si nous étions prêts à pratiquer l'assassinat politique. Les preuves de notre implication directe dans le meurtre de Webster sont assez accablantes, qui plus est, même si nous savons qu'elles ont été fabriquées de toutes pièces. » Alors, maintenant qu'ils ont cette tentative d'assassinat contre la reine Berry et, apparemment, la princesse Ruth, à qui d'autre pourraient-ils l'attribuer ? — Mais nous leur avons proposé des pourparlers de paix, protesta Walter Sanderson. Pourquoi l'aurions-nous fait si c'était pour ensuite saboter à dessein notre propre conférence de paix ? Cela n'a aucun sens ! — En réalité, monsieur le ministre, intervint Kevin Usher, si furieuse contre nous que soit Élisabeth en ce moment, ses soupçons ne sont pas aussi illogiques – ou déraisonnables, du moins – que je le voudrais. — C'est-à-dire ? s'enquit Sanderson. — Madame la présidente ? » Usher tourna un œil interrogateur vers Pritchart, qui hocha la tête. « Vas-y, Kevin. Dis-leur. — Bien, madame. » Usher se retourna vers le gouvernement. « Il y a quelques mois, je passais en revue de vieux fichiers de SerSec. Comme vous le savez, nous avons saisi tellement de fichiers sécurisés qu'il nous faudra des années pour tous les parcourir. Ceux-ci, toutefois, étaient étiquetés "sécurité maximale" à la fois par Seclnt et SerSec. C'était assez inhabituel pour piquer ma curiosité, et j'y ai donc jeté un œil. Il apparaît que notre différend avec la maison Winton remonte encore plus loin que je ne le pensais. » Sanderson fronça les sourcils, comme impatient que le directeur de l'Agence fédérale d'investigation en finisse, et Usher eut un sourire pincé. « Nous sommes tous conscients, j'en suis sûr, que Saint-Just a organisé la tentative d'assassinat contre Élisabeth et Benjamin Mayhew à Yeltsin. Je ne doute pas que nous sachions tous aussi que, si les Masadiens ont manqué Élisabeth et Benjamin, ils ont eu le Premier ministre de Manticore et son ministre des Affaires étrangères. Or, bien entendu, le ministre en question, Anson Henke, était l'oncle d'Élisabeth. Son cousin germain a péri également, et elle était très proche, tant sur le plan émotionnel que politique, du duc de Cromarty depuis le jour de son couronnement. » Cela serait déjà grave, mais nous pourrions encore la convaincre de n'associer cette pratique qu'avec SerSec. Sauf, évidemment, qu'il y a un hic : nous avons aussi fait assassiner son père. — Quoi ? » Thomas Theisman se redressa brutalement dans son fauteuil, l'air abasourdi, et Usher opina d'un air sinistre. « Le roi Roger a eu un rôle moteur dans le réarmement initial de Manticore face au plan Duquesne des Législaturistes. Ceux-ci avaient toujours su que Manticore serait la plus coriace des cibles qu'ils visaient, mais les activités de Roger assombrissaient beaucoup leurs projections, et ils décidèrent donc de décapiter Manticore. Les agents de Seclnt avaient déjà planté leurs crochets dans plusieurs hommes politiques manticoriens et ils eurent recours à eux pour tuer le roi. Élisabeth était mineure à l'époque, et, d'après les fichiers de Seclnt, ils espéraient influencer la régence et "rediriger" la politique étrangère manticorienne. Au pire, ils se disaient qu'en plaçant une gamine si jeune et inexpérimentée sur le trône ils paralyseraient toute réaction. « Hélas pour eux, l'opération fut découverte d'une façon ou d'une autre. À Seclnt, on ignorait au juste comment les Manties en avaient eu vent, mais on était persuadé que c'était le cas. L'idée d'influencer la régence est tombée à l'eau quand la tante d'Élisabeth, Caitrin, a été nommée régente. Caitrin était extrêmement lucide, et elle débarrassa les Affaires étrangères de toute personne ayant une ombre de sympathie pour les Législaturistes. Quant à Élisabeth, alors qu'elle devait être au courant de l'implication de Seclnt, elle se contenta de castrer politiquement les Manticoriens véreux qui s'étaient chargés du sale boulot. Ce qui prouve, si on y réfléchit, qu'elle savait qui était en réalité derrière l'assassinat... et que, déjà à l'époque, elle avait la jugeote et la discipline nécessaires pour ne pas accuser les Législaturistes avant que le Royaume stellaire ne soit prêt à entrer en guerre. — Mon Dieu, fit Theisman. Ils ont tué le roi Roger parce qu'ils pensaient qu'Élisabeth serait plus faible? » Il éclata d'un rire dur. « Eh bien, c'était franchement mal pensé ! — Je crois qu'on peut le dire sans se tromper, renchérit Pritchart. Mais vous voyez où Kevin veut en venir, n'est-ce pas ? Les Législaturistes et SecInt ont assassiné son père. Le comité de salut public et SerSec ont attenté à sa vie et éliminé son oncle, son cousin et son Premier ministre. Alors, si deux régimes havriens aussi différents étaient prêts à tuer des membres de sa famille, pourquoi un troisième n'essaierait-il pas d'abattre sa nièce ? Est-il étonnant qu'elle croie impossible que nous changions jamais ? — J'ignorais totalement notre responsabilité dans la mort du roi Roger. » Sanderson secoua la tête, l'air sidéré, un peu bovin. « Je ne vois toujours pas de raison logique pour laquelle nous serions derrière les événements de Torche, mais j'imagine qu'il n'est pas si surprenant – ou que nous ne devrions pas être surpris – qu'elle ait réagi de cette façon, étant donné les circonstances. — La question que je dois me poser, pour ma part, monsieur le ministre, dit Usher, est la suivante : ceux qui ont bel et bien tué Webster et tenté d'éliminer Berry Zilwicki et Ruth Winton connaissaient-ils également la vérité sur la mort du roi Roger ? » Il jeta un regard à Wilhelm Trajan, et le responsable du Service de renseignement extérieur haussa les épaules d'un air maussade. Nous examinons la question, 'Kevin, répondit-il avant de reporter son attention vers tout le monde. Comme Kevin le sait, nous avons un agent très doué sur Erewhon, qui a des contacts extrêmement fiables sur Torche. Hélas, nous n'avons pas encore eu de nouvelles de sa part, et nous n'en aurons pas avant un moment. Même s'il se trouvait sur Torche au moment de l'attentat – ce qui est peu probable, honnêtement, vu l'ampleur de sa zone de responsabilité –, deux semaines au moins s'écouleront encore avant qu'un message de Torche ou d'Erewhon nous parvienne. » Cela posé, il nous paraît douloureusement évident que quelqu'un d'autre était au courant de cette conférence et ne voulait pas la voir se tenir. Kevin, vos équipes ont-elles découvert du nouveau sur le suicide de Grosclaude ? — Non, reconnut Usher. — Je le craignais. » Trajan soupira. « Nous confrontons des rapports et des rumeurs au SRE depuis un certain temps maintenant. Nous avons réellement commencé à chercher suite à l'attentat contre Harrington, puisque nous savions que nous n'étions pas responsables. Il nous est apparu assez vite qu'il existait beaucoup de points communs entre la tentative d'assassinat contre elle et l'affaire Hofschulte dans l'Empire. En fait, il semble que la technique utilisée était identique dans les deux cas. Nous n'avons pas encore eu d'écho direct de la vieille Terre concernant l'assassinat de Webster, mais à la lecture de l'acte d'accusation qu'Élisabeth a joint à son message, j'ai la nette impression que le chauffeur de notre ambassadeur monsieur DeClercq pourrait bien s'être vu appliquer la même technique. — Quant à l'attaque contre Berry Zilwicki, il se peut que c'en soit encore un exemple – remarquez ainsi que, dans les quatre cas, l'assassin n'avait aucun mobile personnel pour tuer ses victimes et aucune chance de survivre à sa mission. » Vu de l'extérieur, en gardant à l'esprit que nous n'avons que très peu de données médico-légales, il semble que la même technique ait été employée sur Grosclaude. Non pour le contraindre à tuer quelqu'un, mais pour le pousser au suicide. — Où veux-tu en venir, Wilhelm ? demanda Pritchart, rivé sur lui. — Grosclaude était sans doute l'instrument de Giancola, répondit Trajan. Giancola est mort dans ce qui était manifestement un véritable accident de la circulation, mais Grosclaude a été éliminé à dessein. Et, à première vue, par le même tiers non identifié qui semble se promener dans la Galaxie en assassinant à volonté. Comme l'a démontré Kevin, il est fort probable que la mort de Grosclaude et les faux dossiers impliquant Giancola aient été en réalité destinés à nous convaincre de l'innocence de Giancola. Notre tiers inconnu protégeait donc les intérêts de notre regretté Arnold lorsqu'il a éliminé Grosclaude. — Seigneur ! » Rachel Hanriot émit un petit sifflement ébahi. « Vous suggérez qu'Arnold travaillait depuis le début pour ce "tiers non identifié" ? Que toute cette guerre contre Manticore a été provoquée délibérément par quelqu'un d'autre ? — Je pense qu'il s'agit d'une possibilité réelle. » Trajan hocha la tête. » Et si c'est ce qui s'est passé, alors à l'évidence ceux qui voulaient que nous nous battions avec les Manties feront tout ce qu'ils peuvent pour nous empêcher de cesser les hostilités. — Mais qui ? s'interrogea Nesbitt, le visage tendu par la frustration. Qui bénéficie de ce que nous nous entretuons — Je l'ignore, admit Trajan. Vu l'opération sur Torche, j'aurais tendance à accuser Mesa. Après tout, Mesa et Manpower ne nous aiment guère, ni nous ni les Mandes, pour pas mal de raisons. Mais je ne vois pas pourquoi ils se seraient servis de Hofschulte pour essayer d'assassiner le frère cadet de l'empereur andermien. D'ailleurs, les véritables coupables se sont peut-être dit que nous penserions automatiquement à Mesa s'ils s'attaquaient à la reine de Torche. Il pourrait s'agir d'une manière de brouiller les pistes, car à part nous tenir loin des affaires de Manpower – nous empêcher de gêner leurs opérations esclavagistes, au moins dans nos secteurs respectifs – je ne vois pas quelle raison Mesa pourrait avoir de dépenser toutes les ressources et le temps nécessaires pour organiser tout cela. — Êtes-vous en train de dire qu'il n'y a pas de raison ? — Non, monsieur Nesbitt. Je dis que ni moi ni mes principaux analystes ne voyons quelle peut être cette raison, et que nous devons veiller à ne pas laisser la partie des événements qui s'est déroulée sur Torche nous pousser vers ce qui pourrait bien être une fausse piste. Nous ne pouvons pas nous permettre de concentrer toute notre attention sur l'hypothèse Mesa/Manpower uniquement sans avoir plus d'éléments que le lieu de l'attentat contre Berry Zilwicki. — Tout cela est fascinant, dit Thomas Theisman. Et je suis sincère : j'ai vraiment envie de connaître les réponses aux questions qui viennent d'être posées. Malheureusement, nous avons un problème plus urgent sur les bras. Plus précisément, la décision manticorienne de reprendre les hostilités. — C'est vrai, amiral, fit Leslie Montreau. D'après la formulation, il est clair qu'ils entendent reprendre les opérations le plus tôt possible. Il est même possible qu'ils nous attaquent quelque part en ce moment même. Selon la lettre de la loi internationale, ils auraient tout à fait le droit d'affirmer qu'ils nous ont notifié leurs intentions avant de violer le cessez-le-feu puisque notre accord de cessez-le-feu ne précisait pas de "délai raisonnable". — Pensez-vous qu'ils soient déjà en train de frapper, Thomas ? demanda Pritchart. — D'un point de vue diplomatique, je ne saurais pas répondre, répondit Theisman. D'un point de vue militaire, je serais étonné qu'ils parviennent à lancer une opération aussi vite. Je suppose qu'ils avaient sans doute des plans opérationnels en cours d'élaboration avant le cessez-le-feu et qu'ils ont continué à mettre à jour leur planning par précaution, mais il leur faudra quand même un peu de temps pour dépoussiérer ces plans, informer les unités opérationnelles puis atteindre leurs cibles. Nous avons peut-être une semaine environ de ce point de vue. Je peux me tromper, mais je pense qu'il s'agit du scénario le plus probable. — Il doit y avoir un moyen d'éviter cette fléchette, insista Nesbitt. Si les soupçons de Wilhelm sont un tant soit peu justifiés, alors nous faisons tous le jeu de quelqu'un d'autre en retournant en guerre ! — Mais si le délai calculé par Thomas est exact, répliqua Henrietta Barloi, nous ne pouvons rien y faire. Si les Manties nous frappent aussi vite et fort que le ton de ce message le suggère, nous allons nous faire pilonner quelque part avant de pouvoir transmettre une note de Havre à Manticore. Même à supposer qu'Élisabeth soit prête à croire rien de tout cela – or je n'en suis pas persuadée du tout –, il est impossible de la prévenir avant qu'elle n'appuie sur la détente. — Et si elle appuie effectivement sur la détente, enchaîna Pritchart, la mine sinistre, il sera extrêmement difficile de convaincre qui que ce soit au Congrès de proposer un nouveau sommet. — Qui plus est, fit remarquer Montreau sans plaisir, il ne faudrait pas s'attendre à ce que les Manties prennent une seconde proposition de ce type au sérieux à moins que nous ne mettions sérieusement en déroute l'opération qu'ils ont montée. » Tous se tournèrent vers la ministre des Affaires étrangères, qui haussa les épaules. « Pour l'instant, Élisabeth pense que c'est nous qui avons tout organisé pour une raison sournoise inconnue. S'ils réussissent leur attaque, infligent davantage de dégâts et s'en tirent indemnes ou avec des dommages mineurs de leur côté, alors, de son point de vue, nous aurons encore plus de raisons de vouloir gagner du temps, ou d'atteindre l'objectif que nous poursuivions selon elle. Si nous les battons largement, toutefois, puis envoyons un autre message ainsi qu'un exposé partiel des soupçons de monsieur Trajan, nous serons en position de force, sur les plans tactique et psychologique. Si nous leur disons : "Écoutez, nous venons de repousser sans mal votre dernière attaque, et nous pensons que quelqu'un d'autre manipule nos deux nations. Donc, si vous voulez bien nous rencontrer et discuter avec nous, nous ne profiterons pas de notre avantage immédiat pendant ce temps", il y a beaucoup plus de chances qu'ils prennent notre proposition au sérieux. — Je vois ce que vous voulez dire. » Pritchart opina et inclina la tête en regardant Theisman. « Thomas, est-ce un résultat probable ? — Cela dépend de bien trop d'impondérables pour que je joue aux devinettes, répondit-il franchement. Cela dépend de ce qu'ils décident de faire, où, et de ce qui les attend là-bas. Nous avons réussi à couvrir avec les nouvelles capsules et systèmes de contrôle presque tous les systèmes que nous avons identifiés comme candidats potentiels à leur liste de cibles. Pendant le cessez-le-feu, j'ai également redéployé un bon pourcentage de nos vaisseaux du mur en couverture des planètes les plus précieuses. Les sous-unités sollicitées ont pu continuer l'entraînement sur leur nouvelle position tout en nous offrant une profondeur défensive accrue. » Tous nos renseignements indiquent qu'ils ont travaillé dur à renforcer leur Huitième Force. Sur cette base, ils devraient être capables d'attaquer en plus grande force. Ils pourraient choisir de frapper un plus grand nombre de cibles mais, pour ma part, je pense qu'ils se concentreront plutôt sur une seule, surtout après ce qui s'est passé à Solon. Je parie donc sur un assaut puissant contre un des systèmes cibles les plus précieux, deux au plus. » À supposer que j'aie raison, que nous ayons correctement deviné leurs cibles probables, qu'ils choisissent l'une de celles où j'ai affecté des unités de la flotte et qu'ils n'aient pas mis au point de nouvelle doctrine ou de nouvelles armes, nous devrions les aplatir. Mais vous remarquerez combien de conditions doivent être remplies. » Il secoua la tête et soutint le regard de ses collègues sans ciller. «Je vous mentirais en disant carrément qu'ils ne peuvent pas mettre K.-O. le système qu'ils choisiront. Je m'attends à ce qu'ils souffrent, où qu'ils frappent, mais je ne peux pas garantir qu'ils soient repoussés, avec ou sans pertes importantes de leur côté. — Compris. » Pritchart hocha de nouveau la tête, contrariée cette fois, et resta songeuse quelques secondes. Puis ses narines s'évasèrent, et elle se redressa légèrement dans son fauteuil. « Très bien. Personnellement, je pense que tu es sur la bonne piste, Wilhelm. Je veux que tu consacres toutes tes ressources à essayer de comprendre ce qui se passe et qui est derrière tout ça. — Oui, madame la présidente. — Leslie, je crois que vous avez raison quant aux circonstances nécessaires pour que nous puissions partager nos soupçons avec Manticore. Néanmoins, je souhaite que vous commenciez dès maintenant à travailler sur le message que nous pourrions leur envoyer si nous parvenons à trouver ou créer les conditions requises. Nous ne pouvons pas nous permettre de paraître faibles ni de laisser croire que cette politique nous est dictée par leur intransigeance actuelle – pas si nous voulons les convaincre que nous disons la vérité. En même temps, nous avons besoin d'être aussi persuasifs que possible; je veux donc que Kevin et vous y travailliez ensemble. Je veux que vous soyez le plus au fait possible de son enquête, puisque c'est vous qui allez en rédiger une synthèse pour Manticore. Faites de même avec Wilhelm. Je veux une première version de cette note sur mon bureau d'ici cinq jours. — Bien, madame la présidente. — Thomas, continua Pritchart en se tournant vers Theisman, je regrette de devoir dire qu'à ce stade il semble que tout repose sur vous et vos hommes. Leslie a raison : nous avons besoin d'une victoire avant de présenter ce sac d'embrouilles aux Mamies. J'ai besoin que vous m'en donniez une. — Madame la présidente... — Je sais, vous venez de dire que vous ne pouvez pas nous garantir de repousser leur prochain assaut, interrompit Pritchart. Je comprends pourquoi, et j'accepte votre analyse. D'un autre côté, il se peut que nous leur bottions les fesses, après tout, auquel cas nous pourrons leur envoyer aussitôt la note de Leslie. Mais si c'est eux qui nous bottent les fesses, alors nous devons faire un retour immédiat et puissant. J'ai besoin que vous retourniez à l'Octogone pour vous concerter avec l'amiral Marquette et l'amiral Trenis. Revenez vers moi avec une analyse des actions offensives possibles pour nous. Je veux un éventail de choix, du coup le plus fort que nous puissions porter à une réponse plus graduée au cas où nous repousserions leur attaque sans qu'aucun des deux camps souffre trop. — Bien, madame la présidente. » Theisman était manifestement contrarié, mais sa voix et son visage restèrent impassibles. « Je n'aime pas cette situation, dit Pritchart d'un air sombre. Elle ne me plaît pas du tout, et elle me plaît encore moins chaque fois que je me rends compte que ceux qui nous manipulent comme Wilhelm l'a suggéré m'ont poussée à agir moi-même exactement comme ils le souhaitaient. Hélas, cette fois, ils ont fait la même chose à Élisabeth Winton, et vu son attitude affirmée, nous n'avons aucune chance de réussir à le lui expliquer. Nous n'avons pas d'autre choix que de frapper suffisamment fort pour la convaincre qu'elle doit nous écouter, si farfelue que paraisse notre histoire. » CHAPITRE CINQUANTE-QUATRE « Nous avons vos plans, Héloïse. — Bien... j'espère. » Héloïse Pritchart sourit sans grand humour à Thomas Theisman et Arnaud Marquette tandis que le ministre de la Guerre et le chef d'état-major de la flotte prenaient place autour de la table dans la petite salle de conférence adjacente à son bureau. Ces derniers temps, elle avait l'impression de passer sa vie dans des salles de conférence. « Comme vous l'avez demandé, nous avons conçu un éventail d'options, poursuivit Theisman. À mon avis, il y en a deux qui correspondent plus précisément à vos exigences. Arnaud et moi vous avons apporté un résumé de tous les plans envisagés mais, avec votre permission, je préférerais me concentrer sur les deux qui me semblent les plus adaptés : Béatrice et Camille. — Eh bien, en tout cas, les noms sont jolis », fit la présidente sans conviction. Theisman et l'amiral Marquette sourirent obligeamment. « Très bien, Thomas. Allez-y. — Dans ce cas, examinons d'abord Camille, dit Theisman. Pour faire simple, Camille est prévu pour une situation dans laquelle les Manties attaqueraient l'un de nos systèmes et seraient repoussés avec des pertes assez légères dans chaque camp. Le résultat d'un match d'entraînement plutôt que d'un duel à mort, pour ainsi dire. » Dans une situation de ce type, si nous avons bien compris vos instructions, ce que nous voulons, c'est une opération punitive qui ne fasse pas trop monter les enchères des deux côtés. Le constat que nous avons absorbé et paré leur coup, et que nous sommes prêts à leur porter des coups équivalents nous aussi. » Le problème principal, c'est que, même s'ils ont été contraints de redéployer des escadres de combat pour couvrir des systèmes tels que Zanzibar et Alizon, par rapport à nous, ils ont des forces de défense proportionnellement plus lourdes en position dans la plupart de leurs systèmes importants. Ils ont tout bonnement moins de systèmes à défendre, ce qui leur permet de leur accorder une plus grande protection malgré leur infériorité numérique. Alors même un assaut que nous concevons comme relativement mineur exigera un engagement de forces significatif de notre part. Nous avons les ressources nécessaires, mais les Manticoriens risquent de ressentir comme une escalade du conflit le fait que nous recourions à une force d'intervention ou une flotte de cette taille, que nous le voulions ou non. » Cela posé, nous proposons avec Camille une attaque contre Alizon, similaire à celle lancée contre Zanzibar. Nous mettrions sans doute à nouveau Lester aux commandes, et nous engagerions six escadres de combat – soit quarante-huit porte-capsules – avec des porteurs en soutien et des éléments écran. Il s'agit d'une force beaucoup plus lourde que celle envoyée contre Zanzibar, mais les Mandes ont consolidé les défenses d'Alizon depuis, et il nous faudra cette puissance de feu supplémentaire pour percer. » À supposer que nos estimations des défenses soient justes, nos six escadres devraient suffire à la tâche, mais leur Direction générale de la surveillance navale doit avoir une idée assez précise de notre force actuelle. Ils se rendront compte que six escadres de combat ne représentent qu'une petite portion des vaisseaux du mur que nous sommes capables de déployer. Avec un peu de chance, ils en concluront que nous opérons délibérément à échelle réduite, bien que pas forcément pour les raisons que nous voudrions. Dans ce cas, il faudra peut-être établir un contact diplomatique afin de souligner que nous aurions pu frapper plus fort. C'est une des raisons pour lesquelles nous avons choisi Alizon. C'est une cible importante sur le plan politique, diplomatique et en termes de moral; en revanche, elle n'est plus aussi capitale en termes de capacité de combat aujourd'hui. Nous espérons qu'en détruisant l'infrastructure militaire d'Alizon nous mettrons en évidence nos capacités sans être perçus comme une menace mortelle. » C'est bien ce que vous vouliez à ce niveau ? — On dirait, répondit Pritchart. Il faudra que je lise votre résumé et que je digère un peu le tout, bien sûr, mais cela me semble une gifle susceptible de capter leur attention sans les assommer debout. — C'est à peu près dans cette optique que nous l'avons conçu. D'un autre côté, poursuivit Theisman, j'espère que Leslie et vous n'oubliez pas qu'il est toujours problématique de modeler le climat diplomatique à coups d'opérations militaires. Il est beaucoup plus simple – et plus fiable, en toute franchise –de réfléchir uniquement à la façon d'atteindre certains objectifs militaires que d'imaginer la manière de provoquer une réaction politique précise chez l'adversaire. Il trouvera toujours le moyen de démolir le résultat que vous comptiez obtenir, et le premier amiral ou ministre de la Guerre qui vous dit le contraire est un maboule ou un menteur. Dans les deux cas, vous avez intérêt à vous débarrasser de lui au plus tôt. — Je... tâcherai d'y penser, dit Pritchart en résistant valeureusement à la tentation de sourire, lèvre tremblante. — Bien. Alors examinons Béatrice. » Theisman s'avança un peu dans son fauteuil, les mains sur les cuisses, en se penchant vers la présidente. Il prit un air très grave. « Béatrice n'est pas une simple gifle, madame la présidente, dit-il doucement. Béatrice est une opération hors normes qui vise à décrocher la victoire militaire définitive. Vous aviez dit souhaiter que, dans notre éventail de propositions, l'une d'elles soit la plus puissante que nous puissions monter. C'est Béatrice. » Pritchart sentit son visage se figer sous l'effet de la concentration. « En gros, Béatrice consiste en un assaut lancé sur le système mère de Manticore, expliqua Theisman. Elle n'implique pas une grande finesse. Nous prendrons quarante-deux escadres de combat – trois cent trente-six SCPC, soit l'équivalent de plus de quatre-vingts pour cent de leur mur de bataille moderne en comptant les unités andermiennes, d'après les estimations actuelles de la DRS – pour les jeter droit sur leurs défenses les plus solides et leur objectif défensif le plus critique. Ils seront obligés de se battre pour défendre Manticore, et l'astrographie du système laissera Sphinx particulièrement exposée. En somme, nous serons capables d'atteindre Sphinx assez vite pour que leur Première Force n'ait pas d'autre choix que de nous affronter bille en tête, si mauvaises soient les chances de leur point de vue. Et elles seront très mauvaises. Ils ont dû déployer tellement d'unités pour couvrir des objectifs secondaires qu'ils seront en infériorité numérique nette au point de contact. » Nous emmènerons plusieurs milliers de BAL. La force d'assaut, placée sous le commandement de Javier, avec Lester pour second, sera également accompagnée d'un détachement de soutien logistique au grand complet : bâtiments chantiers, ravitailleurs de munitions, hôpitaux, la totale. Nous serons prêts à renouveler la tactique appliquée par Lester à Zanzibar, jusqu'à recharger plusieurs fois nos SCPC si besoin. » Même dans l'hypothèse la plus optimiste, dit-il calmement, nos pertes seront lourdes – très lourdes. Ne croyez pas le contraire. Nous allons frapper des défenses bien préparées, très solides, sans doute les plus solides de la Galaxie explorée, en ce moment, maniées par des gens extrêmement motivés, et ils auront encore l'avantage sur le plan technologique, même si nous l'avons réduit. Non seulement cela, mais nous ne pensons pas être capables de tenir le système face à une contre-attaque, même après la victoire. Pas indéfiniment, en tout cas. « En ce moment, leur Première Force est composée d'environ cinquante SCPC et du même nombre de supercuirassés d'ancienne génération, d'après la DRS. Ils ont encore cinquante vaisseaux du mur dans la Troisième Force, et la Huitième en compte vingt-quatre à trente supplémentaires. Contre la seule Première Force, nous alignerons trois fois plus d'unités au total, et sept fois plus de SCPC. Leurs défenses fixes et les BAL qu'ils ont déployés pour assurer la défense du système mère compenseront un peu, mais pas autant qu'on pourrait le penser. À en croire les derniers rapports de la DRS, certaines des dispositions qu'ils ont dû prendre pour protéger Manticore-B et le nœud du trou de ver ont imposé des compromis pour Manticore-A dont nous pensons pouvoir tirer parti. » Si la Troisième et la Huitième Force sont rappelées depuis l'Étoile de Trévor, le rapport des forces passera de sept contre un en porte-capsules à quatre contre un, mais nous ignorons en réalité dans quelle mesure elles risquent d'être engagées toutes les deux. Les Manticoriens devront se préoccuper du fait que la force que nous lançons contre leur planète mère, si lourde soit-elle, ne représente qu'une part de notre mur de bataille. Par conséquent, ils s'inquiéteront sans doute de la possibilité que nous ayons une autre flotte cachée en hyper, attendant qu'ils découvrent le système de l'Étoile de Trévor pour le prendre d'assaut. Ils pourraient hésiter un peu et n'engager tout d'abord qu'une seule des forces présentes à l'Étoile de Trévor, en espérant que cela suffise. En un sens, cela vaudrait mieux : ils arrive raient par petits groupes, plus faciles à vaincre individuellement. Mais dans l'une des variantes que nous envisageons pour Béatrice, surnommée Béatrice-Bravo, on essaierait de les pousser à franchir en même temps le trou de ver. » Si leurs effectifs restent groupés et qu'ils engagent les deux forces, notre marge de supériorité sera beaucoup plus faible. Elle devrait toutefois suffire car l'essentiel des unités de Javier avanceront en bloc, alors que leur Première Force et celles de l'Étoile de Trévor seraient tenues de se rejoindre avant de pouvoir combiner leurs tactiques. Si Javier se dirige droit vers Sphinx, la Première Force ne pourra ignorer le danger et s'avancera aussitôt pour l'intercepter, ce qui devrait lui permettre d'affronter ce détachement selon ses propres conditions. » Ensuite, et si les détachements de Trévor arrivent en même temps, il pourrait être obligé de rompre l'engagement au cas où ses propres pertes contre la Première Force et les défenses fixes auraient été conséquentes. Sinon, et notamment si nous adoptons le déploiement de la variante Bravo, il devrait être en position d'affronter les éléments restants les uns à la suite des autres en profitant de sa supériorité numérique, ou bien d'ignorer les forces en poursuite pendant qu'il traverse le système, en détruisant au passage l'infrastructure industrielle — et surtout leurs chantiers dispersés. Cela dépendra beaucoup des pertes qu'il aura subies et de la puissance de feu qu'il aura conservée pour affronter les défenses intérieures. À mon avis, la consommation de munitions sera un problème particulièrement sensible. » S'il réussit à infliger des dégâts importants à leur infrastructure, Béatrice pourrait ne pas être immédiatement fatale aux Manties, mais les effets à long terme sur l'équilibre stratégique seraient décisifs. Privée des chantiers manticoriens, l'Alliance sera incapable d'égaler notre capacité de construction, et ils le savent. Ce qui signifie qu'ils n'auront pas d'autre choix que se rendre. » S'il parvient à affronter la Troisième et la Huitième Force séparément après avoir déjà détruit la Première, il devrait être capable de détruire ou d'endommager un peu moins de la moitié du mur de bataille manticorien et de pulvériser ensuite l'infrastructure. Auquel cas Béatrice serait immédiatement décisive, sans l'ombre d'un doute. » Theisman se tut et se carra dans son fauteuil, et Pritchart le fixa sans dire un mot pendant ce qui lui parut une éternité. Le plus grand silence régnait dans la salle de conférence. Béatrice, songea-t-elle. Un si joli nom pour une attaque aussi odieuse. En est-on vraiment là, Héloïse ? Elle aurait voulu refuser, rejeter cette idée. Mais elle ne pouvait pas. Elle avait fait de son mieux pour éviter ceci, et elle priait pour être capable d'éviter Béatrice. Mais au plus secret de son âme, elle avait peur. Très peur. Non de la défaite, mais du prix de la victoire. « Vous dites que nous engagerions près de trois cent cinquante vaisseaux du mur, dit-elle enfin. Que nous reste-t-il si les choses tournent mal ? — Nous aurons un total d'un peu plus de six cent vingt SCPC en service à ce moment-là, répondit Theisman. Il y aura trois cents autres supercuirassés d'ancienne génération pour les soutenir, bien qu'à ce stade nous retirerons régulièrement du service les unités les plus vieilles afin de fournir des équipages aux nouvelles. — Pourquoi ne pas en lancer davantage contre Manticore, alors ? — Pour quatre raisons. Premièrement, sur le nombre total de porte-capsules, une centaine seront encore en phase d'entraînement. Ces unités ne seront pas encore pleinement efficaces, leurs équipages médiocrement coordonnés. Bref, elles ne seront pas tout à fait prêtes au combat. » Deuxièmement, la force que nous engageons devrait suffire à la tâche, et ce sera la plus grosse flotte de supercuirassés jamais envoyée au feu en une même bataille par quiconque, y compris la Ligue solarienne. Même dans l'hypothèse la plus pessimiste, elle devrait être largement assez puissante pour battre en retraite de manière organisée et en minimisant les pertes. Je me rends compte que la loi de Murphy risque malgré tout de frapper, mais il faudrait un changement radical des paramètres opérationnels de base pour que les Manties compromettent sa capacité à prendre soin d'elle-même. » Troisièmement, nous ne pouvons tout simplement pas être sûrs que leur Huitième Force sera présente au moment où nous lancerons Béatrice. Imaginez, par exemple, qu'elle ait quitté l'Étoile de Trévor pour un autre raid. Dans ce cas, notre marge de supériorité à Manticore serait accrue, mais nous devons couvrir nos propres zones arrière absolument essentielles – comme le Refuge, bien que rien n'indique qu'ils aient encore trouvé où il se situe – contre l'action potentielle de la Huitième Force pendant que nous démolissons Manticore. » Quatrièmement, il y a les Andermiens. Manticore et Grayson ont perdu près de vingt supercuirassés – dont douze porte-capsules – depuis la fin de Coup de tonnerre. Cela représente environ sept pour cent de leurs SCPC. Mais les Andermiens sont encore là, quelque part, et pour l'instant nous avons vu très peu de leurs vaisseaux du mur. Il y en a au moins quelques escadres affectées au système mère de. Manticore, mais cela s'arrête là. D'après nos estimations, ils devraient avoir à peu près cent vingt SCPC à ce stade – le tiers du total de l'Alliance – et nous ne les avons pas encore vus. Nous savons qu'ils ne se trouvent pas à l'Étoile de Trévor, et nos renseignements suggèrent qu'ils ont encore un problème technique. Nous savons qu'il y a un grand programme de remise à niveau du mur andermien, et nous pensons que cela explique leur absence prolongée. Mais il est possible que d'autres reprennent du service avant que nous ne lancions Béatrice. Et quoi qu'il arrive à Manticore, les bâtiments andermiens qui ne s'y trouvent pas ne pourront pas être éliminés. Nous devons donc conserver suffisamment de nos propres forces en réserve stratégique, en prévision de la soudaine réapparition de la flotte andermienne. » Pritchart réfléchit quelques instants puis hocha la tête. « Sous quel délai pourriez-vous monter ces opérations ? — Camille peut être lancée en très peu de temps. Lester est déjà globalement positionné pour monter et exécuter l'opération. Béatrice prendra plus longtemps. En toute franchise, il nous faudra au moins sept ou huit semaines pour réunir les forces prévues. Ajoutez-y trois semaines environ pour que les unités désignées s'associent et atteignent Manticore. Disons donc que nous pourrions frapper Alizon dans les deux semaines suivant votre feu vert, et que nous pourrions exécuter Béatrice d'ici dix semaines à trois mois à partir d'aujourd'hui. Si nous entamons les déploiements préliminaires en vue de Béatrice dès maintenant, nous serons sans doute plus proches des dix semaines. — À partir d'aujourd'hui, répéta Pritchart avec un sourire malheureux. Vous vous rendez compte que j'aurais dû partir aujourd'hui pour Torche ? — Oui, je m'en rends compte, répondit tristement Theisman. — Je n'avais pas envie d'avoir cette conversation. Ni maintenant ni jamais. — Je le sais, madame la présidente. Mais si l'option diplomatique n'est plus ouverte, dit-il en soutenant son regard sans ciller, cette opération est l'aboutissement logique de notre entrée en guerre. — Vous avez raison, bien entendu, soupira-t-elle en se massant les tempes du bout des doigts. Et vous avez tenté de me prévenir avant que nous ne le fassions. Avant que je ne le fasse. — Madame la présidente, dit-il calmement, j'aurais pu vous en empêcher. Nous le savons tous les deux. — Non, vous n'auriez pas pu. J'aimerais croire le contraire parce que cela me permettrait de partager un peu la culpabilité que je ressens en ce moment. Mais vous n'auriez pas pu m'en empêcher sans tuer la Constitution, Thomas – chose que vous ne pourriez pas faire davantage que voler sans antigrav... ou étrangler votre enfant de vos mains. Nous le savons tous les deux. » Il fit mine d'ouvrir la bouche comme pour protester encore. Mais il la referma, et elle sourit à nouveau. «  Quoi qu'il en soit, nous en sommes là, dit-elle avant d'inspirer plus vivement. Très bien, Thomas, Arnaud. Je vais examiner vos résumés. Sur la base de ce que vous avez dit pour l'instant, j'ai tendance à penser que vous avez sans doute raison quant aux deux solutions entre lesquelles nous risquons de devoir choisir, hélas. J'espère que ce sera Camille, mais allons-y, imaginons le pire. Commencez à déployer vos unités en partant du principe que Béatrice sera nécessaire. » CHAPITRE CINQUANTE-CINQ Le vaisseau de guerre qui émergea du terminus du nœud du trou de ver de Manticore situé dans le système de l'Étoile de Trévor ne présentait pas un code de transpondeur manticorien –ni graysonien ni andermien d'ailleurs. Son transit fut néanmoins autorisé, car son code correspondait au royaume de Torche. Qualifier ce bâtiment de « vaisseau de guerre » était un peu généreux. Il s'agissait en réalité d'une frégate – classe minuscule dont aucune puissance spatiale majeure n'avait bâti d'exemplaire en plus de cinquante ans. Mais c'était une unité très moderne, de moins de trois ans T, construite à Manticore par le cartel Hauptman pour le compte de la ligue antiesclavagiste. Ce qui signifiait en réalité, comme tout le monde le comprenait parfaitement, qu'elle avait été construite pour le Théâtre Audubon avant qu'il ne se laisse aller à la respectabilité. Et cette frégate-ci – le VFT Pottawatomie – était assez réputée, voire notoire, pour être le transport personnel d'un certain Anton Zilwicki, anciennement de la Flotte royale manticorienne. Tout le monde au sein du royaume stellaire était au courant de l'attentat contre la fille de Zilwicki et, vu l'humeur sanglante de Manticore, nul n'eut envie de faire de problèmes lorsque le Pottawatomie demanda la permission d'approcher le HMS Imperator et d'y envoyer deux visiteurs. « Milady, le capitaine Zilwicki et... son invité », annonça le capitaine de frégate Georges Reynolds. Honor se détourna de la contemplation des unités sous son commandement dérivant tout près, le sourcil haussé en percevant la nuance particulière des émotions de Reynolds. Elle avait décidé de rencontrer Zilwicki de manière aussi informelle que possible, c'est pourquoi elle avait demandé à Reynolds de l'accueillir et de l'escorter jusqu'au petit dôme d'observation situé à l'arrière de la tête de marteau de proue de l'Imperator. La vue panoramique était spectaculaire, mais le dôme se trouvait symboliquement hors de ses propres quartiers et de l'enceinte officielle du pont d'état-major. Toutefois, cette drôle de ride dans la lueur d'âme de Reynolds la poussait maintenant à se demander si Zilwicki ne serait pas tout aussi satisfait que cette visite demeure « officieuse ». Reynolds, fils d'un esclave génétique libéré, était un partisan enthousiaste de la grande expérience menée à Congo, doublé d'un admirateur personnel d'Anton Zilwicki et de Catherine Montaigne. Il avait remarquablement bien travaillé avec Zilwicki juste avant le déploiement d'Honor dans le système du Marais, et il avait été ravi qu'elle lui demande d'accueillir son cotre. Pourtant il paraissait désormais presque... anxieux. Ce n'était pas tout à fait le mot juste, mais cela s'en approchait, et elle décela chez Nimitz la même étincelle d'intérêt tandis que le chat sylvestre se redressait de toute sa taille sur le dossier du fauteuil où elle l'avait déposé. « Capitaine, dit-elle en tendant la main. — Milady. » La voix de Zilwicki était toujours aussi grave, mais elle était aussi un peu plus abrupte. Hachée. Et en tournant toute son attention vers lui, elle perçut la colère qui bouillonnait derrière sa façade calme. — J'ai été navrée d'apprendre ce qui s'était passé sur Torche, dit calmement Honor. Mais je suis heureuse que Berry et Ruth en soient sorties indemnes. — "Indemnes" est un terme intéressant, milady, gronda Zilwicki d'une voix qui évoquait le granite gryphonien en cours d'effritement. Berry n'a pas été blessée, pas physiquement, mais je ne crois pas qu'"indemne" décrive réellement sa situation. Elle s'en veut. Elle sait qu'elle ne devrait pas, et c'est l'une des personnes les plus équilibrées de ma connaissance, mais elle s'en veut. Pas tant pour la mort de Lara ni pour tous les autres qui ont péri, mais pour s'en être sortie. Et peut-être, je crois, pour la façon dont Lara est morte. — Je suis navrée de l'entendre », répéta Honor. Elle grimaça. J'ai moi-même dû affronter la culpabilité du survivant à une ou deux reprises. — Elle s'en remettra, milady, répondit le père en colère. Comme je vous l'ai dit, c'est une des personnes les plus équilibrées qui soient. Mais cette histoire va laisser des traces, et j'espère qu'elle en tirera les bonnes leçons. — Moi aussi, capitaine, fit Honor, sincère. — Et en parlant de tirer les bonnes leçons – ou peut-être devrais-je dire les bonnes conclusions... Il faut que je vous entretienne de ce qui s'est passé. — Je vous serai reconnaissante de tout l'éclairage que vous pourrez m'apporter. Mais ne devriez-vous pas vous adresser à l'amiral Givens, ou peut-être aux services de renseignement? — Je ne suis pas certain qu'aucun des organes officiels de renseignement soit prêt à entendre ce que j'ai à dire. Et je sais qu'ils ne sont pas prêts à écouter... mon collègue sur cette enquête, ici présent. » Honor reporta sa pleine et entière attention vers le compagnon de Zilwicki comme le capitaine le désignait du geste. C'était un homme très jeune, remarqua-t-elle. Sans signe physique remarquable : taille moyenne – peut-être même un peu plus petit –, vigoureux sans plus, l'air presque adolescent par rapport à la musculature impressionnante de Zilwicki. Il avait les cheveux noirs, le teint également assez bistré et les yeux simplement marron. Mais en le regardant et en tendant son esprit vers lui pour sonder ses émotions, elle se rendit compte que ce jeune homme-là était en fait très « remarquable ». En son temps, Honor Alexander-Harrington avait connu quelques individus dangereux. Zilwicki en était l'exemple parfait tout comme, à sa façon, le jeune Spencer Hawke qui, alerte, montait la garde derrière elle même ici. Mais ce jeune homme avait la saveur claire et nette d'une lame. En fait, sa lueur d'âme se rapprochait davantage de celle d'un chat sylvestre que ce qu'Honor avait jamais observé chez un être humain. Il n'était certainement pas mauvais mais... direct. Très direct. Aux yeux des chats sylvestres, il y avait deux types d'ennemis : ceux dont on s'était débarrassé et ceux qui vivaient encore. La lueur d'âme de ce jeune homme d'allure banale était similaire sur ce point. tale ne comportait pas la moindre trace de méchanceté. Par bien des côtés, elle était claire et fraîche comme un bassin d'eau calme et profonde. Mais quelque part dans les profondeurs du bassin, un léviathan était tapi. Avec le temps, Honor avait appris à se connaître. Pas à la perfection, mais mieux que la plupart des gens n'y parviennent jamais. Elle avait regardé en face le loup en elle, sa propension à la violence, son caractère brûlant muselé par la discipline et canalisé pour protéger les faibles plutôt que de les exploiter. Elle vit cet aspect d'elle-même reflété dans le miroir que formait le bassin tranquille de ce jeune homme et comprit en frémissant intérieurement qu'il était encore plus enclin à la violence qu'elle. Non parce qu'il en ressentait davantage le besoin, mais à cause de sa volonté. Sa détermination. C'était non seulement un léviathan, mais un véritable raz de marée. Il était tout aussi dévoué qu'elle à la protection de ceux qu'il aimait et de ce qui comptait à ses yeux, mais beaucoup plus impitoyable. Elle était prête à se sacrifier pour ce à quoi elle croyait; cet homme-là était capable de sacrifier n'importe quoi. Ni pour un pouvoir personnel ni pour l'argent, mais parce que ses convictions et son caractère entier étaient tels que rien de moins n'aurait suffi. Mais s'il avait le côté aseptisé d'un couperet, ce n'était pas pour autant un malade, un psychopathe ou un fanatique. Son cœur saignerait pour ce qu'il sacrifiait. Mais il le ferait malgré tout, parce qu'il avait examiné sa personne et son âme sans fard et accepté ce qu'il y avait trouvé. « Dois-je comprendre, capitaine, dit-elle calmement, que les associations politiques de ce jeune homme, dirons-nous, pourraient le rendre persona non grata auprès de ces organes officiels de renseignement? — Oh, je crois qu'on peut le dire, milady. » Zilwicki sourit sans grand humour. « Madame la duchesse, permettez-moi de vous présenter l'officier spécial Victor Cachat du service havrien de renseignement extérieur. » Cachat l'observait calmement, mais elle sentit la tension monter derrière son visage impassible. Ses yeux « simplement marron » étaient beaucoup plus profonds et sombres qu'elle ne l'avait d'abord pensé, remarqua-t-elle, et masquaient admirablement ce qui se passait en son for intérieur. « Officier Cachat, répéta-t-elle d'une voix musicale. J'ai entendu dire des choses assez remarquables sur vous. Y compris sur le rôle que vous avez joué dans le récent... changement d'allégeance d'Erewhon. — J'espère que vous ne vous attendez pas à ce que je présente des excuses à ce sujet, madame la duchesse. » La voix de Cachat était aussi sereine en apparence que son regard, malgré un léger accès d'appréhension. « Non, bien sûr que non. » Elle sourit et recula un peu, consciente de la façon dont Hawke s'était tendu derrière elle à l'annonce de l'identité de Cachat; puis elle désigna les fauteuils confortables du dôme. « Asseyez-vous, messieurs. Ensuite, capitaine Zilwicki, vous voudrez peut-être m'expliquer ce que vous faites ici en compagnie de l'un des plus célèbres agents secrets – si ce n'est pas une contradiction dans les termes – à la solde de la triste République de Havre. Je suis certaine que ce sera fascinant. » Zilwicki et Cachat s'entre-regardèrent. L'instant fut bref, plus sensible que visible, puis ils prirent place en même temps. Honor s'installa en face d'eux, et Nimitz vint se lover sur ses genoux tandis que Hawke se déplaçait légèrement de côté. Cachat remarqua que le mouvement de Hawke libérait son arme de poing et écartait Honor de sa ligne de tir, elle le sentit. Le Havrien ne trahit par aucun signe extérieur le fait qu'il s'en était aperçu, mais il en conçut un certain amusement, nota-t-elle. « Lequel de vous deux souhaiterait commencer, messieurs ? s'enquit-elle calmement. — J'imagine que je devrais », fit Zilwicki. Il la regarda un instant puis haussa les épaules. « Tout d'abord, milady, je vous présente mes excuses pour ne pas avoir posé à l'avance la question de la visite de Victor aux responsables de votre sécurité. Je craignais assez qu'ils ne soulèvent quelques objections. Sans compter qu'il s'agit bel et bien d'un agent havrien. — Oui, en effet, dit Honor. Et, capitaine, je crains d'avoir à souligner que vous avez amené cet agent havrien au cœur d'une zone sécurisée. Ce système stellaire entier est la base d'une flotte, soumis à la loi martiale et fermé à tout fret non autorisé. Beaucoup d'informations hautement confidentielles flottent alentour, y compris ce qu'on peut repérer par la seule observation visuelle. J'espère que ni l'un ni l'autre ne le prendrez mal, mais je ne peux en aucun cas laisser un "agent havrien" rentrer chez lui pour raconter à l'Octogone ce qu'il a vu. — Nous avons réfléchi à ce sujet, milady, répondit Zilwicki d'une voix empreinte d'un calme qu'il ne ressentait pas, remarqua Honor. Je vous donne personnellement ma parole que nous n'avons laissé Victor accéder à aucune donnée de détection, ni même au pont du Pottawatomie, depuis notre départ de Congo. Il n'a pas non plus eu l'occasion de faire la moindre observation visuelle pendant la traversée entre le Pottawatomie et votre bâtiment. » Il désigna de la main la vue panoramique offerte par le dôme d'observation et ajouta : « C'est la première fois qu'il a l'opportunité d'observer quelque chose qui puisse être considéré de près ou de loin comme une information sensible. — Pour ce que cela vaut, madame la duchesse, intervint Cachat en la regardant droit dans les yeux, la main droite posée sur les cuisses, le capitaine Zilwicki vous dit la vérité. Et si j'avoue avoir été très tenté de pirater les systèmes du Pottawatomie pour voler les informations que je lui avais promis de ne pas toucher, je n'ai pas eu grand mal à vaincre cette tentation. La princesse Ruth et lui sont deux pirates informatiques accomplis; moi pas. Je dois me reposer sur d'autres pour opérer à ma place, or je n'avais aucun de ces tiers sous la main cette fois. Si j'avais essayé, j'aurais bâclé le travail et je me serais fait pincer. Auquel cas je n'aurais obtenu aucune information, tout en gâchant une relation professionnelle précieuse. D'ailleurs, ma connaissance des questions spatiales en général est... limitée. J'en sais beaucoup plus que le péquin moyen, mais pas assez pour faire des observations valables. Sûrement pas en me fiant à ce que je peux voir de l'extérieur. » Honor se renfonça légèrement dans son fauteuil en le regardant, pensive. Il était évident d'après ses émotions qu'il ne se doutait pas un instant qu'elle était capable de le sonder. Et il était tout aussi évident qu'il disait la vérité. De même qu'il s'attendait en réalité à être retenu, sans doute emprisonné. Et... — Officier Cachat, dit-elle, j'aimerais beaucoup que vous désactiviez le dispositif suicide qui se trouve dans votre poche droite. Cachat se raidit, les yeux écarquillés – premier signe visible d'authentique surprise –, et Honor leva très vite la main en entendant le bruit discret du pulseur de Spencer Hawke quittant son étui. « Du calme, Spencer, dit-elle au jeune remplaçant d'Andrew La Follet, sans quitter Cachat des yeux. Du calme ! Monsieur Cachat n'a l'intention de blesser personne. Mais je me sentirais plus à l'aise si vous n'étiez pas si prêt à vous suicider, officier Cachat. Il est assez difficile de se concentrer sur les propos d'un homme dont on se demande si, oui ou non, il va s'empoisonner Ou vous faire sauter tous les deux à la fin de sa phrase. » Cachat resta figé. Puis il renifla abruptement – mais non sans humour – et se tourna vers Zilwicki. « Je te dois une caisse de bières, Anton. — Je t'avais prévenu. » Zilwicki haussa les épaules. « Et maintenant, monsieur le super agent secret, veux-tu bien s'il te plaît désactiver ton satané machin ? Ruth et Berry me tueraient toutes les deux si je te laissais te suicider. Quant à Thandi, je préfère ne même pas imaginer ce qu'elle me ferait ! — Trouillard. » Cachat se retourna vers Honor, la tête un peu inclinée de côté, puis eut un sourire ironique. « J'ai beaucoup entendu parler de vous, madame la duchesse. Nous avons des dossiers complets, et je sais que l'amiral Theisman et l'amiral Foraker ont une haute opinion de vous. Si vous êtes prête à me donner votre parole – la vôtre, pas celle d'une aristocrate de Manticore ou d'un officier de la FRM mais celle d'Honor Harrington – que vous ne me retiendrez pas et que vous n'essaierez pas de me soutirer d'informations, je désarmerai mon appareil. — Je devrais sans doute vous faire remarquer que même si, moi, je vous donne ma parole, cela ne garantit pas que quelqu'un d'autre ne se saisira pas de vous en comprenant qui vous êtes. — Vous avez raison. » Il réfléchit encore quelques instants puis haussa les épaules. « Très bien, donnez-moi la parole du seigneur Harrington. — Oh, excellent, officier Cache ! » Honor gloussa tandis que Hawke se raidissait, outré. « Vous avez bien étudié mon dossier, on dirait. — Ainsi que la nature de la structure politique graysonienne, confirma Cachat. Ce doit être le vestige aristocratique et théocratique le plus antique, injuste et élitiste sorti de la poubelle de l'histoire de ce côté de la Galaxie explorée. Mais la parole d'un Graysonien est inviolable, et un seigneur graysonien a le pouvoir d'accorder sa protection à n'importe qui, n'importe où, dans n'importe quelles circonstances. — Et si je le fais, je suis tenue – par la tradition, l'honneur et la loi – de veiller à vous faire bénéficier de ma protection. — Précisément... seigneur Harrington. — Très bien, officier Cachat. Le seigneur Harrington garantit votre sécurité personnelle et votre retour à bord du Pottawatomie. Et puisque je ne suis pas avare de mes garanties, je vous promets également que la Huitième Force ne fera pas sauter le Pottawatomie dès que vous serez de retour "sain et sauf" à son bord. — Merci », répondit Cachat. Il plongea la main dans sa poche, dont il ressortit avec soin un petit appareil sur lequel il activa un clavier virtuel. Ses doigts s'affairèrent quelques instants à entrer un code complexe, puis il lança l'objet à Zilwicki. « Je suis certain que tout le monde se sentira mieux si c'est toi qui gardes ça, Anton. — Ce sera le cas de Thandi, toujours, fit Zilwicki en glissant l'appareil désarmé dans sa propre poche. — Et maintenant, capitaine Zilwicki, reprit Honor, vous alliez m'expliquer ce qui vous amène, l'officier Cachat et vous, je crois. — Milady, répondit Zilwicki, qui parut s'incliner vers elle sans bouger, nous savons que la reine Élisabeth et son gouvernement tiennent la République de Havre pour responsable de l'attentat contre ma fille. Je suis sûr que vous vous rappelez comment ma femme a été tuée, vous savez donc que je n'ai pas plus de raisons qu'un autre d'apprécier Havre. Plutôt moins, en réalité. » Cela posé, toutefois, je dois vous dire que je suis personnellement certain que Havre n'a rien à voir avec la tentative d'assassinat qui a eu lieu sur Torche. » Honor observa Zilwicki plusieurs secondes sans rien dire, l'air simplement pensive. Puis elle se carra dans son fauteuil et croisa ses longues jambes. « Voilà une affirmation fort intéressante, capitaine, et que vous tenez pour exacte, je le vois. Pour tout dire, curieusement, l'officier Cachat lui-même la croit exacte. Ce qui bien entendu ne la rend pas nécessairement vraie. — Non, milady, en effet », dit lentement Zilwicki. Honor sentit ses deux visiteurs brûler de curiosité quant à ce qui lui permettait d'être si sûre de ce qu'ils croyaient – et ce sans se tromper. « D'accord, fit-elle. Et si vous commenciez par me dire pourquoi vous pensez qu'il ne s'agissait pas d'une opération havrienne, capitaine ? — D'abord parce que cela aurait été parfaitement stupide de la part de la République, répondit-il aussitôt. Sans même parler des conséquences désastreuses sur sa réputation interstellaire si Havre se faisait pincer, c'était l'incident qui ne pouvait pas manquer de faire capoter le sommet que les Havriens avaient eux-mêmes proposé. Ajouté à l'assassinat de Webster, cela revenait à acheter des bulles publicitaires dans tous les journaux de la Galaxie pour clamer "Regardez, c'est nous les coupables ! On est méchants, hein ?" » Le montagnard massif de Gryphon renifla comme un sanglier particulièrement irritable et secoua la tête. « J'ai une certaine expérience des officines d'espionnage havriennes, surtout depuis deux ans. Leur direction actuelle est beaucoup plus maligne que cela. D'ailleurs, même Oscar Saint-Just n'aurait pas eu l'arrogance – ni la bêtise – de tenter une aventure pareille ! — Peut-être pas. Mais, si vous me permettez, tout cela n'est fondé que sur votre perception de ce que d'autres auraient dû être assez malins pour comprendre. C'est logique, je le reconnais. Mais la logique, surtout quand il s'agit d'êtres humains, n'est souvent qu'un moyen de se tromper en toute confiance. Je suis certaine que vous connaissez l'adage : "Ne mets pas sur le compte de la méchanceté ce qui peut s'expliquer par l'incompétence." Ou dans ce cas, peut-être, la bêtise. — Je vous l'accorde. Toutefois, il y a aussi le fait que je suis assez bien au courant des opérations de l'espionnage havrien dans et autour de Congo. » Il désigna Cachat d'un signe de tête. « Les agents opérant là-bas et à Erewhon sont bien conscients qu'ils n'ont pas intérêt à s'accrocher avec le Théâtre Audubon. Ni d'ailleurs, en toute modestie, avec moi. La République de Havre est aussi consciente de la façon dont Torche et le Théâtre réagiraient s'il apparaissait que Havre était réellement responsable du meurtre de Berry, Ruth et Thandi Palane. Croyez-moi. S'ils avaient voulu éviter de rencontrer Élisabeth, ils se seraient contentés d'annuler le sommet. Ils n'auraient pas essayé de le saboter de cette manière. Et s'ils avaient quand même essayé, Ruth, Jérémie, Thandi et moi l'aurions su à l'avance. — Vous êtes donc en train de me dire qu'en plus de votre analyse de toutes les raisons logiques pour lesquelles ils ne peuvent pas être responsables, vos propres dispositions en matière de sécurité vous auraient alerté de toute tentative de la part des Havriens ? — À l'évidence, je ne peux pas le garantir absolument. Toutefois, je crois que c'est le cas. — Je vois. » Honor se frotta le bout du nez, songeuse, puis haussa les épaules. « Je conçois que vous puissiez avoir raison. En même temps, n'oubliez pas que quelqu'un – vraisemblablement Havre – a réussi à se servir de mon propre lieutenant d'ordonnance. La DGSN ne comprend toujours pas comment et, bien que j'aie le plus grand respect pour vous et vos compétences, l'amiral Givens n'a pas non plus les deux pieds dans le même sabot. — Très juste, milady. Cependant, j'ai une autre raison de croire que Havre n'était pas impliqué. Et, étant donné l'acuité... inhabituelle avec laquelle vous semblez nous avoir jugés, Victor et moi-même, vous serez peut-être plus ouverte à cette raison que je ne le craignais. — Je vois, répéta Honor avant de se tourner vers Cachat. Très bien, officier Cachat. Puisque vous êtes manifestement l'autre raison du capitaine Zilwicki, essayez donc de me convaincre vous aussi. — Amiral, dit Cachat, renonçant à user du titre aristocratique qui était l'expression subtile de sa méfiance plébéienne, elle le savait, je vous trouve une présence beaucoup plus troublante que je ne m'y attendais. Avez-vous jamais envisagé une carrière dans le renseignement ? — Non. Et pour ce qui est de me convaincre ? Cachat eut un petit rire dur puis haussa les épaules. « Très bien, amiral. La preuve la plus convaincante que possède Anton, c'est que si la République avait ordonné une telle opération sur Torche, c'est à moi que la tâche aurait échu. Je suis le responsable de zone du SRE pour Erewhon, Congo et le secteur de Maya. » Il l'admit calmement, bien que le faire lui déplût beaucoup. Et à juste titre, songea Honor. Connaître avec certitude l'identité du principal espion ennemi devait largement faciliter le travail de ses propres espions. « Il existe des raisons – de nature personnelle – qui auraient pu pousser mes supérieurs à vouloir me tenir hors du coup sur cette opération précise », poursuivit Cachat, dont elle perçut la détermination à se montrer scrupuleusement honnête. Il aurait été tout à fait prêt à mentir s'il avait cru que c'était son devoir, mais il était parvenu à la conclusion qu'il ne pouvait tout simplement pas réussir à mentir à Honor. « Ces raisons existent, c'est vrai, fit Cachat, mais il est également vrai que j'ai des contacts personnels à un très haut niveau qui m'auraient prévenu de toute façon. Et en toute modestie, mon propre réseau m'aurait mis en garde si un agent havrien avait marché sur mes plates-bandes. » Parce que tout cela est vrai, je peux vous dire que les chances que la République soit impliquée dans la tentative d'assassinat contre la reine Berry sont nulles dans les faits. En gros, amiral : nous n'y sommes pour rien. — Alors qui ? lança Honor d'un ton de défi. — Bien entendu, s'il ne s'agit pas de Havre, nos soupçons vont naturellement se porter sur Mesa, dit Zilwicki. Mesa et Manpower ont leurs raisons de vouloir déstabiliser Torche et éliminer Berry. Le fait que la neurotoxine utilisée pour l'attentat était d'origine solarienne fait encore pencher en faveur d'une implication mesane. En même temps, je suis douloureusement conscient que tous les responsables d'agences officielles d'espionnage vont faire la queue pour me dire que nos préjugés naturels nous portent à croire Mesa derrière toutes les attaques lancées contre nous. Et pour être tout à fait honnête, ils n'auraient pas tort. — Ce qui ne change rien au fait que vous croyez réellement qu'il s'agissait de Mesa. — En effet. — Avez-vous des preuves en dehors du fait que la neurotoxine venait probablement de la Ligue ? — Non, reconnut Zilwicki. Pas à cette heure. Nous suivons plusieurs pistes qui nous fourniront ces preuves, nous l'espérons, mais nous n'en avons pas encore. — Ce qui justifie, bien sûr, que vous me rendiez cette visite assez théâtrale. — Amiral, dit Cachat en lui adressant son tout premier sourire, je pense vraiment que vous devriez envisager une seconde carrière dans le renseignement. — Merci, officier Cachat, mais je crois pouvoir me renseigner sans avoir à devenir espionne. » Elle lui rendit son sourire puis haussa les épaules. « Très bien, messieurs. J'aurais tendance à vous croire et à raisonner comme vous, d'ailleurs. Je n'ai jamais trouvé très logique que Havre attaque Berry et Ruth. Mais même si personnellement je vous crois, je ne pense pas que cela change grand-chose. Je suis tout à fait prête à présenter ce que vous m'avez dit à l'amiral Givens, la DGSN et l'Amirauté. Je doute qu'ils adoptent votre point de vue, toutefois. Pas en l'absence de preuves dans ce sens hormis la promesse – même sincère – du principal espion havrien de la région qu'il n'a rien, mais rien du tout à voir avec l'affaire. Je suis peut-être naïve, mais je ne pense pas qu'ils vous comptent comme un témoin impartial et désintéressé, officier Cachat. — Je le sais, répondit celui-ci. D'ailleurs je ne suis ni impartial ni désintéressé. En réalité, j'ai deux excellentes raisons de vous dire tout cela. D'abord, parce que je suis convaincu que ce qui s'est passé à Congo ne reflète ni la politique ni les souhaits de ma nation, et que cela ne va manifestement pas dans le sens des intérêts de la République. De ce fait, il est de mon devoir de faire tout ce que je peux pour atténuer les effets des événements. Y compris introduire un tant soit peu de raison dans le processus décisionnel du Royaume stellaire au plus haut niveau que je puisse atteindre. Ce qui, en ce moment, signifie vous-même, amiral Harrington. » Deuxièmement, comme l'a dit Anion, lui et moi poursuivons notre propre enquête sur cette affaire. Ses raisons, je pense, sont tout à fait claires et compréhensibles. Les miennes reflètent le fait qu'on reproche à la République un crime qu'elle n'a pas commis. Il est de mon devoir de découvrir qui l'a commis et de déterminer pourquoi ce tiers voulait nous faire porter le chapeau. De plus, des raisons personnelles, liées à qui aurait pu être tué dans l'affaire, me poussent à vouloir découvrir les responsables derrière tout cela. Toutefois, si notre enquête avance, nous allons avoir besoin de quelqu'un – au plus haut niveau du processus décisionnel du Royaume stellaire que nous puissions atteindre – qui soit prêt à écouter ce que nous découvrirons. Nous avons besoin – je ne vois pas d'autre terme – d'un ami à la cour. — Alors tout cela se résume à votre propre intérêt, fit remarquer Honor. — Oui, répondit franchement Cachat. En matière d'espionnage, n'est-ce pas toujours le cas ? — J'imagine. » Honor les regarda encore tous les deux puis opina. — Très bien, officier Cachat. Pour ce que cela vaut, vous avez votre ami à la cour. Et, soit dit entre nous, je prie le ciel pour que vous trouviez les preuves nécessaires avant que plusieurs millions de personnes ne se fassent tuer. » CHAPITRE CINQUANTE-SIX « Tu n'es pas sérieuse ! s'exclama le baron de Grandville en fixant sa belle-soeur d'un œil incrédule. — Oh que si, Willie, répondit Honor d'une voix un peu froide. Je n'ai pas l'habitude de plaisanter sur un pareil sujet, tu sais. » Le Premier ministre rougit et secoua la tête comme pour s'excuser. « Je suis navré. Cependant, évoquer tout cela à cette date tardive et sans preuve à l'appui de ta théorie... » Il laissa sa phrase en suspens, et Honor leva la main pour caresser les oreilles de Nimitz tout en regardant calmement Grandville. Elle ne pouvait guère prétendre que sa réaction la surprenait, mais elle avait donné sa parole. De plus, elle nourrissait elle-même de profondes réserves sur cette guerre depuis le début. Pour autant, elle ne s'attendait pas non plus à le faire changer d'avis sur la question d'un coup de baguette magique. C'était peut-être la véritable raison pour laquelle elle avait demandé à le voir en privé, songea-t-elle. Même Spencer Hawke, très mécontent, avait été exclu de la rencontre. Le sergent Clifford McGraw et lui étaient en faction de l'autre côté de la porte de la salle de conférence, et elle avait perçu la surprise du baron – et son appréhension – quand elle les avait laissés là. D'un autre côté, il n'avait pas été aussi étonné qu'il aurait pu. Malgré le précédent du gouvernement Haute-Crête, on ne devenait pas Premier ministre du royaume si l'on était un parfait imbécile, normalement, et Honor était officiellement de retour sur Manticore pour une dernière réunion à l'Amirauté avant le lancement de l'opération Sanscrit. Dans ces circonstances, une requête d'audience personnelle impromptue, en tête-à-tête avec le Premier ministre, était pour le moins inhabituelle de la part d'un commandant de flotte. — Willie, dit-elle au bout de quelques instants, toi et moi sommes en désaccord depuis le début quant à la nature fondamentale de l'actuel régime havrien. Par conséquent, nous avons tous les deux des idées bien ancrées à ce stade, et je n'ai pas envie de me battre avec toi là-dessus. D'abord parce que le Premier ministre c'est toi, pas moi. Ensuite parce que je suis un officier en service actif et que les officiers de Sa Majesté prennent leurs ordres auprès de leurs supérieurs civils. Et enfin, très franchement, parce qu'être l'épouse d'Hamish me met dans une position inconfortable lorsque je me dispute non pas simplement avec le Premier ministre, mais avec mon beau-frère. — Néanmoins, je pense sincèrement que tu dois reconsidérer la position du gouvernement de Sa Majesté sur ce point précis. Anton Zilwicki est en bien meilleure situation que n'importe qui au sein du Royaume stellaire pour savoir si oui ou non les Havriens ont trempé dans l'attentat contre sa fille. Il maintient dans la région des contacts que nous avons perdus, il connaît intimement la situation sur Torche même, et il en est relation directe avec un espion havrien assez haut placé. Tu connais la réputation de cet homme et ce qu'il a déjà accompli. Tu sais aussi qu'il va se méfier automatiquement de tous ceux qui lui racontent qu'ils n'ont rien à voir avec la tentative d'assassinat contre sa fille afin qu'il ait la gentillesse de ne pas leur tirer dessus à vue. Ou faut-il que je te rappelle ce qui s'est passé sur la vieille Terre quand sa fille aînée a été kidnappée ? Grandville fit la grimace – non pas en signe de désaccord mais parce que le souvenir était douloureux. Le scandale Manpower avait éclaboussé le précédent Premier ministre, pour lequel il n'avait jamais eu que mépris, mais les retombées avaient toutefois été terribles... et Anton Zilwicki s'en contrefichait. Le gouvernement tout entier aurait pu tomber que cela ne lui aurait fait ni chaud ni froid – de même que la perspective de finir en prison pour ses actes l'avait laissé de marbre. Le père qui avait orchestré ce petit exercice de chaos ne risquait pas de prendre les événements de Torche à la légère. « Non, inutile de me le rappeler, dit-il. D'ailleurs, inutile également de me rappeler ce qui est arrivé aux mercenaires qui avaient tenté de tuer Catherine Montaigne quand ils se sont retrouvés face à Zilwicki. Je t'accorde volontiers que ce type est compétent et dangereux. Je t'accorderai même qu'il a l'oreille de la reine – ou du moins de sa nièce – sur certaines questions. » Mais tu me demandes de croire qu'une hypothétique tierce partie est responsable de ce qui est arrivé sur Torche. Et sans doute du meurtre de Jim Webster. Et, tant qu'on y est, probablement aussi de la tentative d'assassinat contre toi, puisque la technique était similaire dans les trois cas. Et là, j'en reviens sans cesse à la même question : qui avait les meilleures raisons ? D'ailleurs, qui a des antécédents nationaux bien établis quand il s'agit de recourir à l'assassinat comme technique habituelle ? — Je m'en rends bien compte, fit patiemment Honor. Mais n'importe qui possédant les ressources voulues peut organiser un assassinat, et tout le monde sait bien que le Royaume stellaire a une expérience douloureuse de l'usage qu'en ont fait les précédents régimes havriens. Alors t'y serais-tu pris autrement si tu étais une "hypothétique tierce partie" cherchant à nous faire croire sans hésitation que les Havriens tentaient de saboter leur propre conférence de paix ? — Non », reconnut le baron au bout d'un moment. Il se carra dans son fauteuil, les yeux fixés sur Honor. « D'un autre côté, Honor, je te connais depuis longtemps. Tu n'as pas que la parole isolée de Zilwicki, n'est-ce pas ? » Honor soutint son regard, et il eut un petit rire dur. — Tu t'es beaucoup améliorée en politique de haut vol, mais tu dois encore t'entraîner à garder un air de parfaite franchise quand tu conserves un atout dans ta manche. — Je n'ai pas que cela, en effet. Je n'en ai pas parlé parce que j'étais à peu près certaine que cela ne ferait guère de bien à ta tension artérielle. Tu es sûr de vouloir entendre ce que j'ai fait? — En tant que belle-soeur ou officier de Sa Majesté ? demanda-t-il, méfiant. — L'une ou l'autre – les deux, répondit-elle avec un sourire en coin. — Si c'est si grave, tu ferais mieux de me le dire, fit-il en se préparant visiblement au pire. — Anton Zilwicki n'est pas venu me rendre visite tout seul. Il a amené un certain monsieur Cachat. — Cachat », répéta Grandville. Le nom lui disait visiblement quelque chose, mais il n'arrivait pas à le situer. — Victor Cachat, précisa obligeamment Honor. Celui-là même à qui nous devons l'aventure de Torche. — Un agent havrien ? » Si Grandville était incrédule jusque-là, il paraissait maintenant sidéré. « Tu as reçu un agent havrien à bord de ton vaisseau amiral ? — Pas n'importe quel agent. » Honor ne pouvait pas s'en empêcher : malgré la colère qui commençait à bouillonner sous la surprise dans la lueur d'âme de son beau-frère, elle jubilait assez à le reconnaître. « En réalité, c'est désormais lui le chef de zone de tout leur réseau de renseignement autour d'Erewhon. Le Premier ministre la dévisagea puis se secoua. « Ce n'est pas drôle, dit-il froidement. Il est tout à fait possible qu'on puisse t'accuser de trahison pour ce que tu viens de me révéler. — Comment cela ? lança-t-elle d'un air de défi. — Tu as accueilli à bord de ton vaisseau amiral, dans une zone militaire d'accès restreint, un agent secret reconnu et haut placé d'une nation avec laquelle nous sommes en guerre et, d'après ce que tu dis, je suis à peu près certain qu'il n'y est pas resté en cellule, pas vrai ? — En effet, répliqua-t-elle, soutenant sa colère froide d'un œil dur. — Et avec quelle information l'as-tu laissé repartir de cette rencontre absolument pas autorisée, amiral ? — Aucune qu'il n'ait amenée avec lui. — Et tu es prête à le prouver devant une cour martiale, si nécessaire ? — Non, monsieur le Premier ministre, répondit-elle sur un ton aussi glacial que le sien. Si ma parole ne te suffit pas, mets-moi donc en accusation et va au diable ! » Les narines de Grandville s'évasèrent, mais il ferma les yeux. Il serra le poing droit, posé sur la table devant lui, et Honor sentit l'effort colossal qu'il fournissait pour reprendre le contrôle de sa rage glacée. Intéressant, songea-t-elle. William a donc le fameux caractère Alexander, lui aussi. « Ta parole me suffit, dit-il enfin en rouvrant les yeux, mais elle pourrait bien ne pas suffire pour tout le monde si cette... rencontre s'ébruitait. Bon sang, Honor ! À quoi pensais-tu ? — Au fait qu'un homme qui ne m'avait jamais rencontrée était prêt à monter à bord de mon vaisseau, en sachant très bien ce qui pouvait lui arriver. Qu'il s'est présenté avec un dispositif suicide dans la poche, dont il était tout prêt à faire usage. Dont, en réalité, il s'attendait à faire usage – mais qu'il est venu quand même. Et qu'il m'a dit la vérité, Willie. Tu sais que je sais que tout ce que je t'ai raconté est vrai. » Il plissa les yeux, car il savait effectivement. — Tu dis qu'il s'attendait à utiliser son dispositif suicide, fit le Premier ministre au bout d'un moment, et elle hocha la tête. Alors j'imagine que tu sais – ou que tu penses savoir – pourquoi il était prêt à venir malgré tout ? — Parce que c'est un patriote, répondit simplement Honor. C'est sans doute l'un des hommes les plus dangereux que j'aie jamais rencontrés, et pas uniquement par sa compétence, d'ailleurs. L'essentiel, c'est qu'il prend ses convictions et ses responsabilités au sérieux. Il sait que la tentative d'assassinat contre Berry et Ruth n'a pas été menée par ses agents, et on ne lui a pas signalé que quiconque à La Nouvelle-Paris essayait de le contourner. Et maintenant que j'ai rencontré cet homme, je ne doute pas un seul instant qu'il tienne sa zone de responsabilité en mains au point qu'il aurait su si quelque chose de ce genre s'était produit. Donc, puisqu'il sait qu'il n'a rien à voir là-dedans et qu'il est pour ainsi dire certain que personne d'autre au sein du gouvernement havrien n'est responsable, il ne peut en tirer qu'une conclusion : le véritable coupable a agi pour des raisons hostiles à la politique extérieure et à la sécurité de la République de Havre. Il a donc mis sa vie en jeu, convaincu qu'il allait la perdre, pour nous le dire. Non parce qu'il nous aime, mais parce qu'il cherche à protéger sa nation. Parce qu'il croit que sa présidente s'efforce de mettre fin à la guerre et qu'un tiers tente de saboter ses efforts. — Et tu... sais, fit Grandville en agitant la main, que tout cela est vrai ? — Je sais qu'il ne me mentait pas et que tout ce qu'il m'a dit était la vérité entière dans les limites de ce qu'il en sait. Bien sûr, il peut se tromper. Même les meilleurs espions se plantent. Mais il m'a donné les meilleures informations dont il disposait. — Je vois. » Grandville fit basculer son fauteuil d'avant en arrière, le cerveau en ébullition tandis qu'il la regardait. « En as-tu discuté avec Hamish ? demanda-t-il au bout d'un moment. — Non. » Honor détourna les yeux. « Je voulais, mais comme je te l'ai dit, être son épouse me met dans une position délicate. J'ai... choisi de ne pas l'impliquer. — Tu as choisi de ne pas l'impliquer parce que tu ne voulais pas qu'il soit éclaboussé si cette petite rencontre t'était revenue en pleine figure de façon aussi spectaculaire qu'elle aurait pu le Faire. C'est ce que tu veux dire, non ? — Peut-être. Dans une certaine mesure. Mais aussi parce que notre relation personnelle a forcément un impact sur toutes nos conversations et nos débats. Pour être tout à fait honnête, dit-elle en regardant de nouveau son beau-frère, je ne voulais pas prendre le risque qu'il soit d'accord avec moi uniquement parce que c'était moi qui le disais. — Mais tu étais prête à prendre ce risque avec moi? fit Grandville en retrouvant un peu d'humour. — Dans ton cas, je n'avais pas le choix, dit-elle avec un nouveau sourire en coin. C'était toi ou bien directement Élisabeth. Et, en toute franchise, je ne suis pas certaine de la façon dont elle aurait réagi. — Mal. » La voix de Grandville était sombre. « Je ne crois pas l'avoir jamais vue dans une telle rage. Que les Havriens soient coupables ou un tiers qui voulait nous le faire croire, elle veut leur peau. Et le pire, Honor, c'est que même si tout ce que Cache t'a dit est vrai – dans les limites de ce qu'il sait, comme tu l'as dit –, je suis d'accord avec elle. — Même si Havre n'a rien à voir avec aucun des assassinats el tentatives d'assassinat? s'enquit-elle avec douceur. — Si je pouvais en être certain, je serais peut-être d'un autre avis. Mais c'est impossible. Ma seule certitude, c'est qu'un homme qui devrait être au courant est convaincu qu'ils ne sont pas responsables. Mais, qu'il en soit ou non conscient, il a forcément tout intérêt à croire le meilleur concernant son propre gouvernement. Je suis prêt à accepter l'idée qu'il n'ait aucune preuve qu'il s'agisse d'une opération havrienne. Mais si je me rappelle bien les briefings qui ont suivi ce qui s'est passé à Erewhon et Congo, ses supérieurs pourraient avoir eu une excellente raison de le tenir hors de la boucle d'information dans une pareille opération, étant donné les gens qui auraient sans doute figuré au nombre des victimes. Est-ce que je me trompe ? — Non, reconnut-elle. — Alors que suis-je censé faire, Honor ? Nous sommes au beau milieu d'une guerre, nous avons déjà annoncé que nous reprenions les opérations, les Havriens ont sans doute déjà repris les leurs en se fondant sur notre message, et le fait que Cachat n'ait rien à voir avec l'attentat contre Berry et Ruth ne prouve pas qu'un autre Havrien ne soit pas responsable. » Il secoua lentement la tête, l'air triste. — J'aimerais croire que tu as raison. J'ai envie de le croire. Mais je ne peux pas prendre mes décisions et formuler la politique du Royaume stellaire en me fondant sur ce que je voudrais croire. Vous autres militaires savez qu'il faut élaborer des plans en envisageant la pire hypothèse. Je suis dans la même position. Je ne peux pas renoncer à notre stratégie tout entière sur la base de ce que Zilwicki et Cachat croient vrai. S'ils avaient l'ombre d'une preuve tangible, ce serait peut-être différent. Mais ils n'en ont pas, et c'est comme ça. » Honor sentit qu'il était honnête... et aussi qu'il serait vain de vouloir le faire changer d'avis. « Je suis navrée de l'entendre, dit-elle. Je pense qu'ils ont raison, au moins sur le fait que les événements récents ne représentent pas la politique officielle du gouvernement Pritchart. — Je m'en rends compte, répondit Grandville en la regardant dans les yeux. Et parce que je te sais sincère, je dois te poser la question : amiral Alexander-Harrington, es-tu toujours prête à exécuter tes ordres ? » Elle soutint son regard, hésitant à deux doigts de l'impensable. Si elle répondait non, si elle refusait de mener l'opération et démissionnait en signe de protestation, cela porterait sans doute la question au grand jour. Les conséquences pour elle, personnellement, ainsi que pour son mari et sa femme seraient... sévères, au moins à court terme. Sa relation avec Élisabeth pourrait bien ne jamais s'en relever. Sa carrière, au service de Manticore en tout cas, serait probablement terminée. Pourtant tout cela serait acceptable – un prix modeste à payer, même – si cela mettait fin à la guerre. Mais ce ne serait pas le cas. Grandville avait mis le doigt sur la faiblesse insurmontable de ses arguments : l'absence de preuve. Ille n'avait que le témoignage de deux hommes, en conversation privée. Au mieux, tout ce qu'elle rapporterait de leurs propos ne serait que de l'ouï-dire, et elle ne pouvait tout bonnement pas s'attendre à ce que quiconque hors de son cercle d'intimes comprenne – ou croie – comment elle savait qu'ils lui avaient dit la vérité. La guerre continuerait donc, quoi qu'elle fît, et ses propres actes la priveraient, de toute occasion d'influer sur sa conduite ou son issue. Ce serait une violation de ses responsabilités envers les hommes et les femmes de la Huitième Force, envers son Royaume. On ne fait pas toujours la guerre pour les bonnes raisons, mais on la fait quand même, et les conséquences sur les combattants et leur patrie sont les mêmes indépendamment des raisons. Et puis elle était officier de Sa Majesté. Elle avait juré de se dresser entre le Royaume stellaire et ses ennemis, peu importe ce qui les opposait. Si le Royaume stellaire qu'elle aimait reprenait un combat dans lequel tant d'autres qui avaient prêté le même serment mourraient, elle ne pouvait tout bonnement pas les abandonner et s'effacer. Non, elle n'avait pas d'autre choix que de rester à leurs côtés pour affronter la même tempête. « Oui, dit-elle doucement d'une voix triste mais sans hésitation ni réserve. Je suis prête à exécuter mes ordres, Willie. » CHAPITRE CINQUANTE-SEPT « Quelles nouvelles de nos visiteurs ? s'enquit l'amiral Alessandra Giovanni. — Rien de bien neuf, amiral, répondit le capitaine de frégate liwan MacNaughton. Leurs vaisseaux patrouillent encore sur l'hyperlimite, mais leurs plateformes se baladent un peu partout... et elles se débrouillent pour nous le faire savoir. » Il grimaça et désigna de la main l'immense afficheur montrant les planètes du système de Lovat et l'espace autour d'elles. La primaire G6 flottait au centre de l'image; en orbite autour d'elle venait d'abord un brandon qui n'avait jamais eu l'honneur d'être nommé, si ce n'est Lovat I, puis les planètes Four, Forge et Enclume. À sept minutes-lumière de la primaire, Forge, seul inonde habitable du système, aurait joui d'un climat agréable sans son inclinaison axiale prononcée. Bien que, pour être honnête, cela restait une planète très agréable pour les amateurs de fortes variations climatiques saisonnières (ce qui n'était pas le cas de MacNaughton). Elle était aussi très industrialisée. Le système de Lovat avait été colonisé par Aamodt, l'un des énormes consortiums industriels qui avaient contribué à bâtir l'immense richesse et la puissance de la première République de havre pour se muer en dinosaure sous la République populaire. Toutefois, l'actuel gouverneur du système, Havard Ellefsen, était le descendant direct du fondateur d'Aamodt, et Lovat avait évité les pires conséquences des efforts de la République populaire pour tuer toutes les poules aux œufs d'or sur lesquelles elle met-la main. Bien que situé à moins de cinquante années-lumière Havre, Lovat était demeuré l'un des incontestables points positifs de l'économie globalement sinistrée de la République populaire, et son secteur secondaire avait joué un rôle capital ns la renaissance industrielle de la République depuis les ormes économiques imposées par Robert Pierre et la restauration de la Constitution. Entre autres, la population actuelle de Forge – près de trois milliards d'âmes – était profondément impliquée dans les gigantesques programmes de construction navale que Thomas Theisman avait lancés après avoir révélé l'existence des nouvelles fosses de vaisseaux républicains. Certes, Lovat n'était pas l'un des principaux sites de chantier. L’industrie locale était beaucoup plus orientée vers la instruction d'unités légères (BAL et nouvelles classes de croiseurs légers) et de bâtiments de soutien logistique (ravitailleurs munitions, transports de personnel, cargos et vaisseaux de réparation). Malgré cela, il figurait parmi la vingtaine de systèmes stellaires les plus importants de la République, et ses défenses reflétaient son statut. Un peu plus de huit mille bâtiments d'assaut légers étaient basés sur Forge et les plateformes orbitales du système. Une force permanente de trois escadres de combat – certes, des supercuirassés d'ancienne génération, mais pour un total de vingt-quatre unités quand même – y était affectée, et le système ait littéralement couvert de capsules lance-missiles défensives sur les six derniers mois, Lovat avait reçu non pas une plateforme Moriarty, mais trois, les deux dernières devant uniquement servir en cas de défaillance de la première. Et il y a aussi les défenses que je ne vois pas, songea MacNaughton. Tout cela expliquait que le capitaine soit aussi persuadé que son amiral qu'aucune force manticorienne de raid ne viendrait pointer son nez à Lovat. «  Leurs dispositifs de détection se trouvent dans plusieurs zones à l'intérieur du système, poursuivit-il en indiquant les icônes tremblotantes représentant les vagues traces que ses plateformes parvenaient au mieux à détecter, confrontées à la technologie furtive manticorienne de dernière génération. Ils s'affairent depuis plus de soixante heures maintenant, et nous avons encore des empreintes hyper qui entrent et sortent tout le long de la périphérie. Ça commence à me porter sur les nerfs, amiral. — C'est exactement l'effet recherché, fit remarquer Giovanni. — Je le sais, amiral, tout comme nos équipages de BAL. Mais ça n'en est pas moins irritant, et le capitaine Lucas signale que l'équipe "or" de Moriarty commence à accuser le coup physiquement. — J'ai dit à l'Octogone que nous avions besoin de plus de personnel, grommela Giovanni. Hélas, nous n'en avons pas davantage pour l'instant – pas pour Moriarty. Ou plutôt, nous pourrions avoir des équipes de soutien complètes... si nous étions prêts à nous passer des plateformes de soutien. » MacNaughton. opina. L'amiral Foraker et le Refuge continuaient à faire des miracles avec leurs programmes de formation, mais la folle expansion de la flotte n'était pas sans conséquences. Malgré le niveau d'instruction toujours plus élevé (le la République, elle devait encore consacrer beaucoup plus de temps que la FRM à fournir aux recrues les connaissances de base nécessaires pour faire leur travail. Heureusement, Foraker était devenue très, très douée en la matière. Malheureusement, cela créait encore un goulet d'étranglement en matière de disponibilité de main-d’œuvre qualifiée. « Dois-je ordonner à Lucas de mettre la plateforme or au repos et de passer l'argent ou le bronze en état d'alerte ? — Mmm. » Giovanni glissa la main dans ses cheveux noirs, le regard pensif, puis haussa les épaules. « Allez-y, transférez la responsabilité à la plateforme argent. Je doute que nous en ayons réellement besoin, mais cela ne fera pas de mal à l'équipe argent d'acquérir un peu plus d'expérience, de toute façon. — Bien, amiral. Je m'en occupe tout de suite et... » La phrase de MacNaughton fut interrompue par un soudain déchaînement d'alarmes tandis qu'une empreinte hyper massive explosait sur l'afficheur. « Bien joué, Théo », commenta Honor Alexander-Harrington. Le capitaine de corvette Kgari avait déposé la FI-8i, principale force d'intervention de la Huitième Force, en espace normal à quarante mille kilomètres à peine hors de l'hyperlimite du système de Lovat. C'était de l'astrogation très précise, et Kgari sourit, heureux de ce compliment bien mérité. Honor lui rendit son sourire, mais son attention se concentrait en réalité sur l'immense afficheur tactique du pont d'état-major. Elle l'examinait attentivement, attendant que le CO signale le moindre changement majeur, mais les seules différences par rapport au dernier transfert de données de l'Escarmouche étaient insignifiantes. Ça ne risque pas de continuer comme ça si nous avons tout bien prévu, se rappela-t-elle. « Parfait, dit-elle. Harper, transmettez l'ordre d'exécution. — Bien, milady », répondit le lieutenant Brantley. Les huit porte-BAL de l'escadre de porteurs renforcée placée sous les ordres d'Alice Truman lancèrent pas loin de neuf cents BAL tandis que la soixante et unième escadre de combat d'Alistair McKeon se dirigeait vers l'intérieur du système avec un écran de quinze croiseurs de combat porte-capsules manticoriens et graysoniens et le HMS Victoire sous le commandement global du contre-amiral Érasme Miller. Michelle Henke aurait dû assumer ce commandement, mais les termes de sa libération sur parole lui interdisaient le service armé contre la République. Elle avait donc été envoyée à Talbot, où elle serait des plus utiles, Honor le savait, et Michael Oversteegen, promu contre-amiral, avait hérité de son escadre. Mais bien qu'Honor approuvât les compétences dont Oversteegen avait fait preuve, il était moins ancien en grade que Miller. Et le contre-amiral graysonien était certainement compétent lui aussi, se répéta-t -elle. Les douze croiseurs lourds (dont huit Saganami-C) de Winston Bradshaw et Charise Fanaafi soutenaient Miller, et l'écran avait reçu le renfort de six croiseurs légers sous le commandement du commodore Georges Ullman, qui remplaçait le commodore Moreau, morte à Solon à bord du HMS Bouclier. Il s'agissait d'une force redoutable à tous points de vue, bien qu'Honor fût parfaitement consciente que les défenseurs du système la surpassaient largement en nombre et en puissance de feu. Exactement comme prévu. « L'amiral Truman signale que toutes les flottilles de BAL sont en route, milady, annonça Andréa Jaruwalski. — Très bien. Dites-lui de repasser en hyper et de rejoindre le point de rendez-vous alpha. — Bien, milady. » Honor regarda les icônes des porte-BAL disparaître puis ...enfonça dans son fauteuil de commandement, un Nimitz en combinaison souple sur les genoux, les yeux rivés sur ses trente bâtiments qui accéléraient vers l'intérieur du système. « Vous croyez qu'ils nous rejouent Suarez, amiral ? demanda MacNaughton, tendu, en regardant les icônes en approche avancer régulièrement sur l'afficheur. — Je ne sais pas. » Giovanni plissait les yeux, concentrée, et il remarqua qu'elle enroulait une boucle de cheveux autour de son index droit. C'était un tic auquel il s'était habitué ces trois dernières années T, et il attendit respectueusement. — Non, dit-elle après un moment de réflexion. Je ne sais pas pourquoi, mais je ne crois pas. Ces gens sont vraiment là. — Cela me paraît extrêmement courageux de leur part, dit MacNaughton, et elle haussa les épaules. Et pas bien malin, après Solon. — J'aurais tendance à penser comme vous. D'un autre côté, ils pensent peut-être pouvoir s'enfoncer suffisamment pour causer des dégâts importants tout en évitant l'interception. Il s'agit de la force de raid la plus lourde qu'ils aient lancée à ce jour, à supposer que l'analyse des plateformes extérieures soit correcte. Il se peut qu'ils croient avoir la puissance de feu nécessaire pour s'en sortir en combattant si nous tentons le même genre d'interception que l'amiral Giscard à Solon. — Dans ce cas, ils se trompent, amiral. — Nous pensons qu'ils se trompent, Ewan, rectifia Giovanni. Bien que, si Dieu leur a donné autant de bon sens qu'aux Législaturistes, ils se tiendront au moins à distance de notre enveloppe de missiles intérieure ! » Honor consulta l'affichage de la date et de l'heure et eut un sourire triste. Si Illescue était à l'heure, sa fille naîtrait d'ici huit minutes. Katherine Allison Miranda Alexander-Harrington. Elle se répéta ce nom en silence, regrettant de tout son cœur de ne pouvoir être présente pour observer le miracle de la vie, goûter la lueur d'âme de sa fille à peine née, plutôt que dans son vaisseau à orchestrer la mort de milliers de personnes. Elle prit une profonde inspiration et lança une pensée à travers les années lumière. Bienvenue, bébé. j'espère que Dieu me laissera te voir grandir... et que tu n'auras jamais à t'acquitter d'une tâche pareille. — Nous atteindrons le point Samar dans cinq minutes, milady, dit Jaruwalski. — Merci, Andréa. » Honor releva les yeux et vérifia l'heure. Ses unités accéléraient vers Forge depuis trente-cinq minutes de quatre virgule quatre-vingt-un km/s2 depuis leur vélocité initiale assez faible. Elles avaient atteint onze mille sept cent cinquante km/s et franchi un peu plus de quatorze millions de kilomètres. Elles se trouvaient encore à soixante-quatorze minutes du renversement pour une interception zéro-zéro avec Forge, mais Honor avait la certitude absolue qu'aucun des défenseurs ne s'attendait à ce qu'elle vise une telle interception. Evidemment, ils pourraient bien se tromper, songea-t-elle froidement. Elle reporta son attention vers l'afficheur tactique. Les super-cuirassés d'ancienne génération, que Jaruwalski avait baptisés contact-Un, maintenaient leur position à l'intérieur du système, prés de Forge, mais les drones de détection avancés montraient que leurs bandes gravifiques étaient allumées et leurs barrières latérales levées. L'impressionnante force de BAL signalée par les éclaireurs était aussi là, en évidence. Quel qu'il soit, le commandant du système de Lovat ne semblait pas avoir opté pour les subtilités de l'amiral Bellefeuille à Chantilly. Mais les apparences peuvent être... trompeuses, se dit Honor avec un petit sourire. Je l'espère, en tout cas. je détesterais avoir fait tous ces préparatifs dans le vide s'ils n'ont vraiment rien de plus. Elle eut une moue discrète en baissant les yeux vers le petit répétiteur qui saillait du bras de son fauteuil. Contrairement à l'afficheur principal, il était configuré pour montrer le système entier, et son regard se posa sur la sphère verte qui représentait l'hyperlimite de Lovat. « Ça ne devrait pas tarder, milady. Si nous ne nous sommes pas trompés, du moins. » Elle releva la tête : Mercedes Brigham se tenait à côté de son fauteuil de commandement et fixait le même répétiteur. Honor opina. « À leur place, je me dirais que mes pigeons sont pile là où je les voulais, fit-elle. Et à ce stade, leurs plateformes de reconnaissance doivent nous avoir suffisamment bien examinés pour savoir que nous ne sommes pas des drones. » Brigham opina à son tour, et elles attendirent en fixant le répétiteur. « Amiral, ils sont à soixante-dix minutes du retournement. — Parfait, Ewan. Envoyez l'ordre d'exécution au Tarentule. » « Empreinte hyper ! Nous avons de multiples empreintes hyper de bonne taille droit derrière ainsi qu'au nord et au sud du système, annonça Andréa Jaruwalski. Nous les désignons comme Contact-Deux, Contact-Trois et Contact-Quatre ! Elles accélèrent vers l'intérieur du système sous cinq virgule zéro huit km/s.. — Excellent », répondit calmement Honor. Elle s'enfonça dans son fauteuil et croisa les jambes tout en caressant la douce fourrure de Nimitz entre ses oreilles. « Amiral, les plateformes de l'amiral Giovanni confirment que l'un des supercuirassés correspond à la signature d'émissions du bâtiment qui nous a échappé à Solon, fit Marius Gozzi. — Ainsi la Salamandre est de retour », dit tout bas Javier Giscard. Il secoua la tête avec une certaine tristesse. Héloïse avait essayé de dissimuler son désespoir dans sa dernière lettre, mais il la connaissait trop bien. Lorsque Élisabeth. Winton avait accepté sa proposition de conférence au sommet, il avait eu l'impression de voir le soleil sortir des nuages. Et quand les événements bizarres de la vieille Terre et de Torche avaient brisé toute perspective de règlement négocié, il avait cru voir un furieux blizzard tardif enterrer les pousses gelées d'un printemps assassiné. Il ne pouvait sans doute pas vraiment reprocher aux Manticoriens d'avoir sauté à la conclusion que la République était derrière les attentats. Ce n'était pas logique à plus d'un titre, mais les gens comme les nations agissaient trop souvent en dépit de la logique. Toutefois, même s'il comprenait leur raisonnement, il devait malgré tout subir les conséquences de leur décision. Et eux aussi, songea-t-il, lugubre, en regardant cette force en infériorité numérique passer à la puissance militaire. Cela ne lui rapporterait pourtant pas grand-chose. Ses six supercuirassés étaient totalement dépassés par les seize SCPC et quatre PBAL qui composaient chacune de ses forces d'interception, les capsules lance-missiles à l'intérieur du système étaient beaucoup plus nombreuses qu'à Solon, et il avait réussi à effectuer des translations beaucoup plus proches. Contrairement à Solon, ces Manties-là ne pourraient pas éviter d'entrer à portée effective de missiles d'au moins l'une de ses forces d'interception. « On ouvre le feu, amiral ? s'enquit Selma Thackeray, mais Giscard secoua la tête. — Harrington nous a montré à Solon ce dont elle était capable contre des tirs de missiles à longue distance, dit-il à l'officier opérationnel, et elle a beaucoup plus de plateformes défensives que la dernière fois. Non. Nous allons nous contenter (le la suivre. Nous sommes les rabatteurs, c'est Moriarty le chasseur. Une fois que Giovanni les aura réduits en miettes, nous nous préoccuperons de nettoyer les restes. — Bien, amiral », fit Thackeray, et Giscard reporta son attention vers l'afficheur. Ils n'auraient pas dû vous envoyer avec si peu de bâtiments, milady, songea-t-il à l'adresse du témoin lumineux figurant le HMS Imperator. « Très bien, Andréa », dit Honor en regardant l'heure une fois de plus. Douze minutes s'étaient écoulées depuis que la force havrienne en embuscade avait effectué sa translation derrière elle. « Exécutez Ozawa. — À vos ordres, milady ! » répondit Jaruwalski, la voix pétillante d'excitation, en tapant une unique commande sur sa console. « Voilà le signal d'exécution, commandant ! s'exclama le lieutenant Harcourt. — Compris, répondit le capitaine de corvette Estwicke avant de se tourner vers son astrogateur : Sortez-nous de là, Jérôme. — À vos ordres, pacha », fit le lieutenant Weissmuller, et le HMS Embuscade retourna en hyperespace. Weissmuller avait préparé sa translation avec soin, et il avait eu tout le temps de positionner son vaisseau à la perfection en espace normal avant de l'exécuter. L'Embuscade arriva précisément au point prévu, et son afficheur fleurit soudain des témoins lumineux de bâtiments du mur. « Communications, passez le mot à l'amiral Yanakov », dit Estwicke. « Empreinte hyper ! Javier Giscard redressa brusquement la tête à cette annonce inattendue. Le capitaine de frégate Thackeray était penchée sur sa console, les doigts volant sur son clavier pour affiner le contact, puis elle releva les yeux, l'air tendu. « Amiral, nous avons dix-huit supercuirassés ou PBAL, bien au-delà de l'hyperlimite, droit derrière nous. Distance cinquante-trois virgule neuf millions de kilomètres. Vitesse relative par rapport à Lovat deux mille cinq cent un km/s. Ils... » Elle s'interrompit un instant, consulta de nouveau son répétiteur puis s'éclaircit la gorge. « Mise à jour, amiral. Il s'agit de douze SCPC et six porteurs, qui viennent de lancer tout leur chargement de BAL. » Giscard hocha la tête en espérant afficher un calme qu'il ne ressentait pas. Elle a donc bel et bien tendu son propre piège, mon Dieu, songea-t-il. je me demandais si elle le ferait, après ce que nous lui avons infligé à Solon. Et on dirait que la Huitième Force a reçu davantage de renforts que la DRS ne le prévoyait. Il contempla son répétiteur, le front plissé, l'esprit en ébullition. Les douze supercuirassés derrière lui avaient probablement l'avantage en puissance de feu totale, malgré sa propre supériorité numérique, et les BAL qu'ils déployaient seraient plus efficaces dans le rôle de défense antimissile. Mais ils ne possédaient pas un avantage suffisant et ils avaient mal calculé leur translation. Lui-même allait souffrir, mais ils auraient eu peu de chances de détruire une seule de ses unités du mur avant qu'il quitte leur portée effective, même si leur astrogation avait été parfaite. Ils l'avaient piégé suffisamment loin en deçà de l'hyperlimite pour qu'il ne puisse pas éviter l'engagement, mais ils étaient eux-mêmes arrivés à deux virgule huit minutes-lumière au-delà de l'hyperlimite. À cette distance, même la précision des MPM manticoriens serait largement dégradée, et il était trop loin devant eux et possédait un trop grand avantage en termes de vélocité de base pour qu'ils le rattrapent. Et puis Harrington était encore devant lui et s'enfonçait sans cesse plus avant vers les missiles défensifs qui l'attendaient. « Commencez à lancer les capsules, Selma, dit-il à l'officier opérationnel. Plan de tir gamma. » Les plateformes supraluminiques périphériques signalèrent l'arrivée de la quatre-vingt-deuxième force d'intervention de l'amiral Yanakov à Alessandra Giovanni presque en même temps que Selma Thackeray l'annonçait à Javier Giscard. Malgré une brève réaction de panique instinctive, Giovanni parvint vite aux mêmes conclusions que Giscard, et elle eut un sourire bien plus mauvais que lui. Ainsi donc la grande « Salamandre » peut se planter comme nous autres simples mortels, songea-t-elle. Quel dommage. « Distance par rapport à Forge ? demanda-t-elle. — Onze virgule deux minutes-lumière, amiral, répondit MacNaughton. Encore trente-six minutes avant qu'ils ne soient à portée de missiles de Moriarty. — Merci », dit-elle en se retournant vers l'afficheur dédié à la périphérie du système alors que les missiles à propulsion multiple commençaient à fuser. La distance était de cinquante-quatre millions de kilomètres environ, et Contact-Deux s'éloignait de la FI-82 à une vitesse relative supérieure à quatre mille km/s. Le temps de vol des missiles s'élevait à plus de huit minutes et, comme Giscard l'avait démontré à Solon, même la précision des Manticoriens à cette distance était médiocre. Sauf que... « Amiral, il y a quelque chose de... bizarre dans la salve des Manties, fit Thackeray. — Comment ça, de "bizarre" ? demanda brusquement Giscard. — Leurs missiles arrivent... eh bien, en bouquets, amiral. C'est le seul terme qui me vienne à l'esprit. Ils n'adoptent pas une dispersion classique. — Quoi ? » Giscard tapa une commande sur son propre répétiteur et fronça les sourcils. Thackeray avait raison. Ses propres missiles sortants s'étalaient, prenant leurs distances afin de réduire les interférences que les bandes gravitiques créaient dans la liaison télémétrique avec leur bâtiment d'origine. Les missiles de tout le monde suivaient la même procédure. Mais pas ceux des Manties. — Interrogez le CO, dit-il à Thackeray. Je veux une analyse de ce motif. Il doit bien s'expliquer. — Le CO y travaille déjà, amiral. Pour l'instant, il n'a pas d'explication. » Giscard grogna en réponse. En réalité, comprit-il, les missiles offensifs s'étalaient bel et bien, mais pas comme ils auraient dû. Ils arrivaient par grappes distinctes, répartis sur un front d'assaut qui les amènerait tous au but en même temps, mais faisant le voyage en groupes assez serrés de huit ou dix missiles chacun. Non, se dit-il lorsqu'une analyse préliminaire du centre d'opérations de combat s'afficha sur son répétiteur sous la forme d'une barre latérale. Ils arrivent en groupes de huit missiles exactement. Ce qui est stupide puisqu'ils en placent douze dans chaque capsule! Le système s'appelait Apollon, en référence à l'archer des dieux. Les équipes de R&D avaient eu du mal à le perfectionner. Même pour la technologie manticorienne, concevoir ses composants avait exigé des niveaux de miniaturisation sans précédent, et ArmNav avait rencontré plus de difficultés que prévu pour mettre le système en production. Il s'agissait là de son premier test en combat réel, et les équipes qui avaient lancé les MPM retenaient leur souffle en attendant de voir comment ils s'en sortaient. Javier Giscard se trompait. Il n'y avait pas douze missiles par capsule Apollon, mais neuf. Huit projectiles offensifs ou plate-formes GE relativement standards, et le missile Apollon — beaucoup plus gros que les autres, et équipé d'un émetteur-récepteur supraluminique à ondes courtes miniaturisé, développé à partir de celui déployé dans les drones de reconnaissance Cavalier fantôme, encore plus volumineux. Il s'agissait d'un équipement de commande à distance qui suivait les huit autres missiles issus de la même capsule, sans pour sa part être pourvu d'une ogive ni de capacités de guerre électronique. Les bandes gravitiques des autres missiles les dissimulaient, lui et ses impulsions de com, aux yeux des vaisseaux de Giscard et de ses antimissiles. Mais sa position lui permettait de contrôler les liens télémétriques standard des missiles de sa capsule, et il emportait aussi une IA bien plus puissante qu'aucun missile offensif classique, capable de traiter les données des systèmes de détection et de traque de tous les autres projectiles et de renvoyer le résultat à son vaisseau mère par impulsion gravifique. Les bâtiments qui les avaient lancés avaient déployé les plate-formes Serrure, elles aussi toutes neuves — équipées non pas des habituelles liaisons infraluminiques avec leurs missiles offensifs mais de liaisons par impulsions gravitiques. Presque toutes les unités manticoriennes et graysoniennes capables à ce stade de déployer Serrure II se trouvaient dans l'ordre de bataille de la Huitième Force, et Honor Alexander-Harrington en avait impitoyablement tiré parti lors de la formulation de ses plans d'attaque. Les transmissions par impulsions gravitiques étaient plus rapides que la lumière, bien que pas instantanées. La vitesse de transmission réelle n'était « que » de soixante-quatre fois celle de la lumière, mais c'était un immense progrès par rapport à ce qui se faisait partout avant. Les données de détection à jour des missiles en approche traversaient l'espace vers la section tactique et les ordinateurs extrêmement puissants des supercuirassés qui les avaient lancés, et, à cette distance, le délai de transmission était inférieur à trois secondes. En pratique, cela revenait à faire le trajet instantanément — et de même pour les corrections de trajectoire renvoyées par la section tactique. Dans les faits, Apollon donnait à la Flotte royale manticorienne une capacité de correction de trajectoire en temps réel à toute distance envisageable pour un missile sous propulsion. Les officiers tactiques de Javier Giscard ne comprirent pas tout de suite à quoi ils étaient confrontés. En réalité, la plupart ne le comprirent jamais. Les missiles manticoriens ignorèrent les leurres avec mépris, et ces drôles de groupes de MPM manœuvrèrent avec une précision jamais vue de mémoire d'officier de défense antimissile. On aurait dit que chaque groupe n'était qu'un missile unique, lancé à travers l'écran défensif GE du groupe d'intervention comme s'il n'existait pas. Les antimissiles commencèrent à partir, et un autre phénomène très étrange se produisit. Les plateformes GE dispersées dans la salve manticorienne ne s'allumèrent pas toutes en même temps ou par grappes, comme elles auraient dû. Au lieu de cela, elles s'activèrent individuellement, une par une, comme si elles voyaient les antimissiles et ajustaient leurs propres séquences en Fonction. Les « Dents de dragon » s'activaient à l'instant précis où elles pouvaient attirer le plus grand nombre d'antimissiles vers de Fausses cibles. Les « Fracas » assourdissaient les capteurs embarqués des autres... pile au moment où les missiles offensifs situés derrière eux plongeaient ou s'élevaient pour traverser le trou que les Fracas avaient percé dans l'enveloppe défensive. Tous les antimissiles ne pouvaient pas être aveuglés ou évités, bien sûr. Il y en avait trop. Mais leur efficacité fut réduite de manière spectaculaire. Les douze supercuirassés de la FI-82 avaient lâché quatre vagues de capsules avant de lancer leur première salve de missiles. Deux cent quatre-vingt-huit capsules Apollon avaient lancé mille neuf cents projectiles offensifs et quatre cent quatre plateformes GE, ainsi que deux cent quatre-vingt-huit missiles de contrôle. Les antimissiles de Javier Giscard n'arrêtèrent que trois cents des missiles offensifs. Ses grappes de défense active, désespérées, dans l'unique salve laser qu'elles purent tirer, en éliminèrent quatre cents autres. Mille deux cents passèrent à travers. Les alarmes d'avarie se mirent à hurler sur les ponts de commandement et d'état-major du Souverain de l'espace. L'énorme bâtiment frémit et rua comme non pas un, ni deux, mais des vingtaines de projectiles ennemis franchissaient le cœur des défenses antimissile du groupe d'intervention. Des pans de blindage volèrent en éclats, de l'air partit dans l'espace, des affûts d'armement et des grappes de défense active furent réduits en pièces, et la litanie des destructions se poursuivit sans fin. Judas Yanakov avait concentré son tir sur deux bâtiments seulement. En partie parce que nul ne savait au juste quelle efficacité aurait Apollon face à une véritable opposition, et en partie parce que des supercuirassés étaient tout bonnement d'une solidité qui dépassait l'entendement. Il était très difficile de détruire des cibles aussi résistantes, et Honor et Yanakov voulaient causer autant de dommages que possible dès la première salve, avant cille l'ennemi ait eu le temps de s'adapter à cette nouvelle menace. Ce fut une réussite. Javier Giscard, cramponné aux bras de son fauteuil de commandement au milieu des discussions de combat frénétiques de son groupe d'intervention, écoutait les alarmes stridentes, les rapports désespérés des équipes de contrôle d'avarie luttant contre la vague de destruction. Sa liaison avec le centre de contrôle d'avarie n'était pas aussi détaillée que sur les afficheurs du capitaine de vaisseau Reumann, mais d'immenses bandes cramoisies synonymes de dommages progressèrent sur le schéma du vaisseau sous ses yeux. Puis il y eut un bref éclat terrible tandis que quelque chose heurtait l'extrémité du pont d'état-major. Il tourna brusquement la tête et eut juste le temps de voir Selma Thackeray et les membres de sa section tactique se faire déchiqueter par le front de l'explosion qui se précipitait en hurlant vers lui. Juste le temps pour son cerveau de commencer à comprendre ce qui se Lassait. « Héloï... » commença-t-il d'une voix douce au milieu de cet ouragan de destruction et de sirènes d'alarme. Il ne termina pas son nom. « Doux Jésus », murmura Ewan MacNaughton, blême. La première salve manticorienne avait détruit deux des super-cuirassés de l'amiral Giscard... dont le Souverain de l'espace. La deuxième salve, qui suivit dans les pas de la première quarante-huit secondes plus tard, en élimina deux autres, et la suivante encore deux. Il fallut un ensemble de onze salves — en moins de huit minutes — pour pulvériser tous les supercuirassés de Contact-Deux. «  Bon sang, mais comment ont-ils fait ? MacNaughton ne s'était même pas rendu compte qu'il avait posé la question à voix haute, mais l'amiral Giovanni lui répondit quand même. « Je l'ignore, dit-elle d'une voix mauvaise. Mais cela ne sera d'aucun secours à leurs bâtiments de tête d'ici vingt-cinq minutes. » « Le CO estime que nous atteindrons l'enveloppe efficace de leurs capsules intérieures dans vingt minutes, milady », fit doucement Mercedes Brigham, et Honor acquiesça. Le pont d'état-major de l'Imperator était étrangement silencieux. Loin derrière eux, les missiles de Judas Yanakov venaient d'achever les PBAL impuissants de Contact-Deux. Il ne gâchait pas ses projectiles contre les BAL orphelins : à la place, il avait récupéré les siens pour repasser en hyperespace, et Honor attendit en observant son répétiteur. Puis la quatre-vingt-deuxième force d'intervention regagna l'espace normal. Cette fois, beaucoup plus près de l'hyperlimite, et juste derrière Contact-Trois. « L'amiral Yanakov attaque Contact-Trois, milady, annonça Jaruwalski, et Honor hocha la tête. — Dommage qu'il n'ait pas le temps d'attraper Contact-Quatre avant qu'il ne s'enfonce trop loin à l'intérieur du système pour lui permettre de l'atteindre lui aussi, milady, commenta Brigham. J'aurais aimé faire le ménage. » Honor la regarda et se souvint du sort de son propre commandement à Solon. Une part d'elle-même était entièrement d'accord avec Brigham, et pas seulement parce qu'elle était officier spatial de profession. Mais la revanche avait un goût amer, et elle se retourna vers le répétiteur. — On se contentera de ce qu'on aura, dit-elle calmement. Et il est à peu près temps de voir si Balder est si vulnérable. » Elle leva les yeux vers Jaruwalski : « Andréa ? — Oui, milady ? — Activez les plateformes Viscum. » « Mais qu'est-ce que... » Le capitaine MacNaughton se raidit, consterné. « Amiral Giovanni ! Nous avons... » Giovanni était encore en train de se retourner vers l'afficheur quand les explosions commencèrent. Les équipes de détection havriennes s'étaient habituées à ne pas pouvoir localiser et détruire les plateformes très furtives dont Manticore se servait pour reconnaître leurs systèmes stellaires. C'était vexant, mais vrai. Et donc, en dehors d'une profonde irritation, elles n'avaient guère prêté attention aux drones de reconnaissance Cavalier fantôme à forte endurance que les Manticoriens avaient dispersés dans l'intérieur du système de Lovat. Pas de chance. Sonja Hemphill avait personnellement choisi le nom de Viscum en référence à la flèche de gui qui avait terrassé Balder, le dieu de la mythologie nordique, et elle avait bien choisi. — Mais d'où viennent-ils, nom de Dieu ? s'exclama Giovanni. — Je n'en sais rien, amiral ! » répondit MacNaughton d'une voix qui trahissait autant d'angoisse que son visage, alors que des lasers manticoriens laminaient les plateformes Moriarty. Pas juste une des plateformes : les trois. La dispersion et le caractère furtif censés les protéger n'avaient manifestement pas rempli leur office, songea-t-il, et il ferma un instant les yeux tandis qu'elles explosaient sous une avalanche de tirs. Alessandra Giovanni était blême. Avec la destruction des plateformes Moriarty, elle n'avait plus rien qui puisse contrôler des salves de missiles de la taille requise pour submerger des défenses manticoriennes. Et vu ce que l'ennemi avait déjà infligé aux forces de l'amiral Giscard, il était douloureusement évident que ses propres défenses antimissile n'auraient au mieux qu'une efficacité marginale. « Les plateformes de reconnaissance ! s'écria soudain MacNaughton. Ces salauds ont ajouté des têtes laser à leurs putain de plateformes de reconnaissance ! » Giovanni écarquilla les yeux puis secoua la tête et se tourna vivement vers MacNaughton. Il avait raison, comprit-elle. C'était la seule explication. « Mais comment ont-ils trouvé Moriarty ? demanda-t-elle. À moins... — À moins que quoi, amiral ? s'enquit MacNaughton comme elle s'interrompait soudain. — Suarez, répondit-elle brusquement. Voilà à quoi Suarez a servi ! Ils ont compris ce qui leur était arrivé à Solon, et ils se sont servis de leurs drones GE pour nous pousser à activer le réseau Moriarty à Suarez après avoir enfoncé leurs plateformes de reconnaissance assez loin dans le système pour les voir. Ils ont obtenu un relevé détaillé complet de ce qu'ils cherchaient ! — Et ensuite ils ont ajouté des drones de reconnaissance armés pour les détruire une fois qu'ils les auraient trouvées, acheva MacNaughton en serrant les dents. — Exactement. Merde ! Ils ne doivent pas avoir l'accélération nécessaire pour être très efficaces contre des cibles mouvantes, quelle que soit la distance, mais contre des cibles fixes, surtout s'ils savent exactement que chercher... — Capitaine MacNaughton ! » s'écria un matelot, et MacNaughton se retourna vers ses afficheurs. Ses épaules se raidirent un instant puis s'affaissèrent, et il regarda de nouveau Giovanni. « Pas seulement Moriarty, amiral, grinça-t-il. On dirait que nous allons devoir commencer à espacer un peu plus nos capsules défensives. Ils viennent de détruire les trois quarts de l'échelon bêta et presque autant de delta. — Comment? demanda Giovanni d'une voix monocorde. — Encore leurs satanées plateformes de reconnaissance. Forcément. Ils ont placé de bonnes vieilles ogives nucléaires à l'ancienne – autour de cinq cents mégatonnes – assez près des capsules pour les neutraliser par une explosion de proximité. » Giovanni acquiesça en silence. Évidemment. Si l'on pouvait mettre des têtes laser sur ces drones, pourquoi pas de simples ogives nucléaires ? Ils n'en avaient pourtant pas vraiment besoin. Étant donné la précision dont ils avaient fait preuve contre Giscard, ils pouvaient neutraliser les capsules à coups de MPM programmés pour une explosion de proximité à une distance telle qu'elle ne pouvait espérer rendre un seul coup. « Amiral Giovanni, dit un officier de com ébranlé, l'amiral Trask vous demande. » Alessandra Giovanni jeta un dernier regard à l'afficheur sur lequel le cœur et la tête de ses défenses venaient d'être annihilés, puis elle inspira profondément. Bien sûr que Trask voulait lui parler. Ses supercuirassés obsolescents ne seraient guère plus que des cibles pour Harrington et ses SCPC, et Giovanni n'était pas optimiste quant aux chances de ses BAL de franchir le feu défensif manticorien et leurs fichus Katanas sans le soutien de salves massives lancées par les capsules défensives du système. Par conséquent, si elle engageait les bâtiments de l'amiral Wentworth Trask dans la bataille, tous ses hommes et lui allaient périr. « D'après les plateformes de reconnaissance classiques, nous venons de détruire leurs trois stations de contrôle, milady, jubila Jaruwalski. — Très bien, Andréa. Dans ce cas, nous allons passer au plan alpha. Affaiblissons autant que possible leur réseau de capsules avant d'entrer dans leur enveloppe. — À vos ordres, milady. » Honor hocha la tête et se retourna vers son répétiteur, en espérant que le commandant ennemi comprendrait que ses unités défensives étaient impuissantes et se rendrait avant qu'elle soit obligée de toutes les détruire. CHAPITRE CINQUANTE-HUIT « Quel est le bilan ? » s'enquit Pritchart d'une voix monocorde. Thomas Theisman la regarda un moment avant de répondre. Elle avait l'air... brisée, songea-t-il. Non pas dans sa détermination à assumer ses responsabilités ni dans son courage. Mais si ces qualités-là demeuraient intactes, quelque chose d'autre au fond d'elle-même n'était plus qu'une plaie ouverte, et Theisman souffrait pour elle. Ce n'était pas seulement sa présidente. C'était son amie, comme Javier l'avait été, et la mort de Javier, après tout ce qu'ils avaient traversé et ce à quoi ils avaient survécu tous les deux sous le comité de salut public, était un coup très amer. Elle soutint son regard par-dessus son bureau, les yeux aussi mornes et tristes que sa voix, et il comprit qu'elle savait ce qu'il pensait. Mais elle ne dit rien de plus. Elle attendit simplement, immobile. « Très mauvais, dit-il enfin. Lovat et tous les BAL, bâtiments de soutien logistique et munitions que nous y construisions, tout est en miettes. Harrington a tout détruit. Sans compter qu'elle a éliminé trente-deux porte-capsules, quatre porte-BAL, les vingt-quatre supercuirassés d'ancienne génération de l'amiral Trask et pas loin de dix mille BAL. Je ne saurais même pas calculer le coût économique direct. Les équipes de Rachel sont encore sous le choc après avoir vu les chiffres préliminaires, mais je pense qu'on peut estimer sans se tromper qu'ils ont au moins doublé le coût économique et industriel cumulé de tous leurs raids précédents. » Il secoua la tête. « Comparé à cette raclée, notre assaut sur Zanzibar était une tape amicale. » Le visage de Pritchart s'était tendu, sa douleur renouvelée, alors qu'il égrenait la litanie des destructions. Heureusement, les pertes humaines ont été bien moindres qu'elles n'auraient pu, poursuivit Theisman. L'amiral Giovanni a eu le bon sens d'ordonner à Trask de désarmer ses supercuirassés quand Harrington a commencé à éliminer ses capsules défensives à coups d'ogives de proximité. Il les a fait sauter lui-même pour éviter qu'ils ne soient pris, mais tous ses hommes en sont d'abord sortis vivants. Nous avons perdu davantage d'équipages de BAL. Ils devaient au moins essayer, et on ne peut pas reprocher à Giovanni d'avoir cru qu'ils seraient suffisamment nombreux pour submerger la force d'intervention manticorienne de tête. Sauf que tous les BAL en couverture de cette force d'intervention étaient des Katanas, jusqu'au dernier. Ajoutez à cela leurs nouveaux antimissiles et ce dont ils se sont servis contre nos unités du mur, et ils ont massacré nos Cimeterres. Même les nouveaux alpha. — Comment ont-ils fait ? demanda-t-elle de, la même voix monocorde terrible. — Nous évaluons encore les rapports préliminaires. D'après ce que nous avons vu pour l'instant, il semble qu'ils aient utilisé deux nouvelles armes contre nous. Le pire, c'est que ces deux nouveaux systèmes paraissent dans le prolongement logique de leur satanée technologie Cavalier fantôme, et que nous n'avons rien vu venir pour autant. » Nous aurions dû nous rendre compte que, tôt ou tard, ils finiraient par attacher des armes sur leurs drones de reconnaissance. Ils ont prouvé leur capacité à les faire opérer loin au milieu de nos zones défendues, quasi impunément, et ils ont sans doute pris un certain plaisir à appliquer une variante de la technique à laquelle Saint-Just a eu recours pour détruire le yacht d'Élisabeth à Yeltsin. La mauvaise nouvelle, c'est qu'ils peuvent les approcher très près ; la bonne - si l'on peut dire -c'est que, même ainsi, ils ne peuvent pas les faire parvenir à portée d'attaque en mode furtif jusqu'au bout. Ils doivent toujours s'approcher pour donner l'assaut, et même des systèmes furtifs manticoriens sont incapables de les dissimuler sur les cent mille derniers kilomètres du parcours. Ils ne possèdent pas non plus le taux d'accélération de missiles et, pour une utilisation optimale, ils doivent s'élancer depuis une position presque au repos, sinon ils ne peuvent pas traîner jusqu'au moment propice. Ils ont donc une vitesse d'approche relativement faible, et ils peuvent être ciblés par des antimissiles et des défenses actives classiques maintenant que nous les savons là. Nos chances d'interception ne seront pas fameuses, surtout que nous n'aurons guère le temps de réagir entre le moment où leur propulsion s'engagera et celui où ils atteindront la portée d'attaque, mais nous pouvons sans doute faire face. » Il marqua une courte pause puis haussa les épaules. « En réalité, cet aspect du problème est largement de ma faute, continua-t-il, imperturbable. Shannon m'avait prévenu dès le début que les capacités furtives des plateformes Moriarty ne suffiraient pas à les dissimuler si les Manties comprenaient ce qu'ils devaient chercher. Elle voulait les intégrer à des supercuirassés sur mesure, ou au moins les ajouter comme un composant supplémentaire à des plateformes plus volumineuses et mieux défendues. Je suis passé outre parce que nous avions besoin de mettre Moriarty en service au plus vite. Je n'aurais pas dû. Elle avait raison. — Vous aussi. Nous en avions besoin - nous en avons besoin. Vous n'avez pas vu venir une attaque invisible, mais personne d'autre non plus. Ne vous faites pas de reproches après coup. » Theisman opina, mais il se savait incapable d'appliquer cette directive présidentielle-là. « L'autre nouvelle arme qu'ils ont déployée est en réalité beaucoup plus effrayante, reprit-il. Sa précision avérée est déjà terrible, mais ce qu'elle a fait à nos capacités GE et nos antimissiles est peut-être pire encore. Je m'efforce de me répéter que ceci n'est qu'un rapport préliminaire, mais je vais être honnête, Héloïse : difficile de ne pas paniquer en le lisant. » J'en ai discuté avec Linda Trenis et Victor Lewis. Bien entendu, nous n'avons pas encore l'avis de Shannon, mais je serais étonné qu'elle parvienne à des conclusions différentes sur la base des données dont nous disposons pour l'instant. « Ils ont manifestement incorporé une liaison supraluminique à la télémétrie de leurs missiles. Je suppose qu'il doit s'agir d'une plateforme distincte dédiée – un projectile de la taille approximative d'un missile, dans lequel ils ont réussi à faire entrer un communicateur à impulsions gravifiques – qui sert de noyau de traitement de données avancé. Nul n'avait jamais envisagé une chose pareille, parce que c'était inutile. La vitesse de la lumière était la limite, on faisait avec, et puis ce genre d'approche doit imposer de rassembler tous les missiles contrôlés par la plate-forme en un bouquet assez dense. Cela devrait les rendre plus vulnérables aux interceptions, en théorie, et avant due les communicateurs supraluminiques n'apparaissent, toute plateforme de contrôle aurait été tout aussi éloignée du bâtiment lanceur que les autres missiles, et tout aussi lente à réagir aux instructions télémétriques. « Mais ce qu'ils ont fait offre à leurs missiles ce qui se rapproche le plus d'une interaction en temps réel avec leurs officiers tactiques, Héloïse. Tu n'es pas officier spatial professionnel et tu ne te rends peut-être pas compte de l'avantage fantastique que cela représente. Même avec des missiles conventionnels à propulsion unique, il y a toujours eu un délai de transmission télémétrique qui interdisait de les contrôler de manière efficace depuis le bâtiment lanceur à grande distance. Ou d'obtenir un jour des données de traque de la part des capteurs d'un groupe de missiles qui permette de mettre à jour la visée d'un attire groupe. » Mais il semble que ce ne soit plus vrai pour les Manties. Ils n'ont pas besoin de programmer à l'avance des manœuvres d'évitement, de lancer leurs missiles sur un profil d'attaque verrouillé ou en présélectionnant leur rôle GE. Ils peuvent utiliser la capacité de calcul de leurs bâtiments pour analyser les motifs d'approche des antimissiles et ensuite procéder à des modifications à la volée, ajuster tous les paramètres à mesure qu'ils approchent et que leurs données concernant les défenses à pénétrer s'affinent. Ils peuvent demander à leurs missiles de guerre électronique de s'activer pile au moment opportun – déterminé par les ordinateurs tactiques d'un supercuirassé et lion par le peu qu'on fait tenir dans le corps d'un missile. Et pardessus le marché, ils peuvent rectifier la trajectoire de leurs projectiles offensifs pour tirer le meilleur parti des trous que leurs systèmes GE percent dans nos défenses. Bref, leur précision sera infiniment supérieure à la nôtre dans tout affrontement à portée maximale, et la capacité de leurs missiles à pénétrer nos défenses sera elle aussi largement supérieure. Ils vont donc passer à travers avec davantage de têtes laser, et celles-ci seront beaucoup plus précises à l'arrivée. — Notre supériorité numérique vient donc de s'évaporer, fit Pritchart, sinistre. — Pas nécessairement », répondit Theisman. Pour la première fois depuis qu'il était entré dans son bureau, les yeux topaze de la présidente trahirent une émotion : l'incrédulité. « Vous venez de dire qu'ils sont capables de détruire nos vaisseaux – comme celui de Javier – à des distances d'où nous ne pouvons même pas les toucher, dit-elle sèchement. — Oui, en effet. Avec certains de leurs bâtiments, au moins. — Que voulez-vous dire ? » Elle inclina la tête, l'œil soudain perçant, et Theisman haussa les épaules. « Héloïse, il s'agit d'une nouvelle arme qu'ils viennent de déployer. Bien sûr, il est possible qu'ils aient mis toutes leurs unités à niveau, mais je ne le pense pas. — Pourquoi donc ? — La Huitième Force est ce qu'ils ont de mieux depuis qu'ils l'ont activée. Elle possède leurs vaisseaux les plus modernes et celle que je tiens pour leur meilleur commandant de flotte. C'est aussi leur principale arme offensive. Mais la Huitième Force n'avait pas cette capacité à Solon il y a cinq mois et demi. Sinon, elle s'en serait servie quand Davier l'a prise au piège. » D'ailleurs, si les Manticoriens avaient déployé cette arme sur tout leur effectif il y a deux mois et demi, quand Élisabeth a accepté votre invitation au sommet, elle aurait refusé. Vous savez ce qu'elle pense de nous et pourquoi. Vous croyez vraiment qu'elle aurait accepté de s'asseoir autour d'une table pour négocier si elle avait eu un tel équipement prêt à l'emploi ? » Il renifla d'un air de dérision amer. e Non, si Élisabeth Winton en avait disposé à grande échelle, elle nous aurait dit d'aller nous faire voir, et ensuite elle serait passée à l'attaque. Elle aurait repris tous les systèmes que nous leur avons confisqués pendant Coup de tonnerre et continué tout droit jusqu'à prendre Havre et occuper La Nouvelle-Paris comme ils auraient dû le faire à la fin de la dernière guerre. — Elle n'a peut-être accepté que pour gagner du temps pendant qu'ils déployaient leur système, répondit-elle. — Possible, concéda Theisman. D'ailleurs, c'est probablement ce qui s'est passé, au moins à petite échelle. Mais regardez ce qu'ils ont fait avec leur nouvelle arme. Ils se sont abattus sur Lovat, qui était certes une cible beaucoup plus importante que ce qu'ils avaient frappé auparavant. Ils sont entrés, ils ont pris au piège et massacré la véritable force défensive quand celle-ci est sortie d'hyper (il maudit son choix de verbe en percevant une nouvelle pointe de douleur dans les yeux de Pritchart, mais il continua comme si de rien n'était), puis ils ont gagné l’intérieur du système, liquidé les BAL et un groupe de vaisseaux du mur obsolètes, et balayé la base industrielle du système. D'accord ? — Oui, dit-elle d'une voix à nouveau sèche. — Alors pourquoi le faire à Lovat ? demanda-t-il simplement. S'ils avaient assez de bâtiments capables de déployer et d'utiliser cette arme, pourquoi ne pas directement cibler Havre ? Nous frapper avec leur propre version de Béatrice ? Faites-moi confiance, Héloïse : Caparelli, Havre-Blanc et Harrington sont au moins aussi bons stratèges que n'importe qui de notre côté. Si nous disposions d'une arme pareille en quantités décisives, ou si nous avions une chance d'en disposer en nombre suffisant dans un futur très proche, nous ne révélerions pas son existence à l'adversaire en frappant une cible secondaire, si séduisante soit-elle. Nous la garderions en réserve, dans le plus grand secret, jusqu'à pouvoir nous en servir lors d'une offensive unique qui mettrait fin à la guerre. Songez-y. C'est exactement ce qu'ils ont fait la dernière fois, pour l'opération Bouton-d'or : ils ont gardé leurs nouveaux bâtiments et leurs nouvelles armes jusqu'à ce que tout soit prêt, et puis ils nous ont flanqué la pâtée. — Vous êtes donc en train de dire que leur raid contre Lovat indique qu'ils n'ont pas déployé cette arme à grande échelle ? — Je pense que c'est, exactement cela. Je pense qu'ils nous ont montré cette arme plus tôt parce qu'ils savent aussi bien que nous ce que disent nos tonnages respectifs en ce moment, et que la menace solarienne les inquiète beaucoup. Ils ne cherchent plus seulement à nous pousser à redéployer nos effectifs et à rogner notre force. Cela ne les dérangerait sans doute pas d'arriver à nous convaincre de perdre du temps à redéployer pendant qu'ils effectuent leurs mises à niveau ou lissent les goulets d'étranglement de leur production, ou toute autre tâche nécessaire pour équiper tout leur mur de bataille de ce truc. Mais ils préféreraient largement nous faire croire que c'est déjà fait. Ils veulent que la guerre se termine, avant que les Solariens ne s'y invitent, et ils espèrent nous voir décider que nous sommes fichus et jeter l'éponge. Soit dit en passant, quand ils auront terminé le déploiement de cette arme, nous serons bel et bien fichus, n'en doutez pas. — Alors que proposez-vous, Thomas ? — Pour moi, nous avons trois options. La première : obtenir qu'ils acceptent de parlementer à nouveau avec nous et de régler le conflit sans que plus personne n'en souffre d'un côté comme de l'autre. La deuxième : nous rendre avant qu'ils ne mettent en service leur nouvelle arme et ne massacrent encore des milliers de nos hommes comme ils l'ont fait pendant Bouton-d'or. La troisième : nous lancer et les frapper avec la variante Bravo du plan Béatrice avant qu'ils ne déploient complètement leur nouvelle technologie. — Mon Dieu, Thomas, vous n'êtes pas sérieux ? — Héloïse, nous n'avons plus d'autres choix, et nous manquons de temps. » Il secoua la tête. « Vous savez ce que je pense de cette guerre depuis le début. Je voudrais la première option. J'ai envie de leur parler, de leur révéler le rôle d'Arnold, de régler cette histoire autour d'une table de conférence plutôt qu'à coups de missiles et de systèmes stellaires ruinés. Mais ils ont rejeté cette option. Je connais notre interprétation de leurs raisons. Je sais que quelqu'un manipule les événements. Mais s'ils refusent de nous parler, nous ne pouvons pas le leur dire. » Alors soit nous nous rendons, soit nous visons la victoire totale. — Et laquelle de ces deux options aurait votre préférence ? demanda-t-elle doucement. -- Par bien des côtés, je préférerais presque me rendre, reconnut-il. Je me bats contre Manticore depuis longtemps maintenant, Héloïse. Bon sang, j'ai commencé à Yeltsin, avant même le début de la première guerre ! Mes sentiments en ce qui les concerne sont sans doute aussi confus que ceux de la plupart des gens au sein de la République, mais je suis fatigué de voir mourir les hommes et les femmes qui sont sous mon commandement, qui exécutent mes ordres parce qu'ils me font confiance. Surtout quand ils se font tuer à cause d'un putain de malentendu débile. » Mais je suis amiral; c'est vous la femme politique. La reddition est-elle envisageable ? — Je ne sais pas. » Pritchart inspira profondément, les yeux brillants de larmes retenues. « Je ne sais pas du tout. Je pourrais convaincre le gouvernement, mais je ne vois pas comment je pourrais faire de même avec les sénateurs, même si je leur exposais tous nos soupçons sur Arnold à ce stade. Et je n'ai pas le pouvoir, en tant que présidente, de déclarer la guerre ni de signer la paix – ou la reddition – sans le conseil et le consentement du Sénat. Dieu seul sait ce qui arriverait si j'essayais. Nos institutions et nos chaînes d'autorité sont encore si récentes qu'elles pourraient se briser si j'ordonnais la reddition et que le Congrès me contredisait. Tout ce pour quoi nous avons travaillé s'effondrerait. Même votre flotte partirait en morceaux. La majeure partie obéirait sans doute si vous apportiez votre soutien à mon ordre, mais certains pourraient l'ignorer et tenter de poursuivre le conflit. Nous pourrions même nous retrouver avec une nouvelle guerre civile ! — Pouvons-nous envoyer un message privé à Élisabeth, dans ce cas ? fit Theisman d'un ton presque suppliant. Lui dire que nous voulons un nouveau cessez-le-feu ? Un désarmement sur place de toutes les unités le temps d'envoyer une mission diplomatique directement sur Manticore ? — Vous croyez vraiment qu'ils nous écouteraient après tout ce qui s'est passé ? répondit tristement Pritchart. C'est exactement ce que j'ai déjà proposé, Thomas ! Et ils sont persuadés qu'il s'agissait d'un stratagème que j'aurais inventé pour une raison machiavélique connue de moi seule avant de tenter d'assassiner deux adolescentes afin de saboter mon propre sommet. Si j'essaye à nouveau, ils vont y voir la redite exacte du tour que Saint-Just leur a joué pour mettre en échec leur opération Bouton-d'or. Cela ne ferait que leur prouver que leurs nouvelles armes nous font trembler. » Une larme coula le long de sa joue, et elle secoua la tête. — Je veux que cette guerre prenne fin, encore plus que vous, Thomas. C'est moi qu'Arnold a piégée avec sa fichue correspondance falsifiée. C'est moi qui ai provoqué ce foutoir. Et maintenant regardez : des centaines de milliers d'hommes et de femmes sont morts, des systèmes stellaires sont ravagés d'un bout à l'autre, et même Javier. — Héloïse, il n'y avait pas que vous. » Theisman se pencha, tendit le bras, saisit sa main et la serra fort. « Oui, il vous a roulée. Eh bien, il m'a roulé aussi, de même que le reste du gouvernement et le Congrès au grand complet ! Vous venez de le dire vous-même : vous n'aviez pas le pouvoir de déclarer la guerre sans son conseil et son consentement, et vous avez eu les deux. — Mais c'est moi qui ai demandé. C'était ma politique, souffla-t-elle. Mon gouvernement. — Peut-être. Mais la façon dont nous en sommes arrivés là ne change rien à la situation, ni aux options qui s'offrent à nous. Alors, si nous ne pouvons ni négocier ni nous rendre, que pouvons-nous faire à part lancer Béatrice ? Nous devons agir coûte que coûte, Héloïse, et, grâce à votre autorisation préliminaire et aux redéploiements avancés déjà effectués, nous pourrons attaquer bien plus tôt que les Manties ne s'attendent à obtenir une réaction. Et Béatrice-Bravo a été spécifiquement conçu pour détruire la Huitième Force. Si nous réussissons, nous balayons toute la flotte qui soit à coup sûr équipée des nouveaux missiles, mais même cela n'aura guère d'importance si l'opération principale est couronnée de succès. Voilà où on en est, maintenant. Si nous attendons, nous perdons; si nous attaquons et que je me trompe sur l'avancement de leurs remises à niveau, nous perdons; mais si nous attaquons et que j'ai raison, nous gagnerons presque à coup sûr. C'est aussi simple que cela. » Il la regarda droit dans les yeux une fois de plus en tenant toujours sa main. « Alors quelle voie prendrons-nous, madame la présidente ? » CHAPITRE CINQUANTE-NEUF « Duchesse Harrington ? — Par ici, madame la duchesse ! — Duchesse Harrington, accepteriez-vous de commenter... — Madame la duchesse, saviez-vous... — Alvin Chorek, madame la duchesse, du groupe Le Héraut d'Arrivée! Allez-vous... — Duchesse Harrington ! Duchesse Harrington! » Honor ignora les cris des journalistes en traversant rapidement le hall de l'astroport. Ce n'était pas facile. Une conférence de dernière minute à bord de l'hnperator avait largement dépassé la durée prévue et lui avait fait prendre plus de six heures de retard sur son planning d'origine, mais la foule n'y avait trouvé que plus de temps pour se rassembler. Pire, il y avait visiblement eu des fuites concernant son heure d'arrivée révisée, et le hall était plein à craquer. Le personnel de sécurité de Port-Royal, rejoint par des détachements de la police d'Arrivée mobilisés en hâte, formait un cordon pour maintenir à distance les reporters et ce qui, à ses yeux las, paraissait dix millions de quidams au moins. Avec plus ou moins de succès. Trois journalistes particulièrement entreprenants déboulèrent soudain par une porte de service laissée on ne sait comment sans surveillance. Ils se précipitèrent vers elle, caméra à l'épaule, en hurlant des questions; puis ils s'arrêtèrent net en se retrouvant nez à nez avec une ligne solide et soudain figée de gardes du corps vêtus de vert. Des gardes du corps armés. Armés et peu affables. Andrew La Follet, prévoyant la tournure que pourraient prendre les événements, avait envoyé une équipe supplémentaire de douze hommes à l'astroport depuis la maison de la baie. Ils s'étaient présentés en renfort de Spencer Hawke, Clifford McGraw et Joshua Atkins à la porte de débarquement, et LaFolIet lui-même n'aurait pas fait mieux que le regard glacial dont le capitaine Hawke gratifia le journaliste le plus proche. « Ah... euh... je veux dire... » Le reporter avait perdu toute son impétuosité. Hawke ne fit aucun geste menaçant, mais il n'en avait pas besoin, et si Honor observait gravement la scène, sa mine elle-même peu affable dissimulait un certain amusement intérieur, pendant qu'elle se demandait si l'intimidation des journalistes était au programme de la formation au métier d'homme d'armes quelque part. « Je vous prie de m'excuser, monsieur, fit Hawke avec une courtoisie exquise, mais vous barrez le chemin de mon seigneur. — Nous voulions juste... » commença le journaliste avant de s'interrompre. Il tourna les yeux vers ses deux collègues pardessus son épaule comme pour quémander leur soutien. Si c'était bien ce qu'il cherchait, il ne le trouva pas. Ils étaient occupés à regarder ailleurs. Puis ils s'écartèrent tous les trois d'un même mouvement, comme à l'issue d'une communication télépathique. « Merci », fit poliment Hawke. Il se tourna vers Honor : « Milady ? — Merci, Spencer », dit-elle avec une gravité admirable, et toute la troupe reprit son trajet interrompu vers les limousines et chasseurs d'escorte qui les attendaient. Spencer Hawke s'appliquait à regarder par la fenêtre de la limousine lorsque Hamish Alexander-Harrington serra son épouse dans une étreinte irrésistible. « Mon Dieu, que je suis heureux de te voir ! » dit-il tout bas tandis qu'Honor s'installait à côté de lui sur la banquette, la tête sur son épaule. Elle appuya le sommet de son crâne contre sa joue, et les chats sylvestres perchés sur leurs épaules se frottèrent joue contre joue à leur tour. « Moi aussi », lui murmura-t-elle à l'oreille. Elle s'autorisa un instant de détente complète puis se redressa sur le siège, le bras d'Hamish toujours autour de ses épaules, mais avec suffisamment de recul pour voir son visage. « Émilie ? demanda-t-elle. Katherine ? — Elles vont bien toutes les deux, la rassura-t-il aussitôt. Émilie avait envie de venir, mais Sandra ne voulait pas en entendre parler. D'ailleurs, Jefferson était prêt à s'y opposer fermement si elle essayait. » Il secoua la tête et regarda Hawke avec un sourire ironique. « Bon sang, mais comment as-tu réussi à garder l'illusion que tu dirigeais ta propre vie alors que des hommes d'armes graysoniens veillent sur toi depuis si longtemps ? — Jefferson ne fait que son travail, mon amour », répondit sévèrement Honor, qui surveillait elle aussi Hawke du coin de l’œil. Toutefois son homme d'armes personnel paraissait soudain remarquablement dur d'oreille. « Quant à Sandra, elle faisait sans doute preuve de simple bon sens, vu le bazar là-dedans ! » Honor désigna de la tête les bâtiments de l'astroport qui rapetissaient rapidement derrière eux, et il renifla. « Tu ferais bien de t'y habituer, lui conseilla-t-il. La nouvelle a été annoncée hier. Après les exploits de Terekhov à Monica, Lovat fait grimper le moral et l'enthousiasme général vers de nouveaux sommets. Le rebond est même d'autant plus vif à cause du contraste avec ce qui s'est passé à Zanzibar avant le cessez-le-feu. Sans compter que l'assassinat de Jim et l'attentat contre Berry et Ruth ont mis les sujets de Sa Majesté dans l'humeur la plus assassine que je leur aie connue depuis ton exécution". Et puisque Terekhov ne rentrera pas à Talbot avant tin bon mois, toute l'attention va se concentrer sur toi, madame la Salamandre. — Mon Dieu, je déteste ces situations-là, murmura-t-elle. — Je le sais bien. Parfois, je préférerais que tu te réjouisses d'être sous les projecteurs, mais tu ne serais plus toi-même, imagine. — Nimitz m'égorgerait pendant mon sommeil, tu veux dire ! s'esclaffa Honor. Tu n'as pas idée de l'effet que produit une meute de journalistes féroces sur le sens empathique d'un chat sylvestre ! — Non, mais je baigne assez dans le reflet de ta gloire ces derniers temps pour que Samantha me fasse bien comprendre qu'il n'est pas agréable. — C'est le moins qu'on puisse dire. » La limousine vira et Honor fronça les sourcils en regardant par la fenêtre. « Où allons-nous ? — À l'Amirauté, je le crains, répondit Hamish. — Ah, non ! s'écria-t-elle. Je veux voir Émilie et Katherine ! — Je sais, mais Élisabeth veut... — Je me contrefiche de ce que veut Élisabeth ! coupa Honor. Hamish écarquilla les yeux, se recula et la fixa d'un air ébahi. « Cette fois c'est non, Hamish ! reprit-elle, furieuse. Je veux voir mon épouse et ma fille. La reine de Manticore, le Protecteur de Grayson et l'empereur de l'univers peuvent tous faire la queue derrière ces deux-là! — Honor, dit-il doucement, elle veut seulement te féliciter, et elle a prévu de le faire à l'Amirauté plutôt qu'au Palais du Montroyal parce qu'elle veut y associer le reste de la flotte. Elle avait programmé la cérémonie pour te laisser d'abord passer au moins cinq heures à la baie de Jason. — Je m'en moque. » Honor s'enfonça dans le siège et croisa les bras. « Cette fois, c'est non. Je serrerai notre fille dans mes bras avant toute autre chose. Élisabeth m'a déjà couverte de récompenses, de cadeaux et d'honneurs, mais je ne lui ai jamais rien demandé. Eh bien, aujourd'hui, je demande quelque chose. Et si elle ne veut pas me l'accorder, alors je prendrai au lieu de demander. — Je vois. » Hamish l'observa quelques instants, se rappelant la jeune capitaine de vaisseau qu'il avait rencontrée pour la première fois à Yeltsin il y a si longtemps, réservée, déterminée, intrépide sur le plan professionnel et pourtant discrète sur le plan personnel. Cette Honor Harrington-là n'aurait jamais envisagé de répondre à la reine de Manticore de faire la queue derrière un nourrisson. Celle-ci, en revanche... Il sortit son communicateur personnel et l'activa. « Willie ? C'est Hamish. Je t'avais dit que ne pas repousser la cérémonie était une mauvaise idée. Elle est très, très mécontente, et je la comprends. » Il écouta un moment la réponse puis haussa les épaules. « C'est toi le Premier ministre du royaume. Je crois que gérer ce genre de situation fait partie de ton boulot. Alors tu retournes à ton bureau, tu appelles Élisabeth et tu lui suggères très poliment de repousser la cérémonie. Personnellement, je pense qu'elle verra la sagesse de cette proposition. Je l'espère, en tout cas. » Il marqua une pause, écouta de nouveau, et Honor sentit son amusement. Elle entendait d'ailleurs le baron de Grandville élever la voix dans le récepteur pressé contre l'oreille d'Hamish. « Eh bien, c'est ton problème, frérot, dit celui-ci en souriant. Pour ma part, je ne suis pas assez bête pour me disputer avec ma femme – mes deux femmes – à ce sujet. Nous rentrons donc à la maison. Bonne journée. » Il éteignit le communicateur et le glissa dans sa poche, puis il activa à la vitre de partition levée entre eux et le compartiment du pilote. Elle s'ouvrit, et Tobias Stimson se tourna vers lui. « Oui, milord ? — À la baie de Jason, Tobias. — Très bien, milord », répondit Tobias, manifestement approbateur, et Hamish sourit à Honor comme la limousine virait de nouveau. « C'est mieux ? — Oui, dit-elle d'un air encore un peu sombre. Et puisque tu as vite fait le nécessaire, tu verras un autre jour se lever, même si tu étais à deux doigts de me traîner à l'Amirauté. « Mmm. » Il se frotta un instant la tempe puis acquiesça. Ça me convient. À ma décharge, je plaiderai seulement que le planning a été fixé hier, avant que tu ne prennes du retard. J'avais assimilé le timing, à ce stade. — Mouais. » Elle le regarda puis rejeta la tête légèrement en arrière. « Ça ira comme ça, je suppose. Mais... que cela ne se reproduise pas. » Katherine Allison Miranda Alexander-Harrington était un bébé tout rouge, l'air désapprobateur, et magnifique, songea Honor. En toute objectivité, bien sûr. Après tout, Raoul Alfred Alistair était au moins aussi beau, même s'il était un peu plus vieux. Katherine dans les bras, elle était installée sur son transat préféré, sur la terrasse qui surplombait la baie de Jason. Des parasols protégeaient les bébés du soleil, et le fauteuil médicalisé d'Émilie se trouvait à côté d'elle. Ils n'étaient pas vraiment seuls. Sandra Thurston et Lindsey Phillips avaient attendu avec Émilie l'arrivée d'Honor. Sandra câlinait Katherine jusqu'à ce qu'Honor et Hamish rentrent à la maison, et Lindsey avait encore Raoul dans les bras, endormi, le visage posé sur son épaule comme sur un oreiller. Nimitz et Samantha s'étaient étalés sur la table abritée par un parasol pour profiter de la lueur d'âme des nouveau-nés, quant à Andrew La Follet et Jefferson McClure, ils gardaient un œil sur Émilie et les bébés. Tobias Stimson et les trois hommes du détachement personne d'Honor les avaient rejoints, et ils étaient maintenant alignés sur le bord de la terrasse, sans grande discrétion, mais ils leur offraient une bulle d'intimité protégée. « Nous faisons du bon travail », commenta Honor en souriant, tandis qu'elle goûtait la lueur d'âme encore brute de la nouveau-née emmaillotée dans ses bras. Elle caressa sa joue incroyablement douce du bout de l'index droit puis releva les yeux vers Émilie. « Eh bien, le docteur Illescue et son équipe ont un peu de mérite du côté mécanique, répondit la comtesse avec un large sourire. Et ta mère aussi, qui était prête à me botter les fesses. Néanmoins, continua-t-elle avec sagesse, je dois dire, tout bien pesé – après mûre réflexion, tu comprends – que tu n'as pas tort. — Je regrette juste de ne pas avoir été présente pour sa naissance, fit doucement Honor. — Je sais. » Émilie lui tapota la cuisse. « J'imagine que tous les aspects de la technologie ne signent pas forcément un progrès. Je veux dire, il fut un temps où les seuls qui avaient à s'inquiéter de ne pas être présents à la naissance étaient les pères. Les mères étaient toujours là. — Je n'avais pas vu les choses sous cet angle, fit Honor. — Moi si », intervint Hamish, qui sortait de la maison derrière elle. James MacGuiness, Miranda La Follet et Farragut le suivaient, et Hamish leva la main droite, brandissant fièrement des chopes à bière. « Quoi donc ? » s'enquit sa première épouse comme il arrivait près d'elles et se baissait pour les embrasser toutes les deux brièvement. « J'avais réfléchi à cette histoire de progrès », dit-il en posant les chopes sans ménagement pour ensuite regarder MacGuiness les remplir avec soin d'Old Tilman. « J'ai pu être présent aux deux naissances, et c'était bien. Mais j'en ai voulu à l'Amirauté d'avoir envoyé Honor en mission à ce moment précis. D'ailleurs, j'étais si furieux que j'ai décidé d'en parler personnellement au Premier Lord. La conversation a été un peu confuse. — Tu es toujours un peu confus, chéri, fit Émilie tandis qu'Honor et lui goûtaient leur bière. — Penses-tu! s'exclama-t-il. Je suis toujours très confus. — Eh bien, n'embrouille pas les bébés, laissa tomber Honor. — Lindsey ne me laisse pas faire. » Hamish fit la moue, et Honor regarda la nounou, surprise. « Lindsey ne te laisse pas faire ? Cela sonne dangereusement comme si elle avait élu domicile ici ! — C'est le cas, milady, répondit Lindsey dans un sourire. À moins que vous ne soyez contre, bien sûr. Votre mère m'a dit que vous auriez besoin d'aide, surtout avec votre emploi, du temps et puisque, comme elle l'a dit de manière charmante, elle m'a bien "dressée", elle serait plus tranquille si j'étais à votre disposition et celle de Lady Émilie. — Oh, bien sûr que je suis pour ! Mais maman peut-elle vraiment se passer de vous pour les jumeaux ? — Je reconnais qu'ils me manqueront, mais ce n'est pas comme si je n'allais plus les voir, n'est-ce pas ? Et votre mère a Jenny, sans parler de leurs professeurs et leurs hommes d'armes, pour l'aider à garder un œil sur eux. Même deux gamins de sept ans vont avoir du mal à épuiser tout ce beau monde. — Si maman est sûre d'elle, je ne vais certainement pas protester ! — Et si tu avais été assez bête pour le faire, Hamish et moi t'aurions assommée et confinée quelque part jusqu'à ce que tu reprennes tes esprits, dit tranquillement Émilie. — Spencer ne vous aurait sûrement pas laissés faire, répliqua Honor. — Spencer les aurait aidés, intervint Miranda en s'asseyant sur un fauteuil inoccupé. Sinon, c'est moi qui l'aurais fait. » Farragut bondit sur ses genoux en émettant un blic satisfait et approbateur, et Honor se mit à rire. « D'accord. D'accord ! Je me rends.. — Bien », dit Émilie. Puis elle se tourna vers Hamish : « Le fait qu'Honor n'arrive pas comme prévu a-t-il provoqué un carnage à l'Amirauté ? — Pas vraiment. » Hamish prit une nouvelle gorgée de bière et se mit à rire. « Je viens d'avoir Thomas Caparelli. D'après ce qu'il avait à dire, Élisabeth était tout à fait d'accord avec Honor. Elle ne s'était pas rendu compte combien Honor était en retard, et elle a parlé de tribunal secret, d'oubliettes, de pain sec, d'eau et de bourreau pour quiconque l'éloignerait de Katherine avant demain matin. — Pas uniquement de Katherine, j'espère, dit Émilie avec un sourire entendu, et Hamish gloussa. — Sans doute pas, confirma-t-il. Sans doute pas. » « Bienvenue à bord, amiral », fit doucement le capitaine de vaisseau Houellebecq tandis que la haie d'honneur du VFH Guerrière se dispersait derrière Lester Tourville. « Merci, Célestine. » Tourville soutint calmement le regard bleu de Houellebecq en lui serrant la main. Il était bien conscient des questions qui flottaient derrière l'attitude attentive de son capitaine de pavillon, mais il était moins convaincu de détenir toutes les réponses. L’incertitude et la surprise étaient deux émotions auxquelles il n'était pas habitué, mais elles résumaient parfaitement sa première réaction au briefing de l'Octogone. Il savait déjà que Lovat avait été un désastre complet, et le deuil personnel de tant d'amis – y compris Javier Giscard et tout l'équipage du Souverain de l'espace – l'avait frappé de plein fouet. Mais même dans ses pires cauchemars il n'avait pas imaginé les capacités des nouvelles armes que les Manties avaient dévoilées. Les rapports les concernant avaient ravivé d'autres cauchemars, qui dataient de l'époque où Javier et lui regardaient l'opération Bouton-d'or fondre sur eux pendant qu'ils attendaient pour assurer la défense du même système stellaire où Javier venait de mourir. Et puis, dans la foulée de ces nouvelles fracassantes était arrivée la proposition de Thomas Theisman de lancer une nouvelle opération. L'Octogone jouait ses cartes dans une atmosphère de secret depuis des semaines déjà, et Tourville s'était demandé pourquoi tant de ses propres unités avaient été redéployées si loin à l'avant. Maintenant, il était fixé : cela les mettait quinze jours plus près du système de Manticore. Une idée assez inconfortable, il le reconnaissait. D'un autre côté, il avait dû se faire à plus d'une idée inconfortable ces dernières années. Et à défaut d'autre chose, l'opération Béatrice de Theisman témoignait d'une audace impressionnante, même si la décision de la lancer relevait d'une logique du désespoir. Néanmoins, si Theisman ne se trompait pas dans ses hypothèses sur la disponibilité des nouvelles armes ennemies – or les conclusions du département Recherche opérationnelle convergeaient avec celles du ministre de la Guerre sur 'ce point –, alors ce coup de dé à quitte ou double pourrait bien réussir. Évidemment, le contraire était aussi possible. Et bien qu'il eût retrouvé ses esprits depuis, son cerveau résonnait encore de questions sur la mécanique et les hypothèses de base de l'opération proposée. — Molly, dit Houellebecq en serrant cette fois la main du capitaine DeLaney. Je constate que vous avez réussi à ramener l'amiral à la maison, en fin de compte. — L'arracher à la vie nocturne de La Nouvelle-Paris n'a pas été facile », répondit DeLaney avec un sourire presque naturel, que Houellebecq lui rendit avant de reporter son attention sur Tourville. — Tout le monde attend dans la salle de briefing, comme vous l'avez demandé, amiral. — Dans ce cas, fit Tourville de bon cœur, allons-y. — Bien sûr, amiral. Après vous. » Houellebecq recula d'un demi-pas et désigna l'ascenseur du geste. » Asseyez-vous », lança Tourville avant que les officiers généraux et membres de son état-major rassemblés aient fini de se lever. Ils reprirent place obligeamment, et il gagna son propre siège en tête de table. Il s'assit, suivi de Houellebecq et DeLaney, et balaya tous les visages du regard. « Nous serons un peu plus nombreux lors de la prochaine réunion, dit-il après quelques instants. Nous allons recevoir des renforts assez conséquents ces deux prochaines semaines. — Des renforts, amiral ? » s'étonna le contre-amiral Janice Scarlotti. Scarlotti était une petite brune vigoureuse, la tête sur les épaules, et Tourville sentit le coin de ses yeux se plisser avec humour. Elle avait manifestement entendu les mêmes rumeurs que tout le monde sauf que, à la différence de ses collègues, elle n'avait jamais entendu parler de tact, et elle n'attendait clairement que son allusion pour bondir. — Oui, Janice, dit-il d'un air patient. Des renforts. Des vaisseaux supplémentaires affectés à notre ordre de bataille, si vous préférez. — Je l'avais bien compris, amiral », répondit Scarlotti sans paraître remarquer son ironie. Pour sa part, Tourville la soupçonnait d'en être parfaitement consciente. Elle était beaucoup trop intelligente et compétente pour être aussi inadaptée en société qu'elle voulait le faire croire. Évidemment, il y avait eu le cas Shannon Foraker... — Ce que je me demandais, continua Scarlotti, c'est quel genre de renforts nous allons recevoir au juste. — D'après les derniers chiffres de l'Octogone, nous allons atteindre avec les renforts un effectif d'un peu plus de trois cents bâtiments du mur », fit calmement Tourville. Plus d'un officier autour de la table se renfonça dans son fauteuil pour absorber le choc provoqué par ce chiffre. Même Scarlotti ouvrit de grands yeux, et Tourville eut un petit sourire. — Je suis bien conscient des rumeurs qui circulent au sein de la (lotte, dit-il. Certaines sont folles au point d'en devenir ridicules. L’une d'elles, par exemple, voudrait que nous lancions un assaut direct contre le système mère manticorien en réaction à Lovat. Une idée risible. » Plusieurs officiers opinèrent, et il sourit de toutes ses dents sous sa moustache broussailleuse en constatant le soulagement qu'exprimaient certains visages. — J'en étais tout à fait certain, bien entendu, quand l'amiral Theisman nous a invités à l'Octogone, le capitaine DeLaney et moi, pour un briefing sur une opération baptisée Béatrice, poursuivit-il. Ce fut une conversation très intéressante. L'amiral Marquette, l'amiral Trenis et lui nous ont exposé Béatrice avec une clarté remarquable. — Maintenant, c'est le capitaine DeLaney et moi qui allons vous briefer sur cette opération. » CHAPITRE SOIXANTE « Eh bien, ce n'était pas si terrible, quand même ? demanda Élisabeth Winton avec un sourire comme Honor et elle entraient dans la salle de conférence de l'Amirauté. — Non, pas si terrible que cela, concéda Honor. — J'ai bien envisagé de te décerner quelques médailles supplémentaires, continua la reine d'un ton badin le temps que William Alexander, son frère aîné, Sir Thomas Caparelli et Patricia Givens entrent à leur tour. Mais j'ai décidé de me contenter d'une nouvelle Reconnaissance royale. Ça t'en fait combien ? Deux douzaines ? — Pas tout à fait », répondit Honor, sarcastique. Spencer Hawke, Tobias Stimson et le colonel Shemais arrivèrent après Givens. Hawke et Stimson se postèrent derrière leur protégé respectif; Shemais prit la place qui lui était réservée à la table de conférence en tant qu'agent de liaison de la reine avec les services spéciaux de renseignement. Ce n'était pas comme si la sécurité laissait à désirer sans l'implication personnelle du colonel, se dit Honor tandis que les chats sylvestres s'installaient sur les genoux de leur compagnon ou le dossier de son fauteuil et que la porte se refermait, laissant Joshua Atkins, Clifford McGraw et trois soldats du régiment de la reine en faction dans le couloir. Les autres participants à la réunion attendirent qu'Élisabeth et Honor soient assises pour en faire autant. « Tout d'abord, dit Caparelli, retenant toute leur attention, j'aimerais vous exprimer moi aussi ma reconnaissance – et celle de toute l'Amirauté – pour un travail très bien fait, milady. — On a essayé, répondit Honor. — Avec succès, fit-il remarquer. Nous analysons encore votre rapport d'action, mais il est déjà clair qu'ils ont davantage souffert à cause de votre opération que nous dans aucun système depuis leur première offensive. L'ampleur des dommages que vous leur avez infligés ajoutée à l'efficacité dont ont fait preuve Apollon et Viscum doit leur avoir causé un choc. — J'aimerais le croire, dit Honor comme il marquait une pause, invitant son commentaire. En fait, j'ai tendance à penser que c'est le cas. Mais je me sentirais beaucoup mieux si je ne connaissais pas le pragmatisme de Thomas Theisman. » Elle secoua la tête. « Il était déjà fort en tant que commandant de contre-torpilleur à Merle, et rien de ce que j'ai vu n'indique qu'il soit devenu plus crédule depuis. — En effet. » Caparelli hocha vigoureusement la tête. « D'un autre côté, Patricia et moi en avons longuement discuté avec ses analystes. Patricia ? — Milady, personne dans mes services n'est prêt à se lancer dans des prédictions pour l'instant, à l'exception peut-être d'un ou deux très jeunes officiers qui n'ont pas encore cerné leurs limites de mortels, fit Givens. Il ressort toutefois que l'efficacité d'Apollon en particulier a dû leur valoir une énorme surprise. En réalité, il s'est avéré plus efficace en action que nous-mêmes ne nous y attendions, même après vos exercices, et eux ne s'y attendaient pas du tout. Étant donné la façon dont Sanscrit doit leur rappeler ce qui s'est passé avec Bouton-d'or, dit-elle en désignant Hamish de la tête, ils se demandent sûrement si nous sommes prêts à leur rejouer le même scénario. — Je n'en doute pas, répondit Honor. Et ne vous méprenez pas, je n'essaye pas de dire que les analystes se trompent : je voudrais juste que tout le monde se rappelle que Thomas Theisman a refusé de s'allonger et de faire le mort quand nous avons introduit les capsules lance-missiles alors qu'eux n'en avaient pas. Et quand nous avons lancé les SCPC et les MPM, Shannon Foraker et lui se sont simplement mis au boulot pour trouver des parades efficaces face aux deux. — Nous le gardons à l'esprit, assura Caparelli. Je vous assure que personne dans ce bâtiment ne risque de prendre l'amiral Theisman à la légère une seconde fois. — Je suis heureuse de l'entendre. J'aimerais quand même bien que nous trouvions au moins leur fameux Refuge. Je sais qu'il y a peu de chances qu'il soit toujours aussi capital pour leur capacité de construction, et il doit l'être de moins en moins à mesure que les unités en chantier ailleurs progressent. Mais il semble que ce soit là que l'amiral Foraker et son équipe de cerveaux travaillent sur leurs nouvelles armes et doctrines, et cela en fait une cible valable à tout moment. — Nous sommes tous d'accord, milady, fit Givens avec élan. Hélas, nous ne l'avons toujours pas trouvé. Ce qui m'amène à soupçonner que nos hypothèses de départ étaient erronées. — En quoi ? s'enquit Honor, curieuse. — Nous avons considéré qu'il se trouvait dans un système stellaire havrien », répondit simplement Givens, et Honor ouvrit de grands yeux. «  Nous le pensions pour deux raisons. D'abord, parce qu'il doit avoir une certaine capacité industrielle, ce qui suggère un certain niveau de population et donc, logiquement, un système stellaire établi. Ensuite, parce que nous étions intellectuellement trop paresseux pour envisager autre chose. — Vous êtes encore trop dure avec vous-même, Patricia, intervint Caparelli, et elle haussa les épaules. — Je ne me relève pas la nuit pour me flanquer des coups de pied, mais c'est le rôle de la DGSN de réfléchir hors des sentiers battus aussi bien que dessus. — Je pense être d'accord avec Sir Thomas, dit Honor. Ce qu'ils ont accompli là-bas exige à l'évidence la capacité industrielle dont vous parliez. — Oui, en effet. Mais j'ai passé en revue quelques-uns de nos plus anciens mémos de renseignement à la recherche d'indices. Certains datent de bien avant le coup d'État de Pierre, et quelques-uns très intéressants sont issus d'entretiens avec des prisonniers que vous avez libérés de Cerbère. Sur cette base, je commence à soupçonner qu'ils n'ont pas du tout profité de l'infrastructure existante d'un système stellaire : je pense qu'ils l'ont bâtie en partant de rien dans un système encore inhabité. — Pardon ? — Je pense également que j'aimerais avoir une petite discussion avec l'amiral Parnell, ajouta Givens avec un sourire en coin. Sauf erreur de ma part, c'est lui qui a lancé le projet avant même l'assassinat du président Harris. Certaines personnes que vous avez ramenées de Cerbère ont parlé de grandes mobilisations de main-d’œuvre parmi les prisonniers politiques là-bas. Cela s'est toujours fait, bien entendu, mais à supposer que leurs souvenirs soient fiables, nous sommes incapables d'expliquer où certains se seraient rendus. Ce n'est pas un argument décisif : la République populaire était vaste et a toujours eu des "projets secrets" d'un genre ou d'un autre en cours quelque part. Il est impossible que nous les ayons tous identifiés ou suivis. Mais je commence à croire que le Refuge est en réalité une colonie secrète je ne sais où. Une colonie lancée par les Législaturistes. Je ne serais pas étonnée de découvrir que Pierre et son comité s'en sont emparés et ont exploité l'idée, sans doute à une échelle que Harris n'aurait pas envisagée au départ. Mais si j'ai vu juste, la raison pour laquelle nous n'avons toujours pas trouvé le Refuge malgré tous nos efforts de reconnaissance, c'est que nous n'avons pas la moindre idée de l'endroit où chercher tout court. Il pourrait même se trouver hors des frontières officielles de la République ! — L'idée n'est pas très rassurante, fit remarquer Honor à l'issue d'un silence. — Même si c'est vrai, cela ne noircit pas tant que cela la situation, milady, observa Caparelli. Comme vous l'avez dit, le Refuge en tant que chantier de production perd progressivement de l'importance pour eux. Il est surtout très frustrant de songer que les Havriens étaient assez prévoyants pour monter un pareil projet il y a si longtemps. — Et d'un point de vue professionnel, ajouta Givens, amère, il est plus que frustrant d'envisager un échec d'une telle ampleur en matière de renseignement. Nous aurions au moins dû savoir qu'ils le faisaient, même si nous ignorions où ! — Cessez donc de battre votre coulpe », intervint Caparelli d'un ton un peu plus vif, et Givens acquiesça. « Que la nouvelle théorie de Patricia sur le Refuge soit juste ou non, milady, continua le Premier Lord de la Spatiale en se retournant vers Honor, nous entendons bien votre argument concernant le pragmatisme des Havriens en général et celui de Theisman en particulier. En fait, nous pensons qu'il est temps de porter au plus vite un autre grand coup à l'amiral Theisman. Nous devons enfoncer le clou de son infériorité tactique et, espérons-le, achever de convaincre les Havriens que nous avons largement déployé les / nouveaux systèmes dans notre flotte avant qu'il ait le temps de planifier et de mettre à exécution une stratégie offensive révisée. » Honor le regarda, pensive. Émilie avait décrété qu'on ne parlait pas boutique quand Honor était à la maison, et Hamish s'efforçait d'éviter de marcher sur les plates-bandes de Caparelli dans la sphère opérationnelle, ce qui interdisait toute discussion que son mari et elle auraient pu avoir en d'autres circonstances. Mais à en juger par le peu qu'il avait dit et l'anxiété qu'elle avait décelée chez lui, elle avait une idée assez claire des intentions de Caparelli. « Lovat était une cible importante mais secondaire, continua le Premier Lord de la Spatiale. Ils ont souffert, aucun doute, et cela représentait une nette escalade par rapport aux cibles que nous frappions jusque-là. Mais en ce qui concerne leur économie et le gros de leur effort de guerre, Lovat demeurait un objectif périphérique par bien des côtés. D'après le conseil stratégique, il est temps que nous visions une cible de première importance, et nous pensons en avoir trouvé une qui, sans être le Refuge, devrait quand même retenir leur attention. Il marqua une nouvelle pause et, malgré ses soupçons précédents, les narines d'Honor s'évasèrent. La planète Shadrach, dans le système de Jouett, était l'une des plus anciennes colonies filles de Havre. Le système avait été colonisé à partir de Havre moins de cinquante ans T après l'arrivée du vaisseau colonisateur Jason sur une planète inhabitée du nom de Manticore, et la population du système se comptait en milliards d'âmes. C'était également le site des plus anciens chantiers satellites de la Flotte républicaine, et ses défenses étaient presque aussi étoffées que celles de Havre soi-même. « Sir Thomas, dit-elle, circonspecte, brisant le silence qui régnait dans l'attente de sa réaction, voilà une proposition très... audacieuse. Et j'imagine qu'elle entre dans la catégorie des "grands coups". Mais Jouett sera une cible très, très difficile. Nous avons réussi à Lovat en grande partie parce qu'ils ne se doutaient pas de ce qui leur tombait dessus. Ce ne sera pas le cas la prochaine fois. Je crois que nous sommes d'accord pour dire que le nouveau régime, à La Nouvelle-Paris, fait preuve de flexibilité et de souplesse. Mon état-major et moi-même n'avons pas examiné Jouett de près, puisqu'il ne nous est jamais venu à l'idée de l'inclure dans notre liste d'objectifs potentiels, étant donné les paramètres retenus pour Phalène et Sanscrit. Néanmoins, je serais très étonnée que ses défenses n'aient pas été renforcées beaucoup plus largement que celles de Solon et Lovat. — Nous sommes tout à fait d'accord, fit gravement Caparelli. Et avant que vous ne souleviez la question : oui, il se peut que nous nous laissions aller à un certain excès d'orgueil opérationnel, dans le cas présent. Nous essayons de nous en prémunir en restant aussi sceptiques que possible, et nous sommes également déterminés à ne pas vous pousser, vous et la Huitième Force, dans une situation tactique que vous ne maîtriserez pas. — Une idée qui a toute ma faveur », commenta Honor avec un sourire ironique. Puis le sourire s'effaça, et elle haussa les épaules. « À supposer qu'il soit possible de l'éviter, bien sûr. — Bien sûr, fit Caparelli. Premièrement, nous n'avons pas l'intention de vous envoyer sans soigneusement reconnaître le système à l'avance. » Deuxièmement, nous commençons à résorber les goulets d'étranglement que nous connaissions. Beaucoup plus de drones modifiés de type Viscum seront disponibles d'ici trois semaines environ, et la production des capsules et plateformes Apollon commence à accélérer, elle aussi. Nous en avons désormais assez pour ravitailler complètement votre flotte en munitions et nous mettre à en faire des stocks raisonnables pour soutenir vos opérations. La version destinée à la défense des systèmes traîne encore; nous ne pourrons pas entamer le déploiement de ces capsules avant deux mois. Mais les perspectives s'améliorent indiscutablement sur le front offensif. » Troisièmement, nous avons l'intention de soutenir toute attaque contre Jouett en harcelant les Havriens de feintes sur tout le périmètre intérieur. Nous allons effectuer des reconnaissances dans tous les systèmes possibles et, après ce qui s'est passé à Lovat, ils ne pourront pas se permettre d'ignorer la moindre opération de reconnaissance. Avec un peu de chance, cela les poussera à étaler leurs défenses. » Quatrièmement, votre plan de bataille sera conçu dès le départ dans la perspective d'une rupture d'engagement et d'un retrait au cas où vous feriez face à plus forte partie que nos analyses ne le prévoient. En d'autres mots, ce ne sera pas une cible à prendre coûte que coûte, milady. Nous voulons voir cette opération réussir, mais nous n'avons pas besoin qu'elle réussisse, et vos instructions refléteraient cette réalité. » Il marqua une nouvelle pause, et Honor réfléchit avec application à ce qu'il avait dit. Tout cela semblait se tenir, mais elle n'arrivait pas à se débarrasser du sentiment qu'ils risquaient de présumer de leurs forces. « Tout cela me semble très bien, Sir Thomas, dit-elle au bout d'un moment, mais quoi que nous fassions pour préparer et soutenir l'opération, la question du rapport des forces demeure. je suis impressionnée, comme tout le monde, par les performances d'Apollon à Lovat, mais en ce moment mon ordre de bataille au complet n'atteint pas les cent unités, dont quinze seulement sont capables de gérer les nouvelles capsules. Certes, l'efficacité de chaque missile présent dans leur chargeur vient d'augmenter; pour autant, la capacité de nos chargeurs vient aussi de diminuer de vingt-cinq pour cent. En d'autres termes, mes quinze SCPC ont à leur bord une quantité de missiles équivalente à celle de onze bâtiments équipés de capsules classiques. — Je comprends. » Caparelli hocha vigoureusement la tête. « D'ailleurs, nous avons pris cela en compte dans notre réflexion préliminaire. Et, avant de poursuivre, j'aurais dû préciser dès le début que nous n'avons pour l'instant envisagé cet assaut que d'un point de vue théorique. Une opération contre Jouett ne serait montée qu'après que le conseil stratégique et votre propre état-major auraient eu l'occasion d'en examiner très soigneusement les rouages. Comme je l'ai dit, il s'agit d'une opération souhaitable, mais pas essentielle. Nous ne nous engagerons pas dans cette voie à moins d'être persuadés – tous persuadés –qu'elle est jouable et que les risques sont gérables, ou du moins acceptables. » Honor ressentit un soulagement indéniable. Si l'opération était jouable, elle en vaudrait manifestement la peine. Elle n'avait pas d'appréhension là-dessus – sauf peut-être une certaine inquiétude pour le degré d'escalade du conflit qu'elle représentait. En dehors de cette unique réserve, toutefois, la question était uniquement de savoir si la chose était ou non faisable, et ce qu'elle percevait des lueurs d'âme de Caparelli et Givens la rassurait énormément. Le Premier Lord de la Spatiale était sincère. Il avait très envie de monter cet assaut, mais il ne comptait surtout pas foncer tête baissée dans un excès d'enthousiasme aveugle. «À propos de rouages, et bien que nous n'ayons pas encore déterminé les chiffres exacts, reprit Caparelli, nous savons d'ores et déjà que nous serons capables de renforcer l'effectif de la Huitième Force davantage que prévu. » Honor sentit son sourcil droit se hausser, et Caparelli gloussa. « Votre vieil ami Herzog von Rabenstrange m'a contacté il y a quinze jours, juste après votre départ pour Sanscrit. Apparemment, l'empereur avait décidé un mois ou deux plus tôt d'exprimer sa contrariété face à la lenteur de ses programmes de remise à niveau. Il semblerait qu'il se soit exprimé avec force, et sa flotte a jugé qu'il valait mieux le prendre au sérieux et redistribuer les efforts. En gros, les Andermiens ont retiré leurs radoubeurs d'un tiers environ du total de vaisseaux sur lesquels ils travaillaient – les plus éloignés de la date d'achèvement – pour concentrer l'effort supplémentaire sur les unités les plus avancées. » Le Premier Lord haussa les épaules. « Cette décision a ses inconvénients, bien sûr. Entre autres, elle implique que les bâtiments dont les radoubeurs ont été retirés seront terminés encore plus tard, et leur redéploiement ne couvrait qu'environ un quart de leur effectif total de SCPC. Néanmoins, cela signifie qu'entre vingt-cinq et quarante porte-capsules supplémentaires, tous remis à niveau pour accepter les normes Serrure II et les nouvelles capsules, sortiront dans le courant du mois et demi à venir. Nous avons l’intention pour le moment de tous les affecter à la Huitième force. Votre commandement deviendra donc enfin le plus gros et le plus puissant que nous ayons. Voilà ce que nous comptons engager dans Sanscrit II. » Honor se carra dans son siège. Le retard dans les remises à niveau des bâtiments du mur andermiens avait failli les lui faire oublier. Mais s'ils se préparaient vraiment à arriver si nombreux pour doubler ou tripler le nombre d'unités adaptées à Apollon sous son commandement, alors Jouett devenait soudain une cible beaucoup plus séduisante. « Les chiffres andermiens sont-ils fermes ? demanda-t-elle au bout d'un moment. — À ce stade, on dirait bien. Évidemment, cela peut encore changer – nous l'avons déjà vu. Toutefois, je le répète, si les renforts proposés ne sont pas disponibles, on ne lance pas l'opération. Elle est basée sur le fait que nous vous fournissons l'effectif nécessaire. — Nous serions plus ou moins obligés de mettre la force au repos jusqu'à leur arrivée, dit-elle d'un air pensif. Ça ne me plaît guère. La pression sur les Havriens va se relâcher. Mais si nous devons frapper une cible aussi difficile que Jouett, je ne peux pas me permettre de pertes évitables entre-temps. Il ne nous sera pas très utile d'étoffer l'effectif si je perds des unités en nombre important. Et il faudra que nous nous entraînions dur avec les Andermiens si nous voulons les intégrer correctement. — Le conseil stratégique est parvenu à la même conclusion, répondit Caparelli. Nous ne pensons pas que vous puissiez prévoir de lancer l'opération avant au moins sept à huit semaines. Et vous avez tout à fait raison quant à la nécessité de s'entraîner avec les Andermiens à mesure qu'ils arrivent. Heureusement, l'Étoile de Trévor est bien adaptée pour cela. Le système complet est sous contrôle militaire, et nous n'avons pas de site plus sécurisé pour accueillir des exercices et former de nouvelles unités. Vous pouvez organiser des opérations d'entraînement à l'échelle de votre choix, sans vous soucier que quiconque rapporte aux Havriens ce que vous faites. En même temps, vous serez bien placée pour nous permettre de vous rappeler rapidement dans le système mère, vous et vos bâtiments adaptés à Apollon, s'il apparaît que Theisman se sent toujours fringant. Et bien sûr, vous êtes toujours plus proche de vos cibles potentielles au sein de la République qu'aucune des bases avancées ennemies de Manticore ou de Yeltsin. » Pendant que vous amènerez vos nouvelles unités andermiennes au niveau opérationnel voulu, nous essaierons de maintenir la pression sur les Havriens en poursuivant votre stratégie précédente de reconnaissance de leurs systèmes. Comme je l'ai dit, cela faisait partie de notre concept stratégique préliminaire depuis le début. — Dans ce cas, je pense que c'est faisable, répondit Honor. Je mentirais en prétendant ne pas être un peu nerveuse à l'idée d'attaquer une cible aussi lourdement défendue. Mais si nous avons le monopole d'Apollon et les effectifs que vous évoquez, je pense que nous pouvons y arriver. — Bien ! » Caparelli rayonnait. D'ailleurs, tout le monde souriait autour de la table de conférence... à l'exception d'Hamish Alexander-Harrington. Honor perçut son inquiétude, sa crainte pour elle, et eut envie de lui prendre la main. Ce qui n'aurait guère cadré avec le professionnalisme requis par la flotte. « Une fois encore, insista Caparelli, nous ne nous engagerons pas dans Sanscrit II tant que nous n'aurons pas de plan détaillé, basé sur des chiffres fermes et les renseignements et rapports de reconnaissance les plus récents sur Jouett. Avec cette réserve, toutefois, milady, nous vous demandons officiellement d'entamer dès maintenant la planification préliminaire de cette opéra-non. Le délai provisoire avant lancement est de soixante jours à compter d'aujourd'hui. » CHAPITRE SOIXANTE ET UN Honor nageait vigoureusement, pile au centre de sa ligne, en écoutant la musique déversée par le système de sonorisation sous-marin. La piscine, en contrebas de la terrasse de sa maison de la baie, était de dimensions olympiques, comme on le disait encore, et Honor en était à la trentième de ses quarante longueurs. Elle adorait nager, mais enchaîner les longueurs pouvait être d'un ennui mortel; elle avait donc insisté pour obtenir une sonorisation de première qualité quand elle avait fait installer le bassin. Elle en avait eu pour son argent, et elle gloussa intérieurement comme la musique passait soudain d'un air classique graysonien à du shatter rock Manticorien. Avec une transition pareille, impossible de s'ennuyer ! Ses hommes d'armes s'étaient faits à sa passion pour la natation, même si pour la plupart ils trouvaient encore cela un peu bizarre. Ils avaient tous suivi les différents cours de sauvetage sans enthousiasme, au cas où, mais dans l'ensemble ils étaient très heureux que leur devoir consiste seulement à monter une garde vigilante autour de la piscine plutôt qu'à patauger eux-mêmes dans toute cette flotte. Nimitz, bien sûr, avait toujours jugé bizarre le goût de sa compagne humaine de s'immerger dans l'eau, et il était étendu confortablement au soleil sur une table proche du bassin pendant qu'elle s'adonnait à sa passion aquatique. Elle atteignit la fin de sa longueur, effectua en souplesse un virage-culbute„ repoussa avec force le bord du bassin et repartit sens inverse pour sa trente et unième. Elle commençait à sentir la fatigue, surtout dans les jambes. Pas étonnant, sans doute, le temps qu'elle avait passé à bord de son vaisseau dernièrement. Mais elle y serait de retour le surlendemain, et elle était bien décidée à profiter pleinement de sa piscine avant de devoir l'abandonner une fois de plus. Elle était à dix mètres de la fin de sa longueur quand la voix de James MacGuiness interrompit soudain la musique. « Excusez-moi de vous déranger, milady, fit-il sur les haut-parleurs, mais vous avez un appel de madame Montaigne. » Honor inspira alors qu'elle n'aurait pas dû, surprise par l'interruption. Elle recracha l'eau avant de revenir à la surface pour respirer, puis nagea les derniers mètres jusqu'au bout du bassin. Elle attrapa le rebord, se souleva, se contorsionna et finit assise sur la margelle. « Spencer ! — Oui, milady ? » Le capitaine Hawke se retourna aussitôt vers elle sans même sourciller. Il avait eu le temps de s'habituer aux maillots de bain manticoriens et, comparé à ceux qu'Allison Harrington se plaisait à porter, ceux d'Honor étaient franchement modestes. « Mac dit que j'ai un appel sur le com. — Bien sûr, milady. » Hawke plongea la main dans le sac posé sur la table à côté de Nimitz et en sortit le communicateur personnel d'Honor. Il le lui tendit, et elle le remercia d'un sourire. Elle configura le com en mode vidéo, sans enclencher l'afficheur holo, puis enfonça la touche de communication. Un instant plus tard, le visage de MacGuiness apparut sur le petit écran plat. « Je suis là, Mac, dit-elle en ôtant de sa main libre le bonnet de bain qu'elle portait sur ses cheveux nattés. Allez-y, passez-moi madame Montaigne. — Bien sûr, milady. » Honor tournait lentement les pieds dans l'eau pour empêcher ses muscles de se raidir tout en regardant les tours d'Arrivée au-delà de l'étendue bleue scintillante et vivante de la baie de Jason. La terrasse de sa maison s'étendait jusqu'aux falaises surplombant la baie : en levant les yeux, elle voyait la balustrade accrochée tout au bord. À l'extrémité de la terrasse, la paroi formait un brusque précipice sur dix ou quinze mètres jusqu'à une saillie rocheuse plate, un peu comme une marche géante à mi-chemin entre la plage en dessous et la maison au-dessus. C'est là qu'elle avait choisi d'installer sa piscine à débordement. D'où elle était assise, l'illusion que l'eau de la piscine tombait en cascade dans l'océan était presque parfaite. Des nombreux raffinements de sa maison manticorienne, elle se disait souvent qu'elle préférait la piscine. Le com émit un bip discret, l'arrachant à ses pensées, et l'honorable députée du Haut-Threadmore apparut sur son écran, cheveux d'or et yeux bleus. « Bonjour, milady, fit Catherine Montaigne. — Et bonjour à vous, Cathy, répondit Honor. Que me vaut cet honneur ? — J'espère que je n'appelle pas au mauvais moment, fit Montaigne en remarquant le visage perlé d'eau de son interlocutrice. — En réalité, vous venez de me sauver de mes neuf dernières longueurs, la rassura Honor dans un sourire. — C'est vrai. Votre sport, c'est la natation. » Montaigne frissonna d'un air théâtral. « Vous n'aimez pas la natation ? — Je n'aime pas le sport, répondit l'autre gaiement. Je dépense assez d'énergie à me disperser dans six ou sept directions à la fois. Je suis certaine que vous l'avez entendu dire à mon sujet. — Je crois que votre faculté à... tout faire en même temps et avec enthousiasme a été évoquée une fois ou deux, reconnut Honor, le sourire rieur. — C'est bien ce que je me disais. » Montaigne paraissait satisfaite, et Honor gloussa. Elle savait le plaisir Catherine Montaigne tirait de sa réputation publique de Femme étourdie et confuse. « En réalité, toutefois, reprit l'ancienne comtesse de Tor, moins souriante, j'avais une raison sérieuse de vous appeler ce 'matin. J'ai un message pour vous de la part d'Anton. — Ah oui ? » Honor haussa les sourcils, et Montaigne opina. « Il m'a demandé de vous dire que son associé et lui pensent être sur la piste de preuves qui confirmeront l'hypothèse qu'ils ont évoquée avec vous le mois dernier. — Vraiment ? » Honor se redressa un peu. « Vous dites qu'il sont "sur la piste" de ces preuves. Je suppose que cela signifie ne les a pas en mains ? — Je crains que non. Il va leur falloir un peu de temps pour confirmer leurs soupçons, mais, à ce jour, ils sont persuadés d'y parvenir. — Avons-nous idée du délai à prévoir ? — Je crains que non. Pas exactement, en tout cas. Il y a un peu de trajet à faire. — Je vois. » Les yeux d'Honor s'étrécirent. « Puis-je demander où ils vont? — Dans la mesure où je ne suis pas sûre que notre connexion soit totalement sécurisée, je préférerais ne pas répondre, milady. Cependant, je dirai qu'ils seront contraints de voyager incognito cette fois. — Je vois », répéta Honor, et c'était le cas. La planète Mesa, qui était presque à coup sûr la destination de Zilwicki et Cachat, ne serait un séjour très sain ni pour l'un ni pour l'autre. Manpower avait la mémoire longue et la rancune tenace dans le meilleur des cas, et les esclavagistes ne risquaient pas d'oublier ce que le duo Zilwicki-Cachat leur avait valu sur la vieille Terre. Elle s'efforça de ne pas être trop déçue bien que, en un sens, il était encore pire de savoir que Zilwicki et Cachat pensaient être en mesure de confirmer leurs soupçons. Quoi qu'ils réussissent à faire dans le futur, elle n'avait toujours pas de preuve pour l'instant et, sans cela, il était impossible de changer le cours des événements qui menait inexorablement vers Sanscrit II. Et une fois que nous aurons démoli Jouett, les Havriens auront beaucoup moins envie de se montrer raisonnables, quoi que découvre Zilwicki, à moins qu'ils ne décident qu'Apollon ne leur laisse pas d'autre choix que la reddition, songea-t-elle sombrement. « Si par hasard vous envoyez un message au capitaine Zilwicki, fit-elle à haute voix, dites-lui s'il vous plaît que je prie pour que sa quête soit fructueuse. J'ai parlé aux personnes que je lui avais promis de contacter. Hélas, elles pensent que, tant qu'elles n'auront pas en mains de preuves définitives – ou du moins très convaincantes –, elles ne pourront pas grand-chose au problème. — C'est ce que je redoutais, dit Montaigne, le regard triste. Nous n'avons plus qu'à faire de notre mieux pour trouver les preuves dont elles ont besoin. J'espère que nous réussirons à temps. — Moi aussi, répondit gravement Honor. Je crains toutefois que les événements n'acquièrent une dynamique qui leur est propre et que nous ne pourrons peut-être pas contrecarrer, quoi qu'ils découvrent, si la découverte tarde trop. — Nous étions déjà parvenus à cette conclusion. » Montaigne prit une profonde inspiration. « Eh bien, au moins, nous avons encore un ami à la cour. Nous ferons notre possible pour ne pas vous décevoir. » « Bienvenue à bord, milady, dit Rafael Cardones lorsque les sifflets du bosco se turent dans la galerie du hangar d'appontement de l'Imperator. j'aimerais dire que je suis heureuse de rentrer, répondit Honor avec un petit sourire. Hélas, ce serait mentir. Bien sûr, je me réjouis de vous retrouver, vous. C'est juste que j'ai dû laisser derrière moi deux charmantes jeunes personnes. Mais vous avez amené des tas de photos, j'espère », fit-il. En gloussant : — À peine vingt-cinq gigas. Et j'ai changé mon fond d'écran, entendu. — Oh, bien entendu! » Cardones éclata de rire, et elle lui asséna une tape sur le bras .avant de se tourner vers Mercedes Brigham. — Nous avons beaucoup de sujets à aborder, Mercedes, dit-il.., et Brigham acquiesça. — Je n'en doute pas, milady. Dès que vous aurez fini de tous Mous montrer ces photos. Nous avons un certain sens des priorité ici, vous savez. — Je constate. » Nimitz émit un blic rieur depuis l'épaule d'Honor. « Très bien. Vous me forcez violemment la main, tous les deux. Sous la pression de vos demandes insistantes, je sacrifierai mon désir personnel de replonger immédiatement dans les affaires officielles de ce commandement et je m'imposerai de visionner encore une fois toutes ces horribles photos. » « Voilà un itinéraire... impressionnant, milady », fit dame Alice Truman. L'état-major et les principaux officiers généraux d'Honor étaient réunis autour de l'immense table de sa cabine de réception. Les habituelles tasses de café, thé et cacao avaient fait leur apparition en temps et en heure, à la suite du dessert, et Judas Yanakov tira une vieille pipe en bruyère de la poche de sa veste. Il la leva en haussant le sourcil à l'adresse de son hôtesse. — C'est une habitude vraiment dégoûtante que vous avez là, Judas, lui dit-elle avec un sourire affectueux, et il hocha la tête. — Je le sais, milady. Nous l'avions presque éradiquée sur Grayson, jusqu'à ce que vous autres Manticoriens arriviez avec votre médecine moderne. Désormais, je peux m'adonner à mon vice tout en sachant que votre science médicale décadente et matérialiste me préservera des conséquences de mes excès. — Le révérend Sullivan connaît-il votre penchant hédoniste ? demanda-t-elle d'un air sévère. — Hélas, répondit-il avec tristesse. Je crains que ma famille n'ait toujours été connue pour ses écarts. Mon premier ancêtre graysonien, par exemple. Imaginez, le commandant du vaisseau colonisateur, théoriquement responsable de sa mise au rebut comme l'exemple type de cette technologie malfaisante que nous avions fuie en quittant la vieille Terre. Et qu'a-t-il fait ? Il l'a laissé intact pendant près de soixante ans. Il a aussi transféré ses ordinateurs et sa centrale électrique auxiliaire sur Grayson. Avec des débuts pareils, vous comprenez sûrement que le révérend s'attende au pire de ma part. — Arrêtez de vous vanter, fit Brigham en souriant. J'ai lu la biographie de votre arrière-arrière-arrière-etc. écrite par votre grand-tante. Nous savons tous que la famille Yanakov "a joué un rôle essentiel dans la préservation de la vie humaine sur Gray-son". Ma citation est fidèle ? — Presque, répondit-il, solennel. Le passage auquel vous faites référence dit en réalité que notre famille "a joué un rôle essentiel, par la grâce de Dieu qui nous éprouve, dans la préservation de la vie humaine sur Grayson dans des conditions extrêmement défavorables". » Il eut un sourire admiratif. « Tante Lœtitia a toujours eu la plume élégante, vous ne trouvez pas ? — Oh, pardonnez-moi ! Comment ai-je pu oublier ce passage ? — Arrêtez, tous les deux ! s'exclama Honor en riant. Et, oui, Judas, vous pourrez allumer cette puanteur dès que Mac aura réajusté la circulation d'air pour nous protéger, nous autres. — Je reconfigure à l'instant, milady, intervint MacGuiness puis l'office, dont le sas était ouvert. — Dieu merci, marmonna Alistair McKeon en prenant soin de parler assez fort pour que Yanakov l'entende. « Infidèle. » Yanakov leva le menton en reniflant, et McKeon lui jeta une serviette roulée en boule depuis l'autre côté de la pièce. « Les enfants. Les enfants ! gronda Honor. Je n'aurais jamais du laisser la nounou sur Manticore ! » L’éclat de rire fut général cette fois, et Honor se réjouit de I 'entendre. Elle se réjouissait d'autant plus que l'ancienneté en rade de Yanakov dans la Flotte graysonienne avait fait de lui son commandant en second officiel. Heureusement, Truman, McKeon et lui se connaissaient depuis des années et avaient travaillé ensemble sans problème par le passé. Personne ne s'était offusqué de l'arrivée de Yanakov. D'ailleurs Honor n'avait pas eu non plus de scrupules. Il avait considérablement mûri depuis l'époque où il était l'un de ses commandants de division, brillant mais un peu trop enthousiaste à l'occasion, dans la deuxième escadre de combat de la Flotte spatiale graysonienne. Il n'avait pas perdu de son audace, de sa rapidité d'esprit ni de son acuité à repérer une opportunité, mais l'enthousiasme avait été tempéré par l'expérience et aiguisé en une vivacité plus dangereuse encore. Il avait toujours son instinct de joueur, mais c'était maintenant celui d'un joueur froid, calculateur, doué et très professionnel. « Très bien, dit-elle pendant que Yanakov bourrait sa pipe, je pense que nous pouvons tous tomber d'accord sur le fait que le projet du conseil stratégique constitue, comme le dit Alice, "un itinéraire impressionnant". Ce sera aussi l'attaque la plus puissante que l'Alliance ou aucun de ses membres ait jamais lancée. J'ai reçu un message personnel du Herzog von Rabenstrange juste avant de revenir. Il estime à ce jour qu'au moins trente-cinq SCPC andermiens capables de gérer Apollon et seize de leurs croiseurs de combat porte-capsules devraient se joindre à nous. Les dix ou douze premières unités du mur seront là d'ici deux semaines; les autres arriveront à mesure qu'elles boucleront les exercices de formation à l'utilisation des nouveaux systèmes. » À supposer qu'il atteigne son objectif de trente-cinq bâtiments, nous alignerons en tout cinquante-trois supercuirassés porte-capsules, dont cinquante prêts pour Apollon. Cela représente quinze pour cent de l'ensemble des SCPC de l'Alliance. Et tant que le reste des supercuirassés andermiens n'auront pas terminé leur remise à niveau, ce sera même vingt-sept pour cent du total réellement disponible. Cela représente également davantage de porte-capsules – sans même compter les croiseurs de combat – que ce dont disposait le comte de Havre-Blanc pour Bouton-d'or„ et aucune de ses unités n'avait Apollon. » Elle marqua une pause pour laisser l'idée faire son chemin tout en regardant son état-major et ses officiers généraux assis autour de la table, rayonnante de confiance et sûre de la leur. Car ils avaient confiance, malgré une certaine appréhension bien compréhensible. Confiance en leurs armes, en leur doctrine et en leurs chefs. Elle la savoura tout en dissimulant soigneusement ses propres réserves. Non quant à la faisabilité de Sanscrit II ou la qualité de la flotte qui était son arme et des amiraux qui la manieraient. Mais sur la raison pour laquelle ils lançaient cette opération tout court, et les conséquences qu'elle pourrait avoir. De toute façon, ils n'y peuvent rien, se répéta-t-elle une fois de plus. Inutile de les inquiéter avec ça. Ils n'ont surtout pas besoin en ce moment de regarder par-dessus leur épaule en se demandant si nous avons raison d'agir ainsi ou non. « Judas, reprit-elle, brisant le silence qu'elle avait imposé, c'est vous qui avez le plus d'expérience de l'utilisation d'Apollon vaisseau contre vaisseau. J'ai passé un certain temps à étudier les rapports d'action ainsi que ceux de votre officier opérationnel, et j'ai l'impression que nous avons surestimé le nombre de missiles nécessaires pour atteindre une cible unique. Vous infirmez ? — Oui et non, milady. Oui, nous avons surestimé le nombre de missiles nécessaires à Lovat, mais la victoire nous était offerte sur un plateau. Ils n'avaient aucune idée de ce qui leur tombait dessus, et ils n'ont pas eu le temps de s'adapter. Ça ne sera pas le cas la prochaine fois. — Non, en effet, intervint McKeon. D'un autre côté, quel bénéfice tireront-ils de savoir ce qui leur tombe dessus ? Comment établit-on une doctrine défensive viable contre un truc pareil ? — L'amiral Hemphill et les simulateurs du CPT sont en train d'en développer une en ce moment, Alistair, fit remarquer Samuel Mildôs. — Ils essayent d'en développer une, nuança McKeon. Je suis prêt à parier qu'ils n'ont guère de succès pour l'instant; or, contrairement aux Havriens, ils savent exactement ce dont Apollon est capable. Je ne prétends pas que personne ne trouvera jamais de doctrine susceptible de diminuer au moins l'efficacité d'Apollon. Simplement, je ne vois pas comment les havriens auraient déjà réussi. Moi, en tout cas, je ne vois pas ce qu'ils pourraient y faire, et pourtant j'ai passé une bonne vingtaine d'heures à y réfléchir. — Je pense que vous avez raison, Alistair, dit Honor. Mais judas également. Ne succombons pas non plus au péché d'orgueil à propos d'Apollon. Je vous accorde qu'il s'est avéré plus efficace que mes estimations les plus optimistes, mais ce n'est pas une arme divine. Pour l'instant, les Havriens ne l'ont pas encore bien vu, mais tout ce qu'il fait en réalité, à bien y regarder, c'est allonger notre boucle de contrôle effectif d'un facteur soixante. » McKeon haussa les sourcils, et elle secoua la tête. «Je n'essaye pas de minimiser l'avantage qu'il nous donne, surtout maintenant. Mais au-delà de trois ou quatre minutes-lumière, même une communication par impulsions gravifiques commence à imposer un délai mesurable dans la boucle de communication en temps réel. Nous serons capables de nous adapter beaucoup plus vite que n'importe qui d'autre, ce qui nous confère encore un avantage fantastique. Mais notre enveloppe efficace de missiles au repos est de plus de trois minutes-lumière et demie. À cette distance, le délai de transmission - dans un seul sens - est de trois virgule quatre secondes. Cela représente une boucle minimale de commandement et de contrôle de six virgule huit secondes. — Soit une distance à la cible de huit secondes-lumière et demie avec une vitesse d'approche de quatre-vingts pour cent de la vitesse de la lumière, souligna McKeon. Par conséquent, notre boucle de communication complète serait plus courte que la première partie de la leur, même si leurs antimissiles possédaient une portée pareille. — Bien sûr. » Honor secoua de nouveau la tête. « Je reconnais que cela va nous donner un immense avantage, au moins jusqu'à ce que quelqu'un d'autre comprenne comment en faire autant. Je dis juste qu'à mesure que la distance s'allonge, notre capacité à nous adapter en temps réel à leurs manoeuvres de guerre électronique et à guider nos missiles face à leurs antimissiles se dégrade. C'est pourquoi Mercedes, Andréa et moi soulignons la nécessité d'approcher autant que possible de la limite de l'enveloppe effective de l'ennemi sans toutefois y entrer afin de maximiser notre efficacité. Et n'oubliez pas que nous emmenons beaucoup moins de munitions qu'avant. Nous devons donc en tirer le meilleur parti. Alors, même si les statistiques établies à Lovat justifieraient de réduire la densité de tir de moitié, je pense qu'il nous faut tenir compte des inquiétudes de Judas et ne la réduire que de trente ou quarante pour cent. « D'accord. » McKeon opina gaiement. « Je préfère sembler trop pessimiste que pécher par excès de confiance et en retrouver en difficulté. — J'ai quelques préoccupations moi aussi, fit Truman. Rien à voir avec Apollon, mais les performances des BAL havriens, Hervés à Lovat m'inquiètent un peu. Je regrette que nous n'ayons pas eu le temps d'examiner les épaves, voire d'en prélever. un ou deux exemplaires intacts pour qu'ArmNav et la D CSN les désossent. — Qu'est-ce qui te tracasse au juste ? s'enquit Honor. — Eh bien, nous ne nous en étions pas vraiment rendu compte avant de commencer notre analyse intensive de la bataille ici, à l'Étoile de Trévor, reconnut Truman. Mais en y regardant de près, il devient assez évident qu'ils ont au moins une, sans doute deux nouvelles classes de BAL. Et sauf erreur le ma part, ils se servent de centrales à fission. — Ça ne me plaît pas, dit le vice-amiral Maurice Baez, commandant de la vingt-troisième escadre de combat. — À en juger par leur taux d'accélération, ils n'ont pas encore les nouveaux noyaux bêta, fit Truman. Mais leur budget énergétique est manifestement plus élevé qu'avant et, sur le plan défensif, je soupçonne qu'ils ont ajouté au moins des barrières de proue. L'une des deux nouvelles classes potentielles que nous avons identifiées semble être ce qu'ils ont obtenu de plus proche d'un clone de l'Écorcheur. Il est équipé d'un laser plutôt qu'un Braser, mais il est largement plus puissant que toutes les armes à énergie que nous avions jamais vues sur un BAL havrien. Nous ne sommes pas tout à fait sûrs de nous concernant l'autre nouvelle unité possible. Nous pensons qu'ils ont fait de leur mieux pour imiter aussi le Furet. Dans ce cas, ils ne peuvent toujours pas en tirer autant que nous, toutefois, à cause de l'infériorité de leurs missiles. — Les Katanas ont pourtant paru les battre sans grande difficulté, commenta Matsuzawa Hirotaka. — À Lovat, oui, Hiro. » Truman opina. « D'un autre côté, ils n'étaient là qu'en nombre très limité. L'immense majorité des BAL qu'ils nous ont opposés à Lovat étaient de vieux Cimeterres. Ce qui me fait dire que ces nouvelles classes ne sont pas encore disponibles en grand nombre. Mais construire un BAL ne prend pas longtemps, et nous n'envisageons pas de lancer Sanscrit II avant deux mois. Ils pourraient en avoir beaucoup plus d'ici là. Et puisque nous avons frappé Lovat, ils vont renforcer leurs systèmes centraux avec tout ce qu'ils peuvent, aussi vite que possible. — Quelle menace dirais-tu qu'ils représentent pour notre mur de bataille, Alice ? demanda Honor. — C'est impossible à évaluer sans une idée plus précise de leurs capacités ni des chiffres potentiels. Ce n'est pas que je ne veuille pas me mouiller, Honor. Nous l'ignorons, tout simplement. J'ai des relevés de performance très problématiques les concernant mais, étant donné les circonstances, je crois que nous devons y voir des minimales. Ils opéraient conjointement avec les anciens modèles, ce qui les restreignait forcément à l'enveloppe de performance des Cimeterres. Scotty réfléchit à nos chiffres avec le reste de mes COMBAL, et j'aimerais vraiment lui faire concevoir des simulations construites autour de nos estimations les plus fortes et voir ce qu'il en ressort. Je pense que la combinaison des Katanas et des tirs défensifs de notre mur devrait nous permettre de gérer la menace, mais je me sentirais mieux si nous pouvions le confirmer, au moins lors des simulations. — Je comprends. » Honor fixa Truman d'un air songeur puis hocha la tête. « Cela me paraît logique. Et veillons à bien attirer l'attention d'ArmNav sur les données que vous avez pu enregistrer à leur sujet. — je m'en occupe, milady, fit Brigham en entrant un rappel pour elle-même sur son bloc-mémo. — Bien. Dans ce cas, examinons les trajectoires d'approche envisageables. Bien sûr, nous allons devoir reconnaître le système en profondeur; il me semble donc que... » Ses officiers se penchèrent pour l'écouter attentivement intime elle commençait à exposer ses propres idées préliminaires sur l'opération. CHAPITRE SOIXANTE-DEUX L'amiral de la flotte Sébastien d'Orville pénétra lentement sur son pont d'état-major, les mains croisées derrière le dos, l'air grave de rigueur, tout en réfléchissant à la perversité de l'univers. Il avait passé toute sa carrière au service de la Couronne, à aiguiser ses compétences professionnelles, accumuler de l'ancienneté et faire la preuve de ses talents. Et que lui avaient apporté ces décennies de persévérance et d'excellence professionnelle ? Le commandement le plus prestigieux de la Flotte royale manticorienne, bien sûr. Ce qui signifiait qu'il avait passé les mois lugubres écoulés depuis l'attaque surprise des Havriens à ne rien faire. C'est faux, Sébastien, et tu le sais, se reprocha-t-il en saluant poliment de la tête le personnel du pont d'état-major tandis qu'il se dirigeait vers l'afficheur visuel. Entre tes mains, la Première Force est redevenue une arme digne de ce nom, après que ce fumier de Janacek avait laissé le niveau de formation se dégrader de façon scandaleuse. Et commander la flotte chargée de protéger le système mère n'est pas non plus la tâche la moins stressante que tu aies eu à remplir. Ce qui ne l'empêche pas d'être ennuyeuse à mourir, bien entendu. Il gloussa intérieurement à cette idée, mais elle n'en était pas moins vraie, et il étouffa un accès de jalousie indigne en songeant à Honor Alexander-Harrington. Elle a toujours eu le chic pour te chiffonner, hein ? se dit-il, ironisa t’il. À commencer par la façon dont elle a fait sauter ton vaisseau Amiral dans cette manoeuvre de flotte alors qu'elle était... quoi? simple capitaine de frégate, non ? Il secoua la tête à ce souvenir. D'un autre côté, il n'est sans doute pas très juste de lui reprocher d’avoir autant de talent. Et elle est beaucoup moins ancienne en âge que toi. Suffisamment pour que ce soit elle qui hérite du commandement — celui avec lequel l'Amirauté estime pouvoir prendre des risques — alors que tu te retrouves seul et unique « amiral de la flotte » de Sa Majesté, coincé à la maison avec le seul commandement qu'on ne puisse pas risquer. Il gloussa de nouveau intérieurement, puis ses pensées s'assombrirent au souvenir de James Webster. Leur amitié remontait à l'île de Saganami, et c'est à Webster qu'avait échu la tâche peu enviable de commander la Première Force la fois précédente. D'Orville se rappelait l'avoir taquiné à l'époque, et il renifla. Tout se paye un jour, se dit-il, et il avait à l'évidence amassé suffisamment de mauvais karma pour mériter ce qui lui arrivait. Bien sûr, il y avait des compensations. Il se détourna du visuel pour regarder l'immense afficheur tactique principal et s'autorisa un sentiment de satisfaction en examinant les icônes des nouvelles forteresses. Un an plus tôt, les fortifications permanentes du nœud du trou de ver de Manticore étaient quasi inexistantes. En fait, elles étaient si éparses qu'il avait été contraint de déployer la Première Force jusqu'au nœud afin de couvrir l'élément critique central de l'économie du Royaume contre toute agression. Cela lui avait déplu, Mais l'Amirauté de Janacek n'ayant pas mis à niveau les forteresses, il n'avait pas eu le choix. Et au moins l'astrographie du système de Manticore lui avait-elle permis de s'en tirer un moment. La doctrine classique en matière de défense d'un système, développée au fil de siècles d'expérience, voulait qu'une flotte protectrice soit stationnée sur une position intérieure. Les planètes habitables se trouvaient inévitablement en deçà de l'hyperlimite de leur étoile, et c'était généralement elles qui faisaient la valeur d'un système. Dans ces conditions, le bon réflexe consistait à positionner sa force de combat où elle était en mesure d'atteindre ces planètes habitables avant qu'un assaillant venu d'au-delà de la limite puisse en faire autant. Hélas, on pouvait arguer que c'était le nœud du trou de ver qui faisait en réalité la valeur du système de Manticore. D'Orville n'aimait pas trop cet argument, pour sa part, mais il comportait une part indéniable de vérité. Sans le nœud du trou de ver, le Royaume stellaire n'aurait jamais eu la puissance économique et industrielle nécessaire pour affronter un adversaire aussi gros que la République de Havre. Et c'était sans doute le nœud qui rendait le système de Manticore si attirant aux yeux d'agresseurs potentiels tels que Havre. Le problème était là. Enfin, l'un des problèmes. Le nœud se trouvait à près de sept heures-lumière de Manticore-A. Par conséquent, toute flotte positionnée pour le couvrir stationnait à des heures-lumière des planètes sur lesquelles vivait l'immense majorité des sujets de la reine Élisabeth III. En tant que responsable de la protection de ces mêmes sujets, Sébastien d'Orville trouvait cela... malcommode. La position du nœud le mettait aussi à plus de onze heures-lumière de Manticore-B, créant le deuxième problème du commandant de la Première Force. Heureusement, Manticore-B se trouvait loin hors de la zone de résonance — le volume spatial entre le nœud et Manticore-A où il était quasiment impossible d'effectuer une translation entre hyperespace et espace normal. Tout terminus de trou de ver associé à une étoile formait un cône dans l'hyperespace : le sommet correspondait au trou de ver tandis que la base se centrait sur l'étoile et s'étendait deux fois plus loin que son hyperlimite. Dans ce cône, l'astrogation hyperspatiale devenait peu fiable. Plus le terminus ou le nœud est important, plus forte la résonance. Or le nœud du trou de vers de Manticore, avec ses multiples terminus, était le plus gros jamais découvert. La zone de résonance qu'il produisait tenait plus tsunami, et l'astrogation n'y était pas simplement « peu faible » : elle était pour ainsi dire impossible. Effectuer une translation hors de la zone de résonance faisait courir le risque rune grave incertitude astrogationnelle, et entrer en hyper dans la zone n'était qu'une façon compliquée de se suicider. Mais puisque la composante secondaire du système binaire de Manticore se trouvait hors de la résonance (et y resterait encore quelques centaines d'années), la Première Force était en fait plus proche de Manticore-B que de Manticore-A — en termes de temps de trajet — lorsqu'elle couvrait le nœud. Quant à Manticore-A, les planètes Manticore et Sphinx —principales obligations défensives de la Première Force à l'intérieur du système — se trouvaient en plein cœur de cette zone de résonance quand il avait pris le commandement de la Première Force, et Manticore, grâce à son rayon d'orbite plus court, « rattrapait » lentement Sphinx qui avançait vers son opposition. Chaque planète passait la moitié de son année à l'intérieur de la zone, or l'année de Sphinx durait plus de cinq ans T. Par conséquent, elle mettait trente et un mois T à traverser la zone de résonance, et elle se trouvait presque en plein milieu quand il avait hérité de son commandement. D'ailleurs, la position de Sphinx était le troisième — et par bien des côtés le pire — problème auquel devait faire face tout commandant de la Première Force, car l'hyperlimite de vingt-deux minutes-lumière de la primaire ne rendait que quinze virgule trois millions de kilomètres (mois de neuf dixièmes de minute-lumière) au rayon orbital de la planète. A l'ère des MPM, cela signifiait qu'un assaillant pouvait effectuer sa translation hors de l'hyperespace et trouver la planète et toute son infrastructure orbitale déjà quinze millions de kilomètres à l'intérieur de la portée de ses missiles. Même une flotte à l'armement conventionnel, aux compensateurs à l'ancienne et dotée d'une vélocité relative nulle à la translation aurait pu réussir une interception zéro-zéro avec la planète en moins d'une heure. Une flotte de supercuirassés équipés des compensateurs modernes de l'Alliance en était capable en cinquante minutes à peine. Ce qui, tout bien considéré, ne laissait guère de temps au responsable des défenses du système pour réagir. Mais, Sphinx se trouvant si loin au cœur de la zone, il bénéficiait en réalité d'une bien plus grande profondeur défensive. Il demeurait capable, du moins en théorie, de couvrir les deux planètes habitables depuis sa position auprès du nœud puisqu'il aurait pu s'éloigner du nœud (et de la primaire) d'un micro-saut, puis sauter à nouveau assez près pour se retrouver derrière toute flotte attaquant l'une ou l'autre planète. Il aurait eu du mal à rattraper les assaillants, peut-être, mais la portée de ses MPM aurait compensé. Et parce qu'il aurait fallu plus longtemps à l'ennemi pour arriver à portée de sa cible, la Première Force aurait eu le temps d'effectuer ses sauts. En théorie, toujours. Mais la théorie, comme Sébastien d'Orville l'avait appris avec le temps, a la mauvaise habitude de se retourner contre vous au plus mauvais moment. C'est pourquoi il n'avait jamais été ravi de son déploiement. Et maintenant que Sphinx allait quitter la zone de résonance sous quatre mois T, il se sentait encore moins à l'aise à centrer sa flotte sur le nœud. La planète avait perdu trop de cette « profondeur » supplémentaire que créait la zone, et même dans le scénario le plus optimiste, le besoin d'effectuer deux translations hyper distinctes depuis le nœud l'aurait placé loin derrière son hypothétique assaillant puisqu'il ne pourrait même pas lancer la première avant que la force hostile ne soit arrivée et n'ait commencé à accélérer vers ses cibles. Dans les faits, la Première Force avait été isolée du reste des défenses de l'intérieur du système, car toute flotte adverse se serait trouvée entre les bâtiments de d'Orville et les défenses fixes censées les soutenir. Et cette flotte hostile aurait pu commencer à accumuler un avantage d'accélération vers ses objectifs pendant que la Première Force était encore en train de s'organiser. Dans ces circonstances, un attaquant qui n'aurait pas eu la puissance nécessaire pour vaincre à la fois la Première Force et les défenses intérieures réunies pourrait bien avoir néanmoins ce qu'il fallait pour s'en prendre à la Première Force — qui n'aurait pas d'autre choix que de le poursuivre — et l'écraser dans un affrontement isolé. C'est pourquoi d'Orville avait été si soulagé que les nouveaux forts soient enfin opérationnels. Beaucoup plus petits que les anciennes fortifications d'avant-guerre, mises hors service afin de libérer du personnel pour les nouvelles structures, ils étaient en réalité plus puissamment armés grâce à l'automatisation accrue et aux progrès de l'armement dont avaient aussi bénéficié les nouveaux bâtiments de guerre de la flotte. Chacun de ces forts était entouré de centaines de capsules lance-missiles et possédait un contrôle de tir à même de gérer des salves gigantesques. Il faudrait une attaque en force écrasante pour passer ces défenses, ce qui avait libéré d'Orville pour rapprocher sa formation d'une position de couverture plus traditionnelle, plaçant son commandement en orbite autour de Sphinx. Ces nouvelles dispositions offraient à Sphinx une protection rapprochée dont elle avait grand besoin. Et puisque la planète Manticore était encore à la traîne de sa position orbitale et donc plus profondément enfoncée dans la zone et (comme toujours) plus loin de l'hyperlimite, il était en fait mieux placé pour couvrir Manticore que partout ailleurs. Toute trajectoire directe vers Manticore imposerait à l'assaillant de dépasser d'abord sa position près de Sphinx, et il pouvait aisément intercepter l'ennemi avant son objectif. Cette solution n'était pas parfaite, bien entendu. Ne serait-ce que parce qu'elle laissait Manticore-B et sa planète habitée, Gryphon, plus exposées qu'à l'époque où la flotte stationnait au nœud, puisque d'Orville serait désormais contraint de quitter la zone de résonance avant de pouvoir passer en hyper pour rejoindre la composante secondaire du système. Mais le danger supplémentaire n'était pas grand maintenant que Sphinx se trouvait à huit minutes-lumière de la frontière de la zone. Et puis, plus vulnérable ou non, Gryphon avait une population et une base industrielle moindres que les deux premiers mondes habités du Royaume stellaire. S'il fallait laisser quelque chose exposé, la logique froide dictait que ce soit Gryphon plutôt que les deux autres planètes, et l'Amirauté avait compensé la situation du mieux qu'elle pouvait en attribuant une priorité plus élevée à l'amélioration des défenses fixes de Manticore-B. D'ailleurs ses forts et stations spatiales étaient déjà en cours de remise à niveau pour s'adapter à Serrure II et commenceraient à déployer les premières capsules défensives Apollon d'ici trois semaines, partant du principe qu'elles seraient davantage utiles là-bas puisque Manticore-B ne pouvait pas compter aussi vite sur la protection de la Première Force. Une fois les défenses de Manticore-B pleinement à niveau, la nouvelle priorité serait Sphinx, bien que Manticore eût une population plus nombreuse et une valeur économique et industrielle supérieure aux autres mondes du système binaire. Comme Manticore-B, Sphinx était tout bonnement plus exposée que Manticore. D'Orville était d'accord avec ces deux décisions; pour autant, il ne se réjouissait pas de la politique dont elles étaient synonymes. Selon lui, ce n'était que la meilleure de plusieurs options dont aucune n'était tout à fait satisfaisante. Au moins la décision du conseil stratégique de laisser Gryphon se débrouiller seule plutôt que se reposer sur l'intervention immédiate de la flotte avait-elle considérablement simplifié les responsabilités et problèmes de Sébastien d'Orville. Mais aujourd'hui il était de retour près du nœud avec la moitié de son effectif et il attendait — non pas un assaut ennemi, mais le retour de deux unités de la Flotte manticorienne. Il devait reconnaître avoir eu un ou deux pincements d'inquiétude en emmenant son commandement si loin de sa nouvelle position à l'intérieur du système, mais ses scrupules étaient négligeables. Vu la façon dont la Ligue solarienne paraissait se modérer concernant les événements de l'amas de Talbot, le Royaume stellaire tout entier était immensément redevable aux deux bâtiments qui revenaient ce jour chez eux. La reine Élisabeth et son gouvernement avaient choisi de leur signifier leur gratitude, et Sébastien d'Orville avait fait le trajet dans ce but. Il consulta l'heure et hocha la tête, satisfait. Encore trente-deux minutes à patienter. Honor Alexander-Harrington consulta l'heure et hocha la tête. Si elle avait eu le choix, elle aurait aimé se trouver dans le système de Manticore d'ici une demi-heure. Hélas, cette possibilité ne lui était pas vraiment offerte. Le Viceadmiral Lyou-yung Hasselberg, Graf von Kreuzberg, et les éléments de tête de sa FI-16 étaient arrivés à l'Étoile de Trévor moins d'une semaine plus tôt. Deux de ses trois escadres de combat étaient au complet, et la Flotte impériale andermienne, comme la République de Havre, composait encore ses escadres de huit vaisseaux. Il manquait une division sur quatre à sa troisième escadre de combat, mais les éléments déjà arrivés avaient ajouté vingt-deux SCPC (tous adaptés à Serrure II) à l'ordre de bataille de la Huitième Force. Hélas, aucun de ces bâtiments n'avait jamais manœuvré au sein de la Huitième Force, et onze d'entre eux avaient bouclé les exercices de formation consécutifs au radoub moins de deux semaines avant leur déploiement à l'Étoile de Trévor. Pour pimenter un peu la situation, le Vizeadmiral Bin-hwei Morser, Green von Grau, commandant en second de Hasselberg, ne comptait pas parmi les grands admirateurs de la Flotte royale manticorienne. Pour tout dire, c'était un spécimen de la fameuse faction antimanticorienne de la FIA dont était issu l'amiral von Sternhafen, qui avait tant contribué à... épicer la dernière affectation d'Honor. Les autres officiers généraux de Hasselberg paraissaient beaucoup plus à l'aise avec la décision de leur empereur de s'allier au Royaume stellaire, et elle soupçonnait que Chien-lu Anderman avait eu plus que son mot à dire dans leur sélection pour cette affectation. Morser bénéficiait manifestement de soutiens de son côté, toutefois, puisqu'elle avait reçu le commandement de la toute première escadre de SCPC andermiens remis à niveau. Et, Honor le reconnaissait un peu à contrecœur, elle avait aussi l'air très douée dans sa partie. Quel dommage, seulement, qu'elle ait du mal à cacher qu'elle aurait préféré tirer sur le reste de la flotte d'Honor plutôt qu'accepter ses ordres. Néanmoins, son attitude rendait plus pressant encore le besoin d'intégrer pleinement la FI-16 dans la Huitième Force aussi vite que possible. Et le meilleur moyen de le faire consistait à associer les bâtiments andermiens au reste de ses unités lors des exercices. Au moins, tous les arguments en faveur du choix de l'Étoile de Trévor comme terrain d'entraînement tenaient encore, et Morser réagissait en professionnelle au défi. Elle ne devait pas apprécier de reconnaître que les Andermiens n'étaient pas tout à fait au niveau des Manticoriens ou des Graysoniens, mais elle ne pouvait pas le nier. Certes, la FIA n'avait pas non plus passé l'essentiel des vingt dernières années T à lutter pour sa survie contre la République de Havre. En de pareilles circonstances, soit une flotte devenait franchement compétente, soit la nation qu'elle devait défendre était franchement perdue ; or Grayson et le Royaume stellaire étaient toujours là. L'Amirauté de Janacek avait laissé l'autosatisfaction émousser le tranchant et l'efficacité ale la FRM pendant le cessez-le-feu, et cela avait joué durant l'opération Coup de tonnerre lancée par la République, mais l'essentiel avait été décapé au dur contact du combat. Les officiers généraux et commandants moins que brillants mais politiquement acceptables nommés sur des postes sensibles par Janacek avaient été écartés ou éliminés dans les premières batailles, et ceux qui restaient avaient eu droit à un cours de remise à niveau assez brutal. En fin de compte, la FRM et la FSG étaient les flottes les plus aguerries de la Galaxie explorée. Leur marge de supériorité par rapport à la flotte revitalisée de Thomas Theisman était bien plus limitée qu'elle ne l'avait été, mais elle demeurait le principal avantage de l'Alliance. Et les Andermiens, bien que très, très compétents selon des critères un peu moins darwiniens, n'étaient tout simplement pas au niveau de leurs alliés. Pas encore, du moins. Hasselberg semblait l'avoir compris avant même son arrivée, preuve supplémentaire que le Herzog von Rabenstrange l'avait lui-même choisi pour cette mission. Il comptait visiblement amener son commandement au niveau des formations manticoriennes dès que possible, et si ses subordonnés — y compris le Vizeadmiral Morser — nourrissaient des réserves à ce sujet, ils étaient assez malins pour les garder pour eux. Et, en toute honnêteté, ils travaillaient dur. Il leur restait encore du chemin à parcourir, toutefois, c'est pourquoi Honor avait refusé l'invitation de l'amiral d'Orville à le rejoindre à bord du HMS Invictus pour la cérémonie du jour. Elle avait programmé un nouvel exercice dans la succession de problèmes de difficulté croissante qu'elle imposait à sa flotte, et elle ne pouvait pas justifier de s'accorder une journée alors qu'elle faisait trimer tous les autres. Elle gloussa discrètement à cette idée, et Mercedes Brigham, debout à ses côtés pour observer avec elle l'écran tactique principal, la regarda en haussant le sourcil. « Rien, Mercedes. » Honor secoua la tête. « Juste une idée. — Bien sûr, milady. » Le ton un peu perplexe de Brigham faillit tirer un autre gloussement à Honor, mais elle étouffa sévèrement cette tentation. « Des nouvelles du Vizeadnziral Hasselberg, Andréa ? s'enquit-elle plutôt en tournant la tête vers Jaruwalski. — Non, milady. Je pense qu'il est encore un peu tôt. Ses drones de reconnaissance ne doivent pas encore être en position. — Je m'en rends compte, fit doucement Honor, à voix si basse que seules Jaruwalski et Brigham pouvaient l'entendre, mais les plateformes de sa première vague doivent être assez proches à ce stade pour détecter au moins la frange de l'écran d'Alistair. — Vous croyez qu'il attend d'en avoir une image plus nette ? demanda Brigham. — Oui. » Honor opina. « La question est : pourquoi attend-il ? Est-ce uniquement parce qu'il veut regarder la situation se développer davantage, mieux l'appréhender par lui-même avant de faire son rapport au vaisseau amiral ? Et si c'est bien ce qu'il attend, agit-il en faisant preuve d'intelligence et de sens de l'initiative ou parce qu'il n'apprécie pas de devoir rester dans nos jupes ? — Selon vous, milady, quelle est la réponse, si je puis me permettre ? — Honnêtement, s'il s'agissait de Morser, je le jouerais à pile ou face, reconnut Honor. Dans le cas présent, toutefois, je pencherais pour la première réponse. Et c'est tant mieux. Mais nous devons trouver le moyen de lui suggérer gentiment qu'il est plus important de nous informer immédiatement, même si les informations ne sont que partielles. — Le Kapitiin der Sterne Teischer est un homme plein de tact, fit Brigham. Je pourrais sans doute en discuter avec lui, entre chefs d'état-major. Il est assez doué en matière d'analyse des exercices, qui plus est. — Excellente idée, Mercedes. Je préférerais que ce genre de suggestion lui vienne de l'intérieur, pour ainsi dire, plutôt que d'avoir l'air de lui marcher sur les pieds. Surtout qu'il met tout en œuvre pour que notre collaboration fonctionne au mieux. — J'y veillerai, milady. » « L'Astrocontrôle signale que l'Hexapunia et le Sorcier effectuent leur transit, amiral, annonça le capitaine de corvette Ekaterina Lazarevna, officier de com de Sébastien d'Orville. — Parfait. » D'Orville se tourna de l'afficheur principal vers l'écran montrant le commandant de son vaisseau amiral. « On fait ça bien, Sibylle. — On s'en sortira, amiral, assura le capitaine de vaisseau Gilraven. — Bien. — Transit terminé, amiral, intervint Lazarevna. — Excellent. Envoyez le premier message, Katenka. — À vos ordres, amiral. Transmission en cours. » D'Orville observa son chrono avec soin pendant que son message félicitant Aivars Terekhov et les survivants de son équipage pour leurs exploits dans la bataille de Monica partait vers le HMS Hexapuma. Les icônes des deux croiseurs lourds endommagés clignotaient sur son répétiteur, quittant le nœud en accélérant lentement, et d'Orville ressentit une émotion qu'il n'avait pas connue depuis le jour où il avait regardé le croiseur léger HMS Intrépide, rompu et boiteux, rentrer péniblement de Basilic. Étrange, songea-t-il. C'est la deuxième fois, et le Sorcier était impliqué dans les deux. Mais un peu différemment cette fois. Tant mieux. Il avait besoin de laver son nom. « Maintenant, Sibylle », dit-il doucement, et les cent trente-huit vaisseaux hypercapables et mille sept cents BAL de la Première Force activèrent leurs bandes gravitiques en une séquence parfaite. Les signatures d'impulsion rayonnèrent à partir de l'Invictus, mais celui-ci n'occupait pas la place traditionnelle du vaisseau amiral au centre de ce globe impressionnant. Cet espace-là était réservé au HMS Hexapuma et au HMS Sorcier. « Second message pour l' Hexapuma, fit calmement l'amiral de la flotte Sébastien d'Oreille : À vous l'honneur. — Bien, amiral », répondit Lazarevna sur le même ton, et la Première Force s'enfonça dans le système autour des deux croiseurs lourds cabossés, à demi infirmes, qui avaient sauvé leur Royaume d'une guerre sur deux fronts qu'il n'aurait jamais pu gagner. « La force d'intervention de l'amiral Fisher vient d'arriver, amiral, annonça le capitaine DeLaney. — Je vois. Merci, Molly. Je vous retrouve sur le pont d'état-major dans un quart d'heure. — Bien, amiral. DeLaney, terminé », dit-elle en coupant la liaison. Lester Tourville resta assis à son bureau quelques secondes encore, à contempler sa cabine de jour et appréhender l'énorme et lourde carcasse du VFRH Guerrière autour de lui. À cet instant précis, son vaisseau amiral lui semblait étrangement petit, presque fragile. Il se leva et gagna l'écran configuré pour lui montrer l'espace et ses profondeurs semées de diamants. Il y plongea son regard et observa de pâles étincelles, reflets de la primaire de ce système, une naine rouge anonyme. Chacune de ces étincelles était un vaisseau de guerre, et la plupart étaient aussi massifs et lourdement armés que le Guerrière. Maintenant que Fisher était arrivé – à la date prévue –, la Deuxième Force se trouvait au complet, comme la Cinquième de l'amiral Chin, et toutes deux obéissaient aux ordres de Tourville. Trois cent trente-six SCPC, la fleur de la Flotte républicaine ressuscitée, et à tous les niveaux la force de combat la plus puissante jamais assemblée pour une seule opération par une quelconque nation stellaire. Ils étaient tous autour de lui, flottant en orbite distante autour de la seconde géante gazeuse du système, attendant ses ordres, et il sentit un frisson d'appréhension le parcourir. — Je n'aurais jamais cru que cette force serait assemblée, même après que Thomas me l'a annoncé. Mais c'est fait. Et maintenant elle est tout à moi. Elle aurait dû revenir à Javier Giscard, songea-t-il. Javier aurait dû hériter de la Deuxième Force et du commandement global, pendant qu'il s'occuperait de la Cinquième, mais Javier était mort, et la tâche lui revenait donc. Il pensa à ses ordres, aux différents jeux d'instructions en cas d'urgence, à la planification, la coordination et l'effort industriel incroyables que représentait cette flotte immense. Les défenses de la République avaient été réduites sans sourciller ailleurs, malgré les larges activités de reconnaissance ennemies. Avec un peu de chance, toutefois, Manticore n'en était pas conscient. Pas encore. Toutes ses unités avaient été laissées sur place, chacune s'entraînant sans relâche en simulateur, jusqu'au début de l'opération afin de maintenir les Manties dans l'ignorance béate de ce qui se préparait. Cela ne lui plaisait pas. D'ailleurs, c'était la seule partie du plan opérationnel qu'il avait contestée. Les simulations, c'était bien beau, mais personne n'avait jamais assemblé une flotte de cette taille. Il lui fallait apprendre à se coordonner avec Geneviève Chin, entraîner les unités concernées, faire répéter concrètement les mouvements aux commandants de sous-unités là où il pouvait les observer, évaluer leurs forces et leurs faiblesses. Il avait demandé l'occasion de le faire, il avait presque supplié, mais on avait repoussé sa requête. Et tout en étant celui qui l'avait présentée, il comprenait pourquoi Thomas Theisman n'y accédait pas. Ce n'était pas parce que Theisman ne comprenait pas exactement pourquoi Tourville avait fait cette demande. Ni que Tourville n'était pas d'accord avec lui. Mais pour que l'opération Béatrice réussisse, la surprise stratégique totale était un pré-requis absolu. En fait, la surprise était un élément si crucial qu'il comptait davantage que le besoin de mener des exercices d'entraînement pratiques. Étant donné l'activité des forces de reconnaissance manticoriennes, ils n'avaient pas osé retirer à l'avance leurs détachements de surveillance des systèmes les plus proches de l'ennemi. Plus encore, ils n'avaient pas osé réunir les unités de Tourville là où un drone de reconnaissance manticorien aurait pu les repérer et pousser la DGSN à se demander dans quel but la République pourrait bien avoir concentré un tel pourcentage de sa flotte en un même lieu. Mais il nous reste plus d'une semaine avant le départ, sans compter la durée de transit, songea-t-il. Ce ne sera pas autant que ce que j'aurais voulu, mais nous pouvons accomplir beaucoup dans ce laps de temps. Et nous aurions intérêt, parce qu'an bout du voyage... Il laissa son idée en suspens, car il ne savait pas vraiment ce qui l'attendrait « au bout du voyage ». Si ce n'est la plus grande bataille spatiale de l'histoire de l'humanité, bien sûr. CHAPITRE SOIXANTE-TROIS « Comment cela se présente-t-il maintenant, Andréa? — Mieux, milady. » Le capitaine Jaruwalski enclencha une mire sur l'afficheur tactique principal, entourant nettement les icônes des trente-sixième et trente-huitième escadres de combat de la Flotte impériale andermienne. Les témoins lumineux correspondant aux seize supercuirassés brillaient de façon continue sur l'afficheur, sans trahir combien ils étaient difficiles à localiser, même pour les capteurs de l'Imperator. Les chiffres détaillant la puissance du signal détecté dans la barre du CO étaient une autre histoire, cependant, et montraient le mal qu'aurait eu l'Imperator à les repérer s'il n'avait pas su où les trouver. Pas autant que des unités manticoriennes, peut-être, mais davantage qu'aucune autre, nota Honor, qui hocha la tête en signe d'approbation –pas tant de leurs capacités GE que de la tactique du Vizeadmiral Morser. Elle est passée derrière l'amiral Yanakov, poursuivit Jaruwalski. Je ne pense pas, qu'il sache qu'elle est là, mais il est sournois. Il se peut qu'il joue les imbéciles jusqu'à l'avoir amenée là où il veut la voir. — D'où vous vient cette idée ? — En partie de la position de ses porteurs, milady. Il les a mis plus en avant de son escadre de combat de queue qu'il ne le fait d'habitude. Cela place les défenses actives embarquées de ses SCPC entre eux et les batteries de Morser. Mais ils sont encore assez proches pour qu'il puisse lancer leurs Katanas en vue d'étoffer en hâte les défenses antimissile de sa force d'intervention. Cela ne veut peut-être rien dire, mais j'ai l'impression qu'il envisage au moins la possibilité qu'on lui tombe dessus par-derrière. — Je vois. » Honor croisa les mains derrière le dos en observant l'afficheur, debout à côté de son fauteuil de commandement, sur le dossier duquel Nimitz était affalé. Andréa n'avait pas tort, décida-t-elle. À la fois concernant le côté sournois dé Yanakov et sa formation. Pour sa part, Honor évaluait à soixante pour cent les chances que Yanakov ignore que Morser le suivait. Ou, du moins, qu'elle se trouvait si près. Pour les besoins de l'exercice, on lui avait refusé l'endurance améliorée des plateformes apportée par Cavalier fantôme, sa capacité de détection avait été dégradée pour ne pas dépasser de plus de vingt pour cent l'estimation actuelle la plus optimiste que la DGSN donnait des capacités de la République, et son taux d'accélération avait été réduit pour correspondre à celui des supercuirassés havriens. Par conséquent, il était plus myope qu'il n'en avait l'habitude et il devait se sentir lourd et lent à la manoeuvre. Il était donc logique qu'il se montre particulièrement prudent quant à la possibilité de se faire rattraper par l'arrière. Néanmoins, il était bel et bien sournois... Mais il fallait reconnaître que Binhwei Morser aussi. Honor ne l'appréciait toujours guère, et elle était consciente – douloureusement, pourrait-on dire, vu sa faculté à sonder les lueurs d'âme – que les sentiments de l'Andermienne à son endroit allaient bien plus loin que l'antipathie. Mais le Vizeadmiral était une tacticienne de premier ordre, et son aversion pour Manticore l'avait incitée à pousser ses troupes plus encore depuis le retour d'Aivars Terekhov de Monica, cinq jours plus tôt. Elle n'avait pas fait très bonne figure dans cette série d'exercices, et cela ne lui avait pas beaucoup plu. Elle ne voulait surtout pas avoir l'air inférieure à la FRM. Quand on est deuxième, on fait plus d'efforts, se dit Honor, ironique. Surtout quand on déteste cette place. Eh bien, tant que ça marche... je me fiche de savoir pourquoi elle se donne du mal, tant qu'elle le fait. Elle se mit à aller et venir lentement tout en regardant la situation tactique se développer peu à peu. À cet instant, l'Imperator suivait la trente-huitième escadre de combat du Konteradmiral Syou-tung, à l'arrière de la formation de Morser. Yanakov avait sa propre quinzième escadre de combat et la vingt-troisième du vice-amiral Baez ainsi que la cinquième escadre de porteurs de Samuel Miklôs, plus les quatre escadres de croiseurs de combat manticoriens et graysoniens de la Huitième Force. La soixante et unième escadre de combat d'Alistair McKeon, l'essentiel des porteurs d'Alice Truman et le reste des croiseurs et contre-torpilleurs d'Honor étaient restés à la maison, près du terminus de l'Étoile de Trévor, avec la Troisième Force de l'amiral Kuzak. Le but était de donner à ses unités andermiennes un avantage significatif puisqu'elles jouaient le rôle des agresseurs dans cet exercice précis de défense du système. « Des nouvelles des unités du Vizeadmiral Hasselberg ? s'enquit-elle au bout d'un moment. — Eh bien... » fit Jaruwalski, et Honor la regarda soudain en haussant le sourcil vu la teneur des émotions de l'officier opérationnel. « Crachez le morceau, Andréa. — Eh bien, je sais que l'amiral Yanakov n'a pas le droit d'utiliser toutes les capacités de Cavalier fantôme et que nous sommes censées laisser le Vizeadmiral Morser diriger les opérations cette fois, mais je n'ai pas pu résister à la tentation de déployer moi-même quelques drones, milady. Leurs données ne sont pas transmises à Morser, mais cela me permet de garder un œil sur la situation, en quelque sorte. — Je vois. Et vous avez sans doute juste oublié d'afficher la position du Vizeadmiral Hasselberg ainsi que de ses bâtiments. Que vous vous efforciez de dissimuler votre transgression à mon œil de lynx n'avait rien à voir avec cette omission, bien entendu ? — Eh bien, peut-être un peu, milady, reconnut Jaruwalski dans un sourire. Vous voulez le voir ? — Allez-y, montrez-moi. — Tout de suite », répondit Jaruwalski, et la quarante et unième escadre de combat (en sous-effectif) du Vizeadmiral Hwa-zhyou Reinke, son écran de seize croiseurs de combat emmenés par le Konteradmiral Hen-zhi Seifert et le Konteradmirai Tswei-yun Wollenhaupt ainsi que le Sirène et le Harpie du contre-amiral Harding Stuart apparurent soudain sur l'écran tactique principal. Le Sirène et le Harpie formaient la trente-quatrième division de porteurs, détachée de l'escadre de PBAL de Truman afin de donner aux Andermiens un élément porte-BAL. À cet instant, ces deux unités ainsi que les supercuirassés qu'ils accompagnaient se trouvaient loin en avant de la force de Yanakov et se rapprochaient sur une trajectoire presque directement convergente. Honor plissa le front. L'escadre de Reinke ne comptait que six SCPC, par conséquent les bâtiments du mur de Yanakov le dominaient à raison de plus de deux contre un. Les porteurs de Stuart se retrouvaient à trois contre un, et même les croiseurs de combat étaient à quatre contre trois. C'était déjà grave, mais en approchant comme il le faisait, il serait à portée de MPM au moins une demi-heure avant que Morser ne se rapproche suffisamment par l'arrière, et une demi-heure était un délai très long lors d'un affrontement entre porte-capsules. Il s'apprêtait à commenter, mais elle changea d'avis. Elle n’était pas fan des tactiques qui menaient une flotte assaillante à se séparer en petits morceaux : c'était un moyen trop probable de limiter son avantage numérique et d'inviter la défaite, surtout quand on minutait mal son attaque, comme cela semblait sur le point d'arriver à Hasselberg et Morser. On avait I’impression que Hasselberg avait planifié une attaque simultanée, enveloppant Yanakov par l'avant et l'arrière en même temps. Si c'était le cas, toutefois, le timing était vraiment mauvais. Mais c'était un point qu'elle devrait souligner en privé, quand il serait certain qu'elle ne le critiquait pas devant des officiers moins gradés. Elle ne craignait pas que Jaruwalski répète quoi que ce soit si elle commentait l'erreur de Hasselberg, mais c'était une mauvaise habitude à prendre, même avec son propre état-major. Elle s'arma donc de patience et se tut en regardant la situation évoluer. Et puis... « Milady, regardez ça ! » fit soudain Jaruwalski, et Honor fronça les sourcils. Il lui fallut un instant pour identifier ce qu'elle voyait mais, quand ce fut fait, elle se réjouit en fin de compte de ne pas avoir critiqué le timing de Hasselberg. « Il fait bien ce que je crois, milady ? demanda Jaruwalski, et Honor gloussa. — En effet, Andréa. Je serai intéressée de voir comment Judas réagit. Cela ressemble fort à une manoeuvre qu'il a lui-même effectuée dans un exercice d'entraînement à Yeltsin. » Elle se rapprocha de Jaruwalski et posa la main sur l'épaule de l'officier opérationnel tandis qu'elles examinaient toutes les deux l'afficheur. Hasselberg venait à l'évidence de déployer lui aussi des drones Cavalier fantôme. Il ne s'agissait toutefois pas de plateformes de détection mais de plateformes GE configurées pour contrefaire la signature d'émission des supercuirassés de Morser. Et il s'y prenait de façon subtile : la puissance du signal émanant des drones était très faible – à peine supérieure de dix pour cent à ce qu'on pouvait s'attendre à voir filtrer d'un champ furtif andermien classique. Étant donné la façon dont les capacités de détection de Yanakov avaient été dégradées pour l'exercice, ses officiers tactiques allaient avoir un mal de chien à percer la manoeuvre de Hasselberg. D'ailleurs, il devint évident quelques instants plus tard qu'ils ne l'avaient pas identifiée. Yanakov changeait de trajectoire, se détournant de la menace qu'il venait de détecter et lançant ses BAL. Ses drones de reconnaissance étant limités au niveau de ceux de la République, les BAL devenaient ses meilleures plate-formes de détection à longue portée malgré leur taux d'accélération bien moindre, et il les envoyait vérifier les contacts suspects. Dans le même temps, par précaution, il déployait le gros de ses Katanas entre ses escadres de combat et Hasselberg. Ses croiseurs de combat se redéployaient également afin de couvrir l'axe du danger avec leurs défenses antimissile. Il était clair que Yanakov n'avait pas l'intention de se laisser pousser à croire automatiquement ce que sa section tactique pensait voir. En même temps, il était tout aussi clair qu'il avait décidé de tenir compte du danger et de modifier sa formation en conséquence. Or c'était précisément ce que Hasselberg attendait de lui. La demi-heure suivante s'écoula lentement tandis qu'Honor et Jaruwalski observaient les motifs changeants de l'afficheur. En se détournant de Hasselberg, Yanakov permettait à Morser de le rattraper encore plus vite, mais, sur des distances pareilles, vite » était un terme très relatif. Hasselberg jouait très bien son rôle, décida Honor. Après avoir donné à Yanakov une idée de sa position et provoqué une réaction manifeste, il avait réduit la puissance des émissions de ses leurres. On aurait tout à fait cru qu'il n'était pas certain d'avoir été repéré et qu'il diminuait son accélération afin d'amoindrir sa signature d'impulsion et d'augmenter l'efficacité de ses systèmes furtifs. Cette manoeuvre rendait sa supercherie plus crédible et plus difficile à détecter à la fois en imposant aux BAL de reconnaissance de s'approcher beaucoup plus pour une identification certaine. Honor eut une moue pensive alors que la distance entre les escadres de Morser et celles de Yanakov s'amenuisait sans cesse. Yanakov était déjà à portée de MPM et, d'ici quelques minutes, ; les BAL seraient assez proches pour percer à jour la mascarade. À la place de Morser, elle tirerait donc à peu près... — Le Vizeadmiral Morser a ouvert le feu, milady, annonça Jaruwalski, et Honor opina. — Je constate », dit-elle simplement en croisant à nouveau les mains dans son dos avant de regagner calmement son fauteuil. Judas allait s'en vouloir, se dit-elle, souriant en son for intérieur. Il avait manifestement mordu à l'hameçon de Hasselberg, en fin de compte. Il ne s'était peut-être pas autorisé à charger à sa suite, mais le Vizeadmiral et ses drones habilement déployés avaient fixé l'attention de Yanakov sur le plus petit des deux groupes d'intervention andermiens. Ses équipes tactiques n'avaient pas autant prêté attention à d'autres axes de danger possibles et, quand Morser avait tiré, l'écran du Graysonien – et ses Katanas – était très mal placé, avec un très mauvais angle de tir contre la vague de missiles en approche. De plus, Morser avait bien empilé ses capsules. Ses seize supercuirassés en avaient déployé près de six cents, qui lancèrent un total de quatre mille six cent huit missiles offensifs et GE... et cinq cent soixante-six projectiles de contrôle Apollon. Le temps de trajet s'élevait à presque six minutes, ce qui offrait à Yanakov un peu de temps pour ajuster sa formation, mais pas assez pour repositionner ses unités de manière significative. Et tandis que les missiles approchaient, les unités de la Huitième Force se retrouvèrent pour la première fois du mauvais côté d'une attaque soutenue par Apollon. En regardant les premiers témoins d'avarie apparaître sur son afficheur comme les premiers flocons d'un blizzard dans les montagnes de Sphinx, Honor se dit que l'expérience ne serait pas agréable. « Amiral, c'est l'heure, fit doucement le capitaine DeLaney sur le communicateur, et Lester Tourville acquiesça. — Oui, sans doute. Envoyez toute la flotte aux postes de combat, Molly. Je monte tout de suite. — Bien, amiral. » Tourville coupa la connexion et se leva. Il palpa d'un geste automatique la poche de sa combinaison souple pour s'assurer que ses fameux cigares étaient bien à leur place. Ils faisaient désormais tellement partie de son image qu'il aurait sans doute pu démoraliser tout l'équipage du pont d'état-major rien qu'en arrêtant de fumer. Cette idée le fit rire, et il se réjouit d'être seul en y détectant une pointe de nervosité. — Évacuons tout cela ici, Lester. Pas d'estomac qui fait des noeuds devant les troupes. Tes hommes méritent cent fois mieux de ta part. Il se regarda dans un miroir mural. Il valait sans doute mieux qu'aucun de ses subordonnés ne sache qu'il était assis là depuis un quart d'heure, déjà en combinaison souple. Non pas qu'il ait eu le trac des soirs de première. Ou, du moins, pas trop. C'était plus calculé : en enfilant sa combinaison avant l'heure, il pouvait prendre le temps de bien le faire et arriver sur le pont d'état-major calme et serein, l'air de sortir d'un holo de formation. Juste un autre de ses petits trucs pour permettre à ses subordonnés de ne voir en lui que le chef confiant, calme et imperturbable. Si sûr de lui qu'il se présenterait tiré à quatre épingles, sans un cheveu qui dépasse. Il passa la main dans ses cheveux en y pensant et rit de nouveau, plus naturellement... juste au moment où la musique démarra. L'une des réformes de Thomas Theisman avait consisté à accorder aux commandants d'unités du mur le droit de remplacer les alarmes stridentes habituelles de la flotte par une sélection personnalisée. Le capitaine de vaisseau Houellebecq aimait les vieux airs d'opéra, dont beaucoup dataient de l'ère pré spatiale de la vieille Terre. Tourville nourrissait pour sa part quelques doutes quand elle avait décidé d'y avoir recours à bord du Guerrière, mais il devait reconnaître qu'elle avait fait le bon choix pour ce signal précis. En fait, il l'avait trouvé approprié avant même qu'elle lui en précise le titre. « Attention ! Attention ! Tous les personnels aux postes de combat ! Je répète, tous les personnels aux postes de combat ! » lança la voix sereine et professionnelle du capitaine Célestine Iouellebecq, au son de la Chevauchée des Walkyries de Richard Wagner. « Commandant, les détecteurs alpha signalent... oh mon dieu ! » Le capitaine de corvette Angelina Turner se retourna aussitôt, un éclair de colère dans le regard. — Nom de Dieu, vous appelez ça un rapport, Hellerstein ? » fit-elle d'une voix dure, plus furieuse encore parce que le premier maître Bryant Hellerstein était l'un de ses meilleurs et plus solides éléments. « Commandant... Madame... c'est impossible ! » balbutia Hellerstein, et Turner se dirigea sur-le-champ vers son poste. Elle avait ouvert la bouche pour le réprimander plus vertement encore quand il se tourna vers elle, mais le choc qu'elle lut sur son visage l'arrêta net. Jamais encore elle n'avait jamais vu cet homme compétent et sûr prendre un air... terrifié. « Qu'est-ce qui est impossible, Bryant ? demanda-t-elle sur un ton beaucoup plus doux qu'elle n'en avait eu l'intention. — Commandant, fit Hellerstein d'une voix rauque, d'après les détecteurs alpha, plus de trois cents vaisseaux non identifiés viennent d'effectuer une translation pile sur l'hyperlimite. CHAPITRE SOIXANTE-QUATRE « Très bien, Robert. On déploie les drones. — À vos ordres, amiral ! » Le capitaine de frégate Zucker se mit à taper des lignes de commande sur son pupitre, et le contre-amiral Oliver Diamato se tourna vers son chef d'état-major. « Il ne leur faudra pas longtemps pour comprendre que nous sommes là, Séréna », dit-il en désignant de la main l'afficheur principal qui montrait le nœud du trou de ver manticorien. Rien que s'en approcher à ce point lui donnait la chair de poule car, s'il y avait une chose – en dehors des planètes habitées de leur système mère – qui ferait à coup sûr réagir les Mamies comme un tigre des marais blessé, c'était bien le nœud. « En réalité, amiral, répondit le capitaine Tavernier dans un sourire sans joie, je soupçonne qu'ils sont déjà au courant, vous ne croyez pas ? — Je suis amiral, donc je peux présenter la situation sous le jour le plus avantageux si j'ai envie », répliqua Diamato avec un sourire tendu. En fait, comme, Zucker et lui le savaient très bien, les plate-formes fixes des Mannes avaient détecté et détaillé leur empreinte hyper dès leur arrivée. Inutile d'essayer de tromper ces équipements prodigieux qui mesuraient des milliers de kilomètres de côté : ils pouvaient repérer même la translation la plus progressive en espace normal à une distance de plusieurs semaines-lumière, sans parler de la signature de deux escadres de croiseurs de combat à moins de six heures-lumière de la primaire. « J'imagine, monsieur, fit Tavernier. Peut-être est-ce pourquoi je ne suis que capitaine de frégate. — Et ne l'oubliez pas. » Diamato sentit l'équipage de son pont d'état-major se détendre en l'entendant plaisanter avec son chef d'état-major, et c'était tant mieux. Mais il y avait d'autres éléments à prendre en compte également. « Ce que je voulais dire, c'est que j'aimerais mettre autant de distance que possible entre nous et notre point d'arrivée – de façon très furtive. Je doute que nous réussissions à disparaître de leurs écrans, mais ça vaut le coup d'essayer. — Bien, amiral », répondit Tavernier, plus sérieuse. Elle observa l'afficheur avec lui. Leurs drones de reconnaissance étaient lancés et se dirigeaient vers le nœud afin de surveiller de près la situation, mais déjà les faibles échos radar des bien nommés drones « Cavalier fantôme » manticoriens – dont on ne semblait jamais voir plus que ces échos – apparaissaient, avançant (à vue de nez) dans leur direction. « Et si nous lancions Passe-passe, amiral ? proposa-t-elle au bout d'un moment. — C'est ce que j'étais en train de me dire », fit Diamato. Le rôle de ses bâtiments consistait à garder un œil attentif sur le nœud pour le compte de la Deuxième Force. Même avec des communicateurs supraluminiques, ses rapports mettraient plus de six minutes à atteindre Lester Tourville, mais cela valait infiniment mieux que le délai de six heures que des transmissions infraluminiques auraient imposé. Au moins, les défenses manticoriennes leur avaient-elles facilité la décision de ne pas envoyer de BAL en reconnaissance car aucun n'aurait pu espérer survivre assez longtemps pour voir quoi que ce soit. Par conséquent il n'aurait pas la mort d'équipages de BAL sur la conscience, mais cela ne résolvait pas ses autres problèmes. Plus particulièrement, ses drones, bien que plus performants que jamais en tant que plateformes de reconnaissance, étaient encore loin l'avoir la furtivité des drones manticoriens. Il devait donc rester assez près pour pouvoir en renvoyer de nouveaux à mesure que les défenseurs détruisaient les précédents. En même temps, il était inutile de faire mine que son commandement pourrait vaincre ce que les Manties enverraient l'affronter s'ils le voulaient. Au lieu d'entretenir des illusions de foire martiale et de bataille frontale, il était temps – comme Tavernier venait de le suggérer – de se reposer sur la vitesse et la dispersion. Si loin de la primaire (et bien à l'écart de la zone de résonance), les seize croiseurs de combat de Diamato étaient libres d'esquiver et de se faufiler. Une fois que leurs générateurs hyper auraient terminé leur cycle, ils pourraient toujours disparaître en hyperespace si la situation paraissait devenir trop dangereuse, de toute façon. Le principal était d'éviter qu'un bâtiment armé de MPM entre à moins de quatre ou cinq minutes-lumière de sa formation. « Dois-je transmettre les ordres, dans ce cas, amiral ? fit Tavernier, et il opina. — Allez-y. » « Oh, merde », lâcha tout bas l'amiral Stephania Grimm du service royal d'astrocontrôle lorsqu'une alarme sonore discrète mais pressante résonna. La serviette avec laquelle elle était en train de brosser les miettes de gâteau de sa veste ne fut plus soudain qu'une boule écrasée dans sa main, et ceux qui venaient de lui souhaiter un joyeux anniversaire se retournèrent comme un seul homme vers l'afficheur. Forcément, songea-t-elle dans un coin de son esprit. Il fallait qu'ils décident de débarquer le jour de mon anniversaire! Elle regarda autour d'elle les visages soudain tendus de ses collègues. L'Astrocontrôle était une administration civile malgré ses grades militaires, et la plupart de ses subordonnés n'avaient jamais imaginé dans leurs pires cauchemars assister un jour à des combats. Mais la position de Grimm en tant que responsable du service de contrôle du trafic du nœud manticorien lui imposait une coopération étroite avec sa hiérarchie militaire. Les responsables de l'Astrocontrôle n'étaient pas toujours très à l'aise avec cet aspect de leurs obligations, toutefois Grimm était pour sa part une ancienne de la flotte, et cela aidait. Elle avait atteint le grade de capitaine de la Liste avant de passer à l'Astrocontrôle et s'était vite bâti une réputation d'efficacité et d'intelligence auprès de ses collègues militaires. Un changement bienvenu dans le sillage de son prédécesseur immédiat, l'amiral Allen Stokes, dont la seule qualification pour le poste tenait aux liens étroits de son beau-frère avec le baron de Haute-Crête et le Premier Lord Édouard Janacek. Mais, à cet instant, se savoir bien considérée apportait fort peu de réconfort à l'amiral Grimm. L'énorme empreinte hyper sur l'hyperlimite du système était déjà inquiétante, mais pour elle, personnellement, les empreintes éparses et les signatures d'impulsion divergentes repérées à huit minutes-lumière du nœud l'étaient tout autant. Des drones approcheraient sous peu, et il pourrait bien y avoir d'autres supercuirassés restés de l'autre côté du mur hyper, attendant de bondir en fonction de ce que ces drones apprenaient à leurs maîtres. Elle n'était pas la seule à ruminer de sombres pensées, remarqua-t-elle en observant les barres latérales de l'immense afficheur astro tandis que dans les forts du nœud on se précipitait aux postes de combat. Il faudrait beaucoup de supercuirassés pour en venir à bout, se dit-elle, mais cela ne la soulageait guère. Il y avait plusieurs centaines de cargos, paquebots, courriers et vaisseaux d'exploration déjà en transit par les divers terminus du nœud ou bien attendant leur tour dans la file de transit, et la perspective de MPM fusant dans les parages au milieu de ces bâtiments civils sans défense lui retournait l'estomac. Elle releva un cache en plastique et enfonça un gros bouton rouge sur son pupitre. Une sirène stridente retentit, et tout autre bruit cessa sur le pont de commandement de la station spatiale le Sa Majesté DaGama, plateforme d'astrocontrôle centrale. Les regards se tournèrent vers elle, l'attention de tous avaient été attirée par l'alarme sonore perçante. — Il n'a pas encore été déclaré, mais on a un code Zoulou sur les bras, ça ne fait pas un pli, mesdames et messieurs, annonçai elle d'une voix monocorde et tendue. Je déclare la condition Delta de mon propre chef. Dégagez le nœud – tout le trafic, où qu'il se situe dans la file, et pas seulement les sortants déjà en approche finale. Tout ce qui pourrait attirer l'attention d'un M PM doit ficher le camp au plus vite. — Ensuite, Jordan, poursuivit-elle en se tournant vers son second, qui avait encore une part de gâteau à la main, préparez-vous au transfert de votre vie. Sauf erreur de ma part, ce que Yestremensky a dû gérer quand le comte de Havre-Blanc a emmené la Huitième Force à Basilic était une balade de santé par rapport à ce qui va nous arriver dessus. Envoyez tout de suite un courrier à l'Étoile de Trévor avec un rapport de situation. Puis commencez à vous préparer pour le transit à intervalle minimum de toutes les unités de l'amiral Kuzak et de la duchesse Harrington. Je ne suis pas certaine des effectifs qu'elles ont déployés, mais nous pourrions voir une centaine de vaisseaux du mur franchir le terminus à la queue leu leu. Et si deux supercuirassés évaluent mal leurs distances et entrent en collision – ou lèvent leurs bandes gravitiques trop près l'un de l'autre –, nous aurons un sacré bazar à gérer. — C'est sûr, fit le capitaine Jordan Lamar, convaincu. — Je veux donc nos meilleurs contrôleurs sur cette voie, dit Grimm. Oubliez le rôle de quart normal. Trouvez-moi les meilleurs où qu'ils soient et mettez-les devant ces consoles, insista-t-elle en désignant du doigt la section des contrôleurs de trafic de l'Étoile de Trévor. Ça devrait être fait depuis dix minutes. Ensuite, regardez quels remorqueurs sont disponibles. — Bien, madame. Je m'y mets », fit Lamar. Il baissa les yeux, vit le gâteau comme pour la première fois et le fixa un instant. Puis il eut un petit rire sec, l'enfourna et se tourna vers son com afin de commencer à lancer des ordres. « Bradley, poursuivit Grimm à l'adresse de son officier de liaison avec l'amiral Thurston Havlicek, responsable du commandement défensif du nœud, mettez l'amiral Havlicek au courant des mesures déjà prises. Je suis certaine que d'ici trente ou quarante minutes nous aurons des drones en approche depuis ces bâtiments, et il doit avoir ses propres plans pour s'en débarrasser, mais demandez-lui si nous pouvons faire quelque chose pour l'aider. Je pense que nous devrions envisager le moyen de placer les vaisseaux du mur arrivants de façon à bloquer la vue qu'ont les drones du terminus et les empêcher de dire aux Havriens ce qui arrive et quand. Tout ce dont le commandement défensif a besoin et qui est dans nos cordes, on le fait, mais il me faut savoir ce qu'il veut maintenant. — À vos ordres, amiral, répondit le capitaine de frégate Bradley Hampton avec un sourire reconnaissant. Je m'en occupe tout de suite. — Bien. » Grimm se retourna vers l'afficheur. Les premières plate-formes Cavalier fantôme se trouvaient déjà à vingt-cinq mille kilomètres et accéléraient sous un peu plus de cinq mille gravités. Elle ne les voyait pas, mais elle les savait là. Ce qu'elle voyait, en revanche, c'était les signatures d'impulsion des BAL du commandement défensif du nœud fleurir à l'écran. Plus de trois mille cinq cents étaient déjà dans l'espace, et d'autres apparaissaient avec une précision de métronome à mesure que les bases les lançaient. Bande de salauds, allez-y, approchez, pensa-t-elle avec mordant à I 'adresse des signatures d'impulsion des croiseurs de combat qui essayaient d'espionner sa zone de responsabilité. Venez donc. On a quelque chose pour vous. Ses réflexions sur le caractère ennuyeux de son affectation vinrent à l'esprit de Sébastien d'Orville comme un écho amer lointain alors qu'il pénétrait sur le pont d'état-major de l' Invictus. Malgré sa formation, tous ses préparatifs, toutes les simulations, les jeux de guerre et les plans d'urgence, il découvrait soudain qu'il n'aurait jamais vraiment cru que ce moment viendrait. Que les Havriens auraient le culot incroyable de s'attaquer le système mère du Royaume stellaire de Manticore. Et bon sang, pourquoi donc n'y croyais-tu pas? se demanda-t-il avec mépris. Tu étais pourtant prêt à envisager d'envahir leur système mère pendant Bouton-d'or, non? Tu étais furieux que le « cesser le feu » opportun de Saint-Just interrompe l'opération, non? Eh lien, on dirait qu'eux aussi sont capables de voir grand. « Dites-moi tout, Maurice. — Ils nous arrivent droit dessus, amiral, répondit d'une voix monocorde le capitaine de vaisseau Maurice Ayrault, son chef d'état-major. La seule subtilité que je voie, c'est leur vecteur d'approche. Il semble qu'ils envisagent de s'occuper d'abord de la Première Force et de Sphinx avant de se déporter vers Manticore, mais ils cherchent à se ménager une issue au cas où, et leur astrogation était parfaite. Ils sont arrivés pile à l'intersection de la zone de résonance et de l'hyperlimite, presque sur la bissectrice de l'angle entre Sphinx et Manticore. Ce n'est pas l'approche la plus rapide, mais elle leur permet de repasser la limite de zone s'ils s'enfoncent trop profondément au lieu d'être coincés à l'intérieur du système. Pour l'instant, ils se trouvent à huit minutes-lumière, avancent à mille cinq cents km/s et ils ne lésinent pas sur l'accélération. Ils doivent pousser leurs compensateurs à quatre-vingt-dix pour cent de la pleine puissance militaire au moins, parce qu'elle s'élève à quatre virgule huit km/s'. — Eh bien, fit d'Orville, c'est pour cela que nous sommes déployés de cette façon. Une estimation pour l'interception zéro-zéro avec la planète ? — Un peu moins de trois heures. Renversement dans quatre-vingt-six minutes environ. Ils seront à vingt-six mille km/s à ce stade. » Le chef d'état-major grimaça. « Je suppose qu'il faut se réjouir du peu qu'on nous offre, amiral. Ils auraient pu gagner au moins trente minutes en traversant tout droit la limite de la zone. — Délai avant qu'ils soient à portée de la planète s'ils décident de tirer à portée maximale ? » s'enquit calmement d'Orville, espérant que sa voix et l'expression de son visage ne trahissaient pas le frisson qui lui courait dans le dos à l'idée que des armes aussi notoirement peu précises que des MPM à portée maximale traversent le système. « Sur un profil zéro-zéro, quatre-vingt-quatorze minutes. S'ils choisissent l'approche rapide, sans renversement, ils gagnent en gros une minute. Dans tous les cas, cela fait à peu près une heure et demie. — Je vois. » D'Orville réfléchit à ces informations. La Première Force se précipitait encore aux postes de combat mais, au moins, elle avait pour principe de maintenir les noyaux de ses bâtiments toujours chauds, malgré l'usure supplémentaire infligée aux composants. Il pourrait se mettre en route d'ici douze à quinze minutes. La question était : que faire à ce moment-là ? Non, se dit-il. Il n'y a pas de question à se poser, en réalité. Impossible de laisser ces capsules lance-missiles approcher Sphinx si tu peux les en empêcher. Mais, mon Dieu... plus de trois cents vaisseaux ? « La détection a-t-elle un décompte des unités, Madeline ? .I manda-t-il à son officier opérationnel. – Il est en train d'arriver, amiral », répondit le capitaine de vaisseau Madeline Gwynett. Elle regarda les données s'afficher sur son écran, et il vit ses épaules se raidir. « La détection compte deux cent quarante supercuirassés, amiral. À ce stade, il semble qu'il s'agisse exclusivement de porte-capsules, mais nous ;sayons d'approcher des drones pour en avoir confirmation. Ils ont aussi seize porte-BAL, à première vue, ainsi qu'un écran d'environ quatre-vingt-dix croiseurs et unités plus légères. — Merci, Madeline. D'Orville était content, pour ainsi dire, de s'entendre répondre si calmement, mais il comprenait pourquoi les épaules de Gwynett s'étaient raidies. La Première Force comprenait quarante-deux SCPC et quarante-huit supercuirassés d'ancienne génération. Ses vaisseaux du mur étaient surpassés en l'ombre à raison d'un contre deux et demi au moins, mais le rapport montait à un contre six en SCPC. Il avait bien douze croiseurs de combat porte-capsules, mais ce n'étaient que des moucherons face aux supercuirassés. Néanmoins, se dit-il aussi fermement que possible, la situation n'était pas tout à fait aussi grave que les chiffres le suggéraient. Les nouvelles capsules lance-missiles équipées de faisceaux tracteurs permettaient à chacun de ses vieux supercuirassés de remorquer près de six cents capsules entre leurs bandes gravitiques, collées à leur coque comme des bernicles de haute technologie., Cela représentait cent vingt pour cent de la capacité interne d'un bâtiment de classe Méduse, et les vaisseaux étaient déjà en train de les charger. Hélas, ils ne disposaient pas du système de contrôle de tir adapté pour diriger des salves aussi denses que celles d'un Méduse. Pire, ils seraient contraints de vider l'essentiel de leurs capsules très tôt afin de libérer les arcs de détection et de tir des défenses actives ainsi que leurs dispositifs de contrôle de tir. Il allait donc devoir s'en servir à portée maximale, quand leur précision serait la plus faible. — Katenka, dit-il au capitaine de corvette Lazarevna, passez-moi l'amiral Caparelli. — À vos ordres, amiral. » Caparelli apparut presque aussitôt sur l'afficheur du com. « Sébastien, fit-il d'une voix calme, l'air cependant tendu. — Thomas. » D'Orville le salua de la tête en repensant au nombre de fois où ils s'étaient déjà salués exactement de cette façon... et en se demandant s'ils en auraient encore l'occasion. Je crois que je dois aller à leur rencontre. — Si tu le fais, tu perds les capsules de l'intérieur du système », répondit Caparelli, et d'Orville hocha la tête d'un air sombre. Les défenses de l'intérieur du système se reposaient massivement sur des capsules lance-MPM, et on les avait déployées en nombre impressionnant. Hélas, songea-t-il, pas encore assez. Elles étaient conçues pour arrêter net n'importe quelle attaque plausible, mais les planificateurs n'avaient pas envisagé d'ennemi prêt à leur opposer plus' de deux cents SCPC modernes et les défenses antimissile que cela impliquait. Elles réussiraient peut-être à repousser l'assaut, mais pas sans laisser l'adversaire entrer à portée de missiles des chantiers navals dispersés et terriblement vulnérables où se trouvaient tous les supercuirassés manticoriens de nouvelle génération en voie d'achèvement. Il ne pouvait pas laisser les Havriens s'approcher suffisamment pour réserver aux chantiers du système mère le même sort qu'à ceux de Grendelsbane. Sans compter ce qui se passerait s'ils ouvraient le feu sur l'intérieur du système depuis si loin et qu'un ou deux missiles percutaient Manticore ou Sphinx à soixante-dix ou quatre-vingts pour cent de la vitesse de la lumière, songea-t-il en frémissant. « Si tu vas à leur rencontre, poursuivit Caparelli, tu devras les affronter sans soutien, or ils ont un avantage écrasant en nombre de coques. Tu perdras toutes tes unités si tu les prends de front. — Et si je ne le fais pas, je les laisse entrer à portée de la planète, répliqua durement d'Orville. — Jusqu'à maintenant, ils se sont toujours gardés de tout acte ressemblant à une violation de l'Édit éridanien, souligna Caparelli. — Et jusqu'à maintenant, ils n'avaient pas non plus envahi notre système mère. » La tradition manticorienne voulait que l'Amirauté n'exerce pas de pressions sur un commandant de flotte quand la bataille était imminente – pas même celui de la Première Flotte. Il appartenait à d'Orville de décider ce qu'il faisait de ses forces. I ;Amirauté pouvait conseiller, fournir des renseignements supplémentaires ou suggérer une tactique, mais la décision lui revenait, et Thomas Caparelli n'était pas homme à vouloir faire autrement. Mais d'Orville n'était pas vraiment étonné que Caparelli rechigne à admettre ce qui devait arriver, comme ils le savaient aussi bien l'un que l'autre. Le Premier Lord de la Spatiale connaissait un trop grand nombre des hommes et femmes à bord des bâtiments de d'Orville... et il ne pouvait pas se joindre à eux. Il se trouverait en sécurité sur Manticore quand le marteau s'abattrait sur la Première Force, et Sébastien d'Orville déchiffrait trop bien son collègue pour ne pas savoir exactement ce qu'il ressentait, le miracle qu'il souhaitait. Mais il n'y aurait pas de miracle, pas aujourd'hui, et d'Orville secoua la tête. « Non, Thomas, dit-il avec douceur. J'aimerais rester en arrière – crois-moi, j'aimerais. Mais nous ne pouvons pas parier sur leur retenue en ce qui concerne le choix des cibles. L'enjeu de cette partie, c'est toutes les billes. Trente escadres de SCPC –l'équivalent de quarante des nôtres, avec plus d'un million de personnes à bord – se dirigent vers nous et plongent en plein cœur de nos défenses. Cela signifie qu'ils sont prêts à essuyer des pertes colossales. Je ne pense pas que nous puissions attendre d'eux qu'ils subissent ce traitement sans semer autant de destruction que possible en retour, et même s'ils ne tirent pas un seul missile intentionnellement vers la planète, pense au terrible manque de précision des MPM en fin de course. Je ne peux pas laisser des centaines de ces machins sillonner l'espace aussi près de Sphinx. — Je sais. » Caparelli ferma les yeux quelques instants puis prit une profonde inspiration avant de les rouvrir. -« J'ai ordonné qu'on transmette le code Zoulou à tous les commandements », dit-il. Sa voix était plus saccadée et sa crainte des événements à venir se drapait d'un professionnalisme automatique. « Théodosia peut réagir depuis l'Étoile de Trévor d'ici environ un quart d'heure, mais le gros de la Huitième Force se trouve loin du terminus, en manoeuvre. J'ignore en combien de temps elle peut revenir, mais je pense qu'il faudra au moins deux heures à la duchesse Harrington pour rejoindre le terminus. Je rappelle aussi les escadres de Jessup Blaine depuis celui de Lynx, mais nos estimations les plus optimistes lui assignent un temps de réaction plus long encore que celui de la Huitième Force. — Et même Théodosia ne pourra pas arriver en un seul transit de masse, fit d'Orville, lugubre. Elle va devoir procéder un vaisseau à la fois, comme Hamish l'a fait quand ces salauds ont frappé Basilic, parce que nous allons avoir besoin de tout ce qu'elle a. Kuzak aurait pu faire transiter près de trente supercuirassés par le nœud en une seule fois, mais cela aurait déstabilisé et bloqué la voie de Trévor à Manticore pour presque dix-sept heures. Même un transit à la file bloquerait la voie pendant près de deux minutes avant que l'unité suivante ne puisse l'emprunter. — Tu as raison, fit Caparelli. En comptant ses unités écran, elle en a pour pas loin de deux heures rien que pour effectuer le transit. — A ce moment-là, l'ennemi se trouvera à environ une heure de Sphinx, et elle ne pourra pas le rattraper. — Nous rassemblons tous les BAL que nous avons, répondit Caparelli. Nous devrions être capables de t'en faire parvenir cinq à six mille avant que la bataille ne commence. — Cela m'aidera beaucoup. Mais ils ont amené seize port surs, ce qui leur fait trois mille BAL de leur côté. — Je sais. » Caparelli le regardait depuis l'écran, le regard et le visage sombres. « Fais de ton mieux, on ne peut rien te demander de plus, Sébastien. Nous ferons notre possible pour te soutenir, mais ce ne sera pas grand-chose. — Qui aurait cru qu'ils nous attaqueraient avec un effectif pareil ? fit d'Orville d'un ton presque léger. — Personne au sein du conseil stratégique, en tout cas. » La voix de Caparelli se teinta d'une culpabilité amère et mordante, comme si, d'une façon ou d'une autre, il aurait pu empêcher ce cauchemar de se réaliser. Puis il en reprit le contrôle. « En fait, je soupçonne qu'Harrington était la seule à croire qu'ils pourraient choisir cette option. Mais je pense honnêtement que même elle ne s'y attendait pas. — Eh bien, ils sont là, et mes noyaux sont chauds. On dirait que nous allons être pas mal occupés pendant un moment, Thomas. Terminé. » « Milady ! » Honor interrompit son entraînement avec Clifford McGraw et leva la tête, stupéfaite, comme l'un des fusiliers du major Lorenzetti passait en toute hâte le sas du gymnase. Spencer Hawke et Joshua Atkins se retournèrent vers l'homme qui arrivait soudain sans être annoncé; ils portèrent aussitôt la main au pulseur, et elle cracha son protège-dents en levant la main. « Pas de danger ! » s'écria-t-elle. Hawke continua son mouvement, mais son pulseur demeura pointé vers le sol. Il ne la regarda même pas : son attention était rivée sur le fusilier; lui-même ignorait qu'il était passé à deux doigts de se faire abattre, Honor le savait. En réalité, il n'avait sans doute été sauvé que par la foi qu'avaient ses hommes d'armes en sa faculté et celle de Nimitz à apprécier les intentions d'autrui. Mais même cette foi ne ferait pas rentrer l'arme de poing de Hawke dans son étui tant qu'il ne saurait pas à coup sûr ce qui se passait. Pour l'instant, toutefois, c'était une considération tout à fait secondaire pour Honor par rapport à la consternation et l'agitation du fusilier. « Oui, caporal... Thackston ? dit-elle d'une voix délibérément aussi apaisante que possible en lisant sa plaque d'identité. Qu'y a-t-il ? — Milady... » Thackston s'interrompit et se secoua. « Je vous demande pardon, milady, dit-il au bout d'un instant en contrôlant sa voix. Les respects du capitaine Cardones, fit-il en touchant le communicateur fixé à sa ceinture comme pour indiquer physiquement la provenance du message, et nous venons de recevoir un code Zoulou de l'Amirauté. » Honor se redressa brusquement. Elle ne devait pas avoir bien entendu! Tout en se le disant, elle se revit pourtant un autre jour, à bord d'un autre vaisseau. La dernière fois qu'on lui avait transmis le fameux code Zoulou. Dans la Flotte royale manticorienne, ces deux mots n'avaient qu'une seule signification : invasion imminente. « Merci, caporal », dit-elle d'une voix sèche mais assez calme pour que le fusilier la regarde avec une certaine incrédulité. Elle le salua de la tête puis se retourna vers Hawke et Atkins pendant que Nimitz traversait la salle en bondissant pour la rejoindre. « Spencer, prenez le com. Trouvez le commodore Brigham. Dites-lui que nous sommes au gymnase et que je verrai l'état-major sur le pont dans cinq minutes. — Bien, milady ! Hawke rangea son pulseur d'une main et prit le communicateur de l'autre. Honor ouvrit les bras à Nimitz qui s'y jetait puis se tourna vers Atkins. « Joshua, appelez Mac. Dites-lui que je vais avoir besoin de ma combinaison souple et de celle de Nimitz sur le pont d'état-major au plus vite. — Oui, milady ! — Clifford, lança-t-elle par-dessus son épaule à son troisième homme d'armes en se dirigeant vers le sas, attrapez juste votre ceinturon. Vous vous occuperez du reste de votre uniforme plus Lard. — Oui, milady ! » Le sergent McGraw ramassa son ceinturon et le boucla pardessus son gi. Quinze secondes après que le caporal Barnabé Thackston du corps des fusiliers royaux de Manticore eut transmis le message de Rafael Cardones, l'amiral Lady dame Honor Alexander-Harrington se dirigeait d'un air décidé vers les ascenseurs tandis que ses hommes d'armes adoptaient une petite foulée pour suivre le rythme de ses longues enjambées. « On dirait qu'ils ont pris leur décision, amiral, remarqua le capitaine de frégate Frazier Adamson en étudiant les icônes de la Première Force manticorienne. — Ce n'est pas comme si nous leur laissions beaucoup le choix », répondit Lester Tourville sans regarder son officier opérationnel. Adamson était un tacticien des plus compétents, un organisateur efficace et un subordonné loyal. C'était aussi un honnête joueur de bésigue, et Tourville l'appréciait beaucoup, en temps normal. Mais en dehors de ses centres d'intérêt professionnels, le capitaine avait à peu près autant d'imagination qu'un pieu. Non qu'il fût superficiel ou insensible dans ses relations humaines. Simplement, il ne lui serait jamais venu à l'idée de se mettre à la place des équipages des vaisseaux qui s'éloignaient de Sphinx pour venir à la rencontre de la Deuxième Force. À cet instant, Lester Tourville, qui pour sa part souffrait d'un excès d'imagination, enviait amèrement ce handicap intérieur. « Ils ne peuvent pas être sûrs que nous ne bombarderons pas les installations orbitales planétaires voire la planète même à grande distance, poursuivit-il, surtout s'ils se servent des capsules de l'intérieur du système. Ils vont donc venir à notre rencontre et tenter de réduire nos effectifs au point que nous n'oserons pas avancer davantage pour nous heurter aux défenses fixes. — Oui, amiral, répondit Adamson. C'est ce que je voulais dire. » Il paraissait surpris que son supérieur formule l'évidence, et Tourville s'imposa de sourire. « Je sais, Frazier. Je sais. » Il lui donna une tape sur l'épaule et fit quelques pas vers l'afficheur tactique principal. Il resta à le contempler jusqu'à ce qu'il sente une présence à ses côtés. Il baissa les yeux vers le capitaine DeLaney. « Frazier ne pense pas à mal, patron, fit tout bas le chef d'état-major. — Je sais. » Tourville sourit à nouveau, plus naturel, mais son sourire était triste. Une expression qu'il ne laissait voir qu'à ceux qu'il connaissait et à qui il se fiait, dans la mesure où elle jurait avec son personnage de « cow-boy ». « C'est juste qu'il ne voit en eux que des cibles, poursuivit-il sur le même ton. Là, maintenant, j'aimerais pouvoir aussi. Mais non. Je sais exactement ce qu'ils pensent, là-bas, mais ils viendront à notre rencontre malgré tout. — Comme vous l'avez dit, patron, répondit DeLaney avec un sourire qui reflétait le sien, nous ne leur avons pas laissé beaucoup le choix. » « Oubliez les unités écran ! aboya l'amiral Théodosia Kuzak. Nous pouvons réduire notre temps de transit d'un quart d'heure en les laissant derrière nous, et ce n'est pas comme si quelques croiseurs et contre-torpilleurs allaient faire la différence, hein ? — Non, amiral », fit le capitaine de vaisseau Gérald Smith-son, son chef d'état-major. C'était un homme grand et maigre dont les cheveux et le teint sombres formaient un contraste saisissant avec la chevelure rousse et la peau blanche de Kuzak; il semblait en train de se remettre du choc causé par le code Zoulou annoncé par l'Amirauté. « L'Astrocontrôle a-t-il répondu ? demanda Kuzak en se tournant vers le lieutenant de vaisseau Franklin Bradshaw, son officier de com. — Oui, amiral. Le courrier de l'amiral Grimm vient de revenir depuis Manticore. Elle avait déjà commencé à dégager le nœud avant même de nous l'envoyer la première fois. Elle calcule maintenant la meilleure disposition pour que nos unités aident à protéger le terminus des drones havriens. Elle fait également avancer des remorqueurs sur la voie entrante au cas où l'une de nos unités aurait besoin d'assistance. — Délicate attention, dit Kuzak en souriant sans joie, mais si l'un de nos bâtiments du mur en percute un autre, des remorqueurs ne seront pas d'un grand secours. — Ne crachons pas dans la soupe, amiral, répondit Smithson avec un humour macabre, et Kuzak eut un petit rire sec. En fait, amiral, continua-t-il à voix basse, je viens d'avoir une idée assez déplaisante. Et si ce n'était pas leur seule flotte ? Et s'ils en avaient une autre prête à frapper l'Étoile de Trévor dès que nous partirons pour Manticore ? — Il m'est venu la même idée, fit Kuzak sur le même ton. Hélas, si c'est le cas, nous ne pouvons pas y faire grand-chose. Nous devons tenir le système mère. S'ils détruisent Héphaïstos et Vulcain et éliminent les chantiers dispersés, ce sera mille fois pire que ce qui est arrivé à Grendelsbane. Je répugne à le dire, mais s'il faut choisir entre Saint-Martin et Sphinx ou Manticore, c'est Saint-Martin qui perd. — Les défenses du système sont meilleures qu'elles ne l'étaient au début des hostilités, au moins. — Certes. Mais c'est une raison de plus pour laquelle nous ne pouvons pas nous permettre de bloquer le nœud avec un transit massif. S'ils ont une manoeuvre de ce type en tête, nous devons être capables de revenir aussi vite que nous sommes partis. — Et la duchesse Harrington ? s'enquit Smithson. Elle est trop loin pour nous rejoindre avant que nous n'effectuions le transit. Devons-nous lui demander de rester en arrière et de s'occuper de la boutique pendant que nous sommes partis ? — J'aimerais que ce soit possible, mais il faut d'abord voir ce qui se passe avec la Première Force. Et puis, bien sûr, je ne peux pas lui donner d'ordre direct puisque... — Excusez-moi, amiral. Vous avez un appel de la duchesse Harrington, intervint soudain Bradshaw. — Passez-la sur l'écran de Jerry », répondit Kuzak en se penchant vers le pupitre de son chef d'état-major plutôt que de perdre du temps à regagner le sien. Un instant plus tard, l'écran plat de Smithson afficha l'image du commandant de la Huitième Force. Harrington avait manifestement été aussi surprise que tout le monde, se dit Kuzak en remarquant qu'elle n'avait pas pris le temps de quitter son gi. « Amiral Harrington », dit-elle en la saluant de la tête. La Huitième Force se trouvait à près de soixante-dix-huit millions de kilomètres du terminus. À cette distance, même les communications supraluminiques imposaient un délai notable, et huit secondes s'écoulèrent avant qu'Honor ne la salue en retour. « Amiral Kuzak, répondit-elle avant de poursuivre, droit au but, étant donné le délai. Je suppose que vous préparez déjà un transit immédiat vers Manticore avec la Troisième Force. j'envoie mes croiseurs de combat en avant, mais il faudra deux bonnes heures encore au gros de mes unités pour atteindre le terminus. Avec votre permission, je vais affecter temporairement à votre flotte l'escadre de combat de l'amiral McKeon ainsi que les porteurs de l'amiral Truman. — Merci, amiral, fit Kuzak avec la plus grande sincérité. — Plus tôt ils arriveront là-bas, mieux ce sera, répondit Honor huit secondes plus tard. Et n'oubliez pas que trois des supercuirassés d'Alistair sont équipés pour Apollon. J'ignore quelle différence cela fera, mais... Elle haussa les épaules, et Kuzak opina, l'air sombre. « Je m'en souviendrai, milady. Je regrette seulement de ne pas en avoir davantage. — J'amène le reste au plus vite, promit Honor à l'issue de l'inévitable délai. — Et j'essaierai de faire en sorte que le Royaume stellaire existe encore à votre arrivée. «Eh bien, amiral,, dit le capitaine Zucker, la bonne nouvelle est qu'ils ont l'air de ne déployer que des BAL en couverture du nœud. La mauvaise, c'est qu'ils en ont un sacré paquet. — Je constate », murmura Oliver Diamato. Comme Zucker, il était bien content de ne pas encore avoir à jouer au chat avec des hordes de croiseurs de combat manticoriens ou – pire ! – ces satanés croiseurs lourds armés de MPM dont il avait tant entendu parler par la DRS depuis Monica. Mais les essaims de signatures d'impulsion de BAL qui se précipitaient depuis le nœud formaient un mur d'interférences, empêchant ses capteurs embarqués de distinguer grand-chose, même à cette distance insignifiante. La densité de l'enveloppe de BAL augurait également mal de la survie de ses drones de reconnaissance quand ceux-ci approcheraient enfin assez pour jeter un coup d'œil. D'un autre côté... « Très bien, Séréna, fit-il doucement. Réfléchissons ensemble, voulez-vous ? Ils montent une couverture de premier plan avec les BAL sans envoyer aucune unité hypercapable après nous. Qu'est-ce que cela vous inspire ? — Que nous ne devons pas nous approcher beaucoup plus, amiral ? » suggéra le chef d'état-major avec un petit sourire. Diamato eut un rire sec. « Mais encore ? — Eh bien... » Elle fronça les sourcils, pensive, et se passa la main dans les cheveux. « Je dirais qu'ils essayent sans doute de se servir des BAL pour nous aveugler, nous empêcher de deviner ce qui se passe au niveau du nœud, autant que pour le défendre. Ce qui suppose qu'ils sont en train de faire quelque chose qui ne nous plairait pas. Comme amener de gros méchants vaisseaux depuis l'Étoile de Trévor. — Oui, en effet. Mais que concluez-vous du fait que rien ne se dirige pour autant vers nous ? Pas de croiseurs de combat ni de croiseurs lourds qui se promènent en cherchant à nous attraper ou au moins à nous repousser plus loin ? — Qu'ils amènent des unités du mur plutôt que d'écran, fit Tavernier au bout d'une seconde ou deux. — Exactement. » Diamato fronça les sourcils à son tour. « Même si nous répugnons à l'admettre, affronter l'un de nous en duel doit être le fantasme des commandants de croiseurs de combat manticorien. Alors, s'ils ne les envoient pas après nous, c'est qu'ils devaient avoir des unités du mur prêtes à effectuer le transit presque immédiatement. Et comme ils continuent à le faire, c'est qu'ils en ont sans doute un bon nombre sous la main. » Il fronça encore les sourcils puis regarda l'officier de com par-dessus son épaule. « Enregistrez pour transmission au Guerrière, à l'attention du capitaine DeLaney. » « Kuzak ou Harrington, voire les deux, sont donc officiellement en route, patron, fit tout bas Molly DeLaney, et Tourville opina. — Pour l'instant, tout va bien, dit-il avant de se tourner vers Adamson Frazier, commencez à déployer les mules. » CHAPITRE SOIXANTE-CINQ « Amiral, leur accélération diminue », annonça le capitaine Gwynett depuis son pupitre. D'Orville se dirigea vers elle en compagnie du capitaine Ayrault, et elle leva les yeux. « De combien ? demanda-t-il. — Pour l'instant, seulement un demi-km/s2, amiral. — Bon sang, mais qu'est-ce qu'ils fabriquent maintenant ? s'interrogea Ayrault à voix haute. — Ils placent peut-être des capsules en remorque, répondit d'Orville. — C'est sans doute possible, amiral, dit Gwynett. Leurs capsules sont presque aussi furtives que les nôtres, et les plate-formes de reconnaissance ne les verraient pas à cette distance. Mais ce sont des supercuirassés. Il leur faudrait un nombre de faisceaux tracteurs impressionnant pour arriver à remorquer un nombre de capsules tel qu'elles ne tiennent pas toutes entre leurs bandes gravitiques. » D'Orville acquiesça. Les capsules tractées entre les bandes gravitiques d'un bâtiment ne dégradaient pas son accélération. Après tout, c'était exactement ce que faisaient ses propres bâtiments d'ancienne génération avec les capsules équipées de faisceaux tracteurs collées à leur coque. Mais les bandes gravitiques d'un supercuirassé étaient gigantesques; pour que les Havriens remorquent un nombre de capsules tel qu'ils ne puissent pas toutes les y faire tenir, il leur aurait fallu des centaines de faisceaux tracteurs par bâtiment. Ils devaient donc préparer autre chose. Mais quoi ? « Ils ont peut-être un souci technique, suggéra Ayrault. Il se peut que l'un de leurs supercuirassés ait perdu un ou deux noyaux bêta et ait été contraint de réduire son accélération. Les autres s'adaptent peut-être de façon à lui permettre de rester à leur hauteur. — Possible, concéda d'Orville. À moins que ce ne soit encore plus simple. Peut-être ont-ils décidé de soulager un peu leurs compensateurs maintenant qu'ils savent que nous venons à leur rencontre. » Ayrault acquiesça, mais d'Orville n'était pas vraiment satisfait de sa propre hypothèse. Elle était logique mais, bizarrement, elle ne lui semblait pas juste. « Jusqu'où voulez-vous approcher avant d'ouvrir le feu, amiral ? » s'enquit Gwynett au bout d'un moment, et il baissa de nouveau les yeux vers elle. Bien qu'Ayrault et lui fussent juste à côté, elle devait parler tout bas pour éviter que tous l'entendent, car le silence régnait sur le pont d'état-major du HMS Invictus. Chacun avait eu le temps de comprendre ce qui allait se passer, et la peur rôdait dans les parages. Il n'y avait ni panique ni hésitation, mais tous savaient ce qui les attendait, et les gens présents sur ce pont avaient autant envie de vivre que n'importe qui. Savoir que cela ne leur serait probablement pas donné les accablait comme un poids froid et invisible. D'Orville en était conscient, et il aurait voulu pouvoir dire ou faire quelque chose. Non pour écarter la peur, car nul n'y aurait réussi. Mais pour leur dire combien ils comptaient à ses yeux, comme il regrettait amèrement de les emmener à leur mort. « Nous devons faire en sorte que nos frappes soient efficaces, répondit-il tout aussi discrètement. Nous savons que notre précision et nos assistants de pénétration sont meilleurs, mais nous devons quand même nous rapprocher. Ils vont nous enterrer dès qu'ils ouvriront le feu et, d'après les drones de reconnaissance, tous leurs bâtiments du mur jusqu'au dernier sont des porte-capsules. Ils ne seront pas confrontés comme nous au problème de vider leurs capsules sous peine de les perdre. » Donc nous attendons qu'ils tirent ou que la distance tombe à soixante-cinq millions de kilomètres. » Gwynett le regarda un instant puis hocha lentement la tête. Je sais, je sais, dit-il tout bas. Mais nous devons faire porter nos coups, coûte que coûte. Il le faut, Madeline. Sinon, nous perdons tout cela pour rien, fit-il en désignant son pont d'état-major et la flotte au-delà d'un léger mouvement de tête presque autant imaginé que vu. — Oui, amiral. Je comprends. — Quel plan de tir voulez-vous utiliser, amiral ? s'enquit Ayrault. — Nous partons sur Avalanche, répondit d'Orville, lugubre. Madeline, je veux que vous commenciez à modifier la formation en Sierra-Trois. Combien de BAL ont réussi à nous rattraper ? — Un peu plus de trois mille cinq cents pour l'instant, amiral. Cinq cents autres devraient arriver le temps que nous atteignions la distance que vous avez évoquée. — Combien de Katanas dans le lot? — Je ne sais pas au juste, amiral. Moins de la moitié, j'en suis sûre. — J'aurais aimé en avoir davantage, fit d'Orville, mais on fait avec ce qu'on a. Mettez-les en avant et répartissez-les verticalement. Je veux que leurs Aspics soient en position d'obtenir les meilleurs arcs de tir possibles. — Oui, amiral. — Et programmez vos séquences de tir pour que les bâtiments les plus anciens déploient leurs capsules les premiers. Nous essaierons de garder les capsules internes aussi longtemps que possible. Je veux que les unités équipées pour Serrure gèrent le maximum de capsules en provenance d'autres vaisseaux dans les premières salves. — À vos ordres, amiral. Je comprends. — Bien, Madeline. Bien. » D'Orville lui tapota doucement l'épaule. « Je vous laisse vous en occuper, dans ce cas. — Oui, amiral. » « Nous sommes à portée, amiral, fit remarquer le capitaine Adamson, et Lester Tourville acquiesça. — J'en suis conscient, Frazier, merci. — Bien, amiral. » Tourville fit basculer le dossier de son fauteuil de commandement et se tourna vers Molly DeLaney. — Thomas avait donc raison, fit-il tout bas. — On dirait bien », acquiesça DeLaney, et Tourville se demanda si le soulagement que dissimulait le calme de son chef d'état-major pouvait égaler celui qui grondait en lui. Il observa l'afficheur principal et sa pléthore de témoins lumineux. La Deuxième Force accélérait vers Sphinx depuis une heure. Étant donné la géométrie du système, le vecteur actuel de Tourville décrivait une corde de l'hyperlimite selon un angle de quarante-cinq degrés par rapport à la limite extérieure de la zone de résonance, très allongée. Sa phalange de supercuirassés avançait désormais à dix-huit mille cinq cent soixante km/s relativement à la primaire du système, et ils avaient parcouru plus de trente-cinq millions six cent mille kilomètres. La formation manticorienne accélérait depuis seulement quarante-sept minutes sur une trajectoire quasi réciproque, mais, avec sa meilleure capacité d'accélération, elle était déjà à plus de dix-sept mille km/s et avait avalé un peu plus de vingt-quatre millions de kilomètres depuis son point de départ. Bien que le commandement de Tourville se trouvât encore à près d'une demi-heure du point de renversement pour une interception zéro-zéro avec Sphinx, la distance entre les forces en présence était tombée à quatre-vingt-quatre millions de kilomètres environ, et l'écart fondait à raison de quarante-cinq mille cinq cent soixante-neuf km/s. Ces éléments donnaient aux MPM de Tourville une portée effective de plus de quatre-vingt-cinq millions trois cent soixante-neuf mille kilomètres. Par conséquent, comme Adamson venait de le souligner, il se trouvait à portée extrême de missiles de la Première Force. Mais le taux d'accélération des MPM manticoriens dépassait d'un peu plus de trente-quatre km/s2 celui de ses propres projectiles. Ce qui leur offrait une portée effective supérieure à quatre-vingt-dix millions trois cent soixante-dix mille kilomètres – il était donc à leur portée depuis deux minutes passées. Ce n'est pas juste qu'on "dirait bien", fit-il à l'adresse de DeLaney au bout d'un instant. Il avait raison. S'ils disposaient de ces satanés missiles, ils seraient déjà en train de tirer. Ils auraient passé les dix dernières minutes à ne rien faire d'autre que larguer des capsules, et ils nous les fourreraient en travers de la gorge en ce moment même. Il y aurait encore un délai de transmission, mais il serait inférieur à cinq secondes aller, alors que le nôtre dépasserait les cinq minutes. Ils auraient donc commencé à nous frapper maintenant, sans attendre d'entrer à notre portée effective. — Vous ne pensez pas qu'ils pourraient simplement laisser la distance diminuer encore un peu pour le bien de leur propre contrôle de tir, patron ? — C'est exactement ce que nous faisons, et c'est une raison de plus de juger qu'ils ne sont pas équipés des nouveaux missiles. Ils ont moins de cent unités du mur là-bas. Même à supposer qu'ils disposent d'une forte charge de capsules externes – ce qui serait fort possible malgré leur accélération, si la DRS a vu juste au sujet de leurs nouvelles capsules –, ils sont surpassés en nombre à raison de plus de deux contre un. Ils n'avanceraient pas droit vers des salves de la taille de celles que nous pouvons leur opposer, comme ils le savent, s'ils avaient le choix. Ou, du moins, ils ne le feraient pas sans essayer de tailler un peu dans nos effectifs auparavant. Mais en l'absence du nouveau système de contrôle, leur précision à cette distance sera presque aussi médiocre que la nôtre. Ils n'obtiendraient pas les frappes fatales nécessaires pour tailler dans nos effectifs. Ils sont obligés d'approcher afin d'augmenter leur précision, tout comme nous. — Le spectacle ne sera pas joli quand nous ouvrirons enfin le feu, dit tout bas DeLaney, et Tourville acquiesça encore. — Pour sûr, fit-il d'un air sombre. D'un autre côté, c'est ce que nous cherchons, non ? — Si, amiral. Tourville étudia les icônes des supercuirassés de la Première Force en approche pendant quelques secondes encore, puis examina un afficheur secondaire et secoua la tête, admiratif. Il avait toujours su que Shannon Foraker avait un don pour l'innovation. À l'époque lointaine où elle était son officier opérationnel, il avait repéré son talent pour envisager des solutions auxquelles personne ne pensait – des concepts si simples et élégants que tous se demandaient pourquoi ils n'y avaient pas songé tout seuls. Quand la DRS avait annoncé que les nouvelles capsules ennemies incluaient des faisceaux tracteurs embarqués afin de permettre aux bâtiments d'ancienne génération d'en remorquer un plus grand nombre, il paraissait impossible que la République réagisse. Les capsules havriennes étaient déjà trop volumineuses et leur capacité énergétique trop limitée pour permettre aux concepteurs d'y caser un faisceau tracteur (et alimenter l'installation) en prime. Mais Shannon avait décidé de retourner le problème. Au lieu d'installer des faisceaux supplémentaires dans les capsules, elle avait inventé la « mule ». C'était le nom que tout le monde donnait à cet équipement, qui pourtant avait une désignation alphanumérique ésotérique à souhait et qui était l'une de ces solutions simples et élégantes, à la Foraker. Au lieu de l'approche typiquement « gadget » des Manticoriens, qui inséraient le faisceau dans la capsule, Shannon s'était contentée de bâtir une plateforme très furtive de la taille d'une capsule qui n'était rien d'autre qu'une masse solide de faisceaux tracteurs et un récepteur d'alimentation (fournie par le bâtiment qui déployait la mule). Chaque mule était capable de tracter dix capsules, et un SCPC de classe Souverain de l'espace avait assez de faisceaux tracteurs pour en remorquer vingt. Mieux encore, on pouvait les installer en cascade, tant que toutes les capsules pouvaient être alignées pour que le vaisseau mère leur fournisse l'énergie nécessaire. En théorie, on aurait pu les empiler sur trois étages, chaque mule en tractant dix autres, qui en tractaient toutes dix de plus, etc. Si Lester Tourville l'avait voulu, ses deux cent quarante supercuirassés auraient pu – en théorie – remorquer quatre millions huit cent mille capsules. Si ce n'est, détail mineur, que le poids les aurait réduits à une accélération négative. Sans compter qu'il était loin d'avoir les capacités de transmission énergétique nécessaires pour alimenter autant de mules. Néanmoins, il pouvait en traîner beaucoup, et les chiffres affichés à l'écran lui procuraient une profonde satisfaction. Il les étudia encore un instant, puis se tourna vers le lieutenant de vaisseau Anita Eisenberg, son officier de com absurdement jeune. « Quelles sont les dernières nouvelles de l'amiral Diamato, Anita ? — Pas de changement, amiral. Il n'a toujours pas de vue dégagée. Les forteresses et les BAL déployés pour couvrir le nœud détruisent ses plateformes de reconnaissance avant qu'elles ne soient assez près. Mais il n'a toujours pas vu d'unité hypercapable se diriger vers lui, et il est certain que des bâtiments continuent d'arriver depuis l'Étoile de Trévor. Personne ne s'est encore avancé dans le système, cependant. — Merci », répondit Tourville avant de regarder DeLaney en haussant le sourcil. Le chef d'état-major avait manifestement fait les mêmes calculs que lui, et elle grimaça. « Ils font transiter des vaisseaux par le nœud depuis plus de quarante-cinq minutes maintenant, patron. D'après mes calculs, cela représente au moins vingt-quatre unités du mur à ce stade. — Et donc ils prévoient d'en faire passer beaucoup plus que cela, dit Tourville. Ils auraient pu en envoyer vingt-sept en un transit unique et s'élancer à notre poursuite il y a plus d'une demi-heure. S'ils choisissent de perdre autant de temps, c'est forcément parce qu'ils ne veulent pas bloquer le nœud... parce qu'ils ont beaucoup plus de vingt-sept bâtiments du mur qui attendent de nous tomber sur le dos. — N'empêche, à leur place, j'envisagerais peut-être de lancer quelques-unes des unités qui ont déjà franchi le nœud à nos trousses. — Sûrement pas. » Tourville secoua la tête. « J'aimerais bien, mais les Manties ont choisi leurs meilleurs officiers pour commander la Première, la Troisième et la Huitième Force. J'ai étudié les dossiers de la DRS sur ces trois-là, et ils ne risquent pas de coopérer avec nos plans. » D'Orville est probablement le plus conventionnel des trois, mais c'est aussi lui qui se trouve face à l'équation la plus simple, et il a du cran. Il ne nous laissera pas approcher davantage de Sphinx qu'il ne peut l'empêcher; il va donc se mesurer à nous de front, aussi loin que possible. Il va se faire démolir. D'ailleurs, je serais surpris qu'un seul de ses supercuirassés en réchappe. Mais comme vous venez de le dire, ce ne sera pas un joli spectacle dans les deux camps, et nos propres pertes seront lourdes. Il le sait, et il se dit sans doute qu'il peut détruire une unité pour chacune de celles qu'il perdra malgré la différence de tonnage. Il se montre peut-être un peu optimiste à mon avis, mais pas de beaucoup. Donc, étant donné la puissance de feu à laquelle il se croit confronté, il pense sans doute pouvoir nous faire suffisamment mal pour nous empêcher de passer les défenses fixes du système et ses capsules lance-missiles. Si son analyse de l'équilibre des forces était correcte, il n'aurait pas tort. » Tourville et son chef d'état-major s'entre-regardèrent, et cette fois leur sourire était dur. Il était tout à fait envisageable que le VFRH Guerrière soit au nombre des «lourdes pertes » que leur flotte s'apprêtait à subir selon l'amiral. Mais, à cet instant, un rapport de pertes de un pour un favorisait en réalité largement la République dans l'implacable logique mathématique de la guerre... et ces pertes faisaient aussi partie de l'appât dans le piège conçu par Thomas Theisman et son équipe de planification de l'Octogone. Kuzak est plus inventive que d'Orville, poursuivit Tourville. Je suis certain que sa manoeuvre actuelle a reçu l'approbation de leur Amirauté, mais, de toute façon, elle s'y tiendrait quand même, de sa propre initiative. Elle sait très bien ce qui va nous arriver, à d'Orville et nous, et elle sait qu'elle ne pourra pas intervenir à temps pour changer la donne. Elle ne divisera donc pas son effectif pour envoyer ses bâtiments là où nous pourrions les abattre séparément. Certes, elle aurait pu dépêcher deux escadres de combat en avant, effectuer un micro saut de côté puis revenir droit derrière nous, à supposer que son astrogation soit assez performante. Mais à moins qu'elle ne dispose de ces nouveaux missiles, toute force réduite qu'elle enverrait à notre poursuite se ferait écraser par le volume de feu que nous lui opposerions. » Elle va donc attendre d'avoir fait passer tous ses bâtiments par le nœud. Ensuite seulement, elle fera son micro saut et arrivera par-derrière – ou plus probablement sur notre flanc, surtout si nos pertes nous écartent de Sphinx – aussi vite que possible. Elle sera trop loin pour nous rattraper, même avec son avantage à l'accélération, si elle doit arriver par l'arrière, mais elle tentera d'exercer assez de pression sur nous pour limiter les dégâts que nous pouvons infliger, même s'il nous reste assez de puissance de feu pour risquer d'affronter les capsules défensives autour de Sphinx. Elle se dira au minimum qu'elle peut nous empêcher de passer de Sphinx à Manticore, ce qui sauverait environ soixante-dix pour cent de l'industrie du système. Le fait qu'elle attende apporte la preuve certaine qu'elle n'a pas de ces nouveaux missiles – ou du moins pas beaucoup. Si elle avait deux escadres de combat équipées pour les lancer, il aurait été tout à fait logique de les envoyer, même seules. Leur avantage en termes de précision aurait été suffisamment écrasant pour leur permettre de nous causer de lourds dommages avant même que nous n'affrontions d'Orville. Sans doute pas assez pour nous arrêter, mais peut-être assez pour niveler les chances entre nous et la Première Force. — Et Harrington, amiral ? demanda tout bas DeLaney comme il marquait une pause. — Harrington est sans doute la plus dangereuse du lot, et pas uniquement parce que nous savons que la Huitième Force est équipée au moins en partie des nouveaux missiles. Elle a davantage d'expérience du combat que d'Orville et Kuzak, et elle est sournoise comme pas deux. » Mais ce qui se passe au niveau du nœud me pousse à espérer que nous avons décroché la timbale. Si la Huitième Force s'était trouvée en position d'intervenir, ce n'est pas Kuzak qui franchirait le nœud mais Harrington, et deux ou trois de ses escadres de combat seraient déjà en train de nous farcir le derrière. À supposer bien sûr que l'amiral Chin n'ait pas eu son petit mot à dire là-dessus avant. Je commence donc à avoir l'impression que la Huitième Force pourrait bel et bien être partie en opération de son côté. Je ne veux pas compter dessus pour l'instant – il pourrait y avoir tout un tas d'autres explications mais cela ne m'empêchera pas d'espérer. — Je crois que je suis d'accord avec vous, patron, fit DeLaney avant de glousser. Je sais que le plan Béatrice-Bravo a été spécifiquement conçu pour prendre la Huitième Force au piège, et j'imagine que je devrais être déçue si nous ne l'attrapions pas aussi. Mais, ayant vu ce dont la dame est capable, je serai ravie si la "Salamandre" est ailleurs pendant que nous affrontons les défenses du système mère manticorien. — J'ai tendance à penser comme vous, répondit Tourville. Éliminer la Huitième Force en plus de tout le reste leur porterait sans doute un coup fatal, mais même avec une Huitième Force intacte et Harrington à sa tête, les Mandes sont fichus si nous détruisons les chantiers navals du système et les deux flottes qui les défendent. » — La distance est tombée à soixante-cinq millions de kilomètres et demi, amiral, annonça le capitaine Adamson. — Merci, Frazier. » Lester Tourville prit une profonde inspiration. Huit minutes s'étaient écoulées depuis qu'Adamson l'avait informé qu'ils se trouvaient à portée de MDM des Manties. La Deuxième Force était encore à dix-neuf minutes du point théorique de renversement, mais la distance ne pouvait pas continuer à fondre indéfiniment sans que l'ennemi tire. Soixante-cinq millions sept cent soixante-sept mille kilomètres seulement séparaient encore les deux flottes. La vélocité de la Deuxième Force s'élevait à vingt mille huit cent soixante-six km/s, celle de la Première manticorienne à dix-neuf mille neuf cent vingt-trois km/s, et elles avaient à elles deux parcouru près de soixante-dix-sept millions de kilomètres. Tourville était encore à quatre-vingt-dix-huit millions huit cent trente-cinq mille kilomètres de Sphinx mais, vu sa vitesse actuelle, ses MPM avaient une portée proche de soixante-douze millions trente mille kilomètres. Les Mandes n'allaient pas le laisser approcher tranquille beaucoup plus. — Frazier, ouvrez le feu. Les premières signatures d'impulsion de missiles commencèrent à tacheter le répétiteur, et Sébastien d'Orville inspira profondément tandis que la première salve massive s'élançait vers sa formation. À l'évidence, les bâtiments ennemis remorquaient beaucoup de capsules, songea-t-il en étudiant les chiffres. Plus qu'il ne leur attribuait de faisceaux tracteurs, pour tout dire. Mais leur première salve serait la moins précise contre ses systèmes GE, se rappela-t-il. Et entre-temps, il avait lui aussi quelques capsules. — Attaquez comme convenu, capitaine Gwynett », dit-il d'un ton formaliste. Il regarda les icônes de ses propres missiles entamer la traversée du répétiteur. C'est alors que l'ennemi lança sa deuxième salve phénoménale. Les quarante-huit supercuirassés d'ancienne génération de Sébastien d'Orville tractaient vingt-sept mille huit cent quarante capsules et, en théorie, ils auraient pu les déployer toutes en une seule vague massive. En réalité, la Première Force emportait un total de près de quarante-neuf mille capsules et plus d'un demi-million de missiles. Les supercuirassés un peu plus gros de Lester Tourville emportaient moins de capsules, et chacune tirait moins de missiles car les MPM havriens étaient plus volumineux. Par conséquent, tout en alignant deux fois et demie plus de bâtiments, Tourville avait à peine deux fois plus de capsules, et chacune d'elles embarquait dix-sept pour cent de missiles en moins. Il n'avait donc « que » soixante-quatre pour cent de missiles en plus que la Première Force au total. Mais Lester Tourville avait aussi les « mules » de Shannon Foraker, ce qui signifiait que toutes les hypothèses de Sébastien d'Orville concernant le nombre et le volume des salves qu'il était capable de lancer étaient terriblement erronées. De plus, il avait beaucoup plus de canaux de contrôle de tir pour les missiles qu'il emportait. Des quarante-deux SCPC manticoriens, graysoniens et andermiens face à lui, tous n'étaient pas adaptés aux plateformes Serrure. Néanmoins, la majorité l'étaient, et les porte-capsules du groupe étaient donc capables de contrôler en moyenne quatre cents projectiles chacun. En revanche, les unités d'ancienne génération ne pouvaient en diriger qu'une centaine, alors que tous les bâtiments de Tourville jusqu'au dernier disposaient de liaisons pour trois cent cinquante missiles ; en se servant de la technique de.« contrôle tournant » mise au point par Shannon Foraker, ils pouvaient augmenter ce nombre d'environ soixante pour cent. Quand la Première Force pouvait donc dans les faits contrôler un total d'à peine vingt-deux mille missiles par salve, la Deuxième Force havrienne était capable d'en diriger quatre-vingt-quatre mille sans faire tourner les liaisons. Pire, elle aurait pu faire grimper ce total à cent trente-cinq mille ou presque si elle avait été prête à accepter une probabilité de frappe moindre, et, grâce aux « mules », Tourville aurait pu déployer les capsules nécessaires pour tirer autant de projectiles. Le contrôle de tir manticorien était plus performant, de même que les capacités de guerre électronique et les assistants de pénétration manticoriens ; quant à leurs MPM, ils étaient à la fois plus rapides et plus agiles. Sébastien d'Orville pouvait raisonnablement s'attendre à frapper proportionnellement plus souvent au but, mais cela ne compenserait pas le fait que la Deuxième Force pouvait contrôler six fois plus de missiles. Même si les probabilités de frappe de Tourville avaient été moitié moins bonnes que les siennes, la République aurait encore porté trois fois plus de coups. La situation n'était pas aussi dramatique pour l'Alliance que les chiffres bruts ne le sous-entendaient. D'une part, déployer autant de missiles et les lancer sans que leurs bandes gravifiques ne gênent les liaisons télémétriques des voisins était un défi non négligeable. D'ailleurs, Tourville avait décidé de se limiter à quatre-vingts pour cent de son volume de feu maximal théorique et, pour libérer les arcs de tir et de contrôle de tous ces missiles, il avait été contraint d'espacer ses escadres et leurs longues traînes de mules et de capsules davantage qu'il n'aurait voulu. L'écart entre ses unités, nécessaire pour garder un contrôle de tir offensif efficace, compliquait la coordination du tir défensif. D'un autre côté, la doctrine antimissile havrienne reposait beaucoup plus sur le volume que sur la précision, à tel point que ce sacrifice était moins significatif qu'il n'aurait pu. Même maintenant, personne des deux côtés ne savait au juste ce qui se passerait quand deux flottes de porte-capsules aussi puissantes s'affronteraient. Le mètre étalon manquait en la matière, tout simplement parce que cela n'avait jamais été fait. D'ailleurs, aucune bataille dans l'histoire n'avait jamais vu près de trois cent cinquante supercuirassés de quelque type que ce soit s'affronter en un combat à mort. Au fil des siècles, un certain formalisme tactique était devenu la règle, avec son lot de batailles qui ne décidaient rien et de pertes limitées. Cela avait sans doute changé,, du moins dans ce secteur de la Galaxie, mais même ici, la plupart des combattants prenaient encore leurs marques au milieu des réalités mouvantes du carnage interstellaire. La bataille de Manticore serait un événement nouveau et unique dans les annales du combat en espace lointain. Tous le savaient au sein des deux flottes. Mais c'était bien tout ce qu'ils savaient lorsque les missiles s'élancèrent. La distance au lancer était de soixante-cinq millions sept cent mille kilomètres. Le temps de vol pour les MPM plus rapides de la Première Force s'élevait à sept virgule six minutes, et leur vitesse d'approche à la rencontre de la formation havrienne à deux cent quarante-six mille neuf cent soixante-douze km/s. Il fallait aux projectiles plus lents de la Deuxième Force quinze secondes de plus pour atteindre leurs cibles à une vitesse d'approche de deux cent trente-sept mille six cent cinquante-cinq km/s « seulement ». À pareilles vitesses, les défenses des deux camps atteignaient et dépassaient les limites théoriques de leurs capacités. Les antimissiles de Manticore, à plus longue portée, et les meilleures performances des Katanas dans le rôle défensif donnaient aux bâtiments de d'Orville un avantage significatif, mais pas suffisant. Pas celui auquel il s'attendait contre le volume de feu qu'il avait prévu. Le plan de tir Avalanche de la Première Force impliquait que les supercuirassés d'ancienne génération déploient leurs capsules au plus vite. Ils devaient de toute façon les larguer afin de dégager leurs systèmes défensifs, et d'Orville savait depuis le début qu'il perdrait un énorme pourcentage de leur charge de capsules avant même qu'elles aient eu l'occasion de tirer leurs missiles. Cependant il ne pouvait rien y faire, et les anciennes unités transféraient le contrôle du plus grand nombre de missiles supplémentaires possible à leurs collègues plus puissants. Les vaisseaux de classe Méduse, Harrington, Adler et Invictus ne déployèrent pas une seule de leurs propres capsules lors des premières salves. Ils utilisèrent exclusivement celles déployées par les bâtiments d'ancienne génération, réservant les leurs (mieux protégées car stockées dans leurs entrailles) pour les salves suivantes, qu'ils lanceraient peut-être s'ils survivaient assez longtemps. Et puisqu'il s'agissait de capsules déployées en une seule formation massive, Avalanche produisait également des salves sur des intervalles beaucoup plus resserrés que ce que la Hotte républicaine avait jamais vu venant d'une flotte alliée. En réalité, Avalanche était sur le principe presque identique —pas tout à fait, mais presque — à la doctrine de contrôle tournant de Shannon Foraker. La densité de la salve ennemie prit les deux flottes par surprise. Ni l'une ni l'autre ne s'attendait à un tir aussi dru... mais les hypothèses de Tourville étaient plus proches de la réalité que celles de d'Orville. Le Manticorien s'attendait à une bataille brève et violente qui ne durerait pas plus de quinze à vingt minutes. La première partie de ses prévisions fut plus que confirmée. Dans les sept minutes et demie qu'il fallut à la première salve pour aller de la flotte manticorienne à la flotte havrienne, les bâtiments de Sébastien d'Orville crachèrent sept bordées à soixante-cinq secondes d'intervalle; chacune impliquait mille huit cents capsules, pour un total de vingt et un mille six cents missiles à chaque fois. Plus de cent cinquante mille projectiles —le maximum supportable par le contrôle de tir de la Première Force — se précipitèrent dans l'espace... et cinq cent vingt-quatre mille missiles havriens s'élancèrent à leur rencontre. Des capteurs de contrôle de tir et des plateformes de reconnaissance dans tout le système furent à demi éblouis par les interférences et les sources d'impulsion innombrables de presque sept cent mille missiles offensifs et plusieurs fois plus d'antimissiles. Puis les plateformes GE entreprirent d'ajouter leurs propres efforts aveuglants au chaos. Aucun être humain n'aurait pu espérer s'y retrouver. C'était tout bonnement impossible à un cerveau protoplasmique. Les officiers tactiques se concentraient sur leur part infime de ce tourbillon, guidant leurs missiles offensifs, répartissant leurs missiles défensifs. Antimissiles et MPM se détruisaient mutuellement comme leurs bandes gravifiques entraient en collision. Leurres, brouilleurs, Fracas et Dents de dragon opposaient leurs artifices électroniques aux liaisons télémétriques et systèmes de contrôle de bord des officiers tactiques. Antimissiles classiques, Mark 3f et Aspics se jetaient dans la gueule de salves puissantes. Des fossés, des gouffres se creusaient dans les vagues de destruction en approche, mais les fossés se comblaient, les gouffres se refermaient. Des grappes laser flamboyaient en un effort désespéré pour intercepter au dernier moment des missiles ' approchant à quatre-vingts pour cent de la vitesse de la lumière. Des MPM perdaient leur cible, la reverrouillaient pour la perdre à nouveau dans toute cette confusion. Les IA embarquées prenaient les cibles qu'elles trouvaient, et les changements soudains dans leurs solutions de visée rendaient leur trajectoire d'approche finale plus erratique et imprévisible encore. Puis vague après vague de têtes laser se mirent à détoner. Non par vingtaines, centaines ou même milliers. Par dizaines de milliers dans chaque déchaînement de rage. La bataille que nul n'avait su précisément envisager prit fin onze virgule neuf minutes après le départ du premier missile. « Mon Dieu », murmura quelqu'un sur le pont d'état-major du HMS Roi Roger III. Théodosia Kuzak ignorait de qui il s'agissait. Cela n'avait pas d'importance. Les images en provenance des plateformes de surveillance supraluminiques étaient brutalement claires. La Première Force était... détruite. Simplement balayée. Quatre-vingt-dix supercuirassés, trente et un croiseurs de combat et croiseurs lourds et vingt-six croiseurs légers avaient été perdus en moins de douze minutes. Au moins vingt coques brisées continuaient à se diriger vers l'hyperlimite, mais il ne s'agissait que d'épaves, de ruines éventrées qui perdaient de l'air, des débris et des capsules de survie tandis qu'en leur cœur des équipes de sauvetage frénétiques étaient engagées dans une course contre la montre, avec une détermination et un courage sévères dont trop souvent personne n'entendrait parler, pour sauver des collègues blessés ou pris au piège. Mais la Première Force n'avait pas péri seule. Sébastien d'Orville avait peut-être été surpris par le volume de feu de la formation havrienne, et ses prévisions de pertes comparées s'en étaient peut-être trouvées trop optimistes, mais ses bâtiments et ses équipages avaient frappé fort en retour. Quatre-vingt-dix-sept unités du mur républicain avaient été complètement détruites ou réduites à l'état d'épaves brisées. Dix-neuf avaient perdu au moins un anneau d'impulsion. Et des cent vingt-quatre autres SCPC que Lester Tourville avait emmenés au combat, onze exactement étaient intacts. Ses rangs brutalement décimés, la formation havrienne continuait d'avancer, mais ses vaisseaux endommagés avaient fait chuter son accélération à moins de deux virgule cinq km/s2. À ce rythme, elle serait incapable de décélérer en vue de son interception zéro-zéro avec Sphinx, et les défenseurs du système n'en avaient pas encore fini avec elle. L'écran de BAL de la formation manticorienne avait subi des pertes formidables lui aussi, essentiellement du fait de MPM qui avaient perdu leur cible d'origine et s'étaient fixés sur ce qu'ils trouvaient en échange. Malgré cela, plus de deux mille avaient survécu, et ils accéléraient pour avoir enfin les Havriens à leur portée. Ils pouvaient s'attendre à essuyer moins de pertes maintenant qu'ils étaient libres d'effectuer leurs manoeuvres défensives et de se protéger plutôt que les supercuirassés de la Première Force, et leurs équipages n'avaient qu'une idée en tête. D'autres BAL arrivaient encore depuis l'intérieur du système, et il était évident que les Havriens n'avaient aucune envie de se frotter aux défenses fixes de Sphinx, du moins pas avant d'avoir réglé leurs propres problèmes et refait le plein de munitions. La Deuxième Force changeait de trajectoire et s'éloignait en diagonale de Sphinx pour protéger ses blessés et les mettre hors de danger. Mais c'était sur le point de se révéler un peu plus difficile que ces salauds ne le pensaient, se dit sombrement Théodosia Kuzak. Combien de temps faut-il encore ? demanda-t-elle d'une voix dure. — Nos dernières unités devraient dégager le nœud d'ici onze minutes, amiral, répondit le capitaine de vaisseau Smithson. — Bien. » Kuzak opina puis se tourna vers le capitaine de frégate Astrid Steen, son astrogatrice d'état-major. « Calculez-moi deux micro sauts, Astrid, dit-elle froidement. Ces gens viennent de se prendre une rossée, et nous allons terminer le travail de la Première Force. » « L'amiral Kuzak se prépare à avancer dans le système, milady, fit doucement Harper Brantley. — Merci, Harper. » Honor releva les yeux de l'holo de com qui flottait au-dessus de la table de la salle de briefing à laquelle elle était assise avec Nimitz, Mercedes Brigham, Rafael Cardones et Andréa Jaruwalski, sous les yeux attentifs de ses hommes d'armes. L'image séparée en parties distinctes montrait les visages du Vizeadmiral Hasselberg, de Judas Yanakov, de Samuel Miklôs et de tous les commandants d'escadre dans la compagnie de l'Imperator. Alice Truman et Alistair McKeon n'étaient pas là, et elle s'efforçait de dissimuler l'inquiétude froide et sombre que lui causait leur absence. « Veuillez informer l'amiral que nous sommes toujours dans les temps pour notre propre HPA, poursuivit Honor. — Bien sûr, milady », répondit l'officier de communications avant de se retirer. Le sas de la salle de briefing se referma derrière lui, et Honor reporta son attention sur la discussion en cours. La plupart des visages affichés étaient tous plus ou moins sidérés par la destruction totale de la Première Force, et cela n'avait rien d'étonnant. Non seulement le volume de feu des Havriens les avait pris par surprise, mais tous les partenaires de l'Alliance avaient subi des pertes quand il s'était abattu. Des quatre-vingt-dix supercuirassés qui venaient d'être balayés, douze appartenaient à la Flotte spatiale graysonienne et vingt-six à la Flotte andermienne. De tous ses subordonnés, c'est Yanakov qui paraissait le moins choqué – ou du moins le moins affecté par le choc qu'il avait dû ressentir. Mais il faut dire qu'il avait vu Giscard ravager l'infrastructure du système de Basilic pendant la dernière guerre, et que son commandement avait fait partie de la flotte d'Hamish pour l'opération Bouton-d'or. Avant cela, il avait pris part à la première et la quatrième bataille de Yeltsin : les trois quarts de la FSG pré-Alliance avaient été réduits en miettes lors de la première, et la moitié de son effectif de supercuirassés lors de la quatrième. Enfin c'était sa force d'intervention qui avait écrasé les forces défensives déployées à Lovat. Malgré sa jeunesse – car il était presque aussi jeune que le prolong le faisait paraître –, il avait vu plus de carnage qu'aucun autre officier d'état-major à l'écran d'Honor. Hasselberg avait paru stupéfait à l'arrivée des premiers rapports. Pas seulement par l'étendue des destructions, mais aussi par leur rapidité, car la Flotte impériale andermienne n'avait jamais rien connu de tel. D'ailleurs, pour être honnête, la flotte manticorienne non plus, avant cet après-midi, mais au moins Manticore et Grayson avaient-ils un peu plus d'expérience. Ils avaient eu l'occasion de s'adapter à des changements brusques et complets des paradigmes du combat. Ce n'était pas le cas de l'empire, et la réalité avait fait au Vizeadmiral l'effet d'un horrible cauchemar, malgré tous ses efforts consciencieux pour se préparer aux réalités de la guerre moderne. Mais, de tous, Honor trouvait la réaction de Bin-hwei Morser la plus intéressante. Elle n'était pas simple amiral : elle était aussi Gien von Grau. Comme Hasselberg lui-même, elle faisait partie de l'aristocratie guerrière de l'empire, et elle comptait manifestement aux rangs de ceux qui prenaient la tradition martiale andermienne au sérieux. Elle nourrissait peut-être des réserves sur la décision de l'empereur de s'allier avec le Royaume stellaire, qui avait si longtemps été le rival traditionnel de l'empire en Silésie, mais cela n'avait pas d'importance. Cela n'en avait plus maintenant. Ses yeux sombres – remarquablement similaires à ceux d'Allison Harrington ou d'Honor, d'ailleurs, maintenant qu'elle y pensait – étaient étrécis, attentifs et flamboyaient de détermination. « J'aurais voulu que l'amiral Kuzak nous attende, dit Miklôs après quelques instants. Je me sentirais beaucoup mieux si nous nous enfoncions avec elle dans le système. Elle est encore en infériorité numérique d'un contre deux en bâtiments du mur, et Alice est presque en aussi mauvaise posture avec ses BAL. — Elle ne peut pas attendre, Samuel, répliqua Yanakov. J'ignore combien de temps les Havriens ont mis à déployer autant de capsules, quelle que soit la façon dont ils s'y sont pris, mais ils ont dû sacrifier l'essentiel de leurs munitions dans ce combat. Elle doit les frapper avant qu'ils ne puissent ressortir pour remplir leurs chargeurs. Et même si cela n'entrait pas en ligne de compte, en ce moment, les Havriens s'éloignent de Sphinx. Elle n'a pas la certitude qu'ils continueront dans ce sens si elle ne réagit pas tout de suite. S'ils se sortent de leurs problèmes et décident que les dommages qu'ils ont subis ne sont pas si graves que cela en fin de compte, ils ont encore la puissance nécessaire – ou pas loin – pour résister aux défenses rapprochées de Sphinx. Et même si ces défenses détruisaient tout ce qu'il leur reste, ils survivraient assez longtemps pour ravager l'intégralité de l'infrastructure orbitale de la planète. » Il eut un mince sourire. « Nous autres Graysoniens avons l'habitude de nous inquiéter de ce qui pourrait arriver à nos habitats orbitaux. Faites-moi confiance, je sais exactement ce que pense l'amiral Kuzak. Elle doit maintenir la pression sur eux si elle veut qu'ils continuent à s'écarter. — Judas a raison, intervint Honor. Notre premier super-cuirassé ne franchira pas le nœud avant encore huit minutes. Il nous faudra encore soixante-quinze minutes rien que pour faire transiter les supercuirassés et les porteurs, Samuel. Presque une heure et demie. Elle ne peut pas leur laisser tout ce temps pour réfléchir, pas alors qu'ils se trouvent déjà si près de la planète. » Elle s'exprimait calmement, sans passion, mais elle percevait les émotions de ses subordonnés, et plus particulièrement de son capitaine de pavillon. Ils savaient ce que dissimulait cette façade, songea-t-elle. Ils savaient qu'elle ne pouvait pas oublier que la planète dont ils parlaient était son monde natal. Qu'elle connaissait depuis toute petite beaucoup trop de ses habitants : famille, amis. Et que c'était le monde d'origine de l'espèce des chats sylvestres. Ce qu'ils ignoraient, en revanche, c'est qu'en ce moment même ses parents ainsi que son frère et sa sœur se trouvaient sur Sphinx, en visite chez sa tante Clarissa. « La question qui se pose à nous, poursuivit-elle, c'est : que faisons-nous après le transit? — Nous recevrons sans doute des instructions de l'Amirauté, milady », fit remarquer Mercedes Brigham. Elle sourit sans humour. « Grâce aux communicateurs gravitiques, le commandement central est maintenant capable de donner des ordres en temps réel à des distances interplanétaires. — Vous avez peut-être raison. Pour l'instant, toutefois, l'amiral Caparelli se retient de conduire depuis le siège arrière. Et même sinon, je veux que nous soyons tous sur la même longueur d'onde. — À mon avis, il y a une chose que nous ne pouvons pas faire, milady, dit Cardones. Nous ne pouvons pas nous engager avant que toutes nos unités aient franchi le nœud. » En dépit de son grade relativement moins élevé, les officiers généraux l'écoutèrent attentivement. En tant que capitaine de pavillon d'Honor, c'était son second sur le plan tactique. « Je suis tout à fait d'accord, milady, fit Brigham. Cela nous permettra au moins de voir comment la situation évolue avant de nous lancer. — Je suis d'accord également, dit Honor. Mais deux choses. D'abord, je veux que nous commencions à sortir des capsules dès maintenant. Utilisez leurs faisceaux embarqués pour les accrocher aux coques. Je veux qu'un tiers de notre charge totale de capsules soit sorti, si nous y arrivons. — Bien, milady, répondit Brigham. — Ensuite, faisons passer quelques unités plus légères aussi vite que possible. Amiral Oversteegen, je veux que votre escadre prenne la tête et franchisse le nœud dès qu'elle atteindra le terminus. Amiral Bradshaw, commodore Fanaafi, vos Saganami-C et vous êtes rattachés à l'amiral Oversteegen. » Elle eut un sourire féroce. « Si les Havriens gardent encore un œil sur le nœud, donnons donc à celui qui s'occupe de leurs drones un autre motif d'inquiétude. » CHAPITRE SOIXANTE-SIX « Amiral, nous avons des signatures d'impulsion qui s'éloignent du nœud ! fit brusquement le capitaine Zucker. — Combien ? s'enquit Diamato, tendu. — Difficile à dire avec les interférences des bandes gravi-tiques, amiral. » Zucker grimaça. « Je dirais au moins cinquante, cependant. — Bien. » Diamato opina et se tourna vers son officier de com. « Priorité immédiate pour l'amiral Tourville. Dites-lui que nous avons au moins cinquante unités du mur qui se déploient en vue d'une translation hyper ! Dites-lui... » Il s'interrompit comme les signatures d'impulsion disparaissaient soudain. « Rectification ! s'exclama-t-il. Informez l'amiral Tourville que plus de cinquante unités du mur viennent de passer en hyper ! « Le capitaine Houellebecq dit que le contrôle d'avarie maîtrise l'incendie au CO, amiral. — Merci, Anita. » Lester Tourville hocha la tête à l'adresse du lieutenant Eisenberg puis se retourna vers le capitaine DeLaney. « Les chiffres sont encore en train de me parvenir, patron, lui dit le chef d'état-major d'un air sombre. Jusque-là, ils n'ont pas l'air bons. À ce stade, il semble que nous puissions faire une croix sur plus de la moitié de notre mur de bataille. Sans doute davantage si nous ne contrôlons pas le système stellaire quand la poussière retombera. — Nous savions depuis le début que nous allions souffrir », répondit Tourville, le visage et la voix plus calmes que DeLaney. C'était vrai. Ses pertes dépassaient de vingt pour cent ses estimations d'avant la bataille – de presque vingt-cinq pour cent celles des imbéciles de l'Octogone – parce qu'il n'avait pas prévu que les Manties resserreraient leurs salves à ce point. Mais, dès le début, tout le monde avait compris que la Deuxième Force allait essuyer de lourdes pertes. Mais nous avons éliminé presque autant de leurs vaisseaux du mur que nous n'en avons perdu, poursuivit-il, et si les estimations de la DRS sont exactes, notre effectif total en la matière est trois fois plus élevé que le leur. Le leur, avant la bataille. Sans compter que nous sommes sur le point de prendre le contrôle de leur système mère au moins temporairement. — Je sais, fit DeLaney. Mais leurs BAL m'inquiètent un peu. Il y en a encore deux mille trois cents en approche, et nos stocks de munitions sont beaucoup plus bas que je ne le voudrais. Nous avons lancé soixante pour cent de nos MPM et perdu la moitié de notre mur de bataille. Je ne connais pas les chiffres exacts, mais il ne doit pas nous rester plus de deux cent mille projectiles. Si nous les gaspillons à essayer de maintenir leurs Écorcheurs hors de portée immédiate, nous allons tourner à vide contre la Troisième Force. — Alors nous allons devoir laisser les Cimeterres et l'écran repousser leurs BAL, répondit Tourville, imperturbable. Ils se feront pilonner au moins aussi sévèrement que nous l'avons été, mais ils feront l'affaire. — Bien, amiral. » DeLaney se secoua puis acquiesça. « Je sais que notre profil est encore satisfaisant pour l'opération, patron. Je crois que je n'avais jamais envisagé la question de l'échelle. Pas au plan émotionnel. — Je me suis imposé de le faire calmement le jour où Thomas Theisman et Arnaud Marquette nous ont expliqué Béatrice, dit Tourville d'un air lugubre. Cela ne m'a pas plu à l'époque, et cela ne me plaît toujours pas. D'ailleurs, à eux non plus. Mais c'est un prix que nous pouvons nous permettre de payer si cela met fin à cette fichue guerre. — Oui, amiral. — Frazier ? — Oui, amiral ? — Quel est notre... — Excusez-moi, amiral ! s'exclama soudain le lieutenant Eisenberg, qui appuyait de la main sur son oreillette tout en l'écoutant attentivement. L'amiral Diamato dit que les Manties sont passés en hyper ! — Les affaires sérieuses commencent », murmura Tourville avant de secouer la tête, irrité, en réalisant combien c'était prétentieux. Mais cela n'en était pas moins vrai, et il observa attentivement l'afficheur principal, attendant que les bâtiments de Kuzak réapparaissent. Il n'eut pas à attendre longtemps. Moins de quinze minutes après leur disparition près du nœud, huit minutes et demie après qu'il eut reçu l'avertissement de Diamato, ils réapparurent dangereusement près de la limite de la zone de résonance. C'était un splendide exemple d'astrogation au millimètre – qui donnait la preuve d'une volonté intrépide de ne garder qu'une marge extrêmement mince.,. et qui mettait également les Manticoriens sur le flanc de la Deuxième Force, sur une trajectoire rapide vers Sphinx. « Exactement là où je les aurais placés aussi », commenta-t-il à voix basse pour DeLaney, qui hocha vigoureusement la tête. La Deuxième Force avait commencé à s'écarter de son vecteur d'origine à destination de Sphinx dès la fin de l'affrontement. Cinq minutes plus tard, elle avait changé de cap beaucoup plus nettement et elle battait désormais clairement en retraite par rapport à son objectif premier. En dix minutes, Tourville avait décidé de sacrifier ses vaisseaux les plus abîmés. Tous ceux qui n'étaient plus capables de produire une accélération d'au moins trois cent soixante-dix g avaient été abandonnés, et les charges d'autodestruction programmées. Il répugnait à s'y résoudre, mais il ne pouvait pas se laisser ralentir même si le reste de l'opération se déroulait parfaitement. Même sans eux, l'accélération maximale de sa formation s'élevait à trois virgule six km/s2 à peine, trop peu pour lui permettre d'éviter tout à fait l'enveloppe des missiles défensifs de Sphinx, quoi qu'il fasse. Sans parler de la présence vengeresse de la Troisième Force qui approchait par le côté pour le coincer entre Sphinx et ses batteries de missiles. Étant donné les circonstances, Tourville n'avait pas eu d'autre choix — pour plusieurs raisons — que d'adopter une trajectoire qui formait un angle net par rapport à son vecteur d'origine. Puisqu'il ne pouvait pas éviter d'aller au moins jusqu'à Sphinx, il était parti à la verticale afin de passer au-dessus du plan de l'écliptique tout en virant de cent trente-cinq degrés. Cela lui permettait d'accumuler un vecteur latéral pour générer autant d'écart que possible par rapport à la planète quand il la dépasserait... ce qui se trouvait aussi le chemin le plus court hors du système. La zone de résonance manticorienne était tellement plus s longue » que « large » que les côtés du cône étaient presque parallèles, même si près de sa base. Sphinx se trouvait à cent deux millions deux mille cinq cents kilomètres à l'intérieur de la zone, et sa trajectoire d'origine était orientée vers la planète, ce qui définissait la quantité de vecteur latéral qu'il avait besoin de générer. Même sur son profil actuel, son accélération restreinte signifiait qu'il passerait à moins de quarante millions de kilomètres de Sphinx, mais il serait ainsi plus loin — et mettrait plus longtemps à y parvenir — que sur presque n'importe quelle autre trajectoire. S'il n'avait pas du tout changé de cap, il aurait survolé Sphinx (et ses défenses) soixante-dix minutes après son bref combat de titans avec la Première Force, à une distance effective nulle. En virant de quatre-vingt-dix degrés, il serait passé au plus près de Sphinx huit minutes plus tard, à une distance de seulement trente-cinq millions de kilomètres. Sur sa trajectoire actuelle, ses unités seraient au plus près de la planète quatre-vingt-trois minutes après le changement de cap, et la distance serait alors de trente-neuf millions cent soixante-douze mille deux cents kilomètres. Aucune de ces options ne lui plaisait vraiment, étant donné la rossée que lui avait infligée la Première Force, mais il avait choisi la meilleure du lot. Elle donnerait malgré tout l'occasion aux défenseurs de la planète de le viser, ce qu'il avait espéré éviter —pour l'instant, du moins —, mais à distance assez grande pour dégrader la précision manticorienne, et les tirs ne lui arriveraient pas en pleine figure comme ceux de la Première Force. Ses défenses antimissile seraient beaucoup plus efficaces contre tout ce que Sphinx lui enverrait, et il doutait fort de toute façon que ce soit aussi dense que ce que quatre-vingt-dix supercuirassés avaient pu lui opposer. De plus, il avait besoin de repasser la limite de la zone de résonance pour plusieurs raisons. D'une part pour mettre ses unités abîmées à l'abri, mais surtout parce que — comme Tavernier venait de le souligner — il commençait à manquer de munitions. Il devait retrouver ses vaisseaux ravitailleurs et remplir ses chargeurs avant de replonger vers les défenses du système. Mais Sphinx n'était pas le seul élément dont il devait se soucier, et Kuzak avait avancé ses unités plus près de l'extérieur de la zone que lui précédemment. Cela la mettait en position de venir rapidement au secours de Sphinx en accélérant droit vers la planète sur une trajectoire rapide empruntant le chemin le plus court à travers la zone de résonance... ce qui le coincerait également entre ses tirs à elle et ceux de Sphinx. En fait, la Troisième Force se trouverait à moins de trente-trois millions de kilomètres de lui lorsqu'il serait au plus près de la planète. Toutefois, s'il se détournait d'elle, il n'aurait pas d'autre choix que de s'enfoncer sans cesse davantage dans la zone de résonance (sans reprendre de munitions), et l'accélération supérieure de Kuzak lui permettrait de le rattraper. Il ne pouvait donc que maintenir son cap actuel. C'était très finement calculé de la part de Kuzak... et précisément ce que Lester Tourville avait espéré. Les derniers BAL orphelins de la flotte de Sébastien d'Orville se précipitèrent vers les unités écran de la Seconde Force. L'écran avait essuyé des pertes lui aussi — lourdes — durant le spectaculaire échange de missiles mais, comme dans le cas des BAL manticoriens, il s'agissait de dégâts purement collatéraux. Personne n'avait voulu gâcher de missiles à viser des croiseurs de combat alors qu'il se trouvait des supercuirassés pour riposter. Mais l'inexactitude pour laquelle les MPM s'étaient fait une réputation (méritée) avait joué, et des missiles e perdus » destinés à des supercuirassés s'étaient rabattus sur la première cible venue. Trente-trois croiseurs de combat et quarante et un croiseurs lourds survivants attendaient la frappe à venir, prêts à ouvrir le feu dès que la distance tomberait assez. Mais la vitesse d'approche des BAL manticoriens dépassait les cinquante mille km/s. Les missiles à propulsion unique havriens avaient une portée au repos d'un peu plus de sept millions de kilomètres. Étant donné la géométrie de l'affrontement, ils avaient une portée théorique maximale proche de seize virgule cinq millions de kilomètres, comme les missiles offensifs des BAL. Cela parais sait beaucoup... sauf qu'à la vitesse où les Manticoriens gagnaient du terrain, ils traverseraient l'enveloppe d'engagement en trois cent dix-sept secondes. Cela ne laisserait guère de temps pour tirer, et la précision havrienne face aux systèmes GE des BAL alliés était médiocre. « Occupez-vous de leur cas ! Occupez-vous de leur cas ! » aboya le capitaine de vaisseau Alice Smirnoff. C'était elle le COMBAL survivant le plus ancien en grade de la force havrienne, et les équipages de ses deux mille sept cents BAL, positionnés entre les croiseurs protégeant les vaisseaux du mur abîmés de Lester Tourville et les Manties en approche, luttaient vaillamment pour obéir à ses ordres. Plus des deux tiers des bâtiments de Smirnoff étaient des Cimeterres alpha et bêta, bâtis autour des nouvelles centrales à fission et des condensateurs améliorés que Shannon Foraker et ses équipes techniques avaient réussi à produire suite à la récupération de données techniques providentielles auprès d'Erewhon. Les alphas étaient équipés de lasers assez puissants pour percer les barrières latérales et le blindage de contre-torpilleurs et croiseurs à une distance d'affrontement normale. Ils n'égalaient pas les performances des grasers imposants des Écorcheurs alliés, mais ils étaient beaucoup plus redoutables à portée d'armes à énergie que tout ce dont avaient jamais disposé les BAL républicains. Les bêtas n'étaient pas beaucoup plus dangereux que les premiers Cimeterres puisqu'ils étaient armés de missiles uniquement, lesquels n'avaient pas été particulièrement améliorés. Mais — comme les alphas — ils disposaient de barrières de proue ainsi que d'une réserve énergétique et d'une endurance largement améliorées. Aujourd'hui, pour la première fois, ils affrontaient l'Alliance en nombres réellement significatifs. L'affrontement fut bref — forcément, vu la vitesse à laquelle les Manticoriens fonçaient. Smirnoff avait positionné ses BAL au-dessus et en dessous des arcs de détection et de tir qu'elle avait laissés ouverts pour l'écran, et ses missiles à moindre portée se dirigèrent vers la frappe en approche. Elle alignait davantage d'unités que l'ennemi, mais les systèmes GE supérieurs de l'Alliance compensaient largement son avantage numérique. Ses alphas n'eurent pas l'occasion d'utiliser leurs lasers. Les cibles étaient trop difficiles à verrouiller, elles traversaient trop vite la fenêtre d'engagement, et, vu son angle de tir, beaucoup trop des lasers tirés se perdirent sur les bandes gravitiques dorsales ou ventrales de leurs cibles. Les missiles des bêtas, en revanche, bien que moins précis et performants que les Aspics des Katanas, furent tirés en masse. Six cents BAL de l'Alliance furent détruits dans les quelques secondes dont disposait Smirnoff pour les affronter, mais à quel prix ! C'était la première fois que les équipages des BAL alliés faisaient face aux barrières de proue de BAL adverses, mais les rapports d'Alice Truman consécutifs à Lovat avaient été pris au sérieux. Ces équipages ne les avaient peut-être jamais rencontrés, mais ils avaient assimilé cette possibilité, et bien que les BAL républicains fussent beaucoup plus difficiles à frapper grâce à cette nouvelle technologie, ils subirent des pertes de deux contre un lorsque la formation alliée les dépassa pour se précipiter à la rencontre du feu des unités écran. L'écran en balaya trois cents autres, mais il paya son succès beaucoup plus cher encore que Smirnoff. L'Alliance avait perdu six mille hommes et femmes à bord des BAL détruits par les unités havriennes, et elles environ dix-huit mille en retour. Cette fois, l'Alliance perdit trois mille hommes supplémentaires à bord des BAL éliminés par l'écran. Mais lorsque les Écorcheurs survivants, armés de grasers, s'abattirent sur les croiseurs de l'écran incapables de les éviter, ils semèrent le chaos. Il ne restait « que » mille six cents BAL alliés, mais neuf cents d'entre eux étaient des Écorcheurs, et ils ignorèrent les croiseurs lourds, qu'ils laissèrent aux Furets, dont les missiles légers ne feraient qu'égratigner la peinture d'un plus gros vaisseau. Puisqu'ils ne pouvaient de toute façon pas s'attaquer aux vaisseaux du mur, il était inutile de les garder en réserve, et trois cents Furets lancèrent tous leurs missiles dans les dents des croiseurs lourds de la Deuxième Force. Ils tirèrent au dernier instant, à la distance la plus courte possible, de façon à ne pas laisser aux défenses de leurs victimes le temps de riposter avec autre chose que leurs grappes laser. Ils payèrent le prix fort pour arriver à pareille portée, mais une fois là, ils crachèrent plus de seize mille missiles. Ceux-ci n'étaient équipés que de têtes laser dignes d'un contre-torpilleur, mais un croiseur lourd n'avait pas les barrières latérales d'un croiseur de combat et n'était que très peu blindé par rapport à un bâtiment de ligne. Sûrement pas assez pour survivre contre un plan de tir qui assignait quatre cents projectiles à chaque vaisseau à une distance où chaque grappe laser n'avait le temps de tirer — au mieux — qu'une seule fois. Les Furets firent feu à cent quatre-vingt-deux mille kilomètres, distance que leurs missiles mirent à peine deux secondes à parcourir. En l'espace de ces deux secondes, le tir offensif désespéré des croiseurs lourds eut raison de cent douze autres BAL, mais quand les Furets survivants traversèrent les rangs de l'écran une seconde et demie derrière leurs missiles, ce fut à la lumière aveuglante, des centrales à fusion défaillantes des croiseurs qu'ils venaient de massacrer. Aucun des croiseurs lourds de l'écran n'en réchappa, et très peu des cinquante mille hommes et femmes à leur bord. Les croiseurs de combat ne firent pas mieux. Ils étaient moins nombreux, et leurs attaquants trois fois plus. Certes, chacun des BAL ne put tirer qu'une fois, mais ils se servaient de grasers aussi puissants que les armes de poursuite de la plupart des croiseurs de combat. Ils plongèrent droit dans les bordées des bâtiments ennemis, s'approchant avec une détermination féroce, et ouvrirent le feu à moins de soixante-quinze mille kilomètres –presque à bout portant. Quatre cent quatre-vingt-un Écorcheurs et cinq mille combattants alliés environ moururent, déchiquetés par les armes à énergie des croiseurs de combat pendant leur brève fenêtre d'engagement. En retour, vingt-huit croiseurs de combat républicains furent complètement détruits, cinq réduits à l'état d'épaves brisées, et soixante-dix-sept mille subordonnés de Lester Tourville tués. Mais dans son sacrifice, l'écran de la Deuxième Force avait rempli son rôle. Les BAL qui sortirent vivants de l'échange étaient une formation meurtrie, qui passa si vite au milieu des supercuirassés restants de Tourville que même les Écorcheurs n'eurent pas le temps d'infliger de dommages conséquents à 'ces cibles au blindage massif. Pas sans l'effectif nourri qu'ils n'avaient plus. « J'ai les premiers chiffres, patron », annonça Molly DeLaney. L'expression de son visage et sa voix rauque trahissaient la pression qu'ils subissaient tous, songea Tourville, et il lui fit signe de continuer sans jamais quitter le répétiteur des yeux. « Il semble que deux cents de leurs BAL seulement en aient réchappé, dit le chef d'état-major. Les armes à énergie de notre mur ont réussi à épingler la plupart des autres quand ils ont croisé notre vecteur. — Merci », fit Tourville en fermant brièvement les yeux. Mon Dieu, songea-t-il. je suis arrivé persuadé de savoir à quelles pertes humaines m'attendre, mais je l'ignorais. Et Thomas Theisman aussi, en réalité. Nul n'aurait pu prévoir un tel carnage, car nul n'a jamais eu l'expérience, même maintenant, d'un combat de cette envergure. Les deux camps se sont si bien écartés des sentiers battus opérationnels que nous sommes en territoire inconnu. Les porte-capsules ne sont pas censés s'avancer de front jusqu'à parvenir à portée mutuelle de cette façon suicidaire. Et nous ne sommes pas censés laisser des BAL approcher à ce point de nos vaisseaux. Notre mur doit être capable de les éliminer avant qu'ils n'arrivent jusqu'à nous. Mais il ne me restait pas assez de missiles pour ce faire, et ils ont traversé notre fenêtre d'engagement si vite que nos armes à énergie n'ont pas su les arrêter à temps non plus. Il rouvrit les yeux et regarda de nouveau le répétiteur. Dans une Galaxie où la norme depuis tant de siècles était les manoeuvres peu concluantes, deux décennies – même telles que celles commencées à Hancock – n'avaient tout simplement pas suffi à préparer quiconque à ceci. Mais la Galaxie avait intérêt à s'y faire, se dit-il, lugubre. Parce qu'il était sûr d'une chose : maintenant que le mauvais génie était sorti de sa lampe, personne ne l'y ferait rentrer. « De nouveaux ordres, amiral ? s'enquit DeLaney, et il secoua la tête. — Non. » « Empreinte hyper à deux virgule trente-six millions de kilomètres ! s'écria le capitaine Zucker. Nombreuses empreintes ! » Oliver Diamato tourna brusquement la tête alors que les nouvelles empreintes tachetaient l'afficheur tactique. Il y en avait dix-huit, et il jura férocement en silence en les voyant briller d'un éclat maudit à l'écran. Celui qui avait choisi le Sherman pour cible s'était approché beaucoup plus que la plupart des autres, mais ils avaient tous fait preuve d'une astrogation remarquablement précise pour un saut si court. Puis les vecteurs s'affichèrent, et il pesta de nouveau. À en juger par leur trajectoire et surtout leur vitesse, ils avaient manifestement réussi à passer en hyper au nœud sans qu'il s'en rende compte et ils étaient revenus après avoir accumulé de la vitesse en hyper, de sorte que le saut n'était pas tout à fait aussi court qu'il l'avait cru. Non qu'il eût beaucoup le loisir d'y réfléchir. « Départ de missile ! fit Zucker. Nombreux missiles en app... » Diamato avait ouvert la bouche avant que l'officier de com ne parle, et son ordre coupa la fin de l'annonce de Zucker. « À toutes les unités, code Zébra! » aboya-t-il. Le VFRH William T Sherman s'éclipsa en hyperespace moins de trois secondes avant l'instant où les missiles du HMS Victoire auraient dû détoner. Deux des autres croiseurs de combat de Diamato furent moins chanceux, un peu plus lents à réagir. Ils prirent des coups – le VFRH Comte Maresuke Nogi perdit l'essentiel de son anneau d'impulsion de poupe –, mais eux aussi parvinrent à s'échapper en passant en hyperespace. Diamato soupira de soulagement en comprenant que toutes ses unités s'en étaient tirées. Mais si soulagé fût-il, le fait demeurait qu'il avait été obligé de quitter son poste. Or, si frustrantes et incomplètes qu'aient été ses observations, personne d'autre n'était en position de surveiller le nœud pour la Deuxième Force. « L'amiral Diamato a été contraint de se replier au point de rendez-vous alpha, amiral, annonça le lieutenant Eisenberg. — Merde », murmura Molly DeLaney. Tourville se contenta de hausser les épaules. « Cela devait bien arriver tôt ou tard, Molly. D'un autre côté, c'est peut-être une bonne nouvelle. — Une bonne nouvelle, amiral ? — Eh bien, ils ne se sont pas donné la peine de faire transiter des unités écran pour l'éloigner auparavant, parce qu'ils étaient trop occupés à faire passer leurs vaisseaux du mur. S'ils ont envoyé des croiseurs de combat et des croiseurs, cette fois, cela confirme sans doute qu'ils ont déjà fait franchir le nœud à tous leurs plus gros bâtiments. Auquel cas, ceci (il désigna de la tête l'éruption d'icônes écarlate en approche, déjà bien enfoncées dans l'enveloppe théorique de leurs MPM par rapport à ses propres survivantes abîmées) est sans doute tout ce que nous avons à affronter. — Sauf votre respect, amiral, "ceci" me suffit amplement. — À nous tous, Molly. À nous tous. » Tourville contempla l'afficheur pendant quelques secondes encore puis se retourna vers Eisenberg. « Anita, message pour le MacArthur : "Paré à exécuter Paul Revere." — À vos ordres, amiral. » « Aucun changement dans sa trajectoire, Judson ? demanda l'amiral Kuzak. — Non, amiral. Il maintient exactement le même cap et la même accélération, répondit le capitaine de frégate Latrell. — Mais qu'est-ce qu'il croit obtenir, amiral ? » fit tout bas le capitaine Smithson. Kuzak haussa les épaules, irritée. « Ça me dépasse, reconnut-elle franchement. Il croit peut-être avoir la puissance de tir nécessaire pour nous affronter. Après tout, il a encore cent dix-huit vaisseaux du mur, et nous n'en avons que cinquante-cinq, même avec les orphelins de la duchesse Harrington. — Mais il s'est pris une raclée, amiral, objecta Smithson. Les plateformes de reconnaissance indiquent qu'au moins la moitié de ses rescapés ont subi de lourdes avaries au combat, et son taux d'accélération en serait la preuve suffisante même en l'absence de rapport des plateformes. Alors imaginons qu'il ait l'équivalent de la puissance de combat de quatre-vingts bâtiments du mur – et c'est généreux, à mon avis –, ce ne sont toujours que des SCPC havriens. Nous n'avons pas autant d'unités que la Première Force n'en avait, mais ce ne sont que des Méduses ou des Harrington, ce qui nous donne l'avantage en termes de puissance de feu réelle. Sans compter qu'il doit avoir dépensé beaucoup de munitions. Bon sang, il n'a pas tiré un seul MPM contre les BAL, et vous avez vu ce qu'ils ont fait subir à son écran. Ses chargeurs doivent être presque vides. — Alors, si sa situation est si désespérée, s'étonna Judson Latrell, pourquoi n'a-t-il pas abandonné le reste de ses bâtiments dont les impulseurs étaient endommagés et pris tout de suite la fuite sous accélération supérieure ? — J'imagine que la réponse à cette question dépend au moins en partie de leur véritable objectif », répondit Kuzak. Elle jeta un coup d'œil à l'afficheur principal. Vingt-six minutes s'étaient écoulées depuis que la Troisième Force était repassée en espace normal. Difficile de croire que, deux heures plus tôt à peine, la Première Force et toutes ses unités se trouvaient sagement en orbite autour de Sphinx. Elle était maintenant détruite, réduite à des champs de débris qui se dispersaient, et son propre commandement accélérait à un rythme soutenu vers une bataille avec ses fossoyeurs à six virgule zéro un km/s2. Sa vitesse de base s'élevait à près de dix mille kilomètres par seconde, elle avait parcouru pas loin de huit millions de kilomètres à l'intérieur de la zone de résonance, et la distance à la Deuxième Force tombait à soixante millions de kilomètres. Ce qui signifiait, bien entendu, que les Havriens étaient déjà à leur portée, tout comme eux à la leur. « Quoi qu'ils mijotent, dit-elle d'un air sombre, je pense que vous avez raison concernant leur stock de munitions, Jerry. Dans ce cas, ils ne nous lanceront pas une autre de leurs salves colossales. Cela veut aussi dire qu'il ne leur reste pas assez de missiles pour les gaspiller à grande distance, vu la probabilité de frapper au but. Nous, en revanche, nous avons des chargeurs pleins. — Vous voulez ouvrir le feu tout de suite, amiral ? s'enquit le capitaine Latrell, mais elle secoua la tête. — Pas encore. D'ailleurs, pas avant qu'eux ne le fassent. » Elle eut un sourire froid et pincé. « Chaque kilomètre de plus augmente un peu notre précision. Tant qu'ils sont prêts à ne pas tirer, moi aussi. — Ils arriveront à portée de Sphinx dans dix minutes environ, amiral, fit doucement Smithson. — Vous avez raison. » Elle acquiesça. « Mais les capsules défensives déployées autour de Sphinx vont donc les tenir à leur portée aussi, et les plateformes de reconnaissance du système offriront une excellente précision aux capsules. — Mais si elles ouvrent le feu, les Havriens répondront, fit remarquer Latrell. — Je sais. J'y ai réfléchi. » Kuzak examina les chiffres et les portées puis se tourna vers la section communications. « Franklin, contactez l'amiral Caparelli. Dites-lui que je recommande que les défenses de Sphinx ne tirent pas sur ces bâtiments à moins qu'eux-mêmes n'attaquent la planète. — Bien, amiral, répondit le lieutenant Bradshaw. — Vous êtes sûre, amiral ? » fit Smithson. Kuzak se tourna vers lui, et il soutint calmement son regard. Après tout, l'un des rôles du chef d'état-major consistait à jouer l'avocat du diable. « S'ils veulent bombarder la planète, les laisser tirer une première fois sans opposition risque de nous coûter cher, souligna-t-il. — Mais comme Judson vient de le faire remarquer, s'ils ne sont pas prêts à bombarder la planète et les chantiers orbitaux mais que les défenses orbitales ouvrent le feu, ils pourraient bien répondre. Or ils se sont réellement pris une raclée. Si Sphinx ne leur tire pas dessus, ils réserveront sans doute leurs munitions pour nous, puisque nous représentons manifestement une menace bien plus grande. Dans ces circonstances, je pense que les laisser tirer les premiers contre les défenses vaut le coup, maintenant qu'elles sont toutes en ligne. Surtout s'ils décident de ne pas tirer. — Oui, amiral. » « Aucun changement dans leurs dispositions, milady », annonça Andréa Jaruwalski. Honor fronça les sourcils. « Qu'y a-t-il, milady ? » fit une voix. Honor leva les yeux vers son écran de com, d'où Rafe Cardones la regardait. — Pardon, Rafe ? — Ce froncement de sourcils, dit le capitaine de pavillon. Je l'ai déjà vu. Qu'est-ce qui vous chiffonne ? — En dehors du fait que pas loin d'un million -de personnes sont déjà mortes par ce bel après-midi, vous voulez dire ? » Cardones grimaça légèrement et secoua la tête. « Ce n'est pas ce que je voulais dire, amiral, et vous le savez. — Oui, sans doute. » Elle leva la main pour flatter les oreilles de Nimitz, et le chat pressa sa tête contre la main de sa compagne, ronronnant tandis que sa lueur d'âme caressait la sienne en réponse. Elle chérit cet instant de soutien et d'amour sans condition, s'accrocha à sa chaleur face à sa conscience froide et triste de toutes ces morts et cette destruction. Puis elle regarda de nouveau Cardones. « Je n'arrive pas à me défaire de l'idée que nous n'avons pas encore tout vu, dit-elle lentement. Je sais qu'il n'y a pas un seul vecteur qui leur permettrait d'éviter à la fois l'enveloppe de Sphinx et celle de l'amiral Kuzak. Dans ces conditions, il n'est sans doute pas très étonnant qu'ils maintiennent simplement leur cap. Que peuvent-ils faire d'autre ? — Pas grand-chose, milady, répondit Mercedes Brigham quand Honor s'interrompit. De mon point de vue, on dirait bien qu'ils sont baisés. Ces salopards nous ont d'abord fait très mal, mais ils se sont trop enfoncés pour s'en sortir maintenant, et l'amiral Kuzak va les réduire en miettes. — C'est bien ce qui me gêne, fit lentement Honor. Ils n'étaient pas obligés d'approcher de cette façon. Ils auraient pu avancer plus lentement, se laisser une plus grande marge de manoeuvre. Pourquoi ont-ils chargé bille en tête vers Sphinx ? — Ce n'est pas le cas, remarqua Brigham. Ils ont coupé l'angle entre l'hyperlimite et la zone de résonance de manière à pouvoir ressortir si nécessaire. — Non, Mercedes. » Cardones secoua la tête à l'écran. « Je vois ce qu'elle veut dire. C'est le taux d'accélération, n'est-ce pas, milady? — Exactement, répondit Honor. Ils ne pouvaient pas savoir au juste ce qui se passerait quand ils affronteraient la Première Force, mais ils devaient se douter qu'ils seraient interceptés bien avant la planète et qu'ils souffriraient. Pourtant, en chargeant sous une accélération aussi élevée alors que rien ne les y obligeait, ils ont accumulé un vecteur qu'ils ne pouvaient pas annuler avant que la formation que nous ferions transiter depuis l'Étoile de Trévor ne les frappe à son tour. Cela ne ressemble pas à Theisman. Il aurait dû laisser à son commandant sur place davantage de liberté de manoeuvre; il aurait dû essayer d'éviter que ses unités soient prises dans un piège pareil. — Alors pourquoi ne l'a-t-il pas fait ? s'interrogea Brigham, qui plissait le front en suivant le raisonnement d'Honor. — J'ai d'abord pensé que cela indiquait une opération en deux parties, fit Honor. Nous frapper à Manticore en se disant que nous serions obligés de quitter l'Étoile de Trévor pour défendre le système mère, puis s'abattre sur Saint-Martin une fois que nous l'aurions découvert. Dans ce cas, ils auraient pu espérer nous coincer avec la Troisième Force et la Huitième divisées entre deux offensives distinctes, incapables de réagir adéquatement à l'une ou l'autre. — Voilà une idée affreuse, milady, murmura Brigham. — Mais cela ne ressemble pas non plus à Theisman. Il sait bien que les solutions les plus simples sont les meilleures et, lors de leurs premiers assauts, dans le cadre de Coup de tonnerre, il a planifié chacune de ses opérations indépendamment les unes des autres. Elles étaient toutes liées pour former un motif global, mais il a veillé à éviter de vouloir coordonner l'action de flottes très dispersées ou d'exiger qu'elles poursuivent certains objectifs avec obligation de soutien mutuel. Toute l'offensive était très soigneusement coordonnée, sauf la décision d'envoyer Tourville jusqu'au Marais, mais le succès d'une opération ne dépendait pas de l'issue d'une autre opération simultanée. — Or ce serait le cas en frappant à la fois l'Étoile de Trévor et Manticore. » Brigham opina. — C'est sûr. De plus, les deux forces d'assaut n'auraient aucun moyen de communiquer entre elles, donc si l'une se plantait dans son timing, elle risquerait de faire capoter toute l'opération en nous alertant à l'avance. Il reste possible que ce soit ce qu'ils comptent faire, c'est pourquoi je refuse de bloquer le terminus de l'Étoile de Trévor par un transit massif, mais je ne pense pas que ce soit le cas. » Mais s'ils n'ont pas une idée de ce genre en tête, je ne comprends vraiment pas ce qu'ils font. D'après les estimations que la DGSN donne de leurs effectifs actuels, il s'agit d'un énorme pourcentage de leur mur de bataille, et ils l'ont enfoncé tout droit dans la gueule de nos défenses sur un vecteur qui leur interdit d'éviter d'affronter la Troisième Force. Voilà ce que je n'aime pas là-dedans. C'est idiot... et Thomas Theisman est tout sauf idiot. » « Patron, sauf votre respect, dit Molly DeLaney, je crois qu'il est temps. — Non, vous croyez vraiment ? » Le ton de Lester Tourville était si sarcastique que DeLaney releva les yeux, étonnée. Puis, sans le vouloir, elle gloussa. Elle ne fit pas beaucoup de bruit, pourtant c'est l'impression que cela donna sur le pont d'état-major tendu et silencieux du Guerrière. Des têtes se relevèrent tout autour, des yeux se tournèrent vers le chef d'état-major, et Tourville sourit. Il sentait leur stupéfaction qu'il puisse lâcher une plaisanterie en un moment pareil. Puis il sentit cette stupéfaction relâcher un peu l'emprise de la crainte et de l'anxiété qui les enveloppaient comme il continuait à repousser Paul Revere et s'obstinait à patienter. Ils connaissaient le plan opérationnel Béatrice-Bravo aussi bien que lui, et ils devaient se demander ce qu'il pouvait bien attendre. C'était assez logique, puisqu'une part de lui-même se posait la même question. Il observa le répétiteur tactique. La force manticorienne en provenance de l'Étoile de Trévor accélérait vers l'intérieur du système depuis près de cinquante minutes. Sa vitesse se montait à un peu plus de dix-huit mille km/s et elle avait parcouru environ vingt-sept millions quarante-cinq mille kilomètres. Sa distance par rapport à la formation havrienne tombait rapidement vers trente-trois millions de kilomètres, et il était franchement ébahi qu'elle n'ait pas encore ouvert le feu. Pourtant ce petit doute persistant, cette voix de l'instinct, lui conseillait d'attendre. Il regarda un afficheur secondaire figé sur les dernières données tactiques qu'Oliver Diamato avait pu transmettre avant qu'on le force à quitter le nœud. Il y réfléchit deux ou trois secondes en veillant à dissimuler son doute intérieur de peur de perdre le bénéfice du rire de DeLaney. Tu dois lancer la suite, Lester, se dit-il. Tu as déjà attendu aussi longtemps que tu le pouvais, Molly a raison là-dessus. Si la Huitième Force était en route, elle serait déjà là. Et tu ne peux pas justifier de repousser indéfiniment l'opération « au cas où » elle se pointerait. Parce que, qu'elle arrive ou non, tu ne peux pas laisser ceux qui sont là s'approcher davantage. — Très bien, Anita, dit-il d'une voix calme et confiante. Envoyez le signal au MacArthur. » « Capitaine Higgins ! Nous avons reçu le signal du Guerrière! — Manoeuvre : exécutez le plan Paul Revere, lança aussitôt le capitaine de vaisseau Édouard Higgins. — À vos ordres, commandant ! » répondit l'astrogateur, et le croiseur de combat VFRH Douglas MacArthur, qui n'avait pas accéléré vers l'intérieur du système comme le reste de l'écran condamné de la Deuxième Force, passa sans heurts en hyperespace. « Je pense que nous sommes prêts à ouvrir le bal, qu'ils le veuillent ou non, dit Théodosia Kuzak au capitaine Latrell. Que donnent nos solutions de tir ? — Je crois qu'on n'est pas loin de faire du tir aux canards, amiral, répondit Latrell. — Bien. Dans ce cas... — Empreinte hyper! s'écria soudain l'un des assistants de Latrell. Empreinte hyper à quarante et un millions sept cent mille kilomètres, direction un-huit-zéro par un-sept-six ! » Il marqua une courte pause puis releva les yeux, livide. « Nombreuses sources, capitaine ! Au moins quatre-vingt-dix vaisseaux du mur, à vue de nez. » « Oh, mon Dieu », souffla Mercedes Brigham lorsque l'image du répétiteur se transforma soudain. Grâce à la liaison supraluminique avec les plateformes de reconnaissance, ce qui venait de se passer n'était que trop clair. « Vous aviez raison, milady, fit Rafael Cardones d'une voix monocorde. Ils ne sont pas idiots. » Honor ne répondit pas. Elle se tournait déjà vers les barres latérales de son propre afficheur tactique. Seize de ses trente-deux supercuirassés se trouvaient encore à Trévor, de même que tous les porteurs de Samuel Miklôs et trente de ses croiseurs de combat. Elle examina les chiffres l'espace d'un battement de cœur puis se retourna vers son état-major. « Mercedes, renvoyez un courrier vers l'Étoile de Trévor. Informez l'amiral Miller qu'il a le commandement et qu'il doit maintenir tous nos croiseurs de combat là-bas. Dites-lui qu'il est responsable de la couverture du système jusqu'à ce que nous le recontactions. Puis demandez à Judas de faire passer tous les porteurs de l'amiral Mildôs ainsi que le reste des bâtiments du mur en un transit unique. » Elle s'exprimait d'une voix calme et claire malgré sa propre stupéfaction, et Brigham la regarda un instant avant d'acquiescer d'un mouvement brusque. « À vos ordres, milady ! — Théo, reprit-elle en pointant l'index vers le capitaine Kgari, commencez à calculer un nouveau micro saut. Nous partirons d'ici : pas de trajet intermédiaire. Je veux que nous arrivions à au moins cinquante millions de kilomètres de ces nouveaux intrus. Soixante-quinze ou cent vaudraient mieux, mais ne faites pas moins de cinquante. Kgari la dévisagea un instant, et elle le sentit ébahi. Elle lui autorisait une marge d'erreur bien plus large que l'amiral Kuzak pour ses unités de la Troisième Force, mais elle lui imposait aussi de sauter directement d'un point situé dans la zone de résonance vers sa périphérie. Marge de sécurité ou non, des calculs d'astrogation aussi précis seraient extrêmement difficiles à produire, étant donné que les coordonnées de son point de départ étaient sujettes à une incertitude significative, quoi qu'il fasse. Mais, malgré la surprise, il répondit d'une voix claire. À vos ordres, amiral ! — Harper, continua-t-elle en se tournant vers la section de com, message prioritaire immédiat à l'amiral Kuzak, avec copie pour l'Amirauté. Début du message : "Amiral Kuzak, je me porte à votre soutien d'ici... (elle consulta le chronomètre, mais elle ne pouvait pas ralentir le passage du temps) quinze minutes. Si je peux réduire ce délai, je le ferai." Message terminé. — À vos ordres, milady ! » Honor opina puis reprit place dans son fauteuil de commandement et le fit lentement pivoter pour faire face au reste du personnel de son pont d'état-major. Elle vit sur leurs visages horrifiés l'écho de sa propre réaction, elle la sentit dans leurs lueurs d'âme tandis qu'ils comprenaient ce qui allait arriver à la Troisième Force, quoi qu'eux-mêmes parviennent à faire. Ils la regardèrent en retour mais ne virent pas l'horreur sur son visage calme. Ils n'y lurent que détermination. — Très bien, vous tous, dit-elle. Nous savons ce que nous avons à faire. Alors, au boulot. » CHAPITRE SOIXANTE-SEPT L’amiral Geneviève Chin, commandant de la Cinquième Force, se tenait sur le pont d'état-major du VFRH Canonnade et se laissait bercer par le murmure des rapports de statut en fond sonore. — On les a, amiral ! s'exclama le capitaine de frégate Andrianna Spiropoulo, enthousiaste. La section astrogation nous a placés à moins de cinquante millions de kilomètres derrière eux : pile au bon endroit ! — Je constate. » Chin aurait pu ergoter avec son officier opérationnel sur sa vision de leur astrogation, puisqu'ils se trouvaient à plusieurs millions de kilomètres de la limite, plus loin qu'ils n'auraient dû. Elle soupçonnait le capitaine de corvette Julian de les avoir délibérément amenés un peu plus à l'extérieur du système qu'elle ne l'avait demandé. Mais son évaluation de la situation tactique rejoignait tout à fait à la sienne, et elle fit de son mieux pour écarter toute exaltation de sa voix. Elle savait aussi qu'elle n'y avait pas totalement réussi. Eh bien, peut-être que je n'ai pas réussi, songea-t-elle. Mais si c'est le cas, j'en ai gagné le droit. Comme nous tous après la façon dont ils nous ont aplatis durant la dernière guerre. Mais cela va plus loin pour moi. « Très bien, Andrianna. » Elle tourna le dos au répétiteur et aux icônes des bâtiments du mur manticoriens dont les équipages commençaient à comprendre qu'ils s'étaient jetés dans un piège. « Nous n'avons pas beaucoup de temps avant qu'ils ne quittent notre enveloppe. Commencez à lancer les capsules. — À vos ordres, amiral ! » Les yeux noirs d'Andrianna brillaient, et Chin jeta un coup d'œil au capitaine de vaisseau Nicodème Sabourin. Le chef d'état-major lui rendit son regard puis, sans que personne le remarque sur le pont d'état-major, il hocha imperceptiblement la tête. Chin fit de même en réponse. Sabourin était sans doute le seul de son état-major à pouvoir pleinement savourer le sentiment d'achèvement de sa supérieure. Elle était revenue de loin avant d'en arriver là. Elle avait survécu alors que les Législaturistes l'avaient choisie pour bouc émissaire suite au fiasco de Hancock au tout début de la dernière guerre. Elle avait survécu à de longues et sombres années au service du comité de salut public – jamais jugée vraiment digne de confiance, trop précieuse pour être écartée, toujours surveillée par son commissaire du peuple. Elle avait même survécu à l'ascension de Saint-Just au pouvoir absolu... ainsi qu'au chaos qui avait suivi sa chute. Elle avait été « réhabilitée » deux fois. Une par les illuminés de Robert Pierre, uniquement parce que le régime précédent l'avait désignée comme bouc émissaire. Et une autre par la nouvelle République, parce qu'elle avait fourni un excellent travail en protégeant son secteur d'affectation en dépit du sadique psychotique qu'on avait nommé pour lui servir de commissaire du peuple. Cette fois, elle croyait réellement que cela tiendrait. Elle avait quand même perdu beaucoup de terrain au jeu du grade. Des hommes et femmes qui étaient officiers subalternes, voire simples engagés, alors qu'elle était déjà officier général se trouvaient aujourd'hui plus anciens en grade qu'elle. À commencer par Thomas Theisman, capitaine de frégate à l'époque où elle était contre-amiral. Mais elle était l'un des rares officiers passés contre-amiral sous les Législaturistes à être encore en vie, donc tout cela se compensait, se disait-elle. Et que l'univers soit juste ou non, elle ne pouvait pas se plaindre de sa position aujourd'hui. La femme à qui on avait fait porter le chapeau de la première campagne désastreuse des Législaturistes contre le Royaume stellaire de Manticore était aussi celle qu'on avait choisie pour actionner la mâchoire décisive du piège qui briserait le Royaume stellaire une fois pour toutes. Elle attendait cet instant depuis quinze ans T, et il lui était doux. Nicodème Sabourin le comprenait. Elle ne l'avait pas appris tout de suite, mais il avait été second maître à bord de l'un de ses supercuirassés à Hancock. Comme elle, il se réjouissait à l'avance de rendre aux Mamies la monnaie de leur pièce cet après-midi. « Que donnent nos solutions de visée, Andrianna ? demandai-elle calmement. — Elles ont l'air bonnes, amiral, étant donné leurs capacités GE. — Dans ce cas, capitaine, fit Geneviève Chin sur un ton formaliste, vous pouvez ouvrir le feu. » « Nous nous sommes jetés droit dans le piège, se désola l'héodosia Kuzak. Je m'y suis jetée. — Ce n'est pas comme si nous avions eu le choix, amiral », répondit le capitaine Smithson. Ils se tenaient tous les deux devant l'afficheur, à regarder la force écrasante soudain apparue derrière eux larguer ses capsules. Les ordres venaient d'être donnés. Ses propres missiles partaient déjà. Kuzak ne pouvait absolument rien faire à ce stade„ si ce n'est regarder les autres exécuter ses instructions. Elle se tourna vers le chef d'état-major, et Smithson haussa les épaules. « Nous ne pouvions pas les laisser pilonner Sphinx, et nous ne pouvions pas les laisser s'en tirer vu le prix que d'Orville avait payé pour les arrêter. Cela impliquait de se lancer à leur poursuite, dit-il. Vous l'avez fait. — J'aurais dû voir le piège venir, répliqua-t-elle tout bas. Après ce qu'Harrington leur a fait à Lovat, c'était la réaction logique. — Ah oui ? » Smithson inclina la tête en souriant d'un air ironique malgré l'ouragan de missiles qui se dirigeait vers eux. « Et je suppose que vous étiez censée jouer les extralucides pour vous rendre compte qu'ils avaient encore cent unités du mur en réserve ? Qu'ils allaient nous balancer trois cent cinquante supercuirassés au total ? Vous toute seule – pas l'amiral Capa-relui, ni la DGSN, ni l'amiral d'Orville ou l'amiral Harrington. Rien que vous. Parce que, bien évidemment, tout cela est votre faute. — Ce n'est pas ce que je... » commença-t-elle, furieuse, avant de s'interrompre. Elle le regarda un instant puis posa la main sur son épaule. « Je crois que je l'ai mérité. Merci. — De rien. » Smithson eut un sourire triste. « C'est aussi le rôle d'un chef d'état-major. » « Très bien, Alekan, fit durement Alistair McKeon à son officier opérationnel. Nous sommes la seule escadre dotée d'Apollon. L'amiral Kuzak nous autorise une visée indépendante afin de faire le meilleur usage du système. Par conséquent, tout va dépendre de vous. — Compris, amiral. » Le capitaine de frégate Slowacki acquiesça d'un mouvement brusque. « Je veux que vous vous concentriez sur cette nouvelle formation, poursuivit McKeon. Elle n'a pas encore subi de frappe, par conséquent son contrôle de tir et sa section tactique seront en meilleure condition. Nous nous en occuperons vaisseau par vaisseau. — Compris, amiral », répondit encore Slowacki, et McKeon désigna les icônes de la force d'intervention de Geneviève Chin. — Bien. Maintenant, détruisez autant de ces salauds que vous pourrez. — À vos ordres, amiral ! — Je regrette que la duchesse ne soit pas là, amiral », fit tout bas le capitaine de frégate Roslee Orndorff à côté de McKeon tandis que Slowacki et ses assistants commençaient à mettre à jour leurs solutions de visée. « Moi pas, répondit McKeon sur le même ton en secouant la tête. Voilà un mauvais pas dont même elle ne pourrait pas nous tirer, Roslee. — Sans doute. Et vous avez raison. Je ne devrais pas souhaiter qu'elle soit coincée ici avec nous. Mais – ne le prenez pas mal, amiral – elle... me manque. — À moi aussi. » McKeon tendit la main pour caresser la tête du chat sylvestre perché sur l'épaule d'Orndorff. Banshee se pressa en retour contre sa main, quelques instants seulement. Puis le chat s'appuya contre la joue de sa compagne en ronronnant pour elle avec douceur. Orndorff le caressa tendrement sans jamais quitter le répétiteur des yeux. Contrairement aux croiseurs de combat d'Oliver Diamato, la Troisième Force ne pouvait pas éviter la fléchette du pulseur. Le commandement de l'amiral Kuzak était coincé trop loin à l'intérieur de la zone de résonance. Kuzak avait prévu de prendre la Deuxième Force au piège entre sa formation et les défenses planétaires de Sphinx; maintenant elle-même était prise entre le marteau en approche des MPM de Geneviève Chin et l'enclume abîmée des SCPC de Lester Tourville. Au moins la vélocité de base de la Troisième Force était-elle plus élevée que celle de la Cinquième Force de quatorze mille km/s, et dirigée presque à l'opposé. Dans ces conditions, l'enveloppe effective des missiles de Chin n'était que de cinquante et un millions de kilomètres. Mais la distance n'étant que de quarante et un millions sept cent mille kilomètres, Chin pouvait donc maintenir les vaisseaux de Kuzak sous le feu de ses projectiles pendant onze minutes avant qu'ils ne quittent sa portée. Onze minutes. Cela n'avait l'air de rien, mais c'était plus que ce que la Première Force avait résisté contre Lester Tourville. Et la Première Force ne se précipitait pas droit sur le feu d'un ennemi pendant que celui d'un second la rattrapait par l'arrière. « Ouvrez le feu! fit brusquement Lester Tourville. — À vos ordres, amiral ! » répondit Frazier Adamson, et Tourville regarda les icônes de ses missiles s'élancer vers les Manties. Il avait failli trop attendre, songea-t-il. L'astrogateur de Chin s'était planté d'une bonne dizaine de millions de kilomètres, mais il était difficile de le lui reprocher. Elle n'avait eu qu'une poignée de minutes pour ajuster sa position après l'arrivée du MacArthur, en grande partie parce que Tourville avait attendu longtemps, et effectuer ce genre de micro translation délicate à courte distance était toujours affreusement difficile. Étant donné que toute erreur plaçant sa translation alpha du mauvais côté de la limite de la zone aurait eu pour effet la destruction de tous les bâtiments sous ses ordres, il était inévitable –et approprié – qu'elle pèche par excès de prudence. Et puis il n'avait jamais été question dans le plan opérationnel de faire passer ses unités dans la zone de résonance ou au-delà de l'hyperlimite tant que Tourville et elle n'étaient pas certains de s'être occupés des défenses. De toutes les défenses. Toutefois, onze minutes de tir concentré de la part de quatre-vingt-seize SCPC devaient suffire à faire un sort à la capacité de combat des Manticoriens, même sans les détruire complètement. Et, entre-temps, il pouvait donner un petit coup de main à sa collègue. La distance à parcourir pour ses missiles s'élevait à trente-deux millions neuf cent cinquante-cinq mille kilomètres seulement, et, contrairement à ce qui se passait pour Chin, elle chutait de plus d'un million de kilomètres chaque minute. Sans compter que, à la différence de Chin, ses officiers tactiques suivaient les Manties avec soin et mettaient régulièrement à jour leurs solutions de tir depuis trente ou quarante minutes. Il consulta le chrono. Le temps de vol de ses missiles ne dépassait pas six minutes, soit deux de moins que ceux de la Cinquième Force. Elle avait tiré la première, mais les projectiles de la Deuxième Force atteindraient leurs cibles avant les siens. « Nous sommes faits comme des rats, pacha », commenta tranquillement le major Sir Horace Harkness depuis le pupitre machines du Dacoït. Scotty Tremaine lui jeta un coup d'œil puis se retourna vers le répétiteur en regrettant de ne pas pouvoir le contredire. « Vous avez un message de la part de l'amiral Truman, commandant, annonça FIA de la section communications. Pour vous personnellement. — Acceptez, central », répondit Tremaine. Un instant plus tard, Alice Truman apparut sur son écran de com. « Amiral, dit-il en regardant les icônes de missiles créer un sillage comme les torpilles de la marine de l'ère pré spatiale. — On dirait que nous allons dérouiller nous aussi, Scotty, fit Truman sans détour. Je veux que vous détachiez vos Katanas. Laissez-les en arrière pour étoffer les défenses de l'amiral Kuzak. Puis lancez le reste de vos BAL à la poursuite de la force située à l'intérieur du système. » Tremaine la dévisagea un instant. Il savait ce qu'elle avait en tête. Ses Furets et ses Écorcheurs – surtout les Furets – se préparaient à soutenir les défenses antimissile de la Troisième Force, mais, comparée à ses Katanas, leur contribution aurait été relativement mineure. En les envoyant affronter les survivants de la première force d'assaut havrienne, Truman pourrait bien en revanche pousser celle-ci à rediriger ses tirs : elle n'avait plus d'écran, ses BAL avaient subi des pertes sévères, et elle ne pouvait pas s'enfuir en hyper. Elle n'aurait pas d'autre choix que de résister et se battre, et si elle le laissait entrer à portée sans qu'il subisse de lourdes pertes lui aussi... « Compris, dame Alice, dit-il. Nous ferons de notre mieux pour qu'ils ne relèvent pas la tête. — Bien, Scotty. Bonne chasse. Truman, terminé. » « Merde », murmura Molly DeLaney. Lester Tourville eut un petit rire dur. « Ils sont un peu plus réactifs que je ne m'y attendais », dit-il en regardant les BAL manticoriens se détacher de la Troisième Force. Le temps de vol des missiles était assez long – et la réaction ennemie suffisamment rapide – pour que leur changement de cap soit déjà évident, bien que la première salve de la Deuxième Force ne fût pas encore à portée d'attaque. « Toutefois, continua-t-il, c'était la réaction logique, une fois que nous avions perdu l'écran. Frazier ? — Oui, amiral ? répondit le capitaine Adamson. — Envoyez Smirnoff à la rencontre de ces gens. — Le capitaine Smirnoff est morte, amiral. C'est le capitaine West qui est COMBAL, maintenant. » Tourville grimaça intérieurement. Il ne connaissait pas bien Alice Smirnoff. Il ne l'avait rencontrée que deux fois, en réalité, et toujours rapidement. Mais sa mort passée inaperçue dans le carnage général semblait soudain symboliser les centaines de milliers d'hommes et de femmes sous ses ordres qui avaient péri ces trois dernières heures. « D'accord, dit-il avec une certaine rudesse dans sa réponse par ailleurs calme. Envoyez West à leur rencontre. — Bien, amiral. — Est-ce que cela va suffire, patron ? s'enquit DeLaney à voix basse, et Tourville secoua la tête. — Non. Ils n'en envoient pas autant, mais ces gars sont frais alors que Smirnoff... West et ses hommes ont dépensé trop de missiles à stopper la dernière attaque. Nous allons devoir les affronter à coups de MPM. — Souhaitez-vous modifier le choix de cibles ? — Pas encore. » Tourville secoua la tête. « C'est ce qu'ils attendent, et je ne relâcherai pas la pression sur Kuzak tant que nous n'y serons pas obligés. Mais cela va limiter le nombre de salves que nous pourrons lui consacrer. » Il tapa une commande pour afficher le statut de sa flotte. Il l'examina pendant quelques secondes puis se tourna vers Adamson. — Frazier, dites à l'amiral Moore et l'amiral Jourdain d'interrompre leurs tirs contre la Troisième Force. Je veux que leurs escadres réservent toutes leurs capsules restantes aux BAL. — Bien, amiral. » Tourville opina et reprit place dans son fauteuil de commandement. Moore et Jourdain avaient subi les pertes les plus légères de toutes ses escadres de combat. À eux deux, ils avaient encore quatorze SCPC, et bien qu'il répugnât à leur faire cesser le feu à cet instant précis, il avait le sentiment qu'il aurait grand besoin de leurs missiles d'ici une demi-heure. « C'est parti », murmura Craig Goodrick, et Alice Truman acquiesça. Des antimissiles se précipitèrent au milieu des MPM en approche. Cette fois au moins, les Havriens n'avaient pas pu déployer ce qui leur avait permis de lancer des salves colossales contre la Première Force. Il s'agissait simplement de bordées doubles « normales » issues de plus de cent supercuirassés porte-capsules . Pas de quoi s'inquiéter, se dit-elle. À peine douze mille missiles. Pas plus de deux cents par vaisseau. Une promenade bucolique. Sauf, bien sûr, que l'ennemi ne les répartissait pas entre toutes les unités de la formation manticorienne. Les Katanas de Scotty Tremaine étaient nichés tout près : ils « planaient » au-dessus de la Troisième Force au lieu de partir à la rencontre des missiles en approche comme le dictait la doctrine habituelle. Après tout, la doctrine n'avait pas prévu de situation dans laquelle une flotte se planterait si bien qu'elle se trouverait coincée entre deux flottes ennemies très éloignées, chacune en supériorité numérique sur elle, et à portée des deux. Les BAL ne pouvaient pas se placer entre une menace et le reste de la formation manticorienne sans la laisser exposée à l'autre menace. Ils tenaient donc leur position et crachaient des Aspics contre le mur de destruction qui se précipitait vers le commandement de Théodosia Kuzak. Des milliers d'antimissiles Mark 31 s'élancèrent en même temps que les Aspics, et Truman sentit le Chimère frémir tandis que ses lanceurs défensifs passaient en tir rapide, mais rien n'arrêterait ce torrent de MPM. Des leurres et des Fracas s'efforçaient de désorienter ou d'aveugler les missiles en approche, mais ils continuaient d'avancer. « Ils se concentrent sur la dix-neuvième, annonça l'officier opérationnel de Truman, le capitaine de frégate Janine Stanfield. — Bon nombre de ces missiles vont perdre leur cible à cette distance », commenta Goodrick, et Truman acquiesça aux paroles de son chef d'état-major. Non que voir quelques centaines de MPM s'écarter de leur chemin risquât de changer grand-chose pour le vice-amiral Irène Montague et ses unités. Pas alors que deux mille missiles visaient chacun de ses six supercuirassés. Même divisée entre les deux salves qui avançaient vers elle depuis des directions opposées, la défense antimissile de la Troisième Force fut beaucoup plus efficace que ne l'avait été celle de la Première Force. Cela tenait en partie à la différence de nombre des missiles dans les salves. Cela tenait également à la différence de vitesse d'approche, qui améliorait les délais d'affrontement et, surtout contre la Deuxième Force, au fait que bon nombre des bâtiments qui lançaient ces missiles avaient eux-mêmes été endommagés auparavant, parfois gravement. Ils avaient perdu des liaisons de contrôle, des capteurs, de la capacité de calcul et du personnel aux compétences critiques pour leurs sections tactiques, avec des conséquences inévitables sur la précision de leur tir. Mais douze mille missiles demeuraient douze mille missiles. Vingt pour cent étaient des plateformes de guerre électronique. Douze autres pour cent perdirent leur cible de vue, comme Goodrick l'avait prédit. Les antimissiles réunis de la Troisième Force et des Katanas d'Alice Truman en détruisirent près de quatre mille, et les lasers des défenses actives de la dix-neuvième escadre de combat et ses escortes eurent raison de mille cinq cents autres. Il s'agissait d'une performance remarquable; néanmoins, deux mille sept cents projectiles arrivèrent à destination. Les têtes laser lourdes détonèrent les unes à la suite des autres, bulles de soufre donnant naissance à des lasers à rayons X qui se déchaînaient contre leurs cibles. Les bandes gravitiques des supercuirassés interceptèrent beaucoup de ces lasers. Leurs barrières latérales en dévièrent et atténuèrent d'autres. Mais aucune machine construite de main d'homme n'aurait pu les arrêter tous. Les supercuirassés lourdement blindés frémirent et ruèrent, violemment traversés par l'énergie de transfert. Du blindage et des plaques de coque se détachèrent, de l'air jaillit de trous béants, et des armes, des dispositifs de communication et de détection furent arrachés. Le HMS Triomphe trébucha quand son anneau d'impulsion de proue bascula en arrêt d'urgence. Ses bandes gravitiques vacillèrent, puis il trébucha de nouveau comme un galion souffrant du mal de mer lorsqu'une demi-douzaine de têtes laser détonèrent presque droit devant lui. Sa barrière de proue stoppa la plupart des rayons, mais douze au moins passèrent à travers et s'acharnèrent sur l'épais- blindage de sa proue en tête de marteau. Les grappes de défense active de proue succombèrent, l'armement de poursuite à énergie fut réduit en miettes et l'une des salles d'impulsion de proue explosa lorsque ses énormes condensateurs furent court-circuités. Un instant, on eut l'impression que c'était là toute l'étendue des dégâts. Mais au cœur du vaisseau, invisible depuis l'extérieur, le pic électrique qui avait démoli la salle d'impulsion se propageait toujours plus loin. Les coupe-circuits ne parvinrent pas à l'arrêter, des câbles de commande explosèrent, des câbles électriques sautèrent en une séquence fatale puis, soudain, le vaisseau lui-même explosa. Il n'y eut aucun bâtiment léger ni capsule de sauvetage expulsés. Aucun survivant. Le bâtiment était là, et l'instant d'après il n'était plus qu'une sphère de feu en expansion. Les autres unités de l'escadre eurent plus de chance. Aucune ne s'en tira indemne, toutefois, et le HMS Guerrier perdit plus de la moitié de sa barrière latérale bâbord. Le HMS Ellen d'Orville perdit la moitié des noyaux bêta de son anneau d'impulsion de poupe, et les grappes de défense active ainsi que l'équipement gravitique bâbord du HMS Bellone furent réduits à l'état de ferraille. Le HMS Regulus s'en sortit avec des dégâts mineurs, mais le HMS Marduk perdit un quart de ses armes à énergie de flanc. Tous survécurent, et leur capacité à déployer des capsules demeurait intacte, mais la salve suivante de la Deuxième Force suivait la première de près, et la première bordée de la Cinquième Force arriva presque en même temps. Les défenses de la formation manticorienne étaient tout bonnement trop étirées. Douze mille missiles arrivaient sur elle en provenance des vaisseaux de Lester Tourville. Onze mille cinq cents autres se précipitaient depuis ceux de Geneviève Chin, et il n'y avait pas assez d'antimissiles ni de Katanas pour tous les arrêter. La deuxième salve de Tourville se concentra sur les mêmes cibles que la première, des cibles déjà endommagées, dont les défenses étaient plus minces. Le Guerrier explosa, et le Marduk subit une série désastreuse de frappes qui détruisirent sa barrière latérale tribord. Le Bellone tituba, bandes gravitiques mourantes, et des capsules de sauvetage commencèrent à s'égailler depuis ses flancs. L'Ellen d'Orville essuya au moins vingt frappes supplémentaires mais poursuivit sa course, et le Regulus prit place sur le flanc tribord vulnérable du Marduk dans un effort pour le protéger de la troisième bordée qui se dirigeait vers eux. Ce courageux effort coûta la vie au Regulus vingt-trois secondes plus tard comme huit cents têtes laser se déchaînaient sur la seule cible visible. « Nous venons de perdre le Bayard, amiral », annonça Molly DeLaney, et Lester Tourville acquiesça en espérant que son visage ne trahissait pas sa douleur. Sa flotte avait activé le piège exactement comme prévu, si ce n'est qu'il était censé se refermer aussi sur la Huitième Force, et il essayait de s'en réjouir. Mais c'était difficile. Il arrivait un moment où des expressions comme « rapport de pertes favorable », si justes fussent-elles, n'étaient pas d'un grand réconfort face à tant de morts et de destruction. Et si désespérée que fût la position de la force manticorienne, l'ennemi ne manquait ni de détermination ni de cran. Les Mannes avaient identifié la Deuxième Force comme l'enjeu le plus important – et le plus grand danger – malgré les dégâts déjà subis. Elle restait la plus nombreuse des deux forces d'intervention de Tourville et la mieux placée pour frapper Sphinx; ils déversaient donc leurs missiles dans ses rangs ensanglantés. Il avait déjà perdu trois supercuirassés supplémentaires, en comptant le Bayard, et il ne tarderait pas à en perdre davantage. Théodosia Kuzak fixait l'afficheur principal tandis que les forces d'intervention havriennes pilonnaient sans relâche sa flotte. La dix-neuvième escadre de combat fut intégralement détruite dans les soixante premières secondes, et les salves suivantes de la Deuxième Force se concentrèrent sur la onzième. Ses propres missiles frappaient en réponse, et les plateformes de reconnaissance du système montraient des boules de feu éblouissantes au milieu de la formation havrienne, mais elle savait que le rapport de pertes s'établissait largement en faveur de l'ennemi et elle ne pouvait rien y faire. « Missiles en approche ! Nombreux missiles en approche ! » aboya soudain le capitaine Latrell, et le HMS Roi Roger III rua comme un animal affolé tandis qu'un ouragan de têtes laser s'abattait sur lui. — Nom de Dieu! Mais qu'est-ce que c'est que ça ? s'exclama le capitaine de frégate Spiropoulo lorsque le VFRH Victorieux explosa. — Ce doit être le nouveau système de visée qu'ils ont utilisé à Lovat, répondit durement le capitaine de vaisseau Sabourin. Quelqu'un là-bas en est équipé, en fin de compte. Mais cela ne doit pas venir de plus que quelques vaisseaux, Dieu merci ! — Un seul c'est déjà trop, Nicodème, grinça Geneviève Chin. Et la visée de celui-là ne me plaît pas ! » ajouta-t-elle. Sabourin hocha la tête. La plupart des bâtiments du mur de la Cinquième Force tenaient bon face aux tirs ennemis. En grande partie parce que au moins les trois quarts pleuvaient encore sur les supercuirassés de Lester Tourville. Sans doute, songea Chin, parce que Tourville se dirigeait toujours vers l'intérieur du système. Kuzak avait semblait-il décidé que l'arrêter comptait plus que tirer sur des bâtiments qui pourraient disparaître dans l'hyperespace à tout moment une fois que leurs générateurs hyper auraient terminé le cycle de leur dernière translation. Mais si l'essentiel des missiles manticoriens se dirigeaient vers l'intérieur du système, trois ou quatre des vaisseaux de Kuzak visaient le mur de Chin avec une précision meurtrière. Leurs projectiles filaient comme des aigles au milieu du bouillon d'antimissiles, de brouillage GE et de tirs de grappes laser. On aurait dit qu'ils pouvaient littéralement voir où ils allaient, réfléchir par eux-mêmes, et ils arrivaient derrière un écran redoutable de plateformes GE étroitement coordonnées. Ses défenses antimissile étaient désespérément surclassées contre eux, et celui qui coordonnait leur visée avait choisi l'une de ses escadres et s'occupait de ses bâtiments un par un. Les salves individuelles n'étaient pas très denses. Pour tout dire, au vu de ce qui se faisait en combat de capsules, elles étaient franchement riquiqui. Mais tous leurs missiles semblaient parvenir au but. Aucun ne perdait son chemin. Aucun ne gâchait son énergie en détonant trop haut ou trop bas, là où les bandes gravitiques de leur cible pourraient les stopper. Et lorsqu'ils déversaient leurs avalanches de lasers à travers les barrières latérales faiblissantes de leur cible en une succession meurtrière, ils tuaient. « Nom de Dieu! » entendit-elle Sabourin murmurer avec colère lorsque le VFRH Lancelot vira soudain hors de la formation, bandes gravitiques mourantes. « Y a-t-il un moyen d'identifier le vaisseau d'où viennent ces missiles, Andrianna ? demanda-t-elle. — Aucun, amiral, répondit Spiropoulo en serrant les dents. Ils pourraient venir de n'importe lequel au milieu de ce bazar. » Elle pointa un index rageur vers les icônes cramoisies des bâtiments du mur manticorien. « Impossible de localiser celui qui tire ces saloperies ! — Remerciez le ciel qu'il n'y en ait pas plus, amiral, fit Sabourin, tendu. On dirait que l'amiral Theisman avait raison. Si nous avions attendu que ce système soit déployé partout, nous aurions été fichus. » Dame Alice Truman observait son afficheur, écoeurée, tandis que les missiles, l'un après l'autre, déchaînaient leurs lasers contre les supercuirassés de la Troisième Force. Ses porteurs essuyaient des frappes eux aussi, mais rien comparé aux souffrances que traversait le mur de Kuzak. Truman avait l'impression que la plupart des coups portés sur ses PBAL arrivaient du dessus ou du dessous – des MPM qui avaient perdu les vaisseaux du mur vers lesquels on les avait envoyés et trouvé l'une de ses unités à la place. Ces salauds pensent qu'ils peuvent toujours s'occuper de détruire les porteurs plus tard, pensa-t-elle froidement, et elle ressentit un terrible accès de culpabilité en se rendant compte qu'elle en était reconnaissante. Pourtant elle ne pouvait pas s'en empêcher, car à bord de ses vaisseaux se trouvaient ses hommes, ceux dont elle était responsable, et elle voulait qu'ils vivent. « Ils visent l'amiral McKeon, amiral ! » s'écria soudain le capitaine de frégate Stanfield, et Truman chercha aussitôt des yeux l'icône du HMS Intransigeant. « Nous avons eu cet enfant de salaud, amiral ! lâcha le capitaine de frégate Slowacki, et malgré sa peur il jubilait. — Bien joué, Alekan ! » répondit McKeon, découvrant les dents en un sourire de prédateur. Son escadre de combat avait lancé quatre salves de MPM guidés par Apollon, et ils avaient détruit un supercuirassé havrien avec chacune. En réalité, ils avaient fait mieux : le succès que Slowacki venait d'annoncer était leur cinquième. « Maintenant, trouvez-en un autre, dit-il, et Slowacki acquiesça. — Bien, amiral ! » L'officier opérationnel se pencha de nouveau sur ses écrans, l'œil brillant, et McKeon ressentit une pointe de jalousie. Slowacki faisait quelque chose, il servait à quelque chose. En réalité, les quatre bâtiments équipés d'Apollon dans l'escadre de McKeon détruisaient des vaisseaux havriens les uns à la suite des autres, et Slowacki était trop absorbé par sa tâche pour se rendre compte que, pendant qu'il éliminait cinq supercuirassés, les Havriens en avaient déjà détruit neuf de ceux de l'amiral Kuzak. Et avant longtemps... « Missiles en approche ! » s'écria quelqu'un, et l'Intransigeant tituba de manière indescriptible quand les premiers coups portèrent. Alice Truman regarda avec horreur le fléau havrien s'abattre sur l'escadre d'Alistair McKeon. Est-ce délibéré? se demanda-t-elle. Ont-ils su déterminer d'une façon ou d'une autre d'où venait Apollon ? Ou est-ce un simple coup de malchance ? Cela n'avait pas d'importance. L'Intransigeant gémit quand les lasers le déchirèrent. Derrière lui, le HMS Élisabeth Ire trébucha sous quatre-vingts coups au moins. Il parut hésiter un instant puis, comme son grand frère le Triomphe, il disparut dans une brève et terrible étoile. Le Yeltsin II et le Vengeance frémirent de douleur eux aussi pendant que l'ouragan de destruction balayait l'escadre de McKeon. Le HMS Incomparable, co-divisionnaire de l'Imperator à la place de feu l'Intolérant, quitta la formation en titubant, impulseurs grillés, semant des débris dans son sillage et lâchant des capsules de sauvetage. Puis les derniers missiles de cette salve concentrée (quelques centaines) arrivèrent, et le Yeltsin II explosa tandis que les bandes gravitiques du Vengeance s'éteignaient. Il allait perdre du terrain, mais avant même qu'il commence, douze lasers au moins s'enfoncèrent droit dans le sommet de sa coque, dépourvu de blindage puisque théoriquement protégé par ses bandes gravitiques. En l'absence de blindage pour les arrêter, les puissants lasers plongèrent dans les profondeurs du supercuirassé, à la recherche de son cœur. Trente et une secondes après le Yeltsin II, le HMS Vengeance le rejoignit dans une fin explosive. L'Intransigeant survécut. Seul de toute son escadre, le vaisseau amiral d'Alistair McKeon poursuivit son chemin en chancelant; ce n'était guère plus qu'une épave, mais il était vivant. Un nouveau laser frappa le HMS Roi Roger III. Il plongea loin, élargissant les blessures que deux de ses prédécesseurs avaient déjà causées. Il fêla la coque interne du vaisseau amiral, se frayant un chemin dans la salle des machines centrale, et le compensateur d'inertie du supercuirassé lâcha soudain. Les circuits d'urgence coupèrent presque aussitôt ses impulseurs, mais « presque aussitôt » ne suffit pas pour un bâtiment sous accélération de six cent douze gravités. Le vaisseau ne subit que des dommages structurels modérés; personne de l'équipage ne survécut. CHAPITRE SOIXANTE-HUIT « Amiral, vous avez le commandement, annonça le capitaine de vaisseau Goodrick. — Quoi ? » Alice Truman le regarda, incrédule. « Le vaisseau amiral est tombé, répondit Goodrick d'une voix rude. Cela vous place en position de commandement. — Et le vice-amiral Emiliani ? s'enquit Truman. — Le Walkyrie a subi une frappe sur le pont d'état-major. Emiliani est mort. C'est vous la plus ancienne en grade. » Truman resta figée l'espace de deux battements de cœur, pins elle se reprit. « Très bien. Franklin, dit-elle au lieutenant Bradshaw, message à toutes les unités. Informez-les que le commandement est passé au Chimère. — Oui, amiral. » Bradshaw semblait calme, anesthésié peut-être par la violence du carnage. « Vous avez des ordres ? — Non. » Truman secoua la tête. « Pas pour l'instant. — Bien, amiral. » Bradshaw se pencha sur son pupitre de com, et Truman consulta l'horodateur. Neuf minutes. Neuf minutes seulement s'étaient écoulées depuis que les Havriens avaient ouvert le feu, et près de la moitié de la Troisième Force était déjà détruite. Elle réfléchit à la question de Bradshaw. Des ordres ? Il n'y avait pas d'ordres correspondant à une situation pareille. L'amiral Kuzak avait déjà donné les seuls possibles. C'était désormais une question de devoir et non plus d'ordres. Le devoir de la flotte de lutter jusqu'à la mort pour défendre la patrie, et elle le ferait. Ce n'est pas ma flotte, songea-t-elle en regardant les vaisseaux souffrants de la Troisième Force tirer des missiles dans leur agonie, et elle trouva sans hésiter l'icône de l'Intransigeant affublé du symbole cramoisi dentelé des dommages critiques. Ce n'est pas ma flotte... mais par Dieu, si je dois mourir, je ne pouvais pas en trouver de meilleure pour m'accompagner. « Cela en fait deux de plus, amiral », fit le capitaine de frégate Spiropoulo, et Chin acquiesça. La Troisième Force était finie, songea-t-elle avec une satisfaction féroce qui se teintait d'une certaine horreur comme elle réfléchissait aux pertes essuyées par les deux flottes en ce jour sanglant. Trente des supercuirassés manticoriens étaient détruits ou réduits à l'état d'épaves. Plus de la moitié des survivants souffraient d'avaries critiques, et les bâtiments équipés du nouveau système d'armement figuraient parmi les morts ou les infirmes. Dans vingt-cinq secondes, la Cinquième Force ne serait plus à portée des vestiges meurtris de la flotte de Kuzak. La dernière salve qu'elle pouvait lancer contre les Manties en fuite atteindrait son but dans quinze secondes, mais elle avait du mal à le regretter. On avait déjà versé assez de sang et semé assez de destruction pour satisfaire n'importe qui, se dit-elle, lugubre. Elle consulta les chiffres sur l'un de ses afficheurs secondaires. La Deuxième Force ne comptait plus que soixante-quinze bâtiments – dont cinquante-six seulement en état de combattre, en réalité – sur les deux cent quarante unités du mur et quatre-vingt-dix escortes que Lester Tourville avait emmenées dans la zone de résonance. Elle n'avait quant à elle perdu « que » onze supercuirassés, et le gros de l'équipage s'était échappé de trois d'entre eux. Mais on avait brisé l'ossature des défenses du système mère du Royaume stellaire. Il restait encore pléthore de capsules lance-missiles à bord de ses quatre-vingt- cinq supercuirassés, et la flotte de Tourville, malgré ses pertes énormes, avait toujours assez de puissance de feu pour achever les dernières unités de la Troisième Force. Ensuite... « Empreinte hyper ! s'écria soudain Spiropoulo. Multiples empreintes hyper à soixante-douze millions neuf cent trente mille kilomètres ! » Les yeux bruns d'Honor Alexander-Harrington étaient de glace lorsque Théophile Kgari, dans une démonstration d'astrogation virtuose, posa les supercuirassés rassemblés de la Huitième Force pile là où elle le lui avait demandé, en un saut unique depuis le centre de la zone de résonance. Elle n'observa pas les vestiges pathétiques de la Troisième Force, n'accorda pas un regard aux autres icônes symbolisant la force d'intervention de Lester Tourville. Elle n'avait d'yeux que pour les supercuirassés de Geneviève Chin, et sa voix était une lame de soprano glaciale : « Andréa, engagez l'ennemi. » Le cœur de Geneviève Chin se remit à battre, et son envie instinctive de fuir en hyper se calma un peu lorsqu'elle remarqua la distance. À près de soixante-treize millions de kilomètres, les nouveaux arrivants se trouvaient hors de portée même de MPM. Qui plus est, ils n'étaient que trente-huit – moitié moins que sa propre flotte, à peine, même s'il ne s'agissait que de porte-capsules et non de PBAL. « Faites-nous faire demi-tour, Andrianna, dit-elle. On dirait que nous avons de nouveaux clients. » La Huitième Force libéra les cinq mille capsules Apollon collées à la coque de ses SCPC puis passa encore trois minutes à larguer des capsules supplémentaires. En tout, elle déploya sept mille sept cent soixante-seize capsules, soit presque la moitié de ses munitions étant donné la capacité moindre des bâtiments andermiens. Puis elle tira. « Mais que... » Andrianna regarda le rapport de détection d'un air incrédule. Cela n'avait aucun sens ! « Amiral, dit-elle en se tournant vers Chin, les Manties viennent de tirer. — Quoi ? » Geneviève Chin interrompit sa discussion avec Nicodème Sabourin et releva la tête. « Ils ont tiré, amiral, répéta Spiropoulo. Cela n'a aucun sens. Ils ne seront pas à portée avant sept millions de kilomètres ! — En effet, cela n'a pas de sens, confirma Chin en venant examiner les icônes grotesques sur l'afficheur principal. — Ils essayent peut-être de nous faire paniquer, amiral », suggéra Sabourin. Elle le regarda en haussant les sourcils, incrédule, et il haussa les épaules. «Je sais que ça paraît idiot, amiral, mais je n'ai pas de meilleure explication. Je veux dire, nous venons de réduire deux flottes ennemies en autant de tas de ferraille, et nous surpassons ceux-ci en nombre à raison d'au moins trois contre un. Ils se disent peut-être que c'est le seul moyen de nous détourner de notre démolition du système. — J'imagine que c'est possible, répondit lentement Chin en regardant les icônes approcher. Mais cela ne ressemble pas aux Manticoriens. D'un autre côté, je ne vois pas ce qu'ils pourraient espérer accomplir d'autre. » Honor observait son répétiteur, immobile dans son fauteuil de commandement. Nimitz, assis bien droit sur ses genoux, s'appuyait contre elle. Elle passa le bras droit autour de lui et sentit sa détermination froide et intense – comme un écho de la sienne – tandis que de ses yeux vert d'herbe il suivait les mêmes icônes et regardait les mêmes missiles avancer vers l'ennemi. Apollon avait eu plusieurs effets. Le système lui offrait un contrôle en temps quasi réel sur ses missiles, même à cette distance. Les projectiles de type Apollon servant à diriger les autres missiles de la capsule, il multipliait par huit le nombre de MPM que chaque vaisseau était capable de contrôler. Et il offrait à ses officiers tactiques une maîtrise sans précédent du profil de vol de leurs missiles. La Huitième Force était la seule formation dans l'espace pleinement équipée du nouveau système, et Honor et ses commandants avaient passé de longues heures studieuses à en explorer les ramifications. Maintenant, elle était prête à s'en servir. « Ils ne peuvent pas être sérieux », fit Spiropoulo, exaspérée lorsque toutes les signatures d'impulsion disparurent en même temps de son répétiteur, six minutes après le lancement. Elle lança un regard noir à l'écran comme s'il faisait affront à sa dignité professionnelle, puis elle ordonna un changement de trajectoire radical sur le réseau tactique de la flotte. La Cinquième Force obéit aussitôt, exécutant un changement de cap qui l'amènerait à plus de trente mille kilomètres de la position initialement prévue le temps que les missiles manticoriens arrivent. « Qu'y a-t-il, Andrianna ? s'enquit Chin en relevant les yeux de l'écran de com où elle conférait en hâte avec ses commandants d'escadre. — Amiral, vous n'allez pas le croire, répondit Spiropoulo, mais ils envoient leurs missiles en mode balistique. — Pardon ? » Chin baissa les yeux vers son communicateur. Excusez-moi un instant, s'il vous plaît, dit-elle aux officiers généraux affichés dans les différentes cases de l'écran. Je crois qu'il faut que j'aille voir cela par moi-même. » Elle quitta son fauteuil de commandement et vint se planter à côté de Spiropoulo, cherchant des yeux les icônes des missiles. Elle les trouva, mais il ne s'agissait que de lueurs vacillantes et non des points lumineux nets typiques du positionnement confirmé qu'aurait permis une propulsion par impulsion. Ils ont accéléré pendant six minutes sous quarante-six mille gravités, amiral. Puis ils se sont simplement éteints. J'ai modifié notre trajectoire dès que leurs impulseurs se sont coupés, et ils doivent savoir que cela va avoir un effet calamiteux sur leur fameuse précision. Et ce n'est pas le seul truc bizarre qu'ils aient fait. Regardez. » L'officier opérationnel lança une macro, et Chin fronça les sourcils en voyant un autre groupe de signatures d'impulsion apparaître. Pour une raison connue d'elle seule et de Dieu, la force d'intervention manticorienne devant eux venait de tirer une nouvelle salve de capsules – une seule, qui comptait moins de soixante missiles. Et elle ne les avait pas tirés en direction des vaisseaux de Chin : les vecteurs montraient clairement que les Mandes visaient la Deuxième Force, près de cent cinquante millions de kilomètres plus loin, dans la zone de résonance. « Eh bien, au moins nous savons comment ils comptent leur faire effectuer des manoeuvres d'approche une fois qu'ils seront à portée, commenta Sabourin. — Je suppose, oui », fit Chin, l'air troublée. En réalité, c'était leur seule option, à supposer qu'ils veuillent tirer d'aussi loin. Sous quarante-six mille g, leurs projectiles avaient atteint près de cent soixante-deux mille quatre cents km/s et parcouru vingt-neuf millions deux cent trente mille kilomètres avant de couper leurs impulseurs. Cela laissait le troisième étage de propulsion des MPM disponible pour des manoeuvres d'approche quand ils atteindraient leur cible. En soixante secondes sous accélération maximale, la propulsion restante augmenterait de cinquante-quatre mille km/s la vitesse des projectiles. Ils pouvaient aussi se montrer plus économes et ajouter quatre-vingt-un mille km/s en l'espace de trois minutes. Plus important, cela permettrait aux missiles en approche de bien se positionner par rapport à leurs cibles. Ce qu'elle ne comprenait pas, c'est comment ils pouvaient croire qu'il s'agissait d'autre chose que d'un parfait gâchis de missiles : ils avaient dû établir les paramètres de visée au lancer. Par conséquent, les projectiles chercheraient leurs objectifs là où la Cinquième Force se serait trouvée en fonction de son cap et de son accélération d'origine, et le changement de cap effectué par Spiropoulo pendant la longue portion balistique au milieu de leur profil de vol compromettrait définitivement la précision déjà médiocre de ces armes à longue distance. Elle consulta le chrono et fit un peu de calcul mental. S'ils attendaient que leurs missiles se trouvent à, disons, quatre-vingts secondes de sa flotte avant d'activer le dernier étage de propulsion pour produire une accélération de quarante-six mille gravités, cela leur donnerait quatre-vingts secondes pour manoeuvrer, et grand bien leur fasse à pareille distance. S'ils laissaient leurs missiles approcher jusqu'au bout en mode balistique, le temps de vol à partir de l'extinction des impulseurs serait d'environ quatre minutes et demie. Mais ils ne le feront pas. Alors imaginons qu'ils rallument effectivement les impulseurs à quatre-vingts secondes — soit environ trois minutes avant portée d'attaque sur un profil strictement balistique —, ils auraient encore treize millions de kilomètres à franchir. Donc, s'ils réactivent la propulsion à quarante-six mille g à ce stade, ils gagneront peut-être sept secondes sur leur délai d'arrivée et ils arriveront à environ deux cent mille km/s. Mais leur précision restera médiocre. Et que croient-ils obtenir avec cette autre petite grappe de missiles? Andrianna avait raison. Cela n'avait pas de sens, à moins que Nicodème ait vu juste et qu'ils cherchent à la paniquer. Mais si c'était la Troisième Force qu'elle venait d'achever, alors cette formation-ci devait être la Huitième, et donc Honor Harrington. Or Harrington ne faisait rien sans raison. Alors que... Elle écarquilla les yeux, horrifiée. « Message à toutes les unités ! s'écria-t-elle en se tournant vers la section communications. Passage immédiat en hyper ! Je répète, passage immédiat... » Mais Geneviève Chin avait mis deux minutes de trop à comprendre ce qui se passait. « Activation des impulseurs... maintenant, milady », dit Andréa Jaruwalski, et les missiles qui se trouvaient à treize millions de kilomètres de la Cinquième Force activèrent leur dernier étage de propulsion. Leurs icônes se mirent soudain à briller d'un éclat de nouveau soutenu... et se précipitèrent vers leurs cibles sous le contrôle des bâtiments lanceurs. Ils couvrirent la distance restante comme une traînée de poudre, traquant leurs proies avec une précision fine et meurtrière, alors que les capteurs républicains les avaient perdus pendant leur vol balistique. Les vaisseaux de Chin savaient à peu près où ils se trouvaient, mais pas avec exactitude, et leurs plate-formes GE et assistants de pénétration s'activèrent en même temps que leurs impulseurs. Ils traversèrent l'enveloppe défensive des SCPC républicains à plus de zéro virgule cinq fois la vitesse de la lumière, et l'éruption soudaine de brouillage et des fausses cibles créées par les Dents de dragon s'en prit sans pitié à ces défenses. Les équipes de défense antimissile de ces bâtiments étaient persuadées depuis le début que ces missiles offensifs seraient maladroits et à moitié aveugles — cela ne faisait pas un doute —, ce qui ne fit qu'aggraver la situation. La Huitième Force avait déployé près de huit mille capsules, lesquelles avaient lancé soixante-neuf mille neuf cent quatre-vingt-quatre missiles. Sur ce total, sept mille sept cent soixante-seize étaient des projectiles Apollon et huit mille autres des plateformes de guerre électronique. Par conséquent, cinquante-quatre mille deux cent huit emportaient des têtes laser, qui se rapprochaient des vaisseaux de Geneviève Chin avec une visée à la précision fatale. Les défenses de la Cinquième Force firent de leur mieux. Leur mieux ne suffit pas. Honor, assise, serrait Nimitz contre elle en regardant les données tactiques remontées par l'un des Apollons. Malgré la distance énorme qui séparait l'Imperator du missile, le délai de transmission ne dépassait pas quatre secondes et demie, et la qualité des capteurs améliorés et des capacités de traitement de données de l'Apollon se traduisait par une information tactique très claire. Cela lui donnait l'impression bizarre de se trouver là-bas, juste au-dessus de la flotte havrienne, plutôt qu'à soixante-dix millions de kilomètres. Elle regarda les antimissiles ennemis tirer tard et de manière dispersée. Elle regarda les plateformes GE qui accompagnaient les missiles offensifs tromper les défenses, puis les missiles eux-mêmes s'y glisser comme la dague d'un assassin. La formation havrienne en stoppa trente pour cent, ce qui était franchement miraculeux étant donné les circonstances. Mais plus de trente-sept mille projectiles passèrent les défenses. Elle avait peut-être tapé un peu fort, conclut-elle. Lester Tourville fixa son répétiteur d'un air horrifié lorsque les signatures d'impulsion de soixante-huit vaisseaux du mur républicains disparurent de façon abrupte. Dix-sept continuèrent à briller à l'écran pendant une poignée de secondes avant de disparaître à leur tour dans ce qui était, il l'espérait de tout cœur, une translation hyper frénétique. Le silence se fit sur le pont d'état-major du Guerrière. Il ne sut jamais combien de temps il était resté assis là, l'esprit comme une vaste étendue désertique autour d'un cœur de glace. Cela ne dura sans doute pas une éternité comme il en eut l'impression. Finalement, il s'imposa de carrer les épaules. « Eh bien, dit-il d'une voix qu'il eut du mal à reconnaître, il semblerait que notre estimation du délai de déploiement de leur nouveau système soit un peu à côté de la plaque. » Il tourna son fauteuil de commandement vers Frazier Adam-son. « Cessez le feu, capitaine. » Adamson cilla puis se secoua. « Bien, amiral », répondit-il d'une voix rauque, et la Deuxième Force havrienne cessa de tirer sur les vestiges meurtris de la Troisième Force manticorienne lorsqu'il répercuta cet ordre. « Seigneur, murmura dame Alice Truman avec émotion. Tu parles d'une grâce de dernière minute ! — Est-ce qu'il vient bien de se passer ce que je crois, amiral ? » La voix de Craig Goodrick tremblait, et Truman ne l'en blâmait pas. Sept des supercuirassés de Théodosia Kuzak seulement étaient encore en action, tous gravement endommagés. Trois autres survivaient techniquement, mais Truman doutait qu'un seul des dix vaille la peine d'être réparé. Les quatre PBAL de Kuzak avaient été détruits et, des huit de Truman, trois avaient connu le même sort, un autre était estropié et dérivait sans impulseurs, et les quatre derniers – dont le Chimère –avaient subi des_ avaries graves. À tous égards, la Troisième Force avait été aussi complètement décimée que la Première. Mais l'impitoyable grêle de missiles avait au moins cessé de s'abattre sur ses vestiges. Et je ne blâme pas une seconde celui qui en a donné l'ordre, songea-t-elle avec le cynisme du survivant. « Signatures de missiles ! » aboya soudain Frazier Adamson, et l'estomac de Lester Tourville se serra. Ce qui restait de la Troisième Force avait cessé de tirer en même temps que lui. Étaient-ils assez fous pour reprendre le combat? Dans ce cas, il n'aurait pas d'autre choix que de... « Amiral, ils viennent de l'extérieur de la zone ! fit Adamson. — Pardon ? demanda Molly DeLaney, incrédule. C'est grotesque ! Ils sont à cent cinquante millions de kilomètres ! — Eh bien, ils se dirigent vers nous malgré tout », répondit brusquement Tourville alors que les batteries de défense antimissile du Guerrière recommençaient à tirer. Elles n'eurent pas grand effet. Il regarda, écœuré, les missiles qui avaient soudain activé leurs impulseurs, surgissant de nulle part, se précipiter sur ses vaisseaux meurtris et brisés. Ils plongèrent au cœur de sa formation, dansant et serpentant, et son sentiment d'impuissance s'effilocha lorsqu'il comprit qu'il n'y en avait pas soixante. Il ne s'agissait donc pas d'une attaque sérieuse contre ses bâtiments restants; mais alors quoi? . Il serra les dents tandis que les missiles effectuaient leur approche finale. Mais ils ne détonèrent pas. Au lieu de cela, ils traversèrent sa formation, filant entre les crocs de ses grappes laser déchaînées. Ses équipes de défense active parvinrent à en arrêter les deux tiers, en dépit de la surprise tactique complète qu'ils représentaient. Les vingt autres décrivirent une pirouette, virèrent d'un côté puis détonèrent en une attaque parfaitement synchronisée et mortelle contre... rien du tout. Lester Tourville libéra le souffle qu'il avait retenu sans s'en rendre compte. Il perçut la confusion de l'équipage de son pont d'état-major, mais cette fois il n'avait aucune réponse à leur offrir. Puis... « Amiral, dit le lieutenant Eisenberg d'une toute petite voix, j'ai un appel pour vous. » Il fit pivoter son fauteuil de commandement vers elle, et elle déglutit. « De la part de la duchesse Harrington, amiral. » Le silence était complet sur le pont d'état-major du Guerrière. Puis Tourville s'éclaircit la gorge. « Passez-la sur mon afficheur, Anita. — Bien, amiral. Ça vient tout de suite. Un instant plus tard, un visage apparut à l'écran de Tourville. Il l'avait déjà vu, quand la femme à qui il appartenait lui avait offert sa reddition. Et une autre fois, quand elle s'était fait rosser par les sbires du Service de sécurité à coups de crosse de pistolet. Elle le regardait maintenant, les yeux comme deux tubes lance-missiles. « Nous nous retrouvons, amiral Tourville, dit-elle d'une voix de soprano très froide. — Amiral Harrington, répondit-il. C'est une surprise. Je vous croyais à huit minutes-lumière. » Il fixa ses yeux durs, comme deux lanceurs de missiles braqués sur lui, et attendit. Le délai de transmission pour une communication infraluminique aurait dû être de huit minutes – seize pour l'aller-retour – à cette distance, mais elle reprit la parole à peine quinze secondes après qu'il eut fini. « En effet. Je vous parle grâce à ce que nous appelons une "bouée Hermès". Il s'agit d'un relais supraluminique doté d'une capacité de communication infra très classique. » Elle produisit ce qui techniquement était un sourire, mais celui-ci n'aurait pas déparé sur une créature issue des plus sombres profondeurs océaniques. « Nous en avons déployé plusieurs dans le système. Je me suis branchée sur la plus proche de façon à pouvoir vous parler directement, poursuivit-elle sur le même ton glacial. Je suis certaine que vous avez observé la performance finale de mes missiles. Je suis également sûre que vous comprenez que j'ai les moyens de rayer vos bâtiments de l'espace jusqu'au dernier depuis ma position actuelle. J'espère que vous ne m'imposerez pas de le faire. » Tourville la dévisagea et sut que sa dernière phrase n'était pas tout à fait juste. Il comprit qu'une part d'elle-même, cette part logée derrière le regard figé et la voix glacée, espérait qu'il le lui imposerait. Mais trop d'hommes et de femmes avaient déjà péri pour qu'il en sacrifie d'autres par pure bêtise. « Non, milady, répondit-il calmement. Cela ne sera pas nécessaire. » Quinze secondes interminables s'écoulèrent. Puis... « Je suis heureuse de l'entendre. Toutefois, je n'accepterai votre reddition que si vous me livrez vos bâtiments – et leurs bases de données – en leur état actuel. Est-ce bien compris, amiral Tourville ? » Il fut à deux doigts de refuser, de déclarer qu'il effacerait ses bases de données, comme c'était la coutume avant de livrer un vaisseau. Mais il plongea de nouveau son regard dans ses yeux glacés, et la tentation disparut. « C'est... compris, milady », se força-t-il à dire, et il resta assis à goûter le poison amer de la défaite. Une défaite d'autant plus cuisante que le plan Béatrice était passé tout près du succès... pour finalement échouer lamentablement. « Bien, dit-elle enfin, après quinze nouvelles secondes. Décélérez à zéro par rapport à la primaire. Vous serez abordés par des officiers qui se chargeront de vos unités une fois que ce sera fait. En attendant, dit-elle en se fendant à nouveau de ce sourire terrifiant, mes vaisseaux resteront ici, d'où nous pourrons... garder un œil sur la situation. » « Milady, fit Andréa Jaruwalski comme Honor se détournait de sa conversation avec Lester Tourville. — Oui, Andréa ? Honor se sentait lasse et vidée. Elle aurait sans doute dû triompher : après tout, elle venait de détruire pas loin de soixante-dix supercuirassés et d'en prendre soixante-quinze autres. Cela établissait sans doute un record interstellaire et, cerise sur le gâteau, ses hommes avaient sauvé le système capitale du Royaume stellaire d'une invasion. Mais après un tel carnage, tant de destruction, comment pouvait-on triompher? « Milady, les plateformes de reconnaissance à l'intérieur du système nous ont transmis l'identification des derniers bâtiments de l'amiral Kuzak. — Oui ? Honor sentit son estomac se nouer. La poignée pitoyable d'icônes qui restaient de la Troisième Force la narguaient. Si elle avait réussi à mettre ses bâtiments en position ne serait-ce que quelques minutes plus tôt, peut-être... Elle écarta cette idée et regarda Andréa dans les yeux. « Milady, la plupart de nos vaisseaux sont détruits, fit doucement Jaruwalski, mais j'ai des codes de transpondeur pour le Chimère et l'Intransigeant. » Son cœur fit un bond, et la glace qui enserrait son âme parut se fissurer un peu. Nimitz s'agita sur ses genoux; il se redressa, s'adossa contre elle et lui caressa la joue d'une main aux longs doigts. « J'ai essayé de les contacter », intervint Harper Brantley, attirant l'attention d'Honor vers lui, et ses yeux la brûlèrent en goûtant les émotions de l'officier. Comme Jaruwalski, il voulait désespérément lui annoncer une bonne nouvelle quelconque, lui dire que quelqu'un qu'elle aimait avait survécu. N'importe quoi pour compenser un peu de la souffrance et du sang versé. « Je n'arrive pas à contacter le Chimère, poursuivit Brantley. Il a l'air en meilleur état général que l'Intransigeant, mais son communicateur gravitique semble hors service. En revanche, j'ai le capitaine Thomas en ligne. — Mettez-la sur mon écran », répondit aussitôt Honor en se tournant vers son communicateur tandis qu'il s'allumait sur le visage tendu et épuisé du capitaine de pavillon d'Alistair McKeon. — Capitaine Thomas ! s'exclama Honor dans un immense sourire. Quel plaisir de vous voir ! L'Intransigeant se trouvait à quatre cent treize secondes-lumière à peine de l'Imperator – moins de sept minutes-lumière –et le délai de transmission dans un sens ne dépassait pas six secondes et demie. « Et de vous voir, donc, milady ! répondit Thomas treize secondes plus tard, une drôle de nuance dans la voix. — J'ai accepté la reddition des derniers vaisseaux havriens, continua Honor. Puisque vous vous trouvez beaucoup plus près d'eux que moi, il serait plus logique de laisser l'amiral McKeon ou l'amiral Truman gérer les détails. Pourrais-je parler à l'amiral McKeon, s'il vous plaît ? » Elle resta là, à attendre, pensant déjà à tous les sujets qu'elle devait aborder avec Alistair. S'il pouvait s'occuper des formalités de reddition, envoyer rapidement quelques pinasses chargées de fusiliers vers les bâtiments de Tourville, alors... « Je... » commença Thomas treize secondes plus tard, avant de s'interrompre pour fermer les yeux un instant, le visage las et déformé par la douleur. « Milady, dit-elle d'une petite voix, je suis navrée. Nous avons essuyé une frappe directe sur le pont d'état-major. Il n'y a aucun survivant. » CHAPITRE SOIXANTE-NEUF La nurserie était très calme. Ses parents étaient en bas, sans doute occupés à jouer au rami avec Hamish et Émilie en l'attendant, et elle n'avait pas beaucoup de temps. Ils devaient tous assister au Palais du Montroyal à un dîner officiel qui se terminerait très tard, et elle était descendue à la nurserie en uniforme pour gagner du temps en évitant de se changer ensuite. Par bien des côtés, sans doute, elle n'avait vraiment pas du tout le temps, mais tant pis. Le reste du royaume stellaire – et la Galaxie tout entière, d'ailleurs – pouvait bien attendre. Lindsey Phillips l'avait aidée à changer Raoul et Katherine et à les préparer pour la nuit, sous la surveillance d'Émilie. Elle était maintenant assise dans son fauteuil préféré, Raoul sur les genoux, Katherine endormie dans un couffin à côté d'elle. Elle ajusta la lampe de lecture puis regarda son frère et sa sœur, lovés par terre devant elle sur de gros coussins, comme des chats sylvestres. Vous êtes prêts-? demanda-t-elle, et ils acquiescèrent. Où en étions-nous ? — Le bûcher, répondit Faith avec une connaissance intime et assurée de l'histoire, du haut de ses sept ans. — Ah oui, bien sûr. » Elle secoua la tête en ouvrant le livre et se mit à tourner les pages. « Cela fait si longtemps. J'avais oublié où nous nous étions arrêtés. » Raoul commença de s'agiter, les yeux obstinément fermés, avec la véhémence d'un nourrisson de quatre mois. Elle tendit son esprit vers sa lueur d'âme, l'effleurant doucement, et sourit. Il n'était pas vraiment contrarié : il... s'ennuyait juste dans ce monde qui n'était pas exclusivement centré sur lui. Ce n'était pas le mot juste, songea-t-elle, mais les émotions d'un bébé, bien que claires et nettes, étaient encore en voie de formation, et même elle peinait à les analyser de manière précise. Elle sentit Nimitz, affalé sur le dossier du fauteuil, se tendre avec elle vers le nourrisson. La lueur d'âme de Raoul avait quelque chose d'un peu bizarre. La plupart du temps, Honor était convaincue que ce n'était qu'un effet de son imagination, une simple différence dans la complexité des émotions des bébés. À d'autres moments, elle en était beaucoup moins sûre, et c'était le cas aujourd'hui. Nimitz effleura la lueur d'âme de Raoul, qui cessa aussitôt de s'agiter. Il ouvrit les yeux, et son ennui disparut. Honor tourna la tête vers le chat, et ses yeux vert d'herbe brillèrent dans la pénombre au-delà du cône de lumière projeté par la lampe. Elle le sentit rayonner d'une douceur rassurante, et Raoul babilla joyeusement. Honor sourit à ses jeunes frère et sœur puis posa le livre assez longtemps pour asseoir Raoul en le calant contre son épaule. Elle regarda Nimitz. « Tu faisais la même chose avec moi, boule de poils ? lui demanda-t-elle tout bas. Je sais que nous avons commencé plus tard, mais le faisais-tu ? » Le chat lui rendit son regard, et elle le sentit pensif derrière ses yeux verts. Puis il hocha indiscutablement la tête. "Oh, mon Dieu », murmura Honor avant de plonger le regard dans les yeux grands ouverts de Raoul. Celui-ci était concentré, il écoutait, et elle secoua la tête. « Mon chéri, lui dit-elle avec tendresse, attache ta ceinture. La balade va être intéressante. » Nimitz émit un joyeux blic approbateur, et elle sentit de longs doigts agiles tirer sur quelque chose dans son cou. Puis le chat souleva l'Étoile de Grayson au bout de son ruban cramoisi pardessus la tête de sa compagne et la balança devant Raoul. Le bébé fut soudain plus attentif. Il ne savait pas bien encore ce qu'était l'étoile à ce stade, mais les étincelles de lumière qui dansaient sur ce bel objet doré attiraient son regard comme un aimant, et il tendit une petite main délicate pendant que Nimitz ronronnait pour lui. Honor les observa un moment en essayant d'imaginer comment les plus rigides des seigneurs graysoniens auraient réagi à la vue d'un « animal » se servant de leur plus haute et solennelle récompense pour acte de courage afin de distraire un bébé. Il aurait sans doute plu des crises cardiaques, et elle sourit légèrement à cette idée. Puis elle reporta son regard vers Faith et James, et son sourire se fit un peu penaud. « Désolée. Mais maintenant que Nimitz occupe Raoul, nous pouvons commencer. » Elle rouvrit le livre, trouva la page voulue et entama sa lecture. « "Regarde, mon garçon." Le phénix ouvrit les boîtes et étala les bâtons de cannelle sur le nid. Puis il prit les bocaux et répandit de la cannelle en poudre sur le tas ainsi formé, jusqu'à ce que le nid tout entier soit rouge brique. » "Nous y voilà, mon garçon, dit tristement le phénix. Le traditionnel bûcher de cannelle du phénix, célébré dans les chants et les contes." À cette troisième mention du mot "bûcher", David sentit ses jambes se dérober sous lui et quelque chose se nouer dans sa gorge. Il se souvenait maintenant où il avait déjà entendu ce mot. C'était dans son livre sur les explorateurs, et il signifiait... il signifiait... » "Phénix, hoqueta-t-il, pour... pour qui est ce bûcher ? » — Pour moi, répondit l'oiseau. » — Phénix !" » Raoul babilla avec enthousiasme en tendant la main vers l'étoile brillante, et Honor perçut l'attention profonde de Faith et James qui se concentraient sur l'histoire. Elle avait toujours eu du mal à lire ce dernier chapitre sans que sa voix s'embrume et tremble un peu. C'était plus difficile ce soir que d'habitude. Elle continua de lire les mots qu'elle aimait et connaissait si bien, mais ils évoquaient d'autres pensées, très éloignées du calme et de la paix de cette nurserie confortable. Trois semaines. Pile trois semaines s'étaient écoulées depuis le carnage, la destruction et la mort. Le Royaume stellaire peinait encore à comprendre ce qui s'était passé. Nul doute que la République de Havre serait bientôt dans le même cas, quand la nouvelle arriverait à La Nouvelle-Paris d'ici quinze jours. Cent trente-neuf supercuirassés et sept PBAL manticoriens, graysoniens et andermiens complètement détruits; sept super-cuirassés et deux PBAL si gravement endommagés qu'ils ne combattraient plus jamais. Vingt-sept croiseurs de combat disparus. Trente-six croiseurs lourds et deux mille huit cent six BAL éliminés. Le bilan humain pour l'Alliance se montait à cinq cent quatre-vingt-quinze mille deux cent quarante-cinq morts et trois mille cinq cent douze blessés. Pour la République, c'était encore pire : deux cent cinquante et un supercuirassés détruits ainsi que neuf PBAL, soixante-quatre croiseurs de combat, cinquante-quatre croiseurs lourds et quatre mille six cent douze BAL, plus soixante-huit supercuirassés, sept PBAL et plus de trois mille BAL capturés. Le Royaume stellaire essayait encore de calculer l'étendue véritable écrasante des pertes humaines de Lester Tourville, mais les chiffres provisoires donnaient près d'un million sept cent mille morts, six mille six cent deux blessés et trois cent soixante-dix-neuf mille sept cent trente-deux prisonniers. Le nombre de morts allait sûrement encore grimper, d'après Patricia Givens. Il pourrait bien dépasser les deux millions en fin de compte. On n'avait jamais vu pareille bataille dans l'histoire, et elle aurait dû être décisive. Les murs de bataille de l'Alliance et de la République avaient été éviscérés. Pourtant, en dépit du bilan effrayant de Havre, le rapport de pertes était en réalité favorable à la République en nombre de coques, et même extrêmement favorable en nombre de vies humaines. Sans Apollon – déployé pour l'instant uniquement à bord des vaisseaux d'Honor aucune puissance dans l'univers n'aurait pu empêcher les derniers porte-capsules havriens de dévaster le système mère manticorien. Sauf qu'Apollon existait bel et bien, et ce qu'Honor avait fait subir à la flotte de Geneviève Chin servirait d'avertissement meurtrier à destination de Thomas Theisman, lui signifiant qu'il ne parviendrait pas à prendre Manticore tant que la Huitième Force survivrait. Toutefois, cela signifiait aussi que la Huitième Force ne pouvait pas découvrir Manticore. Elle avait donc été officiellement rebaptisée (pour l'instant du moins) Première Force du royaume, et Honor Alexander-Harrington, son commandant, se retrouvait « amiral de la flotte » malgré son relatif manque d'ancienneté en grade. Bien sûr, elle en faisait seulement office : le titre était associé au commandement de la Première Force, et dès qu'on trouverait quelqu'un d'autre à qui confier ce rôle, elle reprendrait son grade manticorien permanent à quatre étoiles. Mais on ne trouverait personne tant qu'on n'aurait pas aussi une deuxième flotte équipée d'Apollon. Et en attendant, ses vaisseaux et elle étaient ancrés au système mère comme s'ils avaient été soudés à Héphaïstos ou à Vulcain. Honor était sortie de cet holocauste comme l'unique commandant de flotte allié survivant de ceux qui avaient participé au combat. C'est à elle qu'on accordait tout le crédit de la victoire, c'est elle que l'on célébrait comme « le plus grand commandant spatial de son temps » dans les journaux. Glacée jusqu'à la moelle par l'audace de l'assaut havrien et son affreux bilan humain et terrifiée de voir que Lester Tourville avait bien failli réussir, l'opinion publique manticorienne s'était raccrochée à Honor Harrington, son héroïne, sa sauveuse. Pas à Sébastien d'Orville, qui avait donné sa vie en sachant que tous ses hommes et lui allaient mourir. Pourtant si d'Orville n'avait pas émoussé de manière décisive l'assaut initial, celui-ci aurait dévasté le système de Manticore, en dépit de l'intervention de Théodosia Kuzak ou d'Honor, et sa flotte et lui avaient péri en se dressant sur son chemin. Pas à Théodosia Kuzak, dont la Troisième Force s'était jetée droit dans la gueule de la mort. Qui avait tout fait comme il fallait et pourtant déclenché la guillotine qui aurait détruit la Huitième Force tout aussi sûrement qu'elle avait détruit la Troisième, si Honor s'était trouvée à sa place. Et pas à Alistair McKeon, qui avait péri comme tant de milliers d'autres en faisant ce qu'il avait toujours fait : son devoir. En protégeant la nation qu'il aimait, en servant la reine qu'il honorait, en obéissant aux ordres de l'amiral qui l'avait envoyé sans le savoir à sa perte... et qui n'avait pas eu l'occasion de lui dire au revoir. Les compliments et l'adulation lui laissaient un goût aussi amer que les cendres du bûcher du phénix, et elle sentit l'obscurité qui entourait la nurserie si calme. L'obscurité de l'avenir, avec toutes ses incertitudes, tous ses risques dans le sillage d'une démonstration si féroce de puissance de combat et de pertes si cruelles pour les deux combattants. L'obscurité de la nouvelle et terrible dette de sang que le Royaume stellaire et la République avaient accumulée entre eux. La haine et la peur qui naîtraient forcément d'une rencontre aussi cataclysmique, avec les sombres conséquences que cela aurait sur la direction que prendrait la guerre. Et l'obscurité du passé. Du souvenir, du chagrin. Le deuil de ceux qui n'étaient plus, qu'elle ne reverrait jamais. Sa voix avait continué, ses yeux parcourant la page imprimée par réflexe, guidés par la mémoire, mais elle entendait désormais de nouveau ses propres mots. « David remarqua alors qu'il tenait quelque chose en main, quelque chose de doux et lourd. Il leva l'objet jusqu'à ses yeux pour l'examiner de plus près, et il brilla dans le soleil. C'était la plume que le phénix lui avait donnée, une plume de sa queue. De sa queue ?... Mais la queue du phénix était d'un bleu de saphir, et la plume dans sa main était d'une couleur or pâle très pure. » Il y eut un léger mouvement dans son dos. Malgré lui, il se retourna vers les vestiges du bûcher. La mâchoire lui en tomba. Au milieu des cendres blanches et des braises rougeoyantes, quelque chose bougeait. Quelque chose qui se frayait un chemin vers le sommet. Les bruits se firent plus forts et nets. Des baguettes carbonisées se brisaient, des cendres et des braises étaient écartées. Et voilà que, comme une plante jaillie du sol, apparut quelque chose de pâle et brillant qui s'agitait dans la brise. De petites langues de feu, semblait-il, qui léchaient le ciel... Non, pas de flammes ! Une crête de plumes d'or !... Les cendres au milieu de la pile furent soulevées par le dessous, un fin nuage s'en éleva dans le vent, et un éclat de soleil scintilla sur des plumes brillantes. Hors des ruines du bûcher s'avança un oiseau splendide. Les images de cette vieille histoire la touchaient. Ça avait toujours été le cas, mais cette fois c'était différent. C'était le phénix, s'entendit-elle lire, ce devait être le phénix! Mais un phénix neuf et différent. Il était jeune et sauvage, l'œil d'ambre féroce; sa crête était haute et fière, ses ailes longues et étroites comme celles d'un faucon, son grand bec et ses serres aiguisés et recourbés; son corps mince et musclé était celui d'un chasseur. Et le tout, de la crête aux serres, était d'un or poli qui reflétait le soleil en mille éclats aveuglants. » L'oiseau étira ses ailes, secoua la cendre de sa queue et commença de se pavaner. Chaque mouvement ressemblait à l'éclat d'une explosion silencieuse. » "Phénix, murmura David. Phénix." » Honor voyait Alistair dans ce phénix, elle s'entendait dans les mots de David. Elle y lisait le désir, la faim, le besoin de voir renaître tout ce qu'elle avait perdu, tout ce dont l'univers avait été privé. « L'oiseau sursauta, se tourna vers lui, le regarda un instant de ses yeux sauvages et intrépides, puis continua de se pavaner. Soudain il s'arrêta et inclina la tête comme pour écouter quelque chose. Puis David l'entendit à son tour : un cri sur la montagne, plus fort et clair maintenant, enthousiaste et jubilant. Il frémit et regarda plus bas. Le scientifique grimpait le sentier des chèvres aussi vite que ses longues jambes le lui permettaient — et il agitait un fusil. » "Phénix ! s'écria David. Envole-toi ! Envole-toi, phénix !" » L'oiseau regarda le scientifique puis David, l'air curieux mais sans comprendre. Paralysé par la peur, David resta à genoux tandis que le scientifique atteignait un espace découvert et portait l'arme à son épaule. La balle les dépassa avec un affreux bruit de frelon, et la détonation résonna le long de l'escarpement. » "Vole, phénix !" sanglota David. Une deuxième balle gémit près de l'oiseau et fit sauter quelques éclats de roche sur la paroi de la corniche. » "Oh, vole, vole !" David bondit sur ses pieds et se jeta entre l'oiseau et le scientifique. "C'est moi ! s'écria-t-il. C'est David !" L'oiseau l'examina de près, et une lueur trembla dans son regard, comme si ce nom évoquait quelque chose, comme s'il avait effleuré un souvenir lointain. Hésitant, il avança une aile et, de la pointe, en caressa le front de David, y laissant une marque à la brûlure froide. » "Écarte-toi de cet oiseau, espèce d'imbécile ! hurla le scientifique. Écarte-toi !" » David l'ignora. "Envole-toi, phénix !" cria-t-il en poussant l'oiseau vers le bord. » Non, songea-t-elle. Elle n'était pas David, et Alistair n'était pas simplement le phénix. Alistair était à la fois David et le phénix, tout comme le phénix représentait tout ce devant quoi il s'était jeté, comme un bouclier, le protégeant de sa vie, le gardant de sa mort. Et, comme le phénix, il était à jamais hors de sa portée. Elle lut le dernier paragraphe dans un brouillard de larmes. « Les yeux d'ambre parurent enfin comprendre. L'oiseau bondit sur un rocher en saillie, poussant un cri clair de défi. Les ailes d'or se déployèrent, le cou s'incurva et les serres couleur d'or repoussèrent le rocher. L'oiseau s'élança dans les airs et s'éleva au-dessus de la vallée, scintillant, chatoyant, miroitant : une flamme grande comme une percée de soleil, un météore, un diamant, une étoile, ce ne fut bientôt plus qu'une poussière d'or qui brilla deux fois au lointain avant de disparaître tout à fait. » Envole-toi, Alistair, songea Honor Alexander-Harrington. Où que tu sois, où que Dieu t'amène, envole-toi bien haut. je garderai le phénix pour toi, je le promets. Au revoir. je t'aime.